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Dictionnaire Historique de L'islam - Janine Sourdel-Thomine, Dominique Sourdel

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QUE SAIS-JE ?

L'islam

DOMINIQUE SOURDEL
Chapitre I
Mahomet et le coran

Le mot islam, au sens propre attitude religieuse de soumission à Dieu,


caractérise la révélation monothéiste prêchée par Muhammad ou Mahomet
en Arabie au viie siècle, et répandue au cours des temps sur toute une partie
des terres habitées. Il s’applique aussi à la communauté formée par les
adeptes de cette foi, et à la civilisation qui en est issue.

1. L’Arabie antéislamique
Quand l’islam apparut, la péninsule d’Arabie (Jazîrat al-‘Arab) se trouvait,
tant du point de vue religieux que sous l’angle politique et social, dans un
état inorganique. Le manque d’homogénéité du pays y prêtait. Cette ample
plate-forme granitique inclinée vers le golfe Persique, bordée de chaînes
montagneuses, recouverte de sables et de coulées volcaniques, comprend en
effet : une plaine côtière (tihâma) de largeur variable, malsaine et
inhospitalière ; un rebord montagneux le plus souvent sauvage ; un plateau
d’immenses étendues steppiques et désertiques (du nord au sud : Bâdiyat
ach-Châm, Nefoud, Nejd, Rob‘ al-Khâli à peine exploré). Dans cet
ensemble varié la différence de climat crée une opposition nette entre les
pays du Sud (Yémen, Hadramaout) tournés vers l’océan Indien, qui
connaissent grâce à la mousson de riches cultures, et l’Arabie septentrionale
et centrale, soumise aux caprices de pluies rares et peu abondantes ; ici
dominent les sédentaires, là les Bédouins nomades. Seules les oasis du
Hedjaz sur la façade occidentale jouissent, en Arabie centrale, d’une
situation privilégiée : émergeant des coulées volcaniques, Yathrib (la future
Médine), Taïf, Khaïbar entourent la ville marchande et caravanière de la
Mekke, située au fond d’un cirque montagneux voisin de la côte ; c’était là,
au viie siècle, le cœur de l’Arabie.
Sédentaires et nomades étaient organisés en tribus indépendantes, chacune
sous la direction d’un chaïkh ou sayyid. Parmi ces tribus on distinguait
traditionnellement deux groupements rivaux, rattachés à la postérité
d’Abraham : Arabes du Sud (ou Yéménites) descendant de Qahtân, et
Arabes du Nord (ou Nizârites) descendant d’Ismâ‘îl (Ismaël). Ils se
ramifièrent en branches nombreuses, dont quelques-unes – Qaïs, Qoraïch
parmi les Nizârites, Lakhm, Kinda, Ghassân parmi les Yéménites –,
jouèrent un rôle important dans l’histoire. Tenace, leur rivalité se poursuivit
fort longtemps après les premières luttes entre Mekkois nizârites et
Médinois yéménites au temps de Mahomet.

L’Arabie du Sud, qui connut très tôt une civilisation avancée, fut occupée
successivement par le royaume Minéen remontant au moins au ixe siècle
avant notre ère, le royaume de Saba, qui tirait sa richesse de l’exportation
des aromates locaux et du trafic des matières précieuses avec l’Inde
(légende de l’Arabie Heureuse), puis le royaume Himyarite, apparu vers le
iie siècle av. J.-C., mais tombé en décadence et envahi à la fin du ive siècle
apr. J.-C. par les Abyssins d’Aksoum. L’Arabie du Nord entra plus
tardivement dans l’histoire : ses Bédouins, grands chameliers ou petits
conducteurs de moutons, protégeant moyennant tribut les quelques
sédentaires qui les aidaient à vivre, ne furent jamais organisés. C’est
seulement à l’époque de la décadence himyarite que la Mekke, transformée
par la puissante famille des Qoraïch en « république marchande », hérita du
trafic entre océan Indien et Méditerranée et devint le point de départ de
caravanes régulières. En marge enfin de la péninsule Arabique, dans les
steppes qui touchent à la Syrie, les tribus arabes qui émigraient vers le nord
donnèrent naissance à plusieurs États : le royaume des Nabatéens (cap.
Pétra), conducteurs de caravanes sédentarisés et aramaïsés, qui s’enrichirent
par le commerce (ive av. au ier siècle apr. J.-C.), le royaume des Lakhmides
(cap. al-Hîra) (328-622), et plus tardivement celui des Ghassanides, chargés
par l’empereur byzantin de garder la frontière syro-palestinienne (ive
siècle). De discordes entre souverains et vassaux profita momentanément le
royaume naissant de Kinda, qui, malgré sa brève durée, marqua un effort
vers une centralisation politique réalisée au siècle suivant.

Si Lakhmides et Ghassanides s’étaient convertis au christianisme (nestorien


ou monophysite), les Arabes de la péninsule avaient conservé leur religion,
polythéisme peu évolué. Malgré les différences qui séparent les cultes mal
connus de l’Arabie du Nord et du Sud, on peut y distinguer un ensemble de
traits communs. Il existait ainsi des divinités locales ou tribales peu
individualisées et souvent de caractère astral, censées résider en des pierres
sacrées (bétyles) ; certaines semblent avoir été vénérées dans presque toute
l’Arabie, telle al-‘Ozzâ (étoile du matin, Vénus). Les Mekkois honoraient
en outre deux déesses, Manât, déesse du bonheur, et Allât, déesse du ciel ;
au-dessus d’elles se tenait Allâh (« le Dieu »), reconnu au viie siècle comme
le « Seigneur du Temple » (la Ka‘ba de la Mekke). Mais au ive siècle, chez
les semi-nomades de la steppe syrienne, Allâh restait loin derrière les autres
divinités ; peut-être commença-t-il seulement sous l’influence de croyances
étrangères à prendre la première place. On pratiquait des rites «
déambulatoires » autour de pierres et objets sacrés (tels la « pierre noire » et
le maqâm Ibrâhîm associés à la Ka‘ba qui était, dès avant l’islam, le centre
d’un célèbre pèlerinage), tandis que les nomades transportaient
processionnellement des bétyles protecteurs. Des interdictions sacrées
entouraient ces idoles : territoire saint, où l’on ne pouvait ni tuer d’animal
ni abattre d’arbre, et prescriptions de pureté rituelle obligatoires avant tout
sacrifice. Les devins enfin étaient consultés pour tous les actes importants
de l’existence et, censés recevoir leur science des « jinns », ils répondaient
par des formules en prose rimée et rythmée à valeur magique (saj‘).

Quant à la vie morale, elle était pratiquement inconnue. Menant une


existence rude, à laquelle seuls les plus forts résistaient, les anciens Arabes
considéraient la force et la ruse, alliées parfois à une générosité théâtrale,
comme les qualités suprêmes ; cette période, où les hommes
s’abandonnaient sans retenue à leurs penchants, fut appelée par les
musulmans la Jâhiliya (temps de l’« ignorance »). La seule obligation y
était la vendetta qui d’ailleurs, au temps de Mahomet, ne s’appliquait plus
avec rigueur.

Certaines influences extérieures avaient pourtant pénétré avant le viie siècle


à l’intérieur de la péninsule Arabique. Juifs et chrétiens y étaient installés :
les uns à Khaïbar et Yathrib, les autres à Najrân, plus au sud. Dans la région
de la Mekke, seuls les juifs constituaient des communautés organisées ; les
chrétiens restaient dispersés et sans hiérarchie, fort peu nombreux dans la
ville même où ils ne comprenaient guère qu’esclaves abyssins et artisans,
tous gens de peu. Parfois cependant passaient des marchands chrétiens d’al-
Hîra, mieux informés, peut-être, de leur propre religion. Ces juifs et
chrétiens, qui, bien que considérés comme étrangers, se trouvaient mêlés à
la population composite de la Mekke, avaient-ils pu préparer les esprits à
accepter le message monothéiste de Mahomet ? C’est ce que semblerait
indiquer la mention faite dans le Coran de hanîf, personnages qui, sans
appartenir à aucune communauté étrangère, étaient parvenus à se libérer de
la religion traditionnelle pour croire en un dieu unique.

2. Mahomet avant l’Hégire


La personnalité de Mahomet, avant sa prédication, est mal connue. Du
Coran nous ne tirons aucun renseignement et les biographies du prophète
(Sîra) n’ont, en raison de leur caractère anecdotique, qu’une valeur
historique relative. La chronologie exacte de sa vie est impossible à fixer ;
seule la date de l’Hégire, moment où il quitta la Mekke pour Yathrib, est
bien établie : elle fait l’objet d’un accord unanime des musulmans et c’est
elle qui marque le point de départ de l’ère islamique. Une tradition, appuyée
sur une interprétation incertaine d’un verset du Coran, fixe d’autre part à
quarante ans l’âge de Mahomet quand il commença sa prédication.

D’après la Sîra, Mahomet perdit ses parents de bonne heure et fut élevé par
son grand-père ‘Abd al-Mottalib, puis par son oncle Abou Tâlib. Bien
qu’appartenant à l’importante tribu des Qoraïch, il était assez pauvre et, à
vingt-cinq ans, s’engagea au service d’une riche veuve, Khadîja, que peu
après il épousa. Tant qu’elle vécut, il ne prit pas d’autre femme ; c’est
seulement après sa mort (qui survint peu avant l’Hégire) qu’il porta à neuf
le nombre de ses épouses. Mahomet exerça donc le métier de marchand et
de caravanier, menant, à partir de son mariage, une existence dépourvue de
tout souci matériel. Quant aux voyages qu’il aurait effectués en Syrie, avec
son oncle, puis avec Khadîja, et qui lui auraient fait rencontrer des moines
chrétiens, ils reposent sur des traditions douteuses ; il semble au contraire
que Mahomet n’eut jamais du christianisme qu’une idée assez éloignée de
la réalité.

On n’a guère de détails sur les circonstances qui entourèrent sa vocation. La


tradition veut qu’il ait pris l’habitude de se retirer fréquemment dans la
solitude jusqu’au jour où, au mois de ramadân, l’ange Gabriel lui apparut,
lui répétant à plusieurs reprises : « Récite » (iqrâ). Mahomet sut alors
qu’Allah (Dieu) l’avait choisi pour être son Envoyé, chargé de « réciter »
aux hommes les révélations que lui transmettait Gabriel ou l’Esprit divin :
ces révélations fragmentaires, groupées par la suite, constitueront le Coran
(Qôran, « récitation »), expression de la parole même d’Allah, dont le texte
se présente ainsi aux musulmans « comme une dictée surnaturelle
enregistrée par le prophète inspiré » (L. Massignon).

D’abord peu confiant en sa mission, Mahomet fut soutenu par Khadîja et


commença à transmettre aux Mekkois les appels qu’il recevait
successivement. Lorsque l’Esprit lui parlait, il entrait en transes,
s’enveloppait de son manteau et paraissait en proie à une attaque nerveuse ;
ce sont là phénomènes physiologiques et psychologiques parfois observés
chez ceux qui se sentent emportés par une inspiration dont la valeur et
l’authenticité ne sauraient être ni rejetées ni étayées par des arguments
purement rationnels. Mahomet eut d’abord quelque peine à trouver des
adeptes. Après sa femme, son cousin ‘Alî, fils d’Abou Tâlib, fut, dit-on, le
premier à le suivre ; puis ce fut son fils adoptif, Zaïd. Les deux hommes les
plus influents qui se rallièrent à lui furent son ami intime et dévoué, Abou
Bakr, et ‘Omar, homme intègre à la main rude, qui tous deux dirigeront plus
tard la communauté musulmane. En dehors de ses parents et amis,
Mahomet réussit à se faire écouter des petites gens, plus faciles à toucher
que les membres des grandes familles mekkoises.

Le caractère même de sa prédication le laissait prévoir. Il se donnait en effet


comme l’avertisseur qui annonce la venue proche du Jugement dernier, au
cours duquel le Dieu unique, grand justicier, récompensera les hommes
d’après leurs actions ; tentant d’arracher ses contemporains à leur
insouciance, de leur inspirer la terreur d’Allah, il proclamait que le but de
cette vie n’était pas de s’enrichir, mais de se soumettre à Allah (islâm) et
d’obéir à ses commandements : faire la Prière et pratiquer l’aumône.
L’annonce du Jugement était une nouveauté parmi ces Arabes païens. On
peut trouver néanmoins dans cette prédication des thèmes qui rappellent les
croyances des chrétiens orientaux, également dominés par la crainte de
Dieu. Dans la description du Jugement on a remarqué des similitudes
extérieures entre le Coran et les homélies de saint Ephrem (prédicateur de
l’Église syrienne) ; Tor Andrae voulut en conclure que Mahomet, après
avoir entendu une fois un sermon chrétien, en aurait tiré par la suite des
éléments de sa prédication : c’est là une hypothèse qu’aucune preuve
précise ne vient étayer et qui ne suffit pas à rendre compte du souffle et de
l’ardeur qui animent les premières sourates (chapitres) du Coran. D’ailleurs
Mahomet se différencie des chrétiens dans sa conception de la vie future :
pas de notion précise de l’immortalité de l’âme, qui n’est pour lui que le
souffle de vie ; après la mort, l’homme sombre dans l’inconscience jusqu’au
jour du Jugement où il est ressuscité, si bien que celui-ci lui paraît suivre
immédiatement la mort.

Les sourates que l’on considère comme ayant été révélées à la Mekke
durant les premières années de la prédication de Mahomet se caractérisent
par leur brièveté, leur style imagé, tantôt poétique, tantôt oratoire, la
fréquence des serments et des adjurations. La forme extérieure rappelle le
style des devins païens dont Mahomet se défendait pourtant avec
véhémence de faire partie ; aussi bien les versets du Coran échappent-ils
fréquemment aux exigences de la rime, lorsque le sens le commande. Aux
versets les plus fougueux et tumultueux, appelant les hommes à songer au
Jugement, en succédèrent d’autres d’allure plus calme, et des récits de ton
oratoire : histoire des prophètes des anciens temps, montrant de quels
châtiments terribles Dieu frappa les hommes qui ne voulurent pas écouter
ses Envoyés.

Cette évolution semble correspondre à celle des rapports de Mahomet avec


les Mekkois. Au début le prédicateur serait resté en bons termes avec les
Qoraïch ; n’attaquant pas les dieux païens, il se contentait d’exhortations
morales et d’évocations eschatologiques, accueillies avec une indifférence
hautaine. Puis, lorsqu’il affirme avec force le principe monothéiste et part
en guerre contre les idoles, il ébranle, avec la religion des anciens, tout
l’ordre social ; déjà froissées de voir un homme aussi ordinaire apporter un
message divin, les grandes familles commencent à craindre son influence :
Mahomet est l’objet de chicanes perpétuelles et ses adeptes, maltraités,
doivent en partie émigrer en Abyssinie. C’est alors qu’il lance ses
anathèmes contre les incrédules et fait appel aux exemples des anciens
prophètes.
Mais bientôt Mahomet, se rendant compte que son action est vaine dans sa
ville paternelle, entre en relations avec les tribus arabes du voisinage, puis
avec des habitants de Yathrib ; ceux-ci acceptent de conclure avec lui une
alliance, s’engageant à lui obéir et à renoncer à l’idolâtrie (pacte
d’al-‘Aqaba). Sûr de trouver ainsi à Yathrib des partisans, Mahomet fait
partir ses adeptes, puis quitte lui-même secrètement la Mekke le 12 rabî‘ I
(24 septembre) 622 : c’était l’Hégire, l’« expatriation ».

3. Mahomet après l’Hégire


À Yathrib, désormais appelée Médine (madînat al-nabî, « ville du prophète
»), Mahomet fait figure de chef théocratique. Aux anciennes organisations
tribales il substitue la Communauté (omma) des croyants, fondée sur le seul
lien religieux et composée alors de deux groupes : Mohâjiroun (« Expatriés
» de la Mekke) et Ançâr (« Soutiens », de Médine). Dans les premiers
temps il semble avoir voulu gagner les juifs dont il considérait la religion
comme très proche de celle qu’il prêchait ; ses adeptes, dans leur Prière, se
tournaient vers Jérusalem. Mais les juifs de Médine ne tardèrent pas à lui
répondre par le mépris et la moquerie. Alors Mahomet rompt avec eux et
oppose au culte mosaïque la religion d’Allah : le sanctuaire de la Mekke
devient le point vers lequel les croyants se tournent pour la Prière (qibla).
De plus Mahomet rattache étroitement la nouvelle religion à celle
d’Abraham qui, ayant vécu avant la révélation de la Loi mosaïque, n’était ni
juif ni chrétien ; il marque ainsi son indépendance absolue à l’égard des «
peuples de l’Écriture », dont la révélation serait de même source que le
Coran, mais incomplète et déformée.

Comme il fallait aussi assurer la vie matérielle de la communauté, Mahomet


n’hésita pas à envoyer quelques hommes piller, pendant la trêve sacrée du
mois de rajab, une caravane venant de Syrie en direction de la Mekke.
Mais, lorsqu’ils voulurent recommencer, les Médinois se heurtèrent à une
troupe de Mekkois : ce fut la bataille de Badr, en l’an ii de l’Hégire, où les
musulmans mirent en déroute leurs adversaires, qui laissèrent 49 d’entre
eux sur le terrain. Cette rencontre, si insignifiante en apparence, fut lourde
de conséquences : Allah s’était déclaré pour le Prophète ; aussi est-elle
appelée dans le Coran « le jour décisif ». Humiliés, les Mekkois
rassemblèrent l’année suivante une troupe de 3 000 hommes, qui partit vers
Médine ; Mahomet et les défenseurs l’attendirent auprès de la ville, sur les
pentes du mont Ohod. Attaqués dans le dos, les musulmans furent pris de
panique, leur chef blessé et son oncle Hamza tué ; ils réussirent cependant à
se replier sur Médine. Non contents de ce demi-succès, les Qoraïch,
voulurent en l’an V marcher contre la ville même. C’est alors que
Mahomet, utilisant les services d’un Persan, fit creuser un fossé (« guerre
du fossé ») ; les Mekkois, lassés du siège, se retirèrent.

Durant ces épisodes la puissance de Mahomet avait grandi lentement. Il en


profita pour éliminer peu à peu les tribus juives de Médine qui le gênaient.
Après Badr, les Banou Qaïnoqa‘, dépouillés de leurs biens, allèrent s’établir
en Syrie ; après Ohod ce fut le tour des Banou Nadîr, qui durent se retirer à
Khaïbar ; enfin après la guerre du Fossé, les derniers, les Banou Qoraïza,
accusés d’avoir manqué de loyalisme, subirent un châtiment exemplaire :
hommes passés au fil de l’épée, femmes et enfants vendus comme esclaves.
Dès lors Mahomet, maître incontesté de Médine, ne songea plus qu’à
retourner dans sa ville natale. En mars 628, pendant l’un des mois sacrés, il
part avec quelques compagnons, en état de sacralisation (selon les règles du
culte païen), pour accomplir le pèlerinage de la Mekke. Devant l’opposition
des Qoraïch, ayant établi son camp à Hodaïbiya, il réussit à conclure avec
eux un armistice de dix ans aux conditions suivantes : Mahomet n’entrerait
pas à la Mekke cette année-là, mais l’an suivant les Mekkois évacueraient la
ville pendant trois jours pour permettre à Mahomet et à ses compagnons
d’accomplir le pèlerinage. Ainsi, pour la première fois, les Mekkois
acceptaient de traiter d’égal à égal avec Mahomet, qui toutefois ne put se
faire appeler dans le texte du traité, « Envoyé d’Allah », mais seulement «
Mohammad, fils de ‘Abd Allah ».

Son autorité grandissait toujours ; des tribus bédouines se ralliaient à lui et


des Qoraïchites de marque, tel Khâlid b. al-Walîd, se convertissaient. En
janvier 630, il décida de marcher sur la Mekke, en violation du traité. Il n’y
eut pas de combat : les chefs qoraïchites vinrent faire leur soumission et
Mahomet entra dans la ville sans coup férir ; en armes, il alla toucher la «
pierre noire », entonnant le cri « Allah akbar » (Dieu est le plus grand), et
fit détruire les idoles qui encombraient la Ka‘ba. Il parla ensuite aux
musulmans, leur annonçant le commencement d’une ère nouvelle, où « la
seule aristocratie serait celle de la piété ».
Mahomet avait réussi à étendre progressivement sa domination sur une
grande partie de l’Arabie, maintenant en voie d’organisation. Il reçut même
la soumission des chrétiens de Najrân, à qui il laissa, selon la tradition, leurs
biens et leur religion, moyennant paiement d’un tribut. Inquiet, semble-t-il,
des projets de l’empereur byzantin Héraclius, il lança contre la Syrie une
expédition qui s’arrêta quelques lieues plus loin ; malgré son insuccès cette
initiative ouvre l’ère des grandes conquêtes : l’islam commençait à faire
preuve de ce besoin d’expansion qui allait caractériser son évolution future.
En 632 enfin, Mahomet accomplit le pèlerinage à la Mekke selon le rite
prescrit par lui-même : ce fut le « pèlerinage d’adieu ». Quelques mois
après, à Médine, il fut pris d’une forte fièvre, qui l’emporta le 13 rabî‘ I (8
juin).

De son séjour à Médine date une seconde série de sourates, de style moins
tourmenté. Œuvre d’un législateur religieux et social, elles contiennent
surtout des prescriptions destinées à organiser le nouvel ordre instauré par
l’islam. Souvent très précises, ces règles s’appliquent directement à la vie
de l’époque, sans prévoir l’extension future de la communauté ; il s’y joint
des sentences, permettant de définir un idéal cultuel, moral et socio-
religieux. Enfin bien des versets reflètent l’actualité historique : luttes que
les convertis eurent à soutenir contre leurs ennemis, idolâtres, juifs,
chrétiens, dont la doctrine est l’objet de violentes attaques, et « hypocrites »
sur qui tombent les plus terribles malédictions.

Si les sourates du Coran paraissent ainsi souvent liées aux différentes


époques de la vie et de la prédication de Mahomet, elles n’en constituent
pas moins une seule « révélation », base essentielle de l’islam qui « est
l’acceptation du Coran avant l’imitation du Prophète » (L. Massignon). En
effet Mahomet n’est pour les musulmans qu’un homme qui mena la vie de
tous, occupé à organiser la communauté pour le bien général en même
temps qu’à avertir les hommes de l’imminence du Jugement ; si par la suite
on tendra à l’élever au rang d’un saint, la position orthodoxe sera toujours
de lui dénier tout miracle autre que la révélation du Livre. Celui-ci, écrit
dans la langue du Hedjaz (mêlée de quelques emprunts aux dialectes
voisins), constitue pour les Arabes un message clair, bien qu’empreint
d’une « inimitabilité » littéraire (i‘jaz). On peut l’apparenter à certains
livres de l’Ancien Testament (Sapientiaux, par exemple), car il « met en jeu
cette rapidité abrupte avec laquelle les langues sémitiques passent du sens
propre au sens métaphorique sans se ménager les lentes ascensions des
langues aryennes » (J.-M. Abd el-Jalil). Livre arabe, livre sémitique, il se
présente aussi comme un livre « inspiré » que domine une intention
maîtresse, libérant son style des liens étroits de l’incantation poétique. C’est
ainsi le premier livre en prose des Arabes, celui qui éleva leur idiome à la
hauteur d’une langue de civilisation, tandis que sa récitation rythme et
inspire toute la vie des musulmans.
Chapitre II

Le monde musulman jusqu’au xixe


siècle

1. Les quatre premiers califes


Mahomet ne laissant pas d’héritier et n’ayant pas expressément désigné de
successeur, sa mort engendra une crise politique. Son cousin et gendre ‘Alî
(époux de sa fille Fâtima) se montra trop faible et la direction politico-
religieuse revint au vieil Abou Bakr que Mahomet, avant sa mort, avait
chargé de diriger la Prière : ce fut le premier calife. Avant de mourir il put
désigner ‘Omar (634), qui fut assassiné dix ans après (644) : les six
personnages que ce dernier avait chargés de pourvoir à sa succession
portèrent leur choix, non sur ‘Alî, mais sur un autre gendre du prophète,
‘Othmân, de la descendance d’Omayya. Son assassinat (656) ouvrit une
nouvelle crise, dont les conséquences allaient être graves pour la
communauté islamique ; élu calife, ‘Alî ne put se faire reconnaître par ses
rivaux, dont le plus puissant était Mo‘âwiya, cousin de ‘Othmân et
gouverneur de la Syrie : dans la tribu de Qoraïch, branche aînée (hachimite)
et branche cadette (omayyade) s’affrontaient.

‘Alî réussit à triompher de Talha et d’al-Zobaïr, auxquels s’était alliée


‘Aïcha, la jeune veuve de Mahomet ; celle-ci, faite prisonnière à la «
bataille du Chameau » (du nom de la monture de ‘Aïcha), fut renvoyée à
Médine. Mais l’habile Mo‘awiya parvint en peu de temps à déposséder ‘Alî
sans le vaincre : une bataille s’étant engagée à Siffîn (658), les Syriens en
appelèrent au jugement du Coran et ‘Alî accepta l’« arbitrage d’Adroh »,
cause de la défection des kharijites (« révoltés ) ; puis, se laissant
circonvenir par Mo‘âwiya, il renonça à ses droits. Ses fidèles n’acceptèrent
jamais cette déposition : ce seront les chiites pour qui ‘Alî, assassiné plus
tard à Koufa par les kharijites qu’il s’efforçait en vain de combattre (661),
sera le martyr de l’islam.

Sous les quatre premiers califes, « ceux qui guident dans la voie droite »
(râchidoun), se déroula une expansion triomphale. Une fois la péninsule
pacifiée (répression de quelques faux prophètes), les musulmans se
lancèrent dans les conquêtes dont Mahomet avait lui-même donné le signal
; il s’agissait pour eux de propager leur foi, d’assurer leur sécurité et
d’exécuter aussi de profitables razzias. Sous ‘Omar : conquête de la Syrie
après la victoire du Yarmouk (636), invasion de la Mésopotamie et de la
Perse après la victoire de Nehâwend (642), conquête difficile de l’Égypte et
de la Cyrénaïque par ‘Amr, commandant de l’armée de Syrie (642). Après
la mort de ‘Omar : razzias en Asie Mineure, dans les îles de la mer Égée, en
Afrique du Nord, occupation de l’Arménie ; mais le mouvement se ralentit,
le butin diminuant et les Arabes se laissant séduire par les richesses des
pays déjà conquis.

