Nathalie Sarraute - Le Silence
Nathalie Sarraute - Le Silence
Nathalie Sarraute - Le Silence
Le Silence
Édition présentée,
établie et annotée par Arnaud Rykner
Gallimard
PRÉFACE
Elle emploie les grands moyens, fait fonctionner ce que j'appelle son système
de pompe : son silence devient plus dense, plus lourd, il nous tire à soi plus
fort, nos mots sont aspirés par lui, nos mots voltigent entre nous un instant,
tout creux, inconsistants, tournoient un moment, et, détournés de leur
chemin, ne parvenant pas à atteindre leur but, vont s'écraser quelque part en
elle – me petite giclure informe – happés par son silence. Elle le voit très bien
et jouit intensément de nos vains efforts. Petit à petit, nous perdons courage :
nos voix sonnent de plus en plus faux. Nos mots, de plus en plus frêles, légers,
sont escamotés aussitôt, nous les entendons à peine. Enfin nous nous taisons. Il
ne reste plus sur la place vide, se répandant partout, l'occupant tout entière,
que son silence (Martereau, Folio, p. 124-125).
F.2 : [...] Mais Jean-Pierre, dites quelque chose. Je commence à avoir peur,
moi aussi. Vous commencez à m'énerver (p. 36).
F. 1 : [...] mais je ne sais pas pourquoi je raconte ça... d'ailleurs, c'est un peu
la même chose... ça fait double emploi...[...] c'est idiot. Je ne sais pas
pourquoi...
H. 1, furieux : Vous ne savez pas ? Eh bien je vais vous le dire. À cause de
monsieur. Vous êtes atteinte. Contaminée. Ça vous a gagnée. Il vous tire...
(p. 58-59).
Et le Théâtre dans tout cela ? et ces « conversations de salon » que l'on a tant
reprochées à l'auteur ? et ces radotages mondains auxquels on a voulu réduire le
texte ?
Oui, on y parle de poésie de pacotille, on y échange force clichés, on s'y assomme à
coups de banalités définitives : « Mais vous savez, moi, les gens silencieux, ça ne
m'impressionne pas. Je me dis tout simplement qu'ils n'ont peut-être rien à dire »,
« Il y a des gens bien partout... il y a parmi les intellectuels... Qu'est-ce que c'est,
d'ailleurs, un intellectuel ? », « Mais enfin, il faut être de son temps. Moi-même, je
me répète toujours ça, chaque fois que je vois un tracteur remplacer une belle
charrette... » Autrement dit, tout pour déplaire... Mais comment ne pas voir que
tout cela n'est justement que le vernis que gratte Nathalie Sarraute ? comment ne
pas remarquer qu'il n'y a rien de moins ordinaire que cet univers-là où l'on se tue
pour un silence ?
Car la situation elle-même repose, dès le départ sur un postulat antiréaliste. H. 1,
qui s'était laissé aller à décrire avec lyrisme une architecture chère à son cœur, se
sent dans l'impossibilité de continuer parce que Jean-Pierre, seul des six autres
personnages, se tait obstinément. Son silence semble avoir sapé le discours de H. 1,
comme s'il dénonçait implacablement les conditions de réalisation du dialogue.
L'insistance de ses partenaires n'est pas capable de vaincre le malaise incroyable
ressenti par le même H. 1. Celui-ci, galvanisé par le mutisme de son interlocuteur,
s'acharne alors à pénétrer les raisons de ce dernier, tour à tour le menaçant et se
voyant menacé par les autres, effrayés d'un tel manquement aux règles.
