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Dé-Lire Butor: Gabrielle D. Frémont

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Études littéraires

Dé-lire Butor
Gabrielle D. Frémont

Volume 11, numéro 3, décembre 1978

Lectures psychanalytiques

URI : https://id.erudit.org/iderudit/500471ar
DOI : https://doi.org/10.7202/500471ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)
Département des littératures de l'Université Laval

ISSN
0014-214X (imprimé)
1708-9069 (numérique)

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Citer cet article


Frémont, G. D. (1978). Dé-lire Butor. Études littéraires, 11(3), 441–458.
https://doi.org/10.7202/500471ar

Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1978 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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DÉ-LIRE BUTOR

g abri elle d. 1rémont

Entre corps et langage se situe la problématique du texte.


Entre désir et délire son étrangeté. Car qu'illustre le texte
sinon cette circularité infinie du désir? qu'inscrit-il sinon
cette trace du corps absent, révélé dans sa représentation
même? Trace déroutante, inquiétante, au-delà de toute
expression. Le sens soudain s'éclipse, se dérobe, se perd et
nous perd.
Sous l'apparente logique, à travers la construction savante
surgit, de façon inattendue, un contresens — un contrecoup
— qui charrie le texte à contre-courant. S'ouvre une brèche,
de plus en plus grande : le navire coule. Apparaît l'envers des
mots, l'envers du texte. L'écriture bascule dans un ailleurs;
elle vient échouer sur la plage troublée de ma lecture.
Mais tout texte est-il passible d'une telle aventure, d'une
lecture ainsi piégée? En d'autres termes, y a-t-il toujours,
outre un endroit, un envers à déchiffrer, un Autre à décou-
vrir? Depuis Freud, on sait que des forces contraignantes
habitent l'homme, qu'elles crèvent à tout moment l'armure
défensive de son discours, et que c'est précisément le lan-
gage humain qui permet de prendre conscience de cet
univers étrange et brouillé qui a nom Inconscient.
Suivre l'instance de la lettre (Lacan), s'abandonner à la
dérive du texte (Derrida), se mettre à l'écoute du corps dé-
sirant, à l'affût du dire et, bien plus encore, du dé-dire, du
mé-dire, telle est la tâche inouïe à poursuivre : démasquer le
réel, cet impossible, nous dit Leclaire, «qui résiste, insiste,
existe irréductiblement, et se donne en se dérobant comme
jouissance, angoisse, mort ou castration 1 ». Le signifiant in-
fini vogue sur la mer tranquille des mots. Je vais à sa ren-
contre, attentive, craintive, sournoise, guettant le naufrage,
voyeuse de paroles, pourvoyeuse de sens.
Plus l'oeuvre paraît construite et impeccable, plus elle in-
trigue, plus il semble difficile de la déchiffrer, ne serait-ce
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qu'à cause de cet enjeu redoutable de découvrir sous la


configuration textuelle la faille, puis l'affect, qui en com-
mandait l'ordonnance. En ce lieu de déplacement de la pa-
role surgit l'autre scène — l'Autre — là où, selon la formule
lacanienne, se noue la reconnaissance du désir au désir de
reconnaissance. L'articulation logique du texte, dans sa dé-
robade même, révèle le corps pulsionnel, lieu de vie et de
mort, et appelle, comme tout langage plus immédiat, une
lecture des inscriptions premières qui l'ont marqué.

La passion de l'angle droit

Dans cette optique, il est évident qu'une relecture de


certains textes du Nouveau Roman apporte un éclairage
inédit. Toute cette systématisation des structures, ces em-
boîtements perpétuels, ces jeux de miroirs incessants, ces
détails géométrisés, bref cette presque mathématisation des
formes, de l'espace et du temps, chez un Robbe-Grillet, un
Butor ou un Ricardou, par exemple, risquent non seulement
de lasser le lecteur à la longue, mais finissent par lui paraître
plus ou moins suspects. Car tous ces effets recherchés —
superpositions, entrecroisements, chasses-croisés, mise en
image, mise en récit, mise en abyme, mise en je ne sais quoi
—, à force de miser et de mimer l'objectivité ne font en
réalité que la miner, la dynamiter; le texte, comme malgré
lui, se «subjectivise» : à travers une écriture qui se fait de
plus en plus obsessionnelle, qui ne cesse de s'enliser dans
des répétitions sans fin, de se perdre dans une miniaturi-
sation excessive, parfois même dans des rites étranges et
obsédants, apparaît précisément cette inquiétante étrangeté
dont on nous dit qu'elle déconcerte, déconforte et nous en-
traîne vers une scène autre, celle même du désir et de l'in-
conscient.
À cet égard, l'œuvre de Michel Butor nous paraît exem-
plaire. Dès la publication de ses romans, première étape de
son oeuvre (1954-60), on formalise à l'excès cette nouvelle
écriture, désarticulée, déroutante, pleine de méandres et
d'écueils : esthétique propre au Nouveau Roman, démarche
originale de l'auteur, procédés formels, etc. Il est vrai qu'il
est difficile au critique d'éviter ce regard neutre et mat que
prônent les nouveaux romanciers d'alors en explorant les
DÉ-LIRE BUTOR 443

