Cassien Institutions Livre5
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LIVRE V : DE L'INTEMPERANCE
Nous commençons, avec l'aide de Dieu, ce cinquième livre. Les quatre premiers ont
traité du règlement des monastères ; nous étudierons maintenant les moyens de combattre
les huit vices principaux, et nous comptons pour cela sur le secours de vos prières. Le
premier de ces vices est la gourmandise ou la concupiscence de la bouche ; le second,
l'impureté ; le troisième, l'avarice ou l'amour de l'argent ; le quatrième, la colère ; le
cinquième la tristesse ; le sixième, la paresse, qui est une lâcheté, un dégoût du coeur ; le
septième, la vaine gloire ; et le huitième, l'orgueil. En entreprenant cette tâche, ô
bienheureux évêque Castor, nous sentons que nous avons plus que jamais besoin de vos
prières, afin de bien rechercher d'abord la nature de ces vices, qui est si subtile, si cachée, si
obscure, d'en exposer ensuite clairement les causes, et d'indiquer enfin les meilleurs remèdes
pour nous en guérir.
2. Les causes des vices sont en nous, et nous avons besoin du secours de Dieu pour
les connaître
Les causes de ces passions sont faciles à reconnaître, lorsqu'elles nous sont expliquées par la
tradition des anciens ; mais sans cette lumière, nous les ignorons, quoiqu'elles soient en
nous et qu'elles y fassent de grands ravages. J'espère les exposer clairement, pourvu que vous
m'obteniez par vos prières que Dieu me dise, comme à Isaïe : « J'irai devant toi et j'humilierai
les puissants de la terre. Je briserai les portes d'airain ; j'arracherai les gonds de fer, et je
découvrirai des trésors cachés et le sens des mystères. » (Is 45, 2)
Si la parole de Dieu nous précède, elle humiliera d'abord les puissants de notre terre,
c'est-à-dire les passions que nous voulons combattre, ces passions dangereuses qui
prétendent dominer et tyranniser notre corps ; Dieu nous les fera vaincre en nous les
découvrant, en nous les faisant connaître.
Il brisera les portes de notre ignorance ; il arrachera les gonds du péché qui nous
séparent de la vraie science ; il nous introduira dans les secrets de nos mystères, et il nous
montrera par sa lumière, comme dit l'Apôtre : « ce qui est caché dans les ténèbres ; il nous
manifestera toutes les pensées de nos coeurs. » (1 Co 4, 5).
Les yeux de notre âme pénètreront facilement les épaisses ténèbres des vices, et nous
pourrons les expliquer, les montrer au grand jour. Nous en dévoilerons la nature et les causes
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à ceux qui les ignorent, ou qui en souffrent déjà. Nous traverserons, selon la parole du
Prophète, le feu des vices qui brûle si cruellement nos âmes (Ps 65, 11), et nous pourrons
bien vite l'éteindre dans les eaux des vertus ; nous serons guéris par cette rosée céleste, et la
pureté de notre coeur nous fera goûter le repos de la perfection.
4. Excellent avis de saint Antoine sur les vertus spéciales que nous devons étudier en
chacun
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tous, le trouver dès maintenant dans les vertus particulières de tous, quoiqu'il ne soit pas
encore complètement en chacun par leur perfection. La vie religieuse n'a qu'un seul but ;
mais nous tendons cependant à Dieu par des voies différentes, comme nous le verrons plus
au long dans les Conférences des Pères (Conférences 1, 18, 19). Nous devons demander les
règles de la discrétion et de la continence à ceux dans lesquels nous voyons briller davantage
ces vertus par la grâce du Saint Esprit. Ce n'est pas que nous pensions qu'un seul ne puisse
posséder tous ces dons que Dieu partage entre plusieurs ; mais pour ceux que nous pouvons
acquérir, nous cherchons à imiter ceux qui les possèdent le plus parfaitement.
Il est difficile de garder pour le jeûne une règle uniforme, car la force du corps est
variable dans tous les hommes, et ce n'est pas avec l'âme seulement qu'on pratique
l'abstinence, comme les autres vertus. L'énergie de la volonté ne suffit pas, il faut aussi que la
santé le permette. Voici la tradition à sujet : le moment du repas, la quantité et la qualité des
aliments doivent varier selon la santé, l'âge ou le sexe. Chacun cependant doit avoir pour
règle le désir de se mortifier et de vaincre sa volonté. Tous ne peuvent pas jeûner une
semaine entière, ni même deux ou trois jours. Beaucoup, à cause de leurs infirmités ou de
leur vieillesse, ne sauraient sans souffrir attendre, pour manger, le coucher du soleil ; tous ne
peuvent se contenter de quelques légumes à l'eau, de quelques plantes sans assaisonnement
ou de pain sec. Quelques-uns mangent deux livres de pain sans inconvénient, tandis que
d'autres ne peuvent en supporter une livre ou même six onces. Mais tous, malgré ces
différences, suivent une seule règle, celle de ne jamais dépasser leurs besoins et de ne pas
céder à la gourmandise. Ce n'est pas seulement la qualité, mais aussi la quantité qui émousse
la vigueur de l'âme. L'esprit s'appesantit avec la chair par l'excès de la nourriture, qui allume
malheureusement en nous le foyer de tous les vices.
Quels que soient les aliments qu'on prenne, leur abondance est toujours un principe
d'impureté, parce que l'âme accablée sous le poids de la nourriture ne peut plus se gouverner
avec discrétion. Il n'y a pas que l'excès du vin qui enivre ; tout autre abus dans les repas
trouble la vue de l'âme et lui fait perdre le bonheur de la contemplation. Ce n'est pas le vin,
mais le pain qui fut la cause des crimes et de la ruine de Sodome. Écoutez les reproches que le
Seigneur fait à Jérusalem par son prophète : « Quel péché a commis Sodome, ta soeur, si ce
n'est d'avoir mangé son pain avec trop d'abondance » (Éz 16, 49). Et cet excès a fait naître dans
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la chair les ardeurs coupables que la Justice divine a punies par une puis de soufre et de feu
(Gn 19, 24).Si, pour avoir mangé du pain, les habitants de Sodome sont tombés dans de si
grands malheurs, que devons-nous penser de ceux qui abusent du vin et de la viande en
bonne santé, et ne s'en servent pas pour soutenir leur faiblesse, mais pour satisfaire les
caprices de leur gourmandise ?
