Une Saison de Machettes Jean Hatzfeld
Une Saison de Machettes Jean Hatzfeld
Une Saison de Machettes Jean Hatzfeld
TEXTE INTÉGRAL
ISBN 978-2-02-101037-4
De bon matin
L’organisation
La première fois
Une bande
L’apprentissage
L’esprit de groupe
Le goût et le dégoût
Le passage à l’acte
Un génocide de proximité
Les punitions
Les pillages
Un huis clos
La fête au village
La disparition des réseaux
Les femmes
À la recherche du juste
Les connaissances
Les souffrances
Remords et regrets
Joseph-Désiré Bitero
Les encadreurs
La vie reprend
Les pardons
Biographies et jugements
Glossaire
Chronologie
De bon matin
Rose remplit les jerricans, elle en cale un sur sa tête, qu’elle maintient
d’une main, porte le second de l’autre à bout de bras et remonte la pente à
travers les enchevêtrements de brousse et de lianes. Dans sa cour de terre,
ocre comme les murs de la maison et comme les champs, elle aperçoit
Adalbert. Il s’est réveillé plus tôt que d’ordinaire et fume une cigarette,
assis sur un minuscule tabouret.
Adalbert est le plus costaud de ses fils. Ses épaules d’une largeur
impressionnante semblent transmettre à ses bras une agitation fébrile. Il est
vaillant au travail, bavard et rigolard au cabaret. Il n’a pas encore choisi son
épouse. Autoritaire, il décide de tout dans la maison. Ce matin, il porte des
claquettes aux pieds, un bermuda et une chemise, et, autour de la taille, une
curieuse sacoche ; signes qu’il n’ira pas aux champs.
Adalbert se fait couler de l’eau sur les mains, se frotte le visage, boit et
recrache. La veille il s’est couché tard, ivre. Il ne mange ni la bouillie de
sorgho ni les haricots qui chauffent sur les braises, il ne parle guère sauf à
son frère et s’en va. « Il a quitté très chaud », dira Rose plus tard.
Le chemin longe la colline ; en contrebas, à gauche, la vallée
marécageuse du fleuve Nyabarongo où sa mère a puisé l’eau plus tôt ; en
haut, il y a la forêt d’eucalyptus. Adalbert ne remarque aucun silence
anormal, il est trop pressé. Lorsqu’il débouche sur la maison de Pancrace,
toutes les femmes et filles de la famille sont déjà au travail ; certaines dans
la cour, d’autres dans la plantation. Il échange avec elles quelques mots de
bienvenue et quelques plaisanteries ; Pancrace sort de la maison torse nu et
le rejoint en trois bonds.
La prochaine étape sur ce chemin qui surplombe le fleuve et les
bananeraies est la maison de Fulgence. Celui-ci en sort chaussé de sandales
de cuir blanc, qu’il ne quitte jamais, sans doute parce qu’il est ecclésiastique
à temps partiel. Fulgence est fluet, sa voix aussi. Il s’entretient un bref
instant avec Adalbert. De quoi ? Il s’en souviendra plus tard : « J’avais
repéré une purulente anicroche sur la patte d’une chèvre. Toutefois Adalbert
m’a dit que ça devrait bien patienter jusqu’au soir. »
Ensuite apparaît la maison de Pio, un garçon plus jeune. Comme
Adalbert, il déborde d’énergie. Mais il est d’un caractère plus doux. Sa
passion est le football. Sa mère tend un bidon d’urwagwa aux jeunes gens
qui le boivent à longues gorgées entrecoupées de remerciements. Cette fois,
le groupe quitte le chemin du fleuve, tourne le dos à la vallée pour grimper
entre des remparts d’arbres kimbazi à fleurs jaunes, vers le sommet. Le
chemin est beaucoup plus encombré que les matins de marché à Nyamata
et, à la différence de ces jours-là, on n’y double que des hommes.
Encore plus d’effervescence les attend en haut, à Kibungo. La cour de
l’école est peuplée comme le jour d’une rentrée scolaire, mais d’adultes.
Plus loin, les gens déambulent sur le terre-plein où sont groupées les
boutiques – murs de pisé ocre, toits de tôles. On parle des événements de la
veille ; on entend des engueulades et beaucoup de plaisanteries.
Le groupe se dirige vers un cabaret et se fait une place sur le muret de
la véranda. Des femmes s’affairent dans l’arrière-cour au-dessus d’un feu
duquel émane un fumet de viande grillée. D’un geste de la main, Pancrace
fait venir une des femmes et commande des brochettes qui arrivent aussitôt
sur un plat de fer-blanc, assorties de rondelles de banane, de sel et de
piment. Ils vont chercher des bouteilles de Primus qu’ils décapsulent l’une
contre l’autre, mangent et boivent d’un appétit joyeux. Alphonse, qui passe
par là, les aperçoit ; il claque la main de chacun, s’intercale sur le muret et
saisit une brochette.
ÉLIE : On devait faire vite, on n’avait pas droit aux congés, surtout pas
les dimanches, on devait terminer. On avait supprimé toutes les cérémonies.
On était tous embauchés à égalité pour un seul boulot, abattre tous les
cancrelats. Les intimidateurs ne nous proposaient qu’un objectif et qu’une
manière de l’atteindre. Celui qui repérait une anomalie, il l’agitait à voix
basse ; celui qui nécessitait une dispense, pareillement. Je ne sais pas
comment c’était organisé dans les autres régions, chez nous c’était
élémentaire.
Deux larges cours d’eau et un lac, alanguis et dissimulés sous des tapis
de papyrus, roseaux et nénuphars, délimitent la région du Bugesera. La
rivière Akanyaru à l’ouest, le fleuve Nyabarongo au nord et, après un
coude, à l’est ; le lac Cyohoha au sud. Autrefois, un lac nommé Cyohoha
Nord la divisait dans sa largeur, mais il n’a pas survécu aux récentes
sécheresses, manifestations locales du phénomène météorologique El Niño.
Une piste crevassée traverse la région dans sa longueur, reliant Kigali à la
frontière du Burundi en cinq ou six heures de minibus dont les amortisseurs
abdiquent les uns après les autres sous la surcharge de passagers.
Bien que la région du Bugesera soit entourée de marécages et profite
de saisons pluvieuses deux fois l’an, l’aridité de sa latérite ocre a longtemps
rebuté les hommes. Sur ces terres de poussière et d’argile, en effet,
rarissimes sont les sources naturelles d’eau potable.
Après le passage du pont du Nyabarongo, qui en marque l’entrée, le
premier filet d’eau pure se trouve à vingt-cinq kilomètres à l’intérieur. Il
s’appelle le Rwaki-Birizi, s’écoule d’une nappe phréatique, loin des marais
putrides, et alimente la commune de Nyamata. C’est pourquoi toute l’année,
bien avant les premières lueurs du jour, une foule de femmes et de filles –
un bidon à bout de bras, un sur la tête – et de garçons cyclistes, dont les
vélos-taxis sont bricolés pour en transporter trois ou quatre, l’assiège pour
approvisionner leurs maisons, et celles de leurs maîtresses ou de leurs
clientes.
L’immigration dans le Bugesera remonte à 1959, provoquée par les
émeutes qui précèdent la première république du Rwanda, puis son
indépendance. Cette année-là, fuyant les pogroms qui célèbrent l’abolition
de la royauté tutsie, des Tutsis embarquent en catastrophe dans les bennes
en bois des camions de l’administration belge, et sont abandonnés, après
une nuit de voyage, sur la rive du fleuve.
Ils le traversent et pénètrent dans une zone de brousse et de forêts, à
peine peuplée de discrètes communautés twas et de cultivateurs hutus ou
tutsis, originaires de ces collines depuis la nuit des temps, trop esseulées
pour se préoccuper de leur appartenance ethnique, sous la menace d’une
faune sauvage. Les anciens racontent encore leur campement sous des
cabanes de feuilles, protégées la nuit grâce aux feux, dans une savane
soumise aux hordes d’éléphants et aux troupeaux de buffles.
Innocent Rwililiza, un enseignant, se souvient que plus récemment,
dans les années 80, sur le chemin qu’il empruntait chaque semaine avec les
autres pensionnaires de l’École normale de Rilima, il apercevait de temps à
autre un lion, une panthère ou un python derrière un taillis. Animaux peu à
peu repoussés par les défrichages vers le parc montagneux de l’Akagera, ou
chassés à coups de lance et de flèche – d’où l’apparition de ces armes
pendant les tueries du génocide.
Au début des années 70 notamment, une famine qui sévit dans les
champs de Gitarama pousse sur les chemins une colonie de familles hutues.
Elles contournent les montagnes de Mugina et atteignent le delta de
l’Akanyaru et du Nabaryongo. Elles franchissent la plaine fangeuse de
papyrus ; mais, afin d’éviter les traces de leurs compatriotes tutsis, elles
s’enfoncent dans une forêt vierge et s’arrêtent sur les premières pentes.
