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Rachilde

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Une Négociation stratégique du discours littéraire et du

discours social: Le Dévoilement des dessous (in) humains


dans l'œuvre romanesque de Rachilde

Dominique Laporte

Nineteenth-Century French Studies, Volume 37, Number 1 & 2,


Fall-Winter 2008, pp. 108-122 (Article)

Published by University of Nebraska Press


DOI: https://doi.org/10.1353/ncf.0.0058

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Une Négociation stratégique du discours littéraire et
du discours social: Le Dévoilement des dessous (in)
humains dans l’œuvre romanesque de Rachilde
dominique laporte

De Rachilde, la critique dix-neuviémiste n’a retenu jusqu’ici que quelques ro-


mans seulement parus avant 1900, tels Monsieur Vénus (1884) et La Marquise
de Sade (1887), alors que son œuvre en comprend plus d’une quarantaine, pub-
liés entre 1880 et 1946. De là une occultation de ses romans postérieurs, grosso
modo, à 1900, qui peut s’expliquer, non seulement par la rareté des rééditions
modernes, mais aussi par la tendance des études rachildiennes à mettre d’abord
en relief la subversion des relations hétérosexuelles dans ses premiers romans,
où les rôles socioculturels et sexuels conventionnels sont renversés au profit de
comportements marginaux (travestisme, homosexualité, fétichisme).
Si le récit rachildien le plus étudié, Monsieur Vénus, exemplifie, en amont de
l’œuvre, une écriture au féminin de la bisexualité et de l’indécidabilité sexuelle
(Rogers 239–62), d’autres romans de Rachilde, par contre, relativisent la force
subversive que lui reconnaît la critique féministe contemporaine. Comme l’a
analysé Diana Holmes (145–65), L’Homme roux (1889), par exemple, illustre
au contraire le genre sentimental de la romance, où le désir féminin, malgré
sa force subversive, est, au fond, soumis au pouvoir patriarcal. Sous cet angle,
la transgression temporaire de la norme conjugale et sociale par l’héroïne de
L’Homme roux, Ellen, attirée par un prolétaire, James, n’entraîne en retour
que la consécration de l’ordre établi, en vertu duquel Ellen, restée fidèle à son
époux, pousse sa sœur Madge à se marier avec James qui l’a mise enceinte. Ce
schéma narratif conventionnel sous-tend également, à quelques variantes près,
des récits ultérieurs, tel L’Hôtel du grand veneur (1922), où une jeune mariée
bourgeoise, Céline Bressol, est séduite par le commandant Paul de Sardres qui,
malgré son charme viril et exotique de voyageur sur mer, ne profite pas de
l’isolement d’un château pour commettre l’adultère avec elle.

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Dans le cas des romans de Rachilde écrits après la Première Guerre mondi-
ale, ce retour au genre sentimental peut s’expliquer par la nécessité pécuniaire
pour la romancière, jusqu’alors liée à la revue et aux éditions du Mercure de
France, de trouver d’autres éditeurs après 1914. Le Mercure de France, en ef-
fet, ne peut éviter une certaine stagnation sur un marché littéraire concur-
rentiel où l’offre dépasse la demande (Leroy et Bertrand-Sabiani 20). D’où,
chez Rachilde, le décalage entre ses romans du genre de Monsieur Vénus, qui
lui valent une réputation de romancière scandaleuse, et ceux publiés chez Fer-
enczi ou chez Flammarion entre 1920 et 1939. D’un point de vue synchronique,
cette production régulière, coïncidant exactement avec l’entre-deux-guerres,
recoupe la littérature sentimentale de l’époque destinée à un lectorat féminin:
en particulier, les petits romans d’amour sériels publiés chez Ferenczi (Constans
370), et la production standardisée de Delly (pseudonyme de Marie Petitjean de
la Rosière) et éditée, entre autres, par Flammarion (Bettinotti et Noizet 157–200),
dans laquelle le mariage institutionnalise moralement et chrétiennement le désir
d’une jeune fille pour l’autre sexe (Bettinotti et Noizet 117–36).
Néanmoins, les romans qu’écrit Rachilde pendant l’entre-deux-guerres
n’excluent pas en revanche des détournements stratégiques du genre sen-
timental, comme l’illustre, par exemple, L’Homme aux bras de feu, paru en
1930 chez Ferenczi. Ce roman raconte l’histoire d’une actrice, Marie Monda,
éprise d’un officier de marine, Gilles de Kerao. Leurs relations, toutefois,
n’aboutissent pas à un mariage, mais consistent plutôt en un jeu de dupes au
terme duquel un repris de justice étranger, Diego Sandovas, au charme exo-
tique et androgyne, attire l’attention de l’officier après un numéro de travesti
(219 et suiv.). La méprise s’avère ici d’autant plus ironique que Marie Monda
rencontre au chapitre vii Diego Sandovas, à qui elle exprime le désir d’une
relation authentique après avoir été confondue par les autres hommes avec ses
rôles au théâtre (95), et qui la séduit en retour avec son air de “paria” (102; en
italique dans le texte). De là un double leurre pour elle, qui trahit son inapti-
tude à distinguer son idéal amoureux de la réalité, et les conventions sociales
de la vérité cachée.
À cet égard, le récit renverse le genre du roman sentimental pour lui sub-
stituer en contrepartie un code herméneutique balzacien (Barthes). D’une
part, il retarde dans l’économie narrative la révélation du double mystère
au cœur de l’histoire: soit le travestisme de Diego Sandovas et l’homophilie
de l’officier, présenté ironiquement comme “un énigmatique personnage
s’apparentant au Méphisto du drame de Marguerite” (185), alors qu’il trompe
les attentes de l’actrice. D’autre part, il problématise l’aptitude socioculturelle
à appréhender la marginalité sexuelle, par-delà les conventions. D’où, cor-
rélativement, un protocole de lecture atypique suivant lequel le lectorat visé
n’est pas limité à la consommatrice fidélisée et passive du roman sentimental
(Thiesse), mais est plutôt amené à déchiffrer correctement les signes ambigus