Rien n'est plus vrai et plus sage que la doctrine des Pères qui fait consister le jeûne et
l'abstinence dans la mesure et la privation, et qui leur donne pour règle générale de prendre
seulement ce qui est nécessaire pour soutenir le corps, sans jamais satisfaire complètement
notre désir. Celui qui est malade pourra, de cette manière, pratiquer aussi bien la vertu que
les plus sains et les plus robustes, s'il se refuse rigoureusement ce qui lui plairait, lorsque sa
santé ne l'exige pas. L'Apôtre a dit : « Ne soignez pas votre chair selon ses désirs. » (Ro 13,
14). Il ne défend pas le soin général qu'on doit prendre de son corps, mais seulement la
satisfaction de ses désirs. Il interdit la recherche de ses jouissances sans condamner ce qui est
nécessaire pour soutenir la vie. Il réprouve une condescendance qui pourrait nous entraîner
à des tentations dangereuses ; mais il autorise des soins sans lesquels notre corps, affaibli par
notre faute, devient incapable de remplir nos devoirs et nos exercices spirituels.
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On doit moins juger l'abstinence par l'éloignement des repas et la qualité des
aliments que par le témoignage de sa conscience. Chacun ne pratique la tempérance
qu'autant qu'il lutte contre les convoitises de son corps. Il est certainement utile d'observer
les jeûnes que la règle impose ; mais nous ne les pratiquons pas parfaitement, si nous ne
sommes pas sobres au repas du soir. Si nous mangeons beaucoup, après un long jeûne, nous
nous serons fatigués pendant quelques heures sans acquérir la chasteté que donne
l'abstinence. La pureté de l'âme vient des privations du corps. Celui-là ne peut conserver
une continence parfaite qui se contente d'une tempérance passagère ; et même on peut dire
que ceux qui mangent trop après des jeûnes rigoureux, se laissent aller plus facilement au
vice de gourmandise. Il vaudrait mieux prendre, tous les jours, un repas raisonnable que de
jeûner longuement et avec excès. Une abstinence exagérée, non seulement affaiblit notre
esprit, mais nous rend incapables de prier par l'épuisement de notre corps.
11. La concupiscence de la chair ne peut être éteinte que par la destruction de tous
les vices
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résister à un ennemi plus puissant, lorsqu'on ne peut triompher d'un plus faible dans des
combats moins dangereux ?
Toutes les vertus, malgré leurs noms et leurs caractères différents, ont une même
nature, comme la substance de l'or reste la même, quels que soient le nombre et la variété
des ouvrages auxquels le talent de l'orfèvre l'emploie. Aussi celui qui pèche contre une de ces
vertus n'en possède aucune parfaitement. Comment croire qu'un homme a éteint les ardeurs
de la concupiscence, qui viennent autant des penchants du corps que du dérèglement de
l'âme, lorsqu'il ne peut calmer les mouvements de la colère qui bouleversent son coeur ?
Comment penser qu'il réprimera les tentations de la chair, lorsqu'il ne sait pas même
triompher de l'orgueil ? Comment s'imaginer qu'il foulera aux pieds les désirs coupables qui
naissent en nous, lorsqu'il ne peut se détacher ce l'amour des richesses qui est cependant
étranger à notre nature ? Comment vaincre dans cette guerre acharnée de nos sens, lorsqu'il
ne peut pas même guérir sa tristesse ? Une ville a beau être défendue par de hautes murailles
et par des portes solides ; il suffit d'une petite entrée, livrée par trahison, pour la perdre.
Qu'importe à l'ennemi d'y pénétrer par les murailles et les portes toutes grandes ouvertes, ou
par un souterrain, pourvu qu'il s'y rende maître !
Celui qui lutte dans l'arène, ne sera couronné que s'il a bien combattu (2 Tim 2, 5).
Et celui qui désire éteindre les désirs naturels de la chair, doit d'abord surmonter les vices qui
sont en dehors de notre nature. Si nous voulons, en effet, éprouver la vérité de ce que dit
l'Apôtre, nous devons connaître, avant tout, les lois et la règle de ces luttes publiques, afin
que nous puissions comprendre, par la comparaison qu'il emploie, les enseignements qu'il a
voulu nous donner pour nos combats spirituels.
Dans ces combats, où, selon l'Apôtre même, les vainqueurs n'obtiennent qu'une
couronne corruptible, celui qui aspire à cette gloire et aux privilèges qu'elle donne, doit,
avant de subir les dernières épreuves, montrer, dans les jeux Olympiques, comment il s'est
exercé, et la force acquise pendant ses premières années. C'est là que les jeunes gens qui
désirent suivre cette carrière, se soumettent au jugement de celui qui préside ces jeux, et aux
suffrages du peuple entier pour savoir s'ils sont dignes d'être admis comme athlètes.
On examine d'abord avec soin si celui qui se présente n'a aucune tache dans sa vie et
s'il n'a jamais porté le joug de l'esclavage, ce qui le rendrait indigne de cette profession et de
la compagnie de ceux qui l'embrassent. On voit ensuite s'il donne des preuves suffisantes de
sa force et de son adresse, et si, en luttant avec ceux de son âge, il peut les égaler par sa
vigueur et sa constance. C'est après avoir ainsi lutté avec des jeunes gens qu'il lui est permis
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de se mesurer avec des hommes mûrs et formés par une longue expérience ; et quand il a
prouvé, dans bien des luttes, que non seulement il peut les égaler en mérite, mais remporter
même sur eux la victoire, il est admis enfin à ces combats suprêmes que se livrent les
vainqueurs qui ont remporté déjà bien des couronnes. Comparons maintenant à ces
combats du monde les combats spirituels que nous avons à soutenir, afin de bien
comprendre l'ordre et la règle.