2. L’Empire naissant omayyade


Mo‘âwiya transféra sa capitale de Médine à Damas et introduisit le principe
dynastique dans le califat en désignant avant sa mort son fils Yazîd comme
héritier : il rompait avec la tradition de Mahomet et des premiers califes.
Syrienne, la dynastie omayyade dota l’Empire musulman d’une solide
armature administrative et, assumant les traditions de civilisation établies
dans le pays, elle développa l’urbanisation et la vie sociale ; ce fut
l’initiatrice de l’architecture musulmane (mosquées monumentales de
Damas, Médine, Jérusalem…). Dynastie arabe, elle intégra les Syriens
convertis au noyau des conquérants en qualité de « clients » (mawâlî) qui
prirent une part active à l’organisation de l’État. Rapidement les Syriens
apprenaient l’arabe qui devint bientôt langue officielle (premières monnaies
musulmanes sous ‘Abd al-Malik), puis se convertissaient à l’islam qui ne
leur paraissait pas très éloigné du christianisme enseigné par les sectes
rivales de l’Église orientale, et qui leur procurait de nombreux avantages
sociaux. Ce milieu favorisa l’éclosion d’un mouvement intellectuel, et c’est
alors qu’apparurent sciences juridiques et controverses théologiques. Ainsi
se forma « la civilisation classique de l’Islam, que le temps des Abbassides
ne fera que porter à son apogée » (J. Sauvaget).

Sous les Omayyades l’Empire musulman continua de grandir. En Occident :


expansion en Tripolitaine, conquête méthodique du Maghreb, fondation de
Kairouan (670), réaction des Berbères (683), enfin soumission définitive de
l’Afrique du Nord (697-707), invasion et conquête de l’Espagne par le
gouverneur de la Berbérie Mousa b. Noçaïr, aidé de son « client » Târiq b.
Ziyâd (Gibraltar = Jabal Târiq) (712), puis invasion de la France
mérovingienne, arrêtée à la bataille de Poitiers (732). En Orient :
soumission de la Perse, occupation de l’Afghanistan (651) et de la
Transoxiane (674), puis invasion du Turkestan chinois, pénétration dans le
Sind, le Pendjab et l’Oude (711). Les territoires conquis s’étendaient ainsi
des confins de la Chine à l’océan Atlantique, et si l’islam devait encore, au
cours des siècles suivants, gagner de nouveaux domaines, un Empire
musulman unique n’atteignit plus jamais la même ampleur.

Mais les califes omayyades se heurtaient à l’hostilité des milieux médinois


qui leur reprochaient d’abandonner les traditions du Prophète et d’accorder
une place excessive au souci des affaires temporelles. Ils avaient surtout à
faire face à l’opposition croissante des chiites qui ne cessaient de défendre
les droits des descendants de Mahomet et considéraient comme usurpatrice
la dynastie omayyade. Les premiers califes, Yazîd, ‘Abd al-Malik, al-Walîd,
furent assez forts pour tenir tête à ce mouvement de révolte. Yazîd réprima
la rébellion d’al-Hosaïn, fils de ‘Alî, qui, trouvant la mort au combat de
Kerbela (10 octobre 680), fut vénéré comme martyr par les chiites : le fossé
désormais était creusé entre chiisme et sunnisme. Yazîd, puis ‘Abd al-Malik
aidé de son lieutenant al-Hajjâj eurent fort à faire aussi avec un anticalife,
‘Abdallah b. al-Zobaïr, qui se dressa au Hedjaz et réussit à gagner un
moment l’Irak à sa cause.

Après al-Walîd les troubles empirèrent : rivalités entre tribus arabes en


Syrie, agitation chiite. La dynastie succomba devant l’agitation déclenchée
au Khorassan par les descendants d’al-‘Abbâs, oncle de Mahomet, qui
avaient mené en un milieu humilié par l’arrogance des conquérants arabes
une propagande appuyée sur le mouvement chiite d’Ibn al-Hanafiya.
L’affranchi iranien Abou Moslim dirigea le soulèvement, qui passa en Irak
où le prétendant Abou l.‘ Abbâs se révéla et fut proclamé calife dans la
grande mosquée d’al-Koufa ; en août 750 il vainquit le dernier Omayyade
dont la famille fut traquée : l’un de ses représentants parvint à s’échapper,
qui allait fonder la dynastie omayyade d’Espagne.

3. Le califat impérial des Abbassides


Installée en Irak avec Badgad pour capitale, la dynastie abbasside s’appuya
sur les Iraniens qui jouèrent le principal rôle dans l’administration, tels les
Barmékides, célèbres vizirs des califes. Ces derniers, se posant en
restaurateurs de la Tradition offensée par les usurpateurs omayyades,
prétendirent réunir en leur personne, plus étroitement que leurs
prédécesseurs, pouvoirs temporel et spirituel. En fait, loin de revenir aux
habitudes primitives, ils ne firent qu’accroître le cérémonial aulique
inauguré déjà par les califes de Damas, et se dérobèrent encore davantage à
la vue de la foule.

L’appareil administratif fut renforcé, et la succession du calife assurée en


principe par la désignation de son vivant d’un héritier présomptif choisi
parmi ses fils ; mais intrigues et séditions n’étaient pas sans mettre en péril
la stabilité d’un pouvoir qui connut alors son âge d’or. Sous les califes
Hâroun al-Rachîd (786-809), dont les relations avec Charlemagne sont
difficiles à définir, et al-Mamoun (813-833), Bagdad fut le foyer d’une
activité intellectuelle intense, à laquelle participaient Arabes d’origine et
Iraniens convertis ; c’était le plein essor de la civilisation citadine préparée
par l’époque omayyade : progrès des sciences religieuses, ampleur des
discussions théologiques, formation de la prose, renouvellement des thèmes
poétiques, introduction des sciences profanes empruntées à l’Inde ou à la
Grèce. Cet épanouissement s’accompagnait d’une vie économique fort
active : agriculture et artisanats prospères, exportation de soieries, tapis,
étoffes brodées (tirâz, produits des seules manufactures d’État), fabrication
du papier de chiffons (invention chinoise) à Bagdad et Samarkand, trafic
commercial important avec l’Extrême-Occident et l’Extrême-Orient.
Mais dès le milieu du ixe siècle commença la décadence, due à des raisons
tant intérieures qu’extérieures. Parmi les premières : prépondérance des
mercenaires turcs de la garde califienne et de leur chef, « émir des émirs »
et véritable maire du palais, – agitation kharijite, révoltes alides dans le
Hedjaz en 762, 786 (massacre de Fakhkh), 814 (extension du mouvement
en Irak) –, déséquilibre social dû au brusque essor économique engendrant
la misère des basses classes, que séduira le programme social des sectes
chiites extrémistes, et expliquant des troubles successifs. Entre 877 et 883
se soulèvent des esclaves noirs du Bas-Irak (Zanj), qui, sous la direction
d’un prétendu alide, s’emparent de Bassorah ; puis de 901 à 906 la Syrie et
l’Irak sont ravagés par des bandes dites « qarmates », en réalité
ismaéliennes ; enfin le soulèvement populaire d’ouvriers et de paysans
fomenté par Hamdân Qarmat aboutit à la constitution de l’État du Bahraïn,
dirigé successivement par Abou Sa‘îd qui réussit à s’emparer de Bassorah
et d’al-Koufa (913), puis par Abou Tâhir qui pilla la Mekke (929) et fut
près de prendre Bagdad.

Les causes extérieures tiennent à la dislocation de l’empire dont se


détachent peu à peu les provinces extrêmes, qu’elles restent ou non liées
nominalement au califat de Bagdad. En Occident : indépendance de l’émirat
andalou fondé en 756, – apparition au Maghreb de royaumes pratiquement
autonomes, Rostemide au centre (761-907), Idriside au Maroc, fondé par un
alide, Idrîs, seul rescapé du massacre de Fakhkh (788-828), Aghlabide en
Ifriqiya (Tunisie actuelle) (800-905). En Orient : apparition au Khorassan
de principautés iraniennes, Tâhiride (820-873), Saffâride (873-902), puis
Sâmânide (902-999), laquelle favorisa la renaissance des lettres iraniennes
et, faisant appel aux mercenaires turcs, provoqua l’essor de la première
dynastie turque musulmane, celle des Ghaznévides, fondée par l’un de leurs
anciens officiers. Le fameux Mahmoud de Ghazna (999-1030), mécène et
chef militaire, accomplit alors l’œuvre maîtresse d’étendre ses domaines à
l’Inde du Nord. Au même moment en Égypte et en Syrie : formation des
principautés, Toulounide (879-905) fondée à Fostât par un esclave turc, chef
militaire émancipé, puis Ikhchidide (935-969), et du royaume Hamdanide
de Saïf ad-Daula (944-967) à Alep (célèbres écrivains et poètes : al-Fârâbî,
al-Motannabî).
Enfin le califat lui-même était tombé dès 945 sous la coupe d’Ahmad le
Bouyide, aventurier chiite des montagnes du Daïlam en Iran, qui prétendait
descendre des rois sassanides et se fit donner le titre d’« émir des émirs ».
Son successeur ‘Adod al-Daula, en 977, réussit à se rendre maître d’un
empire comprenant les deux tiers de l’Iran et de la Mésopotamie :
s’arrogeant le vieux titre persan de châhânchâh « roi des rois », il gouverna
avec justice, malgré ses convictions chiites, les sujets sunnites du calife
réduit à l’impuissance. La dynastie Bouyide disparut à l’arrivée des Turcs
seljoukides (1055).

4. Le califat omayyade de Cordoue


Au califat de Bagdad qui s’affaiblissait s’opposèrent bientôt deux autres
califats, l’un en Espagne, l’autre en Égypte. L’Espagne musulmane s’était
constituée en province indépendante dès l’avènement des Abbassides,
lorsque le dernier omayyade ‘Abd al-Rahmân, réfugié sur le sol ibérique,
s’était, avec l’aide de Berbères et d’Arabes syriens, emparé de Cordoue
(756), soumettant la plus grande partie de la péninsule (l’Andalous des
Arabes) ; en 929 son émirat, qu’il avait transmis à ses descendants, fut
transformé en califat par ‘Abd al.Rahmân III (912-961). Aux xe et xie
siècles l’Andalousie, où les traditions syriennes restaient vivaces, connut
une culture raffinée qui, non seulement rivalisa avec succès avec son
initiatrice orientale à laquelle elle resta fidèlement attachée, mais encore «
sut s’imposer hors des limites musulmanes et détermina en partie
l’évolution de la pensée et du savoir européen des siècles d’avant la
Renaissance » (E. Lévi-Provençal).

Mais le califat de Cordoue mourut d’un mal semblable à celui qui rongeait
le califat abbasside : dès la fin du xe siècle les califes devinrent des jouets
entre les mains de maires du palais (Ibn Abî ‘Amir, puis les ‘Amirides), et
en 1030 disparaissait le dernier calife omayyade. Le royaume alors
s’émietta en une série de principautés où brillait encore la civilisation
andalouse (époque des Reyes de Taifas). Bientôt le roi chrétien de Castille
entreprit la reconquête de l’Espagne, à laquelle s’opposèrent en vain les
dynasties marocaines almoravide et almohade et qui s’acheva en 1492 par
la prise de la dernière position arabe, Grenade.
5. Le califat fatimide
À la fin du ixe siècle, au moment où l’agitation chiite secouait tout le
Proche-Orient musulman, l’imâm caché de la secte ismaélienne, ‘Obaïd
Allah, qui déclarait appartenir à la descendance du Prophète par sa fille
Fâtima, chargea son propagandiste Abou ‘Abd Allah de préparer son
accession au pouvoir ; celui-ci, ayant réussi à gagner la faveur de Berbères
en pèlerinage à la Mekke, les suivit en Petite Kabylie (894) : de là il marcha
contre les Aghlabides et s’ouvrit la route de Kairouan (mars 909) où, après
diverses péripéties, ‘Obaïd Allah, se donnant pour le mahdî attendu par tous
les chiites, entra en triomphateur (décembre 909). L’enthousiasme provoqué
par son arrivée fut de courte durée. Les mesures brutales, employées par le
mahdî pour faire adhérer la population au chiisme, et les procédés fiscaux
abusifs, auxquels il eut recours pour préparer une expédition vers l’Orient,
provoquèrent la terrible révolte du Berbère khârijite Abou Yazîd, «
l’homme à l’âne », qui mit en danger (936-947) le pouvoir des premiers
califes fatimides (al-Qâ’im et al-Mansour).

Déjà plusieurs fois les Fatimides avaient tenté en vain de s’implanter en


Égypte entre 913 et 936. Après la chute des Ikhchidides le calife al-Mo‘izz
reprit ce projet : en 969 son affranchi, Jauhar s’empara de Fostât et entreprit
la construction d’une ville nouvelle, Le Caire ; en même temps il réussit à
annexer la Syrie. Al-Mo‘izz entra au Caire en juin 973, après avoir confié
Ifriqiya et Maghreb central aux princes berbères Sanhâja (royaume vassal
des Zîrides). La puissance fatimide atteignit alors son apogée, favorisant en
Égypte l’éclosion d’une des civilisations les plus brillantes que connût ce
pays. Bientôt après, elle déclina et s’émietta : à l’Occident, émancipation
des Zirides, contre lesquels les Fatimides lancèrent les bandes des Banou-
Hilâl, Arabes nomades qui se répandirent en Afrique du Nord comme « un
cyclone dévastateur » (G. Marçais), bouleversant la vie politique, sociale et
économique du Maghreb ; à l’Orient, attaques des Seljoukides qui
s’emparent de la Syrie et de Jérusalem (1070) un siècle avant que le Kurde
Saladin dépouille les Fatimides de leur dernier domaine, l’Égypte (1171).

6. La puissance seljoukide
Après « le siècle ismaélien de l’Islam » (L. Massignon), le milieu du xie
siècle marque dans l’histoire du monde musulman un décisif tournant :
apparition, au premier plan sur la scène politique, des Turcs seljoukides
sunnites. Refoulant le chiisme jusque-là prépondérant (Bouyides et
Fatimides), ils imposent aux pays conquis de nouveaux modes de penser et
de vivre, sans atteindre l’Occident où la Berbérie s’affranchit de la tutelle
orientale. Désormais, « l’Orient et le Maghreb se tournent le dos » (J.
Sauvaget).

Portés par la vague des invasions turques au travers de l’Asie centrale, les
petits-fils de Seljuk triomphèrent de l’armée des Ghaznévides et
continuèrent leur route vers l’ouest, fondant un empire qui unifia pour un
temps les provinces persanes. L’un d’eux Toghroulbeg, après s’être installé
à Nichâpour (1038), détruisit la puissance Bouyide, se fit reconnaître sultan
par le calife de Bagdad (1055), et en quelques années (1055-1092) les trois
grands sultans seljoukides, Toghroulbeg, Alp-Arslan et Malik-Châh,
secondés par le vizir persan Nizâm-al-Molk, réalisèrent une œuvre
imposante. Non seulement ils dotèrent leur empire d’une organisation
politique et sociale, qui servira de modèle à tout l’Orient musulman, mais
ils se firent sur tous les fronts les défenseurs de l’islam sunnite et, non
contents d’avoir délivré le calife abbasside du joug des Bouyides chiites,
annihilèrent l’action des sectes et s’efforcèrent de répandre l’enseignement
de l’orthodoxie (fondation de madrasas). Envahissant l’Asie Mineure qu’ils
enlevèrent aux Byzantins, ils établirent également leur domination sur la
Syrie fatimide (1070) jusqu’au moment où l’arrivée des croisés transforma
le Proche-Orient en y introduisant des principautés franques (1099) qui
devaient s’y maintenir pendant plus de deux siècles.

À la mort de Malik-Châh l’Empire seljoukide, partagé entre ses frères et ses


fils, commença à se disloquer et s’émietter. Les gouverneurs de provinces
s’émancipant (Atabegs), on vit se former des dynasties locales en Syrie,
Mésopotamie, Arménie et Perse. Celle des Zenguides de Haute-
Mésopotamie, illustrée par Nour al-Dîn (1146-1173) qui étendit son pouvoir
sur la Syrie tout entière, se distingua dans la lutte contre les Francs, reprise
ensuite par Salah al-Dîn (Saladin) (1169-1193), fondateur de la dynastie
Ayyoubide en Égypte, qui, après avoir pris la succession de Nour al-Dîn,
réussit à s’emparer de Jérusalem (1187). Une seule branche seljoukide
parvint à se maintenir jusqu’à l’invasion mongole, celle des « sultans de
Roum » (1092-1327) en Asie Mineure (capitale : Konya).

7. L’Empire mongol
L’irruption des armées mongoles, qui mit un terme à l’existence du califat
de Bagdad au milieu du xiiie siècle, marque un nouveau tournant dans
l’histoire de l’Orient musulman. L’empire des Mongols (appelés Tatars par
les Arabes) avait été fondé par Gengis-Khan (1167-1227) qui, après avoir
unifié la Mongolie et poussé des pointes en Chine, commença en 1209 à
pénétrer les terres musulmanes, Turkestan, Transoxiane, Iran, renversant les
principautés et royaumes qui se partageaient alors ces pays, et ravageant
tout sur son passage. À sa mort le califat de Bagdad, les Ayyoubides et les
Seljoukides de Roum constituaient les derniers obstacles à l’unification
complète de l’Asie. En 1257 Hulègu, frère du grand-khan du moment et
maître de la Perse, s’empara de Bagdad où il fit massacrer le calife et sa
famille ; l’année suivante Alep et Damas tombaient entre ses mains. Ces
Mongols, très tolérants malgré la barbarie de leurs troupes, n’étaient pas
islamisés : Hulègu, bouddhiste, était fils et époux de chrétiennes et les Turcs
qu’il commandait en grande partie nestoriens. Aussi fut-il question d’une
alliance avec les croisés contre la dernière puissance musulmane d’Orient,
celle des Mamelouks d’Égypte. Esclaves turcs des sultans ayyoubides, les
Mamelouks avaient en 1250 massacré leur maître et pris sa place. La
dynastie bahrite (1257-1382), illustrée par Beïbars, reconnut et accueillit au
Caire les descendants du calife, faisant survivre ainsi la fiction califienne ;
renversée par sa garde circassienne, elle fut remplacée par la dynastie
borjite, qui dura jusqu’à la conquête ottomane (1382-1517). Ce fut le sultan
mamelouk Beïbars qui, profitant des hésitations des croisés, arrêta
l’invasion mongole et la refoula au-delà de l’Euphrate.

Avant la fin du xvie siècle l’empire de Hulègu se disloqua, démembré en


dynasties locales (à Bagdad, Ispahan, au Khorassan) ; puis il fut anéanti par
un Turc musulman, d’une famille alliée à celle de Gengis-Khan, Timour
Leng (Tamerlan), qui rêva de refaire l’unité de l’Asie pour le compte de
l’islam sunnite et étendit sa domination de l’Inde à la Syrie et à l’Anatolie.
Après sa mort (1405) ses descendants pacifiques (Châh-Rokh, Oulough-
beg) ne purent maintenir cet énorme empire ébauché et l’État Timouride se
réduisit à la Perse orientale autour de Herat et Samarkand.

8. Le Maghreb
Suivant du xie au xve siècle une évolution indépendante, le Maghreb fut
dominé par deux grandes dynasties berbères, qui revivifièrent le sunnisme
et résistèrent à la pression accentuée de la Reconquête chrétienne. Les
Almoravides (1053-1147), nomades sahariens, issus d’une communauté de
guerriers formée en vue de la « guerre sainte » (al-morâbitoun), occupèrent
le Maroc, puis vinrent en aide au roi de Séville menacé, fondant ainsi un
Empire hispano-africain. Ibn Toumert installé à Tinmel (1125) ayant prêché
la doctrine de la pure unicité divine et groupé des partisans pour la lutte
contre les Almoravides, après sa mort son disciple ‘Abd al-Mo’min
s’empara de Marrakech, et les Almohades (al-mowahhidoun), sédentaires
montagnards, réussirent à étendre leur domination sur toute la Berbérie et
les territoires restants de l’Andalousie. En 1162 ‘Abd al-Mo’min prit le titre
califien : ce califat berbère disparut au milieu du xiiie siècle, lors de
l’apparition des trois royaumes, Hafside à Tunis, ‘Abd-al-Wadide à
Tlemcen et Marinide à Fès (ce dernier posséda quelque temps la Berbérie
entière). Malgré les efforts de ces dynasties la Reconquête progressa et dès
le début du xve siècle ce furent les chrétiens qui traversèrent le détroit :
établissements portugais au Maroc, entrée de Charles Quint à Tunis.

En revanche la chrétienté reculait sans cesse en Orient, où les Ottomans


prenaient Constantinople (1453) et envahissaient l’Europe de l’Est. Ces
mêmes Ottomans étendirent alors leur domination sur l’Égypte et l’Ifriqîya
jusqu’à Alger (1575). Seul le Maroc échappa à leur influence, conservant sa
civilisation propre qui, étroitement liée depuis le xiie siècle à celle de
l’Andalousie, reçut le nom d’« hispano-mauresque ».

9. Mogols, Séfévides et Ottomans


Date importante dans l’histoire du Maghreb, 1500 ne l’est pas moins dans
l’Orient où l’on voit se former trois grands États : Mogol dans l’Inde,
Séfévide en Iran, Ottoman en Anatolie.
La dynastie « mogole », fondée en 1526 par Babour, le dernier prince
timouride dépossédé, régna pendant deux longs siècles sur l’Inde où les
mamelouks turcs du sultanat de Delhi (fin xiiie) avaient achevé la conquête
du Dekkan (début xive siècle). Le plus grand souverain mogol, Akbar
(1556-1605), puissant organisateur et philosophe hardi, favorisa l’art local
et donna à l’islam indien la forme qu’il conserva depuis dans l’histoire. Son
petit-fils, contemporain de Louis XIV, s’entoura d’une magnificence
célèbre, mais Français et Anglais provoquèrent au xviiie siècle
l’émiettement de cet empire en une série de petites principautés locales. Au
xvie siècle d’autre part, les Hollandais avaient mis la main sur les royaumes
musulmans qui, depuis le xive siècle, s’étaient établis à Java et à Sumatra.
Toute la partie orientale du monde musulman se trouvait dès lors soumise à
la colonisation européenne.

De l’Iran, les Timourides avaient été chassés par les fondateurs de la


dynastie Séfévide (1501-1736) ; celle-ci créa un État national chiite, qui
adopta officiellement la doctrine des duodécimains et qui dure encore
aujourd’hui. La dynastie atteignit son apogée sous Châh ‘Abbâs (1587-
1629), qui fit de sa capitale Ispahan une des plus belles villes du monde
musulman et parvint à reconquérir pour un temps l’Irak et les villes saintes
du chiisme. Après l’invasion afghane qui renversa les Séfévides, la Perse
retomba dans l’anarchie, qui continua sous la dynastie turcomane des
Qadjar.

L’Empire ottoman, qui dura six siècles et devait donner naissance dans les
temps modernes à l’État musulman le plus fort, doit son nom au chef d’une
tribu turque (apparentée aux Seljoukides), Osman, qui, parti de Bithynie,
réussit peu à peu à étendre son domaine au détriment des Mongols et des
Byzantins. Un moment brisée par Tamerlan, l’expansion ottomane ne tarda
pas à reprendre une vigueur nouvelle : prise de Constantinople (1453) par
Mehmet II et invasion de l’Europe balkanique, conquête de la Syrie et de
l’Égypte sur les Mamelouks par Sélim Ier (1512-1520), enfin mainmise sur
l’Irak par Soliman le Législateur dit le Magnifique (1520-1566). L’empire
s’étendait alors des portes de Vienne au Nil, de Bagdad à Tunis et Alger
occupées par des corsaires turcs, et ses grandes villes, parsemées de
mosquées à coupoles et minarets turcs hanafites, témoignaient comme
Istanbul du plein épanouissement de l’art des Ottomans.
Mais dès le xviiie siècle la décadence commença. L’Europe réagissait par
ses armées et aussi par ses marchands, qui, en vertu des accords nommés
Capitulations (1536, 1740), inondaient les ports turcs des produits
manufacturés occidentaux ; l’empire souffrait de sa trop grande extension,
comme du désordre des finances et de l’indiscipline des janissaires.
Politiquement il avait vu ses territoires occidentaux se séparer
progressivement de l’administration centrale : Égypte de Méhémet Ali,
après l’expédition de Bonaparte, Tunisie des Beys, plus tard domination de
la France sur l’Algérie, puis sur la Tunisie, et de l’Italie sur la Libye. Le
monde musulman avait perdu sa vitalité ancienne : les Ottomans le
soutenaient, mais sans pouvoir susciter un réveil de la civilisation qu’ils
avaient contribué à étouffer et qui s’engourdissait, aussi bien dans le
domaine intellectuel que dans le domaine économique où l’Europe
industrialisée exerçait ses ravages.

Déjà cependant un premier effort de réaction se dessina : le sultan ottoman


chercha à regrouper les forces musulmanes en se faisant reconnaître « calife
», titre qu’il prétendait dater de la conquête de l’Égypte (1517), mais qui
n’apparut pour la première fois qu’au traité russo-ottoman de 1774. Le «
pan-islamisme » allait jouer son rôle parmi les nouvelles tendances de
l’islam moderne, mais se heurter à l’opposition arabe et à l’éveil des
nationalismes.
Chapitre III
La loi islamique

I. Dogme et théologie
1. Foi
Le Coran se présente comme un code révélé religieux et social, d’où le
caractère essentiellement juridique de l’islam, défini avant tout par une Loi
(charî‘a) s’appliquant à la seule communauté des croyants. Ainsi s’explique
la forme prise par la profession de foi : non une simple affirmation, mais un
témoignage intégrant de manière définitive à la communauté celui qui le
prononce. Son contenu se réduit à une formule condensée, tirée d’un verset
coranique (vii, 157) : « Il n’y a pas d’autre divinité que Dieu, et Mahomet
est son prophète. » Cette foi simple, destinée à une extériorisation
constante, est d’une intensité qui a souvent frappé les observateurs étrangers
; aussi a-t-on pu dire qu’un « esprit de foi puissant affleure dans toutes les
manifestations de la vie du musulman, même si celui-ci ignore les
enseignements authentiques de sa religion ou s’il y est infidèle » (J.-M.
Abd-el-Jalil). Il s’agit avant tout de « soumission » (islâm) à l’omnipotence
divine sans distinction fondamentale entre imân (foi) et islâm, bien que l’un
insiste davantage sur la conviction intime et l’autre sur la profession par la
parole. Quant aux œuvres, à la pratique des rites canoniques, les musulmans
ne leur attribuent qu’une valeur secondaire : elles ne font que compléter la
foi, l’intensifier, sans rien modifier à son essence, si bien que le croyant qui
commet un péché mortel devient un réprouvé, mais non un damné exclu du
paradis. Au croyant s’opposent l’« hypocrite », dont les bonnes actions
apparentes dissimulent une absence de conviction, et l’« incroyant » (kâfir)
ou « infidèle », terme qui englobe tous les non-musulmans et équivaut
pratiquement à « associateur » (celui qui associe d’autres divinités à Allah).

