Dictionnaire Historique de L'islam - Janine Sourdel-Thomine, Dominique Sourdel
Dictionnaire Historique de L'islam - Janine Sourdel-Thomine, Dominique Sourdel
Dictionnaire Historique de L'islam - Janine Sourdel-Thomine, Dominique Sourdel
L'islam
DOMINIQUE SOURDEL
Chapitre I
Mahomet et le coran
1. L’Arabie antéislamique
Quand l’islam apparut, la péninsule d’Arabie (Jazîrat al-‘Arab) se trouvait,
tant du point de vue religieux que sous l’angle politique et social, dans un
état inorganique. Le manque d’homogénéité du pays y prêtait. Cette ample
plate-forme granitique inclinée vers le golfe Persique, bordée de chaînes
montagneuses, recouverte de sables et de coulées volcaniques, comprend en
effet : une plaine côtière (tihâma) de largeur variable, malsaine et
inhospitalière ; un rebord montagneux le plus souvent sauvage ; un plateau
d’immenses étendues steppiques et désertiques (du nord au sud : Bâdiyat
ach-Châm, Nefoud, Nejd, Rob‘ al-Khâli à peine exploré). Dans cet
ensemble varié la différence de climat crée une opposition nette entre les
pays du Sud (Yémen, Hadramaout) tournés vers l’océan Indien, qui
connaissent grâce à la mousson de riches cultures, et l’Arabie septentrionale
et centrale, soumise aux caprices de pluies rares et peu abondantes ; ici
dominent les sédentaires, là les Bédouins nomades. Seules les oasis du
Hedjaz sur la façade occidentale jouissent, en Arabie centrale, d’une
situation privilégiée : émergeant des coulées volcaniques, Yathrib (la future
Médine), Taïf, Khaïbar entourent la ville marchande et caravanière de la
Mekke, située au fond d’un cirque montagneux voisin de la côte ; c’était là,
au viie siècle, le cœur de l’Arabie.
Sédentaires et nomades étaient organisés en tribus indépendantes, chacune
sous la direction d’un chaïkh ou sayyid. Parmi ces tribus on distinguait
traditionnellement deux groupements rivaux, rattachés à la postérité
d’Abraham : Arabes du Sud (ou Yéménites) descendant de Qahtân, et
Arabes du Nord (ou Nizârites) descendant d’Ismâ‘îl (Ismaël). Ils se
ramifièrent en branches nombreuses, dont quelques-unes – Qaïs, Qoraïch
parmi les Nizârites, Lakhm, Kinda, Ghassân parmi les Yéménites –,
jouèrent un rôle important dans l’histoire. Tenace, leur rivalité se poursuivit
fort longtemps après les premières luttes entre Mekkois nizârites et
Médinois yéménites au temps de Mahomet.
L’Arabie du Sud, qui connut très tôt une civilisation avancée, fut occupée
successivement par le royaume Minéen remontant au moins au ixe siècle
avant notre ère, le royaume de Saba, qui tirait sa richesse de l’exportation
des aromates locaux et du trafic des matières précieuses avec l’Inde
(légende de l’Arabie Heureuse), puis le royaume Himyarite, apparu vers le
iie siècle av. J.-C., mais tombé en décadence et envahi à la fin du ive siècle
apr. J.-C. par les Abyssins d’Aksoum. L’Arabie du Nord entra plus
tardivement dans l’histoire : ses Bédouins, grands chameliers ou petits
conducteurs de moutons, protégeant moyennant tribut les quelques
sédentaires qui les aidaient à vivre, ne furent jamais organisés. C’est
seulement à l’époque de la décadence himyarite que la Mekke, transformée
par la puissante famille des Qoraïch en « république marchande », hérita du
trafic entre océan Indien et Méditerranée et devint le point de départ de
caravanes régulières. En marge enfin de la péninsule Arabique, dans les
steppes qui touchent à la Syrie, les tribus arabes qui émigraient vers le nord
donnèrent naissance à plusieurs États : le royaume des Nabatéens (cap.
Pétra), conducteurs de caravanes sédentarisés et aramaïsés, qui s’enrichirent
par le commerce (ive av. au ier siècle apr. J.-C.), le royaume des Lakhmides
(cap. al-Hîra) (328-622), et plus tardivement celui des Ghassanides, chargés
par l’empereur byzantin de garder la frontière syro-palestinienne (ive
siècle). De discordes entre souverains et vassaux profita momentanément le
royaume naissant de Kinda, qui, malgré sa brève durée, marqua un effort
vers une centralisation politique réalisée au siècle suivant.
D’après la Sîra, Mahomet perdit ses parents de bonne heure et fut élevé par
son grand-père ‘Abd al-Mottalib, puis par son oncle Abou Tâlib. Bien
qu’appartenant à l’importante tribu des Qoraïch, il était assez pauvre et, à
vingt-cinq ans, s’engagea au service d’une riche veuve, Khadîja, que peu
après il épousa. Tant qu’elle vécut, il ne prit pas d’autre femme ; c’est
seulement après sa mort (qui survint peu avant l’Hégire) qu’il porta à neuf
le nombre de ses épouses. Mahomet exerça donc le métier de marchand et
de caravanier, menant, à partir de son mariage, une existence dépourvue de
tout souci matériel. Quant aux voyages qu’il aurait effectués en Syrie, avec
son oncle, puis avec Khadîja, et qui lui auraient fait rencontrer des moines
chrétiens, ils reposent sur des traditions douteuses ; il semble au contraire
que Mahomet n’eut jamais du christianisme qu’une idée assez éloignée de
la réalité.
Les sourates que l’on considère comme ayant été révélées à la Mekke
durant les premières années de la prédication de Mahomet se caractérisent
par leur brièveté, leur style imagé, tantôt poétique, tantôt oratoire, la
fréquence des serments et des adjurations. La forme extérieure rappelle le
style des devins païens dont Mahomet se défendait pourtant avec
véhémence de faire partie ; aussi bien les versets du Coran échappent-ils
fréquemment aux exigences de la rime, lorsque le sens le commande. Aux
versets les plus fougueux et tumultueux, appelant les hommes à songer au
Jugement, en succédèrent d’autres d’allure plus calme, et des récits de ton
oratoire : histoire des prophètes des anciens temps, montrant de quels
châtiments terribles Dieu frappa les hommes qui ne voulurent pas écouter
ses Envoyés.
De son séjour à Médine date une seconde série de sourates, de style moins
tourmenté. Œuvre d’un législateur religieux et social, elles contiennent
surtout des prescriptions destinées à organiser le nouvel ordre instauré par
l’islam. Souvent très précises, ces règles s’appliquent directement à la vie
de l’époque, sans prévoir l’extension future de la communauté ; il s’y joint
des sentences, permettant de définir un idéal cultuel, moral et socio-
religieux. Enfin bien des versets reflètent l’actualité historique : luttes que
les convertis eurent à soutenir contre leurs ennemis, idolâtres, juifs,
chrétiens, dont la doctrine est l’objet de violentes attaques, et « hypocrites »
sur qui tombent les plus terribles malédictions.
Sous les quatre premiers califes, « ceux qui guident dans la voie droite »
(râchidoun), se déroula une expansion triomphale. Une fois la péninsule
pacifiée (répression de quelques faux prophètes), les musulmans se
lancèrent dans les conquêtes dont Mahomet avait lui-même donné le signal
; il s’agissait pour eux de propager leur foi, d’assurer leur sécurité et
d’exécuter aussi de profitables razzias. Sous ‘Omar : conquête de la Syrie
après la victoire du Yarmouk (636), invasion de la Mésopotamie et de la
Perse après la victoire de Nehâwend (642), conquête difficile de l’Égypte et
de la Cyrénaïque par ‘Amr, commandant de l’armée de Syrie (642). Après
la mort de ‘Omar : razzias en Asie Mineure, dans les îles de la mer Égée, en
Afrique du Nord, occupation de l’Arménie ; mais le mouvement se ralentit,
le butin diminuant et les Arabes se laissant séduire par les richesses des
pays déjà conquis.
Mais le califat de Cordoue mourut d’un mal semblable à celui qui rongeait
le califat abbasside : dès la fin du xe siècle les califes devinrent des jouets
entre les mains de maires du palais (Ibn Abî ‘Amir, puis les ‘Amirides), et
en 1030 disparaissait le dernier calife omayyade. Le royaume alors
s’émietta en une série de principautés où brillait encore la civilisation
andalouse (époque des Reyes de Taifas). Bientôt le roi chrétien de Castille
entreprit la reconquête de l’Espagne, à laquelle s’opposèrent en vain les
dynasties marocaines almoravide et almohade et qui s’acheva en 1492 par
la prise de la dernière position arabe, Grenade.
