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Peulh

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FIGURES PEULES

Collection (( Hommes et Sociétés


_.. ))

Conseil scientifique : Jean-François BAYART(CERI-CNRS)


Jean-Pierre CHRÉTIEN (CRA-CNRS), Jean COPANS (EHESS)
Georges COURADE ( I N )
Alain DUBRESSON (Université Paris-X)
Henry TOURNEUX (CNRS)

Directeur : Jean COPANS

Ouvragepublié duns le cadre


de 1 'Action concertée
Ministère de 1 !Enseignementsupérieur et de la Recherche,
Centre national de la Recherche scienti$que,
Institut de recherche pour le développement

KARTHALA sur intemet : http://www.karthala.com

Cartographie : AFDEC, Paris

Couverture : Jeune fille bocfaacfo (Suudu Suka'el) du Niger oriental.


Photo Brigitte Thébaud (juin 1984).

0Éditions KARTHALA, 1999


ISBN : 2-86537-983-3
SOUS LA DIRECTION DE
Roger Botte, Jean Boutrais et Jean Schmitz

Figures peules

Éditions KARTHALA
22-24, boulevard Arago
75013 PARIS
Remerciements

Depuis maintenant dix ans, le premier lundi de chaque mois, les


membres du Groupe d'études comparatives des sociétés peules (GRÉFUL)
se réunissent dans le cadre d'un séminãire consacré à la diaspora des
Ful6e, au rythme de deux ou trois exposés par séance. Chercheurs ou
. doctorants, ils représentent différentes disciplines des sciences sociales et
appartiennent à diverses institutions fiançaises (CNRS, EHESS, IRD,
INaLCO, Université Paris-X.. .) ou étrangères.
Parmi les thèmes traités lors de ce séminaire, les éditeurs du présent
ouvrage ont fait le choix de ces Figures peules, déclinées comme autant de
variations entre pastoralisme et centralisation étatique, pulaaku et islam,
servitude et liberté.. .
Que soient remerciés ici tous ceux qui, en participant au séminaire ou
en contribuant à ce recueil, ont initié une réflexion neuve, contradictoire
et sereine sur l'inventaire toujours à recommencer de 1'ccArchipel peuh.

R.B.,J.B.,J.S.
Aires peules étudiées
Préface

I. Un Peul peut en cacher un autre

Représentations

Le problème récurrent de l’origine des Peuls, autrefois érigée en imagerie


archétypale, aujourd’hui référent obligé des recompositions identitaires,
continue d’alimenter des systèmes de représentation largement déconnec-
tés du support matériel des sociétés contemporaines. De fait, tout se passe
comme s’il existait un invariant peul malgré la diversité avérée des situa-
tions ; comme si, par une espèce de pensée fondamentaliste, ni les
évidences ni les conjonctures historiques particulières ne pouvaient
influer sur ce symbole identitaire par excellence, le pulaaku ; comme si,
enfin, la fréquence de la relation maître-esclave n’avait pas importé au
sein même de nombre de ces sociétés une altérité fondamentale. C’est à
dissiper ces malentendus persistants que s’attachent les deux premiers
chapitres de cet ouvrage.
Christian Dupuy se demande ainsi dans quelle mesure l’archéologie
peut contribuer à l’histoire ancienne des Peuls. S’il est impossible - à
partir des connaissances actuelles sur la culture matérielle des Peuls -
d’assigner au document céramique une valeur de marqueur ethnique qui
puisse servir à la reconstitution de cette histoire ancienne, l’art rupestre du
Sahara, à l’inverse, représente un champ d’étude exceptionnel pour tenter
de retracer une ethnohistoire. Les gravures rupestres de l’Aïr et de l’Adrar
des Iforas permettraient de formuler une hypothèse nouvelle relative à la
migration des Peuls dans la boucle du Niger. En effet, les similitudes
entre stations sont trop nombreuses pour n’être que de simples conver-
gences iconographiques. I1 semble plus logique d y voir l’empreinte d’un
courant culturel auquel auraient été sensibles des sociétés de pasteurs
nomades.
De leur côté, Gilles Boëtsch & Jean-Noël Ferrié démontent le projet de
l’anthropologie physique qui consistait à mettre de l’ordre dans la percep-
tion de la diversité humaine en créant des taxinomies rigides ; c’est-à-dire
en établissant des distinctions systématiques à l’intérieur de l’espbce
humaine. Cette façon de penser la diversité humaine, pourtant critiquée
par Darwin, demeura dominante parce qu’elle correspondait à une repré-
sentation communément partagée selon laquelle un critère de différence
(physique) marquait à lui seul l’identité. Cette conception de l’identité
biologique des groupes humains fut aisément transportée dans le domaine
8 ROGER BOTTE,JEAN BOUTRAIS,JEAN SCHMITZ