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que le récit lui donne progressivement à lire. Sous cet angle, l’alternance des
chapitres travaille à une poétique subversive de la marginalité: aux chapitres
où Marie Monda est aveuglée par ses illusions sentimentales et son conform-
isme, s’opposent ceux qui à l’inverse présentent la véritable identité de Diego
Sandovas dans l’univers marginal et homophile du port, de la prison et des
berges (chapitres i–vi, xvi, xiv).
Nonobstant l’antiroman sentimental que constitue L’Homme aux bras de
feu, d’autres romans de Rachilde écrits pendant l’entre-deux-guerres, par con-
tre, recyclent des œuvres antérieures à des fins de standardisation générique.
À cet égard, un rapprochement entre La Princesse des ténèbres, publié en 1896
par Rachilde, sous le pseudonyme de Jean de Chibra, et La Femme Dieu, paru
en 1934 chez Ferenczi, s’avère révélateur. Au lieu de raconter dans un récit li-
néaire l’histoire typique d’une jeune fille romanesque en passe de se marier,
La Princesse des ténèbres orchestre la puissance hallucinatoire des rêves grâce
auxquels une névrosée difficile à caser, Madeleine Deslandes, échappe à l’ennui
d’une vie provinciale confinée dans l’intérieur bourgeois de son père, Jacques
Deslandes, et de sa tante Julia: bref, un antiroman sentimental qui, à cet égard,
recycle lui-même Le Rêve de Zola, paru huit ans plus tôt.
Dans le roman de Zola, Angélique fait certes l’objet d’une analyse psy-
chologique qui rend compte de sa vie intérieure, mais le récit travaille, au fond,
à articuler les codes respectifs du roman naturaliste et du roman sentimental.
Par-delà la spécificité apparente de son activité psychique, Angélique illustre en
effet les lois déterministes de la biologie humaine et de l’influence du milieu,
sur lesquelles s’appuie a priori le naturalisme zolien: elle porte le poids hérédi-
taire de la famille Rougon-Macquart, vit les troubles psychosomatiques reliés
à sa puberté et subit les répercussions des légendes hagiographiques qu’elle lit
et de l’art sacré qu’elle contemple dans sa perception idéaliste de son environ-
nement. Aussi confond-elle son soupirant, Félicien, avec les modèles masculins
de son imaginaire, et ce, jusqu’à ce que la présence physique de Félicien (Zola
69) concrétise le début d’une relation affective, quoique précaire, entre eux.
Bref, Le Rêve contextualise, en dépit de son titre, une histoire d’amour morale
et chrétienne qui, en somme, matérialise dans une certaine mesure l’onirisme
initial d’Angélique.
À l’inverse, La Princesse des ténèbres traduit l’onirisme de l’héroïne selon un
double dispositif narratif qui déjoue, non seulement le code du roman senti-
mental, mais aussi celui du roman naturaliste. Le récit, en effet, fait alterner
deux régimes narratifs et descriptifs parallèles plutôt que complémentaires:
d’une part, la peinture réaliste d’un milieu bourgeois morne, où les travaux
à l’aiguille (2–3) agacent Madeleine, à la différence d’Angélique dont la pas-
sion pour la broderie compte parmi les activités féminines exemplaires des
héroïnes sentimentales; de l’autre, le récit des visions hallucinatoires qui la
coupent de son entourage (Chibra 11–17) et l’obsèdent au point de provoquer

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sa fausse couche (338–39) et sa propre mort (359). Certes, son ennui névro-
tique et ses crises nerveuses expliquent implicitement ses rêveries érotiques,
où figurent les archétypes sexuels du chasseur (celui qu’elle appelle: “Hunter”)
et de son chien, hypersexualisé tout au long du récit. Par contre, cette illustra-
tion naturaliste cède progressivement, au fil des chapitres, pour faire place à la
logique spécifique des récits oniriques, alors que la présence dérisoire du mé-
decin et futur époux de Madeleine, Edmond Sellier, ne supplée pas à son ob-
session névrotique. D’où, à la lecture, l’illusion que son rapport hallucinatoire
au paysage infernal et aux figures démoniaques de son imaginaire constitue
son unique univers sensoriel, d’autant plus que la lycanthropie de la tante Julia
(333), à l’origine de son obsession spirite pour l’esprit de sa table tournante:
Ludovic (48; en italique dans le texte), met en abyme le mimétisme canin de sa
nièce aussitôt qu’elle rêve au cerbère de Hunter (17).
De ce point de vue, l’indication du retour de Madeleine à l’état de veille (35)
accuse par contraste la distorsion entre le récit prédominant de ses hantises et
la représentation de son milieu provincial, dès lors accessoire. En témoigne à
cet égard l’un des dialogues de sourds entre Sellier et elle:

– Entendez-vous quelqu’un respirer? interrogea-t-elle.


