Attachement, Blocage, Blindage: Cahiers D'études Africaines
Attachement, Blocage, Blindage: Cahiers D'études Africaines
Attachement, Blocage, Blindage: Cahiers D'études Africaines
Liliane Kuczynski
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/10552
DOI : 10.4000/etudesafricaines.10552
ISSN : 1777-5353
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 7 avril 2008
Pagination : 237-265
ISBN : 978-2-7132-2141-5
ISSN : 0008-0055
Référence électronique
Liliane Kuczynski, « Attachement, blocage, blindage », Cahiers d’études africaines [En ligne],
189-190 | 2008, mis en ligne le 08 avril 2011, consulté le 01 mai 2019. URL : http://
journals.openedition.org/etudesafricaines/10552 ; DOI : 10.4000/etudesafricaines.10552
sociologues8. Cette tendance n’a fait qu’accroître en leur sein les offres
d’efficacité immédiate dans la résolution des conflits au quotidien.
La visite à un (ou plusieurs) marabout(s) constitue d’ailleurs le plus
souvent le maillon d’une chaîne des recours que chaque consultant forge
selon ses rencontres et ses besoins, dans la complémentarité ou la succes-
sion. Ainsi, Astou trouve-t-elle dans la divination d’un marabout la confir-
mation du diagnostic de son gynécologue concernant sa stérilité, tout en
projetant de se rendre à Lourdes. Ainsi, pour mettre fin au comportement
désordonné, selon elle, de sa fille, Zohra consulte-t-elle un marabout pari-
sien après avoir rendu visite à un cheikh au Maroc dont elle fait suivre le
traitement à sa fille. Ainsi, pour apaiser la crise très aiguë que traverse son
couple, Berthe s’adresse-t-elle au curé de sa paroisse en même temps qu’à
un marabout. Ces itinéraires complexes, très personnels, largement identifiés
dans le domaine médical9 sont aussi fréquents dans tout ce qui relève des
difficultés inexplicables et des incertitudes du quotidien. Ce pluralisme
couvre un large spectre, variable selon les consultants, qui va, le plus sou-
vent sans solution de continuité ni hiérarchie, du religieux au médical, du
soin par les plantes ou par des psychothérapies de formes classique ou alter-
native à des pratiques ésotériques.
Les marabouts sont donc, parmi d’autres spécialistes, les témoins privilé-
giés des tensions, des inquiétudes, des défiances qui traversent la société
française contemporaine dans son ensemble, bien au-delà des populations
immigrées. Il est certes possible d’identifier des questions particulières à
ces dernières : celles relatives notamment aux papiers de séjour, celles
dévoilant la condition malheureuse de femmes épousées au pays, en Algérie
ou au Maroc qui, transplantées brusquement dans un monde dont elles ne
savent rien, confinées dans la solitude parisienne, ne comprennent pas le
comportement parfois très libre de leur mari ; la visite au marabout est alors
leur seule source d’interprétation et de réconfort. Les questions les plus
douloureuses témoignent des liens toujours très forts et souvent ambivalents
entretenus avec le pays d’origine et la parenté qui y est restée. Si tout ce
que fait Wahid à Paris échoue, n’est-ce pas parce que sa famille agit dans
l’ombre et à distance pour le faire revenir au Maroc ? Si le mari de Lucia
a brusquement changé de comportement, n’est-ce pas parce qu’au pays, ses
parents, opposés à ce mariage, ont tout fait pour briser le couple ? Et pour
Ernestine qui souhaite rentrer aux Antilles et y ouvrir une boutique, il paraît
vital de protéger son projet contre l’envie possible de ses proches. Entre
tentative d’émancipation individuelle et soumission au groupe, c’est toute
la complexité et les multiples « avatars de la dette communautaire »10 qui
viennent s’exprimer dans les cabinets des marabouts, lorsque, pour ceux
qui n’en ont pas mis clairement en question l’emprise, celle-ci se traduit
par des échecs incompréhensibles, des maux physiques ou des craintes
engendrant des demandes de protection.