ÉLIE : En 1992, en tant que militaire à la retraite, j’avais déjà tué deux
personnes civiles lors de remue-ménage de protestation. La première était
une assistante sociale du secteur de Kanazi. Elle était de gentille réputation
et de modeste renom. Je l’avais tiraillée avec une flèche. Je l’avais aperçue
chuter, sans toutefois entendre ses cris, à cause de la longue distance qui
nous séparait. Je m’étais retourné à grands pas, en direction opposée, sans
rien savoir du comment de sa mort. Par la suite, j’avais été pénalisé d’une
amende. J’avais aussi entendu des remontrances lointaines de sa famille et
des menaces de cachot, sans toutefois conséquences trop fâcheuses.
En nonante-quatre, pendant les tueries des marais, je me suis vu très
chanceux, parce que je pouvais tuer à l’aide de mon ancien fusil militaire.
C’est une de nos traditions militaires, de laisser au gradé son arme après sa
carrière. Tuer au fusil, c’est comme un jeu en comparaison de la machette,
c’est beaucoup moins touchant.
Clémentine Murebwayre n’a aucun lien avec cette bande, sinon qu’elle
habite une maison de pisé sur la colline de Kibungo. C’est une femme d’une
trentaine d’années, dont le visage très fin est encore embelli par de
minuscules taches de rousseur brunes. Elle est hutue, citadine de naissance,
mariée par l’intermédiaire d’un oncle à Jean-de-Dieu Ruzindana, « un Tutsi
très bon malgré les désavantages de la campagne, qui m’avait bien installée
dans sa famille de Kibungo ». Clémentine et son mari ne sympathisaient pas
avec les gars de la bande et ne fréquentaient pas le même cabaret, mais ils
les connaissaient bien parce que leur parcelle jouxtait celles de Pancrace et
d’Adalbert.
Elle se souvient : « C’était une équipe très renommée sur la colline
pour ses beuveries et ses rigolades. Ces types n’étaient pas méchants en
apparence. Sauf peut-être le vieil Ignace qui grinçait toutes ses journées
contre les Tutsis. Mais quand ils avaient bu, ils s’amusaient à disperser des
malentendus et des méchancetés de cabaret en cabaret. Ils avaient coutume
de narguer les Tutsis et leur promettre de fâcheuses représailles, sans
toutefois les malmener. Ils étaient tirés par Adalbert. Lui était le plus fort, le
plus intrépide, le plus blagueur, il ne craignait jamais de se chamailler pour
des bagatelles. Il pouvait harceler n’importe qui sans jamais perdre sa bonne
humeur. Cette équipe, entre nous, on la sentait devenir risquante. »
Innocent Rwililiza, un rescapé, lui aussi natif de Kibungo, confirme :
« C’étaient des gens très travailleurs, des cultivateurs émérites qui
pouvaient se montrer très gentils et très serviables. Toutefois, ils se sont
progressivement imbibés de la frustration et de la jalousie envers les Tutsis
que leurs parents avaient rapportées de Gitarama. Pendant les tueries de
nonante-deux, ils s’étaient brusquement chauffés contre les Tutsis et s’en
étaient montrés très menaçants. Ces échauffourées s’étaient terminées sans
conséquences dans la région, grâce à la sagesse du conseiller. Depuis, on
devinait que la méchanceté les avait attrapés et pouvait les pousser dans un
faux pas à n’importe quelle occasion. On les voyait de plus en plus cassants,
surtout lorsqu’il s’éventait des nouvelles de la guerre des inkotanyi.
Toutefois sans qu’on puisse imaginer qu’ils pourraient un jour tuer à un si
grand rythme. »
Jean : « C’est dans la coutume rwandaise que les petits garçons imitent
leurs pères et leurs grands frères, en se mettant derrière pour maniérer. C’est
comme ça qu’ils apprennent l’agriculture des semailles et des coupages dès
le plus jeune âge. C’est comme ça qu’un grand nombre s’est mis à rôder à la
suite des chiens, pour dénicher les Tutsis et les dénoncer. C’est comme ça
qu’un petit nombre d’enfants s’est mis à tuer dans les brousses
environnantes. Mais pas dans les vases des marais. Là, en bas, c’était trop
difficile de gesticuler pour des petites tailles. De toute façon c’était interdit
par les intimidateurs. »
Pendant toute cette période de rencontres avec les rescapés, je n’ai pas
contacté les « autres », leurs tueurs. L’idée ne m’est même pas venue. Ces
tueurs m’étaient indifférents. Je n’ai jamais envisagé de poursuivre
l’expérience avec eux ; a fortiori de mettre en parallèle les récits. Cela
aurait été immoral, insupportable aux yeux des rescapés, certainement aux
yeux des lecteurs aussi ; et en plus inintéressant. Je rencontrais ici et là sur
les collines des gens soupçonnés d’en être, et en avais rencontré beaucoup
en 1994. Cela me suffisait pour les imaginer. L’envie de me rendre à la
prison est venue seulement à la fin des entretiens avec les rescapés. Une
curiosité ambiguë liée aux descriptions, à des détails et des contradictions.
Mais l’initiative d’avoir des discussions avec les tueurs a germé encore
plus tard, à la faveur de questions récurrentes posées par des lecteurs du
premier livre. Leur intérêt fut contagieux. Si des gens qui avaient été
touchés ou passionnés par le récit des rescapés souhaitaient savoir, sans
aucun souci d’objectivité, ce qui s’était passé dans la tête des tueurs, c’est
qu’il était sensé d’essayer de le leur demander.
Cela dit, tandis que je n’avais pas eu le moindre doute sur le premier
projet, je n’ai cessé d’en avoir sur celui-ci. Je l’entrepris sceptique, car la
relation que j’ai tenté d’établir avec les tueurs s’avéra au début à la fois
rebutante et vaine ; d’une nature très brutalement différente de celle établie
et poursuivie avec les rescapés et les gens de la région de Nyamata.
Mon choix se porte sur cette dizaine de copains de Kibungo pour des
raisons simples. Ils forment une bande à la fois banale et informelle, comme
il en existe beaucoup à la campagne. Sans attaches spéciales au départ,
comme ce pourrait être le cas au sein d’une association religieuse, d’un club
sportif, d’une milice structurée. Ils sont réunis par la proximité de leurs
parcelles, la fréquentation d’un cabaret, des affinités naturelles et des soucis
communs.
Ils habitent sur les mêmes collines que la plupart des rescapés de Dans
le nu de la vie. Ils ont participé aux tueries dans les marais de Nyamwiza,
où les fugitifs se sont enfouis jusqu’au cou, dans la vase et sous les
feuillages.
Ils sont cultivateurs, sauf un fonctionnaire et un instituteur ; ils n’ont
pas appartenu à des formations interahamwe ou paramilitaires, sauf trois. À
part Élie, ils n’ont pas porté d’uniforme militaire ou policier. Aucun ne s’est
jamais disputé avec des voisins tutsis au sujet de terres, de récoltes, de
dégâts, de coucheries.
De plus, ils sont bien connus d’Innocent Rwililiza, et lui est bien connu
d’eux. Innocent, élève puis professeur à l’école locale, scribe public à ses
heures, d’un dévouement sans limites, animateur de plusieurs associations,
pilier bien-aimé et facétieux de nombreux cabarets, est populaire sur ces
collines, en particulier celle de Kibungo, où se trouve sa parcelle familiale.
Il est l’intermédiaire indispensable, puis le collaborateur idéal, et le
traducteur formidable quand cela s’avère nécessaire. Il précise à propos de
cette bande :
« Je la connaissais depuis longtemps auparavant. J’avais enseigné à
certains comme Adalbert, Pancrace, Pio. Les autres, je les croisais chemin
faisant et partageais la boisson au cabaret.
Adalbert était très intelligent et très intrépide, normalement méchant et
rusé. Pancrace était dur et ténébreux, toujours derrière Adalbert depuis la
petite enfance. Pio était vraiment très gentil. Alphonse était le plus roublard
en négociations mais serviable devant une bouteille. Fulgence se trouvait
être joli garçon. Il était même plus fignolé que beaucoup de Tutsis. Il ne se
fatiguait jamais de prier.
Léopord, lui, il ne se faisait remarquer de rien sauf de sa longueur.
Sauf aussi que ce qu’il a fait de sa machette, par après, est extraordinaire.
Ignace était aussi usé que rusé, de plus il se montrait soudainement méchant
en face de Tutsis. Il les a toujours détestés et il le clamait à la moindre
occasion pour influencer ses collègues ou les faire rigoler. Mais lui, il ne
riait jamais. Il vivait en chamaille avec tout le monde, même avec sa
famille.
Au fond, ces garçons ne se distinguaient pas des autres par leur
caractère. Mais ils allaient ensemble. On voyait qu’ils échangeaient de
l’entraide dans les travaux champêtres et de la boisson au cabaret. Pendant
le génocide, je sais que cette bande est allée couper du premier au dernier
jour. Peut-être sous la houlette d’Adalbert ou la mauvaise influence
d’Ignace, ils étaient devenus très assidus. »
Le goût et le dégoût
Jean : « Un garçon, qui avait assez de forces dans les bras pour tenir
fermement la machette, si son frère ou son père l’emmenait dans le groupe,
il imitait et s’accoutumait à tuer. L’âge ne le gênait plus. Il s’habituait au
sang. Ça devenait une activité ordinaire, puisqu’elle était celle de nos aînés
et de tout le monde.
