Les Nouveaux Mythes Du Cinema de Science Fiction
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Ma passion pour le cinéma de science-fiction n'est plus un mystère, comme vous avez pu le constater à
travers mon dossier sur le corps et la machine dans Star Wars et mes articles tirés de mon mémoire sur les
adaptations des œuvres de Philip K. Dick. Il s'agissait d'études écrites durant mes deux années de Master
d'Etudes Cinématographiques à l'Université Lumière Lyon 2, mais ce n'était que l'aboutissement d'un
travail de réflexion qui a commencé dès le lycée et dont j'ai écrit une première synthèse en première année
de licence d'Arts du Spectacle/Lettres Modernes dans cette même université, en 2005. Ce long dossier se
nommait Le cinéma de science-fiction américain de 1968 à nos jours : Les Nouveaux mythes, le voici. Je n'ai
pas modifié son contenu car il n'y a rien que je pourrais rejeter, mais seulement développer. Je ne l'ai pas
fait car ce dossier est suffisamment copieux pour constituer, je pense, une synthèse intéressante du cinéma
de science-fiction américain de 1968 à 2005. Je me retire et laisse écrire celui que j'étais il y a plus de
quatre ans...
INTRODUCTION.................................................................................................................. 4
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1) Réalité et dokos.................................................................................................................................................... 19
CONCLUSION ................................................................................................................... 32
BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................ 33
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Introduction
En 1957, le critique de cinéma anglais Alexander Walker demanda à Stanley Kubrick, qui venait de
recevoir un paquet de films de science-fiction japonais à visionner : « Vous allez faire un film de space-
opera ? » Le cinéaste lui lança un regard noir et soupçonneux et lui répondit : « Je vous en prie ! Faites très
attention à ce que vous écrivez ! 1» Onze ans plus tard public et critiques déroutés et/ou émerveillés découvrirent
2001 : l’odyssée de l’espace, chef-œuvre de Kubrick, de la science-fiction et du cinéma. Cette anecdote résume
bien les nombreuses difficultés rencontrées par le cinéma de science-fiction afin d’être reconnu par les critiques,
grâce au film de Kubrick, comme un genre majeur et, chose extraordinaire, adulte. Car entre le Metropolis de
Fritz Lang (1928) et le film de Kubrick, la science-fiction fut le plus souvent condamnée aux séries B et Z, tandis
que le genre livrait en littérature ses plus grands chef-d’œuvres (la série Fondation d’Asimov, les nouvelles de
Philip K. Dick, les romans d’Arthur C. Clarke etc.). Mais aujourd’hui même, de nombreuses personnes
considèrent d’un air condescendant les films de science-fiction : pour eux 2001est l’exception qui confirme la
règle. Le renouveau et la fin de la science-fiction sérieuse. Il n’en n’est rien.
Nous montrerons dans ce dossier que le film de Kubrick fut loin d’être sans descendance. Les œuvres (oui,
ce sont bel et bien pourtant des films hollywoodiens !) qui ont suivi, loin d’être de simples produits engrangeant
des milliards de dollars, construisent une véritable mythologie des temps modernes, ancrée à la fois dans le
passé, le présent et le futur. Stanley Kubrick déclarait en 1968 : « Si 2001provoque en vous des émotions, s’il
stimule votre inconscient, vos penchants pour la mythologie, il aura atteint son but.2 »
Dans notre première partie tout d’abord, nous tenterons de prouver que ces films de science-fiction sont des
nouveaux mythes. Pour cela nous montrerons que ceux-ci font partie d’une vaste culture populaire de masse,
qu’ils réactualisent les mythes anciens et conservent la valeur universelle de ces derniers à travers leur recherche
de l’Origine. Dans une seconde partie nous reviendrons aux sources de ces nouveaux mythes, au contexte social,
politique et artistique qui les a vu naître aux États-Unis à la fin des années 60 ainsi que leurs conséquences
esthétiques. Enfin nous évoquerons la Chimère, mythologie issue de la perte des repères qui caractérise notre
siècle, fondation de la métaphysique et de la modernité de ces nouveaux mythes.
1
Anecdote racontée par Piers Bizony dans 2001, le futur selon Kubrick, édition Cahiers du Cinéma, 2000, p.68
2
Cité par Piers Bizony, opus cit., p. 22.
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Tandis que le XIXème siècle fut le siècle de la démocratisation de la culture écrite, et plus particulièrement du
roman, le XXème a vu l’avènement et l’essor d’un nouveau médium, auditif et visuel : le cinéma. À l’origine
attraction foraine sans avenir (selon les frères Lumière), le cinématographe fut petit à petit reconnu comme un
art, mais l’élitisme issu du théâtre et de la littérature vers lequel il s’est orienté n’a pas remis en cause son
essence : celle du spectacle de masse. Que son public soit issu de la bourgeoisie ou du prolétariat, le cinéma
demeure un art populaire. Mais populaire n’est pas synonyme d’absence ou d’hégémonie de pensée au seul
profit du tiroir-caisse. Au contraire, le pouvoir du cinéma réside dans sa capacité à réunir des hommes issus de
multiples univers socioculturels face à un même écran, un même film, une même vision, qui ressentiront,
interprèteront et se souviendront de ce qu’ils ont vu et entendu de manière différente, et qui communiqueront à
d’autres ces vestiges de ce rêve éveillé, confrontant leurs opinions et réinventant le film. À l’instar de la
littérature, le cinéma est affaire d’imagination et, comme les mythes, de transmission orale.
Or, depuis le renouveau du genre opéré par 2001 : l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968), les
films de science-fiction hollywoodiens se sont affirmés comme les sources les plus fertiles de cette imagination
et de la transmission qui en découle, grâce aux expériences futuristes extraordinaires que ces œuvres proposent
de vivre. L’universalité de leurs propos (que nous détaillerons plus loin) et surtout l’univers fictif crée
contribuent largement à leur succès commercial et surtout à faire de ces films des références culturelles
populaires inévitables. Pulvérisant tous les records du box-office mondial, les films de la saga Star Wars1 crée
par Georges Lucas ont accédés dès leurs sorties au rang de mythes populaires, en grande partie relayés par
l’énorme (et inédit à l’époque) merchandising mis en place2 (publicités, novélisations, bande-dessinées,
jouets…). Les codes visuels (texte défilant, sabres lasers, Faucon Millenium…), sonores (la musique de John
Williams, le bourdonnement des sabres lasers…), les personnages (Luke Skywalker, Yoda, R2-D2, C3-PO, et
surtout Dark Vador) et leurs répliques (« Luke, je suis ton père », « Que la Force soit avec toi »…) sont autant
d’éléments de l’univers filmique qui ont été intégrés, transmis, détournés, et qui se révèlent désormais comme
faisant partie prenante de cette culture primordiale où se nourrit notre imaginaire. Star Wars et ses Jedi âgés de
seulement vingt-huit ans côtoient mythes et religions millénaires. Bien évidemment, ce jugement ne s’applique
pas aux six milliards d’êtres humains peuplant notre planète dans des conditions de vie plutôt inégales. Mais le
succès et l’impact de la saga de Lucas (car s’il ne doit exister qu’un seul mythe cinématographique, se sera celui-
là, de gré ou de force !) dépasse très largement le cadre du monde occidental. Le pouvoir de fascination du
cinéma de science-fiction réside surtout dans ses codes visuels très évocateurs qui matérialisent un espace rêvé,
1
Star Wars épisode IV, La Guerre des étoiles, un nouvel espoir (George Lucas, 1977) ; Star Wars épisode V,
L’Empire contre-attaque (Irvin Kershner, 1980) ; Star Wars épisode VI, Le Retour du Jedi (Richard Marquand,
1983) pour la première trilogie. Je n’évoquerais pas la seconde trilogie (épisodes I, II et III) dans la mesure où
l’épisode III n’est pas encore sorti à l’heure où j’écris ceci, ce qui ne permet pas d’appréhender cette nouvelle
trilogie dans sa totalité.
2
De 1977 à 1997, les ventes de licences Star Wars ont rapportés 3 billions de dollars !
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que se soit grâce à l’écran de cinéma d’un multiplexe new-yorkais, ou grâce à une simple photo découpée
accrochée sur les murs de terre battue d’une case africaine.
1
Cité par Mary Henderson dans Star Wars, la magie du mythe, Presse de la Cité, 1998, p.10
2
BISKIND Peter, Le Nouvel Hollywood, collection « Documents », le cherche midi, Paris, 2002, pp. 350-351.
3
Luke Skywalker dans Star Wars et Thomas Anderson dit Neo dans Matrix..
4
HENDERSON Mary, opus cit., p.12
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cinéastes des films de science-fiction réécrivent et renouvellent la mythologie afin qu’elle demeure créative et
vivante.
Comme les mythes, ces films sont les supports de l’imaginaire. Il sont à la base de la rêverie des masses,
chaque individu y transposant ses propre rêves, ses peurs et ses conceptions métaphysiques. Les travaux de
l’écrivain Joseph Campbell ont montré l’existence de nombreux thèmes récurrents dans les mythes du monde
entier qui confèrent à ses histoires propre à chaque peuple une valeur universelle. Les questionnements
métaphysiques (origine du monde, mort etc.) sous-tendent toujours ces récits fabuleux d’aventures, de voyages et
de malédictions, les élevant au-dessus de la contingence et de la singularité. Mais les films de science-fiction
(hollywoodiens, en plus !) ont-ils pour autant, comme les mythes, une dimension universelle ?
1
L’Express, le magazine, spécial festival de Cannes, n°2549, p.6
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Vous êtes libre de spéculer à votre gré sur la signification philosophique et allégorique du film,
mais je ne veux pas établir une carte routière verbale pour 2001 que tout spectateur se sentirait
obligé de suivre sous peine de passer à côté de l'essentiel1.
Pour Kubrick, les mots ne peuvent traduire les sensations et la pensée d’une façon universellement
intelligible. Seul les sensations visuelles, sonores et musicales le permettent. Sur une durée de deux heures vingt,
on ne compte en effet que quarante minutes de dialogues, dont une bonne partie sont des banalités d’usage inter-
planétaires… « Bonjour M. Floyd, avez-vous fait bon voyage ? » Ironie du cinéaste : nous ne communiquons pas
mieux par nos mots que les singes par des cris. Mais paradoxalement, Kubrick utilise des musiques renvoyant au
passé. Les morceaux de Richard et Johannes Strauss, György Ligeti et Aram Khatchatourian résonnent dans
l’espace comme nulle musique contemporaine n’aurait pu le faire2, et demeurent indissociables du film. Le Beau
Danube Bleu de Johannes Strauss, monument de la culture occidentale, fait dorénavant valser les vaisseaux
spatiaux. Kubrick est parvenu à réintégrer des éléments très connotés culturellement dans un concept qui les
abstrait complètement de leurs origines et les universalise. Quand aux personnages et aux décors, ils renvoient
aussi peu que possible à un univers culturel ou au passé : russes et américains sont aussi bureaucratiques et fades
les uns que les autres. À la différence de la musique extra-diégétique, l’univers aseptisé de 2001 n’a pas
d’Histoire, l’univers culturel y est complètement nivelé, inexistant (sauf dans la chambre d’hôtel de la fin), à
l’image de ces hommes-singes identiques et sans passé. À une différence près : en 2001, tout y est glacialement
neuf.
À l’opposé, le créateur de Star Wars, George Lucas, a exprimé cette volonté d’universalité en créant un
univers visuel et mythologique par le mélange des cultures du monde entier. Les kimonos japonais de Luke
Skywalker et Obi-Wan Kenobi (avec une bure de moine franciscain pour ce dernier) côtoient le robot Art Déco
C3-PO ; un géant poilu inspiré du Yéti (Chewbacca) ; un cow-boy interplanétaire (Han Solo) ; sans oublier un
chevalier noir (Dark Vador) au casque et au masque ressemblant respectivement au kabuto et au mempo des
samouraïs japonais. Les officiers de l’Empire Galactique portent des uniformes bavarois de la Première Guerre
Mondiale, les tranchés de la bataille de Hoth évoquent cette même guerre, et l’on passe à la vitesse de la lumière
des sables de Tattoine à la forêt d’Endor en passant par la ville Art Nouveau de la Cité des Nuages. Ces
emprunts nous renvoient constamment non à un passé, mais à deux : celui de l’univers filmique et le nôtre
Cette conception a fait école. On retrouvera dans Blade Runner (Ridley Scott, 1982) cette rencontre de
cultures différentes, qui crée un univers hétérogène mais cohérent, riche et baroque. La ville de Los Angeles en
2019 noyée dans la brume, la pluie et l’obscurité, avec ses raffineries et ses immeubles néo-gothiques dominés
par les pyramides de la Tyrell Corporation, reste la plus fascinante ville futuriste crée par le cinéma, avec la
Metropolis de Fritz Lang (1928) qui l’a inspirée. Elle est un microcosme multiethnique et multiculturel, en
opposition au nivellement opéré par la Matrice dans la trilogie Matrix des frères Wachowski3. Dans cette saga en
effet, le monde virtuel présente pour seul aspect celui de l’american way of life avec buildings identiques et rues
au cordeau peuplées de costumes-cravates. Dans la ville de Zion (cité biblique), dernier refuge du monde réel, se
mêlent au contraire, comme dans les deux exemples précédents, nationalités et cultures. La trilogie des frères
1
Extrait d’une interview de Stanley Kubrick parue dans le magazine Playboy en 1968.
