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Jds 0021-8103 1914 Num 12 10 4302

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Journal des savants

La ville romaine de Thugga


L. Poinssot. Les inscriptions de Thugga (Extrait des Nouvelles Archives des
Missions scientifiques, T. XIII)
René Cagnat

Citer ce document / Cite this document :

Cagnat René. La ville romaine de Thugga. In: Journal des savants. 12ᵉ année, Décembre 1914. pp. 473-484;

https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1914_num_12_10_4302

Fichier pdf généré le 08/01/2019


JOURNAL

DES SAVANTS

DÉCEMBRE 1914.

LA VILLE ROMAINE DE THUGGA.

L. Poinssot. Les inscriptions de Thugga (Extrait des Nouvelles


Archives des Missions scientifiques, T. Xlll) ; Nouvelles ins-
criplions de Dougga [ibid., T. XYII1) ; Inscriptions de Thugga
découvertes en 1910-1913 (ibid., nouvelle série, fase. 8).

La ville de Dougga, autrefois Thugga, en Tunisie, est située dans,


le pâté montagneux qui s'étend au Sud de la Medjerda, entre le
fleuve et son affluent, la Siliana, à huit kilomètres environ au
Sud-Ouest de la petite ville de Teboursouk. Le plateau où elle s'élève
est adossé, du côté du Nord, à des rochers abrupts et presque
inaccessibles ; du côté du Sud il se termine par des pentes assez
rapides que couvrent aujourd'hui de belles plantations d'oliviers et
de fertiles jardins. Au milieu, s'étagent les chétives maisons du
village arabe, qui occupe à peine un quart de la superficie de la
ville antique. Les ruines remarquables de la cité romaine ont été
vues et décrites depuis longtemps et ont attiré à juste titre
l'attention de tous les voyageurs. Dès la première moitié du xvne siècle,
un personnage d'origine espagnole, mais né en Provence,
prisonnier des corsaires, acheté sur le marché de Tunis par un riche
propriétaire, devenu ensuite musulman, après sa libération, et familier
du vice-roi, avait fait parvenir à Peyresc des notes et observations
sur différentes localités du pays et en particulier sur Dougga. Au
xvnf siècle Ximénès et Peyssonnel visitèrent également l'endroit.
Au xixe, Guérin lui a consacré une dizaine de pages dans son Voyage
SAVANTS. 6o
474 R. GAGNAT.
archéologique dans la Régence de Tunis; tous ceux qui ont
exploré la Tunisie depuis la conquête française y ont passé quelques
heures ou quelques jours, et Boissicr en a parlé assez longuement
dans son Afrique romaine, « Aucune ville de la province de
l'Afrique, dit-il, n'est aussi riche en ruines antiques ; avec un peu
d'argent dépensé d'une manière intelligente et quelques fouilles bien
dirigées, on pourrait en faire une grande curiosité ; elle deviendrait
facilement pour la Tunisie ce qu'est Timgad pour l'Algérie. »
Le vœu de Boissier a été exaucé. Depuis plus de vingt ans on a
commencé à entreprendre dans le sous-sol du village des recherches
méthodiques (l). Tout d'abord elles furent le fruit de l'initiative privée.
En 1891 et dans les années suivantes, M. le Docteur Carton, alors
en garnison à Teboursouk, entreprit de déblayer quelques-uns des
monuments les plus intéressants, le beau théâtre, si bien conservé,
le temple de Bal-Saturne, la construction dite Dar-el-Acheb, et fit
connaître au monde savant le résultat de ses découvertes,
encouragées par des subventions du Ministère de l'Instruction Publique
et de l'Académie des Inscriptions. En présence de ces heureux
résultats, la Direction des Antiquités de Tunisie comprit qu'il lui
appartenait d'instituer sur ce point des fouilles officielles et
régulières. Pour commencer, elle les fit exécuter par ses agents directs;
c'est ainsi que MM. Pradère et Sadoux se relayèrent pour mettre
au jour la cour du temple de Gaelestis et le sanctuaire qui en
occupait le milieu; puis elle fit appel au concours déjeunes membres de
l'Ecole française de Rome : MM. Homo et Merlin vinrent
successivement interroger le sal en avant du Capitole. Enfin, à la suite d'une
entente spéciale entre le Ministère de l'Instruction Publique et le
Gouvernement tunisien, les travaux reçurent une plus grande
extension : on expropria les masures arabes aux abords du temple Capi-
tolin qu'on déblaya à fond; on mit à nu le dallage de la double

