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A S S O C I A T I O N F R A N Ç A I S E P O U R L A L E C T U R E  AC T E S D E L E C T U R E n °4 8 ( d é c e m b r e 1 9 9 4 )

LE COGNITIVISME
Jacques BERCHADSKY

Le cognitivisme comme manifestation d'un "renversement de l'histoire"... comme réhabilitation du conservatisme


sous couvert de la nouveauté ! Jacques Berchadsky, fort de son expérience des techniques de remédiation, fait
ici l'analyse des fondements idéologiques de la pensée cognitiviste et de leurs conséquences en matière de pé-
dagogie.

Les années 80 ont vu se développer ce qu'il est convenu d'appeler la pensée cognitiviste. La philoso-
phie, la pédagogie, la psychologie ont été véritablement dominées par ce courant ; sur le versant philo-
sophique, la philosophie analytique anglo-saxonne et le logicisme empirique, sur le versant pédagogi-
que les théories de l'apprentissage et de la remédiation, rejoignant par là une problématique psycholo-
gique qui tout en la critiquant, s'inscrivait dans la tradition de la psychologie génétique de Piaget. De
ce point de vue, le travail théorique de J.S. Bruner est probablement ce qui caractérise l'unité de ce
mouvement, tant par les emprunts qu'il fait à la tradition, qu'aux constructions qu'il a produites et qui
se sont constituées en véritable modèle théorique.

C'est pourquoi nous nous attacherons en premier lieu à l'analyse du cognitivisme dans le champ psy-
cho-pédagogique pour en dégager les fondements philosophiques.

PÉDAGOGIE : POLITIQUE OU TECHNICITÉ ?


En effet différentes approches ont pris corps dans ce domaine qui malgré leur apparente diversité et les
divergences d'écoles qui prétendent animer le débat, convergent dans une véritable unité idéologique1.

Pour avoir été témoin du développement et de la propagation des techniques de remédiation cognitive,
au début des années 80, alors que j'étais enseignant au Centre National de Formation pour l'Adaptation
Scolaire et l'Enseignement Spécialisé, c'est à ce premier aspect du cognitivisme que je m'attacherai.

Resituons les circonstances historiques en France. 1981, la gauche a remporté les élections présiden-
tielles et législatives après des dizaines d'années d'opposition, de dénonciation, de résistance. La lutte
contre l'échec scolaire analysé comme l'effet des inégalités sociales en ces temps de prolongation de la
scolarité, de mutation des exigences de formation constitue la base de la pensée pédagogique progres-
siste. Les approches qui, pour être diverses, se référent en théorie et en pratique à l'analyse marxiste,
tentent de produire des concepts opératoires pour penser le rapport du système scolaire à la société tout
entière, pour se donner les moyens d'une transformation des rapports sociaux dominants dans la pers-
pective de leur renversement. Nous ne saurions faire, ici, la recension exhaustive du bouillonnement
auquel donne lieu dans les différents champs théoriques cette problématique et les débats qui l'ani-
ment. Évoquons seulement les noms de Bourdieu et Passeron dans La Reproduction, de Althusser
avec Les Appareils Idéologiques d'État, ou encore les ouvrages collectifs du GFEN : L'échec scolaire
: doués ou non doués ? ou Construire ses savoirs, la multiplicité des innovations pédagogiques dans
lesquelles l'AFL a pris largement sa place par l'initiative des BCD, la mise en oeuvre expérimentale
des cycles et de la pédagogie de projet.

1
Notons ici que la philosophie cognitive s'est développée au moment où les "nouveaux" philosophes chantaient la mort des idéologies. Mer-
veilleux miracle du système des idées (idéologie) que d'annoncer sa propre mort pour faire croire en une vérité positive qui est au demeurant
non moins idéelle.

1
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Brutalement, au grand soir de mai 81, ces années de résistances se métamorphosent en volonté posi-
tive d'accès au pouvoir, de construction du "nouveau" ; l'Utopie révolutionnaire : "du passé faisons ta-
ble rase", va conduire à oublier ce qu'avaient produit les années de résistance aux inégalités sociales et
de combat contre l'aliénation, pour se précipiter dans la nouveauté dont nous verrons que les référen-
ces sont parfois extrêmement archaïques.

De ce point de vue relisons les propos tenus par P. Pinell et M. Zafiropoulos dans Un siècle d'échec
scolaire édité en 1983 et dont la prémonition n'est due qu'à la perspicacité de n'avoir pas fait "table
rase" d'un passé toujours présent : "Il semble qu'aujourd'hui l'idéologie de la fin des idéologies qui se
développe chez les intellectuels favorise l'accumulation de faits, rassemblés par des auteurs (amou-
reux de leur objet) focalisant leur attention sur des périodes ou des institutions singulières tandis que
s'affirme de manière complémentaire que le temps des grands discours ou des analyses globales et cri-
tiques est terminé.

Apparue avant le 10 Mai 81, cette idéologie trouve aujourd'hui un relais inattendu parmi ceux qui, mi-
litants dans le secteur, ont totalement identifié changement politique et transformation sociale. Pour
eux, la critique sociale ne pourrait plus maintenant qu'entraver l'action des nouveaux décideurs en
contribuant à démobiliser les acteurs sociaux qui, travaillant quotidiennement dans les institutions du
champ, seraient en position de les subvertir. De ce point de vue, l'analyse sociale devrait laisser place
au discours militant."2

Longue citation qui caractérise bien le sol idéologique et politique où s'est construit le succès des mé-
thodes de remédiations cognitives et la théorie de l'éducabilité cognitive.