2. Dogme
Bien que le dogme n’ait pas reçu de formulation officielle autre que la
chahâda, les docteurs musulmans s’efforcèrent d’en rassembler les
éléments dispersés dans le Coran et de les exposer en des catéchismes :
traités attribués à Abou Hanîfa (xe siècle), essais d’al-Ach‘arî (m. 936) et
d’al-Ghazâlî (m. 1111). Les principaux articles de foi, unicité de Dieu,
mission des Prophètes et Jugement dernier, ressortent bien du verset
coranique suivant : « O musulmans, croyez à Dieu, à son apôtre, au Livre
qu’il lui a envoyé, aux Écritures révélées avant lui. Quiconque ne croit pas à
Dieu, à ses anges, à ses livres, à ses envoyés et au jour dernier est dans un
égarement complet » (iv, 135 ; cf. ii, 285).

A) Unicité de Dieu

Être éternel, transcendant et omnipotent, Allah est unique ; affirmée tout au


long du Coran, son unicité apparaît plus particulièrement dans la célèbre
sourate CXII, souvent considérée comme la plus ancienne : « Dis : Lui,
c’est le Dieu Un, le Dieu Éternel, qui n’a pas engendré et n’a pas été
engendré, qui n’a pas d’égal. » Trois textes coraniques sont couramment
utilisés pour caractériser la conception de Dieu selon l’islam officiel : «
Tout périt sauf Son visage » (Éternité), « Il n’y a rien de semblable à Lui »
(Transcendance absolue excluant toute analogie avec les créatures), « A lui,
il n’est pas demandé raison de ce qu’il fait » (Volonté arbitraire). Seule
réalité, Dieu est qualifié dans le Coran d’une série d’épithètes (« le Vivant,
le Puissant, le Savant, le Miséricordieux… »), ses « plus beaux noms », au
nombre de 99, qui ont été relevés et disposés en litanies. La croyance en un
Dieu unique est aux yeux des musulmans ce qui distingue radicalement leur
religion de toutes les autres, même du christianisme qui, par son dogme de
la Trinité, considéré comme une atteinte à l’unicité divine, se rend à leurs
yeux coupable lui aussi d’associationnisme.
L’omnipotence de Dieu se manifeste dans sa puissance créatrice. Par un
acte de pur bon plaisir, il a créé le monde ex nihilo en sept jours, faisant
apparaître l’homme le sixième et sans prendre de repos le septième ; il y a
sept cieux et sept terres, sept parties du ciel et de l’enfer, et des traditions
fantaisistes circulent sur l’organisation du monde physique. Dieu a créé des
anges qui n’ont pas de sexe et sont faits de lumière ; à leur tête se trouvent
les quatre archanges : Jibrîl, messager de Dieu, Mikhâïl qui veille sur la
nature, Isrâfîl qui sonne la trompette du jugement, ‘Izrâïl, l’ange de la mort
; l’homme a deux anges gardiens, peut-être confondus avec les deux «
écrivains » qui mettent par écrit ses bonnes et ses mauvaises actions ; sont
encore à signaler les deux anges de la tombe, Monkar et Nakîr, l’ange du
paradis Ridwân et celui de l’enfer Mâlik. Parmi ces anges, l’un Satan (al-
chaïtân) appelé encore Iblîs (corruption du grec diabolos) refusa de se
prosterner devant le premier homme et fut chassé du paradis ; pour se
venger, il fit exiler Adam et Ève coupables de l’avoir écouté, mais, la faute
d’Adam ne retombant pas sur sa postérité, il n’y a dans l’islam ni péché
originel, ni déchéance de la nature humaine. Iblîs commande à toute une
armée de démons (jinn), créés avant l’homme et faits de feu, qui se mêlent à
la vie des hommes et tiennent une place importante dans la croyance
populaire (d’où l’emploi de talismans pour conjurer leur action et se
préserver de leur vengeance).

B) Mission des prophètes

Allah a chargé certains hommes de transmettre sa volonté et d’appeler les


peuples choisis à une obéissance que leur aveuglement leur fait souvent
refuser ; le dogme musulman ne commande donc pas de croire seulement à
la mission de Mahomet, mais aussi à celle des prophètes qui l’ont précédé,
tels ceux de l’Ancien Testament (Adam, Noé, Abraham, Moïse…) et Jésus.
Cependant le plus important est Mahomet, « le sceau des prophètes », qui
rétablit dans son intégrité la révélation divine (reproduction d’un modèle
incréé, la « mère du Livre »), déjà reçue partiellement par les juifs et les
chrétiens, mais déformée par eux. Les prophètes, garantis contre les péchés
graves et placés au-dessus des anges, ont le privilège de faire des miracles,
mais la révélation du Coran est le seul dont Mahomet lui-même se soit
prévalu.
C) Jugement dernier

L’histoire humaine tout entière doit s’achever par la Résurrection et le


Jugement dernier que les morts attendent dans leur tombe, sauf les
prophètes et martyrs ayant accès directement au paradis. La fin des temps
sera marquée par un bouleversement terrible, après lequel apparaîtra le
Mahdî, le « Bien dirigé » de Dieu, tandis que l’Antéchrist, faux messie
apparu entre l’Irak et la Syrie, sera tué par Jésus ; de nombreuses traditions
s’ajoutent aux quelques indications fournies par le Coran. Quant au jour du
Jugement, après les deux coups de trompette marquant la mort et la
résurrection de tous les hommes, chacun y comparaîtra devant Dieu muni
du livre qui porte ses bonnes et ses mauvaises actions, puis passera sur un
pont plus fin qu’un cheveu et tombera dans l’enfer ou bien atteindra le
paradis ; il y aura intervention du Prophète en faveur des musulmans.
L’enfer, désigné en général par le mot « feu », comprend sept parties,
l’étage supérieur, jahannam (géhenne), étant le purgatoire des musulmans
coupables, les autres étant réservés aux différentes catégories d’infidèles.
Le paradis (janna, appelé aussi firdaus) est décrit dans le Coran comme le
lieu rêvé par le Bédouin altéré de soif, avide d’ombrage et de repos ; on n’y
trouve que jardins où coulent de tous côtés des ruisseaux d’eau fraîche, de
vin ou de miel (l’un d’eux, célèbre, est le Kauthar) et les élus pourront s’y
réjouir, manger et boire à leur aise, en compagnie des houris, jolies femmes
aux yeux brillants. Un tel paradis comble le désir de tous les sens, mais
c’est là un caractère d’époque et un trait local plutôt qu’une véritable
originalité.

3. Développement théologique
Le Coran se présentant comme un donné révélé, sans mystères ni paraboles,
n’appelle en principe aucun effort de réflexion. Toutefois les croyants y
perçurent de bonne heure des contradictions, dont le Prophète, d’après la
Tradition, se souciait peu : « Ce qui vous embarrasse, acceptez-le avec foi
», aurait-il dit. Plus tard, les musulmans qui ne voulaient pas se contenter
d’une attitude d’acceptation naïve se virent obligés à un essai de définition
des termes employés et de coordination des éléments contenus dans le texte
sacré : de là naquirent l’exégèse et la théologie coraniques.
La première question débattue fut celle de la prédestination et du libre
arbitre, que la prédication de Mahomet semble laisser sans réponse ; si la
créature humaine ne peut rien contre le décret divin (qadar, application dans
le temps d’un décret universel et éternel), elle doit néanmoins être rétribuée
selon ses actes ; toute-puissance divine et responsabilité humaine, affirmées
en des formules d’orientation différente, apparaissent contradictoires dès
qu’elles sont rapprochées et le Coran ne prend pas soin d’expliquer
comment il convient de concilier ces deux vérités. En fait l’omnipotence
divine domine à tel point la révélation coranique qu’elle étouffe la liberté
humaine ; le sentiment de responsabilité s’efface devant la soumission à la
volonté divine, prêchée particulièrement, pour des raisons politiques, au
temps des califes omayyades.

Mais certains musulmans, estimant par souci de piété cette puissance de


Dieu incompatible avec sa justice, s’efforcèrent de la restreindre : ce furent
les qadarites (ceux qui limitent le qadar), opposés aux jabarites (partisans
de la contrainte divine). À cette doctrine se rallièrent des hommes qui, lors
de l’avènement de Mo‘âwiya, s’étaient tenus à l’écart des querelles
politiques (d’où leur nom de mo‘tazilites, « ceux qui s’écartent ») ; à
l’origine ils se contentèrent d’attribuer au croyant pécheur une situation
intermédiaire entre foi et infidélité, puis, se dressant contre l’arbitraire des
Omayyades, ils soutinrent la thèse du libre arbitre. Dès le viiie siècle ils
entreprirent de défendre contre les théories des philosophes grecs, qui se
répandaient alors, les articles de foi de la révélation en leur appliquant une
argumentation rationnelle et ils représentent ainsi la première école
théologique dite du kalâm (discours), devenue plus tard « hétérodoxe »
(Abou l-Hodhaïl m. 840, al-Nazzâm m. vers 845, Abou Hâchim m. 933).

Ces mo‘tazilites, voulant justifier la Loi par le critère de la raison,


s’attachèrent essentiellement à développer deux idées : justice et unicité de
Dieu. Sur le premier point ils poussèrent à l’extrême la thèse qadarite du
libre arbitre, déclarant que l’homme est le créateur de ses actes ; ainsi était
sauvegardée intégralement la justice de Dieu, qualité nécessaire et inhérente
à la divinité. Alors que pour l’islam traditionnel le bien est déterminé par la
volonté divine, pour les mo‘tazilites il existe un bien en soi auquel Dieu ne
peut que se conformer. En second lieu ils purifièrent le monothéisme de
l’islam, excluant toutes les représentations anthropomorphistes de Dieu et
niant le caractère éternel des « attributs » divins cachés sous ses 99 noms.
Admettre l’existence de ces attributs incréés, bien que distincts de l’essence
divine, était se rendre coupable d’« associationnisme », et la parole même
de Dieu devait être créée ; c’est cette dernière question qui passionna les
foules et fit apparaître dans la suite la croyance au « Coran créé » comme
l’essentiel de la doctrine mo‘tazilite, alors qu’elle n’en est que le corollaire.

Loin d’être tolérants ces rationalistes n’hésitèrent pas à employer la force


pour imposer leur doctrine ; c’est ainsi que le calife al-Mamoun, gagné aux
idées mo‘tazilites, persécuta quiconque se refusait à confesser sa foi au «
Coran créé ». Mais la réaction vint en 847, quand le calife al-Motawakkil
poursuivit les tenants de la nouvelle doctrine et rendit leur place aux
conceptions traditionnelles. Le mo‘tazilisme avait vécu ; la réflexion
théologique entamée par les premiers penseurs de l’école du kalâm n’en
subsista pas moins, sous une forme atténuée, il est vrai, rendant à la Loi la
primauté sur la raison.

Les deux instigateurs de ce kalâm « orthodoxe » sont al-Ach‘arî (m. 936),


ancien transfuge du mo‘tazilisme, et al-Mâtorîdî (m. 944). Al-Ach‘arî,
malgré la célébrité attachée à son nom après le triomphe de son école, ne
réussit pas à tenir une position conciliatrice : s’il faut croire, disait-il, c’est
parce que « cela est écrit ». Al-Mâtorîdî, plus habile, déclarait au contraire :
le devoir de croire en Dieu est fondé sur le commandement divin, mais
celui-ci peut cependant être perçu par la raison. Dans la suite les disciples
d’al-Ach‘arî l’emportèrent sur la branche matoridite, car ils surent faire une
place dans la connaissance religieuse à la raison spéculative affaiblie et
accepter bien des interprétations allégoriques du Coran proposées par les
mo‘tazilites ; ils tenaient ainsi le juste milieu entre la négation des attributs
divins, à laquelle tendaient ces derniers, et l’interprétation « littérale » du
livre sacré. En particulier, restreignant la vénération excessive de certains
musulmans pour le texte même du Coran, ils enseignaient, sans préciser le «
comment », que la Parole de Dieu est incréée, mais que lettres et sons qui
servent à l’extérioriser sont créés.

L’école ach‘arite cependant se distingua toujours par sa défense d’un


volontarisme divin accentué, ne laissant que bien peu d’importance à la
liberté humaine que reconnaissaient au contraire sans réserves, mais sans
explication, tous les matoridites. Un nouvel essor lui fut donné lorsqu’elle
s’élargit au xie siècle par l’intégration de conceptions hellénistiques ; ce fut
al-Ghazâlî qui l’orienta ainsi vers ce qu’Ibn Khaldoun appela « la voie des
modernes », particulièrement illustrée par Fakhr al-Dîn ar-Râzî (m. 1210) et
al-Ijî (m. 1355). Certes le kalâm resta suspect aux musulmans
intransigeants, aux hanbalites et surtout à leur célèbre docteur Ibn Taïmiya
(m. 1328), mais de nos jours encore, ach‘arisme et matoridisme, modifiés et
enrichis l’un par l’autre, constituent la base de l’enseignement religieux
officiel.

II. Sources de la Loi


La Loi, ensemble des prescriptions juridico-religieuses qui doivent de tout
temps régir la communauté des croyants, repose sur le Coran, texte sacré de
valeur absolue, mais dont certaines dispositions ne s’appliquaient qu’à un
état donné de la société musulmane. Devant l’évolution politique les juristes
se virent obligés, pour compléter ces règles, de faire appel à des éléments
nouveaux, mais représentant à leurs yeux le contenu implicite de la
révélation et rattachés à son esprit, soit par l’autorité de la Tradition, soit
par le raisonnement analogique : ceux-ci constituent, avec le Coran, les «
sources de la Loi » (osoul al-fiqh).

1. Coran
Le texte du Coran, qui demeure la base essentielle, n’a pas été établi du
vivant de Mahomet. À cette époque seuls quelques compagnons, appelés les
« secrétaires » (Obayy b. Ka‘b, ‘Abdallah b. Abî Sarh, Zaïd b. Thâbit entre
autres), avaient transcrit des fragments de la révélation ; nul ne songeait à
en établir un recueil complet, car presque tous les « compagnons » savaient
par cœur les diverses sourates. Mais vers l’an xi de l’Hégire, ‘Omar, sur le
conseil du calife Abou Bakr, fit appel au jeune Zaïd b. Thâbit pour
rassembler tout ce qui était écrit et tout ce que les compagnons retenaient en
leur mémoire ; celui-ci le consigna sur des feuilles que ‘Omar remit à sa
fille Hafsa, veuve du Prophète. Jusqu’à la mort de ‘Omar ce texte n’eut
aucun caractère officiel, d’autres rédactions ayant d’ailleurs été faites par
quatre autres compagnons : Obayy b. Ka‘b, ‘Abdallah b. Mas‘oud, Abou
Mousâ et Miqdâd b. ‘Amr ; elles n’étaient pas identiques et les divergences
qui les séparaient entraînèrent des divisions parmi les musulmans, l’une des
rédactions étant adoptée à Damas, une autre à al-Koufa, une troisième à
Bassorah, la quatrième à Homs. Le calife ‘Othmân décida alors de réunir
une commission qui, sous la direction de Zaïd, établit d’après les « feuilles
» de Hafsa le texte officiel du Coran ; l’original restant à Médine, des
copies furent envoyées dans les villes où s’étaient répandues des rédactions
différentes. Cette « Vulgate », dont certaines parties ont été conservées dans
des manuscrits remontant peut-être au viie siècle et qui ne peut prétendre
embrasser la totalité des révélations, contient sans doute des passages
interpolés ; mais il n’est aucun motif valable d’en suspecter l’authenticité,
admise unanimement par les musulmans (les sectes contestant seulement
certains passages ou le caractère exhaustif de la recension).

Le texte coranique ainsi fixé se divise en 114 sourates ou chapitres, au


nombre de versets très variable (de 3, sourate cviii, à 288, sourate ii), qui
n’ont été classées par Zaïd que d’après leur dimension, les plus longues au
début, les plus courtes à la fin ; il faut placer à part « celle qui ouvre », la
fâtiha, brève et servant de prière, et les deux dernières qui reproduisent
d’anciennes formules de conjuration ; 29 d’entre elles débutent par des
lettres isolées (de 1 à 5), dont la signification demeure obscure aux
musulmans comme aux savants occidentaux ; quant aux titres qu’ont reçus
les diverses sourates, ils ne font pas partie du texte révélé. Enfin, une
nouvelle division en parties égales fut établie pour la récitation.

La rédaction de ‘Othmân laissait encore subsister bien des sujets de


discussion, dus aux insuffisances de l’écriture arabe primitive qui ne
connaissait pas encore les signes des « voyelles brèves » (seules étaient
notées les trois longues â, ou, i), ni même les « signes diacritiques »
permettant de distinguer les lettres de « squelette » commun (telles b, t, th, n
et y) ; elle ne précisait donc point, par exemple, si tel verbe était à la
deuxième ou à la troisième personne, à l’actif ou au passif, et ce pouvait
être la source de graves erreurs, généralement évitées grâce à la tradition
orale et au système de lecture déterminé qu’elle imposait. Éprouvant au ixe
siècle le besoin de fixer des lectures officielles, parmi celles qui étaient
préconisées simultanément et ne divergeaient d’ailleurs que sur des points
secondaires, on les arrêta au nombre de sept : leurs auteurs appartenaient
aux différents centres, Médine, la Mekke, Damas, al-Koufa, Bassorah, et ils
étaient pour la plupart d’origine iranienne ; plus tard on éleva leur nombre à
dix, puis quatorze, mais les sept gardèrent toujours une primauté ; en outre à
chacun furent adjoints des transmetteurs officiels. Deux lectures surtout
sont en usage, celle d’Abou ‘Amr b. al-‘Alâ au Proche-Orient, celle de
Nâfi‘ au Maghreb. Le texte coranique fait l’objet de commentaires spéciaux
(tafsîr), se donnant pour but essentiel de préciser le sens des termes et leur
fonction grammaticale, recourant à l’ancienne poésie arabe, aux « traditions
», aux parlers des Bédouins et au raisonnement ; ils doivent aussi
déterminer quel est, de deux versets contradictoires, celui qui l’emporte
(science de « l’abrogeant et de l’abrogé » fondée sur un verset du Coran).
Selon leurs orientations se trouve assurée la base d’interprétations
juridiques et dogmatiques parfois différentes.

2. Sunna
La seconde source de la Loi est la sunna, terme qui, signifiant « conduite,
manière d’agir », s’applique plus spécialement à la conduite publique et
privée de Mahomet. Pour répondre aux problèmes nouveaux posés par
l’évolution de la communauté primitive, on s’enquit des usages pratiqués du
temps du prophète, on interrogea ses compagnons sur ses dits, faits et gestes
et on recueillit un ensemble de « traditions » (hadîth) qui, servit de base à la
science juridique et constitua une « loi de tradition orale se superposant à la
loi écrite » (H. Massé), comme il était arrivé déjà chez les juifs. Ceux qui
s’écartaient de ces principes se rendaient coupables d’« innovation »
(bid‘a), mot qui finit par prendre le sens d’hérésie et se confondre avec
l’incrédulité ; l’observance de la sunna en vint ainsi à caractériser les
membres fidèles de la communauté ; on appela sunna « la pratique et la
théorie de l’orthodoxie musulmane » (H. Massé) et sunnites les tenants de
la doctrine officielle.

Le hadith, désigné aussi par le terme Tradition, est un « dire » remontant


soit à Mahomet lui-même, soit aux compagnons, et dont le texte (matn) est
appuyé sur une chaîne de garants successifs ; il se présente sous la forme
suivante : « X a rapporté de Y qui le tenait de Z qu’il (le prophète) ou tel
compagnon a dit (ou fait, ou tacitement approuvé…). » On commença dès
l’époque omayyade à rassembler des hadiths ; mais c’est au ixe siècle
seulement que furent composés, par des auteurs en majorité persans, des
recueils complets de traditions, classés, les uns par matière, les autres
d’après l’ordre chronologique des personnages auxquels remontait la
chaîne. Six recueils ont reçu une sanction officielle : « Sahîh » d’al-Bokharî
(m. 870), très souvent publié et commenté, « Sahîh » de Moslim (m. 875),
ouvrages d’Ibn Maja, Abou Dâoud, al-Tirmidhî et al-Nasâï.

Ces auteurs n’eurent pas seulement à rassembler et classer les hadiths, mais
à éliminer tous les apocryphes qui, au ixe siècle, étaient devenus fort
nombreux de l’aveu même des musulmans. Le hadith en effet avait acquis
dès le début une telle autorité que les esprits les plus honnêtes avaient jugé
bon d’en confectionner de faux, pour justifier les principes nouveaux issus
de l’explicitation de la Loi ou du dogme primitifs ; de cette « pieuse fraude
» ils ne se cachaient d’ailleurs pas, car il leur semblait un devoir d’appuyer
sur la Tradition ce qui, selon eux, aurait dû être la parole du Prophète. À
plus forte raison des esprits moins scrupuleux prirent-ils l’habitude de
forger des hadiths pour défendre telle secte, telle tendance religieuse ou
politique (pro- ou anti-omayyade, chiite…).

Pour faire la critique des « traditions », les auteurs musulmans se


contentèrent de contrôler leur chaîne : ils les classèrent en « authentiques »
(sahih) et « assez bons » (hasan), distinguèrent aussi ceux dont la chaîne est
continue, interrompue ou relâchée, ceux qui sont connus par une ou
plusieurs filières de garants. Mais cette critique externe parut insuffisante à
la science occidentale moderne qui retrouve en beaucoup de hadiths admis
comme authentiques le simple reflet de l’opinion de la communauté à une
époque donnée ; en ce sens la Tradition s’avère pour l’historien une source
de documentation unique.

3. Écoles juridiques
Le droit canon (fiqh) repose en théorie sur la sunna ; en fait il a dû se
constituer en même temps que la science des « traditions », sinon avant elle,
et les docteurs n’attendirent pas, pour juger et légiférer, que fût codifiée la
sunna. Dès que le « droit » devint, au début de l’époque abbasside, l’objet
d’études approfondies, les divergences surgirent parmi les juristes, les uns
s’en tenant à la lettre de la tradition, les autres recourant en cas d’embarras
à leur opinion personnelle : ainsi naquirent plusieurs systèmes juridiques
(madhhab), appelés improprement rites. Répondant à des méthodes
différentes de jurisprudence, ils ne divergent le plus souvent que sur des
détails d’application pratique (rite de la prière, pouvoir du représentant de la
femme dans le contrat de mariage, valeur des témoignages en justice).

La plus ancienne école fut celle de Mâlik b. Anas (m. 795), juge de Médine,
auteur d’un ouvrage intitulé al-Mowatta (Le bien aplani) qui est à la fois un
traité de fiqh et un recueil de hadiths. Représentant l’opinion de son milieu
au viiie siècle, il admet comme sources de la Loi : en premier lieu le Coran
et la sunna, puis, s’il est besoin, le droit coutumier de Médine, enfin
l’interprétation personnelle (ray) sous la forme du consensus (ijmâ‘) des
docteurs de Médine (exclusivement) sur une question donnée.

Presque à la même époque se formait en Syrie (avec al-Auzâ‘î, m. 774),


puis en Irak, une autre école dont le plus célèbre représentant est Abou
Hanîfa (m. 767), Iranien d’origine, juriste mais non juge. Après le Coran et
la sunna, il admit le jugement personnel, sous la forme du « principe
d’analogie » (qiyâs) qui consiste à rapprocher le nouveau cas en litige d’un
cas ancien analogue ; mais cette méthode de raisonnement toute formelle a
besoin d’être définie : elle est réglée chez Abou Hanîfa par le principe
d’istihsân, qui est de « choisir la solution la meilleure ». Enfin l’école «
hanafite » reconnut la valeur du consensus, sans le restreindre aux docteurs
de Médine.

Le principe de l’istihsân fut souvent discuté, car il ouvrait la porte à des


décisions arbitraires ; aussi l’effort des écoles porta-t-il sur l’élimination de
l’élément subjectif qu’il était difficile de ne pas faire entrer dans toute
interprétation personnelle. Les élèves de Mâlik, essayant d’améliorer la
méthode de leur maître, soumirent le jugement individuel à un principe plus
précis que celui d’istihsân : l’istislâh, « recherche du bien commun de la
communauté ».

Le troisième chef d’école, al-Châfi‘î (m. 820), réduisit considérablement la


part du raisonnement. Après le Coran et la sunna il recourut au consensus
dont il essaya de donner une définition exacte : l’accord unanime des
docteurs d’une période donnée sur une question donnée. Ce consensus,
fondé sur un hadith (« Ma communauté ne tombera jamais d’accord sur une
erreur »), joua un grand rôle dans l’évolution du droit et du dogme
islamiques, permettant de transformer en sunna un usage universellement
pratiqué, mais considéré jusque-là comme « innovation » : c’est lui qui a
consacré en particulier le texte du Coran, les six recueils canoniques de «
traditions », les fêtes anniversaires en l’honneur du prophète et le culte des
saints. Al-Châfi‘î admit le « principe d’analogie » en quatrième ressort, «
dans les cas dont ne traitent ni le Coran, ni la sunna, ni le consensus », et en
donna une définition plus précise.

Un ancien élève d’al-Châfi‘î, Ahmad b. Hanbal (m. 855) a donné son nom à
un quatrième système, très rigoriste. Il se montra en effet opposé par
principe à toute innovation, n’admit pour seules sources de la Loi que le
Coran et la sunna et ne recourut au jugement personnel qu’en cas de
nécessité absolue. Plus rigoriste encore était l’école zahirite, fondée par
Dâoud au ixe siècle, qui condamnait tout recours au jugement personnel ou
bien au consensus et refusait d’interpréter le Coran autrement que selon le «
sens littéral » (zâhir) ; malgré les efforts acharnés de l’Andalou Ibn Hazm
(m. 1064) le rite zahirite ne réussit point à se maintenir. De même d’autres
systèmes juridiques n’eurent qu’une vie éphémère.