<<culturel>> à l’occasion des distinctions ethniques établies, à la fois, par


1 administration coloniale et par les ethnologues. Les auteurs montrent
comment ce débat sur l’ethnogénie des peuples de l’Afrique, et notam-
ment les discussions sur l’origine des Peuls, a suscité la même émotion
scientifique et les mêmes problématiques tarabiscotées quela théorie sur
l’ethnogénie européenne des Berbères.
‘Vers 1850 le racisme scientifique triomphe (Cohen 1981 : 292-362) et
il se trouve en quelque sorte institutionnalisé par la fondation, en 1859, de
la Société d’anthropologie. Désormais, la thèse de la race se substitue à
celle du milieu comme cause essentielle de la diversité entre les hommes ;
elle sert aussi à interpréter l’histoire : ainsi la Révolution aurait représenté
la lutte entre les nobles Francs et les Gaulois plébéiens (Guizot) tandis
que l’histoire d’Angleterre et de ses divisions internes pourrait se lire à la
lumière des conflits raciaux qui opposaient Normands et Anglo-Saxons
(Augustin Thierry). La transposition en M i q u e de ces théories, l’idée que
les variations culturelles sont fonction des diverses races et de leurs parti-
cularités physiques, les préjugés concernant la pigmentation et l’existence
d’une norme universelle, la race blanche, d’une part et, d’autre part, la
singularité des Peuls aux yeux des Européens, conduisirent aux théories
les plus diverses et les plus aberrantes.
Dans un travail déjà ancien, mais toujours actuel, Thierno Diallo
(1972b) a parfaitement analysé ces théories, tantôt cohérentes et fort
sérieuses, tantôt fantaisistes voire fantasmagoriques. Rappelons quelques-
unes des parentés les plus invraisemblables attribuées aux Peuls : certains
ont vu en eux des Malais, des Pelasges, des Hyksos, d’autres encore ont
cru discerner des Romains, des Gaulois, des Tziganes, des Bretons.. . et
ainsi de suite. L’une des plus célèbres de ces théories en a fait des Juifs
(judéo-syriens) ; datée de la fin du X V I I I ~siècle, elle a été reprise par
nombre d’auteurs et, en particulier, par Maurice Delafosse.
Les traditions orales ou écrites recueillies auprès des Peuls s’articulent
pour la plupart autour d’une union entre Oqba, l’Arabe, et Tadjimaou, la
princesse juive - ou noire (d’ailleurs plus souvent noire que juive). Ces
deux personnages auraient engendré quatre enfants, les ancêtres des
quatre clans peuls : Barry (ou Sangare), Diallo (ou Kane), Sow (ou
Sidibe), Bah (ou Balde ou Diakhite). Or, Oqba (dont on peut penser qu’il
s’agit d’Oqba ben Nafi, conquérant arabe mort en 683), n’a pas dépassé
Kawar, au sud du Fezzan. En réalité, ces théories s’expliqueraient, selon
Thiemo Diallo, par le désir des Peuls devenus musulmans de remonter, en
se faisant Arabes, à une racine illustre. Ces traditions sont donc récentes
puisque la conversion des Peuls à l’islam est tardive par rapport à l’isla-
misation du Soudan médiéval.
De même, Robin Law (1984) a montré comment l’historien nigérian
Samuel Johnson utilisa des mythes islamiques revendiquant une ascen-
dance arabe afin d’affilier les Yoruba au monde biblique en faisant des
PRÉFÁCE 9