Au contraire, un jeune garçon pouvait se montrer plus à l’aise qu’un
vieillard d’expérience, parce que la mort le touchait de plus loin. Vu la
nouveauté de la situation et son jeune âge, la mort se montrait à lui moins
influente, il la voyait pour une génération plus ancienne. Il se fichait de ses
dangers et la regardait comme une distraction. »
JOSEPH-DÉSIRÉ : C’était une folie qui roulait sans plus être dirigée.
Tu courais devant ou tu t’écartais au passage pour ne pas être bousculé,
mais tu suivais la multitude.
Celui qui était lancé la machette à la main, il n’écoutait plus rien. Il
oubliait tout et en premier lieu son niveau intellectuel. Ce programme répété
nous dispensait de réfléchir à ce qu’on faisait. On allait et on revenait, sans
croiser une idée. On chassait parce que c’était le programme de nos
journées, jusqu’à ce qu’il soit terminé. Nos bras commandaient nos têtes, en
tout cas nos têtes ne disaient plus leur mot.
PRIMO LEVI.
Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après
Auschwitz.
LÉOPORD : Tuer était moins échinant que cultiver. Dans les marais,
on pouvait traîner des heures à chercher quelqu’un à abattre, sans se
retrouver pénalisé. On pouvait s’ombrager et bavarder sans se sentir
fainéants. Le programme de la journée ne durait pas comme aux champs.
On rentrait à 15 heures pour garder du temps de pillage. On s’endormait le
soir en sécurité, sans plus aucun souci de sécheresse. On avait oublié nos
tourments de cultivateurs. On mangeait copieusement de la nourriture
vitaminée.
Il y a même des gens, parmi nous, qui ont goûté des pâtes et des
sucreries comme les bonbons pour la première fois de leur vie. Puisqu’on
s’approvisionnait sans payer, au centre de Nyamata, dans des magasins où
les cultivateurs n’étaient jamais entrés.
PIO : La culture, c’est plus simple parce que c’est notre métier de
toujours. Les chasses étaient plus imprévues. C’était même plus fatigant les
jours de grandes opérations, à patrouiller autant de kilomètres derrière les
interahamwe, à travers les papyrus et les moustiques.
Mais on ne peut pas dire qu’on regrettait les champs. On était plus à
l’aise dans ce travail de chasse, puisqu’il n’y avait qu’à se baisser pour
récolter la nourriture, les tôles et le butin. La tuerie, c’était une activité plus
brusquante mais plus valorisante. La preuve, personne n’a jamais demandé
la permission d’aller débroussailler sa parcelle, même une demi-journée.
Le Rwanda, célèbre pays des mille collines, est surtout le pays d’un
immense village. Quatre familles rwandaises sur cinq vivent à la campagne,
et neuf sur dix tirent peu ou prou leurs revenus de la terre. Aucun médecin,
aucun professeur ou commerçant citadin qui ne possède une parcelle sur sa
colline natale, qu’il cultive à temps perdu ou confie à un parent. Même
Kigali, dispersé sur une vaste superficie, s’apparente plus à un assemblage
de bourgades reliées entre elles par des vallonnements et des terrains vagues
qu’à une capitale.
Après le génocide, beaucoup d’étrangers se sont demandés comment
les tueurs, si nombreux, reconnaissaient leurs victimes dans le
chambardement des massacres, puisque les Rwandais des deux ethnies
parlent la même langue sans aucun particularisme, habitent les mêmes
endroits, et que leurs distinctions physiques, bien que repérables parfois,
sont très aléatoires.
La réponse est simple : les tueurs n’avaient pas à reconnaître les
victimes puisqu’ils les connaissaient. Car dans un village tout se sait.
PIO : On montait tous les jours au stade, ensuite on décidait. Pour les
cultivateurs, c’était obligé. Celui qui se faisait attraper était pénalisé d’une
amende. Ordinairement, elle coûtait deux mille francs, mais elle dépendait
de la gravité. Si tu ne pouvais pas payer, tu donnais un jerrican d’urwagwa
ou une tôle de qualité. Il y en a même qui ont été amendés d’une chèvre.
Un vieux qui ne pouvait pas travailler, à cause de la fatigue, il ne
payait rien s’il pouvait envoyer un fils chasser à sa place. Il y a même des
hommes bien portants qui ont envoyé leur épouse les remplacer pour une
journée dans les expéditions. Toutefois c’était inhabituel parce que ce
n’était pas valable.
PIO : Celui qui avait l’idée de ne pas tuer pour un jour, il pouvait
s’esquiver sans difficulté. Mais celui qui avait l’idée de ne pas tuer du tout,
il ne pouvait pas dévoiler cette idée, sinon il allait être tué à son tour devant
une assistance.
Dire son désaccord à voix haute était fatal sur-le-champ. Donc, on ne
sait pas si des gens ont eu cette idée.
Tu pouvais bien feindre, traînailler, prétexter, payer mais surtout ne pas
t’opposer en mots. Ce devait être la mort si tu prononçais ton refus
catégorique, même en catimini, à ton avoisinant.
Ton rang et ta fortune ne pouvaient te sauver du trépas si tu laissais
échapper une bonté envers les Tutsis devant des regards méconnus. Pour
nous, les bonnes paroles envers les Tutsis étaient plus tuantes que les
mauvais gestes.
La pause des tôles
Les tôles ont débarqué au Rwanda en même temps que les Belges, au
lendemain de la Première Guerre mondiale, non sans raison puisqu’elles
étaient destinées à couvrir les édifices coloniaux. Les tuiles couvraient les
maisons des colons, les feuillages celles des Rwandais, les tôles devaient
surmonter les bâtiments publics où les uns et les autres étaient amenés à se
rencontrer.
C’était l’époque d’une tôle en fer d’un bon centimètre d’épaisseur,
susceptible de résister une cinquantaine d’années, comme par hasard
jusqu’à l’Indépendance. Au fil des années et de l’émancipation du peuple,
la tôle s’est amincie et répandue dans les villes, les faubourgs et peu à peu
sur les collines, pour recouvrir la presque totalité des habitations, y compris
les plus modestes, que l’on désigne d’ailleurs sous le nom de terres-tôles.
Depuis, la tôle est devenue l’unité de surface d’un habitat. On ne dit pas :
« Untel s’est fait construire une maison de tant de mètres carrés », mais « …
une maison de tant de tôles ».
Elles sont d’une longévité variable selon qu’elles sont importées
d’Europe (le top), d’Ouganda (les plus compactes) ou du Kenya (les plus
dures), ou fabriquées sur place, dans les usines Tolirwa de Kigando, près de
Kigali. Les tôles autochtones sont les moins épaisses – trois millimètres –,
les moins chères et les moins résistantes. Elles durent environ une quinzaine
d’années, autant que les murs en pisé des maisons d’agriculteurs.
Après le génocide, certaines organisations humanitaires ont distribué
des tôles en papyrus pressé, mais leur durée de vie de quelques mois n’a pas
fait illusion, ni sur leur utilité, ni sur la bienveillance de leurs pourvoyeurs.
La tôle a fait une entrée tardive mais précipitée dans le Bugesera, pour
recouvrir les maisons des premières vagues de réfugiés, au début des années
60. Légère, transportable, bon marché, elle est une aubaine dans un pays
très pluvieux et ne disposant pas du chaume de céréales ou de savane.
Elle se vend neuve ou d’occasion, imperméable ou perméable,
autrement dit trouée. Elle sert d’abord de clôture, le temps de l’édification
des murs, puis de toiture, mais son utilisation ne s’arrête pas là. Descendue
du toit, après usure ou affaissement des murs, elle sert en seconde main à
construire des abris de cuisine, des toilettes, des enclos et des silos dans la
cour. Elle entre aussi dans la fabrication des portes, des volets, des vérandas
des cabarets, des coffres et des cercueils pour les démunis.
De tous les éléments de la maison – murs, charpentes, meubles,
accessoires domestiques –, la tôle est le seul que le villageois ne peut
fabriquer de ses mains, d’où sa valeur marchande. « Avant la guerre, à
Kibungo, les gens organisaient des tombolas de tôles, raconte Innocent.
Chacun en déposait une neuve, on faisait circuler des bouteilles d’urwagwa,
on tirait au sort, et le chanceux lauréat repartait avec une toiture neuve. On
pouvait aussi l’offrir convenablement, dans une dot avant les noces, par
exemple. »
Une chèvre coûte deux tôles, une vache ankolé en vaut au moins vingt.
Une tôle règle l’ardoise d’une quinzaine de Primus. Son prix en francs
rwandais dépend de sa qualité et plus encore des saisons. « Pendant une
sécheresse tenaillante, le cultivateur a tendance à démonter ses tôles pour
les vendre et les remplacer par des feuilles plastique de sheetings HCR.