Seules sont aujourd’hui orthodoxes les quatre écoles malikite, hanafite,


chafiite et hanbalite. Elles sont également valables, et les grandes
universités religieuses comprennent des représentants de chacune d’elles.
Elles se sont partagé le monde sunnite avec des fortunes diverses : le
hanafisme, le moins rigide, adopté par Turcs et Ottomans, domine
actuellement en Turquie, aux Indes et en Chine ; le chafiisme, qui fut
l’école officielle du califat abbasside, mais déclina depuis, se trouve encore
en Basse-Égypte, au Hedjaz, en Afrique orientale et méridionale, Palestine
et Insulinde ; le malikisme s’est répandu en Afrique du Nord (et autrefois
Espagne), Haute-Égypte, Afrique occidentale et Soudan ; le hanbalisme
(reconnu seulement au xiie siècle), qui se diffusa en Syrie et Irak, fut réduit
à l’Arabie (Nejd) depuis l’essor des Ottomans, mais y fut à l’origine du
wahhabisme.

On appelle ijtihâd l’effort de recherche personnelle aboutissant à une


interprétation de la Loi : aussi chaque fondateur d’une école reconnue est-il
mojtahid motlaq (« ayant la capacité absolue de recourir à l’ijtihâd »). Ses
successeurs immédiats, qui eurent à mettre en application sa méthode et à
développer les conséquences, sont appelés simplement mojtahid ; après eux
nul ne peut plus recourir à l’ijtihâd qui est fermé pour toujours, bien que
quelques docteurs y aient prétendu en leur temps (Ibn Taïmiya, al-Soyoutî).
Néanmoins lorsque se présente un cas embarrassant, on recourt à un juriste
nommé mufti, qui peut donner pour le résoudre une consultation juridique
ou fatwâ fondée sur des précédents. L’usage et le rôle de ces fatwâ se
développèrent de plus en plus, facilités par leur regroupement en recueils.
Mais normalement on applique le droit à l’aide de courts manuels pratiques,
résumant les dispositions de chaque école : celui de Khalîl (m. 1365) pour
le malikisme, celui d’al-Nawawî (m. 1278) pour le chafiisme, ceux d’al-
Khorassânî et d’al-Nasafî pour le hanafisme, celui d’Ibn Qodâma (m. 1223)
pour le hanbalisme.

Étant donné la place considérable que tiennent dans la communauté


musulmane les juristes, interprètes de la Loi, ils ont profondément marqué
la mentalité de l’islam, et le « droit », base de la vie religieuse et sociale,
domine aussi une activité intellectuelle qui rarement put se dégager de ses
méthodes et de son vocabulaire.

III. Loi islamique et vie religieuse


Renouvellement du pacte prééternel (Coran, VII, 171) accordé par Allah à
la postérité d’Adam, la Loi islamique n’est que l’expression du contrat que
le Seigneur octroie au croyant, simple esclave ainsi en possession d’un «
état juridique » privilégié. Elle a pour objet de lui garantir dans la vie
présente les meilleures conditions d’existence, et dans la vie future la
récompense éternelle ; d’où les trois grandes divisions du « droit canon » :
prescriptions religieuses, droit pénal et principes de vie sociale. Mais
l’application de la Loi rencontra divers obstacles, coutumes locales,
croyances populaires ou circonstances historiques, qui obligèrent presque
toujours l’islam à consentir en fait à des compromissions que divers
artifices vinrent justifier. Cet écart entre théorie et pratique, surtout sensible
dans la vie familiale et sociale, apparaît déjà dans la vie religieuse.
Celle-ci consiste essentiellement pour le musulman dans l’accomplissement
des cinq obligations rituelles déterminées par la Loi et appelées les « piliers
de la religion » (arkân al-dîn). Elle n’implique aucune idée de « paternité »
divine, Dieu étant toujours le Seigneur en face de qui la personnalité du
fidèle n’a d’existence que par une convention juridique ; cependant le
problème de la dévotion personnelle et de la vie intérieure s’est posé dans
l’islam.

1. Obligations canoniques
Outre la profession de foi, reconnaissance de la transcendance et de l’unicité
divines et, par là même, condition du contrat, elles comprennent la Prière, le
Jeûne, l’Aumône légale, le Pèlerinage et parfois la guerre légale.

A) Prière rituelle

Élément essentiel du culte, ensemble de gestes et de paroles rigoureusement


fixé, c’est un acte de louange et d’adoration, qui n’implique aucune idée de
demande, ni de lien personnel entre l’homme et Dieu. Elle se fait cinq fois
par jour (dans le Coran, trois fois seulement : l’obligation des cinq Prières
est fondée sur la sunna), entre aurore et lever du soleil (sobh), aussitôt après
midi (zohr), vers 4 heures de l’après-midi (‘asr), aussitôt après le coucher
du soleil (maghrib), à une heure quelconque de la nuit (‘ichâ). À l’heure de
chaque Prière le muezzin, d’un emplacement élevé qui domine la mosquée,
lance l’appel composé des invocations suivantes : « Dieu est grand (quatre
fois). J’atteste qu’il n’est d’autre divinité que Dieu (deux fois). J’atteste que
Mahomet est l’envoyé de Dieu (deux fois). Venez à la Prière (deux fois).
Venez au salut (deux fois). Dieu est grand (deux fois). Il n’est d’autre
divinité que Dieu. »

Le fidèle ne peut accomplir la Prière qu’après s’être mis en état de « pureté


légale », grâce à une ablution générale ou réduite selon les cas (parfois
remplacée par une purification à l’aide de terre) ; chez lui ou en plein air, il
doit s’orienter vers la Mekke et délimiter sur le sol un espace qui le sépare
du monde extérieur : il se sert pour cela du « tapis de prière ». La Prière
(salât) peut en effet s’accomplir en tous lieux, sauf celle du vendredi à midi
pour laquelle les musulmans doivent se réunir à la grande mosquée : c’est la
salât al-jom‘a qui comporte en outre une allocution (khotba), prononcée à
l’origine par le calife, puis par des prédicateurs de profession. Dans la
mosquée les fidèles, en rangs serrés, suivent les gestes de l’imâm qui dirige
la Prière ; celui-ci est placé devant la niche (mihrâb) qui, dans le mur du
fond, marque la direction de la Mekke (qibla) vers laquelle il faut s’orienter.

La Prière comporte un nombre variable de « parties » ou rak‘a, chacune


comprenant : formulation de l’« intention » ; paroles de sacralisation (Allah
akbar) ; récitation de la fâtiha ; inclinaison du corps ; redressement ; deux
prosternations complètes ; récitation de la « profession de foi », puis
désacralisation. Les détails de ces gestes font l’objet de discussions entre les
écoles juridiques. Il existe aussi d’autres prières facultatives ou
surérogatoires (prière de nuit) et des prières spéciales (« demande de pluie
», « prière pour les morts » faite soit à la maison mortuaire, soit à la
mosquée, soit au cimetière).

B) Jeûne du ramadan

Il semble n’avoir été institué qu’à Médine, l’an II de l’Hégire, en


remplacement du jeûne primitif d’achoura (dixième jour) imité des juifs. Le
prophète aurait ainsi rétabli dans sa pureté un usage dénaturé par juifs et
chrétiens ; quant au mois de ramadan, il fut sans doute choisi parce que
c’est à cette époque de l’année que Mahomet avait eu ses premières
révélations.

Le jeûne (saum) est obligatoire pendant tout le mois de ramadan (sauf pour
les malades et voyageurs dispensés à certaines conditions). Il commence à
l’apparition de la nouvelle lune, annoncée officiellement sur ordre du cadi
et doit être observé rigoureusement du lever au coucher du soleil. Avant
l’aube on formule l’intention, sans laquelle l’acte du jeûne ne serait pas
valable ; pendant la journée, interdiction absolue d’absorber une substance
matérielle, quelle qu’elle soit, solide ou liquide, ainsi que la fumée, et de se
livrer au commerce sexuel ; après le coucher du soleil on prend un repas, et
avant la reprise du jeûne, à l’aube, un second repas. Le jeûne est obligatoire
également par compensation (lorsqu’on n’a pas jeûné tout le mois), par
expiation majeure ou mineure (lorsqu’on a rompu le jeûne par commerce
sexuel ou bénéficié d’une dispense légale), et en certaines circonstances
exceptionnelles. A la fin du ramadan prend place l’une des deux principales
fêtes de l’année, la « fête de rupture » ou « petite fête » (al-‘îd as-saghîr),
qui comporte une prière sur l’esplanade du mosalla et une distribution aux
pauvres.

C) Aumône légale

Désignée par le mot zakât « purification », elle est destinée à purifier les
biens de ce monde, dont il n’est permis de jouir qu’à condition d’en
restituer une partie à Dieu ; elle diffère ainsi de l’aumône volontaire
(sadaqa) : distinction postcoranique. Son obligation pèse sur tout possédant
sain de corps et d’esprit (Coran, lviii, 14) jouissant d’un revenu minimum ;
le paiement se faisait en principe en nature, le commerçant, l’agriculteur ou
l’éleveur devant abandonner le dixième, ou parfois le vingtième, de leurs
gains ou de leurs récoltes. Son produit devait être distribué aux pauvres, aux
collecteurs de l’impôt, à ceux « dont on voulait se concilier les cœurs »
(catégorie disparue depuis longtemps), aux esclaves désireux de
s’affranchir, aux endettés pour une cause pieuse, aux volontaires de la
guerre sainte et aux voyageurs. l’« aumône légale » est donc en son principe
une dîme prélevée sur les riches pour être répartie entre les pauvres ; par la
suite elle tendit à perdre ce caractère charitable et à devenir un simple
impôt.

D) Pèlerinage

Obligation d’un caractère particulier, le musulman doit s’en acquitter une


fois dans sa vie, mais seulement s’il est « en état de le faire » (Coran, iii,
91). Les difficultés matérielles du voyage à la Mekke constituent autant de
dispenses : en bénéficient ceux qui ne peuvent voyager seuls (aliénés,
esclaves, femmes n’ayant aucun parent pour les accompagner) ainsi que les
nécessiteux ; l’insécurité des routes était un obstacle auquel on remédia en
organisant des caravanes de pèlerins partant chaque année des grandes
métropoles du monde musulman (particulièrement Bagdad, puis Istanbul ou
Le Caire) ; certaines venaient par mer et débarquaient à Jedda sur la côte de
la mer Rouge.
Le but du Pèlerinage est le sanctuaire de la Mekke, au centre duquel se
trouve la Ka‘ba, édifice rectangulaire en pierre (10 m sur 12 m et 15 m de
hauteur) entouré d’un dallage et recouvert d’un voile de brocart noir changé
tous les ans (fabriqué anciennement en Irak, puis en Égypte) ; à l’un des
angles se voit la « pierre noire » ; on accède, par une porte située à 2 m au-
dessus du sol, à l’intérieur où ne se trouvent que lampes et inscriptions. Un
petit édifice abrite la pierre qu’aurait foulée Abraham, et une coupole, la
source Zemzem : ce sont les deux édicules les plus importants à signaler,
parmi tant d’autres qui encombrent la cour du sanctuaire, complètement
restauré en 1630, après avoir subi diverses atteintes (siège de la Ka‘ba sous
l’anticalife ‘Abd Allah b. al-Zobaïr en 683, assaut des Qarmates en 929,
intempéries et inondations) et surtout dans le cours du xxe siècle où ne cessa
de grandir le nombre des pèlerins.

Le territoire de la Mekke est sacré (haram) ; on ne peut y pénétrer qu’après


s’être mis en état de sacralisation, c’est-à-dire s’être couvert d’un vêtement
spécial, soigneusement rasé, avoir fait une ablution ; cet état interdit
rapports sexuels, soins de toilette, effusion de sang. Avant de commencer, le
fidèle formule l’intention d’accomplir les rites du pèlerinage et s’écrie : «
labbaïka allahomma, labbaïka » (expression ancienne dont le sens paraît
être « Me voici, ô mon Dieu, me voici »).

Les cérémonies se répartissent en deux séries distinctes : la ‘omra et le hajj


(« Pèlerinage » proprement dit). La ‘omra correspond aux rites
antéislamiques qui se déroulaient à la Mekke même et comprend
essentiellement sept circumambulations rapides autour de la Ka‘ba (tawâf)
et sept courses entre les deux éminences de Safa et Marwa (sa‘y). La ‘omra
se faisait à l’origine au mois sacré de rajab ; depuis le xiie siècle, elle peut
s’accomplir pendant toute l’année. Le pèlerin peut faire la ‘omra et le hajj
au cours d’un même séjour, soit séparément (dans ce cas il se désacralise à
la fin de la ‘omra, pratique qui tend à se perdre), soit successivement.

Le hajj est une manifestation collective, qui a lieu une fois par an, à date
fixe, dans le mois de dhou-l-hijja et comprend les cérémonies et rites
suivants : le 7, prêche à la mosquée de la Ka‘ba ; le 8 au soir, départ pour
Minâ ; le 9, jour d’adoration, « station debout » sur la colline de ‘Arafa
depuis le lever du jour, au coucher du soleil course éperdue vers Mozdalifa,
prière, veillée et retour à Minâ le lendemain matin ; le 10, lapidation d’une
stèle de Minâ avec sept petits cailloux ramassés à Mozdalifa, sacrifice
d’une victime par le pèlerin en même temps que des sacrifices analogues
associent le monde musulman tout entier à la célébration de la « grande fête
» (al-‘îd al-kabîr), puis petite désacralisation ; les 11, 12 et 13, lapidations,
dernières visites aux lieux sacrés et à la Ka‘ba.

Au retour, beaucoup de pèlerins s’arrêtent à Médine pour visiter le «


tombeau du Prophète », ainsi qu’à Jérusalem, devenue la troisième ville
sainte de l’islam, où la « qobbat al-Sakhra » ou « coupole du rocher »
recouvre un rocher lié au souvenir du « voyage nocturne » de Mahomet.

Importante cérémonie religieuse, réitérant un des derniers actes de


Mahomet, le Pèlerinage joue aussi un rôle politique, en rassemblant les
musulmans dispersés par le monde. Il offre en outre l’intérêt de conserver
des usages remontant à l’Antéislam.

E) Guerre légale

Non devoir personnel, mais devoir solidaire dont la conception ne se fixa


qu’après la mort du prophète, la guerre légale (jihâd) n’est pas toujours
comptée parmi les obligations fondamentales. Assumée par un nombre
restreint de membres de la communauté, elle doit être dirigée contre les
peuples infidèles voisins du « territoire de l’islam » ; mais ceux-ci, avant
d’être combattus, doivent être invités à se convertir : s’ils acceptent, ils font
partie de la communauté ; sinon, ils sont conquis de vive force ou après
capitulation. Dans le premier cas, le chef a tous pouvoirs sur les prisonniers
de guerre, et les biens, confisqués, constituent le butin distribué aux soldats
(sauf un cinquième, la « part de Dieu », destinée aux nécessiteux). Dans
l’autre cas, juifs et chrétiens, en qualité de « gens du livre », jouissent d’un
statut privilégié et conservent le libre exercice de leur culte, moyennant le
paiement d’un impôt de capitation (jizya) ; diverses sectes furent assimilées
à cette catégorie, même des idolâtres comme les hindous. Ces protégés ou
dhimmis devaient en outre payer, sur les biens immobiliers qui leur
restaient, un impôt foncier (kharâj) et ils étaient soumis à quelques
obligations et interdictions (costume particulier, défense de porter les
armes) qui les reléguaient à une place inférieure au sein de la société
musulmane.

2. Culte des saints


C’est une innovation qui finit par être admise comme pratique canonique en
vertu du consensus, après s’être répandue rapidement parmi les classes
populaires. Les dévotions qu’elle comporte ont souvent permis d’intégrer
des traditions religieuses locales ; mais l’histoire de l’islam fournit
également des saints (walî) : compagnons du Prophète et membres de sa
famille, « martyrs » tombés dans la guerre sainte lors des premières
conquêtes ou plus tardivement, mystiques célèbres et fondateurs de
confréries soufies, traditionnistes et juristes réputés pour leur piété, bref,
tous les personnages dont les mérites semblent garantir des miracles à ceux
qui les invoquent. Au Maghreb on vénéra surtout les hommes qui se
levèrent contre l’envahisseur infidèle lorsque l’Espagne voulut conquérir le
Maroc après la prise de Grenade (1492) ; ce sont les « marabouts »
(occupants des couvents-forteresses qui protégeaient les frontières de
l’islam). D’une manière générale, le saint possède un pouvoir surnaturel,
défini par sa baraka, effluve sacrée qui se matérialise dans les reliques du
saint et qui peut se communiquer par contact. Le sanctuaire du saint est
habituellement son tombeau ; on y célèbre des fêtes, saisonnières (mausim)
ou commémorant l’anniversaire de sa naissance (maulid). Le plus important
maulid est celui du Prophète, bientôt placé au premier rang des saints. La
vénération d’un saint est affaire locale ; certains d’entre eux néanmoins
jouissent d’une renommée universelle, tel Abd al-Qâdir al-Gilânî à qui se
rattachent, dans le monde musulman, jusqu’en Indonésie, de multiples
qobba (coupoles surmontant des tombeaux présumés ou autres monuments
commémoratifs).

Ainsi le peuple, auquel ne suffisait pas l’observance des « devoirs


fondamentaux », y a ajouté, pour se protéger contre l’arbitraire de
l’omnipotence divine, des dévotions particulières tournant parfois à la
superstition, sinon à la magie, et qui jouent dans sa vie religieuse un rôle de
premier plan. L’une des plus intéressantes pratiques populaires est l’usage
de la « prière de demande » (do‘â), justifiée d’ailleurs par le Coran («
Invoquez-moi et je vous exaucerai », xl, 62). Alors que les mo‘tazilites en
niaient absolument la valeur, les ach‘arites s’efforcèrent de la concilier avec
le dogme de la prédétermination, et pour la masse des fidèles elle est
devenue le recours suprême : « L’homme n’a rien en main que la prière de
demande », dit un dicton.

3. Vie religieuse et morale


Sans doute certains versets coraniques tels que celui-ci, « Vous n’atteindrez
à la piété que lorsque vous aurez fait l’aumône de ce que vous chérissez le
plus » (iii, 85), semblent inviter le fidèle à une intériorisation de la vie
religieuse ; mais celle-ci ne pouvant trouver place dans le « droit canonique
», il fallut le mouvement soufi pour mettre à profit de tels textes, en tendant,
comme la dévotion populaire, à déborder le cadre des prescriptions
rituelles. La vie religieuse islamique reste avant tout de caractère
contractuel et engendre une morale de même nature. La notion de devoir
moral est étrangère à l’islam, qui ne connaît qu’une obligation juridique
ayant pour objet précis le respect des « droits de Dieu » (devoirs
fondamentaux) et des « droits des hommes » (droit pénal) ; par rapport à
cette norme les actes humains sont répartis en cinq catégories : « indifférent
», « recommandé » ou « déconseillé », « obligatoire » (pour chacun ou pour
la collectivité), « punissable ».

Pourtant l’on ne peut nier que dans l’islam aient été pratiquées de réelles
vertus, de valeur surtout sociale. Répondant à des appels du Coran, où nous
pouvons trouver des rudiments de « commandements », elles apparaissent
comme un prolongement de la piété, telle que la définit le verset fameux : «
La piété ne consiste point à tourner vos visages du côté du levant ou du
couchant. Pieux est celui qui croit en Dieu et au jour dernier, aux anges et
aux livres, aux prophètes ; qui, pour l’amour de Dieu, donne de son avoir à
ses proches, aux orphelins, aux pauvres, aux voyageurs et à ceux qui
demandent ; qui rachète les captifs ; qui observe la Prière ; qui fait
l’aumône ; qui remplit les engagements qu’il contracte ; qui est patient dans
l’adversité, dans les temps durs et dans les temps de violences. Ceux-là sont
justes et craignent le Seigneur » (ii, 172).

Entraide, hospitalité, générosité, fidélité aux engagements pris envers les


membres de la communauté, modération des désirs, sobriété, telles sont les
vertus qui aujourd’hui encore distinguent les musulmans, idéal sans
prétention qui se veut « mesuré aux forces de la nature humaine » (J.-M.
Abd el-Jalil), mais qui suffit à leur donner un sens de la dignité personnelle
inconnu des Arabes de la Jâhiliya.

IV. Loi islamique et vie sociale


Si les institutions et coutumes variées qui constituent la vie sociale au sens
large ne sont pas toujours d’origine musulmane, elles sont néanmoins
pénétrées de l’esprit de l’islam dont la Loi modela l’organisation de la cité
terrestre, sans qu’y soient jamais distingués temporel et spirituel. Ainsi droit
pénal et vie familiale se trouvent réglés par des prescriptions canoniques,
même si celles-ci n’ont fait le plus souvent que stabiliser des coutumes
anciennes en leur apportant divers correctifs ; quant à la vie
communautaire, les principes du Coran et de la sunna s’y superposèrent
toujours à l’effet conjugué du droit coutumier (orf), des influences locales et
de l’évolution historique.

1. Droit pénal
La Loi répartit les crimes en trois catégories :

l’homicide ou la blessure volontaire, donnant droit à l’exercice de la


vengeance dont le coupable, lui-même et sous le contrôle du juge, doit
seul être frappé et qui peut être remplacée en certains cas par une
rançon ;

l’homicide ou la blessure involontaire donnant lieu à une composition


pécuniaire ;

les délits faisant l’objet des cinq peines canoniques (hodoud) : vol puni
de l’ablation de la main droite, brigandage puni de mort, adultère puni
de 100 coups de fouet (homme ou femme, mais à des conditions telles
que le châtiment ne pouvait jamais être appliqué), fausse accusation
d’adultère (délit remplacé, dans certains ouvrages, par l’apostasie),
usage du vin et de toute boisson fermentée enivrante.
Les délits moins graves ne sont passibles que de réprimande.

2. Vie familiale
Dans le domaine familial, les règles nouvelles qu’institua le droit musulman
ne se superposèrent pas seulement aux usages anciens, mais souvent aussi à
des pratiques d’origine magique demeurées chères aux milieux populaires.

A) Mariage

Les règles juridiques qu’institua l’islam concernent essentiellement les liens


conjugaux, non la famille qui n’est pas au premier rang de ses
préoccupations et qu’il se contenta de fixer sous sa forme patriarcale
ancienne. Il réglementa la polygamie, condition d’une descendance
masculine nombreuse, et rendit moins précaire la situation de la femme : le
Coran réduit à quatre le nombre des épouses légitimes et prescrit que le
mari doit être d’une parfaite équité envers elles ; toutefois le mari peut
prendre parmi ses esclaves autant de concubines qu’il lui plaît.

Le mariage se compose du contrat, versement de la dot par le mari et


constatation du consentement des parties (la femme, juridiquement
incapable, est remplacée par son tuteur matrimonial), puis de cérémonies
entourant sa consommation et destinées à conjurer les influences néfastes
qui menacent les nouveaux époux, quand ils passent de l’état de célibat à
celui de mariage. Deux modes de rupture du mariage sont admis :
annulation prononcée par le cadi sur demande du mari ou de la femme
(pour raison grave), répudiation unilatérale (talâq) par le mari, définitive si
elle a été prononcée trois fois (le mari ne peut plus reprendre sa femme que
si celle-ci s’est remariée dans l’intervalle). Dans le cas de répudiation le
mari doit payer à sa femme la totalité de la dot, s’il ne l’a encore fait.

La femme doit être traitée avec justice et respect ; vivant sous un régime de
séparation de biens, elle conserve sa dot. Mais le Coran affirme sans
ambiguïté son infériorité foncière, puisque son témoignage en justice vaut
la moitié de celui d’un homme. Et devant l’autorité absolue dont jouit le
chef de famille, la femme ne peut que difficilement profiter des avantages
que la Loi lui confère, à moins de réussir par ses qualités personnelles à se
faire apprécier et écouter.

B) Naissance

C’est surtout la naissance d’un fils que l’on souhaite, puisqu’il perpétuera la
famille patriarcale ; mais le Coran a condamné l’ancienne coutume qui
permettait, semble-t-il, d’enterrer vivantes les filles aussitôt après leur
venue au monde. La tradition musulmane a continué l’usage de sacrifier à la
naissance la chevelure de l’enfant (ancien rite de purification) et d’immoler
une victime, dont une partie est distribuée aux pauvres ; elle recommande
de prononcer dans l’oreille du nouveau-né la formule de l’appel à la Prière
pour faire de lui un futur musulman. C’est la tradition aussi qui prescrit la
circoncision, observée dans le monde musulman et pratiquée, soit le
septième jour, soit à sept ans.

L’enfant reçoit un nom (ism), constitué essentiellement par le prénom


(Mohammad, Ahmad, Yousof, etc.) et le nom du père ; il s’y ajoutera par la
suite un nom rappelant celui du fils aîné (konya, parfois fictive), l’«
ethnique » (nisba) relatif à l’origine ou à la profession et le surnom
honorifique (laqab, par exemple, Nour al-Dîn). Jusqu’à sept ans le garçon
est élevé par les femmes, ensuite il apprend un métier avec son père ou
fréquente l’école coranique ; les filles, destinées au mariage, sont confinées
à la maison et privées de toute instruction : le rôle de la femme musulmane
n’est pas d’éduquer ni d’instruire. On sait qu’au Moyen Âge, au dehors des
milieux princiers et des classes les plus riches, les femmes cultivées
connaissant la poésie, le chant et la musique étaient en général des esclaves
ou des affranchies.

C) Mort

Dans les rites funéraires, la Loi se heurta souvent aux usages anciens. Elle
prescrit : quand la fin approche, de réciter la « profession de foi » à la place
du malade ; après la mort de laver le corps et de l’envelopper dans une
pièce d’étoffe non cousue, puis de le porter au cimetière en cortège et
d’accomplir la prière des morts ; enfin de coucher le corps dans la tombe
(que nul monument funéraire ne doit en principe recouvrir), sur le côté droit
et la tête dans la direction de la Mekke.

D) Succession

Les règles de la succession sont minutieusement réglées par le Coran qui


accorde à la femme des droits qu’elle ne possédait pas toujours auparavant,
mais la maintient dans une situation inférieure par rapport aux héritiers
mâles : l’héritage revient à la ligne paternelle, les femmes comptant pour
moitié. Mahomet, à la suite de circonstances obscures, introduisit des «
parts privilégiées » qui ont priorité, et dont l’existence fait de la science des
droits de succession la plus ardue des sciences juridiques. La possibilité de
tester est fort réduite, puisqu’elle ne porte que sur un tiers de l’héritage ;
d’où le recours fréquent à des « ruses » juridiques.

