Mes Forêts
Mes Forêts
Mes Forêts
2
Hélène Dorion
Mes forêts
3
Mes forêts
4
Mes forêts sont de longues traînées de temps
elles sont des aiguilles qui percent la terre
déchirent le ciel
avec des étoiles qui tombent
comme une histoire d’orage
elles glissent dans l’heure bleue
un rayon vif de souvenirs
l’humus de chaque vie où se pose
légère une aile
qui va au cœur
mes forêts
sont des nuits très hautes
5
L’écorce incertaine
6
Dehors, est-ce l’infini
ou juste la nuit ?
Ann Lauterbach
7
L’horizon
de biais
la beauté vient
chasser l’obscurité
les forêts
apprennent à vivre
avec soi-même
8
L’arbre
le mur de bois
s’est fissuré
une pluie
de longues tiges
inquiète nos pas
tombe comme on tombe
parfois dans sa propre vie
9
Le ruisseau
10
Le rocher
mousse et cratères
un ciel noirci
par l’ombre de nos pas
que les années fendillent
11
Le tronc
lentes cicatrices
dans la bouche de l’hiver
un visage d’épines insoumises
12
L’île
si la pointe de l’arbre
vacille pour lécher
la lumière qui l’aveugle
si l’île flotte
à la surface du jour
comme un navire de feuillage
13
La branche
et l’horizon craquelle
un sentier se referme
sur l’écorce des choses
14
Les feuilles
15
La déchirure
16
L’écorce
un bruit de scie
brouille le silence
perce le mur
de nos frêles illusions
17
L’humus
18
Le mur de bois
le fouillis sauvage
attend l’éclaircie
19
La cime
20
La bête
on pourrait l’abattre
et avec elle
l’écho des finitudes
21
Les racines
fendent le sol
comme des éclairs
22
Le silence
si je marche
avec les ombres de ma vie
comme de lourds oiseaux
qui dévorent les promesses
suis-je l’arbre suis-je la feuille
grugée par les saisons
je ne sais pas
ce qui se tait en moi
quand la forêt
cesse de rêver
23
L’ocre
dit la saison
l’usure lente
des mémoires
que l’on piétine
24
Le houppier
tombe encore
un peu de solitude
25
Les brèches
maintiennent la vie
dans sa fragilité
l’aube s’infiltre
touche l’écorce blessée
la forêt défriche
en moi tant d’années
26
Le temps
27
Le sentier
repère l’ombre
la proie qui remue
dans le désordre du monde
la forêt se souvient
du chant des ailes
28
Le feu
29
Les vents
et le mur se fracture
avec le souffle
qui poursuit l’œuvre du courant
vif d’air refroidi
la forêt disperse
nos fatigues
masques et failles
de nos illusions
30
Un lit
de mousse
flotte sur le sol
on dirait une cité
venue d’un autre univers
un remous de fourmis
sur la pierre
pèse un poids de lettres
et de mots inconnus
l’amas d’étoiles
dessine une étrange constellation
qui n’a pas de ciel
31
L’aile
très haute
de la beauté
perce le brouillard de vivre
retombe entre les branches
à l’intérieur du poème
la forêt rêve-t-elle
32
Mes forêts sont un champ silencieux
de naissances et de morts
la mémoire de saisons
qui se lèvent et retombent
33
Une chute de galets
34
Où aller sans commencement
et peut-être sans fin
Silvia Baron Supervielle
35
C’est le bruit du monde
l’écoulement du temps –
le bruit du monde
l’écoulement du temps l’écoulement
du temps –
quel silence
sous nos pas
soudain se fissure
écoute
la lumière se pose
sur ton visage l’âme des choses
ne laisse sa trace
que dans le silence
36
entre l’automne et l’hiver hier et demain
entre les étoiles les nuages
et chaque goutte de pluie
écoute
le chemin qui s’ouvre
dans ton cœur et ta main
cherchant une autre main
remue les mots
jusqu’à ce qu’ils s’ouvrent
comme une onde
l’énigme heureuse
d’une eau de montagne
s’immisce à travers nos vies
l’écoulement du temps –
le bruit d’une terre ébranlée
où les fenêtres deviennent noires
les toits s’effondrent
comme de vastes illusions
37
écoute l’instant fragile et pur
écoute
38
Mes forêts sont des bêtes qui attendent la nuit
pour lécher le sang de leurs rêves
gratter la terre gratter l’écorce
boire l’offrande et se glisser
dans un lit rempli de lucioles
39
L’onde du chaos
40
Aux aguets, nous faisons écho
Aux rumeurs de l’abîme
Kathleen Raine
41
Il souffle mille voix de vent
sur la montagne que traversent
des marées tant d’aubes
un silence de fin de jour
quand s’amorce la descente
vers soi
au-dessus du vide
flotte un ciel
qui n’ignore pas sa fragilité
où aller
quand il n’y a pas de commencement
il se fait tard
pour la nuit humaine
42
on ne pourra pas toujours
ne pas recommencer on ne pourra
pas toujours fuir
au bout des hivers
43
Rêve-t-elle d’autres saisons
la forêt qui promène ses ombres
au-dessus de nous
44
Le jeune érable frémit
sous les coups du tonnerre
la foule autour de lui
hurle contre le vent
grandir disait-il
ne suffit pas
à remplir le cœur
45
Les arbres mordent le sol
corps séchés
dans le froid des racines