voies jusque-là inédites d'un art romanesque concret, objectif,


optique même, où le roman devient d'abord et avant tout
instrument de recherche, «laboratoire du récit», dit Butor,
bref plus prétexte que texte.
Butor lui-même d'ailleurs commente ses propres romans
de façon très rationnelle : l'Emploi du temps est construit
comme un canon musical, la Modification comme une orga-
nisation limitée en train de se détruire, Degrés dans la passion
de l'angle droit et la fascination de l'œuvre de Mondrian 2 .
Passant sous silence des termes aussi significatifs et chargés
d'affect que destruction, passion, fascination, on ne retient
que les expressions plus formelles de canon, ^organisation
ou Sangle droit. Or les uns comme les autres nous paraissent
révélateurs d'une structure scripturale spécifique et d'un
univers affectif qu'on a trop longtemps refoulé dans une
approche du Nouveau Roman presque exclusivement axée
sur une théorisation poussée à l'extrême3.
L'œuvre romanesque de Michel Butor appelle au contraire,
nous semble-t-il, une lecture plus souple et plus intuitive, qui
puisse rendre compte de la résonance immense et grave de
ces longues phrases qui n'en finissent plus de s'allonger, de
ces effets de relance, de débordement, puis de ces chutes
abruptes et inattendues qui, soudain, marquent cette rupture
du texte, cette fêlure profonde, irréparable. Quel est cet autre
qui agite le texte? qui le fait soudain sombrer dans le délire
paranoïaque ou dans l'incohérence du rêve? Quel est cet
autre qui, sur les bords de l'amour, frôle la mort?
C'est cette part de passion et de fascination, dont nous
parle Butor, cet achoppement du désir et cette angoisse à
fleur de mots, au cœur même de son œuvre, qui nous incite
à retracer la représentation en creux que recouvre l'ordre
discursif, et à retrouver cette cache secrète enfouie dans le
labyrinthe de l'écriture butorienne, là où gît la jouissance
larvée du corps textuel. Mais, nous ne l'oublions pas, l'u-
nivers romanesque de Butor n'a d'existence que de discours,
la mise en relief du désir et des fantasmes ne servant, cela va
sans dire, qu'à éclairer le texte lui-même.

Une impasse du désir


Un homme écrit, ou se propose d'écrire, ce qu'il est en
ÉTUDES LITTÉRAIRES — DÉCEMBRE 1978 444

train de vivre et qui le déchire intérieurement : dans trois


romans de suite, inlassablement, Butor reprend la même
histoire — sorte de retour symptomatique du signifiant —
d'un être angoissé cherchant à se sauver par le pouvoir ré-
dempteur de l'écriture, qui devient «radeau», «rempart» et
bouée de sauvetage4.
À travers cette voix de l'angoisse (celle des narrateurs), à
travers ce qu'elle tait aussi bien que ce qu'elle dit, ce qu'elle
raconte de faux comme ce qu'elle cache de vrai, finit par se
préciser le héros butorien, tantôt partagé entre la haine et
l'amour (l'Emploi du temps), tantôt tiraillé par le passé et le
futur (la Modification), tantôt écartelé entre l'adolescence et
la maturité (Degrés), mais toujours, dans les trois récits, pris,
englué dans une même situation ambivalente dont il lui paraît
impossible de se dépêtrer, sinon par l'écriture elle-même,
qui peut seule, semble-t-il, éclairer cet obscur conflit psy-
chique et dénouer l'inextricable nœud.
Chaque soir, le héros de l'Emploi du temps s'acharne à
retracer, avec la plus grande méticulosité, l'emploi de son
temps durant sa longue nuit en terre anglaise et à nous
réciter, sur tous les tons possibles, l'horrible chaos où l'a
plongé cette ville sombre, mystérieuse et pleine de sortilèges.
De son côté, le narrateur de la Modification, enfermé dans
un anonyme compartiment de train, s'entête à son tour à
nous faire pénétrer dans son monde intérieur, peuplé lui
aussi de contradictions douloureuses et de chimères. Cet
inlassable monologue angoissé d'homme insatisfait, indécis,
coincé dans l'impasse du désir, se continue avec Degrés,
dans lequel un jeune professeur de lycée, sans nous faire
grâce du moindre détail, entreprend la folle et obsessionnelle
aventure de nous raconter une heure de cours, une seule,
dans l'établissement où il enseigne à Paris.
Dans les trois romans donc, répétitions, reprises, énumé-
rations sans fin, souci maniaque du détail, mais aussi, étran-
gement, longs silences, hésitations, retenue. Beaucoup d'a-
gressivité, beaucoup de tendresse. Des regrets, des rêves.
Des réticences, des élans. Bref, c'est au cœur même de l'am-
bivalence que nous entraîne Butor, au centre de cette im-
possible dialectique ombre/lumière, amour/haine, fascination/
répulsion, dont le dernier terme ne peut être que vie/mort.
DÉ-LIRE BUTOR 445

La simplicité apparente des expressions n'a d'égale que leur


insoluble ambiguïté affective.
Avec Degrés prend fin le long conflit ambivalentiel. La voix
du narrateur se brise : Pierre Vernier cède la parole à son
neveu avant de se taire complètement; un collègue prendra
le relais. Cette fragmentation au niveau de la narration n'est
que reflet de la désintégration de Vernier lui-même, partagé
de façon pathétique entre une adolescence non dépassée et
le difficile âge d'homme. L'impasse est totale : le désir s'en-
lise, l'angoisse est à son comble et contamine cette fois la
narration elle-même. Toute continuité textuelle devient im-
possible. L'ombre de la mort se profile déjà; Pierre Vernier
meurt, le texte s'arrête :
Ton oncle Pierre n'écrira plus. Dans combien de temps liras-tu la ruine de
son livre? Tu entres dans la chambre d'hôpital [...]. Tu ne sais pas que
le livre est pour toi et qu'il en meurt [...]5.

