Roggero 20278
Roggero 20278
Roggero 20278
l’humanisme,
l’humain
Edgar Morin
Sociologue, philosophe, poète, écrivain, homme complexe
Directeur de recherches émérite au CNRS
C’est un honneur pour moi que d’introduire ici celui que l’un de ses élèves désigne ainsi :
« Edgar Morin, mais c’est une légende ! ». Mais c’est surtout l’auteur d’une œuvre considé-
rable, avec plus de soixante ouvrages dont le chef-d’œuvre est « La méthode ». Pour intro- 17
duire cette conférence et témoigner à Edgar Morin de mon amitié, j’en appellerai à la poésie,
qu’il aime sincèrement, mais aussi à un fait d’actualité récent, dont le caractère tragique n’a
pas manqué de l’interpeller comme nous tous.
Dans « Piedra de Sol » (Pierre de Soleil), un des poètes préférés d’Edgar Morin, le prix
Nobel mexicain Octavio Paz, s’interroge : « ¿la vida, cuándo fue de veras nuestra ? » (« La
vie, quand fut-elle réellement nôtre ? »)
On peut penser que l’homme qui s’est donné la mort en s’immolant, avant-hier, en fin de
matinée, à Nantes, devant une agence de pôle emploi, et dont l’actualité s’est fait l’écho
cette semaine, a dû nourrir ce type d’interrogation. La vie, quand fut-elle mienne, quand
fut-elle nôtre ? Comment y a-t-il répondu, cet homme-là, nous ne le savons pas, même si
nous pouvons l’imaginer. Nous savons seulement que cet homme de 43 ans, père de famille,
PARCOURS 2012-2013
chaudronnier au chômage, en fin de droit, s’est suicidé avec la volonté de rendre sa mort pu-
blique en même temps que violente et douloureuse. Cette mort, une parmi tant d’autres me
direz-vous, nous saisit, nous interpelle, nous alerte. Elle nous renvoie à ce défaut d’humanité
de l’humanité elle-même, qui s’exprime par le langage employé par les autorités politiques,
à l’occasion de cet épisode tragique…
Alors, sommes-nous suffisamment humains dans nos manières de penser, dans nos modes
d’organisation et d’action ? C’est à cette interrogation que nous renvoie le suicide de cet
homme. Et c’est aussi cette interrogation qui parcourt toute l’œuvre d’Edgar Morin, et à
laquelle il propose, si ce n’est toujours des solutions, au moins des voies de réflexion, voire
d’action.
A sa question, le poète répondait : « Jamais la vie n'est nôtre, elle est aux autres. La vie n’est
à personne, nous sommes tous la vie ». Je pense qu’Edgar nous dira s’il apprécie cette phrase
d’Octavio Paz.
Edgar Morin
Merci Pascal. Ta citation du grand Octavio Paz m’a rappelé cette phrase récente de Pierre
Rabhi, notre compatriote et concitoyen : « Je ne sais pas si j’aurai une vie après la mort,
mais je sais que beaucoup de gens qui vivent, ne vivent pas » et je crois que ceci complète
bien ce que tu viens de dire.
Je vais maintenant parler de ce mot, humanisme, qui est en lui-même implicitement porteur
de solidarité, porteur de générosité, et qui nous dit d’être humains les uns à l’égard des
autres. Cependant, le mot « humain » est un véritable trou noir : qu’est ce que c’est que
d’être humain ? Dans l’enseignement, que ce soit à l’école primaire, à l’école secondaire ou
dans les universités, nulle part on ne nous enseigne ce que nous sommes, ce qu’être humain
veut dire. C’est que, pour comprendre ce qu’est l’humain, il faut réunir des éléments venus
de toutes les disciplines, alors que nos connaissances sont séparées, sont compartimentées,
et qu’effectivement nous vivons dans l’ignorance de ce que signifie notre être lui-même.
Alors pour essayer d’abord de répondre à cette question, non pas de manière exhaustive,
mais pour montrer la complexité qui se cache derrière ce terme, je dirais que l’humain ne
se définit ni par l’individu seulement, ni par l’espèce à laquelle nous appartenons, l’espèce
humaine, ni par la société dont nous faisons partie, la société humaine, mais que l’humain
se définit de façon trinitaire. Cependant, à la différence de la Sainte Trinité (où vous avez le
Père, qui génère le Saint-Esprit, lequel génère le Fils, lequel régénère le Père, qui, au début,
était un être très colérique et qui est devenu un peu plus gentil après l’apparition du Fils.),
18 pour l’humain, la question se pose différemment, en terme de génération réciproque, ce
que j’appelle définition en boucle. C’est que nous sommes à la fois totalement individus,
totalement spécifiques, biologiques, totalement membres de l’espèce humaine, et totalement
sociaux, et non pas 33 % de chaque.
Car d’abord, la société n’existe qu’à partir des interactions entre êtres humains, lesquelles
produisent la société ; mais la société, comme tout système complexe produit par des élé-
ments divers, produit elle-même ce que l’on appelle des émergences, c’est-à-dire des qua-
lités propres que les individus eux-mêmes n’ont pas au départ, comme le droit, la culture,
le langage etc. Et alors, culture, langage, droit… produits de la société, rétroagissent sur les
humains et font de nous, individus, des vrais individus humains. Autrement dit, l’individu
n’est pas un élément à l’intérieur d’une boîte qui s’appelle la société, il est dans la société
et la société est en lui. Et si nous n’avions pas la culture, le langage, etc. nous serions des
primates du plus bas rang.
PARCOURS 2012-2013
Et puis il y a notre nature sociale : nous sommes aussi à cent pour cent des êtres sociaux,
puisque sans la culture, sans le langage, sans l’éducation, nous ne sommes pas réellement
humains. Pourtant nous en avons une conception toujours disjonctive. Ou bien l’on fait
de l’individu un élément et un automate dans une société, c’est la sociologie où l’individu
n’existe presque plus en tant que tel, il est déterminé par ses conditions, son habitus, sa
classe… Ou bien la psychologie va ignorer la société, elle ne va voir que des individus, la
société ici n’existe presque plus. Pourtant il faut comprendre qu’il y a une relation ombilicale
inséparable entre individu et société.