Alors les prix piquent à terre, poursuit Innocent. Par après, si la récolte se
montre copieuse, il les rachète, neuves ou usagées. Et le prix relève le nez. »
De multiples facteurs autres que la sécheresse peuvent alimenter le
marché d’occasion, parmi lesquels le vol – « des garçons très agiles peuvent
grimper sur un toit et découvrir des dormeurs pendant leurs rêves à l’aide de
tissus mouillés, et s’enfuir dans la brousse, surtout s’ils savent que les
propriétaires ont fêté » ; le jeu et l’alcoolisme sont causes fréquentes de
découvert – on ne citera pas ici le nom d’un ami de Nyamata qui, en fin de
beuverie, vendit pour une petite dernière avant la route ses tôles les unes
après les autres, et finit à la belle étoile.
Néanmoins la cause la plus sérieuse du trafic, c’est la guerre, qui
appauvrit et pousse à l’exil.
Si la tôle est le seul élément d’une maison que son propriétaire ne peut
fabriquer sur place, elle est aussi celui qu’il peut transporter le plus
facilement : quelques tours de vis et la voilà à terre à côté des baluchons. Sa
standardisation la rend utilisable partout dans la région des Grands Lacs.
C’est en 73 que les premières tôles du Bugesera ont suivi leurs
propriétaires, en l’occurrence déjà des Tutsis qui fuyaient au Burundi. Puis,
des réfugiés hutus burundais, fuyant la terreur de l’armée tutsie et les coups
d’État, en ont ramené dans leurs camps au Rwanda. Ces va-et-vient se sont
accélérés au début des années 90 avec l’intensification des affrontements
des deux côtés de la frontière burundo-rwandaise. Ils ne laissaient quand
même pas présager ce qu’il allait se passer pendant le printemps 1994.
Le 13 mai, dans la commune de Nyamata, tandis que résonnent les
premiers coups de fusil des troupes du Front patriotique, la plupart des
hommes abandonnent leurs machettes pour descendre ce qui reste sur les
toits et préparer les chargements qu’ils emportent dans leur fuite le
lendemain, à travers le pays, en direction de Bukavu ou de Goma, au
Congo.
Évidemment, lors du grand retour des réfugiés hutus en automne 1996,
les tôles ne les raccompagnent plus, abandonnées ou vendues en route ou
dans les camps, confisquées ou rackettées à la frontière ou lors de leurs
fuites. Aujourd’hui toutefois, sur les collines de Kibungo, Kanzenze ou
N’tarama, les maisons habitées sont de nouveau toiturées, grâce aux
rapatriés, de retour au pays dans le sillage des troupes victorieuses du Front
patriotique, grâce aux dons internationaux et surtout grâce aux
récupérations sur place.
Toutes les tôles, en effet, n’ont pas fait le voyage, bien au contraire.
Signe de leur optimisme, de nombreux Hutus avaient fixé les leurs sur les
toits avant de partir. Et une partie en a abandonné dans la panique, à
quelques kilomètres de là, et les rescapés les ont ramassées à la fin des
tueries.
D’autres enfin, plus astucieux, avaient pris le temps de les enterrer
dans les bananeraies. Tôles de leurs toitures ou de leurs butins de pillages. Il
se dit à Nyamata que la première initiative de certains prisonniers, à leur
libération du pénitencier de Rilima, consiste à déterrer, une nuit sans lune,
leur magot de zinc ondulé, un peu rouillé.
Parfois trop tard car, comme le raconte encore Innocent, « parfois un
cultivateur tape de sa houe un coup de dur dans son champ, et aussitôt vous
le voyez grandement sourire. Il sait qu’il vient de toucher une tôle et donc
une gentille somme ».
Les pillages
ÉLIE : On rentrait repus, on avait bien bu. Le temps nous proposait des
soirées de réjouissances très accueillantes. Il nous confondait le Bien et le
Mal. Il se montrait sous son allure bienveillante.
Avec mon épouse, ça se passait normalement, elle savait qu’après cette
journée je ne pouvais pas m’en passer.
La disparition des réseaux
Les gens qui ont vécu une guerre racontent souvent d’admirables
histoires d’amitié, d’incroyables romances ; d’insolites gestes de solidarité,
de cocasses et poignantes complicités entre protagonistes de camps
ennemis, ou de simples et beaux exploits. Tout cela nourrit des romans, des
chansons, des films ou des soirées de souvenirs et vous rabiboche avec
l’humanité.
Ainsi des bidasses allemands et français échangent des boîtes de pâté
et conversent par-dessus les tranchées, des fellagas planquent des colons
partenaires de belote, un ministre vichyssois évite la déportation à un
confrère au nom d’une connivence de khâgneux. C’était pareil au Viêt Nam,
en Irlande, au Liban, en Angola, au Salvador, en Israël, en Tchétchénie au
nom d’une passion, d’une enfance, d’un clan, des choses simples comme
l’affection ou la fidélité.
En Bosnie-Herzégovine, au plus fort des raids de purification ethnique,
au plus dur du siège de Sarajevo ou de Goražde, des massacres de Foča ou
de Brčko, nous savions des passages clandestins d’amoureux, des trafics de
café et de moutons, des dialogues par-dessus les lignes de front pour
s’échanger des nouvelles sur les enfants ou les maîtresses, des caches et des
fuites ou des retrouvailles secrètes. À Vukovar, assiégé et aplati sous les
obus, un mince sentier à travers des champs de maïs permettait au siège de
suinter, au su des tankistes serbes.
Et à la fin de la guerre, nous fûmes stupéfaits d’apprendre, en plus, les
mille et une historiettes sympathiques que nous ne pouvions soupçonner.
Sur la commune de Nyamata, pas un réflexe de camaraderie de
footeux, pas un geste de compassion pour les nourrissons à relever. Aucun
lien d’amitié ou d’amour qui ait survécu, au sein d’une chorale religieuse,
d’une coopérative agricole. Aucune insoumission dans un hameau, aucune
tentative dans une bande d’adolescents.
Aucune filière, pourtant simple à mettre en œuvre sur les quarante
kilomètres d’immenses forêts désertes qui séparent les marais de la frontière
du Burundi ; aucun convoi, aucun passage entre les chemins de bergers,
aucun réseau de planques pour permettre d’évacuer des rescapés. Est-ce là
une particularité d’un génocide ? Oui, essentiellement, que n’infirment pas
les trop rares exceptions ici ou là.
PANCRACE : Je pense que les femmes sont guidées par leurs maris.
Quand un mari part le matin tuer et revient le soir avec le manger, si
l’épouse met le feu sous la marmite, c’est bien qu’elle le soutient
traditionnellement.
Mon épouse ne me sermonnait pas, elle ne se dérobait pas pour
coucher. Elle me reprochait seulement les jours où j’avais exagéré.
Nous sommes le 11 avril, le premier jour des chasses aux Tutsis sur la
colline N’tarama. Vers midi, Isidore Mahandago se repose après une
matinée de sarclage, assis sur une chaise devant sa maison terre-tôle. Isidore
Mahandago est un cultivateur hutu âgé de soixante-cinq ans, arrivé vingt
ans plus tôt à Rugunga, sur la colline de N’tarama.
Des gaillards armés de machettes montent en chantant sur le chemin
près de sa maison. De sa voix grave d’ancien, Isidore les interpelle et les
sermonne en public, devant les voisins : « Vous, jeunes gens, êtes des
malfaisants. Faites demi-tour sur vos talons. Vos lames pointent un terrible
malheur pour nous tous. Ne répandez pas des chamailleries trop graves pour
nous cultivateurs. Retournez dans vos parcelles sans plus tourmenter nos
avoisinants. » Deux tueurs s’approchent de lui en riant et, sans lui répondre,
l’abattent à coups de machette. Parmi eux se trouve le fils de la victime, qui,
aux dires des témoins de la scène, ne proteste ni ne s’arrête pour se pencher
sur le corps. Les gaillards reprennent leur route et leurs chansons.
Isidore Mahandago est le Juste de N’tarama.
Le lendemain, trois kilomètres plus loin, dans une brousse de Kibungo,
Marcel Sengali est en train de garder un troupeau d’ankolé tache/tache aux
cornes en lyre. La famille Sengali habite Kingabo, un secteur peuplé de
Tutsis, à l’exception de trois familles hutues, dont la sienne, converties à
l’élevage au fil du temps par imitation. La convivialité est telle entre les uns
et les autres qu’ils mêlent leurs bêtes en un seul troupeau.
D’autres gaillards armés de machettes montent sur le chemin et
l’aperçoivent en contrebas au milieu des vaches, à l’ombre d’un umunzenze.
Ils dévalent vers lui et, sans même l’interroger, le tuent à la machette. En
fouillant la veste du mort, ils découvrent la mention « hutu » sur sa carte
d’identité, et leur sanglante méprise.
Deux jours plus tard, sa veuve, Martienne Niyiragashoki, décide de
suivre leurs voisins de toujours, tutsis, dans les marais où ils tentent
d’échapper aux hordes de tueurs. Son fils, Gahutu, est l’un d’eux.
