Cornelius Castoriadis Carrefours 3 Highlighted Errata Citations
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Cornelius Castoriadis
LeMonde
morcele
Les carrefours
du labyrinthe
3
Editions du Seuil
Avertissement
ISBN 2-02-047574-X
(ISBN 2-02-012350-9, ire edition)
www.seuil.com
PREMIERE PARTIE
KO/NON/A
L'epoque
du conformisme generalise*
(mais non seulement dans ceux-ci), la production (quel quelque chose d'essentiel est en train de changer dans la
que soit le sens de ce terme) quitte les hauts foumeaux et relation de l'humanite - l'humanite riche - avec la produc-
les vieilles fabriques sales et se toume vers des complexes tion materielle. Pour la premiere fois depuis des mille-
de plus en plus automatises et les divers « services ». Ce naires, la production « primaire » et « secondaire » - agri-
processus, prevu depuis au moins un demi-siecle, avait ete culture, mines et manufactures, transports - absorbe moins
longtemps considere porteur de promesses extraordinaires d'un quart de l'input total de travail (et de la population
pour l'avenir du travail et de la vie humains. On disait que employee), et pourrait meme n'utiliser que la moitie de ce
la duree du travail allait etre reduite de fa9on spectaculaire, quart s'il n'y avait pas l'incroyable gaspillage incorpore
et sa nature fondamentalement transformee. L'automation dans le systeme (paysans subventionnes afin qu'ils ne pro-
et le traitement electronique des donnees allaient transfor- duisent pas, industries et usines obsoletes maintenues en , .
mer le vieux labeur industriel, repetitif et alienant, en un activite, etc.). Elle pourrait meme absorber un quantum i.
champ ouvert a la libre expression de l'inventivite et de la negligeable du temps humain, sans la fabrication continue,
creativite du travailleur. de nouveaux « besoins » et l' obsolescence incorporee par
En fait, rien de tout cela ne s 'est realise. Les possibilites construction dans la plupart des produits fabriques aujour-
offertes par les nouvelles technologies restent confinees a d 'hui. Bref, une societe de temps libre est, theoriquement,
un groupe etroit de jeunes specialistes « intelligents ». La a portee de la main - alors qu 'une societe rendant possible
nature du travail n'a pas change pour la masse des autres pour chacun un travail personnel et creatif semble aussi
salaries, qu'il s'agisse de l'industrie ou des services. Plutot eloignee que pendant le XIX" siecle.
le contraire: l' «industrialisation» a l'ancienne a envahi
les grandes entreprises des secteurs non industriels, ou le
rythme de travail et les taux de rendement restent soumis a II
un controle mecanique et impersonnel. L'emploi dans l'in-
dustrie proprement dite est en declin depuis des decennies ; Toute designation est conventionnelle; l'absurdite du
les ouvriers « redondants » (admirable expression des eco- terme « postmodeme » n'en est pas moins evidente. Ce
nomistes anglo-saxons) et les jeunes n'ont pu- trouver de que l'on remarque moins souvent est qu'elle est derivee.
l' emploi que dans des industries de « services » de seconde Car le terme « modeme » lui-meme est malheureux, et son
classe, a basses remunerations. De 1840 a 1940, la lon- inadequation ne pouvait pas manquer d'apparaitre avec le
gueur de la semaine de travail avait ete reduite de 72 a temps. Que pourrait-il jamais y avoir apres la modemite?
40 heures (- 45 %). Depuis 1940, cette duree reste prati- Une periode qui s'appelle modeme ne peut que penser que
quement constante, malgre une acceleration considerable l'Histoire a atteint sa fin, et que les humains vivront desor-
de l 'accroissement du produit par heure/ouvrier. Les mais dans un present perpetuel.
ouvriers qui tombent ainsi dans la « redondance » restent Le terme « modeme » exprime une attitude profonde-
chomeurs (essentiellement en Europe occidentale) ou doi- ment auto- (ou ego-) centrique. La proclamation « nous
vent se easer tant bien que mal dans des « services » mal sommes les modemes » tend a annuler tout developpement
payes (surtout aux Etats-Unis). ulterieur veritable. Plus que cela, elle contient une curieuse
Il reste toutefois vrai que, du moins potentiellement, antinomie. La composante imaginaire, et consciente de soi,
14 Koinonia L' epoque du conformisme generalise 15
lite 1 », ce qui semble le gener c'est que la « rationalite » l'epoque apparait comme saugrenue. La critique implique la
est « gonflee en Esprit absolu » ; il ne s'aper~oit pas que prise de distance relativement a l' objet; si la philosophie
c'est cette unification meme qui constitue !'illusion hege- doit aller au-dela du joumalisme, cette critique presup-
lienne. Non seulement les ipsissima verba de Hegel, mais pose la creation de nouvelles idees, de nouvelles normes,
la structure, la dynamique et la logique d'ensemble de sa de nouvelles formes de pensee qui etablissent cette dis-
philosophie conduisent au theme antimodeme par excel- tance.
lence d'une « fin de l'histoire » deja la et d'un Savoir
absolu incorpore dans le systeme hegelien, apres lequel il
ne reste a faire que « du travail empirique ». III
En verite, Hegel represente !'opposition totale a la
modemite au sein de la modemite - OU, plus generalement, Je n'ai pas !'intention de proposer de nouveaux noms
!'opposition totale a l'esprit greco-occidental a l'interieur pour la periode qui s 'est appelee modeme ni pour celle qui
de cet esprit. C'est avec lui qu'est celebre pour la premiere lui succede. Je me bomerai a proposer une nouvelle perio-
fois solennellement le mariage illegitime entre Raison et disation ou, plus exactement, une nouvelle caracterisation
Realite et que le Present est construit comme la recollec- des divisions plus ou moins admises de l 'histoire de I 'Eu-
tion sans reste des incarnations successives de la Raison. rope occidentale (qui inclut, evidemment, l 'histoire des
Hegel ecrit que « la philosophie est sa propre epoque (his- Etats-Unis). Il est a peine necessaire de rappeler le carac-
torique) conceptualisee dans la pensee ». La philosophie tere schematique de toute periodisation, les risques de
est la verite de l'epoque - et elle n'est vraie que pour negliger les continuites et les connexions, OU !'element
autant qu'elle est la pensee de l'epoque. Mais le propre de « subjectif » qui s 'y trouve toujours. Celui-ci se manifeste
l' « epoque » - avant comme apres Hegel - a ete !'emer- centralement dans les criteres choisis pour la division des
gence, non seulement dans la pensee mais dans l 'activite
periodes, criteres qui condensent les presupposes philoso-
historique effective, d'une scission inteme explicite, mani-
phiques et theoriques du chercheur. Il est evidemment
feste dans l'autocontestation de l'epoque et la mise en
ineliminable, et doit etre reconnu comme tel. La meilleure
question des formes instituees existantes. Le propre de
maniere d 'y faire face est de rendre ces presupposes aussi
l' « epoque » a ete la lutte entre monarchie et'democratie,
explicites que possible. Mes propres presupposes peuvent
entre la propriete et les mouvements sociaux, entre le
etre formules ainsi :
dogme et la critique, entre l'Academie et !'innovation
artistique, etc. La philosophie peut etre la pensee de - l'individualite d'une periode doit etre cherchee dans la
l'epoque soit en essayant de reconcilier - verbalement - specificite des significations imaginaires qu'elle cree et
ces oppositions, ce qui la conduit necessairement a un qui la dominent ;
conservatisme du type de celui atteint par Hegel dans la - sans negliger la complexite polyphonique et fantasti-
Philosophie du droit; soit en restant fidele a sa fonction quement riche de l'univers historique qui se deploie en
critique, auquel cas l'idee qu'elle ne fait que conceptualiser Europe occidentale a partir du XII" siecle, la meilleure
fa~on_de saisir sa specificite est de le relier a la significa-
I. Ibid., p. 57 (tr. fr. p. 52). tion et au projet de l'autonomie (sociale et individuelle).
18 Koinonia L' epoque du conformisme generalise 19
C'est l'emergence de ce projet qui marque la rupture avec nue jusqu 'aux deux guerres mondiales du XX" siecle. Le
le « vrai » Moyen Age 1• projet d'autonomie se radicalise, aussi bien dans le champ
Dans cette optique, on peut distinguer trois periodes : social et politique qu'intellectuel. Les formes politiques
!'emergence (constitution) de l'Occident; l'epoque cri- instituees sont mises en question; des formes nouvelles,
tique (« modeme ») ; le retrait dans le conformisme. impliquant des ruptures radicales avec le passe, sont
1. L' emergence (constitution) de I' Occident (du XIf au creees. Le mouvement se developpant, la contestation
debut du xvuf siecle). L'autoconstitution de la protobour- envahit d'autres domaines, au-dela du domaine strictement
geoisie, la construction et la croissance des cites nouvelles politique: les formes de propriete, l'organisation de l'eco-
(ou le changement de caractere de celles qui existaient nomie, la famille, la position des femmes et les relations
deja), la revendication d'une sorte d'autonomie politique entre sexes, l 'education et le statut des jeunes. Pour la pre-
(allant depuis les droits communaux jusqu'a l'autogouver- miere fois dans l'ere chretienne, la philosophie rompt defi-
nement complet, selon les cas et les circonstances) s 'ac- nitivement avec la theologie (jusqu'a Leibniz, au moins,
compagnent de nouvelles attitudes psychiques, mentales, les philosophes non marginaux se sentent obliges de
intellectuelles, artistiques qui preparent le terrain pour les foumir des « preuves » de !'existence de Dieu, etc.). Une
resultats explosifs de la redecouverte et de la reception du enorme acceleration du travail et une expansion des
droit romain, d 'Aris tote, puis de l' ensemble de !'heritage champs de la science rationnelle ont lieu. En litterature,
grec subsistant. La tradition et l 'autorite perdent graduelle- comme dans les arts, la creation de nouvelles formes ne
ment leur caractere sacre; l'innovation cesse d'etre un fait pas que proliferer, elle est consciemment poursuivie
terme de denigrement (ce qu'il avait ete pendant tout le pour elle-meme.
« vrai » Moyen Age). Meme si c'est sous une forme En meme temps est creee une nouvelle realite sociale-
embryonnaire, et meme s'il doit constamment passer des economique - en elle-meme, un « fait social total » : le
compromis avec les pouvoirs etablis (Eglise et monarchie), capitalisme. Le capitalisme n'est pas simplement !'inter-
le projet d'autonomie sociale et individuelle resurgit apres minable accumulation pour l'accumulation, mais la trans-
une eclipse de quinze siecles. Un equilibre malaise et formation implacable des conditions et des moyens de
instable entre ce mouvement social-historique et l' ordre l'accumulation, la revolution perpetuelle de la production,
traditionnel (plus ou moins reforme) est atteint pendant le du commerce, de la finance et de la consommation. 11
XVIf siecle « classique ».
incarne une signification imaginaire sociale nouvelle :
2. L' epoque critique ( « moderne ») : autonomie et capi- l 'expansion illimitee de la « maitrise rationnelle ». Apres
talisme. Un toumant decisif s'opere au xvnr siecle; il un temps, cette signification penetre et tend a informer la
totalite de la vie sociale (par exemple l'Etat, les armees,
prend conscience de lui-meme avec les Lumieres, et conti-
l'education, etc.). Moyennant la croissance de l'institution
1. Sur le « vrai » Moyen Age tel que je l'entends, A. Gurevich, capitaliste nucleaire: l'entreprise, elle se materialise dans
The Categories of Medieval Thought, Londres, Routledge and Kegan un nouveau type d'organisation bureaucratique-hierar-
Paul, 1981, (tr. fr. chez Gallirnard [A. J. Gourevitch, Les Categories chique; graduellement, la bureaucratie manageriale-tech-
de la culture medievale, Paris, 1983)) et Cyril Mango, The Empire of
New Rome, Londres, Weidenfeld and Nicholson, 1980, foumissent nique devient le porteur par excellence du projet capita-
un materiel et des analyses tres proches de celle que je resume ici. liste.
20 Koinonia L' epoque du conformisme generalise 21
La periode «modeme» (1750-1950, pour fixer les idees) dant la Revolution franc;;aise), d'un cote, en systeme uni-
peut etre le mieux definie par la lutte, mais aussi la contami- verse! et pretendument exhaustif, d'un autre cote (inten-
nation mutuelle et l'enchevetrement de ces deux significa- tion clairement lisible chez Marx et qui affectera decisi-
tions imaginaires: autonomie d'un cote, expansion illimitee vement le mouvement socialiste). Cette transformation
de la « maitrise rationnelle » de l 'autre. Elles menent une pose des problemes complexes, profonds et obscurs qui
coexistence ambigue sous le toit commun de la «Raison». ne peuvent pas etre discutes ici. Notons seulement deux
Dans son acception capitaliste, le sens de la « Raison » est points. Le premier conceme l'irifluence universellement
clair : c 'est l' « entendement » (le Verstand au sens de Kant envahissante de la « rationalite » et de la « rationalisa-
et de Hegel), c'est-a-dire ce que j'appelle la logique tion» capitalistes. Le deuxieme se rapporte a laJendapce
ensembliste-identitaire, s'incamant essentiellement dans la fatale et apparemment prtsque:-IO:[vita61e-delapensee a
quantification et conduisant a la fetichisation de la « crois- chercher des fondation-s absolues, des c~rtitudes absolues,
sance » pour elle-meme. A partir du postulat cache (et en des vues exhaiistives: La logique ensembliste-ideni:itair~
apparence evident) que le seul objet de l'economie est de cree les Hfusions de l'autofondation, de la necessite et de
produire plus (d'outputs) avec moins (d'inputs), rien ne l'universalite. La « Raison » - en fait, l' entendement - se
doit faire obstacle au processus de maximisation : ni la presente alors comme le fondement autosuffisant de l'ac-
«nature» physique ou humaine, ni la tradition, ni d'autres tivite humaine, laquelle decouvrirait, sans cela, qu'elle ne
« valeurs ». Tout est convoque devant le tribunal de la Rai- possede aucun autre fondement qu'elle-meme. Et la
son (productive) et doit demontrer son droit a l' existence a contrepartie (et « garantie ») « objective» de cette « Rai-
partir du critere de l 'expansion illimitee de la « maitrise son » doit etre decouverte dans les choses memes. Ainsi,
rationnelle ». Le capitalisme devient ainsi un mouvement l'Histoire est Raison, la Raison « se realise » dans l'his-
perpetuel d'une auto-re-institution de la societe censement toire humaine, soit lineairerhent (Kant, Condorcet,
« rationnelle », mais essentiellement aveugle, par I 'usage Comte, etc.), soit « dialectiquement » (Hegel, Marx). Le
sans restriction de moyens (pseudo-)rationnels en vue resultat final est que le capitalisme, le liberalisme et le
d'une seule fin (pseudo-)rationnelle. mouvement revolutionnaire classique partagent l'imagi-
" Mais pour les mouvements social-historiques qui mani- naire du Progres et la croyance que la puissance mate-
festent le projet d'autonomie sociale et historique, la rielle-technique comme telle est la cause ou condition
« Raison » signifie au depart la distinction tranchee entre decisive du bonheur ou de !'emancipation humains
factum et jus, laquelle devient ainsi l'arme principale (immediatement ou, apres un delai, dans un futur d'ores
contre la tradition (contre la pretention du statu quo a et deja escompte).
continuer d'exister simplement parce qu'il se trouve etre Malgre ces contaminations reciproques, le caractere
la) et se prolonge dans !'affirmation de la possibilite et du essentiel de l'epoque se trouve dans !'opposition et la ten-
droit des individus et de la collectivite de trouver en eux- sion entre les deux significations nucleaires : autonomie
memes (ou de produire) les principes qui ordonnent leurs individuelle et sociale d'un cote, expansion illimitee de la
vies. Assez rapidement, cependant, la Raison, processus « maitrise rationnelle » de l'autre. L'expression effective
ouvert de critique et d'elucidation, se tran~forme en com- de cette tension se trouve dans le deploiement et la persis-
putation mecanique et uniformisante (manifeste deja pen- tance du conflit politique, social et ideologique. Comme
22 Koinonia L' epoque du conformisme generalise 23
j'ai essaye de le montrer ailleurs 1, ce conflit a ete, en lui- l' « individualisme » dans les societes contemporaines. Un
meme, la force motrice centrale du developpement dyna- grave symptome concomitant est l' atrophie complete de
mique de la societe occidentale pendant cette epoque, et la l'imagination politique. La pauperisation intellectuelle des
condition sine qua non de l' expansion du capitalisme et de « socialistes » comme des « conservateurs » est atterrante.
la limitation des irrationalites de la« rationalisation» capi- Les « socialistes » n'ont rien a dire, et la qualite intellec-
taliste. C'est une societe turbulente - turbulente reelle- tuelle de la production des porte-parole du liberalisme
ment, turbulente intellectuellement et spirituellement - qui economique depuis quinze ans aurait fait hurler Smith,
a constitue le milieu permettant la fievreuse creation Constant ou Mill dans leurs tombes. Ronald Reagan a ete un
culturelle et artistique de l'epoque « moderne ». chef-d'reuvre de symbolisme historique.
3. Le retrait dans le conformisme. Les deux guerres Essayer d'etablir des liens de «causation» entre les
mondiales, l'emergence du totalitarisme, l'effondrement divers aspects et elements de la situation serait de toute
du mouvement ouvrier (a la fois resultat et condition du fas;on prive de sens. Mais j'ai note plus haut la concomi-
glissement catastrophique vers le leninisme/stalinisme), le tance entre la turbulence sociale, politique et ideologique
declin de la mythologie du Progres, marquent l'entree des de l'epoque 1750-1950 et les explosions creatrices qui la
societes occidentales dans une troisieme phase. caracterisent dans les champs de l 'art et de la culture. Pour
la periode presente aussi, il suffit de noter les faits. La
Consideree apres coup, du point de vue auquel on peut se
situer a la fin des annees quatre-vingt, la periode qui suit
1950 est centralement caracterisee par l'evanescence .du
conflit social, politique et ideologique. Certes, le totalita-
situation apres 1950 est celle d'une decadence manifeste
de la creation spirituelle. En philosophie, le commentaire
et l'~~erp~~t.ati.~.~.. tex.tll~ls ~t. his. toriques des aut~urs. du
I
risme communiste est toujours la, mais il appara'i:t de plus en passe Jouent _le,,rol1/ qe 1,µbstituts de la pensee. Cela com-
plus comme une menace externe, et son « ideologie » subit mence deja avec le second· Heidegger et a ete depuis
une pulverisation sans precedent. Certes aussi, les quarante theorise, de maniere apparemment opposee mais condui-
dernieres annees ont vu na'i:tre des mouvements importants sant aux memes resultats, comme « hermeneutique » et
«deconstruction». Un pas supplementaire a ete la recente
aux effets durables (femmes, minorites, etudiants etjeunes).
glorification de la « pensee faible » (pensiero de bole).
Ces mouvements, cependant, ont abouti a des demi-echecs ;
Toute critique serait ici deplacee; on serait oblige d'admi-
aucun, parmi eux, n'a pu proposer une nouvelle vision de la
rer la candeur de cette confession d'impuissance radicale,
societe, ni affronter le probleme politique global comme tel.
si elle ne s'accompagnait pas de «theorisations» mous-
Apres les mouvements des annees soixante, le projet d'auto-
seuses. L' expansion scientifique continue, de toute evi-
nornie semble subir une eclipse totale. On peut considerer
dence, mais on peut se demander s'il ne s'agit pas la de la
cela comme une evolution conjoncturelle, de court terme.
continuation inertielle d'un mouvement lance depuis long-
Mais cette interpretation semble peu probable, devant le
temps. Les exploits theoriques du premier tiers du siecle -
poids croissant de la privatisation, de la depolitisation et de
relativite, quanta- n'ont pas de parallele depuis cinquante
1. Par exemple dans « Le mouvement revolutionnaire sous le capi-
ans. (La triade des theories des fractals, du chaos et des
talisme moderne » (1960), maintenant in Capitalisme moderne et catastrophes forme peut-etre l'exception.) Un des champs
Revolution, Paris, 10/18, 1979, vol. 2. les plus actifs de la science contemporaine, ou l'on s'at-
24 Koinonia L' epoque du conformisme generalise 25
tend a des resultats d'une immense signification, est la 1. Rejet de la vue globale de l'Histoire comme progres
cosmologie; mais le moteur de cette activite est l 'explo- ou liberation. En lui-meme, ce rejet est correct. Il n'est pas
sion technique observationnelle, alors que son cadre theo- nouveau; et, entre les mains des« postmodemistes », il ne
rique reste toujours la relativite et les equations de Fried- sert qu'a eliminer la question: en resulte-t-il que toutes les
mann, ecrites au debut des annees vingt. .Tout aussi periodes et tous les regimes social-historiques sont equiva-
frappante est la pauvrete de !'elaboration theorique et phi- lents? Cette erimination a son tour conduit a l'agnosti-
losophique des implications formidables de la physique cisme politique, ou bien aux amusantes acrobaties aux-
modeme (qui mettent en question, comme on le sait, la quelles se livrent les « postmodemistes » ou leurs freres
plupart des postulats de la pensee heritee ). Mais le progres lorsqu'ils se sentent obliges de defendre la liberte, la
technique continue et meme s'accelere. democratie, les droits de l'homme, etc.
Si la periode. modeme, telle qu'on l'a definie plus haut, 2. Rejet de l'idee d'une raison uniforme et universelle.
peut etre caracterisee, dans le domaine de l' art, comme la lei encore, en lui-meme, le rejet est correct; il est loin
recherche consciente d'elle-meme de formes nouvelles, cette d'etre nouveau; et il ne sert qu 'a occulter la question
recherche est maintenant explicitement et categoriquement ouverte par la creation greco-occidentale du logos et de la
abandonnee. L'eclectisme et le retraitement des ceuvres du raison : que devons-nous penser? Toutes les manieres de
passe ont acquis la dignite de programmes. Lorsque Donald penser sont-elles equivalentes ou indifferentes?
Barthelme ecrivait « le collage est le principe central de tout 3. Rejet de la differenciation stricte des spheres
art au XX" siecle », il se trompait sur les dates (Proust, Kafka, culturelles (par exemple, philosophie et art) qui se fonde-
Rilke, Matisse n' ont rien a voir avec le « collage » ), mais non rait sur un principe sous-jacent unique de rationalite ou de
fonctionalite. La position est confuse, et melange desespe-
pas sur le sens du « postmodernisme ». L'art « postmo-
rement plusieurs questions importantes. Pour n'en nommer
deme » a rendu un service veritablement immense : faire voir
qu 'une : la differenciation des spheres culturelles (ou son
combien l'art modeme avait ete vraiment grand.
absence) est, chaque fois, une creation social-historique,
partie essentielle de !'institution d'ensemble de la vie par
la societe consideree. Elle ne peut etre ni approuvee ni
IV
rejetee dans l'abstrait. Et, pas davantage, le processus de
differenciation des spheres culturelles dans le segment
A partir des differentes tentatives pour definir et pour
greco-occidental de l'histoire, par exemple, n'a exprime
defendre le « postmodernisme », et d'une certaine familiarite
les consequences d'un principe sous-jacent unique de
avec le Zeitgeist, on peut faire deriver une description som- rationalite quel que soit le sens de cette expression. Rigou-
maire des articles de foi theoriques ou philosophiques de la reusement parlant, ce n'est la que la construction (illusoire
tendance contemporaine. J'emprunte les elements d'une telle et arbitraire) de Hegel. L'unite des spheres culturelles dif-
description aux excellentes formulations de Johann Amason 1 : ferenciees, a Athenes aussi bien qu'en Europe occidentale,
ne se trouve pas dans un principe sous-jacent de rationalite
1. Johann Amason, « The Imaginary Constitution of Modernity»,
Revue europeenne des sciences sociales, Geneve, 1989, n° XX, ou de fonctionalite, mais dans le fait que toutes les spheres
p. 323-337. incament, chacune a sa fas;on et dans le mode meme de
26 Koinonia L' epoque du conformisme generalise 27
leur differenciation, le meme noyau de significations ima- distance avec ce qui est, laquelle implique la conquete
ginaires de la societe consideree. d'un point de vue au-dela du donne, done un travail de
Nous sommes devant une collection de demi-verites per- creation. La periode presente est, ainsi, bien definissable
verties en stratagemes d'evasion. La valeur du « postmo- comme le retrait general dans le conformisme. Confor-
demisme » comme theorie est qu'il reflete servilement et misme qui se trouve typiquement materialise lorsque des
done fidelement les tendances dominantes. Sa misere est centaines de millions de telespectateurs sur toute la surface
qu'il n'en fournit qu'une simple rationalisation derriere du globe absorbent quotidiennement les memes inanites,
une apologetique, qui se veut sophistiquee et n'est que mais aussi lorsque des « theoriciens » vont repetant que
l'expression du conformisme et de la banalite. Se concoc- l' on ne peut pas « briser la cloture de la metaphysique
tant agreablement avec les bavardages a la mode sur le greco-occidentale ».
« pluralisme » et le « respect de la difference», il aboutit a
la glorification 'de l' eclectisme, au recouvrement de la ste-
rilite, a la generalisation du principe « n'importe quoi va », V
que Feyerabend a si opportunement proclame dans un
autre domaine. Aucun doute que la conformite, la sterilite Il ne suffit done pas de dire que « la modemite est un
et la banalite, le n'importe quoi, sont les traits caracteris- projet inacheve » (Habermas). Pour autant que la moder-
tiques de la periode. Le « postmodemisme », l'ideologie nite a incame la signification imaginaire capitaliste de
qui la decore avec un « complement solennel de justifica- l 'expansion illimitee de la (pseudo-)maitrise (pseudo-)
tion», presente le cas le plus recent d'intellectuels qui rationnelle, elle est plus vivante que jamais, engagee dans
abandonnent leur fonction critique et adherent avec une course frenetique conduisant l'humanite vers les dan-
enthousiasme a ce qui est la, simplement parce que c'est gers les plus extremes. Mais, pour autant que ce develop-
la. Le « postmodemisme », comme tendance historique pement du capitalisme a ete decisivement conditionne par
effective et comme theorie, est assurement la negation du le deploiement simultane du projet de l'autonomie sociale
modemisme. et individuelle, la modemite est achevee. Un capitalisme
Car en effet, en fonction de l'antinomie deja discutee qui se developpe en etant force d'affronter une lutte conti-
entre les deux significations imaginaires nucleaires de l' au- nue contre le statu quo sur les chaines de fabrication aussi
tonomie et de la « ma1trise rationnelle », et malgre leur bien que dans les spheres des idees ou de l'art, et un capi-
contamination reciproque, la critique des realites instituees talisme dont l'expansion ne rencontre aucune opposition
n'avait jamais cesse pendant la periode « modeme ». Et inteme effective sont deux animaux social-historiques
c 'est exactement cela qui est en train de disparaitre rapide- totalement differents. Le projet d'autonomie lui-meme
ment, avec la benediction « philosophique » des « postmo- n'est certainement ni acheve ni fini. Mais sa trajectoire
dernistes ». L'evanesc.ence du conflit social et politique pendant les deux demiers siecles a prouve l'inadequation
dans la sphere « reelle » trouve sa contrepartie appropriee radicale, pour parler avec moderation, des programmes ou
dans les champs intellectuel et artistique avec l'evanes- il s'etait incame - que ce soit la republique liberale ou le
cence de l' esprit critique authentique. Comme deja dit, cet « socialisme » marxiste-leniniste. Que la demonstration de
esprit ne peut exister que dans et par l'instauration d'une cette inadequation dans l 'experience historique effective
28 Koinonia
des peuples. On parle toujours - et a juste titre - de !'ex- tise, il fallait qu'il y eut un saint eponyme, et en effet il y
termination des Indiens d'Amerique. Je n'ai jamais vu per- 1 avait un aghios Kornelios, translitteration grecque du latin
sonne se poser la question : comment une langue qui Cornelius - de la gens Cornelia, qui avait donne son nom a
n'etait, il y a cinq siecles, parlee que de Moscou a Nijni- des centaines de milliers d'habitants de l'Empire -, lequel
Novgorod a-t-elle pu atteindre les rives du Pacifique, et si Kornelios a ete sanctifie moyennant une histoire qui est
cela s'est passe sous les applaudissements enthousiastes racontee dans les Actes (10-11) et que je resume. Ce Cor-
des Tatars, des Bouriates, des Samoyedes et autres Toun- neille, centurion d'une cohorte italique, vivait a Cesaree,
gouses. faisait de larges aumones au peuple et craignait Dieu qu'il
C'est la une premiere raison pour laquelle nous nous priait sans cesse. Apres la visite d'un ange, il invite chez
devons d'etre particulierement rigoureux et exigeants au lui Simon, le surnomme Pierre. Celui-ci, en route, a aussi
plan de la reflexion. Une deuxieme, tout aussi importante, une vision dont le sens est qu'il n'y a plus de nourritures
est qu'ici, comme dans toutes les questions portant sur une pures et impures. Arrive a Cesaree, il dine chez Corneille -
categorie social-historique generale - la Nation, le Pou- diner chez un goy est, selon la Loi, abomination - et pen-
voir, l'Etat, la Religion, la Famille, etc. -, le derapage est dant qu'il y parle, l'Esprit saint tombe sur tous ceux qui
presque inevitable. A toute these que l' on pourrait enoncer, ecoutaient ses paroles, ce qui surprend au plus haut point
il est d'une facilite deconcertante de trouver des contre- i les compagnons juifs de Pierre qui assistent a la scene,
exemples - et le peche mignon des auteurs, dans ces puisque l'Esprit saint s'etait aussi repandu sur les non-cir-
domaines, c'est le manque du reflexe qui prevaut dans concis, qui s 'etaient mis a parler en langues et a magnifier
toutes les autres disciplines: ce que je dis n'est-il pas Dieu. Plus tard, revenant a Jerusalem, Pierre a a repondre
contredit par un contre-exemple possible? Tous les six aux amers reproches de ses autres compagnons circoncis ;
mois, on lit de grandioses theories echafaudees sur ces il s'en explique, apres quoi ceux-ci se calment, disant que
themes, et l'on se surprend, encore, a s'etonner: l'auteur Dieu a octroye aussi bien aux « nations » la repentance
n'a-t-il done jamais entendu parler de la Suisse ou de la afin qu'elles vivent.
Chine? de Byzance ou des monarchies chretiennes ibe- Cette histoire a evidemment de multiples significations.
riennes? d' Athenes ou de la Nouvelle-Angleterre? des C'est la premiere fois dans le Nouveau Testament qu'est
Esquimaux ou des 'Kung? Apres quatre, ou vingt-cinq, affirmee l'egalite des «nations» devant Dieu, et la non-
. siecles d'autocritique de la pensee, on continue de voir necessite du passage par le juda'isme pour devenir chretien.
fleurir les generalisations beates a partir d'une idee surve- Ce qui m'importe encore plus, c'est la contraposee de ces
nue a l' auteur. propositions. Les compagnons de Pierre « s' etonnent forte-
ment » (« exestesan » dit !'original grec des Actes : ex-ista-
mai, ek-sister, sortir de soi-meme) que le Saint-Esprit
Une anecdote, peut-etre amusante, me conduit a un des veuille bien se repandre sur toutes les «nations». Pour-
centres de la question. Comme vous l'avez vu dans l'an- quoi? Paree que, evidemment, le Saint-Esprit ne pouvait
nonce du colloque, mon prenom est Cornelius - en vieux avoir affaire jusque-la qu 'a des juifs - et au mieux a cette
fran~ais, et pour mes amis, Corneille. J' ai ete baptise dans secte particuliere de juifs qui se reclamait de Jesus de
la religion chretienne orthodoxe, et pour que je sois bap- Nazareth. Mais aussi, elle nous renvoie par implication
32 Koinonia Reflexions sur le racisme 33
negative a des specifications de la culture hebra'ique - ici, Je trouve necessaire de rappeler cela ne serait-ce que
je commence a etre desagreable - qui pour les autres ne parce que l'idee que le racisme ou simplement la haine de
vont pas de soi, c'est le moins qu'on puisse dire. Ne pas l'autre est une invention specifique de !'Occident est une
accepter de manger chez les goi"m, lorsqu'on sait la place des aneries qui jouissent actuellement d'une grande circu-
que le repas en commun tient dans la socialisation et l 'his- lation.
toire de l'humanite? On relit al ors l' Ancien Testament Sans pouvoir m'attarder sur les divers aspects de l'evo-
attentivement, notamment les livres relatifs a la conquete lution historique et leur enorme complexite, je noterai sim-
de la Terre promise, et l'on voit que le peuple elu n'est pas plement:
simplement une notion theologique, mais eminemment a) que parmi les peuples a religion monotheiste, les
pratique. Les expressions litterales de l' Ancien Testament Hebreux ont quand meme cette ambigue superiorite : une
sont du reste tres belles si l'on peut dire (malheureuse- fois la Palestine conquise (il y a trois mille ans - je ne sais
ment, je ne puis le lire que dans la version grecque des rien d'aujourd'hui) et les habitants anterieurs « normali-
Septante, ulterieure de peu a la conquete d'Alexandre. Je ses» d'une fac;;on ou d'une autre, ils laissent le monde
sais qu'il ya des problemes; je ne pense pas qu'ils affec- tranquille. Ils sont le Peuple elu, leur croyance est trop
tent ce que je vais dire). On y voit que tous les peuples bonne pour les autres, il n'y a aucun effort de conversion
habitant le « perimetre » de la Terre promise sont passes systematique (mais pas de refus de la conversion non
par « le fil de l'epee » (dia stomatos romphaias) et cela plus) 1 ;
sans discrimination de sexe ou d'age, qu'aucune tentative b) les deux autres religions monotheistes, inspirees de
de les « convertir » n' est faite, que leurs temples sont l 'Ancien Testament et « succedant » historiquement a l'he-
detruits, leurs bois sacres rases, tout ceci sur ordre direct bra'isme, ne sont malheureusement pas aussi aristocra-
de Yahve. Comme si cela ne suffisait pas, les interdictions tiques: leur Dieu est bon pour tous; si les autres n'en veu-
'abondent concemant !'adoption de leurs coutumes (bde- lent pas, ils seront obliges de l'ingurgiter de force ou bien
lygma, abomination, miasma, souillure) et les relations seront extermines. Inutile de s'etendre, ace point de vue,
sexuelles avec eux (porneia, prostitution; mot qui revient sur l 'histoire du christianisme - ou plutot impossible : au
obsessivement dans les premiers livres de l 'Ancien Testa- contraire, il serait non seulement utile mais urgent de la
ment). La simple honnetete oblige de dire que 1'Ancien refaire car, depuis la fin du xrX" siecle et des grands « cri-
Testament est le premier document raciste ecrit que l'on tiques», tout semble oublie, et des versions a l'eau de rose
possede dans l'histoire. Le racisme hebreu est le premier de la diffusion du christianisme sont propagees. On oublie
dont nous ayons des traces ecrites - ce qui ne signifie que lorsque les chretiens s 'emparent de l'Empire romain
certes pas qu'il soit le premier absolument. Tout laisserait via Constantin, ils sont une minorite, qu'ils ne deviennent
plutot supposer le contraire. Simplement, et heureusement, majorite que par les persecutions, le chantage, la destruc-
si j'ose dire, le Peuple elu est un peuple comme les tion massive des temples, des statues, des lieux de culte et
autres 1• des manuscrits anciens - et finalement par des dispositions
1. V. Exode 23, 22-33; 33, 11-17. Uvitique 18, 24-28. Josue 6, 1. Les quelques efforts de proselytisme juif sous !'Empire romain
21-22; 8, 24-29; 10, 28, 31-32, 36-37, etc. sont tardifs, marginaux et sans lendemain.
34 Koinonia Reflexions sur le racisme 35
legales (Theodose le Grand) interdisant a des non-chre- serais meme tente de dire : une specification monstrueuse,
tiens d'habiter l'Empire. Cette ardeur des vrais chretiens a d'un trait empiriquement presque universe! des societes
defendre le vrai Dieu par le fer, le feu et le sang est humaines. Il s'agit de l'apparente incapacite de se consti-
constamment presente dans l'histoire du christianisme, tuer comme soi sans exclure l'autre - et de l'apparente
oriental comme occidental (heretiques, Saxons, croisades, incapacite d'exclure l'autre sans le devaloriser et, finale-
Juifs, Indiens d'Amerique, objets de la charite de la sainte ment, le ha'ir.
Inquisition, etc.). De meme, il faudrait restituer face a la Comme toujours lorsqu'il s'agit de !'institution de la
flagornerie ambiante la vraie histoire de la propagation a societe, le theme a necessairement deux versants : celui de
peine croyable de l'islam. Ce n'est certainement pas le l'imaginaire social instituant des significations imaginaires
charme des paroles du Prophete qui a islamise (et la plu- et des institutions qu'il cree; et celui du psychisme des
part du temps arabise) des populations allant de l'Ebre a etres humains singuliers et de ce que celui-ci impose
Sarawak et de Zanzibar a Tachkent. La superiorite, du comme contraintes a !'institution de la societe et en subit
point de vue des conquis, de l'islam sur le christianisme de sa part a elle.
etait que sous le premier on pouvait survivre en acceptant Je ne m'etendrai pas sur le cas de !'institution de la
d'etre exploite et prive plus OU moins de droits sans se societe; j'en ai souvent parle ailleurs 1• La societe - chaque
convertir, alors qu'en terre chretienne l'allodoxe, meme societe - s 'institue en creant son propre monde. Cela ne
chretien (cf. les guerres de religion aux xvl"-xvn" siecles), signifie pas seulement des «representations», des l
n' etait pas en general tolerable; « valeurs », etc. A la base de tout cela, il y a un mode du;
c) contrairement a ce qui a pu etre dit (par un de ces representer, une categorisation du monde, une esthetique et
chocs en retour repondant a la « renaissance » du mono- une logique, comme aussi un mode du valoriser - et sans
theisme), ce n'est pas le polytheisme en tant que tel qui doute aussi un mode chaque fois particulier de l'etre
assure l' egal respect de l' autre. Il est vrai qu 'en Grece, ou affecte. Dans cette creation du monde trouve toujours
a Rome, il y a tolerance presque parfaite de la religion ou place, d'une maniere ou d'une autre, !'existence d' autres
de la « race » des autres ; mais cela concerne la Grece et humains et d' autres societes. Il faut distinguer entre la
Rome - non pas le polytheisme en tant que tel. Pour ne constitution d'autres mythiques, totalement ou en partie
prendre qu 'un exemple, l'hindouisme non seulement est (les Sauveurs blancs pour les Azteques, les Ethiopes pour
intrinsequement et interieurement « raciste » (castes), mais les Grecs homeriques), qui peuvent etre « superieurs » ou
a nourri autant de massacres sanglants au cours de son his- « inferieurs », voire monstrueux; et la constitution des
toire que n'importe quel monotheisme, et continue de le autres reels, des societes effectivement rencontrees. Voici
faire. un schema tres rudimentaire pour penser le deuxieme cas.
Dans un premier temps mythique (ou, ce qui revient au
meme, « logiquement premier»), il n'y a pas d'autres.
L'idee qui me semble centrale est que le racisme parti-
cipe de quelque chose de beaucoup plus universe! que l'on l. En dernier lieu, v. dans Domaines de l' homme, Paris, Ed. du
Seuil, 1986 [reed.« Points Essais », 1999], les textes « L'irnaginaire:
ne veut bien l'admettre d'habitude. Le racisme est un reje- la creation dans le domaine social-historique » et « Institution de la
ton, ou un avatar, particulierement aigu et exacerbe, je societe et religion».
36 Koinonia Reflexions sur le racisme 37
Puis, ceux-ci sont rencontres (le temps mythique ou logi- toire, et il ne devrait pas etre difficile de comprendre pour-
quement premier est celui de l'autoposition de !'institu- quoi. Cette « incomparabilite » reviendrait, pour les sujets
tion). Pour ce qui nous importe ici, trois possibilites s 'ou - de la culture consideree, a tolerer chez les autres ce qui
vrent, trivialement : les institutions de ces autres (et done, pour eux est abomination; et, malgre les facilites que se
ces autres eux-memes !) peuvent etre considerees comme donnent aujourd'hui les defenseurs des droits de l'homme,
superieures (aux « notres »), comme inferieures, ou comme elle fait surgir des questions theoriquement insolubles dans
« equivalentes ». Remarquons tout de suite que le premier le cas des conflits entre cultures, comme le montrent les
cas entrai'nerait a la fois une contradiction logique et un exemples deja cites et comme je tacherai de le montrer
suicide reel. La consideration des institutions « etran- encore a la fin de ces notations.
geres » comme superieures par !'institution d'une societe Cette idee, en paroles si simple et si vraie : les autres
(non pas par tel ou tel individu) n'a pas lieu d'etre: cette sont tout simplement autres, est une creation historique qui
institution n'aurait qu'a ceder la place a l'autre. Si la loi va a contrepente des tendances « spontanees » de l'institu-
frans;aise enjoint aux tribunaux : « Dans tous les cas, appli- tion de la societe. Les autres ont presque toujours ete insti-
quez la loi allemande», elle se supprime comme loi fran- tues comme inferieurs. Cela n'est pas une fatalite, ou une
s;aise. 11 se peut que telle ou telle institution, au sens secon- necessite logique, c'est simplement !'extreme probabilite,
daire du terme, soit consideree comme bonne a adopter, et la « pente naturelle » des institutions humaines. Le mode le
le soit effectivement; mais !'adoption globale et sans plus simple du valoir des institutions pour leurs propres
reserve essentielle des institutions nucleaires d'une autre sujets est evidemment !'affirmation - qui n'a pas besoin
societe impliquerait la dissolution de la societe emprun- d'etre explicite - qu'elles sont les seules « vraies » - et que
teuse comme telle. done les dieux, croyances, coutumes, etc., des autres sont
La rencontre ne laisse done que deux possibilites : les faux. En ce sens, l'inferiorite des autres n'est que l'autre
autres sont inferieurs, les autres sont egaux a nous. L' expe- face de l' affirmation de la verite prop re des institutions de
rience prouve, comme on dit, que la premiere voie est sui- la societe-Ego (au sens ou l'on parle d'Ego dans la des-
vie presque toujours, la seconde presque jamais. 11 y a a cription des systemes de parente). Verite propre prise
tela une apparente «raison». Dire que les autres sont comme excluant toute autre, rendant tout le reste erreur
« egaux a nous» ne pourrait pas signifier egaux dans l'in- positive et, dans les cas les plus beaux, diaboliquement
differenciation: car cela impliquerait, par exemple, qu'il pemicieuse (le cas des monotheismes et des marxismes-
est egal que je mange du pore ou que je n'en mange pas, leninismes est obvie, mais non le seul).
que je coupe les mains des voleurs ou non, etc. Tout Pourquoi parler de probabilite extreme et de pente
deviendrait alors indifferent et serait desinvesti. Cela aurait naturelle? Paree qu 'il ne peut pas y avoir de fondation
du signifier que les autres sont simplement autres; autre- veritable de !'institution (fondation « rationnelle » ou
ment dit, que non seulement les langues, ou les folklores, , « reelle » ). Son seul fondement etant la croyance en elle et,
ou les manieres de table, mais les institutions prises globa- plus specifiquement, le fait qu'elle pretend rendre le
lement, comme tout et dans le detail, sont incomparables. monde et la vie coherents (senses), elle se trouve en danger
Cela - qui en un sens, mais en un sens seulement, est la mortel des que la preuve est administree que d'autres
verite - ne peut apparai'tre « naturellement » dans l'his- manieres de rendre la vie et le monde coherents et senses
38 Koinonia Reflexions sur le racisme 39
existent. lei notre question recoupe celle de la religion au I'Empire (et notamment les Grecs, encore tres nombreux en
sens le plus general, que j 'ai discutee ailleurs 1• Asie mineure en 1915-1916 et dont l'Etat est pratiquement
Probabilite extreme, mais non pas necessite OU fatalite : en guerre avec la Turquie) ne sont pas persecutes.
le contraire, bien que hautement improbable - comme la
democratie est hautement improbable dans l 'histoire -, est
quand meme possible. L'indice en est la relative et A partir du moment ou il y a la fixation raciste, on le
modeste, mais reelle quand meme, transformation a cet sait, les « autres » ne sont pas seulement exclus et infe-
egard de certaines societes modemes, et le combat qui Y rieurs ; ils deviennent, comme individus et comme collecti-
est mene contre la misoxenie (et qui est certes loin d'etre vite, point de support d'une cristallisation imaginaire
termine, meme dans chacun de nous). seconde qui les dote d'une serie d'attributs et, derriere ces
Tout cela conceme l' exclusion de l' alterite externe en attributs, d'une essence mauvaise et perverse qui justifie
general. Mais la question du racisme est beaucoup plus d'avance tout ce que l'on se propose de leur faire subir.
specifique : pourquoi ce qui aurait pu rester simple affir- Sur cet imaginaire, notamment antijuif en Europe, la litte-
mation de l' « inferiorite » des autres devient discrimina- rature est immense et je n'ai rien a y ajouter 1• Sauf qu'il
tion, mepris, confinement pour s 'exacerber finalement en me parait plus que superficiel de presenter cet imaginaire
rage, haine et folie meurtriere? - baptise, de surcroit, « ideologie » - comme fabrique de
Malgre toutes les tentatives faites de divers cotes, je ne toutes pieces par des classes ou des groupes politiques
pense pas que nous puissions trouver une « explication » pour assurer leur domination ou pour y parvenir. En
generale de ce fait, qu'il y ait a la question une reponse Europe, un sentiment antijuif diffus et «rampant» a cir-
autre qu'historique au sens fort. L'exclusion de l'autre n'a cule sans doute tout le temps depuis le xf siecle au moins.
pas pris partout et toujours, loin s'en faut, la forme du 11 a parfois ete ranime et revivifie aux moments OU le corps
racisme. L' antisemitisme et son histoire dans les pays social eprouvait avec une intensite plus forte que d'habi-
chretiens sont connus : aucune « loi generale » ne peut
tude le besoin de trouver un mauvais objet « inteme-
expliquer les localisations spatiales et temporelles des . exteme » (l '« ennemi interieur » est tellement commode),
explosions de ce delire. Autre exemple, peut-etre plus par-
un bouc emissaire pretendument marque deja de soi-meme
lant encore. L'Empire ottoman, une fois la conquete faite,
comme bouc. Mais ces revivifications n'obeissent pas a
a toujours mene une politique d'assimilation puis d'exploi-
des lois et a des regles ; impossible, par exemple, de lier
tation et de capitis diminutio des conquis non assimiles
les profondes crises economiques subies pendant cent cin-
(sans cette assimilation massive, il n'y aurait pas aujour-
quante ans par l 'Angleterre a une explosion quelconque
d'hui de nation turque). Puis soudain, a deux reprises
d'antisemitisme - alors que depuis quinze ans de telles
-1895-1896, 1915-1916-, les Armeniens (soumis toujours,
explosions, mais dirigees contre les Noirs, commencent a
il est vrai, a une repression beaucoup plus cruelle que les
s'y produire.
autres nationalites de l 'Empire) font l' objet de deux mons-
trueux massacres en masse, alors que les autres allogenes de 1. On peut voir, par exemple, les indicatjons abondantes que
donne Eugene Enriquez dans De la horde a l' Etat, Paris, Gallimard,
1. V. « Institution de la societe et religion», op. cit. 1983, p. 396-438.
40 Koinonia Reflexions sur le racisme 41
lei une parenthese. L'opinion commune et les auteurs les (comme le christianisme, l'islam, etc.). Mais le racisme
plus remarquables - je pense, par exemple, a Hannah ne veut pas la conversion des autres, il veut leur mort. A
Arendt - semblent trouver intolerable dans ,le racisme le l'origine de !'expansion de l'islam il ya quelques cen-
fait que l'on ha'isse quelqu'un pour ce dont il n'est pas res- taines de milliers d 'Arabes ; a l 'origine de I 'Empire turc,
ponsable, sa « naissance » ou sa «race». Cela est certes il ya quelques milliers d'Ottomans. Le reste, c'est le pro-
abominable, mais les remarques qui precedent montrent duit des conversions des populations conquises (forcees
que cette vue est erronee, ou insuffisante, qu'elle ne saisit ou induites, peu importe). Mais pour le racisme, l' autre
pas !'essence et la specificite du racisme - tant il est vrai, est inconvertible. On voit aussitot la quasi-necessite de
je crois, que devant l'ensemble des phenomenes dont le l'etayage de l'imaginaire raciste sur des caracteristiques
racisme est la pointe la plus aigue une combinaison de ver- physiques (done irreversibles) constantes ou pretendues
tige et d'horreur de l'horreur fait vaciller les esprits les telles. Un nationaliste franc;ais ou allemand « bien
mieux faits. Tenir quelqu'un pour coupable parce qu'il compris », instrumentalement rationnel (c'est-a-dire pre-
appartient a une collectivite a laquelle il n'a pas« choisi » cisement de gage du surcro1t imaginaire du racisme ),
d'appartenir n'est pas le propre du racisme. Tout nationa- devrait etre enchante si les Allemands ou les Franc;ais
lisme muscle, en tout cas tout chauvinisme, considere tou- demandaient par centaines de milliers leur naturalisation
jours les autres (certains autres, et de toute fac;on les dans le pays d'en face. Parfois d'ailleurs on naturalise a
« ennemis hereditaires ») comme coupables d'etre ce titre posthume les morts glorieux de l' ennemi. Peu apres
qu'ils sont, d'appartenir a une collectivite a laquelle ils , mon arrivee en France, en 1946, je crois, un grand article
n'ont pas choisi d'appartenir. Ilya Ehrenbourg l'avait for- dans Le Monde celebrait « Bach, genie latin ». (Moins raf-
mule avec la brutale clarte de la gtande periode stali- fines, les Russes demenageaient les usines de leur zone et,
nienne : « Les seuls bons Allemands sont les Allemands au lieu d'inventer une ascendance russe de Kant, ils l'ont
morts. » (= Etre ne allemand, c'est deja meriter la mort.) fait na1tre et mourir a Kaliningrad.) Mais Hitler n'avait
La meme chose vaut pour les persecutions religieuses ou aucune envie de s'approprier Marx, Einstein ou Freud
les guerres a composante religieuse. Parmi tous les comme genies germaniques, et les juifs les mieux assimi-
tonquerants qui ont massacre les infideles a la gloire du les ont ete envoyes a Auschwitz tout comme les autres.
Dieu du jour, je ne vois pas un seul qui ait demande aux
massacres s'ils avaient « volontairement » choisi leur foi.
La logique nous force ici encore de dire quelque chose Rejet de l'autre en tant qu'autre: composante, non pas
de desagreable. La seule veritable specificite du racisme necessaire, mais extremement probable de !'institution de
(relativement aux diverses varietes de la haine des autres), la societe. « Naturelle » - au sens oii l'heteronomie de la
la seule qui soit decisoire, comme disent les logiciens, est societe est « naturelle ». Son depassement exige une crea-
celle-ci : le vrai racisme ne permet pas aux autres d' abjurer tion a contrepente - done improbable.
(ou les persecute, ou les soupc;onne, alors qu'ils ont Nous pouvons en trouver la contrepartie - je ne dis nul-
abjure: marranes). Le desagreable est que nous devons lement la «cause» - au plan du psychisme de l'etre
convenir que nous trouverions le racisme moins abomi- humain singulier. Je serai bref. Une face de la haine de
nable s'il se contentait d'obtenir des conversions forcees l'autre en tant qu'autre est immediatement comprehen-
42 Koinonia Reflexions sur le racisme 43
sible; elle est, on peut dire, le simple envers de l' amour de d'etre quelque chose (paysan Chretien fran<;;ais OU poete
soi, de l'investissement de soi. Peu importe la fallace qu'il arabe musulman, que sais-je ?) ? Non pas certes un « doute
contient, le syllogisme du sujet face a l' autre est aussi tou- intellectuel » qui n'a guere d'existence et en tout cas pas
jours: si j'affirme la valeur de A, je dois aussi affirmer la de force propre dans les couches profondes ici en cause,
non-valeur de non-A. La fallace consiste evidemment en mais un facteur situe dans la proximite immediate des ori-
ceci que la valeur de A se presente comme exclusive de gines, ce qui subsiste de la monade psychique et de son
toute autre: A (ce que je suis) vaut - et ce qui vaut est refus acharne de la realite, devenu maintenant refus, rejet
A. Ce qui est, au mieux, inclusion ou appartenance (A et detestation de l'individu en lequel elle a du se transfor-
appartient a la classe des objets ayant une valeur) devient mer, et qu'elle continue, fantomatiquement, de hanter. Ce
fallacieusement une equivalence ou representativite : A est qui fait que la face visible, « diume », construite, parlante
le type meme de ce qui vaut. La fallace apparait certes du sujet est toujours l'objet d'un investissement double et
sous un autre jour, ne l'oublions pas, dans les situations contradictoire : positif en tant que le sujet est un substitut
extremes, dans la douleur, face a la mort. Ce n'est pas de soi pour la monade psychique, negatif en tant qu'il est
notre sujet. la trace visible et reelle de son eclatement.
Ce pseudo-raisonnement (universellement repandu) don- De sorte que la haine de soi, loin de caracteriser typique-
nerait lieu seulement aux differentes formes de devalorisa- ment les juifs, comme on l'a dit, est une composante de
tion OU de rejet auxquelles allusion a deja ete faite. Mais tout etre humain, et, comme tout le reste, objet d'une ela-
une autre face de la haine de l'autre est plus interessante boration psychique ininterrompue. Et je pense que c'est
Aussi, vieux familier et amoureux de Max Weber 1, ai-je chose de plus» devient accessible, quelque chose d' « eter-
ete a la fois force et enchante de lire Philippe Raynaud nellement inaccessible a toute science de la nature » : « la
la plume a la main. L'acuite de son texte m'a incite a comprehension du comportement des individus singuliers
reprendre une serie de questions, reglees pour ce qui me qui participent a ses structures sociales ». Consideration
conceme depuis longtemps, mais que l' « air du temps » a certes tres importante : tout processus physique est des-
resoulevees d'une maniere que je trouve regressive, et que criptible, il est souvent explicable, a savoir reconduit a des
la confrontation avec Weber me semble permettre d'eluci- « lois » qui le regissent. Mais il n'est pas comprehensible,
der a un degre decisif2. et a vrai dire, il n'y a la rien a comprendre. En revanche,
les comportements humains nous sont, du moins partielle-
ment, du moins virtuellement, comprehensibles. Une que-
I. La question rf,e l' individualisme relle entre enfants, une scene de jalousie me sont le plus
souvent comprehensibles comme telles et dans leur derou-
On sait que Max Weber professait ce qu'il appelait une lement, fut-ii extraordinaire et improbable (alors qu'il
methode individualiste (PhR, 93-121). La fin ultime de serait, a rigoureusement parler, impossible d'en foumir
l'enquete sociologique et historique - a un niveau profond l'explication au sens des sciences exactes). Cela est condi-
il n 'y a pas, et a juste titre, pour Weber de distinction entre tionne par la possibilite de ce que Weber appelle sympa-
ces deux objets d'enquete - serait de ramener les pheno- thisches Nacherleben, le re-vivre sympathique (ou empa-
menes etudies aux effets des actes ou des comportements thique) des comportements et des motivations d'autrui 1_
(Verhalten) d'individus - « un, quelques-uns, ou nom- Mais ce « re-vivre empathique » n'est pas, on le verra,
l'essentiel de la« comprehension».
breux » - determines, c'est-a-dire separes, definis. Carce
n'est qu'ainsi, dit-il (WG 7, tr. fr. 97-98), que « quelque Ce que Max Weber appelle la methode individualiste
semble s 'opposer a un individualisme substantiel ou onto-
1. Mes premieres publications en grec (1944), reeditees par logique. La sociologie que Weber veut promouvoir tra-
Ypsilon, Athenes, 1988, sous le titre Prates Dokimes (Premiers vaille en construisant (ou en restituant) un sens compre-
Essais), comprenaient entre autres la traduction longuement commen- hensible des comportements (Verhalten) des individus
tee des « Fondements methodiques » d'Economie et Societe et une
« Introduction a la theorie des sciences sociales » fortement influen- singuliers (einzelnen; « un ou plusieurs », WG 6, n° 9). A
cee par Weber. cela elle parvient d'autant mieux, ou meme elle n'y par-
2. Je citerai le livr~ de Philippe Raynaud sous le sigle PhR, et le vient que dans la mesure ou ce sens est un sens « ration-
numero de la page; Economie et Societe de Weber sous le sigle WG
(Mohr, Ttibingen, 1956). Comme j'ai longuement traite ailleurs des n~l » Cela
~ - se fait par la construction d 'idealtypes (d 'indi-
questions discutees ici, le lecteur interesse pourra se reporter a v1dus ou de comportements). Je reviendrai sur ceux-ci
« Marxisme et theorie revolutionnaire » (1964-65), repris comme com aussi sur l'enorme question de savoir si « la sign/
premiere partie dans L'lnstitution imaginaire de la societe, Paris Ed.
du Seuil, 1975, cite ici comme MTR-IIS; a la deuxieme partie de
L' Institution ... , citee comme IIS; a Domaines de l' homme, Paris Ed. _l. Notons en passant que cette possibilite du re-vivre sympa-
du Seuil, 1986, cites comme DDH; enfin a« L'etat du sujet aujour- th1que ou empathique provoquait, il n'y a guere, des gorges
d'hui», publie dans Topique, n° 38. 1986, p. 7-39, cite comme ES chaudes chez les psychanalystes parisiens avances. Bien evidem-
[dans ce volume, p. 233 et suiv.]. Tous les mots ou passages souli- ment, sans cette possibilite il n'y aurait tout simplement pas de vie
gnes le sont dans l' original, sauf indication contraire. sociale possible.
50 Koinonia Jndividu, societe, rationalite, histoire 51
fication des phenomenes sociaux est construite par le concemant le rapport de « !'interpretation de l'agir a ces
savant a partir d'un point de vue particulier » (PhR, 51), et concepts collectifs » :
si dans cette construction on ne presuppose rjen du cote de a) 11 est souvent necessaire d'utiliser des expressions
son objet. comme « Etat », « famill~t>, et_c. -: ~ais il faut eviter de les
Weber, anticipant en pleine conscience les perversions confondre avec les conce_l}t&--jtrr1chques correspondants et
possibles de cette vue, qualifie d'avance de « monstrueux de leur imputer une « personnalite collective».
malentendu » (ungeheuer Missverstandnis) la tentative de b) La comprehension doit prendre en compte que ces
tirer de cette « methode individualiste » une « valuation « formations collectives » sont aussi « des representations
I
individualiste » dans n'importe quel sens, comme aussi dans la tete d'hommes reels », et que de cette fas;on « elles
toute tentative de tirer « du caractere inevitablement. .. peuvent avoir une signification tres importante, parfois
rationaliste de la formation de concepts scientifiques » des tout a fait decisive (dominante, beherrschende) pour...
conclusions sut la « prevalence des motifs rationnels » l'agir des hommes reels». Mais il est clair dans le contexte
dans l' agir humain ou meme une « evaluation positive du que ces « representations » ne peuvent etre pensees que
"rationalisme" » (WG 9, n° 9; cf. aussi WG 3, n° 3). Qui comme le resultat de l'action d'autres « hommes reels» et
connait la violence de ses critiques obsessivement repetees « singuliers ».
contre R. Stammler peut aisement imaginer les durs sar- c) I1 existe une ecole de sociologie « organique », tentant
casmes avec lesquels il aurait accueilli l '« individualisme » d'expliquer les comportements sociaux a partir de conside-
et le « rationalisme » contemporains en sciences sociales - rations « fonctionnelles », les « parties » accomplissant
pour ne pas parler des pseudo-conclusions politiques qu'on les fonctions necessaires pour !'existence du «tout». Ce
en tire, moyennant des raisonnements du type « les licomes genre de considerations peut avoir, dit Weber, une valeur
existent, done l'univers est fait de gelee de coing » qui ont illustrative, fixer une orientation provisoire de l' enquete
fait la gloire de R von Hayek. (mais attention au risque de « realiser des concepts » !) ou
Que dire, dans cette perspective, des « formations etre heuristiquement utile (permettre, par exemple, de
sociales » ou « collectives » ? Les expressions de Weber a detecter l'agir qui est le plus important dans un contexte
cet egard sont tellement categoriques que l 'on s 'apers;oit donne). Mais tout cela n'est qu'un prealable pour le travail
aussitot que, si la methode individualiste n'implique de la sociologie proprement dite, qui seule accomplit la
aucune prise de position « evaluative », encore moins poli- tache veritable, la comprehension du comportement des
tique, elle equivaut quand meme a une decision ontolo- individus participants (WG 6-7, n° 9; cf. aussi ib. 8-9,
gique sur l'etre du social-historique. « Pour !'interpretation les remarques sur l' « universalisme » ou « holisme »
comprehensive ... ces formations - sociales - sont simple- d'Othmar Spann).
ment (lediglich) les resultats et les connexions de l'agir On le voit, ces remarques n'ont aucune portee princi-
specifique d'hommes singuliers, puisque ceux-ci seuls pielle. La methode individualiste n'empeche pas Weber de
sont, pour nous, des porteurs comprehensibles d'un agir trancher categoriquement, en fin de compte, la question
oriente relativement au sens » (ou porteur de sens : sinn- ontologique : « Le travail sociologique empirique decisif
haft orientiertem Handeln. WG 6, n° 9). commence toujours ... avec la question: quels motifs ont
Cette affirmation massive est assortie de trois remarques determine et determinent les fonctionnaires et les membres
52 Koinonia Jndividu, societe, rationalite, histoire 53
singuliers (einzelnen) de cette "collectivite" a se compor- diques » d'Economie et Societe, il ya peu de doutes pos-
ter de telle sorte qu 'elle fut engendree (formee, creee : sibles sur la double progression qui s'y deploie. D'une
entstand) et continued' exister? » (WG 9, n° 9). part, le « comprendre » est de plus en plus ramene a la
Seul l'agir individuel serait done «comprehensible». comprehension de l'agir instrumentalement rationnel. Je
Mais en quoi consiste cette comprehensibilite ? Les formu- cite un peu longuement, car la phrase (WG 9, n° 10)
lations « initiales » de Weber sont larges et prudentes. eclaire a peu pres tout: « Ces lois [que la sociologie com-
« L' evidence de la comprehension peut avoir un caractere prehensive essaie d'etablir] sont comprehensibles et uni-
rationnel... ou bien consister en un revivre empathique vogues au plus haut point dans la mesure ou, au fondement
(einfiihlend Nacherleben): emotionnel, artistique-recep- du processus typiquement observe, se trouvent des motiva-
tif. » En meme temps, il parle de la difficulte de nous tions instrumentalement rationnelles pures ... et que la rela-
rendre comprehensibles « en les revivant par l'imagination tion entre fins et moyens yest, selon les regles de l'expe-
empathique » (einfiihlende Phantasie) « certaines "fins" et rience, univoque ... Dans ce cas, l'enonce est permis: si
"valeurs" ultimes qui peuvent orienter, d'apres l'expe- l' on agissait rigoureusement de maniere instrumentale-
rience, l'agir d'un homme » ... si elles s'ecartent trop radi- ment rationnelle, on devrait (miisste, necessite et non
calement « de nos propres valuations ultimes » (WG 2, pas obligation) agir ainsi et non pas autrement... » Les
n° 3). La balance semble ainsi etre tenue en equilibre entre exemples invoques (calcul arithmetique, insertion de telle
les deux poles opposes, et leur difference relever seule- proposition dans tel endroit d'une demonstration, decision
ment de la difficulte de comprehension respective. On doit rationnelle d'un homme agissant selon des interets deter-
noter en passant l'imprecision sous-jacente a !'opposition: mines d'entreprendre une action correspondant aux resul-
nous comprenons plus facilement un agir oriente d' apres tats attendus) sont clairs. D'autre part, Weber accumule les
des fins ou des valeurs qui nous sont proches, et (ou) qui exemples de comportements qui ne sont pas instrumentale-
se deroule selon une rationalite des moyens eu egard aux ment rationr1els: tout l'agir traditionnel, de larges couches
fins ; nous comprenons plus difficilement, et le cas echeant de l'agir (et certes, du reagir) charismatique (WG 8, n° 9),
pas du tout, un agir qui obeit a des fins qui nous sont etran- puis (WG 10, n° 11) la presque totalite de « l'agir reel»
geres, et (ou) dont la mise en reuvre s'ecarte sensiblement qui « se deroule dans la grande masse de ses cas dans la
de la rationalite des moyens eu egard aux fins. (J'appelle- demi-conscience apathique (vague, engourdie : dump!) ou
rai cette demiere desormais, selon un usage de plus en plus l'inconscience de son "sens vise"». « L'individu agis-
courant, rationalite instrumentale. Le terme, pour une fois sant... agit dans la majorite des cas instinctivement ou par
pas tres heureux, de Weber: Zweckrationaliti:it veut dire en habitude ... L'agir porteur de sens (sinnhaftes Handeln) de
realite Mittelnrationaliti:it, rationalite des moyens utilises, maniere reellement effective [que ce sens soit rationnel ou
qui ne peut evidemment etre appreciee que relativement a irrationnel] n'est jamais dans la realite qu'un cas limite. »
une fin posee et visee par l'acteur, alors que l'expression D'ou la conclusion, formulee deja auparavant: « Tout cela
rationalite en finalite OU quant aux fins cree en fran<,?ais ne delie pas la sociologie comprehensive de la tache de
une ambigui:te intolerable.) foumir, en conscience des bomes etroites ou elle est confi-
Mais en realite, lorsqu'on relit attentivement et eu egard nee, ce qu'elle est seule a pouvoir foumir » (WG 8, n° 9).
a cette problematique la section « Fondements metho- Que l'on ne s'empresse pas d'objecter qu'aux trefonds
54 Koinonia Individu, societe, rationalite, histoire 55
du comportement traditionnel, habituel, semi-conscient ou est tres proche du doxazo grec). Mais elle n'a pas a
inconscient, se trouve quand meme une « rationalite » : comprendre seulement un sens « isole », a supposer que
soit on n'en sait rien, soit, pour l'etablir, il faudrait recourir telle chose puisse exister. Elle a a comprendre des enchai-
a des considerations de « rationalite objective » que Weber nements d'actes - le comportement socialement oriente
a d'avance ecartees - et a juste titre, vu son horizon philo- des individus - et non pas a les « expliquer », comme la
sophique. Car « l'agir signifie un comportement humain physique, par la simple constatation de « regularites »
lorsque, et dans la mesur~ ou, le ou les acteurs relient a lui incomprehensibles. Et ces enchainements, elle doit, autant
un sens subjectif ». Ce sens peut etre « le sens effectif que possible, les comprendre comme necessaires. C'est
(tatsiichlich) - singulier ou moyen et approche - ... ou le par la, et par la seulement, qu 'elle peut, selon Weber, etre
sens subjectivement vise par l'acteur ou les acteurs penses science. Sa tache est (WG 5, n° 7) de foumir « une inter-
comme types a l'interieur d'un type pur conceptuellement pretation causale correcte », et cela exige que « le deroule-
construit » (WG 1, n° 1). Et, dans tous les cas, nous reste- ment que l 'on pretend typique apparaisse a la fois comme
rions avec ce mystere : pourquoi et comment la grande adequat du point de vue du sens et que l'on puisse l'etablir
majorite des individus dans la grande majorite de leurs comme causalement adequat ». La causalite est essentielle
actes agissent-ils simplement parce qu'ils ont ete habitues pour Weber (PhR, 39-45). Orce qu'il faut bien, en fin de
a agir ainsi, qu'est-ce que cela signifie quanta 1' etre meme compte, appeler l'individualisme rationaliste (methodolo-
des individus humains, et que dire de l'instauration (chaque gique, mais aussi ontologique) de Weber se joue tout entier
fois premiere) de ces « habitudes » ou de la « tradition » ? sur cette liaison de la causalite (necessite) et de la compre-
Que dire aussi des perspectives et des chances d'une socio- hension, ineluctablement representee (on Verra aussitot
logie comprehensive, si celle-ci doit se homer, devant les pourquoi) par l'intelligibilite rationnelle. En effet, a l'op-
95 % de l'histoire humaine, a dire: ce n'est pas compre- pose des « regularites stupides » de la nature physique, un
hensible, mais c'est traditionnel? enchainement d'actes rationnellement lies nous apparait
forcement comme a la fois intelligible et necessaire - intel-
ligible dans chacun de ses moments et dans leur liaison, et
1
Nous aurons a critiquer les fondements philosophiques necessaire de meme. (Aux exemples preferes de Weber
de la position de Weber; mais avant cela, il nous faut com- cites plus haut, on peut ajouter celui du general qui, dans
prendre la logique (et, a partir de ces fondements, la neces- les circonstances et avec les moyens donnes, aurait pris les
site) de son attitude. decisions instrumentalement rationnelles en vue de la fin
La sociologie doit comprendre, et pas (ou pas simple- qu'il se propose et ou nous pouvons « expliquer causale-
ment) expliquer. (Je reviendrai plus loin sur l'erreur qu'il y ment » la distance, l'ecart, la deviation de son agir effectif
a a separer absolument ces deux moments.) Que peut-on par !'intervention de « fausses informations, erreurs quant
comprendre? Du sens. Et, selon Weber, il n'y a de sens aux faits, erreurs de pensee, temperament personnel ou
que « dans », «par» et «pour» les individus effectifs considerations extrastrategiques » (WG 10, 11).