L’individu a été défini comme Homo Sapiens, c’est-à-dire agissant par l’usage de la raison,
ce qui est incontestable puisqu’effectivement le développement de la rationalité humaine
s’est manifesté dans de très nombreux domaines et s’est accru sans cesse. Mais il faut se sou-
venir que Homo Sapiens est aussi Homo Demens, c’est-à-dire un être de folie et de déraison.
Et la déraison n’est pas un cas exceptionnel concernant ces malheureux que l’on met dans
des asiles, c’est un cas courant : quiconque se met en colère est dans un moment de folie ou
de délire, et chaque fois que l’on rend responsable autrui par mensonge à soi même, de son
propre tort, on est dans un moment de folie. Et il y a ce que les Grecs appelaient l’Hubris,
la démesure, c’est ce que manifestent couramment les grandes entreprises humaines, les
énormes pyramides, les conquêtes d’Alexandre… Tout ceci a un aspect fascinant, mais nous
voyons que les grands conquérants, de Napoléon à Hitler, sont déterminés par cette poussée
quasi lubrique et donc cette folie nous guette sans arrêt. Mais il y a pire : la raison pure
n’existe pas, c’est une des plus grandes révélations des neurosciences. Antonio Damasio ou
Didier Vincent ont montré, avec l’imagerie cérébrale, que lors d’une activité « rationnelle »,
il y a toujours un centre émotionnel qui est activé, et nous savons très bien que le mathéma-
ticien a la passion des mathématiques. Sa passion est dans la raison. Mais, autre paradoxe,
bien sûr il y a l’Homo Sapiens, bien sûr il y a l’Homo Demens, mais entre les deux il y a
l’Homo Affectivus, mené par l’affectivité, le sentiment, et il est certain que, par le sentiment,
nous n’allons pas à la folie tant que nous avons un minimum de contrôle rationnel, et que
par la raison nous n’allons pas à la folie abstraite et « rationnelle » tant que nous gardons
un peu de sentiment humain. Ainsi nous nous rendons compte que le grand problème de
l’humanité, c’est la dialectique, le jeu permanent entre raison et passion. Nous savons qu’il
faut, même au moment de la plus grande passion, conserver cette veilleuse de la raison. Mais
nous savons que la raison pure n’existe pas.
Voici déjà une première complexité qu’il faut savoir prendre en compte. On ne peut, si
l’on veut faire de la politique, faire comme si les êtres humains étaient des êtres purement
rationnels, on ne peut pas aussi, si l’on veut faire de la politique, faire comme si c’étaient des
êtres complètement cinglés. Nous savons que nous oscillons entre ces deux pôles, mais il en
20 existe d’autres : l’Homo Faber, défini par l’usage et la maîtrise de la technique, (ça a com-
mencé à être vrai chez les primates ou chez les bonobos avant les êtres humains), avec un
développement technique qui est devenu formidable à notre époque. Et aussi, ne l’oublions
pas, l’Homo Mythologicus c’est-à-dire l’homme du mythe, de la croyance, de la religion.
C’est dès le Neandertal que les morts étaient enterrés avec leur nourriture et leur armes,
et dans mon livre « L’homme et la mort » je montre que, dans toutes les sociétés préhisto-
riques et archaïques, il y a eu une croyance en une vie après la mort, soit sous la forme de
spectre immatériel, soit sous la forme d’un être que l’on enterre en position fœtale afin qu’il
renaisse humain ou animal, comme encore aujourd’hui avec la métempsychose. Ces deux
conceptions se sont développées dans toute l’humanité et, en se développant, elles se sont
transformées et enrichies, comme avec les religions de salut (dont le Christianisme) qui offre
après la mort une vie éternelle. Or cette mythologie n’est pas seulement religieuse, elle peut
prendre la forme d’une idéologie. On peut dire que le communisme stalinien, qui se préten-
PARCOURS 2012-2013
un acte égocentrique. Et si cet égocentrisme est évidemment vital (nous avons besoin de
nous nourrir, de nous défendre, de nous protéger) il est évident que l’égocentrisme tend vers
l’égoïsme, l’oubli total de l’autre, la fermeture sur soi. Cela est un logiciel qui est en nous,
pour employer une métaphore informatique. Mais nous avons un deuxième logiciel qui lui
est antagoniste et qui apparaît dés que le nouveau né vient au monde, car il a besoin du
sourire, il a besoin du bercement, il a besoin de la tendresse, il a besoin d’amour, il a besoin
d’aimer, et c’est le logiciel du « nous ». Ainsi, en nous développant, en prenant de l’âge,
nous développons en nous aussi bien le « je », le « moi », avec les risques d’égoïsme, que la
possibilité du « nous », familial, social, professionnel, national, proprement humain, valable
pour tous les humains de cette planète. Pourtant nous pouvons constater qu’aujourd’hui,
dans notre civilisation occidentale, où domine l’individualisme, où domine l’Homo Eco-
nomicus, le « nous » est de façon évidente sous-développé et qu’un des grands problèmes
d’une politique, qui se voudrait humaniste, c’est de savoir comment retrouver, régénérer de
la solidarité et de la communauté à l’égard des autres.
Un dernier point pour montrer une autre complexité de la vie subjective : dans un sens le
sujet est tout pour lui-même, mais dans le même temps il sait qu’il n’est rien. Il sait qu’il
n’est qu’un moment, un petit moment dans l’histoire humaine, qu’il est promis à la mort.
Et finalement nous vivons dans cette conscience complexe où à la fois nous sommes tout et
nous ne sommes rien ; et cette conscience, évidemment, ne peut être supportée qu’à partir du
moment où le « nous » est en nous, et où nous sommes dans le « nous ».
Donc vous voyez que si on peut parler de l’humanisme, il faut connaître la réalité de l’hu-
main, il faut savoir comment favoriser ce jeu de la passion et de la raison, où la passion
n’engloutit pas la raison et où la raison n’engloutit pas la passion.
