Inquietude Humaine PDF
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PHILOSOPHIE DE L'ESPRIT
COLLECTION DIB.IGEE PAB. L. LAVEW ET B.. LE SENNE
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L'INQUIÉTUDE ~
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1 HUMAINE 1
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PAR
Jacques LAVIGNE
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AUBIER
1 EDITIONS MONTAIGNE
1
L'INQUIÉTUDE HUMAINE
...
PHILOSOPHIE DE L'ESPRIT
COLLECnON DmiGtE PAl L. LAVELU ET Il. LE SENNE
JACQUES LAVIGNE
Professeur à l'Université de Montréal
L'INQUIÉTUDE
HUMAINE
c L'homme ne salt à quel rang se
mettre. Il est visiblement égaré, et
tombé de son vrai lieu sans le pouvoir
retrouver. Il le cherche partout avec
inquiétude et sans succès dans des
ténèbres Impénétrables. •
(PASCAL.)
AUBIER
RDITIONS MONTAIGNS, I3, QUAI CONTI, PARIS
1953
A MA FEMME
I. LA MÉTHODE.
sique de l'appétit que la philosophle de l'action de Maurice Blondel suffisent pas pour nous donner à Dieu, c'est qu'il veut nous con-
vient rencontrer la métaphysique de l'être de saint Thomas. L'une duire, au delà des notions, dans l'existence, à la remise de notre
commence au point préçis où l'autre finit. être limité à l'être ~ans limite!..
Chez saint Thomas, c'est l'appétit qui nous met en relation Pour nous, saint Thomas et Maurice Blondel !.'offrent comme
avec l'être concret. Les choses sont dam, l'intelligence par leur deux mattre!. dont la pen!.ée de l'un complète celle de l'autre.
image; dans l'appétit, comme en creux, par la tendance qu'elle~ y Saint Thomas nous a fourni la métaphysique objective de l'être
produisent. L'immanence de l'existence dans notre appétit est et de la nature achevée ; Blondel, la philosophie de la vie, de
donc bien différente de l'immanence de l'e!.sence dans notre intel- l'exhtence qui se fait. Nou!> les avons rencontrés à peu près au
ligence. L'idée est une sorte de terme pour l'intelligence. L'exis- même moment et il nou!. a paru aussi impossible de le!> opposer
tence dans le désir commence et dirige un mouvement. La chose que de les identifier. Tous deux répondaient à deux problème!.
dans l'intelligence est immanente à notre pensée parce qu'elle lui différent!> posés par une même vie.
est devenue identique. La chose est immanente dans le désir
parce qu'elle en est ab!>ente ·: elle est précontenue, elle n'est pas
III. L'ACTUALITÉ DE CETTE MÉTHODE.
po"sédée ; elle est attendue, cherchée. Et cependant, c'est ce
sentiment même de l'absence qui constitue le fond de notre exis-
tence. Tout notre être vit de cet être qui lui est promis. Telle est La méthode, dont nous venons de retracer les sources dans l'his-
l'immanence de notre fin en nous : une impulsion qui nous pousse toire, convient particulièrement aux besoins de notre temps.
à nous dépas!.er toujours. En effet le désir en acte e!.t analogue à Depuis la dernière guerre, c'est à l'homme concret que l'on parle,
un mouvement. Le mouvement selon la fonnule d'Aristote c'est c'est de l'homme nouveau que l'on discute, c'est à un homme dans
«l'acte d~ ce qQi e!.t en puissance en tant que tel "· La puissance l'histoire que l'on !.'adresse :un homme que l'hi!.toire a fait et qui
e!>t avant le mouvement : elle le permet ; l'acte e8t au terme : ille fera l'hlstoire. Cet homme est avide et pauvre, sa conscience est
finit. Aussi bien, l'lill te dan!. le mouvement n'e!>t pas un acte par- « malheureuse », sans vie intérieure, sans liberté matérielle.
fait, il traîne avec lui une privation qu'il veut combler. L'acte du L'humanité, en même temps qu'elle invente la science qui lui
mouvement n'est pas un terme, il est ordonné à un acte ultérieur. donne la pui!.sance et le confort, en même temps qu'elle ll.Ccumule
Il !le transforme en s'accomplissant. Le mouvement est donc créa- les riche!>Se'> qui lui a_ssurent la sécurité et la liberté, engendre la
tion d'existence, invention, nouveauté. De même l'appétit. Il est guerre et multiplie le nombrP des misérables. Chacun sent qu'il est
un &ppel à l'existence, un projet à réali8er. en face d'une !>Ociété à reconstruire, d'une civilisation à transformer,
Saint Thomas constate le mouvement et il en cherche la justi- d'une science à remettre au service de l'hommP.. Aussi, lorsqu'on
fication ontologique. A la suite d'Aristote, ü place dans l'être les traite aujourd'hui de l'être humain, c'est un problème d'avenir qui
notions qui lui permettent d'y inclure le devenir. Mais l'acte et semble être posé: l'édification d'un ordre nouveau. Tous les efforts
la puissance ne sont pas le devenir. Le devenir est un passage : . sont tendus vers demain. Seules s'imposent les doctrines pro-
c'est ce passage que Blondel veut nous livrer. Partout, il se réfère mettant un futur qui abolira le monde présent. L'homme de la
à l'appétit parce que partout il poursuit l'existence concrète. S'il masse est un dé::.espéré ou un visionnaire. Il n'est plu!> résigné.
découvre l'infini en nous, dans notre action et notre pensée, ce Il faut refaire une civilisation avec les débris de celle qui vient de
n'e!.t pas comme une idée mais comme un dynami!>me, comme la s'écrouler. Et de par le monde tant d'institution!. sont tombées
fin dans Je dé!.ir. D'où J'importance qu'H accorde à l'action. Elle qu'on a parfois l'impre!>sion qu'il faut créer de rien un univers
traduit l'immanence de notre fin en nous. C'est en regardant du tout neuf ; qu'il n'y a rien à conserver car tout est usé, vieilli, inhu-
côté de l'appétit qu'il peut dire que le désir précède la connais- main. Quel esprit guidera notre action dans cette tâche immense ?
sance pour la provoquer, qu'ilia suit pour l'achever. Et s'il répète Il y a ceux qui s'attachent dé!.espérément à un passé mourant,
sans cesse que l'idée de Dieu et les preuves de son existence ne comme s'il emportait avec lui l'essence même de la grandeur de
IN'ntODUCTION L,ACTUALITÉ DE CETI'E MÉTHODE 25
l'homme. Il y a ceux qui veulent tout détruire comme pour creuser Et cependant, dans l'existence, cette inquiétude est le premier
un trou énorme où la civilisation nouvelle pourra édifier une cité signe d'un appel de l'au-delà. C'est le point de départ naturel de
future. Il y a ceux pour qui cette vie n'est que mort, néant et toute philosophie dont l'objet est d'abord le concret. C'est dans
désespoir. Allon~-nom, vers l'absurde ou 'Vers un lieu terrestre de cette inquiétude que se pose à un certain moment du temps, à un
bonheur et de paix ? Nous laisserons-nous conduire passiveml'nt certain stage du devenir, le problème de notre destinée. C'est en
vers un avenir riche de nos vagues désirs ? Faut-il nous aban- effet par l'inquiétude que nous sommes comme placés au-dessus du
donner à la folie révolutionnaire dans l'espoir d'empêcher, par ce temps et du devenir et forcés d'en demander le sens. Çest le pre:-
su~rême détachement, que l'avenir soit la répétition d'un présent mier signe, dans le relatif et le temporel, de la présence en nous de
qw nous révolte? l'éternité et de l'absolu.
Tous sont d'accord qu'il faut sauver l'homme. L'homme qui a
faim et soif, ~ans abri et sans soleil et qui souffre Îa faim et le froid
que souffrent ses enfants. Mais qui sauvera l'homme s'il n'a pas
découvert son âme à sauver, et dans l'homme qui a faim une âme
que Dieu aime ? Seule l'éternité peut sauver les temps, seul l'ab-
solu peut donner un sens au devenir.
C'est pourquoi la méthode d'immanence s'impose particuliè-
rement aujourd'hui. On a déclaré révolues quantité de formes de
penser et de manières d'agir. La monde économique, social et
politique se transforme. Le passé ne contient à peu près aucune
norme qui nous aiderait à interpréter l'avenir. Tout commence,
tout est à faire. Il semble que l'avenir seul soit la réalité. II importe
donc de pouvoir retracer au milieu même des transformations
les signes de l'origine et de la fin transcendante de l'homme. De
rechercher le sens de la vie dans le développement de l'action et
de la pensée humaine. Puisqu'il y a tant à construire, à inventer
pour le salut et le progrès de l'homme, nous saurons alors ce qui
reste toujours à faire et l'amour qu'il faut pour l'accomplit. Nous
pourrons, quel que soit le point de départ que nous offriront les
événements, les âges, les guerres et les révolutions, retrouver
l'esprit qui nous permettra de continuer l'histoire de l'homme en
marche vers l'éternité. ·
Mais comment peut-on dire de notre vie qu'elle à un sens, qu•ene
est une histoire ? Il n'y a d'histoire que d'événements passés.
Pour écrire notre histoire, il faudrait que nous soyons à la fois
témoins de notre origine et rendus au terme de notre vie. Lorsque
nous prenons conscience de notre vie, elle est déjà engagée et
nous ne savons pas où elle nous conduira. Nous sommes entre un
passé. perdu et un avenir incertain. C'est pourquoi nous prenons
consCience de nous-mêmes dans l'inquiétude. Lé passé nous
apporte la déception, l'avenir l'angoisse.
CHAPITRE I
L'inquiétude humaine
Tous les philosophes qui ont étudié d'une façon spéciale l'exis-
tence concrète de l'homme ont apporté une attention particulière
au problème de l'inquiétude. La raison en est que notre vie,
s'accomplissant dans le temps, engendre continuellement un passé
et un avenir : le passé qui est une perte et l'avenir, un manque. Ce
double sentiment d'absence fait naître l'inquiétude. Cette inquié-
tude n'est ni un principe, ni une fin, mais une étape de notre
devenir. Nous sommes d'abord dans le temps comme n'y étant pas
encore. Les enfants acquièrent un passé sans se soucier de ce qu'ils
perdent et vont vers un avenir sans le désirer. S'ils passent faci-
lement d'une chose à l'autre, ils vivent chaque instant comme s'il
était seul. L'enfance ne connaît pas l'inquiétude. Toute son atten-
tion est à faire l'homme qui la portera. Mais peu à peu une impres-
sion de solitude s'empare de nous. Tol:lt ce que nous avons po!>sédé
est disparu aussitôt qu'obtenu. Tout n'a fait que passer. Tout
n'est vécu qu'une seule fois. Et notre désir nous porte toujours
au delà de ce que nous sommes. Nous vivons d'une absence que
notre action même travaille à former.
Lorsque l'homme connaft l'inquiétude, sa vie est déjà commen-
cée. Et cependant elle est pour lui comme un point de départ:
celui de sa vie spirituelle autonome. Le monde nous envahit par
notre organisme, nos sen!>, nos passions et nos pensées. Il semble
que ce soit lui qui nous fasse naftre et grandir et qu'il nous suffira
de lui obéir, de le subir pour connaître la paix. Notre destin paraît
se confondre avec celui des choses. Mais en assimilant son milieu
l'homme se forme et prépare, sans s'en rendre compte, l'avè-
nement de son autonomie. Et soudain il découvre sa liberté : Il
est maitre de lui. Mais le monde est enraciné en lui et lui résiste
en le dispeTha.nt. L'homme est libre, mais sa vie n'est pas à lui,
n'est pas de lui. Et cependant il lui faut faire sienne cette vie
même qu'il subit 1 . Car nul n'agit sans se donner une fin qui l'en-
t. • Je n'ai rien que je n'aie reçu ; et pourtant il faut en même temps que
tout me soit imputable par l'emploi libre et ratifié de cela même qui m'est
imposé. • (M. BLONDEL, L'action, II, Alcan, Paris. 1937, p. 35.)
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28 L'INQUIÉTUDE HUMAINE
n n'aura de sens que si nous sommes au fatte du te~ps, non pour
gage tout entier. C'est la conscience d'une telle situation qui y tomber, mais pour y incarner de 1'éternel, pour. y fa1~e germer et
provoque l'inquiétude.
grandir une vie spirituelle, pour y rencontrer 1 Infim et nou!> Y
L'homme est seul en face du monde. Les choses passent. Et s'il donner. C'e!>t à ce don que nous prépare l'inquiétude. .
lui parait qu'il domine le changement, il ne peut s'accomplir que
L'inquiétude apparaît en l'ho~e au set_U~ de sa ~atunté. Elle
dans et par un monde qui meurt. Aussi bien il ne peut ni se donner est comme la condition de son avenement spmtuel. C est le moment
aux chol>es, ni se réfugier en lui-même ; partout il rencontre l'ins~ où l'homme cesse d'être agi pour agir; où il s'ar~~che au dét~r
tisfaction. Il ne peut vivre sans les choses et dans le monde il se nùnisme des choses pour accepter la respons.abihté de sa . VIe.
perd.
C'est aussi le moment où, découvrant le temps, 1 homme est miS en
En prenant conscience du temps l'homme a donc reconnu et ~on face de son insuffisance. Sortir du présent pour recon?aître le
inachèvement et l'inaptitude du monde à le combler. Mais aussi temps c'est ~ans doute quitter l'inconscien~e, c'est aus~I ap~rce
l'impossibilité de s'évader du monde et de se faire sans lui. voir notre misère. Bienheureuse misère qui nous enseigne a ne
L'homme est maître de lui mais son action lui échappe. Le monde pas nous satisfaire de la terre 1 Le temps nous révèl~ à nou~
ne lui suffit pas et cependant il appartient au monde. Il est au mêmes mail> pour nous inviter à regarder au delà de lm. Seul, Il
delà du monde et ne peut vivre qu'en lui. Il a rompu avec le pré- nous apparaît comme la marche ver!> le néant e~ engendre la
sent mais pour être livré au temps : à un avenir qu'il ne possédera déception. Mais par là il nous rejette en dehors de lm afin que n~u~
que pour le perdre. Il est présent à sa vie et sa vie le fuit. En allions chercher ailleurs comment l'employer. Le monde a ete
découvrant le temps, l'homme a introduit un intervalle entre lui expulsé de notre âme et le vide qu'il a lais!>é der:ïère lui nou~
et lui, entre le monde qu'il a et le monde qu'il veut. Et cet inter- effraie. Nous sommes à nous et rien n'est à nous, mie monde, m
valle il sent . que rien au monde et de l'homme ne pourra le le temps..C'estle premier signe, dans la conscience, de_ la présence
combler.
d'un être qui nous dépasse. C'ec,t la première conscience. de ne
· L'inquiétude est la conscience de cette rupture. Ce qui nous pouvoir trouver dans les choses et en nous l'être que nous aimons.
inquiète c'est de refuser au fond de nous le seul monde qui soit le C'est la première panique devant un monde qui n~us a?andonn~
nôtre, le seul lieu qui soit à nous. D'être isolé, séparé toujours d'un et devant notre âme inachevée. C'est le . premier silence ou
monde quotidien dont nous ne cessons de subir les exigences, les l'homme écoute Dieu qui l'appelle. Mais tous ne consentent pa,s
séductions et les blessures. D'accompagner notre vie pour la désa-
à l'entendre.
vouer. D'être au faite du temps et de ne pouvoir qu'y tomber.
C'est dans cet instant que s'impose à l'homme le problème de sa
destinée. 1. L'tvASION.
A ne considérer que le temps, l'évolution du monde et de
l'homme n'a pas de sens. Le devenir du monde ne mène à rien. Tous ne parviennent pas à l'inquiétude. Et de ceux qui la
C'est le lieu de la mort et de la contingence. La vie de l'homme n'a connaissent beaucoup la refusent en s'évadant. .
pas de direction, On peut accepter l'existence, s'y soumettre, Pascal, analysant la misère de l'homme .sans D~e~, a renco~tré
l'endurer, l'oublier, on est incapable de la comprendre et de la Je divertissement par lequel l'homme se fmt, et, sil on .peut dire,
diriger. L'homme peut être indépendant il n'en demeure pas renvoie au lendemain son éternel problème 1 • Chez Heidegger, le
moins un être vide. Et ce qu'il acquiert dans la matière et le temps, 1 La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et
ille détruit en l'utilisant. Aussi bien, si le devenir a un sens, si le cep;ndant c'est la plus grande de nos misères. Car c'est cela qu~ nous empêche
temps mesure un progrès, ce ne sera ni le monde seul, ni 1'homme principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre in5e~s1blement. Sans
cela nous serions dans l'ennui et cet ennui nous pousserait à chercher u;'l
seul qui nous en fournira le principe. Le devenir n'aura de sens ' p1qs so l"de
moyen •~ Mais le divertissement nous
1 d'en sr.,,..."'"'· ~ B et nous fa~t
amuse
éd
que s'il est l'occasion d'un progrès spirituel : ce qu'il nom, retire arriver insensiblement à la mort. • (B. PASCAL, Perucu, . RUNIICHVICG,
nous invite à nous dépasser ; ce qu'il nous apporte, à nous réaliser. no 171, p. 56, Hachette, Paris, 1930.)
30 L'INQUJÉTUDB HUMAINE
L'tvASION 31
moi se perd en s'abandonnant au On. Le On est un« certain mode
d'être de soi qui consbte à ne pa& être soi-même ».L'homme ahan~ qui a peur de ne pas être au courant. C'est une règle chez elle qu'il
donne à tout le monde la responsabilité de son existence, de sa n'y a pas de vie intellectuelle si l'on ne se fait voir chez le& beaux
pensée et de son action. A tout le monde, c'est-à-dire à per&onne. esprits, si l'on ne fréquente les acadétnies, si l'on ne fait le tour du
Le lieu commun illustre cette attitude. Il exprime une phrase que monde. A croire que la vie intérieure est la somme des choses
tout le monde dit et à laquelle personne ne pense. De même les entendues et vue&. La pensée est en soi et l'on voudrait n'être
conversations sur la température. Elles n'ont qu'une utilité: jamai& chez soi. Il reste, en effet , bien peu de temps et de force
établir des liens de sympathie. pour travailler et aimer, lorsqu'on a tout donné à la contrefaçon
Dès notre origine, nous &ommes engagés dans le monde et pré- de la réflexion et de l'amour. Bien peu de temps pour le recueil-
occupés par les autres. Une partie de notre être nous est imposée lement pui&qu'il faut briller sans cesse. Tout est superficiel, tout
du dehors. Que cette partie de nous parvienne à dominer et nou& a été coupé à la racine. Et c'est au nom de l'esprit que l'on vit ce
sommes perdus. Les modes, le& formules, les coutumes, tout cela néant de vie.
nous exempte de penser, tout cela a été préparé par tout le monde, Le parasite a toujours les mots culture, génie, art à la bouche. U
pour tout le monde. Il e~t vrai que ces im,titutions peuvent tra- veut être le plus grand défen!>eur de la vie de l'esprit, cependant
vailler à nou::. libérer : elles apportent une solution pour tous les il n'est personne qui la de~serve davantage. Il défigure la pensée
problèmes qui surgissent de nos rapports ordinaires avt.c le& autres et méconnaît la vie. A l'une il enlève son objet, à l'autre, son sens.
et par là permettent à la pensée de se ré!>erver pour l'es&entiel. Les tâche!> de la vie quotidienne sont trop vulgaires pour lui
Et, cependant, elles peuvent nous perdre aus:.i. Elles !>'offrent comme si l'esprit souillait pour un pt>tit nombre et à l'heure du
comme un moyen de vivre à la surface de nous-mêmes, loin de thé. Ici, l'extérieur, le décor est maitre. Comme les enfants, on
l'inquiétude, sous la dictée d'un code de bonnes manières, de bons joue à l'arti!>te, àu savant, au penseur, en empruntant son
mot&, où nou!> n'avons qu'à pui&er. Elles nous di::. pensent pour la costume et se::. in!>truments. On se donne l'illusion de l'être par
vie de penser. La vie intellectuelle elle-même, lorsqu'elle est le parattre. C'e!>t le mot qui a le prestige, le mot nouveau et mysté-
prise comme moyen de parattre, de tuer le silence, entraîne· la rieux. On lui colle, comme sen:., son tressaillement intérieur. Le
perte de soi, d'une façon d'autant plus perfide que le moyen est costume est roi : la chevelure longue, le:. lunette:. de corne. On
plus noble. prend la mascarade pour la réalité. De même que la présence de
Tous les Inilieux évolués, toutes les grandes capitales connab!>ent la pensée a pu engendrer l'absence de la cravate, on voudrait
cc qu'on pourrait appeler la &ociété des parasites de l'esprit. Elle qu'en supprimant celle-ci on puis&e faire apparattre celle-là. On
court les réceptions, le travailla fatigue, la solitude l'ennuie ; elle se joue consciemment la comédie. On accorde beaucoup d'atten-
ne pen&e pas ; elle fait la conversation ; elle parle des !>entiments tion à la préparation du décor. Celui-ci tertniné, quel rôle va-t-on
nobles, de réformes sociales, de liberté de conscience, de pen!>ée et y jouer? Comment ::.avoir reprendre une âme que l'on a chassée
d'action, mais elle n'aime pa.s, elle n'agit pas, elle n'a pas de cons- comme un immense ennui ?
cience, elle ne vit pas. Et comment vivrait-elle ? Elle a refusé la La légèreté avec laquelle on nie et affirme Dieu dans ces milieux
vie pour les livres et dans les livres elle a cherché beaucoup plus un est· remarquable. Faut-il s'étonner ? Dieu n'est plus là, car
écran qu'une lutnière. Dans les lettres, elle ne vise que la lettre. La l'homme n'y est pas, le cœur de l'homme est absent. Dieu n'est
vie ordinaire lui paratt basse, san!> héroï:.me. Et cependant, c'est qu'un mot trop vieux, banal, que l'on rejette on essaie de rajeunir.
uniquement par la. vie ordinaire, en dehors du livre, que la lettre Ensuite on parle d'autre chose, car rien n'est arrivé. Pour résumer,
devient esprit. L'écueil du salon littéraire c'e&t la folie du dernier disons que l'agitation a remplacé l'inquiétude ; le déplacement
livre, de la dernière théorie, si bien illustrée par Molière dans les extérieur, le progrès intérieur. Il n'y a pas de sentiment d'insuf-
Précieuses ridicules. C'est une société raffinée, polie, mab pour fisance ici, mais aussi il n'y a pas d'homme.
rien. Elle est curieuse, non comme un savant, mai& comme celui La philosophie elle-même a inventé un moyen d'évasion qui
consiste à &e réfugier dans un système. C'e&t le plus stlr moyen
L'INQUIÉTUDJ;; . HUMAINE
L'ÉVASION
t!'éçhapper à soi-même car il se pare de l'absolu de la vérité.
~ masse est un phénomène social plutôt récent. Elle est un pro-
~ilson qualifie. cette ~hilosophie de u scolastique 11 1 ; Kierkegaard
1 ap~elle la phil.osophie des professeurs. On substitue à une philo- dUit du capitalisme. La grande ville, l'usine mécanisée, le prolé-
&ophie authentique un enchaînement d'idées. Avec des notions, tariat, autant de facteurs qui ont contribué à favoriser son appa-
de ~a logique et de l'habileté on n,mplace la réalité, la pensée et la rition et sa croissance. On identifie souvent la masse à la classe des
vénté. Et l'on va au cours comme à l'arène: pour assister à une prolétaires. Et cependant toutes les classes de la société ont
exhibition de force et d'agilité, pour s'entraîner. On n'étudie pas quelque chose de massif 1 • Toutes subissent les mêmes influences,
le réel à travers la pensée d'un homme qui nous sert de maître ; on par la radio, le journal, le cinéma et les sports. Toutes sont plus
apprend à classer des essences abstraites comme s'il y avait un ou moins dépendantes de cette vie banale, impersonnelle, toutes
monde d'idées en soi, une philosophie sans philosophe et des idées lui empruntent leurs jugements. L'attitude réactionnaire du bour-
san~ choses. De t.out cela la vie e&t absente depuis longtemps ; la
geois et l'attitude révolutionnaire du prolétaire ont un même
réalité a été sacnfiée à la clarté, à la facilité. Tout est su et rien contenu psychologique. Ni l'un ni l'autre ne sont capables de
n'~:Jrrivera qui n'aura sa place dans le système. Le professeur
s'élever au-dessus d'un pur instinct de conservation pour atteindre
~.ssède. le livre du. maître et peut y lire toutes ·les réponses. le bien commun. Le premier veut conserver l'ordre qui lui assure
L mtelbgence emplOiera toutes ses res&ources à défendre sa sécu- ses privilèges ; le second veut détruire la &ociété qui le prive de
rité, à repousser ce qui vient troubler sa quiéttide, à réduire à son son bien. La conversation du bourgeois et du prolétaire ne diffère
petit univers les problèmes que la vie su&cite. souvent que par quelques détails de prononciation, de vocabu-
,. En .effet, c'est. l'existence, c'est l'acte dans l'être qui provoque laire, de connaissance grammaticale.
lmqQlétude, qm pose les problèmes, qui toujours nous entraîne L'homme de la masse est un être embrigadé. Son métier, trop
à reprendre l'analyse de nos idées, à les enrichir dans de nouvelles souvent, n'exige à peu près aucune initiative. Et cependant il ne
relation&. ll n'y a pas d'abord des essences auxquelles le réel doit lui laisse aucun répit. Il réclame juste assez d'attention pour
se soumettre coftte que coftte, mais l'existence mystérieuse et rendre la réflexion impossible. Cet homme ne possède rien, il ne
imprévisible que l'essence essaie d'expliquer. Ici la paix a été dirige rien. Sa vie se distingue à peine de celle de la machine :
obtenue en tuant la vie ; le repos de la pensée par l'évasion dans même régularité, même automatisme, même répétition. S'il est
les idées pures. prolétaire, il n'a q~e la liberté d'organiser sa mis.ère. Lorsqu'il
Il y a donc des hommes qui, devant le néant qui est en eux quitte son travail il se retrouve dans un logement trop étroit, dans
prennent le parti de fuir : d'autres n'ont même pas à choisir 1~ une rue sans verdure et sans lumière où la vie familiale est quasi
fuit~ leur vie n'étant possible que dans l'évasion :telle est la vie
impraticable. Tout le pousse à s'évader. Les moyens ne manquent
de& masses. Joseph Folliet définit la masse comme u un ensemble pas. La même machine qui a chassé la pensée du travail produit
organique d'individus qui n'agit et ne vaut que par le poids de des sentiments et des idées en séries. C'est elle qui fait le journal,
tous 11 2• L'homme n'existe que par le groupe, son âme est collec- la radio, le cinéma. ·
tive. L'homme de nos grandes villes consent à vivre cette existence
à peine humaine et va même jusqu'à l'aimer parce que tout a été
1. • Toute philosophie engendre sa scolastique, mais ces deux termes dési- organisé autour de lui pour qu'il n'y pense jamais, pour qu'il
gnent deux faits spécifiquement distincts. Toute philosophie digne de ce nom
part du réel et y retourne, toute scolastique part d'une philosophie et y re-
soit toujours à l'extérieur de lui. Tout n'est que sollicitation à
tourne. La philosophie dégénère en scolastique aussit6t qu'au lieu de prendre . l'évasion :la radio est dans tous les foyers, tous les quartiers ont
pour objet de réOexlons le concret existant, pour l'approfondir le pénétrer leur cinéma. Comment résister d'ailleurs ? Rien n'attache
e,t 1'éc~alrer sans cesse davantage, elle s'applique aux formules p~posées pour
1 expliquer, comme si ces formules, et non ce qu'elles éclairent étalent la l'homme à son travail. tout le chasse de la maison. Vide de pensée
réalité même. • (E. ?ILSON, Le Thomisme, J. Vrin, Paris, 1945, p. S09.) et rempli du désir d'être ailleurs, il est une proie facile pour la
2. J. FOLLIBT, L avènement des masses et les révolutions du xx• siècle publicité qui lui offre quelques heures de rêve pour quelques sous.
La Semainu Sociales cù Fran«, Paris, 1947, IV• session. '
1. J. FOLLIBT, Ibid.
Inquiétude humaine 3
L'INQUIÉTUDE .HUMAINE L'ÉVASION 35
.
Sans doute la masse n'est pas nécessairement ignorante. Dans
plusieurs pays l'école est gratuite et obligatoire. Cependant,l'ms-
. libre, on a obtenu un automate, un esclave inconscient. Et cet
homme a bien peu de chance de sortir de son état parce qu'il est
truction n'est qu'un moyen de penser, ce n'e5t pa!> la pen~ée. incapabk de s'élever au-dessus du présent pour 5e demander d'où
Tout le monde sait lire mais que lit-on 'l L'instruction généralisée il vient et où il va.
attend un esprit. No~re mon~e mécanisé ~e prévoit aucun moment pour la
Ju5qu'à maintement l'école a beaucoup plus servi à .a~gment~~ réflexwn. La vtte&se a suppnmé le temps. II ne reste aucun inter-
chez la ma5se l'homogénéité des sentiments et des opmwns qu a valle, aucun vide où nous puissions introduire notre initiative nos
développer la personne humaine ; plus à mul~iplier la pui&~~nce créations, notre substance. Il n'y a plus de distance entre le dêsir
et la prétention des médiocres qu'à accro~tre l'mfluence .des ~lites. et sa &atisfaction. L'extérieur nous tient continuellement en
Afin de les rendre accessibles à tous, les Idées ont été srmpllfiées, haleine, il nou!> possède, il nou!> mène. Rien ne nous oblige à
le réel rapetissé. Rien de plus normal lorsqu'on veut mettre .à la demeurer en nous, à attendre, et, dans cette attente, à penser, à
portée du plus grand nombre les bienfaits de ~a culture. ~e qm ebt a~profondir ~O!> désirs, à les dépas&er. Il n'y a plus de temps qui
grave c'est de !>ubstituer à la réalité et à la science le petit monde, smt à nou&, nen qu'à nous, où il nous serait possible de connattre
les idée!> pauvres de l'homme de la rue. E~ effet, la mas~~ est l'inquiétude et l'e&poir.
toute puhsante aujourd'hui, ses préoccupatwns font le milieu ; Pour que l'inquiétude naisse en nous, il faut que la pensée du·
ses besoins, les exigences de la collectivité. Ce qui n'est pas impor- passé et celle de l'avenir soient contenues dans notre expérience
tant pour elle n'est pas important en !>oi, ce qui n'existe pas pour du présent. Par la pensée du passé, nous apprenons ·que rien ne
elle n'existe pas en soi. C'est ainsi qu'une quantit~ de problè~.es ?emeure de toute cette vie sensible si ce n'est l'esprit qui s'y
intellectuel!> et moraux n'intéressent plus l'humamté parce qu Ils mcarne ; et par celle de l'avenir, qu'il nous faut nous faire nous-
n'existent pas pour la majorité de:. hommes. Si l'~n par~e à_l'homme mêmes en cherchant notre fin au delà du sensible.
de la masse de &a destinée, il ne !>e choque pas, il ne reagtt pas, on Mais l'homme d'aujourd'hui ne fait que passer d'un présent à
l'entretient d'une chose étrangère à lui, qui ne lt:: concerne pas, un autre. Il vit dans l'instant de la sensation. II oublie le passé
bien plus, qui n'a pa!> de raison d'être pour lui. · dans l'avenir qu'il supprime. Le passé est mort dès qu'il a cessé
Du re&te cette école obligatoire e&t !>ouvent une école neutre. d'être un idéal à méditer; l'avenir, dès qu'il n'est plus un idéal à
Au même ~ornent où le machinisme impose à l'homme un travail réaliser. Quand il n'y a plus de terre, de maison, de famille, de
de robot, où la grande ville le force à vivre sans méditation, I.e traditions, de religion, il n'y a plus de passé, plus de durée, plus
rationalisme supprime Dieu et avec Lui tout id.éal ~oral et ~ell: de fidélité. Le passé qui reste n'est que l'acte de décès de ce qui
gieux. On enlève à l'homme la seule solitude mté~1eure qm lui n'est plus et la condamnation à mort de ce qui sera. Il vaut mieux
reste ; on lui arrache ce qui seul peut défendre &a VIe personnelle l'oublier même au prix de !>a vie personnelle.
contre un monde qui ne trav.aille qu'à la détruire et c~la a~. nom L'homme de la mas&e est incapable de prévoir son lendemain
des lumières de la raison. Car cette œuvre de mort c est l mtel- parce qu'il réussit à peine à gagner sa subsistance quotidienne et
lectuellui-même qui l'a accomplie 1• On a voulu créer un homme il remet volontiers à 1·~tat, qui la sollicite, la charge de sa sécurité.
Et comme rien ne le force plus à penser à l'avenir, celui-ci a bien
1. • On a pu espérer que les Intellectuels sauveraient la situation, mais
l'expérience prouve que la masse des Intellectuels ne se .comporte pas autre- vite fait de ne plus exister pour lui. Cet homme est radicalement
ment qu'oDe masse vulgaire et joue son rôle dissolvant de la personne humaine aliéné. Il incarne la misère de l'humanité abandonnée à elle-même,
avec une perfection méthodique. , . à son égoïsme.
La destruction de la personne humaine est bien 1 œuvre des mtellectuels.
On ne remarque pas assez que l'hostilité et la destruction ne s:adress_ent nul- On parle beaucoup, de nos jours, de l'avènement des masses.
lement à la personnalité comme telle, mals à des diverses manifestations. En
s'attaquant aux manifestations suprêmes de l'intelligence, aux fines produc- Au nom de l'esprit humain, réclamant les droits Imprescriptibles de l'esprit,
tions de l'âme, toute l'intellectualité du XIX" siècle s'attaquait à un aspect elle a .rendu pratiquement toute philosophie lmpolliible, • (E. DE GRBBF
de la personne humaine, qu'elle réussit à dépouiller de droits ~sentlels. Nolrt destinée et nos instincts, Plon, Paria, 1945, p. 206.) '
L'HOMME PRIS COMME FIN S7
36 L'INQUIÉTUDE HUMAINE
de trop, Dieu est de trop. Tant" qu'on n'a pas fait voir à l'homme ce
Non sans raison. C'est la première fois dans l'histoire qu'elles
qui lui manque et dans ce vide le dessin en creux de ce qu'on lui
connaissent autant de cohésion et de puissance. Elles prennent de apporte, on ne peut espérer le soustraire à cette indifférence 'où il
plus en plus conscience de leur force, et s'organisent en associa-
se perd. Comme le répète souvent Maurice Blondel, << rien n'agit
tions gigantesques. Les politicien&, les journalbtes, les éditeurs
efficacement sur nous qui n'y réponde à une attente, à un
le savent bien qui cherchent à les séduire par tous les moyens. besoin"·
Pour &'assurer la gloire et la puissance, pour être en tête, il faut
savoir suivre cette masse et non 1a précéder, se laisser pousser par
elle au lieu de la conduire. C'est à ce prix qu'elle consent à porter Il. L'HOMME PRIS COMME FIN.
quelqu'un au pouvoir et à l'y maintenir. Et voilà le danger. Car si
la masse connaît maintenant sa force, elle est incapable de com- Mais parmi les penseurs qui ont pris conscience de cette at-
prendre la portée de ses aspirations et de se le& définir. Elle réclame tente dans l'homme, tous n'y ont pas reconnu l'appel d'un Dieu
plus de liberté, plus de justice, mai& de celles-ci elle n'a d'autres Transcendant. Bien au contraire, Dieu se serait formé au détri-
idées · que celles que lui suggèrent se& passions, ses besoins, ses ment de l'homme. Et c'est en proclamant la «mort de Dieu~> qu'on
ressentiments. Sans doute, il lui faut parer d'un idéal ses reven- restituera à l'homme sa valeur. Cet humanisme athée, dont le
dications les plus humble& et les plus mesquines et c'est en cela Père de Lubac a fait une si profonde étude 1, est devenu l'évan-
qu'elle révèle son fond humain. Mais cet idéal, faute d'être nourri, gile d'un grand nombre de nos contemporains. Et les succès poli-
a vite fait d'être absorbé par la vie instinctive. tiques du communisme ont beaucoup contribué à le rendre popu-
C'est pourquoi, interpréter l'avènement de& masses comme l'ar- laire. C'est pourquoi nous avons cru utile de lui consacrer quelques
rivée d'un rédempteur 1 , c'est vouer le monde à la médiocrité. La pages. D'autant plus que sa méthode et ses préoccupations le
masse ne vient pas sauver le monde, mais supplier qu'on la sauve, placent naturellement sur notre route. Lui aussi veut faire naître
qu'on l'aide à retrouver sa valeur humaine dont on l'a trop long- l'inquiétude afin d'ouvrir l'âme à la vérité; apaiser la soif d'ab-
temps privée pour qu'elle n'en ait perdu le sens. Seule une élite solu qu'il y a au fond du cœur humain, donner un sens à la vie en
pourra accomplir cette œuvre de salut. Mais on ne réussira à lui assignant comme fin la libération de l'homme. En effet, ce
former cette élite que &i l'on peut lui apporter une conception de nouvel humanisme ne prêche pas l'évasion dans les plai&irs, mais
la vie, une philosophie de l'être et du bien. Une philosophie qui l'action, le dépassement de soi. Aussi bien, il s'attnque aux satis-
saura arracher l'homme à ses divertissements, à son dilettan- faits, aux incon&cients, aux indifférents. C'est l'angoisse qu'il
tisme, pour le livrer à lui-même et à l'inquiétude. C'e&t à ce prix introduit dans le cœur de l'homme. Car s'il supprime Dieu, ce
se~lement que l'on obtiendra la libération, même matérielle, de la n'est pas sans se rendre compte de l'immense abandon où il plonge
masse. le monde. C'est pourquoi Nietzsche n'annonce pas la mort de Dieu
. C'est en effet une des fonctions de la philosophie de nous sans montrer à l'homme que sa vie est maintenant intolérable s'il
conduire à l'inquiétude. On peut écrire, par exemple, une théo- ne se divinise 111• Cet athéisme se veut en effet positif. n ne conçoit
dicée comme on prépare un dossier : la preuve terminée, on le pas la vie comme une course vers le n~nt, mais comme l'histoire
clas&e et on n'y pense plus. Tant qu'on n'a pas montré à l'homme d'un progrès, comme une ascension, comme une marche vers la
qu'au fond de lui il n'y a pa& assez de lui et de la terre, l'esprit est libération. L'homme chrétien est inquiet parce qu'il est loin de
Dieu et le chemin qu'il parcourt pour s'en approcher constitue
ç 1. Le communisme de Marx présente le prolétariat comme un sauveur.
Sans doute, c'est la mass1 prolétarienne qui folt la révolution parce que c'est 1. Henri DE LuBAC. S. J., Le drame de l'humanisme aiMe. Spès, Paris. 1945.
elle qui souffre. Et c'est l'aristocratie qui s'oppose aux réformes qui évi- 2. • Depuis qu'Il n'y a plus de Dieu la solitude est devenue htoiérable ;
teraient la révoluticn, parce qu'elle bénéficie des privilèges. En effet, c'est 11 faut que l'homme supérieur se mette à ·l'œuvre. • ( VolonU de puis&ance,
presque une loi de l'histoire qu'à certain~ moments l'humanité ne peut pro- trad. BtANQUTs. t. 2. p. 133 (1885), cité par le Père DE LUBAC: dans: LA drame,
gresser sans recourir aux cataclysmes. Mais ce n'est pas la masse qui saura de l'humaniame athée, p. 52.)
organiser, penser, diriger la cité nouvelle.
38 L'lNQUJtTUnE HUMAINE L'HOMME PRIS COMME FIN 39
le véritable sens de son histoire. Pour l'athéisme moderne, c'e~t le L'athéisme s'insinue dan& le monde à la faveur des révolutions.
recul de la croyance qui marque les étapes du progrès. L'homme Et celles-ci ont coutume de coïncider avec une décadence de
devient libre dans la me&ure où il renonce à l'au-delà, où il l'esprit chrétien. Cette décadence se reconnaît à deux signes
&'écarte de ce mystère qui le cache à lui-même et lui dérobe sa principaux :un attachement égoïste à des privilèges que l'on ne se
grandeur et son espoir dans l'avenir de la terre. Ce n'est pas soucie plus de ju~ti fier par des vertus de science et de courage ; une
d'abord la néghtion de Dieu, l'oubli de Dieu qu'il proclame, mais incapacité d'intégrer, dan& une conception chrétienne de la vie,
son remplacement : le Surhomme, la Cité future, la Race, l'~tat. les besoins nouveaux qu'a fait naître, d8ns la conscience humaine,
Dieu était transcendant, il est maintenant immanent. Tout ce un monde en tran"formation. L'humanité qui grandit se révolte
que l'on a dit de Dieu et du ciel n'était que la figure de l'homme et contre ceux qui veulent la retenir dans son passé et accueille
de la terre de demain. Pour créer Dieu, l'homme se serait privé comme des maîtres ceux qui favorisent ses rêves de libération.
du meilleur de lui-même. Il lui faut donc supprimer Dieu afin L'humanisme athée profite de cette situation. Il exploite les
de prendre possession de &on bien. découvertes de la science et les besoins nouveaux d'une humanité
Au moment où nous nous proposons de rendre compte de qui évolue, au profit d'un idéal païen. C'est ce qui est arrivé à la
l'histoire de l'homme en fixant son centre en Dieu, voici que l'on Renaissance, à la Révolution, au XIX 8 siècle :c'est peut-être en ce
nous propose une autre histoire dont l'homme est l'unique fin siècle que cet humanisme est le plus agressif. Le monde à cette
comme il en est l'unique artisan. Il ne l:.'agit plus d'une simple époque est ~n pleine évolution. On vient de découvrir l'histoire ;
contradiction de systèmes. C'est toute la vie qui est en jeu, et, de les sciences positives font des progrès considérables ; la technique
part et d'autre, c'est le don total de la personne que l'on réclame. multiplie les inventions ; le capitalisme crée l'industrie moderne ;
Il y a là plus qu'une querelle d'écoles. C'est dans le cœur de les régimes politiques sont bouleversés. Tout cela est à la fois un
l'homme que le combat est engagé, que la victoire e&t remportée. sujet d'inquiétude et d'espoir pour l'homme. Il se sent étranger
A tout instant l'homme choisit Dieu ou le reftil>e... et, quelle que au milieu de toutes ces révélations et incapable de penser ce
soit &on option, elle est absolue. L'inquiétude humaine c'est l'ab- monde nouveau et d'agir sur lui. D'un autre côté il espère une
sence de l'infini. On ne peut répondre à cette absence que par de liberté plus grande~ il croit à la machine, au progrès, à l'intelli-
l'absolu. Si l'homme détruit Dieu, il se fait dieu. gence. Il appelle une conception de la vie qui saura dissiper ses
Il ne suffit pas d'une preuve de l'existence de Dieu pour réfuter inquiétudes et confirmer ses espoirs ; lui apporter un idéal de
une telle doctrine. Pour arriver à ses fins, elle choisit un autre l'homme capable d'intégrer les leçons de l'histoire, les données de
chemin que l'ordre purement rationnel. On ne prouve pas l'exis- la science et les exigenceb du progrè&. Rien de plus légitime.
tence de Dieu à l'homme qui croit n'en avoir plus besoin, qui ne Cependant, le croyant demeure silencieux. Il agit comme s'il y
veut pas que Dieu soit, de peur de perdre son autonomie et sa avait un choix à faire entre la science et Dieu, entre l'histoire et
dignité. C'est l'analyse de tout le devenir humain qu'il faut le Christ. Les plus brillants représentants de la pensée chrétienne
reprendre alors, et montrer partout à l'homme cette place en lui qui paraissent se .méfier de l'intelligence; ils sont traditionalistes ; de
ne peut être occupée que par Dieu ; relever partout dans le refus la liberté, ils sont royalistes. Les autres, ceux qui vivent dans Je
de Dieu la perte de l'homme et la désintégr:.tion de la personne. siècle, donnentl'impression de vouloir faire oublier leur Christia-
Car si l'athéisme, au siècle dernier, a pu se répandre si faci- nisme, se faire pardonner leur philosophie de la vie en acceptant,
lement, c'est que déjà le monde avait perdu le sens de Dieu. sans la juger, une civiJisation qu'ils avaient le devoir de christia-
Inconsciemment, l'égoïsme de& possédant& a fait de Dieu le niser. L'athéisme voit là une belle occasion de promouvoir sa
défenseur d'une société révolue, d'une science dépa&sée, d'une éco- cause. Il s'empare de l'inquiétude de l'homme nouveau et s'offre
nomie monstrueuse. C'e&t pourquoi plusieurs sont tentés de croire comme étant le seul à pouvoir l'apaiser. Déjà il force l'attention.
qu'en effet il est temps de remplacer Dieu si l'on veut vraiment Le premier, il se fait champion de l'évolution du droit, il
la libération de l'homme. condamne l'injustice d'un système économique qui s'édifie sur la
L'INQUIÉTUDE HUMAINE L'HOMME PIUS COMME FIN 41
misère du plus grand nombre, il interprète l'histoire comme une tude comme origine de notre vieautonome 1 ; l'histoire de l'homme
maturation de l'humanité qu'il faut savoir utiliser. Autant d'élé- qui, pour conquérir sa libération et son destin, !>e transforme lui-
ments susceptibles de répondre à l'inquiétude de l'intelligence et même en transformant le monde 2 i l'idée d'un temps où l'esprit
de nourrir la générosité du cœur. vient conquérir son éternité au moyen d'un monde qui passe,
C'est sans doute par cet aspect positif que l'athéisme a d'abord meurt et recommence 8• Mais alors que tout cela nous conduira à
séduit les esprits. L'évolution de Darwin et de Spencer, le sub- J'affirml\tion d'un transcendant l\bsolument distinct de l'homme
conscient de Freud, la critique hbtorique de Strau&s et de et 51\ns lequel l'homme ne pourrait ni s'achever ni être, chez Hegel
Harnack, la philosophie de l'histoire de Schelling, de Ma~, de l'homme grandit dans la mesure où Dieu cesse d'être autre que
Hegel, Il\ loi des troi& états de Comte sont autant d'observations, lui '· Certes, Hegel a su comprendre cette grande vérité apportée
· de découvertes et d'hypothèses capl\bles d'enrichir notre connl\is-
1. Ibid., p. 176 sq.; J. HYPI'OLITE, Gen~e et structure de La phénoménologie
sance de l'homme. Maie; tout ce progrèf> travaille contre l'homme de l'esprit de Hegel. Aubier, Paris, 1946, pp. 184-208; M. J. WAHL, La
lorf>qu'il est utilisé par une philo~ophie qui fait de ~'homme conscience malheureuse dans la philosophie de Hegel. Reider, Paris, 1939. -
l'unique fin de l'homme. C'est dans la douleur que l'homme prend conscience de son autonomie, car
il lui a fallu rompre avec la vie qui le faisait esclave. Mais maintenant s'il est
Le plus r,ouvent, on ne s'attaque p~s .à ~ieu direct~me~t~ on conscient de soi il n'y a pas de vie pour lui, Il est en face du néant. Et cette
l'élimine progressivement, on raconte 1 htstmre de sa dispantlon, douleur accompagnera la conscience humaine aussi longtemps qu'elle n'aura
on vide le ciel, on chl\s!>e le mystère. Autrefois Dieu expliquait pas achevé J' unité de la conscience de soi et de la vie. C'est la conscience
déchirée, malheureuse qui provoque toutes les étapes du devenir de l'esprit.
toute chose, Dieu était vraiment partout, maintenant Il est nulle 2. • L'homme n'est ce qu'il doit être que par la culture, par la discipline,
part. Vous cherchez Dieu et vous ne rencontrez plus que la nature, Immédiatement il n'est que la possibilité de l'être,- être rationnel, libre ; ce
n'est que sa déterminabillté, son devoir-être. L'animal a vite fini son dévelop-
l'évolution, lP sublimation, le désir, l'homme. Vou!> vous rassurez pement ; mais il ne faut pas considérer cela comme un bienfait de la nature. Sa
en pensant qu'on ne viendra pas à bout de l'absolu, de l'infini. croissance n'est qu'un renforcement quantltatü. Par contre, l'homme doit
Et vous avez raison sans doute. Mais cet absolu devient le sc faire lui-même pour être homme; il doit tout conquérir lui-même, préci-
sément parce qu'il est esprit. Il doit se débarrasser de l'élément naturel.