E) Esclaves

Les esclaves, blancs ou noirs, complètent normalement l’organisation


familiale ; le Coran maintient en effet cette pratique, tout en recommandant
l’affranchissement des esclaves comme un acte pieux. Propriété du maître,
l’esclave est acquis et transmis comme tout autre bien ; s’il se marie avec
une esclave, ses enfants seront soumis à la même condition. La femme
esclave peut être concubine de son maître, qui peut aussi l’épouser, mais
seulement après l’avoir affranchie ; de toute manière elle bénéficie à la
naissance d’un enfant de privilèges spéciaux. Il est toujours possible
d’affranchir l’esclave par disposition testamentaire ; lui-même peut aussi se
racheter par paiement d’une somme fixée à l’avance ; l’affranchi (maulâ)
est rattaché à la tribu de son patron, qui demeure son tuteur naturel. Dans
les familles l’esclave était généralement bien traité et tenait souvent une
place importante, mais il en allait tout autrement des esclaves employés à
l’exploitation des grands domaines.

3. Vie sociale et communautaire


La vie sociale est fondée sur la notion de « communauté » (omma), qui
subordonna groupements tribaux et ensembles nationaux ou raciaux à un
principe supérieur, celui de la fraternité et de l’égalité absolues entre
adeptes d’une même foi (« Les croyants sont tous frères », Coran, xlix, 10).
Les liens de solidarité ne furent pas brisés par les schismes politico-
religieux : en tant que « gens de la qibla », chiites, kharijites, sunnites font
également partie de la communauté. En revanche les particularismes tribaux
et nationaux furent souvent difficiles à intégrer (rivalités séculaires entre
tribus se retrouvant jusqu’en Andalousie). Le privilège religieux, dont
jouirent non seulement la langue mais la race arabe, fut un danger encore
plus grave, car il tendit à se transformer en un droit de commandement
exclusif, l’« Empire arabe » remplaçant la « communauté » et rattachant les
nouveaux convertis à une ascendance arabe ; les protestations élevées par
ces derniers au nom de l’égalité entre croyants permirent de rendre à
l’omma sa valeur authentique, mais périodiquement se posa le problème
raciste.

Aussi bien la récitation du Coran et l’usage de la langue arabe comme


langue « liturgique » sont-ils le premier élément d’unité du monde
musulman, la première base de la vie communautaire islamique, qui achève
de prendre conscience d’elle-même par la pratique des obligations
canoniques, voire de certaines coutumes traditionnelles. Ces signes
distinctifs, ce « blason » (L. Massignon) de l’islam sont essentiellement :
les prières rituelles, l’appel du muezzin, le jeûne (qui pendant un mois
donne lieu à une activité anormale) ; l’identité de l’organisation familiale,
des lois testamentaires ; la communauté des tribunaux jugeant selon la
jurisprudence coranique ; la communauté des cimetières réservés aux seuls
musulmans ; la communauté de nourriture (par l’interdiction des boissons
fermentées et des viandes illicites, c’est-à-dire provenant d’animaux qui
n’ont pas été égorgés selon le rite) ; enfin la semi-claustration des femmes
et le port du voile (coutume appuyée sur des versets coraniques
recommandant aux musulmanes décence et modestie, et devenue dans les
villes une règle strictement observée). Ajoutons le calendrier spécial dont
usent en principe les musulmans et qui se caractérise par : l’ère hégirienne,
commençant le 15 juillet 622 (date théorique fixée par ‘Omar) ; l’année
lunaire de trois cent cinquante-quatre jours répartis en douze mois de vingt-
neuf ou trente jours (Moharram, Safar, Rabî‘I et II, Jomadâ I et II, Rajab,
Cha‘bân, Ramadân, Chawwâl, Dhou-1-qa‘da, Dhou-1-hijja) reculant
progressivement par rapport aux mois du calendrier solaire ; la journée
débutant au coucher du soleil. Mais ce calendrier, qui règle la vie religieuse,
est si peu pratique que dans la vie administrative et économique,
particulièrement en Égypte et Syrie, on continua d’utiliser concurremment
le calendrier solaire, copte ou grec.

Outre cette ambiance de vie communautaire, l’organisation sociale se


trouve commandée par des principes juridiques précis : statut des
personnes, système fiscal, régime de propriété et éthique commerciale. La
société se compose en pays d’islam de catégories bien distinctes : les
musulmans, hommes libres et esclaves (des familles ou de l’État) ; les non-
musulmans tributaires, « gens du livre » et assimilés, tolérés dans une
condition inférieure ; les non-musulmans étrangers qui obtinrent, pour
commercer dans les pays arabes, des garanties individuelles de sécurité
(amân), puis des privilèges spéciaux collectifs (accord des Capitulations,
xvie siècle).

Il découle de ce statut des personnes un système fiscal particulier, les


musulmans ne devant en principe que la zakât, les tributaires étant soumis à
l’impôt de capitation et à l’impôt foncier ; en fait ce dernier continua à
peser sur les nouveaux convertis, pour ne pas priver le trésor d’une source
importante de revenus. À cette entorse initiale faite à la Loi s’ajoutèrent les
diverses taxes non canoniques, périodiquement abolies et remises en usage,
telles que droits de vente, d’octroi et de péage, contributions levées par
cadi, mohtasib ou gouverneur.

La propriété des biens n’étant, au sens strict, attribuée qu’à Dieu seul, leur
usage est limité par l’interdiction du prêt à intérêt aussi bien que par la
zakât, acte de solidarité que doivent prolonger des aumônes volontaires. Il
est également recommandé de constituer des biens de mainmorte (waqf ou
habous), remis à Dieu selon les juristes, et dont l’usufruit est affecté à des
fondations pieuses (entretien des mosquées, madrasas, hôpitaux), de
bienfaisance ou d’intérêt public ; ces biens prirent une extension
considérable dans la cité musulmane, où ils finirent par comprendre la
plupart des boutiques, bains, moulins et jardins, sans compter des
immeubles et des domaines ruraux. Parfois aussi les waqf furent utilisés à
préserver les intérêts particuliers (héritages ou fortunes personnelles
menacées constitués en biens de mainmorte, dont la famille touche une
partie des revenus). Ainsi se forma rapidement une propriété collective,
dont l’importance nécessita un contrôle officiel (surveillance du cadi) et qui
entraîna parfois quelques abus.

L’esprit d’entraide, qui est à la base de ces institutions proprement


islamiques, anime aussi maintes coutumes antérieures ou locales intégrées
par la communauté, sans compter l’organisation des métiers en corporations
; celles-ci sont destinées à garantir leurs membres contre le chômage et la
concurrence. L’activité commerciale est également soumise à des règles
strictes voulant obliger l’acheteur et le vendeur à se traiter en frères, sans se
tromper l’un l’autre : à cette condition le commerce est non seulement
licite, mais honorable. Le Coran prescrit de faire « juste mesure et juste
poids » ; en principe le marchandage est interdit, ainsi que la taxation (sauf
en cas de disette) et les ventes comportant un élément d’incertitude donc un
risque de fraude ; le mohtasib est spécialement chargé de veiller à
l’application de ces règles, et notamment de contrôler les poids et mesures.

L’ambiance de vie communautaire et les institutions qui dominent la société


musulmane ont trouvé leur plein développement dans la cité : « C’est par
des citadins, marchands et petits artisans, que s’est implanté l’islam » (L.
Massignon). De fait son expansion s’est marquée par la fondation de villes
nouvelles (telles al-Koufa en Irak, al-Fostât en Égypte, Kairouan en
Ifriqya), campements militaires fortifiés, qui devinrent vite des lieux
d’échange aussi florissants que les anciennes agglomérations (telles Damas
et Alep en Syrie) occupées également par les Arabes. La ville musulmane
comporte dans sa structure deux éléments essentiels : le lieu du change et
du marché hebdomadaire, autour duquel s’assemblent les échoppes des
artisans groupés en corporations ; la mosquée, lieu de prière et même de
retraite pour les dévots, mais aussi maison commune, siège de
l’enseignement coranique (bibliothèques, cercles d’étudiants de tous âges
réunis autour de leurs professeurs), siège de la justice (séances du cadi),
centre politique (du haut du minbar, « trône » du Prophète et symbole du
pouvoir suprême, le calife reçoit la baï‘a et lance les proclamations
officielles). Ainsi se trouvait concentrée en un espace restreint une vie
communautaire active, inspirée du respect de la Loi.
Puis, avec l’extension de la ville et l’évolution du sentiment religieux, la
mosquée se réduisit au seul rôle de sanctuaire, tandis qu’apparaissaient des
organes spécialisés répondant aux différentes fonctions qu’elle assumait
auparavant. Le cadi juge dans un tribunal indépendant (mahkama).
L’enseignement religieux se donne dans des établissements appelés
madrasa, qui se répandirent particulièrement au xiie siècle lors de la «
réaction sunnite » et sous l’impulsion du vizir Nizâm-al-Molk (telle la
célèbre madrasa Nizâmîya de Bagdad en 1067, destinée à faire échec à la
propagande chiite qui avait alors pour centre la mosquée d’al-Azhar, fondée
au Caire en 970 par les Fatimides) ; en même temps naissaient dans les
grandes villes des établissements d’enseignement de la Tradition (dâr al-
hadîth). À la madrasa se joint souvent un hôpital (mâristân), qui comportait
parfois une école de médecine. Les dévots et les mystiques se réunissent
dans des édifices qui servent à la fois de lieu de méditation et d’hôtellerie
pour les voyageurs (khânqâ, zâwiya). Les mosquées elles-mêmes se
multiplient et chaque quartier possède bientôt la sienne, comme il possède
son hammâm (établissement de bains chauds) qui, sans être une innovation
islamique, n’en répond pas moins à une exigence de la vie religieuse : la
pureté légale. Enfin dans la capitale apparaît le palais (qasr), siège de
l’administration et de la cour, le plus souvent situé dans les débuts de
l’islam en face de la grande mosquée (jâmi‘), ou contre elle.

La vie commerciale évolua elle aussi. Les corporations, groupant artisans et


commerçants par métier, étaient contrôlées par un syndic nommé par le
préfet des marchés. À l’époque ottomane elles obtinrent de choisir elles-
mêmes leur représentant et acquirent ainsi une certaine autonomie vis-à-vis
des autorités. Les membres des corporations participaient aux défilés qui se
tenaient, en certaines occasions, devant le souverain. Centre économique
organisé en vue d’assurer le bien public de la communauté, telle serait
uniquement restée la ville musulmane si des stratagèmes juridiques
n’avaient permis d’introduire l’usage de l’usure : ce furent des non-
musulmans, surtout les juifs, qui au début se chargèrent de cette pratique.
Ville corporative, la cité musulmane devint en outre dès le ixe siècle la ville
des banquiers qui en arrivèrent à commander toute l’activité économique et
à instaurer, contre l’esprit de la Loi, un régime capitaliste de fait, qui
s’exporta peut-être en Europe.
Également centre littéraire et intellectuel, la ville vit se développer l’étude
des sciences profanes et de la philosophie dont les adeptes furent souvent
portés à des tendances peu orthodoxes, tandis que la cour du souverain
abritait une vie de plaisirs où les prescriptions légales étaient rarement
observées (usage du vin, poésie légère érotique et bachique). Mais c’est
l’enseignement religieux, coranique et juridique, qui demeura l’activité
essentielle, celle qui confère à la cité sa personnalité et sa renommée dans le
monde musulman. La valeur en est garantie par la continuité de la
transmission des « traditions » : aussi les chroniqueurs ne manquent-ils
jamais de commencer une histoire locale par une liste fastidieuse de «
traditionnistes », qui constitue pour chaque ville son plus beau titre de
gloire.

V. Exécution de la Loi et agents de


l’autorité
« Théocratie laïque (car il n’y a pas de sacerdoce en islam) et égalitaire »
(L. Gardet), telle est la forme idéale de la société musulmane. La loi étant
fixée d’une manière intangible, le pouvoir judiciaire revient à tout croyant
qui en a une connaissance suffisante, tandis que le pouvoir exécutif
n’appartient qu’à Dieu (Coran, vi, 57) et n’est exercé que par un délégué de
Dieu. Le premier fut Mahomet, dont les « successeurs », les califes, furent
choisis, au début du moins, dans la famille des Qoraïch ; aucune autre
condition, sinon d’être musulman, sain de corps et d’esprit, n’est requise
pour accéder au califat, selon les écoles sunnites.

1. Pouvoir exécutif
Cette autorité de strict droit divin est d’autant plus instable qu’elle est plus
absolue, car nulle règle n’en détermine l’exercice ; tandis qu’on la vit
souvent devenir illimitée et arbitraire (nombreuses exactions), la foule était
portée à toute révolte à laquelle Dieu lui semblait accorder le succès
(fréquence des émeutes). Particulièrement grave est l’absence de principe
permettant de désigner le représentant de l’autorité divine ; l’habitude de
faire reconnaître l’héritier présomptif par la communauté permit seule de
rendre héréditaire le califat qui était à l’origine électif (ainsi se constituèrent
les dynasties omayyade et abbasside) ; mais dans la coutume établie elle-
même, subsistait une grande part d’indétermination, puisque le droit
d’aînesse n’était pas reconnu pour le choix de l’héritier.

Le pouvoir du calife, à la fois spirituel et temporel, n’était pas défini avec


précision. « Commandeur des Croyants » (amîr al-mo’minîn), le calife est
d’abord l’imâm, celui qui dirige la Prière. Chef religieux, il confère aux
armées musulmanes, qu’en fait il ne commande pas, la baraka qui leur
donnera la victoire ; c’est lui qui noue l’étendard. Dépositaire de la Loi, il
veille à son application et encourage l’étude des sciences religieuses : plus
que tout autre musulman il est (ou doit être) celui qui « commande le bien
et interdit le mal » (Coran, iii, 106). Enfin il administre la communauté, ce
qui fait de lui un chef politique. À l’âge d’or de l’empire, le calife ne
pouvait assurer à lui seul les pouvoirs étendus qui lui étaient dévolus : aussi
se réservait-il le pouvoir central qu’il exerçait avec l’aide d’un vizir,
accaparant parfois toute l’autorité califienne, et de secrétaires d’État
(kottâb) ou ministres, recrutés souvent à l’époque abbasside parmi les
tributaires ou les nouveaux convertis. Il déléguait le reste de ses pouvoirs : à
l’imâm, chargé de la direction de la Prière, et à l’amîr, commandant de
l’armée destinée essentiellement à la « guerre sainte », puis gouverneur de
province ; dans ce rôle, celui-ci était secondé par un agent distinct et
indépendant, le ‘âmil, collecteur des impôts.

Malgré l’unité théorique et le caractère inviolable du pouvoir califien, on vit


rapidement se manifester le décalage inévitable entre droit et fait. L’armée,
tout d’abord, vint jouer son rôle dans la transmission du califat. Organisée
par les Omayyades sur le modèle byzantin à l’aide de volontaires rétribués
par le diwân et répartis en jond correspondant aux principaux districts
syriens, elle fut, sous les Abbassides, constituée surtout de mawâlî iraniens,
puis de mercenaires turcs, les anciens volontaires de la guerre sainte se
retrouvant dans les seules forteresses des frontières. Dès lors l’armée, sans
perdre ses motivations religieuses qui se manifestèrent pendant les
croisades, forma à l’intérieur de l’État une caste puissante et d’origine
étrangère, qui ne devait plus cesser de mettre en danger le pouvoir, lors
même que celui-ci fut tombé entre les mains de ses propres chefs
(avènement des dynasties turques, Seljoukides, Mamelouks, Ottomans). À
la classe des « enturbannés » (juristes, cadis, etc.) qui gardaient leur
prestige, se juxtaposa celle des « hommes de sabre » (Mamelouks, puis
Janissaires) qui se livraient sur les populations à des excès toujours
impunis.

D’autre part, avec l’extension de l’Empire arabe, des gouverneurs de


provinces se constituèrent en princes indépendants et, prenant le titre de
sultan (dérivé de dhou l-sultân, détenteur du pouvoir), s’arrogèrent le
pouvoir temporel du calife tout en respectant son autorité spirituelle. Et le
califat lui-même ne réussit pas à maintenir son unité (au xe siècle on vit
s’opposer trois califats rivaux, à Bagdad, à Cordoue et au Caire), ni à
subsister après l’invasion mongole (fiction du califat abbasside au Caire).

2. Pouvoir judiciaire
Il est rempli par le cadi qui joue le rôle de juge et de notaire ; c’est en effet
un arbitre rendant des sentences sur toutes les questions relatives à la Loi :
mariage (et répudiation), successions, situation des orphelins, contrats
divers, châtiment des criminels. Organisée par les Omayyades, la fonction
de cadi paraît avoir hérité à la fois de l’arbitre préislamique et du juge
byzantin. Le cadi peut déléguer partie de ses pouvoirs à des cadis inférieurs
à lui et le plus souvent magistrats locaux, l’ensemble des cadis étant soumis
à l’autorité d’un « cadi suprême » (qâdi l-qodât). Mais le cadi juge seul,
simplement assisté de conseillers et de témoins officiels (‘odoul),
improprement appelés notaires et habilités en raison de leur probité
reconnue à attester l’accomplissement de la procédure. Le « notaire »
éclaire le cadi et enregistre les contrats : il est témoin et greffier tout à la
fois. Le cadi juge les plaideurs selon le rite auquel ils appartiennent, car
seules les grandes villes ont, à partir d’une certaine époque, un cadi pour
chaque rite ; cependant les chiites refusent de juger selon les règles
sunnites.

Aucune séparation n’existant entre les pouvoirs exécutif et judiciaire, le


cadi est nommé par le calife ou son représentant (gouverneur, sultan, grand
cadi) et doit présenter des qualités de probité et de compétence juridique,
minutieusement énumérées par les traités de fiqh. Mais l’on fuyait le plus
souvent la charge de cadi en raison des obligations de tenue morale qu’elle
impose ; aussi se contentait-on d’hommes honnêtes et de bon sens, sans
exiger de compétence trop poussée.

À la judicature canonique se juxtaposa bientôt une judicature profane : la


répression des petits délits et de ceux dont la peine n’est pas prévue par la
Loi était confiée au « préfet de police », jouissant d’un pouvoir
discrétionnaire.

Il convient de réserver une mention spéciale au mohtasib, qui joua un rôle si


important dans la vie sociale et économique. Sa fonction, canonique au plus
haut point puisqu’elle consiste à « commander le bien et défendre le mal »,
n’en reste pas moins générale et imprécise. Inférieur en dignité au cadi dont
il est en quelque sorte un auxiliaire, le mohtasib peut cependant le
réprimander sur ses mœurs comme tout autre musulman ; en fait, il se
contente de faire respecter les règles des transactions commerciales, donc
de surveiller les souks : c’est la hisba, qui par la suite devint une police
d’État chargée de réprimer toute sédition que pouvaient fomenter les
membres des corporations.

Lors même que le pouvoir temporel (sultan, police) tendit à se séparer du


spirituel (calife, cadi) et que des usages extra-islamiques subsistèrent ou
s’implantèrent, la Loi resta toujours le principe essentiel d’organisation de
la vie sociale et politique comme de la vie religieuse. Aussi peut-on dire
que, si l’islam est une religion, il est également « une communauté dont le
lien religieux fixe, pour chaque membre et pour tous les membres
ensemble, les conditions et règles de vie… Bien immédiat de la cité
terrestre, bien immédiat de chaque croyant dans la vie future, tout est donné
en un tout que l’islam sans doute n’a pas créé jusqu’en ses moindres détails,
mais que l’islam, et jusqu’aux moindres détails, pénètre et anime » (L.
Gardet).
Chapitre IV
Les mouvements sectaires

Les premières querelles politiques, touchant la succession au califat,


donnèrent naissance à des mouvements sectaires, n'appartenant à aucune
des quatre écoles juridiques reconnues et s'écartant plus ou moins, par leur
doctrine, de l'islam officiel.

1. Kharijisme
Le plus ancien est celui des kharijites, partisans de ‘Alî qui récusèrent
l'arbitrage d'Adroh, estimant que « le jugement appartient à Dieu seul » ; ils
se retirèrent aux environs d'al-Koufa, menant contre le régime une violente
opposition. Après la mort du calife Yazîd (683), ils se divisèrent en
plusieurs sectes. La principale est celle des ibadites, qui, après s'être
soulevés en Arabie sous le dernier Omayyade, furent rejetés vers le
Maghreb ; ils y incitèrent à la révolte les Berbères, auxquels ils apportaient
un principe d'égalité absolue entre tous les musulmans. Un État ibadite,
celui des Rostemides, se maintint à Tâhert jusqu'à l'arrivée des Fatimides ;
quelques groupes ont subsisté jusqu'à nos jours en Afrique du Nord
(Ouargla, Jerba, et surtout Mzab) ainsi qu'en Tripolitaine, à Zanzibar et dans
l'Oman (Arabie). Jamais codifiée, la doctrine des kharijites a cependant peu
varié. Tandis qu'en politique ils désirent un califat électif, confié au plus
digne, ils sont, en théologie et en morale, rigoristes et littéralistes :
condamnation du luxe, rejet d'une sourate regardée comme frivole (celle de
Joseph), interprétation littérale du Coran (parole incréée de Dieu), nécessité
d'une conscience pure avant la Prière, des œuvres avec la foi.

2. Chiisme
Au contraire du kharijisme, le chiisme a fort évolué durant les siècles, allant
jusqu'à donner naissance à des doctrines religieuses très éloignées de l'islam
officiel. Il se présenta d'abord comme un parti politique purement arabe,
celui de ‘Alî ; apparue à la suite de la déposition de ce dernier, la chî‘a (le «
parti » de ‘Alî) défendit le califat héréditaire contre les Omayyades. Puis,
sous l'influence des circonstances historiques, le chiisme devint un
mouvement religieux extrémiste et recruta la plupart de ses adeptes parmi
les mawâlîm écontents du joug arabe, surtout en Iran ; le mariage d'al-
Hosaïn, fils de ‘Alî, avec la fille du dernier roi sassanide aida peut-être à
son succès parmi les Iraniens. En outre, aux conceptions traditionnelles de
l'islam fut surajoutée une théorie originale, qui devait les modifier
considérablement.

C'est le principe de l'imâmat, principe politique à base religieuse, qui


réserve à ‘Alî et à ses descendants le droit de diriger la communauté. Ce
rôle est confié non à un calife, chef temporel chargé de faire exécuter la Loi,
mais à un docteur, investi par désignation divine, qui continue la mission du
Prophète. Choisis dans la lignée de ‘Alî, soit par leur prédécesseur, soit par
la famille (selon les sectes), les imâms détiennent des connaissances
secrètes que ‘Alî aurait reçues de Mahomet et qu'ils se transmettent les uns
aux autres. Avec le temps ‘Alî finit par être placé au-dessus du prophète lui-
même, et les imâms furent alors considérés comme porteurs d'une lumière
divine, impeccables et infaillibles en vertu de leur être même.

La croyance aux imâms, sixième base de la religion pour le chiisme, se


complète, chez certains, d'une idée messianique. La série des imâms n'est
pas indéfinie, mais elle s'est terminée par un imâm qui, lorsqu'il mourut,
quitta seulement le monde visible où il doit réapparaître un jour
triomphalement en ouvrant une ère de justice et de paix. Il se confond ainsi
avec le mahdî dont tous les musulmans attendent la venue à la fin des
temps. Mais pour les chiites le mahdî est beaucoup plus que le vainqueur de
l'Antéchrist : « maître du temps », il demeure, pendant son « absence », le
chef légitime de la communauté qu'il délivrera de la tyrannie.

Ces principaux traits du chiisme sont en germe dans le mouvement qui


aboutit en 685, peu après Kerbela, à la révolte de Mokhtar en faveur de
Mohammad b. al-Hanafiya, fils de ‘Alî et d'une autre femme que Fâtima. À
la mort de Mohammad en effet (700), ses partisans se séparèrent en
plusieurs groupes ; les uns le tinrent pour le mahdî, certains allant même
jusqu'à le diviniser, les autres lui donnèrent pour successeur son fils Abou
Hâchim à la mort duquel (716) se produisit une nouvelle scission : des
différentes sectes qui se séparèrent alors, l'une se rallia à un descendant
d'al-‘Abbâs et c'est sur elle que s'appuya la propagande abbasside.

Après l'avènement des Abbassides les sectes hanafiya ne jouèrent plus de


rôle important. Mais le chiisme fut dès lors représenté par les partisans des
descendants d'al-Hasan et al-Hosaïn, fils de Fâtima, et connut un nouveau
développement. Persécuté par l'autorité temporelle, il trouve des partisans
parmi les peuples soumis, et surtout dans les basses classes dont l'évolution
économique accroît la misère. À son programme politique il joint des
revendications sociales : il devient le parti des opprimés.

Alors s'ajoute une notion nouvelle, celle de la Passion. Le monde corrompu


souffre dans l'attente du Mahdî ; la passion de l'imâm, qui fut martyr ou
persécuté, soutient celle de ses fidèles. Les chiites vénèrent tout
particulièrement les tombes de ‘Alî et d'al-Hosaïn, et commémorent chaque
année, au début de Moharram, après dix jours de deuil, le massacre de
Kerbela. Pleurer sur al-Hosaïn, disent-ils, c'est ce qui fait « le prix de leur
vie et de leur âme ». Vision pessimiste du monde, valeur libératrice de la
souffrance, ce sont là deux notions étrangères à la mentalité islamique
commune.

Cependant les imâms pourchassés ne doivent pas risquer un martyre qui


pourrait anéantir la secte. Ils sont donc obligés de se cacher et leurs
partisans de dissimuler leurs convictions intimes, agissant en musulmans
soumis au régime établi et à la doctrine officielle. Ce n'était là que
l'application du principe de morale islamique appelé « précaution », qui
permet au musulman de renier extérieurement sa foi lorsque sa vie est en
danger, mais que le chiisme transforma en devoir absolu.

Telles sont les notes dominantes du chiisme modéré, qui se distingue encore
de la doctrine sunnite par les points suivants :

1. Exégèse : la croyance aux imâms a conduit d'abord les chiites à douter


de l'authenticité de la recension officielle du Coran auquel ils
reprochent d'avoir omis des passages relatifs à ‘Alî et à ses privilèges.
En fait, cependant, ils n'ont pu se mettre d'accord sur un texte
authentique et continuent d'utiliser la recension courante, mais ils ont
entrepris d'y trouver la justification de leur doctrine en recourant à
l'exégèse allégorique instaurée par les mo‘tazilites.