2
Stanley Kubrick avait commandé au compositeur de musique de film américain Alex North d’écrire une
partition. Ce dernier découvrit avec horreur que le cinéaste n’en n’avait pas utilisé une seule note ! Kubrick lui
avait préféré ses vieux vinyles rayés qu’il avait utilisé pour son premier montage…
3
Matrix, 1999 ; Matrix Reloaded et Matrix Revolutions, 2003
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Wachowski entend dénoncer le nivellement culturelles des masses en donnant au monde virtuel (notre présent !)
la froideur sans passé et l’aseptisation de 2001. Paradoxalement, c’est le futur (le monde réel) qui renvoie au
passé ! Mais nous verrons que ceci n’est que superficiellement paradoxal.
En effet il n’y a peut-être pas dans ces films une vision complètement universelle, mais du moins une vision
d’universalité. L’individu est un être humain avant toute autre distinction ou classe. L’universalité de ces
nouveaux mythes réside dans le sentiment qu’ils nous donnent de notre appartenance à une même espèce. Pour
cela ils nous renvoient constamment à notre passé, à nos origines.
4) L’Origine du monde
Comme nous l’avons vu précédemment, les films de science-fiction, en réactualisant les mythes, s’inscrivent
dans une même dimension universelle et métaphysique. George Lucas a sorti les différents emprunts aux
mythologies de leur contexte initial afin de les intégrer à cet imaginaire universel primordial évoqué par
Campbell dans lequel semblent baigner mythes et rêves. La saga Star Wars renvoie par son univers visuel et ses
multiples références à une époque lointaine, à cet « il était une fois » des contes, un Âge d’Or perdu mais dont
subsiste en nous quelques vestiges qui composent notre imaginaire. La phrase d’ouverture de chaque film de la
saga : « Il y a bien longtemps dans une galaxie lointaine, très lointaine… » ravive cet inconscient et sonne
comme le réveil de cet Âge d’Or oublié. L’univers de Star Wars est à l’image du Faucon Millenium, paradoxal :
vieux vaisseau spatial rouillé qui va à la vitesse de la lumière. Tout en représentant un monde à la technologie
extrêmement avancée (le futur, donc, de notre point de vue), l’univers de Star Wars se situe a contrario dans un
passé mythique. Il possède une Histoire, la nôtre. George Lucas a exacerbé le caractère relatif de la science-
fiction, que nous avons évoqué précédemment, en faisant de nous, Terriens, les descendants retournés à « l’âge
de pierre » de cette mythique communauté intergalactique dont nous serions tous issus et dont nous avons perdu
tout lien. Il résout ainsi le problème de l’universalité du futur par la création d’un passé universel. La saga de
George Lucas répond parfaitement à la définition du mythe par Mircéa Éliade:
[Le mythe] raconte une histoire sacrée; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps
primordial, le temps fabuleux des "commencements". Autrement dit, le mythe raconte comment,
grâce aux exploits des Êtres Surnaturels, une réalité est venue à l'existence, que ce soit la réalité
totale, le Cosmos, ou seulement un fragment: une île, une espèce végétale, un comportement
humain, une institution. C'est donc toujours le récit d'une "création": on rapporte comment
quelque chose a été produit, a commencé à être1.
Star Wars est donc un mythe, dans la mesure où ces derniers tentent de décrire l’origine de l’humanité. Neuf
ans auparavant, le film de Stanley Kubrick, 2001 : l’odyssée de l’espace témoignait déjà de cette volonté de
créer une mythologie universelle et de réinventer nos origines, mais d’une manière plus radicale 2 que celle de
George Lucas. Piers Bizony raconte ses premières impressions, lorsqu’il vit le film à sa sortie en 1968, à l’âge de
neuf ans : « Le film commençait bien : un lever de soleil dans l’espace, et une musique très forte, très excitante.
Dix minute plus tard je commençai à m’ennuyer. J’étais déçu. Je me disais que les séquences d’ouverture avec
les singes devaient provenir d’un autre film, et que le projectionniste s’était trompé de bobines.3 » Le petit
Bizony ne fut pas le seul à penser cela : le soir de la première devant le Tout-Hollywood, deux-cent quarante
1
ÉLIADE Mircéa, Aspects du mythe, Paris, NRF/Gallimard, 1963, Coll. « Idées », p. 15.
2
Nombreux sont ceux qui disent : « une manière plus adulte », afin de souligner « l’infantilisme » de la saga Star
Wars…
3
BIZONY Piers, opus cit., p. 8
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personnes quittèrent la salle… En effet, quoi de plus déroutant et paradoxal qu’un film de science-fiction dont
l’action débute il y a quatre millions d’années ! Mais quoi de plus logique pour un artiste souhaitant remonter
aux origines de l’humanité et des mythes. Car avec 2001 Kubrick ne s’est pas contenté de réaliser « le film de
space opera de référence » (selon ses propre termes) et de révolutionner le langage cinématographique, il est
parvenu à raconter l’origine et l’évolution de l’espèce humaine, depuis les australopithèques jusqu’aux vaisseaux
spatiaux. Du désert africain jusqu’à « Jupiter et au-delà de l’Infini » (carton du film). Du pré-humain au
surhomme.
Cette évolution est scandée par l’apparition de solennels monolithes noirs, obscurs signes d’une intelligence
extraterrestre supérieure (divine ?). En effet c’est cette dernière qui a inspiré aux pré-humains l’utilisation des os
comme armes. Celles-ci ont permis aux hommes-singes de chasser, terrasser leurs ennemis, conquérir le monde
et devenir hommes. Puis le fameux raccord bondissant substitue l’os gourdin par un vaisseau spatial
thermonucléaire. Un geste, un os jeté en l’air après le premier meurtre, et voilà l’humanité et sa science
triomphante en route vers les étoiles. La plus belle ellipse du cinéma (le progrès), et la plus effrayante (le
meurtre). L’humanité et son évolution sont ainsi représenté en un seul mouvement, et un seul chapitre. En effet
le découpage du film réunit le prologue préhistorique et les séquences situées en 2001 jusqu’à la découverte du
deuxième monolithe en un même chapitre : « l’aube de l’humanité ». Ainsi ce n’est pas parce que l’être humain a
colonisé la lune qu’il est devenu homme. Il est une espèce en perpétuel devenir : le futur, c’est déjà du passé.
Cette conception sera exacerbée dans les années 80 et 90 sous l’influence du mouvement punk et de son
« No Future ! ». En effet, des films tels que la trilogie Terminator1 ou L’Armée des douze singes (Terry Gilliam,
1996) représentent un univers apocalyptique dont la seule issue réside dans le retour dans le passé. De plus, le
retour dans le passé, l’espace-temps situé avant l’autodestruction de l’humanité, vise à retourner à l’origine du
Mal (virus ou guerre nucléaire), afin de le détruire. Le but des protagonistes de ces films est d’empêcher
qu’advienne l’inévitable : le futur. À l’image de James Cole (Bruce Willis) dans L’Armée des douze singes qui
veut rester dans le passé, ces films témoignent d’une peur de l’avenir héritée de la Guerre Froide et d’une
régression nostalgique vers le passé, royaume des certitudes, loin des peurs du présent et de sa fuite en avant2.
Cette régression est poussée à son maximum dans le superbe film de Terry Gilliam, puisque Cole est abattu sous
ses propre yeux, alors qu’il était enfant… La boucle est bouclée. À l’instar de la fin de 2001 ? Certes Dave
Bowman meurt puis retourne à l’état de fœtus mais ce n’est pas là une régression, dans la mesure où il devient
un « Enfant des Étoiles3 ». Il a quitté la Terre homme, il la revoit surhomme. Le retour est synonyme
d’évolution, de renouveau, et non de fixation hors de l’espace et du temps. Odyssée non d’un homme mais de
l’espèce humaine, 2001 est résolument tourné vers l’avenir. Cette vision progressiste et évolutionniste n’est
néanmoins pas dépourvue de pessimisme : car si l’homme veut devenir Dieu et être fait de la même matière que
ses créateurs, il doit utiliser la violence (l’os gourdin), abandonner tout passé et mourir. Guidé par un être
supérieur malgré lui, manipulé, il est condamné à évoluer, sans échappatoire possible. Car la chambre d’hôtel au
mobilier Louis XVI tape-à-l’œil dans laquelle Dave Bowman finit sa vie, étrange refuge hors du temps, n’est
qu’une construction de son esprit : tout retour nostalgique dans le passé est illusoire. No Past. Seul horizon: le
futur, c’est-à-dire la destinée et la peur.
1
Terminator (James Cameron, 1984) ; Terminator2, le jugement dernier (James Cameron, 1990) ; Terminator3,
le soulèvement des machines (Jonathan Mostow, 2003)
2
On peut rapprocher cette conception de celle de Pirandello dans Henri IV.
3
Terme employé dans le roman éponyme de Clarke et Kubrick, publié simultanément au film.
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Ainsi, derrière un optimisme positiviste quand aux progrès futurs de la science, la métaphysique développée
dans 2001 : l’odyssée de l’espace est particulièrement pessimiste. Derrière le regard de « l’Enfant des Étoiles »
se cache de la souffrance : celle d’un homme condamné par le Temps à devenir surhomme. Kubrick est ainsi
parvenu à élever le film de science-fiction au rang de nouveau mythe par la ré-interprétation qu’il propose de
l’origine de l’humanité, de son évolution, de son devenir. Par sa seule écriture cinématographique, il a réécrit la
métaphysique. Avec ce film-phare, la mythologie a trouvé son nouveau médium : le cinéma de science-fiction.
Bien que peu de films parviennent à acquérir une dimension mythique, voilà bel et bien le vecteur idéal à
une nouvelle mythologie. Ces films, mêlant sensations, imagination et réflexion, avec une portée populaire,
mondiale et quasi-universelle, peuvent être qualifiés de nouveaux mythes dans la mesure où ils réactualisent les
mythes anciens et leur donnent une nouvelle vie, à l’aune de la modernité, des événements et des idées de leur
époque. Dans la partie suivante nous nous interrogerons sur les conditions politiques, sociales et artistiques de
création de cette nouvelle mythologie ainsi que leurs conséquences esthétiques et philosophiques.
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Mais si la littérature de science-fiction avait pris son essor avec les progrès scientifique du XIXème, le cinéma
de science-fiction, avant la sortie du film de Kubrick en 1968, avait pris du retard sur les progrès technologiques,
ce qui est particulièrement paradoxal et préoccupant pour un genre dont le génie est censé être « d’ouvrir l’œil et
de déceler, d’après ce qui se passe, ce qui va se passer ». Voici ce qu’écrit Arthur C. Clarke, co-scénariste du
film de Kubrick :
Quel était le contexte, au début de 1964 ? Le projet Mercury était achevé. Les premières
capsules Gemini habitées par deux hommes ne seraient opérationnelles que l’année suivante. Le
débat sur la nature du sol lunaire faisait toujours rage. Et le module lunaire Apollo en forme
d’insecte se trouvait encore sur les planches à dessin. Même si dans les coulisses, on ne chômait
pas, même si la NASA dépensait chaque jour l’équivalent du budget total de notre film (plus de dix
millions de dollars), la recherche spatiale semblait marquer le pas. Mais les prévisions ne
laissaient planer aucun doute. Avant que 2001 : l’odyssée de l’espace soit fini, des hommes
marcheraient sur la Lune.
Il nous fallait devancer l’avenir [...]
[…] Stanley et moi devions imaginer une histoire que les événements des années à venir ne
risquaient pas de rendre obsolète ou, pire, ridicule. Quand je revois aujourd’hui notre petit film
(sic) je me dis que nous nous en sommes plutôt bien sortis.3
En effet la course à la Lune n’avait pas inspiré auparavant des oeuvres impérissables. Comme l’exprime
Kubrick, dans le communiqué de presse de la MGM publié le 23 février 1965 annonçant la mise en chantier de
Journey beyond the stars (le futur 2001) : « L’espace est un des grands sujets de notre époque. Il est pourtant
totalement absent de l’art sérieux et de la littérature. On est en train de construire les premiers vaisseaux capables
1
Cité par Mary Henderson, opus cit., p. 12.
2
L’Express, le magazine, spécial festival de Cannes, n°2549, p. 9.
3
Avant-propos de l’ouvrage de Piers Bizony, opus cit., p. 6.
