Lisaa 643
Lisaa 643
Lisaa 643
DOI : 10.4000/books.lisaa.643
Éditeur : LISAA éditeur
Lieu d’édition : Champs sur Marne
Année d’édition : 2018
Date de mise en ligne : 18 septembre 2020
Collection : Savoirs en Texte
EAN électronique : 9782956648000
https://books.openedition.org
Édition imprimée
Nombre de pages : 322
Référence électronique
FAYOLLE, Azélie (dir.) ; RINGUEDÉ, Yohann (dir.). La découverte scientifique dans les arts. Nouvelle
édition [en ligne]. Champs sur Marne : LISAA éditeur, 2018 (généré le 29 août 2023). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/lisaa/643>. ISBN : 9782956648000. DOI : https://doi.org/
10.4000/books.lisaa.643.
Légende de couverture
Albert Edelfelt – Louis Pasteur – 1885, domaine public
Crédits de couverture
domaine public
La découverte
scientifique dans les arts
Savoirs en texte
La découverte scientifique dans les arts
Savoirs en texte
La découverte
scientifique dans les arts
Savoirs en texte
Image de couverture
Albert Edelfelt - Louis Pasteur - 1885, domaine public
© 2018, LISAA
Champs sur Marne
ISBN : 978-2-9566480-0-0
ISSN 2647-4131
Ouvrage électronique
Table des matières
Première partie
L’épreuve de la découverte : une expérience personnelle
Nicolas Wanlin
Aspects de la découverte scientifique
dans la littérature du xixe siècle 23
Magalie Myoupo
Le prix de la découverte :
Ermites et martyrs scientifiques
dans l’œuvre de Jules Michelet 41
Thibaud Martinetti
Du « merveilleux vrai » au sublime scientifique
Poétique de la découverte dans les
Souvenirs entomologiques de Jean-Henri Fabre 59
Deuxième partie
Le découvreur et l’épidictique : entre pinacle et pilon
Emmanuelle Raingeval
Les monuments à Louis Pasteur :
Portraits du découvreur dans la statuaire publique 81
Cyril Barde
Montrer l’invisible, capter l’impalpable :
Représentations de la découverte scientifique
dans l’œuvre littéraire et plastique d’Émile Gallé 101
Christophe Garrabet
La figure paradoxale d’un découvreur révolutionnaire :
Kepler dans le théâtre de Louis Figuier 117
Anne Orset
L’affaire Eugène Turpin.
Phénoménologie de la découverte scientifique
dans Face au Drapeau de Jules Verne et Paris d’Émile Zola 131
Troisième partie
Découverte et imaginaire :
inachèvement, subversion et canular
Émilie Pézard
La découverte inachevée :
Enjeux des expériences de magnétisme
dans quelques récits romantiques 153
Jérémy Chateau
Détournements et inconstances
de la découverte scientifique
dans l’œuvre d’Edgar Allan Poe 167
Marta Sukiennicka
D’une découverte astronomique du futur :
La Fin du monde de Camille Flammarion 189
Romain Enriquez
Découverte scientifique et invention littéraire
dans un « conte physiologique »
d’Henry Beaunis : « La légende de l’orang-outang » 203
Introduction
Bien que, sans aucun doute, elle soit correcte, la phrase « l’oxygène fut décou-
vert » est trompeuse parce qu’elle laisse supposer un acte simple et unique,
comparable au concept de vision (qui donnerait aussi lieu à discussion). C’est
pourquoi nous admettons si facilement qu’une découverte, comme l’acte de voir
ou de toucher, puisse sans équivoque être attribuée à un individu et située à un
moment exact du temps. Le malheur est qu’il est presque toujours impossible de
préciser le moment de la découverte et bien souvent aussi son auteur. 1
1 Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques [1962, The Structure of scientific
Revolutions], Laure Meyer (trad.), Paris, Flammarion, coll. « Champs : sciences », 2008, p. 86.
2 Ibid., p. 87.
3 Karl Popper, La Logique de la découverte scientifique [1934, Logik der Forschung], Nicole
Thyssen-Rutten et Philippe Devaux (trad.), Jacques Monod (préf.), Paris, Payot, « Biblio-
thèque scientifique », 2017.
10 La découverte scientifique dans les arts
Dans son évolution historique, la science n’est pas une entreprise téléo-
logique : pour reprendre les termes de Kuhn, elle évolue par remplacement de
paradigmes. Une « science normale » 4, c’est-à-dire un paradigme scientifique
établi académiquement et institutionnellement, est remplacée par un para-
digme différent, révolutionnaire, que Kuhn nomme une « science extraordi-
naire » 5, qui repose souvent sur une nouvelle découverte. La découverte n’est
plus la révélation d’une vérité immuable, mais la construction provisoire et
contextuelle d’une nouvelle explication du monde.
Le moment de la découverte n’est donc pas, en toute rigueur, analy-
sable, et son caractère de révélation est mis en débat. Pourtant, les artistes
du xixe siècle ne se privent pas de le représenter abondamment. Le projet
de ce volume repose donc sur une tentative qui, puisant son inspiration
dans l’archéologie des savoirs, envisage d’étudier, dans les modalités de la
représentation de ce moment considéré comme intenable, les ferments d’une
pensée à venir. En somme, l’illustration de la découverte au xixe siècle ouvre
plus ou moins consciemment la voie, nous semble-t-il, à la formulation d’un
soupçon sur la notion même de découverte.
La découverte n’est pas une invention. Certes, les deux notions sont
proches, elles partagent les traits de novation, de progrès et de temps dis-
continu. Le concept de découverte implique cependant la préexistence de
quelque chose qui, bien que déjà présent, était caché dans la nature, et dont
notre perception empirique n’avait pas encore conscience. L’approche tradi-
tionnelle de la découverte modèle et bouleverse notre conception du monde :
en ce sens, elle fonctionne comme une révolution. L’invention, quant à
elle, s’appuie sur la réorganisation d’éléments déjà présents : elle est plutôt
une évolution. Elle repose sur un assemblage inédit de données connues de
la nature. L’invention est une combinaison nouvelle, la découverte est un
dévoilement. L’invention est résolument tournée vers la pragmatique, elle
advient en vue d’une action à accomplir. La découverte est un processus
fondamentalement herméneutique : c’est une lecture, un phénomène d’inter-
prétation du monde.
L’une engendre très souvent l’autre et vice versa, d’où une fréquente confu-
sion entre les deux. C’est l’invention de la lunette astronomique – qui combine
des éléments connus de la nature, art de la verrerie et progrès de l’optique – qui
permet à Galilée de faire la découverte de l’héliocentrisme. La découverte a
donc souvent besoin d’une invention, mais l’inverse peut aussi être vrai : les
armes atomiques sont inventées en utilisant la découverte de la fission nucléaire.
6 Pierre Hadot, Le Voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Paris, Gallimard,
coll. « NRF essais », 2004.
7 Matthieu, 27 : 51.
12 La découverte scientifique dans les arts
8 Stéphane Zékian, « Siècle des lettres contre siècle des sciences : décisions mémorielles et
choix épistémologiques au début du xixe siècle », Fabula-LhT, n° 8, « Le partage des disci-
plines », mai 2011, URL : http://www.fabula.org/lht/8/zekian.html, page consultée le 03
novembre 2015.
9 Percy Snow, Les Deux Cultures, [1959, The Two Cultures], Claude Noël (trad.), Paris, J.-J.
Pauvert, coll. « Les libertés nouvelles », 1968.
introduction 13
Les développements de la presse populaire, qui se veut dès les années 1830
éducative, puis, dans la seconde moitié du xixe siècle, de la vulgarisation
scientifique, répondent à ce besoin 10.
Puisque le xixe siècle a eu tendance à disjoindre les deux domaines du
savoir, la présence de la découverte scientifique dans l’art ne va plus de soi.
Dès lors, l’entreprise artistique qui vise à mettre en scène une découverte
repose sur un phénomène de transfert. En termes biologiques, c’est une
opération qui relève de l’acclimatation. C’est cette adaptation qu’il nous
a semblé intéressant de questionner au départ de notre réflexion : à partir
du xixe siècle, l’art se saisit de la découverte comme d’une chose qui lui
serait étrangère. Il la met en scène, en image ou en fiction. La spécificité de
l’époque contemporaine 11 repose sur ce jeu, ce décalage, qui fait de la mise en
art de la découverte une actualisation particulière et nécessairement biaisée :
une représentation.
En d’autres termes, puisque la découverte n’est plus une notion qui peut
constituer un sujet artistique allant de soi, la représentation de la découverte
scientifique est un lieu intenable qui encourage une pratique constante du
décalage. C’est ce jeu, ces mutations d’un moment et d’une personnalité, qui
fondent l’unité des différentes études que ce volume réunit : la représentation
par l’art de la découverte scientifique est devenue une trahison.
10 Voir en particulier Daniel Raichvarg et Jean Jacques, Savants et ignorants. Une histoire de
la vulgarisation des sciences, Paris, Seuil, coll. « Sciences ouvertes », 1991.
11 Au sens historique du terme, c’est-à-dire à partir de la Révolution Française.
12 Et selon Newton lui-même. Voir notamment Jean-Pierre Romagnan, « Robert Hooke
et Isaac Newton : la pomme de la discorde », Reflets de la physique, EDP Sciences, 40, 2014,
p. 20-23 [en ligne], consulté le 17 septembre 2017,
https://www.refletsdelaphysique.fr/articles/refdp/pdf/2014/03/refdp201440p20.pdf.
14 La découverte scientifique dans les arts
13 Jules Verne, Un capitaine de quinze ans, Paris, Hetzel, 1878, chapitre xvii, p. 350.
14 Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future [1886], repris dans les Œuvres complètes, t. i, Alain
Raitt et Pierre-Georges Castex (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1986, p. 763-1017.
15 Danier Boorstin, Les Découvreurs [The Discoverers, 1983], Jacques Bacalu, Jérôme Bodin
et Béatrice Vierne (trad.), Paris, Seghers, 1986, p. 11.
introduction 15
il peut aussi signifier l’objet de cette découverte qui, lui, peut être inscrit dans
le temps long d’une narration.
Le deuxième décalage possible est d’ordre épidictique et allégorique.
« Mon héros est l’homme qui découvre », affirme Daniel Boorstin dans
l’avertissement de son essai historique Les Découvreurs 19. La description
de ce Prométhée moderne s’inscrit alors nécessairement dans un registre
épidictique. Une immense production poétique, romanesque et dramatique
relevant de l’éloge chante la gloire des savants et des découvreurs. Balzac
dédie sa Peau de chagrin 20 à Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et insère au sein
du même texte un hommage à Cuvier qui, considéré comme « le plus grand
poète de notre siècle », « poète avec des chiffres » et « sublime en posant un
zéro près d’un sept », découvre les monstres antédiluviens et « réveille le
néant » 21. Hugo brosse d’énergiques portraits en gloire des grands décou-
vreurs, d’Archimède à Franklin, dans « Les Mages » 22. Dans son recueil
Le Prisme, Sully Prudhomme dédie un « Sonnet à Pasteur » 23 dans lequel
le savant français est un nouvel Hercule qui soumet héroïquement une
« hydre », plus perfide que le monstre antique, car « invisible », celle de la
maladie 24. La statuomanie s’empare de ce phénomène en mettant avanta-
geusement en scène les hommes de science.
Le troisième type de décalage est d’ordre spirituel ou, pour mieux dire,
surnaturel. La découverte était marquée avant les âges modernes par son
caractère transcendant : Hugo s’en souvient lorsqu’il fait des découvreurs des
mages. Ils sont en communication avec des forces surnaturelles qui restent
muettes pour le commun des mortels. Sous la plume d’Ernest Renan, Claude
Bernard peut ainsi prendre les traits d’un « augure antique » 25 dont les mains
fouillent les viscères lors des vivisections ; Pasteur, aidé par une onomastique
heureuse, apparaît comme le nouveau sauveur de l’humanité. La sacrali-
sation de la science passe par celle de ses acteurs : la Science s’incarne en
de nouveaux prêtres et elle se raconte dans des récits qui les glorifient. Les
26 Auguste Comte, Catéchisme positiviste [1852], édition établie et présentée par Frédéric
Dupin, Paris, Éditions du Sandre, 2009. Cette religion de la science est différente de la reli-
giosité de la science d’un Renan ; sur ce point, voir Annie Petit, « Le prétendu positivisme
d’Ernest Renan », Revue d’histoire des sciences humaines, 2008-1, no 8, [en ligne], consulté le 11
juillet 2017, p. 73-101. URL : https://www.cairn.info/revue-histoire-des-sciences-humaines-
2003-1-page-73.htm.
27 Flaubert, Bouvard et Pécuchet [1881], chapitre iii, repris dans le t. ii des Œuvres, Albert
Thibaudet et René Dumesnil (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1952, p. 762.
28 Joseph-Pierre Durand, Le Merveilleux scientifique, Paris, Félix Alcan, 1894.
18 La découverte scientifique dans les arts
Pourtant nous avons un instant interrompu notre examen des mondes, et sou-
dainement, comme au docteur désabusé de la tragédie de Gœthe, la vanité de
notre savoir nous est apparue. Lancée à la poursuite d’un insaisissable bonheur,
l’humanité avait espéré trouver enfin une joie durable dans la connaissance com-
plète des phénomènes. Mais les causes finales reculaient, se dérobaient à mesure
que nous notions leurs effets. L’énigme suprême reste aussi éloignée de nous
qu’elle l’était à l’origine des siècles. Notre pouvoir est purement chimérique.
Les secrets livrés par la nature ne sont que les minimes avances d’une coquette
terrible qui se reprend chaque jour. Notre souffrance spirituelle s’agrandit d’une
déception nouvelle. Pour avoir ravi au ciel des parcelles infinitésimales de sa
puissance, nous sommes autant de Prométhées enchaînés sur l’indestructible
rocher de la désillusion. 31
29 Ibid., p. 6.
30 Balzac, La Recherche de l’absolu [1834], repris dans La Comédie humaine, Pierre-Georges
Castex (dir.), Madeleine Ambrière (éd.) t. x, op. cit., p. 657-835.
31 Hyppolite Fierens-Gevaert, La Tristesse contemporaine, essai sur les grands courants moraux
et intellectuels du XIXe siècle, Paris, Félix Alcan, 1899, p. 2-3.
32 Flaubert, Louis Bouilhet, Maxime Du Camp, Jenner ou la découverte de la vaccine [1846],
repris dans le t. ii des Œuvres complètes de Flaubert, Claudine Gothot-Mersh (dir.), Yvan
Leclerc (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2013.
introduction 19
34 Ferdinand Brunetière, « Après une visite au Vatican », Revue des deux mondes, 65e année,
quatrième période, tome 127e, janvier 1895, Paris, p. 97-118.
Première partie
L’épreuve de la découverte :
une expérience personnelle
Aspects de la découverte scientifique
dans la littérature du xixe siècle
Nicolas Wanlin
École polytechnique – LinX – projet ANR Biolographes
La passion de voir
Quand les romantiques représentent des savants, cela peut prendre deux
aspects, selon que l’idée maîtresse est la méditation ou la passion de voir.
Les premiers sont, tels « le philosophe à barbe blanche qui s’encolimaçonne
en son réduit » 1, des sages pour qui la découverte est intérieure. Ce modèle
méditatif prend des colorations furieuses ou excentriques, comme dans
– Pauvre lady ! murmura le jeune Lord ; des yeux profanes vont parcourir ces
charmes mystérieux que l’amour même n’a peut-être pas connus. Oh ! oui, sous un
vain prétexte de science, nous sommes aussi sauvages que les Perses de Cambyse ;
et, si je ne craignais de pousser au désespoir cet honnête docteur, je te renfermerais,
sans avoir soulevé ton dernier voile, dans la triple boîte de tes cercueils !
[…]
Le dernier obstacle enlevé, la jeune femme se dessina dans la chaste nudité de
ses belles formes, gardant, malgré tant de siècles écoulés, toute la rondeur de
2 Caroline De Mulder, Libido sciendi. Le savant, le désir, la femme, coll. « Science ouverte »,
Paris, Éditions du Seuil, 2012.
3 Ibid., p. 39-40 et 52-53, par exemple.
4 Voir, dans Les Mystères de Paris [1842-1843], éd. F. Lacassin, 1989, p. 1136-1137 et
1152-1153, cité par Caroline De Mulder dans une anthologie : Sciences et littérature. Histoires
croisées au XIXe siècle (N. Wanlin dir.), à paraître chez Garnier-Classiques. La plupart des textes
cités dans cet article seront cités dans cette anthologie préparée dans le cadre du projet ANR
HC19 (Anne-Gaëlle Weber dir.).
Nicolas Wanlin 25
ses contours, toute la grâce souple de ses lignes pures. Sa pose, peu fréquente
chez les momies, était celle de la Vénus de Médicis, comme si les embaumeurs
eussent voulu ôter à ce corps charmant la triste attitude de la mort, et adoucir
pour lui l’inflexible rigidité du cadavre 5. L’une de ses mains voilait à demi sa
gorge virginale, l’autre cachait des beautés mystérieuses, comme si la pudeur de la
morte n’eût pas été rassurée suffisamment par les ombres protectrices du sépulcre.
Un cri d’admiration jaillit en même temps des lèvres de Rumphius et d’Evandale
à la vue de cette merveille. 6
Enfin, c’est son épouse elle-même que, faute d’avoir pu la pénétrer, l’ana-
tomiste s’approprie du bout de son scalpel :
Enfin, plus léger, et plus tardif, Charles Cros parodie la science posi-
tive mais sans doute aussi les prétentions scientifiques des romanciers
naturalistes, dans sa nouvelle « La Science de l’amour ». Ici, l’auteur se
moque d’un jeune savant dont la libido semble avoir tout entière été rem-
placée par la libido sciendi quand il entreprend « l’étude scientifique de
l’amour » : ni sentiments ni sensualité, le jeune amant fait de sa maîtresse
un véritable cobaye pour « mesurer » l’amour. En effet, son mot d’ordre
5 La statue de Vénus dite « des Médicis », ou « Vénus pudique », a une main devant son
pubis et l’autre bras devant sa poitrine.
6 Théophile Gautier, Le Roman de la momie, éd. A. Montandon et C. Saminadayar-Perrin,
Œuvres complètes 5, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 112-114.
7 Pétrus Borel, « Don Andréa Vésalius, l’anatomiste » dans Champavert : Contes immoraux,
[Paris, Eugène Renduel, 1833] éd. J.-L. Steinmetz, coll. « Domaine romanesque », Paris, Le
Chemin vert, 1985, p. 75-76.
26 La découverte scientifique dans les arts
est d’« Observer, observer, surtout ne jamais penser, rêver, imaginer : voilà
les splendeurs de la méthode actuelle » :
Je m’étais dit : Je veux étudier l’amour, non comme les Don Juan, qui s’amusent
sans écrire, non comme les littérateurs qui sentimentalisent nuageusement, mais
comme les savants sérieux. Pour constater l’effet de la chaleur sur le zinc, on
prend une barre de zinc, on la chauffe dans l’eau à une température rigoureuse-
ment déterminée au moyen du meilleur thermomètre possible ; on mesure avec
précision la longueur de la barre, sa ténacité, sa sonorité, sa capacité calorique,
et on en fait autant à une autre température non moins rigoureusement déter-
minée. […]
Je passe sur les transitions qui m’amenèrent à faire tomber ses derniers vête-
ments, toujours sur le sofa, et à l’emporter dans l’alcôve où elle oublia famille,
opinions, société.
Pendant ce temps-là, Jean pesait les habits laissés, bas et bottines compris, sur
ledit sofa, de manière à obtenir par soustraction le poids net du corps de la
femme.
D’ailleurs, dans la chambre où, ivre d’amour, elle s’abandonnait à mes trans-
ports fictifs (car je n’avais pas à perdre mon temps), nous étions comme dans
une cornue. […]
Les résultats du compteur pour baisers sont particulièrement curieux. L’instrument,
qui est de mon invention, n’est pas plus gros que ces appareils que les bateleurs
se mettent dans la bouche pour faire parler Polichinelle, et qu’on désigne sous
le nom de pratique. Dès que le dialogue devenait tendre et que la situation
s’annonçait comme opportune, je mettais, en cachette, bien entendu, l’appareil
monté entre mes dents. 8
8 Charles Cros, « La Science de l’amour », publié en 1874 dans La Revue du Monde nouveau,
puis dans Le Chat noir en 1885, Œuvres complètes, éd. L. Forestier et P.-O. Walzer, Paris,
Gallimard, Coll. « La Pléiade », 1970, p. 223-224 et 230-231.
Nicolas Wanlin 27
9 Voir sur cette question le numéro de la revue Orages, « La guerre des étoiles » (dir. Stéphane
Zékian), 2014.
28 La découverte scientifique dans les arts
10 Pierre Daru, L’Astronomie, poème en six chants…, Paris, Firmin-Didot, 1830, p. 148-152.
Nicolas Wanlin 29
Ici, la pensée prend certes le relais de l’observation mais ce n’est que pour
la prolonger en restant fondée sur elle. La spéculation n’est pas autonome et
livrée à elle-même. On est loin des « systèmes » des époques passées. Galilée
est ici la figure du découvreur positif, qui ne cède pas aux charmes d’un
système mais divulgue ce que lui a révélé l’observation. Or, l’enthousiasme
littéraire mythifie parfois l’observation pour en faire une révélation. Et les
longues nuits de veille patiente peuvent se résumer, sous la plume de Victor
Hugo, en un éclair :
Le spectacle de la nature
Au reste, tout est à la science – amusante ou profonde – par le temps qui court.
Le théâtre des Menus-Plaisirs est devenu, depuis hier, un théâtre scientifique. On
y montre, en les grossissant à l’aide d’un microscope électrique, les infiniment
petits, les microbes, ces êtres aux formes monstrueuses dans leur petitesse et que
l’affiche appelle les invisibles.
Les Invisibles ! Ce pourrait être un titre de drame, et c’est un drame, en effet, que
le spectacle de ce combat pour la vie montre dans une goutte d’eau. La projection
de la lumière électrique sur la toile blanche tendue sur la scène, en guise de rideau
rouge, fait apparaître, à l’état géant, les infusoires et les molécules, l’animé et l’ina-
nimé, et je ne sais pas de féerie, d’imagination de Jules Verne, de rêve d’Edgar Poë
qui puisse sembler plus fantastique et plus étonnant que cette réalité 16. Voilà du
vrai naturaliste qui n’est, d’ailleurs, parfois, pas plus ragoûtant que l’autre.
[…]
Et, dans ce petit théâtre où s’envolaient naguère encore les refrains du vaudeville,
le spectateur stupéfait
14 Pour une remise en cause de la notion de révolution scientifique, dans la lignée des
travaux de Jacques Roger, voir par exemple le récent livre de Pascal Duris, Quelle révolution
scientifique ? Les sciences de la vie dans la querelle des Anciens et des Modernes (xvie-xviiie siècles),
Paris, Hermann, 2016.
15 Sur la mythification des découvertes, ce qu’ils appellent la « canonisation du quotidien »,
voir Sven Ortoli et Nicolas Witkowski, La Baignoire d’Archimède. Petite mythologie de la
science, coll. « Science ouverte », Paris, Éditions du Seuil, 1996.
16 Verne représente le type de l’écrivain d’anticipation et Poe celui de l’écrivain fantastique.
Nicolas Wanlin 31
Contemple l’embryon,
L’infiniment petit, monstrueux et féroce,
Et, dans la goutte d’eau, les guerres du volvoce
Contre le vibrion ! 17
Ces vers de Victor Hugo me revenaient à l’esprit devant cette mêlée de serpents
mille fois plus petits qu’un cil et cent fois mieux armés qu’un tigre, et je me
rappelais aussi une conversation du poète, parlant un jour de son jardin d’Hau-
teville-House. 18
– Il y a là, disait-il, un bassin profond dans lequel poussent des plantes aqua-
tiques. Au-dessus, les oiseaux volent et chantent, les libellules passent, les insectes
bourdonnent, les abeilles font leur miel, les papillons ouvrent leurs ailes. C’est
le monde de l’air, de la poésie et de la lumière. L’homme aperçoit, à l’œil nu, les
couleurs d’escarboucle de la cétoine ou la gaze frissonnante et bleue des demoi-
selles 19. Au-dessous, dans l’eau glauque, au contraire, il faut un microscope pour
y voir. C’est le monde des monstruosités latentes, des venins cachés, des têtards,
des larves, des anguillules, des vers, de tout ce qui est menaçant, invisible et
lâche. C’est le monde de l’ombre nageant, rampant ou se tordant sous le monde
de l’azur. 20
mais aussi – surtout ? – ce qui se passe dans la société quand elle acclimate
un nouvel imaginaire. La dimension sociale de la découverte est en effet la
transformation de l’imaginaire culturel par l’avènement de nouvelles formes
et l’émergence de nouvelles représentations de la nature. Ainsi, certains textes
littéraires mais aussi des œuvres graphiques développent une imagerie qui
métamorphose les découvertes scientifiques : Les Origines d’Odilon Redon
mais aussi les albums de Grandville, par exemple, se font l’écho des théories
évolutionnistes qui remettent en cause les catégories du monde vivant.
La découverte est le spectacle d’un nouvel aspect de la nature et elle peut
être même l’avènement à la visibilité de ce qui était invisible. Mais l’instru-
ment d’observation, télescope ou microscope, ne suffit pas toujours et la foi
positiviste en l’observation doit se compléter de l’intuition. Hugo commente
ainsi la découverte des protozoaires et des spermatozoïdes par Leeuwenhoek
et les théories astronomiques de Kepler :
En avant ! c’était le mot de Jason et de Colomb. Arcana naturae detecta 23, c’était
le cri de ce profond chercheur Leuwenhoëck accusé par ses contemporains de
manquer de goût dans ses découvertes.
Leuwenhoëck cherchait le germe dans l’ordre visible comme nous cherchons la
cause dans l’ordre invisible. Il allongeait le microscope avec l’hypothèse, croyant
à l’observation, croyant aussi à l’intuition. De là ses trouvailles, de là aussi ses
ennemis. La supposition, c’est-à-dire l’ascension à l’étage invisible, tente les grands
esprits calculateurs comme les grands esprits lyriques. Le levier de la conjecture peut
seul remuer cet incommensurable monde, le possible. À la condition, il est vrai,
d’avoir ce point d’appui, le fait. Kepler disait : l’hypothèse est mon bras droit. Sans
l’intuition, ni haute science, ni haute poésie. Uranie, la muse double, voit en même
temps l’exact et l’idéal. Elle a une main sur Archimède et l’autre sur Homère. 24
23 Arcana naturae detecta [Les Arcanes de la nature révélés] est le titre du livre où sont publiées
certaines lettres de Leeuwenhoek en 1695.
24 Victor Hugo, « Préface de mes œuvres et Post-scriptum de ma vie » [1863-1864 ?]
(anciennement « préface philosophique » des Misérables) éd. Yves Gohin, Œuvres complètes.
