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Textes réunis et commentés


par Mohamed Sayah
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BOURGUIBA, MAVIE,
MON ŒUVRE
1929-1933
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HABIB BOURGUIBA

MAVIE,
MON ŒUVRE
1929-1933

Librairie PLON
8, rue Garancière
Paris
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La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article41, d'une part, que les «copies ou
reproductionsstrictement réservéesà l'usage privé du copisteet non destinées à une utilisation collective»et, d'autre
part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, «toute représentation ou
reproduction intégrale oupartielle, faite sansle consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ouayants cause, est
illicite . (alinéa premier de l'article40).
Cettereprésentationoureproduction,parquelqueprocédéquecesoit, constitueraitdoncunecontrefaçonsanctionnée
par les articles425 et suivants du Codepénal.
@ librairie Plon, 1985
ISBN 2-259-01406-2
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AVANT-PROPOS

Il n'est, pas demeilleure clé pour l'analyse de la pensée et de l'œuvre


du Président Bourguiba que cette remarque faite par un éminent
sociologue français 1dans une étude qu'il a consacrée aux discours du
chef de l'État tunisien :
Dignité! Nul vocable ne se retrouve plus souvent dans la bouche ou
sous la plume de Bourguiba. Il est le mot-protée, aux significations
innombrables.
Vivre dignement, c'est d'abord mener une existence décente, une
existence d'homme, et non de bête.
En naissant, l'homme acquiert le droit imprescriptible de rester fidèle
à son héritage génétique, religieux, linguistique, culturel. Qu'on l'en
prive ouqu'il s'en laisse dépouiller, le voilàgravement mutilé. Sadignité
en est atteinte au tréfonds.
Bien queces arguments soient plus explicites dans les écrits et autres
articles depresse que l'on trouvera réunis en volume, ils sont maintes
fois rappelésdans lesdiscours, oùBourguiba nese lassepas derépéter, à
bondroit, quec'est la volonté consciente des hommes qui fait l'histoire,
et non pas la confrontation aveugle des structures.
Pour se hisser au niveau de la dignité autonome, les Peuples doivent
se constituer en nations, dont le moteur, le centre et le garant est l'État.
Or, la Nation vivante et agissante n'est pas autre chose que les
citoyens rassemblés. Elle est le peuple debout au coude à coude, soudé
par son passé et par son avenir comme une entité biologiquement et
moralement harmonieuse. Mais le peuple à son tour ne se conçoit que
s'il est composé de citoyens éclairés et déterminés. Qui peut donc les
éclairer et dégager leur résolution initiale, sinon l'État? Voilàpourquoi,
toutes affaires cessantes, Bourguiba s'est attaché à édifier l'État.
1. Camille BÉGUÉ, dans sa préface consacrée aux discours de Bourguiba. (Maison
tunisienne de l'Édition, 1975.)
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Compte tenu des définitions précédentes, quiconque n'est pas un


familiers'interrogerapoursavoirsi cet État, plaquésurunpeupleaugré
d'un seul homme, est ou non marqué au coin de la légitimité. Les
discours et les faits répondent. La difficulté n'a pas échappé au Prési-
dent. Il l'a perçue au premierjour, et il a tout de suite mis en œuvre les
moyens qui en assureraient la réduction à l'heure propice.
Lepostulat initial desa longuemarchefutquerien neservirait derien
si l'on ne suscitait pas d'abord «une force morale». «Inculquer au
Peuple foi en son avenir, le convaincre de l'efficacité de ses moyens
d'action, transformer les mentalités, substituer lentement et sûrement
aux mentalités d'esclaves résignés des mentalités d'hommes libres et
décidés au sacrifice suprême pour défendre leur pain et leur liberté,
c'est-à-dire «leur droit à la vie»,tel est le cheminement -ettel est le but.
Depuis les articles de presse des années30 jusqu'aux plus récents
discours, sous une forme à peu près identique, la même idée revient
commeuneproposition-forceet un appel-clet: «Dieunechangerapas la
condition des hommes, s'ils ne changent pas leur mentalité. »
Cetenseignement, Bourguibalediffusependantplus d'un demi-siècle.
Aulendemain du 20mars 1956, date où fut signé le protocole d'indé-
pendance, il le répandait déjà depuisplus devingtans. Ils'ensuit quesi,
à l'origine, l'État tunisien ne fut pas, au sens strict, l'émanation d'une
unanimité consciente qui n'existait pas encore, il répondit cependant
auxvœuxdel'agissante minoritéqui avait conduit la lutte, qui enavait
compris et approuvé les objectifs. La légitimité, que le Président tient
pour évidente et qu'il rappelle à chaque occasion, ne saurait doncpas
plus être contestée que la légitimité de l'État gaullien en 1944.
Depuis 1956, ses assises se sont élargies. LeCombattant Suprême n'a
pas interrompu son œuvre d'éducateur. Par la parole et par l'action
quotidienne, il a ouvert une multitude d'esprits, et il ne seraitpeut-être
pasexagérédedirequ'aujourd'hui, la majoritédelapopulation a appris
à apenser tunisien »,ce qui est la plus profonde et la plus imprévuedes
révolutions.
Entre Bourguiba et le peuple tunisien existe un pacte mystérieux,
mystique: un pacte d'amour. Bourguiba éprouve pour le peuple la
ferveur d'une passion. Il le considère commeunepersonne, un compa-
gnon, un ami, un enfant bien-aimé, un fils adulte aussi avec qui il est
juste et utile de discuter. Aux dignitaires du régime, il recommande
avant tout de servir le peuple, dans l'honnêteté, dans le désintéresse-
ment, dans le zèle de la justice. Que le bras séculier s'abatte sur les
mauvais bergers ou sur les membres du troupeau en rupture de ban,
c'est encore une façon de servir le peuple qui a besoin d'être protégé
aussi bien contre lui-même que contre les autres, car nous sommessur
terre, et non au Paradis.
De son côté, le peuple aime Bourguiba. Que sa santé flanche et il
s'afflige. Qu'elle redevienneflorissante, et levoilàjoyeux. «SiElHabib»
est pour lui le guide, le bouclier, le1gérant toujours sur la brèche de sa
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sécuritéde sa tranquillité, l'artisan desapaix. Ilfautavoirassistéà une


visite de Bourguiba dans une région de l'intérieur, à une de ses
apparitions à un congrès, pour mesurer la puissance des liens qui
unissentlePeupleà sonPrésidentet lePrésidentà sonPeuple. Ona beau
s'en défendre, on n'échappe pas au déferlement de l'enthousiasme, à
cette atmosphère chargée d'émotion tendre et forte.
Queles «démocrates• occidentaux se rassurent. La Tunisie n'est pas
unepuresymphonied'ententes rationnelles et desentiments unanimes.
Il n'est que de lire les écrits du Président pour s'en convaincre. Ony
rencontrera l'écho de vivespolémiques, de rivalités d'idées, deperson-
nesetdegroupessociauxétaléesaugrandjour. Phénomèneoùondécèle
l'émergence du citoyen : on adhère à Bourguiba, mais peut-on discuter
sa politique intérieure et extérieure?
Leforum ici est le Parti. Le Néo-Destour créé par Bourguiba et une
poignée de compagnons en 1934, à Ksar-HélUd, au cours d"un Congrès
où fut signé l'acte de naissance de la Nation tunisienne, est devenu,
trenteansaprès, lePartisocialistedestourien. Il est lecreusetoùseforge
le citoyen. Bien sûr, il a été de tous temps, et il demeure, composé
d'hommes et defemmesqui ont souscrit aux options fondamentales de
son fondateur et patron.
*LeDestouret moi, reconnaît Bourguibafranchement, c'est unpeu la
même chose, et l'on peut- bien nous identifier l'un à l'autre. Ce Parti
n'est pas un parti bourgeois. C'est un parti révolutionnaire. Il œuvre
pour l'avènement de la justice sociale. Il est vouéau bonheur dupeuple
tout entier. »Il ne saurait être conçu ni fonctionner comme le support
d'une idéologie, le défenseur d'une classe ou d'intérêts particuliers. Il
n'estpasuneorganisationfondéesurdesdogmesetsurun sectarisme. Il
ne jette d'exclusive contre personne; ouvert à tous, il réclame la
contribution de tous sans exception. Il est lepeuple organisé. Il englobe
les cadres de la Nation, «ceux qui réfléchissent et sont capables de
donner un avis valable ».
Valables ou non, les avis fusent. Rien de moins conformiste que le
Parti ensesétats. Sansdoute traverse-t-il, commetous les êtres vivants,
despériodesdehaut éveilet despériodes desomnolence. Bourguibasuit
deprès sa courbe d'activité. Il frappe sur le gonglorsque la bonace lui
paraît s'orienter au calme plat. Les vagues, à certains moments,
prennent dela hauteur. Elles ne visentpas à briser le navire. Maiselles
cognent à la coquepour appeler l'attention du capitaine, qui ne recule
pas devant la confrontation, car il sait que dialogue et débat sont le
meilleur ciment de l'unité. Et c'est en analysant chaque mot que le
Président a prononcé ou écrit qu'on perçoit cette unité dans toute son
ampleur
AussiBourguiba ne lésine-t-ilpas sur les explications. Chaque événe-
ment, chaquedécret, chaqueprojet sont l'objet de ses commentaires. Si
des Tunisiens se plaignent de n'être pas renseignés, c'est qu'ils ne
prennent pas la peine de le lire.
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Mais«M f' OMM


tC t estperfectible»,répèteBourguibaàsatiété. Commeau
progrès en général, il fallait croire à la perfectibilité pour déclencher
l'offensive de l'indépendance. Il faut y croire pour mener la lutte du
développement. Toutes deux en effet supposent un changement et une
améliorationdes mentalités. Aufond, l'hommedeBourgibaest double,
comme celui de la plupart des moralistes, et il est mêlé: ni cloaque
d'immondices, ni ange de lumière: il est empêtré dans l'animal et
destiné au Royaumede l'Esprit.
Car enfin, qu'est-ce que l'homme? Unanimal semblable à tous les
autres animaux. Les instincts «primaires»dela faim, de la soif, de la
reproduction, de l'appropriation, de l'agressivité, se conjuguent en un
faisceautyrannique.Al'état brui, il estmûpardesappétitsdebrute,que
l'on retrouveà l'échelledesNations, àpeinecamouflésettransposd&-Si
on la laisse en jachère, ils ont tôt fait de submerger la maison
vacillante.
Pourfabriquerun hommederaison, ilfautl'instruire et1"entrafnerà
penser. Lui fournir les connaissances d'abord, qui lui épargneront
d'errer en aveugle dans la nuit de l'inconnu: connaissances de base,
techniques élémentaires du savoir; connaissances générales, matelas
d'accueil aux connaissances spécialisées.
Lui apprendre ensuite - ouplutôt en mêmetemps—à conduire un
raisonnement, à porter un jugement sûr. lA est l'essentiel Bourguiba,
commeMontaigne,préfèrelestêtes bienfaitesauxtêtesbienpleines Les
premières seules sont propres à combattre le sous-développement, à
susciter leprogrès.
Pétri de boue et de lumière, l'homme vient de la terre pour Bâtir
lh' ommepar l'Esprit etpourl'Esprit. Làest lesecret desonîalut, Etle
salut est personnel: chacun en détient la clé. Alui d'apprendre, de
savoir et de vouloir se forger une conscience, individuelle, une cons-
ciencecollective, uneconscience universelle, qui impliquel'agrandisse-
mentde soi à la mesure de la Nation, puis de l'espèce. Voilà les trois
étapes majeures de la construction de soi par soi.