Mais, à côté de ces demandes et plaintes spécifiques, celles qui se font
le plus souvent entendre sont communes à l’ensemble des consultants, sans
distinction d’origine et s’expriment en des termes semblables. Le travail est
l’une des questions majeures : perte d’emploi, stages à répétition, précarité,
difficultés d’insertion, de progression, de titularisation, changements d’orien-
tation, conflits avec ses collègues, ses supérieurs, autant d’expériences dou-
loureuses dont les marabouts entendent quotidiennement le récit. Cependant
la question la plus fréquente concerne la cohésion du couple et de la famille
dans ses multiples déclinaisons : amour, sexualité, entente entre les généra-
tions, inquiétude sur la fragilité des relations, etc. C’est sans doute pour
cette raison que certains marabouts se sont déclarés spécialistes des pro-
blèmes d’amour, ou encore « amoureulogue » (selon la publicité de l’un
d’eux), et que l’une des formules récurrentes de ces petites cartes par les-
quelles ils se sont fait connaître promet le « retour immédiat de l’être aimé ».
Effet de la modernité parisienne ? Rien n’est moins sûr. Dès le Xe siècle,
on trouve dans le Ghâyat al-hakîm (L’objectif du sage), ouvrage écrit par
un auteur andalou au nom controversé, souvent présenté comme pseudo,
Maslama al-Majrîtî, un grand nombre de recettes de charmes et des talis-
mans figuratifs d’amour/haine composés en relation avec des coordonnées
astrales. Cette référence historique centrale montre que les problèmes
d’amour sont un grand classique de la magie islamique11. Il en est de même
d’une autre action pour laquelle les marabouts sont également très sollicités :
assurer la prospérité commerciale. Si elle s’applique au commerce contem-
porain, elle n’en est pas moins l’un des travaux maraboutiques les plus
anciennement attestés puisqu’on en trouve la trace dans l’histoire de la ville
de Djenné (Mali)12. Cette association du religieux et du commercial rappelle
le lien très ancien existant, en Afrique de l’Ouest, entre marchands et lettrés,
fondement de l’expansion de l’islam dans cette région. L’on trouve donc
dans les compétences prêtées à ces spécialistes de la magie islamique de
grandes constantes. Cependant cette constatation va de pair avec une carac-
téristique majeure de la « science des secrets » (asraria, lasrari, termes
dérivés de l’arabe ‘ilm al-asrâr) transmise aux marabouts par leur maître
ou échangée avec leurs pairs : son adaptabilité. La même recette (fa’ida)
se prête à de nombreuses interprétations et peut s’adapter à toutes sortes
de situations, de formulations et de contextes. On peut alors considérer que,
passant de l’Afrique à la France, et fréquentant à Paris de multiples milieux
11. Merci à Constant Hamès pour cette information. Voir son article dans ce numéro.
12. Selon le Târikh al-sudan (XVIIe siècle), la prospérité de la ville de Djenné et de
ses commerçants aurait été assurée par les actions et prières de lettrés de la ville.
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15. Contrairement au jet de cauris. Le listikhar (arabe istikhâra) est issu de l’incuba-
tion grecque.
16. D’au moins une nuit, nécessaire au rêve.
17. Littéralement « association » (de l’islam avec d’autres pratiques). L’un des théo-
logiens qui a inauguré cette condamnation est le hanbalite Ibn Taymiyya (1263-
1328).
18. Le terme ruqiya est dérivé de la racine arabe signifiant faire des incantations.
Sur les usages de la ruqiya dans les débuts de l’islam, voir HAMÈS (2007 : 37-
40). Voir aussi la description de la formation et des pratiques d’un guérisseur
pratiquant la ruqiya dans KHEDIMELLAH (2007).
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« Malheureusement nous vivons une époque où ces trois affections : djinns, sorcelle-
rie et mauvais œil, prennent des proportions considérables. Les sorciers et charlatans
se multiplient tandis que les praticiens de la voie d’Allah sont rares. Il est donc
de notre devoir de prévenir les populations contre ces fléaux, de leur donner les
moyens de se protéger et de se soigner dans la mesure du possible, et de former
des praticiens aux méthodes agréées par l’Islam » (Ben Halima & Leila 2003)20.