ombres maigres corps
serrés contre d’autres
on entend le chant
de fêlure et de désir
corps comme va la marée
barque blême
perdue dans sa nuit
46
Il fait un temps de bourrasques et de cicatrices
un temps de séisme et de chute
47
Entre mes doigts
le nom de l’arbre le nom de la chair
ce peu d’écorce qu’est ma vie
48
Les alertes du matin résonnent
dans la chambre du siècle
un fracas de fatigue
l’ombre d’imprévus
mes désirs et mes soifs
bercent les hautes exigences
du portable au jetable
le jardin où périt un monde
où l’on voudrait vivre
49
Comme roulent les galets
la vague n’emporte
aucune question
on ne tourne plus
que sur soi-même
au milieu des flots
l’abîme évide l’espérance
que l’on ne peut nommer
50
Il fait un temps de foudre et de lambeaux
d’arbres abattus
au-dedans de soi
il fait pluie maigre
un temps de glace
et de rêves qui fondent
dans le labyrinthe des miroirs
le dos courbé le poids des silences
51
Je n’ai rien déposé
au pied du chêne rien
à l’ombre du saule
je me suis assise
au milieu de ces vastes alliés
sans voix
le temps continue
de s’infiltrer dans la terre
gorge les rochers
52
À la table du silence
je suis cette branche
qui avance comme va le vent
sans père ni mère
des années de nulle part
poussées vers demain
53
Parfois je sarcle le sol
arrache un peu d’herbe et de mousse
je laisse mes questions
se frayer un chemin
au-dessus du néant
elles flottent
recouvrent de froid la terre nue
54
Tu t’arrêtes
pour que traversent
à l’embranchement
les chagrins jamais avoués
de tant de visages
éparpillés parmi les heures
gestes et tâches
qui ensemencent nos vies
55
Il fait un temps d’insectes affairés
de chiffres et de lettres
qui s’emmêlent sur la terre souillée
un temps où soufflent des vagues
au-dessus des vagues
56
Je m’incline souvent
devant la figure unique
d’un jeu de feuilles et de branches
de ses racines
et de l’anneau des années
il ignore tout
et je m’incline encore
pour écouter son voyage immobile
57
Je marche entre mes ombres
et ma quête de joie
58
Nos matins de brume comme
surgit l’ondée claire
parmi les arbres
le regard hésite
hier demain
un chemin voudrait venir
59
Nous sommes debout
comme après la pluie
quand flotte un monde neuf
autour de nous
les lucioles vacillent
dans un théâtre d’heures
la terre dos courbé
racines tristes
rouille sous nos pas
60
Je n’entends pas le loup
il devrait hurler à la lune
qu’ébrèche le ruisseau
61
Il fait taches de brouillard
et minces certitudes
à la porte de l’histoire
qui s’étonne
de tenir encore
dans la cohue des paroles
il fait un temps
que le cœur ne déchiffre plus
62
Les jours tombent comme
cassent les troncs
dans le cercle des ans
tombe le fruit
63
L’herbe ne va nulle part
elle devient un monde
où se terrent d’autres mystères
que le nôtre
64
À l’instant où
rien ne s’est encore passé
65
Ce sera comme un souvenir
qui s’ouvre ce sera une main
avec de longues lignes enchevêtrées
la langue de nos destins
impossible à lire ce sera
la sensation du corps
dans les humeurs de la terre
66
Le chemin qui monte vers toi
brûle les ombres
de ma vie
je suis l’arbre foudroyé
la chute et l’envol
dans l’instant
où advient le désir
l’élan de la neige
recouvre la terre
une aile perce le ciel
et son écho rompt le rivage
déchire comme une flamme
la peau fragile de nos rêves
67
Il fait rage virale
sur nos écrans
qui jamais ne dorment
et l’image se modifie
d’abord légèrement un jour
on ne reconnaît rien
on ferme tout
ce que l’on veut réparer
68
On dirait une silhouette mystérieuse
où glissent des rivières
et s’élancent les rêves
69
Autour de moi les notes
lumineuses d’une feuille
venue jusqu’à la branche
pour remuer avec le souffle
danse et boit
l’eau qui la sauve
au matin quand recommence
son chemin vers le soir
et je marche aussi
d’un pas qui repose dans l’infini
j’écoute le monde qui bruit
à travers les arbres seuls
comme des êtres occupés
à devenir leur forme singulière
70
La neige a cessé de fondre
les rues se sont tues
le siècle s’arrête comme un navire
surpris par la marée
71
Tu pousses la porte du temps
vois la nuit le rocher
comme le sang du souvenir
qui a survécu
savons-nous
gravir la montagne
jusqu’à nous
72
Mes forêts sont le bois usé d’une histoire
que racontent des lunes tenues à bout de bras
quand s’approchent la nuit et le hurlement
de nos peurs mes forêts
sont la mise en terre de vagues immenses
et de mots que je ne reconnais pas
mes forêts
racontent une histoire
73
qui sauve et détruit
sauve
et détruit
74
Le bruissement du temps
75
Où avons-nous été,
et pourquoi descendons-nous ?