Pour tout dire, on n'a jamais vu semblable dramatisation d'une gêne aussi
infime ; même authentique, même fréquent, un tel malaise éprouvé « en société » ne
se voit jamais poussé jusqu'à ses dernières conséquences. S'il peut arriver que les
réticences ou le mutisme entêté d'un auditeur jettent un doute sur le bien-fondé de
certains propos anodins qu'on s'est avancé à prononcer, qui oserait jamais les relever
et mettre tant de passion à en découvrir la raison profonde ? Les règles habituelles de
la conversation ne peuvent rendre compte de ce qui se produit ici. L'échange social
est normalement régi par un principe de convivialité qui interdit à l'interlocuteur
de souligner ce qui dans le discours de l'autre échappe à l'économie du dialogue sans
mettre en cause les fondements de celui-ci : lapsus imperceptible, petit mensonge
sans importance, prononciation suspecte ou irritante (ces derniers types de faute
contre la transparence de l'échange étant d'ailleurs à l'origine de la deuxième et de
la troisième pièce de Nathalie Sarraute : Le Mensonge et Isma). Tout, dans un
dialogue, n'est pas censé être également pertinent, et je dois normalement ne prendre
en compte dans les paroles d'autrui que ce qu'il accepte lui-même de valider, faute
de quoi je m'érige en juge, psychanalyste ou confesseur. H. 1, précisément, est
coupable d'une telle transgression lorsqu'il remarque une réticence de Jean-Pierre
que tous les autres avaient choisi – consciemment ou non – d'ignorer poliment. Il
commet l'irréparable erreur, aux yeux de la communauté, de vouloir conférer du
sens à toute parole, c'est-à-dire ici – mais on voit bien que c'est la même chose – à
toute absence de parole. Il fait donc fi d'un interdit dont l'infraction va le conduire,
lui et les voix qui l'entourent, jusqu'à l'extrême bord de l'abîme.
Car ayant d'abord simplement ébranlé les bases de l'édifice social que constitue la
« conversation », il finit par faire totalement éclater cette dernière. Sous la pression
du « tropisme3 » – ce petit mouvement intérieur informulable produit par le silence
de Jean-Pierre – il déchaîne autour de lui une énergie habituellement réprimée sous
la surface des conventions et qui installe le climat de peur dont se nourrit toute la
pièce. Aspiré par la faille que provoque Jean-Pierre en son discours, H. 1 voudrait se
taire, à son tour, avec la même obstination, renoncer à son récit pour mettre fin au
tropisme, ce qui reviendrait aussi cependant à mettre fin à l'échange, voire à nier
l'existence de ses partenaires en tant qu'interlocuteurs. Il enclenche de la sorte un
mécanisme infernal dont il reprochera à ces derniers d'être responsables – à tort
puisque c'est lui qui, en refusant de s'aveugler sur le mutisme de Jean-Pierre, a
bien, le premier, mis la machine infernale en mouvement :
H. 1 [...] Mais vous ne sentez donc pas ce que vous avez déclenché, ce qui a
été mis en branle... par vous... Oh (pleurant), tout ce que je redoutais...
F. 1 : Mais qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que vous redoutiez ?
F. 2 : Qu'est-ce qui est déclenché ?
F. 3 : Mais vous savez que vous m'inquiétez...
H. 1 : Ah, je vous inquiète... C'est moi...
F. 3 : Bien sûr, c'est vous. Qui voulez-vous que ce soit ?
H. 1, indigné : Moi. Moi, je suis inquiétant ! Moi je suis fou ! Bien sûr. C'est
toujours pareil. Mais vous, quand ça crève les yeux... Mais vous ne me ferez pas
croire... Vous le sentez comme moi... Seulement vous faites semblant... Vous
trouvez que c'est plus malin de faire comme si... (p. 29-30).