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de d’embarquer un équipage humain. [...] Le moment est venu de rompre avec les clichés du Monstre et du
Savant Fou1. » Le message est clair : il faut en finir avec les séries B et Z, leurs fusées dorées en forme de cigares
confectionnées en carton et leurs astronautes avec un bocal à poissons rouges sur la tête... À l’heure où États-
Unis et U.R.S.S. écrivaient les premières et les plus glorieuses pages de l’histoire de la conquête spatiale, le
cinéma de space opera semblait irrécupérable. Les faits venaient d’échapper à l’Art. La science-fiction était
dépassée par les événements. Kubrick, soucieux de ne pas être victime de ce complexe de la science-fiction
entendait, lui, créer une vision du futur basée sur les progrès techniques de son temps, le film devenant le
prolongement rationnel et scientifique du présent. Pour cela Kubrick s’est entouré de nombreux collaborateurs,
certains ayant travaillé pour la NASA. Le réalisme scientifique venait de faire son entrée dans la science-fiction.
En tant que « conte de faits » et non « conte de fées », la science-fiction semble s’opposer aux mythologies.
Mais il n’en n’est rien car le caractère moderne de ces nouveaux mythes, que nous développerons dans une
troisième partie, réside justement dans l’irruption du sacré, « la Chimère », à travers le matérialisme scientifique
inhérent à toute œuvre de science-fiction. L’artiste est celui qui est capable de ressentir le présent, ses espoirs et
ses peurs (que nous détaillerons plus loin), à travers les faits contemporains et passés, individuels et collectifs.
Mais l’œuvre crée n’a pas seulement une résonance particulière, mais aussi universelle, ainsi que l’a exprimé
Joseph Campbell dans Les Masques de Dieu, à travers le concept de « mythologie créative ». Mary Henderson
évoque cette conception :
[Joseph Campbell] décrit le processus selon lequel un artiste prend les signes et les symboles
qu’il a rassemblées au cours de ses expériences passées pour les transformer en une métaphore
capable de lever le voile sur l’un des mystères de l’expérience humaine. Si l’expérience passée
présente un sens très profond, si l’œuvre en cours de création est capable de transmettre quelques-
uns des éléments de ces fameux mystères, alors la résultante sera certainement imprégnée des
forces et des valeurs d’un mythe traditionnel. 2
Ainsi malgré le caractère contingent de sa création, l’œuvre est transfigurée et élevée jusqu’à une dimension
mythique et universelle. Le relatif devient l’absolu. Bien entendu, nous avons vu précédemment que cet absolu
est discutable. Les meilleures œuvres de science-fiction, celle qui, encore aujourd’hui nous font rêver, réfléchir
et frissonner, sont celles qui ont échappé à la contingence du présent et à la simple extrapolation des futurs
progrès scientifiques, pour accéder à l’universalité. Si le film de Kubrick a échappé au complexe de la science-
fiction évoqué, et n’apparaît pas aujourd’hui daté, cela tient à deux aspects : premièrement, nous sommes loin
d’avoir atteint la technologie minutieusement imaginée ; et deuxièmement 2001 n’est pas une simple vision du
futur mais un véritable questionnement métaphysique et philosophique, auxquelles les progrès scientifiques ne
pourront apporter de réponse.
1
Cité par Piers Bizony, opus cit., p. 15.
3
HENDERSON Mary, opus cit., p. 12.
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à accepter que c’est du présent qu’il est question.1 » Le film d’anticipation de Gilliam, qui décrit un monde
totalitaire où George Orwell et Kafka croisent les Marx Brothers, témoigne de l’influence sur les œuvres de
science-fiction de la Guerre Froide (dictature et surveillance) et du « règne de la quantité » définit par Pirsig dans
les années 70 (technocratie absurde et enrayée).
La Guerre Froide a eu une influence diverse sur la production d’œuvres littéraires et cinématographiques de
science-fiction. Dans les années 50, une vague d’envahisseurs venant de Mars-la-rouge (donc communistes)
attaque la Terre ou plutôt le monde libre (La Guerre des Mondes, Byron Haskin, 1953). Philip K. Dick a quand à
lui dénoncé la course à l’armement, le maccarthysme (Là où il y a de l’hygiène… 1955) et décrit les
conséquences de l’apocalypse nucléaire. La guerre nucléaire, qui semblait à l’époque inévitable, inspira de
nombreux films d’anticipation traitant non du conflit mais de ses désespérés lendemains (Le Dernier rivage de
Stanley Kramer, 1959). Parallèlement à la menace de l’autodestruction prochaine de l’humanité, que mettra en
scène Kubrick avec beaucoup d’humour noir dans Docteur Folamour (1964), le stalinisme et le maccarthysme
conduisit à la description de sociétés totalitaires où l’arbitraire règne en maître sous l’œil-caméra du dieu de la
surveillance des esprits, le fameux Big Brother du 1984 de George Orwell (1950). Ce chef-d’œuvre de la
littérature d’anticipation s’est affirmée comme une référence incontournable, et est devenue une sorte d’œuvre-
mère pour toute une descendance cinématographique très honorable (THX 1138, George Lucas, 1971 ; Brazil…).
Avec la fin des années 60, la dilution des peurs opérée par la course à la Lune, métaphore du conflit, conduisit à
écarter l’hypothèse d’une prochaine Troisième Guerre Mondiale. Les attentions se tournèrent vers le
fonctionnement même de la société capitaliste, abandonnant du même coup pour un temps apocalypses et
envahisseurs. Car avec le désastre de la guerre du Vietnam, la contre-culture et les mouvements
étudiants désignèrent comme ennemi non plus l’U.R.S.S. mais le gouvernement américain. Jürgen Müller et Jörn
Hetebrügge décrivent l’état d’esprit de cette aube des années 70:
[les États-Unis étaient] à l’époque profondément traumatisés et divisés. La guerre du Vietnam -
la légitimation de l’intervention était de toute façon plus que douteuse - n’en finissait pas et ses
victimes étaient de plus en plus nombreuses. Quand au scandale du Watergate, il anéantit
définitivement le reste de confiance qui subsistait en l’administration politique. En tant
qu’instance morale, l’Amérique avait perdu la partie, et le cinéma américain fit un portrait
prenant de cet ébranlement capital. Face au regard sceptique qu’il pose sur ce qui l’entoure se
dresse néanmoins l’incroyable enthousiasme des cinéastes pour leur médium.2
En 1967, Arthur Penn déclarait à propos de son film Bonnie and Clyde (certes plutôt éloigné de la science-
fiction !) : « On est en pleine guerre du Vietnam, ce film ne peut pas être tout immaculé, aseptisé. Fini le simple
bang bang. C’est furieusement sanglant désormais.3 » Quand on voit des soldats et des civils abattus en direct à
la télévision, on ne peut plus fermer les yeux sur l’horreur. Ainsi les artistes de cette époque charnière tentèrent
de retranscrire les mutations de la société américaine à travers de nouveaux sujets et une nouvelle esthétique (la
fusillade au ralenti de Bonnie and Clyde). Le mouvement hippie trouva dans la science-fiction un moyen de
réflexion et de dénonciation de la société de consommation et de ses dérives : pollution, corruption et
surpopulation (Soleil Vert, Richard Fleischer, 1973). Mais comme nous le verrons plus tard, les films de science-
fiction se sont surtout imposés en réaction à cette remise en cause des valeurs traditionnelles, avant d’en faire la
critique.
1
Cité dans Films des années 80 (sous la direction de Jürgen Müller), Taschen, 2003, p.274.
2
Sous la direction de Jürgen Müller, Films des années 70, Taschen, 2003, p. 9.
3
Cité dans l’ouvrage de Peter Biskind, opus cit., p. 19.
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La science-fiction devint le meilleur vecteur des peurs face à l’invasion croissante des industries, des
machines et des ordinateurs, c’est-à-dire ce que Robert Pirsig, dans Le Zen et l’art d’entretenir votre
motocyclette nomme « le règne de la quantité », dont le samouraï que combat Sam Lowry en rêve dans Brazil
peut être le symbole. Pirsig : « On assiste à l’avènement du « règne de la quantité » quand la technologie est
autorisé à créer non seulement sa place légitime mais également la relation que nous entretenons avec elle… 1»
Les robots, depuis leur apparition dans la pièce de Karel Capek R.U.R. Les robots universels de Rossum (1921),
semblaient en effet avoir quitté la fiction pour rejoindre la réalité… La technocratie, à l’opposé de l’éloge du
progrès des années 60, devenait une menace. La science-fiction, qui exalte les progrès techniques et scientifiques
mais aussi en démontre leurs conséquences néfastes, est ainsi le moyen idéal de questionnement, de dénonciation
et d’apport de réponses à ce phénomène. 2001 et Star Wars confrontent en effet bonne et mauvaise technologie,
et tentent de montrer la voie que doit suivre l’homme afin de ne pas devenir esclave de sa propre technologie :
tuer Hal 9000 dans 2001, détruire l’Étoile Noire dans la Guerre des étoiles. Les films de space opera ont une
vision optimiste de la technologie, dans la mesure où sans bonne technologie, ils ne peuvent lutter contre la
mauvaise. L’homme victime de l’american way of life peut donc soupirer : nul besoin de retourner à l’âge de
pierre pour rester un homme libre... À moins d’être un ewok comme dans Le Retour du Jedi.
Comme nous l’avons vu, la science-fiction est un genre fortement dépendant du contexte de création de
l’œuvre. Il y est plus question du présent que du futur. la Guerre Froide et « le règne de la quantité » ont eu des
conséquences diverses sur les œuvres de science-fiction. Nous explorerons les deux mouvements principaux qui
se sont dessinés dès la fin des années 60 : d’un côté la recherche d’une nouvelle frontière, afin de retourner à
l’Âge d’Or et à ses valeurs ; de l’autre, la tentative de destruction du mythe de cette même frontière. La preuve
qu’une même cause peut produire plusieurs effets radicalement différents…
1
Cité par Mary Henderson, opus cit., p. 152.
2
HENDERSON Mary, opus cit., p. 136.
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J’ai tout de suite été fasciné de constater qu’on pouvait trouver un remplaçant au western, cette
mythologie qui était en train de partir à la dérive. L’un des facteurs les plus importants qui se
rapportent à cette mythologie, c’est que tout se passe au-delà des frontières, au-delà des
montagnes. Tout peut arriver quand on se trouve dans un endroit mystérieux. Là, les métaphores
peuvent aller bon train. Je me suis donc dit que l’espace était bel et bien la dernière frontière.1
2001 : l’odyssée de l’espace incarnait parfaitement cette conception de l’espace comme nouvelle frontière
où « les métaphores peuvent aller bon train », et où la mythologie peut se développer. Mais Kubrick ne tente en
aucun cas de redonner à son pays un mythe fédérateur et patriotique, à l’image des westerns. Nous
développerons ce point. Chez Kubrick l’espace est synonyme de lenteur et de vide absolus. Le noir et le silence
sont omniprésents, jusqu’à l’oppression. C’est l’univers matérialisé de la Mort. À ce titre, le film témoigne
paradoxalement de la foi dans le progrès mais aussi de l’échec de la nouvelle frontière et de ses valeurs. Car,
comme l’écrit Piers Bizony, le contexte socio-politique avait particulièrement changé en 1968, par rapport à la
décennie précédentes :
Le propos philosophique de Kubrick s’incarne dans la puissance industrielle d’une grand nation
au faîte de ses capacités. Quand le film sort, les États-Unis ne sont plus aussi sûr d’eux-mêmes -
en tout cas, ils ne sont plus aussi sûrs d’avoir envie de construire des cités sur la Lune avant la fin
du XX ème siècle. La guerre dans le sud-est asiatique a réduit en fumée des milliards de dollars des
contribuables. La NASA parle beaucoup moins de « conquête » de l’espace et de « colonisation »
des planètes. En des temps aussi incertains, il n’est plus convenable d’employer ce genre de
vocables.2
Ainsi le mythe tout neuf de l’espace comme nouvelle frontière, crée par et pour la Guerre Froide (dans la
mesure où la course à la Lune fut une bataille de ce conflit), fut temporairement détruit par celle-ci. Piers Bizony
écrit : « Les jeunes spectateurs qui avaient tant aimé les images spectaculaires de Kubrick pendant l’été 1968
sont dans un état d’esprit beaucoup moins réceptif un an plus tard. Trop de garçons de leurs générations fuient
pour ne pas être mobilisés, beaucoup d’autres reviennent du Vietnam, simples corps enveloppés dans des sacs
plastiques.3 » Enterrée, la nouvelle frontière renaît finalement à la fin des années 70, les changements politiques
entraînant un changement d’état d’esprit de la part du public. Comme le dit Steven Spielberg : « J’avais un désir
ardent d’étoiles, de voyages dans l’espace, je voulais m’envoler de notre planète ; mon enfance n’a pas été
particulièrement heureuse, c’est pourquoi j’ai toujours cherché des possibilités de fuir4 », à l’image du Sam
Lowry de Brazil lorsqu’il se rêve en Icare de métal... Il en était de même pour de nombreux américains, comme
Peter Biskind l’écrit ici:
Symbolique de ce changement de vision, La Guerre des étoiles l’est aussi de la nouvelle société
qui avec Carter et la fin de la guerre du Vietnam s’était mise en place. Les radicaux revenaient
alors, en masse, vers des positions plus modérées. Comme [George Lucas] l’avait diagnostiqué
assez tôt, le bruit et la fureur commençaient à lasser, et si être un acteur de l’Histoire avait pu il y
a quelques années auparavant sembler excitant, cela devenait maintenant fatigant. Dans un article
intitulé «Fear of movies », [la critique de cinéma de The New Yorker Pauline Kael] avait exprimé
la même analyse. Elle avait remarqué que les spectateurs commençaient à se lasser de la violence,
qu’ils voulaient maintenant du divertissement, de la joliesse et non plus des horreurs. Ce désir,
selon elle, débouchait sur un nouveau puritanisme culturel [...] Dans ce contexte, La Guerre des
étoiles tombait à pic. 5
1
HENDERSON Mary, opus cit., p. 136.