Surhomme, l'Humanité, l'Avenir: une caricature. Le divin ~e L'esprit est donc son propre résultat. • (HBOEL, Morceauz choisis, trad.
transforme en une qualité de l'activité huml\ine, toute transcen- Henri LEFEBVRE et N. GuTERMAN, Gallimard, Paris, 1939, p. 213.)
dance est peu à peu réduite à l'immanence de 1a conscience. Tel La phénoménologie revient souvent à cette idée que la conscience ne peut
se possséder sans transformer le monde. Ainsi l'esclave se forme par le travaU.
est le sens de la philosophie de Comte, de Feuerbach, de Schelling, Chez le maitre tout dlsparatt avec la satisfaction du désir. Mais cette négation
de Hegel. C'est avec ce dernier ·que cette réduction est la plus de l'objet devient par le travail de l'esclave la forme même de l'objet et donc
quel que chose de permanent. L':Btre indépendant et étranger à l'homme est
subtile et la plus complète. La philosophie de Hegel ne nie rien, elle devenu humain et la conscience a acquis son être. Le travail fait le lien entre
englobe tout : les civilisations, le Christianisme, l'histoire. Aussi l'être-en-soi et l'être-pour-soi. (Op. cil., t. I, pp. 164-166.)
nous arrêterons-nous pour en faire une brève analy&e. D'autant De même pour la culture, la consrience de sol renonce à son être immé-
d iat pour produire un monde envers lequel elle se comporte comme devant un
plus que l'hégélianisme place au premier plan les principaux monde étranger ; il lui faut maintenant s'en emparer. Et c'est par ce moyen
thèmes de notre étude: la présence de l'infini en nous 1 ; l'inquié- qu'elle s'étudie et atteint l'univer salité. (Op. cit., t. Il, p. 54-55.)
3 . .c'est le sens de la philosophie de l'histoire de Hegel. Aussi dans la phéno-
1. HEGEL, La phinominologie de l'esprit, trad. J. HYPPOLITE, Aubier, ménologie, op. cit., 1. II, p. 305-306 ; ibid., t. 1, pp. 12-13.
Paris, 1939, t. 1, p. 135. - L'infinité s'introduit en nous pour nous opposer 4. Voici un jugement de Jean HYPPOLITE qui nous semble parfaitement
à nous-mêmes et dans le monde pour lui opposel"l'inverse de lui-même. Par rendre compte de l'immanentisme de Hegel : • Ce qui nous paratt être sur-
elle nous sommes à la fols nous-mêmes et autres que nous et le monde est à la tout caractéristique de la pensée hégélienne c'est son eflort pour surmonter le
fols lui-même et son autre. C'est par l'infinité que nous sommes contradiction. grand dualisme chrétien, celui de l'au-delà et de l'en-d€Çà. Le but de la dialec-
Toutes nos déterminations sont mises en face de leurs limites et sont niées par tique de la religion n'est-il pas d'aboutir à une réconciliation complète de
elles. Nous vivons la négation de nous-mêmes et celle du monde quotidien. l'esprit dans le monde et de l'esprit absolu ? Mais alors il n'y a plus aucune
Pour supprimer cette négation il nous faut nous dépasser nous-mêmes et · transcendance en dehors du devenir historique. Dans ces conditions, la pensée
renverser le monde. - Nous pourrions souscrire presque entièrement à cette hégélienne - en dépit de certaines formules - nous parait très loin de la
thèse •. Nous ne possédons pas l'infini mais nous éprouvons son jugement et religion. Toute la phénoménologie apparaft comme un effort héro!que pour
entendons son appel. Il nie notre vie actuelle comme tenne pour nous entrat• réduire la c transcendance verticale • à une • transcendance horizontale •
ner plua haut. ( Gutùc 1t structure de La phinom4noloife th Hegel, p. 535, note (1).
42 L'INQUIÉTUDE HUMAINE L'HOMME PRIS COMME FIN 43
par le Christianisme du malheur de l'homme loin de Dieu. ll l'a . Par tette brève analyse de la philosophie de Hegel, n'o tre inten-
mise au centre de son système. Mais au terme de la dialectique tion est d'esquisser une interprét.ation chrétienne de l'humanisme
qui doit nous lier à l'infini, Hegel nous donne un Dieu qui a perdu du xrxe siècle et de ses incarnations actuelles. Montrer comment
&on existence. L'infini vient se confondre avec le fini, l'éternel avec des_in~uiti~ns g~ni~les on~ finalement abouti à un échec pour avoir
le temporel, l'individuel avec l'univer~>el, l'être avec l'idée. C'est remé l espnt qmleur avait permis de na Ure.
pourquoi, chaque fois qu'il commence à éclairer notre route, il nous Parmi le~; p~il.osophes qui ont réfléchi sur l'inquiétude, Hegel
faut le quitter de peur qu'il ne nous perde dans un monde sans occupe une position de choix. II est peut-être le seul qui en ait fait
être, sans direction, sans Dieu. ~ne é~ude systématique. Il est, sans contredit, le seul qui se soit
La philosophie de Hegel est un exemple type de sécularisation. m~~mé à ?xer le _moment de son incarnation dan& l'histoire. Quoi
L'idée d'un progrè& acqub par l'histoire tire son origine du Chris- qu il en sott, le frut que Hegel conçoit la vie comme une histoire et
tianisme. Les Grecs, nous l'avons vu 1 , ne,voyaient dans le temps l'inquiétude comme une phase de cette histoire le plac.e tout natu-
qu'une imitation de l'éternité ; et des métaphysiques orientales rel~~ment .sur la route ~ela philosophie chrétienne. D 'autant plus
prêchent l'évasion. Mais ce que l'hégélianisme emprunte au qu Il soutient très clrutement que l'inquiétude naft en nous de
Christianisme, il tente de le rationaliser, de 1e détacher de sa source l'opposition de notre vie finie et de notre pensée de l'infini ; que
religieuse. Ce qui est remarquable chez lui c'est d'avoir voulu le temps est pour nous le lieu où se conquiert notre éternité.
conserver au Christianisme, non seulement sa conception de ~utant de pensées dont on montrerait facilement l'origine chré-
l'homme, son éthique, mais sa théologie eUe-même, la Trinité, tienne. M:ns, de même que la Révolution de 89 utilise le ratio-
rincarnation, la Rédemption, sans en reconnaître la transcen- nalisme pour répandre, sans le Christianisme, un idéal de 1'homme
dance. La religion n'est qu'un moment du devenir de l'e~>prit: la ·né de lui et impossible sans lui, Hégel va recourir à l'idéalisme pou;
philosophie la remplacera. ab~>orber le Christianisme sans en reconnaître la transcendance
Parmi les dbciples de Hegel quelques-un~> ont cru pouvoir uti- En effe~, si l'o~ veu~ conserver l'in fin~ et _supprimer Dieu qui lui
liser sa philosophie pour défendre et approfondir leur foi dans le donne 1 être, 1 éternité, et refuser le ciel, tl faut alors se réfugier
Christ, mais les plus célèbres en ont tiré une métaphyqique de dans un monde d'idées, de symboles. Sur le plan de l'existence le
l'athéisme. Et cela s'explique. Car si l'on trouve Dieu partout dans seul athéf.s~e logi~ue c_'est celui de Nietz~>che et de Heidegger : il
la philosophie de Hegel, si le Christianisme y joue un rôle de pre- combat l1dee de Dieu, u conclut à !'absurdité du temps.
mière importance (c'est par lui que l'ab~olu e~>t posé en face de la Hegel r~d?it toute réalité à l'idée. Dans l'idée il y a deux élé-
conscience) 2 la dialectique de l'esprit ne s'achève pas moin~ par ments qm s opposent : l'essence et la conscience qui la pense.
une absorption du divin par l'humain 3 • L'essence est la négation de l'être immédiat et, par cette négation,
1. C.introductlon, p. 3. l'être se révèle comme apparence. L'essence est en même temp.s
2. C'est la supériorité de Hegel sur Comte d'avoir tenté de dépasser le «l'être dépassé», le fondement et la. raison d'être de l'être 1. Chez
Christianisme en l'intégrant. Il reconnaissait au moins sa valeur éminemment
culturelle. Comte veut l'extirper de la conscience.
Hegel c'est la raison d'être qui fait l'être, l'e~sence qui po~>e l'exi:.-
3. • D'une façon générale, écrit le Père Scrtillanges, on peut dire qu'Il a tence. L'être est existence en tant qu'il manüeste l'el'sence comme
transformé le Christianisme en son contraire, qui est la divinisation de l'hu- rai~>on d'être. «En vertu de l'identité de la raison d'être et de
main. D a conclu à l'homogénéité du Christianisme et de l'histoire profane,
alors que leur rapport est celui de la maladie nu remède .... Un critique mal- l'existant, il n'y a rien dans le phénomène qui ne ~>oit dans
velllant dirait : c'est elle, la religion, qui a donné son souffie à ce technicien
de l'abstrait pour gonfler le ballon creux, magnifique d'aspert et si fragile, abstrait et _général,, une construction logique, et par là nécessaire, au lieu du
qu'est son idéalisme. Lui-même ne volt dans la religion qu'un beau commen- libre don d1vln, de 1 lnltl~tive, rédemptri,ce qui détermine J'Incarnation. Tout
cement ; Il est plus vrai de voir dans l'hégélianisme une dissipation, une disso- est faus~é. Hegel réOéc~1t tellement à 1 histoire chrétienne qu'elle se réduit
lution de la vérité méconnue et délaissée pour de vaines conquêtes, Fuite pour l~1 ~n ~oncepts, c e_st-à-dlre qu'elle s'évanouit • (R. P. SERGILLANOES
tangentielle, au Ueu d'une concentration alors nécessaire ; évaslon, non Le Chrzstzamsme et les phzlosophies, Aubier, Paris, 1941, t. II, p. 215). '
progrès. Que pouvait-on espérer d'une philosophie où tout ce que le Christia- 1. HBOBL, Morc•auz clwi1u, trad. Henri LEFEBVRE et N GUTEI\MAN
nisme présente comme concret et individuel devient, sous les mêmea lllllts, p. 213. • '
44 L'INQUIÉTUDE HUMAINE ' L'HOMME PRIS COMME FIN 45
l'essence et inversement il n'y a rien dans l'es!>ence qui ne soit réduire la métaphysique à l'hhtoire et celle-ci à une dialectique.
dans le ~hénomène 1. »Et cependant l'essence n'est pas la réalité, E~ ~·es~ le sens de l'histoire et la valeur de l'homme qui sont perdus.
elle est ~bstraite, idéale. C'est par elle que nous dépasson:. l'app~ L. histmre a été élevée au rang de la métaphy!>ique et l'homme au
rence, c'est à partir d'elle que nous déduisons l'existence, .mais mveau de Dieu, mais du même coup c'est la métaphysique et
ce n'est pas en elle que nou!> nous achevons. L'e:.sence nous est l'être de Dieu qui !>ont supprimé!>. .
connue d'abord comme séparée, étrangère, autre. La réalité, le Pour faire passer le temps dans l'essence, Hegel se voyait forcé
concret, c'e!>t la négation progressive de l'essence co~e autre d'attribuer à l'histoire le!> caractères de l'essence : l'éternité, la
que nous. L'essence nous permet de nous dépasser. Mros lorl-que n~~e!>sité, l'universalité. Mais par là il annihilait ce qui lui permet-
nous nous sommes accomplis, l'essence n'existe plus. Ce pa!>sage tait de faire de l'histoire une métaphy!>ique : s::~ direction. Car si
de l'essence en soi à la conscience de soi, voilà la réalité, le concret. l:hi~toire est la métaphysique, il n'y a rien en dehors d'elle qui puisse
L'être est dépassé par l'essence qui l'absorbe, et la conscience, e~ l onenler.
se transcendant, ~s!>imile l'essence. Ce mouvement c'est le devemr Toute la philosophie de Hegel vise à rapprocher 1'homme fini
du concept. Le concept, en effet, c'est le savoir de soi par soi-même. de Dieu infini. Ce rapprochement ne peut s'accomplir que dans le
Cependant le concept ne parvient à sa forme absolue que par le concept. Le seul Dieu qui existe c'est celui qui ef.t en nous ;
moyen du temps. « Le temps est le c~nce?~ mê~e ~ui est ~à et se comme o?jet, il n'est qu'une essence, qu'un idéal. Or le concept ne
présente à la conscience comme une mtUibon VIde ». Il n3 Y aura peut attemdre sa forme absolue qu'après avoir parcouru le temps.
plus de temp!> lorrque le concept se sera saisi lui-même • Car _le Aussi bien Dieu n'existera qu'à la fin des temps et il sera toute
temps n'est que la forme du concept inachevé, en devemr. l'histoire qui l'a précédé. C'est pourquoi lorsque Dieu sera devenu
Cependant, sam le temps, il n'y aurait jamais dt! concept abs~lu. notre propre vie il aura cessé d'exister. Dieu est mort afin que
((L'esprit n'e~t ab!>olu que quand ille devient, et il ne le de.Vle~t l'humanité devienne Dieu.
que dans l'opération par laquelle il se transcen~e co~me. espnt Voyons maintenant comment la philosophie de Hegel explique
fini '· »Le temps !>'identifie donc au concept et 1 éternité tire son Ja genèse et le dynamisme de l'inquiétude humaine. Et une fois
existence du devenir s. C'est en identifiant ainsi concept et temps de plus nous serons à même de constater que l'hégélianisme vit de
que Hegel réduit toute transcendance à un devenir imman~nt. !'.existence sans .l'admettre et qu'il !>'acharne à tuer systéma-
L'idée n'est d'abord, nous l'avons dit, qu'une e!>sence abstr&Ite, tiquement ce qm le nourrit.
qu'un idéal. Tout son être lui sera donné par la conscience qui en Afi~ ~e réduire la réalité à un enchaînement de concepts, le
vivra. Le temps c'est la conscience qui, en se dépa!>sant, donne à deve~ur a un processus de l'esprit, Hegel invente une dialectique où
l'essence son existence. Au terme du devenir de la conscience, la 1~1 e!>t la contradiction. Si le devenir n'est pas un mouvement
l'homme s'est dépassé mais plus rien ne dépas:.e l'homme. L'in- mals une opposition d'idées, seule la contradiction érigée en
fini, c'e!>t la conscience de soi qui brise se" limites ; l'éternité, c'est !>ystème lui fournira une explication de ia réalité. Devant une
le temp:,; qui se fige ; l'universel, c'est le singulier qui se renonce. contradictoire, nier un membre en l'excluant pour affirmer l'autre
Sans doute l'infini dépasse toujours l'homme mais il ne :,;e connaît sera.it supprimer le devenir. Aussi bien chez Hegel ce qui est nié
que dan!> la pensée humaine, il est réel par le fini. est mclus dans ce qui e~;t affirmé et fait partie de sa vérité 1. Le
En identifiant concept et temps, Hégel e!>t donc conduit à devenir ~·est pas u~ donné mais une construction. II est engendré
pour umr deux notJOns abstraites et contradictoires: l'être et le
1. HBGEL, Morceaux choisis, trad. Henri LEFEBVRE et N. GUTERM AN, P• 92.
2. HEoBL, La phénominologie de l'esprit, trad. J . HYPPOLITE, t. 11. n~n~. Le. devenir seul existe non par un acte mais par les idées
q~ 1 exphquent. La thèse, l'antithèse et la synthèse en déter-
4. Jean HYPPOLITB, Genèse et structure de La phénoménologle d e l'esprit
. 3. Ibid.
mment le mouvement logique. La thèse, c'est l'idéal qui s'affirme
de 6. a•estpla
Hegel. . 577.
conclusion que HEoEL semble tll1lr de sa phénoménologie d e 1. Voir, pour tout ce paragraphe, É. GILsoN, L'l?tre et l'essence Vrin Par1's
l'esprit et cie sa philosophie de l'histoire; 1948, chap. VII. ' ' '
1
46 L'INQUIÉTUDE HUMAINE L HOMME PRIS COMME FIN 47
en niant le concret ; l'antithèse c'est la négation de l'idéal et la stoïcisme et le passage de la conscience à la conscience de la vie
synthèse réunit ces deux contradictoires dans un tout qui les dans le &cepticisme, la conscience malheureuse est incarnée dans
concilie. l'histoire par le peuple juif et le monde chrétien. Le peuple juif
A l'aide de ces notions très générales examinons comment l'in- est le peuple malheureux. Il est l'incarnation de la conscience
quiétude s'engendre dans la conscience. Hegel croit rencontrer rejetée hors de la yie. Il est toujours séparé de sa terre et ne la
dans le stoïcisme et le scepticisme l'expression historique du gagne que pour la perdre. Toujours étranger, toujour& vaincu, il
contenu de la liberté. Le stoïcisme nous révèltll'essence abstraite n'est pas aimé, il est exclu de la société det. hommes. C'est
de la liberté, le scepticbme sa réalité concrète. L'un considère pourquoi il lui est impossible d'e~>pérer faire coïncider les aspira-
la conscience isolée, l'autre la conscience dans la vie. Et voici tions infinies de ~>on esprit et la réalité finie qui l'entoure. Aussi
comment. bien ce sont les événements eux-même& qui se chargent de révéler
Le stoïcisme ne cherche qu'une chose: maintenir partout l'in- au juif le néant de la vie. C'est pourquoi il est capable de concevoir
dépendance et la pureté du moi. Pour cela le sage s'efforce de l'infini comme un au-delà, comme un transcendant. Mais cet
devenir indifférent à l'égard de la vie. Il y réussit mais en se infini est radicalement séparé de l'homme. En conséquence, il
séparant de la vie. Pour obtenir la sage~>se il lui faut vider la est incapable de sauver le peuple juif de son malheur, il ne fait
volonté de son contenu, des choses voulues ; la liberté, de, déci- que le consacrer.
sions qu'elle prend, des jugements qu'elle prononce, des choix Cependant l'existence de Dieu est temporaire. Elle n'est qu'une
qu'elle effectue. Nous possédons ainsi l'essence de la volonté et de étape dialectiq1J,!! et doit être &urmontée. Étape nécessaire sans
la liberté, mais d'une liberté morte, d'une volonté sans contenu. doute, où l'esprit se rend étranger à soi pour se connattre comme
Le scepticisme au contraire relie la liberté et la vie.« Le scepti- objet. Le Chri&tianisme se pré&ente comme un moment de cette
cisme est la réalisation de ce dont le stoïcisme est seulement le évolution vers l'union dans un même esprit, de l'infini et du fini,
concept ; il est l'expérience effectivement réelle de ce qu'est la du transcendant et de l'immanent.
liberté de pensée ; cette liberté est en soi le négatif et c'est ainsi Le Christianisme n'élimine p~ s l'inquiétude, parce qu'il conserve
qu'elle doit nécessairement se présenter 1, • C'est dans le stol- la notion d'un Dieu transcendant, objectif, séparé. Or le Dieu
cisme que l'homme prend conscience de &a liberté, c'est en lui qu'il tran~>cendant est l'essence de ce dont il est la négation, c'est-à-dire
la pense. Il fallait, en effet, que l'homme, pour posséder son auto- l'homme. Dans le Christ, la divinité abstraite pénètre le concept,
nomie, se séparât d'abord de la vie où il était prisonnier, in- le bingulier, et renie, si l'on peut dire, son abstraction. Ce qui était
conscient. Cependant, après cette découverte de soi il se retrouve purement en soi, simple pensée, devient pour soi, ou la pen~>ée de
dans la vie. Et dans le scepticisme il fait l'expérience de la liberté, l'infini dans une conscience. Mais ce n'est pa& assrz. Car ce qui
et en même temps il éprouve le néant de la vie. Tout ce à quoi il était pure essence est devenu conscience de soi dans un seul
pensait pouvoir !>'attacher pour en jouir n'ebt que vanité. Et cela homme. Pour que l'essence divine devienne la conscience de tous, il
le conduit à la conscience malheureuse. faut que cet homme meurt. Le Christ n'e&t qu'un médiateur. C'est
La conscience malheureuse est la synthèse du stoïcisme, idéal par lui que l'homme est uni à Dieu. Par la mort du Christ, c'est
de la liberté, et du scepticisme, expérience de la liberté. « La cons- Dieu lui-même qui meurt comme essence abstraite, comme objet.
cience de soi est alors la douleur de la conscience de la vie qui est Dieu n'existe plus afin que l'homme soit fait dieu. L'immuable a
à la fob au delà de la vie et dan~> la vie a, »De même que le passage été absorbé par le devenir, l'infini par le fini, l'universel par le
de la vie à la conscience trouve son expte&!'ion historique dans le particulier. Il n'y a plus d'inquiétude et l'homme a. recouvré la
paix.
1. HEGEL, La phénomlnologte de l'esprit, trad. de J. HYPPOLITB, -t. 1, Mais quelle paix ? Car c'e~;t la grandeur de l'homme de n'être
p.171. jamais satisfait de ce monde ; de craindre de ne jamais assez
2. J. HYPPOLITE, Genèse et structure de La phénoménologie de Hegel,
p. 182. aimer son Dieu. Si l'homme est inquiet,s'il ~ouffre en lui comme un
1 DIEU, CI!:NTftE DE LA VIE HUMAINE .49
48 L ll'iguxi-rut>E HUMAINE
interprétant uniquement sur le plan de l'essence. Tou:> ce& faits
déséquilibre, c'est qu'un désir l'ha~ite qui !e proj.e~te au del.~ de
n'ont de vie que dans le devenir du concept, et le concept c'e:>t le
l'immédiat. Ce déséquilibre ne &Ult pa~> 1 appantwn de l1dée
mouvement de la conscience. Le temps, c'est le concept; l'histoire,
d'infini, mais la précède pour la faire nattre. Aussi bien, l'inquié-
les moments d'une idée. Hegel veut sauver l'homme avec l'aide
tude est enracinée au plus profond de notre être et fonde :,on dyna-
de Dieu, du Christ. Cependant, son Dieu acquiert son être
nù&me. :Ëtre inquiet, en effet, c'e&t l'état d'un être limité qui a
lorsqu 'il a cessé de se distinguer de la conscience humaine.
conscience de son imperfection et qui veut la sunnonter. Mais
Le dix-neuvième siècle, comme on l'a vu, est encore tout im-
l'homme ne parviendrait jamais à une telle conscience s'il n'y
prégné de Christiani&me : il en fait l'objet matériel de sa philo-
avait quelque part un être absolu, distinct de lui, qui l'attirait à
sophie. C'est en effet r..;:vangile qu'il veut intégrer dans une
lui. Se donner l'illusion de retirer à cet absolu son ca.ractère trans-
conception purement rationaliste de la vie. Mais par là il prépare
cendant, c'est sam doute guérir l'homme de son inquiétude, mais
l'avènement du matérialisme. Il veut sauver la culture chrétienne
en le privant de son dynamisme sans lequel il n'est rien.
sans le Christianisme: la liberté, l'amour du prochain, la dignité
Ainsi, pour Hegel, c'est l'idée d'infini qui cause l'inquiétude.
de la, personne, sans la foi en Dieu. Toutefois, privées de leur source
Retrouver la paix, ce sera faire absorber l'infini par notre cons-
et de leur pOle, toutes ces valeurs se sont atroplùées et travaillent
cience finie. Car n'étant qu'une idée, pris en lui-même, l'infini
n'e!>t qu'un abstrait, qu'un idéal. C'est le devenir de la conscience maintenant à la désintégration de l'homme. On ne parle plus de
Dieu, de no& jours; tout se passe comme si Dieu n'existait pac::,
qui lui apportera l'être. L'être d'une idée est dan& la con&cience
mais aussi comme si l'homme allait se dissoudre 1 .
qui la pen&e. Au terme du devenir, l'infini aura per?u son carac-
tère abstrait pour devenir la vie ~ême de notre cons~ence, c?.mm~
il arrive d'une idée dont on a épmsé le contenu. Ma1s alors lmfim III. DIEU, CENTRE DE LA VIE H UMAINE.
n'exi&tera plus, le fini sera devenu l'infini. Daml'hégélianisme,
seule l'essence, l'ab&trait, est l'objectif et transcendant. Or, l'e~> Cette proposition nous est déjà fanùlière. A plusieurs reprises
sence n'est qu'un idéal, c'e&t-à-dire quelque chose à réaliser. On nous y avons fait allusion dans notre introduction. En montrer
n'obtiendra du réel que dan& la négation de 1'essence comme trans- la vérité sera l'objet de& chapitres qui vont suivre. Il nous suffira
cendante, objective. Sans doute, c'e~>t l'idée d'infini qui donne sa
forme à la. conscience, mais cette idée n'a d'être que dans la con:.- 1. • Que sont en etlet devenues les hautes ambitions de cet humanisme, non
cience qui le devient. . seulement dans les faits, mals dans la pen~ée même de ses adeptes ? Qu'est
devenu l'homme de cet humanisme athée? Un être que l'on ose à peine encore
Ce sera donc lorsque l'absolu ne sera plus un obJet en dehors appeler • être •. Une chose qui n'a plus de dedans, une cellule tout entière
de nous que l'inquiétude sera vaincue. L'homme aura conquis le Immergée dans une masse en devenir. • Homme-social-et-historique •, dont
repos, mais à quel prix ? Pour se retrouver seul, sans'aut~e amour Il ne reste rien qu'une pure abôtractlon en dehors des rapports sociaux ct de
la situation dans la durée par quoi Il se définit. II n'y a donc plus en lui ni
que de lui-même, renùs à ses propres forces, ~auvr~ et 1gnorant fixité ni profondeur. Qu'on n'y rherrhe donr pas quelque retraite Inviolable,
11a nudité, faible et ignorant sa dépendance, VIde et Ignorant son qu'on n'y prétende pas dérouvrir quelque valeur imposant à tous le respect.
Rien n'empêche de l'utiliser comme un matériel ou comme un outil, que ce
insuffisance. II lui faut vivre maintenant comme un dieu, mais sans soit en vue de préparer quelque société future, ou d'assurer dans le présent
le secours de Dieu. même la domination d'un groupe privilégié. Rien n'empêche même de le
L'hégélianisme est rempli d'observations dont on ne. peu~ rejeter comme inutilisable. Il se laisse concevoir d'ailleurs sur des types fort
différents, voire opposés, selon que prédomine par exemple un système d'expli-
nier la richesse concrète et la profondeur : notre autonomie qm cation biologique ou économique, ou selon que l'on croit ou non à un sens et à
nous est révélée dans l'inquiétude ; le stoïcisme comme idée une fin de l'histoire humaine. Mais sous ses diversités l'on retrouve toujours
abstraite de la liberté et le scepticisme interprété comme l'expé- le même caractère fondamental, ou plutôt l'on constate la même absence. Cet
homme est, à la lettre, dissous. Que ce soit au nom du mythe ou au nom de la
rience de la liberté dans la vie ; le peuple hébreu qui affirme la dialectique, perdant la vérité, Il se perd lui-même. En réalité, Il n'y a plus
transcendance de Dieu et le Christianisme qui insiste sur sa pré- d'homme parce qu'li n'y a plus rien qui dépasse l'homme • (H. DB LuBAc, Le
drame de l'humanisme athée, éditions Spes, Paris, 1945, pp. 62-63).
sence en nous. Mail> tous ces faits, ces vérités, il les défigure en les Inquiétude humaine
50 L'INQ0Itnm2 HUMAlNB
lis ve':llent faire l'atome de notre vie psychique, ils l'ont reçue
d'une sensation faite de réel et d'esprit. C'est une abstraction. L'enfant qui vient de naître n'e&t pas uniquement un ensemble
Car, de même que l'essence n'est obtenue qu'à partir d'une exis- informe de sensations : c'est un organisme doué de vie végétative
tence qu'elle ne comprend pas, la sensation n'est consciente qu'en et capable de certains mouvements. Non seulement le nouveau-né
. se rapportant à un objet qu'elle ne sent pas. C'est de cela qu'il peut absorber de la nourriture, l'assimiler, éliminer les déchets de la
fl:tut se rendre compte. L'empiriste s'en aperçoit si peu qu'il combustion, il peut aussi mouvoir ses jambes, ses bras, ses lèvres,
confond toutes les opérations de la vie spychique, qu'elles trans- ses yeux, et crier. Or c'est dans ce contexte que s'insère la sen-
portent ou non une signification. Douleur, plaisir t besoin , émotion , sation comme plai&ir ou douleur. Cette sensa"Lion a coutume de
•
Image, couleur, son, espace, odeur, autant d'impressions sensibles surgir avec la naissance d'un besoin et de s'éteindre avec le mou-
~u'il place toutes sur le même plan. Ces p~rticules d'âmes, si vement qui l'apaise. Mais elle n'est ni la cause du besoin, ni la
1 on peut dire, vont se grouper en nous selon leur ressemblance fin du mouvement. La cause du besoin, ce sont les déficiences de
ou leur contiguïté comme sou!> l'effet d'une loi d'attraction. Mais notre organisme qui appellent à l'aide le monde extérieur ; et
·J'expérience elle-même met en doute cette conception mécanique la fin du mouvement, c'est J'adaptation à cét extérieur.
de l'esprit et de sa vie. Il n'y a pas de conscience de soi sans la L'homme, avant toute conscience de lui-même et des choses, est
concience d'un autre que soi. Or, si la matière de notre vie inté- poussé par son organisme vers des parties de lui-même, errant
rieur~ n'est composée que de modifications subjectives, nous ne loin de lui, dont i1 ne possède que la forme en creux ; il tend à
parVIendrons jamais à distinguer aucune de nos sensations. Tout s'approprier un autre. L'homme, avant même qu'il le sache,
le problème, encore une fois, est de savoir comment une passion affirme la nécessité d'un objet, d'un monde extérieur, dans les
devient significative d'un objet. déficiences de son organisme. Il ne peut continuer de vivre sans
Le degré de conscience d'un être se mesure à l'intensité de Ja fairt> appel à un être étranger 1 •
distinction qu'il fait entre le moi et le non-moi. L'homme est Le besoin n 'est pas une sensation, mais l'anticipation d'une
d'abord un tout biologique qui, pour vivre, doit assimiler son sensation. Il n'est pa:-: causé directement par le milieu comme la
milieu. En l'assimilant, il le confond avec lui. Mais ce milieu ne 1. • Envisagée du dehors, la situation de l'être animé est donc caractérisée
par le fait qu'une certaine chose, indispensable à sa subsistance, ne se trouve
tarde pas à décevoir son désir. Et c'est pour étendre ses conquêtes pas là où est cet être .... Tout besoin, en effet, est rapporté à un objet, il est
que l'homme se développe. Il progresse en s'adaptant. La vie est besoin de quelque chose ; mais cette chose n'est pas là, nous en sommes privés,
donc un échange entre un objet qui s'offre comme un aliment à et le besoin est justement la conscience de cette absence et du vide qu'elle
laisse en nous. D'où le caractère original de cet état : ce n'est pas une donnée
un sujet qui l'assimile en s'y adaptant. Or, ce sujet deviendra comme celle des sens, mais au contraire la constatation qu'une certaine chose
conscience et cet objet réalité, à travers une histoire dont l'homme ne nous est pas donnée, l'épreuve d'un manque, et ce n'est pas non plus un
est l'auteur. C'est cette histoire qu'il nous faut raconter main- acte, puisque le moi ne s'y affirme par aucune démarche positive. Mals seule-
ment une démarche indigente • (Jean NoouÉ, La signification du 1ensible
tenant. Aubier, Paris, 1936, p. 29). ·'
SENSATION ET APPÉTI'l' SBNSIBLE LB BESOIN J!T LE RéF.LBXE
réaction de défense suit l'irritation. Il ne se confond pas avee la l'origine de nos sensations. Cependant, on ne peut identifier œtte
sensation qui l'aecompagne. Nous ne voulons ni l'éliminer comme faculté d'~re irrité à celle de sentir, sans réduire la nature du
s'il s'agissait d'une douleur, ni le prolonger comme s'il :.'agissait comportement psychique à celle du comportement végétatif 1 •
d'un plaisir. Enfin, si le besoin nous rapporte à un objet ce n'est Nous verrons qu'en effet l'irritation va servir de matière
_pas l'objet qui fdt le besoin. Ce dernier est ordonné à un objet première à nos sensations (significatives et affectives), mais elle ne
détenniné avant d'en avoir rencontré aucun. Toutefois, si ce n'e&t pourra les engendrer sans être l'ohjet.de mutations considérables.
pas le besoin qui fabrique l'objet puisqu'il en ressent l'absenœ, · n ne faut donc pas chercher dans l'irritation comme telle une
c'est lui qui le choisit. Saint Thomas appelle les besoins de notre première manifestation de l'activité psychique. Par ailleurs, nous
organisme l'appétit naturel, parce qu'ils tendent fatalement à venons de voir que la sensation, à l'origine, n'existe pas spécifi-
un objet concret réalisant une nature déterminée. C'est très impor- quement. Et si elle est présente, comme il semble hien pour le
tant. L'objet qui vient en nous s'exprime dans une sensation de plaisir et la douleur, elle n'est d'aucune utilité dans l'élaboration
plai~ir, mais ce n'est pas le plaisir, ce n'est pas la sensation qui de notre conduite primitive.
nous conduit d'abord à la satisfaction d'un besoin, c'est la satis- Mais parmi les phénomènes où s'expriment les rapports de
faction qui nous conduit au plaisir. Car le be&oin, par delà la l'organisme au milieu il reste encore l'adaptation. A un excitant
sensation, incline notre être vers un autre que lui. De tout cela, extérieur l'organisme réagit par une série de mouvements qui
on peut tirer quelques conclusions qui vont éclairer les dévelop- l'adaptent à son milieu et prépare l'assimilation ou la défense.
pements ultérieurs de notre vie mentale. Cependant toute adaptation ne révèle pas nécessairement l'exis-
Nos premiers rapports avec les choseS ne s'expriment pas dans tence d'un psychisme : l'adaptation à la température, la lutte
une connaissance, mais dans un désir. Or, c'est d'abord parce que, contre la maladie. Nous sommes en présence d'un psychisme
dans nos besoins, nous attendons un objet qui nous fait défaut, lorsqu'à un stimulus l'organisme répond par une adaptation
que nous serons capables d'interpréter le sensible comme l'annonce locomotrice. Et cela, parce qu'il y a comme un intervalle entre
d'une chose distincte de nous-mêmes et de la sensation que nous l'irritation et le mouvement où parait s'introduire une intention.
en avons. En!>uite, si les choses sont comme préfigurées en nous, Comme si l'irritation nous renseignait sur le milieu, mais nous
le milieu, bien loin de nom. envahir comme un désordre, sera laissait le soin d'inventer le moyen de l'utiliser.
accueilli suivant l'ordre de l'apparition de nos intérêts. L'ampleur Le réflexe est le premier de ces mouvements. C'est une irritation
de notre attente se mesurera à l'âge de notre développement. qui, en passant par la moelle épinière, est transformée immédiate-
Enfin, bien loin de se présenter comme le premier et le ·seul élé- ment en mouvement. Le réflexe ne traverse donc pas le cerveau
ment de notre vie mentale, l'affection sensible, au début de notre comme la sensation. Le mouv~ment qui le termine n'est pas le
existence, s'offre comme un dédoublement psychique d'une acti- résultat d'une interprétation, d'une appréciation. L'irritation,
vité qui se déploie et s'achève en dehors d'elle. La douleur et le par le moyen de la mQelle ~pinière, déclanche immédiatement un
plaisir n'ont, pour l'instant, aucune valeur significative. Tout se mouvement locomoteur d'adaptation.
passe comme si, à ce stage, l'affection était inutile. C'est que 1. Pour les physiologistes, tl semble. bien qu'tl faJlle Identifier l'irritabilité
l'affectivité, ici, tend à faire passer sur le plan du psychisme et et la sensibilité. La matière Yivante est irritable parce qu'elle est sensible.
:f!:tre Irritée'est réagir sous l'etlet d'un excitant. Mais la matière ne peut réagir
de la conscience ce qui est pure activité végétative. si elle n'est d'abord sensible à l'excitant. Aussi bien, pour eux, l'irritabilité et
Mais ce n'est pas assez d'avoir des besoins, encore faut-il être la sensibllité se confondent. Pour nous, elles se distinguent comme l'espèce du
en contact avee le milieu extérieur qui pourra les satisfaire. Ce genre. Ce que nous entendons par sensation c'est tout autre chose que la sensl-
blllté physique telle que le physiologiste l'entend. N{)tre sensation Implique
contact est assuré grAce à l'irritabilité de notre organisme. une eonsclence, elle l'appelle et n'est complète que dans sa lumière. Confondre
Comme toute matière vivante, nous sommes irritables, c'est-à- l'irritabilité et la sensibilité cc serait, pour nous, tomber dans la confusion.
Car si le végétatif est Irritable peut-on dire pour cela qu'Il est sensible 7 Et si
dire Cllpables de réagir à des excitants physiques ou chlmiques on le dit, comment expliquerons-nous la sensation chez 1'homme sans en
fournis par le milieu ambiant. C'est cette irritation qui est à déduire l'originalité 7
60 SENSATION ET APPÉTIT SENSIBLE .61
Nous sommes ici à un point d'interférence entre la vie végétative nisme sur la bonté ou la malice d'un objet avant qu'il ait eu le
et psychlque. Le problème posé, satisfaction d'un besoin, est temps de nous atteindre. Mais l'œil s'adapte d'abord à la lumière
d'ordre végétatif et la réponse imite la fatalité des réactions du par réflexes. Or cette sorte de mise au point est nécessaire à la
végétal. Cependant, l'organisme utilise dans sa réponse une faculté vision mais ce n'est pas elle qui voit. La vision, c'est le sujet qui
(locomotion) qui a coutume d'inventer ses moyens, de méditer son comprend à traver& un organe. Le réflexe est comme délégué
action. Toutefois si cette faculté suppose un psychlsme, dans le pour préparer et mettre en train les instruments d'une vie supé-
réflexe elle s'exerce sans y recourir. Le moyen est donné avec la rieure à venir. C'est à l'intérieur de son circuit que la vie psy-
fin: il n'y a pas de place pour une méditation. Une action médi- chique va naître et faire un premier apprentissage de ses ressources.
tée est possible lorsque l'excitant nous irrite avant de nous Piaget remarque, à ce propos, que, même si le réflexe est un
atteindre. Dans le réflexe tout est donné en même temps : mécanisme héréditaire, l'enfant doit apprendre à l'utiliser 1 •
l'avertissement, le moyen et la fin 1 • a. L'assimilation se confond La mère qui nourrit son enfant sait de quelle patience il lui a
avec l'accommodation 2• >> Au contact du sein le nourrisson fallu s'armer au début. Il est fréquent qu'un bébé de quelques
commence à sucer. Le réflexe est un automatisme. jours prenne une heure pour un boire qu'il absorbera en vingt
Comment donc peut-il manifester une âme qu'il ne contient minutes plus tard; et cela parce qu'au début il perd du temps,
pas ? Comment peut-il permettre à cette âme de naître puisqu'il s'énerve, suce à vide.
s'emploie à la rendre inutile ? Car c'est le propre de l'automatisme Le réflexe a donc une histoire : celle de l'être qui en acquiert
de supprimer toute élaboration intérieure en la rendant superflue. l'usage. Son exercice dépend d'une expérience individuelle où
Comment le réflexe peut-il commencer l'hlstoire psychologique de l'on peut enregistrer un progrès. Or cette hlstoire, par cela même
l'homme? qu'elle est développement, dépasse l'automatisme du réflexe.
. C'est un fait d'expérience que l'être doué de réflexe à sa nais- Elle implique un psychlsme qui la dirige et l'assimile. Sans doute,
sance est ordinairement capable, dans l'avenir, de produire toutes ce progrès est enfermé dans le mécanisme même du réflexe.
les activités d'un psychlsme (associations, mémoire, imagination). «Le bébé qui apprend à sucer ne retient rien d'extérieur à l'acte
Car si le réflexe n'a pas d'âme il est comme influencé par elle. même de sucer Il,»
On ne pense pas à un réflexe comme à une contraction muscu- L'histoire du réflexe est en somme celle de l'âme qui prend pos-
laire mais comme à un mouvement intentionnel 3 • Cependant, session du corps, qui en intègre le savoir physiologique et hérédi-
le réflexe ne connaît pas sa science, il ignore ses intentions. Le taire. L'âme n'est ici que pour s'initier à un mouvement que le
fait est qu'il commence une adaptation qu'il est incapable d'ache- corps connatt déjà et dont il lui dicte le processus. Et au terme
ver. Aussi, bien loin d'arrêter par son automatisme l'ascension du de cet apprentissage on n'obtiendra pas plu!> qu'une machine qui
sujet vers la lumière, il la rend possible par son travail et l'àppelle fonctionne bien dont on pouvait d'avance déterminer l'ordre des
par son indigence. L'œil est fait pour voir, pour renseigner l'orga- engrenages. Cependant, c'est en voulant reproduire pour son
1. Maurice PRADINES, TraiU de psychologie générale, t. 1, p. 80-87. compte un mouvement purement physiologique, automatique et
2. Jean PIAGET, La naissance de l'inlelligence chez l'enfant, Delachaux et dont le déclenchement est, en droit, immédiat, que l'âme est
Nlestlée, S. A., Neuchatel et Paris, 1948, p. 127. amenée à poser les assises qui lui permettront de naître à elle-même
3. • The segmentai reflex, although it is the simpl est behaviour brought
about by sensory stimulation exhibited by intact animal, is nevertheless a et de conquérir 5on autonomie. ·
highly organized afJalr. As a pattern of reponse, lt is made up of many neuro·
muscular units adjusted to each other in a relatively precise, although some- 1. • Pour ce qui est de son adaptation, il est int~ressant de noter que le
what variable, manner. The organizatlon of the neural activitles ln segmen- réflexe si bien monté soit-Il en tant que mécanisme physiologique hérédi-
tai reflexes takes place, not with respect to partlcular group; of muscular taire et si fixe paraisse-t-U en son automatisme Immuable, li n'en a pas moins
tlbers or any ' mechanistlc' factors, but ln terms of a pattern of movement. besoin d'un certain exercice pour s'adapter vraiment et n'en est pas moins
It has lndeed been sald, "The slmplest spinal refl~x ' thinks ', so to say, in susceptible d'accommodation graduelle à la réalité extérieure • (Jean PIAGET,
movements, not ln muscles" (FULTON) • (Clifford MoRGAN, Physlological psy- La naissance de l'intelligence chez l'enfant, p. 31).
chology, McGraw-Hill Book Company, New-York, 1943, p. 311). 2. Ibidem , p. 41.
sBNSAtt6N Jlt Alil>t1'1T SI:NSIBLE 6~
Nous apportons, pour lui répondre, nos propres impulsions: à nous, car rien ne peut jamais nous rencontrer où nous sommes.
agression, sympathie, crainte. Le drame est engagé. Nous sommes Toute pensée qui n'est pas réveillée par une émotion, soutenue par
lancés vers le réel, nous voulons en jouir. Mais, de son côté, la un amour, achevée dans la joie dégénère en abstraction, tou-
réalité nous impose ses lois, se!> délais. Nous ne savons rien de jours indifférente, toujours oubliée, morte. C'est par notre chair
nous et déjà nous luttons, nous e~pérons, nous pâtissons. Le que nous sommes un être singulier, incommunicable. Aussi,
monde retentit en nous. Afin d'être à nous, il n'est d'abord que c'est par notre sensibilité que la pensée universelle nous devient
nous. Mais de nous il fait un être tendu, aux aguets. C'est cette personnelle. Par elle, le passé devient fidélité, l'avenir, un idéal :
tension qui suscite l'initiative créatrice de l'intelligence. L'intel- présence d'un élan qui se déploie dans la durée et qu'il nous faut
ligence n'apparaît que là où la vie palpite. Car cette tension qui réengendrer toujours, présence d'une absence à combler en
est déséquilibre, risque et danger, est aussi le !>eul état où le nous transformant sans cesse.
moi est capable d'accueillir comme un salut le sacrifice d'un L'affectivité joue donc un rôle considérable dans l'histoire de
dépassement. notre vie. Elle-engage notre moi. Certes, il n'y a pas en nous que
Sans doute, l'émotivité ne crée pas l'intelligence, mais elle des affections. Avant d'acquérir la conscience nous sommes déjà
prépare son entrée. En interrompant la routine de l'automatisme, pourvus de réflexes, de tendances et d'instincts. Nos premières
elle nous met dans un état d'alerte, de u générosité organique », opérations vitales, nous l'avons déjà noté, pourraient très bien
et libère l'élan de notre vie intérieure 1 • Connaître, en effet, n'est-ce s'exercer sans le concours de l'affectivité. Une chose est cer-
pas à la fois donner et recevoir, inventer et acquérir, entendre un taine :il n'y a pas d'affectivité pure. Mais, partout nos affections
un appel et y répondre en nous donnant pour nous grandir ? sont mêlées à nos désirs et à nos mouvements. Partout l'affectivité
Privés de notre sensibilité, nous sommes un être inerte, sans inté- vivifie, colore notre conduite et nos espoirs. El~e donne à l'instinct
rêt, où rien ne commence, qui ne commence rien, absent de lui- son impétuosité, au désir son anxiété. Or, ce sont ces désirs émus,
même et étranger au monde. ces instincts de jouissance ou de défense qui éveillent notre intel-
· Et si d'aventure nous parvenions à connaître sans d'abord être ligence, qui servent d'impulsion à son initiative. Il est donc très
affectés, nous serions incapables de posséder notre science faute important de saisir quelles relations entretiennent entre eux nos
de pouvoir la sentir. C'est dans notre sensibilité que ce que nous réflexes, nos tendances, nos affections et nos instincts puisque c'est
faisons et sentons devient notre propriété. Notre sensibilité, à l'intérieur de ce dynamisme que l'intelligence abordera le réel.
c'est le présent de notre moi. Sans elle, rien ne peut jamais être L'affectivité se manifeste d'abord avec l'exercice du réflexe.