(•) Pour la clarté de cet article nous donnons ci-contre un plan des ruines de
Dougga. Les principaux monuments auxquels il est fait allusion dans notre texte
sont les suivants :
A, Mausolée punique; ce, Murs byzantins formant le réduit qui enveloppait le
forum romain; D, Capitole; E, Annexe du forum; F, Temple de Mercure; G, Rue
montante; H, Grand temple de Saturne; I, Temple de Caelestis; N, Théâtre;
O, Cirque; Q, Dar-el-Acheb.
DOUGGA

100 150 eoo

Plan dressé par la Direction des Antiquités


476 R. CAGNAT.
place qui s'étendait de chaque côté, avec celui de la rue montante
qui en partait dans la direction du théâtre ; on releva le tombeau
libyco-punique, le joyau de la ruine; on s'attaqua aussi à quelques
maisons romaines situées dans le voisinage, sur la pente de la colline,
que la terre éboulée avait comblées, à la façon des cendres
pompéiennes, et dont un étage s'était, par suite, conservé presque intact.
C'est à l'inspecteur du service des Antiquités, M. L. Poinssot qu'échut
la surveillance de ces fouilles officielles ; depuis 1903 il s'y est
consacré tout entier.
Du résultat archéologique obtenu je n'ai pas l'intention de
parler ici. Mais, en même temps qu'il dirigeait le dégagement ou la
reconstitution des monuments, M. Poinssot entreprenait de re viser
toutes les inscriptions déjà copiées par ses prédécesseurs ; réunies
aux textes inédits sortis de terre chaque année au cours des
recherches nouvelles, elles devaient, dans sa pensée, constituer un
recueil complet et lui fournir les éléments d'une histoire de la
ville romaine de Thugga. Il les a insérées dans trois rapports
successifs, envoyés au Ministère de l'Instruction Publique, et dans
quelques articles confiés à la Revue tunisienne — à cette
dernière il a réservé toutes les épitaphes, qui sont fort nombreuses.
Ses copies sont supérieures à celles que nous possédions jusqu'ici;
car il a eu tout le temps nécessaire pour étudier les originaux et
revenir sur les passages de lecture difficile; surtout il est arrrivé
avec une ingéniosité extrême, à rapprocher des fragments
aujourd'hui épars dans la ruine et séparés souvent les uns des autres par
de grandes distances et à reconstituer des ensembles avec des
morceaux qui semblaient inexplicables ou sans valeur documentaire. Les
commentaires qui accompagnent les textes sont surtout épigra-
phiques; ils rendent compte de l'état de la pierre et justifient les
compléments proposés ; mais ils n'indiquent que rarement les
conséquences historiques résultant du texte lui-même. A cet égard, il
faut encore faire crédit à M. Poinssot, qui se réserve de nous
satisfaire ultérieurement. Pourtant, comme dans certains cas, surtout au
cours du dernier fascicule paru, il nous a fait entrevoir sa pensée et
soumis déjà quelques résultats dignes d'intérêt, il ne sera pas inutile
de réunir ici les plus importants.
Les conclusions auxquelles M. Poinssot est arrivé sur la forma-
LA VILLE ROMAINE DE THUGGA. 477
tion et l'organisation intérieure de Thugga jusqu'au jour où la ville
devint municipe romain, c'est-à-dire jusqu'au règne de Septime-
Sévère, bouleversent entièrement les théories adoptées jusqu'ici. Je
rappellerai pour la clarté de ce qui va suivre que les inscriptions
signalent concurremment un pagus Thuggensis et une civitas
Thuggensis, dotés chacun d'une existence administrative spéciale, qui
comportait une assemblée des décurions; pour la civitas on trouve,
au début de l'Empire, la mention de sulTètes; pour le pagus, il
n'est jamais question de magistrats, mais seulement de patrons,
lesquels sont pour la plupart des personnages ayant exercé à Carthage
des fonctions municipales. Il faut ajouter que les mômes
particularités ont été signalées par les inscriptions pour d'autres villes de
la môme région. Cette constatation, très particulière, n'avait pas été
sans étonner Wilmanns quand il rédigeait le chapitre du Corpus
inscriptionum latinarum relatif à Thugga; il essaya de les expliquer
comme suit11 : (( Videtur igitur primo aerae nostrae saeculo regio
ilia paga tini eulta esse ; sed in ipsis pagis mox parva oppida creve-
runt quae, sui juris facta civitatesque dictae, proprios sibi elige-
bant magistratus decurionesque ; ita tamen paulatim coaluerunt cum
pagis circumjacentibus ut saepe eosdem sacerdotes, magistratus,
decuriones, patronos, qui u trique simul consulerent reipublicae,
facerent. TI ic erat civitatum illarum status prioribus etiamtum
impera toris Severi annis. Postea eum mutavit. Ex binis enim par-
tibus jure sejunctis singulas effecit respublicas, tribuique Arnensi
adscriptas municipi jure auxit. » Ainsi Dougga aurait formé
originairement un pagus, au sein duquel serait née une civitas; du pagus
et de la civitas réunies, Septime-Sevère aurait constitué un
municipe, qu'il aurait attribué à la tribu Arnensis.
D'autres, modifiant légèrement le système, se persuadaient que
la population de Dougga, mélangée d'éléments divers, l'élément
punique et l'élément berbère, se divisait en deux parts : d'un côté
les agriculteurs, de race libyque, qui avaient toujours occupé le pays
et qui composaient le pagus, c'est-à-dire l'agglomération rurale
répandue autour du centre habité, de l'autre, les citadins,
originairement de race punique, en tout cas administrés suivant le système