Refusant de faire « comme si », refusant la comédie de la société (si tant est que
le « comme si » soit effectivement à la racine du théâtre), H. 1 se met en position
d'exclusion, s'offrant en victime involontaire de l'instinct de conservation du
groupe. Si l'on compare alors le point de départ de la pièce et son aboutissement, on
peut être à bon droit effaré par le fossé qui les sépare : d'un côté un silence
apparemment inoffensif, de l'autre une violence sans bornes qui manque de
provoquer l'élimination des protagonistes :
Au bout du compte ne semble subsister qu'une terre aride et nue où gisent des
personnages désespérés :
Au point que l'on peut se demander si la palinodie finale (par laquelle les
personnages, après les quelques mots prononcés par Jean-Pierre, font semblant
d'oublier le silence obsédant qu'il avait gardé jusque-là) n'a pas l'élégance et
l'inutilité d'un hara-kiri collectif, H. 1 accepte, bien tard, de faire « comme si » rien
n'était arrivé et force ses partenaires à l'imiter. Mais l'irrémédiable s'est produit :
des mots ont été prononcés. Le silence avait l'avantage apparent d'être neutre ; mais,
cette neutralité même s'est avérée le plus redoutable des pièges ; consciences
individuelles et conscience collective y sont venues s'abîmer. Véritable auberge
espagnole où chacun apporte avec lui ses peurs et ses fantasmes les plus fous, il est
devenu le théâtre d'un carnage des plus drôles mais aussi des plus tragiques. On s'y
est tué à coups de mots. Et le silence a gagné. Et puis perdu.
Arnaud Rykner
H. 1
H. 2
JEAN-PIERRE
F. 1
F. 2
F. 3
F. 4
F. 1 : Si, racontez... C'était si joli... Vous racontez si bien...
H. 1 : Non, je vous en prie...
F. 1 : Si... Parlez-nous encore de ça. C'était si beau, ces petites maisons... il
me semble que je les vois... avec leurs fenêtres surmontées de petits auvents de
bois découpé1... comme des dentelles de toutes les couleurs... Et ces palissades
autour des jardins où, le soir, le jasmin, les acacias...
H. 1 : Non, c'était idiot... je ne sais pas ce qui m'a pris...
H. 2 : Mais pas du tout, c'était ravissant... Comment vous avez dit ça ?...
Toutes ces enfances captées dans ces... dans tant... dans cette douceur... C'était
merveilleux, la façon dont vous l'avez dit... Comment déjà ?... Je voudrais me
rappeler...
H. 1 : Oh non, écoutez... vous me faites rougir... Parlons d'autre chose,
voulez-vous... C'était ridicule... Je ne sais pas quel diable m'a poussé... Je suis
ridicule quand je me laisse emporter par ces élans... Ce lyrisme qui me prend
parfois... c'est idiot, c'est enfantin... je ne sais plus ce que je dis...
Voix diverses.
F. 3 : Au contraire, c'était très émouvant...
F. 1 : C'était si...
H. 1 : Non, arrêtez, je vous en supplie. Oh non, ne vous moquez pas de
moi...
H. 2 : Nous moquer ? Mais qui se moque, voyons... Moi aussi, ça m'a
touché... Ça m'a donné envie de les voir... Je vais y aller... Il y a déjà
longtemps...
F. 3 : Oui, moi aussi... C'était... il y a là... Vous avez su rendre... C'était
vraiment...
H. 1 : Non, non, assez, arrêtez...
F. 3 : C'est d'une poésie...
H. 1, rage froide et désespérée : Ah. Ça y est. Voilà. Ça ne pouvait pas
manquer. Vous pouvez être contents. Vous y êtes arrivés. Tout ce que je voulais
éviter. (Gémissant.)... Je ne voulais à aucun prix... Mais (rageur) vous êtes donc
aveugles. Vous êtes donc sourds. Vous êtes totalement insensibles. (Se
lamentant.) J'ai fait ce que j'ai pu pourtant, je vous ai prévenus, j'ai essayé de
vous retenir, mais il n'y a rien à faire, vous foncez... comme des brutes... Voilà.
Soyez contents maintenant.
F. 3 : Mais qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que j'ai dit ? Mais contents de
quoi ?
H. 1, glacial : Rien. Vous n'avez rien dit. Je n'ai rien dit. Allez-y maintenant.
Faites ce que vous voulez. Vautrez-vous. Criez. De toute façon, il est trop tard.