Ainsi la douleur accompagne nos réflexes de défense, le plaisir,
1. • Il ne faut jamais oublier, écrit Mounier, que le désordre émotif, mises nos réflexes d'appropriation. L'affectivité n'est pas un devenir,
à part peut-être les crises les plus grossières, couvre un phénomène plus pri-
mitif que lui, une scnslblllté exceptionnelle aux appels et aux pulsions, une mais un acte ; non une opération mais un état. C'est l'expression
aptitude à l'élan et par conséquent une répugnance aux automatismes, une psychique du bien qui nous envahit, du mal qui nous menace.
attention frémissante et une sorte de générosité organique qui s'avoue dans En effet, avec le plaisir et la douleur la notion de l'agréable et du
la prodigalité émotive. Si certaines complexions semblent comme alourdies
par la vie végétative. rivées à leur propre Inertie, l'émotif a l'avantage au désagréable se dessine en nous. Notre être ne se porte plus vers le
départ d'une sorte de libéralité Intérieure, de • toujours prêt • qui n'est pas réel comme au stage de la vie végétative. Nos mouvements de
encore la sympathie ou la bonté mais qulleur trace des voles doclles.En même
temps qu'elle s'isole du monde extérieur, la réaction émotive tourne une partie
défense ou d'assimilation s'intègrent à notre moi et s'expriment en
de son élan en contemplation sur elle-même, en dramatisation de ses péri- termes de valeur. C'est maintenant à travers nos intérêts, pour
péties : elle est ainsi une éducatrice spontanée de la vie intérieure et de ln notre vie, que nous allons vers le monde. Sans doute, l'affectivité ne
sensibilité, elle établit le sujet dans le" toujours vibrant". En le faisant vulné-
rable, elle le rend attentif. Elle l'ouvre plus largement que quiconque aux crée pas d'objets nouveaux. Ce que notre être vise, à travers notre
abimes de la vie organique et aux Influences obscures de la vie inconsciente, de sensibilité, ce sont encore des satisfactions biologiques, la défense
cette personnalité élémentaire qui menace sans cesse de terrasser l'effort spiri- de notre organisme. Mais la perspective est changée. Ce n'est pas
tuel, mals sans l'étoffe de laquelle l'effort spirituel dévie en subtilités •
(E. MoUNIER, Traité du caractère, Éditions du Seuil, Paris, 1948, p. 236). la vie que nous cherchons, mais notre vie, notre bien-être.
Inqul6tude humalu 5
SENSATION ET APPJhiT SENSIBÜ: LE PLAISIR ET LA DOULEUR . 67
de stimuler le besoin qui s'y rapporte et d'exécuter certaines
Ill. LE PLAISIR ET LA DOULEUR. opérations qui, naturellement, conduisent à un objet déterminé.
ll peut ruser avec la nature, il ne peut la supprimer. Le plaisir
Le plaisir et la douleur s'épanouissent dans une même sensibilité. est comme une « fin surajoutée » 1 • C'est en lui que nous nous
Tous les deux existent en nous parce que nous sommes un être qui rattachons à la réalité. Le plaisir nous fait communier à l'univers
désire. L'un est l'expression du désir satisfait, l'autre, du désir selon un ordre déterminé par nos tendances élémentaires. II crée
contrarié. Cependant, tous les deux n'ont pas les mêmes origines en nous une sorte de connaissance amoureuse des choses ; en lui
ni les mêmes fonctions. Le plaisir trouve son principal excitant nous sommes comme répandus dans l'univers. II n'y a ·que nous
à l'intérieur, dans le besoin ; la douleur, dans le monde extérieur. mais notre moi, c'est le dispersement de nous-mêmes en toutes
La douleur nous replie sur nous-mêmes, le plaisir nous confond choses. Le plaisir, c'est le sujet qui s'aperçoit au travers d'un objet
avec le monde. dont il cherchait J'appropriation pour alimenter sa vie. Il y a ici
Le plaisir est lié à des tendances déterminées dont il dépend tendance à la fusion. Le moi y affirme son pouvoir et sa volonté
pour naître. Ces tendances sont inscrites dans l'organisme lui- de participer à tout ce qui est et de la posséder comme un autre
même et sont, d'après Maurice Pradines, au nombre de trois : lui-même.
alimentaire, sexuelle, grégaire. Chez l'animal, toutes ces tendances "Au contraire du plaisir qui est attendu, la douleur fait irrup-
sont au service de la vie végétative dont elles assurent la conser-- tion. Elle nous surprend et la réaction qu'elle provoque est
vation et la reproduction. Chez l'homme on rencontre les mêmes brusque et désordonnée. Nous cherchons à l'éloigner à tout prix
tendances. Ce sont les premiers intérêts qui s'emparent de son ct par n'importe quel moyen. Dans le plah.ir nous échappons à
intelligence naissante. Elles servent sa vie végétative, mais elles nous-mêmes, nou~ franchissons nos limites. Dans la douleur, au
ne tardent pas à se spiritualiser afin de répondre à cette soif contraire, la réalité manifeste son opposition : elle ne s'offre pas
d'infini qui traverse le désir humain 1 • Comme le dit saint Thomas, comme assimilable, mais comme distincte, comme irréductible.
l'appétit sensible n'a pas d'objet propre, il emprunte celui de Elle nous met brutalement en face de nous-mêmes, dt> notre fai-
l'appétit naturel ou intellectuel. La sensibilité de J'animal n'a blesse, de nos limites. « Le plaisir nous fait communier avec l'uni-
pas d'autre objet que celui du besoin biologique. L'homme se vers tandis que la douleur nous rejette sur notre séparation et
porte d'abord wrs l'objet que lui suggère son appétit naturel, mais notre misère a. »
pour y incarner progressivement un ordre idéal. Le plaisir et la donleur sont des états subjectifs et par consé-
Toujours est-il que le plaisir ne naitrait pas s'il n'était d'abord quent ils sont incapables de produire la conscience qui implique
appelé, anticipé. Et cela est·si vrai que pour le produire il faut la perception d'un objet. Mais sans eux la conscience sera impos-
auparavant réveiller le besoin. Nul ne prend plaisir à manger s'il sible. C'est qu'ils nous sortent, chacun leur façon, de notre indif-
est repu. L'homme peut avoir l'impression de chercher le plaisir férence : ils nous attachent à l'être du monde ou nous en retran-
pour lui-même; il n'en demeure pas moins obligé, pour en jouir, chent. Sans doute, on a dit de notre ;:tffectivité qu'elle était essen-
1. • La volonté biologique, l'élan vital élémentaire, qui règle la conquête tiellement égoïste. Et, à la première vue, cette affirmation
et le gouvernement du corps , la conquête du monde en vue des besoins du parait s'imposer. Car, avant la conscience, la douleur c'est le moi
corps, se complique, se spiritualise, se sublime. La vie soclale et, pour mieux
dire, l'humanité Intervient : même la faim et la soif et le sommeil, bien plus qui résiste, le plaisir, c'est le moi qui se dilate. Cependant, ces
encore l'instinct sexuel prennent au plan humain figure nouvelle et singulière. états ne nous tournent pas entièrement sur nous-mêmes. L'affec-
Il faut redire de tout ce que saint Augustin disait de l'amour : • Spirituel
jusque dans la chair et charnel jusque dans l'esprit. • L'amour et le désir, ces tivité ne nous enferme pas en nous, mais nous ouvre la réalité.
divinités primordiales et multiformes, ou si l'on veut les appeler autrement la Elle nous rend vulnérable. Nous n'apercevons pas l'objet à
volonté de vivre, la volonté de puissance, l'élan vital, se compliquent et
s'épanouissent largement à travers les plans biologique, pyschologique et 1.· A. D. SERTILLANOES, La philosophie morale de saini Thomas d'Aquin,
social (Henri DELACROIX, Les grandes formes de la oie mentale, Presses Univer- Aubier, Paris, 1946, p. 66.
sitaires de France, Paris, 1947, p. 56). 2. Louis LAVELLE, Les puissances du moi, Flammarion, Paris, 1948, p.102.
68 SENSATION ET APPÉTIT SENSIBLE L'INSTINCT 69
travers nos plaisirs et nos douleurs. mais ce sont eux qui animent est une sorte de déterminisme interne par lequel nous réagissons
notre vie intérieure. Nos affections ne sont pas les changements à des états affectüs de crainte ou de désir en vue d'obtenir cer-
d'humeur d'un être h.olé; c'est le monde qui nous reçoit ou nous taines satisfactions. Diflérent du pur besoin, qui n'a pas de moyen
refuse, c'est notre être qui se donne, c'est notre être qui souffre d'action, il en serait l'instrument ; différent de la science par son
de n'être qu'à lui. Aussi, c'est le jeu du plaisir et de la douleur inconscience et l'automatisme de ses réactions, il serait à la base de
qui provoque notre initiative créatrice et nous permet de prendre notre vie consciente et volontaire et lui fournirait ses premières
peu à peu conscience du monde qui s'incarne en nous. impulsions.
Maurice Blondel, dans son ouvrage sur la pensée 1, nous fournit, Mais y-a-t-il véritablement instinct chez l'homme ? La question
à ce propos, un exemple frappant. Pour éveiller la conscience a été souvent posée par les psychologues, qui ont tour à tour
d'une sourde-muette-aveugle, il faut d'abord découvrir chez le répondu par l'affirmative et la négative. L'origine de cette confusion
sujet quelque amour intense et primitif fixé sur un objet précis vient sans doute du caractère analogique de la notion d'instinct.
(objet d'ivoire pour Marie Heurtin, du lait chaud pour Ludivine Ce concept a d'abord été formé pour rendre compte de certains
Lachance), ensuite contrarier cet amour, lui opposer des ob- phénomènes de la vie animale : le travail de l'abeille, de la
stacles. En effet, par le plaisir et la douleur nous sommes tour à fourmi etc. William James définit l'instinct « une activité qui
tour liés au monde et détachés de lui. Le plaisir nous annonce le réalise des fins sans les prévoir, grâce à une coordination d'actes ·
monde comme assimilable, la douleur comme distinct et séparé de qui n'est pas le r ésultat de l'éducation » 1 • Cette définition a
nous 11• Le plaisir seul risquerait de nous dissoudre dans la multi- l'avantage de correspondre à l'acceptation la plus commune du
tude des objets, la douleur, de nous isoler en nous-mêmes, tou- mot instinct : une science innée, organique et aveugle. Mais ce
jours insatisfaits, toujours déçus. Si le plaisir et la douleur ne concept d'instinct, que James croyait pouvoir appliquer à
nous envahissaient pas en même temps nous serions incapables l'homme, n'est au fond réalisé que dans la vie animale. D'ailleurs,
d'inquiétude, de création et de joie. les animaux eux-mêmes ne sont pas tous également douéa
d'instinct. Plus un organisme est capable d'évoluer, plus il est
IV. L'INSTINCT.
dépourvu d'instinct à sa naissance et forcé pour vivre de recou-
rir à l'apprentissage 2 • Chez l'homme, on ne rencontre aucun
L'affectivité n'est pas une opération, comme nous l'avons instinct qui ait quelque importance. Malgré cela on n'en continue
montré, mais un état. Et cependant elle est à 1'origine de certaines pas moins de parler, à p~opos de l:homm_e. d'i~stinc~~ se~uel et
dispositions à l'action toutes imprégnées d'émotion :les instincts. parental, d'instinct de defense et d agressiOn. C est qu Il eXJste en
Le réflexe est comme étranger à l'affectivité. L'instinct au contraire l'homme une catégorie d'activités psychologiques qui présentent
émerge d'un être où la douleur et le plaisir ont passé. L'instinct plusieurs points de ressemblance avec l'instinCt animal. En effet,
l'homme est doté d'impulsions aveugles, chargées d'affectivité,
1. Maurice BLONDEL, La pensée, Alcan, Paris, 1934, t. I, pp. 83-94.
2. • Ce sont ainsi comme deux mondes radicalement opposés que nous qui déterminent en lui certaines réactio!ls spécifiques. Ces phéno-
révèle dans l'affection le développement de la conscience sensorielle. Le pre- mènes ne peuvent être identifiés à nos tendances qui ne sont que
mier est le monde des oppositions, le second celui des participations ; le
premier est la forme affective de la connaissance de l'esprit,par quoi nous nous 1. William JAMES, Précis de psychologie, trad. E. BAUDIN et C. BERTHIER,
distinguerons des choses, qui sont bien, presque toutes du moins, radica- Rivière et Cie, Paris, 1946, p. 250.
lement distinctes de nous (donc une connaissance inquiétante et juste) ; le 2. • variability is in inverse propo~ion to deftnitness of ?r.i~i?al behavio~r.
second est la forme affective de la connaissance de l'âme, par qui nous cher- \Vhere specifie forms of behaviour ex1st at birth, t he possibihties for modifi-
cherons à connaître toutes choses comme apparentées à notre être intime (une t·on or habit formation are most limited. In such cases we can speak of
connaissance rassurante mais incomplète et dangeureuse). C'est comme si la ~:el presence of specifie instincts. But in higher a~d particularly t~e hiS?est
sensation, en surexcitant dans leur principe même nos deux activités fonda- forms of Ufe, where deftnite forms of native behav10ur are pre~ent ma shght
mentales, en faisait jaillir une lumière qui nous illumine nffectivement les degree, or not at ali, we cannot speak of instincts, but on! y of general tenden-
deux faces de l'univers : une de ces affections nous y montre mêlé, l'autre cies to behaviour • (Max ScHOEN, Human nature, Harper ~ Brotllen,
exclu • (Maurice PIU.DINES, Traité de psychologie générale, t. I, p. 394). publishers, New-York, 1930, p. 126).
70 . SENSATtON ET APPÉTIT SENSIBLE L'INSTINCT 71
des aspirations (elles utilisent des conduite~ tantôt automatiques, L'instinct a donc son histoire à lui. A la différence des réflexes
tantôt réfléchies), à nos affections qui ne sont que des états, à nos qui répondent à des besoins du moment, l'instinct, selon l'exprel>-
actions conscientes qui relèvent de notre liberté. Comme chez sion de Pradines, est au service de nos intérêts durables 1, il
l'animal, ces impulsions sont d'origine interne, elles sont incons- travaille pour des fonctions qui mûrissent dans le temps. Aussi
cientes et automatiques et provoquent une série de mouvements bien il ne s'élimine pas avec l'apparition de l'homme adulte. Il
dont elles assurent la direction. Mais, contrairement aux activités accompagne notre vie jusqu'à son terme, il trace le schéma de ses
instinctives de l'animal, elles n'ont rien d'une science organique, principales époques. Or, c'est au sein de cette histoire que notre
innée. Leurs effets ne tardent pas à immerger dans le champ de vie consciente et morale vient inscrire son cheminement, c'est
la conscknce pour favoriser ou entraver notre a~cension spirituelle. en elle qu'elle s'incarne, s'épanouit ou se brise. Cela est tellement
En effet, il n'y a pas d'in&tinct chez l'homme qui prenne la vrai que si le développement de notre inconscient est bloqué,
forme d'une pure activité motrice. Celle-ci, à moins d'ètre pure- nous sommes incapables d'accéder à la vie morale adulte. Un
ment réflexe ou le fruit de l'habitude, est toujours consciente. Ce sujet peut comprendre, abstraitement, une conception de la vie,
qui est instinctif ce sont ces phénomènes internes qui, sans jamais y adhérer, mais ne jamais réussir à en vivre si ce n'est en la défor-
. se révéler à la conscience, influenceront, à la manière d'une pres..: mant inconscienmment, en la réduisant. C'est qu'il n'y a rien en
sion irrésistible, notre vie réflécltie, et, sans qu'elle s'en rende lui qui puisse l'accueillir et l'incorporer à son moi. Toutes ses
compte, la poussent dans une direction détenninée. C'est à tra- réactions sont commandées à son insu par une affectivité d'enfant.
vers l'instinct que l'homme accueille la vie; les impulsions qu'il Par exemple, si l'émotivité sexuelle d'un sujet adulte n'a pas
produit en nous, nous induisent a attribuer à certaines choses dépassé le stage de l'enfance ou de l'adolescence, la vie conju-
une valeur particulière. gale, familiale et sociale, m~lgré ses bonnes intentions, lui sera
C'est en ce sens que l'école psychanalytique, à la suite de Freud, quasi impossible. Il parlera avec enthousiasme et emphase de
emploie le mot instinct. Freud définit l'instinct «une certaine sympathie, d'altruisme, et expliquera ses échecs par des causes
quantité d'énergie qui se perce un chemin dans une certaine étrangères à lui, Mais lorsqu'il tient un tel langage, c'est beaucoup
1
direction » • « Sa source est une excitation ressentie dans notre plus pour reprocher à autrui de ne pas reconnaître son importance
corps et son but est de supprimer cette excitation 2. » L'instinct que pour reconnaître à autrui une valeur abolue. En effet,
est à la limite du physique et du psychique. Il poursuit des fins l'homme voit les choses à travers les structures instinctives de
biologiques, il est ordonné à un objet extérieur, mais en même son inconscient. Et selon que celui-ci a consenti ou non à mûrir.
t~mps il éla~or~ à l'i~téri~ur de ~ous une histoire psychologique. l'homme fait sera plus ou moins apte à s'épanouir.
C est cette h1stmre qm est mconsc1ente. Elle ne s'exprime pas dans L'histoire de l'inconscient est complexe et varie avec chaque
ses actions motrices, mais dans un (léveloppement intime. Son individu. Freud, d'une façon générale, en a révélé les mystères en
travail consiste à construire en nous un.dynamisme interne abso- même temps qu'il inventait une méthode permettant de pour-
lument inconscient qui n'en.produit pas moins, dans la "Vie cons- suivre son mouvement jusque dans ses incarnations individuelles.
dente, ses effets propres a.
En intégrant ces découvertes dans notre étude, notre intention
1. FREUD, New lntroductory Lectures on Psycho-Analysis, W. w. Norton ·n'est pas d'en faire une analyse complète. Ce serait manquer
& Co. . Inc., New-York, 1933, p. 133. notre but, qui vise moins à constituer une science de chacune de
2. lbidem. ·
nos opérations qu'à construire celle de l'évolution de n9tre moi
3. • Il s'ag!t moins d'une activité aveugle et non apprise, réalisant plus ou
moins mécamquement et sans que le sujet en ait conscience tes gestes prévus en quête de sa destinée. Ce sont les liens qui nous préoccupent. Il
par l'espèce, que d'une orientation continue de l'être vers une direction déter-
minée, dont li n'a pas conscience, orientation qui se maintient non seulement lui présente la vie, et réalise ainsi un type d'existence prévu et voulu par ses
sous l'influence des sollicitations directes de l'Instinct sexu~l, mals surtout dispositions Inconscientes • (E. DE GREEF, Les instincts de défense et de sum
par le fait des complexes qui Je sensibilisent à certains actes à certains choix palhie, Presses Universitaires de France, Paris, 1947, p. 28).
l'orientent, sans qu'il s'en rende compte, à travers des mlllie~s d'excitants qu~ h M·. PMDINES, Traité de psychologie générale, t, 1, p . 13la.
72 SENSATION ET APPÉTIT SENSIBLE L'INSTINCT 73
nous suffira donc de rappeler les grandes lignes de la théorie de entraîne à la subordination de nous-mêmes à autrui. Ce conflit
l'inconsêient afin de montrer comment cet inconscient perit à la est inhérent à notre nature. Il se forme dans notre vie incons-
fois amorcer ou détraquer les élans de la vie consciente. Et nous ciente et domine notre vie consciente. S'il peut bloquer l'évolution
verrons confirmé de nouveau que l'homme est une union de corps et de la personne, il n'en demeure pas moins le ressort qui est à
d'âme, que sa vie la plus haute serait impossible sans les apports de l'origine des plus hautes réalisations humaines. Vouloir éliminer
sa vie la plus humble, que le supérieur est impliqué dans l'inférieur. l'un ou l'autre terme de la contradictoire c'est choisir la sécheresse
La vie consciente se développe sous le signe de la joie et de la ou l'évasion. C'est parce que son équilibre est toujours menacé
souffrance, de l'amour et de la haine. L'enfant, instinctivement, que l'homme est capable de dépassement.
aime sa nourriture et les personnes qui la lui procurent : ses Le fait est que l'instinct pur n'apporte jamais de solutions
parents. De leur côté les parents, s'ils sont normaux, sont inté- définitives à ses propres problèmes. S'illes impose comme perma-
rieurement disposés à faire de l'enfant qui vient de naître un nentes à la vie adulte, celle-ci manifeste bientôt des signes de
être qui a sur eux des droits absolus. Cet être sans défense est tout- déséquilibre, de névrosefl. Car si l'instinct a son histoire propre, il
puissant sur leur amour. Les parents, naturellement, se mettent ne la conclut pas lui-même. Toute sa fonction est de servir d'impul-
au service de l'enfant ; c'est lui qui, par ses besoins, commande sion à une autre histoire, qui se déroule sur un autre plan : celui
l'organisation de la vie familiale. Les parents subordonnent leurs de la raison et de la conscience. Dans le fait que la vie inconsciente
intérêts à ceux de l'enfant. Si bien que l'enfant en entrant dans mène à un conflit on peut, en effet, discerner dans l'instinct
le monde se sent totalement accepté ; ses besoins peuvent se l'annonce d'une vie supérieure.
satisfaire sans rencontrer aucune contrainte et, quoi qu'il fasse, Cependant, cet état de conflit ne tarde pas à engendrer un sen-
il est accueilli avec sympathie. Tout concourt donc à faire du timent de culpabilité. Pour sauver son moi, l'être humain essaiera
premier amour de 1'homme un amour de soi. Et cela est très bien, de se défendre contre les autres qui tentent de lui imposer cer-
puisqu'il faut d'abord s'attacher à son être, vouloir son propre tains sacrifices. Le moi, en effet, cherche t oujours à ret rouver la
développement, pouvoir s'épanouir afin d'être apte à se donner liberté absolue de son enfance. C'est pourquoi il s'applique à
plus tard. L'enfant aime à être aimé parce qu'il a besoin de beau- diminuer son prochain, à lui nier sa qualit é de personne ayant
coup d'amour pour apprendre à aimer. L'homme qui commence des désirs et des pensées propres. Mais cette réaction le fait bientôt
sa vie dans un milieu hostile ne songe qu'à se défendre et soup- souffrir. C'est que l'homme, pour s'épanouir, a besoin de sympa-
. çonne partout un ennemi possible. Il se diminue en diminuant les thie ; il ne peut être heureux et connaître l'estime de soi et la paix
autres. Mais «du fait que l'enfant est un absolu pour l'amour s'il n'est aimé, reçu. Aussi bien, lorsqu'il s'attaque à autrui pour
parental, il existe comme absolu et prend· l'habitude de se perce- s'affirmer, c'est du même coup l'intégrité de son être qui est mena-
voir lui ausi comme absolu » 1 • cée. L'enfant, selon de Greef 1 éprouve ce sentiment de culpabilité
Cependant, cet état d'acceptation totale, qui est celui du nou- 1. c Le sentiment de culpabilité, bio!og'quement greffé sur l'instinct
veau-né, ne tarde pas à être entamé. Car, simultanément à cet parental et sur la sympathie, correspond à l'état de malaise et d~. re~?us
causés en l'âme chaque fois que dans ses actes et ses engagements l mdiVIdu
égoïsme absolu du début, un autre instinct vient se greffer sur s'efforce d'échapper à son destin d'homme. D'une part, sa tendance est d 'en
notre désir pour nous incliner peu à peu au don de nous-mêmes. arriver à l'affirmation absolue de soi, de devenir un acte affectif complet,
C'est la partie dynamique de notre inconscient qui traverse l'évo- d'autre part son destin biologique est de perpétuer, d'assurer et de P.rot éger sa
descendance destin biologique qui assure par ailleurs la reconnaissance et
lution de l'instinct sexuel pour Je faire aboutir à l'instinct paren- l'existence d~s valeurs qui d épassent l'enfant et s'étendent à tout le domaine
tal : base de tout amour véritable. de la sympathie, de l'amour et qui implique un état d~ subordination.
La vie émotive nous pénètre donc sous forme de conflit : La drame Intérieur de l'homme digne de ce nom , n est donc pas principa-
lement lié aux exacerbations momentanées de ce sentiment de culpabilité à
contradiction entre un instinct qui nous pousse à l'affirmation une occasion quelconque, mais est lié au fait qu'il porte en sol d'une manière
absolue de nous-mêmes et un autre, tout aussi puissant, qui nous inextinguible ce que les théologiens appellent le péché originel : une ambiva-
lence fondamentale liée à toute sa vie instinctive et <ll!'il ne peut arracher d~
1. E. Ds GRERF, Lu imtinct3 de défeme et de 3gmpathie, p. 165.
1on etre co~~e il ne peut se soustraire au problème posé de ce fait,
74 SENSATION ET APPÉTiT SENSIBLE LES SENS 75
sous le signe d'homicide-suicide. En détruisant l'autre il se sent inconscient est incapable de s'y abandonner de peur que nous y
lui-même anéanti par ce geste. L'homme, instinctivement, se laissions notre moi. Et, en effet, seul l'amour qui s'exerce libn~
défend contre le mouvement qui veut l'arracher à lui-même et ment, seul le sacrifice consenti nous subordonnent à autrui sans
pour cela il lutte contre l'aimant qui l'attire. Mais ensuite il nous aliéner, mais pour nous grandir. Si notre inconscient réduit
souffre de son isolement, il se sent perdu et impuis&ant. toutes nos impulsions généreuses à i'état de conflit, c'est afin
Ce sentiment de culpabilité est aussi intimement lié à notre vie qu'aucun amour ne puisse vivre en nous s'ilu'a d'abord été voulu
profonde que le conflit qui lui a donné naissance. C'est en le et créé par nous.
dépassant qu'on pourra le faire servir à la construction ·de nous-
mêmes. Dépasser n'est pas supprimer, mais intégrer dans des V. LEs SENS.
formes supérieures. Là où le sentiment de culpabilité est inexistant,
aucun engagement, aucune morale, aucun progrès humain n'est Prutout la vie affective appelle la conscience. L'homme est
possible. D'un autre côté, si le sentiment de culpabilité est domi- toutefois incapable de comprendre ce qu'il reçoit, aussi longtemps
nant, la vie morale et intellectuelle s'élabore sous l'influence de qu'il demeure dans sa sensibilité. La sensation affective est inti-
nos pulsions agressives. L'homme veut à tout prix se délivrer de mement liée au dynamisme de la vie, eUe le sert en lui fournissant
cette sen~ati~n de faute qui le trouble. Pour cela, il n'y a qu'un des impulsions, en lui révélant ses succès, en l'attachant, comme
moyen : Justifier les actes qui l'accusent. Or, si l'homme se sent par un amour physique, au bien qu'il possède. Mais elle est inca-
coupable, c'est qu'il a souhaité inconsciemment la mort de son pable de nous donner la conscience de nous-mêmes parce qu'elle ne
semblable, qu'il l'a dépouillé de sa figure humaine. Mais il ne peut produire la notion d'un objet, d'un espace.
pourra se justifier qu'en accablant davantage sa victime. Pour Nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons avoir conscience
tout résultat il n'obtiendra qu'un trouble plus intense qui le de nous-mêmes qu'en prenant conscience d'un autre que nous.
poussera à poser des actes de plus en plus réducteurs. Nous ne pouvons avoir conscience de notre présence à nous:-mêmes
Instincts d'agression et instincts sexuels, de mort et de vie qu'en prenant conscience de la présence qui subsiste en nous d'un
conflits et sentiments de culpabilité, telles sont les principale~ autre qui n'est pas nous. Et cela parce que nous ne nous suffisons
composantes de notre dynamisme affectif inconscient. C'est dans pas. Nous connaître c'est découvrir que nous n'avons pas assez
~e mouvement que viendra s'insérer le ferment de nos aspirations de nous-mêmes pour être nous-mêmes. C'est en inventant le
Idéales. Sans ces impulsions inférieures, ces luttes et ces insatis- moyen d'atteindre l'extérieur que nous nous saisissons. Savoir
~action~ inconscien:es, l.a naissance d'un désir intelligent eût été q'ue nous sommes sans nous ouvrir, du même coup, à l'extérieur,
Impossible, faute d avorr été attendu, suscité. ce serait apprendre notre condamnation. C'est pourquoi le
Par ailleu.rs, sur. le. se.ul plan ?e l'instinct, le salut de la per- développement de notre intelligence est intimement lié à celui
sonne humame est Irréalisable. C est en cela que notre inconscient de no& besoins.
révèle ses déficiences et réclame l'intervention d'une âme qui Or, ]'affection sensible, par elle-même, nous envahit pour nous
comprend et qui aime. Sans doute, du fond de nous-mêmes voiler ]a présence de l'objet que nous nous approprions. Elle suit
émergent des impulsions. qui nous ouvrent à la vie, mais notre ]a satisfaction d'un besoin, elle accompagne l'objet qui vient en
nous, mais elle est incapable de dissocier la présence d'un autre
. S'il s'~m~age totalement dans l'affirmation de sol, 11 aboutit aux réduc- de notre propre présence. Pour prendre conscience de nous-mêmes,
ho~s mass.1ves, au suicide-homicide : s'li s'engage dans la subordination pure il faudrait que nous puissions posséder en nous les choses sans
et s1mple, li perd ég.aiement son être. li se voit donc forcé, s'Il veut se mainte-
nir ~ersonne humame authentique, de réaliser un équilibre chose qui n'est qu'elles nou& affectent dans notre sensibilité, sans qu'elles
pos.sible que sl, à mesure qu'il se développe lui-même, li crée des représen- deviennent nos plaisirs, nos douleurs. Et cependant notre esprit
tations s.ystématisées, une conception du monde où ces deux aspects de lui-
même a.1ent la place respective qui leur convient... • (Étienne DE GRBEF est enfermé dans un corps ; rien ne vient en nous si ce n'est par
Lu instmcts de défense et de IIJmpathie, pp. 205-206). ' contacts ·physiques. Gomment ces contacts physiques peuvent-ils
76 SENSATION ET APPÉTIT SENSIBLE LES SENS 71
nous atteindre sans nous faire jouir ou souffrir ? Nous ne pou- extérieure. Par des qualités éprouvées en nous comme nous-
vons sortir de nous-mêmes que si nous sommes capables de trans- mêmes. nous sommes conduits à affirmer des choses hors de nous
former nos affections en représentations. Cela se fera par la sensi- qui ne sont rien de nous . Ce que nous éprouvons dans la sensation,
sibilité de nos sens. ce sont les propres modifications de nos sens, de nos nerfs. Les
Pradines remarque que le langage populaire désigne par le couleurs :le vert, le rouge que je vois ; les saveurs :le salé, l'aigre
même mot la sensibilité générale et la sensihilité sensorielle parce que je gotîte ; les vibrations que j'entends, tout cela n'est que moi,
que toutes les deux ont un même point de départ : une irritation. n'est qu'en moi. Il m'est impossible d'en transmettre le contenu,
Toutes les deux nous affectent. Mais dans le sens l'affection impossible de distinguer la sensation de la substance de ma vie,
disparaît pour faire place à la représentation qu'elle provoque. car je suis ce que je sens. Le son n'est pas la cloche, le vert n'est
«Les sensations sensorielles les plus parfaites comme telles, c'est- pas la feuille, le son est la vie de mon oreille, le vert, celle de mon
à-dire les plus parfaitement représentatives, celles qui nous œil. L'objet est devenu sujet. Aristote exprimait cela en disant que
donnent de l'objet, comme objet, les idées les plus claires et les l'acte du sensible ne s'achève que dans et par l'organe, que le
plus distinctes, les moins mélangées d'éléments subjectifs, sont sentant et le senti ont un même et unique sujet. La sensation
évidemment celles de l'ouïe et de la vue ; or elles sont également comme sensation n'est q1,1e subjective. Cependant il nous semble
incapables de nous donner des plaisirs et des douleurs physiques, qu'il n'y ait rien de plus certain et de plus définitif que cet univers
le plaisir étant étranger à leur nature (elles n'en deviendront que nous sentons comme des parties de nous-mêmes, Que pouvons-
capables que dans leur transfiguration esthétique) et la douleur, nous chercher au delà ? Ce monde sensible n'est-il pas aussi
au sens rigoureux du terme, leur restant inconnue même dans évident que notre propre existence ? Mais, en même temps que
leurs intensités les plus hautes (les douleurs se rattachant ici à nous sentons, nous formons en nous l'image d'un autre que nous,
des lésions qui n'appartiennent pas à l'exercice du sens et et, en dehors de nous, nous visons une réalité qui n'est rien de nous.
concernent moins la sensorialité que la sensibilité générale). La sensation est dépassée. Et voilà le mystère. Pour expliquer la
Réciproquement, il est bien connu que, dans les états vifs et nature de 1'impression sensible, il nous faut utiliser une notion
caractérisés des douleurs ou des plaisirs physiques, l'affection tend qui n'a rien de sensible : celle d'un ohjet extérieur. Or toute la
à obnubiler la représentation, qui se réduit à des impressions de psychologie humaine des sens ne s'explique que par référence à
localité corporelle souvent même assez imprécises, tandis que la cet objet qu'ils sont incapables de produire et qu'ils ne com-
représentation de l'objet qui les occasionne perd toute disitnction prennent pas. Nous ne savons à peu près rien de l'impression
ou s'abolit même entièrement 1 • » sensible si ce n'est à travers la perception qui la dépasse. Car tel
Dans le toucher, ces deux sensibilités existent. On pourrait est le propre de nos sens, en particulier de l'ouïe et de la vue, de
presque déterminer le seuil où le toucher cesse d'être affectif pour transformer à peu près in1médiatement l'impression sensible en
devenir représentatif. Or, tous les sens sont en somme des symbole d'un objet dans l'espace. De telle sorte qu'on ne peut rien
toucheTh. Toujours est-il que plus une sensation nous affecte, sentir parfaitement que ce qu'on commence à distinguer en nous.
moins elle nous fait connaître, et plus une sensation est représenta- Mais tout s'éclaire si l'on comprend la sensation dans l'homme
tive, moins elle nous affecte. Si un objet ne fait qu'effleurer notre tact comme un mouvement dont le terme est dans l'intelligence.
il ne nous affecte pas du tout; àl'irritationil substitue l'image de sa C'est ce terme qui donne un sens au devenir de la sensation.
présence. Ce n'est pas par la douleur ou le plaisir qu'il ~e manifeste Chez l'animal les choses se passent différemment. Le sens est
en nous, mais nous le sentons en dehors et loin de nous, nous le pres- exclusivement au service du besoin. La sensation pour la brute
sentons. En même temps que nous éprouvons des sensations dans est l'image d'une affection ; un avis sur la bonté ou la malice d'un
nos sens, nous projetons instinctivement des objeh dans l'espace. objet encore loin du sujet. Aussi bien, comme chez l'homme,
A travers des états subjectifs nous atteignons une ré~ité l'activité du sens ne se termine pas dans l'organe. C'est l'appétit
1. PRADINES, Traité de psychologie générale, t. I, p. 277, qui lui prête une signification. L'animal ne voit pas pour voir, il
. 78 SENSATION ET APPÉTIT SENSIBLE LES SENS 79
n'entend pas pour entendre : il flaire un danger ou une satisfac- Tel est le sens de la perception. Elle apporte avec un déséquilibre.
tion. ~L'appétit est ce passage de l'image d'une sensation à la L'objet que l'on veut, cherche et provoque est plus que l'objet
sens~t~on elle-même. et à la possession réelle de l'objet qui la donné dans la perception sensible. Nous pourrons passer d'un
1
f;ondibonne • » L'ammal.apprendà utiliserl'espaceenappréciant, · objet à un autre, parcourir la terre en tout sens ; nous pourrons
à t~a~ers un symbole, la di!.tance qui sépare un plaisir possible d'un changer indéfiniment nos sentiments et nos plaisirs, notre milieu,
pl~s~~ réel. L'espa~e n'est compri · pour lui qu'à travers un objet les couleurs et les formes, les sons et les bruits, les odeurs et les
qm ~es~ que senti. Po.ur J'~on,tme, au contraire, l'espace n'est contacts qui viennent frapper nos sens; passer toujours, fuir inlas-
sens.I qua travers un obJet qm n est que compris. sablement chacune de nos actions aussitôt achevées, jamais, par
Piaget a démontré par l'analyse de la conduite enfantine 2 que la sensation, nous ne pourrons combler l'intervalle qui sépare la
l'hom~e n'est en ~esure de se servir parfaitement de l'espace que sensation de la possession de l'objet. La sensation ne trouve pas
lorsqu il a compns en lui un objet. Au début J'enfant se repré- sa consistance en elle. Elle tient en nous comme un mouvement
sente I't>space co~me une propriété de ~on action qui disparaît vers un autre. Elle ne peut être sans accu..,er son insuffisance.
avec elle. Lorsqu Il commence à parler il le conçoit « comme Je Mais il y a plus. Par la sensation c'est l'homme tout entier qui
cadre ~·un unive~s ~n~ lequel se situent tous les déplacements y se cherche lui-même, qui connaît l'insatisfaction. Or l'histoire de
compns ceux qm defimssent les actions du sujet comme tel, a. l'homme ne commencerait jamais s'il n'y avait en lui la présence
Or, remarque Piaget, cette notion d'espace n'est acquise que en creux d'une réalité qui dépasse infiniment l'univers et lui-même.
~orsque «l'objet est conçu comme une substance permanente, Car si l'homme a une histoire, c'est que, tout en étant dans le
mdépenda.nte de l'act~vité du moi ». En somme, l'enfant possède devenir, en vivant en lui, l'aimant qui l'attire et nourrit son
une connaissance pratique de l'espace identique à celle de l'animal dynamisme est en dehors du temps. Il y a un infini qui passe entre
lorsqu'il a réussi à distinguer le monde de lui-même. L'homme ne l'homme et lui-même. Et c'est à cause de cette présence cachée
peut donc employer toutes les ressources de sa sensation qu'en que l'homme peut faire du devenir un avenir, c'est-à-dire un
la.dépassant. ~n même temps qu'il uti1ise la sensation pour satis- fntur où il pourra grandir en y incarnant de l'idéal ; dans la sen-
f?Ire ses besoms élémentaires l'homme s'ouvre à une vie supé- sation, une science ; dans la matière, un art ; dans l'action, une
neure. Or nous ne pourrions pas atteindre comme subsistant un éthique. D'ailleurs, sans ce transcendant il n'y aurait pas de per-
être extérieur à nous si nous n'avions pas en nous la présence impli- sonne, pas de moi. Il pousse l'homme en avant et l'empêche de se
cite d'un transcendant.
confondre avec le devenir qui tente de le submerger. Ce qui dis-
Nous sentons le sensible propre parce que nous comprenons tingue l'homme de l'animal, ce n'est pas que le premier peut s'éva-
obscurément le sensible par accident, la substance concrète. Or der du devenir alors que l'autre en demeure prisonnier, mais que
cette substance nous la connaissons comme universelle et néces- l'un est capable de le transformer en y introduisant une réalité
~aire. Cela serait impossible si nous ne pouvions nous ~éférer spirituelle qu'il ne contient pas, alors que l'autre n'est qu'une
a· un ordre absolu capable de nous placer au-dessus de la contin- partie de son déterminisme auquel il s'efforce de s'adapter.
gence et de la singularité, du hic et nunc. Minkowski 1 , du point de vue purement phénoménologique,
, Il Ya un ob~e~ d7vant nous, un être autre que nous. Si cet objet montre bien que le moi est inconcevable et qu'il est incapable de
n est que senti, Il n est que nous-mêmes, que nos sensations. Si nous se consolider, s'il ne tend à un idéal : «Mon élan personnel n'est
voulons ~osséderen nous, comme autre que nous, le monde en dehors jamais subjectif à proprement parler, il ne vient jamab uniqu~
de nous, Il nous faut dépasser la sensation qui n'est que par nous. ment du moi, ni ne se limite jamais à lui, puisque, dans cet élan, Je
1. J. DB FINANCE, btre et agir dans la philosophie de saint Thomas Beau- me sens solidaire de la vie. Mon élan est personnel, c'est entendu,
chesne & fils, Paris, 1945, p. 274. '
2. Jean PIAGET, La construction du riel chez l'enfant, Delachaux et Niestlé,
mais il l'est autant seulement qu'il dépasse ma propre personne,
S. A., Paris, 1937.
3. Ibidem, p. 98. · 1. E. MINKOWSKI, Le temps vécu. Collection de l'Évolution psychiatrique,
Parts, 1933, pp. 43-44.
80 SENSATION ET APPÉTIT SENSIBLE
de tremplin ? Comment n'est-il pas une pure projection de mon fois découvert, n'avoir jamais été en lui, mais s'offrir à lui comme
moi? Tel est le paradoxe du langage d'être à la fois moi-même une lumière projetée d'un foyer dont la source est en dehors de
et quelque chose de tout à fait étranger à moi dont on parle dans lui 'l Lorsqu'il a découvertl'usagedulangage,l'homme y a vu bien
mon esprit. moins le miroir de son âme et de ses richesses que le pouvoir de
Ma langue est née de ma voix et l'écriture est née de la main. commuruquer avec des forces mystérieuses, infiniment supérieures
Mon style et mon verbe dépendent de mon travail, de ma patience, à sa force. Le primitif a vite fait d'associer le langage à la magie.
de ma passion, c'est la chair de ma chair. Je ne suis jamais si seul Nommer une chose, en effet, c'est un peu la sortir du chaos,
que lorsque j'écris. Qui peut ranimer mon inspiration défaillante ? l'appeler à l'être, lui commander; c'est parler à l'âme du vent,
Qui peut prendre ma main et me guider lorsque je ne sai:. plus de la pluie, de la terre ; c'est communiquer avec l'essence éternell6
où j'irai ? Qui peut percer ma nuit ? Il semble bien que je tire ma de toutes choses. L'enfant ne pense pas autrement. Il s'émerveille
pensée de ma propre substance. Toutefois, je ne reconnais ma de voir sortir les choses de l'ombre à mesure qu'illes nomme. Pour
pensée pour mienne que lorsqu'elle est capable de me révéler un lui le mot est un moyen d'agir sur le monde 1. Cependant, il ne
ordre tout à fait indépendant de ma volonté, qui s'impose à moi, croit pas que le langage soit urie invention de l'homme. Au con-
au lieu d'être imposé par moi à l'univers. traire il considère le mot comme une propriété de l'objet. Et
L'homme crée le langage de toutes pièces. Ce qui nous·porte à cela, comme le remarque avec raison Piaget a, parce que sa vision
croire que sa pensée est l'œuvre de sa fantaisie. En effet, toute du monde est égocentrique. Non pas qu'il pense toujours à lui,
pensée est avant tout l'œuvre d'une existence singulière. Or, la mais justement parce qu'il n'y pense jamais. Et ne se voyant pas
vie humaine n'est qu'un tissu d'accidents qu'un accident arrête. agir, il loge tout à l'extérieur. Il situe dansl'universles instruments
Toute doctrine n'a été posl>ible qu'à cause d'un ensemble de (images, idées, mots) qu'il utilise ; il l>e préoccupe peu du senti-
circonstances dont la réunion est presque un miracle, Il a fallu ment d'autrui parce qu'il croit qÜe tout le monde éprouve ce
qu'un homme naisse, qu'il connaisse l'inquiétude, que la mort ne qu'il éprouve, s'intéresse à ce qui le passionne ; sa perspective,
vienne pas trop tôt, qu'il soit doué d'un peu de loisirs et de beau- son point de vue s'imposent à lui comme s'ib étaient les seuls
coup d'entêtement, qu'il rencontre un maître généreux à l'âge partout et pour tous. Son réalisme est absolu, précisément parce
idéal, qu'il ait aimé la vie sans s'y dissiper, qu'il en ait souffert qu'inconsciemment il se place au centre de l'univers a.
sans cesser de l'aimer, qu'il s'en soit retiré sans la quitter. L'enfant ignore donc que le langage relève de son initiative, que
Chacun de ces faits aurait pu ne pas être et la pensée ne jamais sa pensée ne peut s'épanouir sans le concours de sa volonté. On
naître. C'est avec toutes ces contingences que l'on fait une pensée serait tenté de lui donner raison. Il serait si simple que toute
nécessaire, universelle, durable et qui semble descendue de quelque chose vînt se réfléchir en nous comme dans un miroir. Mais il est
coin d'éternité . à craindre que nous ne puissions découvrir dans le réalisme enfan-
Cela est tellement vrai que lorsqu 'une pensée est constituée, tin le modèle d'une pensée objective, ju!!tement parce que l'enfant
qu'un système est construit, on s'imagine qu'il a été détaché est incapable de dissocier le monde extérieur de son moi qui l'inter-
comme un bloc d'un lieu situé quelque part entre la conscience prète et le construit. Faute de se connaître, de savoir qu'il part de
mdividuelle et l'univers des choses. Ce n'est qu'une illusion. Et, lui, l'enfant confond dans un même tout objectif et des qualités
comme toute illusion, une tentation à laquelle on succombe 1. • Jusque vers deux ans, penser, c'est parler- soit que l'on pense avec
facilement. Il n'y a de vérité vivante quP celle qui vieJI.t se coller la bouche, soit que la pensée soit une voix localisée dans la tête - et parler
consiste à agir. sur les choses elles-mêmes par l'intermédiaire des mots, des
à mon être et à mes émotions. Il n'y a de vérité pour moi que mots participant en quelque sorte des choses nommées aussi bien que la volx
celle que j'ai engendrée un jour dans mon cœur. Il n'y a de vérité qui les prononce • (Jean PIAGET, La représentation du monde chez l'enfant,
~n soi, en même temps que vivante et agissante, que celle qu'un Presses universitaires de France, Paris, 1947, p. 35).
