C. Petitmengin - L'Énaction Comme Expérience Vécue - 2006
C. Petitmengin - L'Énaction Comme Expérience Vécue - 2006
C. Petitmengin - L'Énaction Comme Expérience Vécue - 2006
Revue de
l'Association pour la Recherche
Cognitive
Résumé
Le point de vue en «première personne » peut-il contribuer à évaluer la pertinence de la théorie de l’énaction, selon
laquelle l’intérieur et l’extérieur, le connaissant et le connu, l’esprit et le monde, se déterminent l’un l’autre ? A partir d’une
exploration de la micro-structure dynamique de l’expérience vécue, nous tentons dans cet article d’apporter des pistes de
réponse à cette question.
Abstract
Enaction as Lived Experience. Can the «first person » point of view help in an assessment of the relevance of the theory
of enaction, theory in which the inside and the outside, the knower and the known, the mind and the world, determine each
other ? On the basis of an exploration of the dynamic micro-structure of lived experience, we suggest some means of
tackling this question.
Petitmengin Claire. L’énaction comme expérience vécue. In: Intellectica. Revue de l'Association pour la Recherche
Cognitive, n°43, 2006/1. Internalisme / externalisme. pp. 85-92;
doi : https://doi.org/10.3406/intel.2006.1333
https://www.persee.fr/doc/intel_0769-4113_2006_num_43_1_1333
Claire PETITMENGIN*
RESUME. Le point de vue en « première personne » peut-il contribuer à évaluer la
pertinence de la théorie de l’énaction, selon laquelle l’intérieur et l’extérieur, le
connaissant et le connu, l’esprit et le monde, se déterminent l’un l’autre ? A partir
d’une exploration de la micro-structure dynamique de l’expérience vécue, nous ten-
tons dans cet article d’apporter des pistes de réponse à cette question.
Mots clés : énaction, expérience vécue, explicitation, micro-genèse, neuro-phenomé-
nologie, première personne, prise de conscience, structure dynamique, transmodalité
ABSTRACT. Enaction as Lived Experience. Can the « first person » point of view
help in an assessment of the relevance of the theory of enaction, theory in which the
inside and the outside, the knower and the known, the mind and the world, determine
each other? On the basis of an exploration of the dynamic micro-structure of lived
experience, we suggest some means of tackling this question.
Key words: dynamic structure, enaction, explicitation, first person, lived experience,
micro-genesis, neuro-phenomenology, transmodality
*
Institut National des Télécommunications et Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée,
courriel : Claire.Petitmengin@int-evry.fr.
1
Varela et al. (1993) p. 35.
2
Par exemple dans le chapitre 8 qui y est consacré.
tions précises d’expériences vécues. Dans les textes plus tardifs où Francisco
Varela défend l’urgente nécessité pour les chercheurs en sciences cognitives de
disposer de méthodes rigoureuses de recueil de descriptions en première
personne, et contribue à leur développement3, le terme « énaction » apparaît
plus rarement. Mon but n’est pas ici d’essayer de comprendre l’évolution de la
pensée de Francisco Varela sur ce point, mais d’apporter quelques pistes de
réponse à la délicate question suivante, qui semble en germe dans la théorie de
l’énaction dès « L’inscription corporelle de l’esprit » : le processus de co-
émergence du « moi » et du « monde » peut-il être étudié du point de vue du
sujet, peut-il faire l’objet d’une expérience intime, concrètement vécue ?
1. DECRIRE LA STRUCTURE DYNAMIQUE DE L’EXPERIENCE VECUE
Dans notre expérience vécue la plus immédiate, la séparation entre intérieur
et extérieur, entre « moi » et « le monde » semble prédonnée. Les objets, les
autres, sont là-bas « au dehors », distincts de moi qui suis là, et de mes pensées,
perceptions et émotions qui semblent localisées « à l’intérieur ». Pouvons-nous
pourtant identifier une dimension de notre expérience où cette distinction est
moins nette, et y déceler une activité destinée à construire et à maintenir cette
fracture ? Pouvons-nous remonter en deçà de cette fracture et observer com-
ment elle se constitue ? Pour répondre à cette question, nous ne pouvons nous
contenter de réfléchir de manière abstraite sur les conditions de possibilité
d’une telle exploration. Il nous faut tenter concrètement, dans la poussière du
chemin et non sur la carte, l’aventure consistant à décrire la structure dynami-
que de l’expérience vécue.
Comment réaliser une telle description ? Quelles conditions, quel entraîne-
ment, quelle expertise requiert-elle ? La première condition requise est de
rompre avec la croyance naïve que l’accès à la conscience de son expérience
vécue est immédiat, et la description de cette expérience une activité triviale.
Être conscient de sa propre expérience est une expertise qui s’apprend. Notre
expérience la plus immédiate, celle que nous vivons ici et maintenant, nous est
en grande partie étrangère, difficilement accessible. En prendre conscience, et
a fortiori la décrire, suppose un travail intérieur, un entraînement particulier.