– Je n’entends que la brise qui souffle dans les peupliers, répondit-il, tressaillant au
son exalté de sa voix.
– Moi, je sais, je sais, car je suis une créature prédestinée, plus forte que la mort . . .
monsieur.
. . . Elle était rigide comme une statue, ne semblant vivre que par ses yeux, ses admira-
bles yeux violet-noir, et ses lèvres vermeilles, d’une nuance de beau fruit vénéneux.
– Taisez-vous donc, je vous en supplie.
Elle eut un rire sinistre.
– Ah! j’ai pitié de vous, moi aussi, docteur. Toute votre science n’y pourra rien! J’ai
enfin bâti mon temple hors de ce monde. (185; nous soulignons)

Cet exemple de communication vouée à l’échec trahit, non seulement


l’incompatibilité d’humeur qui compromettra le mariage, contre toute at-
tente, de Madeleine et de Sellier, mais aussi la distance infranchissable entre
les perceptions hallucinatoires de l’une, abîmée dans son monde imaginaire,
et le positivisme de l’autre, inapte, au demeurant, à guérir les crises nerveuses
de sa patiente. Aussi, la mort de “la princesse des ténèbres” à la fin du roman
constitue-t-elle la conclusion logique de son histoire, d’autant que l’ensemble
du récit souligne les aspects nocturnes, chthoniens et surréels qui la caracté-
risent, telle que l’illustre, par exemple, la façon dont Sellier la perçoit dans le
discours indirect libre suivant:

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il ne voyait plus que la silhouette noire, un peu tragique, de la femme. Pourquoi
portait-elle une si triste robe, si usée aux manches, trop longue, cachant ses pieds, ce
qui la faisait surgir de la terre même, en un glissement point naturel? Oh! rien n’était
naturel dans la conduite de cette créature désorientée! Sa voix faisait mal, poignait
comme une plainte, ses yeux avaient des clartés obsédantes, ses cheveux . . . oui, ses
cheveux sentaient le soufre dont ils conservaient la teinte, par place. (101)

Comparé à La Princesse des ténèbres, La Femme Dieu raconte aussi les es-
capades nocturnes faites par une jeune fille somnambule de province, Louise
de Valrasse, pour aller à la rencontre d’un personnage masculin mystérieux
(d’où le surnom qu’elle porte: Louvette); mais ce roman fait l’économie de
l’onirisme qui, dans La Princesse des ténèbres, substitue les visions hallucina-
toires de l’héroïne à son état de veille. Le narrateur de La Femme Dieu s’étend
plutôt sur les démarches matrimoniales des proches de Louise avant de révé-
ler ultimement l’identité de l’inconnu, qui se trouve être l’aumônier du cou-
vent de l’endroit, l’abbé Raoul Desgranges, sous la fausse identité de son frère
(203 et suiv.). Cependant, le récit reste en conformité avec la moralité chré-
tienne sous-jacente au genre sentimental: malgré qu’il suggère la transgres-
sion de l’interdit, il édulcore, d’une manière plutôt invraisemblable, la liaison
de l’héroïne avec un homme d’Église qu’elle ne reconnaît pas la nuit, alors
qu’elle le voit le jour assumant auprès d’elle le rôle de précepteur et exerçant
son sacerdoce, et ce, jusqu’à ce que le mari chasseur que lui a destiné sa mère,
le comte Georges de Saint-Charles, finisse par le tuer au cours d’une expédi-
tion. Au reste, le roman se termine par une conclusion édifiante où le curé de
Jarlac absout les fautifs dans la chapelle du couvent, tandis que les religieuses
manquent les obsèques du défunt (250–52).
Si, d’un point de vue éditorial, la publication de La Femme Dieu et d’autres
romans analogues chez Ferenczi peut expliquer l’infléchissement de l’écriture
rachildienne vers une production standardisée sur le marché littéraire, la
tendance au roman sentimental chez Rachilde, toutefois, ne s’explique pas
seulement par des facteurs conjoncturels: elle s’avère aussi consubstantielle à
l’écriture même de la romancière, d’autant que L’Homme roux, pour reprendre
l’exemple analysé par Holmes, ne paraît que seulement cinq ans après Mon-
sieur Vénus. Pour approfondir cette question, il convient de prendre aussi en
compte l’incidence du discours social sur l’écriture de Rachilde, c’est-à-dire
ce qui, suivant les travaux sociocritiques de Marc Angenot, sert de fondement
idéologique au discours littéraire et recouvre les façons consensuelles et plus
ou moins tacites de penser et de juger, tels l’échelle des valeurs, les idées reçues,
la norme, les modèles identitaires et sociaux, et, en l’occurrence, les conven-
tions socioculturelles dans les rapports entre les sexes. Néanmoins, tout dis-
cours littéraire tend plus ou moins à se démarquer du discours social qui le
sous-tend, et ce, suivant des dispositifs littéraires spécifiques qui le distinguent

