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"Samuel Beckett et Gilles Deleuze : cartographie de deux parcours d'écriture"

Ost, Isabelle

ABSTRACT

À un premier niveau, l'objet de cette recherche consiste à « expérimenter » - le concept est de Deleuze
- des points de connexion que je juge essentiels entre l'oeuvre de Samuel Beckett et celle de Gilles
Deleuze. J'ai ainsi dégagé chez Beckett cinq points clé, c'est-à-dire cinq éléments indispensables à son
écriture, qui ne cessent de faire retour dans son oeuvre, pour se retrouver rassemblés dans l'un des
derniers textes de l'auteur, Cap au pire. A chacun de ceux-ci, un chapitre est consacré : il s'agit, dans
l'ordre, du vide, de la représentation, du sujet, du processus de « minoration » (l'aspiration vers le vide,
qui laisse subsister un minimum) et enfin de l'espace-temps. Chacun de ces éléments est lié aux autres,
et fonctionne dans tous les écrits ou toutes les réalisations de Beckett - en relation étroite avec le medium
artistique utilisé (prose, théâtre, cinéma, télévision). De la sorte, le parcours suivi décrit un mouvement
circulaire, et bien évidemment illimité, puisque chez Beckett, la fin fait toujours l'objet d'un atermoiement
indéfini ; mouvement circulaire qui nous permet donc de revenir, avec le dernier élément (l'espace-temps),
au commencement (le vide). Quant à Gilles Deleuze, il s'agit de montrer en quoi, d'une part, sa philosophie
a pu être fortement influencée par un écrivain comme Beckett, et, d'autre part, comment elle peut nous
permettre une lecture conceptuelle de l'oeuvre beckettienne. Ainsi, les cinq éléments épinglés dans celle-
ci forment autant de points de connexion avec le « rhizome » philosoph...

CITE THIS VERSION

Ost, Isabelle. Samuel Beckett et Gilles Deleuze : cartographie de deux parcours d'écriture.  Prom. : Piret,
Pierre ; Michaux, Ginette http://hdl.handle.net/2078.1/149822

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Available at: http://hdl.handle.net/2078.1/149822 [Downloaded 2023/04/16 at 13:36:51 ]


Université catholique de Louvain
Faculté de philosophie et lettres
Département d'études romanes

Samuel Beckett et Gilles Deleuze :


cartographie de deux parcours d'écriture
Tome II

Thèse de doctorat présentée


en vue de l'obtention du titre de
docteur en philosophie et lettres
(orientation langues et littératures romanes)

Promoteur : Professeur Ginette Michaux


Co-promoteur : Professeur Pierre Piret

Isabelle OST
(F.N.R.S.- U.C.L)
Décembre 2005
Abraham van Velde, Sans titre, 1973, Genève, Collection G. Moos.
251

Chapitre III
Le deux-le sujet
Démultiplier les voix

Introduction

« Une voix parvient à quelqu'un dans le noir. Imaginer »'.


Telle est la situation - ou, pour prononcer d'emblée un mot clé apparu au chapitre précédent,
le dispositif - mise en place dans le premier texte de la « seconde trilogie », Compagnie. Sont posés
« une voix » et « quelqu'un », une voix qui pour s'adresser à ce « quelqu'un » utilisera la deuxième
persorme : « l'emploi de la deuxième persorme est le fait de la voix »^, nous explique le texte. Quant à
la première persorme, quoiqu'elle existe en théorie, elle demeurera, en pratique, inutilisable : car si la
troisième personne, celle dont se sert l'autre, « pouvait parler à qui et de qui parle la voix il y aurait
une première. Mais il ne le peut pas. Il ne le fera pas »^. Autrement dit, la première persorme est
frappée d'un tabou inviolable; le «je», forclos; le point d'énonciation, un point aveugle,
irmonmiable.

Voilà qui nous dorme un aperçu d'ensemble du fonctiormement relativement complexe du


texte : un personnage anonyme - prototype du personnage beckettien -, allongé sur le dos dans le noir,
yeux fermés, cherche à « se tenir compagnie » par l'imagination - en fabriquant des images. Mais
comment trouver de la compagnie ? Ou, pour formuler la question de manière plus adéquate, qui est
une « compagnie », qui peut me tenir compagnie ? En réalité, une compagnie est n 'importe qui - c'est-
à-dire tout sujet ; tout sujet forme avec lui-même une « compagnie ». On peut donc renverser la
proposition : n'importe qui est (par lui-même) une compagnie. Cormaissant Cap au pire, nous n'en
sommes point surprise : chez Beckett, un sujet se compte sur trois doigts. Soit, en l'occurrence : l'un,
que le texte appelle « l'entendeur » - quand le narrateur n'essaie pas de lui inventer un « prénom », tel
« H »'' par exemple ; le deux, la voix venant de nulle part qui se fait entendre dans le noir, l'adresse au
moi solitaire ; enfin le trois, la troisième personne, siège de la pensée Imaginative où la conscience de

' Compagnie, p. 7.
'•Ibid,p. 9.
'Ibid., p. 9.
'' Plus loin, c'est « M » qui seraproposé, tandis que le narrateur-créateur se nommerait, quant à lui, « W» : nous
aurons l'occasion de revenir sur la récurrence de ces deux lettres en miroir. Toutefois, suivant le mouvement
général d'affirmation-dénégation du texte, la proposition n'est formulée que pour être aussitôt rejetée. Par
ailleurs, le texte précise que le «H» est aspiré : or l'aspiration s'inscrit dans le processus de la respiration
beckettienne - aspirer/inspirer/expirer -, le réseau sémantique et vital à la fois du souffle. Le sens premier,
physique, la nécessité de la respiration, se double d'un sens second, la capacité de raconter. Ainsi inspirer est
l'acte qui donne l'inspiration, la voix qui parle, qui permet de respirer, donne de l'air à celui qui seul dans le
noir « s'asphyxie » ; expirer par contre fait référence au souffle dernier, la fm espérée, ce souffle demier auquel
on aspire tant - et voilà la boucle refermée : retour au point de départ, l'un, l'aspiré par la voix qui l'inspire.
252

soi se fragmente ; et voilà la « compagnie », titre qui évoque le multiple comme l'impossible
solipsisme - malgré le dernier mot du texte, « seul ».
Lorsque le dispositif de la « compagnie » « installe » l'un - le moi, l'élément minimal de
l'existence représentée -, automatiquement, cet élément premier semble appeler les deux autres,
puisque l'un ne peut se dire immédiatement. En dépliant les replis du texte, on comprend en effet que
si l'entendeur pouvait parler, se parler, assumer lui-même l'énonciation, s'il pouvait dire «je », il n'y
aurait pas de nécessité de « compagnie ». Mais « la première persorme du singulier et incidemment à
plus forte raison du pluriel n'ont jamais figuré dans ton vocabulaire »^ ; d'où l'appel à «fabuler »
l'autre, inventer la « fable de toi fabulant d'un autre avec toi dans le noir y>^. On enconclura donc que
le moi n'existe que barré, traversé par l'Autre ; et que l'Autre est la voix qui fait du «je » un « tu »,
fait du moi l'autre de lui-même^. Cette voix, à la fois intérieure et pourtant perçue comme externe,
s'impose impérieusement au moi, et lui impose le langage, les mots étranges et étrangers, l'héritage de
l'Autre - « le rabâchage. Éternellement à peine varié le même jadis »^. Condamnée à se faire entendre
tant que perdurera r« ouïe » de l'Entendeur, elle le « rature » de sa lettre^, lui inflige la perte du
symbolique, lablessure narcissique de l'impossible image de soi'°.
De surcroît, parce que nommer le point d'énonciation reste interdit, que le sujet ne peut se
réfléchir ou se dire lui-même, se crée une troisième personne : le sujet se dit à lui-même « il », c'est-à-
dire qu'il se dit comme la fonction médiatrice entre lui et lui-même - moi et l'Autre en moi. C'est
pourquoi le trois, l'instance tierce, devient le lieu de la pensée - la tête, le crâne -, en tant qu'elle ne
peut s'identifier sans faille, ou sans reste, avec celui qui s'écoute lui-même - elle ne peut le dire en
première personne. Le trois devient donc r« inventeur » de toute la compagnie, le crâne ovi se
réfléchissent toutes les personnes du singulier. Aussi le moi, noyau minimal d'existence - qui dans

^Ibid.,Y>^. 85-86.
^Ibid.,'p.
^ La voix fait également exister pour le moi désigné par « tu » la dimension temporelle ; entre des périodes de
silence, elle lui égrène des souvenirs, lui invente un passé, et plus rarement lui parle du présent ou de l'avenir.
Ainsi que dans la théorie lacanienne de la constitution du sujet, il convient de distinguer des temps logiques que
le rapport à l'Autre fait se succéder.
^Ibid.,'p. 20.
' Nouvelle allusion au texte de Lacan intitulé « Lituraterre » {in Littérature, n° 3, octobre 1971, Paris, Librairie
Larousse).
L'évocation de Narcisse nous est inspirée par un rapprochement fort intéressant que propose Didier Anzieu
entre le mythe d'Écho et le récit beckettien. La nymphe Écho représente en effet celle que Narcisse ne peut
aimer et qui par conséquent, délaissée, « subit par contrecoup la blessure narcissique ». Elle incame dès ce
moment la division même du sujet, la voix privée de parole propre, qui ne peut se servir que des mots des autres.
Après le drame de la mort de Narcisse, elle est ainsi condamnée à répéter des paroles entendues, imiter le
langage appris, ressasser de vieilles histoires déjà racontées. Exactement, selon Anzieu, la malédiction de tout
narrateur beckettien - jusqu'à L'innommable en tout cas : la voix, les mots lui demeurent étrangers, comme une
agression venant du dehors. Le mythe d'Écho nous permettrait donc de cerner la logique des récits de Beckett,
logique qui leur confère une « théâtrahté inteme » due à ce dialogue des voix - le « degré zéro du théâtre »,
selon le psychanalyste. (Voir ANZIEU (D.), « Le théâtre d'Écho dans les récits de Beckett », in Esthétique,
numéro spécial hors-série, 1986, pp. 39 à 43. Cet article est repris dans l'un des chapitres de Créer détruire,
Paris, éd. Dunod, 1996, pp. 169 à 176).
253

Mal vu mal dit et Cap au pire était figuré, on s'en souvient, par une vieille femme pétrifiée" -,
n'existe-t-il jamais sans être comme « évincé » par le deux et le trois, pris dans cette structure-machine
triadique : un sujet, paradoxalement, n'est pas une unité. Une « compagnie » est un sujet, ou plutôt
tout sujet forme par essence une « compagnie ».
Sautons à présent au dernier récit de la trilogie. Cap au pire. On sait déjà que les ombres s'y
dénombrent au moyen des trois premiers chiffres ; l'existence requiert un « agencement » composé de
trois éléments au minimum, de façon similaire à la « compagnie ». En effet, outre l'un, ce trait à peine
perceptible d'une vieille femme agenouillée, statique, on distingue d'abord, dans la pénombre, une
deuxième ombre de corps - laquelle s'avère être, à mesure que les yeux travaillent à cligner, une
double ombre. On la désignera comme « la paire » : paire formée par un vieil homme et un enfant -
cependant « n'importe quoi d'autre ferait aussi mal l'affaire »'^.
Main dans la main ils vont tant bien que mal d'un pas égal. [...] Étreindre la vieille main qui étreint.
Étreindre et êtreétreinte. [...] Lentement sans pause tantmal quemal s'en vont etjamaisne s'éloignent.
Vus de dos. Tous deux courbés. Unis par les mains étreintes étreignant. Tant mal que mal s'en vont
comme un seul. Une seule ombre. Une autre ombre'^.
On voit pourquoi nous parlions d'« ombre double » : le texte stipule clairement que, si les yeux « clos
écarquillés » entr'aperçoivent une paire d'êtres vivants, ceux-ci ne forment malgré tout qu'« une seule
ombre », l'ombre deux, qui par rapport à l'un (la vieille), est désignée comme r« autre ». Le deux est
donc, ici encore, l'autrede l'un, l'un divisé parl'altérité - « l'un et l'autre»''' ; il conserve, néanmoins,
une certaine unicité, puisque vieillard et enfant sont faits à l'image l'un de l'autre, marchant au même
rythme - « une seule ombre ». En outre, la paire possède deux caractéristiques. D'une part, elle peut
être « changée », « empirée », puis tout comme l'un disparaître et réapparaître, être éclipsée ; d'autre
part, elle est toujours en mouvement. On peut même dire qu'elle figure le mouvement'^, dont l'un par
contre est incapable. Par rapport à l'ombre première, le dédoublement de la paire crée ainsi une brèche
dans l'unité, un écart entre soi et soi, lequel donne le mouvement à « l'agencement existentiel » : grâce
à la dimension d'altérité, la tension du soi et de l'autre, la machine se met en marche, l'existant
devient. Et le couple de l'enfant et du vieillard figure ce devenir même : à eux deux ils ne forment
qu'une ombre aux deux extrémités de la vie, un seul existant en devenir lui-même - lui-même dans le
devenir autre.

" Ici l'entendeur demeure immobile, couché sur le dos. Il est toutefois émis la supposition qu'il puisse être
capable d'un mouvement minimal, comme de se mettre à quatre pattes ou de ramper ; mais, selon son habitude,
le narrateur renoncera vite à cette hypothèse.
Cap au pire, p. 14.
Cap au pire, pp. 14 et 15.
''' Alain Badiou dit en ce sens de la paire ; « l'autre est ici signifié par sa duplicité inteme, par le fait qu'il est
deux. Il est le deux qui est le même » (BADIOU (A.), « Être, existence, pensée ; prose et concept », in Petit
manuel d'inesthétique, Paris, Seuil, coll. « L'ordre philosophique », 1998, p. 144).
En effet, le mouvement primordial, pour Beckett, est toujours celui de la marche (continue), peu importe le but
et la distance parcourue (souvent il n'y a d'ailleurs ni l'un ni l'autre).
254

Si le dédoublement confère à l'un, par lui-même immobile et immuable, mouvement et


devenir, un et deux ne suffisent toutefois pas à l'existence ; il faut un troisième terme, la pensée, le
crâne. En effet, inscrite dans l'être - le « il y a » appelé vide et pénombre -, l'existence doit être
pensée, c'est-à-dire vue et dite, puis imaginée. Or le crâne, avec ses yeux « clos écarquillés» et ses
mots qui « suintent », est bien le lieu de ce qui se voit et ce qui s'énonce - « la tête dite siège de
tout»'^. En d'autres termes, l'existence ne peut se résumer à l'inscription d'un corps dans le lieu : la
pensée - perception, énonciation et imagination - est indispensable, ce qui se traduit dans la
« sténographie » de Cap au pire par le fait que le crâne, contrairement aux deux autres ombres, parfois
« éclipsées », ne puisse disparaître'^. Mais laissons là l'ombre trois, dont nous reparlerons en temps
utile : ce qui nous intéresse ici, coiiune dans Compagnie, c'est le passage du un au trois, dont la
tension que génèrent les deux termes de la paire, tension du même et de l'autre, donne l'impulsion.
Passage, à travers l'expérience de l'altérité, du corps irrmiobile à la pensée - ou encore du moi au sujet.
Passage qui suppose non seulement la division du moi - d'image (simple reflet), le moi devient sujet
dans le nouage de l'imaginaire au symbolique -, mais aussi, tel que nous le disions en conclusion du
chapitre précédent, l'irruption du troisième ordre, ce qui déborde la pensée-crâne - tache aveugle du
visible et innommable, impossible à dire. Du un au trois, la dynamique du devenir, due au mouvement
du deux, opère le passage du dedans vers le dehors de la pensée - la pensée comme dehors du sujet ;
tel est le trajet du sujet divisé vers le sujet évincé - vaincu/vidé.
L'« éviction » de la subjectivité, voici donc ce que ce troisième chapitre se propose
d'interroger : le devenir du sujet, le passage, la tension de Vêtre-entre. Il s'agit d'un mouvement qui va
de la division du sujet de la représentation - l'image narcissique du moi, reflet que nous savons déjà
brouillé, vu le traitement réservé à la représentation - au sujet évincé. Mouvement qui va du un au
trois suivant toutes les étapes d'un devenir provoqué par la rencontre de l'altérité : sujet divisé, sujet
morcelé, sujet-machine, sujet nomade et sujet monade. Au bout du compte, le sujet « évincé » aura été
escamoté, chassé de la place maîtresse qu'il avait conquise dans Vépistémè de la représentation, jeté
dans l'errance ; puis happé par le vide dans « l'espace quelconque », l'ensemble des « rien ». À lafois
vidé et évacué de sa position symbolique, effacé et délocalisé, l'un est vaincu dans son unité d'abord,
sa structure duelle ensuite : du un au trois, les textes célèbrent le passage vers l'échec en acte - échec
de la maîtrise du voir et du dire —, vers la « singularité artiste » qui accepte et désire cet échec pour
laisser libre l'œuvre et ouvert son devenir.

Cap au pire, p. 22.


" À moins que ne disparaisse la pénombre, ce quis'avèreirréalisable. « La tête. Ne pas demander si disparition
se peut. Dire non. D'elle disparition ne se peut. Sauf disparition de la pénombre » {ibid, p. 23).
255

A. Le sujet divisé et « contre-effectué »

« Il fallait que ça naisse, ce fut lui, j'étais dedans Voici l'une des innombrables phrases qui
traduisent le sentiment, si prégnant chez chaque persormage de Beckett, de ne pas s'appartenir à lui-
même ; sentiment d'un mal être du sujet qui dès sa venue au monde éprouve une fracture intérieure.
« Je suis né », cette phrase, en apparence si simple, appartient à la nébuleuse de l'indicible, trou noir
qui aspire dans son vide le langage. Impossible d'assumer sa propre naissance, de s'assumer seul : à
moins de se percevoir comme un autre, s'inventer un point d'énonciation muet et aveugle, en passer
par l'Autre pour se dire et se voir. Comment, en effet, se percevoir soi-même, se dire «je », se penser
un, lorsque l'on n'a pas choisi de naître, lorsque dès la première étincelle de vie l'on a dépendu (du
choix) d'autrui ? Comment s'empêcher de ressentir cette blessure primitive, d'éprouver la fracture qui
m'aliène en faisant de mon corps l'enveloppe étrangère d'un dedans indéfinissable ?
Pour explorer cette fracture interne au sujet, on serait tenté, dans un premier temps, de s'en
référer à la psychanalyse. Immédiatement vient en effet à l'esprit l'image du S barré lacanien, de cette
rature qui le sectioime et l'efface, sans toutefois le faire disparaître tout à fait. En effet, recourir à la
théorie psychanalytique pourrait constituer un point de départ pour situer, chez Beckett, la fracture
avec soi-même, ainsi que, consécutivement, l'évanescence, la quasi disparition du personnage. Certes,
le sujet beckettien s'éloigne fortement du modèle du sujet lacanien tel que constitué au champ de
l'Autre. Ne pourrions-nous, néanmoins, nous situer par rapport au graphe lacanien du désir qui
schématise ce processus de la constitution du sujet articulée avec l'Autre ? On n'ignore point que pour
Lacan, d'abord identifié, dans l'imaginaire, au trait unaire (SI), le sujet fait son entrée dans la chaîne
signifiante - champ de l'Autre, du symbolique - représenté par un signifiant (S2). Or ce
« représentant » même s'avérant « non représentatif », le sujet est frappé par l'aphanisis, la disparition
partielle : barré par ce signifiant, pétrifié et réifié, il se voit réduit à l'état d'un simple objet pour la
demande énigmatique de l'Autre - l'insondable gouffire du désir de l'Autre -, par lequel il lui faudra
nécessairement passer afin d'accéder au sien propre. D'où le manque qui se crée dans la structure au
niveau symbolico-imaginaire : quelque chose échappe à la représentation spéculaire, aussi bien que
signifiante, du sujet. De telle façon que celui-ci ne pourra y répondre, se « séparer » de l'Autre, que
par un second manque, une « torsion » - attendu que ce qui me représente en l'Autre est un signifiant
et non un signe, qu'il n'y a donc pas de pure réciprocité (désir mimétique) entre lui et moi, mais ime
médiation symbolique. En fin de compte, c'est bien cette « torsion » qui caractérise le sujet", tandis
que dans le Réel, le manque se fait vide, vide producteur d'objets « paradoxaux » qui tous viendront
s'inscrire en lieuet place de la perte originaire^".

Autresfoirades II, p. 39.


" Torsion analogue à celle quifait du sujet une « bande de Mœbius », comme nous le verrons.
Cette présentation un peu lapidaire se veut un condensé de quelques points clé des séminaires X et XI
principalement, avec commentaire notamment du graphe du désir, plusieurs fois retravaillé par Lacan.
256

Certes, ce petit résumé suffirait à prouver, si besoin de « preuve » il y avait, que l'on pourrait
encourir la tentation d'« expliquer » Beckett par Lacan - voire « lacaniser » Beckett, si pas (plus
intéressant) « beckettiser » Lacan. Passant outre les différences certaines - que nous tenterons
d'approfondir dans ce chapitre -, on appellerait alors « division du sujet » le sentiment d'aliénation
qu'éprouve l'écrivain, ce sentiment de se manquer à lui-même, parce assujetti par l'Autre et
étouffé par l'héritage symbolique ; on illustrerait la théorie du psychanalyste grâce aux nombreuses
figures spectrales, ombres de sujets en aphanisis, qui peuplent l'œuvre littéraire. Sans vraiment
chercher à saper ni la validité ni la pertinence de ce modèle explicatif psychanalytique, qui, nous ne le
contestons pas, nous prête quelquefois secours, nous optons néanmoins pour une démarche différente.
Il s'agira en effet d'« expérimenter » ce nœud de l'écriture de Beckett - la « division du sujet », que,
pour rappel, nous considérons comme un premier « temps logique » au sein d'un devenir plus vaste -
sous un angle d'approche déjà épinglé comme très spécifiquement adéquat pour cette problématique, à
savoir le théâtre. Au demeurant, nous avions évoqué la thèse de Pierre Piret qui visait à asseoir la
double mimèsis de r« écriture théâtrale » sur la base des différents processus de représentation enjeu
dans la constitution du sujet. C'est pourquoi le théâtre, de par ses modes de représentation, constitue
un excellent laboratoire pour observer le fonctionnement de la constitution du sujet via la mimèsis -
«je suis ce que je représente », faisait à juste titre remarquer Pierre Piret

1. Le paradoxe du miméticien : « stratologique », « hyperbologique » et


« achronologique »

Au théâtre, en effet, le sujet (se) représente. Or le sujet théâtral, pour qui le personnage est
créé et par qui il est (potentiellement) interprété, est bien évidemment l'acteur. Sans rentrer dans les
subtilités diverses du théâtre contemporain, disons que, de manière générale, tout acteur a pour
fonction d'« incarner son personnage », c'est-à-dire de se faire semblable à un autre sujet, de rentrer
dans l'image de cet autre, en effaçant son image propre ; tout acteur porte donc la charge de la
mimèsis, agit en « miméticien ». Terme, on ne l'aura pas oublié, forgé par Philippe Lacoue-Labarthe, à
la lecture du Paradoxe de Diderot. « Qui est le sujet qui peut énoncer un paradoxe ? », s'interroge
Lacoue-Labarthe ; ou encore, « comment se porter garant de son énonciation ? ». Le paradoxe est donc
la forme qu'emprunte le traité de Diderot pour rendre compte d'une logique que doit assumer le
comédien -, à savoir !'« hyperbologique », la logique paradoxale de l'affirmation à l'infini de
contraires. Or cette « hyperbologique », s'avérant être la logique même de la mimèsis, fait précisément
du sujet un « miméticien », pris dans le paradoxe inhérent à l'énonciation elle-même. Lacoue-
Labarthe ; « est-ce qu'une certaine logique inhérente au paradoxe n'entraînerait pas forcément hors

Voir l'introduction de l'étude de PIRET (P.), Fernand Crommelynck. Une dramaturgie de l'inauthentique,
Bmxelles, éd. Labor, coll. «Archives du fiitur», 1999, p. 12, déjà mentionnée dans la première section du
chapitre II.
257

d'elle-même, n'emporterait pas dans un mouvement vertigineux l'énonciation de tout paradoxe,


jusqu'à y abîmer, sans fin possible, son sujet ? »
Le sujet « miméticien » - soit le comédien comme paradigme de tout sujet - doit donc se
défaire de lui-même pour se rendre disponible à toute imitation. Voilà où on localisera le paradoxe :
pour se constituer sujet-personnage, n 'importe quel sujet-persormage, le comédien doit se déposséder
de ce qui lui appartient en propre. Être rien pour être tout « Le paradoxe », en infère Philippe
Lacoue-Labarthe, « énonce tme loi d'impropriété, qui est la loi même de la mimèsis : seul "l'homme
sans qualités", l'être sans propriété ni spécificité, le sujet sans sujet (absent à lui-même, distrait de lui-
même, privé de soi) est à même de présenter ou de produire en général D'ailleurs, ce n'est autre
que ce défaut d'être-propre, cette instabilité foncière du comédien, qui a fini par le désigner comme
l'ennemi premier de Platon. Pour s'en défendre, le philosophe grec n'aura de cesse d'escamoter cette
question du sujet au profit de celle de l'essence, de l'être et de l'apparence - la question « qu'est-ce
que ? » au lieu de la question « qui ? ». « Avec Platon, on s'installe dans le visible : on fait de la
théorie. [...] On installe un miroir, au milieu, où tout vient se réfléchir, "théorisé" et "théorisant" [...],
y compris le sujet »^^. Car une fois le miroir dressé, on entre dans l'illusion d'une représentation
parfaite, transparente, réfléchissant l'image fictive d'un sujet uni, sans faille aucune : de fait, le miroir
trompeur est placé avant tout pour le miméticien lui-même - « étrange miméticien alors », nous dit
Lacoue-Labarthe. « Glacé, figé, installé - théorisé. Devenu parfaitement visible. [...] Mais du coup on
le tient, on l'a à l'œil »^^. En revanche, si l'on affronte la question nietzschéenne du « qui ?» - « qui
est le miméticien ?, qui est le sujet de la mimétologique ?» —on constate que, justement parce qu'il ne
possède aucune qualité propre - précisément ce que lui reproche Platon et qui lui vaut une exclusion
sans appel de La République, comme un danger pour la Vérité elle-même -, le miméticien s'avère
capable de maîtriser son art, l'art d'imiter. Aussi peut-on le désigner comme un monstre, au sens
littéral de « celui qui se montre », celui dont l'absence d'identité propre ne lui permet pas de se
présenter simplement - souvenons-nous de l'impossibilité de dire «je» -, et qui doit donc
nécessairement être re-présenté.
La « dépropriation énonciative », comme le dit Lacoue-Labarthe, tel est le geste du
comédien ; c'est-à-dire, in fine, de tout sujet, car tout sujet « accroché » à l'Autre constitue im point
d'énonciation, énonciation d'un discours qui pour une part au moins est mimétique. Une telle position

LACOUE-LABARTHE (Ph.), « Diderot. Le paradoxe et la mimèsis », in L'imitation des Modernes.


Typographies 2, Paris, Éditions Galilée, 1982, p. 19.
Il n'est peut-être pas inutile de préciser que nous rebondissons ici sur les acquis du chapitre précédent, à savoir
l'essence «poïétique » de la mimèsis : c'est en effet parce que la mimèsis suppose une véritable création et non
une simple opération de copie, qu'il y a paradoxe, paradoxe de l'échange infini et hyperbolique du rien et du
tout, du même et de l'autre, de l'identique et du différent, etc.
^Ubid,p. 27.
Id., « Typographie », in Mimèsis. Des articulations, Paris, Flammarion, 1975, p. 220.
Ibid., p. 221. C'est donc cette stratégie du miroir qui, chez Platon, assigne la mimèsis au champ du théorique,
du visible, la délimite dans sa fonction imitative, au sens d'une simple reproduction du modèle. Est passée à la
trappe, par contre, l'interrogation sur le sujet, le miméticien - à sa place, une effigie, un pantin qui fait écran.
258

énonciative, paradoxale - « l'énonciation d'un paradoxe » n'entraîne-t-elle pas inévitablement un


« paradoxe de l'énonciation ? -, énonciation ouverte à l'ambiguïté, se doit donc d'être assumée par
un sujet lui-même ambigu et paradoxal : ce sujet qui se dérobe, se désiste, se désinstalle. Il n'apparaît
jamais comme pure présence, parce que captif d'une logique de tension qui allie des contraires
inconciliables - présence et absence, être et non-être, vérité et vraisemblance. Or, si ce sujet
miméticien, ce « sujet non-sujet » cache, à la limite, l'auteur de tout discours, le sujet parlant en tant
que tel, alors il faut en déduire que derrière chaque énonciation se dissimule le risque de la mimèsis, de
l'équivoque aphanisis du sujet, et, en définitive, du mensonge. En ce sens, Lacoue-Labarthe parlera
d'« irresponsabilité poétique », soit de la « perversion », par la poétique, de la poïétique, (la pratique
dulangage en général)^^.
On arrive, en fin de compte, à cette conclusion ; la « mimétologique », logique de la mimèsis,
désigne le sujet comme personne —à la fois rien et tout, tout parce que rien, capable d'adopter tous les
masques comme toutes les voix. Un être de pure forme, un être qui tel Ulysse se prénomme
« Personne » ; une pure figura, c'est-à-dire un personnage - sujet de la fiction, de la poïèsis
mimétique. Ne pourrait-on dire du comédien-miméticien, à la limite, qu'il figure la division du sujet
elle-même, la rature comme marque de l'Autre ? Tant qu'à être assujetti au grand Autre, il retourne
cette « dépropriation » - le manque qu'il subit dans son lien à l'Autre - en potentialité infime
d'imitation - geste de séparation consécutif à l'aliénation. Aussi adopte-t-il le masque, la figure
défigurée de la béance, de la coupure - du vide qui, recréant une infinité de « riens », se confond avec
le tout.

La proximité du vrai et du vraisemblable qui devait sans répit obséder Platon, ce paradoxe
logique qu'instaure la mimèsis, nous l'avions déjà rencontré chez Deleuze par le biais du concept de
simulacre : le simulacre, « machine dionysiaque » animée par la « puissance du faux », nie le schème
de l'original et de la copie, parce qu'il fabrique une image sans ressemblance - mais produisant un
effet de ressemblance. Or le comédien ne vise-t-il pas à produire le même effet ? En ce sens, le
miméticien ne serait rien moins qu'un « sujet-simulacre », sujet simulant et se dissimulant sans cesse,
dans un mouvement paradoxal continu - similaire à la « chao-errance » de l'étemel retour^®.

Id., « Diderot. Le paradoxe et la mimèsis », in L'imitation des Modernes, op. cit., p. 19.
Id., « Typographie », in Mimèsis. Des articulations, op. cit, p. 263. Là se trouve, en dernière analyse, le nœud
de la hantise platonicienne du poète et de la fiction : dans la ressemblance entre mimèsis et vérité, vrai et « vrai
semblable » - ou encore du semblable et du simulacre, dont nous reparlerons dans un instant. À la figure
d'Alèthéia, qui elle aussi se désinstalle, se substitue celle de Mimèsis, figure masquée de la parole, du «je » qui
se désiste, se fait voix anonyme. Ainsi la question de la vérité, imbriquée dans celle de la mimèsis, rejoint dans le
langage celle du mensonge - donc celle de la place du sujet. « Ce qui menace en somme, dans le mimétisme
ainsi entendu, c'est cette espèce de pluralisation et de morcellement du "sujet" que provoque dès le départ sa
(dé)constitution langagière ou "symbolique" : effet des discours, le "soi"-disant "sujet" risque toujours de ne
"consister" en rien qu'en une suite hétérogène et dissociée de rôles, et de se fractionner sans arrêt dans l'emprunt
multiplié. Par où la vie mimétique, c'est, rigoureusement, scènes de la vie d'un propre à rien - ou d'un touche-à-
tout » {ibid., p. 260).
Voir l'appendice « Platon et le simulacre », inLogique dusens, Paris, Les Éditions deMinuit, 1969.
259

Cependant, à y regarder plus attentivement, on constate, entre le comédien de Diderot, qui inspire le
miméticien de Lacoue-Labarthe d'tme part, et d'autre part ce sujet-simulacre, une différence qui,
quoique minime au premier abord, garde pourtant toute son importance. Car si l'on observe de près les
conclusions de Lacoue-Labarthe, à savoir le fonctiormement de la mimétologique que fait jouer le
comédien - c'est-à-dire, rappelons-le, n'importe quel sujet -, on voit dans quelle position, position de
force assurément, se trouve ce sujet : il vient à ex-ister parce que simultanément il est capable de se
désister, capable de se dissimuler derrière des faux-semblants. Autrement dit, on retrouve ici, chez le
miméticien, une même aptitude au stratagème énonciatif que chez le narrateur beckettien - jusqu'à
L'innommable. Lacoue-Labarthe appellerait cette faculté de piège (ou de «mensonge») la
« dépropriation énonciative » ; peut-être pourrions-nous, en plagiant ses créations sémantiques, parler
d'une « stratologique » - une stratégie du langage. Quant à Bruno Clément, il recormaîtrait sans doute
ici l'action de « l'épanorthose », le décalage permettant à la voix narratrice de se dissimuler en tant
que sujet de l'énonciation pour n'apparaître, sous une autre semblance, qu'au niveau de l'énoncé. Si
on le suit, le narrateur beckettien, à l'instardu comédien^", userait alors de la dialogique subjective - la
division entre sujet d'énoncé et sujet d'énonciation - pour recréer la structure-piège inhérente au
discours.

Une chose néarunoins empêche d'assimiler la mimétologique à la structure de l'épanorthose,


qui va nous mettre sur la voie stir laquelle nous souhaitons avancer, à savoir l'explication que propose
Deleuze du paradoxe du comédien (sans travailler explicitement, pour sa part, le texte de Diderot). Le
dualisme « statique » du stratagème symbolique - cette « stratologique » -, nous semble débordé par
le caractère infini, que souligne Lacoue-Labarthe, de la tension hyperbologique. Ou à tout le moins, le
paradoxe donnerait du mouvement à la structure duelle, le sujet ne cessant d'activer cette logique
paradoxale^'. Il reste toutefois que le comédien de Diderot, puis de Lacoue-Labarthe, n'est personne à
proprement parler, parce qu'il peut s'identifier à tout personnage : en d'autres termes, s'il se dissimule,
c'est toujours derrière un masque, un visage, une figura. Or dans Logique du sens, au cœur d'une série
consacrée à l'événement, Deleuze observe celui que crée l'action dramatique : son analyse paraît
pousser plus avant encore la logique de dépropriation - voire de désubjectivation - de Lacoue-
Labarthe. En effet, pour Deleuze, l'acteur ne s'identifie pas à une persorme - il ne prend aucun autre
visage défini. « Ce qu'il joue [le comédien] n'est jamais un personnage : c'est tm thème (le thème

Dans la même ligne d'idées, nous semble-t-il, Didier Anzieu, à propos des logiques de discours communes à la
nymphe Écho et au narrateur beckettien - toutes traversées parune voix autre, la voix de l'Autre - parlait d'une
« théâtralité interne » au récit - ou encore du « degré zéro du théâtre » (voir ANZIEU (D.), « Le théâtre d'Écho
dans les récits de Beckett », in Esthétique. Samuel Beckett, n° spécial hors-série, 1986, p. 42).
C'est sans doute pour cette raison que Philippe Lacoue-Labarthe conclut son analyse du Paradoxe en revenant
sur une thèse bien connue de Diderot, l'insensibilité de l'acteur. Le mauvais acteur est celui qui se laisse affecter,
l'acteur passifau sens étymologique - qui subit les passions. Au contraire, le bon comédien, c'est-à-dire l'acteur
de la mimèsis au sens «poïétique », de la mimèsis mimétologique, parce qu'il ne se laisse précisément pas
affecter, demeure actif - véritable acteur : « la mimèsis, en ce qu'elle suppose justement un sujet absent à lui-
même, sans propriétés ni qualités, un sujet sans sujet, une pure personne, est par définition active » (LACOUE-
LABARTHE (Ph.), « Diderot. Le paradoxe et la mimèsis », in op. cit., p. 33).
260

complexe ou le sens) constitué par les composantes de l'événement, singularités communicantes


effectivement libérées des limites des individus et des personnes. Toute sa personnalité, l'acteur la
tend dans un instant toujours encore plus divisible, pour s'ouvrir au rôle impersonnel et
préindividuel En d'autres termes, c'est dans un processus, un mouvement - un devenir - que se
fond l'acteur^^.
Précisément, l'événement de l'action dramatique force le devenir du sujet : la logique
paradoxale de l'acteur ne se comprend de fait que par le biais de sa temporalité particulière. En effet,
l'acteur, explique Deleuze, défie le dieu Chronos, lequel vit dans un présent étemel. À rebours de la
chrono-logique, on pourrait dire que l'acteur joue son rôle dans les paradoxes de la temporalité topo
logique, celle de l'événement pur et de son « devenir-fou illimité » qui produit les paradoxes du sens.
Car l'acteur n'évolue pas dans le présent de Chronos, mais bien dans celui d'Aiôn : l'instant, a-
topique, parce qu'il n'a de cesse de se déplacer sur la ligne du temps - présent paradoxal, point qui
n'en finit pas de subdiviser à l'infini la ligne sans épaisseur, voire inexistante, du temps, lui-même
divisé par le passé et le futur confondus. Tandis que le présent de Chronos est profond et épais -
d'engloutir le passé et le futur -, le présent de l'acteur est un présent « vide », traversé par le passé-
futur - « le plus étroit, le plus resserré, le plus instantané, le plus ponctuel des présents. De la sorte,
ce que l'acteur « représente » est toujours à la fois déjà passé et à venir, se divisant dans ces deux
directions temporelles du « devenir-fou » illimité : paradoxe temporel qui soutient
r« hyperbologique ». En effet, selon Deleuze, « c'est en ce sens qu'il y a im paradoxe du comédien : il
reste dans l'instant, pour jouer quelque chose qui ne cesse de devancer et de retarder, d'espérer et de
rappeler »^^. C'est pourquoi, si l'acteur effectue l'événement de l'action dramatique, dans le même
temps il le contre-effectue, « ne garde de l'événement que le contour ou la splendeur » : « d'un côté, la
part de l'événement qui se réalise et s'accomplit ; de l'autre côté, "la part de l'événement que son
accomplissement ne peut pas réaliser" Raison pour laquelle nous disions que l'acteur ne s'arrête
jamais dans aucune figure, ni aucun visage, ne s'identifie pas au personnage ; ou plutôt, cette
effectuation identitaire est toujours simultanément contrée, esquivée par le mouvement illimité et
paradoxal du temps, qui empêche l'événement Aq s'épuiser dans, un état. De la sorte, la contre-

DELEUZE (G.), op. cit., p. 176. Nous soulignons.


On en donnera pour exemple le Richard III de Carmelo Bene : Deleuze montre, on s'en rappelle, comment la
pièce met en scène le devenir-personnage de l'acteur, dont le trait unique tient dans le mouvement de variation
continuelle qu'il opère {cf. BENE (C.) et DELEUZE (G.), Superpositions, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979).
DELEUZE (G.), Logique du sens, op. cit., p. 176.
^^Ibid,^. 176.
^^/Wt/.,p. 178.
261

effectuation manifeste l'événement pur (l'Événement)^^. Aussi, plus tard, à propos de l'image-temps,
Deleuze dira-t-il que plus l'acteur effectue, plus l'image de son rôle devient virtuelle^^
La temporalité achronique - laquelle, en fin de compte, touche à lavirtualité de l'Événement -
nous paraît justifier le fonctiormement hyperbolique de la mimétologique ; cette fois, c'est donc d'une
« achronologique » que l'on pourrait parler. Celle-ci montrerait comment l'Aiôn relance continûment
le mouvement des contraires - effectuation qui s'abîme dans la contre-effectuation, actuel et virtuel
formant un « circuit » aux vitesses de circulation variables. Qui plus est, le caractère illimité du
processus temporel empêche définitivement le paradoxe du comédien de se figer en structure - le
piège du dualisme : car il ne s'agit plus, cette fois, de penser deux positions antagonistes du sujet,
positions dessinant un écart dont celui-ci jouera à son gré, mais bien une multiplicité de positions - ou
plutôt, le changement incessant de positions, le passage, la variation perpétuelle, qui interdit l'arrêt, le
figement du geste mimétique dans une réalisation quelconque. A cet égard, dans l'expérimentation que
Deleuze et Guattari proposent du rhizome kafkaïen, on se souviendra du débordement, grâce à
l'agencement romanesque, de la structure duelle de la correspondance entre Kafka et ses maîtresses :
l'agencement topologique romanesque, au fonctiormement illimité, assure la contiguïté paradoxale de
termes lointains - tels, ici, le passé et le futur coexistant pour diviser à l'infini l'instant présent de
l'effectif Or la mimétologique, par cette théorie du paradoxe du comédien, est conduite à un
semblable débordement^'. Pour en donner une image beckettienne, on songera à la paire formée par
l'enfant et le vieillard, paire toujours en mouvement : un seul et même sujet-miméticien dédoublé, non
pas statique dans cette dualité mais en « devenir-fou », illimité, aux deux extrémités temporelles de la
vie - deux personnages qui, par leur coexistence, se contre-effectuent l'un l'autre.

2. Sujet-acteur sur scène

Restons-en justement à Beckett, que cette image nous a permis de convoquer. Voyons
comment au théâtre, ou au cinéma, il met en scène cette faille du sujet, cet écart d'avec lui-même,
ainsi que la « dépropriation énonciative » du miméticien. Car si le comédien s'avère, en définitive.

« L'humour-acteur », dit Deleuze, est celui qui se sert de la force sélective de l'humour pour trier cet
« événement pur » parmi les « accidents », les « choses qui arrivent » (voir ibid., p. 177). En effet, la force de
l'humour dessine la place d'une instance d'énonciation, une position par rapport au discours, qui demeurerait
toujours mobile, inassignable.
De sorte que l'acteur, comme pour Lacoue-Labarthe, est un « monstre », toujours en excès ou en défaut par
rapport à l'image du rôle qu'il a à jouer {cf. id.. Cinéma 2. L'image-temps, Paris, Les Editions de Minuit, 1985,
p. 96).
De surcroît, l'une des conséquences, et non la moindre, de ce débordement de la stmcture, conséquence de la
mimèsis « poïétique » - de la mimèsis productrice et non reproductrice de formes -, réside dans Veffet qu'elle
produit sur le spectateur. A cet égard, Arnaud Rykner montre comment, dans le dispositif « panique », la
mimèsis « ne se contente pas de reproduire une forme, elle vise à développer chez le spectateur le processus de
réception de cette forme ». L'agencement, ou le dispositif, opère donc un déplacement de l'effectif, depuis
l'effectué de la forme, toujours défaite par la contre-effectuation, vers l'effet produit dans le réel - le regard
externe du spectateur. (On se reportera à la fin de l'introduction de Pans. Liberté de l'œuvre et résistance du
texte, Paris, Librairie José Corti, 2004, pp. 30 et 31).
262

paradigme de tout sujet d'énonciation, il n'en reste pas moins que le théâtre est le lieu qui lui permet
d'actualiser le mieux le paradoxe. Après la première trilogie dramatique, Beckett, incessamment,
tentera d'activer le paradoxe du comédien, en faisant voir le « monstre », toujours en excès ou en
défaut par rapport à la représentation qu'il devrait effectuer ; dans l'espace « théorique » du théâtre,
exhibé en ce lieu où se concentrent les regards, l'acteur sera tantôt sur-représenté, tantôt sous-
représenté - trop ou trop peu de lui-même, dans l'effectuation et la contre-effectuation simultanées qui
« virtualisent » son image.
Pour prendre un point de départ, replaçons-nous exactement au « moment d'un sujet cet
instant où soudain l'acteur de Film semble surgir de la masse compacte du pan pour entamer sa fuite
éperdue. Dès la première fraction de seconde, lorsqu'il fait irruption si brusquement à l'écran, O, le
personnage, est traqué par Œ, la caméra-œil. D'emblée - même si ce dédoublement ne nous apparaît
pas immédiatement - le sujet jaillit à l'existence en tant qu'image en vue d'un regard aliénant ; et, qui
plus est, ce regard s'avérant être le sien, il survient à la vie, dès son origine séparé de lui-même, divisé
dans ce qu'il a de plus essentiel - sa perception, par laquelle il existe, puisque « esse est percipi ». O
est un objet à la merci du regard de l'Autre, regard omnipotent auquel il ne peut se soustraire ; mais en
même temps, O reste aussi le sujet de cette perception. Ce dédoublement, la dernière séquence, dans
l'appartement, avec son mécanisme de perception bifide, le rend parfaitement : cette séquence prévoit
en effet l'alternance des images vues par O et par Œ. Elle montre ainsi la dualité de la paire, un seul et
pourtant deux : dualité du sujet d'énonciation d'une part - la caméra, nécessairement requise pour
filmer les deux types d'images, « simulacre » d'altérité - et sujet d'énoncé d'autre part - l'acteur
perçu, montré, rendu visible quoi qu'il advienne. Entre ces deux faces du sujet, entre l'œil éborgné,
trou noir où s'abîme la vision, et le regard omnivoyant, l'hyperbologique fait fonctiormer un
mouvement qui ne connaîtra pas de fin - le regard se réfléchissant lui-même, passage d'un point de
vue à l'autre, l'échange infini des contraires, du même et de l'autre, du vide de l'orbite et du plein de
« l'œil de chair », du tout et du rien.
Sans conteste. Film met en scène la division du sujet ; la « rature » qui le barre et son
aphanisis, sa disparition, ou plus exactement l'éclipsé de son être, puisque « disparition totale ne se
peutw'". De plus, le désistement de la caméra, qui se dérobe derrière son autre, sa « dépropriation
énonciative », active la mimétologique, lorsqu'elle fiisionne avec le regard du regardé dans la
dynamique paradoxale de la substitution infinie des opposés. Toutefois, pour pousser les choses un
peu plus loin, il faut cerner de plus près le dispositif qui s'agence dans Film, dont nous parlions au
chapitre précédent. La première image, répondant à la dernière, tire en effet un « pan » dans le désir de
l'œuvre elle-même : désir de disparition des regards, « débordé » par la jouissance de cet aveuglement
complet impossible - l'opacité du mur-paupière que le Réel cherchera toujours à percer ou à raturer de

Expression d'Amaud Rykner, dans l'ouvrage cité supra.


Axiome de Cap au pire.
263

ses inscriptions, de sa lettre. Dès lors, !'« instant du pan n'a pas lieu au « moment d'un sujet»,
moment où l'acteur surgit du pan, mais juste avant ; et, à l'autre bout du film, juste après : la toute
dernière image, « image panique » littéralement, ne fïxe-t-elle pas une fois le visage de cet acteur,
affolé et effondré sur lui-même, voilant de ses mains son regard, comme dans une ultime tentative de
se fondre dans le noir indifférencié ? Ou, pour le dire dans les mots de Deleuze, comme s'il était « un
bouchon sur l'océan déchaîné », mu par le mouvement qui l'enveloppe, « dans un devenir qui ne
comporte plus de changement concevable » - « devenir imperceptible est la vie»''^.
Faut-il préciser encore notre pensée ? La construction cinématographique de Film - d'un film
quelconque -, montre, selon nous, que le « moment du sujet » n'est pas, en vérité, le moment premier
du film, parce que le sujet n'en constitue pas son point d'origine ; en d'autres termes, Veffectuation de
l'acteur, dans l'intervalle temporel où il se montre comme personnage, se réalisant dans rôle, est
toujours dépassée par la contre-effectuation de ce présent « le plus étroit, le plus ponctuel ». Les deux
images « de pan », au début comme à la fin, nous rappellent que le Réel déborde perpétuellement le
sujet, qui n'en est point maître ni origine. Le temps de l'avant et de l'après sujet, la boucle, l'étemel
retour du passé et du futur qui divisent son présent, sa présence effective, est comme le vaste océan sur
lequel le bouchon peut demeurer immobile - il n'en sera pas moins pris dans le flux ; et son image,
son effectuation dans une figure - un visage''^ -, virtualisée par ce flux, le virtuel de ce temps
topologique qui entraîne l'existant vers un devenir imperceptible.
Quant à nous, spectateurs du film, c'est bien à nous que s'adresse le pan, nous qui sommes la
cible de l'effet produit par la mimèsis. Car n'est-ce pas notre regard, en dernière analyse, que veut
capturer l'œil-caméra pour piéger avec lui le sujet et affronter le pan (de mur), lutter avec ce Réel qui
nous angoisse et nous menace - lutter pour voir qui transpercera l'autre? À travers le sujet-acteur, le
coup de feu vise donc toujours le sujet-spectateur. Aussi pouvons-nous supposer, lorsque Beckett met
sur la scène un personnage incarnant le point de réception, le point d'adresse de l'effet mimétologique
- persormage de Récepteur, d'Entendeur -, que le spectateur lui-même reçoit ainsi une place figurée à
l'intérieur du dispositif Figurée, mais défigurée à la fois ; celui qui la figure - nous aurions pu dire ;
ce qui la figure - n'est bien souvent qu'une ombre de personnage, telles les deux silhouettes de la
paire inscrite sur fond de pénombre dans Cap au pire, chacune faisant vagabonder l'autre au dehors de
lui-même.

Un cas exemplaire : le personnage spectral de l'Auditeur dans Pas moi. Fixe à l'avant-scène,
une « haute silhouette, sexe indéterminé, enveloppée d'une ample djellaba avec capuchon, faiblement

Selon l'expression d'Arnaud Rykner, que nous avions préalablement utilisée.


DELEUZE (G.), « Le plus grand film irlandais », in Critique et clinique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993,
p. 39.
De même que la « ligne abstraite » est sans contour mais passe « entre les choses » - elle « abstrait » les
formes -, Deleuze revient souvent sur la dissolution des traits du visage- perte d'une identité fixe - propre au
« traître », au « faussaire ». Or le traître est celui qui crée, qui ouvre le devenir - et avant tout le devenir-
imperceptible, qui reste, pour Deleuze, « la finalité d'écrire » (voir entre autres le texte « De la supériorité de la
littérature anglaise-américaine», in DELEUZE (G.) et PARNET (CL), Dialogues, Paris, Flammarion, coll.
« Champs », 1996, p. 56).
264

éclairée de tout son long, debout sur un podium invisible haut d'un mètre et demi environ, figée d'un
bout à l'autre à part quatre gestes brefs aux endroits indiqués Les gestes en question consistent en
fait en un même mouvement quatre fois répété - un geste d'impuissance -, de plus en plus faiblement,
et finalement « à peine perceptible : évanouissement progressifde la réponse du sujet à son autre, à
son (pas) moi. Car c'est à lui-même, à n'en pas douter, que s'adresse le persormage dédoublé entre
Bouche et Auditeur, la voix et l'écoute. Il, ou plutôt elle, s'adresse un discours qui raconte, par bribes
décousues, la genèse de sa vie, sa solitude d'un bout à l'autre. D'un bout à l'autre ? Pas précisément, à
moins de considérer à nouveau l'autre comme le même de l'un : car si Bouche nous parle de la
naissance, le monologue ne dorme aucune fin à proprement parler, sauf à prendre l'origine pour la fin
convoitée - convoitée mais impossible''^.
Impossible, parce que si la venue à l'existence prend la forme d'une expulsion soudaine
violente dans le flux coercitif de la vie - cette femme, un « petit bout de rien » mis au monde trop tôt,
« avant l'heure » -, « l'autre bout », sa fin, devrait être le moment où le « petit bout de rien », cette
insignifiance, pourrait se signifier elle-même : c'est-à-dire ne plus se laisser aliéner par le « bourdon »,
la voix de Bouche lui bourdonnant sans arrêt dans la tête, voix qui ne s'adresse, littéralement, qu'à elle
- ne peut parler d'elle qu'en utihsant le pronom « elle ». Si la venue à la parole, en effet, ne va pas du
tout de soi - pénible et étrange, étrangère est cette « voix que d'abord... elle ne reconnaît pas... »''^ -,
assumer cette énonciation, par contre, s'avérera franchement impossible - « ne sachant ce que c'est...
ce que c'est qu'elle -... quoi?... qui?... non... ELLE !... »''^. Tandis que le personnage de Film
redoute avec effroi de se voir, d'exister en étant perçu, celui de Pas moi refuse de se dire :
déplacement de l'impossibilité de l'auto-énonciation, la coïncidence avec soi, depuis l'imaginaire vers

Pas moi, p. 81.


'^^Ibid.,ç. 95.
Dans une étude génétique de la pièce, comparant les « tapuscrits » successifs de Pas moi, Bruno Clément
montre que le principe esthétique du texte consiste à ne pas finir, à faire désirer la fin ultime tout en la différant
continûment, en ne donnant que des fins provisoires. « Le mouvement de la fin une fois enclenché, il s'agit de
prolonger le plus longtemps possible la sensation de la fin, puisque aussi bien la poétique de tous ces textes est
celle d'une eschatologie permanente ». D'un texte à l'autre, les fausses fms, toujours du même type, prétendent
en dissimuler une vraie, escamotée, « hors scène » - « finir par tomber juste », dit la fm du texte (p. 94) : un
achèvement qui se cherche au plus près du commencement, - on voyage d'un bout à l'autre, ces « bouts » de
récits que doit arracher le « tire-bouton » de Mal vu mal dit. (Voir CLÉMENT (Br.), « De bout en bout (La
construction de la fin, d'après les manuscrits de Samuel Beckett) », in Genèses des fins. De Balzac à Beckett, de
Michelet à Ponge, éd. par Cl. Duchet et I. Toumier, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1996, p. 129).
Voici un extrait plus large du même passage : « elle \...(pause et deuxième geste)... sent venir des... des
mots... imaginez!... des mots !... une voix que d'abord... elle ne reconnaît pas... depuis le temps... puis
finalement doit avouer... la sienne... nulle autre que la sienne... ». Le texte se poursuit en précisant que la
femme ne comprend pas les mots que sa voix prononce. Puis il détaille les opérations physiques, apparemment
toutes contre-naturelles, qu'elle se sent accomplir pour parvenir à parler : « rien que la face... bouche... lèvres...
joues... mâchoire... pas une - quoi ?... langue?... oui... bouche... lèvres... joues... mâchoire... langue... pas
une seconde de répit... bouche en feu... flot de paroles... dans l'oreille... [etc.] » {Pas moi, pp. 88 et 89).
'^^lbid,p. 94.
265

le symbolique. Regard et parole interdits par la « refente » du sujet, la barre de l'autre, cette rature sur
le « I » tracée par Beckett qu'il devait donner pour titre à la pièce
Pas moi, ce titre n'exprime en effet rien d'autre que cette rature du symbolique, le signe qui
prend la place et recouvre le signifiant tabou, «je »^'. Ce véhément refus, de la part de Bouche, de
'exprimer, expulse hors d'elle-même l'ombre un dans le nombre deux - passage du moi de la
représentation spéculaire au sujet, divisé d'avec soi par l'Autre. Soit le passage de l'imique, immobile,
au double, au mouvement de la paire. Dans l'espace théâtral, ce passage est exprimé, visuellement
cette fois, par le dédoublement du personnage, quand bien même, de l'un, on ne discerne que la
bouche. En d'autres termes, le médium scénique permet d'a-présenter - de rendre présent tout en
effaçant, en niant cette présence - ce rapport paradoxal du même à l'autre que provoque la
mimétologique : dédoublé, le sujet miméticien doit en quelque sorte s'imiter lui-même, de telle façon
que le dispositif scénique, la paire Bouche-Auditeur, englobe la place du spectateur - c'est-à-dire de
n'importe quel sujet. En définitive, le dispositif - texte et image - incame deux personnages qui ne
parvierment pas à en devenir un seul ; ou, plus exactement, deux persormages pris dans un devenir,
mouvement multidirectionnel de séparation et de fusion. L'image qui nous en est offerte, quoiqu'à
peine perceptible, est comme un instantané, au sens photographique : VAiôn (présent divisé) de la
coexistence paradoxale de deux êtres qui n'en sont qu'un.

On songe alors à un petit drame que nous avions pris en considération dans le cours du
chapitre précédent. Impromptu d'Ohio : cette pièce « événementielle », improvisée^^, pousse plus
avant encore le paradoxe de la paire a-présentée - « l'achronologique », comme nous l'avons appelée.
Paire à nouveau constituée d'un Entendeur - donc le point de vue du spectateur - et d'un Lecteur,
« aussi ressemblants que possible », et cependant distincts. Un article de Garin Dowd, précédemment
mentionné, attire d'ailleurs notre attention sur ce point ; E et L ne sont pas une seule et même
persorme, mais deux personnages différents, quoique s'imitant l'un l'autre^^. Même constat en ce qui
concerne les deux personnages « racontés », à l'intérieur de l'histoire lue, ces deux hommes qui

« Le titre en effet est trouvé quand Samuel Beckett raye "I " dans son texte », explique Clément, dans l'article
cité supra. « "Not I " estle nouveau titre, untitre qui raconte la rature » (Voir CLÉMENT (Br.), op. cit., p. 131).
Tabou qui explique, de fait, tout l'agencement qu'est la « compagnie » : souvenons-nous de son principe
pronominal, « l'emploi de la deuxième personne est le fait de la voix. Celui de la troisième celui de l'autre. Si lui
pouvait parler à qui et de qui parle la voix il y aurait une première. Mais il ne le peut pas. Il ne le fera pas. Tu ne
le peux pas. Tu ne le feras pas » {Compagnie, p. 9).
Nous avions exposé les circonstances un peu particulières de l'écriture de la pièce, composée « à
l'impromptu» en guise de conférence, à l'Université d'Ohio en 1981. Nous parlons donc d'une «pièce-
événement », parce qu'elle fut écrite pour un événement précis et unique. Cette dimension, dont le titre porte la
trace, a son importance dans le drame.
Voilà, selon Dowd, ce que la version filmique à'Impromptu, réalisée pour le projet Beckett on Film, manque
totalement, puisqu'un seul et même acteur, dont l'image est reproduite deux fois, joue les deux rôles. Nous
serions donc en présence d'un cas où le médium cinématographique - du moins dans la réalisation en question -
dessert la logique de la pièce, créée pour la scène théâtrale.
L'article mentionné nous inspire les quelques remarques qui vont suivre (DOWD (G.), « Karaoké Beckett, or
Jeremy Irons, Mimicry and Travesty in Ohio Impromptu on Film », in Samuel Beckett Today/aujourd'hui, n°
13, Amsterdam-New York, éd. Rodopi, 2003, pp. 169 à 181.
266

« devinrent comme un seul » : à travers ce « double mime », cette double mimèsis, intérieur et
extérieur de l'histoire, passé et présent, se rejoignent dans un mouvement de torsion semblable à celui
d'une bande de Mœbius. Or ce n'est autre que cette torsion elle-même qui, selon nous, constitue
l'événement de la pièce, l'événement qu'il incombe au jeu de l'acteur miméticien de manifester :
r« événement pur » du raconter, de la narration, avec sa temporalité et son espace propre, avec ses
devenirs-personnages.
Impromptu d'Ohio, en somme, mettrait en scène !'« impromptitude » elle-même, son caractère
d'événement, toujours unique, préservé par la contre-effectuation qui dissout l'effectué. D'une part, en
effet, au sein des deux paires, chaciin de leurs membres virtualise son double ; et d'autre part, chacune
des paires virtualise l'autre, en faisant coexister, dans le mouvement de torsion paradoxale, le déjà
vécu de l'histoire consignée dans le grand livre, le présent de la lecture et le futur des multiples
réalisations potentielles de l'histoire. Car cette coexistence, pourrait-on dire, fait rentrer le passé et
l'avenir à l'intérieur du présent, subdivise celui-ci afin de le rendre inexistant - le faire Aiôn -, puisque
ce présent a toujours déjà été vécu, mais que, grâce à la contre-effectuation, il reste toujours encore à
réaliser - la fin de la lecture (« la triste histoire une dernière fois redite », « il ne reste rien à dire »),
déjà écrite dans le livre, et pourtant répétée une fois encore. Or cette répétition semble commandée par
E, l'Entendeur, dont le geste de battement de la mesure, au moyen des coups frappés sur la table,
commande le rythme de la lecture et les reprises du texte. Aussi l'Entendeur, incarnation du point de
vue interne-externe du spectateur-auditeur, occupe-t-il la place indispensable au fonctionnement de la
logique de la mimèsis, logique du simulacre ou « de la semblance » - à la fois le même et l'autre, le
distinct et l'identique, l'effet de double -, devenue « achronologique ». Celle-ci permet l'étemel retour
de la différence - l'Evénement unique, virtuel, qui comprend déjà tous les événements, tel le livre qui
renferme en ses pages toutes ses lectures à venir.
On pourrait encore évoquer d'autres petites pièces dans lesquelles la logique des paradoxes du
sens, telle que la dynamise l'acteur, régit l'économie de l'action dramatique : grâce, notamment, au
dédoublement du personnage qui crée la présence - ou Va-présence - d'un autre-même, d'un autre
soi-même auquel on s'adresse. Citons, pour prendre un exemple supplémentaire, la pièce Solo : le seul
personnage humain, le récitant, parle à - et peut-être « du » - « lampadaire à pétrole » à côté de lui,
dont on nous dit expressément que le globe blanc, telle la chevelure de l'homme, a la taille d'un crâne.
Pas plus que la vie, la lumière du globe ne peut s'éteindre tout à fait : métaphore de l'existant, il est ce
double qui contredit le titre même de la pièce - Solo, l'acteur seul en scène, le personnage qui devrait
raconter son histoire à la première personne, mais se retranche derrière la troisième. Même dispositif
dans Cendres, pièce radiophonique : c'est à lui-même que s'adresse le persormage d'Henry, à la
deuxième personne, pour tenter de faire revivre, assis à ses côtés, son père défunt. Père avec qui il
« faisait la paire », sillonnant les montagnes pour d'interminables balades. Or le père, parce qu'absent,
présente en creux la place du destinataire du monologue, qui semble désormais devoir nous être
destinée.
267

En outre, puisque nous n'avons pas d'image d'Henry - vu qu'il s'agit d'une pièce
radiophonique -, nous ne pouvons nous fier qu'au son : seuls ses pas sur les galets nous assurent de
son existence. Un tel procédé, qui réaffirme le caractère fondamental de la marche chez Beckett - il
s'agit d'un mouvement existentiel : preuve en est la paire en marche de Cap au pire, élément minimal
de l'existence -, un tel procédé ne peut manquer de nous rappeler la pièce Pas. On se souvient du
mouvement de va-et-vient de May, de ses pas exactement dénombrés et rythmés ; on se souvient
également de la preuve que tendrait à fournir ce bruitage, preuve de l'existence de « May », tandis que
son nom même atteste qu'elle n'est peut-être rien de plus qu'une simple possibilité, remise fortement
en question lorsque nous écoutons le dialogue et constatons sa disparition dans la dernière image. May
est ainsi doublement divisée : d'une part avec son double anagrammatique, Amy^'', et d'autre part
entre sa propre existence et son inexistence, son absence et sa présence, sa visibilité/audibilité et son
invisibilité/inaudibilité.

Cette instabilité foncière du personnage de May, sans doute l'une des plus prononcées dans le
théâtre de Beckett, nous amène à conclure sur ce point. La protagoniste de Pas, titre qui annonce
l'ambiguïté existentielle du personnage, apparaît comme la quintessence du sujet miméticien ; ou
plutôt de l'acteur suspendu au fil de VAiôn - de « l'achronologique ». Les ruptures temporelles entre
les trois séquences du drame nous laissent pressentir que le passé se mêle au présent - à moins que
nous ne soyons déjà dans l'avenir, dans un devenir purement imperceptible de May, invisible lorsque
la lumière se rallume une dernière fois ? L'image de May, jointe au son de ses pas, ne serait peut-être,
en définitive, qu'une image - optique et sonore - virtuelle, dès lors qu'elle se désinstalle autant qu'elle
ne s'installe, se « contre-effectue » à l'instant même où nous la croyons « effectuée ». Aussi
l'événement de la pièce se résume-t-il à l'avènement mis en doute du persormage de May, événement
qui demeure Événement pur, puisque cette naissance se préserve de sa complète effectuation - ou
maintient, en tout les cas, l'équivoque^^. Davantage qu'il n'ex-iste, ce sujet-acteur se désiste, se perd
dans le mouvement paradoxal du temps. Divisée, l'ombre-nombre « tient à rien » ; petit rien qui flotte
dans la précarité fragile de la vie, on la dirait sur le point d'être raturée, démembrée dans le vaste
océan de l'être.

On pourrait rajouter que la Voix (V) avec qui May dialogue (ou qui soliloque) est supposée être celle de sa
mère, au dire de May elle-même. Cependant « May » est le nom de la mère de Beckett. N'y aurait-il pas là une
division de la figure maternelle ? D'autant que si au prénom on ajoute l'initiale du nom de famille, « May B. » se
prononce en anglais comme « maybe », « peut-être ». Toute la pièce est ainsi construite à partir de cette
ambiguïté phonétique, du même ordre que celle du titre français. Pas. May est-elle ou n'est-elle pas ? Et quid de
cette voix, cette mère ? La mère et la fille sont-elles le fantôme l'une de l'autre, de telle sorte que s'effondrerait
la fonction d'origine, d'auteur, qui est celle de la mère ?
À ce sujet, Anna MacMullan propose de la pièce une analyse plus détaillée, section par section, qui creuse la
question de la présence absente de May et du brouillage identitaire ; cf. MACMULLAN (A.), Theatre on Trial.
Samuel Beckett's laterDrama, New York and London, Routledge éd., 1993, pp. 93 à 103.
«Je n'ai rien vu, rien entendu, d'aucune sorte. Je n'étais pas là», assure Amy à son interlocutrice (p. 16).
Quant à May, sa mère doit lui rappeler son âge - donc sa naissance -, qu'elle paraît avoir oublié.
268

B « À corps perdu » : le morcellement du sujet

Sans doute est-ce devenu presque un lieu commun de parler du morcellement des corps chez
Beckett : c'est certainement l'un des phénomènes les plus visibles, un de ceux qui ont tout de suite
attiré l'attention de la critique et du public sur la modernité de cette œuvre. Aussi passerions-nous sous
silence cet aspect s'il ne représentait également une étape importante dans le devenir du sujet -
devenir imperceptible - que nous essayons de retracer : étape qui opère le passage d'un sujet divisé par
la rature du grand Autre à un sujet « machinique », « fonctiormel ». De fait, la « refente » du
symbolique « découpe » le tout corporel de telle sorte qu'elle « met le sujet en pièces »,
potentiellement. Or ces pièces vont être récupérées comme autant d'éléments, autant de rouages pour
la machine - qu'elle soit littéraire, artistique, philosophique ou autre.
Si tant est que l'on peut considérer le théâtre comme un art de l'espace - son nom même
désigne un espace, construit par le regard du spectateur -, la mise en scène du corps doit y trouver un
prolongement ; le corps, dévoilé dans sa nudité - au sens d'un dépouillement radical de ses fonctions
et parties - s'inscrit dans un espace nu lui aussi, lieu dématériahsé, démembré^®. Ainsi, entre espace du
« dehors » et espace du « dedans », intérieur et extérieur, la frontière n'est jamais nettement tracée : de
la sorte, le vide du lieu théâtral - lieu « abstrait », pure forme - peut envahir le corps, tandis que celui-
ci rejette dans l'extériorité des déchets, débris qui jonchent la scène. De la systole à la diastole, le
battement existentiel du corps fait alterner l'envahissement du lieu propre par des objets
insuffisamment séparés, puis la déjection d'objets propres - de « possessions » - dans le dehors.
L'humain se dévide dans son envers, tandis que l'altérité le pénètre pour mieux le désarticuler ; entre
humain et non-humain, vivant et mort, absent et présent, les personnages de théâtre jouent leur vie -
c'est-à-dire qu'ils jouent à vivre, encore un peu, malgré tout. Ils jouent, mais, de plus en plus, perdent
la partie ; ainsi la décomposition se fait chaque fois plus forte, de telle sorte que des corps elle
s'attaque aux mots, aux dialogues scéniques - texte qui par nature est découpé, haché entre les
différents énonciateurs. « Le théâtre explore la version sèche, comme décantée, de la décomposition
des corps et des mots », explique en ce sens Évelyne Grossman. « Inverse même de la coulée verbale,
le discours au théâtre se fragmente en dialogues troués et écholaliques, le temps s'émiette en une

Auteur d'un ouvrage, ainsi que de quelques articles autour de la problématique du corps chez Beckett, Marie-
Claude Hubert constate que la quête théâtrale se déplace depuis le corps infirme, cause d'une dépendance - voire
d'une torture - vers la question du lieu du corps : « ce corps morcelé, où le saisir ? », s'interroge-t-elle. Vu
l'absence de séparation nette entre l'intérieur et l'extérieur, « oij suis-je ? » est la question qui prend aussitôt la
place de « que suis-je ? » (voir HUBERT (M.-Cl.), « Le spectacle du corps dans le théâtre de Beckett», in Le
corps enjeu, Paris, CNRS Éditions, coll. «Arts du spectacle », 1993, p. 240. Elle est aussi l'auteur d'un livre
susmentionné, HUBERT (M.-CL), Langage et corps fantasmé dans le théâtre des années 50. lonesco-Beckett-
Adamov, Paris, Librairie José Corti, 1987).
Si nous tombons d'accord avec quelques remarques de cet ordre, nous ne pouvons toutefois souscrire au modèle
qui sous-tend les hypothèses de cette auteur, à savoir le corps comme lieu d'un manque, un corps béant auquel
« il manquera toujours un morceau » {ibid., p. 241).
269

poussière d'instants qui semblent s'égrener à l'infini, partout régnent les dichotomies, les symétries et
les échos. [...] Ce que Beckett explore au théâtre, me semble-t-il, c'est une distorsion généralisée des
liens entre les objets, entre le temps et l'espace, entre les mots et les choses Toujours plus violent,
le démembrement imaginaire du corps touche, par voie de conséquence - conséquence d'une absence
de fi-ontière -, le symbolique, le langage lui-même.
On a souvent interprété cette déficience de la frontière à la lumière de la théorie
psychanalytique de la constitution du sujet au stade du miroir : le fantasme de corps morcelé dans le
théâtre de Beckett serait la représentation d'un état antéspéculaire^^, ou encore de la faillite de
l'identification à l'image de soi. A la suite de Freud, Lacan, en effet, caractérise l'assomption de
l'image spéculaire par le sujet comme le temps d'une transformation de celui-ci par le biais de
l'identification narcissique à une réalité partiellement aliénante ; aliénante - le moi est, dans
l'imaginaire déjà mêlé de symbolique, im autre -, mais structurante, en ce qu'elle délimite trne
frontière entre Innenwelt et Umwelt. « Le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se
précipite de l'insuffisance à l'anticipation - et qui pour le sujet, pris au leurre de l'identification
spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d'une image morcelée du corps à une forme que nous
appellerons orthopédique de sa totalité - et à l'armure enfin assumée d'une identité aliénante, qui va
marquer de sa structure rigide tout son développement mental On sait toutefois que le « drame »
peut mal tourner, la fonction spéculaire échouer, et le sujet être hanté par l'image d'un corps morcelé,
un moi non unifié formé de membres disjoints, provoquant une « désintégration agressive de
l'individu »®°.
Or cette image fantasmée de corps en morceaux semble hanter l'imaginaire beckettien. « On
peut supposer que les corps décomposés des héros beckettiens ne sont pas étrangers à cette image
morcelée du corps, antérieure à sa saisie unifiée dans le miroir », avance encore Evelyne Grossman.
« Faute de s'être reconnu comme Un dans l'image d'un autre lui-même », « le sujet beckettien erre
escorté de ses doubles, dans un monde dénué de signification »^'. Fort de cette hypothèse, au spectacle
des ces morceaux de corps qui semblent obséder l'écrivain, on serait alors tenté - et d'aucuns l'ont fait
- de s'en référer à la théorie freudienne des objets partiels, ou encore lacanierme, qui de partiels
détermine ces objets comme « perdus ». Encore convient-il de se rappeler dans quel sens entendre ces

" GROSSMAN (É.), L'esthétique deBeckett, [Paris], éd. SEDES, coll. « Esthétique », 1998, pp. 93 et94.
Parmi les nombreux critiques qui ont avancé cette explication, on trouve notamment Marie-Claude Hubert,
que nous venons de citer. « La partie ne peut venir représenter un tout, puisque l'unité n'est pas perçue. Beckett
se montre profondément novateur, touchant ainsi au non-spéculaire » (HUBERT (M.-CL), « Le spectacle du
corps dans le théâtre de Beckett », in op. cit., p. 241).
LACAN (J.), « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je telle qu'elle nous est révélée dans
l'expérience psychanalytique », in Écrits I, Paris, Seuil, coll. « Points », 1999, p. 96. C'est nous qui soulignons,
afin de mettre en évidence l'utilisation par Lacan du terme de « machine » en ce qui concerne la production de
fantasmes, champ sémantique que nous utiliserons nous-même dans un instant.
^°Ibid.,Y>. 96.
GROSSMAN (É.), op. cit., p. 76.
270

théories, afin d'éviter que ne ressurgisse le spectre du manque, là où il n'y a, selon nous, que du vide^^.
Souvenons-nous de la critique des objets partiels à laquelle se Uyrait L'anti-Œdipe. Critique à double
égard, en réalité, puisqu'il s'agit à la fois de ne pas manquer la production désirante en réduisant ses
produits à des fantasmes individuels, objets qui font toujours défaut au sujet ; et, seconde erreur, de ne
pas rapporter ces « parties » à une totalité pré-construite absente - en l'occurrence, chez le nourrisson,
au corps parental -, de façon à subordonner la production du multiple à cette totalité synthétique, de
type dialectique. S'ils sont bien « prélevés » quelque part, les produits de la machine désirante le sont
surles flux impersonnels interconnectés - véritables pièces de la machine, produits dans le réel''^
Aussi Deleuze et Guattari ne pouvaient-ils qu'applaudir le glissement réalisé par Lacan, des
objets partiels - le terme prêtant à confusion - aux objets « a ». Non représentables, échappant à toute
image spéculaire comme à toute symbolisation sous l'égide du Signifiant, les objets petit « a » leur
permettent de dégager la production désirante du rapport debesoin au manque^''. Produits dans le Réel,
ils forment précisément l'envers de la structure symbolique, la « machine infernale » qui la fait
« disjoncter ». En outre, les objets désignés par une lettre algébrique ne sont plus uniquement
corporels : ainsi prennent place en tête de la liste, illimitée, de ces objets, le regard et la voix, liés aux
deux pulsions scopiques et invocantes, pulsions dites « audio-visuelles »®^. Enfin, l'autre syntagme
utilisé par Lacan pour désigner ces produits, « objets perdus », rend exactement compte, à notre sens,
de leur statut, à condition toutefois d'éviter à nouveau les malentendus. « Perdu » n'est en effet que la
conséquence d'une « délocalisation » d'un objet qui, du coup, doit être « en trop » là où il se trouve :
déchet, rebut, objet déchu, il constitue dans un certain lieu le reste produit par l'évidement d'un autre.
Aussi avions-nous proposé de baptiser ces pièces machiniques, restes réels de la production désirante,
« objets déchets délocalisés ».
Nous n'estimons utile de procéder à ces quelques rappels que pour éviter tout risque de
mauvaise compréhension en ce qui concerne le morcellement du corps beckettien ; les fragments qui

Nous renvoyons le lecteur au premier chapitre, la dernière section concemant les objets « a ».
Citons un court passage de L'anti-Œdipe, parmi tant d'autres qui traitent de cette question et affirment la
« libération » de la multiplicité dans la production désirante : « seule la catégorie de multiplicité, employée
comme substantif et dépassant le multiple non moins que l'Un, dépassant la relation prédicative de l'Un et du
multiple, est capable de rendre compte de la production désirante : la production désirante est multiplicité pure,
c'est-à-dire affirmation irréductible à l'unité. Nous sommes à l'âge des objets partiels, des briques et des restes.
[...] Nous ne croyons plus à une totalité originelle ni à une totalité de destination» (DELEUZE (G.) et
GUATTARI (F.), L'anti-Œdipe, Paris, Les Éditions deMinuit, 1972, p. 50).
Écoutons encore les deux auteurs, lors d'un entretien à propos de L'anti-Œdipe : « en devenant objet
"a", l'objet partiel s'est détotalisé, déterritorialisé, il a pris définitivement ses distances avec une corporéité
individuée ; il est en mesure de basculer du côté des multiplicités réelles et de s'ouvrir aux machinismes
moléculaires de toute nature qui travaillent l'histoire» (voir «Deleuze et Guattari s'expliquent... », in L'île
déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, éd. par D. Lapoujade, Paris, Les Éditions de Minuit,
2002, p. 310).
Dans le même entretien, Guattari ; « en ouvrant la série des objets partiels, au-delà du sein et des fesses, à la
voix et au regard, Jacques Lacan a marqué son refus de les clôturer et de les rabattre sur le corps. La voix et le
regard échappent au corps, par exemple en se portant de plus en plus en adjacence des machines de
l'audiovisuel» (ibid., p. 310). Nous reviendrons sur cette affirmation qui sera cruciale pour notre chapitre
suivant.
271

hantent son écriture nous paraissent devoir être assimilés à des objets « a », « perdus », ou encore
« déchets délocalisés », bien plus qu'à ces objets qui indiqueraient l'absence d'une totalité corporelle.
Si cette section prend place, ainsi que nous l'avons expliqué en commençant, dans un processus de
devenir du sujet, c'est bien parce qu'il nous est d'entrée de jeu interdit, avec Beckett comme avec
Deleuze, de penser le sujet comme une telle totalité unifiée et pré-constituée. Aussi n'y a-t-il
assurément aucun manque corporel, quel qu'il soit, mais au contraire, jonchant toute l'œuvre, de
r« en-trop », du déchet, des restes. Afortiori, rien n'y est jamais vraiment « perdu » : à l'inverse, c'est
plutôt la perte de ces objets qui a dû échouer, être « perdue »®®. Trop peu « séparés », et du coup
obsessionnels, ces déchets de Réel assiègent le sujet de telle sorte qu'ils en détruisent la « structure »
symbolico-imaginaire : telles des « machines infernales », ils l'assaillent de façon à le réduire en
miettes.

1. L'invocation

Premier de ces objets paradoxaux que nous allons examiner, la voix. Si elle se place en tête de
liste, parce qu'elle constitue sans aucun doute une obsession spécialement prégnante chez Beckett, elle
a pourtant un statut quelque peu particulier. Comme présenté dans l'introduction, la voix « de nulle
part » qui s'adresse à l'existant incame l'Autre, la part d'altérité qui divise le sujet. Non-coïncidant
avec lui-même, le moi a, disons, perdu la voix : perdue comme élément constitutif de son corps
propre, celle-ci s'est « délocalisée », de telle façon qu'elle se situe à présent dans un lieu de « nulle
part », lieu paradoxal, mouvant, dans lequel elle est décalée de sa fonction - et « décalante ». Car en
s'adressant au sujet comme à un autre, elle le déterritorialise, l'arrache à ses territoires, le rend
étranger à lui-même; elle en fait un «tu» dont le «je» restera imprononçable - ainsi dans
Compagnie, qui apparaît comme un texte paradigmatique à cet égard. De surcroît, là où elle se trouve,
la voix est réellement « en trop » : trop présente, trop astreignante, elle impose au sujet une autorité
impérieuse à laquelle il ne peut se soustraire - un véritable dispositif de pouvoir. C'est lui qu'elle
réduit pratiquement à l'état de déchet, incapable de s'assumer seul : plutôt qu'un objet « partiel »,
morceau de chair à jamais manquant, la voix, bien trop réelle, « met en morceaux » le sujet.

C'est pourquoi, comme nous le mentiomiions dans le chapitre précédent, Evelyne Grossman saisit chez
Beckett le douloureux travail d'une « passion mélancolique » : mélancolie provoquée par le deuil impossible de
l'objet, trop peu perdu, qui revient tel un fantôme hanter le sujet. « Pour que l'objet puisse advenir, il faut,
comme on sait, qu'il ait été préalablement perdu. Tel est l'impossible objet de cette passion : une perte sans objet
perdu. Le non-objet mélancolique s'inscrit dans ce paradoxe : ni approprié ni perdu mais approprié et perdu
simultanément, il oscille en suspens de l'un à l'autre » (GROSSMAN (É.), La défiguration. Artaud-Beckett-
Michaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 2004, p. 65).
272

a. Persécution vocale

Pas moi ! est le cri du personnage beckettien par excellence, qui résonne à travers tout son
théâtre. Exemplaire en est donc la pièce qui porte ce titre. Nous avons vu comment le personnage de
l'Auditeur, placé à l'avant-scène, incame ce sujet que la voix « réduit en miettes » : muet, figé (à
l'exception du geste d'impuissance, quatre fois répété), à peine visible, on n'en perçoit qu'une « haute
silhouette », dont l'attention restera suspendue au monologue de Bouche - incapable de se détacher de
cette voix qui l'aliène. De même, mise en scène dans le monologue proprement dit, la silhouette
devient corps féminin - un corps qui depuis la naissance obéit au bourdonnement continu de cette voix
omnipotente. Voix dont elle ne peut saisir les mots, flot intarissable dont le sens lui échappe à lui-
même, elle qui ne se comprend plus, ne s'est jamais comprise - « aucun idée de ce qu'elle raconte !...
imaginez!... aucune idée de ce qu'elle raconte !... »^^. D'où le caractère «effrayant» des
« contorsions » de Bouche, gymnastique si peunaturelle pour elle®^
En somme. Pas moi offre un cas exemplaire du dispositif de l'objet « a », ou de l'objet
« perdu » : on voit très clairement comment la perte d'un côté - perte pour le moi, amputé de son
organe vocal, et partant de sa pensée - se transforme en excès de l'autre - excès de présence de cette
voix qu'on ne peut faire cesser, cette autre part du sujet qui capture toute sa volonté. Ce qui est mis en
scène, c'est bien la « pulsion invocante » du sujet - féminin en l'occurrence -, l'équivoque d'un désir
qui en passe, littéralement, par l'Autre pour s'exprimer, qui n'exprime que la troisième personne. Dès
lors, le dispositif mis en place de la voix « objet déchet délocalisé » se confond avec un dispositif de
pouvoir, au sens foucaldien, pouvoir de coercition de l'Autre sur le sujet morcelé : car la voix
« perdue » forme bien le dehors de la pensée, un dehors qui dessine cependant avec son dedans une
étrange configuration^'. Du coup, le corps prisonnier de cette torsion paradoxale, corps en souffrance
torturé par les contorsions de la bouche, ne peut exprimer que son impuissance absolue.
Un dispositif comparable est agencé dans la pièce Cettefois : ici encore, la scène permet d'a-
présenter l'éclatement d'un sujet entre sa figure, sa représentation corporelle - un « vieux visage
blême légèrement incliné en arrière » - et la voix, fractionnée dans ce cas-ci en trois points

Pas moi, p. 87 entre autres.


Il existe une version (en anglais) filmée de Pas moi tournée pour le projet Beckett on Film. L'Auditeur y a
disparu ; on ne voit que la bouche en gros plan sur l'écran, récitant le monologue à un débit si rapide qu'il en
devient incompréhensible - le rythme fait de la récitation une véritable performance de la part de l'actrice. Quant
à la gymnastique contorsionniste de Bouche, si elle peut prêter à rire - on croirait presque voir s'agiter un
personnage de « dessin animé », tant cette bouche, filmée en plan maximal, semble irréelle -, elle n'en est pas
moins agressive, voire obscène, puisque nous plongeons véritablement dans l'organe buccal, que nous sommes
assaillis par les dents, les mouvements de la langue, la salive, etc.
Le « dehors de la pensée », ou le fait que soyons forcés à penser à partir du dehors, est une idée que Deleuze a
reprise à Foucault. Ainsi, quoique l'acte de penser soit par lui-même un acte de résistance, la pensée est d'abord
un pouvoir qui « émet des singularités », c'est-à-dire fait advenir le sujet - et non l'inverse. (Voir essentiellement
Surveiller et punir, ainsi qu'un texte écrit par Deleuze à la mort de Foucault, « Sur les principaux concepts de
Michel Foucault », in Deux régimes de fous, op. cit. pp. 234 à 238).
112,

d'énonciation - « une seule et même voix, la sienne »™. Placées de part et d'autre du visage ainsi
qu'au-dessus de lui, ces trois sources sonores l'encerclent, forment une prison vocale qui doit
l'empêcher de s'évader de l'emprise du discours douloureux. De plus, il est précisé que les trois points
d'émission, «ABC se relaient sans solution de continuité à part les deux interruptions de 10
secondes », interruptions pendant lesquelles les yeux du Souvenant s'ouvrent, avant de se refermer à
nouveau : spatialement disposées de façon à ne laisser aucune chance au personnage de leur échapper,
les voix ne lui octroient pas non plus le moindre temps de répit.
Or il se trouve que la première de ces interruptions est directement précédée d'un fragment
dans lequel il est question de « contenir le vide », afin de ne pas se laisser « ensevelir » parcelui-ci^'.
Alors les yeux du Souvenant s'ouvrent, accompagnés dans leur mouvement par une lente montée de
l'éclairage ainsi qu'une respiration ; suite à quoi une autre voix reprend : «jamais le même mais le
même que qui bon Dieu t'es-tu jamais dit je de ta vie allons {les yeux se ferment, légère baisse de
l'éclairage) », as-tu jamais pu te dire je de ta vie [...]»^^. Tout se passe donc comme si le corps du
sujet ne pouvait se manifester par un geste imperceptible - ouverture et fermeture des paupières - que
dans l'intervalle entre le vide qui menace de l'engloutir et l'imprononçable pronom de la première
personne : évidé, le sujet en éclipse n'existe qu'à travers un clignement d'yeux. Malgré le caractère
infime de ce geste, cependant, la figure du sujet se manifeste bel et bien ; en se disant «je», par
contre, le sujet ne risquerait-il pas Vaphanisis absolue, l'image ne serait-elle pas dissoute par le
symbolique, défigurée dans l'espace du dehors, de l'autre, qu'est le langage ? Rappelons, en ce sens,
cette assertion de Foucault, au début de La pensée du dehors : « [.. .]le vide où se manifeste la minceur
sans contenu du je parle, ouverture par où le langage peut se répandre à l'infini - tandis que le sujet, le
"je" qui parle, se morcelle, se disperse, s'égaille jusqu'à disparaître en cet espace nu »^^. Le langage,
on le voit, ne peut constituer pour le sujet qu'une concurrence directe : la voix elle-même fragmentée
le morcelle, et il s'en faut de peu - d'un «je » - pour qu'elle ne l'éradiqué tout à fait. Dans Pas moi,
déjà, « elle » éprouvait brusquement le besoin de se vider des mots, et par les mots, en un « flot
continu », tel un vomissement^'' ; toutefois les mots « se répandant à l'infini », selon les termes de
Foucault, échouaient à ouvrir l'espace du «je », de telle façon que l'image du moi restait représentée
malgré tout.

Cette fois, p. 9.
En voici un extrait ; «jusqu'à n'y voir qu'une de ces histoires que tu allais inventant pour contenir le vide
qu'encore une de ces vieilles fables pour pas que vienne le vide t'ensevelir le suaire » (ibid., p. 14).
'^^lbid,p. 14.
" FOUCAULT (M.), « La Pensée du dehors », in Dits et écrits, 1954-1969, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque des sciences humaines », 1994, vol. I, pp. 518-539, cité parDEPUSSÉ (M.), « Les axiomes de la
quotidienneté », in Samuel Beckett : l'écriture et la scène, éd. parÉ. Grossman et R. Salade, [Paris], éd. SEDES,
1998, p. 60.
Voici le fragment de texte dont nous parlons : « brusque envie de... raconter... alors sortir comme une folle se
jeter sur le premier venu... la cuvette la plus proche... s'y vider... flot continu... sans queue ni tête... voyelles
tout de travers... du chinois... jusqu'à ce qu'elle voit cette tête qu'on fait... ce regard... alors mourir de honte »
{Pas moi, p. 94).
274

Dans l'une ou l'autre pièce, les figures spectrales flottant dans le vide de l'espace scénique
incarnent - tout autant qu'elles ne désincament - un résidu du corps du sujet effacé par l'Autre du
langage ; mais un langage qui cependant ne le barre pas entièrement. Distinct de sa propre voix, le
personnage beckettien se maintient dans l'entre-deux ; divisé par cette voix, il n'est pas non plus
annulé totalement par le «je ». Ce qui lui reste, c'est un apparaître en éclipse, entre lui-même et son
autre - « en te marmonnant à qui d'autre tu ne seras jamais le même après ceci tu n'as jamais été le
même après cela -, dans la brèche entre « cette fois » et « une autre fois tout ça » - mais « y a-t-il
jamais eu une autre fois que cette fois ? La triple voix, telles les trois persormes de la
« compagnie », lui impose la répétition incessante des souvenirs, les « cette fois » martelés : entre
ceux-ci et l'utopique « autre fois », entre le même et l'autre, se glisse le visage du sujet-Souvenant et
de sa mémoire.

C'est peut-être avec Dis Joe que le caractère persécuteur de la voix, résormant dans l'espace
crânien entre le dedans et le dehors de la pensée, s'affirme le plus nettement. Il s'agit, pour rappel, de
la première pièce écrite par Beckett pour la télévision. Le court métrage coirmience par une série
d'images dans lesquelles on voit Joe examiner puis occulter la fenêtre, la porte et le dessous du lit,
avant de s'y asseoir, yeux fermés. Après cette gestuelle paranoïaque, la caméra cerne le visage du
personnage en gros plan, de plus en plus rapproché, puis une voix féminine entame son monologue
accusateur. On peut ainsi penser que Joe, à l'instar du personnage de Film, a cru se débarrasser de
toute menace de provenance externe, suite à quoi il s'immobilise « détendu » sur le lit, après s'être
provisoirement arrêté dans quelques « poses tendues » successives^^. C'est alors que la voix vient
interrompre ce bien-être relatif. Auparavant, la caméra avait déjà commencé - mais silencieusement,
pernicieusement - le travail inquisiteur, en se rapprochant du visage de Joe, comme pour le traquer,
l'enfermer dans l'image et y dévoiler ses pensées secrètes. En outre, durant le monologue de la voix. Il
est prévu que la caméra se rapproche du visage de Joe par « une série de mouvements très lents en
avant, neufen tout, d'une dizaine de centimètres chacun »^®.
On peut constater que, dès ce premier essai d'œuvre télévisée, Beckett utilise le médium de la
caméra aux fins de renforcer le dispositif de pouvoir - dispositif minutieux, puisque selon son
habitude Beckett règle tout dans les moindres détails. De ce dispositif, la voix reste maîtresse ; ici,
l'œil - l'œil-caméra - s'y joint pour mieux torturer le personnage. Tel Buster Keaton dans Film, Joe
ne peut échapper à l'intrusion de ce regard scrutateur, ce gros plan presque obscène, puisqu'il viole
l'intimité d'une pensée. L'insistance de la caméra sur le visage, « impassible saufdans la mesure où il
reflète la tension croissante de l'écoute», visage tendu mais incapable de réagir, paraît vouloir

Cette fois, p. 13. Et un peu plus loin : « quand tu t'es mis à ne plus te connaître ni d'Eve ni d'Adam à essayer
voir ce que ça dormerait pour changer ne plus te connaître ni d'Eve ni d'Adam aucune idée qui disait ce que tu
disais à qui le crâne où tu moisissais [...] ». La tentative du sujet de s'extraire entièrement de lui-même est
toutefois vouée à l'échec : ni tout à fait à lui ni tout à fait autre, la voix le condamne à exister dans la faille.
''Ubid., p. 24.
Dis Joe, p. 81.
Ibid, p. 82.
275

retourner comme un gant l'espace de pensée du personnage : elle lui vole toute intériorité, jusqu'à n'en
laisser qu'un « dehors » - sujet sans dedans, sans espace propre. Quant à la voix, elle ne se prive ni
d'accusations ni de sarcasmes. D'emblée, elle révèle elle-même la souffrance et les remords que
causent pour l'homme ses souvenirs, qui se répètent sous la forme d'images impossibles à détruire, de
lancinants refrains, de mots obsédants : « et te voilà à présent... Une seule passion... Tuer tes morts
dans ta tête ... Dès lors, la voix nous indique quel genre de torture son discours, ainsi que le
mouvement de la caméra - le dispositif texte-image -, doit constituer pour Joe, contraint par ses ordres
à recréer continûment des images qu'il voudrait effacer. « Imagine », répète-t-elle avec insistance ;
images des morceaux de corps - lèvres, yeux, seins, mains - d'une femme suicidée par amour,
morceaux qui doivent le hanter encore et encore^". Si dans Comédie, les trois fantoches étaient forcés
de déverser un flux de mots révélant une pseudo-vérité, dans Dis Joe, le dire, les mots, servent à
contenir les vérités accablantes dans l'esprit du persormage, à l'empêcher d'oublier.
Dis Joe, en fin de compte, constitue un cas exemplaire d'agencement télévisuel par lequel la
voix enregistrée, avec pour complice l'œil-caméra, se fait objet paradoxal, objet « perdu » pour le sujet
- dans le sens où il en a perdu, semble-t-il, le contrôle ; mais objet délocalisé, passé au champ de
l'Autre, d'où il « déstructure » ce sujet, le « met en morceaux », en pénétrant puis en dévoilant son
intériorité. Objets « a », la voix et le regard de la caméra, dans ce cotirt métrage, sont, comme
l'expliquait Guattari, en voie de se « désincorporer », de se délocaliser du corps, pour se placer « en
adjacence des machines de l'audio-visuel »^^ En effet, si dans les pièces précédentes, la voix, soit par
le truchement d'un haut-parleur, soit incamée par la bouche, était encore visuellement présente, elle
s'est ici totalement dématérialisée, puisque l'image ne montre que le seul visage de Joe^^. Invisible,
flux de mots venant de nulle part, elle n'en devient que plus terrible, plus menaçante et plus
destructrice. C'est pourquoi, bien que Dis Joe appartienne déjà pleinement à la série des œuvres

''^Ibid,p. 85.
80 ^
Après avoir raconté « l'histoire », la voix enjoint Joe à se rappeler chaque trait d'une femme qui
manifestement s'est suicidée par amour pour lui. Elle doit être à peine audible, excepté sur les injonctions
« imagine » ainsi que sur le détail des parties de corps. « Maintenant imagine... Imagine... Le visage dans les
pierres... Les lèvres sur une pierre... ». En outre, si le titre de la pièce reprend la dernière interpellation de la
voix au personnage, il a aussi un second sens : il intime au personnage l'ordre de dire « Joe », de prononcer son
propre nom, comme le faisait la femme en question - « Dis-le, Joe, personne ne t'écoute... Dis "Joe", ça desserre
les lèvres » {cf. ibid, p. 91).
Le lecteur se reportera à la note supra dans laquelle nous citions un extrait d'entretien de Deleuze et Guattari
(« Deleuzeet Guattari s'expliquent... », in L'île déserte et autres textes, op. cit., p. 310).
Dansun ouvrage intitulé Médiations, Martin Esslinfait quelques remarques sur la pièce télévisée, qui appuient
nos propos. En effet, il observe que le travail de la caméra, laquelle paraît être la source d'où proviennent les
reproches de la voix, s'adapte particulièrement bien au médium télévisuel : selon lui, l'écran de cinéma eût été
trop large pour rendre avec une telle intensité le gros plan de plus en plus rapproché du visage de Joe. Aussi la
télévision constitue-t-elle le support technique le plus adapté pour une telle pièce. Il en conclut donc que « Dis
Joe est une preuve supplémentaire de l'appréciation par Beckett des capacités spécifiques de média aussi
hautementtechniques que la radio et la télévision, et de l'usage de maître qu'il fait du potentiel, des capacités et
limites de l'écran télévisé » (voir ESSLIN (M.), Médiations. Essays on Brecht, Beckett, and the Media, Londres,
éd. Eyre Methuen, 1980, p. 151. Nous traduisons).
276

télévisées, cette pièce porte également à son point culminant le rôle persécuteur que tient la voix
« perdue » dans toute la dramaturgie beckettienne^^.

b. Inspirer, respirer

Dans les récits, la fonction de la voix nous semble quelque peu différente. Si elle va, comme
nous allons le voir, rester liée à une souffrance due à l'existence même, une douleur d'être né et
d'avoir à être, elle quittera néanmoins la position persécutrice presque sans ambivalence qu'elle
occupait dans le théâtre. Nous avions déjà évoqué la figure d'Écho, figure de cette souffrance
provoquée par la perte de la parole personnelle, r« aliénation vocale » d'un être qui ne peut parler ni
en son nom, ni en première persorme. Le récit Compagnie est très éclairant à cet égard, puisqu'il
expose, ainsi que nous l'avons retracé, les règles du jeu des pronoms chez Beckett : la voix dit « tu » à
l'Entendeur muet, le «je forclos», tandis que r« autre», l'Inventeur, désigné par la troisième
personne, utilise le truchement de la voix parce qu'il ne peut s'adresser directement à celui-ci, ni parler
directement de celui-ci. La voix paraît donc, à bien y regarder, être investie d'une fonction médiatrice
entre le sujet barré, diminué à l'extrême, et son « autre » ; fonction qui lui permet d'assurer
l'agencement de la « compagnie » que cherche à se tenir un être seul dans le noir.
« Aliénée » vocalement, la nymphe Écho l'est, nous rappelle Didier Anzieu, à plus d'un titre.
Après sa malédiction, elle ne peut que répercuter des mots saisis au vol, dont elle ne sait si c'est à elle
qu'ils étaient destinés, se répéter à elle-même des phrases, se ressouvenir d'histoires entendues, et
tenter de se dire, mais à travers un langage toujours étranger^''. On a là quatre traits de l'énonciation
beckettienne en général, quatre traits qui caractérisent tous ces personnages à qui parvient une voix, la
plus familière et la plus étrangère à la fois. Parailleurs. Écho, si l'on en croit la légende, n'est maudite
dans sa parole que parce qu'elle l'est d'abord dans son amour blessé : délaissée par Narcisse, elle est
désirée par le dieu Pan qu'elle n'aime pas. D'un côté comme de l'autre, son amour se heurte ainsi à
l'altérité radicale, aussi peu partagé que sa parole. Anzieu résume ainsi sa situation dramatique,
situation qui est celle du personnage éclaté qui tente, mais en vain, de se réunifier ; « pour Pan, elle est

Rôle qu'épingle également Marie-Claude Hubert, dans son ouvrage sur Ionesco, Beckett et Adamov. Celle-ci
relève la dématérialisation de la voix « off », jamais incamée dans un corps sur scène. Irréelle, « projection
métonymique d'une voix intériorisée, elle revêt une forme hallucinatoire » - dans le sens où Didier Anzieu
parlera également d'hallucination psychotique. Hallucination dans laquelle le sujet se dédouble, se crée un
jumeau persécuteur : « les voix off, comme les stimuli, ont une coloration persécutoire nettement marquée. Leurs
ordres sont implacables, le personnage ne peut s'y dérober, pas plus que le délirant ne peut échapper aux
injonctions que lui donnent ses voix. Le personnage se dédouble et le processus de dédoublement, comme dans
l'hallucination, entraîne nécessairement le retour du double sous une forme persécutoire » (HUBERT (M.-Cl.),
Langage et corpsfantasmé dans le théâtre des années 50. lonesco-Beckett-Adamov, op. cit., pp. 117 et 119).
Pour rappel, ceci est développé par Didier Anzieu dans l'article « Le théâtre d'Écho dans les récits de
Beckett », in op. cit., repris dans l'un des chapitres de Créer détruire.
277

n'importe laquelle. Pour elle, Narcisse est l'unique. Entre l'aspiration au Tout illimité (Pan) et l'attrait
pour l'Un singulier (Narcisse), Écho échoue à trouver son chemin
Or, sans vouloir faire de mauvais jeux de mots, « Pan » ne peut manquer de faire « écho »,
pour nous, au coup de feu du Réel, au démontage du symbolique-structural, que nous avons appelé, à
la suite d'Arnaud Rykner, le pan. La figure du dieu ajoute donc aux deux premiers un troisième sens
au terme, qui trouve sa place, viason lien avec Écho, dans le dispositif « panique ». Rykner signale en
effet « [...] la logique même du pan, laquelle est dans la logique de Pan ; le dieu qui passe pour "[avoir
rendu] fous bergers et chevriers" les conduit, dans une scène de diasparagmos typique [...] à déchirer
et dépecer Écho »^''. La violence meurtrière proférée sur Écho semble ainsi manifester la victoire du
Tout illimité et fusionnai - de l'immédiateté et du chaos dionysiaque - sur l'aspiration à l'identité
narcissique, l'unité de l'image de soi. Ainsi la sauvagerie de la cohorte débridée qui suit le compagnon
de Dionysos réalise, au sens propre, le morcellement énonciatif d'Écho, l'éclatement de sa parole en
bribes de mots qu'elle répercute : par là, elle mime le dispositif qui a pour cause la voix perdue, et
consécutivement le retour de cet objet paradoxal qui rend impossible l'aspiration à l'unique.
Toutefois, il reste que Pan pourrait ne pas être aussi « panique » qu'on serait à première vue
tenté de le croire : précisément parce que la barbarie du dieu se contenterait de mimer le dispositif,
d'imiter la violence du réel, et non de la produire. « Si Pan n'épouse pas la brutalité du pan », dit en ce
sens Arnaud Rykner, « il rejoint la cohorte des effets de sens qui font avorter la rencontre avec le
Réel »^^. Le démembrement de la malheureuse nymphe ne serait donc, infine, que la représentation
d'une division subjective entre de multiples paroles et voix. Or « représentation » a pour corrélat
« structure » ; toute structure mettant en place xm décalage énonciatif ne pourrait dès lors être
véritablement subvertie par la logique de Pan. Qui plus est, cette structure que ne peut démanteler Pan,
division entre un sujet d'énoncé et un sujet d'énonciation, nous l'avons déjà nommée « structure-
piège », puisqu'elle se sert de la faille subjective pour créer un effet de leurre. Rapportée à la voix en
particulier, au jeu des voix autres et pourtant les mêmes, cette « stratologique » peut être qualifiée de
« ventriloquie ».

1. Ventriloquie

Un article de Jean-Luc Nancy déplie, grâce à la lecture d'un dialogue de Platon (le Sophiste),
le fonctionnement de cette ventriloquie, qui au demeurant structure le dialogue. De nombreuses voix,
en effet, s'entremêlent dans ce texte, dont celle du Sophiste, lequel apparaît comme le seul habilité, en
définitive, à parler de la mimèsis, nœud thématique du dialogue. Qui plus est, Platon, auteur du texte.

ne
Ibid,-p.
^
41.
RYKNER (A.), Pans. Liberté de l'œuvre et résistance du texte, op. cit., p. 216.
Ibid, p. 2\1.
278

ne se met jamais lui-même en scène pour énoncer ses thèses^^. C'est pourquoi la problématique
centrale du dialogue se décale progressivement ; Jean-Luc Nancy s'aperçoit que l'enjeu n'y est pas
tant de tenir un discours sur l'être que de se poser la question, « quel schème, quelle voix faut-il
prendre pour tenir ce discours ? Pas de philosophie qui ne puisse s'énoncer sans la pratique du
dialogue, pas de discours sur l'être qui ne doive être mis en scène. Or de cette mise en scène, le
philosophe s'avère être le « miméticien » : celui qui la « maîtrise » se dédouble, se mime lui-même, se
dérobe de sa position maîtresse. « Le philosophe », dit Nancy, « n'est jamais lui-même sans qu'un
autre le mette en scène »®° : pourécrire le dialogue, il s'exprime à travers la voix d'un, ou de multiples
autres. Aussi Platon, ventriloque, se laissera-t-il représenter par de nombreuses figures : et quelquefois
par celle de Socrate - lui-même figure en « désinstallation », illocalisable, figure atopique du miroir de
l'autre''.
Ventriloques, quelques narrateurs beckettiens le sont assurément : les récits les plus structurés,
justement, reposent sur cette logique de l'échange des voix. Plus exactement, ceux-ci mettent en scène
des marionnettes, desquelles sont censées émaner la voix cachée, celle qui provient du « ventre », de la
matrice énonciative. On songe tout d'abord, bien évidemment, aux trois romans de la première
trilogie : l'Innommable, tout comme Malone, ne cesse de s'y représenter à travers des figures de
doubles, des personnages-pantins à qui ils prêtent voix. C'est déjà vrai pour Molloy, que double
Moran, lequel entame à la fin de son parcours la rédaction d'un rapport rappelant à s'y méprendre le
récit qu'entreprend Molloy dans les premières pages du livre : récit et rapport, tous deux relatant un
trajet similaire - sortie et retour au lieu-matrice -, tous deux exigés par une mystérieuse instance
supérieure - Père omnipotent -, récit et rapport en vieiment à se confondre, entremêler leurs voix.
Avec Malone, ensuite, le procédé s'accélère, les voix se multiplient : la série des doubles, se
connectant tous les uns aux autres, se substituent au narrateur pour parvenir à en jouer la fin, cette
mort qui n'en finit pas. Et Malone lui aussi semble dépendre d'une voix transcendante, la voix d'un
maître qui, comme pour Molloy et Moran, lui commande d'écrire, le force à recenser ses
« possessions », à en reprendre continuellement l'inventaire.
Quant à l'Innommable, existe-t-il autrement qu'à travers tous ces fantoches qu'il manipule ?
En d'autres mots, est-il autre chose qu'un narrateur - un sujet qui prête voix à ses créatures ? « Qui

On est là au cœur de l'hypothèse de Nancy, qui la synthétise ainsi : «jamais le philosophe n'aura parlé
(maîtrisé) lui-même (et de lui-même), sinon dans la mimesis du sophiste - ce qui imphque, cause et conséquence
à la fois, que jamais la philosophie n'aura dit la mimesis elle-même, que celle-ci soit simple ou double. [...] Telle
est la première et matricielle - c'est le cas de le dire - ventriloquie que ce texte oblige à décrire. Bien entendu
(pour autant qu'on puisse bien entendre la voix des ventriloques), cette thèse ne s'énonce pas d'elle-même. Il lui
faut la seconde et textuelle ventriloquie (ou "gastérographie") : jamais Platon n'aura lui-même énoncé cette
thèse » (NANCY (J.-L.), « Le ventriloque », in Mimèsis. Des articulations, op. cit., p. 275).
®^/èzt/.,p. 329.
'''/6zi^.,p.334.
C'est en ce sens que Sophie Klimis estime que ce qui caractérise le personnage de Socrate - authentique
« personnage », puisque nous ne le connaissons qu'à travers des récits, des textes —est de ne pas avoir de « lieu »
propre. « Là, son rôle "atopique" est de s'effacer pour devenir le miroir qui révélera l'Autre à lui-même. Hormis
cette fonction d'"accoucheur d'âme", Socrate n'est rien. Ou plutôt, il n'est personne ». Ceci est extrait du livre
déjà cité de KLIMIS (S.), Archéologie du sujet tragique, Paris, Kimé, 2003, p. 371.
279

suis-je ? » se traduit immédiatement par « où suis-je ? », c'est-à-dire où est la voix qui me fait exister,
comment suis-je placé par rapport à mes personnages ? Pourtant, c'est là « procéder par pure aporie »,
comme il l'armonce d'emblée, que de se démultiplier ainsi. Car lorsqu'il se trouve livré à lui-même,
lorsqu'il se pense réduit au solipsisme - par une sorte de réduction kantienne, de mouvement
« éphectique »'^, qui le débarrasse de ses doubles adjacents -, l'Innorrmiable ne peut se concevoir que
sans voix, interface sans épaisseur entre le dedans et le dehors du monde : « je suis au milieu, je suis la
cloison, j'ai deux faces et pas d'épaisseur, c'est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le
tympan, d'un côté c'est le crâne, de l'autre le monde, je ne suis ni de l'un ni de l'autre [...] »'^. Oreille
sans voix, ouïe sans parole, l'Innommable, créateur pensé sans créatures, s'apparente à Écho - une
chambre d'échos qui n'en finit plus de répercuter les vibrations du monde : sans la « structure » de ses
persoimages, il fait signe vers ce sujet jamais fixe - le fonctiormement aporétique l'en empêche -, ce
sujet aussi ténu que la pliure d'une feuille.
Dans la même ligne logique, les quatre nouvelles écrites par Beckett - à savoir Premier
amour, L'expulsé, La fin et Le calmant - manifestent quelques signes de « ventriloquie » entre
l'auteur, le narrateur et le persoimage qui s'exprime à la première personne, entre sujet d'énoncé et
d'énonciation : telle est, du reste, l'hypothèse, pas inintéressante, de Maria José Carrera, qui fait
explicitement allusion à la «ventriloquie» platonicienne®'*. De fait, le «je», ici, n'est pas encore
frappé du tabou qu'il coimaîtra dans les écrits ultérieurs, c'est pourquoi il introduit la confiision -
dirions-nous le « mensonge »? - autobiographique, dans la mesure où il semble renvoyer autant au
sujet du récit qu'au sujet narrateur, voire à l'auteur lui-même. D'autant que, à l'instar des persormages
de la trilogie, les protagonistes des nouvelles se disent tous écrivains, narrateurs de leur récit. Mais
justement, les conditions de possibilité mêmes de ces récits s'avèrent éminemment énigmatiques -
pour ne pas dire, encore une fois, aporétiques. La scission du «je » entre plusieurs voix contradictoires
- ou « incompossibles », pour utiliser ce concept leibnizien -, impose d'entrée de jeu une distance
critique par rapport à la narration.
Ainsi Le calmant, par exemple, s'ouvre sur ces mots : «je ne sais plus quand je suis mort. Il
m'a toujours semblé être mort vieux [...] »'^. Début plein d'une ironie à laquelle Beckett nous a
habitués, mais qui n'en pose pas moins problème quant à l'ancrage de la narration. Qui assume le
récit ? Le paradoxe affirmé installe et désinstalle tout à la fois l'énonciation miméticierme. « Je vais
donc me raconter une histoire, je vais donc essayer de me raconter une histoire, pour essayer de me
calmer ». Le titre, si l'on s'aperçoit plus tard qu'il fait allusion à un objet du récit (une petite fiole que
reçoit le narrateur), ce titre renvoie tout aussi bien à la narration elle-même ; narration dont le statut de

Le terme « éphectique », venant droit du grec, traduit le fait de suspendre, de différer un jugement. Il est
prononcé par le narrateur dès le premier paragraphe, lorsqu'il se demande, à propos de l'aporie, « peut-on être
éphectique à son insu ? » {L'innommable, p. 8).
'^^Ibid.,ç. 160.
CARRERA (M. J.), « The Rupture of the Lines of Communication between Subject and Object in Beckett's
four Novellas », in Samuel Beckett Today/aujourd'hui, n° 13, op. cit., pp. 249 à 259.
Le calmant, p. 39.
280

vérité, pourtant garantie, censément, par la première personne, est d'emblée mis à mal - «je mènerai
néarmioins mon histoire au passé, comme s'il s'agissait d'un mythe ou d'une fable ancienne Le
texte, on le voit, se veut autobiographique, se pose comme tel - les nouvelles jouent d'ailleurs
beaucoup avec l'intertextualité, de sorte que la répétition de nombreux éléments, à plusieurs reprises,
accroît l'effet de vérité qu'ils produisent^^ -, pour mieux détruire cette possibilité l'instant d'après.
Comme en écho au commencement du Calmant, La fin s'achève sur un déni de la narration
tout aussi énigmatique : installé dans un canot, ballotté au gré des flots, le narrateur conclut par ces
mots, «je songeai faiblement et sans regret au récit que j'avais failli faire, récit à l'image de ma vie, je
veux dire sans le courage de finir ni la force de continuer Et le lecteur que nous sommes de se
sentir, parvenu à la fin, leurré, trompé par l'écriture : qu'en est-il du récit que nous venons de lire, récit
dit autobiographique, si le texte - un texte qui, par un surcroît d'ironie, s'intitule La fin - prétend ne
pas pouvoir le finir, ni même le « faire » ? Bien que par moments raconter des histoires, son histoire,
retrouve une fonction lénifiante, comme si le jeu des voix, berçant le sujet, pouvait faire office de
calmant, l'instant d'après l'écriture s'apparente au contraire à une tâche insurmontable, épuisante, et
d'emblée vouée à l'échec ; de cahnant, le récit devient un déchet, un rébus de mots - jamais les bons,
jamais ficelé comme il le faudrait -, qui se trompe sur les faits à raconter, ou les choisit au hasard,
laissant entendre que d'autres auraient aussi bien - sinon mieux - rempli leur office. Ainsi les
demières phrases de L'expulsé : «je ne sais pas pourquoi j'ai raconté cette histoire. J'aurais pu tout
aussi bien en raconter une autre. Peut-être qu'une autre fois je pourrai en raconter une autre. Âmes
vives, vous verrez que cela se ressemble
Le caractère arbitraire que le récit prétend se donner contredit donc radicalement
l'établissement d'un « pacte » autobiographique (selon le modèle de Philippe Lejeune notamment).
« Je », dans les nouvelles de Beckett, est un pronom camouflet énoncé par une voix double pour le
moins, une voix qui se dissimule derrière un fantoche - pauvre hère en quête d'un refuge, chassé, exilé
de son lieu originaire. On reconnaît ici, bien évidemment, le travail de r« archifigure » de
l'épanorthose ; entre une histoire hasardeuse, une parmi d'autres, jamais la bonne, et l'histoire
« vraie » - ime hypothétique vérité absolue des faits et de leur narration -, se creuse la faille qui
représente la division du sujet, l'écart entre la « voix du ventre » et la marionnette dont, veut-on nous
faire croire, cette voix provient. Aussi le jeu des voix, doubles ou multiples, l'illusion créée par le
ventriloque, demeure-t-elle, dans les nouvelles, de type structural : la voix est séparée du corps mis en
scène, non pas tant, cette fois, pour s'installer dans une position persécutrice, que pour se désinstaller,
se retirer derrière ce corps-écran - tout le discours de l'arbitraire du récit étant fondé sur cette

"^Ubid^-pAl.
Le calmant auquel nous faisions allusion se retrouve, par exemple, dans l'ultime paragraphe de La fin, juste
avant, ainsi que nous allons le voir, que le narrateur ne clôture son histoire en évoquant - tout en la reniant -
l'écriture de son récit.
Lafin, p. 112.
" L'expulsé, p. 37.
281

dissimulation miméticienne. « Stratologie » qui suppose, pour condition de possibilité, l'utilisation du


«je », le pronom-leurre permettant les paradoxes d'une auto-énonciation contradictoire.

2. Écrire pour une voix

La suite de l'évolution de l'écriture de Beckett, nous l'avons anticipée ; il s'agit précisément


de la «forclusion» du «je», devenu tabou, inénonçable, qui rendra désormais impossible la
construction de la structure-piège. Par conséquent, la structure s'ouvre sur un agencement véritable, un
dispositif, incluant l'échec à assumer l'énonciation à la première personne. Ce dispositif est mis en
place, par exemple, dans Compagnie : le trio pronominal traduit les trois voix éclatées - voix muette
de l'entendeur, la voix proprement dite qui le tutoie, et !'« autre » pour lequel la troisième personne
devient nécessaire, l'autre qui est aussi le soi'°°, celui qui écrit. Le présupposé de l'agencement est
donc bien le suivant : l'entendeur est l'innommable'"', et le «je », la voix qui s'adresse à lui en « tu »,
le point aveugle du texte qui reste irreprésentable, indicible. Indicible, et cependant indispensable,
puisque c'est à partir du rapport entre l'entendeur et la voix que peut se déployer la compagnie'"^.
Psychanalyste, Pierre Naveau s'est penché sur le texte pour se demander s'il s'agissait là d'un cas d'
« hallucination verbale » dont sont fréquemment victimes les psychotiques : incapable de s'attribuer à
lui-même l'énonciation, le psychotique se sent forcé d'entendre la voix de l'Autre, laquelle, parce
qu'elle l'exclut de l'énonciation, en fait un objet déchu - « met le sujet en morceaux », comme nous le
disions. Mais au-delà de la question du diagnostic clinique, plus intéressant pour nous, Pierre Naveau
recoimaît dans le fonctionnement du texte la présence d'un dispositif, engendré par le «fading » de
l'énonciation : « le dispositif ainsi mis en scène est tel que le Je est forclos. Cela peut s'écrire : Je
(barré) »'°^
Le trio des pronoms singuliers cormne point d'articulation entre la voix, l'ouïe et la pensée -
ou l'écriture - fait dispositif tout d'abord parce qu'il inclut Véquivoque : à savoir l'attribution
incertaine de la voix, question qui n'a de cesse de faire travailler le minimum d'esprit que possède
l'entendeur. Est-ce bien à lui et de lui que parle la voix ?

Fréquemment, le texte assimile l'autre et le même, dans le jeu de la répétition de la différence : « et dans un
autrenoir ou dans le même un autre», lit-on. Ou encore, «[...] de quelqu'un sur le dos dans le noir que ce soit le
même ou un autre ». Ainsi celui qui justifie l'emploi de la troisième personne est !'« inventeur de la voix »,
« inventeur de la voix et de l'entendeur et de soi-même. Inventeur de soi-même pour se tenir compagnie. En
rester là. Il parle de soi comme d'un autre. Il dit en parlant de soi. Il parle de soi comme d'un autre»
(Compagnie, p. 33).
"" On se souvient des diverses tentatives de lui attribuer un nom - «H aspiré » par exemple, ou encore «M»-,
tentatives qui sont presque aussitôt retranchées par le narrateur. Aussi le narrateur est-il forcé de conclure :
« reste-t-il à ajouter à ce croquis. Son innommabilité. Même M doit sauter » {jbid. p. 62).
« La voix à elle seule tient compagnie mais insuffisamment », dit le texte. « Son effet sur l'entendeur est un
complément nécessaire» (ibid., p. 11). D'où la nécessité d'un minimum de pensée - 1' « autre », ou encore le
vrai« soi », « soi-même comme un autre » - de façon à ce que la voix ait de l'effet sur l'entendeur : « pour tenir
compagnie il doit faire preuve d'une certaine activité mentale » (p. 14).
NAVEAU (P.), Lespsychoses et le lien social. Le nœuddéfait, Paris, éd. Anthropos, 2004, p. 200.
282

Quoique maintenant moins que jamais porté sur les questions il ne peut parfois que se poser
celle de savoir si c'est bien à lui et de lui que parle la voix. Ne surprendrait-il pas une
communication destinée à un autre ? S'il est seul sur le dos dans le noir pourquoi la voix ne le
dit-elle pas ?
Si le doute subsiste de façon lancinante tout au long du texte, cela ne tient néanmoins qu'à
l'insuffisance de l'entendeur : car la question, par un raisonnement correct, pourrait être rapidement
résolue - l'emploi de la deuxième persorme par la voix excluant, en effet, l'hypothèse selon laquelle
celle-ci s'adresserait à un autre'"^. Cependant, ce raisormement ne suffît pas à lever l'équivoque. Car
l'équivoque n'est pas une énigme à résoudre - telle que la construit la trilogie'"® -, elle appartient au
dispositif même de la compagnie qu'imagine l'inventeur. C'est pourquoi, selon Jean-Pol Madou, « le
je apparaît comme un effet de surface produit par l'entrecroisement polyphonique des voix Aussi
l'entendeur se voit-il condamné à demeurer divisé entre son doute sur l'adresse de la voix -

l'indétermination causée par la polyphonie - et l'absolue certitude qu'il en est bien le destinataire. A
un agencement, il n'y a pas de « solution » ni d'énigme à résoudre - mais des paradoxes, des « points
de démontage » jouxtant les connexions qui en assurent le montage.
Expliquons-nous davantage. Pierre Naveau rapporte cette précieuse confidence de Beckett à
André Bemold, «j'ai toujours écrit pour une voix Le caractère vague de cette affirmation réside
dans l'ambiguïté du « pour » ; en revanche, celle-ci fait signe vers cette formule que Deleuze utilise de
façon récurrente, « écrire pour un peuple qui manque » - ou faire du cinéma, peindre, bâtir, bref, tout

Compagnie, pp. 9 et 10.


Voici un extrait qui résout très clairement la question de l'attribution, l'argument étant le suivant : « si ce
n'est pas à lui que parle la voix c'est forcément à un autre. Avec ce qu'il lui reste de raison il raisonne. À un
autre de cet autre. Ou de lui. Ou d'un autre encore. [...] Avec ce qu'il lui reste de raison il raisonne et raisonne
faux. Car si ce n'est pas à lui que parle la voix mais à un autre c'est forcément de cet autre qu'elle parle et non
point de lui ni d'un autre encore. Puisqu'elle parle à la deuxième personne. Si ce n'est pas de celui à qui elle
parle qu'elle parle elle ne parlerait pas à la deuxième personne mais à la troisième. Par exemple. Il vit le jour tel
et tel jour et maintenant il est sur le dos dans le noir » {ibid., pp. 13 et 14).
Pierre Naveau clôt en effet son analyse par une comparaison avec L'innommable, roman dans lequel
l'équivoque se fait énigme : « celui qui écrit ne sait pas si la voix qui parle est la sienne ou non. Voici ce que
Beckett dit de la voix, page 34 de L'innommable : "Elle sort de moi, elle me remplit, elle clame contre mes murs,
elle n 'est pas la mienne,je ne peux pas l'arrêter, je ne peux pas l'empêcher de me déchirer, de me secouer, de
m'assiéger." [...] Il y a là une énigme. Cette énigme est d'autant plus accentuée que Beckett refuse d'en dire
plus : "Je n'en dirai pas davantage, je ne serai pas plus clair" ». Mais à cette énigme, il y a une solution, que
Beckett doime lui-même : « en fin de compte, à la question "Que suis-je ?", il répond : "Je suis la voix". Il est la
voix, dans le sens où la "monstration" ûq L'innommable indique que, d'une part, l'être du sujet de l'énonciation,
c'est la voix, et que, d'autre part, cet être, dès lors qu'il parle en disant je, c'est justement ça, l'innommable »
(NAVEAU (P.), op. cit., pp. 202 et 203).
MADOU (J.-P.), « La voix et la lumière », in Samuel Beckett Today/aujourd'hui, n° 1, Amsterdam-Atlanta,
éd. Rodopi, 1992, p. 57. Ajuste titre, Jean-Pol Madou note aussi que la voix chez Beckett n'est pastant une voix
de la conscience qu'une voix heideggerienne, la « voix silencieuse de l'être ». Dans Compagnie, l'incertitude
concernant l'adresse de la voix rend son ton plus impérieux encore, et effrayante cette parole continue en nous-
mêmes, parole inarticulée et ininterrompue, que le travail d'écriture, en fin de compte, chercherait à maîtriser.
« Le narrateur, toujours à l'écoute de la voix par l'intermédiaire de l'entendeur gisant dans le noir, s'interroge
sur la possibilité de relier en un tout les firagments épars d'une mémoire autobiographique. C'est plus
profondément les notions mêmes de fabulation, de fiction et de récit qui s'y trouvent mises en question » (pp. 55
et 56).
BERNOLD {A.), L'amitié de Beckett, Paris, éd. Hermann, 1992, p. 108, cité in ibid., p. 199. Nous soulignons.
283

art « mineur ». Or Deleuze précise que « "pour" signifie moins "à la place de" que "à l'intention
de" ; élever la voix à l'intention d'un peuple en devenir, qui n'existe pas encore. Beckett lui aussi
n'écrit pas à la place de cette voix - puisqu'il la laisse parler, lui-même se dérobant - mais à
l'intention de celle-ci, pour la faire advenir à l'écriture. Dans Compagnie, en l'occurrence,
r« inventeur » écrit pour fabuler cette voix et son entendeur - « la fable de toi fabulant d'un autre avec
toi dans le noir »"° -, il invente pour (se) tenir compagnie, c'est-à-dire pour faire entendre la voix qui
parle à l'intention d'un manque, au nom d'un interdit - le «je ». Aussi le manque n'existe-t-il que si
l'on considère uniquement le mutisme de l'entendeur, la forclusion du sujet ; cependant ce manque ne
se creuse qu'en raison d'une délocalisation de la voix, qui parle d'une autre place, à l'intention de
l'entendeur - mais place « perdue », puisque celui-ci ne peut la connaître, si bien qu'il ne sera jamais
assuré du fait que la voix s'adresse bien à lui. En outre, privé de son énonciation, de cette voix qui, tel
l'objet « a », s'est séparée de lui, il est déchu - faitobjet-déchet - par celle-ci'".
Voilà pourquoi il s'agit bien, après l'impasse de la trilogie, d'abandonner la structure de la
« ventriloquie » pour agencer un vrai dispositif - triadique dans Compagnie. Si l'Innommable résout
l'énigme de la voix en répondant à la question « que suis-je ? » par « je suis la voix », le sujet se verra
ensuite refuser le «je » forclos"^. Dès lors sa voix lui est à jamais perdue, tandis qu'elle ne s'arrête
pas de lui raconter ses souvenirs, de lui tenir compagnie : équivoque, au sens littéral - « que ce soit le
même ouun autre »"^ est égal -, qui n'est pas destinée à être levée"''. Parconséquent, la voix restera
cet objet « a », le plus familier et le plus étranger à la fois, celui dont le sujet doute qu'il lui
appartienne, tout en « n'étant pas sans savoir » que tel est évidemment le cas. De ce fait, il n'y aura
jamais de superposition possible des instances énonciatrices - du t5^e «je suis l'inventeur, et donc la
voix » - mais au contraire im éclatement toujours plus grand, lorsque se manifeste le troisième terme,
« soi-même » ou « l'autre », lorsqu'il se manifeste morcelé.

Entre L'innommable et Compagnie, par ailleurs, on observera le cheminement du processus


d'écriture que parcourt Beckett, grâce à des textes très courts, que l'on pourrait dire de transition :

DELEUZE (G.), « La littérature et la vie », in Critique et clinique, op. cit., p. 15.


Compagnie, p. 88.
Souvenons-nous effectivement que Pierre Naveau montre comment le psychotique sujet aux hallucinations
verbales, du fait de son exclusion de l'énonciation, est déchu par ces voix qu'il entend.
Rappelons ce petit extrait qui confirme de façon péremptoire l'indicible de la première personne : « tu ne te
murmures pas mot à mot, Je sais voué à l'échec ce que je fais et néanmoins persiste. Non. Car la première
personne du singuHer et incidemment à plus forte raison du pluriel n'ont jamais figuré dans ton vocabulaire.
Mais c'est ainsi que muet tu t'observes au même titre qu'un inconnu » {ibid., pp. 85 et 86).
"^/Z)zc/.,p. 13.
On songe immédiatement à l'axiome deleuzien de l'équivocité de l'être, « l'Être se dit en un seul sens de ce
dont il se dit ». Cet axiome assure que les événements, qui ne font que s'« entrexprimer », peuvent
indifféremment se réahser ou non, dès lors qu'ils sont tous réunis dans la matrice virtuelle. De ce fait, il n'y a
pas, entre eux, d'incompossibilité ; dans la virtualité, les différences s'équivalent - « il pleut ou il ne pleut pas ».
C'est ainsi que dans Compagnie, « un autre ou le même » n'est pas une question à trancher, aussi bien en ce qui
concerne le destinataire de la voix que le heu, le noir dans lequel il se trouverait : l'irrésolution de cette tension
subjective assure en effet la continuité de la parole, de même que le rassemblement des événements multiples
dans l'Événement permet le parcours incessant du circuit entre virtuel et actuel.
284

transition entre la structure symbolique dans laquelle le «je» s'énonce - fut-ce pour mieux se
dissimuler ou subir la suspension « éphectique » - et l'agencement qui exclut la première persorme. Il
s'agit de petites proses comme le deuxième fragment des Autresfoirades, ou encore Au loin un oiseau.
Nous avons vu que les textes de ce recueil tiraient une certaine homogénéité du dispositif qu'ils
mettaient en place, dispositif de dénégation de la représentation par économie du visible. Ici, dans ces
deux petites proses plus particulièrement, ce dispositif est redoublé par une dénégation du pronom
«je» : il n'est pas, comme dans Compagnie, interdit, mais en revanche il n'est dit que pour être
contredit. En d'autres termes, le sujet-narrateur hésite constamment entre se dire en première ou en
troisième personne - hésite entre être au dedans ou en dehors de lui-même"^. Et le texte de n'avoir
pour autre « prétexte » que cette hésitation elle-même.
Voici comment il débute : «j'ai renoncé avant de naître, ce n'est pas possible autrement, il
fallait cependant que ça naisse, ce fut lui, j'étais dedans, [...] »"®. Toute la suite continue dans cette
voie, passant continuellement du «je» au «il». Avec toutefois une différence entre les deux
pronoms: tandis que «il» est le personnage dont l'existence est mise en scène, «je» reste le
narrateur de cette histoire - « c'est lui qui a vécu, moi je n'ai pas vécu, [...] je vais raconter sa mort, la
fin de sa vie et sa mort, [...] c'est lui qui mourra, moi je ne mourrai pas »^'^. Toutefois, si à l'instar de
l'Innommable, le «je » est narrateur, il ne pourrait répondre à « que suis-je ? » par «je suis la voix » ;
contrairement à l'Irmommable, le narrateur de la petite Foirade affirme sans rédhibition « il est
impossible que j'aie unevoix, il est impossible que j'aie des pensées »"^ Comme dans Compagnie, le
« soi-même inventeur » serait ainsi distinct de la voix. Mais la Foirade n'est pas encore Compagnie -
c'est en ce sens que nous avons dit qu'elle forme une transition : ce n'est pas tant le trio qui est mis en
scène, que l'hésitation entre dédoublement et forclusion qui doit engendrer le troisième terme. Aussi le
«je » n'est-il pas à proprement parler une voix racontant des souvenirs, tutoyant l'entendeur - il n'y a
pas de deuxième personne, puisqu'il n'y a pas de voix qui s'adresserait directement à une oreille ; pas
plus que ce «je » n'est en position de maîtrise - maîtrise « miméticierme », en dérobade - de son
persormage ; entre «je» et «il», il y a plutôt équivalence, voire concurrence, une oscillation
insoluble. Ainsi finit le texte : « il ira mal, à cause de moi, il ne pourra plus rester en place, à cause de
moi, il n'y aura plus rien dans sa tête, j'y mettrai le nécessaire » - ultimes mots qui font signe vers
Compagnie, où l'entendeur, pour capter la voix, doit posséder un minimum d'esprit ?
Plus loin dans le recueil. Au loin un oiseau constitue une reprise de la deuxième des Autres
foirades, et cependant cette petite prose en diffère déjà : plusieurs fragments de textes issus Autres

Ainsi le narrateur semble avoir toutes les peines à se convaincre qu'il est bien « dedans lui-même », comme
en témoigne ce fragment : « on l'enterrera peut-être, si on le trouve, je serai dedans, il pourrira, moi je ne
pourrirai pas, il n'en restera plus que les os, je serai dedans, il ne sera plus que poussière, je serai dedans, ce n'est
pas possible autrement, [...]» (Autresfoirades II, p. 40).
"Vè/J.,p. 39.
'"Ibid, p. 39.
Ibid., p. 39. Quoique juste après, suivant le processus de contradiction constante, il lui faille reconnaître « et
je parle et pense, je fais l'impossible, ce n'est pas possible autrement ».
285

foirades sont en effet restitués presque tels quels, mais de menues variations en modifient légèrement
le dispositif Ainsi «j'ai renoncé avant de naître, ce n'est pas possible autrement, il fallait que ce fut
lui, j'étais dedans, [...] »"', ne sontplus les mots qui ouvrent, strictosensu, la petite prose ; cette fois
elle est « encadrée », située dans un décor qui sera celui où marche le « je-il » - de sorte qu'au texte
s'est ajouté le mouvement beckettien par excellence. « Terre couverte de ruines, il a marché toute la
nuit, moij'ai renoncé, [...] »'^°. C'est également avec la mention de ce cadre que ce texte-ci s'achève :
ainsi il ne s'agit plus seulement de mettre « le nécessaire » dans sa tête, mais «je suis encore dedans,
le même, je mettrai des visages dans sa tête, des noms, des lieux, je brasserai tout ça,... », et pour finir
comme au commencement, «terre couverte de ruines, petits pas affolés»'^'. Outre cet
«encadrement», le texte laisse une place - quoique très minime - à des images, telle celle,
extrêmement fugace, de l'oiseau qui file : signe que l'on s'achemine vers les passages « imagés » de
Compagnie^^^, notamment ces souvenirs de fréquentes marches à travers la lande désolée. De surcroît,
filant toujours sur la même ligne évolutive, on remarquera que, dans Au loin un oiseau, si on n'y
entend, pas plus que dans le texte jumeau, de voix tutoyant son autre, « il » est cependant en quête de
cette voix : le texte ne dit pas seulement « il est impossible que j'aie une voix », mais d'abord « il me
cherche une voix », ainsi que « il va m'en trouver une, elle m'ira mal, elle fera l'affaire »'^^. Enfin, on
s'avance également vers ime mort du pronom «je » : si, « dans sa tête », «j'y mettrai ce qu'il faut »,
c'est bien cette fois « pour finir, pour ne plus dire je » ; de sorte que l'on sent désormais la première
personne au bord de la disparition - « une vie à moi, j'ai essayé, ça a échoué, jamais que la sienne,
[...]»'^^
Aussi ces deux brèves proses rendent-elles sensible à quel point l'éradication de la première
personne a pu faire l'objet d'une transition progressive et douloureuse : l'hésitation, voire la lutte qui
affleure dans ces textes, entre «je » et « il », la lente sortie depuis le dedans vers le dehors du sujet,
une fois sa voix « perdue » - morceau de lui-même à jamais autre et pourtant toujours sien -,
déterminent un dispositif textuel. Plus exactement, il s'agirait d'un « pré-dispositif », avant celui, plus
abouti, plus complexe, de Compagnie. Il ne faudrait toutefois pas s'y méprendre : quoique l'objet de
ce combat parfois pénible, acharné, au terme duquel elle s'élèvera pour tutoyer le «je » forclos, la
voix ne joue pas toujours le rôle oppressant et accusateur que Beckett lui prête dans ses courtes pièces.
Nous avons dit comment, à notre sens, la voix ne prenait pas tant la parole « à la place » d'un sujet
manquant, qu'à l'intention de ce sujet dont elle ne s'est, sonmie toute, que dissociée, distanciée : c'est-

loin un oiseau, p. 51. Un autre exemple de passage repris : «je suis dedans, c'est lui qui a crié, lui qui a vu
le jour, moi je n'ai pas crié, je n'ai pas vu le jour [...] » (p. 51).