Critique, éd. Jean-Pierre Reynaud, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 702.
Nicolas Wanlin 33
25 « La comète. 1759 », La Légende des siècles. Nouvelle série, tome 2, Paris, Calmann Lévy,
1877, p. 111, 113, 120 et 121.
34 La découverte scientifique dans les arts
27 Ibid., p. 269.
28 Charles Richet et Sully Prudhomme, Le Problème des causes finales, Paris, F. Alcan, 1902.
36 La découverte scientifique dans les arts
Il a donc fallu que Faustus récapitule l’histoire des sciences pour com-
prendre que nulle illumination n’était à espérer. Au lieu de la vérité nue et
offerte, une amante froide et ingrate. Renonçant ainsi au motif spectaculaire
de la découverte, c’est l’idée d’une méditation sans fin, d’une quasi-torture
mentale qui se développe. Il semble que les théories de l’évolution lui soient
29 Ibid., p. 270-271.
Nicolas Wanlin 37
Mais une telle découverte est-elle encore scientifique ? Sans doute Zola
serait-il prêt à le soutenir, lui qui entendait faire du roman un véritable champ
d’expérience scientifique 33. De fait, il rejoint la perplexité de Raoul de la
Grasserie devant son homme préhistorique lorsqu’il s’interroge, à travers le
docteur Pascal, sur l’hérédité. Ce champ théorique a des points communs
avec celui de l’évolutionnisme car, même si l’on peut y faire des observations
directes, les ressorts de l’hérédité ne seront pas précisément connus avant
l’avènement de la génétique. Ainsi, dans Le Docteur Pascal, Zola met-il son
personnage aux prises avec la question qui l’intriguait lui-même :
32 « Shakespeare, La Tempête, Acte I, sc. ii. » [Note de l’auteur.] La Création, Paris, Librairie
internationale, t. i, 1870, p. 307.
33 Voir Le Roman expérimental, 1880.
Nicolas Wanlin 39
mettant surtout en observation sa propre famille, qui était devenue son principal
champ d’expérience, tellement les cas s’y présentaient précis et complets. Dès
lors, à mesure que les faits s’accumulaient et se classaient dans ses notes, il avait
tenté une théorie générale de l’hérédité, qui pût suffire à les expliquer tous.
[…] Puis, la difficulté commençait, lorsqu’il s’agissait, en présence de ces faits
multiples, apportés par l’analyse, d’en faire la synthèse, de formuler la théorie
qui les expliquât tous. Là, il se sentait sur ce terrain mouvant de l’hypothèse, que
chaque nouvelle découverte transforme ; et, s’il ne pouvait s’empêcher de donner
une solution, par le besoin que l’esprit humain a de conclure, il avait cependant
l’esprit assez large pour laisser le problème ouvert. 34
S’il est encore question de découverte ici, le mot a pris un sens très dif-
férent de celui qu’il avait encore au début du siècle. On comprend que la
découverte n’est plus le but mais le moyen de la recherche. Elle est censée
venir étayer progressivement une théorie. L’observation et l’expérimentation
sont la base de la méthode, et elles peuvent amener à faire des découvertes,
mais celles-ci ne valent que parce qu’elles nourrissent une théorie ou l’inflé-
chissent. On approche ici du sens que Thomas Kuhn donne au mot de
découverte en tant que fait non expliqué par la « science normale » et qui
prépare une nouvelle théorie, une invention 35. Alors que les anatomistes
que l’on a évoqués plus haut correspondaient bien (et même littéralement)
à une conception romantique de la découverte, une phrase de Zola montre
que le modèle de la dissection, dépassé, n’est plus qu’une métaphore : « Il
ne s’en tenait pas aux cadavres, il élargissait ses dissections sur l’humanité
vivante… » Les spéculations sur l’hérédité et l’évolution relèvent en effet plus
de l’invention que de la théorie.
Conclusion
34 Émile Zola, Le Docteur Pascal [1893], éd. H. Mitterand, Paris, « Folio », Galimard,
1993, p. 87-88.
35 Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques [1962-1970], Paris, Flammarion,
1972.
40 La découverte scientifique dans les arts
peut se demander si, finalement, ce n’est pas le rejet d’une science ressentie
comme matérialiste qui invalidait aux yeux du public les découvertes de la
science moderne ou ce qui en tenait lieu. Les innovations scientifiques de la
seconde moitié du siècle, de la spectroscopie astronomique à l’évolutionnisme
en passant par l’électromagnétisme et la chimie organique, ne délivraient pas
tant des découvertes que des déceptions, des désenchantements. L’humain
semblait moins noble, la nature moins belle, les cieux moins mystérieux, la
vie moins sacrée. C’est ainsi que l’on peut comprendre que, dans les provo-
cations de certains écrivains, l’objet suprême de la science ait pu être l’âme.
Théophile Gautier en parle ainsi dans Avatar :
– Las d’avoir interrogé avec le scalpel, sur le marbre des amphithéâtres, des
cadavres qui ne me répondaient pas et ne me laissaient voir que la mort quand je
cherchais la vie, je formai le projet – un projet aussi hardi que celui de Prométhée
escaladant le ciel pour y ravir le feu – d’atteindre et de surprendre l’âme, de
l’analyser et de la disséquer pour ainsi dire ; j’abandonnai l’effet pour la cause, et
pris en dédain profond la science matérialiste dont le néant m’était prouvé. Agir
sur ces formes vagues, sur ces assemblages fortuits de molécules aussitôt dissous,
me semblait la fonction d’un empirisme grossier. 36
36 Théophile Gautier, Avatar [1856], L’Œuvre fantastique. II. Romans, éd. M. Crouzet,
Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1992, p. 38.
37 Auguste Villiers de l’Isle-Adam, « L’Appareil pour l’analyse chimique du dernier soupir »
[1878-1881], Contes cruels, Paris, Garnier, 1989, p. 180-188.
Le prix de la découverte
Ermites et martyrs scientifiques dans
l’œuvre de Jules Michelet
Magalie Myoupo
Université Paris Diderot- Paris 7 (CERILAC)
bien étrange. Selon lui, la vraie sainteté ne serait plus catholique, mais laïque.
Elle aurait pris le relai de l’Église qui avait abandonné ses valeurs premières :
aide du prochain et recherche de la vérité. Cette constatation provoque une
relecture de l’Histoire permettant d’y déceler l’apparition d’êtres vertueux
comparables dans leur comportement aux saints catholiques mais servant
un idéal laïque. Ces nouveaux saints, dont Michelet met au jour la formule
dans ce cours et qu’il ne cesse de débusquer dans ses autres textes, présentent
cette différence principale avec les saints traditionnels qu’ils sont des saints
de l’action. Se concentrant volontairement sur le modèle monastique comme
définitoire de l’exemplarité catholique, l’historien fustige la valorisation de
l’inaction et choisit une exemplarité du « faire », comme les philosophes des
Lumières avant lui.
Les saints privilégiés par Michelet peuvent se répartir en trois catégories
selon leur modalité d’action, et mélangent figures connues et figures inédites.
Tout d’abord viennent les saints de l’Histoire, qui correspondent à ceux qui
ont combattu pour la liberté. Beckett, saint Louis, Jeanne d’Arc en sont
autant de figures pour Michelet. Néanmoins, ce type de saints se fait de
plus en plus rare au fur et à mesure des années dans l’œuvre de l’historien et
ils laissent peu à peu la place à deux autres catégories. La première est celle
des artistes (qu’on pense à l’importance de ce véritable « prophète » 5 qu’est
Michel-Ange après 1853 dans l’Histoire de France). La seconde est celle des
savants dont l’exemplarité est partout mise en avant. Au panthéon miche-
letien, les scientifiques se pressent : Francis Bacon, Christophe Colomb,
Nicolas Copernic, Paracelse, André Vésale, Michel Servet dans l’Histoire de
France, Alexander Wilson dans L’Oiseau, Jan Swammerdam dans L’Insecte,
Jean de Charpentier et Louis Agassiz dans La Montagne, Matthew Fontaine
Maury, Jean-Baptiste de Lamarck, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire dans La
Mer ou encore Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron dans La Bible de
l’humanité en sont quelques exemples. Dans le cours du 18 janvier 1844, ce
sont les savants qui sont mis en avant comme figures concurrençant les per-
sonnages exemplaires catholiques, et Michelet insiste plus particulièrement
sur les découvreurs qui actualisent l’esprit moderne : « […] être vrai, loyal,
[…] chercher loyalement » 6. Tandis que l’Église se fourvoie dans les affaires
politiques, « […] les mondains [ont] la science, la découverte de la gravita-
tion ; Descartes et Galilée en donn[ent] le mouvement, Newton, Leibniz et
Montesquieu en trouv[ent] l’équilibre et l’harmonie » 7. Alors que l’Église
renonce à poursuivre la vérité, les découvreurs en deviennent les tenants.
5 Jules Michelet, Histoire de France au seizième siècle [1855], dans Œuvres complètes, tome
vii, éditées par Paul Viallaneix, Paris, Flammarion, 1980, p. 205.
6 Jules Michelet, Cours au Collège de France, i, 1838-1844, op. cit., p. 665.
7 Ibid., p. 674.
Magalie Myoupo 43
Ces scientifiques n’ont pas le même statut dans toute l’œuvre : convoqués
à travers les citations de leurs écrits scientifiques, ils servent de garants à un
discours sur la nature dans les monographies. Toutefois, ils sont parfois
le sujet de petits récits contant leur vie qui, par leurs affinités narratives
et symboliques avec l’hagiographie que nous tenterons de mettre au jour,
confinent à la vita, confirmant par là le remplacement d’une culture spiri-
tuelle par une autre 8. Nous souhaiterions étudier la rencontre étonnante
entre un imaginaire hagiographique en la personne du découvreur, témoin
d’un désir de spiritualité, et la réinterprétation de ce dernier à l’aune des
idéaux de Michelet qui font la part belle à la science et à l’examen raisonné.
Comment l’historien négocie-t-il la tension entre ces deux modèles ? De la
vérité spirituelle à la vérité scientifique, comment se modifient les modèles
exemplaires du martyr ou de l’ermite ?
En premier lieu, la mise en scène de la découverte chez Michelet va de
pair avec la description d’une thébaïde scientifique, lieu de labeur et non de
simple méditation. À cette première étape de la vie du découvreur succède
un martyre qui est le signe de la valeur spirituelle du travail effectué, mais
qui est aussi polémique : la découverte est un évangile politique dissident.
8 Ce besoin de substitution de nouveaux modèles aux anciens est une donnée générale de
l’époque ; Louis Figuier publie, à partir de 1866, une série intitulée Vies des savants illustres
avec l’appréciation sommaire de leurs travaux.
9 Il est assez significatif que Paracelse ne soit pas présenté par Michelet comme une figure
majeure de la science alchimique. Cette partie de sa personnalité est totalement absente du
texte. Même si Michelet ne fait pas de son palimpseste hagiographique une réminiscence
littéraire exclusive – il côtoie volontiers des structures comparatives faisant également réfé-
rence à une culture plus païenne – la connotation de toute-puissance ainsi que la morale
négative associées aux figures alchimiques n’entrent pas en résonance avec son entreprise
d’édification laïque.
10 Nous utiliserons l’édition suivante : Jules Michelet, Histoire de France au seizième siècle
[1855], dans Œuvres complètes, tome viii, op. cit.
44 La découverte scientifique dans les arts
(1855) et dans L’Oiseau 11 (1856) sont des exemples qui mettent en avant le
fait que la découverte se fait nécessairement au désert.
Selon une esthétique du contraste propre au récit moral, qui tend à mettre
en avant la radicale différence du personnage exemplaire avec le monde dans
lequel il vit, la vie des découvreurs prend place dans des époques marquées
du sceau de la barbarie. Ainsi peut-on lire de Paracelse :
Qu’on sache donc qu’au seuil de ce siècle sanglant commencèrent deux grandes
écoles des ennemis du sang, des réparateurs de la pauvre vie humaine, si barba-
rement prodiguée.
Au moment où Copernic donne au monde la révélation de la terre, ceux-ci
semblent lui dire : « Vous n’avez trouvé que le monde ; nous trouverons davan-
tage ; nous découvrirons l’homme. »
L’homme et son organisme intérieur, dont Vésale est le Christophe Colomb, –
l’homme et la circulation de la vie, dont le Copernic fut Servet.
Son mariage enfin avec la Nature, leurs profondes amours, et leur identité. C’est
la révélation de Paracelse. 12
11 Nous utiliserons l’édition suivante : Jules Michelet, L’Oiseau [1856], dans Œuvres com-
plètes, tome xvii, op. cit., 1986.
12 Jules Michelet, Histoire de France au seizième siècle, op. cit., p. 293.
13 Jules Michelet, L’Oiseau, op. cit., 1986, p. 91.
14 Voir Psaumes, chapitre 37, verset 37, et Luc, chapitre 10, versets 5-6. Dans cette étude,
les citations bibliques font référence à la traduction de Lemaître de Sacy qui a connu de
nombreuses rééditions tout au long du xixe siècle.
Magalie Myoupo 45
Pour entrer dans cette voie neuve, il était nécessaire d’en arracher d’abord l’épou-
vantable amas de ronces qu’on y avait mis depuis deux mille ans. Il fallait que cet
amant impatient de la Nature, avant d’aller à elle, la délivrât par un grand coup.
Paracelse était homme de langue allemande et né, dit-on, dans les montagnes de
la Suisse. On ne sait guère quelle avait été sa vie. Il fit son coup d’État à trente-
quatre ans. Ce fut à Bâle, en 1527, au point solennel de l’Europe où le Rhin
tourne entre trois nations, que ce Luther de la science mit sur un même bûcher
tous les papes de la médecine, les Grecs et les Arabes, les Galien et les Avicenne.
Il jura qu’il ne lirait plus, et se donna à la Nature. 16
Il avait essayé d’abord de satisfaire son goût pour les oiseaux en compulsant les
livres de gravures qui prétendent les représenter. Lourdes et gauches caricatures
qui donnent une idée ridicule de la forme, et du mouvement, rien ; or, qu’est-
ce que l’oiseau hors la grâce et le mouvement ? Il n’y tint pas. Il prit un parti
décisif : ce fut de quitter tout, son métier, son pays. Nouveau Robinson Crusoé,
par un naufrage volontaire, il voulait s’exiler aux solitudes d’Amérique, là, voir
lui-même, observer, décrire, peindre. Il se souvint alors d’une chose : c’est qu’il
ne savait ni dessiner, ni peindre, ni écrire. Voilà cet homme fort, patient et que
15 En effet, dans la citation référencée par la note 12, c’est Copernic qui, significativement,
est l’agent de la révélation. Contrairement à l’ordre biblique, dans lequel la divinité est la
source de la révélation des lois, dans l’œuvre de Michelet, la perspective est renversée puisque
c’est l’humanité qui apporte la découverte.
16 Histoire de France au seizième siècle, op. cit., p. 293.
46 La découverte scientifique dans les arts
rien ne pouvait rebuter, qui apprend à écrire, très-bien, très-vite. Bon écrivain,
artiste infiniment exact, main fine et sûre, il parut, sous sa mère et maîtresse la
Nature, moins apprendre que se souvenir. 17
21 André Vauchez, François d’Assises, Entre histoire et mémoire, Paris, Fayard, 2009, p. 347.
22 Jules Michelet, La Bible de l’humanité, Paris, édition critique par Laudyce Rétat,
Champion, 2009, p. 94.
23 Le lien entre figures hagiographiques et monde sauvage a notamment été étudié par
Florent Pouvreau. Voir « Saintes pilosités », dans Du poil et de la bête : iconographie du corps
sauvage en Occident à la fin du Moyen âge, xiiie-xvie siècle, Paris, CTHS, 2014, p. 207-266.
24 Histoire de France au seizième siècle, op. cit., p. 293.
25 Matthieu, chapitre 3, versets 5 et 6 : « Alors la ville de Jérusalem, toute la Judée et tout
le pays des environs du Jourdain venaient à lui ; et confessant leurs péchés, ils étaient baptisés
par lui dans le Jourdain »
26 Jules Michelet, L’Insecte [1857], dans Œuvres complètes, tome xvii, op. cit., 1986, p. 336.
48 La découverte scientifique dans les arts
est la condition même de l’apparition de la Loi suprême 27. C’est dans cette
immensité, loin de la société, que les choses abstraites sont révélées, qu’elles
soient axiologiquement bonnes ou mauvaises 28. De la même façon, chez
Michelet, c’est la solitude, radicalisée par le récit, qui permet de toucher
du doigt la vérité scientifique. L’intimité du scientifique constitue « le lieu
potentiel de la liberté » 29 qui est condition de la nouveauté. Il faut s’extraire
du monde pour produire un discours original sur le monde.
Or, cette sainteté moderne est infléchie par la coprésence d’autres
modèles : si les découvreurs sont saints, ils sont également des « Robinson[s] »
et « des gnome[s] » selon les passages cités. Ces figures de compagnonnage
sont intéressantes à plusieurs titres. La référence aux gnomes indique que le
modèle catholique du saint est non exclusif et doit être réinterprété à l’aune
d’un folklore populaire dont le caractère composite est essentiel. De plus,
ces deux figures modifient le modèle érémitique traditionnel. Ce n’est plus
en vue d’une simple contemplation que l’on s’éloigne du monde, mais au
contraire pour agir. C’est bien l’action dans toute sa dimension industrieuse
27 En témoigne notamment l’épisode biblique des Tables de la Loi qui prend place dans
le désert du Sinaï (Exode, chapitre 24). Le désert n’est pas le lieu de l’absence d’ordre, mais
celui de la fondation d’un ordre autre. « Car la quête du désert apparaît d’abord comme une
fuite loin du monde […] pour se chercher et tenter de se trouver soi-même dans son identité
véritable, et, au-delà de soi, premier paradoxe, pour trouver l’autre ou l’Autre, c’est-à-dire soit
un monde étranger […] soit une transcendance, où l’être individuel s’accomplit en s’annihi-
lant dans la théôria, la vision mystique de Dieu, deux démarches qui, du reste, ne s’excluent
pas ». Gérard Nauroy, « Introduction », dans Le désert, un espace paradoxal, actes du colloque
de l’Université de Metz (13-15 septembre 2001), Bern, Peter Lang, 2003, p. 6.
28 Pour atteindre la loi dans sa vérité, certains personnages doivent passer, dans le désert, par
l’épreuve du négatif, c’est-à-dire la tentation. Celle-ci permet de mettre au jour une autre loi,
mineure, vouée à l’échec bien que puissante, qui combat la loi spirituelle. Les découvreurs dans
l’œuvre de Michelet suivent parfois ce schéma. Ainsi en est-il d’Anquetil-Duperron qui, parti
en Inde afin de trouver des textes sacrés, évoluant dans des contrées exotiques qui peuvent
symboliser cet éloignement fondamental, doit lutter contre des apparitions séductrices : « Mais
si les tigres s’abstinrent, les maladies du climat ne s’abstinrent pas de l’attaquer. Encore moins
les femmes, conjurées contre un héros de vingt ans qui avait son âme héroïque sur une figure
charmante. Les créoles européennes, les bayadères, les sultanes, toute cette luxueuse Asie
s’efforce de détourner son élan vers la lumière. Elles font signe de leurs terrasses, l’invitent. Il
ferme les yeux ». Jules Michelet, La Bible de l’humanité, op.cit., p. 94.
29 Paule Petitier, « L’intime et le social », dans Michelet et la « question sociale », Littérature
et Nation, no 18, 1997, p. 189.
Magalie Myoupo 49
qui peut relier la figure de Robinson 30 et celle du gnome 31. Comme le saint,
ils sont des êtres excentrés (naufragé pour l’un, vivant sous terre pour l’autre)
mais dont la caractéristique principale est d’œuvrer sans cesse. L’anachorète
de la science s’éloigne d’un monde vain et violent, mais non du monde en
tant qu’espace de découverte et de travail. Robinson et le gnome, en convo-
quant un imaginaire du naturel et de l’élément brut (la terre à creuser, les
feuilles à tisser, la nourriture à trouver), s’allient à saint Jean-Baptiste et son
miel. Le saint laïque qu’est le découvreur ne renonce jamais à une action
transformatrice, qu’il s’agisse d’une découverte ou d’une invention.
Découvrir et mourir :
le dolorisme comme marque de spiritualité
Anachorète, le scientifique peut également être martyr dans l’œuvre de
Michelet. Les formes de l’exemplarité religieuse s’ajoutent les unes aux autres,
coexistent à l’intérieur d’un même récit de vie pour souligner une nouvelle
fois l’importance morale de la découverte. Dans cette optique, les références
aux martyrs scientifiques accentuent la séparation que l’érémitisme avait
déjà inaugurée. La souffrance de certains découvreurs semble avoir une vertu
presque magique : par elle advient un gain d’ordre intellectuel. Autrement
dit, la découverte est un acte auto-sacrificiel. Un découvreur semble par-
ticulièrement représentatif de cela dans l’œuvre de l’historien : il s’agit de
Swammerdam, cité plus tôt.
Celui-ci découvre la métamorphose et « la maternité de l’insecte » 32 selon
l’expression de Michelet. Il est présenté, au seuil du chapitre viii de L’Insecte
(1857) qui constitue une petite vita, comme un martyr :
30 Dans Nos fils, Jules Michelet fait le lien entre le personnage de Defoe et son éloge de
l’action : « Dans le désert peut-être, le dénuement et l’abandon, nous pourrons mieux voir
ce qu[e] [l’homme] peut. C’est la donnée féconde, admirable, du Robinson. […] C’est la
légende du travail évidemment qu[e] [Foë] voulait faire. Voilà la nouveauté, l’originalité du
livre. » Jules Michelet, Nos fils [1869], dans Œuvres complètes, tome xx, op. cit., p. 436-437.
31 En ce qui concerne le gnome, c’est un être qui, dans la mythologie populaire, est souvent
représenté comme travaillant dans des mines et amassant des trésors. C’est aussi un être de
connaissance puisque le mot qui le désigne viendrait du bas-latin gnomus et du grec gnosis
qui signifie « connaissance ». Pour une description de cet être fabuleux datant du xixe siècle,
voir l’article « Gnomes » dans Jacques Collin de Plancy, Dictionnaire infernal ou recherches et
anecdotes sur les démons, les esprits, les fantômes, les spectres, les revenants, les loups-garoux… en
un mot, sur tout ce qui tient aux apparitions, à la magie, au commerce de l’Enfer, aux divinations,
aux sciences secrètes, aux superstitions, aux choses mystérieuses et surnaturelles etc. [1818], sixième
édition, Paris, H. Plon, 1863, p. 304-305.
32 L’Insecte, op. cit., p. 338.
50 La découverte scientifique dans les arts
33 Ibid., p. 335.
34 Ibid.
35 Ibid., p. 336.
36 Ibid., p. 339.
Magalie Myoupo 51
Il lui semblait que la science, lancée par lui, précipitée au courant de ses décou-
vertes, le menait à quelque chose de grand et de terrible, qu’il n’aurait pas voulu
voir : comme celui qui, se trouvant sur une barque sur l’énorme mer d’eau
douce qui va faire la chute du Niagara, se sent dans un mouvement calme, mais
invincible et immense, qui le mène, où ? Il ne veut pas, il n’ose pas y penser. 39
37 Cela fait écho aux analyses de Judith Schlanger : « Quand ce ne sont pas les corsaires, ce
sont “les dangereux rayons x”, le “péril mortel” des cultures de virus, et d’ailleurs “Claude
Bernard fut mordu par un cheval”. Là où c’est moins dramatique, cela reste tout de même
incommode et pénible. On nous montre les Cassini peinant toutes les nuits pendant des
années dans les jardins de l’Observatoire en manipulant difficilement un “instrument barbare”
d’astronomie. N’allez pas croire que c’est pour illustrer l’idée que la science exige des qualités
physiques. Au contraire, c’est pour montrer qu’elle exige des qualités morales : on est dans
une perspective ascétique où l’inconfort ajoute manifestement au mérite », Judith Schlanger,
Penser la bouche pleine, Paris, Fayard, 1983, p. 209-210.
38 L’Insecte, op. cit., p. 340.
39 Ibid., p. 341.
52 La découverte scientifique dans les arts
Une grande fête fut donnée à l’école, qu’on eût pu appeler la fête de la chimie,
« Un siège, un trône, y était sans doute dressé pour ce créateur ? » Oui, sur la
fatale charrette, à la place de la Révolution.
Pas un mot de plus. Ceci parle assez. Avec la grandeur du mouvement, on voit
sa brutalité, son aveuglement, son vertige. 42
[…] Ces voyageurs illustres, amants ardents de la nature, souvent sans moyens,
sans secours, l’ont suivie aux déserts, observée et surprise dans ses mystérieuses
retraites, s’imposant la soif et la faim, d’incroyables fatigues, ne se plaignant
jamais, se croyant trop récompensés, pleins d’amour, de reconnaissance à chaque
découverte ; ne regrettant rien à ce prix, non pas même la mort de La Pérouse ou
de Mungo-Park, la mort dans les naufrages, la mort chez les barbares.
Qu’ils revivent ici au milieu de nous ! Si leur vie solitaire s’écoula loin de l’Europe
pour la servir, que leurs images soient placées au milieu de la foule reconnais-
sante, avec la brève indication de leurs heureuses découvertes, de leurs souffrances
et de leur grand courage. Plus d’un jeune homme se sentira ému d’avoir vu ces
héros et reviendra rêveur et tenté de les imiter. 43
44 Pierre Laforgue, « Sociétés animales, socialité humaine dans L’Insecte de Michelet », dans
Michelet et la « question sociale », op. cit., p. 118.
45 L’Insecte, op. cit., p. 336.
46 Ibid., p. 338.
47 Pour Michelet, les deux termes ne sont pas que des paronymes fortuits. L’historien établit
une véritable équivalence entre eux.
Magalie Myoupo 55
bien immanent puisqu’enfoui jusque dans les entrailles d’une fourmi, engage
les nouveaux saints laïques à porter aux yeux de tous la vérité. La découverte
scientifique révèle un modèle éternel.
Dans les Légendes démocratiques du Nord (1854), texte qui s’ouvre sur
le récit de la vie de Kosciuszko ramenée constamment au modèle hagiogra-
phique, avancée scientifique et avancée politique marchent de pair :
Le découvreur de cette idée, grande, terrible, féconde, qui, sur son chemin,
supprimait l’immortalité des corps et le Jugement dernier, Lavoisier, était la
Révolution elle-même contre l’esprit du Moyen âge.
C’était lui qui, sans s’arrêter aux superstitions locales, avait vidé le vieux Paris de
ses morts, enlevé tous ses cimetières, pour les verser aux catacombes.
Quelle révolution plus grande que celle qui introduit au fond même de la com-
position des êtres l’homme jusque-là errant autour ? Il les palpait, il les pénètre ;
le voilà dans leur essence, tête à tête avec le Créateur... Que dis-je ? le voilà
créateur et devenu lui-même le rival de la nature ! 50
48 Jules Michelet, Légendes démocratiques du Nord [1854], dans Œuvres complètes, tome
xvi, op.cit., p. 158.