2. Tradition : les chiites font remonter les hadiths non prophétiques aux
imâms, et non aux « compagnons ».

3. Droit : l'imâm est la seule autorité qualifiée pour fixer l'interprétation


de la Loi. Le droit chiite repose donc, non sur le « consensus », mais
sur l'enseignement de l'imâm ; dans le détail, la principale originalité
est le maintien du mariage temporaire.

4. Théologie : les chiites, sauf en ce qui touche la théorie de l'imâmat,


professent en général des idées proches du mo‘tazilisme, dont ils
attribuent la fondation à ‘Alî ; volontiers rationalistes, ils considèrent
parfois l'existence de l'imâm, sa disparition et son retour comme
nécessaires en soi parce que conformes à la raison.

5. Culte : en dehors des pèlerinages aux tombes des premiers imâms et de


la fête du 10 moharram, les chiites ont des solennités qui leur sont
propres : par exemple celle de « l'étang », lieu où aurait été investi
‘Alî. En outre, ils adoptèrent une légère innovation dans l'appel à la
prière où s'ajoute la formule : « Venez à la meilleure des œuvres. »

Si donc chiisme et sunnisme s'opposent comme deux groupements se


partageant, bien que fort inégalement, le monde musulman, ce n'est pas,
comme on le dit parfois, que le chiisme rejette la sunna, ni qu'il fasse
preuve de relâchement en matière juridico-morale.

À l'époque abbasside le chiisme se ramifia en de multiples sectes allant des


plus modérées aux plus. extrémistes.

Tandis que certains adeptes, après avoir soutenu un petit-fils d'al-Hosaïn,


Zaïd (m. 743), prenaient ensuite parti pour divers descendants d'al-Hasan
(en part. Mohammad al-Nafs az-Zakiya tué en 762) – ce furent les Zaïdites
–, d'autres restaient fidèles aux descendants d'al-Hosaïn, Mohammad al-
Bâqir (m. 731) et son fils Ja‘far as-Sâdiq (m. 765). Ce dernier groupe se
divisa ensuite en Duodécimains croyant à l'existence de douze imams (dont
le dernier, Mohammad, disparut après 873) et Ismaéliens, partisans d'un fils
de Ja‘far, Ismâ‘îl, destitué de ses droits sans doute en raison de ses
tendances révolutionnaires qui ne reconnaissaient que sept imams.

De ces mouvements, un seul, celui des Zaïdites, s'en tint à un programme


purement politique. Après Zaïd, ses membres ne considèrent plus l'imâmat
comme héréditaire, mais comme électif dans les lignées husaïnide ou
hasanide, et ne croient pas au mahdisme. Une dynastie zaïdite régna au
Tabaristan au ixe siècle, et depuis 860 des Zaïdites gouvernent le Yémen.
Les autres sectes principalement Duodécimains ou Imamites et Ismaéliens
ou Septimains animèrent elles aussi des régimes politiques qui ont été pour
la plupart déjà mentionnés.

Le mouvement ismaélien, tant par l'originalité de sa doctrine ésotérique (qui


lui valut le nom de bâtiniya) que par l'importance de son rôle historique,
mérite une mention spéciale. Ses imâms, pourchassés par leurs rivaux
duodécimains ainsi que par les autorités, obligés de se cacher, utilisèrent des
propagandistes (dâ‘î) chargés de préparer leur venue par leurs prédications.
Ces derniers faisaient subir aux nouveaux adeptes une initiation et leur
interdisaient de divulguer l'enseignement qu'ils avaient reçu. Ainsi se
constituaient des réseaux clandestins prêts à agir le moment venu. C'est en
909 que ‘Obaïd Allah se fit reconnaître mahdi et prit le pouvoir à Kairouan.
Ce personnage déclarait descendre d'Ismâ‘îl, sans que les sources connues
permettent de le confirmer.

La doctrine des Ismaéliens reposait sur un système philosophique


d'inspiration néoplatonicienne dont on trouve l'écho dans l'Encyclopédie des
« Frères Sincères ». Ils adaptèrent au sens de l'histoire, qui sert de base au
chiisme, le principe de l'émanation divine du monde, produit par un intellect
et une âme universels, eux-mêmes créés par Dieu. En vertu d'un
parallélisme entre macrocosme et microcosme, on retrouve à l'échelle
humaine la manifestation de ces principes fondamentaux : sept « parleurs »
(Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Mahomet et le mahdî), et sept «
silencieux », leurs interprètes. La révélation étant progressive, Mahomet
(qui a pour interprète ‘Alî) n'est plus le « Sceau des prophètes » et le mahdî
surpassera son œuvre.

L'esprit divin se manifeste par l'intermédiaire des « parleurs » sous le


couvert de voiles corporels qu'il faut déchirer pour atteindre la vérité
cachée. Le texte coranique et la Loi font partie de ces voiles ; aussi la Loi
n'est-elle pour les Ismaéliens qu'un « moyen pédagogique d'une valeur
relative ou transitoire ». Quant au Coran, seul compte le sens interne que
fournit une interprétation allégorique poussée à l'extrême. Transformant et
dépassant ainsi le dogme musulman, l'ismaélisme en est arrivé à reconnaître
la vérité relative de toutes les religions, susceptibles comme l'islam d'une
interprétation symbolique (cf. syncrétisme des Frères de la Pureté).

L'ismaélisme se manifesta sous plusieurs formes : mouvement syro-


mésopotamien dit à tort « qarmate », qui ravagea la Syrie (901-906) ;
mouvement qui, passant de la Syrie au Maghreb, aboutit à l'établissement
du califat fatimide ; enfin mouvement qarmate du Bahraïn, qui semble
s'être séparé du précédent en adoptant la doctrine selon laquelle il fallait
attendre le retour du fils d'Ismâ‘îl. Tandis que le mouvement qarmate,
cristallisant les revendications sociales, réalisait un état de régime
communautaire encore mal connu, le califat fatimide montre les résultats de
l'action politique des Ismaéliens.

Des Fatimides eux-mêmes sont issues plusieurs sectes : Druzes, qui


divinisèrent le calife al-Hâkim après sa mort (représentants actuels en
Syrie) ; Mosta‘liens, partisans d'un fils d'al-Mostansir (m. 1094), perpétués
dans l'Inde et en Afrique orientale ; Nizaris, partisans de l'héritier dépossédé
d'al-Mostansir, qui, qualifiés de Hachîchiyîn, terme obscur qui est à
l'origine du français Assassins en raison des activités terroristes auxquelles
ils se livraient, réussirent à créer en Iran et en Syrie aux xii-xiiie siècles un
État politique indépendant aux secrètes ramifications.

Mentionnons enfin la secte des Nosaïris, d'origine obscure, dont la doctrine,


tout en plaçant ‘Alî au-dessus du « Parleur », ne s'écarte point sensiblement
des idées ismaéliennes (représentants actuels : les Alaouites de Syrie).

L'ismaélisme a ainsi joué un rôle de premier plan autour du xe siècle, non


seulement par ses réalisations politiques et sociales, mais encore par son
influence sur la pensée et la littérature arabes du temps. Quant au
mouvement duodécimain, sa doctrine modérée fut adoptée officiellement
par la dynastie séfévide en Iran au xive siècle et inspira la littérature persane
(particulièrement, drames religieux sur la passion des Alides).

Du chiisme dérivent aussi plus ou moins directement des mouvements


religieux originaux : le système syncrétiste d'Akbar, souverain mogol de
l'Inde, qui, manifestant une égale sympathie aux musulmans, brahmanistes,
bouddhistes et chrétiens, institua un déisme sans sacerdoce qui eut peu
d'adeptes ; le bâbisme, tentative de réforme de l'islam entreprise par un
chiite Mirza ‘Alî Mohammad, qui en 1844 à Chiraz se proclama Bâb («
Porte », titre de certains dignitaires chiites) et rallia tous ceux qui
attendaient la venue du mahdî : substituant au Coran de Mahomet une
nouvelle révélation, il supprima les préceptes de purification et intégra à sa
doctrine des revendications sociales (émancipation de la femme), mais finit
par être condamné à mort pour agitation politique (1850) ; le béhaïsme,
religion nouvelle et universelle, fondée par un disciple du Bâb, Behâ-Ollah
(m. 1892), n'ayant plus rien de commun avec l'islam, mais se rattachant par
son syncrétisme et son idéal de progrès à certaines tendances fondamentales
de l'ismaélisme.
Chapitre V
Soufisme et philosophie

Il n'y a pas de vie religieuse sans un état de tension entre des tendances
opposées. L'islam, religion juridique, ne fut vivant qu'autant que s'y
mêlèrent l'intériorisation du sentiment religieux, menant parfois jusqu'à
l'extase mystique, et l'exercice de la réflexion philosophique. Se
développant en marge de la Loi, parfois contre elle, soufisme et philosophie
n'en sont pas moins des éléments actifs et féconds de la pensée islamique.

1. Soufisme
Mouvement authentiquement musulman malgré les influences qu'il put
subir au cours de son évolution, le soufisme s'appuie sur une tendance
coranique de piété, étrangère à la plupart des juristes, et tend à développer
les valeurs spirituelles impliquées par le dogme, mais non incluses dans sa
formulation.

La reconnaissance de l'omnipotence divine absolue requiert en effet la


pratique de vertus morales, telles que l'acceptation confiante du décret divin
(tawakkol). De plus, le Coran prescrit ou recommande diverses pratiques
d'ascèse, permettant à l'homme de purifier son cœur afin d'accéder à
l'agrément mutuel entre Dieu et l'âme. Ce « rapprochement » de Dieu
amorce une tendance proprement mystique, appuyée sur l'existence d'une
communication préalable entre Dieu et la créature (révélation de la Parole
divine), et affermie encore par quelques appels à un amour réciproque entre
Dieu et l'homme (ainsi Coran, iii, 29). Tels sont essentiellement les «
germes coraniques » (L. Massignon) de la mystique musulmane.
Dès le viiie siècle apparaissent en Irak des groupes d'ascètes, qui, menant
une vie de pauvreté, cultivant la « confiance en Dieu », inaugurent une
pratique liturgique, le dhikr ou « répétition » du nom de Dieu (Coran,
xxxiii, 14), alliée à la récitation du Coran.

Un peu plus tard ils assignent à ces exercices de piété un but nouveau dont
ils prennent peu à peu conscience : la recherche d'une union d'amour avec
Dieu. Ces premiers mystiques se reconnaissent au vêtement de laine
blanche (souf) d'où leur vient le nom de soufî. Souvent assemblés en cercles
et en concerts spirituels, ils formèrent plusieurs écoles dont les principales
furent celles de Bassorah (Hasan al-Basrî m. 782) et d'al-Koufa, bientôt
remplacées par celle de Bagdad (al-Mohâsibî m. 857, al-Kharrâz m. 899 et
Jonaïd m. 910, maître d'al-Hallâj, le martyr mystique supplicié à Bagdad en
922). On trouvait aussi, au Khorassan Ibn Karrâm (m. 863) dont les
disciples se répandirent en Afghanistan et dans l'Inde, en Iran al-Bistâmî
(m. 874) et al-Tirmidhî (m. 898), et en Égypte Dhou l-Noun (m. 856).

La mystique musulmane se présente alors comme une suite d'expériences


personnelles (décrites le plus souvent sous forme poétique) soutenues par
des recherches théologiques originales, d'où l'on peut tirer les éléments
d'une doctrine religieuse et morale commune. On y trouve utilisées, à côté
de notions coraniques enrichies, sinon transformées, quelques idées
d'origine hellénistique. C'est avant tout la « science des cœurs » qui permet
à l'âme, par la mortification du désir, de se dépouiller de toute attache
sensible et de se transformer en « esprit » (équivalent philosophique du «
cœur » coranique). L'esprit brûlant d'amour n'est plus occupé que de
concevoir l'unicité divine ; il est prêt à « s'esseuler devant l'Unique ». Au
terme de l'extase disparaît la personnalité du mystique, transfigurée par
Dieu en qui elle « subsiste » : « Je suis devenu Celui que j'aime et Celui que
j'aime est devenu moi. Nous sommes deux esprits infondus en un seul corps
» (al-Hallâj).

L'état mystique, une fois atteint, procure la « connaissance » intuitive,


distincte du savoir commun et supérieure à lui. Cette possession intime de
la réalité place le soufi au-dessus du prophète, simple instrument de la
révélation. Doué de l'« inspiration privée », il se trouve en état de sainteté,
notion qui se développera progressivement dans l'islam : d'abord réservée
aux élus et aux martyrs de la « guerre légale », elle s'étend à tous ceux qui
mènent cette « guerre » intérieurement contre leurs passions. Dès le viiie
siècle, on opposera au « sceau des prophètes », Mohammad, le « sceau des
saints » incarné par Jésus, dont la figure apparaît plusieurs fois dans le
Coran et qui devient ainsi le modèle du soufi. Cherchant et trouvant Dieu
au-dedans de lui-même, le soufi rejette au second plan les rites canoniques,
ne leur accordant plus qu'une valeur relative et temporaire et plaçant
l'intention au-dessus de l'acte. La Loi, sans être détruite, est dépassée.

Par ces positions la mystique heurtait l'enseignement traditionnel ; aussi ses


adeptes furent-ils très tôt inquiétés comme coupables de zandaqa (à
l'origine manichéisme, puis hérésie, impiété). Les griefs qui leur furent
adressés portaient soit sur la conception de l' « amour réciproque » (Nourî,
accusé à Bagdad au ixe siècle), soit sur la prétention à l'inspiration privée
(Ibn Karrâm, expulsé du Sijistan), soit d'une façon plus générale sur la
doctrine de l'union avec Dieu (al-Hallâj). L'état mystique apparaissait en
effet aux théologiens comme une « incarnation », vigoureusement
condamnée de tout temps par l'islam. En outre les prédications d'un Hallâj
en pleine capitale abbasside de Bagdad tendaient à saper les fondements de
la Loi, par conséquent de tout l'ordre religieux et social.

Ce mouvement soufi était-il pur d'influences étrangères ? Proprement


islamique dans sa structure primitive, il n'en incorpora pas moins au cours
de son évolution des méthodes spirituelles inspirées du monachisme
chrétien, sinon même plus tard des conceptions d'origine hindoue ou
persane. Les premiers ascètes eurent des contacts certains avec les moines
orientaux et utilisèrent des transpositions d'œuvres chrétiennes (ainsi
paraboles attribuées à Jésus). Sans qu'on puisse mesurer la part d'influence
qu'exercèrent sur le soufisme les idées chrétiennes déjà voisines des «
germes coraniques » dont il est issu, on doit constater une parenté entre les
deux spiritualités (attestée par les emprunts fréquents et avoués des
mystiques occidentaux aux penseurs musulmans en plein Moyen Age).

La personnalité d'al-Hallâj marque le point culminant de la mystique


musulmane : avec lui le soufisme prend pleinement conscience de ses
tendances fondamentales et les harmonise en un équilibre qui ne sera plus
jamais atteint. De plus son procès mit au grand jour l'antinomie qui opposait
soufisme et Loi islamique. Du malaise qui s'ensuivit résulta un mouvement
d'hétérodoxie, ouverte ou inavouée, qui, se combinant avec l'infiltration
grandissante des idées néoplatoniciennes, imprima au soufisme une
direction nouvelle. Tandis qu'un Abou Sa‘îd (persan, m. 1047) proclame
résolument l'inanité du ritualisme, les idées hellénistiques permettent à des
penseurs comme al-Fârâbî, as-Sohrawardî et Ibn Sab‘în d'élaborer de
nouvelles définitions de l'union mystique.

La grande préoccupation sera de rester en règle extérieurement avec


l'autorité juridique, tout en poursuivant la recherche de l'extase. Il en résulte
une tendance à l'ésotérisme, érigé en doctrine et en obligation absolue, et la
constitution à partir du xiie siècle d'associations initiatiques perpétuelles ou
confréries. Chacune se caractérise par sa méthode ou « voie » (tarîqa),
fixée par son fondateur, et que doit suivre l'adepte pour atteindre à l'état
mystique. L'extase est ainsi obtenue grâce à une minutieuse technique,
parfois même à des moyens artificiels : c'est alors que la confrérie dégénère
en fumerie d'opium et que l'on voit se répandre de faux derviches errants
aux mœurs dissolues, qui profitaient de leurs prétendus dons pour duper les
foules. Ce n'est pas sur eux évidemment qu'il convient de juger le soufisme.

Cette déviation est néanmoins significative, et après al-Hallâj les «


expériences mystiques » authentiques deviennent rares. Les trois éléments
essentiels du soufisme, ascétisme, expression poétique, effort
philosophique, se dissocient pour évoluer séparément. Tandis que les
membres des confréries recherchent l'extase comme une fin en soi, les
poètes se laissent séduire par un Dieu de beauté dont la contemplation les
remplit d'ivresse et les philosophes poursuivent un Dieu Idée pure, abstrait
et impersonnel.

Au xiiie siècle, l'influence platonicienne aidant, le soufisme philosophique


se mue en une théosophie franchement hétérodoxe, le « monisme
existentialiste » de l'Andalou Ibn al-‘Arabî (m. 1240 à Damas), doctrine «
immanentiste » qui pousse à l'extrême l'ésotérisme et l'indifférence aux
confessions religieuses. Dans ce système les âmes et la création entière ne
sont que des émanations divines produites par une évolution cosmogonique
en cinq temps, que l'âme doit parcourir en sens inverse pour retourner à
Dieu. Il n'y a plus de création ex nihilo et l'on peut dire alors que «
l'existence des choses créées n'est autre que l'existence du Créateur » (selon
la définition par laquelle Ibn Taïmiya condamne cette position). Lors de
l'union mystique, il ne subsiste plus aucune distinction entre l'âme et Dieu :
c'est dans l'homme, image de Dieu, que l'absolu prend conscience de lui-
même. Toutefois Ibn al-‘Arabî n'ose pas affirmer la précellence absolue du
saint sur le prophète ; il considère Mahomet comme le type de l'homme
parfait et distingue le « sceau de la sainteté absolue » (Jésus) du « sceau de
la sainteté mohammadienne » (le mahdî).

Ibn al-‘Arabî est enfin connu comme le grand maître de l'exégèse soufie.
Dès le début en effet les mystiques utilisèrent l'interprétation allégorique du
Coran, prolongement naturel de toute méditation visant à approfondir le
sens du texte sacré au-delà de la simple lettre ; ainsi le « retour à Dieu »
était devenu le symbole de l'union mystique. Ibn al-‘Arabî développa et
systématisa ce procédé qui, au contraire de la méthode chiite, n'exclut
jamais le sens littéral : les prescriptions juridiques, par exemple, continuent
d'être valables là même où les versets qui les formulent sont compris dans
un sens allégorique. De plus son exégèse, comme sa doctrine elle-même, fut
nourrie de doctrines néo-platoniciennes.

À partir du xie siècle, la poésie mystique devint un genre littéraire où sont


transposés le vocabulaire et les thèmes de la poésie profane, érotique ou
bachique. Y excellèrent l'Arabe Ibn al-Farîd (m. 1235), le « sultan des
amoureux », et surtout les Persans ‘Attar (m. 1220 ?), Jalâl ad-Dîn Roumî
(m. 1273 à Konya), fondateur de la confrérie des maulawî (derviches
tourneurs) et auteur du fameux Mathnawî, Hâfizh (m. 1389), puis les Turcs
Nesimî, Niyâzi. Peu originale, cette poésie, où le souvenir d'al-Hallâj reste
vivant, est rarement fidèle à sa tradition véritable et se laisse séduire par les
idées panthéistes.

Les mystiques persans eurent au xive siècle une influence certaine sur
l'Inde, où beaucoup d'entre eux se réfugièrent lors de l'invasion mongole.
Des contacts s'établirent entre ascètes musulmans et adeptes de
l'hindouisme krichnaïste à tendance théiste, favorisant des emprunts
mutuels, les seuls attestés entre les spiritualités musulmane et hindoue.
Significatif est le cas de l'apôtre Kabîr (né 1398 ?) revendiqué à la fois par
l'une et l'autre.
Malgré l'opposition très nette qui sépare la première forme du soufisme de
son étape ultime immanentiste, la mystique musulmane fut toujours
caractérisée par une tendance à l'adogmatisme qui rendit impossible son
intégration à l'islam officiel. C'est à cet adogmatisme que voulut remédier
al-Ghazâlî, théologien, philosophe et soufi, qui, faute de pouvoir faire « de
la mystique orthodoxe », réussit du moins à élaborer une « orthodoxie
mystique » (Nicholson). Protestant à la fois contre une conception juridique
et une vision philosophique de la religion, al-Ghazâlî recourut à l'expérience
mystique pour donner son plein achèvement à la notion de l'unicité divine ;
la croyance traditionnelle demande à être complétée par une connaissance
plus intime (ou « goût ») de Dieu, préparée par une ascèse modérée : l'âme
est alors apte à recevoir les rayons de l'illumination divine. L'attitude
mystique est ainsi sauvegardée sans porter atteinte à la transcendance divine
et le prophétisme reste la source de la sainteté.

Mais le soufisme d'al-Ghazâlî, surtout pratique, met l'accent sur la


recherche de la perfection morale. Aussi bien l'apport du soufisme à l'islam
(qui le respecte et l'admet sous sa forme modérée) fut-il surtout de revivifier
la morale : c'est lui qui insiste sur la vertu de confiance en Dieu, qui incite à
faire passer, avant l'accomplissement des rites, avant même l' « intention »
souvent purement formelle, les dispositions du cœur sans lesquelles aucun
acte religieux ne vaut ; il prêche l'effort personnel, base indispensable des
vertus sociales du musulman, ainsi que la pratique de la bienfaisance menée
jusqu'au désintéressement héroïque. En outre le soufisme n'a pas peu
contribué à répandre le culte des saints, tous les grands mystiques étant
considérés comme tels, en raison de leur grâce extatique et de leurs dons
thaumaturgiques. Al-Hallâj, le premier, malgré l'excommunication dont les
théologiens voulurent le frapper, fut immédiatement vénéré comme l'un des
plus grands. Ainsi le soufisme, en dépit de la diversité de ses écoles et
malgré les excès et déviations auxquels il a donné lieu, réussit à fournir aux
fidèles musulmans un aliment que les juristes ne pouvaient leur accorder ;
en ce sens il est vraiment devenu « une religion populaire » (Nicholson).

2. Philosophie
La philosophie apparut en islam comme une discipline foncièrement
étrangère, car la théologie, concevant la connaissance de Dieu et des
devoirs religieux sous un aspect purement juridique, n'eut besoin à son
point de départ d'aucun secours spéculatif. Mais lorsque les idées
philosophiques commencèrent à se répandre, elles furent accueillies sans
défaveur, les musulmans étant convaincus de l'accord nécessaire entre
raison et révélation, philosophie et religion. Cette diffusion commença par
les traductions d'œuvres grecques, qui, entreprises d'abord en Syrie, se
multiplièrent à Bagdad sous al-Mamoun et les premiers califes abbassides.
Les traducteurs (dont Honaïn m. 873 et son fils Ishâq m. 910) firent
connaître non seulement les traités scientifiques des Grecs, mais leurs
principaux écrits philosophiques ainsi que des commentaires hellénistiques
; ceux-ci, attribuant parfois à Aristote des conceptions purement
néoplatoniciennes, furent à la source d'une grave erreur : l'idée d'un parfait
accord entre les théories de Platon et d'Aristote, idée qui restera toujours
ancrée chez les Arabes. De fait la doctrine connue du monde musulman fut
un aristotélisme fortement teinté de néo-platonisme.

Cette pensée grecque, qui séduisit bien des esprits, ne pouvait s'inscrire
directement dans le cadre de la pensée théologique. D'où l'apparition de
novateurs hérétiques dont le plus célèbre est le médecin philosophe al-Râzî
(ou Rhazès, m. 925 ?) qui concevait le monde comme formé de cinq
substances éternelles : le Démiurge, l'Ame, la Matière, l'Espace et le Temps.
Nettement hétérodoxe était aussi la doctrine chiite des Frères Sincères de
Bassorah, qui au xe siècle, affirmant sans équivoque le relativisme des
religions, les syncrétisaient en un émanatisme d'esprit néo-platonicien.

Contre ces tendances il fallut défendre la Loi islamique ; ce fut l'œuvre du


kalâm, sous ses deux formes successives, mo‘tazilite et ach‘arite. Mais, s'il
entreprit d'utiliser l'argumentation rationnelle, le kâlam ne chercha pas à
constituer, indépendamment de la théologie, une philosophie d'esprit
authentiquement musulman et possédant sa méthode propre. Il se contenta
d'intégrer des « chapitres philosophiques », où il exposa la théorie de
l'univers qui semblait le mieux répondre au dogme islamique ; il crut la
trouver dans l'atomisme occasionnaliste dont le principe était fourni par la
pensée grecque épicurienne et qui permettait de sauvegarder intégralement
la conception musulmane de Dieu, Volonté pure et arbitraire. Selon ce
système en effet, le monde, constitué d'un ensemble d'atomes et d'une
succession d'instants isolés, ne dure et ne subsiste que par la volonté de
Dieu, seul agent : il n'y a pas de causes secondes, pas d'enchaînement causal
ni de loi naturelle, mais seulement des accoutumances.

Une philosophie indépendante se développa néanmoins chez des penseurs


musulmans et son inspiration hellénistique la fit appeler généralement
falsafa (mot tiré du grec). Dans son évolution on distingue plusieurs phases
: 1 / celle des philosophes antérieurs à al-Ghazâlî parmi lesquels al-Kindî
(m. 873), pur Arabe qui transmit au monde musulman la théorie
aristotélicienne des « intellects », al-Fârâbî (m. 950) et Ibn Sînâ (ou
Avicenne, m. 1037), Iraniens qui sans rejeter le dogme islamique tentèrent
d'adapter l'émanatisme néoplatonicien ; 2 / réaction d'al-Ghazâlî au nom de
l'orthodoxie dans son célèbre écrit sur la Vanité des philosophes (Avicenne,
pas plus qu'al-Fârâbî, n'ayant pu respecter la totalité du dogme) ; 3 /
intégration par les successeurs d'al-Ghazâlî en Orient (al-Sohrawardî, al-
Tousî, al-Ijî) de certains néoplatoniciens dans leurs synthèses philosophico-
théologiques dépourvues d'originalité ; 4 / développement continu en
Occident de la philosophie indépendante : après Ibn Masarra (m. 931) et Ibn
Bajâ (Avempace, m. 1138) viennent Ibn Tofaïl, auteur d'un célèbre roman
philosophique Le Vivant fils du Vigilant, et surtout Ibn Rochd, tous deux
morts au Maghreb (1185 et 1198).