^^^Ibid.,p. 54.
De plus, de petits syntagmes qui disent l'invention de l'image apparaissent dans ce texte-ci, tels «je
l'imagine », ou « cette image », « cette image et plus rien », etc.
Ibid, p. 52.
Ibid,pp.53 et 54.
286

à-dire pour faire devenir ce sujet - voire pour lui tenir compagnie et tromper sa solitude, dans le noir,
en lui racontant des fragments de son passé.

3. Protection vocale

Ainsi la voix, morceau de corps au statut très particulier, le plus intime et le plus étranger, la
voix pourra-t-elle s'avérer salutaire, et même lénifier l'existence des personnages : de persécutrice
qu'elle était, la voilà devenue protectrice. Souvenons-nous que l'Innommable se comparait à un
tympan. Or le tympan est cette fine paroi, cette membrane protectrice de l'oreille interne, interface
entre intérieur et extérieur, intimité et étranger ; ses vibrations, qui établissent la conmiunication entre
le monde et le sujet, seront ressenties, à l'occasion, comme fort agréables, lorsque la voix émet un
murmure apaisant. Aussi d'aucuns parmi les personnages de Beckett vivront-ils la contrainte de l'ouïe
conraie un véritable cabnant, une expérience bienfaisante, un souffle indispensable à la prolongation
de la vie - voire une découverte de l'auto-érotisme. Dans cette perspective, on pourrait lier l'image du
tympan avec le concept de « moi-peau » forgé par Didier Anzieu : frontière indispensable à la
protection du sujet, la peau est aussi l'organe d'un bien-être, voire le lieu d'une jouissance. Qui plus
est, selon Anzieu, la voix parlante mise en scène dans l'écriture de Beckett exercerait, tout comme le
moi-peau, au minimum trois fonctions remédiant aux souffrances existentielles : « la suffocation,
l'incommunicabilité, l'angoisse devant l'amour
Prenons un texte exemplaire à cet égard. Comment c 'est : le narrateur rampant dans le noir,
tête, langue et corps plongés dans la boue, prétend se bomer à répéter « comment c'est », à savoir des
« bribes d'une voix ancienne en moi pas la mieime », « quaqua de toutes part puis en moi » - «je les
dis conmie je les entends les murmure dans la boue »'^®. On voit que Véquivoque, ici encore, traverse
d'un bout à l'autre le récit ; voix dehors ou dedans, la mierme ou pas la mienne, il n'y aurait, jusqu'à la
fin, « pas de réponse je pourrais suffoquer pas de réponse »'^^. En effet, il importe, comme dans
Compagnie, de maintenir l'équivocité, afin que le récit ne puisse se clore. En outre, c'est encore
l'équivocité, à y regarder de plus près, qui assure la première fonction bénéfique, voire vitale, de la
voix : celle de la respiration. Passage de l'air de l'extérieur du corps vers l'intérieur, et inversement, la
respiration semble garantie dans Comment c 'est par la position illocalisable de la voix, entre dedans et
dehors. Ainsi la voix provenant du dehors, « quaqua de toutes parts », le narrateur la perçoit comme un
« halètement » continu, un essoufflement ; par contre, lorsque la voix est ressentie du dedans, << ça

ANZIEU (D.), Créer détruire, op. cit., p. 131.


Comment c'est, p. 9 (première page du texte). Évidemment, les murmures de la voix sont « mal entendus »,
donc également « mal dits », bien que l'écriture « parlée » se propose de retranscrire, sans autre prétention, les
faits bruts d'une histoire en trois parties.
Ibid, p. 228 (dernière page cette fois). Dans le paragraphe précédent, le narrateur semblait pourtant avoir
enfin déterminé que la voix ne pouvait que lui appartenir : « oui ma voix à moi oui pas à un autre non à moi tout
seul oui sûr oui [...] » {ibid., p. 227). Remise en cause caractéristique de ce texte où les retours en arrière sont
nombreux, comme dans bien d'autres récits.
287

cesse de haleter » et on semble trouver un apaisement. Cette voix « au niveau le plus profond de l'être
est d'abord le souffle, la respiration maintenue, la vie poursuivie, la parade à l'épouvantable
expérience de l'asphyxie Elle est dès lors appelée, « invoquée » par le narrateur, comme un
mécanisme vital qui seul peut lui redonner du souffle pour continuer le récit : « raconte-moi encore
finis de me raconter invocation On remarquera, du reste, que la forme du texte reproduit ces
halètements de la voix, comme si le récit, tel le rampant, peinait à trouver suffisamment d'air et de
souffle pour progresser, comme s'il devait in-former dans l'espacement des mots la suffocation de son
narrateur'^". Évelyne Grossman note à ce propos que le « rythme brisé, cadence syncopée, "spasme
énonciatif " d'une narration qui peine à s'écrire, le texte tout entier mime dans sa syntaxe et son
dispositif phonique la lutte d'un sujet pour se dire
Défense contre la suffocation de la langue dans la boue, la voix constitue, en deuxième lieu, un
remède aux difficultés parfois insurmontables de la commimication. Telle la peau, elle assure ainsi la
fonction d'une frontière, créant un médium d'échange et de contact avec l'extérieur ; et quelquefois
même elle permettra l'évasion des personnages vers ime réalité utopique. Effectivement, le murmure
entendu permet au rampant de faire travailler sa faculté d'imagination ; on se souvient notairmient de
cette scène où l'image est fabriquée de la même façon que dans une séquence de film, image inspirée
par l'écoute de cette dictée essoufflée - « soudain c'est l'image la dernière soudain là sous la boue je
le dis comme je l'entends je me vois Aussi le halètement préserve-t-il non seulement de
l'asphyxie physique, mais encore mentale, puisque s'il n'avait encore cette voix qu'il a perdue - sans
pourtant jamais en manquer -, le persormage, réduit au strict minimum de la pensée, ne pourrait (se)
raconter son histoire.

Enfin - troisième fonction bienfaisante - la voix, analogue au moi-peau, force l'accès à une
certaine forme de jouissance, et peut-être d'amour. Premier stade de cette ouverture du sujet, l'amour
de soi et la jouissance solitaire - qui correspondent à la première partie du récit, « avant Pim », soit
avant la rencontre de l'autre. Stade où le personnage éprouve un certain plaisir à cette vibration du
tympan, jouit d'un certain auto-érotisme dû au flux ininterrompu de mots. Ainsi Anzieu : « au
troisième niveau enfin, celui de l'investissement libidinal, les mots que véhicule le souffle émis par
cette bouche avec la force et le plaisir propres à l'éjaculation, ces mots sont des objets auto-érotiques
qui permettent à cet être blessé de s'aimer suffisamment lui-même pour survivre »'". Le souffle
apaisant offrirait ainsi une première voie d'accès à l'érotisme - oserions-nous dire à la rencontre et à
l'amour ? Mais malgré cette ébauche d'ouverture, l'amour de l'autre, on s'en doute, ne viendra pas

ANZIEU (D.), op. cit., pp. 130 et 131.


™Comment c 'est, p. 13.
Anzieu rappelle à ce sujet les difficultés respiratoires qu'éprouvait Beckett, la nuit principalement - l'un des
symptômes qui l'ont conduit à suivre une cure psychanalytique avec Bion.
GROSSMAN (É.), La défiguration. Artaud-Beckett-Michaux, op. cit.,^. 58.
Comment c'est, p. 44. Il s'agit d'une phrase de ce morceau de texte qui a été publié isolément sous le titre
L'image.
ANZIEU (D.), op. cit., p. 131.
288

sans heurt ni douleur : dans Comment c 'est, on le sait, la rencontre amoureuse se vit avant tout à
travers l'expérience sadique de la torture.
À la « torture du texte», la syntaxe malmenée et le rythme ponctué par ses halètements,
répond en effet la torture physique du corps de l'autre que le sujet doit « dresser ». De fait, il semble
que le violent apprentissage du langage à Pim, son initiation au symbolique, nécessite la violence
physique, comme si les mots étaient eux-mêmes ces ouvre-boîtes qui pénètrent dans la chair, comme
s'il fallait y graver par la souffrance la concurrence mortifère entre mots et choses. La question de
l'amour - « Pim m'aime-t-il ? », question récurrente - doit littéralement être inscrite sur le corps de
l'autre, corps lacéré, telle la page blanche par l'écriture du texte. Cette question, ainsi que nous le
suggère un court article à propos de Comment c 'est, répercute celle qui pour Lacan fait entrer le sujet
dans le symbolique en l'articulant au désir de l'Autre - la question « che vuoi ? »'^''. Du reste, « Pim
m'aime-t-il ? », cette énigme est vouée à demeurer sans réponse, ou plutôt en suspens, entre oui et
non : car la relation à l'autre oscille constamment entre un désir de fusion et un désir inverse, désir de
s'arracher à ce corps trop proche, donc menaçant l'intégrité de l'existant. « Les pseudo-couples
beckettiens », dit en ce sens Évelyne Grossman, « sont l'expression d'une violente tentative de
défusion d'avec un autre corps dont je ne sais jamais aufond s'il n'est pas aussi le mien »^^^.
Malgré cela, Comment c'est reste bien l'un des premiers textes, avec quelques autres comme
Premier amour et Le dépeupleur, à briser le solipsisme presque exclusif de la trilogie et des écrits
antérieurs, de façon à explorer la découverte de la relation à l'autre que l'on nomme « amour ». Selon
Alain Badiou, c'est avec ce récit, écrit suite à l'impasse des Textes pour rien, que Beckett conmience à
donner tme place importante à l'événement et à la voix de l'autre, lesquels initient l'expérience de
l'amour. La rencontre de l'autre est toujours la conséquence d'une quête, d'une recherche, ou tout
simplement d'un mouvement : celle-ci va permettre d'articuler la nostalgie du souvenir, provoquée par
la voix, à l'expérience du désir et de l'amour. Certes, cet amour reste mêlé de haine et de sadisme,
ainsi que nous l'avons constaté : toutefois Alain Badiou fait observer que la connaissance - en
l'occurrence, l'apprentissage du code langagier - se noue à l'amour, « cet intervalle où se poursuit à
l'infini une sorte d'enquête surle monde »'^®. End'autres mots, le savoir estunecirculation mue parle
désir entre deux êtres, « deux pôles irréductibles de l'expérience »'^^. Outre la connaissance du

Il s'agit d'un article écrit par KINTZELE (P.), « Pim's Progress : The Trouble with Language in Beckett's
How it is », in Samuel Beckett Today/aujourd'hui, n° 12, Amsterdam-New York, éd. Rodopi, 2002, pp. 297 à
312. L'auteur part d'une comparaison avec Sade, dont le nœud du problème - détruire le symbolique dans la
souffrance physique -, est inversé chez Beckett - la torture ouvre l'accès au symbolique -, pour mettre en avant
la violence de ce rapport au mot, violence du symbolique fondée sur l'énigme de la question « che vuoi ? ».
GROSSMAN (É.), op. cit., p. 66.
BADIOU (A.), Beckett L'increvable désir, Paris, Hachette, coll. « Coup double », 1995, p. 59.
Deux pôles qui sont différenciés, puisque pour Badiou, dans l'expérience de la rencontre beckettienne, il
existe toujours deux figures distinctes et complémentaires, l'une féminine et l'autre masculine. Ainsi le masculin
constitue le pôle de l'immobilité et de l'impératif de continuer, tandis que le féminin est lié à l'errance et à la
mémoire transmise par le récit ; dès lors, si le masculin pousse à la séparation, la scission du couple et
l'expérience de Ventre-deux, le féminin au contraire est figure de l'unité originelle du deux, de l'être-ensemble.
En définitive, l'amour est cette rencontre de deux figures opposées qui crée la tension, le mouvement continu
289

langage, la rencontre de Pim, qui semble avoir déclenché la volonté de raconter - les trois parties du
récit s'agençant en fonction de cette rencontre -, ouvre ainsi une autre dimension du symbolique ;
celle du temps, par le biais de la remémoration, c'est-à-dire le travail de la voix qui se réapproprie
l'existence, réelle ou imaginaire, de l'autre'^^. Aussi est-il confirmé que la voix « nostalgique » -
perdue et lointaine, mais qui revient pourtant, toujours proche - trouve son origine dans la
confrontation du sujet à l'altérité ; altérité dans le rapport à soi ou à l'autre réel, dont Pim, Lulu dans
Premier amour, ou encore ce « dépeupleur » que chacun recherche, sont autant de figures.
Les Textes pour rien sont très révélateurs à cet égard : marqués par le solipsisme des écrits de
la « première partie » - l'absence de la rencontre de l'autre réel -, ils peinent à fabriquer des images-
souvenirs qui créeraient une vie ailleurs, ressassant plutôt les étemelles questions, « où irais-je, si je
pouvais aller, que serais-je, si je pouvais être, que dirais-je, si j'avais une voix, qui parle ainsi, se
disant moi ? Toutefois nous y trouvons un sujet déjà entièrement traversé par l'altérité, sous
forme de la voix objet « a » : « mais ce n'est pas le silence. Non, ça parle, quelque part on parle » ; et
dans un autre fragment, «je ne suis ici qu'une poupée de ventriloque. [...] Mais l'autre qui est moi,
aveugle, sourd et muet, cause que je suis ici, cause de ce noir silence, cause que je ne peux plus remuer
ni croire cette voix la mienne. C'est en lui que je dois me déguiser jusqu'à ma mort »'''°. Si la
ventriloquie fait ici songer, à juste titre, à la structure de leurre symbolique, à la « stratologique » des
romans de la trilogie, qui procèdent par questions aporétiques - trilogie dont les Textespour rien sont
l'aboutissement, tout autant qu'une promesse de dépassement -, on observe toutefois un dispositif
semblable, par certains aspects, à Compagnie : « l'énigme », la supercherie de la ventriloquie n'est pas
destinée à être levée, mais le morcellement de la subjectivité maintient l'équivoque - à qui s'adresse la
voix ?, parle-t-elle réellement ?, etc}^^.
Néaimioins, comme dans Compagnie, l'équivocité, si elle instaure une tension continue -
puisqu'elle «inclut» toutes les «disjonctions» possibles -, n'en constitue pas pour autant un
instrument de torture du sujet. Au contraire, elle est investie d'un rôle bénéfique : quoiqu'elle le force
véritablement à penser, à se penser, et donc à penser dans la différence de soi à soi, la voix assure
ainsi une fonction essentielle, lénifiante. C'est elle qui permet l'aménagement du vide que dispose cet

recherché par l'écriture beckettienne. (Pour un plus ample développement, on se reportera aux pages 55 à 60 du
petit essai d'Alain Badiou).
« Le récit », affirme Badiou, « est cette fois transmission d'existence, possibilité de fabuler sa propre vie avec
pour matériau les fragments les plus intenses de celle de l'autre ». Et de citer, pour appuyer son propos, ce
passage de Comment c'est : « cette vie qu'il aurait eue inventée remémorée un peu de chaque comment savoir
cette chose là-haut il me la donnait je la faisais mienne ce qui me chantait les ciels surtout les chemins [e?c.] »
{cf. ibid., p. 65). Ainsi la remémoration se présente toujours, chez Beckett, comme une expérimentation de
l'altérité.
Textes pour rien, p. 139.
""'/èïû'.,pp. 183 et 170.
Parmi les dernières phrases du texte : « et la voix, la vieille voix faiblissante, elle se tairait enfin que ce ne
serait pas vrai, comme ce n'est pas vrai qu'elle parle, elle ne peut pas parler, elle ne peut pas se taire » {ibid., p.
205).
290

écart, cette différence, vide par lui-même créateur'''^ ; espace où se loge l'autre de la pensée, cet autre
qui est aussi le même, substitut de la rencontre d'un autre réel. Aussi la voix ne constitue-t-elle pas,
loin s'en faut, tm objet purement malfaisant : en tant qu'objet perdu, « délocalisé », elle ouvre pour le
sujet la possibilité d'accès au symbolique. Ce qui se traduit dans l'écriture de Beckett par le fait que la
voix, assurant la médiation entre « moi » et « l'autre » - entre soi et soi-même -, permet la méditation
dans « cette tête livide, barbouillée d'encre et de confiture » ; tête qui sans cette médiation ne pourrait
transcender l'enlisement, dont la reptation dans la fange est l'image, et se sortir de la solitude dans le
noir.

Pour conclure, disons que si, au théâtre, Beckett se sert du dispositif scénique pour mettre en
scène le caractère persécuteur de ce morceau de soi qu'est la voix, dans les récits, les choses s'avèrent,
infine, plus ambivalentes. « Perdue », la voix laisse « en reste » le moi, elle n'en laisse subsister qu'un
déchet d'être - à peine capable de se mouvoir, par reptation uniquement, et doté d'un strict minimum
d'esprit « en bouillie » ; et cependant, parce qu'elle se fait toujours entendre, cette voix est créatrice de
pensée - puisque penser est synonyme pour Beckett d'écouter une voix. Disjointe du moi, elle lui est
pourtant encore adjacente, contiguë, au plus proche de son intimité ; telle la peau, ou le tympan, elle
est dehors et dedans à la fois, et permet ainsi la respiration salutaire du sujet qui lutte contre
l'asphyxie, l'étouffement du solipsisme. Dans l'espacement créé par la délocalisation, vide essentiel,
le sujet peut enfin respirer grâce à la pensée « invocante ».

2. Yeux dévorateurs et autres objets caducs

On sait que, poussé par différents troubles pathologiques, tant physiques que mentaux, Beckett
entreprit de faire l'expérience de la psychanalyse. Dans le courant de l'année 1935, il entama une cure
avec Bion, cure qui devait rester inachevée. Dans le journal personnel qu'il (re)compose à partir des
étapes de cette cure, Didier Anzieu observe que celle-ci peut être considérée comme un échec, du strict
point de vue de la clinique du moins - car il est certain, en contrepartie, que Beckett, confronté à un
autre grand esprit, a pu beaucoup retirer de cette rencontre pour son œuvre''^^. Il est également notoire
que les maux divers dont souffrait l'écrivain, au cœur du dialogue analytique, se rapportaient pour
l'essentiel à la relation extrêmement difficile qu'il entretenait avec sa mère. À la fois aimante et
castratrice, trop présente, étouffante et dévoratrice de par son amour même, celle-ci fiit cause, chez
Beckett, de troubles du « moi-peau » (pour reprendre ce concept de Didier Anzieu) ; envahi dans son

On reconnaîtra ici une idée fort proche des thèses de Ciaran Ross, qu, dans le dernier chapitre de son ouvrage
Auxfrontières du vide, étudie le fonctionnement de la pensée créatrice de vide, lieu transitionnel dans la relation
à l'autre.
Ainsi Anzieu postule que les écrits de Beckett, à partir de cette année-là, prolongent en quelque sorte la cure
analytique et le dialogue avec Bion. La différence, notamment, entre l'entendeur et la voix, dont l'audition
engendre la pensée, mimerait la structure de la cure : Anzieu voit dans le roman Mercier et Camier une sorte de
récit, souvent comique et burlesque, de toutes les vicissitudes entre ces « jumeaux imaginaires » (voir ANZIEU
(D.), Beckett et le psychanalyste, [Paris], éd. Mentha, 1992).
291

être propre, et cependant privé de marques d'attachement, il souffrait sans doute d'un déficit de la
fonction de frontière. Dans ce cas, en effet, la peau n'assure plus son rôle de membrane protectrice, de
telle façon que, tandis que le dedans se déverse au dehors, l'extérieur présente toujours une menace
d'intrusion pour le dedans. D'où, en l'absence de ces limites, ainsi que d'une image du corps claire, le
sentiment d'éclatement, de morcellement corporel qui en résulte.
Cette absence d'une image préalable du corps unifié, toujours en attente de sa membrane
stabilisatrice la protégeant des intrusions du dehors - voire d'im rapport fusionnel avec l'autre -
engendrera d'une part un sentiment de menace et d'angoisse face à cet éparpillement, et d'autre part -
moins tragique, moins douloureux -, une sorte de quête, ou du moins de compromis, pour retrouver un
statut à ces parties à la fois étrangères et cependant toujours très proches. Ainsi en va-t-il de la voix :
d'un côté la persécution, de l'autre la respiration, l'espace de pensée ; de même pour le regard et
d'autres morceaux de soi : l'oppression, mais aussi la liberté de l'imagination. Encore vme fois, c'est
davantage au théâtre que Beckett, malgré l'humour (fût-il très noir) jamais absent de ses pièces et son
sens de l'exploitation des situations de jeu, mettra en scène la première de ces deux dimensions. Dans
les courts « dramaticules » de la « seconde partie », il ne s'agira plus tant de l'agressivité primaire des
doubles de chair et d'os - sado-masochisme des couples ou souffrances dues à la dépendance, entraves
d'une relation de maître à esclave - que du retour persécuteur de parties isolées, toujours en posture
paradoxale parrapport au sujet éclaté"'*''.

a. Dangers et désirs de regards

Au même titre que la voix, l'œil acquiert dans ce théâtre un statut éminemment particulier ;
lorsqu'il est disjoint du reste du corps, la pulsion scopique peut se retourner contre le sujet pour se
faire dévoratrice. Qui plus est, ce statut particulier tient au phénomène théâtral en soi ; espace où l'on
regarde, espace créé entièrement par le regard, le théâtre est en quelque sorte un lieu de voyeurs. Or les
arts de la caméra, cinéma et télévision, accentuent encore ce phénomène : l'œil qui filme capture
entièrement celui du spectateur pour le diriger vers son objectif, l'emprisormer dans le champ de
l'image. Nous avons déjà suffisamment parlé de Film pour que l'usage intensif et tyrannique que fait
Beckett de cette propriété du médium technique de la caméra nous soit désormais familier''*^. La
poursuite du sujet par l'œil dévorateur, le regard mortifère, constitue, de ce court métrage, autant la

Nouant à la thématique des pièces leur écriture, Evelyne Grossman fait remarquer que la fragmentation du
discours théâtral, composé de « dialogues troués ou écholaliques », mime l'éclatement corporel ; la
décomposition des mots va donc de pair avec celle des corps {cf. GROSSMAN (E.), L'esthétique de Beckett, op.
cit., pp. 93 à 95). Tout se passe comme si la fracture spatiale (discontinuité contiguë) et temporelle (puisqu'il y a
articulation entre le temps de la perte et le temps du retour) traversait également le mouvement de la parole
(blancs, monologues sans réponse et pourtant écoutés,...). Dans quelques cas, on sent même vibrer, avec une
intensité particulière, certains mots, devenus eux-mêmes objets fétiches, telles les parties détachées des corps :
« les mots pour l'écrivain deviennent, non pas des choses, mais des objets esthétiques » {ibid., p. 102).
Certains aspects de cette question du regard ont déjà été traités, et le seront encore. C'est pourquoi nous n'en
développons ici que quelques points.
292

thématique que le dispositif énonciatif. Impossibilité de disparaître totalement - esse est percipi - et
rôle actif de la caméra-œil comme persormage du film se rejoignent et se renforcent. L'image dernière
nous laisse épier le personnage de face et révèle de ce fait son cache-œil : elle nous permet alors de
supposer que la caméra incame cet œil objet « a », reste déchu du corps, qui y a laissé l'empreinte
d'un vide, vide appelant le retour, sous forme du regard persécuteur, incontrôlable, de cette chose-
déchet délocalisée.

L'omnipotence de la caméra dans son rôle intrusif s'est également avéré une pièce maîtresse
du dispositif qui agence le téléfilm Dis Joe. On sait que Beckett qualifiait la télévision de « peephole
art art du « trou d'espionnage », c'est-à-dire du judas ou encore du trou de serrure. Or Dis Joe
atteint sans conteste, dans la série des téléfilms beckettiens, la quintessence de cet art de
l'espionnage''^^. La caméra, en effet, par une série de rapprochements successifs visant à cerner
toujours plus près le visage de Joe, force le spectateur-voyeur à épier par le trou de la serrure, tandis
que le personnage se retrouve victime de cette manigance - l'odieuse complicité entre la voix et le
regard. À l'angoisse de l'espionné répond ainsi la culpabilité de l'espion passivement consentant, à
savoir nous-mêmes ; « isolation, aliénation et narcissisme », affirme en ce sens Toby Zinman,
« trouvent là leurparfait médium esthétique »'''^. L'aliénation et l'angoisse du personnage d'un côté, la
culpabilité de l'œil voyeur de l'autre, sont d'autant plus fortes, d'ailleurs, que Joe se croit seul et à
l'abri de tout regard : tel Buster Keaton, il commence, on s'en souvient, par tout un manège gestuel
pour s'assurer que personne ne l'épie (vérification des portes, fenêtre, lit, etc.)^'^^. Ce qui signifie,
d'une part, que le regard de la caméra, allié à la voix, est tout à fait inattendu, et d'autre part, que nous
spectateurs, nous sommes réellement dissimulés, embusqués dans la posture de ce regard voyeur, qui
fait de l'autre un être « vu » sans qu'il ne le sache. Nous nous trouvons ainsi, bon gré mal gré,
assimilés au regard espion et piégeant, « panique » ; ce regard escamoté, en « schize » avec son
œil, qui capture le sujet, le cerne sans pour autant se laisser voir - dans un jeu entre visible et invisible,
où ce qui est à voir se soustrait toujours à l'œil'^".

Ceci nous est rapporté notamment par Toby ZINMAN, auteur d'un article consacré à ce petit téléfilm, « Eh
Joe and the Peephole Aesthetic », in Samuel Beckett Today/aujourd'hui, n° 4, Amsterdam-Atlanta, éd. Rodopi,
1995, pp. 53 à 64.
Nous avons dit, en effet, que la taille réduite de l'écran télévisé convenait parfaitement au dispositif du film ;
l'image télévisée, par rapport à l'image cinématographique, est par elle-même assimilable à la vision que l'on
peut avoir en regardant à travers un « trou de serrure ».
Ibid., p. 53. Nous traduisons.
Notons que, d'après Zinman, l'aliénation est encore renforcée par le fait que Joe, un homme, est ici relégué
dans un rôle archétypal féminin : celui du modèle scruté par le regard masculin de l'artiste {cf. ibid., p. 57). Non
seulement Joe serait ainsi réduit à l'état d'objet par notre regard, mais encore il serait forcé de prendre la place de
cette femme qu'il a manifestement acculée au suicide. À la rigueur, on nous force ainsi à prendre part à la
vengeance de la femme dont nous entendons la voix.
Nous songeons bien entendu au modèle lacanien du regard comme objet petit « a », le regard dans sa fonction
de « tache », continûment escamoté, « ce qui échappe toujours à la saisie de cette forme de la vision qui se
satisfait d'elle-même en s'imaginant comme conscience ». Aussi peut-on dire assurément qu'il s'agit de la
« conscience » du personnage dont la voix s'élève pleine de reproches, et dont le regard le traque, si tant est que
« ce qui nous fait conscience nous institue du même coup comme spéculum mundi ». Bien entendu, le sujet
épinglé ici par le regard n'est pas le sujet du cogito, sujet sans division, mais le sujet du désir, dont la conscience
293

Quant à l'espace théâtral, le regard du spectateur y dispose sans doute de plus de liberté qu'au
cinéma ; ce qui ne l'empêche pas d'être partie intégrante d'un jeu voyeuriste, jeu de double regard.
Somme toute, l'action, censée ignorer ce jeu du piège scopique, n'a été construite, en réalité, qu'en
fonction de lui : si bien que le théâtre, ce qu'on appelle l'illusion théâtrale, de ce point de vue, n'est
autre qu'un phénomène de « schize » entre l'œil et le regard, où l'œil et le corps des acteurs ne voient
pas - ou du moins prétendent ne pas voir - qu'ils sont espionnés par le regard du spectateur -
« spéculum mundi ». Chez Beckett, toutefois, il arrive que le regard du spectateur se retrouve lui-
même épinglé dans sa fonction de piège - le piège à son tour pris au piège. D'une part, le spectateur
détient dans ce théâtre un rôle véritablement actif, opératoire, l'action étant construite en vue de
l'instituer dans ce rôle de témoin ou de complice - on songe par exemple à Comédie, où le discours ne
se déroule qu'en fonction de l'injonction du spot, amalgamé au regard du public ; d'autre part, il se
voit quelquefois appréhendé dans ce rôle, et dès lors mis lui-même en échec, tel le poisson ferré par
l'hameçon d'un regard inattendu : c'est alors que, de structurante qu'elle était pour la représentation, la
vision du spectateur prend place dans un véritable dispositif.
Un exemple ? Prenons im cas déjà étudié dans la même perspective. Catastrophe. Il s'agit de
ce drame dans lequel un personnage muet, comme privé de volonté (le Protagoniste), est érigé en objet
humain par le Metteur en scène, aidé de son Assistante. Sa posture sur le socle où il est dressé telle une
statue, et l'image qu'il donne, requièrent toute l'attention de ces derniers. Nous avons vu de quelle
façon nous, spectateurs, sommes alors rendus témoins et complices de ce « drame visuel », comment
nous devenons ce regard masqué qui réifîe le sujet. Sujet qui, quant à lui, semble avoir perdu le
pouvoir de la vision : obstinément, il garde la « tête basse », avant même que le directeur n'ordonne à
son assistante de la lui baisser davantage encore. Aussi le public prend-il part intégrante à cette
« publicité » du personnage, son corps rendu chose publique : le spectateur est institué dans la fonction
du regard objet « a », comme « perdu » par l'acteur, regard situé désormais ailleurs - dans la salle -,
qui peut à loisir le scruter sans être vu. Du moins jusqu'au tout dernier instant, moment où le
spectateur est à son tour « vu » - moment « panique » ; le Protagoniste relève la tête pour fixer la salle,
arrêtant net la salve d'applaudissements'^'.
Les analyses du critique Stanton B. Gamer'^^ nous semblent fort pertinentes à ce propos.
Celui-ci observe en effet que, si le corps de l'acteur est souvent décentré au sein de l'espace scénique,
marginalisé, le spectateur n'en est pas moins victime d'un tel décalage. Dans le cas présent, le public,
installé dans une certaine posture - celle du regard caché - se trouve subitement, au dernier instant,

se soutient de l'inconscient, le regard formant ainsi « l'envers de la conscience » (LACAN (J.), Le séminaire.
Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, coll. « Points », 1973, pp. 87 et
97).
On réalise grâce à cette toute dernière didascalie que « la salle », le public, est un personnage du drame à part
entière, puisque ses applaudissements et leur brusque arrêt sont pièces du dispositif dramatique.
Que l'on trouvera dans l'ouvrage intitulé Bodied Spaces. Phenomenology andPerformance in Contemporary
Drama, Ithaca, Comell University Press, 1994, ainsi que dans un article du même auteur, « Still living flesh:
Beckett, Merleau-Ponty and the Phenomenological Body », in Theatre Journal, John Hopkins University Press,
vol. 45, n''4, décembre 1993, pp. 443 à 460.
294

délogé de cette position que le dispositif scénique l'avait préalablement forcé à occuper. Aussi, selon
Gamer, Beckett, parce qu'il « viole les normes spécifiques de la perception visuelle », crée-t-il une
tension : « si les derniers personnages de Beckett sont hantés par la division de soi, [...] les spectateurs
des dernières pièces de Beckett sont hantés par une division et un déplacement similaires »'^^. Cette
« délocalisation » du spectateur s'intègre dans la dynamique générale d'instabilité visuelle qui
caractérise le théâtre de Beckett : le corps y estconstamment montré dans sonambiguïté'^'*, tant absent
que présent, invisible que visible, inerte que vivant - selon les termes anglais de Gamer, l'espace
scénique beckettien est à la fois « embodied » et « disembodied ». Lorsqu'il touche le public, ce
processus d'instabilité permanente le chasse de sa confortable position de retrait - place du roi -,
l'obligeant à partager avec le sujet en scène la perte de la place subjective centrale.
Il est une autre pièce que nous connaissons déjà, construite sur la thématique de la réciprocité
des regards - Berceuse. Elle constitue l'exact envers de la troisième séquence de Film : là où O, le
persoimage traqué, cherchait à occulter tout regard, ici au contraire une femme s'installe à sa fenêtre,
en lève le store afin de guetter un autre regard - des « yeux affamés comme les siens de voir d'être
vus »'^^. En vain : il lui faudra finalement se résigner à clore store et paupières, et, seule, se plonger
dans les bras de sa berceuse - lieu matriciel, qui, on ne l'a pas oublié, s'était avéré incapable de
protéger O de l'œil dévorateur de la caméra'^^. Ici, c'est donc « l'appétit visuel vorace dans le chef
du personnage, non plus de la caméra, qui est mis en scène : la pulsion scopique de la femme qui
cherche à être vue autant qu'elle voit elle-même, qui appelle le « retour » d'un regard « perdu » - telle
la main touchante en quête d'un toucher. Ce qui pose problème et s'instaure comme manque
structurant au cœur du désir, dès lors, n'est autre que la réciprocité du visuel. Mais rien n'échappe à la

Ibid., p. 457. C'est nous qui traduisons.


Gamer se base sur les postulats de la phénoménologie, les travaux de Merleau-Ponty principalement. Le
visible et l'invisible tente en effet de rendre compte de cette ambiguïté fondamentale de la corporéité, notamment
au travers de la fameuse expérience de la main touchée touchante. Le corps humain est ainsi « Kôrper » autant
que « Leib », corps inerte et corps vivant, percevant à la fois, bien qu'ime faille sépare ces deux corps : « le corps
que je touche », dit Gamer, « ne coïncide jamais avec le corps qui touche » (ibid., p. 451. Nous traduisons).
Berceuse, p. 47. Par ailleurs, notons que Berceuse n'est pas la seule pièce dans laquelle il est question de
quémander un regard. En l'occurrence, les enregistrements de Krapp, protagoniste de La dernière bande, relatent
une promenade amoureuse en barque ; l'homme cherche le regard de la femme, tente d'y faire pénétrer le sien,
comme si cet échange pénétrant des regards devait se substituer à l'acte sexuel. Voici un extrait de cette
« bande » - on se doute que le mot n'est pas choisi par hasard : « je lui ai demandé de me regarder et après
quelques instants - (pause) - après quelques instants elle l'a fait, mais les yeux comme des fentes à cause du
soleil. Je me suis penché sur elle pour qu'ils soient dans l'ombre et ils se sont ouverts. {Pause.) M'ont laissé
entrer. (Pause.) Nous dérivionsparmi les roseaux et la barque s'est coincée ». En outre, on remarquerala reprise
du motif des yeux seulement entrouverts, semblables à des « fentes », tels les rideaux ou les stores à demi tirés -
motif du regard en éclipse. (VoirZa dernière bande, p. 25).
Autre occurrence d'une scène semblable, dans le même recueil : la pièce radiophonique Cendres fmit assez
abruptement avec l'histoire de deux personnages, deux vieillards, dont l'un, soudain, allume une bougie, marche
sur l'autre et « le fixe en plein dans l'œil », « le vieil œil bleu, vitreux, paupières en charpie plus de cils, tout ça
noyé ». Puis de le supplier, de « mendigoter » le renvoi de son regard, « ne demandera plus rien, que le regard,
noyé » ; mais l'autre répond en se cachant la figure, et la pièce se clôt sur un « rien. Pas un bruit » (Cendres, pp.
69 à 73).
On se rappelle que le mot de « berceuse » est utilisé dans le scénario de Film.
Expression qui qualifie la pulsion scopique de la caméra-œil dans Film.
295

loi du vide et du plein ; tout manque signifie qu'un reste se situe ailleurs - là où on l'attend le moins -
tout vide créé laisse un rien de Réel. Or, où pourrait se trouver ce regard tant convoité, épié avidement
par les yeux ardents de la femme seule en scène face à la salle, sinon... dans le public ? Le spectateur,
réel, ne vient-il pas prendre place - certes une place à laquelle il ne s'attendait pas - dans le
dispositif? Par contre, dans le cas présent, il ne lui est plus dévolu le rôle de l'œil haï et redouté, mais
bien celui du regard désiré. Et pourtant ce regard demeure vide, un regard blanc, inerte, que la femme
semble ne pas voir, ou du moins qui ne vient pas satisfaire son désir : reste de regard, yeux déchus ne
comblantjamais le manque. Et le spectateur d'en être comme mortifié : l'action dramatique n'existe
que pour son regard, mais en même temps ce regard, dans la fiction, semble compter pour rien -
déchet inutile. « Soit elle l'autre / l'autre âme vivante / à elle seule dit la voix : « l'autre » regard
du spectateur n'est en somme que le même, exactement, le reflet spéculaire du regard de la femme,
comme divisée, dédoublée, mais dont les deux moitiés seraient identiques l'une à l'autre.

On constate donc que, dans l'ensemble, lorsqu'il utilise, pour mettre en images la « perte » du
regard, les arts audio-visuels, Beckett donne au problème un tour plutôt tragique. Ainsi, le médium
théâtral, de même que le médium cinématographique, semblent les plus adéquats pour rendre
l'agressivité persécutrice de la voix et du regard. Dans la prose, en revanche, voix et regards sont
davantage interrogés - presque « radiographiés » -, sur un ton moins dramatique, dans leur
fonctionnement énonciatif, en tant qu'éléments indispensables au processus narratif. Ainsi, Guattari
nous paraît abonder dans le sens de Beckett, lorsqu'il fait remarquer que chez Lacan, « la voix et le
regard échappent au corps, par exemple en se portant de plus en plus en adjacence des machines de
l'audiovisuel : s'ils conservent toutefois leur pesant de chair, dans les récits y compris, la voix et
l'œil s'assimilent aux « machines audiovisuelles » dont ils forment le substitut adapté à la narration.
Mal vu mal dit, n'est-ce pas l'axiome de la prose beckettienne ? Voix et regards fonctionnent en effet
comme entités minimales de la narration. La voix, on a pu l'observer, permet au personnage de
respirer, et le battement de cette respiration, l'air qu'elle insuffle, crée un espace vide où peut se
développer la pensée - même défectueuse, brouillonne, puisque la voix n'est que « quaqua de toutes
parts D'une façon similaire, l'œil, point focal du crâne, est lié à la pensée ; partant, il est
nécessairement lié au dire, à l'écriture.
Les cas ne manquent pas, en effet, de ces récits dans lesquels tout ce que l'on nous laisse voir
dépend de l'œil du narrateur. Dans le chapitre précédent, nous montrions ainsi comment Beckett fait
du processus d'économie du visible un dispositif. Un texte comme Se voir, par exemple, organisait la
narration de façon telle que non seulement nous n'avions qu'une vision partielle des choses, mais
encore que le texte faisait la part belle à la description du point de mire de l'énonciation elle-même. Or

Berceuse, p. 5L
On trouvera cette remarque faite par Guattari dans un texte déjà mentionné, « Deleuze et Guattari
s'expliquent... », in L'île déserte et autres textes, op. ait, p. 310.
Expression du narrateur de Comment c 'est.
296

quantité de textes, chez Beckett, fonctionnent d'une manière fort semblable, laissant entrevoir au
lecteur la présence d'un regard, qui n'est jamais exactement celui du personnage-narrateur, et
cependant pas vraiment un autre non plus^®'. Rien de bien surprenant, dès lors, à ce que la « seconde
trilogie », les trois récits « testamentaires » de l'écrivain, oii sont énoncées les conditions nécessaires
et suffisantes de l'agencement beckettien, fassent tous trois usage d'un « œil de chair » : œil auquel il
incombe de percevoir ce que l'écriture doit dire - attendu que celle-ci ne peut qu'échouer à transcrire
ses ratés visuels.

« Ce sale œil de chair le fermer tout de bon : pourquoi, en effet ? C'est ce qu'on ne saura
pas - « Qu'est-ce qui empêche ? Attention » : et le paragraphe, tel un plan fîhné, se coupe, avant qu'on
ne nous en dise davantage. Quoi qu'il en soit, l'œil ne se clora pas, et du coup la logorrhée verbale ne
s'arrêtera pas non plus : il est absolument nécessaire que l'œil ne se ferme pas « tout de bon » - sinon
par intermittence, lorsque les paupières, tels des stores aux fenêtres, éclipsent la vision - afin que se
déroule le texte. Ceci témoigne bien de la prépondérance croissante accordée par Beckett aux images,
donc à la vision, à l'œil et au regard : dans les derniers textes, tout est subordonné à la perception
oculaire. C'est la prunelle de « l'œil de chair », plus précisément, qui, telle la tache aveugle, concentre
l'attention, comme si elle aspirait-inspirait tout le souffle du récit. Ainsi, dans Compagnie, la partie
centrale de la description de l'entendeur : « il y a bien sûr l'œil. Remplissant tout le champ.[...] Le
globe. Rien que prunelle. Écarquillée à la verticale »'®^ ; dans Cap aupire, cet oxymore décrit lapaire
d'« oculi » du crâne : « yeux clos écarquillés », yeux qu'il faudra « écarquiller encore » - et pour les
empirer, les « dire écarquillés ouverts », « tout pupille. Trous noirs obscurs. Béance quine vacille »'^''.
Quant à Mal vu mal dit, « l'œil écarquillé », « exorbité », « pupille béante », à la vision troublée par
les larmes, y « fixe dur un détail », « se dépêche » de voir et « se repaît », jusqu'à ce que « assouvi -
puis assoupi sous sa paupière », il « couve sa pitance. Dans son noir à lui »^®^. Ne dirait-on pas
qu'alternent les moments de boulimie oculaire et les moments où, rassasié, l'œil permet au texte de
s'écrire ? Manger puis parler, manger des yeux la vieille veuve pour restituer sur la page blanche les
restes de cette orgie oculaire'®®.
Le rythme de la vision, chez Beckett, se bat donc en deux temps : paupières ouvertes puis
fermées, yeux écarquillés clos, dévoration puis digestion. Cette scansion binaire permet dès lors que
succèdent, aux phases d'engloutissement visuel, des instants de répit : ce sont ces instants où les yeux

De la même manière que la voix narratrice n'appartient jamais tout à fait au persoimage - «je»
imprononçable -, mais ne lui est pas étrangère non plus.
Mal vu mal dit, p. 37.
Compagnie, p. 26.
Cap au pire, pp. 12, 29 et 34.
Mal vu mal dit, pp. 49, 21, 23, 27 et 28.
Ainsi le texte iïnit sur un faux adieu : « adieu adieux », nous prévient-on. Car « première demière seconde »
est immédiatement suivi d'un reprise de la boulimie visuelle, « pourvu qu'il en reste encore assez pour tout
dévorer. Goulûment seconde par seconde » {ibid., pp. 75 et 76).
297

voient dans le noir - « l'œil se ferme dans le noir et finit par la voir instants où se fait entendre la
voix qui dicte le mouvement de l'écriture. Certes, « trous noirs », « béance », les yeux de la pensée,
ces fenêtres du crâne, aspirent goulûment le visible; il n'empêche qu'ils l'évacuent également,
régurgitant des fragments langagiers, ou se ferment pour mieux fabriquer des images à partir des
bribes de vision. Aussi le processus oculaire ne constitue-t-il pas seulement une destruction ou
réduction à néant, mais il implique également une dimension de création. Pour cette raison, nous
disions que dans les récits, l'œil s'avère moins cruel, moins violent vis-à-vis du sujet. L'éclipsé de la
vision l'autorise à un certain répit hors du champ du regard, de même qu'elle laisse place au temps de
la narration.

C'est pourquoi « narration » signifie automatiquement « mauvaise narration », de pire en pire.


Parce qu'il fait mal son travail, le « sale œil de chair », incrusté dans le crâne-pensée séparé de son
corps propre, ne rend que des images floues, ou fantasmées ; cet œil préserve de ce fait l'écriture du
tarissement. Nous connaissons en effet la loi de l'échec, loi du mal voir-mal dire, désormais familière ;
il n'y a d'art littéraire, en l'occurrence, que grâce aux « foirades » de la narration, aux ratés du réel. Or
l'écriture est la forme prise par la pensée lorsque celle-ci est guidée par la voix. Penser, disions-nous,
n'est autre qu'entendre une voix qui vous parle quand vous êtes seul dans le noir, couché sur le dos ; et
à son tour le dire de la voix s'appuie sur ce qu'a pu entrevoir l'œil, il se fait entendre au moment où se
closent les paupières et où l'imagination ressasse les images. Conséquence : on en déduira que la
mesure en deux temps du regard, battement binaire qui est aussi le rythme même de l'existence de tout
sujet - absence-présence, disparition-réapparition, dédoublement et division - et le rj^hme de tout
mouvement - va-et-vient, exil-retour -, cette mesure en deux temps laisse un blanc, vide qui est en fait
la condition de possibilité de la pensée - et partant du raconter. À l'instar de la voix, lointaine et
cependant contiguë au sujet, disjointe mais adjacente, le regard ménage un espace de liberté pour l'art
et la pensée - espace où la littérature trouve son origine, à l'intérieur du crâne sur lequel elle
s'achame, reste d'esprit pourtant « siège de tout. Germe de tout »'^^.

b. Dématérialisation du corps, incorporation de matériau

L'œil de chair, malgré son statut très particulier et sa fonction indispensable, ne suffit
cependant pas à capter à lui seul l'attention du texte : il est d'autres objets que le récit épingle, que
l'image découpe dans son champ. Ceux-ci, « déterritorialisés » par un « gros-plan » visuel ou narratif,
changent de nature, acquièrent un statut spécifique, tant vis-à-vis du sujet que dans l'économie du
récit : on se souviendra à cet égard des commentaires de Beckett à propos de l'art des van Velde, « la

Ibid., p. 43. Il faut en effet garder à l'esprit que l'œil voit mieux dans le noir que lorsque les paupières sont
ouvertes : les yeux « sans regard » s'ouvrent en effet lorsque « n'en pouvant plus des choses vues paupières
closes » (p. 49). Car les images forgées par l'imagination, les images fantasmées, semblent toujours avoir plus de
puissance - bienfaisante ou malfaisante - que les images réellement perçues.
Cap au pire, p. 11.
298

chose immobile dans le vide, voilà enfin la chose visible, l'objet pur»^® - chose arrachée à
l'ensemble du visible dans lequel, avant ce découpage plastique, elle se fondait dans sa banalité. Dès
lors qu'ils se retrouvent brusquement séparés d'un corps - mais toujours adjacents - ou encore isolés
du reste de l'image, ils adoptent une position étrange, paradoxale, qui tour à tour produira un effet
inquiétant, traumatisant ou effrayant ; ou bien un effet tout à fait inverse, rassurant, sécurisant,
lorsqu'ils s'avéreront consubstantiels à l'existence du personnage. Sans vouloir créer une dualité
artificielle, nous sommes forcée de constater qu'une fois de plus, l'intensité des images dans les arts
directement visuels rend ces objets étranges bien plus angoissants que dans la prose, où la voix
narratrice aurait pour ligne de conduite de ne détailler que ce qui est indispensable à l'existence du
sujet.

1. « Perdre la face »

Commençons donc par le plus « dramatique » : on ne tentera pas de faire la liste exhaustive de
ces pièces où sont dé-taillés les personnages - taillés en pièces, émiettés. Nous avons déjà rencontré de
nombreux cas où seul le visage des personnages, soit brillait, soit transparaissait à peine, au milieu de
la pénombre du plateau. La série des visages reproduits à l'identique dans Quoi où - sur scène ou sur
l'écran ; les têtes surgies hors des jarres de Comédie, de même que celles de Nagg et Nell émergeant
hors de leurs poubelles ; ou encore le visage du Souvenant suspendu dans le vide, « à 3 mètres au-
dessus de la scène » - telle cette « chose en suspens, morte, idéalement morte » dans la peinture'^" ;
autant de « têtes-mortes », figures d'abord mortifiées parce qu'isolées, découpées, mais qui reviennent
joncher le plateau de leur déchéance, ou hanter le sujet du sentiment qu'elles provoquent
d'« inquiétante étrangeté ». Dans la même ligne esthétique, on évoquera également les gros plans sur
les clichés photographiques déchirés, tels ceux des « êtres chers » dans Solo, dont il ne reste, sur les
pans de mur, que des trous de punaises - tandis que quelques-unes de celles-ci sont restées accrochées,
« fixant un lambeau toujours »'^'. Tout comme les pans de Film, aux multiples crevasses et fissures,
les parois apparaissent lacérées de plaies encore sanglantes, traces de la crucifixion de ces têtes
clouées à même le plâtre, vestiges de ces visages découpés par l'objectif de l'appareil photo, devenus
insupportables pour le personnage en solo. Enfin, l'extrême du gros plan, le plus traumatisant peut-être
- mais aussi, somme toute, le plus drôle, ou le plus grotesque -, celui de Bouche : bouche énorme,
disproportionnée, dont nous violons avec un peu de dégoût, bon gré mal gré, l'antre intime et ses
parties démesurées - lèvres, dents, langue et salive'^^.

Le monde et le pantalon, p. 30.


Le Souvenant est le personnage de Cettefois, et la citation est encore extraite du Monde et le pantalon, p. 30.
'"5o/o, p. 31.
Nous avons mentionné un peu plus haut l'adaptation télévisée de Pas moi qu'il nous a été donné de visualiser,
et qui accroît l'efiEet démesuré et obscène de la bouche, puisque l'écran permet un focus maximal. Notons que
nous avons également assisté à une représentation de la pièce, à Bruxelles, où l'on avait adopté le même médium
299

Le visage, figure du souvenir, surface externe reflétant la pensée, fait donc l'objet d'une
attention toute particulière dans la dramaturgie beckettienne : soit complètement occulté, enseveli par
exemple sous la capuche d'un long manteau, soit au contraire séparé du corps, isolé par un zoom
indiscret. Dans un cas comme dans l'autre, le visage ne constitue jamais une partie parmi d'autres,
partie « banale » du corps ; lorsque l'on voit l'un, on ne voit pas l'autre. Soit le corps est exposé dans
son mouvement, ou au contraire son immobilité et sa déchéance - alors la figure demeure cachée ; soit
le corps semble s'être dématérialisé, et le visage cadré, flottant dans l'espace, souvent nimbé d'un halo
de cheveux blancs ou gris'^^, incame - sans être tout à fait de chair - le spectre de la mémoire, les
fantômes de ces « êtres chers », kyrielle de souvenirs que l'on a tenté d'oublier mais qui reviennent
hanter le sujet, lui procurant quelquefois frissons et sueurs froides. De ces visages « perdus » mais trop
peu absents, trop réels, l'éclairage, ou le cadrage du plan, ne retiendra que quelques détails obsédants -
yeux, pupille, bouche ou lèvres.
Autre curiosité de l'anatomie humaine qui semble fasciner l'auteur : les mains. Fait d'autant
plus énigmatique que celles-ci sont rarement saisies dans un geste, l'exercice d'une quelconque
fonction, mais le plus souvent immobiles, ou s'agitant sans but véritable. Aussi la main n'est-elle pas
un point de mire pour son caractère opératoire, mais bien comme objet esthétique - cette « chose en
suspens, morte, idéalement morte » —, un peu intriguant, parfois même effrayant. Presque tous les

récits de la « seconde partie » qui « fabriquent des images » - récits à énonciation de type
cinématographique - isolent, au moins furtivement, ce membre - ou, lorsqu'il s'agit d'un couple,
l'étreinte des deux mains, souvent décrite avec minutie'^"'. Comme au théâtre, la fascination qu'exerce
la main semble pour une bonne part tenir au contraste du blanc de la chair sur fond noir. Quelques
exemples en vrac : les « mains blanches serrant les bouts des accoudoirs » de la berceuse, la main
posée en évidence sur la table de l'Entendeur, qui rythmera de ses coups l'histoire racontée, la main
blanche tenant le globe blanc dans Solo, ou encore les « mains lâches » du Protagoniste, à blanchir,
comme le reste charnel de ce qui émerge du fond sombre du manteau^^^. Autant de mains blanches en
écho avec les voix, regards et visages blancs - ou encore la mère blanche -, autant de figures spatiales,

- pas de visage d'actrice en chair et os, comme prévu initialement, mais un écran géant sur lequel s'agitait la
bouche en gros plan. Dans les deux cas, l'effet était comparable : au sentiment de malaise provenant du caractère
quasiment obscène du gros plan de l'orifice buccal, se mêlait une impression de comique se dégageant de cette
image quelque peu irréelle - presque un personnage de dessin animé, disions-nous. Or le grotesque résulte d'un
effet comique et de dégoût ou d'angoisse liés, souvent provoqué par un élément corporel étranger faisant soudain
intrusion dans la sphère intime d'un personnage.
Tels le visage du Souvenant, « vieux visage blême légèrement incliné en arrière, longs cheveux blancs
dressés comme vus de haut étalés sur un oreiller » {Cette fois, p. 9), celui de la femme dans sa berceuse,
«vieillie avant l'heure», «cheveux gris en désordre» {Berceuse, p. 53), ou encore les «cheveux blancs en
désordre » du récitant de Solo (p. 29).
Ainsi, nous avons vu en introduction que de la paire de Cap au pire, dont très peu de détails nous sont donnés,
le texte retient essentiellement « les mains étreintes étreignant » (p. 15 entre autres). De plus, Comment c'est est
un exemple qui allie deux cas ; celui de l'étreinte, dans l'extrait intitulé L'image, oîi la description minutieuse du
rattachement et du lâcher de mains, lors des volte-face, prend un tour technique tuant le romantisme ; et celui de
la main au mouvement compulsif, comme autonome par rapport au restant du corps et du contrôle du cerveau,
qui rampe dans la boue, le long des membres de Pim, ou torture celui-ci.
Berceuse (p. 53), Impromptu d'Ohio (p. 59), Solo et Catastrophe (p. 74).
300

corporelles du vide'^^. Ainsi les mains, parce que coupées de leur propriétaire, ne sont pas tant
l'instrument d'un faire, qu'une présence du vide, sous forme d'un rien inutilisable - et partant
artistique.
Pour anticiper un peu, on évoquera l'aboutissement, dans les derniers films pour la télévision,
de ce travail de « cadrage » du visuel ou du textuel sur les mains ou le visage. Des « mains crispées »
de l'homme dans le Trio dufantôme aux mains qui retiennent ces têtes d'épuisés, couvrant les visages,
jusqu'à l'image parfaite et fantasmée de ces mains féminines portant la coupe ou essuyant d'un linge
blanc le front'^^, les mouvements de la caméra permettent de dé-taïller ces morceaux corporels, de
façon à leur conférer une intensité visuelle littéralement poignante. Dans le même style, les plans de
visages comportent une charge émotionnelle qui rend l'image intense et dramatique : ainsi, par
exemple, celui de l'homme assis affalé de Trio, qui demeure caché, puis « entrevufurtivement », enfin
aperçu nettement à deux reprises, comme si le film n'avait d'autre visée que ce plan-là"^. Ou dans
...Que nuages..., la silhouette de l'honmie ne semble jamais nous dévoiler son visage que pour mieux
accentuer le contraste avec le « gros plan d'un visage de femme limité autant que possible aux yeux et
à la bouche », vers lequel tend toute la création de l'image. Et encore dans ces ultimes fragments
rédigés par Beckett - ou pratiquement -, les derniers Soubresauts de l'œuvre, qui sont comme la
réplique mise en récit des pièces télévisées^'' : tête penchée sur les mains d'un homme épuisé, mains
au repos à plat sur la table - mains et têtes inertes, mortes, découpées par la vision du texte :
« soulevait feue sa tête pour voir ses feues mains »'^°.
Dans ces films également, on atteint, à notre sens, le point extrême du processus de
morcellement physique et de dématérialisation des objets corporels, qui se retrouvent suspendus dans
le vide, à la fois mortifiés et investis d'une présence obsédante. Ce point, on y cuhnine lorsque le
morcellement corporel est renforcé par le démembrement de l'espace. Cas de ...Que nuages..., où la

Ces morceaux de blancheur qui brillent dans la pénombre de la scène ou sur l'écran trouvent un équivalent
dans le récit : non seulement Beckett y insiste tout autant sur l'éclat de quelques zones ou membres du corps -
toujours les mêmes - qu'il met en lumière, mais cette équivalence peut aussi prendre la forme d'un « moucheté »
dans le paysage - nous avons parlé de ces espaces où de menus et multiples points blancs luisent dans
l'obscurité. Il en existe plusieurs exemples, dont certains récurrents, tels les agneaux, ou encore ces chemins
sombres aux cailloux scintillant à la lueur de la lune. Ainsi, les taches blanches qui piquettent la noirceur
constituent en quelque sorte des prolongements aux chairs glabres : nous verrons dans un instant, du reste,
comment chez Beckett tendent à se confondre objets corporels et non-corporels.
Dans Nacht und Trâume.
Le Trio s'achève en effet lorsque après avoir fait un zoom maximal sur le visage de l'homme, la caméra
repart en un travelling arrière, avant que tout ne se fonde dans le noir complet (voir Trio dufantôme, p. 36).
Surtout de ...Que nuages..., puisqu'il s'agit du « double plan », va-et-vient d'un homme soit affalé à sa table,
soit se levant pour se mettre en marche vers l'arrière-pays.
Soubresauts, p. 13. Ce que nous montrons ici, par ailleurs, se rapproche très sensiblement de ce qu'Evelyne
Grossman a qualifié d'évolution chez Beckett vers « une esthétisation de la mort », sous deux formes qui se
rejoignent ; le texte-tableau et le texte-tombeau. Si le second concerne davantage les récits, composés par la
répétition presque incantatoire de « fragments-revenants » textuels, telles des reliques décomposées, le premier
se met en place au théâtre également. Beckett y développe une « érotisation de la mort » à travers la récurrence
de ces morceaux de corps découpés, objets esthétiques et objets de désir qui célèbrent la beauté du trépas. « Dans
chacune de ces pièces ou "dramaticules", l'entaille lumineuse décompose les corps, isole la tête et "extorque"
aux visages leur voix. [...] Le texte, on le voit, se fait tableau, au sens où Beckett l'entend, l'inverse par
conséquent d'une image immobile » (GROSSMAN (É.), L'esthétique deBeckett, op. cit., p. 107).
301

silhouette humaine revient, après chaque sortie, au centre d'une aire circulaire orientée selon les quatre
points cardinaux, trois d'entre eux ouvrant vers des lieux extérieurs précis : on croirait l'espace
écartelé entre ces lieux sans raccord, à l'image du persotmage qui les parcourt, part et revient sans
motif. Mais il y a surtout le cas du Trio du fantôme : avant de nous laisser voir le persoimage assis, tête
cachée, ou debout, détaillé dans ses gestes par l'objectif'^', la caméra nous fait visiter l'espace de la
chambre, juxtaposition de formes grises rectangulaires, sans cormexion - un espace entièrement
« désaffecté » dontla silhouette constitue le « seul signe de vie »'^^. Enfin, un cas ultime, somme toute
aussi bien cinématographique que théâtral : Souffle, cet « intermède » respiratoire - le temps de
prendre un peu l'air -, où le champ visuel a finalement évacué toute figure corporelle. Ne subsiste de
la présence humaine que le son - inspiration, expiration et double vagissement -, tandis que l'image
n'est plus que champ de « vagues détritus », seuls restes matériels dans un « éparpillement confus ».

2. Prothèses

Figurés sur le plateau de jeu théâtral, et davantage encore sur l'écran, les « objets-déchets
délocalisés », restes de sujets, découpes corporelles, acquièrent une densité visuelle qui ne laissera pas
de faire forte impression sur le spectateur, tant par leur aspect macabre qu'esthétique ; quant au
persoimage, les visions qui le poursuivent, les fantômes qui assiègent sa mémoire, morceaux de chair -
les siens ou ceux des autres - qui le hantent comme des revenants, suscitent chez lui un sentiment
d'étrangeté, d'oppression ou d'effroi. Force est donc de constater que dans les arts visuels, la
puissance de l'image, l'image rare ou même unique - la précision d'un détail, la netteté d'un fragment
- provoque un effet de choc que les mots ne parviennent que peu souvent à atteindre. Aux arts visuels,
donc, l'intensité que l'on peut dire tragique ; aux récits, une visée plus « intellectuelle » —penser la
pensée, l'espace où penser. Aussi, dans la prose, Beckett vise-t-il, encore une fois, un effet différent, et
dès lors attribue à ces objets une ou plusieurs fonctions qui ne sont pas toujours identiques. En outre,
les parties du corps peuvent être remplacées par des objets d'autre nature, mais assimilés à des
membres humains.

Ainsi des romans de la trilogie, dont l'exemple de Malone reste, par rapport à cette question,
le plus intéressant : on le sait, celui-ci ne cesse d'interrompre le fil de son histoire pour commenter sa
situation présente - invalide couché dans un lit à l'intérieur d'une chambre dont il ignore tout, il
trompe le temps d'attente, celle de sa mort, par deux occupations, écrire une histoire et faire
l'inventaire de ses « possessions ». Variant au fur et à mesure du récit, celles-ci l'obligent à

'®' C'estce détail dupersonnage, soit l'absence d'une « circulation vitale », pourrait-on dire, entre ses membres,
et le voilement de son visage, qui cause, par contraste, le choc du reflet entrevu dans le miroir (non seulement
pour le personnage, mais également pour la voix qui marque un « hiatus de surprise »).
Trio du fantôme, p. 24.
302

recommencer continuellement ledit inventaireOr ces objets apparaissent bien comme des substituts
des membres infirmes de Malone, objets-prothèses qui prolongent son corps propre - à commencer
parce bâton sans lequel il ne peut attraper le reste'^'^. Lorsqu'il nous dit « perdre » l'un de ses biens, en
réalité, celui-ci est simplement devenu inaccessible ; toujours là et cependant lointain désormais, tel un
fragment de corps sur lequel le sujet aurait perdu toute maîtrise. C'est que les « possessions »
matérielles, prosthétiques, détiennent non seulement im pouvoir fonctionnel que le corps stricto sensu
n'a plus, mais encore elles ont cette vertu de rassurer le sujet, comme si elles compensaient un tant soit
peu la déficience d'unité dans l'image de son moi. La frénésie dont témoigne Malone dans les
moments où il s'oblige à faire l'inventaire - « vite, vite mes possessions. Du calme, du calme » —
montre sans ambiguïté que leur perte lèse pour lui un principe vital, comme si son existence dépendait
entièrement de la localisation de ces objets-membres. Et cependant celle-ci est sujette à de telles
fluctuations que, sans cesse obligé de se remettre en question - la question, la torture de ce doute
continu engendrant le mouvement du récit -, le personnage en éprouve uneprofonde angoisse'^^.
Au prix d'une rapide ré-incursion dans le champ théâtral, on notera que l'une des lignes de
force principales de Oh les beaux jours recoupe celle de Malone meurt. Nous songeons évidemment
au contenu du fameux sac de Winnie, ces objets qui lui permettent de « tirer sa journée ». C'est que la
vieille femme trouve dans ces quelques accessoires dérisoires un certain réconfort, comme une bouée
de sauvetage qui lui permet de se maintenir à flot et ne pas être totalement engloutie dans l'infinité de
temps - garder la tête hors de l'eau comme hors du « mamelon ». En ce sens, les accessoires de
Wirmie exercent une fonction de type prosthétique, se substituant aux membres dont sa « fâcheuse
posture » ne lui permet plus l'usage. En outre, la comparaison avec Malone se prolonge si l'on
considère que dans l'acte second, la protagoniste n'a plus accès à ses « possessions » - tel Malone

Comme on le voit dans cet extrait, choisi parmi d'autres : « vite, vite mes possessions. Du cakne, du calme,
deux fois,j'ai le temps, tout le temps, comme d'habitude. [...] Les deux crayons donc, le cahier et puis le bâton,
que je n'avais pas non plus en venant ici, mais que je considère comme m'appartenant. J'ai dû le décrire déjà »
{Malone meurt, pp. 120 et 121).
Voici un fragment du passage qui décrit cette perte : «j'ai perdu mon bâton. [...] C'est un désastre. [...] Je
me rends compte maintenant, ne l'ayant plus, ce que c'était que mon bâton et ce qu'il représentait pour moi. Et
de là m'élève, péniblement, à une compréhension du Bâton, débarrassé de tous ses accidents, que je n'avais
jamais soupçonnée [...] » (pp. 133 et 134).
Par ailleurs, le bâton, ou la canne, jouait déjà un rôle, même un double rôle, dans Molloy : après le stade de la
bicyclette, Molloy comme Moran sont obligés de se déplacer - c'est-à-dire, grosso modo, de ramper - à l'aide de
béquilles improvisées. Dans le premier roman de la trilogie, celles-ci exercent donc une fonction de prothèse
corporelle, indispensable pour le sujet.
On pourrait d'ailleurs pousser plus loin cette idée. Remarquons d'abord que, de toutes les « possessions »
« prosthétiques » de Malone, le carnet, avec son crayon, lui sont certainement les plus essentielles - puisque ces
deux objets permettent la prolongation du récit, et, partant, de la vie de Malone, personnage de fiction. Par
conséquent, l'écriture apparaît comme la « possession » la plus importante du personnage, celle qui le maintient
à l'existence ; l'écriture est sa prothèse vitale, pour autant que sa vie soit une histoire. Du reste, cette remarque
nous est inspirée par un article de Michel Lisse - précisément intitulé « La fiction ; prothèse de l'histoire » ; dans
cet article, Michel Lisse défend l'idée selon laquelle l'écriture est la technique qui sert de prothèse à l'histoire -
laquelle, dès lors, en devient elle-même artifice et prothèse, « doublant » le « réel ». « L'écriture ouvre à la
possibilité de l'histoire », explique-t-il ; et, en conclusion, « l'histoire ne va pas sans sa prothèse, la fiction ». {Cf.
LISSE (M.), « La fiction : prothèse de l'histoire », in Interférences littéraires. Histoire/Fiction : tensions et
convergences, n° 2, 2001, pp. 59 et 68). Nous reviendrons sur cette hypothèse en fin de parcours.
303

après avoir perdu son bâton : toutes proches, elles gisent encore sur le mamelon, contigues à cet
espace-prison, et cependant douloureusement lointaines, parce qu'inaccessibles - « perdues ».
Toutefois, on remarquera qu'à la différence cette fois de Malone, dont les avoirs - crayons, cahier et
bâton pour l'essentiel -, s'avéraient indispensables à la poursuite de l'histoire, Winnie est entourée
d'objets dont est souligné le caractère inutile et encombrant. Leur rôle se limite en effet à celui d'un
« passe-temps » : au-delà de cette fiction, ils frappent d'entrée de jeu par leur présence absurde, leur
statut de déchets, inadéquats à la situation.
Mais revenons, après ce bref ex-cursus, à la trilogie : les choses paraissent fort similaires pour
l'Innommable qu'elles ne l'étaient pour Malone, excepté qu'ici il ne s'agit plus tant de substituts que
de véritables morceaux de corps - les siens ou même les corps de ses persormages de fiction, qui lui
servent également de prolongements prosthétiques imaginaires. De fait, du problème de localisation,
l'Innommable fait très précisément son problème de dé-finition : si Malone se définit « en extension »,
par le compte de ses possessions, ce dernier se définit par contre « en situation ». La question n'est
donc plus exactement de savoir ce qui lui appartient, mais plutôt de départager ce qui est en dedans et
en dehors de ses limites - et où passe cette limite. Mais là, justement, réside toute la difficulté, qui crée
le mouvement aporétique du texte : comment tracer cette frontière ? Les doutes récurrents - illimités -
qui assaillent le personnage, les apories auxquelles ces doutes conduisent, témoignent de ce qu'à cette
question, celui-ci ne peut trouver de réponse définitive. Rien ne lui appartient en propre - il ne
« ressent » aucune possession, aucun de ses membres, lisse et rond conmie un œuf -, et dès lors il se
voit réduit à de simples hypothèses quant à sa « posture », bien qu'en principe, celle-ci devrait
constituer l'assise stable de ses pensées'^®. En somme, on pourrait dire, en termes psychanalytiques,
que la précarité de la localisation des objets corporels rend impossible la constitution de l'image du
moi, et cet échec du « stade du miroir » cause une forme de psychose chez le sujet'^^.
Poussant la question plus avant, on s'aperçoit que le problème de la possession-dépossession
des objets ou membres corporels tisse un fil rouge à travers la prose de Beckett : il est peu de récits,
parmi ceux qui mettent en scène un personnage humain, où la question ne se pose pas. Après la
trilogie, cette dernière se transforme encore : plus le processus d'écriture évolue vers l'axiome de la
réduction drastique, de r« abstractivation » comme unique mot d'ordre, plus les récits élimineront le
superflu - que ce soient des morceaux et fonctions corporels, ou plutôt des avoirs matériels - pour ne
conserver que les attributs essentiels au sujet. En d'autres termes, l'écriture se met en devoir de
recenser, dans la relation d'appartenance, ce qui constitue le strict minimum du sujet - sachant que la
pensée, même la plus frustre, la pire qui soit, authentifie un sujet'^^. Voilà certainement ce que vise

« Il est bon », dit-il, « de s'assurer de sa position corporelle dès le début, avant de passer à des choses plus
importantes » (L'innommable, p. 29).
Nous ne faisons ici que proposer un premier repérage de la question, que nous reprendrons dans une section
ultérieure de ce chapitre, consacrée au sujet-pli.
On sait en effet, grâce à Cap au pire, que le trois - le crâne, la pensée - est la seule « ombre » à ne pouvoir
disparaître totalement, malgré l'acharnement de r« exercice d'empirage ».
304

Alain Badiou lorsqu'il parle de r« ascèse méthodique » beckettienne, véritable épochè husserlierme -
comprenant la dette de Husserl envers Descartes. « Si vous voulez mener une enquête sérieuse sur
l'humanité pensante », dit Badiou, « il faut d'abord suspendre tout ce qui est inessentiel ou douteux,
ramener l'humanité à ses fonctions indestructibles

Tel semble bien être le but de ces textes assez précoces, les Nouvelles. Dans chacune d'elles,
l'écriture suit le mouvement le plus fondamental et le plus simple, mouvement de balancier, de va-et-
vient, systole-diastole du monde : expulsion du personnage hors du giron paternel et quête d'un
espace-refuge-matrice, lieu calmant dans lequel il serait envisageable d'attendre la fin. Or, à visée la
plus simplifiée, moyens les plus réduits : le narrateur des trois proses, qui pourrait tout aussi bien
n'être qu'un seul - ou un autre, peu importe -, lorsqu'il est chassé de son premier espace, ne possède
pratiquement rien - sauf, invariablement, un long manteau et un chapeau (melon). Ces deux pièces
vestimentaires en viennent quasiment à se confondre avec le corps humain, comme si elles devaient en
faire partie intégrante - comme si elles en constituaient des attributs indispensables. À cet égard, le
commentaire donné à propos de l'origine du chapeau dans L'expulsé, première nouvelle du recueil, ne
manquera pas d'attirer notre attention : car le chapeau est tout sauf anodin, dès lors qu'il recouvre le
crâne, siège de la pensée, « germe de tout Précisément, la haine du narrateurest attisée par cette
fonction de recouvrement ; celui-ci raconte comment, enfant, il fut obligé d'adopter ce couvre-chef
ridicule et humiliant, instrument destiné à brimer sa liberté de pensée, et dont il ne put jamais se
délivrer'". Chapeau et manteau sont donc deux objets viscéralement liés au sujet, inséparables de son
anatomie ; par ailleurs, ils semblent exercer une fonction de délimitation du corps et d'enfermement de
la pensée : clôture à la fois protectrice, mais leur imposant du même coup une barrière, les confinant
dansun espacelimité- au contraire de l'espace vide nécessaire à la pensée, par nature illimité.
Beaucoup plus radical encore dans le minimaUsme, Comment c'est. Le sac du personnage
rampant est un autre de ces objets-prothèses : qui plus est, tous les rampants —à supposer que soit
accréditée l'hypothèse d'une humanité entière rampant dans la boue et le noir, « des millions nous
sommes des millions », formant une chaîne de rencontres par couple , tous doivent obligatoirement
posséder un tel sac : « un sac il le faut des vivres quand on voyage nous l'avons dû voir première
partie il en faut c'est réglé nous sommes réglés ainsi »'®^ En effet, ce sac, « au toucher un petit à

BADIOU (A.), op. cit., p. 19. Du reste, les trois fonctions indispensables recensées par Beckett, d'après
Badiou, sontle mouvement {versus le repos), l'être (lieux, puis identités) et le langage (impératif du dire).
Petit syntagme tiré, on le sait, de Cap au pire.
« Moije n'avais pas voix au chapitre » sontses mots pour commenter le choix irrévocable du chapeau par le
père. Laissé sans voix, il est bien forcé d'adopter définitivement l'instrumentde répression, venu dès ce moment
s'intégrer à sa personne, se fondre sur son crâne. « Àlamort de mon père j'aurais pu me délivrer de ce chapeau,
rien ne s'y opposait plus, maisje n'en fis rien » {cf. L'expulsé,pp. 14 et 15).
«Procession infinie de bourreaux et de victimes », comme le dit Évelyne Grossman. Le mouvement de
reptation permet en effetde telles rencontres, toujours par deux, chacun allant vers le suivant pourdevenir tourà
tour bourreau et victime, de sorte qu'il faut au minimum trois êtres pour obtenir la combinaison de base de cette
humanité - triade du voyage-couple-abandon qui pour Évelyne Grossman parodie la Trinité (voir GROSSMAN
(E.),La défiguration. Artaud-Beckett-Michaux, op. cit, p. 61).
Comment c'est, p. 172.
305

charbon cinquante kilos jute humide contient le minimum de nourriture indispensable pour
subsister, sous forme de boîtes de conserve - remplies de miettes de thon, par exemple. Afin de rester
en vie, un sujet nécessite en l'occurrence quelques conserves - question : combien et qu'adviendra-t-il
une fois le sac vide ? Cela demeurera une énigme pour le narrateur - et, du coup, tm ouvre-boîte,
organe technique adjacent à la main, utilisé tant pour ouvrir les conserves que pour le « dressage » de
Pim - là encore, que se passe-t-il en cas de « perte », cette question reste sans réponse. Autre pur
mystère : comment le sac et son contenu sont-ils arrivés en possession du persormage, c'est ce que l'on
ne saura jamais'^^. Telles les possessions de Malone, les objets prosthétiques n'ont pas de provenance
affirmée : le sujet n'a rien choisi en naissant, il advient au monde extérieur doté d'attributs dont il
ignore totalement l'origine. Voilà pourquoi le sac, membrane protectrice d'objets nourriciers - dont le
narrateur nous dit qu'il pourrait bien avoir été donné par quelque bienveillante providence -, évoque
indéniablement la matrice originaire, l'utérus maternel'^®.
Les « possessions » des rampants s'avèrent donc irréductibles, au sens où elles constituent le
bagage minimal du sujet dans l'existence, en quelque sorte né en même temps que lui : dorénavant,
dans les textes de Beckett, aucun luxe de superflu ne sera plus toléré. Par conséquent, il deviendra
désormais inutile de se demander, à l'instar de Malone ou de l'Iimommable, si tel ou tel objet
appartient ou n'appartient pas à l'ensemble des possessions - dedans ou dehors ? Rien ne sera
mentionné qui ne soit inclus dans cet ensemble. Ce minimalisme radical, de surcroît, a une seconde
implication : les objets externes au corps, possessions vitales, se confondent, indistinctement, avec de
petits morceaux de corps que le texte s'attache à décrire - autant de dé-tails de chair qui reflètent les
micro-particules de matière, telles ces miettes de thon moisies qu'ingère le personnage pour se
rassasier. De fait, le narrateur s'arrête parfois longuement à décrire quelques détails infimes de son
anatomie (ou de celle de Pim), ainsi que ses ongles qu'il utilisera pour inscrire son désir à même la
peau de son compagnon"^. Fragments corporels et fragments matériels appartiennent dès lors au
même tout, se reflètent et se prolongent mutuellement. Ainsi les ongles ont, par exemple, la même
fonction que l'ouvre-boîte - perforer dans la chair de l'autre ; par conséquent, le corps et les objets a

^^Ubid,p. 11.
De fait, la voix dit au personnage : « comment échoué ici pas question on ne sait pas on ne dit pas et le sac
d'où le sac et moi si c'est moi pas question impossible pas la force sans importance » (ibid, p. 10).
Dans cette perspective, on pourrait reconnaître dans ce sac une forme du moi-peau, frontière destinée à
protéger son contenu vital de la boue extérieure (le sac absorbe l'humidité).
Épinglons dans la même ligne d'idées une autre occurrence de ce motif du sac, à laquelle nous fait songer ce
passage où le narrateur imagine pouvoir se faufiler à l'intérieur du sac, tête la première, et y trouver un abris.
Nous voulons parler du petit Acte sans parole (II), courte saynète qui met en scène deux personnages, lesquels
émergeront tour à tour de leur sac respectif, contraints et forcés par la piqûre d'un énorme aiguillon : or leurs
gestes à la sortie du sac montrent clairement qu'ils sont tirés du sommeil et de l'espace protecteur des rêves.
Souvenons-nous du fantasme du moi-peau lacéré, déchiré, de la membrane protectrice trouée, ainsi que de
l'analogie entre ce fantasme et le pan de mur qui inciteraitsoit à percer, soit à inscrire- à l'image de la paupière
crevassée, premier plan de Film. Le sadisme du narrateur envers son compagnon crée alors, tel le « pan », une
trouée dans le symbolique - le langage qu'il tente d'inculquer à Pim ; et simultanément, on voit que cette percée
du Réel, pulsion destructrice, fonde le symbolique,puisque c'est le code langagier même, celui qu'il veut rentrer
dans la tête de l'autre, que le narrateur grave sur la peau.
306

priori externes à celui-ci, du moment où ils deviennent instruments de torture, s'interpénétrent - les
objets rentrent dans le corps et le corps, dans le sac. Si les objets sont en devenir corporels,
excroissances de la chair, les morceaux de corps, quant à eux, sont en devenir instrumentaux - comme
les ongles ouvre-boîtes, qui, en dernière analyse, ne figurent rien d'autre que les mots eux-mêmes,
particules du tissu linguistique, corps étrangers inoculés sur le sujet, que celui-ci est à son tour forcé
d'incorporer.
A l'extrême du processus d'évidement, d'amoindrissement, l'autre trilogie en prose. Ici, on
s'en doute, après « empirage » drastique, il ne reste rien, précisément, que d'infimes restes - à peine
de quoi faire un entendeur, une silhouette, une ombre. C'est-à-dire : im peu de capacités motrices - un
minimum -, un peu d'esprit - juste de quoi percevoir une voix. Ainsi dans Compagnie, l'entendeur est
doté d'une « activité mentale des plus quelconques. Rares lueurs de raisonnement aussitôt éteintes »,
et peut se mouvoir « avec modération. À quatre pattes. Rampant donc et tombant » Un rien de
pensée et un rien de mouvement, ramenés au strict minimum, tout juste de quoi faire « une créature »
- un être humain. Et encore, un être humain sans nom : ni « H », ni même « M », l'inventeur de la
compagnie décide de « son innommabilité. Même M doit sauter ». Afortiori, plus question du moindre
« accessoire » ; table rase est faite de l'accessoire, il ne subsiste plus ni « possessions » prosthétiques
ni morceaux de corps - excepté l'œil qui semble encore en éveil, lorsque « seules les paupières
bougent »'^'. De plus, que ce soit avec Mal vu mal dit ouavec Cap aupire, la situation ne s'améliore
guère - au contraire, elle a tendance à empirer. Seule la paire est encore capable du mouvement
minimal, le plus originaire pour Beckett - la marche^"". D'objets ou de parties de corps, par contre,
point de trace, si ce n'est l'œil - encore et toujours aux aguets, au rythme de son battement binaire.
Entre Comment c 'est et les extrémités de la seconde trilogie, cependant, il y a pléthore de ces
petits textes dans lesquels le ou les corps sont encore bien présents, et même présentés avec une
grande attention - quand le récit ne se concentre pas carrément sur eux seuls. Ces corps anonymes,
contrairement à ceux, bien individualisés (malgré leur déchéance), des personnages de la première
trilogie, sont tous moulés d'un seul bloc, rigides et entiers, immobiles le plus souvent, se fondant dans
le lieu environnant^"' ; mais pas plus homologues, toutefois, aux corps à peine humains de la seconde

Compagnie, pp. 61, 63 et 66.


Ibid., pp. 62 et 61.
Au contraire de l'un, la vieille femme figée, à genoux devant la pierre tombale, dans ces deux derniers textes.
Nous devons à Guillaume Gesvret de nous avoir fait remarquer, lors d'une journée doctorale organisée à Paris
VII sous ladirection d'Évelyne Grossman (14 mai 2005), que laposition, ou plutôt laposture de laveuve, celle
de la prière, est une posture précaire - au sens étymologique -, c'est-à-dire spectrale par nature (personnage
entrevie et mort). Il s'agit chez Beckettde présenter le corps comme une forme pure, attendu que cette prièrene
sollicite rien. Ce motif de la prière pose, en outre, la question du sacré chez Beckett - une sacralisation sans Dieu
ni transcendance, sacralisation de l'art ?
Comme ce « petit corps petit bloc parties envahies », ou « petit corps dernier état raide debout » qui « tombe
d'un bloc », et ce « corps nu blanc fixe invisible blanc sur blanc » aux «jambes collées comme cousues talons
joints angle droit », « se confondant avec le sol n'était la longue chevelure d'une longueur incertaine, un corps
blanc finalement de femme » - et ce ne sont là que quelques exemples {cf. Sans, p. 71, Pour finir encore, p. 13,
Bing, p. 61, Imagination morte imaginez, p. 55).
307

trilogie, parce que beaucoup plus charnels que ceux-ci, beaucoup plus denses dans leur matérialité - à
l'opposé des silhouettes évanescentes, à peine entrevues, des « ombres-nombres ». Aussi pourrait-on
dire que Beckett met en scène dans ces petites proses - et répète, infatigable, cette mise en scène - la
chaire brute, toujours lisse^"^, l'opacité blanche ou grise de la matière humaine, la mise à nu de la
corporéité dans son plus grand dépouillement. Incessamment, les mêmes points, les mêmes
« aspérités », fascinent Beckett : sur le corps même, jambes et bras collés, mains immobiles ou agitées,
et puis le « cul », souvent repéré par l'œil textuel, compact lui aussi, plaqué « contre le mur » ou
encore « cul im seul bloc raie grise envahie »^°' ; et sur le visage, la bouche, la blancheur de l'occiput
crânien, mais surtout, encore et toujours, les yeux, « petits ovales sans regard », « calmes déserts »^''^
ou taches de couleur d'un gris pâle. Peu de choses, en somme - un bloc de chair avec quelque^^^yV
«points de singularité » - mais un bloc indestructible, voilà à quoi tient le corps dénudé et expos^âe^iQ^"^
r« homuncule » beckettien.

\A
\f\
Partie du phénomène, très caractéristique chez Beckett, du morcellement du sujet,X^ùs^;^^
démembrement ou de l'effritement du corps, nous concluons cependant sur des images de masse
corporelle brute, blocs rigides d'un seul tenant. Il n'y là, cependant, aucun contresens : d'un côté
comme de l'autre, c'est toujours la même question qui se pose à travers les diverses mises en scène -
tantôt « visuelles », tantôt « intellectuelles » - de la corporéité du sujet, à savoir celle de
l'appartenance, qui toujours rebondit vers la question du tracé d'une limite, celle de la localisation des
choses. Que signifie posséder, perdre, et même que signifient avoir et être, revient toujours à se
demander « où suis-ye ? ». Mais vu que ce «je » est inter-dit, jamais dit qu'entre les lignes du dire, vu
la division qu'expérimente tout sujet, barré par la rature du grand Autre, « où suis-ye ? » n'est pas
formulable comme tel. Et la question devient alors plurielle, se fragmente en une multiplicité de
demandes topologiques : « où es-tu, toi qui es seul mais entends une voix ? », « où est-//, ce regard qui
te scrute mais te réfléchit - te donne une image et te pense ? » -, « où sont-/7j, ces objets qui font corps
avec toi sans être à toi, ou sont à ton corps sans plus y être incorporés ? ». Lointains ou contigus,
lointains et contigus ? Hétérogènes mais adjacents ? Dedans toi, ou au dehors ? Perdre entraîne
automatiquement la question « où ? », sous ses formes nombreuses. Question de la
possession/dépossession, fusion de l'être et de l'avoir dans la priorité et l'originalité du lieu ; lieu
mobile, en mouvement, au rythme du double battement - va-et-vient, systole et diastole, balancier de
l'être, Un et multiple à la fois.

Nous avons dit au chapitre précédent, souvenons-nous-en, que le lisse est aussi un concept de la philosophie
de Deleuze et Guattari, opposé au strié : le lisse caractérise une certaine déterritorialisation du lieu, fait signe
vers le corps sans organes, corps non organique, dont toutes les pièces se connectent dans leur hétérogénéité.
Imagination morte imaginez, p. 55, et Sam, p. 71.
Pourfinir encore, p. 14 et Le dépeupleur, p. 54.
308

C'est une mesure binaire, battue en deux temps, qui scande l'étemelle loi du vide : réduire-
créer, évider-remplir. Tout manque appelle - tel l'appel d'air de la respiration - un reste ailleurs,
spectre revenant d'ailleurs. Retour toujours déplacé du spectre, là où on ne l'attend ni ne le veut,
véritable paradoxe spatial du lieu hors-lieu - objet caduque, déchu et illocalisable ; tous les sens de la
perte. En termes psychanalytiques, cette perte s'explique par un manquement de l'image spéculaire,
depuis toujours mêlée au symbolique, manquement qui est cause d'un éclatement du corps, d'une
douloureuse amputation. Mais déjà ce modèle théorique ne suffit plus tout à fait^®^ : car pour Beckett,
aux amputations corporelles viennent se greffer des prothèses matérielles, pièces hétérogènes qui
s'imbriquent dans la complexité de l'agencement - petits objets inoculés sur le « corps sans organes ».
À l'inverse, des membres de chair, des objets du corps rentrent dans le processus du devenir technique
- tels les voix et les regards, désignés par ce nom algébrique d'objets « a », objets audio-visuels, mi-
corps mi-machines, tantôt un œil de chair ou une bouche charnue, tantôt une caméra ou un haut-
parleur. Cet entrelacs du corps et de la matière, devenir technique du corps et devenir corps de la
technique, fait alors signe vers le modèle de la machine, de préférence au corps organique et
« organisé » dans la construction de ses parties ; « mis en pièces » par ces objets à la présence
obsédante, le corps du sujet est ainsi disposé à intégrer de nouveaux rouages, pour se fondre dans un
agencement bien plus vaste.

Sans oublier, bien entendu, de tenir compte de la complexification qu'apporte Lacan au modèle freudien de
l'objet partiel. En outre, dans le champ psychanalytique toujours, on n'aura pas manqué d'être attentif à la
richesse de l'hypothèse du « moi-peau » proposée par Didier Anzieu : à plus d'une reprise, celle-ci nous est
venue à l'esprit comme support de notre pensée. En l'occurrence, la fonction frontalière du moi-peau, protectrice
et intégratrice, mais aussi capable de rejeter au dehors, ou susceptible d'être percée et lacérée, cette fonction peut
être celle de la voix - ou des voix en écho -, ainsi que celle de l'image soumise au regard, ou encore d'objets
créateurs d'espaces de protection, tel le sac par exemple.
309

C. Fonction-sujet et sujet-machine

Pas à pas, nous poursuivons donc le devenir du sujet beckettien, épaulée dans notre
expérimentation par la philosophie et la psychanalyse : après avoir découvert le sujet « barré »,
d'emblée divisé en lui-même, nous avons vu jusqu'où l'auteur poussait son éclatement, comment le
persoimage en venait à « perdre » des morceaux de lui-même sans toutefois en être réellement détaché.
Ces organes « perdus » - ou, de leur nom lacanien, ces objets petit « a » -, il arrive qu'ils se
débarrassent de leur enveloppe de chair pour s'assimiler à des appareils techniques, prothèses du corps
subjectif. Peuvent être considérés comme des objets petit « a », de surcroît, toutes ces « choses », ces
menues « bricoles » qui gravitent dans l'entourage du personnage et forment comme un prolongement
de ses membres propres. Ainsi machine corporelle et machine technique tendent à s'homogénéiser,
voire à se confondre, recoupant leurs flux et connections mutuelles, de façon à se soutenir l'ime ou
l'autre, ou au contraire à perturber, traimiatiser ou éclipser le personnage de chair et d'os.
Toutefois, si nous considérons le « sujet-machine », ou la « fonction-sujet », comme une étape
de son devenir, ce n'est pas uniquement en raison d'une « technicisation du corps humain », mais
surtout par la façon dont le sujet est happé dans le fonctionnement de la vaste machinerie sociale, aux
dimensions multiples. De fait, le corps humain perçu comme une mécanique articulée, ou encore le
non-humain s'animant soudain comme s'il était vivant, ont été au fd du XXe siècle, sinon deux clichés
dans les arts, du moins deux motifs très souvent exploités. Le robot a fasciné tout l'imaginaire du
siècle dernier, l'automate a représenté un point de mire de la science-fiction^"''. Cependant, malgré que
ce thème du corps animé/inanimé, humain/non-humain - l'un des ressorts principaux du fantastique -
ne soit pas sans rapport aucun avec la «perte» d'objets intimes et leur «retour» équivoque,
angoissant —principe de !'« Unheimlich » freudien -, là n'est pas vraiment ce qui intéresse Beckett. Le
devenir machinique du sujet se joue en effet sur un autre plan que la seule mécanisation du corps, ou
l'hallucination de la machine prenant vie ; il se joue là où le sujet franchit le stade de l'individuation
personnelle, et se fait enrôler dans un agencement-machine qui le déborde largement. Ce n'est donc
pas tant le corps-machine que le corps de la machine vers lequel nous nous tournons : il s'agira d'y
saisir la place - ou plutôt le déplacement - du sujet. Nous proposons d'entamer ceci avec Deleuze et
Guattari, par un aperçu du modèle machinique dans leur philosophie.

Nous pourrions aussi y ajouter le grotesque, dont l'une des grandes lignes de force consiste à activer en
permanence une tension par l'effacement de la frontière entre le corps et son autre (l'inerte, le non-humain, etc.).
La fusion des genres et des règnes en est ainsi l'un des principes clé.
310

1. Lafonction-sujet : sens giratoire de la lettre

La dernière partie du chapitre précédent nous a permis de montrer comment L'anti-Œdipe


sonnait le glas de l'attrait que Deleuze avait pu éprouver antérieurement - dans Logique du sens
notamment - pour le modèle structuraliste. Dès ce moment, crucial dans le parcours deleuzien - le
début du duo avec Guattari -, la fascination pour l'univers machinique prend le pas sur le système
structural - trop rigide, trop complet, trop fermé. Guerre de la machine contre la structure, en
l'occurrence, pour une première passe d'armes - plus polémique sans doute que toutes celles à venir-,
sur le terrain de la psychanalyse. C'est donc dans ce champ-là que s'inaugurera, pour être prolongée
par la suite, l'ouverture du système clos distribuant à ses éléments leurs places et leurs fonctions de
façon prédéterminée - puisque tout le système repose justement sur leur rapport différentiel ;
ouverture vers un système non déterminé, capable d'intégrer des éléments de nature hétérogène dans
une totalité « non totalisante », où les positions non seulement ne sont pas fixées par avance, mais
encore sujettes à des variations permanentes. Ce nouvel ensemble, cette totalité non organique sans
cesse reconceptualisée par les deux auteurs, va d'abord être pensée comme « machine », avant de
recevoir le nom, suite à l'expérimentation du rhizome kafkaïen, d'« agencement ». Or dans
l'agencement, le sujet est assimilé à une fonction - une parmi d'autres - et prend position au seind'un
ensemble mobile : en lieu et place d'un nom, désignation symbolique, signifiante, il se verra alors
attribuer, nous le verrons, une simple lettre - un signe algébrique.

a. L'anti-Œdipe : machines sociales et désirantes

« Ça fonctiorme partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu »^°^ - sont les termes qui ouvrent
Capitalisme et schizophrénie, dont L'anti-Œdipe constitue le premier volume. Premier mot du texte,
«ça», pronom impersonnel s'il en est, désindividualisant; ce «ça» fonctionne, il est en acte, en
mouvement, investi d'une fonction. Mais c'est déjà se tromper de route, affirmer le singulier là où le
modèle doit présupposer le multiple : « quelle erreur d'avoir dit le ça. Partout ce sont des machines,
pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions.
Une machine-organe est branchée sur une machine-source : l'une émetun flux, que l'autre coupe »^°^.
Ni individualité, ni personnalité : le modèle social machinique suppose la pluralité et l'effacement du
corps personnel - ce corps unifié sur lequel se focalise la psychanalyse, dénombrant ses « objets
partiels ». En lieu et place de celui-ci, le modèle élargit le champ au corps social, dans lequel tout est
machine, tout « machine » : politique, économie, sciences, arts, et même le corps et la psychanalyse,
qui appartiennent eux aussi à la machine. « Partout des machines productrices ou désirantes, les

DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), L'anti-Œdipe, op. cit., p. 7.


Ibid, p. 7.
311

machines schizophrènes, toute la vie générique : moi et non-moi, extérieur et intérieur ne veulent plus
rien dire

Délire visionnaire que ce modèle d'un vaste univers machinique dans les «Temps
Modernes » ; mais c'est un délire qui, dans cet univers, provient du corps social tout entier - désir et
délire, s'écoulant partout, activent les machines. Lesquelles se combinent, se recoupent et se
connectent, ceci donnant lieu à un gigantesque processus de production : de cette production font
partie intégrante tant !'« enregistrement » de celle-ci que sa consommation. Trois phases, on s'en
souvient, se dégagent ainsi dans le processus. D'abord la production proprement dite, « synthèse
productive » à forme connective : des machines s'accouplent, certaines laissent couler des flux de
désir, dans tous les champs, que d'autres recoupent, avant de produire elles-mêmes d'autres flux, à
leur tour recoupés par d'autres machines, etc. - bref, une chaîne productive et désirante illimitée, où
tout produit est déjà un produire, toute production, production de production, et toute machine,
machine de machine. Ensuite et inversement, le pôle non-productif, la synthèse à forme disjonctive ;
pas de production sans anti-production, de connexion sans exclusion, de figuration sans défiguration et
de forme sans informe, pas de flux connectés sans un « fluide amorphe indifférencié - phase de
l'enregistrement de tout le processus de production du désir, « recouvrant » et s'appropriant les
synthèses connectives^". Troisième phase ou troisième synthèse enfin, la synthèse à forme
conjonctive, la part de l'énergie de production réinvestie dans la consommation - la production de la
consommation.

À ce moment précisément, dans cette troisième phase, est produit le sujet - « étrange sujet,
sans identité fixe »^'^, adjacent aux machines désirantes, produit lui-même etagent de laproduction de
consommation. Ou plutôt, « il revient au même de dire que le sujet est produit comme un reste, à côté
des machines désirantes, ou qu'il se confond lui-même avec cette troisième machine productrice et la
réconciliation résiduelle qu'elle opère : synthèse conjonctive de consommation sous la forme

Ibid, p. 8. On notera au passage l'un des premiers exemples de machine désirante que donnent les deux
auteurs, une « machine » beckettienne : le stratagème conçu par Molloy pour organiser la succion de ses pierres.
«Devant une machine complète formée de six pierres dans lapoche (i-oite de mon manteau (poche qui débite),
cinq dans la poche droite de mon pantalon, cinq dans la poche gauche de mon pantalon (poche de transmission),
la dernièrepoche du manteau recevant les pierres utilisées à mesure que les autres avancent, quel est l'effet de ce
circuit de distribution où la bouche s'insère elle-même comme machine à sucer les pierres » (pp. 8 et 9).
Ibid, p. 15.
Un autre exemple tiré de l'œuvre de Beckett sert ici à montrer la disjonction ou la distribution des machines
productives sur la synthèse non-productive, le « ou bien... ou bien... », ou encore « soit... soit... », qui articule
les différences mobiles sur la surface de la synthèse. En l'occurrence, il s'agit de combiner la fonction de la
bouche et des pieds, dans un extrait d'Assez, petite prose regroupée avec les Têtes-mortes : « il lui arrivait de
s'arrêter sans rien dire. Soit que finalement il n'eût rien à dire. Soit que tout en ayant quelque chose à dire il y
renonçât finalement... D'autres cas principaux se présentent à l'esprit. Communication continue immédiate avec
redépart immédiat. Même chose avec redépart retardé. Communication continue retardée avec redépart
immédiat. Même chose avec redépart retardé. Communication discontinue immédiate avec redépart immédiat.
Même chose avec redépart retardé. Communication discontinue retardée avec redépart immédiat. Même chose
avec redépart retardé » - ainsi va la litanie des disjonctions... (Assez, pp. 40 et 41, cité in ibid, pp.18 et 19).
"•'"•Ibid^-p. 23.
312

émerveillée d'un "c'était donc ça!"»^'^ «Ça», ou plus exactement les «ça», en quantités
innombrables, recevront pour nom l'appellation de « machines célibataires » : machines encore,
toujours productives, cette fois de « quantités intensives » à l'état pur - le sentir des devenirs et des
passages, qui s'exprime dans le délire du sujet-schizophrène. Donc le sujet est machine productive lui-
même, happé dans la machinerie globale, produit par celle-ci comme un résidu qui ne se situe jamais
ni en son centre, ni ne se sépare d'elle : il se déplace sur son pourtour, pièce armexe et mobile, produite
et productive, part elle-même « partagée » - divisée - de celle-ci.
Or si le sujet résiduel, la machine célibataire, n'occupe pas le centre de la synthèse disjonctive,
pas plus qu'il n'en organise les parties, c'est bien parce que celle-ci constitue un tout non totalisant
dans lequel les parties ne sont pas unifiées. Un « Tout » de type proustien, puisque l'ensemble des
signes, l'édifice de la Recherche - dont le temps forme la clé de voûte - est produit par la totalité des
signes comme partie à côté de ses parties. Dans la « promenade du schizophrène » - parcours délirant
au cœur d'iin univers bipolarisé par la schizophrénie d'un côté, le capitalisme de l'autre (deux
contraires qui s'attirent et se repoussent) - cette totalité non totalisante s'appelle « corps sans
organes » : « sans organes » parce que non organique, c'est-à-dire pure multiplicité, ensemble
hétérogène de morceaux qui ne dessinent aucune unité. « Sans organes » ne signifie donc pas l'unité
absolue, l'Un posé comme principe antérieur à la production du multiple - le corps sans organes
permettant justement de dépasser « la relation prédicative de l'Un et du multiple »^" -, mais au
contraire l'affirmation du multiple^'^ Non plus un corps individuel et personnel qui serait la synthèse
dialectique d'objets partiels, mais un corps de produits - mélange de devenirs et de passages - lui-
même produit, par toutes ses parties et ses restes, toujours contigus mais jamais intégrés. Une sorte
d'« œuf» marqué de seuils d'intensité, tel l'Innommable - par excellence une totalité non organique,
lui qui ne sent plus aucim de ses membres ou organes, de sorte qu'il ne peut déterminer ceux qui lui
appartiennent^'®.
Avec L'anti-Œdipe, c'est donc un autre modèle «corporel» que défendent Deleuze et
Guattari : au corps individuel, au moi organique, substituerle corps sans organes, synthèse paradoxale
de machines désirantes et productives intercormectées. Parmi lesquelles le sujet, résidu produit par la
synthèse, adjacent à celle-ci, lui-même machine désirante. À la place de l'unité du moi, un sujet
traversé par la multiplicité, subjectivité qu'il faut penser sous la forme d'un « groupe ». Dans une

Bld., p. 24.
50.
215
Ainsi le plaidoyer des deux auteurs va toujours dans le sens d'une affirmation du multiple contre la
dialectique du corps telle que nécessitée par la pratique analytique : « nous sommes à l'âge des objets partiels,
des briques et des restes. Nous ne croyons plus en ces faux iragments qui, tels les morceaux de la statue antique,
attendent d'être complétés et recollés pour composer une unité qui est aussi bien l'unité d'origine. Nous ne
croyons plus à une unité originelleni à une totalité de destination. Nous ne croyonsplus à la grisaille d'une fade
dialectique évolutive, qui prétend pacifier les morceaux parce qu'elle en arrondit les bords. Nous ne croyons à
des totalités qu'à côté » (ibid., p. 50).
Par ailleurs l'Innommable, ou « Worm », rassemble tous les personnages de la trilogie dans son corps
topologique.
313

préface pour un ouvrage de Guattari, Deleuze explique que « le mot de Guattari, "nous sommes tous
des groupuscules", marque bien la recherche d'une nouvelle subjectivité, subjectivité de groupe, qui ne
se laisse pas enfermer dans un tout forcément prompt à reconstituer un moi, ou pire encore un surmoi,
mais qui s'étend sur plusieurs groupes à la fois, divisibles, multipliables, communicants et toujours
révocables L'expression de « groupe-sujet », opposé au « groupe assujetti », désigne ime
subjectivité porteuse de son désir, connectée à d'autres groupes, productrice de flux et d'énoncés en
rupture, voire révolutionnaires - bref, une machine désirante à part entière.

b. Machines et littérature : la fonction-sujet

Une fois passé le choc frontal de L'anti-Œdipe, ce sont des textes httéraires qui donneront à
Deleuze, avec ou sans Guattari, l'impulsion pour prolonger le modèle machinique. En l'occurrence.
Un manifeste de moins, « superposé » au Richard III de Carmelo Bene, poursuit sur la même lancée :
selon la lecture de Deleuze, le persormage-titre réinvente une « machine de guerre », ou plutôt il se fait
lui-même machine de guerre contre l'appareil étatique, grâce à son jeu de transformations et variations
continues. Ainsi donc, le duc de Gloucester viserait moins le pouvoir ou sa représentation - le pouvoir
est en réalité l'élément soustrait de la pièce - que de se rendre « machinique » : machiner le
déséquilibre perpétuel des formes, des normes et éléments de stabilité. Pour ce faire, le personnage
s'armexera d'innombrables objets-prothèses, morceaux adjacents à son corps, qui en font une sorte de
corps sans organes, ensemble hétéroclite, en transformation constante, de pièces multiples.
Quatre ans avant Superpositions, avec Kafka, Deleuze et Guattari affinaient déjà le modèle
fonctionnel du corps social et subjectif. Dans les romans kafkaïens, ils identifiaient en effet le puissant
fonctionnement de machines désirantes, machines englobant l'ensemble du corps social, du plus
intime au plus public - la distinction n'ayant plus lieu d'être - dans un vaste « procès » de production
de désir-délire. Désormais, la machine s'appelle « agencement » ; une « symbiose » ou « sympathie »
de termes hétérogènes co-fonctionnant, aux relations multiples et complexes^'^. En effet, la « voix » de
l'écriture littéraire ne se fera plus entendre via l'écran d'un sujet-auteur individuel, mais à travers des
« agencements collectifs d'énonciation », agencements auxquels un individu - narrateur et
personnage, c'est tout un -, viendra « se brancher ». Machine d'expression, le roman agence tant son
organisation que sa propre désorganisation, son démontage et ses fuites qui le dissolvent pour en faire
une matière intensive, « inexpression » d'une langue bègue toute vibrante de sons purs. Au moyen de
pièces humaines, connecteurs et éléments sériels, Le procès, par exemple, fabrique la machine de
justice dont le moteur n'est pas la référence à une instance transcendante, mais le processus immanent
du désir. Agencement collectif d'énonciation et agencement machinique de désir en forment - et

DELEUZE (G.), « Trois problèmes de groupe », préface à l'ouvrage de F. Guattari, Psychanalyse et


transversalité, Paris, éd. Maspero, 1972, pp. I à XI, préface republiée dans Z'f/e déserte et autres textes, op. cit.
p. 270.
Voir DELEUZE (G.) et PARNET (CL), Dialogues, op. cit., p. 84, dont s'inspire cette « définition ».
314

déforment - les deux faces, afin d'assurer son fonctiormement illimité. Aussi le monde de Kafka est-il
«un monde où la plus extrême formalisation juridique des énoncés [...] coexiste avec la plus intense
formalisation machinique, la machination des états de choses et de corps [...]
Afférents à ces deiix faces de l'agencement (désir et énonciation collective), persormage,
narrateur et auteur se fondent en une seule et même subjectivité - un « groupe-sujet », pourrait-on dire,
porteur de désir et d'énoncés révolutionnaires. De fait, un « sujet », produit lui-même producteur de
cormexions machiniques et d'énoncés, ne renvoie ni à une entité unifiée ni même dédoublée - énoncé
en décalage avec l'énonciation -, mais à une « machine célibataire » - autrement nommée, dans le cas
d'une production littéraire ou de toute machine d'expression artistique, une « singularité artiste ».
« L'énonciation littéraire la plus individuelle est un cas particulier d'énonciation collective », diront en
ce sens Deleuze et Guattari. « C'est même une définition : un énoncé est littéraire lorsqu'il est
"assumé" par un Célibataire qui devance les conditions collectives de l'énonciation»^^°. En outre, un
énoncé produit constitue en lui-même un agencement d'énonciation, à son tour producteur ; celui-ci se
greffe alors sur le processus de production, d'une manière telle qu'il ne « reste » aucune place
assignable pour un sujet - ni un, ni double, ni même communautaire -, sauf celle, précisément, d'un
reste activant la relance du mouvement illimité, produit-production.
Dans l'agencement, le sujet n'a donc plus, tout d'abord, à « être », encore moins à représenter,
mais à exercer une fonction. Ce n'est autre que cela, le « sujet » d'un agencement : « une fonction
générale qui prolifère sur elle-même, et qui ne cesse de se segmentariser, et de filer sur tous les
segments »^^'. Polyvoque, cette fonction, ou ce «groupe-sujet», confond auteur, narrateur et
personnages - puisque ni personnes ni individus n'ont plus lieu d'être dans l'agencement. Aussi
semble-t-il vain de s'interroger sur le caractère autobiographique du roman kafkaïen, comme de
contester à sa correspondance une place au sein de l'œuvre. Car si la fonction est désignée par une
lettre - algébriquement nommée, dirait Lacan -, « K » est le nom d'un « groupe-sujet » - soit d'une
telle fonction. La fonction K, voilà le vrai sujet kafkaïen : sujet sans place fixe, toujours mobile et
mobilisant le désir pour machiner le procès. « K », la lettre qui circule sans point d'arrêt : Kafka,
Joseph ou l'Arpenteur, agent des lettres, nouvelles et romans, voix de l'auteur, des narrateurs et
persormages, « une seule et même fonction-K, avec ses agents collectifs et ses passions de corps.
Désir »^^^.
Tel est sans doute l'aspect le plus déconcertant, et le plus subversif, de cette « fonction-
sujet » : elle bouleverse totalement la conception « traditiormelle » que l'on se fait du rapport auteur-
narrateur-personnage - celle d'une hiérarchie entre les différents sujets de la littérature. Ainsi l'auteur
est supposé manipuler à sa guise le narrateur - ventriloque jouant avec les fils de sa poupée porte-

DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Kajka. Pour une littérature mineure, Paris, Les Éditions de Minuit,
1975, p. 150.
Ibid, p. 151.
DELEUZE (G.) et PARNET (Cl.), Dialogues, op. cit., p. 86.
315

parole -, et le narrateur, qu'il soit omniscient ou non, dominer ses personnages. Or la lettre qui sert à
désigner la fonction-sujet, signe de l'anonymat, rend caduque cette hiérarchie. Un passage de Qu'est-
ce que la philosophie ? à propos du « personnage conceptuel», ce « véritable sujet de la philosophie»,
éclaire d'ailleurs ce jeu de la nomination : « les personnages conceptuels sont des "hétéronymes" du
philosophe, et le nom du philosophe, le simple pseudonyme de ses personnages » Certes,
personnage conceptuel et personnage littéraire ne sont pas réductibles l'un à l'autre, Deleuze insiste
beaucoup sur ce point : si la littérature et la philosophie « pensent » tout autant l'une que l'autre, la
premièreprocède par affects et percepts, sur un plan d'ordre phénoménal, tandis que la seconde opère
sur un plan « nouménal » au moyen de concepts. Il n'empêche que l'anonymat que crée la lettre
fonctionnelle vaut autant pour le sujet littéraireque philosophique - Kafka en témoigne.
Aussi la lettre a-signifiante brouille-t-elle l'échange nominal et vocal entre les différentes
instances subjectives de l'écriture : si les personnages ne sont plus les porte-parole de l'auteur - ses
représentants -, de son côté l'écrivain sert de prête-nom à ses personnages, les « véritables sujets » de
sa fiction. Et encore, ce nom qui n'était que de surface est effacé, rendu obsolète par la fonction-sujet,
dont la lettre ne laisse qu'une simple trace. C'est que l'écrivain n'incarne qu'une seule des instances
de la fonction-sujet, qui elle-même fait partie de la machine littéraire —partie résiduelle et paradoxale.
Refus kafkaïen de « la littérature d'auteur ou de maître », ainsi que du « principe du narrateur »^^'' : la
personne individuée de l'écrivain ne s'interpose plus en despote contrôlant ses personnages - au
contraire, ce sont plutôt ces derniers qui ensemble le constituent, le traversent tel un dehors à partir
duquel il est jeté dans la pensée-écriture. Si les personnages conceptuels tracent le devenir du
philosophe, les personnages de fiction fomentent le destin de l'auteur - lui-même personnage.
« Pirandellisme » de Deleuze - ou « deleuzianisme » de Pirandello -, ces personnages qui vivent
autonomes : « le personnage conceptuel n'a rien à voir avec une personnification abstraite, un symbole
ou une allégorie, car il vit, il insiste. Le philosophe est l'idiosyncrasie de ses personnages conceptuels.
[...] Aussi les personnages conceptuels sont-ils les vrais agents d'énonciation. Qui est Je?, c'est
toujours une troisième personne »^^^. Cela se vérifie très exactement pour K : toujours une troisième
personne, qu'il soit arpenteur ou accusé, coupable ou victime, écrivain-cancrelat réfugié dans son
terrier^^^. C'est évident dans l'écriture de Beckett : incapable d'assumer le «je », obligé d'en passer

DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Qu'est-ce que laphilosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p.
62.
Id., Kafka. Pour une littérature mineure, op. cit.^ p. 32.
Id., Qu 'est-ce que la philosophie ?, op. cit., pp. 62 et 63.
Petite parenthèse cinématographique : outre le fait que l'adaptation du Procès par Orson Welles rend
poignante à l'écran la façon dont K arpente et se perd dans l'espace paradoxal de la machine judiciaire, Citizen
Kane prolonge ce jeu de la fonction K - un « K » qui orne pompeusement le portail métallique du manoir de
Kane. Qui est Kane ? Un citoyen, un sujet qui ne se réduit pas à une énigme ou à une simple devinette, dont la
solution tiendrait dans le décodage d'un seul signifiant —« rosebud ». Kane échappe à la signifiance, fût-ce celle
de son nom : citoyen dans une société, il est une fonction-sujet aux facettes multiples qui se reflètent dans les
éclats de miroir, sans jamais coïncider entièrement.
316

par la deuxième, et même la troisième personne, le « véritable sujet » de cette écriture est lui aussi
raturé par une lettre qui fonctionne.

c. La fonction S (Sigma)

K comme Kafka, E comme Samuel ; mais « comme » n'est pas ici l'opérateur d'une
métaphore. Ce « comme » ne signifie certainement pas que la lettre représente un nom - « corps
représentant» du nom -, puisque au contraire elle l'éradiqué, le rature^^^, interdit au corps de
l'écrivain de faire écran. S pour Samuel : pas « à la place de », mais en fonction de, fonction du
devenir écrivain de Sam. Car le sigma fonctionne, tout autant que le K. Du reste, il n'est pas seulement
la première lettre de « Sam », mais également, au prix d'un basculement, d'tm « quart de tour », sa
dernière lettre - E renversé en M. De la sorte, le prénom de Beckett est littéralement encadré par le
signe de la fonction-sujet. Les choses se corsent encore si l'on considère que Samuel signifie dans la
tradition biblique « nomde Dieu »^^^. On saitpar ailleurs que la référence au Christ est récurrente chez
Beckett ; né un 13 avril, jour de la crucifixion en 1906, Samuel se plaît quelquefois à se superposer à
la figure christique. Or le nom divin, n'est-ce pas par excellence le signifiant inconnaissable et
imprononçable - un nom qui ne dit que l'impossible nomination, nom blanc, trace d'un vide abyssal
où s'abîme le sens et la subjectivité, mais où commence aussi la quête illusoire d'un nom « plein»^^^ ?
« Samuel », un « non-nom », mot imprononçable et raturé, dessine dès lors l'espace vide -
l'envers du nom « plein » - qui appelle une foule de « rien » a-signifiants : d'autres noms,
agencements de lettres fonctionnant de la même manière - « a litter of letter»^^'', une « poubelle de
lettres ». Ce fonctionnement très particulier de la lettre, déjà esquissé dans le prénom de l'auteur, qui
paraît pouvoir générer à l'infini des appellations similaires, n'est autre que la rotation complète, de
360°, du S initial. En suivant le sens giratoire, la fonction S donne effectivement, tour à tour. M, 3 et
M et W comme ces innombrables personnages des premiers romans ; Murphy, Mercier, Molloy,

Allusion, bien sûr, à la « Lituraterre » lacanienne, rature de la lettre, arrachée à la nuée du signifiant, qui
creuse un sillon dans la terre du sujet {cf. LACAN (J.), « Lituraterre », in Littérature, n° 3, Paris, Librairie
Larousse, octobre 1971).
Selon l'étymologie la plus courante, Sherauel, Shem et El, signifierait « nom de Dieu ».
Ceci a été relevé notamment par Jeremy Parrott, dans un article intitulé «Nothing neatly named : the
Beckettian Aesthetic and Negative Theology », in Samuel Beckett Today/aujourd'hui, n° 13, op. cit., pp. 99 et
100.
L'expression est de J. Parrott (p. 90), dont nous venons de mentionner l'article. Il est en outre l'auteur, dans la
même revue, de Concritiques, une série de jeux graphiques sur les mots et lettres qui composent le rhizome
beckettien. Ainsi ce qu'il appelle r« alphabeckett » désigne cette « soupe d'anagrammes et de jeux de mots »
étrange, dans laquelle on pourrait reconnaître, en définitive, ce dont il s'agissait exclusivement pour l'écrivain :
des formes et des sons fondamentaux (voir ibid., p. 90).
Nous devons confesser ici notre dette envers Thierry Guérin, lequel a soutenu une thèse intitulée Jeu de
lettres, jeu de langues dans la trilogie Compagnie, Mal vu mal dit, Wortsward Ho de SamuelBeckett. Il exposait
en outre cette hypothèse sur la rotation du sigma lors de la journée doctorale consacrée à Beckett, organisée à
Paris VII en 2004 par Evelyne Grossman et Jonathan Degenève. Par ailleurs, l'assimilation du S au M et au W a
317

Moran, Malone, MacMaim, Mahood - tous ces fantoches inventés par l'InoMMable ; ensuite la série
des Watt, Worm, et, dans Les beaux jours, Wirmie et Willie. M également comme Mère, Maman ou
May. Et dans les textes ultérieurs, le « m » passe cette fois en fin de mot, comme dans Sam, modèle de
ces prénoms : Pim, Pam, Bom, Krim ou Kram dans Comment c 'est, Bam, Bem, Bim, Bom dans Quoi
où. Quant au chiffre trois, reflet du Sigma - Z retourné, son image spéculaire -, on sait qu'il est
indispensable à la Compagnie, puisqu'il désigne son « inventeur » - la troisième personne du sujet, le
crâne « siège de la pensée », « germe de tout ».
C'est dans Compagnie, justement, que ressurgit la lettre fonctionnelle, le M ou le W initial,
laquelle, après la salve des premiers romans, avait pour un temps été éclipsée. Pourtant celle-ci ne
refait surface que pour être abandonnée, définitivement cette fois. En effet, l'inventeur suppose
d'abord que l'entendeur s'appelle « H aspiré » : grâce à ce « nom » serait soi-disant acquis le moyen
de savoir avec certitude que la voix s'adresse bien à lui. Mais cet argument est tout de suite réfuté par
le narrateur, et dès lors le nom s'avère inutile. « Y gagnerait-il en tant que compagnie ? Non. Alors
qu'il ne s'appelle plus H. Qu'il soit à nouveau tel que toujours. Sans nom. Tu »^^^. En outre, on n'aura
pas manqué de remarquer que la lettre « H », si elle n'est pas engendrée par la rotation du Sigma,
constitue en français une lettre inaudible ; et en anglais, un son qui n'est qu'im souffle, à peine un
bruissement d'air. « Aspiré » ne vient donc que renforcer ce trait de la lettre H ; lettre qui ne constitue
qu'un non-nom, un nom imprononçable, l'aspiration de la nomination et du sujet vers le vide. Il y a
cependant une seconde tentative de la part de l'inventeur : cette fois c'est bien le fameux M qui est
retenu, tandis que l'inventeur se baptisera lui-même W. Mais cette tentative ne cormaît pas davantage
de succès : M ne perdure pas plus longtemps que H, de même que W, finalement rejeté lui aussi^".
Toute créature, l'inventeur y compris, doit rester innommable, tutoyée seulement.
Si H signifie le vide du nom, tel Samuel, M et W en signeront l'échec décisif. Après
Compagnie, plus question d'essayer de nommer - ni dans les deux derniers textes de la seconde
trilogie, ni dans les films, ni dans les autres récits. Désormais le sujet fonctionne dans un système
machinique - dispositif énonciatif de la caméra, ou système triadique dans Cap au pire, de même que
dans Compagnie -, système qui le dépersonnalise et se passe donc fort bien de son nom. Cap au pire
en témoigne - ou plutôt Worstward Ho : comme le montre très finement Thierry Guérin, que nous
citions précédemment, le titre anglais conjugue la double initiale du W et du H aspirés, lettres-signes
qui disent l'impossibilité de nommer, l'imprononçable, l'échec du bien dire. De surcroît, elles se
répercutent dans ses multiples variantes, somehow on, nohow on, from now, qui rythment la prosodie

également été relevée, quoique très rapidement, par le critique Martin Esslin, auteur de Médiations. Essays on
Brecht, Beckett and the Media, op. cit., p. 106.
Compagnie, pp. 42 et 43.
Voici ce que conclut le texte ; « reste-t-il à ajouter à ce croquis. Son innommabilité. Même M doit sauter.
Ainsi W se remémore sa créature telle que créée jusqu'ici. W ? Mais lui aussi est créature. Chimère » (ibid., p.
62).
318

du texte, du début à la fin Guérin observe ainsi que somehow (on), traduit par « tant mal que pis
encore », combine le S, le M et le W - outre le 3, puisqu'il se prononce en trois syllabes -, plus le H
qui indique le cap - comme dans l'interjection du titre. Ho ! - vers l'aspiration du vide. Somehow on
signifiant le cap à suivre, cap du mal dire vers le pire encore, cette petite exclamation condense à elle
seule, en quelque sorte, tout le mouvement giratoire de la fonction-sujet qui en « évacue » la
nomination.

Loin de se borner à un jeu un peu gratuit, clin d'œil au lecteur assidu de l'œuvre, cette
machinerie giratoire du Sigma, générée à partir du vide du prénom Samuel, marque véritablement la
place du sujet dans l'œuvre. Place désindividualisante et fonctionnelle : le sujet s'y insère telle une
pièce connexe de la machine - fût-elle une pièce éminente -, machine a-signi/îante, précédemment
nommée « Antilogos ». Or si elle s'avère a-signi/îante, c'est parce qu'elle n'engendre, à répétition,
que des séries de « non-noms », noms de façade qui ne nomment rien, excepté leur propre vide de
signifiance ; noms fonctionnels par nature, sériels, produits par la rotation du Sigma initial. Production
qui aboutira à l'échec et l'abandon complet de toute tentative de nomination d'une fonction-sujet,
« produite sur le pourtour de la machine, sans place assignable »^^^. Carprécisément, cette fonction ne
peut personnaliser - ni auteur, ni narrateur, ni personnages : a contrario, puisque Samuel n'a pas de
référent, elle mêlera et confondra toutes ces voix de l'œuvre, comme si elle devait tenter de combler
avec elles ce vide de référent -, créer un écrivain à travers les voix et personnages de son écriture.
Voix et personnages qui se répètent, dès lors que le mouvement de la lettre est rotatoire, mimant la
circularité de l'étemel retour - répétition de la différence.