2
BIZONY Piers, opus cit., p. 21.
3
BIZONY Piers, opus cit., p. 21.
4
Cité dans Films des années 70, p.480.
5
BISKIND Peter, opus cit., p. 272.
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Dans l’universalité de la saga de Lucas se trouve la volonté de voir la grande famille américaine enfin réunie
et solidaire autour de valeurs morales clairement définies, comme à l’époque mythique des pionniers de John
Ford. Peter Biskind continue : « Avec sa morale manichéenne [...] Lucas redonnait un sens à des valeurs comme
l’héroïsme ou l’individualisme, bien malmenées dans les années précédentes. » Le vaisseau spatial sert de
béquille à cette société en mal de repères. Car les parents nostalgiques n’ont vu dans les années 70 que
décadence et désobéissance de leurs enfants. Ces derniers, leurs rêves perdus, leurs utopies détruites, ne savent
vers qui se tourner. Tous ont les yeux tournés vers cet Âge d’Or, base insondable de nos sociétés et de notre
humanité que Lucas a rendu visible avec Star Wars à travers les procédés que nous avons évoqué précédemment.
Après une décennie marquée par des conflits internes, la saga de George Lucas peut ainsi être perçue
comme une tentative de retrouver les vraies valeurs de l’American Dream, jusque dans son esthétique, comme le
dit Peter Biskind : « Cinématographiquement, le film marquait également une rupture avec les tentatives de
déconstruction des genres des années précédentes. On était loin d’Altman, de Penn, de Scorsese ou de Hopper.
Lucas, comme Spielberg, réhabilitait les structures que ceux-ci avaient tenté de dynamiter en revitalisant et en
remettant au goût du jour les bonnes vieilles formules des années d’après-guerre.1 » Le président de Twentieth
Century Fox, Alan Ladd Junior déclare : « Lucas a prouvé aux spectateurs qu’on pouvait encore s’impliquer
corps et âme dans un film, le regarder au premier degré, sans ironie, se laisser emporter, hurler et applaudir.2 »
Le public retrouve son émerveillement d’enfant, au détriment de l’esprit critique et du décalage ironique que le
cinéma des années 70 n’avait cessé de défendre. Régression infantile selon certains critiques, mais volonté
affirmée de revenir non seulement aux bases de la morale, mais aussi du cinéma.
Comme le dit un critique de Monthly Film Bulletin à propos de l’Empire contre-attaque : « Dès que retentit
la musique puissante de John Williams et que nous voyons défiler le générique d’ouverture, nous sommes de
retour dans des environnements plaisants et anxieux pour un bon moment – c’est comme passer l’entrée
principale de Disneyland, où le Bien et le Mal ne sont jamais confondus et où le juste gagnera toujours.3 » La
comparaison avec Disneyland souvent avancée péjorativement afin de décrier la dérive infantile de ces films
luna park, exprime bien le désir de retour à l’innocence de l’enfance (les attractions de Disneyland donc), cet
Âge d’Or perdu que Lucas et Spielberg tentent de retrouver à travers leurs films. Les money makers seraient
victimes du complexe de Peter Pan… L’enfance, c’est l’absence de passé, de culpabilité, donc de Mal. Tout y est
à construire, comme dans l’Ouest américain, l’homme a ainsi la possibilité de renouer avec des bases saines et
solides, afin de bâtir un monde meilleur. Dans la volonté qui y est inhérente de retourner à l’origine du monde,
les concepts de la frontière et de l’Âge d’Or sont donc indissociables de la notion même de mythe.
1
BISKIND Peter, opus cit., p. 273.
2
Cité par Peter Biskind, opus cit., p. 273.
3
Films des années 70, p. 628.
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votre chance de tout recommencer à zéro… » brament sans cesse les haut-parleurs de Blade Runner. Mais
derrière l’esprit pionnier se cache la mise en esclavage des androïdes, les frères des hommes.
À nouveau, c’est Stanley Kubrick qui a exprimé les premières et les plus radicales remises en cause de cette
nouvelle frontière, bien avant que Ridley Scott ne déclare en comparant son film et celui de Lucas: « Alien
[1979] est à Star Wars ce que les Rolling Stones sont aux Beatles. 1». Car si 2001 a donné au mythe de la
nouvelle frontière sa plus fascinante illustration, le film contient également en germe la négation de cette
mythologie que Kubrick a contribué à créer. Ce paradoxe a sans doute était produit par l’association des deux
philosophies radicalement différente de Stanley Kubrick et d’Arthur C. Clarke. L’optimisme progressiste qui fait
de Clarke l’héritier des écrivains de science-fiction du XIXème siècle a trouvé dans la vision du monde pessimiste
et ironique de Kubrick le contrepoint idéal permettant la création du mythe et sa négation.
Dans 2001 en effet, les voyages vers la Lune ou Jupiter sont aussi mouvementés qu’un vol long courrier
Paris-New York… Si le spectateur est ébloui par les prouesses technologiques et les magnifiques images de la
Terre vu de l’espace, le voyageur du futur, plus proche de l’administrateur triste que du courageux et
charismatique cow-boy, s’ennuie et s’en moque désespérément. Le Beau Danube Bleu sert à la fois d’exaltation
du progrès et de contrepoint ironique. Ses accords les plus grandioses surviennent tandis qu’Heywood Floyd
regarde le mode d’emploi des toilettes anti-gravité… De plus, comme nous l’avons vu précédemment, le progrès
qui permit de repousser les limites de la frontière a eu pour point de départ le meurtre. Meurtre de l’Autre, le
frère Abel : l’homme-singe sans os-gourdin, l’indien sans fusil… On est loin de l’innocence enfantine de l’Âge
d’Or de Lucas et Spielberg. La critique de la nouvelle frontière trahit la profonde remise en cause des bases de la
société américaine et de ses valeurs, à l’image de la révolution opérée dans le western avec les films de Sergio
Leone (Il était une fois dans l’Ouest, 1968), Sam Peckinpah (La Horde Sauvage, 1969) et Arthur Penn (Little Big
Man, 1970). Le cow-boy bâtisseur du monde futur (les Etats-Unis) est devenu le destructeur de l’Âge d’Or passé
(les territoires indiens) afin d’assouvir sa soif intarissable de pouvoir. Ainsi on peut comparer le célèbre raccord
bondissant de 2001 et celui d’Il était une fois dans l’Ouest. Dans le premier film, l’os-arme devient vaisseau
spatial ; dans le second un train se substitue au canon d’un revolver. Dans le film de Kubrick comme dans celui
de Leone, l’innocence (l’homme-singe ; l’enfant tué par Frank) est assassinée afin de conduire au capitalisme et
au Progrès (le vaisseau spatial ; le train). Curieusement, ces deux cinéastes ont quasi simultanément opéré le
même renouvellement et la même remise en cause du mythe de la frontière, l’un à travers le western, l’autre la
science-fiction2.
Kubrick a poursuivi dans Orange Mécanique (1971) sa réflexion sur cette nouvelle frontière. Ecoutons ce
que dit la voix off d’Alex écoutant son maître « Ludwig Van » : « Ô béatitude céleste ! C’était la splendeur et la
grandiosité incarnées. C’était comme un oiseau fait du métal céleste le plus rare. Ou comme un vin d’argent
coulant dans un vaisseau spatial toute pesanteur abolie. En slouchant j’avais des visions superbes… » Visions de
violence, de destruction, de mort : une femme est pendue, des bombes explosent tandis qu’Alex devenu vampire
s’abreuve de sang … Kubrick confronte sans arrêt l’image mythique de la nouvelle frontière, que 2001 a
contribué à créer, et le chaos barbare répandu par Alex et ses droogies sur Terre. Sa description d’une société
sans foi ni loi, victime de la corruption et de l’ultra-violence, dont Soleil Vert, Rollerball (Norman Jewinson,
1
L’Express, le magazine, spécial festival de Cannes, n°2549, p. 27.
2
Mais Steven Spielberg, par exemple, est un fervent admirateur des œuvres de Leone et Kubrick, et ceux-ci ont
souvent confié leur admiration pour les films de Spielberg... Comme quoi le cinéma, comme tout art est un
terrain très mouvant, où il est difficile de tracer des frontières.
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1975), Mad Max (Georges Miller, 1979) et New-York 1997 (John Carpenter, 1981) se feront les échos, renvoie à
l’image d’une Terre victime de ses mythes. Les fausses mythologies de la frontière et de l’Âge d’Or qui servent
de bases à notre société ne peuvent que mener celle-ci vers le chaos et le meurtre, dans la mesure où c’est le sang
qui y est à la base. Dans l’espace ou sur Terre, peu importe. Dans une scène célèbre d’Orange Mécanique, un
clochard dit, avant de se faire tabasser par Alex et sa bande (ses droogies) : « Quelle sorte de monde est-ce
d’ailleurs ? Les hommes vont sur la lune ou tournent autour de la planète et il n’y a plus d’égard ni pour la loi ni
pour l’ordre sur Terre. » Mais y en a-t-il déjà eu ? L’Ordre ? Quel ordre ? La démocratie ou l’impérialisme ? La
Loi ? Quelle loi ? Celle de John Ford ou de Nixon ?
Ces films de science-fiction remettent en cause la société, qui est rongée par ce que Philip K. Dick nommait
« la bistouille 1», c’est-à-dire la pourriture. Terry Gilliam déclare à propos de Brazil : « Pour moi le monde de
Brazil est comme l’intérieur d’un corps, et ce corps, c’était le corps social, la civilisation que nous avons crée. La
valeur positionnelle des informations peut être comparée non au tube digestif mais au système nerveux de ce
corps. Ceci dit, le tube transporte plus de cochonneries que d’informations.2 » Les utopies sont définitivement
mortes, l’absurde et la folie règnent en maîtres. Tout au long des années 80 et 90, l’exploration de cette
décomposition du corps social s’est traduite par les thèmes récurrents dans la science-fiction et du fantastique de
l’intrusion d’un organisme étranger dans le corps et les mutations monstrueuses des organismes, hôte et intrus.
Le critique de cinéma Michel Grisolia écrit : « La terreur n’est plus sidérale, c’est le sida.3» La saga Alien4 et les
films de David Cronenberg en témoignent (La Mouche, 1985). La machine, la société, le corps : tout est malade,
tout est pourri. Mais il convient de ne pas assimiler ces représentations de la crise de la société américaine avec
le « tous pourris » réactionnaire ou un quelconque protectionnisme anti-immigrants. Car ces films des années 80,
dans la mouvance du cyberpunk, expriment au contraire la peur de la manipulation de l’individu par une instance
déshumanisante et la lutte contre celle-ci, qu’elle soit nommée alien, machine, ordinateur ou dictature.
Déjà en 1971, certains prétendirent que Orange Mécanique (qui influença beaucoup le mouvement punk)
était un film fasciste. C’était là bien sûr confondre les propos de Kubrick et ceux des personnages de son film. Le
cinéaste ne propose pas de réponse, il tente seulement de poser les questions : comment lutter contre la
violence ? Et surtout : sur quelles bases la société peut-elle se fonder ? Car pour citer Paul Valéry : « Deux
dangers menacent le monde, l’ordre et le désordre. » C’est cette quête de l’équilibre qui sous-entendait le cinéma
américain des années 70 et à travers lui, la société de l’époque. Le « fasciste » Inspecteur Harry (Don Siegel,
1971) et sa polémique, en témoignent dans un autre genre. Ainsi, face à la perte des repères, ces films ne
proposent pas un retour aux sources, comme Star Wars, mais un questionnement sur celles-ci et leurs
conséquences. Les films de science-fiction proposent les images d’un futur qui est la projection de la politique
du présent et des mythes du passé. À l’image de la société américaine de cette époque, les mondes décrits dans
ces films sont victimes du passé dans lequel ils s’embourbent. Ils sont prisonniers de ces mythes en
décomposition. À l’opposée de l’aseptisation neuve de 2001 et du passé arrière-plan de Star Wars, le rétro-
futurisme omniprésent dans les univers visuels d’Alien, Blade Runner, Brazil et l’Armée des douze singes
1
Dans Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968), dont Blade Runner est l’adaptation, ou plutôt la
trahison réussie.