2. Jean PIAGET, Le langage et la pensée chez l'enfant, Delachaux et Niestlé,
homme, un jour, dans l'histoire, a tirée de son amour. Paris, 1948, pp. 67-70.
Comment l'être humain a..t-il pu puiser en lui ce qui parait, une 3. Jean PIAGET, La représentation du monde chez l'enfant, p. nr.
86 ~ENTION DU SIGNE ET VŒ CONSCIENTE INVENTION DU SIGNE ET VIE CONSCIENTE 87
réelles de l'univers et des parties de son moi. S'il est conscient du part les exagérations idéalistes du système hégélien, une vérité
monde, il n'a pas de conscience explicite de sa conscience. profonde. Pour l'adolescent, par exemple, nier l'animisme de
L'enfant vit à l'extérieur. Tout est objet pour lui. Mais cet l'enfant, ce n'est pas le détruire, mais reprendre pour soi l'âme
objet ille méconnaît~ il l'arrange à sa façon, il l'accommode à sa qu'il avait répandue dans les choses. La science, ditBa~helard, ne
taille, pour ses désirs. Ce qui importe pour lui, ce n'est pas tant s'obtient que par une psychanalyse, c'est-à-dire par l'élimination
une science qu'un univers où il se sente accepté. C'est pourquoi il de toutes ces explications qui n'étaient que des projections de
se fait un monde à son image, un univers sympathique qui agit soi. Mais purifier l'objet, ce n'est pas éliminer le sujet. Replacer
et pense comme lui. Il croit que les autres hommes pensent ce dan!> l'homme ce qu'il avait inconsciemment transporté dans la
qu'il pense, que les choses sentent comme il sent. Partout il nature, ce n'est pas supprimer l'action et les aspirations de
projette son âme et prête aux êtres inanimés des intentions sem- l'homme. Au contraire, la science de l'objet commence lorsque
blables aux siennes. A tout phénomène il trouve rapidement une l'homme a acquis une conscience explicite de lui-même. L'enfant
justification sans éprouver le besoin de la démontrer. Il a besoin avait comme répandu son âme dans les choses ; il leur avait prêté
d'un monde certain, solide, définitif. Car ce n'est pas une philo- une conscience comme la sienne, des sentiments, une vie, des
sophie qu'il cherche, mais un point d'appui pour sa vie qui pousse, intérêts semblables aux siens. Il manifestait par là sa supériorité
un tremplin pour son être qui progresse. C'est pourquoi il achève sur l'univers puisque, pour le rendre digne de l'accueillir, il lui
trop tôt l'univers en le peuplant d'illusions. Lorsque l'enfant se avait fallu le faire semblable à lui, l'humaniser. Mais, peu à
fabrique un monde, il n'y voit pas du tout l'occasion d'y affirmer peu, les résbtances du réel, son déterminisme, les fantaisies des
son moi. On a plutôt l'impression que l'homme, dans son enfance, grandes personnes vont le forcer à se replier sur lui-même, ~ se
s'applique à déchiffrer l'espace avant même d'avoir découvert distinguer de son entourage. Les chats ne parleront plus, les chiens
qu'il est une personne et qu'il a un destin propre. C'est que la n'écouteront plus ses histoires, les poupées qui pleurent ne le feront
personne ne peut se reconnaître avant qu'il ait existé un monde plus pleurer. Les fées sont mortes, la mer à balayé ses châteaux
auquel elle puisse s'opposer, dont elle puisse se différencier, où de sable et l'invite à partir vers l'infini.
elle puisse convoiter des fins qui lui permettent de se concentrer. Voici que l'homme est remis à lui-même, à son initiative, à sa
Ce n'est que peu à peu que l'homme prend conscience de son liberté ; tout passe par ses mains, tout doit être assumé, il est
rôle dans la construction du langage et de la pensée. Rien n'est devenu l'origine de tout ce qui arrivera. Mais il lui faut aller
développé en même temps dans l'être humain, mais tout est maintenant et la vie au jour le jour est finie. Il faut donner,
présenté à son heure à travers une évolution dont chaque phase consentir. L'adolescent rêve de voyages, de conquêtes, d'idéal.
est nécessaire à l'apparition de la suivante, dont chaque phase ne C'est le même monde qui s'offre à l'enfant et à l'adulte : celui
se comprend entièrement que par celle qui la suit. Ainsi le réalisme de la perception. Cependant, l'interprétation qu'ils en font est
de l'enfant ne nous accorde qu'un monde provisoire. Mais ce différente : l'enfant se subordonne le réel, l'homme s'y soumet.
monde n'etît-il existé que l'homme n'aurait point eu de lieu pour L'enfant s'était construit un monde dont il était le centre ;
sa vie personnelle, de matière pour sa science. l'homme se donne à un monde dont la vérité est le centre.
L'adolescent éprouvera le besoin de dire non à tout ce qu'il avait L'enf~nt ne voyait que le monde et il s'ignorait, mais dans ce
accepté jusqu'alors. Il voudra tout raisonner, tout prouver, monde il ne mettait que son moi. L'homme cherche l'affirmation
comme Descartes, mettre tout en doute. Mais s'il est capable de de lui-même mais il se cherche partout en dehors de lui. L'enfant
nier c'est que quelque chose déjà se tient en dehors de lui. On ne s'était fait un monde capable de l'épanouir et de le conduire à la
peut rien nier de rien. Hegel explique le devenir par une série vie personnelle ; lorsque celle-ci est née, c'est l'inquiétude qui
de négations qui s'évanouissent en produisant une réalité nou- est apparue et avec elle, la nécessité du don total de soi~même.
velle. Ce qui vient remplacer les deux termes de la contradictoire Mais qu'est-ce que ce don ? Suffira-t-il au jeune homme d'être là,
les contient en les dépassant. Il y a dans cette remarque, mises à d'écouter ce qu'on lui dit, de regarder ce qu'on lui montre,
88 INVENTION DU SIGNE ET VIE CONSCIENTB
-INVENTION DU SIGNE ET VIE CONSCIENTS 8Q
d'enregistrer les idées qu'on lui dicte ? Est-ce que donner c'est fruit de l'élan de notre propre vie. Encore une fois, il n•y a rien
recevoir ? N'est-ce pas plutôt inventer. créer ? Cependant, en nous si ce n'est l'amour de nous pour nous-mêmes. Mais cet
l'enfant, qui se croyait réaliste mais ne faisait qu'inventer, n'a amour se traduit par un besoin d'agir, car nous sommes comme
réussi qu'à peupler l'univers de ses pauvres illusions. Et l'homme
séparés de nous, comme dans un déséquilibre et il nous faut all~r
qui rêve de s'affrrmer en refaisant le monde aura beaucoup acquis de nous-mêmes à nous-mêmes. Pour comprendre notre présent, Il
peut-être, même s'il n'obtient à la fin qu'une bonne copie de la nous faut y inclure l'avenir que nous serons. Et quel est ce futur ?
réalité?
Si nous pouvions regarder au fond de nous, nous verrions que ce
L'adulte sait bien que le sort de sa pensée est entre ses mains, n'est pas notre moi que nous poursuivons mais quelque chose qui
que sa langue est à lu). mais il ne sait pas comment il en use. nous en arrachera : un métier, une famille, une société, une cul-
Après des heures d'effort, où nous avons eu l'impression de com- ture ; quelque chose au-dessus de l'individuel, un idéal de vérité,
battre des rêves et des lieux communs, de tourner en rond comme de beauté, de justice ; quelque chose d'infiniment supérieur à
celui qui cherche sa route dans la forêt, la lumière du jour s'est
l'univers et à notre vie : un Dieu qui se donne à nous afin que
emparée de nos yeux comme par hasard. Rien de ce que nous
nous allions à Lui.
avons fait n'explique ce que nous avons trouvé. Devant ces faits,
De cela nous ne savons rien si ce n'est que nous sommes poussés
des penseurs ont cru que la divinité avait construit pour nous le en avant et forcés de nous engager dans la vie. ll y a un don en
langage et nous l'avait remis, en nous créant, tout fait et plein de
nous qu'il nous faut exploiter ; une présence cachée, partout
signification. De telle sorte que, tout en étant en nous et sortant
a.~issante et partout insaisissable. Est-ce dire que l'être n'est
de notre bouche, il était naturel qu'il nous parlât d'autre chose qu'une représentation ; le réel, un dédoublement de notre cons-
que de nous-mêmes. Par cette explication, on voulait faire remon-
cience ; la science, une création de notre entendement ?
ter toute pensée à une révélation primitive, véhiculée jusqu'à
L'idéalisme a cru pouvoir le soutenir. S'il a le mérite d'avoir
nous par la tradition. Or, de cette façon, sous prétexte de sauver la
mis en évidence la part du sujet dans l'élaboration de l'objet il
transcendance de la pensée, on réduisait le rôle de l'homme à une
ne tarde pas à dégénérer en vaines spéculations, faute de recon-
pure passivité. ll ne découwait plus sa voie. on la lui révélait ;
naître la fonction de la chose, le rôle régulateur de la nature.
il ne la cherchait pas, on la lui dictait ; il ne la choisissait pas,
on la lui imposait; sa vie n'était plus un progrès dont il avait la
responsabilité, tout était su une fois pour toutes dès le début; il
.
Sans doute tout homme à un moment de sa vie, s'étant replié
sur soi, a cru que le mondé né de ses rêves, de sa libre création,
.
était plus réel que celui de la nature. Mais l'homme normal ne
n'y avait plus d'avenir où il était possible d'espérer un plus grand
s'attarde pas dans cette attitude. S'il a pu puiser dans c~t is~lement
amour et une plus grande vérité, tout était passé depui~ le premier
une conscience plus pure de ses forces et de ses aspirations, sa
jour, par conséquent tout était achevé, consommé. Mais cela est
nature l'avertit très tôt de retourner au réel s'il veut éviter la
contraire à l'expérience qui nous montre que l'homme n'acquiert
sécheresse du cœur et la stérilité de l'esprit.
rien sans faire effort sur lui-même. Il n'y a pas d'objectivité sans
Toutefois, consentir au réel ce n'est pas s'arrêter comme lors-
une certaine intériorité. C'est le paradoxe de la pensée. Elle reçoit
qu'on va au spectacle. Ce n'est pas cesser d'imaginer et de cons-
tout, mais elle est à l'origine de tout pour le constituer. Or, c'est truire, mais reprendre ces opérations sur les choses. Connattr~
dans ce paradoxe que Ia vie trouve sa vérité. Car la vie n'est pas
et aimer c'est agir ; c'est assumer généreusement une tâche qm
d'être parmi les choses et de les subir, mais de leur donner un
demande à la fois que l'on se soumette et que l'on soit libre, q~e
sens. Pour découvrir ce sens, l'homme ·se replie sur lui-même l'on invente afin de découvrir, que l'on se donne afin de recevoir.
comme pour capter à la source de son être la lumière qui le lui
dévoilera. On a dit de l'intelligence qu'elle était à la fois active et passive.
Ne retenir que sa passivité c'est l'obliger à ne pas dépasser
En effet, on ne peut rien acquérir qu'après l'avoir réengendré
l'empirisme de la sensation, c'est exiger partout une évidence
en nous. Rien n'est à nous qui, à la fin, ne sorte de nous comme le
semblable à celle du sensible. Or on aboutit à une impasse chaque
90 INVENTION DU SIGNE ET VIE CONSCIENTE LE SIGNE 91
fois que l'on veut tout ramener au sujet ou à l'objet ; d'un côté on connattre et désirer les choses une par une sans se confondre avec
obtient le vide, de l'autre un pur déterminisme. aucune d'elles, qu'il peut les évaluer sans les connaître toutes, les
Comment échapper à une telle impasse ? Le fait est que si l'on soutenir dans l'être avant de posséder tout l'être. Connaître et
se borne à examiner la relation du sujet à l'objet, si l'on élimine vivre, avons-nous dit, c'est à la fois donner et recevoir, donner
t?ute ~éali~é en dehors d~ ce rapport, il n'y a pas d'accord pos- pour recevoir. Or, dans le signe, il y a la fois un don et une acqui-
Sible si ce n est par le sacnfice de l'un des deux termes au profit de sition. Le signe est à la fois l'idée de la chose et le mouvement
l'autre. L'être de la chose ~>e confond avec l'histoire de ma pen&ée de mon être. L'idée nous livre la chose mais à travers un mouve-
qui la construit ; l'histoire de mon moi se confond avec les évè- ment par lequel mon moi se prolonge jusque dans le mystère de
nements dont il vit. De telle sorte que tout à tour c'est l'objet l'infini.
qui crée le sujet et celui-ci qui crée celui-là. Pour se donner l'illu- L'infini est comme le médiateur entre le monde et moi, entre
~>ion d'être une réalité complète, qui se suffit à elle-même, il faut moi et moi ; et le signe, la médiation par laquelle je m'empare de
que le moi renie le monde en même temps qu'il l'aborde · pour l'infini. C'est par le signe que je prends conscience de mon être
se soutenir dans l'être. Pour se donner l'illu&ion d'un monde com- en face de l'univers, de la supériorité de ma vie sur les choses, de
plet, il faut que la pensée se renie en même temps qu'elle prête à mon insuffisance et de mon inquiétude en face de l'idéal que je me
l'univers l'unité dont il a besoin pour se constituer. Mais, par là, fais de moi-même. C'est par 'lui que je fais l'art, la science et la
le moi et le monde ne réussissent qu'à manifester leur indigence culture dans l'espoir de combler mon attente, jusqu'à ce que
foncière. Le moi ne se suffit pas et le monde ne se suffit pas. Dire j'éprouve que tout cela est vide s'il n'y a rien au delà. C'est ainsi
que le monde est tout, ou que le moi est tout, ce n'est pas suppri- que, par le signe, l'être fini que je suis peut introduire dans le
mer cette indigence mais se priver d'un moyen de la surmonter, monde de l'infini, afin de pouvoir librement le chercher et le
après l'avoir utilisée. Ce moyen est au delà du monde et du moi. choisir. C'est de cela qu'il faut rendre compte maintenant.
Il est en nous comme une exigence. ll nous est 'impossible de faire
le lien entre l'univers et nous sans utiliser, comme médiateur, la
source même de toute pensée et de tout être. Sans doute, nous 1. LE SIGNE.
nous imaginons d'abord ne pas sortir ni du monde ni de nous.
Tout résulte de l'initiative de notre esprit et vient s'incarner dans Sans l'aide des signes, la vie psychique serait impossible. C'est
la matière de nos actes et des choses. Mais notre initiative pro- par les signes que l'homme se libère du déterminisme de la nature
cède d'un élan qui déborde les limites de notre moi. En somme, physique, c'est par eux qu'il conquiert sa vie intérieure. Ils sont
pour pouvoir découvrir le sens du monde il faut pouvoir s'en donc à la fois source d'autonomie et d'enrichissement.
échapper par quelque côté. Si nous ne pouvons rien posséder sans On peut donner cette définition générale du signe : une chose
le réengendrer en nous, c'est que l'acte par lequel nous nous for- qui prend la place d'une autre pour la rappeler, la représenter.
mons en refaisant le monde est le même que celui par lequel nous Le signe est plus simple que la chose dont il prend la place et
nous rapportons implicitement à un ordre transcendant qui nous plus facilement maniable. Mais ce que, dans le signe, la chose perd
place au delà de cet univers sensible. C'est pourquoi il nous faut de sa stabilité et de sa richesse, elle le gagne en transparence et
inv~nter un signe pour connaître et nous reconnaître. Sans doute, en dynamisme. Ainsi, dans une formule mathématique, on peut
le signe ne nous donne qu'un résiuné de la chose. Mais par là, il résumer une série d'opérations compliquées par quelques signes.
nous permet de passer outre et de juger le monde en nous en déli- Sans doute, beaucoup de détails sont volontairement laissés dans
vrant. Le signe redouble la chose afin qu'elle contienne dans sa l'ombre, mais c'est à ce prix que l'esprit progresse. ~j
représentation ce qui lui accorde sa profondeur. ll est bon de remarquer ici que plusieurs auteurs contemporains
C'est parce qu'il est traversé par un dynamisme qui trouve sa identifient le signe au symbole. Nous croyons, avec W. Urban, qu'il
source et sa fin au delà du temps et de l'espace que l'homme peut est essentiel de les distinguer, sous peine de rendre inexplicable le
INVENTION DU SIGNE ET VI~ CONSCIENTE
1
LA QUALITÉ ET L 1liiAGE
symbolisme proprement dit et, par là, le langage de la poésie de
la ~hilosophi~ et de la science. Le symbole. en effet, utilise co~e général pour s'y enfermer, de remplacer le concret par l'abstrait?
pomt d'appm un signe ayant déjà sa signification propre. C'est Par le général, l'homme conquiert son autonomie mais non sa
a~ moyen de cette signification déjà connue qu'il tentera de nous plénitude. n ne faut jamais oublier que le signe n'est pas l'être,
fatre sai~ir une ~d~ difficilement accessible à cause de sa trop mais le moyen de s'en emparer, que l'essence n'estpasl'exi6tence,
grande 1mmaténallté. Dans le signe, l'attention porte sur la mais le moyen de la comprendre. Et si nous avons besoin du
chose à laq~elle il nous rapporte. Dans le symbole, l'attention général, c'est afin de nous rendre intelligible l'être concret et
porté ~ur le stgne et sur la façon dont il signifie afin de comprendre singulier que notre appétit désire. Pour saint Thomas, en effet,
par lm autre chose que ce qu'il a coutume de désigner. · l'intentionnel c'est aussi la tendance ; il n'est pas seulement signi-
c·~st par le moyen du signe et du symbole que l'être humain fication de l'objet ; mais aussi anticipation de la fin. Aussi bien
réuss1t à se procurer ce qui est nécessaire à la vie de son corps s'il est représentation, il est aussi dynamisme, et cela, dans un
et de son ~e. Loz:sque nous mangeons nous assimilons quelque même être, dans une même vie.
chose du milteu mats en le détruisant. Par le signe, le milieu vient Lorsque nous voulons rendre compte du devenir de la vie de
en nou~ sans subir d'altérations. Si ma main entre en contact avec l'esprit, il faut inclure, dans la représentation, le dynamisme qui
le feu, Je sens sa présence. Cependant, il est déjà trop tard je suis le provoque et l'achève ; comprendre l'amour comme une intel-
brftlé. Avec le signe, les choses me sont présentes avant de :U·avoir ligence qui cherche, et l'intelligence comme un amour qui trouve.
atteint, elles ~·annoncent, elles sont pressenties. D'autre part, par Sans doute, ce n'est pas la même chose de voir et de désirer; il y
le. symbole, 1 êO:e h~main, à travers l'intuition sensible, peut à là deux objets formels différents et par conséquent deux opéra-
reJoindre des obJets maccessibles aux sens, spirituels. tions différentes. Cependant, il est nécessaire que chacune
n Y_ a un autre univers entre les choses et nous: celui emprunte à l'autre en posant san acte, puisqu'à l'origine il n'y a
~ue .samt. Thomas qualifie d'intentionnel. C'est le monde de la qu'une vie et au terme une seule fin.
s~gntfi_cabon. ~ou existence est aussi ténue que celle du signe qui En tenant compte de cet échange entre nos facultés de désir et
1 expnme. Il tient tout son être de l'objet auquel il se rapporte et de connaissance, essayons de préciser l'étendue et l'importance
du sujet q.ui l'interprète. Cependant, c'est par lui et en lui que le de la fonction signifu:ative dans notre vie mentale.
monde agtt sur nous et que nous agissons sur lui. Par lui nous Parmi les signes, les uns sont volontaires et artificiels et accom-
pouvons progresser par la connaissance sans que rien ne soit pagnant l'apparition de la conscience. les autres sont naturels et
changé de la réalité physique de l'objet, de la nature propre de c'est d'abord la vie psychique inconsciente qni procède à leur éla-
~otre être. Et cependant, sans cet intermédiaire, nous serions boration. Ces signes naturels sont au nombre de deux :la qualité
mcapable de nous achever. sensible et l'image.
Le concept est le plus pur des signes. Il se tient à cette limite
où 1~ signe n'est plus que transparence. Plus l'être intentionnel
acqmert de mobilité et de simplicité, plus il convient à l'intelli- II. LA QUALITÉ ET L'IMAGE.
lise une réalité physique. La qualité en nous est uniquement Pour former l'image de cet arbre qui est devant moi il faut que
subjective, mais aussi uniquement significative d'un objet plus ou je supprime l'objet que je perçois. Aussi, bien loin d'être attachée à
moins éloigné de nous dont nous pouvons attendre une satisfaction l'instant et à l'espace,! 'imagination· ne peut s'exercer sans d'abord
après un certain temps, en parcourant un certain espace. Grâce nier le monde qui est là. C'est pourquoi c'est toujours à propo:) du
aux variations de l'intensité de la qualité, nous sommes en mesure passé et de l'avenir que l'imagination accomplit son mouvement.
de comprendre notre dépendance vis-à-vis de l'espace. Elle rend présent ce qui n'est plus ou ce qui n'est pas encore. Et
La vie qui cherche à se défendre pour continuer, à se nourrir par là elle vient en aide à la perception, qui toujours termine un
pour croître, se donne le moyen d'atteindre l'extérieur. Elle en passé et commence un futur, Elle soutient la perception qui débute
perçoit les signalements et les interprète. D'un contact physique, comme une espérance, en lui esquissant le dessin de sa situation à
d'un processus physiologique, d'un état p!:ychique, elle tire des venir. Elle anime notre présent en y faisant revivre le passé qui nom.
avis sur le milieu vers lequel elle tend. En effet, la qualité n'est pas y a conduit. Cependant imaginer ce n'est ni prévoir ni se souvenir.
un terme, mais un moyen. Elle suppose un interprète. C'est l'ap- Lorsque l'imagination me réfère à un être qui n'est plus ou qui
pétit sensible et l'estimative chez l'animal ; c'est l'intelligence viendra c'est afin de le détacher du passé ou de l'avenir qui le
et le désir chez l'homme. contient et de me le donner immédiatement et en marge du temps.
~n même temps que nous sentons, nous produisons des images. Par l'image j'échappe au monde. Et si la connaissance n'est pos-
Anstote remarque que l'être qui imagine est toujours doué de vie sible sans une certaine autonomie par rapport à l'immédiat, il n'y
sensible. La raison en est que le sens en acte est moteur du mou- a pas de savoir sans une certaine faculté d'imaginer. L'imaginaire
vement de l'imagination. Par ailleurs, imaginer c'est engendrer n'est pas pure invention. En même temps qu'ils 'affirme, il souligne
une similitude de la sensation 1 • L'image joue donc le rôle d'un un manque dans le réel. Imaginer, c'est nier quelque chose dans le
signe par rapport à la perception. Imaginer c'est rappeler la monde et par là poser un problème à l'esprit ; c'est aussi tenter de
sensation, ce n'est pas la reproduire. L'image est beaucoup plus dépasser ce vide en lui substituant une hypothèse et, par là,
mobile et beaucoup plus simple que la qualité sensible. offrir à l'esprit l'espoir qu'il pourra découvrir, projeté dans ce
L'image n'est pas, comme la qualité, dépendante de l'action monde irréel, le sens caché du monde réel. Le fait est qu'il n'y a
d'un ?bjet actuel!ement présent. Au contraire, elle est toujours pas d'actions importantes qui n'aient été exécutées, il n'y a
négation du monde actuel. Imaginer c'est souligner un vide dans point de techniques, de science, d'art et de philosophie qui ne se
le réel. Je puis voir en image la ville de Paris aussi longtemps soient développés sans le concours de l'imagination. L'image n'est
qu'il m'est impossible de la percevoir. L'image imite la sensation, pas la pensée, mais une matière spiritualisée, prête à la recevoir.
mais en l'imitant elle l'exclut Il. «L'image n'apprend rien 1 • » La compréhension se réalise en
1. 1 La fantaisie est un certain mouvement causé par le sens en acte
image, mais non par l'image.
lequel mouvement à la vérité ne peut être sans la sensation. Dès lors, les être~ Nous avons vu d'ailleurs 2 qu'il n'y a rien qui soit vraiment
qui ne sont pas doués de la faculté de sentir ne peuvent pas non plus avoir la nôtre que ce que nous possédons dans notre affectivité. C'est par
faculté d'imaginer. Car si un mouvement est opéré par le sens en acte cette
opération ne peut pas être semblable au phénomène de la sensation.' Or la notre sensibilité que nous nous engageons dans l'être ; c'e&t en
fantaisie est la seule faculté qui a. des actes semblables à l'acte de la sensation. elle que notre moi est présent à nous-même. A travers l'émotion
D reste donc à conclure que la fantaisie est un mouvement causé par le sens notre pensée s'anime, conserve sa jeunesse et son élan. Or c'est
et semblable à lui..• • (Saint THOMAS, Commentaires sur le De Anima, trad:
A. THIERRY, lnst. sup. de philosophie, Louvain, 1923, p. 523). par l'image que l'affectivité pénètre dans la vie de l'esprit, soit
2. 1 ••• Ainsi !emoi est un être qui imagine et qui perçoit simultanément. Or pour lui prêter sa chaleur, soit pour lui communiquer le dynamisme
la présence de 1 image ne peut être confondue avec celle de la perception ; bien
plus, elles paraissent se chasser l'une l'autre. n est impossible qu'elles aient à
qui la traveThe. Par l'image nous nous efforçons de faire surgir
la foi.s le même co~_tenu . Le même objet n'est pas d'un seul coup perçu et l'idée comme la présence sensible d'une personne. Le désir poursuit
Imaginé. Il faut qu 11 soit exclu du présent de la perception pour entrer dans
le présent de l'Image • (Louis LAVBLLE, La prhence totale, Aubier, Paris, 1934, 1. J.-P. SARTRE, loc. cit., p. 136.
p. 187. Voir aussi J.-P. SARTRE, L'imaginaire, Gallimard, Paria, 1~48). 2. Pp. 83-86.
96 INVENTION DU SIGNE ET VIE. CONSCII!NTE .
chois~~· N~us sommes poussés par une impulsion qui nous meut
versl mfim. Nous ne savons pas où nous conduit ce mouvement.
En préciser le sens c'est nous construire en traversant l'qnivers. Et
to~~ à c~up surgit en nous l'aveu que ce monde n'est pa~ tout, CHAPITRE IV
q~ Il e~t msuffisant. Mais l'homme est 1ibre et s'il peut se donner à
Dieu, Il peut au~si lui substituer des idoles. Pourlfuoi ne serions- La Science
nous pas la fin de toutes choses et notre propre fin ?
Renoncer à la terre et se donner à Dieu c'est découvrir le sens
de la terre ; se donner à la terre après en avoir fait ]e tombeau de L'homme cherche un syl>tème pour son esprit et une puissance
Dieu, c'est diminuer l'homme,l'éparpiller,le perdre. pour son action ; une double libération : celle du mystère et celle
de la nécessité matérielle. La science positive lui offre l'une et
l'J\utre. De là son importan,ce dans le monde actuel.
La science, telle que nous la connaissons aujourd'hui, est un
phénomène récent danlll'histoire de l'humanité. Albert le Grand,
les deux Bacon, Galilée et Copernic, Descartes et Newton sont des
cas isofés, des exceptions. Au xvme siècle on se montait un labora-
toire de physique comme de nos jours on se fabrique une chambre
noire d'amateur: pour se divertir. Une expérience de physique
était un passe-temps pour l'aristocratie ; l'histoire naturelle, un
sujet de conversation pour les beaux esprits, un stimulant pour
l'imagination, un thème pour la littérature. Mais tout cela ne
dépassait pas lè domaine des curiosités, des trucs de magie, de
l'érudition mondaine. La science ne faisait pas partie dq climat
culturel de l'humanité, elle n'était pas incarnée dans une civili-
sation, elle n'existait pas comme discipline. Aussi pouvait-on faire
des philosophies, réfléchir sur l'humanisme sans nulle part ren-
contrer le problème des théories scientifiques. ·
C'est au XIX 6 siècle seulement que la chimie, la physique et la
mécanique, en même temps qu'elles font des progrès considérables,
s'imposent à l'attention de tous. Et aujourd'hui nous vivons dans
un monde de faits, d'électricité, d'ondes et de laboratoires.
La science vient à nous de partout : par l'enseignement, par la
technique, par la politique. Si nous nous demandons quelle est la
vérité au sujet de l'univers matériel et de la vie, c'est maintenant
la science qui prétend nous répondre.
Avant 1850, on enseignait très peu de matières scientifiques
dans les écoles secondaires let même à l'université. Depuis lors, non
seulement la science a envahi l'une et l'autre, mais la vigueur de
ses théories et l'étendue de ses applications ont tellement fasciné
les esprits qu'elle s'est vue placée au premier rang. P'ailleur:>, la
112 LA SCIENCE
LE SOinNTIBME 11S
science positive veut s'étendre à tout le réel. Déjà, elle nous a
acquis un savoir précis de l'univers physique et vivant. Ce qu'elle y a encore des hommes pour qui la science est un absolu. L'homme
a accompli de ce côté, elle pense pouvoir le répéter à propos de ne se défait jamais de son besoin d'absolu. Et il arrive qu'au début
l'homme. Il y a une psychologie, une sociologie, un droit scienti- d'un nouveau type de recherches son enthousiasme est si grand
fique. Et alors que les systèmes philosophiques et moraux ne qu'il pense avoir découvert la seule route qui conduit à l'infini.
parviennent jamais à s'unifier, à obtenir l'adhésion de tous, la Il essaie alors d'éliminer toutes les autres. Mais, s'il reste fidèle à
science, toujours vérifiée par l'expérience, offre à l'esprit la très l'esprit qui le pousse ·en avant, il reconnaîtra en lui, au terme de
grande sécurité d'une vérité que personne ne discute. C'est pour- ses démarches, l'aveu purifié d'un au-delà qu'aucune œuvre ne
quoi on est tenté d'y voir le modèle de toute connaissance. peut circonscrire.
Cependant, la science n'est pas seulement une théorie, elle crée Toutefois, une tentation le poursuit depuis le début et jusqu'à
aussi du bien-être. L'utilité étant le critère de la valeur pour la la fin :celle de croire que tout se termine avec l'œuvre qu'il a tirée
majorité des bommes, personne ne discute la raison d'être du de son action sur le monde. Et il cède souvent. Avec du relatif il
savant et de la science. Un petit nombre possède la méthode scien- se donne l'illusion de l'absolu. Le scientisme dans l'histoire a
tifique, mais tous utilisent le téléphone et la radio. Enfin, des incarné cette illusion pour la science.
théories sociales, des mouvements politiques se sont emparés de
la science pour en tirer une mystique, une grande espérances, un l. LE SCIENTISME.
culte nouveau. Ce qui n'a pas peu contribué à universaliser son
prestige. Le communisme russe et le capitalisme américain Historiquement c'est d'abord la philosophie qui refuse la science.
l'exploitent chacun à leur manière et s'efforcent d'en dégager une Les scholastiques décadents rejettent les grandes découvertes de
conception de la vie. la Renaissance au nom d'Aristote, et l'apport des mathématiques
Toujours est-il que l'homme d'aujourd'hui ne peut éviter le au nom du sens commun. Certes les savants du xvie siècle et du
problème de la connaissance scientifique, de sa valeur, de son im- xvne ne sont pas des pragmatistes ou des matérialistes, mais il
portance. La science est dans notre vie, dans les objets usuels, leur faut développer leurs théories en marge de la pensée de leur
dans les théories politiques, dans le journal. On ne peut parler de temps, de son unité, de sa métaphysique. Cependant, l'esprit qui
masse, de force, d'énergie, d'atome &ans impliquer un calcul, une intégrera la science commence déjà à se former : le culte exclusif
théorie. Autrefoü. cultivée par un petit nombre, elle a maintenant de la nature des humanistes où l'homme devient sa propre fin. Or,
ses répercussions jusque dans la pensée commune. Elle est en au siècle dernier, on fera le lien entre cette mystique de l'homme
train, dit-on, de produire un homme nouveau. Aujourd'hui, donc. qui est son dieu et la puissance de la science qui s'est développée
plus q\le jamais, le problème de la science s'impose à celui qui en dehors de toute philosophie. Et la science décidera qu'elle est
s'interroge sur le sens de l'inquiétude humaine. Née de cette assez forte, maintenant, pour remplacer la métaphysique. Mais il
inquiétude, jusqu'à quel point pourra-t-elle l'apaiser 'l Puisqu'elle lui faut alors assumer la tâche de contenir l'absolu dont elle \ient
est notre création (c'est l'homme qui fait la science) quel est son d'éliminer lt> lieu naturel. C'est le scientisme.<< Le scientisme prend
rôle dans notre histoire personnelle, quel besoin vient-elle com- son caractère de ce qu'il dit : la science c'est tout. Dès lors, il
bler 'l Contient-elle, enfin, la dernière réponse et la promesse du impose à la science la charge de suffire à tout. La vie est là. Ses
dernier assouvissement 'l La science se suffit-elle et nous suffit- requêtes sont immédiates. Elles sont lointaines aussi et soumises
elle 'l au contrôle du temps. Vie individuelle à tous ses niveau"<. vie
Il y a en nous un homme prêt à croire que la science peut sociale en toutes ses formes, vie internationale et civilisation llni-
suffire à tout, le même qui croira tantôt que l'art est tout, tantôt verselle devront trouver dans la science expérimentale leurs
que la politique est tout. Et l'histoire nous montre que cet homme, principes assurés, leurs appuis et leurs moyeus de progrès 1, »
qui n'est qu'une possibilité en nous, elle l'a réalisée :il y a eu et il 1. A. O. SERTtLLANOES, O. P. Science el$cientismedans l'avenir de ta sr.ience
Présences, Plon, Paris, 1941, p. 38. ·'
Inquiétude bumatne s
tt• J..\ SCIJ!tNC. LJJ SCIENTISME 115
Le scientisme ne s'est pas terminé avec le (i\3(-neuvi~me sièele. faut se demander s'il peut se traduire en opérations 1 • Et 'si l'on
n , tout simplemept changé de pays. Proclamé par la France au veut atteindre la certitude on doit pnuvoir transformer ses idées
~ècle dernier, le monde anglo-saxon, avec l'aide du ~rçle . de en opérations physiques capables d'être exéc:dtées actuellement s.
Vienne 1, s'en est fait, aujo\lrd'hui, l'interprète . quast offic\el. C'est pourquoi la mathématique n'est elle-même que vérifiée par
Plus sobre, plus austère, le scieptisme contemporain n'en a pas l'observation 3• Et si l'on peut dire, jusqu'à certain point, que la
moins les mêmes prétentions qqe ed.ui d'autrefois : re~~lacer la science des nombres est celle du possible, on ne peut soutenir
philosophie, unifier le savoir. Et nou& avons l~ loiD~tique de qu'elle soit le futur 4• C'est toujours l'expérience qui, en fin de
Carnap, l'opérationisme de Bridgman, le bahaviorisiJle de Watson, compte, nous donne l'existence 6 • Et l'on prévoit qu'en généra-
le pragmatisme de Dewey. · . lisant ce critère rigide et pratique, on éliminera quantité de
llour tous ces penseurs, 1~ philosopl:)ie 6~ réduit à la t}léone des questions qui relèvent de la métaphysique, de la morale ou de la
11ciences, à la logique de Il! physiqq~. To1,1,t~ prflp~rtion moral~, religi(}n parce gu'elles n'auront plus de sens •.
m~taphysique, religieuse est vide de sens, du moms elle n~ fa~t
que traduire des émotions, C'est ~a yé~fication, en e~et, qw f:ut 1. " In general, we mean by any concept nothing more than a set of opera-
tions ; the concept ls synonymous with the correspondlng set of operations.
la signification. Or il n'y a de vénficatwn que par réference à un If the concept ls physieal, as of length, the operations are nctual physical
fait sensible. Que sera donc la philosophie si l'expérience seule operations, namely those by which Jength· is measured ; or if the concept is
donne un sens à nos pensées ? La syntaxe du langage de la science. mental as of mathematical continuity, the operations are mental operations,
namely those by which we. determine whether a glven aggregate of magni-
c·~st-à-dire qu'elle s'occupera de fixer les règles qui présiden~ à la tudes is continuons" (P. W. BRIDGMAN, T~ logic of modern physits, Mac
formation des propositions et qui régissent leurs transformatiOns, Mil!an, New-York, 1938, p. 5.). ·
2. " The more partlcular and Important aspect of the operational slgnl-
sans se préoccuper de leurs connotations. La philosophie est donc fleance of meanlng is suggested by the fa ct that Einstein reocognized that ln
purement formelle. Arbitraire aussi. r:r, si les ~é?uctions qu'elle dealing with physical situations the operations which give meaning to our
entraîne sont nécessajres, les règles qu elle a chmsies sont conven- physical concepts should properly be physical operations actually carried out.
For in so restrict.ing the pennissible operations our theories déduce In the tast
tionnelles. On obtient dope ainsi une logique sans ontologie, un anatysis to descriptions of operations actually carrlcd oùt ln actual situations,
discours sans idées 1• C'est le but qu'on se proposait." Philosophy and so cannot involve us in inconslstcncy or contradiction, since these do not
is not a theory but an activity. A philosophical work consists occur In actual physical situations. Thus is involved at one stroke the pro-
biem of so construc-ting our fundamental physical concepts that we shall never
e~\)entially of elucidations. The result of philosophy is n_o~ a have to revise them in the l!ght of new experienéè" (P. W. BRIDGMAN, The
number of philosophical propositionl?, but to malte proposition NalUHOI Ph.y!tlcal Theory, Princeton Universit'Y PJoess, Princeton, 1936. p. 9).
3. • To question of how that a particulaf' concept ls ruccessfut-for
clear 3 ", exampltt how we know that the concept of nuthbers can never lead to
Mais les symboles ont aussi un contenu. C'est la science positive oontœdiction-the only possible answer ls the ans~r of e"tperience : the
qui le fournit. Et à propos de celui-ci on peut se poser deux ques- eortceph are auccessful be cause we have tried them and they work" {J bidem,
po 61).
tions : l'une sur la relation du symbole à l'obJet ; l'autre, sur la 4. " If we de fine as • poss.lble • ali those concepts which do !n'volve contra-
relation du symbole à l'interprèt&. Dans le premier ca~, on cons- diction, which seems to be the meaning or possible as ft is used then mathe-
tate d'abord que la physique (modèle de toutes les sciences) est matics. must be altmitted'to be, al most by de ftniUon, the language of the pos-
sible. But if we go further and imply that we have here sorne monstrous
opératoire. Le calcul est une opération mentale ; J'expérie~ce, une method of penetratingtnto the fuUi.re, ol'that mathematics can give' us some-
série d'opérations matérielles. L'id~ de champ, él:ctnqu~ se thing not involved somehow ln past experience or that it is more than an
epitome of certain aspects of past exper1ence ln compact form, then 1 be!leve
défmit par l'énumération d'un certain _nombre d actions dete~ thot we are assumlng a paljJably false position, which disregards the experi- .
minées. Aussi bien, si l'on veut savoir SI un concept a un sens, Il mental cltaracter of mathematiC$ " ('Jibl.d. , p. 58).
5, " We Dl11.y summarize this duscussion of the fundamental chaiitcte-
1. Groupe l}e philosophes vlennois, CQmpren!lnt C4.JIN..,, FB.\NK, Scm.Ia:, ristics,and'llmltaUons of mathematlos as follo-ws: Mathematics is ultlmately
N~URATH, WAISMAN.
an experimental science, for freedom from contradiction cannot be proved,
2. C'est ta thèse de CAIINAP et du cerele de VIenne. but orùy postulated and checked b~ observation, and s.fmlla11y existence tan
3. L. W~TT~;tDI$1'JUN, TT~IJ.u logiccrpjlilos~phic~ Ker~WJ. Paul, ~ndres, œly be postulated and checkcd »1observation·" (Ib'id.. p. 58).
1922,p. 77. 6. " I believe that many of the questions asked about social and philoso-
LE SCIENTISME 117
physique qui n'est pas actuellement présente. Le réflexe condi-
li6 LA SCIENCE
tionné de Pavlov. Si je prononce le mot allumette, il se crée en moi
Puis vient la seconde question : comment se fait l'inter-- un état d'attente qui prévoit un craquement, de la ~haleur, un
prétation du symbole? Comment, san!> sortir du po~itivisme, flamme. Le signe est une excitation nerveuse qui en provoque une
peut-on expliquer qu'un signe, en lui d'une existence si pauvre, autre :celle qui, autrefois, avai~ été produite en même temps que
puisse conduire un sujet à se représenter des opérations, à les hû 1 •
exécuter ? On ne peut évidemment faire appel ici à des intel1i- Si le concept est une suite d'opérations, la pensée une réaction
gencës, à une conscience. Une idée, n'étant pas vérifiable, n'a organique, la vérité sera d'un ordre essentiellement pratique, !>On
pas d'existence dans les cadres tlu !>cientis~e. Le signe n'est critère sera dans le succès. Telle est la théorie de John Dewey 2•
qu'un stimulus. L'idée est un plan pour l'action et sa signification varie selon le
Un ouvrage sur la :.ignification, qui fait autorité aux États- but que je me propose, selon mes intérêts. Elle est un outil, et
Unis, appuie toute la valeur du langage sur une excitation comme telle sa valeur réside non pas en elle-même mai~ dans le
nerveuse 1 • Cette théorie, d'ailleurs, ne fait qu'utiliser comme base résultat pratique qu'on en peut tirer 3• Ce qui arrête notre pensée,
l'explication behavioriste de la connaissance développée par c'est ce qui empêche notre action. Notre pensée, c'est notre action
Watson 2. Si l'on veut faire de la psychologie une science, il faut anticipée. Notre action :l'utilité. Ce que la pensée lie à l'intérieur,
réduire son objet à des faits objectifs pouvant être soumis au on le retrouve en dehors, attaché par l'action. Rêver et construire,
calcul. On y réussira en assimilant la signification à la réaction méditer et vivre, c'est la même chose : un élément en dedans
d'un organisme aux excitations d'un milieu. Penser c'est parler, et rejoint un élément en dehors. Et l'on détaille dans le monde avec
parler c'est accomplir un mouvement physique à l'aide d'un des objets et des opérations toutes les idées de l'esprit. La pratique
organe matériel 3 • L'explication de la connaissance reviendra est le principe et la fin de la pensée. "Thought or conceptions and
à noter ce que l'on constate dans le comportement extérieur, puis ideas, are designations of operations to be performed or already
à interpréter celui-ci par les lois de la chimie et de la physique '· . performed ... the business of thought is not to conform to or repro-
Que devient aloTh le signe ? II n'est pas un objet naturel. On en fait duce the caracters already possessed by objects, but to judge
une substitution. Une action physique qui, en même temps qu'elle
produit son effet, réveille en nous les effets d'une autre action 1. " A concrete Illustration may be considered at this poinl. There is a
well-known dog ln most books upon animal behaviour which, on hearing the
dinner-bell. runs, even from parts of the bouse qulte out of reach of scents and
phical subjects will be found to be meaningless when examfned from poinl savours, into the dlning-room. so as to be weil placed, should any kind
of view of operations. It would doubtless conduct greatly to clarity of thoughts towards hlm arise in the diners. Such a dog interpn~ts the sound
thoughts if the operational mode of thinking were adopted in ail fields of of the gong as a sign. How does this happens ? Wc shall ali agree about
inquiry as w<ll as in the physical " (The Logic of Modern Phgsics, p. 30). the answer ; that it is the dog's part experience. In this experience, there
1. "To be directly apprehended is to cause certain happening in the nerves have been so to speak recurrent clumps of events, and one such clump has
as to which at present neurologists go no further than to assert that they been made up roughly as follows: gong, savoury odors, longing contemplation
occur. Thus what is dlrectlyapprehended isa modification of sens organ, and of consumption of viands by diners, donations , gratification. Such a clump
its apprehension ls a furthermodification of the nervous system, about which rccurring from tlme to Ume wc shall cali an external context. Now on n
we may expect information at sorne future date" (C. K. OoDEN, and particular occasion the gong ls heard out of reach of savours. But thanks
RicHARDS, ·The Meaning of Meaning, Harcourt Brace & Co., New-York, to past experience of gong-sounds together with savours ln the interpretative
1948 p. 81). dog, this present gong-sound gets into a peculiar relation to past gongs and
2. J.-W. WATSON. Psychology from the Standpoint of a Behaviourist; Beha- savours,longing, etc., so that he acts in the sagacious manner described and
viourisme ; The BaUle of Behaviourism. is in evidence at the meal " (OODEN and RICHARDS, op. cit. , p . 56).