Le plus étonnant est que nous ne sommes pas conscients de ne pas être pleine-
ment conscients. Notre expérience étant ce qui nous est le plus proche, le plus
intime, nous n’imaginons pas qu’un travail particulier soit nécessaire pour en
prendre conscience, ce qui est le premier et le principal obstacle à cette prise de
conscience.
La deuxième condition est d’apprendre à stabiliser notre attention, ordinai-
rement extrêmement capricieuse. Il suffit pour s’en convaincre d’essayer de la
concentrer par exemple sur une image intérieure (ou même sur un objet exté-
rieur). Au bout d’un temps très court, quelques secondes au maximum, des
pensées surgissent, par exemple des souvenirs liés à l’image ou à l’objet qui
me sert de support, des commentaires sur l’expérience réalisée, ou des pensées
sans aucun rapport avec cette expérience. De plus, ces pensées vont tellement
m’absorber que je vais mettre un certain temps (parfois plusieurs minutes)
avant de prendre conscience que mon attention a quitté son support, que je suis
« parti ». Cette grande instabilité rend très difficile l’observation précise de la
structure de notre expérience, et a fortiori de sa structure dynamique : com-
3
Par exemple Varela (1996), Varela and Shear (1999a et 1999b), Depraz et al. (2003).
L’énaction comme expérience vécue 87
4
On trouvera la description de ces gestes et procédés dans Vermersch (1994 et 2000), Depraz et al.
(2003), Gendlin (1962). Petitmengin (2006a) en fournit une synthèse.
88 C. PETITMENGIN
lièrement brefs peut en outre être facilité par un accès à rebours, régressif, à
partir de la perception (ou du souvenir, de l’idée…) une fois stabilisée5.
Ce travail d’explicitation est considérablement facilité lorsque l’interviewer
s’adresse à un méditant expérimenté, rompu aux techniques du « calme men-
tal » et de la « vision pénétrante » (wamatha-vipawyana). Ces techniques de
méditation issues du bouddhisme indien permettent en effet, dans un premier
temps, d'apprendre à stabiliser son attention, et dans un deuxième temps, d'ob-
server le flux de son expérience subjective afin d'en découvrir la structure6.
Elles n’ont cependant pas pour vocation de produire une description verbale de
l’expérience, qui nécessite une expertise bien particulière, ou la médiation d’un
interviewer expert.
2. PREMIERES DESCRIPTIONS
Le recueil de descriptions de l’expérience subjective associée à l’émergence
d’une perception, d’un souvenir, d’une idée7, et dans le domaine pathologique,
d’une crise d’épilepsie8, puis l’analyse et la comparaison de ces descriptions,
m’ont amenée à découvrir les régularités suivantes.
La première découverte est que notre expérience subjective n’est pas un
brouillon, qu’elle possède une structure très précise, et que cette structure est
dynamique. Pour percevoir, mémoriser, imaginer, observer… nous réalisons,
ordinairement de manière entièrement pré-réfléchie, un ensemble d’opérations
très précises : transformations subtiles de la direction, de l’intensité, du rayon
et de la source de l’attention, modifications de la position de perception (allo-
centrée ou égocentrée), appréciation, comparaison, gestes intérieurs
d’alignement, d’ouverture, de poursuite, saisie, crispation, abandon, expansion,
rétractation, séparation, densification… Même l’expérience qui accompagne
l’émergence à la conscience d’une idée ou d’une image sous la forme d’une
« intuition », traditionnellement considérée comme imprévisible et instantanée,
est constituée d’une succession déterminée de gestes intérieurs d’une grande
précision.
La dimension profondément préréfléchie de notre expérience où se
déploient ces gestes et rythmes subtils possède une structure très différente de
sa structure plus superficielle. En premier lieu, la frontière entre les différentes
modalités sensorielles y est beaucoup plus perméable que dans notre expé-
rience consciente. Les submodalités sensorielles qui la caractérisent – le mou-
vement, l’intensité et le rythme – sont en effet transmodales, c’est-à-dire
qu’elles ne sont particulières à aucun sens mais transposables d’un sens à un
autre9 (par opposition par exemple à la température et à la texture qui sont
spécifiques au toucher, à la couleur qui est spécifique à la vue…). La transmo-
dalité de cette dimension a été reconnue par les quelques chercheurs qui l’ont
5
Pierre Vermersch (2000, pp. 294-297) décrit précisément un tel travail d'explicitation « à rebours » de
la perception d'un bruit.
6
On trouvera notamment une description de ces méthodes dans Wallace (1999). (Petitmengin, 2007)
propose une introduction à l’épistémologie dynamique du bouddhisme indien et donne de plus amples
références bibliographiques.
7
Petitmengin (2001; 2006b).