5. Le califat fatimide
À la fin du ixe siècle, au moment où l’agitation chiite secouait tout le
Proche-Orient musulman, l’imâm caché de la secte ismaélienne, ‘Obaïd
Allah, qui déclarait appartenir à la descendance du Prophète par sa fille
Fâtima, chargea son propagandiste Abou ‘Abd Allah de préparer son
accession au pouvoir ; celui-ci, ayant réussi à gagner la faveur de Berbères
en pèlerinage à la Mekke, les suivit en Petite Kabylie (894) : de là il marcha
contre les Aghlabides et s’ouvrit la route de Kairouan (mars 909) où, après
diverses péripéties, ‘Obaïd Allah, se donnant pour le mahdî attendu par tous
les chiites, entra en triomphateur (décembre 909). L’enthousiasme provoqué
par son arrivée fut de courte durée. Les mesures brutales, employées par le
mahdî pour faire adhérer la population au chiisme, et les procédés fiscaux
abusifs, auxquels il eut recours pour préparer une expédition vers l’Orient,
provoquèrent la terrible révolte du Berbère khârijite Abou Yazîd, «
l’homme à l’âne », qui mit en danger (936-947) le pouvoir des premiers
califes fatimides (al-Qâ’im et al-Mansour).
6. La puissance seljoukide
Après « le siècle ismaélien de l’Islam » (L. Massignon), le milieu du xie
siècle marque dans l’histoire du monde musulman un décisif tournant :
apparition, au premier plan sur la scène politique, des Turcs seljoukides
sunnites. Refoulant le chiisme jusque-là prépondérant (Bouyides et
Fatimides), ils imposent aux pays conquis de nouveaux modes de penser et
de vivre, sans atteindre l’Occident où la Berbérie s’affranchit de la tutelle
orientale. Désormais, « l’Orient et le Maghreb se tournent le dos » (J.
Sauvaget).
Portés par la vague des invasions turques au travers de l’Asie centrale, les
petits-fils de Seljuk triomphèrent de l’armée des Ghaznévides et
continuèrent leur route vers l’ouest, fondant un empire qui unifia pour un
temps les provinces persanes. L’un d’eux Toghroulbeg, après s’être installé
à Nichâpour (1038), détruisit la puissance Bouyide, se fit reconnaître sultan
par le calife de Bagdad (1055), et en quelques années (1055-1092) les trois
grands sultans seljoukides, Toghroulbeg, Alp-Arslan et Malik-Châh,
secondés par le vizir persan Nizâm-al-Molk, réalisèrent une œuvre
imposante. Non seulement ils dotèrent leur empire d’une organisation
politique et sociale, qui servira de modèle à tout l’Orient musulman, mais
ils se firent sur tous les fronts les défenseurs de l’islam sunnite et, non
contents d’avoir délivré le calife abbasside du joug des Bouyides chiites,
annihilèrent l’action des sectes et s’efforcèrent de répandre l’enseignement
de l’orthodoxie (fondation de madrasas). Envahissant l’Asie Mineure qu’ils
enlevèrent aux Byzantins, ils établirent également leur domination sur la
Syrie fatimide (1070) jusqu’au moment où l’arrivée des croisés transforma
le Proche-Orient en y introduisant des principautés franques (1099) qui
devaient s’y maintenir pendant plus de deux siècles.
7. L’Empire mongol
L’irruption des armées mongoles, qui mit un terme à l’existence du califat
de Bagdad au milieu du xiiie siècle, marque un nouveau tournant dans
l’histoire de l’Orient musulman. L’empire des Mongols (appelés Tatars par
les Arabes) avait été fondé par Gengis-Khan (1167-1227) qui, après avoir
unifié la Mongolie et poussé des pointes en Chine, commença en 1209 à
pénétrer les terres musulmanes, Turkestan, Transoxiane, Iran, renversant les
principautés et royaumes qui se partageaient alors ces pays, et ravageant
tout sur son passage. À sa mort le califat de Bagdad, les Ayyoubides et les
Seljoukides de Roum constituaient les derniers obstacles à l’unification
complète de l’Asie. En 1257 Hulègu, frère du grand-khan du moment et
maître de la Perse, s’empara de Bagdad où il fit massacrer le calife et sa
famille ; l’année suivante Alep et Damas tombaient entre ses mains. Ces
Mongols, très tolérants malgré la barbarie de leurs troupes, n’étaient pas
islamisés : Hulègu, bouddhiste, était fils et époux de chrétiennes et les Turcs
qu’il commandait en grande partie nestoriens. Aussi fut-il question d’une
alliance avec les croisés contre la dernière puissance musulmane d’Orient,
celle des Mamelouks d’Égypte. Esclaves turcs des sultans ayyoubides, les
Mamelouks avaient en 1250 massacré leur maître et pris sa place. La
dynastie bahrite (1257-1382), illustrée par Beïbars, reconnut et accueillit au
Caire les descendants du calife, faisant survivre ainsi la fiction califienne ;
renversée par sa garde circassienne, elle fut remplacée par la dynastie
borjite, qui dura jusqu’à la conquête ottomane (1382-1517). Ce fut le sultan
mamelouk Beïbars qui, profitant des hésitations des croisés, arrêta
l’invasion mongole et la refoula au-delà de l’Euphrate.
8. Le Maghreb
Suivant du xie au xve siècle une évolution indépendante, le Maghreb fut
dominé par deux grandes dynasties berbères, qui revivifièrent le sunnisme
et résistèrent à la pression accentuée de la Reconquête chrétienne. Les
Almoravides (1053-1147), nomades sahariens, issus d’une communauté de
guerriers formée en vue de la « guerre sainte » (al-morâbitoun), occupèrent
le Maroc, puis vinrent en aide au roi de Séville menacé, fondant ainsi un
Empire hispano-africain. Ibn Toumert installé à Tinmel (1125) ayant prêché
la doctrine de la pure unicité divine et groupé des partisans pour la lutte
contre les Almoravides, après sa mort son disciple ‘Abd al-Mo’min
s’empara de Marrakech, et les Almohades (al-mowahhidoun), sédentaires
montagnards, réussirent à étendre leur domination sur toute la Berbérie et
les territoires restants de l’Andalousie. En 1162 ‘Abd al-Mo’min prit le titre
califien : ce califat berbère disparut au milieu du xiiie siècle, lors de
l’apparition des trois royaumes, Hafside à Tunis, ‘Abd-al-Wadide à
Tlemcen et Marinide à Fès (ce dernier posséda quelque temps la Berbérie
entière). Malgré les efforts de ces dynasties la Reconquête progressa et dès
le début du xve siècle ce furent les chrétiens qui traversèrent le détroit :
établissements portugais au Maroc, entrée de Charles Quint à Tunis.
L’Empire ottoman, qui dura six siècles et devait donner naissance dans les
temps modernes à l’État musulman le plus fort, doit son nom au chef d’une
tribu turque (apparentée aux Seljoukides), Osman, qui, parti de Bithynie,
réussit peu à peu à étendre son domaine au détriment des Mongols et des
Byzantins. Un moment brisée par Tamerlan, l’expansion ottomane ne tarda
pas à reprendre une vigueur nouvelle : prise de Constantinople (1453) par
Mehmet II et invasion de l’Europe balkanique, conquête de la Syrie et de
l’Égypte sur les Mamelouks par Sélim Ier (1512-1520), enfin mainmise sur
l’Irak par Soliman le Législateur dit le Magnifique (1520-1566). L’empire
s’étendait alors des portes de Vienne au Nil, de Bagdad à Tunis et Alger
occupées par des corsaires turcs, et ses grandes villes, parsemées de
mosquées à coupoles et minarets turcs hanafites, témoignaient comme
Istanbul du plein épanouissement de l’art des Ottomans.
Mais dès le xviiie siècle la décadence commença. L’Europe réagissait par
ses armées et aussi par ses marchands, qui, en vertu des accords nommés
Capitulations (1536, 1740), inondaient les ports turcs des produits
manufacturés occidentaux ; l’empire souffrait de sa trop grande extension,
comme du désordre des finances et de l’indiscipline des janissaires.