La mère en abyme

Mais cette présence simultanée de sentiments contradic-


toires toujours en mal d'éclater, ce conflit affectif où amour
et haine ont partie liée, cette visée du désir qui dit à la fois
oui et non, je t'aime et je ne t'aime pas, c'est d'abord et avant
tout à l'égard de la femme — ou de la mère — qu'ils se
manifesteront le plus ouvertement. On la recherche éper-
dument et on la fuit, on la détruit et on la reconstruit, on la
craint et on l'idéalise.
L'insistante et répétitive figuration de la mère, la difficile
captation de son image ainsi que la symbolisation récurrente
d'un espace « maternalisé» se répètent d'un roman à l'autre.
Au début, dans l'Emploi du temps, la mère est représentée
par l'image archaïque du labyrinthe, lui-même symbolisé par
la ville de Bleston, elle-même inversée dans le profil lointain
de l'île de Crète. La mise en abyme devient mère en abyme...
abîme de la mère...
Bientôt la ville n'apparaît plus comme une entité bien déli-
mitée mais comme une personne en chair et en os, avec des
«entrailles», du «sang», des «yeux» et un «visage». Il ne fait
pas de doute, pour Mélanie Klein, qu'une telle caractérisation
de l'espace provient de fantasmes d'exploration du corps
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maternel, de désirs sexuels agressifs à son égard ainsi que


d'un excès de curiosité et d'amour 6 . Toutefois, dans les
rapports de Jacques avec Bleston, cet amour s'est implaca-
blement inversé en haine :
Dès les premiers instants, cette ville m'était apparue hostile, désagréable,
enlisante, [...] sourdement s'est développée cette haine passionnée à son
égard, [...] cette haine en quelque sorte personnelle7.
D'une part, le héros projette sur la ville tout ce qu'il y a
d'obscur et de mauvais en lui — d'où la haine et la peur
qu'elle lui inspire — et, d'autre part, ayant introjecté le sein
maternel, il ne peut plus s'en dégager — d'où son envoû-
tement et son sentiment d'impuissance. Rivé à la mère, ne
faisant plus qu'un avec elle, «terrain vague que je suis de-
venu», Revel finit par s'identifier complètement à la ville:
«J'ai peu à peu senti sa lymphe passer dans mon sang, son
emprise se resserrer, mon présent perdre son étrave, l'amnésie
gagner 8 ».
Quoique immobilisé par cette mère terrible, Jacques es-
sayera de s'en échapper en contemplant plusieurs soirs de
suite dans un cinéma de quartier les paysages ensoleillés de
la Crète. Mais fatalement, Cnossos et l'île rêvée incarneront
bientôt un autre labyrinthe, une autre mère, cette fois idéale,
le bon sein.
Une même symbolisation de l'espace maternel et une même
dichotomie bon sein/mauvais sein se retrouvent dans la Mo-
dification, plus particulièrement dans cette insistance du
narrateur à nous parler sans discontinuer de Rome et de
Paris, longuement, amoureusement (ou agressivement, selon
le cas), comme il le ferait d'une personne aimée (ou rejetée).
Mais alors que dans le roman précédent la femme est ville en
ce sens que Bleston y joue le rôle maternel prépondérant et
que les deux figures féminines, Ann et Rose, sont sans cesse
estompées par elle, ici la présence de la femme est beaucoup
plus sensible et les deux héroïnes, Henriette et Cécile,
quoique intimement liées à la représentation de la ville, n'en
jouent pas moins un rôle important : Henriette (Paris), celui
de la mère possessive, Cécile (Rome), celui de la mère idéale.
Quant à Micheline, l'héroïne de Degrés, à qui Pierre Vernier
voue un culte presque désincarné, elle a peu de référence à
un espace symbolique quelconque, si ce n'est la ville même
DÉ-LIRE BUTOR 447

de Paris où elle habite et ce rappel d'un voyage en Grèce


l'été précédent. Il ne s'agit plus d'une expression fantasmée
de la mère, ni de deux figures féminines différentes comme
dans les textes précédents, mais désormais d'une seule et
même femme sur qui le héros projette et focalise l'image
angoissante, et pour lui inacceptable, d'une mère à la fois
idéale et redoutée.
Il y a donc, d'un roman à l'autre, un glissement d'une per-
ception symbolique de la mère (le labyrinthe, la ville) à une
représentation réelle (la femme), ainsi qu'un passage d'une
relation à des objets partiels et clivés (le bon sein ou le
mauvais sein) à une relation à un objet total et unifié (le bon
sein et le mauvais sein) 9 . Degrés rend compte de cette dif-
ficile confrontation à un unique objet de désir.