2. L'écriture, une machine désirante

Face au gouffre insondable de l'inconscient qu'il voit s'ouvrir devant lui, Freud en conclut que
l'homme n'est point maître en sa demeure. Un grand pas est ainsi franchi dans le « devenir » du sujet,
lorsque l'on a pris acte de cet abîme intérieur qui le fait déchoir, en son propre être, de la place de
maître. Mais encore faut-il voir de quelle « demeure » il s'agit, et vérifier tout d'abord qu'il en possède
une. Voilà ce qui, avec Beckett, n'est plus assuré. Certes, le sujet semble toujours avoir un corps, ou
du moins ce qu'il en reste, mais ce corps même est douteux, ses limites sont floues et mouvantes -
qu'est-ce qui est dedans, qu'est-ce qui est dehors ? De surcroît, ce sujet n'a plus aucune place fixe ; il
est pris dans les engrenages d'une machine dont il est le produit, le résidu, adjacentà cette mécanique
- ni dedans ni dehors. Par contre, cette position particulière, singulière et paradoxale, le rend

Après quelques tentatives infructueuses, Beckettrenoncera finalement à traduire le texte en français : trop de
jeux avec les lettres, intraduisibles, l'arrêtent, à commencer par le titre et les tout premiers mots, « on. Say on ».
Cap au pire ne sera donc traduit qu'après sa mort par Édith Foumier, avec cependant l'accord in extremis de
Beckett, sur le choix du titre notamment {cf. à ce sujet KNOWLSON (J.), Beckett, trad. par O. Bonis, Paris,
Actes Sud, 1999, pp. 859 et 860. En outre, nous reprendrons ce problème dans le chapitre suivant).
Telle la fonction K, cette citation étant extraite du Kajka.
319

indispensable au fonctionnement de cette machine : voilà donc ce qui le caractérisera désormais, sa


fonction. Du coup, parce que fonctionnel et non personnel, le sujet se démultiplie. Élément de
l'agencement, il forme lui-même un agencement, articulation parfois hétéroclite - telle la
« compagnie » - de figures ou de voix. Première face donc de cet agencement, que nous venons
d'explorer : l'énonciation collective, soit l'éradication d'un référent subjectif - un « auteur » au sens
étymologique de celui qui détient toute l'autorité -, unique ou dédoublé, peu importe.

a. Demeure du sujet

Deuxième face : l'agencement machinique du désir. Parce que porteur d'une énonciation
collective, l'agencement n'en est pas pour autant incompatible avec le concept de singularité. Car
singularité et individualité ne se recoupent en rien. Une singularité, « singularité artiste » ou encore
« machine célibataire », est préindividuelle et impersonnelle : mobile, toujours en décalage avec elle-
même, la singularité dissout le moi au profit d'une nouvelle subjectivité, laquelle est d'emblée
multiple. Aussi « machine célibataire » et « groupe-sujet » sont deux concepts qui se complètent
mutuellement. Or le groupe-sujet est non seulement porteur d'une énonciation collective, mais encore
d'énoncés de désir révolutionnaires. De la même façon, le désir d'une singularitén'a rien, lui non plus,
de personnel, qui le confinerait à la sphère intime et familiale : ce que montre de façon éclatante le
discours du schizophrène, quoique de manière pathologique, c'est que le désir, la sexualité, « coule »
dans la sphère publique, à tous niveaux - politique, économique, ordre social et révolution, etc.
L'« économie libidinale » déstabilise l'économie financière, trace des lignes de fuite dans la machine
capitaliste en déconstruisant son fonctionnement « organique », révélant ses éléments de « non-
organicité
Sans organes, la machine désirante et productrice n'est toutefois pas a-corporelle : toute
machine célibataire, pour fonctioimer et produire, pour se « brancher » sur le corps social, doit être
dotée d'une corporéité, même inorganique - « non-organicité » qui assure le démontage simultané au
montage, l'anti-structure de la machine. Or c'est bien cette caractéristique de la machine qui rend
impossible la totalisation de ses parties en une structure organisée, et prévient r« individualité » de ce
corps. En d'autres termes, le sujet ne « possède » pas son corps, pas plus qu'il n'en est « l'intérieur » :
ce corps constitue tout aussi bien son « dedans » que son « dehors ». Ainsi, chez Kafka, la loi se situe
exactement à ce croisement, elle ne s'énonce que sur cette surface sans épaisseur où s'échangent le
dedans et le dehors. De fait, en apparence, la loi est cette machine abstraite et transcendante que traque

Si la machine abstraite du capitalisme, machine de pouvoir, demeure en apparence strictement rationnelle,


parce que destinée à produire des énoncés et comportements rationnels, cette production cache néanmoins un
noyau d'irrationalité - des investissements multiples de désir, tout un délire à grande échelleréprimé en surface.
Ainsi « tout est rationnel dans le capitalisme, sauf le capital ou le capitalisme » - le capital, corps sans organes
de la machine, l'argent comme « point de démence ». (Voir, ovXïq L'anti-Œdipe, le texte « Sur le capitalisme et
le désir», édition première de 1973 (m C'est demain la veille, Paris, Seuil, 1973), réédité dans L'île déserte et
autres textes, op. cit., pp. 365 et 366).
320

le sujet et qui le juge a priori coupable : a priori parce qu'elle se dérobe à la connaissance, pure forme
sans contenu, sans intériorité. Toutefois, cette apparence, précisément, fait l'objet du démontage : la
loi n'est en réalité que ce qui s'énonce, « au nom d'un pouvoir immanent de celui qui énonce En
même temps que le roman retranscrit les agencements de pouvoir, « monte » la machine transcendante
et abstraite, déjà il la démonte grâce à la prolifération accélérée des segments de l'agencement de
désir. Non plus ime représentation abstraite, mais un agencement qui fonctionne dans le réel. Cette fois
l'agencement est de désir ; polyvoque et non-représentable, il se situe dans « un champ illimité
d'immanence ». Ainsi l'agencement romanesque, « le procès », fait de territorialités et de
déterritorialisations, d'ime représentation transcendante abstraite comme du processus contigu du
désir, ce procès fait passer la loi d'une machine à l'autre. Entre les deux, illocalisable, d'apparence
transcendante et pourtant immanente au désir, la loi s'énonce en se gravant dans la chair de ce dedans-
dehors paradoxal qu'est le corps du sujet^^^.
Sur une face de l'agencement, donc, le corps est sans organes, tel le désir : ni organique ni
mécanique, mais machinique, «voisinage topologique» de termes contigus mais indépendants et
hétérogènes^^' ; et la machine, ou le corps sans organes, est « la ligne abstraite qui les traverse et les
fait fonctionner ensemble »^''°. Lamachine ou le non-organique de l'organisme, c'est le désir. Il n'y a
de désir, selon Deleuze et Guattari, qu'agencé ou machiné, agencement d'un processus de production
qui ne manque de rien : car si le désir n'est pas en manque de quoi que ce soit, c'est parce qu'il ne vise
aucun plaisir. « Les plaisirs, même les plus artificiels, ou les plus vertigineux, ne peuvent être que de
re-territorialisation »^'" - or le désir est au contraire un mouvement de déterritorialisation qaï s'empare
du sujet. Qu'il s'empare de lui signifie qu'il ne lui est pas « intérieur » ; ni intérieur ni vraiment
extérieur au corps du sujet, il ne crée jamais un « pont » entre le sujet et un objet qui, dans ce cas,
serait irrémédiablement manquant. Du sujet, il forme le dehors dont le dedans est topologiquement
contigu - un dehors qui a pour nom « plan d'immanence ». « Le désir », ajoute Deleuze, « n'est donc
pas intérieurà un sujet, pas plus qu'il ne tend vers un objet : il est strictementimmanent à un plan qu'il

DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Kajka. Pour une littérature mineure, op. cit., p. 82. Ce qui est
expérimenté dansLeprocès par le fait que « la loi se confond avec ce que dit le gardien, et les écritsprécèdent la
loi, loin d'en être l'expression nécessaire et dérivée ».
Ainsi, dans La colonie pénitentiaire, par exemple, la loine se fait connaître qu'au travers du châtiment qui en
énonce la sentence, que les aiguilles d'une machine gravent à même le corps du condamné. On ne manquera pas
d'observer les similitudes entre cet apprentissage forcé du symbolique au moyen, sadique, de son inscription sur
la peau du sujet, et le « dressage » de Pimdans Comment c'est, quisubitégalement unelacération « langagière »
de la peau.
Par ailleurs, en tant que moteur du processus de désir, la loi est tout aussi bien ancrée dans un corps, corps
désindividué et non-organique cette fois, « branché » sur le corps social.
Voir DELEUZE (G.) et PARNET (CL), le chapitre intitulé « Psychanalyse morte analysez », in Dialogues,
op. cit., p. 125.
^''°/è/a'.,p. 126.
Ibid., p. 119. Le plaisir reterritorialise en effet, parce qu'il se rabat sur un objet unique dont il instaure le
manque, au détriment de la production désirante d'objets multiples. « Si le désirn'a pas le plaisir pour norme, ce
n'est pas au nom d'un Manque intérieur qui serait impossible à combler, mais au contraire en vertu de sa
positivité, c'est-à-diredu plan de consistance qu'il traceau cours de son procès » (p. 119).
321

faut construire, où des particules s'émiettent, des flux se conjuguent. II n'y a de désir que pour autant
qu'il y a déploiement d'un tel champ, propagation de tels flux, émission de telles particules
Aussi, de même que l'on est forcé à penser à partir de ce dehors, que l'on pratique la
philosophie d'après ce plan qui « coupe» le chaos, de même désire-t-on « du dehors ». « On » pense,
« on » désire, devrait en réalité se dire « ça » pense, « ça » désire en nous et hors de nous - puisque
aussi bien le corps se retourne comme un gant, sans qu'il soit possible de tracer des limites qui
départageraient ses « possessions ». La machine désirante déprend le sujet et de lui-même et de son
objet ; productrice, elle ne génère un manque que du point de vue de cette individualité perdue : le
sujet destitué de sa position de maîtrise, mais encore - « pire » encore -, chassé de sa demeure - en
l'occurrence, un territoire corporel, fait de manque et de plaisir. « Loin de supposer un sujet, le désir
ne peut être atteint qu'au point où quelqu'un est dessaisi du pouvoir de dire Je : si cette phrase de
Deleuze n'est pas inspirée directement de Beckett, du moins intuitivement elle en cerne de très près le
processus désirant.

b. Sujet dessaisi de lui-même

Dans le chapitre précédent, il était apparu que le plateau de jeu, puis le cinéma et la télévision,
constituaient des lieux artistiques privilégiés pour mettre en scène l'aliénation du sujet. Il s'agissait
alors de repérer l'agencement d'un dispositif d'espioimage et de réification du personnage par le biais
du médium esthétique lui-même - soit directement la caméra, soit un substitut de celle-ci. D'une façon
ou d'une autre, ces œuvres installaient un œil omniscient, braqué sur le sujet en permanence, ne lui
laissant aucun répit et nulle possibilité de fuite. À présent, nous modifions quelque peu le poids de
cette « aliénation » : dorénavant, elle tiendra davantage à la dessaisie du sujet par rapport à lui-même
et au devenir machinique de son désir. Encore faut-il voir si l'on peut vraiment parler à ce propos
d'« aliénation », vu que le sujet, d'emblée pièce de l'agencement collectif et désirant, n'est jamais
identique à lui-même - intériorité préservée de l'extérieur - avant cette « aliénation ».
Optons tout d'abord pour le cas de La dernière bande : composée dès 1958, la pièce comporte
l'une des premières occurrences d'un appareil technique utilisé comme « prothèse » humaine, support
de la mémoire et de la voix. Le projet de îCrapp, que sa première pantomime au début de la pièce
présente déjà comme une sorte de débris humain d'allure simiesque - il n'y a qu'à considérer son
nom, de même que la façon déplorable dont il est vêtu et dont il engloutit ses bananes -, ce projet se
résume à consigner l'entièreté du récit de sa vie sur des bobines enregistrées. Projet qui ne peut
aboutir, puisqu'il manquera toujours au moins quelques instants à « la dernière bande » - ne serait-ce
que l'acte d'enregistrement même, par lequel Krapp espère rattraper le temps, sorte de point
irreprésentable de cette représentation. Nous intéresse ici, en particulier, la volonté du personnage de

108.
Ibid., p. 108.
322

consigner les instants les plus intimes de sa vie - quelques rares moments de bonheur amoureux
surtout - sur une bande sonore enregistrée : tout se passe en effet comme si son désir avait besoin de
cette médiation au moyen d'un support technique pour pouvoir s'exprimer. Médiation qui s'avère
abyssale : car Krapp ne consigne pas seulement ses souvenirs une première fois, mais il enregistre en
outre ses commentaires à propos des enregistrements et de l'écoute des « bandes ». Le jeu de
régression, à ce compte-là, n'a pas de limite ou de point d'arrêt, le médium technique s'insérant
toujours plus avant dans le processus : à chaque « bande » enregistrée, chaque « filtrage » du passé,
l'homme s'éloigne un peu plus du vécu du souvenir en question, de l'intimité de ces quelques instants
érotiques. Prothèse de la mémoire, l'appareil ouvre en même temps un gouffre qui ne laisse rien à la
remémoration vive, mais engloutit le sujet, tronque le souvenir à cause de la neutralité de la voix
enregistrée. Physiquement réduit à l'état de loque - sa « demeure » corporelle étant à l'image de ce
que le texte appelle avec mépris sa « tume » -, dépendant de l'appareil sonore, Krapp n'existe plus
que par ses bobines, machinerie de rouages entre lesquels court son désir.
Viennent ensuite trois pièces dans lesquelles nous avions épinglé un dispositif qui réduisait le
sujet à l'état d'objet, esclave d'une machine omnipotente ou victime d'un tel agencement de pouvoir :
Comédie, Catastrophe et Quoi où. Dans ces trois cas, le rapport entre, d'une part, l'utilisation d'un
artifice « voycuriste » (artifice technique, tel le spot, ou humain) aliénant le personnage, et, d'autre
part, le fait qu'il soit dessaisi de lui-même, ce rapport est flagrant. Comédie est ainsi la pièce la plus
analogue à La dernière bande, dans le sens où le spot, comme l'enregistreur, force les personnages à
raconter le secret de leur désir sexuel - mais cette parole mécanique, commandée par la machine, n'a
plus de lien intime avec le sujet qui la prononce, elle en devient totalement extérieure à lui. Dans
Catastrophe, le personnage juché sur son socle est réduit à la seule extériorité de son apparaître,
façonné selon le vouloir arbitraire du metteur en scène : il figure ainsi la cruauté inhumaine d'un
dispositif de pouvoir tyrannique. Quant à l'agencement de pouvoir de Quoi où, il pousse l'arbitraire de
la cruauté et le sadisme à l'extrême, puisqu'il s'agit là carrément de torture. Dans tous les cas, Beckett
livre au regard un sujet dépossédé de son intériorité, contraint à s'extérioriser - soit par l'image, soit
par une parole absurde. Et cette extériorisation est d'autant moins l'énonciation individuelle d'un désir
personnel que le corps s'avère toujours, d'une manière ou d'une autre, oblitéré. Soit que le visage seul
en soit visible, le reste étant enfermé dans une jarre ou effacé dans l'obscurité ; soit que sa visibihté au
contraire fasse l'objet d'une exposition ; le corps privé de mouvement, impassible, n'exprime alors
que sa seule inutilité.
En outre, lorsque l'on évoque le sujet sans volonté propre, sujet fonctionnel aux mouvements
machinaux, on pense immédiatement à deux petites pantomimes. Actes sans paroles I et IL Derrière
ses apparences de farce anodine, la première témoigne de la cruauté d'une volonté énigmatique, sorte
de transcendance sadique inconnaissable. Un homme, ravalé au rang de marionnette - on croirait
presque assister à un test d'intelligence mené sur des animaux -, tente vainement, par des moyens
divers, d'attraper une carafe d'eau trop haut placée, qui tantôt se retire à l'instant où il est près de la
323

saisir, tantôt le nargue. Les gestes de ce bouffon - en définitive, après tous ces efforts, il renoncera
sans avoir pu boire une goutte -, sont commandés par des coups de sifflet répétés qui sans cesse
viennent interrompre ses réflexions^'*''. Au rythme de ces coups stridents, le personnage est contraint
par un dispositifqui ne lui laisse ni répit ni liberté d'accomplir des actions purement mécaniques -
comme s'il était lui-même nécessaire au déroulement d'un jeu cruel. Quant à la seconde pantomime,
elle met en scène deux personnages cette fois, anonymes et bien entendu muets, qui sortiront tour à
tour d'un sac dans lequel ils étaient couchés. L'argument de l'Acte tient dans la différence entre la
façon dont les deux sujets accomplissent chacun les quelques gestes qui leur sont dévolus - à
nouveauxdes gestes basiques et mécaniques. Tandis que le premier est « lent et maladroit », le second,
lui, est« précis et vif»^''^. Disposant d'un même laps de temps, ils effectuent donc un nombre d'action
non identique. Voilà, semble-t-il, ce qui fascine Beckett : la différence entre deux individus du simple
point de vue de la vitesse et de la précision du mouvement.
Au demeurant, nous sommes intéressée, dans les deux Actes, par l'aspect machinal des gestes
qu'accomplissent les personnages. Sans doute le genre de la pantomime se prête-t-il par excellence à
cela ; la pantomime, muette, composée de gestes et d'expressions simples et évidentes, ne tend-elle
pas par nature à réduire la complexité de l'action aux fonctions que pourrait accomplir une machine ?
Toujours est-il que dans les deux cas, les persoimages ne sont rien de plus que des pièces
indispensables, pour une raison mystérieuse, au fonctiormement d'une machinerie qui les dépasse - la
machine théâtrale elle-même, le déroulement de la pantomime. Beckett rend donc parfaitement compte
de la manière dont ils sont happés par ce dispositif scénique, tous trois éjectés de l'extérieur dans le
processus machinique : si le premier est « projeté à reculons depuis la coulisse » sur le plateau - à
plusieurs reprises, puisqu'il tentera de s'enfuir -, les deux suivants sont alternativement tirés de leur
sac par la piqûre du gros aiguillon monté sur roues. Dans les deux Actes est donc mise en scène la
poussée du sujet depuis le dehors, avec violence, dans la machine qui en éradique l'individualité -
machine dont le désir impérieux semble se servir de lui, lui-même demeurant incormu, sans objet
défini.

La « fonction-sujet » que sont devenus les persoimages dans tous ces dramaticules beckettiens,
rouages fonctionnels insérés dans une machine au désir les surpassant, sans visée (d'objet) apparente
que sa propre machinerie - une machine qui semble tourner à vide -, cette « fonction-sujet » évoque
en outre un terme avancé par Guattari, aux dires de Deleuze, pour désigner le processus circulaire du
désir ; la ritournelle. « Le désir, dit Félix : une ritournelle La ritournelle, on le sait, décrit un
mouvement de va-et-vient - retour aux territoires des refrains de l'enfance mais déterritorialisation

simultanée à travers les variations d'intensité des « blocs d'enfance » ; mouvement pendulaire qui
rythme la petite musique fredormée sur le chemin du retour, mais encore tout mouvement cyclique - et

Le scénario insiste sur ce point : après chaque action, le personnage retourne à sa réflexion, comme s'il ne
demandait rien sauf d'être libre de penser - ni eau ni coupe-ongle, encore moins d'être en scène.
Acte sans paroles II, p. 105.
2"® DELEUZE (G.) et PARNET (CL), Dialogues, op. cit.,p. 118.
324

par excellence celui de la marche qui accompagne le fredonnement, ce mouvement archétypal pour
Beckett. Or la marche fait signe vers un autre concept de Guattari, épinglé notamment par le critique
de Beckett Andrew Renton, le concept d'« action sans sujet » ; « Guattari établit une forme
linguistique minuscule qu'il baptise "il-marcher-vers" et qui est "la marque d'une machine abstraite
complexe" susceptible de se manifester "indépendamment de toute affectation subjective". Le corps
est réduit au point de pure fonction Ce concept du « il-marcher-vers », fonction mobile d'un sujet
malléable au désir de la « machine abstraite complexe », sujet qui ne s'énonce qu'à la troisième
persorme, pointe avec justesse, à notre avis, la situation de tous ces persormages dont nous venons de
parler, principalement ceux des deux petites pantomimes comiques et cruelles, dont l'agitation n'a pas
de but apparent.
Toutefois ce concept semble encore plus pertinent dans le cas de Quad, qui en quelque sorte
ne fait rien d'autre que le mettre en scène, en le poussant à l'extrême. Deleuze, on s'en souvient,
qualifiait Quad de « ritournelle motrice »^''^ ; long et terrible va-et-vient combiné avec minutie de
quatre silhouettes, territorialisation compulsive sur un espace réduit, forme pure la plus simplifiée - un
carré -, et déterritorialisation abyssale aussi, autour de ce point central, « zone de danger dans
laquelle on évitera scrupuleusement de sombrer. Entre territoire et exil sur la ligne de fuite du
quadrilatère, les quatre interprètes - muets, indifférenciés et cachés, faut-il le dire, sous des longs
manteaux à capuche -, quatre « danseurs » lancés à une cadence infernale, esquissent le mouvement
de la marche au rythme de la ritournelle. Ne dirait-on pas qu'ils incarnent, de la sorte, ce concept du
« il-marcher-vers », pures fonctions mobiles dans un espace prédéterminé, clos, mais ouvert en son
centre par le gouffre du vide ? Le corps oblitéré par le vêtement, par lui-même inexpressif, ces sujets
sont « désaffectés » au même titre que l'espace - le seul affect qui ressort de tout le processus est un
effet général d'angoisse nettement tangible. Ainsi se réalise l'épuisement concomitant de
r«affection/affectation » du sujet et de l'espace, tous deux évidés par le désir obscur de la « machine
abstraite » - y a-t-il plus haut degré d'abstraction que de parcourir les lignes d'une forme pure et
établir la série exhaustive de combinaisons mathématiques ?
Si Quad constitue sans doute l'expression la plus étonnante de la fonction-sujet, du sujet
« dessaisi de lui-même », fonctionnant dans une machine désirante d'apparence abstraite, c'est donc
parce que le petit fihn porte à l'extrême l'évidement du sujet homologue à celui de l'espace. Car le
sujet machinique, c'est ce sujet vidé d'intériorité - une intériorité constituante de l'objet, dirait-on en
termes kantiens -, dont le dedans devient dehors ; de telle sorte que la machine, « ça » pense, « ça »
marche et « ça » désire pour lui - c'est-à-dire en fonction de lui. Mais il ne faudrait pas se méprendre
pour autant ; « ça désire pour lui » ne signifie pas que ce désir ne soit pas de lui - de même que

RENTON (A.), « L'angoisse d'auto-régénération de Samuel Beckett», in Europe. Samuel Beckett, n° 770-
771, juin-juillet 1993, p. 157, citant GUATTARI (F.), «Échafaudages sémiotiques », in La révolution
moléculaire, Paris, Éditions Recherches, 1977.
Dans L'épuisé, bien entendu.
L'expression est de Beckett, in Quad, p. 14.
325

l'extérieur pour le sujet est « dehors de sa propre intériorité Or ce désir affleure dans
l'agencement de Quad, un désir dans le dehors de la subjectivité, qui se manifeste dans le point de
résistance à la « machine abstraite », machine apparente qui fait du sujet une victime : le point central
déconstruit l'échafaudage combinatoire structurel, l'abstraction pure et parfaite, exhaustive et sans
faille. Ainsi, le désir et son manque constituant, auquel viennent répondre le Réel et ses vides^^' - en
l'occurrence, l'évidement combinatoire de la possibilisation même, l'être « épuisé de rien - fera
« manquer » le Réel, au sens où ce manque injecté dans la machine abstraite, ce point de démontage
qui en estl'œilaveugle, suscite précisément l'irruption duRéeP^^.

c. « Ça » désire ce texte

Nous clôturions la section précédente de ce chapitre en évoquant ces multiples personnages


des récits, depuis le début jusqu'à l'arrêt de l'écriture, persoimages aux corps soit de plus en plus
effacés, inertes, immobiles, ou éparpillés, soit figés en un bloc sans fissure, exposés telles des statues
au regard du lecteur. À ces corps s'agglutinent, disions-nous, toutes sortes d'objets « prosthétiques »,
instruments externes s'assimilant aux membres « perdus », caducs, déchus et cependant contigus au
corps. D'une façon ou d'une autre, ces créatures apparaissent toujours davantage, à mesure de la
progression de l'œuvre, raturés par le dispositif d'écriture mis en mouvement dans chacune de ces
proses - comme en aphanisis, « fonction-sujets » dans la machinerie textuelle. Dans Cap au pire, pour
prendre ce cas culminant, les personnages ont pour fonction r« existence-ombre », fonction
indispensable au minimum requis par l'écriture. Ils ne possèdent que les quelques traits nécessaires à
celle-ci. Ou encore dans Sans - exemple choisi parmi tant d'autres : le « petit corps petit bloc » forme
une aspérité dans le paysage de ruines, nécessaire poiu" accrocher l'œil, atome de vie qui participe ainsi
au déroulement machinal du texte, se régénérant automatiquement grâce à ses « fragments-
254
revenants » .

DELEUZE (G.), Lepli. Leibniz et leBaroque, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988, p. 149.
On garde en effet à l'esprit cette remarque de Lacan, répondant à une parole qu'on lui aurait attribuée, « le
réel est toujours plein » ; « l'ennui, c'est que je n'ai jamais dit ça. Le réel fourmille de creux, on peut même y
faire le vide. Ce que je dis est tout différent. C'est qu'au réel, il ne manque rien » {cf. LACAN (J.), Le Séminaire.
Livre X (1962-1963). L'angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, pp. 216 et 217). Le manque
structurant dans l'ordre du symbolique correspond en effet aux vides du réel, vides qui aspirent - et expirent -
les restes caducs et déchus du symbolique.
Voir encore L'épuisé, p. 59.
Aussi la représentation de la « machine abstraite » - la structure du quadrilatère entièrement parcouru dans
toutes ses possibilités - s'effondre-t-elle. Un passage du texte de Guattari cité par A. Renton, toujours à propos
de r« action sans sujet », rend compte de ce double jeu entre manque et Réel ; « le machinisme abstrait s'est
effacé devant l'univers impuissant de la représentation et devant une subjectivation qui ne cessera plus de
"manquer" le réel. Cela ne signifie nullement que le réel sera pour autant épargné. Il sera "manqué" dans un sens
actif, en ce sens qu'on ne cessera plus de lui injecter du manque » (voir GUATTARI (F.), op. cit., p. 348, cité par
RENTON (A.), op. cit., p. 157).
Nous reviendrons encore sur Quad, plus longuement, dans le chapitre suivant.
L'expression est d'Evelyne Grossman, dans L'esthétique de Beckett, op. cit., p. 114.
326

Tous ces êtres moitié de chair, moitié spectraux, où les situer par rapport à la machine
désirante ? Question de localisation encore, question topologique. Du reste, cette question que nous
posons à présent, pour autant qu'une « fonction-sujet » englobe aussi bien les personnages que leur
auteur, revient à se demander quelle est la place de Beckett dans les textes, la place du désir de la
fonction auteur-narrateur-personnages. Dans la première partie de l'œuvre, on constate que Beckett
s'amuse souvent à utiliser un vocabulaire assez cru, parfois grossier, parfois scatologique. Le désir
sexuel, tantôt lubrique, tantôt inhibé au contraire, n'est pas seulement latent dans l'écriture, il est
souvent décrit en des termes, soit à la limite de l'obscène, soit d'une grande précision technique -
comme si la neutralité de l'écriture pouvait vider de tout plaisir le désir sexuel. On songe à ces
nombreuses tentatives scabreuses et à moitié avortées des personnages de la trilogie - la sexualité de
Molloy avec Lousse, par exemple -, ou encore du narrateur de Premier amour. Toujours à l'initiative
des femmes - c'est quelquefois presque un viol de l'homme par la femme -, le coït est perçu par le
narrateur masculin comme un acte absurde et inutile, souvent pénible, qui ne lui procure aucune
sensation de plaisir^^^. Pire encore, le statut de l'acte de procréation dans des textes du type de
Comment c 'est ou Le dépeupleur : outre le sadisme dont fait preuve Pim, ce n'est là rien de plus qu'un
emboîtement physique de formes corporelles pour lequel il faut résoudre des difficultés d'ordre
géométrique.
Mais peu importe, semble-t-il, puisqu'au fil des textes, on assistera à un évanouissement
progressif des motifs et de la thématique de la sexualité. Quant aux allusions triviales, aux
plaisanteries grossières et aux descriptions obscènes, elles seront tout simplement éliminées. En
réalité, moins l'écriture se centre sur un sujet individuel, un narrateur personnifié (malgré les
flottements dans la constitution de son moi), moins la sexualité - sans même parler de plaisir -
affleure dans le texte. Il semble dès lors que l'érotisme soit à rechercher ailleurs. A savoir, c'est notre
hypothèse, dans l'agencement de l'écriture elle-même. Lorsque la fonction-sujet élimine l'individu, le
désir textuel se substitue au désir sexuel. C'est le texte, désormais, qui est machine désirante,
mobilisant un sujet fonctionnel, mais aussi des mots, des particules de langage, quelques axiomes - un
ou deux ; puis encore une typographie, avec ses halètements ponctués, ses absences de ponctuation, et
surtout ses blancs, ses vides dans lesquels grouillent tant de riens, ses respirations vitales et goulues -
bref, tout un attirail de désir. On se souvient, à cet égard, des termes forgés avec brio par Évelyne
Grossman, « textes-tableau » et « textes-tombeau » ; une jouissance de la mort, transfigurée par les
fragments textuels, flotte dans l'écriture, liée à l'érotisme de l'objet « en suspens » - comme sur les
toiles des van Velde -, objets sectionnés telles les petites hachures de phrases^^^.

Une exception nous vient à l'esprit, le désir sexuel de Krapp dans La dernière bande - inutile de souligner
encore le double sens du terme. Ici il y a une certaine forme d'érotisme dans la scène enregistrée et remémorée
de la promenade en barque, pendant laquelle la pénétration du regard de la femme - ses yeux « entrouverts
comme des fentes » dans lesquels plonge l'homme - déguise à peine un acte de pénétration sexuelle. De manière
générale, le désir de regard - dans Berceuse par exemple - trahit un désir sexuel.
Onse référera à nouveau au dernier chapitre deGROSSMAN (É.), op. cit.
327

À la question « où est le désir ? », le concept de machine désirante, incluant la machine


célibataire qu'est le sujet, ce conceptrépond de lui-même. C'est bien dans la machinerie textuelle que
nous captons le désir et son vaste processus, illimité. Non pas un désir, ou plutôtun besoind'objet, un
désir « manqué » qui viserait un signifié précis, explicitement sexuelpar exemple —fut-il illusoire, cet
objet fantasmé pris dans la chaîne métonymique. Le désir de la machine est au contraire producteur
d'une quantité innombrable de ces objets ; c'est pourquoi ce qui est désiré n'est autre que le
mouvement lui-même, la continuité du procès machiné, c'est-à-dire de l'écriture et tout son appareil
érotique. Désirer le vide, aspirer le vide, c'est désirer, quoiqu'on puisse en dire, l'impossible fin - pas
la fin réalisée bien entendu, mais la fin et son impossibilité. Là se repère, là se localise le désir de
Beckett, dans le jeu infini et indéfini entre l'informe et la forme : rien de plus, en somme, que ce qu'il
disait lui-même désirer - une pure affaire de formes et de sons fondamentaux.
On peut aisément repérer, dans cette perspective, comment l'écriture se débarrasse
progressivement de ce qui pourrait l'entraver ou la dominer- à commencerpar les voix narratrices qui
parleraient à la première personne. Ainsi, de ces narrateurs des premiers textes qui contrôlaient la
narration - quoiqu'ils aient prétendu le contraire-, il ne reste rien par la suite ; sont éliminés ceux qui
menacent de mettre fin au processus - les individus. C'est alors le texte qui gouverne, qui fonctionne
seul, s'auto-engendre grâce à la répétition de ses miettes de phrases et atomes de mots : un texte
comme Cap au pire, ouvert et clos par un « encore », semble n'avoir ni début ni fin. De même, la
plupart des petites Têtes-mortes ; à les lire, nous avons l'impression d'un ruban textuel dont on nous
aurait coupé, au hasard, un tronçon, ruban susceptible de se dérouler à l'infini, au rythme scandé des
répétitions et de leurs micro-variations^^^.
Aussi, dans la seconde trilogie, comme dans les petits écrits de Têtes-mortes ou dans les
Foirades - ainsi que dans les courts poèmes, le dernier par exemple. Comment dire ? - la machine
désirante textuelle assume-t-elle entièrement le processus d'écriture. Certes, il faut croire qu'elle
nécessite toujours ime « fonction-sujet », puisque aucun texte n'a éliminé complètement la présence
humaine, fât-ce un corps inerte ou un simple point de vue énonciatif - seul un œil déficient dans La
falaise témoigne d'une présence subjective. Mais ce sujet dessaisi de lui-même - toute volonté
persormelle n'ayant plus lieu d'être, ce qu'armonçaient déjà les petits drames -, ce sujet se fond dans le
mouvement du récit dont il ne contrôle pas le cap. À cette ultime phase de la prose beckettieime
correspond en outre l'expérience des petits courts métrages, dans lesquels le personnage est tout autant
assujetti à la machine énonciative. Cette fois, l'image seule le fascine et le domine par sa puissance
d'évocation ; l'image qui suinte de désir, exploitant le potentiel érotique de la caméra, des gros-plans

C'est pourquoi Évelyne Grossman parlait d'une combinaison, avec séparation infinie, d'« atomes-lettres » -
un infini de la pensée grecque, traquant l'atome, l'infinitésimal, au lieu du plus grand. « C'est un infini
matérialiste, atomiste, qui génère ces textes qui combinent et déplacent segments et lettres repris en série.
Comme le grain de sable, la lettre-corps est un atome de matière textuelle, à l'extrême limite du rien » {ibid., p.
121).
328

notamment —ces visages, lèvres, yeux ou mains de femmes fantasmées^^^. « Faire l'image », l'instant
d'une fulguration, épuise non seulement son possible, mais aussi celui du sujet qui adopte la posture
d'« exhaustion», affalé sur la table, tête dans les mains. Et cette «fantastique décomposition du
moi qu'opèrent les machines textuelles ou cinématographiques nous ramène au point exact dont
parlait Deleuze, là où le désir est à saisir et s'expérimente - « le désir ne peut être atteint qu'au point
où un sujet est dessaisi du pouvoir de dire Je

Si nombre de dramaticules dénoncent, souvent avec une pointe d'humour, l'absence totale de
volonté chez le sujet, soumis entièrement aux caprices d'une « machine abstraite », énigmatique et
incormaissable, ils laissent déjà transparaître un désir de perfection formelle, désir d'un mouvement
épuré et d'une précision sans faille - tel le va-et-vient de Quoi où, par exemple. Ce même désir
travaillera davantage encore les textes en prose et les dernières réalisations à l'écran : au moment où il
n'est plus dormé au moi évidé, épuisé de rien, de dire «je », moment où la « fonction E » « tourne
fou » sans plus parvenir à nommer, alors transpire de l'écriture, ou de l'image, un désir qui ne vise
d'autre objet que lui-même. « Ça » désire, c'est aussi bien un auteur, Beckett, qui désire par et dans le
processus de création, que cette machine artistique qui fonctionne de ce désir d'un auteur : les deux ne
font qu'un, un seul mouvement illimité de création - texte et sujet, le dehors et le dedans l'un de
l'autre, joints par l'illocalisable et quasi invisible ligne d'un pli. Entre les plis et les replis de la
machine textuelle, en effet, il faut rechercher le sujet - tel K traquant de porte en porte le procès de son
désir ; sujet mobile sur le pourtour de la machine, déplacé du centre unique, dispersé dans les « centres
d'indétermination ».

Il y a donc, dans trois des films du recueil du moins {Quad excepté), représentation du désir d'un homme pour
une femme dont nous entendons la voix ou rêvons le visage en compagnie de cet homme. Cependant la
puissance du désir est entièrement captée par l'image, bien plus qu'elle ne serait sise dans le personnage épuisé ;
î'érotisme vient de la caresse de la caméra, la façon dont ces images sont filmées, mises en scène, attendues,
espérées parfois - et tellement éphémères. Face à cette force de l'image qui épure le désir, le sujet semble
véritablement hypnotisé, comme dans un rêve éveillé. Quad, en revanche, est bien distinct à cet égard : nulle
trace d'érotisme sexuel, Beckett supposant d'ailleurs que les interprètes soient « de sexe indifférent ».
L'expression est de Deleuze, Asxii, L'épuisé.
Et encore : « loin de tendre vers un objet, le désir ne peut être atteint qu'au point où quelqu'un ne cherche ou
ne saisit pas plus un objet qu'il ne se saisit comme sujet » (DELEUZE (G.) et PARNET (CL), Dialogues, op. cit.,
p. 108). On retrouve là, très précisément, l'exténuation concomitante du sujet et de l'objet mise en scène dans les
quatre pièces télévisées.
329

D. Sujet-nomade, sujet-monade

Notre parcours du devenir de la subjectivité, dans le sens d'une éviction, d'une évacuation
progressive du sujet, approche de sa phase « décisive » : le stade où celui-ci se verra le plus
radicalement démobilisé de sa position centrale et vidé de toute intériorité constituante. Divisé,
morcelé puis « machiné », le sujet perd au fur et à mesure son unité ainsi que son individualité. Il ne
s'agit plus, à ce stade, d'une « persoime », d'une figura à part entière - seraient-ce celles qu'adopte
tour à tour le miméticien, sujet de « l'hyperbologique » ; dé-figuré, le sujet est agent collectif de
l'agencement dans lequel s'est branché un individu, il se connecte sur la machine, «fonction générale
qui prolifère sur elle-même, et qui ne cesse de se segmentariser, et de filer sur tous les segments »^'''.
De plus en plus mobile, sans cesse décalé de son propre centre, déplacé sur le pourtour de
l'agencement, et toujours plus « segmentarisé » - morcelé et démultiplié : errance et démultiplication
de la « fonction-sujet » qui créent le « sujet-nomade » et le « sujet-monade ». Nomadisme et
monadisme sont indéfectiblement liés. Car le sujet en mouvement s'expose à la rencontre de l'altérité,
à l'exil hors de lui-même ; déplacement dans l'espace « extérieur » et « intérieur » en viennent alors à
se confondre, brouillant le tracé de la frontière entre les deux, nouant le dedans au dehors ; et telle est
la monade, un pli d'intériorité sur le dehors, fragile et ténu comme l'événement.

1. Voyage planétaire du nomade...

« Et rêve d'un parcours par un espace sans ici ni ailleurs où jamais n'approcheront ni
n'éloigneront de rien tous les pas de la terre »^®^. Rêve d'un espace infini, ouvert à tout trajet, espace
sans centre repérable à partir d'un point fixe - puisqu'il n'y a ni « ici » ni « ailleurs » ; un espace qui
ne serait pas tant géographique que mental, ou les deux confondus. Cette petite phrase de Pour finir
encore décrit le voyage type du sujet nomade, arraché à ses territoires aussi bien physiques
qu'intérieurs. De fait, nous allons observer comment les territoires de Beckett sont aussi ceux de
Deleuze ; des zones que les pieds ont l'habitude de sillormer et auxquelles ils retournent
machinalement, ou encore ces lieux-refuges familiers et protecteurs. Mais aussi des « lieux » ou
espaces subjectifs dont il faut pouvoir s'extraire, entraves dont il faut se libérer, normes, cadres et
repères dont il faut s'affranchir. À chaque territoire sa déterritorialisation, le moyen de s'en évader ;
évasion qui chez Beckett ressemble à une errance, marche ou reptation sans but défini, accidentée par
des rencontres, des confrontations avec l'autre - lorsque l'autre me défigure ou me dédouble,
m'arrache à moi-même.

DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Kafka. Pour une littérature mineure, op. cit., p. 151.
Pourfinir encore, p. 16.
330

a. L'errance

Nul n'ignore à quel point la marche a été une ressource pour Beckett, l'occasion sans doute de
se purger de ses angoisses, de se vider des pensées accablantes - traverser des morceatix d'espace pour
aménager un vide -, et partant de se donner les moyens pour créer par l'écriture. Son père, nous
raconte James Knowlson, était un marcheur infatigable, et très tôt il emmena Samuel dans ses longues
randormées à travers landes et collines, main dans la main. De là les innombrables images de ces
marches, disséminées à travers toute l'œuvre, dans tout type de textes - tantôt sous forme de
souvenirs^^^ tantôt de descriptions de trajets sans début ni fin, déplacements de corps anonymes. Ainsi
la marche - soit, dans le cas où le personnage n'en est pas ou plus capable, son substitut, la reptation -
en vient, chez Beckett, à se confondre purement et simplement avec le mouvement en lui-même - elle
constitue, peut-on dire, l'archétype de tout mouvement, quelque chose comme son essence. Se
mouvoir signifie se déplacer, se délocaliser. Mais il est rare cependant que ce déplacement ait un but
autre que le mouvement en lui-même ; ainsi marcher, c'est errer - s'arracher à un lieu de départ pour
l'amour ou la pure nécessité du mouvement, sans visée particulière ni volonté du sujet mobile.
La quête d'un lieu-refuge, la tension entre exil et retour vers un foyer, errance et
immobilisation, les nouvelles la mettent le plus exphcitement enrécit^®''. La construction durécit, dans
les trois cas, est extrêmement similaire - au point que l'on puisse les considérer comme un texte
unique, sur le modèle d'une partition dans laquelle un même mouvement musical reviendrait à
plusieurs reprises. À l'expulsion hors d'une chambre familiale protectrice, que nous avons appelée
« lieu matriciel », fait suite l'errance en quête d'un endroit où s'irrunobiliser et se réfligier - la
chambre d'une prostituée, un vieux fiacre, ou bien un canot, c'est selon. Mais après une station de
longueur variable dans cet espace fixe, le narrateur finit toujours par se remettre en route, et les récits
s'achèvent sur une nouvelle image d'errance. À une exception près, la dernière nouvelle, justement
intitulée La fin : le narrateur clôture son récit dans le canot, avalant la fiole de « calmant » issue de la
nouvelle précédente. Toutefois, tandis que la dernière phrase fait allusion au manque de courage pour
finir - comme pour continuer d'ailleurs -, l'avant-demière évoque le mouvement de systole de
l'existence dans l'univers entier^®^ : on a donc la nette impression que le dernier mot - bien qu'il ne
s'affirme jamais comme tel - revient toujours à l'errance et à l'exil, comme si l'expulsion répondait à

Telle cette poignante image-souvenir, à l'heure de la vieillesse, d'une toute dernière sortie : marche en ligne
droite, en comptant les pas, sur le chemin si familier, tant de fois parcouru, que « tu » pourrais fermer les yeux -
« l'ombre de ton père n'est plus avec toi. Elle lâcha il y a longtemps » {Compagnie, p. 50).
Premier amour est considéré comme faisant partie du corpus des « nouvelles ».
« La mer, le ciel, la montagne, les îles, vinrent m'écraser dans une systole immense, puis s'écartèrent
jusqu'aux limites de l'espace. Je songeai faiblement et sans regret au récit que j'avais failli faire, récit à l'image
de ma vie, je veux dire sans le courage de finir ni la force de continuer » {Lafin, p. 112).
331

une nécessité interne plus forte, en fin de compte, que la station immobile dans un espace clos et
protecteur^®^.
« Pas question que moi je me déroute, tout en n'ayant été de ma vie en route pour quelque
part, mais tout simplement en route », lit-on dans D'un ouvrage abandonné^^^. Là encore ladestination
n'a aucune importance, puisque quoi qu'il en soit de la route, le départ fait toujours signe vers un
retour au foyer. Cependant, à nouveau, le texte ne s'achève pas sur ce retour, évoqué au
commencement, mais bien sur le départ, le franchissement du portail, les premiers pas sur la colline et
le calme intérieur ressenti : la dernière phrase est « simplement allais mon chemin toujours, mon corps
faisant de son mieux sans moi Le départ, une fois de plus, apparaît donc plus fondamental que le
retour : d'autant qu'au foyer familial, il faut se confronter à la mère, criante et gesticulante à la fenêtre
- violente réœdipianisation du nomade. Ce thème, en outre, semble poursuivre Beckett jusqu'à la fin,
puisque l'on retrouve dans les ultimes Soubresauts une même alternance entre fixité, assis à table tête
dans les mains, et appel du dehors et du mouvement, lorsque « une nuit donc ou un jour assis à sa table
la tête sur les mains il se vit se lever et partir Quant aux chemins empruntés, ce sont toujours ceux
de « l'errance d'antan. Dans l'arrière-pays : chemins tous identiques et familiers, peu importe
qu'ils varient ou non - « se lever et partir dans le même lieu que toujours. Disparaître et repartir dans
un autre oùjamais. Nul indice que pas un autre où jamais »^^'. Même et l'autre s'équivalent en effet,
dès lors que le même est la répétition de l'autre, et l'autre, la différence du même.
Dans les deux cas envisagés, l'exil et la marche, plus essentiels que la position statique au
lieu-refuge - toujours vécue quant à elle comme une forme d'échec, paraissent seuls détenir le pouvoir
de sauver le personnage de l'asphyxie dans ce lieu : se libérer des cris intérieurs ou réels et faire
silence, épuiser dans le paysage, le chemin et la destination vide, l'insupportable vacarme^^^. Un
processus analogue rythme en deux temps le petit film ...Que nuages... : après les départs matinaux de
l'homme sur les chemins vicinaux suivent les retours au sanctuaire, lieu clos et sacré où il se laisse
hanter par le souvenir de la femme aimée et les apparitions hallucinatoires de son visage. Si ces
apparitions spectrales font l'objet d'ardentes suppliques de l'homme, s'en aller semble toutefois le
libérer de son obsession : ainsi la dernière phrase évoque les chemins sillotmés, la disparition plutôt
que la présence de H.

À cet égard, on peutrappeler également le petittexte Immobile : l'immobilité du vieil homme assis face à sa
fenêtre n'est qu'apparence, en réalité il est animé de micro-mouvements - « de plus près pas immobile du tout
mais tremblant de partout » {Immobile, p. 20).
D'un ouvrage abandonné, p. 10.
Ibid, p. 30.
Soubresauts, p. 9.
11.
Ibid., p. 14. Et dans le deuxième fragment : « mais vite las de fouiller en vain dans ces ruines il reprit sa
marche à travers les longues herbes blafardes résigné à ignorer où il était ou comment venu ou où il allait ou
comment retourner là d'où il ignorait comment parti » (p. 22).
Dans le premier cas, D'un ouvrage abandonné, il s'agit de la gesticulation et des cris de la mère « blanche » à
la fenêtre, dans le second, Soubresauts, « de coups et de cris » qui alternativement déchirent l'air puis s'apaisent.
332

On pourrait rallonger encore la liste de ces départs et de ces marches, on en viendrait pourtant
toujours à constater que ce battement en deux temps, semblable à l'alternance inspiration-expiration,
alternance vitale, préserve les personnages beckettiens de l'étouffement. Du reste, la phase
d'aspiration vers le large, de départ, phase qui « donne de l'air », si elle doit nécessairement être suivie
du mouvement inverse de reflux, apparaît la plus essentielle. Pressant, un besoin de fuite travaille les
créatures de Beckett. La raison en est que la marche, nous l'avons dit, se confond avec la notion même
de mouvement, qui lui-même reste essentiel, au sens propre, à l'être humain ; or le mouvement ne
trouve jamais de véritable épuisement, attendu que l'immobilisation définitive n'existe pas chez
Beckett, de telle façon qu'être en vie - en tout cas un minimum - ne se dissocie pas d'être animé d'au
moins un rien de mouvement. Toutefois, il y a une autre raison à ce besoin de fuite : la fuite n'est pas
un expédient un peu veule, elle est surtout le tracé de la « ligne de fuite ». Non pas le renoncement, la
lâcheté, mais à l'inverse le courage de s'exiler hors des « lieux communs », hors des foyers de
stabilisation et des aires de fixité. Ce qu'éprouve le persormage, c'est l'appel et le besoin du
« désabritement »^^^ ; ce qu'il trace, en sillormant routes et campagnes, ce sont des lignes de fuite dans
ses territoires, des parcours de déterritorialisation - toute une cartographie. Un espace non
géographique dans lequel tous les chemins se recroisent, chaque fois les mêmes et pourtant autres,
routes nouvelles ou anciermes : impossible de trancher, puisque l'identique est toujours aussi différent
- ce qui importe, en définitive, n'est-ce pas la répétition des départs suivis de leurs retours, avec leurs
variations infimes, minuscules comme les derniers pas du vieillard qui jusqu'au bout arpentera la
même ligne droite ?
Au fil des textes se dessine ainsi une véritable cartographie beckettierme, le tracé d'un plan
répété sur lequel les territoires s'ouvrent vers des espaces déterritorialisants, écheveaux de lignes qui
procurent aux existants l'air et le souffle de l'évasion. Sur ce plan, on ne distingue que des
mouvements de va-et-vient, nulle part de centre ou de point culminant qui constituerait une destination
à atteindre. Ainsi la ligne de fuite, disent Deleuze et Pamet, agit « comme si quelque chose nous
emportait, à travers nos segments, mais aussi à travers nos seuils, vers une destination incormue, pas
prévisible, pas préexistante »^^'^. Ce qui compte, c'est justement de défricher l'imprévisible, s'arracher
à tous ces « segments de pouvoir » que sont les territoires connus - en termes plus beckettiens,
s'extraire de la matrice familiale, même si, d'une certaine façon, l'errance n'est jamais qu'un moyen
d'y revenir. Car si le retour s'opère à deux échelles, toutes deux s'avèrent, infine, partie intégrante du
mouvement existentiel du sujet. Au niveau « microscopique » - celui de la « petite ritournelle » -,
quoique la reterritorialisation puisse être dangereuse, le désir et le besoin du retour au foyer se font
parfois impérieux ; chez Beckett, ils sont presque toujours le point de départ de nouvelles lignes de
fuite, la relance de la puissance de déterritorialisation. D'autre part, au niveau « macroscopique », la

L'expression est de Badiou, on le sait, dans Deleuze. « La clameur de l'Être », Paris, Hachette, coll. « Coup
double », 1997. Nous allons y revenir dans un instant.
274
DELEUZE (G.) et PARNET (CL), Dialogues, op. cit., p. 152.
333

Grande Ritournelle n'est autre que l'étemel retour, le mouvement ontologique qui sous-tend chaque
pas en avant, du plus géant au plus petit ; il s'agit de la marche virtuelle de l'univers entier, qui fait des
espaces parcourus des cartes « subjectives », de devenirs autant que de trajets géographiques,
d'intensité autant que de distances, ces cartes qui dessinent le plan de l'artetde l'écriture^^^.
Sur le plan d'écriture de Beckett, chaque corps, chaque ombre en marche ne fait que tracer et
retracer, continuellement, ses lignes de fiiite : des lignes de déterritorialisation qui forment, en
définitive, la trajectoire du désir lui-même, ce désir qui suinte du rythme et des mots de chacun des
textes, des formes et sonorités de chacune des images. De fait, cette cartographie du désir qui se
configure petit à petit, dont le sujet parcourt les espaces, tend, en fin de compte, à esquisser le vide de
l'errance, l'écart entre les départs répétés et les retours obligés. Vital au même titre que la respiration,
ce mouvement de balancier aspire, non pas « à » quelque chose, ou « vers » quelque chose, mais
aspire le désir - le désir qui se confond avec ce mouvement même. Or ce mouvement, la marche, la
ritournelle, suppose, disons-le encore, aussi bien l'exil que le foyer, le déplacement que l'arrêt,
l'errance que le retour. Ainsi le désir de vide n'est assignable ni au dedans ni au dehors (du sujet), ni
dans ses territoires ni vraiment sur les lignes de fuite, mais dans la tension entre ces pôles. Tel est
rillocalisable point de « désabritement» deleuzien, r« être au bord du vide», dirait Badiou
commentant Deleuze, « au croisement du territoire et de la déterritorialisation »^^^. Et ce point
n'appartient à aucun lieu, déborde tout site repérable : « à la limite », surenchérit Deleuze, « c'est la
Terre elle-même, la déterritorialisée ("le désert croît..."), et c'est le nomade, l'homme de la terre,
l'homme de la déterritorialisation - bien qu'il soit aussi celui qui ne bouge pas, qui reste accroché au
milieu, désert ou steppe »^^^.
La terre, voilà la zone qu'englobe le voyage de ces persoimages - « nous avons dû parcourir
plusieurs fois l'équivalent de l'équateur terrestre», «je vais commencer presque à fleur, puis me
défaire et partir à la dérive au travers de toute la terre et peut-être enfin d'une falaise jusque dans la
mer, un reste de moi »^^^ ; voilà l'espace que réinvente l'écrivain, un espace qui paradoxalement nous
arrache sans cesse à nos territoires, l'espace cosmique de la déterritorialisation, de la Grande
Ritournelle - le grand chant d'amour de la terre : « et souvent mon murmure faiblit et se meurt et je
pleure de bonheur tout en allant mon chemin et d'amour de cette vieille terre qui me porte depuis si

Voir notamment, à ce sujet, le texte « Ce que les enfants disent », in Critique et clinique, op. cit., pp. 81 à 88.
Deleuze y montre bien pourquoi l'opposition réel-imaginaire ne forme pas une dichotomie pertinente. Chez
Beckett, il est vain, effectivement, de vouloir distinguer le « voyage réel » du « devenir imaginaire », car tout
trajet, toute randonnée s'effectue aussi bien au présent que dans le passé ou le futur. Tout voyage est réel parce
que virtuel, parce qu'il est en même temps le devenir du sujet. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce texte, un
texte fondamental, en fm de parcours.
BADIOU (A.), op. cit., p. 127.
DELEUZE (G.) et PARNET (Cl.), Dialogues, op. cit., p. 161.
Assez, p. 38 et D'un ouvrage abandonné, p. 22. En outre, dans un petit texte à propos du philosophe Axelos,
« à la recherche d'une pensée planétaire », Deleuze note que « planétaire veut dire ce qui est itinérant et errant,
ce qui poursuit une course errante selon une trajectoire dans l'espace-temps, ce qui accomplit un mouvement
rotatif ». Épinglant ensuite dans la fiction quelques « grandes figures de l'errance », qui sont « les penseurs
mêmes », il cite notamment Malone et l'Innommable (voir « Faille et feux locaux », in Critique, n° 275, avril
1970, pp. 344-351, réédité dans L'z/e déserte et autres textes, op. cit, p. 217).
334

longtemps sans jamais se plaindre comme moi bientôt je ne me plaindrai plus»^^^. La Terre striée et
ses territoires, ses foyers et refuges, lieux de pouvoir, d'oppression, lieux d'immobilisme et de fixité ;
et puis ses espaces lisses, ses déserts sans territoires, ses « lointains sans fin » qui font l'horizon,
« terre ciel confondus pas un bruit rien qui bouge », où l'œil sera retenu, mais un instant seulement,
par ce « corps gris lisse rien qui dépasse quelques trous Et si la Terre est le « plan de
composition » littéraire du récit beckettien, le nomade en est le personnage, le pauvre hère, au sens de
l'errant ; ou plutôt celui qui voyage sans bouger, sans avoir à quitter l'espace lisse, tel l'homme assis
immobile, et tous ces petits corps pétrifiés, statues au milieu des ruines ou blancheur de chair dans la
blancheur de l'air d'une rotonde, un cylindre, un espace hermétique. Sur place, le nomade effectue ses
périples, sur ces chemins qui ne mènent nulle part, ou à leur point de départ, ces mêmes et autres
routes. « Ils sont nomades à force de ne pas bouger, de ne pas migrer, de tenir un espace lisse qu'ils
refusent de quitter, et qu'ils ne quittent que pour conquérir et mourir. Voyage sur place, c'est le nom
de toutes les intensités

Aussi le nomade, celui qui a quitté, ou que l'on a chassé de tout espace sédentaire, ne possède-
t-il plus un seul foyer, mais d'innombrables ; partout où il s'arrête, il voyage, partout où il
s'immobilise, il bouge. La ritournelle nous chante la mélodie du retour à la maison, mais la maison,
pour Vexpulsé beckettien, ne sera plus jamais la demeure familiale^^^. LFne fois jeté dehors, on se
trouvera des refuges multiples, des espaces clos toujours différents - autant de répétitions-variations
de l'espace originaire, la même boue ou une autre, le même noir ou un autre. Ainsi l'espace du
nomade n'est pas duel, dichotomique, mais bien plus complexe : il n'est pas organisé autour d'un
foyer, d'un centre unique, mais possède des centres (d'indétermination), des territoires, un rhizome
entier de lignes de fuite. Là où le nomade s'arrête sur un territoire, il se déterritorialise encore : telle
cette série d'« épuisés », tous assis affalés, qui pourtant voyagent en images - ou tel ce dernier
expulsé, réfugié dans un lieu protectevur, le canot fermé par un couvercle, pourtant à la dérive sur le
vaste océan, ouvert à l'univers entier dans une « systole immense »^^^. Même lorsqu'il se trouve un
foyer grâce à la rencontre de l'autre, le nomade est encore en exil : « ce qu'on appelle l'amour c'est
l'exil, avec de temps en temps une carte postale du pays »^^''.

Ibid., pp. 21 et 22. Ou, pour Deleuze et Guattari, la combinaison dans le chant d'amour à la terre de trois
types de mélodies au moins qui sont toutes des ritournelles : « les petites chansons territoriales, ou le chant des
oiseaux ; le grand chant de la terre, quand la terre hurla ; la puissante harmonie des sphères ou la voix du
cosmos » (voir DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), « Préface pour l'édition italieime de Mille plateaux », in
Capitalismo e schizophrenia 2 : Mille piani, republié dans Deux régimes defous, op. cit., p. 290).
Sans, pp. 69 et 71.
DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 602.
Exception faite des personnages de la première trilogie romanesque surtout, qui reviennent à leur point de
départ (Molloy-Moran) ou écrivent depuis l'espace maternel (Malone).
^^Hafin,ç. 112.
Premier amour, p. 22.
335

b. La rencontre

Il arrive en effet que le mouvement, marche ou reptation, ne figure pas un aller-retour, mais
aboutisse à ime rencontre. Si celle-ci constitue alors la visée du mouvement, elle n'en est pas la
destination au sens où le personnage l'aurait choisie, mais plutôt une sorte de télos, mystérieux et
toujours inconnu des créatures en déplacement. En ce sens, la rencontre de l'autre s'avère souvent
aléatoire, bien que statistiquement probable en fonction de l'espace, du nombre de corps et de leur
progression générale. Quoi qu'il en soit, elle arrête provisoirement la trajectoire de l'existant en le
fixant pour un moment - dans l'espace physique du moins. Ainsi, « avant Pim », le narrateur de
Comment c 'est connaît la « belle époque », la « vie de voyageur » infinie, lorsque rampant dans la
boue et l'ombre avec son sac il s'inscrit dans la « procession sans fin ni commencement » de toutes les
créatures, « ceux qui se traînent devant ceux qui se traînent derrière à qui est arrivé va arriver ce qui
vous arrive cortège sans fin de sacs crevés au profit de tous »^^^. Car la «justice »/justesse
mathématique et combinatoire de ce monde souterrain exige que tous forment une longue chaîne
mobile « se déplaçant paresseusement de gauche à droite », où s'agencent par couples les bourreaux et
les victimes à mesure des déplacements et rencontres^^^. Il n'existe donc qu'un nombre limité d'états
possibles - quatre pour être précise : « agglutiné en couple », soit victime si l'on est passif, soit
bourreau si l'on extorque le langage à l'autre, soit solitaire en marche (abandonnant une victime), soit
solitaire statique (abandoimé par un bourreau).
L'organisation de l'existence dans le cylindre du Dépeupleur est fort analogue : le peuple de
ses créatures est animé d'un mouvement circulatoire général qui a pour but, lointain et imprécis, une
quête. Quête, pour chacim, de son « dépeupleur », son autre propre, mais quête également de
« l'issue » légendaire, couloir dérobé ou trappe au plafond. Ici encore, la manière dont est menée cette
quête, activement ou passivement, permet de classifier les êtres en quatre catégories - on notera au
passage la récurrence de la quadrature dans l'exhaustivité combinatoire, qui trouvera bien évidemment
son point d'orgue dans Quad. Le rapport au mouvement de l'errance - grimper sur les échelles,
ramper dans les niches et turmels - permet donc de définir les individus, grossièrement du moins, au
moyen d'une catégorisation minimale : les chercheurs incessants, c'est-à-dire « ceux qui circulent sans
arrêt » pour aller de corps en corps et scruter le visage de chacun, sont opposés aux « vaincus », ceux
qui se sont immobilisés après avoir renoncé à toute quête et, naturellement, baissent les yeux au sol ;
s'y ajoutent deux catégories intermédiaires dites des « sédentaires », « ceux qui s'arrêtent
quelquefois » et ceux qui s'immobilisent dans les alvéoles protectrices, ne se déplaçant que s'ils en

Cf. Comment c 'est, pp. 197 et 74-75.


Ibid, p. 197. Comme l'explique le narrateur dans la troisième partie, « à l'instant où je quitte Bem un autre
quitte Pim si nous sommes cent mille à cet instant précis cinquante mille départs cinquante mille abandonnés
[...] à l'instant où je rejoins Pim un autre rejoint Bem nous sommes réglés ainsi notre justice le veut ainsi
cinquante mille couples de nouveau au même instant partout le même séparés par le même espace c'est
mathématique c'est notre justice dans cette fange où tout est pareil » (p. 174).
336

sont expulsés, ou lorsque dans un sursaut ils éprouvent à nouveau le besoin de grimper au moyen des
échelles^".
Nomadisme et sédentarité constituent donc, une fois encore, la bipolarité pertinente pour
distinguer, voire identifier les êtres et les nommer, ne serait-ce que vaguement : ceux-ci se définissent
par rapport au désir global qui fait fonctionner le cylindre - selon qu'il se fasse plus ou moins
passiormé, total ou complètement alangui -, désir unique de la quête d'un dépeupleur. Ce désir général
est un désir en mouvement, et de mouvement, un processus de désir qui met une machine en progrès :
car « il y a désir », dira Deleuze, « dès qu'il y a machine ou "corps sans organes" Un corps sans
organes, ne pourrait-on définir de la sorte l'interminable procession de rampants que forme le « petit
peuple » du « séjour » cylindrique ? Une machine mue par le désir, un corps traversé d'intensités et de
seuils, corps qui n'est jamais totalité homogène, mais un dispositif avec ses connexions hétérogènes,
« tout un agencement, des circuits, des conjonctions, des étagements et des seuils, des passages et des
distributions d'intensité, des territoires et des déterritorialisations, mesurées à la manière d'un
arpenteur Sefondre dans cette machine désirante^®", dans ce corps sans organes dont chaque pore
suinte d'un « increvable désir » de l'autre et de l'amour, dirait Badiou, telle est la condition pour être
dépeuplé.
Être dépeuplé ; rencontrer son autre à soi, plonger ses yeux dans les siens et s'extraire enfin du
reste du « petit peuple », de l'anonymat des corps. Tel est d'ailleurs l'effet généralisable de toute
rencontre de l'autre : ainsi dans Comment c 'est, la question de la nomination reste pour le narrateur
l'une des plus complexes et des plus problématiques - « moi je m'appelle comment pas de réponse
MOI JE M'APPELLE COMMENT hurlements bon»^®'. C'est que le nom de chacun - Pim, Bem,
Bom, Krim, Kram, etc. - pourrait dépendre de la place occupée et varier selon la fonction tenue dans
la chaîne : « chacim attend sans nom son Bom va sans nom vers son Pim »^'^. Grâce au seul rapport à
l'autre, dès lors, un nom peut être attribué^®^. En d'autres termes, dans les deux récits, l'identité, la

Le dépeupleur, pp. 12 et 13. On remarquera par ailleurs que ces deux catégories intermédiaires sont les plus
représentées dans les autres écrits de Beckett, où les personnages figurent rarement aux extrémités du
mouvement, mais se situent en général entre expulsion et quête d'un nouveau refuge, plus ou moins statiques,
plus ou moins mobiles.
DELEUZE (G.) et PARNET (CL), Dialogues, op. cit., p. 173.
DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Mille plateaux, op. cit., p. 198. Le demier terme nous rappelle en outre
un petit détail biographique qui n'est peut-être pas complètement anodin ; Knowlson stipule que plusieurs des
ancêtres du grand-père de Beckett exerçaient le métier d'arpenteur-géomètre, à l'instar de K dans Le château
(voir KNOWLSON (1), op. cit., p. 31).
Pour anticiper à propos d'un texte que nous nous proposons d'envisager un peu plus loin, Assez, notons que le
désir du narrateur, ou plus exactement de la narratrice, y est entièrement soumis à celui de son partenaire : « je
faisais tout ce qu'il désirait. Je le désirais aussi. Pour lui. Chaque fois qu'il désirait une chose moi aussi. Pour
lui » (Assez, p. 33). De même, le Premier amour est un amour sans désir, du moins sans désir émanant du sujet
en tant qu'individu ; affleure par contre un désir impersonnel qui fait de la rencontre et de l'amour sexuel une
sorte de loi dictée par l'Autre et dépendant de sa volonté.
Ibid., p. 226.
^^^Ibid.,-p. 178.
Avec tous les problèmes logiques que cela suppose, qui font que malgré tous ses raisonnements, le narrateur
ne parvient pas à un « c'est juste » : « Bom à l'abandonné pas moi Bom toi Bom nous Bom mais moi Bom toi
337

singularité de chacun dépendrait de la rencontre de l'autre, elle-même soumise aux aléas de la


recherche, c'est-à-dire du mouvement de l'errance. À condition de ne pas perdre de vue que
« singularité » ne signifie pas « individualité » : que l'on rencontre son dépeupleur, son bourreau ou sa
victime, on deviendra, certes, un sujet, mais un sujet inséré dans la vaste machine mobile du monde
souterrain. Preuve en est, par exemple, le système de nomination de la procession, qui, avec ses
appellations de type « fonctionnelles » - souvenons-nous de la fonction S -, en dit suffisamment long
sur le fait qu'une singularité ne se confond pas avec une personne.
Une singularité, dans le cylindre ou la fange obscure, est deleuzienne : un centre
d'indétermination parmi d'autres, soit le paradoxe d'un point central par rapport à une multiplicité
d'autres points similaires- simulés, simulacres. Ainsi ces univers beckettiens nous évoquent fortement
le « métacinéma » de Bergson, l'universalité de la matière en mouvement confondue avec les séries
d'images, « blocs d'espace-temps » faits de « figures de lumière ». Dans cet imivers matériel et
machinique - « ce n'est pas du mécanisme », dira Deleuze, « c'est du machinisme »^''' -, sur le «plan
d'immanence », l'image « existe en soi », identifiée au mouvement d'ensemble de la lumière, laquelle
se propage en tous sens dans la matière sans nécessiter, pour la réfléchir, l'œil d'un sujet. Aussi le
sujet lui-même est-il une image-mouvement ; plus précisément, de la matière-lumière mobile, qui,
lorsqu'elle se heurte à un autre « centre d'indétermination », forme une image-perception^'^. Dans le
choc lumineux de la rencontre, le sujet devient image, perception - percevant et perçu.
Toutefois rimage-perception n'est pas l'image la plus propre au sujet, mais bien l'affection.
« Elle surgit », explique Deleuze, « dans le centre d'indétermination, c'est-à-dire dans le sujet, entre
une perception troublante à certains égards et une action hésitante »^'^. « Action hésitante » et
« perception troublante », quoi de plus proche de ce qui définissait la rencontre chez Beckett ? Or
l'image-affection est d'abord un gros-plan, im gros-plan de visage, à savoir le cadrage du visage isolé
par la caméra, arraché au territoire du corps. La rencontre d'un dépeupleur, au demeurant, engendre
exactement la formation d'une telle image-affection : car la reconnaissance ne peut avoir lieu qu'au
prix d'un examen attentif et d'une manipulation du visage, les yeux du chercheur scrutant les yeux du
vaincu^'^. Aussi la rencontre, déterritorialisation de soi, équivaut-elle à la déterritorialisation absolue

Pim moi à l'abandonné pas moi Pim toi Pim nous Pim mais moi Bom toi Pim quelque chose là qui ne va pas du
tout» (p. 178).
DELEUZE (G.), Cinéma 1.L'image-mouvement, Paris, Les Éditions deMinuit, 1983, p. 87.
Au sein de « l'universelle variation, la perception totale, objective et diffuse », « le premier avatar de l'image-
mouvement » est bien celui-ci : « quand on la rapporte à un centre d'indétermination, elle devient image-
perception » {ibid., p. 94).
96.
Dès lors les chercheurs vont de vaincus en vaincus, relevant leurs visages afin de les examiner : « il est
défendu évidemment de refuser le visage ou toute autre partie du corps au chercheur qui en fait la demande et
qui peut sans crainte de résistance écarter les mains des chairs qu'elles cachent et soulever les paupières pour
examiner l'œil » {Le dépeupleur, pp. 50 et 51). Dans Comment c'est, par contre, la rencontre se fait par le biais
du toucher et non de la vue, attendu que les yeux sont clos et que la figure n'est pratiquement jamais décrite. De
fait, c'est en rampant dans la fange que la main du narrateur frôle une fesse de Pim. Par la suite, les contacts,
caresses ou blessures, auront toujours lieu par l'intermédiaire de la peau, celle des fesses et de l'anus surtout.
338

de rimage-affection qui se produit dans l'entre-deux du sujet et de son autre, à savoir celle du visage.
On se souvient en effet de la scène finale, l'examen du visage de la « première vaincue » par un
homme, le dernier chercheur ;
À genoux il écarte la lourde chevelure et soulève la tête qui n'offre pas de résistance. Dévoré le
visage mis ainsi à nu les yeux enfin par les pouces sollicités s'ouvrent sans façon. Dans ces
cahnes déserts il promène les siens jusqu'à ce que les premiers ces derniers se ferment et que la
tête lâchée retourne à savieille place^^®.
Scruter les yeux de l'autre et y plonger les siens, isoler l'image de son visage et y contempler
son reflet, voilà l'unique petite chance d'être dépeuplé : comme dans un gros-plan, ne plus avoir dans
le champ de sa vision d'autre être ni d'autre monde. On rêverait alors que le visage du dépeupleur,
avec ses fenêtres du regard, devienne pour le chercheur ce « visage-paysage » - l'unique et
authentique paysage d'un sujet-image, dont nous parlent Deleuze et Guattari^'^. « Pas un visage qui
n'enveloppe un paysage inconnu, inexploré, pas de paysage qui ne se peuple d'un visage aimé ou rêvé,
qui ne développe un visage à venir ou déjà passé Ainsi la stricte complémentarité du visage et du
paysage annule pour celui qui s'y contemple le restant du champ de vision, le reste du « peuple » du
cylindre. Car, s'il est déterritorialisé dans l'image-affection, par la coupure du regard, le visage n'en
constitue pas moins un territoire à part entière, une image sur laquelle on se reterritorialise, puisque
l'on s'identifie comme on se « visagéifie »^°'. Ton visage - mon nom, mon identité, mon territoire -
telle est l'équation du Dépeupleur. A contrario, qui abandonne la quête, se laisse vaincre par la
« langueur » ambiante dans la moiteur étouffante du cyhndre, celui-là trahit le désir : or le traître perd
le visage, en conséquence de quoi il devient imperceptible^"^. Mais le devenir-imperceptible, n'est-ce
pas le point de départ de toute quête d'un visage, la relance de la « vie de voyageur » infinie, du
processus illimité du désir ?
Il faudra donc conclure, une nouvelle fois, à la complexité d'un mouvement qui pourtant
donnait l'illusion d'être simple au premier abord, parce que binaire : les rapports du territoire à la
déterritorialisation, de l'errance au retour, du refuge à l'exil, ne sont jamais unilatéraux, mais
comportent, à y regarder de plus près, des dimensions multiples et toujours complémentaires. D'abord
parce que l'état de sédentaire n'est que provisoire : un nouveau départ, voire une relance du désir, peut

Ibid, p. 54.
Miroitement du visage et du paysage qui nous vient des romans anciens, ceux de Chrétien de Troyes par
exemple, entre autres dans le Perceval (voir DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), op. cit., pp. 212 et 213).
Et encore « quel visage n'a pas appelé les paysages qu'il amalgamait, la mer et la montagne, quel paysage n'a
pas évoqué le visage qui l'aurait complété, qui lui aurait fourni le complément inattendu de ses lignes et de ses
traits ? » {ibid., p. 212).
Visage et paysage, comme l'expliquent Deleuze et Guattari, sont les deux termes d'un couple qui se
reterritorialisent l'un sur l'autre, après déterritorialisation. En outre, toute partie du corps - main et sein par
exemple, ou le corps tout entier -, voire tout type d'objet ou d'outil, peut être « visagéifié » comme
« paysagéifié », notamment par le gros-plan, au cinéma. C'est ainsi que l'on pourra dire des choses qu'elles me
regardent {cf. ibid., p. 214).
« Traître, c'est difficile, c'est créer. Il faut y perdre son identité, son visage. Il faut disparaître, devenir
inconnu » (DELEUZE (G.) et PARNET (Cl.), Dialogues, op. cit., p. 56).
339

toujours être envisagé^"^. D'autre part, s'arracher à la solitude comme à l'anonymat de la masse
corporelle, en rencontrant l'autre, advenir à la singularité, cause une déterritorialisation qui suppose
cependant la fm de la recherche, la fixation de soi sur le territoire d'tm « visage-paysage ». Dans les
univers géométriques ou rhizomatiques de Beckett, tant que le sujet n'a pas rencontré l'autre, il
participe au mouvement d'ensemble ; à l'inverse, l'autre constitue un point d'arrêt de la quête ou de la
progression. Et pourtant, ce point d'arrêt relance im mouvement différent, une autre ritournelle,
puisque du désir s'y produit encore, qui n'arrête jamais son « procès ». Ce mouvement est une sorte
d'exil, tm voyage de nomade, voyage sur place tout en intensités. Rappelons ce que disait, non sans
faire preuve de cet humour propre à Beckett, le narrateur de Premier amour : « ce qu'on appelle
l'amour c'est l'exil, avec de temps en temps une carte postale du pays »^°''. L'amour beckettien : une
histoire d'exil et de pays, de visage et de paysage, de voyage et de territoires. Tout nomade est aussi
un sédentaire, et tout sédentaire, susceptible d'être dépeuplé, de voyager encore, en nomade.

c. La paire

«Le tout n'est pas un ensemble clos, mais au contraire ce par quoi l'ensemble n'est jamais
complètement à l'abri, ce qui le maintient ouvert quelque part, comme par un fil ténu qui le rattache au
reste de l'tmivers »^°^. Ces mots qui caractérisent l'image-mouvement décrivent également la situation
du sujet solipsiste, mais toujours passible d'une rencontre. L'« amour » exile alors le sujet hors de son
solipsisme, il crée le « point de désabritement », la déterritorialisation radicale sur le territoire-visage
de l'autre. C'est pourquoi ce rapport complexe du territoire à l'exil - ton territoire devient ma
déterritorialisation, et inversement - nous incite à penser que l'autre, chez Beckett, ne crée jamais une
différence absolue par rapport à soi, mais plutôt une différenciation de soi. Pour le dire autrement,
« l'autre » est en réalité le dehors de mon intériorité. Rencontrer l'autre, se heurter à lui dans le noir et
expérimenter une vie commune, signifie se confronter à cette part, cette place de l'altérité qui creuse
l'écart entre soi et soi.

Le petit texte Assez (dans le recueil Têtes-Mortes) reste sans doute l'un des plus denses et des
plus difficiles de Beckett - rarement commenté d'ailleurs. Si Premier amour. Comment c'est et Le

Cela est même inhérent à la notion de « sédentaire », comme le suppose l'agencement du cylindre. « Si chez
ces derniers ou sédentaires le besoin de grimper est mort il n'en est pas moins sujet à d'étranges résurrections.
[...] À vrai dire il est difficile au chercheur de renoncer à l'échelle. Cesont paradoxalement ces sédentaires qui
troublent le plus par leurs violences le calme du cylindre » ; et un peu plus loin, à propos des « vaincus » ou
« non-chercheurs » : « pour faire perdre à cette notion une partie de sa virulence il suffit de supposer le besoin de
chercher non moins ressuscitable que celui de l'échelle et aux yeux selon toute apparence à jamais baissés ou
clos l'étrange pouvoir de s'enfiévrer soudain de nouveau parmi les visages et les corps » {Le dépeupleur, pp. 12
et 13).
Premier amour, p. 22.
DELEUZE (G.), Cinéma L L'image-mouvement, op. cit., p. 21. Cet extrait est repris par Alain Badiou dans
Deleuze. «La clameur de l'être », op. cit., p. 126. L'expression de «point de désabritement», en outre, est de
Badiou. Pour lui, la rencontre de l'autre chez Beckett, l'amour, «point de désabritement» constitue un
événement au sens particulier qu'il attribue à ce terme - sens d'une rupture, d'un surgissement soudain. Nous
reviendrons sur cette question en fm de parcours.
340

dépeupleur - avec d'autres encore - font de la rencontre et de l'existence en couple un point d'arrêt du
mouvement - du mouvement apparent en tout cas -, dans Assez, au contraire, la vie à deux doime
l'impulsion au mouvement ; une marche de plusieurs années - dix ans peut-être, plusieurs fois
l'équivalent du tour de la Terre -, errance sans but dans un pays sans nom, espace lisse, paysage qui
n'est pas territoire. Cette marche débute à l'instant où le personnage-narrateur est saisi par la main
d'un autre persotmage infirme : rien de plus ne nous est dit de la rencontre, c'est pourquoi on peut
supposer que la parité même, concrétisée dans le fait de se doimer la main, lance le mouvement
archétypal de la marche^"^. Se tenir par la main, ce simple un geste incame alors la différence entre
deux êtres, en même temps que le lien qui les unit —soit l'entre-deux : ni tm ni deux. Un détail
pratique vient souligner le nouage entre écart et lien, différence et identité : le gant unique que chacun
des deux porte à la main, celle qui touche l'autre, afin d'éviter le contact justement - en dehors de
quelques rares instants expressément choisis où ce gant est ôté. « Il lui arrivait néanmoins de se
déganter. Il me fallait alors en faire autant. Nous parcourions ainsi une centaine de mètres les
extrémités se touchant nues « De fils assez collants », accusant les formes de la main, le gant
fonctionne ainsi comme une fine membrane - un moi-peau, dirait Anzieu - à la fois protectrice et
permettant cependant le contact, de sorte qu'il apparaît comme l'instrument du rapport de parité -
distinction et similitude.

En bref, la paire, ce duo avec pour vinculum^^^ le geste de se prendre la main, semble le
moteur de la marche, une errance planétaire sans destination ; de fait, le mouvement de la marche,
nous l'avons vu, est par nature bipolaire - départs et arrêts successifs^"®, allers et retours, errance et
rencontres. De surcroît, l'impulsion de cette « mise en route » tient, dirait-on, dans ce vinculum même,
la spécificité du rapport entre les deux termes du couple - ni fusion ni distinction réelle : du moins pas
avant le « assez », sentence qui décide de la rupture nette, séparation définitive qui entraînera la
solitude du personnage-narrateur, et, partant, la fixation de l'histoire de l'errance dans l'écriture. Or
deux éléments, au demeurant liés l'un à l'autre, importent dans ce rapport : la différence sexuelle et le
désir.

De fait, le seul aspect de la rencontre sur lequel le personnage-narrateur insiste est l'effet qu'eurent sur lui la
stature et la démarche pour le moins curieuses de son partenaire : « notre rencontre. Tout en étant très voûté déjà
il me faisait l'effet d'un géant. Il finit par avoir le tronc à l'horizontale. Pour balancer cette anomalie il écartait
les jambes et ployait les genoux. Ses pieds de plus en plus plats se tournaient vers l'extérieur. Son horizon se
bornait au sol qu'il foulait. [...] Il me donnait la main à la manière d'un grand singe fatigué en levant le coude au
maximum » (Assez, pp. 36 et 37). Mis à part cela, on nous dit seulement que le début de la vie en couple remonte
à l'enfance du narrateur : «je devais avoir dans les six ans quand il me prit la main. Je sortais de l'enfance à
peine. Mais je ne tardai pas à en sortir tout à fait » (p. 35).
Ibid, p. 35.
On se souvient de ce concept tiré de la philosophie leibnizienne, dont Deleuze traite dans Le pli. Le vinculum
est un lien complexe réalisé par l'opération de pliage, un lien qui permet aux deux « étages » de la construction
baroque de « s'entrappartenir » tout en restant différenciés. Ce lien traverse cependant une zone
d'indiscemabilité qui le rend illocalisable.
Dans Assez en particulier ; nous avons déjà cité un passage montrant que la randonnée n'est pas continue,
mais fait alterner arrêts ou pauses pour s'allonger, aux redémarrages.
341

Quant au premier (l'attribution d'un sexe aux personnages), si nous savons d'emblée que « il »
est un homme, nous ne recevons la certitude de la féminité du narrateur - narratrice, en fait - que dans
la toute dernière phrase, qui ne manque donc pas de créer la surprise : « assez mes vieux seins sentent
sa vieille main»^'". N'était-ce cette preuve in extremis, les rares allusions aux actes érotiques^" ne
suffiraient pas à établir clairement l'identité sexuelle. Toutefois, le commentaire que donne Alain
Badiou à ce propos est plus subtil : au lieu de partir de « l'évidence empirique», Beckett voit dans la
différence sexuelle un résultat, plutôt qu'tm pré-requis, de la rencontre. Dans Assez, en l'occurrence, le
désir de scission de la paire - la décision sans appel qui impose la séparation radicale - déterminerait
la position masculine, désir opposé à la volonté de fusion venant de la femme. « L'"homme" désire le
rien du Deux. Tandis que la "femme", gardienne errante et récitante de l'unité originelle, du point dur
de la rencontre, ne désire rien que le Deux, soit la ténacité infinie d'un Deux qui dure Rien du
désir d'un côté, de l'autre le désir « que le Deux soit éprouvé, re-prouvé, dans l'entre-deux
Effectivement, le récit place, dès le départ et sans ambiguïté aucune, le désir du côté de
l'homme, la soumission absolue du côté de la femme : «je faisais tout ce qu'il désirait. Je le désirais
aussi. Pour lui À cet égard, les circonstances de la séparation ne laissent pas le moindre doute :
elle n'estvoulue que par l'homme, la femme lui obéissant sans discussion^Ainsi en va-t-il d'ailletws
de chaque action, chaque décision : l'homme la prend seul, tandis que la femme demeure entièrement
docile à ses souhaits. Pourtant, cette soumission ne signifie pas que la femme n'aurait aucun désir ; si
le désir n'émane jamais que de son partenaire, elle reprend à son compte ce désir de l'autre ; s'il lui
vient du dehors, elle n'en fait pas moins sien ce désir exprimé par la voix de l'homme^'® —«je le
désirais aussi », dit-elle, « si bien que je ne vivais pas sans désirs »^'^. Par conséquent, le désir est un
élément fédérateur du couple, un point de fusion. Dans la bipolarité paritaire, le désir active le
mouvement d'attraction, tandis que la distribution des sexes, celui de répulsion ; si le premier est
facteur de cohésion, le second est facteur de distinction.
Lire Assez jette donc quelque éclairage sur l'ombre « deux », indissolublement liée au voyage,
au parcours de l'espace. Pour dissocier les deux membres de la paire, pour qu'il y ait paire et non unité
fusionnelle, il faut une différence, ne fût-ce que minimale : dans Assez, l'opposition des sexes joue ce

^^°Ibid.,p. 47.
Allusion rapide, notamment, au pénis du « il », qui confirme sa masculinité.
BADIOU (A.), Beckett. L'increvable désir, op. cit., p. 59.
^'^/èM,p. 58.
Nous avons retranscrit un peu plus haut un extrait de ce passage qui se trouve presque au commencement du
récit, et qui continue ainsi : « chaque fois qu'il désirait une chose moi aussi. Pour lui. Il n'avait qu'à dire quelle
chose. Quand il ne désirait rien moi non plus, [ete.] » (Assez, p. 33).
« Un jour il me dit de le laisser. C'est le verbe qu'il employa. Il ne devait plus en avoir pour longtemps. Je ne
sais pas si en disant cela il voulait que je le quitte ou seulement que je m'éloigne un instant. Je ne me suis pas
posé la question. Je ne me suis jamais posé que ses questions à lui. Quoi qu'il en soit je filai sans me retourner »
(ibid, p. 34).
On notera que la femme ne prend jamais la parole, elle ne fait qu'écouter - elle est réceptacle de la volonté de
l'homme exprimée par sa voix.
^"Ibid.,p. 33.
342

rôle^'^. Mais nous avons observé que cette opposition était subordonnée au désir, lequelreste unique :
si la volonté est émise - au sens d'une émission vocale - par le masculin seulement - notamment la
volonté de scission, qui détermine la masculinité -, le désir quant à lui est commun aux deux termes de
la parité. On peut donc en conclure que la paire naît d'une scission interne à l'unité d'un sujet, d'une
différence constitutive de la singularité. Le deux n'est fait que du « vide qui passe entre Un et Un :
penser le deux, penser ce vinculum essentiel, c'est affronter la difficulté de ne penser ni l'unité ni la
disparité, mais penser entre les deux - penser la parité. Avec Beckett, on ne pensera cette difficulté
qu'au travers d'un mouvement, une tension mise en route ; ce qui importe est de capter dans un récit-
somme toute d'une extrême simplicité -, le fonctiormement de la paire, la marche d'un sujet qui est
toujours, lorsqu'il chemine, à deux.
Nous savons déjà que l'on retrouve cette figure du deux dans Cap au pire - la deuxième
ombre à apparaître et disparaître alternativement dans le vide. Elle est à nouveau caractérisée par ses
éléments irréductibles : deux êtres en marche qui se tiennent par la main - « main dans la main ils vont
tant bien que mal d'un pas égal Peu de détails nous sont donnés, mais ils importent d'autant plus :
l'étreinte des mains, vinculum indénouable ; l'absence de destination au trajet, et qui plus est, dans ce
cas-ci, l'absence de distance franchie - due au fait que les ombres se manifestent dans le vide : « tant
mal que mal s'en vont et jamais ne s'éloignent»^^'. Mais surtout la parité proprement dite : les
bottines aux talons noirs, qui chez Beckett incarnent par elles-mêmes la paire^^^, les longs pardessus
noirs, et puis l'insistance sur le « pas égal », plusieurs fois répétée. Le texte est d'ailleurs fort explicite
à propos de l'identité - ou plutôt la semblance, pour utiliser un terme deleuzien - des deux termes de
la paire : « une seule ombre. Une autre ombre ».
Néanmoins, un minimum de différence reste indispensable pour former une paire. En
l'occurrence, ce n'est plus la distribution sexuelle qui doit jouer, mais l'écart entre les âges ; dans la
pénombre, on distingue faiblement un vieillard et un enfant. Bien que le texte ajoute, eu égard à cette
différenciation, « n'importe quoi d'autre ferait aussi mal l'affaire »^^^, elle n'en demeure pas moins
nécessaire pour creuser l'entre-deux, le «vide qui passe entre Un et Un » constitutif du deux^^'*. Dès

Opposition qui n'est pas le seul minimum différentiel possible, comme nous allons le voir.
BADIOU (A.), op. cit., p. 59.
Cap au pire, p. 14.
/Wt/., p. 15.
C'est donc un élément qui apparaîtra redondant et sera supprimé lors de « l'empirage ».
Ibid., p. 14. Un autre détail renforce la différenciation, le contraste clarté-obscurité créé par les mains et les
cheveux blancs sur le manteau noir.
On notera à nouveau l'importance des mains pour concrétiser à la fois le lien et la différence. Ainsi, il y a
d'abord les deux mains qui se joignent, mais également celles qui restent libres - « deux libres et deux qui ne
font qu'une » -, de sorte que cette paire (de mains) enchâssée dans la paire (d'humains) figure déjà la distinction
et la fusion qui fondent la parité. Ensuite les mains seront cibles de l'exercice d'empirage : d'abord
« atrophiées », elles disparaissent par après, de sorte que les deux êtres « s'écartent l'un de l'autre ». Mais si la
paire se désassemble physiquement - « deux jadis tant comme un seul. Désormais déchirure une vastitude » -,
elle ne continue pas moins à cheminer d'un pas égal, si bien que le vieil homme et l'enfant demeurent appariés.
Si dans Assez, l'unité du désir fondait le lien du deux, dans Cap au pire, c'est donc la marche, l'allure commune
343

lors, malgré que la déficience des « écarquillés » n'en fournisse pas la moindre preuve, il est affirmé
comme une évidence qu'il s'agit d'un homme vieux et d'un petit enfant^^^. Or, que ce fait relève
presque d'un axiome, doit bien évidemment retenir notre attention : il faut à la paire un élément
différenciant, une disparité d'âges entre deux créaturespar ailleurs en tout point identiques. Creusons
encore ; il n'est pas anodin, on s'en doute, que cette différence soit précisément d'ordre temporel. Tout
se passe en fait comme si nous n'étions en présence que d'une seule créature, saisie à deux moments
distincts de son existence. En d'autres mots, vieillard et enfant formeraient deux images, juxtaposées
et non plus successives, d'un seul et même sujet.
Par conséquent, la paire du vieil homme et de l'enfant crée un paradoxe temporel qui
transgresse la loi leibnizierme d'« incompossibilité : « l'écarquillé » ne devrait pas les entrevoir
ensemble. Ni tout à fait les mêmes ni tout à fait autres, ils affirment la coexistence, logiquement
impossible, de deux temps différenciés. Mais Cap au pire fait bien entendu fi de la logique, encore
plus de la chronologie : dans le vide et la pénombre, rien n'est successif C'est pourquoi vieillard et
enfant ne peuvent fonctioimer à deux, en paire, que dans ce vide qui est aussi un vide temporel^^^ ; et
c'est pourquoi on peut dire de la paire qu'elle incame le devenir du sujet par excellence : chacun de
ses pôles n'est opposé que pour « faire marcher » l'autre - au sens propre comme au figuré -, le faire
advenir dans l'être en le faisant devenir - devenir passé ou devenir fiitur, les deux se rejoignent en un
présent continuellement divisé. Chacun fait de l'autre un nomade, qui voyage sur place - « tant mal
que mal s'en vont et jamais ne s'éloignent Et chacun rend l'autre virtuel, rien qu'une ombre
parfois éclipsée, disparue puis réapparue, entre deux clignements de paupières.

L'errance ne présente pas uniquement une promesse d'avenir pour le sujet beckettien ; elle fait
du sujet même un devenir. Sujet nomade, il voyage tant au dehors qu'au dedans - la frontière finit par
se brouiller et les deux se confondre. C'est toujours avec un autre que l'on voyage, avec et vers cet
autre, avec et vers l'étranger. L'autre, que sa rencontre arrête ou infléchisse notre trajet, ou encore
qu'il nous force à cheminer, l'autre a visage de territoire inconnu - territoire-refiige et arrachement au
familier à la fois, cela va, paradoxalement, de pair. Entre ces territoires et les horizons vers lesquels ils

et la similitude du pas, qui remplit cette fonction - jamais ils ne s'éloignent ni de l'autre ni de rien, puisqu'ils
cheminent dans le vide (voir pp. 19,44, 54).
« Rien qui prouve un enfant et pourtant un enfant. Un homme et pourtant un homme. Vieux et pourtant
vieux» {ibid., p. 59).
Si l'on a gardé en mémoire la trame de Pas, on constatera qu'il y est mis en scène un paradoxe analogue : au
féminin cette fois, puisqu'il s'agit d'une mère et de sa fille. D'une séquence à l'autre, il semble que les
différences générationnelles se télescopent, puisque la figure féminine passe de l'enfance à la vieillesse, tout en
conservant le rapport mère-fille. L'effet produit est celui d'une mise en doute radicale de l'existence du
persormage de May, personnage que ce paradoxe temporel « virtualise », ainsi que nous allons le voir.
Nous anticipons quelque peu ici sur le dernier chapitre, qui sera entièrement consacré à la question des
paradoxes temporels et spatiaux.
Cap au pire, p. 15.
344

ouvrent - se déterritorialiser pour mieux se reterritorialiser ensuite -, pris dans le mouvement


mélodique sans fin de la ritournelle, de la plus petite à la plus grande- va-et-vient sifflotant au foyer et
marche du cosmos -, le sujet-nomade se déplace, sans site propre, sans lieu fixe. Ou plutôt atopique :
non pas en manque d'un lieu, mais de tous les lieux, qu'ils soient spatiaux ou temporels. Apparié, il
coexiste dans tous ces lieux à la fois, virtuel, illocalisable dans les plis du temps.

2. ... dans l'espace clos de la monade

Selon le philosophe Leibniz - comme déjà pour les Néo-platoniciens -, il existerait une
infinité de mondes possibles. Ces mondes se distinguent par les séries divergentes d'événements qu'ils
comprennent. En outre, ces divergences les rendent, entre eux, « incompossibles » : c'est pourquoi
Dieu sélectiorme, parmi l'ensemble, « le meilleur des mondes possibles ». Ce monde - le nôtre —
englobe des séries d'événements « compossibles », à savoir des séries convergentes. Il n'empêche que
ces événements restent d'abord et avant tout virtuels. Ce qui vient les actualiser, ce sont les
«monades», lesquelles forment chacune l'une des séries d'événements, ou de singularités pré
individuelles, elles aussi toutes compossibles et convergentes entre elles. Pour Leibniz, l'homme du
Baroque, le monde se présente donc comme une vaste harmonie, parce qu'il existe des frontières
réelles entre les séries divergentes des mondes et des monades, et que celles-ci imposent un choix.
Refuser de concevoir que ce choix divin ait été posé, ce serait admettre l'inadmissible - un Dieu
trompeur. Pour le «Néo-Baroque » (l'homme moderne), en revanche, l'harmonie s'est disloquée dans
la « polyphonie », et la clôture du cosmos, ouverte sur le « chaosmos ». Rien n'est plus
incompossible ; plus exactement, l'univers joue de toutes ces incompossibilités, fait coexister les
séries divergentes. L'homme moderne est le héros borgésien, au croisement des « sentiers qui
bifurquent »^^®.
Pour autant, le sujet n'en demeure pas moins une monade. Or le concept de monade, dans le
Néo-Platonisme, permettait de penser l'enveloppement du multiple dans l'Un. Ce qui a changé, avec
la modernité, n'est pas tant cet enveloppement que la démultiplication possible des mondes - temps et
espaces ; et, du même coup, la démultiplication du sujet - des monades. Si le « monde » est le nom du
point d'émission de toutes les séries de singularités possibles, les monades démultiplieront désormais
ces séries : des événements en différents temps et espaces concomitants, quoique incompossibles.
Pourtant l'unité demeure, le rapport entre ces singularités : le sujet-monade n'est-il pas, telle l'image,
un « tout » ? Mais un tout qui n'est «jamais complètement à l'abri », ouvert « comme par un fil ténu
qui le rattache au reste de l'univers »"°. Or justement, ce qui « désabrite » radicalement la monade,
dans la modernité, c'est que ce « reste de l'univers » comprend désormais toutes les séries

Ce premier paragraphe introductif constitue une synthèse très générale des chapitres IV, V et VI du Pli (voir
DELEUZE (G.), Le pli. Leibniz et le Baroque, op. cit., pp. 55 à 113).
330
Pour rappel, ces termes proviennent de L'image-mouvement, p. 21.
345

d'événements, les singularités contradictoires qu'il ne peut toutes actualiser. Devenir-imperceptible est
le sort du sujet, du fait de cette démultiplication : illocalisable, parce que de tous ces lieux, de tous ces
« sites événementiels

a. Singularité, « heccéité » et événement

La « logique du sens », sa logique paradoxale héritée des Stoïciens, voulait que le sens ne soit
plus considéré comme un prédicat mais bien comme un événement, et que l'événement du sens se
produise à « la surface » du langage, uni à l'exprimé du discours. Dans un tel discours, le sens ne sera
plus opposé au non-sens, mais désormais co-présent à celui-ci. Or le sujet d'un tel discours est
une « singularité libre, anonyme et nomade », « quelque chose qui n'est ni persormel ni individuel, et
pourtant qui est singulier Ainsi les mondes (in)compossibles seront faits de singularités pré
individuelles et impersonnelles, singularités qui ne peuvent être confondues pour autant avec l'abîme,
le « fond indifférencié » chaotique. Dès les premières étapes de sa trajectoire philosophique, Deleuze
conçoit ces mondes où évoluent les « singularités voleuses et volantes » comme des univers ouverts,
autant d'espaces nomades sur lesquels elles voyagent^^\ Mobile, une singularité est donc
événementielle, au sens où elle se déplace dans ces espaces lisses et planétaires, pour traverser les
points des événements, parcourir la surface ouverte, avec ses images ou ses centres d'indétermination,
de l'universel.

Pour cette raison, précisément, un concept comme celui de « singularité » a pu supplanter


l'ancien concept de « sujet ». Car ce dernier, explique Deleuze, avait été forgé pour remplir deux
fonctions conjointes, universalité et individualité. Or, si la singularité rompt avec l'individualité
subjective, elle ne s'oppose pas, au contraire, à l'universalité. Il faut en effet l'entendre comme « un
élément quelconque qui peut être prolongé jusqu'au voisinage d'un autre, de manière à obtenir un
raccordement : c'est une singularité au sens mathématique w""*. Les singularités - puisqu'il faut penser
le multiple -, émises « en séries » par les mondes ouverts, se répartissent sur les espaces nomades -
ou, pour utihser d'autres notions, sur les agencements et les dispositifs"^. Ainsi, grâce à la rénovation
de ses outils conceptuels, la philosophie se transforme, elle se mue en « théorie des multiplicités, qui
ne serapportent à aucun sujet comme unité préalable »^^^.

Le concept, on ne l'aura pas oublié, est de Badiou.


DELEUZE (G.), Logique du sens, op. cit., pp. 130 et 131.
Voir cette fois le petit entretien intitulé « Gilles Deleuze parle de la philosophie », in La Quinzaine littéraire,
n° 68, 1969, republié dans L'île déserte et autres textes, op. cit., p. 198.
Cette citation-ci provient d'une autre petite interview parue en anglais dans Topoï, 1988, retraduite en français
et rééditée sous le titre « Réponse à une question sur le sujet », dans Deux régimes de fous, op. cit., p. 327.
Agencements et dispositifs, « qui désignent une émission ou une répartition de singularités », se sont
substitués, selon Deleuze, aux notions de « connaissance » et de « croyance », qui constituaient auparavant le
champ de l'universel {ibid., p. 327).
"®/Wc^.,p. 327.
346

Reste alors à statuer sur ce que devient la fonction d'individuation ; car les événements - dont
les anciens « sujets » —possèdent sans conteste une dimension d'individualité - est-il ou n'est-il pas
minuit, pleut-il OU ne pleut-il pas (pour prendre les exemples de Moran dont Deleuze s'inspire) ? La
question est donc celle-ci : peut-on conceptualiser, parmi les singularités pré-individuelles, une forme
d'individuation qui ne soit pas personnelle ? Un nouveau concept, apparenté à celui de singularité, est
produit pour répondre à ce besoin : r« heccéité » (ou « eccéité »). L'heccéité remplace le concept de
sujet sur le « plan d'immanence y>™ que forme le tout du monde ouvert ou de l'espace nomade : elle
est un événement - un « degré de puissance », un affect, une intensité ; et tout événement est une
particule du plan, en formation-déformation permanente, emportée par des flux d'accélérations et de
ralentissements relatifs, dans un « temps flottant », non chronologique - celui des « lignes de VAiôn »
qui se recroisent indéfiniment. L'heccéité a donc bien, comme l'avait le concept de sujet, une fonction
individualisante (une particule, une heure, une vie, une ombre,...), mais les individuations, sur le plan,
ne se produisent plus sur le mode de la subjectivité, elles « ne constituent plus des personnes ou des
moi. Et la question naît de savoir si nous ne sommes pas de telles heccéités plutôt que des moi »"^
Ecce, « cela », « ça » : tout article ou pronom indéfini désigne l'heccéité ou l'événement, de même que
tout « verbe infinitif » renvoie à un devenir ou processus.
« Ecce » au lieu de « moi » : le «je » aboli par la troisième personne et le « véhément refus »
de la « lâcher» - « ... quoi ?... qui ?... non... ELLE !... », n'importe quoi mais Pas moi™. « Ça»
pense, « ça » voit, « ça » parle, « ça » marche, « ça » devient : le plan universel, l'espace nomade de
Beckett. Ce n'est pas sans l'avoir à l'esprit, sans doute, que Deleuze écrivait encore : « la philosophie
et la littérature anglo-américaine à cet égard sont particulièrement intéressantes, parce qu'elles se sont
souvent distinguées par leur incapacité à trouver un sens assignable au mot "moi", sauf celui d'une
fiction grammaticale. [...] Contre tout personnalisme, psychologique ou linguistique, ils entraînent la
promotion d'une troisième personne, et même d'une "quatrième"personne du singulier, non-personne
ou II, où nous nous recoimaissons mieux, nous-mêmes et notre communauté, que dans les vains
échanges entre un Je et un Tu »^'"'. S'il est bien un écrivain pour qui « moi » sera devenu, de plus en
plus, une « fiction grammaticale » vide, inassignable à un « sujet », c'est l'auteur de Not I ; ou encore
de The Eye, ce titre que l'on pouvait aussi entendre «the /», «moi» raturé, qui devint tout
simplement un Film - un agencement d'images, un « ecce ».
Du reste, sous l'influence du cinéma, certainement, mais d'abord du théâtre, la persoime, le
personnage finit par être balayé, remplacé par des singularités pré-individuelles, les
heccéités spectrales. Le «je », tenace dans les premiers romans, est abandonné au profit de ce « il »

Plan d'immanence ou de consistance que l'on peut clairement assimiler à l'espace nomade, au vu de ce qu'en
dit Deleuze dans Dialogues : ce plan « ne connaît que des rapports de mouvements et de repos, de vitesse et de
lenteur, entre éléments non formés, relativement non formés, molécules et particules emportées par des flux » (p.
111).
Id., « Réponse à une question sur le sujet », in Deux régimes de fous, op. cit., pp. 327 et 328.
Pas moi, pp. 94 et 95.
DELEUZE (G.), op. cit., p. 328. Nous soulignons.
347

impersonnel qui fonctionne partout dans l'écriture, à partir de Comment c'est - et non « comment je
suis » : magistrale neutralité d'une troisième « non-personne » que ce titre. Désormais, il s'agira de
dire Comment c'est lorsque « ça cesse de haleter et je n'entends que cela à peine », le « quaqua de
toutes parts », car «j'ai ça dans ma vie » et « c'est avec ça que je dois durer », « est-ce moi je ne suis
plus celui-là cette fois on m'a supprimé ça ; désormais, ce seront un « séjour où des corps vont »,
« deux corps par terre », un « corps nu blanc » ou « petit corps cœur battant » ; puis « un crâne seul »,
un « il » immobile à la fenêtre, ou gisant par terre, tandis qu'« elle » trébuche sur le corps, s'en va sur
le chemin se pétrifier elle aussi face à lapierre tombale - encore un gisant^''^.
Fin des « vains échanges entre un Je et un Tu » : si tu ne peux dire «je » et que tu entends une
voix qui te dit « tu », automatiquement c'est qu'il y a un « il », un « inventeur » qui pense le tout. Je,
tu et il, toute vme compagnie. Une compagnie ? Qu'est-ce que c'est, comment c'est, une compagnie ?
C'est ça, et rien d'autre. Une heccéité. Ce « ça » qui se forme et se déforme au gré de l'inventeur, de
ses « contributions à la compagnie » ; l'événement d'une trouvaille destinée à tromper la solitude, le
temps de fulgurance d'une intensité, dans ce lieu noir où le temps ne passe pas. A la fin, il n'y aura
plus même de « tu », juste un infinitif qui commande un processus : « dire pour soit dit. Mal dit. Dire
désormais pour soit mal dit». Dire quoi? «Dire un corps. [...] Ça un corps? Oui. Dire ça un
corps »^''^. C'est le cap au pire, pour finir. Finir ? Pas encore. Au moment de finir, on se demandera
encore Comment dire ? - questionner cet infinitif, au sens littéral, pour ne jamais finir le processus. De
fait, le poème n'apporte pas de réponse et se clôt sur la question de départ, au milieu d'un ineffable
bégaiement de « ce », « ceci » et « ceci-ci » que l'on « veut croire entrevoir
Le sujet-heccéité, chez Beckett, c'est le devenir d'une « quatrième personne du singulier » ; un
chuintement-suintement de « ça », « c'est », « ceci ». Tout « ça » est en marche, vers un devenir in
formé, dé-figuré, un devenir imperceptible. Mais jamais ce devenir ne confine à l'abîme, au chaos
absolu du « fond indifférencié » : « ça » sont « des pronoms indéfinis, mais non indéterminés »^''^. Car
« ça arrive » toujours, envers et contre tout : l'heccéité en devenir imperceptible, c'est le devenir
infime de l'événement. L'histoire du sujet-heccéité beckettien, qu'est-ce sinon l'histoire de ce « il »
rigoureusement anonyme des Autres foirades ? Histoire d'une marche ponctuée d'infimes « ça
arrive », micro-individuations qui sont autant de particules d'événements ;

C'est en ouvrant Comment c'est presque au hasard que nous tombons, rassemblées sur une page ou deux, sur
autant d'occurrences de ce vague «ça» qui ne renvoie à rien de précis (voir pp. 19 et 24. C'est nous qui
soulignons).
Le dépeupleur, p. 7 ; Imagination morte imaginez, p. 51; Bing, p. 61 ; Sans, p. 69 ; Immobile ; Un soir
(allusion à la vieille femme qui trébuche sur un corps d'homme gisant par terre) ; Mal vu mal dit.
Cap au pire, pp. 7 et 12. Nous soulignons encore.
Comment dire est en effet le titre du tout demier texte de Beckett, un court poème écrit le 29 octobre 1988 - il
devait mourir un an après. La typographie extrêmement hachée rend le texte très difficile à transcrire. Nous
faisons néanmoins une tentative d'en donner une idée, en citant un extrait ; « comment dire - / folie que de ce - /
depuis - / folie depuis ce - / donné - / folie dormé ce que de - / vu - / folie vu ce - / ce - / comment dire - / ceci - /
ce ceci - / ceci-ci - / tout ce ceci-ci - / folie donné tout ce - / vu - / [etc.] » {cf. le recueil publié sous le titre
Poèmes chez Minuit, p. 26).
DELEUZE (G.) et PARNET (CL), Dialogues, op. cit. p. 111.
348

Petit à petit en tout cas son histoire se constitue, jalonnée sinon de jours bons et mauvais, du
moins de certains repères établis, à tort ou à raison, dans le domaine de l'événement, par
exemple l'étranglement le plus étroit, la chute la plus retentissante, l'éboulement le plus long,
l'écho le plus long, le heurt le plus sévère, la descente la plus abrupte, le plus grand nombre de
virages successifs dans le même sens, la plus grande fatigue, le repos le plus long, l'amnésie la
plus longue et le silence, abstraction faite du bruit qu'il fait en avançant, le plus long. [...] Bref
tous les sommets. Et ensuite d'autres sommets, à peine moins élevés, tel un heurt si fort qu'il
avait bien failli être le plus fort de tous. Et ensuite d'autres sommets encore, à peine plus bas,
un léchage de paroi si bon qu'il valait presque celui qui avait failli être le meilleur. Puis peu,
ou rien, inoubliables eux aussi, les jours de grande mémoire, un bruit de chute si affaibli [...]
qu'ill'avait peut-être imaginé. [...] Ainsi son histoire vaseconstituant, [eic.f^

b. Le sujet-pli

Vide et pénombre sont soumis à cette loi : « disparition ne se peut ». En d'autres termes : un
« fond indifférencié » est requis pour qu'apparaisse la différenciation, les ombres-nombres. Or il s'est
avéré que l'heccéité était soumise à une règle analogue : le « ça » événementiel arrive envers et contre
tout, quoique infime, et lui-même n'est jamais amalgamé au fond indifférencié - il est indéfini mais
non indéterminé. Toutefois il est conditiormé par l'être préalable d'un « plan d'immanence », sur
lequel l'événement se produit - s'actualise. Ainsi peut se créer une individuation qui ne soit pas
personnelle : « ça » arrive, « ça » existe, « ça » pense, mais nécessairement à partir d'trn « dehors » qui
force l'heccéité à la pensée. Ce dehors doit dès lors être perçu comme une force, voire un champ de
forces, faisant advenir à l'existence des séries d'individuation non-persormelles et de singularité pré-
individuelles^''^.
D'une façon fort semblable, Leibniz pensait la monade - second étage de la « maison
baroque »^''^, « sans porte ni fenêtres ». « Monade » est une notion qui se substitue à celle d'« âme ».
Or l'âme, pour l'honmie baroque, est constituée de plis et replis multiples, lesquels incluent le monde,
« courbe » infinie et virtuelle, de telle façon que le monde n'ex-iste que plié dans la série convergente
des monades. Tandis que le sujet est multi-ple, le monde est dé-multi-plié par le sujet. Chaque monade

Autresfoirades I, pp. 35 à 37.


Badiou parle à cet égard d'une « topologie du dehors comme lieu d'inscription de forces » : c'est par ces mots
qu'il décrit la pensée chez Deleuze. La notion de pli, selon lui, vient répondre au problème du lien entre la
pensée et l'unité de l'être, problème de conciliation entre le «non-rapport» que sont les étants (synthèses
disjonctives) et la Relation qu'est l'être. Ainsi le pli est un opérateur topologique qui permet de penser la pensée
(le dedans, l'mtériorité), soit l'identité - contestable, comme nous le verrons - entre penser et être (voir
BADIOU (A.), Deleuze. ce La clameur de l'Être », op. cit., p. 129).
Le premier étage étant bien évidemment celui de la matière, qui est elle-même « labyrinthique », soit
constituée de plis, au même titre que l'âme. On peut ainsi parler d'une « matière-pli », à la fois organique et
inorganique, sur laquelle s'exercent différentes forces. L'unité de la matière est assurée par la présence de l'âme
qui contient la « loi des plis » - Deleuze parlera d'un « animisme » leibnizien -, mais celle-ci lui est supérieure,
elle doit s'élever au-dessus des replis de la matière. (Voir DELEUZE (G.), Le pli. Leibniz et le Baroque, op. cit.,
essentiellement le premier chapitre, pp. 5 à 19).
349

n'exprime cependant pas le tout du monde : plus exactement, elle n'en exprime pas la totalité de
manière uniforme, mais en « éclaire » une région spécifique, c'est-à-dire qu'elle adopte un point de
vue sur le monde. Voilà pourquoi on a parlé de « perspectivisme baroque » : la monade occupe un
point de vue qui lui est premier, une inflexion de la courbure dont elle n'est pas elle-même l'origine.
Si donc la monade inclut le monde, série virtuelle de toutes les séries, dans ses plis, celui-ci infléchit,
produit la monade ; « si le monde est dans le sujet, le sujet n'en est pas moinspour le monde. [...] On
va donc du monde au sujet, au prix d'une torsion qui fait que le monde n'existe actuellement que dans
les sujets, mais aussi que les sujets se rapportent tous à ce monde comme à la virtualité qu'ils
actualisent. C'est cette torsion qui constitue le pli du monde et de l'âme
Aussi, de même que l'heccéité est constituée à partir du plan, l'intériorité qu'est la monade se
forme-t-elle grâce à une inflexion de la courbure du monde - une torsion de cette surface extérieure :
« le dehors est enveloppé dans le dedans, mais le dedans est développé pour le dehors En
l'occurrence, l'opérateur topologique du pli est l'instrument qui permet de penser cette torsion et de
résoudre par là le problème de la « localisation » paradoxale de la monade : « sans porte ni fenêtres »,
elle est pur dedans, intériorité absolue, surface à un seul côté ; et néanmoins elle est nécessairement
complémentaire d'un dehors - un espace de forces, espace qui « force » le pli, par un mouvement de
torsion. « L'"unilatéralité" de la monade implique pour condition de clôture une torsion du monde, un
pli infini, qui ne peuvent se déplier conformément à la condition qu'en restituant l'autre côté, non pas
comme extérieur à la monade, mais comme l'extérieur ou le dehors de sa propre intériorité : une paroi,
une membrane souple et adhérente, coextensive à tout le dedans Aussi le sujet-pli (la monade)
résulte-t-il de cette auto-affectation du dehors : il forme une intériorité, donc une limite, une
singularité, un événement produit par le mouvement de la surface elle-même.
Parenthèse lacanienne : si le monde est une courbure qui produit par inflexions spontanées une
multitude infinie de phs, et que le « tout » de la monade est ainsi obtenu par un mouvement de torsion
de cette courbure, alors le vinculum entre la monade et le monde est de configuration paradoxale. D'où
le recours à la topologie, la bande de Mœbius en l'occurrence, pour schématiser cette torsion. Du reste,
le sujet-monade en tant que tel, dans le vocabulaire topologique de Lacan, est une bande de Mœbius
qui n'a pas d'image spéculaire. Configuré à son tour par un « vase » - soit un trait courbe infléchi de
façon à former un contenant de libido -, le sujet peut se projeter dans une image spéculaire, l'image
idéale, au miroir de l'Autre. À l'exception d'un reste non-spécularisable qu'est l'objet « a », au bord
du vase, objet-cause du désir : la bande de Mœbius a cette propriété de ne pas posséder d'image
symétriquement inverse. Conséquence : la totalité du vase devient bande de Mœbius, dont le dedans et

^'*^lbid,p. 35.
Dieu a en effet produit les âmes pour contenir le monde, créé antérieurement. En outre, chaque monade étant
absolument close (c'est le sens du « sans porte ni fenêtres »), le monde peut recommencer une infinité de fois,
dans chaque monade.
Ibid., p. 149. Commentant toujours Leibniz, Deleuze montrera comment la monade, créée par cette torsion du
monde, en est le miroir, parce qu'elle reflète « l'image inversée de Dieu, le nombre inverse de l'infini » : l'infini
divisé par un étant Dieu, la monade est un divisé par l'infini (cf. p. 177).
350

ledehors s'avèrent exactement contigus - et l'image spéculaire, un double étrange^^^. Ajoutons que le
vase, le « pot » subjectif, se forme à partir d'un Réel qui, aux dires de Lacan, « fourmille de creux »,
de vides ; de telle sorte que chacun des pots, tracé autour de ce vide identique pour tous, est à la fois
pareil et différent^^^. Nous retrouvons là le principe d'individuation non-persoimelle qui fait de la
monade une « demeiire close » incluant la totalité du monde - le « vide » tout entier -, mais sous un
pointde vue particulier, ce qui permetla complémentarité des autres monades de la série.
Dans la pensée leibnizienne et l'esthétique baroque, la complexité topologique de l'anneau de
Mœbius, laquelle conditionne le rapport du sujet à son image corporelle - un rapport d'étrangeté
paradoxale -, trouve un équivalent dans le lien absolument nécessaire, le vinculum entre l'âme et le
corps - les deux « étages de la maison ». De fait, l'harmonie baroque - une équation mathématique et
métaphysique du monde - reste impensable sans le rapport de l'âme à la matière, tous deux
complémentaires et distincts à la fois. Le monde s'y plie dans les deux cas : ce qui est plié « en haut »
est replié « en bas », mais de façon divergente^^''. Quoiqu'un étage se plie sur l'autre, chacun
enveloppe le monde dans une série distincte de plis, de nature différente ; si les plis de matière cachent
la surface qu'ils affectent, ceux de la monade, au contraire, la révèlent. C'est que, sans la monade, le
monde demeurerait pur espace virtuel : il ne ^'actualise en effet que dans ses plis. La matière, par
contre, réalise le possible, ce qui est très différent : ainsi seul l'un des mondes possibles est réalisé par
Dieu (matériellement parlant), ce qui n'empêche pas les autres d'être actualisés dans la monade, sans
pour autant passer du possible au réel. Deleuze : « le monde est une virtualité qui s'actualise dans les
monades ou les âmes, mais aussi une possibilité qui doit se réaliser dans la matière ou les corps »^^^.
Virtuel, le monde est la « pure réserve des événements », préexistante en son idéalité.
Les deux étages s'avèrent donc strictement complémentaires et nécessaires. Reste à voir,
cependant, comment ils sont « pliés l'un sur l'autre », en quel sens un corps appartient à chaque
monade. Dans le va-et-vient entre les deux étages, inséparabiUté et distinction doivent être pensées
ensemble. Par conséquent, la monade n 'est pas un corps, mais ce corps lui appartient ; plus exactement
elle en possède des parties dont il est très difficile de « tenir un compte » exhaustif, d'autant que les
liens d'appartenance peuvent s'avérer temporaires, et provisoires les possessions. Ce que l'on possède,
ce que chaque monade « domine », c'est ce qu'elle tient replié en soi. Aussi l'âme se plie-t-elle sur

On se reportera encore à ces passages déjà cités du Xe séminaire. L'angoisse, aux leçons VII et VII
principalement.
« Le réel fourmille de creux, on peut même y faire le vide », précise en effet Lacan, que nous citions déjà plus
haut. À quoi il joint cette remarque : «j'ai ajouté que, si l'on fait des pots, même tous pareils, il est sûr que ces
pots sont différents. [...] Leur identité, c'est-à-dire le substituable entre les pots, est le vide autour duquel un pot
est fait » {cf. LACAN (J.), op. cit., p. 217).
Notons que si l'âme contient la totalité du monde, alors qu'elle est elle-même comprise dans une série
(rapport du type chacun-tout), le corps est un simple agrégat parmi d'autres qui ensemble forment la matière
(rapport du type les uns-les autres). Le monde est ainsi exprimé à la fois de façon distributive et collective {cf.
DELEUZE (G.), op. cit., p. 133).
Ibid., p. 140. Et encore : « il y a donc de l'actuel qui reste possible, et qui n'est pas forcément réel. L'actuel ne
constitue pas le réel, il doit lui-même être réalisé, et le problème de la réalisation du monde s'ajoute à celui de
son actualisation ».
351

l'étage du dessous, le corps, qui lui appartient. Mais ce mode d'appartenance, par le pliage, crée une
densité, une zone d'indétermination entre les deux étages, de sorte qu'il est quelquefois très ardu de
séparer l'intelligible du sensible. Où se situe le vinculum entre les deux étages ? Où passe le pli ?
« C'est un pli extrêmement sinueux, un zigzag, une liaison primitive non localisable : une
« couture » ou « charnière », zone d'inséparabilité qui fait se toucher et se recouvrir les deux types de
plis du monde, ceux qui le réalisent (plis matériels) et ceux qui l'actualisent (plis de la monade).
Précisément, cette zone d'inséparabilité, tissu où s'enchevêtrent deux types de pliage, rend
illocalisable r« entre-pli » et complexifie dès lors la relation de double appartenance : « qui suis-je ? »
n'est ni une question baroque, ni deleuzienne, pas plus que beckettienne. En revanche, on se
demandera ce que la monade, ou le persormage, implique, ce qu'elle enveloppe dans ses plis, quelles
sont ses possessions à tel moment donné ? - le dedans-dehors de la bande de Mœbius, le contenu du
vase lacanien fait de vides et de restes articulés à l'Autre. La question, en tous les cas, se pose en ces
termes chez Beckett. Elle s'y pose même de façon cruciale, et ce dès la trilogie. On se souvient du rôle
que jouaient les « possessions » de Malone ; objets prosthétiques, substituts des membres corporels,
leur « perte » - suite à une chute du bâton au pied du lit, où désormais il gît inutile, ces objets lui
deviennent inaccessibles -, c'est-à-dire le paradoxe de la situation dans laquelle ils se trouvent
désormais - toujours réellement présents, mais « perdus » parce qu'inaccessibles -, ce paradoxe
engendre une angoisse incontrôlée chez le persormage. Le flou qui entoure la relation d'appartenance
au sein de ce qui devrait être le plus propre, le plus intime et le plus familier, ce flou est cause de
toutes les interrogations de Malone - et partant du mouvement même du récit. Rien d'étonnant, dès
lors, à ce que, lorsqu'il décrit la monade, Deleuze glisse un passage à propos de la situation de Malone
pour illustrer combien il est malaisé pour le sujet de se dé-finir :
Malone est une monade nue, presque nue, étourdie, dégénérée, dont la zone claire ne cesse de rétrécir,
et le corps d'involuer, les requisits de fiiir. II lui est difficile de savoir ce qui lui appartient encore,
« selon sa définition », ce qui ne lui appartient qu'à moitié et pour un moment, chose ou animalcule, à
moins que ce soit lui qui appartierme, mais à qui ? C'est une question métaphysique. Il lui faudrait im
crochet spécial, une sorte de vinculum pour trier les possessions, mais il n'a même plus ce crochet

Si Malone n'en finit pas de mourir, ou ne finit pas par mourir, c'est d'abord à cause de cette
impossibilité de se dé-finir. Ce qui trépasse, ce sont les « restes » de Malone, ses doubles fictifs
massacrés collectivement, parce que clairement séparés de lui. Quant à lui, on le dirait, à l'inverse,
mangé peu à peu par la zone d'inséparabilité, comme si l'envahissait cette torsion dans l'anneau de
Mœbius, qui rend contigus le dedans et le dehors.
La question rebondit, nous le savons, au cours du dernier roman de la trilogie : la situation de
l'Innommable paraît pire encore, puisque, pour lui, ce ne sont plus de ses doubles, de substituts
corporels, mais de ses propres « aspérités » physiques - comme il se plaît à appeler ses membres et

162.
Ibid., p. 147.
352

proéminences corporelles - qu'il s'agit. Aussi le personnage-narrateur tentera-t-il de se dé-finir, non


plus à travers ses « possessions », mais par le biais de sa localisation - non plus « in extenso » mais
« in situatio » À y regarder de plus près, on s'aperçoit en réalité que la question reste la même,
mais sous une autre facette ; cela peut apparaître clairement, à condition de considérer qu'une façon de
« répondre » à la question de Malone consisterait à recourir à l'opérateur topologique du pli - c'est-à-
dire, en fm de compte, à poser la question à la manière de l'Innommable. Puisque « avoir, ou posséder,
c'est plier le pli crée un espace intérieur, un dedans absolu - la monade - et toutefois adjacent, en
torsion par rapport à une surface extérieure ; conjointement, la situation de ce dehors est relative au
dedans de la monade - souvenons-nous de ces mots qui caractérisaient la surface du monde « comme
l'extérieur ou le dehors de sa propre intériorité : une paroi, une membrane souple et adhérente,
coextensive à tout le dedans La question des possessions se transforme ainsi, du deuxième au
troisième roman de la trilogie, pour devenir la question même du pli - où passe-t-il ? Où la localiser,
cette frontière invisible entre dedans et dehors ?

Car c'est bien là que le bât blesse pour l'Innommable : c'est là ce qui l'angoisse, de se sentir,
une fois mis à nu - débarrassé de ses doubles prosthétiques^^' - aussi ténu, aussi illocalisable qu'une
pliure. De ne pouvoir répondre à la question, voilà ce qui l'occupe durant tout le roman, et le pousse
toujours plus loin dans la voie « aporétique », jusque dans ses tout derniers retranchements. La voix ne
le défmit-elle pas exactement comme la « couture », l'entre-pli ?
C'est peut-être ce que je sens, qu'il y a un dehors et un dedans et moi je suis au milieu, c'est peut-être ça
que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d'une part le dehors, de l'autre le dedans, ça peut être
mince comme une lame, je ne suis ni d'un côté ni de l'autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j'ai
deux faces et pas d'épaisseur, [...]
Lorsqu'il pense son propre corps, l'Innommable se caractérise donc comme un pli, « une membrane
souple et adhérente » - ou encore un tympan. Et puisqu'il se réduit à une surface sans épaisseur - à
d'autres moments, il se pensera aussi comme une boule ronde et lisse^^^ -, il nepossède véritablement
de membre corporel - ou à tout le moins de façon assurée. Il ne détient en effet aucun membre dont il
puisse ressentir la possession : «je ne me sens pas une bouche », se plaint-il, «je ne me sens pas une
tête, est-ce que je me sens une oreille, répondez franchement, si je me sens une oreille, eh bien non.

L'ordre des trois premières questions du récit ne peut en effet nous échapper : « où maintenant ? Quand
maintenant ? Qui maintenant ? ». Il est tout sauf anodin que les questions spatio-temporelles précèdent - pour ne
pas dire « rendent énonçable » —la question « qui ? » {L'innommable, p. 7).
DELEUZE (G.), op. cit., p. 148.
^®/Wt/.,p. 149.
Tel qu'il le formule lui-même, « c'est maintenant que je vais parler de moi, pour la première fois. J'ai cru
bien faire en m'adjoignant ces souffre-douleur. Je me suis trompé » {L'innommable, p. 28).
^^^Ibid.,ç. 160.
« Je suis une grande boule parlante [...] Et après tout, pourquoi une boule, plutôt qu'autre chose, et pourquoi
grande ? Pourquoi pas un cylindre, un petit cylindre ? Un œuf, un œuf moyen ? Non, non, c'est là la vieille
bêtise, je me suis toujours su rond, solide et rond, sans oser le dire, sans aspérités, sans ouvertures, invisible peut-
être [etc.'] » {ibid., p. 31).
353

tant pis, je ne me sens pas une oreille non plus » D'où la nécessité d'imaginer encore et encore -
de retenter de faire l'image unie du moi : rien de plus rassurant, en effet, que de posséder un corps
propre, un corps «organique - c'est même le seul Calmani'^^. Mais rien n'y fait ; cette image
apaisante doit être assaillie sans cesse par le doute et le soupçon. La pliure est trop ténue, la frontière
trop instable, trop illocalisable, et partant on n'est jamais certain de rien pouvoir situer - dedans ou
dehors.

Or grâce à l'expérimentation, au début de ce chapitre, de la division - indissociable de la


constitution - du sujet, et du morcellement que celui-ci connaît chez Beckett, ainsi que de son devenir
machine, nous pouvons déduire à présent que cette question qui travaille l'Iimonunable, la question du
sujet-pli, est en réalité celle de tout existant beckettien. Chacun de ces existants est un pli de l'être, une
intériorité fragile, contiguë au dehors du monde, co-présent à l'extériorité du vide-pénombre qui lui
préexiste. Voilà du moins ce que montre r« équation » de Cap au pire : l'être sous ses deux noms y
conditionne la manifestation des ombres, leur apparition et disparition alternées ; la pénombre, jointe
aux intervalles de vide, est analogue à la courbure du monde, qui ne demande qu'ime inflexion, une
simple torsion, pour créer une ombre. Chaque ombre semble isolée des autres, chacune forme un tout
clos sur lui-même ; toutefois ce tout est suspendu « au bord du vide », petit territoire toujours
susceptible d'une déterritorialisation, soumis aux chocs et au « désabritement » de l'univers dont il est
un pli. Le sujet beckettien, c'est l'intériorité multi-pliée d'une monade « tordue » sur l'espace nomade
de la surface lisse.

Manque alors un dernier élément pour compléter le dispositif : l'apparaître des ombres ne
nécessite pas seulement l'être (vide et pénombre) et le mouvement du pli. Afin de se manifester dans
le processus d'écriture, dans le dit - mal dit - illimité, il faut être vu - mal vu ; il faut le chiffre trois -
le crâne, avec son œil. De même, seul un « inventeur », une troisième personne, peut se tenir
compagnie. Par ailleurs, ni dans Cap, ni dans Mal vu mal dit, le crâne, avec ses deux trous en guise
d'yeux, ne semble appartenir à un sujet : il flotte dans les intervalles de vide, les « vastitudes de
distance » qui constituent l'espace de la pénombre, monade dont la seule once de chair est celle,
déficiente, de l'œil. De cette déficience résulte, du reste, l'éclipsé des autres ombres, le battement de
leur apparition-disparition. Or si le crâne, « germe de tout », est l'un des cinq éléments irréductibles,
c'est parce qu'en son « siège » s'actualise le virtuel, la préexistence idéale du monde ; de fait, dans la
monade du crâne, par la pensée et la vision, d'autres monades - « dominées », pliées dans celles-ci -
trouvent leur actualité^®^. Mais ce n'est pas tout : car l'actualité n'entraîne pas automatiquement la

^^'lbid.,-p. 159.
Et rien de plus « déterritorialisant » que le corps sans organes d'Artaud, corps machinique opposé au corps
social, mécanique et hiérarchisé.
Allusion à la nouvelle du même titre. L'Innommable : « des organes, un dehors, c'est facile à imaginer,
d'autres, un Dieu, c'est forcé, on les imagine, c'est facile, ça calme le principal, ça endort, un instant » {ibid., p.
31).
C'est qu'en effet l'architecture philosophique baroque est assez complexe - plus complexe que ce que nous
en avons dit. Nous avons seulement laissé entendre que cette philosophie baroque avait un versant animiste. De
354

réalité^^^. La réalisation du possible se produit cette fois dans les plis de la matière, dans le corporel.
Elle dépend donc du « sale œil de chair » - ou encore de la voix « quaqua de toutes parts » -, dont
nous connaissons les dysfonctionnements. L'« empirage » en découle d'ailleurs : c'est pourquoi
empirer ne signifie rien d'autre que « déréaliser » l'ombre, lui faire perdre progressivement son
existence réelle, de chair - celle de l'œil y compris, que l'on cherchera à « fermer tout de bon ». Ce
qui n'empêche pas que, dans le crâne, l'ombre virtuelle reste actualisée. Aussi ne pourra-t-ellejamais
disparaître totalement, ni le dire « pire encore » jamais finir.

fait, chaque élément, chacun des plis de la matière, enveloppé dans une monade, possède lui-même une monade
(une petite « âme » qui lui donne son unité). Laquelle à son tour implique de la matière, et ainsi de suite.
« Toujours l'âme et le corps sont réellement distincts », résume Deleuze, « mais l'inséparabilité trace un va-et-
vient entre les deux étages : ma monade unique a un corps ; les parties de ce corps ont des foules de monades ;
chacune de ces monades a un corps... » (DELEUZE (G.), op. cit., p. 145). Il existe donc des « appartenances non
symétriques et renversées », lesquelles peuvent en outre être constantes ou temporaires. Bref, tout un jeu de
dominant-dominé, enveloppant-enveloppé, dont il résulte que la matière organique est elle-même susceptible de
contenir des monades.
On songe toujours, en effet, au doublet conceptuel du virtuel-actuel d'un côté, et possible-réel de l'autre. Or
l'existence imphque non seulement l'actuahsation, mais aussi la réalisation. C'est ainsi que pour Leibniz, « Dieu
est "existifiant" mais l'Existifiant est d'une part Actualisant, d'autre part Réalisant » (p. 140). D'oùi le fait qu'il
réalise l'un des mondes possibles - le meilleur - parmi tous ceux qui sont actualisés par les séries de monades.
Ce qui n'empêche pas de penser le rapport actuel-virtuel en dehors de toute réalisation.
355

Conclusion

«Évincer l'existant» était le mot d'ordre d'un processus, d'un dispositif artistique et
philosophique que ce chapitre se proposait d'expérimenter : formule condensée pour un agencement
complexe, à plusieurs niveaux, plusieurs phases, successives ou simultanées. Ainsi « évincer » se
scinde directement en une « éviction » et une « évacuation » - une expulsion vers la marge doublée
d'un « faire le vide » ; et « l'existant » implique d'emblée différentes dimensions du vivant - actuelle
et réelle, par exemple. Mais à bien y regarder, ces dimensions et phases multiples se recoupent et se
superposent dans un écheveau de lignes diverses sur lesquelles file le « devenir du sujet » - la
démultiphcation de ses voix. Car déjà ce mot de « sujet » est polysémique et ambigu : tandis que, dans
une perspective « classique », on lui attribuerait une position dominante, dans la perception et la
connaissance notamment, le « sujet » n'est-il pas au contraire condamné à être dominé, « assujetti »
justement, «jeté-là» dans l'existence? Un «sujet», n'est-ce pas un être toujours déjà évincé et
vaincu, ontologiquement parlant ? Tout sujet serait peut-être, en définitive, voué à un « art de
l'échec ». Art qui désignerait comme la plus originelle cette position, ou plutôt cette posture de
l'épuisé - « épuisé de rien », assis penché en avant tête dans les mains. Posture qui le montre évidé,
vidé de tout possible ; et cependant, ime fois tari le possible sans réalité, il reste le virtuel à actualiser,
ce que favorise cette posture de « ré-flexion » - formation de nouvelles inflexions sur la courbe du
monde, dont le retour est sans cesse à ré-imaginer. Un sujet épuisé, solitaire, vaincu, fait toujours déjà
signe vers une « singularité artiste », au nomadisme créateur.
Aussi le « devenir » du sujet suit-il la trajectoire circulaire et universelle de l'étemel retour : la
fin était sans doute dans le commencement, l'aboutissement, aspiré par l'écriture, arraché par le « tire-
bouton » - ce petit instrument suspendu à la paroi du cabanon -, présent depuis l'autre extrémité, celle
d'une origine qui seperd encirculant debout enbout^^'. D'entrée de jeu, le sujet était divisé - ne l'a-t-
il pas toujours été, d'une certaine façon, dans l'art comme dans la philosophie ? Toutefois l'étemel
retour différentiel n'empêche nullement, bien au contraire, la progression d'un devenir authentique, et
partant le parcours véritablement créateur de deux écritures. Pour commencer, la division du sujet peut
prendre des formes nombreuses. Depuis la « stratologique », le dualisme du sujet d'énoncé dissimulant
un « ventriloque » - maître de l'énonciation - de la stmcture à l'agencement « achronologique », en
passant par « l'hyperbologique », le processus n'aura de cesse de dés-installer la mimèsis. Dédoublé,
le sujet-miméticien perd son masque, voit se défigurer sa figura, lorsque, acteur, il joue dans un
espace-temps où il se contre-effectue à mesure qu'il effectue. Si le théâtre prouve, une fois encore, son
pouvoir de mettre en espace un auto-questiormement de ses conditions, n'importe quel sujet, subdivisé
comme le présent de VAiôn, est cet acteur virtualisé par sa propre « doublure ».

II s'agit bien entendu d'une allusion à Mal vu mal dit, ainsi qu'à cet article de Bruno Clément précédemment
cité, « De bout en bout (La construction de la fm, d'après les manuscrits de Samuel Beckett) », in Genèses des
fins, op. cit.
356

De la division au « morcellement », le saut s'avère d'autant plus vite franchi que la logique
paradoxale pointée par la topologie est encore en cause. Toute partie de corps « perdue » devient
caduque, reste chu et délocalisé dans un espace autre, objet qu'en anglais on qualifiera de « odd » :
tombé hors symétrie, hors paire - un « Horla », dehors et pourtant intensément « là»"°.
Cet « effirangement » de l'objet déplacé entraîne par voie de conséquence son « étrangement », un
devenir étranger qui, d'un morceau intime du corps, fait une chose mécanique - à moins que ce ne
soit, suivant le devenir inverse, le mécanique qui se transforme en prothèse coiporelle. La voix, chez
Beckett, est la plus stigmatisée par ce processus, ainsi que le regard : morceaux de chair presque
abjects - œil ou bouche géante -, ils seront quelquefois totalement désincarnés au contraire, objets
« a » médiatisés, sur scène ou à l'écran, au moyen d'un appareil technique audio-visuel. Nul doute,
dans ce cas, que ces instruments corporels n'exercent sur le personnage une pression persécutrice ;
dans les récits en revanche, flottants dans l'espace de nulle part, voix, regards et autres objets
« perdus » lui insufflent l'inspiration narratrice avec la respiration vitale.
En outre, les morceaux de corps devenus matériaux ou objets mécaniques, les pièces
organiques, constituent autant de points de montage/démontage qui nous guident vers l'expérience du
non-organique, le fonctionnement machinique. Dessaisi de l'usage du «je», d'une énonciation
individuelle ainsi que d'un désir qui serait personnel - un désir « intérieur » -, le sujet s'insère comme
rouage à la fois quelconque et éminent - de par sa position marginale - dans une machine désirante.
Cette position mobile et singulière dans le procès illimité du désir assigne au sujet une fonction : chez
Beckett, cette fonction, le « E », produit une quantité de signes asignifiants qui rendent impossible et
vaine l'attribution d'un nom au personnage. Désignée par une lettre (tournante), la fonction-sujet opère
la fusion de la position de l'auteur, du narrateur et du personnage ; désormais, plus de piège tendu par
le jeu de décalage dans l'énonciation, mais un seul désir, unique et toutefois « polyvoque », celui de la
machine textuelle - le « dehors » de l'existant qui l'emporte dans un mouvement continu. Désir de
formes et de déformation, désir de mots et de silence, d'images et de noirs, « pour finir encore », sans
s'arrêter.