Le mal est fait. Quand je pense... (gémissant de nouveau) que ça aurait peut-être
pu passer inaperçu... J'ai commis une bévue, c'est entendu... une faute... mais
on pouvait encore tout réparer... il aurait suffi de laisser passer, de glisser... Je
me serais rattrapé, j'allais le faire... Mais vous – toujours les pieds dans le plat.
Le pavé de l'ours. C'est fini maintenant. Continuez. Vous pouvez faire
n'importe quoi.
F. 1 : Mais quoi ? Faire quoi !
H. 1, imitant : Quoi ? Quoi ! Mais vous ne sentez donc pas ce que vous avez
déclenché, ce qui a été mis en branle... par vous... Oh (pleurant), tout ce que je
redoutais...
F. 1 : Mais qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que vous redoutiez ?
F. 2 : Qu'est-ce qui est déclenché ?
F. 3 : Mais vous savez que vous m'inquiétez...
H. 1 : Ah, je vous inquiète... C'est moi...
F. 3 : Bien sûr, c'est vous. Qui voulez-vous que ce soit ?
H. 1, indigné : Moi. Moi, je suis inquiétant ! Moi je suis fou ! Bien sûr. C'est
toujours pareil. Mais vous, quand ça crève les yeux... Mais vous ne me ferez pas
croire... Vous le sentez comme moi... Seulement vous faites semblant... Vous
trouvez que c'est plus malin de faire comme si...
H. 2 : Mais, bon sang, comme si quoi ? Non, décidément, c'est vrai, nous
devons tous être de pauvres demeurés... des crétins...
H. 1 : Oh, je vous en prie, n'essayez pas de me tromper, ne jouez pas les
innocents. N'importe qui de normalement constitué le sent immédiatement...
On est... C'est comme des émanations... comme si on...
1 Ces « fenêtres surmontées de petits auvents de bois découpé » sont un souvenir des maisons
d'Ivanovo. Dans Enfance, Nathalie Sarraute y fera de nouveau allusion (« une longue maison de bois à la
façade percée de nombreuses fenêtres surmontées, comme de bordure de dentelle, de petits auvents de
bois ciselé... », Folio, p. 41).
2 La didascalie, issue directement de la pièce radiophonique, comme toutes les autres, prend tout son
intérêt et toute son ambiguïté sur une scène. D'où vient le rire ? À la radio, il se fond parmi les autres
voix, placé sur le même plan qu'elles ; comment parvenir au théâtre à conserver cette désincarnation ?
Faire rire explicitement Jean-Pierre, c'est perdre ce que cette voix sortie d'on ne sait où (n'est-elle pas
d'ailleurs purement imaginaire ?) a de troublant, ce qu'elle a de décentré. En ce sens, la mise en scène des
œuvres dramatiques de Sarraute est un formidable défi, et répondre aux problèmes qu'elles posent c'est
peut-être approcher l'essence du théâtre, en ce qu'il confronte, plus que tout autre, une image mentale
abstraite (et qui doit le rester) à la présence des corps et des voix des acteurs.
3 Variante : le texte des éditions de 1964 et 1967 est : « F.1, très digne : C'est Jean-Pierre qui vient de
rire. Mon neveu. Avouez qu'on rirait à moins. » La suppression du « Mon neveu » dans les éditions
suivantes correspond à un souci d'éliminer toute détermination (sociale, familiale, etc.) qui risquerait de
nous faire croire à l'existence de « personnages » là où il n'y a que des voix. D'autre part, Nathalie
Sarraute supprime également, pour la présente édition, la didascalie « très digne », qui était demeurée
en 1978 alors qu'elle n'avait de sens qu'au regard de la réplique « Mon neveu ».
4 « Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font » : allusion, bien sûr, à la parole du Christ en croix,
« Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu'ils font » (Luc, 23, 34).
5 « Tout comprendre, c'est tout pardonner » : il s'agit d'un topos que l'on trouve notamment chez
Mme de Staël (Corinne ou l'Italie).