Cet autre inaccessible


Dans cette perspective d'un objet d'amour à la fois craint
et convoité, la dynamique pulsionnelle cherche à favoriser la
poussée libidinale tout en essayant d'étouffer la motion
hostile. Rien n'est plus contradictoire. Les tentatives de réso-
lution du conflit risquent à tout moment de s'effondrer, les
efforts du sujet amoureux de s'évanouir, le désir de s'éteindre.
Autrement dit, il y a menace de désintrication de la pulsion,
de retrait libidinal total.
L'amour n'est jamais facile dans l'univers butorien. On
semble vite embarrassé tant dans le discours amoureux que
dans les moindres gestes d'affection, et une extrême pudeur
paraît envelopper tout essai de communication. Jacques
Revel évite soigneusement Ann et cache jalousement ses
sentiments à Rose; Pierre Vernier avoue tant bien que mal
les siens à Micheline. Si, chez eux, les marques de passion
sont plus ou moins nulles, ou particulièrement gauches, elles
ne sont guère plus aisées chez Léon Delmont : «fatalité du
baiser», «cœur serré comme un linge humide qu'on essore10»,
etc. On dirait qu'un contre-investissement d'intensité égale à
la force de la pulsion s'oppose à toute réalisation définitive :
plus la femme est désirée, plus elle est éloignée, comme si
l'écart entre le sujet et l'objet devait rester impossible à
combler, et que la demande amoureuse visait un autre éter-
nellement exclu.
ÉTUDES LITTÉRAIRES — DÉCEMBRE 1978 448

«Un voile aussi transparent qu'infranchissable semble sé-


parer le sujet obsessionnel de l'objet de son désir. De quelque
nom qu'il le nomme, mur d'azur, de coton ou de pierre, il le
ressent, et nous le dit comme une coque de verre qui l'isole
de la réalité 11 ». Cette bulle de verre enfermant une mouche
aux ailes diaprées, qui fascine Jacques Revel (l'Emploi du
temps), ces vitres du train, tantôt claires, tantôt embuées,
qui permettent d'entrevoir ce voyageur-prisonnier {la Modi-
fication), ces fenêtres grillagées qui séparent les lycéens de
la cour extérieure (Degrés), sont tous signes de cette barrière,
visible mais inamovible, qui, quoique n'interdisant pas la vue,
empêche toute saisie, de cet obstacle omniprésent qui éloigne
irrémédiablement le sujet amoureux de l'objet de sa con-
voitise.
Le mur imaginaire qu'à son insu et à son corps défendant
le moi a fini par ériger en système — faute d'avoir pu re-
noncer à «ces liens de sang», «d'horreur» et de «beauté»
avec la mère primitive (Bleston l'ensorcelante) — l'oblige à
se replier sur lui-même et à se couper de tout vécu réel : le
rêve devient le refuge le plus commode. Il s'agit de vivre en
sursis, de faire le rêveur, sinon le mort, dans cette inutile
attente d'un autre inaccessible. Réciter au présent, par
exemple, un passé révolu (c'est à vrai dire toute l'entreprise
des trois romans), dire, ou bien plutôt prédire, l'inéluctable
futur :
[...] ces murs, quinze place du Panthéon, [...] que vous ne quitterez pas,
auxquels vous êtes condamné maintenant jusqu'à votre mort, parce que
Cécile ne viendra pas vous rejoindre, que vous ne la ferez pas venir [...]12.

Si, par un mécanisme de défense bien rodé, demain est


déjà barré — toujours le culte du mur, dirait Leclaire —, de la
même façon, hier, parce qu'irrécupérable, est de plus en
plus soumis à un processus d'idéalisation : Rose et Ann
étaient des figures de rêve, les amours passées de Léon ont
été magnifiques, etc. Micheline, de son côté, devient femme
idéale, donc reléguée elle aussi dans une sorte de passé non
vécu.
Par contre, dans un même mouvement contradictoire,
d'autres mécanismes de défense sont mis en marche pour
éloigner la menace féminine. Apparaît alors le déni : «Je n'ai
pas vraiment aimé Rose», dit Revel ; c'était Rome que j'aimais
DÉ-LIRE BUTOR 449

et non Cécile, laisse entendre Delmont. Vient ensuite la dé-


valorisation de l'objet: Bleston-mère est invivable, «empoi-
sonnée» et Jacques attend avec impatience le moment de
«sa délivrance»; Léon déprécie sa femme continuellement
et, plus tard, sa maîtresse qui, après tout, était «une femme
parmi les autres». Le vent de la misogynie souffle à travers la
dense forêt des signifiants.

C'est inévitablement la fuite, cette essentielle mesure de


sécurité : Delmont renonce à son projet avec Cécile, Revel
refoule tout sentiment amoureux, ainsi que Pierre Vernier.
La fuite devant la femme pousse ce dernier vers l'homo-
sexualité. Cette fois, il s'agit bel et bien d'un mur de Pierre...

Fuie, rejetée, enfermée dans son royaume d'ombres, dans


cette zone impénétrable du refoulé, la femme cessera-t-elle
enfin de hanter le texte, d'ensorceler les mots, d'imposer son
corps trahi?