Annie Dillard
76
Avant l’aube
au commencement
il n’y avait ni dieux ni humains
ni souffle ni solitude
le haut et le bas
l’envol et les pas
il y eut la vie
entre le Tigre et l’Euphrate
l’œuf qui éclot
dans un magma
se sont mises à tourner
les particules lumineuses
les saisons la Terre les planètes
77
l’aiguille a percé la mince couche de bleu
elle a chassé l’éternité
le cœur battait
et le jour et la nuit
et les étoiles
comme des éclats de solitude
l’amour et la peur
la prière et le sacrifice
78
on s’est nourri reproduit reposé
on a inventé la charrue
les graines et les sillons
on a ensemencé le sol on l’a arrosé
79
Avant l’horizon
on a bu au sein de la mère
on a mis la main dans celle du père
autour de la table
les places ont été assignées
et l’on a prononcé le mot famille
avec la cendre
on a nourri d’autres bêtes
enrichi le sol
inventé d’autres matières
80
on a piétiné la terre des uns
volé celle des autres
on a arraché des enfants à leur famille
on leur a inculqué nos croyances
on a balayé leurs rituels enseigné notre dieu
chassant avec lui l’esprit de la Lune
et du Soleil celui des saisons de l’humain
de la Terre
81
le plus grand a croisé le plus petit et
d’autres récits ont commencé
82
Avant la nuit
83
au creux de l’oreille
le regard fou de l’homme
au coin de la rue
ma course vers la maison
le château de cartes et de silence de mon père
nos éclipses au bout de l’horizon
la douceur qui me porte vers la rive
un fragment d’éternité entre les doigts
le long paradoxe
de l’arbre
et de la pomme
et avec elle
la longue marche du savoir
de l’argile à l’or de l’âge d’airain
à l’âge de fer de la roue
jusqu’à l’ère numérique sont venus
les anges tristes et les tours blessées
la colère de lourds printemps
l’invisible bourreau
la cueillette inlassable d’informations
qui prononcent de vacillantes vérités
le sucre et l’acide
sur la langue
les mots qui tournent
comme l’histoire d’une pomme
dans les jardins de Cézanne l’orange
bleue comme la Terre
et nos vies comme des étoffes
84
se froissent
dans le paysage du temps
la nuit s’approfondit
un poème murmure
un chemin vaste et lumineux
qui donne sens
à ce qu’on appelle humanité
85
Mes forêts sont de longues tiges d’histoire
elles sont des aiguilles qui tournent
à travers les saisons elles vont
d’est en ouest jusqu’au sud
et tout au nord
mes forêts sont des cages de solitude
des lames de bois clairsemées
dans la nuit rare
elles sont des maisons sans famille
des corps sans amour
qui attendent qu’on les retrouve
au matin elles sont
des ratures et des repentirs
86
Table
Mes forêts
L’écorce incertaine
Mes forêts
Mes forêts
L’onde du chaos
Mes forêts
Le bruissement du temps
Avant l’aube
Avant l’horizon
Avant la nuit
Mes forêts
87
88
Bruno et Murielle, merci pour votre présence sensible et votre accompa‐
gnement attentif. Notre amitié et nos complicités poétiques me sont
précieuses.
89
Des pièces musicales ont accompagné l’écriture de mon livre.
Pour les partager, je les ai regroupées dans une liste de lecture que vous
pouvez trouver sur Spotify, sous l’intitulé Hélène Dorion – Mes forêts.
helenedorion.com
Facebook : facebook.com/helene.dorion.1
Instagram : @helene.dorion
Youtube : Hélène Dorion
90
De la même autrice
Poésie
Comme résonne la vie, Paris, Éditions Bruno Doucey, 2018.