Délogée de tout centre fixe, la fonction-sujet est jetée dans une errance que rythme le
mouvement archétypal binaire, le va-et-vient, départ en exil et retour au foyer d'origine, ou vers des
foyers précaires et re&ges provisoires. De déterritorialistions en reterritorialisations, la ritournelle, de
la plus menue à la plus cosmique, cadence le voyage du nomade : tantôt itinérant, tantôt statique - tout
abri est aussi le lieu d'un « désabritement » potentiel -, mais toujours traversant des intensités,
franchissant des seuils. Qui plus est, voyager, c'est aussi rencontrer. Et rencontrer l'autre, pour le
nomade, implique de se confronter à une part de lui-même qui l'arrache à ses territoires - fut-il
astreint, temporairement du moins, à l'arrêt du mouvement apparent. Car la progression individuelle se

Pour rappel, Lacan lui-même utilise cet adjectif anglais pour désigner l'objet « a » et fait allusion à la
nouvelle de Maupassant ; « la spécularisation y est étrange [dans la psychose], odd, comme disent les Anglais,
impaire, hors symétrie. C'est le Horla de Maupassant, le hors-l'espace, en tant que l'espace est la dimension du
superposable » {cf. LACAN (J.), op. cit., p. 142).
357

fond dans un mouvement bien plus vaste, une marche universelle, celle d'un « univers-cinéma » où
des images, des centres d'indétermination, des singularités se rencontrent de façon aléatoire, guidées
par le hasard du Grand Retour. Hasard qui veut que « ça arrive » encore et toujours, ces événements
qui créent des chocs de particules entre elles, heurts d'« individuations non-personnelles », pensées à
partir de ce dehors - puisque « ça pense en nous » - et que l'on appellera pour cette raison des
« heccéités ». De l'objet « perdu » à l'heccéité, on est passé du « Horla » - dehors mais d'autant plus
« là » - au « cela » - le sujet tout entier hors de lui-même, désigné par cette « quatrième personne du
singulier ».
Or c'est à « cela » que nous conduit l'œuvre de Beckett, c'est « ce » qu'elle nous force à
penser - avec une force violente, force d'images et de mots, d'une écriture qui se torture elle-même
autant qu'elle torture son sujet - dont, tout bien considéré, le lecteur fait partie intégrante. Nous penser
en dehors de nous-mêmes. Pourtant ce n'est pas encore exactement cela : car déjà ce « nous » vacille
avec l'idée que nous pourrions avoir une intériorité préexistante. A contrario, seul le dehors préexiste,
la grande courbure du monde, la ligne la plus « abstraite », à partir de laquelle nous sommes « nés »
d'une infime torsion, une micro-vibration - un pli minuscule. Dans la perspective baroque, Leibniz
appelait « cela », cette fragile intériorité ainsi créée, une « monade ». Sans la monade, le monde ne
trouverait aucune actualisation ; toutefois, sans la préexistence idéale du monde, la monade ne serait
pas. Voilà la difficulté sur laquelle achoppe la pensée ; tout part du virtuel et tout y revient. Cette
difficulté que Deleuze a reformulée tout au long de son parcours intellectuel, le « tour de force »
beckettien nous obUge également à l'affronter. De fait, en suivant les phases « successives » des
avatars du sujet - temps logiques, bien entendu, d'un trajet qui toujours recommence -, on fait cette
découverte : le point d'orgue en est le virtuel. Virtuahté causée par le dédoublement de soi, par
l'espace paradoxal où se «perdent» des objets, virtualité causée par le désir machinique ou la
déterritorialisation nomade : toute singularité événementielle est virtuelle, avant que d'être actualisée
dans les replis d'une monade qui pense et raconte - elle-même virtuelle dans la pénombre vide de
l'être.

Choisir la paire comme figure du sujet - figure à peine esquissée, quelques traits seulement -,
la paire incessamment en chemin, éclaire, comme peut le faire la monade, « une petite zone » du grand
Tout virtuel. Car chacun des deux, chacun des aller ego est en quelque sorte une monade, petite entité
close et pourtant ouverte sur le monde qu'elle parcourt en marchant, désabritée de son territoire « sans
porte ni fenêtres » par la présence de l'autre. Présence qui pourrait être multiple, dé-multi-pliée : le
sujet ne se compte pas nécessairement par deux - l'autre pourrait être innombrable, autant de formes
de la différence qui fissure l'identité. On pourrait ainsi imaginer les figures multiples d'un même
existant à travers les âges, figures coexistantes dans un temps et un espace où l'infinité se subsume en
un point unique, celui du présent dit Aiôn. Mais une seule suffit à éclairer un peu du Tout virtuel,
auquel toute figure appartient, ce Tout où il n'est nulle incompossibilité.
358

Qu'est-ce donc que le sujet beckettien ? Une image virtuelle reflétée par un crâne ; une
monade actualisée dans la pensée d'une autre monade, comme dans ce songe borgésien où un homme
rêve d'un homme qui le rêve - de sorte qu'à chaque fermeture des paupières, lorsque le rêve
recommence, im peu plus de réalité s'effrite et tombe en poussière.
Le sujet : une singularité, un événement, une heccéité, une image. Une vie, une immanence.
Mais qu'est-ce donc que la vie, pour Beckett ? Ce qui reste lorsque tout a été ôté.
359

Chapitre TV
Le trois-le crâne

« Minorer » l'œil et le mot

Introduction

« Tête inclinée sur mains atrophiées. Occiput au zénith. Yeux clos. Siège de tout. Germe de
tout»' : voici la première apparition de ce que Beckett inscrit dans le vide-pénombre sous le chiffre
trois. Constatation immédiate : on retrouve l'image désormais familière de « l'épuisé », la tête penchée
sur les mains, posture qui abolit le visage - si ce n'est que dans ce cas-ci la tête n'appartient à aucun
corps (assis vu de dos), elle est un « pur » crâne avec son « occiput au zénith » - une tête isolée posée
sur des mains. Deuxième élément, les « yeux clos », dits aussi « yeux clos écarquillés » - paradoxe
qui, nous allons le découvrir, détient une clé de « l'équation » de Cap au pire, voire de toute la
poétique de Beckett. Enfin, troisième précision, capitale : « siège de tout. Germe de tout ». « Tout »,
c'est-à-dire non seulement les deux premières ombres, l'un et l'autre, mais encore le fond sous sa
double appellation (vide et pénombre), et surtout, la tête elle-même - tout cela rassemblé dans le
même « siège ».
Déplions quelque peu. À commencer par la toute dernière affirmation, « germe de tout ». S'il
en est ainsi, la tête serait donc rigoureusement indispensable à l'ensemble ; sans elle, pas de trois -
femme, vieillard et enfant ne comptent que pour deux, l'un plus l'un et l'autre, l'un et le même autre -,
et sans le trois, pas les deux premiers chiffres non plus, ni même le « il y a ». De fait, la tentative
initiale de s'en passer, de ne dire que le corps et le lieu (grâce aux quatre autres éléments) mais « nul
esprit», avorte très vite. Du reste, on ne s'en étonnera aucunement, pour peu que l'on connaisse un
autre « système », la « compagnie » ; pour former une compagnie, il faut nécessairement une troisième
persorme - ou plus exactement, ne se tient compagnie que le « il », « l'inventeur ». D'oii le jeu
triadique des pronoms « personnels » ; le troisième joue le rôle de tiers, ouvrant aux deux premiers un
espace (vide) qui enclenche le mouvement de la compagnie (la possibilité de fabuler) - ou de
« l'équation » Cap au pire. En outre, pour revenir à ce dernier texte on admettra donc que la tête - cela
découle de ce qui précède -, pourtant susceptible de l'empirage au plus haut point - c'est même
l'élément sur lequel « l'exercice » s'acharne avec le plus de ténacité -, ne peut disparaître. Le texte, en
effet, le stipule sans tergiversation ; « la tête. Ne pas demander si disparition se peut. Dire non. D'elle

' Capaupire, 11.


360

disparition ne se peut »^. En effet, la disparition de la tête interromprait la continuité de la coulée


verbale, et ferait disparaître du même coup le texte. Il semblerait dès lors que l'on puisse énoncer cet
axiome - en sus de celui du « dire toujours pire » : il n'y a pas de un ni de deux sans le trois, il n'y a
pas d'existence, de manifestation d'ombre, sans un crâne pour les « réfléchir » - au double sens,
optique et noétique, du terme.
Qui plus est, avant « germe de tout », il est dit « siège de tout ». On sait, à ce stade, que la
question du lieu reste toujours primordiale : elle précède, voire conditionne, toute « définition » d'un
élément par attribution d'une fonction. Or, s'il se vérifie que la tête est bien le siège de tout, elle doit
forcément l'être d'elle-même aussi. Autrement dit, on tourne déjà dans le paradoxe ; le crâne abrite et
« réfléchit » toute chose, lui-même y compris, générant un mouvement circulaire sans point d'arrêt.
Très clair, le texte admet cependant que le problème n'ait pas de solution : « tout ? Si de tout d'elle
aussi. Où sinon là elle aussi ?[...] Ne pas demander. Non. Demander envain »^ Il en résulte que si la
pénombre et le vide sont toujours « là » comme fond qui permet à l'ombre d'apparaître, les « restes
d'esprit », la pensée, est également requise, impérativement, pour assurer la « réflexion » de cet
apparaître de l'ombre - d'elle-même y compris. On retrouve ainsi, dans cet agencement beckettien, le
« ça pense en nous » : avant de mettre en œuvre sa pensée, tout existant est déjà pensé, pensée d'une
pensée, dans un dehors contigu à son espace intérieur. Aussi l'ombre de la tête, l'ombre trois, est-elle
elle-même, paradoxalement, incluse dans le lieu d'une pensée qui ne peut être située ailleurs - à la fois
dedans et dehors"*. « Là dans cette tête dans cette tête », poursuit le texte. « Être ça de nouveau. Cette
tête dans cette tête »^.
Comme pour se venger de la nécessité irrémédiable de conserver la tête, r«empirage» va
s'acharner sur celle-ci davantage encore que sur les autres éléments. L'esquisse d'une tête appuyée sur
des mains, même atrophiées, présente encore beaucoup de superflu : c'est - horreur ! - une « façon de
sonner peu s'en faut vrai ! »®. Aussi le texte y met-il rapidement bon ordre : « ouste. De face
désormais. Nulles mains. Nul visage. Crâne et écarquillés seuls »^. « Tête», l'ombre trois est ainsi
devenue « crâne »^ ; outre les mots que « sécrète » en continu la « substance molle »' (la pensée

^Ibid, p. 23. À moins, encore une fois, que ne disparaisse la pénombre, puisque alors tout disparaîtrait aussitôt.
Mais on sait que le texte réfute catégoriquement cette supposition dès qu'elle est émise.
^Ibid, p. 23. Et dans l'avant-dernier paragraphe du texte, le crâne avec son trou noir(œil) et sa substance molle
(cerveau) forme l'ultime reste de matière - le vide et la pénombre n'étant pas matériels. « Crâne donc ne
disparaît pas. Ce qu'il reste du crâne ne disparaît pas. Pour y entrer encore le trou. Atteindre ce qu'il reste de
substance molle. Hors quoi le petit reste » (pp. 61 et 62).
Comme le formule très justement Pascale Casanova, la tête, à la fois « vue et voyante », « engendrée et
engendrante », crée un « paradoxe de l'emboîtement infini ». C'est cet emboîtement que nous allons tenter de
développer dans l'agencement du « mal vu mal dit » beckettien, notamment à travers le dispositif de type
cinématographique - l'emboîtement des images. {Cf. CASANOVA (P.), Beckett l'Abstracteur. Anatomie d'une
révolution littéraire, Paris, Seuil, 1997, p. 29).
^Ibid., p. 27. C'est nous qui soulignons.
^Ibid, ç. 29.
''Ibid, p. 29.
^ En anglais, on passe de « head» à « skull ». Et plus loin, le crâne se ramènera encore à un simple front ;
« maintenant dire S'ont seulement. Nul sinciput. De tempe à tempe seulement » (p. 46).
361

engendrant l'écriture), le crâne ne comprend plus que les yeux, deux « trous noir obscur »'°. À lafois
« scène et spectateur de tout », le crâne est donc le lieu, voire le lien - le « vinculum » - de la pensée et
de la vision conjointes. Plus exactement la pensée est réflexive, au sens où nous disions que ce mot
doit s'entendre selon sa fonction noétique et optique" ; penser signifie voir et dire - laisser suinter les
mots, fussent-ils dictés par une voix de nulle part. Rectification : puisqu'il s'agit de pire et de moindre,
penser signifie, devrions-nous dire, mal voir et mal dire'^.
Comment procéder pour rater vision et énonciation, comment allier le mal voir au mal dire,
était l'objet du texte précédent dans l'agencement complexe de la seconde trilogie. Ici aussi,
l'amoindrissement dépend, en fm de compte, du travail de l'œil réfléchi dans un crâne : la vieille
femme dans son cabanon est l'image de l'ombre à l'intérieur du crâne - « cette vieille si mourante. Si
morte. Dans le manicome du crâne Crâne percé de « deux petits oculi », deux yeux chargés de
guetter les allées et venues de la vieille hors du cabanon cotimie à l'intérieur de celui-ci. Or non
seulement les yeiix sont à plusieurs reprises brouillés de larmes, ce qui les empêche de distinguer
clairement, mais en outre ils sont dits « écarquillés clos » ; tantôt ouverts, tantôt fermés.
Paradoxalement, ils paraissent ne jamais si bien voir que lorsqu'ils se tiennent fermés. À intervalles
réguliers, le texte répète qu'ils n'ont «nul besoin de lumière pour voir», ou encore que «l'œil se
ferme dans le noir et finit par la voir »'"'. C'est alors à la « folle du logis » de prendre le relais :
l'imagination, la fabrication d'images, supplée avantageusement à la perception lorsque celle-ci
défaille.

Ensemble, Cap au pire et Mal vu mal dit forment donc la quintessence du travail de
« péjoration », lequel devient la grande préoccupation de Beckett : amoindrir est le seul mot d'ordre,
tandis que la voix du texte s'exclame, péremptoire, « ajouter ? Jamais »'^ ! Ce principe, qui deviendra
de plus en plus absolu au fur et à mesure des écrits de l'auteur, nous l'appellerons « processus de
minoration ». C'est à un tel processus que nous consacrons ce chapitre : empirer, c'est-à-dire abstraire,
amoindrir - « cap au moindre », dit parfois le texte'® -, avec pour visée le désir de vide'^, tel est le

VZ-zV/., pp. 38 et 58.


Remarquons qu'en toute fin de texte, l'exercice d'empirage va jusqu'à ramener les deux trous à un seul :
« deux trous noirs dans l'avant crâne. Ou un. Essayer mieux plus mal encore un. Un trou noir obscur au centre
avant crâne. En quoi l'enfer de tout. Hors quoi l'enfer de tout. Ainsi à défaut de pire dire l'écarquillé désormais »
{ibid., p. 58).
' ' Le fonctiormement des yeux, en effet, est toutaussi réflexifque celui de la pensée : si celle-ci créeet est créée
en même temps, les « écarquillés » quant à eux sont à la fois vus et voyants. Puisqu'ils viennent se « coller » à
toute ombre, ils se collent également à eux-mêmes, ce qui donne cette configuration un peu étrange, dans
laquelle les restes d'images se brouillent : « écarquillés collés aux écarquillés. Dos courbés taches brouillées
dans les écarquillés collés aux écarquillés » {ibid., p. 57).
Les mots sont d'ailleurs empirés de façon concomitante aux yeux, dits « béance qui ne vacille » (p. 34).
Mal vu mal dit, p. 24.
'Ubid,w- 27 et 43.
Cap au pire, p. 26.
Ibid., p. 42 par exemple.
L'objet de notre premier chapitre était d'étudier le vide et l'attraction qu'il exerçait sur ce mouvement
« d'abstractivation », telle une aspiration ; celui de ce chapitre-ci sera le mouvement de « minoration » en lui-
même, socle de la poétique de Beckett.
362

grand axiome de l'agencement d'écriture de Beckett. Le seul axiome, en réalité, avec l'obligation de
dire - mais ces préceptes n'en font qu'un, dès lors qu'à deux ils sont la condition et la garantie de la
continuité de l'écriture et de l'art en général, dont le « bien dit » ou l'arrêt du dire signeraient la mort.
Étudier le fonctionnement de la « minoration» signifie aussi se pencher sur l'un de ces lieux
où les lignes de force de l'écriture de Beckett et celles de Deleuze se croisent. Depuis sa rencontre et
sa collaboration avec Guattari, Deleuze adopte et travaille le mode mineur : ensemble, ils traceront
leur propre ligne de fuite philosophique. Une ligne qui passe « entre » philosophie, littérature, cinéma,
musique, arts plastiques, etc., cherche à déterritorialiser ces pratiques de pensée les unes et les autres,
les uns par les autres. De chacun de celles-ci, le mode mineur creuse le langage propre, l'arrache aux
significations toutes prêtes comme à la loi de la signifiance. « Faire fuir » la langue, adopter une
énonciation de type collective et politique, voilà les mots d'ordre de la « minoration ». Minoration qui,
comme chez Beckett, permettra aux différents langages des arts et de la pensée d'atteindre leur « plus
haute puissance », leur plus grande intensité.

Revenons un instant encore au crâne, boîte close qui forme le « siège de tout » : des
écarquillés collés aux ombres ou à la pénombre et des mots sécrétés par la substance molle. L'ombre
trois est le lieu où s'opèrent à la fois le voir et le dire. Ou plutôt, c'est le lieu où voir et dire, travaillés
par le principe de minoration, principe d'tm art de l'échec, s'entrelacent et s'engendrent mutuellement.
Mal vu mal dit : symétrie parfaite de la formule qui laisse entendre, non pas im rapport de cause à
conséquence, mais bien de double implication'^. Dans Les mots et les choses, Michel Foucault ne
disait-il pas « ce qu'on voit ne loge jamais dans ce qu'on dit»'® ? «Différence de nature », commente
alors Deleuze, « entre le visible et l'énonçable, bien qu'ils s'insèrent l'un dans l'autre, et ne cessent de
se pénétrer pour composer chaque strate ouchaque savoir »^°. Aussi, entre voir et dire, s'organise chez
Beckett un procès d'empirage réciproque, de minoration mutuelle. Non seulement les choses seront
mal dites parce que mal vues, mais encore mal vues parce que mal dites. Ce que tend à confirmer ce
passage de Cap au pire : « essayer mieux plus mal un écarquillement différent selon qu'avec mots ou

C'est notamment de cette façon que Bruno Clément comprend ce titre : il insiste sur l'égalité comme
l'hétérogénéité des deux termes, en l'absence de toute ponctuation. La formule peut donc très bien être
renversée, de sorte que les deux termes sont à la fois cause et conséquence l'un de l'autre. (Voir CLÉMENT
(Qi.), L'œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, Paris, Seuil, 1994, pp. 71 à 74).
Foucault souligne également le « rapport infini » entre visible et énonçable, rapport d'égalité qui les condamne
à sans cesse se rater mutuellement. « Non pas que la parole soit imparfaite, et en face du visible dans un déficit
qu'elle s'efforcerait en vain de rattraper. Ils sont irréductibles l'un à l'autre » (FOUCAULT (M.), Les mots et les
choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p. 25).
II s'agit d'un extrait du petit texte intitulé « Sur les principaux concepts de Michel Foucault ». On voit que le
commentaire de Bruno Clément, citant lui aussi Foucault, va dans le sens de celui de Deleuze, lorsque celui-ci
ajoute : « entre les deux, il n'y a pas d'isomorphisme, pas de conformité, bien qu'il y ait présupposition
réciproque, et primat de l'énoncé sur le visible » (DELEUZE (G.), « Sur les principaux concepts de Michel
Foucault », inDeux régimes defous. Textes etentretiens 1975-1995, éd. parD. Lapoujade, Paris, Les Éditions de
Minuit, 2003, pp. 230 et 231).
363

sans. [...] Comment rater dire comment vu autrement ? Moins. Moins vu. Moins de vision. Moins vu
et de vision lorsqu'avec les mots que sans »^'.
Autrement dit, le travail de minoration des mots sur les ombres, un travail
d'« obscurcissement », renforce consécutivement l'amoindrissement de la vision. Vision qui à son tour
fait échouer le dire, dans le sens où ce qui est dit, de même que chez Foucault, est condamné à faire
rater ce qui est vu - et ce qui est « non vu ». Or que constitue l'ombre trois, le crâne, sinon le lieu de
cet « entre-ratage » du visible et du dicible, lieu où se court-circuitent le(s) trou(s) béant(s) de, ou des
écarquillés clos, avec la substance molle qui suinte de mots ? Et la pensée de naître de ce court-circuit
même, dans l'espace crânien. Étudier le processus de minoration, dès lors, implique d'expérimenter
cet « entre-ratage » du voir et du dire, selon la symétrie de la formule Mal vu mal dit : minorer le voir
et minorer le dire, les deux gestes vont de pair. Image mineure et langue mineure, deux créations « de
moins » en parallèle.
Deux lignes de fuite parallèles qui, distinctes, ne cesseront toutefois de se recroiser. Car ces
deux lignes traversent constamment des plans ontologiques distincts, passant de l'un à l'autre. Plus
exactement, ces lignes de minoration de l'existant opèrent une double « désontologisation » : l'une
dans les plis de la matière, l'autre dans ceux de la monade. Autant dans la texture de l'image que dans
celle de la langue, l'œil agglutiné et les mots sécrétés chercheront à amoindrir la matière, à
« dépossibiliser » le réel ; réfléchies dans la pensée, l'image et la langue renouent alors avec leur
dimension virtuelle. Or ce n'est « rien moins » que de cette double « désontologisation », double ligne
qui se fait fuir réciproquement, dont nous allons à présent faire l'expérience.

Cap au pire, p. 51.


364

A. Mal voir : « juste une image »

Lorsque l'œil s'emplit de larmes, « la folle du logis s'en dorme à cœur chagrin Mal vu mal
dit revient constamment sur ce jeu entre perception et imagination, entre vision matérielle et vision
Imaginative. Les yeux sont des fenêtres qui laissent pénétrer le visible dans la boîte crânienne, aussi
bien que sortir - suinter - « l'imaginé » : dedans et dehors de la tête - « deux trous noirs. Noir obscur.
Entrée à travers crâne jusqu'à la substance molle. Exit hors substance molle à travers crâne Même
battement alterné dans le mécanisme de fermeture-ouverture des paupières : mal voir dans le demi-
jour du crépuscule lorsque les « oculi » sont écarquillés, s'efforcer de voir encore, dans le noir, quand
ils se sont refermés. D'une part le « sale œil de chair», globe oculaire qui se colle aux ombres, de
l'autre l'œil-trou noir, vide qui aspire celles-ci dans l'image intérieure.
Le chapitre précédent a montré que l'œil est l'un des deux objets « perdus » qui ont toujours le
plus violemment fait impression sur Beckett - d'où sa fascination pour l'image, de la même façon que
la place particulière de la voix traduit son rapport problématique aux mots. « Violemment », c'est-à-
dire de façon persécutrice pour le sujet, mais aussi par la violence d'intensité d'une image qui autorise
le sujet à s'extraire de l'obscurité et de la fange de la réalité. Bipolarisée, la fonction de cet objet
« perdu » est ambivalente, selon que l'œil s'agglutine aux choses sans leur laisser de répit, ou au
contraire ménage dans la pensée un espace de respiration Imaginative. Outre cette double fonction,
r« écarquillé clos » désigne également une double réalité ; l'œil-globe ou l'œil-trou. Inscrit en tête de
la liste des objets « a », l'œil peut tout aussi bien être incamé que désincarné ; pièce de la machine
désirante, il sera organique ou non organique. Tantôt sera soulignée sa matérialité, l'opacité d'un globe
gluant de larmes qui rend l'image floue ; tantôt au contraire les yeux se dématérialiseront pour n'être
que regard, celui d'une caméra par exemple. En ce sens, Guattari, nous l'avons déjà cité, disait que
« la voix et le regard échappent au corps, par exemple en se portant de plus en plus en adjacence des
machines de l'audiovisuel »^''.
Une telle évolution, nous le verrons, a lieu chez Beckett, qui touche le mal voir en tant que lié
au mal dire - énonciation visuelle et textuelle : une technicisation progressive de l'œil, une
dématérialisation de l'objet percevant qui va de pair avec la virtualisation de l'image. Nous avons dit
que l'ombre trois, la tête, « réfléchit» la vision à l'intérieur du crâne : c'est là que s'opère le devenir
virtuel de l'image, y compris de l'image de la tête elle-même. Se met ainsi en place une circularité de
la vision, tout un circuit de l'image virtuelle (et actuelle), pour utihser les mots de Deleuze - ou encore
l'expression de Pascale Casanova, un « emboîtement infini »^^. Expression qui rend compte de la

Mal vu mal dit, p. 21.


Cap au pire, pp. 57 et 58.
24
Cf. DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), «Deleuze et Guattari s'expliquent... », in L'île déserte et autres
textes. Textes et entretiens 1953-1974, éd. parD. Lapoujade, Paris, Les Éditions deMinuit, 2002, p. 310.
CASANOVA (P.), op. cit., p. 29.
365

circularité sans fin, la continuité illimitée du circuit entre virtuel et actuel, mais aussi du procédé de
« mise en boîte », évoquant assurément la capture de l'image par la caméra - voire l'appareil
photographique. Ainsi le crâne, la troisième ombre, est le lieu d'im devenir virtuel de l'image, mais
avant tout d'un dispositif de type cinématographique qui ne permettra au dire d'énoncer que ce qui a
été (mal) vu - mal « filmé ». Dispositif des arts de la caméra dont nous allons à présent observer le
fonctionnement.

1. Dispositifcinématographique : emboîter l'image

Outre les véritables courts métrages de Beckett dans lesquels mettre en images la dimension
persécutrice de la caméra faisait l'objet du film - nous pensons bien entendu à Film et Dis Joe -, nous
avons déjà rencontré de petits drames construits de façon assez similaire : soit la caméra y était
remplacée par un substitut technique - le projecteur dans Quoi où -, soit le regard du spectateur était
utilisé aux fins de stigmatiser l'acteur dans une image dégradante - Catastrophe -, ou encore ce même
regard se voyait déstabilisé, interrogé par la mise en scène dans sa fonction perceptive ou dans son
existence même - Berceuse et Pas. Dans tous ces cas, le regard, ou le médium technique, était saisi
dans son pouvoir de capturer une image - ou au contraire dessaisi de ce pouvoir^^. Quoi qu'il en soit,
un jeu trouble des regards, entre regardants et regardés, fait ressortir les malaises, voire la torture
qu'inflige la vision.
Une caractéristique quasi constante des pièces de Beckett consiste à renforcer le trouble du
regard par l'obscurité qui règne sur le plateau de jeu. Le manque d'éclairage, quand il ne soustrait pas
au regard du spectateur toute une partie de corps - voire un persormage dans son ensemble -, lui
impose d'office un effort permanent. Inutile, sans doute, de dresser la hste de tous ces demi-jours,
toutes ces pénombres des plateaux, pour s'apercevoir que l'on regarde toujours un dramaticule de
beckettien avec l'impression que le but est davantage de nous ôter les choses de la vue que de nous les
donner à voir^^. D'où, notons-le, le poids accru de leur présence : on en voit toujours suffisamment
pour savoir que l'on n'en voit pas assez, et prendre la mesure de ce qui nous est refiisé. Jamais le vide
total de la scène, ni la plénitude de la vision que celle-ci pourrait offrir ; mais une tension sans cesse
infligée au regard, vulnérable, voire impuissant, face au trouble de l'image. Or la récurrence de ce
procédé tend à lui conférer une grande importance : son fonctionnement s'insère comme un rouage

En ce sens, le critique Stanton B. Gamer, dont nous avons déjà eu l'opportunité de mentionner l'étude
principale, parle d'un défi lancé au « perspectivisme cartésien » : la dichotomie entre un spectateur désincamé et
un champ de vision objectivé est remise en cause par le travail scénique de Beckett. La réciprocité des regards
attire ainsi l'attention sur le dynamisme de l'espace « de chair » (« embodied ») {cf. GARNER (St. B.), Bodied
spaces. Phenomenology and Performance in Contemporary Drama, Ithaca, Comell University Press, 1994, pp.
62 et 63).
Dans la même étude, Gamer note que le travail de la lumière sur scène entraîne une abstraction de la
composition formelle : si l'opposition entre noir et clarté crée un climat d'instabilité, l'absence-présence de la
lumière défigure les formes, les simplifie et les réduit, en soustrait les contours (voir ibid., pp. 63 à 71).
366

moteur dans l'agencement de l'image-langage, la machinerie du mal vu mal dit beckettienne. Là où,
isolé dans un seul petit drame, le trouble de la vision passerait pour un détail, celui-ci crée en fait un
dispositif de « brouillard » généralisé dans l'image, qui ne sera pas sans rapport avec le travail
spécifique du potentiel cinématographique que propose Beckett.

a. Minoration et technicisation

Laissant provisoirement de côté les réalisations scéniques et cinématographiques, nous allons


nous focaliser sur l'acharnement oculaire et le trouble de la vision dans la prose beckettienne, afin de
cerner de plus près ce dispositif En guise d'introduction, on se rappellera les quelques petites proses
dans lesquelles nous avions brièvement relevé une auto-dénégation de la représentation, due au fait
que le texte, loin de se concentrer sur son contenu proprement dit, ne parlait en réalité pratiquement
que de sa (non-)construction. Un cas exemplaire reste L'image, cet extrait de Comment c 'est : le
déroulement de la scène qui « fait l'image » - pour rappel, une balade amoureuse dans la campagne -
ressemble au déroulement d'un film auquel le spectateur assisterait en même temps que le lecteur^^. Ce
que nous dit vraiment le texte, si l'on y prête garde - mais ce qu'il nous dit dans le chaos linguistique
qui caractérise l'ensemble du roman -, c'est la difficulté technique inhérente à la fabrication des
images, fussent-elles des topos comme celui-là. Depuis la boue dans laquelle gît le narrateur, les yeux
clos et l'ouïe tendue vers le « quaqua » de la voix, faire une image aussi banale semble tenir du
miracle. Encore ne peut-elle être que mal vue, et mal dite.
D'autres courts textes, tout en jouant sur le même processus, renforçaient encore l'impression
d'amoindrissement de la vision : par « flashes » et éclairs fugaces de visible, par bribes et fragments
de phrases, l'image se perçoit très difficilement. Il est ainsi assez ardu de se faire un tableau de la
scène décrite dans Bing ou dans Imagination morte imaginez. Le travail « cinématographique » de la
prose ne nous donne qu'une vague idée de l'ensemble de l'espace en question, tant il y est morcelé et
éclaté. Incontrôlable dans Bing, l'œil en charge de la perception semble rebondir en tout sens telle une
balle folle, sautant d'un motif à l'autre, de façon à ce que seul attire notre attention, ou presque, son
propre mouvement, apparemment aléatoire^^. Et dans Imagination morte imaginez, si le mouvement
est un peu moins « aberrant », il joue cette fois sur l'auto-contradiction permanente - dès le titre -,
laquelle sape la crédibilité de la description qui du coup peine à se construire.
Dans tous ces cas, nous assistons à une forme de mise en place des « écarquillés collés aux
écarquillés », c'est-à-dire de la vision se réfléchissant elle-même, se voyant voir. Mais comme cette
vision évoque immédiatement la manière dont bouge une caméra, on affirmera plus justement que ces

« Soudain c'est l'image », s'exclame le rampant, surpris lui-même par ce brusque jaillissement ; et à la fin,
comme si la projection s'achevait, « c'est fait ça s'éteint » {Comment c 'est, pp. 44 et 48).
Outre le désordre dans lequel nous sont livrés les éclairs d'images, ainsi que la répétition constante des mêmes
petits fragments, ce sont les « hop » et les « bing » récurrents qui nous évoquent le plus nettement la trajectoire
folle et non maîtrisée d'une caméra-balle qui rebondirait en tout sens.
367

textes se filment filmant. D'une part donc, on dira que la vision dans ces textes reproduit la technique
cinématographique, et d'autre part, que la mise en perspective de cette vision « technicisée » - l'auto
réflexion -, « abîme » - au double sens d'empirer et de mettre en abyme - toujours davantage l'image
qui en est le produit. S'ébauche ainsi, dans ces brèves proses, un dispositif à deux composantes de
fonctiormement, qui se rejoignent : la « technicisation » et la « minoration » de l'image.
C'est ce dispositif-là qui sera parachevé dans la dernière trilogie, et principalement dans Mal
vu mal dit. Les deux grands processus du dispositif, technicisation et minoration, dépendent l'un de
l'autre : plus le texte observe son propre mode de perception technique, moins l'image est nette.
« Comment mal dire ? » est évidemment la grande question qui le préoccupe, le moteur de son
fonctionnement. La réponse en est contenue dans ce cri désespéré, « moindre. Ah le seul beau mot.
Moindre ! De même qu'« empirer » signifie soustraire des éléments à l'image, « mal dire »
équivaut à en dire moins - « pour en mal dire le moins »^' -, à savoir « minorer », amoindrir le dire.
En vertu de l'exacte symétrie entre « mal vu » et « mal dit », nous le savons, minorer le dire doit être
strictement concomitant de minorer le voir. Les deux se conditioiment en effet mutuellement^^. Eu
égard à l'implication du dire sur l'échec de la vision, qui peut sembler a priori le rapport le moins
évident à concevoir^^, Jean-Pol Madou rappelle que la parole ouvre et prolonge l'espace de la
perception : sans doute l'absence complète du dire entraînerait la cécité de l'œil^''.
Jouant sur les sonorités, le critique Sjef Houppermans relève dans le texte un « double
deuil » : « travail de deuil » et « travail d'oeil »^^. Nous parlerions plus volontiers d'un triple deuil :
deuil de la veuve, deuil de l'oeil et deuil du dire - afin de respecter l'équivalence entre les deux
derniers. Quant au premier deuil, il s'agit du (maigre) motif qui forme ce que l'on appellera
grossièrement le « contenu » de la vision, les allers et venues de la vieille femme au cimetière et ses
prières muettes face à la pierre tombale. Ce qui nous fait passer d'un niveau de deuil à l'autre, c'est
assurément l'étymologie commune, que nous avons eu l'occasion de relever, entre « prière » et

Mal vu mal dit, pp. 20 et 66.


Ibid., p. 66.
Nous exposions en introduction le rapport de symétrie entre mal voir et mal dire : termes hétérogènes et égaux,
aucun des deux ne prime sur l'autre. Ces deux formes « d'échec » sont à penser ensemble : l'énonciation
n'échoue pas plus en raison de l'échec de la vision que l'inverse. Stricto sensu, il y aurait même une troisième
forme d'échec, la plus importante sans doute, voire la cause des deux premiers : l'échec inhérent au rapport
même entre mal voir et mal dire, la perception et l'énonciation condamnés à se rater mutuellement, à se
« manquer », dans le sens actif de créer des manques - des trous dans la texture de l'énonciation ainsi que de la
vision. C'est le sens de cette phrase citée de Foucault, « ce qu'on voit ne loge jamais dans ce qu'on dit ».
Naturellement, on aura tendance à comprendre la formule « mal vu mal dit » dans le sens de « mal dit parce
que mal vu », en donnant l'antériorité à l'échec de la vision. Le dire ne ferait alors que décrire, dans un second
temps, le mal perçu. Or le propos de Beckett est plus subtil, comme on le constatera.
« Comment quelque chose nous est-il donné à voir ? », s'interroge Jean-Pol Madou. « Le phénomène pourrait-
il seulement advenir sans l'intervention de la parole ? Sans le pouvoir révélant de la parole, la vue ne serait sans
doute qu'un regard aveugle [...]? N'est-ce pas la parole qui ouvre l'espace du perçu ? Que serait le perçu s'il
n'y avait possibilité de le dire ? » {cf. MADOU (J.-P.), « La voix et la lumière », in Samuel Beckett
Today/aujourd'hui, n° 1, Amsterdam-Atlanta, éd. Rodopi, 1992, pp. 53 et 54).
HOUPPERMANS (Sj.), « Travail de deuil, travail d'œil dans Mal vu mal dit », in Samuel Beckett
Today/aujourd'hui, n° 11, Amsterdam-New York, éd. Rodopi, 2001, p. 362. Notons que Sjef Houppermans
relève lui-même trois niveaux « d'activités déficientes », scindant voir et dire.
368

« précarité » : de la posture de la prière, le texte n'a de cesse en effet de relever la précarité, assimilant
les « deux ombres » (femme et pierre) - même fixité, même opacité des corps, même
« pétrification Aussi le deuil de la femme en prière répercute-t-il le « deuil » du texte, le mal vu
mal dit qui cause la précarité de l'image : jeu d'ombres spectrales, quasi disparition de l'image,
« minorée »jusqu'à lapureté de quelques formes, quelques traits seulement".
De ce triple deuil, il résulte donc la minoration de l'image, du fait de la soustraction d'un
maximum d'éléments. Toutefois la minoration a une seconde raison, que l'on pourrait appeler le
« brouillage » de l'image. C'est ici que les deux paramètres principaux du dispositif se rejoignent,
minoration et technicisation : de fait, le flou créé dans l'image dépendra de la façon dont est « filmée »
la scène, soit de l'appareillage technique du texte. Expliquons-nous. A l'instar des exemples
précédents, Mal vu mal dit se déroule comme si le texte décrivait un film, ou comme s'il en constituait
le synopsis : ce qui est particulièrement mis en avant, par le caractère discontinu du texte surtout,
semble être l'enchaînement technique des images ; à savoir le dé-tail du montage du film, de même
que le film détaille le corps de la femme et l'espace qui l'environne. La répétition de séquences de
plans et prises de vue quasi identiques - où se glissent cependant, comme toujours, de minuscules
variations -, captées par l'œil-caméra, crée cette impression que l'on assiste à la fabrication de
l'artificiel montage-collage d'images^^, à la manière dont Deleuze décrit cette opération : le Tout du
film est agencé grâce aux « raccords, coupures et faux raccords » de plans cadrés qui constituent les
images-mouvement .

« Raccords, coupures et faux raccords », voilà des termes qui disent adéquatement les types
d'enchaînements entre les paragraphes du texte, et, au sein des paragraphes, entre les cadrages ou les
plans - saisies fugitives de micro-traits de visible. Qui plus est, ces saisies fugitives forment bien des
images-mouvement, à condition d'entendre que le mouvement ne vient ni du contenu de l'image -
lequel est souvent statique, au contraire, puisqu'il s'agit de filmer les postures de la vieille ou les
objets de son environnement -, ni de l'artifice du montage, soit de la succession des plans - en
l'occurrence, du déroulement du texte. Non, le mouvement est d'un troisième type, il dépend du
« travail d'œil » lui-même''" ; du jeu de l'œil-caméra qui cadre et découpe le visible, isole certains
détails précis ou au contraire rend l'image floue, tantôt s'avance et tantôt se recule pour filmer en gros

Mal vu mal dit, p. 56. Nous avions déjà indiqué notre dette envers Guillaume Gesvret, qui attira notre attention
sur le lien étymologique entre prière et précarité (lors de la journée doctorale, consacrée à Beckett, à Paris VII, le
14 mai 2005).
Dans Cap au pire, la vieille femme, figure de l'un, sera empirée jusqu'à se réduire à un trait unique, la
courbure de son dos. Alain Badiou parlait ainsi d'une réduction à « un trait d'un » (BADIOU (A.), « Être,
existence, pensée : prose et concept », in Petit manuel d'inesthétique, Paris, Seuil, coll. « L'ordre
philosophique», 1998, p. 160).
« Collage » à deux niveaux donc : les.« écarquillés » sur les objets filmés - « l'œil collé à l'une et à l'autre
fenêtre » - et les prises de vue raccordées les unes aux autres {Mal vu mal dit, p. 15).
DELEUZE (G.), Cinéma I. L'image-mouvement, Paris, Les Éditions deMinuit, 1983, p. 46.
Un passage dit très bien que la fixité du sujet (immobilité du « contenu ») n'entraîne pas, loin s'en faut, l'arrêt
du mouvement de l'image : « elle figée sans s'arrêter. En marche sans démarrer. En allée sans s'en aller. Sans
revenir revenue » {Mal vu mal dit, p. 23).
369

plan ou prendre une vue d'ensemble, varie les points de vue - « zooms », « travellings », plongées et
contre-plongées, ete/'. Et de surcroît les « noirs », plus ou moins longs ou brefs : mouvement
d'apparition etde disparition alternées de la figure - «périodes où elle disparaît. Longues périodes y>^^.
Font également partie de ce jeu de l'image-mouvement certains moments où, pour marquer le
contraste avec la mobilité quasi continue de la caméra oculaire, il y a « arrêt sur image » : ce sont alors
davantage à des « instantanés », des clichés, souvent peu nets, que nous font songer ces prises de vue.
« L'œilfixe la fenêtre dégarnie. Crac ! Obturée. Rien n'a bougé »''^ : ici la caméra-œil s'est muée pour
l'occasion en appareil photographique.
Cette succession, à un rythme soutenu, voire quelquefois frénétique - le texte doit même, à
plusieurs reprises, exhorter l'œil au calme -, de plans et cadrages, est alors agencée par des séries de
coupures et raccords - faux le plus souvent - afin de créer le « Tout » du montage textuel. Or le
mouvement découlant de la continuité du montage donne, selon Deleuze, une image indirecte du
temps'*'* : l'artifice de la mise bout à bout des images introduit une forme de changement temporel. Si
Mal vu mal dit joue avec des marqueurs de temps assez vagues - des « avant », «jadis », « les faits
sont si anciens », « il fut un temps », « longtemps », etc. -, jamais le texte ne nous fournit de contexte
temporel précis - pas plus que de repères spatiaux d'ailleurs. L'action semble ainsi située dans un
espace-temps flottant. Cependant, d'un plan à l'autre, il y a bien une transformation : l'altération des
images, de plus en plus minorées - on en voit de moins en moins. Ce changement provient en fait de
l'impact des déficiences de l'œil sur le visible, donc du dispositif technique, de la façon dont l'image
est filmée. En outre, vers sa fin, le texte dit clairement opérer un saut dans le temps : « retour bien des
hivers plus tard. [...] La revoilà telle qu'elle fiit laissée. Là où. Toujours ou revenue »''^. Ce bond en
avant devrait permettre un « empirage » assez radical ; il s'avère, en réalité, complètement
insatisfaisant'"'. Conclusion ; « seul l'œil a changé. Seul l'œil peutles changer »''^. Seul le montage, en
effet, seule l'énonciation technique du texte donnera une « image indirecte du temps » par le biais du
changement - de plus enplus mal vu, et mal dit'*^.
Un constat s'impose : le texte a résolument adopté le dispositif cinématographique, utilisant
les principales composantes d'un film, du cadrage au montage en passant par le plan. Qui plus est, ce
dispositif vise l'altération de l'image vers le pire ; outre la « technicisation », la « minoration ». Mais,

Quelques brèves occurrences du fonctionnement cinématographique de l'œil : « le cabanon. Son emplacement.


Attention. Aller. Le cabanon » ; « gros plan à ce moment-là. Où contre toute raison le clou domine. Longuement
cette image jusqu'à ce que brusquement elle se brouille » ; « entrepris d'en dessous le visage se laisse faire enfm.
[...] Vrai que l'éclairage laisse à désirer » {ibid., pp. 8-9, 22 et 30).
'*^Ibid.,pp. 19 et 20.
Ibid, p. 23.
«Le montage, c'est la composition, l'agencement des images-mouvement comme constituant une image
indirecte du temps » (DELEUZE (G.), op. cit., p. 47).
Mal vu mal dit, p. 65.
« L'absence les a changés. Pas assez. Plus qu'à repartir. Où changer encore. D'où trop tôt revenus. Changés
pas assez. Étrangers pas assez. À toutle malvu maldit» {ibid., p. 65).
Ibid, •p. 67.
La question du rapport entre l'atemporalité apparente et l'image indirecte du temps sera reprise dans le
chapitre suivant, qu'elle concerne plus particulièrement.
370

en vérité, les deux dépendent l'une de l'autre. Car l'altération, comme on l'a observé, résulte du
« travail d'œil », le travail technique, qui est aussi « travail de deuil ». Or ce travail fonctionne aussi
bien à l'extérieur qu'à l'intérieur, c'est-à-dire qu'il se focalise tant sur les scènes de la vieille femme
que sur l'œil-caméra lui-même, qui se voit voyant'*'. Par conséquent, l'auto-réflexion de l'œil agence
la superposition, dans le dispositif, de deux niveaux de minoration qui causent le « mal vu ». Ces deux
niveaux se correspondent et se superposent - le texte jouant fréquemment sur la confusion entre les
deux^°. D'une part, en effet, ce qui est perçu, c'est-à-dire la vieille dans son « cabanon » et ce cabanon
lui-même, est mal vu, peu visible, parce que mal éclairé par un « demi-jour toujours plus faible »^' ; et
d'autre part les yeux eux-mêmes sont mal voyants puisqu'ils se trouvent forcés d'observer à travers un
écran de larmes - encore un terme emprunté au vocabulaire du cinéma. D'où l'intervention active de
« la folle du logis », l'imagination. Or le « logis », c'est celui de la vieille femme, le « cabanon » percé
de deux petites fenêtres, mais qui ne reflète rien moins que le crâne lui-même, avec ses deux trous
d'yeux - « deux gouffres noirs pour toutes lunettes de l'âme ces chiottes »^^. Dans les deux cas, un
espace clos et circulaire - à peu près, puisque tout est approximatif - , sphère trouée d'une paire de
« petits oculi » - terme qui désigne aussi bien les yeux que les fenêtres, le texte jouant sur cette double
référence. Et ces deux paires à.'oculi possèdent enfin chacune leurs « occulteurs » propres - là des
stores, ici des paupières.
Aussi la « folle du logis », faculté créatrice d'images, s'immisce-t-elle tant dans le cabanon
que dans le crâne - passant du dedans au dehors comme du dehors au dedans. Lieu de fabrication des
images, ce cabanon-crâne clos, qui au besoin sera complètement occulté - plongé dans le noir total -,
ce cabanon-crâne, centre névralgique du dispositif, fonctionne en définitive comme une chambre
noire. À l'intérieur de cette caméra obscura sont « réfléchis » plans et clichés, ces découpes du visible,
que nous laissent entrevoir, par « flashes », les obturateurs - stores ou paupières. Et si le logis est
analogue à une chambre noire, on assimilera alors tout naturellement la « réflexion » du visible au
développement d'une pellicule de fihn ou de clichés photographiques. Développement qui doit être
opéré dans l'obscurité, à l'abri de la lumière du jour - après avoir baissé le store ou fermé les
paupières. Aussi les yeux poursuivent-ils leur travail de deuil une fois fermés : « plus qu'à fermer l'œil
une fois pour toutes et la voir », dit par exemple le texte ; ou encore, « l'œil couve sa pitance. Assoupi

On ne manquera pas de faire le lien avec le chapitre précédent, en remarquant que l'assimilation du traitement
du personnage et du point de focalisation - le « narrateur » - découle en droite ligne de la perte d'individualité
du sujet, dont les différents « visages » se fondent en une seule et même fonction. Par conséquent, nous, lecteurs-
spectateurs, prenant place dans le même agencement, nous intégrons cette fonction-sujet et sommes dès lors
victimes également de la minoration. Nous intégrons d'autant plus cette position, d'ailleurs, que, comme nous
l'avons déjà souligné, au cinéma le spectateur n'a pas de recul possible par rapport au point de vue de la caméra
- ici la caméra-œil -, qu'il est happé en quelque sorte dans sa vision.
Ainsi on lit, au détour d'un paragraphe : « déjà tout s'emmêle. Choses et chimères. Comme de tout temps.
S'emmêle et s'annule » {ibid., p. 24).
Ibid.,ç. 25.
''/èjc/.,p. 74.
371

dans son noir à lui. Dans le noir général Travail de développement des images qui équivaut à un
exercice d'empirage, attendu qu'à l'intérieur du logis, la folle délire, l'œil « assoupi sous sa paupière
champ libre à la déraison
Si se met en place, dans Mal vu mal dit, un dispositif par lequel technicisation et minoration se
connectent l'une à l'autre, et si l'espace imagé et l'espace imaginant se réfléchissent mutuellement - le
logis, crâne et cabanon, devient chambre noire, les yeux ou les fenêtres, des écrans tantôt opaques
tantôt transparents, les stores ou paupières, des obturateurs -, quel est, en dernière analyse, le désir de
ce dispositif sophistiqué ? Quel « pan » de Réel doit venir faire trou, faire échec au dispositif ? Sans
véritable surprise, le vide est encore une fois ce que l'agencement textuel désire et que ce désir
produit. Le dernier paragraphe nous en donne la révélation ;
Première dernière seconde. Pourvu qu'il en reste encore assez pour tout dévorer. Goulûment
seconde par seconde. Ciel terre et tout le bataclan. Plus miette de charogne nulle part. Léchées
babines baste. Non. Encore une seconde. Rien qu'une. Le temps d'aspirer ce vide. Coimaître le
bonheur'^.

En toute logique - suivant la logique du dispositif -, la soustraction des éléments perçus,


l'amoindrissement de la vision que réfléchit l'appareillage technique, doit donc mener au rien ; au
« rien qu'une » seconde de vide, ce rien qui ne dure qu'un instant - un instantané de bonheur
indicible-invisible.

Mal vu mal dit est sans aucun doute le texte dans lequel est expérimenté de la façon la plus
poussée le fonctionnement d'un dispositif technique avec pour objectif la minoration. Cap au pire
reprendra à son compte les mêmes rouages, pour les « brancher » dans un agencement qui ne vise plus
tant à explorer son caractère technique qu'à amoindrir drastiquement ses éléments minimaux jusqu'à
l'irréductibilité. Mais si « l'empirage » est davantage souligné que l'aspect technique du processus, on
y retrouve néanmoins les ingrédients élémentaires d'un film, basé au départ sur l'image-mouvement.
À savoir : la succession saccadée de plans sur chacun des cinq éléments de l'agencement, ainsi que
l'interruption brutale de ces plans (coupures nettes) et les retours fréquents sur ceux-ci (raccords et
faux raccords) ; le mouvement imprimé à l'image par le travail de la caméra-œil, le rapprochement et
l'éloignement des plans, la mobilité du point de captation des images ; et surtout « l'image indirecte du
temps » procurée par le Tout du montage, soit le changement, l'amoindrissement progressif qui affecte
chaque pièce de la machinerie au fil des coupures et retours sur des séquences analogues.
En outre, si Cap au pire tente de présenter un système bouclé sur lui-même, auto-suffisant,
c'est parce que la tête, avec sa « substance molle » et ses « écarquillés », espace du mal vu mal dit, se

" Ibid, pp. 37 et 28.


27.
Ibid., pp. 75 et 76. Notons au passage que Sjef Houppermans, dans l'article que nous avons cité, présente le
deuil comme un deuil de la Chose, dont le « bonheur » serait de réintégrer le néant. II parle ainsi d'« un texte de
désir hanté par l'aphanisis » (HOUPPERMANS (Sj.), op. cit., pp. 340 et 341).
372

place elle-même dans la ligne de mire de la minoration. Pour faire la comparaison avec le texte
précédent, la tête constitue également un « double logis » - cabanon et crâne à la fois. L'auto-
réflexion, le développement de l'image à l'intérieur de la chambre obscure du crâne est d'ailleurs un
processus clé de cet agencement. La pénombre qui constitue le fond sur lequel se manifestent les
ombres, (non-)couleur du vide, règne également dans le crâne qui « digère » et éclipse l'image une fois
les yeux clos. Grâce à ce processus - accompagné par le travail des mots, qu'il nous faudra détailler
également -, la minoration suit son cours. Jusqu'à un certain point en tout cas : le pire a son point
d'arrêt, il y a un « assez », un état où « tout moindre ». Point où le désir de « vide illimité » atteint ses
limites, où l'aspiration n'a laissé que des riens, « trois trous d'épingle » « dans robscurissii^^ j,
pénombre »^^.

b. Image-souvenir et image-rêve

fflCftaOy

Sans doute avons-nous déjà suffisamment eu l'occasion de (faire) travailler Compagniê .


ne point surprendre le lecteur en précisant que le dispositif n'y est pas tout à fait analogue : ici, la voix,
davantage que les yeux, en donne le dynamisme, et l'accent est beaucoup plus nettement posé sur le
rapport inégal entre les trois « pronoms ». Toutefois ce rapport suppose l'inclusion des deux premiers
éléments dans le chef, littéralement, de l'indispensable troisième terme, l'inventeur, qui est amené à
parler de lui-même : on retrouve ainsi le mouvement d'auto-réflexion. De plus, la visée du dispositif,
« se tenir compagnie », passe également par la fabrication d'images - impossible, ici, sans la dictée de
la voix. Cette opération a lieu, une fois encore, dans un espace « mental » - la compagnie requérant
pour se faire un minimum d'esprit de la part de l'entendeur -, espace clos, dès lors que les yeux sont
fermés dans le noir : « quelles visions dans le noir de lumière ! », s'exclame-t-on'^. Les paupières
closes, l'entendeur ne perçoit pas les variations de lumière qui pourtant ont lieu dans l'espace
« extérieur » - mais quel espace ? Car « la voix émet une lueur ». Chaque intervention de sa part
s'accompagne donc d'une légère augmentation de l'éclairage, qu'ignorent les yeux'^ : la fabrication de
l'image doit nécessairement, semble-t-il, s'opérer dans la « chambre noire », à l'abri de la lumière du
dehors.

La différence la plus importante avec le dispositif des deux derniers textes de la seconde
trilogie ne tient donc pas tant dans le moyen de fabrication de l'image - encore que l'assimilation du
dispositif à un médium technique en soit pratiquement absente -, que dans la divergence de nature de

Voir Cap au pire, dernier paragraphe, p. 62.


Compagnie, p. 83. D'entrée de jeu, le texte pose que l'imagination ne travaille que dans le noir : « quelle
compagnie dans le noir. Fermer les yeux et essayer de l'imaginer » (p. 25).
Avec diminution lorsque cesse son murmure, ce qui crée un jeu de va-et-vient dans l'éclairage : « la voix émet
une lueur. Le noir s'éclaircit le temps qu'elle parle. S'épaissit quand elle reflue. S'éclaircit quand elle revient à
son faible maximum. Se rétablit quand elle se tait. Tu es sur le dos dans le noir. Là s'ils avaient été ouverts tes
yeux auraient vu un changement » {ibid., p. 24). Cette concordance entre voix et lumière souligne par ailleurs la
symétrie existant entre dire et voir.
373

celle-ci. Dans Compagnie, elle n'est pas vraiment cible de la minoration : l'acharnement « péjoratif »
du texte porte plutôt sur l'entendeur et ses facultés. Au contraire des plans de plus en plus flous,
brouillés par les déficiences du « sale œil de chair », la vision dans Compagnie cherche à atteindre un
certain degré de netteté et de précision^^. Le montage du texte fait en effet alterner les prises de vue de
la situation « actuelle » - l'inventeur se réfléchissant par le biais de l'entendeur, accompagné par la
voix - et celles d'images « externes » du passé : il joue ainsi sur le procédé de coupure constante, de
sauts dans le temps et de faux raccords entre, d'une part, des plans hétérogènes qui surgissent
brusquement, dans un désordre apparent, et, d'autre part, des retours au dispositif même de la
compagnie qui se monte et se démonte à la fois. Coupures de plans et sauts de séquences se produisent
donc dans le temps, entre passé et présent - avec même quelques projections dans le futur. Autrement
dit, les images qui jaillissent soudain, avec forces détails, sont des « images-souvenirs ».
Selon Deleuze, « l'image-souvenir », terme qu'il forge, est la forme virtuelle de l'image,
correspondant à une image actuelle ; plus exactement, elle crée avec elle un « circuit », prolongeant
l'image optique et sonore actuelle autrement que par une image-mouvement (de type sensori-
moteur)®". Le nom cinématographique donné à ce circuit qui fait plonger l'actuel dans le virtuel est le
« flash-back » : l'image présente un passé relatif à l'image actuelle, tandis que les deux, se
réfléchissant l'une l'autre, coexistent dans une zone temporelle d'indiscemabilité. C'est pourquoi,
toujours d'après Bergson, l'image-souvenir est la forme que prend l'image directe du temps, l'image-
temps. Un tel type de « circuit » - voire de multiples circuits - est aisément repérable dans
Compagnie, où deux niveaux d'imaginaire semblent coexister. En l'occurrence, l'actualité de la
compagnie, représentée dans l'image du corps de l'entendeur, est prolongée à répétition par le
souvenir, qui plonge dans des couches plus ou moins lointaines de passé.
Cependant, contrairement à Bergson, Deleuze ne reconnaît pas dans l'image-souvenir une
authentique image du temps : de fait, l'image-souvenir n'est pas vraiment virtuelle®', parce qu'elle re
présente un passé qu'elle rend à nouveau actuel. Si le souvenir « réussit », il dorme alors heu à une
image qui reproduit un schéma sensori-moteur, une image-mouvement - plus précisément une
« image-perception » ; à l'inverse, une authentique image-temps serait davantage à rechercher dans
« les troubles de la mémoire et les échecs de la reconnaissance »®^. Revenons à Compagnie : on
constate en effet que les images-souvenirs, surgissant sans transition, tendent à convoquer l'actualité

Du moins dans les images faites par et pour l'entendeur, non pas celles de l'entendeur lui-même, réfléchies
dans le chef de l'inventeur.
Circuit fermé qui fait passer continûment du présent au passé et inversement. On notera que la co-présence de
diverses images-souvenirs par rapport à un même actuel crée une multiplicité de circuits qui plongent dans des
nappes de plus en plus profondes et vastes du temps. Du reste, l'image-souvenir fait apparaître autrement la
subjectivité, qui se manifestait déjà dans l'image-mouvement, par le biais de l'image-affection principalement.
Ici, « la subjectivité prend donc un nouveau sens, qui n'est plus moteur ou matériel, mais temporel et spirituel »
(Voir DELEUZE (G.), Cinéma 2. L'image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 67. Les pages 64 à 75,
en particulier, sont consacrées à l'image-souvenir).
Par opposition à l'image-temps, qui, elle, est nécessairement virtuelle, comme nous allons le voir.
®/6W.,p. 75.
374

du passé. La voix, de fait, les narre toujours au présent, comme s'ils étaient des blocs disjoints de ce
présent. Loin d'être minorée, atteinte par le processus de soustraction, l'image-souvenir est d'ailleurs
racontée avec force précisions, saturée de détails divers. C'est toute une séquence narrative, une
véritable action, qui se déroule dans chaque souvenir, ce qui renforce l'actualisation de l'image. Àune
exception près : ce thème récurrent du vieillard marchant en ligne droite et comptant les pas, lors de sa
dernière sortie. Cette image, la seule qui évolue dans le sens de la minoration, ne constitue pas
réellement im souvenir, ou du moins si proche du présent qu'elle en vient à se confondre avec celui-ci
- dans le dernier paragraphe du texte, on ne distinguera plus l'entendeur de ce vieil homme « à
croupetons dans le noir incapable désormais de sortir. Aussi cette image-là nous projette-t-elle
autant dans un futur très proche qu'elle n'opère une introspection dans un passé à peine écoulé - ces
différentes dimensions temporelles coexistant les unes avec les autres.
Cette image ultime qui s'excepte de la série des images-souvenirs fait signe vers l'un des
tout derniers textes de Beckett, Soubresauts. Là, il n'est plus vraiment question d'un appareillage
technique faisant dispositif, mais bien, encore et toujours, d'imagination, et surtout d'auto-réflexion. À
quoi d'ailleurs pourrait faire référence ce titre, si ce n'est aux ultimes soubresauts de l'imagination ?
Soubresauts pour prendre « patience en attendant la seul vraie fin des heures et de la peine et de soi et
de l'autre à savoir la sierme »®''. La fin de la phrase, le « soi et l'autre », nous indique qu'un
dédoublement s'est à nouveau produit, entre le personnage voyant et le persormage vu, l'imaginant et
l'imaginé. C'est que l'auto-réflexion, ici, se produit d'emblée, sans qu'il n'y ait besoin de vision
« externe » pour fabriquer l'image « intérieure » ; à peine, peut-être, d'un faible éclairage dont on nous
précise qu'il vient de dehors®^. Quant au « voyant » dans sa situation actuelle, nous n'en percevons que
le strict minimum - sa posture d'épuisé et ses mains qu'il contemple parfois. Le vrai point de mire du
texte est cet autre lui-même, ce « soi soi-disant » que le personnage imagine : « assis une nuit à sa
table la tête sur les mains il se vit se lever et partir Image qui se produit par éclipses, puisque
l'homme se fait « disparaître et apparaître à nouveau à une nouvelle place - ou la même - en
attendant que la disparition soit définitive - « oh tout finir » est le gémissement final®^.
Cette fois la vision ressortit donc de la pure fabrication d'images : sans élément externe, elle
n'est pas une « image-perception », pas plus qu'elle ne fait appel à un souvenir. De jour ou de nuit - le
texte laisse le doute -, l'épuisé s'imagine, c'est-à-dire qu'il se rêve. «L'image-rêve» serait-elle,
davantage que l'image-souvenir, une authentique image-temps virtuelle ? Deleuze en forme
l'hypothèse. Le rêve, en effet, plonge également dans le temps, mais dans le passé le plus profond et le

Compagnie, p. 84.
^ Soubresauts, 15.
« Car éteinte sa lumière à lui il ne restait pas pour autant dans le noir. Il lui venait alors de l'unique haute
fenêtre un semblant de lumière» {ibid., p. 7). Mais celle-ci devra bientôt s'éteindre à son tour, laissant
l'imagination entièrement dans le noir.
^Ubid.,'p. 7.
Ibid, p. 9.
Ibid, p. 28.
375

plus général, dans ces « nappes de passé fluides et malléables » qui n'entretiennent avec les
perceptions du présent que des rapports vagues et flottants®'. Se dessine alors le circuit le plus vaste,
enveloppant tous ceux du souvenir. Car à la différence du souvenir, actualisé dans une image de type
« image-perception », le rêve ne met en image aucune perception virtuelle issue directement du passé
- donc une représentation -, mais s'actualise dans une nouvelle image. Et ce circuit, ce devenir de
l'image, de se poursuivre à l'infini : « l'image virtuelle qui s'actualise ne le fait pas directement, mais
s'actualise dans une autre image, qui joue elle-même le rôle d'image virtuelle s'actualisant dans une
troisième, à l'infini : le rêve n'est pas une métaphore, mais une série d'anamorphoses qui tracent un
très grand circuit, [...] où chaque image actualise la précédente et s'actualise dans la suivante, pour
revenir éventuellement à la situation qui l'a déclenchée »™.
D'éclipsés en réapparitions, par soubresauts, le personnage rêvé passe d'une image à l'autre :
des images très sobres et quasi identiques - toujours marchant à pas lents, même chapeau même
manteau, dans le lieu « du temps de l'errance » qui est indifféremment le même ou un autre. Le tout
rythmé par un vacarme de coups et de cris répétés. Images qui se transforment l'une dans l'autre, à
peine séparées, puis nous font revenir, invariablement, à la situation de départ - la posture du rêveur,
tête dans les mains. Départ et fin d'un circuit d'images-rêve. Et pourtant, ce n'est pas encore cela,
l'authentique image-temps. Malgré l'ouverture la plus large du circuit, l'anamorphose d'images en
images, l'image-rêve actualise encore trop, échoue à demeurer virtuelle. « Pas plus que l'image-
souvenir il [le grand circuit] n'assure donc l'indiscemabilité du réel et de l'imaginaire. L'image-rêve
est soumise à la condition d'attribuer le rêve à un rêveur»^'. De fait, Soubresauts articule ces deux
états scindés du temps, actuel et virtuel. Nécessairement linéaire, le texte laisse voir tantôt l'un tantôt
l'autre^^ - rêvé et rêveur, quoiqu'il s'agisse du même homme ; tantôt la situation où se crée le rêve -
table, tête et mains, fenêtre, horloge -, tantôt celle du rêve - l'errance dans l'arrière-pays. Malgré la
proximité des deux images, la ligne de scission entre réel et imaginaire est encore nette.
Soubresauts est sans conteste le texte qui se rapproche le plus des derniers téléfilms de
Beckett. Et pourtant, on l'a vu, il ne nous confronte pas encore à la vraie image virtuelle, l'image-
temps. Serait-ce que la prose, l'écriture, avec son écran de mots, interdit de faire ce que peut l'image
sur écran optique, l'image réalisée ? On ne pourra évidemment tenter d'apporter une réponse à cette
question qu'en se confrontant aux films eux-mêmes. Auparavant, cependant, un détour s'impose pour
cerner davantage ce que doit être l'image virtuelle, l'image-temps, celle que crée l'art d'un « cinéma
mineur ».

DELEUZE (G.), op. cit., p. 77. Deleuze commente ici librement des schémas de Bergson tirés de Matière et
memoire.
70
Ibid., pp. 78 et 80.
Ibid, p. 80.
Ne serait-ce qu'une petite phrase comme « il se vit (se lever et partir) » doit poser l'un après l'autre - linéarité
de tout discours oblige - les deux doubles, rêveur et rêvé.
376

2. L'ère du cinéma mineur : le temps de l'image

« Minorer » ? L'une des grandes questions qui voyage à travers tout le parcours philosophique
de Deleuze, depuis son association avec Guattari. On ne se demandera pas « qu'est-ce que minorer ? »,
mais plutôt « comment minorer ? ». C'est en mathématique tout d'abord, semblerait-il, que l'on
« minore ; puis la musique, science issue des mathématiques, a créé son propre processus de
minoration, qui « amoindrit » le mode majeur, fait fuir le son sur une ligne mélodique instable, plus
sobre et plus austère : minorer « comme en musique où le mode mineur désigne des combinaisons
dynamiques en perpétuel déséquilibre Cependant, Deleuze et Guattari vont aborder le principe de
minoration par le biais de la littérature, avec Kafka notamment. Écrivain juif et tchèque, Kafka devait
tout naturellement être confronté aux problèmes des littératures dites « mineures « Le problème de
l'expression n'est pas posé par Kafka d'une manière abstraite universelle, mais en rapport avec les
littératures dites mineures - par exemple la littérature juive à Varsovie ou à Prague. Une littérature
mineure n'est pas celle d'une langue mineure, plutôt celle qu'une minorité fait dans une langue
majeure »^^.
Apparemment donc, en littérature, la question se poserait avant tout comme tm problème
d'expression. D'expression, donc de langue, de langage. Or « minorer » et « mineur » donnent deux
substantifs, qui seront tous deux mis en rapport avec la langue : minoration et minorité. Soit un travail
sur la langue - une « minoration » -, puis le travail de cette langue, à son tour, sur ses locuteurs - une
minorité. Laissons de côté, provisoirement, la première ligne de fuite, et suivons la seconde. Écrite au
sein d'une minorité, l'expression de la littérature mineure, son énonciation, possède le double
caractère d'être politique et collective. Politique d'une part : r« espace exigu » de la littérature que
crée une minorité implique que toute affaire individuelle se fonde d'emblée dans « la politique », au
sens de ce qui concerne le peuple entier ; collective d'autre part : l'énonciation d'ime telle littérature
est nécessairement collective. Non pas parce que toute production littéraire aurait pour paternité un
groupe d'individus plutôt qu'un individu isolé^^, mais au sens où l'individuel se fond dans une
singularité impersonnelle, le sujet dans une fonction-sujet, adjacente à l'agencement. D'où le potentiel
révolutiormaire de toute littérature mineure en tant que machine, agencement d'expression, justifiant

En ouvrant le Petit Robert, on trouve pour l'acception mathématique du terme cette définition assez générale ;
« minorer : jouer le rôle de minorant par rapport à (un ensemble) », et « minorant ; nombre inférieur ou égal à
tous les éléments d'un ensemble ». Deleuze fait très brièvement allusion à cet emploi mathématique du terme
dans « Unmanifeste de moins », inSuperpositions, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 97.
Id., « Bégaya-t-il... », in Critique et clinique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993, p. 138.
Dans le Journal, on peut lire en effet que les littératures mineures des petites nations sont appelées à se
substituer à une « conscience nationale souvent inactive et toujours en voie de désagrégation » (KAFKA (Fr.),
Journal, 25 décembre 1911, rapporté dans Cinéma 2. L'image-temps, op. cit., p. 283).
Id. et GUATTARI (F.), Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 29.
" Pas plus de première personne du pluriel que du singulier, donc, puisque pour Deleuze « la littérature ne
commence que lorsque naît en nous une troisième personne qui nous dessaisit du pouvoir de dire Je » {id., « La
littérature et la vie », in Critique et clinique, op. cit., p. 13).
377

cette double affirmation de Kafka ; « la littérature est l'affaire du peuple » et « la littérature comme
78
montre qui avance » .

a. Devenir minoritaire

Écrire pour une minorité, « écrire poiu" un peuple qui manque », cette phrase fait écho à
l'appel de Paul Klee, lequel revient souvent sous laplume de Deleuze^'. On a vu que tout le problème
tenait dans l'ambiguïté de ce « pour » ; « "pour" signifie moins "à la place de" que "à l'intention
de" »^°. Écrire pour un peuple qui manque, l'énonciation collective d'une minorité, signifie donc
inventer ce peuple, tracer son devenir^ ^ Lui donner une voix, lui donner une langue propre - usage
mineur d'une langue majeure ; créer un agencement de désir, désir révolutionnaire, au fonctionnement
illimité, sur lequel il viendra se brancher, tout comme l'écrivain. Toutefois, parmi les pratiques de la
fiction artistique, la littérature n'a pas le monopole de ce devenir minoritaire : le principe de
minoration transcende les frontières des arts. Chaque mode d'expression artistique lance ses propres
défis aux codes et étalons de la majorité, chacune invente ime langue, un peuple. Ainsi le théâtre : le
jeu de ranti-représentation, par variation continue, trans-formation, excès ou défaut de ses thèmes,
formes et normes, en trace « une figure de la conscience minoritaire » défiant tout Pouvoir^^.
Conscience minoritaire immanente à toute la peuplade des oubliés de l'Histoire, des marginaux de la
structure - peuplade innombrable, illimitée, universelle.
Si tout art peut être minoré et minorant, le septième ne fait pas exception à la règle.
Parallèlement à la littérature et au théâtre mineurs, il existe un cinéma mineur. Effectivement, les arts
techniques - la photographie puis, dans son sillage, le cinéma -, d'abord considérés comme des « arts
mineurs » dans un sens dépréciatif, vont cependant renverser ce défaut ou manque apparent en
puissance de créativité, pour devenir des moteurs de la modernité. Si l'on peut parler d'un cinéma

Propos rapportés par Deleuze et Guattari, extraits àn Journal de Kafka, in ibid., pp. 32 et 150.
Dans le second tome de son ouvrage sur le cinéma, comme nous allons le voir, mais aussi dans Un manifeste
de moins, Critique et clinique. Dialogues, ...
Id., « La littérature et la vie », in Critique et clinique, op. cit., p. 15.
« La santé comme littérature, comme écriture, consiste à inventer un peuple qui manque. II appartient à la
fonction fabulatrice d'inventer un peuple» {ibid., p. 14). En outre, dans la fiction, devenir des personnages et
devenir-personnage, devenir de ce peuple inventé et devenir-écrivain se confondent : l'écrivain mineur
appartient à ce peuple qu'il invente, « sans avenir ni passé il n'a qu'un devenir, un milieu, par lequel il
communique avec d'autres temps, d'autres espaces » {id., « Un manifeste de moins », in Superpositions, op. cit.,
p. 96).
Par ailleurs, si dans Kafka, on trouve quelques pages, par exemple, sur l'emploi de l'allemand par la « minorité »
tchèque, il ne faudrait toutefois pas mal comprendre ce que désigne le concept de minorité - car c'est un concept.
La minorité inventée par la fiction ou l'art ne renvoie jamais, bien évidemment, à un groupement constitué en
marge de la majorité ou subordonné à celle-ci - pas plus, du reste, que l'énonciation collective ne recouvre un
groupe d'auteurs. Dans un second sens, dont il est ici question, « minorité ne désignera plus un état de fait, mais
un devenir dans lequel on s'engage. Devenir-minoritaire, c'est un but » {ibid., p. 129).
Voir ibid., p. 125. Deleuze parle bien entendu du théâtre de Carmelo Bene, dont il donnera ailleurs cette
citation ; «je fais du théâtre populaire. Ethnique. Mais c'est le peuple qui manque » {cf. Dramaturgies, p. 113,
cité dans Cinéma 2. L'image-temps, op. cit., p. 283).
378

mineur, c'est qu'il existe un cinéma dont la matière sera travaillée par le processus de minoration, et
qui utilisera cette matière pour parler - et penser - « à l'intention » d'tm peuple qui manque. Sans
doute, intrinsèquement, l'art de l'image a-t-il toujours eu vme vocation à l'expression politique et
collective : Walter Benjamin ne voyait-il pas déjà dans le cinéma un art des masses, facilement
utilisable aux fins de propagande esthétique^^ ? Toutefois ramener la fonction politique et l'expression
collective du cinéma à cette affirmation péjorative s'avérerait extrêmement réducteur. Du reste, si le
cinéma classique, dans un premier temps, a souvent endossé un rôle représentatif - mettre en scène
explicitement le peuple opprimé et revendicateur^'' -, le cinéma moderne, en revanche, montrera le
peuple tel qu'il n'existe pas encore.
Toute la tâche de la « pensée-cinéma » consistera précisément à l'inventer, ce peuple en
devenir-minoritaire, analphabète, peuple qui n'a pas encore de langue. Car de même que la littérature,
le cinéma - bien qu'il soit « matière pré-linguistique », pour Deleuze - a le pouvoir de faire acte de
parole, construire des agencements qui produisent des énoncés collectifs préfigurant ce peuple à venir.
Ce cinéma qui « fabule » l'invention d'un peuple, au lieu de s'adresser à une collectivité représentée,
Deleuze l'appelle « cinéma du Tiers-monde » : le « tiers-monde », cette expression ne désigne-t-elle
pas, en effet, des peuples marginalisés, exploités, un monde ou espace nomade sur lequel évoluent les
minorités ? Dans cet espace, la frontière entre pubUc et privé s'estompera, pour que se branche
l'individuel sur le politique. « Mettre en crise », dit Deleuze, sera l'objectif de ce cinéma moderne
politique^^. Nonpas revendiquer le Pouvoir, au sens de vouloir se l'accaparer - la volonté de puissance
mal comprise -, mais catalyser par l'image les énoncés collectifs et le devenir-révolutionnaire des
peuples qui manquent.

b. L'image-temps

Telles sont, dans le cinéma comme dans d'autres pratiques artistiques, les deux
caractéristiques du mode mineur qui s'adressent aux minorités, le collectif et le politique. Or cette voix
qui leur est ainsi prêtée est l'expression d'un langage lui aussi minoré, langue dans la langue, usage
mineur d'une langue majeure. Comment la littérature creuse la langue majeure pour en faire un usage
mineur, nous laissons cette question en suspens pour la seconde moitié de ce chapitre. Restons pour

Nous faisons allusion au fameux texte de « L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique »
(dernière version), in Œuvres III, trad. par M. de Gandillac et R. Rochlitz, Paris, Folio, coll. « Essais », 2000, pp.
294 à 313. Il est bien entendu que ceci ne représente qu'un petit aspect du propos de Walter Benjamin, lequel
devait éprouver par ailleurs une certaine fascination pour les arts « techniques ».
Deleuze fait notamment allusion, comme de juste, au cinéma soviétique, Eisenstein en tête. L'engouement
pour le septième art comme art des masses, dans ses débuts, ne reposait pas tant sur la conscience de son pouvoir
manipulateur que sur la croyance, qui devait bien vite être déçue, que le cinéma serait « par excellence l'art
révolutionnaire, ou démocratique, qui fait des masses un véritable sujet » (DELEUZE (G.), op. cit., p. 282).
Mettre en crise ou mettre en transe, comme il dit aussi. Mise en transe du peuple, des collectivités, mais aussi
de la caméra elle-même, « tout pousser à l'aberration » - sachant qu'il sera question dans ce cinéma d'un
« mouvement aberrant » (ibid, p. 285).
379

l'instant dans le « mal vu », l'image visible plutôt que lisible. Comme le littéraire, le cinéma fait acte
de parole - et de pensée : il crée, et transforme continuellement, sa matière pré-linguistique, avec ses
moyens propres. De cette matière-là, il lui est aussi loisible de faire un usage mineur, défiant le
majoritaire. Très vite, en effet, le cinéma de l'image-mouvement - et parmi les trois formes de celle-ci,
rimage-action principalement - devait connaître un succès que l'ère contemporaine n'a pas démenti.
Aujourd'hui encore, on pourrait dire que cette image constitue l'usage majeur - et majoritaire
d'ailleurs - de la langue cinématographique. Usage majeur, donc fixité des formes, stabilité des codes,
voire stéréotypie : rapidement, l'image-action devait verser dans le cliché, c'est-à-dire laisser
dégénérer le prolongement sensori-moteur de chaque situation déterminée en un réflexe purement
mécanique. Bref, dès la Seconde Guerre mondiale s'amorça une crise de l'image-mouvement.
« Où commence l'image, où finit le cliché ? devint la préoccupation, comme nous le
disions précédemment, de ces artistes cinéastes qui voulurent répondre à la crise en cherchant à
fabriquer un autre type d'image, entraînant une mutation radicale du cinéma - et partant de la pensée.
Cette recherche, justement, devait aboutir à déterminer le mode mineur de la langue du septième art :
vider l'image de l'action, percer les stéréotypes et le trop-plein de mouvement, subvertir son usage
représentatif. Immédiatement s'imposa le constat qu'à l'image-action devait se substituer une « image
mentale ». Celle-ci coimut plusieurs étapes, depuis Hitchcock - en qui Deleuze salue un précurseur de
l'image moderne - en passant par les succès des diverses tentatives d'images virtuelles que nous avons
évoquées un peu plus haut - découverte du flash-back avec l'image-souvenir et l'image-rêve. Aucune
cependant n'offrait encore le but visé, à savoir la soumission du mouvement au temps. Seule ime
image unique et fugitive, qui donnerait une présentation immédiate du temps, renverserait la
subordination du temps au mouvement - cette vieille conception grecque du temps coinme « nombre »
du mouvement^^ - pour rendre au cinéma son véritable mouvement - un mouvement acentré,
« mouvement aberrant »^^. Cette image-là recevrait le nom d'« image-temps ».
L'avènement de l'image-temps suppose ce que Deleuze appelle la « montée des situations
optiques et sonores pures », libérant l'image de ses liens sensori-moteurs. Ces situations ont pour
« milieu » - mais déjà il ne s'agit plus vraiment d'un « milieu », plutôt d'un simple lieu - des
« espaces quelconques et désaffectés », vidés à l'extrême, où errent les personnages, comme au hasard.
Toutefois il ne suffit pas simplement de « vider le cliché »^' : l'image-temps est une image à laquelle
se sont adjointes des « forces immenses », une image lisible et pensante, faite de « chronosignes »,

^Ubid.,-p. 289.
Conception du mouvement qui nous vient de la Grèce antique, on le sait, et que Deleuze récuse déjà comme
modèle de l'image-mouvement : selon lui le mouvement « fou », dont est maître le temps, est le mouvement
naturel du cinéma.
Contrairement au mouvement qui rentrerait dans la « normalité », à savoir le mouvement ordonné autour d'un
centre (de gravitation, de rotation,...). Un mouvement «normal» se subordonne le temps comme sa
représentation indirecte, son unité de mesure (voir ibid., p. 53).
Deleuze parle en effet de « diviser ou faire le vide pour retrouver l'entier » : afin de vider le cliché et « raréfier
l'image », il faut, dit-il, y « introduire des espaces blancs », y « faire des trous » - termes qui nous évoquent déjà
le travail de Beckett sur l'image, ainsi que sur les mots (voir ibid., p. 33).
380

« lectosignes » et « noosignes »^°. Vide d'action, arrachée à toute signification - puisque le cinéma est
matière pré-linguistique -, elle est en revanche saturée de ces signes, d'une exceptionnelle intensité.
La plus sobre possible et cependant traversée de ces « forces immenses », cette image « mineure » -
amoindrie du « mouvement-cliché », soustraite à la représentation -, portant à une « essentielle
singularité » l'infime de la chose qu'elle retient'^, met en Hen direct temps et pensée, que les signes
rendront visibles et audibles. Aussi l'image-temps nie-t-elle la fausse évidence selon laquelle l'image
cinématographique ne serait par nature qu'une image au présent'^ : mêlant toutes les dimensions du
temps, cette image doit faire de nous des voyants - spectateurs ou personnages confondus.
« The time is out ofjoint », « le temps sort de ses gonds » : cette petite assertion d'Hamlet,
Deleuze la cite souvent pour parler du temps diAion, le temps non-chronologique qui excède et
subdivise toujours le présent. Ainsi l'image-temps donnerait à voir, directement, ce temps au
mouvement aberrant, lié à la situation optique et sonore pure par des « relations non-localisables », qui
occasiorment les « faux-raccords » entre les plans, propres au cinéma. Elle serait, cette image, hantée
par les spectres du passé et du futur, dont le présent, toujours fuyant, n'est que la limite, aussi
illocalisable que le pli de la monade. Et pourtant, ce pli existe bel et bien : il passe quelque part entre
les deux faces de l'image-temps, sa face actuelle et sa face virtuelle. De fait, contrairement à l'image-
mouvement, fortement « actualisante », l'image-temps reste principalement virtuelle ; plus
exactement, elle crée entre virtuel et actuel, ses deux faces, une circulation - l'actuel plongeant dans
les profondeurs virtuelles du temps, avant de remonter à la surface -, circuit à très grande vitesse dont
nous avons vu qu'il ne devait point être le plus large possible (l'image-rêve), mais au contraire le plus
étroit. Un tel circuit dorme l'image la plus concentrée, la plus condensée possible, baptisée « image-
cristal » en raison de sa « structure cristalline : parfaite coïncidence entre l'image actuelle et son
double, l'image virtuelle. Indiscernables et cependant distinctes, les deux faces, réversibles et
mutuelles, se mirent l'une dans l'autre. « Pour que l'image-temps naisse », explique ainsi Deleuze, « il
faut que l'image actuelle entre en rapport avec sa propre image virtuelle en tant que telle [...], si bien

Signes du temps, signes qui rendent l'image lisible et signes qui activent sa fonction de penser. Deleuze y
adjoindra les termes d'« opsignes » (signes otpiques) et « sonsignes » (signes sonores).
Pour plus de détails, le lecteur se reportera au premier chapitre de L'image-temps, dont sont issus les termes et
concepts utihsés dans ce paragraphe.
" La matière cinématographique, d'après Deleuze, n'est pas hnguistiquement formée, elle est signalétique. D'où
la sémiotique des images, relativement dense et complexe, qu'il développe en s'appuyant sur les concepts de
Peirce entre autres.
^^lbid.,p. 64.
L'idée est de Benjamin notamment (dans le texte précédemment cité sur l'art et la reproductibilité technique ),
selon qui les arts techniques ne fonctionnent que sur le mode de l'instantané pur.
Ibid, p. 94. En référence également à ce fibn que Deleuze considère comme « le plus grand film du cinéma »,
Citizen Kane d'Orson Welles, le premier fihn à explorer toute la gamme des images-temps : les jeux de miroirs
s'y répètent, notamment entre acteur et personnage - face actuelle et virtuelle d'un même sujet.
381

qu'il n'y a plus d'enchaînement du réel avec l'imaginaire, mais indiscernabilité des deux, dans un
perpétuel échange
Dans le cristal, on peut, toujours d'après le philosophe, apercevoir la scission fondamentale du
temps : le présent qui se dédouble en deux directions concomitantes, l'une plongeant vers le passé,
l'autre jaillissant vers l'avenir. C'est que le cinéma - le cinéma « bergsonien » du moins, celui qui
invente la vraie vocation de l'image -, nous rend visionnaires, puisqu'il nous permet d'entrevoir dans
le cristal de l'image l'échange permanent - le circuit - entre les deux images distinctes, les deux faces
de la « structure cristaUine Si le circuit est perceptible, le pli, la ligne de scission entre les deux
images mutuelles, par contre, ne l'est pas ; entre intérieur et extérieur, passé et futur, virtuel et actuel,
la limite existe, mais elle reste illocalisable. « L'image n'a plus pour caractères premiers l'espace et le
mouvement, mais la topologie et le temps Conséquence : parce que la vitesse de circulation rend
inassignable la limite, puis indiscernables les deux termes de l'échange mutuel, parce que le temps met
en crise la vérité, en laissant coexister des présents incompossibles, l'image-temps « fait monter les
puissances du faux », les figures de « faussaires : aussi le cinéma-temps consacre-t-il le triomphe
du « mal vu mal dit » de l'image.
Enfin, l'image-temps, image moderne par excellence, outre l'enchaînement du virtuel et de
l'actuel, se compose encore de deux images distinctes, « non-enchaînées » mais réenchaînées, entre
lesquelles passe tme nouvelle « coupure irrationnelle » : l'image visuelle et l'image sonore. De fait, le
son, dans le cinéma moderne, ne se réduit plus à une simple composante de l'image visuelle, pas plus
qu'au « hors-champ » de cette image, mais devient une image à part entière - l'autre face de l'image
visuelle -, avec sonpropre cadrage'®. Aussi sonet vision forment-ils deux images autonomes, ou, pour

Ibid., p. 358. On notera la différence avec l'image-rêve, dont nous parlions à propos de Soubresauts : face
actuelle et face virtuelle, réel et imaginaire sont encore distincts dans celle-ci. Nous reprendrons cette différence
un peu plus loin, lorsque nous travaillerons l'image-temps chez Beckett.
Cette structure cristalline est définie par l'échange permanent du virtuel et de l'actuel : le circuit renvoie
toujours de l'une à l'autre de ses deux faces. « Ce n'est plus une actualisation, mais une cristallisation. La pure
virtualité n'a plus à s'actualiser puisqu'elle est strictement corrélative de l'actuel avec lequel elle forme le plus
petit circuit. Il n'y a plus inassignabilité de l'actuel et du virtuel, mais indiscernabilité entre les deux termes qui
s'échangent» (DELEUZE (G.) et PARNET (Cl.), Dialogues, ^2lvïs, Flammarion, coll. «Champs», 1996, p.
184).
Rappelons par ailleurs que le couple actuel-virtuel définit la scission du temps en deux mouvements : faire passer
le présent est le rôle de l'actuel, conserver le passé subsumé en un point (le plus petit circuit) est celui du virtuel.
Si dans l'actualisation, les deux se distinguent, la cristallisation les rend indiscernables.
"/Z./V/.,p. 164.
Dans le chapitre VI (pp. 165 à 203), consacré aux «puissances du faux» (concept hérité de Nietzsche),
Deleuze explique en détails cette « montée », entre autres la façon dont l'image-temps bouleverse le statut des
descriptions, le fonctionnement de la narration, et brouille le rapport entre réel et imaginaire. Contrairement à
rimage-mouvement, dont le mouvement est ordonné autour d'un centre fixe, et qui produit dès lors un effet de
vérité, l'image-temps, acentrée, produit des « faux mouvements » - caractéristiques du cinéma.
Le cadrage de l'image sonore est constitué par un « acte de parole pur» qui se distingue du « continuum
sonore » accompagnant l'image. Cet acte de parole, Deleuze l'appelle « énoncé ou énonciation proprement
cinématographique » {ibid., p. 329).
Quant à l'image visuelle, elle devient à son tour « archéologique, stratigraphique, tectonique », c'est-à-dire
qu'elle donne à voir ses fondements spatiaux, les espaces vides, fragmentés et déconnectés - des « paysages
stratigraphiques vides et lacunaires » {ibid., pp. 317 et 318).
382

utiliser le ternie que forge Deleuze, « héautonomes - indépendantes et néanmoins déclenchantun


va-et-vient entre elles. Ensemble, elles opèrent la conquête de l'image audio-visuelle moderne, dont
les deux faces restent dans un rapport d'incommensurabilité, un « rapport indirect libre :
dissymétriques, elles tracent la limite, le dedans et le dehors l'une de l'autre, séparées par une
« coupure irrationnelle » - donc une limite topologique, un pli. Dans l'image audio-visuelle, la parole
dit l'invisible que voit la vue et la vue voit l'indicible que dit la parole : « ce que la parole profère,
c'est aussi bien l'invisible que la vue ne voit que par voyance, et ce que la vue voit, c'est ce que la
parole profère d'indicible

Tel que l'aborde Deleuze, le cinéma est un système d'images et de signes pré-linguistiques qui
induisent un procès de pensée : il y a de la « pensée-cinéma», comme il y a de la pensée créée par la
philosophie, pensée conceptuelle, et même de la pensée philosophique réfléchissant- au sens cristallin
- la pensée cinéma. Aussi cette pensée du cinéma encourt-elle la même menace que la pensée
philosophique : être dégradée par la toute-puissance de l'information, ce que Deleuze appelle « l'effet-
media Le risque est celui-ci : que la pensée s'étiole dans l'espace-réseau archi-complexe de
l'information, celle-ci tirant sa puissance de sa nullité et son inefficacité comme acte de résistance par
la pensée^"'*. Seule la force de l'image moderne, parole pure, « fabulation créatrice » à l'envers des
mythes dominants, peut contrecarrer ce danger et prendre à rebours notre « civilisation du cliché ».
« La rédemption, l'art au-delà de la connaissance, c'est aussi bien la création au-delà de l'information.
[...] Lavie oula survie du cinéma dépendent de sa lutte intérieure avec l'informatique »'°^.
Si « l'informatique » constitue dans le monde d'aujourd'hui l'usage majeur de l'image, alors
la tâche d'un cinéma « pensant », d'un cinéma comme art véritablement créateur, consiste à minorer
cet usage : faire une image force, une image unique et difficile, actuelle et virtuelle, audio-visuelle.
L'image-temps trace en effet le devenir d'un cinéma mineur ; un cinéma « tiers-mondiste » pour le
peuple à venir, une voix pour ce peuple qui manque et que l'image contribue à inventer. L'image-
temps, ce n'est rien moins que le devenir-révolutionnaire du cinéma, comme de ce peuple fabulé : un
acte de résistance au présent - la plus grande déterritorialisation de l'image, la montée de sa puissance

Voir page 327 : Deleuze reprend la distinction kantierme, issue de la Critique du jugement, entre autonomie et
héautonomie.
« Quand l'image sonore et l'image visuelle deviennent héautonomes, elles n'en constituent donc pas moins
une image audio-visuelle, d'autant plus pure que la nouvelle correspondance naît des formes déterminées de leur
non-correspondance : c'est la limite de chacune qui la rapporte à l'autre » {ibid.,p. 340).
"'^/Wt/.,p. 340.
À la suite de Jean-Pierre Oudart {cf. ibid., p. 352).
On reconnaît là la grande terreur de Deleuze, et son combat le plus acharné contre la menace de
dégénérescence de la philosophie, ou de l'art, dans ce qu'il appelle l'opinion, ou l'information. Il s'agit d'une
dérive de la pensée comme acte dans la connaissance comme état de choses, dérive de la créativité des formes
dans Vin-formé, du devenir dans la représentation, du virtuel dans la pure actualité. La tâche de l'art et de la
philosophie consiste précisément à résister à cette dérive de notre présent.
'°^/è/df.,p.354.
383

virtuelle. «Ça y est j'ai fait l'image»^"®, s'exclame un personnage de Beckett ; cri d'une victoire
difficile et bien fragile, jamais définitive. La résistance par l'image, lutte contre le cliché ou
l'information, est un acte constamment menacé. Toute image-temps est éphémère, aucune n'est image
d'une vérité unique et étemelle. « Juste une image », disait en ce sens le cinéaste Godard, « et non une
image juste »'''^.

3. Événement et virtuel : « ça y estj'aifait l'image»...

Le travail cinématographique de Beckett - ou plus exactement télévisuel - va-t-il mener à la


création de cette image forte et unique, l'image-temps, que la prose ne pouvait pas réellement
accomplir ? Dépasser la production « imaginaire » de la prose, cela signifie, au-delà de l'image-
souvenir ou de l'image-rêve, fabriquer une image à la structure « cristalline », à savoir cette image à
double face dans laquelle le virtuel déborde toujours sa propre actualisation. Le processus de
minoration est requis pour vider une telle image de tout détail superflu, de toute représentation et de
toute information, ainsi que d'un mouvement « centré » déterminant une action mécanique - un
mouvement « normal » au lieu du mouvement aberrant du temps. De ce point de vue, le travail de
l'image proposé dans Fi/m doit encore fortement évoluer : à la primauté de l'image-mouvement, avec
ses trois composantes, doit se substituer celle de l'image-temps. Par rapport aux quatre dernières
réalisations pour le petit écran. Film abonde encore en détails et est agencé selon un canevas centré sur
une thématique qui impose une multiplicité d'actions diverses : d'une certaine façon, le court métrage
reste narratif - bien que !'« histoire » qu'il raconte puisse déjà paraître minimaliste. Avec les quatre
petits films télévisés, le déroulement narratif - un déroulement chronologie, linéaire de l'action - va
presque entièrement disparaître, et l'image-mouvement être réduite à son minimum, au profit de
rimage-temps'°^
Faire l'image-temps revient à faire une image mineure, une image minorée, c'est-à-dire
empirée, amoindrie. Y soustraire les détails superflus de l'espace, les ferments d'action qui
entretiennent avec la situation des liens sensori-moteurs. Avant d'adjoindre à l'image des « forces
immenses », de libérer sa puissance d'expression, il faut préalablement « y forer des trous » et la
« remplir » d'intervalles blancs - il faut, en un mot, l'épuiser. On se souviendra de la différence que
soulevait Deleuze entre « épuisé » et « fatigué » : on est fatigué d'avoir épuisé la réalisation de
certaines actions, mais on est épuisé d'avoir vidé toute possibilité. Ainsi l'épuisé « s'épuise en

L'image, p. 68.
Cité par Deleuze, in Cinéma 1. L'image-mouvement, op. cit., p. 289.
Il ne faudrait pas en conclure, cependant, que l'image-temps aurait supplanté l'image-mouvement dans
l'histoire du cinéma : l'image-mouvement reste la matière cinématographique première, enveloppée dans
l'image-temps. Par ailleurs, de l'image-mouvement, on s'en doute, il restera principalement l'image-affection,
celle qui se rapproche le plus de cette image mentale qu'est l'image-temps. Gros-plans et espaces quelconques
seront deux ingrédients importants du travail de l'image dans les quatre films.
384

épuisant le possible, et inversement il s'épuise de rien : double « exhaustion » du sujet et de


l'objet. En outre, on épuise selon la logique combinatoire : sans but et sans exclusion, sans
signification, afin de parcourir la série exhaustive des combinaisons possibles. La question n'est donc
pas de départager ce qui, dans l'événement, « arrive » ou non, mais seulement d'établir - et par là
d'épuiser - son existence possible"".

a. Le cas Quad

Sans conteste, il n'y a dans l'œuvre de Beckett pas de cas plus parfait ni plus dépouillé
d'épuisement par la logique combinatoire que Quad. Il s'agit ici de ne prendre en considération que
l'espace ; le processus d'épuisement se focalise sur celui-ci. Or l'image-temps se crée à partir de « la
montée des situations optiques et sonores pures ». Quad en est un cas éminent, puisque, à proprement
parler, ce qu'on y voit n'est qu'une situation - au sens de l'exploration d'un site : situation audio
visuelle - la marche des interprètes étant scandée par le rythme des percussions, ordormées elles aussi
selon la logique combinatoire. Ce type de situation requiert un espace dit « quelconque » ou
« inaffecté » : en vérité, le téléfilm se produit dans un lieu d'une neutralité totale, la forme
géométrique la moins « affectée » - vu qu'un carré a des côtés strictement de même longueur. Espace
vide et de pure forme, quadrilatère sans particularité aucune, à la fois entièrement déterminé par ses
coordonnées, et tout à fait indéterminé, il semble destiné, qui plus est, à être encore « désaffecté »,
c'est-à-dire abstrait davantage : chaque côté ou chaque diagonale, une fois parcouru par tel ou tel
nombre de personnages, dans un ordre et suivant des séries de trajets chaque fois différents, sera alors
soustrait à l'ensemble des lignes encore à parcourir. En somme, nous nous trouvons donc en présence
d'un espace a priori abstrait au sens de « non concret », qu'il faut progressivement « abstraire » au
sens de minorer, faire le vide.
Onconnaît l'expression utilisée parDeleuze de « ritournelle motrice »'". Motrice parce que le
fihn n'est qu'un mouvement, unique d'une certaine façon, une seule marche selon le mouvement
« aberrant » de la ritournelle. Or la ritournelle n'est autre que le mouvement musical de l'étemel
retour, le retour de la différence : répétitif, chaque parcours dans le quadrilatère, pour chacun des
« danseurs », est pourtant toujours unique, puisque la série dans laquelle il s'inscrit ne sera accomplie
qu'une seule fois. Ainsi la marche mélodique de la ritournelle construit la situation optique et sonore
pure"^, l'épuisement de toutes les potentialités d'un «site événementiel», selon l'expression de

DELEUZE (fi.). L'épuisé, inQuad etautres pièces pourla télévision, Paris, Les Éditions deMinuit, 1992, p.
57.
Pour rappel, citons encore cette phrase de Deleuze : « d'un événement, il suffit largement de dire qu'il est
possible, puisqu'il n'arrive pas sans se confondre avec rien et abolir le réel auquel il prétend » {ibid., p. 59).
Dans L'épuisé, p. 75 par exemple.
Dans un passage de L'épuisé, Deleuze souligne d'ailleurs l'adéquation entre Quad et le Trio du fantôme pour
piano de Beethoven qui sera utilisé dans la pièce suivante, à laquelle ce morceau donne son titre. Deux
ritournelles s'y composent et décomposent, selon Deleuze, autour d'une « érosion centrale », un hiatus. Le
385

Badiou, de la manière la plus systématique. Soumis à cette musique du temps - le retour d'un passé
qui toujours se conserve, le présent qui ne passe qu'en se subdivisant éternellement -, le mouvement
de Quad est certes aberrant et fou ; il n'en demeure pas moins, toutefois, agencé autour d'un centre qui
constitue le point éminent des séries parcourues.
« E supposé zone de danger » est le nom de ce point d'exception - « E » comme la cinquième
lettre pour le cinquième point, mais aussi comme « Empty » -, celui qui s'excepte des séries spatiales :
on se souvient qu'il ne sera jamais traversé, mais demeurera la tache aveugle de la logique
combinatoire. Vu à l'écran, ce point E transparaît très légèrement au milieu du plateau - une ombre à
peine esquissée : aussi le perçoit-on comme un vide qui aspirerait vers lui les lignes tracées par les
persormages, un creux nécessaire à la mise en mouvement du tourbillon de l'exhaustivité.
L'épuisement combiné du quadrilatère semble dès lors figurer une modélisation de la physique, un
modèle atomique. Lancés à vitesse rapide sur des trajectoires prédéterminées - qui cependant
semblent, à cette allure, parfaitement aléatoires -, les quatre interprètes anonymes, à la face cachée -
comme en devenir imperceptible - s'apparentent à des particules de matière mises en mouvement par
une force qui les dépasse. Cette force centripète et centrifuge émane de la zone de danger, le vide d'où
provient l'énergie indispensable à la traversée de l'espace par les atomes"^. C'est également ce point
qui leur impose la « manœuvre de déviation », le hiatus requis afin qu'il n'y ait pas de choc des
particules entre elles, et partant de séisme dans le mouvement atomique. Au total, on croirait assister,
sur l'écran de télévision, à la projection d'une image qui ne refléterait que la motion propre à la
télévision - la circulation à grande vitesse d'électrons créant l'image télévisuelle.
À tout prendre, Quad, dans la série des quatre derniers films télévisés, est celui qui diffère le
plus nettement des autres : dans un espace désaffecté, des êtres inaffectés, accompagnés par le rythme
des percussions sonores, circulent dans le seul but de vider de ses possibles la forme géométrique du
carré. Dépossibiliser l'image, plutôtque de viser à en créer une"''. Car l'évitement du pointde danger
fait également l'objet d'un calcul minutieux : jamaisne se produira la collision des atomes entre eux"^
- cette collision qui constituerait justement la seule potentialité événementielle de la figure
géométrique. Potentialité qui se scinde en un double possible, d'après Deleuze ; « c'est la possibilité
qu'un événement lui-même possible se réalise dans l'espace considéré. La possibilité que quelque

deuxième mouvement du Trio, repris ailleurs dans le recueil, répercuterait ainsi le mouvement de Quad, ses
ritoumelles et sa ponctuation de silence centrale (voir ibid., pp. 84 et 85).
Rappelons la note que nous ajoutions dans le premier chapitre à propos du physicien Edgard Gunzig : sa
théorie de la création de l'univers conçoit le vide comme une réserve infinie d'énergie capable de créer, à partir
de rien, de la matière, laquelle est vouée à se détruire pour retourner au vide - et ainsi de suite.
' Comme ce serale cas dans les trois autres fihns, ainsi que nous le verrons.
' Éviter le contact des corps, dans un espace géométriquement déterminé, est une préoccupation qui revient
plus d'une fois chez Beckett : dans le petit texte Se voir, par exemple, puisque dans la fosse, « des millions
peuvent se tenir. Errants et immobiles. Sans jamais se voir ni s'entendre. Sans jamais se toucher ». Et les derniers
mots du texte : « piste juste assez large pour un seul corps. Jamais deux ne s'y croisent » {Se voir, pp. 57 et 59).
Cette petite prose est très proche de Quad, dont on pourrait dire qu'elle décrit la situation ; parcours sans
perturbation aucune de corps qui s'évitent et s'ignorent.
386

chosese réalise, et celle que quelque part le réalise Il y a donc un double possible qu'il s'agit, non
de réaliser, mais d'épuiser. Au contraire des côtés et diagonales de la surface carrée : parcourues
suivant la ligne mélodique de la ritournelle, elle seront, quant à elles, effectivement réalisées (par la
marche même). Les quatre danseurs du ballet de Quad, explique Deleuze, sefatiguent à les effectuer :
ils se fatiguent des côtés et diagonales du carré, mais s'épuisent quant à son centre.
Le heurt des quatre persormages « atomiques » au centre du quadrilatère constitue donc
l'unique événement potentiel de la « ritournelle motrice ». Et pourtant cet événement, contrairement
au parcours des lignes qui toutes sont réalisées pour effectuer l'épuisement combinatoire, cet
événement unique, singularité qui s'excepte des séries, ne se réalisera pas. En raison de la manœuvre
de contoumement du « centre d'indétermination » recommandée par Beckett, dès le départ du
mouvement - quand bien même il n'y a encore qu'un seul personnage en marche -, non seulement les
quatre silhouettes s'évitent mutuellement, mais elles évitent absolument, du même coup, le centre.
Déserté, ce centre est alors rendu visible par le hiatus nécessaire poiir ne pas risquer de le traverser :
visible, mais « en creux », tel le négatif d'une photographie. Si l'exténuation du possible, dans le reste
du carré, a lieu par la réalisation des trajets à parcourir, au centre, en revanche, l'épuisement ne
requiert aucune réalisation ; tout se passe en fait comme si le centre épuisait lui-même toute
potentialité événementielle. À l'image optique et sonore, le point E, point de déstabilisation de la
structure, donne ainsi une dimension virtuelle : de la sorte, le circuit effectivement accompli ébauche
un prolongement vers une image virtuelle, celle du centre.
Si Quad constitue le seul cas où Beckett se concentre uniquement sur la dépotentialisation de
l'espace et la logique combinatoire, on constate toutefois qu'il indique déjà la voie pour créer une
image à double face, actuelle et virtuelle. Cependant ici, l'image-temps ne nous semble pas encore
vraiment constituée. Par la réalisation des côtés et diagonales qui se croisent et l'exténuation de la
potentialité événementielle au point central, c'est le plan qui joint le possible au réel qui est épuisé.
Plus exactement, c'est la présence évitée, « présence absentée » du centre qui épuise le possible,
absolument. Aspirant à lui tout le visible du carré, du cadre - cadre du tableau, espace structural de la
représentation-, tel le trou aveugle, le « pan ! » tiré dans le dispositif, le centre E nous laisse entrevoir,
sans la fabriquer réellement, l'image-temps. Épuiser la réalisation du possible, puis la
« possibilisation » même - le double possible -, prépare le circuit qui nous fera voyager, au moyen de
l'image, entre actuel et virtuel.

116
L'épuisé, op. cit., p. 82.
387

b. Épuiser le cliché

Cette image-temps à double face, les trois autres pièces télévisées du recueil - annoncées en
quelque sorte par Quact^^ -, s'efforceront de la créer. Ici aussi, il s'agit avant tout d'épuiser les
potentialités d'événements, bien que l'épuisement ne constituera qu'une étape préparatoire. L'image-
action représente la première chose à épuiser, ou du moins à minorer au maximum : non seulement
l'action au sens d'une intrigue narrative, mais aussi le lien sensori-moteur à la situation, soit le
mouvement (mécanique). Ces deux composantes de l'action sont abstraites au maximum dans les trois
réalisations télévisées. D'intrigue, il n'y en a pas : seuls des mouvements de caméra, accompagnés ou
non d'une présence vocale, constituent l'action des fdms. Tout, y compris l'attention du personnage,
se concentre donc sur le pur travail de l'image. Quant au mouvement, il est d'autant plus réduit à son
minimum que le protagoniste, épuisant le réel, se trouve lui-même en posture d'épuisé : posture
statique, assis affalé, tête dans les mains. À nouveau, une différence se marque entre fatigue et
épuisement, dans l'attitude même de l'homme : si le fatigué se couche, l'épuisé s'assoit dans un pose
de délabrement, et l'image se focalise sur la tête et les mains. Signe qu'il s'agit d'un épuisement
mental, non pas d'une fatigue subséquente à une quelconque réalisation"^. D'où le lien disjonctif entre
épuisement du réel et du sujet ; si la posture du second conditionne la première, l'épuisé, encore une
fois, ne se fatigue de rien, ne réalise rien - il ne se préoccupe que de l'ordre du possible. « Un sens ou
une science aiguë dupossible, jointe ouplutôt disjointe à une fantastique décomposition dumoi »"^.
Première minoration donc : l'image-action pratiquement réduite à néant, le persormage
statique dans la posture qui conditionne le travail de « dépossibilisation » préalable à la création de
l'image. Voilà donc la première et principale composante du cliché évacuée. La seconde, liée à celle-
ci, est annoncée par Quad : la désaffectation de l'espace, afin de ménager une « situation optique et
sonore pure ». C'est en effet la neutralité absolue du milieu qui garantit la dissolution du lien sensori-
moteur entre environnement et comportement. Dépotentialiser l'espace pour neutraliser le mouvement
- sauf celui que commande le temps. Dans le premier chapitre, nous esquissions une analyse de la
manière dont Beckett s'y prend pour désaffecter l'espace de Trio du fantôme - pièce dans laquelle,
relativement aux deux dernières, ce geste prend le plus d'ampleur. La première des trois parties du
film - qui agence plusieurs séries de trio -, baptisée « Pré-action », s'occupe de cette neutralisation des
potentialités spatiales. Elle décrit longuement la chambre, et la caméra balaie, suivant un ordre de
plans clairement défini par l'auteur, « le logis habituel » et les trois points de potentialité
événementielle qui le structurent - porte à l'ouest, fenêtre au nord, lit à l'est, la caméra étant elle-

Ceci n'est pas exact chronologiquement parlant, étant donné que deux des pièces en question sont antérieures
à Quad. Nous parlons d'une succession logique d'étapes dans la construction de l'image-temps.
Deleuze, à ce propos, fait observer ceci : « c'est que, entre l'épuisement assis et la fatigue couchée, rampante
ou plantée, il y a une différence de nature. La fatigue affecte l'action dans tous ses états, tandis que l'épuisement
concerne seulement le témoin amnésique » {ibid., p. 65).
"Vi/V.,p. 62.
388

même placée au sud -, auxquels s'adjoint un miroir, suspendu au pied du grabat. Rectangulaires et
grises, toutes ces formes, neutres et géométriques, se répètent l'une l'autre pour renvoyer en définitive
au rectangle grisâtre du poste de télévision.
Le parcours de la caméra, qui se substitue ici à la marche des persormages de Quad, effectue
un travail similaire : elle dépotentialise l'espace en le fragmentant et en ôtant aux objets leur fonction -
« ces objets dans l'espace sont strictement identiques à des parties d'espace », remarque Deleuze'^".
Au départ, cette chambre, telle que nous la présente le balayage de la caméra, comporte trois
ouvertures'^', situées chacune à l'un des points cardinaux, à l'exception du sud ; « S », la silhouette du
personnage, se placera successivement face à chacune d'entre elles. Et cependant ce balayage même,
le simple mouvement de l'image, jointe à la neutralité de la voix redondante par rapport à ce qui est
filmé, suffit à exténuer les possibilités que pourraient présenter ces ouvertures. Celles-ci ne
déboucheront sur rien, sur le vide seulement - Deleuze parle, par allusion au titre, de « coimexion
proprement fantomatique » -, comme le prouvera la venue du petit garçon qui secouera la tête dans un
« non » définitif.

Si dans Trio, l'épuisement spatial et la désaffectation du milieu envirormant fait encore l'objet
du travail de la caméra, dans ...Que nuages..., ce qui importe, spatialement parlant, est de circonscrire
le lieu où faire l'image. Celle-ci ne peut être fabriquée, semble-t-il, que dans le « sanctuaire », au nord
d'une aire circulaire à nouveau entourée par les points cardinaux, le Sud excepté. À première vue,
donc, des espaces physiquement déterminés et géographiquement situés sont juxtaposés les uns aux
autres ; cagibi et chemins vicinaux où disparaît parfois l'homme, sanctuaire dans lequel nous le
voyons de dos en « plan rapproché », assis sur un tabouret et courbé devant une table - table et
tabouret doivent demeurer, d'après les recommandations de Beckett, invisibles. Cependant les lieux
déterminés, tels le cagibi ou les chemins, n'existent, en fin de compte, que dans ce que nous raconte la
voix du persormage en scène. Ce que nous voyons en réalité s'apparente davantage à une « situation
optique et sonore pure », au sein d'un espace totalement quelconque : une aire circulaire lumineuse
entourée d'obscurité - obscurité par laquelle l'homme se fait happer dès qu'il sort -, et, en guise de
« sanctuaire », un lieu tout aussi inexistant que l'invisible mobilier sur lequel il est supposé s'asseoir et
s'appuyer. Aussi l'opposition de départ entre l'espace intérieur (sanctuaire) et l'espace déterminé à
l'extérieur (chemins et cagibi, géographiquement situés) se déplace-t-elle : la vraie frontière passerait
plutôt entre espace physique et espace mental. Mais cette frontière, tel le pli ou la « coupure
irrationnelle » séparant l'actuel du virtuel, s'avère en fait illocalisable : car, pratiquement, l'espace
physique ne se trouve nulle part, à peine un cercle, forme géométrique créée par la seule lumière - la
matière même de l'image. Tout le reste n'est qu'obscurité ; tout le reste n'est qu'espace mental, à
commencer par le sanctuaire où se réfléchit - en position d'épuisé - l'image. D'où ce cormnentaire de

86.
En tenant compte du fait que sous le lit il existe un espace invisible qui crée une sorte d'ouverture, comme
l'avait montré Dis Joe, où le persormage n'omet pas d'inspecter cet espace incormu, au même titre que la porte et
la fenêtre.
389

Deleuze ; « c'est cela précisément l'image, non pas une représentation d'objet, mais un mouvement
dans le monde de l'esprit
« Ce qui compte n'est plus l'espace quelconque, mais l'image mentale à laquelle il
conduit affirme encore Deleuze à propos de ...Que nuages... : on pourrait certainement en dire
autant de Nacht und Trâume. Par rapport à la pièce précédente, l'espace semble s'être encore
dématérialisé ; davantage une chambre sombre et vide - c'est-à-dire, visuellement, un fond
d'obscurité, lequel tend à donner le sentiment qu'il n'y a pas d'espace du tout ; seul un petit rai de
faible lumière, « lumière du soir », éclaire (mal) l'homme assis et le morceau de la table sur lequel
reposent ses mains. Le dépouillement et l'épurement atteignent ici leur comble : plus qu'inaffecté,
l'espace dans lequel est situé le rêveur s'avère donc inexistant. Quant aux images du songe, elles
flottent dans un lieu hors-espace. La réalité s'est donc quasi totalement effacée au profit du virtuel de
l'image mentale, le monde physique pour celui des rêves. Rêves nocturnes, comme l'indique le titre,
qui pourraient être ceux de l'insomnie : ni rêves diurnes éveillés ni rêves du sommeil - lesquels
relèvent encore d'une « question de fatigue et de repos », dit Deleuze -, mais « l'insomnie, seule
adéquate à la nuit, et le rêve d'insomnie, qui est affaire d'épuisement. L'épuisé, c'est l'écarquillé »'^''.
Dans le rêve d'insomnie, en effet, va pouvoir se faire l'épuisement de l'image, face au vide de la nuit
spatiale qui entoure le personnage.
Vider le cliché consistait d'abord à « évacuer » l'image-action autant que possible, épuiser le
mouvement « normal », centré, dissoudre le lien sensori-moteur qui unit la situation à la réaction ; puis
« faire monter les situations optiques et sonores pures » en désaffectant l'espace : soit épuiser
progressivement ses potentiaUtés en le parcourant, le fragmentant, le neutralisant, soit, d'un coup,
présenter un lieu hors-espace, épuré et dématérialisé. Il ne s'agit plus tant, dès lors, d'un lieu physique
quelconque et inaffecté, que d'un espace mental, espace propre à la fabrication de l'image. En effet,
nous savons déjà que le « mal vu », qu'il se nourrisse ou non de vision externe, doit être réfléchi, au
sens spirituel comme au sens optique, dans l'enclos de la boîte crânienne, où l'image sera
« développée » telle une pellicule : opération de développement qui n'est certainement pas à
comprendre comme une « augmentation », mais bien au contraire comme ce moment où la vision qui
assouvit l'œil écarquillé est ensuite digérée, c'est-à-dire minorée. L'auto-réflexion de l'œil dans
l'espace crânien, c'est le moment de création de l'image mineure, l'image d'un art cinématographique
mineur, l'image-temps - instant fugace s'il en est.
L'emboîtement du visible dans l'espace mental - la tête devenant, dans les derniers films,
presque le seul élément visible, avec les mains qui la soutierment - reflète ainsi la « mise en boîte » de

Ibid., p. 96. À quoi il ajoute, à propos de la posture de l'épuisé comme condition même de l'épuisement du
possible : « l'image est la vie spirituelle, la "vie là-haut" de Comment c'est. On ne peut épuiser les joies, les
mouvements et les acrobaties de la vie de l'esprit que si le corps reste immobile, recroquevillé, assis, sombre,
lui-même épuisé » (p. 96).
Ibid., p. 96.
^^Ubid,p. 100.
390

l'image, à savoir les processus spécifiques aux arts de la caméra - le tournage, avec ses prises et
angles de vue, ses cadrages, plans, découpes et montage. Cependant, dans les arts de la caméra, il faut
encore distinguer cinéma et télévision : il y a chez Beckett un traitement de l'image propre à la
télévision. Celle-ci offre en effet un espace privilégié pour procéder à la minoration, à
l'amoindrissement ; réduite à un petit format, l'image télévisée se prête aux plans rapprochés, à
l'intrusion dans l'espace mental'^^, qui favorise la création d'une image directe du temps. De fait,
l'emboîtement crânien de l'image, que l'on s'efforcera de « faire » dans l'espace mental, figure la
clôture du poste de télévision, cette autre petite boîte possédant son regard propre. Regard
« réducteur », qui fera le vide et soustraira au visible la quasi totalité de ses éléments représentatifs. La
petite boîte cachée derrière l'écran de télévision construit ainsi le dispositif idéal pour « forer des
trous » à la surface de la matière propre à l'image, et voir - ou laisser croire que l'on pourra entrevoir
- « cequi esttapi derrière »'^®.

c. Images « héautonomes »

Ce premier temps du travail de l'image - temps « logique » plus que chronologique -, détruire
le cliché, donne dès lors l'écran à une image optique et sonore pure. Évidée à l'extrême, cette image,
souvent isolée, frappe par sa pureté dépouillée. « La sobriété de cette image, la rareté de ce qu'elle
retient, ligne ou simple point, "menu fragment sans importance", portent chaque fois la chose à une
essentielle singularité, et décrivent l'inépuisable renvoyant sans fin à d'autres descriptions
« L'essentielle singularité » de la chose assignée à la vision, voilà ce que promeut l'image-temps ; ou
encore, dans les termes de Beckett, « la chose en suspens », « la chose morte, idéalement morte »,
« immobile dans le vide », « l'objet pur»'^^ Toutefois la singularité de cette chose portée à la vision

Intéressant à ce sujet est le commentaire de l'acteur MacGowran, qui fut chargé d'interpréter le rôle du
personnage unique dans Dis Joe. Bien que sa tâche consistait seulement à réagir au discours de la voix féminine
- en dehors des toutes premières images oii Joe inspecte la chambre -, l'acteur révèle avoir passé là les « vingt-
deux minutes les plus éprouvantes que j'aie jamais vécues ». A charge de la caméra, en effet, « de prendre
l'esprit en photo, ni plus ni moins. Cette pièce pour la télévision est la plus proche de la perfection qu'on puisse
trouver, car la caméra de télévision photographie mieux l'esprit que n'importe quoi d'autre » (voir KNOWLSON
(J.), Beckett, trad. par O. Bonis, Paris, Actes Sud, 1999, p. 681).
Il s'agit toujours de ces mots célèbres extraits d'une lettre de Beckett à son ami allemand Axel Kaun, lettre de
1937 appelée couramment German letter. Elle est publiée dans le petit recueil Disjecta. Miscellaneous Writings
and a dramatic Fragment, éd. par R. Cohn, Londres, J. Calder, 1983, pp. 51 à 54.
™DELEUZE (G.), Cinéma 2. L'image-temps, op. cit., p. 64.
Ce sont les termes, déjà cités, utilisés par Beckett à propos de la peinture des frères van Velde {cf. Le monde
et le pantalon, p. 30). On est frappé de constater à quel point, dès ses premières années de création, Beckett
utilise déjà des mots que l'on croirait écrits à propos de ses toutes dernières réalisations, celles pour la télévision
en l'occurrence. Par exemple ces quelques phrases ; « à quoi les arts représentatifs se sont-ils acharnés, depuis
toujours ? À vouloir arrêter le temps, en le représentant. [...] Nous n'en serons jamais assez reconnaissants. Mais
il serait peut-être temps que l'objet se retirât, par ci par là, du monde dit visible ». Et plus loin : « la chose
immobile dans le vide, voilà enfin la chose visible, l'objet pur. Je n'en vois pas d'autre. La boîte crânienne a le
monopole de cet article. C'est là que parfois le temps s'assoupit, comme la roue du compteur quand la dernière
ampoule s'éteint. C'est là qu'on commence enfin à voir, dans le noir» (ibid., pp. 29 à 31. C'est nous qui
soulignons).
391

n'entraîne pas l'unité indistincte de l'image : au contraire, plus la chose, partiellement mortifiée, se
retranche du visible - plus ce visible se fait évanescent -, plus l'image, pour atteindre ses « forces
immenses », s'acharnera à « compenser » le visible abstrait par une image sonore. À condition
d'entendre que « compenser » signifie adjoindre aux vides optiques des vides, blancs ou hiatus
sonores. Ainsi se crée la double composante de l'image moderne, les images « héautonomes », optique
et sonore, séparées par la « coupure irrationnelle ».
Le dégoût de plus en plus prononcé qu'éprouvait Beckett pour le langage des mots, ce langage
« gluant » de significations, ciment de préjugés et d'habitudes, a certainement contribué à susciter sa
fascination pour l'image, avec sa structure bifaciale. La vision, mais aussi le son, attisent l'envie de
Beckett : d'une part la voix, et d'autre part ce qui se rapproche davantage du « son pur, asignifiant », la
musique notamment. Toutes les pièces télévisées sont accompagnées de musique - si l'on tient les
percussions de Quadpour de la musique -, à l'exception de ...Que nuages..., où l'image est toutefois
soutenue par la récitation de quelques vers de Yeats. Dans le deuxième chapitre, nous proposions l'un
ou l'autre exemple de pièces, radiophoniques surtout, mettant en scène une augmentation progressive
du pouvoir de la musique sur celui des mots. Nous terminions par l'évocation des quatre films
télévisés, dans lesquels cette évolution atteint son apogée. Peu à peu, tout au long du parcours
d'écriture de Beckett, la musique a gagné son autonomie, tout en restant étroitement liée au travail de
l'image à construire : voilà pourquoi on pourra parler, quant à l'image sonore et visuelle,
d'« héautonomie » - deux images « dans un rapport indirect libre », distinctes mais enchaînées entre
elles par un va-et-vient permanent de l'une à l'autre.
Trio du fantôme a pour image sonore une alliance entre voix et musique. Comme souvent, la
voix est celle d'une femme, dont le rôle consiste à accompagner les mouvements de la caméra. On se
souvient de la façon dont sa parfaite blancheur, son ton monocorde - « ma voix doit être un murmure à
peine audible. [...] Quoi qu'il arrive, elle ne sera ni amplifiée, ni atténuée »'^® - renforçait le geste de
neutralisation et de morcellement de l'espace par la caméra. Pour être plus exacte, il nous faudrait
préciser que la voix précède toujours les plans filmés : ce ne sont pas tant des descriptions de l'image
que des injonctions à l'œil de la caméra qu'elle donne. De même, c'est elle qui dictera, à partir de la
deuxième séquence, ses mouvements au personnage : r« Action » ainsi que la « Ré-action » sont
déclenchées par son ordre, qui fait office d'explication - « il va maintenant croire qu'il entend la
femme approcher ». C'est dire si la face sonore de l'image prend déjà les devants par rapport à son
envers optique. Néanmoins, cette voix préenregistrée, sans intonation aucune, au contenu redondant eu
égard à ce qui est fihné directement à sa suite, cette voix blanche ne fait que participer, tout comme le
processus de dépotentialisation spatiale, à l'épuisement du possible'^". L'« héautonomie » des deux

129
Trio du fantôme, p. 21.
Par rapport à Dis Joe, pièce pour la télévision qui prépare en quelque sorte Trio, sans vraiment atteindre
encore à ce qui fera la spécificité de l'œuvre télévisée, la voix féminine a été « neutralisée », dans son intonation
comme dans son contenu. Elle a ainsi perdu sa fonction persécutrice - sans pour autant endosser la fonction
392

faces de l'image implique à la fois la disjonction entre ces deux moyens d'épuisement, mais aussi,
simultanément, leur inclusion mutuelle'^'.
Le titre de la pièce télévisée fait clairement allusion aux multiples trios qui la composent.
L'espace, la voix et la musique ensont un'^^. À lamusique, outre qu'elle sejointà la voix pour former
l'image sonore, il incombe donc de tracer la ligne de ftiite, ligne de la disjonction incluse qui passe
entre l'espace et la voix - frontière qui les relie. On sait que c'est le choix de celle-ci, le Largo du
CinquièmeTrio avec piano de Beethoven, qui donna avant toute autre chose son titre à la pièce - avant
que les trios qui la construisent et les fantômes qui l'habitent ne viennent s'y greffer. Par ailleurs, les
passages retenus (8 au total) du Trio de Beethoven ont été sélectionnés avec une grande précision, à la
mesure près, et accompagnent des moments très clairement définis de l'action. Quoi qu'ils soient
souvent réglés sur un volume aussi faible que la voix, la dynamique du piano et le pathos de cette
musique contrastent avec la froideur de cette action. Nous citions précédemment le travail d'analyse
de Michael Maier, qui étudie en détails le rapport entre passages musicaux et mouvements du
persormage'^^. Il en vient à conclure que la musique de Beethoven, atteignant ici un apax dans l'œuvre
de Beckett, est loin d'avoir un rôle secondaire.
D'une part, en effet, elle se prête au jeu de la combinatoire et de la différence répétitive, telles,
dans Trio, les formes grises et rectangulaires : Beckett aurait ainsi sélectiormé les morceaux de la
partition qui reprennent un thème récurent avec de légères variations. D'autre part, la musique en vient
progressivement à adopter un rôle indépendant - voire un rôle de guide de l'action : contrastant avec la
grisaille de l'image et son envers, la platitude vocale, elle se met à déterminer le rythme et la durée des
actions, séquences et plans visuels'^''. Quant à lui, Deleuze semble avoir épinglé une même structure,
puisqu'il parle de « composition, décomposition, recomposition d'un thème à deux motifs, à deux
ritournelles », et d'une « surface sonore parcourue par un mouvement continu obsédant,

bienfaitrice que l'on trouve dans certains récits. Avec Trio, la voix se charge de « la dimension fantomatique
d'un impersonnel indéfmi » {L'épuisé, p. 90).
Deleuze explique à ce propos que la voix, si on peut raisonnablement la considérer comme celle de la femme
dont l'image du visage aurait dû apparaître, n'en est pas pour autant dépendante de cette image. « Entre les deux,
pourtant, la voix hors champ et le pur champ d'espace, il y a scission, ligne de séparation, comme dans le théâtre
grec, le Nô japonais ou le cinéma des Straub et de Marguerite Duras. C'est comme si l'on jouait simultanément
une pièce radiophonique et un fikn muet : une nouvelle forme de disjonction incluse. Ou plutôt c'est comme un
plan de séparation où s'inscrivent d'un côté les silences de la voix, et de l'autre les vides de l'espace (coupes
franches). C'est sur ce plan du fantôme que s'élance la musique, connectant les vides et les silences, suivant une
ligne de crête comme une limite à l'infini » {ibid., pp. 90 et 91).
Nous en avons déjà énuméré d'autres, tels les trois objets décrits (porte, fenêtre et grabat), les trois positions
de S et les trois positions de la caméra, les trois parties du film, etc.
Voir MAIER (M.), « Geistertrio ; Beethoven's Music in Samuel Beckett's Ghost Trio », in Samuel Beckett
Today/aujourd'hui, n°ll, op. cit., article poursuivi dans le numéro suivant de la même revue. Il serait inutile et
trop long de donner ici le détail de son travail d'analyse : nous n'en livrons que les conclusions.
La fin du téléfilm en est sans doute le passage le plus révélateur ; la musique s'est très nettement amplifiée, de
sorte qu'elle occupe tout l'espace sonore - la voix s'étant tue -, tandis que la caméra nous livre un gros plan de
l'épuisé. On attendra d'arriver au terme du Largo pour que la caméra quitte progressivement le visage de
l'homme et que le noir se fasse. C'est donc bien la fin du mouvement du piano qui dicte la fin du mouvement de
la caméra.
Ainsi Michael Maier parlera du « pouvoir particulier de la musique pour structurer le temps », op. cit. (deuxième
partie), p. 318. Nous traduisons.
393

obsessionnel Il nous paraît cependant utile d'insister sur ce point, pour ne pas laisser entendre que
la musique- donc l'image sonore - serait trop riche et trop « pleine », là où l'image optique aurait été
«perforée » et vidée au maximum'^^. Aucune des deux faces n'échappe à la minoration : l'aspect
répétitifet combinatoire du thème mélodique montre que la musique fait l'objet, autant que la vision,
d'tm épuisement de ses possibles. En outre, l'une des particularités de ce Largo réside dans ce qu'il se
construit autour d'une « érosion centrale », un rien qui en trouerait la surface, « hiatus » musical qui
aurait, on comprend aisément pourquoi, fasciné Beckett. À propos de la présence trop prégnante des
mots, il fera d'ailleurs cette comparaison avec Beethoven : « y a-t-il une raison pour laquelle cette
matérialité tellement arbitraire de la surface du mot ne pourrait pas être dissoute, comme par exemple
la surface du son, mangée par de grands silences noirs dans la 7^ Symphonie de Beethoven, qui font
que pendant des pages on ne peut rien percevoir d'autre qu'une allée de sons suspendus à des hauteurs
vertigineuses reliant d'insondables abîmes de silence ? »'". Qui plus est, Beethoven joue également
d'un « art des dissonances », flirtant avec les ratages mélodiques, laissant la musique s'élancer vers
une tonalité fausse'^^. Aussi le Largo tend-il par lui-même à l'épuisement et à l'abolition de ses
potentialités sonores.
Avec Trio du fantôme, que l'on peut tenir pour l'aboutissement de la conquête, par étapes,
d'une fonction propre et indépendante pour la musique, l'image sonore, à deux composantes très
différentes - voix et piano -, acquiert véritablement son statut « héautonome » : entre l'action visuelle
et sonore, la limite est inassignable, de telle sorte qu'il est souvent ardu de déterminer qui commande
quoi. De plus, on a pu établir ce fait que l'image sonore, de deux façons distinctes, selon qu'il s'agisse
de la voix ou de la musique, subit elle aussi la minoration, et contribue à son tour à l'épuisement du

DELEUZE {G.), L'épuisé, op. cit., p. 84.


Dans une étude consacrée à la musique dans le théâtre de Beckett, Catherine Laws explique que la musique
de Beethoven participe à la décomposition et recomposition visuelles de la pièce. Elle reconnaît ainsi, à l'instar
de Michael Maier, que la musique ordonne l'agencement temporel des séquences et accentue l'effet de
fragmentation de l'image filmée. De la sorte, l'action dans son ensemble mettrait en scène la relation entre la
musique, la remémoration et l'imagination. En effet, le statut du Trio pour piano n'est pas clair, pas plus que ne
le sera celui du Lied de Schubert dans Nacht und Trâume : la musique est-elle interne ou externe à l'action, est-
elle ou non audible pour l'épuisé - lequel, dans Trio, tient dans ses mains un magnétophone, nouveau petit
rectangle gris ? Il ne s'agit en tout cas pas, pour Catherine Laws, de « musique de fihn ou de télévision dans le
sens usuel du terme. Au contraire, sa présence est profondément déconcertante ». Grâce à l'ambivalence de la
provenance de ce fond musical, transcendant ou non par rapport à l'image visuelle, l'image sonore contribue à
brouiller la distinction entre réel et imaginaire. (Voir LAWS (C.), « The Music ofBeckett's Theater », in Samuel
Beckett Today/aujourd'hui, n° 13, Amsterdam-New York, éd. Rodopi, 2003, pp. 128 et 129).
Il s'agit en réalité d'un extrait de la fameuse German letter à Axel Kaun, que Ruby Cohn a publiée
intégralement dans les Disjecta (op. cit.). Bruno Clément en doime une traduction complète, proposée par
Isabelle Mitrovitsa {cf. L'œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, op. cit., pp. 238 et 239). On
ajoutera que dans l'un de ses tout premiers textes, Dream of Fair to Middling Women, Beckett, aux dires de
Deleuze, parle en des termes fort proches de la musique de Beethoven, qui le captivait. « Et c'est bien ce que
Beckett souligne, chaque fois qu'il parle de Beethoven ; un art des dissonances inouï jusqu'alors, un flottement,
un hiatus, une "ponctuation de déhiscence", un accent donné par ce qui s'ouvre, se dérobe et s'abîme, un écart
qui ne ponctue plus que le silence d'une fin dernière » {L'épuisé, op. cil, pp. 84 et 85).
Ceci est épinglé par Deleuze dans certains commentaires de propos tenus par Beckett sur Beethoven, ainsi
que dans les analyses musicologiques du Largo en question. Nos connaissances musicales sont malheureusement
trop limitées pour nous permettre de commenter ces remarques.
394

possible et à l'évidement de l'image. Le processus se poursuit d'ailleurs dans la suite du recueil, avec
Nacht und Tràume, titre de l'un des ultimes Lieder de Schubert. Ce sont les sept dernières mesures qui
en sont retenues, dont les trois mesures finales seront accompagnées par le chant des deux derniers
vers du poème du même titre. Elles ouvrent et ferment la pièce - la fabrication de l'image dans le rêve
d'insomnie.