Politiquement il avait vu ses territoires occidentaux se séparer
progressivement de l’administration centrale : Égypte de Méhémet Ali,
après l’expédition de Bonaparte, Tunisie des Beys, plus tard domination de
la France sur l’Algérie, puis sur la Tunisie, et de l’Italie sur la Libye. Le
monde musulman avait perdu sa vitalité ancienne : les Ottomans le
soutenaient, mais sans pouvoir susciter un réveil de la civilisation qu’ils
avaient contribué à étouffer et qui s’engourdissait, aussi bien dans le
domaine intellectuel que dans le domaine économique où l’Europe
industrialisée exerçait ses ravages.
I. Dogme et théologie
1. Foi
Le Coran se présente comme un code révélé religieux et social, d’où le
caractère essentiellement juridique de l’islam, défini avant tout par une Loi
(charî‘a) s’appliquant à la seule communauté des croyants. Ainsi s’explique
la forme prise par la profession de foi : non une simple affirmation, mais un
témoignage intégrant de manière définitive à la communauté celui qui le
prononce. Son contenu se réduit à une formule condensée, tirée d’un verset
coranique (vii, 157) : « Il n’y a pas d’autre divinité que Dieu, et Mahomet
est son prophète. » Cette foi simple, destinée à une extériorisation
constante, est d’une intensité qui a souvent frappé les observateurs étrangers
; aussi a-t-on pu dire qu’un « esprit de foi puissant affleure dans toutes les
manifestations de la vie du musulman, même si celui-ci ignore les
enseignements authentiques de sa religion ou s’il y est infidèle » (J.-M.
Abd-el-Jalil). Il s’agit avant tout de « soumission » (islâm) à l’omnipotence
divine sans distinction fondamentale entre imân (foi) et islâm, bien que l’un
insiste davantage sur la conviction intime et l’autre sur la profession par la
parole. Quant aux œuvres, à la pratique des rites canoniques, les musulmans
ne leur attribuent qu’une valeur secondaire : elles ne font que compléter la
foi, l’intensifier, sans rien modifier à son essence, si bien que le croyant qui
commet un péché mortel devient un réprouvé, mais non un damné exclu du
paradis. Au croyant s’opposent l’« hypocrite », dont les bonnes actions
apparentes dissimulent une absence de conviction, et l’« incroyant » (kâfir)
ou « infidèle », terme qui englobe tous les non-musulmans et équivaut
pratiquement à « associateur » (celui qui associe d’autres divinités à Allah).
2. Dogme
Bien que le dogme n’ait pas reçu de formulation officielle autre que la
chahâda, les docteurs musulmans s’efforcèrent d’en rassembler les
éléments dispersés dans le Coran et de les exposer en des catéchismes :
traités attribués à Abou Hanîfa (xe siècle), essais d’al-Ach‘arî (m. 936) et
d’al-Ghazâlî (m. 1111). Les principaux articles de foi, unicité de Dieu,
mission des Prophètes et Jugement dernier, ressortent bien du verset
coranique suivant : « O musulmans, croyez à Dieu, à son apôtre, au Livre
qu’il lui a envoyé, aux Écritures révélées avant lui. Quiconque ne croit pas à
Dieu, à ses anges, à ses livres, à ses envoyés et au jour dernier est dans un
égarement complet » (iv, 135 ; cf. ii, 285).
A) Unicité de Dieu
3. Développement théologique
Le Coran se présentant comme un donné révélé, sans mystères ni paraboles,
n’appelle en principe aucun effort de réflexion. Toutefois les croyants y
perçurent de bonne heure des contradictions, dont le Prophète, d’après la
Tradition, se souciait peu : « Ce qui vous embarrasse, acceptez-le avec foi
», aurait-il dit. Plus tard, les musulmans qui ne voulaient pas se contenter
d’une attitude d’acceptation naïve se virent obligés à un essai de définition
des termes employés et de coordination des éléments contenus dans le texte
sacré : de là naquirent l’exégèse et la théologie coraniques.
La première question débattue fut celle de la prédestination et du libre
arbitre, que la prédication de Mahomet semble laisser sans réponse ; si la
créature humaine ne peut rien contre le décret divin (qadar, application dans
le temps d’un décret universel et éternel), elle doit néanmoins être rétribuée
selon ses actes ; toute-puissance divine et responsabilité humaine, affirmées
en des formules d’orientation différente, apparaissent contradictoires dès
qu’elles sont rapprochées et le Coran ne prend pas soin d’expliquer
comment il convient de concilier ces deux vérités. En fait l’omnipotence
divine domine à tel point la révélation coranique qu’elle étouffe la liberté
humaine ; le sentiment de responsabilité s’efface devant la soumission à la
volonté divine, prêchée particulièrement, pour des raisons politiques, au
temps des califes omayyades.
1. Coran
Le texte du Coran, qui demeure la base essentielle, n’a pas été établi du
vivant de Mahomet. À cette époque seuls quelques compagnons, appelés les
« secrétaires » (Obayy b. Ka‘b, ‘Abdallah b. Abî Sarh, Zaïd b. Thâbit entre
autres), avaient transcrit des fragments de la révélation ; nul ne songeait à
en établir un recueil complet, car presque tous les « compagnons » savaient
par cœur les diverses sourates. Mais vers l’an xi de l’Hégire, ‘Omar, sur le
conseil du calife Abou Bakr, fit appel au jeune Zaïd b. Thâbit pour
rassembler tout ce qui était écrit et tout ce que les compagnons retenaient en
leur mémoire ; celui-ci le consigna sur des feuilles que ‘Omar remit à sa
fille Hafsa, veuve du Prophète. Jusqu’à la mort de ‘Omar ce texte n’eut
aucun caractère officiel, d’autres rédactions ayant d’ailleurs été faites par
quatre autres compagnons : Obayy b. Ka‘b, ‘Abdallah b. Mas‘oud, Abou
Mousâ et Miqdâd b. ‘Amr ; elles n’étaient pas identiques et les divergences
qui les séparaient entraînèrent des divisions parmi les musulmans, l’une des
rédactions étant adoptée à Damas, une autre à al-Koufa, une troisième à
Bassorah, la quatrième à Homs. Le calife ‘Othmân décida alors de réunir
une commission qui, sous la direction de Zaïd, établit d’après les « feuilles
» de Hafsa le texte officiel du Coran ; l’original restant à Médine, des
copies furent envoyées dans les villes où s’étaient répandues des rédactions
différentes. Cette « Vulgate », dont certaines parties ont été conservées dans
des manuscrits remontant peut-être au viie siècle et qui ne peut prétendre
embrasser la totalité des révélations, contient sans doute des passages
interpolés ; mais il n’est aucun motif valable d’en suspecter l’authenticité,
admise unanimement par les musulmans (les sectes contestant seulement
certains passages ou le caractère exhaustif de la recension).
2. Sunna
La seconde source de la Loi est la sunna, terme qui, signifiant « conduite,
manière d’agir », s’applique plus spécialement à la conduite publique et
privée de Mahomet. Pour répondre aux problèmes nouveaux posés par
l’évolution de la communauté primitive, on s’enquit des usages pratiqués du
temps du prophète, on interrogea ses compagnons sur ses dits, faits et gestes
et on recueillit un ensemble de « traditions » (hadîth) qui, servit de base à la
science juridique et constitua une « loi de tradition orale se superposant à la
loi écrite » (H. Massé), comme il était arrivé déjà chez les juifs. Ceux qui
s’écartaient de ces principes se rendaient coupables d’« innovation »
(bid‘a), mot qui finit par prendre le sens d’hérésie et se confondre avec
l’incrédulité ; l’observance de la sunna en vint ainsi à caractériser les
membres fidèles de la communauté ; on appela sunna « la pratique et la
théorie de l’orthodoxie musulmane » (H. Massé) et sunnites les tenants de
la doctrine officielle.
Ces auteurs n’eurent pas seulement à rassembler et classer les hadiths, mais
à éliminer tous les apocryphes qui, au ixe siècle, étaient devenus fort
nombreux de l’aveu même des musulmans. Le hadith en effet avait acquis
dès le début une telle autorité que les esprits les plus honnêtes avaient jugé
bon d’en confectionner de faux, pour justifier les principes nouveaux issus
de l’explicitation de la Loi ou du dogme primitifs ; de cette « pieuse fraude
» ils ne se cachaient d’ailleurs pas, car il leur semblait un devoir d’appuyer
sur la Tradition ce qui, selon eux, aurait dû être la parole du Prophète. À
plus forte raison des esprits moins scrupuleux prirent-ils l’habitude de
forger des hadiths pour défendre telle secte, telle tendance religieuse ou
politique (pro- ou anti-omayyade, chiite…).