49 Dans Le Peuple, l’auteur passe, dans son étude des simples, des basses classes à l’enfant,
puis aux animaux, montrant ainsi l’importance de n’exclure personne de la communauté
politique dans la perspective égalitaire d’une « véritable réhabilitation de la vie inférieure ».
Voir Jules Michelet, Le Peuple, introduction et notes par Paul Viallaneix, Paris, Flammarion,
1974, p. 181.
50 Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, tome ii, vol. 1, op. cit., p. 844.
56 La découverte scientifique dans les arts
Enfin, pour certains d’entre eux, les ermites et les martyrs de la décou-
verte ne sont pas les grands découvreurs attendus dans des monographies
historiques. Dans les récits que nous avons évoqués des vies de Paracelse ou
encore de Swammerdam en particulier, le grand découvreur, qu’il s’agisse par
exemple de Galilée ou de Copernic, n’est qu’un support de comparaison qui
permet de faire advenir la figure plus obscure de ces deux petits découvreurs
et de légitimer leur œuvre. Les découvreurs cités sont certes importants,
mais ils ne sont pas habituellement inscrits au firmament de la science. Or,
dans l’œuvre de Michelet, ils sont préférés à Galilée, Copernic, à l’ironisé
« roi Buffon » 54 ou encore à Cuvier. La référence hagiographique les met au
jour, tout en les chargeant d’une importance fondamentale. Ce qui affleure
alors, c’est l’importance de mettre en avant une généalogie des simples, loin
des grands noms de la tradition 55. Présenter le découvreur moins connu
comme un saint, c’est bien faire rejaillir l’importance de tous les scientifiques
négligés et choisir, face aux grands hommes de la science, de créer une forme
d’exemplarité en mineur, une sainteté laïque qui s’affranchit de l’évidence de
la tradition. La présentation de certains découvreurs moins connus du grand
public s’inscrit dans une vision démocratique de la mémoire. (Re)découvrir
leurs découvertes, à travers une écriture qui réinvente le sacré, permet d’affir-
mer l’existence d’une exemplarité hors du canon traditionnel.
Les sciences de la nature sont les plus belles pour Michelet car elles sou-
lignent constamment l’unité de toutes choses ; c’est « l’étude sympathique
de tous les organismes » 56 qui s’oppose à l’interprétation qui a pu être faite
de la chimie comme science favorisant « l’indifférence hautaine aux tragédies
du temps » 57 comme le rapporte l’Histoire du dix-neuvième siècle. L’unité, le
lien qu’elles supposent, font des découvreurs des personnages religieux tant
leur travail semble lié à la signification unique et cachée de l’univers, qu’il
s’agisse d’une explication d’ordre scientifique ou d’une révélation morale.
Symboliquement, ces sciences renvoient également de manière plus claire
54 Jules Michelet, Histoire du dix-neuvième siècle, dans Œuvres complètes, tome xxi, op.
cit., p. 132.
55 Dans l’Histoire du dix-neuvième siècle, Michelet affirme à la même page : « Les génies
de ce temps ont tous été des simples, disons-le en passant. Daubenton et Lamarck, pendant
plus de trente ans, s’immolèrent à Buffon. Lagrange si haut placé lui-même, eut le culte de
Lavoisier. Hauy était un bon homme, comme Geoffroy, Ampère, tous ineptes aux choses du
monde. / Geoffroy fut un enfant, un simple, un saint. Sa grosse tête disproportionnée qui
semblait indiquer un arrêt de développement, resta enfantine jusqu’au dernier âge. Il était
fils et petit-fils des célèbres apothicaires dont l’un (dans une thèse sur la génération) posa
“du ver à l’homme” la parenté du monde. Grande vue prophétique qui semble avoir passé
dans le sang à son petit-fils », ibid. Le culte rendu semble donc devoir s’inverser dans l’écri-
ture micheletienne, la simplicité étant un gage plus important de grandeur que la célébrité
contemporaine ou posthume.
56 Ibid., p. 132.
57 Ibid.
58 La découverte scientifique dans les arts
au travail du récit exemplaire qui agit comme un aiguillon sur son lecteur.
Tout comme les sciences de la nature ont pour objet d’étude le corps –
humain, animal ou végétal – les « hagiographies scientifiques » 58 participent,
tel Paracelse selon le mot de Michelet, de l’entreprise des « réparateurs de la
pauvre vie humaine » 59.
Thibaud Martinetti
Université de Bâle
1 Louis Bonald, « Sur la guerre des sciences et des lettres », Œuvres complètes, Paris, Migne,
1859, t. iii, p. 1071-1074.
2 Yves Cambefort, L’Œuvre de Jean-Henri Fabre, Paris, Librairie Delagrave, 1999, p. 115.
60 La découverte scientifique dans les arts
3 Absent lors de la cérémonie se tenant le 3 avril à l’Harmas de Sérignan, Rostand fit part
de ses regrets de ne pouvoir participer aux réjouissances dans une lettre citée par Legros, qui
atteste le surnom donné à Fabre : « Empêché de venir au milieu de vous, je suis du meilleur
de mon cœur avec ceux qui fêtent aujourd’hui un homme admirable, une des plus pures
gloires de France, le grand savant dont j’admire l’œuvre, le poète savoureux et profond, le
Virgile des insectes, qui nous a fait agenouiller dans l’herbe, le solitaire dont la vie est le plus
merveilleux exemple de sagesse, la noble figure qui, coiffée de son feutre noir, fait de Sérignan
le pendant de Maillane », Georges-Victor Legros, La Vie de J.-H. Fabre naturaliste, Paris,
Librairie Delagrave, 1913, p. 294-295.
4 Voir Christopher K., Starr, « Jean-Henri Fabre en face de la biosystématique », Actes du
Congrès Jean-Henri Fabre. Anniversaire du Jubilé (1910-1985), Paris, Le Léopard d’or, 1985,
p. 75-113.
5 Georges-Victor Legros, op. cit., p. 273.
6 Étienne Rabaud, J.-H. Fabre et la science, Paris, Étienne Chiron éditeur, 1924, p. 2.
7 Patrick Tort, Fabre, Le Miroir aux insectes, Paris, Librairie Vuibert / Adapt Éditions, 2002,
p. 10.
8 Ibid.
Thibaud Martinetti 61
9 Yves Jeanneret, Écrire la science. Formes et enjeux de la vulgarisation, Paris, PUF, 1994,
p. 288.
10 Hugues Marchal, « Le Conflit des modèles dans la vulgarisation entomologique :
l’exemple de Michelet, Flammarion et Fabre », Romantisme, no 138, 2007/4, p. 61-74.
11 Jean-Henri Fabre, « Observations sur les mœurs des Cerceris et sur les causes de la longue
conservation des coléoptères dont ils approvisionnent leurs larves », Annales des Sciences natu-
relles, 4e série, t. iv, 1855, p. 129-150. Pour une analyse scientifique de cette première décou-
verte, voir Ido Yavetz, « Jean Henri Fabre and Evolution : Indifference or Blind Hatred ? »,
History and Philosophy of the Life Sciences, no 1, vol. 10, 1988, p. 3-36 et Pascal Duris, Elvire
Diaz, La Fabrique de l’entomologie. Léon Dufour (1780-1865), Pessac, Presses Universitaires
de Bordeaux, 2017, p. 211-224.
62 La découverte scientifique dans les arts
Là, j’ai voulu être zoologiste aussi rigoureux que dans un travail rédigé pour mes
confrères. Les faits dont j’ai parlé dans ces Souvenirs, sont ceux qu’on retrouverait
soit dans mes Mémoires, soit dans les œuvres scientifiques les plus sérieuses ; les
idées que j’y ai développées sont celles que j’ai professées dans tous mes travaux.
Sous ce rapport, ce livre aurait pu être intitulé : Essais de zoologie et de physiologie
générales. 18
Les naturalistes sont moins soucieux que les autres savants de cacher les traces de
leur propre implication. Afin de retenir l’attention de leurs lecteurs moins spécia-
lisés, ils se servent d’une gamme plus large d'effets littéraires, usant de l’anecdote
personnelle, du langage poétique et d’une structure narrative. 22
19 Ibid.
20 Hugues Marchal, « La mosaïque et l’ellipse : remarques sur la structure des textes de
vulgarisation littéraires », La Mise en texte des savoirs, textes réunis par Kazuhiro Matsuzawa
et Gisèle Séginger, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2010, p. 194.
21 Ce qui ne signifie pas pour autant que la frontière entre l’entomologie et sa vulgarisation
ne soit pas manifeste au xixe siècle. À l’instar de Quatrefages, le spécialiste des hyménoptères
Jean Pérez marque également une distance entre sa prose scientifique et l’emploi didactique
du langage dans son ouvrage Les Abeilles : « Après le souci du vrai, qui ne doit céder à des
considérations d’aucune sorte, la clarté a été [la] préoccupation constante [de l’auteur]. Pour
l’obtenir, aucun sacrifice n’a paru trop cher. L’intérêt, l’importance même des faits n’ont pas
toujours trouvé grâce et fait hésiter sur leur suppression, quand la complication des détails
ou le trop de spécialité des notions pouvaient entraîner quelque obscurité », Jean Pérez, Les
Abeilles, ouvrage illustré de 119 vignettes par Clément, Paris, Hachette, 1889, « Avant-pro-
pos », p. ii. Nous allons l’observer, la particularité de Fabre est précisément d’évacuer cette
distance énonciative dans les Souvenirs.
22 « Nature writers are less anxious than the hard scientists to conceal the traces of their
own implication. To hold the attention of their less specialized readers, they avail themselves
of a wider range of literary effects, using personal anecdote, poetic language and narrative
structure. », Wendy Harding, « Insects and Texts. Worlds Apart ? », Insects in Literature and
the Arts, Laurence Talairach-Vielmas et Marie Bouchet (éd.), « New Comparative Poetics »,
no 32, Bruxelles, Peter Lang, 2014, p. 220 [nous traduisons].
64 La découverte scientifique dans les arts
Selon les mots de Jacques d’Aguilar, le xixe siècle fut pour la science des
insectes « l’âge d’or de la systématique » 23. Le début du siècle est en effet
marqué par la nouvelle classification naturelle inaugurée par Pierre Latreille,
qui propose un nouveau système « en créant des catégories intermédiaires
(familles, tribus, sous-tribus) » permettant de hiérarchiser « les caractères
variés, et si possible apparents, pour les combiner afin d’exprimer les rap-
ports naturels » 24 entre les différents insectes. À « l’inventaire descriptif » 25
des insectes entrepris par le nouveau « prince de l’entomologie » 26 succède
un grand nombre de species et autres catalogues permettant d’actualiser et
de compléter les listes d’insectes. La connaissance des espèces et des genres
se spécialise à tel point qu’en 1834, lorsque Théodore Lacordaire rédige une
première synthèse du savoir entomologique au xixe siècle, il avoue lui-même
ne pouvoir procéder à un résumé des différents systèmes de classifications
entomologiques, tant ils se multiplient rapidement :
La synonymie anatomique des Insectes n’est guère moins embrouillée que celles
de leurs genres et de leurs espèces, chaque auteur semblant avoir pris à tâche de
se servir d’un autre langage que ses devanciers ; j’aurais voulu la donner aussi
complète que possible ; mais outre que ces auteurs donnent des noms différents
aux mêmes organes, très souvent ils ne sont pas d’accord sur le nombre de ces
organes ni sur celui des pièces qui entrent dans leur composition. Après bien du
temps et des efforts perdus pour débrouiller ce chaos, j’ai reconnu que cela était
au-dessus de mes forces, et j’y ai renoncé, sauf dans un petit nombre de cas. 27
Fabre a en effet suggéré que la classification aurait plus de sens si les caracté-
ristiques de l’animal vivant étaient prises en considération. Il a même laissé
32 Ibid.
33 Ibid., p. 84.
34 Ibid., p. 85.
35 Jean-Henri Fabre, Souvenirs entomologiques, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », t. ii,
1989 [1779-1907], p. 849. Nous citerons dorénavant les extraits de Fabre dans le corps du
texte en précisant le numéro de volume.
Thibaud Martinetti 67
36 « Le goût du merveilleux est un goût général, c’est ce goût qui fait lire plus volontiers des
romans, des historiettes, des contes arabes, des contes persans, et même des contes de fées,
que des histoires vraies. Il ne se trouve nulle part autant de merveilleux, et de merveilleux vrai
que dans l’histoire des insectes », Réaumur, Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, Paris,
Imprimerie royale, t. i, 1734, p. 10.
37 Jean-Christophe Abramovici, « Du “merveilleux vrai” des “petits animaux”. Réaumur,
entre rococo et Lumières », Dix-huitième siècle, no 42, 2010/1, p. 307.
38 Ibid., p. 309.
39 Réaumur, op. cit., p. 12-13.
40 Ibid., p. 3.
41 Ibid., p. 4.
42 Noël Antoine Pluche, Le Spectacle de la nature, ou Entretiens sur les particularités de l’his-
toire naturelle qui ont paru les plus propres à rendre les jeunes gens curieux et à leur former l’esprit
[1732], Paris, Chez Knapen, rue St. André-des-Arts, t. i, édition de 1789, préface, p. viii-ix.
43 Jean-Christophe Abramovici, art. cit., p. 311.
44 Ibid.
68 La découverte scientifique dans les arts
45 Nathalie Vuillemin, Les Beautés de la nature à l’épreuve de l’analyse, Paris, Presses Sorbonne
nouvelle, 2009, p. 229.
46 « C’était une dynamique nouvelle et inversée de l’émerveillement, une sensibilité de
l’enquête basée sur le principe de la gratification différée. L’émerveillement était une récom-
pense davantage qu’un appât pour la curiosité. », Lorraine Daston, Katharine Park, Wonders
and the Order of Nature. 1150-1750, New York, Zone Books, 1998, p. 323 [nous traduisons].
47 Platon, Théétète, 155d. Aristote, Métaphysique A, 982b12. À ce sujet, voir Michael
Edwards, De l’Émerveillement, Paris, Fayard, 2008 ; Stefan Matuschek, Über das Staunen :
Eine Ideen geschichtliche Analyse, Tübingen, Niemeyer, 1991.
48 Fontenelle, Histoire du renouvellement de l’Académie Royale des Sciences en m.dc.xcix. et
les éloges historiques, Amsterdam, Pierre de Coup, 1709, p. 21. Cité par Lorraine Daston,
Katharine Park, op. cit., p. 325.
49 En témoigne l’opposition de Pierre Lyonet aux cruelles expérimentations de la physio-
logie, lui qui n’a sacrifié que « huit ou neuf chenilles » pour mener à bien ses observations
anatomiques, voir Pierre Lyonet, Traité anatomique de la chenille qui ronge le bois de saule, La
Haye, Pierre Gosse et Daniel Pinet, Amsterdam, Marc Michel Rey, 1762, préface, p. xiii-xiv.
50 Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivité, trad. de Sophie Renaut et Hélène Quiniou,
Dijon, Les presses du réel, 2012, p. 281.
51 Ibid., p. 282.
Thibaud Martinetti 69
Le plaisir émerveillé
de la découverte entomologique
Au début des années 1850, Fabre lit un article de Léon Dufour, rédigé
sous la forme d’une lettre adressée à Victor Audouin et intitulé « Observations
sur les métamorphoses du Cerceris bupresticida, et sur l’industrie et l’instinct
entomologique de cet hyménoptère », paru dans les Annales des sciences natu-
relles en 1841 52. Médecin et naturaliste originaire de Saint-Sever dans les
Landes et reconnu pour ses nombreux articles d’anatomie et de physiolo-
gie, membre honoraire de la Société entomologique de France depuis 1833
et désigné en 1841 pour occuper la chaire d’entomologie au Muséum de
Paris 53, Dufour est à cette époque un grand nom de la science des insectes.
Selon les mots de Fabre, la lecture qu’il en fit constitua pour lui une épipha-
nie scientifique :
Des clartés nouvelles jaillirent : ce fut en mon esprit comme une révélation.
Disposer de beaux Coléoptères dans une boîte à liège, les dénommer, les classer,
ce n’était donc pas toute la science ; il y avait quelque chose de bien supérieur :
l’étude intime de l’animal dans sa structure et surtout dans ses facultés (i, 149).
qu’expose son article sur les mœurs du Cerceris, qui est ensuite intégré à la
première série des Souvenirs, sans grand bouleversement sémantique ni sty-
listique. Fabre se permet des coupures, des modifications de détails dans son
propos et dans celui de Dufour, afin de créer un nouveau texte homogène
dédié à sa découverte. Il inverse la situation initiale et le rapport d’autorité
lisible dans la correspondance entre les deux naturalistes : Dufour n’est plus
le maître à qui s’adresse Fabre pour lui présenter ses résultats, c’est désormais
Fabre qui est mis à l’honneur par la découverte du principe physiologique à
l’œuvre chez l’hyménoptère. Le poète des insectes insère également un incipit
permettant d’introduire la nouvelle structure du récit de découverte, sur le
mode autobiographique des Souvenirs. Ce fragment de vie met en scène la
précarité du jeune professeur au moment de la lecture de Dufour :
Un soir d’hiver, à côté d’un poêle dont les cendres étaient encore chaudes, et la
famille endormie, j’oubliais, dans la lecture, les soucis du lendemain, les noirs
soucis du professeur de physique qui, après avoir empilé diplôme universitaire
sur diplôme et rendu pendant un quart de siècle des services dont le mérite
n’était pas méconnu, recevait pour lui et les siens 1600 F, moins que le gage
d’un palefrenier de bonne maison (i, 148).
Or, tout au long des différentes séries, Fabre conserve cet ethos d’in-
tellectuel dont les découvertes ne sont pas reconnues à leur juste valeur :
« [à] ce souvenir, mes vieilles paupières se mouillent encore d’une larme de
sainte émotion. Ô beaux jours des illusions, de la foi en l’avenir, qu’êtes-
vous devenus ? » (i, 149) De telles formules évoquent le contrat de vulga-
risation observé par Yves Jeanneret. En effet, elles opèrent « une captation
du lecteur » par la mise en scène d’un « thème transitionnel » 55 introduisant
la découverte scientifique. Si ce principe permet à Fabre d’étayer sa propre
« aventure scientifique » 56, l’entomologiste ne rompt pas fondamentalement
avec un autre trait du texte de Dufour. Les deux auteurs associent chaque
nouveauté à une rhétorique de la merveille dont le caractère extrascientifique
constitue un pont générique entre la tradition entomologique du xviiie et la
vulgarisation du xixe siècle.
Dans son étude consacrée à Léon Dufour (1780-1865). Savant naturaliste
et médecin, Chantal Boone distingue deux types d’articles scientifiques rédi-
gés par le savant landais qui sont caractéristiques de l’époque : les « notices »
consacrées « aux observations de l’anatomie externe » et aux « explications qui
Vous eussiez partagé, mon ami, notre enthousiasme à la vue des belles espèces
de Buprestes que cette exploitation si nouvelle étala successivement à nos regards
empressés. Il fallait entendre nos exclamations toutes les fois qu’en renversant
de fond en comble la mine, on mettait en évidence de nouveaux trésors, rendus
plus éclatants encore par l’ardeur du soleil, ou lorsque nous découvrions, ci
des larves de tout âge attachées à leur proie, là des coques de ces larves toutes
incrustées de cuivre, de bronze, d’émeraudes. Moi qui suis un entomophile pra-
ticien, et depuis, hélas ! trois ou quatre fois dix ans, je n’avais jamais assisté à un
spectacle si ravissant, je n’avais jamais vu pareille fête […]. Notre admiration,
toujours progressive, se portait alternativement de ces brillans [sic] Coléoptères
au discernement merveilleux, à la sagacité étonnante du Cerceris qui les avait
ainsi enfouis et emmagasinés 62.
57 Chantal Boone, Léon Dufour (1780-1865). Savant naturaliste et médecin, Anglet, Atlan-
tica, 2003, p. 256.
58 Ibid., p. 259.
59 Léon Dufour, op. cit., p. 366.
60 Ibid., p. 354.
61 Ibid., p. 355.
62 Ibid., p. 358.
63 Philippe Hamon, Du descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 69.
72 La découverte scientifique dans les arts
66 Ibid.
67 Ibid., p. 226.
68 Ibid.
69 « Western “naturalism” is founded on an opposition between humans and non-humans.
We deny non-humans the interiority that we claim for ourselves, though we accept our
common material physicality. In the case of insects this opposition seems confirmed but it is
pushed to extremes. Insects render implausible the association of the two characteristics that
Descola isolates : internal difference and external resemblance. The bond of analogy seems
unthinkable, for among the non-humans insects seem thoroughly alien. When we are faced
with the unpredictability, the profusion and the intractable agency of insects, our perplexity
triggers an explosion of representations to compensate for our inability to conceptualize the
link between them and us. », Ibid. Harding se réfère à la définition suivante du « naturalisme »
donnée par Descola : « [l]es formules autorisées par la combinaison de l’intériorité et de la
physicalité sont très réduites : face à un autrui quelconque, humain ou non humain, je peux
supposer soit qu’il possède des éléments de physicalité et d’intériorité identiques aux miens,
soit que son intériorité et sa physicalité sont distinctes des miennes, soit encore que nous avons
des intériorités similaires et des physicalités hétérogènes, soit enfin que nos intériorités sont
différentes et nos physicalités analogues. J’appellerai “totémisme” la première combinaison,
“analogisme” la deuxième, “animisme” la troisième et “naturalisme” la dernière », Philippe
Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2005, p. 220.
74 La découverte scientifique dans les arts
70 « as for or against humans […] ; as like humans [...] ; as more than human […]. », Wendy
Harding, art. cit., p. 223.
71 Hugues Marchal, « Le Conflit des modèles dans la vulgarisation entomologique :
l’exemple de Michelet, Flammarion et Fabre », art. cit., 2007, p. 69.
72 Ibid., p. 70.
73 Émile Revel, L’Épopée des insectes. La Pensée, la poésie et l’art dans les Souvenirs entomo-
logiques de Fabre, Marseille, Imprimerie du Sémaphore, 1942, chapitre « Les Ornements du
style », p. 285-303.
74 Lettre de Jean-Henri Fabre à Émile Blanchard du 21 juillet 1895, http://www.e-fabre.
com/e-texts/epistolier/blanchard_18.htm, consulté le 6 février 2016.
Thibaud Martinetti 75
Le Sphex vient de nous montrer avec quelle infaillibilité, avec quel art trans-
cendant, il agit guidé par son inspiration inconsciente, l’instinct ; il va nous
montrer maintenant combien il est pauvre de ressources, borné d’intelligence,
illogique même, au milieu d’éventualités s’écartant quelque peu de ses habituelles
voies. Par une étrange contradiction, caractéristique des facultés instinctives, à la
science profonde s’associe l’ignorance non moins profonde. […] L’insecte qui
nous émerveille, qui nous épouvante de sa haute lucidité, un instant après, en
face du fait le plus simple, mais étranger à sa pratique ordinaire, nous étonne par
sa stupidité (i, 222-223, nous soulignons).
75 Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau
[1757], avant-propos, traduction et notes par Baldine Saint Girons, seconde édition revue et
augmentée, Paris, Vrin, 1998, p. 101-102.
76 Le sublime scientifique de Fabre n’entretient pas de rapport particulier avec « l’esthétique
du sublime naturel » présente dans l’œuvre de Buffon et considérée par Maëlle Levacher
comme la réalisation du sublime théorisé par Burke (Maëlle Levacher, Buffon et ses lecteurs,
Paris, Éditions Classiques Garnier, 2011, p. 135-157). Il correspond au vertige et à la déroute
d’un intellect reconnaissant dans l’instinct une loi naturelle dont la divine perfection ne peut
être appréhendée autrement que par un savoir touchant à l’indicible : l’instinct est « une cime
au-dessus des vulgaires platitudes » (ii, 40) du langage.
77 Fabre s’approprie le lexique de Pascal : « Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous
êtes à vous-même. Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez-vous, nature imbécile ; apprenez
que l’homme passe infiniment l’homme, et entendez de votre maître votre condition véritable
que vous ignorez. Écoutez Dieu », Pascal, Pensées, présentation par Dominique Descotes,
Paris, GF Flammarion, 1976, article vii, « La morale et la doctrine », p. 173, nous soulignons.
76 La découverte scientifique dans les arts
78 Léon Dufour et Édouard Perris, « Mémoire sur les insectes hyménoptères qui nichent
dans l’intérieur des tiges sèches de la ronce », Annales de la société entomologique de France, 9,
1840, p. 26. Cité par Chantal Boone, op. cit., p. 260.
79 Ibid., p. 5.
80 Pierre Hadot, Le Voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Paris, Gallimard, « nrf
essais », 2004, p. 107.
81 Ibid., p. 109.
82 Léon Dufour, « Études entomologiques. – Hyménoptères », Annales de la société entomo-
logique de France, 1864, p. 605. Cité par Chantal Boone, op. cit., p. 278.
83 Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, J. B. Baillière
et fils, 1865, p. 75.
Thibaud Martinetti 77
Comme l’a déjà souligné Yves Delange, Fabre possédait une édition des
Harmonies de la Nature précédée d’un préambule rédigé par Louis Aimé-
Martin 86, dans lequel ce dernier, qui a également inspiré Fabre, brosse un
tableau à la fois didactique, épique et religieux du monde des insectes. Fabre
reproduit dans son poème Les Insectes (1845) le spectacle contemplatif de
leurs harmonies et conclut, parlant de Dieu,
84 Voir Jacques Delille, Les Trois Règnes de la nature, Paris, Nicolle, 1808, t. ii, p. 255-256.
85 Jean-Henri Fabre, Poésies françaises & provençales, Paris, Delagrave, 1925, p. 9.
86 Voir Yves Delange, « Jean-Henri Fabre, homme de lettres et poète », De l’Homme et des
insectes. Jean-Henri Fabre 1823-1915, Paris, Somogy éditions d’art, Fondation EDF, 2003,
p. 59.
87 Jean-Henri Fabre, op. cit., 1925, p. 13.
78 La découverte scientifique dans les arts
Entre ses premières compositions et les Souvenirs, Fabre glisse d’une poé-
sie religieuse, définie par la contemplation des harmonies naturelles, vers
une prose vulgarisatrice qui en préserve l’idéologie créationniste, sans pour
autant faire office de théologie naturelle 88. Tout comme chez Réaumur, le
travail de l’entomologiste consiste essentiellement à observer et décrire des
insectes régis par une cause dont la compréhension dépasse, pour Fabre, les
outils de la science. L’heuristique des Souvenirs implique ainsi deux procédés
complémentaires : la rhétorique du « merveilleux vrai » cherchant à établir
la dignité de l’insecte par la révélation toujours étonnante de ses activités,
et la découverte d’un instinct sublime qui étonne en renvoyant, à l’inverse,
au non-savoir 89.