En dehors de ce duo de vers, récité à deux reprises, il n'y a pas, cette fois, d'autre composante
à l'image sonore que la musique. Encore un rythme de ritournelle que celle-ci : petite ritournelle des
paroles fi-edormées par l'homme, que déborde et fait fuir la ritournelle plus vaste de la partition de
Schubert. En outre, cette mélodie du retour annonce la venue de l'image, qu'elle précède et prépare,
affirmant par là son autonomie ; mais elle la suit aussi, apaise la déchirure de sa disparition trop
rapide. Enfin elle s'éteint, rejoignant l'image optique dans son évanescence, alliant le silence au noir.
Double ritournelle, elle trace également le retour du familier comme son douloureux évanouissement.
Nouvelle ponctuation de silence de la musique, nouvelle minoration de l'image sonore, sur un autre
mode que celui de Beethoven : « c'est la voix mélodique monodique qui saute hors de l'étayage
harmonique réduit au minimum, pour mener une exploration des intensités pures qui s'éprouve dans la
manière dont le son s'éteint. Unvecteur d'abolition chevauché parla musique »'^®.
Enfin, à l'inverse de Nacht und Tràume, ...Que nuages... n'a pas pour image sonore de la
musique, mais les paroles d'un homme décrivant ses tentatives désespérées pour faire
apparaître l'image de la femme rêvée, tentatives entrecoupées d'errance sur les chemins. Pas de
musique donc, sauf à tenir compte de la musicalité des derniers vers du poème de Yeats, d'abord
soufflés par les lèvres de la femme, avant d'être récités d'une traite par la voix de l'homme. Ce qui fait
musique, ici, sonorité pure interrompant le récit monocorde de l'homme, n'est autre que le murmure
pratiquement inaudible du visage féminin - rien qu'un souffle prêt à s'éteindre. Et justement, outre la
mélodie du vers, ses mots font sens, font signe vers le « vecteur d'abolition » de l'image à double
face : quoi de plus éphémère, quoi de plus invisible que des nuages qui s'effacent dans le ciel, et quoi
de plus inaudible que le cri d'un oiseau qui s'endort, ombre parmi d'autres ombres^'"' ? L'évanescence
de ces quelques mots annonce ainsi la dissipation promise à l'image-temps.
Image-temps dont !'« héautonomie » des deux faces, sonore et visuelle, séparées par la
« coupure irrationnelle » aussi illocalisable que le pli, cette indépendance relative constitue, selon
Deleuze, une composante, voire une condition de la modernité. Si l'apparition du temps doit être
immédiate et directe, le rapport entre ces deux faces de l'image, par contre, est de type « indirect
libre » : autonomie progressivement conquise par la musique chez Beckett, sur les mots comme sur

102 et 103.
Les quatre derniers vers du poème en question, The Tower de W. B. Yeats, sont les suivants : « Seeiti but the
clouds of the sky / When the horizon fades ; / Or a bird's sleepy cry / Among the deepening shades » (voir le
choix de poèmes de Yeats publié aux éditions Everyman, Londres, coll. « Everyman 's Poetry », 1997, p. 49) ;
ceux-ci ont été traduits dans le recueil Quad par : « Ne semblent plus que nuages passant dans le ciel / Lorsque
l'horizon pâlit ; / Ou le cri d'un oiseau qui sommeille / Parmi les ombres appesanties » (p. 38).
395

l'image visuelle, et néanmoins rapport entre son et vision, tantôt l'un guidant l'autre, tantôt l'autre
guidant l'un, se faisant fuir mutuellement, double ligne abstraite qui ne cessera de se chevaucher.
Double ligne qui s'en va vers son propre vide, lorsque l'image sonore, tout autant que l'image optique,
s'élance vers sa disparition, l'épuisement de ses potentialités, la minoration la plus extrême. Suite à la
désaffection des espaces, ces « situations optiques et sonores pures », l'image sonore annonce le « mal
vu mal dit » de l'image-cristal. Comme Dieter Schnebel de la musique d'Anton Webem, ce « cristal
pianistique », on dira que « les sons arrivent de lointains mystérieux, s'ordonnent imperceptiblement
en apparaissant, se cristallisent en quelque sorte etdisparaissent »''".

d. Cristal éphémère mais étemel

Si l'on se fatigue de réaliser, on s'épuise par contre d'abolir le possible, d'exténuer la


« possibilisation » même de tout possible. La réalisation est de l'ordre de l'effectif et de l'effectué,
tandis que l'épuisement, de celui de la « contre-effectuation »'''^ : peu importe, d'un événement, qu'il
ne se réalise pas, que l'on émette seulement la possibilité de sa réalisation - l'existence possible d'une
infinité de mondes incompossibles, dirait Leibniz -, il n'en sera pas moins épuisé, dans sa possibilité
même. Aussi la simple énumération de séries de mots, pris ou non dans des flux vocaux qui tentent de
se tarir à force de s'écouler, cette simple énumération suffit-elle à la logique de l'exhaustion par l'art
de la combinatoire'''^ Ceci n'implique pas, cependant, que mots et voix soient les seuls média
d'épuisement ; la « langue III », comme l'appelle Deleuze, celle des images et des espaces, qui ne
cesse de préparer son auto-épuisement en creusant sa propre matière sonore et visuelle - en vidant le

II s'agit d'une citation de Dieter Schnebel, compositeur allemand, donnée dans le livre de Dieter
HILDEBRANDT, Le roman du piano du XIXe au XXe siècle, trad. par Br. Hébert, Paris, Actes Sud, 2003, p.
393. Toujours dans ce même chapitre consacré à Webem, qui s'intitule « Le cristal pianistique d'Anton Webem
ou la canonisation du silence », et plus spécialement dans une section ayant pour titre « mais où est le thème ? »,
on trouve cette remarque intéressante : « quand les notes sont usées à force de pianotage, elles ne peuvent que
cerner le silence. Les silences devierment chez Webem ce "un temps" énigmatique qui quinze ans plus tard
rythmera les pièces de Beckett » (p. 395). Un peu plus loin, pour décrire cette musique, l'auteur parlera de
« fission nucléaire » du son explosant en petites unités - modèle physique comparable au modèle atomique que
nous avons utilisé pour Beckett, et qui décrit ici un travail musical « contrapuntique », d'une extrême rigueur
mathématique.
Le lecteur n'aura pas oublié la théorie deleuzienne de l'action théâtrale : l'acteur est à''Aiôn, joue son rôle
dans les plis d'un temps au mouvement « aberrant », s'effectue dans un personnage autant qu'il se contre-
effectue.
Deleuze distingue trois langues utilisées par Beckett pour l'épuisement combinatoire : les deux premières,
auxquelles nous faisions allusion ici, sont la langue des mots - séries à n'en plus finir de simples termes
juxtaposés -, dans les grands romans du début surtout, et celle des voix, flux sonores qui emportent ces mots de
la langue I, telles les ondes, les corpuscules de matière langagière. On sait, de surcroît, que « l'épuisement » ne
peut être que relatif - ou même aporétique : chacune des séries s'avère aussi interminable que les flux vocaux
sont intarissables. Du moins si, suivant la linéarité chronologique, on tente de rattraper le « bout de la série » ; on
se condamne alors à chercher éternellement l'horizon d'un impossible demier. Si en revanche on n'avance pas
en ligne droite, mais « dans tous les sens », selon le mouvement aberrant du temps, on trouvera le terme ultime
« n'importe où », dit Deleuze, « entre deux termes, entre deux voix ou variations de la voix, dans le flux, déjà
atteint bien avant qu'on sache que la série est épuisée ». C'est de cette façon que procède la troisième langue, la
langue de l'image, « forant ses trous » à l'intérieur d'elle-même - vides de l'image au lieu de la plénitude des
séries (voir DELEUZE (G.), L'épuisé, op. cit., p. 69).
396

cliché, pour ne plus le remplir de formes mais de forces. Car plus on minorera le « contenu », optique
ou sonore, de l'image, plus on la désaffectera de ses formes et significations, plus l'énergie mobilisée
afin de « forer ces trous pour voir ce qui est tapi derrière », comme disait Beckett, plus cette énergie
même, cette tension énergétique, créera des intensités inouïes. « L'image n'est pas un objet », dit en ce
sens Deleuze, « mais un processus »^''''.
Si l'image sonore peut se composer d'une musique faite de thèmes qui revieiment à répétition,
de variations légères sur un même motif mélodique, c'est toutefois l'image-temps en elle-même,
l'image-temps tout entière qui dessine le mouvement d'une ritournelle. Voilà pourquoi elle est un
processus, processus de retour du passé le plus étendu et de l'avenir le plus illimité dans la fulgurance
d'un présent qui n'a de cesse de se diviser - d'où le vide de cette image. « Il est très difficile de faire
une image pure, non entachée, rien qu'une image, en atteignant au point où elle surgit dans toute sa
singularité sans rien garder de personnel, pas plus que de rationnel, et en accédant à l'indéfini comme
à l'état céleste. [...] Faire une image, de temps en temps »'''^. Une image qui voyage de temps en
temps est donc une singularité pré-individuelle, c'est-à-dire une individuation non-personnelle - un
carré, un visage, une main, etc. Le nom que reçoit une telle individuation, on le sait, est « heccéité » :
« ça y est j'ai fait l'image » - j'ai fait « ça », une image quelconque et si singulière à la fois. Ainsi est
fabriquée l'heccéité, produite, puisqu'elle est un sujet, un centre d'indétermination, une image-temps.
Plus le sujet individuel s'épuise - la « fantastique décomposition du moi - à mesure que l'espace
se dépotentialise, plus l'image traverse des seuils d'intensité ; étemel équilibre du vide, énergie du
processus de minoration.
Aussi ardue qu'elle soit à « faire », cette image-heccéité, il relève de la spécificité des
dernières oeuvres pour la télévision d'y parvenir, ou du moins de tenter de la créer. Tout comme
l'espace, l'image est pur processus, pure potentialité, parce qu'elle forme la matrice d'événements
possibles. Une image-temps retient en elle une formidable charge d'énergie, de forces visuelles et
sonores. Il existe donc une manière propre à l'image d'épuiser le possible : elle ne consiste plus à
accumuler jusqu'à l'exhaustivité, mais au contraire à dissiper. Une image recueille toute l'énergie
libérée par l'évidement, puis la libère dans une détonation, la répand en un seul instant : auto-abolition
consécutive, forcément, au stockage de « forces immenses » qui ne peuvent que la traverser.
« L'énergie de l'image est dissipative. L'image finit vite et se dissipe, parce qu'elle est elle-même le
moyen d'en finir. Elle capte tout le possible pour le faire sauter »'''^. Sur sa face sonore comme sur sa
face optique, l'image fore ses propres trous, laisse ses propres hiatus de noir et ses blancs de silence.
Aussi lorsqu'elle est enfin « faite », cette image qui ne peut que passer - comme le présent passe en un
instant-, s'évanouit-elle en un fragment de temps. Éphémère, l'image-heccéité, l'image-temps estune

^'^lbid.,p. 72.

^^^Ibid.,ç. 62.
Ibid., p. 77.
397

image nomade, qui voyage dans les nappes de temps les plus vastes, condensées dans le circuit le plus
restreint - un « trou d'épingle » de temps.
Une fois l'image faite, on atteint le vide du possible. Plus que l'exhaustivité réalisée, le
possible dépossibilisé ; cependant, dans l'un comme dans l'autre cas, on a toujours affaire au possible
et au réel. Quant à l'image, si en un éclair elle dissipe déjà tout le possible, elle n'en conserve pas
moins le temps tout entier : temps qui à chaque instant se scinde, plonge dans le virtuel et jaillit dans
l'actuel à la fois. Tandis que le présent, contracté au maximum, passe, le passé lui se conserve,
engendrant le circuit entre virtuel et actuel. Ainsi, « la distinction du virtuel et de l'actuel correspond à
la scission la plus fondamentale du Temps, quand il avance en se différenciant suivant deux grandes
voies. [...] C'est le présent qui passe, qui définit l'actuel. Mais le virtuel apparaît de son côté dans un
temps plus petit que celui qui mesure le minimum de mouvement dans une direction unique. C'est
pourquoi le virtuel est "éphémère" Parce que le présent passe, parce qu'il s'actualise, et donc
s'épuise, le virtuel ne peut être qu'éphémère. Malgré cela, en passant à chaque instant de présents
subdivisés en présents subdivisés, dans toutes les directions possibles, le virtuel conserve la plus large
étendue de passé - comme d'avenir. De la sorte, il fait coexister, dans son éphémère fulgurance
présente, le Tout du temps - la « durée » bergsonienne. Se crée ainsi la « structure cristalline » de cette
image dont on cherchera à capter quelque chose de la manifestation trop vite éclipsée ; pour une face
cette actualisation fait fuir des virtuels éphémères, pour l'autre les virtuels (se) conservent et
communiquent. Si les deux faces de l'image-cristal sont distinctes, ce n'est que dans l'actualisation, là
où cependant leur limite reste inassignable ; mais elles deviennent indiscernables lorsqu'elles
s'échangent mutuellement, sans fin, dans les cristaux du temps.

L'image-temps de Beckett, tandis qu'elle est toujours faite par un homme - un épuisé assis, à
l'agonie de l'insomnie -, semble devoir être celle d'une femme. Femme aimée peut-être, fantasmée en
tout cas. Trio nous dit l'histoire de l'image d'un fantôme féminin que l'on ne verra pas ; ou plutôt,
celle d'un échange de spectres, une autre image-fantôme, inattendue celle-là, qui surgira à sa place. La
« Pré-action » avait déjà préparé le terrain, laissant la caméra errer de rectangle gris en rectangle gris,
exténuant peu à peu les potentialités de l'espace clos - malgré ses trois ouvertures. Quant à l'image
sonore, quoique la musique contraste avec la voix, toutes deux (s')épuisent en fin de compte, l'une par
sa tonalité blanche, l'autre parce qu'elle s'enfuit vers sa propre abolition. Tout semble donc prêt pour
« faire l'image » ; d'un autre côté, on sait que l'image, contrairement aux séries combinatoires, ne
cherche pas une fin dans le terme ultime, à l'illusoire bout de la série combinatoire. Non, l'image, se
dépotentialisant sur les deux faces héautonomes, creuse déjà ses vides et hiatus : dans son éphémère
virtuel, elle conserve la dissipation toujours déjà effectuée, l'évanouissement de l'image déjà actualisé.

DELEUZE (G.) et PARNET (Cl.), Dialogues, op. cit. p. 184. 11 s'agit d'une citation extraite d' un très court
texte (en deux parties), le chapitre V, intitulé « L'actuel et le virtuel », pp. 171 à 185. Nous le mentionnons parce
qu'il est à la fois clair et synthétique, par rapport à une problématique développée de façon plus touffue dans
Cinéma 2, et qui n'est pas toujours aisée à suivre.
398

Deleuze, par conséquent : « il a rendu impossible l'arrivée de lafemme. [...] C'est que la fin aura été,
bien avant qu'il puisse le savoir ». Voilà pourquoi, l'arrivée de la femme ne pouvant avoir lieu, celle
du petit garçon qui vient secouer la tête pour annoncer cette fatalité n'est pas, pour l'homme, une
véritable surprise ; peut-être même cet enfant vient-il seulement mettre fin à l'agitation du personnage,
plutôt qu'àdes semblants d'espoir - dire « non » pour clore le film'''' ?
En revanche, il y a bel et bien une surprise, dans la série monotone des trios multiples, une
image qui surprend et tranche avec la réduplication des rectangles gris et abstraits. Pas celle qui est
rêvée, certes, mais plutôt celle qui s 'auto-réfléchit ; pas la femme, mais l'homme lui-même, son reflet
dans le miroir accroché au mur'^". Image qui déconcerte la voix féminine, causant dans sa logorrhée
un « ah ! » surpris. Mais elle ne semble pas, par contre, surprendre l'honame - sauf parce qu'elle
« surprend », ou « suspend », son image. Comme s'il savait d'avance interdite l'image de la femme et
voulait « faire » la sienne'^'. L'image-temps ne recoupe pas l'image-rêve, mais l'image cristalline -
celle du miroir -, pour une part virtuelle - soi et son image simultanée, le réel et « l'imaginaire »
comme deux faces indiscernables. L'image spéculaire sera donc l'image unique, singulière, actualisée
quelques secondes, puis déjà éclipsée'^^. Mais avant de se dissiper tout à fait, il faudra encore qu'après
la dénégation de l'enfant, cette image, détachée cette fois du support du miroir, erre encore un instant.
L'homme s'est rassis et relève enfin la tête ; la caméra filme alors en plan rapproché ce « visage du
personnage abominable »'^^ tandis que le flux musical du Largo de Beethoven, parvenu à sa fin, s'est
tari. Arrachée à la surface grise du miroir, « déterritorialisée » par la découpe du gros-plan, cette face
flotte un moment sur l'écran, à la place de l'autre que nous attendions - encore un événement qui ne
s'est pas actualisé. Cette image, dit Deleuze, « décolle de son objet pour être elle-même un processus,
c'est-à-dire un événement comme possible, qui n'a même plus à se réaliser dans un corps ou un objet ;
quelque chose comme le sourire sans chat de Lewis Carroll »'^''. Enfin l'œil de la caméra se retire, et

C'est en tout cas l'idée de Deleuze, pour qui le « non » de la tête du petit garçon aurait davantage trait à un
ordre d'arrêter le manège plutôt qu'à l'annonce d'une arrivée qui ne se fera pas. On songera, bien entendu, à
rapprocher ce passage de celui, de ceux plutôt, de Godot, oîi un petit messager vient annoncer que Godot ne se
montrera pas au rendez-vous. Nulle surprise, si on lit la pièce à la lumière às L'épuisé : dans l'espace scénique
vide, espace quelconque s'il en est, Vladimir et Estragon « (s')épuisent » à attendre Godot ; c'est-à-dire qu'ils
jouent l'épuisement de l'attente, l'épuisement de toute possibilité qu'un Godot n'arrive. De sorte que le message
de l'enfant ne dit rien d'autre que l'ordre de finir enfin la journée, soit le premier, puis le second acte. Cette
lecture, par ailleurs, se rapproche de celle proposée par Ciaran Ross, dans son livre Auxfrontières du vide.
Le miroir, d'après les instructions du scénario, doit se détacher comme un « petit rectangle gris (mêmes
dimensions que le magnétophone) sur rectangle plus grand du mur » {Trio du fantôme, p. 33). Nettement visible,
doublant le miroir, ce mur nous fait songer à ceux de Film. Dirions-nous que l'imprévu de ce reflet crée dans le
dispositif de la pièce un « pan dans le pan », trou de l'image venant du pan de mur, piège de son propre regard ?
À noter que ce n'est que lors duré-enchaînement des actions dela deuxième partie, dans la troisième, la « Ré
action », lorsque s'est tu le commentaire de la voix, que nous verrons nous, téléspectateurs, le reflet de l'homme
dans le rectangle du miroir.
L'homme réalise d'ailleurs lui-même cette éclipse, en fermant les yeux durant cinq secondes, alors que l'on
filme son reflet, puis en les rouvrant dans le même laps de temps.
DELEUZE {G), L'épuisé, op. cit., p. 93. Deleuze qualifiera en outre le sourire du persoimage de « fourbe et
rusé », sourire d'un « délire retors » de celui qui a fait son image.
^^Ubid,ç.9A.
399

tout se fond dans le noir et le silence, la musique enfin achevée, l'image déjà évanouie, emportant avec
elle celle qui n'a pas été faite.
...Que nuages...eX. Nacht und Trâume sont les deux pièces les plus similaires en ce qui
concerne la fabrication de l'image. Plus que dans le Trio, oii la première séquence, qui met en scène la
dépotentialisation spatiale, indique déjà que tout est fini avant de commencer - de même que tout est
prêt à recommencer au moment où cela finit -, on sent ici une tension dirigée par une accumulation
d'énergie qui doit éclater dans l'image en devenir. Dans les deux cas, l'image féminine est appelée par
l'épuisé. ...Que nuages...-as. laisse aucun doute à ce sujet, attendu que le persoimage - dont la voix,
enregistrée, est cependant distincte de l'image - raconte lui-même comment il suppliait une femme de
lui apparaître. On a vu que cette apparition de l'image ne pouvait toutefois se produire dans n'importe
quelles conditions : si le personnage parle d'un « sanctuaire » où se réfugier pour accomplir le difficile
travail de l'image, il s'agit en réalité de dématérialiser, par l'image optique, tout espace physique, afin
de ne plus laisser place qu'à un espace mental. Alors, dans la tête même de l'homme, lorsque le corps
ne bouge plus - ne serait-ce que cette errance sans but sur les chemins -, lorsque le corps se
recroqueville dans le noir, alors on est prêt à faire l'image - « mouvement dans le monde de
l'esprit
De surcroît, une tension presque palpable, malgré la lenteur des rares mouvements, se fait
sentir dans le film, parce qu'elle est nécessaire à cette fabrication de l'image. Car s'il a fallu, en guise
de préparation, errer de jour sur les chemins, attendre la nuit et l'obscurité complète, se réfligier dans
le sanctuaire, l'image ne viendra pas d'elle-même pour autant, ni forcément telle qu'on la voudrait - il
faudra encore supplier longuement, presque épuiser la prière'^^. Supplique muette - comme toujours
les prières beckettiennes -, supplique à son propre esprit, afin qu'il se concentre pour parvenir au
condensé de l'image. Parce que minorée, en effet, réduite en « extension », l'image, qui aura mis
longtemps à se faire, gagne en puissance, et requiert pour se manifester une « intention » mentale
extrême'^^. À travers cette image singulière, le temps tout entier doit être convoqué à l'apparaître, le
Virtuel dans son ensemble condensé dans « un trou d'épingle » : éphémère, le virtuel retombe aussitôt
qu'il jaillit dans l'actuel, l'image présente qui passe en un éclair. « Gros plan d'un visage de femme
limité autant que possible aux yeux et à la bouche », qui apparaissait et « d'une même haleine avait

Ibid.,ç. 96.
Voici un extrait du texte récité par la voix du personnage, extrait dont les termes principaux sont répétés à
plusieurs reprises dans le film : « puis, recroquevillé là, dans mon petit sanctuaire, dans le noir, où personne ne
pouvait me voir, je commençais à la supplier, elle d'apparaître, de m'apparaître. Telle fut longtemps mon
habitude coutumière. Aucun son, une supplique de l'esprit, à elle, qu'elle apparaisse, m'apparaisse. Au plus
profond du cœur de la nuit, jusqu'à ce que je me lasse et cesse » {...Que nuages..., p. 43).
Une simple pensée ne suffit pas à faire l'image, comme le confirme Deleuze : il fait allusion aux systèmes
philosophiques médiévaux qui traitèrent de la faculté d'imagination, souvent considérée comme supérieure à la
perception, qu'elle utilise comme pré-requis (chez Thomas d'Aquin, par exemple). Deleuze ; « il faut une
obscure tension spirituelle, une intensio seconde ou troisième comme disaient les auteurs du Moyen Âge, une
évocation silencieuse qui soit aussi une invocation et même une convocation, et une révocation, puisqu'elle élève
la chose ou la personne à l'état d'indéfini : une femme... » (DELEUZE (G.), op. cit., pp. 96 et 97).
400

disparu À moins que l'image ne daigne s'attarder un court instant, ne serait-ce que le temps de
remuer les lèvres pour évoquer l'image même de l'évanescence - les nuages de Yeats passant dans le
ciel.

Quoi qu'il en soit, l'apparition de l'image-temps ne se produit jamais sans entamer déjà son
auto-abolition. On peut même affirmer, puisqu'elle cristallise le Tout du passé, qu'elle est déjà passée
alors même que l'écran télévisé ne l'a pas encore manifestée. L'image-temps est une image mineure
parce qu'en passage, une image circuit, processus - toujours en procès, elle ne s'arrête pas - par là
condamnée au mal vu mal dit. À peine une expiration dès son inspiration même, !'« haleine » d'une
femme qui souffle deux vers. Elle requiert pour se faire du temps, un temps infiniment long, le temps
de l'épuisement, puis en un fragment infime elle s'épuise elle-même, fait fondre sa matière lumineuse
dans le noir complet. L'image si délicate, tremblante et fragile, précieuse comme le graal évoqué, que
convoque l'insomniaque assis de Nacht und Trâume, en est peut-être l'apax. Lorsque ici tout
commence, tout est déjà fini - ou presque : épuisée la lumière du crépuscule, épuisé l'homme tête
penchée les mains inertes sur la table, épuisée l'image sonore, si ce n'est la ritournelle la plus ténue,
les quelques mesures de Schubert fredormées au milieu d'un silence total.
Un homme, dont on ne voit que la tête (pas le visage) et les mains, se rêve : il rêve de sa tête
caressée par des mains, son visage essuyé, sa soif étanchée par leurs soins. D'une telle intensité,
perçant la profondeur lourde du silence de l'image sonore, l'image optique, à la limite de
l'insoutenable, déchire douloureusement l'insomnie du personnage. Épuisé, peut-être même rêve-t-il
de pouvoir encore rêver ? La fin du poème qu'accompagne le Lied n'est-elle pas un appel à la nuit et
aux songes - comme dans ...Que nuages..., une supplique touchante à l'image rêvéePour
l'épuisé, tout est impossible, tout est hors du possible, déjà évidé : ce geste si simple, si menu, se poser
la main sur la tête, ce minimum du mouvement, il ne peut l'accomplir lui-même, lui dont on ne voit
pourtant que la tête et les mains. Il lui faut l'image. Il lui faut faire cette image. Et s'il lui faut une
image, c'est parce qu'épuisé, il ne peut plus rien réaliser ; mais s'il ne dort, s'il n'est pas fatigué, s'il
garde les yeux ouverts, tels les « écarquillés », c'est parce que le songe ne viendra pas de lui-même,
comme les rêves du sommeil. Pour l'épuisé, qui se tient sur la ligne de crête entre la réalisation
impossible et l'actualisation si difficile, l'image est à fabriquer. Tellement difficile et tellement fragile,
pourtant quasi identique à la sienne - si ce n'est que les mains sont celles d'une femme. Entre rêveur
et rêvé, entre réel et imaginaire, il n'y a plus qu'une infime ligne de fracture, inassignable ; et tout de
fusionner en une seule image, lorsque enfin l'hoinme peut lever sa paume, que trois mains se joignent
et que la tête retombe sur celles-ci, couverte par la quatrième. Alors le virtuel s'actualise un instant,
avant de replonger dans le temps.

...Que nuages..., pp. 39 et 45.


Les deux derniers vers de ce poème sont ceux-ci : « Reviens, nuit bénie, / Doux rêves, revenez aussi » {cf.
Nacht und Trâume, p. 50).
401

Dans un article qui porte sur ce sujet, l'image dans les derniers téléfilms - et plus
particulièrement dans ...Que nuages...-, Bruno Clément contredit explicitement Deleuze'®°. Son
argument principal est le suivant : bien incapables de « faire » par eux-mêmes l'image, les
personnages beckettiens ne peuvent qu'attendre son surgissement, qui ne résulte donc jamais d'un acte
volontaire - tout au plus peuvent-ils l'invoquer. Ainsi celui de ...Que n'entrerait pas dans le
sanctuaire pour se souvenir, mais parce qu'il se souvient. Fort de sa grande hypothèse générale,
présentée dans L'œMvre sans qualités, Bruno Clément voudrait en réalité démontrer que la juste image,
à l'instar du bon mot, du bon geste, etc., n'arrive jamais - constamment repoussée vers un ailleurs
inexistant. En quoi la « langue » des images télévisées ne différerait pas tant de la « grammaire »
beckettienne unique^®' : la figure de style de la « correction » (infime divergence au sein du même)
jouerait une fois encore. L'image télévisée participerait ainsi du fonctionnement général de
l'imaginaire chez Beckett, lié à celui de la mémoire : plutôt que d'« énergie dissipative », expression
de Deleuze, l'auteur parle d'une « trace ni superficielle ni éphémère que laisse l'image et qui
perdure. « Objet pur », l'image mal vue mal dite permettrait d'appréhender quelque chose du sujet
« inobjectivable » - puisque lui aussi voit et dit mal.
Quoique nous reconnaissions à l'analyse de Bruno Clément - par ailleurs assez brève - toute
sapertinence - notamment en ce qui concerne le rapprochement qu'il propose avec d'autres textes'^^,
nous ne le pouvons toutefois le suivre lorsqu'il affirme s'opposer franchement à Deleuze : il insiste,
entre autres choses, sur le fait que d'une version à l'autre, «j'ai fait l'image » puis «j'ai eu l'image »,
« la différence est considérable Non que nous ne nous trouvions ici en présence d'un enjeu
important dans le travail artistique de Beckett ; mais nous ne pensons pas que Clément avance en
réalité un argument très différent de celui de Deleuze. Pour atténuer cette (fausse) dissension, il y
aurait selon nous à remettre en perspective le propos de Deleuze - et, d'une façon qui y soit liée, le
processus de Beckett. Expliquons-nous : « remettre en perspective Deleuze » consisterait à resituer son
insistance sur le faire l'image, ainsi que sur l'énergie auto-dissipative de celle-ci, dans le cadre de

CLÉMENT (Br.), «Nébuleux objet (à propos de ...But the Clouds...)», in Samuel Beckett
Today/aujourd'hui, n° 4, Amsterdam-Atlanta, éd. Rodopi, 1995, pp. 93 à 102.
Plus en détails. Clément distingue dans le téléfilm trois types, trois niveaux d'images, que l'on retrouve
également dans les récits ou les pièces de théâtre : les « images 0 » sont celles qui sont présentées dans les
didascalies - le matériau brut des plans filmés, qu'on ne lit que dans le script ; les « images 1 » sont destinées au
téléspectateur, mais convoquées par la voix uniquement ; quant à r« image 2 », c'est celle qui serait attendue par
le personnage narrateur (invoquée et non fabriquée). Vocabulaire ou gestes disponibles, mots et gestes agencés
dans un récit, enfin transcription visuelle de ceux-ci dans le tissu narratif. D'où Clément en conclut que
« l'image "à voir" est à la télévision ce que l'image "à lire" est au récit écrit, et les figures repérables dans la
phrase beckettienne se retrouvent avec une homothétie fi-appante dans l'écriture télévisuelle » {ibid., pp. 94 et
95).
Ibid, p. 98.
Rapprochement que Deleuze, par ailleurs, ne démentirait certainement pas. Preuve en est le nombre de
citations tirées de l'œuvre de Beckett, tous types de textes et toutes périodes confondus, qui truffent L'épuisé.
Parce qu'il reconnaît une spécificité aux réalisations télévisées - à juste titre, à notre avis -, ce n'est pas pour
autant que Deleuze isole ces œuvres du reste, sans voir la grande cohérence de l'ensemble.
'®' Ibid., p. 97. Quant aux deux versions, il s'agitd'abord de celle deL'image, texte quisera repris deux ans plus
tard dans Comment c 'est (1961).
402

L'image-temps et de sa théorie du virtuel. En effet, lorsque Bruno Clément prétend contredire ce


dernier en soulignant le travail de la mémoire dans l'imagination, et réfuter l'aspect éphémère et
dissipatif de l'image, il oublie peut-être un peu vite que pour Deleuze, ce qui passe, se dissipe, éclate
en un instant, bref ce qui s'actualise de façon si fugace, (se) conserve toujours simultanément dans
le virtuel. Certes « éphémère » au point où il s'actuaUse, tout virtuel garde toujours sa « trace » -
cette trace à laquelle Clément semble tenir - dans le Tout de la durée, de la Grande Mémoire'®^.
Prétendre donc que l'image ne fait, pour Deleuze, que s'abolir définitivement, revient en fait à
prétendre - à nouveau le malentendu - que tout devrait, d'après lui, finir dans le néant ; c'est oublier
unpeu vite, audemeurant, la structure cristalline de l'image-temps'^®.
Cela dit, un point important est peut-être soulevé dans cette « polémique » : point qui importe
autant, si pas davantage, concernant Beckett que Deleuze. Le nerf de l'argumentation de Bruno
Clément tient en effet dans l'attente, passive selon lui, de l'apparition du visage par le personnage. Il
est certain - cela n'est absolument pas infirmé par Deleuze, que du contraire - que le persormage
« attend » longuement avant que l'image ne soit faite'®^. Mais qu'en est-il de cette passivité ? En
d'autres termes, que signifie « attendre » pour Beckett ? Y a-t-il une attente qui soit de pure passivité ?
L'attente ne se confond-elle pas toujours avec le geste d'épuiser ? En attendant Godot, il faut jouer le
jeu de l'attente, jeu créatif et théâtral par excellence ; en attendant la fin de la partie, la fin d'une
« belle journée », on invente son récit, on parle à tort et à travers ; seul dans le noir, en attendant une
autre compagnie, en attendant une rencontre, on crée un récit, on ne fait que raconter, à l'infini, ce que
la voix de nulle part nous dicte ; en attendant l'image, on pense, on s'efforce de pratiquer la pensée
pour la fabriquer, cette image'®^ Les personnages de Beckett mettent dans l'attente une sorte
d'acharnement singulier : dans toutes leurs attentes, on trouve une forme d'épuisement du possible.

Concepts que Deleuze tient de Bergson, faut-il le dire.


Cependant, en approfondissant encore la question, il y aurait à repérer une différence réelle, non anecdotique,
parce qu'elle toucherait au cœur d'une problématique centrale chez Deleuze. Si l'on se focalise sur le
« surgissement de l'image » (le mot est utilisé par Clément, p. 96), auquel le personnage ne peut activement
prendre part, on serait tenté de voir celle-ci comme un événement soudain, en rupture, dès qu'il survient, avec
l'instant précédent. Ceci, alors, ne pourrait plus cadrer avec la perspective deleuzienne. On voit ainsi pourquoi
Deleuze insiste sur le long travail du « faire » l'image : elle ne surgit pas de rien, elle émerge des profondeurs du
virtuel oii tout replonge. Le long travail d'épuisement - qui peut avoir lieu ou non sur scène (Quad ou Nacht,
pour prendre les deux extrêmes) - sert à cette émergence-là. Toutefois ce nœud problématique-ci opposerait
davantage Deleuze à Badiou qu'à Clément, qui, s'il parle de « surgissement », insiste également sur la mémoire
et la trace de l'image qui perdure. La question concemera donc davantage encore notre chapitre suivant.
On peut d'ailleurs évoquer un passage de Soubresauts, texte que nous avons dit très proche des téléfilms, où il
est écrit ceci du personnage se rêvant : « la tête sur les mains mi-souhaitant mi-redoutant chaque fois qui
redisparaissait qu'il ne réapparaisse plus. Ou simplement se le demandant. Ou simplement attendant. Attendant
voir si oui ou non » {Soubresauts, pp. 10 et 11).
Remarquons à ce propos que Clément tire argument de cette petite correction faite d'emblée par le narrateur -
« lorsque je pensais à elle c'était toujours la nuit. Je rentrais - / Non / Non, pas exact. Lorsqu'elle apparaissait
c'était toujours la nuit » {...Que nuages..., p. 41) - pour prétendre que le personnage n'a pas d'effort mental à
foumir afin que vienne l'image - il n'a pas à penser, l'image apparaît d'elle-même. En fait, la correction ne doit
pas, selon nous, être comprise en ce sens ; l'homme peut très bien signifier qu'il pense effectivement à elle toute
la journée, mais qu'elle ne lui apparaît dans une image si singulière que de nuit. Interprétation qui nous semble
plausible quand on sait que de jour, il erre sur les chemins, et que l'on connaît le lien entre errance et pensée
chez Beckett.
403

par le langage des mots, des voix, des espaces arpentés ou des images. Y a-t-il un seul de ces
persormages qui soit passif? La passivité, la seule passivité, c'est celle du sommeil, où les rêves
viennent d'eux-mêmes - or le beckettien est un insomniaque.
Puisque « attendre » veut dire « laisser s'écouler du temps », le même mot signifie aussi,
subséquemment, épuiser - ou minorer. Car l'épuisement n'est pas la réalisation de quoi que ce soit -
qui mettrait fin à l'attente -, mais la mise en série exhaustive de tous les possibles. Toute actualité
passe, mais se conserve dans le virtuel. Si bien que la fin attendue n'est jamais un terme ultime, à
l'horizon de l'attente, un « bout », un événement qui enfin surviendrait ; en vérité, la fin a déjà eu lieu,
elle est déjà là, au milieu de tout, dans chacun des creux de l'attente, chacun de ses silences, de ses
blancs, de ses hiatus et de ses vides. Qu'elle ne se « produise » pas, cette fin, que l'événement n'arrive
pas, n'y change rien ; d'ailleurs, dût-il se réaUser, cet événement, ce serait très, trop vite - si vite qu'il
ne pourrait être que mal vu et mal dit. « Ça y est j'ai fait » ou « ça y est j'ai eu l'image » : peu de
différence - juste une micro-variation qui nous est familière. Ce cri de victoire, de toute façon, résonne
de manière très beckettieime, puisqu'elle salue cette image mineure - «juste une image, et non une
image juste»^®'. Éphémère certes, mais une image qui, à rebours des clichés de l'époque présente,
cristallise le temps tout entier.

Plus on avance dans l'œuvre de Beckett, plus la langue des images acquiert de l'importance et
plus le cinéma l'influence. Or cette influence se traduit d'abord par la conversion de l'espace noir, lieu
de nulle part, en une véritable chambre noire. Progressivement, la perception et l'énonciation du texte
rentrent dans un véritable dispositif où est (mal) développée l'image dans une caméra obscura ; à
l'intérieur de la boîte crânienne, elle est minorée une seconde fois, après avoir subi l'empirage des
« écarquillés » qui se collent, sans leur laisser de répit, aux choses qu'ils scrutent. Grâce à l'auto
réflexion, on s'achemine alors vers la création d'une image mentale qui évide l'image-action.
Soubresauts, avec les moyens de la prose, tente déjà ce travail de l'image-temps qui sera celui des
petits téléfilms. Le souvenir, et surtout le rêve, sont deux biais qui permettent une première plongée
dans les couches profondes du temps, afin de mettre en place la circulation entre virtuel et actuel. Et
cependant l'image-rêve est encore trop présente, trop actuelle, distinguant imaginaire et réel.
La création de l'image-temps, création d'un cinéma mineur, est propre, chez Beckett aux
dernières images, destinées au petit écran. Là s'opère le double processus d'épuisement, avant la
manifestation auto-dissipative de l'image à structure cristalline ; l'espace, d'une part, dont Quad
dorme le plus beau cas de dépotentialisation combinatoire, l'espace quelconque et désaffecté ; l'image
sonore, d'autre part, « héautonome » de l'image optique, accompagnant, voire guidant son mouvement

Pour rappel, il s'agit d'une phrase du cinéaste Godard citée par Deleuze dans Cinéma 1. L'image-mouvement,
op. cit., p. 289.
404

vers le rien. Une fois vidé le cliché, minoré au maximum, il ne reste qu'à « attendre » l'image espérée,
cristalline, dont la fulgurance nous laissera cependant entrevoir quelque chose de l'immensité du
virtuel. Car l'image-temps est une image de fantômes, qui fait surgir ses spectres à même l'écran, la
surface du visible. À moins que ce ne soit le visible tout entier - ainsi que la musique - que Beckett,
par le processus de minoration, ne rende spectral, toujours gagné, perforé par une immensité
d'invisible - en devenir imperceptible, le devenir le plus propre à l'image cristalline. À propos de ce
cristal de temps, on citera ces vers de Borges : « Tout est événement et rien n'est souvenir / Dans ces
étendues que ferme le cristal / Et où comme des rabbins fantastiques / Nous hsons les livres de droite à
gauche »'™.

™ Il s'agit de quelques vers tirés d'un poème intitulé Los Espejos, Les miroirs. On trouve ce poème dans le
recueil de BORGES (J. L.), L'auteur et autres textes. El hacedor, trad. par R. Caillois (éd. Bilingue), Paris,
Gallimard, coll. « L'imaginaire », 1982, p. 123.
405

B. « Soit dit plus mèche encore »

Mal vu mal dit : symétrie absolue de la minoration par l'image et par les mots. La première
dépend de l'œil, ce « sale œil de chair ». Il est clair que, voilé par un écran de larmes, celui-ci ne peut
que mal accomplir sa fonction et brouiller l'image ; toute émotion neutralisée, ces larmes semblent
d'ailleurs n'avoir pour seule fonction que « ce brouillage physique ». Cela dit, la dépréciation dont
l'œil fait d'emblée l'objet - on le traite de « sale œil » - se rapporte sans doute davantage au fait qu'il
soit « de chair » : en tant que globe oculaire, objet un peu abject, « collé » aux choses, les guettant sans
répit, l'œil fonctionne dans la sphère du réel - les plis de la matière. Lorsqu'il est réellement objet
caduque, déchet incrusté dans les trous noirs sous l'occiput crânien, il a alors avec l'image un rapport
purement matériel. Par conséquent, la minoration qu'il opère se situe toujours sur ce plan-là ; une
dématérialisation de l'image optique, fragmentation progressive du visible dont nous n'avons plus que
des lambeaux souillés par le suintement des larmes. Dépendante de la « matière-œil », l'image est
ainsi, avant tout, en perte de visibilité, et partant de réalité.
Mais l'œil possède aussi des paupières, obturateurs qui par intermittence cachent
« l'objectif ». Dans l'obscurité complète, comme dans un laboratoire de photos, les lambeaux de
visible sont alors « réfléchis ». La réflexion, avec son double sens, nous fait ainsi passer de la
dimension du réel à celle du possible. Après la « déréalisation » de l'objet, sa « dépossibilisation ».
L'épuisement du possible est un travail d'œil - d'œil et de deuil ; il consiste à faire défiler toutes les
images possibles, ou regarder le parcours de toutes les trajectoires possibles - dépotentialisation par
l'image et par l'espace ; à moins qu'il ne prenne la forme d'un travail de langue : énumérer, égrener
des listes de noms, faire couler le flux des voix. Quoi qu'il en soit, il faut toujours du noir pour
accomplir ce travail d'épuisement : soit une image qui émerge vaguement de l'obscur, soit être couché
dans le noir pour combiner.
« Déréalisation » et « dépossibilisation » sont donc deux opérations qui s'effectuent de
concert. On pourrait dire qu'elles sont en quelque sorte préparatoires, et nécessaires, à la venue de
l'image imique - image qui s'excepte de toute série. Ce n'est qu'à travers cette double tâche que l'on
peut « attendre » une image directe du temps. Car l'image-temps se meut dans le circuit qui passe
entre virtuel et actuel - elle ne ressortit plus de l'ordre du possible. L'image isolée et éphémère
beckettienne est fruit de Vimagination d'un homme lui-même seul, d'un épuisé - c'est-à-dire dans un
état au-delà du mouvement entre le possible et ses réalisations. Il s'agit d'une image mentale, qui
n'existe que dans l'esprit - dans les plis de la monade plutôt que dans ceux de la matière. Image
mentale dont la fabrication est perçue par l'œil, au même titre que le reste, et qui doit dès lors être elle-
même réfléchie - circularité qui recrée la mise en abyme de la monade dans les plis matériels de la
406

monade'^'. Ainsi peut-on « simplement être là denouveau. Làdans cette tête dans cette tête. Être çade
nouveau. Cette tête dans cette tête. Yeux clos collés à ça seul. Seul ? Non. Aussi. A ça aussi
Là, dans l'emboîtement démultiplié, l'énonciateur se (mal) dit et (mal) réfléchit dans son
propre texte : s'achamant contre l'ombre trois, la tête, il s'acharne pour ainsi dire contre lui-même -
défigurant son propre portrait. Voilà pourquoi Pascale Casanova, dans son ouvrage Beckett
l'abstracteur, compare ce geste d'auto-inclusion de l'auteur - dans nombre de textes, outre Cap au
pire - à celui de Velasquez se peignant en peintre. Elle cite à propos ce passage de Michel Foucault
analysant Les Ménines, qui montre comment le peintre constitue l'ime des trois fonctions
« regardantes » du centre au sein de l'ensemble de l'agencement pictural'^^. « Le tableau dans son
entier regarde une scène pour qui il est à son tour en scène disait Foucault. Toutefois, si les
écarquillés demeurent témoins de cela aussi, ce qui se loge dans la tête, à l'intérieur de la tête, si c'est
là le lieu d'une image qui se manifeste sur fond de virtuel, comme un condensé de toutes les directions
du temps, là se trouve aussi l'espace où est agencé le texte ; le mal dire symétrique du mal voir. De là
suintent les mots, en un flot continu. Ces mots qui ne disent jamais assez mal - toujours peut-on « dire
pire », c'est-à-dire obscurcir encore. « Comme c'est peu s'en faut inepte », constate-t-on, « jusqu'au
dernier imminimisable moindre comme on rechigne à réduire »'^^. Car les mots ne peuvent
disparaître : justement, les mots manquent pour dire cela, cette disparition - « pas de suintement pour
176
lorsque suintement disparu » . Par contre, ceux-ci contribuent au mal voir. Si les mots s'arrêtaient,
l'image se « désobscurcirait » ; on dit mal parce qu'on voit mal, mais l'inverse est tout aussi vrai'^^.
Mal dire et mal voir forment un tout que nous avons nommé « processus de minoration ».

1. Déterritorialisation et bégaiement

De ce processus, celui de la création « mineure » telle que l'envisagent Deleuze et Guattari,


nous avons déjà parlé de deux composantes au moins, les caractères collectif et politique de
l'énonciation. Il y en a une troisième, dans la littérature dite mineure ; le traitement réservé à la langue.
Il est l'équivalent de ce travail qui forge l'image mineure, l'image-temps : creuser des vides, des hiatus

Rappelons que la monade contient la matière, l'enveloppe, mais que les plis de la matière comprennent eux-
mêmes des monades qui à leur tour enveloppent de nouveaux plis de matière, et ainsi de suite.
Cap au pire, p. 27.
« En lui [le centre] viennent se superposer exactement le regard du modèle au moment où on le peint, celui du
spectateur qui contemple la scène, et celui du peintre au moment oii il compose son tableau (non pas celui qui est
représenté, mais celui qui est devant nous et dont nous parlons) » (FOUCAULT (M.), Les mots et les choses, op.
cit., p. 30). Pascale Casanova le cite dans Beclçettl'abstracteur, op. cit., p. 30.
p. 30.
Cap au pire, p. 43.
^'^Ubid.,ç. 53.
Un passage est très « clair » à ce sujet : « hiatus pour lorsque les mots disparus. Lorsque plus mèche. Alors
tout vu comme alors seulement. Désobscurci. Désobscurci tout ce que les mots obscurcissent. Tout ainsi vu non
dit. [...] Suintement seulement pour vu tel que vu avec suintement. Obscurci. Pas de suintement pour vu
désobscurci ». On comprend donc que le « suintement » des mots, le mal dire, est une condition sine qua non à
« l'obscurcissement » de l'image, le mal voir.
407

à même le visible - évider. Comme pour le cinéma, où l'image mineure est créée à partir de la
grammaire cinématographique devenue la plus courante, celle de l'image-mouvement, la langue
mineure est creusée dans une langue majeure, par une minorité qui l'énonce. « Le premier caractère »,
expliquent Deleuzeet Guattari, « est de toute façon que la languey est affectée d'un fort coefficient de
déterritorialisation Une littérature mineure est donc machine de guerre contre l'alliance, affirmée
par les Romantiques, langue-territoire-nation : elle « minore » la langue, l'arrache à son territoire,
prête voix à une « minorité » qui n'est jamais pré-constituée, mais flottante.
« Écrire comme im chienqui fait son trou, un rat qui fait son terrier. Et, pour cela, trouver son
propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers-monde à soi, son désert à soi
Tronquer la langue de la majorité pour en faire sa propre machine d'expression, il existe au moins
deux manières de le faire ; ajouter ou amoindrir - reterritorialiser ou déterritorialiser. Soit lui inoculer
tous les régionalismes, les particularismes lexicaux, les patois, ou encore des significations
symboliques, ésotériques, cryptées ; soit au contraire la rendre la plus sobre possible, l'assécher, tel un
désert, pour en être le nomade, celui qui la traverse en lui arrachant des fragments^^". Telle l'image
mineure, l'évider jusqu'à atteindre sa plus grande intensité, celle d'une matière d'expression, pure, une
matière sonore la moins formée possible. Éviter ensuite toute reterritorialisation par et dans les
significations, éviter de compenser dans l'énoncé ce qu'on arrache à l'énonciation, faire de la langue
un usage représentatif ; laisser le son filer sur la ligne de fuite du langage, matière vivante qui se passe
de signification.
Car une fois celle-ci activement neutraUsée, « le mot règne en maître, il donne directement
naissance à l'image - branchement de la matière langagière à la matière de l'image, connexion de
la linguistique à la cinématographie. Mais l'image ne porte pas ici de sens second, figuré : il faudra au
contraire tuer la métaphore au profit de la métamorphose'^^, faire muter le langage pour que

DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Kajka. Pour une littérature mineure, op. cit., p. 29.
Ibid., p. 33. On trouve le développement que nous allons synthétiser sur le traitement de la langue dans la
littérature mineure au cœur du troisième chapitre du livre, chapitre intitulé « Qu'est-ce qu'une littérature
mineure ? » (pp. 29 à 50).
Anticipant un peu sur ce qui va suivre, on notera que les deux auteurs font brièvement allusion à Beckett,
qu'ils comparent et opposent à Joyce, l'un et l'autre étant dans une situation sociopolitique et linguistique
similaire - tous deux irlandais, « dans les conditions géniales d'une littérature mineure » ; mais là ou le second,
Joyce, optera pour le « gonflement » maximal de la langue, le premier, Beckett, choisira comme de bien entendu
la seconde possibilité. « L'un ne cesse de procéder par exubérance et surdétermination, et opère toutes les
reterritorialisations mondiales. L'autre procède à force de sécheresse et de sobriété, de pauvreté voulue, poussant
la déterritorialisation jusqu'à ce que ne subsistent plus que des intensités » {ibid., p. 35).
Quant à Kafka, sa situation linguistique, entre l'allemand classique, l'allemand de Prague, le tchèque et l'hébreu,
est d'autant plus complexe que s'y ajoute encore le yiddish, lequel est par lui-même une langue d'emprunt,
langue déterritorialisante et nomade. Creusant l'allemand, le yiddish lui vole ses vocables, il est une langue un
peu « répugnante », selon Deleuze et Guattari, qui suscite l'effroi et la méfiance. Si Kafka n'écrit rien en yiddish,
il emprunte cependant une voie analogue - un même travail de la langue majeur, en appauvrissement et
accroissement d'intensités.
Il s'agit d'une citation de Wagenbach, donnée par les auteurs in ibid., p. 39.
Ainsi, à propos de Kafka, Deleuze et Guattari affirment ce que l'on pourrait dire de Beckett ; « Kafka tue
délibérément toute métaphore, tout symbolisme et toute signification, non moins que toute désignation. La
408

l'expression se confonde avec l'image, afin de ne plus former qu'un unique « circuit d'intensités pures
qu'on peut parcourir dans un sens ou dans l'autre, de haut en bas ou de bas en haut. L'image est ce
parcours même, elle est devenue devenir Lorsque la langue se fait matière d'expression pure, telle
l'image - ils parlent d'un « procédé créateur qui branche directement le mot stir l'image -, le lieu
d'une traversée d'intensités, lorsqu'elle tend vers ses frontières externes, alors son usage cesse d'être
représentatif. Minorer la langue signifie amoindrir la représentation - et, du même coup, tuer sa
fonction informative -, aller vers le plus sobre, la limite la plus reculée du silence, grâce au même
vecteur d'abolition que celui qui faisait éclater l'image pour la dissiper en un instant - telle l'image
beckettienne d'un visage de femme, suivant les lignes musicales de Beethoven ou de Schubert. Mais
avant le silence, sur la ligne de fuite de la langue, il y a le cri : cri de révolte de la minorité, attendu
qu'« il n'y a de grand, de révolutionnaire que le mineur
Beckett et Kafka se rejoignent en ceci que tous deux se comportent, dans leur propre langue,
tels des étrangers, pour en user comme s'ils ne la connaissaient pas, ou imparfaitement. Une langue
unique que l'on pratique en locuteur venu d'ailleurs, pour en neutraliser le sens et les expressions
figées. Certes Beckett est bilingue, et Kafka, bien que n'écrivant qu'en allemand, était au moins
trilingue. Cependant, on peut tout aussi bien être bilingue à l'intérieur d'une seule langue'^® : en
connaître l'usage majeur, homogène et standard, mais opter pour l'invention d'un usage mineur,
fuyant, usage constamment remanié, utilisation intense de ses points de déséquilibre, tel un locuteur
étranger qui achoppera, torturera le corps de la langue'^^. « Les beaux livres sont écrits dans une sorte
de langue étrangère... », disait Proust, que Deleuze aime citer'^^ En effet, tout grand écrivain - un

métamorphose est le contraire de la métaphore. Il n'y a plus ni sens propre ni sens figuré, mais distribution
d'états dans l'éventail du mot » {ibid., p. 40).
Ibid., pp. 39 et 40. La métamorphose, en effet, n'opère pas un simple déplacement de sens, telle la métaphore,
mais induit une circulation du devenir, un circuit de transformations multiples et permanentes —devenir-animal
très présent chez Kafka, devenir-objet, devenir-nomade, devenir-imperceptible, etc.
^^Ubid,-p. 43.
Ibid, ç. 48.
Ainsi Deleuze, dans « Bégaya-t-il... », un texte de Critique et clinique : « on peut concevoir que deux langues
se mélangent avec des passages incessants de l'une à l'autre : chacune n'en est pas moins un système homogène
en équilibre, et le mélange se fait en paroles. Mais ce n'est pas ainsi que les grands écrivains procèdent, bien que
Kafka soit un Tchèque écrivant en allemand, Beckett, un Irlandais écrivant (souvent) en français, etc. Ils ne
mélangent pas les deux langues, pas même une langue mineure et une langue majeure, bien que beaucoup
d'entre eux soient liés à des minorités comme au signe de leur vocation ». (Voir Critique et clinique, op. cit., pp.
137 et 138).
Toute langue majeure, explique encore Deleuze dans Un manifeste de moins, en tant que langue de pouvoir,
langue étatique, entretient un fort coefficient d'homogénéité et de standardisation. A l'inverse, les langues
mineures jouent de la variation continue, et n'ont de règles ou de grammaire que cette continuité même dans la
transformation. Ce sont des langues polyphoniques, polychromatiques, asséchant les structures homogènes au
maximum, pour les réduire à leur squelette, échappant ainsi aux systèmes dans lesquels elles sont prises - de
l'extérieur, système de pouvoir centralisé, comme de l'intérieur, pouvoir coercitif de la norme grammaticale et
lexicale. « De toutes façons, il n'y a pas de langue impériale qui ne soit creusée, entraînée par ces lignes de
variation inhérente et continue, c'est-à-dire par ces usages mineurs. Dès lors, majeur et mineur qualifient moins
des langues différentes que des usages différents de la même langue » (DELEUZE (G.), « Un manifeste de
moins », in Superpositions, op. cit., p. 101).
Ou encore, il citera à deux reprises cette phrase extraite de la nouvelle Le grand nageur de Kafka, nouvelle
qu'il considère comme « un des textes les plus beckettiens de Kafka » : « il me faut bien constater que je suis ici
409

« grand écrivain » n'étant pas une figure de maître : « haïr toute littérature de maîtres », disaient
Deleuze et Guattari'^' -, tout écrivain « mineur », est étranger dans sa langue ; Kafka en allemand,
Beckett à lafois en anglais et en français ; tout écrivain « devient bègue de la langue »"° ; bègue dans
sa propre langue en la faisant vibrer autrement, bizarrement, intensément.
Faire bégayer la langue consiste à la minorer, comme en musique, où l'on recherchera la
tonalité mineure, le mode qui déséquilibre perpétuellement l'harmonie. Un écrivain est l'inventeur de
sa propre langue étrangère, taillée dans sa langue maternelle ; elle ne lui préexiste ni ne lui survit, mais
voyage avec son trajet d'écriture, suit les modulations de la ligne créative qu'il trace, sans s'arrêter
jamais dans un état définitif. De surcroît, cette inventivité de l'écrivain abolit la distinction parole-
langue ; il ne s'agit plus d'un simple usage de la langue qui se confondrait avec une parole individuelle
et personnelle, mais d'un véritable travail de la langue, un mouvement de la langue à l'intérieur d'elle-
même - l'énonciation collective d'une matière sonore. De fait, dès le moment où le sujet écrivain
(individuel) s'efface devant la subjectivité de l'écriture même - l'écrivain, mais aussi ses narrateurs,
persormages, et surtout ses lecteurs -, la langue de cette écriture se charge d'un puissant coefficient
collectif. Qui plus est, cet usage génère également une subversion de l'équilibre grammatical du
langage : équilibrer la langue, suivre la règle de sa grammaire, consiste à procéder par disjonction
(sélections) et cormexions de ce qui est combinable. Au contraire, le mode mineur, en musique comme
en littérature, recherche le déséquilibre, en incluant ce qui devrait être disjoint, « suivant une démarche
chaloupée qui concerne le procès de la langue et non plus le cours de la parole »''^ Et Deleuze de
rappeler l'art combinatoire de Beckett, art des disjonctions incluses qui ne sélectionnent rien : c'est
d'abord la démarche des persormages qui exécutent tous les gestes, dans toutes les directions en même
temps'^^, « l'ineffable manière de marcher, tout en roulis et tangage » ; puis celle-ci se communique à
la façon dont ils parlent, « comme ils marchent ou trébuchent »''^ ; ainsi est « fait du bégaiement la
puissance poétique et linguistique par excellence
« Bien dire n'a jamais été l'affaire des grands écrivains », conclut Deleuze'^^. Pas de ceux, en
tous les cas, que l'on appellera les « écrivains mineurs », dont la démarche littéraire a pour seule hgne
de conduite le mal vu mal dit. Ligne de conduite qui s'avère être ime ligne périlleuse, ligne
d'équilibriste - ou de déséquilibriste - tracée sur une crête ; ligne qui fait tendre la langue vers sa
limite intrinsèque, qui constitue son dehors sans être en dehors d'elle ; illocalisable coupure entre une

dans mon pays et que, en dépit de tous mes efforts, je ne comprends pas un mot de la langue que vous parlez... »
(cité dans Kafka, op. cit., p. 48 et Superpositions, op. cit., p. 109).
Dans Kafka, op. cit., p. 48.
""m, «Bégaya-t-il... », in Critique et Clinique, op. cit.,p. 135.
^^^Ihid.,^. 139.
On pense à la démarche, pour le moins curieuse, de Watt par exemple, ou encore de Molloy.
Ibid., p. 139. Et Deleuze de mentionner ce tout dernier poème de Beckett, dont nous avons précédemment
donné un extrait. Comment dire : on dirait que, dans cette poésie, la langue ne parvient pas à progresser, tant elle
bégaie, trébuche sur chaque fragment de phrase pour le reprendre encore et encore. Nous reviendrons plus loin
sur ce commentaire.
''Vè/(/.,pp. 139 et 140.
'"/6/V/.,p. 140.
410

langue et son « étrangéité » - c'est du français, de l'anglais, de l'allemand, c'est encore du théâtre avec
sa syntaxe propre, du roman, de la poésie, et pourtant cela sonne comme une langue autre, achoppant,
trébuchante, haletante, une langue de bègue qui bouscule toute norme et toute grammaire. De part et
d'autre de la ligne de crête, il doit exister, comme de juste, deux abîmes de la langue : d'un côté
l'étrangeté absolue, le basculement radical dans un délire qui jouxte la folie, ou encore dans une autre
langue - le bilinguisme joue de ce côté-là ; de l'autre le silence, l'assèchement radical, lorsque tout
bégaiement s'est tari - plus que blancs et hiatus, si les mots ne « suintaient » plus hors du crâne. Des
deux côtés, la ligne d'abolition du « moi » dans l'écriture passe par cet « étrangement », ou
« effrangement » de la langue : un style d'écriture qui est un « non-style si « le style, c'est
l'homme », et que l'homme est destiné à se fondre dans la collectivité de l'énonciation, à être emporté
sur la ligne qu'il trace.

2. Écrire en mode mineur

Il est au moins une acception du terme « mineur » à laquelle nous n'avons pas encore fait
allusion, ou pas explicitement en tous les cas : le mot désigne aussi l'homme qui travaille dans les
mines, au plus profond des galeries souterraines, à extraire de la terre sa matière la plus précieuse et la
plus féconde. Du travail de cet homme-là, celui de l'écrivain mineur se rapproche en un certain sens :
comme lui, il opère dans un souterrain, trace un rhizome de galeries enfouies qui sont autant lignes de
fuite que connexions des segments machiniques ; comme lui, il arrache à la matière langagière ce
qu'elle a de trop riche et de trop abondant. L'écrivain « minore » à l'instar du mathématicien et du
musicien, mais aussi, tout simplement, du mineur. D'autant que le mineur nous évoque
immédiatement cette petite phrase, qui nous est désormais familière, par laquelle Beckett annonce
qu'il s'efforcera, pour discréditer la langue, d'y « forer des trous, l'un après l'autre, jusqu'au moment
où ce qui est tapi derrière, que ce soit quelque chose ou rien du tout, se mette à suinter au travers »'®^.
Dès 1937, Beckett entrevoit donc déjà que la « plus haute tâche pour un écrivain » est celle de la
littérature mineure - le cap sur le mal dit, la langue perforée et le suintement qui, en fm de parcours,
dans Cap au pire, ne sera que celui des mots eux-mêmes - rappelons-nous le « pas de suintement pour
lorsque suintement disparu »'^^.

« Faut-il parler de non-style, comme Proust, "des éléments d'un style à venir qui n'existe pas" ? Le style est
l'économie de la langue » {ibid., p. 142).
La traduction proposée ici est de Deleuze, dans L'épuisé, p. 70. Nous avons préféré, au demeurant, cette
traduction-ci à celle que donne Bruno Clément, que nous avons mentionnée plus haut, parce que Deleuze utilise
le verbe « suinter » (plutôt que « s'écouler » chez Clément), verbe qui sera repris dans la traduction française de
Cap au pire par Edith Foumier. En allemand, la lettre dit ceci : « Ein Loch nach dem andern in ihr zu bohren, bis
das Dàhinternlcauernde, sei es etwas oder nichts, durchzusicicem anfàngt ». Et Beckett ajoute « ich lamn mirfur
den heutigen Schrifsteller icein hôheres Ziel vorstellen », « je ne peux me représenter de tâche plus haute pour un
écrivain » (voir German letter à A. Kaun, éditée dans Disjecta, op. cit., p. 52).
Cap au pire, p. 53.
411

« En français c'est plus facile d'écrire sans style », aurait un jour répondu Beckett, un peu
pour la boutade : depuis, la petite phrase, souvent citée, est devenue bien connue de ses critiques
Plaisanterie ou non^"", il n'en reste pas moins que cette confidence nous semble fort intéressante, parce
qu'elle condense deux éléments qui ont trait au traitement de la langue : la volonté, la recherche même
par Beckett d'une solution pour « écrire sans style », et, d'autre part, le fait qu'il ait choisi pour cela le
français - sachant qu'il n'abandonnera jamais l'anglais non plus. Cette petite phrase indique donc déjà
le tracé de la ligne de crête qui sera propre à l'écrivain - un trait mineur de sa singularité - : d'un côté
le « non-style », l'assèchement de la langue, pour la faire tendre vers sa limite qu'est le silence, et de
l'autre le basculement vers une autre langue, langue étrangère - ou plus exactement, clopiner
constamment d'une langue à l'autre. Deux versants de la ligne de crête du bégaiement linguistique,
entre lesquels elle file sans arrêt ; deux façons de la minorer, cette langue trop dense, cette matière un
peu sale et gluante qui suinte en continu de la « substance molle » contenue dans le pauvre occiput
crânien.

a. « Forer des trous »

Quoique la fascination pour l'image ait pris, au fur et à mesure, une place grandissante dans la
création de Beckett, l'invention d'une langue mineure, langue de plus en plus minorée, dessine l'une
des lignes de force dans son parcours. Les deux vont d'ailleurs de pair : on en voudra pour preuve le
rapport étonnant de double implication entre le mal vu et le mal dit, puisque les mots « obscurcissant »
empêchent tout autant les yeux de bien voir que les défauts de la vision n'interdisent au langage de
bien dire^°'. Plus on cultive l'image brouillée, la piètre image - «juste une image » - qui ne parvient
point à se maintenir, plus la langue sera hachée, syncopée, torturée : d'un côté comme de l'autre,
l'abstraction se fait drastique, soustrayant non seulement un bon nombre d'éléments qui saturent la
matière optique ou linguistique, mais encore les normes standards de leur agencement, la grammaire
homogène de leur mise en place. D'où le bégaiement de la langue, si marqué dans les derniers textes,
concomitant au bégaiement de l'image : ces images floues, obscures, répétées souvent, comme si l'œil
cinématographique devait trébucher plusieurs fois avant de parvenir à les faire.
Le premier caractère qui affecte la langue mineure est donc son « fort coefficient de
déterritorialisation »^°^. À l'écrivain mineur, il incombe d'arracher sa langue à son territoire, ou plutôt
à ses territoires : terre où elle est née avec et par le peuple dont elle soutient l'identité, territoire du

Il s'agit d'une réponse que Beckett aurait donnée à Niklaus Gessner, qui lui demandait pourquoi il avait opté
pour le français. Ceci nous est rapporté par John FLETCHER, auteur d'un article intitulé « Écrivain bilingue »,
paru Aans L'Herne. Beckett, 1976, n° 31, p. 213.
John Fletcher toujours : une autre fois, Beckett aurait répondu à la même question, « pour faire remarquer
moi ».
Souvenons-nous que Cap au pire pose que « lorsque les mots dispams », « alors tout vu comme alors
seulement. Désobscurci. Désobscurci tout ce que les mots obscurcissent » {Cap au pire, p. 53).
DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Kajka. Pour une littérature mineure, op. cit., p. 29.
412

pouvoir dont elle est l'instrument, territorialité de ses acquis lexicaux et grammaticaux. Plusieurs
couches de territorialisations intra- et extralinguistique cadrent et structurent la langue majeure. Par
conséquent, « déterritorialiser » et « forer des trous » dans ces différentes surfaces, ces couches
territoriales, relèvent d'un seul et même processus, celui de la minoration - travail du mineur
extorquant ses richesses aux entrailles de la terre : il s'agit de minorer pour amoindrir la densité d'un
tissu langagier serré autour d'im peuple, d'un pouvoir, d'un contingent de règles. Autant de piliers de
la territorialité dont Deleuze et Guattari voient la structure, la menace structurale, dans le triangle
œdipien : non seulement familial - territoire du « papa-maman » -, mais également social, puisque les
triangles prolifèrent dans tous les champs, au sein du corps social dans sa globalité, corps organique ou
sans organes. De ces triangles, la langue dite à raison « maternelle » est, sans aucun doute, le trait
d'union, la ligne de « segmentarité dure qui les relie entre eux - des segments impliquant chacun
des dispositifs de pouvoir ; elle traverse la sphère familiale pour les connecter, via le rôle normatif de
la langue majeure, aux segments des sphères sociale, économique, politique, artistique, etc.
La langue maternelle de Beckett est l'anglais. Inutile de rappeler à quel point l'écrivain a été
« materné » dans cette langue : lorsque l'on connaît la nature de la relation qu'il entretenait avec sa
mère - amour-haine féroce, pour le dire très rapidement -, on comprend que la langue maternelle ait
pu former dans son existence une « ligne de segmentarité dure ». Très vite, l'anglais maternel
deviendra cette boue de reterritorialisation familiale, fange dans laquelle ramperont ses personnages
condamnés à répéter le « quaqua » des voix de nulle part. A cela s'ajoute la projection œdipienne sur
le corps social constitué au demeurant par la population de l'Irlande provinciale : ses fortes coutumes,
ses traditions religieuses ou laïques, ajoutées à toute la petite mesquinerie paralysante de la vie en
milieu restreint - autant de sédiments de la langue anglaise d'Irlande, qui cimente les structures rigides
de toutes ces sphères territoriales imbriquées. La lettre à Axel Kaun constitue un témoignage parmi
tant d'autres^"'* du poids que pèse cette chape de ciment sur la vie de l'écrivain, l'empêchant de
respirer aisément^"^.

Il existe deux types de lignes segmentaires, les lignes à segments souples ou lignes « moléculaires » et les
lignes à segments durs ou lignes « molaires » ; ces deux types de lignes s'opposent à la ligne de fuite, abstraite et
créative. La ligne à segmentarité dure structure les dispositifs de pouvoir (ensemble code-territoire), les
machines abstraites et l'appareil d'état qui effectue la machine (voir à ce sujet, notamment, Mille plateaux, les
pages 238 à 242 ainsi que le chapitre IX, pp. 253 et suivantes ; ou encore Dialogues, le chapitre IV intitulé
« Politiques », pp. 156 et 157).
Les premiers écrits de Beckett, que l'on pourrait situer dans une veine satirique, ont pour principale visée de
tourner en dérision cette société dans laquelle il a grandi. Outre la première tentative théâtrale, Éleuthéria, on
pense surtout à son premier roman, Dream ofPair to Middling Women (rédigé en 1932-1933), non traduit à ce
jour. Le roman, en sus de la très grande érudition dont il témoigne, est farci de détails autobiographiques et
d'allusions à la vie dans la province irlandaise, dont Beckett se moque complaisamment. Il joue également
beaucoup sur différentes langues. En outre, on peut aussi mentiormer la pièce radiophonique Tous ceux qui
tombent, seule pièce située dans un cadre spatio-temporel qui apparaît clairement comme étant celui de l'Irlande.
Les problèmes que le personnage de Madame Rooney éprouve avec le langage, dont elle souligne elle-même la
bizarrerie, rendent compte du décalage que l'auteur entend instaurer avec la « normalité » de la langue.
Au sens propre : on sait que ce sont notamment des problèmes respiratoires - une sensation (nocturne)
d'étouffement dont il se plaignait régulièrement - qui ont fini par conduire le jeune Beckett à entamer sa
psychanalyse avec Bion.
413

Aussi va-t-il rapidement devenir indispensable - question de survie respiratoire - de « forer


des trous » dans ce ciment linguistique de la territorialité ; mépriser la langue maternelle, la maltraiter,
c'est aussi desserrer le carcan familial et social, cribler l'étroitesse d'un triangle ressenti comme
infernal. Il nous paraît éclairant de reproduire ici un extrait substantiel de cette fameuse lettre en
allemand de 1937, adressée à Axel Kaun, parce que celle-ci traite exactement de ce malaise profond et
du « projet » beckettien - déjà relativement précis - à l'égard de la langue^"® :
Cela devient de plus en plus difficile pour moi, pour ne pas dire absurde, d'écrire en bon
anglais. Et de plus en plus ma propre langue m'apparaît comme un voile qu'il faut déchirer en
deux pour parvenir aux choses (ou au néant) qui se cache derrière. La grammaire et le style. Ils
sont devenus, me semble-t-il, aussi incongrus que le costume de bain victorien ou le calme
imperturbable d'un vrai gentleman. Un masque. Espérons que viendra le temps (et, Dieu
merci, dans certains milieux il est déjà venu) oii l'on usera de la langue avec le plus
d'efficacité là où à présent on en mésuse avec le plus d'efficacité. Comme on ne peut
l'éliminer d'un seul coup, nous ne devrions au moins rien négliger de ce qui pourrait
contribuer à la faire sombrer dans le discrédit. A percer dedans trou après trou jusqu'à ce que
ce qui se cache derrière (que ce soit quelque chose ou rien) commence à s'écouler au travers.
Je ne peux imaginer de but plus élevé pour un écrivain aujourd'hui. Ou bien la littérature est-
elle la seule à rester en arrière sur les vieux chemins que la musique et la peinture ont depuis si
longtemps désertés ? Y a-t-il quelque chose de sacré, de paralysant, dans cette chose contre
nature qu'est le mot, quelque chose qui ne se trouverait pas dans les matériaux des autres arts ?

[...r
Bien sûr, à l'heure actuelle, il faut se contenter de peu. Dans un premier temps il peut s'agir
seulement de trouver, d'une façon ou d'une autre, un moyen de représenter cette attitude de
moquerie à l'égard des mots et au travers des mots. Dans cet écart entre les outils et l'usage qui
en est fait, on rendra peut-être perceptible un murmure de cette musique finale ou de ce silence
qui est aufond deTout^''^
Comme on l'a lu, le « discrédit » de la langue passe d'abord par une phase un peu plus superficielle,
qui semble à Beckett inévitable, de moquerie et de cynisme envers les mots ; à travers eux, l'écrivain

Projet dont, à l'autre extrémité du parcours créatif de Beckett, Cap au pire est une sorte d'aboutissement, ou
plutôt de reprise plus radicale encore - tenant compte de toutes les vicissitudes et de toutes les audaces du
parcours. Un aspect de cette radicalité réside dans le fait qu'il ne s'agit plus d'un texte « métalittéraire » mais
d'un texte littéraire à part entière : seule la littérature peut désormais assumer et (més)exprimer sa propre
poétique (du mal dire).
Ici, dans ce passage que nous retranchons, Beckett esquisse une comparaison avec la musique de Beethoven,
que nous avons déjà citée. Il n'aura échappé à personne, en outre, la façon dont l'écrivain prend pour guide de la
littérature « l'abstraction » de la peinture et de la musique, deux disciplines dans lesquelles le processus de
minoration est à ses yeux en route depuis bien longtemps. Ainsi le mode mineur littéraire prendra exemple sur le
mode mineur musical, ses silences et ses « hiatus » qui lui indiquent la voie de l'évidement.
Il s'agit toujours de la traduction dont nous sommes redevable à Bruno Clément, in op. cit., pp. 238 et 239. Il
serait trop long de reproduire ici le texte original : nous conseillons donc au lecteur germanophone de lire la
lettre éditée par Ruby Cohn dans les Disjecta, op. cit., pp. 52 et 53.
414

darde aussi ses flèches contre toute une culture^"', des « blocs d'enfance » agglomérés qui forment un
passé sans doute encore trop dense et trop présent. Il s'agit d'une première phase, le terme est utilisé
par Beckett, de représentation : phase qui correspondra principalement à ses premiers écrits (les
nouvelles recueillies dans More Pricks than Kicks, les poèmes publiés sous le titre Echo 's Bones and
Other Précipitâtes, Dream ofPair, Murphy, Watt, Mercier et Camier, etc.), ou encore ses premières
pièces, Éleuthéria, Tous ceux qui tombent et la trilogie théâtrale.
On sent là, dans ces récits encore fort autobiographiques - quoique cet aspect s'atténue de
publication en publication - que point, dernière l'ironie et les sarcasmes, la souffrance de l'écrivain :
sa rancœur envers une langue qu'il sait menaçante, parce qu'elle est porteuse de tout ce qui l'étouffé
dans les « triangles » démultipliés - famille, environnement campagnard, religion, éducation
traditionnelle, champ artistique, politique,... Toutefois, si le langage, syntaxe et expressions
idiomatiques, puis au-delà de celui-ci, la culture irlandaise - tout l'attirail du « vieux costume de bain
victorien » -, sont cibles de ces moqueries qui visent à son « discrédit », la langue utilisée pour le dire,
anglais ou français, demeure encore assez classique. Elle n'est pas, à ce stade, véritablement torturée
comme elle le sera par la suite, « perforée », « voile déchiré en deux » ; « la grammaire et le style » ne
sont pas encore utilisés en eux-mêmes comme instruments du patient travail de minoration, « trou
après trou ». Il y a un style, très marqué au contraire, qui s'estompera à mesure que s'atténuera la
présence de l'écrivain dans son œuvre - devenir d'un écrivain mineur.
Peut-être, tout compte fait, est-ce le théâtre qui progressivement fit découvrir à Beckett à quel
point l'on pouvait se passer de la parole et le mit « sur la voie de cette littérature du non-mot » qui lui
apparaissait « si désirable »^'° ? Nous avons notamment étudié comment les pièces radiophoniques,
par exemple, lui permirent d'exploiter le langage sonore- bruitages et musique- afin de concurrencer,
voire de devancer, finalement, le langage des mots. Nous avons parlé également de toutes celles qui
jetaient sur ceux-ci un «discrédit» certain, les Comédie, Quoi où, etc., dans lesquelles la parole
« tourne fou », autour d'un vide référentiel que cette parole tente pourtant de dissimuler - « un
masque », disait la lettre à Kaun. Depuis jusqu'à Quoi où et aux derniers téléfilms, peu à peu
l'importance du langage parlé s'atténue, les mots se raréfient et la langue s'assèche, déjà se fait plus
balbutiante - tel dans Berceuse, par exemple, le rythme hésitant et ressassant des petites phrases.
Quoi qu'il en soit de l'influence qu'a certainement eue l'expérience théâtrale sur les récits, si
l'on saute des (longs) romans de la première moitié de l'œuvre aux petites proses, comme celles des
Têtes-Mortes ou de Pourfinir encore et autres foirades, on mesure en un coup d'œil la transformation
que le récit a subie, la ligne de variation continue qu'il a suivie : dans certains textes, on ne peut même

En ce qui concerne le champ littéraire de cette culture irlandaise, en 1934, Beckett écrira, sur commande, un
article à propos de « La poésie irlandaise récente », dans lequel il fustige les « vieilleries » typiquement
irlandaises, ainsi qu'un second sur « La criminelle censure irlandaise » qu'il condamne très durement. (Voir à ce
propos les pages 254 à 258 de la biographie de James Knowlson, Beckett, trad. par O. Bonis, Paris, Actes Sud,
1996).
Encore une phrase tirée de lasuite de lalettre allemande (citée par CLÉMENT, op. cit,-ç. 239).
415

plus parler de phrases, mais il ne reste que bégaiements, « hiatus » et « déhiscences ». Une seule loi,
toujours la même : mal vu mal dit. Ce qui était mal vu - nous avons parlé d'une « économie du
visible », d'tme auto-dénégation de la représentation qu'entraînait la « virtualisation » de l'image -
doit forcément être tout aussi mal dit, en vertu de la corrélation essentielle entre les deux propositions.
Ainsi, la syntaxe des textes écrits à la première personne n'est encore que raisonnablement
« déséquilibrée » : Assez par exemple, où le désordre des propos semble imiter le hasard de la
trajectoire parcourue ; ou encore D'un ouvrage abandonné, que gagnent l'incohérence et le chaos des
fugitives impressions éprouvées ou flashes d'images recueillis en chemin, ainsi que des
remémorations jetées surpapier telles qu'elles viennent à l'esprit^^'.
Cependant la déterritorialisation de la langue est bien plus accentuée encore dans les trois
derniers textes du même recueil {Têtes-Mortes). C'est qu'avec Comment c'est, grammaire et syntaxe
ont véritablement commencé à « fuir » de toutes parts : absence totale de ponctuation, suite sans ordre
de mots en une longue mélopée un peu délirante, fragments ressassés compulsivement. Puis dans des
textes comme Bing - et tous ceux qui décrivent la vie des corps à l'intérieur d'un espace désert ou de
type géométrique, du Dépeupleur à Se voir en passant par Imagination morte imaginez. Sans, Pour
finir encore. Plafond, etc. -, l'énonciation, dirait-on, rebondit d'un coin à l'autre, accompagnant le
mouvement de la caméra-œil. À la rigueur, on ne peut même plus parler d'une syntaxe endéséquilibre,
devant des « traces fouillis gris pâle yeux trous bleu pâle presque blanc fixe face bing peut-être un sens
à peine presque jamais bing silence » - ou alors « vide, silence, chaleur, blancheur, attendez, la
lumière baisse, tout s'assombrit de concert, sol, mur, voûte, corps, 20 secondes environ, tous les gris,
la lumière s'éteint, tout disparaît »^'^ . De la syntaxe, il ne reste que le squelette, quelques hachures
asséchées comme des ossements dénudés de leur chair. Plus que des mots ou même des exclamations
sonores, un long bégaiement : toute la langue vibre désormais dans sa plus grande intensité,
subvertissant tout usage communicatif, représentatif ou informatif, pour s'échapper vers la pureté des
sons asignifïants, la ritournelle syncopée des images. Et plus l'image tend à s'effacer, se dissiper
rapidement, plus la phrase se découpe, se morcelle, plus la grammaire s'appauvrit et le style se fait
sobre - comme dans La falaise : outre que l'on ne voit celle-ci que par éclipses, on ne peut la dire que
par saccades, petites bribes phrastiques sèches et sans lien, toutes de construction grammaticale
analogue.
La seconde trilogie en prose débute avec un style semblable pour finir dans le dépouillement,
l'assèchement syntaxique le plus radical. La phrase de Compagnie est brève, elle s'élance à peine
qu'elle vient déjà buter sur son point ; elle se fait la plus sobre possible, dirait-on, sans fioriture de
tournure ou de vocabulaire aucune. Phrase nue, phrase descriptive qui indique le parti pris du constat -

II nous suffit de retranscrire le tout début du texte pour que l'on puisse s'en rendre compte : « debout au petit
matin ce jour-là, j'étais jeune alors, dans un état, et dehors, ma mère pendue à la fenêtre en chemise de nuit
pleurant et gesticulant. Beau matin frais, clair trop tôt comme si souvent, mais alors dans un état, très violent
[...] » {D'un ouvrage abandonné, p. 9).
Extrait de Bing, p. 65 et d'Imagination morte imaginez, p. 52.
416

seulement dire « comment c'est ». Mal vu mal dit, ensuite, marque tme étape de plus : les phrases
devieiment des segments syntagmatiques, la plupart sans verbe conjugué - parfois un seul mot, deux à
la rigueur. Assez long, le texte ressemble ainsi à une litanie, que l'on croirait interminable, faite d'une
infinité de ces bribes alignées les unes derrière les autres. Écriture « sténographique », disait Badiou^'^
- comme des notes prises au vol, du dire trop rapide volé au voir trop incertain. Mais c'est enfin à Cap
au pire qu'il revient de franchir le dernier pas : désormais, pratiquement plus un seul verbe principal.
Juste des participes passés, englobant le Tout du temps ; et surtout des verbes à l'infinitif^'''. Or Vin
finitif exprime l'événement pur, infini puisqu'il esquive le présent : « les verbes infinitifs sont des
devenirs illimités », parce qu'ils n'ont pas de sujet assigné. Dès lors « ils renvoient seulement à un "II"
de l'événement »^'^. Pas de sujet, en effet, dans Cap au pire, pas même celui qui énonce le texte,
puisqu'il fait lui-même partie intégrante des ombres dans le vide-pénombre - pas davantage sujet
qu'objet de « l'équation ». Aussi le devenir du texte s'achemine-t-il vers un obscurcissement général,
un tarissement de l'ossature langagière qui aurait subi la plus forte dessiccation.
Cap au pire, pour de vrai un dernier pas ? Non. « Encore » en est le dernier mot, comme s'il
annonçait, outre les ultimes Soubresauts, le poème final, Comment dire. Sur la voie de la « littérature
du non-mot », on achoppe toujours sur un point d'arrêt, de sorte qu'après une vie entière d'écriture, on
en vient encore à se demander « comment dire ? ». Mais si l'on doit considérer que la réponse est
dans le texte - la façon même dont est dit le poème -, alors le bégaiement le plus prononcé, la langue
la plus minorée est cette réponse. Dans cette bouillie sonore, on ne dit finalement rien, puisque - et
cette cause est aussi bien une conséquence - l'on n'y voit rien - « folie que d'y vouloir croire entrevoir
quoi »^'®. Ici les bribes ne s'allongent, en accumulant atomes de mots après atomes, que pour mieux se
réduire ensuite. Ainsi, Deleuze reconnaîtra dans ce texte un summum du bégaiement. « Le procédé de
Beckett est le suivant ; il s'installe au milieu de la phrase, il fait croître la phrase par le milieu, en
ajoutant particule à particule {que de ce, ce ceci-ci, loin là là-bas à peine quoi...). Le bégaiement
créateur est ce qui fait pousser la langue par le milieu, comme de l'herbe, ce qui fait de la langue un
rhizome au lieu d'un arbre, ce qui met la langue en position de déséquilibre perpétuel : Mal vu mal dit
(contenu et expression) »^'^. Dans ce dernier poème, hiatus et trous creusent la langue la plus mineure,
celle de l'écrivain bègue qui tarit la signification dans ses balbutiements ; langue qui ne cesse de se
créer, de varier tout en se répétant ; langue en devenir imperceptible, lancée sur la « ligne de sorcière »
ou ligne de crête qui la mène vers sa limite, le dehors du silence.

À propos de Cap aupire, pour être plus exacte, qu'il nomme « sténographie de l'être » (voir « Être, existence,
pensée : prose et concept » in Petit manuel d'inesthétique, op. oit, p. 139).
Le texte original, en anglais, fonctionne également de cette façon, avec participes et infinitifs essentiellement.
Cependant la forme de l'infinitif, utilisée sans la particule « ta », se confond avec d'autres formes conjuguées
(indicatif présent ou impératif par exemple). Une neutralité accrue en résulte, puisque le verbe se présente sous
sa forme la plus utilisée et la plus générale.
DELEUZE (G.) et PARNET (CL), Dialogues, op. cit., p. 78.
Comment dire, p. 27.
DELEUZE (G.), « Bégaya-t-il... », in Critique et Clinique, op. cit., p. 140.
417 ..

b. « Écrire sans style »

^?ioo -
Déséquilibrer la grammaire de la langue, rendre la syntaxe toujours plus sobre,
squelettique et plus ascétique, implique de percer à jour l'une des deux faces du « masque », arrache'^''-''''
la moitié du « voile qu'il faut déchirer en deux » : l'autre moitié est celle du style. « Ecrire sans style »
va de pair avec « forer des trous » dans la surface de la langue - vieux fantasme de l'écrivain que l'on
trouvait déjà dans son tout premier roman, Dream ofFair to Middling Women^^^. Car « le style - la
langue étrangère dans la langue - est fait de ces deux opérations, ou bien faut-il parler de non-
style [...]?»:« face à face, ou face à dos, faire bégayer la langue, et en même temps porter le langage
à sa limite, à son dehors, à son silence Le style de l'écrivain mineur - style d'un Beckett qui, en
sus de faire bégayer le langage, le fait fuir sur une ligne d'abolition parallèle à celle de la musique de
Beethoven -, le style mineur se confond donc, tout aussi bien, avec un « non-style : l'expression
« écrire sans style » signifie qu'il s'agit de neutraliser, c'est-à-dire minorer, autant que possible, les
éléments stylistiques qui « grossiraient » la langue et lui inoculeraient un phrasé trop riche -
« ajouter ? Jamais ! » est le mot d'ordre -, ou encore - mais nous n'avons là, en réalité, qu'un seul et
même geste - amoindrir les tournures trop bien faites ou trop bien dites qui mettraient en avant
l'écrivain en tant qu'individu - le risque de la « victoire » du maître sur son œuvre. L'abolition de

Voici l'extrait (que nous écourtons) auquel nous faisons allusion, cité et traduit par Bruno Clément, lui-même
reprenait un passage retranscrit par Ruby Cohn dans les Disjecta {op. cit., p. 47). « L'écriture uniforme,
horizontale, coulant sans heurt, de celui qui a un style, ne procure jamais la perle. Mais l'écriture de, je ne sais
pas, moi. Racine ou Malherbe, écriture droite, diamantée, est constellée, c'est ça, est tissue d'étincelles car il y a
là, en abondance, les silex, les galets, d'humbles clichés, d'humbles lieux communs. Ils n'ont pas de style, ils
écrivent sans style, c'est ça, et eux sont capables de la phrase, de l'étincelle, de la perle précieuse. Il n'y a peut-
être que les Français qui puissent faire cela. Il n'y a peut-être que la langue française qui puisse donner l'effet
recherché» {cf. CLÉMENT (Br.), op. cit., p. 231). Il n'aura point échappé au lecteur que, si pour Beckett, le
français, résolument, permet le « non-style », pour Deleuze au contraire la littérature anglo-saxonne est
supérieure à la littérature française, le français obligeant à « commencer du début », là où l'anglais est la langue
du milieu et du devenir, de la trahison (d'un soi figé), la langue qui re-commence. Mais, somme toute, c'est
toujours la langue de l'autre, la langue étrangère, qui permet, ou du moins qui est un passage obligé, vers la
déterritorialisation de sa propre langue. Rappelons cette formule chère à Deleuze et Guattari, tirée de Mille
plateaux {op. cit., p. 124) : « être un étranger, mais dans sa propre langue, et pas seulement comme quelqu'un
qui parle une autre langue que la sienne ». Quoique les écrivains les plus souvent cités par les deux philosophes
se trouvent pratiquement tous dans la situation d'un entre-deux des langues, cette situation constitue plus une
« occasion » - un passage (obligé) - que le lieu réel de !'« étrangement » de la langue. En ce sens, si le français a
sans doute été nécessaire à Beckett, et certainement plus qu'une simple étape, c'est également dans sa langue
maternelle, outre le travail sur le français même, qu'il finira par rechercher le « non-mot » et le « non-style ».
DELEUZE (G.), « Bégaya-t-il... », op. cit., p. 142.
Il nous semble en effet que dans le processus de minoration de la langue, et dans la conception du style que
nous proposent Beckett et Deleuze, style et « non-style » en viennent à se confondre. La question de savoir si
derrière un « non-style » apparent - neutralité voulue et affirmée de l'écriture - se cache, encore et toujours, un
style bien réel, est dès lors une fausse question. Ceci constitue une manière de réponse au problème de Bruno
Clément, qui, poursuivant toujours son fil rouge - la figuralité de l'épanorthose -, verra dans l'absence annoncée
de style une façon de renforcer la rhétorique de la confusion et de Tailleurs sans cesse meilleur. Or, comme nous
allons le développer, l'opposition ne passe pas tant entre style et non-style, croyons-nous, mais entre, d'une part,
un style figé et individualisant, style du « moi », et d'autre part un style en devenir, filant sur la même ligne de
fuite que le devenir du sujet.
418

l'écrivain en tant qu'individu est à ce prix ; « quand il faut détruire le moi, il ne suffit certes pas d'être
un "grand" écrivain, et les moyens doivent rester pour toujours inadéquats, le style devient non-style,
la langue laisse échapper une étrangère inconnue Conditions d'une littérature mineure, cette
langue « étrangère » d'une minorité qui est aussi agencement d'énonciation collectif et politique.
La relance d'un devenir du sujet, tel que nous l'avons suivi chez Beckett précédemment, passe
donc nécessairement, en littérature, par un devenir du style - façon dont celui-ci se rend
continuellement étranger à lui-même. Mais le devenir, trajectoire de la subjectivité, n'est-ce pas la
définition même du style ? « Ce qu'on appelle un style, qui peut être la chose la plus naturelle du
monde, c'est précisément le procédé d'une variation continue. [...] Un style n'étant pas une création
psychologique individuelle, mais un agencement d'énonciation, on ne pourra l'empêcher de faire une
langue dans une langue Un style exprime donc un devenir, devenir d'une minorité, en tant qu'il
est lui-même toujours en devenir, suivant une ligne de variation continue. Écrire sans style ne signifie
pas uniquement se débarrasser de certaines constructions phrastiques, de métaphores ou d'un
vocabulaire, car là n'est pas vraiment le lieu où passe la ligne stylistique ; le déséquilibre de la
syntaxe, l'absence de granunaire, la perforation des mots, ne forment pas l'envers de la langue - un
usage de la parole qui s'opposerait à celle-ci -, mais au contraire sa ligne la plus créatrice, sa ligne
idéale^^^ L'usage mineur de la langue, déterritorialisée - en d'autres termes, le mal dire -, est le
devenir même du langage, comme le mal voir est une image en devenir.
Si le processus de minoration amoindrit la langue (en « extension »), il en accroît cependant
Vintensio, l'intensité : or plus le langage est intensif, plus il s'avère affectif. Ce n'est donc pas tant le
sujet qui est affecté du bégaiement, au sens où l'on représenterait tm personnage parlant mal, mais
l'écrivain lui-même qui se fait bègue et affecte le langage de ce mal dire, le fait vibrer en intensité et
affectivité. Le devenir intensif/affectif de la langue évolue donc en parallèle avec le devenir et
l'affectivité du sujet - de la fonction-sujet, écrivain, narrateur, personnage et même lecteur confondus.
Revenons à Beckett : au début de son parcours, l'écriture connaît une phase de « représentation », où
le sujet est seulement divisé, entre énoncé et énonciation. A ce stade correspondrait cette phase que,
dans sa lettre à Kaun, Beckett jugeait incontournable, phase « d'ironie nominaliste » au cours de
laquelle la « moquerie à l'égard des mots » est encore représentée ; de même, le sujet de l'énonciation
affecte le sujet d'énoncé d'un « bégaiement » linguistique qui ne l'affecte pas lui-même. Nous n'en
prendrons qu'un seul cas, exemplaire, celui de Watt : certes, le style du roman a perdu ime bonne part
de l'excès d'érudition des tout premiers textes, mais il reste néanmoins fort classique et « abondant »,

DELEUZE (G.), op. cit., p. 142. C'est nous qui soulignons. Et encore, dans la même ligne d'idées, ce petit
passage des Dialogues, «je voudrais dire ce que c'est qu'un style. C'est la propriété de ceux dont on dit
d'habitude "ils n'ont pas de style..." » (op. cit, p. 10).
DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 123. D'où la
ferme réfutation du dualisme, jugé totalement artificiel, entre linguistique et stylistique.
Dans le sens où Deleuze et Guattari disent de l'agrammaticalité qu'elle est « le caractère idéal de la ligne qui
met les variables grammaticales en état de variation continue » {ibid., p. 125).
419

avec ses phrases kilométriques^^'^. Par contre, le personnage deWatt, de par son nom même, représente
une interrogation à l'égard du langage et de ses malentendus : dans son attitude et ses questionnements
se condense le discrédit voulu du langage, et l'on constate que Watt s'acharne en quelque sorte à
« déchirer le voile pour parvenir aux choses (ou au néant) qui se cachent derrière ». Par la suite,
l'écriture de Beckett montrera qu'en réalité, rien ne se tapit derrière le tissu de la langue - sauf peut-
être le néant, le dehors du silence absolu -, mais surtout que l'on ne déchire jamais le voile - on ne fait
que letrouer, tant que l'on peut^^^.
Nous disions que lorsque le sujet devient une fonction, adjacente à l'agencement, à ce stade, la
langue est vraiment affectée par la minoration, non plus seulement la parole d'un personnage
représenté. Si le style trace un devenir tout autant que le sujet, alors il existe un style machinique,
comme il y a une fonction-sujet. On devrait même dire : le style est un agencement d'énonciation
collectif, comme le sujet est une fonction, tous deux suivant ensemble une ligne de variation continue.
Nous avons étudié la façon dont la fonction Sigma, par son mouvement rotatif, faisait proliférer de
manière illimitée des noms, lesquels s'avéraient plutôt des « non-noms » : on voit à présent comment
la prolifération de ces « non-noms » rentre dans un « non-style » de la machine, à savoir le réseau de
répétitions-variations qui devient le « style » des textes de la detixième partie. Avec Comment c 'est et
son « quaqua », Beckett inaugure ce nouveau bégaiement, non plus du personnage (sa parole) mais du
langage lui-même - entre les deux, langue et parole, la limite n'est d'ailleurs plus assignable.
Toutefois, le processus de répétition et micro-variation des « corpuscules », « lettres-corps »
ou « atomes-lettres », s'agrégeant ou se désagrégeant dans des textes qui semblent devoir tourner sans
fin « comme des machines en mouvement »^^®, ce processus reste beaucoup plus en vigueur dans la
plupart des Têtes-mortes et des textes de Pourfinir encore. Familières nous sont devenues ces petites
proses sans véritable début ni fin - pour un peu on croirait qu'il s'agit d'extraits de récits plus longs -,
puisque la rotation d'une machine n'a de commencement et de terme qu'arbitraires, ou du moins
externes à son fonctioimement^^^. Dès que les rouages se sont mis en mouvement, les textes paraissent

Notamment les interminables énumérations, très belles illustrations de ce que Deleuze appelle « la langue I »
de l'épuisement, celle des séries de mots ou de noms qui visent l'exhaustivité de cas à dénombrer, à partir d'un
nombre limité de données combinatoires. A n'en pas douter, Watt est truffé de cette « ironie nominaliste » dont
parle Beckett.
Évoquons brièvement une « transition » dans l'usage du langage, en nous limitant à nouveau à un cas unique :
au théâtre cette fois, dans Oh les beaux jours, Winnie n'a de cesse de parler du « vieux style », dont elle tente
souvent de récupérer les expressions toutes faites et les tournures de phrases. Ici, le mécanisme semble amorcer
une inversion : le discours du personnage évoque constamment, avec nostalgie, ce style que Beckett déteste,
mais ce discours, en décalage complet avec la situation, commence à être miné de l'intérieur, gagné par le vide.
En témoignent par exemple les points de suspension qui achèvent chaque morceau de phrase.
Ce sont là, on l'aura reconnu, des fragments de citation de l'ouvrage d'Evelyne Grossman, L'esthétique de
Beckett, [Paris], éd. SEDES, 1998, p. 120.
Une manière d'incipit comme « pour finir encore crâne seul dans le noir [...] » aurait de quoi surprendre, si
du moins on ne savait déjà que Beckett renvoie toujours les « bouts » dos à dos - débuts abmpts et fins qui ne
terminent rien, entre les deux une avancée qui est autant une régression vers l'origine. (On se référera par
exemple à l'étude des tapuscrits de Pas moi et Mal vu mal dit à laquelle s'est livré Brano Clément, dans « De
bout en bout (La construction de la fm, d'après les manuscrits de Samuel Beckett) », in Genèses des fins. De
420

pouvoir produire à l'infini de cet infinitésimal, des différences certes infimes mais qui pourtant
suffisent à répudier le spectre de l'identique - simulacres de même, production illimitée de la
« fantastique usine » plutôt que reproduction. En outre, partout on retrouve, ainsi que dans Cap au
pire, le style d'une « non-conjugaison », c'est-à-dire l'enchaînement de participes et infinitifs ; style
qui évite d'assigner un sujet individuel (un pronom personnel), sauf peut-être un « il » impersonnel, ou
la « quatrième » persorme du singulier - le « ça » qui finit par s'effilocher dans le bégaiement-
susurrement de « ce ceci ceci-ci » de Comment dire.

Stiivons encore le devenir du sujet, puisque conjointement file le style/non-style : de la même


façon qu'il y a un machinisme du mal dire, il existe donc un monadisme et un nomadisme. À vrai dire,
il est dans la nature du style d'être nomadisme - trajectoire sans but prédéfini, sur place mais sautant
les seuils d'intensité, long délire d'un parcours qui fait vibrer la langue. On se souvient de Assez, ce
petit texte relatant la marche d'une paire, un homme et une femme : l'écriture y est semblable à
l'espace parcouru, trajectoire sans but défini, telle la succession non-chronologique des paragraphes,
trajet d'im texte qui n'avance ni ne recule, mais erre dans le temps. C'est cela, le style nomade : une
longue errance scripturale, au hasard de ce que raconte la voix qui égrène les souvenirs^^^. « Et rêve
d'un parcours par un espace sans ici ni ailleurs où jamais n'approcheront ni n'éloigneront de rien tous
les pas de la terre : il en va de la marche des mots comme de celle des pas. La langue vibre en
suivant la ligne d'un tel parcours, le style se laisse dériver-délirer au gré du va-et-vient du désir. Ainsi
le style voyage, le style est un voyage - sur carte spatiale et temporelle à la fois -, tant que ne
s'interrompt pas la ligne de variation continue. Or, si certains textes de Beckett se ressemblent, aucun
ne possède exactement la même syntaxe qu'un autre. L'assèchement du dire, Va-grammaticalité n'est
jamais définie une fois pour toutes, pas plus qu'elle ne serait l'envers de la grammaire ; une seule ligne
de crête les distingue sans les séparer, pointant la direction d'une transformation constante. Pour
chacun des textes, malgré les répétitions, Beckett réinvente une langue et une grammaire, chaque fois
un peu plus étrangère, un nouveau déséquilibre, chaque fois pire que le précédent.
Le sujet-monade « réfléchit » le sujet-nomade, le « style-monade » le « style-nomade » : plus
le style voyage, plus il « s'intériorise », pourrait-on dire. « Moindre. Ah le seul beau mot.
Moindre »^^°, lit-on dans Mal vu mal dit. Or à mesure que l'on avance vers ces textes de la fin, la
langue se réduit, s'assèche, pour devenir ce langage que l'on utilise lorsque l'on se parle à soi-même -

Balzac à Beckett, de Michelet à Ponge, éd. par Cl. Duchet et I. Toumier, Paris, Presses Universitaires de
Vincennes, 1996, pp. 119 à 166).
Nous croyons en effet que dans Assez, la narratrice écrit au rythme de la dictée d'une voix : «je ne la vois pas
mais je l'entends là-bas derrière », nous dit-elle. Mais le premier paragraphe du récit est l'un des plus resserrés et
des plus elliptiques de toute l'œuvre. Or c'est dans celui-là seul que nous sont présentés « l'art et la manière » de
l'écriture, soit les conditions de l'énonciation. Apparemment, la narratrice retranscrit les bribes de passé à
mesure qu'« elle » les oublie, car « ça laisse à la plume le temps de noter ». Ce flou dans le processus
d'énonciation participe évidemment du nomadisme du style, puisque l'écriture suit le fil de l'oubli (voii Assez, p.
33).
Pourfinir encore, p. 16.
Mal vu mal dit, p. 66.
421

seul dans le noir. La mélopée balbutiantede Comment c 'est invente déjà le style singulier de celui qui,
s'adressant à lui-même, s'adresse à tous et pour tous - voix unique et universelle. Mal vu mal dit. Cap
au pire évoluent sur cette voie : « l'exercice d'empirage » fonctionne si bien que l'on dirait là des
notes, prises pour soi, jetées rapidement sur papier - mal dites. Un style « sténographique », voilà le
style monadique - un « désert à soi », singulier et universel à la fois, fait de bégaiements hachés, suite
de vides et de hiatus de silence.

« Comment dire - comment mal dire ? » ; comment « déchirer le voile », se débarrasser du


« bon anglais » ? Une seule ligne de fuite, celle de la minoration, entre deux versants, bilinguisme et
abolition des mots. « Forer des trous » dans la sédimentation opaque de la langue et « écrire sans
style », le non-style et le style fusiormant en un seul et même devenir, fondent le double geste de cette
abolition. Pour une part, arracher la langue à ses territoires multiples, ses lignes molaires qui
imbriquent les uns dans les autres des agrégats de pouvoir, ainsi que des centres de normativité et de
standardisation ; économiser le dicible comme on économisait le visible, assécher la langue pour en
faire ressortir l'aridité, déséquilibrer la syntaxe jusqu'à dépouiller de sa chair son ossature - car la
langue est un corps, organique et non-organique, corps de chair et corps social que Beckett lacère et
perfore. Et d'autre part, transformer « le vieux style » continûment, mettre à bas le « masque »
hiératique de la langue, pour montrer que le style est agencement ; faire de lui cette machine, ce
voyage, cette langue d'une pensée aux balbutiements singuliers, les plus intimes et les plus collectifs à
la fois. Voilà comment on travaillera la langue en mineur —l'homme et le mode musical -, afin de
laisser s'en échapper une musique dont le rythme saccadé prendra le relais du sens.

3. Bilinguisme et boitement des langues

Retour à ce mot d'ordre de Beckett, qui revient comme un petit refrain : « en français, c'est
plus facile d'écrire sans style ». Nous venons de travailler la seconde partie de cette affirmation, écrire
sans style : reste à considérer la première, écrire en français. Second versant qui borde la ligne de crête
de la langue minorée, celui de l'étrangement absolu, l'adoption d'une autre langue. Passage obligé,
semble nous dire l'auteur, pour inventer la langue mineure, travailler r« abstractivation » et le mal
dire, si ardu dans sa langue maternelle : choisir une langue étrangère constituerait ainsi une étape pour
en venir à r« étrangement »-« effrangement » de sa propre langue. Vico, que Beckett a étudié dans
son tout premier essai, consacré au Work in Progress de Joyce (qui deviendra Finnegan 's Wake), dit
dans le De Constantia Philologiae que « quiconque désire exceller en tant que poète doit désapprendre
la langue de son pays natal et retourner à la misère primitive des mots »^^'. Nous verrons combien

L'essai en question s'intitule Dante...Bruno. Vico...Joyce. Il est repris dans les Disjecta {op. cit., pp. 19 à 33),
mais fut publié pour la première fois dans un collectif consacré à l'ouvrage de Joyce : Our Exagmination Round
422

cette phrase ceme étroitement le projet littéraire de Beckett, sa recherche d'un ascétisme littéraire -
une « littérature du non-mot ». Toutefois, abandonner sa langue pour une autre, ce n'est pas là
exactementle geste de Beckett : ce qu'il fait,jouer entre deux langues, se révèle, comme nous allons le
voir, beaucoup plus inouï et interpellant.

a. « L'effet affaiblissant » du français

La question de savoir pourquoi Beckett choisit le français demeure partiellement irrésolue.


Plus exactement, il existe de nombreuses raisons possibles - y compris celles que Beckett donne lui-
même lorsqu'on l'interroge à ce sujet -, qui toutes se sont probablement combinées. John Fletcher,
dans le numéro spécial de L'Herne consacré à Beckett (en 1976), rédige un article sur cette question. Il
remarque d'abord que Beckett n'est venu que progressivement au français, en commençant par de
petits poèmes (vers 1937), puis la traduction de son propre roman, Murphy - qui toutefois conserve,
outre quelques anglicismes, des tournures plutôt anglaises dont l'effet est sans doute moins assuré en
français. Selon J. Fletcher, Beckett, s'étant mis à écrire dans cette langue, prit d'ailleurs un certain
temps pour abandonner le vocabulaire populaire, l'argot, voire les grossièretés, très présentes dans ses
premiers écrits en anglais, mais moins habituelles en français. Il reste que la première raison invoquée
pour justifier ce choix - outre le fait, que nous avons évoqué précédemment, de vouloir abandonner la
langue, bien trop oppressante, d'un pays dont il se sentait prisonnier^^^ -, est peut-être simplement liée
aux circonstances. Attiré par Paris, Beckett a passé en France quelques années - y compris dans le
Sud, à Roussillon (pendant la guerre) -, avant de se lancer dans l'écriture, en français, de Molloy^^^.
L'écrivain a donc de nombreuses affinités avec la France - et le public français -, doublées d'une très
boime connaissance de la langue, puisqu'il vit dans un environnement presque exclusivement

His Factificationfor Incamination ofWork in Progress, Shakespeare and Co., Paris, 1929. Cette phrase de Vico,
quant à elle, est citée par John Pilling dans un article intitulé « Le territoire de l'écrivain », in Europe. Samuel
Beckett, n° 770-771, juin-juillet 1993, p. 3.
La rancœur et la révolte contre la langue irlandaise, pays que Beckett adore et hait à la fois, constitue l'un des
thèmes les plus récurrents dans le discours de l'Innommable. En voici un extrait exemplaire ; « m'avoir collé un
langage dont ils s'imaginent que je ne pourrai jamais me servir sans m'avouer de leur tribu, la belle astuce. Je
vais le leur arranger, leur charabia. Auquel je n'ai jamais rien compris du reste, pas plus qu'aux histoires qu'il
charrie, comme des chiens crevés. Mon incapacité d'absorption, ma faculté d'oubli, ils les ont sous-estimées.
Chère incompréhension, c'est à toi que je devrai d'être moi, à la fin. Il ne restera bientôt plus rien de leurs
bourrages » (£ 'innommable, p. 63).
Beckett fiit en effet lecteur à l'École Normale Supérieure entre 1928 et 1930, avant de refaire un brefpassage
à Paris en 1932. Depuis lors, il se sent chez lui dans la capitale française - dixit James Knowlson ; c'est donc là
qu'il choisira de s'établir définitivement en 1937, au moment oii une ultime et très violente dispute avec sa mère
le décide à quitter une fois pour toutes la maison familiale, et même l'Irlande. Il en éprouvera un sentiment de
libération très fort, comme en témoigne ce petit commentaire tiré d'une lettre écrite depuis Paris peu après son
arrivée ; « rien n'altère le soulagement d'être de retour ici. C'est comme sortir de prison en avril » (cf.
KNOWLSON (J.), op. cit., p. 361). Beckett passera donc en France le restant de sa vie, à Paris, excepté durant
les années de guerre qui l'obligent à fuir dans le village de Roussillon, et, par la suite, les périodes oCi il
séjournera à Ussy-sur-Mame, où il s'achètera une résidence « de campagne ».
423

francophone, avec une compagne française, Suzanne^^''. En outre, le caractère polyglotte, voire
« glossolalique » des romans de Joyce, qui à l'époque avait sur le jeune Beckett une ascendance très
importante, a certainement dû ^influencer^^^ De surcroît, après la rédaction de Watt, Beckett éprouve
le sentiment d'avoir épuisé les ressources de l'anglais, et recherche donc une nouvelle impulsion
littéraire, qu'il trouvera dans l'adoption d'ime autre langue - de iTiême qu'après l'impasse des Textes
pour rien, il reviendra, en partie du moins, à l'anglais.
Quelle que soit la validité de ces raisons plus circonstancielles, il n'en demeure pas moins que
le français constitue aux yeux de Beckett une langue plus dépouillée, moins chargée de fioritures que
l'anglais. Fletcher ; « le français devait en outre lui offrir tme manière plus nue, plus directe de
s'exprimer, moins sujette aux artifices de style qui toujours le séduisaient en anglais, plus sobre, et
mieux appropriée aux sujets qui lui tenaient maintenant à cœur, à cause sans doute de ses expériences
dans la Résistance et sous l'Occupation Peut-être n'est-ce donc pas tant la difficulté d'écrire dans
une langue autre que sa langue maternelle, qui l'aurait attiré, mais le potentiel intrinsèque et spécifique
de la langue française, qu'il paraît juger d'emblée plus propre à la minoration que l'anglais. Ainsi,
parmi les nombreuses réponses données par Beckett lorsqu'on l'interrogeait sur cette décision, il y
aurait eu le fait que le français « représentait "uneforme defaiblesse" par comparaison avec sa langue
maternelle, et qu'en outre l'anglais, par opposition au "relatif ascétisme du français", à cause de sa très
grande richesse, portait en lui la "tentation de la rhétorique et de la virtuosité" »^". Passer au français,
c'est pour lui prolonger l'aventure et le devenir de l'écriture - « it was more excitingfor me, writing in
French » aurait été une autre de ses réponses^^^.
Incontestablement, Beckett est passionné par l'expérimentation. On sait qu'à sa cormaissance
et son utilisation de langues nombreuses s'adjoint son intérêt pour des médias artistiques multiples :
certains qu'il ne pratique pas lui-même, telle la peinture, et d'autres dans lesquels il fait ses propres
expériences, comme le théâtre, le cinéma, la télévision, la musique, etc. À n'en pas douter, cet usage
de différents moyens d'expression artistique constitue également une forme de multilinguisme^^'.

John Fletcher soutient donc qu'il faut minimiser la difficulté que représentait pour l'auteur le fait d'écrire en
français, d'autant que ses dons pour l'apprentissage des langues ont toujours été impressionnants (voir
FLETCHER (J.), op. cit. p. 216).
Dans son essai Dante...Bruno. Vico...Joyce, Beckett propose d'ailleurs une théorie du mélange linguistique
de Workin Progress, à travers une comparaison dantesque : si l'enfer et le paradis sont deux états statiques (de la
langue), le purgatoire, par contre, un « flux de mouvement et de vitalité continus, libéré par la conjonction de ces
deux éléments. II y a un processus purgatorial continu en action [...] » {cf. Disjecta, op. cit., p. 33. Nous
traduisons). On ne manquera pas d'épingler la situation et le jeu d'entre-deux de l'écriture « purgatoriale ».
Ibid.,-p. 2\6.
Il s'agit cette fois d'une réponse de Beckett à Lawrence Harvey, rapportée par CASANOVA (P.), op. cit., p.
155.
Réponse à un certain M. Shenker, citée in ibid., p. 216.
On notera d'ailleurs cette remarque de Deleuze et Guattari, dans Mille plateaux, lesquels font observer que les
écrivains « mineurs » qu'eux-mêmes citent régulièrement - Beckett, mais aussi le poète roumain Luca, le
cinéaste Godard,... -, tous en situation de bilinguisme, ne se sont pas cantonnés uniquement à la littérature, mais
ont pratiqué d'autres formes d'art. Des éléments non-linguistiques rejoignent ainsi la ligne de variation continue
de la langue. Conclusion : « l'essentiel, c'est que chacun de ces auteurs ait son procédé de variation, son
424

Multilinguisme artistique qui répond au bilinguisme littéraire : car Beckett ne choisit pas, une fois
pour toutes, le français comme langue littéraire. Son processus, son dispositif- puisque le bilinguisme
en sera un - s'avère bien plus complexe : dès son auto-traduction de Murphy, et même ses premiers
poèmes en français, cette langue fait son apparition à côté de l'anglais. Àpartir de Molloy, l'œuvre de
Beckett devient - chose inédite - une œuvre entièrement et systématiquement bilingue. La question de
savoir si Beckett est un écrivain anglophone ou francophone, irlandais ou français, ne peut donc être
résolue : l'entrelacement entre les deux fait à ce point partie de l'œuvre que la trancher, cette question,
signifierait rater pour une bonne part lacomplexité du processus d'écriture beckettien^'*".
Aussi, lorsque l'écrivain affirme avoir choisi le français pour son « right weakening effect»,
son « bon effet affaiblissant peut-être vise-t-il deux aspects conjoints ; la spécificité intrinsèque au
français, langue plus « austère » que l'anglais, mais aussi le travail de « mineur », déterritorialisant,
qu'il permet d'exercer sur l'anglais - de même que l'anglais viendra à son tour déterritorialiser le
français. À cet égard, il n'est certes pas inintéressant de noter que, pour Mallarmé, la langue qui
apparaissait comme langue de toutes les vertus (par rapport au français maternel), à l'inverse de
Beckett, était l'anglais : preuve que l'essentiel ne réside pas tant dans le choix de la langue que dans le
rapport qui s'institue entre la langue étrangère et la langue matemelle^'*^. D'où le travail de
« traduction » - nous verrons comment comprendre ce terme -, travail systématique, auquel Beckett se
livre dès le moment où il se met à écrire en français - traduction d'une langue vers l'autre et
inversement. Un cas unique, probablement, de bilinguisme littéraire, le voyage continu entre deux
langues. Mais si Beckett fait sans cesse naviguer l'écriture d'une langue à l'autre, il doit néanmoins
choisir une langue de départ - et ne la choisit pas au hasard. À partir du moment où il prend
conscience du potentiel de soustraction stylistique propre au français, il rédige la trilogie romanesque
dans cette langue - ainsi que d'autres textes en prose, tels les quatre nouvelles. Mercier et Camier,
Textes pour rien, etc. ; quant à la « trilogie » théâtrale, dont Godot fut écrite pour le soulager un tant
soit peu de L'innommable^'^^, elle fait figure d'exception au sein du corpus destiné à la scène ; après

chromatisme élargi, sa folle production de vitesses et d'intervalles » {cf. DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.),
Mille plateaux, op. cz7.,p. 124).
C'est pourquoi le bilinguisme de Beckett est un problème que n'ont pas manqué d'envisager de nombreux
critiques. Mais si ce sujet est fréquemment abordé, on pourrait s'étonner, toutefois, qu'il n'y ait pas - à notre
connaissance du moins - d'étude plus approfondie et plus « technique », consacrée à l'un ou plusieurs textes
écrits dans les deux langues, comparant précisément les deux versions, afin de dégager la façon dont Beckett
traduit et joue entre les deux langues.
Encore un propos de Beckett, tiré d'une conversation avec Herbert Blau, repris dans CASANOVA (P.), op.
cit.,Y>. 156.
Nous faisons allusion à un bref passage de Mimologiques de Gérard Genette, cité par Antoine Berman dans
L'épreuve de l'étranger. Voici cette citation : « ainsi apparaît, nous dit Genette, l'anglais à Mallarmé, comme
une langue parfaite "où se projettent à distance toutes les vertus dont est privée la langue propre comme langue
réelle. [...] Toute autre langue, ou plutôt toute langue autre, eût peut-être aussi bien fait l'affaire, c'est-à-dire
office de langue "suprême"[...]. La langue suprême étant toujours, pour chacune, celle d'en face" » (GENETTE
(G.), Mimologiques, Paris, Seuil, 1976, p. 273, cité par BERMAN (A.), L'épreuve de l'étranger, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1984, p. 174).
On sait que nous avons là une des dimensions clé de l'hypothèse de Ciaran Ross, pour qui le pouvoir
libérateur du jeu théâtral se serait avant tout exercé sur l'auteur lui-même. Ross s'appuie en l'occurrence sur le
425

ces trois pièces, qui connurent un grand succès auprès du public parisien et londonien^'*^, Beckett
adopte résolument l'anglais comme langue théâtrale et cinématographique. La plupart des pièces
seront retraduites par lui-même, ultérieurement, en français^''^. L'écriture des romans et textes en
prose, par contre, se poursuivra dans cette langue, même après l'impasse des Textes pour rien - la
prose étant relancée par Comment c Seules et ultimes exceptions. Compagnie et Cap au pire,
derniers « récits » que Beckett rédige en anglais - Mal vu mal dit fiit d'abord écrit en français ; si
Beckett traduira le premier, comme on sait, il abandonnera, après une tentative infructueuse, le projet
de traduction dusecond. Cap aupire^''.
En dehors des premiers débuts de l'œuvre, qui laissent penser que le projet littéraire de
Beckett n'est pas encore établi, ainsi que de quelques rares exceptions, il apparaît donc que si le
français appartient à la prose, l'anglais est réservé aux arts visuels. D'où cette supposition avancée par
Pascale Casanova ; « on peut ainsi faire l'hypothèse que, au moins dans les premières armées de son
travail littéraire, Beckett emprunte deux voies distinctes qui ne se rejoindront que peu à peu :
acheminement radical et difficile vers une esthétique minimaliste exigeant l'emploi du français, forme
privilégiée, selon Beckett, d'une abstraction littéraire, d'une part ; et d'autre part, élaboration d'un
théâtre, certes subversif mais demeurant dans la voie figurative, respectant les conventions théâtrales
majeures (personnages, décor, texte articulé...) même réduites au minimum, nécessitant de ce fait
moins de "faiblesse" et capable de supporter la "richesse" de l'anglais Si nous tombons
globalement d'accord avec cette justification de la répartition des tâches assignées aux deux langues,

témoignage de Deirdre Bair, à qui Beckett aurait confié que l'écriture théâtrale avait représenté pour lui une
« diversion libératrice ».
Par un enchaînement de circonstances fortuites, Fin de partie devait d'abord être créée à Londres, en français.
Mais chacune des trois pièces fut rapidement traduite et jouée en anglais.
Traitant cette question de la répartition des deux langues, Pascale Casanova, que nous suivons ici, établit une
liste des pièces écrites en anglais, liste à laquelle font exception, outre la « trilogie » théâtrale, les deux Actes
sans parole (dont le texte n'est que description des deux pantomimes), les Esquisses, Cascando (pièce
radiophonique pour l'ORTF), et Catastrophe (dédiée à Vaclav Havel). Les pièces qui n'ont pas été traduites en
français par Beckett sont pour l'essentiel destinées à la télévision, ainsi que Radio I et II. Elles ont été traduites
par Edith Foumier. (Pour la liste des pièces en anglais, voir CASANOVA (P.), op. cit., pp. 157 et 158).
Durant les dix ans d'intervalle entre les Textes pour rien et Comment c'est, période pendant laquelle Beckett
éprouve l'impossibilité d'écrire en français, il se consacrera exclusivement à la rédaction de pièces de théâtre (en
anglais, donc), ainsi qu'à la traduction de ses œuvres du français vers l'anglais. Selon Pascale Casanova, il faut
voir là, dans cet abandon momentané du français, une preuve par la négative que Beckett s'en sert « comme une
sorte de matériel linguistique plus ajusté à sa recherche d'une "syntaxe de la faiblesse" » {ibid., p. 159).
Le texte a donc été traduit, pour les Éditions de Minuit, par Edith Foumier. À ce sujet, Pascale Casanova
conclut : « tout se passe comme si, pour ce texte de la fin de sa vie, il avait enfin retrouvé dans la langue
anglaise, par une syntaxe et une construction sémantique elles aussi renouvelées, une économie formelle et
combinatoire aussi efficace que celle qu'il avait autrefois attribuée au français, ou plutôt comme s'il se servait
des propriétés qu'il accordait au français pour réinventer un nouvel anglais "affaibh" » {ibid., p. 162). Il faudrait
ajouter, à notre avis, que le texte joue sur les sonorités et le rythme d'une façon qui n'est propre qu'à l'anglais,
d'oii son caractère intraduisible pour Beckett.
Au final, notons encore qu'il n'y a pas de texte en français qui n'ait été traduit par Beckett ; quant aux textes
anglais, seuls quelques-uns, du début de l'oeuvre, n'ont pas été traduits par lui-même, ainsi qu'à la fin, les deux
textes cités et les quatre téléfilms. En dehors des poèmes - dont certains ont toutefois été écrits également en
français et en anglais —, toute l'œuvre existe donc actuellement dans les deux langues, à l'exception de l'essai
Dante...Bruno. Vico...Joyce et du roman Dream ofPair to Middling Women.
^'^^Ibid,ç. 158.
426

nous ne pensons pas, cependant, que l'on puisse parler de « richesse » de la langue (anglaise) dans le
théâtre de Beckett : le « style », ici, nous semble neutralisé d'entrée de jeu par la réduction drastique
des mots utilisés - attendu que les didascalies et indications techniques des scripts ont un statut
légèrement différent. Nous ne pouvons, d'ailleurs, souscrire à l'idée qu'il s'agisse là d'un théâtre
encore « figuratif » : seule l'image, selon nous, l'image non-représentative, dans les arts de la scène ou
de la caméra, prend le relais de la langue et se charge du travail de minoration, plutôt que les mots,
249
soustraits au maximum .

b. Écrire et (s'auto-)traduire

Si le choix d'écrire en français a été dicté par le processus de minoration, c'est finalement tout
le mouvement d'auto-traduction, l'état de l'œuvre telle qu'elle nous est donnée maintenant, bipolaire,
qui participe du processus. La déterritorialisation d'une langue par l'autre va produire un effet
d'évidement à un second niveau. Ici le vide ne se creuse plus tout d'abord à l'intérieur d'une langue,
mais entre les deux langues, dans l'entre-deux des langues. Originaux et traductions s'agrègent en
« pseudo-couples », selon l'expression d'Erika Ostrovsky, « partenaires grotesques », comme ces
paires de personnages qui marchent au tempo d'un « pas de deux où les mouvements des partenaires
seront toujours syncopés au lieu de synchronisés Tel est le rythme de l'œuvre, en effet : rythme
syncopé d'un équilibre impossible, une tension à l'infini entre original et traduction, puisque les deux
versions se superposent sans jamais coïncider, se reflètent dans un jeu de miroir sans fin. Entre elles,
l'écart ne sera jamais aboli, de sorte que « l'œuvre pend au-dessus du vide et, tiraillée entre deux pôles
opposés, marque le point zéro. [...] Elle fait résonner un silence intérieur d'autant plus profond qu'il
laisse entendre de lointains échos d'un babel multiforme »^^'.
Dans une partie de son grand ouvrage consacrée aux deux langues de Beckett, Bruno Clément
cite cet article d'Erika Ostrovsky, dont il loue les intuitions, puisque l'auteur a su reconnaître une
« littérature bipolaire, biscornue », des « œuvre jumelles, sorties du même œuf », qui font preuve
d'une « ressemblance légèrement asymétrique, d'un lienfraternel qui sépare autant qu'il ligote »^^^. Or
cette description intéresse au plus haut point Bruno Clément, lui qui, poursuivant les signes
d'archifiguralité de l'épanorthose, traque toute trace de cette organisation structurale dans l'œuvre. Le
bilinguisme, au demeurant, en constitue une occurrence frappante, il faut en convenir. Ainsi, dans cette
description proposée par Erika Ostrovsky, Clément est certainement séduit par la reconnaissance du
caractère « bipolaire » qui serait l'essence même de l'œuvre, et l'idée d'une démultiplication des

L'image et la musique, comme nous l'avons montré précédemment. Pascale Casanova relève ce rôle capital
de la musique dans le théâtre, puisqu'elle affirme que « la musique a sans doute été le support de la construction
de son projet théâtral », projet de recherche d'une « forme dans le mouvement » {ibid., p. 160).
OSTROVSKY (E.), « Le silence de Babel », in L'Herne, op. cit., p. 209.
'^'/Z)zW.,pp.210et2Il.
Ibid., p. 206, cité parCLÉMENT (Bx.), L'œuvre sansqualité. Rhétorique deSamuel Beckett, op. cit, p. 242.
427

couples asymétriques, à la démarche « syncopée », séries parmi lesquelles les paires


original/traduction prennent leur place. Selon ses dires, on identifierait là, une fois encore, le jeu
épanorthique, in-formant les rapports entre les deux versions quasi systématiques des textes.
Au-delà de la déclaration de l'écrivain, « en français, c'est plus facile d'écrire sans style » -
projet littéraire « réussi », pour Clément, si l'on considère qu'une bonne partie de la critique répercute
l'idée selon laquelle l'œuvre s'est construite dans l'absence de style^^^ -, au-delà du choix du français,
il reste, pour Clément, que l'essentiel tient dans l'état de l'œuvre telle que nous la connaissons
aujourd'hui : manipulant une duplicité linguistique surprenante, une œuvre effectivement « bipolaire »
dans laquelle le bilinguisme « monoplume » joue un rôle poétique bien effectif. Car Beckett, on ne le
redira jamais assez, n'a, en définitive, pas abandonné l'anglais - il s'est auto-traduit
systématiquement, presque toujours seul^^"*, dessinant progressivement « les contours d'une œuvre
monstrueuse, bifide, dont la bipolarité », aux yeux de Bruno Clément, « vise précisément à accréditer
l'absence de contours et de fins ». On se retrouverait ainsi, une fois de plus, devant « l'impossibilité
d'assigner à cette œuvre, pour cause, entre autres, de biUnguisme, les frontières nettes et indiscutables
d'un corpus »^^^. Une limite « inassignable », illocalisable, trace sa ligne de fuite entre les deux faces -
faces que l'on pourrait dire « héautonomes » à l'instar du son et de l'image - d'une œuvre à deux
langues.
Aussi l'insistance de Clément sur la bipolarité de l'œuvre, le fait qu'il retrouve une nouvelle
fois un « espacement entre », vide creusé par le décalage continuel de deux versions qui se reflètent
tout en restant distinctes - telles, à nouveau, les deux faces de l'image à la structure cristalline -, cette
insistance nous paraît-elle, à propos du bilinguisme, trouver toute sa pertinence. Car il faut réellement,
croyons-nous, envisager le bilinguisme comme une « fonction de l'œuvre » : la duplicité langagière y
exerce en effet un rôle crucial, attendu, comme disaient Deleuze et Guattari, que r« on ne se
déterritorialise jamais tout seul, mais à deux termes au moins [...]. Et chacun des deux termes se
reterritorialise sur l'autre»^^®. De fait, chacune des langues possède et garde sa spécificité, qui
n'apparaît pleinement que lorsque l'on confronte les deux versions, lorsque l'on compare une langue à
une autre : reterritorialisation de chacune par l'autre. Mais en même temps, chacune enlève à l'autre le
privilège de l'unicité - être la seule et « bonne » version, le « centre » textuel : arrachement mutuel des
textes à leurs « territoires » de pouvoir. Voilà pourquoi Clément soutient, à juste titre, que la coupure
entre les deux langues, dès lors qu'elle acquiert un fonctionnement systématique - à partir de

Clément discute effectivement en détail le fait que la critique ait systématiquement occulté le bilinguisme de
l'œuvre proprement dite pour ne retenir que celui de Beckett, préférant se concentrer, en ce qui concerne
l'écriture, sur l'adoption du français comme langue de neutralisation. Dans cette perspective, le bilinguisme sert
de prétexte pour accréditer encore la thèse de l'aspiration au néant (langagier) et de l'humanisme d'un écrivain
qui décrirait les misères de la condition humaine.
En dehors des œuvres entièrement traduites par Edith Foumier, quelquefois avec l'avis de Beckett - comme
pour Cap au pire -, celui-ci n'a reçu d'aide extérieure qu'en l'une ou l'autre occasion, comme celle du couple
Janvier pour la traduction en français de Watt.
Ibid, p. 234.
DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), op. cit., p. 214.
428

Molloy^^^ -, enlève à l'œuvre son centre et génère l'impression d'un « nulle part » de l'œuvre, d'un
ailleurs indéfini où se situerait la « bonne » version. « L'œuvre est ainsi privée, parce que bilingue,
d'un des aspects qui est ordinairement, sans qu'on n'y prennetoujours garde, le plus rassurant pour un
lecteur, celui d'une localisation précise
Pas de localisation, ni pour l'œuvre, ni pour l'écrivain lui-même - que son «bégaiement»
bilingue, la « démarche chaloupée qu'il lui imprime de cette manière, rend tout simplement
insituable. Le « bilingue beckettien », dit Clément, battant la mesure fondamentale du va-et-vient, se
place toujours quelque part dans l'entre-deux, « ne se compromettant jamais qu'en apparence avec
l'un ou l'autre des deux »^®. Aussi Beckett nous apparaît-il comme le traître deleuzien, celui qui n'a
plus de visage, parce que déterritorialisé par le mouvement de devenir (devenir inconnu,
imperceptible) que génère l'écriture « entre» - les lignes de l'évolution « a-parallèle » des textes dans
les deux langues. De même que lors d'un entretien, il s'agit pour les deux interlocuteurs - en
l'occurrence, les deux versions de chaque texte - de « voler » l'autre, de façon à faire passer la ligne
du devenir à même r« entre-deux» : substituer la forme du « et., et... » au « est» - le devenir à la
fixité de l'être'^^
L'illocalisable coupure distinguant les deux langues nous invite à nous mettre en quête de ce
qui passe entre, le long de cette frontière, le rapportde deux versions se mirant l'une dans l'autre. A la
poursuite d'un « ailleurs » toujours fuyant, filant sur la Ugne, elles instaurent dès lors un mouvement
de traduction mutuelle continu. En 1931, Beckett, dans le commentaire qu'il consacre à Proust, citait

Bruno Clément considère en effet, à raison sans doute, que ce n'est qu'avec la traduction en anglais de la
trilogie que se met vraiment en place le fonctionnement bilingue de l'œuvre, avec son impact énorme sur sa
poétique. « Jusqu'à cette date, on peut parler d'une œuvre qui hésite entre deux langues et choisit "l'autre",
déçue ou rebutée qu'elle est par la première ». La traduction de fVatt en français, par exemple, répond
exactement à l'idée que le français permet d'écrire « sans style » et d'approcher une « littérature du non-mot »
(Voir CLÉMENT (Br.), op. cit., p 240 et 241).
Ibid, p. 244. On éprouve également ce malaise lorsque l'on entreprend une étude critique de l'œuvre, telle la
nôtre. Nous ne travaillons pratiquement que sur les versions françaises des textes, mais restons consciente que
nous laissons ainsi dans l'ombre un pan substantiel de l'œuvre : non seulement travailler sur les versions
anglaises guiderait certainement l'analyse vers des voies différentes, mais en outre, étudier l'écart entre chacune
des versions des textes jetterait sans doute un éclairage nouveau et passionnant sur ceux-ci. Comme nous le
disions, nous regrettons de ne pas avoir vraiment trouvé d'études approfondies de ce type.
Expressions, on s'en rappelle, qu'utilise Deleuze dans « Bégaya-t-il... », op. cit., p. 139.
CLÉMENT (Br.), op. cit., p 256. De plus, pour illustrer sonpropos. Clément rapporte un passage de Murphy
qui, pour lui, rend compte exactement du fonctionnementbilingue. Un personnage dénommé Cooper y sert deux
maîtres à la fois, passant de l'un à l'autre tout en restant « incorruptible parmi ses corrupteurs ». C'est le rôle de
« navette » entre les deux - sans jamais se compromettre, comme « sans y toucher » - qui l'apparente au
mouvement du bilinguisme beckettien (voir pp. 255 et 256).
Nous rapportons ici des propos extraits du premier chapitre de Dialogues, « Un entretien, qu'est-ce que c'est,
à quoi ça sert ? ». Deleuze y parle notamment de sa collaboration avec Félix Guattari, qu'il concevait
précisément comme un entretien, un dialogue infini. « Et toutes ces histoires de devenirs, de noces contre nature,
d'évolution a-parallèle, de bilinguisme et de vol de pensées, c'est ce que j'ai eu avec Féhx. J'ai volé Félix, et
j'espère qu'il en a fait de même pour moi. [...] On ne travaille pas ensemble, on travaille entre les deux » (voir
DELEUZE (G.) et PARNET (Cl.), Dialogues, op. cit., p. 24). Ainsi, nous pourrions évoquer, à propos d'une
étude de l'œuvre de Deleuze, un « malaise » analogue à celui éprouvé pour Beckett quant au bilinguisme : on
passe certainement à côté d'éléments importants en ne connaissant pas suffisamment le parcours de pensée de
Guattari « seul » - en admettant que l'on connaisse celui de Deleuze « seul » - pour capter ce qui se joue dans
l'entre-deux lorsqu'ils écrivent ensemble. Ni du Deleuze, ni du Guattari, mais de « l'entre-Deleuze-et-Guattari ».
429

déjà cette phrase de l'auteur de la Recherche ; « le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un
traducteur». Même si Proust ne visait pas par là, bien entendu, un bilinguisme à la Beckett, il reste
que cette petite citation sonne de façon étrangement prémonitoire^^^ - surtout si l'on prend en compte
l'écho qu'elle fait au titre d'un texte de Walter Benjamin, La tâche du traducteur. On sait que le style
et la pensée de Benjamin sont souvent complexes, parfois un peu ésotériques, et toujours inspirés par
un souffle prophétique qui l'a fait mettre en marge du monde universitaire. Toutefois, pourqui accepte
de pénétrer dans ce type de discours, ces textes s'avèrent vite passioimants. Tel celui dont il est
question : fidèle à sa conception « messianique » du langage. Benjamin postule que chaque langue
procéderait, et ferait signe à la fois, d'un et vers un « pur langage », une essence linguistique des
choses - qui peut-être n'existe nulle part, mais que chacune des langues vise comme sa vérité ultime.
Aucune cependant n'a le pouvoir d'atteindre ce « langage pur » isolément : seule la complémentarité
de l'ensemble des langues nous permet d'entrevoir cet horizon visé. De là la « tâche du traducteur » :
certaines œuvres, selon Benjamin, sont « traductibles » par essence, c'est-à-dire qu'elles appellent, et
même exigent, leur traduction, afin que le rapport à celle-ci manifeste quelque chose de ce « langage
pur et vrai ».
En aucun cas, pour Benjamin, une bonne traduction ne cherche à communiquerun contenu de
signification^®^. Ceci exclut donc l'idée qu'une traduction puisse n'être qu'un simple reflet de
l'original - le rapport de représentation « reproductive » se trouve ainsi rejeté d'emblée. Traduire
consiste à viser un « noyau essentiel », en fait intraduisible^^, de langage vrai, qui ne réside que dans
le « rapport le plus intime» entre toutes les langues ; rapport que le traducteur - c'est là sa tâche,
évidemment impossible à parachever - doit exprimer, afin de rendre possible « la renaissance infinie
des langues »^®^. On voit que pour Benjamin - comme pour Beckett, du reste -, l'essentiel,
littéralement, ne se loge ni dans l'original, ni dans la seconde version, mais dans le rapport entre les
deux textes. Traduire revient donc à établir un rapport - un « entre-deux », puisque « le rapport ainsi
conçu, ce rapport très intime entre les langues, est celui d'tine convergence originale. Elle consiste en
ce que les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres, mais, a priori et abstraction faite de

Bruno Clément reconnaît également que « la situation de Samuel Beckett est, dès le projet conçu de la
première version, celle d'un traducteur; se refusant, bien évidemment, à "angliciser" le français [...], il choisit
plutôt d'exprimer, dans une autre syntaxe que la sienne, son rapport critique à l'anglais [...]. C'est pourquoi,
dans sa seconde version, Beckett est un traducteur un peu particulier, qui, sans "franciser" l'anglais qu'il produit,
le désanglicise malgré tout, montrant par là, plutôt que son respect pour l'œuvre étrangère (elle ne l'est pas), la
distance que la syntaxe de la langue (elle réellement étrangère) lui a permis de prendre par rapport à la sienne
propre » (CLÉMENT (Br.), op. cit., p 250).
En réalité, le langage par lui-même, indépendamment de toute traduction dans une langue étrangère, n'a
jamais cette visée de type utilitariste, aux yeux de Benjamin. Ce que Deleuze serait loin de contredire, lui dont le
plus grand ennemi est la dérive du langage - ou de l'image - dans la communication et de la pratique
conceptuelle dans l'information.
En effet. Benjamin, après avoir affirmé que « traduire est plus que communiquer » et que la traduction doit
« faire abstraction du sens dans une très large mesure », parle d'un « noyau essentiel » qui n'est pas traduisible :
« il reste toujours cet intouchable sur lequel portait le travail du vrai traducteur et qui n'est pas transmissible
comme l'est, dans l'original, la parole de l'écrivain » (BENJAMIN (W.), « La tâche du traducteur », trad. par M.
de Gandillac et R. Rochlitz, in Œuvres I. Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000,1.1, pp. 252 et 257).
^^^Ibid.,-p. 251.
430

toutes relations historiques, apparentées en ce qu'elles veulent dire Le geste de la traduction tel
que l'expose Benjamin est donc bienun geste de décentrement, de déterritorialisation d'une langue par
l'autre. « Pour l'amour du pur langage », dit encore le philosophe, « c'est vis-à-vis de sa propre langue
que l'on exerce sa liberté. Racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue
étrangère, libérer en le transposant le pur langage captif dans l'œuvre, telle est la tâche du
traducteur

Tâche infinie à laquelle s'est attelé Beckett ? Sans doute, puisque les « lointains échos d'un
babel multiforme qui résonnent dans son œuvre ne sont pas sans évoquer le « pur langage » qui se
dessine dans la complémentarité des langues, dont parle Benjamin. Il est clair, tout d'abord, que le
projet de Beckett s'auto-traduisant ne vise pas à communiquer tantôt au public anglais, tantôt français,
un contenu de sens - que l'on chercherait presque en vain, d'ailleurs, dans la version originale. La
traduction, explique encore Benjamin, n'est pas faite pour ceuxqui ne comprennent pas cet original et
y chercheraient le sens. Ensuite, il ressort du texte que le geste de traduction s'efforce de laisser béer
un « entre-langue » : cette traduction - avec son « noyau » d'intraduisible - vise le rapport entre les
versions, la déterritorialisation-reterritorialisation de l'une par l'autre. Reste à savoir ce qui est visé
exactement dans l'interstice qui sépare et lie les langues : Beckett recherche-t-il un langage « pur »,
« vrai », « idéal » ?
Il est clair qu'a priori, les termes benjaminiens semblent fort éloignés du vocabulaire
« minorant » de Beckett^®' - le lexique du « non-mot », de la langue « perforée », du « mal dire », etc.
En outre, il ne fait pas de doute non plus que si Benjamin entendait par « langage pur » une langue

Ibid, p. 248. Pour cerner ce « pur langage », Benjamin suppose que dans une langue, il faut différencier « ce
qui est visé » de la manière dont on le vise. À première vue, d'après l'exemple qu'il donne, on pourrait croire
que son propos repose sur la distinction classique du signifiant et du signifié - le signifié serait l'horizon
commun de toutes les langues, tandis que le signifiant, propre à chacune (ce qui équivaudrait à retomber dans
une conception « communicationnelle» du langage). En réalité, ce dualisme est dépassé dans la théorie
benjaminienne ; car ce qu'aucune langue ne peut exprimer isolément, mais qui se complète dès qu'il y a
traduction, c'est « la manière de viser, pour constituer le visé » - plus loin il dira également dans le langage vrai,
« les langues elles-mêmes, complétées et réconciliées dans leur manière de signifier, tombent d'accord ». La
simple opposition signifiant-signifié ne tient donc plus, dès lors que ce n'est pas seulement le signifié (ou
référent) qui serait commun à travers les langues, mais une manière de signifier, de faire signe, qui relèverait de
l'essence linguistique contenue dans le « pur langage». Quant à celui-ci, il ne vise ni n'exprime plus rien (voir
pp. 251 et 254).
Ibid., ç. 259.
L'expression est d'Erika Ostrovsky, dans l'article cité, p. 211.
Du reste, Derrida, qui, dans un article intitulé Des tours de Babel, propose un long commentaire du texte de
Benjamin, Derrida insiste fortement sur cet idéal. Certes, il commence par établir qu'à l'évidence, la traduction
ne peut être « ni réception, ni communication, ni représentation » - aucune restitution de sens n'est donc visée:
l'affinité dont il est question entre les langues, présentée dans la traduction sur un mode « quasiment
prophétique » - quoiqu'elle ne soit «jamais présente dans cette présentation », n'est certainementpas celle que
recherche la Unguistique historique ; c'est « la langue même comme événement babélien », un « être-langue de
la langue ». Aussi le texte isolé (sans traduction) est-il comme « exilé », en manque d'une plénitude. De là - et
ici nous quittons le langage que parlerait Beckett - le nécessaire « rachat » du texte par sa traduction : la
semence, le noyau qui doit germer, l'harmonie de l'accord entre les langues qui les fait croître. Ainsi doit naître
la seule « vérité » de cette langue pure, qui ne se trouve pas dans l'adéquation référentielle, mais bien dans
l'adéquation des deux versions, original et traduction. Or il est clair que Beckett prendra à rebours cette « tâche
du traducteur » : a contrario, il cherchera à creuser l'écart, créer l'inadéquation. {Cf. DERRIDA (J.), « Des tours
de Babel », in Psyché. Inventions de l'autre, Paris, éd. Galilée, 1987, pp. 215, 220 et 232).
431

originaire, en amont de nos langues, sorte de paradis perdu du langage que l'on chercherait
désespérément à retrouver, cette idée ne pourrait que rebuter profondément Beckett. Toutefois nous ne
pensons pas qu'il faille comprendre de cette façon les propos de Benjamin : sa « langue vraie » est
davantage une visée commune, une essence créée par le rapport de convergence entre langues -
convergence certes originaire, mais néanmoins toujours à l'horizon^^". Justement, la tâche du
traducteur est infinie parce que ce langage idéal n'existe (sans doute) nulle part^^'. Dans cette
perspective, ce geste et le processus qu'il induit apparaissent beaucoup plus proches du travail d'un
Beckett.