Cette série de livres, retraçant la Vie et l'Œuvre du Président Habib


Bourguiba est une œuvre de pédagogue, d'homme d'entreprise, de chef
responsable en action. Elle n'échappe donc pas aux inconvénients du
genre, que le classement chronologique accentue encore. Ony trouvera
une foule de détails circonstanciels, des redites aussi. Maissi les thèmes
sont parfois repris, c'est toujours pour leur apporter un nouvel éclairage
et en dégager une signification plus profonde. Letout seprésentant dans
une contexture - composition et style - d'une parfaite clarté et qui vise à
convaincre d'abord, à entraîner ensuite.
Les écrits du Président Habib Bourguiba et ses discours sont essen-
tiellement une démonstration, une explication. On sent partout qu'il
cherche et trouve ale souffle de l'improvisation, l'accent qui va droit au
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cœur, qui exalte les esprits et modifie l'échelle des valeurs humaines *
L'accent qui va droit au cœur monte d'une sincérité sans fioritures,
directe, concise, incisive, ironique, pressante, limpide. La phrase est
souvent courte, légère, acérée commeuneflèche. Maisdans les grandes
circonstances, le ton s'élève, le chant vole haut.
Cette magie du verbe, qui est pensée, création et musique, sera,
pendant plus de cinquante ans, l'arme la plus redoutable et la plus
redoutée du militant 'et du chef d'État. Elle demeure son outil de
gouvernement.
Enlanguefrançaise, ou mêmeenlanguearabe, indifféremment, cette
série de volumes offre au chercheur une mine de faits et un champ
inépuisable de méditation.
Ils recouvrent les événements qui se sont déroulés pendant un
demi-siècle en Tunisie bien sûr, mais aussi dans le bassin méditerra-
néen, au Proche-Orient, enAfrique, dans le mondeentier. Avertipar une
sorted'intuition immédiatequelespeuples vivent encommunication et
en interdépendance, qu'ils le veuillent ou non, l'œil de Bourguiba se
promène autour du globe, essayant de démêler les enchaînements de
causes et d"e&tsqui, pourfinir, retentiront sur sonpays et marqueront
de leur passage indélébile le destin des hommes et leurs relations. Plus
précisément, les historiens puiseront dans le foisonnement des récits,
des intentions et de leurs aboutissements, les matériaux qui leur
serviront à relater l'évolution d'un pays singulier au milieu des affres
contemporaines.
Ilsapprendront,pourpeuqu'ils lesétudientavecobjectivité, comment
sefaitl'histoire. Ils serontcontraintsd'admettre qu'elle selaisse violeret
pétrir par la volonté lucide, quand une fois elle se manifeste et quand
ensuite elle s'opiniâtre longuement. Leçon plus actuelle et plus néces-
saire que jamais, au moment où individus et Nations paraissent livrer
au caprice des circonstances, aux aveuglements du hasard et au choc
des impulsions, la conduite de leur destin. Lorsque les hommes
s'agenouillent devant le fait, il les écrase et les déshumanise au point
qu'ils sont voués dès lors, effectivement, à l'impuissance définitive.
Lorsque au contraire ils saisissent la conjoncture à bras-le-corps, au
risque d'en être lespremières victimes, ils en deviennent les maîtres et
ilsla tournentà leurprofit. Cetteimagetroprépandue del'hommequise
croit libre parce qu'il obéit au ressac de forces matérielles, à l'obscure
pression d'une fatalité hypothétique, et, en fait, à sa lâcheté, est
heureusementeffacéepar un certain nombredepersonnalités dont on a
peur et que parfois on déteste, parce qu'elles sont un reproche vivant.
Étrange et bienheureuse fortune de la Tunisie, où a été ménagée, à un
instant privilégié de son existence, l'insolite conjonction d'un sursaut
populaire et d'un grand homme!
Parsesactes etpar sesparoles, il lègue une conception del'homme et
une vision de son véritable destin qui méritent d'occuper une place de
choixparmilespierres angulairesdel'histoire. Parceque, toutesa vie, il
a «cru à la supériorité de l'esprit sur la matière », il a entrepris une
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œuvre gigantesque d'hominisation. Il ne convient pas de l'apprécier


uniquement à ses résultats immédiats, qui ne sont d'ailleurs pas de
l'ordre mesurable. Il est plus juste de se souvenir qu'il n'y a pas d'acte
indifférent dans l'univers. Chacun se prolonge dans l'espace et dans le
temps. L'enseignement de Bourguiba est une semence qui, au fil des
siècles, n'en finira pas de germer, d'interpeller les âmes et de susciter en
elle des réflexions et des conflits salutaires.

M.Claude Nielsen, Président-Directeur Général dela Librairie Plon, a


eu l'honneur et l'avantage de s'être vu confier, par le Chef de l'État
tunisien, le privilège d'éditer cette série d'ouvrages relatifs à sa Vieet à
son Œuvre et dont l'actuel volume constitue le premier tome.
Habib Bourguiba- onle sait - a inauguré son itinéraire de leaderpar
l'actionjournalistique. Délaissant soncabinet d'avocat, il sut exploiter ce
canal médiatique pour semer les germes de ce qui allait s'épanouir,
progressivement, sous la forme d'une doctrine. Tous les articles de
presse qu'il écrivit entre 1929 et 1939 représentent, par conséquent, le
contenu essentiel de ce premier tome. Toutefois, et pour une meilleure
compréhension de cette étape inaugurale de son long combat, nous
avons estimé utile de faire précéder le recueil intégral de cesarticles de
presse, par destextes qui présententau lecteur l'homme, sa philosophie,
et l'histoire de son pays. Le premier texte, intitulé «Bourguiba par
lui-même »est dû, comme son titre l'indique, à la plume de Bourguiba
en personne. Ce texte avait servi d'introduction au livre édité en 1954
par les éditions Julliard, sous le titre «LaTunisie et la France »et avait
paru sous la signature anodine de «la délégation du Néo-Destour en
France». Ce n'est que plus tard que Bourguiba révéla l'identité du
véritable auteur de ce texte fondamental : lui-même. L'on ne saurait
trouver meilleurs éléments autobiographiques. Surtout que, en s'évo-
quant à la troisième personne, Bourguiba parvient dans l'analyse de sa
propre légendeà maintenir unedistance psychologique et intellectuelle,
révélatrice de l'un des aspects fondamentaux de sa personnalité : son
détachement.
Les autres textes sont dus à la plume de celui que le Chef de l'État
tunisien a chargé de l'assister dans la réalisation de l'ensemble de cette
œuvre et qu'il a publiquement présenté comme son fils spirituel :
Mohamed Sayah, considéré de ce fait comme le Mémorialiste du
Président Bourguiba et le spécialiste de l'Histoire du Mouvement
National Tunisien 1.
1. Mohamed Sayah, ancien élève de l'école normale supérieure de Tunis et actuelle-
ment ministre de l'Équipement et de l'Habitat a occupé successivement depuis plus de
vingt ans les fonctions : de directeur du journal «L'Action»(1962-1964), de directeur du
Néo-Destour (1964-1969), de secrétaire d'État à l'Information (1970), d'ambassadeur de
TunisieauprèsdesInstitutions Spécialiséesdes NationsUniesàGenève(1971), deministre
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Dans le premier de ces deux textes, «l'Héritage des Siècles »,


Mohamed Sayah brosse une fresque de l'histoire plusieurs fois millé-
naire de la Tunisie d'Hannibal à Bourguiba. Si les faits autour desquels
s'articule cette fresque sont d'une incontestable authenticité, leur agen-
cement ainsi que leur analyse sont sciemment faits selon la perception
que Bourguiba a de l'histoire de son pays.
Lesecond texte, intitulé «Portrait d'un Libérateur », est un essai de
MohamedSayahsur l'hommeet sa doctrine, c'est-à-dire Bourguibaet le
bourguibisme. Cet essai se base sur la période qui vajusqu'à l'indépen-
dancedela Tunisieen 1956,mais les enseignements qui ensont dégagés
et les composantes psychologiques, morales et politiques de la person-
nalité de Bourguiba qui y sont mises en relief, gardent une valeur
transcendante au temps.
Cestextes valent commeprésentation non seulement pour ce volume
mais pour l'ensemble de la série.
Par ailleurs, tous les articles que le Président Habib Bourguiba a
écrits durant la période 1929/1933 sont intégralement reproduits
ci-après. Le Président tunisien n'y a pas soustrait une seule virgule.
Combien de grands hommespeuvent se permettre le luxe et l'audace
d'adopter sans aucun reniement ni gêne ce qu'ils avaient écrit, noir sur
blanc, il ya cinquante ans? Cette prouesse, à elle seule, justifie le choix
de nos éditions.
Lesautres tomes qui suivront seront marqués du mêmesceau : celui
de la continuité qui ne refuse pas le changement, du changement qui
intègre la continuité. Et ce durant un demi-siècle...

de 1Équipement et de l'Habitat (1972-1973), puis de nouveau directeur du Parti


(1973-1980) avant d'occuper ses fonctions actuelles. Parallèlement à l'exercice de ses
responsabilités, MohamedSayahs'est consacré sous la direction personnelle du Président
Habib Bourguiba à la recherche documentaire qui est la base de cette série et au travail
d'interprétation et d'explication qui en découle.
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BOURGUIBA PAR LUI-MÊME