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en tant que tel. Chez Rachilde, en l’occurrence, les discours respectifs de la
voix narrative et des personnages expriment des jugements de valeur qui cor-
respondent au départ au discours social sur les rôles socioculturels et sexuels
respectifs de l’homme et de la femme: en particulier, l’idée reçue de la dualité
sexe fort/sexe faible, que la narration rachildienne peut cautionner, conformé-
ment au genre du roman sentimental (L’Homme roux, L’Hôtel du grand veneur,
La Femme Dieu), sinon remettre en question par le biais d’une subversion gé-
nérique (La Princesse des ténèbres, L’Homme aux bras de feu). Envisagée sous
cette double optique, l’écriture de Rachilde dans l’ensemble tire son originalité
moins de son aspect scandaleux que de ses tensions entre le discours littéraire
(le roman sentimental, en l’occurrence) et le discours social (les idées reçues
sous-jacentes au genre sentimental).
Cet enjeu scriptural, cependant, ne se limite pas à une négociation des
transferts idéologiques entre discours social et roman sentimental. Replacés
à l’époque respective de leur publication, les romans de Rachilde témoignent
plus généralement d’une écriture qui, des années 1880 à la Deuxième Guerre
mondiale, se situe par rapport à l’évolution respective du discours social et
du discours littéraire en général. Sous cet angle, elle gère, au départ, le tour-
nant que marque, à la charnière des années 1880–90, la cristallisation du dis-
cours antisémite et colonialiste sur le moi occidental chrétien, tel qu’il circule
transversalement à travers les pamphlets d’Édouard Drumont à la veille de
l’Affaire Dreyfus, les romans exotiques de Pierre Loti à l’époque de l’expansion
coloniale de l’Europe en Afrique et en Asie, les conférences patriotiques de
Maurice Barrès et les chroniques coloniales au cours de l’entre-deux-guerres.
À l’inverse, la campagne médiatique menée par Zola et d’autres dreyfusards
pendant l’Affaire Dreyfus, d’une part, et les réactions anticoloniales, dont
l’opposition des surréalistes à l’Exposition Coloniale de 1931 à Paris (Hodeir
et Pierre) et le témoignage d’André Gide (Voyage au Congo et Le Retour du
Tchad 1928), d’autre part, attestent, en l’occurrence, la tendance des écrivains à
se distancier du discours social à des fins polémiques et politiques. Bref, aucu-
ne parole ne reste neutre dans la sphère publique, mais atteste, suivant Pierre
Bourdieu, la polarisation d’un espace de postures idéologiques où la question
du statut et du rôle de chaque individu dans la société engage, au sens sartrien
du terme, chaque intellectuel à prendre position plus ou moins directement à
ce sujet.
Eu égard à ce contexte, l’écriture de Rachilde n’emprunte qu’exceptionnel-
lement la forme pamphlétaire de la prise de position (Pourquoi je ne suis pas
féministe, 1928). Elle s’avère plutôt irréductible à une tendance idéologique
unique ou à une quelconque allégeance politique, comme le prouve a contrario
le désaccord de Rachilde avec Barrès sur son engagement politique, coïnci-
dant avec la fin de leurs relations épistolaires (Rachilde et Barrès). Au cours de
l’Affaire Dreyfus et des campagnes anticoloniales de l’entre-deux-guerres en

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particulier, Rachilde reste d’ailleurs en retrait, mais écrit au cours de ces péri-
odes charnières des romans qui, à des fins de distanciation, prennent la mesure
du discours littéraire et du discours social sur le moi occidental moderne et sur
son rapport au monde.
Dans L’Animale (1893), le récit mobilise d’entrée de jeu le code du roman
naturaliste pour dépeindre les fantasmes zoophiles d’une névrotique mal
mariée, Laure Lordès, et expliquer rétrospectivement son cas par l’influence
de son milieu d’origine où, livrée à elle-même, elle donnait libre cours à une
coquetterie sadique dans ses rapports avec un jeune prêtre et un clerc de prov-
ince (chap. ii–ix). Néanmoins, ce dispositif narratif déborde l’illustration
naturaliste pour confronter le discours social avec le discours littéraire sur le
moi, et vice versa. En effet, le narrateur associe au départ le mimétisme félin
de Laure sous la clarté lunaire à un affranchissement individuel de l’identité et
du rôle de la femme, tels que les a fixés le discours social à des fins normatives.
Sous cet angle, la lune et le chat de Laure, qu’elle a prénommé: Lion, et avec
lequel elle finit par se confondre, figurent respectivement le principe féminin
d’une transformation cyclique et une indistinction raciale:

Lion l’escortait fièrement . . .; folâtrait sur les glissoires du toit de verre. . . . Alors la
jeune femme s’étendait de tout son long. . . . Elle prenait un véritable bain de rayons
blancs. . . . En regardant bondir le chat, elle murmurait, s’étirant les membres: – Non,
les hommes ne sont pas dignes de mes ardeurs. . . . Puis rêvant d’un voyage dans les
nues, à cheval sur le croissant d’or comme une sorcière, elle irait trouver . . . les matous
fantastiques et caressants qui la guettaient avec des prunelles luisantes, par les lucar-
nes des étoiles. (194–96)

