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Le Roman Pseudo-Clementin

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53, rue Erlanger 75016 PARIS

LE ROMAN PSEUDO-CLEMENTIN
Rémi Gounelle - 17 janvier 2015

L’historien est familier de la complexité des identités religieuses ; elles ne sont pas aussi
figées et rigides qu’on le pense souvent. De nombreux cas ont été mis en valeur ces
dernières décennies, notamment dans le christianisme antique. Les notions de
paganisme, de judaïsme et de christianisme, d’orthodoxie et d’hérésie, de gnose et de
Grande Eglise, sont ainsi devenues de plus en plus problématiques. Car ces catégories
sont poreuses, et on connaît de plus en plus de personnes ou de communautés dans
l’entre-deux.
Que dire d’un chrétien qui semble tout ignorer du Christ ou qui va régulièrement fêter le
sabbat à la synagogue ? Que penser d’un évêque chrétien qui entretient des sanctuaires
païens ? Il serait facile de stigmatiser ce genre de chrétiens comme des hérétiques ou des
traîtres. Mais leur nombre montre qu’il ne s’agit pas de cas exceptionnels. Les grands
auteurs de la théologie chrétienne – un Athanase d’Alexandrie, grand défenseur de la
Trinité, par exemple – avaient certes une identité claire, mais ils ne représentent qu’une
petite frange du christianisme antique.
Les textes apocryphes font partie des documents qui attestent que tout le monde ne
percevait pas les choses aussi clairement. Ils montrent que, dans l’Antiquité – comme
aussi de nos jours en réalité – les identités n’étaient pas séparées par des lignes de
démarcation claires.

Parmi les frontières poreuses figure celle qui sépare judaïsme et christianisme. Depuis les
années 1960, un mouvement de fond a commencé à repenser les relations entre judaïsme
et christianisme. La judaïté de Jésus, peu mise en valeur jusque là, a été redécouverte et
valorisée. Parallèlement, les historiens ont remis au jour des formes de christianisme
ayant une relation très différente au judaïsme : il s’agit des judéo-chrétiens. Dans cette
redécouverte, les écrits apocryphes chrétiens ont joué et continuent à jouer un rôle
important.
Les problèmes que les mouvements judéo-chrétiens posent aux historiens sont nombreux.
La définition du judéo-christianisme est elle-même un objet de controverses parmi les
chercheurs ; ces débats s’expliquent d’une part par le fait que les sources conservées sont
elles-mêmes confuses, d’autre part par l’horizon idéologique des savants impliqués dans
ces recherches, qui sont plus ou moins proches du judaïsme.
Je ne vais pas entrer ici dans ces débats complexes. Je ne parlerai donc pas de judéo-
christianisme, mais de christianismes judaïsants (au pluriel). J’entends par là des formes
du christianisme affirmant une forte continuité avec le judaïsme ; la venue de Jésus n’y est
pas comprise comme une rupture ou comme une véritable nouveauté ; pour certains de
ces mouvements, elle ne rend en rien caduque le respect de la Loi juive. Il n’est pas ici
question d’une « ancienne » ou « première alliance » et d’une « nouvelle » ou « seconde
alliance », mais d’une unique alliance, dont le déploiement a commencé avant Jésus, au
sein du judaïsme, et s’est poursuivie avec lui et après lui. Si l’on veut formuler les choses
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de façon quelque peu abrupte, pour ces formes de christianisme, on ne peut être chrétien
sans être en même temps juif.

Le roman pseudo-clémentin
Une des sources majeure sur le judéo-christianisme est un ensemble de textes
apocryphes que l’on appelle communément le roman pseudo-clémentin. Il s’agit là d’une
désignation moderne, mais qui a l’avantage de mettre en valeur trois traits de cette
œuvre :
- En premier lieu, elle a un indubitable caractère romanesque ; elle est construite sur
une intrigue, sur laquelle nous reviendrons, avec un dénouement final ; peu de
textes chrétiens antiques sont aussi manifestement romanesques. Encore faut-il ne
pas se leurrer sur ce point : si le roman pseudo-clémentin est bien une œuvre
littéraire, il contient de nombreuses discussions et exposés théoriques ; en plus
d’un endroit, la trame narrative laisse la place à de longs développements,
généralement dus à Pierre ; l’intrigue romanesque se double donc d’une initiation
doctrinale, bien développée. Manifestement, l’auteur du roman pseudo-clémentin
avait avant tout pour but d’instruire ses destinataires – chrétiens – sur des sujets
fondamentaux ; il n’a pas voulu distraire son public, mais le former et l’édifier.
- En second lieu, ce roman est attribué à Clément de Rome, un personnage
historique, qui a vécu à la fin du Ier siècle ; le récit se présente comme son
autobiographie. Irénée de Lyon (Contre les hérésies, III.3.3) présente Clément de
Rome comme le troisième successeur de Pierre à la tête de la communauté de
Rome, mais le roman pseudo-clémentin, comme d’autres sources anciennes, en
font son successeur direct. Sous le nom de Clément ont circulé de nombreux écrits
pseudépigraphiques.
- Enfin, par sa formulation, l’expression « roman pseudo-clémentin » suggère à juste
titre l’ampleur de cette œuvre : il s’agit d’un des plus longs apocryphes connus1.
Dans « La Pléiade », le roman pseudo-clémentin occupe environ 800 pages !

Un texte composé de deux ouvrages


Le roman pseudo-clémentin est en réalité composé de deux ouvrages, qui existaient en
grec au IVe siècle.
Les Reconnaissances pseudo-clémentines portent vraisemblablement leur titre originel.
Cet intitulé s’explique par le contenu romanesque de l’œuvre, centré autour de l’histoire de
la famille de Clément : ce dernier a perdu sa mère et ses deux frères alors qu’il avait cinq
ans, puis son père, quand il avait douze ans (Reconnaissances, VII.8-11), non que ces
personnes soient mortes ; elles ont disparu depuis longtemps, sans que Clément ne soit
assuré de leur destinée. Il ne les cherchait pas particulièrement – sa quête était celle de la
vérité. A la fin du roman, grâce à l’apôtre Pierre, Clément retrouve les siens qui se
convertissent au christianisme ; du point de vue narratif, le roman pseudo-clémentin est
bien une histoire de « reconnaissances », ou, pour employer un terme français plus
courant, de « retrouvailles ».
L’autre texte conservé est appelé Homélies pseudo-clémentines. Ce titre n’est pas
attesté dans les manuscrits, mais est tiré d’un des documents qui ont servi de préface à ce
texte. Le terme « homélies » ne signifie pas ici prédication, mais « entretien »,