(meme si c'est simplement pour le scientifique qui le Or la causalite ne signifie ni « l 'irreversibilite » ni un
« construit ») - en tout cas, un sens vise (gemeinter; le ordre quelconque dans le temps, et evidemment encore
terme allemand designe fortement le cote « subjectif », il moins la simple consecution reguliere empiriquement
56 Koinonia Jndividu, societe, rationalite, histoire 57
constatee entre un phenomene et un autre. La causalite le Fehf(;n an Sinnadaquanz, le manque OU deficit d'ade-
signifie la regularite d'une consecution dont la necessite quation du sens, qui reduit la regularite observee a une
<;st exprimee par une loi universelle. L'universalite de la regularite « incomprehensible » ,et « statistique » (WG 5,
loi dans le cas des sciences physiques est, f ormaliter spec- n° 7) - c'est-a-dire nous fait tomber du cote des sciences
tata, un requisit de la pensee scientifique et, materialiter physiques d' observation. Et cela est meme vrai pour les
spectata, elle se trouve representee par la reproductibilite « elements psychiques » : « Plus ils sont saisis exactement
en principe indefinie de la consecution consideree. (Je selon la fa~on des sciences physiques, d'autant moins les
neglige des distinctions secondaires quant a mon propos : comprenons-nous: precisement, ce n'est fa jamais le che-
experiment, observation, inference indirecte, etc.) Mais ni min vers une interpretation a partir d'un sens vise» (WG
reproductibilite ni meme a proprement parler repetition 6, n° 9). Certes, ajoute Weber, processus et regularites
non triviale ne sont accessibles dans les phenomenes incomprehensibles n'en sont pas pour autant moins
social-historiqU:es (je repete que pour Weber il n'y a pas a « importants » ; mais leur role est pour la sociologie le
cet egard, et a juste titre, de distinction essentielle entre meme que celui de tous les etats de fait etablis relevant
societe et histoire), pour des raisons mille fois <lites et que d'autres disciplines scientifiques (de la physique a la phy-
l' on pourrait encore multiplier. Or c 'est precisement cette siologie). Ils appartiennent aux conditions, incitations,
absence de reproductibilite qui confere, dans sa perspec- obstacles, exigences, etc., que le monde non social pre-
tive causaliste, tout leur poids aux considerations de Weber sente a l 'agir social des hommes.
sur la « rationalite » et l'intelligibilite. L'intelligibilite N'y a+il done fa-dessous aucune philosophie (autre
intrinseque d'un enchainement de motivations et d'actes se qu 'une « theorie de la connaissance des sciences sociales ») ?
substitue ,tres exactement et efficacement (et meme plus: Oh, que si ! Ce n'est meme pas la peine d'entrer dans la
avec le gain de la « comprehension » !) a la reproductibilite discussion de l'idee intenable qu'il pourrait y avoir une
des sciences experimentales. Celle-ci est en effet rempla- « methode » (ou une « theorie de la connaissance ») n'im-
cee par un enonce de reproductibilite potentielle indefinie : pliquant aucune ontologie. Sans les deux affirmations
« Tout autre individu rationnel a la place de X et devant les conjointes et solidaires : il y a du comprehensible dans la
memes circonstances aurait decide d'employer le meme societe et l'histoire, et ce comprehensible est (par excel-
inoyen Y. » Ou, si l'on prefere: en tant qu'individus lence, si l'on insiste) la dimension« rationnelle » de l'agir
rationnels, nous sommes tous substituables les uns aux individuel, la methode weberienne devient sans obj et (et
autres et nous « devrions reproduire » les memes compor- l'on ne comprend pas pourquoi on a decide de l'appliquer
tements devant les memes conditions. (Notons que dans a la societe et l'histoire plutot qu'a l'examen des galaxies).
ces conditions la singularite meme de l' evenement histo- Rien ne sert d'ajouter des clauses du genre« nous faisons
rique se dissout, sauf en tant que singularite numerique, ou comme si ... » (pourquoi n'utilisez-vous pas le meme
deviation irrationnelle: « Qu'auriez-vous fait dans ces « comme si » en biologie moleculaire ?) ou « nous parlons
conditions? - Exactement ce qu'il a fait. - Et pourquoi ne des parties que notre methode recouvre, sans prejuger de la
l'avez-vous pas fait ?-J'avais bu trop de champagne.») totalite » (il y a done bien des parties que votre methode
Si cette reproductibilite potentielle decoulant de la recouvre, et cela ne peut pas tenir a votre seule methode,
« rationalite » fait defaut, se produit ce que Weber appelle puisque les autres parties lui resistent). Philippe Raynaud
58 Koinonia Jndividu, societe, rationalite, histoire 59
retrace excellernment (71-81) les origines de l'idee que le d'etre rappele. Et beaucoup de choses - les plus decisives
comprehensible est le produit de l'action individuelle, jus- - nous sont intelligibles sans que nous les ayons faites ou
qu' a Vico et son fameux verum et f actum convertuntur - le que nous puissions les « refaire », les reproduire. Je n'ai
vrai et le fait (humain) se convertissent l'un a l'autre, ou, pas fait l'idee de norme ou de loi (au sens sociologique,
librement mais fidelement, seul ce que nous avons fait est effectif - non pas au sens « transcendantal ») ; je pourrais
intelligible et tout ce que nous avons fait est intelligible - inventer une loi particuliere, non pas l'idee d'une loi
et, en amont de Vico, jusqu'a Hobbes. Bien entendu, l'ori- sociale (l'idee d'institution). En vain dira-t-on que des per-
gine de l 'idee est dans la philosophie theologique : lorsque sonnes concretes designables m 'ont appris le langage ;
Platon, dans le Timee, veut « expliquer » le monde, il rend pour me l'apprendre, elles devaient le posseder deja. Ira-
sa constitution « autant que faire se peut » comprehensible, t-on jusqu'a soutenir que des« individus rationnels », pous-
en se mettant a la place, pour ainsi dire, d'un demiurge ses par leurs « interets » OU leurs « idees », ont consciem-
« rationnel » (et meme place au summum de la « rationa- ment fait le langage (ou tel langage) (et que ce n'est que
lite » : mathematicien et geometre), qui travaille a partir dans la mesure ou celui-ci a ete consciemment fait qu'il est
d'un modele lui-meme « rationnel ». (Si le monde n'est intelligible) ? Arretons-nous de rire, et demandons seule-
pas completement « rationnel », c'est que Platon, qui reste ment : un individu « rationnel » et « conscient » est-il
quand meme grec, fait travailler son demiurge sur une concevable comme individu effectif (et meme comme
matiere irrationnelle et independante de lui. Cette issue « sujet transcendantal ») sans langage?
sera evidemment fermee pour la theologie chretienne de la Ph. Raynaud montre bien (81-121) comment Dilthey,
toute-puissance de Dieu.) Que le meme scheme domine parti d'une perspective de comprehension « individua-
l'idealisme allemand (!'intelligible est correlatif a l'action liste » (et, au depart, « psychologique »), a ete amene a
d'un sujet, fini chez Kant, infini chez Hegel) est clair. prendre en compte, retrouvant Hegel quoique recusant la
Pour Weber, en tout cas, les enracinements kantiens et neo- metaphysique hegelienne, les manifestations de ce qu'il
kantiens sont connus et evidents, y compris et surtout a cet appelle, apres Hegel mais. avec un sens beaucoup plus
egard. large que chez celui-ci, l' « esprit objectif » ( et qui recouvre
1 Pour aerer la discussion et en faire voir plus clairement pratiquement ce que j'appelle !'institution): langage, cou-
les enjeux, prenons brutalement nos distances. L'enonce tume, formes de vie, famille, societe, Etat, droit. .. Il note
de Vico, et toute la constellation qu'il peut denoter, sans aussi, tres justement, la persistance chez Dilthey - bien
prejudice du moment de verite partielle qu'il contient, est que celui-ci ait des 1883 qualifie l'individu cornme une
faux. Nous ne vivrions pas dans le monde ou nous vivons, abstraction - du principe du verum factum : « Le champ
mais dans un autre, si tout ce que nous faisons etait intelli- [des sciences de l'esprit] est identique a celui de la com-
gible, et si seul nous etait intelligible ce que nous avons prehension et en consequence la comprehension a pour
fait (nous comme individu ou comme collection d'indivi- objet l'objectivation de la vie. Ainsi le champ des sciences
dus nommement designables). Que tout ce que nous fai- de l'esprit est-il determine par l'objectivation de la vie
sons ou que d'autres font ou ont fait n'est pas intelligible dans le monde exterieur. L' esprit ne peut comprendre que
(et souvent, meme pas comprehensible quelle que soit ce qu' it a cree » (Dilthey cite par PhR, 86; souligne par
!'extension que l'on donnera a ce terme) merite a peine moi). La position philosophique est ici visiblement
60 Koinonia Jndividu., societe, rationalite, histoire 61
confuse (Philippe Raynaud parle de « maladresse specula- Que sont ces « individus » ? Deux voies s 'ouvrent, les
tive»). Quelque chose « s'objective » - qui n'est pas la deux conduisant a des consequences intenables :
Raison ou l 'Esprit du monde hegeliens ; il est appele, en - Ou bien on <lira que l'essentiel du comportement indi-
passant, « vie », ou « esprit» - et ce dans quoi il « s' » est viduel est « rationnel » (ou progres vers la « rationalite ») -
objective nous est, en droit, comprehensible (a travers la et si je peux le comprendre, c'est que je participe de la
difference des temps et des lieux). Aussi, les conditions de meme « rationalite ». Il est immediat que nous marchons
cette comprehension restent obscures : on pourrait dire que alors a pleine vapeur vers un idealisme absolu (hegelien)
nous participons de cette « vie » et de cet « esprit » - mais en matiere d'histoire, meme s'il s'intitule «reconstruction
est-ce la une condition suffisante, surtout a partir du du materialisme historique », comme chez Habermas.
moment ou il ne s'agit plus de comprendre les seules Qu'on distingue, le cas echeant, dans cette « rationalite »
« activites rationnelles », mais la totalite de !'experience une « logique des interets » et une « logique des idees »
humaine et surtout ses formes « objectivees » ? (ou des« representations») n'y change rien: c'est toujours
Cette difficulte n'existe pas pour Max Weber - puisque, de logique qu'il s'agit, et si conflit il y avait, ce serait
comme on l'a vu, les entites collectives « apparaissent a conflit entre deux logiques. Tout ce qui n'en releve pas,
nouveau comme de simples donnees que la comprehension tout ce qui ne peut pas etre rationnellement reccinstruit
doit chercher a ramener a l'activite des individus » (PhR, dans un seminaire de philosophie - tres peu de chose, la
121). Mais a quel prix ! Il faut avaliser une ontologie (celle. totalite de l 'histoire humaine - est scorie, deficit a combler
de la philosophie criticiste) qui affirme : s' il y a du sens, progressivement, etape d'apprentissage, echec passager
c'est qu'il y a un sujet (un ego) qui le pose (le vise, le dans le problem-solving qui est propose a l 'humanite (par
constitue, le construit, etc.). Et s'il ya un sujet, c'est qu'il qui et pour quoi faire ?) ou, pourquoi pas, « stupidite pri-
est soit seule source et origine unique du sens, soit correlat mitive», comme disait le vieil Engels.
obligatoire de celui-ci. Que ce sujet soit nomme, en philo- - Ou bien, suivant Terence (humani nihil alienum puto)
sophie, ego ou conscience en general, et, en sociologie, et les grands philosophes classiques, je prends l'« indi-
individu cree certes des questions graves (et notamment vidu » dans sa plenitude, avec sa capacite de « rationalite »
Celle du passage enigmatique entre le sujet transcendantal mais aussi avec ses passions, ses affects, ses desirs, etc. Je
du criticisme et l'individu effectif agissant dans une me trouve alors avec une « nature humaine » plus ou
societe, lequel, en bonne philosophie kantienne et neo- moins determinee, mais assurement identique a travers les
kantienne, ne peut etre que le sujet « psychologique », lieux et les temps - et dont le dernier avatar est une
« empirique », «phenomenal»), mais ne change rien au marionnette pseudo-psychanalytique a la fabrication de
fond de l' affaire. Dans les deux cas, les postulats et les laquelle, il faut le dire, Freud lui-meme a passablement mis
visees de la pensee sont clairement egologiques. Quoi la main. Suppose meme alors que je puisse comprendre (sur
qu'on fasse alors, il ya une chose qu'on ne peut pas ne pas la voie de la Republique, du Leviathan, de Totem et Tabou,
faire : presenter le social-historique comme le « produit » etc.) pourquoi et surtout comment cet etre a pu produire
de la cooperation (ou du conflit) des« individus » (ou pre- une societe, je reste avec cette enigme : pourquoi et
tendre, attenuation methodologique, que nous ne pouvons comment a-t-il produit tant de societes differentes, et pour-
le penser que dans la mesure ou il l'est). quoi a-t-il produit une histoire (et meme plusieurs)?
62 Koinonia !ndividu, societe, rationalite, histoire 63
Deux choses me remplissent d'un emerveillement tou- y ait des cas limites (ce galet est-il « naturel » ou tra-
jours renouvele: le ciel etoile au-dessus de moi, et l'em- vaille ?) n'infirme pas plus cette assertion que notre even-
prise inderacinable de ces schemes sur les auteurs contem- tuelle difficulte de decider si quelqu 'un tremble de rage ou
porains autour de moi. L'apprentissage, nous dit-on encore a cause d'une affection neurologique. La comprehension
aujourd'hui, est le moteur essentiel de l'histoire humaine. est notre mode d'acces ace monde - et elle ne passe pas
A considerer la facilite avec laquelle on « oublie » dans ce necessairement et essentiellement par la reference a l'indi-
domaine la psychanalyse, l'ethnologie, la prehistoire, vidu. Si, lisant le Parmenide ou la Lex duodecim tabula-
l 'histoire - ou, plus concretement, les deux guerres mon- rum, je comprends, ce n'est pas parce que je revis sympa-
diales, les chambres a gaz, le Goulag, Pol Pot, Khomeyni thiquement les comportements de quelqu 'un. Devant
et j'en passe -, force est de constater qu'il n'est pas un un phenomene social-historique j'ai la possibilite (dans
moteur, meme ~econdaire, de la reflexion contemporaine. l'immense majorite des cas, enigmatique) de « revivre
sympathiquement » ou de « reconstituer » un sens pour un
individu ; mais je suis toujours saisi par la presence,
II. Le social-historique et le psychique l' « incarnation », du sens. Que j 'essaie le cas echeant de
me rendre aussi comprehensibles les « intentions» d'un :
Nous ne « comprenons » pas tous les comportements auteur, les « reactions » possibles de ses lecteurs supposes, 1
individuels, meme pas les notres, tant s 'en faut, et nous n'y change rien. L'objet social-historique est co-constitue i
pouvons comprendre des « objets » irreductibles a des par les activites des individus, qui incarnent ou realisent i
comportements individuels, lorsqu'ils appartiennent au concretement la societe ou ils vivent. Et de ces activites jel
champ social-historique. Le monde social-historique est peux a la limite ne tenir compte que « nominalement ».
monde de sens - de significations -, et de sens ejfectzf qui Une langue morte etudiee a partir d'un corpus fini, le droit
ne peut pas etre pense comme une simple « idealite romain comme systeme, sont des institutions accessibles
visee », qui doit etre porte par des formes instituees, et qui comme telles qui ne renvoient a des acteurs individuels
penetre jusqu'a ses trefonds le psychisme humain, le qu, « a la marge » OU de maniere tout a fait abstraite. Et,
rnodelant de fas;:on decisive dans la presque totalite de ses loin de pouvoir considerer la langue comme « le produit »
manifestations reperables. Sens effectif ne veut pas dire de la cooperation des pensees individuelles, c 'est la langue
forcement (et meme: ne veutjamais dire exhaustivement) qui me dit, d'abord, ce qui pour les individus etait pen-
sens pour un individu. La ligne de separation entre la sable et comment il l'etait.
« nature » objet des sciences dites experimentales, et le Un individualisme methodologique serait, par opposition
social-historique n'a pas affaire avec !'existence ou non de a un individualisme substantialiste ou ontologique, une
comportements individuels. Qu'il s'agisse d'actes d'indi- demarche qui refuse (comme le fait explicitement Weber)
vidus, de phenomenes collectifs, d'artefacts ou d'institu- de se poser des questions du genre: est-ce l'individu ou la
tions, j'ai toujours affaire avec quelque chose qui est societe qui est «premier»? est-ce la societe qui produit les
constitue comme tel par l' ejfectivite immanente d' un sens individus ou bien les individus qui produisent la societe?
- ou d'une signification, et cela suffit pour que je place en affirmant qu'a ces questions « ontologiques » nous ne
l'objet dans l'horizon d'une saisie social-historique. Qu'il sommes pas obliges de repondre, la seule chose qui nous
64 Koinonia Jndividu, societe, rationalite, histoire 65
soit (eventuellement) comprehensible etant le comporte- mediatise par des individus nommement reperables, la
ment de l'individu (effectif ou ideal-typique) - ce compor- mere, par exemple - mais pas seulement. Non seulement
tement etant d'autant plus comprehensjble qu'il est ces individus soot toujours deja socialises eux-memes,
« rationnel » (du moins « instrumentalement rationnel »). mais ce qu 'ils « transmettent » les depasse abondamment :
Mais qu'est-ce que l'individu effectif - et qu'est-ce que la disons en gros, et pour n'en designer qu'un aspect, qu'ils
rationalite effective ? fournissent les moyens et les modes d'acces a, virtuelle-
L'individu n'est, pour commencer et pour l'essentiel, ment, la totalite du monde social chaque fois institue, tota-
rien d'autre que la societe. L'opposition individu/societe, lite qu'ils n'ont nul besoin de posseder effectivement (et
prise rigoureusement, est une fallace totale. L'opposition, meme, qu 'en fait ils ne pourraient pas « posseder » effecti-
la polarite irreductible et incassable est celle de la psyche vement). Et il n'y a pas que les individus: la langue
et de la societe. Or la psyche n' est pas l'individu; la psy- comme telle est un «instrument» de. socialisation (elle
che devient iiidividu uniquement dans la mesure ou elle n'est certes pas que cela !) dont les effets depassent imme-
subit un processus de socialisation (sans lequel, du reste, surablement tout ce que la mere, qui l'apprend a son
ni elle ni le corps qu'elle anime ne sauraient survivre un enfant, pourrait « viser ». Et, comme le savait deja Platon,
instant). Nous n'avons pas besoin de faire semblant que les murs memes de la ville socialisent les enfants (et les
nous ne savons pas, alors que nous savons. Certes Hera- jeunes, et les adultes) tres au-dela de toute «intention»
elite n'est pas « depasse » : nous n'atteindrons pas les explicite de celui qui les a construits.
limites de la psyche, meme apres avoir parcouru tout le Je ne repeterai pas ici ce que j'ai longuement et a plu-
chemin (ou tousles chemins). Mais nous savons que l'etre sieurs reprises expose ailleurs (IIS, ch. VI; ES passim). Je
humain ..nail avec une constitution biologique donnee resumerai simplement en disant que la socialisation des
(extremement complexe, rigide a certains egards, a individus - processus lui-meme socialement institue, et
d'autres dotee d'une plasticite incroyable) et que cette chaque fois differemment- leur ouvre l'acces a un monde
constitution porte, aussi longtemps qu'elle fonctionne, une de significations irnaginaires sociales dont aussi bien l'ins-
psyche. De celle-ci, loin de tout savoir, nous savons quand tauration que l'incroyable coherence (l'homologie diffe-
meme beaucoup de choses. Plus nous l'explorons, plus renciee et articulee de ses parties, comme leur synergie)
nous constatons qu'elle est essentiellement a-logique, qu'a depassent inimaginablement tout ce que « un ou plusieurs
cet egard les termes «ambivalent» et « contradictoire » ne individus » pourraient jamais produire (MTR-IIS, 190-
rendent son mode d'etre qu'a un degre immensement 218). Ces significations existent effectivement (social-his-
affaibli. Mais aussi, en l'explorant nous rencontrons a toriquement) en etant instituees. Elles ne soot pas reduc-
toutes ses strates - et non seulement parce que le patient tibles a la transsubstantiation des pulsions psychiques : la
doit mettre en mots son reve, ou le psychanalyste penser sublimation est la face psychique du processus dont la face
forcement selon certaines categories - les effets d'un pro- sociale est la fabrication de l'individu. Et elles ne soot evi-
cessus de socialisation qu'elle a subi des sa venue au demment pas reductibles a la« rationalite », queHe que soit
monde. l'ampleur que l'on donnera au sens de ce terme. Affirmer
Ce processus est certes lui-meme une activite sociale - qu'elles le soot, c'est se mettre dans l'obligation de pro-
et, comme telle, il est necessairement toujours aussi duire, seance tenante, une « dialectique rationnelle » de
66 Koin6nia Jndividu, societe, rationalite, histoire 67
l'histoire et meme des histoires ; il faudrait expliquer, par que collectif anonyme, et son mode d'etre en tant qu'ima-
exemple, en quoi et comment aux xrV'-xV' siecles, les civi- ginaire radical instituant et createur de significations.
lisations azteque, inca, chinoise, japonaise, i;nongole, hin- L'existence de ce ni✓e'au ne choque que parce qu'on
doue, persane, arabe, byzantine, ouest-europeenne, plus n' aime pas sortir de ses habitudes de pensee ; en elle-
tout ce qu'on pourra enumerer d'autre comme cultures meme, elle n'a rien de plus (et de moins) etonnant que
dans les continents africain, australien, asiatique, ameri- celle de ce niveau d'etre que tous acceptent betement,
cain, representent simplement differentes « figures de la j'ose dire, parce qu'ils croient l'avoir toujours «vu» : la
rationalite », et surtout comment on pourrait en faire la vie. Elle est montree (et meme « demontree ») par ses
« synthese » - voici l'etat de l'Esprit du monde en 1453, effets irreductibles ; ou alors il faut carrement faire du Ian-
par exemple, et voila pourquoi dans et par cette diversite gage et des langages (et ce n'est la qu'un exemple) un phe-
phenomenale se manifeste I'unite profonde de la Raison, nomene biologique (comme le fait pratiquement Haber-
humaine ou pas -, ou, a defaut, comment on pourrait les mas). Ces memes effets montrent son caractere createur:
ordonner rationnellement (car on peut sans scrupule mettre oil ailleurs a-t-on vu une forme d'etre telle que !'institu-
a la retraite une Raison qui ne saurait ordonner et hierar- tion? Creation qui se manifeste, entre autres, par l'enorme
chiser, fOt-ce « dialectiquement », ses manifestations). La diversite des formes sociales aussi bien que dans leur suc-
surdite betonnee des diverses variantes du rationalisme cession historique. Cette creation est ex nihilo : lorsque
contemporain devant ces questions - que l'on -pourrait l'humanite cree !'institution ou la signification, elle ne
multiplier indefiniment -, a la fois elementaires et incon- «combine» pas des «elements» qu'elle aurait trouves
toumables, montre a !'evidence qu'il represente beaucoup epars devant elle. Elle cree la forme institution, et dans et
moins une etape dans l'histoire de la pensee qu'une regres- par cette forme elle se cree elle-meme en tant qu' humanite
sion de nature ideologique (les motivations de cette ideolo- (autre chose qu'une assemblee de bipedes). Creation ex
~ gie ne peuvent nous retenir ici). La philosophie de l 'his- nihilo, creation de la forme, ne veut pas dire creation cum
toire ne commence pas avec une lecture de Kant, mais nihilo, sans « moyens » et sans conditions, sur une table
avec une etude des sacrifices humains chez les Azteques, rase. A part un (ou peut-etre plusieurs) point d'origine
de la conversion massive a l'islam des populations chre- inaccessible et insondable, qui lui-meme s' etaye sur des
tiennes de la moitie de l'Empire d'Orient, du nazisme et proprietes de la premiere Strate naturelle, de l'etre humain
du stalinisme, par exemple. comme etre biologique, et de la psyche, toute creation his-
Nous pouvons en revanche tenir ensemble dans notre torique a lieu sur, dans et par du deja institue (sans parler
pensee ces <lures evidences que nous presentent les pheno- des conditions «concretes» qui l'entourent). Cela la
menes social-historiques - irreductibilite de !'institution et conditionne et la limite - mais ne la determine pas ; et bien
des significations sociales a un « agir individuel », cohe- evidemment, encore moins de maniere « rationnelle »
rence, au-dela du fonctionnel, de toute societe en matiere puisque dans les cas importants il s'agit du passage d'un
de sens, irreductibilite des formations social-historiques magma de significations imaginaires sociales a un autre
les unes aux autres et de toutes a une « progression de la (1/S, ch. vn; DDH, 385-418). De sorte qu 'il est simple-
Raison» - en acceptant !'existence d'un niveau d'etre ment rhetorique d'objecter a l'idee de la creation dans
inconnu de l'ontologie heritee, le social-historique en tant l'histoire que si elle etait vraie, on pourrait retrouver
68 Koinonia Jndividu, societe, rationalite, histoire
~
Homere entre Shakespeare et Goethe. Aucun de ces « phe- ments qui lui preexistaient y sont devenus par le nouveau
nomenes » (auteurs) ne peut etre detache de son monde sens qu'ils y ont acquis-Pans la pratique de l'enquete, il y
social-historique propre - et il se trouve que, dans ce cas, a certes toujours un va-et-vient entre les deux demarches,
ces mondes se succedent en « ayant connaissance », plus mais cela n'altere en rien la position principielle. (Pour
ou moins, de ceux qui les ont precedes dans ce segment de une esquisse des problemes et des moyens de cette
l'histoire humaine. L'existence de conditions dans une comprehension, voir DDH, 264-281.)
l
succession ne suffit pas pour en faire une succession « cau-
sale rationnelle ». Ma lecture de Hegel entre dans les
conditions de ma pensee en ce moment, mais si par impos-
sible j'arrivais a penser quelque chose de nouveau, Hegel
De cela, du moins, Weber etait profondement convaincu
aussi - meme si sa terminologie etait differente. L' « incom-
parabilite » ou « incommensurabilite » des « valeurs » et
des « fins » ultimes de l '« agir social des hommes », la
n'en aura pas ete la «cause». Le monde qui s'etablit sur « guerre des dieux » ont pour reference veritable l 'alterite
les ruines de '!'Empire romain a partir du V' siecle est des differents mondes social-historiques et des significa-
inconcevable sans la Grece, Rome, le Nouveau Testament tions imaginaires qui les animent. Elles traduisent chez lui' 1
et les barbares germaniques. Cela ne signifie nullement qu 'il la perception aigue du probleme que cree l'irreductible
provient d'une «addition», « combinaison » ou « synthese » multiplicite des formes dans lesquelles se deploie le social-
d'elements de ces quatre provenances (et des autres qu'on historique, et la profonde conscience de l'impossibilite,
pourrait alleguer). Il est une creation de nouvelles formes quand on les considere pour elles-memes, de les hierarchi-
social-historiques (radicalement autres, du reste, entre ser ( cf. PhR, 145-154 et 176-192). Mais - et en cela je dif-
l'Empire d'Orient et les royaumes barbares d'Occident), fere de Philippe· Raynaud - cela laisse subsister dans
qui conferent un sens essentiellement nouveau aux ele- sa pensee une antinomie ineradicable. Autant son refus
ments memes qui leur pre-existaient et qu 'elles « utili- de considerer la « rationalite » et la « rationalisation »
sent » (DDH, 231-233). Parler de « synthese » dans ces cas modemes comme en droit « superieures » a d'autres
est pure paresse d'esprit et mome repetition des cliches formes d'existence sociale est net - et j'ajouterai, quanta
habituels, qui rend aveugle, par exemple, devant le fait que moi : a d' autres points de vue, notamment philosophiques
l' « utilisation » de la philosophie grecque par la theologie et politiques, fortement criticable et finalement inaccep-
chretienne aurait ete impossible sans une immense defor- table -, autant son « refus violent de l'irrationalisme histo-
mation de cette philosophie (dont les effets se font, du rique » (Philippe Raynaud) l' oblige, en !'absence de
reste, toujours sentir) ou que l'institutionnalisation (et deja reductibilite des« valeurs ultimes » (c'est-a-dire, des signi-
la propagation) du christianisme a exige l'abandon d'ele- fications imaginaires autres), a instaurer un individualisme
ments essentiels de la foi neo-testamentaire, comme l'acos- rati~naliste (dont on a vu qu'il ne peut pas etre simplement
misme et !'imminence de la Parousie (l'attente apocalyp- « methodologique »), et la rationalite instrumentale comme
tique). Loin de pouvoir « expliquer » ou « comprendre » le horizon d'intelligibilite du social-historique. On doit etre
monde byzantin a partir de ces elements, je dois, tout au maintenant en mesure de voir comment les deux termes de
contraire, comprendre le monde byzantin comme forme l'antinomie se nourrissent l'un l'autre: plus l'agir des
pour elle-meme et nouveau magma de significations insti- hommes est motive,« en demiere analyse», par !'adhesion
tuees, pour « expliquer » et « comprendre » ce que les ele- a des « valeurs ultimes » ·irreductibles les un:es aux autres
70 Koinonia Jndividu, societe, rationalite, histoire 71
(et certes aussi a la «raison»), plus l'analyse «scienti- de ses regles deductives est totalement incomprehensible.
fique » doit se rabattre sur la rationalite instrumentale De telle sorte que, si la prise en consideration de ces ele-
comme seul terrain solide d 'enquete; et plus on postule ments ensidiques trans-historiques est toujours inelimi-
que la« rationalite » est l'horizon ultime de la comprehen- nable (mais ne m~ne guere loin), l'acces correct a ces
sion, plus les « valeurs ultimes » des differentes cultures memes elements tels qu 'ils se realisent dans une societe
deviennent en fait inaccessibles, et la comprehension du donnee est impossible sans une premiere vue sur l'institu-
monde social-historique se trouve reduite a la reconstitu- tion imaginaire de cette societe. 11 me faut connaitre
tion de quelques fragments ou dimensions instrumentale- quelque chose de la religion chretienne pour ne pas voir
, ment rationnels de l'agir. dans l'enonce « 1 =3 » profere par un fidele OU un theolo-
gien une pure et simple absurdite. 11 m'est done impos-
sible, pour accomplir le programme « methodologique »
Mais qu'en ·est-il de cette « rationalite instrumentale » weberien, de considerer le comportement individuel
elle-meme? comme fait d 'une composante « rationnelle » ( ensidique)
La « rationalite instrumentale » des individus humains centrale supposee etre (fut-ce « methodologiquement »)
est chaque fois socialement instituee et imposee. (Que partout et toujours la meme et d'ecarts individuels relative-
cette imposition rencontre dans la psyche ce qui, le long ment a cette « rationalite ». L'entendement est social-histo-
d'un processus difficile et douloureux, la rend possible, riquement institue et chaque fois plonge dans !'institution
c'est une autre question; cf. ES.) Elle est, par exemple, imaginaire globale de la societe. Pour le dire brutalement,
impossible sans le langage. Or tout langage convoie la c'est la « rationalite » meme des autres societes et des
totalite du monde social dont il fait partie. 11 y a certes des autres epoques qui est differente, parce qu'elle est« prise»
« elements » de cette rationalite qui, consideres abstraite- dans d'autres mondes imaginaires. Cela ne veut pas dire
ment, sont trans-historiques : 2 + 2 = 4 vaut sans doute qu' elle est, pour nous, inaccessible; mais cet acces doit
pour toute societe. Ce sont ceux qui appartiennent a !'in- passer par la tentative (toujours certes problematique;
tersection (partie commune) de l'entendement ensidique comment pourrait-il en etre autrement?) de restituer les
(ensembliste-identitaire) que toute societe doit minimale- significations imaginaires de la societe etudiee.
ment instituer et qui correspond aussi, suffisamment quant En deuxieme lieu - autre aspect de la meme chose -,
a l'usage, a la composante ensidique de la premiere strate la difference, l'alterite, l'ecart sous lesquels se presente
naturelle sur laquelle vit toute societe (/IS, ch. v). Mais ces l'objet de l'enquete social-historique et qui constitue la
elements sont toujours fortement co-determines par le principale difficulte de celle-ci est d'un tout autre ordre
magma des significations imaginaires sociales dans lequel que l'ecart entre un comportement instrumentalement
ils baignent, et que chaque fois ils instrumentent. Sans rationnel et le comportement effectif observe. Qu' Antoine
cette instrumentation, ces significations ne pourraient ait abandonne le combat a Actium lorsqu'il a vu le vais-
meme pas etre dites. Mais sans ces significations, les ele- seau de Cleopatre partir, alors que, « rationnellement », il
ments « rationnels » (ensidiques) n'auraient aucun sens. avait encore des chances de vaincre, cette interf~rence de
Un livre mathematique entierement formalise et ne conte- la passion avec la rationalite instrumentale ne presente pas
nant aucune explication de ses symboles, de ses axiomes et d'enigme majeure. Ce qui suscite notre veritable etonne-
72 Koinonia Individu, societe, rationalite, histoire 73
ment, et constitue la difficulte de la connaissance social- le risque est que ce demier considere comme allant de soi
historique, c'est l'alterite enorme et massive qui separe les et ne faisant pas question la« rationalite » de sa societe (et
representations, les affects, les motivations, les intentions 1 la sienne propre), et ·que de ce fait meme il meconnaisse
des sujets d'une autre societe et les notres propres. Com- l'imaginaire qui la fonde et la singularise. Combien ce
ment aborder le comportement des guerriers arabes pen- risque a piege de penseurs parmi les plus grands - de
dant la grande expansion de l'islam, celui des Croises, Hegel et de Marx a Freud et Max Weber lui-meme, pour
celui des participants aux guerres religieuses qui dechirent ne pas parler des contemporains qui sont legion -, il est
l'Europe de 1530 au traite de Westphalie, avec pour seul inutile de le rappeler. C'est ainsi qu'a tour de role la
instrument la derisoire comparaison entre sa composante monarchie prussienne, la technique et l 'organisation capi-
rationnelle-instrumentale et ce qui s'en ecarte? Je n'y talistes de la production, la famille patriarcale et la bureau-·
comprendrai rien, si je n'essaie pas de penetrer tout un cratie modeme sont apparues comme les incarnations
monde autre· de significations, de mq,tivations, d'affects, d'une rationalite (« instrumentale » ou substantive) inques-
qui comporte certes sa composante ensidique, son legein et tionnable.
son teukhein, mais qui ne peut pas y etre reduit. Et, plus
pres de· nous, ou plutot chez nous: que m'apporterait la
tentative de comprendre le comportement de Hitler, des m. Les idealtypes
SS, des membres du parti nazi, de Staline, des membres
des partis staliniens, comme un comportement instrumen- La construction ( « scientifique ») des ideal types, tels que
talement rationnel qui, sur certains points precis, a devie ceux-ci sont penses par Weber, vise a etablir des enchaine-
de cette. rationalite (les deux parties de cet enonce etant du ments « typiques » de motivations et d'actes individuels
reste passablement exactes)? Qu'aurais-je ainsi compris (qui devraient, dans le cas «parfait», etre a la fois « ade-
du totalitarisme? Et comment ne pas voir dans ce cas que quats quant au sens » et « causalement adequats ») et par la
la mise en reuvre meme d'une « rationalite instrumentale » aussi des ideal types d' individus, du moins eu egard a un
dementielle,jusqu'a ses modalites parfois les plus detaillees, aspect de leur agir (« roi », « fonctionnaire », « entrepre-
, a ete massivement dependante de l'imaginaire totalitaire neur»,« mage », pour prendre les exemples qu'il cite, WG
· et decisivement co-determinee par celui-ci? Impossible, 8, n° 9). Or, un des paradoxes de son travail est que plu-
encore une fois, d'eviter la pensee que le retour en force sieurs des idealtypes qu'il a construits (ou elucides), et
d'un individualisme « rationaliste » et meme d'un certain parmi les plus importants, termes auparavant imprecis ou
rationalisme est actuellement motive aussi par le desir d'en vagues auxquels il a donne un contenu beaucoup plus
finir (en paroles et philosophiquement) avec les horreurs rigoureux, ne se referent pas a des comportements indivi-
du xX" siecle, alors qu'elles se prolongent et se diversifient duels ou a des individus, mais a de grands artefacts collec-
sous nos yeux. tifs, c'est-a-dire en fait a des institutions et des types
La situation s'inverse, mais la question n'est pas rendue d'institutions: la ville, le marche, le type d'autorite, la
plus facile, dans le cas oppose: l'alterite tend vers un bureaucratie, l 'Etat patrimonial ou legal, etc. Certes, il
minimum - idealement, vers zero - lorsque l 'objet de s'agit pour Weber, d'une part de chercher dans quelle
I' enquete est la propre societe de l 'enqueteur. Dans ce cas, mesure chaque fois un des phenomenes apprehendes
74 Koinonia Individu, societe, rationalite, histoire 75
communement par ces termes s 'approche ou s 'ecarte de Les idealtypes ont un referent, qui est le sens social
son idealtype (cf. sur le « marche » WG 43-44), ce qui ne effectif des « phenomenes » (comportements, etc.) obser-
nous importe pas ici, et d'autre part, idealement, de rame- ves. Et leur validite ne peut etre discutee qu'eu egard ace
ner chaque fois ces artefacts a des « comportements indivi- sens effectif. Que ce sens effectif ne soit jamais « imme-
duels » - objectif en verite rarement, pour ne pas dire diatement donne », qu'il y ait toujours necessairement une
jamais, atteint vu qu'il est intrinsequement inatteignable. circulation (en droit interminable) entre la construction
Ramener par exemple le « marche » a des comportements theorique et sa confrontation avec les « faits » (significa-
maximisants d' « individus rationnels »ala fois fait tomber tifs) ne change rien a la position de principe. Contraire-
du ciel de tels individus et neglige les conditions social- ment a ce que croit Popper, on peut dire des betises sur la
historiques de la veritable imposition du « marche » Grece Ge ne parle pas de geographie ou de demographie)
comme institution, sur laquelle Polanyi a deja dit une ou sur n'irnporte quelle autre societe - et l'on peut mon-
bonne partie de ce qui est a dire. Ce qui est ainsi chaque trer, a l'aide par exemple d'un texte grec, qu'il s'agit de
fois construit est l'idealtype d'une institution qui certes betises. Il y a une infinite d' «interpretations» absurdes, et
doit accommoder les « individus » - aucune institution ne peu d'interpretations prima facie plausibles eu egard au
peut survivre si elle ne le fait pas -, mais qui concerne un «materiel» historique. La validite d'un idealtype ne peut
autre niveau d'etre que l'existence « purement indivi- etre jugee qu 'a sa capacite de « faire sens » eu egard aux
duelle » et qui, plus fortement encore, est la presupposi- .phenomenes historiques, qui sont deja en soi et pour soi
tion, generale et specifique, pour que l'on puisse parler de porteurs de sens.
« comportement rationnel » des individus. C'est parce Or, ce sens n'est jamais « isole ». Il participe toujours de
qu'il y a; deja la, un univers bureaucratique que mon l'institution globale de la societe comme institution de
comportement en tant que bureaucrate sera ou non significations imaginaires, et il en est solidaire. C'est pour-
« rationnel » ; meme dans la bureaucratie moderne, etre un quoi aussi - et independamment de toute infirmation
bureaucrate au comportement instrumentalement rationnel « empirique » et « vulgaire » - je ne peux pas inserer dans
signifie se comporter selon les regles de « rationalite » (et, une societe capitaliste l'idealtype « chamane », par exemple,
t6ut aussi souvent, d'absurdite) instaurees par la bureau- ou bien l'idealtype « speculateur financier» chez les
cratie en general et le corps bureaucratique particulier Aranda. <;a ne colle pas. Plus generalement, les idealtypes
auquel j'appartiens. que je construis relativement a une societe doivent etre
Mais il y a beaucoup plus. Le monde social-historique coherents, complementaires et (idealement) complets ou
est un monde de sens effectif et immanent. Et c 'est un exhaustifs. Si je construis un idealtype de « patricien
monde qui n'a pas attendu le theoricien pour exister romain », par exemple, il doit pouvoir tenir ensemble avec
comme monde de sens, ni pour etre, a un degre fantas- l'idealtype « plebeien romain », les deux avec celui
tique, coherent, sans quoi il n'existerait pas. (Coherent ne d' « esclave romain », de «paterfamilias» et « mater fami-
veut dire ni « systematique », ni «transparent».) Cela pose lias » romains, etc.; mais aucun de ces idealtypes n'est
a la construction des idealtypes des exigences dont une constructible sans reference a la loi romaine, la religion
partie est sans doute tacitement admise, et l'autre ignoree romaine, l' armee romaine, les possibilites de la langue
par Weber. latine, etc. Non pas: au bout de ce travail, c'est la societe
76 Koinonia Jndividu, societe, rationalite, histoire 77
romaine tout entiere que j'aurai reconstruite - mais: je ne mie et Societe, WG 241-381, en particulier le paragr~phe
peux pas faire le premier pas du travail, sans avoir en vue sur la« theodicee », ibid. 314-319). 11 est impossible de le
cette societe comme telle. Les « faits sociaux » et les " faire ici; vu !'importance intrinseque du sujet et sa reacti-
« comportements individuels » ne sont effectivement pos- vation dans les discussions contemporaines, j'espere pou-
sibles (comme « faits » et comme sens) que parce qu'il ya, voir y revenir tres prochainement. Je tiens. cependant a
chaque fois, une societe qui « fonctionne » as a going noter, en attendant, que je m'inscris totalement en faux
concern, comme on dit en anglais. (Cela n'a rien a voir contre l'idee de Weber, reprise et amplifiee par Habermas,
avec un « fonctionnalisme » quelconque: j'entends sim- que « toutes les religions doivent resoudre le probleme de
plement que la societe existe, se reproduit, se change, etc.). la theodicee » et qu'il ya une « logique interne des repre-
Ce n'est pas parce que les idealtypes construits pour saisir sentations » religieuses qui les pousse vers un mouvement
une societe l'ont ete avec un souci de coherence qu'ils de «rationalisation», quelles que soient les qualifications
« produisent »· une societe coherente - c'est parce que la dont on assortira la these (PhR, 138-145).
societe est coherente (meme dans la guerre civile et les Je terminerai avec quelques remarques provoquees par la
camps de concentration) que le theoricien peut essayer de riche et subtile discussion que Philippe Raynaud offre de
construire des idealtypes qui tant bien que mal tiennent la conception de la politique chez Weber et de son rapport
ensemble. Je ne construis pas « librement » le rapport de a sa philosophie et a sa theorie de la societe (PhR, 157-
l' Athenien a sa polis; c 'est parce que ce rapport a effecti- . 205), portant sur ce qu'il faut bien appeler le « decision-
vement existe, dans sa singularite historique, sa coherence, nisme » de Weber en matiere politique, ou l'idee d'une
et sa relative persistance, qu'il y a devant moi la polis et « politique de la volonte » (PhR, 183).
l' Athenien comme objets de connaissance. La societe, Le « decisionnisme » de Weber revient finalement a
comme totalite coherente, existe d'abord en et pour elle- constater que, de meme que dans le monde social-histo-
meme; elle n'est pas une « idee regulatrice ». Sa« compre- rique il y a irreductibilite et incommensurabilite des
hension totale » est certes un ideal inaccessible - mais cela « valeurs » ultimes qui orientent l' agir humain, de meme
est tout a fait autre chose. l'action du politique (et de chacun de nous, en tant qu'il
est sujet politique) repose sur des valeurs ultimes qu'au-
cune argumentation « rationnelle » ne saurait imposer a
rv. Rationalite et politique ceux qui ne les partagent pas. On notera d'abord que, si
Weber ne se degage pas, comme on l'a vu, du rationalisme
11 eilt fallu, pour pleinement apprec1er la contrainte dans le domaine de la connaissance, il rompt avec lui dans
qu 'impose l'idee de «rationalisation» chez Weber comme le domaine de l'action. Ensuite, que cette position (la
facteur historiquement agissant (done, immanent a l'his- « politique de la volonte ») n 'est guere en realite attenuee
toire et non pas « construit » par le theoricien aux fins de par la preference marquee par Weber pour une « ethique
meilleure intelligence de celle-ci), pouvoir discuter avec de la responsabilite » (qui tient compte des r6sultats de
precision l'immense travail de Weber sur la question de la l 'action) a l' encontre d 'une « ethique de Ia conviction»
religion (les trois volumes des Gesammelte Aufsiitze zur (qui enjoint d'agir selon certains principes ou « pour Ia
Religionssoziologie, comme aussi le chapitre v d' Econo- grandeur d'une cause», quelles qu'en soient les conse-
78 Koinonia ; Individu, societe, rationalite, histoire 79
quences dans la realite). La distinction est elle-meme inte- valeur de l' « universalite rationnelle » et (cette condition
nable, sinon au plan sociologique (descriptif), en tout cas supplementaire est absolument exigible) le passage de
au plan logique et normatif qui seul nous ·interesse ici. celle-ci a une universalite pratique et politique/ethique. La
Toute « responsabilite » est responsabilite a l' egard de premiere condition fait du raisonnement une tautologie, la
certaines fins. Si mon « ethique de la responsabilite » deuxieme devoile en lui une fallace. Je ne vois aucune
m'interdit d'entreprendre telle action politique parce que, incompatibilite entre !'acceptation du « 2 x 2 = 4 »
par exemple, elle pourrait entrainer le sacrifice de vies (exemple d'Aron) ou de la theorie quantique, et la procla-
humaines, c'est de toute evidence que je pose la vie humaine mation de la necessite de tuer les infideles, de les convertir
comme valeur absolue ou superieure a toute autre - ce qui de force ou d'exterminer les juifs. Tout au contraire, la
est une «conviction». Et si je veux promouvoir la « gran- compatibilite de ces deux classes d'as~rtions est le fait
deur d'une cau~e » par n'importe quel moyen et advienne massif de l'histoire humaine. Et il est particulierement
que pourra, je risque fort de ruiner cette cause. (On ne peut frappant de voir que c'est en plein XX' siecle, siecle qui
penser sans contradiction une « ethique de la conviction» plus que tout autre a monstrueusement demontre, et conti-
absolue que si elle a une orientation absolument acos- nue de le faire, la possibilite de dissocier le « rationnel »
mique.) Ensuite, bien evidemment, le choix de la « respon- technico-scientifique et le raisonnable politique, et apres
sabilite » decoule lui-meme d'une «conviction». Enfin, les experiences du stalinisme et du nazisme, que l'on
comme le note Philippe Raynaud, « l'ethique de la respon- recommence a siffler, pour se donner du courage dans le
sabilite presuppose elle-meme les limites de sa propre noir, l'air de l'universalite rationnelle.
validite et peut ainsi admettre l' irreductibilite de la convic- Il faut encore, il faut toujours distinguer. Il y a une
tion» (184, souligne par moi). « rationalite » ensidique, universelle jusqu'a uncertain point,
Irreductibilite de la conviction, c'est une autre maniere et qui va tres loin (iusqu 'a la fabrication des bombes H). Elle
de dire que rien ne permet de « fonder » les choix ultimes, etait la avant la science et la philosophie greco-occiden-
et de sortir du « combat des dieux ». Rien ne peut nous tales, elle n'engage a rien, elle pourrait continuer pour un
sauver de notre responsabilite ultime : choisir et vouloir en temps indefini une course d'inertie meme si philosophie et
consequence. Pas meme la Raison, demiere figure histo- science au sens fort devaient subir une eclipse provisoire
rique d'une Grace qui comblerait ceux qui s'adresseraient ou definitive. Et Khomeyni peut, sans aucune contradic-
a elle avec une ardeur suffisante. tion, tenir la science occidentale pour nulle - puisque toute
Deux tentatives de depasser - je dirais, d'eviter - cette verite est dans le Livre - et acheter ces efficaces produits
situation sont discutees par Philippe Raynaud, et les deux de Satan que sont les missiles Stinger pour les mettre au
me paraissent intenables. service du seul Dieu vrai. Il y aurait meme contradiction
Raymond Aron pensait pouvoir « sortir du cercle dans que cela ne changerait rien a l' affaire. Se contredire n' a
lequel il [Weber] s'enfermait lui-meme » en invoquant jamais empeche d'exister. Mais la verite scientifique - de
« l'universalite rationnelle » telle qu'elle est exemplifiee meme nature que la verite philosophique, a savoir : mise a
par la « verite scientifique ». Mais la « verite scientifique » l'epreuve perpetuelle de la cloture ou se trouve chaque fois
(et meme le fait qu'« elle s'adresse a tous les hommes ») prise la pensee - ne contient la possibilite d'une universa-
n'est valeur et critere que pour celui qui a deja accepte la lite historiquement effective que moyennant une rupture
80 Koinonia Jndividu, societe, rationalite, histoire 81
avec le monde des representations instituees, traditionnel- plein d'explosifs contre une ambassade est-il « inauthen-
lement ou autoritairement. (C'est d'universalite historique tique », et comment dirait-on qu'il n'obeit pas a des
effective que nous nous soucions lorsque nous affrontons « valeurs » ? Ou bien les « valeurs » sont arbitraires et
la question politique, non pas d' « universalite » transcen- equivalentes, ou bien toutes les valeurs ne se valent pas, et
dantale.) Or,« se dormer» cette rupture comme deja effec- deja dire cela signifie avoir accepte la discutabilite raison-
tuee - ce que fait Aron en parlant de « communaute des nable des valeurs comme valeur et critere supreme. Impos-
esprits a travers les frontieres et les siecles » -, c'est sup- sible de contourp.er la necessite d'affirmer le projet d'auto-
poser le probleme resolu. L'universalite, en ce sens, scien- nomie comme premiere position qui peut s 'elucider, mais
tifique ou philosophique, presuppose des sujets qui ont non« etre fondee », puisque !'intention meme de la fonder
ejfectivement mis en question leur appartenance a tel le presuppose.
monde social-historique particulier. En un sens, elle n'est Je ne peux pas reprendre ici la discussion de l'idee
meme que ceia. Elle n'est done reliee avec !'exigence d'autonomie (cf. MTR-IIS 138-158, DDH 241-324 et ES).
d'une ethique et d'une politique universelles qu'a sa Mais il faut, repeter que la question demeurera intraitable
racine : les deux expriment et tentent de realiser le projet aussi longtemps que l'autonomie sera comprise au sens
d'autonomie. Celui-ci doit done etre pose avant que l'on kantien, comme conformite d'un sujet fictivement autar-
puisse tirer un argument quelconque de l'universalite cique a une « Loi de la Raison», en pleine meconnais-
scientifique - qui ne vaut que pour ceux,pour qui vaut ce sance des conditions et de la dimension social-historiques
projet. En aval de ce projet, tout devient effectivement du projet d'autonomie.
objet d'un debat raisonnable et des gains dans tous les Pla~ons-nous a un point de vue normatif (politique/
domaines peuvent en etre attendus. Mais ces gains, ce ethique, les deux etant au fond indissociables). Il y a une
debat, ce projet lui-meme - quelle valeur ont-ils done fin, que nous sommes quelques-uns a poser: l'autonomie
pour un genie comme Pascal, qui renonce pour ainsi dire a des etres humains, qui ne peut se concevoir que comme
!'invention du calcul infinitesimal parce que tout ce qui autonomie de la societe autant que comme autonomie des
distrait l'ame de son rapport a Dieu est pur divertissement individus - les deux etant inseparablement liees, et cette
bu distraction? («Marthe, Marthe, tu te soucies et t'in- liaison etant en fait un jugement analytique (une tautolo-
.quietes de beaucoup de choses, alors qu'une seule est gie) lorsqu'on a compris ce qu'est l'individu. Cette auto-
necessaire », Luc 10, 41.) Et sur quelle base, autre qu'une nomie, nous la posons comme fin pour chacun d'entre
foi (« conviction » !) personnelle, ou un prejuge cosmo- nous, a l' egard de nous-memes et a l' egard de tous les
historiquement provincial, jugera+on que le Dieu de autres (sans l'autonomie des autres il n'y a pas de collecti-
Pascal et de Kierkegaard est respectable, et que celui de vite autonome - et hors d'une telle collectivite je ne peux
Khomeyni ne l'est pas? pas etre ejfectivement autonome). L'activite visant cette
Il est certain que le terme (ou l'idee) d' « authenticite » autonomie, je l'ai appelee depuis 1964 praxis (MTR-IIS,
ne peut nous servir a rien dans ce debat, et que l'idee selon 97-108): activite qui vise les autres comme sujets (poten-
laquelle un individu « autonome » est celui qui, en agis- tiellement) autonomes et veut contribuer a ce qu 'ils acce-
sant, « obeit a des valeurs » est intenable (PhR, 136-138, dent a leur pleine autonomie. (Le terme praxis n'a done ici
190). En quoi un fanatique qui se lance dans up. camion qu'un simple rapport d'homonymie avec le sens que lui
82 Koinonia Jndividu, societe, rationalite, histoire 83
donne Aristote.) Cette activite peut prendre une forme fortement asymetrique, comme aussi dans le cas de la
intersubjective au sens exact : se deployer dans une rela- pedagogie) - mais la contribution a l'acces du patient a
tion concrete avec des etres definis vises comme tels. Les son autonomie (sa capacite de se remettre en cause et de se
cas les plus evidents en sont alors la pedagogie (aussi et transformer lucidement).
surtout « informelle », qui est partout et toujours presente) Et encore, ce sont la des cas (les plus irnportants) d'acti-
et la psychanalyse. Mais elle doit prendre aussi, sous peine vite «inter-subjective». Or, l'activite visant l'autonomie
d'incoherence totale, une forme qui depasse de loin toute doit prendre (sous peine d'incoherence annihilante) une
« inter-subjectivite » : la politique, a savoir l'activite qui forme sociale - c'est-a-dire politique. Et ici il nous faut
vise la trans!ormation des institutions de la societe pour les dissiper un malentendu radical, et denoncer une terminolo-
rendre conformes a la norme de l'autonomie de la collecti- gie ideologique qui regne en philosophie depuis, au moins,
vite (c'est-a-dire telles qu'elles permettent !'auto-institu- Husserl. Les philosophes ne savent pas (ou plutot, ce qui
tion et l'autogouvemement explicites, reflechis et delibe- est pire, ne veulent pas savoir) ce qu'est le social. Le terme
res, de celle-ci). d'« inter-subjectif» leur sert systematiquement a evacuer
C'est a partir de cette position que l'on peut comprendre la veritable question de la societe (theorique aussi bien que
pourquoi, contrairement a ce que pense Philippe Raynaud, pratique) et a masquer leur irnpossibilite de la penser. Le
les efforts de Habermas de fonder une theorie de l' action terme d'« inter-subjectivite » exprime l'asservissement
sur les idees d' « agir communicationnel », d' « intercom- continue a une metaphysique de l' « individu substantiel »
prehension » et de « situation ideale de discours » (PhR, (du« sujet ») et la tentative desesperee (deja chez Husserl)
171-192), ne depassent pas en verite « la simple critique de sortir de la cage solipsiste a laquelle conduit la philoso-
des convictions subjectives de Max Weber » et ne peuvent phie egologique, tentative qui du reste echoue, « autrui »
pas « aboutir a une tentative feconde pour redefinir les restant toujours dans cette optique un prodige incompre-
taches de la theorie sociale » (PhR, 190). Il ya certes une hensible.
dimension « communicationnelle » (plus simplement, une Mais le social est tout autre chose que « beaucoup, beau-
communication) presque partout dans l'agir social (de coup, beaucoup » de « sujets » - et tout autre chose aussi
ineme qu'il y a, partout, une « activite instrumentale », que « beaucoup, beaucoup, beaucoup » d' « inter-subjecti-
c'est-a-dire ensidique, un legein et un teukhein). Elle est vites ». Il n'y a que dans et par le social qu'un « sujet » et
rarement une « fin en soi», et elle est totalement insuffi- une « inter-subjectivite » sont possibles (meme « transcen-
sante pour faire surgir des criteres de l' action. dantalement » !). Le social est collectif anonyme toujours
Considerons les cas les plus simples, et les plus favo- deja institue, dans et par lequel des « sujets » peuvent
rables, en apparence, a la these de Habermas. Aussi bien apparaitre, qui les depasse indefiniment (ils y sont toujours
en pedagogie qu'en psychanalyse, l'« activite communica- rempla<;;ables et remplaces) et qui contient en lui-meme
tionnelle » et l '« intercomprehension » sont certes des une puissance creatrice irreductible a la « co-operation »
moments importants de l'activite. Mais elles n'en definis- des sujets ou aux effets d' « inter-subjectivite ».
sent nullement ni le sens ni la fin. La fin de la psychana- C'est !'institution de ce social que vise la politique - qui
lyse n'est pas l' « intercomprehension » de l'analyste et du n'a done rien a voir avec l' « inter-subjectivite », ni meme
patient (qui n'est nullement visee comme telle, et qui est avec l' «inter-comprehension». La politique vise l'institu-
84 Koinonia I Individu, societe, rationalite, histoire 85
tion comme telle, ou les grandes options affectant la Waffen-SS ou les pasdarans de Khomeyni. Ce qui dis-
societe dans son ensemble, elle « s'adresse >> au collectif tingue a nos yeux la deuxieme classe de ces cas de la
anonyme, present et a venir. Elle passe certes toujours premiere n'est nullement une deficience en capacite de
dans son activite par un public determine, mais elle ne vise communication inter-subjective (qui est peut-etre maxi-
pas l'inter-comprehension de l'acteur politique et de ce male a l'interieur d'un groupe homogene de fanatiques
public, mais le sort de la collectivite pour un temps en quelconques), mais le fait que celle-ci est toujours deja
principe indetermine. Que l' orateur doive s 'exprimer structuree de fac;on exhaustive par l'institution donnee de
d'une maniere comprehensible ou meme que nous vou- la societe, de telle sorte qu'il est ejfectivement impossible,
lions, et considerions capital que la decision resulte de la du point de vue social-historique, pour les participants de
discussion la plus raisonnable possible, ne merite meme remettre en question cette institution qu'ils sont voues a
pas d'etre mei:itionne. La fin visee et le resultat effectif reproduire indefiniment, et, de ce fait, de s'ouvrir aux rai-
sont tout autre chose: l'adoption d'une nouvelle loi, ou sons de l'autre. C'est l'institution chaque fois donnee qui
l'engagement dans une entreprise commune importante. a la fois assure toujours la communication et trace les
Toutes ces decisions modifient, dans les cas importants, limites de l 'humanite avec laquelle on peut, en principe,
non seulement les individus presents, mais aussi ceux a « communiquer ». C'est done cette institution comme telle
venir. Tout cela depasse de loin l'« activite communica- qui doit etre visee, si le champ de cette communication
tionnelle » et l' «inter-comprehension». Celles-ci ne sont, doit etre elargi. Et, si nous voulons cet elargissement, ce
pour ainsi dire, que le milieu atmospherique indispensable n'est pas parce que nous voulons la communication pour
a la vie et a la creativite politiques - et leur existence elle-meme, mais pour que toute l 'humanite soit en mesure
meme depend d'actes instituants. La fin de ces actes d'reuvrer en commun a la creation d'institutions qui avan-
depasse de loin l'etablissement d'une situation de commu- cent sa liberte de pens er et defaire.
nication ideale, qui n'en est qu'une partie, et a vrai dire un La tentative de Habermas de faire, une fois de plus, sor-
simple moyen. tir « rationnellement » le droit du fait - l'idee d'une
Que si maintenant l'on se place - comme c'est, en rea- « bonne » societe de la realite des conditions de la vie
lite, le cas de Habermas - non pas dans une perspective sociale - me parait tout aussi intenable que les autres ten-
normative (nous voulons l'autonomie, ce qu'elle presup- tatives du meme genre par le passe, qu'il repete. Elle le
pose et ce qu'elle entraine) mais dans une perspective ana- conduit, de maniere tout a fait caracteristique, a chercher
lytique-descriptive de la societe et de l'Histoire dans leur un mythique fondement biologique aux questions de la
effectivite, la tentative de Habermas de faire sortir du f ait theorie sociale et de l'action politique, dont temoigne,
meme qu'il y a partout et toujours « activite communica- entre beaucoup d'autres, le passage suivant: « La perspec-
tionnelle » une exigence quelconque ne peut etre vue que tive utopique de la reconciliation et de la liberte est incor-
comme un enorme glissement logique. Comme « produit poree dans les conditions de la socialisation communica-
reproducteur » de la societe, l' «inter-comprehension» tionnelle des individus ; elle est deja construite dans les
est la partout : chez les Atheniens du V' siecle, les New- mecanismes linguistiques de la reproduction de l 'espece »
Yorkais ou les Franc;ais d'aujourd'hui, les Communards (Theorie des kommunikativen Handelns I, 532-533; PhR,
de 1871 - comme chez les Spartiates oligarchiques, les 192). Depuis quand done la biologie (les « mecanismes
86 Koinonia
biologique qui conduit a ce paradoxe incoherent, de faire l'essentiel, - de la techn?-science conten_iporain~, pouvoir :}
de la liberte a la fois une fatalite inscrite dans nos genes et anonyme a tous egards, rrresponsable et mcontrolable (car ;
une « utopie » . inassignable) et, pour l'instant (un tres long instant en 1
. A partir du moment ou nous sommes sortis de la cloture
de l 'institution sacree; a partir du moment ou les Grecs ont * Publie dans Les scientifiques parlent... , Ed. Albert Jacquard,
pose les questions : que devons-nous penser? que devons- Paris, Hachette, 1987.
nous faire? dans un monde qu'ils avaient construit de telle 1. Des considerations d'espace et de temps m'ont amene a P.lu-
sieurs reprises a simplement affirmer dans ce texte des idees dontj'ai
sorte que les <lieux, la-dessus, n'avaient rien a dire, il n'y a developpe ailleurs et depuis longtemps !'argumentation. Je me per-
plus d'esquive possible de la responsabilite, du choix, de mets de renvoyer, une fois pour toutes, le lecteur interesse aux textes
la decision. Nous avons decide que nous voulons etre « Science moderne et interrogation philosophique » ( 1971-1973) et
«Technique» (1973), repris dans Les Carre/ours du labyrinthe, Paris,
libres - et cette decision est deja la premiere realisation de Ed. du Seuil, 1978 [reed. « Points Essais », 1998]; « Developpement
cette liberte. et rationalite » (1974), « La logique des magmas et la question de
l'autonomie » (1981) et « Portee ontologique de l'histoire de la
science» (1986), repris dans Domaines de I' homme, /es Carre/ours
Tinos, aout 1987-Paris,janvier 1988 du labyrinthe II, Paris, Ed. du Seuil, 1986 [reed. « Points Essais »,
1999]; enf"mDe I' icologie a I' autonomie, Paris, Ed. du Seuil, 1981.
86 Koinonia
de !'institution sacree; a partir du moment ou les Grecs ont * Publie dans Les scientifiques parlent... , Ed. Albert Jacquard,
pose les questions : que devons-nous penser? que devons- Paris, Hachette, 1987.
nous faire? dans un monde qu'ils avaient construit de telle 1. Des considerations d'espace et de temps m'ont arnene a plu-
sieurs reprises a simplement affirmer dans ce texte des idees dontj'ai
sorte que les dieux, fa-dessus, n'avaient rien a dire, il n'y a developpe ailleurs et depuis longtemps !'argumentation. Je me per-
plus d'esquive possible de la responsabilite, du choix, de mets de renvoyer, une fois pour toutes, le lecteur interesse aux textes
la decision. Nous avons decide que nous voulons etre «Science moderne et interrogation philosophique» (1971-1973) et
«Technique» (1973), repris dans Les Carre/ours du labyrinthe, Paris,
libres - et cette decision est deja la premiere realisation de Ed. du Seuil, 1978 [reed. « Points Essais », 1998]; « Developpement
cette liberte. et rationalite » (1974), « La logique des magmas et la question de
l'autonomie » (1981) et « Portee ontologique de l'histoire de la
science» (1986), repris dans Domaines de l' homme, [es Carre/ours
Tinos, aout 1987-Paris,janvier 1988 du labyrinthe II, Paris, Ed. du Seuil, 1986 [reed. « Points Essais »,
1999]; enfin Del' ecologie al' autonomie, Paris, Ed. du Seuil, 1981.
88 Koinonia Voie sans issue ? 89
verite), une passivite complete des humains (y compris des meme que celle des etres qui lui sont chers, a l' efficacite
scientifiques et des techniciens eux-memes consideres technique de la medecine contemporaine, et cela plusieurs
comme citoyens). Passivite complete et meme complai- fois plutot qu'une. Et qu'il a eu a maintes reprises !'occa-
sante devant un cours des evenements dont ils veulent sion de critiquer l'inconsequence si repandue dans certains
croire encore qu'il leur est benefique, sans etre plus tout a milieux ecologiques, ou l'on refuse en paroles l'industrie
fait persuades qu'il le leur sera a la longue 1• moderne sur fond de musique emegistree, et ou l'on attend
Tous les termes du debat seraient a reprendre, a reinter- comme tout un chacun, lorsqu'on est malade, des miracles
roger, a reelucider. Je le tenterai plus bas pour certains de la toute-puissance techno-medicale 1• Ce n'est done pas
d'entre eux. Mais, pour justifier mon propos avant d'aller un prejuge antiscientifique ou antitechnique qui s'exprim~
plus loin, quelques questions : Qui a decide les feconda- ici; le prejuge est franchement al 'oppose.
tions in vitro ,et les transplantations d'embryons? Qui a Aucune question veritable n'existerait, mais seulement
decide que la voie etait libre aux manipulations et au un « probleme pratique » (certes immense), si l' on pouvait
« genie » genetiques? Qui a decide des dispositifs antipol- dire, comme le font certains devant les potentialites apoca-
lution (retenant le CO2) qui ont produit les pluies acides ? lyptiques de la technoscience : interdisons la science, arre-
Nous ne pouvons pas, depuis longtemps, et nous ne vou- tons la technique ou tra~ons-leur une limite precise. Tout
lons pas - nous ne devons pas vouloir- renoncer a !'inter- 'bi~n pese on ne le peut pas, a moins de renoncer a la
rogation rationnelle, a la fouille du monde, de notre etre, liberte. Non pas parce qu'on imposerait des interdictions
du mystere meme faisant que nous sommes inlassablement legales a une activite (apres tout, il est interdit de tuer),
a a
pousses chercher et interroger. On peut se laisser absor- mais parce que la creation de la liberte, dans l'histoire
ber - et la societe devrait etre telle que tous ceux qui le greco-occidentale, est indissociable de !'emergence de
voudraient en aient la possibilite - par une demonstration l' interrogation et de la recherche· rationnelle. Et c' est parce
mathematique, les enigmes de la physique fondamentale et . qu'on ne le peut pas que la question conduit vers une anti-
de la cosmologie, les inextricables meandres et retro- nomie qui n'est pas depassable au plan strictement theo-
'meandres des interreactions des systemes nerveux, hormo- rique, et ne peut etre tranchee que par l'action et le juge-
. nal et immunitaire, avec une joie dont la qualite certes dif- ment politiques des collectivites humaines. J'y reviendrai .
:fere mais dont l' intensite ne le cede en rien a celle qu' on Mais il faut aussi souligner que l'on reste dans l'incons-
peut eprouver a ecouter L' Offrande musicale, a contem- cien~e de la meme question lorsque l'on pretend que les
pler Les Epoux Arnolfini, a lire Les Chants de Maldoror. « b6ns » et les « mauvais » cotes de la science et de la tech-
L'auteur de ces lignes, pour autant qu'il jouit en humble nique contemporaines sont parfaitement separables et qu'il
amateur - amant, erastes est le mot vrai - d'un lointain suffirait pour les separer d'une plus grande attention, de
regard sur ces domaines peut en temoigner pour son quelques regles d'ethique techno-scientifique, de l'elimi-
compte. Comme il peut temoigner qu'il doit sa survie, de nation du profit capitaliste ou de la suppression de la
bureaucratie gestionnaire. Comprenons que ce n'est pas au
1. A cette passivite il y a certes des exceptions, comme les mouve-
ments ecologiques, sans parler evidemment de quelques individus 1.. Cf. « ~evel6ppement et rationalite » et De l' ecologie a l' auto-
isoles. nomie, op. cit.
90 Koinonia Voie sans issue ? 91
niveau des dispositifs de surface ou meme des institutions ' man et Joliot-Curie, fin 1938, obtenaient les premieres fis-
formelles que la question peut etre reflechie : une societe sions d'atomes d'uranium? Cinq ans plus tot, Rutherford
veritablement democratique, debarrassee des oligarchies qualifiait la possibilite d'exploiter la puissance atomique
economiques, politiques ou autres, la rencontrerait avec la de « conte a dormir debout 1 ». Rutherford n'etait pas seu-
meme intensite. Ce qui est en jeu ici est un des noyaux de lement un des plus grands physiciens du siecle, il etait
l'imaginaire occidental modeme, l'imaginaire d'une ma1- aussi l'instigateur de certaines des experiences les plus
trise « rationnelle » et d'une rationalite artificialisee deve- importantes de la nouvelle physique.
nue non seulement im-personnelle (non individuelle) mais L'illusion de la puissance recele aussi une illusion relative
in-humaine («objective»). Avant d'aller jusque-la, il nous au savoir : nous pourrions savoir tous les resultats (ou du
faut nous attaquer a quelques-unes des strates exterieures. moins ceux qui nous importent) de ce que nous faisons. Tel
n'est evidemment jamais le cas. Les resultats de nos actes
n'en finissent pas de se suivre et surtout, beaucoup plus
La realite effective de la techno-science concretement, meme des resultats les plus immediats nous
n'avons connaissance qu'a l'interieur d'un petit voisinage
Tout le monde connait les realisations formidables de la du moment de l'acte, voisinage lui-meme dechire et frag-
technique modeme, derriere lesquelles se trouve evidem- mentaire. Il n'en resulte aucun agnosticisme ou indifferen-
ment la science. Elles impliquent une capacite de faire tisme ethique et pratique. Dans la vie quotidienne, dans le
egalement formidable. Pourquoi parler alors d'impouvoir, monde familier, nous en savons suffisamment - nous pou-
pourquoi dire que cette puissance enorme va de pair avec vons et devons en savoir suffisamment - pour que les resul-
une impuissance croissante ? tats humainement previsibles de nos actions dependent suf-
Qu'appelons-nous pouvoir ou meme puissance? Faudra- fisamment de ce que nous faisons et que done soient
t-il desormais changer, par referendum ou autrement, la possibles a la fois un agir raisonnable et un requisit de res-
signification de ces mots? N'entendions-nous par pouvoir ponsabilite a l' egard de nos actes et de leurs consequences.
la possibilite pour quelqu 'un, instrumentee dans les Cela ne veut pas dire que l 'on puisse delimiter geometrique-
moyens et les dispositifs appropries, de faire ce qu'il veut ment les frontieres de la previsibilite. On ne pourra jamais
lorsqu'il le veut? Pour quelqu'un qui veut. Ou et qui est ce remplacer les jurys par des ordinateurs. Nous tra~ons une
quelqu'un aujourd'hui - individu, groupe, institution ou frontiere de ce qui est requis comme prevision - frontiere
collectivite? En quel sens veut-il quelque chose, et que qui elle-meme est en quelque sorte tacitement instituee par
veut-il? Encore unefois: qui decide, et en vue de quoi? la societe consideree - et C, est a son interieur que nous sou-
Sans doute, les biologistes qui ont decouvert/invente les levons la question de la responsabilite. Cela deja est une
faits et les methodes a la base du genie genetique vou- conquete de la civilisation. Il y a eu des cultures ou le fait
laient-ils (?) ce qu'ils faisaient. Mais jusqu'a quel point ':'i d'avoir ete place, reellement OU meme imaginairement, a un
voulaient-ils vraiment ces resultats? Comment pouvaient- '1 point quelconque de la chaine conduisant a l'evenement
ils les vouloir puisqu'ils ne les connaissaient pas et que
personne a ce jour ne les conna1t - pas plus que l'on ne 1. Nature, V. 132, 1933, p. 432-433. Cite par Pringle et Spigel-
connaissait Hiroshima et Tchemobyl lorsque Hahn, Strass- man, _Les Barons def' atome, Paris, Ed. du Seuil, 1982, p. 14.
92 Koinonia Voie sans issue ? 93
dommageable suffisait pour designer quelqu'un comme pouvoir revenir a Ithaque, pour pouvoir mourir comme un
coupable. En temoigne encore l'adage « malheur a celui par homme hors pair et mortel malgre tout.
qui le scandale arrive» : non pas necessairement a l'auteur Mais qu'avons-nous besoin de mythes? N'avons-nous
authentique du scandale, mais a tous ceux qui, meme pas devant les yeux les grands savants atomistes qui ont
aveugles, lui ont permis de survenir. produit la bombe de Hiroshima et leur longue contrition
Que dans la vie quotidienne et le monde familier, dans ulterieure (Teller et quelques autres exceptes)? N'avons-
des paysages explores depuis un temps immemorial, nous nous pas toujours sous les yeux l 'inconscience de leurs
puissions agir en connaissance de cause, cela doit etre successeurs et de ceux qui se livrent aujourd'hui dans
admis, d'abord et surtout parce que c'est vrai materielle- d'autres domaines (le genie genetique) a des jeux poten-
ment pour l' essentiel. La difference entre un bon et un tiellement encore plus dangereux? Qu'avons-nous besoin
mauvais artisa1,1 est presque toujours immediatement repe- de mythes lorsque l'environnement, la biosphere terrestre
rable, sans cela il n'y aurait pas de vie sociale. Mais aussi, sont detruits au rythme ou nous les detruisons? « Nous ne
parce que l'hypothese contraire conduirait a des conclu- voulions pas cela ! Nous n'en connaissions pas les conse-
sions directement opposees a tout discours et a toute vie : quences ! » Pourquoi done continuez-vous de faire mainte-
tout va, anything goes. Mais la legitimite du passage a nant des choses dont ni vous ni personne ne pouvez pre-
un domaine ou l' expression meme « en connaissance de voir les consequences, et qui sont profondement analogues
cause » perd toute signification est plus que problematique. a d'autres dont on connait deja les resultats horribles?
Cela, l'humanite l'a toujours su. Les mythes portant sur
ce qui, sans raison « raisonnable », est interdit et speciale-
ment surles «secrets» qu'un heros ou une heroi:ne ne doit « S' ii vous plaft, dit Alice au Chat de Cheshire, pourriez-
pas essayer de penetrer - depuis le fruit de l 'Arbre de la vous me dire quel chemin devrais-je prendre apartir d'ici?
connaissance jusqu'a l'Apprenti sorcier - sont dans l'ima- - Cela depend beaucoup de l' endroit ou vous voulez
ginaire de tous les peuples. 11 est vrai que nous devons les aller, dit le Chat.
ranger parmi les piliers d'une institution heteronome de la - Cela m'importe peu, dit Alice .
.societe: il existe ce que vous ne devez pas savoir sous -Alors ii importe peu aussi de savoir quel chemin vous
peine de catastrophe ou de peche radical ;, il existe ce sur prenez, dit le Chat
quoi jamais un regard humain ne doit etre pose. 11 y a - ... pourvu que j' arrive QUELQUE PART, ajouta Alice en
pourtant dans notre tradition un autre mythe auquel on ne guise d'explication.
saurait attribuer cette fonction, mythe grec, belle image de - Oh, ii est sur que vous y parviendrez, dit le Chat, si
la verite. Ulysse - dont on a tente recemment, naiVement seulement vous marchez assez longtemps. »
et grossierement, de faire un heros annorn;ant le capita- Si l'on ne sait pas ou l'on veut aller, comment et pour-
lisme -, Ulysse parvient a circonvenir le Cyclope, a exploi- quoi choisir un chemin plutot qu'un autre? Qui, parmi les
ter les Sirenes, a dejouer Circe, a descendre aux Enfers protagonistes de la techno-science contemporaine, sait
pour y apprendre le secret ultime : la vie apres la mort est vraiment ou il veut aller, non pas du point de vue du « pur
infiniment pire que la vie sur terre. C'est apres avoir appris savoir », mais quant au type de societe qu 'il souhaiterait et
cela qu'il rejette les offres d'immortalite de Calypso pour aux voies qui y menent? Comment et pourquoi, dans ces
94 Koinonia Voie sans issue ? 95
conditions, refuser un chemin large qui s'ouvre apparem- pour des insanites comme la « gestation » masculine sous
ment devant vos pas? couvert d'une ideologie a quatre sous reste en tete des
Ce chemin - chose paradoxale, lorsqu'on pense a best-sellers en France depuis de longs mois.
l' argent et aux efforts depenses - est de moins en moins La meilleure image est celle d'une guerre de positions
celui d'un souhaitable quelconque, et de plus en plus celui (1914-1918) contre Mere Nature. On tiraille constamment
du simplement faisable. On n'essaie pas de faire ce qu'« il sur tout le front, mais les gros bataillons sont lances la ou
faudrait » ou ce que l'on pense « souhaitable ». De plus en une breche semble apparaitre ; on exploite les percees, sans
plus, on fait ce que l'on peut faire, on travaille ace que l'on aucune idee strategique. lei encore, c'est la logique qui
estime faisable a plus ou moins courte echeance. De fas;on conduit a l'illogisme. Il est parfaitement raisonnable de
encore plus aigue: ce que l'on croit pouvoir atteindre tech- concentrer les efforts et les investissements la ou ils sem-
niquement, on le poursuit, quitte a inventer apres des « uti- blent les plus rentables. Lorsqu'on avait demande a Hilbert
lisateurs ». Personne ne s'est demande s'il y avait un veri- pourquoi il ne s' attaquait pas au « demier » theoreme de
table « besoin » d'ordinateurs familiaux; on pouvait les Fermat, il avait repondu qu'il lui faudrait pour cela trois ou
fabriquer a un prix non prohibitif pour certaines tranches de quatre ans de travail preparatoire, sans etre sur qu'il par-
revenu, on les a done fabriques, l'on a en meme temps viendrait a un resultat. On l'a constate bien souvent: tel
fabrique le « besoin » correspondant - et maintenant, on est grand physicien a pu faire avancer la science et accomplir
en train de les imposer (Minitel en France, etc. 1). Ce qui est une grande reuvre parce qu'il s'attaquait non pas aux pro-
techniquement faisable, sera fait regardless, comme on dit blemes importants dans l'absolu mais a ceux dont il avait ·
en anglais familier, sans egard pour aucune autre considera- eu le flair de percevoir qu'ils etaient « parvenus a matu-
tion. De meme, les transplantations d'embryons, feconda- rite ». Comment critiquer cela? Mais comment aussi
tions in vitro, interventions chirurgicales sur les fretus, etc., rester aveugle devant l'inattendu resultat global, lorsqu'il
ont ete realisees des que la technique en a ete maitrisee. recouvre a peu pres tout?