6 « Un petit mot de vous et on se sentirait délivrés » : reprise des paroles du rituel catholique que l'on
prononce juste avant la communion, « dis seulement une parole et je serai guéri ». Cette formule est elle-
même une reprise de l'épisode des évangiles où un centurion accueille le Christ en ces termes : « Seigneur,
je ne mérite pas que tu entres sous mon toit, mais dis seulement un mot et mon enfant sera guéri »
(Matthieu 8, 8 ; Luc 7, 7).
7 Ici, comme plus loin, Nathalie Sarraute règle ses comptes avec la psychanalyse, la psychologie, etc. :
celles-ci fournissent un peu trop aisément à son goût de fastidieuses explications qui détruisent ce qu'elles
prétendent éclairer en l'enfouissant sous des catégories toutes faites (complexes, frustrations, etc.).
8 Variante : le texte de toutes les précédentes éditions était : « Oui, à cet âge... mais depuis, je vous
assure que ça m'est passé... » et prêtait légèrement à confusion puisque c'est F. 4 et non F. 3 qui disait
avoir été longtemps séduite par les « gens silencieux ». Nathalie Sarraute a donc légèrement modifié le
passage pour cette nouvelle édition.
9 Marthe : le texte de 1964 appelait, par erreur, Marianne, ce personnage désigné par le prénom
Marthe dans d'autres répliques. L'édition de 1967 rectifiera l'erreur dans ce passage, mais la transportera,
étrangement, en tête du texte : dans la liste des personnages, elle fera en effet suivre la mention « F. 4 » du
prénom « Marianne » entre parenthèses. L'édition de 1978 met fin à l'équivoque. Il n'y a donc rien à
conclure du sort subi par la malheureuse Marthe, si ce n'est qu'elle reste dans tous les cas le seul
personnage à posséder, avec Jean-Pierre, un semblant d'état civil. Or, après Jean-Pierre, précisément, elle
est bien la moins diserte de tous, puisqu'elle ne prononce que douze répliques. Comme si ceux qui
parlaient perdaient leurs noms, privilège réservé à ceux qui savent se taire...
10 On pense aussi, entre autres, à la tante du Planétarium.
11 « le report et le déport » : termes de droit financier. « Lorsqu'un spéculateur désire reporter à une
date ultérieure le dénouement d'une opération de Bourse, il pratique un report. » Le déport est le « loyer
d'un titre prêté à un spéculateur vendant à découvert et qui, ne pouvant, dans certains cas exceptionnels,
se procurer ce titre, est obligé de le louer jusqu'à l'échéance suivante » (Grand Larousse Encyclopédique).
On se souviendra que Nathalie Tcherniak passa une licence de droit, et que c'est à la Faculté de droit
qu'elle fit, en 1923, la connaissance de Raymond Sarraute, qu'elle devait épouser en 1925.
12 L'arme la plus souvent employée par les personnages sarrautiens est l'acte de nomination qui
permet de figer le partenaire dans une catégorie toute faite (cf. plus haut : « Oui, oui, timide. Il est
timide. Oui, c'est ça, vous l'avez dit », « Vous êtes, vous, si pur », etc., et plus tard « Vous êtes
destructeur » ou « Monsieur est snob »). On notera que l'étiquette « poète » est toujours dangereusement
efficace dans ce type de situation. Ici, H. 1 se rassure grâce à elle ; dans Pour un oui ou pour un non, H.
1 exécutera H. 2 en voulant la lui appliquer.