Si ce n'était « l'idéalité » de ce langage : langage idéal semble s'opposer à l'idée de la langue


mineure, mal dite, de « l'empirage » du langage auquel l'auteur aspire. En tous les cas, le processus
d'auto-traduction vise la destruction de la perfection d'une « belle » langue, du « vieux style ». Dans
une étude au titre révélateur - « "An Atropos ail in Black" or ill seen worse translated », Sinead
Mooney prétend éclairer l'effet de « deadening self-translation » que recherche Beckett^^^. Mal vu,
traduit pire : la comparaison entre les deux versions de Mal vu mal dit - l'original français, la
traduction anglaise - démontre selon lui que non seulement Beckett ne peut jamais se tenir pour
satisfait une fois le texte établi dans une langue - chaque texte doit être agité de quelques derniers
« soubresauts » -, mais encore qu'il trahit et mortifie son propre texte, l'archaïse, y insérant clichés et
vocabulaire obsolète, afin de le réduire à une sorte de corps abject^^^. Déjà spectral en français, le texte
accuse encore « l'effet fantomatique » de la comparaison des deux versions - les mêmes et pourtant
différentes.

Nul doute donc que Beckett ne se livre, dans l'auto-traduction, à l'exercice d'empirage :
traduire consiste à minorer le texte en minorant chacune des langues. Cependant, s'il ne s'efforce pas,
loin s'en faut, d'atteindre une langue idéale, au sens de parfaite, peut-être Beckett aspire-t-il à un autre

De cette façon, déjà, il faut comprendre un texte de 1916 intitulé Sur le langage en général et sur le langage
humain, texte en quelque sorte préparatoire aux idées de celui-ci (datant de 1923). Le langage ne communique
rien d'autre que sa propre essence spirituelle, laquelle s'identifie avec son essence linguistique à l'intérieur
même du langage - le langage ne communique donc rien d'autre que lui-même. L'homme est d'essence
linguistique, donc spirituelle, parce qu'il est appelé à nommer les choses. Mais ni la nomination, même si elle est
garantie en Dieu, ni l'essence linguistique, ne forment un langage originaire prédéfini, qui serait à rechercher
« en arrière ».
Cet aspect est également souligné par Derrida : la langue pure est une promesse plutôt qu'un véritable but. Il
y a dans ce langage une part d'« intouchable », comme il existe de !'« a-traduire » (DERRIDA (J.), op. cit., p.
224 et 221).
Voir MOONEY (S.), « "An Atropos ail in Black' or ill seen worse translated : Beckett, Self-Translation and
the Discourse of Death », in Samuel Beckett Today/aujourd'hui, n° 12, Amsterdam-New York, éd. Rodopi,
2002, p. 174. Effet que l'on pourrait traduire par « auto-traduction mortifiante », d'autant que l'auteur parle
d'une mélancolie de Beckett s'identifiant avec un objet perdu - en l'occurrence, l'état du texte traduit qui
apparaît comme un corps vieilli et décrépit par rapport à l'original. Quant au titre de l'article, on n'ignore pas
qu'Atropos est le nom de l'une des trois Parques, celle qui a la charge de sectionner le fil de la vie.
L'auteur se revendique alors de la conception benjaminienne de la traduction, ce qui, il faut le dire, nous
surprend quelque peu : nous ne trouvons personnellement pas trace d'une telle insistance de Benjamin sur l'idée
de la perfection de l'original et, a contrario, des disproportions de la traduction, qui « porterait la langue acquise
comme un vieux manteau mal ajusté » {ibid., p. 166). Le philosophe allemand défend plutôt, grâce à des
métaphores positives, l'idée que la traduction assure la « survie » de l'original, fait « germer le noyau », etc.
432

idéal ? L'arrêt complet du « suintement » des mots - la limite de la langue mineure, le silence - n'est-
il pas également un état idéal - état lui aussi impossible ? Dans ce cas, « langage pur », langue idéale,
et idéal de non-langue, seraient renvoyés dos à dos tels le style et le non-style. Loin de s'opposer en un
duel irréductible et statique, le revers négatif lance son envers positif dans un processus de
transformation continue. Or il paraît clair que Benjamin conçoit l'horizon de la langue idéale comme
sujet à cette transformation, puisqu'il affirme que ce qui est visé par l'ensemble des langues « est
soimiis à une mutation constante, jusqu'à ce qu'il soit en état de ressortir, comme langage pur, de
l'harmonie de tous ces modes de visée Langue idéale et idéal de non-langue constituent ainsi les
deux faces d'un mouvement de déterritorialisation et reterritorialisation mutuelles, et se rejoignent sur
une seule et même ligne de devenir.
Vue sous cet angle, la théorie benjaminienne de la traduction, profondément originale dans
l'ensemble - ne serait-ce que par le ton et le souffle propres à l'auteur - nous semble proche de la
tâche que s'est assignée Beckett, et, partant, appuie, davantage qu'elle n'infirme, les analyses de
Bruno Clément. Si ce dernier ne mentiorme pas le texte de Benjamin, il convoque cependant un
théoricien qui ne lui est pas tout à fait étranger, Henri Meschonnic. En effet, le deuxième volume de
Pour la poétique, qui comprend la Poétique de la traduction, développe des idées analogues. Pas plus
que pour Benjamin, la vertu de la traduction ne résiderait, aux yeux de Meschonnic, dans sa fidélité à
l'original, attendu qu'il ne lui incombe pas de restituer un contenu de signification. Il exprime cela de
façon limpide : « la fonction de la traduction est d'être cette transformation poétique et culturelle
Il existe d'ailleurs d'autant moins un sens unique à communiquer, à travers ou malgré deux formes
différentes, que forme et sens, langue et culture, ne sont pas dissociables : « quand il y a un texte, il y a
un tout, traduisible comme tout Dès lors, une bonne traduction, paradoxalement, équivaut à une
« ré-énonciation ».

Dans un autre texte cité par Clément, Meschonnic rassemble en trois points sa poétique de la
traduction : « le primat du rythme sur le sens lexical, le primat du rapport sur le transport, du
décentrement textuel et culturel sur l'annexion»^^^. Commençons par le dernier point : dans la
Poétique de la traduction, Meschormic soutenait déjà que toute « traduction-texte est un
décentrement », « à deux niveaux : celui de la langue, celui d'im texte dans sa langue »^^^. Nous avons
vu quelle déterritorialisation, quel décentrement, précisément, résultait de l'abandon de la langue

BENJAMIN (W.), op. cit., p. 251. Quoique Beckett parlerait plutôt de disharmonie que d'« harmonie» entre
les langues, le principal reste le fait que ce qui est visé, la « pureté », soit soumise à une « mutation constante ».
Et plus loin : « seule une philosophie idéaliste du sens, au lieu d'une translinguistique de la valeur et de la
signification, peut voir dans cette transformation une preuve de l'impossibilité de la traductionfidèle, car elle
croit d'abord au sens, notion présaussurienne, et au sens comme objectivité, comme vérité ». Cet idéalisme du
sens se revendique de ce que Meschonnic dénonce comme une idéologie de la transparence (MESCHONNIC
(H.), Pour la poétique II, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1973, p. 319).
349.
Id., « Traduire la Bible, de Jonas à Jona», in Jona et le Signifiant errant, Paris, GalUmard, 1981, p. 38, cité
par CLÉMENT (Br.), op. cit., p. 248.
MESCHONNIC (H.), Pour la poétique II, op. cit., pp. 319 et 413.
433

maternelle dans un premier temps, et du dédoublement de chacun des textes de Beckett ensuite, à telle
enseigne que Clément admet que « la notion de "décentrement textuel et culturel" trouve dans l'œuvre
de Samuel Beckett un point d'application qu'on peut dire idéal», grâce à « la duplicité des textes
produits qui à elle seule marque justement la place d'un centre absent Quant au deuxième point,
rapport et non transport, qui va de pair avec le précédent, l'auteur insiste également sur celui-ci : « la
traduction n'a plus à être une annexion mais un rapport entre deux cultures-langues » ; et, un peu plus
loin, « le langage de la traduction n'est plus simplement la langue d'arrivée inchangée, mais [...] un
rapport entre une langue de départ et la langue d'arrivée Se confirme ainsi, comme le soutient
Bruno Clément, le fait qu'il faille considérer chez Beckett l'existence systématique de deux versions,
duplicité qui « rend caduque la notion même de "transport" : ce rapport, cette « tension », dit
Meschonnic, entre les deux langues, empêche de croire que Beckett ne cherche à transporter le
français dans l'anglais, pas plus que l'inverse - mais l'une et l'autre langue se « désanglicise » et se
« défrancise » tour à tour.

Reste enfin à considérer la question la plus ardue, celle qui va nous entraîner le plus loin, la
supériorité, dans la traduction, du rythme sur le sens. Toujours dans sa Poétique de la traduction,
Meschonnic prête déjà une grande attention au r54hme, annonçant son futur ouvrage, sa Critique du
rythme : « il y a un signifiant fondamental des textes, un rythme, porteur-créateur du ou des "sens",
noté par les accents rythmiques-musicaux de la tradition, et inséparable du texte. Un rythme ne se
surimpose pas au sens, il n'orne pas, ne découpe pas : il fait dans un texte l'homogénéité même du
langage et de la pensée »^^^. De la sorte, la traduction peut donner à l'original son rythme^^^ ; fort de
cette idée, Bruno Clément, après avoir constaté que le primat du rythme sur le sens dans les
traductions de Beckett passait le plus souvent franchement inaperçu de la critique, compare la
traduction française de Watt avec l'original anglais. Ceci lui permet d'observer que le rythme

CLÉMENT (Br.), op. cit.,p. 249.


MESCHONNIC (H.), op. cit., p. 414.
CLÉMENT (Br.), op. cit., p. 249. Par ailleurs, on trouvera confirmation de ce que le rapport prime sur le
transport, grâce à l'écart délibérément creusé entre les deux versions, dans un livre de George Steiner, livre
panoramique sur la traduction. Steiner choisit de citer Beckett dans sa conclusion, comme le meilleur
« étrangleur» de la langue qu'il connaisse. Après avoir comparé les deux versionsd'un passage de Fin departie,
il en conclut ceci : « le transfert est impeccable. [...] Pourtant les variations de cadence, de ton, d'associations
sont énormes. Le texte anglais déboule à coups de o longs jusqu'à la chute finale ; le texte français grimpe
jusqu'à un diapason nerveux. Placés côte à côte, les deux passages dégagent un effet curieux. Ils conservent leur
mome austérité mais la distance qui règne entre eux suffit à créer une sensation de libération, d'alternative sans
frein » (STEINER (G.), Après Babel. Unepoétique du dire et de la traduction, trad. par L. Lotringer, Paris, éd.
Albin Michel, 1978, pp. 437 et 438). Steiner est donc sensible à la « distance » - séparation et lien à la fois -
entre les deux faces du même texte, grâce au décalage sonore qui entraîne un pouvoir d'évocation différant d'une
langue à l'autre.
MESCHONNIC (H.), op. cit., p. 423. Une borme partie de la Poétique de la traduction explore ensuite une
manière nouvelle de traduire la Bible, selon une méthode calquée sur les idées exposées par Meschonnic,
notamment à propos du rythme. Il postule ainsi que « le langage bibhque est pris d'abord pour et par sa
matérialité. Cette matérialité est prise comme une diction, prosodie et rythme dominant, inséparables de la
signification, du rapport entre valeur et signification qui fait un texte » (p. 451).
En ce sens, Meschonnic ajoute que « la traduction n'est pas seulement ce qui prend, elle peut aussi être ce qui
donne » {ibid., p. 421).
434

284
fondamental, celui que donne l'épanorthose - de permanentes « reprises qui scandentle texte » , un
pas en avant, puis un pas en sens inverse, avant de repartir - ce rythme est bien plus accentué encore
dans la seconde version. Voilà pourquoi il en conclut que le bilinguisme lui-même, l'auto-traduction,
donnerait à l'œuvre son mouvement essentiel de va-et-vient, « son instrument parfait », « son rythme
majeur »

Il existe pourtant un contre-exemple qui ne doit pas manquer d'attirer notre attention : après
tant d'auto-traductions, Beckett renonce à traduire en français Worstward Ho {Cap au pire). Non qu'il
n'ait point voulu, ou point tenté de le faire, mais déjà les tout premiers mots, « On. Say on »,
l'arrêtent^^^. Or ce texte est sans conteste celui où le rythme a pris le plus nettement la priorité sur le
sens : au risque d'être si abscons qu'il en deviendrait incompréhensible, Beckett resserre et densifie
pour ne garder que de petites hachures de phrases, sans verbes conjugués, sans sujets. Et plus il
amoindrit, empire, minore, plus le rythme de la prose en devient manifeste. Mais ce texte-là n'a pas de
vis-à-vis, pas d'entre-deux ni de « rapport » des langues, comme si la première version était par elle-
même suffisamment vidée de sa signification, au profit du rythme, comme si elle ne nécessitait plus de
second terme pour lui arracher le sens et lui donner le rythme, la « dévisager» et la déterritorialiser.
Au terme de toute la série des doubles versions, le vide est créé, infine, par la traduction impossible -
plus que le silence du traducteur. Mais sans doute ce silence signifie que le texte, parvenu à la plus
haute intensité dans la plus grande minoration, n'a plus besoin de traduction, parce qu'il est
entièrement - immédiatement - traduisible : « tous les grands écrits », dit Benjamin, « mais au plus
haut point les Saintes Écritures, contiennent entre les lignes leur traduction virtuelle »^^^. De fait, si la

Clément donne ainsi pour exemple un double passage structuré par la construction « non que..., loin de là.
Mais... », légèrement différente (moins appuyée) en anglais.
La première expression est de Clément, la seconde de Meschonnic. En outre, Ludovic Janvier, qui épaula
Beckett pour la rédaction de la version française de Watt, rapporte que celui-ci donnait très clairement la priorité,
dans ses traductions, au rythme par rapport à la littéralité et au sens. Citons un témoignage publié dans L'Herne,
qui par ailleurs est aussi retranscrit par Bruno Clément : « dans les "exercices" de diction à haute voix oîi l'on
essayait la traduction, la similitude absolue des termes, ou, à défaut, l'adéquation exacte à l'idée exprimée
comptaient parfois moins que la situation sonore et rythmique du mot dans le syntagme, du syntagme dans la
phrase, de la phrase dans la séquence. D'où certains déplacements, qui sont la finalité vraie... » (JANVIER
(L.), « Au travail avec Beckett », in L'Herne, op. cit., p. 138).
Ceci est raconté par James Knowlson, à qui Beckett aurait demandé « comment traduire "On. Say on" sans
l'affaiblir ? ». Quant au titre, il lui fut proposé par Edith Foumier, à qui Beckett donna son accord. {Cf.
KNOWLSON (J.), op. cit., p. 860).
Quelques lignes plus haut, Benjamin explique que « là où le texte, immédiatement, sans l'entremise du sens,
dans sa littéralité, relève du langage vrai, de la vérité ou de la doctrine, il est absolument traduisible ». Toute
traduction qui peut en être faite unit alors, « sans aucune tension », littéralité et liberté, pour en donner une
version « interlinéaire ». Et « la version interlinéaire du texte sacré est l'archétype ou l'idéal de toute traduction »
(BENJAMIN (W.), op. cit., pp. 261 et 262). Derrida, par ailleurs, commente ce passage en expliquant que ce qui
confère au texte biblique son caractère sacré est justement le fait qu'il soit intraduisible (aucun sens à restituer),
alors que par nature il est entièrement « traductible » - c'est-à-dire pure littéralité, langage pur ; « il est
littéralement la littéralité de sa langue, le "langage pur" ». Il crée donc l'événement même du langage {cf.,
DERRIDA (J.), op. cit.. p. 235).
Ici, on sent Meschonnic extrêmement proche des propos de Benjamin - voire de Derrida : souvenons-nous, nous
le notions précédemment, que Meschonnic lui aussi exerce sa théorie de la traduction sur la Bible, parce que le
texte sacré est un texte dans lequel la « matérialité », c'est-à-dire le rythme, prévaut nettement sur le sens. Dans
435

traduction de Worstward Ho par Beckett est demeurée virtuelle, c'est peut-être parce qu'il s'agit là
d'un texte à écouter, bien plus qu'à comprendre : une sorte de partition de Beethoven transposée dans
la prose. Cette traduction ne sera donc réalisée que par d'autres, qui en prolongeront la « survie »,
même si celle-cine consiste qu'en d'ultimes « soubresauts », une agonie infiniment perpétuée - agonie
d'infinitifs qui font du texte un événementpur du langage, en devenir illimité.

Le mode mineur s'entend sur plusieurs tons : mathématiques, musique, métier de la mine, par
exemple. Tous ont en commun, à tout le moins, un potentiel révolutiormaire, qui travaille le mode
majeur par le bas, le souterrain, les galeries de la mine. On se sauve par en dessous, parce qu'il n'y pas
de salut par le haut. Travail de Ugnes de fiiite, de patiente perforation, pour minorer, amoindrir, insérer
quelques-uns de ces silences si intenses qui ponctuent la musique de Beethoven. Beckett, en 1937
déjà : « cela devient de plus en plus difficile pour moi, pour ne pas dire absurde, d'écrire en bon
anglais »^^^. La question, dès lors, est celle-ci : comment éviter l'impasse de ce « bon anglais »,
comment trouver une issue à l'absurdité obsolète du « vieux style » ? Comment tracer ses lignes
souterraines, créer son mode mineur - sa voie et sa voix : aménager son « tiers-monde » linguistique à
soi, son désert du style. Continue, la ligne de fuite passera à travers divers segments, divers seuils
d'intensité. Il y aura d'abord la moquerie et le sarcasme, l'attaque la plus directe contre la langue
maternelle et ses insupportables territoires œdipiens ; puis il y aura la progressive découverte d'une
ligne plus ascétique, celle qui assèche le dire comme elle économise le voir, et fait bégayer la langue ;
alors corrmiencera le voyage du style, vers l'impossible pureté d'un non-style, lieu sans territoire -
devenir commun de la langue et de ce qui l'énonce ; enfin, il restera la confrontation à l'étranger,
l'autre langue, pour y accoler la sierme, former des duos textuels désassortis et des couples hybrides.
Pour finir (encore), il reste à découvrir que « derrière le voile », là où l'on croyait quelque
chose « tapi », il n'y rien d'autre que les punctums de vide, ceux-là mêmes que l'on a creusés, et les
déhiscences de silence. Mais si ce silence de la langue est pour Benjamin « l'immense danger qui, dès
le départ, guette toute traduction il n'est pas dit qu'il se présente toujours comme un gouffre de
néant, ni que Beckett y tombe. Revenons sur cet « échec », presque le dernier de sa carrière
d'écrivain : l'impossibilité de traduire Worstward Ho en français. « Conmient traduire "On. Say on"
sans Vaffaiblir ? », dit-il à son biographe en guise de justification. Étrange à première vue, si l'on
pense que, par ailleurs, r« effet affaiblissant » est précisément ce qu'il dit rechercher en français.
Cependant, un texte minoré à l'extrême n'est pas un texte « faible ». Le « pire » n'affaiblit que le
mode majeur, pour faire croître le mineur : non pas faire grandir son pouvoir, mais augmenter sa

cette perspective, Cap au pire serait également un texte « absolument traduisible », c'est-à-dire un texte qui se
passe de traduction.
On aura recoimu là une phrase de la lettre à Axel Kaun, la première de l'extrait cité plus haut.
BENJAMIN (W.), op. cit., p. 261.
436

puissance. Sans doute peut-on penser que le silence final de la traduction marque l'ultime seuil
d'intensité, le « moindre meilleurpire » du texte, le plus mal dit. Mais dans ce silence- le dehors de la
langue - résomient encore les derniers mots, « said nohow on » - ce tout petit « on » intraduisible,
comme un fragment d'écho lointain prêt à s'évanouir, qui pourtant se répercute partout dans le texte,
jusqu'à sa toute fin.

4. Cadence et carence : rythme du mode mineur

L'écrivain bègue déséquilibre la langue pour lui imprimer une « démarche chaloupée », va-et-
vient d'un pied sur l'autre. De fait, la dissonance de ton est une caractéristique du mode musical
mineur, mode « descendant » qui perturbe l'harmonie parfaite du mode majeur^'". Or le procédé
d'auto-traduction constante bat chez Beckett la mestire binaire de ce « boitement » en deux temps,
désaccordés à un double niveau : d'une part, chaque texte danse d'un pied sur l'autre entre ses deux
versions, toujours asymétriques, comme s'il lui fallait se tenir sur deux jambes de longueurs
différentes ; et d'autre part la traduction elle-même ne s'attache pas à restituer le sens, mais se
préoccupede marquer davantage encore le rythme fondamental, en deux temps. Aussi la « poétique de
la traduction » de Beckett paraît-elle fort proche de celle que préconise Meschonnic, parce qu'elle est
aussi une poétique du rythme. Petit à petit, ainsi que nous allons le voir, la place du sujet se marquera
dans le discours grâce à son organisation rythmique.
« Minorateur », Beckett a toujours prétendu que son projet littéraire se ramenait à « une affaire
de quelques sons fondamentaux ». De fait, on observe combien la sonorité prend dans son parcours
une place croissante. Grâce à la musique, la mise en scène de sa concurrence avec la parole d'abord ;
puis au travail de l'image sonore, dans laquelle la musique guide l'apparition de l'image directe du
temps ; également avec l'attention portée aux bruitages les plus simples, et, surtout, aux silences qui
ponctueront prose, musique et image. Mais c'est au rythme de l'écriture que Beckett s'attachera de
plus en plus : rythme calqué sur les tempos des mouvements et gestes les plus basiques, comme celui
de la marche. L'évolution stylistique et rythmique se rejoignent ainsi dans un devenir commun - que
nous allons parcourir -, puisque tous deux suivent et entraînent le devenir du sujet.

a. « Un sens irmé du rythme »

Alan Schneider, le metteur en scène américain et ami de Beckett, témoigne de ce que


beaucoup des décisions de ce dernier, notamment concernant des détails de mise en scène, étaient

Le mode mineur réduit en effet les intervalles d'un demi-ton, provoquant « l'altération de l'accord parfait des
degrés de la gamme diatonique majeure ». On lit encore que « le mode mineur est d'ordinaire considéré comme
plus apte à exprimer la mélancolie que le mode majeur » {cf. Encyclopédie de la musique, sous la dir. de F.
Michel, Paris, éd. Fasquelle, 1961, t. III, p. 211).
437

dictées par « son propre sens inné du rythme Effectivement, nombre d'éléments de son théâtre
semblent déterminés par le tempo qu'ils produisent. Sur la scène, le rythme le plus fondamental
correspond à celui des entrées et sorties des personnages, ou encore des moments d'éclairage et de
coupure des noirs. Or Beckett, dès les premières pièces, ne laisse rien de tout cela au hasard, jouant
avec la structure la plus minimaliste qui soit, économisant le nombre de persormages - souvent un ou
deux couples -, d'apparitions et disparitions, de variations de lumière. Cette économie, qui en
contrepartie permet d'accentuer quelques temps forts du drame, est sensible depuis Godot et Fin de
partie : dans un cas comme dans l'autre, deux fois deux acteurs, les deux couples principaux restant
presque tout le temps en scène, tandis que les couples secondaires apparaissent et disparaissent à deux
reprises au milieu de l'action Quant à l'éclairage, il demeure invariant pendant toute la scène,
jusqu'au noir de la fm de chaque acte. De surcroît, cette parcimonie de moyens se renforce encore
dans Oh les beauxjours : deux actes et un duo de personnages, donc deux apparitions pour chacun -
plus exactement, ils sont déjà en scène quand s'allume le projecteur -, deux fois la même lumière
« aveuglante », constante. Si l'on progresse vers une épure rythmique, les seuls moments forts, débuts
et fins des journées, sont cependant marqués violemment par la sonnerie du réveil.
L'évolution des entrées et sorties ira ensuite dans le sens d'un approfondissement
« chorégraphique » des mouvements, quoique cette chorégraphie demeurera elle aussi minimaliste.
L'un des premiers dramaticules de Beckett, Va-et-vient, porte pour titre même ce mouvement de
balancier si caractéristique de son écriture. La sobriété est toujours de mise dans le nombre d'entrées et
sorties (un seul va-et-vient pour chacune des trois femmes), mais cette fois ces mouvements ne se
contentent plus de marquer sporadiquement quelques temps forts de la pièce : le ballet silencieux -
«sorties et entrées soudaines et légères, sans bruit de pas - constitue le cœur même de l'action
dramatique. L'ordre précis des positions sur le banc, ainsi que l'enchaînement des brèves réponses
chuchotées, contribuent également à rendre sensible la rythmique de la pièce^''', de sorte que Va-et-

«His own innate sense of rhythm » sont ses mots {cf. SCHNEIDER (A.), « ''''Any Way you like, Alan" :
working with Beckett », in Theatre Quarterly, n° 17, 1975, p. 32). En outre, de nombreux témoignages d'acteurs
ou metteurs en scène, comme ceux de Gontarski, Roger Blin, etc., insistent sur l'importance qu'aurait accordée
l'auteur à la musique de l'action - prévalant sur la signification et l'interprétation à donner à un mouvement ou à
un mot. Ainsi par exemple, lors de la première mise sur pied de Happy Days en Angleterre, Brenda Bruce,
l'actrice chargée d'interpréter Winnie, raconte que Beckett lui avait demandé de débiter tout le texte à la même
cadence. « Tellement bien », rapporte James Knowlson, « qu'un après-midi il arrive au théâtre avec un
métronome qu'il pose sur la scène en disant : "le voilà, le rythme que je veux", avant d'obliger l'actrice
stupéfaite à se pénétrer de son tic-tac monotone » (KNOWLSON (J.), Beckett, trad. par O. Bonis, Paris, Actes
Sud, 1999, p. 636). Preuves en sont ses propres cahiers de notes, lesquels révèlent également cet aspect
fondamental de sa dramaturgie.
Clov fait un peu exception, puisqu'il s'éclipse à quelques reprises vers la cuisine. Quant à Nagg et Nell, s'ils
se trouvent stricto sensu en scène durant la totalité de l'action, cachés dans leurs poubelles, ils sont toutefois
alternativement visibles et invisibles.
Va-et-vient, p. 44.
Dans le même but - raccourcir au maximum les prises de paroles, pour les faire alterner autant que possible et
leur donner une longueur régulière -, Beckett attribue aux trois femmes des noms abrégés : Flo, Vi, Ru. En
comparant l'original anglais avec sa traduction française, on s'aperçoit également que le souci principal de
Beckett, plutôt que de traduire « fidèlement » mot à mot, est de conserver cette brièveté. Un petit exemple ; là oîi
Ru répond en anglais que, petites, elles s'asseyaient dans la cour « on the log » (« sur le tronc de bois »), Beckett,
438

vient n'est en somme que la concrétisation visible (et audible) d'une mesure en deux temps battue par
un métronome. Dix ans plus tard, par contre, les pas de May seront, eux, « nettement audibles, très
rythmés : mais si le son prend de l'ampleur, il conserve la même régularité dans la cadence, aussi
neutre que possible. Quant à l'image, c'est encore la même, un va-et-vient dont les intervalles entre les
allers-retours et la manière d'effectuer les demi-tours ont été exactement calculés ; indubitablement, la

monotonie du rythme pendulaire figure cette phrase répétée, « n'auras-tu jamais fini de ressasser tout
ça? », dont larengaine accompagne la marche^^®.
Presque une décermie encore, etce seront les entrées et sorties de Quoi où, d'abord muettes^'^,
puis « cette fois parlant », tandis que l'organisateur du mouvement, V (pour « Voix »), allume et éteint
alternativement le plateau de jeu^'^ À nouveau, le rythme des dialogues a été bien réglé lui aussi, afin
de souligner celui des allées et venues : phrases courtes, toujours la même structure, les mêmes mots
qui reviennent, les mêmes questions qui tournent à vide. Toutefois le summum de la précision
rythmique et de la cadence déambulatoire, Quad le met en images. Seul l'effet visuel et auditif compte
ici, attendu qu'il n'y a plus de paroles pour soutenir une quelconque signification : le sens ne naît qu'à
la surface de l'image, grâce à la combinaison ordonnée des trajectoires. L'image sonore, en outre,
n'est plus due au bruitage des pas eux-mêmes, mais bien aux battements précipités et brutaux des
quatre percussions. Aussi la cadence se laisse-t-elle ressentir de façon plus angoissante à mesure que la
marche s'accélère, que la frénésie d'épuisement s'intensifie.
Avec Berceuse, Beckett explore, a contrario, le renforcement mutuel de la voix et du
mouvement ; tandis qu'il donne pour instruction à la voix de rester « blanche, sourde, monotone », le
balancement de la femme dans sa berceuse doit être «faible. Lent. Réglé mécaniquement sans l'aide
de F » De plus, le balancement se trouve également ponctué par les seuls « encore » de la femme -
le reste est récité par sa voix enregistrée. L'aspect mécanique, à la fois extrêmement basique et
monotone du rythme d'aller-retour, renforcé par la « mécanicité » de la voix blanche sortant d'un
baffle, trouve im écho supplémentaire, en anglais, dans les mots du « refrain » « going to andfro », qui
disent le va-et-vient^"''. Aussi Beckett, parallèlement à la progression de la rythmique dans le

ne trouvant sans doute pas d'équivalent aussi bref en français, traduit par « sur la ba - », laissant la suite du mot
en suspens. (Voir Came and Go, in The Complet Dramatic Works, Londres, éd. Faber and Faber, 1986, p. 354
pour la version anglaise, et p. 40 pour la française, chez Minuit).
Pas, p. 7.
Ibid., p. 10 par exemple.
Fort similaire est le va-et-vient de l'homme au long manteau dans ...Que nuages..., rentrant et sortant
successivement par les trois points cardinaux qui encadrent l'espace. Ici le rythme est régulier, mais
extrêmement lent, ce qui est typique des téléfilms - des déplacements du personnage de Trio, par exemple -, à
l'exception de Quad.
Dans la version télévisée, entrées et sorties sont remplacées par l'apparition-disparition des visages de
personnages, plus soudaines, mais imprimant toujours un rythme binaire à l'action.
Berceuse, pp. 54 et 55.
Le petit refrain qui revient sans cesse est « going to andfro / ail eyes /ail sides / high and low » ; il traduit
sans doute mieux le va-et-vient - à la fois dans la signification des termes et dans leur sonorité, puisqu'ils riment
- que l'équivalent français, « de-ci, de-là / tout yeux / toutes parts / en haut en bas » {cf. Rockaby, in The
Complété Dramatic Works, op. cit., p. 435, et p. 42 pour la version française).
439

mouvement et le bruitage, développe-t-il de concert celle de la parole. Comédie et Pas moi restent
peut-être les deux pièces où la cadence langagière s'avère la plus essentielle à l'action dramatique :
sonorités et mots, rythme séquentiel des phrases et débit ultra-rapide du discours dissolvent la
signification des dialogues oumonologues^"'. Telle estdumoins laconclusion de Catherine Laws, que
nous avons citée précédemment ; celle-ci observe combien l'effet musical rend performatif le langage
dramatique de Beckett, et par conséquent approprié au contexte de la scène. La sémantique malmenée
se trouve contrebalancée par la construction symétrique des phrases, la métrique des mots, des
sonorités répétées, etc. : « le flux de mots a ime certaine cohérence musicale », remarque-t-elle. « Sous
la confusion, il y a une structure ténue de répétition et différence
On constate ainsi que le mal dire de la parole théâtrale - le chaos sémantique - va de pair avec
un accroissement de l'importance du rythme de l'image scénique à double face, visuelle et sonore.
D'une part le battement visible-invisible, dedans-dehors des personnages, que l'on voit - ou non -
rentrer et ressortir, d'autre part un usage que Deleuze dirait intensif du langage - significationen fuite,
création d'une cadence sonore par le jeu des répétitions et micro-variations dans les consonances et
constructions sémantiques, l'accélération du débit. Sans conteste, le théâtre de Beckett, ses
mouvements, ses images, ses dialogues, ses traitements de l'espace et de l'éclairage, vibre à im certain
diapason, et témoigne de son « sens iimé du rythme ». Par ailleurs, ce rythme, outre sa vitesse, tantôt
très lente, tantôt exagérément rapide au contraire, est toujours ramené à son tempo le plus
fondamental : une mesure en deux temps, battement de l'absence-présence, du va-et-vient, des départs
et retours- physiques ou de thèmes musicaux-, tels les coups que frappe l'Entendeur sur la table pour
obliger leLecteur à reprendre, avec larégularité infaillible d'un métronome^°\
À maintes reprises, en effet, expérimentant entre autres le mouvement de la marche, nous
avons pu constater que le rythme qui résonne dans toute l'œuvre de Beckett reste le plus simple et le
plus primaire, un rythme binaire. Rythme à ce point fondamental et primitif, à ce point neutre - telles
les voix enregistrées, blanches et monocordes - qu'il tendrait presque à passer inaperçu. Sous cet angle
de vue, Bruno Clément, dans un article sur Le sens du rythme, parle d'une apparente « a-rythmie »
beckettienne^"''. De même qu'il recherche le « non-style », Beckett viserait-il donc un « non-
rythme » ? « Platitude » et neutralité analogues, élimination drastique du superflu et minimalisme
radical. Cependant, il en va du rythme comme du style : ni l'un ni l'autre n'existent en tant que tels.
Non-rythme et non-style ne s'opposent pas frontalement au rythme et au style, ils en tracent un
devenir commun. Ainsi, on a pu remarquerque le rythme a beau être le plus simple et le plus épuré qui
soit, il en est d'autant plus marqué : la scansion des temps forts ressort mieux lorsque la mesure

S'il est spécifiquement mentionné que le débit dans Comédie doit être rapide, la vitesse à laquelle Bouche
récite son monologue dans Pas moi le porte à la limite de l'incompréhensible.
LAWS (C.), op. cit., p. 127.
Dans Impromptu d'Ohio.
CLÉMENT (Br.), « Le sens du rythme », in Samuel Beckett : Vécriture etla scène, éd. par É. Grossman etR.
Salado, [Paris], éd. SEDES, 1998, p. 140.
440

demeure élémentaire. En outre, l'immuabilité de ce rythme n'est qu'impression superficielle : elle


dissimule tout un processus de variations continues, de telle sorte que ce qui se répète n'est jamais
exactement identique.
L'« a-rythmie » serait donc plus feinte que réelle, parce qu'elle relèverait en fait du discours
interne que l'œuvre porte sur elle-même - voilà, présentée de façon synthétique, la thèse de Bruno
Clément. Plutôt que de parler de fausse évidence ou de leurre, nous dirions plus volontiers que cette
« a-rythmie » constitue davantage une sorte de passage (obligé) sur lequel les textes ne s'arrêtent
pourtant jamais. Ceci est également vérifiable pour la prose, dans laquelle le rythme, sous l'influence
du travail scénique peut-être, se fait au fiir et à mesure plus insistant. Comme le relève Clément, la
suppression de la ponctuation marque une étape décisive sur cette voie. En effet, l'usage de la
ponctuation doit en principe dormer son r3^hme (de lecture et de récitation) à un texte, de même que
guider le lecteur vers sa signification. A contrario, on pourrait penser que l'omission de celle-ci
entraînerait, en sus d'une confusion sémantique, une absence totale de rythme, ou - ce qui, somme
toute, reviendrait au même -, un chaos rythmique absolu. À y regarder de plus près, cependant, on
s'aperçoit que la ponctuation confère au discours un rythme normé, cadré, donc relativement figé. La
« boime ponctuation » s'intègre dans le « beau style », composé de tournures, expressions, phrases
toutes faites : le (trop) bien dire, qui, en définitive, tue la création et le langage.
S'il existe certaines occurrences d'effacement de la ponctuation avant Comment c'est, avec ce
récit, vierge de tout signe, cet effacement commence à s'imposer de façon plus ou moins systématique.
Certes, on trouvera encore des points, voire des virgules, dans quelques textes, mais plus jamais de
« bonne » ponctuation, dans les vraies « règles de l'art ». Or la prose n'en devient pas pour autant
incompréhensible : mais le sens s'avère quelquefois plus indéterminé, laissé à la décision du lecteur -
à moins d'être franchement indécidable. Par contraste, le rythme, bien loin de sombrer dans l'atonie,
acquiert une intensité nouvelle. Affranchie de la servitude des points et virgules, pauses et arrêts
commandés, la scansion du texte gagne une liberté nouvelle : au lieu d'être pré-déterminé, le rythme
peut sans cesse être réinventé. Chaque lecteur est donc créateur d'une prosodie nouvelle. La seule
unité lythmique est le fragment, et l'unique marque le blanc : un vide à la fois visuel et sonore (silence
ou respiration), trou ou « hiatus » dans le discours, non coercitif - à l'inverse du point - mais
imprimant néarmioins au texte un tempo si singulier. Quand la ponctuation a été minorée, l'intervalle
de blanc, la fragmentation phrastique fait exploser la signification unique, et le rythme prend le relais
pour produire un sens nouveau.
Ce sens nouveau, il faut désormais le chercher dans le rythme même, non plus derrière le mot
ou la phrase - dans l'interprétation de ce qu'elle « veut dire », sa signification - , mais à la surface du
texte, dans la juxtaposition de ses bribes séparées par des « déhiscences » ou silences semblables à
ceux de la musique de Beethoven. Mouvement du discours, mouvement de « déliaison syntaxique et
reliaison rythmique », dit Évelyne Grossman : « le défi est A'articuler cette coulée par une série de
coupes qui lui donnent sens, non plus coupures infectieuses mais hiatus, scansion signifiante, celle des
441

mots ponctués de silence pour que naisse enfin la phrase Comment raconte-t-on une histoire -
«comment c'est» -, comment (se) parle-t-on, seul dans le noir? Que rythment ces halètements, ce
flux incontrôlable de parole, cette voix qui dicte le récit ? Respirer, ne pas s'étouffer dans la boue -
voilà la première loi de la survie. Compagnie ne pose pas d'autre problème vital : la lutte contre
l'asphyxie solitaire. Puisque la voix dorme le souffle, de même que le tempo respiratoire, le rj^hme de
l'alternance écoute-parole constitue le remède à la suffocation. Sur ce rythme fondamental se calquera
celui du mouvement (reptation dans la fange), et, dans Comment c 'est, de la nutrition. Ainsi les blancs,
alternances de blocs textuels et espaces vides, ces coupures signifiantes qui donnent un sens à la
narration, assurent également la fonction vitale de la respiration.
Bruno Clément, par ailleurs, expérimente ce phénomène de récupération du sens par le rythme
sur la petite prose Bing —texte sans virgule, mais avec des points. « La dislocation de la phrase, son
émiettement en bribes juxtaposées transforment le point ou, quand il manque, la pause, le silence, de
barrière sémantique qu'il était, en vecteur de signification Ainsi, loin d'instaurer le chaos absolu,
la réduction de la ponctuation à quelques points dans Bing nous renseigne sur le fonctionnement de la
vision, qui perçoit par flashes et impressions fugitives. Mal dire et mal voir se réfléchissent donc,
telles les deux faces de l'image cristalline : les sauts brusques, coupures et rebonds de la caméra-œil,
entraînée par des « bing », « hop », « fixe ailleurs » qui se sont insidieusement substituées à la
ponctuation classique, impriment un rythme signifiant au texte. Ainsi, pour Clément, le titre, Bing,
traduit la « pensée ponctuante-rythmique »^°^, passant d'une image à l'autre de façon imprévisible, sur
le fond blanc indifférencié du parallélépipède. Le texte se tisse alors comme une étoffe dentelée,
trouée par les « bing » entre des séquences sonores quasi identiques, qui se répètent, faisant progresser
le récit par allers-retours successifs, et procurant dès lors au lecteur « la sensation physique de la
réitération rythmique »^°^
La répétition, régulière ou non, de fragments sémantiques et sonores, bribes d'images (mal)
entrevues, imprime leur cadence à de nombreux écrits de Beckett. Soit le rythme se fait haletant, ainsi
que dans Comment c 'est, soit bondissant d'un élément à l'autre, au sein d'une apparente incohérence ;
soit rythme vital de la respiration, menacée par l'asphyxie et l'essoufflement, soit rythme incontrôlable
de l'œil vorace, qui frénétiquement saute sur tout ce qu'il peut apercevoir. Ou encore : le rythme
précipité d'Imagination morte imaginez, où s'alignent des mots isolés et des injonctions brèves,
comme si le temps manquait pour lâcher des phrases entières - résultat ; le texte ne cesse de devoir
faire retour sur ce qui a été (mal) dit dans la précipitation pour, soi-disant, l'amender. Enfin, le rythme
hésitant, empêtré de textes comme Plafond : on ne cesse de revenir, indéfiniment, sur cet instant

GROSSMAN (E.), L'esthétique de Beckett, op. cit., pp. 64 et 68.


CLÉMENT (Br.), op. cit., p. 145.
Ibid, p. 147.
Ibid., p. 149. Clément analyse en détail l'intrication entre progression rythmique et sonore - poétique et
rythmique du texte. Ainsi l'épanorthose qui in-forme le discours (retours sur ce qui a été dit pour le corriger),
comme les images qui elles aussi ne cessent de revenir, suit ici le mouvement rythmique du texte.
442

fugitifde l'émergence de la vision face au blanc terne du plafond, en reprenant les mêmes segments,
mais de plus en plus courts, relancés par des « encore » - comme si rien ne pouvait être affirmé
définitivement.

À chaque texte, donc, son tempo particulier, le rythme qui lui confère sa singularité.
Cependant tous ont en commun - et de plus en plus à mesure que l'on avance dans l'œuvre, jusqu'aux
Soubresauts et à Comment dire - , la répétition du quasi-identique, le retour sur ce qui semble toujours
à reprendre, à redire avec d'infimes variations. Par conséquent, tous ces rythmes, chaque fois
légèrement différents, participent du rythme le plus fondamental de l'œuvre, le mal dire général. La
reprise incessante de bribes donne l'impression d'un vaste bégaiement textuel : on clopine d'un mot à
l'autre, on avance par allées et venues ; on progresse toujours, mais selon une ligne tortueuse,
interrompue. La claudication de la démarche de l'écriture imprime ainsi aux textes un rythme
saccadé : rythme saccadé pour un texte saccagé - saccades et saccages se répondent, puisque rythme
et sens s'imbriquent l'un dans l'autre, et que le sens n'est, en définitive, rien d'autre que le mal dire
lui-même.

b. Au rythme du sujet

À mesure que Beckett parcourt sa trajectoire d'écriture, le sens procède de moins en moins du
signe - à double face, signifiant et signifié -, de plus en plus du rythme. Or dans la sectionprécédente,
nous évoquions les travaux d'Henri Meschonnic sur la traduction, travaux qui devaient préparer
notamment sa vaste Critique du rythme : la traduction ne transpose pas tant un contenu de sens qu'elle
ne restitue - ou plutôt ne recrée - un rythme. Dans n'importe quel texte, notait-il, il existe un
« signifiant fondamental », un rythme qui « fait dans un texte l'homogénéité même du langage et de la
pensée Réinventer celui-ci, et non reproduire de la signification, telle est la « tâche du
traducteur ». Les recherches de Meschonnic sur le rythme devaient prolonger cet enjeu ; renouveler la
théorie du langage grâce à la poétique/politique du rythme, contre la sémiotique, pour en dégager le
sens. Car le sens relève soit d'une théorie du signe, soit d'une théorie du discours^'". La poétique du
rythme, qui n'a trait qu'au discours, place donc le signe dans une situation critique. Déclencher cette
« crise de signe », voilà l'enjeu - lui porter un « coup de rythme » ; « il s'agit d'affoler le signe ; cette
folie. Cette folie del'affoler. Mais montrer que c'est le signe qui estune folie »^".

Voir MESCHONNIC (H.), op. cit., p. 423.


La troisième partie de la Critique du rythme, intitulée « l'enjeu de la théorie du rythme », commence par
poser très clairement ce conflit; « il y a un enjeu de la théorie du rythme, dans le langage, et ce n'est pas la
notion de rythme, mais celle de sens, le statut du sens, et par là toute la théorie du langage. [...] L'enjeu du sens
est soit l'appartenance à une théorie du signe, soit la constitution d'une théorie du discours » (MESCHONNIC
(H.), Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse (France), éd. Verdier, 1982, p. 69).
Id., «Le poème, crise de signe (politique du rythme et théorie du langage)», in L'incompréhensible.
Littérature, réel, visuel, sous la dir. de M.-Th. Mathet, Paris, éd. L'Harmattan, 2003, p. 121.
443

Cette poétique du discours que promeut Meschonnic exige dans un premier temps une révision
fondamentale de la notion courante de rythme. En effet, dans le cadre général d'un dualisme
hiérarchisé entre fond et forme, la théorie du langage, qui est aussi celle du signe, fait du rythme un
élément formel. Tandis que le signifié conserverait le privilège du sens, la forme - dont le rythme -,
n'entretiendrait avec celui-ci que des rapports - au mieux - de type mimétique. Autre dualisme
concomitant - hérité de Platon, lequel aurait inventé la notion courante du rythme : la discontinuité du
rythme lui-même, perçu comme alternance entre temps fort (frappé) et temps faible (levé), et
automatiquement associé à l'ordre, à l'harmonie (mathématique) et à la mesure. « Déplatoniser » le
rythme ne se peut donc sans une critique du dualisme ente le fond et la forme. Pour ce faire, une
poétique du discours doit se substituer à la théorie du langage - philosophie du langage, linguistique et
sémiotique comprises^'^. Car le discours est une totalité, inséparable de son sens^'^ : or le rythme étant
l'organisation du discours, il s'ensuit que « le rythme est organisation du sens dans le discours
Qui plus est, le discours ne se réduit pas, comme le langage, à un ensemble de signes, mais il est
l'activité d'un sujet inscrit dans une histoire - donc une culture et une langue. Dès lors, si le discours
est une organisation de sens et en même temps l'activité d'un sujet, il en résulte que le sens est produit
par un sujet ; et, puisque le rythme détermine l'organisation du sens, « le rythme est nécessairement
une organisation ou configuration du sujet dans son discours
Théorie du rythme et théorie du sujet forment ainsi l'envers et l'endroit l'une de l'autre, et
restent en outre indissociables d'une théorie de la littérature. Car c'est dans la littérature comme forme

de discours - dans le poème -, que le rapport entre rythme et sens est le mieux perceptible. Rythme et
sens, en effet, ne se confondent pas ; telles les deux faces de l'image-temps, ils demeurent distincts,
quoique en interaction constante - de même que l'opposition tranchée du « sonore » et de !'« image »
ne tient plus, parce qu'elle figure un dualisme analogue à celui du fond et de la forme. Ainsi le rythme,
dit Meschonnic, est la « matière du sens », matière discursive dans laquelle le sujet vient imprimer sa
marque, sa forme : « un rythme est un sens s'il est passage d'un sujet, la production d'une forme -
disposition, configuration, organisation - du sujet, qui est la production du sujet pour tout sujet. [...]

Dans l'article cité supra, Meschonnic reprend une liste de six paradigmes travaillés dans Politique du rythme,
politique du sujet, paradigmes calqués sur le modèle dualiste du paradigme linguistique (signifiant/signifié), qui
ensemble constituent le signe. Ces six paradigmes sont linguistique, anthropologique, philosophique,
théologique, social et politique. Mettre en crise la théorie du signe aura donc des conséquences sur l'ensemble de
ces champs-là - c'est pourquoi l'auteur parlera d'une véritable politique du rythme {cf. ibid., pp. 127 et 128).
Dans cette perspective, le sens est conçu comme « signifiance », ou encore « valeur » ; il reçoit une
détermination historique, au croisement entre le subjectif et le social.
Id., Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, op. cit., p. 70. À quoi Meschonnic ajoute : « le
rythme dans un discours peut avoir plus de sens que le sens des mots, ou un autre sens ». Cet autre sens, nous
l'avons découvert dans les textes de Beckett, puisque le rythme de la prose - ses halètements, ses rebonds
inconsidérés, ses frénésies, ses reprises nombreuses, etc. -, ce rythme de la parole et ses conditions y deviennent
le sens même du discours - sens deleuzien, qui affleure à la surface du texte.
^"/Wrf,p.71.
444

C'est le rythme qui produit, transforme le sujet, autant que le sujet émet un rythme Aussi,
l'écriture tout comme l'art forment-ils le devenir commun du sujet et du rythme.
Cette poétique du rythme entend donc s'opposer frontalement à la métaphysique du signe et à
son dualisme fondateur. Elle est une anti-sémiotique : le rythme ne se confond nullement avec le
signe, et dès lors le discours, dont il est l'organisation, ne se compose pas uniquement de signes - ainsi
« le poème passe à travers les signes Puisqu'il organise tout type de discours, et pas seulement le
discours en vers, le rythme échappe à la métrique. En outre, anti-dualiste, le rythme n'en est pas pour
autant unitaire : au contraire, il remet en cause l'unité de la vérité du sens, le sens comme « unité-
totalité-vérité ». Par conséquent, explique encore l'auteur, « la seule unité serait un discours comme
inscription d'un sujet. Ou le sujet lui-même. Cette unité ne peut être que fragmentée, ouverte,
indéfinie Cette unité ouverte est celle de la langue avec le sujet et son corps, avec la pensée et la
littérature. Dès lors, si le rythme, unité fragmentée, résulte de l'activité d'un sujet dans le discours, par
conséquent, il devient nécessaire de retravailler « la-question-du-sujet » - lequel n'est toutefois jamais
unique^
Contre la politique du signe, la poétique du rythme est également une politique - puisque la
langue constitue un enjeu de pouvoir. Parlà, la politique dulythme^^" - et partant, la poétique, l'art en
tant que devenir du sujet - esquisse aussi une utopie : utopie qui affronte le contemporain de tout son
pouvoir de transformation, forte du poids de sa nécessité interne. Cette nécessité interne du rythme va
de pair avec son caractère imprévisible : telle l'histoire (d'un sujet), le rythme est à la fois indéterminé
- il laisse place à la libre création - et nécessaire, après coup. En ce sens, d'ailleurs, cette politique du
rythme est le produit d'un sujet - elle est une « politique des sujets », contrairement à la politique du
signe -, sujet qui s'inscrit de cette façon dans une histoire. « Le rythme est l'inscription d'un sujet
dans son histoire. Il est donc à la fois un irréversible et ce à quoi il ne cesse pas de revenir »^^'. Voilà
pourquoi le rythme se révèle « puissance de l'infime » : il ne cesse de faire revenir d'infimes
différences, instaurant un mouvement de répétition de la différence qui détermine sa nécessité inteme
comme son ouverture à l'imprévu.
Aussi peut-on déduire, en définitive, que tout rythme renoue toujours avec celui, le plus
fondamental, de la ritournelle - petite phrase musicale qui invente un mouvement de retour à tous les
niveaux, de la plus petite à la plus cosmique des ritournelles. Ritournelle comme celle, par exemple, de
la sonate proustienne, la sonate de Vinteuil : un simple petit thème musical déclencheur de ce que

^'^/W^/.,p. 83.
72.
73.
Id, « Le poème, crise de signe (politique du rythme et théorie du langage) », in op. cit., p. 129. Puisqu'il n'y a
pas un seul sujet, mais plusieurs, en fonction du champ (théorique) dans lequel on se situe, il faut préciser duquel
il s'agit. Meschonnic dresse ainsi une liste, non exhaustive, d'une douzaine de sujets différents.
La politique du rythme exige également, comme nous avons pu le constater grâce aux travaux antérieurs du
théoricien, une transformation de la pratique de la traduction «par la prise en compte du rythme comme
organisation du mouvement de la parole dans le langage » {ibid, p. 134).
M., Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, op. cit, p. 85.
445

Meschonnic appelle un « coup de rythme ». Or la petite phrase de la sonate ne possède le pouvoir de


provoquer cet effet, affirme Arnaud Rykner, que parce qu'« elle n'est pas dans le mouvement linéaire
d'une pensée, dans le filage d'une syntaxe, mais bien dans le retour du continu (ce que Meschonnic
nomme le rythme, et que le pan n'est peut-être qu'une autre façon de nommer et d'aborder) Tel le
pan, en effet, lorsqu'il organise le discours, le rythme y crée ce « moment d'un sujet au sein du
dispositif discursif, empreinte du sujet qui se glisse dans le mouvement temporel d'une histoire, faite
de nécessités et contingences absolues, d'irréversibilité et de retour - une ritournelle, dans laquelle la
rencontre de l'imprévu s'insinue au cœur même du plus familier.
De fait, dans tout discours - et en particulier dans le discours littéraire -, le sujet noue le lien
entre rythme et sens, puisque le rythme s'avère être « l'organisation du sens dans le discours », et que
cette organisation dépend de l'activité d'un sujet. Au fil de l'histoire du sujet, le rythme crée un sens
qui se distingue de celui des mots - apanage du signifié -, un sens nouveau, proprement rythmique.
Sens dont l'imité n'est plus garantie par une vérité unique, mais par celle du rythme même, qui à
l'instar de celle du sujet, s'avère « ouverte » et « fragmentée ». Aussi le rythme se confond-il avec le
devenir même du sujet - devenir tissé de revenir : l'œuvre de Beckett ne cesse de manifester cela, cette
évidence qui court à travers tout son discours poétique. On ne peut en effet comprendre véritablement
l'enjeu politique - politique au sens le plus large, au sens où toute littérature mineure porte un enjeu
politique - de la poétique du rythme telle que décrite par Meschormic, que si l'on saisit combien le
rythme est un acte - non un état - dépendant d'un sujet : ce qui n'aura de pertinence - puisque le
rythme n'est plus une simple forme, ni une cadence alternée prédéterminée - que si l'on voit à l'œuvre
une transformation mutuelle du rythme et du sujet.
Il y a donc un devenir du rythme, sur une ligne parallèle au devenir du sujet, qui est aussi celle
du devenir du style - et, pourrait-on ajouter, un devenir du traduire, puisque la traduction suit
intimement le mouvement rythmique. Or le tempo de l'écriture de Beckett est d'emblée donné par un
sujet divisé, traversé par une ligne de fracture interne. Le théâtre surtout cherche à mettre en scène ce
battement en deux temps, rythme le plus primitif Nous avons dit la place que prenait le mouvement, à
l'origine même de la théâtralité, des entrées et sorties sur le plateau scénique : celles-ci n'ont d'autre
« signification », ni d'autre « utilité », que celle de leur dynamique rythmique, le va-et-vient de
l'acteur - alternance de l'absence et de la présence du sujet, de surcroît jamais pleinement visible
lorsqu'il est présent, à demi avalé par l'obscurité. Rythme binaire redoublé par le jeu d'éclairage,
allumer et éteindre le visible, juxtaposer zone noire et zone éclairée.

RYKNER (A.), Pans. Liberté de l'œuvre et résistance du texte, Paris, Librairie José Corti, 2004, p. 210. On
aura d'ailleurs remarqué que l'article de Meschonnic que nous avons cité, « Le poème, crise de signe », est
publié dans lecollectifL'incompréhensible, collectif rassemblant les travaux de l'équipe de recherche « Lettres,
Langages et Arts » de Toulouse-Le Mirail que dirige actuellement Arnaud Rykner, lequel est également l'auteur
de l'un des articles du recueil.
Ibid, p. 22.
446

Rythme que l'on retrouve également dans les trajets de la prose, départs et retours au foyer,
sortie du refuge-matrice et recherche d'une nouvelle enceinte de protection, close ; systole et diastole
dans l'univers, à l'image d'un canot bercé par le flux et le reflux ; brusque immobilité, allant jusqu'à la
pétrification des petits corps tout d'un bloc, puis marches sans fin - la motion constituant une fin
suffisante en elle-même. Toute l'œuvre de Beckett est tissée de ces altemances en deux temps qui
dictent la cadence « chaloupée » du discours : ce que l'on n'affirme que pour mieux l'infirmer,
d'abord en de longues phrases circonstanciées, puis fmalement par de brèves injonctions -
« imagination pas morte, si, bon, imagination morte imaginez», « retour dédire la disparition des
ombres ; ce qui n'a pas le temps d'apparaître que déjà on l'ôte à la vue - « d'oiseau de mer pas
trace », « l'œil n'en trouve aucime où qu'il se mette » ; ce qui n'est dit que pour être mal dit,
amoindri, et que l'on souhaiterait entièrement disparu, pour « aspirer ce vide. Connaître le
bonheur »^^®. Démarche boiteuse, claudication de l'écriture qui répond au clignement de l'œil embué
de larmes : sans cesse ce rythme binaire, syncopé, saccadé, pour une poétique du saccagé.
De surcroît, ce rythme qui donne au texte un sens nouveau, non sémantique, trace les
circonvolutions du désir même de l'écriture, lorsque le sujet se fond dans ce désir textuel ; désir d'en
finir avec des mots qui pourtant n'en finissent jamais. Plus le texte parle de silence définitif, plus les
phrases se subdivisent en bribes sonores répétitives, tels les rouages démultipliés d'une machine au
fonctionnement circulaire. La cadence se fait toujours plus hachée, haletante, et mécanique, comme si
le texte parvenait seul, sans l'aide d'aucun sujet autre que le mouvement même, à combiner les séries
de fragments jamais parfaitement identiques. Le rythme progresse par arrêts constants - hiatus entre
les corpuscules de texte - et reprises incessantes : le désir est d'en finir, mais on n'atteint jamais l'arrêt
absolu, le tarissement de la cadence. Beckett obtient, par conséquent, des textes au rythme saccadé,
aux segments de plus en plus secs, fragments osseux du squelette de la langue, mais qui malgré leur
assèchement ne tombent jamais en poussière.
Vu qu'elle ne se tait jamais, l'écriture erre indéfiniment. Il existe donc un rythme de l'errance,
rythme du nomadisme textuel : le texte progresse, il est vrai, mais en avançant-reculant, par va-et-
vient, par la répétition d'infimes variations - bref, grâce à une lente mise à nu de ce qu'est le rythme
par nature, « puissance de l'infime », un « irréversible et ce à quoi il ne cesse pas de revenir »^^^. Le
texte vibre au diapason du parcours nomade, marchant à l'aveugle, sans but : du coup, le rythme paraît
s'emballer, accumulant quelquefois de simples mots les uns à côté des autres pour former des phrases
que l'on croit interminables^^^. Comme si l'écriture elle-même ne pouvait décider où elle allait, errant

Imagination morte imaginez, p. 51 et Cap au pire, p. 52.


Lafalaise, p. 69.
Mal vu mal dit, p. 76.
MESCHONNIC (H.), « Le poème, crise de signe », in op. cit., p. 122 et Critique du rythme, op. cit., p. 85.
Telle la prosodie de cette troisième partie des Soubresauts, qui commence de la sorte : « ainsi allait avant de
se figer à nouveau lorsqu'à ses oreilles depuis ses tréfonds oh qu'il serait et ici un mot perdu que de finir là où
jamais avant. Puis long silence long tout court ou si long que peut-être plus rien et puis à nouveau depuis ses
447

au hasard, suivant le tempo d'un refrain qui semble recommencer à l'infini : la plus grande
détermination jointe à l'imprévisible complet - la syntaxe du dispositif et le « pan » qui la déjoue.
Libéré des contraintes d'ordre, de mesure et d'harmonie, le rythme dirige le sens - direction plutôt que
signification - au gré de cette errance illimitée. Aussi signifie-t-il à la place du signe ; signe de
ponctuation, par exemple, qui a disparu, partiellement ou totalement, laissant la prose libre de
vagabonder, ou de s'arrêter sans cesse, ou encore d'accoler les unes aux autres des bribes, sans ordre
apparent.

Petit à petit, le devenir du sujet tend à se confondre avec le devenir de l'écriture elle-même -
ou de l'image : le sujet n'est plus alors que l'énergie dissipée dans l'image, le désir du texte -
sonorités et images accolées l'une à l'autre -, et son parcours infini, mouvement de flux et de reflux,
de retour nécessaire et de variation continue. Or puisque le rythme organise l'écriture - son sens -, il
suit la même ligne de création que celle du sujet. Le devenir-sujet est un devenir rythmique de
l'écriture, qui aboutit - sans pour autant parvenir à aucun bout - à d'ultimes Soubresauts, derniers
rebonds, voire dernière agonie, d'une écriture qui s'essouffle à vouloir en finir. C'est que le désir
anorexique d'anéantissement du rythme, comme du style, comme du sujet, apparente « a-rythmie »
d'ime écriture « déponctuée », « neutre », ce désir entraîne à l'inverse une boulimie de sonorités,
menus fragments, atomes de langage, brefs sursauts de sens. Le désir de non-rythme engendre la
transformation permanente, le devenir du rythme - et le devenir rythmique des textes, sens, sujet et
style désormais indiscernables : devenir rythme du mal dire. Le saccage invente la saccade à l'infini, et
la saccade à son tour, la mise à sac scripturale.

Quelques images et quelques sons fondamentaux, voilà sans doute ce qui restera de Beckett.
Kafka tente d'arracher à la langue majeure des « sons piu's », cris d'animaux asignifiants :
déterritorialiser à force de sobriété. Beckett, quant à lui, use de cette sobriété pour assécher le style,
déséquilibrer la syntaxe, faire bégayer la langue. Chez lui, le langage ne se dissout jamais jusqu'au cri
animalier : le mot reste mot, mais sa valeur n'est plus tant sémantique que sonore, celle du rythme
qu'il induit, une fois juxtaposé aux autres, enchevêtré ou, au contraire, isolé. Or quelle que soit sa
mesure singulière, ce rythme sonne toujours mal : trop rapide, trop lent, haletant, sans mesure,
dissonant, chaotique, il prend l'auditeur en défaut, met l'ouïe mal à l'aise. Il résorme toujours d'une
façon inattendue, imprévisible, pour le moins étrange : c'est que Beckett non seulement « étrangle » la
langue^^', mais !'« étrange » aussi, en la forçant vers son propre dehors, ou en la confrontant à ce
dehors même - la langue autre, étrangère. Pour parvenir à faire de sa propre langue - ou d'une autre,

tréfonds à peine un murmure oh qu'il serait et ici le mot perdu que de finir là où jamais avant » {Soubresauts, p.
25).
L'expression est de George Steiner, dans Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, op. cit.
448

en l'occurrence le français - une langue mineure, il faut d'abord en passer par la traduction ;
cependant, trouver la mesure du pire dans sa langue seule, peut-être est-ce le cap qu'atteint le pire-
plus besoin de traduction pour Cap au pire, comme si le « vieux style » avait entièrement laissé la
place au rythme qui façonne le sens. Car traduire consiste à minorer la signification : ne jamais
représenter la langue étrangère dans la sienne, mais retrouver dans cette confrontation même quelque
chose d'une langue fondamentale - un style qui ne serait que de sons et de rythmes, l'empreinte d'une
subjectivité unique et universelle, singularité collective d'une voix qui parle dans cette langue
mineure. L'unité du rythme, l'imicité du mineur, ne sont pas celles d'une gigantesque tour de Babel
fantasmée, rêve du pouvoir triomphant d'une seule langue, mais naissent de la malédiction
« glossolahque » qui entraîne la traduction infinie - le mal dire démultiphé.
449

Conclusion

« Abstracteur », « étrangleur », « naufrageur » ou encore « saccageur », sont des qualificatifs


que l'on accolera à Beckett. Termes que l'on pourrait juger « négatifs », dans l'acception la plus
commune du mot. En réalité, tous rendent compte d'une visée très précise, une même aspiration
patiente et minutieuse : faire le vide. Faire le vide - si l'on s'entend sur ce qu'est, et n'est pas, ce vide
- requiert un processus créateur, que noiis avons appelé le « processus de minoration » ; mode mineur
en musique et en mathématiques, il devient un mode - au sens d'une « manière de faire », d'une
technique - littéraire, cinématographique, ou artistique en général. Inventif et révolutionnaire en sont
les deux propriétés principales : d'une part le processus consiste à amoindrir incessamment -
« moindre. Ah le seul beau mot» -, mais toujours dans l'optique d'accroître l'intensité, la puissance
créatrice d'un langage, d'une image, etc. D'autre part, la ligne de fuite inventive du mode mineur,
ligne « abstraite » au sens où elle procède à « l'abstractivation », travaille sans cesse, pour iimover en
le « faisant fuir », un mode majeur. La minoration désigne un mode de révolution par le bas, le
souterrain et le multiple ; créer en ôtant, inventer en soustrayant.
Mal vu mal dit, titre qui en quatre mots traduit exactement la symétrie de ce processus chez
Beckett. Celui-ci invente son propre mode mineur, sa technique de minoration à lui, sa voix, sa langue
et son image minorées. Ce mode consiste dans la double implication, rigoureusement nécessaire, d'un
mal voir et d'un mal dire. « Héautonomie » de deux faces, dirait Deleuze, pour cerner ce rapport très
particulier entre image (pré-linguistique) et langage : rapport d'indiscemabilité, quoiqu'il y ait une
distinction entre les faces, une limite, mais illocaUsable. Beckett invente à sa mode cette
indiscemabilité, cette « héautonomie » entre l'image brouillée et la langue bégayante, entre le saccage
du « sale œil de chair » et le « quaqua de nulle part » de la langue dans la boue. Mal dire parce que
l'on voit mal, mal voir parce que l'on dit mal. Double minoration que l'on a aussi appelée double
« désontologisation » : lente dématérialisation par l'œil, ou plutôt « dépossibilisation » dans les pUs de
la matière pour créer l'image virtuelle-actuelle, et, d'autre part, « dépotentialisation » de la langue
dans ceux de la monade, en quête d'une « non-langue », un « non-style » et un « non-rythme ». Cette
désontologisation s'appliquera à toutes les figures de l'un et de la paire, mais nécessite un lieu propre,
indispensable, lui aussi minoré : le crâne, « germe de tout. Siège de tout ». Dans la pensée, en effet,
« substance molle » de la boîte crânierme, s'opère le « développement » des intensités nouvelles du
mode mineur ; accroissement d'intensité du virtuel, qui se laisse bien manifester dans le réel, mais par
flashes, fulgurances d'images ou bribes, atomes de langue.
Développement, au sens photographique d'abord ; à l'intérieur de la caméra obscura que
forme l'occiput crânien, une fois clos les obturateurs, a lieu « l'auto-réflexion » du visible - optique et
noétique. L'image dévorée par l'œil déficient, mais à l'appétit féroce, est retravaillée - dans le sens du
pire, s'entend - par l'imagination : « folle du logis » qui s'en donne « à cœur chagrin », transposition
450

intra-monadique de la vieille veuve endeuillée qui se tient «à l'inexistant centre » de son cabanon^^".
Aussi technicisation du couple vision-imagination et minoration procèdent-elles de concert, afin de
mener l'image à la seconde ultime du rien, « le temps d'aspirer ce vide. Connaître le bonheur
Semblable réflexion mentale tente également de créer, dans la prose, l'image-souvenir ou l'image-
rêve, l'une et l'autre fort proches de l'image-temps, quoique divergentes dans le fonctionnement du
circuit qu'elles établissent entre virtuel et actuel. Toutefois, contrainte par sa nécessaire linéarité -
aligner les mots les uns après les autres -, la prose offre là, peut-être, sa tentative la plus aboutie de
créer l'image-temps.
La véritable image-temps prend à rebours le cliché, minore l'image-action, de même que la
langue « perforée » minorera le stéréotype stylistique. Elle trace la voie, comme elle invente la voix,
du cinéma mineur, parole pour une minorité à venir. Outre ses deux faces « héautonomes », image
sonore et image optique, l'image-temps possède également une structure « cristalline », puisque le
virtuel et l'actuel se reflètent mutuellement : non pas de façon statique, mais en entraînant un circuit,
mouvement nouveau - « fou », « aberrant » cette fois - et infini de l'image ; mouvement d'un temps
non-chronologique dont le cristal offre le reflet immédiat. Deleuze aime citer cette phrase de Godard,
« pas une image juste, juste une image » : on ne saurait mieux rendre compte de ce que vise Beckett,
au cinéma d'abord, à la télévision surtout.
Première phase (logique, non pas chronologique) : épuiser objet et sujet, lieux et persormages,
dépotentialiser pour créer le caractère « quelconque » - quoique si singulier - de cette image ; réduire
toujours, afin d'emboîter dans le petit rectangle gris du poste télévisé d'autres formes grises,
désaffectées. Deuxième phase, ensuite : rendre adjacent au visible le sonore - bruitages, paroles et
musique. Cette dernière fascine Beckett, à telle enseigne qu'elle n'accompagnera plus seulement
l'image optique, mais s'en fera le guide, organisantelle-même le temps, lui frayant une ligne de fuite à
travers des hiatus de vide et ponctuations rythmiques de silence. Troisième et dernière phase enfin,
décisive ; la création de l'image-temps elle-même, totalité non totalisante du temps, fugitive, éphémère
comme la charge d'énergie virtuelle qu'elle contient, alors qu'elle inclut tout le passé. Dissipée en un
instant, cette image « sacrée », on la « fait » dans le sanctuaire, ou on V« attend » : c'est que l'image-
temps ne représente jamais le temps - comment le représenter, d'ailleurs ? -, elle est temporelle parce
qu'elle «met du temps », le temps le plus long et le temps le plus condensé rassemblés, temps de
l'épuisement des possibles.
À image mineure, langue mineure ; à cinéaste du « quelconque », écrivain du bégaiement.
Minorer la langue implique d'abord de l'arracher à ses territoires multiples, imbriqués tous ensemble :
terre nourricière de la langue, terre maternelle et terrain familial, territoire étatique d'une société, d'un
peuplement et de ses « segments durs » de pouvoir. Abstracteur, Beckett est, du même coup, un
« déterritorialisateur » ; la violence dont il témoigne à l'égard de la langue - dès avant la lettre à Axel

Mal vu mal dit, pp. 21 et 9.


Ibid., p. 76.
451

Kaun, son ami allemand - est l'exutoire de la violence passionnée - amour et haine confondus - qu'il
éprouve pour tous ses territoires à lui, les diverses « majorités » contre lesquelles il lutte avec les
armes d'un artiste. Loin de « gonfler » la langue de particularismes, afin de lui redonner un territoire
(individuel), il cherche au contraire à l'assécher, la rendre la plus sobre possible, la traverser en
nomade - créer tm espace « lisse », son désert à soi, terre singulière, impersormelle. Dès 1937, Beckett
réalise qu'user du sarcasme et d'un humour caustique envers sa langue maternelle ne constituera
qu'une première étape. Celane suffira pas, manifestement, pour véritablement transpercer la langue, la
perforer, « déchirer le voile » opaque de sa surface, afin d'entrevoir ce qu'elle dissimule. A ce stade,
Beckettsait-il déjà que la langue, l'écriture, ne dissimule rien d'autre qu'elle-même- plus on l'évide,
plus elle prolifère ?
Derrière la langue il n'y a rien, tout est en son dedans - certes contigu à son dehors, le silence.
Pour trouver une issue à l'impasse, l'unique ligne de fuite, dès lors, consiste à l'attirer vers ses limites
- ses frontières, les territoires étrangers. D'abord son « étrangement » interne ; refuser le style
convenu, celui des autres, créer un mode de « non-style » qui serait un parcours de variations, à travers
les seuils d'intensité, du style. Déséquilibrer la langue afin qu'elle ne puisse se figer dans un état, la
faire voyager continuellement, partir du « vieux style » pour aller vers une « désaffection » de cette
langue, sans jamais s'arrêter sur un style en particulier - marque de l'individu. Si le sujet devient, le
style doit devenir lui aussi : car la fonction-sujet tend à se confondre, petit à petit, avec l'écriture elle-
même - ensemble ils s'engagent dans un commirn devenir.
Faire bégayer le langage, le minorer et le ramener vers sa propre limite, consiste également à
le faire tanguer entre deux langues, boiter d'un pied sur l'autre. Le bilinguisme inouï de Beckett vise à
creuser cet écart, cet « entre-deux », instaurer un décalage du français à l'anglais et inversement, de
façon à rendre caduque chacune des deux versions ; ici ce sont les textes mêmes qui en quelque sorte
servent d'objet « a », objets déchets délocalisés (ou déterritorialisés). Des deux versions, nul ne
pourrait déterminer laquelle est le« déchet » de l'autre"^, de sorte qu'en fin de compte, toutes les deux
le devierment. Contrairement aux apparences, en outre, ce mode mineur, si propre à Beckett, porte des
accents benjaminiens : rassasié ni avec vme langue ni avec l'autre, et pourtant écrivant sans arrêt,
Beckett est le traducteur de Benjamin. Un traducteur en quête - impossible, bien entendu - d'un
« langage pur » qui n'existe nulle part, si ce n'est partout entre les mots, dans les vides, les blancs
entre les langues et ce qu'elles signifient - une vraie langue dont la limite n'est que l'envers de la
malédiction de Babel (condamnation au mal dire sous toutes ses formes), à savoir, entre les lignes du
texte sacré, le silence^^^.

Si nous reprenons la théorie de la traduction benjaminienne, le « noyau d'intraduisible » peut être perçu
comme cet inassimilable, ce déchet « immangeable » que la traduction recrache.
De la même façon, Deleuze fait remarquer que l'épuisement par les mots et le flux des voix trouve sa limite,
non pas en alignant à l'infmi les termes en séries - comme les langues qui se poursuivraient toutes sans jamais
coïncider les unes aux autres, ni, de ce fait, avec un « pur langage » -, mais en cherchant la limite « entre les
452

Toutefois, avant le silence, il y a la déterritorialisation de la langue vers sa pure matérialité


sonore, libérée du dualisme du signe - trouant le silence, il y a ce que les langues traduisent
véritablement dans le passage entre chacune d'elles, leur rythme. Le devenir de l'écriture beckettieime,
dans « l'entre-langue », dans « l'entre-style », entraîne sur sa ligne le devenir rythmique du sujet. Et la
marche des persoimages, leurs trajectoires nomades, tracent ce devenir même du rythme et du sujet -
telle la cadence frénétique des « danseurs » de Quad, fusion parfaite de l'espace-parcours et de sa
rythmique. De même qu'il existe des mouvements « aberrants » de l'image, de l'écriture, de leurs
voyages parallèles, on ne trouve chez Beckett que rythmes « fous » et « aberrants » : syncopes,
halètements, fragments, bribes, arrêts brusques et redéparts similaires, et puis surtout les variations à
l'infini, le mouvement illimité. Au point que l'on se demandera, in fine, en écoutant la langue
qu'invente Beckett, son désert et son silence à lui, si nous ne nous trouvons pas là devant une
« langue-temps », tout comme l'image : une langue au tempo aberrant, langue-rythme iUimitée, sans
plus de dehors (autre que son propre dedans) - la langue sans traduction de Cap au pire.
Revenons un instant encore au récit biblique de Babel - tour gigantesque effondrée, frappée
par la malédiction divine. Cette image nous évoque la construction architecturale que Deleuze et
Guattari associent au mode majeur ; une tour centrale, unique, dont la verticalité figure la
transcendance infinie, entourée de « blocs » discontinus (les « segments durs » des lignes de pouvoir),
à la fois distants de la tour et proches - inaccessibilité de la loi transcendante, malgré son empire
absolu sur toute chose -, dans un espace circulaire et clos. Opposé à ce premier modèle, un second,
l'architecture du mode mineur : une fois la tour effondrée, l'immanence se substitue à la
transcendance, le fini à l'infini ; la topographie du mode mineur présente dès lors un espace illimité et
continu - comme la multiplication des langues - fait de segments contigus bien que lointains -
topologie paradoxale des lieux supposés distants mais qui en réalité se touchent, via des connexions,
hgnes et galeries souterraines"''. D'un côté, donc, la tour, de sa grandeur écrasante, figure territoire et
pouvoir, norme d'une image cliché doublée d'une langue unique et parfaite. De l'autre, les
perforations des images et des langues, leshiatus et les vides, creusent des lignes de fuite en réseau qui
dessinent un rhizome, espace temporel au tracé « aberrant » du mineur.

lignes » des textes et des langues, c'est-à-dire « n'importe où, entre deux termes, entre deux voix ou variations
de la voix, dans le flux » (DELEUZE (G.), L'épuisé, op. cit., p. 69).
Voir le schéma des deux « états d'architecture » dessiné dans Kafka. Pour une littérature mineure, op. cit., p.
134.
453

Chapitre V
La pénombre
Espacer le temps

Introduction

« Pénombre obscure source pas su »' : en cinq mots, le minimum requis est dit - en dire plus
serait en dire trop. Avec le vide, la pénombre constitue le fondement de l'équation de Cap au pire,
indispensable à la présence d'un corps - d'une ombre : «un lieu. Où nul. Pour le corps. Où être »^.
Pénombre et vide désignent donc avant tout un espace où le corps doit pouvoir se tenir ; le fond
indifférencié - l'être - se présente d'abord comme un « lieu où être ». Lieu dans lequel on ne peut
entrer, et d'où on ne peut sortir ; on s'y trouve depuis toujours, puisqu'il n'y en a aucun autre - « nul
lieu que l'unique », « sans en-deçà sans de-ci de-là là »^. C'est pourquoi nous avions remarqué
précédemment qu'il ne peut, ce lieu unique, disparaître en aucun cas. En effet, la disparition de la
pénombre entraînerait la disparition de toute chose, or le texte pose là un interdit : le fondement
spatial, dans sa quasi obscurité, s'avère indispensable pour que se manifeste l'ombre. Nombre de
textes de Beckett - ainsi que de pièces, théâtrales ou télévisées - ont lieu dans ce noir presque complet
- pas tout à fait cependant - où se meuvent les corps ; noir fangeux de Compagnie, par exemple, qui
paraît s'éclaircir un peu dans les moments où la voix se met à parler, ou encore la couleur sombre du
cabanon, ainsi que du chemin sur lequel tranche la clarté de la lune. Rien d'intégralement noir, mais
rien de très clair non plus : le lieu unique doit rassembler et laisser coexister les contraires - noir et
blanc, ombre et lumière -, sans pour autant les synthétiser En outre, quant à la question de l'étendue,
le texte demeure également dans l'indécision, entre vaste et exigu, limité ou illimité - joignant ici
encore ces deux opposés, en une « vastitude étroite »
Ainsi la pénombre met en tension le vide ; le vide plongé dans la pénombre constitue un
espace polarisé, lieu dynamique où s'échangent les extrêmes opposés. Par ailleurs, une hésitation se
fait sentir dans le texte : peut-on empirer la pénombre ? Tantôt empirer signifiera, dans le cas précis de
la pénombre, l'augmenter-jamais cependant jusqu'au noir complet ; tantôt, en contrepartie, le texte

' Cap aupire, p. 10.


^Ibid,p. 1.
^Ibid.,-p. 13.
" On se souvient de l'expression de Badiou, le « noir-gris » du « lieu de l'être », qui s'avère effectivement anti
dialectique (BADIOU (A.), Beckett. L'increvable désir, Paris, Hachette, coll. « Coup double », 1995, p. 31). La
pénombre est donc un lieu en tension, tension qui dans certaines petites proses se trouve redoublée par l'écart
entre deux extrêmes opposés, presque coexistants.
^ Cap au pire, p. 35. Le texte en effet nous laisse dans l'expectative, comme on le constate : « essayer dire.
Comment exigu. Comment vaste. Comment si non illimité limité. D'où la pénombre. Plus maintenant. Mieux su
ne pas savoir maintenant » {ibid., pp. 12 et 13).
454

optepour le principe selon lequel, en lui-même, ce lieu fondamental resterait parfaitement immuable :
«pénombre. Inchangeante. Dire maintenant inchangeante »^, insiste-t-on, à plusieurs reprises.
Toutefois, l'immuabilité du lieu-fondement ne signifie pas que les ombres qui l'habitent le soient
également. Au contraire, l'inchangeant est source du changement. Aussi le fond de la pénombre,
l'espace unique, se confond-il avec le temps. Un temps qui est, littéralement, « espacé » : souvenons-
nous que dans la pénombre, le vide fait exister des intervalles, « vastitudes de distance » entre les
ombres - c'est-à-dire, d'une ombre à l'autre (point de vue spatial), mais aussi entre vme ombre et sa
forme changée, soit empirée (point de vue temporel). Dès lors, le rapport entre immuabilité et
changement - minoration - nous met en demeure de penser le temps de la pénombre comme une
éternité non statique, une éternité en tant que fond indistinct, chaos d'où jaillissent les différentes
directions temporelles qui se croisent.
Profitons-en pour ouvrir à ce propos une parenthèse, parce qu'elle prélude à un problème qui
sera débattu dans la suite de ce chapitre. Jusqu'ici, nous avons accepté la proposition d'Alain Badiou
de considérer Cap au pire comme une « sténographie de la question de l'être »'. C'est-à-dire que le
« il y a », le fondement du système - fondement que nous découvrons spatio-temporel -, et qui reçoit
une double appellation - vide et pénombre -, nous l'avons confondu avec ce que la philosophie
désigne par le terme « être » - et Badiou, par « être pur De ce point de vue. Cap au pire aurait donc
une prétention ontologique. Le risque, cependant, lié à la pensée traditiormelle de « l'être », serait de
percevoir le vide-pénombre comme entièrement statique - « être » désigne en effet un état : ne retenir
du fondement que l'éternité et l'immuabilité. De la sorte, on oublierait trop vite le changement, le
mouvement pointé par le titre même - Cap vers le pire' -, dynamique consubstantielle au vide et à la
pénombre chez Beckett. Pour le dire d'emblée, on ne peut parler de l'être - et ceci vaut autant pour
Deleuze que pour Beckett - qu'à la condition d'entendre par là «devenir» : être, c'est toujours
devenir ce que l'on ne sera jamais, en quittant ce que l'on n'a pas tout à fait été.
Dès lors que l'on considère l'être conraie un devenir, on ne peut donc appeler la pénombre
vide un « il y a », que si toutefois « il y a » inclut « il y avait » et « il y aura ». Car le temps de la
pénombre est sans conteste un temps étrange. On pourrait croire, en effet, que le changement -
l'exercice d'empirage - suppose l'écoulement du temps - dans une seule direction, s'entend. Comme
pour conforter cette supposition, le texte semble commencer par poser les éléments dans le passé -
« tout jadis » -, et supputer des « hiatus » entre leurs prises de vue, au fur et à mesure qu'ils sont
minorés : « hiatus pour plus mèche encore. Quel laps ? Quel laps de hiatus jusqu'à tant mal que pis

®/Wi/.,p.30.
^BADIOU (A.), « Être, existence, pensée : prose et concept », in Petit manuel d'inesthétique, Paris, Seuil, 1998,
p. 139.
Ubid,^. 141.
^ Le titre anglais, « Worstward Ho », traduit davantage encore l'idée d'un mouvement, d'une direction, dont
l'impulsion serait donnée par cette petite particule, « Ho ! ».
455

encore ? »'°. On croit alors que l'abstractivation progressive s'opère suivant une temporalité linéaire,
chronologique, s'avançant vers le pire généralisé. Or, un peu plus loin, il est écrit « temps disparu
lorsque plus mèche encore »". Il faut donc comprendre que lorsque les intervalles de vide s'étendent
entre les existants, à mesure que les vastitudes espacent les ombres, le temps « s'espace » lui aussi, à
mesure que les hiatus s'agrandissent, comme des gouffres d'atemporalité engloutissant l'écoulement
chronologique. Un passage fait d'ailleurs mention de ce gouffre mystérieux de pénombre qui avale le
vide lui-même'^. Pourtant il y a plus déconcertant encore : nonseulement le déroulement de la ligne du
temps s'abîme dans la pénombre obscurcie, mais le texte fait finalement retour sur le « tout jadis »
pour le dédire. « Nul jadis. Nul jadis dans le maintenant sans passé. Non pas aucun. Quand les ombres
avant qu'empirées ? La pénombre avant qu'augmentée ? Quand si ce n'est jadis ? Seul le vide sans
jadis. Plus pas concevable. Ni moins. Sans jadis jusqu'à plus jamais »'^.
Ce passage, unique et formulé de manière très condensée, n'en demeure pas moins capital. Il
dément d'une part que le vide puisse avoir un «jadis » ; en d'autres termes, la temporalité du vide
n'est pas chronologique. Pour « l'être », le vide, il n'y a pas de passé - pas plus que de futur,
condamné par ce «jusqu'à plus jamais»: le vide est un temps sans limite. En revanche, ceci
n'implique nullement qu'il en aille de même pour la pénombre - second nom de l'être. Ainsi, d'autre
part, le changement suppose une forme de dynamisme temporel. Strictement parlant, le doublet de
l'être, le vide-pénombre comme fondement du temps et de l'espace, désigne donc une temporalité à la
fois immobile et mobile, une éternité mouvante - au mouvement pluridimensioimel, brisant la
direction unique de la Ugne chronologique. « L'espacement du temps » troué de hiatus configure dès
lors une forme de topologie temporelle, que nous nommerons le « temps-espace paradoxal ».
Paradoxal, parce qu'il faudra penser l'éternité mobile, une éternité où aucun présent ne peut armuler le
passé ni dominer le futur.
La temporalité de r« équation » Cap au pire n'est donc en rien analogue au temps mesuré que
nous regardons filer, régulièrement, de secondes en secondes, d'heures en heures. Elle « progresse » -
mais ce terme n'est déjà plus vraiment approprié - par bonds, ruptures et sauts, par « hiatus ». Les
deux noms du fondement sur lequel se manifestent les ombres énumérées, le vide et la pénombre,
possèdent dès lors chacun leur fonction respective, distincte de l'autre. Ainsi le vide produit
l'espacement, les intervalles nécessaires à la séparation, donc à l'existence propre de chaque nombre.
En outre, les « hiatus » sont également une forme d'espacement, d'intervalle temporel qui résulte du
vide. D'un autre côté, la pénombre crée une sorte de fond incolore, nécessaire à la manifestation des

Cap au pire, p. 40.


" Ibid., p. 40.
Le voici ; « dire une grotte dans ce vide. Un gouffre. Alors dans cette grotte ou gouffre une pénombre plus
obscure que jamais » {ibid., p. 20).
Ibid., pp. 49 et 50.
456

ombres, mais dont laconfiguration exacte reste indéfinissable'''. Seule son éternité est avérée : « vieille
pénombre. Quandjamais quoi d'autre ? Où tout toujours y voir Aussi, si le vide ne peut disparaître
- ni cormaître «l'empirage» -, la pénombre le pourrait-elle en théorie, ce qui entraînerait
immanquablement la disparition de toute chose. N'importe quelle existence est ainsi conditionnée par
la « présence » de celle-ci, de telle sorte que l'on peut la considérer comme l'élément le plus
primordial - fondement de tout lieu etde tout temps'^.

Quoi qu'il en soit, vide et pénombre vont indéniablement de pair pour constituer le « lieu »
originaire où « dire un corps » - un lieu qui met en espace, en « espacements », le temps. Nous
sommes partie, dans le premier chapitre, du vide. En fm de parcours, nous y revenons en quelque
sorte, puisque la pénombre s'associe au vide : si le vide activait un mouvement paradoxal, une
dynamique « d'évidement créateur» - progresser vers le vide génère sans cesse des «riens» qui
doivent être « évacués » à leur tour, de sorte que le processus est illimité -, la pénombre adjoint à cette
dynamique la temporalité paradoxale qu'elle suppose. Or cette éternité mouvante de pénombre se
subordonne le mouvement du vide, circulaire plutôt que linéaire : le fond étemel, « gouffre » du vide,
préside au mouvement paradoxal, qui en dépend. Ensemble, vide et pénombre créent ainsi ce que nous
avons appelé un « temps-espace paradoxal » et que ce chapitre se propose à présent d'étudier.
Avant de poursuivre ce travail chez Beckett, brièvement ébauché dans cette introduction, nous
commencerons par essayer de cerner la fonction essentielle du temps-espace dans la pensée de
Deleuze. On a pu se rendre compte, en effet, de par ce qui a déjà été observé de cette pensée, que
nombre de ses concepts principaux pointent, en définitive, une conception très particulière du temps.
Du reste, si nous projetons d'envisager Deleuze avant Beckett, cette priorité ne signifie certainement
pas qu'il s'agira de cerner le « temps-espace paradoxal » en philosophie pour ensuite « l'appliquer » à
la littérature. Nous sommes convaincue que ce temps spatialisé, moteur des paradoxes, est tout aussi
essentiel à l'écriture de Beckett qu'à celle de Deleuze. Toutefois, il est sans doute plus aisé de le
repérer chez Deleuze, dans la pensée duquel le temps est thématisé depuis les tout premiers écrits.
Chez Beckett, bien qu'il n'y ait là rien de « caché », d'expressément dissimulé, temps et espace sont
par contre moins explicités. Ce qui n'empêche que, de Deleuze à Beckett, nous allons découvrir une
forme de jeu avec le temps et l'espace, jeu de complicité sans conteste essentiel à leur trajectoire de
pensée et d'écriture.

Le texte, en effet, hésite à donner une « forme » à la pénombre : tantôt la « grotte » dont nous avons parlé -
« grotte » ou « gouffre » —, tantôt ce sera plutôt un « tuyau » au sein du vide. « Dire un tuyau dans ce vide. Un
tube. Scellé. Alors dans ce tuyau ou tube cette identique pénombre » (p. 30). On ressent donc un certain malaise
pour dire cet espace sans contour, ce lieu sans lieu, et son rapport au vide.
'^/Z>jV/.,p.30.
Ceci rejoint la conclusion que tire Badiou de cette double nomination de l'être : la pénombre est à ses yeux
« le nom suréminent de l'être », puisque « le vide n'a pas d'autonomie », qu'il dépend de la pénombre quant à sa
disparition, qui reste « l'exercice » unique du texte {cf. BADIOU (A.), op. cit., p. 141).
457

A. Le temps « cronique » : rhizome deleuzien des devenirs

« Nous manquons de résistance au présent »'^ : constatation à laquelle parviennent Deleuze et


Guattari dans Qu 'est-ce que la philosophie ?. Constatation qui est aussi bien une forme de mot
d'ordre, un appel à la création. Car créer, inventer, est une manière d'engager le futur, de s'engager
dans le temps, et par là de résister à l'absolutisme du présent qui caractérise notre civilisation - règne
du « déjà-constitué », de la re-présentation et de la communication. Créer est une façon d'ouvrir le
temps, d'enclencher un devenir, de tracer la ligne qui permettra de sortir de l'impasse du temps
présent. Or toute pratique de la pensée suppose une certaine créativité, et, partant, une forme de
résistance. La pensée philosophique notamment ; faire de la philosophie entraîne donc le refus de
l'omnipotence du présent, puisque l'on s'engage « à contre-temps ». Dès lors, à l'histoire de la
philosophie, succession linéaire et systématique de présents, se substituera « le temps de la philosophie
et la philosophie du temps
Du reste, on sait que la grande subversion de la philosophie deleuzierme, le « renversement du
platonisme », a trait à l'immanence radicale dans laquelle cette pensée entend demeurer. Penser la
multiplicité, certes, mais dans la stricte immanence - refuser de concevoir le rapport du multiple à
l'unité comme un rapport de transcendance : voilà le grand problème, le seul peut-être, de cette
philosophie. « La philosophie est la théorie des multiplicités », affume Deleuze. « Toute multiplicité
implique des éléments actuels et des éléments virtuels. Il n'y a pas d'objet purement actuel. Tout
actuel s'entoure d'un brouillard d'images virtuelles »^^. Si cette citation pose la question, elle donne
également les bases d'une solution : établir la philosophie comme « théorie des multiplicités » - un
immanentisme strict, qui « renverse le platonisme » - suppose de résoudre la difficulté du lien entre
multiplicité et unité par le virtuel - autrement dit, par le temps.
De la même façon que la solidarité du vide et de la pénombre forme le fondement dans
l'équation de Cap au pire, le rapport du virtuel et de l'actuel soutient donc la philosophie de Deleuze.
Un « temps-espace paradoxal » y constitue le moyen de penser la multiplicité dans la plus stricte
immanence ; si bien que le mouvement de ce temps spatial, ce temps que Deleuze appelle le temps
d'Aiôn, ce mouvement se confond avec celui de l'immanence - « l'univocité de l'être » sur laquelle il
a toujours insisté. Afin d'« arriver à la formule magique que nous cherchons tous : PLURALISME =

DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Qu'est-ce que laphilosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p.
104.
Nous citons ici Éric Alliez, qui formule, juste après, cette proposition : « d'un point de vue philosophique,
l'histoire de la philosophie ne vaut que pour autant qu'elle commence à introduire du temps philosophique dans
le temps de l'histoire. Affaire de devenirs qui arrachent l'histoire à elle-même [...] » (ALLIEZ (É.), Deleuze.
Philosophie virtuelle. Le Plessis-Robinson, éd. Synthélabo, 1995, pp. 37 et 38).
" DELEUZE (G.) et PARNET (CL), Dialogues, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996, p. 179.
458

MONISME»^" - l'unité immédiate du multiple -, on ne peut se passer du virtuel, soit d'une


temporalité « topologique » qui affirmerait l'unité, elle aussi immédiate, de l'instantet de l'éternité.
Précédemment, nous avons eu l'occasion d'observer une réalisation de cette unité immédiate :
l'image cinématographique a le pouvoir de la manifester, grâce à l'image-temps. Cette image est
caractérisée par sa structure cristalline, à double face : l'une actuelle, l'autre virtuelle. Entre les deux
passe « le plus petit circuit », soit une permutation constante de l'actuel et du virtuel, l'actuel
plongeant dans le virtuel pour en rejaillir, à grande vitesse. Dès lors, les deux faces du cristal,
indiscernables, ne cessent de s'échanger, et le temps de se dédoubler. Ainsi le cristal condense les
deux opérations fondamentales du temps : sa scission incessante, et son devenir permanent. C'est
pourquoi, à propos du cristal de temps, François Zourabichvili n'hésite pas à dire, dans ses excellents
commentaires, que « ce concept, l'un des derniers de Deleuze, présente la difficulté de condenser à
peu près toute sa philosophie »^' : l'image porte en effet le plus loin possible l'expérience que l'on
peut faire du temps, grâce aux jeux de miroir de sa structure cristalline. Le devenir, en effet, n'est autre
que cet échange permanent de deux images mutuelles, dont la distinction demeure inassignable ; quant
à cette distinction, elle provient du dédoublement, à chaque instant, d'un temps non-chronologique, en
deux «jets », deux directions, de sorte que le passé n'a de cesse de coexister avec le présent.

1. Scission interne du temps et synthèse cristalline

Le mouvement du temps que nous donne à voir le cristal consiste donc dans sa scission interne
et permanente. Parce qu'elle rend manifeste cette division constante du temps en lui-même,
précisément, l'image cristalline fait de nous des visionnaires. Rappelons-nous ce qu'en dit Deleuze
dans L'image-temps : «ce qui constitue l'image-cristal, c'est l'opération fondamentale du temps:
puisque le passé ne se constitue pas après le présent qu'il a été, mais en même temps, il faut que le
temps se dédouble à chaque instant en présent et passé, qui diffèrent l'un de l'autre en nature, ou, ce
qui revient au même, dédouble le présent en deux directions hétérogènes, dont l'une s'élance vers
l'avenir, et l'autre tombe dans le passé. [...] Le temps consiste dans cette scission, et c'est elle, c'est
lui qu'on voit dans le cristal. [...] On voit dans le cristal la perpétuelle fondation du temps, le temps
non-chronologique, Cronos et pas Chronos »^^. La scission interne du temps le dédouble ainsi, à
chaque instant, en un passé qui se conserve et un présent qui passe : coexistent donc ce passé et le
présent qu'il a été.
Ce temps divisé en deux «jets asymétriques», Deleuze l'a toujours appelé le temps de
Cronos, à l'image du titan qui dévorait ses propres enfants, comme le temps « avale » à chaque instant
son propre présent. Dans la dixième série de Logique du sens, consacrée au «jeu idéal», Deleuze

DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Mille plateaux, Paris, Les Éditions deMinuit, 1980, p. 31.
ZOURABICHVILI (Fr.), Le vocabulaire de Deleuze, Paris, éd. Ellipses, 2003, p. 20.
DELEUZE (G.), Cinéma 2. L'image-temps, Paris, Les Éditions deMinuit, 1985, pp. 108 et 109.
459

reprend aux Stoïciens la distinction entre Chronos (avec cette orthographe, cette fois) et Aiôn. Ceux-ci
voyaient là deux lectures du temps s'excluant l'une l'autre, et toutefois nécessaires toutes les deux.
D'une part la « chronologie», le temps du présent absorbant en lui passé et flitur : un présent cyclique
et, du coup, clos, présent infini parce que cyclique. Dans cette perception du temps, « le présent est
tout » - passé et futur restent alors relatifs à celui-ci -, il n'en finit pas de durer, de faire revenir
l'Identique et le Même^^. En outre, le temps chronologique est indispensable à l'image-mouvement :
car le présent qui dure et ne passe pas, Deleuze l'appelle un « milieu », cadre nécessaire aux actions de
l'image-mouvement. On fera ainsi le rapport entre l'activation du lien sensori-moteur qui engendre
rimage-action, et ce que les Stoïciens appelaient l'effectuation de l'événement dans un « état de
choses », dans la « profondeur des corps : action ou effectuation requièrent en effet le temps
chronologique, bridé par la régularité du mouvement cyclique. Un temps dans lequel le présent tout-
puissant sert d'habitude - au sens du concept d'habitus, un « milieu » - pour l'événement.
D'autre part, l'Aiôn. Ici, ce sont le passé et le futur qui s'avèrent illimités, tandis que le
présent n'existe pour ainsi dire pas : « le présent n'est rien, pur instant mathématique, être de raison
qui exprime le passé et le futur dans lesquels il se divise Nous nous trouvons, cette fois, confrontés
à la forme grecque de l'infinité : non pas l'infiniment grand - d'un présent qui engloberait tout -, mais
l'infiniment petit, l'infiniment subdivisible de l'instant. Sans cesse, le présent d'Aiôn est divisé, pour
laisser place à un autre présent, divisé à son tour : la ligne irrégulière du temps se trace alors avec ses
firactures, ses sauts et ses ruptures, « pure ligne droite à la surface », « forme vide du temps »^®.
L'événement change ainsi de nature ; au lieu de s'effectuer exclusivement dans les états de chose, il
demeure pour une part incorporel, et « n'arrive » qu'à la surface des propositions, effet du langage -
effet de sens. Il ne se produit plus dans les milieux déterminés, mais dans « l'entre-deux-milieux »^^ -
ou dans ce que Deleuze appellera les « situations otiques et sonores pures », dans lesquelles l'espace
est « quelconque » et « désaffecté ». C'est pourquoi, lorsque l'événement s'assimile au présent
d'Aiôn, l'instant subdivisé qui n'existe pas, on peut parler de son « extra-temporalité » - ou encore, de
sa temporalité paradoxale^^. « Ce n'est plus le temps qui est entre deux instants », ajoutera Deleuze,

Voir id.. Logique dusens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 78.
'^''Ibid,p. 77.
^^lbid,pp. 78 et 79.
/bid, p. 79. Plus loin dans le même ouvrage, Deleuze résume en ces termes ce qu'il entend par le temps
d'Aiôn : « d'après Aiôn, seuls le passé et le futur insistent et subsistent dans le temps. Au lieu d'un présent qui
résorbe le passé et le futur, un futur et un passé qui divisent à chaque instant le présent, qui le subdivisent à
l'infini en passé et futur, dans les deux sens à la fois. Ou plutôt, c'est l'instant sans épaisseur et sans extension
qui subdivise chaque présent en passé et futur, au lieu de présents vastes et épais qui comprennent les uns par
rapport aux autres le futur et le passé » (pp. 192 et 193).
L'expression nous est inspirée par François ZOURABICHVILI, dans son article « Deleuze. Une philosophie
de l'événement », réédité in La philosophie de Deleuze, Paris, PUF, 2004 (T'^ édition en 1994).
Toujours d'après François ZOURABICHVILI, Le vocabulaire de Deleuze, op. cit., p. 10. La temporalité de
l'événement chez Deleuze, comme il l'explique très justement, est paradoxale en ceci : « extra-temporel », en
dehors du temps, l'événement reste cependant immanent à celui-ci. Le hors-temps, en d'autres termes, est
également le « dedans du temps ». Et ce, d'un côté, en raison de l'effectuation de l'événement (spatio-
460

dans Qu'est-ce que la philosophie ?, « c'est l'événement qui est un entre-temps ; l'entre-temps n'est
pas de l'étemel, mais ce n'est pas non plus du temps, c'est du devenir
Laissons momentanément de côté la question du devenir, pour la reprendre par la suite. Dans
le temps d'Aiôn - c'est-à-dire « l'entre-temps » -, le paradoxe de l'événement veut donc que celui-ci
s'actualise dans les états de choses, les vécus, les individuations, mais d'autre part, simultanément,
échappe à cette actualisation. Pour cette part-là, l'événement reste immatériel et incorporel, instant pur
auquel n'appartient aucun présent, « pure réserve » qui fait coexister passé et futur : il n'a donc pas
(de) « lieu » dans le temps, et dès lors on ne fait que « l'attendre » - d'une attente toujours déjà passée.
« L'événement en tant que tel ne cesse d'advenir, il est impossible qu'il finisse. Arriver (evenire) est
ce qui ne cesse jamais, malgré son instantanéité Or l'instant, précise encore Deleuze, est paradoxal
en ce qu'il est «atopique » - un «point aléatoire » qui sur la ligne manquera toujours à sa place^'.
Insaisissable, inassignable, l'instant scinde le temps, césure qui distribue l'avant et l'après, tels ces
« hiatus » de vide trouant la pénombre beckettienne.
En conséquence, s'il s'effectue, l'événement se « contre-effectue » de façon concomitante.
Nous avons vu comment l'acteur incarnait par excellence ce jeu avec le temps : l'action dramatique
même consiste dans la « contre-effectuation » de l'effectuation d'un personnage, d'uneflgura^^ - ou
plutôt d'une multiplicité de persormages. Jamais la fonction de l'acteur ne se réduit-elle à la simple
effectuation d'un rôle - simple représentation. D'où la méthode de pensée, philosophique entre autres,
que Deleuze nomme très tôt « méthode de dramatisation » : une autre façon de poser les questions,
partant du cas et non de l'essence, de manière à obtenir une réponse qui parlerait le langage de
l'événement. Or le langage de l'événement s'exprime en termes de localisation, de « dynamismes
spatio-temporels ; le « drame », ou l'action d'un concept, nécessite une assignation spatiale et
temporelle. Grâce à celles-ci, le concept se différenc//ie dans ses deux sens, ou plutôt sur deux faces ;
actualisation de différences qui existent (toujours déjà) dans le virtuel.
On l'aura compris, la différenc/riation du concept, n'est autre, en fin de compte, que la scission
du temps lui-même par le mouvement de l'événement instantané : scission entre une face actuelle,
l'autre virtuelle, que nous donne à voir le cristal de temps. Par conséquent, extra-temporel et pourtant
« intérieur » au temps, l'événement produit la différence même du temps - différence qui crée l'unité

temporelle), mais surtout, d'un autre côté, parce que l'événement est « la différence inteme du temps » ; sans
être temporel, il est l'instant qui sans cesse scinde le temps en deux «jets ».
^'deleuze (G.), Qu'est-ce quela philosophie ?, op. cit.,p. 149.
ZOURABICHVILI (Fr.), « Deleuze. Une philosophie de l'événement », in op. cit., p. 86.
Voir DELEUZE (G.), Logique du sens, op. cit., p. 195.
On se souvient de la façon dont Deleuze poussait plus loin encore le mouvement de « dépropriation », ou « loi
d'impropriété » édictée par Philippe Lacoue-Labarthe. « C'est en ce sens qu'il y a un paradoxe du comédien »,
explique Deleuze. « L'acteur représente, mais ce qu'il représente est toujours encore futur et déjà passé, tandis
que sa représentation est impassible, et se divise, se dédouble sans se rompre, sans agir ni pâtir » {ibid.,p. 176).
Id., « La méthode de dramatisation », in L'île déserte et autres textes (textes et entretiens 1953-1974), éd. par
D. Lapoujade, Paris, Les Éditions deMinuit, 2002, p. 134.
461

de la multiplicité. S'inspirant de la pensée de Nietzsche^'', Deleuze développe le thème du hasard :


celui-ci ne s'oppose nullement à la nécessité, au contraire - la combinaison des lancers de dés
détermine la nécessité. Les multitudes de lancers de dés se subsument ainsi en un Grand Lancer, un

Lancer unique, nécessaire parce qu'il affirme la totalité du hasard. Ainsi en va-t-il de la différence ;
corollaire de sa répétition, la différence est la nécessité des multiples différenciations. Le concept
paradoxal d'étemel retour, chez Nietzsche, exprime la coexistence de la nécessité à côté, et
inséparablement, du hasard : ce qui recommence, ce sont les lancers de dés multiples, les hasards, les
différences, qui ne cessent de se répéter^^.
La figure du titan Cronos - à ne pas confondre avec son presque homonyme, Chronos -
exprime ce paradoxe : celui de la coexistence de l'éternité et de l'instant. Car il ne s'agit pas de
l'éternité d'un présent « épais », présent qui dure et ne passe pas, cyclique, mais d'une éternité du
passé et du recommencement, simultanée à la scission interne du temps par l'instant. « Cronos », ce
nom désigne donc la synthèse entre différence et répétition, étemel retour et devenir, virtuel et actuel ;
l'inverse d'une synthèse entre Chronos et Aiôn, deux temps inconciliables, mais « plutôt celle d'Aiôn
et de Mnémosyne, de la temporalité du donné pur, des mouvements absolus sur le plan d'immanence,
et de la multiplicité des nappes de passé pur où cette temporalité s'étage et se démultiplie »^®.
Exactement ce que réalise l'image-temps : une cristallisation de l'instant pur, celui de l'actualisation
de l'image, avec le passé pur, le tout du passé qui se conserve. Aussi l'image-temps enveloppe-t-elle
l'image-mouvement - grammaire de base du cinéma -, puisque le temps d'Aiôn, « fou » et
« aberrant », se subordonne le mouvement. « The time is out ofjoint », disait Hamlet, « hors de ses
gonds » : il a perdu tout « cadrage » spatio-temporel, ses « points cardinaux »". Grâce à ce
mouvement « aberrant », le présent - donc la représentation - s'en trouve esquivé : à sa place, le
cristal fait triompher l'instant, la fulguration d'une image dont l'énergie, les forces immenses, seront
dissipées en un éclair - mais conservées sur l'autre face.

Voir notamment son premier livre sur Nietzsche, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1970.
Deleuze fait lui-même allusion, dans Logique du sens (p. 77), à la fameuse nouvelle de Borges La loterie à
Babylone, qui met en scène le jeu du hasard, sous forme d'une distribution illimitée d'événements dictés par la
répétition des tirages de la loterie. Un passage du texte dit explicitement que, pour que le hasard soit exprimé
dans sa totalité, de façon à se confondre avec la nécessité, le temps ne doit pas être infini mais seulement
« infiniment subdivisible » ; « le nombre de tirages est infini. Aucune décision n'est finale, toutes se ramifient.
D'infinis tirages ne nécessitent pas, comme les ignorants le supposent, un temps infini ; il suffit en réalité que le
temps soit infiniment subdivisible, notion illustrée par la fameuse parabole du Duel avec la Tortue v> (BORGES
(J. L.), « La loterie à Babylone », in Fictions, trad. par P. Verdevoye, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1983, p.
67).
ZOURABICHVILI (Fr.), Le vocabulaire de Deleuze, op. cit., p. 24.
« Cardo » signifiant précisément « gond », comme le fait observer Deleuze. « Les gonds, c'est l'axe autour
duquel la porte tourne. Le gond, Cardo, indique la subordination du temps aux points précisément cardinaux par
où passent les mouvements périodiques qu'il mesure. Tant que le temps reste dans ses gonds, il est subordonné
au mouvement extensif : il en est la mesure, intervalle ou nombre » (DELEUZE (G.), « Sur quatre formules
poétiques qui pourraient résumer la philosophie kantienne », in Critique et clinique, Paris, Les Editions de
Minuit, 1993, p. 40).
462

2. Mouvement « aberrant » et virtuel

La structure cristalline adjoint deux faces de l'image, distinctes, mais dont la ligne de
séparation n'est pas localisable, deux faces nées de la scission incessante du temps en deux directions.
D'une part l'image actuelle, d'autre part son double - sa propre image - virtuel. Or ces deux faces
mutuelles, indiscernables, ne cessent de s'échanger, engendrant un circuit entre elles. Cette circulation,
du reste, empêche précisément que ne s'établisse entre les deux images un simple rapport de
récognition ou de reproduction du même ; la vision que libère le cristal, parce que la circulation rend
indiscernable les deux faces, ne s'assimile pas à une représentation de l'identique - une image
« cliché ». Cette vision née de la circulation infinie et de la scission interne du temps ne détermine pas
une « aprésentation » de l'image, mais un devenir continu. En ce sens, lorsque Deleuze parle d'un
passé « pur » que manifeste la structure cristalline, il désigne par là un passé qui n'a jamais été présent
- du présent « dépassé » : d'où cette remarque justifiée de François Zourabichvili, « il importe de bien
voir que cette invocation du passé pur, chez Deleuze, renvoie à une problématique du devenir, non de
la mémoire Cristallisation n'égale donc pas remémoration : encore une fois, l'image-souvenir ne
se confond pas avec l'image-temps.
Seule l'image-temps, en effet, nous fait voir non seulement la scission du temps, mais encore
le devenir permanent qu'entraîne la circulation des deux faces indiscernables. A l'image actuelle
s'adjoint sa propre image virtuelle, qui ne s'actuahse que pour replonger aussitôt dans le tout étemel-
éphémère du virtuel-passé pur. Plus exactement, il n'y a qu'une seule et unique image, dédoublée, qui
se divise elle-même en deux faces. C'est pourquoi, dans le devenir, ce qui importe est le mouvement
même, et non le second terme, ce que l'on devient. En d'autres termes, la finalité se trouve dans le
devenir lui-même, qui relance l'expérimentation continuelle. « Devenir, ce n'est jamais imiter, ni faire
comme, ni se conformer à un modèle, fût-il de justice ou de vérité. Il n'y a pas un terme dont on part,
ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. [...] Les devenirs ne sont pas des phénomènes
d'imitation, ni d'assimilation, mais plutôt de double capture, d'évolution non parallèle, de noces entre
deux règnes
Certes, il existe des termes qui semblent former des aboutissements du devenir, et que Deleuze
(et Guattari) paraissent privilégier. Devenir-animal, devenir-femme, devenir-enfant, par exemple. En
réalité, ces « termes » ne sont mis en avant que parce qu'ils constituent des éléments qui activent
particulièrement le devenir - éléments « minorisés » relativement à une « majorité ». Chez Kafka
notamment, Deleuze et Guattari constatent que l'animal, la femme, l'enfant, sont autant d'éléments
connecteurs qui relancent la production désirante. Autrement dit, ils ne sont choisis comme finalité
que parce qu'à travers eux se trouve réactivée la seule vraie finalité, le devenir même. Opposés au
modèle « majeur », les termes mineurs opèrent une déterritorialisation qui dynamise l'équation « désir

ZOURABICHVILI (Fr.), op. cit., p. 24.


DELEUZE (G.) et PARNET (CL), Dialogues, op. cit., p. 8.
463

= devenir ». Dans cette optique, le devenir que l'on pourrait dire « absolu », ou « pur », le devenir le
plus intense - un simple devenir-intense, en fait- reste le « devenir-moléculaire », ou encore, l'un des
mouvements de prédilection de Deleuze, le « devenir-imperceptible » : ici, il devient tout à fait clair
qu'aucun terme - aucune « métaphore », transport vers autre chose - n'est visé, autre que le devenir
lui-même - attendu que « les devenirs, c'est le plus imperceptible »'"' : l'imperceptible tend à se
confondre avec la définition même du devenir, ou de l'événement.
Nous parlions de l'équation «désir-devenir» : devenir est Vinfinitifdu désir - au sens où
l'infinitif est le mode verbal de l'événement pur, sans sujet défini, qui esquive le présent. Tout
agencement, toute multiplicité, toute « heccéité » qui désire est dès lors poussée à devenir : passer par
des désirs, des seuils, grandir en intensité. Or le désir de devenir, le devenir du désir, doit être motivé
par une (ou plusieurs) rencontre(s) : de fait, il faut toujours une rencontre - ou encore un signe, une
force « du dehors » - pour provoquer une déterritorialisation. Ce type de rencontre déterritorialisante,
engendrant un devenir, prendra pour forme, à partir de Kafka, le «bloc»'". Un bloc est une
configuration de nature très variable : si les « blocs » désignent au départ des morceaux d'expression
ou de style - chez les écrivains -, dans la machine kafkaïenne, les blocs en vierment à se confondre,
certains avec les « segments durs » ou encore les pôles de pouvoir (blocs discontinus), d'autres par
contre avec des séries ou segments plus souples, plus « mineurs » (blocs contigus). Dans cette dernière
acception seulement, le bloc devient « bloc de déterritorialisation ». Et notamment le « bloc
d'enfance », dont Deleuze et Guattari expliquent qu'« il se déplace dans le temps, avec le temps, pour
réactiver le désir et en faire proliférer les coimexions ; il est intensif et, même dans les plus basses
intensités, en relance une haute »'*^. Ainsi, le « bloc d'enfance» exprime exactement la rencontre de
l'adulte avec «la vraie vie de l'enfant» - laquelle ne doit pas être confondue avec le souvenir
d'enfance, de même que l'image-temps diffère de l'image-souvenir -, rencontre déterritorialisante,
c'est-à-dire opérant « un devenir-enfant de l'adulte pris dans l'adulte, un devenir-adulte de l'enfant
pris dans l'enfant, les deux contigus »''^
Le bloc, en définitive, configure la rencontre de deux réaUtés qui mutuellement se
déterritorialisent - soit, très précisément, ce que signifie « devenir » pour Deleuze. Dans cette
rencontre de deux réalités hétérogènes, il importe particulièrement - puisque tout devenir est bien réel
- de saisir la « double capture » qui s'opère, « l'évolution non parallèle », qui au demeurant justifie
cette forme du « bloc » ; dans le bloc, chacun des deux termes en présence se trouve déterritorialisé

Ibid., p. 9. Peut-être peut-on détecter là la raison pour laquelle Deleuze et Guattari écrivent souvent ces
expressions avec un trait d'union, pour mieux englober le terme du devenir dans le processus même, et mettre
ainsi l'accent sur celui-ci.
Le terme est utilisé très fréquemment par Kafka dans le Journal. Est citée par exemple cette phrase rapportée
par Max Brod, selon laquelle la vertu consisterait à « faire un bloc de toutes (ses) forces » ; nul doute que
Deleuze et Guattari gardent cette petite phrase à l'esprit lorsqu'ils parlent des blocs comme concentration des
« forces immenses » du devenir. (Voir DELEUZE (G.) et GUATTAJRJ (F.), Kajka. Pour une littérature mineure,
Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 139).
Ibid.,'p. 141.
Ibid, ç. 143.
464

par l'autre. Il ne s'agit donc pas d'un simple échange, ou de l'abandon par le premier terme de sa
forme originaire pour reproduire le second : l'un devient au contact de l'autre une réalité troisième et
nouvelle, et inversement - quatre termes sont donc en jeu, plutôt que deux. Commentaire de François
Zourabichvili : « on n'abandorme pas ce qu'on est pour devenir autre chose (imitation, identification),
mais une autre façon de vivre et de sentir s'enveloppe dans la nôtre et la "fait fuir" Réciproque, le
processus s'avère donc également asymétrique. Mais, in fine, le mouvement du devenir rend les
termes hétérogènes au départ, indiscernables- distincts, mais aux frontières indiscernables.
Dans le devenir que forme le bloc - « bloc d'enfance », par exemple -, le présent est
strictement contemporain de son propre passé, mais également de son futur. Tel est le paradoxe du
devenir- « pur devenir » ou « devenir-fou», comme dira quelquefois Deleuze : il lui appartient d'aller
dans les deux sens en même temps. Par conséquent, ce paradoxe du devenir s'oppose au « bon sens »
(une seule direction à la fois), comme en témoignent les changements de taille successifs d'Alice -
grandir et rapetisser - qui se produisent simultanément"*^. Puisque le devenir «esquive » le présent, ne
s'arrête jamais dans aucun état, dès lors, dans ce processus, passé et futur coïncident : subvertissant la
ligne du temps unidirectionnelle, le devenir détruit, du même coup, « l'incompossibilité » des réalités
divergentes. Ainsi se dessine le labyrinthe du «jardin aux sentiers qui bifurquent»'*^, la ramification
dans ce processus du devenir de tous les « événements purs », jamais au présent.
Se divisant constamment en lui-même, le temps se scinde ainsi en deux jets qui plongent, l'un
vers le passé, l'autre vers le futur. « Devenir » nomme ce mouvement « aberrant » du jaillissement
double ; mouvement qui entraîne la « chao-errance », cohérence paradoxale de la contemporanéité des
directions divergentes du temps « out of joint » - contemporanéité prise dans des « blocs ». A
l'harmonie immuable du cosmos se substitue le « chaosmos » l'ordre surgi du chaos, ordre propre à
l'étemel retour, inséparable du devenir - poussé par le désir, le devenir trace indéfiniment le cercle de
l'étemel retour, « cercle toujours excentrique pour un centre toujours décentré »''^. Enoutre, la « chao-
errance » de l'étemel retour nous reconduit au thème du hasard absolu, l'unique Lancer de dés,
fragmenté en une infinité de lancers, qui chacun réaffirment, d'un coup, la totalité du hasard :
« l'unique lancer est un chaos, dont chaque coup est un fragment »'". Dès lors, le devenir n'est autre,

ZOURABICHVILI (Fr.), op. cit., p. 24.


Les aventures d'Alice expriment donc ce « devenir-fou » qui renverse la chronologie temporelle : « quand je
dis "Alice grandit", je veux dire qu'elle devient plus grande qu'elle n'était. Mais par là-même aussi, elle devient
plus petite qu'elle n'est maintenant. Bien sûr, ce n'est pas en même temps qu'elle est plus grande et plus petite.
Mais c'est en même temps qu'elle le devient. Elle est plus grande maintenant, elle était plus petite auparavant.
Mais c'est en même temps, du même coup, qu'on devient plus grand qu'on était, et qu'on se fait plus petit qu'on
ne devient. Telle est la simultanéité d'un devenir dont le propre est d'esquiver le présent » (DELEUZE (G.),
Logique du sens, op. cit., p. 9). Conséquence de ce mouvement fou, Alice perd systématiquement son nom -
escamoté dans toutes ses rencontres -, c'est-à-dire son identité.
Inutile de préciser qu'il s'agit encore de Borges, le titre de l'une des nouvelles de Fictions.
Deux expressions issues de Différence et répétition, utilisées notamment dans « Platon et le simulacre »,
appendice k Logique du sens, op. cit., p. 305.
Ibid., p. 305.
Ibid, p. 75.
465

en définitive, que la relance perpétuelle des dés, la réaffirmation du hasard indissociable de sa


répétition- répétition sélective, s'entend ; le devenir, c'est la différence interne du temps.

Si du devenir naît la différence dans le recommencement, au cours du même mouvement, les


deux faces du cristal, l'actuel et le virtuel, sont rendues indiscernables. La cristallisation déborde en
effet la simple actualisation d'images virtuelles : dans le circuit du cristal, quoique distincts, virtuel et
actuel ne sont plus discernables. L'image, par conséquent, ne dotme aucune priorité à l'actuel : le
présent « ne fait que passer », tandis que le passé (se) conserve. Aussi Deleuze peut-il dire que « la
distinction du virtuel et de l'actuel correspond à la scission la plus fondamentale du Temps, quand il
avance en sedifférenciant suivant deux grandes voies : faire passer le présent et conserver le passé »^°.
Toutefois, l'image-temps nous a permis de constater que ce passage « fulgurant » du présent rend le
virtuel éphémère, alors même qu'il englobe la totalité du passé, ou « passé pur ». C'est pourquoi « le
présent passe (à son échelle), tandis que l'éphémère conserve et se conserve (à la sierme) »^' - et ces
deux dimensions temporelles, le mouvement paradoxal du devenir les rend indiscernables.
Voilà pourquoi le virtuel est qualifié de «passé pur » ou de « durée pure »^^ : n'étant pas
soumis à son actualisation, le virtuel n'est relatif à aucun présent - d'où la différence entre le passé
virtuel et le souvenir, passé de type « empirique »". Dès lors, le virtuel détermine l'événement comme
« pure réserve » : ce qui change et ce qui passe, ce qui fait du temps une répétition mais aussi une
différence constante, ce ne sont pas des faits, des états de corps, mais des intensités. Ainsi, le temps ne
se définit plus que comme changement perpétuel d'intensités, suite de différences. D'où l'affirmation,
chère à Deleuze, du temps comme processus engendrant la montée des « puissances du faux » : faux
mouvements (aberrants, acentrés), fausses identités (les faussaires sans visage), faux espaces (lieux
quelconques, de nulle part). En raison de sa réserve virtuelle, le temps comme puissance de l'étemel

DELEUZE (G.) et PARNET (Cl.), Dialogues, op. cit., p. 184.


