Deuil
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Deuil
L’univers profane de la
sociabilité quotidienne et des mille paroles anodines disparaît, de même quand la mort a frappé et qu’il faut
s’accoutumer à vivre avec une voix qui manque. Ce n’est plus le temps ordinaire, mais une durée sacrée, opaque,
épaisse, lourde de gravité. Un long moment elle persiste après son départ, pendant ce long temps du deuil. Pour
celui qui meurt, et dans le temps qui reste encore à vivre, la présence des proches est un rempart contre la peur et
une manière de jalonner ensemble le passage sous une forme propice, d’avancer en commun vers l’innommable.
Les passeurs de la dernière heure contribuent à jalonner le chemin, à apaiser, à le confirmer sur la valeur de son
histoire personnelle. Mutuelle reconnaissance pour quitter le monde dans un ultime geste d’amour. Le moment
de mourir est à l’inverse de celui de naitre. A la naissance, il faut s’approprier le monde, le comprendre pour
interagir avec lui. Au fil des années une immense accumulation de faits se crée qui contribue au sentiment de soi
pour l’individu. Il lui faut se dessaisir de ce à quoi il s’est attaché tout au long de sa vie avant de partir vers
l’innommable. De même que des mains se tendent vers l’enfant qui nait, que des paroles d’accueil lui sont
murmurées, d’autres mains, d’autres paroles se portent avec le même amour vers la personne qui arrive au terme
de sa vie et prend congé du monde. Ces personnes qui veillent sont les accoucheurs de la mort à venir, les
garants de la sérénité du passage. Quand l’autre n’est plus en mesure de parler, peut-être même d’écouter, quand
les capacités de communication ne sont plus là, quand la parole défaille pour dire l’émotion, il reste la présence
qui donne une épaisseur affective au contact. Dans ce temps d’exception, il y a sans doute un moment où l’un
trouve chez l’autre ce qu’il ne cherchait pas ou ce à quoi il avait renoncé, et la rencontre alors prend une
dimension quasi initiatique, l’émotion est là, débordante ou contenue, mais quelque chose se dénoue dans les
histoires de vie. La gravité de l’instant affranchit en principe de toute complaisance et de toute duplicité. Pour
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celle qui reste, amputée de la présence de personne aimée, survient un temps d’absence, mais d’une absence
curieusement pleine, l’autre est là sans l’être. Il continue à cheminer avec soi. Le deuil ce n’est jamais l’oubli ou
la disparition de l’autre mais son aménagement en soi pour qu’il demeure un compagnon ou une compagne de
route.
Dans nos sociétés, pour désigner la mort, on parle volontiers de « disparition », le défunt est un « disparu ».
L’euphémisme est révélateur du malaise à le nommer désormais. Il a rebroussé le chemin du langage, au-delà du
stade du miroir, là où toute reconnaissance s’efface. Il se désagrège comme le fait de son existence. Il ne donne
plus d’accroche au sens ordinaire. Plus large encore est l’abime quand le corps lui-même est effacé, sans laisser
de traces. La mort, quand elle s´inscrit dans la vie courante, même s´il s´agit d´un proche, est symbolisée par les
rites, le rassemblement de la famille et des amis qui, ensemble, communient dans le souvenir. Les rites funéraires
sont destinés autant au défunt qu’aux survivants, les tombes et leurs ornements sont des lieux simultanément de
célébration et de mémoire. Ils sont l´ultime consécration de la valeur de l´existence du défunt. Un lieu existe
pour se recueillir à son propos, se souvenir de lui. La sépulture symbolise la personne disparue, elle établit un
espace pour la mémoire où aller se recueillir, continuer à entretenir la conversation avec lui. La mort d´un proche
est toujours dans l´horizon du possible, mais non sa disparition qui prive de l’accompagnement, d’un dernier
adieu, et même de sa dépouille. Et brise également toute possibilité de le commémorer et de lui donner un ultime
adieu. L’absence de localisation du cadavre retentit sur la personne elle-même, la mort ne peut plus être attestée.
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La séparation nécessaire entre les vivants et les morts ne peut plus être établie. Le doute subsiste. Les vivants
sont en un point, et les morts dans un autre, et il n’est pas pensable de se trouver dans un tel entre-deux.