1 Les citations sont toutes tirées de la traduction parue dans P. Geoltrain – J.-D. Kaestli, dir., Écrits apocryphes
chrétiens, II (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 2005, p. 1175-2003.
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« discussion ». Ce texte prétend avoir été rédigé par Clément de Rome sur l’ordre de
Pierre, et envoyé à Jacques de Jérusalem. Clément y résumerait les enseignements
délivrés par Pierre ; ses paroles ne sont pas à mettre dans toutes les mains, mais
destinées aux seuls « initiés » ; c’est-à-dire que seul « un homme de bien et de réflexion,
qui ait aussi choisi l’enseignement et qui soit un fidèle circoncis » (Engagement solennel,
1.1) doit y avoir accès. La mention de la circoncision est ici frappante, et oriente d’emblée
vers un milieu de production d’origine judéo-chrétienne.
Malgré leurs différences, ces deux intitulés ne doivent pas cacher les profondes
ressemblances de ces deux textes. Si l’aspect doctrinal des Homélies est plus développé
que celui des Reconnaissances, on trouve néanmoins dans ces deux textes le mélange
d’intrigue romanesque et de développements théologiques dont il a été précédemment
question.
La parenté des Homélies et des Reconnaissances est telle qu’ils dépendent
nécessairement d’une source commune, plus ancienne. La recherche a prouvé qu’il
s’agissait d’un écrit grec, probablement composé entre 222 et 325. Le titre de cet « Écrit
de base » – les Itinéraires de Pierre ? –, et son contenu exact font l'objet de multiples
débats
Cet « Écrit de base » dépendrait, à son tour, d’une source judéo-chrétienne, qui a
également disparu, mais que l’on peut retrouver dans une section particulière des
Reconnaissances (I.27-71), dont les limites exactes sont discutées. Ce développement,
qui apparaît comme un corps étranger, remonterait au IIe siècle et pourrait être, selon
certains savants, tiré des Montées de Jacques, un apocryphe perdu.

IIe s. : Source judéo-chrétienne


(Les Montées de Jacques ??)

IIIe s. (entre 222 et 325) : Écrit de base,


en grec, reconstituable en comparant
les deux textes qui en dépendent.

IVe s. : Reconnaissances du Pseudo- IVe s. : Homélies du Pseudo-Clément


Clément (conservées en grec, en (traduction latine d’un texte grec
syriaque et en arménien) perdu, et version syriaque)

Laissant de côté la source initiale judéo-chrétienne, nous allons nous intéresser d’abord à
la figure de Jésus dans l’« Écrit de base » et voir comment elle nous mène à la croisée
entre judaïsme, christianisme et islam.
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JÉSUS ET LE JUDAÏSME

Première question : Jésus marque-t-il une rupture dans l’histoire de l’humanité ? Comment
l’enseignement de Jésus et celui légué par le judaïsme s’articulent-ils ? Un passage des
Homélies VIII.5.1-7.9 affronte ces questions et y répond de façon originale :

Même les Hébreux qui ont la foi en Moïse, mais qui n’observent pas les préceptes
énoncés par son intermédiaire, ne sont pas sauvés, puisqu’ils n’observent pas les
préceptes qui leur ont été donnés. C’est que la foi qu’ils ont mise en Moïse ne vient
pas de leur propre volonté mais de Dieu (...). Puisque donc pour les Hébreux
comme pour ceux des gentils qui ont reçu l’appel, la foi accordée aux Maîtres de
vérité vient de Dieu, tandis que la pratique des belles actions relève du jugement
propre de chacun, le salaire revient en toute justice à ceux qui font le bien. Car il n’y
aurait eu besoin ni de Moïse, ni de la venue de Jésus si les hommes voulaient
d’eux-mêmes conformer leur esprit à la juste doctrine ; et le salut ne dépend pas
non plus du fait d’avoir foi en des maîtres et de les appeler Seigneurs.
C’est pour cela que Jésus est dissimulé aux Hébreux qui ont pris Moïse pour
Maître, tandis que Moïse est caché à ceux qui ont foi en Jésus ; car c’est un même
enseignement qu’ils délivrent tous deux, et Dieu reçoit celui qui croit en l’un comme
en l’autre. Mais la foi en un maître existe en vue de l’accomplissement des
préceptes de Dieu. Qu’il en soit ainsi, c’est notre Seigneur lui-même qui l’affirme :
« Je te rends grâces, Père du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux
vieillards, et de l’avoir révélé aux enfants à la mamelle » (Mt 11, 25). Ainsi Dieu lui-
même a caché aux uns un maître parce qu’ils savaient déjà ce qu’il faut accomplir,
et il l’a révélé aux autres parce qu’ils ignoraient ce qu’il convient d’accomplir. En
conséquence, Dieu ne condamne pas les Hébreux pour avoir ignoré Jésus, puisque
c’est lui qui le leur a caché – si du moins ils accomplissent les préceptes de Moïse
et qu’ils ne haïssent pas celui qu’ils ignorent –, pas plus qu’il ne condamne les
gentils pour avoir ignoré Moïse, puisque c’est lui qui le leur a dissimulé – si toutefois
ils accomplissent les préceptes de Jésus et qu’ils ne haïssent pas celui qu’ils ont
ignoré. Et il ne sert à rien d’appeler ses maîtres Seigneurs, si l’on ne fait pas soi-
même œuvre de serviteur. C’est pour cela que Jésus, s’adressant à l’un de nous
qui ne cessait de l’appeler Seigneur sans pour autant mettre ses préceptes en
pratique, lui dit : « Pourquoi m’appelles-tu Seigneur, Seigneur, et ne fais-tu pas ce
que je dis ? » (Lc 6, 46). Car ce ne sont pas les paroles, mais les actes, qui
serviront. Les bonnes œuvres sont donc absolument nécessaires, même s’il est vrai
que quelqu’un qui a été jugé digne de connaître les deux maîtres en comprenant
qu’ils proclament l’un et l’autre le même enseignement, compte comme un homme
riche devant Dieu, parce qu’il a compris que l’ancien est récent dans le temps, et
que le nouveau est antique.