Dans la confusion entre changement politique et transformation sociale, il convenait d'apporter des
"remèdes" sur tous les terrains, faute de résoudre les contradictions sociales par une transformation
matérielle . En effet pour nombre de "militants" se pose une équation simpliste : puisque la gauche est
au pouvoir, les inégalités sociales sont combattues ; si des inégalités subsistent, c'est qu'elles trouvent
leur racine dans l'individu. Ou sous une autre forme, puisque l'heure est à l'abolition des inégalités so-
ciales et de sa conséquence l'échec scolaire, il ne suffit pas de changer l'école mais il faut aussi chan-
ger les individus qui résistent à notre volonté égalitaire.

Occultant peu à peu toute analyse de la causalité sociale, ainsi que le signalent P. Pinell et M. Zafiro-
poulos, les psycho-pédagogues progressistes portent leur regard sur l'individu en tant qu'il serait por-
teur en lui-même de la difficulté qui le conduit à la renonciation scolaire.

Dès lors l'absence de transformation sociale qui conduit à l'aggravation des inégalités3, faute d'être
pensée sur le terrain politique, conduit à rechercher des solutions techniques. De la même façon que la
crise économique et sociale est présentée de façon technique (conjoncture internationale) et que sa ré-
solution se joue sur le terrain des techniciens de l'économie, l'École dont il faut garantir la pérennité
institutionnelle (retour au thème de l'école de la République par le Ministre J.-P. Chevènement) convo-
que les psycho-pédagogues comme techniciens de la restauration intellectuelle. Il convient de mettre
en oeuvre "les méthodes" et de créer "les outils" pour répondre aux "difficultés" subjectives qui
conduisent les individus à l'échec scolaire et partant à leur propre échec social.

Ainsi par un merveilleux renversement de l'histoire, là où, jusqu'à l'avènement de la gauche, le dis-
cours militant mettait en cause la responsabilité sociale de l'école, le discours de gauche, les militants
restaurent désormais la valeur intrinsèque de l'individu par rapport à la réussite scolaire et sociale. Élè-
ves en difficulté, publics bas niveau, BNQ (bas niveau de qualification !) doivent faire l'objet de soins,
pour répondre aux besoins économiques et sociaux de l'an 2 0004. Bref il s'agit de réadapter les indivi-

2
P. Pinell et M. Zafiropoulos : Un siècle d'échec scolaire. Paris 1983. Ed. Ouvrières. p.182.
3
Rappelons ici ce que malheureusement la psycho-pédagogie semble oublier, l'accroissement sans précédent des inégalités à tel point que le
discours politicien de "droite" comme de "gauche" ne cesse d'en signaler les effets sociaux : "S.D.F", "Quart-monde", "R.M.Iste"...
4
Cf. G.Jean-Montcler : Des méthodes pour développer l'intelligence. Paris 1991. Ed Belin. En effet, l'échec scolaire, expliqué comme résul-
tant de difficultés d'apprentissage, engendre des problèmes d'insertion économique (donc social) de plus en plus graves. p.45.

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dus qui entravent un développement social harmonieux : l'École de la République, comme à sa fonda-
tion, fait appel à la psycho-pédagogie pour détecter les dysfonctionnements intellectuels et les remèdes
à apporter. Nous retrouvons alors la problématique par rapport à laquelle l'oeuvre d'A. Binet est exem-
plaire. Sous un vocabulaire parfois nouveau, il s'agit bien d'éduquer, voire de rééduquer tous ceux qui
se situent à la marge sociale. L'école comme institution sociale de l'enfance doit retrouver sa double
mission de détection de l'inadaptation et d'éducation normative.

Ainsi laissons à Maryvonne Sorel le soin de résumer la situation : "L'idée d'une investigation du côté
de l'ensemble des méthodes se fonde, je crois, sur le constat actuel d'une accélération et d'une prolifé-
ration de méthodes au cours de ces dernières années. Pourtant je tiens à souligner que cette hypothèse
de remédiation du fonctionnement cognitif n'est pas une hypothèse neuve. Contrairement à ce que cer-
tains peuvent penser, nous sommes en train de lancer des pratiques novatrices avec des idées relati-
vement anciennes. On trouve par exemple des textes de Binet (qui n'est pourtant pas perçu générale-
ment comme un progressiste dans le domaine de l'intelligence) où il évoque la notion d'éducabilité co-
gnitive, de geste mental ; idée d'une investigation sur les gestes mentaux et l'idée d'une intervention
sur ces gestes mentaux susceptible de pallier les déficiences."5

BINET RETROUVÉ
En effet l'hypothèse d'éducabilité cognitive n'est pas nouvelle, et l'évocation d'A. Binet indique les ré-
férents théoriques auxquelles il faut se reporter. Noter qu'A. Binet n'est pas perçu comme un progres-
siste en matière d'éducation ne suffit pas ; il convient encore d'interroger où se fonde théoriquement
ce conservatisme pour se demander s'il ne constituerait pas un fonds commun avec les "nouvelles" mé-
thodes d'éducation cognitive, quand bien même celles-ci seraient animées des meilleures intentions du
monde et seraient mises en pratique par des progressistes.