Les requêtes faites aux marabouts témoignent d’un double souci : d’abord
comprendre, connaître ce que sera l’avenir (d’une demande, d’une relation,
d’un projet). C’est en effet l’incertitude, mais aussi l’incompréhension
devant une situation inédite, l’impuissance devant de brusques changements,
22. C’est le titre de l’émission que fit, dans les années 1994-1995, un marabout sur
les ondes d’une radio de la bande FM.
23. Les termes par lesquels sont désignés les personnes et les actes relatifs à l’inter-
vention des marabouts sont toujours euphémiques.
246 LILIANE KUCZYNSKI
24. L’attachement excessif de leurs clients à un homme ou une femme qu’il s’agirait
de faire revenir à tout prix, ne manque pas de troubler bien des marabouts même
si, gagne-pain oblige, certains accèdent à ces désirs.
25. Dans l’islam maraboutique, les lieux souterrains, les seuils, les endroits très fré-
quentés tels les marchés sont les repaires privilégiés des génies.
26. C’est le français qui sert de lingua franca à la pratique maraboutique en France.
MARABOUTS OUEST-AFRICAINS EN RÉGION PARISIENNE 247
27. C’est d’ailleurs le terme « attacher » qu’emploient les lycéens dont les propos
et pratiques sont analysés dans GIBBAL (1974 : 641).
28. La sourate CXIII, 4, condamne les « souffleuses dans les nœuds ». Certains mara-
bouts utilisent cependant cette pratique, dont l’effet est censé être plus rapide
que la fabrication d’amulettes. On retrouve ici le souci du gain de temps imposé
par le contexte parisien — qui a cependant son revers car les actions rapides
sont réputées peu durables.
248 LILIANE KUCZYNSKI
bòcy$́, littéralement bò, objet dont la puissance est activée par un traitement parti-
culier et cy$́, enveloppe corporelle du mort, son cadavre.
bòcy$́ désigne toute représentation humaine sculptée, et est toujours considérée
comme une chose-dieu1, à la fois singulière mais reproductible, dont la puissance
tient plus à sa présence qu’à ses facultés de représentation.
1. Voir Jean BAZIN, « Retour aux choses-dieux », in C. MALAMOUD & J.-P. VERNANT
(dir.), Corps des dieux (Le temps de la réflexion), 7, pp. 253-273, 1986.
MARABOUTS OUEST-AFRICAINS EN RÉGION PARISIENNE 249
29. Qu’on pense, par exemple, au nouage de l’aiguillette, maléfice connu dans la
tradition européenne médiévale, visant à rendre un homme impuissant.
30. Version ouest-africaine de l’arabe djinn.
31. Mais dans certains cas particulièrement récalcitrants, lorsqu’il s’agit de faire du
mal, ce sont des djinns peu recommandables qui sont invoqués, avec une demande
de pardon faite à Allah, voir un exemple dans KUCZYNSKI (2007).
32. Il s’agit du nom propre de la personne et non de son patronyme.
33. Ils ne coïncident souvent pas avec les orifices du corps humain, et le degré
d’efficacité de chaque point (cerveau, os, moelle, etc.) varie selon les marabouts.
MARABOUTS OUEST-AFRICAINS EN RÉGION PARISIENNE 253
amis français qui souvent en ignorent tout, contre des gestes anodins en
apparence qui pourraient leur nuire : oublier un vêtement, donner inconsidé-
rément son nom à une personne dont on n’est pas sûr...
Dans ce « champ de forces » que constitue l’univers, la personne est
donc soumise à une multitude d’influences, positives ou négatives, qui la
font agir. Même hors de toute atteinte caractérisée, elle est en permanence
sous surveillance, éminemment vulnérable. Son équilibre est toujours menacé,
toujours précaire. L’attaque occulte, quelle que soit sa cause, ne fait que
précipiter la victime dans le déséquilibre et la dépossession de soi : « Vous
êtes hors de vous-même », déclare Guirassy à une consultante dont il a
décelé l’envoûtement ; « Il est très perturbé dans sa personnalité, il est
décontenancé, il ne se sent pas à l’aise, ce n’est pas du tout de son vouloir »
ou encore « il perd sa conscience34, tout est fait pour le déstabiliser, pour
le rendre inexistant », dit-il d’un homme atteint par un mauvais sort. Cette
fragilité quasiment structurelle de la personne explique la multiplicité et
l’intensité des attaques dont elle peut être l’objet.