Pour l’auteur de ce texte, Moïse et Jésus ont délivré un même message. Ce qui les
différencie est leurs destinataires : Moïse est reçu par les Hébreux, Jésus par les
« gentils », c’est-à-dire les païens ; nous sommes donc en présence d’un double
« appel », adressé à deux catégories différentes de personnes. Mais le contenu de leur
enseignement est le même – sur ce point, le texte est explicite.
L’identité du message de Moïse et de Jésus explique que les Juifs n’aient pas besoin de
l’enseignement de Jésus : par Moïse, Dieu a déjà formulé ses préceptes ; pour les Juifs
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qui reçoivent Moïse, la nouveauté apportée par Jésus est donc minime – en tout cas
secondaire. C’est ce que confirme un autre passage, qui relativise les critiques émises par
Jésus à l’égard du judaïsme (Reconnaissances II.46.1-5) :

C’est pourquoi aussi notre Seigneur, lorsqu’il faisait des signes et des prodiges,
prêchait le Dieu des Juifs, et pour cette raison il est juste de croire à sa prédication
(...). Car un seul est le vrai Dieu, celui des Juifs, et c’est pourquoi notre Seigneur
Jésus-Christ enseignait qu’il fallait rechercher, non pas Dieu, qu’ils connaissaient
bien, mais son règne et sa justice, cette justice que les scribes et les Pharisiens,
ayant enlevé la clef de la connaissance, avaient enfermée non à l’intérieur, mais à
l’extérieur. Car s’ils avaient ignoré le vrai Dieu, assurément, il [Jésus] n’aurait
jamais laissé de côté cette connaissance-là, qui est la principale de toutes, pour les
accuser de fautes légères et insignifiantes, comme d’élargir leurs franges, de
revendiquer les premières places dans les banquets, de prier debout dans les
carrefours ou d’autres choses semblables, qui, assurément, en comparaison de ce
grief capital, l’ignorance de Dieu, paraissent menues et légères.

Pour les Juifs, Jésus peut servir à trouver le règne et la justice de Dieu, mis à mal par les
scribes et les pharisiens, mais il ne renouvelle pas l’enseignement reçu. Les paroles de
Moïse gardent toute leur validité. La continuité entre judaïsme et christianisme est donc
fortement soulignée par l’auteur de l’« Écrit de base ».
Si le message de Jésus n’est pas destiné aux Juifs, auxquels il n’apporterait rien de
fondamentalement nouveau, il est en revanche d’une importance considérable pour les
païens : ceux-ci ignoraient les préceptes de Dieu, qui ne leur avait pas été communiqués
jusqu’ici ; Jésus comble donc ce manque. Une telle conception prend acte du faible
rayonnement du judaïsme dans le monde païen – l’auteur part du principe que le message
de Moïse n’a eu aucun impact dans la société païenne. Grâce à Jésus, les païens savent
désormais « ce qu’il convient d’accomplir » et peuvent ainsi gagner le salut.
Qu’il parle des Juifs ou des païens, ce texte insiste sur l’accomplissement de préceptes.
Ce qui est attendu du croyant n’est pas avant tout la foi, car elle est un don divin ; c’est la
mise en pratique de la doctrine qui ressort de la volonté humaine, et c’est donc elle qui fait
la différence entre ceux qui seront sauvés et ceux qui ne le seront pas.
L’auteur ne dénie pas pour autant l’importance de la foi, mais
þ L’orthopraxie est la l’accomplissement des préceptes (en particulier la « règle de la
pratique juste des rites et
chasteté », et en particulier ne pas s’unir à une femme qui a ses
des préceptes ; l’orthodoxie,
règles [cf. Lv 15, 14 ; 18, 19] et les bains rituels) en est la finalité
en revanche, est la justesse
des croyances. première – sur ce point, le texte défend vigoureusement la
nécessité d’une « orthopraxie ». En un autre passage,
l’homme« pieux » est défini comme « celui qui accomplit les prescriptions de la Loi donnée
par Dieu » (Homélies, XI.16.2 ; cf. Reconnaissances, V.34.1).
Sur ce point, le texte cité n’est pas dénué de polémique contre ceux qui se contentent
d’appeler un maître « Seigneur », sans « conformer leur esprit à la juste doctrine », c’est-
à-dire sans commettre les actions attendues ; cette polémique est vraisemblablement
dirigée contre le christianisme orthodoxe, qui ne respecte pas les préceptes mosaïques.
Le message de Moïse et de Jésus, qui a été délivré à des catégories de personnes
différentes, est le même, mais cela signifie-t-il que tous ceux qui l’ont adopté devraient se
réunir dans une même communauté ? Sur ce point, la position de l’auteur est
singulièrement ouverte : les Juifs peuvent rester juifs, et les païens convertis au
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christianisme chrétiens, à une double condition – l’accomplissement effectif des préceptes


reçus, et le respect de l’autre « Maître de vérité » (Jésus pour les Juifs, Moïse pour les
païens convertis). Cette position singulièrement ouverte est une conséquence logique de
la théorie défendue par l’auteur : puisque c’est Dieu qui a caché Jésus aux Juifs et Moïse
aux païens, la séparation entre Juifs et chrétiens est le résultat de l’œuvre de Dieu ; les
hommes ne peuvent en être tenus pour responsables. Il n’en reste pas moins que l’auteur
considère que les judéo-chrétiens, qui reconnaissent l’identité de l’enseignement de Moïse
et de Jésus, sont supérieurs aux Juifs et aux chrétiens convertis du paganisme.

JÉSUS LE PROPHÈTE
La figure du Prophète de Vérité
La façon dont le roman pseudo-clémentin se représente les missions de Moïse et de
Jésus pose question : puisque l’enseignement qu’ils délivrent est fondamentalement
identique, d’où provient-il ? Comment expliquer la continuité et la compatibilité de leur
doctrine ?
Elle s’explique par la figure du vrai Prophète, le Prophète de vérité, qui est au cœur de
l’enseignement délivré dans le roman pseudo-clémentin. J’aimerais m’attarder un peu sur
cette figure, non seulement parce qu’elle reflète une représentation spécifique de Jésus,
mais aussi parce qu’elle n’a pas été sans répercussions : le manichéisme et l’islam, en
faisant de leurs héros fondateurs les « sceaux » de la prophétie, se situent dans l’héritage
direct de ce type de représentations.
Le Prophète de vérité est un personnage dont les qualifications sont les suivantes
(Homélies, II.6.1) :
Est Prophète de vérité celui qui connaît toutes choses en tous temps, celles du
passé comme elles ont été, celles du présent comme elles sont, celles du futur
comme elles seront. Il est exempt de faute et plein de piété.
La mission de ce Prophète est fondamentale : c’est lui qui transmet aux hommes la
connaissance véritable, et qui les guide sur le chemin de la vérité. Ce Prophète n’a donc
pas pour tâche première d’annoncer le futur, ni d’avertir du châtiment prochain, mais de
révéler ce à quoi l’homme ne peut avoir accès par lui-même (Homélies, II.6.2-9.1+12.3) :
Le propre du Prophète, c’est de révéler la vérité, comme le propre du soleil est
d’amener le jour. C’est pourquoi ceux qui ont jadis désiré connaître la vérié mais
n’ont pas eu la chance de l’apprendre de ce Prophète ne l’ont pas trouvée et sont
morts en la cherchant. Comment en effet celui qui cherche la vérité pourrait-il la tirer
de sa propre ignorance ? Même s’il la trouvait, ne la connaissant pas, il passerait
outre sans la voir, comme si elle n’existait pas. Ce n’est pas non plus par les soins
d’un autre, proclamant posséder une connaissance qu’il tire lui aussi de son
ignorance, qu’il pourra s’emparer de la vérité, excepté ce qui seul peut être connu
du fait de son caractère raisonnable – je veux dire, la vie qu’on mène et ce qui la
concerne, qui inspire à chacun, désireux de ne pas subir l’injustice, de ne pas la
commettre envers autrui. Tous ceux donc qui ont un jour cherché le vrai en croyant
qu’ils pouvaient le trouver par eux-mêmes ont été pris au piège. C’est ce qui
précisément est arrivé aux philosophes grecs et aux plus sérieux des Barbares (...).
Ce qui amène chaque individu, qui cherche à apprendre par lui-même, à adopter
une opinion, ce n’est pas du tout le vrai, mais le fait d’être satisfait. Il s’ensuit que
l’un se satisfait d’une chose et que l’autre en confirme une autre comme vraie. Mais
le vrai est ce que le Prophète juge tel, non ce qui plaît à chacun. Car si le fait d’être
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satisfait était identique au vrai, l’un serait multiple, ce qui serait impossible. (...) Il
faut donc, négligeant tout le reste, croire au seul Prophète de la vérité. Voici sa
pensée et sa prédication véritable : il y a un seul Dieu, le monde est son ouvrage ;
ce Dieu est juste et, un jour, rendra très certainement à chacun selon ses actes.