13 George Sand était effectivement connue pour une certaine aptitude à se taire. Maxime Du Camp
raconte en ces termes sa première rencontre avec l'auteur de La Mare au diable : « Lorsque je la vis pour la
première fois, elle était bien près d'avoir soixante ans. C'était dans un petit appartement de la rue Racine ;
il fallait montrer patte blanche et dire : “Shiboleth” avant d'être introduit. L'entrée du salon où elle se
tenait était gardée par un homme d'assez fâcheuse apparence, de visage maigre, de regard mobile, de
mains douteuses. C'était un graveur délabré qu'elle traînait à sa suite et qui semblait exercer autour d'elle
une surveillance inquiète. Elle roula une cigarette qu'elle m'offrit, parla fort peu, et, me voyant surpris de
son silence, elle me dit : “Je ne dis rien, parce que je suis bête.” Ceci était excessif ; elle n'était que timide,
et, comme les gens qui écrivent beaucoup, elle éprouvait quelque charme à se taire » (Souvenirs littéraires,
« Lui et Elle », Balland, 1984, p. 244).
14 Les structures du psychodrame reviennent souvent dans le théâtre de l'auteur. Les personnages,
pour exorciser ce qu'a d'intenable la situation où ils sont plongés, tentent fréquemment de rejouer la
scène originelle qui créa le conflit. Dans Le Mensonge, ils chercheront ainsi à soigner Pierre (qui ne peut
s'empêcher de relever tous les petits mensonges de ses interlocuteurs) en déléguant à l'un d'eux la
fonction de menteur absolu, ledit Pierre devant apprendre à se maîtriser et à rester silencieux quoi qu'il
advienne. Le problème est que les psychodrames sarrautiens tournent toujours mal, et ne font qu'aggraver
les tensions initiales jusqu'à les rendre insupportables. (En ce qui concerne cet aspect de la dramaturgie
sarrautienne, nous nous permettrons de renvoyer le lecteur intéressé par de plus amples précisions à notre
étude Théâtres du Nouveau Roman – Sarraute, Pinget, Duras, José Corti, 1988.)
15 C'était bon pour Baudelaire (Petits poèmes en prose, XXXV), Mallarmé (Poésies)... ou Jacques Brel
(Chansons).
16 La citation exacte est : « Dans le monde invisible comme dans le monde réel, si quelque habitant
des régions inférieures arrive, sans en être digne, à un cercle supérieur, non seulement il n'en comprend ni
les habitudes ni les discours, mais encore sa présence y paralyse et les voix et les cœurs » (Folio, p. 66).
L'allusion au cercle supérieur renvoie à une discussion de Louis Lambert et du narrateur sur les thèses
mystiques de Swedenborg : « En apparence confondues ici-bas, les créatures y sont [dans les cieux],
suivant la perfection de leur être intérieur, partagées en sphères distinctes dont les mœurs et le langage
sont étrangers les uns aux autres » (ibid.).
17 Les monastères de Gracanica (Bosnie-Herzégovine) et de Décani (Kosovo) marquent le sommet de
l'art byzantin serbe du XIVe siècle. Nathalie Sarraute affirme cependant avoir choisi ces noms pour leur
sonorité et non pour leur arrière-plan esthétique. Elle demanda à son mari des noms qui puissent
résonner comme des coups que H. 1 assènerait à Jean-Pierre, avec détermination ; Raymond Sarraute lui
suggéra ceux-ci.
18 Labovic : le guide bleu (1970) cite parmi les auteurs ayant traité de l'art médiéval en Yougoslavie
Boskovic, Fiskovic, Petkovic et Radojcic. Mais là encore, la « couleur locale » du nom choisi a bien moins
d'intérêt que l'articulation de ses sonorités, qui peut donner à l'échange un caractère presque irréel.
19 Cordier : le texte de 1964 disait « Soders ». Là également, Nathalie Sarraute dit avoir choisi le nom
pour ses sonorités, et l'avoir changé pour une question d'interprétation (les acteurs de la radio et du Petit
Odéon lui avaient demandé s'il fallait ou non prononcer le « s » final). Il est donc inutile de voir dans
« Soders » une allusion à l'éditeur Seghers, et dans « Cordier » une allusion au fondateur de la revue
L'Arc...