Le récit, par contre, marque l’ambiguïté des rapports entre anthropomor-


phisme animal et bestialité humaine. La zoophilie dont ils participent ne
peut en effet conjurer la menace sauvage de la bête que demeure Lion. Aussi,
l’agression mortelle de Laure par Lion à la fin de l’histoire met-elle un terme
à un brouillage des genres et des races qui, aussi subversif soit-il en regard
de la norme, ne peut en définitive échapper, sinon à la répression socio-
culturelle et morale, du moins à la loi naturelle. Dès lors, la supériorité, en
l’occurrence, de la bête sur l’humain, de l’animalité sur l’humanité, de la na-
ture sur la culture, sanctionne une régression irréversible plutôt qu’une évo-
lution. D’où l’impuissance du roman à redéfinir le moi et l’Autre selon des
constructions identitaires, socioculturelles et sexuelles viables en dehors du
discours social. Sous cet angle, les métamorphoses précaires de l’hybridation
raciale ne peuvent renverser la loi naturelle et la norme que temporairement
et qu’artificiellement, en dépit de leur force subversive au départ. À cet égard,
il s’avère révélateur que L’Animale tende en contrepartie vers le roman senti-
mental moral et chrétien: avant de mourir sous la griffe (au propre) de Lion,

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Laure fait la connaissance d’un étranger (245 et suiv.) avec qui elle devient
soumise et repentante de sa vie passée, comme une pénitente se confessant à
son directeur de conscience.

– Tu me pétriras à ta guise, mon bien-aimé! Je n’ai pas de vanité, je sens que je suis
inférieure en tout, mais si tu veux m’aimer comme je t’aimerai . . . je serai tout de
même le plus savant de nous deux! . . . En elle s’épanouissait une générosité exquise,
elle se faisait le serment, à cette aube de résurrection, de ne plus vivre que pour cette
homme, et elle se livrait, lui paraissait-il, pour une éternité. . . . De secrètes inquié-
tudes la prenaient, qui ressemblaient beaucoup à des remords. Comme une corolle
fine s’épanouissant dans une ruine noire, son cœur brûlé portait la rose pâle des
repentirs d’amour, et, pourrie un peu par la luxure, son imagination se créait des
fantômes et la faisait s’humilier avec de pieux actes de contrition. Son état d’âme au-
rait excité l’envie d’une honnête femme. Elle désirait expier des choses, avouer tous
les péchés pour obtenir, après l’exposé des détails et des circonstances, le baume du
pardon sincère; car elle était si jolie, n’est-ce pas, qu’elle pouvait avoir confiance dans
l’absolution de son amant? (261–63; nous soulignons)

D’où, en définitive, la mort exemplaire de Laure, qui, non seulement sanc-


tionne sa zoophilie contre nature et anormale en regard du discours social,
mais aussi l’élève au rang de victime expiatoire et christique, comme le fig-
urent “[s]es bras en croix au-dessus de sa tête radieuse” (263), “à cette aube de
résurrection” (262) précédant l’irruption de Lion.
S’il renoue ici et ailleurs avec la norme, le recyclage d’idées reçues peut né-
anmoins constituer chez Rachilde un dispositif stratégique, voire subversif à
certains égards, aussitôt qu’il prend en charge une fonction méta- générique
et discursive à des fins de distanciation. Le Dessous (1904) s’avère à cet égard
doublement significatif. Certes, le paratexte (cité par Dauphiné 98–100) arti-
cule la finalité du roman et un cahier des charges exemplaire du roman natu-
raliste, en l’occurrence, la mise en récit de champs d’épandages préalablement
observés et de leurs répercussions contraires dans la vie de la population con-
cernée: facteur de rendement bioénergétique et économique en ce qui a trait
à la culture maraîchère, mais agent pestilentiel nuisible à la santé humaine.
Pourtant, la thèse de l’influence du milieu constitue dans le roman un axe de
signification moins sérieux que subversif. Le récit, en effet, sape le discours
progressiste sur le moi occidental moderne sur lequel se fonde a priori le ro-
man naturaliste: il ironise sur le lien de causalité entre des champs d’épandages
et l’essor socioéconomique d’une région agricole contrôlée par la bourgeoisie
en exprimant métaphoriquement un rapport d’équivalence entre la décompo-
sition physique et la pourriture sociale, sous le couvert de la respectabilité.
À cet égard, le personnage de Marguerite Davenel, fille d’un ancien indus-

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triel à la direction d’une équipe d’égoutiers s’avère emblématique, au sens éty-
mologique du terme (latin emblematicus “plaqué”). Certes, Marguerite souffre
de la honte et du ridicule à l’origine de la fortune et du statut social de son
père, d’autant que son esprit romanesque cherche à s’évader dans un imag-
inaire sentimental à l’aune duquel elle évalue son entourage; mais son désir de
frayer avec un anarchiste, Fulbert, tout en voulant préserver son rang de jeune
fille bonne à marier, ne constitue pas, au fond, le dessous le moins infâmant de
son existence petite-bourgeoise, comme l’évaluent tour à tour le narrateur et
Fulbert:

Incapable d’une mauvaise action, elle aurait eu le courage d’en inspirer, et pour
que l’effroyable lie de son tempérament pût remonter à la surface de son teint pâle,
il fallait aussi l’effroyable circonstance de cette rencontre avec un criminel. On est
toujours tenté de jeter quelque chose dans un précipice. – Voulez-vous que je vous
donne un bon conseil, mademoiselle Davenel? murmura Fulbert les lèvres serrées.
Epousez [un] ministre. Ne refusez pas cette occasion de devenir une . . . vraie bour-
geoise. Vous êtes à deux doigts de faire des sottises. Je connais ça. Il y a des eaux pures
. . . qui empoisonnent les meilleurs instincts. Vous rêvez mieux que le possible et
vous vous perdrez à vouloir blanchir vos dessous. (124–25)