L’enseignement du Prophète de vérité vise donc à combler les manques de l’esprit


humain, incapable de concevoir ce qui touche aux choses invisibles. Il se substitue à la
philosophie, et, comme elle, vise à « illuminer les âmes » et à rendre les hommes
« capables de voir de leurs propres yeux le chemin du salut éternel » (Homélies, I.19.1),
en les informant sur les « choses divines et éternelles » (Reconnaissances, I.16.2). Le
Prophète est donc un guide précieux pour l’homme. Ses propos ne peuvent être soumis à
discussion. Comme le précise un autre passage (Homélies, I.19.5-6), « il faut » en effet
« croire (le Prophète) en toutes circonstances, (...) recevoir (toutes ses paroles) pour
certaines ». La parole du Prophète est donc infaillible, et cela parce qu’il « est pleinement
informé du jugement de Dieu » (Homélies, III.11.2). Si elle semble être erronée, c’est que
nous l’avons mal comprise, les limites de notre esprit rendant inéluctables les
mécompréhensions (Homélies II.11.2-3).
Tout cela serait relativement simple si le Prophète de vérité était une personne
historiquement identifiable, dont l’enseignement serait rapporté en un écrit précis. Mais le
vrai Prophète n’est pas une personne individuelle, située en un temps donné. Il s’agit
d’une figure éternelle – mais non divine –, qui se manifeste tout au long de l’histoire, par le
biais d’épiphanies : son enseignement est porté par des personnages historiques – ce que
les Homélies et les Reconnaissances expriment de la façon suivante :
Depuis le commencement de l’âge présent, il revêt des formes différentes en
changeant aussi de noms et traverse ainsi cet âge jusqu’à ce que, parvenu aux
temps qui sont les siens, après avoir été oint par la miséricorde de Dieu en raison
de ses peines, il possède pour toujours le repos (Homélies III.20.2).
Le vrai Prophète lui-même, courant depuis le commencement des temps dans le
monde présent, se hâte aussi vers le repos (Reconnaissances, II.22.4)
Pour identifier chacun de ceux en lequel ce Prophète s’incarne, Dieu a mis à disposition
des hommes les « annonces prophétiques » : si quelqu’un prédit un événement qui se
produit effectivement après, c’est le signe qu’il est le vrai Prophète (Homélies, II.9.2-11.1).
Encore faut-il toutefois que cette prophétie en soit une véritable ; pour cela, elle doit
répondre à trois critères. En premier lieu, il est nécessaire qu’elle « se constitu(e) sans
indice extérieur » (Homélies, III.11.3) ; la prophétie véritable n’est pas comparable à l’art
des médecins ou des astrologues qui, par une observation attentive de la réalité, arrivent à
prédire certaines choses ; le vrai Prophète est celui qui prophétise sans support visible, en
« contemplant en secret du regard sans limite de son âme » (Homélies, III.13.1). En
deuxième lieu, sa prophétie doit être claire, « explicite et univoque » (Homélies, III.12.2) et
ne pas avoir besoin d’un tiers pour être interprétée. En troisième lieu, le vrai Prophète doit
être constamment prophète ; il ne saurait être question qu’il soit de temps en temps habité
par l’Esprit, et de temps à autre non ; toute personne qui prend prétexte de l’absence de
l’Esprit pour expliquer une prophétie mensongère n’est qu’un faux prophète. Seul le
prophète qui proclame en permanence et sans support visible des prophéties explicites
peut être considéré comme une manifestation du vrai Prophète.
Une fois que le Prophète est identifié, il convient non pas de lui demander de prédire
l’avenir, mais « de (s’)attacher sans la moindre hésitation à tout le reste de son
enseignement et, confiant dans les espérances qu’il donne, mener une vie conforme à
notre jugement initial, dans l’assurance que celui qui a dit ces choses n’est pas homme à
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mentir » (Homélies, II.11.1). La réalisation des prophéties est donc un signe d’identification
du Prophète de vérité, mais l’essentiel de son enseignement ne réside pas dans l’annonce
du futur.
La première manifestation du Prophète de vérité est en Adam ; non qu’il ait prophétisé
l’avenir, mais comme il a été « enfanté par les mains de Dieu lui-même » (Homélies,
III.17.1), il possède nécessairement la prescience des choses divines ; c’est au titre de
Prophète véritable qu’il a donné un nom à tous les animaux, conformément à ce que
voulait le créateur (Homélies, III.21.1). La dernière manifestation du vrai Prophète est
Jésus, en qui le Prophète a trouvé le repos – voir les citations plus haut. Sa parole
contient la vérité salvifique et le sens véritable de la Loi (Homélies, III.54.1). Il est dit « Fils
de Dieu », dans la mesure où c’est le Fils de Dieu qui est à la source de la prophétie et qui
a « révélé à ceux qu’il veut » son enseignement (Homélies, XIII.13.4-5), mais il est clair
que ce titre n’implique pas que Jésus soit divin.
Tout au long du roman pseudo-clémentin, Pierre polémique en effet vigoureusement sur la
question de l’unicité de Dieu ; ces controverses l’amènent aussi bien à se distancer des
Grecs, dont le polythéisme est explicitement condamné, que des chrétiens qui distinguent
deux dieux, un créateur et un sauveur (gnostiques et marcionites) ; l’apôtre affirme
explicitement que Jésus n’a pas endossé le titre de Dieu (Homélies, XVI.15.2) et réfute les
textes utilisés dans l’Antiquité pour fonder la divinité de Jésus ; « Fils de Dieu » est à
comprendre plutôt dans le cadre d’une christologie angélologique ; il s’agirait d’une
puissance angélique, se transformant charnellement pour pouvoir communiquer aux
hommes (Homélies, XVII.16.6), mais il faut avouer que, sur cette question, le roman
pseudo-clémentin n’est pas de toute clarté.
Jésus constitue ainsi une figure importante, dans la mesure où il marque la fin de l’errance
du Prophète, autrement dit, sa dernière manifestation (Reconnaissances, I.48.6). Adam
inaugure donc le début de la prophétie, tandis que Jésus marque sa fin. On reconnaît,
dans cette représentation, la typologie Adam-Christ très largement attestée dans le
christianisme antique (cf. déjà Rm 5, 12-20).
Entre Adam et Jésus, le Prophète de vérité n’est pas resté silencieux, mais il s’est
manifesté à travers un certain nombre de personnes, parmi lesquelles se trouvent
Hénoch, Noé, Abraham, Isaac, Jacob (Homélies, XVII.4.3, XVIII.13.6) et Moïse. Tous ont
fait l’objet de « traitements injustes » (Homélies, I.12.1) ; comme le dit Clément, qui
imagine les reproches que Dieu pourrait adresser aux hommes « les hérauts risquent
jusqu’à la mort, et cela de la part des hommes qui sont appelés au salut » (Homélies,
I.11.12). Le mauvais sort accordé aux hérauts envoyés par Dieu – et dont la passion de
Jésus est une belle illustration – justifie que l’existence du vrai Prophète et son
enseignement soient tenus secrets, et réservée à ceux qui en sont dignes (Homélies,
I.12).
Parmi les Prophètes de vérité, il y a un absent notable : Jean-Baptiste. Ce dernier fait, en
effet, l’objet de vives critiques dans le roman pseudo-clémentin. Il a pour défaut majeur
d’être « selon l’ordre de la syzygie, le précurseur de notre Seigneur
Jésus » (Homélies, II.23.1). Cette « ordre » est expliqué en Homélies, « Syzygie » est
la transcription
II.33.2 par l’apôtre Pierre : « Nous voyons arriver toutes choses sous du terme grec
une forme double et opposée : d’abord la nuit, puis le jour, d’abord suvzugo~,
l’ignorance, puis la connaissance, d’abord la maladie, puis la guérison. « couple, paire »
Ainsi, c’est l’erreur qui apparaît la première dans le monde des
hommes, la vérité ne survient qu’ensuite, comme le médecin après la maladie ». Cette
règle fondamentale est issue d’une interprétation de divers passages de l’Ancien
Testament, notamment du récit de création et de la saga des patriarches. L’auteur du
roman pseudo-clémentin décèle dans ces textes des paires, et examine l’ordre des
9