Ibid, p. 184.
« Durée » au sens bergsonien cette fois, non pas celle d'un présent qui « dure » : la durée est le virtuel, ou le
grand Tout non totalisant dont l'image actuelle est une coupe.
On notera que dans la lecture qu'il propose de Deleuze, Badiou parle, à propos du virtuel ou de la « Mémoire
totale », d'une « détemporalisation du temps ». L'étemité du passé est en effet définie comme l'Un, l'unité du
temps, fondement d'une vérité, ou encore comme « Relation » (entre les actualisations et le Tout). Or cet Un du
temps échappe selon lui à la temporalité. « La durée pure, le grand passé total qui ne fait qu'un avec le virtuel ne
sauraient être dits temporels, parce qu'ils sont l'être du temps, sa désignation univoque selon l'Un » (BADIOU
(A.), Deleuze. «La clameur de l'Être », Paris, Hachette, coll. « Coup double », 1997, p. 94). On peut cependant
objecter que le « hors-temps » est également le « dedans du temps » : ainsi l'événement - ou l'instant -, malgré
son statut « extra-temporel », n'en fait pas moins partie du temps, en vertu du mouvement d'implication - que
nous développerons ci-dessous. On tendrait donc à rétorquer qu'un tel point-fondement n'existe pas, point qui
s'exclurait lui-même de la temporalité. Contre Badiou, on citera ce commentaire de François Zourabichvili : « le
tout ne peut donc être pensé qu'au moyen d'une synthèse des dimensions hétérogènes du temps, d'où le sens
fondamentalement temporel du virtuel » (ZOURABICHVILI (Fr.), op. cit., p. 91).
466

retour, répétition de la différence - différence interne à lui-même -, met en crise la vérité^" - laquelle
suppose un privilège de l'actuel ou du présent, de la re-présentation -, ainsi que la causalité et la
fmalité. « Une telle conception du temps », commente François Zourabichvili, « pluridimensionnelle
ou intensive, est vertigineuse. [...] Le temps flotte dans le vide, lui-même vide Différence interne
ou devenir pur, virtuel, le temps se confond avec le vide qui engloutit et recrée le multiple,
incessamment.

Sans conteste, le virtuel constitue donc l'unité, la réserve du temps en sa multiplicité. Par
conséquent, l'être - autrement nommé, le vide - est désigné par ce concept de virtuel. « Virtuel »,
prétend Badiou, « est sans aucun doute, dans l'œuvre de Deleuze, le principal nom de l'Être. Ou
plutôt : la paire nominale virtuel/actuel épuise le déploiement de l'Être univoque »^^. Toutefois, ilnous
faudra insister encore sur ce que signifie pour Deleuze cette assimilation entre être et virtuel, virtuel et
: ce qui est « numériquement un », de fait, reste « formellement multiple ». Autre façon de
formuler « l'univocité de l'être » - « univocité », et non « unité ». L'étemel retour nietzschéen repris
par Deleuze devient ainsi répétition sélective, répétition d'une différence qui n'est une que parce que,
précisément, elle se répète. Et le temps « cronique », le virtuel, est le nom de cette synthèse de
l'étemel et de l'instant ou de ce processus de différence et répétition.
Réserve du temps, le virtuel n'est pas doimé au même titre que le « vécu », de même qu'il ne
constitue pas un souvenir de vécu. Pour autant, il ne faudrait pas se hâter de conclure que le virtuel
n'est pas réel. Nous avons déjà dit combien Deleuze insistait sur ce point ; le virtuel ne s'oppose pas
au réel mais au possible ; dans tout réel, il y a donc une part de virtuel ainsi qu'une part d'actuel -
l'une actualisant l'autre, et l'autre cristallisant l'une. En revanche, si le concept de possible s'oppose à
celui de virtuel - et, du coup, en légitime l'existence -, c'est parce qu'il est inséparable de celui
d'« incompossible » : tous les événements du monde - ou plutôt des mondes incompossibles multiples
- ne pourraient coexister dans le présent^^. Il faut donc penser une réalité virtuelle, réserve de ces
événements qui esquivent le présent, c'est-à-dire ne s'effectue qu'occasionnellement et fortuitement
dans des états de choses ou dans des « milieux » déterminés au moyen de coordonnées spatio
temporelles.
En outre, on se souviendra que le concept leibnizien de la monade et la perception baroque de
l'harmonie du monde permettent à Deleuze de délimiter un espace distinct pour chacun des deux
couples, virtuel-actuel et possible-réel : les deux étages de la « maison baroque », celui de la monade

En réalité, il serait sans doute plus exact de dire que le temps subvertit une certaine conception de la vérité, la
vérité comme essence ou comme représentation - un contenu de vérité, répondant à la question « qu'est-ce
que ? » -, mais recrée sa propre vérité ; il existe en effet une vérité du temps, qui est le devenir. Cette vérité-là
n'a pas de contenu mais un mouvement, elle est un mouvement, celui du temps.
Id., « Deleuze. Une philosophie de l'événement », in op. cit., pp. 77 et 79.
BADIOU (A.), op. cit., p. 65.
Nous reviendrons effectivement sur cette question en fin de chapitre.
Pas plus que des réalités contradictoires ne pourraient logiquement se succéder, comme on le comprend
aisément. « L'incompossibilité des mondes » leibnizienne est le corrélat nécessaire d'une conception
chronologique du temps.
467

et celui de la matière. De la sorte, l'actuel ne constitue pas le réel - il y a de l'actuel qui peut être, ou
ne pas être, réalisé -, pas plus que le virtuel ne se confond avec le possible. Rappelons cet axiome :
« le monde est une virtualité qui s'actualise dans les monades ou les âmes, mais aussi une possibilité
qui doit se réaliser dans la matière ou les corps Or, si l'on ne peut dire que le virtuel domine
hiérarchiquement le possible - Deleuze récuse toute hiérarchie -, du moins celui-ci englobe-t-il la
possibilité - les plis de la monade enveloppent ceux de la matière. Dans un temps au mouvement
« aberrant », filant dans toutes les directions à la fois, un temps cronique, la chronologie se trouve
happée comme l'une des dimensions, présente, de ce mouvement. Conséquence de ce geste : il signifie
« mettre l'extériorité dans le temps ; mais le dehors du temps n'est plus la supra-historicité de
l'étemel, [...], il est devenu intérieur au temps, le séparant multiplement d'avec soi »^°. Le virtuel,
«durée », «Tout »ou «être »du temps, est donc bien temporel lui-même - àcondition que l'être^^^i^s^
un devenir, et le « chantdu virtuel »®', une ritournelle du grand recommencement.

3. Topologie de l'implication
COCnoQ

On aura constaté, dans les lignes qui précèdent, que !'« enveloppement »ou r« englobementi>^
constituent deux mouvements primordiaux au sein de la pensée deleuzienne : pour prendre un exemple
déjà rencontré, l'histoire du cinéma ne s'est pas déroulée en deux phases, celle de l'image-mouvement
et celle de l'image-temps, la seconde remplaçant la première ; au contraire, l'image-temps enveloppe
rimage-mouvement pour mieux l'approfondir - dans les nappes du virtuel. Sans aucun doute, on peut
affirmer que les concepts principaux de Deleuze resteraient presque tous injustifiables sans la
topologie de l'implication à laquelle il recourt sans cesse. En outre, comme la plupart des grands
concepts, cette clé topologique de la pensée est apparue dès le début de l'œuvre : de Proust et les
signes date le repérage du mouvement d'implication, essentiel au monde des signes proustien.
L'implication y forme déjà un véritable système, nœud de deux mouvements - complication et
explication. De fait, si l'implication constitue une catégorie de la Recherche, c'est d'une part parce que
l'Essence complique signe et sens l'un dans l'autre - mouvement d'enveloppement -, et d'autre part
parce que le signe force à l'explication, à savoir son interprétation ou son déploiement - mouvement

D'où la « double fonction » divine : « Dieu est "existentifiant" mais l'Existentifiant est d'une part Actualisant,
d'autre part Réalisant » {cf. DELEUZE (G.), Le pli. Leibniz et le Baroque, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988,
p. 140).
ZOURABICHVILI (Fr.), Le vocabulaire de Deleuze, op. cit., p. 91.
Allusion à l'expression utilisée par Alain Badiou, in op. cit., p. 72.
Catégorie d'origine platonicienne, la complication, explique Deleuze, « enveloppe le multiple dans l'Un et
affirme l'Un du multiple » (DELEUZE (G.), Proust et les signes, Paris, PUF, 1971, p. 56). On notera que selon
Deleuze, la quête du narrateur proustien est une recherche d'essences que seul l'art permet d'atteindre, essences
que Deleuze comprend comme du « réel idéal » ou encore du virtuel : grâce à l'art, on accède en effet au « passé
pur» ou au temps retrouvé {cf. ibid, pp. 73 à 75). L'essence virtuelle possède en outre le pouvoir de se
différencier en elle-même, tout en se répétant ; « différence et répétition sont les deux puissances de l'essence,
inséparables et corrélatives » {ibid., p. 61).
468

de développement. Deux figures topologiques se dessinent alors, qui manifestent les rapports entre
unité et multiplicité (des signes) ; l'implication, ou l'emboîtement des incommensurables - rapportdes
contenants et contenus - et la complication des vases clos - rapport parties-tout, « coexistence des
parties asymétriques et non communicantes Paradoxaux, les espaces permettent ainsi de donner au
temps une définition topologique : « ce système de distances non spatiales
D'un bout à l'autre de son parcours, Deleuze conservera ces « opérateurs topologiques » de
l'implication : dans toute rencontre, bloc ou événement, les deux termes ne se heurtent pas, ne
s'éliminent pas - l'un imitant l'autre - ou ne se juxtaposent pas, mais il y a toujours implication,
enveloppement d'une intensité dans une autre au sein d'une multiplicité^^. Ainsi le virtuel implique
tout actuel, comme l'image-temps enveloppe l'image-mouvement ; de façon analogue, une singularité,
une heccéité ou une vie - en d'autres termes, un plan d'immanence - consiste en une complication
d'événements, de moments, etc. en un seul Événement unique - ce que l'on appellera « un destin »
Autrement dit, l'implication est la relation, non synthétique, non dialectique, du tout aux parties, du
virtuel à l'actuel, ou de l'unité et des différences ; seule la topologie de l'implication permet dès lors
de concevoir une philosophie de la stricte immanence, dont le principal problème - ainsi que Badiou
le repère très justement - consiste à penser le rapport immédiat de l'un au multiple, formulé par
l'équation « PLURALISME = MONISME ».
C'est pourquoi, vers la fin de sa trajectoire philosophique, plus de vingt ans après Proust,
Deleuze retravaille l'opérateur topologique du pli, cette fois dans la ligne de la conception baroque du
monde. Entre-temps, il n'a cessé d'explorer le « Dehors » : autant de champs d'extériorité ou de plans
- de signes, de forces, de temps, etc. - à partir desquels les concepts, les intensités, les différences, se
constituent. Y compris la subjectivité : depuis toujours, Deleuze ne conçoit pas la pensée, ou
l'existence, autrement que provoquée par le Dehors. Dans ce contexte, l'architecture baroque, la
maison à deux étages, qui construit le rapport monade-matière, venait rendre exactement compte du
mouvement logique de cette philosophie de l'immanence et de l'implication. Pour le « perspectiviste »
baroque, le monde, en effet, préexiste au sujet, qui en occupe un point de vue - attendu qu'il n'y a pas
de centre à l'univers : mais ce monde lui préexiste sous sa forme virtuelle - il faut une monade (une
âme) pour en actualiser une facette. Le virtuel crée l'intériorité grâce au geste d'inclusion, d'inhérence

125.
Par conséquent, le « temps perdu » est ce qui introduit de la distance entre des choses contiguës, tandis que le
« temps retrouvé », au contraire, rend contiguës des choses distantes. « Le temps, ultime interprète, ultime
interpréter, a l'étrange pouvoir d'affirmer simultanément des morceaux qui ne font pas un tout dans l'espace, pas
plus qu'ils n'en forment un par succession dans le temps. Le temps est exactement la transversale de tous les
espaces possibles » {ibid.,ç. 141).
On se rapportera à ce passage de Mille plateaux qui expose clairement ce mouvement : « n'est-ce pas déjà le
caractère intensif des éléments et de leurs rapports dans ce genre de multiplicité ? Exactement comme une
vitesse, une température ne se composent pas de vitesses ou de températures, mais s'enveloppent dans d'autres
ou en enveloppent d'autres qui marquent chaque fois un changement de nature » {cf. DELEUZE (G.) et
GUATTARI (F.), Mille plateaux, op. cit., p. 44).
Ainsi que le dit justement François Zourabichvili, « le destin est comme le coup de dés ; ontologiquement un,
formellement multiple » (ZOURABICHVILI (Fr.), « Deleuze. Une philosophie de l'événement », in op. cit., p.
82).
469

ou d'enveloppement du pli, qui est en quelque sorte sa « cause finale » ; « on dira que ce qui est plié
est seulement virtuel, et n'existe actuellement que dans tme enveloppe, dans quelque chose qui
l'enveloppe Cette enveloppe sera nécessairement une âme, sachant qu'une âme n'est elle-même
composée que de plis multiples - « pures virtualités ».
« Sans porte ni fenêtre » : l'expression de Leibniz traduit la pure intériorité que constitue donc
la monade. « Monade » désignait pour les néo-platoniciens l'unité dans son pouvoir d'enveloppement
et de développement - implication et explication -, catégories auxquelles il faut ajouter la
complication, mouvement de l'universelle Unité qui rassemble la série infinie de toutes les monades®^.
Fait d'inflexions virtuelles, le monde requiert les monades pour en actualiser des points de vue : voilà
pourquoi l'âme est un pur « dedans », une intériorité « incluante » et « actualisante ». Toutefois, la
monade, pure intériorité, ne jouit pas pour autant d'une « antériorité » par rapport au monde ; au
contraire, « si le monde est dans le sujet, le sujet n'en est pas moins pour le monde »®. Il faut donc
partir des inflexions du monde pour aller vers l'implication dans la monade, produite pour, ou à partir
du monde ; or ce mouvement prend la forme d'une torsion, un pli (que manifeste le dépli, ou
explication) entre monde et monade : pli, ou torsion - comparable à une bande de Mœbius -, trait
baroque par excellence, qui in-forme donc la relation du dedans au dehors, l'intérieur de l'extérieur et
l'extérieur de l'intérieur.

« Sans porte ni fenêtre », l'étage du haut de l'architecture baroque n'en entretient pas moins un
rapport avec celui du bas : la monade se plie sur la matière, suivant un pli ou « vinculum » non
localisable - où finit l'intelligible et où commence le sensible ? Entre monade et matière, cependant, la
nature des plis diverge ; d'un côté les plis de la monade actualisent du virtuel, de l'autre ceux de la
matière réalisent du possible. Ce qui n'empêche, toutefois, qu'une part du monde demeure idéale,
c'est-à-dire virtuelle : « pure réserve des événements »^°, préexistante aux plis des deux sortes.
Préexistence idéale du monde, le virtuel, Deletaze l'appelle « le Dehors » : tout intérieure qu'elle soit,
« surface à un seul côté », la monade, en vertu de la « torsion » qui la lie au monde, possède donc un
dehors, une autre face qui lui est adjacente et complémentaire - « le dehors de sa propre intériorité »,
« une paroi, une membrane souple et adhérente coextensive à tout le dedans »^'.
Le virtuel, en conclusion, n'existe donc « à l'intérieur » du sujet qu'en tant qu'il s'y actualise ;
pour le reste, il constitue le Dehors ou la pure réserve événementielle. C'est pourquoi Deleuze ne

DELEUZE (G.), Le pli. Leibniz et le Baroque, op. cit., p. 3 L


Encore une fois, on voit que le concept créé (la monade) ainsi que la topologie (celle de l'implication) tentent
de résoudre le problème du rapport de l'un au multiple.
®/èM,p. 35.
™/6/(/.,p. 141.
Ibid., p. 149. Dans le dernier chapitre de l'ouvrage, Deleuze montre comment le concept, dans la vision
baroque du monde, participe lui aussi du mouvement général d'enveloppement : le Baroque n'adopte pas la
forme géométrique du cercle, mais du cône (ou de la coupole), dont la base s'ordonne non plus par rapport à un
centre idéal mais par rapport à un sommet, une pointe. Cette pointe est le concept, resserré, enveloppé ou « plié »
au maximum. « Le concept devient "concetto", c'est une pointe, parce qu'il est plié dans le sujet individuel
comme dans l'unité personnelle qui ramasse en soi les diverses propositions, mais aussi qui les projette dans les
images du cycle ou de la série » {ibid., p. 172).
470

conçoit pas le temps comme intérieur au sujet : par opposition aux phénoménologues, il ne parle
jamais de « temps vécu ». Ce qui ne signifie pas que le sujet ne fasse pas l'expérience du temps : au
contraire, la subjectivité n'est que du temps, un temps non-chronologique, et inversement le temps
n'est que subjectivité. Disons que le temps, par rapportau « sujet », est similaire au dehors du monde,
cette « membrane souple et adhérente coextensive à tout le dedans » : de la sorte, c'est bien plutôt
nous qui sommes enveloppés dans le temps - telle l'image dans le Tout du montage, petite « coupe »
close sur elle-même, et pourtant ouverte, grâce à un point de déséquilibre, sur le temps. Le temps, par
conséquent, ou le virtuel, est le nom du subjectif - de l'affect, du désir-devenir. « La subjectivité n'est
jamais la nôtre, c'est le temps, c'est-à-dire l'âme ou l'esprit, le virtuel. L'actuel est toujours objectif,
mais le virtuel est le subjectif : c'était d'abord l'affect, ce que nous éprouvons dans le temps ; puis le
temps lui-même, pure virtualité qui se dédouble en affectant et affecté, "l'affection de soi par soi"
comme définition du temps
Virtuel et temps - ou devenir - composent ainsi, tels le vide et la pénombre, un seul et même
doublet nominal pour désigner le Dehors : Dehors ou plan d'immanence - im vide traversé de forces
grâce auxquelles se crée la pensée, synonyme de l'être. Le temps ne se présente donc pas autrement
que comme ce champ d'extériorité, ce champ de puissances - celles de la différence et de la répétition
- qui ne cesse de produire des intériorités, closes et néanmoins ouvertes sur le Tout. « Extra
temporel », parce que césure du temps, pur instant, l'événement n'en appartient pas moins à ce dehors
du temps : non pas comme simple effectuation, mais effectuation et contre-effectuation à la fois ;
Dehors, le temps n'en constitue donc pas moins son propre dedans, extériorité et intériorité d'un même
pliage. Après s'être subordoimé le mouvement pour diriger son propre « devenir fou », le temps
devient espace : non pas un « espace-étendue », limité et centré, mais un espace non spatial,
topologique. Puisqu'il existe une topologie du sujet^^ - or le sujet est une implication du virtuel -, il
existe également, par voie de conséquence, une topologie du temps. Ou plutôt, c'est le temps lui-
même qui devient topologique, « espacé » ; dehors du dedans, non-chronologique mais « cronique »,
le temps produit l'espace rhizomatique, les lignes de fuites multiples et illimitées qui s'enchevêtrent.
Au lieu de l'espace « majeur », clos et circulaire, centré autour d'une instance transcendante, le
devenir fou trace, en mode mineur, un réseau souterrain de contiguïtés paradoxales, un labyrinthe
borgésien de réalités incompossibles coexistantes.

Id, Cinéma 2. L'image-temps, op. cit., p. 111. On notera que Deleuze s'inspire ici largement de Bergson, pour
qui, à mesure qu'évolue sa philosophie, la « durée » n'est plus notre vie intérieure (du « temps vécu ») mais bien
la seule subjectivité, « l'intériorité dans laquelle nous sommes, nous nous mouvons, vivons et changeons » {ibid.,
p. 110).
En effet, le sujet, selon Deleuze, résulte d'une « torsion » à partir du dehors virtuel. En esquissant,
précédemment, une comparaison avec la bande de Mœbius, nous faisions signe vers la topologie lacanienne ;
l'opération de division du sujet par le grand Autre symbolique « précipite », comme on l'a vu, un reste de Réel,
l'objet « a », qui découpe dans le « vase » du sujet une bande de Mœbius, connectant par torsion l'intérieur de
celui-ci avec son extériorité. Le Réel, tel le temps deleuzien, a donc la structure paradoxale d'un « dehors-
dedans » : rien d'étonnant donc à ce que Deleuze dise le virtuel réel (plutôt que possible).
471

Le temps d'Aiôn, le virtuel ou le devenir, entre en symbiose avec l'espace, jusqu'à ce qu'il n'y
ait d'autre espace qu'« aberrant », illimité et paradoxal - soit, aussi bien, un espace parfaitement
quelconque, épuisé de tout possible, désaffecté de tout « milieu » aux coordonnées spatio-temporelles.
Si le temps conjoint des dimensions hétérogènes et néaimioins communicantes - tels les « vases »
proustiens -, de telle sorte que l'on puisse utiliser pour qualifier cette temporalité le terme
d'« hétérochronologie », on parlera, semblablement, pour désigner les écheveaux de lignes, segments,
séries et blocs distants mais contigus, d'« hétérotopologie »^'*. Chez Deleuze, tout (re)commence à
partir du dehors, pousse au milieu et (se) passe dans l'entre-deux des rencontres. Pour cet espace
paradoxal du virtuel, espace « d'Aiôn », Deleuze utilise aussi le mot « carte » ; de ce fait, la topologie
s'appellera également « cartographie » - d'où notre propre titre.
Le texte « Ce que les enfants disent »^^ développe le concept de la carte. À la conception
archéologique de l'inconscient - conception sur laquelle repose la psychanalyse -, Deleuze oppose la
conception « cartographique ». La première hypertrophie le rôle de la mémoire : il s'agit de plonger
dans le passé, un passé lourd d'anciens présents, de vécus, d'images-souvenirs^®. La seconde, en
revanche, privilégie le devenir, le parcours et les trajectoires multiples de l'inconscient. L'inconscient,
dès l'enfance, explore dans toutes les directions, dans tous les milieux - et non uniquement le milieu
familial^^ -, milieux formés par des événements, des substances et les puissances les plus diverses.
Ainsi le désir trace une carte des trajets et des intensités : c'est pourquoi nous avons pu prétendre,
précédemment déjà, que le désir n'est autre qu'une trajectoire, un voyage, l'inconscient, une carte, et
le sujet, un nomade. Ce que Deleuze résume en ces mots : « la carte exprime l'identité du parcours et
du parcouru. Elle se confond avec son objet, quand l'objet lui-même est mouvement »^l Conception
du sujet, on le voit, tournée vers le devenir : la carte, ou la singularité, est un devenir - un « bloc

Nous empruntons ces deux termes à Manola Antonioli, qui parle également d'une « hétérogenèse de la
subjectivité » dans la pensée de Deleuze et Guattari. Elle-même reprend le terme d'« hétérotopologie » à
Foucault. (Voir ANTONIOLI (M.), Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Paris, L'Harmattan, 2003, pp. 18 et
19). Remarquons encore que François Zourabichvili pointe lui aussi r« hétérogénéité » du temps
pluridimensionnel ou intensif (ZOURABICHVILI (Fr.), op. cit., p. 74).
Le texte se trouve dans Critique et clinique, op. cit., pp. 81 à 88.
On remarquera que bien des années auparavant, Deleuze réfiitait en des termes presque identiques la lecture
« classique » de la Recherche : si la question proustienne est bien celle du temps, la remémoration - la
reproduction d'images vécues - ne préoccupe pas tant le narrateur que la quête d'un temps qui n'a jamais été
présent, et que seul l'art peut révéler, par le truchement des signes multiples.
On reconnaît ici un thème récurent dans L'anti-Œdipe : loin de se restreindre au triangle œdipien, la
production désirante de l'inconscient, exprimée en termes de flux coulant des machines interconnectées, envahit
tous les champs, et ce dès le début de l'existence.
DELEUZE (G.), « Ce que les enfants disent », in op. cit., p. 81.
472

d'enfance » - qui trace elle-même les affects et les intensités^'. Plus qu'un simple calque de l'espace-
étendue, la carte d'intensité ou de densité forme une « constellation affective ».
Cette conception cartographique de l'inconscient, directement dérivée de la conception du
temps (du virtuel), a une conséquence cruciale sur laquelle il nous importe d'insister : elle remet
fondamentalement en cause la distinction entre réel et imaginaire. Ce qui s'opère est bien davantage
qu'une subversion de la hiérarchie - l'imaginaire « dérivé », second par rapport au réel : à dire vrai,
ces deux catégories de pensée en perdent jusqu'à leur raison d'être. Nous sommes ici ramenés à la
problématique de l'image-temps, et sa distinction d'avec l'image-rêve ou l'image-souvenir - voire
même l'image cliché, ou la métaphore. La propriété du cristal, on le sait, ne consiste pas seulement à
joindre à l'image actuelle une image virtuelle, mais à rendre indiscernable l'actuel de sa propre image
virtuelle. C'est pourquoi le virtuel ne se réduit jamais à la représentation ou reproduction identique de
l'actuel - un cliché : il ne s'agit nullement de la copie imaginaire (non dormée, « inventée ») d'un réel
(image donnée, vécue)Le virtuel, encore une fois, ne s'oppose pas au réel, de même que l'actuel
s'avère indifféremment possible ou réel. Plus pertinent, répétons-le, est le rapport de l'actuel à son
image virtuelle : il n'y a image-cristal que s'il y a scission interne de l'image en deux faces, que si les
deux sont rendues indiscernables dans un devenir commun - l'image-temps n'est jamais au présent,
pour Deleuze. Il n'y a, par contre, que métaphore, ou rêve, lorsque reste assignable la distinction de
l'image actuelle et du virtuel - une chaîne d'images dans le rêve, répétant cette coupure entre actuel et
virtuel. Aussi la vision qu'offre le cristal - un « cinéma de voyants », dit Deleuze - n'est autre que le
réel même.

Si la distinction entre réel et imaginaire perd dès lors sa pertinence, la question de savoir si les
trajectoires de la carte inconsciente sont autant de voyages fictifs perd, du même coup, la sienne. La
force du voyage imaginaire, explique Deleuze, serait de se refléter dans le trajet réel, et inversement.
Ainsi qu'à l'intérieur du cristal, l'image virtuelle et actuelle, voyages réel et imaginaire doivent plutôt
être « comme deux parties juxtaposables ou superposables d'une même trajectoire »^', dans un devenir
commun. Et ce devenir commun du « réel » et de r«imaginaire » - mais leur frontière déjà va
s'effaçant - n'est autre, en définitive, que la symbiose de l'espace et du temps : tout trajet est aussi un
devenir, une carte n'est pas plus formée d'espace que de temps - puisque l'un et l'autre, dans l'image
« cartographique », deviennent indiscernables. Deleuze : « on voit bien pourquoi le réel et l'imaginaire
étaient amenés à se dépasser, ou même à s'échanger : un devenir n'est pas imaginaire, pas plus qu'un
voyage n'est réel. C'est le devenir qui fait du moindre trajet, ou même d'une immobilité sur place, un

™Tout comme le temps, les affects et intensités ne sont pasdesmouvements intérieurs au sujet, à partir desquels
celui-ci réagirait à ce qui « arrive » au dehors. Nous ne réagissons pas à une situation donnée à partir de notre
affectivité, c'est le plan - le temps - qui nous affecte.
C'est pourquoi Deleuze se livre ici à une critique sévère de l'interprétation freudieime du cheval du « petit
Hans », l'identification de l'image du cheval à celle du père. La critique de la psychanalyse freudienne n'étant
pas notre objet ici, retenons seulement que Deleuze stigmatise le fait que l'image virtuelle, tout comme la carte,
n'est pas une image « seconde », postérieure à une image première « réelle » ou vécue.
Ibid, p. 83.
473

voyage ; et c'est le trajet qui fait de l'imaginaireun devenir. Les deux cartes, des trajets et des affects,
renvoient l'une à l'autre On en déduit que l'interprétation naturelle conduirait à assimiler l'espace
au réel, le temps à l'imaginaire. Or, lorsque les deux faces devieiment indiscernables, sur la carte ou
dans le cristal, l'espace n'est pas moins virtuel que le temps n'est réel.
L'art a toujours été le révélateur le plus puissant de cette vérité du temps ; « l'art-
cartographie » - versus « l'art-archéologie » - nous dévoile la coextensivité des trajets et des devenirs.
Deleuze encore : « à sa manière, l'art dit ce que disent les enfants. Il est fait de trajets et de devenirs,
aussi fait-il des cartes, extensives et intensives Par conséquent, il s'ensuit que le concept que l'on
utilise pour désigner la production artistique - le mouvement de production, le geste artistique - doit
également désigner cette symbiose de l'espace et du temps, du réel et de l'imaginaire ; et ce concept
n'est autre que celui de « fiction ». Le terme de « fiction » nonmie en effet le processus de fabrication
qui consiste à produire de l'imaginaire, soit des images : or les images, parce qu'« imaginées », n'en
sont pas moins réelles. Le cristal de temps ou la carte d'intensité, en subvertissant la dualité
imaginaire-réel, nous permettent donc de découvrir que la production fictive possède une action sur le
réel. La littérature notamment - et bien entendu le théâtre, ou le cinéma -, est une « fiction effective »,
selon l'expression de François Zourabichvili, « production d'images mais aussi production réelle ou de
réel»^''. Quant à lui, le «réel», par conséquent, désigne un ensemble d'images dans lesquelles
coexistent virtuel et actuel, images que crée l'art - ainsi que d'autres modes de pensée, comme la
philosophie. De « l'art-cartographie », on dira que « c'est comme si des chemins virtuels s'accolaient
auchemin réel qui en reçoit de nouveaux tracés, de nouvelles trajectoires »^^.
Alors, le temps-espace paradoxal, que ne cesse de répéter, pour l'approfondir, la pensée de
Deleuze - étemel retour des concepts et de leur différence -, ce temps topologique, nous dévoile, en
dernière analyse, qu'un trajet d'écriture - celui de Beckett, celui de Deleuze - n'est pas davantage
imaginaire que réel - et que le réel est tissé par les devenirs de la fiction, fait d'effectivité comme de
contre-effectivité, d'actuel comme de virtuel.

Ibid, p. 85. Et dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari explicitent cette « réalité » du devenir - à partir de
l'exemple paradigmatique du devenir-animal ; « devenir ne se fait pas dans l'imagination, même quand
l'imagination atteint au niveau cosmique ou dynamique le plus élevé, comme chez Jung ou Bachelard. Les
devenirs-animaux ne sont pas des rêves ni des fantasmes. Ils sont parfaitement réels. Mais de quelle réalité
s'agit-il ? Car si devenir animal ne consiste pas à faire l'animal ou à l'imiter, il est évident aussi que l'homme ne
devient pas "réellement" animal, pas plus que l'animal ne devient "réellement" autre chose. Le devenir ne
produit pas autre chose que lui-même. C'est une fausse alternative qui nous fait dire : ou bien l'on imite, ou bien
on est. Ce qui est réel, c'est le devenir lui-même, le bloc de devenir, et non pas des termes supposés fixes dans
lesquels passerait celui qui devient » (DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Mille plateaux, op. cit., p. 291).
DELEUZE (G.), « Ce que les enfants disent », op. cit., p. 86.
^ ZOURABICHVILI (Fr.), Le vocabulaire de Deleuze, op. cit.,p. 26.
DELEUZE (G.), op. cit., p. 88.
474

B. Le « temps-espace paradoxal » beckettien

Tel Deleuze quelque 35 ans plus tard, Beckett entreprend, en 1930, la rédaction d'un
commentaire de Proust. On pourrait s'étonner des nombreux points de convergence entre les deux
essais si l'on ne connaissait déjà les analogies de pensée entre les deux auteurs. Il va sans dire que la
question centrale, dans l'essai de Beckett, est aussi celle du temps, «ce monstre bicéphale de
damnation et de salut D'emblée, Beckett stipule que Proust refuse « les lois de l'espace » pour
celles du temps ; ou plutôt, c'est encore le temps qui gouverne l'espace, le temps « topologique »,
lequel dessine un labyrinthe dont sont victimes et prisonniers les personnages^^. Captif du temps, le
sujet, en effet, n'est que différence absolue, traversé par une « différence interne » ; le désir d'hier
n'est déjà plus celui d'aujourd'hui, de sorte que je ne peux posséder les choses que de façon partielle,
par séquences. « Quel que soit l'objet, donc, notre soif de le posséder ne peut, par définition, être
étanchée. Dans le domaine de l'art comme dans celui de la vie, tout ce qui se réalise dans le temps
(tout ce que le temps produit), nous ne pouvons au mieux le posséder que par séquences successives,
grâce à une série d'aimexions partielles - jamais intégralement au même instant Moi-même, je
suis toujours autre que ce que je serai demain, une constellation de ces « sujets innombrables qui
constituent un seul être D'où la tragédie d'Albertine : l'amour n'est que perte et manque, puisque,
dès ses premières apparitions sur la digue de Balbec, l'aimée change sans cesse, adopte des apparences
transitoires, « déesse à plusieurs têtes ». Par conséquent, notre amour n'est, en définitive, que « cristal
d'un désir » - l'expression cette fois est de Beckett -, fabriqué à partir de signes mensongers, image
que letemps et l'espace rendent impossible à posséder'".
Différence, mais aussi répétition : outre nos habitudes, qui tentent de contrebalancer le
mouvement de différenciation perpétuelle du temps - du présent « chronologique », dirait Deleuze,
présent qui dure et ne passe pas, au contraire de l'instant -, outre nos habitudes, « l'univers personnel
de notre subconscient » « incorpore » le passé révolu dans une vaste mémoire où passé et présent
coexistent. De cette façon, Beckett repère également dans la Recherche une gigantesque réserve
virtuelle d'événements. Certes, la mémoire volontaire, mécanique et utilitaire, ne fait que répéter nos

Proust, p. 21.
Voici ce que dit exactement Beckett : « les créatures de Proust, donc, sont les victimes de cette condition, de
cette circonstance prépondérante qu'est le temps [...]- les victimes et les prisonniers » {ibid., p. 23).
p. 28. Dans son propre essai sur la Recherche, Deleuze conçoit, on s'en souvient, les relations
d'appartenance de façon fort similaire, via la topologie du pli : une chose « possédée » est une chose pliée,
enveloppée dans une autre. Complication et implication régissent les rapports entre touts et parties, ainsi qu'entre
contenants et contenus : rapports spatialement paradoxaux, puisque se touchent des éléments non communicants,
distants. L'« entrappartenance », c'est-à-dire l'enveloppement, le pliage, est donc régi par le temps, qui instaure
de la discontinuité dans la contiguïté.
Ibid.,-p. 29.
475

habitudes^' : « l'évocation» du passé, acte intellectuel, ne pourra jamais rendre qu'un simple « écho »
d'une sensation passée - reproduction secondaire -, mais non en restituer « l'impression essentielle »
jugée incohérente par la volonté'^. La mémoire involontaire, par contre, « stimulus immédiat »,
sélectionne des images « arbitraires » et fournit une matière qui « ne contient rien du passé ;
« explosive », loin de nous « plagier » nous-mêmes, comme la première - se contentant de re
présenter notre passé vécu-, elle ne procède pas par réminiscence, mais créeun passé inouï, un passé
virtuel-réel. « Sa lumière », expose Beckett à propos de la mémoire involontaire, « a révélé ce que la
fausse réalité de l'expérience ne peut et ne pourra jamais révéler ; le réel » - mais un réel « idéal » et
« essentiel » : l'art, une fois encore, nous dévoile le noyau du réel
Seul le temps, aidé par la mémoire involontaire, elle-même déclenchée par l'art, peut donc, en
définitive, nous permettre d'atteindre les essences, « grâce à un éclair de perception immédiat et
fortuit »®^ - tel le choc des signes qui exerce sa force sur le sujet. Si l'on ne cesse de se différencier à
mesure que le temps fait passer des présents inexistants, si je ne cesse d'être autre que moi-même dans
une temporalité faite de ruptures et de césures, la mémoire involontaire, synonyme du «temps
retrouvé », me permet d'atteindre à nouveau un moi perdu. Toute singularité, par instants, par « éclairs
de perception», peut donc faire l'expérience d'ime plongée dans la Mémoire, le virtuel. Expérience
qui manifeste la contemporanéité du passé avec le présent, « l'enveloppement » du sujet - un pli -
dans les lignes contiguës, mais non continues, du temps. « Tout se passe donc comme si l'on pouvait
représenter le temps par une série infinie de lignes parallèles. Sa vie [au narrateur de la Recherche^ est
soudain transférée sur une ligne différente, et sans solution de continuité elle poursuit son cours à cette
minute lointaine du passé où sa grand-mère s'était penchée sur sa détresse »'®. Instantané tel un
« éclair », en rupture avec le temps de l'attente, saut, grâce à l'expérience artistique'^, sur une autre
ligne de temps qui plonge dans la grande Mémoire du virtuel, le temps retrouvé proustien crée en
quelque sorte une image-temps littéraire. Et Beckett de se référer, de façon étonnamment

Notons que Deleuze, en suivant la pensée de Proust, établira également une distinction essentielle entre
Mémoire volontaire et involontaire. Comme chez Beckett, la première reste associée au mouvement
chronologique du temps : incapable de saisir directement « l'être en soi du passé », elle ne capte que du passé
doublement relatif - relatif au présent qu'il a été et au présent actuel. En revanche, la Mémoire involontaire crée
un passé que Bergson appelait précisément le virtuel et qui « coexiste avec soi comme présent » {cf. DELEUZE
(G.), Proust et les signes, op. cit., pp. 70 et 71).
Proust, pp. 84 et 85.
Retour de la sensation du passé, et non de sa représentation intellectualisée par le souvenir : « alors la
sensation passée tout entière, non pas son écho ni sa copie, mais la sensation elle-même, abolissant toute barrière
temporelle ou spatiale, déferle brusquement, submergeant le sujet dans toute la beauté de sa dimension
infaillible » {ibid, p. 85).
^^Ibid.,pp. 43,44 et 87.
Ibid, p. 47.
Ibid, p. 52.
Un autre thème surgit dans l'essai de Beckett, que Deleuze reprendra de façon très similaire : l'artiste doit se
garder d'une lâcheté, d'un « artifice social » dangereux, l'amitié. Proust nous enseigne que l'amitié va de pair
avec la communication : communication de « valeurs superficielles », qui tue la solitude indispensable à la
pulsion artistique, « là où nulle communication n'est possible » (ibid., p. 75). On sait que Deleuze associera lui
aussi l'amitié, la « conversation entre amis », à la dérive la plus périlleuse pour la philosophie, la simple
communication d'opinions et le galvaudage du concept.
476

« deleuzieime », au processus cristallin : « l'exposé proustien n'a pas pour point de départ la gangue
du cristal mais son noyau : ce qui s'est cristallisé

1. « Déjà eu lieu-nulle part-jamais »

L'essai intitulé Proust est donc l'un des tout premiers écrits de Beckett ; de même Proust et
les signes, dans le parcours de Deleuze. Il n'est certainement pas anodin qu'un tel essai, centré sur la
question du temps, occupe cette place introductive - place décisive dans leur trajectoire respective.
D'entrée de jeu, l'expérience proustierme leur apprend à percevoir le temps comme matière vivante et
mobile, régissant le mouvement spatial : un temps topologique, labyrinthe, qui tient captif le sujet,
puissance de différence et de répétition échappant à sa maîtrise volontaire. Ce temps non-
chronologique, grande Mémoire qui engloutit à chaque instant le présent, détermine l'espace -
fragmente l'espace en séries de lieux « désaffectés » de leurs coordonnées spatio-temporelles ; ce
temps qui n'a pas plus de début que de fin est une force de recommencement entraînant dans son sillon
la mémoire et le souvenir, l'étemel retour d'images toujours différentes.

a. Lieux « d'entre-deux temps »

Le temps « hors de ses gonds » ; l'expression définit le temps de l'image-cristal, temps


d'Aiôn. « Hors de ses gonds », nous l'avons dit, signifie littéralement « hors de son cadre », hors de
ses points cardinaux. Dès lors l'espace déterminé par ce temps « fou » s'avère être l'exact inverse de
ce que Deleuze appelle un « milieu » : un présent qui « dure » sans passer, qui sert de cadre à
l'effectué - soit une situation déterminée dans l'espace et le temps à partir de laquelle une action, un
comportement, peut être déclenché. Or aucun lieu beckettien ne s'apparente à un « milieu » : aucun de
ses « décors », aucun de ses « cadres » spatiaux ne dicte le comportement de ses persoimages. Il
n'existe, chez Beckett, aucun heu précisément situé : tout se produit dans un espace non-représentatif,
qui pourrait être partout et nulle part, baigné par une lumière d'entre-deux - la pénombre qui nomme
l'être.

Ceci n'exclut pas, toutefois, que l'on puisse s'ingénier à retrouver dans les endroits où se
déroulent les premiers romans des lieux « réellement » existants, notamment des lieux d'enfance de
l'auteur. Ainsi de la gare où Watt pend le train, par exemple, pour se rendre chez Monsieur Knott. Il
reste qu'aucune indication n'est doimée en ce sens : si les lieux, au départ, sont plus précisément
caractérisés - avec force détails « réalistes » -, Beckett ne vise cependant jamais qu'à décrire un
archétype. Nul lieu qui soit nommé, d'un nom que l'on pourrait identifier. Avec la trilogie, plus tard,
l'espace - situation et position - devient l'objet des élucubrations du narrateur. « Où suis-je et vers où

^^lbid.,p. 85.
L'expression est de Ciaran Ross, que nous citerons ci-dessous.
477

vais-je ? » reste l'une des principales préoccupations de Molloy. Quelques hypothèses qui paraissent
sérieuses - la chambre de la mère, par exemple -, d'autres plus vagues ou fantaisistes, comme ses
raisonnements à propos de son orientation ou de la localisation de la maison maternelle. Quant à
Moran, il semble ne laisser aucun doute, au point de départ, sur l'endroit où il habite ; d'emblée,
cependant, les explications avancées à propos de la nomination des lieux - le système Bally, Ballyba
et Ballybaba - ne peuvent manquer de paraître farfelues ; et l'on sait comment progressivement cette
apparence de stabilité s'écroulera, comment il s'égarera lui aussi dans laforêt'"".
Quoi qu'il en soit, nommé ou non, décrit avec moult détails - la maison de Moran, notamment
- ou laissé dans le flou - la forêt -, il n'existe nul endroit qui ne soit pas d'ordre général : une maison,
une forêt, une ville, une plage. Aucun ne reproduit un lieu particuher qui aurait tme influence sur
l'action, les caractères, les mœurs, coutumes, etc. Avec les deux romans suivants, le flou
s'accroît encore : quoique leurs situations respectives paraissent toujours autant préoccuper les
narrateurs, Malone ne peut rien de plus que se dire dans une chambre (d'hôpital), tandis que
l'Innommable, s'il occupe plusieurs lieux, n'est jamais plus précisément situé, en définitive, que par sa
position dans l'espace"". À ces fausses locahsations-là correspondent celles de la «trilogie»
théâtrale : la « route à la campagne, avec arbre » de Godot, r« intérieur sans meubles » au milieu
d'une lande désolée dans Fin de partie, et enfin le mamelon de Winnie au centre d'une plaine
désertique. À ce stade, « l'abstractivation » fait déjà loi en ce qui concerne les espaces : aucun
« milieu » déterminé, mais des « situations optiques (et sonores) pures ».
Cette tendance ne fait que s'affirmer par la suite, aussi bien au théâtre et à l'écran que dans la
prose. Le lecteur s'est déjà familiarisé avec ces plateaux scéniques caractérisés uniquement par le
contraste clair-obscur, qui se désignent eux-mêmes comme des « aires » de jeu, espaces vides à
meubler grâce au jeu théâtral : de la même façon, à partir de la trilogie romanesque, le lieu principal,
voire exclusif, est celui de l'écriture - l'écriture crée et occupe le seul espace « réel ». Plus tard, à
l'écran, le travail de « désaffectation » de l'espace, de dépotentialisation, on l'a vu, fera l'objet même
du fihn. Quant à la prose, Beckett y poursuit le travail de la trilogie : les espaces sont autant de lieux
d'errance, significatifs dans la trajectoire des persormages, mais uniquement par leur caractère
générique- un refiige, une pièce close, im banc, un chemin de campagne, ... Ensuite, il y aura la boue
et le noir, qui sont corrélatifs ; la boue dans laquelle on rampe ici-bas, opposée à la lumière de « là-

L'imprécision, qui ne fera que s'aggraver dans les mouvements de Moran - physiques comme psychiques,
d'ailleurs -, commence avant même son départ : «je ne faisais qu'aller et venir», dit-il alors qu'il se trouve
encore chez lui, annonçant ainsi le mouvement qu'il décrira plus tard. Et plus loin, «je sentais une grande
confusion me gagner » {Molloy, p. 133).
Dans une étude intitulée Lieu dire, Ludovic Janvier note, à raison, que la recherche d'un centre constitue le
désir interdit de l'Innommable : interdit, parce que le centre absent reflète l'impossibilité pour le sujet de se
cemer par l'écriture. L'écriture ne cesse donc de toumer autour de ce vide d'un point central. « De cette absence
de lieu, L'innommable ne cesse de parler, mais avec des noms et des espaces d'empmnts ». Dans son ensemble,
l'article cherche à établir le rapport entre « mise en mots » et « mise en demeure », entre l'écriture et la quête
d'un lieu qui n'est autre que celui de l'écriture même {cf. JANVIER (L.), « Lieu dire », in L'Heme. Beckett, n°
31, 1976, p. 200).
478

haut » dans Comment c 'est, ou la fange de Compagnie parfois éclairée par la voix. La boue plongée
dans l'obscurité ne semble constituer rien de plus que l'espace nécessaire à la narration d'une histoire
- l'écoute de la voix et le récit qui s'ensuit. Enfin, ailleurs, ce seront plutôt les déserts dans lesquels
seules quelques ruines encore debout accrochent le regard : « terre couverte de mines, il a marché sans
fin » dans Au loin un oiseau, « ciel gris sans nuages lointains sans fin air gris sans temps » de Pour
finir encore, et les « ruines vrai refiige enfin » de Sans^'^^.
De tous ces espaces, de tous ces « endroits », aucun ne forme jamais un véritable « milieu » :
non seulement les lieux paraissent flotter en dehors de toute localisation, mais surtout hors de toute
temporalisation. L'indétermination du lieu répond à l'indétermination du présent. Ainsi, la pénombre,
r entre-deux de la lumière - une obscurité où point quelque clarté - crée aussi bien l'entre-deux spatial
que temporel : le récit se situe dans un intervalle de vide, vide de l'espace et vide du temps à la fois.
Fait de vide et de pénombre, cet espace d'entre-temps peut être appelé, avec Badiou, le « lieu de
l'être ». Dans Cap au pire, en effet, nous avons observé que s'avère indispensable, aussitôt posé le
premier corps, « un lieu. Où nul. Pour le corps. Où être »"'^ : le « lieu de l'être » ne constitue donc rien
de plus, en définitive, qu'un « lieu où être », un intervalle ou hiatus temporel nécessaire au démarrage
de tout récit.

Or tout récit beckettien, ou presque, erre quelque part entre deux langues. D'emblée, il se situe
donc dans un espace d'entre-deux. En outre, les marches, ces longs parcours sans début ni fin, battent
aussi la cadence des départs et retours alternés. Au milieu - la narration beckettienne « pousse toujours
du milieu et au milieu »'"'' -, l'espace parcouru proprement dit s'ouvre toujours quelque part entre ces
deux pôles, le foyer et l'exil, le refuge et l'errance, le lieu clos et le lieu ouvert. Dans cet espacement
entre une borne et son opposé, il n'existe jamais d'autre point d'arrêt, d'endroit déterminé ; r« espace
entre » n'est qu'une pure trajectoire, un parcours - un mouvement vide. De surcroît, on trouve
également ces lieux faussement qualifiés, par le truchement d'une forme géométrique : un cylindre,
une rotonde, un carré avec ses diagonales, des rectangles répétés, un cercle de lumière. Nous parlons
d'une fausse qualification, parce que cette forme géométrique n'est, somme toute, rien de plus qu'un
cadre abstrait, dissimulant le vide. Ces espaces, qui à certains égards rappellent les trajets circulaires -
ou en spirale - des personnages de la trilogie comme Molloy ou Moran, n'en sont que plus
quelconques.
Par ailleurs, dans ces volumes géométriquement déterminés, on passe en général d'un extrême
à l'autre en ce qui concerne la lumière et la température. Le changement peut s'avérer plus ou moins
lent, suivant les cas. On comparera ainsi le « système » de la rotonde {Imagination morte imaginez)
avec celui du cylindre {Le dépeupleur) : d'un côté un passage plus chaotique entre le blanc-chaud et le
noir-froid, au rythme variable, avec arrêts arbitraires et très provisoires à certains paliers ; de l'autre.

Au loin un oiseau, p. 51, Pourfinir encore, p. 11, Sans, p. 69.


Cap au pire, p. 7.
DELEUZE (G.) et PARNET (CL), Dialogues, op. cit., p. 50.
479

une oscillation d'un extrême à son contraire en quatre secondes'"^. Dans les deux cas - mais ils ne
représentent que deux exemples parmi d'autres -, les alternances de température et d'éclairage - voire
de point de vue, dans un texte comme Bing où la caméra rebondit à une allure fulgurante sur les parois
blanches de la pièce carrée - tiennent du mouvement « fou » qu'accomplit le temps : elles produisent
im espace que l'on pourrait dire « aberrant », dans lequel les extrémités opposées se touchent, les
écarts sont contigus, les pôles les plus éloignés sont « impliqués » les uns dans les autres. La vitesse du
changement s'avère également débridée, soit ultra-rapide, soit constamment variable, de façon tout à
fait aléatoire. Aussi ces lieux constituent-ils des espaces de passage, des espacements ; le mouvement
y est régi par la fulgurance de l'instant qui divise le présent, ne permet jamais d'arrêt statioimaire dans
un état dormé. Autrement dit, ce sont là tous des lieux de devenir, lieux en devenir constant et
gouvernés par la puissance de différence et répétition ; nombre d'entre eux se ressemblent
étrangement, comme s'ils diffractaient tous l'image d'un espace unique et illocalisable de l'écriture -
l'espace primordial de la pénombre, « lieu où être ».

b. Temps « d'entre-deux lieux »

Si les lieux ne s'assimilent jamais à des milieux caractérisés et définis ou nommés, mais
s'avèrent toujours « au milieu » de deux états, deux pôles, deux frontières ou deux extrémités, la
raison en est temporelle : le temps n'est jamais « au présent», ni ne suit une ligne chronologique.
Quant à l'instant, il se situe toujours quelque part au milieu, dans un recommencement étemel, le
retour de son mouvement différenciant. C'est pourquoi les textes de Beckett n'ont jamais ni vrais
débuts ni véritables fins - autres qu'un démarrage et un arrêt brutal, souvent inopinés, de l'écriture. De
même qu'il est extrêmement pénible d'envisager sa naissance'"®, et impossible de mourir, débuts et
fins de l'écriture se décrivent de manière constamment problématique. De fait, on tend toujours vers la
fin dans un mouvement asymptotique, qui ne permettra pas de l'atteindre. Aussi, comme l'a bien

Voici comment s'effectuent les passages dans les deux espaces concernés ; dans la rotonde, « forte chaleur,
surfaces blanches au toucher, sans être brûlantes, corps en sueur. [...] Vide, silence, chaleur, blancheur, attendez,
la lumière baisse, tout s'assombrit de concert, sol, mur, voûte, corps, 20 secondes environ, tous les gris, la
lumière s'éteint, tout disparaît. Baisse en même temps la température, pour atteindre son minimum, zéro environ,
à l'instant où le noir se fait, ce qui peut paraître étrange. [...] Plus ou moins longtemps, car peuvent intervenir,
l'expérience le montre, entre la fm de la chute et le début de la montée des durées très diverses, allant d'une
fraction de seconde jusqu'à ce qui aurait pu, en d'autres temps et lieux, paraître une étemité [etc.'] » {Imagination
morte imaginez, pp. 52 et 53). Et à l'intérieur du cylindre : « lumière. Sa faiblesse. Son jaune. Son omniprésence
comme si les quelque quatre-vingt mille centimètres carrés de surface totale émettaient chacun sa lueur. Le
halètement qui l'agite. [...] Température. Une respiration plus lente la fait osciller entre chaud et froid. Elle
passe de l'un à l'autre extrême en quatre secondes environ. Elle a des moments de calme plus ou moins chaud et
froid. Ils coïncident avec ceux où la lumière se calme » {Le dépeupleur, pp. 7 et 8).
La naissance, chez Beckett, est toujours cause d'un certain dégoût, d'une douleur, ou d'une incertitude
foncière. Exemple de ce dernier cas, Pas ; dès sa naissance, l'existence de May est mise en doute par le « nom de
baptême » qu'elle reçoit, qui ne signifie rien d'autre que la simple possibilité de son être. Elle semble dès lors
condamnée à répéter des séries de pas, pour produire un son qui attesterait de sa présence effective. Autre
exemple similaire, Pas moi : là encore, la «mise au monde» de ce «petit bout de rien... avant l'heure... »
apparaît floue et incertaine, vu que « père mère fantômes... pas trace... » {Pas moi, p. 82).
480

montré Bruno Clément à propos de Pas moi et de Mal vu mal l'impossible avènement de la fin
devient-il l'objet du discours, ou du mouvement scénique - ainsi des allers-retours de May, ponctués
par l'étemelle question de sa mère, « n'auras-tu jamais fini de ressasser tout ça ? ; et cette fin se
milp. en finalité même du discours. Or les textes dénient que le terme effectif - la dernière page - en
soit véritablement un : «de bout en bout», la fin se cherche dans le commencement, le
recommencement permanent"". Ainsi le commencement survient toujours au beau milieu d'une
histoire, et la clôture nous ramène à ce surgissement, au recommencement qui subvertit la ligne
chronologique - le « bon sens » - de la narration.
Elles sont nombreuses en effet, ces extrémités finales qui nous renvoient au point de départ :
au théâtre d'abord, selon un procédé qui consiste à finir avec la reprise des premières répliques, mais
aussi dans les récits - Compagnie, par exemple, qui s'achève sur la même image que celle du
commencement, la solitude du «je », l'inventeur ayant soudain décidé d'annuler toute la compagnie
qu'il s'était échafaudée"". En d'autres circonstances, le texte se termine surune impulsion à prolonger
indéfiniment le processus d'écriture. Tel est le cas de Cap au pire, par exemple, qui aboutit en fin de
compte au premier mot ; « encore ». Toutefois, si l'on n'atteint jamais cette fin, ce n'est pas faute de la
désirer : au contraire, plus la fin est « aspirée », plus elle semble devoir rester impossible - ou à tout le
moins extrêmement fragile. Ainsi ce « bonheur » ténu que l'on sent prêt à se briser dans Mal vu mal
dit : pourtant appelée avec tant d'envie par le texte - « soupir de la fin. De soulagement» -, elle paraît
elle-même éphémère - « encore une seconde. Rien qu'une. Le temps d'aspirer ce vide. Connaître le
bonheur »'" ; ou cette supplique douloureuse de Soubresauts, lancinant refrain du texte : « temps et
peine et soi soi-disant. Oh tout finir »"^.
Ce procédé de la fausse fin qui ramène à l'origine, ou de la fin désirée mais refusée, contribue
à générer un mouvement non pas cyclique du temps - cycles de présents qui se répéteraient -, mais
circulaire, un mouvement de retour qui fait revenir les multiples « micro-variations » textuelles - on
ne répète jamais l'identique, strictement. Aussi, parce que non-chronologique, l'écriture n'envisage-t-
elle pas l'avenir comme un terme définitif, ni le début conmie une origine fixe dans le passé - du passé
dépassé par le présent. Nous avons vu comment Beckett exprimait le paradoxe par lequel est renversée
la temporalité chronologique, dans un court passage de Cap au pire - qui condense la pointe de la
poétique à laquelle aboutit l'œuvre. Pour le vide du moins, il n'est « nul jadis. Nul jadis dans le

CLÉMENT (Br.), « De bouten bout(la construction de la fin d'après les manuscrits de Samuel Beckett) », in
Genèses des fins. De Balzac à Beckett, de Michelet à Ponge, éd. par Cl. Duchet et I. Toumier, Paris, Presses
Universitaires de Vincennes, 1996, pp. 119 à 166.
Vov^Pas, p. 10 par exemple.
Clément démontre bien, notamment, le travail d'annonce de la « fausse fm » qui s'opère dans Mal vu mal dit :
au fil du texte sont parsemés des indices chrétiens, en rapport avec la fausse mort du Christ - mort suivie d'une
résurrection -, qui renvoie à sa renaissance. De la même façon, la fin du texte s'annonce comme un « bout »
factice tiré par le tire-bouton courbe, nous ramenant au « bout » du début.
' Compagnie se termine en effetsur cette phrase : « et comme quoi mieux vaut toutcompte faitpeine perdue et
toi tel que toujours. Seul » (p. 88).
Mal vu mal dit, pp. 71 et 76.
' Soubresauts, p. 28.
481

maintenant sans passé. Sans jadis jusqu'à plus jamais L'empirage, processus de changement dans
le texte, ne progresse donc pas uniformément sur une ligne temporelle, mais par « hiatus », césures et
sauts d'un état à l'autre - états qui ne sont que très provisoires. En outre, les hiatus peuvent eux-
mêmes être empirés : le texte opère des retours en arrière - arrière qui n'équivaut pas au «jadis » -,
lorsque sont « dédites » certaines avancées de lapéjoration"''.
Cap au pire ne fait pourtant pas exception : à y regarder de plus près, nombre de textes de
Beekett avancent par bonds et césures dans le temps. Chaque saut d'un hiatus à un autre est causé par
un événement de l'écriture, ou de la vision - dans Cap au pire, chaque « exercice d'empirage »
constitue un événement, effectué (dit) ou contre-effectué (dédit). Avec Bing, bien entendu, on ne cesse
de sauter d'im plan à un autre, à coup de « bing », « hop ailleurs », « fixe face », qui rythment le chaos
des reprises de points de vue similaires. De toutes les petites proses, à vrai dire, aucune n'échappe à un
tel agencement : la trajectoire de leur narration suit le mouvement de « chao-errance » d'un temps au
devenir « fou ». On rebondit sans ordre apparent d'une image à une autre, pour mieux revenir à
certaines déjà vues et déjà dites - mais toujours différemment, légèrement du moins -, et l'on finit
aussi abruptement que l'on a commencé. Mal vu mal dit consacre cette technique : chaque changement
de paragraphe produit une rupture, un « là revoilà » ou « plus tard » indéfini, qui fait se succéder des
instantanés de vision séparés par des coupes et des noirs. Technique cinématographique au service,
une fois encore, d'une certaine image du temps.
Image d'un temps qui ne « passe » pas d'une façon régulière, mais part en totis sens, dans
toutes les directions - cette temporalité qui n'est pas faite d'vme succession de présents, mais de
changements et de mouvements continus. En conséquence, l'espace creuse toujours un entre-deux, ou
procède à la contiguïté « aberrante » des extrêmes opposés, puisque l'événement, dans la temporalité
d'Aiôn, ne constitue pas à proprement parler un temps - battu par une mesure rythmique régulière -,
mais un «entre-temps»"^; le temps, suivant l'errance chaotique du devenir, saute d'instants en
instants, de présents divisés en présents divisés. Le rhizome, l'écheveau labyrinthique des lignes de
fuite, s'avère temporel autant que spatial. Le sujet nomade, Beekett nous l'a montré, n'est pas une
individualité personnelle ; en revanche, il forme une intériorité, un pli du temps qui, seule véritable
subjectivité, trace un parcours de nomade - trajectoire sans but apparent, espace sans début ni fin, qui

Cap au pire, pp. 49 et 50.


« Suinte retour essayer d'empirer les hiatus. Ceux donc lorsque plus mèche encore. Dédire donc tout disparu.
Tout pas disparu » (ibid., p. 50).
Si l'événement crée un « entre-temps », plutôt que d'« arriver » dans le temps, c'est bien parce que lui-même
rend caduque tout conception chronologique du temps. Rappelons ce commentaire que François Zourabichvih
donne d'Aiôn : « il faut conclure que l'événement n'a pas lieu dans le temps, puisqu'il affecte les conditions
mêmes d'une chronologie. Bien plutôt marque-t-il une césure, une coupure, telle que le temps s'interrompt pour
reprendre sur un autre plan » (ZOURABICHVILI (Fr.), op. cit., p. 11). On aura remarqué le champ sémantique
cinématographique utilisé dans cette définition (« coupure », « plan »), champ sémantique adéquat au travail
littéraire de Beekett.
482

commence et s'achève « au milieu »"® ; un trajet au rythme binaire de la ritournelle, alternance de


départs et retours - « le départ et le retour, voilà ce que je trouve remarquable de progressions et
régressions par ruptures. L'écriture de Beckett dessine ainsi une cartographie du devenir, carte
aberrante d'un « temps-espace paradoxal », « hors de ses gonds ».
Pas davantage que celui de l'espace, le mouvement du temps ne s'ordorme autour d'un centre.
Si la carte spatiale ne fait qu'im avec le devenir du temps, s'y dessine ce « parcours par un espace sans
ici ni ailleurs où jamais n'approcheront ni n'éloigneront de rien tous les pas de la terre »"^. La figure
beckettienne du temps est celle de la paire en marche : un mouvement vers nulle part, joignant deux
âges extrêmes, qui se touchent et se raccordent en se donnant la main^''. Pas de présent à ce parcours,
donc pas de point central du temps, pas d'ici ni d'ailleurs : le temps trace une ligne « de sorcière », qui
ne cesse de revenir et de repartir, de s'interrompre et de reprendre - avant, après, peu importe. Aussi
plonge-t-on dans les images du passé, dans le virtuel, sans transition : avec Compagnie, par exemple,
où seuls les blancs entre les paragraphes indiquent les « hiatus » temporels. Chaque image est un
événement, un nouveau point d'indétermination ou de singularité sur la carte virtuelle, « simples jeux
que le temps joue avec l'espace, tantôt avec ces jouets-ci et tantôt avec ceux-là Sans destination et
sans terme, au gré de la « chao-errance », la trajectoire du devenir se laisse guider par le hasard :
hasard aux multiples événements, aux lancers de dés nombreux, mais dont chacun réaffirme, d'un seul
coup, l'unité. Ainsi dans Quad, le mouvement « fou » des quatre interprètes, guidé par la volonté
d'épuiser le hasard en parcourant tous ses possibles - le fragmenter en l'effectuant -, butte contre
l'impossibilité d'épuiser unimique point qui à lui seul est l'Événement - le point duvide.
De fait, le temps « cronique » n'est qu'une forme vide, le procès d'une différence qui se
répète : temps et vide spatial se confondent, en un seul et même mouvement, un « espacement », un

Dans le premier essai rédigé par Beckett, à propos du Work in progress de Joyce - Dante... Bruno. Vico...
Joyce-, John Pilling relève dans les commentaires de l'auteur l'ébauche de ce mouvement d'errance de
l'écriture elle-même : une « mobilité idéale qui n'entraîne pas effectivement de mouvement intentionnel vers un
but défini, mais qui met parfaitement en lumière sa conviction qu'il faut éviter 1'"exclusivisme réciproque rigide"
et que "le danger se trouve dans la précision des identifications". Dans le Worlc in progress de Joyce - et peut-
être nécessairement, s'agissant d'un ouvrage encore en train de s'écrire -, Beckett a identifié "la conscience qu'il
entre beaucoup de l'enfant encore à naître dans l'octogénaire sans vie et que tous deux entrent pour beaucoup
dans l'homme à l'apogée de la courbe de son existence" ». Cette dernière remarque décrit très exactement le
« devenir-fou » du temps, figuré par la paire en marche - l'enfant et le vieillard. De fait, l'essai de Beckett, qui
compare l'œuvre de Joyce à une « machine », un « processus purgatorial continuellement au travail », ne cesse
de déployer, déjà, cette image du temps : en effet, il « cherche désespérément à tenir en échec l'idée du temps
sous forme d'une ligne droite» {cf. PILLING (J.), "That's not moving, that's moving", in Europe. Samuel
Beckett, n° 770-771, juin-juillet 1993, pp. 24 et 25, et « Dante... Bruno. Vico... Joyce », in Disjecta, op. cit., p.
33. Nous traduisons).
D'un ouvrage abandonné, pp. 23 et 24.
Pourfinir encore, p. 16.
Rappelons que les deux membres de la paire, pourtant opposés par l'âge, s'identifient l'un à l'autre dans le
mouvement de la marche ; « tant mal que mal s'en vont comme un seul. Une seule ombre. Une autre ombre ».
C'est-à-dire qu'à la fois ils ne font qu'un - contiguïté paradoxale de deux temps, deux « blocs » les plus distants
pris dans un seul et unique devenir - et néanmoins ils restent distincts, de telle façon que, comme deux pôles
créant une tension, ils se mettent mutuellement en mouvement - au contraire de la figure de l'un, immobilisée
dans la posture « précaire ».
Watt, p. 75, cité par Deleuze dans « L'épuisé », in Quad et autres pièces pour la télévision, p. 60.
483

« entre-temps » - « vastitudes de distance » et « hiatus » de Cap au pire. Le mouvement du vide trace,


indéfiniment, un « espace entre », parce qu'il naît de la tension entre être et non-être : « l'économie du
vide », comme dit Ciaran Ross, est déclenchée par le fait que « d'une part le vide appelle l'afflux du
plein [...], d'autre part le trop plein suscite l'évidement »'^'. Et cette économie du vide, poursuit Ross,
la création de l'espace d'entre-deux, un espace vide, est le « lieu de la création d'une temporalité
paradoxale : le déjà eu lieu-nulle part-jamais »'^^. En d'autres mots, le vide s'avère être l'espace du
temps, l'espace d'un temps au mouvement « aberrant» : lieu paradoxal, topologique, le vide est un
espace-mouvement du devenir, du virtuel.

2. Trop et trous de mémoire

L'tm des premiers textes rédigés par Beckett, son essai sur Proust, consacrait déjà le rôle
primordial de la mémoire. On se rappelle de la distinction entre mémoire volontaire et involontaire.
Cette dernière, la mémoire involontaire, constitue le pilier sur lequel repose toute la Recherche :
faculté capable de dévoiler « ce qui s'est cristallisé », elle permet d'atteindre, avec le concours de l'art,
les essences, ces « vases clos emplis d'tm certain parfum »'^\ inaccessibles à notre seul intellect.
« Explosive », elle révèle le réel d'une façon que la mémoire volontaire n'égalera jamais'^'*. Parce
qu'elle ne différencie pas le rêve de la réalité - dénie la distinction entre réel et imaginaire -, et qu'elle
laisse entr'apercevoir le cristal de «ce qui est commun à la fois au passé et au présent»'^^,
l'expérience de la mémoire involontaire - ou ce que Proust décrit comme tel - est une expérience
directe et irréductible du temps, du type de celle que peut nous procurer l'image-cristal. En revanche,
si la mémoire involontaire constitue le seul médium d'accès direct au temps - le virtuel -, la mémoire
volontaire, quant à elle, fait plutôt l'objet du mépris de Proust - et partant, de Beckett.
« L'homme qui a unebonne mémoire ne se souvient de rien parce qu'il n'oublie rien »'^®, fait
remarquer Beckett. Et d'ajouter : « cet homme ne peut se souvenir d'hier, pas plus qu'il ne peut se
souvenir de demain. Il peut seulement contempler hier ». Ainsi sa mémoire sera comparable à une

ROSS (C.), Aux frontières du vide. Beckett : une écriture sans mémoire ni désir, Amsterdam-New York,
éditions Rodopi, 2004, p. 79.
81.
Proust, pp. 85 et 86.
Cette distinction, que reprendra également Deleuze, pourrait bien évidemment être appuyée par de nombreux
passages essentiels de la Recherche. Citons-en un qui nous paraît significatif, extrait du deuxième tome : « les
souvenirs d'amour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire, elles-mêmes régies par les lois plus
générales de l'habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c'est justement ce
que nous avions oublié (parce que c'était insignifiant, et que nous lui avions ainsi laissé toute sa force). C'est
pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de nous [...] ». Et, plus loin, « au grand jour de la mémoire
habituelle, les images du passé pâlissent peu à peu, s'effacent, il ne reste plus rien d'elles, nous ne le
retrouverons plus. Ou plutôt nous ne le retrouverions plus, si quelques mots [...] n'avaient été soigneusement
enfermés dans l'oubli [...] » (PROUST (M.), À l'ombre des jeunesfilles enfleurs, Paris, Gallimard, coll. « Folio
classique », 1988, p. 212).
^^^lbid,p. 86.
'^®/Wa'.,p. 40.
484

simple mécanique, un instrument utilitaire - une « corde à linge », à laquelle sont suspendues les
images du passé telles de « vieilles hardes lessivées » prêtes à l'usage'^^ : reproductions de faits, les
images du passé s'alignent alors, toutes uniformes, de sorte qu'il suffit de les consulter, comme on
feuilletterait un index du passé. Au préalable, l'habitude, la routine, liée à la peur du « danger »
d'oublier, a stimulé notre faculté d'enregistrement et de stockage ; toutefois celle-ci ne nous permettra
jamais d'accéder à « l'essence de notre être ». En somme, cette faculté mécanique de reproduction
d'anciens présents dépassés n'est pas intéressante, puisqu'elle ne crée, à proprement parler,
aucun souvenir. Inintéressante dans certains cas, mais pénible, voire oppressante, dans d'autres.
Prenons Krapp, par exemple, le persormage de La dernière bande : son besoin d'enregistrer le
passé - non seulement quelques images et faits marquants, mais aussi les impressions éprouvées
ultérieurement sur ceux-ci -, ce besoin tourne franchement à l'obsession, dès lors qu'il s'avère
impossible de le satisfaire : dans une conception chronologique du temps - liée à la mémoire
volontaire -, conception pour laquelle le passé est, par définition, toujours révolu, dépassé par un
nouveau présent, cette tâche que s'assigne Krapp n'a pas de terme. D'où la hantise, fatalement
inassouvie, qu'elle engendre. Le caractère inutile et vétusté de ce passé est, en outre, souligné par la
décrépitude de la « tume » de Krapp reflétant son aspect physique délabré ; de plus, ses manières
simiesques - l'œil hagard, une banane plantée en bouche -, achèvent de l'assimiler à un animal et
renforcent donc le caractère inhumain de cette entreprise de stockage du passé.
En un certain sens, l'attitude de Winnie peut être comparée à celle de Krapp. L'ordre bien
rodé des menues actions à accomplir pour faire passer la journée montre que, pour Winnie, le temps ne
semble qu'un long et odieux présent, présent que seul le parfait enchaînement, sans faille ni oubli, des
petites habitudes peut transformer en passé. Quant à ce passé, la mémoire qui le ressert
machinalement, comme sur commande, fait du présent une copie dégradée de celui-ci - « ah le vieux
style ! », le soupir nostalgique régulièrement poussé par l'héroïne, en témoigne. Cependant, avec Oh
les beaux jours, la mémoire est encore loin de posséder le caractère odieusement persécuteur qu'elle
acquerra par la suite. Nombreuses sont les pièces - car il semble que ce soit au théâtre, tout
particulièrement, qu'il appartienne de mettre en scène cet aspect de la mémoire - dans lesquelles le
personnage, souvent divisé entre son corps et sa voix, souffre de ne pouvoir oublier. Dis Joe,
notamment, - pièce télévisée - constitue de ce point de vue un cas exemplaire ; la voix ressassant les
faits d'un passé atroce met véritablement le personnage à la torture. Celle-ci oblige en effet Joe à
« imaginer » des détails lugubres du suicide d'une femme éprise de lui : mais aucune de ces images
exigées ne s'apparente à un souvenir, attendu que le personnage n'a évidemment rien pu oubher - tel
est son drame'^^. La présence constante d'un passé trop lourd cause sa torture. Par ailleurs. Trio du
fantôme, on le sait, débute de façon fort semblable : la voix alliée à la caméra attend que le

™Ibid^'p.Al.
^Il
Il n'est pas anodin, à ce propos, que le monologue de la voix féminine commence, après qu'elle ait invoqué
deux fois son nom, par ces mots ; « pensé à tout ?... Rien oublié ?... » {DisJoe, p. 83).
485

protagoniste ait inspecté toute la chambre et se croie alors seul, pour entamer son manège qui doit
aboutir - ou non - à la création de l'image espérée.
En outre, Dis Joe est loin de constituer un cas isolé : fort analogue, en l'occurrence, la pièce
radiophonique Cendres. Le dialogue d'Henri avec son père mort, dont il ne peut se débarrasser, la
vieille histoire qu'il se répète sans cesse, envahissent un présent déjà difficile à supporter. Toutes les
pièces dans lesquelles l'évocation du passé fait l'objet du discours ont d'ailleurs le même ton : ce sont
des drames de la mémoire, d'une mémoire omniprésente, qui ne connaît pas l'action bénéfique de
l'oubli précédant le souvenir spontané. Comédie, d'abord : on sait comment le jet lumineux du spot
braqué sur les trois têtes les contraint à répéter sans trêve la soi-disant vérité d'une culpabilité
honteuse. La structure circulaire de la pièce - la fin reprend les répliques du début - manifeste la
réalité mortifère d'un présent qui « dure » éternellement, cycle infernal dans lequel s'enferme une
parole vide de sens. Tout aussi aliénant, ensuite, est le mouvement répétitif de May, ses allers-retours
de neuf pas, toujours les mêmes, tandis qu'elle reprend l'étemel refrain des questions à sa mère et de
ses doutes au sujet de sa propre existence. « N'auras-tu jamais fini de ressasser tout ça ? », la question
de la voix revient également de façon lancinante - le « tout ça » faisant allusion à une nébuleuse de
passé qui pèse sur le présent.
On peut également citer les pièces Pas moi et Solo, où le discours de la voix débobinant le
récit de la vie de la silhouette qui l'écoute, s'il n'est pas unilatéralement persécuteur, s'avère du moins
ambigu, et certainement irrévocable. Ainsi l'attitude de l'Auditeur qui subit le monologue effréné de
Bouche, haussant par moments les épaules dans un geste «fait de blâme et de pitié impuissante :
l'omnipotence du passé laisse le personnage muet, et incapable de réagir. Du reste, on pourrait presque
soutenir que la « forclusion » de la première personne n'a pas d'autre cause que l'incapacité à oublier
un passé littéralement aliénant. Quant au Solo du récitant, monologue à la troisième personne
s'adressant à un globe lumineux en forme de crâne, on ne peut vraiment le dire angoissant, mais plutôt
empreint de nostalgie, lorsqu'il évoque les « êtres chers fantômes » disparus, aux photos déchirées -
comme pour essayer, désespérément, de les chasser de la mémoire.
Dans toutes ces pièces, en conclusion, l'impossibilité d'oublier est vécue comme une tare, et le
passé comme un poids mort pesant sur un étemel et statique présent. Aucune de ces évocations de faits
anciens ne génère une « déflagration du souvenir », au sens où Beckett l'entend dans son
fmit de la mémoire involontaire fulgurante qui crée immédiatement des impressions inédites : au
contraire, la voix constitue l'instance médiatrice entre le personnage et son propre passé, lui interdisant
à la fois d'oublier, et, par conséquent, de se remémorer. Une exception : Cettefois, qui met en scène,
outre la voix fragmentée en trois points, le Souvenant. Ce sont de vrais souvenirs, cette fois, qu'écoute
le personnage, qui lui font, au sens propre, ouvrir les yeux, et même, à la fin, esquisser un sourire. On

Pas moi, p. 95.


Proust, p. 44.
486

l'entend aussi respirer, comme si le chapelet de souvenirs lui apportait un soulagement - soulagement
de la solitude que connaît, parexemple, l'entendeur de Compagme^^\
Si l'homme hanté, ou agressé par sa mémoire mécanique, n'a pas de véritable souvenir, parce
qu'il ne peut préalablement oublier, par conséquent, l'oubli, ce qu'on appelle le « trou de mémoire »,
permet le travail positif de la mémoire involontaire. Or les défaillances de la mémoire obsèdent
Beckett au moins autant que son omniprésence'^^. Le trou de mémoire constitue en quelque sorte
l'équivalent temporel des trous à forer dans la langue, le style, la traduction, ou encore des déhiscences
de la musique et du visible dans l'image cristalline : en d'autres mots, le trou de mémoire est le « mal
vu mal dit » du temps - « l'empirage », « l'abstractivation », les « hiatus » de la mémoire rationnelle.
Les cas d'amnésie ne manquent pas, tant au théâtre que dans les romans. Parmi les exemples qui
viennent immédiatement à l'esprit. Estragon et Molloy : deux personnages dont les pertes de mémoire
sont à ce point importantes qu'elles en deviennent quelquefois comiques.
Mais au-delà de cet aspect, l'oubli du passé, facteur temporel, détermine une fois encore
l'espace qui environne les personnages. Dans Godot, le lieu, la route de campagne avec son arbre, lieu
d'errance par excellence, évoque la trajectoire sans direction d'une existence qui ne cesse d'oblitérer
son propre passé. Comme le dit Ciaran Ross, à propos de GoJo/justement, l'espace chez Beckett « est
toujours sans mémoire [...], une matière labile animée de plis et de plissements qui constituent un
dedans vide, c'est-à-dire le dedans du dehors. Il "permet" aux personnages de revivre à l'intérieur
l'espace du vide d'inexistence et de se tenir ainsi "au dehors", c'est-à-dire hors de toute subjectivité ou
intériorité »'^^ Autrement dit, l'amnésie d'tm personnage comme Estragon, qui oublie intégralement
cequ'il a fait la veille, jusqu'àl'endroit où il setrouvait'^'', une telle amnésie fait dupersonnage unpli
du temps, pli parmi les plis de l'espace, une intériorité créée à partir du dehors. Loin de « contenir »
une mémoire individuelle, il est plutôt lui-même « contenu » dans la grande Mémoire du temps, qui se
répète dans sa différence. Le sujet fusionne ainsi avec l'espace - quoi de plus neutre, vide d'histoire
qu'une route déserte ? -, espace qui entre en symbiose avec le temps.
Dans la trilogie - Molloy surtout -, les choses ne sont pas tellement différentes, si ce n'est
qu'outre l'espace, la structure répétitive de la narration provient également des pertes de mémoire. La
narration, en effet, est à l'image des pérégrinations de Molloy (ou de Moran) : puisque l'on a perdu

En réalité, on pourrait reprendre ici, dans son intégralité, la liste de tous ces récits dans lesquels la voix assure
la fonction de respiration du personnage : le passé, alors, prend la forme d'authentiques souvenirs, que la voix
raconte au protagoniste et qui exercent une action bénéfique sur celui-ci.
Alors que Beckett lui-même était notoirement doté d'une excellente mémoire visuelle ; on entrevoit là ce qui
devait l'obséder, le fonctionnement excessif de sa propre mémoire, l'assiégeant en continu et lui ôtant la
possibilité du duo oubli-souvenir. Encore une raison de son aspiration si poignante pour le vide. À noter que le
critique Lois Oppenheim avance une explication similaire, mettant en corrélation, sur la base de la fusion entre
perçu et percevant, le désir de vide de l'objet (l'échec de la représentation, en peinture entre autres) et le vide
dans la représentation de soi, dû aux échecs de la mémoire (voir OPPENHEIM (L.), « Disturbing the Feasible :
Object Représentation in Three Dialogues with Georges Duthuit», in Samuel Beckett Today/aujourd'hui, n° 13,
Amsterdam-New York, éd. Rodopi, 2003, pp. 85 et 86).
ROSS (C.), op. cit., p. 177.
À la question de Vladimir, au début du second acte, « est-ce possible que tu aies oublié déjà ? », Estragon
répondra ; «je suis comme ça. Ou j'oublie tout de suite, ou je n'oublie jamais » {En attendant Godot, p. 85).
487

tout souvenir de la destination - Molloy, qui oublie jusqu'à sa propre identité, ne se rappelle que d'une
chose, le fait qu'il se rendait chez sa mère -, l'espace et l'écriture tournent en rond, ou en spirale.
S'amorce déjà le mouvement principal de l'oeuvre, l'alternance départ/retour au foyer, mouvement qui
s'avère aussi bien géographique que temporel - une cartographie du devenir. Dans les deux derniers
romans de la trilogie, et d'autres encore - Comment c'est, par exemple -, le retour obsessif des mêmes
problèmes ou questions - la liste des « possessions » de Malone, les apories continuelles de
l'Innommable -, nous laisse entendre que les trous de mémoire obUgent le narrateur à conférer à son
récit une structure répétitive. En fait, aucun texte de Beckett n'échappant à cette loi de la répétition, de
la reprise d'éléments narratifs et de bribes similaires, on peut en conclure que le trou de mémoire
s'intègre dans le vide temporel : l'oubli du sujet, qui permet le retour grâce au souvenir, appartient au
processus de la grande Mémoire du temps.
Aussi le souvenir, l'envers du trou de mémoire, n'a-t-il pas le caractère persécuteur de ce
passé que martèlent les voix. Tel que donné d'un seul coup par la mémoire involontaire, de la manière
dont Beckett la caractérise dans le Proust - sa « lumière » révèle le réel mieux que ne le fait
l'expérience -, le souvenir s'apparente fortement à l'actualisation de son image virtuelle. Rappelons
que, pour Beckett, le souvenir forme un « cristal », « conjonction entre l'objet idéal et le réel » qui
libère une « réalité essentielle » dépassant à la fois le présent et le passé. « Grâce à cette récurrence »,
explique encore Beckett, « l'expérience est à la fois imaginaire et empirique, à la fois évocation et
perception directe, réelle et non pas seulement présente, idéale et non pas seulement abstraite, im réel
idéal, essentiel, extra-temporel »^^^. On le constate, il ne s'agit plus, ici, du même passé que dans le cas
de la mémoire aliénante, parce que trop présente : le virtuel n'est pas un passé insurmontable -
insurmontable parce que devenu passé, envahissant le présent et le rendant à son tour « indépassable ».
Du reste, l'explication que donne Beckett à propos de la réminiscence involontaire pourrait s'accorder
presque mot pour mot au virtuel : réel et imaginaire à la fois - la distinction en devient caduque -,
recelant un idéal essentiel qui déborde le présent, son événement, celui de l'image apparue
soudainement, dans une « déflagration », est hors du temps et dans le temps - un « entre-temps », une
césure temporelle.

3. Virtualité de l'image et répétition différentielle de l'écriture

Entre la réminiscence proustienne, telle que décrite par Beckett - ou par Deleuze -, et l'image-
temps, il ne subsiste, en somme, qu'assez peu de différence. Car l'image-temps requiert, afin de
pouvoir manifester son réel idéal - dans une « déflagration » elle aussi -, l'épuisement - épuisement
préalable et conjoint du sujet et de l'objet, dedans et dehors du possible. L'image-temps n'apparaît en
effet qu'à l'épuisé, ce personnage assis tête dans les mains, en qui Deleuze voit un insomniaque,

Proust, pp. 86 et 87.


488

puisque cette image n'est pas un rêve de sommeil - pas plus qu'une image stockée par la mémoire
volontaire. L'épuisé, en réalité, est un être sans mémoire - ou plus exactement, mémoire consciente et
faits enregistrés doivent être épuisés à leur tour. L'épuisé n'a pas seulement quelques trous de
mémoire, sa mémoire n'est que trou vertigineux, un vide d'anciens présents : vide que demand©^^''!^
l'image-temps, dont le virtuel ne contient jamais de représentations de passés vécus. L'épuisé est de
l'amnésique beckettien par excellence, et l'image-temps, le plus vaste des trous de mémoire, vide'i^uij.
appelle la création d'une image sans rêve et sans remémoration.
Puisque le temps-espace chez Beckett s'avère paradoxal, puisqu'il n'est pas chronologique'' ïf.-ncc

mais bien « cronique » - étemel retour des différences -, il jaillit d'une «pure réserve
événementielle, le virtuel. L'image-temps en est l'un des modes de manifestation : elle ne représente
pas, en effet, un présent mémorisé devenu passé (au cinéma, le procédé du flash-back), puisque le
temps s'est subordonné le mouvement, qui n'a donc plus de centre ni de présent. Aussi la fusion du
temps et de l'espace en un seul mouvement acentré'^®, celui du virtuel s'actualisant à vitesse
fiilgurante pour ensuite replonger dans sa « grande réserve » - le circuit le plus condensé -, cette
fiision interdit-elle à l'image toute fonction de représentation : une représentation, de fait, fixe un
présent qui « dure » et constitue le centre du mouvement - dans l'image-action, par exemple -, tandis
que l'image-temps laisse apercevoir le virtuel-passé dans une fiilgurance, un instant-événement
divisant le présent, grande Mémoire, le virtuel tel qu'il s'actualise dans l'image est cependant
éphémère : d'où la vitesse auto-dissipative de cette image, son énergie épuisée en un éclair.
Parce qu'elle ne fixe pas de présent, de contenu de représentation, parce qu'elle manifeste,
dans la trouée la plus profonde de la mémoire, la grande Mémoire, cette image faite de son et de
matière visuelle - deux faces « héautonomes » - s'avère être pleine de « trous » ; autant dans l'image
sonore que dans le visible, les hiatus, les déhiscences, les vides, manifestent le virtuel, la continuelle
division du présent par le mouvement de devenir du temps. Si les téléfilms poussent le plus loin ce
processus, le théâtre beckettien dans son entier, néanmoins, l'a préparé : de plus en plus, l'espace
scénique est le produit du temps, la manifestation visible, par le vide, du virtuel. Ainsi la quasi-
disparition du personnage, la faiblesse de la lumière, la désaffection radicale de l'espace, la
fragmentation du dialogue en bribes hachées ou la concurrence de la parole par la musique, tous ces
procédés qui s'assemblent dans le dispositif d'évidement tendent vers la création des hiatus de

Dans une réflexion à propos de l'influence de l'œuvre du cinéaste Eisenstein sur Beckett, dont ce dernier
admirait beaucoup le travail, J. M. Antoine-Dunne montre comment la méthode de « montage en contrepoint » a
pu inspirer à Beckett son système de répétition d'éléments en tension - le traitement de la lumière et de
l'obscurité notamment -, lequel donne à l'image cinématographique son mouvement très particulier. Or la
lumière annihile la distinction entre l'espace et le temps, dans la faille créée par cette tension : la symbiose du
temps-espace, selon Eisenstein, est rendue possible au cinéma, plus que dans toute autre forme d'art, par le
mouvement (en tension). « Pour Beckett comme pour Eisenstein, la magie du film repose sur sa capacité à
extraire de nouvelles images à travers le mouvement, à un point où le temps et l'espace deviennent identiques,
c'est-à-dire dans les interstices » {cf. ANTOINE-DUNNE (J. M. B.), « Beckett and Eisenstein on Light and
contrapuntual Montage», in Samuel Beckett Today/aujourd'hui, n° il, Amsterdam-New York, éd. Rodopi,
2001, p. 322. Nous traduisons).
489

l'image, qui font de la scène un lieu « sans mémoire », lieu sans espace, non-spatial, où s'actualise le
virtuel.

Quelle qu'éphémère et fulgurante que soit l'image virtuelle, elle possède une charge
d'intensité d'autant plus forte. Aussi, lorsque l'on parvient enfin à « faire » l'image, lorsque quelques
traits - voire un trait unique -, émergent de l'épuisement et du fond de vide-pénombre - une
silhouette, un visage, des lèvres, des mains, ou encore un son, un souffle, quelques notes, ... -, ces
traits fugaces sont-ils empreints d'une puissance que ne cormaît pas le simple cliché. Cette puissance
témoigne de l'extrême condensation du virtuel dans l'image actuelle - une explosion d'énergie que
provoque le mouvement de devenir dans le cristal. Chez Beckett, elle n'existe pas seulement à l'écran,
ou sur scène, mais également dans une série d'images - série souvent récurrente - que l'on trouve
dans les textes en prose. Il s'agit de toutes ces images dont nous avons étudié la fragilité, l'auto-
dissipation instantanée : à peine quelque ombre saisie sur la pellicule textuelle, un mouvement soudain
immobilisé par l'instantané photographique - tel le vol de l'oiseau que l'image croit fixer, sans
toutefois y parvenir vraiment ; « au loin un oiseau, le temps de saisir et il file Ce processus que
nous avions appelé d'« économie du visible » prend place dans une économie générale du vide, qui est
aussi bien celle du temps-espace paradoxal.
Cette économie, on l'a vu, consiste à réfuter la représentation avant même qu'elle ne se
produise, à faire fuir l'image, au sens où l'on y fore des trous, y creuse des intervalles de distances (de
vide) et des hiatus. Plus large et profonde se fait cette trouée, cependant, plus les esquisses et traits
d'ombre qui en émergent, condensant la totalité de la charge d'énergie du temps, sortent du commun.
Hors du commun, parce que hors du temps et pourtant formant l'un de ses plis, l'une de ses ruptures.
Les traits qui surgissent hors du vide sont des fragments sonores ou visibles que charrie le devenir du
temps. Ces corps nus et lisses, par exemple, tranchant sur l'ombre ou le lieu désertique et uniforme par
l'éclat de leur blancheur, ou l'immobilité terne et grise de la chair. « Petit corps petitbloc»'^^, tels ces
blocs de devenir où l'espace et le corps, semblablement dépouillés, se rencontrent pour se
déterritorialiser mutuellement. Or plus les éléments se déterritorialisent, plus l'image se « virtuahse » ;
comme cette « falaise incolore » dont « la crête échappe à l'œil », de même que la base, et l'oiseau de
merdonton n'entrevoit « pas de trace », ou « trop claire pourparaître »'^®. Aussi la distinction entre ce
qui de cette image est réel - dans le sens d'opposé à l'imaginaire -, perd-elle, à l'évidence, toute sa
pertinence ; « tout est réel ici », pourrait-on dire, à la façon de Paul Willems. Il n'existe pas d'autre
réel que le virtuel, en effet : l'image de l'oiseau - trace ou pas trace - qui se répète d'un texte à
l'autre, en est, pour Beckett, le signe, l'événement. Césure du temps, cette esquisse textuelle constitue

Au loin un oiseau, p. 52.


^^^Sans, p. 71.
™Lafalaise, p. 69.
490

«une saisie synthétique de l'irréversible et de l'imminent, l'événement se donnant dans l'étrange


station d'un encore-là-et-déjà-passé, encore-à-venir-et-déjà-là
La sombre silhouette de la vieille femme dans Mal vu mal dit, ou les ombres-nombres de Cap
au pire, n'échappent pas, eux non plus, aux rets de cette topologie du temps : l'étrange temporahté qui
rebondit de hiatus en hiatus, sans «jadis », suit le mouvement de l'étemel retour - cette conjonction de
l'irréversible et de l'imminent. L'évanescence des silhouettes de la vieille femme, debout dans le

cabanon ou agenouillée, et de la paire, la décrépitude du crâne, donnent en effet l'impression d'images


« passées », ternies, déjà dépassées au moment de leur apparition ; mais par ailleurs, le caractère
irréversible de leur manifestation - « disparition des ombres ne se peut »''" - rend toujours imminente
cette apparition. Ainsi la narration « saute » dans tous les sens du temps, de césure en césure,
transformant les corpuscules afin de les empirer, puis opérant un « retour pour dédire » - de telle sorte
que jamais une ombre ne se fixe dans un état définitif L'ombre « subjective » apparaît entre deux
coupures, dans les « entre-temps », les trous de mémoire - aucune de ces singularités ne possède
d'histoire ni de mémoire individuelle''*^ : pli du temps, l'ombre suit sonmouvement, dans la Mémoire
du virtuel.

De fait, dans une conception « cronique » du temps, temps-espace paradoxal, dire «j'étais »
ou «je serai » est synonyme de «je est un autre » : cette dernière affirmation signifie que le sujet est
divisé entre des temps multiples - puisque le présent, « est », se voit lui-même subdivisé
continuellement en deux jets temporels. Dès lors «je » s'avère multiple en raison du processus de
différence et répétition, la Grande Ritournelle cosmique, qui ne procure d'identité que grâce à la
différence : de lui-même, le retour ramène la différenciation. « Beckett insiste sur ceci », confirme le
critique Nursel Içôz, « nous vivons partout dans le temps, et non seulement au moment présent, ce qui
signifie que le passé fait irrémédiablement partie de nous-mêmes »'''^. Le morcellement du sujet, en
dernière analyse, s'expliquerait donc par son inhérence au sein du mouvement temporel, du devenir de
la différence dans la répétition.
Par conséquent, chez Beckett - comme chez Deleuze -, le procédé de répétition, qui ramène
automatiquement de petites - quelquefois d'infimes - différences, ce procédé offre sa forme à la

Voir ZOURABICHVILI (Fr.), op. cit., p. 40.


Cap au pire, p. 52.
La distinction que l'on a développée, à partir de l'essai sur la Recherche, entre mémoire volontaire et
involontaire, bien qu'elle pourrait valoir encore pour les personnages du début de l'œuvre de Beckett - les héros
des deux trilogies, théâtrale et romanesque, surtout -, ne serait plus adéquate pour les textes de la fm. Les
personnages n'étant plus du tout individualisés, d'une part ce ne sont plus les trous de la mémoire machinale qui
les rendent si particuliers, mais l'absence d'une telle mémoire ; d'autre part, il ne reste, c'est évident, plus de
« volonté », au sens individuel du moins, qui tienne ; la seule volonté est celle que Nietzsche appelait la volonté
de puissance, la puissance de l'étemel retour - comme la seule mémoire qui subsiste est la grande Mémoire du
virtuel. Bien entendu, la même remarque, à peu de choses près, vaut pour Deleuze : très certainement inspiré par
la Recherche, Deleuze ne conservera pourtant pas cette différence entre volontaire et involontaire - quelle que
soit la proximité entre le travail de la réminiscence involontaire et le mouvement du temps -, pour la même
raison, à savoir que le devenir du sujet rend désuète la notion de volonté personnelle.
IÇÔZ (N.), «Répétition and Différence in Beckett's Works », in Samuel Beckett Today/aujourd'hui, n° 3,
Amsterdam-Atlanta, éd. Rodopi, 1993, p. 281. Nous traduisons.
491

pensée dans l'écriture. En effet, puisque le « temps-espace paradoxal » - vide et pénombre - constitue
le fondement, indifférencié mais différenriant, dès lors le mouvement de différence et répétition qui
crée ce temps topologique doit être le principe de leur « poétique » à tous deux. La circularité de
l'écriture, les faux commencements et les fausses fins, l'attente et l'épuisement, toute la dynamique du
vide n'a pas d'autre mobile''*'' ; de même, le jeu de ressassement de bribes, fragments, corpuscules
textuels ou visuels qui reviennent - de légères, voire d'imperceptibles différences s'y étant glissées.
Quant à la philosophie de Deleuze, n'y faisons-nous pas l'expérience d'un retour constant des
concepts, mais toujours repensés, agencés différemment, ou ajointés avec d'autres qui les
« déterritorialisent » de leurs significations acquises ? Fondement de « l'ontologie et processus
d'écriture, la répétition de la différence assure l'un par l'autre.

La Grande Ritournelle, l'étemel retour sélectif est le mouvement du temps d'Aiôn qui rend le
présent inexistant. Ce mouvement suppose la réserve que constitue le virtuel, l'Événement unique qui
s'actualise en se différenciant. Or ce processus, ce mouvement du temps, « prend le pli » de devenir en
continu : pour Beckett, le mouvement n'a pas de fin, il produit un étemel recommencement. Pour cette
raison, le processus du devenir, qui fait fusionner le temps et l'espace, n'est autre que la dynamique du
vide-pénombre : la double dénomination du fondement peut tout aussi bien désigner le virtuel. Pour le
dire plus clairement encore, vide-pénombre et mouvement du temps - procès de recommencement et
de différenciation -, espace non-spatial, topologique, du temps, ne sont qu'une seule et même chose -
c'est-à-dire un seul et même processus continu.
On s'en convaincra en jetant un second regard - le premier avait été esquissé dans le chapitre
premier - dans le domaine de la physique quantique, plus précisément sur les travaux du professeur
Édgard Gunzig''*®. Le vide, nous l'avions effectivement constaté, s'avère être l'acteur principal des
bouleversements de la mécanique quantique : l'univers tout entier est pétri de vide, mais d'un vide
« repensé » - on a dit comment le concept de « vide-absence » laissait place à un concept renouvelé,
propre au champ quantique, le vide quantique'''^. Grâce à ce regard neuf sur le vide, un lien va se

Dans l'article cité ci-dessus, Nursel Içôz montre, à l'appui des théories de Bergson, comment le comique des
pièces de la « trilogie » naît de la répétition de gestes les plus rigides, routiniers et mécaniques. Beckett a su
exploiter avec brio ce comique créé par l'assimilation de l'homme à la machine {cf. ibid, p. 287).
Nous verrons un peu plus loin sous quelle réserve on peut parler d'« ontologie ».
Nous y avions déjà fait allusion dans le cours du premier chapitre. L'ouvrage sur lequel nous nous basons est
encore Le vide. Univers du tout et du rien : il s'agit d'un ouvrage collectif rassemblant des textes de scientifiques
issus de plusieurs disciplines. On s'inspirera ici, en particulier, de l'article d'Edgard Gunzig, « Du vide à
l'univers » {in Le vide. Univers du tout et du rien, éd. par É. Gunzig et S. Diner, Revue de l'Université de
Bruxelles, éditions Complexe, 1998, pp. 467 à 486).
« Le vide aujourd'hui », expliquent les deux éditeurs, Gunzig et Diner, dans un mot d'introduction, « n'est
pas le rien et se rencontre à la croisée de toutes choses, serait-ce même de l'Univers tout entier. Il pourrait bien
être un médiateur universel et le réservoir potentiel de l'univers ». On se souvient par ailleurs que le vide, à ne
pas confondre avec le néant, n'est pas une absence ou un manque ; il est lui-même créateur de matière. « Le vide
492

nouer entre le temps, l'espace et le vide créateur de matière : si ce dernier n'est ni néant ni immobilité,
ce ne peut être qu'en raison de son rapport à l'espace-temps. En effet, depuis la révolution qu'a causée
la théorie einsteinienne de la gravitation, l'espace-temps « n'est plus un réceptacle inerte, mais devient
un acteur physique qui traduit par sa courbure spatio-temporelle sa sensibilité à la présence de son
contenu matériel » ; et encore, « l'espace-temps devient en relativité générale un acteur actif, en
interaction dynamique avec la matière et le rayonnement Dès lors, pour parvenir au vide absolu
de matière, l'espace-temps doit nécessairement être éliminé. Car loin de demeurer statique, l'espace-
temps vide s'avère pris dans un mouvement d'expansion : nous avons mentionné précédemment les
« fluctuations quantiques de vide », ces « particules » porteuses d'énergie et de mouvement qui
empêchent l'inertie de la matière et « n'existent que le temps d'une incertitude Fluctuant, le vide
crée donc des particules par le simple fait d'entrer en résonance avec l'espace-temps - « réservoir
d'énergie interne » -, dont l'expansion spontanée serait cause de cette création de matière par
<-<- actualisation » de l'énergie De la sorte, la création résulterait d'une « instabilité primordiale du
vide », mais une instabilité qui se révèle entropique : « un système abandonné à lui-même ne peut
qu'augmenter spontanément son désordre, donc son entropie »'^'.
Le concept de vide quantique traduit donc manifestement la complicité fondamentale entre
l'espace-temps et le vide : leurs deux mouvements se renforcent, fusionnent dans le procès de
création-destruction des particules de matière - création éphémère, puisqu'elles ne se conservent que
« le temps d'une incertitude »'^^. Or ce mouvement de transformation d'énergie que permet l'espace-
temps évoque fortement l'étemel retour nietzschéen, le recommencement sélectif qui accroît
l'intensité. Qui plus est, le processus, universel et continu, résultant de l'instabilité du vide, est aussi
non-linéaire : tel l'exercice d'empirage, la minoration ou l'épuisement, la dissipation d'énergie
augmente le « désordre », l'entropie cosmique. Irréversible comme le devenir, le mouvement du vide
quantique s'opère selon la temporalité paradoxale du vide-virtuel, qui dessine un espace lui aussi
paradoxal : irréversible et pourtant toujours sur le point d'arriver, dans un présent qui n'existe pas
mais insiste dans le temps - déjà là quand il n'est pas encore venu, encore là lorsqu'il est déjà parti.
Seul un temps « topologique », en effet, le temps de l'Aiôn, peut faire surgir du chaos un mouvement
«aberrant» et « acentré », tel celui de l'Univers; quoi d'autre que ce temps «fou» pourrait, en
définitive, engendrer la ritournelle paradoxale du vide, l'évidement et la recréation simultanée de rien,

n'est donc pas l'extérieur de la matière. C'est l'état de base dont la matière émerge sans couper son cordon
ombilical. H n'y a pas d'autonomie de la matière par rapport au vide » (GUNZIG (E.) et DINER (S.),
« Invitation », in ibid., p. 12).
'^Ubid,^A61.
Ibid., p. 479. Aussi le vide quantique serait-il au fondement de l'univers, jouant le rôle de transformateur
d'énergie - qui jamais ne se perd ni ne se gagne.
Édgard Gunzig en conclut que «la connivence du vide quantique et de la géométrie de l'espace-temps est
remarquable et bouleverse qualitativement leurs potentialités. Le vide renferme en lui-même son propre réservoir
énergétique qui lui permet de s'auto-alimenter, sans recourir à un monde extérieur d'ailleurs inexistant » (jbid.,
p. 482).
Ibid, p. 484.
479.
493

à partir de rien ? Quoi d'autre que le virtuel pour laisser fulgurer, fut-ce un instant, quelques traits
d'images ou bribes de mots, avant de les laisser replonger dans l'épuisé ? Aussi la cartographie
temporelle, le devenir spatial est-il désigné, chez Beckett, par le doublet vide-pénombre.
494

C. Ontologie et événement

Pour conclure ce chapitre consacré au « temps-espace », nous voudrions revenir sur la


problématique, temporelle - donc également spatiale -, de l'événement, et en particulier sur un travail
déjà cité à de nombreuses reprises, celui d'Alain Badiou. La raison en est la suivante ; la lecture qu'il
propose de la philosophie de Deleuze, dans Deleuze. « La clameur de l'Être », présente une
intéressante cohérence avec sa lecture de Cap au pire^^^, comme avec son petit ouvrage, Beckett.
L'increvable désir. Celle-ci a dès lors le grand mérite de susciter une double controverse, à propos de
l'événementiel, chez Deleuze et chez Beckett en parallèle. Du reste, la présentation de la pensée
deleuzierme par Badiou entend par elle-même aviver la controverse : non seulement parce que ce
dernier choisit de donner à cette pensée une orientation très fortement marquée, mais encore parce que
Badiou n'hésite pas à engager, à plusieurs reprises, la polémique entre sa propre philosophie et celle
de Deleuze.

Il nous semble donc fort à propos de nous situer dans ce débat, parce qu'il permet de toucher à
des questions essentielles tant chez Beckett que chez Deleuze. En effet, la problématique de
l'événement engage d'une part celle de « l'être », du fondement, et d'autre part - mais ce n'est, en
somme, qu'une seule et même question -, celle du temps. Si l'événement reste un concept décisif pour
Deleuze, puisqu'il opère la scission continuelle du temps, la poétique de l'événement (et de son
attente) s'avère tout aussi primordiale pour Beckett. Nous traiterons donc cette question en trois
étapes : nous reprendrons d'abord, de façon synthétique, l'argument du livre de Badiou sur la
philosophie de Deleuze, pour proposer une discussion à propos de celui-ci'^"', puis une discussion à
propos de ses deirx écrits sur Beckett, enfin une confrontation entre ceux-ci et L'épuisé - cette dernière
étape dans le but d'opter pour l'une ou l'autre conception de l'événement. En définitive, comparer la
perception que Badiou se fait de l'événement beckettien avec celle de Deleuze devrait nous permettre
de prendre position dans la controverse qui les oppose.

1. La philosophie de Deleuze, une ontologie ?

Dans les premières pages de Deleuze. «La clameur de l'Être», Alain Badiou présente son
travail, non comme un compte-rendu fidèle de la philosophie de Deleuze, mais plutôt comme la
prolongation de la discussion, avec ses nombreux rebondissements, qui s'était initiée entre eux'^^.
Discussion autour de ce qu'il nomme le « problème central » de la philosophie contemporaine, une

BADIOU (A.), « Être, existence, pensée : prose etconcept », op. cit.


On se souvient que cette argumentation a été présentée au cours du premier chapitre. Nous nous focaliserons
donc sur la question qui prêtera à discussion, la question de l'être et du rapport entre un et multiple.
Ces premières pages rendent compte des tenants et aboutissants de cette discussion, essentiellement
épistolaire, et par livres interposés —les deux philosophes ne s'étant jamais vraiment rencontrés. Dans cet
échange de lettres, les points communs, mais aussi la divergence principale, affleurent déjà.
495

« pensée immanente du multiple »'^®. Ainsi Badiou ceme d'emblée l'enjeu principal de cette pensée ;
demeurer dans l'immanence radicale, sans sacrifier ni l'unité ni la multiplicité. Il oriente donc
directement le débat sur ce point clé, réfutant par conséquent toute une « doxa » deleuzienne, kyrielle
d'opinions vagues ou fausses à propos du désir débridé, de la déconstruction, de l'opposition au
système étatique et de la confusion générale. En d'autres termes, Badiou souligne avec raison la
rigueur d'une philosophie qui ne s'est jamais éparpillée dans des études et considérations disparates -
les nombreux « cas concrets » qu'expérimente Deleuze contribuent au contraire à la cohérence
profonde de sa pensée -, mais s'est concentrée sur un problème fondamental : l'immanence'^^.
De fait, Badiou « lit » en Deleuze un penseur de « l'Un-Tout », c'est-à-dire le penseur d'un
concept renouvelé de l'Un, qui ne se laisserait pas opposer au multiple : « l'Un-Tout » est totalité du
multiple, et le concept de répétition - répétition différentielle - doit légitimer le dépassement de
l'opposition. Cependant, Badiou fait remarquer que, s'il ne peut certes plus être question, dans ce cas,
d'une « opposition statique », c'est-à-dire « quantitative », entre deux termes - unité et multiplicité -,
à celle-ci s'est en revanche substituée « l'assomption qualitative d'un de ses termes »'^^. Des deux
termes, au demeurant, c'est toujours l'Un que, selon Badiou, Deleuze privilégie : rappelons que pour
lui, « le problème de Deleuze n'est certes pas de libérer le multiple, c'est d'en plier la pensée à un
concept renouvelé de l'Un »'^'. Et Badiou de faire du concept de simulacre celui qui désignerait le
plus adéquatement le multiple deleuzien'®" : or le mot connote, indéniablement, une forme de
tromperie, de mensonge. Il s'ensuit pour Badiou que la multiplicité deleuzienne recèle elle aussi une
tromperie : « à ceux qui naïvement se réjouissent de ce que, pour Deleuze, tout est événement,
surprise, création, rappelons que la multiplicité du "ce-qui-arrive" n'est qu'une surface trompeuse, car
pour la pensée véritable "l'Être est l'unique événement où tous les événements communiquent" ».

Id., Deleuze. « La clameur de l'Être », op. cit.,p. 12.


En réalité, Badiou va jusqu'à affirmer que la philosophie de Deleuze serait « systématique et abstraite » : le
cas concret ne constituant jamais un véritable objet de pensée, mais une façon - immanence oblige - de partir de
l'empirique, conçu comme l'impulsion première de la réflexion, pour en fait répéter les mêmes concepts -
Badiou utilise d'ailleurs le terme de « monotonie ». Aussi, derrière la variation, une forme d'identité insistante
de la pensée se dissimulerait-elle : d'où le « systématisme », et le privilège de « l'abstraction » de la généralité
(sans cesse réaffirmée) par rapport à la « concrétude » du concept - pourtant l'un des chevaux de bataille de
Deleuze {cf. ibid., pp. 25 à 30). On ajoutera en outre que, dans la droite ligne de Badiou, Philippe Sabot, dans un
petit ouvrage de synthèse intitulé Philosophie et littérature. Approches et enjeux d'une question (Paris, PUF,
coll. « Philosophies », 2002), montre que les cas littéraires, à savoir les textes étudiés par Deleuze, lui serviraient
plutôt de « prétextes » pour répéter - au sens de mettre en scène - ses propres concepts philosophiques. D'oii le
paradoxe d'une répétition inlassable de l'identique derrière la variation énorme des cas (pp. 36 à 53). A
contrario, nous espérons avoir réussi à montrer, tout au long de ce travail, que les analyses deleuziermes sont
bien plus que des « prétextes » à une répétition monotone, et que la reprise des concepts, qui fait la force et la
cohérence de cette pensée, n'éclipse en rien ni la créativité conceptuelle ni l'intérêt de chacune de ces études en
larticuher.
BADIOU (A.), op. cit., p. 19.
Ibid, p. 20.
« Que doit être l'Un pour que le multiple y soit intégralement pensable comme production de simulacres ? »,
est aux yeux de Badiou la question qui synthétise la pensée de Deleuze. Or nous avons dit que le concept de
« simulacre » n'apparaissait plus chez Deleuze après Logique du sens ; dans VAbécédaire, celui-ci reconnaît
même que ce concept, mal adapté, a dû être abandormé. Nous dirons donc ce qu'il faut penser, selon nous, du fait
que Badiou utilise tellement, pour son argumentation, ce vocable.
496

Aussi la pensée deleuzieime, en dernière analyse, ne se différencierait-elle guère d'une « métaphysique


de l'Un»'®'.
Cette métaphysique de l'Un aurait pour principe premier - puisque principe il y a, selon
Badiou, et en dépit même du fait que Deleuze dit explicitement travailler sans principe premier -
« l'univocité de l'être », affirmée par Deleuze avec tant d'insistance. Ce qui doit s'entendre de la façon
suivante : si l'être est nimiériquement multiple, il ne possède qu'un seul et même sens,
« ontologiquement identique ». Les simulacres - les étants - seraient donc formels, tandis que l'unité -
l'être -, quant à elle, serait réelle. Sous couvert de revaloriser le multiple et de subvertir la
transcendance, cette philosophie opérerait donc, en réalité, un terrible sacrifice, celui du multiple. « On
voit là le prix qu'il fait payer pour le maintien inflexible de la thèse d'univocité : que le multiple (des
étants, des significations) ne soit en définitive que de l'ordre du simulacre, puisque la différence
numérique qui le dispose dans l'univers est, quant à la forme de l'être à laquelle elle renvoie (la
pensée, l'étendue, le temps, etc.), purement formelle, et quant à son individuation, purement
modale »'®^. Conséquence, paradoxale s'il en est : le « renversement du platonisme » proclamé par
Deleuze - « faire monter les simulacres »'®^ - ne cacherait en réalité qu'un « platonisme ré-accentué ».
Si Deleuze proclame qu'il n'est pas de hiérarchie dans l'être, hiérarchie qui rendrait les simulacres
inférieurs à des « Idées », des modèles, les simulacres confirmeraient pourtant « la puissance univoque
de l'être »'^.
Sans doute peut-on qualifier sans abus cette lecture que nous fournit Badiou de
« platonisante ». Lecture platonisante, et, dans la foulée, heideggerierme : la question de l'être, l'être
des étants, s'avérerait commune à Platon et à Deleuze à travers la pensée de Heidegger dominant le
siècle'®^. Plus clairement, la philosophie de Deleuze ne serait autre qu'une ontologie reformulée et
renforcée. Il est vrai, certes, que, dans Logique du sens, Deleuze stipulait lui-même que « la
philosophie se confond avec l'ontologie »'®® : l'univocité ontologique doit demeurer, il ne cesse de le
réaffirmer, sans partage aucun - fut-il dialectique, ce partage, puisque Deleuze refuse
systématiquement le passage par le dualisme du positif et du négatif De là le privilège systématique
du terme qui, dans les paires conceptuelles, désigne l'unité : le virtuel (« principal nom de l'être »)
comme fondement de l'actuel, le temps cotimie puissance (unique) du faux, l'étemel retour comme

Ibid., p. 20.
'®/èW.,p.41.
DELEUZE (G.), « Platon et le simulacre », in Logique du sens, op. cit., p. 302.
Dans une telle lecture, la philosophie de l'univocité ne se démarquerait pas, pour ainsi dire, de l'opposition
platonicienne du sensible et de l'intelligible; «je ne suis pas certain que Platon soit si éloigné de cette
reconnaissance des étants, même sensibles, comme différenciations immanentes de l'intelligible, et positivités du
simulacre » (BADIOU (A.), op. cit., p. 43). Aussi Deleuze, à l'instar de Platon, aurait-il été confronté au
problème de la nomination (multiple) de l'univoque ; les concepts ou les « cas » deleuziens seraient autant de
façons de dénommer l'être - par paire de termes opposés -, telles les grandes Idées platoniciennes (Beau et Bien,
Un et Autre, etc.), ainsi que d'expérimenter la valeur de ces noms.
Heidegger dont Badiou soutient que la pensée est beaucoup plus proche de celle de Deleuze que celui-ci ne
veut l'admettre. Qui plus est, il va même jusqu'à montrer qu'Heidegger n'assume pas à fond, comme le fait par
contre Deleuze, les conséquences de l'univocité.
DELEUZE (G.), op. cit.. p. 210.
497

répétition du hasard (chacun des coups de dés affirmant tout le hasard), le dehors comme extériorité
des plis de la monade (identité du penser et de l'être).
De notre propre lecture de cet ouvrage d'Alain Badiou, nous sommes donc certainement
redevable de l'éclairage limpide que l'auteur apporte à la question deleuzienne centrale, le problème
de l'immanence - refus de toute transcendance - et du lien de l'un au multiple ; ainsi que de la façon
dont les concepts principaux, articulés par paire, se trouvent noués à cette question. Toutefois, cette
lecture « platonisante » et « ontologisante », qui se voulait la prolongation d'une controverse initiée du
vivant de Deleuze, prête elle-même, par conséquent, le flan à la critique. A l'appui des commentaires
de François Zourabichvili, nous voudrions, dans les paragraphes qui suivent, épingler quelques
difficultés que celle-ci présente. Difficultés qui, somme toute, se ramènent à une objection majeure -
contre la hiérarchie retrouvée de l'un, le soi-disant « platonisme ré-accentué » - ainsi qu'à une
question centrale : peut-on vraiment parler d'une ontologie deleuzienne ?
« PLURALISME = MONISME », nous dit-on dans Mille plateaux^^^ : cette synthèse de l'un
et du multiple, est, littéralement, « sans équivoque » - puisque précisément Deleuze rejette
« l'équivocité » de l'être. Nulle part, cependant, Deleuze ne dit explicitement que l'univocité
subordonne à l'être ses différenciations. Au contraire, on lit dans Différence et répétition ; « l'essentiel
de l'univocité n'est pas que l'Être se dise en un seul et même sens. C'est qu'il se dise, en un seul et
même sens, de toutes ses différences individuantes ou modalités intrinsèques »'^^. Sans doute, la
lecture de Badiou ne tient-elle pas suffisamment compte de cette remarque essentielle, qui empêche de
penser une quelconque hiérarchie dans l'être donnant le primat à l'un. Car l'affirmation de
l'immanence requiert celle d'une synthèse immédiate de l'unité et de la multiplicité, que Deleuze
appelle « synthèse disjonctive - ou différence interne, différence de la répétition : l'un - ou le
virtuel, le temps, n'est autre que cette synthèse du multiple, cette différence des différences. « Rien ne
permet donc de conclure », explique François Zourabichvili, « à un primat de l'un. Cette thèse,
soutenue par Alain Badiou, ne soupèse pas assez, semble-t-il, l'énoncé d'après lequel l'être est ce qui
se ditde ses différences et nonl'inverse, l'unité "est celle du multiple et ne se dit quedu multiple"»'^".
En réalité, le primat posé - et répété sous de nombreuses formes - par Deleuze, n'est pas tant
celui de l'un que du rapport entre l'un et le multiple - autrement dit, la préposition « de »
fréquemment mise en italique"'. Encore une fois, ce primat du rapport reçoit pour nom « synthèse
disjonctive », seule conception de l'un deleuzienne, et se traduit également par l'équation « pluralisme

DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Mille plateaux, op. cit., p. 31.


DELEUZE (G.), Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 53, cité par ZOURABICHVILI (Fr.), op. cit.,
p. 81. Rajoutons cette citation de Logique du sens, qui suit directement et « corrige » l'affirmation de l'univocité
de l'être : « l'univocité de l'être ne veut pas dire qu'il y ait un seul et même être : au contraire, les étants sont
multiples et différents, toujours produits par une synthèse disjonctive, eux-mêmes disjoints et divergents,
membra disjuncta. L'univocité de l'être signifie que l'être est Voix, qu'il se dit, et se dit en un seul et même
"sens", de ce dont il se dit » (Logique du sens, op. cit., p. 210).
Comme dans l'extrait cité ci-dessus, par exemple.
ZOURABICHVILI (Fr.), op. cit., p. 83.
Ainsi que dans la phrase extraite de Différence et répétition citée au paragraphe précédent.
498

= monisme attendu que dans cette équation, ce qui prévaut n'est autre que le signe d'égalité - la
«joyeuse » égalité annoncée par Deleuze, « l'univocité de l'être signifie donc aussi l'égalité de
l'être Or cette égalité, cette primauté accordée au rapport plutôt qu'à l'un, voilà « ce que Badiou
ne peut admettre, au nom du vide porteur d'un supplément, lequel relèverait pour Deleuze du miracle
transcendant et non de la création»'^''. En d'autres termes, Deleuze refuse catégoriquement de
concevoir une création ex nihilo - autre façon d'appeler ce « vide porteur d'un supplément » : n'était-
ce la thèse de l'univocité, du fond virtuel, plan ou Dehors, bref le monisme lié par un signe
d'équivalence au pluralisme, alors le multiple, les différences, toutes disjointes les unes des autres,
parce que privées d'une puissance de différenciation, relèveraient d'un surgissement brusque et
« inexplicable » - littéralement. Or ime telle conception de l'événement ou du multiple, qui tendrait à
rejoindre celle d'Alain Badiou, Deleuze, quant à lui, la rejette franchement. Pour lui, l'immanence
suppose nécessairement que le pluralisme possède, ou plus exactement qu'il soit, une unité
irréductible et intra-mondaine ; « que tout provienne du monde, même le nouveau, sans que celui-ci
soit aucunement puisé dans le passé, telle est la leçon d'immanence qui se dégage de la soUdarité des
concepts d'univocité, de synthèse disjonctive et de virtuel bien compris
Si l'on ne peut faire grief à Badiou d'avoir engagé une controverse véritable en présentant
clairement ses divergences de points de vue avec ceux de Deleuze, il est moins certain, par contre,
qu'on ne puisse lui reprocher d'avoir rendu Deleuze plus platonicien que Platon, et d'avoir absolutisé
l'un comme premierprincipe. Il s'ensuit nécessairement, en effet, que toute nouveauté ne puisse être
perçue que comme un recommencement de l'ancien - le virtuel réduit à une simple réserve des passés
« vécus » -, si bien que l'on ne pourra plus parler de « nouveauté» au sens propre. On remarquera, à
cet égard, que pour son argumentation, Alain Badiou se sert principalement des premiers écrits de
Deleuze - comme Différence et répétition ou Logique du sens^^'' - et laisse en revanche totalement
dans l'ombre les ouvrages rédigés en duo avec Guattari. Or, d'une part, cette oblitération pourrait
laisser entendre que la collaboration avec Guattari ne relèverait pas vraiment de la philosophie de
Deleuze, ou constituerait une trahison de Deleuze par lui-même - perspective qui serait, de l'aveu
même de Deleuze, totalement erronée'^^ ; d'autre part, Badiou se prive par là de toute une batterie.

Équation, ajoute François Zourabichvili dans une note polémique à propos du livre de Badiou, «qui pourrait
s'exprimer aussi bien : différence interne = extériorité des relations » {ibid., p. 52, en note).
DELEUZE (G.), Différence et répétition, op. cit., p. 55.
ZOURABICHVILI (Fr.), op. cit., p. 52. L'auteur ajoute que « le malentendu atteint son comble [chez Badiou]
quand le passé virtuel est confondu avec un simple passé vécu». On voit ici se profiler une importante
divergence, que nous allons creuser,dans la compréhension du mouvement du temps, donc de l'événement.
Ibid, p. 83.
Il est vrai cependant qu'il cite aussi beaucoup Lepli (1988) ainsi que les deux tomes sur le cinéma (1983 et
1985), dont deux extraits sont également repris dans le choix de textes en fin de volume.
C'est tout l'inverse, en effet, que Deleuze expUque, dans Dialogues notamment. Citons à nouveau cet extrait :
« ma rencontre avec Guattari a changé bien des choses [...]. Nous n'étions que deux, mais ce qui comptaitpour
nous, c'était moins de travailler ensemble, que ce fait étrange de travailler entre les deux [...]. Et toutes ces
histoires de devenirs, de noces contre-nature, d'évolution a-parallèle, de bilinguisme et de vol de pensées, c'est
ce que j'ai eu avec Félix. J'ai volé Félix, et j'espère qu'il en a fait de même pour moi » (DELEUZE (G.) et
PARNET (CL), Dialogues, op. cit., pp. 23 et 24). De fait, entre «l'avant» et le «pendant» ou «après-
499

foisonnante, de nouveaux concepts - dont beaucoup relèvent de la « géophilosophie » - qui justement


valorisent la multiplicité, ou du moins l'équivalence entre monisme et pluralisme. Ce passage sous
silence d'un pan entier de la pensée deleuzienne nous paraît donc conduire inévitablement à une
perspective quelque peu tronquée. Révélatrice en est la récupération insistante, par Badiou, du concept
de simulacre, pourtant abandormé après Logique du sens™, qui prête fatalement à confusion vu sa
connotation péjorative eu égard au multiple"^ Une fois délaissé, il sera remplacé par le concept
primordial de devenirs - les devenirs brouillant, toutcomme les simulacres, identités et visages.
Mais, en définitive, ne serait-ce pas là, précisément, que le bât blesse le plus ? Dans la lecture
de Badiou, l'hypertrophie de l'être occulte l'importance du concept de devenir. Lequel forme, infine,
la pierre de touche du rapport entre être et multiple - le primat du rapport plutôt que de l'un. D'où
l'incontournable question ; peut-on parler d'une ontologie deleuzierme ? Rigoureusement, selon
François Zourabichvili, il s'agit là d'une erreur de perspective. « S'il y a ime orientation de la
philosophie de Deleuze, c'est bien celle-ci : extinction du nom d'"ètre" et, par là, de l'ontologie
De fait, quoique le terme « être » soit encore employé dans les premiers ouvrages'^' - les ouvrages
d'histoire de la philosophie -, il le sera de moins en moins par la suite. Par conséquent, que la
philosophie de Deleuze puisse être appelée « métaphysique de l'un », comme le veut Badiou, rien
n'est moins certain - fût-ce au sens phénoménologique d'une antériorité de l'être sur le sujet de
1 <>2
cormaissance .

Guattari », il y a certes évolution - création d'une multitude de concepts nouveaux -, mais pas, loin s'en faut, de
revirement complet. Zourabichvili appuie d'ailleurs ce point de vue, via une allusion amusanteà Beckett : « nous
refusions en outre [lors de la première édition de son article] de distinguer entre Deleuze, Deleuze-et-Guattari, et
derechef Deleuze (comme il y a chez Beckett avant Pim, pendant Pim, après Pim - affaire, comme il se doit,
passablement embrouillée) ». Du reste, Zourabichvili perçoit lui aussi un « malentendu », cause de ce que « la
demière décennie a vu se multiplier les exégètes experts en pureté deleuzologique ou, à l'inverse, les
deleuzoguattarologues indifférents à l'âge préguattarien » (ZOURABICHVILI (Fr.), « Introduction inédite
(2004) : l'ontologique et le transcendantal », inDeleuze. Une philosophie de l'événement, op. cit., pp.5 et 6).
A l'exception, comme l'indique Zourabichvili, d'une seule occurrence dans le chapitre « Ritournelle » de
Mille plateaux.
Confusion et malentendu : ce qui est simulé n'est pas l'objet idéal en soi- de sorte que le simulacre ne serait
que copie mensongère, dégradée -, mais « rien d'autre que Videntité, la délimitation étanche des formes et des
individualités, nullement le jeu des disjonctions incluses ou des devenirs qui en produit l'effet» (jd.. Le
vocabulaire de Deleuze, op. cit., p. 84). Il ne fait pas de doute que Badiou joue avec cette ambiguïté sémantique
pour appuyer son argument, à savoir la « simulation » de réhabilitation des étants par rapport à l'être, la fausse
égalité de la « surface trompeuse » - dixitBadiou—du « ce-qui-arrive ».
Id.,« Introduction inédite (2004) ; l'ontologique et le transcendantal », in op. cit., p. 7.
Et dans Logique du sens, rappelons-le, « la philosophie se confond avec l'ontologie » (DELEUZE (G.),
Logique du sens, op. cit., p. 210). Toutefois, il y a une deuxième partie à la phrase : «... mais l'ontologie se
confond avec l'univocité de l'être ». Deuxième partie qu'il faut se garder d'omettre, puisqu'elle porte, en creux,
le démenti de la première, ou, comme le dit François Zourabichvili, qu'« elle contient - exemple formidable du
style ou de la méthode de Deleuze - de quoi pervertir tout le discours ontologique » (ZOURABICHVILI (Fr.),
op. cit., p. 8).
Le rapprochement que force Badiou entre Heidegger et Deleuze apparaît donc douteux. Rappelons que
Deleuze ne s'est jamais inclus dans le courant phénoménologique. Heidegger, néanmoins, constitue pour
Deleuze un cas à part- proche des penseurs de l'univocité -, dont il se dissocie pourtant (voir à ce sujet, ibid.,
pp. 6 et 7).
Par ailleurs, nous tenons, in extremis, à appuyer cette remise enquestion de l'ontologie qu'Alain Badiou projette
sur la philosophie deleuzienne par une seconde réfutation, outre celle de François Zourabichvili : dans un
500

« Instaurer une logique du ET, renverser l'ontologie », réclament Deleuze et Guattari dans
Mille plateaux^^^. Et dans Dialogues, Deleuze : « montrer ce qu'est la conjonction ET, ni une réunion,
ni une juxtaposition, mais la naissance d'un bégaiement, le tracé d'une ligne brisée qui part toujours en
adjacence, une sorte de ligne de fuite active et créatrice ? ET...ET...ET... Tracer une ligne qui
défigure les visages, emporte les identités des termes en présence ; creuser l'espace « entre », espace
nomade, là où les choses prennent de la vitesse dans le « mouvement transversal » (« aberrant ») qui
les entraîne. A la permanence immuable de l'être, substituer celle, mouvante, du devenir - différence
infime, et pourtant gigantesque, entre « ET » et « E(S)T ». Aussi convient-il de bien considérer la
thèse de l'univocité ; « l'être se dit en un seul et même sens de ce dont il se dit ». Encore une fois,

c'est le rapport qui prime, rapport intra-linguistique, entre l'Événement unique du sens et la
multiplicité des événements du langage. Par conséquent, dans la théorie de l'univocité, Deleuze voit
« l'acte le plus glorieux de l'ontologie - celui qui conduit droit à son auto-abolition »'^^. Car si le
multiple est formel, ce n'est pas tant l'être, comme le voudrait Badiou, mais le devenir, le virtuel, qui
est réel'^®. « ET» plutôt que « EST », l'entre-deux au lieu du commencement ou de la fin, le devenir
de l'événement. L'événement, dans sa singularité, est donc toujours multiple : au moins deux termes
en présence, qui se « déterritorialisent » mutuellement, s'arrachent à l'être afm de mobiliser un
devenir.

ouvrage paru tout récemment (que nous citions déjà au premier chapitre), Deleuze et la psychanalyse, Monique
David-Ménard consacre une section de chapitre au commentaire de Badiou, Deleuze. « La clameurde l'Être ».
Au nom de la raison contingente que sous-estime ce dernier, et qui cependant prime chez Deleuze, elle
condamne clairement cette perspective ontologique : « malgré quelques rares formulations ambiguës, cette
philosophie de l'événement [est] irréductible à une ontologie. [...] Il ne s'agit pas d'inscrire les devenirs dans
une ontologie, mais de se passer de l'équivalence traditionnelle entre philosophie et ontologie » {cf. DAVID-
MÉNARD (M.), Deleuze et la psychanalyse. L'altercation, Paris, PUF, 2005, pp. 115 et 124). Au demeurant,
Badiou ne parle d'ontologie qu'en mettant en évidence le concept deleuzien d'infini, lequel crée un « effet
ontologique ». En réalité, il existe une fracture très nette entre les deux penseurs quant à l'acception des termes
d'« infini » et de « hasard », ainsi qu'à la référence faite au coup de dés mallarméen (sur laquelle nous
reviendrons) - Mallarmé que d'ailleurs Deleuze ne mentionnera plus dès Mille plateaux. Comme l'exphque très
bien Monique David-Ménard, les événements deleuziens ne peuvent en effet être confondus avec ces lancers de
dés, contrairement à ce que prétend Badiou, qui pour sa part tend à assimiler le hasard au « mathème de la
multiplicité infinie » des lancers (p. 122). Chez Deleuze, en revanche, la multiplicité réelle des événements, dans
la positivité du devenir, ne peut être mise en doute - malgré le maintien d'un concept d'« infmi ». C'est pourquoi
le devenir s'avère bel et bien irréductible à l'être, autant qu'à un devenir-pensée de type hégélien - et du type de
Badiou. Enfin, Monique David-Ménard conclut en relevant elle aussi ce défaut important dans la lecture de
Badiou : « Alain Badiou ne se demande jamais pourquoi le terme même d'Être ne figure plus dans Mille
plateaux, ni dans Le pli, et bien peu dans Qu 'est-ce que la philosophie ?. La réponse pourrait être que Deleuze
n'en a plus besoin, et que la pensée des devenirs sert à s'en passer car le point de vue de l'univocité du plan
d'immanence n'est qu'un moment ou un aspect des devenirs » (p. 123).
DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Mille plateaux, op cit., p. 37.
' DELEUZE (G.) et PARNET (Cl.), Dialogues, op c/r., p. 16.
Il s'agit d'une thèse provenant du stoïcisme, thèse qui s'est développée au Moyen Âge : avant tout, elle a trait
au langage - c'est pourquoi Heidegger, qui noue le langage à l'être, fait figure d'exception pour Deleuze. En
outre, ce qui intéresse Deleuze, selon Zourabichvili, c'est « le moment de son histoire o£i surgit la thèse de
l'univocité, et la postérité clandestine de celle-ci, bien au-delà du Moyen Âge » (ZOURABICHVILI (Fr.), op.
cit., p. 9).
Rappelons cet éclaircissement que donne Mille plateaux : « c'est une fausse altemative qui nous fait dire ; ou
bien l'on imite [l'"imaginaire"], ou bien on est [le "réel"]. Ce qui est réel, c'est le devenir lui-même, le bloc de
devenir [...] » (DELEUZE (G.) et GUATTARI (F.), Mille plateaux, op cit., p. 291).
501

2. Cap au pire, une ontologie ?

Au cours de cette recherche, nous nous sommes réguUèrement appuyée sur le texte si dense et
si puissant qu'est Cap au pire, ainsi que sur l'une des lectures les plus approfondies que nous en
cormaissons, celle d'Alain Badiou. Il va de soi, néanmoins, que cette lecture se situe dans la ligne de
son livre Deleuze. «La clameur de l'Être», c'est-à-dire qu'elle adopte un regard que l'on pourrait
qualifier d'« ontologisant ». Dès les premiers paragraphes, d'ailleurs, Badiou ne se fait pas faute de le
signaler : « il est tout à fait possible de prendre Wotsward Ho comme un court traité philosophique,
comme une sténographie de la question de l'être - expression que nous avons nous-même reprise
plus d'ime fois au cours de ce travail, et qu'il est à présent temps de nuancer. Il paraît donc clair que
pour le philosophe le lieu primitif - primitif et unique -, posé en même temps que le corps (primitif),
la première ombre à apparaître, correspond à l'être : le « il y a », toile de la manifestation des ombres,
est un « fondement », au sens platonicien du terme. « Le deuxième thème, corrélat immédiat et obligé
du premier [l'impératif du dire] dans toute l'œuvre de Beckett, est l'être pur, le "il y a" en tant que
tel»'^^. Aussi les deux termes qui désignent dans Cap au pire le lieu fondamental, soit le vide et la
pénombre, forment-ils le doublet nominal de « l'être » - de même, chez Deleuze, les paires
conceptuelles qu'associe Badiou.
Minimaliste, le texte de Beckett n'introduit aucun élément surnuméraire. Les éléments se
laissent dénombrer, d'après Badiou, à la manière des catégories platoniciennes : d'un côté l'être, avec
ses deux noms, de l'autre ce qui existe, les ombres. Parmi les existants, la pensée - le crâne - possède
un statut un peu particulier ; l'un tombe sous la catégorie du même et le deux, sous celle de l'autre.
Quant au double nom de « l'être », on sait que la pénombre désigne la condition de son apparaître -
« le nom de l'être en tant que possibilité de l'apparaître » -, tandis que le vide, l'intervalle entre les
existants, « est le nom de l'être en tant qu'être »'^'. On connaît également l'axiome unique,
l'obligation de dire - et de dire toujours pire. Aussi l'envie que tout ait disparu, que le crâne ne suinte
plus de mots - en finir une fois pour toutes avec le dire -, n'est-elle jamais assouvie - condamnée par
le premier et le dernier « encore » : c'est pourquoi on ne peut que dire toujours « plus mèche encore »,
puisque mal dire est la seule façon d'éviter la coïncidence du dire et du dit, et, partant, le risque de la
fin de l'écriture, « l'art de l'échec »''°. Or les deux noms de l'être subissent par rapport au mal dire et
à l'empirage un régime quelque peu particulier. D'une part, à la pénombre il est interdit de disparaître
entièrement, puisque nous ne pouvons aboutir au néant - « le moindre jamais ne peut être néant »^''.