En ne jouant pas les Faust auprès de Marguerite, Fulbert provoque une


guerre des sexes et un conflit de classes où chacun se terre dans sa position:
l’une se prend pour une héroïne de roman sentimental ou de mélodrame
apache, sans que ses mises en scène faussement émancipatrices ne la plongent
ailleurs que dans son conformisme platonique de jeune fille rangée; l’autre
en instruit crûment le procès en renvoyant dos à dos ses dessous et sa propre
conscience d’anarchiste criminel. “La mort ou la m . . . c’est la même histoire,
au fond! . . . (202), conclut Fulbert, et comme le confirme la fin du récit qui
présente successivement Fulbert tombant dans un traquenard tendu par Mar-
guerite et se faisant tuer par M. Davenel, “Marguerite . . . simulant l’inévitable
attaque de nerfs qui devait terminer le roman-feuilleton de sa vengeance” (277),
et “le brave bourgeois” (277) de Davenel gardant la propriété de ses champs
d’épandages et conservant une fille à l’honneur sauf; comme quoi les signifi-
cations métaphoriques que donne ironiquement le récit au titre du roman et
au prénom de l’héroïne mettent en cause, non seulement un conditionnement
bourgeois par le milieu au nom d’un présumé progrès scientifique et socioé-
conomique, mais aussi le solipsisme meurtrier auquel peut aboutir le senti-
mentalisme égoïste du moi. D’où, en définitive, l’échec respectif du roman
naturaliste et du roman sentimental, comme le donne parodiquement à lire
Le Dessous, mais, en contrepartie, les potentialités de la distanciation ironique
en regard des idées reçues sous-jacentes à ces genres. Sous cet angle, l’ironie
du Dessous recoupe l’humour noir d’une nouvelle antérieure de Rachilde in-

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titulée: “Le Tout-au-ciel” et recueillie dans L’Imitation de la mort (1903), où les
ouvriers d’usines sophistiquées sont condamnés à recycler des restes humains
en vertu du principe progressiste de la récupération maximale.
En somme, des romans, tels L’Animale et Le Dessous, qui représentent tous
deux des névrosées sentimentales, s’avèrent doublement stratégiques: ils ten-
dent à faire l’économie des facteurs déterministes qui fondent le discours
naturaliste sur le moi, dont la biologie et l’influence du milieu, mais, en con-
trepartie, exposent les troubles socioaffectifs et sexuels qu’entraîne en retour
le repliement névrotique de ces personnages sur eux-mêmes, sans que leur en-
tourage sociofamilial n’apporte de solution à leurs problèmes. Sous ce double
aspect, ils posent le clivage entre cérébralité et matérialité comme une aporie,
quel que soit le pouvoir émancipateur et subversif exercé par les personnages
en question dans leur ignorance ou leur refus individualiste des rôles sociocul-
turels conventionnels et de la sexualité. À cet égard, ils problématisent autant,
sinon plus, l’affranchissement du moi individualiste qu’ils ne déconstruisent la
norme. De là leur infléchissement vers le code normatif du roman sentimental,
symptomatique, au fond, de leur impossibilité de se délester complètement du
discours social qui les sous-tend. S’ils ne peuvent s’en dissocier, ils remettent
néanmoins en question quelques idées reçues, tel le Progrès, et les postures
extrémistes qu’elles peuvent entraîner dans le discours social, comme dans la
vie réelle.
La Première Guerre mondiale confirmera du reste Rachilde dans son ap-
préhension de la barbarie humaine et de ses conséquences. La mise à plat
chez Rachilde de la crise identitaire et axiologique moderne de l’après-guerre
n’est pas exempte par contre de préjugés homophobes, voire d’un imaginaire
homophile à tendance fasciste (Hawthorne et Golsan 27–48) coïncidant avec
l’amitié de Rachilde pour des écrivains d’extrême droite, tels Filippo Tommaso
Marinetti et le dédicataire de son roman Le Grand Saigneur (1922), Fernand de
Homem Christo (Hawthorne 206–07), avec qui elle écrira en collaboration Le
Parc du mystère (1923) et Au seuil de l’enfer (1924). La montée du totalitarisme
en Europe pendant l’entre-deux-guerres, qui voit aussi l’essor du colonialisme
avant son déclin après la Deuxième Guerre mondiale, conduit néanmoins Ra-
childe à réévaluer quelques-unes des idées reçues les plus extrémistes sur le
moi occidental moderne.
Écrit en collaboration avec Jean-Joë Lauzach, L’Aérophage (1935) s’avère
doublement révélateur de ce qui rapproche et éloigne à la fois l’écriture rachil-
dienne du discours social sur le colonisateur et le colonisé, tel qu’il circule, par
exemple, dans la chronique “Questions coloniales” de Maurice Besson, rédac-
teur de la revue du Mercure de France. Destinée à “l’âme du Français moyen
. . .” que “la ‘foi coloniale’ pénètre désormais . . .” grâce à la documentation à
sa disposition (715: 168), cette chronique rend compte de la littérature colo-
niale publiée à l’époque en y dégageant “[l]es trois progrès de la conscience du