Il faut d'abord montrer que nous sommes libres de l'esclavage de la chair, car tout
homme est esclave de celui qui l'a vaincu (2 P 2, 19), et quiconque commet le péché est
esclave du péché (Jn 8, 34). Lorsque celui qui préside aux combats reconnaîtra que nous
sommes exempts des souillures honteuses de la concupiscence, et que l'esclavage de la chair
ne nous rend pas indignes des jeux Olympiques, c'est-à-dire des luttes contre les vices, nous
pourrons alors combattre contre nos égaux, c'est-à-dire contre toutes les passions de l'âme.
Mais il serait impossible à celui qui cède à la gourmandise, de soutenir les combats de
l'homme intérieur. Comment celui qui succombe à la moindre attaque, serait-il digne de
résister à des dangers plus redoutables.
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bitume, et la grâce de Dieu, qui descendra sur nous comme une douce rosée, apaisera toutes
les ardeurs de la concupiscence de la chair.
Ce seront nos premiers combats et comme nos jeux Olympiques. Nous
commencerons à vaincre la gourmandise par le désir de la perfection. La contemplation du
bien véritable, non seulement nous fera mépriser les aliments superflus, mais elle nous fera
prendre avec crainte ceux qui sont nécessaires à notre corps, parce qu'ils peuvent nuire à la
pureté. Nous devons régler toute notre vie, en pensant que le temps qui nous éloigne le plus
des choses spirituelles, est celui que nous sommes forcés de donner aux besoins de notre
corps. Lorsque nous subissons cette nécessité, faisons-le pour vivre et non pour satisfaire nos
désirs, et hâtons-nous de nous y soustraire comme à un obstacle à nos saints exercices.
Nous ne pourrons jamais repousser les tentations de la gourmandise, si notre âme ne
trouve pas, en s'appliquant à la contemplation divine, une joie plus grande dans l'amour des
vertus et dans la beauté des choses célestes. Celui qui méprise comme périssables les choses
présentes et qui regarde sans cesse celles qui sont immuables et éternelles, pourra déjà goûter
en lui-même, quoiqu'il soit encore dans une terre fragile, le bonheur qui l'attend au ciel.
Quand quelqu'un veut mériter le prix offert à ses efforts, il ne cesse de fixer le but que
sa flèche doit atteindre. Il sait la gloire qui l'attend, et ses yeux ne se détournent sur aucun
autre objet. Il ne voit que le point qu'il faut toucher pour obtenir la récompense. Il en est de
même de la palme promise à la vertu ; ce serait s'exposer à la perdre que d'en détacher un
instant son regard.
16. Il faut, comme aux jeux d'Olympie, vaincre sa chair pour obtenir une gloire
supérieure
Lorsque cette vue de Dieu nous a fait surmonter la gourmandise, et que nous
n'avons pas été déclarés esclaves de la chair, ou souillés de quelques vices, nous serons jugés
dignes de passer à des combats plus nobles et plus difficiles. Cet essai de nos forces fera croire
que nous pouvons lutter contre des ennemis spirituels plus terribles, contre ces puissances
qui attaquent seulement ceux qui sont déjà vainqueurs.
Le moyen le plus assuré de triompher dans ces combats est de détruire d'abord tous
les désirs de la chair. Celui qui ne combattra pas bien, comme dit saint Paul, ne pourra rester
dans l'arène ni mériter la couronne et la grâce de la victoire. Si nous étions vaincus dans ce
premier combat, il serait évident que nous sommes encore les esclaves de la chair, et comme
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nous n'aurions pas donné des preuves de notre liberté et de notre force, nous serions exclus
avec honte des grands combats spirituels, car celui qui commet le péché est esclave du péché
(Jn 8, 34). L'Apôtre nous dirait comme aux fornicateurs : « Votre tentation n'a été qu'une
tentation humaine » (1 Co 10, 13). Nous ne sommes pas devenus assez forts, pour lutter
contre les puissances des ténèbres, si nous n'avons pas pu soumettre à l'esprit la chair qui lui
résiste. Ce n'est pas comprendre la parole de saint Paul que de n'y voir qu'un souhait :
n'ayez pas d'autres tentations que des tentations humaines. Il est évident que ce n'est pas un
souhait, mais un jugement ou un reproche qu'il exprime.
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frappe : si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui, et je mangerai avec lui,
et lui avec moi » (Ap 3, 20).
18. Des différents combats de l'apôtre saint Paul pour obtenir la couronne
L'Apôtre déclare bien avoir parcouru la carrière, lorsqu'il dit : « Je cours, mais non
pas au hasard. » Il exprime ainsi particulièrement le zèle, l'amour avec lequel il suivait le
Christ, de toute son âme, en chantant comme l'Épouse : « Nous courons après vous, à l'odeur
de vos parfums » (Cant 1, 3) ; et comme David : « Mon âme s'est attachée à vous » (Ps 62, 9).
Mais il déclare aussi avoir vaincu dans une sorte de combat, lorsqu'il dit : « Je combats et je
ne frappe pas en l'air, mais je châtie mon corps et je le réduis en servitude. » Et ceci regarde les
privations de la continence, le jeûne corporel et la mortification de la chair. Il montre qu'il a
combattu généreusement contre lui-même et qu'il n'a pas vainement dirigé contre son corps
les coups de l'abstinence, mais qu'il a triomphé dans la lutte en mortifiant son corps, et que
c'est en le châtiant avec les verges de la pénitence, en le brisant par les rigueurs du jeûne,
qu'il a fait remporter à l'esprit vainqueur la couronne immortelle et la palme incorruptible.
Remarquez l'ordre régulier de la lutte et admirez le succès de ces combats spirituels.