C’est pour cela que nous pouvons vivre sans éliminer nos mythes et nos croyances, mais
sans pour autant nous en laisser posséder. Là encore, voila un phénomène anthropologique
très important : l’humanité et les civilisations, comme vous le savez, ont créé des dieux,
Mithra, Moloch, Osiris… Mais ce qui est extraordinaire, c’est que ces dieux, qui sont les
émanations des collectivités humaines, que nos esprits produisent, finalement acquièrent
une puissance extraordinaire, nous dominent, nous terrorisent, nous demandent de les sup-
plier, nous demandent de les adorer, nous demandent de sacrifier nos vies pour eux. Et ce
rapport dément en quelque sorte que nous avons, avec ces dieux que nous avons promus,
que nous avons créé, montre à l’évidence que l’homme a créé dieu à son image beaucoup
plus que dieu n’a créé l’homme à son image ! Alors comment ne pas être possédé par ces
mythes, par ces idéologies, par ces dieux, par ces forces qui viennent de nous ? Là encore
cela nécessite une pensée qui essaye de dialoguer : nous ne pouvons pas vivre sans mythe ;
22 peut-être beaucoup de peuples ne peuvent encore vivre sans dieux, mais enfin il faudrait
qu’ils essayent de dialoguer avec leurs dieux plutôt que d’être dans un état d’obéissance
absolue.
Dire tout cela, c’est dire que l’humain est problématique, que ce n’est pas quelque chose de
simple que l’on peut manipuler et que l’on peut orienter comme on veut. J’ajouterai qu’il
faut tenir compte d’une aspiration, qui a couru à travers les siècles de l’histoire et qui s’est
manifestée d’abord à travers les religions, une aspiration à plus d’autonomie et à plus de
communauté à la fois, c’est-à-dire d’épanouissement de l’autonomie dans la communauté.
Cette aspiration peut-elle aboutir ? Moi, j’ai vu cette belle aspiration à plus de communauté,
plus de liberté dans les communes californiennes, ou encore en mai 68. Toutes les grandes
révolutions sont nées de cette aspiration humaine, le printemps arabe en est né également…
Cette aspiration naît et renaît sans cesse dans l’humanité et je pense que le véritable huma-
nisme doit lui être fidèle et au minimum la respecter.
PARCOURS 2012-2013
l’économie d’un côté, la sociologie de l’autre, etc. Or l’Économie est la science qui domine
aujourd’hui, qui même met la politique à la remorque. Pourtant, qu’est ce que l’Économie ?
C’est très bien, très sophistiqué, avec des calculs formidables, mais malheureusement le
calcul ne peut pas comprendre ce que c’est que l’être humain, qui est un être d’affectivité,
de souffrance, de passion, d’amour, de sentiments, de haine… Donc l’humanité est invisible
au calcul. Ah, le calcul est utile ! Mais il ne sert pas pour l’essentiel ! Un deuxième élément
est que l’économie est une discipline close : or dans l’économie réelle n’interviennent pas
seulement le calcul rationnel, mais aussi les passions humaines que l’économie ne peut
voir, les paris et le jeu ; avec le jeu interviennent aussi les paniques, les paniques boursières.
Ainsi nous sommes dans une période d’aveuglement de l’esprit, qui contribue à la situation
dramatique de notre communauté de destins.
Face à tous ces problèmes, nous avons alors la nécessité de penser et de concevoir que
l’humanité est à la fois une et diverse, alors que la vision strictement techno-économique ne
voit qu’une unité abstraite.
Or la réalité humaine lie inséparablement unité et diversité. C’est vrai que nous sommes tous
pareils, anatomiquement, physiologiquement, cérébralement, affectivement… Seulement il
faut voir que cette unité permet une grande diversité anatomique, physiologique et psycho-
logique : même deux jumeaux homozygotes vont être différents psychologiquement l’un de
l’autre. Ainsi nous sommes à la fois tous semblables et tous différents les uns des autres.
Mais ce n’est pas seulement cela : l’humanité a produit « la culture » ; c’est le langage, c’est
l’apprentissage, c’est la musique, c’est la poésie, c’est la technique… Mais la culture, au
singulier, cela n’existe pas, on la connaît à travers les cultures qui sont toutes différentes les
unes des autres. Pour commencer, à travers la langue : nous savons depuis Jacobson que les
langues humaines ont une même structure de base, une double articulation, mais les langues
ont une diversité incroyable. De même il n’y a pas la musique, nous la connaissons par les
musiques. Autrement dit nous devons donc être capables de penser à la fois l’unité et la
diversité humaine. Nous ne devons pas oublier l’unité dans la diversité, nous ne devons pas
oublier la diversité dans l’unité. Nous devons savoir que la diversité est le trésor de l’unité
humaine. Nous devons savoir que l’unité est le trésor de la diversité humaine. Voici donc la
conscience nécessaire aujourd’hui pour affronter cette époque planétaire que l’on appelle
mondialisation et globalisation.
Il faut dire aussi qu’a surgi quelque chose de tout à fait étonnant et dont tout le monde parle,
c’est Internet, et plus largement le numérique. D’abord on peut dire que le numérique contri-
bue à cette unité humaine dans le sens où tout devient immédiat : il n’y a pas si longtemps par
exemple, si un pape démissionnait, il fallait attendre 48 heures pour que la nouvelle arrive
ici, alors qu’aujourd’hui, c’est immédiat. Auparavant quand un président était assassiné il
24 fallait attendre, alors que là nous le voyons en direct à la télévision. Nous vivons l’immédiat,
ce qui est bien cette unité humaine dans l’immédiateté. Mais en même temps cet immédiat
nous fait perdre deux choses. Il nous fait perdre le passé : de plus en plus, notamment en
France, on élimine l’histoire, et pas seulement l’histoire nationale, car on n’a jamais intégré
l’histoire nationale dans une histoire beaucoup plus large qui est l’histoire de l’humanité. On
élimine le passé et je dirais que, malheureusement le futur aussi s’est trouvé éliminé : parce
que nous avons vécu dans la croyance d’un progrès quasi automatique qui serait une loi
d’histoire et qui apporterait toujours du mieux, c’est-à-dire que demain serait mieux qu’au-
jourd’hui, (avec parfois des embardées comme quelques millions de morts lors d’une guerre
mondiale, mais après, ça recommence avec trente glorieuses). Mais, des « glorieuses », on
peut se rendre compte qu’il n’y en a pas eu tellement, et quant à savoir si elles étaient
tellement glorieuses… ? Aujourd’hui, nous ne savons plus ce que sera demain, et demain
c’est l’incertitude, demain c’est l’angoisse ; et alors, surtout quand le présent est angoissé et
PARCOURS 2012-2013
que l’agro-écologie, elle est saine et naturelle. Mais nous vivons dans cette époque de néo-
barbarie et on trouve naturel d’avoir des fruits, tomates, poissons d’élevage qui sont tous
calibrés et tous égaux, alors que nous sommes tous différents les uns des autres.