Les Souvenirs de Fabre constituent ainsi une synthèse des précédentes
réalisations du naturaliste. L’harmonie naturelle exprimée par les poèmes
contemplatifs est devenue le modèle épistémique de la découverte ento-
mologique et le choix de l’autobiographie du naturaliste sut proposer une
œuvre à portée universelle, ne reniant pas l’idéal du docere et placere des
Lumières. Si le modèle heuristique du « merveilleux vrai » ne constitue pas
un héritage exclusif de la vulgarisation, mais une rhétorique encore privi-
légiée et renouvelée par Dufour et Fabre, la théorie de l’instinct sublime,
dépassant les catégories de l’entendement et du langage, rend manifeste une
conception orphique et créationniste de la découverte qui limite l’imagina-
tion poétique à un champ d’investigation empirique, ainsi qu’aux variations
périphrastiques de l’inconnu qui subordonne les harmonies de la nature. Les
Souvenirs conjuguent ainsi deux discours clés sur la découverte scientifique,
en les articulant à deux types de merveilleux constamment liés : le dévoile-
ment du réel et son énigme.
Emmanuelle Raingeval
Université de Picardie Jules Verne
Le xixe siècle voit proliférer les monuments qui s’implantent dans les lieux
bien en vue du tissu urbain de Paris. Les statues conquièrent peu à peu l’es-
pace public, le long des avenues, au détour des squares, au cœur des jardins
de la ville haussmannienne avant de se développer dans les villes et villages
de province. Le phénomène de la « statuomanie » 1 attisé par l’avènement de
la démocratie laïque 2, est sous-tendu par les préoccupations artistiques du
moment, à savoir le culte du génie hérité des Lumières qui se poursuit dans
le romantisme, et le renouvellement du genre du portrait selon les tendances
naturaliste et réaliste. Le legs du Nouveau Christianisme du comte de Saint-
Simon sera le terreau fertile à la représentation d’une hagiographie nouvelle
au service de la IIIe République. Elle trouve son incarnation dans la figuration
de ses citoyens les plus exemplaires, comme le catholicisme se racontait au
travers des récits évangéliques illustrés dans les arts du vitrail et de l’enlumi-
nure afin d’instruire les fidèles. Elle affirme son rayonnement en empruntant
les traits de ses célèbres dignitaires à l’image du pouvoir monarchique exalté
par les portraits princiers destinés aux galeries des palais pour impressionner
la cour et les ambassadeurs étrangers. Elle s’implante au cœur des villes à la
manière des statues équestres des souverains sur les places de la capitale pour
assoir l’autorité royale. Les hommes de science feront ainsi la renommée de
leurs villes natales, des institutions où ils auront exercé, des écoles qui se
placeront sous leur patronage. Passée de l’âge empirique à l’ère de l’expéri-
1 La période de la prolifération des monuments entre 1850 et 1914 est ainsi nommée dans le
célèbre texte de Maurice Agulhon, « La statuomanie et l’histoire », in Ethnologie française, t. 8,
no 2/3, 1978, p. 145-172 en référence au titre de l’un des poèmes extrait d’Auguste Barbier,
« La statuomanie », in Les Satires, Paris, Dentu, 1865, p. 31-38. Le caractère obsessionnel, donc
maladif, est autrement exprimé par Anne Pingeot, « La sculpture du xixe siècle : la dernière
décennie », in Revue de l’Art, 1994, vol. 104, p. 5. L’auteure évoque à ce propos le « temps de
la fièvre sculpturale ».
2 Les réformes successives inscrites par l’Assemblée constituante entre 1789 et 1791 (sup-
pression des ordres religieux, nationalisation des biens de l’Église, rédaction de la Constitution
civile du clergé), et le Concordat de 1801 qui subordonne l’Église à l’État, permettent la mise
en place progressive d’une République laïque pour le xixe siècle, achevée avec la loi de sépara-
tion des Églises et de l’État initiée par Aristide Briand et promulguée en 1905.
82 La découverte scientifique dans les arts
3 Dans l’ordre chronologique d’édification : Alès 1896, Melun 1897, Lille 1899, Paris-
Sorbonne 1900, Arbois 1901, Dôle 1902, Chartres 1903, Marnes-la-Coquette 1903, Paris
1904, Strasbourg 1923.
4 La collection a fait l’objet d’un inventaire numérisé consultable sur CDROM, Laurent
Chastel (dir.), À nos grands hommes – La sculpture publique française jusqu’à la seconde guerre
mondiale, double cédérom, INHA, musée d’Orsay, Paris, 2004.
5 http://e-monumen.net, consulté le 18 novembre 2015. Le site retient les monuments
réalisés avec les techniques sculpturales dédiées au travail du métal et de la fonte.
6 La directive émane du commandement allemand qui confie stratégiquement la tâche
délicate à l’administration vichyste pour éviter tout soulèvement populaire. Le déboulonnage
de statues publiques organisé par le Commissariat à la mobilisation des métaux non ferreux
montre une violence destructrice qui entend porter atteinte au sentiment d’identité histo-
rique en prenant pour cible les modèles que la nation s’est choisie, et qui s’étaient distingués
Emmanuelle Raingeval 83
comme ses plus grands défenseurs. À ce propos lire Yvon Bizardel, « Les statues parisiennes
fondues sous l’Occupation (1940-1944) », in Gazette des Beaux-Arts, mars 1972, p. 129-
134, et Christel Sniter, « La fonte des Grands hommes. Destruction et recyclage des statues
parisiennes sous l’Occupation (archives) » in Terrains & travaux, 2008/2, no 13, p. 99-118.
7 La première biographie de Louis Pasteur a été rédigée par son gendre René Vallery-Radot,
M. Pasteur : histoire d’un savant par un ignorant, Paris, Hetzel, 1884. L’auteur proposera une
nouvelle biographie, plus détaillée, après la mort du savant intitulée La vie de Pasteur, Paris,
Hachette, 1900. Son petit-fils Louis Pasteur Vallery-Radot publiera ses œuvres complètes et lui
consacrera une biographie. En dehors du cercle familial, ses collaborateurs ont également parti-
cipé à l’établissement de sa réputation en inscrivant les découvertes pastoriennes dans l’histoire
des sciences, par exemple Emile Duclaux, Pasteur, histoire d’un esprit, Sceaux, Charaire, 1896,
Charles Richet lui dédie un poème en 1914 et remporte le prix de l’Académie des sciences, et
Émile Roux fait publier plusieurs articles sur Louis Pasteur notamment « Louis Pasteur : l’œuvre
médicale de Pasteur », in L’Agenda du chimiste, supplément 1896, p. 527-548.
84 La découverte scientifique dans les arts
11 François Dagognet, Pasteur sans la légende, Paris, Synthélabo, coll. « Les empêcheurs
de tourner en rond », 1994, p. 349. Paru sous le titre Méthodes et doctrine dans l’œuvre de
Pasteur, Paris, PUF, 1967.
Emmanuelle Raingeval 87
plus en plus virulente, jusqu’à ce qu’il puisse supporter la présence d’un virus
plus redoutable que celui qui le menace. Entouré du physiologiste Vulpian
et du médecin Grancher, Pasteur décide le 7 juillet 1885 la première injec-
tion thérapeutique pour sauver le jeune alsacien Joseph Meister promis à
une mort certaine. Puis, Jean-Baptiste Jupille, pâtre dans le Jura, connaîtra
le même traitement après avoir été mordu alors qu’il tentait d’éloigner un
chien infecté mettant en péril la vie de ses camarades. Cet acte d’héroïsme est
lui-même commémoré par une statue élevée devant l’Institut Pasteur à Paris.
Le grand homme
12 Les recherches menées jusqu’à aujourd’hui n’ont pas permis d’identifier clairement les
illustrations.
Emmanuelle Raingeval 89
13 Christian Hottin, « Un grand homme dans le petit monde des grandes écoles. Les repré-
sentations de Pasteur dans les établissements d’enseignement supérieur parisien. », In Situ
[En ligne], 10 | 2009, mis en ligne le 19 mai 2009, consulté le 12 septembre 2015. URL :
http://insitu.revues.org/4410.
90 La découverte scientifique dans les arts
Le bienfaiteur de l’humanité
16 En 1921, les pastoriens continuant l’œuvre de leur maître contre les maladies infectieuses
découvrent le bacille éponyme de Calmette et Guérin contre la tuberculose au sein de l’ins-
titution lilloise.
Emmanuelle Raingeval 93
19 René Dubos, Louis Pasteur : franc-tireur de la science, trad. de l’anglais par Elisabeth
Dussauze, Paris, La Découverte, 1995, p. 117.
20 François Dagognet, op. cit., p. 15.
21 Ibid., p. 117.
22 Voir le schéma réalisé par Bruno Latour, op. cit, p. 115. L’auteur y retranscrit les dépla-
cements de Louis Pasteur et montre sa capacité à fonder de nouvelles disciplines (cristallo-
graphie, biochimie, immunologie) qu’il ne continue pas lui-même. Le sociologue insiste sur
la façon dont Pasteur impose son autorité notamment en disqualifiant les précurseurs de ces
nouveaux domaines de recherche par les pratiques de laboratoire dont il a la parfaite maîtrise.
23 François Dagognet, op. cit., 1994, p. 150.
98 La découverte scientifique dans les arts
La statuomanie fut la maladie de l’autre siècle. Elle sévit encore. Vous savez
comme on découvre facilement un grand homme au café du commerce. Tout
le monde y est intéressé. À la satisfaction de l’orgueil local s’ajoute la préparation
de la fête avec ce qu’elle comporte de distractions et d’espoirs rouges ou violets,
et vous vous représentez aisément pourquoi tant de villes sont reconnaissantes à
leurs compatriotes devenus grands hommes, et pourquoi les vaincus furent, par
le marbre et le bronze, glorifiés à l’égal des vainqueurs ! 27
jours à nouveau à la création des grands hommes, de donner des forces pour cette création.
Non, le but de l’humanité ne peut pas être au bout de ses destinées, il ne peut s’atteindre que
dans ses types les plus élevés ». Voir également Thomas Carlyle, On Heroes and Hero Worship
and the Heroic in History, Londres, James Fraser, 1841, p. 47: « The History of the world is
but the biography of great men. »
26 Dans le même esprit impétueux lire Thomas Carlyle, « Hudson’s statue », dans Latter-day
pamphlets, Londres, Chapman and Hall, 1850, p. 216-248.
27 Charles Etienne, « Les excès de la Statuomanie », dans Le Mois littéraire et pittoresque,
juillet 1907, no 103, p. 673.
28 Alice Gérard, « Le grand homme et la conception de l’histoire au xixe siècle », dans
Romantisme, 1998, no 100, p. 48 : « Les concepts nouveaux de l’historicité, de la spontanéité
des masses, du progrès, ont pour effet de priver les acteurs de l’histoire d’une bonne partie de
leur personnalité et de leur autonomie, transférée sur le mouvement de l’histoire elle-même.
Selon les systèmes de pensée, la Société, le Peuple, la Nation, sont les supports de cette indi-
vidualité collective. »
100 La découverte scientifique dans les arts
29 Monument à Pasteur, 1967-1970. Lille, bronze. Ionel Jianou, Étienne Hajdu, Paris,
Arted, 1972 : pour consulter la reproduction photographique de la maquette du monument
conservée au Palais des Beaux-Arts de Lille, voir l’illustration no 72.
30 Les formes végétales sont à la base de l’activité créatrice de l’artiste qui éprouve un vif
intérêt pour les sciences de la vie depuis les cours de Marcel Prenant suivis à l’Université
ouvrière en 1937. Ionel Jianou, Étienne Hajdu, Paris, Arted, 1972, p. 8-9 : propos de l’artiste
lors d’un entretien tenu en 1966 lors d’une conférence au Cercle d’études architecturales
avec Ionel Jianou à propos de la sculpture moderne : « la sculpture moderne est une structure
moléculaire, dont le principe est le retour aux éléments primordiaux. Ainsi, chez Brancusi,
retrouvons-nous le retour à l’œuf, comme chez Mondrian, en peinture, le retour au carré.
L’œuf de Brancusi c’est vraiment la naissance de la première unité cellulaire de la sculpture
moderne, le un indivisible, la forme parfaite, la forme en puissance, indomptable et explosive,
une charge émotionnelle subtile et une immense promesse. Dans l’œuf il y a le germe fécond.
Je sais que la pureté ne doit pas être un but, sa nature entière indivisible suspend l’éclosion,
mais la coquille doit se briser, car la vie naît de la division, de la multiplication. Il nous faut
l’absolu et il nous faut aussi le mouvement, la vie. En poursuivant la division et la multipli-
cation de cette cellule primordiale on arrive à un organisme beaucoup plus compliqué, à une
structure moléculaire. Il me semble que la compréhension de cette structure moléculaire est
à la base même de la sculpture moderne. »
Montrer l’invisible, capter l’impalpable
Représentations de la découverte scientifique dans
l’œuvre littéraire et plastique d’Émile Gallé
Cyril Barde
Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis
1 Roger Marx est nommé inspecteur principal des musées départementaux en juin 1889
puis inspecteur général des musées départementaux en 1899. Il devient rédacteur en chef de
la Gazette des Beaux-Arts en 1902.
2 Roger Marx, La Décoration et l’art industriel à l’Exposition universelle de 1889, Paris, Librai-
ries-imprimeries réunies, 1890, p. 26.
3 François Le Tacon, Émile Gallé ou le Mariage de l’Art et de la Science, Paris, Messene, 1995.
102 La découverte scientifique dans les arts
[Les scientifiques] vident des récoltes marines qui, des laboratoires, font des
ateliers d’art décoratif, des musées de modèles. Ils dessinent, ils publient pour
4 Philippe Thiébaut, Gallé. Le Testament artistique, Paris, Hazan, 2004, p. 47. L’ouvrage
développe avec beaucoup de précision le rôle du thème marin et sous-marin dans l’œuvre
d’Émile Gallé.
Cyril Barde 103
l’artiste ces matériaux insoupçonnés, les émaux et les camées de la mer. Bientôt
les méduses cristallines insuffleront des nuances et des galbes inédits aux calices
des verres. 5
La confusion entre nature et artifice – la nature imite l’art autant que l’art
s’inspire de la nature – enclenche une rêverie lapidaire. L’écriture métamor-
phose les espèces marines en bijoux et le chercheur devient ce pêcheur des
contes qui, en lieu et place de poissons, découvre or et joyaux dans ses filets.
La référence littéraire devient explicite lorsque Gallé compare l’océanographe
au « magicien plongeur dans les contes des Mille et une Nuits, le roi de la
mer, qui emporte dans ses bras ses favoris terrestres pour leur faire visiter les
palais bleus » 6. Il s’agit certainement d’une référence au roi Saleh, capable
de traverser les profondeurs marines. Celui-ci demande au roi de Perse de
le suivre après lui avoir passé au doigt un anneau où sont inscrits les noms
de Dieu, semblable au sceau de Salomon. Ce conte inspirera « La Rêveuse »
à Marcel Schwob 7, que Gallé transposera dans L’Amphore du roi Salomon
(présentée à l’Exposition universelle de 1900), verrerie parlante couverte
d’algues et de mollusques, comme tout droit sortie des abysses 8.
L’image de la plongée dit bien ce désir d’immersion dans les profondeurs
sous-marines dont l’observation scientifique donne accès à un merveilleux
renouvelé. Une telle plongée est proposée au grand public de l’Aquarium de
Paris, attraction de l’Exposition universelle de 1900. Il propose aux visiteurs
un « spectacle féerique » 9 où se déploient, entre autres prodiges, « ces fleurs
vivantes que les savants appellent des zoanthaires et des anthozoaires, et qui
ornent si merveilleusement les jardins de la mer » 10. Les néologismes savants
désignent les personnages de ce conte merveilleux des temps modernes. Le
scientifique, « magicien plongeur », n’est donc pas seulement l’allié de l’ar-
tiste, il devient en quelque sorte son double. Il est celui qui donne à voir
l’inconnu, l’insondable, révèle un monde secret et enfoui dont il n’abolit
jamais complètement le mystère fondamental. La découverte scientifique –
en l’occurrence océanographique – évoquée sous la plume de Gallé comme
remontée à la surface de ce qui est caché, ou plongée dans les abysses, renvoie
toujours à un geste spectaculaire. Elle dispose au regard, elle propose un
5 Émile Gallé, Écrits pour l’art. Floriculture, art décoratif, notices d’exposition (1844-1889),
Marseille, Jeanne Laffitte, 1999, p. 225.
6 Ibid., p. 224.
7 Marcel Schwob, Œuvres, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 341-343.
8 Pour une analyse de ce dialogue entre les arts, voir Agnès Lhermitte, « De Marcel Schwob
à Émile Gallé : correspondances et transpositions d’art », in Retours à Marcel Schwob. D’un
siècle à l’autre (1905-2005), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 245-258.
9 Guide-souvenir de l’Aquarium de Paris, Paris, H. Simonis-Empis, 1901, p. 28.
10 Ibid., p. 31.
104 La découverte scientifique dans les arts
11 Lettre datée du 31 décembre 1892, BNF, Mss., NAF 15266, f. 121. Gallé ajoute : « et le
soir je m’envole avec Flammarion […]. Le jour, je stimule des bacilles, en creusets je fais des
cultures, j’active des vibrions et fais fermenter des cristaux. ». Le travail du verrier n’a jamais
été aussi proche de celui du chimiste. L’atelier devient laboratoire.
12 Je remercie vivement le Musée Pasteur, en particulier Stéphanie Colin et Michaël Davy,
qui m’ont donné accès à leurs archives et m’ont permis d’utiliser les photographies qui
illustrent cet article.
13 Pour la description détaillée du vase et l’histoire de sa conception, voir François Le Tacon,
« Émile Gallé et Louis Pasteur », Le Pays lorrain, 1994, p. 23-36.
14 William Warmus a identifié une dizaine de micro-organismes représentés sur le vase dans
Émile Gallé : Dreams into Glass, Corning, Corning Museum of Glass, 1984, p. 47.
Cyril Barde 105
des sept têtes de l’Hydre de l’Herne. Non loin du microscope est représenté,
selon les mots de Gallé, un « ptérodactyle fantaisiste » 15. À droite, un chien
écumant de bave fait clairement référence à la découverte du vaccin contre la
rage. Trois rayons lumineux traversent la face animale : deux d’entre eux se
dirigent obliquement vers le microscope tandis que le troisième, réfléchi par
le miroir du microscope, dessine un axe vertical. Il faut d’emblée remarquer
que les monstres (en particulier le python et le ptérodactyle) semblent se dis-
soudre lorsqu’ils sont atteints par les rayons lumineux. Leurs corps se défont
pour prendre la forme des micro-organismes que Pasteur a mis au jour dans
son laboratoire. Enfin, une citation de Victor Hugo apparaît sur la partie
supérieure de la face animale : « On verra le troupeau des hydres formidables/
Sortir, monter du fond des brumes insondables/Et se transfigurer » 16. Alors
que la citation est gravée dans le verre, le vers « Et se transfigurer » est mis
en relief par la technique du camée.
La partie inférieure de la face végétale, sombre, est composée d’épines et de
ronces sur lesquelles perlent des gouttes de sang, symboles des maux de l’hu-
manité. Au milieu de la coupe, un dictame pleure sur ces épines et les apaise
de son baume bienfaisant. Ses noms latin et grec, « Toluifera Balsanum » et
« Dictamnos », sont inscrits dans le verre. Depuis l’antiquité, le dictame est
une plante connue pour ses vertus curatives et antiseptiques. Hippocrate
recommande alors d’en faire des infusions et la mythologie raconte com-
ment les dieux s’en servent pour se soigner. Évoquer le dictame sur le vase,
c’est donc mettre les découvertes pastoriennes en regard avec l’origine quasi-
mythique de la médecine occidentale. Cette face est également complétée
par une citation de Victor Hugo : « […] je vais/Méditant, et toujours un
instinct me ramène/À connaître le fond de la souffrance humaine » 17. Le vase
Pasteur, qui comporte plusieurs vers, fait bien partie de ce que Gallé appelle
les « verreries parlantes » 18, poèmes de verre qui mêlent étroitement l’ordre
du lisible et du visible.
Gallé accompagne la coupe d’un texte, adressé à Pasteur, qui décrit l’objet
et qui doit aider à lire ce décor dense et symbolique. Le texte manuscrit,
offert à Pasteur le jour de la cérémonie, sera publié dans La Revue encyclo-
pédique en mai 1893 puis dans le recueil des Écrits pour l’art de Gallé 19.
15 Émile Gallé, « Le Vase Pasteur », Écrits pour l’art, op. cit., p. 152.
16 Victor Hugo, « Ce que dit la bouche d’ombre », Œuvres poétiques II, Les Contemplations,
Édition de Pierre Albouy, Paris, Gallimard, 1967, p. 822.
17 Victor Hugo, « Les Malheureux », op. cit., p. 712.
18 Émile Gallé, « Notices d’exposition. Arts décoratifs, 1884. Le verre », Écrits pour l’art,
op. cit., p. 313.
19 Émile Gallé, « Le Vase Pasteur », Écrits pour l’art, op. cit., p. 148-154. Les pages indiquées
entre parenthèses renvoient à ce texte.
106 La découverte scientifique dans les arts
Le verrier est coutumier du fait : il envoie à ses amis écrivains, critiques d’art
ainsi qu’aux jurys des expositions des notices qui ne se contentent pas de
décrire ses créations mais qui sont des mises en forme littéraires de l’objet,
servies par un travail d’écriture et de style. Je propose donc de considérer
le texte qui accompagne la coupe Pasteur, non comme une simple para-
phrase de l’objet, mais comme le prolongement de l’œuvre, une sorte de
couche supplémentaire – couche textuelle qui vient compléter les couches
de verre. Ce texte se compose de trois parties. Il commence par une courte
introduction, qui n’évoque pas Pasteur mais Victor Hugo, ce « génie de
l’image » dont la poésie, riche de « visions colorées » et de « verbes lapi-
daires » (148) concrétise la solidarité du verbe et de l’image. S’ensuit un
commentaire assez long de la face animale de la coupe qui concerne l’objet
même des découvertes de Pasteur. Enfin, un commentaire plus bref de
la face végétale évoque les conséquences bienfaisantes de ces découvertes
pour l’humanité.
Voici comment Gallé décrit le décor végétal de la coupe dans son
texte : « Aussi, le touret du graveur a-t-il fait couler sur ces épines de douleurs
saignantes les pleurs du blanc dictame, et sur les plaies des hommes et des
animaux les baumes de la pitié, votre pitié » (154). Le verrier, de confession
protestante, dresse le portrait d’un Pasteur en Sauveur d’une humanité dont
il apaise les corps et soulage les âmes (les épines font penser à la couronne
portée par Jésus pendant la Passion). Pasteur devient Messie de la science
moderne : « nous savons tous que, pour des millions de vies humaines, proies
des fléaux obscurs, vous naquîtes trop tard : “Si tu eusses été là, mon frère
Lazare ne fût point mort.” Mais enfin, vous voici ! » (153). La référence à
la résurrection de Lazare 20 et à la parole de sa sœur Marthe à Jésus dans
l’Évangile de Jean ne laisse aucun doute sur cette dimension christique de
Pasteur. Au-delà de la simple image d’une science baume et dictame des
maux humains, Gallé souligne le retentissement immense des découvertes
de Pasteur (vaccin contre la rage, fermentation des levures, réfutation de
la théorie de la génération spontanée, etc.). Comme la naissance de Jésus
Christ a fait entrer le monde dans une ère nouvelle, les travaux de Pasteur
constituent une rupture décisive dans l’histoire de l’humanité et l’aube d’un
temps où la maladie, la souffrance et la mort semblent tenues en échec par
les progrès de la science.
Découvrir le microbe, ce n’est pas faire sortir enfin le « vrai agent » sous les autres
devenus faux […]. Pour découvrir le « vrai » agent, il faut en plus pouvoir relier
ce que faisaient les acteurs précédents en montrant que la traduction nouvelle
inclut aussi toutes leurs manifestations, et en mettant fin à la discussion de ceux
qui veulent lui trouver d’autres noms. Il ne faut pas qu’on se dise seulement à
l’Académie : « tiens, voilà encore un nouvel agent », mais qu’on se dise partout
en France, à la Cour comme à la ville et dans les champs : « ah, c’était donc cela
qui agissait sous le nom vague de charbon ! »
[…]
Une découverte est toujours rétrospective et dépend du contrôle d’un réseau de
traduction. Ce n’est qu’à ce prix que des phrases comme « ce que nous pensions
jusqu’à présent être le charbon est en vérité dû à un bacille » deviennent cré-
dibles. S’il y avait eu le moindre hiatus dans le contrôle de la traduction, alors la
« découverte » de Pasteur aurait simplement été ajoutée à l’affaire complexe du
charbon au lieu de remplacer l’ancien savoir. 21
21 Bruno Latour, Pasteur. Guerre et paix des microbes, Paris, La Découverte, 2001, p. 133.
22 Marie-Laure Gabriel-Loizeau a commenté ce spectaculaire paradoxal qui trouve « sa
source dans la découverte de l’infiniment petit ». Voir « Le Rebours du spectaculaire. Émile
Gallé et l’exemple du vase Pasteur », Sociétés et Représentations, n°31, avril 2011, p. 67-78.
23 Sur les engagements politiques de Gallé, voir Bertrand Tillier, Émile Gallé, le verrier
dreyfusard, Paris, Éditions de l’Amateur, 2004.
24 Voir note 14.
110 La découverte scientifique dans les arts
placé entre deux infinis, celui du Gouffre et celui du Ciel. Face à Hugo, poète
qui a exprimé l’immensité et l’infiniment grand, Gallé installe Pasteur, le savant
qui a conquis les espaces de l’infiniment petit. Le poème « Ce que dit la bouche
d’ombre » est aussi un poème de l’Apocalypse. Or, qu’est-ce que l’Apocalypse
sinon la Révélation, le Dévoilement, le moment de la grande Découverte ?
Les vers du poème choisis par Gallé deviennent alors, rétrospectivement, une
prophétie qui annonce la découverte pastorienne et renforce la symbolique
chrétienne développée sur la face végétale de la coupe. L’épopée hugolienne
et ses « hydres formidables » font aussi de Pasteur le héros d’un combat gigan-
tesque contre la maladie et les doctrines scientifiques erronées. Comme dit plus
haut, le vers « Et se transfigurer » se détache sur la coupe grâce à la technique
du camée : les mots de la métamorphose sont significativement mis en relief,
eux-mêmes métamorphosés par la technique du verrier.