L'athlète du Christ a remporté la victoire sur la chair rebelle, il l'a foulée aux pieds et il
s'avance comme sur un char de triomphe. Il ne court point au hasard, puisqu'il a toujours
espéré qu'il entrerait bientôt dans la Jérusalem céleste. Et il combat par le jeûne et la
mortification, sans donner des coups en l'air, c'est-à-dire sans perdre les effets de sa
continence, puisqu'en châtiant son corps, il atteint les esprits qui le tourmentent. Aussi
l'Apôtre, après avoir vaincu dans tous ces combats et s'être enrichi de tant de couronnes,
peut bien lutter contre des ennemis plus puissants et s'écrier avec confiance, après ces
premières victoires : « Nous n'avons plus à lutter contre la chair et le sang, mais contre les
principautés et les puissances, contre les princes du monde des ténèbres, et contre les esprits de
malice répandus dans l'air » (Éph 6, 12).
L'athlète du Christ peut toujours, en cette vie, obtenir des palmes nouvelles ; mais
plus il remporte de victoire, plus ses combats deviennent difficiles. Lorsqu'il a soumis et
vaincu la chair, combien d'adversaires irrités de ses triomphes, combien de troupes ennemies
s'élèvent contre ce soldat victorieux de Jésus-Christ ! Dieu le permet pour qu'il n'oublie pas,
dans les douceurs de la paix, la guerre qu'il doit faire, et qu'il ne perde pas, en s'abandonnant
au repos, la récompense de ses efforts et de son courage.
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Si nous voulons, par nos progrès dans la vertu, aller de victoire en victoire, nous
devons suivre le même ordre dans nos combats et dire avec l'Apôtre : « Je combats et je ne
donne pas des coups en l'air, mais je châtie mon corps et je le réduis en servitude. » Et quand
nous aurons vaincu dans ce premier combat, nous pourrons dire aussi comme lui : « Nous
n'avons plus à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances,
contre les princes du monde des ténèbres, et contre les esprits de malice répandus dans l'air. »
Car nous ne pourrions jamais lutter contre eux, nous serions incapable d'entreprendre les
grands combats spirituels, si nous nous laissions vaincre par la chair et surmonter par la
gourmandise. L'Apôtre aurait raison de nous faire ce reproche : « Votre tentation n'est encore
qu'une tentation humaine. »
20. Le religieux doit, avant tout, observer exactement l'heure des repas
Le religieux qui désire livrer ces combats intérieurs doit d'abord s'imposer pour règle
de ne pas se laisser aller au plaisir de boire et de manger, et de ne jamais rien prendre hors le
réfectoire, avant ou après l'heure des repas de la communauté. Qu'il garde la même règle
pour le temps destiné au sommeil. Il faut éviter ces deux fautes avec le même soin que
l'impureté. En effet, celui qui ne sait lutter contre les tentations de la gourmandise,
comment pourrait-il éteindre les ardeurs de la concupiscence ? Celui qui ne peut réprimer
des passions qui sont petites et visibles, comment aurait-il la sagesse de vaincre celles qui
sont cachées et qui brûlent loin du regard des hommes ? Ce sont les passions et les désirs qui
montrent la force de l'âme, et lorsqu'elle se laisser surmonter par les plus faibles tentations,
comment triompherait-elle des plus fortes ? C'est à la conscience de chacun de le dire.
Notre adversaire n'est pas à craindre à l'extérieur. L'ennemi véritable est en nous-
même, et il nous y fait tous les jours une guerre redoutable. Quand nous l'aurons vaincu, ce
qui est au dehors ne nous opposera qu'une faible résistance, et tout sera bientôt tranquille et
soumis au soldat du Christ. Nous n'aurons rien à redouter au dehors, si en nous tout obéit à
l'esprit.
Ne croyons pas que la seule abstinence des choses matérielles puisse suffire à la
perfection du coeur et à la pureté du corps, si nous n'y joignons pas l'abstinence de l'âme.
L'âme aussi a des aliments qui lui nuisent, et quand elle en est trop chargée, elle n'a pas
besoin d'autre nourriture pour tomber d'elle-même dans l'impureté. La médisance est un de
ces aliments qui la tente. La colère en est un autre, et ce n'est pas le moins lourd. Elle s'en
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nourrit d'abord avec plaisir ; mais elle trouve dans sa douceur un poison mortel. L'envie est
un aliment qui corrompt l'âme par l'âcreté de son jus, et la rend misérable en lui montrant
sans cesse le bonheur d'autrui. La vaine gloire est un aliment qui lui plaît et la flatte quelque
temps, mais qui bientôt l'appauvrit et la dépouille de toute vertu, la rend stérile et incapable
de porter aucun fruit spirituel, tellement que non seulement elle perd tous les mérites de ses
anciens efforts, mais qu'elle s'expose encore aux plus grands malheurs. Tout désir déréglé,
tout égarement du coeur, est un aliment de l'âme, et lorsqu'elle s'en nourrit, elle se dégoûte
bien vite du pain céleste et de la bonne nourriture.
Lorsque nous nous abstenons de ces aliments dangereux, comme la vertu nous en
fait un devoir, nous pouvons profiter du jeûne de notre corps. Car la souffrance de la chair,
jointe à la contrition du cœur, est un sacrifice agréable à Dieu, et elle lui prépare en nous un
sanctuaire et une demeure très pure. Mais si notre corps jeûne et si notre âme se laisse aller à
de coupables convoitises, nos privations corporelles ne nous serviront à rien, puisque nous
serons souillés dans la partie la plus précieuse de nous-même, dans notre âme, par laquelle
nous devenons le temple du Saint Esprit ; car ce n’est pas une chair corruptible, mais c’est
un cœur pur qui devient la demeure de Dieu et le temple du Saint Esprit. Pendant que
l’homme extérieur jeûne, il faut que l’homme intérieur s’abstienne aussi des aliments qui
peuvent lui nuire ; c’est lui surtout qui doit être pur pour se rendre digne de recevoir le
Christ comme le recommande l’Apôtre : « C’est dans l’homme intérieur que le Christ doit
habiter pour la foi dans vos cœurs » (Éph 3, 17).