2
Films des années 80, p. 276.
3
L’Express, le magazine, spécial festival de Cannes, n°2549, p. 34.
4
Alien le 8ème passager, Ridley Scott, 1979 ; Aliens, le retour, James Cameron, 1986 ; Alien3, David Fincher,
1990 ; et Alien résurrection, Jean-Pierre Jeunet, 1997.
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traduisent visuellement ce futur moribond. Tout y est vieux, rouillé, abandonné, détruit, envahi par la
« bistouille », dans la continuité des œuvres littéraires et cinématographiques des années 50 traitant de
l’apocalypse nucléaire. Ripley (Alien) est condamnée à errer parmi ces ruines, vestige du passé elle-même (plus
de cinq cent ans s’écoulent entre le premier et le dernier Alien), prisonnière de cette frontière rongée par
l’érosion du temps. « No Future ! » hurlent les punks. Telles les villes désertes des westerns, seulement peuplées
de chacals, de tueurs et de cadavres, le futur est devenu un vestige des illusions perdues. Comme
l’écrivais Valéry à nouveau : « Nous civilisations, savons dorénavant que nous sommes mortelles… »
Ainsi nous avons vu que ces nouveaux mythes s’inscrivent dans un contexte de mutations socio-politiques et
artistiques qui traduisent un sentiment de perte des repères croissant. La volonté de retour à l’Âge d’Or, et la
remise en cause du mythe de la frontière et de son esprit pionnier, en sont les deux conséquences opposées. La
modernité de ces nouveaux mythes résident dans leur caractère méta-mythologique. À l’image du western, la
science-fiction se réfléchit elle-même et s’interroge sur ses propres fondements. Or, celui qui confère à la
science-fiction sa modernité, son universalité et son caractère métaphysique, est ce que je nomme « la
Chimère ». Elle est le point de départ et de réunion de nombreuses thématiques de la science-fiction. Entité
protéiforme et insaisissable née de l’absence de repères et de Dieu. Elle est née du doute et l’engendre. Elle est la
mère de la philosophie et de la métaphysique. Elle est à la fois Origine et Fin.
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1
DICK Philip Kindred, Si ce monde vous déplaît... et autres écrits (Anthologie établie et préfacée par Michel
Valensi), “Hommes, androïdes et machines” (1976), édition de l’Éclat, 1998.
2
Trilogie de Robert Zemeckis : Retour vers le futur 1, 2 et 3 (1985 et 1989).
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néfaste du passé… Une multitude de mondes parallèles s’offrent alors comme autant de réalités existantes et
donc vraies… Passé, présent, futur sont autant de réalités parallèles ayant leur existence propre.
Que devient dès lors l’individu et sa singularité, si son être est à l’image de la pluralité de ces mondes ?
Paradoxalement, c’est l’ouverture sur une infinité de mondes possibles qui rend la fatalité plus grande, dans la
mesure où l’existence de l’individu ne doit pas être remise en cause. C’est le cas extrême de Marty McFly dans
Retour vers le futur lorsqu’il fait tout son possible pour que son père rencontre sa mère afin qu’il puisse
exister !Force est de constater que dans toutes ces histoires d’allers et retours dans le temps, le but des héros est
la sauvegarde de l’existence de l’individu (Sarah et John Connor dans les Terminator), afin d’empêcher sa
dilution dans le temps. Car l’homme esclave de la pluralité de l’espace-temps est déstructuré, et condamné à
l’impuissance (lorsqu’il n’a pas tout simplement disparu). Ainsi dans les nouvelles de Dick certaines personnes
sont capables de faire voyager leur Moi du présent dans toutes les strates temporelles de leur existence… sans
rien pouvoir changer à celle-ci ! De même les précogs de Minority Report (Steven Spielberg, 2002, d’après la
nouvelle éponyme de Dick) voient le futur mais ne peuvent empêcher eux-même les événements de se produire.
Une fatalité exprimée par le syndrome de Cassandre qui condamne John Cole (l’Armée des douze singes), venant
du futur, à ne pas être cru.
C’est pourquoi, selon la conception (déroutante, certes) développée par Philip K. Dick, une illusion de
réalité est crée afin d’éviter ces désordres spatio-temporels : « Je suis persuadé que ces aberrations ontologico-
temporelles se produisent effectivement, mais que nos cerveaux fabriquent automatiquement des systèmes de
faux souvenirs afin de les recouvrir immédiatement.[…] Les révélations qui émanent de telles aberrations
temporelles nuisent donc à l'illusion protectrice et doivent être oblitérées. 1 » Ainsi, curieusement, pour Dick la
réalité est une illusion nécessaire à laquelle on ne peut échapper Il compare la compare à un voile, le dokos
grec :
Nous devons bien nous rendre compte que cette tromperie, cette dissimulation comme par un
voile […] n'est nullement une fin en soi, comme si, de quelque manière, l'univers était pervers et
prenait plaisir à nous décevoir. Non, ce qu'il nous faut accepter, une fois que nous nous rendons
compte qu'il y a un voile (que les Grecs appelaient dokos) entre la réalité et nous, c'est que ce
voile existe à des fins bienveillantes. Parménide, le philosophe présocratique, est le premier dans
les annales de l'Histoire occidentale à avoir systématiquement établi que le monde n'est pas tel
que nous le voyons, car dokos, le voile, existe.2
On peut comparer ce dokos à un écran de cinéma ou de télévision, dans la mesure où Platon s’était inspiré
des spectacles d’ombres pour son mythe de la Caverne. Nul surprise donc que le cinéma, le nouveau dokos, se
soit emparé de cette conception d’une réalité-écran. Mais celle-ci a surtout été réactualisée dès le début des
années 90 avec le développement de la réalité virtuelle. En effet les jeux vidéo et les images de synthèses ont
semé le trouble dans les consciences par leur capacité à recréer le réel et à le prolonger par l’intermédiaire de
l’écran. Aujourd’hui, il est de plus en plus difficile de démêler images réelles et virtuelles. Le risque de
manipulation des masses par l’image en est d’autant plus accru. Les frères Wachowski sont parvenus avec leur
saga Matrix à dénoncer ces manipulations et à proposer une réflexion nouvelle sur la notion de réalité, en ayant
recourt, paradoxalement, aux techniques les plus sophistiquées en matière de réalité virtuelle... Mais comme
nous l’avons vu précédemment, la science-fiction utilise la technologie pour dénoncer ses applications néfastes.
1
DICK Philip Kindred, opus cit.
2
DICK Philip Kindred, opus cit.
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Le monde virtuel de Matrix trouve sa source chez Philip K. Dick, qui écrivait : « Je pense que nous sommes,
comme les personnages de mon roman Ubik [1969], dans un état de vie partiellement suspendue. Nous ne
sommes ni morts ni vivants, mais conservés cryogéniquement, en attendant de décongeler. 1 » La vie réelle serait
en réalité un rêve, comme dans Total Recall (Paul Verhoeven, 1990, d’après une nouvelle de Dick), ou Vanilla
Sky (Cameron Crowe, 2001). Mais dans quel but ? Nous avons vu tout à l’heure que le dokos n’avait pas pour
Dick de finalité malveillante. Au contraire il permet à l’univers de conserver son apparence de réalité cohérente.
Dans Matrix en revanche, le but de la Matrice (le monde virtuel) est clairement l’asservissement des hommes par
les machines, qui prélèvent dans les champs d’êtres humains leur carburant. Le premier film de la saga remet en
cause la réalité (la Matrice) afin d’indiquer le chemin de la vérité : la résistance et le réveil dans le monde réel.
Comme nous l’avons vu précédemment, à la perte des repères succède instinctivement le besoin d’en rechercher
de nouveaux, comme Dave Bowman dans la chambre d’hôtel de 2001. Mais de nombreux indices, dans Matrix
Reladed et Revolutions nous conduisent à penser que ce monde réel est une autre matrice... Comment, en effet,
un programme informatique tel que Néo peut-il s’incarner hors de son univers ? L’agent Smith, lui aussi, est
parvenu à intégrer un corps réel... Dès lors nul doute possible : le monde réel est une autre Matrice. Ainsi le
sacrifice christique de Néo, la gigantesque bataille hollywoodienne contre les machines et la victoire des
humains apparaissent totalement vains, à l’image de ce très conventionnel coucher de Soleil qui conclue la
saga... Dans la Matrice, l’oracle demande à la petite fille dotée de pouvoirs si c’est elle qui a fait ce magnifique
coucher de Soleil. « Oui, c’est pour Néo » répond la petite fille.
Ainsi tout est illusion : le héros Néo, car il est un programme ; le monde réel, car il est virtuel ; la victoire,
car elle paraît impossible... Et l’histoire que l’on nous a raconté, car elle est écran. Tout est écran, donc tout est
réel, mais à différents degrés. La réalité serait une poupée russe. Mais l’homme ne sait à quel échelon il se
trouve, et ne sait si la Vérité se trouve dans les surfaces intérieures ou extérieures. « Saint Paul exprime une idée
assez similaire, écrit Dick, quand il dit que nous voyons "comme une réflexion au fond d'un plat en métal poli".
Il se réfère à la fameuse notion platonicienne selon laquelle nous ne voyons que des images de la réalité2 » Cette
conception est particulièrement sensible dans l’esthétique inspirée des films noirs de Blade Runner. En effet,
Ridley Scott privilégie le clair obscur et les contre-jours, les reflets et les aveuglements. Il y a toujours trop ou
pas assez de lumière, à l’instar de l’extérieur et de l’intérieur de la caverne de Platon. Tout est reflet de la réalité,
et non celle-ci, comme en témoignent Jürgen Müller et Jörn Hetebrügge :
Le film Blade Runner fait une apologie des surfaces. [...] Et fréquemment les surfaces ne se
présentent pas comme telles. Elles se cachent comme un miroir dans l’image réfléchie. Ou comme
des images sur des écrans, que nous prenons pour la réalité elle-même aussi longtemps que nous
n’avons pas pris conscience des limites du petit écran. [...] On peut [...] parler d’esthétique des
surfaces quand l’accompagne une certaine humilité. L’humilité signifie ici avouer la relativité et
la subjectivité de la perception.3
Cette « humilité » est exprimée également par Philip K. Dick : « Dans un système qui doit générer une
énorme quantité de dissimulation, il serait vain de se prononcer sur la nature même de la réalité puisque, […]
quand bien même pourrions-nous pénétrer derrière ce voile par un moyen ou par un autre, ce rêve étrange qui
1
DICK Philip Kindred, opus cit.
2
DICK Philip Kindred, opus cit.
3
Films des années 80, p. 7.
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ressemble à un voile regagnerait sa place de lui-même, rétroactivement, dans nos perceptions et nos souvenirs.1 »
L’homme doit accepter l’illusion de réalité, mais chercher par tous les moyens à se rapprocher du Réel, et donc
de la Vérité. Ainsi, le combat des hommes libres de Matrix n’est pas vain mais seulement utopique.
1
DICK Philip Kindred, opus cit.
2
DICK Philip Kindred, opus cit.
3
Dans sa chanson « Tailler la zone » de l’album Au ras des pâquerettes.
4
Comme pour tous les films de science-fiction. Car ce sont les 15/30 ans qui ont fait le succès de 2001, Star
Wars, etc. Ce qui explique peut-être la condescendance de certains critiques et le fait que la science-fiction soit
enfin reconnu comme un genre (littéraire et cinématographique) majeur, les adolescents ayant grandi.
5
DICK Philip Kindred, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, réédité sous le titre Blade Runner,
J’ai lu SF, 2000.
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Esprit, fait preuve des dysfonctionnements typiques qui caractérisent la fin d'un cycle. 1» Matrix, sorti en pleine
peur du bug de l’an 2000 et de l’apocalypse prochaine, a rendu compte par l’hyperbole de ce sentiment de
dysfonctionnement (bug) du système régissant notre réalité. Ainsi, c’est toute la conception scientifique du
monde qui s’écroule. La Matrice est en effet la représentation symbolique de ce monde uniquement régit par des
lois physiques et mathématiques dont les finalités sont nulles. Elles permettent seulement la cohérence de la
réalité, et la préservation du dokos. Le viol de ces lois physiques doit mener à l’effondrement de cette illusion de
réalité, comme l’écrit Dick : « On peut très bien décider de dire que "la réalité s'effondre et que tout devient
chaos", ou bien, comme je l'espère plutôt, "je sens que le rêve, le dokos, s'estompe, que Maya se dissout : je me
réveille, Il se réveille : je suis le Rêveur: Nous sommes tous le Rêveur".2 » Ainsi les hommes, confrontés à la
dissolution du dokos doivent remettre en cause ce qu’ils croient et ce qu’ils savent, et faire le choix d’accepter ou
non cette nouvelle et véritable réalité.