Apprenant la fuite de sa mère dans les marécages de papyrus, il descend au
bord à plusieurs reprises pour lui hurler l’ordre d’en sortir et lui promettre
sa protection. Martienne Niyiragashoki refuse chaque fois, au contraire
d’autres Hutus qui, réfugiés les premiers jours dans les marais, le plus
souvent à la suite d’un conjoint, ont abandonné leurs proches pour regagner
la rive et la vie sauve. Le corps de Martienne est retrouvé beaucoup plus
tard, haché.
Marcel Sengali et Martienne Niyiragashoki sont les Justes de Kibungo.
François Kalinganiré était un fonctionnaire influent de Kanzenze. Il
avait même été bourgmestre de la commune de Nyamata dans les années
80, mais avait été déposé en 1991, parce qu’il avait rejoint une formation
modérée au moment de la création des partis politiques. Il dirigeait le centre
de formation des jeunes de Mayange, sans ennui mais sans être oublié par la
rancune de ses adversaires.
Le 12 avril, deuxième jour des massacres, certains d’entre eux,
accompagnés d’interahamwe, se présentent chez lui. Ils savent qu’il est
marié à une Tutsie et lui ordonnent de la tuer pour faire acte d’adhésion au
projet de génocide. Il refuse stoïquement et leur interdit l’entrée de sa
maison ; les voisins, effrayés par la scène, le pressent d’obéir et de sacrifier
son épouse. Il persiste et tente d’éconduire les visiteurs. Il est assassiné dans
sa cour, et enterré sur sa parcelle.
Il est le Juste de Kanzenze.
À ces personnes, originaires de la région et nommément connues, il
faut associer des Justes anonymes. Dans la forêt de Kayumba, située au-
dessus de Nyamata, environ 5 000 personnes tentent d’échapper aux
massacres, parmi elles Innocent, Benoît l’éleveur au chapeau de feutre,
Théoneste le tailleur des dames, d’autres amis qui se sont méfiés des églises
et des marais. Au contraire de leurs congénères qui s’immobilisent dans la
vase sous les papyrus, ceux de Kayumba sprintent et slaloment toute la
journée entre les eucalyptus, pour échapper aux chasseurs lancés à leurs
trousses et survivre jusqu’aux ténèbres.
Une nuit, Innocent rencontre trois inconnus. Ils sont adossés à des
arbres, ils se reposent dans l’attente de l’aube. Innocent raconte : « C’étaient
des Hutus qui n’étaient pas d’ici. De Ruhengeri, je crois. On les appelle les
abapagasi, des gars venus proposer leurs bras de journaliers sur des
parcelles intenses en échange du manger. Ils ne s’étaient pas trompés de
direction. On les a gentiment questionnés. Ils ont dit que, puisqu’ils étaient
de confession pentecôtiste, il leur était interdit par les Saintes Écritures de
tuer des hommes que le Bon Dieu avait créés à son image. Et puisqu’ils
étaient interdits par les autorités de quitter la commune, ils avaient pris le
chemin de la forêt.
Dans le chaos des courses-poursuites, on les a perdus de vue. Par
après, j’ai essayé de m’informer de leur sort mais n’en ai même plus
entendu ouï dire. Ont-ils été coupés dans les mêlées, ont-ils réussi à
s’échapper et à regagner leur région natale ? Personne ne sait. En tout cas, à
la fin, on a fini à vingt survivants dans la forêt, et ils n’étaient pas de ceux-
là. »
Ces trois ouvriers agricoles sont des Justes inconnus qui représentent
sans doute d’autres anonymes.
ÉLIE : On n’avait pas à choisir entre les hommes et les femmes, les
nourrissons et les anciens ; tout le monde devait être abattu avant la fin. Le
temps nous secouait, le boulot nous tirait les bras, les intimidateurs
répétaient : « Celui qui baisse sa machette à cause d’une connaissance, il
gâche la bonne volonté de ses collègues. »
De toute façon, celui qui esquivait le geste funeste face à une bonne
connaissance, il le faisait par gentillesse envers lui-même, pas envers sa
connaissance, car il savait que ça ne porterait aucune grâce à celle-ci. Elle
serait abattue de toute façon. Bien au contraire, elle pouvait s’en trouvait
coupée plus cruellement, d’avoir retardé le boulot un petit moment.
ADALBERT : Celui qui voulait sauver son épouse tutsie, il était obligé
de montrer grand entrain dans les tueries. Celui qui se montrait malingre ou
timide, il savait que c’en était fini pour son épouse. Les rouspétances ou
fainéantises la condamnaient.
JEAN-BAPTISTE : Je sais le cas d’un garçon hutu qui s’est enfui dans
les marais avec les Tutsis. Après deux ou trois semaines, ils lui ont fait
remarquer qu’il était hutu et qu’il pouvait s’en trouver sauvé. Il s’est
éloigné des marais, il n’a pas été frappé. Il avait tellement côtoyé de Tutsis
dans sa petite enfance qu’il en était un peu bousculé. Son esprit ne savait
plus tracer convenablement la différence entre les ethnies. Par après, il ne
s’est pas mêlé des tueries. C’est la seule exception. La seule personne
vaillante qu’on n’a pas obligée à lever la machette, même par-derrière. Il se
voyait que son esprit était dépassé et il n’a pas été pénalisé.
FULGENCE : C’était très préférable de tuer des inconnus à des
connaissances, parce que les connaissances avaient le temps de te percer
d’un regard extrême avant de recevoir les coups. Le regard d’un inconnu
perçait moins aisément l’esprit ou la mémoire.
Innocent : « J’avais un ami très intime à qui j’avais donné une vache. Il
était commerçant très à l’aise, serviable, très cordial en toute circonstance.
Jadis, il m’avait demandé de prodiguer un enseignement supplémentaire à
son fils pour qu’il réussisse l’examen national. Je venais, j’enseignais, je me
sentais très à l’aise chez lui comme chez moi. Lui et son épouse invitaient
mon épouse et moi à partager des plats, des boissons et des petits cadeaux.
Le jour des tueries, j’ai naturellement pensé à lui. Je lui ai fait
demander de cacher mon enfant. Il ne s’est pas présenté à sa porte. Il a fait
répondre par son boy que personne n’entre un pas dans sa cour, qu’il n’y
avait plus de place chez lui pour le moindre souvenir d’une amitié.
Ces jours-ci, je l’ai revu plusieurs fois en prison en t’accompagnant.
On s’est échangé de traditionnelles étreintes de salutation. Il s’est montré
gentil comme auparavant, il m’a dit : “Innocent, tu es un petit frère pour
moi. Tu as préservé ta vie et j’en suis heureux. Mais si la situation revenait,
je ferais pareillement. Ce destin ne cède devant aucun choix.” »
Francine : « Il y a des tueurs qui chuchotaient des noms de
connaissance en soulevant les papyrus, et qui leur promettaient protection.
Mais c’était une simple ruse pour les encourager à se lever de leur cache
d’eau et les couper sans effort de recherche. C’était très périlleux d’être
déniché par une connaissance, car elle pouvait te faire souffrir pour le
spectacle. »
Pourtant, très vite, il s’avère aussi que ces murs ne sont pas suffisants.
Il faut aussi entamer le dialogue avec le tueur à un moment particulier de sa
vie de prisonnier. C’est-à-dire quand l’instruction de son dossier est
bouclée, qu’il est condamné à une peine plus ou moins longue. Un moment
où il sait que son récit ne peut plus influencer la décision de la justice, et où
il pense qu’il ne va pas être confronté avec l’extérieur pendant une longue
durée.
Le moment, aussi, où il a franchi le pas des aveux – aussi ténus soient-
ils –, c’est-à-dire où il accepte de décrire certains de ses actes, où il admet
peu ou prou une participation volontaire dans les massacres. Que le tueur
reconnaisse une implication, quels que soient ses calculs et malices, est en
effet indispensable. S’il nie tout, ou s’il décharge mécaniquement sa
responsabilité sur autrui, s’il récuse la moindre initiative individuelle, s’il
dément la moindre adhésion intellectuelle au projet et nie un minimum
d’intérêt ou de plaisir à l’exécuter, on retrouve les litanies entendues dans
toutes les familles sur les collines : « … ce n’était pas moi, c’étaient les
autres… », « … je n’étais pas là, je n’ai rien vu… », « … si les Tutsis ne
s’étaient pas enfuis, ce ne serait pas arrivé… », « … je ne voulais pas, mais
j’étais forcé… », « … si je ne l’avais pas fait, un autre l’aurait fait en
pire… », « … je n’y suis pour rien, à preuve, j’ai toujours eu des amis
tutsis… »
D’où l’importance de s’adresser à un groupe, en l’occurrence une
bande de copains de Kibungo, unis depuis le début, qui acceptent et
discutent des conditions des entretiens entre eux, se consultent entre les
rendez-vous, pour affronter ensemble leurs souvenirs de tueurs.
Les souffrances
Jean : « Il n’y avait plus d’école, plus de loisirs, plus de jeux de ballon
et consorts. Quand il y avait une séance de coupage en public, comme à
l’église ou au centre de négoce, tous les enfants venaient s’assembler. On
n’était obligés ni d’un côté ni de l’autre. Celui qui n’était pas avisé était
attiré par les cris. On regardait tous les détails de sang. On pouvait se
presser devant ou derrière, selon la curiosité. C’était nos seules occupations
de groupe. »
Sylvie : « Tous les petits enfants ont tout vu des tueries publiques.