Coptes égyptiens leurs ancêtres. De son côté, Manchuelle (1995) démontre


comment Yoro Dyâo, dans ses Cahiers (1864)’ soutenait que les Wolofs
venaient originellement d’Égypte. Là encore, l’affirmation sert à asseoir
une légitimité islamique en établissant un lien avec le monde arabe. Quant
aux Peuls, selon la tradition futanke, c’est l’émigration venue d’Égypte
qui créa l’empire légendaire de Dya’ogo (le premier-empiredes Futanke) ;
celui-ci << comprenait des Blancs, des Romains et des Arabes, peut-être
même des Berbères >>. Selon Manchuelle, cette tradition, reprise dans les
Chroniques du Fouta sénégalais de Siré Abbaâs Soh et attribuant aux
Futanke une origine égyptienne, pourrait bien avoir été influencée par les
sources écrites européennes, notamment celles qui se réfèrent au << mythe
hamitique >>.On le sait : Yoro Dyâo a puisé dans les articles anthropolo-
giques et historiques publiés par Le Moniteur du Sénégal, dont une bonne
partie était de la plume de Faidherbe. Or, Faidherbe croyait au << mythe
hamitique >> et la construction de l’image de l’ethnie peule sera la préoccu-
pation permanente de son œuvre (Pondopoulo 1996). I1 est ainsi le
créateur d’un véritable stéréotype de l’ethnicité peule ; il a contribué à
faire entrer l’a objet >> peul dans l’histoire universelle et à nourrir la persis-
tante fascination des observateurs occidentaux à l’égard du monde peul.
En définitive, cette quête européenne de l’origine des races générera toute
une historiographie qui, en retour, influencera les Africains.
Du coup, Froment (1991) s’interrogera sur la diffusion de toutes
récentes <<traditionsorales B qui, ici ou là, situent le berceau des peuples à
la <<valléedu Nil >> ou à l’a Égypte pharaonique >>. Que sont ces afrocen-
trismes qui opèrent la synthèse d’idées et de théories anciennes et
nouvelles, nées dans des contextes précis (la lutte contre la colonisation
en Afrique, la situation marginale des Afio-Américains ?) Quels sont les
réseaux de diffusion de ces idées ? La résurgence de la vieille thèse affir-
mant l’origine nilotique des Peuls (Lam 1993), dans une perspective de
culturalisme racial, relève de la logique identitaire et du racisme scienti-
fique du X I X siècle.
~ Boëtsch et Ferrié le déplorent : en ce qui conceme les
études <<raciologiquessur l’Afrique D, on aurait pu penser qu’il s’agissait
d un vieux débat anthropologique appartenant à un X I X ~siècle positiviste
révolu.
Rappelons-en les termes. C’est Cheikh Anta Diop qui proclame (après
Volney et Grégoire) le caractère << nègre v du peuplement originel de
1’Égypte ancienne, de la nature << africaine >> de la civilisation de I’Égypte
pharaonique et, par conséquent, de 1’<< antériorité des civilisations nègres >>
et de la continuité entre ces antiques civilisations africaines et l’Afrique
d’aujourd’hui. À l’encontre des idéologues de la colonisation (et, il y a
peu encore, des africanistes) qui faisaient des Peuls des Blancs, il rétablit
la << vérité historique >> et s’oppose à la recherche forcenée de parents
extra-africains à ces <<cousins>> venus civiliser le continent noir. En fait,
Cheikh Anta Diop se refuse à séparer les Peuls des autres populations ;il
10 ROGER BOTTE, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

intègre l’ascendance des Peuls dans sa théorie générale de l’origine des


populations négro-africaines : non seulement les Peuls sont des Nègres
qui se sont métissés sans perdre pour autant leur culture négro-africaine,
mais encore ils ont un berceau incontestable que Cheikh Anta Diop iden-
tifie avec précision - la vallée du Nil - et seraient issus de la haute
noblesse égyptienne (Lam 1993).
Obsédé par le problème des origines, l’ethnogenèse, il lui fallait cepen-
dant - curieusement dans les mêmes termes que ce qu’il dénonçait -
expliquer l’altérité des Peuls. Pour lui, aucun doute, <<l’apparitiondu type
peul est liée à deux faits majeurs qui ont introduit massivement des
Cléments de la race blanche en Égypte : la formidable expansion en Asie
des XVIIIe et XIXe dynasties et les tentatives d’invasion de la vallée du
Nil par les Peuples de la Mer>>(Lam 1993 : 76). En philologie, les tripa-
touillages en tous sens des toponymes et ethnonymes visant à faire surgir
une unité linguistique qui apporterait la preuve de l’unité de l’Afrique
relève du même procédé consistant à ériger en vérités apodictiques des
théories douteuses et parfois invraisemblables. Certaines de ces théories
sont d’ailleurs déjà passées au rang de dogme et alimentent des replis
identitaires inquiétants. À l’inverse de cette démarche, Mudimbe (1988)
récuse tout parti pris culturaliste qui ne verrait dans l’emprunt qu’une
altération et postule au contraire que l’acculturation est au fondement de
toute culture.