éléments de ces paires, sur la base du principe d’interprétation, bien attesté dans
l’Antiquité, qui veut que tout détail des Écritures peut être porteur de sens (Homélies,
II.15.1-17.2).
Chacune de ces syzygies est composée de pôles complémentaires, mais opposés : de
même que la nuit s’oppose au jour, et l’ignorance à la connaissance, ainsi chacune des
paires est composée d’un individu élément positif et d’un élément négatif. L’identification
de l’élément positif ne fait pas difficulté : pour ce qui concerne la création, le pôle positif
précède le pôle négatif, mais, pour ce qui touche aux hommes, le principe est inversé,
pour forcer les hommes à chercher ce qui est juste. De fait, dans chacun des couples
relevés dans le roman pseudo-clémentin, le premier élément mentionné est négatif : Caïn,
« injuste », le « corbeau noir » du Déluge, identifié comme l’« esprit impur », Ésaü,
« impie », et Aaron, « grand-prêtre » et surtout sacrificateur – les sacrifices sont vivement
critiqués par l’auteur du roman pseudo-clémentin, comme indignes de la pureté de Dieu
(Homélies, II.44.2).... et Jean-Baptiste.
Ce dernier est le précurseur de Jésus, et donc forme le mauvais côté de la syzygie,
puisque le négatif précède le positif ; ce n’est pas pour rien qu’on dit de lui qu’il est « né de
femmes » ; Jean-Baptiste relève en effet de la prophétie des « enfants des femmes », qui
est une mauvaise prophétie, affichant des choses contradictoires, qui émet des propos
petits, promettant « de donner gratuitement la richesse terrestre d’à présent » (Homélies,
III.23.4) ; le prophète « né de femmes » n’est pas habité par la prophétie, à la différence
du prophète « fils d’homme » ; il s’agit, en somme d’un faux prophète. Jean-Baptiste, loin
de se rallier à Jésus, aura d’ailleurs lui aussi des disciples, mais il en aura trente, alors que
Jésus en aura douze apôtres – chiffes significatifs, puisque trente est un chiffre lunaire, et
douze un chiffre solaire (Homélies, II.23.1) ; or, la prophétie féminine est à la prophétie
masculine ce que « la lune (est au soleil), le feu à la lumière » (Homélies, III.22.1).
Les manifestations, ou épiphanies, du Prophète véritable, qui ont eu lieu d’Adam à Jésus,
sans passer par Jean-Baptiste, ne sont pas sans poser problème dans la mesure où la
Bible affirme qu’Adam a transgressé le commandement de Dieu en touchant à l’arbre du
jardin d’Eden ; les manifestations suivantes du Prophète de vérité ne sont pas moins
problématiques, tous les prophètes ayant à un moment ou à un autre, commis des fautes.
Or, comme nous l’avons signalé précédemment, le Prophète est « exempt de faute ». De
plus, Adam disposant de la préscience de Dieu, comment pourrait-il avoir eu besoin de
l’arbre de vie et du serpent pour bénéficier d’un savoir divin ? (Homélies, III.17-21).
Comment concilier ces contradictions ?