Ibn Rochd (Averroès) joua un rôle important par le souci qu'il eut d'assurer
l'indépendance de la philosophie à l'égard de la théologie. Connu en Europe
comme le « Commentateur » d'Aristote dont il voulut effectivement
restaurer la doctrine authentique, il réfuta al-Ghazâlî et donna une forme
explicite et personnelle au principe, latent chez ses prédécesseurs, de
l'accord nécessaire entre philosophie et religion. Selon lui, des trois classes
d'esprits auxquelles s'adresse la Révélation coranique, seuls les philosophes
saisissent le sens intime du texte sacré et ne doivent pas laisser soupçonner
aux autres l'existence d'une interprétation supérieure à celles du vulgaire et
du théologien ; ainsi se trouvent sauvegardés les droits de la théologie et de
la philosophie, situées sur deux plans différents et comprenant le texte
révélé chacune selon sa méthode propre. Mais la théorie d'Averroès créait
une équivoque (d'où son influence en Europe médiévale sur la doctrine de
la « double vérité ») et, bien que lui-même, sur certaines questions
litigieuses, ait déclaré s'en remettre à la révélation, la logique de son
système n'admet point l'existence de mystères transcendant la raison. Aussi
bien les théologiens n'hésitèrent-ils pas à le condamner comme impie et à
faire brûler ses œuvres.

D'une manière générale, les griefs adressés aux « philosophes » par les
théologiens portaient essentiellement sur l'éternité du monde, la négation de
la providence et de la résurrection des corps. À vrai dire toute la conception
de Dieu, de la création et de l'homme était en jeu.

Le système hérité des Grecs reposait sur un dualisme opposant Dieu, Un,
Pensée Pure, et la matière multiple, éternelle et incréée, le fossé séparant
ces deux éléments étant comblé par une série d'intermédiaires, émanations
successives de l'Être Suprême régies par le plus rigoureux déterminisme. De
ce système les philosophes retinrent la conception de Dieu, Intelligence
pure dont l'activité ne connaît aucune limite. Ils admirent aussi l'existence
éternelle du monde, émanation continue de la surabondante richesse de
l'essence divine, niant par conséquent l'idée de création qu'Ibn Rochd
essaya de maintenir en la présentant comme un passage du possible à
l'existant ; mais pour la création ex nihilo il ne pouvait y avoir de place.
Quant au passage de l'Un au Multiple, Ibn Sînâ, après al-Fârâbî, l'expliqua
par une série d'intermédiaires, hiérarchie d'esprits dont chacun produit une
sphère céleste ; le dernier est l'Intelligence qui crée le monde sublunaire et
illumine les intelligences humaines. C'est donc un déterminisme rigoureux
qui règne, selon eux, dans le monde créé. Pour Ibn Sînâ toutefois ce
déterminisme se limite à l'ordre de l'existence ; il entreprit en effet d'intégrer
à son monisme émanatiste la notion de contingence que professait le kalâm
et il y réussit en transposant, après al-Fârâbî, sur le plan métaphysique la
distinction logique établie par Aristote entre essence et existence. Selon
cette théorie, qui empêcha Ibn Sînâ de tomber dans le pur panthéisme
auquel tendait son système, c'est l'existence seule, non l'essence, que les
êtres créés reçoivent de la cause première à travers les causes secondes ;
l'essence des êtres demeure contingente.

Dans la conception de l'âme humaine, l'héritage grec n'apparaît pas moins


lourd. Selon la théorie aristotélicienne commentée par Alexandre
d'Aphrodise et qui a servi à tous les philosophes musulmans de base de
réflexion, la connaissance consiste en la transformation par l'intellect agent
de l'intellect possible humain en un intellect actif. L'intellect agent a été
considéré par tous les philosophes arabes comme une substance
immatérielle et commune pour tous les hommes. Quant à l'intellect
possible, il y a hésitation sur sa nature : âme immortelle, ou simple faculté
liée au corps et périssant avec lui. Ibn Sînâ affirma la nature spirituelle de
l'âme, substance impérissable dont le noyau est l'intellect possible ; mais
Ibn Rochd, qui ne reconnaît plus qu'un seul intellect possible pour tous les
hommes, en arrive logiquement à nier la survie de l'âme, au moins chez le
vulgaire, bien qu'il ne se prononce pas explicitement sur cette question. Et
si Ibn Sînâ réussit à maintenir l'immortalité de l'âme, qu'il conçoit comme
une immortalité personnelle (jonction, mais non fusion, de l'âme avec
l'intellect agent), la résurrection des corps ne saurait prendre place dans son
système : aussi bien évite-t-il généralement d'aborder cette question.

On comprend donc les accusations d'impiété qui furent portées contre les
philosophes. Pour réfuter leurs systèmes, al-Ghazâlî leur opposa la
conception d'un Dieu Volonté, qui connaît en voulant et parce qu'il veut,
essaya de démontrer par la seule raison la finitude du temps et de l'espace,
attaqua avec vigueur le principe de causalité afin de sauvegarder la notion
de providence et la possibilité du miracle, et affirma enfin l'immortalité
personnelle.

Cependant on est en droit de parler de philosophes « musulmans », car non


seulement ils n'ont jamais renié le Coran dont ils ont voulu présenter le
véritable sens, mais leurs systèmes portent la marque de leur appartenance à
l'islam et lui doivent parfois leur originalité (cf. la théorie de la contingence
chez Ibn Sînâ). Adoptant un système cohérent déjà constitué
antérieurement, ces philosophes firent de réels efforts pour le rendre
conforme aux exigences du dogme islamique : mais, méconnaissant (ou
éludant) le problème préalable que pose l'accord de la raison et de la foi, ils
furent entraînés par leur rationalisme hors des limites de l'orthodoxie.

Toutefois leur mérite reste grand par l'influence qu'ils eurent sur la pensée
islamique : d'une part ils élargirent pour un temps les horizons de la vie
intellectuelle en engageant les esprits au-delà des sciences juridiques et
contribuèrent à ranimer la recherche théologique qui désormais prend un
tour néo-platonicien en abandonnant l'atomisme occasionnaliste : c'est la «
voie des modernes » du kalâm ; d'autre part ils travaillèrent, parallèlement
au mouvement soufi pour lequel ils eurent des sympathies marquées, à
rehausser l'idéal moral conçu par eux sous une forme plus intellectuelle :
union de l'Intellect humain avec l'Intellect agent au moyen d'une
purification progressive de l'esprit.

Entre ces tendances divergentes, kalâm, soufisme et philosophie, al-Ghazâlî


occupa une position centrale, sachant prendre aux mystiques et aux
philosophes ce qu'il fallait pour « revivifier » la théologie (cf. son ouvrage
célèbre Revivification des sciences de la religion), sachant surtout marquer
la spécificité de la connaissance religieuse « à la fois discursive et
savoureuse » (L. Gardet) en face de la casuistique, de l'expérience extatique
et de la pure spéculation.
Chapitre VI
Activité intellectuelle et artistique

1. Sciences
Les sciences profanes, apparues dans le monde arabe en même temps que la
philosophie, furent introduites par des voies presque identiques : traduction
des œuvres grecques en arabe par l'intermédiaire du syriaque, à Bagdad
grâce au chrétien Honaïn et à Harrân (Mésopotamie) grâce au Sabéen
Thâbit b. Qorra (m. 901). Aussi bien la philosophie n'était-elle à l'origine
que l'une de ces sciences profanes illustrées par les Grecs, et l'on traduisit
Hippocrate et Galien, Ptolémée et Euclide, avec le même zèle qu'Aristote et
Plotin. Toutefois dans le domaine proprement scientifique, encore mal
délimité à cette époque (car la plupart des philosophes furent aussi des
savants), la Perse et l'Inde ajoutèrent leur apport à l'influence grecque ; les
Arabes reçurent en particulier l'héritage de la grande école de Gondi-
Châpour, qui dès le ve siècle était le point de rencontre des sciences grecque
et orientale et qui au viiie siècle fournit aux califes leurs premiers médecins.
Les études scientifiques furent favorisées par la fondation souvent officielle
de grandes bibliothèques (Bagdad, Bassorah, Le Caire) ; les juristes ne
regardèrent ces recherches d'un œil hostile que lorsqu'elles menèrent leurs
adeptes à des doctrines dangereuses (ainsi ar-Râzî).

Le développement des sciences en pays d'islam, conditionné par des


traditions hellénistiques et orientales antérieures, se caractérisa par quelques
tendances fondamentales : adaptation aux besoins de la vie pratique et de la
Loi religieuse ; présentation didactique des connaissances sous forme de
manuels ou d'encyclopédies ; enrichissement complémentaire du savoir
livresque hérité des Anciens par des observations concrètes (astronomie,
médecine) ; orientation des sciences exactes selon la conception atomistique
de l'univers propre à l'islam et satisfaisant l'esprit sémitique (prédominance
de l'algèbre sur la géométrie). Ajoutons enfin que les sciences ne furent
point l'apanage des seuls musulmans, avec qui rivalisèrent juifs, chrétiens et
sabéens, et que, si la langue arabe se révéla très apte à l'expression des faits
scientifiques, les savants furent souvent d'origine iranienne.

L'arithmétique fut perfectionnée par l'emploi, au lieu des lettres à valeur


numérique, de chiffres « hindous » (nos chiffres dits « arabes ») et du zéro ;
sur cette base se développèrent les branches de la « science des chiffres ».
Prolongeant une longue tradition orientale d'astrologie (persistance des
horoscopes dans l'islam), l'astronomie fut florissante dès les débuts du
califat abbasside : observatoires érigés à Bagdad où Thâbit b. Qorra
détermina la longueur de l'année solaire et où vers 900 al-Battânî
(Albategnius) découvrit l'inclinaison du plan de l'écliptique, au Caire, à
Samarkand, à Cordoue et Tolède ; non moins célèbres que les astronomes
andalous, dont l'Europe médiévale utilisa les œuvres, furent les savants qui
illustrèrent la cour des souverains mongols, et l'un de ces derniers lui-
même, Oulough-Beg, écrivit un traité réputé (1437). L'astronomie mena les
savants « arabes » à fonder la trigonométrie plane et sphérique,
pratiquement inconnue des Grecs (al-Battânî et son continuateur Abou 1-
Wafâ introduisirent les notions de sinus et de tangente). Surtout ils
s'adonnèrent à l'algèbre (de l'arabe al-jabr) dont ils firent une science exacte
et qu'ils développèrent considérablement (al-Khwârizmî, m. vers 840, puis
le poète-mathématicien persan ‘Omar Khayyâm, m. 1123), sans toutefois la
séparer absolument de la géométrie dont ils étaient partis, ce qui les amena
à fonder la géométrie analytique moderne.

Sur les bases jetées par les Grecs, les Arabes améliorèrent encore la chimie
(confondue avec l'alchimie), qui mêlait observations pratiques et
préoccupations mystiques ; des ouvrages attribués au célèbre Jâbir (Geber,
m. fin viiie siècle) et de l'encyclopédie d'al-Râzî, il ressort qu'ils avaient
découvert nombre de corps importants, dont le nom passa en français (par
ex. alcool), et utilisèrent l'un des procédés fondamentaux de la chimie, la
distillation. C'est en physique qu'ils firent les recherches les plus originales,
particulièrement en optique où Ibn al-Haïtham (Alhazen, m. 965) réfuta les
principes de Ptolémée et d'Euclide pour élaborer une théorie nouvelle, qui
ne fut d'ailleurs pas toujours adoptée par ses successeurs. En médecine ce
fut par leurs observations cliniques et leur travail de systématisation que
s'illustrèrent les savants arabes. Al-Râzî, l'un des plus grands, qui fut à Reyy
(près de Téhéran) puis à Bagdad un praticien attentif et scrupuleux, laissa
deux sortes d'ouvrages : des traités pratiques, dont le plus célèbre porte sur
« la variole », et une vaste encyclopédie des connaissances médicales, al-
Hâwî, plus tard éliminée par le Qânoun d'Ibn Sînâ ; l'Occident connut aussi
un chirurgien fameux, al-Zahrawî (xe siècle), et des savants tels que Ibn
Zohr (Avenzoar), Ibn Rochd et le juif Maïmonide (xiie siècle), dont la
chrétienté recueillit et mit à profit les connaissances. Les pays d'islam
étaient en effet très en avance sur le Moyen Age latin dans le domaine de la
médecine, et c'est à eux que l'Europe emprunta, à la suite des croisades,
l'usage des hôpitaux ; d'origine iranienne, ces derniers (mâristân) étaient
nombreux et florissants en Orient.

Sous l'égide de l'islam se développa donc une série de disciplines


scientifiques où Arabes et Iraniens, loin de se contenter de transmettre à
l'Europe occidentale l'héritage des pensées grecque et hindoue, l'enrichirent
de nombreuses observations et souvent même d'importantes découvertes.

2. Lettres
De toutes les langues dont les musulmans des différents pays usèrent,
l'arabe et le persan furent, à l'âge classique, les moyens d'expression des
plus belles et plus importantes œuvres de la civilisation islamique ; mais
l'arabe, langue des conquérants et surtout langue « liturgique », conserva
toujours la primauté. L'un des traits caractéristiques de la production
littéraire est la place considérable occupée par l'érudition presque tout
entière dérivée des sciences coraniques et utilisant donc l'arabe. Philologie
et histoire, en particulier, apparaissent à l'origine comme des branches
auxiliaires de l'exégèse ou de la « science des traditions ». La première, tant
à Bassorah avec Khalîl et Sibawaïh (viiie siècle) qu'à al-Koufa avec al-Kisâï
(m. 865) puis à Bagdad avec Ibn Qotaïba (m. 889), se donna pour tâche
d'étudier la langue du Livre révélé et d'en éclaircir les obscurités
grammaticales, puis s'appliqua, utilisant, semble-t-il, des méthodes héritées
des Grecs, à une codification du langage ainsi qu'à des travaux
lexicographiques.
L'histoire, débutant modestement par les biographies du prophète (Sîra
d'Ibn Hichâm, m. 834) qui se substituèrent aux anciens récits de la Jâhiliya
(Journées héroïques), devint peu à peu une discipline profane, retraçant
l'évolution des villes, dynasties et empires ou même de l'humanité, en
même temps qu'elle fournissait des « générations » de traditionnistes,
juristes, hommes illustres ou poètes ; elle n'en continuait pas moins à
recourir aux sources orales garanties par des chaînes de transmetteurs,
transposant ainsi la méthode du hadîth (histoire universelle d'at-Tabarî, m.
921 ; histoire de Bagdad par al-Khatîb et de Damas par Ibn ‘Asâkir au xie
siècle). On vit apparaître cependant des annales fondées sur l'exploitation
des sources écrites et dues sans doute aux scribes iraniens ; mais toujours
ces chroniques purement narratives qui, loin de dégager un enchaînement
causal, présentent les faits selon une suite discontinue, sont le clair reflet de
l'occasionnalisme musulman. Seul Ibn Khaldoun (xive siècle), dans la
célèbre « Préface » de son histoire des Berbères dégageant les lois qui
régissent l'évolution cyclique des sociétés, posa les fondements d'une
science historique. À l'histoire doit être joint ce que les Arabes appellent
géographie, contenant à côté de récits légendaires ou historiques des
descriptions, des études de topographie ou d'ethnographie ; cette discipline
si florissante est de caractère pratique ou éducatif. Se présentant à son
premier stade sous la forme de compendiums à l'usage des secrétaires, elle
revêtit ensuite l'aspect d'ouvrages offrant la somme des connaissances
nécessaires à la culture d'un « honnête homme » (Prairies d'Or d'al-
Mas‘oudî, m. 956) ; c'est aussi le but visé par les chroniques d'un
Miskawaïh.

Par là histoire et géographie touchent à l'adab « savoir-vivre, culture »,


genre littéraire distrayant et instructif comprenant essais, anecdotes et récits
traitant des sujets les plus divers. Chez al-Jâhiz (m. 869), un des maîtres de
l'adab et très grand prosateur, apparaît un souci de la forme et de
l'expression artistique qu'appelle la richesse même de la langue arabe et qui
trouve son plein épanouissement dans la littérature de cour. Auprès de
généreux mécènes, que ce fût dans la Damas omayyade ou la Bagdad
abbasside, l'Alep hamdanide, le Caire fatimide, la Nichâpour seljoukide ou
encore au Maghreb et en Andalousie, vivait une aristocratie de lettrés aux
loisirs nombreux, habiles à épuiser les charmes de la vie et à goûter une
poésie élégante sinon maniérée, lyrique et fort peu chargée de valeurs
religieuses.

Sans doute le panégyrique (qasîda) reste-t-il souvent utilisé, ainsi par al-
Motanabbî (m. 965), quand il chante les hauts faits de Saïf al-Daula ou étale
son propre orgueil racial, mêlé à la fierté d'un adepte des doctrines
ismaéliennes. Mais l'épopée n'a pas connu chez les Arabes le même succès
que dans la littérature persane, où certaines œuvres (Livre des Rois de
Firdausî, m. 1123) exaltent les titres de noblesse préislamiques d'une nation
qui entendit conserver, au sein du monde musulman, sa culture et sa
personnalité propres. Ce que chantent les poètes arabes, quand ils ne se
lancent pas dans l'invective tels ceux de l'époque omayyade, c'est, avec le
plaisir du vin (poèmes bachiques), l'amour, amour sensuel chez un Abou
Nowâs (m. 810), parfois aussi un amour platonique (‘odhrî) renonçant à la
jouissance et se complaisant dans le souvenir nostalgique de l'émotion
passée ; des manifestations de cet amour profane, deux célèbres traités en
prose et vers alternés (l'un de l'Andalou Ibn Hazm, m. 1064) nous livrent
une fine analyse psychologique. Images et thèmes des poèmes d'amour, loin
d'être propres à la poésie profane, lui sont communs avec la poésie
mystique, d'esprit si différent. Rarement apparaît une tendance
intermédiaire : appels au renoncement (zohd) du « poète-philosophe » Abou
l-‘Atâhiya (m. 828 ?).

À la littérature de cour, et au maniérisme qui la rongea peu à peu après le xe


siècle, se rattache le genre des « séances » (maqâmât d'al-Hamadhânî, m.
1007, et al-Harîrî, m. 1122), ou plutôt saynètes aux sujets variés et
comiques, centrées sur les apparitions successives d'un même personnage,
et dont l'influence se fit sentir sur la littérature espagnole (Don Quichotte).
Moins raffinée, mais d'ambiance plus religieuse peut-être, était la littérature
des souks : contes populaires (qissa), où les valeurs musulmanes viennent
se greffer sur de vieux fonds folkloriques anté- ou extra-islamiques,
bédouin, iranien, hindou (roman de ‘Antar, Mille et une Nuits…).

Enfin, sans parler de la philosophie, une pensée rationaliste libre de tout


dogme se développa chez quelques esprits isolés dont le type est Abou
l-‘Alâ al-Ma‘arrî (m. 1057), humaniste et ascète qui vécut en Syrie loin des
cours et qui, « par son amertume métaphysique, son relativisme religieux…,
l'inspiration humanitaire, égalitaire et internationaliste de sa morale, le
symbolisme de toute sa pensée, son désir de chercher au-delà des
manifestations ritualistes de la religion leur signification morale profonde »
(H. Laoust), subit sans nul doute l'influence du mouvement ismaélien.

Si cette littérature n'est pas, comme l'érudition, tout entière animée par la
Loi, elle dérive cependant par plus d'un trait des aspects divers de la
mentalité islamique. Tandis que l'influence chiite se fait jour dans la pensée
indépendante et qu'une atmosphère musulmane enveloppe récits populaires
et livres d'adab, l'humanisme de cour lui-même n'implique aucune
conception de l'homme excluant le cadre juridico-religieux de la
communauté ; au contraire il apparaît favorisé par ce sentiment de la
vacuité foncière du créé, où les lettrés ne virent souvent « qu'un appel à
épuiser la jouissance de l'immédiat – puisque Dieu le donne – en dehors de
toute considération morale et sans y attacher la profondeur de leur être » (L.
Gardet). Plus profondément la poésie, non seulement arabe, mais persane,
est dominée par la nostalgie de la création périssable et le sentiment du
regret que ne connaissent pas les choses :

Pour vous, demeures aimées, il est en nos cœurs, des demeures,

Vous êtes vides, vous – mais eux ne vous ont pas quittées.

Eux le savent, tandis que vous ne le savez pas… ah ! certes ! Entre les
deux, c'est sur vous d'abord que l'on pleure, quand on comprend !

(al-Motannabî).

Là est l'origine du double aspect de la poésie islamique : goût de l'émotion


passée éphémère, ou désir d'union à Dieu, Seul Permanent ; poésie profane
et poésie mystique, entre lesquelles les barrières viennent parfois à s'effacer
comme dans l'étrange mysticisme de ‘Omar Khayyâm, épicurien et teinté
d'amertume. De plus, la négation de la personnalité humaine résultant de
cette conception, outre qu'elle explique l'absence de drames dressant
l'homme contre la destinée, s'accommode particulièrement bien des formes
littéraires chères à l'imagination arabe : saynètes discontinues aux
personnages inconsistants, essais en coq-à-l'âne (al-Jâhiz), ou traités d'allure
juridique classant de simples cas concrets.
Sentiment de la vanité de ce monde venant se greffer sur une sensibilité
orientale vive, sur des traditions locales jalouses de leur indépendance
(surtout en Iran et en Andalousie), tel paraît être le fond de la culture
musulmane à travers ses diverses manifestations, depuis son aspect
proprement religieux (sciences coraniques et auxiliaires, inspiration
mystique demeurée, dans la mesure de son authenticité, à l'écart de la
littérature) jusqu'à l'humanisme populaire en passant par la forme raffinée
de l'humanisme de cour (poésie profane, prose artiste).

3. Arts
Reflet des institutions par son architecture, répondant directement aux
nécessités pratiques, et expression de la mentalité islamique par son
esthétique originale issue d'une vision abstraite de la nature, l'art musulman
nous apparaît encore comme un art dynastique. Plus que les belles lettres, il
ne pouvait en effet s'épanouir sans la générosité de puissants mécènes, et les
souverains eurent tous à cœur de s'illustrer par de nouvelles productions
artistiques, ornements de leur capitale ou témoins de leur vie luxueuse.
Ainsi se développèrent, successivement et simultanément à travers le
monde musulman, des formes d'art variées, héritières des traditions locales,
mais dont l'unité reste toujours sensible grâce au maintien de principes
fondamentaux.

Parmi les divers témoignages de ces formes d'art que les cités nous ont
laissés, mosquées, palais, madrasas, couvents et mausolées, la mosquée est
l'exemple le plus significatif de la rencontre des exigences de la vie
religieuse et sociale avec les méthodes artistiques locales. Tout en restant
fidèle au plan primitif de la maison du prophète à Médine (cour et salle de
prière couverte), la mosquée, pourvue plus tard d'un minaret, adopte en
effet en Syrie, à l'époque omayyade, l'ordonnance « basilicale » de la salle
d'audience romaine ; ce compromis initial, bien symbolisé par la réduction
d'exèdre qu'est le mihrâb, donnera naissance, « par une évolution dont nous
suivons parfaitement toutes les étapes, aux nombreux types de mosquées
qu'a mis en œuvre l'architecture de l'islam » (J. Sauvaget). Qu'il suffise de
citer la mosquée en T du Maghreb, la mosquée seljoukide à quatre iwâns
(plan cruciforme sans doute emprunté à la demeure seigneuriale iranienne)
et la mosquée turque d'Anatolie à coupole, modifiée au xvie siècle par
l'adoption du dispositif de l'ancienne église byzantine Sainte-Sophie à
Constantinople.

Mais ce n'est pas dans l'agencement des ensembles architecturaux


qu'apparaît de la manière la plus frappante l'unité de l'art musulman ; elle
naît surtout de ses qualités ornementales si particulières, qui s'étendent aux
surfaces des monuments (revêtements de stuc ou mosaïque, peintures
murales) comme aux objets d'usage courant (mobilier, vases, tapis, étoffes,
manuscrits). La richesse de la décoration utilisée dans les arts mineurs est
d'ailleurs servie par le raffinement et la variété des techniques : sculpture
sur bois et ivoire, marqueterie, travail du cuir et des métaux, orfèvrerie,
tissage et broderie, céramique, enluminure et miniature. Mais la valeur de
cette ornementation vient essentiellement de l'esprit qui l'anime et qui
trouve sa pleine expression dans le développement de l'arabesque :
stylisation à outrance des formes animales et végétales ; utilisation de
figures géométriques ouvertes se répétant à l'infini, s'appelant les unes les
autres sans jamais réaliser de combinaison parfaite ; continuité du décor
qu'il soit « à défoncement linéaire » ou qu'il naisse de l'entrelacement des
tiges. On saisit là comme le reflet d'une conception qui fait du monde une
succession de formes fugitives n'ayant à chaque instant d'existence que par
la volonté divine.

L'épigraphie tient dans cet art une place importante, qu'expliquent les
qualités décoratives de l'écriture arabe (coufique ornemental ou cursive
calligraphiée) ainsi que la valeur religieuse des inscriptions. En revanche, la
ronde-bosse est rarement représentée ; ce n'est pas, comme on l'a trop
souvent dit, que les œuvres prenant pour modèles des êtres vivants aient été
absolument proscrites par l'islam : si un hadîth condamne les « faiseurs
d'images » à un « jugement de Dieu qui leur infligera l'impossible tâche de
ressusciter leurs œuvres », les rares théologiens qui, soucieux d'éviter tout
retour à l'idolâtrie, voulurent interdire les images, ne furent pas suivis, et de
fait les représentations figurées furent abondamment utilisées dans les
provinces orientales (miniatures persanes, turques et mogoles). Mais la
tendance à la stylisation favorisa, au détriment de la sculpture,
l'épanouissement de l'ornementation linéaire, de cette formule artistique
subtile qui tient dans l'histoire des arts de l'humanité une place si originale.
Cet art, historiquement et géographiquement varié malgré sa conception
abstraite, qui doit à l'islam et à lui seul sa véritable unité, mérite bien à ce
titre de couronner l'imposant édifice de la culture musulmane, une elle
aussi, en dépit de ses tendances divergentes.