Les sociétés peules constituent donc un champ particulièrement stimu-


lant pour tenter d’évaluer les multiples réaménagements de la mémoire,
comme les manipulations plus ou moins radicales dont elle est devenue
l’objet dans le cadre de stratégies identitaires contemporaines. C’est ainsi
qu’Ibrahima-Abou Sal1 (1 999) analyse le positionnement sur l’échiquier
sociopolitique mauritanien des Ful6e Aynaa6e. Ceux-ci, organisés au sein
de l’Association nationale de l’amitié et du retour aux origines (ANARO),
proclament eux aussi vouloir rétablir la <<véritéhistorique D , c’est-à-dire
arabité des Ful6e D en marge d’un <<nationalismeculturel pulaar D plus
1’<<
général. La référence à l’histoire et à la culture pour construire une idéo-
logie de rassemblement << ethnico-raciale >> vise en réalité des objectifs
plus complexes. L’une des principales revendications de ce nationalisme
culturel est le retour aux pratiques socio-économiques et culturelles tradi-
tionnelles (pulaaku) afin de sauvegarder une << identité en destruction >>.
En Mauritanie, où se pose - parfois de manière sanglante - la <<question
nationale >> (rapports entre Maures et << Négro-Africains D), il s’agit
d’investir les champs politique et administratif dominés par les Maures.
D’où la création de l’ANAR0, destinée à gérer les réseaux de clienté-
lisme et de solidarité entre les Ful6e AynaaGe, d’une part, les courants
pan-arabistes et le pouvoir politique, d’autre part. Ce << pan-fulanisme
ethnique D, développé par Kibbel Aali Jallo, un Peul de Kankoosa
PF&FACE 11

(Assaba), dans les années 1960, procède par assimilation des Ful6e aux
Arabes. Selon ce nouvel avatar des théories du X J X ~siècle, les Fulbe vien-
draient du Yémen. La thèse, au demeurant, ne fait pas l’unanimité, elle est
même combattue par les tenants d’un pan-fulanisme culturel basé exclusi-
vement sur la communauté de la langue pulaar.
À dire vrai, ce courant traverse de manière récurrente des sociétés
peules. L’Union des Peul, créée en 1947 au Sénégal, exprimait déjà des
préoccupations du même ordre (Ba 1986 : 262-263). Ses revendications,
formulées systématiquement lors du Congrès de 1957, mêlent d’ailleurs
modernité et attachement au passé. Qu’on en juge : lutte contre l’envahis-
sement des cultivateurs et dénonciation de leur ambition d’occuper les
forages, incrimination de la responsabilité du FIDES (Fonds d’investisse-
ment pour le développement économique et social) dans la substitution de
l’agriculture à l’élevage, nécessaire conversion des mentalités (scolariser
les enfants pour effacer les <<retardsdes Peuls >>, commercialiser le bétail,
laisser les jeunes entrer dans l’armée) et, surtout, nécessité de areconsidé-
rer nos coutumes bafouées.. . >> en revalorisant le vieil ordre coutumier de
commandement et, notamment, le très ancien titre d’ardo.

Quoi qu’il en soit, tous ces réaménagements mettent en évidence


l’immense besoin d’identification des sociétés peules. Pour nombre
d’entre elles, le pulaaku pourrait-il jouer ce rôle ? Ou bien, de la même
manière qu’une ethnicité peule a été construite par l’historiographie, faut-
il y voir l’invention d’un comportement idéal-type, indépendant de
situations historiques particulières ? Elisabeth Boesen, dans une démarche
de clarification conceptuelle, récuse à juste titre toute généralisation et
analyse la notion de pulaaku pour les seuls Peuls du Nord-Bénin. Au
fond, ici, pas de discours intemporel et simplificateur sur la << fulanité B
mais l’analyse d’un contexte socio-politique, la description de modes
culturels d’expression et d’autoréflexion à l’opposé d’une étude de
<< caractériologie >>. De ces jeux de rôle des Peuls, entre soi et les autres,
l’ethnologue qui partage leur vie quotidienne ne peut faire abstraction. Au
contraire, le code relationnel la concerne ; elle n’est pas coupée de l’expé-
rience et de la notion pratique d’identité; elle y participe et, du coup, peut
saisir attitudes et comportements qui, sinon, demeurent opaques.
Ce pulaaku des Peuls du Bénin a pourtant été totalement instrumenta-
lisé lors d’un Séminaire linguistique. En effet, au Borgou (Nord-Bénin),
où la crise du modèle socialiste de développement a conduit 1’État à
renoncer, au début des années 1980, à son projet d’encadrement de la
société, la décentralisation a favorisé le redéploiement d’organisations
intermédiaires, de discours ethniques, d’initiatives locales et la revalorisa-
tion de la << culture traditionnelle>>.
C’est dans ce contexte particulier que des intellectuels peuls organi-
sent, en 1987, un Séminaire linguistique en langue peule. Cette tentative
12 ROGER BOTTE, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