Nineteenth-Century French Studies 37, Nos. 1 & 2 Fall–Winter 2008–2009 117


colonisateur . . .”: le profit, le privilège et l’usurpation (Memmi 35). Comme
le souligne Besson dans son compte rendu de Gallieni: Lettres de Madagascar,
1896–1905, l’exploitation coloniale dépend toutefois du succès d’une conquête
préalable, au cours de laquelle le colonisateur agit en usurpateur en répri-
mant la résistance insurrectionnelle des futurs colonisés dans “[un] travail
d’épuration et de pacification . . .” selon “la méthode “de la tache d’huile . . .”
(725: 445), dans le cas des Malgaches.
Dès lors, le colonisateur peut, sous un dehors pacifiste, faire profiter la mé-
tropole française de ce qu’il a usurpé dans la violence et dans le sang. “À mesure
que la “paix française” fait “tache d’huile,” Gallieni se préoccupe de la mise en
valeur de la colonie et nous voyons . . . avec quel soin le gouverneur général
s’efforce d’attirer le commerce français vers Madagascar . . .” (725: 445), comme
le rapporte Besson. En tant que colonisateur, Gallieni, d’ailleurs, avait fait au-
paravant l’objet d’un vibrant hommage patriotique de la part de l’auteur des
Scènes & doctrines du nationalisme (Barrès 377–83). Aussi, le statut du colo-
nisateur dans la colonie exclut-il tout rapport égalitaire avec le colonisé pour
témoigner au contraire du privilège que s’est arrogé au départ l’usurpateur,
au nom d’une métropole légitimant à distance l’usurpation et le profit dans
un dessein colonialiste. D’où la fonction hiérarchique du costume militaire et
de tout autre symbole de l’hégémonie métropolitaine sur ses colonies, dont
un autre chroniqueur présuppose l’importance aux yeux des colonisés après
l’avoir signalée à ses lecteurs:

Notre manie de démocratie à toutes les sauces, n’est jamais appréciée ni comprise par
nos ressortissants indigènes – noirs ou jaunes – qui préfèrent à la familiarité bon en-
fant la majesté imposante d’un fonctionnaire, chamarré de broderies et de dorures.
On ne changera jamais rien à cela! . . . La République, d’ailleurs, a besoin d’être “re-
spectée” . . . Surtout en ce moment! (Chauvelot 378; en italique dans le texte)

Bref, le discours colonialiste que véhicule le Mercure de France articule des


idées reçues qui, d’office, posent le moi occidental colonisateur comme un
usurpateur privilégié pouvant tirer profit d’une colonie au nom d’une métro-
pole, sans que le colonisé en retour ne puisse mettre en cause la domination
socioéconomique, politique et culturelle exercée sur lui.
Autour de ce discours social s’articule, mais en partie seulement, L’Aérophage,
qui s’organise en un récit au “je” pris en charge par un personnage de colonisa-
teur, Paul Souhin, exploitant forestier dans une concession du Congo belge.
D’où la tendance monologique de son récit à cautionner l’exploitation colo-
niale et à réitérer la supériorité du colonisateur sur le colonisé. À cet égard,
L’Aérophage ne constitue pas chez Rachilde un plaidoyer contre le colonialisme
ou en faveur d’un communisme anticolonialiste. En fait, le récit reprend plutôt
les idées reçues sous-jacentes à la littérature coloniale, qui relègue le colonisé

118 Dominique Laporte


dans une position inférieure vis-à-vis du colonisateur (Fanoudh-Siefer). Con-
fondu avec un singe (31), il est traité de jacassier (26), de paresseux (28) ou
de joueur de tam-tam (38) aussitôt qu’il ne travaille plus pour son maître. En
outre, il est affublé par le narrateur d’un esprit superstitieux (36) et infantile
(150), inapte à s’exprimer avec cohérence (23). Le roman, de surcroît, ne fait
pas non plus l’économie d’un exotisme renforçant la distance socioculturelle
entre le colonisateur et le colonisé: en particulier, la sorcellerie (50 et suiv.) et
l’anthropophagie (94 et suiv.). Dans son compte rendu de L’Aérophage, paru
dans le Mercure de France, John Charpentier se contente au reste de souligner
le dépaysement qu’exerce le roman sur le lecteur (130–32).
En contrepartie, Paul Souhin raconte a posteriori l’histoire d’un échec colo-
nial qui, aux côtés de deux autres concessionnaires blancs, le conduit au terme
de son récit à remettre en question, sinon la colonisation dans l’ensemble,
du moins les rapports entre colonisateurs et colonisés. À cet égard, le roman
problématise ce qui, au point de vue du discours colonialiste, pose en profi-
teurs, en privilégiés et en usurpateurs le “nous” utilisés par Paul Souhin pour
se désigner exclusivement, ses partenaires concessionnaires et lui (7). Prou-
vant qu’“on ne doute pas assez, en Europe, du triomphe des accessoires de nos
civilisations chez les peuples relativement sauvages” (16), suivant un préjugé
relevant du discours social sur le privilégié, Paul Souhin évoque les lunettes
noires qu’il oblige Baïmio, son domestique noir, à porter au début de l’histoire
pour le guérir prétendument d’une ophtalmie (15), alors qu’il ne connaît rien
en médecine, et pour intimider par procuration les autres Noirs formant
l’équipe forestière (27). Aussi son autorité sur les Noirs dépend-elle symbol-
iquement d’un prestige illusoire auquel ses partenaires concessionnaires, eux-
mêmes intimidés par son présumé savoir (22), contribuent sans s’en rendre
compte en présence des Noirs (22).
Si, dans une perspective colonialiste, cette imposture s’avère stratégique dès
lors qu’elle érige d’office Paul Souhin en un privilégié pouvant profiter en toute
impunité de ressources naturelles usurpées au départ, elle ne peut toutefois
contrebalancer une prévoyance intuitive qui, au cours de l’histoire, dissuade
l’équipe forestière d’entreprendre des coupes sur le flanc d’une montagne
périlleuse, malgré les moyens employés par Paul Souhin et ses partenaires con-
cessionnaires pour les y contraindre. En fait, les arbres eux-mêmes s’avèrent
au départ inexploitables (25–26), ce qui, ironiquement, frustre par avance Paul
Souhin du profit qu’il escompte a priori dans sa concession forestière. D’où,
dans certaines circonstances, sa honte de Blanc colonisateur de “perdre la face”
(47, 89, 165) devant des Noirs plus avisés que lui, et, en contrepartie, son souci
de garder entre eux et lui une distance socioculturelle suffisamment impos-
ante pour marquer symboliquement malgré tout son statut d’usurpateur priv-
ilégié dans le système concentrationnaire de la concession. Dès lors, il n’en tire
qu’un profit symbolique et décalé inversement proportionnel à l’impuissance

