Téléchargez comme DOC, PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Télécharger au format doc, pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 4
« Valoriser la capacité citoyenne »
Monsieur Jean-Pierre Worms,
Sociologue, ancien Député L’enjeu essentiel de la transformation sociale, aujourd’hui, est de reconnaître et de valoriser l’initiative ou la capacité des habitants d’être eux-mêmes acteurs de la ville. Une crise, c’est un moment où il y a un grand problème, avant de revenir à l’état antérieur. Ce qui se passe en ce moment n’est pas du tout une crise, mais une véritable transformation, en profondeur, des logiques fondamentales de développement de la société. Les inégalités n’en finissent pas de croître. Les très riches ne cessent de s’enrichir, dans la « crise » et même grâce à elle. Inversement, les très pauvres ne cessent de s’appauvrir. Derrière ces inégalités de revenu, il y a, plus fondamentalement, une inégalité croissante dans l’accès aux biens publics ; aux services publics, mais aussi dans l’accès aux biens publics fondamentaux : le logement, l’emploi et le travail, l’éducation, la santé, la nourriture. À travers ce problème d’inégalité d’accès, on cherche des réponses politiques d’ensemble, car il ne s’agit pas de seulement se concentrer sur ce que l’on fait quotidiennement chacun dans nos villes, nos associations et nos quartiers, pour finalement oublier l’importance fondamentale des choix politiques nationaux. De ce point de vue-là, que ce soit en matière financière ou institutionnelle, il faut une relance de la politique de la ville, qu’on a laissé s’effondrer et se scléroser. Mais au-delà de ces questions globales, il faut aussi regarder ce qui passe sur le terrain. Les acteurs de terrain, que ce soient les élus, les associations ou les professionnels de la politique, sont tous sur les marges. Les populations des quartiers sont victimes d’une relégation et d’une marginalisation croissantes au sein du corps social. Les associations d’élus des villes qui se penchent sur les problèmes des quartiers difficiles pèsent d’un poids ridiculement insuffisant, sinon négligeable, au sein du discours des grandes associations d’élus au niveau national. Les préoccupations de l’AMF, (Association des Maires de France) sont certes fondamentales, mais la spécificité et l’urgence des problèmes que connaissent les maires des villes en difficulté ne sont pas réellement prises en compte. De la même façon, les associations qui sont présentes dans ces quartiers comme les Régies de Quartier sont complètement aux marges du mouvement associatif français. Il y a des organismes qui représentent le monde associatif : le CNVA (Conseil National de la Vie associative), ou la Conférence permanente des coordinations associatives, qui forment les grandes institutions de représentation du monde associatif. Or, dans ce cadre, les associations qui se préoccupent des problèmes de quartiers sont ignorées. Les travailleurs sociaux, qui sont des professionnels de haute qualité, des militants du travail social dans les quartiers, n’ont aucun poids au regard des grandes organisations associatives nationales de représentation du travail social, qui se concentrent sur les grands problèmes de santé ou les grands problèmes sociaux. Mais la spécificité du travail héroïque que font les professionnels en milieu urbain dans les quartiers est relativement méconnue et déconsidérée. Il y a une sorte de conjuration implicite et involontaire, de mise à l’écart, de mise sur les marges, non seulement des populations, mais de ceux qui travaillent avec ces populations. La première réponse face à cette situation, consiste à « démocratiser la démocratie », c’est-à-dire ouvrir l’accès aux institutions de la démocratie pour les populations les plus en marge. En ce qui concerne les institutions publiques et municipales, elles multiplient les instances de participation : Conseil de quartier, Conseil des jeunes, Conseil de ceci ou de cela, Conseil participatif, Conseil consultatif. Mais quand on regarde qui fréquente ces conseils de quartiers, il y a une homogénéité sociale considérable. On y retrouve le même échantillon de population que chez les élus, les responsables associatifs, les responsables administratifs. C’est une population de blancs, plutôt âgés, mâles et provenant d’un milieu social moyen, voire supérieur. On ouvre, en principe, des espaces pour la population en mal d’appartenance citoyenne, mais en pratique ils ne viennent pas. Ils ont le sentiment que ce n’est pas leur monde et qu’ils n’y auront pas leur place. Or il y a des façons de sortir de ces murs, il y a des façons d’éviter la création d’une nouvelle couche de notables – de ces notables de la participation, comme il y a des notables de la démocratie représentative. Il est inutile d’appeler de ses voeux la participation citoyenne si l’on ne crée pas des espaces totalement ouverts, non appropriables par tel dirigeant ou tel responsable. Il faut des espaces qui soient ouverts, mobiles et proches. Sur ce plan, beaucoup de travaux ont été faits pour rendre les espaces de participation beaucoup plus accessibles, beaucoup plus disponibles, beaucoup plus actifs. Il s’agit là d’une question d’empowerment, c’est-à-dire non pas donner du pouvoir, mais d’ouvrir les espaces et donner les moyens aux populations concernées d’acquérir le pouvoir de