3. Écoles juridiques
Le droit canon (fiqh) repose en théorie sur la sunna ; en fait il a dû se
constituer en même temps que la science des « traditions », sinon avant elle,
et les docteurs n’attendirent pas, pour juger et légiférer, que fût codifiée la
sunna. Dès que le « droit » devint, au début de l’époque abbasside, l’objet
d’études approfondies, les divergences surgirent parmi les juristes, les uns
s’en tenant à la lettre de la tradition, les autres recourant en cas d’embarras
à leur opinion personnelle : ainsi naquirent plusieurs systèmes juridiques
(madhhab), appelés improprement rites. Répondant à des méthodes
différentes de jurisprudence, ils ne divergent le plus souvent que sur des
détails d’application pratique (rite de la prière, pouvoir du représentant de la
femme dans le contrat de mariage, valeur des témoignages en justice).
La plus ancienne école fut celle de Mâlik b. Anas (m. 795), juge de Médine,
auteur d’un ouvrage intitulé al-Mowatta (Le bien aplani) qui est à la fois un
traité de fiqh et un recueil de hadiths. Représentant l’opinion de son milieu
au viiie siècle, il admet comme sources de la Loi : en premier lieu le Coran
et la sunna, puis, s’il est besoin, le droit coutumier de Médine, enfin
l’interprétation personnelle (ray) sous la forme du consensus (ijmâ‘) des
docteurs de Médine (exclusivement) sur une question donnée.
Un ancien élève d’al-Châfi‘î, Ahmad b. Hanbal (m. 855) a donné son nom à
un quatrième système, très rigoriste. Il se montra en effet opposé par
principe à toute innovation, n’admit pour seules sources de la Loi que le
Coran et la sunna et ne recourut au jugement personnel qu’en cas de
nécessité absolue. Plus rigoriste encore était l’école zahirite, fondée par
Dâoud au ixe siècle, qui condamnait tout recours au jugement personnel ou
bien au consensus et refusait d’interpréter le Coran autrement que selon le «
sens littéral » (zâhir) ; malgré les efforts acharnés de l’Andalou Ibn Hazm
(m. 1064) le rite zahirite ne réussit point à se maintenir. De même d’autres
systèmes juridiques n’eurent qu’une vie éphémère.
1. Obligations canoniques
Outre la profession de foi, reconnaissance de la transcendance et de l’unicité
divines et, par là même, condition du contrat, elles comprennent la Prière, le
Jeûne, l’Aumône légale, le Pèlerinage et parfois la guerre légale.
A) Prière rituelle
B) Jeûne du ramadan
Le jeûne (saum) est obligatoire pendant tout le mois de ramadan (sauf pour
les malades et voyageurs dispensés à certaines conditions). Il commence à
l’apparition de la nouvelle lune, annoncée officiellement sur ordre du cadi
et doit être observé rigoureusement du lever au coucher du soleil. Avant
l’aube on formule l’intention, sans laquelle l’acte du jeûne ne serait pas
valable ; pendant la journée, interdiction absolue d’absorber une substance
matérielle, quelle qu’elle soit, solide ou liquide, ainsi que la fumée, et de se
livrer au commerce sexuel ; après le coucher du soleil on prend un repas, et
avant la reprise du jeûne, à l’aube, un second repas. Le jeûne est obligatoire
également par compensation (lorsqu’on n’a pas jeûné tout le mois), par
expiation majeure ou mineure (lorsqu’on a rompu le jeûne par commerce
sexuel ou bénéficié d’une dispense légale), et en certaines circonstances
exceptionnelles. A la fin du ramadan prend place l’une des deux principales
fêtes de l’année, la « fête de rupture » ou « petite fête » (al-‘îd as-saghîr),
qui comporte une prière sur l’esplanade du mosalla et une distribution aux
pauvres.
C) Aumône légale
Désignée par le mot zakât « purification », elle est destinée à purifier les
biens de ce monde, dont il n’est permis de jouir qu’à condition d’en
restituer une partie à Dieu ; elle diffère ainsi de l’aumône volontaire
(sadaqa) : distinction postcoranique. Son obligation pèse sur tout possédant
sain de corps et d’esprit (Coran, lviii, 14) jouissant d’un revenu minimum ;
le paiement se faisait en principe en nature, le commerçant, l’agriculteur ou
l’éleveur devant abandonner le dixième, ou parfois le vingtième, de leurs
gains ou de leurs récoltes. Son produit devait être distribué aux pauvres, aux
collecteurs de l’impôt, à ceux « dont on voulait se concilier les cœurs »
(catégorie disparue depuis longtemps), aux esclaves désireux de
s’affranchir, aux endettés pour une cause pieuse, aux volontaires de la
guerre sainte et aux voyageurs. l’« aumône légale » est donc en son principe
une dîme prélevée sur les riches pour être répartie entre les pauvres ; par la
suite elle tendit à perdre ce caractère charitable et à devenir un simple
impôt.
D) Pèlerinage
Le hajj est une manifestation collective, qui a lieu une fois par an, à date
fixe, dans le mois de dhou-l-hijja et comprend les cérémonies et rites
suivants : le 7, prêche à la mosquée de la Ka‘ba ; le 8 au soir, départ pour
Minâ ; le 9, jour d’adoration, « station debout » sur la colline de ‘Arafa
depuis le lever du jour, au coucher du soleil course éperdue vers Mozdalifa,
prière, veillée et retour à Minâ le lendemain matin ; le 10, lapidation d’une
stèle de Minâ avec sept petits cailloux ramassés à Mozdalifa, sacrifice
d’une victime par le pèlerin en même temps que des sacrifices analogues
associent le monde musulman tout entier à la célébration de la « grande fête
» (al-‘îd al-kabîr), puis petite désacralisation ; les 11, 12 et 13, lapidations,
dernières visites aux lieux sacrés et à la Ka‘ba.
E) Guerre légale
Pourtant l’on ne peut nier que dans l’islam aient été pratiquées de réelles
vertus, de valeur surtout sociale. Répondant à des appels du Coran, où nous
pouvons trouver des rudiments de « commandements », elles apparaissent
comme un prolongement de la piété, telle que la définit le verset fameux : «
La piété ne consiste point à tourner vos visages du côté du levant ou du
couchant. Pieux est celui qui croit en Dieu et au jour dernier, aux anges et
aux livres, aux prophètes ; qui, pour l’amour de Dieu, donne de son avoir à
ses proches, aux orphelins, aux pauvres, aux voyageurs et à ceux qui
demandent ; qui rachète les captifs ; qui observe la Prière ; qui fait
l’aumône ; qui remplit les engagements qu’il contracte ; qui est patient dans
l’adversité, dans les temps durs et dans les temps de violences. Ceux-là sont
justes et craignent le Seigneur » (ii, 172).
1. Droit pénal
La Loi répartit les crimes en trois catégories :
les délits faisant l’objet des cinq peines canoniques (hodoud) : vol puni
de l’ablation de la main droite, brigandage puni de mort, adultère puni
de 100 coups de fouet (homme ou femme, mais à des conditions telles
que le châtiment ne pouvait jamais être appliqué), fausse accusation
d’adultère (délit remplacé, dans certains ouvrages, par l’apostasie),
usage du vin et de toute boisson fermentée enivrante.
Les délits moins graves ne sont passibles que de réprimande.
2. Vie familiale
Dans le domaine familial, les règles nouvelles qu’institua le droit musulman
ne se superposèrent pas seulement aux usages anciens, mais souvent aussi à
des pratiques d’origine magique demeurées chères aux milieux populaires.
A) Mariage
La femme doit être traitée avec justice et respect ; vivant sous un régime de
séparation de biens, elle conserve sa dot. Mais le Coran affirme sans
ambiguïté son infériorité foncière, puisque son témoignage en justice vaut
la moitié de celui d’un homme. Et devant l’autorité absolue dont jouit le
chef de famille, la femme ne peut que difficilement profiter des avantages
que la Loi lui confère, à moins de réussir par ses qualités personnelles à se
faire apprécier et écouter.