Nous devons donc bien comprendre que les privations du jeûne corporel ont pour
but de nous faire parvenir à la pureté du cœur. Elles deviendraient inutiles, si nous les
supportions toujours pour cette fin sans jamais l’atteindre, malgré tout ce que nous aurions
souffert. Il vaudrait mieux nous abstenir des aliments qui sont interdits à l’âme, que refuser
volontairement à notre corps une nourriture bien moins dangereuse. Les choses dont le
corps se nourrit sont de simples créatures de Dieu qui ne causent pas d’elles-mêmes le
péché ; mais les aliments dangereux de l’âme sont les médisances dont il est dit : « N’aimez
pas à médire, pour que vous ne soyez pas déraciné » (LXX 20, 13). Ce sont la colère et l’envie
dont parle Job : « La colère tue l’insensé, et l’envie fait mourir le faible » (Jb 5, 2). Remarquez
que celui qui se met en colère est traité d’insensé, et que l’envieux est appelé faible et petit.
N’est-il pas vraiment insensé, celui qui se donne volontairement la mort par les
emportements de la colère, et l’envieux en montre-t-il pas qu’il est faible et plus petit que
celui dont la prospérité le tourmente ?
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Il faut choisir non seulement les aliments qui apaisent le plus l’ardeur de la
concupiscence et qui l’explicitent le moins, mais encore ceux qui sont le plus faciles à
préparer, les moins chers et les plus convenables à l’usage des religieux. Il y a trois sortes de
gourmandises. La première nous fait devancer l’heure du repas fixée par la règle ; la seconde
nous fait manger avec excès toute sorte de nourriture ; la troisième nous fait rechercher des
mets plus délicats et plus nourrissants. Un religieux doit opposer à ces trois gourmandises
une triple résistance. Il doit attendre le temps fixé pour rompre le jeûne ; il ne doit pas
manger jusqu’à satiété ; enfin il doit se contenter des aliments les plus communs.
Tout ce qui se fait en dehors de la coutume et de l’ordinaire a toujours été regardé,
par nos Pères, comme entaché de vaine gloire et d’ostentation. Nous n’avons jamais vu ceux
qui brillent le plus par leur science et leur discrétion, et que la grâce de Jésus offre à notre
imitation comme des flambeaux éclatants, s’abstenir de pain, quoique la chose leur eût
semblé bien simple et bien facile. Nous avons remarqué, au contraire, que ceux qui dépassent
la règle et se privent de pain pour ne manger que des fruits et des légumes, n’étaient pas les
religieux les plus recommandables, et n’avaient pas reçu le don de science et de discrétion.
Les anciens disent que non seulement un religieux ne doit pas prendre une
nourriture différente de celle des autres, de peur que son abstinence, connue de tous, ne soit
inutile et viciée par la vaine gloire, mais encore qu’il n’a pas besoin de faire connaître ses
jeûnes ordinaires et qu’il doit les cacher autant que possible. Lorsqu’il vient, par exemple,
des frères nous visiter, il vaut mieux pratiquer la charité et l’hospitalité, que montrer une
fidélité scrupuleuse dans son abstinence. Ce n’est pas notre volonté, notre avantage et notre
zèle qu’il faut consulter, mais il faut chercher et faire avec empressement ce que réclament le
bien-être et les besoins du frère qui nous visite.
24. Les solitaires d’Égypte rompent le jeûne pour ceux qui arrivent
Lorsque nous fîmes le voyage de Syrie, en Égypte, pour nous instruire auprès des
solitaires, nous admirâmes avec quelle cordialité on nous recevait partout. On ne faisait pas
comme dans les couvents de Palestine, où l’on attendait, pour nous faire manger, l’heure de
rompre le jeûne, excepté le mercredi et le vendredi, qui étaient des jours privilégiés ; mais dès
que nous arrivions, on servait le repas. Comme nous interrogions un des Pères sur cette
facilité avec laquelle ils rompaient le jeûne ordinaire : « Je puis, dit-il, toujours jeûner, quand
je suis seul ; mais je ne puis vous avoir toujours avec moi, car vous devez bientôt nous
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quitter. Le jeûne sans doute est utile et souvent nécessaire, c’est cependant une offrande que
nous faisons librement, tandis que remplir les devoirs de la charité, est un précepte formel et
absolu. Je reçois en vous le Christ même, et je dois bien le traiter. Après votre départ, il me
sera facile de compenser par un jeûne plus sévère l’adoucissement que je me suis permis à
cause de lui. Les enfants de l’Époux « ne peuvent jeûner quand l’Époux est avec eux ; mais
quand il les aura quittés, ils pourront jeûner » (Lc 5, 34).
25. De la tempérance d’un solitaire qui se mit six fois à table sans satisfaire sa faim
Un des solitaires qui me recevait m’invitait à manger encore un peu, et comme je lui
répondais que je ne pouvais plus le faire : « Et moi, dit-il, voilà six fois que je me mets à table
pour recevoir des frères, et je prends quelque chose pour les encourager. Cependant j’ai
encore faim, et vous qui mangez pour la première fois, vous dites que nous ne pouvez déjà
plus rien prendre. »
Nous vîmes un autre solitaire qui nous assura n’avoir jamais pris de nourriture seul.
Lorsque aucun de ses frères n’était venu à sa cellule pendant les cinq premiers jours de la
semaine, il restait sans manger jusqu’à ce qui allât, le samedi ou le dimanche, à l’église. Il
ramenait alors quelque étranger et prenait avec lui son repas, non pas tant pour satisfaire aux
besoins de son corps, que pour remplir à l’égard de son frère les devoirs de la charité. Ces
saints solitaires rompent sans scrupule le jeûne ordinaire pour recevoir ceux qui les visitent ;
mais après leur départ, ils compensent par une abstinence plus grande le repas qu’ils ont fait
en leur honneur, et ils se mortifient, non seulement en prenant moins de pain, mais en
diminuant aussi de beaucoup leur sommeil.