Il semble assez clair que la question se situe autour du concept d'éducation et de celui d'intelligence
comme support de l'activité cognitive. De ce point de vue, il est non moins clair que l'on retrouve les
fondements théoriques de la conception d'A. Binet qui l'opposèrent à tout le courant progressiste dans
le champ psycho-pédagogique (en particulier C. Freinet).

L'éducation consiste à conformer les individus à l'ordre social dominant : "Ce devoir [s'occuper du
sort réservé par la constitution même de la société, à la masse de nos concitoyens et en particulier à
ceux qui sont les moins fortunés] ne repose pas seulement sur l'exigence d'un sentiment d'humanité ;
il est dicté par notre intérêt personnel le plus pressant ; si nous ne nous préoccupons pas du sort des
individus qui constituent les neuf dixièmes de la société et qui actuellement travaillent pour des salai-
res peu en rapport avec leurs efforts et leurs besoins, on entrevoit déjà qu'une révolution violente où
ceux qui possèdent n'auraient pas grand chose à gagner, bouleverserait de fond en comble l'organisa-
tion de la société."6

Ce souci de conformation sociale, en permanence présent, dans l'oeuvre de A. Binet se traduit direc-
tement dans la conception de l'intelligence qu'il développe : "Voici encore l'écolier qui ne profite pas
de l'enseignement pour une raison qui est vraiment paradoxale : il est trop intelligent. On rencontre
des enfants qui sont d'un niveau intellectuel très supérieur à celui des enfants de leur âge. (...) Ils ne
travaillent que par caprice, ils n'apprennent leurs leçons qu'au dernier moment, ils sont volontiers in-
subordonnés ; ils font des devoirs qui ne leur ont pas été donnés pour se singulariser. A l'étude, ils
empêchent les autres de travailler. On leur en veut, on les punit mais ils se font toujours pardonner
quand vient le jour des grands concours. C'est pour eux qu'on devrait former des classes de sur-
normaux. Ces classes seraient tout aussi utiles, peut-être plus que celles des normaux ; car c'est par

5
M. Sorel, in Cahiers de Beaumont n° 51/52 (Janvier 1994) : Etude et approche des remédiations. M. Sorel est responsable de la Formation
continue à l'Université Paris V, Université dont on sait qu'elle est à la pointe de la recherche en psychologie cognitive et dans son application
aux sciences de l'éducation.
6
Cité par P.Pinell et M. Zafiropoulos op. cité p. 42.

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l'élite et non par l'effort d'une moyenne que l'humanité invente et progresse ; il y a un intérêt social à
ce que partout l'élite reçoive la culture dont elle a besoin. Un enfant d'intelligence supérieure est une
force à ne pas laisser perdre."7

À la volonté politique de maintien de l'ordre social, de perpétuation et naturalisation des rapports so-
ciaux existants, s'associe une conception naturalisée de l'intelligence définie comme capacité innée.
Éduquer, c'est alors modeler les capacités intellectuelles innées en vue de rendre l'individu adéquat à
l'ordre social dominant. Par là même, c'est d'abord classer les individus selon les limites de leurs ta-
lents naturels, afin qu'ils trouvent leur juste place dans une société où les inégalités entre les classes
sociales ne relèveraient plus que de l'inégale répartition de l'intelligence individuelle.

Y aurait-il quelque procès d'intention et une mauvaise foi manichéenne à rapporter méthodes de remé-
diation et d'éducabilité cognitive et à la cohérence théorique de Binet ? Ne s'agirait-il pas de critiquer
un corpus pour voiler l'inefficacité fondamentale de la dénonciation politique voire du discours protes-
tataire qui, avant comme après, laisse dans le dénuement scolaire un certain nombre d'individus.

L'objection elle-même trouverait facile réponse quant à l'inefficacité des remèdes proposés malgré leur
multiplication : après dix année de soins plus ou moins intensifs non seulement les publics bas niveaux
ne diminuent mais ils tendent à s'accroître dans les marges sociales.

LE COGNITIVISME ET L'ACTIVITÉ
Le combat statisticien n'est pas ce qui importe ici. Ce qui mérite préoccupation, en revanche, c'est de
réfléchir de façon critique à la validité du champ théorique sur lequel se fonde l'approche remédiative
les présupposés que véhicule sa pratique.

S'il est difficile de dégager une cohérence théorique explicite à travers l'éclectisme des références in-
voquées pour fonder la notion d'éducabilité cognitive (Binet, Piaget, Vygotski, Wallon, Bruner, parfois
Kant) il semble bien que toutes les méthodes remédiatives se fondent sur la même conception in-
néiste de l'intelligence que celle que prônait A. Binet.