Même s’ils refusent d’en parler aujourd’hui, ils laissent parfois échapper
des mots qui prouvent qu’ils assistaient à ces spectacles de supplice. Ils
devaient bien regarder pour l’exemple et la distraction. Les plus grands, au-
dessus de douze ou treize ans, pouvaient même parfois participer. Même
s’ils ne tuaient pas de leurs bras, ils partaient avec les chiens à dénicher les
fugitifs dans leurs cachettes de brousse. C’était leur activité pendant toutes
ces semaines sans école, sans jeux, sans église. Avec les pillages.
Il est impossible de prononcer un nombre, mais beaucoup d’enfants
ont tué. Il y en a qui racontent qu’ils étaient dégoûtés, qu’ils étaient apeurés,
mais étaient obligés de couper, par leur papa ou maman. Le grand nombre
est totalement muet dès qu’il entend parler des tueries, même des années
passées. Être muet ne permet ni de conclure ni de changer. »
Clémentine : « Mon époux tutsi s’était enfui dans les marais. J’avais
mis au monde, la première semaine des tueries, dans une maison délaissée,
parce qu’ils avaient enflammé notre maison. Des cohabitants de passage
grinçaient contre le nouveau-né. Ils haranguaient à la porte : “Celle-là est
bien des nôtres, mais son fils est tutsi. Il n’a plus sa place vivant.” Quand ils
se montraient trop menaçants, je devais me coucher sous eux pour préserver
la vie du petit. Comme ils se le racontaient entre eux, ça se répétait
souvent. »
Une fois, on a déniché une petite assemblée de Tutsis dans les papyrus.
Ils attendaient les coups de machette avec des prières. Ils ne nous
suppliaient pas, ils ne nous demandaient pas grâce ou seulement de leur
éviter la souffrance. Ils ne nous adressaient rien. Ils ne semblaient même
pas s’adresser au ciel. Ils priaient et psaumaient entre eux. On s’est moqués,
on a rigolé de leurs amen, on les a nargués sur la gentillesse du Seigneur, on
a blagué sur le paradis qui les attendait. Ça nous a encore plus chauffés.
Maintenant le souvenir de ces prières me tiraille trop le cœur.
PIO : Dans les marais, on n’entendait aucun cri d’enfant, pas même
des murmures. Ils patientaient dans la boue en silence. C’était grand-chose.
Quand on dénichait une femme qui portait un nourrisson, il ne prononçait
aucun mot de crainte. C’était miraculeux si je puis dire.
Nombre de Tutsis ne demandaient plus merci, ils accueillaient la mort
comme ça, entre eux. Ils n’espéraient plus rien, ils se savaient privés de
toute espérance de grâce et s’en allaient sans aucune prière. Ils se savaient
abandonnés de tout, même de Dieu. Ils ne lui adressaient plus rien. Ils
étaient en train de partir dans la souffrance pour le rejoindre et ils ne lui
demandaient plus rien, ni réconfort, ni bénédiction, ni bienvenue. Ils ne
priaient même plus pour écarter la frayeur d’un terrible trépas.
C’était trop surprenant, c’était surnaturel ! Même les animaux qui ne
savent rien de la pitié, rien de la souffrance, rien du Mal ; ils crient
terriblement au moment du coup fatal.
Ce mystère nous poussait vers beaucoup de discussions. On cherchait
des explications à ces Tutsis qui partaient vers la mort sans rompre leur
silence. Ça pouvait nous faire peur en quelques occasions, la nuit, car il se
disait que le calme de ces gens devait être d’un mauvais augure divin.
ÉLIE : Tous les grands personnages ont tourné le dos à nos tueries. Les
casques bleus, les Belges, les directeurs blancs, les présidents noirs, les
personnes humanitaires et les cameramen internationaux, les évêques et les
abbés, et finalement même Dieu. A-t-il observé ce qui se déroulait dans les
marais ? Pourquoi n’a-t-il pas plongé son courroux dans nos regards de
tueurs ? Ou lancé un petit signal de réprobation pour sauver plus de
chanceux ? Qui pouvait entendre son silence dans ces terribles moments ?
On était abandonnés de toute parole de remontrances.
Le dimanche matin, les émissions de radio ne passaient plus de messes
comme auparavant. Mais il se répandait des ouï-dire encourageants de
messeigneurs de renom qui arrivaient de Kigali. On entendait parfois des
cantiques et des chorales à la radio. C’étaient des cassettes sans sermons ;
mais cette musique religieuse contentait celui qui se sentait inquiet. Elle lui
rappelait les dimanches ordinaires, elle lui faisait du bien.
Dans le camp des Tutsis, ce doit être très différent. Je ne connais pas
leur situation, mais je pense que cette folie peut bien exister chez ceux qui
ont échappé aux tueries. Celui qui a partagé son existence avec un nombre
de morts ; je veux dire celui qui a regardé un nombre de va-et-vient fatals
en attendant son tour, celui qui s’est attendu tomber sanguinolent dans les
dernières ténèbres, sa raison peut se gâter. Recevoir le mal, et la souffrance
qui va avec, favorise plus la démence que le donner.
Moi, je n’oublie pas ce que j’ai fait de terrible. J’oublie des noms, des
jours, des situations, je m’efforce d’oublier des moments pénibles pour
attraper des moments calmes. Mais sans espoir de succès longue durée,
quant aux chasses dans les marais. Je sens que le remords veille à ne pas
alléger ma mémoire.
ÉLIE : Quand je rêve à ces temps-là, c’est mon épouse qui apparaît, et
la parcelle, et la maison, mais presque jamais les personnes tuées. Sauf
l’assistante sociale, évidemment, parce qu’elle était la première que j’ai
abattue. Au fond, mes rêves essayent d’esquiver ces moments de tueries.
Pour les souvenirs au contraire, c’est grand-chose, ils me suivent à la
trace et souvent me rattrapent.
Je connais des collègues qui espèrent échapper à leurs crimes en les
oubliant. Il y en a à Rilima qui prétendent qu’en s’efforçant de ne pas se
rappeler on parvient à oublier. Moi, je ne crois pas, en tout cas pour ce qui
me concerne. Un souvenir de tuerie, ça s’arrange, ça se modifie avec des
menteries, ça va ça vient, mais ça ne se frotte pas.
Aucun prisonnier n’a échangé sa vie contre ses remords. Aucun n’a
même essayé ou fait semblant pour gagner quelque apitoiement. En prison,
la mort a grandement profité des épidémies, et de la misère infernale, mais
jamais des sentiments de honte et consorts.
Son procès débute deux ans et demi plus tard, le 26 mai 1998, à
Nyamata. À la barre, Joseph-Désiré adopte une attitude stupide,
insupportable, mais non dénuée de témérité et de fermeté.
Il plaide coupable mais ses aveux sont rejetés car il nie l’essentiel de
ses crimes, récuse ses responsabilités et plaide la discipline collective. Il ne
montre guère de compassion envers ses victimes non plus. D’ailleurs, lors
de nos entretiens, il ne donnera à aucun moment l’impression de se
concevoir comme un ancien salaud.
Par ailleurs, il n’implore nullement la pitié de ses juges, n’accuse et ne
dénonce personne afin de tenter d’échapper à la peine capitale. Il essaie en
vain d’exprimer des arguments irrecevables, comme ceux-ci qu’il nous
répète : « J’étais plus impliqué parce que j’étais plus obéissant au parti de
l’époque… Si je ne l’avais pas fait, ça ne pouvait rien changer, parce que
tout le monde s’était accordé, chacun dans sa partie. J’ai pensé qu’il fallait
faire au mieux ce qui était à l’époque l’idée juste… » Il se tient droit, sans
que l’on sache vraiment la nature de sa maîtrise, ne ploie pas en tout cas
sous la réaction de la salle. « Le public se chauffait terriblement parce qu’il
était un interahamwe de grand renom, les rescapés en première ligne étaient
agités. Lui se présentait calme, bien posé et très méfiant », résume Innocent.
Sa défense est sans espoir, mais de toute façon aucune autre ne pouvait
modifier le verdict. Il est jugé seul, avant les interventions internationales et
gouvernementales en faveur d’une politique de réconciliation nationale. Son
procès doit être exemplaire dans la région ; c’est l’une des premières
occasions d’entendre des témoignages de rescapés, d’écouter leurs douleurs
et d’apprendre les faits.
Parmi eux Innocent, qui l’accuse d’avoir tué son épouse et son enfant
dans l’église.
De son procès, Joseph-Désiré dit aujourd’hui : « Tout ce que j’ai dit, je
le répéterais encore aujourd’hui. J’ai été jugé à un moment où les rescapés
ressentaient trop de colère. Ils attendaient un châtiment, les nouvelles
autorités voulaient leur accorder une vengeance voyante. Par après j’ai
écouté le procès de Monseigneur Misango à la radio. Il a été acquitté.