Personne neconteste aujourd'hui le rôle immensejoué par Bourguiba


dans l'évolution du mouvement nationaliste tunisien, ni la place de
premier plan qu'il occupe en Tunisie - et dans le monde arabo-
musulman- quifait delui nonseulement uninterlocuteur valable, mais
le partenaire nécessaire, celui sans lequel aucune solution sérieuse n'est
concevable, celui avec lequel tout est possible.
Avrai dire, la personnalité de cet homme ne s'est pas imposée sans
lutte. Tout au long d'une carrière déjà longue et terriblement agitée, il
eutàlutter contre la méfiance et l'incompréhension decertains Français
qui voyaient en lui l'ennemi public n° 1, l'adversaire le plus redoutable
dela présence française enTunisie, et dans le mêmemoment, parmi les
Tunisiens, contre les fanatiques de l'indépendance totale et immédiate
qui voyaient en lui - ou affectaient de voir en lui - le diviseur de la
nation, l'homme-lige de la France, et pour tout dire un traître, un
vendu.
Pourdissiper ces deuxsortes depréjugés et faire connaître aux uns et
autres Bourguiba sous son véritable jour, nous avons estimé que le
meilleur moyenétait de mettre sous les yeux dupublic quelques-uns de
ses écrits (articles de journaux, lettres particulières, discours) où le
lecteur pourra suivre par lui-même la pensée du leader nationaliste
depuis un quart de siècle.
Lelecteur sera frappé par l'unité remarquable de cette pensée qui n'a
pas varié depuis l'époque où il n'était qu'un simple rédacteur d'un
quotidien de «défense des intérêts tunisiens »jusqu'au jour où il devint
le chef respecté - et écouté - d'un peuple dont il incarne avec un rare
bonheur l'idéal de justice, de liberté et de dignité.
Lelecteurnotera surtout le réalisme decet hommequi, œuvrant toute
sa vie pour un idéal exaltant, n'a jamais perdu le contact avec la réalité,
aussi bien française que tunisienne.
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L'œuvre écrite de Bourguiba en langue française est immense et


variée 1.Il ne nous a pas été possible de remonter au-delà de 1932et de
«l'Action Tunisienne».Mais,auparavant, Bourguibaavait collaboré à la
«Voix du Tunisien» (1930-31) et auparavant encore au «Libéral»,
organe de l'ancien Destour (1928-29).
Les collections de ces deux derniers périodiques sont aujourd'hui
introuvables enraison des vicissitudes qui ont marqué la vie dela presse
nationale en Tunisie (saisies, perquisitions, etc.) et il aurait fallu faire
des recherches longues et fastidieuses dans les bibliothèques, ce qui
nous aurait pris un temps précieux.
De«l'Action Tunisienne»elle-même, il ne reste qu'une seule collec-
tion que des mains pieuses ont pu, au prix d'efforts inouïs, sauver du
naufrage.
Toutefois, ce que nous avons pu recueillir de ses écrits est suffisant
pour fixer la personnalité de cet homme.
Enfin, il convient de ne pas oublier que Bourguiba ne doit pas son
prestige et son autorité auprès des masses tunisiennes à ses seuls écrits.
Il les doit surtout à sa parole, à son éloquence directe, nerveuse et
enflammée qui remueles foules et quia donnéune âmeet uneraison de
vivre à un peuple fier et généreux que de mauvais bergers avaient
conduit au bord de la décrépitude et de la mort. Les discours de
Bourguibanepeuvent être reproduits :il faut lesavoir entendus pour en
mesurer l'effet littéralement électrisant sur tous ses auditeurs aussi bien
français que tunisiens.
Toutefois, le peu que nous publions aujourd'hui de ses écrits montre
le caractère révolutionnaire de sa pensée.
Cet hommea proprement renouvelé le nationalisme tunisien par son
souci majeur de lui assurer des assises populaires solides, une base
doctrinale réaliste et une tactique souple et efficace.
Laissant de côté la critique stérile, c'est-à-dire la dénonciation à
longueur de colonnes des injustices et des passe-droits qui caractérisent
partout le régime colonial, à quoi se bornait toute l'action de ses
devanciers - ce que les colonialistes appelaient «dénigrement systéma-
tique »- Bourguiba s'attacha à démonter le mécanisme de l'exploitation
coloniale, à remonter des effets aux causes, à discerner au-delà des
injustices visibles à l'œil nu les mobilesprofonds et les objectifs lointains
ducolonialisme français enTunisieet, dans le mêmemoment, hanté par
le souci de l'efficacité, à créer au sein du peuple et avec le peuple une
force avec laquelle la France sera contrainte de compter et sur laquelle
elle pourrait, le caséchéant, compter. Il visait à faire ensorte, commeil
l'a écrit un jour, que «dans l'équation gouvernementale, la donnée
tunisienne cesse d'être égale ou peu différente de zéro ».
Pour atteindre ce but, il prit la seule route passante, mais combien
difficile, celle qui passe par le peuple.
1. Son œuvre en langue arabe n'est pas moins considérable.
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Lepremier, il alla aupeuple, lui parla directement dans sa langue, en


vue de l 'éduquer, de l'organiser, d'en faire l'artisan de son propre
destin.
Il convient toutefois de remarquer que doctrine, stratégie et tactique,
par quoi se distingue le Néo-Destour sous l'influence de Bourguiba,
n'ont pasété créées ab nihilo et imposées auparti par un acte d'autorité
de son chef. Elles ont été élaborées lentement dans le feu de l'action
après des tâtonnements et une série de corrections qui ont fini par leur
donner une forme, non pas définitive - car rien n'est définitif dans les
chosesqui touchent à la vie des hommesensociété- maissuffisamment
précises pour être comprises et assimilées aussi bien par les leaders
responsables que par la masse anonyme des militants et des sympathi-
sants. C'est ce qui explique que, dans les cycles répressifs, le peuple
tunisien, privé de ses chefs, a pu continuer la lutte sous la direction
d'équipes nouvelles qui prenaient la place au fur et à mesure que les
anciennes étaient décimées par la répression. Tous ceux qui se donne-
ront la peine de lire Bourguiba pour saisir sa pensée seront frappés par
l'importance que prennent à ses yeux les nécessités tactiques qui
expliquent - et ont finalement justifié - certaines de ses attitudes,
certaines prises deposition spectaculaires qui, en 1933,avaient heurté la
sensibilité de ses camarades et provoqué de graves scissions (affaire de
la Coopérative Tunisienne de Crédit, démonstration populaire pour
appuyer Peyrouton danssa politique de déflation budgétaire, reconnais-
sance des intérêts légitimes de la France en Tunisie et de droits acquis
par les ressortissants français).
Bourguiba a tout sacrifié au souci de rallier à la petite bourgeoisie -
épine dorsale du Parti - la grande bourgeoisie tunisienne que certains
rejetaient comme pourrie, les ouvriers pour lesquels cette même
bourgeoisie n'éprouvait que mépris, enfin les notables et mêmeles chefs
de confrérie qui étaient en Tunisie - et le sont encore ailleurs - les
fidèles piliers du colonialisme français. En même temps qu'il forgeait
ainsi l'unité de la nation tunisienne, il s'efforçait par ailleurs, avant
d'engager la grande bataille de la liberté, de s'assurer la sympathie
agissante de larges secteurs de l'opinion française.
Cette façon intelligente de concevoir la lutte politique, de lui ménager
des voies pratiques, de lui assurer des atouts précieux et des chances
raisonnables de succès, restera la contribution personnelle de Bour-
guiba. C'est elle qui a donné au nationalisme tunisien sa grande
originalité; qui, dans le passé, a permis au Néo-Destour de survivre à
toutes les répressions et demain lui permettra de remporter la victoire,
c'est-à-dire de sauver un peuple de la servitude et de la déchéance.
Par ses écrits, Bourguiba ayant démontré le mécanisme du régime
colonial, a montréaupeuple le sort qui l'attend si ce régime réalisait ses
objectifs; par sa propagande orale il lui apportera les moyens les plus
propres à l'abattre. Il s'attachera d'abord à débarrasser ses compatriotes
d'un mortel complexe qui était à l'origine de leurs échecs passés,
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complexe basé sur la conviction simpliste qu'étant désarmés, ils ne


pouvaient rien et ne pourraient jamais rien contre un régime appuyé sur
une force matérielle formidable et disposant de moyens de coercition
irrésistibles.
C'est la vieille histoire du pot de terre et du pot de fer que les
Tunisiens expriment en disant que la paume (de la main) ne peut rien
contre le tranchet (du cordonnier).
Ce complexe d'impuissance et de désespoir sévissait partout en
Tunisie, aussi bien chez l'humble fellah des Zlass ou des Hamammas
qu'au sein de l'élite intellectuelle sortie des Facultés françaises et même
chez les anciens leaders du Parti. Ces derniers savaient toutefois
l'assortir de sophismes spécieux et de mots ronflants qui donnaient
l'illusion de l'action et décourageaient les jeunes énergies.
Ce complexe plongeait d'ailleurs ses racines dans une vieille cro-
yance, commune à toutes les religions sémitiques, à savoir que le monde
sensible est une vallée de larmes, que la souffrance ici-bas est le lot des
élus puisqu'elle est le prix et le gage d'une félicité éternelle dans l'autre
monde, croyance qui aboutit au fatalisme destructeur d'énergie, au
mektoub des musulmans de la décadence.
Bourguiba réalisa tout de suite que la force du régime colonial n'était
pas tant dans ses mitrailleuses ou ses canons que dans la résignation de
ses victimes, dans cette attitude de fuite devant la vie, de refus de l'effort
qui caractérisait l'âme de ces compatriotes. Il comprit que tant qu'il
n'aura pas changé cette mentalité, tant qu'il n'aura pas vaincu le
colonialisme dans les esprits et dans les cœurs des Tunisiens, il ne
pourra jamais le détruire dans l'État et les institutions politiques de son
pays.
Aceux qui étaient surtout impressionnés par le rapport des forces
matérielles, il enseigna que la lutte politique sans canons ni mitrailleu-
ses, à condition qu'elle soit menée par des hommes tenaces, décidés au
suprême sacrifice, et que ne troublent pas les premières défaites, des
hommes résolus à revenir toujours et inlassablement à la charge sans se
soucier des pertes, une telle lutte révélera une force morale indompta-
ble qui finira à la longue par ébranler le moral de l'adversaire, lequel
sera contraint inéluctablement, s'il ne veut pas tout perdre, de composer
avec cette force et de faire la part du feu.
D'où la possibilité pour le peuple de remporter des succès de détail
qui, additionnés et habilement exploités, finiront par imprimer à toute
la politique française une orientation nouvelle, à changer le cours du
destin.
Aux fatalistes et aux partisans du Mektoub, il rappelait à grand
renfort de versets du Coran et en invoquant la vie même du Prophète,
que la religion musulmane n'est pas une religion d'ascétisme et de
renoncement, qu'en exaltant la dignité de l'homme et en le tenant pour
responsable de ses actes, elle lui fait un devoir sacré d'améliorer sa
condition en ce monde, de s'élever par un effort continu, qui lui sera
compté dans l'autre, au-dessus de la bête.
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Toutefois ces idées qui, aujourd'hui, sont pour tous les Tunisiens des
vérités d'évidence, n'auraient pas pu s'imposer comme telles si l'expé-
rience - la douloureuse et répétée - n'était venue les confirmer dans la
pratique.
Il yeut d'abord l'affaire des naturalisés où la résistance héroïque du
peuple vint à bout d'une politique perfide qui visait, par le moyen de
naturalisations massives, à amenuiser et à disloquer la base démogra-
phique de l'État tunisien (1933).
Maisl'expérience décisive qui devait prendre aux yeux des Tunisiens
sans distinction de tendance la valeur d'un test, a été fournie par la
répression Peyrouton (1934-36), la première épreuve de force qui ait
mis aux prises la force brutale du régime colonial et la force morale
d'un peuple désarmé.
Pour la première fois, l'arrestation et la dispersion des chefs politi-
ques, l'agression contre un parti nationaliste organisé provoquèrent des
démonstrations populaires en chaîne que les réactions les plus violentes
- et les plus sanglantes - du service d'ordre n'arrivèrent pas à
surmonter. Aubout de vingt et un mois, la situation devenant chaque
jour plus alarmante et la répression s'étant avérée inefficace, voire
dangereuse, la France se décida à rappeler Peyrouton;elle le remplaça
par un Résident général plus compréhensif, M.Guillon, qui, à peine
débarqué, commença par libérer tous les déportés et alla causer
«d'hommeà homme»avec les principaux leaders envued'une solution
de compromis qui fut d'ailleurs vite trouvée. L'avènement du Front
populaire lui permit d'accentuer encore sa politique de détente.
Le Néo-Destour, fidèle à sa tactique, eut le courage d'appuyer la
nouvelle politique française et donna ainsi la mesure de sa modération
et desabonne volonté, ce qui valut à la Tunisie deuxannées de paix et à
la France un regain de prestige incomparable.
Lagrande révolution que Bourguiba cherchait à réaliser dans l'esprit
deses compatriotes était acquise. Avecla conscience de son efficacité, le
peuple reprenait espoir dans l'avenir. Il se rendait bien compte que la
lutte n'était pas finie et qu'avant de contraindre la France à un
compromis honorable, il aurait encore à lutter longtemps et à souffrir
beaucoup. Mais la lutte ne lui faisait plus peur. La vie désormais avait
un sens pour lui, un but qui méritait tous les sacrifices puisque ces
sacrifices l'en rapprocheraient chaque jour davantage.