DOSSIER
CHRONOLOGIE
Depuis 1959, Nathalie Sarraute n'a cessé d'être invitée par des universités
étrangères pour y prononcer des conférences. Parmi les pays concernés, citons
notamment l'Allemagne, l'Argentine, l'Autriche, le Brésil, le Canada, le Chili,
Cuba, le Danemark, l'Égypte, l'Espagne, les États-Unis, la Finlande, la
Grande-Bretagne, l'Inde, l'Iran, l'Irlande, Israël, l'Italie, le Japon, la Norvège, la
Pologne, la Suède, la Suisse, la Tchécoslovaquie, l'Union Soviétique et la
Yougoslavie.
Par ailleurs, l'œuvre de Nathalie Sarraute est traduite en plus de trente
langues.
Signalons également que deux pièces de Nathalie Sarraute ont fait l'objet de
films pour la télévision :
C'est beau, mise en scène Michel Dumoulin, avec Jacques Dufilho, Dominique
Blanchar et Fabrice Eberhard, et les voix de Colette Bergé, Françoise
Thernisien, Rena Kerner et Hervé Claude, Antenne 2, 1980.
Pour un oui ou pour un non, mise en scène Jacques Doillon, avec Jean-Louis
Trintignant, André Dussolier, Joséphine Derenne et Pierre Forget, INA/Lola
Films/La Sept, 1988.
APPENDICE
Entretien avec Nathalie Sarraute
paru dans Le Monde du 18 janvier 1967
F. 1 Madeleine Renaud
F. 2 Paule Annen
F. 3 Nelly Benedetti
F. 4 Marie-Christine Barrault
H. 1 Dominique Paturel
H. 2 Amidou
JEAN-PIERRE Jean-Pierre Granval
Voilà donc ouvert au public ce Petit Odéon, depuis longtemps annoncé et espéré.
Cent douze places [Abirached en comptait cent dix-huit]. Une scène qui ne peut
supporter de décors. Un podium qui, discrètement, fait des avances au public. Un
balcon léger, incorporé ou presque à l'orchestre. Oui, ce Petit Odéon conçu par
l'architecte Zehrfuss, est bien l'instrument de théâtre dont la disparition de tant de
petites salles nous faisait rêver. Jean-Louis Barrault le dit : c'est un « lieu scénique »
dangereux, plein de pièges – car il exige des textes. J'imagine mal que l'on puisse
tricher dans cette salle : cela se saurait tout de suite. [...]
Ces deux moments excellents d'un théâtre en train de se faire sont joués dans le
mouvement le plus juste : celui que veut Jean-Louis Barrault pour le Petit Odéon.
Cela ressemble à une improvisation. Tout ce qui n'est pas dit se joue sur les visages
de Madeleine Renaud, de Dominique Paturel, de Gabriel Cattand. Jean-Pierre
Granval, dans les silences du Silence comme dans les abondantes et cyniques, et
soulageantes déclarations du Mensonge, tient la petite scène avec fermeté. Je n'ai
qu'un reproche à faire à la mise en scène de Jean-Louis Barrault : elle ne nous
permet pas suffisamment de nous amuser de ce comique très conscient que nous
savourons à la lecture des livres de l'auteur du Silence et du Mensonge. Il est là,
pourtant : il sous-tend à la fois le dialogue et les situations. Il est très digne
d'évoquer celui de Proust chez les Verdurin – mais il est bien de notre temps (Le
Figaro littéraire, 26 janvier 1967).
Si l'allusion à Proust n'est pas déplacée ici, elle peut paraître à double
tranchant. Ni la scène du Silence, ni celle du Mensonge ne sont des avatars du
salon Verdurin. Faute de l'avoir remarqué, certains critiques n'ont pu apprécier
la nouveauté de l'écriture dramatique de Sarraute. Nombreux sont ceux,
d'ailleurs, qui refusèrent à la romancière (et l'on est tenté de penser :
uniquement parce qu'elle était au départ romancière) tout talent de dramaturge.