de <<refulanisation>> avait pour enjeu l’organisation des Peuls en tant que


groupe de-pression autonome dans une stratégie d’accès au champ poli-
tique et au pouvoir. Or, cette catégorie peule indifférenciée, englobant des
locuteurs de languefulfulde d’origines libre ou servile, devait, pour exis-
ter, éluder toute hétérogénéité et, notamment, construire à travers
1’utilisation massive du <<nous>> l’image d’un groupe ethnique homogène
aux intérêts communs. Les Peuls, contrairement aux anciens esclaves, les
Gando, étaient quasi inexistants sur la scène politique et, sans l’appui de
ces derniers, les intellectuels ne pouvaient espérer y jouer un rôle
(Guichard 1990). L’association au sein de l’ensemblefulfulde se maintint
quelques années mais, finalement, les Peuls abusèrent du << néo-tradition-
ne1 >> et leur discours sur la << fulanité >> finit par indisposer les Gando qui,
du coup, se démarquèrent du Séminairefulfilde et du recours à l’ethnicité
peule comme modèle d’ethno-développement. Malgré l’ambiguïté de leur
statut social, ils engagèrent à leur tour <<unprocessus selon lequel une
prise de conscience “ethnique” et une identité [commençaient] à se dessi-
ner>>(Hardung 1997 : 128), conscience et identité reposant sur le concept
de force physique. I1 permit aux Gando de créer une valeur commune et
de se reconnaître comme membres d’un même ensemble social partageant
la même éthique ; dès lors, de se distinguer des Peuls en revendiquant
comme moyen d’émancipation le stigmate ancien de la force physique.

Autre cas de figure. Dans le sud-est du Mali, en pays minyanka, les


Peuls sédentarisés ne sont pas considérés comme de purs >> Ful6e car.le
fait même de cultiver serait la preuve de leur << fausse fulanité >>.
Simultanément, alors même que ces Peuls se sont fixés il y a plusieurs
générations, le stéréotype fonctionne toujours qui les peint en nomades
susceptibles de lever le camp à tout moment. Eux-mêmes soutiennent
cette construction idéologique, fondement de leur << fulanité >>. En défini-
tive, ce double paradoxe permet de les exclure à la fois du pouvoir - parce
que cultivateurs, donc esclaves - et de la gestion du territoire - parce que
Peuls, donc nomades (Dejou 1998).

Délivrances

À la fin du X I X siècle,
~ le Fuuta Jaloo est une de ces formations où le
système esclavagiste constituait le fondement même de la société. À cette
époque, les Français en mettant en œuvre une logique d’encerclement du
pays, en le coupant de ses fournisseurs en captifs, puis en interdisant leur
commerce au Soudan, provoquèrent, avant même l’occupation du terri-
toire en 1896, l’asphyxie d’une économie reposant sur l’exploitation de la
main-d’œuvre servile. I1 en résulta une terrible crise sociale et politique.
Or, la pérennité de l’État dépendait nécessairement du maintien de ce
PRÉFACE 13