Nineteenth-Century French Studies 37, Nos. 1 & 2 Fall–Winter 2008–2009 119


des Noirs à s’affranchir de leur condition, comme en témoignent les beuver-
ies où les plongent cyniquement ses partenaires concessionnaires et lui pour
prévenir toute mutinerie (33).
L’ignorance sous le couvert de son prestige n’échappe pas cependant à la
clairvoyance du chef d’une tribu indigène: le Grand noir, conciliant en lui la
mémoire des savoirs ancestraux et son assimilation d’une culture occidentale
au cours d’un séjour en France. À cet égard, il fait ironiquement pendant à
Paul Souhin, forcé, quant à lui, de reconnaître qu’un Africain connaissant les
lois naturelles “[. . .] du noir de la forêt, c’est-à-dire du gardien de la terre
ancestrale, de [l’]ancienne terre libre” (173) avant la colonisation, peut aussi
en remontrer aux Blancs en fait de civilisation. De là la signification méta-
phorique ultime de l’amphibie aérophage aspirant au cours de l’histoire tout
humain téméraire s’approchant de trop près de la montagne boisée où il se
terre. “Il est comme toute créature du globe, très attaché à ses coutumes, à son
pays, à sa . . . prison. De temps en temps, il a des idées, des lubies, peut-être
un très secret chagrin de bête qui s’ennuie de n’être qu’une bête. Il fait le mal
sans le vouloir, comme la plupart des créatures terrestres” (187–88), conclut le
Grand noir. Confronté symboliquement avec l’aérophage par le Grand noir,
Paul Souhin apparaît, en définitive, comme l’esclave, non seulement du dis-
cours colonialiste sous son dehors de maître, mais aussi des idées reçues qui le
légitiment d’office: bref, une double aliénation.
Le parcours de lecture diachronique que nous avons suivi a révélé, en som-
me, que l’écriture de Rachilde subvertit à certains égards les codes respectifs
du roman sentimental et du roman naturaliste, mais dans une certaine mesure
seulement: elle déroge à une représentation exclusivement sentimentaliste ou
déterministe du moi, certes, mais marque en retour les limites intrinsèques de
l’individualisme dès lors que le moi se cantonne dans une posture névrotique
et solipsiste en dehors de la norme (L’Animale, La Princesse des ténèbres, Le
Dessous). Sous cet angle, la parodie (dans Le Dessous en particulier) et, plus
généralement, l’ironie constituent chez la romancière des contre-épreuves qui
instruisent le procès, non seulement du discours littéraire sur le moi, mais aussi
des idées reçues qui, à la même époque, servent de fondements au discours so-
cial et à ses médiations littéraires au tournant des années 1880–90: en particu-
lier, celui sur la primauté métropolitaine et coloniale du blanc occidental non
juif, tel que le redéploie, par exemple, la littérature coloniale. À ce discours, des
romans, tels L’Animale, Le Dessous, L’Homme aux bras de feu et L’Aérophage,
opposent la mise en scène ironique d’un moi dont les postures mimétiques
dédoublent sa déshumanisation, sinon son inhumanité intrinsèque, sous son
dehors de civilisé emblématique du Progrès; par exemple: la femme zoophile
(L’Animale), la petite bourgeoise jouant à l’héroïne d’aventures sentimentales
et apaches (Le Dessous, L’Homme aux bras de feu) ou encore le voyageur fran-
çais en Afrique cherchant à maîtriser sa peur de l’inconnu avec l’attitude du

120 Dominique Laporte


blanc colonisateur (L’Aérophage). Sous cet angle, ce corpus travaille à mettre
en cause, non seulement le discours littéraire, mais aussi les idées reçues sur le
moi occidental moderne, et ce, moyennant, par moments, un réemploi du genre
normatif que constitue le roman sentimental (L’Homme roux, L’Hôtel du grand
veneur, La Femme Dieu). À cet égard, n’anticipe-t-il pas la tendance de la littéra-
ture post-moderne à mettre en récit un moi qui fait l’épreuve de sa nature (in)
humaine en instruisant le procès du logos et en le recyclant tour à tour? 1

Dominique Laporte
St. Paul’s College
University of Manitoba
70 Dysart Road
Winnipeg, mb r3t 2m6
canada

notes

1 La recherche qui a mené à la rédaction de cet article a été rendue possible grâce à une
subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Nous remer-
cions cet organisme de son appui.

ouvrages cités

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122 Dominique Laporte

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