Actuellement, plusieurs annees apres, la question n'est
meme pas vraiment discutee, malgre le geste courageux et I1 faudrait savoir les resultats. Il faudrait aussi les
exemplaire du professeur Testart 2 , et un livre qui plaide vouloir. Pour les vouloir, il faudrait qu'il y ait des orienta-
tions, des choix. Hormis la faisabilite et certains cas de
1. 11 se peut que les « ordinateurs familiaux » (qu'il ne faut pas « demande sociale pressante » (recherche medicale, notam-
confondre avec les micro-ordinateurs comme tels) se montrent par la ment sur le cancer - mais ou aussi la problematique est
suite d'une quelconque utilite. Le point que je veux souligner est
qu'on a investi des sommes fabuleuses dans ce qui n'est pour le moins simple qu'il n'y parait, comme on le <lira plus loin),
moment qu'un gadget. un veritable choix exigerait l 'etablissement de criteres et
2. Voir son interview dans Le Monde du 10 septembre 1986. C'est de priorites. Quels criteres, quelles priorites, fixes par qui
lui aussi qui avait dit, dans Liberation il y a environ un an, a propos
de la« gestation» masculine: « Ne vous inquietez pas, s_i c'est tech- et a partir de quoi? Non seulement il est impossible dans
niquement faisable, certainement quelqu'un unjour aux Etats-Unis le ces matieres, en demiere analyse, de fonder de fas;on indis-
fera. » Voir aussi sur la chirurgie fretale les declarations du Dr F. Fri- cutable des criteres ; mais meme si on en disposait, leur
goletto de Harvard : « L' efficacite et l' innocuite de la chirurgie
fretale ne sont pas prouvees. » (Le Monde, 10 octobre 1986, p. 12.) application tant soit peu coherente Ge ne dis meme pas
En fait, de telles operations sont deja pratiquees. rigoureuse) souleverait des problemes formidables. Cat
96 Koinonia Voie sans issue ? 97
cette application se fera toujours dans une situation haute- « V-21 » ou « U-21 ». Dans les deux cas, on a compte les
. ment incertaine et multiplement changeante. morts par milliers 1• Recemment encore, le president de la
Prenons un exemple fort actuel. Le National Institute of Republique fran9aise, parlant des armes chimiques, decla-·
Health des Etats-Unis a edicte un ensemble de regles a rait qu'il ne voyait aucune raison pour que la panoplie
l 'usage des laboratoires visant a eliminer (limiter?) les defensive de la France en soit depourvue. Pour quelles rai-
risques inherents aux manipulations genetiques. On peut sons devrait-elle etre privee d'armes biologiques?
noter que si l'on croit qu'avec ces regles la question est D'ores et deja, devant les possibilites du genie genetique,
resolue, on dote le NIH d 'une sorte d 'omniscience. On les armes « bacteriologiques » prennent une sympathique
peut aussi noter que les gouvernements ne sont certaine- couleur retro. L'anthrax est au genie genetique ce que la
ment pas « soumis aux regles » du NIH. poudre a canon est a la bombe H. Si les r~her hes et le stoc-
Precisement,. le marechal Serguei Akhromeev, chef de kage dans ce domaine restent limites (on n' sait rien, sauf
l'Etat-Major general des forces armees sovietiques, ne dans le cas de la Russie, ou l'on peut su ser le contraire),
semble pas se soucier beaucoup des regles edictees par le c 'est a cause de la saturation de la puissance meurtriere des
NIH. Dans sa declaration du 18 janvier 19861, explicitant armes nucleaires, de l' overkill ; et peut-etre aussi parce que,
!'allusion de M. Gorbatchev quelques jours auparavant a a l'instar des armes nucleaires, les armes biologiques posent
des « armes non nucleaires, fondees sur des principes phy- le probleme du choc en retour, creant encore une fois la
siques nouveaux», il a indique, entre autres, les « armes situation des deux scorpions dans une bouteille 2•
genetiques ». Le correspondant du Monde a Moscou,
Dominique Dhombres, commente : ce domaine « ne sem- Les armes chimiques que voudrait avoir (qu'a probable-
blait pas·jusqu'ici interesser les militaires ». Pour ma part, ment deja) le president fran9ais ne seront pas fabriquees
je parierais volontiers quelques francs que des que les pos- par des plombiers; elles le seront par des chimistes. Lors-
sibilites du genie genetique sont apparues, les deux super- qu 'on a eu besoin de physiciens et de mathematiciens pour
puissances au moins (et pourquoi pas d'autres ?) lui ont fabriquer des armes nucleaires (sans von Neumann et
~onsacre quelque argent et quelques experts. On sait du
reste que les recherches sur ce que l'on appelait naguere l. ~arie Samatan, Droits de l' homme et repression en URSS,
Paris, Ed. du Seuil, 1980, p. 143; Boris Komarov, Le Rouge et le
les armes ABC (atomiques, bacteriologiques, chimiques) Vert. La destruction de la nature en URSS, Paris, Ed. du Seuil, 1981,
n'ont jamais neglige le second terme de ce trinome. En postface de Leonid Pliouchtch, p. 207.
Russie, du moins, il y a eu en avril 1979 une explosion 2. Comme dans le cas nucleaire, cette dissuasion n'est pas abso-
lue; et elle semble plus unilaterale que l'autre. L'URSS n'a pas, et de
dans une usine de Sverdlovsk et, en juin de la meme loin, dans le Nouveau Monde des interets comparables a ceux de
annee, un autre accident dans une usine de la banlieue sud l'Amerique dans l'Ancien. Elle serait done moins atteinte si le Nou-
de Novossibirsk: dans les deux cas, ces usines fabriquent veau Monde devait etre mis en quarantaine. Il faut aussi prendre en
compte le relativement faible coiit et la facilite deconcertante avec
ou traitent des armes bacteriologiques. A Novossibirsk, il laquelle de telles armes pourraient etre livrees. Notons que dans ce
s'agissait semble-t-il d'anthrax; a Sverdlovsk, d'un virus cas aussi il ya, en theorie, !'equivalent d'une premiere frappe chirur-
gicale et d'une « defense strategique »: livrer l'agent pathogene
1. Telle qu'elle est rapportee par Le Monde du 21 janvier 1986, apres s'etre assure que l'on possede suffisamment d'antidotes pour
p.3. les populations amies.
98 Koinonia ' Voie sans issue ? 99
Ulam, il n'y aurait probablement pas eu de bombe A ame- scientifique, la question : comment detruire l 'humanite? a
ricaine) on en a facilement trouve, aux Etats-Unis, en Rus- meme valeur que la question : comment la sauver 1 ?
sie, en Grande-Bretagne, en France, en Chine, en Inde, On pourrait encore montrer facilement que la recherche
peut-etre ailleurs aussi. Lorsque le KGB a besoin de psy- militaire elle-meme, comme la politique des armements
chiatres, il les trouve aussi facilement que la police argen- dont elle est la commensale, qui est supposee avoir des cri-
tine trouvait des medecins pour maintenir en vie la victime teres univoques, n'a en fait nullement, trivialites a part,
afin que son supplice puisse continuer. L'experience une orientation dominee par la rationalite instrumentale
prouve, si besoin en etait, que les scientifiques comme tels (Zweckrationalitat). Mais les utilisations militaires ne sont,
ne sont ni meilleurs ni pires que les autres humains - et, meme dans le pire des cas, qu 'un petit aspect de la ques-
l 'on pourrait ajouter, ni moins ni plus sages (je ne dis pas tion, si l' on ose dire. Qu 'on nous permette deux citations :
« savants » ou « experts »). « La pire des choses qui peut arriver - qui va arriver -
Plusieurs cortsiderations entrent en jeu ici, peu aisees pendant les annees 1980 [elles sont en fait finies, C. C.],
a demeler. On peut laisser de cote la simple cupidite ce n'est pas l'epuisement des ressources energetiques,
- contre laquelle la formation scientifique ne premunit pas l'effondrement economique, une guerre nucleaire limitee
plus qu 'une autre; elle ne premunit pas non plus contre les ou la conquete par un gouvemement totalitaire. Aussi ter-
motivations politiques ou nationales (pas forcement « chau- ribles que ces catastrophes puissent etre pour nous, elles
vines ») - on en a eu la demonstration sur tres grande pourraient etre reparees l'espace de quelques generations.
echelle lors des deux guerres mondiales. Mais il y a aussi Mais le processus, unique, qui est en cours pendant les
des motivations plus specifiques. Toutes choses egales annees 1980 et qui exigera des millions d'annees pour etre
d'ailleurs,, une carriere dans la recherche militaire est beau- corrige, c 'est la perte de la diversite genetique et speci-
coup plus facile qu 'une carriere dans la recherche fique du fait de la destruction des habitats naturels. C'est
« civile ». La Carriere n'est pas evoquee ici du point de vue la la folie que nos descendants auront le plus de difficulte
de l'argent gagne, mais des possibilites de « faire des anous pardonner. »
choses plus interessantes », les « faire a sa propre fas;on »,
1. L'argument selon lequel, en detruisant l'humanite, le scienti-
diriger un laboratoire plutot que d'y travailler en subor- fique « se mettrait en contradiction avec lui-meme » parce que sans
donne. Et surtout il existe, en lui-meme neutre sinon admi- humanite il n'y aurait pas de science, n'est pas valide. Je n'ai nulle
rable, le virus de la recherche. Vrrus qui, en demiere ana- part vu de demonstration scientifique prouvant qu 'il doit y avoir de la
lyse, commande les gestes des prisonniers de Staline dans science. Un scientifique qui detruirait l'humanite se mettrait en
contradiction, peut-etre, avec lui-meme en tant qu'homme - ou avec
Le Premier Cercle de Soljenitsyne, les amenant a collaborer des valeurs ethiques, s'il en a - mais non pas avec une proposition
passionnement a un projet dont l' objectif est de faciliter le scientifique quelconque qui valorise la science.
reperage et l'identification des suspects par le KGB. Tous Valoriser la science n' est nullement obligatoire; cf. l' ayatollah
Khomeyni et ses partisans, pour prendre l'exemple le plus proche.
pensent que Staline est un monstre, que le KGB est son De meme, on peut soutenir que la demonstration de la conjecture de
instrument encore plus monstrueux. Mais l'interet du pro- Goldbach aurait, scientifiquement, plus d'interet que la decouverte
bleme scientifique : identifier un individu a partir du spec- d'un traitement du cancer: elle porterait sur des objets d'une universa-
lite beaucoup plus vaste. Le point de vue rigoureusement scientifique
trogramme de sa voix, depasse toutes les autres considera- peut aboutir a cette conclusion - et en tout cas n'a aucun moyen,
tions. Il n'y a rien a redire a cela. Du point de vue comme tel, d'evaluer relativement ces deux types de recherche.
\00 Koinonia Voie sans issue ? lQl
« 11 y a peu de problemes qui soient moins reconnus et la foret tropicale? 11 faut bien que ces populations man-
plus importants que la disparition acceleree des ressources gent. Si l'on retorque que l'on pourrait pour commencer
biologiques de la Terre. En poussant les a~tres especes a leur distribuer les surplus des pays industriels (lesquels
extinction, l 'humanite est en train de scier energiquement sont surtout, comme on sait, des surplus agricoles), puis
la branche sur laquelle elle est assise 1• >> cesser de penaliser dans ceux-ci les paysans qui pourraient
Cette destruction n'est pas essentiellement celle que pro- produire beaucoup plus, on sera accuse de vouloir mainte-
voquent la chasse, le DDT ou meme !'horrible peche a la nir les pays du tiers monde dans la dependance a l'egard
baleine, qui cependant a monopolise les energies des de l'imperialisme. Si vous <lites alors qu'evidemment vous
« environnementalistes ». Elle a pour nom : disparition savez bien que cela ne pourrait se faire qu'a condition d'un
quasi certaine de la foret tropicale d'ici une trentaine changement radical de la structure politique et sociale des
d'annees, resultat du defrichage et du deboisement inten- pays « developpes », ce sera fini, vous serez l'utopiste
sifs auxquels ·se livrent, par la force des choses (il faut incorrigible - alors que ceux qui ne sont pas capables de
faire semblant de faire quelque chose pour nourrir les voir deux ans plus loin que leur nez sont evidemment des
populations affamees, et les bailleurs de fonds developpes realistes.
y poussent), les pays de la zone tropicale et equatoriale. Qui soutiendra que l' ensemble de ces evolutions corres-
Les resultats catastrophiques de cette evolution se feront pond a des choix elucides tant que faire se peut? Et ces
sentir non seulement sous forme d'extinction certaine de choix seraient les choix de qui? Comme tels, les scienti-
dizaines, peut-etre de centaines ou milliers d'especes, mais fiques ne decident pas; comme tels, les scientifiques
aussi de perturbations tres graves a la fois dans l' equilibre n'auraient aucun titre a decider (ce n'est pas en tant que
thermique de la Terre, son regime hydrologique et meteo- specialiste du laser qu 'un physicien peut decider que cette
rologique et les grands cycles de metabolisme biochi- recherche est ou non prioritaire par rapport aux recherches
mique. Une Terre dont la surface continentale est couverte immunologiques). Pour autant qu'ils participent aux pro-
de forets, et une Terre dont la meme surface est couverte cessus de decision, ils ne peuvent les influencer qu'en
de cultures de cereales, sont deux planetes tout a fait diffe- s'associant a un des clans ou en gagnant la confiance
'rentes. d'une des cliques politico-bureaucratiques qui se disputent
Tchemobyl, qui a tellement emu, est evidemment une le pouvoir et se servent des enjeux scientifiques et tech-
toute petite affaire. On n'a tellement crie sur l'evenement niques comme emblemes et drapeaux ou, beaucoup plus
Tchemobyl que parce qu'il permettait de baratter la popu- frequemment, ont besoin d' « experts » pour habiller scien-
lation en exploitant sa peur immediate en la dirigeant sur tifiquement des options deja prises et autrement m9tivees.
des objectifs politiques apparemment accessibles : la fer- (L'histoire de Churchill avec Lindemann, par la suite Lord
meture des centrales nucleaires (a la fois impossible dans Cherwell d'un cote, et Tizard de l'autre, bien documentee1,
le contexte actuel et derisoirement insuffisante). Mais appartient a la periode simple, epique et « honnete » de cet
comment mobiliser la population contre la destruction de
1. Par exemple par C. P. Snow dans Science and Government,
I. Citations de E. 0. Wilson, de Harvard, et de Paul Ehrlich, de Oxford University Press, 1961, et A Postscript to Science and
Stanford, in Scientific American, fevrier 1986, p. 97. Government, Oxford University Press, 1962.
102 Koinonia Voie sans issue ? 103
etat des choses.) Ajoutons ace qui a ete dit plus haut sur l'homme modeme. L'on peut dire, a un premier niveau,
leurs motivations qu 'obtenir du financement pour ses que ces representations et ce youloir sont constamment
propres projets, en competition avec ceux des autres, n'est formes par l'ensemble du monde institue contemporain, y
pas seulement une question de carriere et de prestige per- compris sa lourde composante techno-scientifique. Celle-
sonnels ; pour chacun son idee est son enfant, l '« objecti- ci a, en retour, dote le monde dont elle procede de cet ins-
vite » est ici subjectivement presque impossible. trument intrinsequement adapte non seulement a l' etendue
Quant aux politiciens, qui ont en demier lieu la haute mais au contenu meme de la manipulation a faire : les
main sur les budgets de la recherche, la charite imposerait medias modemes. Cela est vrai, mais n'epuise pas la ques-
de ne pas insister. S'ils ne sont pas ignorants, ils ont leurs tion. Qui a voulu la techno-science modeme telle qu'elle
lubies personnelles; c'est peut-etre le pire des cas. On a pu est, et qui en veut la continuation et la proliferation indefi-
recemment entendre un ancien president de la Republique nie? Personne et tout le monde. 11 faut cesser enfin de
frans;aise en colere defendre les avions renifleurs en invo- repeter sur l'humanite entiere !'operation marxiste sur le
quant la condamnation de Galilee. L'affaire en question proletariat: un sujet tout-puissant et totalement innocent
avait du reste implique des experts et specialistes patentes. de ce qui lui arrive, hors du coup. Si jamais un hiver
Siles politiciens sont ignorants et le savent (ce n'est pas la nucleaire survient, si jamais les calottes polaires fondent;
meme chose), ils sont menes par des conseillers qui, en si jamais un virus letal a propagation rapide sort d'un labo-
regle generale, se sont toumes vers !'administration et les ratoire de genie genetique - et si les survivants hirsutes et
cabinets politiques parce que leur rendement scientifique affames trainent le physicien ou le biologiste residuel
personnel etait negligeable; ils sont a la verite scientifique devant un tribunal, les paradoxes et les apories seront aussi
ce que les critiques sont a la creation litteraire ou philoso- aigus et aussi intenses que lorsqu'on evoque le tribunal de
phique. Leurs motivations sont a un degre predominant Nuremberg, la presence a celui-ci de procureurs sovie-
liees a la survie du clan auquel ils se sont integres. tiques et l' election recente de M. Waldheim a la presidence
On dira que nous sommes en democratie, et que le public de l'Autriche. Car de meme qu'aucun regime totalitaire
ou l'opinion publique peut - ou doit - controler ce qui se n'aurait pu faire ce qu'il a fait sans des millions de Eich-
i,asse. Abstraction exsangue. 11 ne suffit meme pas de mann et de Waldheim (j'accepte, pour le deuxieme cas, la
repeter ce qui etait, il n'y a guere, bien connu et semble version officielle la plus recente de l'interesse, a savoir
etrangement et massivement oublie depuis quelques qu'il avait servi comme interprete dans une unite armee
annees a la faveur de la redecouverte des « valeurs libe- qui exterminait les partisans yougoslaves et grecs) - et ces
rales » : l'opinion publique accede aux informations qu'on demiers n'auraient ete rien sans, au moins, la tolerance des
veut bien lui foumir, elle est manipulee de toutes les peuples respectifs -, de meme, encore plus clairement,
fas;ons, il lui faut des efforts enormes pour faire barrage de !'avalanche de la techno-science contemporaine se nourrit
temps en temps et seulement apres coup a une petite partie non pas d'une simple tolerance, mais de l'appui actif des
de ce qui est perpetre par les appareils bureaucratiques eta- peuples. Peut-on trainer des peuples entiers devant un tri-
tiques, politiques et economiques vingt-quatre heures sur bunal? Quel tribunal, et qui les y trainerait? Mais peut-
vingt-quatre. La question va beaucoup plus profond : elle etre sont-ils en train de s'y conduire eux-memes, enchai-
conceme la formation des representations et du vouloir de nant avec eux les trente-neuf justes de la parabole juive.
104 Koinonia Voie sans issue ? 105
Tout le monde - liberaux, marxistes, riches, pauvres, ! meme pas - sur le « droit des individus steriles a avoir
savants, analphabetes - a cru, a voulu croire, croit toujours leurs propres enfants », les recherches et l'argent qui y
et veut toujours croire que la techno-sci~nce est quasi sont consacres, tant la question me parait une sinistre farce
omnisciente, quasi omnipotente, qu'elle serait aussi lorsqu 'on montre en meme temps a la television les sque-
presque toute bonne, si des mechants ne la detoumaient lettes remuants d'enfants ethiopiens OU erythreens. Le
de ses objectifs authentiques. La question depasse done choix est deja fait: M. et Mme N. N. auront « leur propre
de loin toute dimension d' « interets particuliers » ou de (?) » enfant - au prix de sommes et de temps de travail qui
«manipulation». Elle conceme le noyau imaginaire de auraient pu maintenir en vie peut-etre cinquante enfants
l'homme modeme, de la societe et des institutions qu'il africains.
cree et qui le creent. J'y reviendrai a la fin de ce texte. Je ne dis meme pas que tous ces choix, et les milliers
Retenons seulement que, s'il en est vraiment ainsi, les d'autres que l'on pourrait citer, sont «faux». Ils sont, en
. transformations requises sont infiniment plus vastes et plus premiere approximation, tout a fait « arbitraires » et, en
profondes que ce que l'on a pu imaginer jusqu'ici. La crea- seconde approximation, pas arbitraires du tout. Ils sont
tion par l'espece humaine de la sedentarite ou de la domes- determines par tout autre chose que des priorites « ration-
tication des especes vivantes en offre de pales analogies. nelles » ou humaines. Lorsque l'on pretend qu'ils servent
les interets permanents et universels de l'humanite (tout
etre humain pourrait un jour etre atteint d'un cancer, par
Cette demiere affirmation ne paraitra excessive qu'a exemple) cette universalite s'avere vide (une bonne partie
ceux qui comprennent peu la dimension des enjeux, mais de l'humanite n'a meme pas la chance d'atteindre les ages
surtout 1~ caractere dechirant des choix virtuels, enracines d'incidence importante du cancer). Les choix sont « deter-
dans des interrogations elementaires antinomiques. mines » par ce processus, « aleatoire » dans ses details
D'un point de vue abstrait: personne ne veut - personne mais bien vectorise dans son ensemble, moyennant lequel
ne doit vouloir - le retour a l'age de pierre (bien qu'il se developpe la techno-science, veritable marteau sans
semble que nous l'ayons deja choisi sans le savoir ni le maitre a la masse croissante et au mouvement accelere.
youloir); et personne ne doit continuer a se bercer d'illu-
sions sur la techno-science « excellent outil entre les mains
de mauvais maitres ». Sur !es representations sociales de la science
Plus concretement : qui a fait et qui pourrait faire, du
point de vue de I' humanite, le calcul coil.ts/benefices entre On l'a dit mille fois, situation supremement paradoxale
les sommes consacrees a la recherche sur le cancer et que celle de l'homme contemporain. Plus il est « puis-
celles qui seraient necessaires pour venir en aide aux affa- sant», plus il est impuissant. Plus il sait, moins il sait. Et,
mes du tiers monde? Quelle option « rationnelle » peut-il y malgre la fantastique arrogance de quelques hommes de
avoir entre les admirables resultats des experiences du science, plus il sait, moins sait-il ce que c'est, ce que ce
CERN (et les millions de dollars qui y sont consacres) et serait que savoir.
les morts vivants dans les rues de Bombay et de Calcutta? Plus il sait, moins il sait. Il n'est pas difficile d'illustrer
Je ne parlerai pas du debat - qui du reste ne s'instaure cette idee aussi bien a l'interieur du savoir lui-meme,
106 Koinonia Voie sans issue ? 107
considere « intrinsequement » (j 'en parlerai brievement pragmatisme accouche du scepticisme qu'il contient: tout
dans la troisieme partie de cette contribution), que par le marche, n'importe quoi marche (anything goes, Feyera-
rapport de ce savoir a son sujet. Sujet individuel, d'abord, bend). Cet aboutissement est inevitable. These pragma-
qui sait toujours plus sur toujours moins; moins, non seu- tiste: nous acceptons comme vraies les theories qui« mar-
lement dans l 'etendue - chaque champ particulier se retre- chent ». Question: comment savons-nous qu'une theorie
cissant continuellement -, mais aussi et surtout pour ce qui marche? Mon propos n' est pas de reprendre ici une « refu-
conceme le sens et les conditions de son savoir. Sujet col- tation » philosophique du scepticisme, mais de remarquer
f lectif aussi - communautes scientifiques au sein desquelles que cette conception limite (l'«anarchisme epistemolo-
1 gique ») part d'une constatation de fait qu'elle ne com-
\ trois decennies de discours sur la multi ou trans-disciplina-
rite n'ont pas fait contrepoids a la realite d'une specialisa- prend ni n'enonce correctement: /' histoire de la science ne
tion acceleree et a ses resultats. Sujet collectif surtout : la forme pas systeme se deployant dans le temps, pour
I
• communaute humaine elle-meme. Longtemps avant que oublier un autre fait tout aussi massif : loin que « tout
l'on ne parle des « deux cultures» et de leur scission dans marche », les theories pouvant a un moment donne entrer
la societe contemporaine, Max Weber remarquait qu'un en competition au vu de la masse des « faits admis » sont
sauvage en sait infiniment plus sur le monde pratique qui tres peu nombreuses.
l'entoure qu'un contemporain sur le sien. Quant au monde La deuxieme, de loin la plus repandue - et que je crois
« theorique », la foi religieuse d'antan a laisse la place a largement majoritaire parmi les scientifiques -, est une ver-
une vague croyance en la science et en la technique, sion du progressisme du XIXe siecle, pretendant que l'evo-
croyance abstraite, enveloppe qui ne contient le plus sou- lution de notre savoir dans le temps trace une asymptote
vent que quelques miettes rassises tombees de la table des vers une verite serree de plus en plus pres, que les thepries
vulgarisateurs (qui sont souvent des scientifiques). Comme scientifiques qui se succedent constituent des traductions
le statut de cette croyance n'est qu'un filtrat delaye de de moins en moins inexactes de la realite, et que, si succes-
representations provenant des scientifiques eux-memes, il sion il y a, c 'est que les theories anterieures representent
serait preferable de parler directement de celles-ci. des « cas particuliers » des theories ulterieures, lesquelles
, Je n'ai pas l'intention ni la possibilite de le faire ici: ce sont, en retour, des « generalisations » des premieres. Cette
serait l'objet d'un livre. Je vais plutot parler de deux fal- vue intenable porte inconsciemment une lourde metaphy-
laces qui me semblent extremement repandues, fortement sique, impliquant entre autres une harmonie preetablie
representatives, en elles-memes et dans leurs diverses entre un ordonnancement def strates de l'etre et un deve-
combinaisons plus ou moins incoherentes, et precieuses loppement de notre pensee( ou encore que le plus « pro-
- meme si leurs tenants n'etaient pas majoritaires - pour fond », le moins immediat~ent phenomenal est necessai-
devoiler les problematiques sous-jacentes. rement l'universel. On continue d'invoquer obstinement,
La premiere, la moins plausible et certainement presque pour la fonder, la succession Newton-Einstein, du reste
jamais defendue ouvertement, denie a la science toute nullement typique de l'histoire de la science, obliterant le
valeur de verite ou, ce qui revient au meme, donne au bouleversement categoriel, axiomatique et representatiqn.::
terme verite le sens le plus etroitement pragmatique, « c;a nel qui les separe. Elle conduit tout naturellement a( un
marche ». Qu' est-ce qui marche? Comme il se doit, le dogmatisme triomphaliste - le dogme affirmant le presque
108 Koinonia Voie sans issue ? 109
demier mot pour demain, et cela tous les jours - dont les A l 'un de ces niveaux, le scientifique representatif de
exemples abondent. Deja, en 1898, lord Kelvin, inaugurant cette categorie pensera et dira : nous possedons la verite,
un congres de physiciens, affirmait que l'edifice de la phy- ou nous allons en posseder la meilleure approximation
sique etait pratiquement acheve, sous reserve de deux humainement faisable. A un autre niveau, il dira : il est
petits problemes dont sans doute les annees immediate- stupide ( « metaphysique ») de se poser la question de la
ment a venir allaient offrir la solution. On ne sait ce qu'il · verite, cette question n'a pas de sens, la science n'examine
faut davantage admirer de l 'arrogance megalomaniaque ou pas le quoi mais le comment; elle n'interroge pas l'objet,
de l'instinct sur du genial physicien lui faisant mettre le elle le manipule et en prevoit le comportement. 11 y a des
doigt sur ce qui allait precisement mettre parterre l'edifice calculs et des experiences qui marchent, d'autres non, on
dont il celebrait l'achevement: l'experience de Michelson les triture jusqu'au succes ou bien on change les hypo-
et le rayonnement du corps noir, entre tant d'autres ques- theses. S 'il est plus sophistique epistemologiquement, il se
tions alors et parfois aujourd'hui encore ouvertes. Depuis reconnaitra avec delices dans une conception qui reussit
lors, les proclamations analogues ne font pas defaut, une etrange synthese des deux precedentes et dira qu'une
amplifiees aussitot par les vulgarisateurs et les joumalistes theorie n'est jamais vraie mais simplement «falsifiable»
qui vont repetant toutes les cinq semaines que la demiere (ou refutable), qu'elle est provisoirement acceptee aussi
enigme de la nature est enfin resolue. longtemps qu'elle n'a pas ete refutee. Bien entendu; il ne
Les deux fallaces ont des implications politiques. Nous se posera pas la question de ce qui rend la refutation d'une
savons, nous savons tout, done laissez-nous faire. Nous ne theorie « vraie » ou valide; encore moins de tout ce qui est
savons rien et personne ne sait rien, il n'y a pas de dis- presuppose, du cote du sujet comme de l'objet de Ia
cours coherent possible (ou il y en a une infinite sur science, pour que des procedures comme la position
le meme objet, ce qui revient au meme), done l'ordre d 'hypotheses et ensuite leur « falsification » ou « refuta-
des choses existant est aussi bon ou aussi mauvais que tion» soient possibles.
n'importe quel autre. Mais le plus grave c'est que, pour ce type de scienti-
Les deux ont ceci de commun, qu 'elles veulent occulter fique, les deux niveaux decrits sont completement recou-
.l'interrogation philosophique qui non seulement git a l'ori- verts par son attitude reelle, en un sens la plus authentique .
gine de la science occidentale, mais est, aujourd'hui plus Attitude pour laquelle la question de la verite ne se pose pas
que jamais, requise par elle dans ses difficultes theoriques - ne se pose meme pas au degre requis pour qu 'on dise : la
sans precedents. question n'a pas de sens. Certes, il se pose toujours une
Sociologiquement et historiquement, ce qui est peut-etre question de correction ou d 'exactitude : de resultats cor-
le plus interessant, c'est l'existence certaine (je ne discute rects, d'observations exactes et, surtout, de coherence ou
pas ici de son importance statistique - a mes yeux elle est correspondance de ce que l' on cherche, trouve et avance
grande) d'une categorie de scientifiques qui vivent dans le avec the accepted body of beliefs, le corps de croyances
clivage mental, sur deux niveaux de « conscience de soi » scientifiques chaque fois admises et considerees comme
ou de « representation de soi» - sans que l'on puisse (provisoirement ou non) etablies. Ace niveau reel, effectif,
decrire l'un de ces deux niveaux comme premier par rap- l'activite scientifique devient une activite techno-pragma-
port a l'autre ou plus profond que l'autre. tique qui manipule des objets, des instruments, des algo-
110 Koinonia Voie sans issue ? 111
rithmes et des concepts, se satisfait de ce que tout cela son mode d'etre, comme sur celui qui connaft et son mode
« marche » tant bien que mal, et s 'interdit de s 'interroger . d'etre, ces questions doivent etre oubliees. A tel point que
sur elle-meme et sur les conditions de son .succes, meme je me demande si ce que je dis ici (et ailleurs depuis long-
pragmatique. temps), ce langage, ces preoccupations (qui ont ete, en leur
Mais, pour que cette activite techno-pragmatique, le temps, reverence parler, celles de ces faibles d'esprit nom-
developpement de ce techno-savoir soient sociologique- mes Democrite, Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, New-
ment possibles, pour que l'entreprise, avec ses couts gene- ton, Kant, Maxwell, Einstein, Poincare, Bohr, Weyl,
ralement immenses et non rationnellement justifiables (ce Eddington, Hilbert, Broglie, Heisenberg, etc.), cet etonne-
qui ne veut pas dire qu'ils soient positivement injustifies) ment meme - le thaumazein disait Aristote - qui ne peu-
soit financee, pour qu'elle attire des jeunes gens doues, vent etre qu'amplifies et intensifies immensement par le
qu'elle accumule autorite et prestige et que les risques de succes meme, en un sens deraisonnable, de la science
toute sorte qu 'elle engendre demeurent socialement refou- modeme, si ce langage et ces preoccupations auront encore
les, il faut presenter au public une certaine image de la un sens quelconque, fut-ii derisoire, pour le scientifique
science modeme qui est celle precisement que le public, d'ici trente ans, ou si elles lui paraitront simplement inin-
sous l' emprise de la signification imaginaire de l' expan- telligibles.
sion illimitee de la maitrise « rationnelle », attend et
demande. Cette image est celle d'une marche triomphale
•. d'ou incertitudes theoriques interieures a la science et Sur quelques aspects de la science contemporaine comme
questions de fond relatives a son objet et a son rapport a la theorie
societe doivent a tout prix etre evacuees. Il faut aussi assu-
rer, a l'encontre de !'evidence, qu'aucun probleme ou J'ai dit auparavant, plus on sait, moins on sait - et certes
risque majeur n'existe decoulant de !'utilisation ou de la cela peut paraitre une boutade jouant sur la difference
mise en application des decouvertes scientifiques - ou que entre la realite du savoir et l'idee qu'on s'en fait, entre ce
quelques regles de bonne conduite des laboratoires suffi- qu'on sait et ce qu'on croit savoir. En verite, il n'en est pas
sent pour y parer. ainsi. Les mondes « classiques » etaient pour ainsi dire
Ainsi, de toutes les activites humaines, la science serait complets (au sens « topologique »). Il n'y avait pas de
la seule a simplement resoudre des questions sans en sou- « trous » manifestes dans le systeme du monde de Newton
lever aucune, soustraite a !'interrogation comme a la res- (de Laplace) pour Newton, ni dans les mathematiques
ponsabilite. Divine innocence, merveilleuse extra-territo- d 'Euclide pour Euclide. Dans les deux cas, il y avait evi-
rialite. demment des problemes - ce qui est tout a fait autre chose.
Du coup aussi, il faudrait abolir toute communication Le monde euclidien (avec sa reforme hilbertienne) est
entre science et philosophie ou plus simplement pensee, complet, une fois « exilee » la question de la validite du
reflexion, interrogation. Les questions que soulevent les postulat des paralleles - il est complet avec cette validite
crises successives de la science et son histoire, mais aussi indiscutee comme point a l 'infini. Le monde newtonien est
les conditions et les fondements de l' activite scientifique, complet a condition d'interdire une ou quelques questions
enfin et surtout, ce qu'elle dit ou ne dit pas sur ce qui est et apparemment « peripheriques » (par exemple, que signifie
112 Koinonia Voie sans issue ? 113
la simultaneite d'observations faites par des observateurs tance est ailleurs. 11s ruinent l'idee de la possibilite d'un
distants ou comment peut-on la verifier). Et la miraculeuse savoir hypothetico-deductif rigoureux, dans le seul domaine
convenance entre Euclide et Newton etait «complete», non trivial ou nous avions semble nous en approcher. Non
elle aussi. Autrement dit, les « trous » etaient sur la « fron- seulement je n'en connais pas de veritable elaboration phi-
tiere » du systeme, et il y en avait un seul, ou tres peu; il losophique; mais, a ma connaissance, personne n'a essaye
etait done possible de les recouvrir, en tout cas de les « iso- d'examiner leurs implications pour la physique du reel
ler ». Aujourd'hui cette isolation, ce voilement ne sont (laquelle est supposee, certes, n'avoir affaire qu'a des
plus, ne doivent plus etre possibles. quantites finies, mais qui met en reuvre constamment des
J'aimerais avoir la place pour esquisser de plus pres les ensembles infinis dans les formalismes qu'elle utilise).
apories qui me semblent sourdre de l'interieur de la D 'autre part, depuis Cantor, la mathematique a ete pro-
science contemporaine, pour montrer leur importance a la gressivement reconstruite de fond en comble sur la base de
fois pour la science et pour la philosophie 1. A defaut, et la theorie des ensembles - et, en tout cas (a part toute ques-
pour secouer ce qui me semble une certaine torpeur episte- tion de « fondement »), elle contient cette theorie comme
mologique qui s' empare de I' epoque, je donnerai seule- une de ses parties essentielles. Or dans la theorie des
ment une serie d'exemples majeurs qui me paraissent justi- ensembles surgit necessairement une question - en appa-
fier qu'un scientifique se penche sur les fondements de son rence « secondaire » - portant sur la suite des nombres car-
activite et renoue avec !'interrogation philosophique. dinaux des ensembles infinis. En termes grossiers, la ques-
A tout seigneur tout honneur, commern;;ons par quelques tion est: entre l'infini des nombres naturels (1, 2, 3 ... ) et
questions relatives aux mathematiques. Apres les deux l'infini des nombres reels (ceux qui correspondent aux
theorem:es de Godel (1931), d'autres theoremes d'indeci- points d'une ligne), y a-t-il ou non un infini d'un autre
dabilite ont surgi (notamment Church, 1936; Turing, « type de quantite » (d'un autre cardinal)? L'hypothese de
1936). Au total ces theoremes signifient que, en dehors des Cantor, dite hypothese du continu, repond par la negative :
cas triviaux (finis), il existe en mathematiques des proposi- a l'infini des naturels succede immediatement (du point de
tions indecidables, que la coherence des systemes formels vue de la cardinalite) l'infini des reels. Or, d'abord Godel
1
ne peut jamais etre demontree a l'interieur de ces memes demontre en 1940 que l'hypothese du continu (et meme
systemes, qu'aucune machine (ou algorithme) indiquant une hypothese plus forte, dite hypothese du continu gene-
d'avance si une proposition est ou non decidable ne pourra ralisee) est compatible avec les axiomes usuels de la theo-
jamais exister. Depuis leur publication, la discussion de rie des ensembles, notamment le systeme d'axiomes dit de
ces theoremes semble s'etre progressivement cantonnee a Zermelo-Fraenkel. Puis, en 1963, Paul J. Cohen demontre
l'interieur d'un cercle etroit de specialistes de logique que la negation de l'hypothese du continu est egalement
mathematique. C'etait en un sens nature!: ces theoremes compatible avec la theorie des ensembles. 11 s'ensuit
n'affectaient pas le travail courant des mathematiciens, d'abord que la theorie des ensembles est incomplete;
ensuite et surtout, que l'on pourrait la completer en admet-
quelle que soit la « profondeur » de son objet. Leur impor-
tant tel ou tel axiome supplementaire - ce qui conduirait a
1. Je l'avais fait il ya quinze ans dans « Science modeme et inter- une situation comparable a celle des geometries eucli-
rogation philosophique », op. cit. diennes et non euclidiennes. 11 ne semble pas que l'on ait
112 Koinonia Voie sans issue ? 113
la simultaneite d'observations faites par des observateurs tance est ailleurs. Ils ruinent l'idee de la possibilite d'un
distants ou comment peut-on la verifier). Et la miraculeuse savoir hypothetico-deductif rigoureux, dans le seul domaine
convenance entre Euclide et Newton etait «complete», non trivial ou nous avions semble nous en approcher. Non
elle aussi. Autrement dit, les « trous » etaient sur la « fron- seulement je n'en connais pas de veritable elaboration phi-
tiere » du systeme, et il y en avait un seul, ou tres peu ; il losophique; mais, a ma connaissance, personne n'a essaye
etait done possible de les recouvrir, en tout cas de les « iso- d'examiner leurs implications pour la physique du reel
ler ». Aujourd'hui cette isolation, ce voilement ne sont (laquelle est supposee, certes, n'avoir affaire qu'a des
plus, ne doivent plus etre possibles. quantites finies, mais qui met en ceuvre constamment des
J'aimerais avoir la place pour esquisser de plus pres les ensembles infinis dans les formalismes qu'elle utilise).
apories qui me semblent sourdre de l'interieur de la D 'autre part, depuis Cantor, la mathematique a ete pro-
science contemporaine, pour montrer leur importance a la gressivement reconstruite de fond en comble sur la base de
fois pour la science et pour la philosophie 1• A defaut, et la theorie des ensembles - et, en tout cas (a part toute ques-
pour secouer ce qui me semble une certaine torpeur episte- tion de « fondement »), elle contient cette theorie comme
mologique qui s'empare de l'epoque, je donnerai seule- une de ses parties essentielles. Or dans la theorie des
ment une serie d'exemples majeurs qui me paraissentjusti- ensembles surgit necessairement une question - en appa-
fier qu'un scientifique se penche sur les fondements de son rence « secondaire » - portant sur la suite des nombres car-
activite et renoue avec !'interrogation philosophique. dinaux des ensembles infinis. En termes grossiers, la ques-
A tout seigneur tout honneur, commern;;ons par quelques tion est: entre l'infini des nombres naturels· (1, 2, 3... ) et
questions relatives aux mathematiques. Apres les deux l'infini des nombres reels (ceux qui correspondent aux
theoremes de Godel (1931), d'autres theoremes d'indeci- points d'une ligne), y a-t-il ou non un infini d'un autre
dabilite ont surgi (notamment Church, 1936 ; Turing, « type de quantite » (d'un autre cardinal)? L'hypothese de
1936). Au total ces theoremes signifient que, en dehors des Cantor, <lite hypothese du continu, repond par la negative :
cas triviaux (finis), il existe en mathematiques des proposi- a l'infini des naturels succede immediatement (du point de
,tions indecidables, que la coherence des systemes formels vue de la cardinalite) l'infini des reels. Or, d'abord Godel
:ne peut jamais etre demontree a l'interieur de ces memes demontre en 1940 que l'hypothese du continu (et meme
systemes, qu'aucune machine (ou algorithme) indiquant une hypothese plus forte, <lite hypothese du continu gene-
d'avance si une proposition est ou non decidable ne pourra ralisee) est compatible avec les axiomes usuels de la theo-
jamais exister. Depuis leur publication, la discussion de rie des ensembles, notamment le systeme d'axiomes dit de
ces theoremes semble s'etre progressivement cantonnee a Zermelo-Fraenkel. Puis, en 1963, Paul J. Cohen demontre
l'interieur d 'un cercle etroit de specialistes de logique que la negation de l 'hypothese du continu est egalement
compatible avec la theorie des ensembles. 11 s'ensuit
mathematique. C'etait en un sens naturel: ces theoremes
d'abord que la theorie des ensembles est incomplete;
n'affectaient pas le travail courant des mathematiciens,
ensuite et surtout, que l'on pourrait la completer en admet-
quelle que soit la « profondeur » de son objet. Leur impor-
tant tel ou tel axiome supplementaire - ce qui conduirait a
1. Je l'avais fait il ya quinze ans dans « Science modeme et inter- une situation comparable a celle des geometries eucli-
rogation philosophique », op. cit. diennes et non euclidiennes. Il ne semble pas que l' on ait
114 Koinonia Voie sans issue ? 115
jusqu'ici elabore les implications, probablement conside- et aussi eloignees entre elles que, par exemple, le calcul
rables, d'une pluralite de theories des ensembles. differentiel absolu et la theorie des distributions, dont le
En troisieme lieu, une part enorme des resultats mathe- rapport avec l' « Esthetique transcendantale » est haute-
matiques du xx" siecle s'appuie sur l'axiome du choix, for- ment improbable, pour dire le moins.
mule par Zermelo, equivalent a l'assertion: tout ensemble En physique proprement dite, l'ouvrage - le grand
peut etre bien ordonne. Or de cet axiome - qui a paru tout ouvrage - est constamment remis sur le chantier. Ainsi,
a fait. contre-intuitif a de grands mathematiciens comme par exemple, et malgre une sorte de publicite unilaterale
E. Borel ou H. Weyl et toute l'ecole intuitionniste -, on achamee depuis trente-cinq ans au moins, il est inexact de
peut montrer qu'il equivaut a la fois a des propositions qui dire que l'on puisse a l'heure actuelle decider entre les dif-
semblent intuitivement evidentes (par exemple, que le pro- ferents modeles cosmologiques, et notamment entre un
duit cartesien d'une famille d'ensembles non vides n'est Univers « ouvert » et un Univers « ferme ». Si, dans l'etat
pas vide) et qu''il est incompatible avec d'autres proposi- actuel de nos connaissances, une singularite « explosive »
tions qui semblent intuitivement tout aussi evidentes, dans l'histoire de l'Univers il y a quelque 15 ou 20 mil-
comme l'axiome de la determinite de J. Mycielski (1964; liards d'annees ne peut pas etre serieusement contestee, le
cet axiome affirme que tous les jeux infinis a information modele d'un Univers « ouvert » (en expansion indefinie a
parfaite sont determines, au sens qu'il y a toujours une partir d'un evenement unique signant une origine absolue)
strategie gagnante pour l'un des deux partenaires). lei la est de plus en plus mis en question par les revisions
question n'est pas seulement la possible fragilite d'une constamment en hausse (ce qui n'etait pas, a priori, diffi-
grande partie des resultats de la mathematique modeme cile a prevoir !) des estimations de la densite moyenne
(qui avait•conduit N. Bourbaki a marquer d'un asterisque de l'Univers. Si celle-ci s'averait depasser une certaine
les theoremes dont la demonstration depend de l 'accepta- valeur critique (dont les estimations actuelles semblent
[ tion de l'axiome du choix), mais la vacillation de l'intui- assez proches) on serait oblige d'accepter un modele
\ tion mathematique aux prises avec ses creations extremes. « cyclique », altemativement en expansion et en contrac-
A !'intersection de la mathematique et de la physique, au tion, dans l'histoire duquel done le big bang n'aurait ete
i;iassage de l'une a rautre, il faut rappeler que la question qu'un evenement important dans une Serie peut-etre infinie
de l'extraordinaire efficacite des mathematiques appli- d 'evenements dil meme type. Mais dans ce demier
quees au monde physique reste aussi ouverte que du temps modele, la matiere-energie ne se conserve pas (elle
de son premier auteur, Pythagore. Et qu'on ne vienne pas « croit » avec chaque cycle, pendant la phase de contrac-
dire qu'elle a ete resolue par la Critique de la raison pure. tion). Notons simplement que, outre l'importance intrin-
Car, d'une part, l'essentiel de ces applications presuppose seque fondamentale de la cosmologie et du choix entre ces
la theorie mathematique de la mesure sur des ensembles de modeles (ou d'autres), la simple existence d'un ~odele
reels, qui reste obscure meme du point de vue strictement coherent (decoulant de la relativite generale et des equa-
mathematique. D'autre part et surtout, l' explicandum est tions de Friedmann}, en principe compatible avec des
l'applicabilite a un monde physique qui n'est pas celui de observations possibles, au sein duquel des lois essentielles
!'experience courante d'« outils » (de formes, si l'on pre- de conservation de la physique actuelle ne sont pas
fere) venant de parties des mathematiques aussi complexes valides, suffit a montrer quelle extravagance il y aurait a
116 Koinonia Voie sans issue ? 117
penser que cette physique est vraiment assuree sur ses deploiement de potentialites, d'une progression, au moins
bases theoriques. d'une complexification. Or, si le fait de !'evolution est
A l'autre bout de la physique (intimement lie au pre- incontestable, il n'existe aucune theorie veritable de !'evo-
mier), la « zoologie » des particules elementaires dont se lution. Il est evident que la theorie neo-darwinienne (la
plaignait Heisenberg a change de forme, mais peut-etre pas « synthese modeme ») est une theorie de la differenciation
de fond. Si l' on a pu mettre de l' ordre dans les centaines des especes - non pas de l' evolution des especes. Car non
de particules « elementaires », cela laisse subsister une seulement la meme theorie « expliquerait » tout aussi bien
bonne trentaine de particules « vraiment fondamentales » - une histoire de la Terre qui aurait conduit a !'existence
elles-memes «resultant» de la combinatoire d'un nombre d'especes tout a fait differentes de celles qui existent; mais
plus limite de caracteristiques. L'on peut penser que la rien, en elle, ne rend intelligible que le « sens » de cette
veritable question est moins la multiplicite des particules, evolution (sa direction) aille de quelques organismes pri-
que la pluralite des caracteristiques de base ; pourquoi la mitifs aux hominides ; rien, en elle, ne dit pourquoi la dif-
charge, le spin, le u, le d, le b, le t et tout le reste? Par ferenciation s'est faite dans le sens d'une complexification
ailleurs, les tentatives de construire une theorie vraiment croissante et non pas, pour ainsi dire, « lateralement ».
unifiee se heurtent toujours a l'incompatibilite entre la Pourquoi les millions d'especes actuelles, et non pas, pour
structure de la relativite generale et celle de la theorie le dire grossierement, quelques millions d'especes de
quantique - les deux constamment « confirmees » par des monocellulaires ?
observations et des faits experimentaux. Mais si, comme il Entin, apres un tumulte de proclamations excessives qui
le semble, la position quantique est inebranlable (cf. a dure vingt ans, on a admis, semble-t-il, que l' ADN et le
encore recemment le sort du « paradoxe EPR » et la ques- code genetique - decouvertes fondamentales s'il en rut,
tion de la non-separation), une unification exigerait une qui le contesterait? - sont loin de foumir tout ce qu 'il faut
quantification de l'espace-temps - expression a laquelle il pour rendre intelligible l'autoproduction et meme la repro-
semble impossible de donner un sens. La situation de la duction de l'etre vivant. Il suffit de rappeler que neurolo-
physique fondamentale est toujours en flux et de nouveaux gistes aussi bien qu'immunologistes dans leur majorite
~oncepts de base sont periodiquement introduits - comme repoussent l'idee d'une predetermination genetique com-
i-ecemment la « super-symetrie », ou les « cordes » et plete (codee dans l' ADN) des specialisations des cellules
« super-cordes » (strings et superstrings) qui devraient nerveuses ou immunitaires, en faveur des hypotheses <lites
prendre la place des particules dans un Univers sous-jacent epigenetiques (qui font de cette specialisation le resultat de
« vrai » a dix dimensions. l' « histoire » de chaque cellule, largement codeterminee
Dans le domaine de la biologie, il faut noter un malen- par le « paysage » ou elle se trouve, a savoir ses « voisi-
tendu de taille qui regne, a peu pres depuis que le darwi- nages » ). Plus que probablement, ces hypotheses contien-
nisme originel a ete depasse. On parle constamment de nent une grande part de verite (de toute fa~on, l 'hypothese
theorie de !'evolution. Le terme d'evolution, aussi bien de la predetermination est intenable pour les classes de cel-
dans le langage commun que dans l' esprit de Darwin (cf., lules mentionnees). Mais l'on peut aussi se demander si la
pour ne citer que cela, les termes de « selection » et de conception epigenetique ne reconduit pas a un autre niveau
« survie du plus apte »), a le sens incontoumable d'un la difficulte a laquelle elle est censee repondre (il faudrait
118 Koinonia Voie sans issue ? 119
encore une predetermination genetique, rendant telles cel- les virtualites pratiques abstraites de la science de sa realite
lules capables de tel developpement epigenetique et pas social-historique, du role effectif qu'elle joue dans le
d'autres, de telles sequences de reaction a son « histoire » monde contemporain et dans son immense derive. Consi-
et pas d'autres, etc.). Et, d'autre part, elle conduit a se rein- dere dans sa totalite, ce role est loin d'etre univoquement
terroger sur des capacites et proprietes tout a fait fonda- positif. La destruction de l'environnement, aux conse-
mentales de l'etre vivant, dont ii n'existe pour l'instant quences incalculables et largement inconnues, a peut-etre
aucune amorce de comprehension theorique. C 'est une commence deja avec la fin du neolithique (debut de l'eli-
chose de dire qu'un gene determine un caractere precis. mination de diverses especes vivantes, deboisement). Elle
C'en est une autre de dire qu'un gene determine la capa- a pris des dimensions qualitativement autres depuis non
cite de produire un nombre indefini de caracteres (ce dont pas tellement la revolution industrielle, mais la revolution
nous avons par ailleurs la certitude via I' exemple des capa- scientifique de l'industrie, a savoir, comme disait Marx,
cites linguistiques de l'etre humain). « l'application consciente (!) de la science a l'industrie ».
Que signifie tout cela, sinon que la science est, heureuse- En somme, depuis que nous ne vivons plus avec une tech-
ment, plus ouverte que jamais, plus questionnante que nologie « nai:ve » ( !), mais avec une technologie scienti-
jamais, moins reposante pour I' esprit que jamais ? Que fique. Que peseront les conforts, pour ceux qui en jouis-
signifie tout cela, pour les veritables scientifiques et pour sent, de la vie modeme devant une eventuelle fonte des
ceux qui ne peuvent pas rester indifferents devant leur calottes glaciaires? Et combien de centimes vaudront
immense travail, sinon un appel au renouvellement de la toutes les conquetes de la medecine modeme, si une Troi-
pensee humaine ? sieme Guerre mondiale explosait?
Ces comptes ne peuvent pas etre faits, dans aucun
domaine - le plus et le moins s'enchevetrent inextricable-
Au lieu de conclure ment. Ils peuvent encore moins etre faits pour tous Ies
domaines a la fois - a moins que la realite ne les fasse un
La science est, devrait etre, contrairement a ce qui s 'est jour pour nous. Pour faire des comptes, ii faudrait avoir
passe depuis Hegel, objet de passion pour le philosophe. des elements separables, qui n'existent pas ici. La fallace
Non pas comme ensemble de certitudes - mais comme de la separation : gardons la medecine modeme et rejetons
puits interminable d'enigmes, melange inextricable de (les consequences militaires de) la physique nucleaire
lumiere et d'obscurite, temoignage d'une incomprehen- contient un illogisme identique a celui des jeunes ecolo-
sible rencontre toujours assuree et toujours fugitive entre gistes qui fuient l'industrie en fondant des communautes
nos creations imaginaires et ce qui est. Aussi, comme rurales - au sein desquelles ils ne peuvent pas se passer
affirmation eclatante de notre autonomie, du rejet des des produits de l'industrie. La medecine modeme et la
croyances simplement heritees et instituees, de notre capa- physique nucleaire (theorique et appliquee) ne sont pas des
cite a tisser constamment le nouveau dans une tradition, a plants differents, mais deux branches du meme arbre pour
nous transformer en nous appuyant sur nos transforma- ne pas dire deux substances contetmes dans le meme fruit.
tions passees. L'existence et le developpement de l'une comme de l'autre
Mais nous devons distinguer la portee philosophique et presupposent le meme type anthropologique, les memes
120 Koinonia Voie sans issue ? 121
attitudes a l'egard du monde et de l'existence humaine, les ment multipliees, et parce qu'elles atteignent des strates de
memes modes de pensee, de technicite et d'instrumenta- l'etant physique et biologique sur lesquelles il ne sait rien
tion. - ce qui ne l' empeche pas de fouiller avec un baton tou-
Tout cela ne signifie pas que la recherche scientifique est jours plus grand la fourmiliere qui est certainement aussi
« mauvaise » en soi, loin de la, ni qu'il faille l'arreter (de un guepier.
toute fa\'.on on ne le pourrait pas et on ne le devrait pas): Il faut en finir avec l'idee que la science et la technique
Nous sommes seulement rappeles a quelques evidences, confereraient a l'humanite un pouvoir qui serait actuelle-
certaines banales, d'autres moins. ment « mal utilise». D'une part, la techno-science produit
Evidences banales : sortis de leur laboratoire, les scienti- constamment du« pouvoir », au sens limite de la capacite
fiques sont des hommes comme les autres, aussi vulne- effective de faire; d'autre part, avec !'evolution de la
rables a l' ambition, au desir de pouvoir, a la flatterie, a la societe contemporaine (cf. infra), ce pouvoir ne pouvait
vanite, aux influences, aux prejuges, a la cupidite, aux pas etre «utilise» autrement qu'il ne l'est, et par personne
erreurs de jugement et aux prises de position irreflechies d'autre que celui qui l'utilise, c'est-a-dire Personne. Il n'y
que n'importe qui. Aussi, comme on pouvait le prevoir, a ni technocratie, ni scientocratie. Loin de former un nou-
!'immense progres du savoir positif et de ses applications veau groupe dominant, scientifiques et techniciens servent
ne s 'est pas accompagne d 'un millimetre de progres moral, des Appareils de pouvoir existants (a la rigueur ils en font
ni chez ses protagonistes ni chez leurs concitoyens. partie) et ces Appareils exploitent, certes, et oppriment
Evidences moins banales : la fantastique autonomisation presque tout le monde, mais ne dirigent vraiment rien.
de la techno-science - que Jacques Ellul a eu l'imprescrip-
tible merite de formuler des 1947 - et que scientifiques
aussi bien que lai:cs se masquent moyennant !'illusion de Au creur de l' epoque modeme, depuis la fin des « ages
la separabilite des « moyens » et des « fins » : un autre obscurs », deux significations imaginaires sociales, intrin-
« maitre » pourrait dormer une autre orientation a l' evolu- sequement antinomiques quoique liees (mais cette liaison
tion techno-scientifique. Mais cet ensemble de connais- ne peut nous retenir ici). L'autonomie d'une part qui a
sances, de pratiques, de possibilites, qui fabrique des labo- anime aussi bien les mouvements emancipateurs et demo-
ratoires, des laborantins, des imitateurs, des inventeurs, cratiques qui parcourent l'histoire de !'Occident que la
des decouvreurs, des armes d'apocalypse, des bebes en renaissance de l'interrogation et de l'enquete rationnelle.
eprouvette, des chimeres reelles, des poisons et des medica- L' expansion illimitee de la maitrise « rationnelle » d' autre
ments - cette hypermegarnachine, personne ne la domine ni part, au fondement de !'institution du capitalisme et de ses
ne la controle et, dans l'etat actuel des choses, la question avatars (parmi lesquels, par une monstrueuse inversion, le
de savoir si quelqu 'un pourrait la controler ne se pose totalitarisme) et qui sans doute culmine avec le deferle-
meme pas. Avec la techno-science, l'homme modeme ment de la techno-science.
croit s'etre donne la maitrise. En realite, s'il exerce un Pour des· raisons que j'ai longuement developpees
nombre grandissant de « maitrises » ponctuelles, il est ailleurs, la maitrise « rationnelle » en expansion illimitee
moins puissant que jamais devant la totalite des effets de ne peut etre en realite qu 'une maftrise pseudo-rationnelle.
ses actions, precisement parce que celles-ci se sont telle- Mais une autre dimension importe ici davantage. Une
122 Koinonia Voie sans issue ? 123
« maitrise rationnelle » implique, exige en verite, des que pas ici) et la trace de verite qu'elle comporte. La science
la « rationalite » a ete vue comme parfaitement « objecti- offre un substitut a la religion pour autant qu 'elle incame
vable », ce qui a rapidement voulu dire: algorithmisable, derechef l'illusion de l'omniscience et de l'omnipotence
une maitrise impersonnelle. Mais une maitrise imperson- - l'illusion de la maitrise. Cette illusion se monnaye d'une
nelle etendue a tout est evidemment la maitrise de outis, de infinite de manieres - depuis l'attente du medicament-
personne - et par la meme, c'est la non-maitrise complete, miracle, en passant par la croyance que les « experts » et
l'impouvoir. (Dans une democratie, il ya certes une regle les gouvemants savent ce qui est bon, jusqu'a la consola-
rationnelle impersonnelle, la loi, pensee sans desir comme tion ultime : « Je suis faible et mortel, mais la Puissance
disait Aristote, mais il y a aussi des gouvemants et des existe. » La difficulte de l'homme modeme a admettre
juges en chair et en os.) l'eventuelle nocivite de la techno-science n'est pas sans
Tout a fait sy~ptomatique a cet egard est la tendance analogie avec le sentiment d'absurdite qu~eprouverait le
actuelle a l' « automatisation des decisions », deja en cours fidele devant l'assertion: Dieu est mauvais.
dans un grand nombre de cas secondaires mais qui De la valorisation du pouvoir-faire en tant que tel a
commence a prendre une autre allure avec les « systemes l'adoration de la force nue, l'ecart est bien petit.
experts». Et encore plus illustrative est l'idee, qui en Le fantasme de la toute-puissance existe sans doute
constitue en quelque sorte l'achevement, de la Doomsday depuis que l'homme est homme. Il s'est monnaye par
machine, systeme expert qui ferait partir automatiquement quelque puissance - et il s'est refugie dans la magie, ou la
les fusees d'un camp des que celles de l'autre seraient conquete militaire. Pour la premiere fois sa fecondation
computees ou supposees parties, eliminant ainsi tout fac- par son rejeton - la rationalite - lui a pennis de devenir
teur politique-psychologique « subjectif » (done a la fois puissance historique effective, signification imaginaire
faillible et influens;able) dans la dissuasion, et dont en sociale dominant un monde entier. Si cela a pu etre, ce
verite nous ne sommes pas tellement loin. n'est pas seulement que l'imaginaire humain a pris ce
toumant et s'est donne des moyens autres que magiques
ou na'ivement militaires. C'est aussi que le monde - le
.1Dans les societes qui ont precede la notre, la negation de monde « pre-humain » - s 'y prete, qu'il est connaissable et
la mortalite humaine etait assuree par la religion au sens le meme manipulable.
plus large de ce terme. Cette negation a toujours ete une Il est connaissable de maniere apparemment illimitee,
denegation, au sens freudien du terme : negation qui, dans devoilant a notre travail les unes apres les autres des
l' acte meme de se formuler, demontre le contraire de ce strates connectees et pourtant heterogenes. Mais il n'est
qu'elle affirme explicitement. (Si l'homme etait immortel, visiblement pas manipulable sans limite - et cela, non pas
il n'aurait point besoin de toutes ces demonstrations et de d'un simple point de vue « extensif» (inverser le sens de
tous ces articles de foi.) Ce role est aujourd'hui joue, la rotation de la Galaxie, par exemple) mais d'un point de
autant que faire se peut, par la techno-science. Il ne suffit vue qualitatif. Cette limite, nous l'avons visiblement
pas d'aller repetant que dans le monde modeme la science atteirite et nous sommes en train de la franchir sur plu-
a pris la place de la religion ; il faut comprendre a la fois sieuts points a la fois. Et le plus intime rapport existe, j'ai
les limites de cette substitution (qui ne nous concement essaye de le montrer, entre le deploiement sans limite de
124 Koinonia
humaine fondamentale - et, au depart, nullement universelle effective par la reflexion sur d'autres histoires qui ont ete/
- impliquant qu'il n'y a pas d'instance extra-humaine respon- effectivement possibles sans avoir ete realisees. .
sable en dernier lieu de ce qui se passe dans l'histoire, qu'il Intellectuel: je n'ai jamais aime (ni accepte pour mon
n' est pas de vraie cause de l 'histoire ou d' auteur [non humain] compte) ce terme, pour des raisons a la fois esthetiques :
!'arrogance miserable et defensive qu'il implique, et
de l 'histoire ; autrement dit, que l'histoire n' est pas faite par
logiques: qui n'est pas intellectuel? Sans entrer dans des
Dieu, ou par la phusis, ou par des « lois » quelconques. C 'est
questions de biopsychologie fondamentale, si l'on entend
parce qu'ils ne croyaient pas en de telles determinations
par le terme intellectuel celui qui travaille presque exclusi-
extra-historiques (hors la limite ultime de l 'Ananke") que les
vement avec sa tete et presque pas du tout avec ses mains,
Grecs ont pu creer la democratie et la philosophie.
on laisse en dehors des gens que l 'on voudrait visiblement
Nous reprenons, reaffinnons, voulons prolonger cette crea-
inclure (sculpteurs et d'autres categories d'artistes) et l'on
tion. Nous sommes et voulons etre dans une tradition de cri-
inclut des gens que l 'on ne visait certainement pas (les
tique radicale, ce qui implique aussi : de responsabilite (nous informaticiens, les banquiers, les cambistes, etc.).
ne pouvons pas rejeter la faute sur Dieu tout-puissant, etc.) et On ne voit pas pourquoi un excellent egyptologue ou un
d'autolimitation (nous ne pouvons invoquer aucune norme mathematicien qui ne voudraient rien savoir en dehors de
extra-historique pour normer notre agir, qui cependant doit leur discipline nous interesseraient particulierement. A
etre norme). Il en resulte que nous nous situons a l'egard de partir de cette remarque, on pourrait proposer de prendre
ce qui est, de ce qui pourra ou devra etre, et meme de ce qui en compte, aux fins de la presente discussion, ceux qui,
a ete, comme des acteurs critiques. Nous pouvons contribuer quel que soit leur metier, essaient de depasser leur sphere
a ce que ce qui est soit autrement. Nous ne pouvons pas de specialisation et s'interessent activement a ce qui se
changer ce qui a ete, mais nous pouvons. changer le regard passe dans la societe. Mais cela est, et doit etre, la defini-
/I
I
. sur ce qui a ete - regard qui est ingredient essentiel (meme
s'il l'est le plus s~uve~t non con~ciemment) des atti~?es
presentes. En part1cuher nous n accordons, en premiere
tion meme du citoyen democratique, quelle que soit son
occupation (et l'on remarquera qu'elle est !'oppose exact
de la definition de la justice donnee par Platon : s 'occuper
f approximation, aucun privilege philosophique a la realite de ses affaires et ne pas se meler de tout, ce qui n'a rien
f/ historique passee et p~sente. Passe et pres~nt ne so~t- autre pour surprendre puisque un des buts vises par Platon est de
1 chose que masses de fa1ts bruts (ou de matenaux empmques) montrer qu'une societe democratique n'est pas juste).
// que pour autant qu'ils ont ete re-avalises critiquement par Je n'essaierai pas ici de repondre a cette question. Mes
ii . • • •
! nous. En deux1eme approxlffiation, pmsque nous sommes en remarques auront en vue ceux qui, par l'usage de la parole et
aval de ce passe et que done il a pu entrer dans les presuppo- la formulation explicite d'idees generales, ont pu ou peuvent
ses de ce que nous pensons et de ce que nous sommes, ce essayer d'influer sur !'evolution de leur societe et le cours de
passe acquiert une sorte d'importance transcendantale car sa l 'histoire. Leur liste est immense, les questions que leurs dires
• connaissance et sa critique font partie de notre autoreflexion. ou leurs actes soulevent illirnitees. Aussi, je me cantonnerai
Et cela aussi non seulement parce qu'il rend manifeste la dans la breve discussion de trois points. Le premier concerne
relativite du present par la connaissance d'autres epoques, deux types differents de rapport entre le penseur et la commu-
mais parce qu'il laisse entrevoir la relativite de l'histoire naute politique, tels que les exemplifie !'opposition radicale
130 Polis Les intellectuels et l' histoire 131
entre Socrate, le philosophe dans la cite, et Platon, le philo- Trente Tyrans et d'arreter illegalement un citoyen. Son pro-
sophe qui se veut au-dessus de la cite. Le deuxieme est relatif ces et sa condamnation sont une tragedie au sens propre du
a la tendance qui s 'est emparee des philosophes, a partir terme, ou il serait inane de chercher les innocents et les cou-
d 'une certaine phase historique, a rationaliser le reel, c 'est-a- pables. Certes le demos de 399 n'est plus celui du vf et du
dire a le legitimer. On en a connu a l'epoque qui vient de se V" siecle, et certes la cite aurait pu continuer d'accepter
clore des cas particulierement navrants avec les compagnons Socrate comme elle l'avait accepte pendant des decennies.
de route du stalinisme, mais aussi, de fa9on « empirique- Mais il faut aussi comprendre que la pratique de Socrate
ment » differente mais philosophiquement equivalente, avec transgresse la limite de ce qui, en toute rigueur, est tolerable
Heidegger et le nazisme. Je conclurai sur un troisieme point : dans une democratie. La democratie est le regime explicite-
la question que souleve le rapport de la critique et de la vision ment fonde sur la doxa, l'opinion, la confrontation des opi-
du philosophe-citoyen avec le fait que, dans un projet d'auto- nions, la formation d 'une opinion commune. La refutation
nomie et de democratie, c'est la grande majorite des hommes des opinions d'autrui yest plus que permise et legitime, elle
et des femmes vivant dans la societe qui sont la source de la est la respiration meme de la vie publique. Mais Socrate ne
creation, le depositaire principal de l'imaginaire instituant et se borne pas a montrer que telle ou telle doxa est erronee (et
qui doivent devenir les sujets actifs de la politique explicite. ne propose pas une doxa sienne a la place). 11 montre que
toutes les doxai sont erronees, plus meme, que ceux qui les
defendent ne savent pas ce qu'ils disent. Or aucune vie en
Le philosophe a ete, en Grece, pendant une longue societe, et aucun regime politique, la democratie moins que
periode initiale, tout autant un citoyen. C'est pour cela tout autre, ne sont possibles sur l'hypothese que tous les par-
aussi qu'il,a ete parfois appele a« donner des lois », a sa ticipants vivent dans un monde de mirages incoherents - ce
cite OU a une autre. Solon en est l'exemple le plus celebre. que Socrate demontre constarnment. Certes la cite aurait du
Mais encore en 443, lorsque les Atheniens ont etabli en accepter meme cela - elle l'a fait pendant longtemps, avec
Italie une colonie panhellenique (Thurioi), c'est a Protago- Socrate comme avec d'autres. Mais Socrate lui-meme savait
ras qu'ils ont demande d'en etablir les lois. parfaitement que de sa pratique il devait tot ou tard rendre
l.e demier de cette lignee - le demier grand, en tout des comptes; il n'avait pas besoin qu'on lui prepare une
cas - est Socrate. Socrate est philosophe, mais il est aussi apologie, dit-il, parce qu'il a passe sa vie a reflechir a l'apo-
citoyen. 11 discute avec tous ses concitoyens dans l'agora. 11 logie qu'il presenterait si on l'accusait. Et Socrate non seule-
a une famille et des enfants. 11 prend part a trois expeditions ment accepte le jugement du tribunal forme par ses conci-
rnilitaires. 11 assume la magistrature supreme, il est epistate toyens ; son discours dans le Criton, que l' on prend si
des prytanes (president de la Republique pour un jour) au souvent pour une harangue moralisante et edifiante, est un
moment peut-etre le plus tragique de l'histoire de la demo- magnifique developpement de l'idee grecque fondamentale
cratie athenienne : le jour du proces des generaux vainqueurs de la formation de l'individu par sa cite : polis andra didas-
de la bataille des Arginuses, lorsque, presidant l'assemblee kei, c'est la cite qui eduque l'homme, ecrivait Simonide.
du peuple, il brave la foule dechainee et refuse d 'entamer Socrate sait qu 'il a ete engendre par Athenes et qu 'il n 'aurait
illegalement la procedure contre les generaux. De meme pu l'etre nulle part ailleurs.
refusera-t-il quelques annees plus tard d'obeir aux ordres des 11 est difficile de penser a un disciple qui ait davantage
j
132 Polis Les inte!lectuels et!' histoire 133
trahi I' esprit de son maitre dans la pratique que Platon. C'est Platon qui inaugure l'ere des philosophes qui s'extraient
Platon se retire de la cite, c'est a ses portes qu'il etablit une de la cite mais, en meme temps, possesseurs de la verite, veu-
ecole pour des disciples choisis. On ne connait ,pas de cam- lent lui dieter des lois en pleine meconnaissance de la creati-
pagne militaire a laquelle il ait participe. On ne lui connait vite instituante du peuple, et, qui, impuissants politiquement,
pas de famille. Il ne foumit a la cite qui l'a nourri et l'a fait ont pour supreme ambition de devenir conseillers du prince.
etre ce qu 'il est rien de ce que tout citoyen lui doit: ni service
militaire, ni enfants, ni acceptation des responsabilites Ce n'est toutefois pas avec Platon, et pour cause, que com-
publiques. Il calomnie Athenes au degre le plus extreme: mence cette autre deplorable partie de l'activite des intellec-
grace a son immense genie de metteur en scene, de theteur, tuels face a l'histoire: la rationalisation du reel, c'est-a-dire,
de sophiste et de demagogue, il reussira a imposer, pour les en fait, la legitimation des pouvoirs existants. L' adoration du
siecles a venir, cette image : les hommes politiques d' Athenes fait accompli est, de toute fas;on, inconnue et impossible
- Themistocle, Pericles - etaient des demagogues, ses pen- comme attitude de l'esprit en Grece. Il faut descendre jus-
seurs des sophistes (au sens qu'il a impose), ses poetes des qu'aux stoi:ciens pour commencer a en trouver les germes. Il
corrupteurs de la cite, son peuple un vil troupeau livre aux est impossible de discuter ici et maintenant les origines de
passions et aux illusions. Il falsifie sciemment l'histoire, il cette attitude qui, de toute evidence, renoue apres un enorme
est le premier inventeur des methodes staliniennes dans ce detour avec les phases archa·iques et traditionnelles de l'his-
domaine : si l' on ne connaissait l'histoire d 'Athenes que par toire humaine, pour lesquelles les institutions chaque fois
Platon (3° livre des Lois) on ignorerait la bataille de Sala- existantes sont sacrees, et reussit cet exploit de mettre la phi-
mine, victoire de Themistocle et du meprisable demos des losophie, nee comme partie integrante de la mise en question
rameurs 1• n veut etablir une cite soustraite au temps et a de l'ordre etabli, au service de la conservation de cet ordre.
l'histoire, et gouvernee non pas par son peuple, mais par les Mais il est tout aussi impossible de ne pas voir dans le chris- ,
« philosophes ». Mais il est aussi - et contrairement a toute tianisme, des ses premiers jours, le createur explicite des I
l' experience grecque precedente, ou les philosophes avaient i positions spirituelles, affectives, existentielles qui sous-ten- )
montre une phronesis, une sagesse dans l'agir, exemplaire - dront, pendant dix-huit siecles et plus, la sacralisation des l
le premier a exhiber cette ineptie essentielle qui depuis lors pouvoirs existants. Le « rendez a Cesar ce qui est a Cesar»
catacterisera si souvent philosophes et intellectuels face a la ne peut s'interpreter que conjointement avec « tout pouvoir
realite politique. Il se veut conseiller du prince, en fait du vient de Dieu ». Le veritable royaume chretien n'est pas de
tyran- cela n'a pas cesse depuis -, et il echoue lamentable- ce monde et, par ailleurs, l'histoire de ce monde, devenant
ment parce que lui, le fin psychologue et !'admirable portrai- l'histoire du Salut, est immediatement sacralisee dans son
tiste, prend les vessies pour des lanternes et le tyran Denys existence et dans sa «direction», a savoir dans son «sens»
de Syracuse pour un roi-philosophe en puissance, comme, essentiel. Exploitant a ses fins l'instrumentarium philoso-
vingt-trois siecles plus tard, Heidegger prendra Hitler et le phique grec, le christianisme fournira pendant quinze siecles
nazisme pour les incarnations de l'esprit du peuple allemand les conditions requises pour !'acceptation du« reel» tel qu'il
et de la resistance historiale contre le regne de la technique. est - jusqu 'au « se changer plutot que l' ordre du monde » de
1. Pierre Vidal-Naquet m'a rappel€ ce demier point lors de
Descartes, et jusque, evidemment, a l'apotheose litterale de
conversations amicales. la realite dans le systeme hegelien (« tout ce qui est reel est
134 Polis Les intellectuels et l' histoire 135
rationnel »). Malgre les apparences, c'est au meme univers - lite la plus infantile, tantot - le plus souvent - dans la
univers essentiellement theologique, a-politique, a-critique - rouerie la plus derisoire. Sartre, affirmant sur un ton mena-
qu 'appartiennent Nietzsche, proclamant l' « innocence du s;ant : « vous ne pouvez pas discuter les actes de Staline,
devenir », et Heidegger, presentant l'histoire comme Ereignis puisqu'il est seul a posseder les informations qui les moti-
et Geschick, avenement de l'etre et donation/destination de vent », restera sans doute le specimen le plus instructif de
et par celui-ci. II faut en finir avec l'obsequiosite ecclesias- cette autoridiculisation de l'intellectuel.
tique, academique et litteraire. II faut enfin parler de syphilis Face a cette debauche de perversite pieuse et de detour-
dans cette farnille dont visiblement la moitie des membres nement de l'usage de la raison, ii faut affirmer avec force
souffrent de paralysie generale. II faut prendre par l'oreille le cette evidence qui reste profondement enfouie: il n'y a
theologien, l'hegelien, le nietzscheen, l'heideggerien, les aucun privilege de la realite, ni philosophique ni normatif,
amener a Kolyma, a Auschwitz, dans un hopital psychia- le passe ne vaut pas plus que le present et celui-ci n'est pas
trique russe, dans les chambres de torture de la police argen- modele mais matiere. L'histoire passee du monde n'est
tine, et exiger qu'ils expliquent seance tenante et sans subter- nullement sanctifiee - et ii se pourrait qu 'elle soit plutot
fuges le sens des expressions « tout pouvoir vient de Dieu », damnee - du fait qu'elle a ecarte d'autres histoires effecti-
« tout ce qui est reel est rationnel », « innocence du deve- vement possibles. Celles-ci ont autant d'importance pour
nir », ou « I' fu:ne egale en presence des choses » 1. !'esprit, peut-etre plus de valeur pour nos attitudes pra-
Mais le melange le plus extraordinaire se presente tiques, que l'histoire « reelle ». Notre journal ne contient
lorsque l'intellectuel reussit, tour de force supreme, a lier pas, comme le croyait Hegel, « notre priere realiste du
la critique de la realite avec !'adoration de la force et du matin », mais plutot notre farce surrealiste quotidienne.
pouvoir. Ce "tour de force devient elementaire a partir du Plus que jamais, peut-etre, aujourd'hui. Que quelque chose
moment ou apparait quelque part un « pouvoir revolution- apparaisse en 1987 cree en premier lieu, et jusqu'a preuve
naire ». Commence alors l'age d'or des compagnons de du contraire, une forte presomption qu'il incame la betise,
route, qui ont pu se payer le luxe d'une opposition appa- la laideur, la malfaisance et la vulgarite.
remment intransigeante contre une partie de la realite, la Restaurer, restituer, re-instituer une tache authentique de
realite « de chez eux », combinee avec la glorification l'intellectuel dans l'histoire, c'est certes, d'aoord et avant
d'une autre partie de cette meme realite - la-bas, ailleurs, tout, restaurer, restituer, re-instituer sa fonction critique.
en Russie, en Chine, a Cuba, en Algerie, au Viet-nam OU, a C'est parce que l'histoire est toujours a la fois creation et
la rigueur, en Albanie. Rares sont, parmi les grands noms destruction, et que la creation (comme la destruction)
de !'intelligentsia occidentale, ceux qui n'ont pas fait a un conceme le sublime autant que le monstrueux qu 'elucida-
moment quelconque, entre 1920 et 1970, ce « sacrifice de tion et critique sont a la charge, plus que de tout autre, de
la conscience», tantot - le moins souvent - dans la credu- celui qui par occupation et position peut se mettre a dis-
tance du quotidien et du reel: de l'intellectuel.