3. " The behaviourist advances the view that what the psychologists have 2. John DEWEY, Quest for certainty ;!Reconstruction in Philosophy; Essays
hitherto called thought ls in short nothing but talklng to ourselves (WATSON" in Experimental Logi('..
Behaviourisme, p. 191, cité par B. BLANCHARD , Nature of Thought . George . 3. Les idées ... " They are tools. As in the case of ali tools, their value
Allen and Unwln Ltd. , London 1939, p. 317).-Thinklng ls merelytalking, resides not ln themselves but in their capacity to work shown ln the conse-
but talking wilh concealed musculature " (WATSON, The Battle of Beha- quences of their use " (John DEWEY, Reconstruction_in Philosoplly, cité \>Ill'
viourism. p. 35, cité dans ibid., p. 317). lb.ANCHARD dans op. c(t., p. 347)..
4. " We need nothing to explain behaviour but the ordfnary laws of
physics and chemistry" (WATso~, The Battle of Behaviourism, p. 15, cité
dans 1bid., p. 317).
118 LA SCIENCE L~ SClF:NTISME 119
them as potentialities of what they may become through an indi- ti~m~. en effet, croit pouvoir concilier les contradictoires et il
cated operation 1 ... trou v~ sa tnatiêre d11ns cela même qui est incompatible. La science
Appuyé sur ces principes, i1 est naturel que l'on conclue à la est toute la vie et toute la vérité, mais en même temps toute vérité
probabilité de la oonnaissance, à sa relativité. La connaissance est passe et est niée, toute vie meurt et est remplacée. Tout espoir
relative puisqu'elle dépend exdusivement de notre choix quant d'un ordre permanent est illusoire puisque tout s'écoule, mais c'est
aux opérations qui nous y conduisent; probable, puisqu'elle est par ce tnythe que notre tnonde !le crée et se transforme. L'idée
vérifiée par une expérience que seul peut donner le devenir fuyant d'une vérité absolue est une illusion mais elle est le stimulant qui
et contingent. C'est la oonclusion de tous les penseurs dont nous fait avancer la conquête du réel. ée réel lui-Itlême, pris comme
venons de rappeler brièvement les doctrines. Sans doute, nous objet défini, comme un terme pour la pensée, est une autre illu-
l'avons vu, on reconnaît qu'il y a une certaine nécessité dans le sion et le reconnaftre c'est découvrir le véritable fondement de la
.mouvement de la pensée. Mais les règles qui régissent le travail réalité, qui est évolution indéfinie.
de l'intelligence sont nécessaires comme les lois du jeu d'échecs : Sans doute les auteurs de ce nouveau scientisme n•ont pas
par oonvention et non par le fait de la nature. explicité toutes les conséquences morales et intell~ctuelles de leur
Certes, après la théorie de la relativité d'Einstein, les quanta de système. Ce sont des hommes sévères et sans passion qui ne veulent
Planck et les relations d'incertitudes d'Heisenberg, il était assez pas se payer de mots. Ils ont simplement affirmé que toutes les
légitime de souligner le caractère relatif de nos définitions phy- anciennes valeurs spirituelles n'avaient qu'un contenu émotif.
siques et la probabilité de nos connaissances scientifiques. On Mals ces déclarations ne supprimaient du côtè de l'homme,
apportait un correctif nécessaire au détenninisme absolu de la ni son émotion, ni son besoin de mystique, de bonheur et:d'absolu.
théorie des sciencrs du siècle dernier. Toutefois, on ne s'est pas Et si, aujourd'hui, la science est devenue ttobjet d'une sorte de
contenté, comme le savant, de constater dans cet événement un culte pout l'homme moyen, c'est parce que le professeur, l'homme
progrès considérable mais se linùtant au domaine de la théorie d•État, le vWgarisateul", le journali~te en ont fait un objet pour son
scientifique. Encore une fois des philosophes de la science ont émotivité, un dieu pour ses aspirations mystiques, un idéal pour
voulu que cette théorie et ses applications fussent le tout de la vie. son action. Aussi bien, ceux qui refusaient tout savoir où le cœur
Ils ont pensé que si l'on avait enlevé au scientisme la base qui a sa part doivent maintenant leur prestige quasi universel â cette
autrefois lui avait pennis de s'édifier, on lui en offrait une autre ém6tiVité qu'ils ont reniée. Ils oht remplacé les anciens mystère;.
maintenant capable de le rendre inexpugnable. Et le déterminisme par ce mystère qu'il n'y a plus de mystèr~ 1, Et ce qu'il y a de
absolu était remplacé par un relativisme absolu. Cela est grave tragique, c'est que la science, lorsqu'elle n'est plus une activité
pour l'avenir spirituel de l'humanité et demande qu'on s'y arrête. intellectu~lle (elle ne peufl'ètre que pour quelques-uns), ne peut
On prétend que le relatif devient la norme de nos actions et de nos offrir que l'idéal d'une liberté sans contrainte, d'un confort sans
pensées, qu'il doit assumer la tâche de donner un idéal de vérité et ascèse, sans héroïsme : un matérialisme.
de bonté à l'homme de demain.
~videmment, on se fait fort de reconnaître les limites du savoir 1. •Considérée comme levier social, la $clence est un outil idéal. Elle est
sci~ntifique, mais en ajoutant que rien ne le transcende, qu'il n'y à la mode :on dit qu'un boxeur, qu'un joueur de tennis est plus scientifique.
qu'un autre. A l'attrait des choses de l'intelllgence elle joint celle du mystère
a nen en dehors de lui. Si la science a des linùtes, il reste qu'on Pour l'immense majorité du publi~ le laboratoire d'aujourd'hui n'est pas en
peut les reculer indéfiniment, aussi loin que pourra les porter le principe très différent du laboratoire de l'alchimiste. Lorsqu'on y reçoit des
désir inépuisable de J'homme, le pouvoir infiniment créateur de visiteurs, on a l'impression qu'ils cherchent au plafond le crocodile empaillé.
Il est toujours facile de tromper les gens quand ceux-ci n'ont aucun moyen de
son esprit et les possibilités indéfinies de l'expérience et de la contrôle. Le langage de la science moderne constitue un jargon incompré-
matière. Car il n'y a plus, pour entraver l'action humaine, de hensible pour l'homme moyen. Les savants eux-mêmes ne sont pas toujours
d'accord à son sujet. Mais moins on comprend et plus on est facile à
normes morales, logiques ou métaphysiques. Ce nouveau scien- convaincre. Le passage du domaine rationnel au domaine sentimental
1. Quut tor Certaintu, p. 132, cité dans i~id., 1p. 346. s'e1Iectue avec une aisance remarquable sans que l'auditeur s'en doute •
120 LA. SCIENCE SeiENCE ET HÉTAPHVSIQt.re 121
C'est pourquoi, si l'on se dep:~.ande quel est le sens de la vie réalité toute entière. Or le réel nous est fourni à la fois par le sens
humaine, le problème de la science, plus que jamais, s'impose à commun et la recherche scientifique. Le point de départ de la
notre examen. L'interprétation scientiste qu'on nous suggère réflexion philosophique a toujours été l'existence, et de celle-ci
nous fournit déjà la direction à suivre. La science, qui est à la fois l'homme acquiert, par la science positive, des renseignements tou-
théorie et technique, est-elle en mesurt' de combler notre besoin jours plus nombreux et plus précis. C'e:.t pourquoi, pour apprécier
de vérité et de bonheur ? Suffira-t-il, pour trancher la question la valeur de la science, il ne faut pas se placer à l'extérieur, mais à
en faveur d'une solution spiritualiste, de montrer qu'il existe une l'intérieur. L'intégrer à notre vie en découvrant le moment où elle
philosophie seule en mesure de nous conduire à des vérités néces- réclame qu'on la dépasse. Retracer sa genèl>e et découvrir la loi de
siares, à des normes éternelles ? De prouver qu'il y a un ordre son devenir jusqu'au point où elle avoue son impuissance à satis-
· transcendant, sam. nous préoccuper d'expliquer comment il agit faire des exigences dont elle tire cependant tout son dynamisme.
sur le devenir de la science ? Ce serait, d'une part, consacrer la Comme partout ailleurs, chaque fois que l'homme entreprend
séparation malheureuse et néfaste introduite au xive siècle entre quelque chose, c'est un absolu qu'il espère et il survient toujours
la philosophie et la science. D'autre part, nous abandonnerions un moment où il lui faut choisir son infini; l'au-delà dont il pro-
complètement h méthode que nous avons adoptée et le but que cède ou le fini qu'il possède. Toutes les activités de l'homme sont
nous poursuivons, à savoir : pénétrer le devenir de l'existence issues d'une inquiétude primitive dont il transforme la qualité
humaine et de ses activités variées afin d'y découvrir le ferment en agissant, dont il précise les requêtes en essayant de la satis-
et l'appel de l'au-delà. Aussi bien, dépister les insuffisances de la faire. Mais aucune de ses œuvres ne parvient à apaiser cette
science ce ne sera pas l'éliminer, la classer parmi les préoccu- inquiétude. EJlec; lui donnent sa profondeur, son ampleur, elles
pations inférieures. D'ailleurs, quelle philosophie de l'homme, de ne la terminent pas. Aussi longtemps que la science reconnaît qu'il
la société, de la nature pourrait nous satisfaire qui ignorerait tout lui faut emprunter ailleurs pour se constituer et qu'elle ne contient
de la réflexion scientifique 1 ? Notre vie cherche sa voie à travers la pas son terme, elle travaille au salut de l'homme. Si elle veut se
suffire, elle nous perd.
(LECOMTE ou Nouy, L'homme devant la science, Flammarion, Paris, 1946,
~2~~ .
1. Voici deux témoignages qui soulignent la nécessité d'une collabora1lon II. SCIENCE ET MÉTAPHYSIQUE.
ent~e la philosophie etla science. Le père Sertillanges, philosophe thomigte,
écr1t : • Le fait scientifique n'est pour le philosophe qu'une matière, c'est
c~rtain; l'objet précis de sa science, son objet formel, comme nous disons, est C'est dans ses instincts devenus insuffisants que l'homme a
ddlérent. Mais ne salt-on pas que la matière réagit sur la forme et lui impose coutume de trouver les premières impulsions qui le poussent à
ses conditions 'l Notre âme ne change pas en elle-même du fait d'une nutrition
ou d'une respiration plus ou moins heureuse ; mais ses manifestations, ses penser. Les mécanismes de son corps ne suffisent plus à lui assurer
fonctions et le comportement entier du vivant n'en sont-Ils pas changés 'l la satisfaction de ses besoins. Il lui faut demander à la pensée de
II en est de même des intuitions premières et des thèses fondamentales d'un
système philosophique. Considérées en elles-mêmes, elles sont Immuables et les achever en Jes prolongeant. « Si nos organes sont des instru-
Indépendantes du fait scientifique proprement dit ; mals le système n'en ments naturels, nos instruments sont des organes artificiels.
dépend pas moins du fait scientifique quant à ses · aménagements internes, L'outil de l'o!lvrier continue son brru.,l'outillage de l'humanité est
quant à sa figuration idéologique, à son imagerie conceptuelle, à ses prolon-
gements dans le sens du réel tel que l'exprime à un moment donné l'expé- sans avoir la patience de s'initier aux diverses techniques de la science. Mais,
rience savante • (SBRTILLANGES, Le christianisme et les philosophies Aubier ·la science restant étrangère à leur philosophie, leur philosophie reste étran-
Paris, 1941, vol. 2, p. 565). ' ' gère aux savants. D'autre part, la philosophie cherche à généraliser les
On lira avec profit les admirables pages que le père SERTILLANGES a écrites conceptions scientifiques dans les systèmes. M<tis ces généralisations dépassent
sur la culture des sciences positives par le philosophe thomiste (ibid. p. 564- nécessairement les limites habituelles de la science. Pour cette deuxième raison
570), ' la philosophie devient rapidement étrangère aux savants. Il faut reconnattre,
Et voici le témoignage d'un savant P. VENDRYÈS : • Les savants et les au contraire, que I'acqui~itlon de la science se prolonge par celle de la philo-
philosophes s'ignorent trop souvent et les causes de cette incompréhension sophie. La science doit même se recueillir dans cet examen de conscience :
mutuelle sont faciles à comprendre. Beaucoup franchissent immédiatement elle ne peut se concentrer sur ellf.'-même sans risquer de se disperser • (Pierre
l'intervalle qui sépare la connaissance des faits et la critique pjhilosophique VENDRYi!s, L'acquisition de la science, Albin Michel, Paris, 1946, p. :;&17).
7
de ses conquêtes. La métaphysique dOmine la scienee, mais ce animaux. L'a~tronomie n'est pas une science à part. mais elle
qu'elle domine est en même tempsl'alimènt de sa vie. Par aiHeurs, vi~nt faire le lien entre !t} premier moteur immobile et le dev®ir
la science postule sans cesse un au-delà, et par la pensée qui la de la nature ; sa théorie du mouvement se concrétise dans une
construit, et dans l'être qu'elle étudie. Aussi, si l'on ne peut icùm- mécanique et une chimie des qualités : les corps sont légers ou
tifier philosophie et science, il est de toute première importance de · lourds selon le haut et le bas, qui sont des lieux naturels; les sub-
découvrir les rapports qui les assori.ent. stances se composent de sec et d'humide selon le chaud et le froid.
Chez Aristote, il y a une continuité ininterrompue entrœ la seD- Cette $dmirable cohésion est bel et bien rompue. Le philosophe
saüon,la physique et la métaphysique, ce qui donne à son système fait nûne de s'en réjouir. li est libéré du s.oin d'expliquer le détail
une apparence pen commune de solidité, et, à celui qni l'adopte, de \'univers, les variations de l'expérience et il peut maintenant
l'immense satisfaction de passer sans hrisun des apparences se livrer sans partage à la culture de la sagesse. Le savant aussi se
sensibles à l'être intelligible. Quel que soit le point de départ choisi, réjoqit de cette rupture comme s'il avait été lesté d'un bagage
matière ou esprit, ciel ou terre,. on peut partout retrouver les inutile. L'u~ et l'autre s'accordent pour affinner qu'Aristote est
mêmes principes nécessaires. La sensation fournit les appareoces ~~pas.sé. Et certes il l'est, ~~s pas à la façOn dont on se l'imagine.
et celles-ci se fondent sur une théorie de la nature doo.t la méta- Car, s'il y a quelque chose d'Aristote qui doit demeurer, c'est bien
physique justifie les principelJ. ~tte tend~nce par laquelle la métaphysique ~aie de s'incarner,
On se contente, aujourd'hui, d'affirmer qu'il ne s'agit pas du et la. science de se dépasser. Ce qui est absurde, c'est de se croire
même ordre de connaissance. Ce qui n'est pas fau_'<. Cependant, obligé, pour sauver la métaphysique, d'éterniser l'expression
parce qu'on en reste à une séparation pUTe et simple, on recueille qu'Arisro1e en a donnée oa de penser pouvror se passer de méta-
une philosophie qni n'atteint jamais les choses et une science qui physique par<;e qu'on a releté la science aristo~licienne. _
n'aboutit jamais à l'être. On sent bien qu'il o:"est plus possibl~ de Ce qqi ne veut pas dire que la science de l'Etre retrouvera son
refaire l'u!lité du savoir à la manière d'Aristote : les qualités pr~ige d'autrefois si on lui ajoute artificiellement des éléments
sensibles sont en partie subjectives et nous livrent l'objet d'une empruntés aux sciences positives. La métaphysique a toujours
manière quasi symbolique ; la nature ne nous dévoile son secret été un~. c~rtaine manière d'envisager le réel qui ne ressemble en
que par le truchement de nos constructions. La réalité partout se pen à la vision de la science : elle diffuse sa lumière à. partir de
eonfond avec l'activité qui la découvre,. et l'univers des données rin.ii.ni. Mais il lui est difficile de prendre une conscience exacte de
immédiates et celui de la science n'ont rien de commun. Mais, si son mode de connaitre et de la portée de ses affirmations avant
l'unité du savoir parait de plus en plus compromise.. le besoin de que ne soient acquises les méthodes et les décoiJvertes de la science.
l'obtenir ·n'en demeure pas moins intense ·au sein de l'esprit Seule, il lui faut assumer le rôle d'un savoir universel et étendre
humain. Pour satisfaire à cette elrigence on essaie. de ressusciter son ~uête qepuis l'intimité de la vie divine jusqu'au dernier
l'ancienne métaphysique et de Fimposer telle quelle à la réalité détail de l'existence matéri~lle. C'est alors que les difficultés se
pr-ésente, avec ce résultat qu'on est alors en possession: d:un prin- ~u.ltiplieot.
cipe d'unité qui n'a rien à unir ; on essaie de s'enfenner dans la (:ar la métaphysique n'atteint directement ni l'absQlu, ni l'in-
science, mais on ne réussit qu'à lui donner une unité théorique, dividuel. Elle ne peut concevoir l'absolu qu'à l'intérieur du relatü
jamais une unité ontologique. et ue peut expliquer le relatif que sous une forme absolue. On ne
Rien de tel chez Aristote. Les termes abstraits et nécessaires de peut comprend,re l'être comme un acte sans l'expérience de
sa métaphysique ont leurs correspondants dans la réalité concrète; l'action. l)'un autre côté, on ne peut expliquer le mouvement sa_ns
la science s'intègre sans difficulté dans sa philosophie, car le diviser en états iiDli)Qbiles. C'est que l'objet de la métaphysique
elle a été conçue par elle et pour elle. Lorsqu'il traite de la sub- n'est pas d'~Jbrn:d un être. JJtais un FlWPOrt :celui du limité et de
stance, Aristote donne des exemples dans la nature : les éléments l'illimité-._~s êtres et de l'~tre. La )iW.Ï.s&a-n~:e et l'acte, l'essence et
(la terre, le ûu,l~air et reau) et lems·composés: les asttes et les l'e){Ï4tenœ., la ~an(Ul ~ l'~cident ~p:çimeat ce rapport.
SCIENCE ET MÉTAPHYSIQUE 129
128 formes ; le vrai Dieu c'est plutôt cette série elle-même, le système
Séparées de leurs pôles ontologiques ces notions dégénèrent en total des essences 1 ».
pures abstractions. L'essence, par exemple, est tirée d'un être Le Christ ianisme, le premier, exigera un redressement de la
concret et ellen 'a de sens que par rapport à une existence ; celle-ci pensée d'Aristote. Car, si la métaphysique du stagyrite, par son
à son tour est impensable l>i on ne la refère à un être absolu. appareil scientifique, s'imposait à la réflexion philosophique du
Le sens des concepts métaphysiques peut donc varier selon chrétien, elle était incompatible, par son inspiration, avec les
l'idée que l'on se fait de l'absolu et de l'univers des choses. La vérités fondamentales de la révélation. Par le dogme de la créa-
métaphysique n'est pas, en effet, une collection d'essences fixes, tion, la doctrine chrétienne exigeait un être transcendant qui fût
mais une orientation de l'esprit susceptible d'être redressée, à la fois au-dessus de tout, en même temps qu'en relation directe
précisée. Certes, il y a du définitif en elle, mais elle n'est jamais avec chacun des êtres. En plaçant au centre de sa doctrine le salut
au bout de ses approfondissements. Laissée à elle-même, elle ne personnel, elle donnait à l'individu, à son action contingente, une
tardera pas à identifier avec le fond du réelles formules limitées signification éternelle ; enfin, tout le dynamisme de l'univers
qu'elle a créées pour l'expliquer. Elle voudra voir une adéquation prenait une valeur énorme puisqu'il écrivait l'histoire par laquelle
~~il n'y a qu'une a~proximation. Si rien ne vient lui rappeler la créature retourne à son Créateur. Tout cela s'opposait radica-
}Importance du contmgent, elle le réduira au schéma des néces- lement au déterminisme, au formalisme, à l'immobilisme
sités abstrait es qu'elle en a pu tirer. Si rien ne vient lui rappeler d'Aristote. Aussi, en adoptant son système, il fallait l'adapter, et,
le caractère transcendant de l'être absolu, elle lui substituera pour cela, lutter à chaque pas contre cette fatalité qu'il prêtait
inconsciemment l'ordre intelligible immanent dont il est le fon- partout au réel. Ce fut la gloire de saint Thomas et son génie de
dement. Or, cette façon, c'est le concret, la valeur de l'existence mener cette lutte à bonne fin, d'accorder à l'existence la primauté
individuelle qui est partout éliminée puisque c'est la transcen- sur la forme et, par là, de placer au premier plan la liberté, la
da~ce qui fonde l'être concret absolu, et la contingence qui pro- générosité et l'agir.
dmt les choses de la nature. L'absolu est un médiateur avant d'être Mais ce nouvel essor imprimé à la pensée philosophique par la
un objet. II n'est pas présent en nous et dans l'univers comme une révélation chrétienne était sans cesse retenu, et ses fruits souvent
chose, mais comme une tendance et une norme. Il n'est pas dans perdus, à cause d'une science de la nature qui réduisait la struc-
l'univers d'abord pour découper des classes et, en nous, pour créer ture de l'univers à un système d'idées, substituant un schéma
des essences, mais pour y déposer un principe d'unité, un élan de immobile aux jaillissements de la vie. Car, si la métaphysique
vie, une loi de recherche. Aussi bien, dans tout concept méta- d'Aristote était dépassée, sa science demeurait pour diminuer la
physique, il y a une part d'idéal, un achèvement prématuré une portée de ce progrès à ceux même qui venaient de l'accomplir.
anticipation. Refuser cet avenir c'est écarter l'existence ~vec Les successeurs et disciples du docteur angélique n'ont pas
ses déficiences et ses richesses et la · transcendance que cela compris en quel sens sa philosophie était une conquête et une vic-
implique. toire. Au contraire, ils ont lié le sort de sa doctrine à celui de cette
Tel:es furent les embûches qu'Aristote ne sut éviter faute de science qui en paralysait le dynamisme. Et bien loin d'accueillir
posséder une science plus adéquate de l'univers concret et de l'être comme une libération, comme une plongée nouvelle dans l'exis-
absolu. Pour lui, c'est la matière qui est principe de l'existence tence, l'avènement de l'esprit scientifique, ils y ont vu une menace
individuelle, c'est-à-dire un irrationnel qu'il faut éliminer. D'un qu'il fallait contourner en minimisant l'importance de ses
autre cOté, le monde est composé de formes immanentes et éter- . conquêtes. C'est pourquoi, la science moderne aura l'impression
nell~s. dont 1~ cause n'est pas en Dieu mais dans la nature qui est qu'il lui faut, pour se constituer, se séparer de la métaphysique,
la loi Immobile des choses. Le moteur premier meut les êtres mais et, au besoin, la combattre et la remplacer. Cette défiance, cette
de l'extérieur : il n'est pas présent à leur intimité. La nat:re est division dans le savoir eût-elle été évitée si la philosophie, au lieu
éter~elle comme ~ie~ ou plutôt << l'acte pur nr constitue pas la 1. J. DB FINANCB, btre et agir daru la philosophie de saint Thomas, p. 12.
réalité suprême, Il n est que le premier terme de la série des Inqu16tude humaine 1
130 LA SCIENCE LA SUBSTANCE SCIENTIFIQUE tSl
de refuser la science, s'était efforcée de l'intégrer ? Ce que la
science rejetait, c'était une certaine forme figée de la métaphy- III. LA SUBSTANCE SCIENTIFIQUE..
sique qui paralysait les initiatives de l'esprit. Au fond, cette oppo-
sition n'était qu'une expression de cette critique constante que le La physique et la chimie contemporaines sont antisub~tantia
réel exerce sans cesse sur la philosophie pour l'obliger à s'enrichir Iistes. C'est un sujet d'inquiétude pour le philosophe. Voilà toute
en dépassant ses constructions. une portion du réel où le concept de substance ue s'applique ?a~.
Nous nous efforcerons, par l'étude de certains concepts com- Les assises même du réalisme paraissent ébranlées. Cette élimi-
muns à la science et à la philosophie, comme la qualité, la quan- nation ne s'est pas faite d'un seul coup, mais par victoires succes-
tité, la substance et la cause, de retracer de quelle manière le sives. Car la science ne pouvait nier la substance sans entrer en
travail scientifique peut obliger la philosophie à purifier, à lutte avec le sens commun qui la lui imposait. Aussi bien, n'a-t-elle
repenser ses notions. En effet, l'évolution de la science a mis en réussi à s'en défaire qu'à travers une série de substitut s qui la
relief, d'une façon non équivoque, la valeur du contingent, de rappelaient de moins en moins :un poids, une énergie, une parti-
l'accidentel, de J'individuel dans le déploiement du réel et l'impor- cule, un rayonnement, un nombre.
tance de l'a-ction dans l'élaboration de sa structure. Et, par là, elle La science a commencé dans la philosophie : elle était comme
a libéré l'esprit du formalisme qu'Aristote lui imposait, pour le enveloppée par elle. Or, à mesure qu'elle prenait conscience de son
remettre en contact avec le dynamisme infiniment riche de l'uni- originalité, elle ne faisait appel à une réalité supérieure que po.ur
vers. combler temporairement les vides dans l'univers que ses t héortes
Sans doute, la science n'a pas créé de métaphysique, ses con- n'avaient pas réussi à éliminer. Elle revenait à la substance chaque
clusions ne sont pas les prémisses d'une philosophie. Il semblerait fois qu'un obstacle apparemment insurmontable bloquait la
que ce soit plutôt dans sa logique interne de faire la lutte à la marche de ses analyses. Cependant, le moment où la science paraît
métaphysique. Lorsqu'elle parle d'énergie, de force, de matière, avoir conquis son autonomie est aussi celui où elle manifeste
de mouvement, elle nie partout le sens ontologique que ces notions davantage sa dépendance. Lorsque la science semble avoir dissout
contiennent implicitement. Mais ce qu'elle nie est en même temps complètement la substance, celle-ci réclame sur le plan ontolo-
ce que postule et espère l'esprit qui la construit :l'être, la nature,· gique une structure plus riche, plus pure. Le savoir scientifique,
la réalité. d'une certaine façon, fait la somme de ce que la substance n'est
La science fait la chasse aux illusions : elle dissout partout les pas. Cela, le sens commun était incapable de l'accomplir. Aussi
substances fictives, elle élimine les causes apparentes, elle com- toutes les critiques que la science fait de la substance sont, pour
plique et diversifie les corp8 simples, elle unifie les classes. Cepen- celle-ci, autant d'occa!iions de s'étoffer sur le plan philosophique.
dant, au terme de J'analyse scientifique, ce n'est pas l'élimination Le supérieur ne nous apprend à peu près rien sur l'inférieur, mais
de la pensée philosophique que nous recueillons mah la possibilité celui-ci nous apprend beaucoup sur le premier : ille manüeste. La
d'une ontologie plus pure et plus fidèle. Car il y a une double connaissance de l'âme n'avance pas celle du corps, mais celle-ci
action que la science utilise et qu'elle n'explique pas : celle de enrichit notre connaissance de l'âme en manifestant la complexité
l'esprit qui la construit et de l'expérience qui la confirme. L'esprit de son activité concrète.
explique l'univers en le devançant et le dépassant, et l'univers se Cependant, de même que l'homme est toujours tenté de faire
manifeste en poursuivant une fin qu'il ne révèle pal'. Aussi bien, de son âme une émanation du corps, il essaie d'absorber la méta-
c'est la cohérence même des théories de la science -qui en révèle physique dans la physique. Mais, que cela ne soit qu'une illusion,
l'indigence : elle ne nous donne pas le fond des choses et ne tient l'esprit qui fait la science en est lui-même le témoignage '?vant.
son unité que d'un esprit qui traverse le monde matériel en cher- L'objet scientifique est le résultat d'un engagement du suJet , de
chant une destinée plus haute. ses risques et de sa liberté, des hypothèses qu'il invente el des
postulats qu'il choisit. L'électron est un centre de convergence où
132 LA. SCIENCE
LA SUBSTANCE SCIENTIFIQUE 133
l'hypothèse est si bien mêlée à la réalité, la technique au phéno-
mène, qu'on ne pourrait dire s'il est produit ou donné, s'il est un la forme. Mais cette forme, c'est en même temps l'espèce et la fln.
effet ou une cause, un élément du réel ou le moment d'unethéorie 1 • L'espèce, c'est l'idée éternelle et immuable, et la fin c'est cette
On a parlé d'idéalisme. Ne serait-ce pas plutôt le fait d'un être espèce prise comme modèle. Or, une fin donnée tout de suite
dont le dynamisme, justement parce qu'il transcende l'ordre im- supprime l'histoire du développement qui nous y conduit; le
manent, peut le dominer sans en pouvoir jamais faire l'équation 'l point de départ se confond avec le point d"arrivê4>. Par ailleurs, si
Cet idéalisme ne serait en fait que la marque en creux d'un esprit la substance 11e réduit à l'idée, le fait de pénétrer la matière; d'y
q~ s'alimente à une réalité cachée, supérieure à l'univers, à la engendrer une évolution pour enfin y mourir, ne lui ajoute· rien.
science et à la conscience. Or ce passage dans la matière, cette poursuite d'une fin à travers le
L'esprit, presque spontanément, distingue des concentrations devenir, telle est précisément l'existence individuelle. Cependant,
d'lire auxquelles il confère la stabilité et l'indépendance : une pierre, cette existence individuelle est inutile dans le système d'Aristotcl.
un cheval, un homme. Il suppose un fond mystérieux sur lequel car la matière est inintelligible, comme nous l'avons déjà signalé.
vient se déposer la diversité des qualités sensibles. Le philosophe C'est pourquoi, si le Stagyrite ne consent à appeler substance que
s'empare de cette notion et l'universalise en en faisant une pro- l'individuel, il ne fait pas moins du concret une chose sans
priété de l'être. Or, pour obtenir ce concept, il lui faut établir un devenir, sans mouvement: une pure essence. Nous verrons
double rapport l l'un avec l'absolu, et l'autre avec le moi. Du comment la science, pour le bien même de la philosophie d'ail-
premier, il emprunte l'idée d'indépendance, et de l'autre l'expé- leurs, a combattu cette manière de voir.
rience de la permanence dans le changement. Il y a plus cependant. Non ~eulement la chimie et la phy5ique
Le concept de substance est donc analogique. Mais si on le modernes vont faire la lutte à la substance aristotélicienne, mais
sépare de ses sources concrètes, on obtient quelque chose de dis- encore elle!> s'attaqueront à la méthode qui prétendait la fournir .
. tin ct, d'immobile, d'achevé, qui semble pouvoir s'appliquer univo- Chez Aristote nous ne connaissons pas la fonne substantielle
quement à tous les êtres. Le langage et la vie pratique conspirent immédiatement, mais par la qualité. Celle-ci se définit « ce en
pour nous limiter à ce seul point de vue. Mais, en l'adoptant, c'est vertu de quoi on est dit être tel •· La quantité, qui se tient du côté
l'e~stence et ses richesses dynamiques que la philosophie s'oblige de la matière. ne peut rien nous apprendre de l'essence à moins
à rejeter de ses spéculations. Dans la notion de substance créée, il qu'elle ne soit affectée par la forme et ne devienne qualitative
Y a deux éléments : la chose et le mouvement. Par ce dernier un comme la figure des scholastiques. De plus, toute qualité a la
être devient solidaire de tout l'univers et ne réussit à maintenir même valeur objective. Le chaud et le froid que nous subissons
sa çohérence et sa &tabilité ontologique qu'en relation 2vec le tout. sont aussi réels que les qualités de l'âme. Aussi bien, il suffira, quei
Si la science contemporaine a tellement de peine à nous fournir que soit l'objet soumis à notre examen, de qualifier une substance
une substance, c'est peut..être que celle-cl, au dernier degré de pour en révéler l'essence. C'est po~quoi le langage par sujet et
l'échelle des être:., tend à se confondre avec l'action qui la met en prédicat deviendra l'instrument idéal et universel de la science.
. rapport avec l'ensemble de l'univers 'l Quoi qu'il en soit, les théo- Cependant, en fait, la qualité, au plan du pur expérimental, ne nous
ries scientifiques ont sans doute élhniné la substance mais aw.si donne du réel qu'une approximation très déficiente. L'image qu'elle
elles en ont déployé l'agir et par là nous ont aidé à retrouver sa nous fournit du réel est impure, toute emmêlée dans nos affections
valeur existentielle. et nos tendances. Or, parce que l'on pouvait transformer ces qua·
Toute la philosophie d'Aristote, au contraire, tend à éliminer lités en prédicats on a cru pouvoir y lire des attributs capables de
l'élément dynamique inclus dans la substance. En effet, pour ce déterminer des essences. On utilisait les certitudes acquises sur
phil0$ophe, découvrir la substance c'est trouver ce qui détermine : le plan métaphysique pour consacrer, sur le plan Ide l'expérience, le
donné immédiat, le réalisme égocentrique du sens commun.
1. Gaston BACHJ;:LARD, Les inluitiom atom.tstlm•es Boivjn Pari~ 1933
eh. VI. ..~ ' ' v• • 1. Sur l'individu dans Aristote voir: D. BADARBU, L'individuel ;che:
.Ariatote, Bolvtn et Cie, Paris, 1950.
134 LA SCIENCE LA SUBSTANCE SCIENTIFIQUE 135
La science se débarrassera de ce réalisme. En outre; elJe négli- des progrès considérables à la science, mais il lui faudra plus tard
gera tout ce qu'Aristote avait valorisé pour reprendre tout ce qu'il renoncer à cette ontologie matérialiste dont elJe se faisait un appui.
avait déprécié. Au lieu de la forme, elle cherchera la matière ; au Sans doute, ches les chimistes, on con:.ervait l'idée d'une diver-
lieu de la qualité, la quantité ; au lieu de la chose, le mouvement ; sité substantielle de nature qualitative, mais en la refoulant sur
au lieu des mots, le nombre ; au lieu de la substance, la relation. un autre plan que celui du composé. La forme, si l'on peut dire,
D y a trois notions dans le concept de substance. La première est est confinée à l'élément. Toutefob,la technique qui en découvre la
donnée par le sens commun et se concrétise dans les figures quasi trace est purement quantitative.<< Il faudra dire qu'une substance
géométriques des solides. La seconde est d'ordre métaphysique et élémentaire constitue un élément si le poids de cette substance
se définit comme une exi~ence de l'être. La troisième, enfin, est augmente dans toutes les réactions chimiques où elle coopère 1 .»
le r ternie d'une expérience», selon l'expression de Ga!:>ton La pesée, c'est-à-dire une mesure, devient le critère de la présence
Bachelard. Ces trois notions réagissent les unes sur les autres et se d'un corp<; pur. Il restait une crainte. « Il s'agissait de savoir si
purifient en s'opposant. La substance métaphysique est dans le la composition des combinaisons chimiques est toujours exac-
sens commun pour exiger que l'on dépasse les apparences, elle est tement la même 1• » Si elle ne l'était pas, on n'était jamais stlr
dans la science pour y lire les manifestations de sa fécondité d'atteindre l'élément ; il y avait plusieurs soufres, plusieurs
et en faire la cohésion. La substance scientifique, de son côté, cuivres. uSil'on admet qu'aucun phénomène chimique ne se pour-
s'oppose aux phénomènes que le sens commun immobilise, mais suit absolument jusqu'au bout, il n'existe pas de substances pures,
elle est incapable de se consolider :elle achève son explication dans et, quand une substance quelconque se forme, toutes le!> autres
celle du mouvement comme le suggère la chimie-physique. La substances possibles doivent se former aussi. Les conditions de la
chose devient action, la matière, de l'énergie :les expériences sur réaction déterminent les proportions dans lesquelles se forment
le rayonnement en font foi. Nous verrons, cependant, que le deve- ces différentes substances, et, par suite, nous ne préparons que des
nir physique, à son tour, finit par nous filer entre les doigts parce produits de composition variable 3 • » La balance ne pèse plus un
que la science est incapable de lui fournir un support ; el]f~ ne élément, mais des mélanges. La diveThité triomphe sur l'ordre, le
réussit à le contrôler qu'en lui substituant un nombre. C'est contingent sur le nécessaire. C'est alors que Proust propose sa loi
pourquoi la cohérence de l'objet scientifique n'est totalement des proportions définies. Chaque fois que dans une composition
explicable que par l'intervention d'un esprit qui communie à l'être nous avons deux corps qui s'unissent toujou.rs dans des propor-
total. C'est pourquoi, aussi, la science est incapable de saturer le tions constantes, quelles que soient les conditions, nous sommes en
dynamisme qui la produit. C'est re que nous essaierons de mettre face de corps purs. Encore une fois, c'est une loi quantitative qui
en lumière en retraçant l'évolution du concept de ::.ubstance à nous replace dans la ligne de la substance.
travers l'histoire de la science. Toutefois, si l'on possédait une méthode pour découvrir expéri-
La chimie moderne a commencé lorsqu'on s'est avisé de définir mentalement les principaux éléments, on ne savait à peu près
les corps par leur poids et à déterminer les parties des composés en rien de la raison de la diversité de leurs propriétés. Les qualités
soumettant les résultats de l'analyse et de la synthèse à la balance. laissaient bien soupçonner qu'il y avait une multiplicité et un
Pour Lavoisier, la substance c'est la matière et celle-ci se définit ordre à l'échelle de la substance élémentaire, mais elles étaient
par le poids. Déjà Newton avait choisi la masse comme l'unique incapables de fournir le fondement ni de l'une, ni de l'autre ; on
qualité de la matière, comme la constante sur laquelle s 'appuyaitla l n'avait aucun critère définitif pour distinguer l'accident de l'essen-
mécanique de l'univers. Or, le poids, dans la pratique, se confond tiel, le superficiel du fondamental.
avec la masse. S'adresser à la pesanteur, c'était donc commu- 1. Gaston BACHELARD, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne, Vrin,
niquer avec le fond même de la nature. Nous avons ici un exemple Paris, 1932, p. 46.
2. OsTWALD, L'évolution d'une science :la chimie, Flammarion, Paris, 19161
de cette réduction de la qualité à la quantité, de la forme à la p. 37.
matière, dont nous avons parlé plus haut. Cette méthode fera faire 3, Ibidem, p. 40.
136 LA SCIENCE LA SUBSTANCE SCIENTIFIQUE 137
De nouveau, il faudra rompre avec la qualité, et on utilisera la et les propriétés des combinaisons sont une fonction périodique de
quantité pour essayer de pénétrer jusqu'à la structure même de la la grandeur des poids atomiques 1 • •
substance. Dalton avait constaté que, lorsque deux éléments Le tableau de Mendeléef se révélait par la suite d'autant plus
entrent en composition pour donner plusieurs composés (i, e. le conforme au réel que chaque corps simple nouveau trouvait à se
carbone et l'oxygène qui engendrent l'oxyde de carbone et du gaz classer dans une des cases laissées vides par son auteur. Cependant
carbonique), «les masses de l'un d'entre eux qui se combinent à toutes les substances ne semblaient pas se soumettre à la loi du
une même masse de l'autre sont entre eux dans dans des rapports poids atomique. Et souvent, pour conserver l'ordre de la pério-
simples 111. Or, pour expliquer celle loi du composé, il prête à la dicité, il fallut briser celui des masses. C'est pourquoi on en vint,
matière de l'élément une structure atomique. Dans le gaz carbo- peu à peu, à substituer le numéro de la case à celui du poids.
nique, on aurait un atome de carbone et deux atomes d'oxygène. Ainsi un chiffre conventionnel, arbitraire, devenait la variable
En somme, Dalton cherchait à faire un lien entre les réactions et fondamentale. La découverte des corps isotopes imposera défini·
l'essence des substances élémentaires. On aura remarqué qu'on tivement cette référence au numéro at omique. En chargeant élee·
se rendait à l'atome par la masse. Et lorsqu'Avogrado découvre triquement les atomes d'un élément, on s'aperçut qu'on pouvait
qu'il est possible, à partir du volume des gaz 11, de calculer le poids obtenir, d'un même corps, des atomes de masses différent es mais
de chaque atome, on croira posséder, par la masse, la propriété aux propriétés identiques. Ainsi, il y a trois atomes de chlore où
substantielle capable de nous livrer l'individualité et la nature de la masse est respectivement 35, 37, 39. En continuant d'utiliser
chaque élément. Il semble bien que ce soit le triomphe du point le poids comme propriété substantielle, il eût fallu distinguer trois
matériel de Newton, conçu comme une certaine quantité de éléments que rien ne différenciait chimiquement. C'est pourquoi
matière. Quoi qu'il en soit c'est en utilisant cette idée que on comprit la nécessité de chercher l'essence en rapport avec un
Mendeléef élaborera son fameux tableau des éléments. ordre dont le numéro de case était le signalement. On abandonna
Mendeléef avait remarqué que les propriétés des éléments et, donc le poids comme trop contingent. Cet ordre, ce sera celui des
en particulier, les valences, sont soumises à une certaine pério- électrons.
dicité. Or, en classant les corps purs selon la progression des poids Comme le remarque Bachelard, il aurait été impossible d'a~
atomiques, mais en faisant correspondre les valences identiques, prendre quelque chose de la structure des atomes s'il n'avait été
on obtenait un alignement qui devenait un tableau. possible de les électriser. C'est en effet la découverte des rayons X,
Nous voyons ici le mouvement pénétrer à l'intérieur de la de la radioactivité, et les expériences sur les décharges électriques
substance pour la rendre solidaire du tout. Chaque substance dans les gaz qui ont conduit les esprits à la notion d'électron. On
devient comme le moment d'une trajectoire, et aucune n'est intel· s'est d'abord aperçu que, dans l'électrolyse de Faraday,le courant
tigible entièrement, si ce n'est à l'intérieur de la famille dont elle électrique ne divisait pas le corps en ses parties (i.e. l'acide chlo-
est une réalisation. La substance est comme le temps d'un rhydrique, en chlore et en hydrogène) mais que les atomes de ces
rythme. C'était là dépasser la chimie purement statique de parties existaient déjà à l'état libre dans la solution : s'ils se ren·
Lavoisier. Cependant, Menddéef n'en continue pas moinl> à faire daient aux électrodes, c'est qu'ils étaient eux-mêmes chargés
appel à la masse atomique pour justifier la diversité des substances d'électricité. Les expériences de Faraday ne permettaient d'a~
élémentaires : « La propriété des corps simples comme la forme pliquer cette théorie qu'à certaines substances : bases, acides et
sels. Lorentz soutiendra qu'on peut l'étendre à tous les corps.
1. Marcel BoLL et P.-A. CANIVET, Précis de chimie, Dunod, Paris, 1925, Toute la matière serait susceptible de s'électriser. Enfin, la décou·
p. 23.
2. Un litre d'oxygène contient autant d'atomes qu'un litre d'hydrogène et verte des rayons cathodiques imposera l'idée que la charge néga-
pourtant Il pèse seize fois plus que lui, nous le savons par la balance. C'est tive élémentaire peut exister à l'état libre, indépendemment de
donc que l'atome d'oxygène est seize fois plus lourd que celui de l'hydrogène l'at~me. Crooks, à propos desrayons qu'il a obtenus dans les tubes
(Marcel GrussoN, Témoigiiilge de l'univers, Beauchesne et fUs, Paris, 1948,
p. 154.) 1. Loi de Mendeléef rapportée par BACHELARD dans Le pluralisiM•••, p. 91.