Toutefois, Bourguiba se rendait parfaitement compte - et c'est là un


trait de génie - que cette méthode de lutte ne pouvait donner des
résultats positifs avec la France que si elle se conjuguait avec un
programme raisonnable, des revendications modérées, des objectifs
limités et facilement réalisables, qui en emportant l'adhésion massive
d'un peuple unanime, tiendraient par ailleurs le plus grand compte des
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intérêts légitimes
ressortissants de la France et de ceux non moins légitimes de ses
en Tunisie.
Toute sa vie, Bourguiba a œuvré pour mettre dans son jeu ces deux
atouts majeurs : 1)l'unanimité du peuple tunisien sans distinction ni
exclusive (grande et petite bourgeoisie, prolétariat, bédouins du bled et
citadins des villes et, tout dernièrement, la Cour et le Souverain); 2) la
sympathie agissante des éléments raisonnables et clairvoyants de
l'opinion française.
C'est ce qui fait que, en Tunisie, grâce à Bourguiba, le parti
nationaliste le plus fort, le mieux organisé, le plus représentatif est en
mêmetemps le plus modéré, le plus raisonnable, le plus compréhensif,
ces particularités réunies devant nécessairement et presque mathémati-
quement, à la longue, faire pencher la balance en faveur du compro-
mis.

Grâce à son autorité, Bourguiba a toujours réussi à maintenir à


l'intérieur de son parti la cohésion nécessaire entre les extrémistes, les
exaltés, les durs et les modérés, entre ce qu'il appelle «l'esprit militant »
et «l'esprit-leader », entreprise redoutable, pleine de périls, où tant
d'autres se sont cassé les reins, mais qu'il a magnifiquement réussie... ce
qui a permis à son parti de résister victorieusement à toutes les
répressions, de gagner toutes les épreuves de force qui lui ont été
imposées durant vingt-quatre ans et d'éviter, durant cette longue
période si fertile en «coups durs », les scissions, les divisions internes et
les luttes intestines qui avaient effrité et réduit à l'impuissance tous les
mouvements antérieurs.

En effet, après l'échec de la répression Peyrouton et l'avènement en


France d'un Gouvernement de Front populaire où figurait un homme
de bonne volonté et d'esprit large, M. Viénot, on pouvait penser que
l'ère des repressions et des coups de force était définitivement révolue,
surtout que le Néo-Destour, comme nous l'avons dit, accorda immédia-
tement et loyalement son appui à la nouvelle politique, donnant la
mesure de sa modération et de sa sagesse après avoir donné celle de sa
force et de sa cohésion.
Malheureusement, une coalition formidable de certains éléments de
la colonie française et des hauts cadres administratifs du Protectorat,
allait bloquer toute l'expérience Viénot et réduire à néant les magnifi-
ques espoirs qu'elle avait suscités chez les Tunisiens. La paix prit fin
avec la chute du Gouvernement Blum et l'éviction de Pierre Viénot du
Quai d'Orsay et aboutit au bain de sang du 9avril 1938, à une deuxième
épreuve de force - plus terrible que la première - qui se prolongea cette
fois pendant cinq ans.
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Mais le Néo-Destour ne fut pas pris au dépourvu. Entre la chute de


Pierre Viénot (juin 1937), et le massacre du 9avril 1938, Bourguiba eut
le temps de préparer le peuple à la résistance qui prit dans certaines
régions la forme de rébellion armée ou d'attentats contre les bâtiments
publics. Larépression sepoursuivit mêmeaprès l'armistice. Elle prit fin
officiellement le 7juin 1943,quand le général Juin, qui assurait l'intérim
de la Résidence générale, ordonna l'arrêt des poursuites contre Bour-
guiba et ses camarades du «complot» qui purent ainsi sortir de la
clandestinité et reprendre la direction d'un Néo-Destour terriblement
épuisé, mais toujours debout.
Cependant, la victoire de la France combattante et l'avènement à
Alger d'un Gouvernement français présidé par le général de Gaulle,
champion de l'indépendance nationale et de l'idéal démocratique,
suscitèrent enTunisie des espoirs analogues à ceux de 1936. Onpensait
que l'attitude digne et courageuse de Bourguiba et de ses camarades à
Romeavait dissipé les vieux préjugés et montré le Néo-Destoursousson
véritable jour. L'appel courageux de Bourguiba au peuple tunisien
«pour un bloc franco-tunisien », pour une collaboration franco-
tunisienne «sans condition ni réserve »en vue de gagner «la guerre du
droit et de la liberté», pouvait paraître décisif. Sa liberté retrouvée,
Bourguiba entreprit de vastes tournées de propagande dans le pays
pour faire le plein de toutes les énergies, en vue de la victoire des
démocraties qui, dansson esprit, nepouvait être que la victoire du droit
des peuples, de tous les peuples à la dignité, c'est-à-dire à la liberté.
Le général Mast, nouveau Résident général, réagit à cette prise de
position en mettant Bourguiba en résidence surveillée à Tunis et en lui
interdisant de sortir du périmètre communal. Bourguiba chercha alors
le contact direct avec le général Mast. Un premier entretien avec
M.Chianesini, chef de Cabinet du Résident, suivi peu après de deux
autresavec le général Mast, le convainquit qu'il n'y avait rien à attendre
de la France nouvelle et que le général Mast avait sensiblement les
mêmes idées sur le problème tunisien que l'amiral Esteva.
C'est alors qu'en prévision d'une troisième épreuve de force qu'il
jugeait inévitable, Bourguibasongeaà gagner à la causede son pays des
appuis à l'étranger. Il estima que les deux atouts qu'il avait réussi à
mettre danssonjeu :l'atout tunisien et l'atout français, nesuffiraient pas
à faire pencher la balance en France dans le sens du compromis, qu'il
fallait les étayer par un troisième : la pression internationale. D'où son
voyage mémorable (mars 1945) dans le Proche-Orient et dans tout le
monde libre; sa propagande intelligente en vue de trouver à l'extérieur
des sympathies, des appuis, des alliés. C'est Bourguiba qui, le premier,
sortit la question tunisienne du cadre franco-tunisien devenu sans issue
et où elle risquait depéricliter, par l'obstination butée des responsables
français qui, aux revendications les plus modérées d'un peuple unani-
me, répondaient invariablement par la force brutale, l'astuce ou les
formules équivoques. Mais il n'a jamais compté réellement sur une
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solution internationale imposée de l'extérieur. Bourguiba était trop au


fait de la conjoncture pour nourrir une telle illusion. L'appui des Etats
arabo-musulmans et les sympathies du monde libre n'entraient dans les
calculs que comme un moyen supplémentaire d'incliner la France au
compromis.
C'est pourquoi en juillet 1950, c'est-à-dire postérieurement à sa
tournée de propagande autour du monde, quand il lui sembla, sur le vu
de déclarations catégoriques de M.R. Schuman, que la France était
acquise à une solution raisonnable, il se sépara des partis nationalistes
nord-africains et de ses amis du Caire et affirma sa préférence pour le
dialogue avec la France.
C'est la volte-face française du 15 décembre 1951 qui le poussa, pour
sortir de l'impasse, à saisir l'O.N.U. du différend franco-tunisien, mais
toujours en vue de faciliter la reprise du dialogue avec la France dans
des conditions moins inégales et plus propres à aboutir à une solu-
tion.
Aujourd'hui encore, il ne fait aucun doute que Bourguiba renoncerait
à toute action de l'extérieur si des perspectives sérieuses d'accord
apparaissaient du côté de la France.
Une qualité qu'il est juste de reconnaître à Bourguiba, qualité qui se
trouve rarement chez un tribun populaire, c'est le courage de ses
opinions. Il n'a jamais sacrifié à la démagogie. Loin de suivre le courant
général, il ne craint pas de le heurter quand il le voit aller à la dérive
sous l'effet de mobiles d'ordre sentimental ou émotionnel. «On ne bâtit
rien, disait-il, avec la haine, la rancune ou l'esprit de vengeance. Il est
plus facile de résister à la répression, aux souffrances physiques que de
dominer les entraînements de ses passions. La véritable guerre sainte, le
«Jihad el Akbar », c'est la guerre contre ses mauvais instincts ».
Quelques exemples illustreront cette qualité de Bourguiba.
1° En 1933, à l'occasion d'un conflit entre M.Chenik, président de la
Section tunisienne du Grand Conseil (champion alors de la «collabora-
tion ») et le Directeur des Finances, M. Dubois-Taine, il prend carrément
parti pour M. Chenik et la Coopérative Tunisienne de Crédit, ce qui
provoque la démission de deux de ses camarades qui voulaient accabler
un vieil adversaire du Destour. Bourguiba maintient fermement son
point de vue. C'était pour lui une question de principe, car il ne
connaissait pas personnellement M.Chenik. Il accepta d'assurer seul la
rédaction et l'administration de «L'Action Tunisienne » ce qui le
contraignit à abandonner son cabinet d'avocat qui était son unique
gagne-pain. Il voulait encourager un collaborationniste de marque à la
résistance et priver le régime de son plus grand pilier. Il gagna ainsi au
mouvement national, non seulement un homme qui depuis a toujours
été un patriote sincère et dévoué, mais toute la bourgeoisie commer-
çante qui gravitait autour de lui. Il sauva aussi de la déconfiture notre
seul établissement de crédit.
2° Au printemps 1934, au lendemain du Congrès de Ksar Hellal qui
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venait de consacrer la scission et de lui donner la haute main sur le