L’hydre et le ptérodactyle se révèlent les « symboles de l’empirisme, de
la méconnaissance des causalités, formes monstrueuses des doctrines chimé-
riques » (149), « les hypothèses fumeuses ou spécieuses » (151) dont Pasteur
a triomphé. Vainqueur des monstres et des hydres, le grand savant prend les
allures d’un Hercule de la science. Le registre épique, soutenu par la gran-
diloquence de la poésie hugolienne, culmine lorsque Gallé apostrophe ainsi
Pasteur, combinant la référence herculéenne à l’épithète homérique : « Elles
[les doctrines chimériques] quittent leur Stymphale 25, Évocateur des atomes »
(151). Lorsque les faisceaux du « redouté microscope de Pasteur » (152) les
frappent, les monstres s’effilochent, se décomposent pour laisser la place aux
micro-organismes découverts par le scientifique. Ces microbes sont figurés
sur le vase, mais ils sont aussi nommés précisément dans le texte, qui donne
à entendre le nouveau langage : « staphylocoque de la pneumonie », « bacille
violet », « vibrion sceptique » (152), autant de néologismes qui signalent la
découverte scientifique dans son opération de traduction, de nomination. Ces
mots, mis en valeur par l’italique dans le texte de Gallé, se substituent à l’ancien
vocabulaire imprécis et mythologique, celui des « miasmes » et des « blastèmes »
(149). Les monstres figurés sur le vase représentent donc autant l’image fantai-
siste de maladies surgissant du néant, déliées de toute causalité (selon la théorie
de la génération spontanée) que les théories elles-mêmes, véritables chimères
scientifiques. Or, comprendre les « causalités » (149), retracer le parcours du
microbe et expliquer le processus de contamination, c’est ôter à la maladie
son caractère maléfique et imprévisible, c’est la réduire aux dimensions d’un
problème dont la raison peut venir à bout.
La mise en scène de cette métamorphose est assurée sur la coupe par une
véritable dramaturgie de l’ombre et de la lumière. Tout le vase dit ce passage
25 Selon le mythe, Hercule doit débarrasser le lac Stymphale d’oiseaux monstrueux anthro-
pophages.
Cyril Barde 111
La découverte telle qu’elle est représentée constitue ce lux fiat (plutôt fiat
lux ?) scientifique, cette illumination quasiment instantanée que figure la tra-
jectoire du rayon lumineux. D’ailleurs, les discours cités par Gallé semblent
épouser la fulgurance de la découverte qu’ils commentent : Lister « s’écrie »
tandis que Renan « lance » sa phrase, elle-même présentée comme un trait
lumineux, un météore. La découverte, projection lumineuse, relève assuré-
ment des arts visuels. C’est bien une « image » qui s’impose à l’esprit des
hommes chargés de rendre compte des travaux de Pasteur. Gallé mentionne
d’ailleurs la peinture en clair-obscur de Rembrandt. Quant à cette « nou-
velle fantasmagorie des réalités microbiologiques », il faut l’entendre au sens
premier du terme, comme une « projection dans l’obscurité de figures lumi-
neuses animées simulant des apparitions surnaturelles » 27, dispositif optique
26 Victor Hugo, « À celle qui est restée en France », op. cit., p. 832. La citation de Gallé est
tronquée. Les derniers vers du poème sont les suivants :
« Et regarde, pensif, s’étoiler de rayons,
De clartés, de lueurs, vaguement enflammées,
Le gouffre monstrueux plein d’énormes fumées. »
27 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, [en ligne], consulté le 10 janvier
2016, URL : http://www.cnrtl.fr/definition/fantasmagorie.
112 La découverte scientifique dans les arts
Ce n’est pas la clarté des expositions de Pasteur qui explique son succès populaire,
c’est au contraire son mouvement pour enrôler le plus grand nombre possible
d’alliés qui explique le choix de ses démonstrations et la qualité visuelle de ses
expériences. 29
organisme, à tel point que Gallé écrit avoir voulu tenter l’« inoculation du
verre » (153). Point de microscope ni de monstres à l’intérieur du vase mais,
selon les mots du verrier, des « ramifications, radicelles ou barbes de plumes
ténues » (153). Le critique d’art Louis de Fourcaud ne s’y trompe pas lorsque,
revenant sur l’œuvre de Gallé en 1903, il évoque cette coupe, « qui semble
recéler, en ses épaisseurs brouillées, livides, effleurées de clartés flottantes,
toutes les terrifiantes et fourmillantes énergies du monde bacillaire » 30.
Les détracteurs de l’Art Nouveau n’hésitent pas à voir le grouillement des
microbes dans les motifs stylisés des architectes. Ainsi un critique fustige-t-il
ce qu’il considère comme les exubérances d’Hector Guimard en écrivant que
« tel motif de ses papiers peints […] ressemble à un microbe grossi au micro-
scope » 31 tandis que Gustave Babin, dans ses souvenirs de l’Exposition uni-
verselle de 1900 s’en prend aux Belges « inventeurs des fameuses lanières de
fouet, de la décoration microbienne » 32. Au-delà de la pénétration des décou-
vertes pastoriennes jusque dans le discours de la critique des arts décoratifs, il
me semble intéressant de noter que la comparaison avec le microbe apparaît
lorsqu’il s’agit de dénoncer un style décoratif qui se libère de l’évocation natu-
raliste de la flore pour déployer des lignes plus abstraites. Le microbe semble
lui-même une forme minimale, quasi-abstraite, propre à la suggestion, notion
que Gallé place au cœur de sa poétique. Alors que le décor extérieur de la coupe
Pasteur est très mimétique – et même un peu didactique – le décor intérieur
dévoile la puissance suggestive du micro-organisme qui ne renvoie à aucun
objet du monde immédiatement reconnaissable mais dessine un tracé, une
dynamique, un rythme de la matière. Tout se passe comme si le vase appelait
un double mouvement de lecture : à l’extérieur, un mouvement du bas vers le
haut, qui suit l’évasement de la coupe et la découverte de la vérité ; à l’intérieur,
une plongée dans les profondeurs de la coupe et de la vie secrète des micro-
organismes. Le vase Pasteur correspond en cela au programme que Gallé venait
d’énoncer en août 1892 dans un texte rédigé à l’occasion de l’inauguration à
Nancy de la statue de Claude Gelée réalisée par Rodin. Le maître voyait dans
cette œuvre un modèle de « l’art expressif » qu’il appelait de ses vœux. Il louait
la sculpture en tant que « vision instantanée de la vie […] rencontre de plu-
sieurs mouvements dont la captation est celle du mouvement vital lui-même
en son afflux mobile et changeant » 33.
30 Louis de Fourcaud, Émile Gallé, Paris, Librairie de l’art ancien et moderne, 1903, p. 38.
31 Émile Molinier, « Le Castel Béranger », Art et Décoration, t. 5, janvier-juin 1899, p. 80.
32 Gustave Babin, Après faillite. Souvenirs de l’Exposition de 1900, Paris, Dujarric, 1902, p. 221.
33 Émile Gallé, « L’Art expressif et la statue de Claude Gelée par M. Rodin », Écrits pour
l’art, op. cit., p. 142.
114 La découverte scientifique dans les arts
En effet, où vont les atomistes, chercheurs, par exemple, d’un mode quelconque,
MO, symbole de toutes les combinaisons monooxygénées à radical simple ou
complexe mais monoatomiques ? Où vont les philosophes idéalistes ramenant
tous les objets à quelques types, tous les faits à quelques facteurs ? […] Où vont
les artistes qui, par une ligne, une couleur, une nuance symbolique suggèrent
une idée, un sentiment, un état d’âme ? Où vont les poètes modernes qui veulent
par un son, par un rythme, en harmonie avec l’expression, rendre les passions ? 34
Tous vont, selon l’auteur, vers le Symbole, tous remontent aux causes
abstraites et essentielles des phénomènes. Or, l’exploration pastorienne de
l’infiniment petit n’est-elle pas une tentative de percer le secret du vivant,
le mystère de phénomènes qui échappent encore ? M. Perrot, directeur de
l’École Normale Supérieure, n’hésite pas dans son discours à souligner toute
la « poésie latente » qu’il trouve « au fond des découvertes de M. Pasteur
dans le monde des infiniment petits » 35. Le pouvoir poétique de Pasteur
semble même supérieur à celui de l’art du verre selon Gallé qui écrit : « Du
reste, vous le voyez, le cristal “fin de siècle” ne saurait suivre votre art dans
sa captation 36 de l’impalpable » (153).
Humilité feinte ou réelle mise à part, science et art fin-de-siècle semblent
bien se rencontrer dans cette tentative de « captation de l’impalpable »,
autre nom de la découverte en régime symboliste. Il ne s’agit pas d’inventer
quelque chose mais de mettre au jour ce qui était là mais était jusqu’alors
resté inaperçu. Or, cette captation, cette mise au jour ne peut avoir lieu que
dans certaines conditions et au sein de dispositifs qui font, chez Gallé comme
chez Pasteur, une large place au verre. En effet, le laboratoire, que Bruno
Latour analyse comme un dispositif optique de révélation d’un mystère,
place au centre de sa scénographie le microscope (avec sa lentille en verre) et
la boîte de Pétri, boîte en verre cylindrique utilisée pour la mise en culture
des micro-organismes. Une boîte de Pétri est d’ailleurs représentée en bonne
place sur la coupe, traversée de rayons. Autrement dit, pour découvrir ce
qui est caché, le scientifique doit se faire verrier, manipulateur du verre. Le
portrait de Pasteur en découvreur génial par Edelfelt met bien en avant les
objets de verre qui peuplent le laboratoire. La vérité qui se révèle dans le
mystère du laboratoire n’apparaît qu’à la confluence d’un jeu de prismes, de
projections, de réflexions et de réfractions qui n’est pas sans évoquer à Gallé
sa propre maîtrise de l’art du verre, tout de nuances, de superpositions et
de reflets… Si Gallé, au début de son texte, qualifie Victor Hugo de « génie
de l’image » et « maître du décor » (148), nul doute qu’il prête les mêmes
qualités à Pasteur. C’est là, il me semble, l’originalité et l’acuité d’Émile
Gallé d’avoir saisi que la découverte scientifique, en cette fin de siècle, était
devenue un art, une fantasmagorie. Deux années seulement avant une autre
découverte majeure – celle des rayons X et de la radiographie – Gallé a su
percevoir comment la science moderne, dans un curieux écho aux recherches
symbolistes, allait profondément stimuler les artistes tout en proposant elle-
même un imaginaire du spectaculaire, une scénographie de la découverte qui
lui permettrait d’accroître son prestige – et son pouvoir – dans l’espace social.
36 Le substantif « captation » était déjà utilisé pour désigner la virtuosité de l’art expressif
de Rodin. Voir note 33.
La figure paradoxale d’un découvreur révolutionnaire
Kepler dans le théâtre de Louis Figuier
Christophe Garrabet
Université Paris-Est Marne-la-Vallée, Laboratoire LISAA
Parmi les tentatives diverses qu’a connues la seconde moitié du xixe siècle
pour porter sur la scène un message scientifique 1, le théâtre de Louis Figuier
occupe une place particulière due tout autant à la notoriété du vulgarisateur
qu’à son ambition : « le roman scientifique a été créé par M. Verne ; que mes
efforts soient un peu soutenus, et la France littéraire comptera une création de
plus : le théâtre scientifique » 2. Son entreprise est en effet des plus singulières,
puisque son recueil La Science au théâtre (1889), qui comporte un volume de
comédies et un autre de drames 3, se distingue à la fois par son ampleur et par sa
cohérence, la plupart de ses douze pièces prenant pour sujet la vie d’un inven-
teur ou d’un savant. Sa composition, fruit d’une réécriture, est elle aussi peu
commune : Louis Figuier reprit dès leur publication les courtes comédies en un
acte d’un ouvrage de 1879 qu’il avait préfacé, Théâtre scientifique 4 d’un mysté-
rieux Jean Mirval 5, pour les transformer avant de les faire paraître sous son nom
dix ans plus tard. Son œuvre dramatique, que la critique, de Fabienne Cardot
à Michel Pierssens 6, juge sévèrement en pointant une transmission des savoirs
1 Voir par exemple Galvani, drame en cinq actes (1854) d’Antoine Andraud, La Vapeur
(1854) de Charles Poitvin ou encore Galilée (1867) de François Ponsard.
2 Ces mots concluent une brochure annonçant la représentation de pièces à l’été 1882 au
théâtre des Folies-Dramatiques : Louis Figuier, Le Théâtre scientifique [1881], Paris, Dentu,
1882, p. 24.
3 Louis Figuier, La Science au théâtre. Comédies, Paris, Tresse et Stock, 1889 (abrégé en
STC) ; Louis Figuier, La Science au théâtre. Drames, Paris, Tresse et Stock, 1889 (abrégé
en STD).
4 Jean Mirval, Théâtre scientifique, Paris, Calmann Lévy, 1879 (abrégé en TS). Ce recueil
ne doit pas être confondu avec la brochure précédemment citée dont le titre comporte le
déterminant « le ».
5 Valérie Narayana pense reconnaître sous ce pseudonyme Juliette Figuier, l’épouse du
célèbre vulgarisateur morte en cette même année 1879 (voir « Le Théâtre scientifique de Juliette
Figuier/Jean Mirval : rhétorique d’une «œuvre-masque» ? », dans Jean-Philippe Beaulieu et
Andrea Oberhuber (dir.), Jeu de masques. Les femmes et le travestissement textuel (1500-1940),
Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2011, p. 133-143).
6 Outre l’article de Valérie Naranaya cité précédemment, voir Fabienne Cardot, « Le théâtre
scientifique de Louis Figuier », Romantisme, no 65, 1989/3, p. 59-67 ; Daniel Raichvarg et
Jean Jacques, Savants et ignorants, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 325-336 ; Daniel Raich-
varg, Science et Spectacle. Figures d’une rencontre, Nice, Z’éditions, 1993 ; Michel Pierssens,
118 La découverte scientifique dans les arts
« Louis Figuier et l’échec du théâtre scientifique », dans Itinéraires du XIXe siècle. En hommage
à Joseph Sablé, Toronto, Centre d’Études Romantiques Joseph Sablé, 1996, p. 205-215.
7 STC, p. vi.
8 L’orthographe des noms des astronomes Kepler, Tycho Brahe ou encore Copernic n’a pas
été normalisée avant le xxe siècle. La graphie choisie par les auteurs sera ici conservée dans les
titres d’ouvrages et dans les citations.
9 Louis Figuier, Keppler ou l’astrologie et l’astronomie. Drame en cinq actes, dix tableaux dans
STD, p. xviii.
10 Louis Figuier, Vie des savants illustres depuis l’Antiquité jusqu’au dix-neuvième siècle. Savant
du XVIIe siècle, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1876 (abrégé en VSI). Il cite ici un passage de
l’Histoire de l’astronomie moderne (1778-1783) de Jean-Sylvain Bailly.
11 Les lois de Kepler, appelées loi des orbites, loi des aires et loi des périodes, décrivent le
mouvement des corps célestes dans le système solaire en démontrant leur trajectoire elliptique,
et en permettant de calculer à la fois leur vitesse sur leur orbite et leur temps de révolution.
12 Voir le chapitre « Raconter Galilée au xixe siècle » dans Guillaume Carnino, L’Invention
de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel, Paris, Édition du Seuil, 2015, p. 29-58.
Christophe Garrabet 119
13 Guillaume Libri, « Essai sur la vie et les travaux de Galilée », Revue des deux mondes, 15
juillet 1841, p. 7-8.
14 Guillaume Carnino, op. cit., p. 37.
15 Louis Figuier, op. cit., p. xviii.
120 La découverte scientifique dans les arts
aussi être interrogé : en effet, le lecteur moderne peut être dérouté par la
place accordée au procès de sa mère, ou encore par l’attention portée aux
Tables rudolphines 19 (1627), seul ouvrage de l’astronome cité dans la pièce
alors que ses trois lois ne sont évoquées qu’une fois au détour d’une phrase.
L’exploitation de ces deux éléments particuliers, qui semblent aujourd’hui
tout à fait secondaires, rappelle que les représentations de l’astronome ont
varié selon les époques, qu’on ne peut comprendre celle de Figuier qu’à
condition d’avoir en tête le contexte historiographique de sa période. Hélène
Tuzet remarque pertinemment qu’« il a fallu le xxe siècle pour mettre plei-
nement en lumière la valeur de ce très grand esprit » 20, le xixe siècle n’ayant
pas encore mesuré toute son importance, minimisant, voire cachant certains
de ses aspects. Kepler reste encore une figure scientifique sujette à contro-
verse, à la notoriété moindre qu’aujourd’hui, et c’est son choix-même pour
la pièce qu’il faut en premier lieu questionner. Bien entendu, les ouvrages
de vulgarisation ou d’histoire des sciences du xixe siècle l’avaient déjà célébré
comme un « astronome plein de courage et de sagacité » 21, l’« un des génies
scientifiques les plus féconds des temps modernes » 22 dont les lois sont « le
fondement solide et inébranlable de l’astronomie moderne » 23 ; il n’occupait
cependant dans l’imaginaire collectif qu’un rang subalterne peu en rapport
avec son apport scientifique réel, bien loin de l’universelle reconnaissance de
Galilée. Ses portraits sont d’ailleurs rares et anciens, alors que l’astronome
italien devient le thème de nombreux tableaux au xixe siècle, tout comme
Copernic ou Tycho Brahe ; il n’apparaît pas non plus dans les divers « pan-
théons » du siècle, que ce soit dans le « Panthéon universel des principaux
hommes célèbres » peint par Henri Sauvage vers 1900 ou dans le « Panthéon
laïque des années 1814 à 1914 » établi par Christian Amalvi 24, qui réservent
tous deux une place à Galilée.
Cette mésestime masque l’embarras que suscitent tout à la fois Kepler et
ses découvertes au xixe siècle, tant ses idées s’éloignent parfois de ce que l’on
juge alors être une pensée scientifique : croyance panpsychique en l’existence
d’une âme des planètes, pythagorisme qui lui fait à de nombreuses reprises
19 Ce sont des tables astronomiques où sont notées les différentes positions des planètes et
les événements astronomiques remarquables (éclipses, transits…) selon le calendrier. Elles
resteront un ouvrage de référence jusqu’au milieu du xviiie siècle.
20 Hélène Tuzet, Le Cosmos et l’imagination [1965], Paris, Librairie José Corti, 1988, p. 53.
21 Jean-Baptiste Delambre, Histoire de l’astronomie moderne, tome 1, Paris, Courcier, 1821,
p. 456.
22 François Arago, op. cit., p. 199.
23 Joseph Bertrand, Les Fondateurs de l’astronomie moderne : Copernic, Tycho Brahé, Képler,
Galilée, Newton, Paris, Hetzel, 1865, p. 172.
24 Voir Christian Amalvi, « L’exemple des grands hommes de l’histoire de France à l’école
et au foyer (1814-1914) », Romantisme, no 100, 1998/2, p. 91-103.
122 La découverte scientifique dans les arts
Que l’un des fondateurs de l’astronomie moderne, Kepler, ait été aussi un astro-
logue convaincu, c’est là une sorte de scandale que révèlent les hésitations et les
euphémismes de l’historiographie. À défaut de nier les faits, on en minimise
l’importance : […] toujours ou presque, une nuance de regret se fait sentir,
comme s’il fallait dévoiler, avec la tare secrète d’un des plus grands princes de la
science, une tache honteuse sur la famille. 36
sances sur la vie du savant : la Nouvelle revue germanique affirme dans son
compte-rendu que « la publication du présent ouvrage a été occasionnée
par la découverte d’une liasse de papiers », et que « tous ces documents
complètent et rectifient bien des parties de la biographie de ce grand astro-
nome » 39. Ce sont sur ces révélations que François Arago, à qui Alexander
von Humboldt a présenté le livre, s’appuie pour entreprendre la rédaction de
sa notice, en mettant en avant « la liaison qu’[il] essaie d’établir ici entre les
embarras de la vie privée de Kepler et ses ouvrages d’imagination » 40, autre-
ment dit ses idées scientifiques les plus extravagantes. À partir de ce moment,
et jusqu’à la fin du siècle, informations biographiques et travaux scientifiques
ne seront plus dissociés, les premières servant à évaluer les seconds, et le
plus souvent à en excuser les errements. Dans ses Vies des savants illustres,
Louis Figuier peut ainsi absoudre Kepler en déclarant qu’« il était obligé de
faire, dans ses almanachs, le métier d’astrologue pour gagner le pain de sa
famille » 41. Mais la plus grande contribution de Vie et œuvres de Jean Keppler
est, selon la Nouvelle revue germanique, « le procès pour cause de sorcellerie
intenté à sa mère, particularité que l’ouvrage de M. Breitschwert vient de
nous révéler » 42. Cet épisode, popularisé en France par la notice de François
Arago, sera inlassablement repris, en particulier par Louis Figuier qui évoque
les conséquences qu’il eut sur l’astronome :
L’accusation de sorcellerie portée contre sa mère et le long procès qui s’en était
suivi avaient laissé contre lui les plus défavorables impressions. Ses ennemis
l’accablaient publiquement de l’injurieuse épithète de fils de sorcière. Telle était
la force des préjugés et de l’ignorance de ces temps, qu’il ne pouvait sortir de
chez lui sans être exposé aux plus graves insultes. Il fut obligé de quitter la ville. 43
J’ai donné beaucoup d’importance à l’astrologue italien, Zéno : d’une part, pour
bien exprimer les croyances universelles à l’astrologie et aux horoscopes astrolo-
giques, pendant le xviie siècle ; d’autre part, pour résumer et mettre en action, au
moyen d’un personnage historique, les persécutions et les haines dont le grand
astronome de Linz fut poursuivi pendant toute son existence. 47
Ce faisant, il signale que ces personnages sont avant tout des fonctions
dans un drame organisé autour de l’opposition annoncée dans le titre entre
deux savoirs irréconciliables. Son but est en effet d’établir une séparation
sémantique nette entre l’astronomie comme science et l’astrologie comme
croyance. Elles sont ainsi soigneusement distinguées par Kepler tout au long
de la pièce, au grand dam de Zéno qui cherche à les confondre dès leur pre-
mière rencontre à l’auberge familiale :
Zéno – Je suis Zéno, l’astrologue italien, que le grand Tycho a fait venir du fond
de la Toscane. Je vais l’aider à lire dans les astres, et à pronostiquer l’avenir !
Keppler – Je croyais que Tycho s’occupait d’astronomie et non d’astrologie.
Zéno – Pour raisonner ainsi, jeune homme, il faut que tu aies une bien pauvre
cervelle… Ne sais-tu pas que les prédictions sont la clef de voûte de l’astronomie ?...
[…]
Zéno – (À Keppler, qui regarde les almanachs.) Tu regardes ces almanachs d’un
air connaisseur, jeune homme. Veux-tu me donner ta main ? J’y lirai peut-être
que c’est celle d’un futur astrologue.
Keppler – J’aime, en effet, tout ce qui se rapporte à l’astronomie : mais je n’ai
que faire de vos prédictions, car je ne crois pas que les astres aient la moindre
influence sur les choses d’ici-bas. 48
45 Ibid., p. 28.
46 Kepler a côtoyé cet homme, dont le nom est orthographié selon les sources Zéno, Zeno ou
Séni, pendant les dernières années de sa vie lorsqu’ils étaient tous deux au service du général
von Wallenstein. La pièce les fait pourtant se croiser dès le premier acte, alors que Kepler est
encore adolescent.
47 Ibid., p. xviii.
48 Ibid., p. 12-14.
Christophe Garrabet 127
La Terre exerce une certaine influence sur tous les objets placés à sa surface.
Lancez un caillou en l’air, il reviendra toujours retomber sur la Terre. La force
mystérieuse qui attire et retient les corps sur notre globe, est encore environnée
pour moi, de ténèbres, mais un temps viendra où cette cause sera dévoilée 52.
49 Ibid., p. 67.
50 Ibid., p. 66.
51 Ibid., p. 66.
52 Ibid., p. 66.
53 Ibid., p. 73.
54 Ibid., p. 71.
128 La découverte scientifique dans les arts
Le privilège des grands hommes est de changer les idées reçues, et d’annoncer
des vérités, qui répandent leur influence sur le reste des siècles. À ces deux titres
Képler mérite d’être regardé comme l’un des grands hommes, qui ait paru sur
la terre. […] Képler, par l’ascendant de son génie, commence notre supériorité ;
il a détruit l’édifice des anciens pour en fonder un plus stable et plus élevé. 55
Anne Orset
Sorbonne Université
Photo de presse de l’agence Rol, éditée en 1914, domaine public, source : Gallica.
1 Eugène Turpin, Comment on a vendu la mélinite, Paris, Albert Savine, 1891. Respective-
ment p. 37, 102 et 103.
Anne Orset 133
Figure 3. Thomas Roch met en place son Fulgurateur sur l’île des pirates
[La] surprise [de Bertheroy] croissait, il se mit à examiner avec attention la main
[du chimiste] que la flamme avait noircie, il finit même par flairer la manche
de la chemise, pour mieux se rendre compte. Évidemment, il reconnaissait les
effets d’un de ces explosifs nouveaux, que lui-même avait si savamment étudiés
et pour ainsi dire créés. Mais pourtant, celui-ci devait le dérouter, car il y avait
là des traces, des caractères, dont l’inconnu lui échappait (161).
5 Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », dans Mythes, emblèmes,
traces, Paris, Verdier, 2010.
Anne Orset 137
Chez Verne comme chez Zola, ces visites ne relèvent certes que superficiel-
lement de la curiosité désintéressée de l’admirateur : le détour par la personne
du savant est pour les personnages concernés une stratégie pour découvrir
ses travaux. Les deux romanciers mettent toutefois au jour une équivalence
métonymique inédite entre le scientifique et son travail de recherche. Selon
Antoine Lilti, ce transfert de l’œuvre à l’homme est symptomatique du phé-
nomène médiatique qui touche les hommes de lettres dès la seconde moitié
du xviiie siècle 8. Avec ce que l’historien appelle « la naissance de la célébrité »,
se développe une curiosité nouvelle pour la vie privée des grands hommes,
qui éclipse pour une part leurs productions intellectuelles. Cette mise en
représentation des figures publiques tend à prendre deux formes narratives
privilégiées qui se généraliseront au siècle suivant : le récit de la visite au grand
homme, qui, à partir de Voltaire et de Rousseau, constitue un épisode obligé
de l’œuvre des mémorialistes 9 ; la publication de feuilletons médicaux, qui, à
l’exemple de ceux qui sont rédigés pour Mirabeau, donnent une importance
croissante à la vie privée des célébrités 10. En aménageant fictionnellement
ces deux modes de représentation du grand homme dans leur roman, Verne
et Zola témoignent ainsi du passage de relai médiatique qui s’effectue de
l’homme de lettres à l’homme de science dans la société de la seconde moitié
du xixe siècle. Le centre de gravité de Face au Drapeau et de Paris se déplace
donc du détail de la découverte scientifique à la vie privée de son découvreur.