Détruire, dit-il

Rêver à une femme, l'idéaliser ou la fuir, réconforte en un


sens. C'est le côté clair des défenses. La dévaloriser entraîne
déjà un peu plus de culpabilité. Mais se mettre à la détester
et se croire détesté d'elle, ou encore l'abandonner et la renier
créent une situation extrêmement destructive qui plonge le
sujet dans un gouffre de doute, d'angoisse, de paranoïa
même.
L'agressivité s'empare du texte, le malmène, lui tord les
phrases, le rend véhément, dur, impitoyable, fait gronder
cette « haine obscure» qui, subrepticement, couvait déjà sous
la cendre des mots. Besoin de détruire Bleston, ce monstre
maternel (Bleston «la hideuse»), de blesser Henriette, l'é-
pouse bafouée («Tant pis pour la souffrance d'Henriette 13 »),
d'en finir avec cette image persécutante et persistante d'une
mère toute-puissante, imprenable et increvable, besoin de
l'exorciser à jamais. Hantise du feu, hantise du meurtre. L'é-
criture elle-même s'indigne, s'allume, s'enflamme, incendiant
tout sur son passage, ville, mère et texte, devenant instrument
idéal de destruction et symbole du phallus reconquis, enfin
arraché au ventre maternel :
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[...] Bleston dont je ronge la carapace par cette écriture, par cette lente
flamme acharnée issue de tes propres entrailles, cette flamme qui peu à peu
se reflétera, se réveillera [...], s'affermira par cette résonance14.
Un intense sentiment de persécution envahit bientôt le
champ textuel, laissant derrière lui ces « braises que j'attise»
de regrets et de mauvaise foi, ces lambeaux de phrases al-
longées comme autant de cadavres calcinés. Jacques Revel
projette sur la ville sa propre hostilité, irrépressible et fu-
neste : Bleston-mère veut sa peau, celle de ses «frères», en-
courage le crime, etc. À la fin, le narrateur sombre dans un
véritable délire paranoïaque que ne sont pas loin de partager
les autres protagonistes du drame de l'Emploi du temps,
James, Burton et l'inquiétant Horace Buck, tous ennemis
jurés de la ville meurtrière.
Le héros de la Modification semble près de glisser à son
tour, de façon maladive, sur la même pente. Malgré toutes
les preuves que le texte apporte du contraire, il se croit con-
tinuellement persécuté par sa femme: «Cet air perpétuel
d'accusation qui baignait ses moindres paroles et ses moindres
gestes 15 ». Lors d'un séjour de Cécile à Paris, les deux
femmes lui paraissent de connivence pour le mépriser : «Se
rapprochant toutes deux, formant un accord, une alliance
contre vous 16 ».
Il ne reste plus au sujet amoureux qu'à se détourner de
son objet de désir, devenu non seulement surmoi contraignant,
mais aussi miroir gênant et intolérable. Car il y a dans l'an-
goisse agressive et persécutive, tout comme dans le pro-
cessus de dévalorisation, une identification projective du moi
qui hait et qui craint sa propre image : Bleston reflète les
sentiments criminels de Jacques, Henriette, la médiocrité de
son mari, et Cécile, le vide intérieur de son amant. Il faut à
tout prix briser le miroir — une fois abîmé, l'objet terrifiant
cessera de faire peur ou envie —, le faire éclater en mille
morceaux et éclater soi-même du même coup. Angoisse pa-
ranoïde et clivage schizoïde s'entremêlent : le sujet se re-
trouve seul, rompu et désemparé (Delmont face à lui-même
dans son compartiment), avec l'impression d'être cerné par
un monde hostile (Revel plein d'effroi dans Bleston).
On remarquera que Pierre Vernier, en pleine phase dé-
pressive, retourne cette violence contre lui-même. À jamais
DÉ-LIRE BUTOR 451

exilé de son désir, de sa sexualité — là où se joue et se noue


le réel —, il sombre dans la mélancolie. C'est la fin : son
agressivité se fait autodestruction, sa culpabilité, persécution.
S'il crève de remords devant son neveu qu'il a «entraîné
dans une aventure trop périlleuse» («cela est ma faute [...];
que cette brisure [...] qu'il a soufferte ne soit pas vaine 17 »), il
meurt de chagrin en implorant le pardon de la femme qu'il a
aimée :
Depuis le début je vous ai demandé de me pardonner, il faut continuer à me
pardonner; j'ai l'impression que nous sommes sur les deux rives d'un fleuve
qui s'agrandit, qui s'est agrandi monstrueusement, [...] pardonnez-moi18.
Rives lointaines... fleuve profond... mur de Pierre... pierre
tombale... ultime inscription. La pulsion de mort triomphe
dans Degrés.
Y aurait-il quelque part un cran d'arrêt, une échappatoire à
pareille issue? Une façon de colmater cette crevasse sans
fond où gît la mort, ce lieu de l'innommable?

La mâlitude

Afin d'échapper à l'empire inouï des pulsions destructrices


qui vrillent inexorablement l'espace textuel, et dont les «lé-
zardes» de la chambre conjugale 19 de la Modification, «le
tronc désécorcé des arbres frappés de foudre» 20 de l'Emploi
du temps et la « plaie béante» des mines de Potosi21 évoquées
dans Degrés ne sont que de faibles représentations; afin
d'empêcher que de la même façon et dans un même mou-
vement ne se fissure et ne se désagrège cet Autre défaillant
que, dans un effet de rupture, le délire du discours para-
noïaque a fait surgir, la seule solution possible — outre la
mort — reste le retrait libidinal, ce mécanisme essentiel de
tout refoulement bien réussi.
Dès lors, la fuite incessante devant la femme, redevenue
obscur et inutile objet de désir, précipite le moi, au risque de
son propre inconfort, dans un univers de régression qu'il
croit inconsciemment apte à le protéger de pulsions sexuelles
ressenties comme dangereuses et non souhaitables. Le cli-
vage entre sentiments tendres et sexualité paraît s'être opéré
pour de bon. Après la flambée de haine à l'égard de la mère
primitive et l'explosion de paranoïa contre le sein dévorateur,
ÉTUDES LITTÉRAIRES — DÉCEMBRE 1978 452