Ainsi, je dirais que nous vivons dans une civilisation de l’immédiat, dans une dégradation
de notre monde et dans une néo-barbarie et c’est pourquoi il faut aujourd’hui régénérer l’hu-
manisme. Mais si on ignore tout cela, on sera incapable de régénérer l’humanisme, qui se
résumera à des mots, des mots, des mots, (comme dans Hamlet : « words, words, words »).
Mais, pour comprendre cet humanisme qu’il faut régénérer je dois rappeler d’abord que ce
mot a deux sens différents :
Le premier sens, que j’estime pervers, de ce mot humanisme, c’est celui qui remplace dieu
par l’homme, qui fait de l’homme le sujet de l’univers, qui renvoie Dieu au chômage tech-
nologique (il est temps d’ailleurs), et qui nous dit que notre mission, (comme l’ont dit Des-
cartes et Marx), c’est de dominer la nature, car nous sommes les maîtres du monde, et nous
devons dominer le monde. C’est la mission du conquérant, c’est une mission orgueilleuse.
Or cette mission conduit à des catastrophes, car plus nous voulons dominer comme notre
objet le monde naturel, plus nous le dégradons et plus nous dégradons nos conditions de
vie. En outre, les découvertes cosmologiques des vingt ou trente dernières années nous ont
montré que non seulement la terre n’est qu’une petite planète d’un système solaire, mais que
ce soleil n’est qu’un astre de banlieue d’une galaxie, elle-même périphérique d’un univers
énorme : alors, qu’allons nous conquérir ?
Nous sommes perdus sur cette petite planète et, au contraire, le vrai humanisme n’est pas
celui de l’orgueil et de la domination de la nature, c’est celui de la fragilité et de l’humilité.
Nous sommes jetés dans cette vie et nous ne savons pas pourquoi, nous allons mourir et en
même temps c’est naturel, selon la deuxième loi de la thermodynamique.
Alors entre-temps soyons frères, car nous sommes perdus. Je dirais que c’est le contraire de
l’évangile qui dit : « soyons frères, et nous serons sauvés ». Pour moi, c’est parce que nous
sommes perdus que nous devons fraterniser. Voila ma conviction. Et le véritable humanisme
est celui de la fragilité humaine et celui de la complexité humaine, et non pas celui de
l’Homo Faber ou Homo Sapiens et tous les autres fragments de vérité dont on continue de
se nourrir.
Et je terminerai en disant que la préservation de l’humanisme nécessite aussi un effort
intellectuel. Malheureusement, je le répète, l’enseignement ne suit pas (même si les
quelques idées que je défends commencent à se répandre dans certains pays, comme en
Amérique Latine). Et je crois que si l’on ne fait pas une réforme de la connaissance, une
26 connaissance que je dis complexe, qui relie et qui contextualise, au lieu de séparer et de
morceler, on est perdu, on continuera d’être des somnambules. Je l’ai vécu, j’ai connu
les années 1930-1940 où nous nous dirigions vers la guerre sans en être conscients. Et
j’ajoute en plus, comble de l’inconscience, qu’on avait fait construire une ligne Maginot
pour protéger la partie où il y avait d’un côté le Rhin et de l’autre côté les Ardennes, mais
qu’on avait oublié de faire construire la ligne Maginot là où il y avait la plaine ouverte,
la grande plaine de Belgique, au motif que la Belgique était neutre ! Résultat, une fois
de plus les armées allemandes ont déferlé par la grande plaine ! Et en plus elles ont eu la
ruse de passer par les Ardennes sur une petite route de montagne : il aurait alors suffi que
quelques avions de reconnaissance les repèrent pour les bombarder et les annihiler, une
erreur totale de l’état-major, une erreur totale des politiques… et nous continuons sur de
nouveaux aveuglements !
27
PARCOURS 2012-2013
Débat
(L’abondance du public, ce soir supérieur à huit cents personnes réparties dans quatre salles
en plus de l’auditorium de l’ESC, a rendu nécessaire, venant de ces salles, la communication
de questions écrites lors du débat.)
On avait promis à Monsieur Edgar Morin que la première question serait réservée à Rémy
Pech, dont il a souhaité fortement la présence ce soir, et qui est à nos côtés, et c’est donc lui
qui va ouvrir les débats.
Rémy Pech : Tout d’abord je veux dire mon admiration pour Edgar Morin et je crois que son
exposé a montré sa pétulance, son appétit de vivre et de changer le monde, c’est magnifique
(on regrette de ne pas pouvoir le présenter au conclave de Rome dans quelques semaines !).
Il nous a inoculé une exigence de lucidité, de conscience et de cœur, et je crois que c’est ce
qu’il faudra surtout retenir.
Je voudrais te demander, cher Edgar, (tu l’esquisses dans ta conclusion), s’il existe dans
la société, (dans les sociétés, puisqu’il faut parler des sociétés), des supports aujourd’hui
crédibles, des forces sur lesquelles pourra s’appuyer le renouveau que tu souhaites et que tu
appelles de tes vœux et de ton verbe magnifique ?