parti, alors qu'il était en butte aux attaques les plus perfides des
minoritaires qui l'accusaient d'avoir brisé l'unité de la nation et fait ainsi
le jeu du colonialisme français, Bourguiba organisa une démonstration
populaire pour appuyer et soutenir le Résident général Peyrouton qui
venait de diminuer les indemnités et traitements des fonctionnaires
français, causeprincipale de l'inflation budgétaire qui écrasait et ruinait
lecontribuable tunisien. Il n'avait pashésitéà risquer sa popularité pour
montrer à tous que loin d'être un «dénigreur systématique », il savait
reconnaître et apprécier toute action positive qui améliore la situation
du peuple et répond en partie aux revendications du Destour.
3° Un an plus tard, à Bordj-Lebœuf, alors que tous ses camarades,
ébranlés par neuf mois de déportation décidaient de faire leur «sou-
mission »et offrirent par écrit au Résident général de renoncer à toute
activité politique, Bourguiba opposa unerésistance farouche au courant
général et, par sonénergie, sauvale mouvement d'une fin ignominieuse.
Il réussit à ramener finalement ses camarades au chemin de l'honneur
qu'ils nequitteront plus - malgré toutes les pressions de dernière heure
-jusqu'à la victoire finale qui leur permit derentrer dans leurs foyers la
tête haute.
4° Durant la deuxième répression, étant à Fort Saint-Nicolas, il sauva
son parti d'un écrasement certain en jouant courageusement, dès
1940-41,la carte des Alliés,alors que la majorité des Français de Tunisie
se ruaient littéralement dans la servitude et cherchaient à force de
«soumission »à mériter les bonnes grâces des germano-italiens, donnés
gagnants. Malgré cela, au jour de la libération, ses adversaires essayè-
rent de créer une équivoque à propos de son séjour à Rome et des
entretiens qu'il eut avec le Gouvernement italien après sa libération de
la prison militaire de Vancia par les forces de l'Axe. Ce fut M.Simon-
poli, directeur des Services tunisiens de Sécurité pendant l'occupation,
qui, en rétablissant la vérité dans un rapport historique, permit au
général Juin d'arrêter les poursuites contre Bourguiba et ses dix-huit
camarades impliqués avec lui dans l'affaire du «complot ». Ses préfé-
rences idéologiques se sont conjuguées là, comme plus tard face au
communisme et à la guerre froide, à une juste appréciation de la
conjoncture internationale pour lui faire pressentir longtempsà l'avance
où était le salut.
Ces prises de position au moment décisif ont valu à Bourguiba la
popularité prodigieuse dont il jouit auprès de tous les militants. Son
honnêteté intellectuelle, sa loyauté proverbiale et son désintéressement
lui ont valupar ailleurs le respect et l'admiration desmasses tunisiennes
pendant que sa modération et sa sincérité lui apportaient l'estime et la
sympathie des Français honnêtes et clairvoyants.
Rappelons que c'est encore Bourguiba qui, en 1936, admit le premier
que les Français de Tunisie ont des «droits acquis »qu'il convient de
respecter, ce qui provoqua, sur le moment, les hurlements des «vieux »
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qui se posaient d'autant plus volontiers en «patriotes intransigeants »


que cela ne les engageait à rien.
En 1937,il alla encoreplus loin. Pourcombler le fossédepréjugés qui
séparait les Tunisiens des Français, il invita à ses réunions publiques un
certain nombre de colons familiers avec la langue arabe, dont M.Mary,
président de l'Association des colons d'El Aroussa. Le lendemain, les
vieux destouriens le clouaient au pilori en l'accusant d'avoir refusé
l'union avec les patriotes tunisiens pour aller la faire avec les...
colons!
Enfin, en 1950, en réponse à la bonne volonté manifestée par M.R.
Schuman, il admit publiquement danssonallocution d'adieu prononcée
à l'Hôtel Lutetia que le Protectorat a apporté à la Tunisie des bienfaits,
qu'il avait eu pour résultat - sinon pour but - de provoquer le grand
mouvement de rénovation nationale, réaction d'auto-défense d'un peu-
ple fier contre les viséesassimilationnistes de l'Administration française.
Maisil ajouta aussitôt que lepeuple tunisien n'est pas disposéàpayer de
sa liberté le progrès matériel que lui vaut le régime colonial et qu'il ne
manifestera sa reconnaissance à la France pour ce progrès que le jour
où il pourra le faire sans perdre le respect de soi.
Certains de ses adversaires ont alors essayé de le discréditer en
l'accusant de duplicité, d'avoir un langage conciliant, modéré en
France, destiné aux Français, et un langage violent en Tunisie, destiné
aux Tunisiens. Accusation stupide car ce que dit Bourguiba en France
est immédiatement traduit et diffusé en Tunisie où ses adversaires de
toujours (vieux destouriens et communistes) sont à l'affût de tout ce qui
peut alimenter leurs furieuses campagnes.
Ils n'ont jamais réussi à détourner le peuple de Bourguiba.
Lavérité est que Bourguibaest conciliant toutes les fois quela France
cesse de le traiter en ennemi, toutes les fois qu'elle manifeste une
certaine compréhension à l'égard des revendications tunisiennes. D'où
ses gestes de bonne volonté, son attitude compréhensive durant la
période 1936-37 pendant l'expérience Viénot et plus tard en 1950-51
durant l'expérience R. Schuman.
Mais quand la France opère sa volte-face coutumière, Bourguiba sait
que la répression est au bout; il cherche naturellement à alerter le
peuple pour le préparer à la résistance. D'où le ton véhément qu'on
relève dans ses discours de février-mars 1938, par exemple, et plus tard
durant le mois de janvier 1952. Ces discours traduisent sa volonté
d'accepter le combat et son souci de ne pas être pris au dépourvu. Car
Bourguiba a par-dessus tout le sens de ses responsabilités qui sont
lourdes. Il se sent responsable surtout vis-à-vis de sa conscience et ne se
croit pas déchargé de sa responsabilité quand il est arrêté, éloigné ou
déporté. Dans le désert de Bordj-Lebœuf ou sa cellule du Fort Saint-
Nicolas comme sur son rocher de La Galite, Bourguiba ne se sent pas
quitte. Isolé du monde et soumis à la surveillance la plus stricte,
Bourguibaa toujoursréussi à faire parvenir sapensée, sesdirectivesaux
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militants engagés dans la bataille pour les éclairer, les guider, leur
épargner les faux-pas et leur montrer la route de l'honneur qui seule
conduit à la victoire.
La plupart des lettres qu'on lira dans ce recueil - et dont certaines
remontent à 1934- sont arrivées par des voies clandestines.

Tel est Bourguiba, le vrai, pas celui des rapports tendancieux, des
lettres interpolées 1ou des documents apocryphes2.
Laissant aux visionnaires la conception messianique d'une indépen-
dance totale et immédiate qui traduit chez certains un sentiment
respectable, un idéal légitime, mais qui, chez d'autres, est une simple
machine de guerre contre le Néo-Destour, Bourguiba se sent assez fort
et assez sûr de son peuple pour lui proposer des objectifs clairs et
modérés qui concilient ses aspirations légitimes à la souveraineté et le
souci non moins légitime de la France d'assurer sa sécurité et son
rayonnement, tout en préservant les intérêts raisonnables de ses ressor-
tissants.
Malheureusement, cette attitude courageuse et réaliste, ce prestige
unanimement reconnu, cet ensemble de qualités exceptionnelles qui
auraient dû faire de Bourguiba le partenaire idéal et assurer sans heurt
la solution du problème franco-tunisien ont eu pour résultat de
cataloguer cet homme par certains frénétiques particulièrement
remuants comme l'ennemi n° 1 de la France. Les colonialistes de
combat- jusqu'ici tout-puissants, dans les Conseils du Gouvernement -
le considéraient, enraison de cesmêmesqualités, commel'adversaire le
plus redoutable du régime «d'autant plus redoutable qu'il est sincère »
(sic).
Ainsi s'explique que, depuis vingt ans, la répression française
s'acharne régulièrement et paradoxalement sur Bourguiba le modéré,
l'hommedela coopération avecla France, laissant systématiquement de
côté les extrémistes et les intransigeants considérés, à juste titre
d'ailleurs, comme inexistants.