<•> C. L L., VIII, p. i73.


478 R. CAGNAT.
punique, et auxquels les campagnards étaient rattachés; la dualité
d'administration aurait répondu à la dualité d'origine.
D'autres enfin, plus particulièrement frappés des rapports évidents
qui existaient entre le pagus Thuggensis et Carthage, avaient
imaginé que lors de la résurrection de la ville un vaste territoire avait
été attribué à la nouvelle colonie par César et que de nombreux
castella et pagi y auraient été englobés; Dougga aurait appartenu à
cette catégorie; c'est à ce titre qu'on y trouverait juxtaposées une
agglomération rurale rattachée à la métropole et une cité dotée d'une
certaine indépendance, puisqu'elle avait des magistrats qui lui étaient
propres.
Toutes ces conceptions ont ceci de commun que le pagus y est
envisagé, suivant l'usage romain, comme une circonscription
territoriale de nature rurale. Le système auquel M. Poinssot s'est arrêté
est bien différent.
A ceux qui voyaient dans le pagus et la civitas de Dougga les deux
parties d'une commune peregrine, la civitas étant le centre bâti et
le pagus le territoire cultivé qui l'entoure, il présente des objections
très fortes (l). On a trouvé, dit-il, dans la montagne au Sud-Ouest, à
une grande distance du village de Dougga, quinze bornes-limites
séparant le territoire de la civitas (non du pagus) de Thugga et un
domaine appartenant à l'Empereur. « Et pourtant si un territoire
répond parfaitement à l'idée qu'on se fait d'ordinaire d'un pagus,
c'est bien la région qui s'étend de la ville aux crêtes de la montagne. »
De même, à Henchir-Mansoura, sis à huit kilomètres au Sud de
Dougga, la civitas Thuggensis éleva un temple à Saturne. Par contre,
on voit parfois le pagus intervenir, en dehors de la civitas, dans les
affaires qui intéressaient la ville même. Ainsi, le portique du forum
est offert par le donateur non pas pour la civitas, non pas pago et
civitati, mais pour le pagus seul (porticus fori pago patriae dédit). Et
lorsque la cité et le pagus sont cités concurremment, le pagus
précède toujours la civitas, ce qui « ne peut que paraître étrange quand
on voit dans l'une l'importante et antique ville de Thugga, dans
l'autre, une simple circonscription rurale » qui en aurait dépendu.
M. Poinssot est donc amené à attribuer au pagus Thuggensis un