1. M. Heidegger, « Serenite », in Questions Ill, Paris, Gallimard, A distance aussi, tant que faire se peut, de lui-meme : et
1966, p. 177. Cf. ibid., p. 175 « Aucun individu, aucun groupe
humain, aucune organisation purement humaine [? !] n 'est en etat de cela ne prend pas seulement la forme de l' « objectivite »,
prendre en main le gouvemement de notre epoque. » Et : « Nous ne mais aussi celle de l' effort permanent de depasser sa specia- I
devons rien faire, seulement attendre » (ibid., p. 188). lite, de rester conceme par tout ce qui importe aux hommes. I
I
136 Polis
modalites differentes) est datable et localisable 1• Au noyau gent» relativement a la societe. Concretement, la societe
des deux la monade psychique, irreductible au social-his- n'est que moyennant !'incarnation et !'incorporation, frag-
torique, mais formable par celui-ci presque sans limite a mentaire et complementaire, de son institution et de ses
condition que !'institution satisfasse certains requisits significations imaginaires par les individus vivants, par-
minimaux de la psyche. Le principal parmi ceux-ci: four- lants et agissants. La societe athenienne n'est rien d'autre
nir a la psyche du sens diurne, ce qui se fait en for~ant et que les Atheniens - sans lesquels elle n'est que restes d'un
induisant l'etre humain singulier, le long d'un ecolage paysage travaille, debris de marbre et de vases, inscrip-
commence des sa naissance et fortifie sa vie durant, a tions indechiffrables, statues repechees quelque part dans
investir et a rendre sensees pour lui les parties emergees du la Mediterranee -, mais les Atheniens ne sont Atheniens
magma des significations imaginaires sociales instituees que par le nomos de la polis. Dans ce rapport entre une
chaque fois par la societe et qui tiennent celle-ci et ses ins- societe instituee qui depasse infiniment la totalite des indi-
titutions particuiieres ensemble 2 • vidus qui la « composent », mais ne peut etre effective-
Il est manifeste que le social-historique depasse infini- ment qu'en etant « realisee » dans les individus qu 1elle
ment toute « inter-subjectivite ». Ce terme est la feuille de fabrique, et ces individus, on peut voir un type de relation
vigne qui ne parvient pas a couvrir la nudite de la pensee inedit et original, impossible a penser sous les categories
heritee a cet egard, son incapacite a concevoir le social- du tout et des parties, de !'ensemble et de ses elements, de
historique comme tel. La societe n'est pas reductible a l 'universel et du particulier, etc. En se creant, la societe
l'« inter-subjectivite », n'est pas un face-a-face indefini- cree l'individu et les individus dans et par lesquels seule-
ment multiplie, et le ,face-a-face OU le dos-a-dos ne peu- ment elle peut etre effectivement. Mais la societe n'est pas
vent jamais avoir lieu qu'entre sujets deja socialises. une propriete de composition, ni un tout contenant autre
Aucune « cooperation » de sujets ne saurait creer le lan- chose et plus que ses parties - ne serait-ce que parce que
gage, par exemple. Et une assemblee d'inconscients ces «parties» sont appelees a l'etre, et a etre-ainsi, par ce
nucleaires serait inimaginablement plus boschienne que la « tout » qui pourtant ne peut etre que par elles, dans un
pire salle des agites d 'un vieil asile psychiatrique. La type de relation sans analogue ailleurs, qui doit etre pense .
s6ciete, en tant que toujours deja instituee, est autocreation pour lui-meme, a partir de lui-meme, comme modele de
et capacite d'auto-alteration, reuvre de l'imaginaire radical lui-meme 1•
comme instituant qui se fait etre comme societe instituee Meme ici du reste il faut rester attentif. On n' aurait guere
et imaginaire social chaque fois particularise. avance (comme certains le croient) en disant : la societe
L'individu comme tel n'est pas, pour autant, «·contin- fait les individus qui font la societe. La societe est reuvre
de l'imaginaire instituant. Les individus sont faits par, en
1. C. Castoriadis, « L'etat du sujet aujourd'hui », Topique, n° 38
(1986), p. 13 sq. [dans ce volume, p. 233 et suiv.]; cite desormais meme temps qu'ils font et refont, la societe chaque fois
comme Castoriadis 1986. instituee : en un sens, ils la sont. Les deux poles irreduc-
2. C. Castoriadis 1975, chap. v1 et passim; aussi, « Institution de tibles sont l'imaginaire radical instituant - le champ de
la societe et religion», Esprit, mai 1982, repris ~ans Doma!nes de
I' homme -Les Carrefours du labyrinthe II, Paris, Ed. du Seml, 1986 ·
creation social-historique - d'une part, la psyche singuliere
[reed. « Points Essais », 1999]: cite desormais comme Castoriadis
1982 (1986). 1. C. Castoriadis 1964-65 (1975), Le. et 1975, chap. vr.
140 Polis Pouvoir, politique, autonomie 141
d'autre part. A partir de la psyche, la societe instituee fait service de l'ordre cosn1ique ou de Dieu jusqu'au delire •le
chaque fois des individus - qui, comme tels, ne peuvent plus extreme de la domination et maitrise sur la nature.
plus faire que la societe qui les a faits. Ce n' est que pour Mais dans tous les cas, la «nature» comme la « sur-
autant que !'imagination radicale de la psyche arrive a nature » sont chaque fois instituees, dans leur sens comme
transpirer a travers les strates successives de la .cuirasse tel et dans ses innombrables articulations, et cette articula-
sociale qu'est l'individu qui la recouvre et la penetre jus- tion entretient des relations multiplement croisees avec les
qu'a un point-limite insondable, qu'il ya action en retour articulations de la societe elle-meme instaurees chaque fois
I de l'etre humain singulier Sur la societe. Notons, par anti- par son institution 1•
t
i
cipation, qu 'une telle action est rarissime et en tout cas
imperceptible dans la presque totalite des societes, OU
regne I' heteronomie instituee 1, et OU, a part l'eventail de
En se creant comme eidos chaque fois singulier (les
influences, transmissions historiques, continuites, simili-
tudes, etc., existent certes et sont enormes, comme les ques-
roles sociaux pre~definis, les seules voies de manifestation tions qu 'elles posent, mais ne modifient en rien la situation
reperable de la psyche singuliere sont la transgression et la principielle et ne relevent pas de la presente discussion), la
pathologie. II en va autrement dans les quelques societes societe se deploie dans une multiplicite de formes organi-
ou la rupture de l'heteronomie complete permet une veri- satrices et organisees. Elle se deploie d'abord comme crea-
table individuation de l'individu, et ou !'imagination radi- tion d'un espace et d'un temps (d'une spatialite et d'une
cale de la psyche singuliere peut a la fois trouver ou creer temporalite) qui lui sont propres, peuples d 'une foule
les moyens sociaux d'une expression publique originale et d'objets « naturels », « sur-naturels » et « humains », lies
contribuer nommement a !'auto-alteration du monde par des relations posees chaque fois par la societe conside-
social. Et c ''est encore autre chose de constater que, Iors ree et etayes toujours sur des proprietes immanentes de
des alterations social-historiques manifestes et marquees, l'etre-ainsi du monde. Mais ces proprietes sont re-creees,
societe et individus s'alterent ensemble et que ces deux . degagees, choisies, filtrees, mises en relation et surtout :
alterations s'impliquent reciproquement. dotees de sens par !'institution et les significations imagi-
naires de la societe donnee 2•
Le discours general sur ces articulations, trivialites mises
L'institution et les significations imaginaires qu'elle a part, est presque impossible : elles sont chaque fois
porte et qui l'animent sont creatrices d'un monde, le reuvre de la societe consideree, impregnees de ses signifi-
monde de la societe donnee, qui s'instaure des le depart cations imaginaires. La« materialite », la « concretude » de
dans !'articulation entre un monde «nature!» et « sur- telle ou telle institution peut apparaitre comme identique
naturel » - ou, plus generalement, «extra-social» -, et un ou fortement similaire entre deux societes, mais !'immer-
« monde humain » proprement dit. Cette articulation peut sion, chaque fois, de cette apparente identite materielle
aller de la quasi-fusion imaginaire jusqu'a la volonte de dans un magma autre de significations autres suffit pour
separation la plus affirmee, depuis la mise de la societe au
1. C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 208-211 [reed. « Points
1. C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 148-151 [reed. « Points Essais », p. 224-227]; Castoriadis 1975, chap. v.
Essais », p. 161-164] ; Castoriadis 1982 ( 1986). 2. Ibid.
142 Polis Pouvoir, politique, autonomie 143
!'alterer dans son effectivite social-historique. (Ainsi: fatras et qui, pour autant qu'il serait per~u par elle, lui
l' ecriture, avec le meme alphabet, a Athenes en - 450 et a serait hautement repugnant? Deux versants a cette ques-
Constantinople en 750.) La constatation de. {'existence tion : le psychique et le social.
d'universaux a travers les societes - langage, production Du point de vue psychique, la fabrication sociale de
de la vie materielle, organisation de la vie sexuelle et de la l'individu est un processus historique moyennant lequel la
reproduction, normes et valeurs, etc. - est loin de pouvoir psyche est contrainte (que ce soit doucement ou brutale-
fonder une « theorie » quelconque de la societe et de l'his- ment, c'est toujours d'une violence faite a sa nature propre
toire. Certes, on ne peut nier a l'interieur de ces universaux qu'il s'agit) d'abandonner Gamais totalement, mais suffi-
« formels » l'existence d'autres universaux plus speci- samment quant au besoin/usage social) ses objets et son
fiques : ainsi, pour ce qui est du langage, de certaines lois monde initiaux et d'investir des objets, un monde, des
phonologiques. Mais precisement - comme I' ecriture avec regles qui sont socialement institues. C'est la le veritable
le meme alphabet'- ces lois ne concement que la lisiere de sens du processus de sublimation 1• Le requisit minimal
I'etre de la societe, qui se deploie comme sens et significa- pour que le processus puisse se derouler est que l'institu-
tion. Des qu'on aborde les « universaux grammaticaux », tion offre a la psyche du sens - un autre type de sens que
ou « syntactiques », on rencontre des questions beaucoup le proto-sens de la monade psychique. L'individu social se
plus redoutables. Par exemple, l'entreprise de Chomsky constitue ainsi en interiorisant explicitement des fragments
doit se heurter a ce dilemme impossible : ou bien les importants de ce monde et implicitement sa totalite vir-
formes grammaticales (syntactiques) sont totalement indif- tuelle par les renvois interminables qui relient magmati- r
ferentes quant au sens - enonce dont tout traducteur quement chaque fragment de ce monde aux autres.
connait l'absurdite; ou bien elles contiennent des le pre- Le versant social de ce process us est I' ensemble des ins-
mier langage humain, et on ne sait comment, toutes les titutions ou baigne constamment l'etre humain des sa nais-
significations qui emergeront jamais dans l'histoire - ce sance, et en tout premier lieu l'autre social, generalement
qui emporte une metaphysique lourde et na'ive de l'his- mais non ineluctablement la mere, qui prend soin de lui en
toire. Dire que, dans tout langage, ii doit etre possible etant deja lui-meme socialise d'une maniere determinee, et
d'exprimer l'idee «Johna donne une pomme a Mary» est le langage que cet autre parle. Dans une vue plus abstraite,
correct, mais tristement court. ii s'agit de la «part» de toutes les institutions qui vise
Un des universaux que nous pouvons « deduire » de l'ecolage, l'elevage, l'education des nouveaux venus - ce
l'idee de societe, une fois que nous savons ce qu' est une que les Grecs appelaient paideia: famille, classes d'age,
societe et ce qu' est la psyche, conceme la validite effective rites, ecole, coutumes et lois, etc.
(Ge/tung), positive (au sens du « droit positif ») de !'im- La validite effective des institutions est ainsi assuree
mense edifice institue. Comment se fait-il que !'institution d'abord et avant tout par le processus meme moyennant
et les institutions (langage, definition de la « realite » et de
Ia « verite », fa~ons de faire, travail, regulation sexuelle, 1. C. Castoriadis, « Epilegomenes a une theorie de l'ame ... »,
permis/interdit, appel a mourir pour la tribu ou la nation L' Inconscient, n° ?, octobre 1968, repris dans Les Carre/ours du
labyrinthe, Paris, Ed. du Seuil, 1978; cite desormais comme Casto-
presque toujours accueilli avec enthousiasme) s'imposent- riadis 1968 (1978); voir p. 59-64 [reed.« Points Essais », p. 72-80] et
elles a la psyche, par essence radicalement rebelle a tout ce Castoriadis 1975, p. 420-431 [reed.« Points Essais », p. 454-460].
144 Polis Pouvoir, politique, autonomie 145
lequel le petit monstre vagissant devient individu social. 11 jours - sauf pour un point d'origine inaccessible - dans ·
ne peut le devenir que pour autant qu'il les a interiorisees. l'histoire. Elle est, pour une part non mesurable, toujours .
Si nous definissons comme pouvoir la capacite, pour aussi reprise du donne, done sous le poids d'un heritage
une instance quelconque (personnelle ou impersonnelle), meme si c'est sous le benefice d'un inventaire auquel aussi
d'amener quelqu'un (ou quelques-uns) a faire (ou a ne pas on ne saurait fixer des limites. Ce que tout cela emporte
faire) ce que, laisse a lui-meme, il n'aurait pas necessaire- quant au projet d'autonomie et l'idee de liberte humaine
ment fait (ou aurait peut-etre fait), il est immediat que le effective sera evoque plus loin. 11 reste que l'infra-pouvoir
plus grand pouvoir concevable est celui de preformer quel- en question, le pouvoir instituant, est a la fois celui de
qu 'un de sorte que de lui-meme il fasse ce qu'on voudrait
1?~ag~naire. instituant, de la soc~ete instituee et de tout~'-0_
qu'il fasse sans aucun besoin de domination (Herrschaft) 1 h1storre qm y trouve son abouhssement passager. C'es f1;
1
. ou de pouvoir explicite pour l'amener a ... 11 est tout aussi done, en un sens, le pouvoir du champ social-historiqu /
1
immediat que ceia cree, pour le sujet assujetti a cette for- , lui-meme, le pouvoir d' outis, de Personne 1•
1
' ·
mation, a la fois l'apparence de la « spontaneite » la plus
complete et la realite de l'heteronomie la plus totale pos-
sible. Relativement a ce pouvoir absolu, tout pouvoir
Pris en lui-meme, done, l'infra-pouvoir instituant tel ,
explicite et toute domination sont deficients, et temoignent 1
qu'il est exerce par !'institution devrait etre absolu, et for-
d'un echec irremediable. (Je parlerai desormais de pouvoir
explicite : le terme de domination doit etre reserve a des mer les individus de sorte qu'ils reproduisent etemelle-
situations social-historiques specifiques, celles ou s 'est ment le regime qui les a produits. C'est, du reste, manifes-
instituee une division asymetrique et antagonique du corps tement, la stricte intention (ou finalite) des institutions
social.) existl:Jlltes presque partout, presque toujours. 11 n'y aurait
: Avant tout pouvoir explicite, et, beaucoup plus, avant alors pas d'histoire - et on sait qu'il n'en est rien. La
li toute «domination», !'institution de la societe exerce un societe instituee ne parvient jamais a exercer son infra-
i infra-pouvoir radical sur tousles individus qu'elle produit. pouvoir comme absolu. Au plus - c'est le cas des societes
.i Cet infra-pouvoir - manifestation et dimension du pouvoir sauvages et, plus generalement, des societes que nous
instituant de l'imaginaire radical - n'est pas localisable. 11 devons appeler traditionnelles - peut-elle parvenir a ins-
n'est certes jamais celui d'un individu ou meme d'une ins- taurer une temporalite de l'apparente repetition essentielle,
tance designables. 11 est « exerce » par la societe instituee, sous laquelle travaille, imperceptiblement et sur de tres
mais derriere celle-ci se tient la societe instituante, « et des longues periodes, son ineliminable historicite 2• En taut
que !'institution est posee, le social instituant se derobe, il qu'absolu et total, l'infra-pouvoir de la societe instituee
se met a distance, il est deja aussi ailleurs » 1• A son tour, la (et, derriere lui, de la tradition) est done voue a l' echec. Ce
societe instituante, aussi radicale que soit sa creation, tra- fait, que nous constatons simplement, qui s'impose a nous
vaille toujours a partir et sur du deja institue, elle est tou-
1. C. Castoriadis 1968 (1978), p. 64 [reed.", p. 80].
1. C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 154 [reed., p. 167], et 1975, 2. C. Castoriadis 1975, p. 256-259 [reed., p. 276-279], et 279-296
p. 493-498 [reed., p. 532-538]. [reed., p. 301-319].
146 Polis Pouvoir, politique, autonomie 147
- il y a histoire, il y a pluralite de societes autres - requiert La societe fabrique les individus a partir d'un materiau
elucidation. premier, la psyche. Que faut-il admirer davantage, la plas-
Quatre facteurs sont ici en cause. ticite presque totale de la psyche a l'egard de la formation
La societe cree son monde, elle l'investit de sens, elle sociale qui l'assujettit, ou sa capacite invincible de preser-.
fait provision de signification destinee a couvrir d'avance ver son noyau monadique et son imagination radicale,
tout ce qui pourrait se presenter. Le magma de significa- mettant par la en echec, au moins partiel, l' ecolage perpe-
tions imaginaires socialement instituees resorbe potentiel- tuellement subi? Quelle que soit la rigidite ou l'etancheite
lement tout ce qui pourrait arriver, ne peut pas, en prin- du type d'individu en lequel elle s'est transformee, l'etre
cipe, etre surpris ou pris au depourvu. En cela, propre et irreductible de la psyche singuliere se manifeste
evidemment, le role de la religion - et sa fonction essen- toujours: comme reve, maladie « psychique », transgres-
tielle pour la cloture du sens - a toujours ete central 1 sion, litige et querulence, mais aussi comme contribution
(l'Holocauste devient preuve de la singularite et de l'elec- singuliere - rarement assignable, dans les societes tradi-
tion du peuple juif). L'organisation ensembliste-identitaire tionnelles - a l'hyper-lente alteration des modes du faire et
« en soi » du monde est non seulement suffisamment du representer sociaux.
stable et « systematique » dans sa premiere couche pour La societe n'est qu'exceptionnellement - jamais? -
permettre la vie humaine en societe, mais aussi suffisam- unique ou isolee. II se trouve (sumbainei) qu'il ya plura-
ment lacunaire et incomplete pour porter un nombre inde- lite indefinie des societes humaines, co-existence synchro-
fmi de creations social-historiques de significations. Les nique et contact entre societes autres. L'institution des
deux aspects renvoient a des dimensions ontologiques du autres et leurs significations sont toujours menace mortelle
monde en soi, qu'aucune subjectivite transcendantale, pour les notres : notre sacre est pour eux abomination,
aucun langage, aucune pragmatique de la communication, notre sens le visage meme du non-sens 1•
ne sauraient faire etre 2 • Mais aussi le monde, en tant que Enfm, et peut-etre surtout, la societe ne peut jamais
« monde pre-social » - limite de la pensee -, bien qu 'en echapper a elle-meme. La societe instituee est toujours tra-
lui-meme ne « signifiant » rien, est toujours la, comme vaillee par la societe instituante, sous l'imaginaire social
provision inexhaustible d'alterite, comme risque toujours etabli coule toujours l'imaginaire radical. C'est du reste le
imminent de dechirure du tissu de significations dont la fait premier, brut, de l'imaginaire radical qui permet non
societe l'a revetu. Le a-sens du monde est toujours une pas d' « expliquer », mais de deplacer la question que
menace possible pour le sens de la societe, le risque posent le « il se trouve » et le « il y a» du paragraphe pre-
d'ebranlement de l'edifice social de significations toujours cedent. Il y a pluralite essentielle, synchronique et diachro-
present de ce fait. nique de societes, signifie : il y a imaginaire instituant.
Contre tous ces facteurs qui menacent sa stabilite et son
1. C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 182-184, 196, 201-202, 207 autoperpetuation, l'institution de la societe comporte tou-
[reed., p. 196-198, 210, 216-218, 222-223]; 1975, p. 484-485 [reed.,
p. 522-524]; 1982 (1986), passim. jours des defenses et des parades pre-etablies et pre-incor-
2. C. Castoriadis 1975, chap. v; aussi, « Portee ontologique de
l'histoire de la science», in Domaines de l' homme, op. cit., p. 419- 1. C. Castoriadis, « Reflexions sur le racisme », Connexions,
455 [reed., p. 524-570]; cite desormais Castoriadis 1985 (1986). n° 48, 1986, p. 107-118 [dans ce volume, p. 29 et suiv.].
148 Polis Pouvoir, politique, autonomie 149
pon~es. Principale parmi elles, la catholicite et virtuelle racines du p,Q_uvoir exJ!Uc;.iJ_g._ II y a toujours, il y aura tou:"-"'""')
omnipotence de son magma de significations. Les irrup- jours, une dimension de !'institution de la societe chargee '
tions du monde brut seront signes de quelque chose, inter- de cette fonction essentielle: retablir l'ordre, assurer la vie
pretees et exorcisees. Le reve et la maladie de meme. Les et I' operation de la societe envers et contre tout ce qui,
autres seront poses comme etranges, sauvages, impies. Le actuellement ou potentiellement, la met en danger.
point ou les defenses de la societe instituee sont le plus II y a une autre racine, tout aussi importante, sinon plus,
faibles est sans aucun doute son propre imaginaire insti- du pouvoir explicite. L'institution de la societe, et le magma
tuant. C'est aussi le point sur lequel la defense la plus forte de significations imaginaires qu 'elle incame, est beaucoup
a ete inventee - la plus forte aussi longtemps qu 'elle dure, plus qu'un amas de representations (ou d'« idees »). La
et elle semble avoir dure au moins pendant cent mille ans. societe s'institue dans et par les trois dimensions indisso-
C'est la denegation et l'occultation de la dimension insti- ciables de la representation, de l' affect et de l 'intention.
tuante de la societe et l'imputation de l'origine et du fon- Si la partie «representative» (ce qui ne veut pas dire for-
dement de !'institution et des significations qu'elle porte a cement representable et dicible) du magma des significa-
une source extra-sociale 1 ( extra-sociale par rapport a la tions imaginaires sociales est la moins difficilement abor-
societe effective, vivante: il peut s'agir des dieux ou de dable, cet abord resterait infirme (comme souvent dans les
Dieu, mais aussi bien de heros fondateurs ou d' ancetres philosophies de l'histoire et les historiographies), s'il ne
qui se re-incament continuellement dans les nouveaux visait qu 'une histoire et une hermeneutique des « represen-
venus). Des lignes supplementaires, quoique plus molles, tations» et des « idees », s'il ignorait le magma d' affects
de defense sont creees dans des univers historiques plus propres a chaque societe - sa Stimmung, sa « maniere de
tourmentes., Lorsque la denegation de I' alteration de la se vivre et de vivre le monde et la vie » -, comme aussi les
societe ou le recouvrement de la novation par son exil vecteurs intentionnels qui tissent ensemble !'institution et
dans un passe mythique deviennent impossibles, le nou- la vie de la societe, ce que l'on peut appeler sa poussee
veau peut etre soumis a une reduction fictive mais efficace propre et caracteristique (qui peut idealement etre reduite,
moyennant le « commentaire » et l '« interpretation » de la mais en realite ne l'est jamais, a sa simple conservation) 1•
tradition (c'est le cas des Weltreligionen, des religions C'est moyennant cette poussee que le passe/present de la
cosmo-historiques, et en particulier des mondes juif, chre- societe est habite par un a-venir qui est toujours a faire.
tien et islamique). C'est cette poussee qui donne un sens a l'X le plus grand
de tous: ce qui n'est pas encore mais qui sera, en donnant
aux vivants le moyen de participer a la constitution ou a la
Le fait que toutes ces defenses peuvent echouer, et en un preservation d'un monde qui prolongera le sens etabli.
sens echouent toujours - qu'il peut y avoir crime, litige C'est aussi moyennant cette poussee que l'innombrable
violent insoluble, calamite naturelle detruisant la fonction- pluralite des activites sociales depasse toujours le niveau
nalite des institutions existantes, guerre - est une des de la simple «conservation» biologique de l'espece, en
meme temps qu 'elle est soumise a une hierarchisation.
1. C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 183-184 [reed., p. 196-198];
1975, p. 293-2%, 496-498 [reed., p. 316-319, 536-538]. 1. C. Castoriadis 1975,passim.
150 Polis Pouvoir, politique, autonomie 151
Or, l'ineliminable dimension de la poussee vers ce qui les « groupes d'hommes armes ». La 4e compagnie du
est a faire introduit un autre type de « desordre » dans regiment Pavlovsky, gardes du corps de Sa Majeste, et le
l'ordre social, puisque, meme dans le cadre le ,plus fixe et regiment Semenovsky sont les plus solides soutiens du
le plus repetitif, ignorance et incertitude quant a l'a-venir trone du Tsar - jusqu 'a ces jours du 26 et du 27 fevrier
ne permettent jamais une pleine codification prealable des 1917, ou ils fraternisent avec la foule et toument les armes
decisions. Le pouvoir explicite apparait ainsi comme enra- contre leurs propres officiers. La plus puissante armee du
.cine aussi dans la necessite de la decision quant a ce qui monde ne vous protegera pas si elle ne vous est pas fidele
est a faire et a ne pas faire eu egard aux fins (plus OU - et le fondement ultime de sa fidelite est sa croyance ima-
moins explicitees) que la poussee de la societe consideree ginaire en votre legitimite imaginaire.
se donne comme objets. II y a et il y aura done toujours pouvoir explicite dans /
C' est ainsi que, si ce que nous appelons « pouvoir une societe, a moins qu'elle ne reussisse a transformer ses I
/legislatif » et « pouvoir executif » peuvent rester enfouis sujets en automates ayant completement interiorise l'ordre /
. . ,, .... . ;
/dans !'institution (dans la coutume et l'interiorisation de mstitue et a construrre une temporalite recouvrant{
Inormes supposees etemelles), un « pouvoir judiciaire » et d'avance tout a-venir; taches impossibles etant donne ctf
/ un « pouvoir gouvememental » doivent etre explicitement que nous savons de la psyche, de l'imaginaire instituanf:
I presents, sous une forme quelconque, des qu'il ya societe. dumonde.
La question du nomos (et de son application en quelque
sorte « mecanique », le pretendu « pouvoir executif ») peut C'est cette dimension de !'institution de la societe, ay~1
etre recouverte par une societe; les questions de la dike et trait au pouvoir explicite, soit a !'existence d'instances J
du telos, non. pouvant emettre des injonctions sanctionnables, qu'il fauJ
Quoi qu'il en soit de l'articulation explicite ~u pouvoir appeler la dimension du politique. II importe peu, a ce
institue, celui-ci, on vient de le voir, ne peut jamais etre niveau, qqe ces instances soient incarnees par la tribu
pense uniquement en fonction de l 'opposi!,jon « ami- entiere, par les anciens, par les guerriers, par un chef, par
ennemi » (Carl Schmitt); il ne saurait non plus (pas plus le demos, par un Appareil bureaucratique ou par n'importe
que· la domination) etre reduit au « monopole de la vio- quoi d'autre.
lence legitime ». En amont du monopole de la violence Trois confusions sont ici a dissiper. La premiere, c'est
legitime, il y a le monopole de la parole legitime; et celui- !'identification du poUvoir explicite et de l'Etat. Les
, ci est a son tour ordonne par le monopole de la significa- « societes sans Etat » ne sont pas des « societes sans pou-
tion valide. Le Maitre de la signification trone au-dessus voir ». II y regne non seulement, comme partout, un infra-
du Maitre de la violence 1. Ce n'est que parmi le fracas de pouvoir enorme (d'autant plus enorme que le pouvoir
l'ecroulement de !'edifice des significations instituees que explicite est reduit) de !'institution deja donnee, mais
la voix des armes peut commencer a porter. Et, pour que la aussi, bel et bien, unpouvoir explicite de la collectivite (ou
violence puisse intervenir, il faut encore que la parole - des males, des guerriers, etc.) relatif a la dike et au telos -
l'injonction du pouvoir existant - garde son pouvoir sur au,x litiges et aux decisions. Le pouvoir explic1te n' est pas
l'Etat, terme et notion que nous devons reserver a un eidos
1. C. Castoriadis 1975, p. 416 [reed., p. 449-450]. specifique, dont la creation historique est presque datable
152 Polis Pouvoir, politique, autonomie 153
et Iocalisable. L'Etat est une instance separee de la collecti- Ies «demagogues» atheniens a des detenteurs d'un pou-
vite et instituee de maniere a assurer constamment cette voir « charismatique ». Les marxistes et Ies feministes
separation. L'Etat est typiquement une institution second~ 1- retorqueront sans doute que le demos exen;;ait un pouvoir
Je propose pour ma part que l'on reserve le terme, d'Etat face aux esclaves et aux femmes, done, « etait l'Etat ».
aux cas ou celui-ci est institue comme Appareil d.' Etat, ce Dira-t-on alors que Ies Blancs des Etats du Sud des Etats-
qui implique une « bureaucratie » separee, civile, clericale Unis « etaient l'Etat » face aux esclaves noirs jusqu'a
ou militaire, fut-elle rudimentaire, a savoir une organisa- 1865? Ou que les males adultes fran<;;ais « etaient l'Etat »
tion hierarchique avec delimitation des regions de compe- face aux femmes jusqu'a 1945 (et, pourquoi pas, les
tence. Cette definition couvre l'immense majorite des adultes face aux non-adultes aujourd 'hui) ? Ni le pouvoir
organisations etatiques connues et ne laisse, sur ses fron- explicite, ni meme la domination ne prennent necessaire-
tieres, que de· rares cas sur Iesquels peuvent s'acharner ment la forme de l 'Etat.
ceux qui oublierit que toute definition dans le domaine La deuxieme, c'est la confusion du politique, dimension
social-historique ne vaut que os epi to polu, pour la grande du pouvoir explicite, avec !'institution d'ensemble de la
majorite des cas, comme aurait dit Aristote. En ce sens, la societe. On sait que le terme « le politique » a ete introduit
polis democratique grecque n'est pas un « Etat », si l'on par Carl Schmitt (Der Begriff des Politischen, 1928) avec
considere que le pouvoir explicite - la position du nomos, un sens etroit et, si l' on accepte ce qui precede, essentielle-
la dike et le telos - appartient a tout le corps des citoyens. ment defectueux. On assiste aujourd'hui a une tentative
Et cela explique entre autres Ies difficultes d'un esprit inverse, qui pretend dilater le sens du terme jusqu'a lui
aussi puissant que Max Weber devant la polis democra- faire resorber !'institution d'ensemble de la societe. La dis-
tique, a juste titre soulignees et correctement commentees tinction du politique a l'egard d'autres « phenomenes
dans un des demiers textes de M. I. Finley 2 , l'impossibi- sociaux » releverait, semble-t-il, du positivisme (bien
lite de faire entrer la democratie athenienne dans le type entendu, ce dont il s'agit ce ne sont pas des « pheno-
ideal de domination « traditionnelle » ou « rationnelle » menes », mais des dimensions ineliminables de !'institu-
(n'oublions pas que pour Max Weber« domination ration- tion sociale : langage, travail, reproduction sexuee, elevage
nelle » et « domination bureaucratique » sont des termes des nouvelles generations, religion, mreurs, « culture » au
interchangeables !) et ses malheureux efforts d'assimiler sens etroit, etc.). Ce serait ainsi le politique qui porterait la
I. Sur ce terme, voir Castoriadis 1975, p. 495-496 [reed., p. 535- charge de generer les rapports des humains entre eux et
536]; et « Institution premiere de la societe et institutions secondes », avec le monde, la representation de la nature et du temps,
in Y a+il une theorie de l' institution ?, publie par le Centre d 'etudes ou le rapport du pouvoir et de la religion. Cela n' est, bien
de la famille, 1985, p. 105-121 [repris in Figures du pensable, Paris,
Ed. du Seuil, 1999, p. 115-126]. entendu, rien d'autre que ce que j'ai defini depuis 1965
2. M. I. Finley, Sur l' histoire ancienne, Paris, La Decouverte, comme !'institution imaginaire de la societe et son essen-
1987, chap. vr, «Max Weber et la cite grecque», p. 154-17~ et 179- tiel dedoublement en instituant et institue 1• A part les
182. Voir aussi C. Castoriadis, « La polis grecque et la creat10n de la
democratie », Graduate Faculty Philosophy Journal, New School for gouts personnels, on ne voit pas ce que l'on gagne a appe-
Social Research, New York, 1983, vol. IX, n° 2, repris dans
Domaines de l' homme, op. cit., cite desormais Castoriadis 1983 1. C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 159-230 [reed., p. 171-248] et
(1986); p. 290-292 [reed!,'p. 362-364]. Castoriadis 1975,passim.
154 Polis Pouvoir, politique, autonomie 155
ler le politique !'institution catholou de la societe, et l'on (fantastiquement developpe en Chine, par exemple) de
voit clairement ce qu'on y perd. Car de deux choses l'une: gerer le pouvoir existant, meme de l' « ameliorer ». II y a
ou bien, en appelant « le politique » ce que tout le monde des changements explicites et decides de certaines institu-
appellerait naturellement !'institution de la societe, on tions - meme des re-institutions radicales (« Mo'ise » ou,
opere un changement de voca:bulaire qui n' emporte rien en tout cas, Mahomet). Mais dans ces derniers cas, le
quant a la substance, cree une confusion, et se heurte au legislateur excipe d'un pouvoir d'instituer qui est de droit
nomina non sunt praeter necessitatem multiplicanda ; ou divin, qu'il soit Prophete ou Roi. II invoque ou produit des
bien, on vise a preserver dans cette substitution les conno- Livres sacres. Mais si les Grecs ont pu creer la politique, la
tations que le terme politique a depuis sa creation par les democratie, la philosophie, c'est aussi parce qu'ils
Grecs, a savoir ce qui a trait a des decisions explicites et, n'avaient ni Livre· sacre, ni prophetes. IIs avaient des
du moins en parti(?, conscientes ou reflechies ; et alors, par poetes, des philosophes, des legislateurs et des politai.
un etrange renversement, le langage, l'economie, la reli- La politique, telle qu'elle a ete creee par les Grecs, a ete
gion, la representation du monde se trouvent relever de la mise en question explicite de l'institution etablie de la
decisions politiques d'une maniere que ne desavoueraient societe - ce qui presupposait, et cela est clairement affirme
ni Charles Maurras ni Pol Pot. Tout est politique ou bien au v• siecle, qu'au moins de grandes parties de cette insti-
ne signifie rien, ou bien signifie : tout doit etre politique, tution n'ont rien de « sacre », ni de « naturel », mais
relever d'une decision explicite du Souverain. qu'elles relevent du nomos. Le mouvement democratiqu~,
La racine de la deuxieme confusion se trouve, peut-etre, s'att,~qu~ ace que j'ai appele le p<>~v~ir explicite et. vise a ,
dans la troisieme. On entend maintenant dire : les Grecs le remstituer. Comme on le sait, 11 echoue (ou n'arrive
ont invente le politique 1. On peut crediter les Grecs de meme pas a prendre un vrai depart) dans la moitie des·
beaucoup de choses - surtout: d'autres choses que celles poleis. II n'empeche que son emergence travaille presque
toutes les poleis, puisque aussi bien les regimes oligar-
dont on le~ credite d'habitude -, mais certainement pas de
chiques ou tyranniques doivent, face a lui, se definir
!'invention de !'institution de la societe, ou meme du pou-
comme tels, done apparaitre pour ce qu'ils sont. Mais il ne
voir. explicite. Les Grecs n'ont pas invente «le» politique,
se borne pas a cela, il vise potentiellement la re-institution
au sens de la dimension de pouvoir explicite toujours pre-
globale de la societe et cela s 'actualise par la creation de la
sente dans toute societe; ils ont invente ou mieux, cree, la
philosophie. Non plus commentaire ou interpretation de
politique, ce qui est tout autie chose. On se dispute parfois
textes traditionnels ou sacres, la pensee grecque est ipso
pour savoir dans quelle mesure il y a de la politique avant
facto mise en question de la dimension la plus importante
les Grecs. Vaine querelle, termes vagues, pensee confuse:
de !'institution de. la societe: des representations et des
Avant les Grecs (et apres) il ya des intrigues, des conspi-
normes de la tribu, et de la notion meme de verite. II y a
rations, des trafics d'influence, des luttes sourdes ou certes, partout et toujours, « verite » socialement instituee
ouvertes pour s'emparer du pouvoir explicite, il ya un art equivalant a la conformite canonique des representation~
et des enonces avec ce qui est socialement institue comme
1. La traductrice de Politics in the Ancient World de M. I. Finley a
bien eu raison de ne pas ceder a une mode facile, en lui dormant pour l'equivalent d' « axiomes » et de « procedures de valida-
titre fran1,ais L 'Invention de lapolitique (Paris, Flammarion, 1985). tion». II vaut mieux l'appeler simplement correction
156 Polis P ouvoir, politique, autonomie 157
(Richtigkeit). Mais les Grecs creent la verite comme mou- origine, mouvement qui est la du vnf au V' siecle, et qui se
vement interminable de la pensee mettant constamment termine en fait avec la defaite de 404.
a l'epreuve ses bomes et se retoumant sur. elle-meme La radicalite de ce mouvement ne saurait etre sous-esti-
(reflexivite), et ils la creent comme philoSOIJhie democra- mee. Sans parler de l'activite des nomothetes, sur laquelle
tique: penser n'est pas l'affaire de rabbins, de pretres, de nous avons peu de renseignements fiables (mais sur
mollahs, de courtisans ou de renom;ants - mais de citoyens laquelle beaucoup d'inferences raisonnables, notamment
qui veulent discuter dans un espace public cree par ce pour les colonies qui commencent des le vm: siecle, restent
meme mouvement. a formuler), il suffit de rappeler l'audace de la revolution
Aussi bien la politique grecque que la politique kata clisthenienne, reorganisant profondement la societe athe-
ton orthon logon peuvent etre definies comme l'activite nienne traditionnelle en vue de la participation egale et
collective explicite se voulant lucide (reflechie et delibe- equilibree de tous au pouvoir politique. Les discussions et
ree ), se donnant'comme objet !'institution de la societe les projets politiques dont les torses mutiles et epars des
comme telle. Elle est done une venue au jour, partielle VI" et V' siecles temoignent (Solon, Hippodamos, sophistes,
certes, de l'instituant en personne (dramatiquement, Democrite, Thucydide, Aristophane, etc.) font apparaitre
mais non exclusivement, illustree, par les moments de cette radicalite de fa<;on eclatante. L'institution de la
revolution) 1• La creation de la politique a lieu lorsque societe est clairement posee comme reuvre humaine
!'institution donnee de la societe est mise en cause (Democrite, Mikros Diakosmos dans la transmission de
comme telle et dans ses differents aspects et dimensions Tzetzes). En meme temps les Grecs savent tres tot que
(ce qui en fait decouvrir rapidement, expliciter, mais l'etre humain sera ce qu'en feront les nomoi de la polis
aussi articu1er autrement la solidarite), done, lorsqu'un (clairement formulee chez Simonide, l'idee est encore
autre rapport, inedit jusqu'alors, est cree entre l'insti- repetee a plusieurs reprises comme une evidence par Aris-
tuant et l'institue 2 • tote ). Ils savent done qu'il n'y a pas d'etre humain qui
La politique se situe done d'emblee, potentiellement, a vaille sans une polis qui vaille, qui soit regie par le nomos
un niveau a la fois radical et global, de meme que son reje- approprie. Ils savent aussi, contrairement a Leo Strauss,f
ton', la« philosophie politique » classique. Je dis potentiel- qu'il n'y a pas de nomos «naturel» (ce qui en grec seraitjl
lement car, on le sait, beaucoup d'institutions explicites, et
une alliance de termes contradictoires). C'est la decouvertej\
parmi elles, certaines qui nous choquent particulierement de l' « arbitraire » du nomos, en meme temps que sa dimen- j
(esclavage, statut des femmes) en pratique n' ont jamais ete
sion constitutive pour l'etre humain, individuel et collectif, (
mises en cause. Mais cette consideration est sans perti-
qui ouvre la discussion interminable sur le juste et l'injuste
nence aucune. La creation de la democratie et de la philo-
et sur le« bon regime» 1•
sophie est la creation du mouvement historique dans son
C'est cette radicalite, et cette conscience de la fabrica-
I. C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 154 [reed., p. 167-168].
tion de l'individu par la societe dans laquelle il vit, qui se
2. C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 130-157 [reed., p. 141-17~].
Aussi, « Introduction generale », in La Societe bureaucratique, Pans, 1. C. Castoriadis, « Valeur, egalite, justice, politique: de Marx a
1973, 10/18, p. 51-61 [reed., Paris, Bourgois, 1990, p. 49-56]; et Aristote et d'Aristote a nous», Textures, n"" 12-13, 1975; repris in
1975, p. 295-296 et 496-498 [reed., p. 318-319 et 536-538]. Les Carrefours du labyrinthe, op, cit,, p. 268-316 [reed., p. 350-413].
158 Polis Pouvoir, politique, autonomie 159
nomie collective et individuelle. Si nous voulons etre et Haendel). Elle va de pair aussi avec la forclusion antici-(
libres nous devons faire notre nomos. Si nous voulons etre pee de toute interrogation sur le fondement ultime des
libres, personne ne doit pouvoir nous dire ce que nous croyances de Ia tribu et de ses lois, done aussi sur la « legi-
devons penser. timite » du pouvoir explicite institue. En ce sens, le terme
Mais libres comment, et jusqu'ou? Ce sont la les ques- meme de « legitimite » de la domination applique a des i)
tions de la vraie politique - de plus en plus evacuees par societes traditionnelles est anachronique (et europeo-cen- //
les discours contemporains sur « le politique », les « droits trique, ou sino-centrique). La. tradition signifie que la ques-/ ·
de l'homme » ou le « droit nature!» - qu'il nous faut I
I
j
maintenant aborder. 1. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 148-151 [reed., p. 161-164] et
les textes cites dans la note 2, p. 156. '
I
160 Polis Pouvoir, politique, autonomie 161
tion de la legitimite de la tradition ne sera pas posee. Les teronomie: .fill~,!_~'on le {~it. Surgissement d'un eidosj
individus sont fabriques de sorte que cette question reste nouveau dans 1 h1storre de l'etre: un type d'etre qui se
pour eux mentalement et psychiquement impossible. donne a soi-meme, reflexivement, ses lois d'etre.
, L'autonomie surgit, comme germe, des que l'interroga- C~_n.e_,il,l)tonomie n' a rien de commun avec l' « autonomie »
lhon explicite et illimitee eclate, portant non pas sur des /kantienne:pour de multiples raisons, dont il suffit ici d'en
;f« faits » mais sur les significations imaginaires sociales et )JJ@nfioiin.er une : il ne s 'agit pas, pour elle, de decouvru; dans
Jleur fondement possible. Moment de creation, qui inaugure une Raison immuable une loi qu 'elle se donnerait une fois
' et un autre type de societe et un autre type d 'individus. Je pour toutes - mais de s 'interroger sur la loi et ses fonde-
parle bien de germe, car l'autonomie, aussi bien sociale ments, et de ne pas rester fascinee par cette interrogation,
qu'individuelle, est unprojet. Le surgisse.:rnent de !'interro- mais de faire et d'instituer (done aussi, de dire). L'autono-
gation illimitee cree un eidos historique nouveau - la mie est l'agir reflexif d'une raison qui se cree dans un mou-
reflexivite au sens plein, OU autoreflexivite, comme l'indi- vement sans fin, comme a la fois individuelle et sociale.
vidu qui l'incarne et les institutions ou elle s'instrumente.
Ce qui est demande est, au plan social: est-ce que nos lois
sont bonnes? Est-ce qu'elles sont justes? Quelles lois Nous revenons a la politique proprement dite, et nous
devons-nous faire? Et, au plan individuel : est-ce que ce commens;ons par le proteron pros hemas, pour la facilite
que je pense est vrai? Est-ce que je peux savoir si c'est vrai de la comprehension : l'individu. En quel sens un individu
et comment? Le moment de la naissance de la philosophie peut-il etre autonome? Deux faces a cette question:
n'est pas !'apparition de la « question de l'etre », mais le inteme et exteme.
surgissement de !'interrogation : que devons-nous penser? La face inteme : au noyau de l'individu une psyche
(La «question de l'etre» n'en forme qu'un moment; par (inconscient, pulsions) qu'il n'est question ni d'eliminer ni
ailleurs, elle est a la fois posee et resolue dans le Penta- de « maitriser » ; ce ne serait pas seulement impossible, ce
teuque, comme dans la plupart des livres sacres.) Le serait tuer l'etre humain. Et l'individu a chaque instant
moment de la naissance de la democratie, et de la politique, porte avec lui, en lui, une histoire qu'il ne peut nine doit
t'i n' est pas le regne de la loi ou du droit, ni celui des « droits « eliminer », puisque sa reflexivite meme, sa lucidite, en
Jl del'homme », ni~me l'egalite g~~citoyens comme telle: est, en un sens, le produit. L'autonomie de l'individu
1! mais le ~urgissemen_t dans le fa~e effectif d~ la collectivite consiste en ceci qu'un autre rapport est etabli entre !'ins-
1; de la m1se en question de la 101. Quelles lois devons-nous tance reflexive et les autres instances psychiques, comme
faire? C 'est a ce moment-la que nait la politique; autant aussi entre son present et l 'histoire moyennant laquelle il
dire, que nait la liberte comme social-historiquement effec- s'est fait tel qu'il est, lui permettant d'echapper a l'asser-
tive. Naissance indissociable de celle de la philosophie vissement de la repetition, de se retoumer sur lui-meme,
(c 'est l' ignorance systematique et nullement accidentelle de les raisons de ses pensees et les motifs de ses actes, guide
cette indissociation qui fausse consta:rnment le regard de par la visee du vrai et !'elucidation de son desir. Que cette
Heidegger sur les Grecs comme sur le reste). autonomie puisse effectivement alterer le comportement
A~o~ie..:..a.1,t.!£t.~mo1~~~!}_s2i:Ir~~~ ses lois. de l'individu (comme nous savons qu'elle peut le faire)
Precisfon a peine necessaire apres ce qui a ete dit sur l'he- veut dire que celui-ci a cesse d'etre pur produit de sa psy-
162 Polis Pouvoir, politique, autonomie 163
che, de son histoire, et de !'institution qui l'a forme. Autre- des siecles, Revelation comme foi du charbonnier ont cesse
ment dit, la formation d'une instance reflexive et delibe- de suffire, la « demonstration » de l 'existence de Dieu etant
rante, de la vraie subjectivite, libere l 'imagination radicale devenue exigible pour tous ceux qui, meme croyants, pen-
de l'etre humain singulier comme source de creation et sent). Il ne s'agit pas de l'absence de contrainte formelle
d'alteration et lui fait atteindre une liberte effective, qui ( « oppression » ), mais de l 'ineliminable interiorisation de
presuppose certes l'indetermination du monde psychique l'institution sociale sans quoi il n'y a pas d'individu. Pour
et sa permeabilite au sens, mais entraine aussi que le sens investir la liberte et la verite, il faut qu 'elles soient deja
simplement donne a cesse d'etre cause (ce qui est toujours apparues comme significations imaginaires sociales. Pour
aussi le cas dans le monde social-historique) et qu'il y a que des individus visant l'autonomie puissent surgir, il faut
choix du sens non dicte d'avance. Autrement dit encore, que deja le champ social-historique se soit auto-altere de
dans le deploiement et la formation de ce sens, quelle maniere a ouvrir un espace d'interrogation sans bomes (sans
qu' en soit la source (imagination radicale creatrice de Revelation instituee, par exemple). Pour que quelqu 'un
l'etre singulier ou reception d'un sens socialement cree), puisse trouver en lui-meme les ressources psychiques et
l'instance reflexive une fois constituee joue un role actif et dans ce qui l'entoure les moyens de se lever et de dire: nos
non predetermine 1• A son tour, cela presuppose encore un lois sont injustes, nos <lieux sont faux, il faut une auto-altera-
mecanisme psychique : etre autonome implique que l' on a tion de l 'institution sociale, reuvre de l 'imaginaire instituant
psychiquement investi la liberte et la visee de verite 2 • Si (l'enonce: « la Loi est injuste », pour un Hebreu classique,
tel n'etait pas le cas, on ne comprendrait pas pourquoi est linguistiquement impossible, a tout le moins absurde,
Kant peine sur les Critiques, au lieu de s 'amuser a autre puisque la Loi a ete donnee par Dieu et que la justice est un
chose. Et cet investissement psychique - « determination attribut de Dieu et de lui seul). Il faut que l 'institution soit
empirique » - n'enleve rien a l'eventuelle validite des idees devenue telle qu'elle permette sa mise en question par la col-
des Critiques, a !'admiration meritee que l'on porte a l'auda- lectivite qu'elle fait etre et les individus qui y appartiennent.
cieux vieillard, a la valeur morale de son entreprise. Paree Mais !'incarnation concrete de !'institution, ce sont ces indi-
qu'ylle neglige toutes ces considerations, la liberte de la phi- vidus qui marchent, parlent et agissent. C'est done du meme
los6phie heritee reste fiction, fantome sans chair, construe- coup, quant a !'essence de la chose, que doivent surgir, et
tum sans interet « pour nous autres hommes » selon !'ex- que surgissent en fait, en Grece a partir du vnl" siecle, en
pression obsessionnellement repetee par ce meme Kant. Europe occidentale, a partir des xrl"-xnf siecles, un nouveau
La face exteme nous plonge en plein milieu de l'ocean type de societe et un nouveau type d'individus, qui s'impli-
social-historique. Je ne puis etre libre tout seul, ni dans quent reciproquement. Pas de phalange sans hoplites, et pas
d 'hoplites sans phalange. Pas d 'Archiloque pouvant se van-
n'importe quelle societe (illusion de Descartes, pretendant
ter, peu apres 700, qu 'il a jete son bouclier en fuyant et que
oublier qu'il est assis sur vingt-deux siecles d'interroga-
le dommage est mince, puisqu'il pourra en acheter un autre,
tion et autant de doute, qu'il vit dans une societe ou, depuis .
sans une societe de guerriers-citoyens, pouvant honorer en
1. C. Castoriadis 1964-65 (1975), p. 138-146 [reed., p. 150-158]; meme temps par-dessus tout la bravoure, et un poete qui la
1986, p. 24-39. toume, pour une fois, en derision. La necessaire simultaneite
2. C. Castoriadis 1968 (1978), p. 60-64 [reed., p. 74-80]. de ces deux elements dans un moment d' alteration histo-
164 Polis Pouvoir, politique, autonomie 165
rique cree une situation iinpensable pour la logique heritee si j'accepte l'idee d'autonomie comme telle (non pas seu-
de la determinite. Comment composer une societe libre lement parce qu'elle est « bonne pour moi »), ce qu'evi-
sinon a partir d'individus libres? Et ou trouver ces individus, demment aucune « demonstration » ne peut m 'obliger a
s'ils n'ont pas deja ete eleves dans la liberte? (S'agirait-il de faire pas plus qu'elle ne peut m'obliger a mettre en accord
la liberte inherente a la nature humaine ? Pourquoi done mes paroles et mes actes, la pluralite indefinie d'individus
celle-ci sommeillait-elle pendant des millenaires de despo- appartenant a la societe entraine aussitot la democratie,
tisme, oriental ou autre ?) Elle renvoie derechef au travail comme possibilite effective d'egale participation de tous
createur de l' iinaginaire instituant comme imaginaire radical aussi bien aux activites instituantes qu'au pouvoir explicite
depose dans le collectif anonyme. (il est inutile de s' etendre ici sur la necessaire implication
Deja done l'interiorisation ineliminable de !'institution reciproque de l'egalite et de la liberte, une fois les deux
renvoie l'individ1=1 au monde social. Qui dit vouloir etre idees rigoureusement pensees, et sur les sophismes moyen-
libre et n'avoir rien a faire avec !'institution (ou, ce qui nant lesquels, depuis longtemps, on essaie de rendre les
revient au meme, avec la politique) doit etre renvoye a deux termes antithetiques).
l'ecole primaire. Mais le meme renvoi se fait a partir .du Cependant, nous semblons revenus a notre point de
depart. Car le « pouvoir » fondamental dans une societe, le
sens meme de nomos, de loi : poser sa propre loi pour soi-
pouvoir premier dont tousles autres dependent, ce que j'ai
meme ne peut avoir un sens que pour certaines dimensions
appele plus haut l'infra-pouvoir, c'est le pouvoir instituant.
de la vie, et aucun pour d'autres - non seulement celles ou
Et, si l'on cesse d'etre fascine par les «Constitutions»,
je rencontre !es autres (avec qui je peux m'entendre, me
celui-ci n'est ni localisable, ni formalisable, car il releve
battre ou que je peux simplement essayer d'ignorer), mais
de l'imaginaire instituant. La langue, la « famille », les
surtout celles ou je rencontre la societe comme telle, la loi mceurs, les « idees », une foule innombrable d'autres
sociale - !'institution. choses et leur evolution, echappent pour l 'essentiel a la
Puis-je dire que je pose ma loi, lorsque je vis necessai- legislation. Au surplus, pour autant que ce pouvoir est par-
rement sous la loi de la societe ? Oui, dans un cas : si je ticipable, tous y participent. Tous sont « auteurs » de l'evo-
pewc dire, reflexivement et lucidement, que cette loi est . lution de la langue, de la famille, des mceurs, etc.
aussi la mienne. Pour que je puisse dire cela, il n'est pas Quelle a ete done la radicalite de la creation de la poli-1
necessaire que je l'approuve: il suffit que j'aie eu la possi- tique par les Grecs ? Elle a consiste en ceci que a) une par\')
bilite effective de participer activement a la formation et tie du pouvoir instituant a ete explicitee et formalise~
au fonctionnement de la loi'. La possibilite de participer: (concretement, celle qui concerne la legislation au senJ ·
propre, publique - « constitutionnelle » - aussi bien que\\
1. Le discours des Lois, dans le Criton - que je tiens pour une
simple transcription, certes admirable, des topoi de la pensee demo-
privee), b) des institutions ont ete creees pour rendre la!
cratique des Atheniens - dit tout ce qu'il ya a dire la-dessus: epei- partie explicite du pouvoir (y compris le « pouvoir poli-
thein e poiein a an keluei (51 b), ou bien la persuader (la patrie, la tique » au sens defini plus haut) participable ; d 'ou l' egale
collectivite qui pose !es lois), ou bien faire ce qu'elle ordonne. Les participation de tous les membres du corps politique a la
Lois ajoutent : tu etais toujours libre de partir avec tout ce que tu _P,OS-
sedes (51 d-e), ce qui, strictement parlant, n'est vrai pour aucun Etat determination du nomos, de la dike et du telos - de la
« dem~ratique » modeme. legislation, de la juridiction, du gouvernement (il n'existe
166 Polis Pouvoir, politique, autonomie 167
pas, a rigoureusement parler, de « pouvoir executif » : a la partageable 1• Or, cette activite auto-instituante apparait
charge d'esclaves a Athenes, ses taches sont accomplies ainsi comme ne connaissant, et ne reconnaissant, de Jure,
aujourd'hui par des hommes agissant comme des animaux aucune limite (je ne parle pas des lois physiques et biolo-
'vocaux, en attendant de l'etre par des machines). giques ). Peut-on et doit-on en rester la?
La reponse est negative, aussi bien ontologiquement - en
l
Or, des que l~.a....e.t_t_~~8-~~§~~_,.Ja politique a
englout~~-~~-moins en droit, l~ politique au_ sens d~~mi plus amont de la question quid Juris -, que politiquement - en
haut. La structure et l'exerc1ce du pouvorr exphc1te sont aval de cette question.
devenus en principe, et en fait, a Athenes comme dans Le point de vue ontologique conduit aux reflexions a la
!'Occident europeen, objet de deliberation et de decision fois les plus lourdes et les moins pertinentes eu egard a la
collectives (de la collectivite chaque fois autoposee et, en question politique. De toute fa~on, !'auto-institution expli-
fait et en droit, touJours necessairement autoposee). Mais cite de la societe rencontrera toujours des bomes qui ont
aussi, beaucoup plus important, la mise en question de deja ete evoquees plus haut. Toute institution, aussi lucide,
·!'institution in toto est devenue, potentiellement, radicale reflechie, voulue qu'elle soit, sourd de l'imaginaire insti~
et illimitee. Le bouleversement par Clisthene de la reparti- tuant, ni formalisable ni localisable. Toute institution, et Ii'')
tion traditionnelle des tribus atheniennes est peut-etre de revolution la plus radicale que l'on pourrait concevoir, est l
l'histoire ancienne. Mais nous sommes supposes vivre en toujours aussi dans une histoire deja donnee, et, aurait-elle !
republique; il nous faudrait done, probablement, une le projet fou d'une table rase totale, c'est encore avec les)'
« education republicaine ». Ou commence, done, et ou objets de la table qu 'elle essaierait de la raser. Le present
s'arrete, !'«education» - republicaine ou pas? Les mou- transforme toujours le passe en passe present, a savoir per-
vements emancipateurs modemes, notamment le mouve- tinent maintenant, ne serait-ce qu'en le « re-interpretant »
ment ouvrier, mais aussi le mouvement des femmes, ont constamment a partir de ce qui est en train d'etre cree,
pose la question : peut-il y avoir democratie, peut-il y pense, pose - mais c'est ce passe-la, non pas n'importe
avoir egale possibilite effective pour tous ceux qui le veu- quel passe, que le present modele d'apres son imaginaire.
lent de participer au pouvoir, dans une societe ou existe et Toute societe doit se projeter dans un a-venir qui est essen-
se r-econstitue constamment une formidable inegalite du tiellement incertitude et alea. Toute societe devra socialiser
polivoir economique, immediatement traduisible en pou- la psyche des etres qui la composent, et la nature de cette
voir politique - ou bien dans une societe qui, tout en ayant psyche impose aux modes comme au contenu de cette
accorde il y a quelques decennies les « droits politiques » socialisation des contraintes aussi incertaines que deci-
aux femmes, continue dans les faits a les traiter comme sives.
des « citoyens passifs » ? Les lois de la propriete (privee, Considerations tres lourdes et sans pertinence politique.
ou « d'Etat ») sont-elles tombees du ciel, dans quel Sinai" Elles sont profondement analogues - et ce n'est pas acci-
les a-t-on recueillies? dentel - a celles qui, dans ma vie personnelle, montrent
La politique est projet d'autonomie: activite collective que je me fais dans une histoire qui m'a toujours deja fait,
reflechie et lucide visant !'institution globale de la que mes projets les plus mfirement reflechis peuvent etre
societe comme telle. Pour le dire en d' autres termes, elle
conceme tout ce qui, dans la societe, est participable et 1. Voir le texte cite dans la note de lap. 157.
168 Polis Pouvoir, politique, autonomie 169
en un instant mis par terre par ce qui arrive, que, vivant, je risme ne pouvait pas reussir parce qu'il etait contraire a la
reste toujours pour moi-meme une des plus puissantes nature des choses (ce qui ne peut rien vouloir dire d'autre
sources d'etonnement et une enigme a nulle autre compa- ici que: « la nature humaine »), c'est encore une fois
rable (car approchee de si pres), qu'avec mon imagination, melanger les niveaux, et poser comme necessite d'essence
mes affects, mes desirs je peux m'entendre, je ne peux, je ce qui est un pur fait : Hitler a ete vaincu, le communisme
ne dois meme pas les dominer. Je dois dominer mes actes ne reussit pas, pour !'instant, a dominer la planete. C' est
et mes paroles, ce qui est tout autre chose. Et, de meme tout. De purs faits, et les explications partielles qu 'on
que ces considerations ne me disent rien de substantif sur pourrait en donner relevent elles aussi de l'ordre du pur
ce que je dois faire - puisque je peux faire tout ce que je fait, ne devoilent aucune necessite transcendante, aucun
peux faire, mais je ne dois pas faire n'importe quoi, et sur « sens de l'histoire ».
ce que je dois faire, la structure ontologique de ma tempo-
ralite personnelle', par exemple, m'est d'un secours nul -
de meme, les homes a la fois certaines et indefinissables 11 en va autrement si l'on adopte un point de vue poli-
que la nature meme du social-historique pose a la possibi- tique, en aval de !'admission que nous ne savons pas defi-
lite pour une societe d'etablir un autre rapport entre insti- nir des homes principielles (non triviales) a !'auto-institu-
tuant et institue ne disent rien sur ce que nous devons vou- tion explicite de la societe. Si la politique est projet
loir comme institution effective de la societe ou nous d'autonomie individuelle et sociale (deux faces du meme),
vivons. De ce que, par exemple, « le mort saisit le vif», il en decoule bel et bien des consequences substantives.
comme le rappelait Marx, je ne peux tirer aucune poli- Certes, le projet d'autonomie doit etre pose (« accepte »,
tique. Le vif ne serait pas vif s'il n'etait pas saisi par le «postule»). L'idee d'autonomie ne peut etre ni fondee ni
mort - mais il ne le serait pas non plus, s'il l'etait totale- demontree, toute fondation OU demonstration la presup-
ment. Qu'en puis-je conclure quant au rapport qu'une pose (aucune « fondation » de la reflexivite sans presuppo-
societe doit vouloir etablir, pour autant que cela depende sition de la reflexivite\ Une fois posee, elle peut etre rai-
d'elle, avec son passe? Jene peux meme pas dire qu'une sonnablement argumentee, a partir de ses implications et
politique qui voudrait totalement ignorer ou exiler le mort, de ses consequences. Mais elle peut aussi et surtout, et
patce que tellement contraire a la nature des choses, serait doit, etre explicitee. 11 en decoule alors des consequences
« vouee a l 'echec » ou « folle » : elle serait dans l' illusion substantives, qui donnent un contenu, certes partiel, a une
totale quant a son objectif proclame, elle n'en serait pas politique de l'autonomie, mais lui imposent aussi des limi-
pour autant nulle et non avenue. Etre fou n'empeche pas tations. En effet, il est requis, dans cette perspective, d'ou-
d'exister: le totalitarisme a existe, il existe, sous nos yeux vrir le plus possible la voie a la manifestation de l'insti-
il essaie toujours de reformer le « passe » en fonction du tuant - mais tout autant d'introduire le maximum possible
«present» (rappelons en passant qu 'il a fait a outrance, de reflexivite dans l' activite instituante explicite, comme
systematiquement et violemment, ce que, d 'une autre dans l'exercice du pouvoir explicite. Car, il ne faut pas
fa9on, tout le monde fait du meme mouvement qu'il res- l'oublier, l'instituant comme tel et ses ceuvres ne sont ni
pire et ce que font tous les jours les joumaux, les livres ~< hons » ni « mauvais » - OU plutot, ils peuvent etre, du
d'histoire et memeles philosophes). Et dire que le totalita- point de vue de la reflexivite, l'un ou l'autre au point le
j
170 Polis Pouvoir, politique, autonomie 171
plus extreme (de meme que l'imagination de l'etre humain la liberte-fulguration, d'un pour-soi fictif delie de tout y
singulier). 11 devient alors imperatif de former des institu- compris de sa propre histoire.
tions rendant cette reflexivite collective effectivement pos- 11 apparait aussi- c'est une tautologie - que l'autonom~
sible et l'instrumentant concretement (les consequences de est, ipso facto, autolimitation. Toute limitation de la demo~
cela sont innombrables), comme aussi de donner iUous les cratie ne peut etre, en fait aussi bien qu'en droit, qu'autoli-
individus la possibilite effective maximale de participation mitation 1• Cette autolimitation peut etre plus et autre chose
a tout pouvoir explicite et la sphere la plus etendue pos- que simple exhortation, si elle s'incarne dans la creation
sible de vie individuelle autonome. Si l'on se rappelle que d'individus libres et responsables. 11 n'y a aucune « garan-
l'institution de la societe n'existe que pour autant qu'elle tie » pour la democratie, autre que relative et contingente.
est incorporee dans les individus sociaux, on peut alors, de La moins contingente de toutes se trouve dans la paideia
toute evidence, ju,stifier (fonder, si l'on veut) a partir du des citoyens, dans la formation (toujours sociale) d'indivi-
projet d'autonomie les « droits de l'homme », et beaucoup dus qui ont interiorise a la fois la necessite de la loi et la
plus; on peut aussi et surtout, abandonnant les superficiali- possibilite de la mettre en question, l'interrogation, la
tes de la philosophie politique contemporaine, et se rappe- reflexivite et la capacite de deliberer, la liberte et la res-
lant Aristote - la loi vise a la « creation de la vertu totale » ponsabilite.
m6yennant ses prescriptions peri paideian ten pros to koi- L'autonomie est done le projet - et maintenant nous
non, relatives a la paideia orientee vers la chose publi- sommes a la fois sur le plan ontologique et sur le plan poli-
que 1 -, comprendre que la paideia, l 'education - qui va de tique - qui vise, au sens large, la venue au jour du pouvoir
la naissance a la mort - est une dimension centrale de toute instituant et son explicitation reflexive (qui ne peuvent I
politique de l' autonomie, et reformuler, en le corrigeant, le jamais etre que partielles) ; et, au sens plus etroit, la'-y,, '
probleme de Rousseau:« Trouver une forme d'association res~1:Ption du_ ~~itiqu~, com~e- JJ?~voir explicite, dans !1/
qui defende et protege de toute la force commune la per- pohtique, activite luc1de et dehberee ayant comme objet
sonne et les biens de chaque associe, et par laquelle chacun l'institution explicite de la societe (done aussi, de tout pou- I
s'unjssant a tous n'obeisse pourtant qu'a lui-meme et reste voir expltcite) et son operation comme nomos, dike, telos '
auss'i libre qu'auparavant 2 • » Inutile de commenter la for- - legislation, juridiction, gouvemement - en vue des fins
mule de Rousseau et sa lourde dependance a l'egard d'une communes et des muvres publiques que la societe s'est
metaphysique de l'individu-substance et de ses « proprie- deliberement proposees.
tes ». Mais voici la vraie formulation :
-- Creer !es institutions qui, interiorisees par !es individus, Burgos, mars 1978-Paris, novembre 1987
facilitent le plus possible leur accession a leur autonomie
individuelle et leur possibilite de participation effective a
tout pouvoir explicite existant dans la societe.
La formulation ne paraitra paradoxale qu'aux tenants de
1.c;.Cas_toriadis, <_< La logique des magmas et la question de l'au-
1. Eth. Nie. E, 4, 1130 b 4-5, 25-26. tonom1e », m Domaines de l'homme, op. cit., p. 417-418 [reed.,
2. Du contrat social, Livre I, chap. v1, Pleiade, vol. ill, p. 360. p. 521-523]; aussi 1983 (1986), p. 296-303 [reed., p. 369-379].
Psychanalyse et politique*
tique? Quelles en sont les implications, qui certainement concert ou du guide de montagne. Et pas davantage nous
n'ont pas ete toutes explorees par Freud? N'a-t-elle rien a ne pouvons les qualifier d'impossibles parce qu'elles ont
voir avec le mouvement emancipatoire de l'Occident? affaire avec le plus intraitable de tous les materiaux, I'etre
L' effort de connaitre l'inconscient et de transformer le humain. Les generaux, les vendeurs, les prostituees tra-
sujet n'a-t-il aucun rapport avec la question de Ia liberte, et vaillent avec ce meme materiau, et nous ne qualifierions
avec Ies questions de la philosophie? La psychanalyse pas leurs professions d'impossibles.
aurait-elle ete possible en dehors des conditions social-his- II semble que nous pourrions evoquer une raison assez
toriques qui ont ete realisees en Europe? La connaissance forte, rendant au moins la psychanalyse et Ia pedagogie
de l'inconscient ne peut-elle rien nous apprendre concer- presque impossibles: c'est que Ies deux visent a changer
nant Ia socialisation des individus, done aussi les institu- les etres humains. Pourtant Ies choses ne sont pas si
tions sociales ? Pourquoi la perspective pratique qui est simples. Un psychiatre comportementaliste (en fait, pavlo-
celle de Ia psychanalyse dans le champ individuel serait- vien), un «pedagogue» comme le pere du president
elle automatiquement frappee de nullite Iorsqu 'on passe au Schreber, les gardiens d'un camp de concentration nazi ou
champ collectif? II faut bien constater que ces questions stalinien, les agents du Minilove, et O'Brien lui-meme
ne sont que tres rarement posees, et jamais de maniere (Orwell, 1984), agissent tous pour changer des etres
satisfaisante. Je resume, et j'elargis, dans les lignes qui humains - et, souvent, ils reussissent.
suivent les conclusions d'un travail de vingt-cinq ans 1• Mais, dans tous ces cas, Ia fin de l'activite est deja com-
pletement determinee dans !'esprit de !'agent: ii s'agit
d'eradiquer, dans !'esprit et l'ame du patient, toute trace
Je commencerai par un mot de Freud que je trouve pro- d'un penser et d'un vouloir propres. L'agent utilise des
fondement vrai. A deux reprises, Freud a declare que Ia moyens tout autant determines, et ii est cense controler
psychanalyse, Ia pedagogie et Ia politique sont les trois pleinement ces moyens et le processus d'ensemble. (Qu'il
professions impossibles 2• II n'a pas explique pourquoi puisse echouer, et que les raisons d'un tel echec ne soient
elles etaient impossibles. Le terme doit etre pris a Ia fois nullement accidentelles, est une autre affaire.) Etant donne
Iitteralement, et cum grano salis puisque, apres tout, ii Ies conditions, y compris le savoir de !'agent, etant donne
avait cree Ia psychanalyse et la pratiquait. Nous pouvons ses fins et ce qu'il sait ou croit savoir du patient, !'agent
reflechir avec profit sur ce terme: impossibles. II n'a pas agit, ou doit agir, de la maniere Ia plus efficace rationnelle-
dit que ces professions etaient extremement difficiles ::_ ment. Son savoir peut evidemment comprendre aussi une
comme le sont celles du neurochirurgien, du pianiste de certaine connaissance des processus psychiques profonds,
comme l'a montre Bruno Bettelheim dans son analyse des
1. L' Institution imaginaire de la societe, Paris, Ed. du Seuil, 1978; lineaments rationnels du traitement des prisonniers dans
Domaines de l' homme, Paris, Ed. du Seuil, 1986.