1. Allusion à la lettre de Mufti de Palestine publiée par Le Figaro et sur laquelle


Bourguiba s'explique longuement dans cet ouvrage.
2. Allusion à une lettre du ministère des Affaires étrangères d'Italie (1938) que la police
tunisienne aurait trouvée comme par hasard quelques semaines avant le coup de force du
9 avril sur un ressortissant italien Lo Balbo, objet d'un arrêté d'expulsion. Cette lettre,
signée Anfuso, aurait pu conduire Bourguiba (dans l'atmosphère d'émeute qui existait à
cette époque) au peloton d'exécution. C'est le Résident général Guillon qui a fait rater le
complot en prenant sur lui de la communiquer au Quai d'Orsay où une expertise officielle
a fait apparaître son caractère apocryphe. Mais l'avocat de Bourguiba, M. Nomane, l'a vue
de ses yeux dans le dossier du complot, en a pris une copie qui fut même publiée dans la
presse de Tunisie. Toutefois, le greffe a refusé de lui en délivrer une copie officielle et,
quelques jours après, le «document »a été retiré du dossier.
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Pour conclure, nous soulignerons un fait précis :


Par deux fois, en 1934-36 et en 1938-43, la France, mal informée, a
essayé de détruire le Néo-Destour, usant contre ses chefs et ses militants
de tous les moyens de contrainte et de terreur dont elle disposait.
Le résultat est là : le Néo-Destour est plus vivant que jamais. Il est
partout.
Mais par deux fois aussi : En 1936-38 et en 1950-51, la France, mieux
inspirée, lui a fait confiance et a esquissé en Tunisie une politique
intelligente d'entente et de compréhension : elle l'a trouvé chaque fois à
ses côtés, loyal, modéré, ayant le sens de la mesure avec, derrière lui,
l'unanimité du peuple tunisien acclamant la France démocratique et
libérale.
On peut dire qu'il y eut l'épreuve et la contre-épreuve.
En l'espace d'un quart de siècle, la France a mis à l'épreuve la force et
le caractère représentatif du Néo-Destour dans la paix comme dans la
guerre, sa fermeté inébranlable dans la résistance irréductible. Depuis le
15 décembre 1951, une troisième épreuve de force a abouti visiblement
au même échec que les deux autres, un échec patent, flagrant,
indiscutable, illustré cette fois par l'apparition de noyaux de résistance
armés nécessitant l'envoi de renforts importants, entraînant des enga-
gements parfois sévères préludant à une insurrection généralisée.
Or, voilà qu'au moment où tout semblait irrémédiablement compro-
mis, un grand espoir se lève avec l'avènement en France d'un Gouver-
nement présidé par un homme connu par son réalisme et son courage,
M. Mendès France.
Les saboteurs impénitents qui ont réduit à néant les expériences de 36
et de 50 réussiront-ils à en faire avorter une troisième qui s'annonce
sous les meilleurs auspices? M. Mendès France pourra-t-il surmonter
l'opposition sournoise ou déclarée de ceux qui n'ont rien oublié et rien
appris? Pourra-t-il mettre ses intentions dans les faits et aura-t-il le
temps et les moyens d'aiguiller la politique française dans la voie du
redressement et du salut? De tout notre cœur, nous voulons le
croire.
Car il n'y a pas de doute, cette troisième expérience sera la dernière.
Si, pour une raison ou pour une autre, elle venait à connaître le sort des
deux premières, les Tunisiens, ayant fait la preuve à la face du monde
de leur bonne volonté et de leur longue patience seront fondés à penser
qu'il n'y a vraiment rien à faire avec la France et seront rejetés en bloc
vers les solutions de désespoir - où certains se sont déjà engagés -
solution qui, pour eux comme pour la France, constitue un redoutable
saut dans l'inconnu.
La solution pacifique est encore à portée de la main.
Sur le problème de la protection des intérêts français comme sur ceux
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du contenu et du calendrier des étapes, le Néo-Destour est prêt à faire


beaucoup de concessions. Mais il s'oppose irréductiblement à l'intro-
duction dela coloniefrançaise dans le corps électoral tunisien, enquoi il
voit àjuste titre une novation du Protectorat, la mort pure et simple de
l'État tunisien et l'intégration définitive et irréversible de la Tunisie avec
le statut de colonie.
Surcepointparticulier, il serefuse à toute concession, car entre la vie
et la mort d'un État, il ne saurait y avoir de compromis.
L'impasse est là... Une impasse créée artificiellement par la récente
prétention de la colonie française de gouverner le pays sous prétexte de
défendre ses intérêts. Lejour où la France renoncera à cette politique
d'annexion déguisée et fera entendre raison à ses ressortissants établis
enTunisie, elle trouvera Bourguibaprêt à mettre tout sonprestige, toute
son autorité dans la balance en vue d'emporter l'adhésion du peuple
tunisien à une solution d'équilibre, à ce compromis honorable qui a
toujours été et reste encore le but de sa vie et que les Français
raisonnables considèrent à juste titre comme la dernière chance de la
France en Afrique du Nord.
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PREMIÈRE PARTIE

L'HÉRITAGE DES SIÈCLES


PORTRAIT D'UN LIBÉRATEUR
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CHAPITRE PREMIER
L'HÉRITAGE DES SIÈCLES
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TUNISIE
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«... En votre qualité de patriote tunisien... vous êtes arrivé à


considérer que c'est dans le succès de ce mouvement que réside la
seule chance pour la patrie d'échapper à l'anéantissement et à la
décrépitude. Je tiens [du fond de ma geôle] à vous affirmer pour
ma part que si ce puissant mouvement a réussi à passer dans les
veines de la patrie et à revivifier en elle la faculté de réagir, c'est
parce qu'il s'inscrit dans le processus naturel de la vie. Il est tout
aussi naturel qu'il soulève contre lui la lâcheté et l'hypocrisie des
éléments malsains de la société, ces microbes destructeurs, qui
pullulent sur les cadavres des peuples trépassés et se déclarent sur
le corps des peuples entrés en agonie... Il n'est de salut pour un
peuple en lutte que si les forces de la vie l'emportent, dans ses
veines, sur les virus de la mort. »
HABIB BOURGUIBA1

«Il est vraiment extraordinaire, écrit l'historien français, E. F.


Gauthier, que le Maghreb ne se soit jamais arrivé à s'appartenir... Le
conquérant, quel qu'il soit, reste maître du Maghreb jusqu'à ce qu'il en
soit expulsé par le conquérant nouveau, son successeur. Jamais les
indigènes n'ont réussi à expulser leurs maîtres. »
Cejugement ne manque pas de choquer. Mais bien que l'on soit porté
à y voir la manifestation de la partialité avec laquelle certains intellec-
tuels occidentaux ont pu traiter du Maghreb et de son histoire pour
justifier le pouvoir colonial, il ne faut pas croire qu'il est dénué de tout
fondement. Car, jusqu'à un passé récent, et en interrogeant une histoire
plusieurs fois millénaire, quel démenti pouvait-on lui opposer?
1. Extraits d'une lettre adressée à Zeine el-Abidine Senoussi, directeur-propriétaire du
Quotidien
u 21aoûtpolitique
1939. d'information «Tounis».Cesextraits ont paru dans cejournal endate
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L'avantage que le Maghrebtire desa position stratégique sur les rives


de la Méditerranée, n'en présente pas moins pour lui certains inconvé-
nients. Dans cette position, il put très tôt bénéficier de l'apport des
grandes civilisations méditerranéennes et, en certaines périodes, parti-
ciper considérablement à leur épanouissement. Mais il n'en fut pas
moins l'objet des convoitises des puissances qui, à travers les âges, se
disputèrent le contrôle des grandes voies maritimes et terrestres reliant
l'Occident à l'Orient et l'Europe à l'Afrique. Aussi s'était-il souvent
trouvé, malgré son refus de la domination et ses révoltes successives,
condamnéà n'être qu'une pièce dans un vaste empire. Mêmelorsque, à
la faveur de bouleversements mondiaux, il parvenait à se dégager de la
tutelle d'un empire qui s'écroulait, il ne tardait pas à succomber sous la
domination d'un autre, en pleine expansion. Il lui arriva souvent de
changer de maître, mais jamais de condition. Detout temps, il fut une
terre d'invasion et de passage. Exception faite des Arabes qui s'y sont
assimilés, tous les autres conquérants n'y ont pas survécu à la disloca-
tion de leurs empires. Mais, dans tous les cas, comme l'écrivait
récemment Ferhat Abbas, «l'étranger en a été chassé par l'étran-
ger 1».
Il a fallu attendre l'époque contemporaine pour enregistrer la
première dérogation à cette règle implacable et voir les peuples
maghrébins mener par leurs propres moyens, une lutte qui aboutit à
l'éviction de l'étranger, en l'occurrence la colonisation française.
C'est en Tunisie que cette lutte a été initiée et qu'elle a remporté sa
première victoire. Mais si son promoteur, Habib Bourguiba, a été le
premier à rompre les chaînes de la fatalité qui accablait la terre
maghrébine, il s'est toujours défendu d'avoir tout inventé oucommencé,
dans tout ce qu'il a entrepris, à partir de zéro. Que de fois, il eut
l'occasion de rappeler, dans ses discours comme par certains gestes
symboliques, que lui-même se considère comme l'héritier et le conti-
nuateur de tous ceux qui, en Afrique du Nord, de Jugurtha à l'émir
Abdelkrim, et jusqu'à ses prédécesseurs les plus immédiats, les diri-
geants du Destour, ont eu par leurs sacrifices à montrer le chemin de la
lutte ou, tout simplement, par leurs écrits et à défaut d'une action
conséquente, à entretenir la flamme patriotique.
Au palais de Carthage, quatre bustes sont élevés à la mémoire
d'Hannibal, Jugurtha, saint Augustin et Ibn Khaldoun, et placés dans la
salle du Conseil des ministres, autour de celui de Habib Bourguiba, le
libérateur et l'artisan de la Tunisie moderne. Dans l'une des galeries du
même palais, et sur l'ordre du fondateur de la République tunisienne,
sont alignés, en signe de continuité de l'État, les portraits de tous les
souverains de la dynastie husseinite qui, de Hyssein ben Ali (1705-1740)
à Mohamed Lamine Bey (1943-1957) se sont succédé à la tête de la
Régence. Sur son ordre également, ont été transférées en Tunisie les
1. Ferhat Abbas, Autopsie d'une guerre, Éditions Garnier, Paris, 1980.
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cendres de patriotes morts à différentes époques en exil et qui ont,