L’ancien secrétaire général de mon parti vit à l’aise chez lui. Il y a même un
promoteur national du génocide qui est devenu un court temps Premier
ministre avant de s’enfuir affairer en Amérique. Voilà comment s’arrangent
la chance et la malchance dans un parti. Les penseurs ont activé le génocide
et les militants en ont payé les pots cassés. »
On peut aussi répondre : la peur est toujours là, palpable à tout instant,
sans que l’on sache combien de générations en pâtiront avant qu’elle ne
s’estompe.
La peur ainsi vécue par Angélique : « J’ai vu beaucoup de gens coupés
à côté de moi, j’ai combattu tout ce temps une tenace peur, vraiment une
trop grande frayeur. Je l’ai vaincue, mais je ne dis pas qu’elle m’a lâchée à
jamais… »
Ou celle des enfants hutus, décrite par Sylvie : « Pour les enfants hutus
qui ont voyagé au Congo, le poids demeure parce qu’ils ne regardent pas le
passé en face. Le silence les immobilise dans la peur. Le temps les repousse.
De visite en visite, rien ne change. On remarque que dans leur tête les
soucis chassent en permanence les idées. On peine à les encourager à parler.
Pourtant, ils ne pourront pas se remettre les pieds dans la vie s’ils ne disent
rien de ce qui se confronte en eux… »
Sur le sentier qui descend le versant où habitent les familles de Pio, de
Pancrace ou d’Adalbert, se trouve la maison de Denise Nikuze, une jeune
femme hutue âgée de vingt ans. Les murs se délabrent au milieu d’une cour
magnifiquement fleurie. Denise Nikuze et sa sœur Jacqueline Dusabimana
élèvent ensemble leurs enfants nés d’« amours de sauvette qui apportent de
petits avantages ».
Dès l’aube, vêtue d’un tee-shirt et d’un pagne incolores, Denise se
rend dans son champ, pose son nourrisson enveloppé dans une étoffe à
l’abri d’un avocatier et manie la houe jusqu’au milieu de l’après-midi, sans
boire ni manger. Le dimanche, elle revêt sa robe à dentelles et se rend à
l’église de Kibungo, parfois pousse quelque cent mètres plus loin jusqu’au
centre de négoces pour acheter du savon ou de l’huile ou préfère marcher
les vingt-cinq kilomètres qui la séparent de Nyamata et la dispensent des
regards.
Denise Nikuze se montre très hospitalière, gentille, intelligente. Elle
nous offre de l’urwagwa et de l’ananas des marais. Elle se tait à l’évocation
des tueries, sauf pour dire : « La terrible maladie a choisi maman dans cette
mauvaise époque. La mort a emporté papa dans le mystère des on-dit. Mes
trois frères se sont éparpillés dans les entremêlées, peut-être au Congo ou
peut-être dans une prison à longue distance. Là où peut-être je ne vais
jamais savoir. Ici, je ne croise que des rencontres de hasard qui ne me
tendent plus les bras d’un mari valable. Je n’entends plus de paroles
menaçantes ni toutefois de paroles conciliantes. Je ne vois désormais que le
silence pour m’épauler contre la peur et contre les mauvaises ombres qui
cheminent sur nos parcelles. »
Plus loin sur le chemin, nous rencontrons Rose et Marthe, la sœur de
Pancrace, qui écossent les haricots ou écrasent le sorgho sur le pas de leurs
portes. Elles se montrent accueillantes, drôles parfois, curieuses d’un monde
dont elles ont de vagues échos par la radio ; avides de nouvelles de Rilima,
mais muettes, sans devenir pour autant hostiles, dès que l’on aborde le passé
sanglant.
La vie reprend
ÉLIE : C’est dans les camps qu’un nombre s’est senti intimidé par ce
qu’il avait fait ; et un autre nombre en prison, comme moi. Moi, j’ai écrit
des petits mots de pardon à des familles de victimes de connaissance que
j’ai fait porter par des visiteurs. Je me suis dénoncé et j’ai raconté ma faute
aux familles de personnes que j’ai tuées. Quand je sortirai, j’apporterai des
présents, le boire et le manger ; j’offrirai la Primus et les brochettes en
quantité satisfaisante pour des réunions de réconciliation.
Ensuite, je vais reprendre le cours d’une vie ordinaire, mais cette fois
de bon cœur. Je vais regarder les cohabitants du bon œil dès bon matin. Je
veux ensemencer ma parcelle, ou souder, ou scier, ou maçonner, accepter
les boulots de rencontre avec entrain. Ou faire le militaire si nécessaire dans
les situations patriotiques et périlleuses, sans toutefois viser et tirer du fusil.
Même un criminel de grand chemin, désormais je ne veux plus le tuer.
FULGENCE : C’est trop difficile de nous juger, car ce que nous avons
fait dépasse l’imagination humaine. En tout cas, c’est trop difficile de nous
juger pour ceux qui n’ont pas participé à cette situation. Raison pour
laquelle je pense qu’il nous faut cultiver comme auparavant, avec cette fois
de bonnes pensées ; montrer nos regrets en toute occasion ; donner des
petits quelque chose aux personnes éprouvées. Et laisser à Dieu la trop
lourde tâche de nous punir ultérieurement.
LÉOPORD : Celui qui est touché par la pénitence, pour le sang qu’il a
versé, celui-là peut être attrapé par la main de la chance et recommencer
comme auparavant sur sa colline. Pareil pour celui qui accepte de parler
sans crainte d’être plus punissable ; celui qui raconte aux avoisinants ce
qu’il a fait de sa machette.
Mais s’il répète qu’il ne se souvient de rien ou de menues bagatelles,
qu’il n’était pas là et autres balivernes ; s’il courbe le dos sous le mensonge
dans l’espoir d’esquiver les châtiments et les reproches, alors il va être
repoussé encore plus loin de chez lui. Ces menteurs sont grand nombre.
En prison, le grand nombre des tueurs pensent que leur échec est la
cause la plus valable de leurs terribles tracas actuels. Sur les collines aussi.
Ils disent qu’ils ont fait un trop long chemin sans les Tutsis pour virer en
arrière. Ils pensent qu’ils ne vont plus trouver place profitable en compagnie
de Tutsis qu’ils n’ont pas complètement éliminés. Ils disent qu’ils vont être
les laissés-pour-compte de la situation présente.
Ils se morfondent trop bas dans la vengeance pour espérer se hisser
dehors, et regarder les nouvelles apparences sur leur colline, et accepter une
existence normale sous les regards des Tutsis. Ils seront toujours des jeteurs
de sales paroles.
JOSEPH-DÉSIRÉ : Moi, ce que j’ai fait s’est vu plus des autres parce
que j’étais haut placé. Ce n’est pas à cause d’une faute plus coupable, mais
à cause d’une faute plus visible que je suis rejeté du pardon.
ÉLIE : Il y en a qui se sentent jaloux de ceux qui n’ont pas été obligés
de demander pardon et qui sont retournés sur leur parcelle, sans franchir la
porte de Rilima. Il y en a qui disent que ceux qui ont demandé pardon n’ont
pas été récompensés comme il faut, qu’ils se trouvent pareillement en
prison. Ils prétendent que, pour le prisonnier, le pardon est une dépense
inutile et risquante.
Enfin, on peut avancer une sorte d’intuition, plus perceptible dans leurs
silences que dans leurs paroles, pour expliquer les réticences des gars à
admettre leur antitutsisme de l’époque.
À défaut d’être bouleversés par leurs tueries, ils se montrent souvent
dépassés par elles. Ils constatent qu’ils ont été pris dans un brouhaha, mot
souvent utilisé, qui les a emportés. Ils redoutent d’en connaître les effets à
l’extérieur, ne posent jamais une question à ce sujet. Plus important, ils
appréhendent d’en comprendre les raisons, les motivations, ils ne voient
aucune utilité à gamberger là-dessus.
Leur intuition semble les alerter sur un danger particulier, que Pio
esquisse ainsi : « Par après des années, poser à nouveau le pied dans le
marais, où on a de toute façon laissé ses traces de pas, ça peut aller si on
marche en prudence. Mais forcer la mémoire dans nos arrière-pensées
profondes et les néfastes méditations de l’enfance, ça peut être égarant.
Surtout si les âmes ont viré comme les nôtres. »
La haine, les Tutsis
FULGENCE : Au fond, les Hutus ne détestaient pas les Tutsis tant que
ça. En tout cas, pas au niveau de les tuer sans exception. Des maléfices plus
terribles qu’une haine tenace se sont intercalés dans cette rivalité ethnique
pour nous élancer dans ces marigots. Le manque de parcelles, par exemple,
on en parlait pertinemment entre nous. On voyait bien que les parcelles
fertiles allaient bientôt manquer. On se disait que nos enfants devraient
quitter à la file, en quête de champs vers Gitarama ou plus loin vers la
Tanzanie ; sinon ils allaient devenir les obligés des Tutsis sur leur propre
colline. On pouvait se voir confisquer des récoltes qu’on avait bien semées.