Si l’on veut asseoir une ou des sciences qui ne reposent plus sur la seule intros-
pection mais sur l’interrogation et l’observation d’autrui ainsi que sur l’expéri-
mentation et la mesure, il faut trouver et inventer des sujets qui donnent matière
à publication scientifique. Les patients des asiles et les hôpitaux ont fourni,
comme on sait, une réserve de sujets captifs à la disposition des psychiatres et
8 Antoine Lilti, Figures publiques. L’invention de la célébrité. 1750-1850, Paris, Fayard, 2014.
9 Ibid., p. 159.
10 Ibid., p. 256.
Anne Orset 139
des psychologues. Mais aussi, comme on le sait moins, certains hommes célèbres
ont servi de sujets volontaires. 11
Or, parmi les « hommes célèbres » qui acceptent d’être soumis à ces exa-
mens médico-psychologiques, les savants figurent à l’époque en bonne place.
Ceux-ci constituent en effet des sujets d’observation privilégiés, au même
titre que les fous et les enfants, parce qu’ils offrent un échantillon paroxys-
tique du fonctionnement de la psyché humaine. Lors de cette révolution
psychologique s’opère donc un déplacement de l’intérêt des productions
objectives du grand homme, aux dispositions psychologiques qui les ont
permises. Cette subjectivation du savant a donné naissance à de nombreuses
enquêtes médico-psychologiques menées par des aliénistes et des neurologues
auprès de patients célèbres. C’est dans cette lignée générique que s’inscrivent
selon nous Face au Drapeau et Paris. Centrés sur la figure médiatique d’un
scientifique français et composés tous deux par des écrivains qui s’identifient
au moins partiellement à des savants 12, ces romans entretiennent en effet de
très nombreuses affinités thématiques et structurelles avec le genre patholo-
gique tel qu’il est pratiqué à la fin du xixe siècle.
Cela est particulièrement notable dans Face au Drapeau. Dans une lettre
qu’il adresse à Verne le 12 novembre 1896, le lendemain de la publication
d’articles révélant l’accusation de diffamation portée par Eugène Turpin à
l’encontre de l’écrivain et son éditeur, Hetzel fils rapporte en effet le projet
initial dont le romancier lui aurait fait part au moment de composer son récit :
Après l’étude des suites d’un cas de folie qui avait été la trame de Mrs Branican,
aurait expliqué Verne, j’ai voulu étudier un cas de guérison qui n’a jamais été traité
à ma connaissance dans aucun ouvrage de médecine. L’effet prodigieux que produit
le drapeau, et les honneurs qu’on lui rend dans les cérémonies militaires ou à bord
11 Jacqueline Carroy, « “Mon cerveau est comme dans un crâne de verre” : Émile Zola sujet
d’Édouard Toulouse », Revue d’histoire du xixe siècle, 20/21, 2000, p. 181.
12 Zola revendique clairement l’éthos du savant lorsqu’il affirme que « le romancier expéri-
mentateur n’est plus qu’un savant spécial, qui emploie l’outil des autres savants, l’observation
et l’analyse ». Voir Le Roman expérimental, [1880], éd. de François-Marie Mourad, Paris, GF
Flammarion, 2006, p. 86. Si le projet de Verne diffère quelque peu, parce que l’ambition
du romancier est avant tout d’être reconnu dans le champ littéraire, celui-ci adopte toutefois
également une démarche scientifique, comme il l’explique au cours d’un entretien paru le 13
juillet 1902 dans The Pittsburgh Gazette (« Jules Verne dit que le roman sera bientôt mort ») :
« Dans chacun de mes livres, tout fait géographique ou scientifique a été l’objet des recherches
attentives, et est scrupuleusement exact ». Voir Entretiens avec Jules Verne, réunis et commentés
par Daniel Compère et Jean-Michel Margot, Genève, Slatkine, 1998, p. 179.
140 La découverte scientifique dans les arts
quand on arbore les couleurs, peut-il encore avoir de l’effet sur un cerveau bien
et dûment convaincu de folie depuis de longues années ? 13
Quand bien même l’éditeur peut, par cette fiction de discours direct, être
suspecté d’infléchir a posteriori l’orientation originelle du roman afin d’éviter
toute condamnation judiciaire, cet extrait n’en laisse pas moins transparaître
un certain intérêt vernien pour l’étude de cas psychologiques. Eugène Turpin
lui-même ne s’y trompe pas : lors du procès qu’il intente au romancier en
1896, il insiste moins, à propos de Face au Drapeau, sur la divulgation et
le plagiat de sa découverte que sur la pathologisation qu’on lui aurait indi-
rectement fait subir. Niant l’assertion du romancier selon laquelle « le génie
confine à la folie », il s’insurge en effet contre le diagnostic de « dégénéres-
cence morale » 14 formulé à l’encontre de Thomas Roch, auquel il s’identifie
complètement. L’inclinaison analytique de Verne est donc sensible tant lors
de la conception du roman, qu’au moment de sa réception. C’est l’homme,
beaucoup plus que la machine, que le romancier semble avoir choisi comme
nœud de son intrigue.
De fait, si Verne reconnaît auprès des journalistes qu’il n’est pas « un
grand admirateur du soi-disant roman psychologique » parce qu’il ne voit
pas « ce qu’un roman a à voir avec la psychologie » 15, il explique toutefois
s’être souvent intéressé aux récits de faits-divers qui constituent selon lui une
source privilégiée pour les études psychologiques.
Je suis un admirateur sans pareil du plus grand psychologue que le monde ait
jamais connu, Guy de Maupassant […]. Chacune des études de caractère de
Maupassant est un concentré de psychologie. Les « Maupassant » qui enchante-
ront le monde dans les années à venir, écriront dans les journaux quotidiens et
non pas dans les livres, et cristalliseront – comme disent les journalistes – la psy-
chologie du monde dans lequel ils vivent, en rapportant les événements au jour
le jour. C’est dans la presse qu’on découvre la véritable psychologie de la vie, et
il y a plus de Vérité – avec un grand V – dans les affaires policières, les accidents
13 Louis-Jules Hetzel, lettre à Jules Verne, 12 novembre 1896, citée par Volker Dehs, dans
« L’Affaire Turpin. La correspondance entre Jules Verne, Louis-Jules Hetzel et Raymond
Poincaré, d’octobre 1896 à mars 1897 », Bulletin de la Société Jules Verne, no 129, 1999,
p. 23. Nous soulignons.
14 Voir l’article du 20 novembre 1896, paru dans Le Soir (journal bruxellois). Cité par
Volker Dehs, art. cit., p. 32. L’expression « dégénérescence morale » est bien employée par
Jules Verne dans son roman, p. 245.
15 Voir l’entretien de Robert Sherad, « Jules Verne at home. His own account of his life
and work », McClure’s Magazine, vol. ii, janvier 1894, cité dans Entretiens avec Jules Verne,
op. cit., p. 93.
Anne Orset 141
de chemin de fer, les faits et gestes quotidiens des gens, les combats à venir que
dans une tentative de morale psychologique enrobée de fiction. 16
16 « Jules Verne says the Novel Will Soon Be Dead », paru le 13 juillet 1902 dans The
Pittsburgh Gazette, ibid., p. 178.
17 Jules Verne, Aventures du Capitaine Hatteras, [1867], Paris, Gallimard, « Folio classique »,
p. 654.
18 Roger Borderie note en effet dans la préface du roman, p. 22 : « Jules Verne souhaitait
donner à son héros la destinée d’Empédocle [qui se serait jeté dans l’Etna]. L’éditeur s’en
effraya. Pour le dénouement l’auteur trouva un compromis habile qui dénature cependant
le sens du roman ».
142 La découverte scientifique dans les arts
vivait qu’en dedans de lui-même, en proie à une idée fixe dont l’obsession l’avait
amené là où il en était. Se produirait-il une circonstance, un contrecoup qui
« l’extérioriserait », pour employer un mot assez exact, c’était improbable, mais
ce n’était pas impossible (6).
Le Fulgurateur est une abstraction : il vaut d’abord par son nom qui, comme
l’écrit Jules Verne à Jules Hetzel fils, « évoque l’idée de foudre ». Mais surtout, il
vaut par des effets secondaires qui ne sont pas de nature technique : dans Face au
Drapeau, comme déjà dans Sans Dessus Dessous, la machine elle-même disparaît
au profit des problèmes moraux qu’elle suscite. Ce qui fait l’intérêt du roman,
c’est de savoir si les rancunes accumulées par l’inventeur rebuté seront assez fortes
pour lui faire commettre ce « crime de lèse-patrie » qui consisterait à détruire un
bâtiment de son propre pays. 19
19 Jacques Noiray, Le Romancier et la machine, Paris, José Corti, 1981, t. ii, p. 79.
Anne Orset 143
20 Jules Verne, Vingt Mille Lieues sous les mers [1870], dans Voyages extraordinaires, éd. de
Jean-Luc Steinmetz, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2012, t. i, p. 845.
21 Juan Rigoli, Lire le délire. Aliénisme, rhétorique et littérature au xixe siècle, Paris, Fayard,
2001, p. 250.
22 Déséquilibrement est attesté chez Guérin en 1892, et illustré par une citation de La Joie
de vivre de Zola ; l’invention de cérébralité est attribuée aux frères Goncourt ; l’emploi de
dégénérescence est illustré par une citation de Zola et des Goncourt.
23 Jacqueline Carroy, Annick Ohayon, et Régine Plas, Histoire de la psychologie en France :
xixe-xxe siècle, Paris, La Découverte, 2006 p. 48.
144 La découverte scientifique dans les arts
[Simon Hart] occupait le même pavillon que [Thomas Roch], couchait dans la
même chambre, l’observait nuit et jour, ne le quittait jamais d’une heure. Il épiait
ses moindres paroles au cours des hallucinations qui se produisaient générale-
ment dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil, il l’écoutait jusque
dans ses rêves. […] Il savait que la folie avait respecté en lui l’homme de science,
que, dans le cerveau, en partie frappé, brillait encore une clarté, une flamme,
la flamme du génie. Alors il eut cette pensée : c’est que si, pendant ses crises,
son secret se révélait [il fallait que ce fût un Français qu’il le recueillît] (12-14).
24 Alfred Maury, Le Sommeil et les rêves. Études psychologiques sur ces phénomènes et les divers
états qui s’y rattachent, Paris, Didier et Cie, 1861, p. 93.
Anne Orset 145
Toute la famille vivait dans cette salle, du matin au soir, en une tendre et étroite
communauté de travail. Chacun s’y était installé à sa guise, y avait sa place choisie,
où il pouvait s’isoler dans sa besogne. D’abord, le père qui occupait une moitié de la
salle avec son laboratoire de chimiste […]. Puis, à côté, Thomas, l’aîné, avait établi
une petite forge […] afin de ne pas quitter son père et de l’aider, en collaborateur
discret, pour de certaines applications. Dans l’autre coin, les deux cadets, François,
et Antoine, faisaient ensemble bon ménage […]. Et, devant le vitrage, sous la pleine
lumière, en face de l’horizon immense, Mère-Grand et Marie avaient, elles aussi,
leur table de travail, des coutures, des broderies […] (193).
visible dans Paris : alors que Guillaume vit « à l’écart, en révolté » (40) sur la
butte Montmartre, Bertheroy, double romanesque de Marcellin Berthelot,
pratique la chimie rue d’Ulm, dans « une vaste maison, que l’État lui avait
donnée, pour qu’il y installât un laboratoire d’étude et de recherches » (224).
Le choix d’un environnement privé de la découverte scientifique n’est
donc pas sans signification : il permet à Zola de porter une attention parti-
culière aux soubassements psychologiques de son éclosion et de son utilisa-
tion. « Remodelage de ce que Marthe Robert appelle le roman familial » 27,
Paris raconte en effet avant tout la réconciliation de deux frères, l’un savant,
l’autre prêtre, que tout opposait idéologiquement. C’est donc par le biais de
relations fraternelles structurantes que la découverte scientifique est ici mise
en roman. Guillaume n’assume en effet le rôle de découvreur que lorsqu’il
peut s’adresser personnellement à son frère Pierre :
Une extrême émotion l’agitait, un combat se livrait dans sa tête et dans son cœur.
Puis, cédant à l’immense pitié qui l’avait pris, vaincu par son ardente tendresse
pour ce frère si malheureux, il parla. Mais il s’était rapproché encore, le tenait
à la taille, serré contre lui ; et c’était dans cette étreinte qu’il se confessait à son
tour, baissant la voix, comme si quelqu’un avait pu surprendre son secret. […]
Alors, il lui conta son invention, un explosif nouveau, une poudre d’une si
extraordinaire puissance, que les effets en étaient incalculables (266-267).
36 Jacqueline Carroy, « “Mon cerveau est comme dans un crâne de verre” : Émile Zola sujet
d’Édouard Toulouse », art. cit., p. 181.
37 Ibid., p. 186.
38 Édouard Toulouse, Enquête médico-psychologique sur les rapports de la supériorité intellec-
tuelle avec la névropathie. I. Émile Zola, Paris, Ernest Flammarion, 1896.
39 René Ternois, op. cit., p. 651.
Anne Orset 149
Émilie Pézard
Université de Poitiers, FORELLIS B2 / ANR Anticipation
1 Cet article a été réalisé dans le cadre du programme ANR Anticipation (2014-2018).
2 À partir de 1842, date à laquelle James Braid propose le terme « hypnotisme », débute
une phase nouvelle de l’histoire du magnétisme, marquée cette fois par une réelle légitimité
scientifique : le traitement du magnétisme dans la fiction suit cette évolution et la question de
la représentation de la scène magnétique se pose en des termes sensiblement différents de ceux
de l’époque romantique. Pour un prolongement de la réflexion présentée ici sur la seconde
moitié du siècle, nous nous permettons de renvoyer à notre article : « La contamination du
fantastique et du scientifique. Le magnétisme dans les romans fin-de-siècle », Épistémocritique,
« Romans d’anticipation : les sciences entre réel et imaginaire », dir. Claire Barel-Moisan et
Émilie Pézard, à paraître.
3 Franz Anton Mesmer, Mémoire sur la découverte du magnétisme animal, Genève et Paris,
P.-F. Didot le jeune, 1779.
154 La découverte scientifique dans les arts
La mise en scène
d’une découverte scientifique jamais advenue
La légitimité problématique du magnétisme affecte largement sa mise en
récit dans la première moitié du siècle. Elle explique d’abord la récurrence
de ces scènes de découvertes dans la fiction. L’absence de légitimation par
les autorités scientifiques rend en effet réitérable à l’infini l’expérience déci-
sive attestant l’existence du sommeil magnétique. Dans l’impossibilité de
se fier à une découverte faite par un savant et validée par la communauté
des experts, tout individu doit en effet faire par lui-même cette décou-
verte. Dans ses mémoires, Alexandre Dumas, qui se piquait d’être doué de
quelque pouvoir magnétique, explicite bien ce mécanisme qui, en réduisant
la découverte du magnétisme à une expérience individuelle, fait de celle-ci
un processus sans fin :
156 La découverte scientifique dans les arts
On parlait de cette éternelle question du magnétisme, qui revenait avec une pério-
dicité d’autant plus fatigante pour moi, qu’elle était ordinairement accompagnée
de doutes contre lesquels je n’avais aucune preuve [sic.] que les faits ; or, comme
les faits s’étaient presque toujours passés dans une autre localité que celle où la
discussion avait lieu, j’étais obligé de choisir parmi les assistants un sujet que je
jugeais apte au sommeil magnétique, et, disposé ou non, d’opérer sur ce sujet. 7
7 Alexandre Dumas, Mes Mémoires, t. i, 1802-1830, éd. Pierre Josserand, Paris, Robert
Laffont, coll. Bouquins, 1989, p. 978.
8 Balzac, Ursule Mirouët [1841], éd. Madeleine Ambrière-Fargeaud, Paris, Gallimard,
coll. Folio classique, 1981, p. 97.
Émilie Pézard 157
Minoret les pria de lui permettre de revenir après le dîner. L’anti-mesmérien vou-
lait se recueillir, se remettre de sa profonde terreur, pour éprouver de nouveau ce
pouvoir immense, le soumettre à des expériences décisives, lui poser des questions
dont la solution enlevât toute espèce de doute. (107)
9 Louis Peisse, « Des sciences occultes au xixe siècle. Magnétisme animal », Revue des deux
mondes, t. xxix, mars 1842, p. 712.
10 L’action du roman se déroule entre 1787 et 1818 et entrelace plusieurs intrigues où
s’accumulent les péripéties : enlèvement, viol, mariage, reconnaissance, assassinat… Il présente
deux personnages de magnétiseurs : le docteur Lussay, qui incarne le magnétisme dans son
versant thérapeutique, et Prémitz, magnétiseur bien plus inquiétant, qui a violé la fille de
Lussay, Henriette, durant son sommeil magnétique.
11 Frédéric Soulié, Le Magnétiseur [1834], Paris, Librairie nouvelle, 1857, chap. v, p. 116.
158 La découverte scientifique dans les arts
12 Article de Jules de Pétigny paru dans La France centrale (de Blois), 4 mars 1855, reproduit
par le vicomte de Lovenjoul (dans Histoire des Œuvres d’Honoré de Balzac, 1879, p. 378) et
cité par Madeleine Fargeaud [Ambrière], Balzac et la recherche de l’absolu, Paris, Librairie
Hachette, 1968, p. 144.
Émilie Pézard 159
Quant à tout ce que nous venons de rapporter, nous déclarons en avoir été
témoin. […] Était-ce charlatanisme, vérité, présence d’un fluide réel, d’un agent
invisible qui cause toutes ces perturbations de l’ordre normal ? est-ce, comme le
prétendent quelques-uns, délire de l’imagination, excitation extravagante de la
pensée ? Nous ne saurions en dire notre avis. Mais voilà ce que nous avons vu et
ce que le temps expliquera sans doute. (116)
[…] il est triste pour la raison humaine et pour la France d’avoir à constater
qu’une science contemporaine des sociétés, également cultivée par l’Égypte et par
la Chaldée, par la Grèce et par l’Inde, éprouva dans Paris en plein dix-huitième
siècle le sort qu’avait eu la vérité dans la personne de Galilée au seizième […]. (93)
L’existence de tous ces phénomènes, suivant les magnétiseurs, est une vérité de
fait donnée par l’expérience. Ils déclarent en conséquence que la seule question
à élever à leur égard, c’est celle de savoir s’ils sont démontrables et vérifiables par
l’expérience, et que, s’ils sont trouvés tels, ils doivent être acceptés purement et
simplement à titre de fait, quelle que soit la difficulté ou même l’impossibilité de
les expliquer dans l’état actuel de nos connaissances. […]
Il s’en faut cependant que cette manière de poser la question soit généralement
acceptée. Les magnétiseurs exceptés, qui y tiennent naturellement beaucoup, il
est très peu d’esprits, surtout parmi les hommes de science, qui puissent s’y faire.
Ce n’est pas qu’ils se refusent à admettre comme certains des faits décidément
inexplicables, ou, ce qui revient au même, inexpliqués, l’existence des aérolithes
par exemple. Ils prétendent qu’ils rejettent les phénomènes somnambuliques non
point parce qu’ils sont inexplicables, mais parce qu’ils sont impossibles. 17
Sans doute faut-il voir le magnétisme pour y croire ; mais il faut déjà être
prêt à y croire pour accepter de le voir. Dans Le Magnétiseur, Frédéric Soulié
évoque « cette inconcevable faculté de l’instinct magnétique qui ne laisse aux
savants que la ressource de nier ce qu’ils n’ont point vu ou ne veulent pas
voir » (112), exprimant ainsi nettement les deux conditions de la découverte
du magnétisme : il faut voir et vouloir voir. Avant même d’être visible, le
magnétisme doit être pensable. C’est pour réaliser cette condition première
de la découverte que la littérature a un rôle crucial à jouer.
Les récits éclairent le mécanisme de la découverte en mettant en scène
des incrédules qui ne veulent pas voir. Le roman de Soulié montre que la
suspicion de charlatanisme est quasiment impossible à lever, face à une scène
de magnétisme, aussi convaincante soit-elle. Devant les extraordinaires pou-
voirs de la somnambule, un docteur incrédule, dans l’assistance, demande à
Prémitz de conduire lui-même l’expérience, qui s’avère aussi probante avec
lui qu’avec le premier magnétiseur : mais alors « il arriva que le docteur fut
soupçonné du crime dont il soupçonnait Prémitz ; car, en le voyant ainsi
parler à la somnambule, qui lui répondait si lucidement, on s’imagina qu’il
servait de compère à Prémitz, que son scepticisme était un jeu joué. » (115)
Les preuves matérielles sont donc inutiles pour qui ne veut pas voir.
18 Alexandre Dumas, Joseph Balsamo [1846-1850], éd. Claude Schopp, Paris, Robert
Laffont, coll. Bouquins, 1990, chap. xv p. 172.
19 Ibid., chap. xxiv, p. 241.
20 Balzac, op. cit., p. 107, p. 112. Ce mot, d’abord employé par le narrateur, puis par le per-
sonnage lui-même, est particulièrement significatif dans le cas du magnétisme, « si étroitement
lié par la nature de ses phénomènes à la lumière et à l’électricité » (Ibid., p. 96.)
164 La découverte scientifique dans les arts
21 Voir Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques [1963], trad. Laure Meyer,
Paris, Flammarion, coll. Champs, 1991.
22 Jacqueline Carroy, op. cit., p. 29.
Émilie Pézard 165
Jérémy Chateau
CLARE (EA 4593), Bordeaux Montaigne
Au fil des années, cependant, Poe délaisse le ton satirique de ses récits. Il
s’interroge plus directement sur les modes de représentation littéraire de la
découverte scientifique, en les transposant tout d’abord, de façon inatten-
due, dans le genre policier : c’est ainsi qu’il met en scène, dans son fameux
« cycle Dupin », un détective qui se détourne des méthodes d’investigation
traditionnelles pour leur préférer les principes de la logique arithmétique.
Doué d’une grande imagination et d’un talent de mathématicien exception-
nel, Dupin recourt aux lois du hasard et des probabilités pour résoudre les
affaires qui embarrassent les forces de l’ordre. L’enquête s’apparente dès lors
à une démarche heuristique, autant par les méthodes employées que par la
mise en scène du moment de la découverte.
Poe abandonne ensuite la mise en scène policière de la découverte scien-
tifique pour inscrire la découverte dans un cadre plus congruent ; sensible
à la vogue du mesmérisme, il dépeint des magnétiseurs dont les cabinets
sont autant de petits laboratoires où la révélation est préparée et attendue.
Dans « La Vérité sur le cas de M. Valdemar » 4, en particulier, une chambre
doit accueillir cet instant indicible où le patient hypnotisé est amené à faire
le constat de sa propre mort : les savants qui le supervisent espèrent ainsi
recueillir le premier témoignage in articulo mortis. Or, si le dénouement du
récit coïncide parfaitement avec l’aboutissement de cette expérience, c’est
pour mener à l’échec au lieu de la découverte espérée.
Peu satisfait, enfin, par les limites que lui impose la fiction, Poe compose
dans un dernier souffle l’essai Eurêka 5, qui constitue l’un de ses travaux les
plus denses. Penseur autoproclamé d’une vision cosmogonique totalisante,
l’homme de lettres y délaisse le masque de la fiction. Critique à l’égard des
théories mécanistes et des lois du mouvement de Newton, il se met lui-même
en scène en tant que poète clairvoyant pour annoncer le fruit de sa propre
découverte.
Découverte et satire
dans « Manuscrit trouvé dans une bouteille »
L’une des premières nouvelles de Poe, « Manuscrit trouvé dans une bou-
teille », narre l’effrayant voyage d’un jeune matelot sur des eaux hostiles. Le
marin se présente, dès les premières lignes du manuscrit qu’il s’apprête à
livrer à la mer, comme un homme d’une rationalité inébranlable, malgré le
caractère exceptionnel des événements qu’il est sur le point de rapporter :
4 « La Vérité sur le cas de M. Valdemar » (« The Facts in the Case of M. Valdemar », 1845),
op. cit., p. 887-894.
5 Eurêka (Eureka, A Prose Poem, 1848), op. cit., p. 1111-1193.
Jérémy Chateau 169
Un incident est survenu qui m’a de nouveau donné lieu à réfléchir. De pareilles
choses sont-elles l’opération d’un hasard indiscipliné ? […] Tout en rêvant à la
singularité de ma destinée, je barbouillais, sans y penser, avec une brosse à gou-
dron, les bords d’une bonnette soigneusement pliée et posée à côté de moi sur
un baril. La bonnette est maintenant tendue sur ses bouts-dehors, et les touches
irréfléchies de la brosse figurent le mot DÉCOUVERTE. 9
10 Cette hypothèse est notamment défendue par l’américain John Cleves Symmes Jr. (1780-
1829) dans une courte note, Circular No. 1 (1818). Cette lettre, adressée aux communautés
savantes, expose la théorie de la Terre creuse. Froidement accueillie, elle rencontre au fil des
ans un succès croissant. James McBride (1788-1859) lui consacre ainsi un essai, Symmes’
Theory of Concentric Spheres: Demonstrating That the Earth Is Hollow, Habitable Within, and
Widely Open About the Poles (Cincinnati, Morgan, Lodge and Fisher, 1826), immédiatement
suivi par l’étude de l’explorateur Jeremiah N. Reynolds (1799-1858), Remarks on a Review
of Symmes’ Theory, Which Appeared in the American Quarterly Review (Washington, Gales &
Seaton, 1827).
11 « Manuscrit trouvé dans une bouteille », op. cit., p. 121.
12 « Manuscrit trouvé dans une bouteille » appartient à un projet de cycle humoristique non
concrétisé de Poe, le « Club de l’In-Folio » (« Tales of the Folio Club »), dont chaque entrée
était la satire d’un genre en vogue, tels que le romantisme allemand dans « Metzengerstein »
ou la métaphysique et le transcendantalisme dans « Bon-Bon ».
13 Éveline Pinto, Edgar Poe et l’art d’inventer, Paris, Klincksieck, « Esthétique », 1983, p. 231.
Jérémy Chateau 171
Afin d’illustrer ce propos, Edgar Poe délaisse la parodie et crée durant les
années 1840 Auguste Dupin, un personnage capable d’adjoindre à son sens
aigu de la logique les puissances d’une imagination féconde. Les enquêtes de
ce détective hypermnésique, dont Conan Doyle s’inspirera lorsqu’il publiera
quelques années plus tard les aventures de Sherlock Holmes 14, sont narrées
par l’ami qui l’accompagne sur le terrain − son « Watson », relais assurant
l’intelligibilité entre le héros et le lecteur. Poe rapporte leurs investigations
dans trois « contes de ratiocination » 15, inaugurés par la nouvelle « Double
assassinat dans la rue Morgue », suivie par « Le mystère de Marie Roget »
puis « La Lettre volée » 16.