138 LA SCIENCE LA SUBSTANCE SCIENTIFIQUE 139
à vide, parlera du quatrième état de la matière, constitué par des quatre nombres quantiques de Pauli. D'une part, les électrons se
petites particules 1 • La charge électrique devient une sorte meuvent sur eux-mêmes, et, d'autre part, ils décrivent, autour du
d'atome ultime que l'on appelJe l'électron. C'est à ce corpuscule noyau, des orbites dont les dimensions, la forme et l'orientation
que l'on c;'adressera maintenant pour expJiquer et la consistance sont variables. Toutefois, cette description n'est intelligible que
et le diversité des substances. « Au-dessus de!> qualités multiples dans un système de nombres qui rélève du calcul des probabilités.
et mêlées qui constituent notre phénomène immédiat et que touche Ces nombres ne sont pas obtenus à partir de l'analyse d'un indi-
encore le phénomène de la science chimique usuelle, on décèle, vidu, mais ils découlent de la statistique d'un ensemble. De telle
dans les expériences de la chimie électrique, une qualité profonde. sorte qu'il y a, au cœur du réel, comme une marge d'indétermi-
Cette qualité se révèle d'une totale unüormité, elle est propre à nation ; entre la cause et l'effet, un intervalle où s'introduit la
constituer un phénomène en quelque sorte instrumental et sché- contingence et l'accidentel.
matique éminemment pénétrable à la raison •. » Le numéro ato- Que devient alors notre notion de substance? Il semble que
mique n'est plus une pure convention, c'est le nombre des élec- l'idée d'un substrat qui s'identifierait au solide du sens commun, à
trons dans l'atome d'un élément. la masse de Lavoisier ou au point matériel de Newton soit défini-
Mais comment expliquer la diversité par un corpuscule qui est tivement éliminée. La notion de cho:.e est comprise à travers un
partout semblable ? Par le mouvement : la substance est une loca- mouvement :c'est la fréquence d'une durée ; l'ordre d'une action
lisation d'énergie. En somme, pour obtenir un groupe de qualités multiple et indéterminée ; une forme rationnelle qui happe des
données qui constituent un élément, il faut posséder un certain rencontres que le hasard domine, qui organise des accidents. La
ordre dans les électrons et cet ordre est d tl à ce qu'un atome aban- rigidité de l'essence aristotélicienne est brisée, il y a une place
donne ou reçoit de l'énergie. Les électrons forment, autour d'un pour les jaillissements de l'existence, pour une histoire de l'être
noyau, des groùpes distincts que l'on appelle : couche électro- physique, pour une intégration de 1'action dans le sujet. Cependant
nique. Ce sont ces couches qui rendent compte de la périodicité on ne peut pas dire que la science rejette absolument la notion de
des éléments et de la valence 3 • Mais ces couches électroniques sont substance. Elle ne peut commencer sans l'utiliser comme un sujet
en même temp:. des niveaux d'énergie. Or de celle-ci on ne peut immuable. Et, par la suite, se voyant forcée d'y introduire du
connattre que le déploiement probable qui nous est fourni par les temps et de l'action, elle la recherche comme. u~ point de re~ère,
1. • En étudiant le quatrième état de la matière, Il semble que nous ayons
au sein du devenir. Sans doute, dans la chume et la physique
mis à notre portée les petites particules que nous pouvons, avec de bonnes actuelles, il n'est plus possible de situer la substance. Cependant,
garanties, supposer constituer la base de l'univers physique • (texte de bien loin que ce soit la substance qui devienne action, c'est plutôt
CRoou cité par Edmond BA UER dans L'tlectromagnélique, hier et aujourd'Jwi,
Albin Michel, Paris, 1949, p. 132). l'action qui devient substantielle. Le devenir explicite l'être, mais
2. BACHELARD, op. cit., p. 167. c'est toujours l'être qui cimente le devenir. .
3. • Chaque couche correspond exactement à une période. ·Un élément On peut tirer des conclusions analogues à propos de la qualité.
marque le commencement d'une nouvelle période quand un électron com-
mence la formation d'une nouvelle couche (métaux alcalins). Les propriétés II est bien sur que toute l'histoire de la science raconte l'élimina-
chimiques des éléments dépendent du nombre des électrons de la couche exté- tion progressive de la qualité sensible. Aujourd'hui, elle n'est plus
rieure, c'est-à-dire des électrons lumineux.
• Si, en fait, on calcule le travail nécessaire pour détacher un ou plusieurs
qu'une indication dans une expérience totalement construite.
électrons, de la couche périphérique d'un atome, on trouve des valeurs de Toutefois, la qualité entendue comme une révélatrice d'une fo:me,
l'ordre de grandeur de celles qui s'observent dans les réactions chimiques, d'une détermination essentielle, s'en trouve d'autant nueux
tandis que le travail nécessaire pour détacher les électrons doit rester
presque Insensible à l'état de combinaison de l'élément. Les variations des manifestée. On a cru longtemps que la quantité remplacerait la
propriétés chimiques dans une ligne horizontale du système périodique seront substance et la qualité. C'était l'idéal de la théorie mécaniste.
dues par conséquent à l'accroissement progressif de nombre des électrons Aujourd'hui, on a compris que le nombre est s.urtout un langage,
externes dans les atomes. C'est pourquoi les électrons externes s'appellent
aussi électrons chimiques ou valence • (M. HAJssJNSKY, L'atomistique moderne qu'il n'ec;t pas uniquement une mesure mais un ordre, enfin
et la chimie, G. Dofn & CJe, Paris, 1932, p. 85), · qu'on ne s'arrête pas à la matière, mais qu'on la traverse~
LES LIMITES DE LA SCIENCE 141
140 LA ICIENCE
tlon : elle calcule, elle fabrique des instruments qui sont eux-
Lorsqu'on parle d'énergie, on essaie de révéler un ordre qualitatif mêmes la réalisation d'une théorie. La laboratoire n'enregistre
en le quantifiant. Le tableau de Mendeléef est beaucoup plus pas des phénomènes, il vérifie des projets. Mais, à la fin, c'est
l'expression d'une fonction formelle qui parcourt un devenir toujours la synthèse dynamique de l'univers qui accepte ou
complexe que la mesure d'une masse, ou d'un espace. rejette ces projets. Or cette synthèse ne nous est pas conn~e.
Lorsqu'une expérience vérifie une théorie, ce n'est pas la sanction
d'une représentation du réel. La théorie construit des relations à
IV. LES LIMITES DE LA SCIENCE. propos d'un être inconnu, et l'expérience recueille les effets d'une
cause cachée. L'une s'appuie sur l'autre, mais ni l'expérience
Toutefois, on ne se ferait pas une juste idée des suggestions ni la théorie n'est un terme en soi-même. Bref, nous sommes en
ontologiques qui se dégagent de la science, si on ne s'interrogeait face d'une nature dont nous ne connaissons pas le fond et pour
en même temps sur la méthode scientifique. Il est assez évident laquelle nos hypothèsel5 sont des substituts. C'est pourquoi les
qu'on ne peut transposer sur le plan philosophique toutes les notions de la science sont symboliques :elles s'achèvent dans un
entités que la science a créées. L'action même du savant nous IDystère. .
en avertit : elle abandonne avec une facilité effarante les êtres En effet, la théorie physique a progressé en faisant rencontrer
qu'elle a engendrés. Et nous verrons peu à peu transparaître cette deux séries de symboles qui, d'abord confondues dans les percep-
idée mise en avant au début de cette analyse : la science procède tions premières, s'étalent, par la suite, développées indépen-
d'une pensée qui ne peut s'en contenter, et s'appuie sur on objet demment : l'image et le nombre. Le nombre veut marquer une
dont elle ne peut se donner la fin au niveau de son enquête. fonction, un ordre, une mesure, une probabilité. Toutefois, il faut
Impuissante à combler l'homme, elle est possible justement parce bien quelque chose à coiDpter, à ordonner, des variables à mettre
que l'esprit humain, en dépassant le devenir, est apte à le rationa- en fonctions. L'image s'efforce de désigner ces objets. Celle-ci est,
liser. Or, dépasser le devenir, c'est justement communiquer avec à la fin, détruite par le noiDbre, IDais celui-ci n'a de signification
un ordre supérieur où l'être s'offre comme une exigence à réaliser, que par ce qu'il a détruit. De l'image on ne conserve que le mou-
comme un · projet puisqu'il est en nous la projection d'un ordre vement imprimé à l'esprit, et ce mouvement devient le sens de
transcendant. En rationalisant le devenir, la science apprend l'expression mathénlatique qui le calcule. De telle sorte qu'on
qu'elle n'a pu le mattriser sans utiliser une norme qu'elle ne n'obtient jaiDais la chose mais une orienation vers elle.
contient pas : une métaphysique implicite. La science ne s'est pas aperçue immédiatement de ces limites.
Il y a un hiatus entre la théorie et l'expérience car l'une et Elle a toujours regardé son objet comme une réalité extérieure
l'autre recourent à un inconnu qu'elles sont incapables de révéler. qu'elle finirait par révéler complètement. En cela, elle ne
C'est pourquoi une hypothèse peut se vérifier dans l'expérience faisait qu'obéir aux exigences de l'esprit, qui aspire à posséder
sans qu'on soit en droit de conclure à la coincidence de la théorie l'être total. C'est pourquoi elle a commencé par croire que les
et du réel. Du cOté de la théorie, il faut construire comme si l'on images qu•elle créait étaient des choses. Mais, forcée de super-
possédait les éléments alors qu'on ne fait que les imaginer. Mais poser des images contradictoires pour épouser la coiDplexité de
ce qu'on imagine, on le soumet à une structure rationnelle qui l'expérience, elle se voyait obligée d'avouer la caractère pureiDent
dépasse le phénomène. Chercher des substances, énoncer des lois, symbolique de ses intuitions. .
·élaborer des théories, c'est aspirer à une unité, à une nécessité et La science du xixe siècle se référait à la masse comme à un 1déal
à une permanence qui n'est concevable qu'en échappant par de saturation, elle y détectait la propriété essentielle de la sub-
quelque cOté à l'espace et au temps. Or, c'est là communiquer à un stance. Lorsque Newton entreprit de faire la mécanique du point
ordre qui nous est inconnu mais sans lequel rien ne nous serait matériel. il prétendait donner une explication définitive des
connu. Du cOté de l'expérience, on ne peut s'arrêter au phénomène forces de la matière. Avec la découverte de l'électron, on aurait
pur, à l'intuition naive. L'expérience scientifique est une construc•
142 LA SCIENCE LES LIMITES l>E LA SCIENCE 14S
pu croire que l'on était en présence du point matériel lui-même D'une part, le dynamisme de l'univers, analysé par de pures
· avec lequel, à travers le déterminisme rigoureux de la mécanique lois statistiques, nous oblige à conclure que les êtres se hiérar-
classique, on aurait pu reconstruire toutes les substances et le chisent pour aboutir à l'homme 1 • D'autre part, c'est parce qu'il
monde entier comme une vaste machine. Quelque chose comme le est totalement différent de l'univers d'où il émerge que l'homme
système de Laplace et le modèle atomique de Bohr. Mais, en peut faire la science. Celle-ci n'est pas sans l'action humaine.
ajoutant une onde de probabilité au corpuscule, la mécanique C'est cette dernière qui fait tenir ensemble l'image et le nombre,
ondulatoire a manifesté le caractère symbolique du point matériel. qui invente des substances. De telle sorte que, de quelque côté
En effet, en s'associant une onde, l'électron perd son individualité, que nous nous tournions, nous retrouvons l'homme comme une
il est répandu dans un espace, il n'est plus que l'espoir d'un trajet. fin, ou comme un agent, sans jamais découvrir pour lui aucune
L'idée d'une matière solide occupant un volume déterminé et explication. La science se justifie par l'homme, mais elle ne
constant, une figure singulière et permanente, est contredite par justifie pas l'homme.
l'idée d'un système obtenu dans un espace de configuration, Si la science n'est pas une cosmologie, néanmoins elle nous
c'est-à-dire ayant plus de trois dimensions. L'espace et le temps donne des indications très précieuses sur l'allure de l'univers pris
absolu de Newton sont remplacés, dans la relativité, par l'espace- · comme un tout. Elle y décrit un ordre tout en ménageant des
temps, schème d'un ordre purement mathématique et abstrait, brisures. Le sens commun et la philosophie ont toujours remarqué
L'image d'un monde parfaitement déterminé comme une maclùne. que les êtres étaient comme les paliers d'une ascension. La science
est limitée par cene d'une énergie granulée dont la périodicité ne nie pas cela. Cependant, elle s'efforce de manifester comment
n'est que probable. D'ailleurs, toutes ces notions et bien d'autres chaque forme supérieure trouve les conditions de son existence
comme celle de couches électroniques, de spin, ne peuvent s'inter- dans une forme inférieure :l'esprit, dan~ la sensation et l'instinct ;
préter qu'à l'intérieur d'un calcul. Si bien qu'on a l'impression la vie, dans une matière inorganique, et celle-ci, dans une énergie
qu'il faut supprimer à la fin l'objet qu'elles désignent pour ne granulée. Or le supérieur s'offre au terme comme une nouveauté,
conserver que le mouvement de la pensée qui s'y dirige; que un inconnu, une brisure. Pour y échapper, on tentera de découvrir
chaqu · théorie est la perspective d'une idée qui plonge dans un une continuité toujours plus parfaite entre la matière qui est à
monde inconnu. « Chaque synthèse nouvelle, en nous faisant l'origine et l'esprit qui est au sommet : on travaillera comme si la
pénétrer plus avant dans les harmonies du monde physique, nous vie était une matiè~e perfectionnée et l'esprit une sensibilité
apprend aussi combien les éléments mêmes de nos interpré- sublimée. La science voudrait tout comprendre en déroulant des
tations dépassent notre intuition et combien nous parvenons plus mécanismes. Mais elle s'aperçoit en même temps qu'une substance
aisément à établir des relations entre des éléments qu'à en com- matérielle, qu'une vie, qu'un homme sont du terme d'un arran-
prendre entièrement la nature 1 • »Ainsi, la loi du développement gement purement probable. Ce qui rend impossible la· conception
de la science est de traîner avec soi une fissure et de l'accentuer d'Aristote selon laquelle il n'y a, entre la forme et la fin, que l'inter-
en progressant. valle d'un développement fatal ; impossible aussi ce rêve de la
Si, ontologiquement, cet univers physique n'était que par science de retrouver le conséquent tout entier dans l'antécédent.
l'enveloppement d'une réalité supérieure, il serait assez naturel Pour la science, cela constitue une fissure ; pour };esprit, une invi-
que toute la connaissance qu'on peut en acquérir ne serve qu'à 1. • L'admirable est que, par la seule logique immanente de la statistique,
forger les richesses d'une inadéquation. Mais il serait aussi naturel sans recours à des lois générales contingentes, le monde des phénomènes
dans sa plénitude, électron et proton, atome et molécule, cristal et roche, peut-
qu'on ne puisse organiser la connaissance d'un tel monde sans être aussi cellule et organisme, tout cela s'enchatne en une synthèse progres-
s'alimenter à quelques réalités supérieures qui nous permet- sive où chaque degré nouveau tonne une nouvelle unité synthétique plus
traient de le dominer, en le transcendant; parfaite, une • tonne 1 ott se construit un cosmos d'individualités dont chacun
recouvre la précédente et se l'assimile 1 (Bernhard BAVINK, Conqu~tes et pro-
1. Louis DE BROGLIE, Continu et discontinu en physique moderne, Albin blèmes de la science contemporaine, };:dttlons de la Baconnière, Boudry (Suisse),
Michel, Paris, 1941, p. 86. . 1948, p. 331). .
144 LA SCIENCE LES LIMITES DE LA SCIENCE : 145
tation à passer à un autre plan : à celui des valeurs, de la finalité, l'univers des phénomènes de convergences que la science peut
des essences. D'après Jean Guitton il y aurait deux dévelop- feindre d'ignorer, mais qui demeurent inexplicables si la nature
pements, « ••• l'un; logique et intemporel, q~i procède de la fin ne les a pas orientés en se proposant l'homme comme une fin.
aux moyen~, l'autre historique et temporel qm procède des ~oye~s Ainsi, la science ne résout pas le problème de la destinée, elle nous
à la fin 1. )) La science nous révèle l'histoire du devenir, mru.s celm- y renvoie. C'est la fin de l'homme qui apportera un sens à l'univers
cl n'aurait pas d'histoire si l'homme ne pouvait lui donner un sens et cette fin nous ne pouvons la découvrir sans revenir à nous-
en conununiquant avec un ordre éternel. . mêmes.
La science ne montre pas que la matière a engendré la VIe et
celle-ci l'esprit ; elle enseigne que le cosmos, la terree~ les as~es, Si la vie humaine récapitule les forces et les lois de la matière et
les animaux et les hommes se sont formés à une certru.ne pénode de la vie, elle n'en est pas moins un commencement absolu : celui
du temps et qu'ils auraient pu ne pas être si certaines conditions de la conscience et de la liberté. La science par ses techniques a
improbables ne s'étaient réalisées. Le hasard est inclus dans.l'évo- exalté cette liberté. Et l'on a cru que c'était assez pour redonner
lution du monde. Ce facteur, bien loin d'exclure la finalité de au savoir scientifique le prestige d'un absolu. Car, s'il est incapable
l'univers fait de l'œuvre de la nature l'histoire d'un travail qui de s'achever sur le plan de la connaissance, ce serait justement
utilic;e d~s contingences. D'après les hypothèses récentes, l'orga- parce que sa fin n'est pas dans l'idée mais dans l'action, qu'il ne
nisation de notre système planétaire dépendrait d'une origine constitue pas un spectacle mais qu'il construit une puissance.
purement accidentelle : la rencontre fortuite de de?x étoiles. De Cependant la conquête du monde par la technique n'a pas pour
même, pour que la vie soit possible, il a fallu que sOient présentes autant réglé le problème de la conscience et de la liberté: elle n'a
une série de conditions improbables et imprévisibles. « C'est par pu qu'en manüester davantage les exigences. Si le monde est donné
le plus grand des hasards que la vie a pris naissance sur la terre •. » à l'homme, à quoi l'homme est-il donné? Libre, grâce à un élan
Nous sommes en face d'un ensemble d'accidents dont les effets qui lui a permis de dépasser la matière, l'homme cherche main-
sont durables et qui sont le point d'appui de notre être lui-même. tenant un espoir à la mesure de son désir. Et s'il ne trouve pour
De telle sorte que, comme le note Jean Guitton, atout s'est passé toute pâture que cette matière qu'il travaille, l'élan qui lui a
comme si les éléments qui n'avaient aucune chance de se co_or- permis de maîtriser l'univers s'associe au déterminisme des choses
donner étaient cependant réunis et avaient maintenu cette umon pour le rendre complice de son propre esclavage. Libre parce qu'il
à cause de l'intérêt qu'elle présentait pour l'homme 3 • » Il y a dans est supérieur au monde où il s'agite, s'il ne rencontre, pour orienter
sa vie, que ses outils et son labeur, il devient l'esclave et la chose
1. Jean GvrrroN,L'uistence temporelle, Aubier, Paris, 1949, p. 48.
2. • L'apparition de la vie sur ]a Terre a été conditionnée par sa masse, sa de l'ordre dont il était l'initiateur. Il prête à la matière son intel-
distance du Solell et par sa composition chimique. Sa masse a dQ être assez ligence afin qu'elle le puisse mieux asservir. En effet, bien loin
grande pour qu'elle puisse retenir une atmosphère notable et donner naissance d'expliquer la conscience, la science la présuppose, elle ne lui livre
à des oc~ns. Elle a dQ graviter à une distance convenable du Soleil, a fln que
la température à sa surface demeurât comprise entre d'étroites limites. Cette pas sa fin, elle en utilise le dynamisme.
étoile devait être simple et ne devait pas être trop variable, la proportion du La perception, la position d'un objet dans l'espace, la sensation,
carbone dans la croQte terrestre a dQ être suffisante pour donner naissance à les couleurs et les sons, le plaisir et la douleur, tout cela est avant
une atmosphère de gaz carbonique. Si le carbone avait été aussi rare que son
homologue supérieur le germanium (10-9) par exemple, la vie n'aurait jamais la science et dure après elle. Ce sont les états d'un sujet, sa vie elle-
pu apparattre. D'aut~ part, l'écorce a dQ être assez riche en minéraux ferro- même. La science analyse des faits, elle scrute ce qui est achevé,
magnétiques pour donner naissance au magnétisme terrestre et écarter de ce
fait les rayonnements corpusculaires cosmiques abiotiques •.. passé. Mais l'homme, par delà les fruts, aspire à un idéal capable
Enfin, l'oxygène libre a dQ apparattre en quant~té suffisante dans l'atmo- de les juger et d'entraîner des actions futures. C'est pourquoi,
sphère pour donner naissance à l'écran protecteur d ozone. Et toutes ces condi- lorsqu'il essaiera de donner un sens à sa vie, il ne fera pas appel à
tions ont dll @tre satlsfaitt>s simultanément • (A. DAUVlLLIBR, Genùe, nature
d ioolution du planltu, Hermann et Cie, Parts, 1947). son savoir scientifique, mais à des théori.es où il enfermera ses rêves
3. Jean GmnoN, loc. cit,, p. 169. et qu'il tentera d'incarner dans les choses. Nous vivons pour un ave-
Inquiétude humaine to
146 LA SCIENCE
nir dont nous faisons le lieu de certaines valeurs éternelles que nous
nous efforçons de transformer en un présent durable. Tel est le
sens de l'art, de la société, de la culture.
Sans doute, la science prétend expliquer l'homme comme le CHAPITRE V
reste de la nature : elle veut le soumettre à la technique comme la
matière ; traiter la conscience comme un pur objet. On croira que L'Art
tout à été fait lorsqu'on aura obtenu pour l'humanité plus
d'hygiène, plus de loisirs et de sécurité ; on pensera régler le pro-
blème de l'amour par une science des sexes ; la politique, par un.e La science, nous l'avons vu, ne s'intéresse pas à la vie. intime ;
psychologie des foules et une technique de l'État, cepen?a~t, Il elle la détruit plutôt par l'analyse qu'elle en fait. Elle feint de
restera toujours un plus qui viendra du dedans : cette VIe mté- croire qu'il n'y a pas d'intérieur. L'art, au contraire, ne vise qu'à
rieure, cet amour, cet être personnel qu'aucune recette ne ·peut nourrir et à cimenter cette inthnité. La science réduit la réalité à
fournir. Sans un surplus inexprimé, mystérieux, tous les efforts de un schéma; l'art en fait une présence qui émeut. Le savant obéit
la technique seraient vains :ils n'auraient pas de but. . à un idéal d'objectivation et s'efforce d'éliJniner dans les choses
Il y a une part de nous qui connaît la joie et la douleur, qm tout ce qui est projection de son moi. L'artiste, lui, ne songe qu'à
éprouve des désirs et subit des déceptions, qui nous mèle tout mêler partout son âme aux êtres, ses douleurs et ses joies aux
entier au rythme du cosmos. Ici, il ne nous suffit plus d'analyser événements du cosmos. Pour lui, il n'y a pas de paysage san!> une
des faits, de les classifier : les événements prennent une valeur, ils atmosphère, c'est-à-dire sans résonance à l'intérieur de lui. Les
nous engagent. C'est toute la vie qui se cherche une voie et une sons, les couleurs, les rouges, les verts, les jaunes, ont une valeur,
fin, et, partageant les êtres selon l'amour et la haine, elle s'exprime ils sont enveloppés de son émotion. La lmnière et l'humidité de la
à elle-même l'objet confus de son attente. Il s'établit alors une maison, son ordre, son lieu et sa poussière, son odeur et ses cra-
hiérarchie entre les choses d'après nos préférences. Or, celles-ci ne quements, tout cela s'anime en retenant quelque chose de l'âme des
sont pas uniquement le souvenir d'un plaisir dont nous voulons hommes qui y vivent. Les façades dans Balzac sont des physio-
la répétition, mais surtout un idéal dont nous rêvons en fa~e d'un noinies ; les descriptions de Sigrid Unset ne sont jamai::. de purs
déséquilibre qui nous oppresse. Car, même dans la possesston, ce tableaux mais des signes qui rappellent une naissance, la maladie,
quel' on aime dans l'objet, c'est quelque aspect d'éternité et d'in- la mort, une frayeur qui est arrivée, une joie que l'on attend.
fini qui s'y trouve à peine siee n'est à l'état d'illusion. Préférer c'est C'est sans doute à cause de ces liens avec la vie affective que
comparer. Pour l'homme ce n'est pas comparer les choses entre l'art a joué très tôt un rôle si important dans l'histoire de l'huma-
elles ni à lui-même, si ce n'est à son cœur par lequel il est prolongé nité. L'homme peut se passer de science, mais non pas d'amour. II
bien au delà de ce monde. De cet au-delà il ne sait rien, mais c'est n'est présent à lui-même que dans sa sensibilité et il ne s'engage
·par lui qu'il compare et rencontre l'insatisfaction. Et cela le pousse que s'il est affecté. Tout ce qui s'exprime en nous par un ébran-
à créer un autre monde où il essaie de se donner la présence réelle lement de notre corps acquiert à nos yeux une importance toute
de cet idéal dont il ne connaît que les déceptions. C'est le sens de spéciale. Or, l'art travaille à rendre sensibles toutes les idées, à
l'art. convertir toutes choses en sentiments. C'est pourquoi il nous
semble si familier.
L'homme est partout dans l'œuvre artistique, partout il a
inscrit sa manière de ressentir. Dans un poème sur la mer, sur le
printemps ; dans la peinture d'un paysage, d'une nature morte,
plus qu'un objet c'est l'intérieur d'un regard que nous pénétrons.
C'est pourquoi aussi plusieurs veulent voir dans l'art la perfection
148 L'ART l.f-9
- même de l'existence. Par lui nous obtenons cette présence à nous- densité d'un infini, transformerait la durée en une suite de points
mêmes dont nous ne cessons de rêver, et que la vie ne nous accorde dont chacun aurait la saveur d'un commencement d'éternité.
pas sans y intro.duire une sensation de vide qui nous force à nous C'est par notre corps que nous sommes présents à nous-mêmes.
fuir. Par lui, il n'y a pas ce calme où d'être e!'t un ennui :tout est Mais cette présence, à travers la pensée, dépasse en aspirations les
intensité et enthousiasme ; il n'y a pas ce temps où vivre est une bornes de chair où elle se reconnaît. Si nous pouvions conserver
longue journée de soleil et de lourdeur dont l'unique espoir est ces limites, sans en subir les contraintes, nous aurions réussi à
l'évasion dans le sommeil :tous les instants sont plénitude. demeurer en nous-mêmes sans renoncer à notre dépassement.
Perdu dans les détails, l'homme cherche en vain un objet pour C'est ce vœu ambigu de notre nature que l'art s'efforce d'accom-
nounir la vie intérieure et profonde qu'il espère dans son rêve. plir. Il vient satisfaire dans notre sentiment un désir venu de
En vain l'homme cherche l'unité de sa vie dans la vie, en vain il notre être qui pense. Il nous obtient un état de jouissance où la
y cherche des sommets d'où il pourrait, dans la joie, se donner et part du spirituel n'eût été rien si nos nerfs ne lui avaient donné
ne pas se reprendre, se donner pour dépasser sans cesse les limites une matière. Aussi bien sa séduction est grande. La science peut
de son cœur et de son esprit. Mais la vie lui refuse chaque jour le intéresser notre raison, elle nous laisse indifférent dans notre affec-
don complet de son âme : elle la lui demande partie par partie. tivité. La vie nous remue, mai& elle nous déçoit. L'art, lui, nous
Lui, il voudrait d'un seul coup reconnaître en dehors de lui tout envahit et nous comble. Nous y sommes tout ensemble et nous-
t'être qu'il poursuit et, en lui, éprouver toute l'étendue du désir mêmes et meilleurs. Après une grande musique on se voudrait
qu'il veut combler. La vie l'oblige d'attendre longtemps avant de autre et c'est déjà commencer à le devenir. La tentation survient
lui fournir un grand événement. Il répète sans cesse des actes alors de remplacer ]a vie par J'art, de substituer les joies immé-
petits et ennuyeux; l'unité et l'importance de l'txistence lui diates de celui-ci au sens lointain et obscur qui fait la profondeur
échappent ; la routine endort sa conscience sans le conduire au de celle-là.
repos, la nouveauté l'excite sans l'amener à la joie. Or, l'art Il y a sans doute au fond de l'élan artistique cette espérance
recommence indéfiniment, et comme à volonté, à creuser une impossible d'une œuvre qui ne serait que passion, sentiment, que
attente qu'il satisfait aussitôt, apportant la paix et la joie comme soi-même, que sujet ; il y a aussi cet impossible rêve de voir son
à travers une angoisse qui a juste assez duré pour assurer le maxi- âme se dilater à l'infini. La poésie obtient du langage les effets
mum de conscience, et pas assez pour blesser. qu'elle enattenden agissant envers luicommesielle allait le sup-
D'ailleurs, le temps lui-même est comme supprimé, du moins primer. Dans le roman et Je théâtre, la vie n'est qu'un cadre que
quant à cette partie de lui-même où il est un fardeau par sa mono- l'on tente d'effacer en n'y lisant que des retentissements. La
tonie. Le roman et la tragédie sont des synthèses où l'essentiel sculpture et la peinture s'acharnent à déformer J'objet afin que
seul est retenu. L'art fait partout de nous un être qui -vibre, et rien ne soit retenu dans la matière qui ne soit la projection émue
nous arrache au devenir qui nous trouble, en le transformant en d'un état de soi-même. Et tous ces rejets, afin de franchir l'espace
une série d'instants qui nous enchantent. Aussi bien, à cause de qui nous sépare du maximum de notre être. Mais il y a une limite
cet émoi qu'il produit dans l'homme et qui l'absorbe, on voudrait que l'art ne peut dépasser sans s'annihiler. ll ne peut, à la fin, se
souvent qu'il soit tout, qu'il soit le seul apaisement de l'inquié- passer ni des mots ni des formes, ni de IIi nature; ni de la vie ; il
tude qui constitue le fond de notre être. est toujours à propos de quelque chose qui n'e&t pas lui. Soit qu'il
Cette inquiétude est née le jour où, jusque dans nos passion&, s'agisse de la matière qu'il travaille ou de l'idéal qui l'inspire, sa
nous avons pris conscience de notre âme trop grande pour le source est toujours en dehors de lui. A l'origine, il se confond avec
monde qui l'emporte ; où nous avons craint de ne pouvoir obtenir la Ieligion ; partout il utilise des éléments qui ne servaient d'abord
de cette réalité éphémère ces :moments d'ab&olu qui sont tout que des fins utiles. C'est pourquoi, lorsqu'on veut l'ériger en absolu,
notre espoir. Nous rêvons d'être toute sensibilité et que celle-ci il faut lui faire subir plusieurs amputations. Cela ne nous apparalt
ait l'immensité de l'esprit ; d'un instant charnel qui, ayant la pas tout de suite. Car, inconsciemment, pour le- placer au-dessus
1~0 L'ART 151
de tout, nous lui prêtons la richesse de tout. L'adolescent est faci- véhicule de l'humanisme. Partout, enfin, si l'act ivité artistique
lement un esthète, et 1'on croirait volontiers qu'il a fait de 1'art son n'est qu'un palier, on ne peut davantage s'en passer que la pensée
dieu. Mais ce que l'on ne voit pas, et ce que lui-même ignore, c'est de sensations et d'images.
que son culte du beau est en même temps celui de l'action, de Ainsi, l'art n'est pas plus un absolu que ne le sont les autres
l'amour, de la gloire qu'il attend, de l'homme mt1r dont il est la œuvres de l'esprit, comme la science que nous venons d'analyser,
promesse. Il n'a de vie réelle que celle qu'il imagine et c'est comme la société que nous étudierons. A travers lui, c'est l'existence
pourquoi l'univers artistique prend à ses yeux une telle valeur :il qui invente un moyen nouveau de chercher sa fin. C'est aussi
lui permet d'acquérir en rêve l'importance que le monde lui refuse. 1'homme qui se forme, qui rn ûrit quelques parties de lui-même que
Cependant, lorsque ce choix de l'art comme absolu relève d'une la science ignorait. Celle-ci assurait à l'esprit la domination du
décision adUlte, il nous oblige à retrancher beaucoup, tant du cOté monde. En mettant en relief la structure logique de l'univers,
de la nature que de celui des idées. Il faut alors faire oublier la elle fournissait le plan qui allait permettre de transformer les
chose <!-ans la forme qui lui a donné sa splendeur, l'idée dans la choses en outils. Avec l'art la vie s'intériorise, la matière se spiri-
représentation qui lui a donné sa force. Logiquement l'art pur est tualise, l'âme se dilate. La science nous obtenait la liberté, l'art la
celui qui a été dépouillé de toute idée, de tout objet. Autrement, il cultive. Certes, il n'est pas le terme de notre route mais une dispo-
retiendrait quelque rapport à l'utilité ou à l'enseignement qui le sition, une grâce adventrice qui nous y achemine. Il est essentiel..
contaminerait. Il ne peut contenir que des formes de beauté. Or lement précision d'une attente : celle d'un monde idéal qu'il nous
celle-ci n'est autre chose qu'un sentiment solidifié et soumis à des fait entrevoir jusque dans la matière la plus opaque. Et c'est beau-
lois d'harmonie et de proportion. A cause de cela, le culte de l'art coup. Les choses y sont transfigurées de telle sorte qu'elles cessent
se confond étrangement avec le culte de soi. Les surréalistes l'ont d'être un obstacle à notre ascension ; elles la suggèrent, l'ap-
compris pour qui une vie instinctive sans contrainte peut seule pellent et l'incarnent.
donner une inspiration authentique. Mais le culte de soi appauvrit, Sans doute, l'art a des limites. Il n'est pas tout et il y a de tout
dans l'effort même qu'il fait pour se suffire. De même l'art. C'est en lui. Est-ce à dire que pour le justifier il faille lui associer quel-
pourquoi il n'en existe pas de véritable qui soit vraiment pur. ques fonctions qui ne lui sont pas propres comme de raisonner, de
L'art se nourrit de la Vie qui l'entoure et qui n'a pas été édifiée à croire ou de moraliser? Ce serait nous masquer son véritable apport
cause de lui et pour lui. et le détruire. Il nous faut demeurer à l'intérieur de son mouve-
Faut-il dire, pour toutes ces raisons, que l'art n'est qu'un acte ment, assister à sa genèse et suivre son progrès en nous jusqu'au
gratuit qui aurait très bien pu ne pas être posé. Pour les uns, cette point où il nous conduit à un au-delà qui n'est plus lui. Nous pour-
gratuité fait toute sa grandeur ; les autres y voient une justifi- rons alors nous rendre compte de son caractère irremplaçable au
cation du peu d'intérêt qu'ils lui portent. Mais l'histoire nous sein d'une destinée qui le transcende et qu'il sert sans la combler.
montre qu'il n'y a pas de civilisaiton digne de ce nom qui ne le L'art est inclus entre un bas et un haut qui constitue sa matière,
contienne. De telle sorte qu'il devient comme une nécessité che1: et dont il tire ses effets en les associant : en bas c'est la vie utili-
le peuple qui a quitté la barbarie, quand il n'est pas l'acte même taire dont il nous délivre sans nous en séparer, et en haut une réa-
qui civilise. Lorsqu'on le retranche de l'histoire de l'humanité, il lité supérieure dont il nous donne le pressentiment sans nom; la
se produit un tel vide qu'il semble que ce soit la vie de 1'esprit elle- livrer. En un mot, 1'art est un passage; d'une façon plus technique:
même qui ait perdu ses assises. La pensée religieuse a toujours un symbolisme.
emprunté à la chaleur du langage poétique pour exprimer sa fer- C'est de ce point de vue que nous voulons, maintenant, faire
veur et l'objet de son culte. Et que serait la philosophie si la litté- l'analyse des différentes démarches de l'art. Cela nous permettra de
rature n'avait multiplié l'intensité et la lucidité de la conscience mieux voir comment il s'intègre dans l'ensemble de la vie humaine
devant la vie ? Même nécessité pour l'existence individuelle. pour travailler à son progrès. Nous l'avons déjà vu, à propos de
L'art, ici, éduque la sensibilité et sensibilise la pensée. C'est le la vie sensible, l'homme devient lui-même par étapes, en transfor-
152 CRÉATION ET SYMBOLISME 153
mant ses facultés et ses occupations inférieures pour leur faire Dans leur état spontané ces éléments sont trop liés à l'utilité pour
servir des fins plus élevées. Or telle est la réussite du symbolisme nous inviter à dépasser l'aspect immédiat des choses, qui prennent
et le plaisir esthétique est le sentiment de cette victoire. surtout le visage que leur prêtent nos besoins et nos craintes.
Or, la fonction esthétique consistera justement à détourner ces
phénomènes sensibles de leur sens lJabituel, pour en faire le véhi-
1. CRÉATION ET SYMBOLISME. cule d'une lumière diffusée d 'un plan supérieur. Voilà un des
aspects du symbolisme de l'art qui est avant tout libération de
L'art nous offre l'étrange spectacle d'une création qui est en l'esprit.
même temps une imitation. Un tableau représente un paysage, Toutefois, à cause de ce détournement qu'il lui faut imposer à
une personne ; le roman, une tranche de vie ; la musique traduit nos fonctions sensibles, l'activité artist ique, au premier abord,
des sentiments. Cependant, il ne se rencontre rien parmi les choses ressemble beaucoup plus à une fuite du réel qu'à un effort pour le
qui soit des couleurs, ces événements, cette tristesse ou cette joie. mieux saisir. L'artiste est comme un être en marge de l'humanité ;
Tantôt l'art nous obtient un univers si différent de notre monde il s'arrête de vivre pour ainsi dire, de voir et d'être là. C'est qu'il
quotidien qu'il nous apparaît comme un travail de pure imagina- n'est pas facile de rompre avec la signification courante des êtres
tion. Tantôt il imite si bien le mouvement de la vie et la figure des que nous dictent la coutume, la routine et l'adaptation. Tout notre
êtres qu'on penserait qu'il se borne à les reproduire. Et les artistes passé exerce une pression sur notre conscience qui nous incline à
s'accusent à la fois de copier la nature et de ne pas assez la sentir. interpréter nos perceptions selon le mal ou le bien dont elles ont
· Mais si l'activité artistique ne nous proposait, en effet, quJune déjà été les messagères. Il n'est pas facile non plus de transformer
évasion ou un double du réel, il faudrait s'étonner et s'effrayer de la vie, comme le font les romanciers, en un spectacle où tout est
son prestige. Création pure ou simple copie, l'art n'en serait pas conscient et important, où le destin lui-même se fait sentir. Car,
moins une fiction. Et l'on n'aurait pas tort d'y voir une maladie dans l'action, notre préoccupation de l'avenir voile notre présent,
de l'entendement perpétuée par des génies. 11 Quelle vanité que et nous empêche de le posséder jamais. Et lorsque nous traversons
la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance des choses un moment dramatique ou de joie intense, il est entrecoupé
dont on n 'admire point les originaux 1» C'est la production artis- d'instants banals qui nous séparent de sa plénitude et de sa
tique tout entière qui tomberait sous le coup de cette condam- logique. Ce n'est qu'après coup, à travers le souvenir, que nous
nation. pouvons en reconstituer l'amertume ou la douceur et la nécessité.
Or, en fait, c'est l'imitation elle-même qui, dans l'art, est une Encore, cette lucidité n'est-elle possible que parce que le passé,
création. Car ce que l'artiste veut rendre, ce n'est pas la vision nous détachant quelque peu de l'actualité de nos affections, nous
commune des choses, mais un maximum de lumière, d'atmosphère a permis de nous en donner la vision. C'est la journée finie, après les
de conscience que la vie ordinaire ne donne pas. C'est aussi ce jeux, la surveillance, les soins et les punitions, que les parents, se
contact entre l'extérieur et notre intimité que la nature ne retrouvant seuls, commencent à sentir l'amour de leurs petits et
contient pas. Et cela, il veut l'obtenir non pas par des concepts à se le raconter comme une belle histoire.
dépouillés de chair et d'émotion, mais dans une présence sem- Mais cet éloignement, on le sent bien à propos de la vie, ne nous
blable à celle que nous composent nos sens. C'est pourquoi il sépare pas de l'essentiel, il nous en approche et vient soutenir
s'efforce d'inventer de nouvelles apparences sensibles capables de notre action quotidienne. Il existe un rapport analogue entre le
lui révéler cette réalité profonde dont il rêve et qui l'inspire, mais travail d'art et la recherche du réel. Il y a toutefois une différence
dont il ne possède que le sentiment confus. énorme entre les pauses que la vie nous ménage et les reculs que
La seule matière, cependant, qui puisse lui exprimer le sens de l'artiste s'impose. Dans la vie la contemplation se convertit tou-
ce qu'il cherche est la même qu'il utilise pour se représenter les jours en action,. arrachant au passé une lumière qu'elle projette
objets dont il use : la couleur, le son, les événements, les mots. sur l'avenir où elle situe l'éternel. L'art, au contraire, convertit
154- L'ART CRÉATION ET SYMBOLISME 155
toute action en objets de contemplation, réduisant les choses et à tout prix. En effet, il manifeste quelque chose de beaucoup
les événements en symboles d'un monde où l'éternel s'identifie au plu!> profond, comme l'ont fait voir les magnifiques analyses de
présent. Les êtres cessent d'être des objectifs pour se transformer Maurice Denis et d'André Lhote 1 • Le premier justifie les défor-
en un pur langage qui s'efforce de nous attacher à quelque absolu. mations picturales en montrant que la peinture ne vise pas tant
C'est en ce sens que l'art est une création. Il n'est pas le produit à reproduire un spectacle ·qu'à nous fournir, par la couleur,
d'une rêverie vagabonde, pas plus qu'il ne surgit du groupement l'équivalent de l'émotion qu'il a éveillée en nous ; le second y
d'éléments trouvés tels quels dans les choses. Il engendre des êtres découvre une méprise semblable à celle que la métaphore introduit
nouveaux, mais il ne vise qu'à pénétrer ceux qui existent déjà. Et dans la poésie, qui transfigure les choses et provoque le ravis-
s'il débouche sur l'idéal, ce n'est qu'en essayant de nous libérer sement. L'un insiste surtout sur le mouvement par lequel l'idée
des entraves qui nous séparent de la réalité totale. En effet, si se sensibilise, l'âme se traduit dans un espace ; l'autre, sur le
l'art est signification c'est qu'il est d'abord purification. Car, mouvement par lequel la matière s'épure.
étant cela, il ouvre le sens à l'esprit qui y fait passer toutes ses Aussi bien, ce n'est pas le sujet qui est premier, qu'il soit clair
aspirations. Nous essayerons de préciser ce point par un exemple : de lune ou coucher de soleil ; il peut être n'importe quoi, il peut
celui de la peinture. être incomplet, il n'est qu'une occasion. En tout cas ce n'est pas
Ce n'est pas sans raison que nous choisissons la peinture pour lui qui, par lui-même, peut exprimer l'idée qu'il contient. La pein-
illustrer le symbolisme de l'art. Les moyens dont elle se sert pour ture religieuse est un bon exemple. Son thème est sublime par
apporter son message sont en tout point identiques à ceux que la nature. Cependant, si elle ne vise qu'une expression littérale, en
nature utilise pour nous transmettre des avertissements. Comme apparence elle ne déforme rien, elle fournit des attitudes déjà vues,
le fait remarquer justement M. Pradines 1, on comprend faci- et cependant elle ne dépasse pas la sentimentalité ; le mystère lui
lement la musique parce que le son, qui en est la matière, est déjà échappe, ou, plutôt, elle se dresse entre lui et nous comme
une épuration évidente du bruit naturel. Mais la couleur, qui est un écran qui nous empêche d'en sentir la profondeur. Ce qui
la matière de la peinture, est aussi un élément que l'œil découvre est premier, au contraire, c'est la synthèse, c'est l'œuvre,
tout fait dans les choses. Et s'il est un art où l'imitation est prédo- laquelle n'est pas la reproduction de la chose vue, mais l'image
minante, c'est bien celui de la peinture. Beaucoup reconnaissent du sentiment et de l'idée qu'elle a fait nattre. Cette image, qui
une bonne toile dans sa fidélité à rendre ce qu'on avait vu n'est d'abord qu'un état de nous-mêmes toujours sur le point de
avant elle, et, par conséquent, ce que l'on pouvait voir sans elle. s'évanouir, la peinture vient la solidifier en la déployant à l'exté-
Aussi bien, si ce ne sont les éléments mêmes de la représentation rieur au moyen de la couleur.
qui, dans la peinture, deviennent symboliques, il n'y a pas de diffé- Dans une première conquête technique l'homme a d'abord
rence entre un chromo, une illustration, une photographie et une détaché la couleur de la chose. Or l'art n'est pas, comme le
œuvre d'art. Utilisant, pour s'exprimer, les mêmes moyens que souligne encore M. Pradines 2, de reconstituer l'objet en juxta-
la nature emploie pour nous séduire, c'est par une touche infini- posant les couleurs selon l'ordre que la nature suggère. Il ne s'agit
ment subtile que la vraie peinture se distingue de la fausse. Mais, pas de répéter le travail de la perception, mais plutôt de nous libé-
à cause de cela, elle nous montre mieux, et comme à la racine, rer des passions et des intérêts qui sont pour nous toute la justi-
comment il n'y a point d'art si l'on ne modifie de quelque façon fication des choses autour de nous. Cependant, le moyen de cette
notre manière ordinaire de sentir. libération, qui est la couleur, est aussi le signe par lequel nos
Ce besoin de détruire l'impression commune, qui étonne et besoins reconnaissent ce qu'ils attendent. La couleur, pour l'ac-
scandalise souvent l'amateur et qui a été poussé si loin de nos jours tion, est partie d'une chose, elle se confond avec sa substance.
par tant de peintres célèbres, n'aurait bien que peu de valeur
humaine s'il n'était que la recherche de l'étrange, de la nouveauté 1. André LOTHE, Écrits sur la peinture, :&litions Lumière, Paris,; -
Maurice DENIS, Théories, Rouart et WateUn, Paris 1920.