En effet il s'agit toujours de désigner l'intelligence en terme de fonctionnement ou de dysfonctionne-


ment, d'efficience ou de déficit : "La liste des fonctions cognitives déficientes permet au médiateur de
prendre en compte "ces prérequis de la pensée" qui constituent une grande originalité et un point fort
de l'approche médiationnelle par rapport à d'autres approches pédagogiques. En effet, si les opéra-
tions, au sens piagétien du terme, sont souvent considérées comme des prototypes de compétences
transversales dont il convient de doter les apprenants, un autre type de compétences transversales, les
fonctions cognitives, est tout aussi essentiel."8

Nous y trouvons confirmation dans la référence explicite et prévalente à J. Piaget et à sa conception


des structures de l'intelligence dont on sait combien elle se fonde sur l'hypothèse implicite de l'innéité
des capacités intellectuelles. Les œuvres de Wallon d'une part, de Vygotski d'autre part, ont consacré
une large critique à cet aspect de l'approche piagétienne ; on est même en droit de dire que c'est contre,
au sens bachelardien, cette approche que ce sont développées les théories de la personnalité de Vy-
gotski et Wallon9.

Précisément l'amalgame théorique de problématiques aussi radicalement opposées que celle de J. Pia-
get et celles de L. Vygotski et H. Wallon au profit de la conception piagétienne de l'intelligence ren-
force bien l'a priori innéiste de la notion d'éducabilité cognitive. En effet ce dont il est question, c'est
de méconnaître le caractère totalement social de l'individualité humaine et partant l'analyse des proces-

7
cité par D.J. Duché in Encyclopedia Universalis. Article Enfants surdoués
8
In Cahiers de Beaumont n°51/52 Janv 91 : De la médiation en pédagogie. A. Moal.
9
Nous ne reviendrons pas ici sur cette question que nous avons plus particulièrement développée dans plusieurs articles.

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sus dialectiques complexes qui sont à l'œuvre dans sa formation. Ainsi l'apport de l'oeuvre théorique
de Vygotski par rapport à la conception de Piaget se réduirait à réintroduire "le sujet humain" dans son
inter-action avec le milieu social. Nous sommes là dans la lecture faite par Bruner de Vygotski et donc
très loin de Vygotski. Comme nous avons tenté de le montrer par ailleurs10, c'est le concept d'inter-
action qui est en cause en tant qu'il opposerait un individu dont les capacités pré-formées devraient
s'adapter à un milieu social non moins pré-formé. Ainsi ce qui est visé dans la pratique de l'éducabilité
cognitive et de son corrélat, les remédiations, c'est la capacité "subjective" de l'individu à l'adaptation
sociale. De la pré-formation du sujet, il convient de l'éduquer à une con-formation sociale ; tel est,
semble-t-il, ce que recouvre la mystérieuse formule de "conflit socio-cognitif : "La psychologie sociale
génétique se donne pour objectif l'analyse des mécanismes de médiation par lesquels les facteurs so-
ciaux concourent à la construction même des processus cognitifs. Dans cette approche l'objet d'étude
est la construction sociale des représentations cognitives. Le conflit socio-cognitif constitue le méca-
nisme essentiel de ce développement."11

À partir d'une séparation entre structure cognitive et champ d'activité sociale, un conflit se développe-
rait entre les formes cognitives et les contenus sociaux de savoir ; là encore au nom de l'imprécision du
terme d'interaction, on appose individu et société (concours) en ignorant la dialectique subtile qui fait
de l'individu humain une forme spécifique de la production sociale.

Ainsi, sans mettre en cause l'économie générale de la psychologie génétique de J. Piaget, on pourrait
résoudre la vieille question posée par le passage d'un stade d'intelligence à un autre. Cependant ce qui
reste irrésolu, c'est la question de savoir comment et où prend naissance la structure formelle de l'intel-
ligence "subjective" elle-même dans son opposition à tout contenu d'activité sociale concrète. Ce qui
reste irrésolu, c'est la question de savoir pourquoi certains sujets résoudraient "tout naturellement" le
conflit socio-cognitif tandis que d'autres auraient besoin de remèdes, pourquoi certains sujets seraient
mieux adaptés en terme de structures cognitives aux contenus des objets que véhicule l'école. La seule
solution se trouve bien dans une innéité des capacités intellectuelles.

On ne s'étonnera pas alors que l'éclectisme des références sur lesquelles se fondent les théories de
l'éducabilité cognitive permette de méconnaître le concept d'activité qui est au centre de la pensée de
Vygotski et de Wallon. On ne s'étonnera pas non plus que cet éclectisme exclut l'important travail pro-
duit par les successeurs de Vygotski et en particulier Leontiev.

C'est que la principale résistance que l'on peut opposer à la pratique de remédiation cognitive et à l'hy-
pothèse pédagogique de l'éducabilité cognitive se trouve précisément dans le développement du
concept d'activité et les analyses qu'il implique tant du point de vue de la conception de l'individu hu-
main concret, que de la critique économique, sociale, politique et idéologique nécessaire pour com-
prendre et transformer la forme individualisée de l'activité

À l'opposé d'une séparation radicale du sujet et de l'objet, de leur auto-développement ou de leur inte-
raction, il s'agit de partir de l'unité que constitue l'activité comme processus de développement tout à la
fois de l'individu social, et de la société en tant que productrice d'individus sociaux : "Pourtant l'essen-
tiel n'est pas de décrire le rôle actif, prééminent de la conscience. Le problème principal est de com-
prendre la conscience comme produit subjectif, comme la manifestation transformée des rapports, de
nature sociale, réalisés par l'activité de l'homme dans le monde matériel.
L'activité n'est nulle part un simple agent d'expression et de transmission de l'image psychique objec-
tivée dans son produit. Ce n'est pas l'image qui s'imprime dans le produit, c'est l'activité, le contenu
matériel qu'elle porte objectivement en elle."12

Il en résulte, non point une analyse des inter-actions qui fonderait une psycho-sociologie, mais l'ana-
lyse du processus de formation de l'individualité concrète, processus dont le moteur se trouve non pas

10
A.L. n°42, juin 93, p.60
11
In Cahiers de Beaumont n°52b p.16 : Le recours à l'aide d'autrui en situation cognitive : enjeu théoriques et approche expérimentale. F.
Winnykamen.
12
A. Leontiev : Activité, conscience,personnalité. Moscou 1975, Paris 1984. Ed du Progrès. p.141,142 et sq.