chacunensondomaine, marquéuneétape dans l'évolution de la pensée
et del'action tunisiennes : le général Khéreddine, Aliet Mohamed Bach
Hamba, M'hamed Ali el Hammi, Habib Thameur, Mohieddine Klibi.
Soucieux de continuité, le Néo-Destour ne s'assigne pas moins une
mission novatrice, révolutionnaire. Évocatrice de l'essence mêmede ce
mouvement et des véritables dimensions de son combat, est la lettre de
Bourguiba à Zeine el-Abidine Senoussi, citée en exergue de ce chapitre.
Pour lui, le puissant mouvementqui a réussi «à passer rapidement dans
les veines de la patrie et à revivifier en elle sa faculté de réagir »,
s'inscrit dans le «proccessus naturel de la vie ». Tout aussi naturelles
sont, à sesyeux, «les réactions de lâcheté et d'hypocrisie »opposéesà la
lutte de ce mouvement par les éléments malsains du pays. D'où sa
conclusion qu'il ne peut y avoir de «salut pour le peuple que si les
forces de la vie l'emportent sur les virus de la mort ».
Unmérite, en tout cas, doit être reconnu à Bourguiba, c'est d'avoir
tenu, dès le départ, et veillé constamment à ce qu'une pensée et une
action aussi révolutionnaires que les siennes, s'inscrivent dans les
réalités de son pays et la continuité de son histoire. De ce fait, sa
politique et son œuvre, loin d'être en rupture avec l'histoire de la
Tunisie, s'affirment plutôt commel'un de sesprolongements prévisibles
et, en tout cas, son produit le plus perfectionné.
Placé dans le contexte de l'histoire tunisienne, la politique de
Bourguiba reprend à son compte, pour les accomplir et les développer
au-dela de toute limite atteinte auparavant, les tendances qui s'y sont
manifestées à différentes époques, portant les Tunisiens à créer un État
autonome et à participer à l'évolution universelle. Son principal apport
aura été d'amener ses compatriotes, à l'époque contemporaine, à
prendre conscience de leurs insuffisances et à corriger les mauvais
penchants qui, en les poussant dans le passé à la division, brisaient
chaque fois leur élan et les condamnaient du même coup à retomber
sous la domination étrangère.
Nous aurons, dans le chapitre suivant, à revenir sur les choix et les
méthodes que Bourguiba a privilégiés et qui ont permis au mouvement
qu'il a créé de réussir là où d'autres avaient échoué. Mais on ne peut
apprécier ces choix et encore moins comprendre les problèmes de la
Tunisie, ceux d'hier et ceux d'aujourd'hui, dont certains, d'importance
capitale, en commandent l'avenir, sans se remémorer le long chemine-
ment de l'histoire de ce pays, marqué par une lutte incessante entre les
tendances qui y favorisaient la formation d'un État et celles qui y
poussaient à l'anarchie et à la division.
Au risque de souligner des évidences pour l'historien et le lecteur
averti, nous nous permettons de retracer brièvement, ici, les grandes
étapes decette histoire danssesmoments degrandeuret sespériodes de
décadence, avec ce qu'elle aide à révéler chez les Tunisiens comme
aptitude à se doter d'un État national et, en même temps, comme
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incapacité à garantir la pérennité de cet instrument essentiel pour la


maîtrise de leur destinée. D'ailleurs, il est à souhaiter que nos historiens
consacrent davantage leurs recherches à la vie des États qui se sont
succédé dans ce pays et qu'à la manière d'Ibn Khaldoun, ils continuent
à s'interroger sur les raisons qui ont aidé à leur émergence et leur
épanouissement autant que sur celles qui en ont précipité le déclin et la
déchéance. Il doit être en effet rappelé quepour reconstituer le passé et
rendre compte de la formation et de la transformation des sociétés, il
n'y apas d'étudesappropriéesquecelles qui portent sur la viedes États,
leur organisation et leur fonctionnement. Car, comme l'écrit C. Wright
Mills, c'est «au sein et parmi les États nationaux que les instruments
réels du pouvoir et, par conséquent, la capacité de faire l'histoire, sont
les mieux organisés, pour le meilleur ou pour le pire 1».
De tous les pays maghrébins, voire du continent africain, c'est la
Tunisie qui a créé le plus de villes à travers l'histoire. Quatre d'entre
elles, Carthage, Kairouan, Mahdia et Tunis ont été, chacune en son
temps,à la tête d'un empire qui, àsonapogée, étendit soninfluence bien
au-delà des frontières actuelles de la Tunisie, sur l'ensemble du bassin
occidental de la Méditerranée. Nul doute que la géographie a beaucoup
contribué à la vocation de cette contrée. D'abord sa situation exception-
nelle au milieu d'une mer qui, loin de constituer un obstacle, s'est
affirmée dès l'aube de l'histoire commel'une desvoies lesplus aisées de
communication. Ensuite sa structure géographique qui, enen faisant un
pays d'accès facile, y a favorisé très tôt la sédentarisation de sa
population, la formation de grandes cités, leur interpénétration avec la
campagne et l'apparition d'États organisés avec tout ce que cela
comporte de possibilités d'éducation, de réception et de transformation
des apports extérieurs et de la participation aux courants d'échanges.

Carthage: des Phéniciens à Hannlbal


La première manifestation de cette vocation remonte déjà au temps
des Phéniciens avec lesquels le Maghreb est censé avoir réalisé son
premier contact avec le monde extérieur, fixé par les historiens aux
XIIesiècle av. J.-C. Detous les comptoirs qu'ils établirent sur ses côtes,
depuis Leptis Magnaen Libyejusqu'à Tanger au Maroc, c'est Carthage
qui réussit à s'ériger en métropole prestigieuse et enun empire quijoua
en Méditerranée un rôle de premier plan, commercial et économique,
avantquesescompétitions avecRome,nel'amènent às'affirmer comme
l'une des principales puissances militaires de l'Antiquité.
L'un des plus grands apports des Phéniciens à l'Afrique - et celui qui
a été à l'origine de l'éclat de la civilisation carthaginoise - c'est sans
1. Citépar Elbaki Hermassidans État et société au Maghreb, Éditions Anthropos, Paris
1975.
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doute le fait d'y avoir introduit les notions d'État, de constitution, de


pouvoirs organisés. En plus des cités qu'ils fondèrent eux-mêmes, le
type d'organisation qu'ils apportèrent avec eux prévalut auprès des
Numides, des Maurétaniens et des Libyques, éveillés à leur contact à
l'importance de l'urbanisation et de la sédentarisation. Massinissa, qui
devait se hisser à la tête d'un grand royaume, emprunta directement à
Carthage son modèle de cité-État et s'attacha à fixer les tribus nomades,
sachant qu'il ne peut y avoir d'État solide avec une population
mouvante. L'influence de Carthage s'exerça profondément sur toute la
région et ses institutions politiques lui valurent l'admiration des
Anciens, notamment Aristote. Mais si elles offraient de nombreux
avantages, elles avaient également leurs limites. Le plus grave est
qu'elles avaient fini par favoriser, outre les querelles au sein de
l'oligarchie, l'esprit de clientèle dans la population, défauts qui allaient
se développer encore davantage sous les Romains.
Asa vocation commerçante de départ, l'État qui y fut fondé joignit,
dès le IVesiècle av. J.-C., un goût prononcé pour l'agriculture, dont
témoigne, autant que les vestiges, le «Traité d'agronomie » de Magon,
qui fut le grand manuel d'économie rurale du monde antique. De
même, son ouverture sur la Méditerranée ne fut pas exclusive de
l'intérêt porté à l'Afrique, puisque Carthage chercha à étendre son
influence, non seulement à l'intérieur du Maghreb mais également sur
les côtes de l'Afrique occidentale. Vers le milieu du vesiècle av. J.-C., les
navigateurs carthaginois, conduits par Hannon, s'étaient aventurés, sans
carte ni boussole, au-delà des colonnes d'Hercule, sur les routes
maritimes qui les menèrent vers l'or du golfe de Guinée. Entraînés par
un autre explorateur, Himilcon, ils remontèrent vers le Nord en
longeant la côte de la péninsule Ibérique et celle de la Gaule pour
atteindre les îles Britanniques, riches en étain.
De fait, Carthage avait toujours réussi à concilier sa vocation de
puissance maritime et celle d'une métropole africaine tournée vers le
continent. Le choix entre la Méditerranée et l'Afrique ne devint objet de
controverses entre ses principaux chefs politiques et militaires qu'au
milieu du IIIesiècle av. J.-C., lorsqu'elle se trouva aux prises avec une
nouvelle puissance méditerranéenne, Rome, en phase d'expansion.
Jusqu'à la première guerre punique (264-241 av. J.-C.), Carthage
occupait en Méditerranée une position prépondérante. Grâce à sa
marine de guerre, forte de deux cents bâtiments, et à ses comptoirs
solidement implantés sur les côtes d'Afrique du Nord, de Sicile, de
Sardaigne et de la péninsule Ibérique, elle dominait pratiquement tout
le bassin occidental de la Méditerranée. Elle ne perdit cette position
qu'après le désastre subi par sa flotte aux îles Égates en 241. Mais il
semble que le gouvernement punique ne s'était soumis aux conditions
de Rome que par lassitude et parce qu'il était, à la même période,
préoccupé par des troubles intérieurs. Toujours est-il que c'est après
cette bataille navale que Carthage, s'avouant vaincue, accepta d'aban-
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donner ses possessions siciliennes et sardes. Mais elle réussit vite à se


relever de ce premier revers. C'est l'un de ses généraux, Hamilcar
Barca, qui devait lui en donner les moyens.
Hamilcar dirigeait la Sicile, lorsque Carthage se résolut à abandonner
cette possession, alors que lui-même, sur place, n'avait essuyé aucune
défaite, en cinqans de commandement. Malgré l'amertume ressentie et
ses différends avec une fraction de l'oligarchie au pouvoir, il se mit à
son retour à Carthage au service du gouvernement. Prêtant son
concoursà l'un de sesrivaux, le général Hannon, il s'employa à rétablir
l'ordre à l'intérieur du pays, en maîtrisant notamment la célèbre révolte
des mercenaires (241-238). Unefois l'ordre rétabli, il reprit la mer à la
recherche d'un nouvel espace à donner à la cité. Débarquant en
Espagne, il s'employa à partir de 237 avec l'appui des anciennes cités
phéniciennes, à jeter les fondements d'un véritable État ibéro-punique.
Samort en 229nemit pas fin à son entreprise. Elle devait sepoursuivre
d'abord avec son gendre. Asdrubal, puis son propre fils, Hannibal, qui
donnera à la nouvelle colonie une telle puissance que Rome en sera
inquiétée. C'est à cela, en fait, que remonte l'origine de la deuxième
guerre punique. Pourtant jusqu'à la création de cet État, Rome n'avait
manifesté aucun intérêt pour la péninsule ibérique. Mais, déjà en 226,
elle intervint auprès d'Asdrubal pour conclure avec lui un accord, une
sorte de Yalta, délimitant les zones d'influence réciproques, avec l'Ebre
comme frontière nord à la pénétration carthaginoise dans la péninsu-
le.
Romefut la première à violer cet accord, en s'ingérant, trois ans plus
tard, dans les affaires intérieures de la cité de Sagonte située à
l'intérieur de la zone d'influence carthaginoise. Profitant des divisions
apparues dans cette ville, elle y intervint pour favoriser l'accession au
pouvoir d'une fraction de l'aristocratie, hostile à Carthage. Celle-ci ne
pouvait, sous peine d'empiétements futurs, rester sans réagir. Pour
ramener Sagonte dans le giron carthaginois, Hannibal mit le siège
devant la ville «traîtresse »jusqu'à sa reddition en 219. Ce fut alors le
tour de Romede contrecarrer cette action, en usant d'abord de moyens
diplomatiques. Mais devant le refus de Carthage de se soumettre à ses
conditions, le Sénat romain ordonna l'envoi de deux flottes de guerre,
l'une en direction de Carthage et l'autre vers l'Espagne. La première
était encore en Sicile et la deuxième n'avait pas encore atteint Marseille,
qu'Hannibal marchait déjà sur la péninsule romaine, pour porter la
guerre à sesadversaires sur leur propre territoire. Il choisit pour cela la
route à laquelle on s'attendait le moins : celle du continent avec ses
passes difficiles, ses rivières et ses cols jugés jusque-là infranchissables,
surtout pour une armée de trente-sept mille hommes, ses équipements
lourds, accompagnéedesurcroît desesfameuxéléphants, lesblindés de
l'époque.
De fait, le défi d'Hannibal s'adressait tout autant à Rome qu'à la
nature même. Parti enjuin 218, il contourna le sud de la Gaulejusqu'au
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Rhônequ'il traversaenaoût. Enoctobre, il escalada l'imprenable massif