LA THÉORIE DES FAUSSES PÉRICOPES


La question est traitée dans le roman pseudo-clémentin à l’aide de ce qu’on appelle la
théorie des fausses péricopes. Cette théorie importante fait l’objet d’un long
développement, dans lequel l’apôtre Pierre discute de la stratégie à adopter pour vaincre
Simon le Mage. Ce long texte permettra de mieux comprendre le rôle du Prophète de
vérité et le système de référence du milieu producteur du roman pseudo-clémentin
(Homélies, II.38.1-44.4). C’est Pierre qui parle à Simon :

38 1 « En effet, les Écritures ont ajouté un grand nombre de mensonges hostiles à


Dieu pour la raison suivante: le prophète Moïse avait, suivant un avis de Dieu,
transmis la Loi, avec des explications, à soixante-dix hommes choisis, afin qu'ils en
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fassent eux-mêmes profiter ceux du peuple qui le voudraient. Peu de temps après,
la Loi, mise par écrit, accueillit certains ajouts et des mensonges hostiles au Dieu
unique, créateur du ciel et de la terre et de tout ce qu'ils contiennent ; le Mauvais
avait eu l'audace d'en être l'exécuteur pour une juste raison. 2 Et cela même s'est
fait conformément à la raison et à l'exercice du jugement, dans le but de dénoncer
les audacieux qui écoutent avec plaisir ce qui est écrit contre Dieu et de reconnaître
ceux qui, par attachement à Dieu, non seulement n'ajoutent pas foi aux paroles qui
lui sont hostiles mais ne supportent absolument pas de les entendre, quand bien
même elles se trouveraient vraies par hasard ; ils ont jugé beaucoup plus sûr de se
risquer à croire une parole de louange plutôt que de vivre avec une conscience
mauvaise à cause de paroles blasphématoires.

39 1 Ces péricopes hostiles à Dieu, ajoutées aux Écritures pour servir d'épreuve,
Simon, à ce que j'apprends, projette de venir les lire en public pour pouvoir
détourner de leur attachement à Dieu le plus de malheureux possible. 2 Or, nous ne
voulons pas dire en public que ces péricopes ont été ajoutées à nos Livres, car en
effrayant les foules ignorantes, nous ferions ce que veut Simon le mauvais lui-
même. 3 En effet, ces foules encore dépourvues de discernement nous fuiront
comme si nous étions des impies ; ou bien, dans la pensée que les péricopes
blasphématoires ne sont pas les seules être fausses, elles se détacheront de notre
doctrine. 4 C'est pourquoi nous sommes contraints de donner notre assentiment
aux fausses péricopes, quitte à mettre Simon dans l'embarras en lui posant à notre
tour des questions sur ces textes et à donner en privé aux gens bien disposés,
après avoir éprouvé leur foi, l'explication de ces péricopes qui parlent contre Dieu.
Cette explication n'emprunte qu'une voie unique et brève. La voici.

40 1 Tout ce qui est dit ou écrit contre Dieu est faux. Nous le disons sincèrement,
pas seulement par souci de louer la divinité, mais à cause de la vérité, comme j'en
donnerai sous peu la pleine assurance au cours de l'entretien. 2 C'est pourquoi,
mon très cher Clément, tu ne dois pas t'attrister de ce que Simon ait différé la
discussion du seul jour présent. 3 Car, prémuni aujourd'hui avant la discussion
concernant les péricopes ajoutées aux Écritures, tu ne dois avoir aucun doute
durant la discussion sur le Dieu unique, bon, créateur du monde ; tu seras même
étonné de voir, au cours de cette discussion, comment les impies, qui délaissent les
innombrables paroles des Écritures en faveur de Dieu, scrutent celles qui lui sont
contraires et ont plaisir à les rapporter. C'est ainsi que les auditeurs, en raison de
leur ignorance, croient ce qui est dit contre Dieu et sont exclus de son royaume. 4
Voilà pourquoi toi, instruit du mystère des Écritures sous prétexte de ce retard, tu y
auras gagné de ne pas commettre de faute envers Dieu et tu en auras une joie
incomparable ».

41 1 À ces mots, moi, Clément, je dis: « Je me réjouis sincèrement et je proclame


ma reconnaissance envers Dieu, auteur de tout bien ; il sait d'ailleurs lui-même que
je ne pourrai avoir d'autres pensées que celles qui lui soient en tout favorables. 2
C'est pourquoi ne suppose pas que je pose des questions parce que je douterais
de ce que tu as dit ou même de ce que tu diras ; c'est afin d'apprendre et de
pouvoir moi-même instruire une autre personne à l'esprit bienveillant qui serait
désireuse d'apprendre. 3 Dis-moi donc quels sont les mensonges ajoutés aux
Écritures et en quoi ils sont réellement des mensonges. » 4 Pierre
répondit: « Même si tu ne m'avais pas posé de questions, j'aurais moi-même,
suivant l'ordre de mon exposé détaillé, fourni la preuve que j'ai promise. Écoute
11

donc comment les Écritures professent un grand nombre de mensonges envers


Dieu ainsi que tu le trouveras en les lisant.

42 1 Ce que nous allons dire suffira comme exemple. Je ne crois pas, cher
Clément, qu'un homme, qui conserverait si peu que ce soit d'attachement pour Dieu
et de bonnes dispositions envers lui, puisse accepter ou même entendre ce qui est
dit contre lui. 2 Comment pourrait-il donner un maître unique à son âme et devenir
saint s'il a préjugé qu'il y a de nombreux dieux et non un seul ? Et même s'il n'y a
qu'un dieu, qui donc, le découvrant plein d'extravagances, s'attacherait à devenir
saint ? Il pensera que ce dieu, principe de toutes choses, ne blâmera pas, en raison
de ses propres extravagances, les fautes des autres.

43 1 Qu'on abandonne donc la croyance que le Maître de tout, créateur du ciel, de


la terre et de tout ce qu'ils contiennent, partage son pouvoir avec d'autres ou qu'il
mente. Car, s'il ment, qui dit la vérité ? Ou la croyance que Dieu mette à l'épreuve,
comme s'il ignorait. Car alors, qui possède la prescience ? 2 S'il se préoccupe et se
repent, qui possède l'intelligence parfaite et la constance dans son jugement ? S'il
est jaloux, qui est hors de toute comparaison ? S'il endurcit les cœurs, qui rend
sage ? 3 S'il rend aveugle et sourd, qui a donné la vue et l'ouïe ? S'il conseille de
spolier, qui donne la justice pour règle ? 4 S'il se moque, qui est sincère ? S'il est
impuissant, qui est tout-puissant ? S'il est injuste, qui donc est juste ? S'il crée le
malheur, qui fera le bonheur ? S'il fait le mal, qui fera le bien ?

44 1 S'il désire la grasse montagne, à qui appartient l'univers? S'il ment, qui dit la
vérité ? S'il habite dans une tente, qui est celui qui n'a pas de place ? 2 S'il désire
l'odeur de la graisse, des sacrifices, des victimes, des libations, qui donc se suffit à
lui-même, qui est saint, qui est pur, qui est parfait ? Si les lampes et les chandeliers
le réjouissent, qui a disposé les lumières dans le ciel ? 3 S'il se trouve
ordinairement dans l'obscurité et les ténèbres, dans l'ouragan et la fumée, qui est
lumière et illumine le monde immense ? S'il avance au milieu des trompettes et des
cris, des traits et des flèches, qui sera le calme de toutes choses que l'on attend ? 4
Si lui aime les guerres, qui désire la paix ? Si lui crée le mal, qui est l'auteur du bien
? Si lui est dénué d'amour, qui aime les hommes ? Si lui n'est pas fidèle à ses
promesses, à qui se fiera-t-on ? 5 Si lui aime les méchants, les adultes et les
meurtriers, qui sera un juste juge ? Si lui se repent, qui sera constant ? Si lui choisit
les méchants, qui accepte les bons ?