Edgar Morin : Bien évidemment, c’est une question de fond. Question à laquelle, dans la
vision marxiste, il y avait une réponse : oui, il y a une force capable de faire le monde nou-
veau, c’est le prolétariat industriel terriblement exploité et qui, vivant la pire exploitation, de
ce que l’on appelait le tiers-monde, les peuples colonisés, parce qu’ils connaissent cette ex-
ploitation et portent en eux cette aspiration à un monde meilleur. Or, je crois que l’on ne peut
plus penser ainsi, non seulement parce que les travailleurs de nos pays industriels sont divi-
sés, morcelés, mais aussi parce que l’on a vu que partout ailleurs des grandes révolutions ont
avorté et ont pu tourner en leur contraire. Alors je dirais, que je suis pour une force nouvelle
constituée des hommes et des femmes de bonne volonté vivant en eux l’aspiration huma-
niste à un monde meilleur. Je vois que, partout, il y a des bonnes volontés qui se réveillent,
localement on dépollue un lac, on fait des terres écologiques, on s’occupe des jeunes qui
sont menacés de délinquance, il y a le mouvement des villes nouvelles qui a commencé en
Angleterre, je vois partout des bonnes volontés qui réussissent localement à faire des choses
salutaires. J’en ai deux bons exemples en Amérique du Sud : l’un à Rio de Janeiro, où il y
28 avait une favela caractérisée par une délinquance juvénile et infantile très élevée, avec des
conditions de malheur et de misère que vous pouvez deviner, et où mon ami Jaeiro, issu de
la théologie de la libération, a pu réunir des fonds publics et des fonds privés pour créer une
sorte de vaste maison pour les jeunes, où on leur enseigne non seulement l’alphabet, l’écri-
ture, le sport, mais aussi le dessin, l’informatique, et toute une série d’activités artistiques
et où l’on respecte ces jeunes. Et ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est qu’en un an le taux de
la délinquance a fortement diminué, et beaucoup de ces jeunes rêvent d’un avenir profes-
sionnel correct. (Et j’ai vu la même chose à Medellin, où c’est la municipalité qui a fait un
effort du même ordre et qui a réussi à diminuer la délinquance). Autre exemple, le Conjunto
Palmeiras à côté de Fortaleza au Brésil, où toute une population pauvre, au bord de la mer,
se voyait repoussée par la promotion immobilière et renvoyée à l’intérieur des terres dans un
endroit absolument insalubre qui commençait à se couvrir de bicoques bidonville : là aussi
est arrivé un homme qui a convaincu de construire en dur, et ensuite qui a créé une banque de
PARCOURS 2012-2013
qui souffrent, auprès du peuple, ce sont ces islamistes, et quand vous avez des élections, le
résultat est ce que l’on constate. Donc il y a un nouveau chemin à faire, la victoire a été une
défaite, ce qui arrive souvent.
Mais pour revenir à la question, il faut s’appuyer sur les bonnes volontés, qui jusqu’à présent
sont insuffisantes parce qu’elles ne sont pas assez nombreuses, qu’elles ne sont pas reliées
les unes aux autres, et qu’elles ne disposent pas encore de la conscience et de la pensée
qu’une autre voie est possible.
(Plusieurs questions ont été posées successivement, et Edgar Morin y a répondu de façon
synthétique).
Un participant - Une question assez pénible sur l’humanisme, avec ce problème récurrent
en France, et qui s’est passé récemment à Toulouse, dans ma rue, la chasse aux Roms ! Et
moi je ne sais même pas comment expliquer que c’est une bêtise. Pouvez-vous me donner la
lumière, comment y répondre. Depuis 15 jours on voit des panneaux dans la rue : « Cohen,
tu trahis le patrimoine, tu nous dégages de chez nous » ainsi de suite. Car la mairie doit faire
un camp de voyage à 3 km du chemin de Gabardie. Moi-même je ne suis pas pour la men-
dicité, je crains l’éventuel risque de cambriolage. Mais le fait que la population du chemin
de Gabardie organise la chasse aux Roms à Toulouse en 2013 me choque, et je ne sais pas
comment répondre et sur l’humanisme comment expliquer leur schéma.
Un participant - Je suis un peu d’inspiration magrébine, et j’étais aux États-Unis quand
Busch est parti en guerre, alors je me rappelle que c’était un moment un petit peu diffi-
cile pour moi. Mais j’avais cette utopie et j’étais encore jeune et je me suis dit finalement :
l’homme est guerrier et c’est comme cela et c’est une fatalité qu’il faut accepter. Je me suis
dit que les gens qui ont vécu une guerre mondiale ont vécu exactement la même chose.
Après j’observe que parfois l’homme s’exalte, le Christ, Siddhârta, le printemps arabe, de
temps en temps il se régénère. Voici ma question : doit-on combattre et s’indigner devant cet
homme raisonnable déraisonnable qu’est Economicus Numericus, ou juste accepter sa com-
plexité cyclique entre face ténébreuse et face lumineuse, peut-être à l’image de sa biologie,
car l’homme est aussi biologique, tantôt arc-en-ciel et tantôt tremblement de terre ?
Un participant - Que pensez-vous de ce que l’on appelle revenu de base ou revenu de
vie ? Pour moi, c’est une idée formidable pour l’humanité entière : on constate qu’il y a
suffisamment de richesse dans ce monde pour qu’il y ait une égale répartition sur terre pour
que chacun puisse avoir un revenu décent, digne. Mais pensez-vous possible de permettre à
30 chaque personne d’avoir un revenu sans être obligé de travailler, sachant que, lorsque l’on
pose la question, 90 % des gens disent qu’ils continueraient à travailler, mais aimeraient
avoir ce matelas, cette garantie que l’on n’est pas obligé de sacrifier, de perdre sa vie en
voulant la gagner ?
Un participant - Vous nous avez beaucoup alertés sur les problèmes notamment écolo-
giques, qui sont urgents et vitaux pour la planète, donc des enjeux de civilisation et des
enjeux humanistes ; vous avez analysé les problèmes qui sont actuels et d’autres penseurs
avec vous ; vous nous avez aussi parlé dans vos écrits de ce qui pouvait bloquer les change-
ments au niveau politique, une pensée de court terme et une pensée fragmentée ; vous nous
avez alertés sur ce qu’il faudrait faire pour plus de complexité, pour plus de solidarité, pour
permettre à l’humain d’être dans la qualité, on sait quand même beaucoup de choses… et
pourtant vous dites qu’il manque une pensée. Est-ce que vous pourriez développer ?
PARCOURS 2012-2013
Enfin (je ne sais pas si je réponds aux questions), le vrai problème aujourd’hui, c’est que
l’on ne peut pas faire un programme, on ne peut pas faire le dessin d’une société idéale :
je pense que cette société doit naître elle-même d’un processus de métamorphose. Donc il
faut ouvrir la voie qui conduit à cette métamorphose, à cette transformation de l’humanité,
qui vit aujourd’hui de manière séparée en nations, non pas en une société universelle qui va
supprimer les nations et les patries, mais en une société qui va les intégrer. Donc pour moi
l’idée importante c’est la voie nouvelle.