8
Petitmengin (2005).
9
Ces caractéristiques transmodales avaient déjà été repérées par Platon (Théétète 185a-186a) et Aristote
(De l’âme II, 6, 418 § 12 et 18-20), qui les dénommaient les « sensibles communs »
L’énaction comme expérience vécue 89
10
Par exemple dans Gendlin (1992).
11
Stern (1989).
12
Varela (1999, p. 15).
13
À ne pas confondre avec les affects catégoriels (ou discrets) que sont le bonheur, la tristesse, la
crainte, la colère, le dégoût, la surprise, et la honte.
14
Les travaux de Stern l’amènent à conclure cette capacité transmodale et le monde que le petit enfant
expérimente ne correspondent pas à une étape de son développement, qui serait ensuite abandonnée
pour laisser la place à d’autres modes de fonctionnement. Sous les perceptions, les émotions, les
pensées et les actions qui constituent notre expérience consciente, cette strate silencieuse reste active
tout au long de la vie, bien que généralement au dessous du seuil de la conscience.
15
Gallagher (2000, p. 15).
16
Gallagher, op. cit.
90 C. PETITMENGIN
17
Varela (1999, p. 15).
18
Gallagher (2000).
L’énaction comme expérience vécue 91
dépendance entre ces deux branches tardives de l’arbre, que sont le connaissant
et le connu, mais les différentes phases de leur déploiement conjoint. Quelles
sont les différentes étapes du processus par lequel les micro-dynamismes que
nous avons cru discerner s’amplifient, pour produire le monde fracturé dans
lequel nous nous mouvons habituellement, ou croyons nous mouvoir ?
Ce n’est pas parce que nous sommes ici partis d’une analyse de
l’expérience vécue, que pour tenter de répondre à ces questions, nous sommes
condamnés à rester enfermés dans la subjectivité. Nous n’adoptons pas une
position idéaliste ou subjectiviste, mais une perspective qui se situe en deçà de
la scission entre sujet et objet. Cette perspective n’exclut donc pas la possibilité
de rechercher la confirmation et l’affinement de données en première personne
par des données en troisième personne, dont le recueil pourra à son tour être
guidé et enrichi par les premières. Seule cette circulation entre les deux ver-
sants permettra de porter l’hypothèse de l’énaction jusqu’à son terme. Plus :
cette circulation même, en mettant en évidence « la dynamique d’élaboration
réciproque des versants phénoménologique et neurophysiologique »19, est déjà
une preuve de la validité de cette hypothèse, un exemple d’énaction en action.
La perspective énactive, en décloisonnant l’intérieur et l’extérieur, l’esprit et le
monde, restaure (ou instaure ?) la possibilité d’une circulation libre entre les
deux versants. Elle apporte aux sciences cognitives un espace, un grand souffle
d’air.
L’énaction n’est pas seulement une position épistémologique. Comme
Francisco Varela l’a souligné à maintes reprises, l’étude de nos processus
cognitifs, émotionnels, intersubjectifs… dans cette perspective génétique pour-
rait, en les éclairant d’une lumière nouvelle, avoir des incidences importantes
sur les plans éthique, pédagogique, et existentiel. Les tâches les plus urgentes
consistent à lever, au niveau académique comme au niveau individuel,
l’interdit qui empêchait jusqu’à présent le chercheur de faire référence à
l’expérience vécue, et à former une nouvelle génération de chercheurs experts
dans les techniques d’investigation en première personne de la conscience.
REFERENCES
Bitbol M. (2005). Une science de la conscience équitable. L’actualité de la neurophé-
noménologie de Francisco Varela, Congrès « Physique et conscience », Paris.
Depraz N., Varela F. et Vermersch P. (2003). On Becoming Aware: a Pragmatics of
Experiencing, Amsterdam, John Benjamins.
Gallagher S. (2000). Philosophical Conceptions of the Self: Implications for Cognitive
Science, Trends in Cognitive Sciences, vol. 3, n° 1, pp. 14-21.
Gendlin E. (1962). Experiencing and the Creation of Meaning, Northwestern Univer-
sity Press.
Gendlin E. (1992). Meaning Prior to the Separation of the Five Senses, in M. Stamenov
(éd.), Current Advances in Semantic Theory (Vol. 73 of the series “Current issues
in linguistic theory”), Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins, pp. 31-53.
Petitmengin C. (2001). L'expérience intuitive, avec la préface de Francisco Varela,
Paris, l'Harmattan.
Petitmengin C. (2005). Un exemple de recherche neuro-phénoménologique : l'anticipa-
tion des crises d'épilepsie, Intellectica, 40, pp. 63-89.
Petitmengin C. (2006a). Describing one's Subjective Experience in the Second Person,
an Interview Method for a Science of Consciousness, Phenomenology and the
Cognitive Sciences (à paraître).
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Bitbol (2005)
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