2. L'idee est dans « Analyse terminable et interminable» (1937). Ies camps nazis: ii s'agissait de briser !'image de soi du
Elle etait deja exprimee dans la preface ecrite par Freud pour le livre prisonnier, de demolir ses reperes identificatoires. Avant
d'Aichhom, Verwahrloste Jugend, ou elle est presentee comme un Bettelheim et independamment de Iui, Orwell avait vu cela
bon mot traditionnel. Freud parle en fait de« gouvemement » (Regie-
rung). Mais, comme on le verra dans la suite du texte, le « gouveme- clairement et profondement dans 1984. Ce sont aussi ces
ment » au sens traditionnel ne souleve pas les problemes discutes ici. considerations qui me font parler de politique, en discutant
176 Polis Psychanalyse et politique 177
Ia phrase de Freud, et non pas de « gouvemement » phrase comme voulant dire: le ~a, le Es, doit etre elimine
(Regierung) : « gouvemer » les hommes, par la terreur ou ou conquis par le Je, le /ch, asseche et cultive comme la
par Ia manipulation douce, peut etre ramene .a une tech- Zuyder Zee, nous nous proposerions un objectif a la fois
nique rationnelle, a une action zweckrational, instrumen- inaccessible et monstrueux 1• Inaccessible, puisqu'il ne
tale ou rationnelle quant aux moyens, selon !'expression peut pas exister d'etre humain dont l'inconscient a ete
de Max Weber. conquis par le conscient, dont les pulsions sont soumises a
Considerons maintenant la psychanalyse : rien de ce qui un controle complet par les considerations rationnelles, qui
vient d'etre dit ne peut lui etre applique. Aussi ouvertes a cesse de phantasmer et de rever. Monstrueux, puisque si
que soient les discussions sur les visees et les fins ou la fin nous atteignions cet etat, nous aurions tue ce qui fait de
de !'analyse, l'objectif que l'analyste essaie d'atteindre ne nous des etres humains, qui n'est pas la rationalite mais le
peut pas etre aisement defini en termes deten:riines et si:e- surgissement continu, incontrole et incontrolable de notre
cifiques. O'Brien atteint son but lorsque Wmston Smith imagination radicale creatrice dans et par le flux des repre-
non seulement avoue tout ce qu'on lui demande d'avouer, sentations, des affects et des desirs. Au contraire, une des
mais admet en lui-meme qu'il aime vraiment Big Brother. fins de l'analyse est de liberer ce flux du refoulement
n s'agit ici d'un etat du sujet (du patient) que l'on peut auquel il est soumis par un Je qui n'est d'habitude qu'une
clairement definir et decrire. On ne peut dire rien de pareil construction rigide et essentiellement sociale. C'est pour-
quanta la fm de !'analyse. (Je considere ici ce que j'appel- quoi je propose que la formulation de Freud soit completee
lerais le processus analytique plein - non pas «ideal». II par: Wo /ch bin, sol! auch Es auftauchen, fa ou Je suis/est,
est certain que la nature du cas peut conduire l'analyste a ~a doit aussi emerger.
limiter ses ambitions. Mais meme alors, il ne saurait defi- L'objectif de !'analyse n'est pas d'eliminer une instance
nir d'avance vers q'uoi etjusqu'ou il veut aller.) Comme on psychique au profit d'une autre. 11 est d'alterer la relation
le sait, Freud est revenu a plusieurs reprises sur la question entre instances. Pour ce faire, elle doit alterer essentielle-
de la fin et des fms de !'analyse, en en donnant des defini- ment l'une de ces instances: le Je, ou le conscient. Le Je
tions diverses et apparemment differentes. Je m'arreterai
s'altere en recevant et admettant les contenus de l'incons-
ici tiur une des plus tardives, car je la trouve la plus riche,
cient, en les reflechissant et en devenant capable de choisir
la plus pregnante et la plus risquee. C'est le celebre Woes
lucidement les impulsions et les idees qu'il tentera de
war, sol! /ch werden, ou etait ~a, Je dois/doit devenir. J'ai
mettre en acte. En d'autres termes, le Je a a devenir une
deja discute et commente longuement cette formulation
subjectivite reflechissante, capable de deliberation et de
ailleurs 1 et je me borne a resum:er mes conclusions. Si -
volonte. Le but de !'analyse n'est pas la saintete; comme a
comme semble malheureusement l'impliquer la suite
dit Kant, personne jamais n' est un saint. Ce point est deci-
immediate du texte de Freud - nous comprenons cette
sif: il oppose explicitement !'analyse a toutes les_ ethiques
1. L'lnstitution imaginaire de la societe, p. 138-146 [reed., p. 150- fondees sur la condamnation du desir, et done sur la culpa-
158]; Les Carre/ours du labyrinthe, p. 29-122 [reed., p- 33-157]. ½
phrase discutee de Freud vient des Nouvelles Le<;ons d introduction a 1. Freud, evidemment, savait cela parfaitement, comme le mon-
la psychanalyse (1933). Ailleurs et frequemmen_t, Freud parle de trent plusieurs formulations dans « Analyse terminable et intermi-
domptage ou apprivoisement (Biindigung) des puls1ons. nable».
178 Polis Psychanalyse et politique 179
bilite. Je desire vous tuer - ou vous violer -, mais je ne le sans l'activite propre du patient: rememorer, repeter, per-
ferai pas. A comparer avec Matthieu 5, 27-28: « Vous laborer (durcharbeiten). Le patient est !'agent principal du
avez appris qu'il a ete dit: Tu ne commettras pas d' adul- processus psychanalytique.
tere. Mais moije vous dis: Quiconque regarde une femme Il n'y a pas ici des moyens separes des fins. Les divers
pour la desirer a deja commis, dans son creur, l '.adultere aspects du cadre du processus analytique (position cou-
avec elle. » Comment l'analyse pourrait-elle jamais oublier chee, seances fixes, etc.) n'en sont pas les moyens, mais
le fait cardinal qui la fonde, que nous commen~ons notre les conditions lui permettant de se deployer. Le processus
vie en regardant une femme pour la desirer (quel que soit lui-meme est analytique dans la mesure OU il est deja a la
notre sexe), que ce desir ne peut jamais etre elimine et, fois moyen et fin. Les associations libres du patient,. par
plus important encore, que sans ce desir nous ne devien- exemple, ne sont pas un moyen ; en se deployant, elles
drions jamais des etres humains et meme, nous ne pour- expriment et realisent deja le developpement de sa capa-
rions tout simplerrient pas survivre. cite de liberer son flux representatif, et par la aussi, de
J'ai parle de relation alteree entre instances psychiques. reconnaitre ses affects et ses desirs. Et le flux associatif,
On peut la decrire en disant que le refoulement laisse la avec le soutien ponctue des interpretations de l'analyste,
place a la reconnaissance des contenus inconscients, et la fait entrer en scene l'activite reflexive du patient; il refle-
reflexion sur eux, et que !'inhibition, l'evitement ou l'agir chit et se reflechit, il retoume sur le materiel et le re-prend
compulsifs laissent la place a la deliberation lucide. L'im- ou re-admet.
portance de ce changement ne se trouve pas dans l' elimina- Ainsi, la psychanalyse n'est pas une technique et il n'est
tion du conflit psychique; personne ne nous a jamais meme pas correct de parler de technique psychanalytique.
garanti que nous avons droit a une vie psychique depourvue La psychanalyse est une activite pratico-poietique, ou les
de conflits. Elle git dans l'instauration d'une subjectivite deux participants sont des agents. Le patient est l 'agent
reflexive et deliberante, qui a cesse d'etre une machine principal du developpement de sa propre activite. Je l'ap-
pseudo-rationnelle et socialement adaptee et a reconnu et pelle poietique, car elle est creatrice : son issue est (doit
libere !'imagination radicale au noyau de la psyche. etre) !'auto-alteration de l'analysant, c'est-a-dire, rigoureu-
Je'traduis, dans la formulation de Freud, le werden par sement parlant, !'apparition d'un autre etre. Je l'appelle
devenir (qui est son sens exact) et non pas par« etre » OU pratique, car j'appelle praxis l'activite lucide dont l'objet
meme « advenir », car la subjectivite que j'essaie de est l'autonomie humaine et pour laquelle le seul « moyen »
decrire est essentiellement un processus, non pas un etat d'atteindre cette fin est cette autonomie elle-meme.
atteint une fois pour toutes. C'est aussi pourquoi je dirai
que nous pouvons elucider la fin de !'analyse, non pas la De ce point de vue, la situation de la pedagogie est tres
definir strictement. Ce que j'appelle le projet d'autonomie, semblable. La pedagogie commence a l'age zero, et per-
au niveau de l'etre humain singulier, est la transformation sonne ne sait quand elle se termine. L'objectif de la peda-
du sujet de maniere qu'il puisse entrer dans ce processus. gogie - je parle, evidemment, d'un point de vue normatif-
La fin de la psychanalyse est consubstantielle avec le pro- est d'aider le nouveau-ne, ce hopeful et dreadful monster,
jet d' autonomie. a devenir un etre humain. La fin de la paideia est d'aider
Cette fin ne peut pas etre atteinte, ni meme approchee, ce faisceau de pulsions et d'imagination a devenir un
Polis Psychanalyse et politique 181
anthropos. Je donne ici au terme etre humain, anthropos, le pour le sens commun et pour les penseurs depuis Platon et
sens indique plus haut d'un etre autonome. On peut tout Aristote jusqu'a Diderot-, un etre humain adulte a neces-
aussi bien dire, se rappelant Aristote, un etre capable de sairement interiorise un nombre immense de contraintes ,
gouvemer et d'etre gouveme. extemes qui forment, desormais, une partie integrante de i
La pedagogie doit, a chaque instant, developper l'acti- sa psyche. Du point de vue psychanalytique, un tel etre a .
vite propre du sujet en utilisant, pour ainsi dire, cette renonce a la toute-puissance, a accepte que les mots ne
meme activite propre. L'objet de la pedagogie n'est pas signifient pas ce qu'il voudrait qu'ils signifient, a reconnu
d'enseigner des matieres specifiques, mais de developper !'existence d'autres etres humains dont les desirs, la plu-
la capacite d 'apprendre du sujet - apprendre a apprendre, part du temps, s'opposent aux siens, et ainsi de suite. Du
apprendre a decouvrir, apprendre a inventer. Cela, bien point de vue social-historique, il a interiorise, virtuelle-
entendu, elle ne peut le faire sans enseigner certaines ment, la totalite de !'institution donnee de la societe et,
matieres '- pas pfos que l 'analyse ne peut progresser sans plus specifiquement, les significations imaginaires qui
les interpretations de l'analyste. Mais, de meme que ces organisent, dans chaque societe particuliere, le monde
interpretations, les matieres enseignees doivent etre consi- humain et non humain, et lui donnent un sens.
derees comme des marches ou des points d'appui servant Ainsi, du point de vue psychanalytique, la pedagogie est
non seulement a rendre possible l'enseignement d'une (doit etre) !'education du nouveau-ne qui l'amene a l'etat
quantite croissante de matieres, mais a developper les decrit plus haut, comportant !'inhibition minimale de son
capacites de l'enfant a apprendre, decouvrir et inventer. imagination radicale et le developpement maximal de sa
La pedagogie doit necessairement aussi enseigner - et de reflexivite. Mais, du point de vue social-historique, la
ce point de vue on doit condamner les exces de plusieurs pedagogie devrait elever son sujet de telle sorte qu'il inte-
pedagogues modemes. Mais deux principes doivent etre riorise, et done fasse beaucoup plus qu'accepter, les insti-
fermement defendus : tutions existantes, quelles qu'elles soient. 11 est clair que
- tout processus d 'education qui ne vise pas a develop- nous arrivons ainsi a une antinomie apparente, et a une
per au maximum l' activite propre des eleves est mauvais; question profonde et difficile. Cela nous conduit a la poli-
-'tout systeme educatif incapable de foumir une reponse tique, et au projet d'autonomie comme projet necessaire-
raisonnable a la question eventuelle des eleves : pourquoi ment social, et non pas simplement individuel.
devrions-nous apprendre cela? est defectueux. Avant de l' aborder, une remarque encore sur le tenne
Jene peux pas toucher ici a !'immense sujet des relations freudien d'impossibilite par lequel nous avons commence.
entre psychanalyse et pedagogie. Mais il faut dissiper au L'impossibilite de la psychanalyse et de la pedagogie
moins un malentendu. La psychanalyse ne postule pas consiste en ceci qu'elles doivent toutes les deux s'appuyer
!'existence d'un etre humain intrinsequement « bon », pas sur une autonomie qui n'existe pas encore afin d'aider a la
plus qu'elle ne croit- comme Reich, Marcuse ou quelques creation de l'autonomie du sujet. Cela apparait, du point
, ideologues fran~ais du« desir » - qu'il suffit de laisser les de vue de la logique ordinaire, la logique ensembliste-
i, desirs et les pulsions s'exprimer pour aboutir au bonheur identitaire, comme une impossibilite logique. Mais l'im-
universe!. On aboutirait plutot, dans un tel cas, au meurtre possibilite semble aussi consister, en particulier dans le cas
universe!. Pour la psychanalyse - comme aussi, en fait, de la pedagogie, en la tentative de faire etre des hommes et
182 Polis Psychanalyse et politique 183
des femmes autonomes dans le cadre d'une societe hetero- que comme instituee. Ses institutions sont, chaque fois, sa
nome et, au-dela de cela, dans cette enigme apparemment creation propre, mais presque toujours, une fois creees,
insoluble, aider les etres humains a acceder a l'autonomie, elles apparaissent a la collectivite comme donnees (par les
en meme temps que - ou bien que - ils absorbent et inte- ancetres, les <lieux, Dieu, la nature, la Raison, les lois de :
riorisent les institutions existantes. l'histoire, les mecanismes de la concurrence, etc.). Elles
La solution de cette enigme est la tache « impossible » deviennent ainsi fixes, rigides, sacrees. Il y a toujours,
de la politique - d'autant plus impossible qu'elle doit, ici dans les institutions, un element central, puissant et effi- ·
encore, s' appuyer sur une autonomie qui n' existe pas cace, d'auto-perpetuation (et les instruments necessaires a
encore afin de faire surgir l'autonomie. C'est le sujet que cette fin) - ce que I' on appellerait, en psychanalyse, de
nous devons maintenant aborder. repetition; le principal parmi ces instruments est, comme
deja dit, la fabrication d'individus conformes. J'appelle cet
etat de la societe l'heteronomie; le heteros, l'autre, qui a
La psychanalyse vise a aider l'individu a devenir auto- donne la loi n'est personne d'autre que la societe insti-
nome : capable d' activite reflechie et de deliberation. De ce tuante elle-meme, laquelle doit, pour des raisons tres pro-
point de vue, elle appartient pleinement a !'immense cou- fondes, occulter ce fait. J'appelle autonome une societe qui
rant social-historique qui se manifeste dans les combat~ non seulement sait explicitement qu 'elle a cree ses lois,
pour l'autonomie, au projet emancipatoire auquel appar- mais qui s 'est instituee de maniere a liberer son imaginaire
tiennent aussi la democratie et la philosophie. Mais, comme radical et a etre capable d'alterer ses institutions moyen-
je l'ai deja indique, elle doit d'emblee faire face, comme la nant sa propre activite collective, reflexive et deliberative.
pedagogie, a la question des institutions existantes de la Etj'appelle politique l'activite lucide dont l'objet est !'ins-
societe. Dans le cas de la pedagogie, cela est immediate- titution d'une societe autonome et les decisions cqncemant
{ ment manifeste. Dans le cas de la psychanalyse, la ren- les entreprises collectives. 11 est immediatement evident
/ contre avec !'institution existante est la rencontre avec le Je que le projet d'une societe autonome perd tout sens s'il
! concret du patient. Ce Je est, pour une part decisive, une n'est pas, en meme temps, le projet qui vise a faire surgir
· fabrication sociale : il est construit pour fonctionner dans des individus autonomes - et reciproquement.
1
, un dispositif social. donne et pour preserver, continuer et 11 existe en effet une analogie eclairante (certainement
\ reproduire ce dispositif - c'est-a-dire les institutions exis- pas une identite ou une « homologie structurale ») entre les
! tantes. Celles-ci ne se conservent pas tellement par la vio- questions et les taches qu'affronte le projet d'autonomie
lence et la coercition explicite, mais surtout par leur interio- dans le champ individuel et dans le champ collectif. Dans
risation par les individus qu'elles fabriquent. le cas de l'heteronomie, la structure rigide de !'institution
, Les institutions, et les significations imaginaires sociales, et l'occultation de l'imaginaire radical, instituant, corres-
· 1sont des creations de l'imaginaire radical, de l'imaginaire pondent a la rigidite de l'individu socialement fabrique et
:social instituant, la capacite creatrice de la collectivite ano- au refoulement de I' imagination radicale de la psyche.
nyme, telle qu'elle se manifeste clairement, par exemple, Dans la perspective du projet d'autonomie, nous avons
dans et par la creation du langage, des formes de famille, defini les visees de la psychanalyse et de la pedagogie
des mreurs, des idees, etc. La collectivite ne peut exister comme, premierement, l'instauration d'un autre type de
j
184 Polis Psychanalyse et politique 185
relation entre le sujet reflexif - sujet de pensee et de ciente, elle repond en essayant d'induire la pleine impuis-
volonte - et son inconscient, c'est-a-dire son imagination sance de cette pensee, et finalement de la pensee tout
radicale, et, deuxiemement, la liberation de sa· capacite de court, comme seul moyen pour limiter les actes. futerdire
faire, et de former un projet ouvert pour sa vie et y tra- la pensee est ainsi apparu comme la seule maniere d'inter-
vailler. Nous pouvons, de maniere similaire, definir la dire les actes. Cela va beaucoup plus loin que le « surmoi
visee de la politique comme, premierement, l'instauration severe et cruel » de Freud : l'histoire montre que cela a
d'un autre type de relation entre la societe instituante et entraine une mutilation de !'imagination radicale de la psy-
la societe instituee, entre les lois chaque fois donnees et che. Nous voulons des individus autonomes, c'est-a-dire
l' activite reflexive et deliberante du corps politique, et, des individus capables d'une activite reflechie propre.
deuxiemement, la liberation de la creativite collective, per- Mais, a moins,que nous n'entrions dans une repetition sans
mettant de formyr des projets collectifs pour des entre- fin, les contenus et les objets de cette activite, et meme le
prises collectives et d'y travailler. Et nous pouvons pointer developpement de ses moyens et methodes, ne peuvent
le lien essentiel entre les deux que constitue la pedagogie, etre foumis que par !'imagination radicale de la psyche.
!'education, la paideia: car comment pourrait-il y avoir C'est la que se trouve la source de la contribution de l'in-
une collectivite reflexive sans individus reflexifs? Une dividu a la creation social-historique. Et c 'est pourquoi
societe autonome, comme collectivite qui s'auto-institue et une education non mutilante, une veritable paideia, est
s'auto-gouveme, presuppose le developpement de la capa- d'une importance capitale.
cite de tous ses membres de participer a ses activites
reflexives et deliberatives. La democratie, au sens plein,
peut etre definie comme le regime de la reflexivite collec-
.Je reviens ace que j'ai appele l'enigme de la politique.
tive ; on peut montrer que tout le reste decoule de cette
Une societe autonome implique des individus autonomes.
definition. Et la democratie ne peut exister sans individus
Les individus deviennent ce qu'ils sont en absorbant et
democratiques, et reciproquement. Cela aussi est un des
interiorisant les institutions; en un sens, ils sont l'incama-
aspects paradoxaux de l' « impossibilite » de la politique.
tion principale de ces institutions. Nous savons que cette
Nous pouvons montrer encore plus clairement la solidarite
intime entre les dimensions sociale et individuelle du projet interiorisation n'est rien moins que superficielle: les
d'autonomie a partir d'une autre consideration. La socialisa- modes de pensee et d'action, les normes et les valeurs, et
tion de la psyche, et meme sa simple survie, exige qu'elle finalement l'identite meme de l'individu comme etre
reconnaisse et accepte le fait que ses desirs nucleaires, origi- social, dependent tous d'elle. Dans une societe hetero-
naires, ne peuvent jamais etre realises. Dans les societes nome, l'interiorisation de toutes les lois - au sens le plus
heteronomes, cela a toujours ete accompli non pas par la vaste de ce terme - serait sans effet, si elle n'etait pas
simple interdiction des actes, mais surtout par !'interdic- accompagnee par l'interiorisation de la loi supreme, ou
tion des pensees, le blocage du flux representatif, le silence meta-loi: tu ne mettras pas en question les lois. Mais la
impose a !'imagination radicale. Comme si la societe meta-loi d'une societe autonome ne peut etre que celle-ci :
appliquait a l'envers, pour les lui imposer, les voies de tu obeiras a la lqi - mais tu peux la mettre en question. Tu
l'inconscient. A la toute-puissance de la pensee incons- peux soulever la question de la justice de la loi - ou de sa
186 Polis Psychanalyse et politique 187
convenance. Je ne discuterai pas ici les clauses formelles a atteindre leur propre autonomie, sans jamais oublier que
qui peuvent et doivent accompagner cette meta-loi. la source ultime de la creativite historique est l'imaginaire
Nous pouvons maintenant formuler la solution de notre radical de la collectivite anonyme. C'est en ce sens que
enigme, qui est en meme temps l'objet premier d'une poli- nous pouvons comprendre pourquoi la politique est une
tique de l'autonomie, a savoir democratique: aider la col- « profession impossible», comme la psychanalyse et la
lectivite a creer les institutions dont l'interiorisation par les pedagogie, et meme impossiblement plus impossible que
individus ne limite pas, mais elargit leur capacite de deve- celles-ci etant donne la nature et les dimensions de son
nir autonomes. Il est clair qu'a partir de cette formulation, partenaire et de ses taches.
combinee avec le principe d'egalite implique par le plu-
riel : !es individus, on peut deriver les regles principales Je terminerai avec quelques remarques sur la question la
d'une institution pleinement democratique de la societe plus importante de toutes, qui est commune a la psychana-
(et, par exemple,' aussi bien les droits de l'homme que lyse et a la politique.
l'imperatif de l'octroi a tous de possibilites effectives Les institutions sociales dominent les individus parce ;
egales de participation a toute forme de pouvoir qui pour- qu'elles les fabriquent et les forment: totalement, dans les
rait exister). societes traditionnelles, a un degre tres important encore :
Elaborer davantage ces points depasserait les cadres de dans nos societes liberales. C'est ce que signifie l'interiori- ·
cette discussion. Je commenterai seulement !'expression sation des institutions par l'individu tout au long de sa vie..
que j'ai utilisee: l'objet premier. Premier, car il est, a la Le point decisif ici est l'interiorisation des significations-;
longue, la presupposition de tout le reste et parce qu'il des significations imaginaires sociales. La societe arrache \
contient virtuellement tout le reste. Mais il y a evidemment l'etre humain singulier a l'univers clos de la monade psy- ',
d'autres objets, qui ne sont pas « secondaires ». Telle est la chique, elle le force d'entrer dans le monde dur de la rea- .i
creation d'.institutions specifiques qui correspondent a la lite; mais elle lui offre, en echange, du sens - du sens/
maxime enoncee et la specifient dans les circonstances diume. Dans le monde reel cree chaque fois par la societe!
donnees. Telle est aussi la creation de l'auto-gouvemement les choses ont un sens; la vie et (d'habitude) la mort onf
ree!C Et, last but not least, telles sont aussi les propositions un sens. Ce sens est la face subjective, la face pour l'indf,.
et les decisions relatives aux reuvres et aux entreprises col- vidu, des significations imaginaires sociales.
lectives. L'autonomie ri''est pas une fin en soi; elle est Cette Sinngebung, donation de sens, ou mieux Sinn-
aussi cela, mais nous voulons l'autonomie aussi et surtout schopfung, creation de sens, est le moment crucial et dur.
pour eqe capables et libres de faire des choses. Ce point Or la psychanalyse n'enseigne pas un sens de la vie. Elle
est toujours oublie par la philosophie politique desincarnee peut seulement aider le patient a trouver, inventer, creer
et ratiocinante de notre epoque. Une politique de l'autono- pour lui-meme un sens pour sa vie. Il n'est pas question de
mie est partie prenante de toutes ces taches ; elle n' est ni le definir ce sens a l'avance et de maniere universelle. Aun
psychanalyste, ni le pedagogue, ni la conscience de la de ses moments les plus decourages, Freud a ecrit que
societe, mais elle constitue une dimension essentielle de sa !'analyse n'apporte pas le bonheur, elle peut seulement
reflexivite. Comme telle, elle doit agir sur des etres transformer la misere nevrotique en malheur banal. Sur ce
humains en les posant comme autonomes afin de les aider point, je le trouve trop pessimiste. L'analyse n'apporte
188 Polis Psychanalyse et politique 189
certes pas, comme telle, le bonheur, mais elle aide le egalement, implique l'a-sense de tout sens. Notre temps
patient a se debarrasser de sa misere nevrotique et a former n'est pas du temps. Notre temps n'est pas le temps. Notre
son propre projet de vie. temps n'a pas du temps.
Mais cela n'epuise pas la question. Pourquoi !'analyse si L'analyse n'est pas finie (et la maturite n'est pas atteinte)
,souvent echoue, ou devient interminable ? Dans un de ses avant que le sujet ne soit devenu capable de vivre au bord de
:demiers ecrits (« Analyse terminable et interminable», l'abime, pris dans ce double nreud ultime: vis comme un
1
1937), Freud evoque plusieurs raisons de cet etat de mortel - vis comme si tu etais immortel (eph' oson endeche-
choses, et finit en pointant ce qu'il appelle le roe: le refus tai athanatizein, viser l'immortalite autant que possible, ecri-
de la feminite, qui prend la forme de l' envie du penis chez vait Aristote dans I' Ethique a Nicomaque).
la femme, et de la repudiation de !'attitude passive ou Ces banalites legendaires, comme aurait dit Jules:
feminine a l'egar~ d'un autre male chez l'homme. Il men- Laforgue, trouvent un equivalent fondamental au niveau[
tionne aussi la pulsion agressive-destructive, et la pulsion social, done aussi politique. Les societes heteronomes rea-'
de mort. Je pense que la mortjoue, en effet, un role decisif lisent une Sinnschopfung, une creation de sens, pour tous,:
dans la question, mais pas exactement de la maniere que et imposent a tous l'interiorisation de ce sens. Elles instiJ
Freud avait en vue. tuent aussi des representants reels ou symboliques d'un
Une analyse interminable est caracterisee essentielle- sens perenne et d'une tmmortalite imaginaire auxquels, de
ment par la repetition. Elle est comme la nevrose a un diverses manieres, tous sont supposes participer. Il peut
niveau plus eleve : elle est de la repetition redoublee. s'agir du mythe de l'immortalite personnelle, ou de la
Pourquoi cette repetition? En abregeant une longue dis- re-incarnation. Mais il peut s'agir aussi de la perennite
cussion, owpeut dire : la repetition au sens pertinent ici, d'un artefact institue - le Roi, l'Etat, la Nation, le Parti -
c'est-a-dire la petite monnaie de la mort, est la voie avec lequel chacun peut, tant bien que mal, s'identifier.
qu 'utilise le patient pour se defendre contre la realite de la Je pense qu'une societe autonome n'accepterait rien de
mort pleine. L'analyse echoue ou devient interminable, en tout cela (au niveau public, j'entends), et qu'une des diffi-
premier lieu, en raison de l'incapacite du patient (et de cultes principales, sinon la difficulte, qui confronte le pro-
l'arialyste qui travaille avec lui) d'accepter la mort de jet d'autonomie est la difficulte pour les etres humains
celui qu'il etait pour devenir une autre personne; cela d'accepter, sans phrase, la mortalite de l'individu, de la
Freud le savait bien, meme s'il l'a decrit en utilisant collectivite et meme de leurs reuvres.
d'autres termes. Mais aussi, beaucoup plus important, en Hobbes avait raison, mais pas pour ses raisons a lui. La
raison de l'incapacite du patient - et ici celui-ci est neces- peur de la mort est la pierre angulaire des institutions. Non
sairement seul - d' accepter la realite de la mort reelle, pas la peur d'etre tue par le Voisin - mais la peur, tout a
totale, pleine. La mort est le roe demier contre lequel fait justifiee, que tout, meme le sens, se dissoudra.
l'analyse peut se briser. Personne, evidemment, ne peut « resoudre » le probleme
La vie, nous le savons tous, contient et implique la pre- qui en resulte. Il ne pourra l'etre, s'il l'est, que par une
carite continuellement suspendue du sens, la precarite des nouvelle creation social-historique et !'alteration corres-
objets investis, la precarite des activites investies et du pondante de l'etre humain et de son attitude a l'egard de la
sens dont on les a dotees. Mais la mort, nous le savons vie et de la mort.
190 Polis
prise qui devient, tres rapidement, une entreprise d 'auto- De meme, pour les Peres fondateurs americains, il y a un
institution explicite. donne social (economique, moral, religieux) qui est
Cette radicalite, on ne la trouve pas dans la revolution accepte, qu'il faut meme activement preserver (Jefferson
anglaise, certes, mais meme pas dans la revolution ameri- est contre !'industrialisation parce qu'il voit dans la libre
caine. En Amerique du Nord !'institution de la societe, propriete agraire la pierre angulaire de la liberte politique)
meme si elle est declaree comme procedant de la volonte et auquel il faut fournir la structure politique correspon-
des hommes, reste ancree dans le religieux, comme elle dante. Celle-ci est certes « fondee » ailleurs - sur les
reste ancree dans le passe par la Common Law anglaise. « principes » de la Declaration qui traduisent l'imaginaire
universaliste des « droits naturels ». Mais par une miracu-
Surtout, elle est limitee dans son ambition. Les Peres fon-
leuse co'incidence - decisive pour l' « exceptionnalisme »
dateurs, et le mouvement qu'ils expriment, res;oivent du
americain - les deux structures, sociale et politique, se
passe un etat social qu'ils considerent comme approprie et
trouveront correspondre pendant quelques decennies. Ce
auquel ils ne pensent pas qu'il y ait quelque chose a chan-
que Marx appelait la base socio-economique de la demo-
ger. Il ne reste, a leurs yeux, qu'a instituer le complement
cratie antique, la communaute des petits producteurs inde-
politique de cet etat social. A cet egard, le parallele avec le
pendants, se trouve aussi etre pour partie la realite de
mouvement democratique dans le monde grec ancien est
l'Amerique du Nord a l'epoque de Jefferson et le point
interessant. Les Grecs certes decouvrent que toute institu- d'appui de la vision politique de celui-ci.
tion de la societe est auto-institution - qu'elle releve du Or la grandeur et l' originalite de la Revolution frans;aise
nomos, non de la phusis. Ils anticipent dans la pratique les se trouvent, a mon sens, dans cela meme qu'on lui reproche
consequencys de cette decouverte, en tout cas dans les si souvent: qu'elle tend a mettre en question, en droit, la
cites democratiques et notamment a Athenes. Cela est clair totalite de !'institution existante de la societe. La Revolu-
des le VII" siecle, se confirme avec Solon et culmine avec tion frans;aise ne peut pas creer politiquement, si elle ne
la revolution de Clisthene (508-506), caracterisee, comme detruit pas socialement. Les constituants le savent et le
on sait, par une radicalite audacieuse a l'egard de !'articu- disent. La revolution anglaise et meme la revolution ame-
lation socio-politique heritee, qu 'elle bouleverse pour la ricaine peuvent se dormer d'elles-memes la representation
rendre conforme a un fonctionnement politique democra- d'une restauration et recuperation d'un suppose passe. Les
tique. Malgre cela, !'auto-institution explicite ne deviendra quelques tentatives, en France, de se referer a une tradition
jamais principe de l'activite politique couvrant la totalite ont rapidement avorte, et ce qu'en dit Burke est de la pure
de !'institution sociale. La propriete n'est jamais vraiment mythologie. Hannah Arendt commet une bevue enorme
mise en cause, pas plus que le statut des femmes, pour ne lorsqu'elle reproche aux revolutionnaires frans;ais de s'etre
pas parler de l' esclavage. La democratie ancienne vise a occupes de la question sociale, en presentant celle-ci
realiser, et realise, l'auto-gouvernement effectif de la com- comme revenant a des preoccupations philanthropiques et
munaute des adultes males libres, en touchant le moins a la pitie pour les pauvres. Bevue double. D'abord-et cela
possible aux structures economiques et sociales res;ues. reste eternellement vrai - la question sociale est une ques-
Seuls les philosophes (quelques sophistes au V' siecle, tion politique : en termes classiques (deja chez Aristote), la
Platon au IV') iront au-dela. democratie est-elle compatible avec la coexistence d'une
194 Polis L' idee de revolution 195
extreme richesse et d'une extreme pauvrete? En termes plus pour appui la Providence ou la tradition, mais qui
contemporains: le pouvoir economique n'est-il pas, ipso repose tout en lui-meme, n' est pas evanescent?
facto, aussi pouvoir politique? Ensuite, en France 1' Ancien
Regime n' est pas une structure simplement politique; c' est C. C.: - C'est bien pourquoi les revolutionnaires invo-
une structure sociale totale. Royaute, noblesse, role et quent constamment en 1789 - comme ils le feront pendant
fonction de l 'Eglise dans la societe, proprietes et privileges tout le XIX" et le XX" siecle - la Raison, ce qui aura aussi
tiennent au plus intime de la texture de l'ancienne societe. des consequences nefastes.
C'est tout l'edifice social qui est a reconstruire, sans quoi
une transformation politique est materiellement impos- LE DEBAT: - Vous admettriez done au moins une part de
sible. La Revolution fran~aise ne peut pas, le voudrait- I' argumentaire burkeen selon lequel il est difficile de fon-
elle, superposer simplement une organisation politique der la liberte sur la Raison ?
democratique a un regime social qu' elle laisserait intact.
Comme si sou vent chez Hannah Arendt, les idees 1' empe- C. C.: - Il ya ici plusieurs points. D'abord, il ne s'agit
chent de voir les faits. Mais les grands faits historiques pas de fonder la liberte sur la Raison, puisque la ·Raison
sont des idees plus lourdes que les idees des philosophes. elle-meme presuppose la liberte - l'autonomie. La Raison
Le « passe vieux de mille ans», oppose au « continent n' est pas un dispositif mecanique OU un systeme de verites
vierge », emporte necessairement la necessite de s'attaquer toutes faites, elle est le mouvement d'une pensee qui
a l' edifice social comme tel. De ce point de vue, la revolu- n'admet d'autorite autre que sa propre activite. Pour acce-
tion americaine ne peut etre effectivement qu'une « excep- der a la Raison, il faut d'abord vouloir penser librement.
tion » dans l'.histoire modeme, nullement la regle et encore Deuxiemement, il n'y a jamais de discontinuite pure.
moins le modele. Les constituants en ont pleinement Lorsque je dis que l'histoire est creation ex nihilo, cela ne
conscience et le disent. La ou la revolution americaine signifie nullement qu'elle est creation in nihilo, ni cum
peut biitir sur l'illusion d'une « egalite » deja existante nihilo. La forme nouvelle emerge, elle fait feu du bois
dans l'etat social (illusion qui restera le fondement des qu'elle trouve, la rupture est dans le sens nouveau qu'elle
analyses de Tocqueville cinquante ans plus tard), la Revo- confere a ce qu 'elle herite ou utilise. En troisieme lieu,
lution fran~aise se trouve devant la realite massive d'une Burke lui-meme est inconsistant. Il se laisse entrainer sur
societe fortement inegalitaire, d 'un imaginaire de la le terrain des revolutionnaires et admet implicitement le
royaute de droit divin, d'une Eglise centralisee au role et bien-fonde de leurs presupposes, puisqu'il essaie de refuter
aux fonctions sociales omnipresents, de differenciations « rationnellement » leurs conclusions, il se sent oblige de
geographiques que rien ne peut justifier, etc. fonder en raison la valeur de la tradition. Or cela est une
trahison de la tradition : une vraie tradition ne se discute
LE DEBAT: - Mais n' est-ce pas en meme temps ce par pas. Burke, autrement dit, ne peut pas echapper a la
quoi elle tombe sous le coup de la critique de Burke, en ce reflexivite dont il denonce les effets dans la Revolution.
que celle-ci a de profond? Une generation peut-elle ejfec-
tuer une trouee dans l' histoire en operant dans la disconti- LE DEBAT : - Est-ce que cette inconsistance ote toute per-
nuite pure? Est-ce que le fondement d' une liberte qui n' a tinence a sa critique ?
196 Polis L' idee de revolution 197
d' « Etat » - le mot meme n'existe pas; le pouvoir, LE DEBAT: - Le XIX" siecle ajoute une composante essen-
c'est «nous», le« nous» de la collectivite politique. Dans tielle a l' idee de la revolution, avec l' element de l' histo ire.
l 'imaginaire politique modeme, l 'Etat apparait comme
ineliminable. Il le reste pour la Revolution, comme il le C. C. : - Il s 'opere en effet, essentiellement avec et par
reste pour la philosophie politique modeme qui se trouve a Marx, une conflation, une union chimique entre la Revolu-
cet egard dans une situation plus que paradoxale : il lui tion et l'histoire. Les anciennes transcendances sont rem-
faut justifier l'Etat, tout en s'effors;ant de penser la liberte. placees par l 'Histoire avec un grand H. Le mythe de l 'His-
Il s'agit d'asseoir la liberte sur la negation de la liberte, ou toire et des Lois de l'Histoire, le mythe de la revolution
d' en confier la garde a son ennemi principal. Cette antino- comme accoucheuse de l'Histoire - done, portee et justi-
mie atteint son paroxysme sous la Terreur. fiee par un processus organique - se mettent a fonctionner
comme des substituts religieux, dans une mentalite mille-
LE DEB AT : - S{ l' on admet que l' Etat moderne constitue nariste. Marx fetichise une representation fabriquee de la
l'une des preconditions absolues de l'idee revolutionnaire, revolution. Le modele Ancien Regirne/developpement des
est-ce que cela ne limite pas l' ampleur de l' auto-institution forces productives/accouchement violent de nouveaux rap-
que vous evoquiez? C' est une auto-institution qui vehicule ports de production, qu'il construit a partir de l'exemple
une tradition d' autant plus forte qu' elle est niee ? suppose de la Revolution frans;aise, est erige en schema
type de l'evolution historique et projete dans l'avenir. Et
C. C.: - L'imaginaire de l'Etat limite le travail d'auto- ce qui reste encore a cet egard ambigu et complexe sous la
institution de la Revolution frans;aise. Il limite aussi, par la plume geniale de Marx devient totalement limpide et plat
suite, le cofnportement effectif des mouvements revolu- dans la vulgate marxiste.
tionnaires (a l'exception de l'anarchisme). Il fait que l'idee
de revolution s'identifie avec l'idee qu'il faut et qu'il suffit LE DEBAT: - Vous nous amenez la justement a la seconde
de s 'emparer de l 'Etat pour transformer la societe (la prise revolution paradigmatique, celle de 1917. Qu' apporte-t-elle
du ,palais d'Hiver, etc.). Il s'amalgame avec une autre comme developpement specifique, de votre point de vue?
sigilification imaginaire cardinale des Temps modemes, la
Nation, trouvant la une source toute-puissante de mobilisa- C. C. : - Elle apporte deux elements tout a fait antino-
tion affective; il devient l'incamation de la Nation, Etat- miques. D'abord, et ce des 1905, une nouvelle forme
Nation. Sans la mise en question de ces deux imaginaires, d'auto-organisation collective democratique, le soviet, qui
sans la rupture avec cette tradition, il est impossible de prendra une nouvelle ampleur en 1917 et se prolongera
concevoir un nouveau mouvement historique d'auto-insti- dans les comites de fabrique, tres actifs et importants pen-
tution de la societe. Ce qui est sur, c'est que l'imaginaire dant la periode 1917-1919 et meme jusqu'a 1921. Mais en
etatique et les institutions ou il s'incame ont pendant long- meme temps, c'est en Russie que Lenine cree le prototype
temps canalise l'imaginaire revolutionnaire, et que c'est la de ce que seront toutes les organisations totalitaires
logique de l'Etat qui l'a finalement emporte. modemes, le parti bolchevique, qui tres rapidement apres
octobre 1917 dominera les soviets, les etouffera et les
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200 Polis L' idee de revolution 201
transformera en instruments et appendices de son propre octobre 1917 il y a un putsch, un coup d'Etat militaire.
pouvoir. Comme on l'a deja dit, les auteurs du putsch ne parvien-
dront a leurs fins que contre la volonte populaire dans son
LE DEBAT: - Est-ce qu' on n' est pas la en plein dans ensemble - dissolution de l' Assemblee nationale en jan-
la domination de l'idee revolutionnaire par la logique de vier 1918 - et contre les organismes democratiques crees a
l'Etat? partir de fevrier, soviets et comites de fabrique. Ce n'est
pas la revolution qui, en Russie, produit le totalitarisme,
C. C. : - Certainement. La construction de cette machine a mais le coup d'Etat du parti bolchevique, ce qui est tout a
s'emparer du pouvoir d'Etat temoigne de la dominance de fait autre chose.
l'imaginaire de l'Etat. Mais elle temoigne aussi de la domi-
nance de l'imaginaire capitaliste: tout se passe comme si on LE DEBAT: - Mais peut-on aussi facilement couper !es
ne savait pas s'organiser autrement. On n'a pas assez releve liens entre revolution et totalitarisme ?
que Unine invente le taylorisme quatre ans avant Taylor. Le
livre de Taylor est de 1906, le Que faire? est de 1902-1903. C. C. : - Continuons sur les faits. 11 y a eu installation du
Et Lenine y parle de division rigoureuse des tikhes, avec totalitarisme en Allemagne en 1933, mais pas de revolu-
des arguments de pure efficacite instrumentale; on peut y tion (la « revolution national-socialiste » est un pur slo-
lire, entre les lignes, l'idee de la one best way. 11 ne peut evi- gan). Avec des specifications tout a fait differentes, la
demment pas minuter chaque operation. Mais il s'attache a meme chose est vraie pour la Chine en 1948-1949. D'un
fabriquer ce monstre, melange d'un parti-armee, d'un parti- autre cote, sans !'intervention effective ou la menace vir-
Etat et d'uq. parti-usine, qu'il parviendra effectivement a tuelle des divisions russes, la revolution hongroise de 1956
mettre sur pied a partir de 1917. L'imaginaire etatique, mas- comme le mouvement de 1980-1981 en Pologne auraient
que dans la Revolution franc;aise, devient explicite avec le certainement abouti au renversement des regimes exis-
parti bolchevique, qui est un Etat-armee en germe deja avant tants; il est absurde de penser qu'ils auraient conduit au
la « prise du pouvoir ». (Double caractere qui sera encore totalitarisme. Et il faut preciser que « revolution» ne veut
plus manifeste en Chine.) pas dire du tout necessairement barricades, violence, sang,
etc. Si le roi d'Angleterre avait ecoute Burke en 1776, il
LE DEBAT: - L' evocation de la revolution sovietique n'y aurait pas eu de sang verse en Amerique du Nord.
amene immanquablement la question du devoiement des
revolutions, qui paraft constituer leur « loi d' airain ». For- LE DEBAT: - Mais ii n'y aurait peut-etre pas eu de revo-
mulons-la carrement: le derapage totalitaire n' est-ii pas lution non plus. Peut-on separer completement l'idee de
de necessite inscrit dans l' ambition revolutionnaire, quand revolution de l' idee de rupture ou de renversement de la
elle devient comme chez !es modernes projet explicite de legalite etablie ?
reinstitution de la societe ?
C. C. : - Surement pas ; mais cette rupture ne prend pas
C. C.: - D'abord retablissons les faits. 11 ya une revolution forcement la forme du meurtre. Sans la guerre d'Indepen-
de fevrier 1917, il n'y a pas de « revolution d'Octobre »: en dance, les treize colonies de la Nouvelle-Angleterre se
202 Polis L' idee de revolution 203
seraient probablement quand meme dotees d'une constitu- C. C. : - Nous arrivons alors a une idee tout a fait diffe-
tion republicaine, en rupture avec la legalite monarchique. rente de la vulgate actuelle : si, et dans la mesure ou, les
Au plan des idees, maintenant: revolution ne signifie pas revolutionnaires sont pris dans le fantasme d'une maitrise
seulement tentative de re-institution explicite de la societe. rationnelle de l'histoire, et de la societe, dont a ce
La revolution est cette reinstitution par l'activite collective moment-la ils se posent evidemment comme les sujets,
et autonome du peuple, ou d'une grande partie de la a
alors il y certainement la une origine possible d'une evo-
societe. Or, lorsque cette activite se deploie, dans les lution totalitaire. Car alors ils tendront a remplacer l'auto-
Temps modemes, elle a presente toujours un caractere activite de la societe par leur propre activite : celle des
democratique. Et toutes les fois ou un fort mouvement conventionnels et des commissaires de la Republique,
social a voulu transformer radicalement mais pacifique- celle, plus tard, du parti. Encore faut-il que la societe se
ment la societe, il s 'est heurte a la violence du pouvoir eta- laisse faire.
bli. Pourquoi oublie-t-on la Pologne de 1981 ou la Chine Comme on l'a dit tout a l'heure, on observe aussi ce pro-
de 1989? cessus pendant la Revolution fran~aise (bien qu'il ooit
Quant au totalitarisme, c'est un phenomene infiniment absurde d'identifier la dictature jacobine et la Terreur au
lourd et complexe, auquel on comprend tres peu de chose totalitarisme). La Raison tend a se reduire a l'entendement,
par !'assertion: la revolution produit le totalitarisme (dont a l'autonomie (a la liberte) se substitue l'idee de la mai-
on a vu qu'elle est empiriquement fausse par les deux trise rationnelle. Du meme coup, ce « rationalisme » revele
bouts: toutes les revolutions n'ont pas produit des totalita- son caractere non sage, non prudent.
rismes, et tous les totalitarismes n'ont pas ete lies a des
revolutions).,Mais si l'on pense aux germes de l'idee tota- LE DEBAT: - Est-ce que l'une des manifestations par
litaire, impossible de negliger d' abord le totalitarisme excellence de cette non-prudence n' est pas la valorisation
immanent a l'imaginaire capitaliste: expansion illimitee de la revolution comme but en soi - valorisation qui a ete
de la « maitrise rationnelle », et organisation capitaliste de en meme temps l' un de ses plus puissants motifs de rayon-
la production dans l'usine: one best way, discipline meca- nement?
niq~ement obligee (les usines Ford a Detroit en 1920 com-
posent des micro-societes totalitaires). Ensuite, la logique C. C,: - 11 ya en effet un moment ou l'on commence a
de l'Etat modeme, laquelle, si on la laisse atteindre sa rencontrer des formules dont l'esprit est, a peu pres, « la
limite, tend a la regulation totale. revolution pour la revolution». On connait d'ailleurs
l'echo que cet esprit rencontre, au XIXe siecle et apres, dans
LE DEBAT : - Vous parliez tout a l' heure du role de la rai- le monde intellectuel et spirituel : la rupture, le rejet des
son dans l' idee revolutionnaire. Est-ce qu' elle ne revet pas canons admis, devient valeur en tant que telle. Mais, pour
notamment la forme du projet d' une maftrise rationnelle de nous limiter au plan proprement politique, le probleme
l' histoire ? Et est-ce que ce projet ne contient pas malgre d'une revolution est d'instaurer un autre rapport avec la
tout, au moins comme une de ses virtualites, le risque d' un tradition - non pas d' essayer de la supprimer, ou de la
asservissement totalitaire ? declarer d'un bout a l'autre « absurdite gothique ».
204 Polis L' idee de revolution 205
LE DEBAT: - Nous tomberons d' accord pour dire que brfilante des oligarchies dominantes serait de nous y faire
deux siecles d' histoire du projet revolutionnaire nous mon- parvenir?
trent celui-ci greve par deux illusions majeure$: !'illusion A cette premiere consideration, fondamentale, s'ajoute
de la maftrise rationnelle et l' illusion de la fin de l' histoire. une seconde, plus sociologique. Nous vivons - je parle des
Est-ce que, si l' on ote ces deux illusions, I' idee de revolu- societes occidentales riches - sous des regimes d'oligarchie
tion conserve aujourd' hui un contenu ? liberale, sans doute de loin preferables, subjectivement et
politiquement, a ce qui existe ailleurs sur la planete. Ces
C. C.: - Jene vous etonnerai pas en repondant que c'est regimes n' ont pas ete engendres automatiquement et spon-
precisement parce que nous connaissons aujourd'hui ces tanement, ni par la bonne volonte des couches dominantes
deux illusions et que nous pouvons les combattre, que auparavant, mais moyennant des mouvements sociaux-his-
nous pouvons donner au projet revolutionnaire son vrai toriques beaucoup plus radicaux - la Revolution franc;aise
contenu. Une fois reconnu que le constructivisme integral elle-meme en est un exemple -, dont ils constituent les
est a la fois impossible et non souhaitable; une fois retombees ou les sous-produits. Ces mouvements eux-
reconnu qu'il ne peut pas y avoir de repos de l'humanite memes auraient ete impossibles, s'ils n'avaient pas ete
dans une « bonne societe » definie une fois pour toutes, ni accompagnes par l 'emergence - « effet » a la fois et
de transparence de la societe a elle-meme; une fois «cause» - d'un nouveau type anthropologique d'individu,
reconnu que, contrairement a ce que croyait Saint-Just, disons, pour aller vite, l'individu democratique: ce qui fait
l'objet de la politique n'est pas le bonheur, mais la liberte, la difference entre un paysan de l' Ancien Regime et un
alors on peut penser effectivement la question d'une citoyen franc;ais d'aujourd'hui, entre un sujet du tsar et un
societe libre faite d'individus libres. Est-ce que l'etat citoyen anglais ou americain. Sans ce type d'individu,
actuel de nos societes est celui de societes democratiques, plus exactement sans une constellation de tels types -
effectivement libres? Certainement pas. Est-ce qu'on parmi lesquels, par exemple, le bureaucrate weberien,
pourrait y parvenir par des changements millimetriques, et legaliste et integre -, la societe liberale ne peut pas fonc-
sans l'entree en activite de la grande majorite de la popula- tionner... Or, il me semble evident que la societe d'aujour-
tion? Pas davantage. d'hui n'est plus capable de les reproduire. Elle produit
Qu'est~ce qu'une societe libre, ou autonome? C'est une essentiellement des avides, des frustres et des confor-
societe qui se donne a elle-meme, effectivement et reflexi- mistes.
vement, ses propres lois, sachant qu'elle le fait. Qu'est-ce
qu'un individu libre, ou autonome, du moment ou il n'est LE DEBAT: - Mais les societes liberates progressent. Les
concevable que dans une societe ou il y a des lois et du femmes par exemple sont entrees dans l' egalite depuis une
pouvoir? C'est un individu qui reconnait dans ces lois et trentaine d' annees sans revolution mais massivement, irre-
ce pouvoir ses propres lois et son propre pouvoir - ce qui versiblement. N' est-ce pas un immense changement de nos
ne peut se faire sans mystification que dans la mesure ou il societes?
a la pleine possibilite effective de participer a la formation
des lois et a l'exercice du pouvoir. Nous en sommes tres C. C. : - Certes. II y a aussi des mouvements importants,
loin - et qui imaginerait un instant que la preoccupation sur la longue duree historique, qui ne sont pas strictement
206 Polis L' idee de revolution 207
politiques, ni condenses a un moment precis du temps. constater un etat de fait ne veut pas dire l'approuver. Je
L'evolution du statut des jeunes en offre un autre exemple. dis, d'une part, que cet etat de fait n'est pas tenable a la
La societe liberale a pu non sans une longue resistance - le longue ; d 'autre part et surtout, que nous ne devons pas
mouvement feministe commence en fait au milieu du nous en accommoder. Cette meme societe ou nous vivons
siecle demier, les femmes obtiennent le droit de. vote en proclame des principes - liberte, egalite, fratemite -
France en 1945 - s'en accommoder. Mais pourrait-elle qu'elle viole ou detoume et deforme tous les jours. Je dis
s'accommoder d'une vraie democratie, d'une participation que l'humanite peut mieux faire, qu 'elle est capable de
effective et active des citoyens a la chose publique? Est-ce vivre sous un autre etat, l' etat d' autogouvernement. Ses
que les institutions politiques actuelles n'ont pas aussi formes, sous les conditions de l 'epoque modeme, sont
comme finalite d'eloigner les citoyens des affaires certes a trouver, mieux: a creer. Mais l'histoire de l'huma-
publiques, et de les persuader qu 'ils sont incapables de nite occidentale, depuis Athenes jusqu'aux mouvements
s'en occuper? Aucune analyse serieuse ne peut contester democratiques et revolutionnaires modemes, montre
que les regimes qui s'autoproclament democratiques sont qu'une telle creation est concevable. Hors cela, je constate
en realite ce que tout philosophe politique classique aurait moi aussi depuis longtemps la predominance du processus
appele des regimes d'oligarchie. Une couche mincissime de privatisation. Nos societes s'enfoncent progressivement
de la societe domine et gouveme. Elle coopte ses succes- dans l'apathie, la depolitisation, la domination par les
seurs. Certes, elle est liberale : elle est ouverte (plus ou medias et les politiciens en pellicule. Nous en arrivons a la
moins ... ) et elle se fait ratifier tousles cinq ou sept ans par realisation complete de la formule de Constant, en ne
un vote populaire. Si la fraction gouvemante de cette oli- demandant plus a l'Etat que « la garantie de nos jouis-
garchie exagere trop, elle se fera remplacer - par l'autre sances » - realisation qui aurait probablement ete un cau-
fraction de l 'oligarchie, qui lui est de plus en plus pareille. chemar pour ce meme Constant. Mais la question est :
De la la disparition de tout contenu reel dans 1' opposition pourquoi done l'Etat nous garantirait-il indefiniment ces
de la «gauche» et de la « droite ». Le vide effarant des jouissances, si les citoyens sont de moins en moins dispo-
discours politiciens contemporains reflete cette situation, ses et meme capables de le controler et, le cas echeant, de
non pas des mutations genetiques. s 'opposer a lui ?
LE DEBAT: - Est-ce que nos societes n' ont pas fait leur LE DEBAT: - N' observe-t-on pas toutefois sur la duree
deuil, justement, de la democratie participative telle que une pesee continue des valeurs de base de la democratie ?
vous la decrivez? Est-ce qu' elles n' ont pas privilegie dans Sur deux siecles, du suffrage universe! a l' egalite des
leur developpement l' individu prive au detriment du femmes en passant par l' £tat-providence, la realite demo-
citoyen, comme l' avait diagnostique un Constant des !es cratique s' est formidablement enrichie. Davantage, par
annees 1820 ? N' est-ce pas l' empreinte la plus forte ? exemple, le style de l' autorite, aussi bien politique que
sociale, s' est completement transforme sous la pression
C. C. : - Je ne conteste nullement le diagnostic de fait - des gouvernes ou des executants. Avant de se precipiter sur
tout au contraire, je l' ai mis au centre de mes analyses le diagnostic de privatisation, est-ce qu' ii ne faut pas enre-
depuis 1959: c'est ce que j'ai appele privatisation. Mais gistrer la force geologique de ce mouvement qui fait pas-
208 Polis L' idee de revolution 209
ser tout de meme irresistiblement I' exigence democratique mediatique a d'autant plus d'efficace qu'elle tombe sur des
dans !es fa its ? recepteurs depourvus de criteres propres. Et c'est aussi a
cela que s'adaptent les discours vides des politiciens. Plus
C. C.: - Que le style de la domination et de l'autorite ait generalement, qu'est-ce que pour un individu contempo-
change, aucun doute; mais qu'en est-il de leur substance? rain le fait de vivre en societe, d'appartenir a une histoire,
Pas davantage, je ne pense que le phenomene de Ia privati- quelle est sa vision de l'avenir de sa societe? Tout cela
sation puisse etre pris a la legere, en particulier dans ses forme une masse deboussolee, qui vit au jour le jour, sans
demiers developpements. A toute institution de la societe horizon - non pas une collectivite critique-reflexive.
correspond un type anthropologique, qui en est le porteur
concret - sous d'autres termes, on le sait depuis Platon et LE DEBAT: - Est-ce que vous ne sous-estimez pas !'im-
Montesquieu - et a la fois son produit et la condition de sa pact de deux phenomenes de conjoncture, d' une part le
reproduction. Or le type d'homme au jugement indepen- desarroi provoque par I' ejfondrement de I' eschatologie
dant et conceme par les questions de portee generale, par socialiste, et d' autre part le choc en retour des Trente Glo-
les res publicae, est aujourd'hui remis en cause. Jene dis rieuses? D' un cote, la figure qui dominait I' avenir, meme
pas qu'il a completement disparu. Mais il est graduelle- pour ses adversaires, s' evanouit en laissant un vide terrible
ment, et rapidement, remplace par un autre type d'indi- quanta ce qui peut orienter I' action collective. De I' dutre
vidu, centre sur la consommation et la jouissance, apa- cote, nous sortons d'une periode de bouleversements eco-
thique devant les affaires generales, cynique dans son nomiques et sociaux sans precedent, sous I' ejfet de la
rapport a la politique, le plus souvent betement approba- croissance et de la redistribution. Ce qui orientait I' histoire
teur et conformiste. On ne voit pas que nous vivons une disparaft, en meme temps que sous un autre angle I' his-
ere de conformisme profond et generalise; il est vrai que toire s' avere etre allee plus vite que toute prevision - et de
celui-ci est masque par l'acuite du choix tragico-heroYque surcroft plutot dans le bon sens du point de vue du bien-
que doivent effectuer les individus entre une Citroen et etre de tous. Comment !es citoyens ne seraient-ils pas ten-
une Renault, entre les produits d'Estee Lauder et d'Helena tes de baisser !es bras ?
Rubinstein. Il faut se demander - ce que ne font pas les
chantres du pseudo-individualisme ambiant - quel type de C. C. : - Certes. Mais pointer les causes ou les conditions
societe peut porter l'homme contemporain? En quoi sa d'un phenomene n'en epuise pas la signification ni n'en
structure psycho-sociale permettrait-elle a des institutions circonscrit les effets. Pour les raisons que vous citez, et
democratiques de fonctionner? La democratie est le pour bien d'autres, nous sommes entres dans une situation
regime de la reflexivite politique ; ou est la reflexivite de qui a son propre sens et sa propre dynamique. Mais votre
l'individu contemporain? A moins d'etre reduite a la ges- allusion a la croissance et au bien-etre introduit fort juste-
tion la plus plate des affaires courantes - ce qui, meme a ment un element essentiel du probleme, que nous avons
court terme, n'est pas possible puisque notre histoire est jusqu'ici laisse de cote. Nous avons parle en termes de
une suite de perturbations fortes -, la politique implique valeurs politiques et philosophiques. Mais il y a les valeurs
des choix; a partir de quoi cet individu, de plus en plus economiques, et plus exactement, l'economie elle-meme
depourvu de reperes, prendra-t-il position? L'inondation comme valeur centrale, comme preoccupation centrale du
210 Polis L' idee de revolution 211
monde modeme. Derriere les « jouissances » de Constant LE DEBAT: - Est-ce que le probleme a l' ordre du jour
il y a l' economie : les « jouissances » sont la face subjec- n' est pas aujourd' hui avant tout l' extension de la democra-
tive de ce qu'est devenue l'economie dans_ le monde tie au reste du monde, avec !es difficultes enormes que
moderne, c'est-a-dire la « realite » centrale, la chose qui cela implique?
vraiment compte. Or il me parait evident qu 'une veritable
democratie, une democratie participative comme celle que C. C.: - Mais est-ce que cela pourrait se faire sans des
j'evoquais, est incompatible avec la domination de cette remises en question fondamentales? Considerons, d'abord,
valeur. Si l 'obsession centrale, la po us see fondamentale de precisement la dimension economique. La prosperite a ete
cette societe est la maximisation de la production et de la achetee depuis 1945 (et deja avant, certes) au prix d'une
consommation, l'autonomie disparait de !'horizon et, tout destruction irreversible de l'environnement. La fameuse
au plus, quelques petites libertes sont tolerees comme « economie » modeme est en realite un fantastique gas-
complement instrumental du dispositif maximisateur. pillage d'un capital accumule par la biosphere au cours de
L'expansion illimitee de la production et de la consomma- trois milliards d' annees, gaspillage qui s 'accelere expo-
tion devient signification imaginaire dominante, et presque nentiellement tous les jours. Si l'on veut etendre au reste
exclusive, de la societe contemporaine. Aussi longtemps de la planete (ses quatre cinquiemes, du point de vue de la
qu'elle conservera cette place, aussi longtemps qu'elle population) le regime d'oligarchie liberale, il faudrait aussi
reste la seule passion de l'individu moderne, il ne saurait lui foumir le niveau economique, sinon de la France,
etre question d'une lente accretion des contenus democra- disons du Portugal. Yous voyez le cauchemar ecologique
tiques et des libertes. La democratie est impossible sans que cela signifie, la destruction de ressources non renouve-
une passion democratique, passion pour la liberte de cha- lables, la multiplication par cinq ou par dix des emissions
cun et de tous, passion pour les affaires communes qui annuelles de polluants, !'acceleration du rechauffement de
deviennent, precisement, des affaires personnelles de cha- la planete? En realite, c'est vers un tel etat que nous
cun. On en est tres loin. allons, et le totalitarisme qui nous pend au nez n'est pas
celui qui surgirait d'une revolution, c'est celui d'un gou-
LE DEBAT: - Mais on peut comprendre l' effet d' optique vemement (peut-etre mondial) qui, apres une catastrophe
qui peut accrediter aupres de l' opinion, depuis 1945, l' idee ecologique, dirait : vous vous etes assez amuses, la fete est
que l' economie est au service de la democratie. finie, voici vos deux litres d'essence et vos dix litres d'air
pur pour le mois de decembre, et ceux qui protestent met-
C. C. : - En realite, elle a ete au service du liberalisme tent en danger la survie de l'humanite et sont des ennemis
oligarchique. Elle a permis a l'oligarchie dominante de publics. 11 y a la une limite exteme sur laquelle le dechai-
foumir le pain, ou si l'on prefere la brioche, et les spec- nement actuel de la technique et de l'economie va se
tacles, et de gouvemer en toute tranquillite. 11 n 'y a plus cogner tot ou tard. La sortie de la misere des pays pauvres
de citoyens, il y a des consommateurs qui se contentent ne pourrait se faire sans catastrophe que si l'humanite
d'un vote d'approbation ou de desapprobation tous les riche accepte une gestion de bon pere de famille des res-
cinq ans. sources de la planete, un controle radical de la technologie
et de la production, une vie frugale. Cela peut etre fait,
212 Polis
syne 1, j 'aborderai quelques presupposes plus generaux, tions necessaires de fait du present, mais des composantes
puis tacherai d'apporter quelques elements pour une pertinentes et, pour ainsi dire, toujours actives de nos
reflexion critique/politique de la Revolution. interrogations et de notre vouloir. Qu'est-ce qui fait cette
pertinence? C'est que les significations alors creees, et les
institutions ou elles se sont incarnees, gardent pour nous
I un sens, et que ce sens ne va pas de soi (comme va de soi,
supposons, l'existence de l'ecriture ou une certaine vali-
Le citoyen lucide et le penseur politique ne peuvent que dite des mathematiques). Cela signifie que les questions
. rejeter d'emblee la demonologie, OU l'angelologie, de la que nous nous posons quant a ce qui est a faire et a ne pas
Revolution. Non pas pour adopter un bienveillant eclec- faire, quant a notre organisation collective, quant aux
tisme, emettre des jugements ponderes, dormer un peu rai- orientations de la vie sociale pour autant que celles-ci
son a tout le mcinde. Mais pour developper une attitude dependent de notre activite lucide et deliberee, ces ques-
critique et politique. Critique: krino, verbe qui, avant de tions - non resolues, done, pour nous - ont ete creees
signifier juger, veut dire separer, distinguer - auseinander- comme questions pendant ces periodes et que les reponses
setzen, dirait-on en allemand. Une telle attitude critique, qui y ont ete foumies, acceptables ou inacceptables par
l'effort de distinguer et separer, s'impose devant un pro- nous, continuent de faire partie des termes de la discus-
cessus qui, meme datant de deux siecles, garde pour nous sion.
une signification politique eminente - comme le prouvent Une clarification est ici necessaire. Les questions de
non seulement les querelles a nouveau surgies a son pro- !'organisation de la societe et du role des individus dans
pos, mais des aspects moins ephemeres sur lesquels je celle-ci ont ete, naturellement, « posees » et « resolues »
reviendrai. L'historien qui, en tant que « pur » historien partout et toujours, sans quoi il n'y aurait pas eu de
- si telle chose peut exister -, etudie et decrit le regne de societe. Elles ont ete resolues par les Navajos comme par
Cambyse, l' epoque merovingienne ou les Temps des les Balinais, par les Azteques comme par les Pharaons, a
Troubles, n'a pas a krinein, a distinguer/separer/juger. Les l'epoque des Tang comme a celle d'Ivan le Terrible. Mais
« differences d' appreciation » relatives a ces periodes, aux elles ont ete « resolues », sans avoir ete posees.
auteurs et aux actes, ne peuvent porter que sur des enchai- Or ces questions, nous nous les posons explicitement, et
nements reels (que se serait-il passe si Cambyse avait eu nous ne pouvons pas ne pas le faire sans cesser d'etre ce
un comportement different en Egypte ?) et n'interessent que nous sommes. Peut-etre - hypothese fort improbable
que les specialistes. 11 en va tout autrement avec les evene- et en tout cas speculation vaine - nous nous les serious
ments, les processus ou les formes social-historiques qui, posees en tout etat de cause. Le fait est que si nous nous
les posons, c'est que nous existons dans et par une histoire
irremediablement engloutis dans le passe, restent vivants
qui est la seule a les avoir posees et qui est essentiellement
quodammodo pour nous, parce qu'ils ne sont pas de
definie par ce fait meme ... Histo ire definie par l' emergence
simples antecedents de ce que nous sommes, des condi-
des questions explicites : que devons-nous penser? que
1. A. Soljenitsyne, « Les deux revolutions», Lettre internationale, devons-nous faire ? comment devons-nous organiser notre
n° 22, automne 1989, p. 54-62. communaute? comme questions soulevees par les hommes
216 Polis La revolution devant !es theologiens 217
et devant trouver leur reponse dans et par le penser a quel point le christianisme peut se combiner organique-
et l'agir des hommes hors toute Revelation et toute auto- ment et harmonieusement avec le despotisme oriental pour
rite instituee. Histoire qui commence avec la .Grece puis, produire un absolutisme theocratique - comme il l'avait
apres une longue eclipse, recommence avec la premiere deja fait pendant mille ans dans l'Empire byzantin - et que
Renaissance (qui precede de trois ou quatre siecles la si done !'Europe occidentale a pu ouvrir une autre voie, les
«Renaissance» conventionnelle des manuels d'histoire), conditions efficaces de ce fait doivent etre cherchees
continue avec le XVII" anglais, les Lumieres et les Revolu- ailleurs. Les Atheniens, les Florentins, et meme les
tions (americaine et fran9aise) du XVIII", puis avec le mou- Romains peuvent nous faire reflechir politiquement. Mais
vement ouvrier. la Russie, jusqu'au XIX", n'a aucune place dans l'histoire
Les autres histoires - chinoise ou azteque, par exemple - de la liberte (alors qu'elle en a evidemment une tres
nous importent philosophiquement. Elles deploient devant importante, comme du reste Byzance, dans l'histoire de la
nous certaines des possibilites de l'etre humain, elles peinture, de !'architecture, de la musique, etc.). Elle
concretisent l'ontologie de l'humanite. 11 n'est pas vrai que n'entre dans cette histoire qu'a partir du moment ou elle
« l'industrie est le livre ouvert des facultes humaines » ; essaie, a sa propre fa9on, de se naturaliser dans l 'histoire
mais il est vrai que l'histoire en general est le rouleau ou de !'Occident - processus de naturalisation penible, qui a
s'inscrit au fur et a mesure la creation humaine. Mais cette aussi accouche du monstre leninien-stalinien, et qui reste
histoire, la notre, nous interesse aussi politiquement. Elle problematique comme le montrent les evenements qui se
garde sa pertinence pour nous - et elle l'acquiert aussi deroulent sous nos yeux.
pour les autres habitants de la planete - parce qu'elle est Reflechir les epoques et les processus historiques criti-
l'histoire de la liberte, de notre liberte social-historique quement, separer/distinguer/juger, c'est essayer d'y trou-
effective, liberte de faire, liberte de penser, en partie reali- ver des germes qui nous importent, comme aussi des
see, en partie balbutiante, en partie a accomplir - et tou- limites et des echecs qui, pour commencer, arretent notre
jours en danger. pensee comme ils avaient ete des butoirs dans la realite.
On peut illustrer cette difference des interets, en conside- (C'est ainsi aussi qu'on lit, ou plutot qu'on devrait lire, un
rant les raisons qui font que, par exemple, l 'histoire de la grand texte philosophique si l 'on veut en faire quelque
Russie proprement dite - avant que le pays ne tombe sous chose pour soi-meme.) Ce n'est certes pas y chercher
!'influence politique de l'Occident, soit jusqu'a la plage des modeles, ou des repoussoirs. Ce n'est pas non plus
temporelle qui va des Decembristes a 1905 - ne nous inte- chercher des le9ons. L'histoire n'est pas un processus
resse absolument pas en tant qu'histoire politique. On ne d'apprentissage, comme certains le pretendent a nouveau
peut rien en faire, il n'y a rien a y reflechir politiquement. maintenant. Mais dans ce segment de l'histoire qui nous
Tout au plus, elle peut nous servir negativement, par juxta- conceme, il existe une continuite specifique, forte, faisant
position avec et opposition a l'histoire de l'Europe occi- que les significations creees autrefois peuvent garder pour
dentale. Elle offre en effet un contre-exemple magnifique nous une pertinence politique. Cela n'est nullement contin-
et massif a l'idee que le christianisme ait pu etre un ele- gent. Si la reflexion sur cette histoire est possible, c'est
ment important du processus d'emancipation entame en parce que cette histoire elle-meme est, a un degre impor-
Europe occidentale a partir du XII"-xnl" siecle. Elle montre tant, reflexive. C'est elle qui a cree la reflexivite, laquelle
218 Polis La, revolution devant !es theologiens 219
implique et exige entre autres le retour sur le passe propre temoignage qu'elle porte quanta la possibilite et a la capa-
pour l'elucider. C'est pourquoi aussi il ya ici Thucydide, cite d'une collectivite de prendre en mains son propre des-
Michelet, Tocqueville ou Pirenne - alors que partout tin. Nous reflechissons, par-dessus tout, la question abys-
ailleurs il y a des chroniqueurs ou des archivistes des rois. sale qu'elle a rouverte et rendue infiniment plus aigue que
II serait tout autant absurde de « condamner » les Athe- tout mouvement precedent (par exemple, visiblement, la
niens (en fonction de l'esclavage, du statut des femmes ou revolution americaine): comment doit etre instituee la
meme de leur religion) que de pretendre que nous avons a societe, pour autant que cette institution depende d'une
les imiter (meme avec des «modifications»). Comme le activite deliberee et explicite, et qui doit repondre a ce
texte d'Aristote n'est vraiment pertinent que s'il est pour « comment doit » ? En repondant a ce « qui? » : le peuple
nous point de depart de la pensee, non pas objet de et en posant ce « comment » comme i!limite en droit, la
commentaire ou d'interpretation, les significations creees Revolution a redefini pour notre epoque la democratie et le
par les Atheniens' n'acquierent pleinement leur pertinence projet d' autonomie humaine.
que moyennant notre possibilite et notre volonte d'en creer Ce projet, elle l'a, malgre toutes les peripeties, ancre
de nouvelles. dans la realite historique (tres au-dela des frontieres fran-
s;aises): elle ne l'a pas fait aboutir. De la sa pertinence
pour nous. Certes, la Revolution frans;aise est « terminee ».
II Terminee non seulement trivialement, chronologiquement,
mais au sens que Frans;ois Furet avait en vue en mettant en
Sur le cas des Atheniens, nous reflechissons la premiere avant cette formule 1 : les « acquis » de la Revolution, aussi
forme d'autogouvernement que des hommes se sont d~m- bien comme principes abstraits que comme institutions
nee dans l 'histoire, et la premiere societe ou des individus (suffrage universel et electivite, separation des pouvoirs,
au sens plein du terme ont ete crees. droits de l'homme, etc.) ne sont plus, en tant que tels,
Dans le cas de la Revolution frans;aise, nous reflechis- remis en question par une fraction tant soit peu significa-
sons d'abord le fait qu'un peuple (aux dimensions d'une tive de la population; et aussi (ou: de ce fait), nous ne
nation moderne, non plus d'une cite) a voulu, et pu, pouvons plus mener nos luttes politiques sous les ban-
s'auto-instituer explicitement; qu'il a remis en cause et en nieres de 89 (ou de 93). Mais elle n'est pas « terminee »,
question une institution de la societe qui lui refusait la ou plutot, elle est a reprendre et a porter au-dela lorsqu' on
liberte ; que, de cette liberte, il a formule ou reformule cer- considere le potentiel liberateur des questions qu'elle a fait
tains principes sans lesquels, pour insuffisants qu'ils puis- surgir, potentiel loin d'etre realise, comme aussi les ecarts
sent etre, nous ne pouvons plus concevoir une societe immenses entre les principes et la realite.
meme simplement civilisee. Nous reflechissons l'immense Les questions et les ecarts : la souverainete, dit la Revo-
reuvre instituante accomplie dans tant de domaines en si lution, appartient a la nation. Mais la souverainete appar-
peu de temps. Nous reflechissons la rupture etablie avec tient-elle vrairnent a la nation, lorsque le pouvoir est en fait
les « reformes » et les « ameliorations » octroyees par des
maftres (par exemple, Alexandre II ou Mikhai1 Gorbat- 1. Fraw;:ois Furet, Penser la Revolution franr;aise, Paris, Galli-
chev, en passant par Stolypine). Nous reflechissons le mard, 1978.