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dans la contradiction entre un sujet pré-formé et des contenus sociaux abstraitement posés (le langage,
les représentations de l'espace, du temps, etc.)13 mais s'inscrit dans l'ensemble des contradictions socia-
les matérielles que concrétise l'activité, et dans la façon dont ces contradictions se reflètent dans les
formes de la conscience et de la personnalité des individus.

L'éclectisme des références sur lesquelles repose le courant de la psychologie cognitive et ses consé-
quences remédiatives, la diversité apparemment contradictoire de ses orientations de recherche qui
vont du PEI du Professeur Feuerstein jusqu'aux méthodes de gestion mentale de A. de La Garanderie
pourraient laisser penser que les objections ici présentées ne sont que mauvaise foi et méconnaissance
de ces aspects contradictoires : il suffirait de se reporter au soin mis par certains théoriciens de la psy-
chologie cognitiviste à se démarquer du comportementalisme, de l'intellectualisme piagétien, du men-
talisme, etc. Face à cette prudence, on opposerait des arguties rhétoriques pour critiquer une approche
et des méthodes qui auraient les mérites d'une efficacité immédiate permettant de répondre à l'urgence
de la situation sociale de crise créée par le Sujet en difficulté.

Il s'agit, pourtant de deux approches radicalement opposées tant dans le champ théorique que dans les
pratiques engagées, en particulier sur le terrain pédagogique. En effet, en isolant les fonctions cogniti-
ves, sous quelque forme que se soit, de l'ensemble des processus concrets de l'activité sociale, ce que
méconnaît le cognitivisme c'est que l'activité sociale a toujours pour fin une production matérielle
dans laquelle se cristallise le sens social et se reflète dans le développement des formes subjecti-
ves de l'activité que sont les individus sociaux. En séparant la fonction cognitive du champ de la
production sociale matérielle, le cognitivisme se rend incapable de comprendre le processus de forma-
tion de l'individualité concrète. Là où on se limite à conformer un sujet déjà fort de capacités (innées)
à une activité sociale, elle-même conçue comme éternisée ; tout au contraire ce qu'invite à penser Vy-
gotski et après lui Leontiev, c'est le mouvement de transformation de l'activité sociale pour compren-
dre le mouvement de transformation des formes individualisées de cette activité.

S'agirait-il alors d'ignorer les fonctions cognitives dans leur spécificité ? Oui, si ces fonctions sont
conçues, ainsi que le prétendent les cognitivistes, comme des fonctions non pas spécifiques mais auto-
nomes, propres à un sujet. Non, s'il s'agit de distinguer dans le champ de la production sociale, cette
forme spécifique de production qu'est la conscience réflexive formalisée qui se développe dans
l'activité productive et se concrétise en développant de façon nouvelle cette activité.

Mais il s'agit alors de désigner une sphère spécifique de l'activité sociale générale. En effet si la fonc-
tion cognitive est rapportée, non à l'individualité (le sujet) mais au champ social, il convient alors de
l'analyser dans son rapport à la pratique scientifique, à la production des connaissances, et à ce qu'est
le savoir en tant que reflet pensé de l'activité de production sociale générale.

Il semble alors évident que le problème posé est infiniment plus complexe que ce que la psychologie
cognitive le laissait paraître. La sphère désignée par le mot cognition, de la même façon que toute
sphère de la production sociale, s'inscrit dans un champ de rapports sociaux à l'intérieur desquels l'in-
dividualité concrète se forme elle-même comme rapport social. C'est en effet le mode de production
des connaissances, par rapport au mode de production matérielle qui doit être envisagé. Se trouvent
alors convoquées la division sociale du travail, son développement, les modalités idéologiques et poli-
tiques de sa reproduction, les contradictions qui permettent leurs transformations historiques et les
formes de consciences collective et individuelle qui conduisent aux ruptures historiques et ouvrent la
perspective de nouveaux modes de production matérielle et partant de nouveaux modes de productions
de connaissance. Science, connaissance, savoir ne peuvent plus être conçus comme des objets réifiés,
mais comme des produits spécifiques de rapports sociaux, comme des formes spécifiques des rapports
sociaux en acte.