Mais quels sont, à Paris, les agents de ces actions occultes ? Si l’on
compare l’éventail des causes de malheur évoquées par les marabouts en
Afrique de l’Ouest avec celles qui prévalent en France, on constate que
certaines sont en voie de disparition. C’est le cas en particulier de l’action
néfaste de la lune, des étoiles ou du vent, c’est-à-dire de la nature elle-
même, dont il est fait peu de cas à Paris. Il en est de même pour la trans-
gression d’un interdit, sans doute en raison de la variété des systèmes de
référence dont les marabouts perçoivent l’existence chez leurs consultants.
Les sorciers « mangeurs d’âme », êtres mauvais en eux-mêmes35, sont éga-
lement assez rarement incriminés ; d’ailleurs les termes de « sorcellerie »,
« ensorcellement » font très peu partie du vocabulaire des marabouts pari-
siens. Seuls quelques marabouts mettent en avant ces sorciers dont il font
une cause redoutable et fréquente de malheur, en les comparant sans ambi-
guïté à des vampires ; ainsi l’un d’eux reproduit à Paris comme aux Antilles,
où il a fait de fréquents séjours, un cadre sorcellaire directement issu de
sa culture peule ; pour lui, c’est une même entité maléfique nocturne et noire
qui peut sévir en tout lieu, qu’on la nomme sukunya en pular, « sorcier » en
français, « engagé » ou « mauvais vivant » aux Antilles36. Cette éclipse des
sorciers en milieu urbain a déjà été maintes fois remarquée (Fassin 1992 :
139 et sq.)37, attribuée notamment à l’affaiblissement, dans ce cadre, des
régulations lignagères, à l’islam qui les combat, au poids de la justice
moderne. Concernant Paris, il est vrai que ceux des marabouts qui évoquent
les sorciers sont parmi les moins islamisés. Mais outre ces explications, il
faut noter des glissements de vocabulaire entre sorcellerie et envoûtement,
Il est impossible, dans le cadre de cet article, de décrire en détail tous les
procédés mis en œuvre par les marabouts pour la seconde phase de l’action
qu’ils proposent : réduire l’infortune après en avoir déterminé la cause. Pré-
cisons que, de même que certains consultants se contentent d’une divination,
d’autres ne se soucient guère de cette première phase et sont entièrement
tendus vers la résolution de leur problème.
On se contentera de mentionner la fabrication de diverses formes de
talismans pour laquelle plusieurs types de connaissance sont nécessaires :
celle des moments favorables, celle des noms d’Allah, d’anges et de djinns
à invoquer, celle des versets à utiliser, à écrire, celle des procédures ésoté-
riques de calcul (abadjada), celle des végétaux et matières minérales ou
animales à adjoindre aux écritures. À propos de l’écriture, il faut noter que,
de même que les djinns sont réputés agir sur la personne, en bien ou en
mal, de même les versets et la lettre coranique sont, dans l’occultisme
musulman, réputés capables de mouvoir le monde et ses créatures. La part
de l’écrit et celle des autres matières est variable selon les marabouts.
Comme on peut s’y attendre, le milieu parisien n’est pas toujours favorable
à ces créations artisanales et les marabouts s’efforcent, parfois avec diffi-
culté dans bien des domaines, de pallier le manque de tel produit, de telle
plante45. L’une des évolutions les plus marquantes à Paris est la prédomi-
nance de l’écrit sur l’usage de matières introuvables dans ce contexte.