De ce qu’on avait appris des vieillards, on pouvait même être forcés à
des travaux de débroussaillage, d’élevage ou de maçonnerie, comme à
l’époque des mwami. Ces corvées gratuites, elles pouvaient tenailler le
cultivateur plus que de raison.
PIO : Peut-être qu’on ne détestait pas tous les Tutsis, surtout nos
avoisinants ; peut-être qu’on ne les regardait pas comme des ennemis
malfaisants. Mais on se disait entre nous qu’on ne voulait plus cohabiter. On
disait même qu’on ne voulait plus du tout d’eux à nos côtés et qu’il fallait
les débroussailler de chez nous. Dire ça, c’est grand-chose, c’est déjà
désigner la machette.
Moi, je ne sais pas pourquoi je me suis mis à détester les Tutsis. J’étais
jeune, j’aimais surtout le football, je jouais dans l’équipe de Kibungo avec
les Tutsis de mon âge, on se passait le ballon sans jamais d’anicroche. Je ne
rencontrais aucun embarras remarquable en leur compagnie. La détestation
s’est présentée comme ça au moment des tueries, je l’ai saisie par imitation
et par convenance.
PANCRACE : Il y avait les radios qui nous rabâchaient de tuer tous les
Tutsis depuis nonante-deux ; il y avait la colère après la mort du président et
la peur de se retrouver dominés par les inkotanyi. Mais je ne vois aucune
haine dans tout ça.
Le Hutu se méfie toujours de quelques intentions enfouies dans le
caractère du Tutsi, qu’il nourrit en secret depuis l’Ancien Régime. Il voit du
danger même chez le plus faiblard ou le plus gentil d’entre eux. Mais c’est
du soupçon, pas de la haine. La haine nous a rejoints brusquement après la
chute de l’avion de notre président. Les intimidateurs ont crié : « Voyez
donc ces cancrelats qui sont bien ceux qu’on vous avait racontés. » Nous,
on a crié : « Bon, partons en expéditions. » On n’était pas si fâchés, on était
surtout soulagés.
IGNACE : Je ne sais pas si tuer des Tutsis est différent de tuer des
non-Tutsis, puisque nous n’avons aucune expérience de ça. Au Rwanda, si
l’on ne croise pas un frère Hutu, on croise un Tutsi. Puisque les Twas sont
invisibles dans leurs forêts et que les Blancs sont blancs. En bonne ou
mauvaise entente, il nous est impossible de côtoyer des hommes ordinaires,
semblables à nous, qui ne sont pas tutsis. Je veux dire que, dans des tueries
privées ou des tueries d’ampleur, nous ne savons que tuer des Tutsis.
ÉLIE : Dans les villes, beaucoup de Hutus enviaient les femmes tutsies
qu’ils ne pouvaient pas avoir. À cause de leurs allures élancées, de leurs
traits polis, de leurs façons à la mode de présenter les repas de famille ou de
se montrer dans les cérémonies. Toutefois, sur les collines, les Hutus
voyaient bien que les femmes se fatiguaient de concert pendant les travaux
des champs. Je ne connais pas de cultivateur qui soit allé demander une fille
haute à un avoisinant tutsi pour son fils, et donc aucun cas refusé.
Ce sont les vaches et les parcelles qui devançaient ces jalousies
d’allure. Surtout les vaches, parce que les Tutsis avaient l’habitude de les
attrouper de façon qu’on ne puisse plus dénombrer celles des uns et des
autres. Ils ne voulaient jamais avouer combien ils en possédaient, ni à leurs
épouses, ni à leurs fils, ni aux autorités. Nous, on voyait passer les
troupeaux dissimulés dans les taillis, menés par des bergers en guenilles, et
ça nous tenaillait. Sur les collines, les secrets de biens sont menaçants.
IGNACE : C’était tuer ou être tué. Chaque matin, il y avait ceux qui
devaient mourir et ceux qui devaient tuer. Celui qui se prononçait contre les
tueries, il était tué, même à le murmurer. Celui qui s’esquivait, il retardait
les tueries de ses collègues, et il devait se dissimuler jusqu’à ce que de
mauvaises recommandations le pénalisent. Au fond, ce que vous dénommez
génocide sont des tueries qui ne proposent qu’une option.
Les Tutsis avaient accepté tellement de tueries sans jamais protester, ils
avaient attendu si souvent la mort ou les mauvais coups sans élever le ton,
que d’une certaine façon on a pensé en notre for intérieur qu’il leur était
fatal de mourir ici et maintenant tous ensemble. On a pensé que puisque ce
boulot ne rencontrait aucune contrariété, c’est bien qu’il devait être fait.
Cette pensée nous a aidés à ne pas penser au boulot. Par après on a su
comment ça s’appelait. Mais entre nous dans la prison, on n’use pas ce mot.
PIO : Tuer des Tutsis, je n’y pensais même pas quand on vivait en
bonne entente de voisinage. Même d’échanger des bousculades ou de
mauvais mots, ça ne me semblait pas convenable. Mais quand tout le monde
a commencé à sortir la machette en même temps, j’ai fait pareil sans
m’attarder. Je n’avais qu’à imiter les collègues et penser aux avantages.
Surtout qu’on savait qu’ils allaient quitter le monde des vivants pour de
bon.
Quand tu reçois des ordres catégoriques, des promesses de bénéfices
longue durée et que tu te sens bien épaulé par les collègues, la méchanceté
t’est bien égale pour tuer à tour de bras. Je veux dire que tous ces
sentiments consorts et leurs belles paroles te tirent naturellement.
Un génocide, ça se montre bien extraordinaire pour celui qui arrive par
après comme vous ; mais pour celui qui s’est fait embrouiller des grands
mots des intimidateurs et des cris de joie des collègues, ça se présentait
comme une activité habituelle.
Moi, je savais que ce n’était pas vrai. Les Tutsis ne demandaient rien,
parce qu’ils ne croyaient plus aux mots dans ces moments fatals. Ils ne
croyaient plus aux cris ; comme des animaux effrayés par exemple qui
hurlent par-delà les coups mortels pour se faire entendre. C’était une
tristesse toute-puissante qui les emportait. Ils se sentaient abandonnés de
tout, même de ce qu’ils pouvaient dire.
La mort dans le regard
FULGENCE BUNANI
ÉLIE MIZINGE
ADALBERT MUNZIGURA
JEAN-BAPTISTE MURANGIRA
IGNACE RUKIRAMACUMU
PIO MUTUNGIREHE
ALPHONSE HITIYAREMYE
JOSEPH-DÉSIRÉ BITERO
LÉOPORD TWAGIRAYEZU
Il est né à Muyange, colline de Maranyundo. Âgé de vingt-deux ans l’année
des tueries. Il est fils de cultivateur, comme tous les autres, d’une famille
de quatre filles et un fils. Il a suivi le cycle primaire puis a cultivé la
parcelle familiale. Il était membre du parti au pouvoir, le MNRD.
Comme Joseph-Désiré Bitero, mais pendant deux ans seulement et sans
responsabilités. Il est catholique pratiquant fervent depuis son enfance.
Accusé de crimes de génocide et de crimes contre l’humanité, il a plaidé
coupable de nombreux meurtres et de ses responsabilités hiérarchiques.
Il a été condamné en 2001 par le tribunal de première instance de
Nyamata à une peine de sept ans de réclusion. L’efficacité de sa
collaboration avec les instances policières et judiciaires lors de
l’instruction et l’importance de ses aveux expliquent que sa peine soit
plus légère que celles des autres. Il n’a pas fait appel.
Il a été libéré en décembre 2002, après avoir quasiment purgé sa peine, sans
passer par un camp de rééducation. Toutefois, accueilli par les insultes et
les menaces de ses voisins, lors d’une cérémonie officielle de pardon
organisée pendant son incarcération, il n’est pas encore retourné sur sa
colline de Maranyundo.
Glossaire
Ankolé. Vache de taille moyenne, fine et musclée, distinguée par de
splendides cornes en forme de lyre, et une légère bosse cervicale qui
l’apparente aux vaches indiennes. Son pelage est souvent beige, ou
tache-tache gris, noir et blanc. Son élevage est l’apanage des Tutsis, qui
l’élèvent pour la thésaurisation plus que pour la consommation. Le
cheptel, presque totalement décimé pendant le génocide, par des
abattages sur-le-champ ou par razzias à destination du Congo, est
remonté à son niveau d’avant 1994, signe de la force de la tradition.
Gonolek. Oiseau au plumage rouge écarlate, noir et jaune. Très présent sur
les collines, avec le soui-manga à longue queue, le rossignol philomèle.
Kimbazi. Arbre trapu donnant des fleurs jaune poussin très odorantes qui
prolifèrent entre les zones des marais et les forêts d’eucalyptus.
Tisserin. Le tisserin est plus qu’un artisan, il est un véritable artiste, tant son
nid, harmonieusement sphérique, délicatement accroché, se balançant au
moindre souffle d’air, est une merveille de tissage. Il vit en colonie,
plusieurs dizaines de nids cohabitant sur un même arbre, dans une
cacophonie de cris stridents. Une colonie de plusieurs milliers d’entre
eux s’est approprié les arbres autour du pénitencier.