220 Polis La revolution devant !es theologiens 221
entre les mains d'une oligarchie economico-politique, toire, les questions que la Revolution a, explicitement ou
comme c'est le cas partout dans les pays dits « democra- implicitement, soulevees, comme aussi celles qu'elles a
tiques » ?... a la nation, qui l'exerce directement ou par le tues, sont toujours avec nous.
moyen de ses representants ? Ces representants represen-
tent-ils toujours la nation, ou bien autre chose? Ce « ou »
vague (certes non disjonctif) couvre et masque !'opposi- III
tion entre democratie directe et « democratie representa-
tive» ; mais si la « democratie representative» evolue Nous reflechissons aussi les echecs et la derive de la
fatalement vers l'oligarchie (comme Rousseau le savait Revolution. Cela presuppose qu'ils sont separables, en
deja), la question de la democratie directe ne se pose-t-elle pensee, a l'interieur de ce grand processus historique, que
pas avec une vigueur renouvelee? Et que veut dire, com- les aspects et les moments de celui-ci ne sont pas, n'etaient
ment peut etre realisee une veritable democratie directe a pas sur le coup tenus ensemble par des liens d'acier,
l'echelle des collectivites politiques modernes? Li~rte, . enchaines par une fatalite irrefragable. L'histoire ne peut
egalite, fraternite, dit la Revolution. Mais c'est au nom de la pas etre le domaine du possible prospectivement, et cesse
« liberte » economique (beneficiant essentiellement a ceux de l' avoir ete retrospectivement. J'ai ecrit depuis long-
qui sont deja « economiquement libres ») que regne une temps que nous ne pouvons pas penser, meme retrospecti-
inegalite politique considerable. Et comment la « liberte » vement, l'histoire sans la categorie du possible 1, et Hugh
peut-elle exister (autrement qu'en un sens limite et defen- Trevor-Roper insiste, depuis de nombreuses annees, sur
sif), si est exclue de la participation au pouvoir toute la !'importance de la reconstruction imaginative d'autres tra-
nation sauf une infime minorite ? Etre maitre de soi, et avoir
jectoires,. d'autres issues aux bifurcations passees, pour
impose quelques limites au pouvoir de vos maitres sont
vraiment comprendre ce qui s'est passe 2• Dire cela, ce
deux choses radicalement differentes.
n'est pas vouloir refaire l'histoire de la Revolution, ou
La Revolution a vu certaines des conditions sociales de
montrer qu'une evolution « ideale » (ou idyllique) etait
la democratie et les a realisees (en detruisant l 'Ancien
egalement probable; c 'est vouloir tester la solidite de la
Regime). Elle n'en a pas vu beaucoup d'autres, notamment
« logique interne » du processus, l'idee meme, a la limite,
economiques. L'insistance avec laquelle les Assemblees
d'une logique interne exhaustive, refuser de sortir a bon
votent des interdictions de proposition de « lois agraires »
marche les pieds secs des flots de la contingence histo-
(a savoir, touchant a la propriete) est remarquable, de
rique, et surtout comprendre l'eventuelle logique, ou non-
meme que son « ignorance » de la question des femmes :
logique, de nos propres actions.
elles pointent ses limites parmi les plus decisives. I1 y en a
sans doute beaucoup d'autres. Je ne mentionne celles-la Cette attitude est evidemment inacceptable pour le deter-
que pour combattre la confusion et l'oubli qui caracterisent ministe absolu, ou pour l 'hegelien (cela revient a peu pres
notre temps. au meme), qui dira que cette separation, en pensee, est
Il n'empeche que, sauf pour ceux qui considerent que le
1. Cornelius Castoriadis, L 'Institution imaginaire de la societe,
capitalisme liberal est la forme enfin trouvee de la societe Paris, Ed. du Seuil, 1975, p. 66-71 [reed., p. 70-78].
humaine, et qui, hegeliens ou pas, revent la fin de l 'his- 2. Cf. aussi F. Furet, op. cit., p. 36-41.
222 Polis La revolution devant les theologiens 223
impossible. 89, c' est la Vendee; la Declaration des droits criminels sortis de la lie de la societe. Par quel miracle la
de l'homme, c' est deja la Terreur. II est amusant de voir conjonction de ces deux minorites marginales a pu mettre
des chretiens comme Soljenitsyne, ou des « philosophes » a bas une societe qui (a !'oppose de la Russie de 1917)
qui denoncent les origines du totalitarisme chez Hegel, n'etait nullement decomposee, creer de nouvelles institu-
epouser la vue de I'histoire comme fatalite, et affirmer : si tions dont la plupart sont a la base de !'edifice actuel, tenir
vous voulez la Revolution, vous voulez, vous etes obliges tete a !'Europe coalisee et la vaincre a plates coutures, pro-
de vouloir, la Terreur (ou le Goulag). Nourrissant la vul- pager leur message et faire que, deux siecles apres, on se
gate joumalistique de la demiere decennie, cette rhetorique dispute encore sur le sens et la valeur de leurs actes ? Mys-
n'est possible qu'en fonction d'une conception magique de tere demonologique, que seul un starets pourrait peut-etre
l'histoire : les sortileges de la Revolution se denouent fata- eclaircir.
lement dans l'hor,reur. La Terreur est l'echec par excellence de la Revolution.
J' ai discute ailleurs ce paralogisme 1• Les contre- Peut-etre ne pouvons-nous pas eliminer toute violence de
exemples a la pseudo-equation : revolution = totalitarisme la vie politique - et la logique et !'experience se conju-
abondent. Cela ne nous dispense pas de discuter et de criti- guent pour dire !'extreme improbabilite qu'un groupe
quer la derive de la Revolution fran<;aise: derive de la Ter- dominant qui n'est pas decompose (comme le sont ou sont
reur, derive de la guerre, etroitement liees comme on sait. en train de le devenir les partis communistes au pouvoir en
Ni de constater qu'a ces egards aussi, la Revolution a ete Europe de l'Est et en Russie) abandonne pacifiquement le
un echec. Echec qui nous fait reflechir, et dont nous pouvoir. Mais aucun doute qu'une politique qui se pro-
essayons d'elucider les conditions. clame revolutionnaire et democratique, mais qui ne peut
Ces questions ne se posent naturellement pas pour Solje- s'imposer que par la Terreur a deja perdu la partie avant
nitsyne. La malediction immanente a la Revolution, a toute que celle-ci ne commence, elle a cesse d'etre ce qu'elle
revolution, cimente les moindres pieces du processus pretend. On ne peut pas sauver l'humanite malgre elle, et
catastrophique -et les demonise toutes egalement. Les encore moins contre elle. On ne peut pas instaurer un
enqhainements sont fatals des que la « Roue rouge » s 'est regime democratique, dont le seul fondement est l'activite
mise a toumer, et personne n'y peut rien. Comme si sou- libre du peuple et sa participation aux affaires publiques,
en faisant de ces affaires la chasse gardee d'un Comite de
vent chez Soljenitsyne, Tolsto'i (le Tolsto'i de Guerre et
salut public, d'un Club des jacobins, ou d'un parti « revo-
Faix) est juste derriere la porte. Et la ruse de la deraison a
lutionnaire », et en glar;ant (le mot est de Saint-Just) ce
les instruments qui lui correspondent, et qu'elle merite.
meme peuple par la Terreur. Aux divers « pas de liberte
Lorsqu'on quitte les considerations sur la« profondeur de
pour les ennemis de la liberte », et « on les forcera d'etre
l'etre », on s'aper<;oit que sous la plume de Soljenitsyne,
libres », Rosa Luxemburg avait deja repondu dans sa cri-
comme de tant d'autres avant lui, non seulement la Ter-
tique du bolchevisme : la liberte est surtout la liberte pour
reur, mais la Revolution dans son entier se resout dans les
ceux qui pensent autrement. Rosa connaissait le russe,
activites d'une poignee d'ideologues fous et de bandes de
mais ii est etrange de la voir anticiper dans cette phrase
1. Le Debat, n° 57, novembre-decembre 1989 [dans ce volume,
!'expression qui, cinquante ans plus tard, allait designer en
p. 191 et suiv.]. russe les dissidents (« ceux qui pensent autrement » ).
224 Polis La revolution devant !es theologiens 225
Mais cela est encore insuffisant. La Revolution franc;;aise haut). J'ajouterai simplement que personne ou presque, a
n'est pas un putsch d'un petit parti (comme Octobre 17). l'epoque, ne pensait, et sans doute ne pouvait penser, la
Elle est portee par le mouvement d'une grande partie de la
question dans ces termes. C'est la Revolution elle-meme
societe, de 1789 jusqu'a 92. Or, ce mouvement s'arrete
et son echec, qui nous permet de le faire. Et les conclu~
vers la fin de 92. Le peuple se retire de la scene, l' aban-
sions que nous en tirons sont massivement renforcees par
donnant aux leaders, aux clubs et aux activistes. Et c'est a
les monstrueuses consequences du putsch bolchevique
partir de ce moment que la Terreur s'installe. L'echec de la
d'Octobre 17, et la rapide instauration du premier pouvoir
Revolution n'est pas seulement l'echec (ou le crime) des
totalitaire qui s'en est suivie.
revolutionnaires ou des jacobins. C'est l'echec du peuple
entier. Il est etrange d'avoir a rappeler cela a Soljenitsyne
qui, dans les meilleures pages de L' Archipel, a souligne
avec insistance que la terreur stalinienne etait aussi condi- N
tionnee par l' attitude generale du peuple russe. Dans une
premiere phase de la Revolution franc;;aise, les revolution- C'est
.
le seul poinrde
/
contact entre la Revolution fran-
naires ne seraient rien, si le peuple n'etait pas fa. Dans une c;;a1se et ce qu'op'. appelle, a tort, la revolution russe en
deuxieme phase, les revolutionnaires ne seraient rien si le entendant par fa la prise du pouvoir par Lenine et son parti.
peuple etait fa. Ce n'est pas fa innocenter les artisans de la I1 ya eu une revolution russe en Fevrier; il n'y a pas de
Terreur; c 'est cons tater que la condition de la Terreur a ete revolution en octobre, il ya seulement le coup d'Etat d'un
le retrait du peuple. Et cela aussi nous fait reflechir. Nous parti, deja totalitaire en germe dans sa structure et son
pouvons certes dire qu 'un tel retrait doit fatalement surve- esprit, qui s 'empare du pouvoir, met tout en reuvre pour
nir dans toute revolution, que l'activite politique de la dominer et domestiquer le mouvement populaire, et y
population dans les societes modemes est forcement reussit rapidement (l'acte final en etant Kronstadt, 1921).
cyclothymique. Mais nous pouvons aussi voir dans ce Soljenitsyne reprend purement et simplement le vieux
caractere cyclothymique un des obstacles principaux, en topos, au noyau de la vue bolchevique-communiste, de la
firi de compte meme, !'obstacle tout court, a l'instauration parente profonde ou de l' essence identique (« nature com-
d'une societe democratique. Ce fait devient des lors for- mune», ecrit-il) des evenements de France et de Russie.
mulation d'un probleme: que faire et comment faire pour Franc;;ois Furet a deja dit ce qu'il faut penser de ce « cate-
que chaque etape d'un processus d'emancipation, par ses chisme revolutionnaire 1», qui peut servir tout aussi bien,
resultats, rende plus facile, et non plus difficile, la partici- on le voit, de catechisme reactionnaire. C'est ce cate-
pation politique du peuple a l'etape suivante? (Je ferai chisme que Soljenitsyne repete, en inversant simplement
remarquer en passant que !'esprit de cette formulation vaut les signes algebriques. (Notons en passant que le parallele
aussi bien pour le processus pedagogique et pour le pro- entre Louis XVI et Nicolas II est amplement developpe
cessus psychanalytique.) par Trotski 2.) I1 en repete evidemment aussi la metaphy-
Cela bien entendu est loin d'avoir ete fait pendant la
Revolution. Jene peux pas discuter ici le pourquoi (je l'ai 1. Op. cit., p. 113-172.
fait sommairement dans !'interview du Debat citee plus 2. L. Trotski, Histoire de la Revolution russe, Paris, Ed. du Seuil,
1950, vol. 1, p. 132-141.
226 Polis La revolution devant !es theologiens 227
sique sous-jacente : la fatalite de la « Roue rouge» res- creation des soviets, en 1905 comme en 1917, suivie de la
semble comme une sreur au determinisme de la « dyna- creation des Comites de fabrique. Nouvelles formes de
mique inteme du processus revolutionnaire » cher a Lenine pouvoir collectif democratique (les Conseils d'usine, on le
et a Trotski. L'obsession de Lenine avec le «precedent» sait, seront repris par la Revolution hongroise de 1956),
fram;ais (dont il s 'est evidemment fabrique une image sur elles ne co:incident nullement avec le pouvoir bolchevique,
mesure, et fausse d'un bout a l'autre), son identification qui essaiera de se les approprier, rencontrera souvent leur
explicite avec les jacobins, la hantise de « Thermidor » resistance, et ne parviendra ales emasculer et a la domesti-
sont connues. Sa phrase « si un Thermidor s'avere inevi- quer completement qu'au bout de quatre ans.
table, nous l'accomplirons nous-memes », a y bien refle- Or ce fait meme devoile une des differences essentielles
chir, dit tout: garder le pouvoir quoi qu'il arrive, et peu (non descriptives) entre ce qui s'est passe en France et ce
irnporte pour qu~i faire. Mais cette imitation grotesque et qui s 'est passe en Russie. En schematisant certes enorme-
sinistre d'un passe caricature est loin de pouvoir creer une ment, on peut dire qu'en France il n'y a pas, au depart et
« nature commune ». pendant longtemps, de veritable clivage entre les couches
L' obsession avec une essence de la Revolution en tant sociales qui font la Revolution et les « representants » poli-
que telle, commune aux processus fran<;ais et russe, essence tiques. Comme deja dit, c 'est a partir de la fin de 92 que le
angelique pour l'ideologie communiste, diabolique pour peuple se retire. Ne restent des lors sur scene que les acti-
Soljenitsyne, fait perdre de vue a celui-ci l'essentiel. Sous vistes des sections, surtout parisiennes, que le pouvoir de
sa plume, les peoples disparaissent comme agents actifs Robespierre reprimera a l'automne 93 puis de nouveau au
(lucides ou pas, peu importe ici) de leur histoire. Dispa- printemps 94. Mais en Russie il y a un enorme ecart que
raissent aussi les differences decisives entre les evene- Soljenitsyne, exactement comme l 'historiographie bolche-
ments de France et ceux de Russie. Disparaissent enfin les vique, occulte. Fevrier n'est pas bolchevique - et octobre
differences dans les resultats. n'est pas populaire. Il y a deux vecteurs dans les evene-
En effet, le mouvement des societes et les activites ments de Russie. L'effondrement du tsarisme est l'effet
complexes des hommes sont dissous entre, d'une part, une d'un immense mouvement des ouvriers et des soldats, aus-
sene d'exactions et de crimes commis par des fous et des sitot etendu a la paysannerie, qui, comme on le sait, prend
bandits, et, d'autre part, le « tourbillon qui happe » a peu les bolcheviques a nouveau par surprise, et qui se donne
pres tout, la « Roue rouge». A peine sont nommes, spora- aussitot des formes d'organisation autonomes, les soviets.
diquement, quelques groupes sociaux, qui semblent n'agir La logique de ce mouvement n'est certes pas le pouvoir
que par reflexes ou bien profiter des occasions pour se totalitaire d'un parti unique. D'un autre cote, il ya Lenine
livrer aux crimes et aux rapines qui sont, c'est bien connu, et son parti, au depart tres faible, qui vise le pouvoir
le propre des « foules ». L' « eveil populaire », l' « activite absolu et s'organise pour s'en emparer. Ce parti est deja un
exceptionnelle des masses populaires », pour reprendre les micro-Etat et une micro-armee. S'il reussit a acquerir une
expressions de Fran<;ois Furet, n'existent pas pour lui ou forte influence dans le soviet de Petrograd et dans les
bien sont traites comme pure anarchie et desordre. Par la soviets ouvriers, il est fortement minoritaire lorsque, en
meme, Soljenitsyne excise de l 'histoire de son pays son octobre, il s'empare du pouvoir. Des lors, le totalitarisme
seul, ace jour, titre d'entree dans l'histoire de la liberte: la qu'il couvait en germe s'epanouit rapidement: il devient
228 Polis La revolution devant les theologiens 229
en fait Parti/Etat/Armee, et « resout » tous les problemes ces retours en arriere » (sc. la Restauration, le Second
par la terreur. On cherchera en vain dans ses activites une Empire, etc.).
creation institutionnelle qui garde un interet et,un sens. Ou De l'entreprise bolchevique ne reste et ne restera rien
plutot, sa seule creation, C 'est precisement le totalitarisme, qu'un immense amoncellement de cadavres tortures, la
accompagne de la reconstruction d 'un appareil etatique et creation inaugurale du totalitarisme, la perversion du mou-
militaire et, quinze ans plus tard, de la construction d'une vement ouvrier international, la destruction du langage - et
industrie sur des millions de cadavres. Mais cela, il ne la proliferation sur la planete de nombre de regimes
pourra le faire qu'en detruisant en fait les soviets - en d'esclavage sanguinaire. Au-dela, une matiere de reflexion
meme temps qu'il s'en appropriera, impudiquement, le sur ce sinistre contre-exemple de ce que n' est pas une
nom -, en leur enlevant tout pouvoir et toute autonomie, revolution.
en reussissant a les transformer, non sans rencontrer une De la Revolution fran~aise, outre le message de liberte
resistance importante, pour quelque temps en courroie de re~u comme tel partout dans le monde et qui n'a nulle part
transmission et puis, rapidement, en paravents de son pou- - sauf, precisement, en Russie - fait renaitre une Terreur,
voir. Ce clivage, ce conflit potentiel et souvent reel dans la reste une foule de questions insistantes et fecondes, et reste
Russie de 1917-1921, entre le pouvoir bolchevique et les un socle social-historique sans lequel on ne voit pas com-
organismes crees par les masses a partir de fevrier, ne peut ment nous pourrions aller plus loin dans la voie de !''eman-
pas etre neglige par une reflexion sur cette periode. Mais cipation humaine.
Soljenitsyne ne semble voir aucun probleme dans le fait Enfin, la chanson de Burke, que Soljenitsyne reprend a
que les bo!cheviques n'ont pu arriver au pouvoir qu'en son tour. La Russie, dit-il, etait sur la voie du progres et
criant: « Tout le pouvoir aux soviets», et n'ont pu s'y des reformes que 1917 (et ici, comme partout dans son
maintenir qu 'en faisant de ce mot d' ordre la premiere texte, Fevrier et Octobre ne sont pas distingues) n'a fait
phrase du Newspeak du xX" siecle. qu'interrompre et annuler. Je suis moi-meme convaincu
Rien d'analogue en France. Les jacobins ne sont pas un que sans le putsch bolchevique, et en supposant que le
parti totalitaire, pas meme un vrai parti: s'ils l'avaient ete, mouvement commence en Fevrier eut echoue comme
il n'y aurait probablement pas eu de Thermidor. Mais par- mouvement democratique radical, un regime liberal aurait
ler, comme Soljenitsyne, de la Russie d'apres 17 sans fini par s'instaurer en Russie et que le developpement
parler du parti bolchevique et de son role capital, c'est ser- continue du capitalisme aurait porte l' economie russe a
vir de l'aYoli sans ail, faire jouer Hamlet sans le Prince. peu pres au niveau americain, peut-etre des les annees
Ensuite, aussi bien la theologie demo~o~ogi~ue/ de _la trente. Mais Soljenitsyne ne se demande pas : et pourquoi
Revolution comme essence que la descnptlon 3oumal1s- done ces reformes des demiers tsars ont-elles eu lieu?
tique et triviale des « parallelismes » plongent dans l'obs- Etait-ce par illumination divine? 1905 n'y avait-il joue
curite l' enorme et essentielle difference dans les resultats. aucun role? Et, pour la periode precedente, l'influence de
11 est simplement absurde de laisser entendre qu'en France l'Europe n'y a-t-elle joue aucun role? Dans cette
la liberte se serait installee malgre la Revolution et que « si influence, si l' on considere le niveau politique, la Revolu-
la liberte a fini par s'instaurer en France, c'est bien grace a tion fran~aise n'etait pour rien? Alexandre II pouvait-il,
230 Polis
Octobre 1989
L'etat du sujet aujourd'hui*
Cette question, je l'aborde ici a partir, evidemment, de quelconque devrait repondre a ce vocable. (Une remarque
l'ouverture freudienne et des apories auxquelles elle mene. analogue peut etre faite, et a ete faite, a propos du verbe
Pluralite des « personnes psychiques » - « instances » ras- etre et de l'ontologie.) Avec le meme argument on pourrait
semblees dans un sur-sujet les englobant a travers les demontrer que !'imagination, la circulation du sang, la
diverses topiques freudiennes et les elaborations ulte- nebuleuse d'Andromede ou les espaces hilbertiens n'exis-
rieures, peut-on formuler une notion du sujet les recou- tent pas. Mais il y a plus : une langue humaine est inconce-
vrant toutes et qui ne soit pas simplement formelle, a vable dans laquelle, quelle que soit la forme grammaticale
savoir plus ou moins vide? On verra qu 'une telle notion de la reponse, la question ne puisse pas etre posee: qui a
existe, et qu'elle est en un sens pre-psychique, car elle fait cela? qui a dit ceci? Une langue humaine est toujours
concerne deja le vivant. Cette premiere enquete ouvre la langue d'une societe; et une societe est inconcevable si
voie vers une autre interrogation: quelle est done l'unite - elle ne cree pas la possibilite d'imputation a quelqu'un des
si tant est qu'il y en ait une - de l'etre humain, par-dela dires et des actes.
son identite corporelle et son « histoire » vue comme Sous cette forme, la question qui ? se rapporte a ce mode
simple enveloppe chronologique? Cette unite, a n'en pas de la subjectivite que nous appelons l'individu social (v.
douter plus qu'enigmatique, nous apparaitra comme plus loin). Mais pour la psychanalyse la question du sujet,
quelque chose, a proprement parler, au-dela du psychisme la question qui?, se pose immediatement, des que le psy-
- au-dela de ce que le psychique donnerait jamais « laisse chanalyste ne se contente pas de se reposer dans son fau-
a lui-meme »; elle est a faire, elle est ce qui se fait dans teuil, mais interprete. (Jene parle pas d'un analyste totale-
une analyse comme elle doit etre. Elle est, en general, pro- ment et absolument silencieux. Il est clair que pour lui
jet et en patticulier, le projet ou, comme on dit, la fin de cette question, comme presque toutes les autres, est par
l 'analyse - a condition de bien comprendre de quelle uni_te, definition indecidable.) Impossible, en effet, en se formu-
de quel genre d'unite il s'agit. lant une interpretation et en la formulant au patient, de ne
pas se poser les deux questions : de qui cette interpretation
parle-t-elle? a qui cette interpretation s'adresse-t-elle?
Question du sujet : qui vient en analyse? qui raconte un Dans les deux cas, le « qui » ne concerne pas le citoyen ou .
reve? qui fait un lapsus, un passage a l'acte, un episode la citoyenne, l'individu social etendu sur le divan, mais '
delirant? Et qui est derriere (ou devant) lui, sur un fau- quelqu'un d'invisible. Ce dont !'interpretation essaie de i
teuil? Et pourquoi ce dernier pense-t-il generalement pou- faire sens ne fait sens que comme acte (souhait, pensee,
voir repondre, si on lui demande qui il est : je suis un tel, affect) de quelqu'un que l'analysant visible n'est pas et en·
psychanalyste ? qui il ne se reconnait, de prime abord, pas. (Le patient
Ces questions ont-elles un sens? Un eleve de terminale N. N. eprouve la plus grande repugnance a l'idee de sucer'
nous ferait remarquer, croyant nous desars;onner, que ce le sein de sa mere - ce qui apparait pourtant comme le
n'est pas parce que dans les grammaires des langues indo- souhait de son reve de la nuit precedente.} Et celui pour'
europeennes il existe un pronom personnel et/ou une pre- qui !'interpretation essaie de faire sens (on parlant de quel-'
miere personne du singulier du verbe (ce qui n'est nulle- · qu'un, des actes de qui elle fait sens) n'est pas non plus, de·
ment le cas de toutes les langues) qu'une realite d'un ordre prime abord, l'analysant visible, en tout cas pas la per-'
236 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 237
sonne « avant d'entrer en analyse», mais quelqu'un qui est capacite (virtuelle) de reflexion et de (re)action. Voudrait-on
en train de sefaire, que le sens propose par !'interpretation corriger la phrase qui precede, et dire: non pas ce qu'il fera,
aide a se faire etre et qui ne se fait etre que darts la mesure mais ce que 9a fera, la question restera entiere. Car nous ne
ou il peut faire sens de ce que !'interpretation lui propose. prenons pas et nous ne pouvons pas prendre ce 9a toujours
La question incontoumable pour le psychanalyste : qui de la meme f~on, et cela commence avec ce que 9a fait en
entend !'interpretation? - comme toutes les modifications nous ou nous fait faire, en analyse j'entends, mais ailleurs
de !'interpretation et du style de !'interpretation le long de aussi bien. Si apres une interpretation - je ne dis pas force-
la cure, toute la dynamique de la cure - n'a de sens qu'en ment a cause d'une interpretation- il ya un passage a l'acte
supposant chaque fois une certaine vue du sujet et de l'etat quelconque du patient, nous ne pouvons pas ne pas nous
du sujet, non pas comme substrat ou substance immate- demander dans quelle mesure cette interpretation est entree
' rielle, mais comI)le capacite emergente d'accueillir le sens dans les conditions efficientes de cet acte, dans quelle
· et d'en faire quelque chose pour soi: accueillir un sens mesure nous n'aurions pas mieux fait de la garder pour nous
reflechi (l'interpretation ne livre pas un sens « immediat ») ou de penser plus loin.
et en faire quelque chose pour soi en le reflechissant (ne Nous nous demandons: forme reflechie du verbe. Le
serait-ce que parce qu'une acceptation de !'interpretation terme reflechie nous renvoie encore a l'un des poles de la
fondee jusqu'au bout sur la« croyance » transferentielle ne question du sujet. Nous nous demandons, parce que nous
i traduirait que !'alienation continuee du sujet). C'est autour aurions pu faire ou ne pas faire : nous nous engageons,
: ·oe ces termes: l'accueil d'un sens reflechi, la reflexion du nous ne nous derobons pas a la responsabilite quant a
sens propose ou presentt\ que toume l' essentiel de la pro- !'evolution de la cure. Nous nous accordons done, en tant
blematique du sujet comme projet psychanalytique. qu'analystes, le statut de !'instance qui peut reflechir et qui
On pourrait, certes - comme la tentation en surgit lorsque peut agir, decider d'intervenir ainsi ou autrement, interpre-
l'on lit certains textes psychanalytiques d'il n'y a guere - ter ou s'abstenir, relever un lapsus ou laisser les associa-
presenter la cure comme le bouclage reciproque de deux tions continuer. Or ce statut, rien ne nous permet de le
magnetophones, dont l'un, celui qui est a la place de l'ana- refuser aux autres, tout particulierement aux analysants -
lyste, est constamment « muet » (en panne ?). Mais il fau- et c'est ce statut que le terme de sujet recouvre.
drait alors en eliminer toute activite interpretative de l'ana- Statut ne signifie pas, ici, realite ou substance, mais
lyste. Car tous nos actes interpretatifs postulent non question et projet. Question, car la reflexion implique que ii/
seulement une action sur le « sujet », et une reaction de !'interrogation est interminable. Projet, puisque ce qui est !
celui-ci - ce qui est tout autant vrai de la chirurgie, par vise a travers une cure est la transformation effective de
exemple -, mais aussi et surtout que cette action/reaction quelqu'un, ni previsible ni defrnissable d'avance, et qui
passe par le sens et que ce sens n'est pas contenu dans nos pourtant n'est pas quelconque 1•
paroles comme le medicament dans le cachet. L'interpreta-
tion la plus simple, le patient la dechiffre encore a ses
risques et perils et l'essentiel depend de ce qu'il en fera: 1. C'est pourquoi l'on peut definir une cure comme une activite
pratico-poietique. Voir « Epilegomenes a une theorie de l 'fune que l 'on
dans la reception (ou le rejet) de !'interpretation, le sujet se a pu presenter comme scieqce », 1968, repris dans Les Carrefours du
manifeste comme source indeterminable de sens, comme labyrinthe, p. 38-39, Paris, Ed. du Seuil, 1978 [reed., p. 45-46].
238 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 239
rique ». Ces categories - finalite, calcul, preservation de 4. Est pour soi la societe donnee chaque fois, comme telle.
soi, monde propre - sont utilisees de maniere tout a fait fon- Lorsque le langage commun dit : Rome a conquis le bassin
dee en I' occurrence, elles correspondent profondement au mediterraneen, OU : I' Allemagne a declare la guerre a la
mode d'etre des entites en question. La confusion a resulte France, ces expressions, certes abusives, ne sont pas seule-
de ce que les categories en question ne sont pas specifiques ment metaphoriques. Jene me refere pas a des hyper-sujets,
a la psyche - aux «instances» ou aux « personnes » psy- a des consciences ou inconscients collectifs ou a des esprits
chiques - mais gouvement une region beaucoup plus vaste : des peuples - mais a ce fait evident que chaque societe pos-
elles valent partout ou il y a du pour soi. En meme temps, sede les attributs essentiels du pour soi: finalite d'autocon-
[ elles sont tout a fait insuffisantes pour caracteriser ce que servation, autocentrisme, construction d'un monde propre.
1
l'on peut appeler la subjectivite, ou le sujet au sens fort du Dans ces quatre regions, nous avons affaire a du simple-
terme. II y a du pour soi - ou, plus simplement, du soi, du ment reel. Mais nous n'y rencontrons pas ce qui, en psy-
self - ailleurs que dans la psyche : « en de~a » aussi bien chanalyse, nous interesse au premier chef: le sujet humain
qu' « au-dela » de la psyche. Ce n'est pas le soi ou le pour proprement dit, le sujet qui est a la fois le milieu, le moyen •.
soi comme tel qui caracterise la psyche. Inversement, le et la fin (la finalite) de la cure. Ce sujet n'est pas simple-
psychique comme tel ne donne pas encore une veritable ment reel, il n'est pas donne, il est a faire et il se fait
subjectivite, au sens que j'essaierai de definir. moyennant certaines conditions et dans certaines circons-
En fait, nous avons affaire a une multiplicite de regions, tances. La fin de !'analyse, c'est de le faire advenir. II est
et meme de niveaux d'etre qui relevent tous du pour soi, et une possibilite (abstraite) mais non pas une fatalite pour 1i i
dont l'insuffisante distinction est source de confusion en la tout etre humain : il est creation historique et creation dont /: ·
matiere. 11 est preferable, pour !'intelligence de ce qui sui- on peut suivre l'histoire. Ce sujet, la subjectivite humaine, •
vra, d'en donner immediatement une breve caracterisation. est caracterise par la reflexivite (qu'il ne faut pas
1. Est pour soi le vivant comme tel (j'entends, deja au confondre avec la simple « pensee ») et par la volonte ou •
moins la cellule). On comprend facilement qu'on serait capacite d'action deliberee, au sens fort.de ce terme.
teqte d'appeler subjectif le noyau agissant du vivant, quel De meme, nous devons reserver une place pour une
q1i'il soit. societe qui ne serait pas simplement pour soi au-dela des
2. Est pour soi le psychique, aussi bien comme tel que individus, mais serait capable de se reflechir et de se deci-
dans sa pluralite, a savoir a travers les diverses « instances », der apres deliberation - une societe que l'on peut et l'on
ou «pour» chacune des « personnes psychiques ». doit appeler autonome. Nous y sommes autorises, et meme
3. Est pour soi I'individu social, autrement dit l'individu obliges, par !'emergence dans l'histoire de societes qui
socialement construit ou fabrique, soit encore le produit de entament la reflexion sur leur propre loi, la mettent en
transformation du psychique par la societe - langage et
question et, jusqu'a uncertain point, decident de la modi-
famille sont deja la societe -, transformation qui a partir de
fier en consequence de cette reflexion 1•
chaque soma-psyche singulier fait etre une entite sociale-
ment definie et orientee dans son role sexuel et profession- 1. Voir a ce sujet en demier lieu « La polis grecque et la creation
nel, dans son etat et ses appartenances, dans ses motiva~ de la democratie », in Domaines de l' homme, p. 261-306, Paris, Ed.
tions, ses idees et ses valeurs. du Seuil, 1986 [reed. 1999, p. 325-382].
242 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 243
L'information ainsi creee n'est pas et ne peut jamais etre OU negatif (a la limite neutre). Et cette evaluation - OU cet
« ponctuelle » : les «elements» (ou les bits) de !'informa- affect - guide desormais !'intention (le « desir ») condui-
tion sont des abstractions de theoricien. Une, information sant, eventuellement, a une action correspondante (de rap-
effective est toujours une presentation - done toujours une prochement OU d'evitement). Nous avons la les trois ele-
mise en image, et une image ne peut jamais etre un atome, ments du pour soi, degages depuis le v" siecle grec 1•
mais toujours deja aussi mise en relation : elle comporte, Partout ou il y a du pour soi, il y aura representation ou
indissociablement, des « elements » (en nombre du reste image, il y aura affect, il y aura intention; dans les termes
indetermine) et leur mode de coappartenance. Cette mise anciens: du logico-noetique, du thymique, de l'orectique.
en relation peut se construire sur un nombre d'etages inde- Cela vaut pour la bacterie comme pour un individu,
termine, vers le haut et vers le bas; nous n'avons pas a en comme pour une societe.
parler ici. Nous pouvons appeler cette fonction du vivant 11 n'est pas difficile de comprendre que ces deux deter-
fonction cognitive, a condition de comprendre qu'elle unit minations, c'est-a-dire l'autofinalite d'un cote, la construc-
indissociablement les deux dimensions: l'imager et le tion d'un monde propre de l'autre, s'exigent reciproque-
relier, qu'on peut appeler, par abus de langage, l'esthetique ment. Si une entite quelconque doit se conserver telle
et le noetique, ou le sensoriel et le logique. L'abus de Ian- qu 'elle est - se conserver numeriquement : ce chien-ci, ou
gage consiste en ce que, on vient de le dire, l'imager est generiquement : les chiens - elle doit agir et reagir dans un
intrigue dans le relier et vice versa. 11 y a toujours organi- environnement, elle doit valuer positivement ce qui favo-
sation « logique » de l'image, comme il y a toujours sup- rise sa conservation et negativement ce qui la defavorise;
port image de toute fonction logique. La « mise en scene» et, pour tout cela, elle doit avoir connaissance, be aware
- si l'on utilise la terminologie de Piera Aulagnier - of .. , de cet environnement, filt-ce au sens le plus vague.
contient deja du sens, et la « mise en sens» ne peut pas se Pour que des parties, des elements de cet environnement
passer d'une « presentification » de ce sens - laquelle existent pour elle, il faut qu'ils soient presents pour elle et
exige une «scene». done representes par elle. Or cette representation ne peut
Mise en image comme mise en relation obeissent chaque etre ni «objective», ni « transparente » - ce seraient la des
fois et jusqu'a uncertain point a des « regles » - elles doi- contradictions dans les termes. Elle ne peut pas etre
vent presenter une certaine regularite, sans laquelle le «objective» puisqu'elle est representation par et pour
vivant ne pourrait tout simplement pas survivre. Nous « quelqu'un », done necessairement « ajustee », pour dire
n'avons pas ici a considerer la teneur de ces regles si ce le moins, aux finalites de quelqu 'un; ni « transparente »
n'est pour rappeler qu'elles doivent etre asservies (au puisque la maniere d'etre de ce quelqu'un est partie prt-
moins partiellement) a l'autofinalite du vivant- et deja par nante de la constitution de la representation. Ainsi, pour
exemple aux necessites de sa conservation. De la decou- evoquer l'aspect le plus brutalement evident, cette presen-
lent deux autres determinations essentielles du pour soi
vivant. Ce qui est presente doit etre value d'une maniere t. Thucydide, II, 43, 1 (Epitaphe). A propos des morts que le
ou d'une autre, positivement ou negativement, il est discours honore, Thucydide cite les qualites positives concernant
l' affect, la pensee et le desir. Sa « source » premiere est evidemment
affecte d'une valeur (bon ou mauvais, aliment ou poison, la langue grecque ; l' explicitation avait du etre faite dans les milieux
etc.), devient done support (ou correlat) d'un affect positif « hippocratiques » et/ou « sophistiques ».
246 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 247
tation-representation ne peut etre qu'immensement selec- est. De cet etre-ainsi, nous ne pouvons strictement rien
tive. Ce qui est chaque fois « pen;u » laisse tomber une dire - sauf qu'il doit etre tel qu'il permet precisement
masse infiniment plus importante de « non-per~u » de tous l'existence continuee du vivant dans son interminable
ordres: la selection n'est pas seulement quantitative, elle variete.
est necessairement aussi qualitative. Des strates de ce qui Nous en parlons pourtant - nous en parlons comment?
est pourront etre « saisies/construites », d'autres non, de . Dans le cas precis, nous en parlons en tant que meta-obser-
par la nature de ce qui est comme du dispositif presenta- vateurs, pouvant observer a la fois le vivant et ce qui se
tif/representatif du vivant, qui ne peut etre que determine. passe en dehors du vivant et constatant qu 'un element X
Determine veut dire, identiquement, limite OU, si l'on veut, de notre monde declenche, chez tel vivant, un element X'
specifique. (C'est pourquoi aussi le Dieu omniscient des de notre monde que nous appelons « reaction Y » du
theologies rationnelles est une idee irrationnelle : il devrait vivant. Nous disons alors, si nous ne sommes pas attentifs,
« percevoir » a tous les niveaux possibles de phenomena- que pour le vivant en question l'element X foumit l'infor-
lite tout ce qui pourrait jamais etre donne a tous les senso- mation Y. Cela est un epouvantable abus de langage. Ce
ria intemes et extemes; « penser » ne lui suffirait evidem- qui,« en soi», correspond a X n'est pas une information ni
ment pas, on ne peut pas par la « pensee » reconstituer la ne foumit une information : tout ce que nous pouvons en
douleur specifique de celui qui vient de subir telle opera- dire, c'est qu'il cree un choc (Anstoss, pour reprendre le
tion ou de perdre telle personne aimee.) Cette selectivite
terme de Fichte) qui met en branle la capacite formante
specifique est evidemment aussi correlative aux visees du
(imageante/imaginante, presentante et reliante) du vivant.
pour soi qu'est chaque fois ce vivant specifique et qui
Ce n'est qu'apres cette enorme elaboration que l'indes-
dependent de ce qu'il e.st deja. La visee de conservation
criptible correspondant a X devient « information». Mais,
d'un arbre ne conduit pas a la meme selection dans l'envi-
en meme temps, cet « au-dela de X » auquel nous ne pou-
ronnement que la visee de reproduction sexuelle d'un
mammifere. Autre chose est chaque fois selectionne, et il est vons attribuer aucune forme (toute forme etant « subjec-
transforme chaque fois autrement pour etre presente/repre- tive») ne peut pas etre absolument informe : le choc ne
seri.te. Cela conduit a des dispositifs de « perception/elabora- peut pas etre, en soi, absolument indetermine et totalement
tion» differents - et la particularite de ces dispositifs est indifferencie, s'il l'etait nous pourrions ecouter la peinture
aussi co-determinee par ce qui « se trouve sous la main» et voir les parfums 1.
(le « bricolage » de Fran~ois Jacob) : le vivant ne cree pas Voila done les points de depart que la consideration du
dans une liberte absolue son systeme de saisie, elaboration, vivant comme pour soi offre a notre discussion. Resumons
«interpretation» des elements de l'environnement. Mais encore les trois idees principales : le vivant est pour soi en
pour l'essentiel, chaque pour soi vivant construit, ou tant qu'il est autofinalite, qu'il cree son monde propre, et
mieux cree son monde (j'appelle monde, par opposition a que ce monde est un monde de representations, d'affects et
l'environnement, ce qui emerge par et avec cette creation). d'intentions. Et, sans pouvoir nous etendre, il nous faut
Bien evidemment, la construction/creation de ce monde
l. Voir, en dernier lieu, « Portee ontologique de l'histoire de la
s 'appuie chaque fois, s' etaye, pour reprendre un terme de science», in Domaines de l' homme, op. cit., p. 421-432 [reed.,
Freud, lehnet sich an ... , sur un certain etre-ainsi de ce qui p. 527-541].
248 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 249
mentionner certaines questions que fait surgir le vivant et avait echoue dans telle ou telle activite.) Mais dire: telle
son mode d'etre, qui sont a cheval sur l'investigation strategie d'adaptation a echoue, montre que l'on ne peut
« scientifique » du vivant, et sur la philosophie, et qui pas penser l'ensemble du processus mutation-selection,
montreront, j'espere, la pertinence de ce qui vient d'etre etc., sans epouser le « point de vue » d'une espece qui
dit pour la psychanalyse. « vise a survivre ». (Ce qui importe ici n'est pas la meta-
D'abord, le vivant chaque fois existe dans et par une clo- phore langagiere mais la categorie permettant l'intellec-
ture. En un sens, le vivant est une boule fermee. Nous tion.) De maniere analogue, et laissant de cote la litterature
n'entrons pas dans le vivant, nous pouvons lui cogner des- relative a l'empathie et ses critiques, il n'y a pas de psy-
sus, lui imposer des chocs, mais de toute fa~on nous chanalyse sans prise en consideration du « point de vue »
n'entrons pas dedans: quoi que nous fassions, il reagira a du patient, il n'y a pas d'interpretation possible qui ne
safaron. L'analogie avec la situation psychanalytique - et « voie les choses de l'interieur ».
tout rapport humain en general - est immediate. On Enfin, paradoxe supreme, cloture aussi bien qu'interio-
n'entre pas comme on veut dans quelqu'un; on n'y entre rite vont de pair avec une universalite et une participation.
meme pas du tout. Une interpretation - ou un silence - est Il n'y a pas qu'une cellule, il y en a un nombre incalcu-
entendu par quelqu'un. Il l'entend, lui: il a ses dispositifs lable. Il n'y a pas un platane, il y a des platanes - et le pla-
d'ecoute, de meme que la cellule a ses dispositifs percep- tane ne pourrait pas exister s'il n'y avait pas des platanes.
tifs/metaboliques. Mais a la cloture et a l'interiorite ne s'oppose pas seule-
En deuxieme lieu - ce qui semble et est paradoxal, mais ment une universalite generique. Chaque entite singuliere
aussi a la fois une consequence du premier point et une participe a des entites d'autres niveaux, elle yest integree
reponse a celui-ci-, lorsqu'on en arrive a l'essentiel, on ne - ou elle est elle-meme formee par l'integration de telles
peut penser le vivant que de l'interieur. Bien entendu, sur entites. Un platane ne peut exister sans foret, une foret ne
une etendue enorme les explications « scientifiques » cau- peut pas exister sans oiseaux ni ceux-ci sans vers, etc. Il
sales sont ineliminables et importantes, mais finalement n'y a pas qu'un seul nevrose obsessionnel, mais aussi la
quelque chose manque toujours : tous les enchainements totalite des nevroses obsessionnels ne sont pas des simples
qtie l' on decrit scientifiquement comme des pures exterio- exemplaires de l'entite « nevrose obsessionnelle ».
rites, leur coexistence et leur imbrication, ne nous devien-
nent intelligibles que parce qu'ils sont asservis a cette fina-
lite qui ne mene nulle part, a cet etre sans raison d'etre, ce Le psychique
vivant particulier. Cela est vrai du specimen vivant singu-
lier, cela est vrai aussi de l'espece - et cela apparait de Quelles sont les specificites du psychique relativement
fa~on presque comique dans les textes neo-darwiniens : le au vivant? Mais d'abord, qu'entend-on par psychique?
postulat mecaniste-aleatoire une fois pose, toutes les des- Aristote, comme on sait, attribuait une ame - psyche - aux
criptions se font en termes finalistes, les especes ont evo- animaux et aux vegetaux, d'un cote, aux dieux, de l'autre 1•
lue (comme si c'etait) pour s'adapter a l'environnement, C'est ce que nous avons appele le pour soi. Ce qui
telle strategie adaptative a reussi alors que telle autre a
echoue, etc. (On n'a jamais entendu dire qu'une galaxie 1. De an., I, 1,402 b 3-7.
250 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 251
m'importe ici est le psychisme humain et ses specificites. chique humain: la domination du plaisir representatif sur
Specificites par rapport a quoi? Nous aurons en vue, pen- le plaisir d' organe. Et de la decoule ce que Freud avait
dant cette discussion, comme point de comparaison, ce que appele la toute-puissance magique de la pensee et qu'on
nous savons - ou croyons savoir - des animaux « supe- devrait, plus correctement, appeler la toute-puissance
rieurs », par exemple depuis les monotremes apparus il Y a reelle de la pensee inconsciente. Reelle, puisque pour
quelque cent cinquante millions d'annees. Que pouvons- l'inconscient la question n'est pas de transformer la« rea-
nous dire, que pouvons-nous supposer, sur les differences lite exterieure » (dont il n'a aucune connaissance), mais de
entre le « psychisme » des echidnes et le psychisme transformer la representation pour la rendre « plaisante ».
humain? La difference n'est evidemment pas la sexualite Or une telle representation est, en principe, toujours for-
comme telle. La specificite humaine n'est pas la sexualite, mable; si et lorsqu'elle n'est pas formee, c'est qu'une
mais la distorsio!J de la sexualite, ce qui est tout a fait autre autre instance psychique s 'y oppose.
chose. Presuppose par ces deux traits, mais non identique, est
Cette specificite est d'abord transversale ou horizontale: un troisieme, sans doute celui qui caracterise par excel-
j'entends par la que ses traits valent pour toutes les « ins- lence le psychique humain : l' autonomisation de l' imagi-
tances » psychiques. nation 1. Il s'agit bien entendu de !'imagination radicale:
Le premier de ces traits est la defonctionnalisation des non pas la capacite de voir des «images» (ou de se voir)
processus psychiques relativement au substrat (a la com- dans un « miroir », mais la capacite de poser ce qui n'est
posante) biologique de l'etre humain. Il suffit de reflechir pas, de voir dans quelque chose ce qui n'y est pas. A
un peu pour voir que cette defonctionnalisation vaut meme rigoureusement parler, comme deja dit, cela - l'imager -
pour le Moi freudien, suppose assurer les rapports de l'etre doit etre suppose partout ou il y a pour soi, done pour
humain avec la realite : dans la plupart des cas ou quel- commencer dans le vivant en general. Le vivant fait etre
qu 'un se suicide, il faut que le Moi y coopere activement. une image (une «perception») la ou il y a X (et meme la
Certes on peut voir dans cette defonctionnalisation la ou il n'y a rien: ombre). Mais il le fait une fois pour
condition pour une fonctionnalite d'un autre ordre: les toutes, toujours « de la meme fa~on », et il le fait dans
« fustances » psychiques chacune prise en elle-meme et la l'asservissement a la fonctionnalite. Pour le psychisme
psyche comme un tout sont non fonctionnelles biologi- humain, il y a flux representatif illimite et immaitrisable,
quement pour pouvoir etre « fonctionnelles » a un autre spontaneite representative qui n'est pas asservie a une fin
point de vue, le leur: c'est par exemple dans la« fonction- assignable, rupture de la correspondance rigide entre
nalite » de la preservation d'une « image de soi» que l'on image et X ou de la consecution fixe des images. C'est
peut, a la limite, se tuer. Mais, comme cet exemple l'in- evidemment sur ces proprietes de !'imagination radicale
dique, ce serait la un emploi abusif du terme « fonctionna~ que s'etaye psychiquement la capacite langagiere de l'etre
lite». Chaque instance travaille a preserver son monde, humain : celle-ci presuppose cette faculte du quid pro quo,
dont son image de l'etre considere est une partie centrale. de voir quelque chose la ou il y a autre chose, par exemple
Que la preservation de cette image vaille, en general,
beaucoup plus que celle de l' « etre reel » est une conse- 1. Voir L'lnstitution imaginaire de la societe, Paris, Ed. du Seuil,
quence, entre autres, de ce second trait transversal du psy- 1975, ch. VI, en particulier p. 372-405 [reed., p. 402-437].
252 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 253
pouvo.... « voir » un chien dans les trois phonemes ou les d'autres termes). 11 faut simplement remarquer qu'elle est
cinq lettres de ce mot, mais aussi ne pas voir toujours la indissociable de l'autonomisation de la representation
meme chose, done pouvoir comprendre !'expression« quel (imagination) et de l'affect.
temps de chien », et encore pouvoir voir un chien dans dog Dans ce monde psychique humain, caracterise par la
si l'on connait l'anglais. defonctionnalisation, la domination du plaisir representa-
J'ajouterai simplement quelques mots sur un quatrieme tif sur le plaisir d'organe et l'autonomisation relative de
trait qui me parait capital et, a ma connaissance, reste !'imagination, de l'affect et du desir, sumagent des debris
neglige par les auteurs : l 'autonomisation de l' affect dans flottants du dispositif « psychique » fonctionnel de l'ani-
le psychisme humain. Je pense que cette constatation est mal - a savoir, des mecanismes relevant de la logique
capitale du point de vue psychanalytique. Nous sommes ensidique 1 - et qui sont, du reste, constamment utilises
habitues a penser que l'affect se trouve sous la dependance par les diverses instances de l' « appareil psychique ». Ce
de la representation, ou d'un certain rapport du desir et de n'est pas, evidemment, !'existence de tels mecanismes qui
la representation. Si nous ecoutons plus simplement, j'ose- caracterise la psyche - mais leur « desintegration », leur
rais dire plus naIVement, a la fois la clinique et l' auto- mise en reuvre dans des finalites contradictoires ou inco-
observation, nous nous convaincrons facilement qu'il ya a herentes. L'homme n'est pas, d'abord et pour commencer,
la fois inter-relation et independance de l'affect et de la un zoon logon echon, un vivant possedant le logos, mais
representation. Cela a une grande importance aussi bien un vivant dont le logos a ete morcele, les morceaux etant
pour ce qui est des limites de !'interpretation (du pouvoir mis au service de maitres opposes.
de !'interpretation) que pour ce qui est du role de l'ana- La specificite du psychisme humain git, d'autre part,
lyste. L'exemple le plus clair est foumi par les etats dans sa dimension verticale, c'est-a-dire dans sa stratifica-
depressifs. Tres souvent, devant un etat depressif, la ques- tion. Nous n'avons pas ici a entrer dans les conceptions
tion surgit ineluctablement: est-il d'humeur depressive particulieres de cette stratification; qu 'il s 'agisse de la pre-
parce qu'il voit tout en noir, ou bien voit-il tout en noir miere ou de la deuxieme topique freudienne, des « posi-
parce qu'il est d'humeur depressive? Nous voyons dans tions» kleiniennes, ou d'autres - celle de Piera Aulagnier,
ces etats que, dans la mesure OU la representation deter- par exemple, articulant originaire, primaire et secondaire;
mine I 'affect, I 'interpretation peut fonctionner. Mais, dans ou encore celle que j'ai formulee moi-meme posant au
la mesure ou la representation depend de l'affect, !'inter- depart une monade psychique close sur elle-meme qui
pretation ne fonctionne pas et l' analyste ne peut pas rem- eclate pendant une phase triadique puis traverse une phase
plir le role d'interpretant, mais seulement d'un appui ou redipienne pour aboutir finalement, moyennant les divers
supplement affectif - dans les limites que lui dicte son processus de sublimation, a l'individu social 2 - nous
metier. Je pense que cette dualite existe, que ces deux avons toujours affaire a une psyche caracterisee par la
racines des etats depressifs ne sont pas reductibles l'une a
l'autre, et que c'est la raison pour laquelle ces etats sont si 1. Logique ensembliste-identitaire. Voir « La logique des magmas
souvent rebelles au traitement. et la question de l'autonomie », in Domaines de I' homme, op. cit.,
p. 386-418 [reed., p. 481-523].
Qu'il y ait aussi a la fois defonctionnalisation et autono- 2. Voir L'lnstitution imaginaire ... , op. cit., p. 415-431 [reed.,
misation du desir est evident et reconnu (quoique sous p. 448-446].
254 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 255
multiplicite des « instances » qui est tout autre chose qu 'un totalite contradictoire et meme incoherente, voila qui diffe- lj
deploiement fonctionnel visant a une meilleure division du rencie radicalement !'evolution dans le temps du psy-
\i travail. On est justifie a parler de stratification ·puisque cer- chisme humain de tout « processus d'apprentissage 1 ».
:\ taines de ces instances - ou de ces processus (je ne presup- Certes, il ya de l'apprentissage chez l'humain - comme il
l\\. pose, dans tout ce qui est dit ici, aucune substantialite y a de la « logique » : les deux sont son heritage animal.
I!, d'aucune sorte) - sont beaucoup plus pres de la« surface» (L'etonnant chez l'humain n'est pas qu'il apprend, mais
1; que d'autres, et que cette repartition entre «surface» et qu'il n'apprend pas.)
« profondeur » est inscrite dans la chose meme (n 'est pas Dans cette histoire, les etapes ulterieures n'annulent pas
un « effet de perspective», etc.: brievement parlant, il ya les etapes anterieures, elles coexistent avec elles selon
un inconscient dynamique 1). toutes les modalites concevables: ainsi est cree l'eventail
Or, cette stratification, autant que la defonctionnalisation, de « types » psychiques humains que nous connaissons par
foumit un discriminant decisif a l'egard du « psychisme la nosologie et la caracterologie psychanalytiques. Mais ce
animal». Un animal n'est pas « stratifie » au sens fort du qui nous importe ici, c 'est de souligner ce qui confere a
terme: il n'a pas d' histoire psychique: il n'a pas des chaque « instance » - ou a chaque type de processus - son
conflits intra-psychiques. (Que l'on puisse le cas echeant essence de pour soi. C'est que nous observons chaque fois
les y faire apparaitre experimentalement confirme ce que des processus qui sont rapportes a soi et qui sont des crea-
j'avance.) Mais chez l'etre humain, les conflits irltra-psy- tions d'un monde. Il ya, pour chaque «instance» ou pour
chiques sont des conflits d' « irlstances » ; et l' existence chaque processus, des objets nouveaux et specifiques, des
meme comme la concretion chaque fois particuliere de ces valuations et des affects specifiques, des appetitions speci-
irlstances sont le resultat d'une histoire. Que dans et par fiques. Nous avons egalement, chaque fois, un type de
1/ cette histoire se constituent des irlstances (ou des types de sens nouveau et specifique - a savoir, !'insertion des
, processus) qui ne sont pas par la suite « depassees » ou « representations » dans des types de relation nouveaux,
1 i « harmonieusement irltegrees » mais persistent dans une dans des matrices d'equivalence et d'appartenance autres.
(La foret pour le conscient et la foret pour l'inconscient.)
1. Le terme de stratification ne doit evidemment pas etre pris
comme signifiant une sedimentation ordonnee et reguliere. C'est en
Chaque fois, se deploient un mode du representer, un
pensant a ce mode indescriptible de coexistence des differents pro- mode du desirer, un mode de l'etre-affecte. Par exemple, il
cessus psychiques que j'ai ete amene a reflechir a une logique d'un y a une coloration affective qui est anale et rien qu'anale.
autre type, la logique des magmas. Voir la ref. de la p. 253, n. 1.
Freud parle de Brecciagestein (« breche: roche sedimentaire a struc-
I1 y a done aussi une conservation de la cloture de chacune I~
ture fragmentaire formee de debris a angles vifs agglomeres dans un de ses instances, comme pour le vivant : chacune connait /
ciment naturel ». Robert, s.v.): G. W, II/Ill, p. 422 = S. E. 5,419, L'ln- son monde et ne veut rien savoir d' autre, chacune poursuit (/
terpretation des reves, ch. v,, « Discours dans le reve »; aussi G. W ses fins et s'oppose a toutes les autres fins. Mais en meme \/ 1
XI, 184 = S. E. 15, 181-2; Conferences d'introduction a la psychana-
lyse, XI: « Le travail du reve ». Dans le meme ch. v, de L 'Interpreta- temps, il ya dans l'appareil psychique une relative rupture // ·
tion des reves (« Activites intellectuelles dans le reve ») Freud parle '
du reve comme Konglomerat, G. W. Il/lll,451 = S. E. 5, 449. - Les 1. Rien ne serait change a ce qui est dit ici si, pour satisfaire ceux
renvois du Register der Gleichnisse dans le Gesamtregister (G. W. qui pensent a des instances ou embryons d'instances innes (Freud le
XVIII, p. 911) sont errones; ils devraient etre corriges et completes premier parfois ), on rempla~ait dans cette phrase se constituent parse
d'apres ce qui precede. deploient OU se developpent.
256 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 257
de cette cloture : ces differentes instances ne sont pas en commence au premier jour de la vie - si ce n'est avant- et
pure exteriorite les unes par rapport aux autres, et c'est ce ne se termine qu'avec la mort, meme si nous pensons que
qui foumit, entre autres, la condition de possibilite de la les etapes decisives en sont les toutes premieres. 11 aboutit
cure psychanalytique. J'y reviendrai. a l'individu social, une entite parlante, qui a une identite et
Nous savons que cette pluralite de la psyche est forte- un etat social, se conforme plus ou moins a certaines
ment etayee sur des etapes de maturation neuro-physiolo- regles, poursuit certaines fins, accepte certaines valeurs, et
gique (et d'apprentissage animal), qui ne nous concement agit selon des motivations et des fai;:ons de faire suffisam-
pas ici. Mais elle est aussi decisivement co-determinee par ment stables pour que son comportement soit la plupart du
le processus de socialisation, aussi bien dans sa consis- temps previsible, suffisamment quant au besoin, pour les
tance chaque fois specifique que dans le simple fait de son autres individus. L'ensemble du processus a pour condi-
deroulement. Et cette etrange pluralite n'est pas un sys- tion la capacite de sublimation de la psyche, dontj'ai parle
teme, elle est c~ que j'appelle un magma, un mode de co- ailleurs 1•
existence sui generis avec une « organisation » qui contient Le resultat du processus est un individu qui fonctionne
des fragments de multiples organisations logiques mais adequatement : fonctionne adequatement pour lui-meme la
n'est pas reductible a une organisation logique 1• plupart du temps (il faut considerer l'histoire de l'huma-
nite, et pas seulement nos patients) et, surtout, fonctionne
adequatement du point de vue de la societe. Ce dernier
L' individu social aspect avait ete vu admirablement par Balzac, decrivant au
debut d'un de ses romans l'arrivee d'un de ses heros a
Je viens de parler du processus de socialisation, ce qui Paris. 11 y trouve le pretexte d'une breve mais fantastique
conduit a la troisieme region du pour soi, celle de l'indi- caracterisation de l' essence de la grande ville, ici Paris, qui
vidu social. On n'aime pas ce terme, ni celui de socialisa- aboutit a une des definitions les plus aigues des rapports de
tion, en psychanalyse, et je ne sais vraiment pas pourquoi. l'individu et de la societe : « Vous convenez toujours a ce
On parle tout le temps de la mere. Mais qu'est-ce que la monde, vous n'y manquez jamais 2• » Voila la societe. Que
rrtere? La mere, c'est quelqu'un qui parle; meme si elle vous soyez Alexandre le Grand, Landru, de Gaulle, Jack
est sourde-muette, elle parle. Si elle parle, c'est qu'elle est l'Eventreur, Marilyn Monroe, une fille de la rue Saint-
un individu social, et qu'elle parle la langue de telle
societe particuliere, porteuse des significations imaginaires 1. Sur la sublimation comme telle, voir L' Institution imaginaire ... ,
specifiques a cette societe. La mere est la premiere, et ch. v,, p. 420-430 [reed., p. 454-466]. J'y reviens plus bas.
2. Balzac, La Pille aux yeux d' or, Ed. de la Pleiade (1952),
massive, representante de la societe aupres du nouveau- t. V. p. 256. Je dis « pretexte », mais en fait on peut tout aussi bien
ne; et comme cette societe, quelle qu' elle soit, participe penser que pour Balzac ce sont les individus qui deviennent des pre-
d'une indefinite de manieres a l'histoire humaine, la mere textes de description et d'analyse de ces galaxies de lieux, de temps,
d' etats, de passions, d' entreprises, de « carrieres » qui sont la chair
est aupres du nouveau-ne le porte-parole agissant de mil- vivante de la societe. Finalement il ne s'agit pas de pretextes ni dans
liers de generations revolues. Ce processus de socialisation un sens ni dans l'autre. Le miracle de Balzac est l'equilibre de la
phenomenalisation de la societe a travers les individus et de la reali-
1. Voir le texte sur les magmas cite p. 253, n. I. sation des individus par le moyen de la societe.
258 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 259
Denis, autiste, debile, genie incomparable, saint, criminel, « deduire » ou de le « construire ». Nous commern;;ons par
il y a toujours une place pour vous dans la societe, vous lui la vague « notion commune», dans notre culture, de ce
convenez. Et trois minutes (trois millisecondes, plut6t) qu'est un « sujet » et nous gardons aussi sous le regard les
apres votre disparition, la surface des eaux se reforme, le termes que j'indiquais en commem;;ant, a savoir reflexivite
trou a disparu, la societe continue, vous ne lui manquez et volonte (ou capacite d'activite deliberee).
pas. De ce point de vue - du point de vue de la societe -, la Dans le champ psychanalytique, nous rencontrons des
socialisation fonctionne toujours. Les echecs sont du cote « instances » qui peuvent revendiquer, en premiere 11 ii
de la « personne » - et cela est une autre histoire. approximation, le titre de « sujet » au sens vise plus haut. /
1
Cette allusion, par l'intermediaire de Balzac, a l'autofi- Ce seraient le conscient de la premiere topique de Freud
nalite de la societe est tout ce que je pourrai dire ici sur ce (incluant evidemment le pre-conscient), ou le Je (/ch)
quatrieme niveau du pour soi. conscient de la deuxieme topique. Notons, en passant, que
Avec l'individu social surgit derechef la question que je de toute fai;;on ce conscient ou Je conscient est, a un degre
posais dans mon introduction: quelle est l'unite de l'etre decisif, le co-produit de deux facteurs, irreductibles l'un a
humain singulier?, mais aussi une reponse a cette question. l'autre et en meme temps indissociables l'un de l'autre:
Cette unite/identite de l'individu est l'unite/identite de sa d'une part, la psyche et, plus particulierement, !'emer-
definition sociale singuliere, y compris evidemment son gence des diverses instances psychiques (dans la « serie »
nom (X, fils de Y et de Z, habitant V, metier M, age t, desquelles se trouve le conscient); d'autre part, le social,
\ marie ...). Cette unite/identite est certes d'abord unite/identite qui agit constamment dans la formation du conscient
·\ de reperage ; mais elle est surtout unite d' attribution/ comme mere, famille, langage, objets, groupe, etc.
\\\ imputation, sans laquelle il n'y a pas de fonctionnement pos- Je dis_ que le c?nscient fr~~dien peut ~eve~diquer le titre ll
: sible de la societe (qui a fait ou dit ceci? a qui faut-il dormer de « suJet », mais en premiere approximation seulement. ·
\\ cela ?). Comme telle, elle semble - et est en effet pour une La partie positive de cette affirmation va probablement de
' grande part - un artefact social, unite qui couvre la pluralite, soi; la partie negative ou !imitative a besoin d'elucidation.
identite qui cache les contradictions de la psyche. Une Le « conscient » comme tel peut, facilement, etre
errorme partie de la rhetorique des annees 60-70, concemant confondu avec le simple « raisonnement logique », ou
le sujet comme simple effet de langage et son des-etre, ne meme avec le « calcul », lequel n'inclut nullement le
mettait en fait en cause que cet individu social, plus exacte- moment de la reflexivite. Hobbes deja definissait la « rai-
ment l'idee (passablement naive) que cet individu represente son» humaine par le reckoning, le calculer (computer,
une « realite substantielle » OU possede une « authenticite », aurait dit Edgar Morin) et Leibniz, dans son Ars Combina-
quel que puisse etre par ailleurs le sens de ces termes. toria, l'en approuvait. Pour des raisons qui vont devenir
rapidement claires, nous devons aujourd'hui plus que
jamais eviter cette confusion. Freud etait, forcement, assez
Le sujet humain ambigu sur la question. On sait qu'il utilisait le terme
« pensee » relativement a l'inconscient: des pensees
J' en viens maintenant au centre de mes preoccupations, inconscientes, des pensees (ou des representations) incons-
le sujet humain. Il ne s'agit evidemment pas de le cientes orientees vers un but, etc. Mais le « conscient » lui-
260 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 261
meme, chez Freud, apparait essentiellement comme un cal- Mais si cette activite calculante et raisonnante n'est pas
culateur, essayant d'elaborer des compromis entre les ins- propre a la subjectivite vigile, peut-on trouver une caracte-
tances inconscientes et de s'en tirer lui-meme avec un ristique intrinseque de celle-ci (autre que le trivial : « ce
minimum de desagrements. On observe ici la repugnance qui n' a pas ete refoule ») ?
de Freud a examiner comme tels les domaines des « activi- Nous ne pouvons pas ne pas imputer une activite raison-
tes superieures de l'esprit » comme les auraient appelees la nante et calculante a n'importe quelle entite vivante, quel
philosophie et la psychologie traditionnelles, responsable, que soit son ordre de complexite. Mais nous ne pouvons
peut-etre, de l'immense creux qu'il a laisse a l'endroit de pas non plus eviter de lui imputer un autre trait decisif,
la sublimation - en meme temps que la profondeur de sa implique par l'autofinalite: !'auto-reference. Dans cette
vue: l'activite calculante et raisonnante n'est pas propre a mesure, le « savoir que l'on sait » reste insuffisant pour
la conscience vigile, elle existe partout dans la sphere psy- caracteriser le sujet humain, plus exactement cette possibi-
chique et, pouv6ns-nous ajouter aujourd'hui, partout ou il lite du sujet humain qu'est la reflexivite. Si l'on considere
y a pour soi, certainement partout ou il y a vivant 1• le systeme immunitaire, le reckoning, le calcul, la compu-
tation y sont evidemment constamment presents ; mais tout
1. Une confusion est ici a eviter. Freud parle tout le temps de pro- autant, l'autoreference. Le systeme immunitaire n'est rien,
cessus de pensee inconscients: unbewusster Denkvorgang, ubw.
Denkprozess, ubw. Denkakt. En meme temps, il ecrit, comme on s'il n'est capacite permanente (et certes, on le sait,
sait, a propos du travail du reve, qui transforme les « pensees du faillible) de distinguer le soi du non-soi (et d'agir en
reve » en « contenu du reve », que ce « travail ne pense, ne calcule, et consequence). Plus generalement, si un systeme quel-
d'une fas;on generale ne juge pas, mais se borne a transformer» (Die
Traumdeutung, G. W. II/III, p. 511). Ce travail consiste en (et aboutit conque est dote de la propriete de l'autofinalite, l'auto-
a des) deplacements et condensations (des intensites psychiques et reference est necessairement impliquee : le systeme doit
des parties des pensees du reve) soumis a la prise en egard de la figu- preserver (ou atteindre) l'etat desire, et pour cela il doit se
rabilite et aboutissant a celle-ci. Ailleurs, et beaucoup plus tard ( dans
Das Unbewusste, 1915, G. W. X, p. 285-286), il revient, pour Y insis- referer « activement » a soi-meme. Cela entraine que d'une
ter, sur le deplacement et la condensation comme caracterisant e~sen- fa9on ou d'une autre le systeme doit inclure une certaine
tiellement les processus primaires. Or, effectivement, le travai! du « connaissance de son propre etat » ; mais celle-ci peut etre
re;ve ne « pense » pas - si « penser » est e~clu~ivement enseJ?bhste-
identitaire; le travail du reve, pour l'essentiel, image, met en image~,
fournie simplement par un ensemble d' « indicateurs
il presentifie (sous les contraintes connues et avec les moyens, _dont il d'etat » (y compris des « indicateurs de deviation» et des
dispose). Pouvons-nous pour autant drre, avec Freud, qu il « ne « initiateurs de reaction/correction»), sans qu'a aucun
pense, ne calcule, ne juge pas » mais « se _borne a transformer » _? moment il y ait dans le systeme representation du systeme
Peut-il transformer sans « penser, calculer et Juger »? Transforme-t-il
n'importe quoi en n'importe quoi d'autre? L'« inversion des intensi- comme tel ni « instance » ou « processus » ayant ou incar-
tes psychiques », qui est pour Freud l'essentiel du deplacement, ne nant cette representation (c'est d'une maniere analogue
porte-t-elle pas, visible dans cette caracte1sat~on meme, la trac~ et le
resultat d'un calcul? Dans le travail du reve 11 y a la mise en image
qui est certes « l'essentiel du reve » (das Wesentlich; am Trau,1;1, lo~. une fugue sans calculer, pas davantage on ne saurait condenser et
cit., note 2, p. 510-511)-autrement <lit, le travail createur de _l nnag~- deplacer sans operations logiques elementaires, sans un certain rec-
nation, la presentation (comme visible et audible) d~ ce qm en lm- koning. La confusion, ou la carence, vient d'une notion imprecise de
meme n'est ni visible ni audible. Mais dans ce travail, comme dans la « pensee ». Le sujet exigerait certes de beaucoup plus lllllples
tout travail de l'imagination, l'ensembliste-identitaire est aussi tou- developpements, qui n'ont pas leur place ici. Voir cependant le texte
jours present, il est partout dense. Pas plus qu'on ne saurait ecrire sur « La logique des magmas» cite plus haut (p. 253).
262 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 263
que Hofstadter croit, dans Godel, Escher, Bach, comme cela plutot que le contraire ou autre chose. Or, l 'histoire
dans The Mind's I, pouvoir eliminer la question de la autant que la psychanalyse nous montrent que la possibi-
« conscience » ou du « Je »). lite de cette interrogation, au-dela de ce qu'autorise
Le conscient humain est evidemment dote de l'autorefe- chaque fois le systeme institue en place, possibilite que
rence, et cela implique faiblement: le savoir que l'on sait. nous devons postuler comme partout presente chez les
Mais cela peut etre - et est la plupart du temps - un simple etres humains, n'est que tres rarement realisee, a travers
« accompagnement » : le voyant vert indiquant que le cir- les diverses societes historiques, ou a travers les indivi-
cuit des « indicateurs d'etat» fonctionne bien. Dans la dus de notre propre societe. C'est par une creation histo-
reflexivite nous avons quelque chose de different : la pos- rique que cette possibilite se transforme en realite effec-
sibilite que la propre activite du « sujet » devienne tive : en ce sens, il y a bel et bien autocreation de la
« objet », l' explicitation de soi comme un objet non objec- subjectivite humaine comme reflexivite. Je ne peux pas
tif OU comme objet simplement par position et non par m 'etendre ici sur les conditions et les circonstances de
nature. Et c'est dans la mesure oii l'on peut etre pour soi- cette creation historique 1• Je noterai simplement, pour
meme un objet par position et non par nature qu' autrui, au rappeler la pertinence psychanalytique des considerations
vrai sens du terme, devient possible. qui precedent : la question de la possibilite de se repre-
J'ai parle d' « accompagnement » s'agissant du simple senter comme activite representative et de se mettre en
conscient; mais la reflexion implique la possibilite de la question comme telle n 'est pas une subtilite de philo-
scission et de !'opposition interne - deja Platon parlait de sophe ; elle correspond au minimum que nous exigeons
« dialogue de l'ame avec elle-meme » : un dialogue pre- tacitement de tout patient, lorsque nous essayons de
suppose deux points de vue possibles - done aussi la pos- l'amener a constater que X n'est pas Y mais qu'il l'est
sibilite de la mise en question de soi-meme. bel et bien pour son activite representative a lui, et qu'a
La simple pensee inconsciente de Freud ne connait ni cela il ya peut-etre des raisons.
objection ni interrogation, tout au plus des obstacles. Elle La condition de possibilite absolue de la reflexivite est
fonctionne d'apres des regles donnees; si elle tombe sur !'imagination (ou phantasmatisation). C'est parce que
d6s impossibilites, elle se detraque ou elle s'arrete. (Ce l'etre humain est imagination (imagination non fonction-
type d'incidents recouvre ce que Bateson a appele le nelle) qu'il peut poser comme une « entite » quelque chose
double bind; on ne voit pas pourquoi on les exclurait des qui ne l'est pas: son propre processus de pensee. C'est
facteurs pathogenes de !'evolution psychique. Mais il faut parce que son imagination est debridee, qu'il peut refle-
se rappeler que leur parente avec les procedes produisant chir; autrement, il se bomerait a calculer, a « raisonner ».
des nevroses experimentales chez les animaux est evi- La reflexivite presuppose la possibilite pour !'imagination
dente.) En tant qu'ensembliste-identitaire ce type de pen- de poser comme etant ce qui n'est pas, de voir Y dans X
see (le reckoning, etc.) doit etre aveugle sur ses axiomes, et, specifiquement, de voir double, de se voir double, de se
ses regles d'inference, etc. Le simple conscient n'est pas voir tout en se voyant comme autre. Je me represente, et
aveugle sur ce qu'il fait, mais il est generalement plus me represente comme activite representative, ou : je
~\J qu' aveugle sur le pourquoi il le fait; de meme, il pense
I quelque chose, mais ne se demande pas pourquoi il pense 1. Voir le texte sur « La polis grecque... », cite p. 241, n. 1.