1. Maurice P:RADINES, Traitt de psychologie générale, t. II, p. 293. 2. Op. cit., p. 297.
156 L'ART L'mt.U. DANS L'ART '157
On ne s'y attarde jamais, on ne se complaît jamais dans la sensa- livrant à elle-même, elle la donne tout entière à l'esprit. Sans
tion qui en accompagne la connaissance. On la cherche pour un doute, ce n'est pas un univers précis et définissable que la pein-
objet que l'on veut et, la voyant, c'est une chose que l'on trouve. ture nous offre au terme de son effort : elle pratique une ouverture
C'est pourquoi pour répondre aux fins de la peinture il lui faut se sur l'idéal où l'âme prend conscience de l'ampleur de son élan. Le
revêtir de désintéressement. N'étant plus que la joie de notre œil, monde est le même, mais un œil nouveau le transperce pour y lire
elle devient un langage capable de transformer l'univers. L'artiste un appel qui nous invite à le dépasser. Toutefois, l'art ne nous
s'efforce donc de la soumettre à des lois différentes de celles qui fournit pas cet au-delà, il est le passage qui nous conduit jusqu'au
ont coutume d'en régler la diffusion ordinaire ; il s'applique à point où l'on peut l'entrevoir et le demander. La peinture le
refaire le monde avec des couleurs interprétées sur un autre plan montre bien. Si la contemplation d'un tableau nous réjouit, ce
que celui de l'adaptation et du désir élémentaire. n'est pas tellement par la possession d'un objet que par la pro-
Les peintres, en effet, ont toujours cherché à idéaliser la couleur, messe d'une vie plus ample, plus pure et qui va perdre dans l'ab-
à lui faire exprimer plus qu'elle ne donne dans la nature. A cette solu. De cela, elle nous donne le signe dans une présence sensible
fin, ils ont essayé d'agir sur quelques-uns des facteurs qui nous qui en est le symbole.
l'apportent comme la lumière et la forme. Les byzantins et les L'art est donc créateur. Ce qu'il crée, cependant, est avant tout
cubistes nous la présentent dans des formes géométriques ; les transfiguration, comme nous l'avons souvent répété. Et ce terme
impressionnistes, à travers les lois de l'optique ; l'école hollan- indique déjà que l'on ne quitte jamais tout à fait les choses, mais
daise, par le clair-obscur. D'autres, comme Gauguin et Matisse, ne que l'on en change l'aspect coutumier en les faisant évoluer sur
veulent nous offrir que des couleurs, mais par elles, obtenir une un plan supérieur. A travers elles, on vise quelque idée qui les puisse
substitution pour la lumière et le volume.- . sureiever : une cathédrale, c'est un toit qui n'est plus seulement
II y a comme un double symbolisme dans l'art pictural : un abri, une f!èche qui n'est pas qu'uu clocher, des fen êtres qui ne
l'atmosphère est symbolisée par la couleur, mais celle-ci ne peut sont plus des ouvertures zur la seule lumière mais, dans tout cela,
être symbole de celle-là sans se référer à un autre univers qui n'est des lignes qui conduisent une pensée. Et nous voilà de nouveau
pas immédiatement le sien. De l'action, l'un sur l'autre, de deux devant le problème de l'idéal. Faut-ille concevoir comme de l'ima-
plans physiques résulte l'incarnation d'un objet spirituel : d'un ginaire, de l'irréel ? Nous avons laissé entendre que non. S'it n'est
sentiment, d'une idée. pas cela, quel est donc ce vague qui n'est pas un être puisqu'il
Mais quel est donc, à la fin, le résultat de la peinture ? Il n'est ne réussit jamais à en dessiner les contours, qui n'est pas nous-
pas tout à fait une chose, et pas tout à fait nous-mêmes ; il est un mêmes puisqu'il nous commande et nous lance à sa conquête ?
peu de l'un et de l'autre. Il n'est pas la révélation lumineuse d'une
intimité jusque là indéchiffrable ; la matérialisation de quelque
essence métaphysique et sublime. La peinture est une conquête : Il. L'IDÉAL DANS L'ART.
la spiritualisation de l'œil. C'est toute la valeur de l'art qui est
illustrée ici et son rôle dans l'ascension de la vie humaine. La pein- L'idéal s'offre d'abord comme une qualité de notre désir qui lui
ture est toute sensation et matérialiste d'une certaine façon. permet de se prolonger bien au delà de notre univers sensible.
Cependant elle vient recueillir dans le sens le travail et le témoi- Cependant, il ne nous pousse pas tellement à nous évader du réel
gnage de l'esprit et de ses aspirations. Nos activités pratiques si qu'à le grandir à la mesure de nos aspirations. Il nous démasque
nombreuses, nos besoins matériels si impérieux ont jeté dans les lacunes de notre monde et nous presse de les combler. On le
l'ombre l'émotion et l'inquiétude salutaire qui s'exprimaient en poursuit co~me une perfection dont on ne connaitr~it que. les
nous dans nos premiers contacts avec la nature et les hommes. La exigences et qui nous forcerait sans cesse à rompre avec la routme,
peinture nous fait retrouver la jeunesse de notre regard et de notre à délaisser nos acquisitions. Somme toute, l'idéal fait partie de
sensibilité. En somme, elle dégage la sensation de l'utilité et, la notre réel. Il donne aux choses leur mystère et leur attrait, il sou-
158 L'IDÉAL DANS L'ART 159
tient et juge notre action. Cependant, il nous est inconnu. Nous Nous sommes corps et âme. Ces deux principes si intimement
savons seulement qu'il transcende l'univers et nous~mêmes. mêlés en nous n'en sont pas moins la source d'un conflit perpétuel.
Aussi bien, il se manüeste en nous surtout par un sentiment d'éloi- A notre corps nous ne savons quelle place donner. Tantôt il
gnement qui nous pousse à aller de l'avant. Et s'il paraît quelque- réclame tout et nous le lui abandonnons ; tantôt nous nous atta-
fois se confondre avec une des fins que la vie nous propose, il la quons à lui dans l'espoir de tout accorder à l'esprit. Or, d'un côté
dénonce aussitôt que nous l'avons atteinte pour aller se perdre nous sommes asservis et de l'autre plongés dans un monde abstrait
dans l'infini. · où la déception et l'ennui nous guettent. Car la difficulté pour
C'est un lieu commun de dire que l'art est la patrie de l'idéal. l'homme n'est pas tellement de comprendre la supériorité de
Issu de l'imagination, il ne connaît aucune des entraves que la vie l'esprit et d'y croire que de pouvoir confirmer cela par sa vie. Notre
oppose à la réalisation des beaux rêves. Cependant, il n'est pas corps, en effet, qui se pose souvent comme un obstacle à la vie
nécessairement la réussite fictive de quelque idée généreuse. Sans spirituelle, en est aussi le fondement et l'instrument. Nous sommes
doute, à l'origine, il ne semble exister que pour donner la vie à des divisés dans notre moi. Ce n'est pas par le même moyen que nous
héros :ainsi Homère et la tragédie grecque. Mais plus tard il y a faisons l'expérience de l'existence et que nous lui trouvons un
Macbeth et Harpagon, un assassin et un avare. L'idéal se présente à sens. Nous découvrons celui-ci par la pensée, mais par elle nous
l'esprit sous différentes formes. C'est un but à atteindre, un état de sommes comme séparés des autres et de nous-mêmes. Au contraire,
vie que l'on espère. une norme morale que l'on respecte, une cause nous sommes à nous surtout par nos faiblesses, notre tristesse,
· à laquelle on se donne :une famille, une patrie, l'humanité. Toute- notre solitude, la maladie, la passion. La douleur nous enferme en
fois, aucun de ces motifs n'est proprement celui de l'art. Ils se nous-mêmes. Le plaisir nous disperse et nous retourne à notre
traduisent tous par des actions directes sur les choses, sur les intimité par le regret ou l'insatisfaction. Et sans doute est-ce une
hommes, sur les institutions. L'art, lui, ne quitte jamais le champ grande part de notre inquiétude de ne pouvoir nous sentir vivre
de la représentation. Toutes ces fins cherchent à nous obtenir un qu'en ce lieu où nous risquons à tout instant d'oublier la signifi-
monde meilleur. L'art, au contraire, peut tirer sa matière aussi cation et la profondeur de notre existence. Nos concepts nous font
bien de l'échec et de la médiocrité que du bonheur et de la comprendre, mais ils sont privés de l'aspect dramatique qui les
grandeur d'âme. rattacherait à nos intérêts. Nos passions nous engagent, mais pour
L'idéal artistique diffère encore de celui de l'action par sa nous replier sur nos misères qui nous absorbent et nous aveuglent.
manière d'utiliser l'imagination. L'action en use comme d'un D'ailleurs si nous nous donnons tout entiers à l'expérience, nous la
stimulant. Pour l'artiste, imaginer c'est lutter. L'art ne vise pas cherchons avec un désir tel que tout ce que nous obtenons de la
comme };action à prolonger le réel par la pensée jusque dans l'ave- matière nous apparaît insuffisant. Si nous nous donnons tout
nir qui l'achèvera, mais à combler cet espace qui s'interpose entiers aux idées, il nous faut supporter notre être sensible
toujours, au sein même du présent, entre notre être et sa pléni- comme le poids d'un doute sur la validité de nos certitudes intel-
tude, entre la chose et son essence. L'idéal artistique répond à un lectuelles.
besoin de conscience, de lucidité. Et cela, non pas sur le terrain L'art est une tentative de réconciliation. Il n'y réussit cependant
des idées pures mais sur le plan où se joue notre existence. Il veut qu'en introduisant entre les idées générales et les actions singu-
conduire toute chair jusqu'au point où elle vient se confondre lières un monde nouveau qui veut en être la synthèse. Il s'efforce
avec l'esprit. Il recueille tout ce qu'il y a de trouble et ce qu'il y a de donner à nos passions et à nos instincts l'ampleur et la spiritua-
de lumière dans la conscience humaine, tout ce qu'il y a de lourd et lité d'une idée, et à celle-ci la puissance contraignante d'une
ce qu'il y a d'enthousiasme dans le cœur, pour l'offrir en problème à sensation. De cela nous avons une première indication dans le fait
l'intelligence et à l'amour. Car. s'il est avant tout recherche du ma- que l'œuvre d'art est un objet singulier et concret qui transporte
ximum d'expression, c'est qu'il veut faire de celle-ci la projection un message dont la portée est universelle. L'œuvre d'art offre à
dans le sensible d'une présence spirituelle que la vie nous dérobe. l'homme cette merveille d'un objet matériel et limité qui contient
L'ID2AL DANS L'ART 161
L'ART
grand roman relève d'une métaphysique implicite, d'une idée sur
une nourriture inépuisable pour le désir d'absolu qui travaille ~o~ l'existence, d'un jugement sur les hommes. Ainsi Stendhal, Balzac,
âme. Un objet où l'on réussit à faire tenir ensemble et la vanéte Dostorevsky, Bernanos, Mauriac, etc. Aussi bien, c'est l'esprit
et l'unité. Nous ne nous lassons jamais de contempler un chef- qui est premier, bien qu'il ne se fasse jamais voir qu'en images .
. d'œuvre comme s'il était toujours autre ; et, cependant, jamais il Celles-ci recueillent les faits, les personnes, les paroles et les actions
ne change et ne vieillit, comme s'il était éte~nel. Nou~ n:ouvons et les disposent de telle sorte qu'jls symbolisent une aventure spi-
en lui l'universel et le singulier réunis :un umversel qm n est pas rituelle. L'idée vient se chercher une apparence et se fond en elle.
un pur abstrait, un singulier qui n'est pas un pur devenir. L'~rt Le père Goriot est un concept qui, n'ayant jamais cessé d'être
crée des types, il incarne des essences. Et cependant, au contrrure incarné, nous donne par là l'impression du réel. Telle est l'impul-
de la science, il ne se réduit jamais en concepts. Il s'enferme dans sion sous laquelle la littérature invente. Et, comme le dit Alain,
l'apparence. C'est sa manière à lui de nous élever au-dessus du «ce qui est fiction dans le-roman, ce n'est pas principalement le
matériel. Moyen d'autant plus efficace qu'il nous recueille à récit, mais c'est le lien d'analyse qui fait que les actions sont le
l'endroit même où nous sommes toujours présents à nous-mêmes. développement des pensées » 1.
Or en confessant une apparence là où nous avons coutume de Le roman compose des personnages, il leur donne un milieu et
no~s arrêter comme à du définitif, du solide, il nous dispose à rece- les fait agir. Pour cela il utilise la description, le discours et le récit.
voir un monde plus intérieur, à nous élever jus.qu'à l'essentiel: ~·art Mais en tout, bien qu'il semble n'en jamais sortir, il va plus loin
s'arrête à la surface, mais la force à .expnmer cette trmstème que le réel apparent et c'est ainsi qu'il atteint la profondeur. Les
dimension qui donne à l'être sa profondeur. L'idée .~st r~dui~e à caractères que la vie nous offre sont flous et notre effort pour les
n'être plus qu'une tendance, qu'un mouvement d.e ltm~gmabon. dessiner est sans cesse distrait par la nécessité où nous sommes
Mais celle-ci cesse d'être l'instrument de nos divagations pour d'y lire des instruments pour nos projets, des obstacles à nos
devenir l'instigatrice d'un ordre qui permet aux choses et aux désirs. Le romancier, lui, s'installe à l'intérieur: aux tics et aux
événements de se spiritualiser en se dépassant. Dans une œu':e, gestes qu'il ramasse dan& l'existence, il joint, pour leur donner une
les êtres sont comme un langage et les idées des éléments de la vte, signification, le développement de l'une ou l'autre des mille possi-
des moments d'un état d'âme. C'est ainsi que l'art nous réconcilie pilités qui sont en lui l'étoffe de son âme.
avec nous-mêmes et nous ouvre à l'essentiel au sein même de Nous sommes tellement liés au milieu que nous n'avons pas
notre sensibilité. conscience des influences qu'il exerce sur nous. Pour nous, le
Le roman nous renseigne assez bien là-dessus. On croirait qu'il milieu n'existe que pour l'étranger et dans les pays lointains. Le
ne vise qu'à nous décrire une action, qu'à reproduire la nature de nôtre, nous prétendons toujours qu'iln'est rien: soit que nous nous
la vie. Mais il crée cette illusion en développant une pensée que plaignions qu'il ne nous r:.timule pas, soit que nous prétendions le
l'existence ne fait que suggérer· sans l'inclure dans la trame de dominer. Et si d'aventure on nous demandait de le décrire, ou
son devenir. Le roman est mauvais et ne réussit pas à nous émou- que par jeu nous nous amusions à nous le représenter, son évidence
voir s'il n'est qu'un rapport exact de la réalité immédiate. Et, en et sa banalité nous décourageraient. C'est que le milieu n'est pas
effet toute littérature est fausse dès qu'on y cherche une trans- tellement intéressant par les pensées qu'il suggère spontanément
cription littérale de l'extérieur. Elle est fausse _parce qu'e~le .grossit que par celles qu'il provoque dans l'individu et que celui-ci croit
le relief et la logique d'une intimité que l'~cbon nous. dtsstm?le.; ne tenir que de lui-même.
parce qu'elle fait un choix parmi les détails que la v1e m~lbplie Balzac, dans La recherche de l'absolu, commence par décrire le
sans ordre et sans distinction d'importance. C'est que la littéra- caractère flamand dont il soudra les nuances dans un détail de sa
ture n'est nUa vie, ni mieux que la vie : elle est une pensée sur vie sociale : la fumée de la pipe. Celle-ci devient une image fertile
elle, rendue par des éléments qui lui so~t empruntés. 0? croirai~ d'où sortira la patience, la conscience et l'amour du confort :
volontiers que la fin du roman est la vraisemblance. Mats celle-ct
1. ALAIN, Système des beaux-cirts, N. R.F., Paris, 1926, p. 321.
n'est que le moyen et le résultat d'une orientation intérieure. Le Inquiétude humaine tt
162 . L'ART . . L'IDÉAL . DANS L'ART 163
traits câractéristiques du peuple des Flandres et que ses peintres même pas abordé ce pourquoi nous l'avions entreprise. On n'a qu'a
ont reproduits avec tant de force. TI découvre ensuite une confir- se rapporter à l'expérience des discussions de quelque conseil ou
mation de cette conception de la vie dans l'architecture nationale. comité. Toutefois, il y a la mimique et le ton de la voix que l'on
Et ct"]a nous conduit à la maison du principal personnage de peut élever pour simuler la force de la pensée, ou diminuer pour
La recherce de l'absolu. Ainsi, le pays, puis l'habitation nous en communiquer le mystère; il y a aussi cette conscience de nous-
préparent à recevoir l'action : ils l'annoncent, la soutiennent et mêmes qui nous console de nos phrases tronquées en nous donnant
l'expliquent en partie. Le reste du roman, en effet, devient le l'impression d'en posséder l'achèvement et la richesse dans notre
développement des idées très générales développées au début : intimité inexprimable. Or le roman n'a point cela: il n'a que le
conscience, patience, amour du confort. La conscience flamande langage. Mais cette faiblesse devient une force puisqu'elle oblige
s'incarne dans le savant Claes ; la patience, c'est son travail de le discours à se dépasser lui-même en exprimant ce qui, dans la vie,
dément auquel il sacrifie amour et fortune, femme et enfants ; . est réservé à l'âme intérieure et qui, à cause de cela, demeure
l'amour du confort se sublime mais pour engendrer un matéria- souvent obscur pour enfin s'échapper dans l'inconscience. C'est
lism~ dont l'esprit lui-même est l'auteur : Claes cherche à obtenir, pourquoi la difficulté pour l'artiste n'est pas de reproduire la
de l'analyse, une matière absolue qui lui permettra de créer toutes conversation naturelle, mais de donner la vraisemblance à un
les autres. Aussi bien, si extraordinaire que soit le personnage de discours qui doit fatalement, sous peine de ne rendre ni la
cet alchimiste, le milieu où il évolue donne la plausibilité et la vie chaleur ni la vérité de la vie, se détacher entièrement de la
à ses excès de pensée. Tout se tient et tout frémit justement parce parole ordinaire.
que les choses les plus inertes apportent de la consistance aux Dans le roman, la parole est toujours comme la conséquence
idées et aux sentiment&. Rien ne tombe du ciel. et la logique d'un état d'âme. Chez Dostoïevski, ceci est remar-
Le paysage s'insère dans la littérature de la même manière. quable, presque tout est discours. Que l'on se souvienne de
cr Le paysage a des idèes »,écrit Balzac au début d'Ursule Mirouet. L'éternel mari, de L'adolescent, des Frères Karamazoo, de Crime et
Les romans maritime& de Conrad le montrent bien. La mer, son châtiment. Pour les personnages -de ce grand romancier, tout
&el, son étendue, ses odeurs. ses vents et sa chaleur, tout cela entre semble prétexte à rencontre. Et sans doute le procédé serait fasti-
dans la composition physique et psychologique de ses personnages. dieux s'il n'était qu'une imitation du langage de tous les jours.
TI y a, si l'on veut, une manière maritime, !paysanne et citadine de D'un autre cOté, il ne réussirait pas à nous émouvoir s'il ne faisait
sentir l'existence. Mais nous en avons à peine conscience. Le roman agir que des orateurs dissertant sur des idées générales. Si le
nous le révèle et souligne en même temps comment notre pensée discours prend tant de place chez Dostoïevski c'est qu'il donne
est solidaire de toute la nature en-dessous de nous et de toute aux idées le rythme qui les dramatise ; à l'action, le sens qui
l'histoire qui a créé les institutions qui nous gouvernent et de la l'approfondit ; à toute chose, un lien avec l'absolu. A certains mo-
race dont nous sommes issus. ments nous oublions que quelqu.'un parle, nous croyons assister
Les personnages du roman utilisent beaucoup le discours et en à une méditation de l'auteur sur un sujet très élevé qui n'est pas
cela ils imitent les êtres réels. Mais les effets que les premiers en en rapport avec l'action principale, comme l'existence de Dieu ou
tirent sont bien différents des résultats qu'en obtiennent les la société future. Mais cela ne dure pas longtemps. Au beau milieu
seconds. Dans la vie, nous témoignons nos sentiments et notre de sa tirade, le personnage se lève ou s'assoit, il offre du thé, il
sympathie beaucoup plus par des actes que par la conversation et, bafouille ou se fâche, il sombre dans 1'indifférence ou le doute, il
dans celle-ci, beaucoup plus par notre présence que par ce que nous se met à rire ou à raconter de:. histoires étranges et tristes. Ces
disons. Une conversation est rarement achevée. Tout peut la faus- retours fréquents à l'individu, à ses gestes machinaux et à ses
ser: une mouche qui passe, un éternuement et jusqu'à l'effort contradictions intérieures prêtent aux paroles, en les incarnant,
même que nous faisons pour lui garder sa logique. Et lorsqu'il nous une intensité exceptionnelle. Souvent le personnage assiste à sa
faut l'interrompre nous avons souvent l'impression de n'avoir propre c-Onversation comme s'il l'entendait loin à l'intérieur
164 L'ART L'IDÉAL DANS L'ART 165
de lui. Et lorsqu'il nous livre une idée-force, CE"tte lumière le sont absents. Si la phiJosophie s'intéresse à notre destinée, elle le
trouble et il essaie, par un flot de paroles, de reproduire l'image fait en négligeant les actes singuliers qui sont pour nous toute
de l'âme confuse qui l'a engendrée, qui la porte et qui la met en notre réalité. Mais le roman, lui, explique la vie par la vie elle-
doute. même. Celle-ci est à la fois le moyen d'expression et l'idée. C'est
La logique du discours, dans le roman, n'est point d'abo:d cell~ pourquoi aussi le roman est devenu le genre littéraire le plus pra-
de la raison mais celle des chemins imprévus de la passwn qm tiqué et le plus goftté. Par lui, c'est la vie qui nous parle. Il nous
colore toutes nos pensées et nos actions. On n'emploie pas la atteint dans notre singularité et, cependant, il l'élève jusqu'au
parole uniquement pour désigner des idées et des choses mais pour plan de l'éternel et de l'absolu; il cherche à ~ravers elle l'essence de
atteindre, à travers celle-ci, qui en devient le symbole, l'âme l'existence humaine, de ses problèmes vanés.
complexe et intérieure. Et toutefois le roman ne développe pas une sagesse. Il peut
Enfin, il y a le récit. C'est lui qui fait venir les paroles en ordre, arriver qu'il en dégage une qui nous paraisse très précise, comme
qui ménage les visites, qui joint la description à J'action, l'homme dans les romans de Camus, de Sartre ou de Gide, mais cette doc-
à l'idée. Cependant, il est surtout l'image du temps. Lorsqu'on trine, nous la connaissons surtout par les essais moraux ou philo-
pense à un roman, on se réfère à une histoire. Ce que l'on suit, ce sophiques de ces romanciers. . . . . .
qui éveille notre curiosité, c'est ce qu'on appelle l'intrigue, qui La doctrine, dans le roman, est toUJQurs ImpliCite, cachée : Il
pose uu problème dont elle amorce la solution à chaque page pour ne l'expose ni ne la défend directement. Mauriac n'est ni un théolo-
ne la fournir qu'à la dernière : Raskolnikov sera-t-il découvert ou gien, ni un apologiste. ILa subst~ce romanesque c'est la lutte de
se livrera-t-:1·?. Cependant, si le temps se mesure sur des événe- l'homme toujours imparfait et dans ses amours et dans ses
ments, il développe un devenir plus intime, il noue et dénoue un actions ; de l'homme aux prises avec un monde qui le déçoit, et
drame qui n'est qu'intérieur. C'est le calendrier lui-même qui est qui souffre de tout cela justement parce qu'il porte en lui un désir
transfiguré, qui prend t'importance ki'un symbole, ceJui d'une insatiable dont sa pensée lui exprime les exigences. Le romancier
atmosphère spirituelle. Pour cela, le romancier utilise les éléments transporte la sérénité des idées à l'intérieur des conflits humains et
du devenir d'une manière inaccoutumée comme en peinture le fait dépendre les derniers des prenùers. Il y a une tragédie de la
peintre soumet la couleur à la géométrie : le passé n'est plus un vie, des échecs, des ascensions, des chutes, des compromis, de la
présent qui n'est plus, l'avenir un présent qui n'est pas encore, médiocrité, du désespoir ou de l'espérance parce qu'il y a une
niais l'un et l'autre l'expression métaphorique du présent actuel conscience qui nous promet le bonheur, qui nous juge, que nous
de l'époque vécue. Balzac fait figure de prophète parce qu'.il faussons, qui nous condamne ou nous sauve. La Puissance et la
reproduit en tableaux bien brossés ce dont son temps ?'était Gloire de Graham Green perd sa profonde signification sans le
qu'une ébauche imprécise. Proust s'enfonce dans le &ouvemr, no~ catholicisme de son héros. L'œuvre de Gide n'existerait pas si elle
pas comme l'historien, pour faire revivre ce qui est mort, mrus n'était le drame de la substitution à un certain Christianisme puri-
pour retrouver le jaillissement, la jeunesse et la richesse de la tain d'une conception de la vie qui se veut aussi pleine que .ce
réalité toujours présente. dernier et qui, pour le remplacer, prétend l'être davantage; qui
Ainsi, par la description, le discours et le récit, le roman s'efforce conserve les formules de l'~vangile mais pour en faire le véhicule
de reconstituer la vie humaine. S'il réussit, sa séduction est totale d'un esprit qui n'est point du Chri&t, mais d'avant Lui :qui souffie
et il devient une des expressions artistiques les plus complètes. de la Grèce palenne satisfaite de la terre ; qui souffie quelquefois
Car il n'y a point de thème qui nous passionne plus et qui ne soit de Jérusalem, lieu de l'attente, de la misère, de l'espoir.
plus imfortant pour nous que celui de notre substance psycholo- En somme, le roman atteint sa plénitude lorsqu'il incarne un
logique et de sa destinée. Or, dès que la science traite de nous- problème qui se pose et se résout au delà de 1'histoire qu'il raconte.
mêmes, elle nous réduit à une série de complexes, elle nous Et cela nous ramène à l'art en général, dont nous avons dit qu'il
dissèque dans un vocabulaire utile mais où la vie et le sentiment était un idéal d'expression, de lucidité au sein même du concret,
166 L'ABT LES LIMITES DE L'ART 167
du devenir. Et de nouveau la question des limites de l'art se pré- dans l'universel et l'objectif : c'est la science. La première s'emM
sente à notre esprit. Car, de même qu'on ne peut pas dire que la lit- bourbe danc;le devenir et .l'incommunicable, la seconde sacrifie le
térature, et en particulier le roman, répond à l'inquiétude de contingent et le personnel. L'art s'efforce de conserver les deux.
l'Ame, mais plutôt qu'elle en intensifie la conscience en en multi- Pour cela, il vise deux univers à la fois :celui de l'idéal et celui de
pliant les aspects, de même on ne peut point soutenir de l'art en l'expérience. Cependant, il se tient toujours du cOté de cette der-
général qu'il est une valeur suprême mais plutôt qu'ii nous presse nière où se déroule notre existence. Il ne se préoccupe jamais de
d'en découvrir une. définir l'essentiel. C'est pourquoi il y a toujours une certaine ambiM
gulté dans l'art. Ce qui le permet, il ne le contient pas expliciM
tement, il semble l'ignorer. Toutefois, c'est bien là la nature du
III. LES LllltiTES DE L'ART. symbolique. Le symbole utilise une certaine similitude dans la
manière de penser certaines choses dont les unes ont un sens plus
Comme nous l'avons déjà écrit à propos de la science, montrer manüeste et les autres plus obscur. Pour l'art, la métaphysique,
les limites de l'une ou l'autre de nos activités ce n'est pas la réduire les idées morales, les théories sociales et politiques sont du
à une fonction négligeable, mais plutôt insister sur son rôle irrem- domaine du moins connu ; les choses utiles, les actions pratiques,
plaçable.-En effet, s'il y a quelque chose d'incomplet dans l'art, les sentiments, de l'ordre du plus connu. Or il tente de signi-
s'il s'y manifeste des emprunts, ce sera son apport positif qui nous fier le premier par la seconde. De cette façon, il transfigure la vie
le découvrira. Déjà, tout le long de notre étude de l'activité ordinaire mais il ne fait qu'appeler un monde supérieur. De là cette
artistique, nos analyses aboutissaient à quelque aveu d'impuis- impression de soulagement, de délivrance, d'exaltation, mais
sance au sein même de la plénitude. Nous ferons maintenant le aussi d'attente, d'inquiétude et de prière. .
bilan de ces déficiences. Nous avons souligné déjà que l'art s'applique à intérioriser le
Comme la science, l'art tire son élan créateur d'aspirations qu'il savoir et la vie ; à relier tous les êtres à notre intimité. C'est sans
ne satisfait pas entièrement, mais qu'il découvre et précise en doute par là qu'il est le plus attachant. A cause de cela aussi il y
s'efforçant de les combler. •C'est parce qu'il ne nous donne pas ce a bien peu d'hommes qu'aucune forme artistique ne touche, quand
qu'il nous promet qu'il (l'art) est le plus vrai et le plus utile et ce ne serait que par la chanson populaire et le vaudeville. Hegel,
qu'il restera toujours un ferment de pensée et de vie 'ipiri- comme toujours, a des idées ingénieuses et profondes sur cette
tuelle 1 • » Il est un intermédiaire. On y revient et on en part. Et intériorisation par l'esthétique. Pour lui, l'art, comme tout concept,
en cela il appartient bien~ u sensible qui est toute notre vie et dont a son évolution dialectique et son âge d'or qui correspond au
on ne peut jamais se satisfaire. Pour la pensée achevée, conquise, triomphe de la comédie grecque. L'esp.rit hu~n se serait d 'abor~
il est un support, ,une vivification ; pour la conscience obscure, soumis à une norme éthique tout exténeure à lw. Peu à peu, celle--cl
une exigence et une anticipation. s'intégrait à sa vie et faisait de lui un nouvel être. Cependant,
L'art, nous l'avons vu pour la peinture et le roman, nous délivre cet être s'ignorait, il ne se possédait pas à l'intérieur. Or, après
de l'obsessoin de l'utile et du quotidien. Il ne nous en sépare pas avoir gagné la lutte qu'une nature hostile lui imposait, l'homme se
cependant, mais transforme les choses et les jours en symboles. souvient de ce qui s'est passé en lui et il s'efforce de revivre par
Or le symbole, au fond, n'e::.t-ce point surtout une ouverture le dedans cette conquête de soi, de la retrouver en plein jour. Les
et une attente ? le contour d'un manque et, à l'intérieur, le forme; qu'il utilise pour celo1 sont d'abord abstraites, générales et
pressentiment de ce qui pourrait le remplir ? éloignées de lui : dans la pierre il sculpte des dieux ; dans ses
Il y a deux façons de connaître une chose. La première est indi- · hymnes et ses épopées il fait chanter tout un peuple. L'homme,
viduelle et subjective et se colle au singulier: c'est la sensation. alors, se donne le spectacle de lui-même, mais sous la forme d'une
La seconde abandonne le sens et les apparences pour se perdre
personnalité grandie, magnifiée. Et to~t à cou~ il ne croi,t pl~
1. Maurice BLONDEl., La pensie, t. Il, p. 178, aux héros qu'il a créés, il ne reconnaît nen de lw en eux. L espnt
168 L'ART LES LIMITES DE L'ART 169
invente alors la comédie où il se retrouve dans le contraste de ses L'art a des limites, la science a des limites. Toutes lt's deux
prétentions et de se& faiblesses, td qu'il est en lui-même, pauvre, cependant sont dominées par un grand idéal qui est en même
sans doute, mais chez lui. C'est l'apogée de l'art, où celui-ci se temps celui de la société : l'amour des autres. Suffira-t-il mainte-
suffit et nous suffit en nous apportant le contentement avec la nant de nous donner à celui-ci pour découvrir enfin le sen s de
possession sincère de nous-mêmes. C'est la conscience heureuse notre vie? On peut déjà prévoir, d'après nos réflexions antérieures,
où il n'y a plus de mystère en dehors de nou~ pour nous effrayer. qu'il n'en sera rien. La science n'achevait pas le sens commun et
C'est la sérénité du sceptique. Maie; le malheur est proche, il est l'art ne terminait pas la science. Il y a en nous un élan dont les
déjà commencé. La conscience est heureuse parce qu'elle se exigences variées viennent s'exprimer dans des disciplines diverses.
connatt, cependant ce qu'elle connaît est aussi son inconsistance: Cependant, aucune n'est capable de saturer nos aspirations. Et
une ouverture sur son inquiétude infinie. Ce que Hegel découvre toutefois chacune apporte quelque préci~>ion nouvelle et néces-
par des cheminl> qui lui sont propres en étudiant une période déter- saire à notre inquiétud 1 fondamentale et en explicite l'orientation.
minée de l'histoire, on peut le vérifier dans tous les arts et pour C'est ce qui arrive avec la société.
tous les temps. L'art ne nous suffit pas. Par lui l'esprit fait germer
jusque dans la sensibilité une inquiétude que la tene seule ne
pourra jamais éloigner.
Enfin, l'art manifeste encore sa dépendance par rapport à la
société. D en sort tout en tlavaillant à la constituer. La danse,
avant tout, est un phénomène communautaire. La musique, et
tous les beaux-arts, sont communication et appellent la consé-
cration de l'humanité 1 • L'architecture s'exprime surtout dans les
grands édifices où les communautés viennent délibérer ou prier.
A travers l'histoire la production artistique se solidifie dans une
culture qui devient une harmonie d'âmes au-dessus de la diver-
sité des temps. Verticalement, l'art vient puiser à une source qui
transcende et notre personne et nos œuvres ; horizontalement, il
commence et s'achève dans des rapports sociaux.
s'agit qua de satisfaire sommairement des besoins primitifs. C'est, ne songe qu'à l'immédiat où il s'imagine toujours avoir atteint la
à l'échelle d'un pays, une organisation semblable à celle qui fournit dernière phase de son développement. Cependant, c'est lui qui fait
la nourriture, le logement et le vêtement à une année. Mais dans l'histoire et; par elle, il change continuellement de physionomie.
une nation prospère où un certain luxe est possible, où il y a des Mais il ne ie sait pas et ne veut pàs le savoir. Il n'a pas, comme le
loisirs, qui décidera des désirs et des go Ab;? des prix. et des salaires, communisme, une philosophie du devenir. Il ne cherche qu'à
puisqu'il n'y a plus de marché? Tout sera arbitraire. «C'est le para- durer. Il justifie ses imperfections en supposant qu'elles découlent
doxe monstrueux de la planification intégrale que, se prononçant des lois itnmuables de la 11ature. Mais il n'hésite pas, lorsque son
au nom d'une reconstruction rationnelle, elle est privée de toute intérêt est compromis, à détruire ce qu'il avait construit. Ainsi, à
rationalité économique 1. • Apparemment, donc, du point de vue propos de l'emploi èt de là prodUction, on parle encore de concur-
économique, il serait assez difficile, pour la raison, de décic~er lequel rence, Ot, cellki n'existe à peu près plus. Les entrepreneurs se
du communisme ou du capitalisme est le meilleur. Les partisans sont groupés afin de se protéger contr~ le risque de la faillite que
de l'une ou de l'autre doctrine le sentent bien ~t c'est surtout sur les preniiers capitalistes acceptaient comme une loi nécessaire des
le plan philosophique qu'ils s'opposent, se combattent et se justi, affaires i le!! entreprise!> ont été organisées en monopoles, lesquels
fient. C'est une conception de l'homme qu'ils prétendent incarner. contrôlent les ptix et se partagent les marchés. Les travailleurs
On a dit de ces systèmes qu'ils étaient des matérialismes et, cepen- eux-mêmes se sont associés pour arrachèr le salaire au détermi-
dant, c'est sous forme de mystiques qu'ils s'affrontent: mystique nisme de l'offrè et de la demande. Alors qu'au début l'on inter-
de la liberté; mystique de la communion dans l'égalité. Tous les disait à l;État d'intervenir dans l'éconotnie, maintenant chaque
deux, d'ailleurs, empruntent quelque chose ' l'e~prit. Le capita., groupement s'efforce de l'asservir à son intérêt. Au capitalisme
lisme, c'est un élément spirituel, la liberté, asservi à un idéal libéral, qui avait engendré l'exploitation de l'ouvrier et la multi-
purement matériel : le profit comme source de puissance. Le plication des faillites. succède un capitalisme dè groupes dont les
communisme, c'est l'histoire d'une évolution purement matérielle, intérêts s'opposent et qui Sè font la lutte pour aboutir au chômage
le progrès technique et économique, qui se croit en mesure de en temps d'abondance et à l'inflation en temps de pénurie.
fournir un terme spirituel :l'épanouissement intégral de l'homme. Ne visant à servir que l'intérêt partioulier, le capitalisme
.Aussi bien, l'erreur de l'un et de l'autre n'est pas tellement de manque d'envergù.t'e et de prévoyance. Il évolue sans doutej mais
défendr-e quelque matérialisme grossier où \a jouissance sensihle parce que son égoiSme produit des injusticet et des malaises qui
serait la première préoccupation, mais de s'appuyer sur une mu... lui créent d$ difficultés et menacent sa sécurité. S'il s'adoucit
sion : celle dE~ croire que le temps se suffit et d'espérer, par lui, avec l'âge, ce n'est pas teliement parce qu'il veut devenir plus
combler un appétit qqc,! seule une éternité est en mesure de saturer. hUiilain, mail! patce que, pour survivre, il lui faut faire des conces-
Mais, ce mirage, ils ne l'obtiepnent qu'en déformant le sens du sions aux pressions sociales et politiques. D'àilleurs, il s'ingénie
devenir. Le capitalisme voqdrait n'avoir pas d'histoire, et que plus à retarder le devenit qu'il s'emploie à le travailler et à le sau-
l'avenir ne soit que le lieu de ses projets et la promesse de ses vet. Il commence par tésister au syndiéalisme et, lorsqu'il est
succès et de sa pérennité. Le communisme, Jui, refoule, toute son forcé de ie reconilafhe, il lui impose son esprit de lutte et son
avidité dans le futur dont il fait un paradis et vers lequel il s'ache- égoisme. Et tout cela, parce qu'il ne reconnaît pas dans le présent
mine par une dialectiqqe historique,! qu'il croit fatala. cet intemporel, dont nous avons parlé plus haut, qui nous montre
Mais le capitalisme, dans sa hâte de jouir du présent, le recule lès limites du temps tout en noûs indiquant d'où il tire sa valeur
sans cesse. En effet, il se voit obligé de le transformer toujours et son orientation.
pour tenter de conserver et d'açcroitre ses possesf?ions et sa pui~ Toutes lès époques ônt connu des hommes qui se sont adonnés
sance. Certes, il s'appuie uniquement sur l'intérêt individuel et il au comMerce et à l'industrie ; des hommes pour qui la production
1. F. PERROUX, Le capitalisme, p. 113, cité par Jean 1\tfA,RCJI~. op•. c:it.,
et l'échange des bietls :matériels étaient toute la Vie: Mais ils be
p. 261. dominaient pas: ce n'était pas eux qui doilnaient Il la société son
190 . LA socu\:Tt L'HISTOIRE COMME LIMITE DU SOCIAL 191
climat moral. Or aujourd'hui, à la faveur d'un ensemble de de concevoir la politique. Ce qui est nocif, ici, ce n'est pas telle-
circonstances historiques, c'est le financier qui a pris la première ment de chercher un profit dans les affaires, mais de vouloir que
place. C'est cela qui est dangereux. C'est la loi du commerce qui tout soit une affaire ; de contaminer tous les secteurs où l'action
devient la loi générale; c'est la fin de l'homme d'affaire& qui est ~t la pensée désint.éressées avaient coutume de se développer
celle de la société tout entière. Sans doute, le capitalisme a-t-il librement ; de se pnver par là même du seul ferment capable de
intégré quelques-unes des anciennes valeurs proposées par les reli- faire accéder la vie économique à l'humanisme. L'erreur du capi-
gions et les aristocraties, mais uniquement celles qui lui paraissent talisme c'est de ne voir que le temps et, dans le temps, de ne cher-
utiles, et en les réduisant aux proportions de ses ambitions. cher que le présent; de croire que la vie n'a qu'une dimension :
Cependant, il profite de la confusion qui surgit de cette allia~ce et celle de la terre, de ce qu'on possède; c'est de refuser cet absolu
il l'entretient comme à dessein. Et certes, on ne peut pas dire de qui seul accorde ce détachement sans lequel on ne peut faire
lui qu'il est immoral ou contre nature. Car si, en le considérant avancer la justice, qui seul assure à l'âme ce surcroît de générosité
comme un tout, on pense pouvoir le condamner, l'analyse nous sans lequel elle ne peut triompher de sa lassitude devant la malice
force à le justifier dans ses éléments. Il se fait défenseur de la et la misère éternelles des hommes, de sa faiblesse devant les
liberté et de la propriété qui en est la garantie ; il a son code du séductions du confort et du pouvoir.
juste et de l'honnête ; il favorise l'initiative et glorifie la ténacité Il semble que l'humanité, dans son désir de maîtriser la matière,
qui apporte le succès. En outre, il s'appuie sur des éléments de conq_uérir sa libération, ait fourni un tel effort qu'elle est main-
psychologiques et sociaux qui sont comme enracinés dans la tenant mcapable de retrouver la fin pour laquelle elle s'est mise
nature humaine: la hiérarchie des classes et des attributions ; la en marche. La production est devenue comme une idée fixe. Tout
recherche du profit et de la puissance; l'émulation par la concur- le re~te est rejeté dans l'ombre. Comme l'homme d'affaires, après
rence. Et. comme pour faire la preuve de la validité de ces prin- une Journée de travail, ne songe plus qu'à oublier dans un club
cipes, il fournit à l'humanité une production jusque-là inconnue ou un café, l'humanité a conquis une liberté dont elle n'use que
dans l'histoire et qui fait naître les plus grands espoirs. pour s'évader. Pour n'avoir si longtemps pensé qu'à transformer
Or tout cela donne aû capitalisme une apparence de réalisme la_ nature, ell~ ne sait plus quoi penser d'autre. EUe est spécialisée.
mais aussi de moralité. C'est être réaliste de s'appuyer sur l'intérêt Ailleurs ses Idées sont celles d'un enfant. Au même moment où
individuel pour obtenir le bien général, de lutter contre la paresse elle est en mesure de répandre davantage la culture, elle en a perdu
par le stimulant de la concurrence et l'appât du profit ; c'est être le goût.
vertueux aussi que de respecter la liberté et la propriété, d'épar- Le capitalisme a créé un monde : des machines, des usines des
gner et de risquer afin de contribuer à la prospérité de la nation, villes et des loisirs. Il a donné une nouvelle figure à Ja terr:, ra-
de désirer la puissance qui donne au bien son efficacité. Aussi bien, massée, fébrile, &ocialisée. Il a fait surgir des formes nouvelles de
lorsque l'Église condamne le capitalisme, elle souligne que ce n'est communautés qu'il aurait· fallu organiser, harmoniser. Mais de
pas à une technique qu'elle s'attaque mais à un esprit. Et avec cela il n~ s'est jamais .rendu compte. Que ses villes soient pleines
raison. Les extrémistes croient que c'est bien peu. Cependant, de taudis, ses entreprises de prolétaires, cela n'entre pas dans la
c'est l'esprit qui est tout : qui accepte ou refuse l'évolution néces- ligne de ses préoccupations. Et pourtant c'est lui qui a entraîné
saire ; qui est esclave du privilège ou qui s'élève au-dessus de lui ; ces graves problèmes sociaux. Sans doute, ne les a-t-il pas voulus.
qui succombe à l'attrait d'un profit sans limite ou qui y ré~iste ; Il ne cherchait que le profit et non point la misère des autres.
c'est lui qui fait de l'économie une fin ou un moyen. Ce qw rend Toutefois, c'est justement l'étroitesse de sa fin qui le rend indiffé-
le capitalisme néfaste, ce sont moins ses imperfections pratiques rent aux maux qu'il a produits, et incapable de les guérir. Pour lui,
que ses prétentions à la domination de toutes les activités de l'homme est un être abstrait, isolé, libre, naturellement bon et
l'homme. Il y a une manière capitaliste de vivre, de s'amuser, juste et que la propriété protège et ennoblit. Tout ce qui trouble
d'étudier le droit, de pratiquer la médecine, de cultiver la science, cette image doit être écarté comme un déchet, un monstre, un
1
L HISTOIRE COMME LIMITE Dt1 SOCIAL 193
irrationnel, quelque chose que la nature elle-m~m~ a vo.~u en esprit que le capitalisme trahit l'homme, qu'il fnorise la concur..
marge de la société. On reproche souven~ au caritalism~ lmv~~ renee sans contrôle, le profit illimité, les in~alités excessives.
tion de la société anonyme, par laquelle Il aurrut sépare défimtt: Nous nous interrogions sur l'attitude à prendre en face de notre
vetnent le capital du travail. Ce n'est plus l'entrepreneur qUI temps. Nous avons vu que l'histoire offrait deux limites. L'une
possède et qui dirige, mais une personne mo~ale par. ~es délégués. portait sur le présent héritier du passé, et l'autre vers l'avenir, et
Mais quelle autre technique juridique pouvrut-on utiliser, da?s un toutes les deux nous référaient à un absolu pour juger, orienter et
régime de liberté et de propriété individuel~e, pour r~unu les achever notre action. Le capitalisme refuse cet absolu, ou, plutôt,
capitaù~ nécessaires à l'édification d'ùne usme mécamsée t~ès il lui substitue ce présent terrestre dont il a fait son infini. Il nie
cotlteuse? Nous sommes en face d'un fait qui nous montre bien l'histoire parce qu'il ne veut pas être mortel. Cependant, il est
oû se trouve la véritable faiblesse du capitalisme. Elle n'est pas historique et va de contradictions en contradictions recomposant
dans la logique de sa structure, mais dans son inéap~cité d'assu- sans cesse les tenues d'une immense inquiétude.
mer les Gonséquences humaines de ses actes techmques. Il ne Le communisme s'empare de cette inquiétude et prétend l'apai-
ct>mprend pas que la société par actions n'est qu'un moyen de ser. Il s'annonce comme l'espoir des masses et comme une promesse
mettre en œuvre une institution dont les fins dépassent celles que de fraternité à un monde de luttes et de solitude. Les temps sont
le capital se propose. Pour le tapitaliste, l'en~reprise n'est ~u'une durs et chacun se demande où va l'univers de, hommes, où est le
propriété dont il tire profit. Il ne voit pas qu Il a donné nrussance tenne de cette insatisfaction infinie qui les accompagne jusque
à une communauté dont les exigences juridiques dominent celles dans leurs joies. Le communisme répond à ce malaise en tournant
que coltlmande le droit de propriété. Identifiant propriété et entr~ les esprits vers l'avenir, où il satisfait, par l'imagination, toutes les
prise on conçoit assez facilement qu'il ne reconnaisse au .travrul déceptions :les hommes y sont égaux, libres ; ils s'aiment les uns
qn'une fonction de ~ubordinatiort. Le contrat .de :ravrul . n'est les autres et, grandis par cet amour, ils n'ont plus besoin ni de loi,
qu'un louage de service pour le c~~~te du capital . Et; rt_lalgré ni de gouvernement. Pour obtenir ce futur, le communisme pro-
le8 ptessions des syndicats, le eapitaliste conti~ue de considérer pose une philosophie de l'histoire. En effet, contrairement au capi-
l'employé comme extérieur à la vie de l'entrepnse. Il ne se~t pas talisme, il ne s'attarde pas au présent qui, pour lui, n'est qu'un
que c'est par elle que le travaill~ur prend place dan.!> la soCiété et anneau dans la chaine des jours. C'est le lieu de la souffrance, de
qu'il fait vivre sa famille. Il Ignore que ,le besom naturel .de la haine et du sacrifice qui prépare et mérite à l'humanité « les
l'homme est d'aimer son travail, et de s attacher à son usme lendemains qui chantent ». Cependant, sa dialectique historique
comme à unè communauté fraternelle. Il ne veut le lier que par est surtout une interprétation du passé capitaliste, auquel elle
l'argent. Aussi bien, la sécurité qu'il .accorde au travail n'es~, I.e apporte un sens en le faisant aboutir dans un avenir où la suppres-
plus souvent, qu'une concession à la force ; t?ut au ~lus Y voit•Il sion de la propriété nous obtient la réconciliation de l'homme avec
une généroslté ; jamais la reconnaissanoe d un drOit découl~t lui-même et avec son semblable. Ce qui frappe dans cette théorie
d'un statut naturel et qui oblige. Il pense posséder son usme c'est le peu de proportion entre les moyens choisis et les fins pro-
comme il possède ses meubles et sa maison, son j~rdin et sa voiture. posées ; entre la direction donnée au passé et le futur qui en est
11 confond les hommes avec les ch()ses comme s1, de payer les uns attendu. De même que le capitalisme, tout en feignant d'ignorer
était la même chose que d'acheter les autres, de renvoyer les le devenir, n'en écrivait pas moins une histoire, ainsi le commu-
premiers comme de vendre ou supprimer les secondes. Il est nisme rend impossible, en la réalisant, l'histoire dont il s'imagine
maitre par l'argent. Mèsurer à cet étalon, tout se ressemble :tout posséder la loi et le terme. Et chacun, à sa façon, réfute par les
est possession. . , _ . faits sa prétention d'échapper à l'éternité en lui substituant un
L'exemple de l'entreprise noul;; montre bten que c est par un temps qui n'aurait pas de limite.