M Compte rendus de VAcad. des Inscr., 1911, p. Soi et suiv.


LA VILLE ROMAINE DE THUGGA. 479
caractère très différent. Pour lui, ce n'est point une circonscription
rurale, mais un groupement d'hommes, une sorte d'association, un
de ces conventus civium romanorum, comme les inscriptions
africaines nous en signalent sur plusieurs points au début de l'Empire,
mais un conventus d'un genre particulier. « Qu'on suppose un groupe
de citoyens romains venant s'établir dans une cité peregrine et en
occupant une portion notable, ces cives romani ne pourront
manquer de s'associer en conventus, mais ce conventus sera, grâce à ce
que l'on pourrait appeler son substratum territorial, d'une espèce un
peu particulière, bien différent, par exemple, de celui qui ne se
composerait que de marchands. Il deviendra forcément, si le territoire
occupé est de quelque étendue, une sorte de petit Mat dans l'Etat,
et la condition juridique de ses membres, supérieure à celle des
anciens habitants, lui procurera une place à part et une place
eminente dans la cité. Les nouveaux occupants pourront résider dans la
ville môme ou à proximité de celle-ci; en tout cas, ils seront aussi
intéressés que les anciens habitants à sa prospérité ; et c'est
pourquoi les décurions du pagus participeront, de même que ceux de la
civitas, à l'administration de la cité; l'ordre dans lequel seront
inscrits le pagus et la civitas dérivera tout naturellement de la condition
juridique différente des pagani et des cives. On ne s'étonnera pas,
non plus, de trouver en pleine campagne des textes émanant
uniquement de la civitas, et de constater qu'à l'intérieur de la ville le
pagus parfois intervient seul. » Si sur les bornes citées plus haut
figure la civitas et non le pagus, c'est que le terrain où elles furent
placées appartenait à la première, de même que celui où elle éleva
un temple à Saturne.
Reste à expliquer l'intervention si fréquente dans les affaires de
Dougga, aux deux premiers siècles, de personnages exerçant à
Carthage des fonctions municipales ou sacerdotales. M. Poinssot a
émis à ce sujet deux hypothèses successives, sans que nous voyions
bien à laquelle il s'arrête. Suivant l'une (1\ cet état de choses serait
le résultat de l'origine même du pagus, dont la fondation serait due,
non à des vétérans, comme celle d'autres pagi africains, mais à des
citoyens romains venus de Carthage. Leurs descendants, bien que

W Comptes rendus de VAcad. des Inscr., 191 1, p. 5o3, notei.