l'un des avatars les plus prévisibles du refoulement ne peut


être, semble-t-il, qu'une forte poussée de libido homosexuelle :
devant les embûches et l'angoisse qu'entraîne tout investis-
sement d'affect hététosexuel, dit M. Klein, «l'attirance vers
les personnes du même sexe tend à s'intensifier 22 ».
C'est — à la limite dans Degrés — la trajectoire même du
désir ambivalent, qui se pose et s'interpose au fil des si-
gnifiants, qui va et qui vient d'un objet à l'autre (Ann ou
Rose, Henriette ou Cécile), d'un sexe à l'autre (Micheline ou
Pierre Eller) et qui, à la suite de déboires amoureux (Revel et
Buck) ou de difficultés inhérentes à un état d'indécision de-
venu castrateur (Delmont, Vernier), en vient à chercher dé-
sespérément le refuge d'un univers masculin qui apparaît
soudain plus rassurant. Sous différents prétextes plus ou
moins fallacieux, les amitiés entre hommes prendront dans
l'Emploi du temps une importance presque démesurée tandis
que dans Degrés, le regard posé par Pierre Vernier sur les
adolescents du lycée (tous de sexe masculin), et en parti-
culier sur son neveu Pierre à qui il semble vouer une amitié
bien particulière («Décidément quelle tendresse! 23 », ironi-
sera-t-on autour de lui), ce regard donc tournera bientôt à
l'obsession :
A lean and hungry look, un regard maigre et affamé, de plus en plus un
regard de loup, qui brûlait d'une espèce d'inquiétude quand il se tournait
vers toi, de plus en plus enfoncé, comme s'il avait un masque, une fausse
peau24.

Il est évident que s'esquisse déjà dans ce regard sur le


neveu comme dans cet intérêt exclusif pour le monde mâle
et adolescent dont le lycée est ici la représentation, un an-
crage à une position antérieure et régressive où l'instance
narcissique et proprement homosexuelle est nettement mise
en relief. Tant dans l'Emploi du temps que dans Degrés dé-
file une longue série de doubles et de reflets, chaque membre
du clan masculin se complaisant (ou s'irritant) devant l'image
que l'autre lui renvoie, chacun participant à sa façon à ce
profil d'angoisse et de doute auquel nous confronte sans
cesse le texte.
Mais le paysage déjà troublé de la mâlitude s'assombrira
encore bien davantage lorsque les remous boueux de la ri-
valité feront surface. Car la dualité pulsionnelle — aimer/haïr,
ami/ennemi — trouve dans l'univers monosexuel une terre
DÉ-LIRE BUTOR 453

propice à une ambivalence d'une extrême acuité. La rivalité


est un thème essentiel de l'Emploi du temps où elle est sym-
bolisée par le mythe de Caïn; elle est aussi au cœur de
Degrés dont l'intrigue peuplée d'adolescents se prête parti-
culièrement bien aux tensions conflictuelles 25 . La lutte entre
«frères», devenue de plus en plus déchirante, mettra bientôt
en scène le spectre même du meurtre : la pulsion de mort
rôde de nouveau dans la trame romanesque, cette fois sous
forme de fratricide.
On sait que dans l'univers fantasmatique kleinien, l'intérieur
du corps de la mère, en même temps qu'il est pour l'enfant
l'image même du monde environnant et intériorisé, devient
le réceptacle d'objets de plus en plus considérables : sein,
pénis, fèces, bébés, etc. Les sentiments d'envie et de haine
que l'enfant éprouve à l'origine vont évidemment se polariser
sur cette mère qui détient de si grands pouvoirs. Or, dans
cette perspective, il est clair que chaque petit frère qui con-
voite lui aussi le même objet de désir que le moi devient
l'ennemi et le rival qu'il faut éliminer dans la course au trésor
maternel. Le sombre ventre de Bleston-mère devient l'enjeu
d'une lutte à finir entre frères, sans doute dans l'espoir non
seulement de s'approprier le sein maternel mais aussi de
conquérir le phallus paternel que la mère maléfique retient
en elle.
Loin de ces luttes fratricides (et infantiles) et à la suite
d'une profonde remise en question de lui-même, c'est une
véritable image du père que Delmont par contre entreprend,
lui, de recouvrer; à cet égard son entêtement, vers la fin du
récit, à visiter le Vatican — ce lieu du Père — paraît assez
symptomatique et de bon augure. La demande rejoint enfin la
véritable fonction du phallus — signifiant du désir chez
Lacan, et sorte de support pour formaliser «cette transmu-
tation de l'objet du besoin en objet de désir 26 ». À confondre
l'un et l'autre, l'objet réel (mère) et l'objet erotique (femme),
on risque de s'enliser éternellement dans une demande qui
ne rejoint plus ni le désir ni sa valeur médiatrice.

De l'ambiguïté scripturale

Malgré toutes les mesures défensives mises en œuvre pour


éloigner l'objet d'amour, malgré un refoulement mi-réussi
ÉTUDES LITTÉRAIRES - DÉCEMBRE 1978 454