Les mêmes procédés sont utilisés pour confectionner non des talismans
à porter sur soi, à placer dans tel endroit de sa maison, à jeter dans l’eau
courante, ou encore à brûler, mais des lotions (« bains ») que le consultant
doit se passer sur le visage ou le corps selon les cas, et plus rarement des
potions.
Le « travail » comporte aussi la prescription faite au consultant d’of-
frandes sacrificielles (sadaqa), pratique fréquente mais seulement tolérée
par l’islam. Le but de ce sacrifice est de « donner la route », d’« accélérer
le processus ». Ainsi Sakho propose-t-il à sa consultante qui ne parvient
pas à obtenir un prêt immobilier d’apporter à la mosquée de Paris trois
kilos de sept fruits différents ; mais la destination de l’offrande peut sortir
totalement d’un contexte musulman. Dans le domaine du sacrifice, l’évolu-
tion du rituel est sensible : tenant compte de la législation française en
matière d’abattage, de l’horreur du sang que manifestent la plupart de leurs
clients d’origine française, de la difficulté à se procurer un animal vivant
en ville, de nombreux marabouts remplacent le sacrifice animal (coq, mou-
ton) par celui de fruits, de lait, de tissu, de papier, d’argent46. L’établisse-
ment des équivalences s’accompagne d’une certaine spiritualisation, où plus
45. Sur le contenu des talismans et des textes employés, voir HAMÈS (1997).
46. Toutes matières qui, par ailleurs, sont bonnes à sacrifier : c’est en principe la
divination qui indique le type d’offrande nécessaire.
258 LILIANE KUCZYNSKI
portées très serrées contre la poitrine ou autour du cou, par les bains puri-
ficateurs et protecteurs, qui est le support de ce travail de délivrance.
Les expressions employées pour définir ces actions évoquent tout à fait la
représentation du corps-forteresse qu’on trouve chez Ghazzâli, auteur du
e
XII siècle dont la pensée a amplement influencé les pratiques marabou-
tiques : comme une forteresse assiégée, il doit être défendu contre ses enne-
mis et ses portes doivent être gardées.
Bien sûr, selon une dialectique subtile du bien et du mal, l’« attache-
ment » qui a été réalisé contre la personne du consultant pourra être réalisé
à son profit sur une tierce personne. Ainsi Sakho propose à Myriam de
fabriquer un cadenas pour « attacher » sa maîtresse de stage qui refuse
depuis des semaines de lui signer son contrat.
Enfin le travail vise à restaurer l’« équilibre » et la « stabilité » de la
personne, anéantissant l’effet des accidents et des désordres qui bouleversent
sa vie. Ce souci de la personne elle-même explique que les marabouts
détournent leurs consultants du désir de connaître l’auteur du maléfice qui
les accable — l’un des autres objectifs de cette position étant, bien sûr, la
médiatisation de la violence : « Il vaut mieux s’occuper de la personne que
de savoir qui a fait ça », affirme Guirassy. Sans doute, aussi, ce repli est-
il une conséquence de la difficulté, dans le contexte complexe d’une grande
ville, à déterminer un coupable alors que chacun appartient à des réseaux
multiples de relations. Centrer l’action sur la personne n’empêche cependant
pas la prise en compte de tout son entourage : à travers elle, il s’agit, comme
le dit encore Guirassy, de « maintenir des familles au bord de l’éclatement ».
Cette restauration repose, en outre, sur un art de la « mesure » et de la
« limite » : faire un usage immodéré d’un « bain », de même que, pour le
marabout lui-même, accéder aux demandes excessives de certains clients47
risque d’avoir un effet contraire au but recherché. On retrouve ici les pro-
priétés bien connues du pharmacon, à la fois bénéfique et maléfique.
Même si, dans la réalité de leur comportement, certains consultants se
montrent sourds à cette mise en avant des limites et avides d’assouvir coûte
que coûte leur désir, on peut apprécier combien ces termes d’« équilibre »,
de « stabilité », de « mesure » appliqués à la personne, entrent en résonance
avec les buts de maintes pratiques contemporaines visant le bien-être indivi-
duel et le développement personnel.