480 R. CAGNAT.
résidant en fait dans leurs propriétés de Dougga, n'avaient pas cessé
d'être domiciliés légalement à Carthage, et continuaient à être
inscrits dans la tribu Arnensis, qui était celle de la métropole, et à y
briguer des honneurs municipaux. Suivant l'autre (1), les pagus
comme Dougga seraient des essaims de citoyens romains qui se
trouvaient éparpillés sur le territoire de la province d'Afrique, en
dehors des municipes et des colonies, qui auraient été ensuite
rattachés à Carthage et appelés, comme tels, à participer à sa vie
municipale. Les conditions de cette participation seront exposées,
ajoute M. Poinssot, dans un travail ultérieur ; il est donc impossible
de discuter aujourd'hui la question à fond.
Mais pourquoi les associations de citoyens de cette nature, au
lieu de s'appeler du nom habituel de conventus se seraient-elles
nommées pagus. C'est, nous dit-on, qu'elles constituaient des sortes
de conventus très particuliers. « Pour désigner l'association ainsi
fixée à une portion du sol, on avait besoin d'un mot ; pagus qui
s'entendait déjà de divisions de nature fort différentes se prêtait
plus facilemeut qu'un autre à une acception nouvelle. Dans le cas
des pagi-circonscriptions, le mot pagus désignait le territoire et par
extension ses habitants; dans le cas des pagi-associations, pagus
s'est étendu de même du groupe des propriétaires à la région
occupée, qu'elle soit un quartier urbain, un lotissement rural ou à
la fois l'un et l'autre » ; autrement dit, ces groupements prirent le
nom depagus, parce qu'ils étaient composés de propriétaires fonciers
et que, en latin, pagus, dans le sens ordinaire du mot, désignait un
territoire occupé par des cultivateurs.
Il faut reconnaître que le système exposé par M. Poinssot ne se
heurte pas aux graves objections qu'il oppose à ses devanciers; en
tout cas, on ne peut nier qu'il soit arrivé à une solution ingénieuse
et intéressante de la question. On en jugera mieux le jour où il aura
présenté sa doctrine sous une forme définitive.
J'ai dit plus haut que Thugga était devenu municipe sous Sep time
Sévère. La date exacte de l'événement n'était pas connue avant la
découverte récente des inscriptions qui régnaient sur l'attique de la
porte monumentale du Sud-Est. On y lit, en effet, les noms de

(1) Inscr. de l'hugga découvertes en 1910-1913, p. 40 et suiv.