264 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 265
m' agis comme activite agissante. Bien entendu, il y a ici possibilite d'un acte indique par le simple calcul logique,
aussi la possibilite de l' «illusion» ou du « leurre » : entre le reckoning (dont un animal, et meme une bacterie, est
autres, je peux ainsi me poser comme «chose», ou comme capable). J'appelle capacite d'activite deliberee ou volonte
«substance» (« materielle » ou « immaterielle »), je peux la possibilite pour un etre humain de faire entrer dans les
«realiser» (reifier, objectiver) mon activite de pensee et relais qui conditionnent ses actes les resultats de son pro-
ses resultats (et par consequent aussi, entendre des voix). cessus de reflexion (au-dela de ce qui resulte de la simple
II est clair que la psychanalyse presuppose cette reflexi- logique animale ). Autrement dit : la volonte ou activite
vite comme effective chez l'analyste et comme virtuelle deliberee est la dimension reflechie de ce que nous
chez le patient, qu'elle !'utilise comme virtualite en cours sommes en tant qu'etres irnaginants, a savoir createurs, ou
d 'actualisation chez celui-ci et qu 'elle vise son instaura- encore: la dimension reflechie et pratique de notre imagi-
tion tant que faire se peut definitive (ce qui ne signifie nul- nation comme source de creation.
lement que le 'but de !'analyse est la domination du J'ai parle deja du rapport de !'imagination avec la
conscient, que comprendre c'est guerir, etc.). Mais la psy- reflexivite; il y en a un tout aussi profond entre !'imagina-
chanalyse presuppose aussi la capacite d'activite deliberee, tion et la volonte. II faut pouvoir imaginer autre chose que
d'abord chez le psychanalyste (on decide d'accepter ou ce qui est pour pouvoir vouloir; et il faut vouloir autre
non un patient, de parler ou de se taire, etc.), ensuite chez chose que ce qui est, pour liberer !'imagination. La pra-
le patient (qui doit, minirnalement, pouvoir venir regulie- tique analytique comme l' experience commune le mon-
rement a ses seances)- capacite qu'elle vise aussi a instau- trent constamment : lorsqu 'on ne veut pas autre chose que
rer chez celui-ci de maniere tant que faire se peut defini- ce qui est, !'imagination est inhibee ou refoulee, elle repre-
tive. sente seulement la perpetuation eternelle de ce qui est. Et,
Je parle de capacite d'activite deliberee; je pourrais si l' on ne peut pas imaginer autre chose que ce qui est,
aussi bien parler de volonte, si je .voulais negliger a la fois toute «decision» n'est qu'un choix entre des possibles
les risques de malentendu et les risques d'allergie chez donnes - donnes par la vie anterieure ou par le systeme
beaucoup de psychanalystes. Par la je n'entends meme pas institue - qui peut toujours etre ramene aux resultats d'un
n6cessairement ce qui preside a ou declenche un geste calcul ou d'un raisonnement.
moteur - ou !'inhibition d'un tel geste. 11 y a deja activite Quel est le rapport de ce qui vient d'etre dit avec la
deliberee, et volonte, lorsque mon attention se concentre conception freudienne? Et quels sont les presupposes
de fac;;on suivie et systematique sur un objet de pensee : metapsychologiques de la reflexivite et de la capacite d'ac-
l'objet de la capacite deliberee d'agir, ou de la volonte, tivite deliberee?
peut etre simplement un etat de la representation, une Je vois quatre tels presupposes, dont deux seulement
orientation du flux representatif. Ce qu'on appelle en appartiennent a !'investigation metapsychologique, et
general la pensee (au sens de la pensee « theorique », par dont les deux autres depassent le champ psychanalytique
exemple) est un mixte ou les parts d'activite non proprement dit. Ces presupposes sont : 1) la sublimation;
consciente et consciente sont indissociables, comme le 2) !'existence d'un quantum d'energie libre, ou d'impor-
sont aussi les parts d'activite spontanee et deliberee. tantes capacites de mutation d'energie, aupres de !'ins-
La capacite d'activite deliberee est autre chose que la tance consciente; 3) la labilite des investissements dans
266 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 267
ce champ; 4) la capacite de mettre en question les objets tion du plaisir de representation au plaisir d'organe.
jusqu'alors investis en fonction de la reflexion. Je com- Conversion massive, co-originaire de l'humanite, que nous
mente brievement, en tant que de besoin, ces quatre pre- ne pouvons pas sonder davantage et qui rend la sublima-
supposes. tion possible. Certes, la substitution du plaisir de represen-
Le premier presuppose metapsychologique de .ces deux tation au plaisir d'organe prend d'abord la forme de la
possibilites dont l'actualisation definit la subjectivite phantasmatisation ou, comme disait Freud, du plaisir hal-
humaine proprement <lite est la capacite de la psyche a lucine. Mais deja sur ce cas du plaisir hallucine on voit la
sublimer. Je ne peux que mentionner en passant mon psyche realiser la possibilite de se satisfaire de quelque
enorme etonnement devant certaines insinuations recentes chose qui n'est plus l'etat d'un organe. Dans la phantasma-
selon lesquelles la notion de sublimation serait a peine tisation proprement <lite, la scene ne depend plus que des
compatible avec la conception freudienne - et, plus gene- avatars tropiques du flux representatif, avatars indetermi-
ralement, devant les hesitations, la confusion et le vague nes et indeterminables, et en tout cas sans lien « de
de ce qui en est generalement dit. contenu » avec la naturalite sexuelle (ou pulsionnelle) d'un
Sans doute, la question a ete laissee dans un etat chao- suppose objet initial. La bottine comme objet fetiche est un
tique par Freud: ce n'est ni une explication ni une justifi- defi a toute theorie sexualiste na"ive, qui montre la toute-
cation. Pour la resituer, il faut rappeler cette evidence puissance de la phantasmatisation (ne serait-ce que parce
banale, dont personne ne semble tenir compte : parler, que pendant la plus grande partie de leur histoire les
c'est deja sublimer. Le « sujet » du langage n'est pas un humains ont marche pieds nus). En termes freudiens, on
« sujet » pulsionnel 1• A partir du moment ou l'appareil oral dirait que cette substitution, du plaisir de representation au
investit une activite qui ne procure aucun plaisir d'organe plaisir d'organe, equivaut a un changement du« but» de la
(pas en general), il y a activite sublimee. Parler est une pulsion. Mais la caracterisation donnee ici, plus generale et
activite sublimee, d'abord parce qu'elle ne procure aucun englobante, conceme aussi bien la phantasmatisation. La
plaisir d'organe; ensuite et surtout parce qu'elle est instru- distinction avec celle-ci sera faite plus loin.
mentee dans et par une criation extra-psychique et qui D'une fa1;on correspondante, on dirait presque identique
depasse les possibilites de la psyche singuliere : l'institu- et en tout cas indissociable, la sublimation requiert la
tion du langage; enfin parce qu'elle implique toujours mutation d'une quantite d'energie psychique, d'energie
potentiellement que l'on s'adresse a d'autres participants, dirigee vers la « decharge motrice », en energie se concen-
reels, de la societe Ge fais abstraction du delire psycho- trant sur la representation ou le flux representatif lui-
tique, encore que ... ). meme. Cela encore est un trait essentiel de la phantasmati-
Nous ne pouvons rien comprendre a la psyche humaine sation (de l'imagination radicale) que la sublimation
(pas plus qu'a la societe) si nous nous refusons a constater partage - ce qui se comprend puisqu'elle en est, en un
qu'a la base de toutes ses specificites se trouve la substitu- sens, un rejeton.
Mais, en troisieme lieu - et c'est ici la difference avec la
1. Sur la psychanalyse elle-meme comme activite sublimee, voir phantasmatisation - l '« objet » de la sublimation (sur quoi
« Epilegomenes ... », loc. cit., p. 58-64 [reed., p. 71-80] et surtout « La
psychanalyse: projet et elucidation», ibid., p. 102-122 [reed., p. 130- s'investit l'energie en question) n'est et ne vaut que dans
157]. et par son institution sociale, effective presque toujours,
268 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 269
virtuelle eventuellement aussi 1• Il revient au meme de dire sement determinees. En fait elles ne le sont pas : telle est la
que la sublimation est l'investissement de representations nature du flux representatif, sur laquelle je me suis explique
(ou d'etats de la representation) dont le referent n'est plus ailleurs 1• Mais, si l'on veut suivre encore !'argumentation
un « objet prive », mais un objet non prive, public, c'est-a- deterministe, la determination n'a pas besoin non plus d'etre
dire social. Et ces objets sociaux sont invisibles ,-- ou bien ponctuelle: il se peut que ce soit l'etat global, et comme tel
valent moyennant leurs attributs invisibles : autrement dit non localisable en aucun sens du terme, de la representation,
valent en vertu de leur constitution ou de leur impregna- qui chaque fois conditionne (et est conditionne par) les
tion par des significations imaginaires sociales. Alors que « echanges avec l'exterieur ». Bien entendu, l'epiphenome-
chez l'animal, la concatenation representation-motricite naliste rigoureux soutiendra que ces chainons ou relais sont
est : a) en principe constante (pour la modifier, il faut de superfetatoires ou, pire, « illusions subjectives » (?), et que
l' « apprentissagy » : !'imagination animale est repetitive); l'on passe chaque fois d'une configuration « materielle »
b) fonctionnelle; c) toujours a referent« reel». (neurophysiologique) globale precise comme « cause » a
lei une digression est necessaire. Dans tout ce qui est une autre telle configuration comme « effet ». Nous consta-
dit ici - comme dans toute l'reuvre psychanalytique de tons alors d'abord que cette vue se qualifie elle-meme
Freud 2 -, la « causation » par representation est supposee d'illusion subjective; ensuite, qu'elle trace un programme
absolument. Autrement dit, nous tenons pour certain que irrealisable ou qui, dans le meilleur des cas, exigerait l' edifi-
des modifications de la representation ou de l' etat de la cation d'un echafaudage fantastiquement encombrant pour
representation en general peuvent entrainer des decharges l'intellection des faits les plus simples. Enfm, que ces
matrices, des modifications durables dans les investisse- « faits » eux-memes, elle est incapable de les saisir. Un mot
ments done dans la repartition de l'energie psychique, etc. dans un telegramme provoque une guerre mondiale. Si les
L'idee n'est pas seulement portee par !'evidence commune representations sont des relais, la chaine des determinations
la plus massive et la plus elementaire; sans elle l'activite n'est pas formellement rompue (autre chose si l'on retrouve
psychanalytique devient incomprehensible et impossible. ici une disproportion extreme entre « causes » et « effets »).
Cette constatation ne foumit nullement un argument pour un Mais il est clair en meme temps qu'une description de !'ex-
« libre-arbitre » au sens traditionnel, puisque les representa- plosion de la Premiere Guerre mondiale en termes de cou-
tions n'y sont que des chainons ou des relais dans les pro- rant electrique se depla<;ant le long des fils telegraphiques et
cessus de «causation», pouvant elles-memes etre rigoureu- des reseaux nerveux de Guillaume II, du Tsar, de Sir
Edward Grey, de Poincare et de Viviani est absurde, deja
1. « La sublimation est le proces moyennant lequel la psyche est parce qu'elle ne peut pas se donner dans ses propres termes
forcee a remplacer ses "objets propres" ou "prives" d'investissement
(y compris sa propre "image" pour elle-meme) par des objets qui son objet.
sont et valent dans et par leur institution sociale, et a en faire pour
elle-meme des "causes", des "moyens" ou des "supports" de plaisir. » 1. Le terme de «causation» est ici un tres fort abus de langage.
L 'Institution imaginaire ... , p. 421 [reed., p. 454-455]. De toute fa~on, il n'y a pas d'enchainement strictement causal des
2. Et contrairement aux convictions pre-psychanalytiques de representations, et il ne peut pas y en avoir. Voir « Epilegomenes ... »,
Freud, qui adherait aux vues de Hughlings-Jackson. Voir la Editor's op. cit., et L 'Institution imaginaire ... , ch. VI, p. 372-377, 378-381,
Note a la traduction de L'lnconscient (S. E. 14, 163) et surtout l'ex- 382-384, 396-397, 406-407, 431-442 [reed., p. 402-407, 407-411,
trait de sa monographie de 1891 sur l'aphasie, ibid., p. 206-208. 411-414, 428-430, 437-439, 466-479].
270 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 271
Le deuxieme presuppose est !'existence d'une quantite que soigner son homeostasie il y a dequalification-requa-
d'energie libre, ou d'importantes capacites de mutation lification d'energie, et que ce processus joue un role fon-
d'energie, aupres de !'instance consciente. On serait tente damental dans l'histoire et la constitution de l'etre
de postuler que le passage a la reflexivite, comme a la humain. Et il va de pair avec l' emergence de nouveaux
capacite d'activite deliberee, requiert !'existence d'un objets. Cela ne nous surprend pas, a tort et en fonction de
quantum d'energie libre (non specifique et non liee, libre- l'habitude, lorsque ces nouveaux objets et les mutations
ment flottante, etc.). Et on serait tente de formuler le meme d'energie correspondantes se trouvent sur le cursus psy-
requisit pour !'ensemble de la vie psychique (humaine, et chique ordinaire - lorsque par exemple l'enfant investit
meme animale) apropos de faits aussi fondamentaux que son appareil genital « a la place» de l'anus/faeces. Cela
le developpement du psychisme, ses capacites d'adapta- devrait cependant nous surprendre et nous faire reflechir
tion et d'apprentissage, etc. Cependant, tout cela peut etre lorsque la psyche investit de nouveaux objets qui sont
egalement place, sous le titre : capacite de dequalification- « invisibles » : par exemple, lors de passages historiques
requalification (bref, mutation) de l'energie psychique. comme celui du paganisme au christianisme ou du catho-
Mais comme !'expression energie psychique, bien qu'elle licisme a la Reforme. Mais aussi, je ne vois pas comment
soit certainement tout autre chose que simple metaphore 1, on pourrait nier - surtout lorsqu'on est psychanalyste -
ne recouvre actuellement encore rien qui soit vraiment cer- que !'emergence d'une nouvelle representation (et un
nable et assignable, les deux terminologies apparaissent groupement ou arrangement de representations est a
comme equivalentes. Nous savons qu'il ya des investisse- compter sous le meme titre) peut faire, dans le cas d'in-
ments d'intensites differentes - et que ces intensites peu- vestissements opposes, pencher la balance d'un cote plu-
vent changer. Nous n'avons aucune idee sur la question de tot que de l' autre.
savoir si et comment ces intensites se laissent « comparer» Avec les deux demiers presupposes, nous quittons le ter-
entre elles - sauf de la maniere qualitative la plus fruste et rain proprement metapsychologique et entrons dans un
s' agissant du meme individu -, encore moins « se som- domaine ou la synergie de !'institution sociale est decisive.
mer ». Nous ne pouvons meme pas aborder des questions Pour cette raison, et pour des raisons d'espace, je dois etre
teiles que : les differences evidentes d' « energie » entre
tres bref la-dessus 1• L'etablissement d'une reflexivite et
individus sont-elles congenitales ou bien resultent-elles de
d'une capacite d'activite deliberee requiert en troisieme
blocages causes par l'histoire singuliere des uns et des
lieu une importante (et relative) labilite des investisse-
autres?
ments. Cette labilite n'est a confondre ni avec une fluidite
Que l' on postule l 'existence d 'une quantite d' « energie
quelconque, ni avec ce que Freud appelait la « vicariance »
libre » ou la capacite de mutation d'energie 2, il est clair
de l'objet de la pulsion. Elle est simplement le contraire de
que chaque fois que l'appareil psychique fait autre chose
la rigidite. Or, cette rigidite des investissements sublimes
1. Sur la critique des critiques de la « simple metaphore », voir est caracteristique de la presque totalite des societes
« Epilegomenes ... »,op.cit., p. 54-57 [reed., p. 66-70].
2. De toute fas;on, a une ultime etape une action directe de la 1. Sur les points evoques brievement ici, voir surtout « Institution
representation sur l'energie est ineliminable sous peine de regression de la societe et religion», in Domaines de l' homme, op. cit., p. 364-
al'infini. 384 [reed., p. 455-480].
272 Logos
L' etat du sujet aujourd' hui 273
humaines - et l'on peut dire qu'elle est la meilleure
caracterisation, du point de vue psychanalytique, de leur « sujet » humain 1• L'etablissement d'un autre rapport entre
heteronomie. L'investissement d'un croyant dans son le conscient et l'inconscient peut etre davantage specifie :
Jahveh, son Christ, son Allah, d'un membre du NSDAP il doit contenir, du cote de l'instance consciente, la reflexi-
dans le Fuhrer ou d'un membre du PCUS dans.le Secre- vite et la capacite d'action deliberee. Inutile d'ajouter que
taire general, OU d'un scientifique dans le caractere here- cela n'implique nullement la « prise du pouvoir » par le
ditaire de !'intelligence (l'amenant a trafiquer les don- conscient, !'assimilation ou l'assechement de l'incons-
nees d'observation) n'est pas labile. Celui d'un citoyen cient: c'est le contraire qui est vrai, pour des raisons evi-
qui peut et veut discuter le bien-fonde de la loi a laquelle dentes. (Qui peut craindre de voir ses desirs les plus mons-
en attendant il obeit, ou celui du scientifique critique, trueux? Un etre heteronome.) Inutile aussi d'ajouter, sans
l'est. Or cela ne depend pas de l'etre humain singulier et revenir sur une rhetorique qui a fait flores en France pen-
cela dans deux 'sens au moins. D'abord, ce n'est jamais dant trente ans, que l'autonomie non seulement n'a rien a
lui qui a inscrit au fronton de la societe : la loi est faite voir avec une «adaptation» quelconque a l'etat des choses
par nous, a la place de : Dieu nous a donne la loi. existant, mais en est le contraire, puisqu'elle signifie preci-
Ensuite, ce n'est pas lui qui s'est eduque lui-meme de sement la capacite de mettre en question cet ordre - lequel
maniere a ne reconnaitre aucune autorite supreme qui ne est tout autant fonde sur une sublimation qui respecte les
doive rendre compte et raison de ses actes et de son exis- significations instituees qu'il serait peu menace par une
tence; d' autres l' ont eduque dans cette attitude, qui y explosion de « desirs » par defmition inarticules et inarti-
avaient deja ete formes. culables ou par la fantomatique apparition sur la scene
Enfm, quatrieme presuppose - la distinction avec le pre- sociale du« sujet de l'inconscient ».
cedent est extremement tenue, on peut appeler celui-fa le Bien evidemment, nous parlous de possibilites de l'etre
versant « objectif » et celui-ci le versant « subjectif » -, il humain; nous ne disons pas qu 'elles sont realisees tou-
faut la capacite effective de mettre en question les objets jours, la plupart du temps, automatiquement, etc. Nous
jusqu'ici investis (fussent-ils meme, a la limite, des regles savons pertinemment que le contraire est vrai; mais nous
du penser) en fonction de la reflexion, et de conclure selon savons aussi que ces possibilites sont actualisables,
les resultats de celle-ci. Il revient au meme de dire qu'il qu'elles ont ete actualisees par certaines societes et cer-
faut la capacite de mettre en question les objets institues. tains etres humains, que penser, psychanalyser, dire ce que
Cela aussi, aussi « subjectif » soit-il, est relatif au mode et nous disons presuppose cette actualisation.
au contenu de l'institution sociale de ces objets. 11 est psy- En parlant de capacite d'activite deliberee, fai egale-
chiquement inconcevable de pouvoir dire : la loi est ment utilise le terme de volonte - avec des precautions.
injuste, lorsque la loi a ete donnee par Dieu, et la justice Ces precautions ne sont motivees que par la lecture selec-
n'est qu'un parmi les noms-attributs de Dieu. (Meme tive et biaisee (des deux cotes) qui a ete faite, presque tou-
chose pour le tsar.) jours, de ce que Freud a pu ecrire a cet egard. La volonte,
Ce que je viens de faire donne un contenu plus precis a 1. Voir L'lnstitution imaginaire ... , ch. n, p. 138-151 [reed., p. 150-
ce que j'ai defini depuis 1965 comme l' autonomie du 164] et en demier lieu « La logique des magmas ... », toe. cit., p. 410-
418 [reed., p. 513-523].
274 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 275
telle que je l'entends ici du point de vue metapsycholo- tions du terme: ils constituent d'abord l'histoire de l'etre
gique, est !'existence d'une quantite d'energie libre ou considere, mais aussi ils dependent (via l' education au
d'une capacite de mutation importante d'energie coordon- sens le plus large) de l 'histoire collective a laquelle cet etre
nee a la reflexivite. Or, du debut a la fin, pullulent chez appartient. Et qu'est-ce que !'analyse elle-meme, sinon
Freud les formulations qui insistent sur les processus l'effort decreer de nouveaux frayages chez l'analysant, et,
« concentrant » de l'energie dans le Je au fur et a mesure en particulier, un investissement de sa capacite de
que l'individu se developpe. Freud se dresse contre l'ab- reflexion, une re-mobilisation de son energie, enfin une
surdite du « libre-arbitre » au sens d'une fulguration sans capacite de coordonner son « utilisation d'energie » avec
motif faisant table rase de toute l'histoire precedente de sa reflexion ?
l'individu; mais on ne saurait eliminer la causation par Pas plus que certains psychanalystes, ces considerations
representation sans reduire a neant toute son reuvre. Si on ne satisferont les tenants d'une « liberte pure» parmi les
relit attentivement le point 3 de « Une difficulte de la psy- philosophes. A ces demiers rappelons seulement qu 'Aris-
chanalyse », on verra que Freud ne dit nullement: le Jene tote definissait la vertu comme hexis proairetike, a savoir
peut rien faire. 11 dit: le Je (en !'occurrence, le Je malade habitus dependant du choix et createur de choix. 11 savait
ou nevrose) a voulu trop faire vu les conditions et les cir- bien ce qu'il disait. Toutes les antinomies, vraies et appa-
constances ou il est place; mais on peut l'aider a ajuster rentes, de la chose sont deja dans cette phrase. L'autono-
ses visees et a etendre les moyens dont il dispose. Or, mie n'est pas une habitude - ce serait une contradiction
etendre les moyens dont le Je dispose consiste a la fois a dans les termes - mais l'autonomie se cree en s'exerc;ant,
remobiliser des energies, a les diriger vers le processus de ce qui presuppose que, d'une certaine maniere, elle pre-
reflexion et a faciliter l'action des representations « refle- existe a elle-meme. Peut-etre l'irnage qu'employait Platon
chies » sur l' energie psychique 1• Tous ces points revien- a propos du vrai savoir est, a son propos aussi, la moins
nent a dire qu'il s'agit d'etablir et de retablir desfrayages mauvaise : flamme qui grandit en se nourrissant elle-
(des Bahnungen, « voies », passages, trajets - facilitations meme 1.
ont cru pouvoir ecrire les traducteurs anglais ), terme que
certes la neurophysiologie contemporaine serait loin de
desavouer. C'est moyennant de tels frayages, nous le Je conclurai en tentant de repondre, sommairement, aux
savons, que l'etre humain devient ce qu'il est: toute matu- deux questions que je posais en commenc;ant.
ration, tout developpement, et toute education sont l'eta- En premier lieu, il n'est pas possible de formuler un
blissement de frayages, que l'on prenne le terme au sens concept englobant du sujet. Nous sommes obliges de diffe-
«materiel», neuro-physiologique, ou au sens psycholo- rencier. Nous devons reconnaitre, a l'origine et au premier
gique. Ces frayages sont historiques dans les deux accep- niveau, un pour soi - un self, un soi - du vivant comme
tel, realisant deja des traits decisifs qui caracteriseront
1. Que cette energie soit investie en grande partie sur les images
de soi-meme du Je, sur le« Moi ideal», ou sur d'autres objets de la aussi toutes les entites « subjectives», a tous les niveaux.
sublimation; qu'elle ait done une qualification supplementaire «nar-
cissique » ou pseudo-« objectale », tous ces cas sont parfaitement 1. Lettre VII, 341 c-d. Relativement au « kantisme pur », v. « Epi-
consonants avec ce qui est dit dans le texte. legomenes... », loc. cit., p. 58-62 [reed., p. 72-77].
276 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 277
Ces entites, a des niveaux chaque fois differents, sont la qu'elle a ete definie ici - caracteristique de ce qu'il faut
psyche et les «instances» psychiques, l'individu social, la appeler la subjectivite humaine. De celle-ci on doit dire
societe. Chacune d' elles presente des specificites deci- que, creation historique relativement recente (la rupture
sives. En particulier, les « instances psychiques » de Freud qui la cree se fait en Grece ancienne ), elle est une virtualite
- ou les entites correspondantes dans d'autres descriptions de tout etre humain, certainement pas une fatalite. L'his-
de la « topique » de la psyche - sol).t certes chacune pour toire recente et presente montre des exemples massifs et
soi, mais les autres caracteres qu'elles creent en etant creu- epouvantables ou les demieres traces de reflexivite et de
sent un abime entre elles et le simple vivant. De meme, volonte propre que peuvent posseder des etres humains
pour ce qui est de l'individu social, OU de l'entite societe. sont ramenees a zero par !'institution sociale (politique).
Plus specialement pour ce qui est de l'individu social, la C'est en tant qu'il se fait subjectivite que l'etre humain
confusion est grande entre celui-ci, l'etre psychique, et le peut se mettre en cause et se considerer comme origine,
sujet ou la subjectivite humaine proprement dite. L'indi- certes partielle, de son histoire passee, comme aussi vou-
vidu social, niveau « socialement fonctionnel » de l'etre loir une histoire a venir et vouloir en etre le co-auteur.
humain, presente certes les caracteres d'un pour soi, est Cela, je le souligne encore, le simple « conscient » est loin
fabrique a partir du materiau psychique par la societe (via de pouvoir le donner : on peut parfaitement concevoir un
la famille, le langage, !'education, etc.) mais est« separe » conscient qui reste simple spectateur, enregistrant les pro-
des autres instances psychiques par la barriere du refoule- cessus qui se deroulent dans la vie de l'individu. Les
ment. A peu pres co-extensif au « conscient » de la pre- exemples, cliniques ou pas, fourmillent Sans une telle
miere topique freudienne, il est capable de « pensee » dans subjectivite - sans le projet, mais deja en cours de realisa-
tion, d'une telle subjectivite - non seulement toute visee
les cadres institues, et de «volition» - au sens de !'activa-
de verite et de savoir s 'effondre, mais toute ethique dispa-
tion par le conscient des mecanismes moteurs - dans les
rait, puisque toute responsabilite s'evanouit. La psychana-
memes cadres 1. Mais, en regle generale (si l'on considere
lyse deviendrait alors comme theorie une variante de la
toute l'etendue de l'histoire et des societes humaines), il
sophistique et comme pratique une entreprise cynique
n 1est pas en mesure de mettre ces cadres en question ni par
d' exploitation.
consequent de se mettre en question lui-meme. Il n'a pas
A ma deuxieme question: y a-t-il une unite de l'etre
done la reflexivite au sens strict et fort du terme - et, par
humain singulier, au-defa de son identite corporelle et de
voie de consequence, la capacite d'activite deliberee telle
I' enveloppe chronologique de son « histoire », de sa chro-
l. Certes, il peut aussi transgresser les unes et les autres. Mais la nique, ma reponse breve et provisoire sera encore multiple.
transgression n'est pas mise en question, elle est confirmation des Il y a certes une certaine unite de chaque psyche singu-
lois existantes. Pour le reste, je ne peux pas entrer ici dans les rap- liere, au moins comme origine commune et co-apparte-
p0~s _sans aucun doute tr~s profo~ds et importants entre transgression
md1v1duelle et contestatlon pohtlque. Rapports ne signifie evidem- nance obligatoire de forces qui se livrent une longue
ment pas identite. Les chantres de la transgression (comme « subver- guerre sur le meme theatre d'operations. Il ya, a sa faS?On,
sion» politique) ne valent pas mieux que les psychanalystes (il s'en l'unite plus ou moins solide de l'individu que fabrique la
est, helas, trouve) qui ont voulu ramener la contestation politique a la
transgression; chose pas tellement differente de la criminalisation de
societe. Au-defa, il y a une unite visee ou que nous devons
la revolte que comporte tout code penal qui se respecte. viser: l'unite de la representation reflechie de soi et des
278 Logos L' etat du sujet aujourd' hui 279
activites deliberees que l'on entreprend. Unite ne veut pas nous interdit de faire semblant de dialoguer avec un
dire, bien entendu, invariabilite a travers le temps. magnetophone, et que done nous le laisserons faire du
bruit dans son coin. Mais entre nous, nous dirions aussi
que ce quelqu'un non seulement repete des trivialites phi-
Je terminerai en foumissant deux images. Le pour soi est losophiques qu'on etait en droit d'esperer classees depuis
une boule fermee - c'est cela que veut dire cloture - et de vingt-cinq siecles, mais qu'il meconnait des requisits
diametre approximativement constant. Et il se trouve que essentiels de la theorie psychanalytique. Car dans ce der-
cette boule est chaque fois « ajustee », tant bien que mal, nier domaine, l'implication de l'idee qu'il n'y a jamais
selon une indefinite de dimensions, a un nombre indefini entre humains depassement des exteriorites reciproques est
d'autres boules. La subjectivite humaine est une boule qu'il n'existerait jamais, dans le developpement du psy-
pseudo-fermee, qui peut s'auto-dilater, peut interagir avec chisme, d 'introjection veritable : toute introjection serait
d'autres pseudo-boules du meme type, et peut remettre en integralement une construction « introprojective », tout ce
question les conditions, ou les lois, de sa cloture. que l'enfant introjetterait de sa mere serait du exclusive-
L' auto-dilatation signifie que le monde humain, le ment a l'enfant et la mere n'y serait pour rien, de la pure
monde accessible a la subjectivite humaine, n'est pas projection que l'enfant illusoirement se re-incorporerait.
donne une fois pour toutes, il est a la fois extensible et Or nous savons que ce n'est la que la moitie de la realite:
modifiable (vers le « dehors » et vers le « dedans »). Nous l'enfant transforme ce qu'on lui donne ou ce qu'il trouve
avons deja parle de cette possibilite, de son enracinement en lui donnant un sens - mais ce n' est pas sans rapport
dans l'imagination radicale de la psyche, de son inter- avec le sens de ce qu 'on lui a donne. 11 n'y a pas de bebe
dependance avec l'institution de la societe. qui ne fasse la difference entre un regard charge d'amour
L'interaction veritable avec d'autres subjectivites signi- et un regard charge de haine. Et c'est aussi sous cette
fie quelque chose d'inou"i dans le monde : le depassement condition qu'on apprend a parler, a savoir: accepter que la
de l'exteriorite reciproque. (Nous essayons, du moins, de signification d'un mot est celle que les autres lui attachent.
penser le simple vivant comme ajustement, incroyable- Enfin, point le plus difficile, toute remise en question des
ment fin et complexe, d'exteriorites reciproques.) C'est ce lois et des conditions de la cloture de la subjectivite se fait
depassement de l' exteriorite reciproque qui est en jeu lors- encore dans la cloture, dans la sphere close d'autres lois et
qu' il s'agit de comprendre, comme aussi d'acceder a la conditions - aussi immensement elargie que celle-ci puisse
dimension du sens comme invisible. Que quelqu 'un nous etre. Etre sujet, et etre sujet autonome, c'est encore etre
dise: c'est toujours d'exteriorites reciproques qu'il s'agit quelqu'un et non pas tous, n'importe qui ou n'importe
entre humains ; nous nous ajustons les uns aux autres quoi. C'est encore et surtout investir des objets determines
comme des magnetophones construits pour cela; je fais et investir son identite - la representation de soi-meme
semblant de vous parler et vous faites semblant de m'en- comme sujet autonome. C'est pour cela que Socrate
tendre et mine de croire que ce que je dis a un sens ; aimer accepte de mourir - et c'est pour cela qu'en mourant il se
c'est vouloir donner quelque chose que l'on n'a pas a quel- sauve aussi. 11 se sauve pour lui-meme; il sauve son
qu'un qui n'en veut pas, etc. - nous repondrions certes, image, triomphant retour de l'auto-finalite dans la dispari-
d'abord et avant tout, que notre idee de ce qui a un sens tion de son « sujet ». Mais il sauve aussi quelque chose
280 Logos
taires ou autontarres. Elle l'est aussi, de maniere plus elles-memes les ontologies de Hegel ou de Heidegger. Je
cachee mais non moins forte, par l'atrophie du conflit et de me limiterai a quelques remarques qui me paraissent perti-
la critique, l'expansion de l'amnesie et de l'irrelevance, nentes quanta mon sujet.
l'incapacite croissante de mettre en question le present et La philosophie implicite de l 'histoire de Heidegger
les institutions existantes, qu'elles soient proprement poli- - l'histoire comme Geschick, destin, destination et dona-
tiques ou qu' elles portent les conceptions du monde. Dans tion de l 'Etre et par l 'Etre - comme la totalite de ses ecrits
cette critique, la philosophie a toujours eu une part cen- trouvent leur condition necessaire dans la cecite congeni-
trale, meme si son action a ete la plupart du temps indi- tale de Heidegger devant l'activite critique/politique des
recte. Cette action est en train de disparaitre, d'abord et etres humains (qui est a la racine de son adhesion au
surtout sous le poids des tendances social-historiques nazisme et au Fuhrerprinzip ). Cecite completee par une
contemporaines, que je ne discuterai pas ici 1• Mais un effet autre, apparemment tout aussi congenitale, devant la
de ces tendances, qui les renforce a son tour, est l'influence sexualite et, plus generalement, la psyche. Nous sommes
de l'adoration heideggerienne et post-heideggerienne de la ici devant le spectacle bizarre d'un philosophe qui parle
« realite » brute, et les proclamations heideggeriennes interminablement sur les Grecs, et dans la pensee de qui
« nous n'avons rien a faire», « il n'y a rien a faire» 2• La on constate des trous a la place de la polis, de l' eros et de
combinaison des deux se laisse aisement voir dans la glorifi- la psyche. Mais une «interpretation» de la philosophie
cation de la« pensee faible » (pensiero debole), c'est-a-dire grecque qui ignore systematiquement le fait que la philo-
d'une pensee molle et flexible explicitement adaptee a la sophie est nee dans et par la polis, et qu 'elle fait partie du
societe desmedias 3• La «critique» deconstructionniste, qui meme mouvement qui a cree les premieres democraties,
se limite soigneusement a la deconstruction de vieux livres, est condarnnee a une infirmite inguerissable. Si, comme
est elle-meme un des symptomes de la crise. l'a ecrit une fois Heidegger, le grec n'est pas « une »
La proclamation de la« fin de la philosophie » n'est evi- langue, mais la langue, et done predestine a la philosophie,
demment pas nouvelle. Cette fin a ete deja decretee qu'allons-nous faire des Spartiates, qui parlaient grec - et
erpphatiquement par Hegel. Elle decoule, aussi bien chez meme mieux que les autres Grecs: lakonizein - mais n'ont
Hegel que chez Heidegger, d'une philosophie qui est, produit aucun philosophe 1 ? La meme cecite conduit Hei-
indissolublement, ontologie (ou « pensee de l 'Etre »), phi- degger a ne voir dans la periode contemporaine que la
losophie de l'histoire et philosophie de l'histoire de la phi- domination de la technique et de la « science » - et dans
losophie. Ce n'est pas mon propos ici de discuter pour les deux cas, avec une acceptation incroyablement nai.-Ve
de leur pretendue omnipotence - et le rend incapable
1. Cf. les textes cites dans la note precedente.
2. Cf. par exemple, et parmi de nombreuses autres formulations, d'apercevoir la crise interne de l'univers techno-scienti-
« Nous ne devons rien faire, seulement attendre » (« Pour servir de
commentaire il Serenite », Questions Ill, Paris, Gallimard, 1966, 1. Excepte pour Chilon le Lacedemonien, un des Sept Sages. - La
p. 188). L'interview posthume du Spiegel met aussi lourdement !'ac- monstrueuse (et, il l'endroit decisif, clairement politique/reaction-
cent sur cet aspect. naire) «interpretation» par Heidegger du celebre stasimon d'Anti-
3. Ainsi, 1l Pensiero debole, Gianni Vatimo et P.A. Rovati ed., gone (« Nombreux sont les terribles, mais rien plus terrible que
Milan, 1983, et Gianni Vatimo, La Fine della modernita, Garzanti l'homme ... ») il la fin de son Introduction a la metaphysique le
Ed., 1985 (tr. fr. Ed. du Seuil, Paris, 1987). montre profondement etranger au monde et il l' esprit grecs.
284 Logos La « fin de la philosophie » ? 285
.fique et, encore plus important, les activites des etres fruit plus recent). Cela signifie qu'il faut, dans chaque cas,
humains dirigees contre le systeme etabli et les possibilites montrer : 1°) que tous les philosophes passes participent de
que ces activites contiennent. la « metaphysique » entendue comme recouvrement de la
Sa philosophie de l'histoire conduit Heidegger a une « difference ontologique », oubli de l'Etre, preoccupation
methode d'interpretation de l'histoire de la philosophie avec l'etre des etants et inattention devant la question du
dont le noyau est hegelien, pour les memes raisons et, en sens de l'Etre; et que, 2°) malgre cela et curieusement, cet
fait, avec les memes resultats que chez Hegel. Pour le dire « oubli » d'une certaine maniere « progresse » (c'est-a-dire
brievement : une veritable discussion critique des philo- regresse) dans un mouvement hegeloi:de a travers l'histoire
sophes du passe se trouve frappee d'interdiction ou devient vers des formes de plus en plus completes, de sorte que
impossible. De sorte que la democratie philosophique, l'accomplissement et l'achevement de la metaphysique,
l' agora intertemporelle ou philosophes vivants et philo- comme l'oubli de l'Etre, sont deja la d'emblee avec Platon
sophes morts se rassemblent par-dessus les siecles et dis- (et peut-etre meme les presocratiques), mais sont encore
cutent veritablement, est abolie. Chez Hegel, la critique plus completement accomplis avec Hegel et puis Nietzsche.
des philosophes du passe n'est qu'un signe de ce que le Le long de cette voie, les conflits, les contradictions, les
critique ne comprend pas ce qu'est la philosophie. Les phi- luttes entre philosophes sont ignores ou recouverts, et
losophes du passe ne peuvent pas etre critiques, ils ne peu- l'ensemble de l'histoire de la philosophie apparait comme
vent etre que surmontes, aufgehoben; on doit montrer un parcours lineaire qui atteint son resultat predestine, la
qu'ils conduisent « de l'interieur » chacun a la philosophie cloture de la metaphysique et le penseur de cette cloture,
suivante, et ainsi de suite, jusqu'au moment ou nous par- Heidegger.
venons au "savoir absolu, c'est-a-dire au systeme hegelien. Avec Hegel, toutes les philosophies sont reduites au
(Bien evidemment, Hegel lui-meme n'a pas pu rester meme, au sens qu'elles ne sont toutes que des« moments»
fidele a ce programme.) Les liens profonds de cette atti- dans le proces de la conscience de soi et de la connais-
tude avec l'ensemble de la philosophie de Hegel sont aussi sance de soi de l'Esprit - et que tous ces « moments » sont
cl~irs que les impossibilites intraitables auxquelles elle condamnes a etre des « moments » du Systeme (hegelien).
conduit. La fin de la philosophie n' est pas une humeur ou Avec Heidegger, tous les philosophes sont reduits au
une opinion de Hegel, mais l'implication necessaire de son meme 1. Ils representent des voies differentes, mais quant
systeme total, qui tient ou tombe avec elle. au fond indifferentes, de l'oubli de l'Etre, de la pensee de
La situation n' est pas au fond differente avec Heidegger. l'Etre comme presence, de la confusion entre presence et
Il ne peut pas y avoir de discussion critique des philo- ce qui est, chaque fois, present. Chez les post-heidegge-
sophes du passe. Les « penseurs » expriment des moments riens, cela deviendra le cercle infracturable de l' onto-theo-
de l' « histoire de l'Etre », l'Etre parle par leur bouche. logo-phallocentrisme greco-occidental. Heureusement,
(Bien evidemment, Heidegger non plus ne pouvait rester
nous ne sommes pas encore tout a fait perdus. Avec l'aide
fidele a son programme.) Les philosophes du passe peu-
vent etre seulement interpretes et « deconstruits » (en toute
1. Cf. les demieres pages de« La paroled' Anaximandre » (1946)
litteralite, le programme annonce dans Sein und Zeit est dans les Chemins ... ou Aristote, Platon, Heraclite, Parmenide et
die Destruktion der Ontologie; «deconstruction» est un Anaximandre sont presentes comme pensant « le meme ».
286 Logos La « fin de la philosophie » ? 287
du Zeitgeist, se font de plus en plus perceptibles des bruits autres philosophes etait un facteur essentiel du maintien et
concernant la possibilite de sortir de ce cercle en ayant de l'elargissement de cet espace comme espace de liberte
recours a l' Ancien Testament (non pas, certes; le Nouveau, OU l' on ne trouve ni autorites ni revelation, ni secretaires
contamine sans espoir par ces damnes Grecs). Alors que generaux, ni Fuhrer, ni Destin de l'Etre; espace ou les dif-
nous etions parvenus a nous convaincre presque de l'inexis- ferentes doxai sont confrontees et ou chacun a le droit, a
tence de tout « signifie transcendantal », nous sommes ses risques et perils, d'exprimer son desaccord.
maintenant avertis que Jehovah, ses lois et l'ethique des C'est pourquoi, pour un philosophe, il ne peut y avoir
Hebreux peuvent et doivent etre restaures a la place d'un tel d'histoire de la philosophie que critique. La critique pre-
signifie (meta-? ou post-?) transcendantal. De sorte que suppose evidemment l'effort le plus laborieux et le plus
nous commen9ons a pouvoir esperer qu'il nous suffirait de desinteresse de comprendre l' reuvre critiquee. Mais elle
remplacer la philosophie par la revelation pour etre sauves. exige aussi une vigilance constante quant aux limitations
possibles de cette reuvre, limitations qui resultent de la
cloture presque inevitable de toute reuvre de pensee qui
Rien d'etonnant dans ces conditions qu'a part quelques accompagne sa rupture avec la cloture precedente.
peu nombreuses exceptions, la philosophie soit pratiquee Mais c'est aussi pourquoi, pour un philosophe, il doit y
de moins en moins et que la plus grande partie de ce qui avoir une histoire critique de la philosophie. Si cette his-
passe aujourd'hui pour philosophie n'est que commentaire toire n'est pas critique, il n'est pas philosophe, il n'est
et interpretation, ou plutot, commentaire au carre et inter- qu 'historien, interprete ou hermeneute. Et s 'il n 'y voit pas
pretation au carre. Ce qui entraine aussi une distorsion de une histoire au sens lourd et plein du terme, il succombera a
l'histoire ineme de la philosophie, qui se trouve demem- l'illusion fatale qu'il recommence tout de nouveau - l'illu-
bree entre un academisme scolastique sans esprit et l'irre:- sion de la tabula rasa. La philosophie est une activite
levance deconstructionniste. reflexive qui se deploie a la fois librement et sous contrainte
Comment aborder l'histoire de la philosophie, c'est-a- de son propre passe. La philosophie n'est pas cumulative -
dire le travail des philosophes importants du passe, est evi- mais elle est profondement historique.
demment une question immense. Quelques points cardi- Il se cree ainsi, visiblement, une situation circulaire, qui
naux doivent etre ici designes. ne resulte d'aucun « defaut logique », mais exprime l'es-
Un philosophe ecrit et publie parce qu'il croit qu'il a a sence meme de l'autoreflexion dans l'horizon necessaire-
dire des choses vraies et importantes, mais aussi, parce ment total de la pensee philosophique - ou le fait que son
qu'il veut etre discute. Etre discute implique la possibilite centre est sa peripherie, et vice versa. Une histoire critique
d'etre critique et, eventuellement, refute. Et tousles grands de la philosophie n'est possible que si l'on se tient a un
philosophes du passe - jusques et y compris Kant, Fichte point de vue propre. Mais elle n'est pas davantage possible
et Schelling - ont explicitement discute, critique et refute si fait defaut une conception de ce qu 'est l'histoire - l 'his-
- OU pense qu'ils refutaient - leurs predecesseurs. Ils pen- toire humaine, au sens le plus large et le plus profond - et
saient, a juste titre, qu'ils appartenaient a un espace social- de la place de la philosophie dans cette histoire. (A cet
historique public et transtemporel, a l 'agora transhisto- egard Hegel et Heidegger sont, certes, formellement cor-
rique de la reflexion, et que leur critique publique des rects.) Cela ne signifie nullement qu'on « expliquera » (et
Logos La «fin de la philosophie »? 289
288
« refutera ») Platon et Aristote par !'existence de l'escla- que l'on ne pourrait pas etre enthousiasme par Wagner, par
vage, Descartes et Locke par la montee de la bourgeoisie, exemple, a moins d'avoir parcouru toutes les etapes qui
et toutes les absurdites, bien connues, de cette espece. menent du chant gregorien a Beethoven, etc.
Mais cela signifie tres categoriquement que la philosophie Le cas de la philosophie est encore autre. En tant qu'acti-
passee (et presente) doit prendre sa place dans l'histoire de vite autoreflexive de la pensee, la philosophie implique
l'imaginaire humain et de la lutte difficile et multi-secu- qu'idealement toute forme de pensee est pertinente pour
laire contre !'institution heteronome de la societe. II serait elle; sont done aussi obligatoirement pertinentes pour un
tout aussi stupide de nier les motifs et les determinations philosophe les pensees des philosophes qui l'ont precede.
essentiellement politiques de la philosophie de Platon, sa Mais autoreflexivite signifie certes critique; un philosophe
lutte contre la democratie et leurs liens etroits a !'ensemble qui critique des philosophes du passe fait, peut-on dire, de
de la pensee de Platon, y compris son ontologie, que de l'autocritique (a raison ou a tort, c'est une autre question).
nier que Platon a re-cree et re-institue, pour une deuxieme Je ne peux pas me reveiller un matin avec une idee contre-
fois, la philosophie et qu'il reste ace jour le plus grand de disant tout ce que je pensais jusqu'alors, et me precipiter
tousles philosophes. Semblablement, bien qu'a un niveau pour la developper oubliant tout ce que j'ai pu dire aupara-
beaucoup plus modeste, il serait tout aussi stupide de nier vant. Les oiseaux chantent innocemment chaque matin de
les motifs et les traits profondement antidemocratiques nouveau - mais ce sont des oiseaux, et ils chantent le
et reactionnaires de la pensee de Heidegger, manifestes meme chant. De meme, je ne puis ignorer le fait que ma
deja dans Sein und Zeit (six ans avant le Discours du rec- pensee, aussi originale puisse-je la croire, n'est qu'une
torat) et persistant jusqu'a la fin (dans !'interview pos- ride, au mieux une vague, sur !'immense fleuve social-his-
thume du Spiegel), et leur relation intime a !'ensemble de torique qui a surgi en Ionie il ya vingt-cinq siecles. Je suis
ses conceptions que de nier que Heidegger a ete un des place sous la double injonction: penser librement, et pen-
philosophes importants du XX' siecle ou d'affirmer qu'un ser sous la contrainte de l'histoire. Cette antinomie appa-
philosophe pourrait aujourd'hui simplement !'ignorer. Le rente et reelle ne forme pas un double bind, elle est ressort
p~doxe apparent implique ici exigerait certainement et source de puissance pour la pensee philosophique. Elle
d'etre elucide, mais la n'est pas notre sujet present. est ressort et source d'un dialogue monologique ou d'un
La philosophie n'est pas cumulative - comme on pourrait monologue dialogique d'une immense richesse potentielle.
dire que l'est la science, meme si, dans ce dernier cas aussi, Cela signifie aussi, enfin, que je dois avoir - ou former
les choses sont moins claires qu'elles n'apparaissent habi- graduellement- une conception de ce qu'est la philosophie,
tuellement. En pratique, en tout cas, on peut aujourd'hui l'activite autoreflexive de la pensee. Or, on le sait, ce qu'est
apprendre la mathematique ou la physique en etudiant les la philosophie a ete chaque fois defini de nouveau, explicite-
traites contemporains, et sans besoin de recourir a Newton, ment ou implicitement, par chaque philosophe important -
Einstein, Archimede, Gauss ou Cantor. L'art, non plus, n'est et defini en intime !flation avec le contenu de sa philoso-
pas cumulatif, bien que de maniere differente. L'immersion phie. Autrement dit, impossible de definir ce qu'est la philo-
dans la culture oii une reuvre d'art donnee a ete creee est sophie sans une certaine comprehension de ce que les philo-
presque toujours une condition de sa «comprehension» (si sophes ont dit - c'est presque une tautologie - mais aussi
celle-ci ne doit pas rester exterieure). Mais il ne s 'ensuit pas sans adopter a cet egard une attitude critique (qui peut,
290 Logos La « fin de la philosophie » ? 291
certes, aboutir simplement a une re-confirmation de ce qui a l'auto-institution explicite, qui presuppose evidemment la
ete dit). Ainsi, la conception que je me forme de la philoso- mise en question de l'institution existante et cela, en prin-
phie est fortement liee a la conception que je me forme de cipe, a tout instant. Le projet d'autonomie collective signi-
l'histoire de la philosophie, et vice versa. Mais il est aussi fie que la collectivite, qui ne peut exister que comme insti-
impossible de penser ce qu'est la philosophie, sans une cer- tuee, reconnait son caractere instituant et le recupere
taine conception de l 'histoire, puisque la philosophie est explicitement, et se met en question elle-meme et ses
aussi une donnee social-historique. (Quelles que soient ies propres activites. En d'autres termes, la democratie est
pretentions du point de vue « transcendantal », je ne conti- le regime de l'autoreflexivite (politique). Quelles lois
nuerais pas de discuter avec quelqu 'un pretendant qu 'Aris- devons-nous avoir, et pour quelles raisons? Mais cela est
tote aurait pu etre chinois, ou meme Hegel italien.) Et, pour aussi vrai pour la philosophie. La philosophie ne porte pas
fermer le cercle,, cela montre que la philosophie est impos- sur la question: qu'est-ce que l'Etre, ou quel est le sens de
sible sans une philosophie du social-historique. l'Etre, ou pourquoi y a-t-il quelque chose plutot que rien,
etc. Toutes ces questions sont secondaires au sens qu'elles
A tous ces egards, je ne puis ici que resumer dogmati- sont toutes conditionnees par !'emergence d'une question
quement mes propres positions. Je crois impossible de plus radicale (et radicalement impossible dans une societe
comprendre ce qu'est vraiment la philosophie sans prendre heteronome): que dois-je penser (de l'etre, de laphusis, de
la polis, de la justice, etc. - et de ma propre pensee).
en compte sa place centrale dans la naissance et le deve-
Ce questionnement continue, et doit continuer sans cesse
loppement du projet social-historique d'autonomie (sociale
pour une raison simple. Tout etre pour soi existe, et ne peut
et individuelle). La philosophie et la democratie sont nees
exister que, dans une cloture. Il en est ainsi aussi de la
a la meme epoque et au meme endroit. Leur solidarite societe et de l'individu. La democratie est le projet de
resulte de.ce qu'elles expriment, toutes les deux, le refus
rompre la cloture au niveau collectif. La philosophie, qui
de l'heteronomie - le rejet des pretentions a la validite des
cree la subjectivite reflechissante, est le projet de rompre
regles et des representations qui se trouvent simplement la,
la cloture au niveau de la pensee. Mais evidemment, toute
le.refus de toute autorite exterieure (meme, et particuliere-
rupture de la cloture, a moins de rester un beant « ? » qui
ment, « divine ») et de toute source extra-sociale de la
ne rompt rien du tout, doit poser quelque chose, atteindre
verite et de la justice, bref, la mise en question des institu- certains resultats et par la meme risque d'eriger une nou-
tions existantes et !'affirmation de la capacite de la collec- velle cloture. La continuation et le renouveau de l'activite
tivite et de la pensee de s'instituer elles-memes explicite- reflexive - non pas pour le plaisir de renouveler, mais
ment et reflexivement 1• Pour le dire autrement : la lutte parce que c'est celd meme qu'est l'activite reflexive -
pour la democratie est lutte pour un veritable autogouver- entrainent par consequent la mise en question des resultats
nement. La visee de l'autogouvemement n'accepte aucune precedents (non necessairement leur rejet, pas plus que la
limite externe, l'autogouvemement veritable entraine revisabilite des lois dans une democratie ne signifie
qu'elles doivent toutes etre modifiees chaque matin).
1. Cf. mon texte « La polis grecque. et la creation de la democra-
tie » (1983), repris dans Domaines de l' homme, Paris, Ed. du Seuil, Ainsi, naissance de la philosophie et naissance de la
1986. democratie ne coincident pas, elles co-signifient. Les deux
292 Logos La « fin de la philosophie » ? 293
sont des expressions, et des incarnations centrales, du pro- doit encore tenir compte aujourd'hui), realisant ainsi non
jet d'autonomie. Et ici l'on doit faire face a un autre aspect pas une « progression dialectique », mais un autodeploie-
de la deformation que la Grece a subie et continue de subir ment historique authentique de la pensee. Il n'y a pas la
entre les mains des Occidentaux jamais completement deux OU trois « ecoles », gelees a jamais et commentant
dechristianises. De meme que la creation politique grecque interminablement l' enseignement de Confucius ou de Lao
- la polis et la democratie - a toujours ete vue comme un Tseu, mais plusieurs douzaines de penseurs vraiment inde-
« resultat » statique, et que les « merites » et les « torts » de pendants. A l' exception des pythagoriciens, les « ecoles »
la democratie athenienne ont ete discutes comme si ce ne commencent a exister que lorsque la decadence com-
regime etait destine a etre modele OU anti-modele pour mence : avec Platon, et la suite. Avec la chute de la demo-
tous les lieux et tous les temps 1 - au lieu de voir que ce cratie, et les stoi:ciens, la philosophie se rigidifie dans les
qui, par-dessus tout le reste, est vraiment democratique a « ecoles » et se consacre de plus en plus au commentaire et
Athenes, et qui' possede pour nous la plus grande impor- a !'interpretation.
tance, n'est pas telle ou telle institution particuliere etablie Cette demiere periode commence au moment ou se ter-
a tel moment (bien que, parmi ces institutions, nombreuses mine la periode de creation politique democratique. 404
soient celles qui contiennent des lec;ons pour nous), mais le - la defaite des Atheniens dans la guerre du Peloponnese -
proces continu d'auto-fastitution democratique prolonge et 399 - la condamnation a mort de Socrate - sont, symbo-
pendant presque trois siecles : la est la creativite, la est la liquement, des datd de meme importance. Socrate est le
reflexivite, la est la democratie, la est la lec;on. De meme, demier philosophe-citoyen - et le demos des Atheniens
!'important concemant la philosophie grecque - par-dessus n'est plus le demos du vf et du V" siecle. Il peut sembler
tous les « resultats » qu 'elle a atteints et dont nous savons paradoxal que la periode de decadence qui commence
le poids qu'ils gardent - est le proces continu de son auto- alors ait produit deux des plus grands philosophes qui
institution. Aussitot que Thales apparait, il conditionne aient existe, Platon et Aristote - bien que le matricide
!'apparition d'un autre philosophe, et ainsi de suite; un Platon ait ete eleve et forme sous la democratie.
mouvement autoreflexif de la pensee commence a se Avec Platon commence la torsion, et distorsion, platoni-
d6ployer dans une dimension veritablement historique, qui cienne qui a, depuis, domine l'histoire de la philosophie ou
s'incarne dans des discussions et des critiques continues, du moins son courant principal. Le philosophe cesse d'etre
ouvertes et publiques, sans qu'il s'agisse la d'une vaine un citoyen. 11 sort de la polis, ou s'eleve au-dessus d'elle, et
dit aux gens ce qu'ils ont a faire et qu'il deduit de sa propre
affirmation d' « individualites », puisque ces penseurs
episteme. Il cherche, et croit qu'il trouve, une ontologie uni-
connaissent et reconnaissent les positions les uns des autres
taire - c'est-a-dire, une ontologie theologique. Au centre de
et echangent des arguments (dont, la plupart du temps, on
cette ontologie, comme de tout le reste, il place la meta-idee
1. Le pire : la plupart du temps, les philosophes politiques occi- de la determinite (peras, Bestimmtheit). Il essaie de deriver
dentaux - par exemple, Leo Strauss - ont l'habitude de parler de la de cette ontologie le regime politique ideal. Et, plus tard
« pensee politique des Grecs », en entendant par la surtout Platon (et (avec les stoi:ciens, et, beaucoup plus, avec le christianisme),
beaucoup moins Aristote). C'est comme si on parlait de « la pensee
politique de la Revolution fran1,aise » en citant Bonald, de Maistre ou il sanctifj_e la realite, c'est-a-dire qu'il commence a rationali-
Charles Maurras. ser ce qui existe dans tous les domaines.
294 Logos La « fin de la philosophie » ? 295
Il n'est guere possible de nous attarder sur la longue cienne (et sto'ique-chretienne) sont manifestes chez Hei-
periode intermediaire. Une nouvelle naissance a lieu en degger et sous-tendent sa proclamation de la « fin de la
Europe occidentale au x1f-xnf siecle avec l'emergence de philosophie ». Le principe sancta realitas est, chez lui, cen-
la proto-bourgeoisie et la constitution de collectivites tral. La domination planetaire de la techno-science est
politiques - les cites nouvelles ou renouvelees - qui veu- posee comme insurmontable non pas moyennant une
lent acceder a l'autogouvemement. Depuis ce temps, la reflexion sur les possibilites et les forces social-historiques
philosophie, bien que placee sous de lourdes contraintes (reflexion qui, en tout etat de cause, ne pourrait parvenir a
theologiques, devient a nouveau partie prenante du mou- un resultat categorique ni trancher le cas), mais a partir de
vement emancipateur de l'Occident, sans toutefois se libe- proclamations totalement arbitraires et strictement « meta-
rer jamais pleinement, dans son courant central, de la tor- physiques » (au sens depreciateur du terme) portant sur le
sion platonicienne. A partir du xvf siecle, la lutte devient « destin de l'Etre ». Cela consonne et se combine avec la
manifeste a l'interieur de la philosophie elle-meme. De vue la moins critique possible, et en fait non informee,
sorte que la galaxie en deploiement de la philosophie concemant la technique et la science contemporaines 1.
europeenne, depuis Duns Scot et Guillaume d'Occam jus-
qu'a Husserl et Heidegger, presente constamment des 1. Heidegger ecrit (dans le «Prologue» de « Temps et Etre » -
Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 12) que Werner Heisenberg
caracteres antinomiques. La philosophie participe parfois serait « en quete » de la « formule absolue du monde ». Formule
aux combats pour l' emancipation, reste le plus souvent absolument absurde dont je n'ai pu trouver trace dans les ecrits de
indifferente a leur egard, les regarde quelquefois avec Heisenberg. 11 y a au plus une phrase (banale, pour qui est au courant
du travail de la physique modeme) dans ses Gifford Lectures de
hostilite et mepris. L'attitude predominante reste, sous 1955-1956 (Physics and Philosophy, Penguin, Londres, 1989, p. 155)
diverses formes, celle qui conduit a construire des sys- exprimant l' « espoir » qu' on parviendra un jour a une « comprehen-
temes, a sacraliser la realite et a regarder d'en haut la col- sion totale » de l' « unite de la matiere »; il s' agit bien evidemment
des theories dites d'unification, qui ont en effet assez progresse
lectivite. Cela aboutit parfois aux resultats les plus depuis - nullement de la « formule absolue du monde ». Heisenberg
etranges, comme celui des penseurs «critiques» Marx exprime de fa~on tout a fait expresse ses doutes sur la possibilite de
et Nietzsche qui partagent sans aucun doute la mentalite reduire les phenomenes du vivant a de simples lois physico-chi-
de la sancta realitas (lois de l'histoire, « innocence du miques (ibid., p. 143, 187). 11 est hautement improbable que Heisen-
berg ait jamais pu prononcer une absolue absurdite comme la « for-
devenir », etc.). Pendant toute cette periode, la principale mule absolue du monde » (il etait un des demiers grands physiciens
contribution de la philosophie au mouvement emancipa- possedant une connaissance et un sens de la philosophie). Mais
toire se trouve non pas tellement dans les « contenus » des meme l'aurait-il jamais fait, un philosophe aurait du reagir en sou-
riant tristement, a la fois pour des raisons de principe et parce qu'il
philosophies, mais dans le maintien d'un debat ouvert et devrait savoir que depuis Newton en passant par Lord Kelvin et
d'un esprit critique. Ainsi, bien qu'elle la nie en principe George Gamow et jusqu'aux promoteurs contemporains de la TOE
la plupart du temps, elle re-instaure de facto l 'agora philo- (theory of eyerything, theorie de tout), les physiciens ont periodique-
ment proclame l'arrivee de la theorie qui mettrait fin a toutes les
sophique. theories ; et, evidemment, chaque fois les joumalistes ont rapidement
propage la Bonne Nouvelle. En fait, Heidegger croit nai:vement a la
science et a la technique modemes de la meme maniere qu'y croit un
employe de banque lecteur de magazines de vulgarisation scienti-
Excepte pour l'idee de determinite, les traits que j'ai fique. 11 n'a jamais vu les profondes antinomies et apories intemes
soulignes plus haut comme caracterisant la torsion platoni- dont la science contemporaine est pleine.
296 Logos La « fin de la philosophie » ? 297
Le fondement « theorique » de la proclamation de la fin Est-ce la peine de souligner l'admirable concordance de
de la philosophie - brievement parlant, que la philosophie tout cela avec die geistige und politische Situation der
est « metaphysique » et que la metaphysique a ete absor- Zeit, la situation spirituelle et politique des temps? Certes,
bee restlos, sans residu, par la science contemporaine - ne cela ne dispense pas d'avoir a en discuter la substance.
fait sens qu'a partir de la these de Heidegger qu'il peut y Mais on ne peut pas, non plus, oublier que ces proclama-
avoir une « pensee de l'Etre » ou une « pensee du sens de tions apparaissent a une epoque ou les questions : que
l'Etre » separee de toute reflexion concernant l'etant OU devons-nous penser? que devons-nous faire? acquierent
l'etre de l'etant. La these est a la fois sterile et privee de une immediatete et une urgence tragiques. En ce sens, la
sens. philosophie heideggerienne et ses rejetons ne sont qu'une
Sa sterilite est manifeste chez Heidegger, elle n'a conduit des expressions (et un des facteurs mineurs) de la tendance
qu'a des mots ronflants pseudo-poetiques et pseudo-pro- generale vers la decomposition de la societe et de la
phetiques (comme das Gevier, etc.), et l'on ne peut voir culture occidentales - c'est-a-dire vers l'evanescence du
nulle part, meme approximativement, en quoi consiste la projet d'autonomie. Mais cette tendance, incontestable-
« pensee de l'Etre ». 11 n'est pas etonnant que les epigones ment reelle et de plus en plus menac;ante (on n'a pas
de Heidegger se soient reveles incapables de produire quoi attendu Heidegger pour le voir et le dire), personne ne peut
que ce soit dans cette direction, et qu'ils aient du se confi- la considerer aujourd'hui comme definitivement et irrever-
ner dans l'interminable «interpretation» et « deconstruc- siblement triomphante. Nous ne vivons pas encore dans la
tion » des philosophes du passe. Rome ou la Constantinople du V' siecle 1•
Mais aussi, la these n'aurait de sens que sur la presuppo-
sition erronee que l' objet de la philosophie est fourni, par 1. On entend parfois des gens sympathiques, honnetes et sinceres
exemple, par la question de l'Etre, ou du pourquoi y a-t-il dire : mais vous ne pouvez pas nier que Heidegger est le critique de
la technique moderne. 11 s'agit, evidemment, d'un provincialisme et
quelque chose plutot que rien, etc. En verite, comme je l'ai d'une ignorance « epocaux ». La critique de la technique moderne
dit plus haut, l'objet de la philosophie est la question: que commence au moins avec Rousseau et les romantiques, est la pen-
dois-je, que devons-nous, penser - de l'Etre, de la connais- dant tout le XIX' siecle (par exemple William Morris, Ruskin, etc.) et
s~ce de l'Etre, de « Je », de «Nous», de notre constitu- devient le lieu commun en Allemagne au tournant du siecle avec
Max Weber, Tonnies, A. Weber, Simmel, etc. Le chapitre « La reifi-
tion politique, de la justice, etc. Et un resultat manifeste de cation et la conscience du proletariat» dans Histoire et Conscience
la restriction heideggerienne est que toute reflexion poli- de classe de G. Lukacs (1923), qui developpe des idees de Marx et de
tique et ethique, par exemple, devient impossible, a la fois Max Weber, contient, dans des oripeaux evidemment marxistes, la
plupart de ce qui, a cet egard, a quelque substance dans Sein und Zeit
pour des raisons de« substance» (puisque « nous n'avons (1927) et Einfiihrung in die Metaphysik (1935). On doit aussi men-
rien a faire, simplement attendre » : Gelassenheit), cela tionner, dans le meme contexte, l'Ecole de Francfort. (Personne ne
etant evidemment la consequence immediate de la concep- semble avoir note qu'une grande partie des ecrits de M. Foucault
n'est qu'une application des idees de Lukacs et de l'Ecole de Franc-
tion de l'histoire comme « donation et destination de fort dans quelques champs particuliers.) En bref: la critique de la
l'etre »; - et pour des raisons de« methode », puisque, par technique moderne et du monde qu'elle cree, de la societe reifiee, de
exemple, la polis et tout c;a ne peuvent appartenir qu'a l'Entzauberung der Welt trainait dans les caniveaux de l'Allemagne
de Weimar (et des autres pays europeens; cf. par exemple,
l' « ontique », et ne constituent pas, en consequence, un D. H. Lawrence), et etait un cheval de bataille des opposants aussi bien
digne objet de la pensee de l'Etre. de « droite » que de « gauche» de la societe capitaliste. L' « addition»
298 Logos La « Jin de la philosophie » ? 299
Il n'y a pas, en fait, de n~elle possibilite que la philoso- evidemment des questions auxquelles on ne peut repondre
phie soit absorbee par la techno-science. Ce qui est pos- d'avance. Comme dans d'autres domaines, la seule maxime
sible, et qui en effet se deroule sous nos yeux, est que les 'valide ici aussi estfais ce que dois, advienne que pourra.
vraies questions philosophiques soient enterrees de plus en Je voudrais, en revanche, a l'aide d'un exemple, faire
plus profondement, sous une couche epaisse de dogma- mieux voir pourquoi je considere impossible - de jure - la
tisme tranquille et mou de metaphysique positiviste. Cela « disparition de la philosophie dans le monde de la science
se fait, du reste, en complicite secrete avec un « anar- technicisee ».
chisme/scepticisme » a la Feyerabend : « tout va » exprime La philosophie heritee, virtuellement dans son ensemble,
une position profondement positiviste. Tout va, et rien ne lorsqu'elle parle du monde, ou de l'etre physique (et psy-
va vraiment, mais certaines choses marchent provisoire- chique), a en vue soit la Lebenswelt, le « monde de la vie »
ment; la questi9n de la verite est une question metaphy- (la plupart des anciens philosophes, en partie Kant, et evi-
sique, etc. En meme temps, dans d'autres batiments de demment Husserl vieux et Heidegger), ou bien le monde
l 'Universite, les historiens de la philosophie continuent a « classique » de la physique mathematique (depuis Des-
macher les fruits secs de leur specialite et, dans le fabuleux cartes). Dans les deux cas, ces images ont joue un role
libre marche des idees, des sectes punk-philosophiques decisif, aussi bien comme paradigmes de l'etant (on,
foumissent des ideo-clips pour la consommation des diffe- Seiendes) que comme point de depart pour une methode.
rents medias. Mais la Lebenswelt (c'est-a-dire le retour de Husserl
Je dois laisser ici de cote la question de savoir si, dans la vieillissant au point de depart d'Aristote) foumit certes un
situation social-historique presente, une personne isolee sol commun initial et indispensable, mais sol glissant,
qui reconnait ce que je considere comme les taches authen- plein de trous et de sables mouvants. Et l'edifice physico-
tiques de la philosophie et y travaille pourrait faire plus mathematique « classique » git en ruine.
qu 'une reuvre personnelle. Quelle peut etre la resonance La chose, le temps, l'espace, la matiere sont devenus
d'une telle reuvre, dans quelle mesure elle pourrait stimu- encore plus enigmatiques qu'ils ne l'ont jamais ete. La
lq un renouvellement de l'activite philosophique, ce sont physique modeme, en regle generale sans le savoir, se
trouve assise inconfortablement sur les quatre paires des
de Heidegger a ete de faire de la technique le resultat de la « meta- antinomies kantiennes a la fois, et leur ajoute une foule de
physique occidentale », au lieu de voir que a) la naissance du capita- nouvelles. Son merveilleux «instrument», la mathema-
lisme et l'emergence, disons, de Descartes/Leibniz etaient des mani- tique, exhibe de plus en plus son efficacite terrifiante,
festations paralleles d'un nouvel imaginaire social-historique (ni la
metaphysique de Plotin ni celle de Thomas d'Aquin n'ont « produit » qu'aucune raison apparente ne justifie (les raisons kan-
la technique modeme ou le capitalisme); et b) simultanement, et tiennes ne sont d'aucun secours devant une multiplicite
antinomiquement, le projet d'autonomie (le mouvement emancipa- quasi riemannienne a quatre ou peut-etre dix dimensions).
teur ou democratique) n'a jamais cesse de se manifester pendant
cette periode et d'interferer - dans une relation ext:remement La progression de la mathematique continue a un rythme
complexe d'antagonisme et de contamination reciproque - avec le hallucinant, mais revele en meme temps l'abime situe a
projet capitaliste de l' expansion illimitee de la pseudo-maitrise son fondement. Les theoremes d'indecidabilite (Godel,
pseudo-rationnelle. Mais evidemment pour Heidegger le mouvement
democratique ne peut etre rien de plus qu'une autre expression du Turing, Church) se combinent avec des hypotheses para-
modeme oubli de l 'Etre. doxales (axiome du choix) pour conduire a une situation
300 Logos La « fin de la philosophie » ? 301
(Godel et Paul Cohen sur l'hypothese du continu) ou un etant (humain) qui peut creer librement des formes qui
nombre indefini de theories des ensembles « non eucli- s'averent avoir affaire avec, et meme rencontrer, quelque
diennes » (« non cantoriennes ») devient possible. chose de donne de l'exterieur? Et quel est l'etre de ce
La mathematique apparait de plus en plus comme une donne de l'exterieur? Mais aussi: que devons-nous penser
creation libre de !'imagination humaine travaiHant sous de l'etre comme tel, si l'etre appartient aussi a un etant
certaines contraintes (consistance, economie). Mais elle capable de creation libre, laquelle a la fois rencontre et
apparait aussi: a) comme etrangement reliee au monde echoue dans sa tentative de rencontrer ce qui est? II serait
physique; toutes les theories physiques sont mathemati- risible de croire que ces questions sont eliminees par la
sees, quoique parfois de maniere fort etrange (comme dans « difference ontologique », ou par la suprematie de la
le cas de la theorie quantique) et les considerations pure- question concemant le « sens de l'Etre ». La question du
ment mathematiques jouent un role heuristique enorme en « sens de l'Etre », dans le tour resolument non- et anti-aris-
physique conteinporaine, et b) comme se heurtant a des totelicien que Heidegger veut lui imprimer, est privee de
contraintes, des necessites et des parentes intrinseques sens, sauf comme question anthropomorphique, anthropo-
qui ne sont pas de facture humaine. 11 semble que nous logique et/ou theologique. Qui done nous a dit qu'il ya un
sommes en train de creer un monde ideal a strates mul- sens de l'Etre? Et la « difference ontologique » est finale-
tiples, lequel, de la maniere la plus etrange et la moins ins- ment une finasserie lourde (ou une platitude), sans contenu
pectable, se rencontre a la fois avec un monde physique a substantiel. Etre est inseparable des modes d'etre, a leur
strates multiples et avec un monde « ideal » en soi. tour inseparables des etants. Dans le jargon du clan : la
Tout le monde connait ou devrait connaitre la situation presence est, comme telle, certainement differente de ce
theorique chaotique de la physique fondamentale ; situation qui est chaque fois present - mais la presence elle-meme
d'autant plus surprenante qu'elle ne fait nullement obstacle est chaque fois differente, se trouve dans un mode de rela-
a la precision et l'efficacite de la physique dans les tion different avec ce qui se presente. La presence d 'un
domaines de !'experiment, de !'observation et de l'applica- amant n'est pas la presence d'un crocodile (en tout cas, pas
tion, ni a sa capacite de prediction. Les deux theories princi- necessairement). La phenomenalite des phenomenes n'est
pal.es - relativite generale et quanta - sont, toutes les deux, pas une donnee phenomenale, C' est sur. Mais la phenome-
continuellement corroborees par !'observation et !'experi- nalite de la pensee, par exemple, n'est pas la phenomena-
mentation, alors que chacune d'elles contient toujours des lite d 'une etoile. Parler seulement de phenomenalite (OU de
problemes profonds non resolus et qu'elles se contredisent presence, ou de presence/absence, etc.) devient necessaire-
l'une l'autre. L'edifice classique des categories - il ne s'agit ment parole vide (logikon kai kenon, dirait Aristote), qui
nullement de la seule causalite - est une machine brisee qui signifie simplement : quelque chose est donne - es gibt,
fabrique toujours des produits merveilleux. Et je pourrais estin einai - quelque chose doit etre donne.
continuer pendant des pages. Quelque chose est donne - quelque chose doit etre
11 serait inepte de considerer tout cela comme relevant de donne, mais a qui, et comment? Est-ce que la mathema-
questions simplement « epistemologiques » ou meme tique nous est « donnee » - ou bien creons-nous la mathe-
« metaphysiques » (au sens. heideggerien). Nous sommes matique? Dans quelle region sont « donnes » les espaces
au creur de la question ontologique. Quel est l'etre de cet hilbertiens a dimension infinie? Et qui pense l'Etre? Est-
302 Logos La « fin de la philosophie » ? 303
simple distinction entre la quaestio juris et la quaestio devient evidemment virtuellement accessible a tous les
facti, car le « sujet » qui nous interesse, et qui est decisive- humains). Nous devons done reconnaitre en elle une crea-
ment important pour tout ce que nous pensons et que nous tion humaine ; de cette fa~on encore, nous sommes dere-
faisons, n'est pas un sujet « transcendantal », mais un sujet chef conduits a reconnaitre le fait, de toute maniere evi-
effectif 1• Nous nous trouvons faisant face a deux conside- dent, que l'histoire humaine est creation - creation de
rations, a premiere vue antinomiques : nous savons, et significations et d'institutions qui les incarnent, de l'indi-
nous ne pouvons pas pretendre que nous ne savons pas, vidu social a partir du materiau de la psyche, et de la sub-
que pour tout ce que nous pensons et nous faisons il existe jectivite reflechissante. Nous pla~ant alors au point de vue
des conditions (non pas des <<causes»!) social-histo- de la tradition a laquelle appartiennent la philosophie et la
riques ; mais nous ne pouvons pas non plus pretendre igno- democratie, nous pouvons voir que presque toutes les
rer que nous e~sayons de penser, de discuter et de juger societes se sont instituees comme heteronomes, dans et par
sans egard a ces conditions, que nous visons la validite de la cloture de leurs institutions et significations. Voir aussi
ce que nous disons independamment du lieu, du moment, que philosophie et democratie sont les manifestations
des motifs et des conditions. Nous devons par consequent jumelles d'une rupture social-historique qui a cree le projet
reconnaitre la validite a la fois du point de vue effectif et de l'autonomie (sociale et individuelle). Le sens de ce pro-
du point de vue reflexif. Et nous devons faire face au jet est-le refus de la cloture et l 'instauration d 'une nouvelle
fait que ce n'est que dans et par le social-historique (et relation entre l'instituant et l'institue au niveau collectif,
s'etayant sur certaines capacites de la psyche) que le entre l'imagination radicale et l'individu socialise au
reflexif (dont le « transcendantal » est une dimension) niveau de l'etre humain singulier, entre l'activite reflexive
devient effectif. Si nous ne pouvons pas penser la possibi- incessante de la pensee et ses resultats et aboutissements a
lite et l'effectivite d'un mariage entre le jus et le factum, tout moment donne.
nous ne pouvons tout simplement plus penser. Il s'agit la de creations. Il n'y a aucun moyen de montrer
Mais nous savons aussi que la pensee reflexive, pas plus que la condensation des galaxies, le Big Bang ou les pro-
que la democratie, n'a pas ete la de toujours. Elle a prietes combinatoires du carbone etaient les conditions
€merge, elle a ete creee moyennant l'activite humaine a necessaires et suffisantes de l'emergence de la democratie
une certaine epoque et a un certain lieu (apres quoi elle et de la philosophie. D'un cote, cela nous conduit de nou-
veau a la question ontologique : il y a au moins un type
1. Comme on sait, ou devrait savoir, Kant vacille sur ce point. 11
d'etre capable d'alterer son mode d'etre - et cela est un
parle continuellement de « nous autres hommes » (wir Menschen) et
des « interets de notre raison » - et construit un sujet transcendantal mode d'etre, done appartient a ce que nous pensons de
dont on ne sait jamais s'il represente la maniere selon laquelle nous l'Etre. D'un autre cote, cette creation contient la creation
fonctionnons effectivement ou celle selon laquelle nous devons fonc- d'un espace social-historique dans lequel, et d'un type
tionner. En bref : la reponse « transcendantale » laisse dans le noir la
question du statut ontologique du sujet connaissant. Cf., a cet egard, d'individu (la subjectivite reflechissante) pour lequel la
« La portee ontologique de l'histoire de la science», Domaines de question de la verite peut surgir et etre elucidee de fa~on
l' homme, op. cit., p. 419-455 [reed., p. 524-570], et, concemant la non vide. Cela signifie que le reflexif appartient a l'effectif
relation entre la psyche et la pensee reflexive, le ch. v1 de L 'Institu-
tion imaginaire de la societe, la premiere partie, «Psyche», des Car- - et que l'effectif peut porter le reflexif. Cela n'a rien a
re/ours du labyrinthe et, ici meme, « L'etat du sujet aujourd'hui ». voir avec un Geschick des Seins, une destination / dona-
306 Logos
* Les idees de ce texte ont ete exposees pour la premiere fois dans
u_n~ conference lors du colloque Temps et devenir a Cerisy-la-Salle
(jmn 1983). Le texte reelabore a fourni la base de ma conference
introductive au colloque The Construction of Time tenu a Stanford
e_n fevrier 19~8. Je l'ai traduit en ~ais, avec quelques modifica~
t10ns secondarres.