Au centre des propos de Pierre réside la conviction que les Écritures contiennent des
mensonges ; elles ne sont donc pas infaillibles. La source de cette corruption est
succinctement exprimée au début du texte : elle est due au passage de la révélation de
l’oralité à l’écriture. L’enseignement formulé par Moïse – épiphanie du Prophète de vérité –
n’est en effet pas en cause, mais sa transmission par ses successeurs ; Moïse a, comme
demandé par Dieu, transmis la Loi avec ses explications – la Loi orale – à un certain
nombre de personnes, dont il y a tout lieu de croire qu’elles n’ont pas été choisies par
hasard, puisqu’elles devaient choisir à qui la transmettre. Cette transmission est d’ordre
ésotérique : elle se fait de maître à disciple. La Loi ainsi transmise a été mise par écrit
dans une situation énigmatique : le texte ne précise pas par qui elle l’a été, puis a été
corrompue par « des ajouts et des mensonges hostiles au Dieu unique, créateur du ciel et
de la terre et de tout ce qu’ils contiennent ».
L’auteur de ces ajouts est, en revanche, explicitement identifié : il s’agit du Mauvais –
autrement dit du Diable ; loin d’être un accident désastreux, la corruption des Écritures fait
12

partie du plan divin : elle permet d’être certains de la fidélité à Dieu du chrétien ; en effet,
les passages erronés des Écritures peuvent séduire des chrétiens et les encourager, par
exemple, à défendre l’idée qu’il y a plusieurs dieux ; les chrétiens qui se laissent ainsi
détourner de la vérité ne seront pas sauvés ; seuls ceux qui éprouvent un véritable
« attachement envers le vrai Père » (Reconnaissances, II.18.7), et, en conséquence, ne
se laissent pas duper par les mensonges des Écritures, accéderont au Royaume.
Autrement dit, les Écritures contiennent des pièges visant à éprouver la foi de ceux qui les
lisent. Il s’agit d’un texte à dimension ésotérique, qui dupe ceux qui ne sont pas aptes à le
comprendre.
Le rôle de test que jouent ces passages mensongers a un corollaire important : il n’est pas
question de les supprimer des Écritures, de procéder en quelque sorte à une édition
expurgée des textes fondateurs ; au contraire, leur maintien est indispensable, pour
évaluer la foi des chrétiens ; il n’est pas non plus possible d’annoncer au grand nombre
l’existence de ces fausses péricopes. L’embarras de Pierre est sur ce point révélateur : il
ne peut en public exposer son principe herméneutique, car le risque est double : ou bien
paraître « impie » à ceux qui adoptent intégralement les Écritures – et qui sont dupés par
le diable – ou ouvrir la porte à un rejet des Écritures – ce qui serait tout aussi
dommageable ; d’où la nécessité de n’exposer la théorie des fausses péricopes qu’en
privé.
La falsification des Écritures est limitée : la Loi n’a pas été tronquée, mais seulement
complétée. Le croyant doit donc ne pas hésiter à refuser l’autorité de certains passages.
Mais sur quelle base peut-il trier entre le bon grain et l’ivraie ? Il ne peut recourir à un
principe tiré des Écritures elles-mêmes – car comment savoir qu’il ne s’agirait pas d’un
passage corrompu ? Il ne peut non plus se fonder sur ses propres capacités. L’homme
peut en effet tirer ce qu’il veut des Écritures : « Si l’on invente à son gré une doctrine qu’on
jugera plausible, et si l’on scrute ensuite les Écritures, on réussira à en tirer de nombreux
témoignages en faveur de la doctrine de son invention » (Homélies, III.6.9). Il faut donc
qu’un principe extérieur vienne définir l’interprétation des Écritures. Ce principe n’est autre
que le Prophète de vérité : son enseignement infaillible permet de trier ce qui est vrai et
faux dans les Écritures.
Le croyant se heurte toutefois ici à une difficulté considérable : la dernière émanation du
Prophète de Vérité, Jésus, ayant disparu, comment a-t-il accès à sa parole ? Une
possibilité serait bien entendu d’avoir accès à son message par le biais de visions et de
révélations, mais cet accès à l’enseignement du vrai Prophète est clairement rejeté dans
le roman pseudo-clémentin : seul les mauvais démons apparaissent aux hommes
(Homélies, XVII.16.6) ; car pour les humains, la « forme non charnelle » de Dieu ou du Fils
est inaccessible ; c’est pour protéger les hommes que Dieu et son Fils ne procèdent pas à
des visions et des révélations qui pourraient les mettre en danger « à cause de l’intensité
de la lumière dont (leur forme) resplendit » (Homélies, XVII.16.2).
Les croyants n’ont donc d’autre choix que de se tourner vers les disciples du dernier
Prophète de vérité. Jésus leur a en effet transmis son enseignement, non de façon claire,
mais de manière ésotérique : il parlait « comme à un peuple capable de comprendre »,
supposant de son auditoire la capacité d’élucider les difficultés qui pouvaient se présenter
« grâce à un effort de l’âme » (Homélies, XVII.6.2-3) ; lorsque les disciples ne
comprenaient pas ce qu’il disait – ce qui n’arrivait qu’exceptionnellement –, ils pouvaient
bénéficier d’un complément en privé ; de la sorte, les disciples peuvent prétendre avoir
intégralement compris le message de Jésus (Homélies, XVII.6.6), et être aptes à le
diffuser à ceux qui en sont dignes. Parmi les disciples de Jésus, Pierre joue, dans le
roman pseudo-clémentin, un rôle prééminent ; c’est grâce à lui que Clément de Rome,
futur évêque de Rome, aura connaissance de l’enseignement du Prophète de vérité, ce
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qui lui permettra, par la suite, de le mettre par écrit. En somme, le cheminement de
l’enseignement de Jésus est similaire à celui de Moïse : diffusion de bouche à oreille, puis
mise par écrit – à ceci près que le roman n’évoque pas explicitement de contamination de
la révélation du dernier Prophète de vérité...
Dans son enseignement, le vrai Prophète ne procède pas à un commentaire détaillé de
toutes les péricopes des Écritures, même si Jésus a réfuté précisément un certain nombre
des mensonges au sujet de Dieu qui figurent dans les Écritures (Homélies, III.55-57). Il
donne aux hommes des principes qui permettent ensuite de procéder à l’exégèse des
textes scripturaires.
Dans le texte cité, ces règles sont affirmées à deux reprises, tout d’abord de façon
générale : « Tout ce qui est dit ou écrit contre Dieu est faux », puis de manière plus
précise : « Tu ne dois avoir aucun doute (...) sur le Dieu unique, bon , créateur du
monde ». Ces injonctions correspondent à la quintessence de l’enseignement du
Prophète, tel que défini dans les Homélies, II.12.3 : « il y a un seul Dieu, le monde est son
ouvrage ; ce Dieu est juste, et, un jour, rendra très certainement à chacun selon ses
actes ». Ce qui permet de distinguer les fausses péricopes est donc leur contenu
doctrinal : si un passage des Écritures n’est pas conforme à ce que dit le Prophète
véritable, alors c’est qu’il est falsifié ; l’enseignement du Prophète de vérité est ainsi un
principe herméneutique, invariant, permettant la juste interprétation des Écritures. Cette
règle d’interprétation vise à protéger Dieu, mais aussi ses prophètes. Autrement dit, tout
texte parlant mal de ceux qui ont délivré l’enseignement divin aux hommes est
nécessairement falsifié.
L’enseignement du Prophète de vérité fournit donc un critère permettant de déceler dans
les Écritures tous les mensonges du Diable, parmi lesquelles on trouve, sans surprise, les
anthropomorphismes, complaisamment énumérés par Pierre. C’est lui, le prophète de
vérité, qui, par son infaillibilité, donne autorité aux Écritures qui ne peuvent prétendre par
elles-mêmes qu’à une autorité limitée.
Pour surprenante qu’elle puisse paraître, cette théorie des fausses péricopes n’est pas si
éloignée de cela des conceptions du christianisme orthodoxe. L’interprétation des
Écritures n’a en effet jamais été pensée comme une évidence, mais comme un processus
délicat, dans lequel le croyant doit se méfier des nombreux écueils qui se dressent devant
lui.