Lorsqu’il conçoit cette série d’enquêtes, Edgar Poe imagine un possible
champ du savoir, qui aurait pour objet les mécanismes de la pensée, et qu’il
baptise « la faculté de l’analyse » 17. Cet ensemble de capacités cognitives se
fonde sur des modes de raisonnement traditionnels, auxquels s’ajoutent « une
structure logique échappant à celle des mathématiques », « des potentialités
intellectuelles ignorées de la science » 18. Ces mystérieuses capacités désignent
le talent exceptionnel de Dupin, dont la perspicacité est « intuitive en appa-
rence » 19, pour traiter et synthétiser en très peu de temps un ensemble de
données complexes. L’expérience présentée dans les pages d’exposition du
« Double assassinat dans la rue Morgue » en est l’illustration : lors d’une
promenade en ville, le détective parvient à compléter de vive voix les pensées
que son compagnon formait dans son esprit. Cette opération ne relève ni
14 Selon une hypothèse d’Éveline Pinto, le détective doit probablement son nom à Charles
Dupin (1784-1873), « notabilité fort en vue du monde savant et politique sous la Seconde
Restauration », qui « s’occupait de l’application du calcul des probabilités dans le domaine
des sciences morales et juridiques, en matière de criminalité et de témoignage », ibid., p. 233.
Éveline Pinto précise que les ouvrages de Charles Dupin étaient disponibles aux États-Unis
dans une traduction anglaise.
15 Le terme de « ratiocination » est un faux-ami, qui désigne en anglais un raisonnement
subtil, tandis qu’il induit plus péjorativement en français un usage excessif de la raison.
L’expression des « contes de ratiocination » est de Poe lui-même, qui l’emploie dans une lettre
du 9 août 1846 à Phillip P. Cooke ; voir The Edgar Allan Poe Society of Baltimore, The Edgar
Allan Poe Society of Baltimore, [en ligne], consulté le 10 octobre 2017, URL : https://www.
eapoe.org/works/letters/p4608090.htm.
16 « Double assassinat dans la rue Morgue » (« The Murders in the Rue Morgue », 1841), op.
cit., p. 517-545 ; « Le mystère de Marie Roget » (« The Mystery of Marie Rogêt », 1842), ibid.,
p. 605-646 ; « La Lettre volée » (« The Purloined Letter », 1844), ibid., p. 819-834.
17 « Double assassinat dans la rue Morgue », ibid., p. 518.
18 Éveline Pinto, op. cit., p. 226. Voir également à ce sujet l’article de Sydney Lévy, « Expé-
rience de la pensée, la pensée comme expérience », in Europe, no 868-869, août-septembre
2001, p. 175-185.
19 « Double assassinat dans la rue Morgue », op. cit., p. 519.
172 La découverte scientifique dans les arts
Après cette scène d’exposition, Dupin est sollicité pour résoudre un éton-
nant mystère en plein cœur de Paris, qui laisse la police muette de stupeur :
les cadavres de deux femmes, une mère et sa fille, sont retrouvés dans un
immeuble de la rue Morgue. La scène est déroutante : la jeune fille a été
étranglée et enfoncée dans le conduit de la cheminée, la mère est retrouvée
démembrée dans la cour arrière de l’immeuble, la gorge tranchée. Le crime
est d’autant plus mystérieux qu’il s’est déroulé à l’étage d’un appartement
fermé de l’intérieur, sans la moindre trace du coupable. Il s’agit donc d’un
méfait sans mobile apparent et sans explication plausible. Poe recourt aux
moyens les plus variés pour rendre l’enquête la plus opaque possible : les
témoins n’ont ainsi fait qu’entendre des voix et des cris. Étant eux-mêmes
de nationalités différentes, dans le Paris cosmopolite imaginé par l’écrivain,
ils sont en désaccord sur l’origine de la langue entendue. La découverte
des circonstances du méfait est autrement dit un défi à la raison même et
semblent ouvrir la voie au fantastique : l’absence d’issue dans l’appartement
dessert la police et non le criminel, de même que l’indice sonore augmente
le mystère plus qu’il ne le clarifie.
Pourtant, peu après avoir accédé aux lieux de l’agression, Dupin prétend
avoir résolu le mystère. Dès lors, le temps du récit se dilate pour permettre
au narrateur, et par conséquent au lecteur, de regrouper tous les indices que
le détective a réunis en un temps très bref ; autrement dit, l’instant de la
découverte, immédiat pour le héros, est différé pour le rendre intelligible à
autrui. Tel Sherlock Holmes face à Watson, Dupin sollicite en vain l’avis de
son compagnon incrédule :
20 Ibid., p. 537.
Jérémy Chateau 173
21 Ibid., p. 538.
22 Ibid., p. 540.
23 D’après Éveline Pinto, Poe a emprunté sa description anatomique de l’orang-outan
aux travaux de Geoffroy Saint-Hilaire et de Georges Cuvier (op. cit., p. 233-234). Pour une
étude consacrée à leurs recherches, voir Barsanti Giulio, « L’orang-outan déclassé. Histoire
du premier singe à hauteur d’homme (1780-1801) et ébauche d’une théorie de la circularité
des sources », in Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, Nouvelle Série,
tome 1, fascicule 3-4, 1989, p. 67-104.
24 « Double assassinat dans la rue Morgue », op. cit., p. 545.
174 La découverte scientifique dans les arts
25 Voir à ce sujet le volume dirigé par Jean-François Chassay, Jean-François Côté et Ber-
trand Gervais, Edgar Allan Poe. Une pensée de la fin, Montréal, Liber, en particulier l’article
de Valérie de Courville Nicol, « Du gothique à l’empirisme psychologique : la rationalisation
de la peur », p. 37-55.
26 Préface de François Le Lionnais à l’ouvrage de Thomas Narcejac, Une machine à lire. Le
roman policier, Gonthier, « Médiations », 1975, p. 12.
27 « Double assassinat dans la rue Morgue », op. cit., p. 517.
28 Le détective s’en remet au théorème de Jacques Bernoulli, formulé en ces termes par
Jérémy Chateau 175
Pierre-Simon de Laplace : « [p]lus les observations sont nombreuses, et moins elles s’écartent
entre elles, plus leurs résultats approchent de la vérité », Bachelier, 1825, p. 91. Or, le mathé-
maticien souligne lui-même la fragilité de ce raisonnement : « [p]ar une illusion […], on
cherche dans les tirages passés de la loterie de France les numéros le plus souvent sortis,
pour en former des combinaisons sur lesquelles on croit placer sa mise avec avantage. Mais,
vu la manière dont le mélange des numéros se fait à cette loterie, le passé ne doit avoir sur
l’avenir aucune influence. Les sorties plus fréquentes d’un numéro ne sont que des anomalies
du hasard : j’en ai soumis plusieurs au calcul, et j’ai constamment trouvé qu’elles étaient
renfermées dans des limites que la supposition d’une égale possibilité de sortie de tous les
numéros permet d’admettre sans invraisemblance », ibid., p. 203. Conscient de cette aporie
mathématique, Poe avoue non sans équivoque, dans une note qui accompagne la nouvelle,
avoir bâti son récit autour d’une « proposition anormale qui, bien qu’elle paraisse ressortir
du domaine de la pensée générale, de la pensée étrangère aux mathématiques, n’a, jusqu’à
présent, été bien comprise que par les mathématiciens », op. cit., p. 645.
29 « La Lettre volée », op. cit., p. 832.
176 La découverte scientifique dans les arts
Dupin précise qu’il a fait cette découverte en ayant pris soin de cacher son
regard derrière des lunettes fumées : après avoir déserté des lieux du crime
dans « Le Mystère de Marie Roget », il impose de nouveau une distance entre
lui et le monde sensible pour privilégier le regard toujours clair de l’imagi-
nation. La méthode de Dupin, cependant, prive de nouveau le lecteur d’un
accès direct au temps précis d’une découverte qui reprendrait une méthodo-
logie scientifique : l’élucidation des énigmes ne repose pas, comme dans un
récit policier traditionnel, sur l’apparition d’une preuve irréfutable, ou du
moins tangible, mais sur une somme incalculable de statistiques, que seul le
détective peut assimiler en un temps si court. Le narrateur, moins compétent
que le héros, ne peut en livrer les détails au lecteur.
Si, selon Régis Messac, « l’influence directe de la pensée scientifique ne
varie plus guère après l’entrée en scène de Dupin » 30, la scientificité des récits
de Poe n’en est pas moins lacunaire : malgré ses nombreux alibis rationalistes,
le cycle Dupin présente aux lecteurs un temps de la découverte délayé et
amoindri. Parvenu au stade de l’élucidation, l’écrivain fait l’économie pru-
dente de tout « outillage conceptuel », « l’objet de la fiction [étant] de com-
penser cette insuffisance par des procédés différents, dont la schématisation,
l’image et la figure » 31. La rhétorique l’emporte alors sur la démarche heuris-
tique, et rompt l’analogie de l’enquête policière avec la méthode scientifique.
Les rouages du récit policier ne sont à vrai dire qu’une préparation dans le
projet de l’auteur, que les artifices de la littérature de ce genre découragent
bientôt ; après « La Lettre volée », Poe entend dépasser Dupin, personnage
somme toute limité par ces enquêtes conçues à sa mesure, qui révélait des
vérités éclatantes à des personnages dessinés quant à eux pour ne pas les voir 32.
D’avril 1844 à décembre 1845, Edgar Poe consacre trois de ses nouvelles
à ce qu’il appelle la « théorie positive du magnétisme » 33 : « Les Souvenirs
de M. Auguste Bedloe », « Révélation magnétique » 34 et « La Vérité sur
le cas de M. Valdemar ». Ces récits mettent en scène des personnages de
scientifiques qui aspirent à démontrer qu’il est possible, au moyen de passes
magnétiques, de dialoguer avec le passé ou l’au-delà : ils s’emploient à saisir
l’instant précis où peut s’accomplir ce témoignage exceptionnel. Le ton de
ces nouvelles est froid et médical. Il montre une scrupuleuse attention pour
les détails, notamment physiques et anatomiques, ce qui confère à ces textes
une certaine scientificité. Si ces expériences rigoureuses mènent bien à des
résultats, ces derniers ne peuvent cependant être validés de façon rationnelle :
à l’instant de la découverte, des événements inexplicables entravent toute
consignation scientifique.
« Les Souvenirs de M. Auguste Bedloe » est le premier des textes qu’Ed-
gar Poe consacre entièrement à la question du mesmérisme. Le narrateur
raconte avoir fait la connaissance d’Auguste Bedloe, un jeune homme chétif,
victime d’une « longue série d’attaques névralgiques » 35, en 1827. Le malade
est placé sous la garde exclusive du docteur Templeton, un hypnotiseur
qui « était devenu à Paris un des sectaires les plus ardents des doctrines de
Mesmer » 36. Le lien entre le patient et le médecin est si fort que Templeton
parvient désormais, même à distance, « par un pur acte de volition » 37, à
placer son patient dans une transe hypnotique. D’autre part, la fragilité phy-
sique de Bedloe le dispose à se soumettre aux passes magnétiques avec plus
La populace se pressait impétueusement sur nous, nous harcelait avec ses lances,
et nous accablait de ses volées de flèches. […] L’une d’elles me frappa à la tempe
38 L’écrivain relaie ici une hypothèse fréquemment admise dans la littérature scientifique
spécialisée : « [i]l convient d’observer que, d’une façon générale, les effets du magnétisme sont
moins influents sur les sujets disposant d’une intelligence de premier ordre et d’une excellente
santé, tandis que les systèmes nerveux les plus chétifs, les sujets en moins bonne santé, sont
aussi les plus sensibles. » (“It may be here remarked, as a general rule, that the constitution
with the highest order of intelligence and in the best health, is the least susceptible of magnetic
influence, − while the feebler nervous systems, and those in inferior health, are the most sus-
ceptible.”, William Newnham, Human Magnetism, New York, Wiley & Putnam, 1845, p. 80.
39 Ibid., p. 734. Sans doute Poe tient-il cette information du chapitre « Mesmeric
Sleepwalking » tiré de l’essai paramédical Facts in Mesmerism or Animal Magnetism, qu’il a
attentivement consulté : « [i]l paraît évident qu’afin d’étudier le phénomène du demi-som-
meil magnétique dans son stade le plus accompli, il m’était nécessaire de magnétiser la même
personne régulièrement […]. En accord avec ce principe, il convient d’observer qu’à chaque
nouvelle passe, le sujet devient de plus en plus facile à magnétiser, et plus à l’aise avec ses
nouvelles facultés. » (“It is evident then, that, in order to study the phenomena of mesmeric
sleepwaking in their mature development, it was necessary for me to mesmerise the same
person frequently. […] In accordance with what has been suggested above, it is to be remarked
that each successive time a person is mesmerised he becomes more easy of mesmerisation,
and more at home in his new capacities.”, Chauncy Hare Townshend, Facts in Mesmerism or
Animal Magnetism: with Reasons for a Dispassionate Inquiry Into It, Boston, Charles C. Little
and James Brown, 1841, p. 131.
Jérémy Chateau 179
Templeton, qui semble déjà connaître le récit que lui fait son sujet, ne
se satisfait guère de ce dénouement apparent ; il l’incite à poursuivre son
voyage au cœur de ce sibyllin sursis post-mortem. Le médecin est convaincu
que l’instant de la découverte approche : « [s]upposons que l’âme de l’homme
moderne est sur le bord de quelques prodigieuses découvertes psychiques » 41.
Messager malgré lui d’une expérience limite, Bedloe, nous l’apprenons plus
tard, s’est retrouvé dans la peau d’un vieil ami du médecin, Oldeb, disparu
aux Indes quelques décennies plus tôt, et au sujet duquel Templeton était
précisément en train d’écrire un texte. Les pensées du médecin ont ainsi
envahi l’existence de Bedloe en raison du lien magnétique qui les unit, et le
scientifique saisit cette opportunité pour tenter de recueillir le témoignage
de son vieil ami dans la mort et l’au-delà. Mais ce désir d’accéder à un
passé révolu au détriment de la santé de son patient révèle la folie morale
du magnétiseur : ce voyage dans l’inconscient d’autrui lie tragiquement le
destin du malheureux Bedloe à celui d’Oldeb, en qui l’on aura reconnu un
double par le biais de la figure de l’anagramme. Le point culminant de la
transe se dilue dans l’intervention du narrateur qui, mésestimant les enjeux
de l’expérience en cours, interrompt la scène :
− Vous ne vous obstinerez plus sans doute, dis-je en souriant, à croire que toute
votre aventure n’est pas un rêve ? Êtes-vous décidé à soutenir que vous êtes mort ?
Quand j’eus prononcé ces mots, je m’attendais à quelque heureuse saillie de
Bedloe, en manière de réplique ; mais, à mon grand étonnement, il hésita, trem-
bla, devint terriblement pâle, et garda le silence. Je levai les yeux sur Templeton.
Il se tenait droit et roide sur sa chaise ; ses dents claquaient, et ses yeux s’élan-
çaient de leurs orbites. 42
[I]l y a environ neuf mois, cette pensée frappa presque soudainement mon esprit,
que, dans la série des expériences faites jusqu’à présent, il y avait une très remar-
43 « Révélation magnétique », op. cit., p. 765. D’après Henri Justin, Poe fait ici un usage
neuf du terme « psychique » : « On peut dire que la psychanalyse est née le jour où le docteur
Freud est passé de l’hypnose à la cure par la parole et à la notion de fantasme, vers 1897 :
désormais le sujet pouvait construire ses passerelles entre conscient et inconscient. Une bonne
cinquantaine d’années plus tôt, Poe s’invente un adjectif pour aller dans ce sens : psychal, que
l’on traduira par “psychique”. L’adjectif apparaît en 1844 dans la bouche du protagoniste
de “Révélation magnétique” », Henri Justin, Avec Poe jusqu’au bout de la prose, Gallimard,
« Bibliothèque des idées », 2009, p. 224-225.
44 « Révélation magnétique », op. cit., p. 766.
45 Ibid., p. 773. Baudelaire fait ici un contresens, en traduisant par « somnambule »
(« sleepwalker » en anglais) le terme de « sleepwaker » (« dormeur éveillé ») choisi par Poe.
46 « La Vérité sur le cas de M. Valdemar », op. cit., p. 887.
Jérémy Chateau 181
47 Ibid. Le terme d’« investigation », employé par Poe et fidèlement traduit par Baudelaire,
évoque le discours policier. L’écrivain poursuit l’analogie entre les moyens de l’enquête cri-
minelle et ceux de la recherche scientifique.
48 À l’époque de la publication de cette nouvelle, de nombreux lecteurs se sont interrogés sur
l’authenticité des faits rapportés. Adepte du hoax journalistique (voir aussi les cas d’« Aventures
sans pareilles d’un certain Hans Pfaall » et du « Canard en ballon »), Poe s’est réjoui de ce
succès, d’autant plus incertain qu’il avait placé dans son texte des incohérences narratives et
autres indices onomastiques pour en suggérer la fictionnalité. Sur la réception du texte, voir
les notes de Claude Richard, op. cit., p. 1432.
49 Roland Barthes, « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe », Œuvres complètes. Livres,
textes, entretiens,1972-1976, éditées par Éric Marty, Seuil, Volume iv, 2002, p. 430.
50 « La Vérité sur le cas de M. Valdemar »., op. cit., p. 894.
182 La découverte scientifique dans les arts
Comme je faisais rapidement les passes magnétiques à travers les cris de « Mort !
mort ! » qui faisaient littéralement explosion sur la langue et non sur les lèvres
du sujet, tout son corps, d’un seul coup, dans l’espace d’une minute, et même
moins, se déroba, s’émietta, se pourrit absolument sous mes mains. Sur le lit,
devant tous les témoins, gisait une masse dégoûtante et quasi liquide, une abo-
minable putréfaction. 51
51 Ibid., p. 887.
52 Roland Barthes, op. cit., p. 440.
53 Ibid., p. 441.
54 « Révélation magnétique », op. cit., p. 765.
Jérémy Chateau 183
Eurêka : la découverte
comme cosmogonie poétique
Le 3 février 1848, Poe donne une conférence intitulée « On the
Cosmogony of the Universe » à la Society Library of New York. Si la teneur
exacte n’en est pas connue, Eurêka, essai cosmogonique publié quelques
semaines plus tard, en est sans nul doute l’édition augmentée 55. Ce texte per-
met à Poe de synthétiser sa conception des lois qui régissent l’univers, après
des années de lectures scientifiques et d’expérimentations épistémologiques
menées par le prisme de la littérature : « [j]e me suis imposé la tâche de parler
de l’Univers physique, métaphysique et mathématique, matériel et spirituel :
de son origine, de sa création, de sa Condition présente et de sa destinée » 56.
Son entreprise, suggère-t-il, est sans commune mesure avec ce qu’offrent
alors les savoirs établis : « [j]e serai, de plus, assez hardi pour contredire les
conclusions et conséquemment pour mettre en doute la sagacité des hommes
les plus grands et les plus justement respectés » 57. Cet audacieux préambule
annonce une vive remise en question des théories mécanistes formulées par
Leibniz et Newton.
Cet ultime essai se présente néanmoins comme une synthèse de l’œuvre
de l’écrivain, et non comme un revirement de sa part en faveur de la science :
il dédie Eurêka « à ceux qui sentent plutôt qu’à ceux qui pensent » 58.
Autrement dit, c’est bien l’imagination de Poe, et non la science, qui pose
J’offre ce livre de vérités, non pas spécialement pour son caractère véridique, mais
à cause de la Beauté qui abonde en sa Vérité, et qui conforme son caractère véri-
dique. Je présente cette composition comme un objet d’art ou, si ma prétention
n’est pas jugée trop haute, comme un Poème. 62
59 Ce propos est relayé par Paul Valéry dans l’étude qu’il consacre à Eurêka : « [d]ans le sys-
tème de Poe, la consistance est à la fois le moyen de la découverte et la découverte elle-même.
C’est là un admirable dessein, exemple et mise en œuvre de la réciprocité d’appropriation.
L’univers est construit sur un plan dont la symétrie profonde est, en quelque sorte, présente
dans l’intime structure de notre esprit. L’instinct poétique doit nous conduire aveuglément
à la vérité », Paul Valéry, « Au sujet d’Eurêka », Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », vol. i, 1957, p. 857.
60 Eurêka, op. cit.¸ p. 1119.
61 Ibid., p. 1154.
62 Ibid., p. 1111.
Jérémy Chateau 185
[Q]uelle est cette vérité que nous sommes actuellement appelés à comprendre ?
C’est que chaque atome attire chaque autre atome, sympathise avec ses plus
délicats mouvements, avec chaque atome et avec tous, toujours, incessamment,
suivant une loi déterminée dont la complexité, même considérée seulement en
elle-même, dépasse absolument les forces de l’imagination humaine. 65
Ma particule propre n’est que l’absolue Indépendance. Pour résumer ce que j’ai
avancé, je suis parti de ce point que j’ai considéré comme évident, à savoir que
le Commencement n’avait rien derrière lui ni devant lui, qu’il y avait eu en fait
un Commencement, que c’était un commencement et rien autre chose qu’un
commencement, bref que ce Commencement était… ce qu’il était. Si l’on veut
que ce soit là une pure supposition, j’y consens. 66
Poe n’explique pas cette action primitive, qu’il désigne tour à tour comme
une volonté, un commencement ou une pensée ; sa méthode l’engage sur la
voie de la « fiction signée de Dieu » 67 plutôt que de la science, laquelle des-
sine la possibilité récusée par l’écrivain d’un « univers perdu dans les espaces
infinis » 68. Ainsi, bien que l’image poétique et la spéculation scientifique se
63 Ibid., p. 1178.
64 Ibid., p. 1145.
65 Ibid., p 1133.
66 Ibid., p 1147.
67 Éveline Pinto, op. cit., p. 315.
68 Ibid.
186 La découverte scientifique dans les arts
69 S’il lui accorde un certain crédit en tant que précurseur scientifique, Jean-Pierre Luminet
observe qu’« il y a, chez Edgar Poe, un fort penchant pour le pathos de la Cohésion, ou, selon
son propre terme, de la Consistance. Sa formule clé, c’est “tout se tient”. De là l’importance
infinie du moindre geste », Jean Pierre Luminet, « Douze petites cosmologies d’Edgar Poe »,
in Europe, no 868-869, op. cit., p. 158-174.
70 Éveline Pinto observe à titre d’exemple que « la molécule [imaginée par Poe] qui
n’implique, ni les principes de la thermodynamique, ni la théorie des quanta est étrangère à
“l’atome primitif” de Lemaitre », op. cit., p. 314.
71 Eurêka, op. cit., p. 1189.
72 Dans une lettre du 7 juillet 1849, peu avant sa mort, Poe écrit à sa belle-mère Maria
Clemm : « Je n’ai plus le désir de vivre, puisque j’ai écrit Eurêka. Je ne puis rien accomplir
de plus » (“I have no desire to live since I have done ‘Eureka’. I could accomplish nothing
more.”), The Edgar Allan Poe Society of Baltimore, op. cit., [en ligne], consulté le 10 octobre
2017, URL : http://www.eapoe.org/works/letters/p4907070.htm.
73 Jean-Pierre Luminet, « Douze petites cosmologies d’Edgar Poe », op. cit., p. 174.
Jérémy Chateau 187
74 Il déclare ainsi en préambule d’Eurêka que « c’est simplement comme poème que je désire
que cet ouvrage soit jugé, alors que je ne serai plus », op. cit., p. 1111.
D’une découverte astronomique du futur
La Fin du monde de Camille Flammarion
Marta Sukiennicka
Université Adam Mickiewicz, Institut de philologie romane
Les comètes sont assurément, de tous les astres, ceux dont l’apparition frappe le
plus vivement l’attention des mortels. Leur rareté, leur singularité, leur aspect
mystérieux, étonnent l’esprit le plus indifférent […]. Aussi, dans tous les pays,
à toutes les époques, l’aspect étrange d’une comète, la lueur blafarde de sa che-
velure, son apparition subite dans le firmament, ont-ils produit sur l’esprit des
peuples l’effet d’une puissance redoutable, menaçante pour l’ordre établi dans la
création ; et comme le phénomène est limité à une courte durée, il en est résulté
la croyance que son action doit être immédiate ou du moins prochaine […]. 5
1 Edgar Allan Poe, « Conversation d’Eiros avec Charmion », Contes mystérieux et fantastiques,
trad. de Charles Baudelaire, Paris, Bibliothèque Larousse, 1932, t. 1, p. 177.
2 Claude Bernard, Introduction à la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, 2008, p. 80.
3 L’article s’inscrit dans le cadre du projet 2bH 15 0237 83 financé par le programme
national du développement des sciences humaines (NPRH, Pologne).
4 Cf. François Walter, Catastrophes. Une histoire culturelle xvi-xxie siècle, Paris, Seuil, 2008,
p. 66-68.
5 Camille Flammarion, Astronomie populaire, Paris, Marpon et Flammarion, 1880, p. 595-596.
190 La découverte scientifique dans les arts
Dès les premières pages du roman, la tension dramatique bat son plein :
le calme des habitants des États-Unis d’Europe est interrompu par l’appari-
tion d’une comète. Au début, rien n’annonce l’importance de l’observation :
« Une comète télescopique a été découverte cette nuit par 21h 16m 42s d’as-
cension droite et 49o53’45’’ de déclinaison boréale. Mouvement diurne très
faible. La comète est verdâtre. » (6) D’emblée, la découverte astronomique est
privée de l’aura d’un événement extraordinaire. Le résultat de l’observation
est rapporté dans une dépêche adressée du mont de Gaorisankar, situé dans
l’Himalaya, et destinée à tous les observatoires du globe. Le style laconique
et la voix passive employés dans la dépêche soulignent l’impersonnalité de
la découverte. L’existence de la comète est constatée par hasard, lors d’une
inspection ordinaire du ciel. Vu le nombre de corps observés quotidienne-
ment dans l’espace, cette découverte passe pour banale, comme le précise le
narrateur : « Aussi cette annonce n’avait-elle pas plus frappé les astronomes
que toutes celles du même genre que l’on avait l’habitude de recevoir. » (7)
Toutefois, la population ne partage pas la même sérénité que les scienti-
fiques. Une fois répandu le bruit d’une possible rencontre de la comète avec
la Terre, le cours normal de la vie se suspend : plus personne ne travaille, les
bourses sont fermées, les politiciens désertent les assemblées et les chambres.
L’humanité, électrisée par des frissons de terreur, attend impatiemment les
résultats des calculs des astronomes : « […] c’était la population tout entière,
inquiète, agitée, terrifiée, indistinctement composée de toutes les classes de
la société, suspendue à la décision d’un oracle, attendant fiévreusement le
résultat du calcul qu’un astronome célèbre devait faire connaître […] » (2).
L’importance du travail de l’astronome est immense : tel un prophète, il doit
annoncer le destin de l’humanité. Flammarion se complaît dans cette écriture
pathétique qui enregistre la peur populaire face à un événement « mystérieux,
extra-terrestre et formidable » (4) : « L’humanité ne tenait plus à rien ; son
cœur précipitait ses battements, comme prêt à s’arrêter. On ne voyait partout
que des visages défaits, des figures hâves, abîmées par l’insomnie. » (5) Les
premiers calculs annoncent une apocalypse.