Les bases théoriques de l'approche psychologique matérialiste proposée par Vygotski, Wallon, Leon-
tiev, nous le voyons, sont à l'opposé radical de l'interprétation cognitive. En effet, pour eux, le point de

13
Cf. Mme Nonnon in Cahiers de Beaumont n°51-52 p.14

6
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départ pour appréhender la personnalité concrète, se trouve dans l'activité sociale matérielle et dans
son développement. Les formes cognitives de cette activité, fussent-elle les formes individualisées n'en
sont qu'un produit. Plus encore et c'est là que l'opposition est la plus forte, l'activité cognitive est tou-
jours en retard sur l'activité matérielle ; ou, sous une autre forme, l'activité matérielle dépasse toujours
déjà les formes de connaissance, de savoir, de conscience qui la mettent en oeuvre. La fameuse "Zone
de Proche Développement" de Vygotski que le cognitivisme a technicisé au point de désigner cette ri-
che notion théorique sous l'absurde sigle de ZPD, signifie qu'à l'intérieur du développement social de
l'activité il y a toujours plus de savoirs, de connaissances que ce que la conscience sociale et partant
individuelle actuelle n'est capable de le penser. C'est par et dans le plein développement de l'activité
que se développe aussi la possibilité de nouvelles formes de connaissances et de savoirs.

En conséquence, ce n'est certainement pas dans les structures cognitives que se trouve la clef pour en-
trer dans l'activité, mais c'est bien l'inverse. La richesse de l'appropriation de l'activité sociale ne réside
certainement pas dans la plus ou moins grande efficacité cognitive du sujet ou de ses facultés indivi-
duelles (intra-individuelles en opposition à l'inter-individuel comme le dit Mme Winnykamen) mais
dans la richesse de l'activité productive elle-même en tant qu'elle conduit au dépassement des formes
actuelles de connaissance et de savoir.

DEUX CONCEPTIONS OPPOSÉES DE L'ÉCOLE


De ce point de vue l'idéologie pédagogique et l'institution scolaire dans laquelle elle se développe nous
semblent exemplaires de l'affrontement de ces deux conceptions.

En prônant les méthodes de remédiation, le cognitivisme ignore l'ensemble des rapports sociaux qui
déterminent le niveau de l'activité tant du côté de l'individu (sujet) que du coté de l'école. Il en résulte
que l'on prend les rapports sociaux dominants tels qu'ils sont, l'institution scolaire qui les reproduit
telle qu'elle est, que l'on fige les individus dans une conception unilatérale de l'intelligence, et que l'on
réduit savoir, connaissance et science à l'état actuel où ils se trouvent ; l'ordre ainsi fixé, la fonction
pédagogique se réduit à trouver les remèdes techniques les mieux adaptés pour mettre en adéquation
les individus avec les exigences sociales dominantes (économie, école, savoir...) en occultant toutes les
contradictions antagonistes dont "les élèves en grande difficulté", les "BNQ", et autres "publics bas ni-
veau" ne sont que le symptôme. Le symptôme étant conçu comme individuel, il convient alors, sans
critique du système scolaire et du système social qui le produit, de trouver et de mettre en oeuvre les
méthodes qui puissent permettre de faire accéder ces individus au minimum des connaissances théori-
ques nécessaires aux tâches d'exécution que leur demande l'appareil productif et que leur niveau d'in-
telligence refuse.

Loin de se préoccuper de la façon dont l'école est conduite à reproduire les antagonismes de l'activité
sociale et les limites que les rapports sociaux dominants imposent à certains individus au sein de l'uni-
té de l'activité de production, le cognitivisme se propose de faire reculer, dans la mesure de leur "po-
tentialité", les limites de l'intelligence individuelle quand elles constitueraient une entrave à l'harmonie
sociale ou plutôt à l'interaction harmonieuse individu/sociéte : "Au moment où ces difficultés [indivi-
duelles] se manifestent ou apparaissent plus criantes et lourdes de conséquences (emploi, autonomie,
insertion), les propositions pédagogiques prennent de plus en plus la forme d'aides méthodologiques
qui ont pour objectif de remédier aux dysfonctionnements de mécanismes d'apprentissage de l'appre-
nant".14

Ainsi, loin d'interroger la production sociale d'individus-chômeurs, dépendants, marginalisés, comme


Binet l'a déjà suggéré, on interpelle la capacité du Sujet à accéder aux apprentissages intellectuels.

14
G. Jean-Moncler : Des méthodes pour développer l'inteligence. Paris 1991. Ed Belin. p.49

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Mais si l'on partait de l'activité sociale et de ses contradictions ne serait-on pas conduit alors à voir la
limite absolue de cette activité dans un système économique, social et politique qui réduit une large
partie des individus productifs à l'inactivité, qui les inscrit dès le plus jeune âge dans la difficulté à ré-
pondre aux besoins sociaux les plus élémentaires ? De la même façon, ne devrait-on pas mettre en
cause la limite atteinte par une division sociale du travail qui sépare radicalement les individus entre
activité manuelle et activité intellectuelle au moment même où la Zone Proche Développement de l'ac-
tivité sociale annonce une complexité plus grande entre ces pôles de l'activité, où les développements
technologiques inscrivent toujours plus l'intelligence sociale à l'intérieur de la production matérielle
collective (informatisation, automation, etc.). Comment concevoir qu'un système de rapports sociaux
qui produit des "décideurs-penseurs" à l'opposé des "producteurs-exécutants", qui crée et anime leur
opposition permanente dans un combat où pour assurer la pérennité de leur survie matérielle, les "dé-
cideurs-penseurs" rejettent dans l'improduction matérielle des millions d'individus en s'appropriant les
fruits les plus riches de l'activité sociale matérielle (outils et intelligence), comment concevoir qu'un
tel système en limitant le développement de l'activité sociale, ne limite pas l'activité des individus et
partant le développement de l'intelligence sociale collective ?