1. Georges RrPERT, .Aspects jurldiquu du capitalisme tnoder~. Pichon et Pour le communisme, il n'y a pas de Dieu présent à l'homme,
l)urand•AUZias, Paris, 1946, pp. 294 et ss. mais un avenir où l'homme devient Dieu. L'homme se fait et
Inquiétude humaine 13
194 LA socuhÊ L'HISTOIRE COlOriE LIMITE DU SOCIAL 195
tout est biea qui ileut bè.ter son accomplissement; t~ut est~ qui les faits ne commence à vérifier l'histoire que la théorie commu-
le retarde. Certes, il y a une limite au présent, mais c~ n'est pas niste prophétisait.
celle qui nous ouvre à un au-delà, qui confesse u~e l?I ~t~rne!le. li y a plus. En même temps que le communisme glorifie letra-
C'est cet appel au progrès, à l'action qui libère, qm fait 1 hiStOir~. vail comme une source d'humanisme et de libération, dans la
En effet l'histoire est à nous, à l'humanité, il n'y a rien au dela, pratique il le considère uniquement en fonction du rendement.
· elle est ~n terme. C'est elle qui contient le moment où l'homme Il fait peu de cas de la vie humaine. Il crée des camps de travail
terrestre entrera définitivement dans un monde d'amour et de forcé. Alors qu'en régime capitaliste on cherche le moyen d'huma-
liberté. Parce qu'il ne connait pas de Dieu dans le présent, le piser le travail mécanique, en U. R. S. S. ces sortes de préoccupa-
communiste se console de son inquiétude en se croyant maître d~ tions ont été bannies 1 • La liberté subit le même traitement. On
l'avenir où il se divinise. Mais évite-t-il entièrement toute loi en suscite le désir, mais en même temps on installe un État tout
naturelle transcendante et l'avenir est-il vraiment en son puissant assisté d'une police tracassière et omniprésente et dirigée
pouvoir? . par un parti unique qui contrôle tout : économie, pensée, loisirs.
Le communisme combat l'idée de patrie et, cepen~ant, Il La doctrine prêche l'amour, mais le parti utilise la haine, la lutte,
s.
1'exalte en u. R. s. ; s'il se répand en Asie, c'est en se faisant le le mensonge, la violence. La théorie exalte la personne et, cepen-
champion des nationalistes orienta~x. li d.écrète l'abolition ~e la dant, dans les faits, J'homme n'est que l'instrument d'une idée
famille, mais ilia rétablit par des l01s spéciales. Il proclame 1 ég_a- p.olitique qui n'~ aucun respect de J'autonomie de l'individu.
lité et prophétise la disparition de toute. autorit~ et, to.utefms, Sans doute, Je communisme proteste que tout cela n'est qu'une
il institue un État puissant et une hiérarchie très dlffér~nciée ~ve.c transition, une épuration. Mais il est à craindre que l'on ne puisse
des écarts considérables dans l'échelle des rémunéra~wns. Ai~si, difficilement tirer la liberté de l'esclavage, l'amour de la haine, la
malgré qu'il en ait, et. contre l'histoire qu'il annonce, .11 est obligé, démocratie de la dictature, l'abolition de l'État d'une bureau-
dans les faits, de renier quelque chose de son dynaiDisme ~évolu cratie toujours grandissante. L'histoire nous enseigne d'autres
tionnaire au profit d'une norme qui domine la durée. Par aille~rs, leçons. Certes, cette révolution finale arrivera lorsque l'État
rien de ce qu'il entreprend ne nous laisse prévo~ qu'il n~us obtien- connaîtra une abondance telle que chacun obtienne ce que
dra le paradis qu'il nous promet. Nous avons limpressiO~, pl~tôt, réclament ses besoins. Mais voilà : où finiront les besoins des
· qu'il est en train d'édifier le mur qui nous en séparera à ~amru~. hommes nouveaux ? Évidemment, il n'y aura plus d'envie et de
Et d'abord, jusqu'à maintenant, lorsque le commumsme s.est disputes à propos de propriétés et d'héritages. Mais comment
introduit dans un pays, ce n'est nullement parce que Je c.apita- atteindre à une production assez abondante pour combler un
Jisme avait atteint cette limite où les possédants.so~t un~ mfime homme qui a mis son absolu dans la possession de la terre ? Qui
minorité très puissante, et les prolétaires.une m~Jonté miSér~ble: peut dire aussi que l'ancien désir de puissance, de gloire et de domi-
li a conquis la Russie, c'est-à-dire une nation agncole et soumise a nation sera mort avec la disparition des classes et de l'argent? Le
un régime féodal. S'il s'est propagé en Europe, c'est à la faveur de capitalisme n'a pas inventé l'homme mais il est une invention de
la misère engendrée par la guerre, et non pas enc~re parc~ qu~ le l'homme. C'est depuis très longtemps qu'il y a un tyran en nous
capitalisme avait atteint ce point ultime ~ù de ~m-même il d~Ive qui se voudrait seul et au-dessus de tous, qui accuse et écrase par
se désagréger. Aux États-Unis, au contraire, bien q~e le capita- crainte d'être jugé et de se voir disputer cette plénitude illusoire
lisme soit à son apogée, il est fort improbable, pour 1 ms~ant, que qui ne vit en lui que de l'asservissement et du silence d'autrui.
le communisme fasse quelque conquête importante. D un au~re Est-ce que dans un régime sans propriété toutes les incompré-
côté, l'U. R. S. s., pour s'industrialiserrapidement, ne trouve I?'en hensions qui naissent de la disparité des savoirs, destempëraments
de mieux que de répéter les catégories et l'évolution du c~pita et des milieux seront pour autant éliminées ? Et comment sera
lisme, passant par le stimulant de la concurrence p~ur aboutir à la supprimée cette pauvreté intérieure en nous et chez les_autres qui
rationalisatio_n par le monopole. De telle sorte que rien encore dans 1. Georges FRIEDMAN, Où va le travail humain '1 Gallimard, Paris, 1950.
L'HISTOIRE COMME LIMITE DU SOCIAL 197
196 LA SOCIÉTÉ
nous et chez les autres ne cesse jamais de renattre ; nous sommes
rend l'amour des ho:mmes si précaire, et toujours prompt à accueil- seuls et impuissants tandis quP. l'effort de nos frères se disperse à
lir l'incident qui va le détruire ; et toujours disposé à se trans- mesure qu'il essaie de se formeret de se perfectionner. Notre idéal
former en une haine d'autant plus forte qu'elle exprime à la fois sa avec l'âge, parce que l'avenir se rétrécit et devient improbable, se
déception vis-à-vis d'autrui dont il attendait tout, et l'horreur que lasse et .se transforme en un désenchantement subtil qui décou-
lui inspire le vide de sa solitude toujours retrouvée ? On ne rage l'action en minimisant son importance. Mais ce qui peut être ·
triomphe pas de l'insuffisance radicale de l'homme uniquement tentation est aussi un appel auquel on ne répond qu'ens'arrachant
par des liens de camaraderie et en mêlant et multipliant des à soi-même pour s'abandonner aux desseins mystérieux . d'une
amours déficiente~. Toute communauté repliée sur elle-même, sagesse éternelle. Aussi bien, quel que soit le sort de nos projets
qu'aucune transcendance ne visite, n'évite la mesquinerie qui et de nos actes, ils auront un sens ils sauveront une parcelle du
désagrège que par la force qui brutalise. temps, si l'Esprit qui les a suscités est aussi celui qui ordonne
Le communisme travaille donc contre lui-même. S'il a une l'histoire où ils viennent s'inscrire.
histoire, c'est uniquement celle de l'impossibilité de son terme. Dans cette perspective, il n'est pas sllr que nous réussirons à
Certes, il soutiendra qu'il prépare des générations futures. Mais transformer le monde; il n'est pas sllr que ce soit nous qui liqui-
quelle est donc cette humanité de demain qu'on ne peut construire derons le communisme et surmonterons le capitalisme. II est très
qu'en reniant celle d'aujourd'hui ? Quel est cet homme futur dont possible aussi que les malheurs de notre temps ne soient pas en
l'ancêtre a si peu de prix ? Où donc aura-t-il appris le sens de la vain. Que le communisme ait une fonction de salut et le capita-
dignité ? Où aura-t~n appris à le respecter ? lisme son rôle dans la libération de l'homme: le premier en orga-
Ainsi on n'échappe pas aux limites de l'histoire. EI.les sont, en nisant la misère humaine pour l'offrir au monde comme un reproche
réalité, une ouverture sur l'infini, sur l'intemporel. C'est pour à la dureté de son cœur, et le second en fournissant à l'humanité
avoir ·refusé de le reconnaître que le capitalisme nous conduit à croissante le support matériel et technique nécessaire à son épe-
un égoïsme avide et toujours insatisfait ; et le communisme, à un nouissement spirituel. Il e~t très probable aussi que lorsque le
rêve communautaire qui ne réussit à s'établir qu'au détriment capitalisme aura disparu on en réinventera l'esprit, tellement il
des hommes qu'il rassemble. ressemble à l'homme déchu que nous n'avons jamais cessé d'être.
Si, dans la pratique, il faut choisir, ce sera ce capitalisme où, tout Pour nous, cependant, le devoir reste toujours le même qui est de
de même, il reste une zone de liberté. Mais nous le choisirons pour lutter contre le mal et pour le bien, contre l'injustice et pour la
tenter de le dépasser. Le principe même par lequel il se justifie justice, contre l'erreur et pour la vérité, et de remonter toujours
nous oblige à aller au delà de son esprit. En effet, choisir la liberté à la même source éternelle quels que soient nos échecs et le carac--
ce n'est pas conquérir la puissance, mais ce détachement par tère quasi surhumain de l'œuvre à accomplir.
lequel notre présent est rendu sensible aux valeurs transcen-
dantes ; ce renoncement par lequel nous sommes donnés à un Nous nous sommes efforcés, par quelques analyses, de montrer
amour qui transfigure le temps. Nous connaissons l'insatisfaction, comment la société répondait à notre inquiétude. C'est la société
nous voulons plus de justice, de paix et d'amitié entre les hommes: . qui rassemble l'art, la science et la sagesse des peuples pour en
Nous pourrons donc agir sur notre monde en déchiffrant au sein faire une civilisation et un progrès. C'est elle aussi qui assure à
même de notre inquiétude le message d'un principe qui vient d'en l'homme la liberté et la communion dont il sent en lui un si pro-
haut et qui, à travers les manifestations imprévues du devenir, fond besoin. Et cependant elle a ses limites. Elle ne peut, par ses
s'exprime en nous comme une absence, un appel et un guide. seules forces, nous accorder cette indépendance qu'elle nous pro-
Mais notre vie est courte, notre action est petite, notre savoir mettait en décuplant nos énergies ; cette amitié inépuisable
d'autant plus limité que les techniques sont plus nombreuses. Les qu'elle nous annonçait en nous donnant l'humanité_ à aim~r. On a
années passent et presque rien ne s'accomplit de notre immense voulu expliquer les succès et les échecs de.notre act10n sociale par
espérance ; les obstacles se multiplient et se durcissent, le mal en
198 LA SOCIÉTÉ
généreux et libre de nous-mêmes, nous nous sauvons tn nous per- met • gloiro la plus chère .en Dieu t _émoin de $a eQn_scieo~. 1/uu§
dant en Pieu. Or, il y a une alternative parce que nous pouvons dans l'orgueil de sa gloire marche la Ute h_a1,1.te ; l!autre dit ~
usurper ce prêt divin au profit de notre égoïsme ; il y a une alter- son Dieu: «Vous êtes ma gloire, et c'est vous qui éleve~ ma
native parce qu'il nous est demandé un consentement onéreux tête., Celle-là, dans se~ chefs, dans ses victojres sur les autres
contre l'apparenc~ des choses et pour un Dieu caché. Ce qui prend nations qu'elle dompte, se laisse doii).Ïner pa:r sa passion de domi-
~oute .la place et qui, associé àl'élan de notre cœur, parait bien ner. Celle-ci nous représente ses citoyens unis dans la èharité,
mépmsable, ce sont nos actes particuliers et cette vie et ces faits serviteurs mutuels les uns des autres, gouvernants tutélaires,
e~ toute notre importance _ e t tout ce monpe grouillant et enva- sujets obéissants 1.... » Il faut qu'il y ait dans notre action quelqu~
hil>sant. Et c'est bien plu tOt dans notre idée de Dieu que semble se choRe de cette issue fatale et impensable qu'est la mort. En effet,
loger le fini et le néant. Combien vite nous nous lassons de médi- c'est par cette idée dramatique que l'éternité, l'essentiel et le défi-
ter, mais non pas de vivre et de nous agiter 1Le croyant lui-même - nitif s'incorporent à nos actes 1 • Tout passe si ce n'est la vérité, hi
connaît quelque chose de cela. Souvent, c'est avec un sentiment justice, l'amour et la valeur intemporelle de l'homme.
de gêne et de honte qu'il prononce le nom de Dieu. II s'étonne et Toutefois, cette sombre pensée ne sera-t-elle pas aussi le mépris
s'inquiète de parler avec tant de familiarité et de froideur d'un dédaigneux et cynique pour tout ce qui est enthousiasme et atta-
Dieu qu'il voudrait si près de son cœur et plus intime à son âme chement ; la sécheresse d'un amour sans foi et sans objet? Non
que son frère. Car ce qu'il entend en lui, sous ce nom, c'est encore pas. Car, s'il faut traverser l'idée de la mort, ce n'est point pour
le bruit du monde et des désirs : ceux-ci comme un voile recom- succomber au désespoir mais pour renaître, dans cet anéantis-
mencent sans cesse à fondre le divin dans l'irréel. - . sement symbolique, à une vie plus grande, plus durable et plu~
Quelle est donc cette part de Dieu dans notre vie d'intelligence vraie. De même qu'on ne peut franchir le seuil de l'éternité que
et de volonté, et quelle différence si nous la retranchons de nous ? par la mort corporelle, ainsi on ne peut atteindre la -profondeur de
Dans le savoir, c'est l'acceptation du mystère et de l'irrationnel ; l'existence sans d'abord se quitter soi-même. On ne peut accéder
dans la volonté, l'accueil du devoir. De part et d'autre, nous au maximum de son être sans d'abord accepter d'en être dépo~
s?mmes en. face d'une privation, d'une s0 umissï"on, d'une abnéga- sédé. Sans doute, il y a un rude combat à livrer dont la pire issue
tion : un neant. Que pouvons-nous ajouter à la vérité de nos labo- est encore de savoir l'éviter. Il s'agit d'acquérir l'habitude du ~>acri
ratoires et·à la beauté de· nos œuvres d'art par la préoccupation fice total de soi-même. Et l'on ne peut s'empêcher de liair et de
d'une réalité invisible et infinie qui nous échappe toujours? Que repousser, en même temps qu'on a réussi à l'accèpter et à le vou-
. peut ajouter la justice à nos conquêtes terrestres si ce n'est plus de loir, ce rejet de soi qui est la condition de son accroissement inté-
lenteur ; et la tempérance à l'épanouissement de notre moi si ce rieur. C'est en effet l'idée de la contingence générale qui, en nous
n'est moins de spontanéité? En tous lès cas, fien que l'on puisse donnant le sentiment de l'éphémère et en nous arrachant au pur
se~tir si ce n'est la sensation de_ne pas pouvoir tout, et de n'être devenir, nous livre le sens de la vie. C'est par le détachement que
pomt maitre de ce qui est. Le monde appartient aux forts avant naît cette ferveur héroïque prête à mourir pour un idéal. C'e!>t le
d'être aux justes ; la sensualité et l'orgueil sont une bonne tech- don de soi qui engendre une fidélité et un dévouement impéné-
nique si l'on vise à l'exaltation de soi. Cependant, ce renoncement
1. Saint AuousTIN, La ciU de Dieu, trad de L. MoREAU, Garnier, Paris,
à soi c'~st la porte étroite par laquelle Dieu pénètre en nous pour 1929, t. Il, p. 356.
devenir notre vie. On ne s'approche pas du Créateur sâns une cer..: 2. • ... L'action bonne est celle qui, dans l'honune même, dépasse et
taine immolation. Rappelons le texte célèbre de saint Augustin : immole l'homme : chaque fois qu'on accomplit un devoir, Il faut sentir qu'il
~mporte la vie. Car il faudrait mourir plutôt que de ne le point accomplir ; et,
u De~x amou.rs ont d?nc bâti deux cités, l'amour de soi jusqu'au en vivant pour nous en acquitter, c'est déjà un autre qui vit en nous. Tout
mép~s de D~eu, 1~ cité de. la terre; l'amour de Dieu jusqu'au acte est comme un testament. Il faudra bien prendre le temps de mourir :
c'est comme mourant qu'Il faut vivre, :;~vec cette simplicité qui va droit à
mépns de soi, la cité de Dieu. L'une se glorifie en soi, et l'autre l'essentiel et au vrai • (Maurice BLONDEL, L'action (1893), Presses Unlversl-
dans le Seigneur. L'une demande sa gloire aux hommes, l'autre tafrtl6 de France, Paris, 1950, p. 356). ·
L'INQUIÉTUDE ET LE SURNATUREL 209
208 LA VIE SPIRITUELLE
de notre désir infini. Il ne nous reste plus qu'à trahir, à dénoncer,
trahies au dégo"O.t et à la lassitude. Car maintenant nous ne sommes à calomnier, afin de parvenir. Par la puissance du moins, nous
plus à nous mais à Celui que nous aimons secrètement en croyant réussirons à dominer la mort. Car si ta vie des autres est entre nos
n'aimer que nous et nos conquêtes et qui, le jour où nous avons mains par le sentimer:.t, l'argent ou la force brutale ; si tous
renoncé à notre amour de nous-mêmes, nous a délivrés de notre tremblent et se traînent à cause de nous, c'est donc que nous
étroitesse et de notre misère. sommes le maître de l'existence. Et chaque fois que nous aurons
Nous échappons si peu à ce conflit en nous de la mort et de besoin de nous sentir vivre, de chasseJ notre ennui, d'oublier notre
l'infini que nous ne refusons point Dieu sans, du même coup, nous insuffisance, il nous sera toujours possible de retourner à ce
jeter avidement dans la vie pour tenter de l'arracher à sa contin- troupeau, ne f"O.t-il que ctuelques-uns, une famille, pour lui infliger la
gence et nous-mêmes à notre corruption. L'immortalité et la m~rt souffrance etla terreur afin de tirer de ses clameurs la preuve que le
sont liées à l'idée de Dieu. En niant Dieu on ne peut éviter de néant est encore loin puisque nous sommes si puissants. Aussi
s'agripper désespérément à la terre. De même, si l'on ne se revêt longtemps que nous avons l'énergie d'écraser, la mort, avec son
pas de renoncement, on éloigne Dieu jusqu'à le faire disparattre. pardon, ses remords, sa pitié, ses tendresses, son abnégation, n'est
Car, de toutes manières, on ne délogera pas l'absolu du cœur de pas encore là. Et nous soutiendrons cette cruauté dans l'espoir
l'homme. Si Dieu n'est pas, il faut que l'homme soit dieu. Si la de prolonger ce sursis. Sans doute, cette fo~e ne se déchaîne pas
mort est la fin de tout, il faut obtenir de cette vie trop brève toujours d'une façon spectaculaire, mais elle est au cœur de toute
qu'elle se soit crue immortelle, ne fût-ce que par un instant vie. Nous ne voulons pas le mal mais nous finissons par ne vouloir
d'ivresse malheureuse et folle; il faut substituer à cette durée que lui en ne voulant que nous. Si notre vie (terrestre) se croit
future, qui n'a d'être que celui dont elle nous prive, l'intensité d'un éternelle, elle devient un abus : la propriété, l'autorité et même
présent où il faut bien que tout soit possible puisque demain rien l'amour sont des tyrannies.
ne sera plus. Si Dieu n'est pas, tout est permis ; la scélératesse Voilà donc l'alternative implacable où nous conduit l'inquié-
seule est raisonnable, proclame Ivan dans Les frères Karamasov 1• tude humaine. On ne peut découvrir le sens de l'existence sans
Il faut pouvoir tout car, infiniment dépourvus, nous n'avons d'abord renoncer à son être. L'option est ardue et toujours à
plus que la terre et le temps. Nous n'avons plus le temps d'espérer reprendre car elle se fnit contre les séductions de la vie et pour
et de nous consoler dans cette espérance ; il nous faut détruire le renoncement à soi. Mais ta joie est justement du côté où tout
toute.cette horreur autour de nous puisque nous n'aurons jamais semble perdu parce que c'est là que Dieu, qui est tout, nous attend
rien d'autre et que nous sommes seuls. Le chemin est trop long pour tout achever. A l'intérieur même de notre détachement une
par lequel nous apprenons à aimer ce prochain misérable qui est grande espérance commence à s'installer en nous. Notre lourde
notre image. Nous n'avons que le temps de le haïr. Car nous inquiétude est vaincue. Aussi longtemps que nous avons cru que
n'avons plus que nous et notre intolérable faiblesse et ce jeu et le monde était tout D'JUS avons récolté la déception. Mais ayant
cette rage qui nous poussent à nous diviniser malgré tout. Il nous renoncé à tout pour accueillir Dieu tout nous est maintenant
faut le pouvoir, quand ce ne serait que sur un seul homme, sur un remis, mais délivré dn son néant. Notre vie n'est point perdue,
faible apporté par le hasard, afin de donner à notre être débile l'il- mais sauvée ; non plus désespérée, mais riche de la découverte
lusion de la grandeur par l'asservissement et l'huiniliation d'au- d'un amour inépuisab.te, source de ré.confort et de paix.
trui. Si l'autre n'est rien, nous seron::. tout de même plus que lui.
Nous n'avons rien et nous voulons tout. Aussi bien, tout ce que III. L'INQUIÉTUDE ET LE SURNATUREL.
l'autre a est quelque chose qui nous est enlevé et que nous ne
pourrons rattraper. Nous ne pouvons plus aimer, car l'autre c'est L'inquiétude humaine prend-elle fin sans sortir de la nature ?
celui qui nous accuse de n'être pas ce qu'il est, de ne pas occuper Le penseur chrétien SE-it bien qLL'eu Jait il n'en est rien ; que la fin
la place qu'il a prise; qui nous rappelle sans cesse l'impuissance Inquiétude humaine fq
1. DosTOIEWSKY, Les fréres KaramasoP, Fernand Hazan, Paris, 1948.
210 LA VIE SPIRITUELLE
t*INQUIIhUDE ET LE SURNATUREL 211
de l'homme e.st surnaturelle, qu'elle est vision da Dieu. Eu face
de cette béatitude le bonheur imaginé par les philosophes lui Tou.tefois, le développement de la théologie devait fatalement
semble assez misérable. Insensiblement, l'idée d'une félicité surna- cond~e la réflexion religieuse à l'hypothèse d'une« pure nature ».
turelle lui devient connaturelle. Et il est bien près de penser que, C~~' SI la grâce. est Un don gratuit et spécial, il faut bien qu'elle
si la vie ne s'achève pas dans l'amitié de Dieu, elle est pour rien, n a~t pas été e"!'g.é~ par l'ê~re naturel ; il faut bien qu'il y ait eu au
elle n'a pas de sens. A cause de cela, au terme d'une enquête moms une possibilité que 1 homme ne soit pas élevé a u-dcssus de sa
purement philosophique sur la destinée humaine, ce n'est pas sans nat ur~ propre sans p.o ur cela être privé de tout bonheur et de toute
difficulté que le penseur chrétien évite de tirer, de prémisses pure- fi~. Rien .de plus logique, de plus légitime et de plus conforme à la
ment rationnelles, une conclusion venue de sa foi. Car, dans l'unité fm. Les difficultés commencent, cependant, lorsqu'on s'avise d'ana-
de sa vie intérieure, c'est une continuité qu'il éprouve. C'est lyser ce concept de pure nature qui n'est qu'une limite. Pour le
pourquoi, sans doute, au cours de l 1histoire, il s'est toujours comprendre, il faut feindre de le rencontrer dans l'existence. Or
rencontré des philosophes et des théologiens pour inclure dans nous s?mmes d?ns un monde où la grâce est partout. On utilisera
la nature un désir·de la surnature. On pourrait croire qu'ils ont donc 1 abstraction. Le naturel sera ce qui reste lorsque le surna-
craint d'oublier la grandeur et l'importance de la grâce en fabri- t~el est retranch~: Quelque chose de très pauvre et de très arti-
quant une nature qui en fut privée sans en souffrir. Certes, il fici~l.: la nature prtvée d'une grâce à laquelle, dans le réel, elle est
n'ont pas l'idée que cette interprétation tirée de la piété de leur posibveme~t ordonnée. Mais on se comportera comme si cei être
cœur pourrait servir à détruire la gratuité du don divin, objet de tronqué étrut cette pure nature qui possèd~ une fin, un bonheur,
leur foi et de leur reconnaissance. Ille ur paraît presque impie de une suffisance naturelle. Ayant deux idées, même si l'une d'elles
n'avoir pas toujours eu le désir du seul amour qui soit vraiment n'est qu'un possible, on s'imaginera atteindie dèux choses. Cela
impérissable et qui nous comble jusqu'au delà de nos aspiratîons. est tellemeri~ ~l~s sini~le, plu~ ~elon la p~rite d~ _1 'irit~lli_gÙ)Ie, qll:Ï._
D'autant plu~ que la seule idée qu'ils possèdent d'une fin naturelle faute de pouvdir rédwre le monde à sa logique entreprend de
leur est fournie par les philosophes de l'antiquité. Or ceux-ci n'ont substituer sès itlèës aux étiés. '
même pas réussi à épuiser les possibilités de la raison. ~·~meu~s~ toüf sénible alle~ pour le ùûeux, t'Oùt deVient ciair:
La phiJosophie paienne, en Occident, a connu une existence rela- ll n Y a plus-de confusion entre la' nature'et la surnat'urë entre la
tivement brève et le Christianisme est venu l'achever avant qu'elle t~~ologie et' I.a. P.lilioso~hie_. L'lio~e, pi()?édÎmt ~e d;ux prin-
ne soit parvenue à découvrir et à éliminer elie-même ses lacunes. c~pes, la nature~~ la ~~~~tl!r'e, ~st capable de deux fln~. L'une. est
Le philosophe grec a une idée Mnfuse du divin : il ignore la créa- do~nêe par la philosophie, source de la rèligiori naturelle etl'àutrè
tion, il ne comprend pas la valeur intemporelle du temps, et, bien par la rév~làtiori, sciurée <fé la rëiîgion' sti.rôatureile' : l'~ne est
loin de purifier le sentiment religieux, ille diminue taute de savoir o~~~nue Rar:Iâ lu~ère de-la .rii~oiï et) 1a~ti-e par. là Vi~ion béati-
l'intégrer à sa théologie. Aussi bien, la conception grecque de la fl.qu~...~~s deux fin~ ~ont saturantes' selon letir genre: éhacune a
finalité humaine souffre de cette pauvreté doctrinale. Il est donc so~ mqwétude propre et son _ repos qui est.absolu à sa façOn. Mais
assez normal que le penseur chrétien, en se référant à la sagesse voilà que la nature pure de certains théologiens ressemble étran-
hellénique comme à l'expression la plus parfaite d'un bonheur ~ê~e~t à!'.homrri~ ~atur~! d~ l:hu;maniste, du ~éi~te, de l'humani-
humain, n'y trouve qu'une nature frustrée. De plus, puisque sa tans~e. C ~st que, si le~ mtentwns sont différentes, les méthodes
foi lui apprend qu'en réalité l'humanité est déchue, et, par cette sont Identiques : on cherche l'homnie naturel à la limite de l;a
faiblesse, en deçà de la nature, et, cependant, par le don gratuit p~u~sse~ent du Christ~anisnie..De part et d;autrë, on s'efforce re·
de Dieu, destinée à dépasser infiniment l'ordre humain, il lui recon~trwre ~ ho.n;tme qui se ~uffit, qui J>eUt se passer de la grâce.
semble assez vain de chercher une fin naturelle qui ne sera Car Sl le rationaliste veut chasser le mystère, le théologi-en 1-·
~oujours qu'un manque dans le réel, qu'one fantaisie dans la vient en aide, lorsque, pour montrer la grattrlté du don divin ~
pensée. compose une ?hil~sophie n~n seulement autonome,_ mais suffi-
sante et sans mqwétude ultime. Sans doute, du côté du théolo-
212 LA VIE SPIRITUELLE L'INQUIÉTUDE ET LE SURNATUREL 213
gien. on se croit en cela fidèle à la tradition de saint Thomas. qui, maximum de contenu, c'est bien le chrétien. Car sa foi lui montre,
le premier chez les penseurs chrétiens, a_distingué nettement le pour ainsi dire, les limites extrêmes de la raison : il saura ne pas
philosophique du théologique. Mais on oublie, peut-être, que le s'arrêter trop tôt. Surtout, sachant que la nature et la raison sont
problème, pour le docteur angélique, était beaucoup moins de finalisées par un ordre qui les comprend mais les dépasse et nous
justifier une séparation que d'éviter une confusion. Saint Thomas échappe, il n'hésitera pas à reconnAître dans le réel terre$tre cette
est avant tout un théologien ; il utilise la philosophie, il ne s'y part de mystère et de paradoxe qui est son aboutissement naturel.
consacre pas ; s'il l'a fait avancer, c'est à l'occasion de questions Car ce qui est un tout aux yeux de la raison n'est au fond que la
théologiques. Pas plus que ses prédécesseurs ou ses contemporains partie visible d'un ensemble qui ne prend tout son sens que par
il ne se préoccupera de construire une philosophie pure. Cepen- une réalité supérieure et cachée.
dant, s'il s'était livré à une telle entreprise, on peut prévoir que Sans doute, le philosophe non-croyant peut aboutir à des
ses résultats auraient été tout différents de ceux qu'on s'efforce conclusions identiques à celles du penseur chrétien, et certes il
souvent de lui attribuer. Saint Thomas est un réaliste non seule- vient buter à cette fissure qui laisse l'univers, la pensée et la vie
ment par sa théorie de la connaissance, mais aussi par son attitude comme inachevés et inachevables. Cela est au cœur de l'expérience
à l'égard de l'existence concrète, de l'expérience. Or, la philosophie la plus commune, au sein même de la nature. On n'évite pas, par
pure, c'est-à-dire une sagesse pleinement achevée dans son ordre, exemple, le paradoxe de l'homme qui, cherchant l'être et l'éter-
ne peut exister que dans l'imagination. S'il n'y a pas de pure nité, ne progresse que· pour mourir. On ne peut ignorer davantage
nature, il n'y a pas davantage de pure philosophie. Si la première ce drame étrange d'un homme qui, en marche vers le bonheur,
n'est qu'une hypothèse passée, quelque chose qui aurait pu être n'engendre surtout que du mal et des ténèbres où il se désespère.
mais ne sera jamais, la seconde n'est même pas un souvenir, tout Mais le philosophe non-croyant, s'il sent tout cela, n'en sera pas
au plus une rêverie. Loin de nous la pensée qu'on ne puisse tirer une moins tenté de résister au réel sur ce point. Car s'il n'y a que la
philosophie cohérente de l'œuvre admirable de l'Aquinate. Toute- raison et la nature, on ne voit pas pourquoi l'une n'épuiserait pas
fois, cette philosophie ne sera valide que si elle demeure fidèle à la l'autre. Mais pour obtenir cette équation il faudra bien faire subir
vision d'ensemble dont elle a été détachée. Or cette vision quelques changements à la figure du monde, en particulier, la
s'achève dans le théologique. Certes, on pourra d'autant mieux débarrasser de ces énigmes qui embrouillent son contour. Car c'est
se donner l'illusion d'y découvrir une philosophie absolument indé- la réalité elle-même qui est paradoxale. En effet, elle rapproche des
pendante que le saint docteur ne s'est jamais soucié de nous en termes et des faits apparemment incompatibles, en tous les cas
fabriquer une. En effet un certain nombre de problèmes qui ont dont les liens nous seront à jamais inconnus :il y a la loi morale
une face naturelle (le désir insatisfait de connaître Dieu, la béati- et cette impossibilité pratique d'y être fidèle ; il y a l'esprit qui
tude, les suites du péché originel, le mal) se règlent chez saint vise à l'éternel mais lié à l'histoire : au vieillissement de son passé,
Thomas au plan de la théologie. Or, si l'on suppriJile ces conclusion~ à la logique insaisissable et irrationnelle de son avenir ;·il y a le
théologiques et avec elles les problèmes philosophiques qu'elleb go1lt du bonheur et de la plénitude et cette vie chargée de misère,
impliquent, on obtiendra sans doute un thomisme apparemment de routine et de mort ; il y a Dieu, fin dernière de tous les hommes
autonome et parfaitement rationnel au prix, toutefois, d'une muti- mais inconnu à la majorité; il y a l'intelligence faite pour la vérité
lation du réel, en le privant de cet aspect tragique qui en exprime et toujours inc-e rtaine. Pour éliminer ces paradoxes et retrouver le
le dynamisme mystérieux mais fondamental. pur rationnel, on -supprimera l'un des termes de l'opposition.
Mais alors sera-t-il encore possible de philosopher pour le Alors, il s'imposera à l'esprit de choisir entre le ciel et la terre.
chrétien si, par sa seule raison, il ne peut s'offrir de l'univers qu'un entre Dieu et l'homme, entre l'éternité et le temps, comme s'il
schéma plus ou moins arbitraire ? Faudra-t-il que la philosophie était impossible d'accorder l'être à un ordre sans dépouiller
chrétienne ne soit qu'une explication de la foi ? Bien au contraire. l'autre de sa valeur ontologique. Chez Platon et Aristote. c'est le
Si quelqu'un est en mesure de donner à la philosophie son divin (le monde des idées et le système des natures) qui absorbe
214 LA VIE SPIRITUELLE
L'INQUIÉTUDE ET LE SURNATUREL 215
tout. La valeur du temps et de l'individuel est ici réduite au lution immanente, on attendra le bonheur d'un progrès 11ocial et
minimum. Platon considère l'âme comme mystérieusement égarée indéfini. La stoicien recherche la volonté vide et indifférente qui
dans une matière illusoire et fuyante d'où elle s'évade pour aller nous ouvre à un déterminisme cosmologique, lequel, à la fin, nous
se fondre dans un monde d'idées générales et immuables ; emporte dans le rythme infini de la matière ; l'épicurien prêche
Aristote pense que l'individu humain ne se survit que par l'espèce une sorte de dépouillement ascétique qui nous arrache à la douleur
ou la forme universelle qui seule échappe à la corruption du deve- mais pour nous placer en face de notre néant. L'existentialisme
nir. S'il y a une béatitude, elle est uniquement pour Dieu. Il n'y a moderne nous installe dans un désespoir d'autant plus aigu qu'il
pas, en effet, de béatitude pour l'homme si ce n'est accidentel: tratne derrière lui le reniement tragique d'une ainitié infinie,
lement; pour quelques aristocrates adonnés à la pensée, et qm que l'antiquité ignorait. D'autres acceptent le mal et le temps,
dérobent au divin un reflet de sa joie. Sans doute, tous sont appe- mais en pensant se guérir du preinier par le second et par là
lés à cette félicité que l'on obtient par la pratique de la vertu, qui acquérir une destinée et éviter le désespoir. C~est encore la philo-
est fidélité à la nature. Mais ce bonheur n'est rien de personnel, sophie des luinières qui s'imagine retrouver la nature en sa bonté
rien que l'on possède comme un objet ; il réside presque eJ].tiè- à l'intérieur et par la vertu d'un parcours historique ; c'est le maté-
rement, pour la plupart, dans la contribution apportée à la réali- rialisme social qui confie au futur le soin de lui fournir un homme
satioJJ. d'une idée : l'ordre politique, image de la richesse et de privé de son malheur séculaire.
l'impassibilité de Dieu. Ce qui C()mpte surtout dans ces théories Bien sftr, il n'est pas au-dessus des forces de la raison de saisir
c'est beaucoup moins l'homme que 1~ système où il preJJ.d p~ce. l'homme dans sa nature et Dieu dans son existence, de construire
Certes, nous pouvons cont~mpler cet univers intelligible et I).ou~ une éthique et une théologie. Mais le lien qui attache la créature
comprendre en lui, mai~ p.ous ressemblol)s, alors, beaucoQp plu&:,. au Créateur est mystérieux. Si Dieu est tout l'être, comment
la divinité qu'à nop.s-mêmes, qui n'avons pas de fin si ce n'est concevoir qu'il' ait pu susciter ce devenir dont il n'avait pas
dans cet autre nous-~êmes que n.ous hnitons et que nous ne besoin et qui ne pouvait que décevoir ? Car s'il était impossible
serons jamais : notre idée, notre forme. On rencontre quelque à ce Dieu, qui ne peut qÙe se vouloir, de ne pas tout attirer à Lui,
chose de semblable chez Spino?:a, Jpais en beaucoup plus rigoq- il Lui était également impossible de se donner à cet esprit fini qui
reux puisqu'il s'agit de vaincre ces paradoxes de la nature que le ne vivait que pour Lui, mais toujourS impuissant à Le contenir.
christianisme vient de confii'll).er en Jes S\l.rmontant. Pour l'auteur Or, la raison se soumet difficilement à ces paradoxes. Elle préfère
d~ l'El/lique, l'iiiliilPrtalité et la joie éternelle ne sont pas quelque substituer à la totalité du réel une unité arbitraire mais sans sur-
cho~ d'individuel et dont le prix. Qlti~ est la mort, mais un effort prise. Si Dieu est, le monde est une illusion; si le monde est, c'est
pour n~us soustraire dès maintenal)t au devenir, en nous dépouil- Dieu qui est un mensonge. Les Grecs, en rattachant le devenir à un
lant de notre individualité. Noqs nous évaderop.s, par la pensée, principe qui échappait à Dieu, évitaient l'aspect dramatique de
de cette existence fortuite et saqs signification, pour retrouver la condition humaine. Au sein de l'être, ils ne rencontraient nulle
notrè esse~c~ éte~elle ~t universelle au sein d'p.ne vaste dédp.c- part ce temps par lequel le néant est en nous pour faire de notre
tion coi).ceptueHe o4 le teqtps et la corruptum ne troublent pas vie une inquiétude: L'existentialisme, au contraire, s'attardant
l'immortalité des idées. · à ce monde déçu que l'expérience nous impose, n'y voit qu'un
Â~ cont~air~, lo~~p.e l'on accept~ le d,evenir, IOI"Ilqu'on découvre néant qui vient prendre conscience de son vide. Après s'être
pour l;t retel).ir toqte l'importance du péché, de l~t vie concrète, lfu enfermé dans les liinites du terrestre l'existentialiste n'ose plus
destin persop.nel, c'est le sens et la valeur de l'éterpité et du divin imposer à un Dieu un univers dont il n'a retenu que les haines, les
qui deviennent impro~bles. Et l'on conclura que l'homme ne se petitesses, les illusions.
c;:onquiert que par ·une sorte de détachement triste et désespéré ; Le penseur chrétien, lui, est Inieux protégé contre ces tenta-
se croyant enfermé dans un devenir sans issue, on se résignera à tions de l'esprit. Il n'a pas peur des paradoxes de la nature car
)'abgrrqit~ de l'e~stence _; ou eQcore, se cop.fiant à quelql1e évo,.
· il sait où se résoudront ces myst~. M;üs, sachant eela, c'est sa
216 LA VIE SPIRITUEJ.t..E INQUIÉTUDE ET ESPÉRANCE 217
raison elle-même qui est rendue plus docile et moins prompte à de l'univers, car c'est l'expression de notre amour le plus vrai en
défigurer le réel chaque fois qu'il lui offre un élément qui ne se face du mystère de Dieu.
justifie que dans l'inconnu. DieÛ n'est pas la cause suprême qu'il nous suffit de nommer
pour retourner en paix à nous-mêmes et aux choses. Dieu n'est pas
celui dont on use pour sefabriquer une suffisance. Il est J'l!tre dont
IV. Au NIVEAU DE LA NATURE nous avons tout reçu et rien ne peut nous venir que par Lui.
L'INQUIÉTUDE NE S'ACHÈVE PAS PAR UN REPOS, Voilà pourquoi c'est nous retourner contre nous-mêmes que de ne
MAIS PAR UNE ESPÙRANCE. pas recommencer toujours à tout attendre de Lui. Notre chemin
est de conquérir l'espérance par l'humilité. Nous ne sommes rien
Au terme de cette étude il semble assez évident que, à l'intérieur sinon un espoir dont l'objet est une bonté infinie. Or, en réalité,
d la nature, l'homme, s'il triomphe de la déception, ne se libère cette attente est aussi le poids d'un appel divin. En y répondant,
jauais entièrement de toute attente. C'est que cette attente, au l'homme a découvert sa seule fin, qui est au delà de la nature. S'il
plan du naturel, est la condition même de notre bonheur. s'en est détourné il a choisi de préférer son néant à l'l!tre et de
Toutes nos activités accusent une insuffisance qui devient l'ou- vivre éternellement de cette mort. «Mais à ceux qui l'ont reçu, li
verture par laquelle nous accueillons n'Jtre Créateur. Car il y a un leur a donné de devenir enfants de Dieu 1 • »
don de nature et c'est proprement l'objet de la philosophie de
nous le découvrir. Mais cette nature, par eUe-même, n'est pas des- 1. Saint JBAN, 1, 1-14.
tinée au repos :satisfaite elle se diminue beaucoup plus qu'elle ne
s'épanouit. En effet, &i la vi'lion de Dieu était naturellement sa
fin, elle ne pourrait la posséder sans se faire Dieu à cOté de Dieu,
par conséquent sans renier Dieu. Il n'y a pas de proportion entre
Dieu et l'homme. En créer une, c'est faire tort à Dieu, être impie
et se diminuer soi-même dans la mesure où, pour se le rendre acces-
sible, on défigure Celui qui est l'auteur, le modèle et la fin de
l'humanité. C'est pourquoi il n'y a pas de béatitude pour l'homme
en tant que tel. Certes, on tentera d'échapper à ce scandale en lui
en proposant une que l'on déclarera imparfaite. Mais à vouloir
retenir dans la béatitude la satisfaction sans la plénitude, on ob-
tient pour l'homme une fin naturelle privée justement de ce qui
en aurait fait la grandeur et la joie : sa puissance d'accueil. En
effet, c'est le sentiment de cette distance infinie qu'il y a entre
l'homme et Dieu qui est à l'origine de l'attitude religieuse. C'est
dans la mesure où nous ne sommes jamais satisfaits de notre
science de Dieu, et cependant toujours prêts à confesser notre
impuissance à l'épuiser, que nous sommes fidèles à notre destinée.
Notre fin, au plan de la raison, n'est point un repos mais un "
dynamisme ; non point un achèvement, mais la conscience d'une
~te, d'une ouverture, d'uneattente. Cela n'est pas quelque chose
de négatü, mais le fondement le plus positif de notre meilleur
amour des hommes, de notre intelligence la plus compréhensive
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EN IIIARS IIICIIILIII
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