dire et d’agir directement dans l’espace public. À force de chercher à « parler pour », « parler au nom de », on enferme un peu plus les citoyens victimes de ce phénomène de relégation dans la stigmatisation, et dans l’incapacité d’être, eux mêmes, les acteurs de leur développement. Il y a un risque énorme à vouloir à tout prix renforcer les instances de représentation au détriment de la capacité d’intervention directe des acteurs sociaux concernés. En ce qui concerne la démarche de renforcement de la capacité individuelle des personnes les plus en difficulté, on se heurte à la tendance de chaque individu à s’approprier et à intérioriser l’image de lui-même que lui renvoie la société. On fabrique des gens qui se croient diminués, incapables, pauvres quant aux moyens propres dont ils disposent, parce que c’est ainsi qu’on les définit. Dans la recherche d’emploi, il est dramatique que celui qui va chercher un boulot sache d’avance qu’il va lui être refusé. Il lui sera refusé compte tenu de l’endroit où il habite, selon d’où il vient ou d’où vient sa famille, et il se présente dans sa recherche avec le dos déjà courbé, avec l’impossibilité d’avoir cette agressivité nécessaire à la conquête de l’emploi. Par l’image qu’on lui renvoie, on a fabriqué quelqu’un dont on a diminué la capacité d’acteur social. Un des objectifs primordiaux de l’action sociale, c’est de redonner à chacun la confiance en soi nécessaire à la vie sociale, et même une fierté de soi. Chaque individu est riche de ce qu’il a vécu, y compris de sa douleur ou de sa souffrance. Il est riche d’une expérience, qui constitue sa force et son identité propre. C’est cette identité qui sera à valoriser, à reconnaître et à utiliser comme vecteur et moteur de son insertion. C’est un travail que font très bien les Régies de Quartier, mais c’est un travail qu’il faudrait démultiplier à l’infini. La logique de renforcement de la capacité de dire et d’agir ne doit pas seulement s’entendre au niveau de la capacité des individus, mais aussi à celui de la capacité collective. Je pense ici à ces fameuses histoires de communautarisme, dont on entend tellement parler. Quand on est semblables, parce qu’on est de la même origine, du même lieu, du même quartier, et qu’on est stigmatisé pour cette origine, alors on a tendance à se replier sur cette identité commune. Soit c’est une réaction de repli, soit c’est une réaction de lutte et de conquête. En tout état de cause, c’est une force. La première chose à faire, ce n’est pas de dire : « Danger : communautarisme ! Danger de communautés ethniques, danger de communautés générationnelles, danger de communautés de quartier, danger de communautés de voisinage. » Dès lors qu’il y a démarche collective, il y a émergence d’une capacité collective. Il faut reconnaître cette capacité et l’aider à devenir un outil de lutte. La première façon d’engager un dialogue, c’est peut-être d’engager la lutte, d’engager le combat. Il faut en tout cas utiliser cette capacité collective comme vecteur d’un dialogue, d’une confrontation et d’une capacité de négociation avec l’environnement, donc d’une capacité d’insertion. Il faut aussi utiliser cette force collective pour construire une autre forme de communauté : la communauté de quartier. Individuellement, beaucoup de jeunes rêvent de sortir de leur quartier, mais il y en a aussi beaucoup qui en sont fiers. Il y a une sorte d’appartenance revendiquée. Même quand on veut en sortir, on y revient. Les parents y sont encore. Il y a une identité de quartier assez forte. Cette formidable identité de quartier est une force qu’il faut savoir valoriser et utiliser. Il ne faut pas chercher à diminuer l’identification à un quartier, mais reconnaître dans le quartier tous les potentiels de dynamisme qui existent. On met toujours l’accent sur la violence, la drogue, la pauvreté, la misère, mais il y a beaucoup de gens dans ces quartiers qui vivent normalement, même s’ils vivent dans la difficulté : des familles normales, des gens qui travaillent, des gamins qui vont à l’école. Il y a aussi dans ces quartiers d’énormes dynamismes de solidarités interpersonnelles : des mères de famille qui s’associent pour accompagner à tour de rôle les gamins à l’école, des voisins qui s’associent pour s’entraider dans la réhabilitation de leur logement, etc. Il y a des mécanismes de solidarités fondés sur le voisinage qui construisent du lien social. Les Régies de Quartier, qui travaillent sur le lien social, s’appuient tous les jours sur ces relations de sociabilité qui naissent spontanément dans les quartiers. Il y a aussi beaucoup d’initiatives de création, même si c’est très fluide, aux marges de la légalité. Et il y a enfin beaucoup de créativité culturelle, dans le domaine de la danse, du chant, de la musique. C’est extraordinaire, ce qu’il y a dans ces quartiers : le besoin de se dire, de parler, de s’exprimer, de se poser, face à la société, comme ce que l’on est. Il y a là une force, qui, à mon sens, est l’essentiel de ce dont on a besoin pour transformer la politique de la ville. Faire de l’avenir de nos quartiers et de la qualité de vie de leurs habitants les principales ressources à mobiliser pour le développement de nos villes, voilà l’enjeu politique essentiel qu’il nous appartient à nos associations, élus, professionnels, de placer au cœur des débats politiques de demain.