Dès lors ce n'est plus seulement comme une religion, ni même comme une
communauté que nous apparaît l'islam, mais comme le support d'une
civilisation dont il vivifie, ou tout au moins conditionne, les diverses
manifestations religieuses, intellectuelles et artistiques. À partir du xvie
siècle cependant, cette civilisation cessa de rayonner pour tomber, sous la
domination ottomane, dans un engourdissement dont elle ne devait se
réveiller que dans les temps modernes.
Chapitre VII
L'islam moderne

La période moderne pour l'islam commence avec l'expédition de Bonaparte


en Égypte (1798-1801), début des entreprises colonialistes et des
investigations scientifiques européennes au Moyen-Orient. Alors en effet
l'Égypte apprend à connaître la supériorité des techniques et méthodes
occidentales, et l'islam, tenté d'abord de se replier sur lui-même, prend
ensuite conscience de son engourdissement intellectuel ; il réagit par des
tendances diverses, que domine toujours le désir de s'opposer
victorieusement à l'ingérence de l'étranger et d'égaler la civilisation
européenne tant en rayonnement culturel qu'en développement matériel. Les
étapes de cette crise et de cet essai, non encore achevé, de réadaptation aux
conditions nouvelles de vie et de penser constituent l'histoire de l'Islam
moderne et contemporain.

1. Histoire du monde musulman à l'époque


moderne
Le xixe siècle et le début du xxe (jusqu'en 1914) virent le déclin et
l'émiettement progressifs de l'Empire ottoman. Le démembrement de ses
possessions d'Europe, dû aux révoltes des sujets chrétiens aussi bien qu'aux
convoitises des puissances sur « l'homme malade », est lié aux événements
internationaux : 1829, indépendance de la Grèce, autonomie de la Serbie et
des provinces roumaines ; 1878, création de l'État de Bulgarie, détachement
de la Dobroudja, puis de la Bosnie et de l'Herzégovine, cession de Chypre à
l'Angleterre ; 1913, libération de l'Albanie et de la Macédoine ; traité de
Sèvres (1920), ne laissant à la Turquie, alliée de l'Allemagne, que
Constantinople et les Détroits, dont le passage restait interdit à tout navire
de guerre (Conv. de 1841).

En même temps l'Égypte, qui déjà au xviiie siècle avait eu des velléités
d'émancipation, se libère en fait de la tutelle ottomane. Méhémet Ali (1811-
1849), devenu pacha et maître absolu en sa province après le massacre des
mamelouks, modernise l'organisation administrative, économique, militaire
en s'inspirant des méthodes occidentales et, après les succès remportés par
son armée en Arabie, en Grèce, puis au cours des deux guerres turco-
égyptiennes, il aurait obtenu l'indépendance complète de sa vice-royauté,
n'eût été l'intervention anglaise ; du moins l'hérédité de son pachalik (1840)
fut-elle reconnue par le sultan. Entre-temps il conquit en outre le Soudan
(1820-1847). L'Égypte toutefois n'allait pas tarder à perdre cette
indépendance de fait, le percement du canal de Suez, clef de la route des
Indes, éveillant les désirs anglais : condominium franco-anglais (1878), puis
protectorat anglais (1882) et condominium anglo-égyptien sur le Soudan
(1899). D'autres entreprises colonialistes européennes poursuivaient le
démembrement de l'Empire ottoman : conquête de l'Algérie par la France
(1830-1847) ; protectorat français sur la Régence de Tunis (1881) ;
conquête de la Tripolitaine par l'Italie (1911-1912). Par ailleurs il convient
de signaler l'achèvement de la conquête de l'Inde par les Anglais vers 1850,
la répartition du territoire de l'Iran en deux zones d'influence, russe et
anglaise, après l'accord de 1907, et le protectorat français sur le Maroc
(1912).

Les années qui suivirent la guerre de 1914-1918 virent l'éclosion du


nationalisme arabe et la profonde transformation de la Turquie. Après
l'armistice de 1919 en effet se constitua un gouvernement révolutionnaire,
qui, installé à Ankara sous la direction de Mustafa Kemal, refusa de ratifier
le traité de Sèvres, poursuivit la lutte avec succès contre les Grecs et obtint
au traité de Lausanne (1923) le recouvrement d'Andrinople, l'abolition des
Capitulations ainsi que la révision de la Convention des Détroits. Puis, le
califat aboli (1924), la Turquie se transforma en une République laïque,
tandis que l'Iran, modernisé par le Châh Rizâ Pahlavi, mettait fin lui aussi
aux Capitulations (1928).

Quant aux provinces arabes de l'Empire ottoman soulevées au cours de la


guerre, leur sort fut réglé selon les intérêts des puissances victorieuses. Par
les accords de San Remo (1920-1922), la France reçut en mandat la Syrie et
le Liban, l'Angleterre, l'Irak, la Transjordanie et la Palestine, celle-ci
destinée à recevoir un nouveau « foyer national juif » (déclaration Balfour
en faveur du mouvement sioniste, 1917). La Syrie elle-même fut divisée en
trois provinces autonomes (Syrie, État alaouite, Djebel Druze). Ces États
devaient être menés à l'indépendance : l'Irak, le premier, y accéda en 1930
(admis à la sdn) ; mais un projet d'indépendance de la Syrie échoua en
1936. En Arabie centrale en outre se reconstituait l'ancien domaine
wahhabite, détruit par Méhémet Ali : dès 1901 ‘Abd al‘-Azîz Âl Sa‘oud se
rendit maître de plusieurs oasis ; après la chute des Ottomans il étendit sa
domination sur le Hedjaz (1925) où il se fit proclamer roi et annexa le ‘Asir
(1933). L'entre-deux-guerres vit aussi l'essor de l'Égypte indépendante :
abolition théorique du protectorat anglais (1922), constitution de 1923 («
royauté » constitutionnelle) suspendue de 1929 à 1935, traité d'alliance
anglo-égyptien (1936) rétablissant au Soudan le régime du condominium
supprimé en 1924, abolition des Capitulations (conférence de Montreux,
1937, prévoyant un statut transitoire jusqu'en 1949).

Ainsi apparaissaient au Proche-Orient des États individualisés, de régime


démocratique ou pseudo-démocratique (tendant parfois à la dictature
militaire), comportant souvent des minorités qui résistaient à l'assimilation.
Ce mouvement semblait rompre le panislamisme, favorisé jadis par le
califat ottoman, mais un sentiment de solidarité sociale et politique, dont
l'islam restait un des facteurs, allait renaître dans le panarabisme.

La guerre de 1939-1945, donna un nouvel essor à ces deux tendances. Le


nationalisme se manifesta par l'indépendance de divers États : Syrie et
Liban (proclamation, 1941 ; évacuation des troupes, fin 1946),
Transjordanie (« royauté », mars 1946) agrandie en « Jordanie » (1949) par
le rattachement de la Palestine arabe, Pakistan (issu des efforts de la « Ligue
musulmane » dans l'Inde, 1947), République indonésienne et États-Unis
d'Indonésie (1945-1949), Royaume-Uni de Libye (Tripolitaine, Cyrénaïque
et Fezzan, 1952), Soudan égyptien (1956), Tunisie et Maroc (1956), sans
compter, en Afrique noire, les divers États issus de l'ancien Empire français
(1958-1960). L'Égypte, de son côté, s'efforça d'atteindre à la pleine
indépendance économique et politique, dénonçant le traité de 1936 et les
conventions sur le Soudan (1951), obtenant l'évacuation de la zone du canal
de Suez, puis nationalisant la compagnie du canal (1956), tandis que l'Irak
s'attachait à la révision du traité de 1930 et que l'Iran faisait évacuer son
territoire, occupé pendant la guerre par les troupes alliées. Quant à l'Algérie,
la promulgation du statut de 1945, qui ne fut jamais intégralement appliqué,
n'empêcha pas la formation d'un mouvement nationaliste et le
déclenchement, en 1954, d'une rébellion qui se termina, en 1962, par
l'accession du pays à l'indépendance.

Le panarabisme était de même apparu après la guerre dans la création de la


Ligue des États arabes (Égypte, Arabie et Yémen, Transjordanie, Irak,
Syrie, Liban, mars 1945), destinée à « sauvegarder leur indépendance et
leur souveraineté » ainsi qu'à veiller aux intérêts des autres pays arabes.
Mais il s'accompagnait d'un panislamisme sous-jacent, tandis que, dans un
domaine plus large, des liens nouveaux se manifestaient entre pays sous-
développés et récemment émancipés appartenant aux deux continents
africain et asiatique (conférence de Bandoeng).

Si la décolonisation s'accomplissait peu à peu dans le Proche-Orient, puis


au Maghreb, à partir de 1945, la domination économique du capitalisme
anglo-américain continua d'abord à se faire sentir dans divers pays qui
avaient confié l'exploitation de leurs ressources pétrolières à des
compagnies étrangères (Iran, dès 1909 ; Irak, 1918 ; Bahraïn, 1931 ; Arabie
saoudite, 1936 ; Koweit, 1938 ; Égypte, 1944). Des réactions se
produisirent ensuite en ce domaine (nationalisation en Iran dès 1951), qui
s'accélérèrent peu à peu (Algérie, Irak, Libye, Arabie) et conduisirent à un
état de conflit latent entre pays islamiques producteurs et nations
importatrices plus industrialisées. De son côté le sionisme, qui avait été
soudainement amplifié après 1945 par l'antisémitisme survivant en Europe
centrale et avait été consacré par une décision de l'onu (1947), ne fit que se
renforcer. La réalisation du partage de la Palestine (1948) déclencha entre le
nouvel État d'Israël et les États arabes limitrophes une guerre que termina
provisoirement l'armistice de 1949, mais que prolongèrent les campagnes
de 1956, 1967 et 1973, et à laquelle s'efforça de mettre fin l'accord de
Washington (1993) sur l'autonomie des territoires occupés.

Le Proche-Orient resta pratiquement dans l'état de morcellement où


l'avaient mis les Alliés en 1919. Le projet de « Grande Syrie » (comprenant
Syrie, Liban, Irak, Jordanie) n'a pu être réalisé. Le problème des minorités
subsiste (nationalisme kurde que se refusent à reconnaître Iran, Irak et
Turquie, situation critique du Liban). Après une tentative de fusion avec la
Syrie (1958-1961), reprise dans un projet de fédération avec la Syrie et la
Libye (1971), l'Égypte, qui demeure le centre religieux et intellectuel de
l'islam, envoyant des professeurs jusqu'en Indonésie et en Afrique noire et
formant des étudiants venus de toute part, semble de plus en plus
préoccupée de fonder une politique lui permettant de résoudre ses
problèmes économiques et sociaux, tandis que d'autres régions comme la
Syrie et l'Irak tombaient sous des dictatures militaires et socialisantes. Ces
divers pays qui furent en outre jusqu'en 1991 l'enjeu des rivalités entre
Américains et Soviétiques sont aujourd'hui surtout confrontés à une
influence américaine dominante qui a été jusqu'à s'exercer dans la péninsule
Arabique (conflit avec l'Irak 1990-1991) et qui suscite maintenant des
violences terroristes, venues s'ajouter aux difficultés de règlement de la
question israélo-palestinienne.

2. État actuel du monde musulman


Le monde musulman actuel représente plus d'un milliard d'hommes (soit
plus du cinquième de la population du globe) et se répartit en plusieurs
groupes : Arabes et arabisés (Proche-Orient et Maghreb), Iraniens (Perse,
Afghanistan), Turcs (Turkestan, Anatolie), Indiens, Malais, Chinois, Noirs
(Afrique occidentale, équatoriale et orientale), groupe balkanique et «
diaspora » en Europe et Amérique. De cette masse les arabisés ne forment
qu'un sixième, et les purs Arabes un quinzième (ceci expliquant les récentes
traductions du Coran en diverses langues). Les sunnites en constituent
l'immense majorité, les chiites n'atteignant pas le dixième et les kharijites le
cinq centième du total. En ce qui concerne les écoles juridiques, le
hanafisme vient en tête (plus du tiers de l'ensemble) devant le chafiisme, le
malikisme étant réduit au septième et le hanbalisme à peine au centième.
Morcelé, le monde musulman comprend des États souverains, Arabie
saoudite (royauté, 15 millions d'hab.), Yémen (république, 12 millions),
Koweit (royauté, 2 millions) et émirats du golfe (4 millions), République
arabe unie (Égypte, 55 millions), Soudan (république, 25 millions dont 65
% de musulmans), Libye (république, 5 millions), Tunisie (république, 8
millions), Algérie (république, 25 millions), Maroc (royauté, 22 millions),
républiques africaines de Mauritanie, Sénégal, Mali, Niger, Guinée,
Nigeria, Somalie (env. 60 millions), Albanie (république, 1 million), Syrie
(république, 12 millions), Jordanie (royauté, 4 millions), Irak (république,
20 millions, légère majorité chiite), Turquie (république, 67 millions), Iran
(république, 55 millions dont 30 de chiites duodécimains), Afghanistan
(république, 19 millions), Pakistan et Bengladesh (républiques, env. 200
millions, sans compter le Cachemire indien, 7 millions, à forte majorité
musulmane), États-Unis d'Indonésie (env. 180 millions), républiques de
l'ex-urss (Azerbaïdjan, Kirghizie, Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan,
Turkménistan, 32 millions) ; un État à population mixte, le Liban
(république, 2,5 millions, mi-chrétien, mi-musulman) ; des communautés
intégrées à des pays non musulmans : républiques autonomes de Russie,
musulmans de Chine (env. 40 millions, surtout au Turkestan), de l'Inde (50
millions), de Malaisie, d'Israël, de Chypre, d'Éthiopie (37 %) et d'Érythrée
(65 %), des Balkans (Bulgarie, 18 % ; Bosnie et Kosovo), de Madagascar
(18 %), du Tchad (44 %) et de divers États d'Afrique noire ; la « diaspora »
d'Europe (France, Allemagne, Grande-Bretagne), Amérique (États-Unis,
Brésil) et Océanie, sans compter les musulmans d'Indochine, des
Philippines, de Thaïlande ou de Birmanie.

3. Situation de l'islam moderne


Autour des pays à société musulmane existe ainsi une large frange de
minorités islamisées. Tantôt elles restent stationnaires (Chine, Indonésie) ;
tantôt au contraire elles progressent grâce à la simplicité de leur
monothéisme et aux effets d'une propagande religieuse que soutiennent les
riches pays arabes producteurs de pétrole. De Pékin à Dakar l'islam revêt
d'ailleurs des aspects divers : plus on s'éloigne du centre syro-égyptien,
moins, en général, il est pur ; moins l'observance est stricte (Pèlerinage, sauf
en Indonésie) ; plus il tolère d'usages locaux, souvent magiques, dans la vie
religieuse ou sociale (Chine, Indonésie, Berbérie, Afrique noire), tandis
qu'au contact de l'hindouisme il s'imprègne de mystique, voire de
syncrétisme. Mais partout une tendance rigoriste vient aussi combattre ces
amalgames et se réclamer d'un « islamisme » propre à armer des groupes
rebelles.

Le Proche-Orient lui-même ne laisse pas d'être partagé entre des


mouvements divers. Le premier est l'adoption pure et simple, non seulement
des procédés techniques, mais du régime politique et social des pays
européens. Il fut illustré par la République turque, qui, sous l'impulsion de
Mustafa Kemal, promulgua réforme sur réforme : califat spirituel (1922),
abolition du califat et de la charge de grand mufti, fermeture des madrasas
et couvents de derviches, transformation des corporations en syndicats
(1924), adoption de la coiffure européenne et suppression du voile féminin,
abolition de la législation coranique remplacée par le droit européen (1926),
emploi de l'alphabet latin, suppression du serment religieux (1928),
introduction des noms de famille (1934 : Atatürk, nom honorifique décerné
à Mustafa Kemal). La modernisation se traduisit donc par une brusque
sécularisation, l'islam n'étant plus religion d'État et devenant simple «
affaire privée », bien que ses servants fussent rétribués par l'État et son culte
réglementé ; en fait ce mouvement avait entraîné une baisse de la pratique
religieuse (en particulier du Pèlerinage). Certes une réaction se dessina
nettement depuis les élections de 1950 (rétablissement de l'enseignement
religieux dans les écoles) ; mais les aléas divers entraînés de ce fait dans la
politique intérieure de la Turquie n'empêchèrent pas ce pays de demeurer
fidèle à son idéal de laïcité. Dans les Républiques soviétiques la
modernisation, appliquée brutalement après 1920, fut quelque peu adoucie
après 1990.

Les autres pays n'ont pas réalisé de modernisation aussi radicale. Ainsi
l'Iran chiite commença par s'européaniser sans heurts sous la dynastie des
Pahlavis (législation civile avec cour d'appel religieuse, suppression du
voile) et la plupart des États du Proche-Orient au cours du xxe siècle furent
affectés à des degrés divers par de semblables manifestations : régime
pseudo-parlementaire ; abandon de l'idée du califat ; mouvements
syndicaux, longtemps réprimés, puis reconnus officiellement (Égypte, Iran,
Syrie, Transjordanie), non sans que leur action soit contrôlée ; élaboration
d'une législation du travail accélérée par de récents conflits sociaux ;
réformes du droit (Arabie exceptée) pour tout ce qui ne touche pas le statut
personnel ; mouvements de jeunesse ; évolution féministe ayant pour
objectifs l'abandon du voile et le vote des femmes (parfois adopté) ;
développement, surtout en Égypte, des techniques industrielles et bancaires,
nécessaires pour atteindre l'indépendance économique. Les mesures prises
en 1979 à la suite de la révolution iranienne ainsi que les réactions
populaires observées en d'autres pays témoignent toutefois de la persistance
d'un mouvement de résistance à des influences « occidentales » jugées
pernicieuses.

Au modernisme s'oppose enfin le conservatisme de l'Arabie saoudite, terre


d'élection du wahhabisme qui remonte au pacte conclu en 1744 entre
Mohammad b. ‘Abd-al-Wahhâb (m. 1787) et l'émir Ibn Sa‘oud, érigeant «
une principauté bédouine en une théocratie canoniquement constituée » (H.
Laoust). Aboutissement du rigorisme hanbalite et des théories sociologiques
d'Ibn Taïmiya, il se présente comme un mouvement politique appuyé sur
l'application stricte de la pure Loi coranique, impliquant le rejet de toutes
les « innovations » (part. culte des saints). Dominant dans l'Arabie saoudite
moderne qui ne négligea pas pour autant de faire appel aux techniques
européennes, il avait auparavant inspiré au cours du xixe siècle des
mouvements de réforme et de défense de l'islam dans l'Inde (lutte des
musulmans contre les Sikhs, puis les Anglais, 1824-1857) ou en Libye
(confrérie des Senoussis, qui s'opposa aux Ottomans, puis mena la
résistance contre la conquête italienne, en même temps qu'elle pratiquait
l'apostolat en Afrique noire). Une autre réaction de défense armée avait été
le mahdisme. Particulièrement en honneur chez les chiites, son idée de base,
qui soutint jadis le réformisme d'un Ibn Toumert, inspira au xixe siècle le
mouvement de libération et de purification de l'islam par l'épée qui souleva
le Soudan égyptien (1881-1899).

Modernisme et wahhabisme sont des solutions radicales qui ne pouvaient


convenir à certains penseurs du Proche-Orient ou de l'Inde, à la fois
soucieux de sauvegarder les valeurs islamiques et conscients de la nécessité
de les adapter. Pour se dégager de la double mentalité, musulmane et
moderne, qui dominait désormais leur vie, les croyants se virent obligés de
« repenser » l'islam en termes modernes, tentative qu'accompagnait toujours
le désir de combattre l'influence des missions chrétiennes.
En Égypte les Salafiya entreprirent de régénérer l'islam en se référant à la
tradition des ancêtres. Après Jamâl ad-Dîn al-Afghânî (m. 1897), fondateur
à Paris (1883) d'un mouvement politique autant que religieux, Mohammad
‘Abdoh (m. 1905) élabora un réformisme théologique et culturel qui devait
exercer une influence durable sur l'orientation de la pensée égyptienne.
Comme les wahhabites il épura l'islam, combattant superstitions populaires
et culte des saints et prêchant le retour à la foi originelle, mais c'était pour y
trouver un principe de renouvellement : aussi préconisa-t-il la réouverture
de l'ijtihâd, tandis qu'il adoptait une position mo‘tazilite en prenant la raison
comme deuxième source de la Loi, après le Coran. En outre, convaincu de
l'accord nécessaire entre science et religion, il s'efforça de développer
l'enseignement des sciences européennes et de l'histoire ainsi que la haute
éducation musulmane et, peu soucieux de la restauration du califat,
accueillit en politique les idées « libérales ». Cet effort fut continué, dans un
sens plus conservateur, par Rachîd Ridâ (m. 1935), partisan du califat
électif (auquel serait confié l'ijtihâd) et directeur de la revue al-Manâr. Ses
résultats les plus marquants furent : la création d'universités modernes, au
Caire (1908), à Alexandrie, Damas ; le déclin rapide des confréries,
remplacées par des associations telles que celle des Jeunes Musulmans
(fondée au Caire en 1927, ramifications en Palestine, Syrie, Irak), ayant
pour but de relever et défendre la morale et la culture islamiques,
développant le scoutisme à tendance politique. Depuis 1945 un nouveau
mouvement a pris une ampleur inattendue, celui des « Frères Musulmans »,
qui, tout en admettant la démocratie, vise plus radicalement à réislamiser la
législation, l'enseignement et la constitution. On lui doit en partie l'essor de
l'islamisme qui prit place à la fin du xxe siècle.

De son côté l'école du « Manâr » avait rayonné au-delà des frontières du


Proche-Orient. Le néowahhabisme qu'elle inspira affecta l'Inde (« Ahl-i-
Hadith », combattant les superstitions), l'Indonésie (« Mohammadiya »,
1912, s'efforçant d'approfondir l'islamisation superficielle du pays et
développant les œuvres scolaires et charitables) et l'Afrique du Nord
(mouvement réformiste des ulémas en Algérie, opposé à la tendance
séculariste). Il réussit souvent à éliminer l'influence des confréries, pourtant
encore vivantes au Maghreb, et à radicaliser les sentiments de la population.
Aux Indes, conformément au génie de ce pays, le réformisme prit une
orientation plus philosophique et plus libérale. On vit d'abord se développer
sous l'impulsion d'Ahmad Khan (m. 1898) l'enseignement supérieur
(Université d'Aligarh, 1887, suivie de nombreuses autres, jusqu'à la dernière
en date, celle de Haïderabad, 1919), tandis qu'un mouvement anti-
moderniste animait l'enseignement donné dans les cercles de Deobend. Puis
le chiite Ameer ‘Alî entreprit de dégager du formalisme théologique les
constantes de « l'esprit de l'islam » et élabora une apologétique nouvelle en
procédant au libre examen des sources de la religion (exégèse rationaliste).
Quant au poète philosophe Mohammad Iqbâl (m. 1938), appelant les
musulmans à l'action, il reconstruisit moins la « pensée orthodoxe » que la
pensée soufie, en termes d'humanisme, sinon de bergsonisme, et il fut aussi
l'inspirateur de la partition politique du sous-continent qui, en 1947 au
moment de l'indépendance, établit à côté de l'Union indienne l'État
musulman qui allait donner naissance au Bangladesh et à la République
islamique du Pakistan. Diverses associations missionnaires (Anjuman) se
sont développées aussi, avec un succès relatif ; la plus importante est celle
des Ahmadiya, qui avait été fondée par Mirza Ghulâm Ahmad (m. 1908).

Malgré le morcellement du monde musulman actuel et la diversité des


solutions pratiques adoptées par chaque pays, l'islam continue à s'affirmer,
sinon comme une communauté, du moins comme un ensemble de nations
ayant à faire face au même problème : adaptation aux conditions de vie
nouvelle d'une société ne distinguant pas en principe entre temporel et
spirituel. L'édifice religieux tout entier s'en trouvant ébranlé, c'est vers le
Coran qu'aussitôt les musulmans se retournèrent comme à la source
première de toute vérité, pour y trouver – non parfois sans quelque
innocence – justification des usages et des théories modernes. D'où un essai
de renouvellement de l'apologétique islamique, réalisé le plus souvent au
moyen de l'exégèse rationaliste lorsque la tendance mo‘tazilite tendit à
prévaloir (Égypte, Indes). Mais la libre critique historique en matière
religieuse fut loin d'être admise (incidents en Égypte) et les quelques efforts
personnels de réinterprétation du Coran n'ont encore abouti à aucun résultat
positif : le modernisme continue à s'inscrire seulement dans les faits, en
provoquant périodiquement de vives réactions de l'opinion musulmane,
tandis qu'un retour au fondamentalisme s'affirme d'autre part dans les
milieux musulmans les plus divers, et le plus souvent sans modération. La
plus spectaculaire conséquence de cette situation fut sans doute la
révolution qui mit fin en Iran au régime du Chah et instaura une république
islamique présidée par l'ayatollah Khomeiny (février 1979). Cette
instauration d'un pouvoir musulman religieux, qui se situa dans un contexte
proprement chiite, favorisa, dans les pays arabes sunnites, une
recrudescence des actions exigeant le retour aux principes et aux règles de
la chari‘a.

Deux questions essentielles continuent à se poser sur le plan social :


l'évolution interne de la société et l'adoption d'un régime économique qui
permette aux États les plus pauvres d'améliorer leur situation. Cette dernière
nécessité explique le succès qu'avaient connu, à partir de 1954, les solutions
de type socialiste empruntées aux « démocraties populaires ». L'échec que
rencontra ensuite ce genre de régime, en Algérie notamment, ne fit que
renforcer un courant islamiste dont le programme concret restait flou, mais
dont la propagande n'hésitait pas à s'appuyer sur le terrorisme et
l'intimidation.

Aujourd'hui les manifestations de l'islam sunnite radical continuent de sévir


dans les pays de l'Orient ou du Maghreb, de l'Asie des Moussons ou de
l'Afrique noire, même si leurs tentatives de prise du pouvoir n'ont jamais
abouti à un succès durable ni reçu jusqu'à présent le soutien d'aucun
gouvernement. On veut espérer que la situation instable qui en résulte –
après des violences ayant été jusqu'à prendre pour cible la puissance
économique américaine – demeure une étape transitoire dans la maturation
d'un islam véritablement moderne.
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