Cœurs, comme livres d’amour, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 2012.
Le Hublot des heures, Paris, Éditions de la Différence, 2008.
Mondes fragiles, choses frêles, Montréal, Éditions de l’Hexagone,
collection « Rétrospectives », 2006.
Ravir : les lieux, Paris, Éditions de la Différence, 2005. Réédition 2007.
D’argile et de souffle, anthologie préparée par Pierre Nepveu, Montréal,
Éditions Typo, 2002.
Portraits de mers, Paris, Éditions de la Différence, 2000.
Fenêtres du temps, en collaboration avec Marie-Claire Bancquart
(Voilé / Dévoilé), Montréal, Éditions Trait d’Union, 2000.
Passerelles, poussières, Rimbach (Allemagne), Éditions Im Wald, 2000.
Les Murs de la grotte, Paris, Éditions de la Différence, 1998.
Pierres invisibles, encres de Julius Baltazar, Saint-Benoît-du-Sault (France),
Éditions Tarabuste, 1998. Saint-Hippolyte, Éditions du Noroît, 1999.
Sans bord, sans bout du monde, Paris, Éditions de la Différence, 1995.
Réédition 2003.
L’Issue, la résonance du désordre, Amay (Belgique), L’Arbre à paroles,
1993. Saint-Hippolyte, Éditions du Noroît, 1994. Réédition, L’Issue, la
résonance du désordre suivi de L’Empreinte du bleu, gravures de Marc
Garneau,
Saint-Hippolyte, Éditions du Noroît, 1999.
Les États du relief, Saint-Hippolyte et Chaillé-sous-les-Ormeaux (France),
coédition Le Noroît / Le Dé bleu, 1991.
Le Vent, le désordre, l’oubli, dessins de Marc Garneau, Mont-sur-
Marchienne (Belgique), Éditions L’Horizon vertical, 1991.
Un visage appuyé contre le monde, dessins de Marc Garneau, Saint-
Lambert et Chaillé-sous-les-Ormeaux, coédition Le Noroît / Le Dé bleu,
1990. Réédition, Montréal, Éditions du Noroît, coll. « Ovale », 2001.
La Vie, ses fragiles passages, illustration de couverture de Michel Fourcade,
Chaillé-sous-les-Ormeaux, Éditions Le Dé bleu, 1990.
Les Corridors du temps, Trois-Rivières, Les Écrits des Forges, 1988.
Les Retouches de l’intime, Saint-Lambert, Éditions du Noroît, 1987.
91
Réédition, Montréal, Éditions du Noroît, 2004.
Hors champ, Montréal, Éditions du Noroît, 1985.
L’Intervalle prolongé suivi de La Chute requise, dessins de l’autrice,
Montréal, Éditions du Noroît, coll. « L’instant d’après », 1983.
Romans et récits
Pas même le bruit d’un fleuve, Québec, Éditions Alto, 2020. Marseille,
Éditions Le mot et le reste, 2022.
Le Temps du paysage, avec des photographies d’Hélène Dorion, Montréal,
Éditions Druide, 2016.
Recommencements, Montréal, Éditions Druide, 2014.
L’Étreinte des vents, Montréal, PUM, 2009. Paru en France sous le titre
L’âme rentre à la maison, Éditions de la Différence, 2010. Réédition,
Éditions Druide, collection de poche, 2018.
Jours de sable, Montréal, Éditions Leméac, 2002, 2004. Paris, Éditions de
la Différence, 2003. Réédition, Éditions Druide, collection de poche,
2018.
Essai
Sous l’arche du temps, Montréal, Éditions Leméac, 2003. Paris, Éditions de
la Différence, 2005. Réédition augmentée. Montréal, Éditions Typo,
édition suivie d’entretiens, 2013.
Correspondance
Nous ne sommes pas seules…, avec Carol Bernier, Trois-Rivières, Éditions
d’art Le Sabord, 2014. Réédition 2017.
Album Jeunesse
La Vie bercée, illustrations de Janice Nadeau, Montréal, Les 400 Coups,
2006. Réédition 2021.
92
La version numérique de cet ouvrage a été réalisée par
STUDIO GALEY
93
94
Table des Matières
Mes forêts 4
Mes forêts 5
L’écorce incertaine 6
Mes forêts 33
Une chute de galets 34
Mes forêts 39
L’onde du chaos 40
Mes forêts 73
Le bruissement du temps 75
Avant l’aube 77
Avant l’horizon 80
Avant la nuit 83
Mes forêts 86
95