306 Logos
* Les idees de ce texte ont ete exposees pour la premiere fois dans
u_n~ conference lors du colloque Temps et devenir a Cerisy-la-Salle
(jmn 1983). Le texte reelabore a fourni la base de ma conference
introductive au colloque The Construction of Time tenu a Stanford,
e_n fevrier 1988. Je l'ai traduit en ~ais, avec quelques modifica-
tions secondaires.
308 Logos Temps et creation 309
c'est-a-dire les varietes de temps prives OU temps pour un sujet (et/ou cette classe de sujets, etc.). Cette creation est
sujet, mais aussi tous les temps particuliers de quelque toujours creation d'une multiplicite. Cela, nous ne pou-
nature que ce soit, y compris le temps objectif et ses frag- vons que le trouver devant nous et le constater; nous ne
mentations possibles (une telle fragmentation existe en pouvons ni le produire ni le deduire. Cette multiplicite se
relativite generale), et comme rendant possible, moyennant deploie toujours sur deux modes : le mode du simplement
d'innombrables articulations et emboitements croises, leur different, comme difference, repetition, multiplicite ensi-
ajustement reciproque, ou du moins leur accommodation dique (ensembliste-identitaire); et le mode de l'autre,
et leur « correspondance ». comme alterite, emergence, multiplicite creatrice, imagi-
Ainsi nous parlons, pouvons parler et sommes obliges de naire ou poietique (voir Note a la fin de ce texte).
parler de temps en general, mais nous devons toujours Mais j'affirme aussi que la subjectivite n'epuise pas
prendre garde a ,ce qu'il y a plusieurs especes de temps - l'etre (a moins qu'on ne se laisse aller a un delire solipsiste
ou plusieurs sens de ce terme, de la meme maniere absolu). Tout d'abord, de quel sujet s'agit-il? Il ya d'autres
qu'Aristote disait de l'etre que c'est unpollachos legome- sujets et modes d'etre sujet; et il n'y a aucune possibilite
non, un terme utilise de plusieurs manieres differentes. que j'arrive a construire l'organisation et le fonctionne-
Cette mention d' Aristote ici n'est pas accidentelle: je me ment existants et efficaces pour soi d'un crocodile ou
propose de soutenir que le temps est inseparable de l'etre. d'une ruche comme produit de ma conscience (transcen-
Ce n'est pas qu'il nous arrive de donner des sens differents dantale). Pas davantage ne puis-je oublier que le monde de
au meme terme, temps, mais qu' il y a des categories diffe- la ruche implique necessairement le monde des plantes a
rentes de temps. Pourquoi sont-ce des categories du temps; fleurs; ou - pour arreter ici une suite illimitee d'inferences
c'est-a-dire; qu'ont-elles en commun, ou, pour l'exprimer - que le monde des plantes a affaire avec certaines pro-
sous une forme plus radicale, pourquoi y a-t-il unite et prietes de la matiere inorganique OU possibilites offertes
unicite du temps, s'il yen a une, ce sont la des questions par celle-ci. Certes, tout ce que je dirai sur tout cela est
auxquelles seule une tentative tres complexe de reponse aussi co-determine, co-organise de fac,;:on decisive par moi
est possible. La situation a cet egard est identique a celle en tant que sujet. Mais - et je reviendrai sur cet argument -
concemant l 'etre et, si je pense correctement, pour les que je pense l'organisation que moi, en tant que sujet pen-
memes raisons profondes. sant, j'impose sur ce qui est, ou l'organisation que les
J'ai parle de temps subjectif et objectif. Pourquoi etres vivants en general a la fois exhibent en eux-memes
reprendre et valider cette distinction vieillotte et banale et imposent a leur monde, il reste toujours que ni l'une ni
entre le subjectif et l'objectif? Je reviendrai plus loin sur l' autre ne pourraient exister si le monde, comme tel, en
cette question. Pour l'instant, j'affirme qu'il y a de l'etre soi, n'etait pas organisable. Les sujets ne peuvent pas
comme sujet, ou qu'il ya des etres qui sont sujets, a savoir exister en dehors d'un monde, ni dans n'importe quel
sont pour eux-memes. Par exemple : nous. Mais un sujet monde concevable. Le sens du terme objectif est, ici : la
n'est rien s'il n'est la creation d'un monde pour lui dans possibilite offerte par ce qui est aux sujets (et largement
une cloture relative. Ce monde (receptacles, elements, independante de ceux-ci) en tant qu'etres pour soi d'exis-
relations, etc.) est ce qui est pour le sujet, et ne serait pas ter dans un monde et d' organiser, de fac,;:on chaque fois
comme tel et tel qu'il est s'il n'y avait pas un sujet et ce autre, ce qui est.
310 Logos Temps et creation 311
mesurable de tout ce qui appartient au monde -, nous trou- vement - que l'ordre temporel suit (akolouthein, 219 a
vons chez Aristote la premiere exposition systematique et 19), puisque le mouvement (defini localement) et le temps
pleine du point de vue objectif ou cosmologique. La sedes s'accompagnent toujours l'un l'autre (ibid.). Mais tout
materiae bien connue est le Livre IV de la Physique, cha- ordre spatial est, par necessite, arbitraire. (Que pour Aris-
pitres 10-14 (217 b 29 - 244 a 17). Sans entrer dans les tote ce caractere arbitraire ne soit pas absolu, puisque la
complexites et l'extraordinaire richesse, subtilite et solidite terre a une position privilegiee OU plutot unique, n'est pas
de !'argumentation, nous nous bomons a cueillir la solu- pertinent pour cette discussion. Nous ne mesurons pas
tion que foumit Aristote, comme d'habitude, sous la forme necessairement les mouvements relativement au centre de
canonique d'une definition: la terre.) C'est pourquoi un element subjectif s'insinue,
« Le temps est le nombre [nombre nombre, mesure] du inevitablement, dans la vue cosmologique d' Aristote sur le
mouvement selqn l'avant et l'apres » (219 b 1-2; 220 a 24- temps. 11 est manifeste dans les formulations de Physique,
25). Rappelons-nous que pour Aristote le mouvement n'est IV, 11 : « ... nous prenons connaissance du temps lorsque
pas seulement le mouvement local, mais le changement en nous avons defini le mouvement en ayant defini l'avant et
general (sens re-affirme a plusieurs endroits de Physique l'apres; et nous disons que du temps s'est ecoule lorsque
IV). Le temps n'est pas le changement (mouvement), mais nous percevons l'avant et l'apres dans le mouvement. »
il en est une des determinations essentielles. Et c'est aussi «Carce n'est que lorsque nous comprenons (noesomen)
une des determinations essentielles du mouvement d'etre que les extremes sont autres que le milieu, et que l'fu:ne
mesurable. prononce que les instants presents (nun) sont deux, ce
Accordons cela. Nous ne pouvons cependant pas nous n'est qu'alors que nous disons que cela est [du] temps ... »
empecher de demander: qu'est-ce que « l'avant et l'apres »? (219 a 22-25; 26-29). L'avant et l'apres devient ainsi une
L'explication foumie en 219 a 10-25 trahit un glissement notion primitive, dont la comprehension doit faire appel a
habituellement voile par les interpretes et les commenta- quelque imposition d'ordre par l'fu:ne (l'observateur). J'y
teurs harmonisants d'Aristote. Malgre la these physique et reviendrai plus bas.
metaphysique repetee (dans la Physique et ailleurs) selon Sept siecles plus tard - et laissant de cote les sto"iciens, et
la:quelle le mouvement local n'est qu'une des especes du Plotin -, nous trouvons dans Augustin a la fois la premiere
changement (metabole, Phys. IV, 10, 218 b 19-20), lequel formulation claire de l'abord subjectif et le rejet de la
comprend en outre la generation et la corruption, l'altera- conception d' « un philosophe » que, tres probablement,
tion, et l'accroissement et le deperissement (Phys. VIII, 7, Augustin croit etre la conception d'Aristote que, avec une
261 a 27-36), c'est-a-dire le changement selon l'essence, la probabilite egale, il n'a pas lu ou, si lu, pas compris. Je
qualite, la quantite et le lieu, Aristote affinne, ici et ailleurs commence par le second point. Le temps, dit Augustin, ne
(219 a 11-25; cf. Phys. VIII, 7, 261 a 26-27), que le mouve- peut pas etre le mouvement; car nous voyons le meme
ment local est« premier» (au sens du plus important) et que mouvement avoir lieu avec des durees differentes (Confes-
« l'avant et l'apres » est, premierement (originairement), sions, Livre XI, XXIII. 29-30; XXIV. 31). L'argument n'a
dans le topos - la place, la location, l'espace. Nous aurions evidemment rien a voir avec la definition d' Aristote. Aris-
done a considerer « l 'avant et l 'apres » comme traduisant un tote n'a pas ecrit que le temps etait le mouvement (mais
ordre spatial - l' « avant» et l' « apres » d 'un corps en mou- explicitement le contraire) ; il a ecrit que le temps etait une
316 Logos Temps et creation 317
des determinations essentielles du mouvement, c'est-a-dire cite ou la possibilite de l'esprit de mesurer !'affection (ou
sa mesure. Si le « meme mouvement » a lieu avec des impression: affectionem) quam res prcetetereuntes...
durees differentes, il n'est tout simplement plus le meme faciunt ... et manet, ipsa metior presentem: c'est cette
mouvement, puisque sa mesure temporelle est une de ses impression meme produite par des choses precedentes, et
determinations essentielles. Aucun homme sain d'esprit ne qui remane, que je mesure comme presente (ou parce
supposerait qu' Aristote ignorait la difference entre rentrer qu'elle est, toujours, presente) (ibid., XXVII. 36). Le
chez soi en marchant et rentrer chez soi en courant, ou 'temps est en fait la distentio a travers laquelle vit l' esprit et
entre la tortue et Achille. Mais, aussi, l' argument malen- qui remane (dans la memoire), qui peut done etre rappelee,
contreux d' Augustin cele l'aporie centrale de sa position: appelee a se presenter inalteree - inalteree au moins en
comment sait-il que les deux « durees differentes » du tant que distentio. (Pour autant qu'il s'agit de la mesure, au
meme mouvem~nt sont differentes, sinon en les comparant sens propre, il s'agit la visiblement d'une position inte-
a un tertium quid, par exemple a un autre mouvement nable; j'y reviendrai.) Ainsi l'avenir, le pas-encore (non
suppose s'ecouler a rythme constant pendant le meme dum) « se consume dans le passe », et le passe, le plus-la,
« temps » ? lei, le « meme mouvement » ne peut signifier croit (crescrit), car l' animus est capable de trois activites
que les memes points extremes spatiaux, et !'argument n'a ou postures : et expectat, et adtendit, et meminit, il expecte
pas de sens. Augustin continue en disant : non est ergo (s'attend a), il fait attention a (ou se Soucie de, est preoc-
tempus corporis motus (Livre XI, XXIV. 31), done le cupe avec - Heidegger!), il se rememore ou se rappelle
temps n'est pas le mouvement du (d'un) corps, et que nous (XXVID. 37). De sorte que (ou: en vue de cela) « l'expecte
mesurons le mouvement aussi bien que le repos par nostra passe (transeat) a travers ce a quoi on fait attention dans ce
dimensio, ·notre mesure. Mais pourrions-nous mesurer le qu'on se rappelle ». L'animus, l'esprit, est dans le temps
repos si tout etait en repos? Un aristotelicien remarquerait et/ou fait etre le temps pour autant qu'il est une distentio
bien entendu que nous « mesurons » le repos comme le unissant ces trois « moments », l 'expectation, l' attention, la
temps pendant lequel un autre mouvement mesure s'est memoire. S'il est aussi capable de mesurer le temps, c'est en
deroule, c'est-a-dire en nous referant au mouvement et par fonction de cette etrange possibilite de quantification four-
c:omparaison a celui-ci. nie par !'accretion de souvenirs dans la memoire.
Mais si la dialectique d'Augustin est foible, son intuition Augustin peut alors retoumer (Livre XII) a la question
centrale est forte. Nous pouvons, dit-il, mesurer le temps qui l' avait pousse sur ce traitre chemin et qui demeure le
parce qu'il ya une distentio (distendo: etendre, deployer) moteur de son enquete sur le temps. « Que faisait Dieu
- une extension ou tension ou deploiement. Distentio de avant la creation? » : question stupide et blasphematoire
quoi? Distentio animi - une extension, un ecartement de qui trouve sa reponse, en principe, moyennant la distinc-
l'esprit. In te anime meus tempora metior: je mesure les tion entre l'etemite comme nunc stans, present irnmuable,
temps en toi, mon esprit (XI, XXVII. 36). Et je mesure et temps, qui n'appartient qu'au cree. Mais si le temps est
cette distentio pour autant que aliquid in memoria mea lie a l 'animus cree non seulement quant a sa mesure OU
metior quod infixum manet - que je mesure quelque chose sa perception, mais essentiellement, comme tendent a le
qui reste fixe dans ma memoire (ibid., XXVII. 35). montrer les developpements du Livre XI, des difficultes
Ainsi, le temps est en correlation stricte avec la capa- intraitables surgissent qui conduiront Augustin, dans le
318 Logos Temps et creation 319
Livre XII des Confessions, a une contradiction flagrante, aux memes resultats sans aucun repere exterieur. Ainsi
comme on le verra dans un instant. En attendant, nous l'animus - tous les animi, ou l'animus comme tel - doit
devons noter l'influence decisive d'Augustin sur les etre tel que toutes les operations de mesure doivent etre
conceptions du temps de Kant, Husserl et Heidegger. identiques, de maniere totalement independante de toute
Nous discutons Augustin pour illustrer une position fon- « quantite » et « qualite » des souvenirs emmagasines dans
damentale et ses apories. Augustin ne dit pas, et ne pour- chaque cas particulier. Pourquoi alors se referer le moins
rait pas dire: il y a temps seulement pour autant qu'il y a du monde aces souvenirs? Et pourquoi s'adresser toujours
animus et distentio animi. Il dit, on l'a vu, et doit dire: je a l' animus comme animus meus, comme le fait Augustin
mesure le temps par cette distentio. Il en resulte une (ce qui deviendra le je meines, je eigenes de Heidegger)?
impossibilite que partagent tous les abords subjectifs du Mais, meme dans le cas d'un unique animus, qu'y a-t-il
temps. Comment une distentio animi pourrait-elle foumir qui pourrait assurer l'identite de mesures successives du
un temps comniun, public, et une mesure commune du meme laps de temps, OU la comparabilite, quant a la
temps? Comment pourrait-elle meme fournir une mesure mesure, de laps de temps differents, dont chacun est de
au sens propre du terme (on doit supposer qu 'Augustin sait toute evidence rempli de souvenirs differents?
ce que signifie metior, je mesure) du temps prive, subjec- Qu'on me permette ici une digression. Est-ce que nous
tif, personnel lui-meme? Les referents d'Augustin sont mourrons apres etre nes parce que nous expectons la mort
purement subjectifs (meme si on pose qu'ils ne sont pas et nous rememorons la naissance (Tod et Geworfenheit de
psychologiques): expectation, attention, memoire. Pour Heidegger)? Proposition absurde dans son ensemble, et
arriver a un temps commun et a une mesure commune du fausse ou peu rigoureuse dans sa deuxieme partie. Nous ne
temps, tous les animi devaient etre dotes a priori non seu- nous souvenons pas de notre naissance ; strictement parlant
lement d'une capacite abstraite de mesurer le temps, mais nous ne savons pas proprement, eigentlich, que nous
de la capacite de mesurer le meme temps et strictement de sommes nes. Le Dasein ne sait pas de lui-meme et par lui-
la meme maniere. Notons-le en passant : dans cette pers- meme qu'il est venu au monde; on le lui a simplement dit,
pective, l'existence pour tousles sujets d'un flux du temps et il a vu d'autres naitre. Pas davantage, le Dasein ne sait
avec la meme direction doit etre prise comme un pur fait, eigentlich qu'il mourra; on le lui a dit, et il a vu d'autres
ne pouvant pas etre soumis a elaboration OU elucidation mourir. Il n'y a rien en moi, rien de mien et de propre, me
ulterieure. La structure de la subjectivite est telle que disant que je suis ne et que je mourrai - rien de « psycho-
celle-ci vit en faisant attention a... , expectant et rememo- logique », et rien de « transcendantal ». Que je suis ne et
rant (chez Husserl : attention, retention, pretention; chez que je mourrai est un savoir essentiellement social, qui
Heidegger: l'anticipe, la memoire, le present), et avec le m'est transmis/impose (et que, bien entendu, le noyau le
meme ordre des evenements pour tous. Le contenu concret plus intime de la psyche simplement ignore).
de cet ordre pour moi doit etre le meme contenu concret de Revenons aux apories de l'abord subjectif. Dans le
l'ordre pour vous. Cela semble evident a Augustin cadre theologique d 'Augustin, les difficultes pourraient
(comme, en fait, a presque tous les philosophes), de sorte etre aplanies par construction divine (qu'est-ce qui ne
qu'il ne mentionne meme pas le probleme. Mais aussi: la pourrait pas l'etre ?). Cette voie est fermee pour un philo-
mesure doit etre faite avec les memes etalons, et conduire sophe (pour Husserl, pour Heidegger, etc.). Mais, meme
320 Logos Temps et creation 321
pour Augustin le theologien, la voie reste pleine de pieges, menales dont on puisse rationnellement postuler qu'elles
puisqu'il a base clairement !'ensemble de son argumenta- sont separees par des intervalles equivalents, il ne peut y
tion sur des notions strictement subjectives (memoire, avoir de mesure du temps - et pas davantage d'experience
etc.). Par consequent, des proprietes equivalentes a priori physique (Erfahrung) au sens de Kant.
des sujets doivent faire l'objet d'un postulat ad hoc. La
question est importante parce que, dans un cadre different,
elle persiste, apres Kant, chez Husserl et Heidegger, ou 11 importe de remarquer que ni Aristote ni Augustin ne
elle devient intraitable. peuvent maintenir leur position jusqu' au bout.
Il est utile de le montrer dans le cas de Kant. Pour Kant, J'ai rappele plus haut deux formulations d'Aristote qui
le temps en tant que forme a priori de !'intuition force pour relient, de maniere ambigue, le temps a l'activite de l'iime
ainsi dire tout ~e qui apparait, exteme ou inteme, a entrer (Phys. IV, 11, 219 a 22-25, 26-29). Mais il ya plus. Si rien
dans une dimension unique de succession. L'imposition ne change dans notre esprit, ou si le changement echappe a
de cette forme a tout ce qui apparait (les phenomenes) notre attention il nous semble (dokei) que du temps ne
requiert la mediation d'un scheme transcendantal, fourni par s'est pas ecoule. Mais s'il ya« un mouvement de l'iime »,
!'imagination transcendantale. Ce scheme est la « ligne ». meme si nous sommes dans l'obscurite et que rien
Nous assistons ici, visiblement, a un deplacement de la n'affecte notre corps, il nous semble immediatement que
problematique du temps vers la problematique de l'espace. du temps s'est ecoule (Phys. IV, 10, 218 b 21 - 219 a 2 et
Mais meme ce deplacement ne suffit pas. Une propriete 219 a 4-6). Ainsi, l'iime ne peut pas percevoir le temps a
fondamentale du temps (de toute espece de temps) est moins qu'il n'y ait un changement pour elle; mais aussi,
l 'irreversibilite, et il n 'y a rien d 'irreversible dans une elle peut produire elle-meme le changement (le « mouve-
ligne: l'ordre total sur l'intervalle [ouvert ou ferme] (x, y) ment ») par lequel le temps lui est donne. Et lorsque, vers
est isomorphe a l 'ordre total sur l'intervalle (y, x). Mais la fin de sa recherche (ibid., 14, 233 a 25-26), Aristote dis-
aussi, en plus, le temps doit etre mesure. Dans le cas de cute l'aporie: y aurait-il temps s'il n'y avait pas iime ?, sa
l'espace, on peut accepter l'idee d'une mesure sans sup- reponse souleve plus de difficultes que les interpretes ne
port exteme (comme cela se fait, par exemple, en mathe- voudraient admettre. Sans un sujet nombrant, dit-il en
matique): !'intuition pure compare des segments, trouve expliquant l'aporie, il ne peut y avoir nombre (et le temps,
qu'ils sont egaux ou inegaux, et ainsi de suite. Mais cela souvenons-nous, est le nombre du mouvement). Par conse-
presuppose que les segments peuvent etre superposes ou quent, « si rien d'autre n'a dans sa nature (pephuken) la
rendus congruents (dans !'intuition pure). Mais les seg- possibilite de mesurer, sauf l' iime et l' esprit de l 'ame, il est
ments de la « ligne du temps », par leur nature meme, ne impossible que le temps soit si l'iime n'est pas, excepte
sont pas superposables. Comment peuvent-ils alors etre pour ce qui est du substrat du temps (ho pote on), de la
compares de maniere valide, et comment le temps pour- meme maniere qu'il serait possible pour le mouvement
rait-il etre mesure? Sans quelque chose d'inherent aux d'etre sans l'iime ». Dans un monde sans ame il y aurait du
phenomenes comme tels, et que le sujet transcendantal ne mouvement, parce que la phusis est mouvement; par la, il
peut pas foumir, c'est-a-dire sans !'existence de la repeti- y aurait aussi le « substrat » du temps; mais il n'y aurait
tion effective de paires equivalentes d'occurrences pheno- pas temps au sens plein - au sens que donne la propre defi-
322 Logos Temps et creation 323
nition d' Aristote - puisque celui-ci requiert de« nombrer » creee. (Que le tout est une paraphrase du Timie de Platon
ou « mesurer ». Les difficultes de cette solution sont liees dans les oripeaux de l'Ancien Testament est evident.) Et i1
aux difficultes plus generales de la distinction aristoteli- ne s'agit pas ici d'un lapsus d'Augustin: il doit dire cela,
cienne fondamentale de la puissance et de l'acte, que je ne puisque la creation est une histoire qui se deploie dans le
peux discuter ici. Mais nous pouvons conclure que, pour temps (dans un temps cosmique, du point de vue d'ici-bas,
Aristote: a) l'ame elle-meme peut produire un substrat Diesseits), et ou la creation de l'ame a lieu en dernier.
pour le temps moyennant son mouvement propre (ce qui
n'est pas etonnant puisque la psuchi ou bien est phusis ou
bien est fortement liee a celle-ci), et b) l' actualisation (pas- III
sage de la puissance a l'acte) du temps comme mesure du
mouvement implique l'activite de l'ame. Le temps appartient a tout sujet - a tout etre pour soi. n
Les choses s~nt plus simples avec Augustin, qui se est une forme de l'auto-deploiement de tout etre pour soi.
contredit ouvertement et nai:vement. Plus loin dans les L'etre pour soi (par exemple, tout etre vivant) est creation
Confessions, en reprenant la discussion de la creation, il d'un interieur, c'est-a-dire d'un monde propre, monde
affirme carrement: « Toi (Dieu), a partir de ce presque rien organise dans et par un temps propre (Eigenzeit). Il ne
(paene nihilo, l'informitas initiale creee avant tout le reste) s'agit la ni d'une deduction ni d'une explication. Nous le
tu as cree toutes choses dans lesquelles ce monde mutable considerons comme un fait exigeant elucidation.
(mutabilis) subsiste et ne subsiste pas, ou apparait la muta- Ce fait est pleinement evident pour nous, comme donnee
bilite elle-meme, ou le temps peut etre pe~u (sentiri) et primaire, dans le cas de la psyche humaine - inconsciente
mesure, car les temps sont faits moyennant les mutations aussi bien que consciente. Certes, nous devons affronter ici
des choses, lorsque les apparences (species) varient et le fait que, en un sens profond, le temps de l'inconscient et
changent (vertuntur) » (L. XII, VIII. 8, 28-32; cf. ibid. le temps du conscient ne sont certainement pas « le
IX. 9 et XII. 15, 13-15). Mais il ecrit encore: (L. XII, meme » - bien qu'ils agissent l'un sur l'autre. Mais cela
XI. 14, 4-10) : « Qui pourrait jamais me dire que, si toutes exigerait une recherche separee - de meme que, par
les apparences etaient supprimees et annihilees, et que exemple, le temps de la seance psychanalytique et le temps
seule devait rester l' informitas a travers laquelle tout varie de la cure.
et change d'une forme dans une autre, cette informitas pre- La psyche, en son noyau, est irreductible a la societe. La
senterait les vicissitudes du temps? Cela est absolumrnt vraie polarite n'est pas celle entre individu et societe, mais
impossible, car il n'y a pas de temps sans la variete des entre psyche et societe. L'individu est une fabrication
motions, et la ou il n'y a pas de forme, il n'y a pas de sociale. Mais la psyche ne peut survivre a moins de subir
variete. » lei, le temps a cesse d'etre la simple distentio le processus de socialisation qui lui imposent, ou construi-
animi, l'extension de mon esprit; i1 est ce dans quoi les sent autour d'elle, les couches successives de ce qui sera,
formes vertuntur, changent les unes dans les autres, il est sur sa face exteme, l'individu. La socialisation est l'reuvre
produit par cette mutation des formes et strictement depen- de l'institution qui est, evidemment, chaque fois mediati-
dant d'elle. En d'autres termes, Dieu doit creer le temps du see par des individus deja socialises.
meme coup qu'il donne forme a l'informitas initiale qu'il a Dans et par le processus de socialisation, la psyche
324 Logos Temps et creation 325
absorbe OU interiorise le temps institue par la societe don- ~ais le temps social est toujours, et doit toujours etre
nee. Elle en vient a connattre desormais un temps public - aussi, et cela est plus important, temps irnaginaire. Le
et doit continuer de vivre en s 'arrangeant avec la difficile temps n'est jarnais institue comme un medium pur et
cohabitation des diverses strates de son temps propre, neutre ou receptacle permettant la coordination exteme des
prive, avec le temps institue, public. La meme chose est, activites. Le temps est toujours dote de signification. Le
certes, vraie pour tout le reste : idees, objets investis, etc. temps imaginaire est le temps significatif et le temps de la
La difficulte, ou plutot le conflit, se manifeste non seule- signification. Cela se manifeste par la signifiance des
ment dans l'opposition de l'horizon fmi a l'interieur duquel scansions irnposees au temps calendaire (recurrence de
doit etre vecu le temps prive de l'individu (la mort) et de moments privilegies: fetes, rituels, anniversaires, etc.), par
l'horizon social indffmi du temps, mais aussi, de maniere l'instauration de bomes ou points-limites essentiellement
egalement importante, dans la difference entre le rythrne et imaginaires pour le temps pris comme un tout, et par la
ia qualite (les de~x extremement variables) du temps prive signifiance irnaginaire dont le temps dans son ensemble est
et la constance, la fixite du temps public et l'organisation investi par chaque societe. 11 y a le temps du retour perpe-
prealable des variations de sa qualite. tuellement recurrent des ancetres; le temps des avatars
La societe (les societes comme telles) est un type d'etre intra-mondains des ames humaines; le temps de la Chute,
pour soi. Elle cree chaque fois son monde propre, le de l'Epreuve et du Salut; ou, comme dans les societes
monde des significations imaginaires sociales incorpore modemes, le temps du « progres indefini ~~- Le temps irna-
dans ses institutions particulieres. Ce monde - cornrne ginaire est constitue de maniere non separable par les trois
c'est aussi le cas de tous les mondes crees par des etres dermes (comme j'airnerais les appeler, en empruntant ce
pour soi - apparait comme le deploiement de deux recep- terme a l'embryologie), dont le recouvrement, l'interpene-
tacles, l'espace social et le temps social, pleins d'objets tration, le croisement tissent ensemble la societe : les
organises selon des relations, etc., et investis de significa- representations, les affects et les poussees socialement ins-
tion. Pourquoi des receptacles, et pourquoi deux recep- titues. Le lien du temps imaginaire non seulement avec la
tacles? Jusqu'ou ces receptacles peuvent-ils etre separes creation d'une representation sociale du monde propre-
de ce qu'ils re9oivent, et du sujet auquel ils apparaissent ment dite, mais avec les poussees fondarnentales d'une
cornrne des receptacles ? Questions qui, finalement, se rap- societe et ses affects fondarnentaux (Stimmungen, moods)
portent ala multiplicite de l'etre, dont on reparlera. est evident, mais il exigerait une longue elaboration. Thu-
Du point de vue descriptif, nous trouvons toujours le cydide (I, 78) decrivant et opposant les humeurs et les
temps (et l'espace) social (public) institue dans deux comportements des Atheniens et des Lacedemoniens
veines etroitement entrelacees. montre clairement leur lien intime avec la maniere dont
n y a toujours, il doit toujours y avoir, temps identitaire chacune de ces deux societes vivait le temps.
(ensidique), dont la colonne vertebrale est le temps Cette creation par la· societe d'un temps (social) exige
calendaire, qui etablit des points de repere et des durees elucidation en et pour elle-meme. Mais on doit d'abord en
cornrnuns et publics, qui peut etre en gros mesure et qui se souligner un autre aspect. La societe s 'etaye, et doit tou-
caracterise essentiellement par la repetition, la recurrence, jours s 'etayer, sur la premiere strate naturelle pour ce qui
l' equivalence. conceme la dimension identitaire (ensidique) de ses crea-
326 Logos Temps et creation 327
tions. (Cela est vrai pour tout etre pour soi.) J'ose penser celle-ci incarne. Cela, la societe n'aurait jamais pule faire
qu 'une vraie prise en consideration de ce fait nous oblige sans s'etayer sur la premiere strate naturelle, a savoir la
d' admettre les deux propositions cardinales et, a mes yeux, couche immediatement accessible du monde telle qu'elle
evidentes que j' ai mentionnees au debut de ce texte et qui est donnee aux humains du fait de leur constitution ani-
devraient mettre fin a l 'eternelle dispute philosophique male. Pour le dire brutalement: !'existence de societes
entre subjectivisme et objectivisme en plai;;ant sur un ter- prouve qu'il ya dans le monde en soi - au moins dans la
rain nouveau la question a laquelle ces conceptions premiere strate naturelle - quelque chose qui correspond a
essayaient de repondre : l'arithmetique et a la geometrie. Ou bien: la causalite est
- Les societes connaissent (comme le renard et le pore- certainement une categorie a priori, qui ne peut pas etre
epic) au moins quelque chose du monde. Autrement, elles induite a partir des phenomenes. Mais la causalite serait
ne pourraient pas exister. Mais cela implique que, du sans utilite si elle n'etait pas, repetitivement, confirmee par
moins dans certains de ses aspects, le monde est connais- la possibilite de son application. Meme chose pour ce qui
sable, se prete a quelque connaissance (que celle-ci soit est du temps social identitaire ou calendaire : il est cree en
empirique, relative, etc., est totalement sans pertinence s'etayant sur le temps cosmique, c'est-a-dire sur !'exis-
pour la presente discussion). tence, parmi les donnees de la premiere strate naturelle,
- Les societes construisent, chaque fois, leur monde - de recurrences equivalentes (equivalentes suffisamment
mais cela entraine !'existence de quelque chose qui pos- « quant au besoin/usage » ). Ces equivalences doivent etre
sede en soi-meme cette qualite, independamment de toute distinguees - mais elles peuvent l'etre. Nous pouvons aller
construction: d'etre constructible (en partie, certes). jusque-la, mais non plus loin. Pour que le temps ensidique
Mais, nous plai;;ant a un point de vue ultime, nous ne social soit cree et organise dans son detail, il est necessaire
sommes pas en mesure de separer entierement et de que la premiere strate naturelle exhibe ce qui peut etre
denouer rigoureusement ce qui dans ces constructions construit comme des recurrences equivalentes. Il n'en
s'origine dans le sujet constructeur - dans le cas particu- decoule rien quant a la temporalite, OU la non-temporalite,
lfor, la societe - et ce qui appartient au monde en soi, a ce d' autres couches du monde ; ni quant a la nature de celle-
qui est la. Notre effort d'accomplir cette separation n'est ci. On doit dire la meme chose des caracteres fondamen-
certes ni sterile ni prive de sens, au contraire; mais il est taux du temps usuel, par exemple l'irreversibilite, l'intrans-
condamne a etre interminable. portabilite, etc.: elles s'etayent egalement sur des aspects
Nous pouvons montrer cela de maniere plus precise, de la dimension ensidique du temps cosmique. Quelles que
dans le cas de !'institution sociale du temps. soient, par exemple, les enigmes du concept d'irreversibi~
La societe se cree - s'institue - le long de deux dimen- lite en physique, tous les chevaux du roi et tous les
sions tissees ensemble : la dimension ensembliste-identi- hommes du roi ne pourraient jamais rassembler de nou-
taire (ensidique) et la dimension proprement imaginaire, veau un reuf casse.
ou poietique. Elle cree la logique et l' arithmetique cou- Mais sur ces etais, un temps social propre a chaque
rantes, ordinaires, et des objets dotes de proprietes stables societe est, chaque fois, erige; et la dimension imaginaire
et permanentes; c'est la la dimension identitaire (ensi- du temps social souvent casse en appel les caracteres deja
dique) de !'institution et de toutes les significations que mentionnes. Ainsi, par exemple, il n'existe pas d'irreversi-
328 Logos Temps et creation 329
bilite simple et absolue pour plusieurs, sinon pour la plu- nous demandons : comment doit etre le monde, en lui-
part, des croyances et des religions (qui posent un temps meme, pour que cette variete surprenante et illimitee d'edi-
cyclique) ; ni, necessairement, intransportabilite des seg- fices imaginaires puisse etre erigee. La seule reponse pos-
ments du temps (ou des processus lies au temps) pour sible est : le monde doit etre tolerant et indifferent a
nombre d'entre elles (chamanisme, magie, etc.). La ques- l'egard de toutes ces creations. Il doit pouvoir leur faire
tion portant sur le temps et ses caracteres au-defa des don- place, a toutes, et ne pas empecher, favoriser ou imposer
nees de la premiere strate naturelle et au-defa des croyances une quelconque d'entre elles par comparaison aux autres.
de la tribu n'emerge qu'avec la creation de la philosophie En bref: le monde doit etre prive de sens. C'est seulement
et de la pensee rationnelle / scientifique. parce qu'il n'y a pas de signification intrinseque du monde
Le temps social imaginaire serait le sujet le plus important que les humains ont du, et pu, le doter de cette variete
a traiter - ce que je ne puis faire ici. Qu'il suffise de dire extraordinaire de significations fortement heterogenes.
qu'il est, chaque fois, consubstantiel aux aspects les plus C'est parce qu'il n'y a aucune voix qui tonne derriere les
decisifs de l'institution globale de la societe et de ses signifi- nuages, et pas de langage de l'Etre, que l'histoire a ete
cations imaginaires. Et, comme pour toutes les significa- possible. (Certes, les religions, specialement les religions
tions imaginaires sociales nucleaires, son contenu est revelees, affirment le contraire. Le malheur est qu'il yen a
essentiellement independant de tout etayage substantif sur trop.) Et, aujourd'hui, la prevalence de la signification
la premiere strate naturelle : il est pure creation de la imaginaire occidentale de l'expansion illimitee de la
societe consideree (comparez, par exemple, le. temps chre- pseudo-maitrise pseudo-rationnelle est rendue possible par
tien et le temps hindouiste ou bouddhique ). Tenant compte l'ubiquite de la dimension identitaire du monde (sur
des implications les plus generales de ce fait, notre ques- laquelle s'etayent ses realisations pratiques), laquelle est,
tion philosophique portant sur le monde peut etre formulee comme telle, privee de sens.
de la maniere la plus aigue. Relativement au temps identi-
taire, comme aussi a l'ensemble de l'edifice d'objets et de
1ylations identitaires erige par la societe, nous demandons : IV
comment doit etre le monde, pour que cet edifice puisse
etre erige? La seule reponse possible est : le monde doit Le temps identitaire social - done, le temps social tout
contenir l'equivalent (par ailleurs mysterieux) d'une court - presuppose le temps identitaire dans la premiere
dimension identitaire. Par exemple, les vaches et les tau- strate naturelle, ou une dimension identitaire du temps
reaux engendrent, et ne peuvent engendrer, au niveau social (comme de tout le reste) de ce qui est en general. C'est
fonctionnel, que des veaux et des genisses - sans egard a ce de cette dimension identitaire du monde que la physique
que taureaux et vaches peuvent signifier dans la religion ou s'occupe, du moins au depart. Je dois me limiter a quelques
les representations de la tribu; et les astres reviennent breves remarques sur un sujet immense, immensement dif-
periodiquement, qu'ils soient des dieux, des luminaires ficile, inextricablement lie a des points de technicite
crees par Dieu, OU des masses d'hydrogene et d'helium. mathematique et physique.
Relativement au temps imaginaire, comme a tout l'edi- Il n'est guere douteux que le spectre de la spatialisation
fice de significations imaginaires erige par chaque societe, hante l'ensemble de la physique depuis, au moins, l'epoque
330 Logos Temps et creation 331
de Lagrange (« la physique est une geometrie a quatre » Quelques-uns parmi les plus celebres theoriciens du
dimensions »). Einstein lui-meme croyait fermement que monde ont emis l'idee que, si l'expansion en cours s'in-
le temps est une illusion subjective (quel que_ soit le sens verse et que l 'univers commence a se contracter, la fleche
de cette expression). En physique mathematique, le temps du temps changera de direction. Les gens - s'il yen a -
apparait essentiellement comme la quatrieme dimension vivraient du tombeau vers le berceau et se "souvien-
d'une variete quadri-dimensionnelle. 11 n'est pas facile de draient" de ce qui doit arriver demain. Certains theori-
voir pourquoi il est distinct des trois autres dimensions, ni ciens ont suggere que ceux qui vivraient dans un tel uni-
ce qui l'en distingue. vers n'auraient pas conscience du fait que le temps
D'habitude, on fait entrer en jeu l'irreversibilite du temps s'ecoulerait a l'envers, car leur perception du temps serait
(plus exactement, des processus temporels) pour definir le elle-meme inversee. Mais ils vivraient dans un univers
caractere propre du temps : les mouvements dans l' espace dont l'avenir, dans tous ses details, serait predetermine.
sont reversibles, les processus dans le temps ne le sont pas.
Les scientifiques ont aussi suggere que notre univers pos-
Mais cela reste insatisfaisant a plusieurs egards. D'abord, il
sede peut-etre un univers jumeau, fait d'antimatiere, ou le
n'est nullement certain que tousles mouvements dans l'es-
temps s'ecoule a l'envers.
pace soient reversibles. La ou, par exemple, il existe un gra-
» Stephen W. Hawking, de l'Universite de Cambridge
dient gravitationnel tres puissant (comme dans le voisinage
en Angleterre, un partisan eminent de la vue selon
d'un trou noir), les mouvements spatiaux ne peuvent se
laquelle le temps s 'ecoulerait a l' envers dans un univers
derouler que dans certaines directions privilegiees (abstrac-
tion faite des effets quantiques). Et, si nous considerons en contraction, a recemment annonce qu'il a change
l'univers dans son ensemble, d'apres les conceptions cos- d'avis. Ses recherches recentes l'ont amene a conclure que
mologiques dominantes qui expliquent le decalage vers le le temps continuerait a marcher de l'avant, meme si l'uni-
rouge observe de la lumiere des galaxies lointaines, il existe vers commen~ait a se contracter, a-t-il dit lors d'une confe-
des directions dans l' espace qui ne peuvent pas etre parcou- rence d'astrophysiciens a Chicago.»
rues reversiblement : aucun amas de galaxies ne pourrait se Avec tout le respect du a l'extraordinaire intelligence de
mouvoir « vers l'interieur » pendant une phase d'expansion Stephen Hawking, il y a quelque consolation pour le philo-
de l'univers, ni « vers l'exterieur » pendant une phase de sophe a voir les physiciens les plus eminents pris dans les
contraction. Deuxiemement, comme l'indique deja ceder- rets du temps - et, il faut ajouter, exhibant un certain degre
nier exemple, l'irreversibilite devient une enigme a l'echelle de nai:vete. On doit aussi deplorer la disparition des etudes
cosmologique. Jene peux pas resister a la tentation d'illus- classiques. Assurement, il y a soixante-dix ans, Hermann
trer cela d'une maniere quelque peu amusante en citant un Weyl ou Werner Heisenberg n'auraient pas manque l'occa-
scoop joumalistique (New York Times, 21 janvier 1987): sion de mentionner que ce « deroulement a l'envers » du
« De tous les phenomenes qui affectent la condition temps est le theme central du mythe celebre du Politique
humaine, aucun n'a rendu les scientifiques plus perplexes de Platon.
que la marche du temps en avant, sa liaison avec la ten- Troisiemement, comme c'est bien connu, les tentatives
dance apparemment inlassable vers le desordre, connue de deduire l'irreversibilite a paitir de premiers principes de
sous le nom d'entropie, et avec l'expansion de l'univers. la physique (ou meme de la rendre compatible avec ceux-
332 Logos Temps et creation 333
ci), commencees avec Boltzmann il y a plus d'un siecle, tique, ensidique. Dans la mesure ou la physique traite
sont restees insatisfaisantes. le temps comme une simple quatrieme dimension d'un
Quatriemement, et le plus important, l'irreversibilite espace geometrique quadridimensionnel, cela reste vrai.
physique est, localement, un fait indiscutable. Mais c'est Mais rien n'assure que l'espace effectif (l'espace ou nous
un fait partiel, qui n'epuise pas, et de loin, les. donnees. vivons aussi bien que l' espace du monde en soi) soit
Plus precisement, l'irreversibilite physique est interpretee reductible a l' espace abstrait, mathematique (et done pas-
comme entropie croissante, soit : desordre et desorganisa- sible d'une pure et simple quantification). Ce n'est pas ici le
tion croissants (ce qui, soit dit en passant, entraine le para- lieu d'elaborer cette question. C'est pourquoi dans les pages
doxe que, si la tendance vers l'accroissement de l'entropie qui suivent immediatement mes references a 1' espace
devait prevaloir completement et l'univers devenir, comme comme distinct du temps doivent etre comprises comme
il le devrait dans ce cas, un gaz de photons, le temps cesse- portant sur l'espace abstrait, mathematique.
rait d'avoir tout 'sens physique). Mais l'entropie n'est pas Nous ne pouvons atteindre le noyau de la question du
tout : des especes vivantes emergent, des bebes naissent temps - subjectif, objectif, ou surplombant - a moins de
et croissent, des peintres creent des chefs-d'ceuvre. Tout commencer avec l'idee de l'emergence de l'Alterite
cela ne « viole » pas la deuxieme loi de la thermodyna- (alloiosis ), en tant que creation/destruction de formes,
mique - il se situe simplement au-dela de sa portee. Les consideree comme une determination fondamentale de
formes ne sont pas seulement detruites, elles sont aussi l'etre comme tel, c'est-a-dire en soi.
creees, et l' on ne peut atteindre une comprehension du Cela nous oblige a etablir une distinction stricte entre dif-
temps, ni, je crois, elucider sa « fleche » et l'irreversibilite ference et alterite. 34 differe de 43, un cercle et une ellipse
sans tenir compte de ces deux faits : la creation et la des- sont differents. L'Iliade et Le Chateau ne sont pas diffe-
truction des formes. rents - ils sont autres. Une bande de babouins et une
societe humaine sont autres. La societe humaine, par
exemple, n'existe que comme emergence d'une nouvelle
J'ai parle du spectre de la spatialisation qui hante la phy- forme (eidos) et incarne une telle forme. Nous dirons que
sique. En fait, la question va plus profond. La spatialisa- deux objets sont differents s'il existe un ensemble de trans-
tibn du temps en physique n'est qu'une consequence du formations determinees (« lois ») permettant la deduction
fait que la physique, la physique mathematique, traite tout, ou production de l'un a partir de l'autre. Si un tel ensemble
y compris l'espace lui-meme, dans le cadre ensembliste- de transformations determinees n'existe pas, les objets sont
identitaire (ensidique). C'est la un resultat de sa depen- autres. L'emergence de l'autre est la seule maniere de don-
dance a l'egard de la mathematique (du moins, de la ner un sens a l'idee de nouveaute, du nouveau comme tel.
mathematique telle qu'elle a ete jusqu'ici), qui est !'inter- Le nouveau n'est pas l'imprevisible, l'impredictible, ni
minable elaboration des possibilites de l'ensidique. Notons l'indetermine. Une chose peut etre impredictible (le chiffre
en passant que la etait aussi l'erreur de Bergson, qui criti- qui va sortir de la roulette) et etre toujours la repetition tri-
quait la conception du temps des physiciens comme spatia- viale d'une forme; OU bien etre indeterminee, et etre
lisee et identifiait l'espace avec le quantifiable. Cela n'est encore la simple repetition d'une forme donnee (par
vrai que de l' « espace » abstrait - c'est-a-dire mathema- exemple, phenomenes quantiques). Quelque chose est nou-
334 Logos Temps et creation 335
veau lorsqu'il est position d'une forme qui n'est ni produc- Cela nous permet de proposer une caracterisation du
tible ni deductible a partir d'autres formes. Quelque chose temps le distinguant de l'espace (et de l'espace-temps)
est nouveau signifie done : quelque chose est la position de abstrait ou mathematique. Nous pouvons, en pensee, faire
nouvelles determinations, de nouvelles lois. C'est la le abstraction de ce qui est different et penser la pure diffe-
sens de la forme - d' eidos. rence comme telle. Cela est possible - et le resultat de
Comme tel, le nouvel eidos, la nouvelle forme, est cree ex cette operation abstractive est l'espace pur, abstrait. Dans
nihilo. En tant que forme, en tant qu' eidos, il n'est pas pro- cet espace, tout point differe de tout autre point sans pos-
ductible ou deductible de ce qui « etait la ». Cela ne signifie seder aucune caracteristique intrinseque, moyennant seule-
pas qu'il est creation in nihilo ou cum nihilo. Ainsi, les ment quelque chose qui lui est exterieur, a savoir sa posi-
humains creent le monde du sens et de la signification, ou tion « dans » l' espace. Deux cubes strictement identiques
de l'institution, sous certaines conditions - qu'ils sont deja sont differents si et seulement si ils occupent des lieux dif-
des etres vivants, qu'il n'y a pas de Dieu constamment et ferents dans l'espace. L'espace abstrait est ce miracle,
corporellement present leur disant le sens du monde et de cette possibilite fantastique de la difference de l'identique.
leur vie, etc. Mais il n'y a pas moyen de deriver de ces Les points, les segments egaux, les figures ou les solides
conditions soit ce niveau d'etre - le social-historique -, soit peuvent etre distingues sans posseder aucune difference
ses contenus chaque fois particuliers. La polis grecque est « propre » - du fait qu'est differente leur localisation, leur
creee sous certaines conditions et « avec » certains moyens, position dans l'espace.
dans un environnement defini, par des etres humains definis, La difference est infiniment productive; par exemple,
apres un formidable passe incorpore, entre autres, dans la elle sous-tend et rend possible la totalite de la mathema-
mythologie et le langage grecs, et ainsi de suite, ad infini- tique. En mathematique, nous procedons en attachant des
tum. Mais elle n'est ni causee ni determinee par ces ele- caracteristiques a des ensembles d'elements « indiffe-
ments. Ce qui existe, ou une partie de cela, conditionne la rents », puis en rendant ces memes caracteristiques « indif-
nouvelle forme ; il ne la cause ni ne la determine. ferentes » a un autre niveau, et ainsi de suite. Je dis pro-
Le fait de la creation comme tel n'a rien a voir avec la ductive : production ici signifie la construction a partir
querelle concernant le determinisme. Il contredit seule- d'elements donnes et selon des lois donnees. Nous pou-
ment l'idee paradoxale, sinon franchement absurde, d'un vons penser une multiplicite infinie d'elements « iden-
determinisme universel homogene qui reduirait les tiques » le long d'une dimension ou d'un nombre quel-
niveaux ou les strates de l'etre (et les lois qui leur corres- conque de dimensions - et nous avons un receptacle « du
pondent) a un niveau unique, ultime et elementaire. Cela genre espace ». Nous pouvons remplir ce receptacle par
impliquerait entre autres l'interessante conclusion theolo- des objets produits comme differents - a savoir reductibles
gique-metaphysique qu'il etait rigoureusement necessaire les uns aux autres et tous a quelques objets elementaires,
pour l'univers de parvenir a une connaissance de soi d'apres des regles et des lois determinees: nous avons
(moyennant la theorie physique). La creation implique alors un univers pseudo-physique, immobile. Nous pou-
seulement que les determinations portant sur ce qui est ne vons lui ajouter une dimension supplementaire, l'appeler
sont jamais fermees de maniere a interdire l'emergence temps, et la doter de quelques proprietes particulieres la
d' autres determinations. distinguant des autres dimensions de cette multiplicite
336 Logos Temps et creation 337
pseudo-physique. De telles proprietes pourraient, par thenon et de la cathedrale de Reims, ou meme en regardant
exemple, etre : un rocher et en decouvrant soudain un ver bougeant sur le
a) Ies productions sont irreversibles; c'est-a-dire !'inver- rocher.
sion de la structure d'ordre total imposee a la dimension Ainsi, nous n'avons pas dans ce cas un receptacle qui
« temps » est impossible ou privee de sens ; pourrait OU ne pourrait pas etre rempli par des elements
b) il existe des proprietes distinguees (des elements et indifferents. La dimension le long de laquelle est l'alterite
des constructions) qui restent invariables le long de cette est, chaque fois, consubstantielle et coemergente avec ce
dimension, c 'est-a-dire des proprietes qui sont conservees qui emerge comme autre par rapport a quelque chose. Elle
le long de ce temps « spatial » (par exemple, la quantite de en est inseparable, elle est inseparable des formes ou des
« matiere-energie » et, maintenant, quelques autres quanti- evenements qui font etre l'alterite et en font, chaque fois,
tes plus exotiques de la physique quantique) ; une alterite autre. Les differences dans les positions de
c) certains «sous-ensembles» et «productions», appe- Mars et de Venus relativement a la Terre sont comparables
les processus, ne sont pas transportables le long de cette (et done mesurables dans l'espace-temps identitaire). L'al-
dimension. terite qui separe Gaspard de la nuit des Quatuors Razu-
Nous avons alors une multiplicite quadri- (ou n-) dimen- movsky et ces derniers de L'Art de la fugue n'est pas com-
sionnelle, construite avec de l'identique et du different parable, et la distance chronologique entre ces reuvres
(soit, de l'identique repete), que nous pouvons reflechir et (mesuree en temps identitaire, calendaire) ne nous fournit
elaborer en faisant abstraction de tous ses contenus que des points de repere externes. L' alterite est irreduc-
concrets. (Les choses deviennent plus compliquees en rela- tible, indeductible et improductible.
tivite generale, ou la mesure du « temps » depend de la Pour autant que la forme qui emerge dans chaque cas
structure « spatio-temporelle » totale de l 'univers laquelle est autre, elle apporte avec elle - est consubstantielle avec
depend a son tour du « contenu » de l 'univers en matiere- - son temps propre. 11 y a un autre temps pour chaque
energie. Mais ici nous penetrons dans les enigmes cosmo- categorie OU classe d'alterite. Et la question surgit tou-
logiques, auxquelles allusion a deja ete faite.) jours d'un temps propre de chaque instance ou realisation
Mais dans le cas de l 'alterite nous ne pouvons pas faire de la forme nouvelle - meme si elle est unique. Le temps
abstraction de ce qui, chaque fois, est autre; nous ne pou- de la cellule n'est certes pas le temps de l'organisme dans
vons pas penser la pure alterite comme telle. L' alterite son ensemble; mais aussi le temps de L' Education senti-
apparait en fait aussi dans l'espace, mais il n'est pas d'es- mentale n'est pas le meme que le temps de Fin de partie.
pace pur, abstrait, de l'alterite. L'alterite est toujours l'alte- L'emboitement, interconnexion, engrenage mutuels de ces
rite de quelque chose relativement a autre chose (ti et alto temps est un sujet immense qui ne peut etre aborde ici.
ti - etwas anderes, non pas etwas verschiedenes). Nous Comme emergence de l'alterite - de ce qui ne peut etre
eprouvons l'alterite au moment ou nous tombons amou- produit OU deduit de ce qui est la - I' etre est creation;
reux (ou nous decouvrons que nous sonunes tombes amou- creation de soi-meme, et creation du temps comme temps
reux), comme avec tout changement soudain d'humeur, ou de l'alterite et de l'etre. Et la creation implique la destruc-
dans !'emergence d'une autre idee, ou en lisant Le Chateau tion - ne serait-ce que parce qu'une forme autre altere la
apres Madame Bovary, ou en regardant des photos du Par- forme totale de ce qui est la.
338 Logos Temps et creation 339
La difference et l'espace abstrait sont solidaires; mais ils penser comme espace. Rien ne nous autorise a traiter
sont exterieurs a ce qui, chaque fois, est different : par l'espace comme identitaire de part en part. Jene parle pas
exemple, deux points. Ainsi pouvons-nous penser l'espace seulement du fait que l'espace effectif n'est jamais pure-
abstrait, mathematique, en faisant precisement abstraction ment ensidique pour un sujet (animal, humain, societe,
de tout contenu particulier. L'alterite et le temps. sont soli- etc.), jamais reductible a l'homogene, a la repetition, etc.,
daires. Mais l' alterite et le temps ne sont pas exterieurs a qu'il est plutot toujours qualitativement organise et arti-
ce qui est, chaque fois, autre. Nous ne pouvons pas penser cule par et pour le sujet (ce a quoi se refere l'In-der-Welt-
la pure alterite comme telle. Un espace vide est a la fois un sein, l'etre-dans-le-monde de Heidegger). Je parle surtout
concept mathematique legitime et une possibilite de notre du deploiement de l'etre comme deploiement d'une multi-
intuition («pure»). Un temps vide n'est rien - ou n'est plicite heterogene d'alterites co-existantes. La considera-
qu 'une dimension « spatiale » additionnelle dont, si nous tion du temps lui-meme comme tel nous amene a cette
la considerons comme telle, nous ne pouvons pas avoir idee, puisque nous devons admettre la coexistence (et
une intuition et que, simplement, nous ne pouvons pas l'emboitement, entrecroisement reciproque, etc.) d'une
penser. J'ajouterai que, independamment de toute possibi- multiplicite de temps propres. Nous devons done penser
lite ou impossibilite de notre intuition, un temps vide ne l 'espace comme comportant non seulement une dimension
peut pas etre. ensidique, mais aussi une dimension imaginaire ou poe-
Le temps, c'est l'etre pour autant que l'etre est alterite, tique. Pour autant qu'il implique le deploiement « simul-
creation et destruction. L'espace abstrait est l'etre pour tane » de formes qui sont autres, qu'il permet une « coupe
autant que l'etre est determinite, identite et difference. instantanee » de ce qui est comme autre, qu'il ya« multi-
Une longue digression est ici indispensable. J'ai parle de plicite synchrone » de formes autres, l' es pace effectif, au
l'espace abstrait, et mis en garde contre l'identification sens plein du terme, va au-dela de l'espace abstrait et au-
erronee (Bergson) de l 'espace abs trait avec l' espace tout dela de la simple organisation ensidique.
court. Ce que Bergson appelle espace n'est que l'espace 11 serait par consequent errone d'identifier simplement
mathematique (et de la physique mathematique) et ce qu'il l'espace (l'espace plein, effectif en tant qu'il est distinct de
en dit conceme en realite la dimension ensembliste-identi- l'espace abstrait) avec l'identite et la difference, la repeti-
taire de l'espace. Mais une telle dimension ensidique est tion, la determinite - en bref avec l'ensidique -, et le temps
inherente a tout ce qui est, meme au temps, et c'est elle qui avec seulement l'alteration, la creation/destruction. (Cela
permet aux societes de construire un temps public identi- n'est pas suffisamment elucide dans le chap. IV de L 'Insti-
taire (calendaire). Le temps public usuel, comme l'espace tution imaginaire ... , p. 259-295 [reed. « Points Essais »,
public usuel, sont construits par la societe et dotes de carac- p. 301-319].) 11 ya espace poietique, espace se deployant
teristiques ensidiques definies (homogeneite, repetition, avec et par l'emergence de formes. Comme il y a temps
difference de l'identique, etc.), s'etayant visiblement sur identitaire, temps ensidique incorpore dans le temps poe-
des caracteristiques ensidiques de ce qui est - au-dela des- tique ou imaginaire. Et c'est la limite de ce temps identi-
quelles il est certainement une multiplicite plus vaste dont, taire que nous essayons vainement d'atteindre lorsque
pour commencer, nous ne connaissons rien. Mais aussi, nous essayons de penser la difference entre l'etat E et
l'espace abstrait est loin d'epuiser ce que nous avons a l'etat E' d'un pur gaz de photons. Meme dans ce cas, il y
340 Logos Temps et creation 341
aurait certainement une difference, qui serait descriptible Recherche avant Jean Santeuil; ou qu' Athenes aurait pu
par et pour un observateur ultra-fin et ultra-puissant - dont commencer avec Demosthene et continuer, en passant par
l'apparition, toutefois, detruirait immediatement l'etat de Pericles, pour aller vers Solon et au-dela.
l'univers comme pur gaz de photons et qui, en outre, par Cela n'est pas du au fait que l'apres a ete cause par
ses observations et actes subjectifs, serait la seule source l'avant. Dans les cas les plus importants, nous ne pouvons
de sens pour un avant et un apres attaches aux etats du gaz. pas parler de causation et au niveau elementaire l'action de
Y a-t-il alors la possibilite d'une distinction essentielle la causalite est reversible (c'est la la racine des difficultes
entre temps et espace - au-dela de l' evidence vecue de cette de la «deduction» thermodynamique de l'irreversibilite).
difference, au-dela de la reduction objectiviste du temps a Il est du a ce que l'avant (l'avant pertinent chaque fois)
l'espace abstrait, et au-dela de l'evitement positiviste de la conditionne l'apres d'une maniere non symetrique. (La
question? Je pense que cette possibilite existe, et qu'elle distinction triviale, mais fondamentale, entre causes et
resulte de leur rapport distinct a l'alterite et a l'alteration. conditions, ou entre conditions simplement necessaires et
Je dis: l'emergence des formes est le caractere ultime du conditions necessaires et suffisantes est etonnamment sou-
temps; l'avant et l'apres sont donnes par la scansion de la vent oubliee dans ce genre de discussions.) Les formes en
creation et de la destruction. Sur cette voie nous pouvons, tant que formes ne sont pas causees par quoi que ce soit,
en un sens, elucider l'irreversibilite. Le long de la dimen- mais elles emergent etant donne certaines conditions (en
sion indifferente, ensidique du temps - au-dela de la repe- fait innombrables). Les conditions permettent l'emergence
tition mesurable mais reversible de l'identique comme de la forme, mais la relation inverse n'a pas de sens. Ainsi,
successif, des formes emergent ou sont detruites (non pas : l'inversion de la fleche du temps n'est qu'extremement
se trouvent thermodynamiquement desorganisees !). La improbable du point de vue abstrait, ensidique - et simple-
direction selon laquelle s 'accroit la desorganisation de ment absurde lorsque l 'emergence des formes est prise en
l'ensidique (entropie) et des formes emergent et sont consideration. Ce n'est pas seulement nous qui ne pouvons
detruites en tant que formes .nous donne une fleche du concevoir la polis grecque. sans la mythologie grecque ; la
temps. (Les formes comme telles ne sont pas detruites par polis en elle-meme etait impossible sans cette mythologie
l'entropie croissante. L'enonce « l 'Empire romain s 'est (qui l'a precedee de longue main). Mais la mythologie n'a
effondre en fonction de la deuxieme loi de la thermodyna- pas cause la polis - elle n'en etait pas la condition neces-
mique » est prive de sens.) Pourrions-nous inverser cette saire et suffisante (meme si on la complete par d'autres
fleche? Si nous nous limitons a la dimension identitaire ou conditions); et nous ne pouvons pas deriver l'une de
ensidique, cette inversion est possible, bien que prodigieu- l'autre, dans un sens ou dans l'autre.
sement improbable. Mais si nous tenons compte des Quelle est done la distinction entre temps et espace? J'ai
formes, l 'idee d 'une inversion perd son sens. Il existe une deja dit que l'irreversibilite habituelle (thermodynamique)
probabilite finie (bien que, dans la pratique, proche de ne suffit pas pour l' etablir. Nous parlous du temps caracte-
zero) pour que la goutte d'encre qui s'est diluee dans rise par l'emergence de formes, emergence conditionnee
un verre d'eau se condense a nouveau spontanement a chaque fois par les form es qui sont la (ou par certaines
l'endroit ou elle etair au depart tombee. Mais il n'y a d'entre elles). Mais nous pouvons aussi dire, et cela est
aucun sens dans l'idee que Proust pourrait avoir ecrit La evident, que !'emergence d'une forme nouvelle est condi-
342 Logos Temps et creation 343
tionnee par les formes qui l'entourent (ou certaines d'entre Mais nous pouvons dire que, sans l'emergence de l'alte-
elles). Tout iciest conditionne par l'ailleurs. rite, sans la creation/destruction de formes, il n'y aurait
Je pense cependant que la distinction peut etre faite. pas de temps (excepte au sens purement ensidique et
La perspective du temps est effectivement complete. Elle impossible indique plus haut p. 335-336). En conduisant
contient celle de l'espace et l'implique. Dans le temps cette idee a sa limite, nous pouvons dire qu'il n'y aurait
emergent ou sont creees des formes; mais une forme est rien, puisque aucune forme n'auraitjamais emerge.
une multiplicite organisee, de sorte que son emergence En ce sens, le temps est essentiellement lie a l'emer-
amene a l'etre une coexistence simultanee (les constituants gence de l'alterite. Le temps est cette emergence comme
de la forme). La reciproque n'est pas vraie. La perspective telle - alors que l'espace est « seulement » son comitant
de l' espace est essentiellement deficiente. Considere en necessaire. Le temps est creation et destruction - le temps
tant que tel, l'etre d'une forme ne se refere pas, n'est pas est etre dans ses determinations substantives.
relie a une succession quelconque, a un passe/present/ave-
nir; pas plus qu'il n'a besoin de temps pour apparai:tre
comme tel. (La forme comme telle implique l'espace, la V
multiplicite simultanee. Elle n'implique pas le temps, la
multiplicite successive; c 'est son emergence qui requiert Pour nous aider dans l'elucidation de la question du
le temps et scande le temps.) Nous pouvons remarquer ici temps, nous avons pose deux categories fondamentales :
que, dans un renversement etrange, typique de la pensee difference et alterite. Nous pouvons maintenant les ras-
heritee, ce fait a ete considere, depuis Platon, comme sembler toutes les deux sous l'idee de multiplicite. La mul-
« fondant >> le caractere « derive » du temps. tiplicite implique formellement l'unite: sans l'unite, la
Nous pouvons exprimer cette idee d'une autre f~on multiplicite ne serait pas multiplicite, mais infra-chaos,
encore. disperse et deconnecte en soi-meme. L'unite, d'un autre
Si de nouvelles formes n'emergeaient pas, nous ne cote, n'implique pas la multiplicite. Simplement il se
pourrions pas dire que l'espace a cesse d'etre; ni meme trouve qu'il y a plusieurs. Simplement il se trouve que
qu'il serait devenu espace abstrait, ensidique. Nous pou- l'etre est- et qu'il n'est pas un. Cela nous pouvons le voir
vons concevoir un espace heterogene, plein de formes et l'accepter, non pas l'elucider plus loin.
immuables, chacune autre que toutes les autres, ou il ne se Que signifie que l'etre est - et qu'il n'est pas un? Pour
passe rien. (Un monde platonicien des Idees en pourrait autant que la multiplicite dans l' etre existe comme diffe-
foumir un modele.) Si un voyageur devait explorer cet rence, l'etre est un non seulement logiquement et nomina-
espace et trouver, successivement, d'autres formes, nou- lement (comme titre abstrait pour tout ce qui est), mais
velles pour lui, il s'agirait toujours de ses decouvertes a effectivement. La multiplicite comme difference signifie
lui; il ne se passerait toujours rien, excepte son (impos- que la pluralite des etants particuliers est rassemblee en un
sible) voyage et les changements dans ses etats subjectifs, par les lois qui produisent, deduisent, etc., les etants les
des scansions de ce temps subjectif sans rapport avec le uns a partir des autres. Pour parler brievement et brutale-
monde qu'il visite. C'est la, plus ou moins, le voyage de ment, les qualites sont reduites a des quantites, et des
l'ame platonicienne dans le monde supra-celeste. quantites differentes donnent lieu a des qualites (reduc-
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:ibles) differentes. C'est fa a la fois Hegel et le programme etait soulevee pour ainsi dire dans le vide, la reponse
:eductionniste dominant dans les sciences positivc;s. serait simple: l'etre serait un ensemble, ou un ensemble
Mais, pour autant que la multiplicite existe dans l'etre d'ensembles, et dans ce cas etre et mode d'etre coYnci-
;omme alterite, l'unite de l'etre se trouve essentiellement dent, comme coYncident aussi la possibilite et l'effecti-
'ragmentee. Cela parce que, malgre tous les discours vite. Mathematiquement, ce qui est possible est tout
:ecents sur la difference ontologique, etre et mode d'etre court, et une chose n'est pas si et seulement si elle
1e sont pas separables - et que les modes d'etre emergent, est impossible. Les elements d'un ensemble sont si
tlterant par la l'etre lui-meme et manifestant l'etre comme et seulement si l'on peut definir, de fa~on consistante,
mto-alteration. Certes, !'emergence comme telle est dis- !'ensemble dont ils sont elements.
:incte de ce qui, chaque fois, emerge - de meme que la La multiplicite de l'etre est un datum primaire, irreduc-
Jresence est distincre de ce qui est present, et l'etre est dis- tible. Elle est donnee. Mais il est aussi donne que cette
:inct des etants. Mais si on en reste la, la distinction devient multiplicite existe d'une part comme difference, d'autre
logique et scolastique. En tant qu'auto-alteration, l'etre part comme alterite. Pour autant que la difference est une
implique aussi l'alterite des modes d'emergence, de sorte dimension de l'etre, il y a identite, persistance, repetition.
:iue parler de !'emergence comme telle, faisant abstraction Pour autant que l'alterite est une dimension de l'etre, il y 'jl
fo mode d'emergence, a son tour inseparable de ce qui a creation et destruction de formes. Et en fait, ici encore
~merge, resterait vide. Tel a ete le discours de Heidegger l'alterite implique la difference. Une forme ne peut pas
mr l'etre, ou sur la presence. La presence comme telle - le etre dite etre a moins d'etre identique a elle-meme (au sens
fait de la presence - est certainement distincte de ce qui est le plus large du terme identique) et de persister/se repeter
present; mais les modes de presence sont autres, et l'on ne pour un temps - a savoir, dans et par une dimension identi-
peut pas penser la presence comme telle en faisant abstrac- taire le long de laquelle elle differe d'elle-meme simple-
tion des modes de la presence. Non seulement nous ne ment du fait qu'elle se trouve placee dans un temps (iden-
pouvons placer sous le meme titre, excepte de maniere titaire) different. Et cela n'est qu'un aspect du fait qu'il ne
logiqJie et vide comme dirait Aristote, Le Clavier bien peut etre de forme sans un minimum de determinite. Cela
tempere et la nebuleuse d'Andromede; nous ne pouvons veut dire que toute forme comporte necessairement une
pas penser l'etre comme auto-alteration et incessant a-etre dimension ensidique - et done, qu'elle participe necessai-
sans considerer les modes de cette auto-alteration et les rement a l'univers ensidique.
modes d'etre qu'ils font surgir. Si tels sont les caracteres de l'etre, nous trouvons qu'ils
L' etre est-il en tant qu 'alterite? Certainement; si tel sont les memes que ceux que nous devons attribuer au
n'etait pas le cas, il n'y aurait pas un etre-sujet (une multi- temps : le deploiement de l' alterite, allant de pair avec une
plicite indefinie d'etres-sujets et une multiplicite indefinie dimension d'identite/difference (repetition). Dans l'espace
de modes d'etre-sujet), creant chaque fois son propre abstrait (ensidique), nous ne trouvons que cette demiere.
mode d'etre et son propre monde (et temps) et, par Nous trouvons les deux - difference et alterite - dans
exemple, pensant l'etre et en parlant. Sans l'alterite, il n'y l'espace effectif; mais, pour les raisons deja mentionnees,
aurait aucune question de l'etre. Non seulement il n'y l'espace effectif presuppose le temps. La plenitude de
aurait personne pour soulever la question mais, si celle-ci l'etre est donnee - a savoir, simplement: est - seulement
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fans et par !'emergence de l'alterite qui est solidaire du bant doit rester une question, pour ce temps, et probable-
temps. ment pour tout temps.
Constatant cet auto-deploiement dans et par le temps,
:'est-a-dire !'emergence de l'alterite, nous pouvons Cerisy-la-Salle,juin 1983-
:omprendre que l'unite et l'unicite de l'etre sont vraiment Stanford,fevrier, 1988-Paris, septembre 1988.
fragmentees et stratifiees. Cela devient particulierement
manifeste avec !'emergence de l'etre pour soi (commen-
;ant deja avec l'etre vivant) qui entraine la creation
(objectivement parlant) d'autres modes d'etre et (subjec- NOTES
tivement parlant) d'autres mondes, fermes sur eux-
memes, comportant, dans chaque cas, leur temps propre.
L'etre pour soi se deploie aussi, en tant qu'etre, dans l'es- Pour faciliter la lecture, j'ai elimine les notes de bas de
pace et le temps. Mais etre pour soi cree un temps et un page; dans quelques cas, les references sont incluses dans le
texte. Je me limite ici a quelques indications qui pourraient
espace et un etre pour soi et de cette fas;on fragmente
aider le lecteur interesse par le sujet.
l'etre, l'espace et le temps. Et nous ne pouvons pas consi- J'ai developpe les idees de l'ensembliste-identitaire (que
jerer comme seule originaire ou authentique une tempo- j'ecris desormais, pour la brievete, ensidique) et de l'imagi-
ralite particuliere, telle la « temporalite originaire de naire surtout dans L' Institution imaginaire de la societe. Pre-
l'etre-pour-la-mort » du Dasein de Heidegger (qui est, de sentent un interet particulier pour la presente discussion les
toute evidence, une temporalite typiquement subjective, chapitres IV (institution philosophique et institution sociale
exactement comme. l' « etre-dans-le-monde » est un mode du temps, temps identitaire oppose au temps imaginaire, le
social-historique comme creation d'une temporalite propre),
j'etre d'un etre dans une Lebenswelt qui a ete creee v (institution sociale de la logique ensembliste-identitaire) et
social-historiquement sans que le Dasein ou Heidegger VII (significations imaginaires sociales). A la logique ensi-
lui-meme l'aient jamais remarque), car nous savons, et ne dique, j'oppose ce que j'appelle la logique des magmas;
pouv6ns pas pretendre ne pas savoir, qu'il y a temps de l'idee a ete d'abord formulee dans « Science modeme et
l'etre vivant et temps cosmique et qu'il n'y a rien de interrogation philosophique » (1971-1973), repris dans Les
jfaive ou d'inauthentique les concemant. Carrefours du labyrinthe (1978), p. 203-211 [reed., p. 266-
277]. Elle a ete developpee dans L' Institution imaginaire ... ,
De sorte que la question surgit, pour nous et en elle- p. 457-463 [reed., p. 493-499], et, de maniere beaucoup plus
meme, de l'unite et unicite de l'etre et du temps par-dessus detaillee, dans « La logique des magmas et la question de
et au-dela de leur fragmentation et stratification indefinie l'autonomie » (1981), repris dans Domaines de l' homme -
et inoubliable. Pour autant qu'il s'agit seulement de la Les Carrefours du labyrinthe II, Paris, Ed. du Seuil, 1986,
dimension ensidique, nous pourrions parler d'une unite de p. 385-418 [reed., p. 481-523].
l'etre. Mais cette unite n'est, bien entendu, que partielle et, Sur l'inseparabilite ultime du subjectif et de l'objectif, voir
« L'imaginaire: la creation dans le domaine social-histo-
surtout, inessentielle. (Nous pouvons distinguer des ele- rique » (1981) et, de maniere·beaucoup plus detaillee, « Por-
ments denombrables aussi bien dans une sonate de Beetho- tee ontologique de l'histoire de la science», les deux repris
ven que dans une etoile. Et puis apres ?) Ainsi, la question dans Domaines de l' homme, op. cit.
surplombante du temps surplombant et de l'etre surplom- Sur la subjectivite reflechissante, voir la premiere partie
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