Alors que peut-on faire ? C’est une idée naïve de croire qu’il y a une solution immédiate à
tous les problèmes, car il y des problèmes qui doivent mûrir : historiquement, le christia-
nisme a eu quatre siècles de mûrissement ! Mais cela dit, on ne peut pas attendre, même
si on ne peut pas également avoir une baguette magique. Alors, que faire ? En ce qui me
concerne, je prêche, et j’ai souvent l’impression que je prêche dans le désert : « Clamavi in
deserto ». Mais cela ne me décourage pas, parce que je sais qu’à un moment donné, qu’on
prêche pour la science, on pour le socialisme, ou pour tout autre sujet, on est comme des
arbres, on produit des graines, et le vent transporte tout cela. Si ces graines tombent sur un
sol qui n’est pas fertile, tant pis, ça ne poussera pas. Mais si elles tombent sur un sol fertile,
elles vont germer, prospérer se multiplier. Par exemple (excusez-moi d’être immodeste), mes
idées pour la réforme de l’éducation se répandent, en France elles n’ont pas soulevé beau-
coup d’intérêt, mais dans des pays comme le Brésil, comme la Colombie ou le Pérou, je vois
ces idées être acceptées et même intégrées. Donc il ne faut pas se laisser décourager, il faut
continuer à prêcher, et comme le coq Chantecler qui croyait que le jour allait se lever parce
qu’il chantait, il faut faire comme lui, continuer de chanter en espérant qu’un jour arrivera.
Sur le revenu de vie, je pense que cette idée qui a été lancée est très importante, mais elle
dépend des modalités, parce qu’il y a plusieurs modèles : par exemple, doit-on donner des
revenus à chacun, quelque soit son état de fortune ? Je pense que ce revenu de vie, les condi-
tions économiques le permettent : certes ce n’est pas une chose faisable immédiatement par
décret, mais c’est une chose qui peut mûrir dans nos idées politiques, et j’ai beaucoup d’amis
justement qui sont les promoteurs de cette idée, et je serais tout à fait d’accord pour chercher
dans ce sens-là.
(Une série de questions transmises par écrit, venues des quatre autres salles)
- L’humanisme est-il pour vous une utopie ?
- Comment rompre l’idéologie de la transcendance qui imprègne nos sociétés ?
- Le refus de la transcendance est-il absolu chez vous, Edgar Morin ?
32 - Quid de l’Homo Adictus (dont vous n’avez pas parlé) ?
- Un autre mot qui a été inventé, l’« ego altruisme », est-il un des sentiers nouveaux de l’hu-
manité ou de l’humanisme ?
- Et, à propos du « je » et du « nous », comment développer le « nous » sans qu’il se
construise par opposition à un tiers, ou aux autres ?
PARCOURS 2012-2013
Soviétique, à l’époque où commençait l’ère de Gorbatchev, j’avais un ami russe qui me di-
sait « Chez nous nous avons réalisé à la perfection l’utopie du communisme de caserne »,
c’est-à-dire que vouloir imposer une pseudo perfection conduit à des vices épouvantables.
Par contre il existe une bonne utopie, l’espoir d’un monde meilleur parce que l’on pense
qu’il y a des choses qui deviendront possibles, bien qu’elles soient actuellement impossibles.
Par exemple, actuellement, qu’il y ait la paix partout sur la terre, cela semble impossible,
utopique, même si tout le monde le voudrait bien. De même, au XIe, XIIe ou XIIIe siècles il
semblait absolument utopique d’imaginer une nation sans guerres féodales à l’intérieur. Et
pourtant la nation s’est créée et les guerres féodales ont cessé. Donc pour moi il y a de bonnes
utopies, mais qui ne sont pas encore possibles ! Si je fais une critique de l’utopie, je fais aussi
une critique du réalisme. Il y a également deux réalismes, et le mauvais réalisme, c’est de
croire que ce qui existe aujourd’hui va durer éternellement, c’est ne pas voir que notre réalité
est travaillée sans arrêt par des forces souterraines ou invisibles, la fameuse « vieille taupe »
dont parlait Hegel : on croit que le sol de la société est stable, mais il y a une vieille taupe
qui creuse des galeries et soudain tout s’effondre. Cela arrive souvent dans l’histoire, et les
pseudo-réalistes qui pensaient que rien ne devait changer ont été balayés. Mon maître Bernard
Groethuysen disait « être réaliste, quelle utopie ! », il parlait de ce réalisme-là. Donc il faut
être complexe là aussi, il faut savoir qu’il y a deux réalismes, deux utopies, et que le bon réa-
liste intègre la bonne utopie. Et c’est pour cela que j’ai été très content quand le parti démo-
cratique italien (héritier du parti communiste italien) a inscrit sur ses cartes d’adhérents : « Le
renoncement au meilleur des mondes n’est pas le renoncement à un monde meilleur ».
Un sentier vers l’humanisme ? J’ai dit que nous avons deux logiciels antagonistes en nous,
l’un qui nous pousse vers les autres et l’autre qui nous renferme vers nous, et c’est une lutte
permanente. Il a ceux qui sont plutôt égocentriques et ceux qui sont plutôt altruistes. Ce
qui est intéressant c’est que, par le « nous », nous sommes capables de sacrifier notre vie,
comme beaucoup d’entre nous l’ont fait pendant la résistance ; et on peut encore sacrifier sa
vie pour défendre sa famille, les siens, ses enfants. L’égocentrisme n’est donc pas toujours
triomphant, mais on ne peut pas l’éliminer car c’est une chose vitale ; cependant il doit être
contrebalancé par la communauté (pas le communautarisme dans le sens où on en parle
aujourd’hui), par le sentiment d’être dans une communauté, et je dirais aujourd’hui d’appar-
tenir à la communauté humaine planétaire.
Autre question écrite : Les femmes n’ont-elles pas une place spécifique dans la reconquête
de l’humanisme ?