BADIOU (A.), « Être, existence, pensée : prose et concept », op. cit., p. 139.
'^^/èW.,p. 141.
^^Ubid.,-ç. 150.
« Le dire n'est un dire libre », explique Badiou, « et tout spécialement un dire artistique, que pour autant qu'il
n'est pas coalescent au dit, qu'il n'est pas sous l'autorité du dit » {ibid., p. 154).
Cap au pire, p. 41.
502

D'autre part, le vide, le vide « en soi » qui est pures « vastitudes de distance » entre les ombres,
échappe à l'empirage : « inaugmentable imminimisable inempirable sempiternel presque vide
De ce fait, « le vide », en concluait Badiou''^, « nepeut être que dit. En lui, le dire et le dit
coïncident, ce qui interdit le mal dire. Une telle coïncidence revient à ceci que le vide n'est lui-même
qu'un nom. Du vide "en soi" vous n'avez rien d'autre que son nom Conséquence : « il n'y a pas
d'art du vide vu que le geste artistique, désigné par la formule « mal vu mal dit », consiste à
transformer vers le pire. Or, si le vide est un nom de l'être, et qu'il ne peut être que dit, nous
retrouvons alors dans Cap au pire la thèse deleuzierme de l'univocité. L'être se dit en un seul et même
sens « de toutes ses différences individuantes ou modalités intrinsèques »'^^ ; adapté au texte de
Beckett, cela donne : le vide ne peut que se dire de toutes les ombres qu'il distingue en les séparant - il
est pur nom et pur intervalle, espace entre celles-ci. Événement unique, l'être est ce point où se
confondent le dire et ce qui se dit, point de convergence des événements du sens - « synthèse
disjonctive » ou immédiate du multiple. Et cette synthèse, l'Événement ou le Lancer unique, n'est que
pur dire. Citons encore cette phrase, puisqu'elle s'avère capitale : « si l'être est l'unique événement où
tous les événements communiquent, l'univocité renvoie à la fois à ce qui arrive et à ce qui se dit.
L'univocité signifie que c'est la même chose qui arrive et qui se dit »"^.
Que voulons-nous donc en conclure ? Ceci que s'il devait y avoir, comme le prétend Badiou,
une dimension ontologique à Cap au pire, si cette prose constituait une « sténographie de l'être » que
désignent le vide et la pénombre, ce ne pourrait se vérifier que sous la même condition d'après
laquelle « la philosophie est une ontologie » pour Deleuze. C'est-à-dire, non point une doctrine de la
permanence et de la transcendance de l'être, mais avant tout une expérimentation de la thèse de
l'univocité : car « l'univocité de l'être signifie que l'être est Voix »'^^. Il est donc bien question de
langage, dans cette « ontologie » : de même, dans l'équation de Cap au pire, depuis le vide, simple
nom, aux ombres qui doivent être mal dites, on ne se débarrasse pas du suintement - on reste dans le
dit. Or la fonction du dire, son « cap », n'est-il pas la minoration ? Que l'être soit une synthèse dans le
langage, qu'il se dise « en un seul sens de ce dont il se dit », signifie dès lors que l'être s'efface en
réalité devant ledevenir'^' : ouplutôt, être c'estdevenir, étant donné que la minoration estl'axiome du
mouvement et du changement du système. Mouvement continuel, illimité, relancé jusqu'à l'ultime
encore, puisqu'en dépit de l'envie dévorante de néant, on bute toujours sur le moindre ; changement
vers le pire, malgré toute interdiction, fut-ce celle qui impose le « vide inchangeant », puisque toujours

p. 56.
Nous nous permettons de renvoyer le lecteur au premier chapitre, où ces remarques ont été exposées (dans
l'introduction notamment).
BADIOU (A.), op. cit., p. 167.
'^VèW.,p. 168.
DELEUZE (G.), Différence et répétition, op. cit., p. 53.
DELEUZE (G.), Logique du sens, op. cit., p. 211. Ici encore, nous pouvons renvoyer le lecteur à la demière
section du chapitre I, à la première partie intitulée « L'Un et ses noms multiples ».
'''Ibid, p. 210.
Commence alors la « subversion de l'ontologie » dont parlait François Zourabichvili.
503

il faut empirer, avec les mots, puis y revenir, toujours avec les mots, afin de se dédire - « encore retour
pour dédire disparition du vide Allers et retours continus, donc - « retour dédire la disparition des
ombres », « retour dédire mieux plus mal plus pas concevable -, soit le mouvement même de
l'événement multiple du langage - l'événement étant l'exprimé de toute proposition, l'exprimable par
nature^"^ : le mouvement du sens, qui saute dans tous les sens à la fois. Ou encore, le mouvement du
temps paradoxal, de hiatus en hiatus, lorsqu'à l'indicatif présent « EST » se substitue l'impératif
« devenir » - répercuté dans les impératifs de Cap au pire.
Nous parlions, en fin de chapitre précédent, d'une « désontologisation » nécessaire :
« désontologiser » Deleuze, mais aussi Beckett. Quoique Cap au pire constitue - avec Mal vu mal dit
- l'apogée, presque la théorisation de la minoration, nous avons pu observer à quel point le processus
imprégnait la quasi-totalité du travail artistique de Beckett. Or le parti pris de minorer est
incontestablement le moteur du mouvement et du changement, en conséquence de quoi il reste
intimement lié à la temporalité. Plus précisément, le processus de minoration, tant dans l'image que
dans la langue, active le devenir - dans tous les sens, puisque « devenir » n'est pas synonyme
d'« avenir», et que les changements, loin de tracer une progression uniforme et chronologique,
s'effectuent aussi bien en arrière qu'en avant. Voilà pourquoi le vide-pénombre doit nous apparaître
davantage comme « il y a » —incluant « il y avait » et « il y aura » —que comme « l'être », comme la
condition de manifestation des ombres qui lui sont suspendues - car si « disparition de la pénombre »,
alors « disparition de tout » ; ou, à tout le moins, si l'on tient à tout prix à parler de « l'être », il faut
alors comprendre l'être comme la Voix, le langage à la surface duquel se multiplient les événements,
les devenirs - numériquement im, formellement multiple. Beckett, on le voit, a lui aussi substitué au
E(S)T le bégaiement r5^hmé du ET... ET..., l'événement comme « entre-deux » qui fait disjoncter le
temps - au sens de rendre « fou » son mouvement, grâce aux disjonctions incluses des différences,
entre deux « hiatus », entre deux « retours pour dédire » ou deux discontinuités du texte.

3. L'attente de l'événement

Fissure spatiale et rupture temporelle, « entre-deux-temps » et « entre-deux-milieux »,


l'événement ne se dit jamais à l'indicatif présent - présent qui dure -, mais à l'infinitif - pur devenir
infini : « Aiôn » est le nom de la césure de l'instant qui divise le présent - l'empêche d'ex-ister dans le
temps, puisque l'événement n'a pas (de) lieu dans le temps. D'où le paradoxe du devenir- Alice qui
grandit et rapetisse, suivant des directions temporelles, des jets de temps, différents mais coexistants.
Aussi, à r« effectuation » de l'événement, correspondra toujours une part concomitante de « contre-

Cap au pire, p. 22.


Ibid.,'p^. 52 et 49.
Deleuze en effet, inspiré par le stoïcisme : « l'événement appartient essentiellement au langage, il est dans un
rapport essentiel au langage » (DELEUZE (G.), op. cit., p. 34).
504

effectuation » —l'actuel « débordé » par le virtuel ; car non seulement l'événement traverse les « états

de choses » - pour une part l'événement s'effectue, « arrive » dans le monde -, mais il est également
l'exprimé, le sens des propositions^"^. Par conséquent, sur la seconde face où l'événement est pure
expression, la surface du langage opère sa synthèse disjonctive : il en résulte qu'aucun événement
n'est plus incompatible - « incompossible » - avec d'autres. « Il semble que tous les événements
même contraires soient compatibles entre eux, et qu'ils "s'entr'expriment". L'incompatible ne naît
qu'avec les individus, les persormes et les mondes où les événements s'effectuent, mais non pas entre
les événements eux-mêmes ou leurs singularités acosmiques, impersonnelles et pré-individuelles
Voilà pourquoi l'épuisé ne réalise rien : l'épuisé n'épuise que la possibilité même. Ou plutôt,
parce qu'il « épuise ce qui ne se réalise pas » dans le possible, c'est « l'incompossibilité » qu'il
épuise ; l'impossibilité de la réalisation simultanée des possibles. C'est pourquoi l'épuisement ne
procède pas par exclusion mais par combinaison : il n'y a disjonction que pour autant qu'il y ait
simultanément inclusion - différence interne^°^ ; car la possibilité, la « possibilisation », désigne la
différenriation (avec « t »), soit le Hasard, le Lancer unique d'où procède chacun des coups de dés qui
en réaffirme la totalité. C'est encore pourquoi on est épuisé « de rien », puisque le tout et le rien
coïncident - « Dieu, l'ensemble du possible, se confond avec Rien -, que l'advenir, l'avènement
« réel » de l'événement - son effectuation - ne se produit jamais absolument, sans « réserve virtuelle»
ou « contre-effectuation ». Répétons-le, « d'un événement, il suffit largement de dire qu'il est
possible, puisqu'il n'arrive pas sans se confondre avec rien et abolir le réel auquel il prétend »^°^.
Ayant épuisé tout le possible, l'épuisé n'a donc rien réalisé - bien qu'il n'ait pas rien accompli. Ainsi,
dans Quad, le but est la réalisation de tout l'espace du carré, grâce à la combinatoire - et de fait on se
fatigue à réaliser les côtés, angles et diagonales ; le centre, par contre, l'unique potentialité, l'unique
possibilité d'événement, celle de la rencontre de deux corps - tout événement n'est-il pas une
rencontre, un choc, un heurt de deux vitesses ? -, le centre, paradoxalement, reste le seul point vide

Les Stoïciens recommandaient en effet de distinguer l'événement du sens d'avec l'effectuation spatio
temporelle de l'événement dans un état de choses. « Dans tout événement, il y a bien le moment présent de
l'effectuation, celui où l'événement s'incarne dans un état de choses, un individu, une personne, celui qu'on
désigne en disant ; voilà, le moment est venu ; et le futur et le passé de l'événement ne se jugent qu'en fonction
de ce présent définitif, du point de vue de celui qui l'incarne. Mais il y a d'autre part le futur et le passé de
l'événement pris en lui-même, qui esquive tout présent, parce qu'il est libre des limitations d'un état de choses,
étant impersonnel ou pré-individuel, neutre, ni général ni particulier, eventum tantum... » ; sur cette seconde
face, le présent se change en « instant mobile » qui est aussi le temps de la « contre-effectuation »
événementielle (voir ibid., p. 177).
^'^Ibid., p. 208.
« Les disjonctions subsistent, et même la distinction des termes est de plus en plus crue, mais les termes
disjoints s'affirment dans leur distance indécomposable, puisqu'ils ne servent à rien sauf à permuter» {id..
L'épuisé, op. cit., p. 59).
Ibid,-p. 60.
Ibid, p. 59.
505

grâce au léger écart de chacun des quatre, seul point où il « n'arrive » rien, où rien (ne) se réalise -
donc le point de l'épuisement^®^.
D'où le fameux « rapport » de Moran, qui commence par ces mots, « il est minuit. La pluie
fouette les vitres » et se termine par « alors je rentrai dans la maison, et j'écrivis II est minuit. La pluie
fouette les vitres. Il n'était pas minuit. Il ne pleuvait pas Première page : le texte tend à se faire
oublier comme texte, nous donnant l'illusion que nous sommes dans le « réel », l'effectuation spatio
temporelle de l'événement - une heure, à l'exclusion des autres, un climat ; dernière page : l'écriture
se dénonce comme telle, une surface langagière sur laquelle l'événement s'effectue et se contre-
effectue simultanément, abolit tout réel pour demeurer dans l'ordre du possible - de la
« compossibilité » absolue. Au terme de leurs périples respectifs, et Molloy et Moran deviennent
écrivains ; en d'autres termes, ils apprennent à maîtriser un langage grâce auquel « tout est permis »,
en quelque sorte, puisque tout devient possible - le langage de l'épuisement. « Moran », commente en
effet Ciaran Ross, « crée ainsi son propre langage du négatif et du paradoxe pour articuler et conjuguer
le vide: le remplir et aussitôt l'évacuer [...]»— un «langage antithétique» pour un «rapport
antithétique », « un rapport fondamentalement paradoxal et ludique »^"'. Il fallait sans doute toute la
« quête » préalable - pure trajectoire sans destination, carte de devenirs -, afin que tous deux
apprerment à jouer avec le langage ; jouer avec les paradoxes du sens, paradoxes du vide creusé entre
les événements antithétiques, mais désormais « compossibles » - ET minuit ET non-minuit, ET
Molloy ET Moran : deux êtres « incompossibles » et pourtant coexistants, deux « disjonctions
incluses », séparés par un gouffre de vide irréductible.
Retour encore à Cap au pire, à présent : c'est dans le temps-espace paradoxal où s'inscrivent
les trois ombres-nombres que nous pouvons le mieux, grâce à cette « équation poétique »
beckettienne, évaluer la divergence entre Deleuze et Badiou quant à la question de l'événement. Celle-
ci engage, bien entendu, le mouvement du temps-espace tout entier, donc le concept de virtuel ; il
s'ensuit qu'après avoir expérimenté ce temps-espace paradoxal - le mouvement illimité de la

Le point d'épuisement, le vide, est donc radicalement indispensable à l'existence de toute possibilité. Fort de
son expérience en anthropologie psychiatrique, le philosophe Henri Maldiney forge un concept qui n'est pas sans
évoquer l'événement ou le devenir deleuzien - et, partant, beckettien : il s'agit du concept de « trans
possibilité ». L'événement est « trans-possibilité », en ce sens qu'il s'extrait de l'ensemble des possibles - tel,
dans Quad, le centre qui n'est pas unpossible, mais la potentialité même de cet espace. À cet égard, l'événement
est toujours ce que l'on n'attendait pas, l'inattendu, ce qui tranche par rapport à l'attente. L'événement ne peut,
littéralement, avoir une place, un lieu, que dans le vide. Henri Maldiney mentionne ainsi le cas d'un patient qui
peignait des fleurs, et qui, arrivé au calice, devait s'interrompre pour regarder un moment par la fenêtre, scruter
le vide, avant de revenir meubler par la couleur le point central de la fleur, « ce vide qui maintenait ouverte la
possibilité de l'événement. [...] L'événement est un trans-possible auquel le soi a ouverture de par sa trans-
passibiUté » {cf. MALDINEY (H.), Penser l'homme et la folie. À la lumière de l'analyse existentielle et de
l'analyse du destin, Grenoble, éd. Jérôme Millon, 1991, pp. 142 et 143). Du reste, cette « trans-passibilité » n'est
pas sans évoquer la « passivité » deleuzienne du sujet - passivité qui n'est telle qu'au regard de la réalisation,
mais demeure « active » quant à l'épuisement (différence entre fatigue et épuisement) ; en effet, le sujet est
toujours heccéité close, mais ouverte sur le dehors afin d'accueillir l'événement - se laisser affecter par le
dehors, « être digne de ce qui nous arrive ».
Molloy, pp. 125 et 239.
ROSS (C), op. cit., p. 159.
506

minoration, illimité mais fait de césures et d'allers-retours -, nous penchons naturellement davantage
pour montrer l'adéquation entre le concept deleuzien de l'événement et le « système » Cap au pire. En
effet, dans la dernière section du texte qu'il consacre au testament littéraire beckettien, section qu'il
intitule « l'événement », Alain Badiou affirme que se produit, au cours des deux dernières pages, une
nette rupture ; un événement arrive, « un événement au sens strict, une discontinuité, événement
préparé par ce que Beckett appelle im état dernier ». Provisoirement, épinglons dans cette phrase le
fait que Badiou nomme l'événement purune « discontinuité »^".
Il ne s'agit pas d'un simple détail, on s'en doute. Pour en prendre la mesure, il faut se rappeler
la controverse alimentée par Badiou dans Deleuze. «La clameur de l'Être : elle trouve ici un bon
point d'ancrage. Jusqu'à cette fameuse avant-dernière page, effectivement, la prose de Cap au pire
poursuit son processus drastique de minoration, pour enfin accéder, en quelque sorte, à un point
maximal du minimum - « vide au maximum lorsque presque »^'^, le plus haut degré d'« empirage »
possible. « Même état dernier », dit encore le texte^'"'. Or le dernier paragraphe - si l'on excepte
l'ultime « soit dit plus mèche encore » - commence par « assez. Soudain assez ». Au moment où l'on
pourrait croire le texte terminé, donc, s'ajoute in extremis un « dénouement » que Badiou commente
ainsi : tout se passe « comme si à ce moment se produisait une espèce d'adjonction, sur une scène
située à distance de la scène traitée, adjonction soudaine, en rupture, brusquée, et dans laquelle se
doime une métamorphose de l'exposition, métamorphose sidérale, ou sidération »^'^. Le reste du
développement de Badiou insiste sur la brutalité de la rupture, le franchissement soudain - mais
immobile - d'un « cap », « un recul de l'être à la limite de soi »^'®. L'éloignement subit témoigne donc
de ce que s'est produit un événement, une « configuration événementielle » qui inclut sa figure
préparatoire, « pré-événementielle » - celle de l'un-femme agenouillée, anonyme.
Certes, Badiou montre bien qu'après l'événement, l'état dernier, en réalité, n'est pas le
dernier : l'ultime « encore », « l'irmommable du dire », relance son impératif, celui de la minoration -
« plus mèche encore ». « Au fond », dit-il très joliment, « c'est le terme d'une sorte de langue astrale,
qui flotterait sur sa propre ruine et d'où tout peut recommencer, d'où tout peut et doit
recommencer »^'^. Toutefois, il y a bien rupture créée par un événement qui « outrepasse l'étatdernier
de l'être ». Armoncée par la brusquerie du « soudain assez », cette rupture l'est également, auparavant,
par la présence de la mort, via la femme priant face à une tombe aux inscriptions - dates et nom -
effacées. Or « la tombe est le moment où, par une transmutation interne au dire, l'existence accède à
une symbolique de l'être telle que ce qui va pouvoir être prononcé sur l'être change de nature. Une

BADIOU (A.), op. cit., p. 182.


Controverse que nous présentions dans la demière partie du premier chapitre.
Cap au pire, p. 56.
"Vèz^f.,p.61.
BADIOU (A.), op. cit., p. 183. Et dans L'increvable désir, Badiou parlera de « brillance événementielle, le
pur et délectable "surgir", des incidents en question » {cf. id., Beckett. L'increvable désir, op. cit., p. 41).
Id., « Être, existence, pensée : prose et concept », op. cit, p. 183.
^"Ihid,p. 187.
507

scène ontologique altérée double l'état dernier Dès lors, la mort - l'état dernier annoncé, doublé
par la « scène ontologique » - nous est refusée : l'événement, ce discours sur « l'être » que Badiou
isole du mouvement général comme une « scène altérée », empêche cette fin dernière. De surcroît,
dans cette ultime obligation de continuer, de recommencer, Badiou voit à la fois un point de
convergence et de divergence entre Beckett et Mallarmé : si pour tous deux, l'événement empêche
toujours l'état dernier d'être effectivement le dernier, Beckett « interdit la mort conmie il interdit le
sommeil. Il faut veiller. Pour le second, on peut aussi rejoindre l'ombre, après le travail poétique, par
le suspens de la question, l'interruption salvatrice». Et d'ajouter, pour conclure, «je l'approuve
[Mallarmé], sur ce point, d'être un faune français, plutôt qu'un insomniaque irlandais »^'®.
C'est à dessein que nous insistons sur cette dernière comparaison avec Mallarmé : en effet,
l'affinité qu'éprouve Badiou pour cet écrivain intervient dans le débat avec Deleuze, comme pierre
d'angle de sa divergence de « goût » —selon son propre terme - avec ce dernier, quant à la question de
l'événement. Nous reviendrons dans quelques instants sur ce point^^". Remarquons pour le moment
que la dernière phrase fait clairement allusion à L'épuisé : on n'aura pas oublié ce commentaire de
Deleuze, à propos de Nacht und Tràume, selon lequel l'épuisé « fait » l'image au cours de ses rêves
d'insonmie^^'. Implicitement, Badiou cautiorme ainsi l'argument de L'épuisé : de fait, d'une part, la
dernière section de son propre texte témoigne d'une assez grande convergence de vue avec celui de
Deleuze, et d'autre part, le fait que dans la toute dernière phrase, il révèle son affinité avec Mallarmé
de préférence à Beckett - comme avec Mallarmé de préférence à Deleuze - nous permet de déduire la
proximité entre ce dernier et l'auteurde Capau pire. À peu de chose, en effet, tierment les différences
entre, d'un côté, la conception de l'événement qui se dégage de cette dernière section de la lecture de
Badiou et, de l'autre, celle de Deleuze. Sans doute, Badiou isole plus fortement que ne le ferait
Deleuze cette « scène ontologique » dernière - une expression que Deleuze n'utiliserait pas : c'est
peut-être oublier trop vite que les derniers mots du paragraphe précédant le « assez », « hors quoi le
petit reste », annoncent le « encore » final - puisque tant qu'il y a un reste, on doit évider encore.
Aussi cette « scène » s'inscrit-elle, pensons-nous, dans le mouvement continu de l'épuisement. Ce qui
ne l'empêche pas, toutefois, de faire événement, c'est-à-dire césure temporelle - ou conmie le dit
Badiou, « rupture » et « sidération » de l'instant. Rupture, certes, mais dans un processus qui ne
connaît qu'une seule loi ; le recommencement, l'étemel retour. De telle sorte que cette rupture est

^^^lbid.,p. 186.
Ibid, p. 187. L'expression de « faune français » fait allusion à l'article qui suit directement celui-ci dans le
recueil, Philosophie dufaune, consacré au Monologue d'unfaune de Mallarmé.
Notons tout de même, sans attendre, que la phrase de Badiou renvoie notamment au chapitre de Dialogues
intitulé « De la supériorité de la littérature anglaise-américaine », oii Deleuze et Claire Pamet défendent le
« recommencement » anglo-saxon - toujours repartir du milieu, du 1 plutôt que du 0 -, de préférence au
commencement français, absolu - la tabula rasa. Nous annoncions cette divergence dans le premier chapitre.
Deleuze associe en effet l'image - en l'occurrence, celle de Nacht und Trâume - et le rêve d'insomnie.
« Dans le rêve d'insomnie, il ne s'agit pas de réaliser l'impossible, mais d'épuiser le possible » (DELEUZE (G.),
op. cit., pp. 100 et 101).
508

moins l'avènement d'un état nouveau qu'une fulgurante césure, un hiatus qui génère le
recommencement illimité.

Là se situe, en dernière analyse, la raison de la préférence de Badiou pour Mallarmé plutôt que
pour Beckett ou Deleuze. Car il est certain que Beckett ne laisse aucun répit, ni mort ni sommeil.
D'aboutissement il n'est point question, d'arrêt non plus - à peine un instant, une « sidération », celui
de l'événement du « soudain assez » ; somme toute, le seul désir du texte - ou, ce qui revient au
même, sa seule potentialité, son point d'épuisement -, « dévore tout l'envie d'être néant ne se
réalisera jamais. Indispensable pour «aspirer» le mouvement illimité, le devenir paradoxal du texte,
ce point vide doit demeurer absolument hors d'atteinte - « hors le petit reste » : qu'il n'y ait « pas d'art
du vide » ne signifie pas qu'il puisse y avoir de l'art sans le vide. D'un encore à l'autre - début et fin
de texte - de hiatus en hiatus, des changements se réalisent, mais la fin du dire, elle, s'épuise, et tout
est à recommencer, toujours. Cap au pire est la poésie de l'étemel retour : mouvement de virtuel, de
l'Événement, du paradoxe du vide « au pire lorsque presque », parcouru d'infimes vibrations. À peine
y disceme-t-on les « trois épingles. Un trou d'épingle. Dans l'obscurissime pénombre »^^^.
Cette image de l'infime — le trou d'épingle — fait écho, souvenons-nous-en, à une autre,
semblable, que l'on rencontre dans Le dépeupleur ; celle de la « trappe » rêvée « par laquelle
brilleraient encore le soleil et les autres étoiles », issue légendaire et inaccessible - jamais atteinte en
tout cas - qui se situe, peut-être - nul ne sait-, quelque part « au centre du plafond »^^''. Plafond du
cyhndre clos, bien entendu, à l'intérieur duquel grouille l'humanité dans sa plus grande nudité, dans
l'anonymat complet - « séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur », allusion au vers
de Lamartine, « un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». Or il n'est pas de corps parmi ce
peuple du cylindre qui paraisse l'avoir trouvé, son dépeupleur. De même que l'issue légendaire
demeure hypothétique, l'être qui me dépeuplera, l'autre de moi-même fait l'objet d'une quête, d'un
nomadisme qui n'a pas de fin - sauf le renoncement. « Ainsi de suite à l'infini jusqu'à ce que vers
l'impensable fin »^^^, lit-on en effet. Et pourtant la rencontre, l'événement de cette rencontre est bien
décrit dans les derniers mots - « et le voilà en effet ce dernier si c'est un homme qui lentement se
redresse [efc.] »^^^. Toutefois ce terme de la quête reste une simple évocation, fugitive et spectrale,
virtuelle : seul événement possible, l'ultime rencontre du dépeupleur ou de l'issue - c'est tout un - ne
peut se réaliser - là se trouve le point d'épuisement de l'existence, du frémissement incessant de la vie
humaine.

Mais n'importe lequel des textes de Beckett ne pourrait-il être cité en exemple ? Aucun n'a
d'aboutissement ni de terme, chacun possède son point d'épuisement, telle la trappe, le centre du
quadrilatère, le point vide ou l'événement virtuel ; par rapport à celui-ci, toute réalisation, tout

Cap au pire, p. 61.


Ibid., pp. 56 et 62.
Le dépeupleur, p. 17.
Ibid., p. 53.
Ibid., p. 53. La suite de l'extrait, déjà cité, narre la rencontre entre ce dernier homme et la première femme.
509

changement effectif - une silhouette un peu plus brouillée, un léger écart de température ou une
diminution de lumière, l'imperceptible mouvement d'un corps, un trajet où les pas ne comptent guère
puisqu'il n'y a pas de but -, en un mot tout présent est aussitôt fractioimé, subdivisé par l'Aiôn en une
série illimitée de particules, de plus en plus infimes. Équivalence beckettienne entre l'infini et
l'infime : ou, pour Deleuze, entre une fois et une infinité de fois - le tout et le rien du possible
confondus -, entre l'infini et la « énième » puissance de 1, développée par des micro-variations
d'intensité^^^. Un événement? «Par exemple l'étranglement le plus étroit, la chute la plus
retentissante, l'éboulement le plus long, {etc.} » - on connaît la litanie de ces minuscules motions,
jusqu'au « peu, ou rien, jusqu'aux minima, inoubliables eux aussi, les jours de grande mémoire
De tout ce qui nous arrive, dit souvent Deleuze, il faut savoir être digne, si mince que cela
soit : « faire un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un
drame, ou de faire une histoire Lueur, vitesse, devenir ou rencontre, l'événement est une
fulguration, un instantané fragile et ténu : juste de « l'à peine visible » ou de « l'à peine audible ».
Aussi minuscule soit-il, cependant, il crée ime rupture dans l'ordre des choses, un hiatus dans le temps.
L'infime de l'événement, c'est la faille, la brèche dans l'histoire - avec petit ou grand « h ». Jamais ce
qu'elle nous raconte ou ce qu'elle nous montre - son contenu le plus spectaculaire - mais bien souvent
ce qu'elle ne raconte et ne montre pas, ou si peu, si vite - et, chez Beckett, si mal. « Un supplément
incompréhensible de l'être », dirait Badiou, « faisant s'équivaloir le réel et le rien »^^''. Car lui aussi a
su repérer chez Beckett la « brillance événementielle », l'épingle des événements qui, dans la
pénombre recouvrant tout, « sont comme des étoiles dans le lieu anonyme, des trous dans la toile
distante du théâtre du monde »^^'.
Par nature mal vu et mal dit, l'événement fait par ailleurs exception au sein du voir et du dire -
il y opère une « torture du sens »^^^. « Pur surgissement », un véritable événement présente, pour
Badiou, une nouveauté - une forme de commencement qu'il dit lui-même absolu, même si ce
commencement doit s'inscrire dans le recommencement. Unique, singularité incomparable, il fait

Nous faisons allusion à un passage d'une conférence prononcée en 1964 lors d'un colloque organisé par
Deleuze, sur Nietzsche, à l'Abbaye de Royaumont. Le texte s'appelle « Conclusions sur la volonté de puissance
et l'étemel retour », et a été publié dans L'île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, op. cit., p.
163.
Il s'agit d'un tout petit extrait prélevé dans la très longue liste, déjà citée, que l'on trouve dans les Autres
foirades, pp. 35 et 36.
DELEUZE (G.) et PARNET (Cl.), Dialogues, op. cit., p. 81.
BADIOU (A.), Beckett. L'increvable désir, op. cit., p. 32.
Ibid., p. 78.
Et encore, « "Mal vu mal dit" désigne l'accord possible entre ce qui, pur surgissement, est en exception des
lois du visible (ou de la présentation), et ce qui, inventantpoétiquement un nom nouveau pour ce surgissement,
est en exception des lois du dire (ou de la représentation) » {ibid., p. 44). En outre, si Badiou ne dit pas que
l'événement est avant tout intra-linguistique, il repère cependant « l'harmonie » entre le surgissement (factuel,
effectif) de l'événement, et « le surgissement poétiquede son nom » (p. 44). Un passage de Mal vu mal dit, qu'il
cite, raconte cette simultanéité ; « pendant l'inspection, soudain un bruit. Faisant sans que celle-là s'interrompe
que l'esprit se réveille. Comment l'expliquer ? Et sans aller jusque-là comment le dire ? Loin en arrière de l'œil
la quête s'engage. Pendant que l'événement pâlit. Quel qu'il fût. Mais voilà qu'à la rescousse soudain il se
renouvelle. Du coup le nom commun peu commun de croulement » {Mal vu mal dit, cité in ibid., p. 44 ).
510

exception quant à l'habitude - les lois du visible et du dicible -, il tranche, crée un suspens dans la
continuité : l'événement est synonyme d'avènement. On sait qu'à partir de cette divergence avec
Deleuze, Badiou affirmera son « peu de goût » pour cette philosophie ascétique de l'étemel retour.
« Ontologisant », ou « platonisant » cette philosophie, comme on a pu le constater, ce dernier insiste
sur le primat de l'un -, ou encore ce qu'il appelle « le chant du virtuel », au détriment du multiple, de
l'apparence trompeuse et faussement égalitaire des simulacres. Or, le virtuel est, de l'aveu même de
Badiou, « le concept qui me sépare de lui [Deleuze] le plus abruptement ». Partisan d'un « platonisme
du multiple », au lieu d'un « platonisme du virtuel », il dit préférer sacrifier le virtuel plutôt que
l'actualité de l'événement - seule façon, selon lui, de conserver l'immanence^^^ : pour Deleuze, a
contrario, le plan d'immanence ne peut être que virtuel, attendu que le virtuel est aussi réel - alors que
selon Badiou, « l'Un n'est pas, il n'y a que des multiplicités actuelles, et le fondement est vide Le
virtuel, ou la grande Mémoire du temps qui oblige au recommencement perpétuel, et fait de la vérité
une « vérité du temps », voilà ce qui rebute Badiou : chez Deleuze, « il n'y a pas de commencement,
seulement du présent aboli (en voie de virtualisation) et de la mémoire qui monte à la surface (en voie
d'actualisation), Et c'est ce à quoi je ne peux consentir »^^^.
Au sein des « penseurs du multiple », ce dernier tient donc pour le paradigme mathématique
des ensembles - son « chant des ensembles » versus le « chant du virtuel » -, paradigme qu'il qualifie
de « stellaire, au sens de Mallarmé Dans ce paradigme, la vérité, ou l'événement, déclenche une
« sidération » : son advenue à l'existence est donc un authentique avènement. « L'absolue séparation
ontologique de l'événement », explique-t-il, « le fait qu'il vienne à la situation sans y être d'aucune
façon virtualisable, est l'assise du caractère irréductiblement original, créé, hasardeux des vérités. [...]
Je pense donc, au rebours de Deleuze, que les coups de dés événementiels sont tous absolument
distincts, non pas formellement [...], mais ontologiquement»^". On retrouve là la conception
« stellaire », mallarméenne, du hasard - face au hasard nietzschéen. Et sans doute, le coup de dés de
Mallarmé, Deleuze en est-il proche : si l'être n'est que « le vide papier que sa blancheur défend »,
avance Badiou, les événements sont les traces noires qui séparent les blancs, traces qu'à leur tour les
blancs délimitent^^^. Proche, certes, et pourtant si loin : aux yeux de Deleuze, dans la métaphore du
papier et des traits, le dehors (ou mouvement de la surface) et sa limite, seraient encore trop distincts -

« Je maintiens que les formes du multiple sont, comme les Idées, toujours actuelles, que le virtuel n'existe
pas, mais je sacrifie l'Un. Il en résulte que, pour moi,'le fondement virtuel de Deleuze reste une transcendance,
tandis que, pour lui, c'est ma logique du multiple qui, n'étant pas originairement rapportée à l'acte de l'Un,
échoue à maintenir la pensée dans l'immanence » (BADIOU (A.), Deleuze. «La clameur de l'Être », op. ch., p.
69). Au cours du premier chapitre, dans la dernière section, nous citions d'autres passages de cette controverse
présentée par Badiou, lesquels complètent celui-ci.
Ibid., p. 81. Le principal grief de Badiou contre le virtuel tient au dédoublement de la chose entre virtuel et
actuel, qui, d'après lui, fait de l'actuel un « double fantomatique » du virtuel, ôtant à l'événement sa réalité -
l'actuel comme « simulacre » du virtuel, terme sur lequel Badiou revient avec insistance.
Ibid, pp. 98 et 99.
Ibid, p. 11.
Ibid., p. 114. Et de conclure : « par conséquent, je ne crois au retour étemel du Même dans aucun de ses sens
possibles » (p. 115).
Wo\xibid,p. 132.
511

la trace noire n'est pas le pli, ni la feuille « le dehors de sa propre intériorité Ce qui fait du pli - de
l'événement, ou du sujet - « un trait immanent de déjà-là », une « pliure du passé », un
recommencement étemel^'"' : pas question de « s'endormir un peu», dans une « interruption
salvatrice »^'" - choisir Mallarmé depréférence à Beckett.
Riposte - post mortem - de Deleuze : suivre Beckett dans son ascèse inlassable, qui s'interdit
tant la mort que le sommeil. Il est vrai qu'il faut pouvoir se tenir en éveil, dirait Deleuze, afin de rester
toujours prêt pour ce qui doit revenir, toujours digne de ce qui nous arrive. C'est pourquoi l'instant
événementiel est moins un « commencement absolu » qu'ime césure du présent, qui parce qu'elle
coupe en deux le temps le force à recommencer^''^ ; moins une « interruption salvatrice » qu'une
continuation, une relance du mouvement. En effet, la césure que marque l'événement dans le temps, le
hiatus, ne correspond jamais à tme pause, un arrêt de l'étemel recommencement : c'est dans le
mouvement même du temps - le dehors - que s'opère incessamment la division du présent par
l'instant d'Aiôn - différence interne (du point de vue du temps), ou synthèse immédiate (du point de
vue du multiple). Il s'ensuit que l'événement n'est jamais pure actualisation, pure effectuation dans le
présent, mais comporte une part de « contre-effectif », de virtuel - déjà-passé et pourtant présent, pas
encore et pourtant déjà là.
Toutefois, qu'il n'y ait jamais de suspens dans le procès du temps, par où adviendrait le « pur
surgissement » d'une nouveauté absolue, ne signifie pas pour autant que l'étemel retour soit la
répétition ni de l'identique - cela, Badiou l'expose clairement - ni de fragments de passé déjà vécus
(anciens présents) ou d'un « trait immanent de déjà-là » ; le virtuel constitue aussi bien la réserve de
passé que le pur devenir, l'infinitif (dynamisme, puissance infinie). Dans la temporalité « cronique »
de l'étemel retour, leLancer de dés unique (l'Événement), sejoue aussi bien endirection du passé que
du futur, simultanément ; mais jamais l'événement, « entre-deux » du temps, n'existe dans le présent,
où il serait avènement, origine. Voilà pourquoi « il n'y a donc d'événement qu'au pluriel, l'événement
est toujours au moins deux »^''^ : un avant et un après jaillissant de part et d'autre de l'instant - deux
« blocs » qui mutuellement se déterritorialisent dans le devenir autre. Et ce n'est pas ailleurs que dans

DELEUZE (G.), Le pli. Leibniz et le Baroque, op. cit., p. 149.


Ce à quoi, encore une fois, Badiou dit ne pouvoir consentir - à penser « que la nouveauté soit un pli du passé.
[...] C'est pourquoi je conceptualise des commencements absolus (ce qui exige une théorie du vide) » (cf.
BADIOU (A.), op. cit., p. 136). À cela on peut objecter, ainsi que nous l'avons fait précédemment, qu'il y a
assimilation abusive entre le virtuel-passé et le passé vécu : l'événement n'est pas « pliure du passé », commedit
Badiou, au sens de quelque chose qui s'est déjà produit. François Zourabichvili notait en effet qu'avec cette
confusion entre virtuel et passé vécu, « le malentendu [chez Badiou] atteint son comble » {cf. ZOURABICHVILI
(FR.), Le vocabulaire de Deleuze, op. cit., p. 52).
On retrouveles termesutilisés par Badiou dans le dernier paragraphede son commentaire de Cap au pire, où,
in extremis, il « opte » pour Mallarmé plutôt que pour Beckett {cf. BADIOU (A.), « Être, existence, pensée :
prose et concept », op. cit., p. 187).
Recommencement qui s'opère dès lors dans la « saisie synthétique de l'irréversible et de l'imminent », disait
François Zourabichvili, « l'événement se dormant dans l'étrange station d'un encore-là-et-déjà-passé, encore-à-
venir-et-déjà-là » (ZOURABICHVILI (Fr.), op. cil, p. 40).
« Introduction inédite (2004) : l'ontologique et le transcendantal », in op. cit., p. 11.
512

ce devenir, dans cette variation d'intensité - plutôt que dans la « sidération » ex nihilo de la nouveauté
absolue - qu'il faut rechercher l'ouverture, le point d'exil de chaque singularité - la légendaire
« trappe » ou le corps dépeuplant. Si Badiou est le mallarméen du coup de dés, résolument, Deleuze
est le penseur du beckettianisme de l'événement.
513

Conclusion

Le mot « pénombre » désigne, chez Beckett, un lieu : pas un lieu en particulier, ni un lieu
parmi d'autres, pas même l'un de ces espaces « désaffectés » qui cadrent l'image-temps, mais ce qui
de l'espace est rigoureusement irréductible et indispensable - « l'avoir-lieu » du lieu, ce qui peut
« dormer lieu ». De cet « entre-deux » de limiière - pas tme obscurité totale -, « disparition ne se
peut », pour la raison qu'il s'agit là du lieu du temps : un espace non spatial, une topologie du temps,
d'un temps « espacé ». Or l'abolition du temps-espace, comme celle du vide, demeure, littéralement,
inimaginable - « néant jamais ne se peut être ». D'oii il s'ensuit que « vide » et « pénombre »
constituent la paire nominale qui désigne « quelque chose » d'« imminimisable », quelque chose qui
sans doute ne possède pas d'autre nom ; car les appellations d'« être » et de « il y a » ont le défaut de
signifier le présent - « il y a », mais aussi « il y avait » et « il y aura » ; ils signifient l'inchangeant, là
où se produit au contraire le changement permanent, la fixité d'une représentation, là où la paire
nominale - vide et pénombre, deux « blocs » qui se déterritorialisent mutuellement - active le devenir.
Notre intention pour ce dernier chapitre était d'expérimenter le temps-espace paradoxal, sous
l'appellation de « pénombre » : or, en fin de parcours, nous voilà contrainte de revenir, en quelque
sorte, au vide - notre point de départ. Rien de fort surprenant, toutefois : le temps ne flotte-t-il pas
dans le vide, dès lors qu'il s'affranchit de sa fonction de nombre du mouvement ? Le temps « hors de
ses gonds » « cesse d'être cardinal pour devenir ordinal, ordre du temps vide Lesté du virtuel, le
mouvement du temps « espacé », paradoxal, génère alors le paradoxe du vide, de même que, dans la
création de l'univers, le vide allié à l'espace-temps produit de lui-même, et incessamment, de la
matière sous forme d'infimes particules - tels les atomes textuels ou conceptuels de Beckett et
Deleuze. Or ces paradoxes du vide ne sont autres que ceux de l'étemel retour, de la différenciation
interne, ou encore, du devenir. Moteur du changement, le processus de minoration génère, de fait, une
forme paradoxale de devenir : devenir plus puissant, plus intense, lorsque l'on devient moindre,
toujours davantage imperceptible. Voilà pourquoi, parce que le « mal vu mal dit » est à la fois sa
condition et son « cap » à l'infini, l'art mêle-t-il aux devenirs les trajets illimités, à l'espace parcouru
sans destination le temps dont la marche est débridée.
Ce temps, l'image-cristal, dirait-on, parvient à le capturer. Et encore, l'impression nous
trompe : ce n'est pas, à vrai dire, l'image qui capture le temps, mais à l'inverse le temps qui capture
l'image. Car le temps nous force à attendre cette image, puis la saisit l'espace d'un instant, l'instant
même qui divise le présent de l'image pour r« insister », plutôt que de lui permettre d'exister. Dès
lors, le cristal nous fait devenir visionnaires, parce qu'il reflète dans ses éclats multiples cette scission
du temps - dans son mouvement immanent, sa différence interne, sa synthèse disjonctive. Entre

DELEUZE (G.), « Sur quatre formules poétiques qui pourraient résumer la philosophie kantienne », in
Critique et clinique, op. cit., p. 41.
514

l'actuel et le virtuel, les deux images mutuelles du cristal, se met effectivement en procès le
mouvement immanent d'un circuit qui les rend indiscernables, de telle sorte que jamais le virtuel
n'existe sans son image actuelle ou ne la transcende - quoiqu'il la déborde toujours. Aussi l'image-
cristal manifeste-t-elle l'expérience du devenir même - devenir qui jamais ne consiste à imiter ou
reproduire une autre réalité -, entre actuel et virtuel, l'unité immédiate de l'un et du multiple sur le
plan d'immanence. Paradoxe de cette équation, « pluralisme=monisme », qui n'a d'autre légitimation,
en dernière analyse, que dans le temps.
Plus précisément, dans l'espace topologique de cette temporalité. Son opérateur topologique
est le pli : puisque le temps se confond avec le Dehors, le mouvement qui logiquement lui permet de
créer des intériorités est l'implication - complication en soi-même ou explication vers l'autre. Des
corps, des entités, des vitesses, des blocs, des séries, des plis eux-mêmes s'enveloppent les uns dans
les autres, à la façon dont le virtuel enveloppe l'actuel ; ou encore, à la façon dont le temps enveloppe
l'espace géographique, afin de créer un espace mental, tracer une carte avec l'écheveau de ses lignes
non-chronologiques. Et l'art, une fois de plus, est l'activité qui consiste à produire ce temps-espace
paradoxal en traçant des cartes où « des chemins virtuels s'accolaient aux chemins réels Cartes de
trajectoires sur lesquelles imaginaire et réel forment, telle l'image virtuelle et l'image actuelle, un
envers et un endroit indiscernables, l'un se vérifiant dans l'autre, leur mutuel devenir dessinant
l'espace du temps en rhizome, le voyage sur l'unique ligne de fuite ou ligne abstraite, le labyrinthe
composé d'« une seule ligne droite et qui est invisible, incessant
Infatigable marcheur, nomade sur la carte du temps, Beckett ne cesse d'inventer - écrire,
mettre en scène ou en images - « l'avoir-lieu » du lieu, l'espace plongé dans la pénombre, désert tantôt
hérissé de ruines tantôt parsemé de taches menues, blanches ou noires, ou intérieurs hermétiques de
formes diverses dans lesquels s'échangent les extrêmes opposés ; des « nulle part », arrachés à leurs
points cardinaux, où le temps non-chronologique peut à sa guise suivre sa « chaoerrance » : sans
origine ni fin, sans jadis ni demain, recommencer toujours. Le temps beckettien ne s'écoule pas, le
présent ne « passe » pas : le dire, la caméra ou l'œil - comme on voudra - rebondit dans tous les sens,
telle l'imagination qui se cogne aux parois de la boîte crânienne (rotonde ou cabanon)^'*^, à coup de
« bing » affolés. De fait, la temporalité qui se scinde en deux directions à chaque « hiatus » - dire et
dédire, allers-retours du dire - dirige, tel un gouvernail fou, l'économie paradoxale du vide - creusant
ses intervalles entre les ombres.

En outre, de même que le temps replonge à chacun de ces hiatus dans la grande Mémoire du
virtuel, l'écriture de Beckett saute de trous de mémoire en trous de mémoire. Quand le passé n'étouffe
pas le présent de sa plénitude sans interstices d'oubli, c'est au contraire dans un espace qui manifeste

Id., « Ce que les enfants disent », in op. cit., p. 88.


BORGES (J. L.), « La mort et la boussole », in op. cit., p. 147.
La seconde image fait bien sûr allusion à Mal vu mal dit - superposition du cabanon de la vieille avec la boîte
crânienne qui la scrute et la chambre noire -, la première à la rotonde à'Imagination morte imaginez qui figure le
crâne dans lequel se meut l'imagination.
515

l'absence du présent et de la mémoire qu'il nous place ; espace de l'oubli qui rend possible la
jouissance du souvenir, la réminiscence involontaire productrice de sensations à la fois anciennes et
nouvelles. Forer des trous dans le passé vécu, figé par la mémoire volontaire, intellectuelle, est la
façon dont le temps à son tour « minore » - façon dont il « fait fuir » la représentation pour créer
l'image mineure. La ritournelle de l'image-temps, en effet, laisse rebondir ses notes entre les trous
dont elle est ponctuée, intervalles de silence ou de noir, vacillations fugaces de visible ; son chant est
celui du virtuel éphémère qui ne saisit le visage que l'espace d'un instant. Ces visages, ces couleurs,
ces traits vaguement esquissés, tous laissent voir que nous sonraies des plis du dehors, dans les fissures
de la Mémoire du temps.
Ainsi chaque événement - et le sujet se compte dans cet ensemble - perfore la mémoire ;
chacun perce une fissure ou césure du temps qui l'oblige à recommencer, à bégayer ; « ET... ET... »
plutôt que « EST ». L'« ontologie » de Beckett ou de Deleuze n'existe que sous la condition de
l'univocité : condition que le vide-pénombre soit langage. Voix oumal dire unique pour^'^^ les ombres-
nombres - ou pour le multiple -, surface dont les ombres créent des plis obscurs de l'intériorité. Or,
loin d'être arrêtée dans un présent, cette surface, instable, connaît le changement - la minoration - et
le mouvement étemel - elle n'a de cesse de plier et déplier. Envers et endroit l'une de l'autre, scission
interne et synthèse conjonctive n'existent dans aucun état (de choses), mais insistent dans ce
mouvement du devenir : comme le virtuel et l'actuel, ou la surface intérieure et extérieure de l'anneau
de Mœbius, l'un et le multiple sont certes séparés par une limite, mais celle-ci demeure illocalisable,
puisque l'événement ne cesse de la démobiliser. De la sorte, lorsque l'on croit être parvenu à un « état
dernier » - « tout moindre » -, un « recul de l'être à la limite de soi cette césure événementielle
nous permet certes d'atteindre la limite du Dehors ou de l'un, et pourtant cette limite n'est, somme
toute, que la ligne sur laquelle le dehors touche son dedans, et l'un, le multiple.
Cette limite ne reçoit pas d'autre nom que celui-là même d'événement, point de disjonction où
le jadis n'est pas encore arrivé et ce qui doit advenir, déjà passé. Ni hors le temps - telle l'éternité - ni
dans le temps, l'événement s'immisce « entre-temps », entre deux termes - deux ombres, deux
clignements d'yeux, deux murmures, deux notes, deux apparitions - d'une série qui ne connaît pas
d'autre limite - ni fin ni origine -, série dont le point d'épuisement est atteint depuis toujours^^".
Toujours déjà atteint, et pourtant on ne cesse de l'attendre - on s'épuise même à l'attendre. « L'entre-
temps, l'événement est toujours un temps mort, là où il ne se passe rien, une attente infinie qui est déjà
infiniment passée »^^'. Aussi l'épuisé, celui qui «fait» l'image, vit-il l'expérience indéfinie de

« Pour » doit avoir ici le même sens que dans l'expression « une languepour le peuple qui manque », c'est-à-
dire « à l'intention de » (et non « à la place de »).
BADIOU (A.), op. cit., p. 183. « État demier » est par contre une expression de Cap aupire.
On sait que dans le problème des séries ou régressions illimitées, l'aporie consiste à chercher un terme demier
(ou premier) à l'infini. Au contraire, explique Deleuze, la limite «peut être n'importe où, entre deux termes,
[...], déjà atteinte bien avant qu'on sache que la série est épuisée » (DELEUZE (G.), L'épuisé, op. cit., p. 69).
Telle est donc la position de l'événement, hiatus mobile de toute série.
Id., Qu 'est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 149.
516

l'attente. Or n'importe lequel des personnages de Beckett est un épuisé, en attente. Tout épuisé reste
actif - sauf du point de vue de l'effectuation, puisqu'il ne réalise rien ; aucun n'est passif - sauf à
comprendre la « passivité » comme l'être-affecté par le Dehors, ce que désigne précisément l'attente.
L'événement de l'image est l'instant mort où il ne (se) passe rien : et pourtant il crée « l'inattendu »,
non parce qu'il ne requerrait pas qu'on l'attende, mais, au contraire, parce qu'il n'est jamais ce que
l'on attend - une habitude, représentation ou répétition du présent. Pas plus que Vladimir et Estragon
ne « font venir » Godot, l'épuisé ne fait jamais une image qu'il a vue ou vécue.
C'est pourquoi, contrairement à tout ce que l'on a pu (mal) dire, l'épuisé beckettien ne connaît
pas le désespoir. Il ne connaît que l'espoir, dans son sens premier, étymologique - sens de l'attente. Or
celui qui a « des attentes » a l'espoir que quelque chose - mais quelque chose qu'il connaît d'avance -
se produise. D'où la possibilité de la déception, et, consécutivement, du désespoir, c'est-à-dire la fm
de l'attente. L'épuisé, quant à lui, en a fini avec cette possibilité - comme avec toute autre. Il n'attend
que de cette « attente infinie qui est déjà passée » ; mais il sait que cette attente est aussi une réserve,
de l'imminent tout autant que de l'irréversible, entre lesquels un vide - l'événement - crée une
scission. S'il existe une éthique de l'événement, elle est à rechercher dans le courage lucide de
continuer sans trêve, l'ascèse du recommencement, lorsque l'on sait qu'il n'y aura ni aboutissement ni
accomplissement, ni advenue soudaine. L'être épuisé qui espère n'est jamais un optimiste aveugle :
aussi ne connaît-il pas de faux espoir, et son attente ne peut-elle être déçue.
L'espoir beckettien, c'est la veille de l'insomniaque, « l'increvable désir » de l'épuisé.
517

Conclusion

Illimité est l'agencement machinique, processus d'écriture littéraire pour Beckett,


philosophique pour Deleuze. Comme à l'infini, les corpuscules textuels et conceptuels s'alignent les
uns après les autres, s'engendrent d'eux-mêmes, avec des variations que l'on croirait automatisées.
Sans doute devrait-il en aller de même d'une recherche entreprise avec Beckett et avec Deleuze, d'une
écriture théorique mimant - au sens poïétique de la mimèsis, bien entendu - leur travail d'écriture.
Peut-être ne devrions-nous donc pas dormer de conclusion à cette étude ? Peut-être faudrait-il laisser
entendre que nous pourrions continuer à écrire ? Ou, qui plus est, recommencer : reprendre le premier
chapitre pour dire mieux - ou pire - ses paradoxes, reparcourir l'enfilade des chapitres suivants, lancée
sur le tracé des lignes de fuite par le mouvement illimité du vide ?
Mais le travail d'une thèse possède ses conventions, auxquelles il nous faut souscrire malgré
tout : nous retracerons donc, de façon synthétique, le parcours des cinq chapitres, avant d'adopter à
nouveau une perspective plus large, déjà ébauchée en introduction. Nous avions donc initié ce
parcours avec un élément proprement fondamental, le vide, l'un des deux noms de l'être. Vide qui
aspire à lui le travail de création - création d'images ou de mots ; tache aveugle d'un « art de l'échec »
au procédé d'« abstractivation », qui opérera tantôt par épuisement combinatoire - toutes disjonctions
incluses -, tantôt par évidement du réel - espaces désaffectés, pénombres et lumières agonisantes,
silhouettes à peine visibles. Quoi qu'il en soit, le mouvement généré par l'aspiration du vide s'avère
paradoxal en ceci qu'il laisse toujours subsister des « rien », particules vibrant dans ce vide : à la
soustraction permanente, il y a systématiquement un reste - ce que nous avons appelé, dans la ligne
deleuzienne et lacanierme à la fois, un « objet déchet délocalisé ». Jamais « à sa place », caduque, ce
reste relance continûment le processus, lequel, parce qu'il laisse proliférer des petits atomes d'images
ou de mots, se révèle aussi créateur que destructeur. Dès lors, il empêche absolument le vide de se
confondre avec le manque - « le moindre jamais ne peutêtre néant »', dira Beckett.
En outre, si l'objet est délocalisé, il s'ensuit que le sujet doit l'être également : éjecté de ce que
Foucault appelait « la place du Roi », il perd du même coup la maîtrise de l'objet. En effet, le
processus d'évidement ne peut toucher seulement le représenté - soit l'un des deux termes du rapport
de représentation -, mais creuse ce rapport lui-même. Dusse-t-il être entendu, ce rapport, comme une
mimèsispoïétique (cTéatricé) et dramatique (active, mimèsis d'action) - même aux époques antique et
classique ; à tel point que, si crise de la représentation il y a - et, de fait, le mot est utilisé par Beckett
lui-même -, ce ne peut être qu'au sens étymologique d'une « mise en jugement » de la représentation.
Crise qui, par conséquent, place le sujet en position critique : contre celui-ci se retourne « l'art de
l'échec » - échec et mat au Roi, à savoir au lecteur ou au spectateur aussi bien qu'à l'auteur, puisque

Cap au pire, p. 41.


518

la machine subjective d'écriture les assimile, voire les confond. Or, grâce à cette mise en échec, on
passera de la structure, caractérisée par la maîtrise d'une stratégie énonciative (type dualisme entre
sujet d'énoncé et sujet d'énonciation), au dispositif ou à l'agencement : ici, l'ouverture au « pan » -
mise en échec du sujet - entraîne la réussite de l'œuvre. Réussite qui ne célèbre pas, loin s'en faut, la
condamnation définitive de la représentation : car l'échec provient de ce que l'auteur, et partant le
lecteur-spectateur, rate, en partie du moins, « l'échouage » de la représentation elle-même. Toujours ce
reste, ces quelques traits d'images ou bribes de phrases qui malgré tout subsistent - serait-ce
virtuellement ; toujours im rien de logos, visible ou dicible, qui échappe à la machine de VAntilogos.
C'est pourquoi, au gros plan du pan aveugle^, figurant, par cette cécité précisément, l'anti-
représentation - l'échec du symbolique face au Réel, face à la Chose -, à ce gros plan répondra celui, à
l'instant ultime, d'un globe oculaire mutilé, occulté par un voile noir, auquel s'est substituée la
caméra-œil, incarnant l'irréductible perception de soi - l'ultime trait de représentation, par-delà toute
destruction.

Bien plus que déplacé, le sujet se voit donc progressivement évincé - évacué, épuisé, évidé.
Certes, cette éviction ne se produit pas d'un seul coup : elle suit une trajectoire, celle d'un devenir
permanent de la subjectivité. La visée n'en est pas moins, au fil du processus, l'épuisement,
« l'exhaustion » de tout point événementiel - l'épuisement, mais jamais l'anéantissement. Point de
départ de cette trajectoire, le sujet divisé, dont le prototype reste l'acteur, celui qui défigure son
identité à mesure qu'il s'identifie, « contre-effectue » autant qu'il s'« effectue » dans un personnage -
une figura. Outre cette division, le sujet subit également le morcellement progressif de son corps
propre : voix, œil et autres membres se détacheront de lui, tantôt pour le persécuter, tantôt pour lui
procurer, au contraire, un espace d'inspiration et de respiration vitales. Lorsque le corps humain se
mêle à la machine - membres qui se font mécaniques, prothèses machiniques qui s'y greffent -, alors
le sujet devient une fonction ; telle celle qui porte le sigle de Beckett, la fonction S, générant, dans son
mouvement circulaire, une prolifération de signes.
En outre, le désir de ce sujet-machine met en marche, pour un trajet sans but ni limite, la paire
de personnages, couple de termes qui mutuellement se déterritorialisent dans leur errance au rythme
binaire : d'exils en retours et de retours en exils, le nomade voyage sur place, à travers un « espace
lisse », franchissant les seuils d'intensité, au gré des rencontres de hasard. Rencontres entre « centres
d'indétermination » ou « heccéités » : ça pense en nous, grâce aux images et mots qui s'entrechoquent,
et font du sujet, en dernière analyse, une « monade » leibnizienne. Monade que parcourt, à l'infini, le
circuit du virtuel à l'actuel et inversement, passant et repassant, comme sur une bande de Mœbius, la
frontière illocalisable du pli, du dehors au dedans et du dedans au dehors ; monade close sur elle-
même, et toutefois ouverte sur le Tout, en perpétuel déséquilibre, épuisée dans la circulation entre
virtuel et actuel.

' Nous parlons bien entendu du plan d'ouverture et de clôture de Film.


519

Le trajet de Beckett, le cap sans but arrêté est aussi celui du pire, du moindre ; en écrivain ou
en philosophe, on voyage avec lui comme avec Deleuze sur le mode mineur, selon un processus qui
petit à petit nous rapproche du vide originel. Processus de « minoration » au mode de fonctionnement
paradoxal - cela ne surprendra guère ; on augmente par le bas, on intensifie en amoindrissant, on crée
en déconstruisant. Et ce sur deux faces « héautonomes », réversibles : le voir et le dire. Le voir : dans
la prose, Beckett procède par dénégation du visible, au sein d'un dispositif photographique de
« chambre noire » ; sur scène puis sur écran, il « fait » l'image-temps, image à l'espace dépossibilisé,
image double et cristalline où résonnent les silences des hiatus musicaux, qui font écho aux
déflagrations du passé virtuel dans l'actuel de l'image. Le dire : bégaiement et bilinguisme, une double
déterritorialisation de la langue - par deux fois arrachée à ses territoires familiers (ou familiaux) et
sociaux. D'abord par le style, qu'il faut perforer, creuser au moyen du « non-style » ; ensuite par
l'écart à faire béer entre deux langues, mutuellement délocalisantes. Trahison et traduction, voilà les
deux façons dont Beckett a su mettre en œuvre ce précepte de Vico, l'un de ses premiers inspirateurs,
précepte si juste et si exigeant à la fois : « quiconque désire exceller en tant que poète doit
désapprendre la langue de son pays natal et retourner à la misère primitive des mots
En sus de l'image-temps, Beckett a peut-être « fait » une « langue-temps », disions-nous,
laquelle atteindrait dans Cap au pire, conjointement, son intensité et sa sécheresse maximales : langue
de sonorités et de rythmes, de sens « en tous sens » à la signification trouée, une langue - de même
qu'une image - semblable à la musique de Beethoven - une « musique-temps » ? Associée à l'image
cristalline, cette « langue-temps » constituerait, par excellence, la langue minorée, langue du mode
mineur répondant exactement à sa topographie singulière : Babel effondrée, un espace rhizomatique
formé de lieux distants mais contigus, de connexions et branchements à travers les hiatus et les vides.
Or cette topographie de la minoration, de l'aspiration au vide, « spatialise » le temps ; et le mot
« pénombre », second nom de l'être, lié étroitement au premier, le vide, a été choisi pour désigner ce
« temps-espace » paradoxal - un temps qui « flotte » dans le vide, temps lesté de virtuel. De cette
temporalité spatiale, de cette topologie temporelle, le cristal nous renvoie l'image : image aux deux
faces, actuelle et virtuelle, reflétant la scission du temps - synthèse disjonctive ou différence interne.
De même que l'on peut établir une topographie du mode mineur, on peut aussi dresser une
cartographie du temps : un écheveau de lignes et trajectoires temporelles - ou encore de phs -, dessiné
par le devenir, mis en mouvement par l'échange permanent entre face actuelle et virtuelle, sur le plan
d'immanence. Un plan que Beckett, pas moins que Deleuze, n'a de cesse de parcourir, l'écriture
rebondissant dans toutes les directions du temps à travers les déserts d'oubli et les trous de mémoire de
la prose ou de l'image. Aussi le temps, à chacun de ces hiatus ou chacune de ces césures qui divisent
le présent, n'en finit-il jamais de recommencer : chaque (micro-)événement, chaque « reste » de

^Rappelons que, si Beckett a consacré un essai à Vico notamment, Dante... Bruno. Vico... Joyce, cette phrase,
quant à elle, est citée par John PILLING dans l'article intitulé « Le territoire de l'écrivain », in Europe. Samuel
Beckett, n° 770-771, juin-juillet 1993, p. 3.
520

langage ou d'image, l'y oblige. Or ils sont multiples, ces restes, ils semblent ne jamais devoir s'arrêter
de proliférer d'eux-mêmes ; cependant, on s'épuisera à attendre toujours un événement, un point-
limite ou point de scission du temps, un « entre-temps », à la fois passé et futur - toujours déjà
survenu, et pourtant à l'horizon de l'attente. Voilà à quoi Beckett condamne ses « épuisés » - les
condamne et, dans le même geste, leur offre le rachat. Se sauver au sens de la fuite et du salut - le
salut par la ligne de fuite : il les contraint à la veille et l'insomnie lucide, à l'ascèse d'une attente qui
n'a de fm que de recommencer infiniment.
Ceci nous ramène à ce que nous disions en ouvrant cette introduction : nous aussi, dans notre
propre travail, cheminant avec Beckett et Deleuze, nous pourrions, arrivée au « terme » du parcours,
recommencer. Car ce parcours, de par l'agencement qu'il dessine, s'y prête particulièrement : il n'aura
pas échappé au lecteur que le mouvement qu'il décrit est celui d'un aller-retour, ou plutôt d'une
boucle, d'un cercle - voire d'une spirale ? Agencement circulaire ou en spirale - « une spirale de
l'ascèse », selon l'expression de Sjef Houppermans'' - et donc mouvement illimité : nous sommes
partie du vide au processus paradoxal, pour revenir à ce même processus, « dire plus mèche encore »,
avec le « temps-espace». Au fondement du paradoxe, donc, l'étemel retour, la répétition de différences
internes au mouvement immanent du vide et du temps. De fait, si du vide au temps et du temps au
vide, une même courbure paradoxale nous mène, il faut en déduire que le vide n'est autre que l'espace
du temps « topologique » : « vide » désigne l'espacement du temps, tout comme « pénombre » nomme
cette temporalité espacée de vide.
Aussi l'impulsion donnée par le vide - tel que nous le décrit la physique, un vide qui auto-
génère la matière, l'énergie, particules et vibrations- nous met-elle en orbite, en quelque sorte, sur une
trajectoire qui ressemble au circuit de l'actuel et du virtuel : les deux premiers chapitres possèdent
chacun leur image « mutuelle » ou « héautonome » — les quatrième et cinquième chapitres
respectivement-, tandis que le chapitre central trace le pli ou la limite illocalisable qui n'a de cesse de
scinder le mouvement. Premier et dernier chapitre : vide et pénombre, les deux faces du devenir -
« devenir », plutôt qu'« être » — entre lesquelles s'ouvre l'espace du paradoxe, la disjonction
bégayante du « ET...ET... ». Bégaiementmutuel des deuxième et quatrième chapitres, représentation
et minoration, l'envers l'un de l'autre : le mineur évide, sape la représentation dans ses fondements -
par le bas, la perforation des lignes de fuites et hiatus -, mais la représentation en laisse échapper
quelques bribes ou traits, quelques restes déchus, mal vus et mal dits, qui créent l'intensité du mode
mineur. Enfin, le troisième chapitre opère la césure qui renvoie indéfiniment les reflets l'un à l'autre :
n'est-ce pas légitimement l'éclatement du sujet, en effet, en deux, en trois (l'un, la paire et le crâne),
puis en une multiplicité nomade de monades, l'épuisement du sujet corrélatifde l'épuisement de tout

Expression qui convient d'ailleurs aussi bien à Beckettqu'à Deleuze (voir HOUPPERMANS (Sj.), « Pui(t)s :
Deleuze et Beckett», in Discern(e)ments. Deleuzian Aesthetics/ Esthétiques deleuziennes, éd. par J. de Bloois,
Sj. Houppermans et Fr.-W. Korsten, Amsterdam-New York, éd. Rodopi, coll. « Fauxtitre», 2004, p. 91).
521

possible, qui peut scinder le mouvement du temps ? D'autant qu'il n'est d'autre subjectivité, en
définitive, que celle du temps, du temps vide.
Nous avons donc fait en sorte de penser l'agencement mobile de ce travail de façon analogue à
la structure cristalline, laquelle ne reste certainement jamais statique ; d'une face à l'autre, il n'y a pas
simple reflet figé, mais devenir, circulation. C'est pourquoi, toujours en vertu de cette analogie, nous
voulions nous aussi faire circuler, non seulement les concepts et notions, mais aussi les textes, les
images, les œuvres de tous types. Or à chaque nouveau tour de la machine, on passe sur une face ou
l'autre du cristal - ou, telle Alice prise dans un « devenir fou », d'un côté à l'autre du miroir ;
circulation qui pourrait être sans limite, puisque la « fin », le temps ou le virtuel, nous ramène à notre
point de départ, pour mieux nous entraîner à nouveau dans l'aspiration tourbillormante du vide. Point
de départ et point d'arrivée confondus en un point quelconque et mouvant du rhizome - un « centre
d'indétermination » - et toutefois éminemment singulier : car le vide-pénombre est ce fondement, le
« lieu. Oùnul >/, sans lequel rienne serait - c'est-à-dire rienne deviendrait.

Agencement circulaire :

vide-pénombre

processus de minoration temps-espace représentation évidée


(le trois-le crâne) (l'un-le moi)

sujet
(le deux-la paire)

Agencement en spirale :

vide-pénombre

processus de minoration temps-espace représentation évidée


(le trois-le crâne) (l'un-le moi)

sujet
(le deux-la paire)

' Cap au pire, p. 7.


522

Puisque notre visée était d'« imiter» - au sens «poïétique» du terme - la topologie de
l'écriture beckettienne et deleuzienne, nous espérons avoir apporté une contribution, certes modeste, à
ce que nous appelions, en introduction, une « topologie de l'art-philosophie ». La littérature, de même
que tout autre art, et la philosophie - l'une des formes de pratique de la pensée, forme singulière mais
forme parmi toutes celles-ci - tracent l'tme vis-à-vis de l'autre la ligne - inassignable frontière - d'un
pli. Elles configurent dès lors un dehors et un dedans réciproques - telles les deux
images « héautonomes », l'image sonore et l'image visuelle. Ainsi, l'un de nos objectifs consistait à
montrer que l'œuvre de Beckett a rempli, pour Deleuze, et pour une part du moins, la fonction de ce
Dehors à partir duquel nous sommes projetés dans la pensée. Tout au long de ce parcours, en effet,
nous avons pu observer comment le personnage beckettien se trouve contraint, par la voix, le regard, le
jeu, la rencontre, etc., de créer de la pensée : rigoureusement indispensable, malgré r«empirage»
qu'il subit, le crâne, le chiffre trois ou tiers, génère le vide, l'appel d'air permettant la circulation
respiratoire dans le processus de l'œuvre. Toutefois, parler d'« œuvre » nous fait déjà commettre un
abus de langage : et nous n'avons utilisé ce tenue, au fil de notre étude, que faute d'un mot plus
adéquat - adéquat pour dire l'inadéquat, un mot « pire ». Ce terme, de fait, a tendance à désigner une
création parachevée, un tout privé de point de basculement ou de « désabritement », selon l'expression
d'Alain Badiou : l'antithèse d'un « Work in Progress » à la manière de Joyce. Or, si ce qu'a créé
Beckett peut être pour Deleuze le Dehors, la force extérieure ou encore la « coupe sur le chaos » à
partir de laquelle sa philosophie est née et ne cesse de renaître, c'est bien parce que cette création ne se
réduit pas à une « œuvre », mais demeure un « Tout ouvert », en déséquilibre comme en progrès - ou,
tel Joseph K, en procès ; avec toujours, par rapport à son image « héautonome », philosophique,
quelque chose d'irrémédiablement chaotique - un noyau d'intraduisible, d'inépuisable.
La création de Beckett - appelons-la comme cela -, dans tous les champs artistiques où celui-
ci s'est essayé, s'ouvre donc à Ventretien philosophique, au sens, déterritorialisant, que Deleuze prête
à ce terme : un entretien, à savoir un « bloc asymétrique », une « évolution a-parallèle », ou encore une
rencontre qui (se) passe entre les domaines et les pratiques - en dehors et pourtant au-dedans d'elles®.
Parce qu'elle n'est pas véritablement une œuvre - Beckett, qui vécut pourtant jusqu'à 83 ans, est mort
avant d'avoir rien achevé -, cette création multiple se prête à sa transformation continue dans d'autres
domaines artistiques, ou sur d'autres plans de la pratique de pensée. Transformation, c'est-à-dire ni
reproduction ni interprétation : or, très certainement, le travail conceptuel de Deleuze à partir du
« Dehors beckettien » ne tombe dans aucun de ces deux travers - extrémités inverses, par défaut ou
par excès. Et ce d'abord pour la simple raison que Deleuze n'est pas un critique littéraire - et n'a

^Nous faisons allusion au premier texte de Dialogues, « Un entretien, qu'est-ce que c'est, à quoi ça sert ?»
(DELEUZE (G.) et PARNET (Cl.), Dialogues, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996, p. 13).
523

jamais prétendu l'être : il ne commente ou n'analyse, à proprement parler, aucun texte - ni aucun
tableau, aucun film, etc. -, mais il crée de la pensée philosophique à partir de ceux-ci - se laissant
«travailler» par eux plus encore qu'il ne les travaille -, ou plus exactement entre ceux-ci et les
philosophes qui l'inspirent également. Car si Deleuze n'est pas critique littéraire, il n'est pas non plus
historien de la philosophie au sens « classique » du terme ; s'il ne donne jamais de « représentation »
des écrivains, il n'en fournit pas non plus des philosophes, ou de l'Histoire de la philosophie - à
supposer, mais rien n'est moins sûr, qu'il n'y en ait qu'une, succession linéaire de systèmes
parachevés. En réalité, des uns comme des autres, il nous propose une lecture « mineure », au sens où
il les « fait fuir », les déterritorialise : il les arrache à leur territoire propre pour les faire voyager vers
la philosophie, ou entre philosophie et littérature - devenir-philosophie de la littérature, ou devenir-
littératiure de la philosophie, un entretien sans fin.
Aussi sommes-nous convaincue que la pensée de Deleuze n'aurait pu - et ne pourrait, pour
toutes les reprises que l'on peut en faire^ - se passer d'une « nourriture » artistique et littéraire : pas
tant pour les « contenus » qu'elle apporte, que pour les moyens qu'elle possède et utilise - plan de
composition, sensations et figures esthétiques, diraient Deleuze et Guattari^. En effet, Deleuze n'imite
dans la littérature, celle de Beckett notamment, que la façon dont elle fictionne : suite à quoi il
fictionne à son tour®. Plus précisément : il devient philosophe - strictement philosophe -, mais
philosophe-écrivain, philosophe « en romancier ». « Il s'agit de faire de la philosophie en romancier,
être romancier enphilosophie »'". Sur le plan d'immanence, cette philosophie romancée et romancière
se crée des « personnages conceptuels » ; l'imivers deleuzien n'est-il pas, en effet, habité d'une
multitude de persormages, « bons » ou « méchants », agencés en séries ? Dans les « mauvais », on
retrouverait Platon, Hegel, et tous les (faux) « amis » ; et dans les séries de « bons », par exemple,
Nietszche, Bergson, Hume, Dionysos, Kafka, Melville, Welles, etc. et... Beckett. Pour autant, il ne
faudrait pas croire que cette pensée tombe dans le travers de la caricature, simplification ou
vulgarisation excessive de la philosophie. Bien au contraire, la fiction - « fïctionnalisation » de

' Ce deuxième point est sans doute plus important encore que le premier : parce que nous avons lu Deleuze à
travers Beckett, ou entre lui-même et Beckett, nous avons pu effectuer une reprise de sa pensée, que nous
espérons avoir fait « voyager » - devenir.
^Dans Qu 'est-ce que la philosophie ? : le plan de composition est le plan spécifique dévolu à l'art - comme le
plan d'immanence à la philosophie -, les sensations sont l'équivalent des concepts philosophiques, et les figures
esthétiques, celui des personnages conceptuels.
' Citons Bruno Clément pour cautionner notre affirmation. Dans un article récemment paru et consacré aux
relectures philosophiques (ou psychanalytiques) de Beckett - plus particulièrement celles de Badiou, de Deleuze
et de Didier Anzieu {Beckett et le psychanalyste) -, celui-ci, en effet, met en exergue « le tour incontestablement
narratif que prend chacune de ces hypothèses de lecture : l'œuvre [de Beckett] est toujours présentée comme un
parcours, soit comme une histoire ». À quoi il ajoute, «je n'hésite pas à dire que j'entends aussi le mot dans son
sens de fiction » ; pour confirmer, un peu plus loin, que le discours critique doit également être considéré comme
une « création » à part entière. En conclusion, Bruno Clément souligne donc l'implication personnelle du
critique dans la rhétorique de l'œuvre, à travers son discours - en ce qui concerne Deleuze, l'analogie entre
l'épuisement dupossible et son propre épuisement physique, dûà sa maladie. {Cf. CLÉMENT (Br.), « Ce que les
philosophes font avec Samuel Beckett », in Samuel Beckett Today/aujourd'hui, n°14, Amsterdam-New York, éd.
Rodopi, 2004, p. 228).
DELEUZE (G.) et PARNET (Cl.), Dialogues, op. cil, p. 68.
524

grandes figures de tous les domaines, de toutes les pratiques, en « personnages conceptuels », en ce
compris Deleuze lui-même" - impose à la pensée de l'immanence, conciliée à la multiplicité, sa plus
haute exigence : réinventer continuellement son propre mode et ses schèmes de pensée. De l'Histoire
tmique auxhistoires multiples'^ : s'il doitexister tme façon pour la philosophie de se sauver - « par le
bas » - de ses dérives - coimaissance pure, information, conversation, les pires ennemis de Deleuze -,
ce salut ne réside pas ailleurs que dans la fiction.
Deleuze, écrivain ? Certains objecteront - l'objection n'est pas rare - qu'il n'a pas de style.
Mais n'était-ce pas déjà la visée ultime de Beckett, « l'aspiration » dernière, que d'écrire « sans
style » ? Deleuze écrit pour produire des concepts, à partir de toutes sortes de matériaux (artistiques ou
non) - ce qu'il appelle une « coupe sur le chaos » : or cette production ne peut s'opérer que dans le
bégaiement, la profusion de « ET... ET... » - toujours davantage de concepts créés. À la lecture des
textes de Deleuze - et spécialement lorsque l'on répète cet exercice -, on ressent fortement cette
impression d'une pensée qui façonne (le conceptuel) en fictionnant : ses propres ouvrages ressemblent
- ressemblance de simulacres, s'entend - aux agencements kafkaïens qu'il expérimente avec Guattari,
à ces machines tournantes, ces machines de désir qui délirent sans limite. Délire inventif, bien
entendu, analogue à celui du schizophrène : délire qui atteint la plus haute intensité de la création
langagière. Car ce n'est rien moins qu'un langage complet qu'invente Deleuze, une prolifération de
concepts, tels les « mots-atomes » de Beckett, une langue qui paraît ne jamais devoir cesser de s'auto-
engendrer ; toute une littérature, et toute une philosophie.
Chez Beckett, la fiction requiert un lieu littéralement fondamental, qui reçoit pour nom le
« vide-pénombre » : il s'agit du lieu d'« espacement du temps », lieu où le temps jaillit dans toutes les
directions, de sorte qu'il ne possède nulle origine et nulle fin. Or la fiction deleuzienne nécessite
également une telle toile de fond : la temporalité de l'étemel retour, qui appelle la répétition circulaire
des concepts créés'^. Toute cette philosophie « fictionnante » suit le mouvement d'Aiôn, le
recommencement de concepts qui reviennent, comme autant d'événements scindant la linéarité du dire

" Puisque « c'est le destin du philosophe de devenir son ou ses personnages conceptuels ». Souvenons-nous en
effet de cette phrase que nous citions précédemment, « les personnages conceptuels sont les "hétéronymes" du
philosophe, et le nom du philosophe, le simple pseudonyme de ses personnages » {cf. DELEUZE (G.) et
GUATTARI (F.), Qu'est-ce quelaphilosophie ?, Paris, Les Éditions deMinuit, 1991, p. 62).
Dans l'introduction de Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Manola Antonioli souscrit pleinement à cette
hypothèse : elle montre comment la pratique singulière de l'histoire de la philosophie par Deleuze, dressant des
« portrait[s] en partie fictifl^s] ou "fictionnalisé[s]" de penseurs », ouvre la voie à une géophilosophie du
multiple ; « il ne s'agit donc plus d'une Histoire de la philosophie, mais d'histoires smgulières qui racontent les
devenirs multiples des concepts philosophiques, d'une histoire paradoxale, toujours en mouvement, fragmentaire
et discontinue, et qui finit par faire éclater le cadre dans lequel elle semblait s'inscrire » {cf. ANTONIOLI (M.),
Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Paris, L'Harmattan, 2003, pp. 10 et 11). De même, dans La signature du
monde, Eric Alliez épinglait déjà cette pratique « romancière » de Vhistoire de la philosophie ; « le concept en
devient narratif, et la philosophie, un nouveau genre de récit où la description prend la place de l'objet, oii le
point de vue se substitue au sujet, sujet d'énonciation et de défiguration » (ALLIEZ (E.), La signature du monde
ouqu'est-ce que laphilosophie deDeleuze et Guattari ?, Paris, Les Éditions duCerf, 1993, pp. 13 et 14).
Dans cette perspective, nous avons régulièrement souligné la « cohérence » de cette philosophie, à savoir des
notions, hypothèses ou concepts présents depuis le début du parcours, que l'on retrouve sporadiquement, dans
d'autres ouvrages plus tardifs - avec, toutefois, des nuances toujours (légèrement) différentes.
525

philosophique, pour le projeter en tous sens. C'est pourquoi la machine d'écriture dessine un
authentique agencement, un rhizome, avec ses galeries innombrables et multidirectionnelles, ses
connexions paradoxales, son devenir illimité ; en suivant ses détours, on fait l'expérience de son tracé,
le tracé de ce labyrinthe borgésien, ligne sinueuse qui se subdivise à l'infini. Aussi cette « philosophie-
fiction » imite-t-elle le mouvement beckettien, mouvement paradoxal de la marche sans destination, du
nomadisme à travers le désert lisse de la pénombre vide.
Ainsi, de la même façon que l'on cheminera avec le personnage beckettien au fil de sa marche
nomade, d'un texte à l'autre, petits pas à petits pas, on peut parcourir avec Deleuze la trajectoire non-
linéaire de sa pensée. L'un comme l'autre possèdent leur cartographie, des lignes abstraites,
semblables mais différentes, trajectoires qui sont autant de devenirs. Carte de temps aussi bien que
d'espace - carte sur laquelle temps et espace se reflètent dans un échange permanent, du voyage au
devenir et du devenir au voyage ; temps qui fait coexister la totalité des présents « incompossibles »,
comme seule le peut la fiction. Mais le mot « fiction », on le sait, ne recouvre pas seulement
l'imaginaire, au détriment du réel. Car la production de la « fiction effective », en littérature comme en
philosophie - entre littérature et philosophie - est bien production réelle, de réel'''. De fait, dans le
temps-espace paradoxal, il importe peu, pour l'image aussitôt dissipée, l'infime bribe de mots, ou
encore la fulguration du concept-événement, bref l'éphémère actualisation du virtuel, de trancher entre
imaginaire et réel ; à y regarder de plus près, on voit que la frontière s'est effacée, rendant
indiscernables réel et imaginaire, comme deux reflets qui ne cesseront désormais de s'échanger.
« C'est », disait Deleuze, « comme si des chemins virtuels s'accolaient au chemin réel qui en reçoit de
nouveaux tracés, de nouvelles trajectoires »'^.
Deleuze, ou plutôt Deleuze et Guattari, ont inventé la géophilosophie. « Géophilosophie »
désigne une façon de faire, soit de la philosophie « en romancier », soit du roman en philosophe :
produire du conceptuel dans l'espace-temps d'une rationalité paradoxale, le temps-espace de la fiction.
Là se brouille la limite entre réel et imaginaire - confondus dans la pratique « Actionnante », « la
montée des puissances du faux » -, là littérature et philosophie s'entraînent et s'enchaînent dans un
devenir asymétrique, de part et d'autre de l'invisible ligne du pli. Ligne qui dissout, entre celles-ci,
toute hiérarchie : aucune ne « transcende » l'autre, puisque la carte se configure sur un plan
d'immanence stricte. Aussi la philosophie ne possède-t-elle certainement pas le privilège de la pensée
- pas plus que la littérature, celui de la fiction : « Actionner » par concepts n'est qu'une des manières

L'expression de « fiction effective », pour rappel, est de François Zourabichvili, dans Le vocabulaire de
Deleuze, Paris, éd. Ellipses, 2003, p. 26.
Par ailleurs, il semble évident que la philosophie n'est pas la seule pratique de la pensée qui se soutienne de cette
« fiction effective ». À cepropos, il nous paraît opportun d'évoquer à nouveau cet article de Michel Lisse intitulé
« La fiction : prothèse de l'histoire » : argumentant, au fil du texte, que « l'histoire ne va pas sans sa prothèse, la
fiction », Michel Lisse démontre que l'on ne peut tisser de lien exclusif entre littérature et fiction, puisque « la
fiction est présente dans beaucoup de champs du savoir » {cf. LISSE (M.), « La fiction ; prothèse de l'histoire »,
in Interférences littéraires. Histoire/Fiction : tensions et convergences, n° 2, 2001, pp. 68 et 64).
DELEUZE (G.), « Ceque les enfants disent », in Critique et clinique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993, p.
526

de penser. L'art et la littérature pensent. Pourtant, dans une civilisation de la discussion, du débat
d'opinions, de l'explicitation et de l'interprétation - civilisation moderne occidentale -, une
civilisation du concept que Deleuze dirait galvaudé, vidé de son intensité, on oublie peut-être trop
souvent cette vérité : la production infinie de la fiction, les histoires plurielles, le langage des contes et
des mythes, restent notre première façon de penser.

Choisir de suivre le parcours de Beckett nous conduit incontestablement à renouer avec cette
vérité : fabricateur d'images et de mots, Beckett est aussi un créateur de pensée. De plus, opter pour la
cartographie des trajectoires entrelacées de Beckett et de Deleuze nous confronte à la topologie de
« l'art-philosophie » : tracer la ligne entre les deux, le long de l'invisible et illocahsable pliure qui les
adjoint autant qu'elle ne les sépare. A contrario, ni cette évidence selon laquelle toute forme
d'écriture, ou d'image, pense, ni cette configuration si singulière du lien entre pensée artistique et
pensée conceptuelle, rien de tout cela n'aurait pu nous apparaître sans Beckett, sans Deleuze. Car la
pensée n'est pas d'abord affaire de connaissance, mais bien d'expérimentation. Il nous a donc fallu
nous plonger dans le rhizome de deux parcours d'écriture - écriture littéraire ou philosophique -,
observer et nous faire aspirer, nous aussi, dans le fonctiormement de deux machines connectées l'une
avec l'autre, pour constater cette contiguïté paradoxale entre deux champs que l'on a (trop) souvent
dits antagonistes, ou voulus radicalement séparés - soit, au contraire totalement confondus. De cette
contiguïté de la pensée, en effet, il est impossible de parler sans partir d'un ou de plusieurs « cas » -
cas « concrets » : suivre une ligne « abstraite » ne nous éloigne jamais du concret, de l'immanence
dans laquelle s'ancre la pensée. De fait, la ligne créatrice, transversale au virtuel et à l'actuel,
n'abstrait jamais la matière sonore ou lumineuse, matière d'images ou de mots, que dans ce qu'elle
contient de superflu - pour se diriger, suivant son trajet tortueux, vers le vide.
Or l'intuition qui au point de départ nous a conduite à nous intéresser aux « cas » Beckett et
Deleuze - suivre la ligne abstraite se faufilant entre eux -, cette intuition, nous l'avions dit en
introduisant ce travail, avait trait à un « malentendu » que tous deux partagent. Malentendu propagé
par certains critiques littéraires ou philosophes, et relayé, à plus large échelle, par l'opinion. Un
malentendu, disions-nous, dont Beckett, ainsi que Deleuze, auraient été victimes. Au fil de notre
parcours, toutefois, nous avons fait de ce malentendu une tout autre expérience : victimes de celui-ci à
un certain niveau, Beckett et Deleuze s'en révéleraient aussi - surtout - les auteurs. Le terme même de
« malentendu » n'a-t-il pas acquis, en effet, une résonance famihère, après notre longue traversée du
rhizome beckettien ? Mal vu mal dit, le titre n'appelle-t-il pas, suite logique, un troisième
terme... « mal entendu » ? Car s'il est un sujet pour mal voir et mal dire, sujet auteur, narrateur ou
personnage, souvenons-nous que celui-là ne se différencie pas du sujet lecteur ou spectateur : une
seule machine subjective, une seule « heccéité »...
527

Mal vu, mal dit, mal entendu, voilà donc le trio, complété, de « l'art de l'échec » : un art dont
la visée, on le sait, consiste à éviter (ou évider) l'adéquation parfaite du dire et du dit - ou du voir et du
vu, de l'entendre et de l'entendu -, afin que ne se tarisse le dire - le voir, l'entendre. Un seul axiome,
l'intraduisible, et donc irréductible, «on. Say o« OrDeleuze n'a-t-il pas appris de Beckett cet
axiome ? Celui de sa propre pensée ne s'énonce-t-il pas d'une façon fortement analogue : refuser la
Signification unique, la Vérité, afin de combattre l'assèchement du dire conceptuel (et sa
dégénérescence dans l'information) ? Au sens - sens multiples - où il y a un art beckettien de l'échec,
il existe, en « a-parallèle », une philosophie deleuzienne de l'échec : un cap commun, le cap au pire -
donc un malentendu partagé. Malentendu voulu, parce qu'absolument nécessaire - malentendu désiré,
aspiré dans la spirale du « dire plus mèche encore ».
Lors d'un rapprochement, non pas, cette fois, entre Beckett et Deleuze, mais entre Beckett et
Lacan - à propos de la dénégation -, Evelyne Grossman parle d'une « promotion qu'ils initient l'un et
l'autre de la figure du malentendu »'^. Affirmant qu'« il n'y a pas de métalangage », Lacan aurait en
effet facilité « l'illecture » - la mauvaise lecture -, désiré le malentendu de son propre discours ; ainsi
Deleuze, qui appelait de façon répétée à la littéralité de son écriture philosophique - ni métaphore ni
interprétation. Lire « à la lettre » le mal dire, voilà ce que requiert l'art de l'échec, l'art de la méprise,
du lapsus : lapsus, ou « ratage » d'une petite lettre, laquelle nous fait subrepticement passer de
maîtrise à méprise. Or tout est là, littéralement : dans l'écart entre les lettres, la faille, dans le décalage
infime d'un petit son qui démobilise la position du sujet. De la maîtrise à la méprise, ou plutôt entre
maîtrise et méprise, se tient le sujet en mouvement, sujet « acentré » ou « atopique », beckettien,
deleuzien ou lacanien'^ - le sujet du malvu, mal dit, malentendu.
Tout est là, tout est, à nouveau, question de position, de lieu et de temps, de topologie ; celle
du sujet littéraire - ou du sujet comédien, cinématographique, télévisé -, du sujet philosophe ou
psychanalyste, dont la méprise entrave, partiellement du moins, la maîtrise. Aussi laisse-t-il au texte, à
l'image, le soin de « faire le pan », œuvrer le malentendu : l'art de l'échec, ce qui ne réussit que d'être
raté, l'image brouillée, les mots perforés de trous, la musique ponctuée de hiatus sonores, l'espace
désaffecté - en un mot, « l'art du vide-pénombre » -, cet art veut que le sujet, compté sur trois doigts,
s'éclipse dans l'ombre. Et sans doute trouverons-nous là, au terme d'un long cheminement, notre
place à nous aussi, nous qui avons entrepris de chercher entre littérature et philosophie, entrepris

Les premiers mots de WortswardHo, on les aura reconnus.


''' Dans un article déjà mentionné en introduction ; GROSSMAN (É.), « "Il n'y a pas de métalangage" (Lacan et
Beckett) », in Lacan et la littérature, éd. par E. Marty, Houilles, Éditions Manucius, 2005, p. 153. L'auteur se
réfère principalement au texte de Lacan intitulé « La méprise du sujet supposé savoir », paru notamment dans les
Autres écrits (Paris, Seuil, 2001).
Nous touchons ici au cœur du propos d'Évelyne Grossman, lorsqu'elle compare le sujet psychanalyste, « ce
sujet indéterminé, ce sujet qui éprouve cette "atopie", [...] entre discours et méthode », avec le sujet innommable
de Beckett, sujet « éphectique », comme il se dit lui-même, plutôt qu'« effectif » - encore un glissement d'une
seule lettre. Entre maîtrise du discours et méprise - « ce qui », disait Lacan, « ne réussit jamais aussi bien que
d'être manqué » - , un seul et même sujet active le malentendu. Lacan encore : «je n'attends de ceux à qui ici je
parle que de confirmer le malentendu » {cf. GROSSMAN (É.), op. cit., pp. 152 et 153. Les références de Lacan
sont extraites de l'article cité ci-dessus).
528

d'écrire avec Beckett, avec Deleuze : sans doute ne sommes-nous que partiellement maîtresse de ce
que nous avons écrit, auteur d'un discours qui ne peut être ni discours de maître, ni métalangage.
Auteur d'un discours théorique, de contemplation : contemplation qui voit mal, autant qu'elle dit mal,
et se destine à nouveau à quelque malentendu. De la sorte, l'échec du «dire Beckett», «dire
Deleuze », et même « dire entre » eux deux, cet échec fait de ce discours un discours ouvert à l'infini,
un dire en devenir - « encore. Dire encore. Tant mal que pis encore

Aussi pouvons-nous clôturer ce travail, mais pas en donner le dernier mot ; arrêter notre
machine d'écriture, mais pas en épuiser le mouvement. Telle la voix venant de nulle part, dans Quoi
où - toute dernière pièce théâtrale de Beckett -, ordonner que l'on plonge la scène dans le noir sur ces
seules paroles, « le temps passe. C'est tout. Comprenne quipourra. J'éteins »^''.

Cap au pire, p. 7.
Quoi où, p. 98.
529

Bibliographie

I. Écrits de Samuel Beckett

Parus aux Éditions de Minuit

Nous présentons la liste des écrits que nous avons travaillés, à savoir l'ensemble complet des
textes en français, tous parus aux Éditions de Minuit, par ordre chronologique, selon l'année de
publication. L'année de rédaction est mentionnée entre parenthèses lorsque l'écart est important. En
outre, quand la traduction n'est pas de la main Beckett, nous mentionnons le traducteur ; lorsqu'il
s'agit de textes dramatiques, nous l'indiquons également. Par ailleurs, dans les notes, les références à
ces textes ont été systématiquement abrégées : nous n'en dormons que le titre.

Molloy, 1951.
Malone meurt, 1951.
En attendant Godot, théâtre, 1952.
L'innommable, 1953.
Tous ceux qui tombent, pièce radiophonique, 1957.
Fin de partie, théâtre, 1957.
Nouvelles et Textes pour rien, recueil de textes comprenant : L'expulsé, La fin. Le calmant. Textes
pour rien, 1958 (1945 pour les Nouvelles, 1950 pour les Textes pour rien).
La dernière Bande, suivi de Cendres (pièce radiophonique), trad. par R. Pinget et S. Beckett, 1959.
Comment c'est, 1961.
Oh les beaux jours, théâtre, 1963. Réédité avec Pas moi, théâtre, 1974.
Murphy, 1965 (1938).
Têtes-mortes, 1967 (réédité en 1972), recueil de textes comprenant : D'un ouvrage abandonné (1957),
Assez (1966), Imagination morte imaginez (1965), Bing (1966), Sans (1969).
Watt, 1969(1941-1944).
Mercier et Camier, 1970 (1945).
Le dépeupleur, 1970 (1967).
Premier amour, 1970 (1945).
Comédie et actes divers, 1972, recueil de textes dramatiques comprenant : Comédie (1963), Va-et-
vient (1965), Cascando (pièce radiophonique, 1962), Paroles et musique (pièce radiophonique, 1959),
Dis Joe (pièce pour la télévision, 1965), Actes sans paroles I et II (1956 et 1959), Film (scénario pour
le cinéma, 1963), Souffle (1969).
Pour finir encore et autres foirades, 1976 (réédité en 1991 et 2001), recueil de textes comprenant :
Pour fmir encore (1970), Immobile (1970), Autres foirades (années 60), Au loin un oiseau (années
60), Se voir (années 60), Un soir (années 60), Lafalaise (1975), Plafond (trad. par E. Foumier, 1981).
Pas, théâtre (1975), suivi de Quatre esquisses : Fragment de théâtre I, Fragment de théâtre II,
Pochade radiophonique, Esquisse radiophonique, 1978 (1960).
Mal vu mal dit, 1981.
Compagnie, 1985 (1980).
Catastrophe et autres dramaticules, 1986, recueil de textes dramatiques comprenant : Catastrophe
(1982), Cettefois (1974), Solo (1980), Berceuse (1981), Impromptu d'Ohio (1981), Quoi où (1984).
L'image, 1988 (1960, puis repris dans Comment c'est).
Soubresauts, 1989.
Le monde et le pantalon, 1989 (1945), suivi de Peintres de l'empêchement, 1990 (1948).
Proust, trad. par E. Foumier, 1990 (1931).
Cap au pire, trad. par E. Foumier, 1991 (1983).
Quad et autres pièces pour la télévision, 1992, recueil de pièces pour la télévision, trad. par E.
Foumier, comprenant: Quad (1982), Trio du fantôme (1975), ...Que nuages...{1916), Nacht und
Tràume (1982) (suivi de L'épuisé de Gilles Deleuze).
Bande et Sarabande, recueil de nouvelles, trad. parE. Foumier, 1995 (1934).
Eleutheria, théâtre, 1995 (1947).
530

Trois dialogues, 1998 (1949).


Poèmes, suivi de Mirlitonnades, 1999.

Autres éditions, en anglais

Nous ne présentons ici, par ordre alphabétique, que les quelques textes en anglais que nous
avons utilisés.

CollectedPoems (1930-1978), Londres, J. Calder, 1986.


Disjecta. Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment, recueil comprenant notamment ;
Dante... Bruno. Vico... Joyce et German Letter (lettre à A. Kaun, 1937), édité par R. Cohn, Londres,
J. Calder, 1983.
More Pricks than Kicks, Londres, J. Calder, 1993.
The Complété dramatic Works (recueil de tous les textes dramatiques), Londres, Faber and Faber,
1986.
WorstwardHo, Londres, J. Calder, 1999.

II. Ecrits de Gilles Deleuze

Les deux listes des ouvrages que nous avons utilisés sont présentées par ordre chronologique
(année de publication).

Aux Éditions de Minuit

Logique du sens, 1969, avec en appendice « Platon et le simulacre ».


Avec GUATTARI (F.), Capitalisme et schizophrénie I. L'anti-Œdipe, 1972.
Avec GUATTARI (F.), Kajka. Pour une littérature mineure, 1975.
Avec BENE (C.), « Un manifeste de moins », in Superpositions (avec RichardIII ée, C. Bene), 1979.
Avec GUATTARI (F.), Capitalisme et schizophrénie II. Mille plateaux, 1980.
Cinéma L L'image-mouvement, 1983.
Cinéma 2. L'image-temps, 1985.
Foucault, 1986.
Le pli. Leibniz et le Baroque, 1988.
Avec GUATTARI (F.), Qu'est-ce que la philosophie ?, 1991.
Avec BECKETT (S.), « L'épuisé », in Quad et autres pièces pour la télévision, 1992.
Critique et clinique,l99'i. Avec notamment les textes suivants : « La littérature et la vie », « Lewis
Carroll », « Le plus grand film irlandais », « Sur quatre formules poétiques qui pourraient résumer la
philosophie kantienne », « Ce que les enfants disent », « Un précurseur méconnu de Heidegger, Alfred
Jarry », « Mystère d'Ariane selon Nietzsche », « Bégaya-t-il », « Pour en finir avec le jugement »,
« Platon, les Grecs ».
L'île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, éd. par D. Lapoujade, 2002.
Deux régimes defous. Textes et entretiens 1975-1995, éd. par D. Lapoujade, 2003.

Autres éditions

Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962.


Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966.
Différence et répétition, Paris, PUF, 1969.
Proust et les signes, Paris, PUF, 1971.
Avec PARNET (CL), Dialogues, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996.
FrancisBacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002 (1^® éd. 1981, Éditions de la Différence).
531

III. Ouvrages, revues et articles critiques sur Beckett

Ouvrages

ANZIEU (D.), Beckett et le psychanalyste, [Paris], éd. Mentha, 1992.


Id., Créer détruire, Paris, éd. Dunod, 1996.
BADIOU (A.), Beckett. L'increvable désir, Paris, Hachette, coll. « Coup double »,1995.
BERNOLD (a.). L'amitié de Beckett, Paris, éd. Hermann, 1992.
BONHOMME (B.) dir., Samuel Beckett (Actes de colloque), Nice, Publications de la Faculté des
Lettres, Arts et Sciences Humaines de Nice, 1999.
CASANOVA (P.), Beckett l'abstracteur. Anatomie d'une révolution littéraire, Paris, Seuil, 1997.
CLÉMENT (Br.), L'œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, Paris, Seuil, 1994.
ESSIF (L.), Empty Figure on an Empty Stage. The Theatre of Samuel Beckett and His Génération,
Indianapolis, Indiana University Press, 2001.
ESSLIN (M.), Médiations. Essays on Brecht, Beckett, and the Media, Londres, éd. Eyre Methuen,
1980.
FOUCRE (M.), Le geste et la parole dans le théâtre de Samuel Beckett, Paris, Éditions A.-G. Nizet,
1970.
GARNER (St. B.), Bodied Spaces. Phenomenology and Performance in Contemporary Drama, Ithaca,
Comell University Press, 1994.
GROSSMAN (É.), La défiguration. Artaud-Beckett-Michaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 2004.
Ead., L'esthétique de Beckett, [Paris], éd. SEDES, 1998.
HUBERT (M.-CL), Langage et corps fantasmé dans le théâtre des années 50. lonesco-Beckett-
Adamov, Paris, Librairie José Corti, 1987.
KNOWLSON (J.), Beckett, trad. par O. Bonis, Paris, éd. Actes Sud, 1999 (édition originale : Damned
to Famé. The Life ofSamuel Beckett, Londres, Bloomsbury Publishing, 1996).
LANE (R.), Beckett andPhilosophy, Hampshire-New York, Palgrave, 2002.
LÛSCHER-MORATA (D.), La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett,
Amsterdam-New York, éd. Rodopi, coll. « Faux titre », 2005.
MACMULLAN (A.), Theatre on Trial Samuel Beckett's later Drama, New York and London,
Routledge éd., 1993.
MYSKJA (B. K.), The Sublime in Kant and Beckett. Aesthetic Judgement, Ethics and Literature,
Berlin-New York, éd. De Gruyter, 2002.
NAVEAU (P.), Les psychoses et le lien social. Le nœud défait, Paris, éd. Anthropos, 2004.
OPPENHEIM (L.), Thepainted World: Samuel Beckett's Dialogue with Art, University of Michigan,
Ann Arbor, 2000.
RABATÉ (J.-M.), La pénultième est morte. Spectrographies de la modernité (Mallarmé, Breton,
Beckett et quelques autres), Seyssel, Éditions Champ Vallon, 1993.
ROJTMAN (B.), Forme et signification dans le théâtre de Beckett, Paris, éditions A.-G. Nizet, 1987.
ROSS (C.), Aux frontières du vide. Beckett : une écriture sans mémoire ni désir, Amsterdam-New
York, éd. Rodopi, coll. « Faux titres », 2004.
TAGLIAFERI (A.), Beckett et la surdétermination littéraire, trad. parN. Fama, Paris, Payot, 1977.
TREZISE (Th.), Into the Breach. Samuel Beckett and the End of Literature, Princeton, Princeton
University Press, 1990.

Revues ou collectifs consacrés à Beckett

Les principales revues qui nous ont été précieuses sont :

Esthétique, numéro spécial hors-série, 1986.


dont les articles suivants sont cités en note :
ANZIEU (D.), « Le théâtre d'Écho dans les récits de Beckett ».
ESSLIN (M.), « Une poésie d'images mouvantes ».
GONTARSKI (S.), « Ressasser tout ça avec Pas ».
532

LEWIS (J.), interview publiée sous le titre « Beckett et la caméra ».

Europe. Samuel Beckett, n° 770-771, juin-juillet 1993.


dont les articles suivants sont cités en note :
JANVIER (L.) et CLÉMENT (Br.), « Double, Écho, gigogne ».
PILLING (J.), « Thaï's not moving, that's moving ».
RENTON (A.), « L'angoisse d'auto-régénération de Samuel Beckett ».

L'Herne. Beckett, n° 31, 1976.


dont les articles suivants sont cités en note :
FLETCHER (J.), « Écrivain bilingue ».
JANVIER (L.), « Au travail avec Beckett »
Id., « Lieu dire ».
OSTROVSKY (E), « Le silence de Babel ».

Samuel Beckett : l'écritureet la scène, éd. parÉ. Grossman et R. Salado, [Paris], éd. SEDES, 1998.
dont les articles suivants sont cités en note :
BADIOU (A.), « Ce qui arrive ».
CLÉMENT (Br.), « Le sens du rythme ».
DEPUSSÉ (M.), « Les axiomes de la quotidienneté ».
Samuel Beckett Today/aujourd'hui, éd. Rodopi, surtout les n° 1 (1992), 3 (1993), 4 (1995),
Amsterdam-Atlanta et 8 (1998), 11 (2001), 12 (2002), 13 (2003), 14 (2004), Amsterdam-New York.
dont les articles suivants, classés par ordre alphabétique, sont cités en note ;
ANTOINE-DLTNNE (J. M.), « Beckett and Eisenstein on Light and contrapuntual Montage », n° 11.
ASMUS (W.), « Table ronde » (1991), discussion parue en guise d'introduction au n°4.
BARFIELD (S.), « The Resources of Unrepresentability : a Lacanian Glimpse of Beckett's Three
Dialogues », n°13.
BRYDEN (M.), « QUAD : Dancing Genders », n°4.
CARRERA (M. J.), « The Rupture of the Lines of Communication between Subject and Object in
Beckett'sybur Novellas », n° 13.
CLÉMENT (Br.), « Ce que les philosophes font avec Samuel Beckett », n° 14.
Id., « Nébuleux objet (à propos de ...But the Clouds...) », n° 4.
CUNNINGHAM (D.), « Ex Minimis. Greenberg, Modernism and Beckett's Three Dialogues », n°13.
D'ARCY (M.), « The Task ofthe Listener : Beckett, Proust, and Perpétuai Translation », n° 12.
DEAMER (J.), « Authority and Résistance : the Event in What Where », n°13.
DE RUYTER-TOGNOTTI (D.), « Le monde et lepantalon : miroir de la poétique beckettienne », n°3.
DOWD (G.), « Karaoké Beckett, or Jeremy Irons, Mimicry and Travesty in Ohio Impromptu on
Film », n° 13.
HOUPPERMANS (Sj.), « The Eye, The Voice, The Skin : la Peau, la Voix, l'Œil », n°14.
Id., « Travail de deuil, travail d'œil dans Mal vu mal dit », n°l 1.
IÇÔZ (N.), « Répétition and Différence in Beckett's Works », n° 3.
IQNTZELE (P.), « Pim 's Progress : The Trouble with Language in Beckett's How it is », n° 12.
LAWS (C.), « Music in Words and Music. Feldman 's Response to Beckett's Play », n° 13.
MADOLF (J.-P.), « La voix et la lumière », n° 1.
MAIER (M.), « Geistertrio : Beethoven 's music in Samuel Beckett's Ghost Trio », n° 11.
MOONEY (S.), « "An Atropos ail in Blacld' or ill seen worse translated : Beckett, Self-Translation
and the Discourse ofDeath », n° 12.
OPPENHEIM (L.), « Disturbing the Feasible : Object Représentation in Three Dialogues with
Georges Duthuit », n° 13.
PARROTT (J.), « Nothing neatly named : the Beckettian Aesthetic and Négative Theology », n° 13.
POUNTNEY (R.), « Beckett and the Caméra », n° 4.
ROSS (C.), « The Face in the Mirror : A Comparison between Waiting for Godot andVûra », n° 4.
TEW (Ph.), « Three Dialogues as a laughable Text ? Beckett's Bergsonian Comedy », n°13.
533

VÉDRENNE (V.), « Images beckettiennes : de la mise en scène du corps à l'effacement du sujet dans
Trio du fantôme », n°l 1.
WEISS (K.), « Perceiving Bodies in Beckett's Play », n° 13.
ZINMAN (T.), « Eh Joe and the Peephole Aesthetic », n° 4.

Articles isolés

ADORNO (Th.W.), « Pour comprendre Fin de partie », in Notes sur la littérature, trad. par S. Muller,
Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1984.
BADIOU (A.), « Être, existence, pensée ; prose et concept », in Petit manuel d'inesthétique, Paris,
Seuil, coll. « L'ordre philosophique », 1998.
BATAILLE (G.), « Le silence de Molloy », in Critique, n°48, mai 1951.
BLANCHOT (M.), « Où maintenant ? Qui maintenant ? », chapitre III in Le livre à venir, Paris,
Gallimard, 1959.
CHARLIN (S.), « La bougeotte. Beckett burlesque », in Artpress, n° 24, 2003.
CLÉMENT (Br.), « De bout en bout. (La construction de la fin, d'après les manuscrits de Samuel
Beckett) », in Genèses des fins. De Balzac à Beckett, de Michelet à Ponge, éd. par Cl. Duchet et I.
Toumier, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1996.
DELIÈGE (D.), « Beckett : une tache sur le silence », Littoral, n° 33,novembre 1991.
DUFOUR (P.), « De Beckett à Sarah Kane », in Théâtre/Public. Visages de la mélancolie.
Publications du Théâtre de Gennevilliers, n° 171, 2003.
GARNER (St. B.), « Still living Flesh : Beckett, Merleau-Ponty and the Phenomenological Body », in
Theatre Journal, John Hopkins University Press, vol. 45, n''4, décembre 1993.
HUBERT (M.-CL), « Beckett dramaturge ; de la mise en espace à la mise en voix », inÉcrirepour le
théâtre. Les enjeux de l'écriture dramatique, Paris, CNRS Éditions, 1995.
Id., « Le spectacle du corps dans le théâtre de Beckett», in Le corps enjeu, Paris, CNRS Éditions,
coll. « Arts du spectacle », 1993.
lEHL (D.), « Grotesque et signification dans le théâtre de Beckett et de Durrenmatt », in Caliban,
t.XIV, Toulouse, Publications de l'Université de Toulouse-Le Mirail, 1978.
Id., « L'indéterminé chez Kafka et Beckett », in Annales. Littératures. Mélanges offerts à Monsieur le
Professeur André Monchoux, n° spécial, Toulouse, Publications de l'Université de Toulouse-Le
Mirail, 1979.
SCHNEIDER (A.), « "Any JVayyou like, Alan" : working with Beckett », in Theatre Quarterly, n° 17,
1975.
SIESS (J.), « Le regard sur Buster Keaton : Samuel Beckett entre cinéma et théâtre », in CinémAction.
Le théâtre à l'écran, n° 93, sous la dir. De G. Hennebelle, 1999.

IV. Ouvrages, revues et articles critiques sur Deleuze

Ouvrages

ALLIEZ (É.), Deleuze. Philosophie virtuelle. Le Plessis-Robinson, éd. Synthélabo, 1995.


Id., La signature du monde ou qu'est-ce que la philosophie de Deleuze et Guattari ?, Paris, Les
Éditions du Cerf, 1993.
ANTONIOLI (M.), Deleuze et l'histoire de la philosophie, Paris, Kimé, 1999.
Ead., Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Paris, L'Harmattan, 2003.
BADIOU (A.), Deleuze. « La clameur de l'Être », Paris, Hachette, coll. « Coup double », 1997.
DAVID-MÉNARD (M.), Deleuze et lapsychanalyse. L'altercation, Paris, PUF, 2005.
Discern(e)ments. Deleuzian Aesthetics/ Esthétiques deleuziennes, éd. par J. de Bloois, Sj.
Houppermans et Fr.-W. Korsten, Amsterdam-New York, éd. Rodopi, coll. « Faux titre », 2004 (dont
l'article de HOUPPERMANS (Sj.), « Pui(t)s ; Deleuze et Beckett »).
LAPOUJADE (D.), Gilles Deleuze, Paris, éd. de l'adpf, 2003.
534

LECLERCQ (St.), Gilles Deleuze : immanence, univocité et transcendantal, Mons, Les éditions Sils
Maria, 2003.
MARATTI (P.), Gilles Deleuze. Cinéma et philosophie, Paris, PLHF, coll. « Philosophies », 2003.
MENGUE (Ph.), Deleuze et la question de la démocratie, Paris, L'Harmattan, 2003.
VERSTRAETEN (P.) et STENGERS (L) dir., Gilles Deleuze, Paris, Librairie philosophique J. Vrin,
1998.
ZOURABICHVILI (Fr.), Le vocabulaire de Deleuze, Paris, éd. Ellipses, 2003.

Revues et articles

Dans la revue Concepts (Hors Série. Gilles Deleuze 1), sous la dir. de St. Leclercq, Mons, Les
éditions Sils Maria, janvier 2002 :

ANTONIOLI (M.), « Géophilosophie ».


BOURLEZ (F.), « Deleuze/Merleau-Ponty : propositions pour une rencontre a-parallèle ».
GOETZ (B.), « La maison de Gilles Deleuze ».
HENDRICKX (H.), « Le jardin aux sentiers qui bifurquent ».
MENGUE (Ph.), « Lignes de fiiite et devenirs dans la conception deleuzienne de la littérature ».

Autres :

ZOURABICHVILI, « Deleuze. Une philosophie de l'événement », réédité in La philosophie de


Deleuze, Paris, PUF, 2004 (1'® édition en 1994), avec une introduction inédite : « L'ontologique et le
transcendantal ».

V. Ouvrages et articles généraux

ADORNO (Th.W.), L'art et les arts, Paris, éd. Desclée de Brouwer, coll. « Arts et Esthétique », 2002.
ARISTOTE, La poétique, trad. par R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1980.
ARTAUD (A.), Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. « Foho et essais », 1964.
BADIOU (A.), « Les faux mouvements du cinéma », in Petit manuel d'inesthétique, Paris, Seuil, coll.
« L'ordre philosophique », 1998.
BAKHTINE (M.), L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la
Renaissance, trad. par A. Robel, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1970.
BENJAMIN (W.), « La tâche du traducteur », in Œuvres L trad. par M. de Gandillac et R. Rochlitz,
Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000.
Id., «L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (dernière version)», in Œuvres III,
trad. par M. de Gandillac et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000.
BERMAN {A..), L'épreuve de l'étranger, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1984.
BINSWANGER (L.), « À propos de deux pensées de Pascal trop peu connues sur la symétrie », in
Introduction à l'analyse existentielle, trad. par J. Verdeaux et R. Khun, Paris, Les Éditions de Minuit,
1971.
Id., Henrik Ibsen et le problème de l'autoréalisation dans l'art, trad. par M. Dupuis, Bruxelles, De
Boeck Université, 1996.
BORGES (J.-L.), Fictions, trad. par P. Verdevoye, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1983.
Id., «Los Espejos, Les miroirs », in L'auteur et autres textes. El hacedor, trad. par R. Caillois (éd.
Bilingue), Paris, Gallimard, coll. « L'imaginaire », 1982.
CHASTEL (A.), La grottesque, Paris, éd. Le Promeneur, 1988.
DERRIDA (J.), « Des tours de Babel », inPsyché. Inventions de l'autre, Paris, Éditions Galilée, 1987.
Id., « Economimesis », in Mimèsis. Desarticulations, S. Agacinski, J. Derrida et al., Paris,
Flammarion, coll. « La philosophie en effet », 1975.
DUPONT-ROC (R.) et LALLOT (J.), « Introduction », in La poétique (Aristote), Paris, Seuil, coll.
« Poétique », 1980.
535

DUMOULIÉ (C.), Littérature et philosophie. Le gai savoir de la littérature, Paris, Armand Colin,
« Collection U », 2002.
Id., Nietzsche et Artaud. Pour une éthique de la cruauté, Paris, PUF, coll. «Philosophie
d'aujourd'hui », 1992.
FOUCAULT (M.), Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard,
coll. «Tel», 1966.
FREUD (S.), L'inquiétante étrangeté et autres essais, trad. par B. Féron, Paris, Gallimard, coll.
«Folio essais », 1985.
GROSSMAN (É.), « "Il n'y a pas de métalangage" (Lacan et Beckett) », in Lacan et la littérature, éd.
par E. Marty, Houilles, Éditions Manucius, 2005.
GUENOUN (D.), Le théâtre est-il nécessaire ?, [Belval], Éditions Circé, coll. « Penser le théâtre »,
2002.
GUNZIG (É.), « Du vide à l'univers », in Le vide. Univers du tout et du rien, éd. par É. Gunzig et S.
Diner, Revue de l'Université deBruxelles, Éditions Complexe, 1998.
HARPHAM (G.G.), On the Grotesque. Stratégies of Contradiction in Art and Literature, Princeton,
Princeton University Press, 1982.
HILDEBRANDT (D.), Le roman du piano du XIXe au XXe siècle, trad. par Br. Hébert, Paris, Actes
Sud, 2003.
KAFKA (Fr.), La métamorphose, trad. par A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1955.
Id., Le procès, trad. par A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1957.
KANE (S.), 4.48. Psychose, trad. par E. Pieiller, Paris, L'Arche, 2001.
KAYSER (W.), « Das Groteske in Malerei und Dichtung », in Rowohlts Deutsche Enzyklopàdie,
Hamburg, Rowohlt Reinbek, 1960.
KINTZLER (C.), Poétique de l'opérafrançais de Corneille à Rousseau, [Paris], éd. Minerve, 1991.
KLIMIS (S.), Archéologie du sujet tragique, Paris, Kimé, 2003.
LACAN (J.), ÉcritsI, Paris, Seuil, coll. « Points », 1999.
Id., Le Séminaire. Livre II (1954-1955). Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la
psychanalyse, Paris, Seuil, 1978.
Id., Le Séminaire. LivreX(1962-1963). L'angoisse, texte étabh par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004.
Id., Le Séminaire. LivreXI (1964). Les quatre conceptsfondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil,
1973.
Id., « Lituraterre », in Littérature, n° 3, Paris, Librairie Larousse, octobre 1971.
LACOUE-LABARTHE (Ph.), L'imitation des Modernes {Typographies 2), Paris, Éditions Galilée,
1986 (entre autres « Diderot. Le paradoxe et la mimèsis »).
Id., « Typographies », in Mimesis. Desarticulations, S. Agacinski, J. Derrida et al., Paris, Flammarion,
coll. « La philosophie en effet », 1975.
LISSE (M.), « La fiction : prothèse de l'histoire », in Interférences littéraires. Histoire/Fiction :
tensions et convergences, n° 2, 2001.
MALDINEY (H.), Penserl'homme et lafolie. À la lumière de l'analyse existentielle et de l'analyse du
destin, Grenoble, éd. Jérôme Millon, 1991.
MELVILLE (H.), Bartleby le scribe, trad. par P. Leyris, Gallimard, coll. « Folio », 1996.
MERLEAU-PONTY (M.), Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964.
Id.,L 'œil et l'esprit, Paris, Gallimard, 1964.
MESCHONNIC (H.), Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse (France),
éd. Verdier, 1982.
Id., « Le poème, crise de signe (politique du rythme et théorie du langage) », in L'incompréhensible.
Littérature, réel, visuel, sous la dir. de M.-Th. Mathet, Paris, L'Harmattan, 2003.
Id., Pour la poétique II, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1973.
MILNER (J.-Cl.), Le périple structural. Figures et paradigme, Paris, Seuil, 2002.
MINKOWSKI (E.), Le temps vécu. Études phénoménologiques et psychopathologiques, Neuchâtel,
éd. Delachaux et Niestlé, 1968.
MOREL (Ph.), Les grotesques. Les figures de l'imaginaire dans la peinture italienne de la fin de la
Renaissance, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2001.
NANCY (J.-L.), « Le ventriloque », S. Agacinski, J. Derrida et al., Paris, Flammarion, coll. « La
philosophie en effet », 1975.
536

NIETZSCHE (Fr.), Ainsi parlait Zarathoustra, trad. par M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1971.
Id., « Considérations inactuelles II », in Œuvres philosophiques complètes, trad. par Ph. Lacoue-
Labarthe, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2000.
Id., «La naissance de la tragédie», in Œuvres philosophiques complètes, trad. par Ph. Lacoue-
Labarthe, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2000.
OST (L), PIRET (P.) et VAN EYNDE (L.) dir.. Le grotesque. Théorie, généalogie, figures, Bruxelles,
Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2004 (« Le jeu du grotesque ou le miroir brisé »).
Ead., «Phénoménologie de la spatio-temporalité théâtrale: quel apport pour une anthropologie
philosophique ? », in Phénoménologie(s) et imaginaire, sous la dir. de R. Célis, J.-P. Madou et L. Van
Eynde, Paris, Kimé, 2004.
PIRET (P.), Fernand Crommelynck. Une dramaturgie de l'inauthentique, Bruxelles, éd. Labor, coll.
« Archives du futur », 1999.
PROUST (M.), A l'ombre des jeunesfilles enfleurs, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1988.
Id., Du côté de chez Swan, Paris, Gallimard, coll. « FoHo classique », 1988.
RANCIÈRE (J.), Laparole muette. Essaisur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, coll.
« Littératures », 1998.
REGNAULT (Fr.), La doctrine inouïe. Dix leçons sur le théâtre classique français, Paris, Éditions
Hatier, 1996.
RICOEUR (P.), La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.
Id., Temps et récit (tomes I à III), Paris, Seuil, coll. « Points », 1983 à 1985.
ROBERTSON (A. K.), The Grotesque Interface. Deformity, Debasement, Dissolution, Frankfurt am
Main, Vervuert, 1996.
ROSEN (E.), Sur le grotesque, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1995.
RYKNER (A.), Pans. Liberté de l'œuvre et résistance du texte, Paris, Librairie José Corti, 2004.
Id., Paroles perdues. Faillite du langage et représentation, Paris, Librairie José Corti, 2000.
SABOT (Ph.), Philosophie et littérature. Approches et enjeux d'une question, Paris, PUF, coll.
« Philosophies », 2002.
SERREAU (G.), Histoire du « nouveau théâtre », Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1966.
STAIGER (E.), Les concepts fondamentaux de la poétique, trad. par R. Célis et M. Gennart,
[Bruxelles-Hambourg], éd. Lebeer-Hossmann, 1990.
STEINER (G.), Après Babel Une poétique du dire et de la traduction, trad. par L. Lotringer, Paris, éd.
Albin Michel, 1978.
SZONDI (P.), Théorie du drame moderne (1880-1950), trad. par P. Pavis, Lausanne, éd. L'Âge
d'homme, 1983.
537

Table des matières

Introduction p. 5

Chapitre I : Le vide. Épuiser jusqu'au rien p. 17

Introduction p. 17

A. À propos de peinture, un « bavardage désagréable et confus » p. 22


1. Un discours « à propos de » l'art ? p. 23

2. Trois dialogues : faire échouer l'art p. 28

3. L'art du vide p. 31

B. Ex minimis - Ad minimum p. 41

Introduction : L'épuisé p. 42

1. Les arts « théoriques »: où le vide se fait vision de l'invisible p. 44


a. Premier nom de l'être : le vide, ou le « presque désaffecté » p. 45
b. Second nom de l'être : la pénombre, ou le « presque obscur » p. 59
c. L'ombre : la « presque existence » p. 64

2. L'agencement des récits p. 73


a. « Le lieu de l'être » p. 75
b. Pénombre et clair-obscur p. 81
c. Un sujet p. 85

C. Pour creuser encore p. 93

1. L'Un et ses noms multiples p. 93

2. Vide et manque p. 100


a. Des singularités p. 101
b. Z , o u le refus du manque p. 106

3. À la source des machines désirantes :


fondements lacaniens de l'objet « a » p. 113

4. « Rien n'est plus réel que rien » :


de l'objet « a » à r« objet déchet délocalisé » p. 120

Conclusion p. 128
538

Chapitre H : L'un - le moi. Crever la représentation p. 131

Introduction p. 131

A. Changer A''épistémè, mettre en « crise » la représentation p. 136

1. Crise de l'image de la pensée... p. 139


a. Premier séisme stratigraphique : rupture d'épistémè p. 140
b. Second séisme stratigraphique : rupture d'esthémè p. 144
c. « Effet » de crise ? p. 151
1. Mimèsis et « mimétologique » p. 151
2. Le grotesque, un jeu avec la représentation p. 160

2. .. .telle que pensée par Beckett p. 164


a. Crise picturale et figure de la faille p. 165
b. Premières tentatives scéniques : les succès des débuts du combat p. 173
c. La trilogie romanesque : de la stratégie à l'aporie p. 183

B. Se perdre ou se sauver ? Le salut dans la (ligne de) fuite p. 189

1. Beckett : p. 189
a. Menace du langage, vide des mots p. 192
1. Vacuités du verbe p. 192
2. Paroles, musique et « son pur » p. 195
b. Menace de l'image, vide du regard p. 199
c. Dispositif d'économie du visible dans quelques proses p. 209

2. « L'immanence ; une vie... » p. 218


a. Au commencement, ou au milieu ? p. 219
b. De la structure à l'agencement : L'anti-Œdipe et Kafka p. 229
c. Géophilosophie p. 234
d. Arts et philosophie. Superpositions des plans p. 237

Conclusion p. 248
539

Chapitre III : Le deux-le sujet. Démultiplier les voix p. 251

Introduction p. 251

A. Le sujet divisé et « contre-effectué » p. 255

1. Le paradoxe du miméticien ; « stratologique »,


« hyperbologique » et « achronologique » p. 256

2. Sujet-acteur sur scène p. 261

B. « À corps perdu » : le morcellement du sujet p. 268

1. L'invocation 271
a. Persécution vocale 272
b. Inspirer, respirer 276
1. Ventriloquie 277
2. Écrire pour une voix p. 281
3. Protection vocale p. 286

2. Yeux dévorateurs et autres objets caducs p. 290


a. Dangers et désirs de regards p. 291
b. Dématérialisation du corps, incorporation de matériau p. 297
1. « Perdre la face » p. 298
2. Prothèses p. 301

C. Fonction-sujet et sujet-machine p. 309

1. La fonction-sujet ; sens giratoire de la lettre p. 310


a. L'anti-Œdipe : machines sociales et désirantes p. 310
b. Machines et littérature : la fonction-sujet p. 313
c. La fonction E (Sigma) p. 316

2. L'écriture, une machine désirante 318


a. Demeure du sujet 319
b. Sujet dessaisi de lui-même 321
c. « Ça » désire ce texte 325

D. Sujet-nomade, sujet-monade p. 329

1. Voyage planétaire du nomade... p. 329


a. L'errance p. 330
b. La rencontre p. 335
c. La paire p. 339

2. .. .dans l'espace clos de la monade p. 344


a. Singularité, « heccéité » et événement p. 345
b. Le sujet-pli p. 348

Conclusion p. 355
540

Chapitre IV : Le trois-le crâne. « Minorer » l'œil et le mot p. 359

Introduction p. 359

A. Mal voir : « juste une image » p. 364

1. Dispositif cinématographique : emboîter l'image p. 365


a. Minoration et technicisation p. 366
b. Image-souvenir et image-rêve p. 372

2. L'ère du cinéma mineur : le temps de l'image p. 376


a. Devenir minoritaire p. 377
b. L'image-temps p. 378

3. Événement etvirtuel : «çay est j'ai fait l'image »... p. 383


a. Le cas Quad p. 384
b. Épuiser lecliché p. 387
c. Images « héautonomes » p. 390
d. Cristal éphémère mais étemel p. 395

B. « Soit dit plus mèche encore » p. 405

1. Déterritorialisation et bégaiement p. 406

2. Écrire enmode mineur p. 410


a. « Forer des trous » p. 411
b. « Écrire sans style » p. 417
3. Bilinguisme et boitement des langues p. 421
a. « L'effet affaiblissant » du français p. 422
b. Écrire et (s'auto-)traduire p. 426
4. Cadence et carence : rythme du mode mineur p. 436
a. « Un sens inné du rythme » p. 436
b. Au rythme du sujet p. 442

Conclusion p. 449
541

Chapitre V : La pénombre. Espacer le temps p. 453

Introduction p. 453

A. Le temps « cronique » : rhizome deleuzien des devenirs p. 457

1. Scission interne du temps et synthèse cristalline p. 458

2. Mouvement « aberrant » et virtuel p. 462

3. Topologie de l'implication p. 467

B. Le « temps-espace paradoxal » beckettien p. 474

1. « Déjà eu lieu-nulle part-jamais » p. 476


a. Lieux « d'entre-deux temps » p. 476
b. Temps « d'entre-deux lieux » p. 479

2. Trop et trous de mémoire p. 483

3. Virtualité de l'image et répétition différentielle de l'écriture p. 487

C. Ontologie et événement p. 494

1. La philosophie de Deleuze, une ontologie ? p. 494

2. Cap au pire, line ontologie ? p. 501

3. L'attente de l'événement p. 503

Conclusion p. 513

Conclusion p. 517
542

Bibliographie p. 529

L Écrits de Samuel Beckett p. 529


II. Écrits de Gilles Deleuze p. 530
III. Ouvrages, revues et articles critiques sur Beckett p. 531

IV. Ouvrages, revues et articles critiques sur Deleuze p. 533

V. Ouvrages et articles généraux p. 534

Table des matières p. 537

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