B) Naissance
C’est surtout la naissance d’un fils que l’on souhaite, puisqu’il perpétuera la
famille patriarcale ; mais le Coran a condamné l’ancienne coutume qui
permettait, semble-t-il, d’enterrer vivantes les filles aussitôt après leur
venue au monde. La tradition musulmane a continué l’usage de sacrifier à la
naissance la chevelure de l’enfant (ancien rite de purification) et d’immoler
une victime, dont une partie est distribuée aux pauvres ; elle recommande
de prononcer dans l’oreille du nouveau-né la formule de l’appel à la Prière
pour faire de lui un futur musulman. C’est la tradition aussi qui prescrit la
circoncision, observée dans le monde musulman et pratiquée, soit le
septième jour, soit à sept ans.
C) Mort
Dans les rites funéraires, la Loi se heurta souvent aux usages anciens. Elle
prescrit : quand la fin approche, de réciter la « profession de foi » à la place
du malade ; après la mort de laver le corps et de l’envelopper dans une
pièce d’étoffe non cousue, puis de le porter au cimetière en cortège et
d’accomplir la prière des morts ; enfin de coucher le corps dans la tombe
(que nul monument funéraire ne doit en principe recouvrir), sur le côté droit
et la tête dans la direction de la Mekke.
D) Succession
E) Esclaves
La propriété des biens n’étant, au sens strict, attribuée qu’à Dieu seul, leur
usage est limité par l’interdiction du prêt à intérêt aussi bien que par la
zakât, acte de solidarité que doivent prolonger des aumônes volontaires. Il
est également recommandé de constituer des biens de mainmorte (waqf ou
habous), remis à Dieu selon les juristes, et dont l’usufruit est affecté à des
fondations pieuses (entretien des mosquées, madrasas, hôpitaux), de
bienfaisance ou d’intérêt public ; ces biens prirent une extension
considérable dans la cité musulmane, où ils finirent par comprendre la
plupart des boutiques, bains, moulins et jardins, sans compter des
immeubles et des domaines ruraux. Parfois aussi les waqf furent utilisés à
préserver les intérêts particuliers (héritages ou fortunes personnelles
menacées constitués en biens de mainmorte, dont la famille touche une
partie des revenus). Ainsi se forma rapidement une propriété collective,
dont l’importance nécessita un contrôle officiel (surveillance du cadi) et qui
entraîna parfois quelques abus.
1. Pouvoir exécutif
Cette autorité de strict droit divin est d’autant plus instable qu’elle est plus
absolue, car nulle règle n’en détermine l’exercice ; tandis qu’on la vit
souvent devenir illimitée et arbitraire (nombreuses exactions), la foule était
portée à toute révolte à laquelle Dieu lui semblait accorder le succès
(fréquence des émeutes). Particulièrement grave est l’absence de principe
permettant de désigner le représentant de l’autorité divine ; l’habitude de
faire reconnaître l’héritier présomptif par la communauté permit seule de
rendre héréditaire le califat qui était à l’origine électif (ainsi se constituèrent
les dynasties omayyade et abbasside) ; mais dans la coutume établie elle-
même, subsistait une grande part d’indétermination, puisque le droit
d’aînesse n’était pas reconnu pour le choix de l’héritier.
2. Pouvoir judiciaire
Il est rempli par le cadi qui joue le rôle de juge et de notaire ; c’est en effet
un arbitre rendant des sentences sur toutes les questions relatives à la Loi :
mariage (et répudiation), successions, situation des orphelins, contrats
divers, châtiment des criminels. Organisée par les Omayyades, la fonction
de cadi paraît avoir hérité à la fois de l’arbitre préislamique et du juge
byzantin. Le cadi peut déléguer partie de ses pouvoirs à des cadis inférieurs
à lui et le plus souvent magistrats locaux, l’ensemble des cadis étant soumis
à l’autorité d’un « cadi suprême » (qâdi l-qodât). Mais le cadi juge seul,
simplement assisté de conseillers et de témoins officiels (‘odoul),
improprement appelés notaires et habilités en raison de leur probité
reconnue à attester l’accomplissement de la procédure. Le « notaire »
éclaire le cadi et enregistre les contrats : il est témoin et greffier tout à la
fois. Le cadi juge les plaideurs selon le rite auquel ils appartiennent, car
seules les grandes villes ont, à partir d’une certaine époque, un cadi pour
chaque rite ; cependant les chiites refusent de juger selon les règles
sunnites.
1. Kharijisme
Le plus ancien est celui des kharijites, partisans de ‘Alî qui récusèrent
l'arbitrage d'Adroh, estimant que « le jugement appartient à Dieu seul » ; ils
se retirèrent aux environs d'al-Koufa, menant contre le régime une violente
opposition. Après la mort du calife Yazîd (683), ils se divisèrent en
plusieurs sectes. La principale est celle des ibadites, qui, après s'être
soulevés en Arabie sous le dernier Omayyade, furent rejetés vers le
Maghreb ; ils y incitèrent à la révolte les Berbères, auxquels ils apportaient
un principe d'égalité absolue entre tous les musulmans. Un État ibadite,
celui des Rostemides, se maintint à Tâhert jusqu'à l'arrivée des Fatimides ;
quelques groupes ont subsisté jusqu'à nos jours en Afrique du Nord
(Ouargla, Jerba, et surtout Mzab) ainsi qu'en Tripolitaine, à Zanzibar et dans
l'Oman (Arabie). Jamais codifiée, la doctrine des kharijites a cependant peu
varié. Tandis qu'en politique ils désirent un califat électif, confié au plus
digne, ils sont, en théologie et en morale, rigoristes et littéralistes :
condamnation du luxe, rejet d'une sourate regardée comme frivole (celle de
Joseph), interprétation littérale du Coran (parole incréée de Dieu), nécessité
d'une conscience pure avant la Prière, des œuvres avec la foi.
2. Chiisme
Au contraire du kharijisme, le chiisme a fort évolué durant les siècles, allant
jusqu'à donner naissance à des doctrines religieuses très éloignées de l'islam
officiel. Il se présenta d'abord comme un parti politique purement arabe,
celui de ‘Alî ; apparue à la suite de la déposition de ce dernier, la chî‘a (le «
parti » de ‘Alî) défendit le califat héréditaire contre les Omayyades. Puis,
sous l'influence des circonstances historiques, le chiisme devint un
mouvement religieux extrémiste et recruta la plupart de ses adeptes parmi
les mawâlîm écontents du joug arabe, surtout en Iran ; le mariage d'al-
Hosaïn, fils de ‘Alî, avec la fille du dernier roi sassanide aida peut-être à
son succès parmi les Iraniens. En outre, aux conceptions traditionnelles de
l'islam fut surajoutée une théorie originale, qui devait les modifier
considérablement.
Telles sont les notes dominantes du chiisme modéré, qui se distingue encore
de la doctrine sunnite par les points suivants :
2. Tradition : les chiites font remonter les hadiths non prophétiques aux
imâms, et non aux « compagnons ».
Il n'y a pas de vie religieuse sans un état de tension entre des tendances
opposées. L'islam, religion juridique, ne fut vivant qu'autant que s'y
mêlèrent l'intériorisation du sentiment religieux, menant parfois jusqu'à
l'extase mystique, et l'exercice de la réflexion philosophique. Se
développant en marge de la Loi, parfois contre elle, soufisme et philosophie
n'en sont pas moins des éléments actifs et féconds de la pensée islamique.
1. Soufisme
Mouvement authentiquement musulman malgré les influences qu'il put
subir au cours de son évolution, le soufisme s'appuie sur une tendance
coranique de piété, étrangère à la plupart des juristes, et tend à développer
les valeurs spirituelles impliquées par le dogme, mais non incluses dans sa
formulation.
Un peu plus tard ils assignent à ces exercices de piété un but nouveau dont
ils prennent peu à peu conscience : la recherche d'une union d'amour avec
Dieu. Ces premiers mystiques se reconnaissent au vêtement de laine
blanche (souf) d'où leur vient le nom de soufî. Souvent assemblés en cercles
et en concerts spirituels, ils formèrent plusieurs écoles dont les principales
furent celles de Bassorah (Hasan al-Basrî m. 782) et d'al-Koufa, bientôt
remplacées par celle de Bagdad (al-Mohâsibî m. 857, al-Kharrâz m. 899 et
Jonaïd m. 910, maître d'al-Hallâj, le martyr mystique supplicié à Bagdad en
922). On trouvait aussi, au Khorassan Ibn Karrâm (m. 863) dont les
disciples se répandirent en Afghanistan et dans l'Inde, en Iran al-Bistâmî
(m. 874) et al-Tirmidhî (m. 898), et en Égypte Dhou l-Noun (m. 856).
Ibn al-‘Arabî est enfin connu comme le grand maître de l'exégèse soufie.