système esclavagiste. C’est de ce combat paradoxal mené tout à la fois


pour l’indépendance, pour la souveraineté et pour l’esclavagisme dont il
est question (Roger Botte).
En réalité, partout en Afrique de l’Ouest la question de l’esclavage et
de la traite négrière se pose de façon cruciale à partir du début du
xlxesiècle. L’abandon progressif de la traite négrière par des sociétés afri-
caines et leur conversion au commerce dit <<légitime>>, préconisé par les
abolitionnistes, ne sont possibles que grâce à la production par une main-
d’œuvre servile, de biens suffisamment rémunérateurs (arachide, huile de
palme, coton, etc.) destinés au marché européen. Cette phase de transi-
tion, les adaptations qu’elle suscite entraînent la remise en cause, par les
sociétés elles-mêmes, du système esclavagiste. Dans les Rivières à huile
(Oil Rivers) du delta du Niger où se multiplient les révoltes d’esclaves, on
assiste parfois à un transfert du pouvoir à la classe des esclaves enrichie
par le commerce des oléagineux. L’un d’entre eux, Jaja, fonde même en
1869 son propre État, Opobo, dont la concurrence va ruiner Bonny, haut
lieu de la traite négrière. Dans le royaume asante deux factions antago-
nistes s’opposent au sein de l’élite dirigeante : un parti de la guerre,
convaincu que l’enrichissement de 1’État exige la poursuite des razzias
d’esclaves ; un parti de la paix, désireux au contraire de stimuler le
commerce << légitime D de l’or et de la kola. Au Soudan occidental et en
Sénégambie, où se propagent l’islamisme militant et l’Clan réformateur
des Peuls, les guerres menées par Usuman dan Fodio et le califat de
Sokoto (de 1804 jusqu’aux années 1860)’ Ahmadu Lobbo au Macina
(1816-1821), puis celles conduites par Umar Taal (entre 1852 et 1864) et
son fils Ahmadu Cheiku ont pu être analysées comme le renvessement par
des jihads des élites guerrières incapables, face au déclin de la traite trans-
atlantique, de trouver dans le commerce << légitime >> des revenus
équivalents (Klein 1972).
Ces guerres, quelles qu’en soient les motivations, se traduisent par des
asservissements en masse et par un renforcement considérable de l’escla-
vage local qui permet aux sociétés africaines de fournir aux Européens les
biens <<licites>>.Au Fuuta Jaloo, l’échange direct avec Samori de bœufs
contre des captifs (sur la base de un contre un) entraîne à partir de 1883
une large diffusion de la main-d’œuvre servile dans le corps social ; elle
atteint même, pour la première fois sans doute, jusqu’aux couches les
moins fortunées des petits Peuls libres.
En 1854, lorsque Faidherbe devient gouverneur et le Sénégal une colo-
nie, mesures d’abolition (1848) et conquête, quasi concomitantes, se
conjuguent pour nourrir presque partout en Sénégambie des résistances : la
dénégation par les pouvoirs locaux du bien-fondé de l’abolition facilite la
mobilisation contre l’impérialisme français. D’ailleurs, l’abolition est
probablement une mesure incompréhensible: son universalité, proclamée
par les nations européennes, échappe à des sociétés où la licéité du principe
14 ROGER JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

de l’esclavage, puisée dans le Coran, rassure les consciences religieuses.


Est-ce pour cette raison - ouvrons ici une parenthèse chronologique -
qu’en Mauritanie, l’ordonnance du 9 novembre 1981 promulguant pour la
troisième fois depuis 1905 l’abolition de l’esclavage n’a toujours pas fait
l’objet d’un décret d’application ? En effet, cette abolition, implicite en
droit moderne, prise après consultation des ulémas, ne dit rien de ses
fondements juridiques en droit musulman. Elle conduit à ce paradoxe : les
esclaves les plus aliénés (chez les Maures, les Haalpular’en ou les
Soninkés) refusent toujours de se.considérer comme libres.

Le décret d’abolition du 27 avril 1848 précisait, dans son article 7, la


notion capitale de droit du sol : <<Leprincipe que le sol de la France
affranchit l’esclave qui le touche est appliqué aux colonies et possessions
de la République. >> Faidherbe avait tout mis en œuvre, avec succès, pour
que ce décret ne s’applique ni au territoire sénégalais (en dehors de Gorée
et de Saint-Louis) ni à l’empire colonial en voie de constitution. Or, en
1882, lorsque le Waalo et le Dimar sont placés directement sous adminis-
tration franpise, la traite et l’esclavage y deviennent en principe interdits.
Informés de leurs droits, des esclaves en grand nombre gagnent Saint-
Louis pour obtenir leur libération et une << patente de liberté >>. Leur fuite
s’accompagna d’un phénomène largement occulté par l’historiographie :
des maîtres désireux de conserver leur main-d’œuvre servile décampèrent
vers le Kaarta et le Nioro, États d’Ahmadu. Ce mouvement d’émigration,
bientôt massif, affecte principalement les sociétés pastorales peules (non
seulement celles du Waalo et du Dimar mais également les Peuls du
Kajoor, du Bawol, du Tooro et du Fuuta). L’ampleur de la migration tient
en deux chiffres. Un recensement effectué en 1888, alors même que le
mouvement se poursuit, estime le nombre des Peuls, répartis entre la
banlieue de Saint-Louis et le cercle de Dagana, à 9 598 individus. Or, ils
étaient 50 O00 à la fin du gouvernement Faidherbe. La solution adoptée
par les Français en 1890 - désannexion de la banlieue de Saint-Louis, du
Waalo et du Dimar - et la publicité donnée à cette mesure au Soudan
permettent d’enrayer l’émigration et, surtout, de provoquer un reflux tout
aussi considérable puisque, grâce à la fiction du protectorat, les habitants
de ces territoires pourront à nouveau acquérir et conserver légalement des
esclaves. Les enquêtes de l’époque relèvent les causes de cette migration
des Peuls : elle est l’expression, pour l’essentiel, d’une véritable réaction
des maîtres esclavagistes aux mesures de libération. C’est pourquoi, à la
différence de l’appel à I’hijra par Umar Taal en 1858-1859 (Robinson
1988 : 355) - et le retour en nombre des Peuls le montre -, il ne s’agit
plus du tout, selon une conception islamique de la migration, d’échapper à
la << souillure >> apportée par l’expansionnisme français mais bien du désir
moins mystique des propriétaires de mettre leurs biens serviles en sécurité
(Botte 1999a).
PRÉFACE 15