DEUX CONCEPTIONS OPPOSÉES DE LA PÉDAGOGIE


La mutation de l'école, par rapport à celle dont Binet se faisait le penseur, échapperait-elle à ces
contradictions ?

Il suffit d'y regarder, même de très loin, pour voir que l'école en sa structure comme dans ses pratiques
ne cesse de reproduire senso stricto ces antagonismes : la prévalence du travail intellectuel coupé de
toute forme de production (Cf. l'étrange statut de la technologie à l'école primaire et au collège, et l'ab-
sence de toute possibilité de production matérielle à l'intérieur de la plupart des établissements élémen-
taires), les découpages disciplinaires (lecture, écriture, mathématiques, physique, histoire et géogra-
phie...) non critiqués, le cloisonnement entre enseignement technique et enseignement général, l'appa-
rent isolement du projet social de l'école par rapport à une prétendue fonction technicho-pédagogique
des apprentissages (les didactiques) convergent pour créer l'illusion que le savoir, la connaissance se-
raient indépendants de la production sociale matérielle.

Ainsi, en l'absence de toute critique sociale tant de l'activité de production que de ses échos intellec-
tualistes dont l'école résonne (raisonne ?), la psycho-pédagogie cognitiviste reprend à son compte la
conception dominante qui prévaut, et prétend apporter remède à ceux qui montrent, par leurs prétendus
déficits intellectuels, la limite atteinte aujourd'hui dans le décalage entre activité sociale et rapports so-
ciaux de production. Loin d'envisager de renverser les prétendues formes déficitaires individuelles en
perspective de transformation et de développement de l'activité sociale tout entière pour que les indi-
vidus dits en difficulté retrouvent dans l'activité le développement du sens social qu'indique la zone de
proche développement, on recherche les méthodes qui sur le modèle de l'ordre établi, permettraient de
pallier la limite intellectuelle du sujet.

Se conformant au formalisme du découpage des disciplines intellectuelles telles qu'elles s'imposent à


l'école, hors de toute prise en compte du développement socio-historique de la production de connais-
sance, se référant aux pratiques pédagogiques traditionnelles qui les mettent en oeuvre, le cogniti-
visme se réduit à élaborer un modèle "métacognitif", une grande logique, qui permettrait de détecter
les dysfonctionnements intellectuels (mentaux) de l'individu et d'y remédier en les adaptant aux be-
soins de la pratique sociale de production hors de tout contenu concret de cette production. Ainsi la
perception du temps, de l'espace, les capacités logiques de jugement : quantité, qualité, comparaison...,
les concepts rationnels abstraits : fini/infini, simplicité/complexité, nécessité/contingence pourrait être
l'objet d'apprentissages désincarnés de tout contenu. On retrouve alors la vieille pratique pédagogique
de l'enseignement magistral qui ne prétend à innover que de retrouver la vieille maïeutique platoni-
cienne pour mettre en confiance l'apprenant. Ainsi prêche-t-on l'entraide des âmes dans leur potentiali-
té plus ou moins grande à accoucher de la vérité : "Dans les cas favorables, le progrès se définit par

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les modifications développementales des représentations du réel dont le sujet est porteur. Ces modifi-
cations obéissent à un double mécanisme : l'opposition des réponses, de nature évidemment socio co-
gnitive, constitue un déséquilibre cognitif inter-sujets, et provoque un déséquilibre intra-sujet, par la
prise de conscience individuelle du désaccord interindividuel. Les coordinations sociales rendent pos-
sibles les coordinations cognitives intrapsychiques."15

Sans épiloguer "sur les cas favorables" nous retrouvons la méthode socratique mise en "pratique" par
Socrate, dans le Menon, auprès du bon esclave pour faire découvrir l'essence abstraite de la mathéma-
tique.

Cependant, dans son désir de rénovation de l'ancien, la psycho-pédagogie cognitive attribue au maître
traditionnel le titre de médiateur au sein du conflit socio cognitif : "Les paramètres de médiation cons-
tituent le dernier mais non le moins important des outils pédagogiques de la médiation. 12 critères,
parfaitement opérationnalisables en situation pédagogiques sont définis par Feuerstein. Ils recoupent
en partie la fonction "d'étayage" décrite par Bruner. Les deux s'avèrent nécessaires.
Ces critères et ces fonctions ne constituent en aucune façon un ensemble de "recettes" pour être un
"bon" médiateur face à un groupe. Un travail de réappropriation s'avère indispensable pour tous les
formateurs."16

Malgré la critique des recettes, devenue classique en pédagogie, que voit-on se profiler derrière la
fonction "d'étayage" empruntée à J.S. Bruner qui définirait le "bon" médiateur face au groupe, si ce
n'est le "bon" maître retransmetteur de savoirs dont il serait détenteur. "Le médiateur doit donc, dès le
début, poser clairement les repères de la situation pédagogique : objectif, moyen, etc., et faire réguliè-
rement le point avec le groupe sur ce repérage."