Mais les hommes ont besoin d’un guide. Seul l’Élu peut leur montrer le chemin. Car l’Élu est la
réincarnation du premier des hommes éveillé – Jésus-Christ dans la Bible – comme le dit Morphéus à Néo. Le
nom de ce dernier et son anagramme, One, le laissent entendre. Son prédécesseur (One, si l’on veut) est parvenu
à réveiller les premiers dormeurs, afin de faire de ceux-ci, comme les Hébreux de la Bible, les bergers capable de
mener les brebis (les dormeurs) vers la Terre Promise (le monde réel et la cité de Zion de Matrix). Mais à l’Élu
(Néo) appartient le pouvoir de libérer l’Humanité toute entière. Au terme de son parcours il deviendra le
Sauveur, c’est-à-dire le prophète apportant la voix de la Vérité capable de réveiller les hommes. Philip K.
Dick écrit à propos de ce réveil :
La glace et la neige les recouvrent, la glace et la neige recouvrent notre monde en couches
superposées qu'on appelle dokos ou Maya. [...] Ce qui fait fondre la glace et la neige qui
recouvrent les personnages de Ubik et qui interrompt le refroidissement de leurs vies, l'entropie
qu'ils ressentent, c'est la voix de M. Runciter, leur ancien employeur, qui les appelle. La voix de
M. Runciter n'est autre que cette même voix que chaque bulbe, graine ou racine du sous-sol, notre
sous-sol, entend pendant notre hiver. Chacun entend : "Réveillez-vous ! Que les dormeurs
s'éveillent !" 3
Ainsi on peut comparer ce réveil au Jugement Dernier de la Bible, résurrection du Christ qui annonce la fin
du monde mortel et corrompu de la matière et des hommes, et le début du règne éternel de Dieu. À cet instant les
morts se réveillent afin d’être jugés. Mais, dans le cadre de notre mythologie de la Chimère, si les dormeurs
s’éveillent, ce n’est pas pour subir le jugement de Dieu mais, pour la première fois, pour qu’ils puisse juger, donc
savoir, ce qu’est la réalité. C’est pourquoi j’ai nommé a contrario cette résurrection des morts « le Jugement
Premier ».
Homme parmi les hommes avant tout, l’Élu dut lui aussi faire l’expérience de ce Jugement Premier afin de
devenir le Sauveur. Aidé par son traditionnel maître, Yoda ou Morpheus, l’Élu est parvenu à s’affranchir des lois
physiques du dokos. Il est mort dans cette vie pour renaître dans l’autre, abandonner son ancien corps, prison
virtuelle. Pour cela il a du remettre en cause savoir et croyance. Comme le dit Yoda à Luke4 : « Tu dois
désapprendre tout ce que tu as appris. » Il y a ainsi une inversion des valeurs de la croyance, donc du sacré, et du
1 DICK Philip Kindred, Si ce monde vous déplaît... et autres écrits (Anthologie établie et préfacée par Michel
Valensi), “Hommes, androïdes et machines” (1976), édition de l’Éclat, 1998.
2 DICK Philip Kindred, opus cit.
3 DICK Philip Kindred, opus cit.
4
L’Empire contre-attaque.
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savoir : ce qui appartenait à l’un dans le monde virtuel relevant de l’autre dans le monde réel. Ainsi, le fait que
Néo vole dans le monde virtuel relèverait du sacré pour un observateur situé dans la Matrice ignorant la virtualité
de son monde. En vérité, rien n’est plus logique (donc relevant du savoir) puisque les lois physiques de la
Matrice ne sont que des paramètres qu’un esprit libéré peut enfreindre en toute rationalité. Paradoxalement, le
sacré devient rationnel et matérialiste. Mais comme l’écrit Dick, on peut très bien refuser de croire au miracle,
c’est-à-dire ne pas affirmer son existence, ou considérer celui-ci comme une manifestation du chaos et non
comme une preuve de l’existence d’une autre réalité, vraie. Ainsi, la rationalité qui se base sur l’illusion est une
croyance. C’est ce qu’explique Morphéus à Néo lorsqu’il lui dit de ne pas croire mais de savoir. Ce n’est pas
pour rien que Néo se prénommait autrefois Thomas, comme le saint qui ne croyait que ce qu’il voyait... Dans la
Matrice, Néo doit refuser de croire que la cuillère existe : il doit savoir que ce n’est qu’une image mentale dont
la matérialité est provoquée par des stimuli sensoriels.
L’Élu est celui qui, en violant les lois physiques, donc en faisant des miracles, peut détruire l’illusion de
réalité. Le Jugement Premier de l’Élu trouve son accomplissement avec sa mort et sa résurrection : il devient
prophète car son esprit rationnel victorieux a surmonté la croyance dans l’illusion de la réalité. Ainsi, à la fin du
premier Matrix, Néo devient surpuissant et surtout voyant : désormais il voit le monde virtuel tel qu’il est, un
univers mental mathématique, « l’Esprit immanent », sans un simulacre de réalité en surface. Alors l’Élu peut
faire sonner les trompettes du Jugement Premier, et accomplir sa mission : sauver le monde. C’est alors que le
bât blesse. Car, comme nous l’avons vu, Néo est en réalité un programme informatique dont la fonction est,
justement, d’être l’Élu. Or, si cela relativise ses exploits digne de Superman, cela remet également en cause
l’existence du monde réel. Nul miracle donc lorsque Néo stoppe l’arrivée des Sentinelles grâce à ses pouvoirs.
On est ainsi amené à reconnaître que ce monde n’est pas réel, mais une autre Matrice, pour la même raison que
la première Matrice a été dénoncée. Ce sont deux échelons de la poupée russe du réel, ou encore deux mondes
inversés, comme vus à travers un miroir. Dans tous les cas c’est bel et bien le triomphe du rationalisme
scientifique, et la mort de l’Élu. Donc la fin de toute foi. À la fin de Matrix Revolutions, Néo, en devenant
aveugle, meurt et ressuscite à nouveau : tel Tirésias, il devient Voyant. Il voit enfin le monde réel dans toute sa
virtualité. L’Élu ne s’est pas élevé vers la Vérité en accédant au statut de prophète, au contraire il a plongé dans
l’illusion de la connaissance. Néo, symbole de l’humanité, a péché par manque d’humilité. Son corps est
emporté par les machines jusqu’au cœur de leur royaume : l’Enfer. Il devient l’Ange Déchu. Tel Alice, à laquelle
Néo est comparée dans le premier Matrix l’homme est ainsi condamné à descendre dans le terrier sans fin du
lapin blanc. En attendant une issue, le réveil, la réalité, la Fin : Dieu peut-être. Mais la mythologie de la Chimère
ne saurait concevoir d’absolu, si ce n’est le vide...
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Car, comme nous l’avons vu, le but de ce dokos est la préservation d’un fondement illusoire de réalité afin
que l’homme croit à celle-ci et ainsi à sa propre existence. Or l’un des outils utilisé afin de créer une illusion de
réalité est la construction d’un passé rêvé. Ainsi dans les oeuvres de Dick, nombreux sont les personnages qui
découvrent que leur existence passé fut complètement artificielle, soit à cause d’une cryogénisation (on est
proche de Matrix dans ce cas), soit par l’ajout d’implants mémoriels. Avec la destruction, partielle, du dokos vint
la remise en cause de l’existence de l’individu, et ainsi de son essence. Car, comme l’a montré Descartes avec
son concept du cogito, la seule réalité qui puisse servir de fondement à la raison, c’est notre propre existence.
« Je pense donc je suis », écrivait-il. Mais en science-fiction, rien n’est plus compliqué que de savoir qui nous
sommes réellement... De nombreuses possibilités s’offrent en effet : homme, androïde, robot, extraterrestre,
programme informatique, semi-vivant ou mort... La science-fiction ne manque pas de ressources pour
complexifier cette ultime réalité : « je suis ».
C’est dans le film de Ridley Scott Blade Runner que cette problématique est explorée de la façon la plus
profonde et la plus fascinante… Quel vertige en effet ! Comment décrire le magnifique visage de Rachel, envahit
par l’ombre et les larmes, lorsqu’elle se rend compte qu’elle est un être artificiel ? Condamnée à vivre quatre ans,
pourchassée sans cesse... Sans avenir et sans passé, car ses souvenirs sont ceux d’une autre... En l’occurrence la
nièce de son créateur, Tyrell. Comment décrire la douceur tragique qui se dégage de son visage lorsqu’elle joue
du piano, en pleurs ? Elle dit alors à Rick Deckard, le blade runner qui doit la réformer (la tuer) : « Je ne savais
pas que je savais jouer... Je me souviens des leçons... Mais je ne sais pas si c’était moi où la nièce de Tyrell. »
L’existence passée se résume-t-elle à des stimuli artificiellement provoqués ? La vie est-t-elle seulement un
sentiment virtuel d’avoir existé ? Le doute, le vide sont omniprésents... Le passé est un gouffre sans fond. Nul
repères, nulle existence ? L’individu est à l’image de la réalité dans lequel il s’inscrit : une poupée russe... Jürgen
Müller et Jörn Hetebrügge écrivent à propos de Blade Runner : « C’est là que réside le message final du film,
dans ce scepticisme vis-à-vis de toute forme de certitude, même vis-à-vis de soi, car nous ne pouvons jamais
affirmer avec une totale assurance que le "je" qui se souvient est le même "je" remémoré. 1» Ainsi Rachel devrait
dire : « Je pense car j’étais une autre ».
Rachel n’est donc qu’une répliquante (androïde), rien de plus, et ses souvenirs n’ont eu pour but que de
créer une illusion d’humanité. Elle doit donc être réformée. On ne peut mourir quand on ne vit pas : son
fonctionnement est seulement interrompu définitivement. « Je » est un Autre. Il n’est pas humain, mais une
illusion d’humanité, c’est pourquoi ce simulacre est dangereux, comme l’explique Philip K. Dick :
A l'intérieur de notre univers on trouve certaines choses terribles et glacées, auxquelles j'ai
donné le nom de "machines". Leur comportement m'effraie, surtout lorsqu'il imite si parfaitement
un comportement humain que j'en arrive à avoir la désagréable impression que ces choses tentent
de se faire passer pour des humains, sans en être pourtant. Je les appelle alors "androïdes", un
terme que j'utilise dans un sens qui m'est propre. Pour moi, un "androïde" […] c'est simplement
une chose qui a été fabriquée spécialement pour nous tromper cruellement, en nous donnant
l'illusion que cette chose est des nôtres. 2
Il y a donc une volonté d’illusion dans un but malveillant, le plus souvent afin d’infiltrer l’espèce humaine
pour la faire imploser. Ou exploser, comme dans la nouvelle de Dick « L’Imposteur » ; ou comme dans les
Terminator, dans la mesure où il se trouve toujours une machine pour revenir dans le passé afin de tuer John
Connor, futur chef de la résistance humaine, et provoquer l’extermination de l’espèce humaine (« le Jugement
1
Films des années 80, p. 7.
2
DICK Philip Kindred, opus cit.
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Dernier » nucléaire). L’Autre est le plus souvent le symbole du Mal, comme les machines de Matrix, de
Terminator (sauf le T-800 [Arnold Schwarzenegger] des deuxième et troisième films), les extraterrestres de
Independence Day (Roland Emmerich, 1997), les aliens de la saga éponyme, etc. Un manichéisme un rien
primaire définit et oppose Bien et Mal de façon radicale : la lumière et les ténèbres sont clairement associés
respectivement au premier et au second. L’épisode IV de Star Wars représente l’apogée de cette caractérisation,
par les contrastes entre la blanche princesse Leia et le chevalier noir Vador ; entre les deux soleils de Tattoine et
la technologie sombre et froide de l’Étoile de la Mort... Mais la saga Star Wars joue également avec l’opposition
de l’ordre de la nature (le Bien) et celui de la machine (le Mal), afin d’exprimer le caractère contre-nature de
cette dernière, et donc de l’Empire. George Lucas évoque cet antagonisme :
Les méchants existent surtout dans un univers en noir et blanc. Les bons vivent dans un monde
organique qui est soit dans les marrons [...] soit des verts avec le ciel bleu et tout. Mais surtout les
bons sont marrons et verts, et les méchants noirs et blancs, qui a surtout a voir avec ce sentiment
philosophique d’un monde des absolus. Un monde mécaniques où les choses sont rigides et
absolues, en noir et blanc, en opposition à un monde organique, où tout est plus naturel1.
Nous avons vu dans une précédente partie que cette conception découlait de la peur vis-à-vis de ce que
Pirsig nommait « le règne de la quantité ». Cette peur est très bien représentée dans le film de Steven Spielberg
A.I., intelligence artificielle (2001), avec la séquence de « la foire à la chair », spectacle rock n’roll avec
destruction de mécas (robots). Les orgas (les êtres humains) accomplissent par ces mises à mort une
« célébration de la Vie », affirmation de la supériorité de l’organique, le vivant, sur le mécanique, la chose
inerte. Mais cette distinction stricte entre vivant et non-vivant est on ne peut plus trouble, comme le dit Philip K.
Dick lorsqu’il écrit, à propos des androïdes : « L'appellation "fabriqué en laboratoire" n'a aucune signification
pour moi: l'univers tout entier n'est qu'un vaste laboratoire.2 » Nous connaissons son nom : la réalité.