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29. D’un solitaire qui ne dormait jamais pendant les entretiens spirituels, et qui
dormait dès qu’on parlait des choses frivoles
Nous vîmes aussi un vieillard, nommé Machète, qui demeurait assez loin de tous ses
frères. Il avait obtenu de Dieu, par ses persévérantes prières, la grâce de ne jamais s’endormir
pendant les entretiens spirituels, quelque longs qu’ils fussent, le jour et la nuit ; mais
quelqu’un commençait-il à dire quelque parole inutile, il s’endormait sur le champ, et aucun
discours coupable ne souillait ainsi ses oreilles.
Ce vieillard, pour nous apprendre à ne juger personne, nous dit qu’il avait autrefois
reproché trois choses à ses frères : de se faire couper la luette qui les gênait, d’avoir une
couverture dans leurs cellules, et de bénir de l’huile pour les personnes du monde qui en
demandaient ; mais qu’il avait fait lui-même ce qu’il avait reproché aux autres. « J’ai eu, nous
dit-il, la luette si malade qu’il a fallu céder à la force de la douleur ainsi qu’aux conseils de
mes supérieurs, et permettre qu’on me fît l’opération. Cette infirmité me contraignit à avoir
une couverture ; et je fus obligé enfin de bénir de l’huile et de la donner à ceux qui m’en
demandaient : c’est ce que j’avais le plus en horreur, parce que je supposais que cet acte avait
pour principe une grande présomption ; mais je me trouvai tout à coup tellement entouré et
pressé par des hommes du monde, que je ne pus m’en débarrasser qu’en cédant à leur
violence, et en faisant le signe de la Croix sur un petit vase qu’ils me présentaient ; il crurent
leur huile bénite et me rendirent enfin ma liberté. Ceci me prouva qu’un religieux tombe
souvent pour les mêmes causes dans les fautes qu’il se permet de reprocher aux autres. Il faut
que chacun se juge lui-même et veille avec grand soin sur toutes ses actions, sans examiner
les discours et la conduite des autres. C’est ce que nous recommande l’Apôtre : « Mais vous
pourquoi vous juger votre frère ? C’est pour son maître qu’il est ferme ou qu’il tombe » (Ro 14,
10). Et notre Seigneur a dit : « Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugé. Comme vous
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aurez jugé, vous serez jugé vous-même » (Mt 7, 1). Outre cette raison, il est encore
dangereux de juger les autres. Nous les blâmons parce que nous ignorons la contrainte ou les
motifs qui les font agir, et qui les excusent ou les justifient même devant Dieu. Nous les
avons jugés témérairement et nous commettons ainsi un grand péché, en n’ayant pas les
sentiments que nous devrions avoir pour nos frères.
31. Reproches aux religieux qui sommeillent quand on parle de Dieu, et qui
s’éveillent en entendant des fables
Le même solitaire nous montra à quel point le démon est l’inspirateur des discours
frivoles et l’ennemi déclaré des entretiens spirituels. Comme il traitait des sujets pieux et
importants avec quelques frères, et qu’il les voyait tomber dans un assoupissement profond
sans pouvoir chasser de leurs yeux le sommeil, il se mit tout à coup à leur raconter une fable ;
ils s’éveillèrent aussitôt et l’écoutèrent avec l’avidité et plaisir. Il leur dit alors en gémissant :
« Jusqu’à présent nous avions parlé des choses célestes, vos yeux se fermaient et vous étiez
accablés de sommeil ; mais je vous ai raconté une fable, et vous voici bien éveillés. Cedi doit
vous faire connaître celui qui combat nos entretiens spirituels et qui inspire de semblables
frivolités. N’est-ce pas évidemment celui qui se plaît toujours au mal et nous pousse sans
cesse aux discours inutiles pour combattre les bons ? »
32. Lettres brûlées avant de les lire pour conserver la paix de l’âme
Je pense qu’il faut aussi rapporter l’acte d’un religieux qui cherchait sans cesse à
purifier son coeur et s’appliquait tout entier à contempler les choses divines. Il y avait
quinze ans qu’il était dans la solitude, lorsqu’on lui apporta beaucoup de lettres de son père,
de sa mère et d’un grand nombre d’amis qui habitaient la province du Pont. Il reçut ce gros
paquet et réfléchit longtemps en lui-même : combien, se dit-il, cette lecture va faire naître en
moi de pensées qui me causeront une joie vaine, ou une tristesse stérile ! Combien de fois le
jour le souvenir de ceux qui m’ont écrit détournera-t-il mon âme de la contemplation qu’elle
recherche ! Et, après, que de temps il me faudra pour sortir de ce trouble, que de peine pour
retrouver ma tranquillité perdue, si, une fois que mon esprit sera captivé par cette lecture, je
me mets à me rappeler le visage et les paroles de ceux qui j’ai quittés depuis longtemps, si je
m’imagine les voir, et habiter encore avec eux ! Que me servira de m’en être séparé
corporellement, si mon coeur veut les rejoindre ? Celui qui est mort en renonçant au
souvenir de ce qu’il a laissé dans le monde, n’y retourne-t-il pas en le faisant revivre ?
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Après avoir bien réfléchi, il décida que non seulement il ne lirait pas une seule lettre,
mais qu’il n’ouvrirait pas même le paquet, de peur qu’en voyant le nom ou en se rappelant le
visage de ceux qui lui écrivaient, il ne fût distrait un instant des saintes pensées qui
l’occupaient. Il jeta au feu le paquet tel qu’il l’avait reçu : « Allez, dit-il, pensées de ma patrie,
brûlez avec ces lettres et ne cherchez plus à me ramener aux choses que j’ai quittées ».