qui a permis un instant de faire triompher une composante


pulsionnelle antagoniste (rejeton d'une fixation homosexuelle
antérieure), il y a toujours, à un moment ou l'autre, émer-
gence de l'affect tenu en veilleuse. Réapparaît alors l'image
de la femme objet de désir ainsi qu'une tentative de récupé-
ration de cet objet d'amour tantôt dénié, tantôt perdu, ou
encore la représentation d'une prise de conscience (sinon
d'inconscience...) du sujet contraint et contrit : c'est le mou-
vement qui semble vouloir s'amorcer à la fin de la Modifi-
cation.
L'espace du texte et de l'amour va devenir ce champ de
forces contradictoires entre d'une part cet idéal du moi qui
tire le sujet en avant, vers la reconnaissance de son désir, et
d'autre part ce moi idéal narcissique, forgé sur le modèle de
la toute petite enfance, et auquel il faut désormais renoncer.
Entreprendre le «meurtre de l'enfant», selon l'expression de
Leclaire, «soutenir la nécessaire destruction de la représen-
tation narcissique 27 », telle est la tâche impossible et toujours
à recommencer à laquelle nous convie l'œuvre scripturale.
Tuer l'enfant en soi : la mort du héros, à la fin de Degrés,
revêt-elle un autre sens? Pierre Vernier meurt. Mais reste à
son chevet le neveu Pierre Eller — ce double incarnant la vie
et l'espoir —, dont le nom, comme par hasard, porte en ana-
gramme le désir d'elle, trop longtemps refoulé (nié) : (Elle) r
— Ver (nier).
Mais ce «elle» déjà inscrit au cœur des voix narratives —
D(el)mont, Rev(el) —, que marque-t-il au juste? Car s'il est
vrai que l'image évanescente de l'objet d'amour est toujours
reconstituée, que la résonance du nom de la femme aimée,
en lente mélopée, ne cesse de bercer le texte (« Rose, ma
Rose, ma Cretoise»... «Ann, Ariane, sous le soleil athénien»...),
que la réitération amoureuse prend parfois même la forme
d'une tendre litanie :
Rose, ma Perséphone, ma Phèdre, ma Rose, [...] Rose, la dérobée, la ré-
servée, la vive, la simple, la tendre, la cruelle Rose 28 ;
il n'est pas moins vrai que la menace d'un nouveau refou-
lement, de ce que Freud appelle «irruption en surface» ou
«retour du refoulé» reste toujours possible et prête à re-
surgir. Ainsi le «elle» inscrit dans le nom risque-t-il à tout
moment de basculer dans un non à l'égard de ce «elle»...29
DÉ-LIRE BUTOR 455

En fin de compte, il se peut que l'inscription du «elle» au


cœur du «il» ne soit que l'ultime marque d'un désir ambi-
valent, épris d'androgynie, qui se rêve et s'écrit à la fois
contenant et contenu, femme et homme, autre et soi.
Dans un tel cas, l'écriture se fait obligatoirement régressive
puisqu'elle devient le reflet de cette ambiguïté sexuelle
propre aux stades antérieurs, alors que l'enfant est inévita-
blement confronté à l'angoissante réalité de la différence des
sexes. On sait l'importance de plus en plus grande que prend
en psychanalyse le concept de bisexualité : chaque être
humain serait porteur d'une part de masculinité et d'une part
de féminité et seule la nécessité d'assumer son propre sexe
entraînerait le refoulement dans l'inconscient de la représen-
tation psychique du sexe opposé. Que l'acte d'écrire entre-
prenne à rebours la longue et laborieuse traversée de ces
lieux refoulés et interdits de l'enfance, y a-t-il de quoi se
surprendre? Et de quoi s'étonner de ce qu'une recherche
textuelle approfondie rejoigne même, idéalement, le paradis
perdu de ses origines? Du corps de la mère au corps de
l'enfant, la frontière reste fragile et persistant, parfois, le lien
entre les deux.

C'est ainsi que dans l'enceinte de l'Emploi du temps prend


bientôt corps un étrange fantasme d'enfantement : à mesure
que Revel écrit son journal, bizarrement, le héros-narrateur
semble lui-même se fœtaliser en quelque sorte dans l'obscur
labyrinthe de Bleston. Trouver un souffle de vie dans ce
«marais de paralysie et de gaz lourds», se laisser dissoudre
dans «les grands brouillards», devenir aussi monstrueux et
captif que le Minotaure, et finalement appeler à grands cris
sa délivrance, n'est-ce pas là, en quelques mots, toute la
fantasmatique textuelle ainsi que la possible fantasmagorie
des processus de l'accouchement? Non seulement dans
l'Emploi du temps, mais aussi dans la Modification et Degrés,
les images d'enfermement, de lieux clos, de prison même se
succèdent sans cesse comme si, malgré les apparences et
les rêves de libération, il étart souhaitable, sinon souhaité, de
demeurer toujours au sein de la mère, ou encore d'être à la
fois le «il» et le «elle», de porter en soi l'un et l'autre sexe,
de rester toujours en mal — ou en perte — du corps ma-
ternel, en éternelle attente d'un rendez-vous à jamais manqué...
ÉTUDES LITTÉRAIRES - DÉCEMBRE 1978 456

L'écriture obsessionnelle emprunte des procédés de plus


en archaïques : oralité, avalage, voracité, curiosité (posséder
la mère, la connaître dans tous ses coins et recoins, etc.). Le
discours se complaît particulièrement dans l'analité : rumi-
nation constante et excessive; tentative insatiable de thésau-
risation (mettre le lycée, la ville, l'Amérique dans un cube,
entasser l'univers dans un livre comme on amasse les timbres
dans une collection); bref, essai de régie et contrôle total
sur tout ce qui est matérialité, matière palpable, espace et
temps.
Mais au-delà de cette démarche répétitive et compulsive
qui menace de se perdre dans les méandres du langage et
les voies obstruées du labyrinthe maternel, loin des sombres
marécages d'un passé irrécupérable qui risque de devenir
mortifère à force d'oblitérer le présent, l'écriture paraît dé-
sormais s'orienter vers le champ même du désir, là où peut
s'instaurer la seule véritable relation entre le sujet de l'in-
conscient et l'objet d'amour. Frêle mais tenace, l'espoir
amoureux semble renaître : illusion, énigme, leurre ou vé-
rité?
C'est en tout cas un effet de clair-obscur que projette sur
le texte cet amour tantôt décrié, tantôt exalté, à la fois tendre
et amer, âpre et passionné, cet amour qui se déploie et se
déplie le long du récit et des mots, entre les lignes, en con-
tresens, à double sens, dans tous les sens et qui, dans son
ambivalence même, se manifeste et se révèle source de
jouissance et de vie, mais aussi anéantissement et appré-
hension de la mort même.
À l'angoisse et à la culpabilité engendrées par un objet
d'amour désiré et repoussé sans cesse — les trois romans
sont-ils autre chose qu'une longue histoire de culpabilité?
— succède cet état de privation, de deuil et de nostalgie où
le sujet, plongé dans les regrets amoureux, se sent seul et
dépossédé de tout. Apparaît alors le besoin de restaurer le
bon objet qu'il a perdu et détruit à cause de sa propre ca-
pacité de destruction :
[...] vous disant : comment pourrais-je jamais lui faire comprendre et me
pardonner le mensonge que fut cet amour, sinon peut-être par ce livre
[...]30.