Dès le début en effet les mystiques utilisèrent l'interprétation allégorique du
Coran, prolongement naturel de toute méditation visant à approfondir le
sens du texte sacré au-delà de la simple lettre ; ainsi le « retour à Dieu »
était devenu le symbole de l'union mystique. Ibn al-‘Arabî développa et
systématisa ce procédé qui, au contraire de la méthode chiite, n'exclut
jamais le sens littéral : les prescriptions juridiques, par exemple, continuent
d'être valables là même où les versets qui les formulent sont compris dans
un sens allégorique. De plus son exégèse, comme sa doctrine elle-même, fut
nourrie de doctrines néo-platoniciennes.
Les mystiques persans eurent au xive siècle une influence certaine sur
l'Inde, où beaucoup d'entre eux se réfugièrent lors de l'invasion mongole.
Des contacts s'établirent entre ascètes musulmans et adeptes de
l'hindouisme krichnaïste à tendance théiste, favorisant des emprunts
mutuels, les seuls attestés entre les spiritualités musulmane et hindoue.
Significatif est le cas de l'apôtre Kabîr (né 1398 ?) revendiqué à la fois par
l'une et l'autre.
Malgré l'opposition très nette qui sépare la première forme du soufisme de
son étape ultime immanentiste, la mystique musulmane fut toujours
caractérisée par une tendance à l'adogmatisme qui rendit impossible son
intégration à l'islam officiel. C'est à cet adogmatisme que voulut remédier
al-Ghazâlî, théologien, philosophe et soufi, qui, faute de pouvoir faire « de
la mystique orthodoxe », réussit du moins à élaborer une « orthodoxie
mystique » (Nicholson). Protestant à la fois contre une conception juridique
et une vision philosophique de la religion, al-Ghazâlî recourut à l'expérience
mystique pour donner son plein achèvement à la notion de l'unicité divine ;
la croyance traditionnelle demande à être complétée par une connaissance
plus intime (ou « goût ») de Dieu, préparée par une ascèse modérée : l'âme
est alors apte à recevoir les rayons de l'illumination divine. L'attitude
mystique est ainsi sauvegardée sans porter atteinte à la transcendance divine
et le prophétisme reste la source de la sainteté.
2. Philosophie
La philosophie apparut en islam comme une discipline foncièrement
étrangère, car la théologie, concevant la connaissance de Dieu et des
devoirs religieux sous un aspect purement juridique, n'eut besoin à son
point de départ d'aucun secours spéculatif. Mais lorsque les idées
philosophiques commencèrent à se répandre, elles furent accueillies sans
défaveur, les musulmans étant convaincus de l'accord nécessaire entre
raison et révélation, philosophie et religion. Cette diffusion commença par
les traductions d'œuvres grecques, qui, entreprises d'abord en Syrie, se
multiplièrent à Bagdad sous al-Mamoun et les premiers califes abbassides.
Les traducteurs (dont Honaïn m. 873 et son fils Ishâq m. 910) firent
connaître non seulement les traités scientifiques des Grecs, mais leurs
principaux écrits philosophiques ainsi que des commentaires hellénistiques
; ceux-ci, attribuant parfois à Aristote des conceptions purement
néoplatoniciennes, furent à la source d'une grave erreur : l'idée d'un parfait
accord entre les théories de Platon et d'Aristote, idée qui restera toujours
ancrée chez les Arabes. De fait la doctrine connue du monde musulman fut
un aristotélisme fortement teinté de néo-platonisme.
Cette pensée grecque, qui séduisit bien des esprits, ne pouvait s'inscrire
directement dans le cadre de la pensée théologique. D'où l'apparition de
novateurs hérétiques dont le plus célèbre est le médecin philosophe al-Râzî
(ou Rhazès, m. 925 ?) qui concevait le monde comme formé de cinq
substances éternelles : le Démiurge, l'Ame, la Matière, l'Espace et le Temps.
Nettement hétérodoxe était aussi la doctrine chiite des Frères Sincères de
Bassorah, qui au xe siècle, affirmant sans équivoque le relativisme des
religions, les syncrétisaient en un émanatisme d'esprit néo-platonicien.
Ibn Rochd (Averroès) joua un rôle important par le souci qu'il eut d'assurer
l'indépendance de la philosophie à l'égard de la théologie. Connu en Europe
comme le « Commentateur » d'Aristote dont il voulut effectivement
restaurer la doctrine authentique, il réfuta al-Ghazâlî et donna une forme
explicite et personnelle au principe, latent chez ses prédécesseurs, de
l'accord nécessaire entre philosophie et religion. Selon lui, des trois classes
d'esprits auxquelles s'adresse la Révélation coranique, seuls les philosophes
saisissent le sens intime du texte sacré et ne doivent pas laisser soupçonner
aux autres l'existence d'une interprétation supérieure à celles du vulgaire et
du théologien ; ainsi se trouvent sauvegardés les droits de la théologie et de
la philosophie, situées sur deux plans différents et comprenant le texte
révélé chacune selon sa méthode propre. Mais la théorie d'Averroès créait
une équivoque (d'où son influence en Europe médiévale sur la doctrine de
la « double vérité ») et, bien que lui-même, sur certaines questions
litigieuses, ait déclaré s'en remettre à la révélation, la logique de son
système n'admet point l'existence de mystères transcendant la raison. Aussi
bien les théologiens n'hésitèrent-ils pas à le condamner comme impie et à
faire brûler ses œuvres.
D'une manière générale, les griefs adressés aux « philosophes » par les
théologiens portaient essentiellement sur l'éternité du monde, la négation de
la providence et de la résurrection des corps. À vrai dire toute la conception
de Dieu, de la création et de l'homme était en jeu.
Le système hérité des Grecs reposait sur un dualisme opposant Dieu, Un,
Pensée Pure, et la matière multiple, éternelle et incréée, le fossé séparant
ces deux éléments étant comblé par une série d'intermédiaires, émanations
successives de l'Être Suprême régies par le plus rigoureux déterminisme. De
ce système les philosophes retinrent la conception de Dieu, Intelligence
pure dont l'activité ne connaît aucune limite. Ils admirent aussi l'existence
éternelle du monde, émanation continue de la surabondante richesse de
l'essence divine, niant par conséquent l'idée de création qu'Ibn Rochd
essaya de maintenir en la présentant comme un passage du possible à
l'existant ; mais pour la création ex nihilo il ne pouvait y avoir de place.
Quant au passage de l'Un au Multiple, Ibn Sînâ, après al-Fârâbî, l'expliqua
par une série d'intermédiaires, hiérarchie d'esprits dont chacun produit une
sphère céleste ; le dernier est l'Intelligence qui crée le monde sublunaire et
illumine les intelligences humaines. C'est donc un déterminisme rigoureux
qui règne, selon eux, dans le monde créé. Pour Ibn Sînâ toutefois ce
déterminisme se limite à l'ordre de l'existence ; il entreprit en effet d'intégrer
à son monisme émanatiste la notion de contingence que professait le kalâm
et il y réussit en transposant, après al-Fârâbî, sur le plan métaphysique la
distinction logique établie par Aristote entre essence et existence. Selon
cette théorie, qui empêcha Ibn Sînâ de tomber dans le pur panthéisme
auquel tendait son système, c'est l'existence seule, non l'essence, que les
êtres créés reçoivent de la cause première à travers les causes secondes ;
l'essence des êtres demeure contingente.
On comprend donc les accusations d'impiété qui furent portées contre les
philosophes. Pour réfuter leurs systèmes, al-Ghazâlî leur opposa la
conception d'un Dieu Volonté, qui connaît en voulant et parce qu'il veut,
essaya de démontrer par la seule raison la finitude du temps et de l'espace,
attaqua avec vigueur le principe de causalité afin de sauvegarder la notion
de providence et la possibilité du miracle, et affirma enfin l'immortalité
personnelle.
Toutefois leur mérite reste grand par l'influence qu'ils eurent sur la pensée
islamique : d'une part ils élargirent pour un temps les horizons de la vie
intellectuelle en engageant les esprits au-delà des sciences juridiques et
contribuèrent à ranimer la recherche théologique qui désormais prend un
tour néo-platonicien en abandonnant l'atomisme occasionnaliste : c'est la «
voie des modernes » du kalâm ; d'autre part ils travaillèrent, parallèlement
au mouvement soufi pour lequel ils eurent des sympathies marquées, à
rehausser l'idéal moral conçu par eux sous une forme plus intellectuelle :
union de l'Intellect humain avec l'Intellect agent au moyen d'une
purification progressive de l'esprit.