Nous avons aussi rencontré l’abbé Théodore, qui était autant remarquable par sa
science que par sa sainteté. Il excellait non seulement dans la pratique, mais dans la
connaissance des Écritures, et ce n’était pas par l’étude et par la littérature profane qu’il y
était parvenu ; c’était par la seule pureté du coeur. C’est à peine s’il pouvait comprendre et
dire quelques mots de la langue grecque. Comme il cherchait une fois l’explication d’une
question très difficile, il demeure sept jours et sept nuits en prière, sans se lasser jusqu’à ce
qu’il eût obtenu de Dieu la solution qu’il cherchait.
Le Saint Esprit ne nous a pas donné ces livres pour qu’ils restent obscurs et
inexplicables ; ce sont nos péchés qui en cachent le sens aux yeux de notre âme, et dès que
nous en sommes purifiés une simple lecture nous suffit souvent pour en avoir une parfaite
intelligence, sans avoir recours à une foule de commentaires ; les yeux de nos corps n’ont
besoin des leçons de personne pour voir, lorsque rien ne les obscurcit et ne les aveugle.
Toutes les variations et les erreurs qu’on trouve dans les commentaires viennent de ce que
leurs auteurs ne se sont pas assez appliqués, avant de les écrire, à purifier leurs coeurs : mes
défauts et les souillures de leur âme les conduisent à des interprétations différentes ou
contraires à la foi, et les empêchent de bien comprendre la lumière de la vérité.
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L’abbé Théodore vint, une nuit, me surprendre tout à coup dans ma cellule ; j’étais
seul alors et encore bien novice, et il voulait voir par bonté ce que je faisais. Il remarqua
qu’après l’office du soir, je pensais déjà à me reposer et à m’étendre sur ma natte. Il poussa un
profond soupir, et m’appelant par mon nom : « Frère Jean, me dit-il, combien, à cette heure,
s’entretiennent avec Dieu, l’attirent et le retiennent dans leur coeur ! Et vous vous privez
d’une si grande grâce, en vous abandonnant au sommeil ! »
Puisque les vertus de ces saints solitaires nous ont un peu écartés de notre sujet, il
faut que je rapporte encore un acte de charité qu’un religieux célèbre, Archebius, accomplit
à notre égard. Cet exemple d’ailleurs n’est pas déplacé dans ce livre ; il montrera que
l’abstinence devient plus pure et plus belle par son union à la charité. La privation est une
offrande agréable à Dieu, lorsqu’elle a pour but des oeuvres de charité.
Nous étions encore bien nouveaux dans la vie religieuse, lorsque nous vînmes des
monastères de Palestine à une ville d’Égypte, appelée Diolcos ; il y avait là un nombre
considérable de religieux qui vivaient de manière admirable, sous une règle très ancienne et
très sévère ; mais l’éloge qu’on nous fit d’un ordre de religieux plus parfaits nous donna un
extrême désir de les voir. C’étaient les anachorètes qui, après avoir vécu longtemps dans les
monastères et y avoir pratiqué la patience, l’humilité, la pauvreté et s’être purifiés de tous les
vices, pénétraient dans les solitudes les plus profondes, pour y livrer aux démons de plus
grands combats. Nous savions qu’il y avait de ces religieux près du Nil, dans un lieu qui est
borné d’un côté par le fleuve et de l’autre par la mer, et qui forme ainsi une île. Des solitaires
peuvent seuls y habiter, car le sel que contient le sol et la stérilité des sables n’y permettent
aucune culture. Nous avions hâte de les voir, et nous fûmes étonnés, au delà de toute
expression, des peines que l’amour de la solitude et de la contemplation leur faisait
supporter. Ils avaient tant de difficultés à se procurer de l’eau qu’ils la ménageaient avec plus
de soin que n’en met un avare à conserver et à épargner le vin le plus précieux. Il fallait faire
trois milles et plus, pour aller puiser au fleuve celle qui leur était nécessaire, et la fatigue du
voyage était doublée par les montagnes de sable qu’il fallait franchir.
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La vue de ces religieux nous donna le désir de les imiter. Le bienheureux Archebius,
le plus estimé de tous par sa charité, nous conduisit à sa cellule, et, dès qu’il eut connu notre
intention, il parut décidé à quitter cet endroit, et nous offrit sa cellule nous assurant qu’il
l’abandonnerait, lors même que nous ne devrions pas en profiter. Comme nous désirions
beaucoup y rester et que nous ne pouvions soupçonner la parole d’un homme semblable,
nous acceptâmes avec empressement, et nous prîmes possession de sa demeure et de tout son
petit ménage. Après nous avoir installés par cette pieuse ruse, il s’éloigna pendant quelques
jours pour préparer de quoi se faire une autre cellule, et il revint ensuite la bâtir avec
beaucoup de peine et de fatigues.Peu de temps après, d’autres solitaires étant venus et
désirant rester comme nous, il la leur donna avec tous ses meubles, en les trompant par la
même assurance ; sa charité ne se fatigua pas, car il eut bientôt à se construire une troisième
cellule.
38. Le même religieux acquitte, par le travail de ses mains, les dettes de sa mère
Je rapporterai encore un autre acte de charité de ce saint solitaire, pour que son
exemple apprenne aux religieux de nos provinces, non seulement à pratiquer
rigoureusement l’abstinence, mais encore à conserver fidèlement leurs affections légitimes.
Ce saint homme était d’une bonne famille ; il renonça, dès sa jeunesse, au monde et aux
parents qu’il aimait pour se réfugier dans un monastère, situé à quatre milles à peu près de la
ville dont nous avons parlé.Il y mena une vie si retirée, que pendant les cinquante ans qu’il
y passa, non seulement il n’alla pas une seule fois à la ville d’où il venait, mais que jamais il
ne vit le visage d’une femme, pas même celui de sa mère. Son père cependant mourut et
laissa une dette de cent pièces d’or. Il ne pouvait avoir aucune inquiétude à ce sujet,
puisqu’il avait renoncé à l’héritage paternel, mais il craignit que sa mère en ne fût
tourmentée par ses créanciers ; il pensa qu’il pouvait se relâcher des rigueurs évangéliques.