LA VILLE ROMAINE DE THUGGA. 481
Septime-Sévère et de Garacalla, avec les titres de \conditor\es muni-
cipii, si la restitution du mot conditores proposée par M. Poinssot
correspond, ainsi qu'il semble, à la réalité. Ce serait pour célébrer
l'octroi de la nouvelle constitution que, suivant un usage qu'on a
prouvé récemment avoir été très fréquent en Afrique, l'arc triomphal
aurait été élevé. La dédicace gravée sur la face remontant à l'année
2o5, on doit rapporter la mesure impériale à cette année même ou
au plus tôt à 2o4-
Si le recueil des inscriptions de Dougga permet de se faire une
idée bien nette de la constitution locale, il permet également de
suivre dans son développement l'histoire monumentale de la ville et
tout particulièrement du forum. Il y avait primitivement. à l'endroit
où il fut établi un vallon dirigé de l'Est à l'Ouest, qui fut comblé
dans la suite pour permettre d'asseoir la place et les monuments qui
l'entourent. Nous sommes assez mal renseignés sur les plus anciens
édifices de cette région. Nous savons seulement qu'on a découvert
aux environs du Capitole une inscription bilingue, punico-libyque,
mentionnant un temple du divin Massinissa ; comme il a été trouvé
dans le voisinage plusieurs blocs qui constituaient une gorge de
style égyptien et deux chapiteaux de pilastres d'angle à fleurs de
lotus, tout à fait semblables à ceux du mausolée libyque, on en a
inféré que le temple s'élevait de ce côté des ruines. En 36 après J.-C,
d'après une inscription latine, le forum fut pavé ainsi que Yarea ante
templum Caesaris (probablement un temple de Tibère); en même
temps on érigeait une ara Augusti, une aedes Saturni et un arcus.
Peu après, sous Caligula, un autre arc était bâti en pendant du
premier, ce qui rappelle la disposition du forum de Pompéi avec les
deux arcs jumeaux qui flanquent le temple de Jupiter. De ces
différentes constructions il ne subsiste rien. Au nc siècle on embellit la
place de monuments importants qui, eux, ont laissé des traces ou
même sont demeurés debout. Sous Antonin le Pieux, des portiques
furent élevés tout autour, porticus cum columnis — elles étaient de
marbre rouge avec bases et chapiteaux de marbre blanc bleuté — et
contignatione et lacunaribus omnique cultu parietum — les murs étaient
revêtus intérieurement de plaques de marbre jaune. Quelques années
plus tard, sous Marc-Aurèle, on construisit sur la face ouest de la
place le temple Capitolin, que l'on mit d'accord, tant bien que mal,
SAVANTS. 6l
482 R. CAGNAT.
avec les monuments antérieurs. Sous Commode, on éleva en avant
et lui faisant face une exèdre; au delà, vers l'Est, on aménagea
une seconde place, complément de la première. Il se trouvait là un
marché, et, un peu plus loin, un grand édifice rectangulaire, dont le
soubassement seul est visible aujourd'hui; on les conserva, en Jes
rattachant aux constructions situées à l'Ouest et au Nord; puis on
éleva un porticus macelli, on dalla Y area macelli ; vis-à-vis du marché
on érigea un temple à trois cellae, le temple de Mercure. Dès lors
le forum et ses dépendances avaient reçu leur forme définitive ; les
embellissements postérieurs que les inscriptions nous signalent,
sont tous de détail. Il resta tel jusqu'à son abandon. Détail curieux
qu'a noté M. Poinssot, cet abandon se produisit bien avant l'époque
byzantine. A ce moment « la terre s'y était accumulée à tel point (en
couches régulières, du reste, qui excluent toute idée de
remblaiement) que lorsque Justinien éleva tout autour du Capitole et du
forum un grand fort, les fondations mêmes de celui-ci, déjà fort
profondes par rapport aux poternes, étaient en bien des points à
plusieurs mètres au-dessus du sol antique, même dans les parties ou
celui-ci n'a subi aucun aflaissement ».
On pourrait, grâce à l'épigraphie, faire un historique plus ou
moins détaillé de tous les monuments de Dougga; M. Poinssot n'y
manquera pas quand il écrira la monographie d'ensemble qu'il nous
a promise. Je ne parlerai, pour exemple, que d'un seul d'entre eux.
Boissier a écrit à son sujet : « Le cirque est presque entièrement
ruiné. Il était situé au plus haut de la ville, tout près du rempart et l'on
pense qu'il a été victime de ce voisinage. Quand les Byzantins
éprouvèrent le besoin de se fortifier dans Dougga, ils prirent naturellement,
pour construire ou réparer la muraille, les pierres qui étaient le plus
à leur portée ; c'est ainsi que furent démolis les gradins du cirque. Nous
n'avons plus aujourd'hui de l'antique monument que quelques amas
de pierres et les deux extrémités arrondies de ce qu'on appelait les
bornes (metae), autour desquelles tournaient les chevaux et les chars. »
Les melae portent des inscriptions du temps de Sévère Alexandre ; il
était donc permis de croire que le monument datait de cette époque.
Or voici qu'une inscription datée du règne de Caracalla et, plus
exactement, de l'année 21 4, nous apprend qu'un personnage dont le
nom a disparu aujourd'hui avec une cassure de la pierre a donné à