Certains la condamnèrent même, au nom de l'intellectualisme primaire qu'on
lui prêtait, quand ils ne réduisaient pas son œuvre à une inoffensive musique
de chambre, ou pire à une pure expérience destinée à ne pas avoir de suite. On
trouvera ci-dessous quelques échantillons des différents genres :
Les deux petites pièces que nous venons de voir mériteraient plutôt le nom
d'exercices [...]. Je crains que Mme Sarraute ne se fasse illusion sur la nouveauté de
ce qu'elle a tenté. Tout théâtre psychologique, digne de ce nom, depuis Marivaux,
implique chez l'auteur cette façon de faire affleurer l'inconscient par le détour du
dialogue. Si quelque chose est nouveau ici, c'est une sorte de pauvreté ou
d'assèchement qui tend à désindividualiser les personnages au maximum. C'est là,
je pense, tout autre chose qu'un progrès [...]. Enfin, je suis convaincu que c'est là
une impasse.
Je ne suis pas certain que ces deux petites pièces annoncent un auteur
dramatique, mais je suis certain qu'il était bon de les montrer, ne serait-ce même
que pour témoigner de leur acuité psychologique et de leur faiblesse dramatique.
Il ne s'agit donc pas de théâtre psychologique, mais d'un théâtre qui cherche à
surprendre le langage à sa source, alors qu'il tente encore seulement de saisir et de
dire, dans un même mouvement, la réalité dans le jaillissement de la toute première
perception que nous en avons [...]. Un langage dramatique est en train de naître
aux confins de la nuit.
Ce langage dramatique nouveau, il nous appartient encore aujourd'hui de le
découvrir dans toute sa richesse, en faisant abstraction de toute idée reçue et en
prêtant l'oreille à ce monde intérieur en ébullition qui nous est donné à voir
dans la violence et l'humour mêlés qui sont les siens.
1 Celle de la reprise dans la mise en scène de Jacques Lassale (décor d'Alain Chambon), pour
l'inauguration du Vieux-Colombien restauré, le 7 avril 1993, est la suivante : HI : Jean-Baptiste Malartre ;
H2 : Gérard Giroudou ; Jean-Pierre : Olivier Dautrey ; FI : Françoise Seigner ; F2 : Martine Chevallier ;
F3 : Sylvia Bergé ; F4 : Bérengère Dautun.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
1. ÉDITIONS DU SILENCE
a. Thèses et essais
BENMUSSA (Simone), Nathalie Sarraute, La Manufacture (Qui êtes-vous ?),
1987.
CALIN (Françoise), La Vie retrouvée. Étude de l'œuvre romanesque de Nathalie
Sarraute, Minard, Lettres Modernes (Situations, no 35), 1976.
CRANAKI (Mimika) et BELAVAL (Yvon), Nathalie Sarraute, Gallimard (La
Bibliothèque Idéale), 1965.
MICHA (René), Nathalie Sarraute, Éditions Universitaires (Classiques du XXe
siècle, no 81), 1966.
MINOGUE (Valérie), Nathalie Sarraute and the War of the Words, Edinburgh
University Press, 1981.
NEWMAN (Anthony S.), Une poésie des discours. Essai sur les romans de Nathalie
Sarraute, Droz (Histoires des idées et critique littéraire, no 159), 1976.
PIERROT (Jean), Nathalie Sarraute, José Corti, 1990.
RAFFY (Sabine), Sarraute romancière, Peter Lang, New York (American
University Studies, Serie II : Romance Languages and Literature, vol. 60),
1988.
RYKNER (Arnaud), Nathalie Sarraute, Éditions du Seuil (Les Contemporains,
no 10), 1991.
TEMPLE (Ruth Z.), Nathalie Sarraute, Columbia University Press (Columbia
Essays on Modern Writers), 1968.
TISON BRAUN (Micheline), Nathalie Sarraute ou la recherche de l'authenticité,
Gallimard, 1971.
Couverture : Georges de La Tour : “La Madeleine pénitente” (détail). Metropolitan Museum of Art, New
York. Photo du Musée.
DU MÊME AUTEUR
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