1. Sciences
Les sciences profanes, apparues dans le monde arabe en même temps que la
philosophie, furent introduites par des voies presque identiques : traduction
des œuvres grecques en arabe par l'intermédiaire du syriaque, à Bagdad
grâce au chrétien Honaïn et à Harrân (Mésopotamie) grâce au Sabéen
Thâbit b. Qorra (m. 901). Aussi bien la philosophie n'était-elle à l'origine
que l'une de ces sciences profanes illustrées par les Grecs, et l'on traduisit
Hippocrate et Galien, Ptolémée et Euclide, avec le même zèle qu'Aristote et
Plotin. Toutefois dans le domaine proprement scientifique, encore mal
délimité à cette époque (car la plupart des philosophes furent aussi des
savants), la Perse et l'Inde ajoutèrent leur apport à l'influence grecque ; les
Arabes reçurent en particulier l'héritage de la grande école de Gondi-
Châpour, qui dès le ve siècle était le point de rencontre des sciences grecque
et orientale et qui au viiie siècle fournit aux califes leurs premiers médecins.
Les études scientifiques furent favorisées par la fondation souvent officielle
de grandes bibliothèques (Bagdad, Bassorah, Le Caire) ; les juristes ne
regardèrent ces recherches d'un œil hostile que lorsqu'elles menèrent leurs
adeptes à des doctrines dangereuses (ainsi ar-Râzî).
Sur les bases jetées par les Grecs, les Arabes améliorèrent encore la chimie
(confondue avec l'alchimie), qui mêlait observations pratiques et
préoccupations mystiques ; des ouvrages attribués au célèbre Jâbir (Geber,
m. fin viiie siècle) et de l'encyclopédie d'al-Râzî, il ressort qu'ils avaient
découvert nombre de corps importants, dont le nom passa en français (par
ex. alcool), et utilisèrent l'un des procédés fondamentaux de la chimie, la
distillation. C'est en physique qu'ils firent les recherches les plus originales,
particulièrement en optique où Ibn al-Haïtham (Alhazen, m. 965) réfuta les
principes de Ptolémée et d'Euclide pour élaborer une théorie nouvelle, qui
ne fut d'ailleurs pas toujours adoptée par ses successeurs. En médecine ce
fut par leurs observations cliniques et leur travail de systématisation que
s'illustrèrent les savants arabes. Al-Râzî, l'un des plus grands, qui fut à Reyy
(près de Téhéran) puis à Bagdad un praticien attentif et scrupuleux, laissa
deux sortes d'ouvrages : des traités pratiques, dont le plus célèbre porte sur
« la variole », et une vaste encyclopédie des connaissances médicales, al-
Hâwî, plus tard éliminée par le Qânoun d'Ibn Sînâ ; l'Occident connut aussi
un chirurgien fameux, al-Zahrawî (xe siècle), et des savants tels que Ibn
Zohr (Avenzoar), Ibn Rochd et le juif Maïmonide (xiie siècle), dont la
chrétienté recueillit et mit à profit les connaissances. Les pays d'islam
étaient en effet très en avance sur le Moyen Age latin dans le domaine de la
médecine, et c'est à eux que l'Europe emprunta, à la suite des croisades,
l'usage des hôpitaux ; d'origine iranienne, ces derniers (mâristân) étaient
nombreux et florissants en Orient.
2. Lettres
De toutes les langues dont les musulmans des différents pays usèrent,
l'arabe et le persan furent, à l'âge classique, les moyens d'expression des
plus belles et plus importantes œuvres de la civilisation islamique ; mais
l'arabe, langue des conquérants et surtout langue « liturgique », conserva
toujours la primauté. L'un des traits caractéristiques de la production
littéraire est la place considérable occupée par l'érudition presque tout
entière dérivée des sciences coraniques et utilisant donc l'arabe. Philologie
et histoire, en particulier, apparaissent à l'origine comme des branches
auxiliaires de l'exégèse ou de la « science des traditions ». La première, tant
à Bassorah avec Khalîl et Sibawaïh (viiie siècle) qu'à al-Koufa avec al-Kisâï
(m. 865) puis à Bagdad avec Ibn Qotaïba (m. 889), se donna pour tâche
d'étudier la langue du Livre révélé et d'en éclaircir les obscurités
grammaticales, puis s'appliqua, utilisant, semble-t-il, des méthodes héritées
des Grecs, à une codification du langage ainsi qu'à des travaux
lexicographiques.
L'histoire, débutant modestement par les biographies du prophète (Sîra
d'Ibn Hichâm, m. 834) qui se substituèrent aux anciens récits de la Jâhiliya
(Journées héroïques), devint peu à peu une discipline profane, retraçant
l'évolution des villes, dynasties et empires ou même de l'humanité, en
même temps qu'elle fournissait des « générations » de traditionnistes,
juristes, hommes illustres ou poètes ; elle n'en continuait pas moins à
recourir aux sources orales garanties par des chaînes de transmetteurs,
transposant ainsi la méthode du hadîth (histoire universelle d'at-Tabarî, m.
921 ; histoire de Bagdad par al-Khatîb et de Damas par Ibn ‘Asâkir au xie
siècle). On vit apparaître cependant des annales fondées sur l'exploitation
des sources écrites et dues sans doute aux scribes iraniens ; mais toujours
ces chroniques purement narratives qui, loin de dégager un enchaînement
causal, présentent les faits selon une suite discontinue, sont le clair reflet de
l'occasionnalisme musulman. Seul Ibn Khaldoun (xive siècle), dans la
célèbre « Préface » de son histoire des Berbères dégageant les lois qui
régissent l'évolution cyclique des sociétés, posa les fondements d'une
science historique. À l'histoire doit être joint ce que les Arabes appellent
géographie, contenant à côté de récits légendaires ou historiques des
descriptions, des études de topographie ou d'ethnographie ; cette discipline
si florissante est de caractère pratique ou éducatif. Se présentant à son
premier stade sous la forme de compendiums à l'usage des secrétaires, elle
revêtit ensuite l'aspect d'ouvrages offrant la somme des connaissances
nécessaires à la culture d'un « honnête homme » (Prairies d'Or d'al-
Mas‘oudî, m. 956) ; c'est aussi le but visé par les chroniques d'un
Miskawaïh.
Sans doute le panégyrique (qasîda) reste-t-il souvent utilisé, ainsi par al-
Motanabbî (m. 965), quand il chante les hauts faits de Saïf al-Daula ou étale
son propre orgueil racial, mêlé à la fierté d'un adepte des doctrines
ismaéliennes. Mais l'épopée n'a pas connu chez les Arabes le même succès
que dans la littérature persane, où certaines œuvres (Livre des Rois de
Firdausî, m. 1123) exaltent les titres de noblesse préislamiques d'une nation
qui entendit conserver, au sein du monde musulman, sa culture et sa
personnalité propres. Ce que chantent les poètes arabes, quand ils ne se
lancent pas dans l'invective tels ceux de l'époque omayyade, c'est, avec le
plaisir du vin (poèmes bachiques), l'amour, amour sensuel chez un Abou
Nowâs (m. 810), parfois aussi un amour platonique (‘odhrî) renonçant à la
jouissance et se complaisant dans le souvenir nostalgique de l'émotion
passée ; des manifestations de cet amour profane, deux célèbres traités en
prose et vers alternés (l'un de l'Andalou Ibn Hazm, m. 1064) nous livrent
une fine analyse psychologique. Images et thèmes des poèmes d'amour, loin
d'être propres à la poésie profane, lui sont communs avec la poésie
mystique, d'esprit si différent. Rarement apparaît une tendance
intermédiaire : appels au renoncement (zohd) du « poète-philosophe » Abou
l-‘Atâhiya (m. 828 ?).
Si cette littérature n'est pas, comme l'érudition, tout entière animée par la
Loi, elle dérive cependant par plus d'un trait des aspects divers de la
mentalité islamique. Tandis que l'influence chiite se fait jour dans la pensée
indépendante et qu'une atmosphère musulmane enveloppe récits populaires
et livres d'adab, l'humanisme de cour lui-même n'implique aucune
conception de l'homme excluant le cadre juridico-religieux de la
communauté ; au contraire il apparaît favorisé par ce sentiment de la
vacuité foncière du créé, où les lettrés ne virent souvent « qu'un appel à
épuiser la jouissance de l'immédiat – puisque Dieu le donne – en dehors de
toute considération morale et sans y attacher la profondeur de leur être » (L.