Pour ne pas être perçu comme une source de remord ou de danger, si le mort sans sépulture est loin, hors de sa
terre et à distance des siens, des sutures symboliques s’imposent pour le ramener à soi, ne pas l’abandonner à
l’indifférence du lointain en laissant son âme en peine. On érige alors des stèles, des cénotaphes, des monuments
où l’on enferme des objets du disparu où l’on affiche son nom et parfois sa photo. A toute personne aimée
décédée, il faut un lieu pour que les proches continuent à la célébrer, à aller lui parler. Une « dernière demeure »,
Mais quand la dépouille du défunt est inaccessible à cause d’une disparition inexpliquée, d’une explosion, d’un
naufrage, d’un crash ou pour d’autres raisons, notamment la tragédie latino-américaine des desaparicidos, une
sidération marque les proches. Leurs obligations à l’égard du défunt n’ont pu être réalisées, il est mort anonyme,
sans un dernier adieu de ses proches, sans marque d’affection, sans les ultimes gestes d’amour. L’absence du
corps est une absence de la personne. Et toute évocation du défunt est marquée d’irréalité et de souffrance.
L’incertitude interdit parfois de trancher entre la vie et la mort, une infinitésimale espérance de sa survie fige les
proches. Le disparu ne cesse jamais de mourir car il n’est ni vivant ni mort. L’interrogation est sans fin sur le lieu
où il se trouve, ce qu’il est devenu, comment il est mort, et la douleur en est avivée. Sans connaitre les rites de
passage de la vie à la mort, le disparu reste en souffrance dans tous les sens du terme. Il ne dispose pas de
sépulture pour le repos de son âme. La disparition est comme la « mauvaise mort », avec ce qu’elle implique de
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revenants, de fantômes dans les imaginaires culturels. Elle ne transforme pas la victime en cadavre mais en une
figure au statut intermédiaire venant parfois hanter les vivants. La peur des morts provient pour une part de la
Pendant un moment sans doute, les mots de la mort ou de l’absence s’étranglent dans la gorge, et bouleversent
la voix, ils traduisent l’abime qui s’ouvre entre celui qui va mourir, ou n’est déjà plus là, et celui ou celle qui
reste, un écart vertigineux que même l’amour ne comble pas. Ils accusent la différence ontologique entre celui
qui les prononce et celui à qui ils sont destinés. Une parole qui souhaite toucher l’autre, disparu, l’atteindre en
profondeur est d’autant plus chargée de silence. Elle repousse le bavardage ou les bonnes paroles qui sont
insupportables. Elle est empreinte d’une gravité qui la rend plus incisive, plus intime dans sa résonance. Moment
rare où la parole est une modulation du silence et le silence une modulation de la parole. Alors on se raconte des
histoires ou l’on peint, l’on danse pour dire l’impossible à dire. La danse est en ce sens le langage de tout ce qui
est indicible à travers les mots. Elle est existence pure, vie d’avant le sens, mais aussi profusion des
significations. Exploration des possibles du corps, accords et désaccords de gestes, déplacements, des
mouvements, elle révèle le lieu et déploie le temps. La danse est l’invention d’un monde inédit, ouverture à
l’imaginaire, une échappée belle hors des contraintes de signification immédiate. Dans la danse le sens n’est pas
dans la transparence narrative des mouvements du corps, il se donne toujours comme un horizon, il ne cesse de
se dérober à toute tentative de le saisir. Si la danse rompt le silence, elle est issue de la même matière, elle ne le
recouvre pas et s’en nourrit pour la rendre davantage audible. Telle était la leçon du vieux Zorba dans le beau
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livre de Kazantzakis : « Pourquoi tu ne ris pas, patron ? demanda-t-il. Qu’est-ce que tu as à me regarder ? Je suis
comme ça. Il y a en moi un diable qui crie et je fais ce qu’il me dit. Chaque fois que je suis sur le point de
suffoquer, il crie : « Danse ! » et je danse. Et ça me soulage ! Une fois, quand mon petit Dimitraki est mort, en
Chalcidique, je me suis encore levé comme ça et j’ai dansé. Les parents et les amis qui me regardaient danser
devant le corps se sont précipités pour m’arrêter. « Zorba est devenu fou ! qu’ils criaient, Zorba est devenu
fou! » Mais moi, à ce moment-là, si je n’avais pas dansé, je serais devenu fou de douleur ».
La danse ici, avec la chorégraphie de Vivian, rallie la terre et le ciel, un au-delà qu’aucun mot ne contient, à la
fois une légèreté et un poids à porter. Un envol de la matière qui prend la matière comme appui et y retourne en
la transfigurant. Quant à la mer, elle matérialise l’immensité du deuil et la présence symbolique de lui qui est
perdu en elle. La mer devient tout entière la personne disparue. La danse est cette conversation qui ne
s’interrompt pas, mais ne doit pas non plus anéantir l’existence. Une ritualisation qui restaure le lien, l’émotion
de rejoindre un moment l’autre qui n’a jamais tout à fait disparu. Je pense que ceux que nous avons perdu ne
disparaissent jamais tant que nous pensons à eux. Ils sont là autour de nous, ils reviennent dans nos rêves, nos
David Le Breton