Mais, au-delà de cet idéal de restitution de soi et de resocialisation, c’est
une personne bien particulière qui se profile derrière le « travail » marabou-
tique, une personne dont la réussite personnelle est considérée comme légi-
time. C’est d’abord l’entreprise individuelle qui est valorisée : « Vous n’êtes
pas fait pour travailler et attendre quelque chose à la fin du mois », assure
Diaby à sa cliente qui veut ouvrir un commerce, entendant par là que l’initia-
tive, l’autonomie, l’audace sont préférables au salariat ; Gassama va plus loin
dans ce sens : « Vous êtes fait pour gouverner, pas pour être commandé »,
assène-t-il à son consultant dont tous les projets échouent. Notre marabout
médiatique fournit, quant à lui, une explication très éclairante des malheurs
qui lui sont soumis, qu’il attribue à l’envie :
« Quelqu’un qui commence à briller, tout marche bien pour la personne et un
moment on est très jaloux de cette personne, on passe par des travaux occultes pour
bloquer sa chance [...]. » « Il faut accepter la volonté de Dieu, il faut savoir que
quand quelqu’un est en avance, c’est le Dieu qui lui a donné cette chance, il ne
faut pas que je lui en veux pour lui faire du mal et pour stopper sa chance [...]. »
Ne trouve-t-on pas ici, dans l’islam des marabouts, un écho des thèses
défendues par Weber (1989) dans L’Éthique protestante et l’esprit du capi-
talisme, l’originalité étant que la sorcellerie est la ressource de ceux qui ne
sont pas élus autant que de ceux qui le sont ? De fait, la recherche de
protection contre cette sorcellerie qui pourrait « faire descendre » l’individu
est une constante très contemporaine dans la clientèle de bien des spécia-
listes de l’occulte, tels ces chamanes coréens étudiés par Kendall (1996)
dans un article au titre très évocateur.
Mais cette attention portée à la personne nous oriente également vers
un autre rôle du « travail » maraboutique.
au point que certains se plaignent d’être désormais consultés par leurs clients
à tout propos...
On pourrait certes dire que, venus à Paris pour « voir quelque chose »
et y gagner leur vie, les marabouts retrouvent dans ce nouveau contexte la
fonction de négociateur et de régulateur de conflits qui est aussi souvent
la leur en Afrique ; ce rôle déborde celui de voyant dans lequel ils se sont
coulés dès leur arrivée en France. Mais cette interprétation est incomplète
car le fait marquant est que cette demande d’écoute et de conseil leur est
faite par des consultants de toutes origines. Ainsi ce que Marie, jeune femme
française, retient des marabouts qu’elle a longuement fréquentés à la suite
d’un chagrin d’amour, ce n’est ni les divinations, ni le « travail » qu’ils ont
fait pour elle — travail envers lequel elle a d’ailleurs eu souvent un recul
critique —, mais précisément les contacts chaleureux, les discussions, la
disponibilité, la compassion, les encouragements.
Dans la France contemporaine, où la fragilité, l’instabilité marquent les
vies ordinaires, ce rôle joué par les marabouts — par eux mais aussi par
bien d’autres personnages51 — semble traduire le fort besoin d’instances
médiatrices (ou de relais de médiation), médiations plus légères, plus impro-
visées, plus fugaces que les institutions existantes.
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MARABOUTS OUEST-AFRICAINS EN RÉGION PARISIENNE 265
R ÉSUMÉ
Venus dans les villes françaises dès les années 1970, les marabouts ouest-africains
y ont trouvé un cadre propice aux pratiques de divination et de recours contre l’infor-
tune qui étaient les leurs dans les villes africaines. La plupart d’entre eux ont tenté
de faire de cette activité leur gagne-pain, en touchant parfois très volontairement
une clientèle multiculturelle. L’objet de cet article est d’analyser le champ des
compétences qui leur sont prêtées à Paris et l’évolution des schémas explicatifs du
malheur qu’ils proposent à leurs consultants. À côté de leur rôle de devin et d’inter-
cesseur, c’est celui d’écouteur et de conseiller qui apparaît de plus en plus nettement.
A BSTRACT