Lorsque ses parents étaient heureux, il semblait avoir oublié son père et sa mère ; mais il crut
devoir se souvenir de sa mère dans la peine, et la tendresse lui persuada devenir à son
secours, sans renoncer en rien à la règle qu’il s’était imposée.
Il garda, en effet, rigoureusement la clôture ; mais il demanda qu’on lui donnât trois fois plus
d’ouvrage qu’à l’ordinaire, et pendant tout une année, il travailla tant le jour et la nuit, qu’il
gagna à la sueur de son front de quoi payer ses créanciers et délivrer sa mère de tout
embarras. Il lui avait ôté le fardeau de sa dette, sans s’être déchargé lui-même de ses
obligations. Il lui avait donné cette preuve de tendresse en continuant ses austérités, et celle
qu’il semblait avoir reniée par amour du Christ, l’amour du Christ la lui fit de nouveau
reconnaître.
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Lorsque le frère Siméon, que nous aimions beaucoup, nous arriva d’Italie, il
n’entendait pas, pour ainsi dire, un mot de grec. Un des anciens l’accueillit charitablement
comme un étranger, et voulut cacher sa bonté sous l’apparence d’une dette qu’il acquittait.
Il lui demanda pourquoi il restait dans sa cellule sans rien faire, en disant que cette oisiveté,
comme le manque des choses nécessaires, devait être un obstacle à la persévérance ; car il
était persuadé que personne ne pouvait supporter les épreuves de la solitude, s’il n’aimait pas
gagner de ses propres mains sa nourriture. Siméon lui répondait qu’il était incapable de faire
ce que faisaient les autres frères, qu’il savait seulement copier les livres et qu’il était prêt à le
faire, si quelqu’un, en Égypte, avait besoin d’un manuscrit latin. Le religieux saisit l’occasion
de lui être utile sans l’humilier. « Grâce à Dieu, dit-il, cela se trouve à merveille. Depuis
longtemps je cherchais quelqu’un pour me copier les Epîtres de saint Paul en latin. J’ai à
l’armée un frère qui sait très bien cette langue, et je désire lui envoyer quelque chose des
saintes Écritures pour le bien de son âme ».
Siméon profita avec joie de l’offre qui lui était faite, comme si elle venait de Dieu
même, et le bon vieillard fut encore plus heureux de cacher ainsi sa charité. Il s’engagea
aussitôt, pour reconnaître son travail, à pourvoir à tous ses besoins pendant l’année, et à lui
fournir tous les parchemins et les instruments qui lui seraient nécessaires. Quand le livre fut
achevé, il ne put s’en servir, ou en tirer quelque avantage, car personne, dans le pays, ne
savait le latin ; mais il fut bien récompensé de son adresse charitable et de la dépense
considérable qu’il avait faite, puisqu’il avait donné à son frère ce dont il avait besoin pour
vivre, sans l’humilier par son aumône, en la lui faisant gagner par son travail, et qu’il avait
caché ses bienfaits en paraissant lui payer une dette véritable. Son mérite devant Dieu fut
d’autant plus grand qu’il nourrit non seulement un étranger, mais qu’il lui fournit encore
l’occasion et les instruments de son travail.
40. De deux jeunes solitaires qui se laissent mourir de faim, dans le désert, sans
toucher à des figues qu’ils portaient à un malade
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Schethé, où le bienheureux Paphnuce lui avait confié l’administration des biens temporels
de la communauté. L’abbé Jean s’empressa d’envoyer ces fruits à un vieillard qui était malade
dans une partie très éloignée du désert, et il les confia à deux jeunes gens. Ils avaient au
moins dix-huit milles à faire. Ils se hâtaient d’obéir, lorsqu’un épais brouillard leur fit perdre
le chemin qu’ils devaient suivre ; ce qui, dans cet endroit, arrive facilement aux plus anciens
solitaires. Ils errèrent pendant tout le jour et toute la nuit dans cette immense solitude, sans
pouvoir trouver la cellule du malade, et bientôt épuisés de fatigue, de faim et de soif, ils
tombèrent à genoux et rendirent leur âme à Dieu, en lui adressant des prières. On les
chercha longtemps à la trace de leurs pas, qui étaient imprimés sur le sable comme sur la
neige, ce qui arrive dans ces lieux jusqu’à ce que le vent, même le plus léger, couvre de
poussière les empreintes. On les trouva auprès des figues telles qu’ils les avaient reçues ; ils
étaient morts avant d’y toucher, aimant mieux perdre la vie que de violer en la moindre
chose l’ordre de leur supérieur.
41. Belle sentence de l’abbé Macaire. Un religieux doit observer l’abstinence comme
s’il devait vivre cent ans, et comme s’il devait mourir tous les jours
Nous terminons ce livre sur le jeûne et l’abstinence, par un enseignement bien utile
et bien remarquable de l’abbé Macaire. Il disait qu’un religieux devait jeûner comme s’il était
sûr de vivre cent ans, et qu’il devait réprimer les mouvements de l’âme, oublier les injures,
combattre la tristesse et mépriser les douleurs et les injustices, comme s’il avait à mourir le
jour même. La première pensée le rendra sage et prudent, lui faisant toujours garder la
régularité de son abstinence, sans lui permettre de tomber dans un fatal relâchement sous
prétexte de ménager sa santé ; la seconde lui donnera une force d’âme salutaire, qui non
seulement lui fera mépriser les choses heureuses du monde, mais qui le rendra fort à l’égard
des choses tristes et contraires, qu’il méprisera comme n’ayant nulle importance, parce qu’il
aura toujours les yeux de l’âme sur ce lieu où il peut aller à chaque instant.
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