Edgar Morin - C’est certain, parce que là aussi, dans la plupart des civilisations qui ont été
étudiées, le rôle de la femme a été diminué. Et surtout dans mes civilisations préférées, les ci-
34 vilisations méditerranéennes, malheureusement cette chose pesait et pèse encore. Alors que
le mouvement d’émancipation s’est beaucoup plus développé dans les pays anglo-saxons et
nordiques. Il y a eu une première étape du mouvement de la reconnaissance des femmes que
l’on peut appeler le « Beauvoirisme », qui affirmait « nous sommes les égales des hommes »
mais le Beauvoirisme ignore la singularité, la spécificité des femmes. Ce n’est que lorsqu’il
y a eu le mouvement de libération des femmes après 68 que ce mouvement a dit : « nous
sommes différentes des hommes, mais nous devons avoir les mêmes droits ». Et je crois que,
si ce mouvement a eu aussi des excès, il est dans la voie juste. D’ailleurs il y a des mesures
comme des mesures de parité qui sont très utiles. Ce qui se passe aujourd’hui c’est que nous
avons un processus, où les femmes acquièrent des compétences réservées anciennement
aux hommes, notamment dans les métiers traditionnels, et que les hommes de leur côté
ont des pratiques qui étaient réservées aux femmes, comme donner le biberon aux bébés,
Un participant - Vous décrivez une crise qui est inédite par son ampleur, par sa nature, par
sa gravité, et vous semblez dire que c’est une civilisation qui n’arrive pas à naître, qui en est
un peu la cause et vous décrivez deux pensées mystiques qui sont reliées à cette discipline.
Estimez-vous que la pensée non utilitariste, ou anti-utilitariste, est la (seule) façon de ré-
pondre à cette crise systémique ?
Un participant - Vous avez parlé des communautés, on sait très bien aussi quelle est leur
difficulté pour s’organiser. Je me demande si Internet, avec ses réseaux sociaux, peut être
une force pour s’auto -organiser, pour aller dans le sens que vous souhaitez ?
Un participant - - Je rapprocherai cette question de celle-ci : Que pensez-vous de la fusion
possible entre le cyberespace et l’espèce humaine ?
Un participant - Vous avez parlé de la capacité d’émerveillement qui peut donner lieu à
la capacité de se révolter. Est-ce que vous pourriez nous dire, à propos de cette capacité, si
vous pensez qu’elle est transmissible, notamment par l’éducation. Pouvons-nous l’inoculer
aux élèves et aux enfants ?
Edgar Morin - Pour Internet et le numérique, je pense qu’il y a des aspects extrêmement
positifs et pas seulement sur le plan technique. Je sais que personnellement je travaille bien
mieux avec les traitements de texte sur l’ordinateur qu’avec un papier et un crayon, je peux
mieux corriger. Et je sais que les e-mails, les téléphones portables, me permettent de com-
muniquer avec les gens que j’aime dans les autres continents : d’ailleurs je connais une étu-
diante brésilienne qui fait une thèse qui s’appellera « amour.com ». Donc il y a beaucoup
d’aspects positifs. D’autre part la liberté via Internet permet de faire connaître des choses 35
qui seraient censurées, et il suffit même d’un mathématicien génial pour décoder des codes
secrets qui peuvent se trouver au cœur des États, (c’est l’histoire d’Assange). Par contre, ce
système permet aujourd’hui aux États de contrôler les moindres faits et mouvements des
individus. Tout ce système qui a augmenté les capacités de liberté et les possibilités de com-
munication et de compréhension, a aussi augmenté les possibilités d’oppression, de contrôle
et de dictature. Il est certain que si Staline et Hitler avaient eu ces moyens-là, cela leur aurait
été très utile. Il y a aussi la possibilité d’inhiber le système, comme en Chine actuellement,
mais cela dit, je suis très sensible aux aspects positifs d’Internet, et sans aller à l’euphorie
totale, je pense que c’est très bien, et même que l’accès à des connaissances, c’est très bon.
Là-dessus, du point de vue de l’éducation je ne pense pas que Google doive remplacer le
professeur, je pense que l’on a toujours besoin d’une présence physique concrète qui nous
donne l’élan. Mais par contre Google peut être un accessoire très intéressant.
PARCOURS 2012-2013
Sur la fusion possible du cyberespace et de l’espèce humaine, on y est déjà. Nous sommes
déjà dotés de plusieurs sortes de prothèse qui font partie de nous (bien que l’on puisse les
déposer), par exemple le téléphone mobile, l’ordinateur ce sont des sortes de prothèse, et il
y a ce que peut faire la chirurgie, comme le cœur artificiel…, tout cela nous montre que l’on
va vers une époque très curieuse, qui posera d’énormes problèmes.
Et pour finir, quel lien possible entre l’émerveillement et la révolte. Les deux sont-ils compa-
tibles ? Je l’ai dit : Tout d’abord je pense que tout être humain, tout enfant déjà, avec sa curio-
sité et ses besoins, possède une capacité d’émerveillement. La question c’est que l’on peut
favoriser cette capacité d’émerveillement. Je suis quelqu’un de tout à fait autodidacte pour
la musique, quand j’étais enfant, j’aimais les chansonnettes, j’aimais la musique populaire,
mais j’ai eu brusquement une révélation en écoutant pour la première fois la Symphonie Pas-
torale de Beethoven, un émerveillement m’a saisi. C’est pourquoi je crois beaucoup que les
grandes œuvres d’art, non seulement nous émerveillent mais nous aident à nous émerveiller.
C’est une capacité naturelle, qu’il ne faut pas atrophier. Par exemple Soljenitsyne, dans son
livre « La Roue rouge », raconte que Lénine, émigré en Suisse, a fait un jour avec ses amis
l’ascension du Cervin et qu’arrivé en haut, face à un paysage sublime, alors qu’on s’atten-
dait à ce qu’il exprime son admiration, a simplement dit « Ah ! Ces sociaux-démocrates ! ».