Comme nous l’avons vu tout à l’heure, l’effondrement du dokos remet en cause notre propre essence. Philip
K. Dick écrit : « Chacun de nous va devoir soit affirmer soit nier la réalité qui se révèle lors de l'effondrement de
nos catégories ontologiques.3 » Cet effondrement est un thème omniprésent dans les œuvres de science-fiction.
La révélation finale de L’Empire contre-attaque en est l’exemple le plus célèbre. La fameuse réplique de Dark
Vador : « Luke, je suis ton père. » est un bouleversement vertigineux au sein de la conception manichéenne de
Star Wars. George Lucas déclare à propos de la fin de L’Empire contre-attaque : « J’étais très inquiet à propos
de cette fin, surtout à cause des enfants. Je me demandais s’il pourraient le supporter. [...] Mais j’ai parlé à
nombre de psychologues qui ont dit que la plupart des enfants, si c’est trop dur, nieront que c’est vrai. Ils nieront
que c’est son père. Ils penseront qu’il lui a menti.4 » C’est exactement la réaction première de Luke lorsqu’il
hurle « C’est impossible ! » Mais Vador lui répond : « Lis dans ton cœur, et tu sauras que c’est la vérité... » Luke
accepte alors la réalité qui s’est révélée à lui, et adresse ses reproches à Obi-Wan Kenobi, son maître qui lui a
menti afin de conserver la distinction entre Bien et Mal, chimère lui permettant de croire à sa mission. Ce
rapprochement des contraires, du père et du fils, de la nature et de la machine, est symbolisé par la main coupée
de Luke, qui sera remplacée par une prothèse mécanique, acceptation du Mal qu’il porte en lui, et donc de son
père. Ainsi Luke est l’incarnation du Bien avec un potentiel pour faire le mal, tandis Vador est celui du Mal avec
1
Commentaire audio du Retour du Jedi (DVD Twentieth Century Fox/Lucas Film).
2
DICK Philip Kindred, opus cit.
3
DICK Philip Kindred, opus cit.
4
Commentaire audio de L’Empire contre-attaque (DVD Twentieth Century Fox/Lucas Film).
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un reste d’humanité dans lequel réside un potentiel pour faire le bien. L’un est le Ying, l’autre le Yang. L’absolu
devient relatif.
Dès lors les notions de Bien et de Mal se trouvent bouleversées. Dick écrit en effet : « Le changement le
plus important qui bouleverse notre monde d'aujourd'hui consiste probablement en un glissement du vivant vers
la réification et, simultanément et réciproquement, en un rapprochement des objets mécaniques d'une animation.
Nous ne sommes plus en mesure de recourir à de pures catégories distinctes comme le vivant et le non-vivant.1 »
Blade Runner est la parfaite représentation de cet effondrement des valeurs. Les androïdes que pourchasse
Deckard se révèlent en effet être des victimes (ce sont des esclaves ne pouvant vivre que quatre ans), des
créations capable de sentiments humains dépassant la simple simulation, dont lui-même peut tomber amoureux
(Rachel). Deckard voit tous les fondements de son existence de blade runner remis en cause : son emploi, son
bien-fondé, sa conscience. Est-ce être humain que d’être seulement capable d’actions dictées par une loi
inhumaine ? Ou n’est pas au contraire une preuve de la « réification du vivant » exprimée par Dick ?
À la fin le chasseur devient la proie, tandis que l’androïde se révèle humain, puisqu’il sauvera Deckard en
l’empêchant de tomber dans le vide. Comme l’exprime cette critique du film parue dans le magazine Film
Comment : « Occupant le rôle du méchant au début du film, [le chef des répliquants Roy Batty] devient soudain
son centre mystique, emphatique. Batty transforme le monstre de Frankenstein en Adam biblique ; Deckard
passe de chasseur à clone humain.2 » Car Deckard se révèle être lui aussi un répliquant... De nombreux indices
l’indiquent en effet (du moins dans la version director’s cut sortie en 1993). En effet il n’a aucun passé, les
ème
photos jaunies du début du XX siècle éparpillées sur son piano ne peuvent renvoyer à ses souvenirs. Elles
sont la preuve de sa tentative se créer un passé, une chimère lui permettant de construire son existence. Cette
chimère est illustrée par la licorne dont il rêve, et celle en papier métallisé que Gaff (l’adjoint du commissaire
pour le compte duquel travaille Deckard) a déposé devant la porte de son appartement, à la fin du film. Deckard
doit ainsi accomplir une véritable descente aux enfers afin de se révéler lui-même, et d’accéder à la réalité par la
remise en cause de son essence. Ainsi il se définit par sa prise de conscience, ce qui fait de lui un être humain,
même s’il est un androïde, comme le dit la répliquante Priss, en citant Descartes (auquel renvoie le nom même
de Deckard) : « Je pense donc je suis. » Renier la capacité de l’autre à penser, et donc son humanité, conduit à se
renier soi-même, puisque l’Autre est le Moi. Lorsque Deckard tient dans ses doigts la licorne en papier de Gaff,
il se souvient des paroles de ce dernier, à propos de Rachel, la répliquante qu’il aime et qu’il doit réformer :
« Dommage qu’elle doive mourir, mais c’est notre lot à tous. » Homme ou androïde, il est donc bel et bien l’égal
de celle qu’il aime, et de ceux qu’il doit traquer, car nous sommes tous mortels, donc tous humains, car nous
sommes tous des créations de ce laboratoire qu’est le monde. Jürgen Müller et Jörn Hetebrügge écrivent à propos
de Blade Runner :
Nous ne pouvons que très peu nous libérer de nos préjugés dans le processus d’expérience de la
réalité. Notre connaissance n’est pas objective, mais perspectiviste. Nous portons, que nous le
voulions ou non, des lunettes colorées sur le nez. C’est pourquoi il est passablement égal que nous
voulions à présent nommer cette réalité Race, Espèce, Idéologie ou Chimère.3
L’Autre n’est plus dès lors le Mal absolu mais une part de nous-même non explorée. C’est cette ambiguïté
qui rend Alien resurrection si touchant, lorsque Ripley (clonée avec de l’ADN d’alien) est partagée entre ses
1
DICK Philip Kindred, opus cit.
2
Cité dans Films des années 80, p. 150.
3
Films des années 80, p. 7.
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sentiment humains et ses instincts maternels vis-à-vis de ses enfants, les aliens, contre lesquels elle a sans cesse
combattu. « Pardonne-moi... » implore-t-elle à l’alien, son fils qui est aspiré dans l’espace et qui crie comme un
enfant... Le pardon devient le maître mot de cette mythologie de la Chimère, dans la mesure où c’est le sentiment
qui fait de nous des êtres humains, au-delà de notre essence véritable, à l’image de Batty qui sauve la vie de
Deckard. L’Autre est notre frère, quand bien même se trouve-t-il du côté du Mal, et nous devons le sauver. Dark
Vador est le symbole de cet ange déchu (Adam) revenu du côté du Bien grâce au pardon de son fils (le Christ).
Lorsque Vador demande à Luke de lui retirer son masque, à la fin du Retour du Jedi, ce sont les derniers restes
du Mal qu’il terrasse en lui-même. Il prend conscience de son humanité, et dit à Luke : « Tu avais raison. »
Vador voit son fils pour la première fois de ses propres yeux, il voit son rédempteur, son Dieu.
4) Dieu : la Chimère ?
Nous allons dans cette dernière sous-partie nous attaquer à ce qui peut être la Chimère ultime : Dieu. En
effet, quelle est la place de celui-ci au sein de la mythologie que nous développons, dans la mesure où nous
avons vu précédemment que le sacré avait cédé place au matérialisme scientifique, le « croire » remplaçant le
« savoir » ? Comment la science-fiction peut-elle à la fois être fidèle à la science et acquérir la dimension de
mythe par l’irruption du sacré qui le caractérise, comme l’a montré Mircéa Éliade ? Celui-ci écrit en effet : « Les
mythes révèlent donc leur activité créatrice et dévoilent la sacralité (ou simplement la "sur-naturalité") de leurs
œuvres. En somme, les mythes décrivent les diverses, et parfois dramatiques, irruptions du sacré (ou du "sur-
naturel") dans le Monde. C'est cette irruption du sacré qui fonde réellement le Monde et qui le fait tel qu'il est
aujourd'hui.1» Rechercher l’Origine, c’est rechercher Dieu.
« Par "monde" nous n'entendons rien de moins ni rien de plus que l'Esprit - l'Esprit immanent - qui pense -
ou plutôt rêve - le monde.2 » déclare Philip K. Dick. Cet Esprit immanent peut ainsi être nommé Dieu. Edward
Hussey écrit dans son ouvrage Les Présocratiques : « Si Dieu est toute chose, alors il est sûr que les apparences
sont trompeuses ; et bien que l'observation du cosmos puisse révéler certaines généralisations et spéculations
quant aux projets de Dieu, on ne peut en prendre pleinement connaissance qu'à travers un contact direct avec
l'Esprit de Dieu.3» Le dernier voyage de Dave Bowman à la fin 2001 : l’odyssée de l’espace est la plus
fascinante illustration de cet accès à la Connaissance par la vision de l’univers et le « contact direct avec l’Esprit
de Dieu ». La porte des étoiles mène à « au-delà de l’infini », c’est-à-dire ce qu’il y a derrière les limites de
l’univers, par-delà le dokos, de l’autre côté du miroir... Comme nous l’avons évoqué précédemment, voir c’est
prendre conscience. Ceci est explicité par les sonorités identiques des mots anglais eye (l’œil) et I (je). Le voir
conduit au savoir, et donc au Moi. Le monologue de Roy Batty, à la fin de Blade Runner, exprime cette
conception d’une prise de conscience par la vision comme fondement de notre humanité. Cet androïde
surhomme cite un poème de Nietzsche dans lequel il évoque la grandeur et la beauté de l’univers infini. « J’ai vu
tant de choses que vous humains ne pouvez pas voir, dit-il à Deckard. J’ai vu des vaisseaux en feu au-dessus de
l’épaule d’Orion... J’ai vu des rayons fabuleux au-delà de la porte de Tannhäuser... Tous ces instants se perdront
dans l’oubli comme les larmes dans la pluie... » Sa capacité à percevoir la Beauté témoigne de sa volonté d’être
humain d’accéder à l’Idéal, c’est-à-dire à Dieu. La recherche de ce dernier est le produit de cette chimère appelée
humanité, qui dépasse les classifications ontologiques. Toute créature veut rencontrer son Créateur, comme
1
ÉLIADE Mircéa, opus cit, p. 15.
2
DICK Philip Kindred, opus cit.
3
Cité par Philip K. Dick, opus cit.
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Batty veut avoir un entretien avec Tyrell, le généticien qui l’a conçu, afin de percer les mystères de la création,
vie et mort. Batty veut connaître sa « date de mise en service » car il a conscience de sa mort prochaine... C’est là
l’unique savoir absolu de l’humanité... « Non ! Pas maintenant... » répète-t-il tout au long du film, avant de se
planter un clou dans la main qui se ferme, afin de raviver ses sensations. Pourquoi mourir ?... Telle est la
question éternelle de tout être qui se sait mortel. Il veut percer les secrets de sa création afin de comprendre ce
qui fait de lui un être fini, en opposition à Dieu. « Je veux plus de vie. » déclare Batty à Tyrell. Autrement dit il
demande à être l’égal de son Créateur... Celui-ci refuse, car s’il est la perfection alors ses créations ne peuvent
l’être. Or l’imperfection est synonyme de finitude, de matière et donc de mort. Face à ce refus, Batty tue Tyrell.
Ce meurtre parricide et déicide est comparable à celui opéré par le matérialisme scientifique avec le rejet de tout
ce qui n’est pas de l’ordre du savoir. Ce fut la revanche de la Matière sur l’Esprit, de la finitude sur l’infinitude.
Dès lors, Dieu est mort.
Pourtant l’ombre divine plane toujours, chimère insaisissable, inconnue de l’équation qui permit la création
de cet univers scientifiquement et mathématiquement rationnel. Comment peut-on en effet se satisfaire des
réponses données par la science ? C’est 2001 : l’odyssée de l’espace qui exprima le mieux le sentiment
d’absence de son époque, qui ne nous a pas quitté, et le désir de renouer avec le divin et le sacré. Le monolithe
noir est la représentation visible de cette inconnue mathématique, la pièce manquante dans la compréhension de
l’univers, et la preuve de l’existence de Dieu. Kubrick déclare en effet : « Il y a une tonalité religieuse dans le
film qui se retrouve dans la quête par l'humanité d'une rencontre avec un être supérieur. 1» Les irruptions du
monolithe, sublimées par les chœurs atonaux de György Ligeti, renvoient à la définition du mythe par Mircéa
Éliade comme œuvre qui dévoile la sacralité qui fonde notre monde. George Lucas et sa « Force » expriment
également cette conception, qui se heurte au matérialisme scientifique propre à la science-fiction. Mais Kubrick,
à la différence de Lucas, tente à travers 2001 une approche rationnelle du divin, ce qui semble paradoxal. Mais
nous avons vu précédemment, à travers la figure de l’Élu, que cette transformation du sacré en savoir caractérise
cette mythologie de la Chimère.