Trois mois après sa découverte télescopique, la comète est devenue
visible à l’œil nu et plane comme « une menace céleste […] toutes les nuits
devant l’armée des étoiles. De nuit en nuit, elle allait s’agrandissant. C’était
la Terreur même suspendue au-dessus de toutes les têtes et s’avançant len-
tement, graduellement, épée formidable, inexorablement. » (20) Du centre
du bolide, tournant sur lui-même, s’élancent d’« immenses jets de feu […],
les uns verdâtres, d’autres d’un rouge sang, les plus brillants éblouissaient
tous les yeux par leur éclatante blancheur. » (202) Flammarion utilise les
192 La découverte scientifique dans les arts
9 Ibid., p. 597.
10 Ibid., p. 608.
Marta Sukiennicka 193
11 Palmyrin Rosette correspond bien à l’image du savant fou dressée par Pierre Laszlo : « Le
savant fou est un homme, plutôt qu’une femme ; et c’est un misanthrope. Il a tout l’aspect d’un
vieillard irascible, auquel il joue, il ne prête aucune attention à son aspect physique, totalement
négligé, est habillé comme un clochard, a les cheveux longs ; et une allure générale inquiétante.
Son laboratoire lui ressemble, en grand désordre, bourré de verrerie et de produits chimiques,
potions magiques et explosifs y compris […]. Il a des théories bizarres, bien à lui, en rupture
avec la science officielle. Un observateur le verrait doté de mouvements saccadés, incohérent
dans sa parole, donnant l’impression générale d’un trouble majeur, d’une grave anomalie. Le
savant fou de surcroit a perdu tout sens moral, échappe à toute éthique, est devenu un mer-
cenaire sans scrupule. Il est prêt à tout pour financer son laboratoire et pour mener à bien ses
inventions », Pierre Laszlo, « Le savant fou chez Jules Verne » in Danielle Jacquart (dir.), De la
science en littérature à la science-fiction, Paris, Éditions du CTHS, 1996, p. 122.
12 Jules Verne, Hector Servadac [1877] in Les Romans de l’air de Jules Verne, Claude Aziza
(éd.), Paris, Omnibus, 2001, p. 937.
13 Victor Hugo, « La Comète – 1759 – » [1874], La Légende des siècles, Nouvelle série
[1877], repris dans les Œuvres complètes, Poésie iii, Jean Delabroy (éd.), Paris, Robert Laffont,
coll. Bouquins, 1985, p. 424 et 426.
14 Sur l’image de l’astronome romantique dans ces romans, voir Danielle Chaperon, Camille
Flammarion, entre astronomie et littérature, Paris, Imago, 1997, p. 13-16 et Philippe de La
Cotardière et Patrick Fuentes, Camille Flammarion, Paris, Flammarion, coll. Grandes Bio-
graphies, 1994, p. 224-227 et 234-238.
194 La découverte scientifique dans les arts
15 Simon Schaffer, La Fabrique des sciences modernes, Paris, Seuil, 2014, p. 264.
16 Laurence Guignard, Sylvain Venayre, « Introduction », Romantisme 2014/4 (no 166),
L’Astronomie, p. 4.
17 Que l’on songe à l’univers exclusivement masculin des romans astronomiques comme
De la Terre à la Lune (1865) ou Autour de la Lune (1869). Dans Hector Servadac, on a bien
une jeune enfant, Nina, mais elle n’est aucunement impliquée dans les calculs astronomiques
et la science.
Marta Sukiennicka 195
tous » (18) 18. La coopération entre les scientifiques est d’autant plus facile
que l’esprit de concurrence y a été combattu grâce à des préceptes quasiment
religieux : « Les astronomes consacraient avec désintéressement leur vie entière
aux seuls progrès de la science, s’aimaient les uns les autres sans jamais éprou-
ver les aiguillons de l’envie, et chacun oubliait ses propres mérites pour ne
songer qu’à mettre en évidence ceux de ses collègues. » (18) 19 L’Observatoire
est ainsi devenu « un asile de paix où régnait la concorde la plus pure » (18). La
gloire personnelle importe peu aux astronomes, contrairement à d’autres corps
de métier, toujours sous le joug de la jalousie, aiguisée d’ailleurs par la presse
qui fait « brill[er] en vedette à la première page des journaux quotidiens » (17)
des noms de médecins « avides de réclame » (16) 20.
L’astronomie s’est elle-même démocratisée et le nombre d’observateurs
du ciel s’est considérablement accru, réalisant ainsi les rêves des vulgarisateurs
tels que Flammarion ou son grand prédécesseur François Arago 21. Dans le
débat sur la professionnalisation de l’astronomie 22, Flammarion s’est exprimé
en faveur des amateurs, ce qui est perceptible dans la description des obser-
vateurs du ciel de La Fin du monde. La comète a pu être vue non seulement
par les spécialistes d’observatoires, mais aussi par tout un chacun puisque
« toute maison moderne était couronnée par une terrasse supérieure […]. On
ne connaissait pas de famille aisée qui n’eût une lunette à sa disposition, et
nul appartement n’était complet sans une bibliothèque bien fournie de tous
les livres de science. » (24) On constate donc une popularisation des outils
de la recherche et, plus généralement, du savoir scientifique. Qui plus est,
les amateurs – notamment ceux de classes ouvrières – devancent dans leurs
observations les académiciens et les bourgeois, ce qui introduit un égalita-
risme tout à fait inconcevable à l’époque de la direction de l’Observatoire de
Paris par Le Verrier ou son successeur Ernest Mouchez :
La comète avait été observée par tout le monde, pour ainsi dire, dès le moment
où elle était devenue accessible aux instruments de moyenne puissance. Quant
aux classes laborieuses, […] les lunettes postées sur les places publiques avaient
été envahies par une foule impatiente dès la première soirée de visibilité, et tous
les soirs les astronomes en plein vent avaient fait des recettes fantastiques et sans
précédent. Un grand nombre d’ouvriers, toutefois, avaient leur lunette chez eux,
surtout en province, et la justice aussi bien que la vérité nous forcent à recon-
naître que le premier en France qui avait su découvrir la comète (en dehors des
observatoires patentés) n’avait été ni un homme du monde, ni un académicien,
mais un modeste ouvrier tailleur d’un faubourg de Soissons, qui passait la plus
grande partie de ses nuits à la belle étoile et qui, sur ses économies laborieusement
épargnées, avait réussi à s’acheter une excellente petite lunette à l’aide de laquelle
il ne cessait d’étudier les curiosités du ciel (25).
Voir, et après ?
23 Sur la Société astronomique de France et l’esprit qui y régnait, cf. Philippe de La Cotar-
dière et Patrick Fuentes, Camille Flammarion, op. cit., p. 188-196.
24 Sur la relation entre la vision, le calcul et l’imagination dans la réflexion flammarion-
nienne sur l’astronomie, cf. Yohann Ringuedé, « Voir Neptune au bout de sa plume », Arts et
Savoirs [En ligne], 8 | 2017, mis en ligne le 19 avril 2017, consulté le 12 juillet 2017,URL :
https://journals.openedition.org/aes/1012.
Marta Sukiennicka 197
25 En effet, ce sont les Martiens qui donnent des indications précises sur le lieu d’impact de
la comète (le Vatican). Il est curieux de voir que la comète devrait frapper le Vatican le jour
d’un concile œcuménique pendant lequel le pape veut proclamer sa divinité. Comme dans
les récits anciens, la comète semble ici être un messager divin envoyé pour punir l’humanité
(et surtout le pape et le clergé) de son orgueil démesuré. Toutefois, même les Martiens se
trompent et le pape survit « miraculeusement » (222) à la catastrophe puisque la comète a
fini par frapper la région de Pouzzoles, près de Naples.
26 Les capitales sont dans le texte.
27 C’est surtout le cas du secrétaire perpétuel de l’Académie qui développe l’hypothèse de
l’incendie atmosphérique. Après un long discours qui dépeint la fin du monde par l’embra-
sement des cieux (p. 70-74), le secrétaire dit ne pas croire lui-même à cette hypothèse et il se
prononce pour un inoffensif feu d’artifices (p. 74).
28 Les scientifiques lors du débat ont prévu que « les seules victimes seront celle de la Peur »
(p. 138). Flammarion décrivait ainsi la peur de la comète dans son Astronomie populaire :
« Bien que le niveau général de l’intelligence se soit élevé, il reste encore dans le fonds de
la société une couche assez intense d’ignorance sur laquelle l’absurde, avec toutes les consé-
quences ridicules et souvent funestes qu’il entraine, a toujours chance de germer. La peur
irréfléchie, la peur non motivée est une de ces conséquences, et la peur est une folle conseil-
lère », op. cit., p. 606.
198 La découverte scientifique dans les arts
[…] [la Terre] peut rencontrer une comète dix ou vingt fois plus grosse qu’elle,
composée de gaz délétères qui empoisonneraient notre atmosphère respirable. Elle
peut rencontrer un essaim d’uranolithes qui feraient sur elles l’effet d’une décharge
de plomb sur une alouette. Elle peut rencontrer sur son chemin un boulet invi-
sible beaucoup plus gros qu’elle, et dont le choc suffirait pour la réduire en vapeur.
Elle peut rencontrer un Soleil qui la consumerait instantanément, comme une
fournaise dans laquelle on jette une pomme. Elle peut être prise dans un système
de forces électriques qui exercerait l’action d’un frein sur ses onze mouvements
et qui la fondrait ou la ferait flamber comme un fil de platine sous l’action d’un
double courant. Elle peut perdre l’oxygène qui nous fait vivre. Elle peut éclater
comme le couvercle d’un volcan. Elle peut s’effondrer en un immense tremble-
ment de terre. Elle peut abîmer sa surface au-dessous des eaux et subir un nouveau
déluge plus universel que le dernier. Elle peut, au contraire, perdre toute l’eau
qui constitue l’élément essentiel de son organisation vitale. Elle peut être attirée
par le passage d’un corps céleste qui la détacherait du Soleil et la jetterait dans les
abîmes glacés de l’espace. Elle peut être emportée par le Soleil lui-même, devenu
satellite d’un nouveau Soleil prépondérant et prise dans l’engrenage d’un système
d’étoile double. Elle peut perdre, non seulement les derniers restes de sa chaleur
interne, qui n’ont plus d’action à sa surface, mais encore l’enveloppe protectrice
qui maintient sa température vitale. Elle peut un beau jour n’être plus éclairée,
échauffée, fécondée par le Soleil obscurci ou refroidi. Elle peut, au contraire,
être grillée par un décuplement subit de la chaleur solaire analogue à ce qui a été
observé dans les étoiles temporaires. Elle peut… (128-130)
Conclusion
Romain Enriquez
Université Paris-Sorbonne
1 Lise Andries (dir.), Le Partage des savoirs. xviiie-xixe siècles, Lyon, Presses universitaires de
Lyon, 2003.
2 Certains ouvrages portent « Henri », mais nous conservons la graphie « Henry » de l’acte
de naissance de Beaunis.
3 Henry Beaunis, Sonnets d’art, Le Cannet, chez l’auteur, 1920. Beaunis s’éteint en 1921 à
l’âge de 91 ans.
4 On trouvera une présentation plus détaillée de sa vie et de ses travaux par Serge Nicolas,
« Henry Beaunis, directeur-fondateur du laboratoire de psychologie physiologique de la Sor-
bonne », L’Année psychologique, vol. 95, 1995, p. 267-291.
5 Encore s’agit-il plus d’un résumé que d’une analyse détaillée du récit en question :
Évanghélia Stead, Le Monstre, le Singe et le Fœtus. Tératogonie et décadence dans l’Europe fin-
de-siècle, Genève, Droz, 2004, p. 391-392.
204 La découverte scientifique dans les arts
12 Félicien Champsaur, « La légende du singe », La Jeune France, 1er novembre 1878, p. 265.
Voir Évanghélia Stead, Le Monstre, op. cit., p. 357.
13 Léon Fournol, « L’anthropologie à l’exposition », La Jeune France, 1er novembre 1878,
p. 265-266.
14 Charles Monselet, « Le tour de Marne », 24 septembre 1859, Le Monde illustré, p. 203.
15 Jules Renard, « L’orang », dans Coquecigrues, Paris, Ollendorff, 1893 p. 55-65. Un bon
bourgeois, féru de la nouvelle de Poe, se targue devant les amies de son épouse d’imiter à la
perfection l’orang-outang : après quelques échecs, il réussit à faire grand peur à ces dames !
16 Gabriel Tarde, « Les géants chauves », Le Glaneur, 21 et 28 mai 1871, puis Revue bleue,
12 novembre 1892, t. l, p. 611-619.
17 Aurélien Scholl, « L’orang-outang », dans Fleurs d’adultère, Paris, Dentu, 1880, p. 54-71.
206 La découverte scientifique dans les arts
Les Animaux chez eux 18 (1882). Dehers rend hommage à Geoffroy Saint-
Hilaire et cite le cas d’une femelle orang qui « imitait toutes les actions de
l’homme, au point que la parole seule lui manquait pour être une créature
humaine. Les Javanais prétendaient que ces singes pourraient bien parler. »
Telle est, enfin, l’expérience retracée par Jules Verne dans Le Village aérien 19,
paru en 1901, mais dont l’action – contemporaine de la rédaction – débute
en 1896 : un docteur célèbre y laisse un carnet aussi difficile à déchiffrer que
dans le conte de Beaunis 20.
Comme on le voit, l’orang était un personnage familier du récit de
fiction, sans parler de la poésie 21 ; la « découverte » de son aptitude à la
parole avait perdu un peu de sa fraîcheur. Elle alimentait jusqu’aux rêveries
coloniales, comme en témoigne une chronique de l’explorateur Dybowsky
parue en 1894. Cette fois, les indigènes racontent que « lorsque sa voix se
fait entendre, tous les singes de la forêt se taisent » 22. Cet être que l’étymo-
logie – c’est encore le point de vue des indigènes de Java – présente comme
un « homme des forêts » (ourang outang) avait de quoi interroger des esprits
bouleversés par la théorie de l’évolution…
18 Maurice Dehers, « L’orang-outang », dans l’ouvrage collectif Les Animaux chez eux, Paris,
L. Baschet, « Librairie d’art », 1882, p. 17-25. Ce recueil est illustré par Auguste Lançon et
compte parmi ses contributeurs Banville et Vallès.
19 Jules Verne, Le Village aérien, Paris, Hetzel, 1901.
20 La leçon de ce roman qui dialogue avec Darwin est incertaine, puisque le peuple des Wag-
gdis s’avère à mi-chemin entre les humains et les animaux. Voir les articles de Carmen Husti,
« Voyage à la recherche du chaînon manquant de l’évolution », Arts et Savoirs, no 7, 2016,
et de Dominique Lanni, « Le Village aérien par Jules Verne, un voyage extraordinaire ? »,
Astrolabe. Revue du Centre de Recherches sur la Littérature des Voyages, no 38, juillet- août 2011.
21 Dans son recueil poétique Hommes et singes (1889), Raoul de la Grasserie s’interroge sur
la frontière entre les deux règnes, notamment dans « L’homme préhistorique » et « Les anthro-
poïdes », qui s’ouvre sur cette strophe :
Ils sont quatre en la famille,
Nos frères… le chimpanzé,
Le gibbon et le gorille,
L’orang-outang mieux posé.
22 Jean Dybowsky, « Histoire d’un singe du Congo », La Nature, 7 juillet 1894. Sur cette
figure de la colonisation, voir Albin Arnera, « Science et colonisation : la mission Dybowski
(1891-1892) », Outre-mers, no 336, 2002.
Romain Enriquez 207
29 Ibid., p. 1095.
30 Ibid., p. 41.
31 Beaunis, L’Évolution du système nerveux, Paris, Baillière, 1890, p. 281-282, pour les deux
citations.
32 Henry Beaunis et Abel Bouchard, Nouveaux éléments d’anatomie descriptive et d’embryo-
logie, Paris, Baillière, 1894 [1868], p. 801. Ce manuel à succès a connu des rééditions respec-
tivement en 1873, 1879, 1885 et enfin 1894.
33 Auguste Forel, « Un aperçu de psychologie comparée », L’Année psychologique, 1895, p. 31.
34 Paul Vibert, Pour lire en automobile. Nouvelles fantastiques, Paris/Nancy, Berger-Levrault,
1901, p. 17-23.
Romain Enriquez 209
35 Paul Abaur, Contes physiologiques. Madame Mazurel, Paris, Société d’éditions littéraires,
1895, p. 161.
36 Ibid., p. 164.
37 Ibid., p. 167.
38 Ibid., p. 168.
39 Ibid., p. 165-166.
210 La découverte scientifique dans les arts
Loin morts âgé âgé terre fruits fleurs arbres feuillage ciel soleil beau orangs heu-
reux heureux
êtres bons tous mangeant fruits feuillages orangs tous animaux amis un jour deux
petits orangs mâle femelle faibles soigner. 42
40 P. M., « Paul Abaur, Madame Mazurel », Revue politique et littéraire, mai 1895, p. 607.
41 Paul Abaur, Contes physiologiques, op. cit., p. 171.
42 Ibid., p. 172, pour cette citation et la suivante.
Romain Enriquez 211
Surtout, sa lecture est médiée non seulement par la chaîne qui la précède,
mais aussi de façon oblique par la comparaison que fait le conteur avec un
« fragment de littérature instantanée » – comparaison, on y reviendra, qui
dé-synchronise et ré-humanise ce fragment de langage animal. Ajoutons que
le conteur n’est pas bilingue en anglais et n’est donc pas totalement fiable ;
il peut seulement lire « une lettre ou un article de difficulté moyenne » 43.
Enfin, la dernière version fournie (échantillon III), la plus intelligible
pour le lecteur, est passée par un si grand nombre d’intermédiaires qu’elle a
perdu tout caractère primitif. Elle s’appuie sur une paraphrase dont on n’est
même pas sûr qu’elle vienne du transcripteur original. Il ne s’agit donc plus
d’une traduction mais d’une reformulation pure et simple :
Loin, bien loin dans le passé ; beaucoup d’orangs sont morts depuis ; loin, bien
loin dans le passé ; bien des orangs ont vieilli depuis ; la terre portait des fruits,
des fleurs, des arbres à l’épais feuillage ; le ciel, illuminé par le soleil, était toujours
beau ; les orangs étaient très heureux… 44
Un jour il naquit deux petits orangs, un mâle, une femelle ; ils étaient faibles,
chétifs, et auraient succombé si les orangs ne les avaient pas soignés ; mais, en
grandissant, ils devinrent très méchants et méprisèrent leurs semblables ; non
contents de la nourriture de leurs pères, ils poursuivirent les autres animaux et
les tuèrent pour les manger, ou se couvrir de leurs peaux ; trop faibles pour lut-
ter contre les êtres vaillants et forts, ils se servirent de pierres pour les atteindre
de loin, s’enfuyant quand les autres animaux approchaient pour les corriger de
leur méchanceté ; dans leur malice, ils parvinrent même à imiter le feu du ciel
et brûlèrent les arbres, les forêts, les plantes qui servaient de nourriture à leurs
frères ; quand ils pouvaient saisir un autre animal, ils le brûlaient pour le manger
ou le brûlaient tout vivant pour le faire souffrir. 45
43 Ibid., p. 170.
44 Ibid., p. 173.
45 Ibid., p. 174.
46 Évanghélia Stead, Le Monstre, le Singe et le Fœtus, op. cit., p. 392.
212 La découverte scientifique dans les arts
Toute la tribu s’assembla et, le jugement porté, la sentence fut exécutée. On leur
usa d’abord les dents avec une pierre dure, afin qu’ils ne pussent pas mordre ; et
on leur attacha solidement les bras et les jambes de façon à les obliger à se tenir
droits […].
Ensuite, pour les rendre plus laids encore, on prépara avec le suc d’une autre
plante un liquide qui devait les noircir, de façon à les rendre repoussants pour
tous les autres êtres de la création ; alors, ils furent chassés… Depuis ce temps,
on ne les a plus revus et les orangs vivent parfaitement heureux et en paix avec
tous les autres animaux. 47
Que faut-il penser de cette histoire somme toute banale, dont le canevas
évoque celui de centaines de mythes ? D’abord, que le langage animal pourrait
être lui-même un mythe – autrement dit une mystification. Outre la distance
dans le temps, dans l’espace et bien sûr entre les espèces, il faut prendre en
compte la distance irréductible entre l’oral et l’écrit. Cette légende simiesque,
pareille à l’Odyssée d’Homère, est une histoire répétée de génération en géné-
ration, dont l’origine même est mythique. En cela, le conte prend une valeur
allégorique. Cependant, le nœud du problème est bien épistémologique. Loin
d’être une « bluette » 48 comme l’affirmait la préface au recueil, loin d’être une
simple fantaisie, le conte déplace la portée de la découverte scientifique (le
langage des singes), aussitôt recouverte par les six tentatives de retranscriptions
et donc de réinventions du document. Elles l’apparentent à un « merveilleux
scientifique » 49 auquel Paul Abaur s’adonne dans d’autres récits du recueil. Le
prétendu mythe primitif des singes tiendrait ainsi de la mythologie scientifique.
Selon Isabelle Stengers, l’histoire des sciences cherche à nier que les
scientifiques soient des auteurs au sens usuel du terme, mais ils prennent
toujours le risque de transformer l’histoire « d’une manière telle que leurs
collègues, mais aussi ceux qui, après eux, diront l’histoire, soient contraints
de parler de leur invention comme d’une “découverte” que d’autres auraient
pu faire. » 50 Beaunis était au fait de cette ambivalence puisque, dans un
hommage à Claude Bernard, il rappelait que la méthode, la conception
d’une expérience « ne suffisent pas pour faire des découvertes s’il ne s’y joint
un certain flair » 51. Dès lors, la personnalité du savant ne peut être mise à
Une dune sablonneuse. – Sur elle. – Toute seule. – Une maison. – Dehors, la
pluie. – À la fenêtre, moi.
Derrière mon dos, – Tic-tac. – Une pendule. – Mon front. – Contre la vitre.
– Rien.
Rien ! Tout est fini. – Gris le ciel. – Grise la mer, – Gris le cœur ; – Gris le
Poète. 55
52 Le mot apparaît pour la première fois, sous cette forme latine, dans le supplément apporté
en 1883 par Gustave Fustier à Alfred Delvau, Dictionnaire de la langue verte, Paris, Marpon
& Flammarion, 1866, p. 503.
53 Paul Abaur, Contes physiologiques, op. cit., p. 176.
54 Ibid., p. viii, pour cette citation et la suivante.
55 Ibid., p. 172.
214 La découverte scientifique dans les arts
Le problème tient à ce que cet extrait est marqué des mêmes incertitudes
que le texte scientifique : « Je ne sais si c’est tout à fait exact, car je transcris de
mémoire ce fragment qui m’avait vivement frappé ; en tout cas, il s’en faut de
peu. » 56 D’autre part, l’analogie vient de la confrontation avec l’échantillon
II, dont on a vu la fragilité, et qui n’a été élucidé que par l’échantillon III. En
tout état de cause, si l’on suit la préface, il est délicat de juger la valeur d’un
texte littéraire. Dès lors, le constat du narrateur possède une autorité faible,
toute relative : « En y réfléchissant, c’est bien étonnant de voir comment la
poésie de l’extrême civilisation tend à rejoindre la poésie de l’extrême barba-
rie, de l’animalité même […]. »
Tout d’abord, d’où vient cette expression douteuse et rien moins que
consacrée qu’il emploie : « littérature instantanée » ? La « revue » à laquelle
il fait référence semble être Le Figaro 57, dans lequel Paul Bonnetain publia
les premiers extraits d’un récit, Au Tonkin (1884), qui « hésite constamment
entre document et essai, journal et littérature » 58. L’écrivain-journaliste (il
travaille au Figaro littéraire), investi en « correspondant de guerre » 59, se
proposait d’y consigner toutes ses impressions et sensations dans leur immé-
diateté, convaincu que « la littérature instantanée, comme la photographie,
c’est aussi de l’impressionnisme » 60. Pourtant, rien ne s’apparente dans son
écriture à la kyrielle de phrases minimales de notre conte.
Le mystère reste donc entier : quel est le lien qu’il peut entretenir avec
ce récit de guerre que, pour preuve de son succès, Fayard venait de rééditer
en 1893 ? Reprenons le jugement du narrateur et citons-le jusqu’au bout :
« Tête de Turc du symbolisme » 62 et qui n’avait rien écrit, depuis son fameux
« Manifeste du symbolisme » 63, qui eût des titres incontestables à la postérité.
Aussi bien, interrogé dans l’Enquête sur l’évolution littéraire où il était rangé
parmi les « néo-réalistes », Bonnetain taxait les symbolistes de « prétendus
évolutionnistes » et niait la notion pseudo-darwinienne d’« évolution lit-
téraire ». Il eût donc approuvé sans réserve l’idée de Beaunis/Abaur que la
littérature « civilisée », suivant une logique cyclique, pouvait revenir à une
forme de primitivisme. Mais ce ne serait alors, en la matière, qu’une redécou-
verte. La portée idéologique de la remarque du narrateur semble ici mettre
en doute les critères modernes de la découverte scientifique.
62 Jules Huret, « M. Jean Moréas », dans Enquête sur l’évolution littéraire, Vanves, Thot,
1984, p. 85.
63 Jean Moréas, « Manifeste du symbolisme », Le Figaro, 18 septembre 1886. Rappelons
qu’il avait rompu avec le symbolisme autour de 1892.
64 Cité et traduit par Paul-André Rosental, « Où s’arrête la contagion ? Faits et utopie chez
Gabriel Tarde », Tracés. Revue de sciences humaines, no 21, 2011, p. 109-124.
65 Paul Abaur, Contes physiologiques, op. cit., p. 176.
66 Ibid., p. viii.
216 La découverte scientifique dans les arts
C’est cette préface, plus que le conte, qui doit se lire comme un canu-
lar, c’est-à-dire comme une porte d’entrée dans la mythologie scientifique.
Toutefois, la mise en valeur du verbe « trouver », en italique, renvoie au
mystère essentiel de la création : le mot latin invenire se traduit à la fois par
« trouver » et par « inventer ». C’est dire combien Beaunis est conscient du
sérieux de l’entreprise littéraire, suffisamment pour la faire entrer dans la liste
de ses « travaux » de jeune retraité. En effet, s’observant comme son propre
sujet d’expérience à la troisième personne, il constate dans la préface une
« tendance invincible aux travaux littéraires qui n’étaient pour lui auparavant
qu’un passe-temps momentané ». Le renversement est complet : la décou-
verte scientifique qui constituait l’horizon du travail de Beaunis a rejoint le
champ du fantasme, tandis que l’invention littéraire est promue et reconnue
comme heuristique dans le champ du savoir.
Conclusion
68 Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, Paris, Alcan, 1934, repris dans Œuvres, Paris,
PUF, 1963, p. 1293.