Donc on voit très bien qu’à ce moment-là, l’idéologie ou le fanatisme l’empêche de jouir
de la nature, et nous devons faire attention à tout ce qui nous empêche de jouir des beautés
naturelles. Par exemple, lorsque j’étais gamin, j’adorais à Paris les passages, ces passages un
peu fermés, mais j’ai vu après que les Surréalistes adoraient cela aussi, et j’ai compris que
la poésie nous aide à nous émerveiller. D’ailleurs je pense que la poésie nous aide à acquérir
une capacité de jouir de la beauté des choses, d’un vol de papillon, d’un beau visage, je pense
que c’est une qualité que l’on peut aider. Cela peut provenir de l’éducateur, des parents,
cela peut être l’ami, mais nous avons besoin que l’on nous aide à développer cette qualité
humaine. Je crois que cette capacité d’émerveillement devant les beautés de la vie est ce qui
m’aide à supporter les horreurs de la vie et qui m’aide à combattre des injustices.
Edgar Morin : Je répondrai d’abord à la dernière question. Les politiques tendent à être
de plus en plus enfermés dans leur monde, dans leurs appareils politiques, et quand ils ont
le pouvoir ils s’enferment dans le monde des experts qui les entourent, et des flatteurs qui
n’osent pas les contredire. C’est dans « Les Mille et une Nuits » que l’on voit le Calife
Haroun al-Rachid se déguiser et se mêler à la population pour savoir ce que pensent les gens,
mais jusqu’à présent aucun Président n’a décidé de se mettre en Jeans et de se balader en
ville pour voir un peu comment ça se passe.
Concernant le cinéma, ce qui se passe, c’est que des processus que l’on peut appeler de
projection et d’identification se produisent chez les spectateurs, notamment avec les person-
nages du film, et avec le personnage principal en particulier. Et cette identification fait qu’à
Autre question écrite : - Quelle est votre vision de la gestion actuelle de l’Europe ? (Ani-
mateur GREP : Peut être la question vient-elle de quelqu’un qui a lu votre tribune dans Le
Monde parue en janvier sur « Les experts » ?)
PARCOURS 2012-2013
Edgar Morin : On me fait jouer le rôle d’une encyclopédie ambulante ! Comme si j’étais
une pythie… Alors au début, je trouvais que l’Europe était un projet politico culturel destiné
à éviter ces guerres suicidaires, comme la deuxième mondiale qui l’aurait conduite à la mort
s’il n’y avait pas eu les Russes et les Américains. Il est évident que c’était une idée vitale.
D’autre part, en dépit de toutes les différences nationales, il y avait une histoire culturelle
commune, avec des échanges littéraires et scientifiques intenses. Cette idée s’est renforcée
car il y avait pas mal de petits pays et que l’on voyait la gigantesque Union Soviétique au
moment de la guerre froide.
Mais cette idée de faire une Europe politique a capoté dés le début parce qu’il y a eu la
résistance des nationalismes, notamment français, et ce fut l’échec de la communauté eu-
ropéenne de défense. L’échec politique a coïncidé avec le succès économique, à partir des
années 55, il y a eu un développement économique formidable, et l’instauration de la com-
munauté du charbon et de l’acier et des institutions économiques européennes ont conduit à
l’Euro, et a une Europe économique que l’on a crue très solide. Mais en même temps cette
Europe économique était restée un nain politique, et ce nain était d’autant plus impuissant
que cette Europe s’élargissait et qu’il n’y avait plus de possibilité d’une vision commune.
Lors de la guerre d’Irak, une partie des pays européens qui étaient autrefois soumis à l’Union
soviétique ont soutenu la guerre de Bush, en disant « nous sommes contre les dictateurs »,
alors que les pays de l’ouest européen, eux, étaient beaucoup plus réservés : souvenez-vous
du discours de Dominique Villepin. Donc l’Europe est devenue hétérogène, et puis on s’est
rendu compte qu’avec la crise, l’Euro commençait à plonger et risquait la désintégration
parce qu’on manquait d’institutions communes.
Et actuellement, dans le chaos le plus total, on essaye de bricoler des solutions pour gagner
du temps. Et quand on réussit à sauver l’Euro, on découvre maintenant qu’il est trop cher, ce
qui nous empêche de faire des exportations ! Il reste à fonder une base politique à l’Europe.
Si elle ne trouve pas cette base politique, elle va sombrer, si la crise continue.
Le 15 février 2013
Biographie sommaire
Edgar Morin, de son vrai nom Edgar Nahum, est né en 1921 à Paris, lui-même se déclare
libre penseur et « néo-marrane ». Il est fils unique et sa mère meurt lorsqu’il a 10 ans.
En 1941, il obtient une licence d’histoire et une licence de droit. Puis il entre dans la
résistance en 1942, et jusqu’en 1944 il y joue un rôle actif. Il y rencontre notamment
François Mitterrand. Il y prend le surnom de Morin qu’il gardera toute sa vie. Il se
rapproche puis s’éloigne du Parti Communiste, et en 1955 anime un Comité contre la
guerre d’Algérie.
Il entre au CNRS en 1950 et, en 1967, publie un des premiers essais d’ethnologie : « La
métamorphose de Plozevet »
Dans les années 60 il part en Amérique Latine, et en 1969 il est invité à San Diégo à
l’Institut Salk. Il y rencontre Jacques Monod, et il y conçoit les fondements de ce qui
va devenir sa « Méthode » à partir de « La pensée complexe ».
Aujourd’hui Directeur émérite de Recherches au C.N.R.S,
Il est Docteur Honoris Causa de vingt sept universités dans le monde.
Il a créé et préside l’Association pour la Pensée Complexe 39
Il soutient, depuis sa création en 2001, le Fonds Associatif Non-violence XXI
Il est
Prix Européen Viareggio International en 1969
Prix Média-Culture de l’Association des Journalistes Européens en 1972
Prix International Catalunya en 1994
Médaille d’Or de l’Unesco
Grand Officier du Mérite (Espagne)
Commandeur de la Légion d’Honneur (France)
Commandeur des Arts et de Lettres (France)
Grand officier de l’ordre du mérite
PARCOURS 2012-2013
Bibliographie sommaire d’Edgar Morin
« La Méthode » est son œuvre majeure (6 volumes au total)
Il est revenu sur son passé dans plusieurs ouvrages : « Auto-Critique » en 1959, « Vidal et les
Siens », sur son père, en 1989, et « Itinérances » en 2006
Il a publié récemment :