alpin, et, débouchant dans la plaine du Tessin, il livra en décembre une
première bataille aux armées romaines qu'il défit sur les bords de la
Trébie. Cette campagne d'Italie se poursuivra durant quinze ans
(218-203 av. J.-C.), jalonnés de rudes batailles et de victoires retentis-
santes. Parmi les plus célèbres, celles de Trasimène Uuin 217) et de
Cannes(août 216) oùil s'illustra par une tactique de guerre et des plans
d'attaque qui lui vaudront d'être considéré comme l'un des plus grands
stratègesdetous les temps. Ala bataille deCannesnotamment, il opposa
à l'attaque frontale de l'armée romaine, sa technique célèbre de
l'enveloppement par les ailes, décimant plus de soixante mille soldats
ennemis alors que son armée en perdait moins de cinq mille.
Commentant cette illustre bataille, l'historien J. Carcopino écrira :
«Jamais les principes de l'économie des forces n'avaient été appliqués
avec autant de précision et de bonheur. »
Ases victoires militaires foudroyantes s'ajoutaient des succès diplo-
matiques retentissants, entraînant le plus grand bouleversement dans
les alliances politiques de l'époque. Avec le ralliement de Capoue, de
Syracuseet descités grecques de l'Italie du Sud, suivi en 215d'un traité
d'alliance avec le roi de Macédoine, Philippe V,Hannibal put croire que
la Méditerranée lui était désormais acquise et que Rome, défaite et de
plus enplus isolée, finirait à son tour pour capituler, sans qu'il eût à lui
livrer bataille. D'où sa décision de ne pas marcher sur elle, se
condamnantainsi àcinqannéesd'attente stérile qu'un deses officiers lui
reprochera en ces termes restés célèbres : «Les dieux n'ont pas tout
donnéà un mêmehomme. Hannibal, tu sais vaincre mais tu ne sais pas
tirer profit de tes victoires! »
Deshistoriens malveillants tenteront d'imputer sa décision à l'attrait
des «délices de Capoue», mais Tite Live l'expliquait déjà en son temps
par le souci du général punique d'éviter «une guerre d'extermina-
tion ».
Toujoursest-il que Romefinit par se ressaisir et, tirant la leçon de ses
défaites sanglantes, elle évita de s'attaquer de front à Hannibal, pour
concentrer ses efforts, d'abord sur ses alliées, Syracuse et Capoue
qu'elle reprit et châtia sévèrement (212-211), puis sur l'Espagne afin de
le couper de sesarrières. Lejeune officier qu'elle ydépêcha par voie de
mer en 210, devra moins sa célébrité aux victoires qu'il remporta en
s'emparant notamment de Carthagène (209) et en détruisant les derniè-
res arméespuniques d'Espagne à Lipa (206), qu'au succès de sa mission
en Afrique, d'où son nom de Scipion l'Africain.
Débarquant à Utique, à la fin de l'été de 204, Scipion s'emploiera,
avant de s'attaquer directement à la cité ennemie, à y attiser les
dissensions internes et à l'isoler sur son propre territoire en s'attirant
notamment la sympathie des tribus numides et de leur roi Massinissa.
Naguère allié de Carthage et son grand admirateur même après qu'il
eut changé de camp, le vieux roi numide se rangea alors du côté de
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Rome. Fort de cette alliance Scipion s'attaqua en 203 à l'armée punique


dont la défaite lui ouvrit la voie de Tunis, un petit faubourg, à l'époque,
mais dont la situation aux portes de Carthage et au carrefour de toutes
les voies qui y menaient, lui conférait une importance stratégique de
premier plan. Jusque-là Hannibal, bien que privé de ses arrières depuis
la perte de l'Espagne, n'en continuait pas moins à tourner en Italie du
Sud, soumettant ses adversaires à un harcèlement incessant, une
véritable guérilla, sans essuyer la moindre défaite dans aucune des
batailles engagées. De fait, c'est la défaillance de Carthage et les
faiblesses qui la minaient de l'intérieur, dont en particulier la propen-
sion de son oligarchie aux querelles et à la division, conjuguées avec le
retournement contre elle de son allié numide, qui lui firent perdre sa
deuxième guerre contre Rome.
Rappelé en catastrophe après la prise de Tunis, Hannibal tentera de
sauver une patrie qu'il avait quittée avec son père à l'âge de neuf ans et
qu'il n'avait plus revue depuis. La situation qu'il y trouva lui fit très vite
comprendre que la partie était perdue et que la seule chance pour
Carthage était de négocier avec Rome une paix honorable. Mais Scipion
ayant exigé le verdict des armes, il accepta de lui livrer bataille à Zama,
sur les confins tuniso-algériens, au cours de l'automne de l'année 202.
Les troupes mises à sa disposition, constituées en majorité de mercenai-
res et de jeunes recrues levées à la hâte, non habituées à son style de
manoeuvre, ne résistèrent pas au premier choc des légions romaines et
de la cavalerie numide rangée, cette fois-ci, sous la même bannière.
Leur déroute ne laissa même pas le temps à ses vétérans disposés en
dernière ligne, de donner la pleine mesure de leur bravoure. Ausoir de
cette bataille, il ne restait plus à Carthage qu'à accepter les conditions
du vainqueur: plus de flotte de guerre; plus d'armée; interdiction
d'entrer en guerre contre quiconque, même pour repousser une
agression visant directement son territoire, sans autorisation préalable
de Rome; enfin, une lourde indemnité de guerre à payer en cinquante
annuités.
Hannibal qui n'était pas moins politique que militaire, conseilla
d'accepter afin de préserver le seul privilège concédé à Carthage : celui
de continuer à gérer ses affaires intérieures et de poursuivre son négoce.
A partir de cet acquis, l'espoir d'un redressement demeurait encore
possible. Lui-même montrera, en tout cas, qu'il n'était pas homme à
perdre courage ou à s'abandonner au sort qui continuera à s'acharner
contre lui pendant dix-neuf ans. Se retirant de la vie politique, il opéra
une retraite tactique qu'il mit à profit pour montrer la voie à ses
compatriotes d'une nouvelle source de richesses. S'installant au Sahel
avec ses fidèles et le reste de ses troupes, il s'y consacra à la culture
rationnelle de l'olivier. Cela devait durer six ans jusqu'à ce que
Carthage, toujours en proie aux querelles de son oligarchie, se résolût à
faire appel à lui en 196 pour l'élever à la magistrature suprême. Ce fut
l'occasion pour Hannibal de tenter une nouvelle fois de remédier aux
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mauxqui rongeaient sa cité et de corriger les défauts de son système de


gouvernement. Les réformes qu'il y introduisit, tendant à associer
l'ensemble des citoyens à la vie politique, se heurtèrent à l'opposition
des oligarchies en place qui s'en plaignirent à Rome. Malgré l'avis
contraire de Scipion, le Sénat romain décida de dépêcher une commis-
sion d'enquête. Hannibal n'attendit pas son arrivée pour mettre en
exécution un nouveau projet qu'il avait en tête. Il savait que le roi de
Syrie, Antiochos, préparait une guerre contre Rome. Aussi se rendit-il
auprès de lui en 195, pour lui proposer un plan d'attaque du type qu'il
avait monté à partir de l'Espagne. Mais, là aussi, Hannibal fut déçu.
Réduit au rôle de vague conseiller auprès de la cour, tenu à l'écart par
un état-major jaloux de ses prérogatives, il fit les frais de la paix
d'Apamée, conclue en 188 entre Antiochos et Rome. Ne pouvant plus
retourner à Carthage et condamné désormais à l'errance, il trouva
néanmoins refuge en Arménie, puis en Bythinie, auprès du roi Prusias
au service duquel il mit ses talents d'organisateur, en se faisant
urbaniste de sa capitale. Les Romains continuèrent cependant à le
traquer jusqu'au jour où, s'apercevant que son hôte l'avait trahi,
Hannibal préféra se donner la mort plutôt que de se laisser prendre
vivant par ses ennemis (183 av. J.-C.).
Triste fin de celui que Montesquieu appellera «le colosse de l'Anti-
quité», sans que son martyre fût de quelque avantage pour ses
adversaires politiques ou empêchât les générations futures de sa patrie
de reprendre l'essentiel de son message. Ni son départ de Carthage ni,
plus tard, sa mort ne concilièrent à la cité punique les bonnes grâces de
Rome.Pourmenerà terme son dessein expansionniste, celle-ci continua
àencourager, ensousmainpuis ouvertement, Massinissaà empiéter sur
son territoire, jusqu'au jour où, acculés à prendre les armées pour
repousser l'agression, les Carthaginois furent accusés d'avoir violé le
traité de 202. Caton, dépêché à la tête d'une délégation qui devait
trancher dans le différend entre les deux voisins rivaux, s'en retourna
avec la conclusion que Carthage doit être détruite (Delenda est Cartha-
go). Pour impressionner le Sénat, il avait ramené avec lui une figue qui
avait gardé intacte toute sa fraîcheur, signe à la fois de la proximité des
terres africaines et de la prospérité persistante de Carthage. En fait, la
terrible sentence deCatonvisait moinsà détruire un ennemi héréditaire
sur le déclin, qu'à priver l'allié numide d'une conquête qui pourrait lui
conférer un surcroît depuissance. Sousses appels répétés, le Sénat finit
par envoyer un corps expéditionnaire chargé de faire plier les Cartha-
ginois à ses conditions : abandonner leur ville qui serait détruite et en
bâtir uneautre, 15kilomètres plus loin. Tous les gages de loyauté qu'ils
donnèrent en échange, notamment le châtiment des responsables de la
guerre contre Massinissa, la remise de leurs armes et l'engagement pris
de payer un nouveau tribut, ne furent d'aucun effet sur un adversaire
fort de sa supériorité matérielle, assuré de l'impunité. Il ne leur restait
plus alors qu'à résister au siège de terre et de mer auquel leur cité fut
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Imprimé en France
Dépôt légal : septembre 1985
N° d'édition : 11411 - N° d'impression : 2818
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