Gardet). Plus profondément la poésie, non seulement arabe, mais persane,
est dominée par la nostalgie de la création périssable et le sentiment du
regret que ne connaissent pas les choses :
Vous êtes vides, vous – mais eux ne vous ont pas quittées.
Eux le savent, tandis que vous ne le savez pas… ah ! certes ! Entre les
deux, c'est sur vous d'abord que l'on pleure, quand on comprend !
(al-Motannabî).
3. Arts
Reflet des institutions par son architecture, répondant directement aux
nécessités pratiques, et expression de la mentalité islamique par son
esthétique originale issue d'une vision abstraite de la nature, l'art musulman
nous apparaît encore comme un art dynastique. Plus que les belles lettres, il
ne pouvait en effet s'épanouir sans la générosité de puissants mécènes, et les
souverains eurent tous à cœur de s'illustrer par de nouvelles productions
artistiques, ornements de leur capitale ou témoins de leur vie luxueuse.
Ainsi se développèrent, successivement et simultanément à travers le
monde musulman, des formes d'art variées, héritières des traditions locales,
mais dont l'unité reste toujours sensible grâce au maintien de principes
fondamentaux.
Parmi les divers témoignages de ces formes d'art que les cités nous ont
laissés, mosquées, palais, madrasas, couvents et mausolées, la mosquée est
l'exemple le plus significatif de la rencontre des exigences de la vie
religieuse et sociale avec les méthodes artistiques locales. Tout en restant
fidèle au plan primitif de la maison du prophète à Médine (cour et salle de
prière couverte), la mosquée, pourvue plus tard d'un minaret, adopte en
effet en Syrie, à l'époque omayyade, l'ordonnance « basilicale » de la salle
d'audience romaine ; ce compromis initial, bien symbolisé par la réduction
d'exèdre qu'est le mihrâb, donnera naissance, « par une évolution dont nous
suivons parfaitement toutes les étapes, aux nombreux types de mosquées
qu'a mis en œuvre l'architecture de l'islam » (J. Sauvaget). Qu'il suffise de
citer la mosquée en T du Maghreb, la mosquée seljoukide à quatre iwâns
(plan cruciforme sans doute emprunté à la demeure seigneuriale iranienne)
et la mosquée turque d'Anatolie à coupole, modifiée au xvie siècle par
l'adoption du dispositif de l'ancienne église byzantine Sainte-Sophie à
Constantinople.
L'épigraphie tient dans cet art une place importante, qu'expliquent les
qualités décoratives de l'écriture arabe (coufique ornemental ou cursive
calligraphiée) ainsi que la valeur religieuse des inscriptions. En revanche, la
ronde-bosse est rarement représentée ; ce n'est pas, comme on l'a trop
souvent dit, que les œuvres prenant pour modèles des êtres vivants aient été
absolument proscrites par l'islam : si un hadîth condamne les « faiseurs
d'images » à un « jugement de Dieu qui leur infligera l'impossible tâche de
ressusciter leurs œuvres », les rares théologiens qui, soucieux d'éviter tout
retour à l'idolâtrie, voulurent interdire les images, ne furent pas suivis, et de
fait les représentations figurées furent abondamment utilisées dans les
provinces orientales (miniatures persanes, turques et mogoles). Mais la
tendance à la stylisation favorisa, au détriment de la sculpture,
l'épanouissement de l'ornementation linéaire, de cette formule artistique
subtile qui tient dans l'histoire des arts de l'humanité une place si originale.
Cet art, historiquement et géographiquement varié malgré sa conception
abstraite, qui doit à l'islam et à lui seul sa véritable unité, mérite bien à ce
titre de couronner l'imposant édifice de la culture musulmane, une elle
aussi, en dépit de ses tendances divergentes.
Dès lors ce n'est plus seulement comme une religion, ni même comme une
communauté que nous apparaît l'islam, mais comme le support d'une
civilisation dont il vivifie, ou tout au moins conditionne, les diverses
manifestations religieuses, intellectuelles et artistiques. À partir du xvie
siècle cependant, cette civilisation cessa de rayonner pour tomber, sous la
domination ottomane, dans un engourdissement dont elle ne devait se
réveiller que dans les temps modernes.
Chapitre VII
L'islam moderne
En même temps l'Égypte, qui déjà au xviiie siècle avait eu des velléités
d'émancipation, se libère en fait de la tutelle ottomane. Méhémet Ali (1811-
1849), devenu pacha et maître absolu en sa province après le massacre des
mamelouks, modernise l'organisation administrative, économique, militaire
en s'inspirant des méthodes occidentales et, après les succès remportés par
son armée en Arabie, en Grèce, puis au cours des deux guerres turco-
égyptiennes, il aurait obtenu l'indépendance complète de sa vice-royauté,
n'eût été l'intervention anglaise ; du moins l'hérédité de son pachalik (1840)
fut-elle reconnue par le sultan. Entre-temps il conquit en outre le Soudan
(1820-1847). L'Égypte toutefois n'allait pas tarder à perdre cette
indépendance de fait, le percement du canal de Suez, clef de la route des
Indes, éveillant les désirs anglais : condominium franco-anglais (1878), puis
protectorat anglais (1882) et condominium anglo-égyptien sur le Soudan
(1899). D'autres entreprises colonialistes européennes poursuivaient le
démembrement de l'Empire ottoman : conquête de l'Algérie par la France
(1830-1847) ; protectorat français sur la Régence de Tunis (1881) ;
conquête de la Tripolitaine par l'Italie (1911-1912). Par ailleurs il convient
de signaler l'achèvement de la conquête de l'Inde par les Anglais vers 1850,
la répartition du territoire de l'Iran en deux zones d'influence, russe et
anglaise, après l'accord de 1907, et le protectorat français sur le Maroc
(1912).
Les autres pays n'ont pas réalisé de modernisation aussi radicale. Ainsi
l'Iran chiite commença par s'européaniser sans heurts sous la dynastie des
Pahlavis (législation civile avec cour d'appel religieuse, suppression du
voile) et la plupart des États du Proche-Orient au cours du xxe siècle furent
affectés à des degrés divers par de semblables manifestations : régime
pseudo-parlementaire ; abandon de l'idée du califat ; mouvements
syndicaux, longtemps réprimés, puis reconnus officiellement (Égypte, Iran,
Syrie, Transjordanie), non sans que leur action soit contrôlée ; élaboration
d'une législation du travail accélérée par de récents conflits sociaux ;
réformes du droit (Arabie exceptée) pour tout ce qui ne touche pas le statut
personnel ; mouvements de jeunesse ; évolution féministe ayant pour
objectifs l'abandon du voile et le vote des femmes (parfois adopté) ;
développement, surtout en Égypte, des techniques industrielles et bancaires,
nécessaires pour atteindre l'indépendance économique. Les mesures prises
en 1979 à la suite de la révolution iranienne ainsi que les réactions
populaires observées en d'autres pays témoignent toutefois de la persistance
d'un mouvement de résistance à des influences « occidentales » jugées
pernicieuses.
Ouvrages généraux
Histoire
R. Folz, De l'Antiquité au monde médiéval, Peuples et civilisations,
puf, 1972.
Éd. Perroy, Le Moyen Age, Hist. gén. des civilisations, puf, 5e éd.,
1967.
Cl. Cahen, L'Islam, des origines au début de l'Empire ottoman, Bordas,
1970.
M. Lombard, L'Islam dans sa première grandeur, Flammarion, 1971.
C. Brockelmann, Histoire des peuples et des États islamiques, trad.
franç., Payot, 1949.
B. Lewis, Les Arabes dans l'histoire, trad. franç.,Neuchâtel, 1958.
D. Sourdel, L'État impérial des califes abbassides, puf, 1999.
Cl. Cahen, La Turquie pré-ottomane, Istanbul, 1988.
Histoire de l'Empire ottoman, dir. R. Mantran, Fayard, 1989.
G. Marçais, La Berbérie musulmane et l'Orient au Moyen Age, Aubier,
1946.
E. Lévi-Provençal, La civilisation arabe dans l'Espagne musulmane,
G.-P. Maisonneuve, 1948.
—, Histoire de l'Espagne musulmane, 3 vol., G.-P. Maisonneuve,
1950-1953.
Ch.-A. Julien, Histoire de l'Afrique du Nord, Payot, 1952.
Religion et culture
Revues françaises