Finalement, pour l’impérialisme français, la conviction que la réorgani-


sation des rapports sociaux dans des sociétés où l’esclavage constituait un
phénomène social total devait Ctre menée avec une grande prudence,
conduisit à choisir un lent processus de dépérissement. Comme la doctrine
coloniale rejoignait les préoccupations des maîtres africains, rien ne sera
fait pour favoriser la libération des esclaves. Au contraire, celle-ci sera
freinée pour éviter un mouvement de masse et le chaos que provoquerait à
coup sûr, en révolutionnant la base de l’édifice social, une libération en
bloc. Ainsi se trouvèrent apaisées les angoisses des maîtres et justifié le
statu quo.
C’est donc cette dialectique très particulière qui fondera la politique
coloniale’à l’égard de l’esclavage en Afrique occidentale et qui, violant le
décret de 1848, substituera au principe d’affranchissement universel une
pratique opportuniste autorisant des populations propriétaires d’esclaves à
se placer, avec eux, sous la dépendance de la France. C’est cette ligne
politique qui constituera, jusqu’à l’interdiction de la traite négrière en
1902 (28 octobre) et la suppression de l’esclavage en 1905 (12 décembre),
la législation concernant l’esclavage en Afrique occidentale française
(Miers & Roberts 1988; Klein 1998).

Certes, les sociétés ouest-africaines ont connu diverses formes de


contestation de l’ordre établi par les maîtres. Le refus de Ia servitude
pouvait se manifester par des déguerpissements individuels et, parfois, par
des départs collectifs. C’est le cas d’une partie des esclaves des Touaregs
Imajaren Alkasseybaten qui, dans la seconde moitié du X V I I I ~siècle,
s’enfuirent de 1’Oudalan et vinrent demander protection aux Peuls du
Liptaako. Mais ces litiges débouchèrent rarement sur une révolte. Au
Fuladu, cependant, un esclave réussit à s’emparer du pouvoir. Dans les
luttes qui les opposaient aux Mandingues, les Peuls en avaient fait le chef
de leurs armées. Cette insurrection des esclaves des Peuls, les maccde,
constitue un événement unique en Sénégambie, modifiant radicalement
les rapports sociaux entre l’aristocratie et ses dépendants. Dans une situa-
tion de profonds bouleversements économiques dus à l’introduction de la
culture de l’arachide, et alors que les maîtres peuls sont eux-mêmes sous
la domination politique de 1’État mandingue de Ngaabu, les esclaves se
soulèvent à l’appel de l’un d’entre eux, Alfa Moolo, et, luttant à la fois
pour leur émancipation et pour libérer leurs maîtres, défont les
Mandingues en 1870. Ils fondent un nouvel État appelé Fuladu, ou <<pays
des Peuls >>, qu’ils dirigent jusqu’à la remise en ordre coloniale en 1903.
Ainsi, des hommes traditionnellement mis au ban de la société avaient fini
par influer de façon décisive sur les destinées de leur pays (Abdarahmane
N ’Gaide).
Dans une configuration parfaitement inverse de celle prévalant au
Nord-Bénin - ici, les esclaves prennent l’initiative - les tentatives de
16 ROGER B O W , JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

<< refondation D de la société. par Alfa Moolo se réclament pourtant des


mêmes référents ethnique, linguistique et culturel. Mais ce mouvement,
visant à ébaucher une improbable cohésion sociale entre deux groupes
antagonistes, sera voué à l’échec : les maîtres peuls, les rim6e, conteste-
ront fortement la légitimité du pouvoir centralisé instauré par leurs
anciens esclaves et, encouragés par le Fuuta Jaloo, se montreront réfrac-
taires à toute <<territorialisation
>> ou sédentarisation.
Finalement, on compte peu d’entreprises africaines visant à la libéra-
tion globale des esclaves. C’est, en partie, le cas du hamallisme qui, dans
les années 1940, affiche une volonté d’émancipation des << castes
serviles D. Ce sera aussi le cas de Sékou Touré au lendemain de l’indépen-
dance (28 septembre 1958) lorsqu’il décrète la <<suppressiondéfinitive de
l’esclavage >>. Aujourd’hui, la nouveauté réside dans l’émergence de
revendications collectives portées au sein d’associations où les anciens
groupes serviles s’affirment en tant que force organisée : El Hor en
Mauritanie, Timidria au Niger, le Mouvement pour l’éVeil du monde bella
au Mali.. .