Ainsi, de même que George Lucas a relativisé la vision que nous pouvons avoir du futur, en représentant un
univers futuriste situé dans le passé, Stanley Kubrick a poussé ce relativisme à l’extrême, ce qui nous apparaît
être divin n’étant que les manifestations d’un savoir infiniment supérieur au nôtre. Il déclare : « Tout ce qui est
au-delà de l'entendement humain semble magique. 2» Je souligne le mot « semble » car il indique la relativité de
notre connaissance. Ce qui nous apparaît être « magique », donc relevant du sacré, n’est pas pour autant
irrationnel. Voici ce qu’il dit à propos de ces extraterrestres : « Ces êtres auraient probablement des pouvoirs
incompréhensibles. Ils pourraient être en communication télépathique à travers l'univers entier. Ils pourraient
avoir la capacité de façonner les événements d'une façon qui nous semble divine. Ils pourraient même
représenter une sorte de conscience immortelle qui fasse partie de l'univers.3» Ainsi il s’agit uniquement de
science et de technologie. Nous croyons à l’existence du sacré car sommes ignorants : « Quand vous commencez
à vous intéresser à ce genre de sujet, les implications religieuses sont inévitables, parce que tous ces caractères
sont ceux que l'on attribue à Dieu.4 » Kubrick insiste ici sur l’obligation de ne pas considérer l’univers de
manière anthropocentrique, et de ne pas considérer l’homme comme le sommet de l’évolution. Il conclue avec
1
Extrait d'un article de Joseph Gelmis, paru dans le magazine Newsday du 4 Juin 1968
2
Newsday, 4 Juin 1968
3 Newsday, 4 Juin 1968
4
Newsday, 4 Juin 1968
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cette déclaration qui résume à elle seule la métaphysique matérialiste et positiviste de cette mythologie de la
Chimère : « Ainsi voilà donc, si vous le voulez, une définition de Dieu parfaitement scientifique.1 »
La science-fiction a affirmé l’existence de Dieu par sa matérialisation, ce qui, nous l’avons vu, signifie sa
mort. Il est devenu matière, et surtout produit du savoir. Robert Pirsig écrit en évoquant la fin du « règne de la
quantité » : « L’homme a recouvré ses pouvoirs et peut contrôler la technologie. La technologie prend alors une
signification d’évolution spirituelle. Elle abandonne son rôle de dieu cruel de la destruction pour se
métamorphoser en véhicule de spiritualisation.2 » Cette conception est la réactualisation du positivisme de la fin
du XIXème siècle qui voyant dans le progrès le moteur de l’élévation de l’homme. Ce dernier aspire ainsi, par le
développement de sa technologie, à égaler ces êtres supérieurs qui composent « l’Esprit Immanent ». La capacité
de ces êtres à modeler l’espace-temps en fait les créateurs du dokos. Dans 2001, ces êtres supérieurs qui
conduisent l’homme vers son accomplissement, par l’irruption des monolithes noirs. Le premier est apparu aux
homme-singes afin de leur inspirer la découverte de la technologie (des armes surtout...). Le deuxième a été
découvert enterré sur la lune, c’est la sentinelle qui signale que les hommes sont capable d’aller sur la lune, et
au-delà, dans la direction des ondes radio que le monolithe émet, afin de montrer le chemin aux hommes. Le
troisième, en orbite autour de Jupiter est la porte de la Connaissance, qui conduit à l’univers mental hors du
temps (la chambre d’hôtel) où mourra l’homme Dave Bowman, face au quatrième monolithe, avant de renaître
sous la forme d’ « Enfant des Étoiles ». Il devient lui aussi un être supérieur, capable de composer l’Esprit
Immanent. Philip K. Dick écrit à propos de la conception de cet Esprit : « L'univers spatio-temporel abrite Dieu,
mais ne fait pas partie de son corps: Dieu est seulement un vaste champ de coordonnées ou d'énergie.3 » Ainsi
Dave Bowman, en devenant surhomme, parvient à intégrer son esprit à ce champ d’énergie afin de faire partie de
ce grand Tout que nous nommons Dieu. Ce serait là le but ultime de l’évolution de l’humanité.
Ainsi Dieu est la somme de nos esprits devenus supérieurs grâce au progrès, et non une entité inaccessible.
Il appartient aux hommes (au sens large) de participer à cette conscience collective, que Dick nomme
« noösphère » et qui, selon lui, est composée de nos esprits entrant en interaction par télépathie, à l’image de la
Force de Star Wars : « Supposons (et nous n'aurions pas tort) que nos esprits soient des champs d'énergie d'une
certaine sorte, et que nous soyons fondamentalement des champs interactifs plutôt que des particules discrètes :
alors aucun problème théorique n'empêcherait de saisir une telle interaction entre les milliards de circuits
cérébraux qui émanent de la noösphère et se réorganisent encore et toujours. 4» Dick considère ainsi Dieu
comme une création de notre esprit collectif, fruit de notre inconscient, que Dick situe dans l’hémisphère gauche
de notre cerveau : « Chacun de nous participe donc du cosmos - à condition d'écouter nos rêves. 5» L’homme
doit ainsi considérer son inconscient comme une porte vers l’élévation de l’esprit hors du dokos, et non comme
un simple espace mental dénué de réalité puisque, comme nous l’avons vu, la réalité est l’espace de l’Esprit
Immanent qui « rêve » le monde. On comprend ainsi pourquoi le passeur vers la réalité se nomme Morpheus
dans Matrix, c’est-à-dire le sommeil. L’inconscient est une source de savoir menant à la spiritualité.
Dick poursuit : « Ce sont nos rêves qui nous transforment de machine en être humain à part entière. » Ainsi
l’inconscient est le fondement de l’humanité, comme dans A.I., par la possibilité offerte d’être un esprit libre,
1
Newsday, 4 Juin 1968
2
Cité par Mary Henderson, opus cit., p. 152.
3
DICK Philip Kindred, opus cit.
4
DICK Philip Kindred, opus cit.
5
DICK Philip Kindred, opus cit.
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capable de s’élever au-delà de la contingence de la matière afin d’accéder à l’universalité, à l’infini de l’Esprit
Immanent. Pour cela, comme nous l’avons vu, l’homme doit mourir, se réveiller, pour renaître. La fin du 2001
de Kubrick est la parfaite représentation de la mort de l’homme dans le monde du dokos, la chambre d’hôtel
illusoire, avant qu’il deviennent Esprit et plonge dans l’infini du cosmos, comme Dick l’écrit ici : « Nous nous
déploierons vers l'extérieur, prenant notre envol comme un champ d'ions négatifs (telle l'entité Ubik de mon
roman éponyme): étant la vie et donnant la vie, mais sans jamais nous définir, car aucun nom, désormais, ne peut
nous être donné.1 » Dieu n’a pas de nom car il est Tout, création des Esprits, donc Chimère. Mais
paradoxalement, l’homme, en faisant partie de cet Esprit Immanent, participe à la conservation du dokos puisque
celui-ci est le produit de cet Esprit. Il s’agit donc d’un cercle sans fin, à l’image de la réalité « poupée russe » que
nous avons évoquée précédemment. Ainsi le libérateur devient maître, en attendant que quelqu’un vienne le tuer.
Cette conception de Dieu témoigne ainsi de l’héritage profond de la pensée scientifique positiviste et
évolutionniste du XIXème siècle, et permet de réactualiser la figure de Dieu dans le cadre du matérialisme
scientifique.
Je conclurai cette exploration de la mythologie de la Chimère sur cet extrait du roman Ubik, qui exprime le
caractère universel de cette dernière. La Chimère, objet de toutes les quêtes, inconnue du mystère de la Création.
Tout insaisissable, Origine et Fin, création de l’esprit humain en quête d’un idéal qui n’existe que dans ses
rêves... Voici ce qu’écrit Philip K. Dick :
Je suis Ubik.
Avant que l'univers soit, je suis.
J'ai fait les soleils.
J'ai fait les mondes.
J'ai créé les êtres vivants et les lieux qu'ils habitent;
Je les y ai transportés, je les y ai placés.
Ils vont où je veux, ils font ce que je dis.
Je suis le mot et mon nom n'est jamais prononcé,
Le nom qui n'est connu de personne.
Je suis appelé Ubik, mais ce n'est pas mon nom.
Je suis.
Je serai toujours.2
1 DICK Philip Kindred, Si ce monde vous déplaît... et autres écrits (Anthologie établie et préfacée par Michel
Valensi), “Hommes, androïdes et machines” (1976), édition de l’Éclat, 1998.
2 DICK Philip Kindred, Ubik, collection 10/18, 1999.
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Conclusion
Terre 2005, terminus. Nous avons terminé notre exploration du cinéma de science-fiction, bien que de
nombreux aspects n’aient pas été abordés... J’espère qu’aucun doute ne subsiste désormais quand à l’appellation
« nouveaux mythes » appliquée à ces superproductions américaines, qui, nous l’avons vu, ne se résument pas à
un simple déluge d’effets spéciaux bêtifiant... Ces films constituent un fond culturel mondial dont on ne peut
renier l’importance dans l’imaginaire collectif. Ils sont parvenus à retranscrire les peurs et les espoirs de leur
époque, tout en réactualisant des figures et thèmes mythiques traditionnels, créant ainsi une véritable
« mythologie créative », dont la dimension intemporelle et universelle est évidente, malgré la contingence qui
présida à leur création. Mais n’est-ce pas le cas de toute œuvre, et de tout mythe ? La mythologie de la Chimère
qui, si elle n’est qu’une interprétation de ma part n’en n’est pas moins une constante de l’univers de la science-
fiction, est l’expression la plus originale, déroutante et vivace de la portée philosophique, métaphysique,
universelle de ces nouveaux mythes. J’espère que la suite de la production cinématographique confirmera et
renforcera cette mythologie, qui me semble être le fondement de la science-fiction et de ses multiples réflexions.
Mais le genre est suffisamment vaste pour contenir de nombreuses autres conceptions. On ne peut en effet rejeter
Star Wars au nom de Blade Runner, ou d’une quelconque autre idée de ce que doit être la science-fiction. C’est
pourquoi mon travail n’est que ma vision personnelle, subjective du genre, loin de toute exhaustivité ou
théorisation.
Mais la science-fiction possède sa tonalité propre, qui fait son caractère unique. Il serait intéressant de
comparer ce genre avec la fantasy, qui est très souvent confondue avec celui-ci. Les développements
philosophiques et métaphysiques des nouveaux mythes issus de la fantasy, genre qui a lui aussi une vocation
universelle et une dimension mythique, témoigneront sans doute d’une autre vision du monde, leurs postulats de
base étant différents, le passé mythique pour la fantasy, l’autre le futur inconnu pour la science-fiction. Mais ces
deux genres ont pour point commun de rendre visible l’imaginaire afin d’en explorer les perspectives inconnues.
Ce sont deux chimères, pures créations de l’esprit. Ce sont deux gouffres sans fond où l’on se laisse tomber avec
plaisir et effroi...
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Bibliographie
Ouvrages divers :
BISKIND Peter, Le Nouvel Hollywood, collection « Documents », le cherche midi, Paris, 2002, pp.
350-351.
BIZONY Piers, 2001, le futur selon Kubrick, édition Cahiers du Cinéma, Paris, 2000.
ÉLIADE Mircéa, Aspects du mythe, Paris, NRF/Gallimard, 1963, Coll. « Idées », p. 15.
HENDERSON Mary, Star Wars, la magie du mythe, Presse de la Cité, Paris, 1998.
MÜLLER Jürgen (sous la direction de), Films des années 70, Taschen, 2003.
MÜLLER Jürgen (sous la direction de), Films des années 80, Taschen, 2003.
Romans :
DICK Philip Kindred, Ubik, collection 10/18, 1999.
DICK Philip Kindred, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, réédité sous le titre Blade
Runner, J’ai lu SF, 2000.
Revues :
L’Express, le magazine, spécial festival de Cannes, n°2549, du 11 au 17 mai 2000.
Sites internet :
www.ecrannoir.fr
www.chronicart.com : texte en ligne de Philip K. Dick “Hommes, androïdes et machines” (1976),
publié dans le recueil Si ce monde vous déplaît... et autres écrits (Anthologie établie et préfacée par Michel
Valensi), , édition de l’Éclat, 1998.
http://sfstory.free.fr : extrait d’une interview de Stanley Kubrick parue dans le magazine Playboy en
1968 ; extrait d’un article de Joseph Gelmis, paru dans le magazine Newsday du 4 Juin 1968.
DVD :
Commentaire audio de L’Empire contre-attaque (DVD Twentieth Century Fox/Lucas Film).
Commentaire audio du Retour du Jedi (DVD Twentieth Century Fox/Lucas Film).
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