L'œuvre créatrice, devenue œuvre restauratrice, cherche à


DÉ-LIRE BUTOR 457

rebâtir un monde intérieur «en ruine» et à retrouver une


intégrité perdue: «cicatriser la caverne au fond de soi», dit
Delmont, «combler cette faille», cette béance entre le manque-
à-être et le complément maternel. L'émergence subversive
d'un autre texte se dévoile précisément entre ce manque et
le mot, en cette scène Autre qu'en aucune façon la mise en
jeu de la lettre ne peut rendre sans la modifier.
Tel est le grave enjeu de l'ambiguïté scripturale chez Butor
et ce qui la fonde en vérité : cet essai de maîtrise du corps
désirant dans son implacable bipolarité pulsionnelle (des-
truction/réparation, envie/gratitude, mort/vie). La jouissance
du texte ne peut jaillir que de la jouissance du corps pris
dans les rets de l'amour, que de la captation de ce désir indi-
cible dont l'emprise ne s'inscrit que dans la prise et la mé-
prise du langage même.

Notes

1
Serge Leclaire, Démasquer le réel, coll. Le champ freudien, Paris, Éd. du
Seuil, 1971, p. 11.
2
Georges Charbonnier, Entretiens avec Michel Butor, Paris, Éd. Gallimard,
1967, pp. 14, 15 et 106. Seuls les trois romans mentionnés plus haut
retiendront ici notre attention.
3
Mentionnons cependant que depuis la critique s'est orientée vers une
lecture moins rationalisée de Butor. Voir à ce sujet les études de Raillard,
Lyotard, Aubral, etc. dans Butor; Colloque de Cerisy, coll. 10/18, Paris,
Union générale d'éditions, 1974.
4
L'auteur lui-même fait remarquer le rapport évident qu'il y a entre les
trois livres : «Les romans l'Emploi du temps, la Modification, Degrés s'en-
chaînent» (G. Charbonnier, op. cit., p. 134). Pour sa part Georges Raillard
parle de «trilogie» (G. Raillard, Butor, coll. La bibliothèque idéale, Gal-
limard, 1968, p. 9).
5
Michel Butor, Degrés, Éd. Gallimard, Paris, 1960, pp. 383-384.
6
Mélanie Klein et Joan Rivière, l'Amour et la haine; étude psychanalytique,
traduit par Annette Stronck, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1968, pp.
131-132.
7
M. Butor, l'Emploi du temps, coll. 10/18, Paris, Éd. de Minuit, 1957, p. 53.
s Ibid.
9
C'est-à-dire un passage de la position paranoïde-schizoïde à la position
dépressive, selon les théories kleiniennes.
1
° M. Butor, la Modification, coll. 10/18, Paris, Éd. de Minuit, 1957, p. 124.
11
S. Leclaire, op. cit., p. 147.
12
M. Butor, la Modification, p. 272.
13
Ibid., p. 110.
ÉTUDES LITTÉRAIRES - DÉCEMBRE 1978 458

14
M. Butor, l'Emploi du temps, p. 435. L'expression «mère increvable»,
employée plus haut, est de Julien Bigras. Voir Interprétation, no 21, Mont-
réal, printemps 1978, p. 23.
15
M. Butor, la Modification, p. 186.
1
6 Ibid., p. 276.
17
M. Butor, Degrés, p. 364.
™ Ibid., p. 365.
19
M. Butor, la Modification, p. 18.
20
M. Butor, l'Emploi du temps, p. 161.
21 M. Butor, Degrés, p. 111.
22 M. Klein, J. Rivière, op. cit., p. 125.
23 M. Butor, Degrés, p. 374.
24 Ibid., p. 379.
25 À remarquer que, dans la Modification, la rivalité est reportée du côté
des femmes, s œ u r s par le cœur, mais rivales par la situation puisqu'elles
aiment le même homme.
26 Scilicet 2/3, Paris, Éd. du Seuil, 1970 (cité dans S. Leclaire, op. cit., p. 36).
À remarquer que dans cette optique, l'objet de besoin (ou l'objet réel)
équivaut à l'objet mère.
27 S. Leclaire, On tue un enfant, coll. Le Champ freudien, Paris, Seuil, 1975,
p. 25.
28 M. Butor, l'Emploi du temps, p. 303.
29 Autrement dit, il y aurait alors un retour à une position narcissique anté-
rieure, à cet univers monosexuel dont il a été question plus haut.
30 M. Butor, la Modification, p. 274.

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