LA VILLE ROMAINE DE THUGGA. 483
la ville agrum qui appellatur circus ad vo[luptates po]pidi. Ainsi, sur
le plateau situé au Nord de Dougga, et qui se nomme aujourd'hui
encore, par une curieuse survivance onomastique, « Guirg »,
l'exploitation de grands bans de rochers par les carriers avait peu
à peu constitué une dépression allongée; l'endroit était donc tout
désigné pour y donner les spectacles habituels aux cirques et on
l'avait sans doute utilisé déjà à cet effet. Il suffit à la municipalité
d'aménager des deux côtés de la piste des soubassements destinés à
supporter des gradins, peut-être des gradins de bois seulement, pour
commencer — en supposant qu'il y en ait jamais eu d'autres, ce qui a
paru douteux à plus d'un de ceux qui ont visité la ruine — et d'établir
une spina avec les metae traditionnelles. Ce travail était achevé en 2 2 !\ :
il avait probablement commencé à une date voisine de la donation.
Comme dans toutes les villes romaines de province, les édifices
publics avaient été, à Dougga, construits aux frais de riches citoyens
qui payaient ainsi la considération dont ils jouissaient et les
honneurs auxquels ils avaient été appelés. L'histoire des familles locales
est donc une partie de l'histoire de la cité, au même titre que
l'histoire des monuments, à laquelle elle est liée intimement : c'est
encore en consultant les inscriptions que nous en recueillons les
éléments. M. Poinssot a étudié comme type deux de ces familles.
La première est celle des Mardi. On lui doit l'érection de deux des
plus beaux édifices de la cité. 11 est possible que le premier
représentant de la famille en Afrique ait été l'un des citoyens romains
qui s'associèrent pour former le pagus; en tout cas, ceux que nous
connaissons disent bien haut que Thugga est leur patrie. Ils vivaient
au 11e siècle de notre ère; leur père Maximus, contemporain de
Trajan et d'Hadrien, ne semble pas avoir doté la ville de quelque
construction importante; mais l'un d'eux, L. Marcius Simplex, et
son fils, L. Marcius Simplex Regillianus, firent les frais du Capitole
vers 166, tandis que son frère L. Marcias Quadratus offrait, vers 167,
le théâtre à ses concitoyens. La famille Gabinia était, elle aussi,
établie à Thugga dès le début de l'Empire : sous Claude, une Gabinia
Felicula dédiait, avec son mari Julius Venustus, citoyen romain de
fraîche date, une base à Auguste divinisé. Elle se distingue
pareillement par ses libéralités envers la ville. A. Gabinius Datus et
M. Gabinius Bassus, patrons du pagus et de la civitas sous Hadrien,
484 R. GAGNAT.
élevèrent les temples de la Concorde, de Frugifer, de Liber et de
Neptune. Au temps d'Antonin le Pieux, Q. Gabinius Felix Fausti-
nianus, peut-être le fils de Gabinius Datus déjà mentionné, établit de
ses deniers les portiques du forum avec toute leur décoration
architecturale; une Gabinia Hermiona, à l'époque de Caracalla, légua par
testament l'argent nécessaire à l'édification d'un sanctuaire consacré
au Génie de l'empereur; enfin, sous Sévère Alexandre, c'est à un
Q. Gabinius Ru fus Felix Beatianus que l'on doit la construction du
grand sanctuaire de Gaelestis. Ainsi, du début du i" siècle au milieu
du nie, il s'est trouvé constamment des Gabinius pour combler
de dons la ville de Dougga. On pourrait en dire autant d'autres
bienfaiteurs, des Pullaieni, riches propriétaires de la région, des
Pacuvii, les édificateurs du temple de Mercure, des Maedii, donateurs
de celui de la Fortune, de Vénus, de la Concorde et de Mercure, des
Nahanii, dont le gentilice révèle l'origine indigène. Naturellement
toutes ces familles n'étaient pas sans s'unir les unes aux autres par
des mariages ou par des adoptions ; on s'en rend compte aisément en
étudiant les prénoms et surnoms que portaient tous ces personnages,
hommes ou femmes ; il n'est pas douteux que la comparaison
minutieuse des inscriptions publiques et des épitaphes où sont nommés
les différents membres de cette noblesse municipale permette, dans
plus d'un cas, de dresser des généalogies curieuses. Par là, on pourra
saisir sur le vif un côté de l'existence de ces familles provinciales,
dont le dévoûment à Rome et à leur ville natale a joué un rôle si
important dans la romanisation de l'Afrique.
M. Poinssot au cours de ses commentaires a touché encore à bien
d'autres questions : vie religieuse de Dougga, liste et nature des
divinités adorées par ses habitants, constitution du tlaminat
municipal et du patronat, administration comparée du pagus et de la
civitas avec leur assemblée (uterque ordo), etc. Nous aurons à en
parler le jour où nous serons en présence non plus d'esquisses
glissées dans le commentaire d'une inscription isolée, mais de théories
appuyées par un ensemble de documents. L'heureux et ingénieux
éditeur des inscriptions de Thugga tiendra certainement à nous
donner, dès qu'il le pourra, mieux que des promesses alléchantes.
R. CAGNAT.

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