Il n'y a là rien de plus que ce qu'il a toujours été conseillé de pratiquer lors de la mise en oeuvre d'une
séquence de classe. Bref, rien de nouveau sous le soleil de la technicité pédagogique, sauf peut-être ce
que la pédagogie traditionnelle avait le mérite de rendre transparent : l'exigence élitiste des savoirs in-
tellectualistes qu'elle proposait. Là où les exercices de l'école traditionnelle permettent la systématisa-
tion des savoirs construits dans l'expérience sociale des élèves des couches sociales dominantes et où,
tout naturellement, échouent ceux qui ne partagent pas cette expérience, la psycho-pédagogie cogniti-
viste renforce la perte de sens en créant des tâches "décontextualisées" qui pour prétendre être métaco-
gnitives, se traduisent en une mécanisation dans laquelle le "geste mental" peut enfin répondre à la
rentabilité du geste ergonomique. Issu de l'analyse des intelligences artificielles, on est en droit de se
demander si le terme pompeux de méta-cognition ne réduit pas les apprentissages des individus dits en
difficulté aux comportements mentaux rendus nécessaires par les nouvelles technologies, aux taches
d'exécution.

Bien que difficiles d'accès pour des raisons d'initiation à leur utilisation de "formation", il suffit de
manipuler quelques planches supports d'exercice de remédiation dans le Programme d'Enrichissement
Instrumental du Professeur Feuerstein pour en percevoir la pauvreté de contenu. Nous dira-t-on que ce
ne sont là que des supports à l'activité médiatrice du formateur ? Nous interrogerons à nouveau, à par-
tir de Vygotski, Wallon, Leontiev, la pertinence de tâches, fussent-elles métacognitives, qui ne font,
qui ne sont que la forme la plus abstraite du sens l'activité au point parfois de conduire au non-sens.
Que l'on nous réponde par la nécessité de formation du maître-médiateur dans sa capacité à la "restau-
ration narcissique des apprenants" au-delà des supports, nous nous interrogerons sur la vieille pédago-
gie de la retansmission et demanderons à la psycho-pédagogie cognitiviste, si au-delà de la forme des
approches pédagogiques, ce n'est pas la conception même de l'apprentissage scolaire qui est en cause.
Cependant on ne peut méconnaître le juteux marché économique que constituent la formation et l'ini-
tiation aux méthodes de remédiation cognitive. Nous nous permettrons de suggérer que la mise en
place de pédagogies qui conçoivent l'apprentissage de façon nouvelle et dans leurs rapports à l'activité
sociale n'exige pas la formation initiatique de disciples. Ces conceptions pédagogiques, loin de consi-

15
F. Winnykamen : art. cité
16
A. Moal : art. cité.

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dérer que la formation des maîtres serait à négliger ou de la réduire à une initiation technique dont la
qualité se mesurerait au prix qui est payé, tendent au contraire à "restaurer narcissiquement" la fonc-
tion enseignante en lui donnant le droit d'assumer, au delà de la stricte technicité, sa fonction démocra-
tique et civique fondamentale. Mais les exigences de formation qu'elles imposent sont moins de l'ordre
de la technicité didacticienne ou cognitive que de soumettre cette technicité à la maîtrise du sens poli-
tique qu'exige la transformation de l'activité sociale et la transformation des individus qui en sont le
produit.

Ainsi la pédagogie de projet, par exemple, propose d'inscrire le développement de la totalité de l'indi-
vidu, dans sa dimension affective comme dans sa dimension individuelle, dans le mouvement réel de
l'activité sociale qui en détermine le devenir. Il est bien entendu alors que l'activité ne saurait se ré-
duire comme certains tenteraient de le faire croire, à quelques tâches de production (y compris intel-
lectuelles) adaptées au "niveau" des élèves. Tout au contraire, il s'agit de mettre en oeuvre, avec et non
face aux élèves, un projet social dans toute la complexité de la production matérielle qu'il impose et
dont le résultat dépasse toujours les savoirs et les connaissances acquises sur lesquelles il avait été éta-
bli. Loin de se réduire aux conditions techniques de sa réalisation, le projet prend corps dans l'analyse
de la division du travail, des forces productives, des rapports sociaux de production qu'il met en jeu.
Cela suppose bien entendu de n'en pas ignorer la dimension politique et, partant, de mettre les élèves
en situation de penser à l'intérieur de la production les conditions de possibilités de transformation so-
ciales dont ils pourraient se rendre maîtres et qui sont si urgentes pour les BNQ et autres élèves en dif-
ficulté que l'on dit concernés par le champ des remédiations cognitives.

Et pour faire retour à la maïeutique socratique appliquée à l'esclave, la principale objection que l'on
put faire à Socrate se trouve dans la célèbre intuition d'Aristote : "Quand les navettes marcheront seu-
les, nous n'aurons plus besoin d'esclaves." Il est plus qu'urgent de réfléchir aux limites et aux gaspilla-
ges qu'impose une forme de système socio-politique à l'ensemble de l'intelligence humaine. Il est ur-
gent de revenir à quelques analyses qui dépassent la technicité cognitive et pédagogique pour retrouver
la voie de la critique sociale dans et hors de l'école, pour restaurer l'homme dans son essence qui est,
selon la formule d'Aristote, "d'être un animal politique".

Jacques BERCHADSKY

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