Pour un grand exégète comme Origène (IIIe siècle), auteur du plus ancien traité
d’herméneutique scripturaire conservé, le Traité des Principes, l’Écriture contient des
invraisemblances et des ambiguïtés, mais celles-ci sont voulues par Dieu,. Pour lui,
l’Écriture contient un enseignement surtout sur le Père, le Fils et l'Esprit saint, mais aussi
sur les mystères relatifs au Fils de Dieu (incarnation, passion) , un enseignement sur les
créatures douées de raison, tant célestes que terrestres, sur la diversité des âmes et sur
ce qu'est ce monde-ci, sur son origine. Les Écritures, comme le Prophète de vérité, parlent
donc des choses « d’en haut ».
Ce que les Écritures disent de ces sujets n’apparaît toutefois pas immédiatement, car les
Écritures ne sont pas faciles à interpréter, et le croyant peut errer lorsqu’il part à la
recherche du sens spirituel – c’est-à-dire du sens véritable – de ces textes. Mais, là où le
roman pseudo-clémentin discerne des pièges diaboliques, Origène distingue des
difficultés glissées dans les Écritures par l’Esprit Saint ; elles ne visent pas à égarer le
croyant, mais à le pousser à ne pas s’arrêter à la surface du texte. Dans cette quête du
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sens véritable des Écritures, le fidèle est guidé par des principes externes aux Écritures,
et, en particulier, par la règle de foi.
L’herméneutique mise en place par le roman pseudo-clémentin est proche de celle de
ceux que l’on appelle les proto-orthodoxes. Elle permet de résoudre les difficultés des
Écritures. Pour revenir à Adam, puisque son enfantement de Dieu atteste qu’il est
Prophète de vérité, il n’a pu violer la Loi de Dieu, comme l’affirme Pierre dans les
Homélies, II.52.1-3 qui, au passage, donne une liste des Prophètes de vérité ayant suivi
Moïse et corrige, à leurs propos, l’enseignement scripturaire :

C’est avec raison que, allant au-devant des sentiments impies, je ne crois rien de
ce qui est contraire à Dieu ou aux justes qui sont mentionnés dans la Loi ; j’en suis
persuadé, Adam ne commettait pas de transgression, lui qui fut conçu par les mains
de Dieu ; Noé ne s’enivrait pas (Gn 9, 21), lui qui a été trouvé l’homme le plus juste
du monde entier ; Abraham n’était pas uni à trois femmes en même temps (Gn 16,
3 ; 17, 15 ; 25, 1), lui dont la tempérance lui a valu d’avoir une nombreuse
postérité ; Jacob non plus n’avait pas de rapports intimes avec quatre femmes (Gn
29, 23, 28 ; 30, 4, 9), dont deux étaient même sœurs, lui qui a été le père de douze
tribus et a annoncé la venue de notre Maître ; Moïse n’était pas un meurtrier (Ex 2,
12) et ce n’est pas auprès d’un prêtre des idoles qu’il apprenait à juger (Ex 2, 16s. ;
cf. Ac 7, 22), lui qui a été le prophète de la Loi de Dieu pour le monde entier et dont
on a témoigné qu’il a été, par la droiture de sa pensée, un intendant fidèle.

Dans tous ces cas, le roman pseudo-clémentin procède à une censure du récit : les
passages incriminés sont des fausses péricopes, qui n’ont de valeur que pour tenter les
mauvais croyants. Les théologiens proto-orthodoxes, comme Irénée ou Origène, ne vont
pas procéder de même, tout en affichant un embarras certain face à ces récits immoraux.
Ils vont plutôt recourir à des procédures d’interprétation qui vont leur permettre de
résoudre les difficultés. Se situant dans l’héritage du judaïsme, ils favorisent le
remplacement d’un mot par un autre, l’inversion du temps des verbes ou de l’ordre des
versets, l’interprétation symbolique etc. – toutes procédures légitimées par la nécessité de
rendre les Écritures conformes à la règle de foi léguée par la tradition.

La figure du Prophète de Vérité, ainsi développée par le roman pseudo-clémentin, a été


reprise par le manichéisme comme par l’islam – où l’on retrouve aussi l’idée que les
Ecritures ont été falsifiées. De fait, et Mani et Mahomet ont été en contact avec des
croyants judéo-chrétiens, qui ont pu leur transmettre leurs représentations. Le
manichéisme a-t-il inspiré l’islam ? On peut en douter, tant ces deux religions sont
différentes, mais certains savants ont noté d’étranges parentés (notamment la valorisation
du chiffre 5 dans l’islam, alors que ce chiffre est central dans le manichéisme). La question
des filiations des religions est toujours délicate, mais il n’est pas invraisemblable que la
doctrine du Vrai Prophète ait pu passer à l’islam directement de groupes judéo-chrétiens
et aussi par l’intermédiaire du manichéisme.

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