Mutations

Sylvie Fanchette analyse sur la longue durée le processus de formation


au Fuladu d’une nouvelle société où, malgré une cohabitation spatiale
maintenue, une forte endogamie ethnique et une grande diversité de
pratiques agricoles et pastorales, émerge une unité fondée sur une appro-
priation commune de l’espace. Là, depuis le X V siècle,
~ dans ce qui fut
l’ultime survivance de l’empire mandingue de Mali, se sont retrouvés des
Peuls venus en plusieurs vagues de l’aire sahélienne et, depuis le début du
siècle, des marabouts du Ngaabu entraînant dans leur sillage de nombreux
esclaves d’origines diverses séduits par leur prosélytisme religieux ; ces
marabouts entrent parfois en concurrence avec d’autres marabouts,
descendus du Fuuta Jaloo, fondateurs de foyers islamiques auprès des
Peuls fulakunda ; à partir des années 1920, avec le nouveau boom de
l’arachide, des navétanes en grand nombre, bientôt rejoints par leurs
familles, contribuent à leur tour au peuplement ; enfin, un afflux de réfu-
giés fuyant la Guinée de Sékou Touré ou la guerre d’indépendance en
Guinée Bissau sont les derniers apports de ce patchwork démographique.
Dès le milieu du X I X ~siècle, un processus de fusion était engagé à partir
d’une opposition commune des populations, notamment des Peuls et des
esclaves, à la domination mandingue. L’islamisation progressive, la
culture de l’arachide et la diffusion plus récente dans tous les groupes de
l’agropastoralisme contribuent aujourd’hui à une relative intégration et à
cette recomposition socio-économique qui fut un fiasco à l’époque d’Alfa
Moolo.
PRÉFACE . 17.

Question essentielle car, s’il est vrai que les rapports de production ont
changé depuis la colonisation, la déconstruction de la relation décisive
maître-esclave est loin d’être achevée : l’abolition juridique, souvent
formelle, a rarement été accompagnée d’une libération économique et
sociale. Puisque, autrefois, la spécialisation des tâches agricoles et pasto-
rales recouvrait la distinction fondamentale entre hommes libres et non
libres, dans quelle mesure les anciens maîtres ont-ils réussi à transformer
le système de production esclavagiste et à substituer au travail servile
agricole leurs propres bras ? La diversité des sociétés peules concernées
par ce retournement radical montre qu’aucun obstacle structurel ne s’op-
pose à la conversion des pasteurs ou des sédentaires à un statut longtemps
méprisé et dévalorisé : seules interviennent des résistances idéologiques,
parfois si vives qu’elles sont insurmontables.
Si, dans nombre de cas, les Peuls ont manifesté bon gré mal gré un
intérêt ancien pour 1 agriculture ou l’agro-pastoralisme, ils entretiennent
encore à son é g a d une attitude spécifique. Marie (1993 : 197 sq.) constate
que les Peuls et les Iklan d’Osso10 (Niger), placés dans des conditions
techniques identiques, développent deux conceptions différentes de
l’usage de la terre : <<lesPeuls cultivent exclusivement pour se nourrir, les
Bella pour dégager, en plus de la production vivrière, des excédents
commercialisables v . Ailleurs, la conversion et la modification des atti-
tudes envers l’agriculture peuvent être plus tardives. Chez les Peuls
wodee6e de l’Issa-Ber (Mali), c’est la décimation du cheptel qui, lors des
dernières sécheresses, a poussé les hommes vers l’agriculture ; quant aux
femmes, dont l’activité était exclusivement consacrée à la conservation, la
transformation et la commercialisation du lait, elles participent désormais
à tous les travaux, quel que soit leur rang social (Sidibé et al. 1997 : 234).
Et Christian Santoir (1990b: 587) note qu’après l’expulsion des Peuls de
Mauritanie, en 1989, les femmes peules mauritaniennes font dans les
villages sénégalais tous les travaux autrefois dévolus aux femmes harätïn.
Cependant, le sentiment de déchéance est parfois si fort qu’il conduit à un
véritable blocage, au sens psychanalytique du terme. Au Hayre (De
Bruijn & Van Dijk 1995), lors de la famine de 1981-1985, les femmes
jallu6e préférèrent être affamées, voire mourir de faim, plutôt que de se
livrer à la cueillette des plantes sauvages : cette tâche, réservée aux
groupes serviles, était incompatible avec leur appartenance à la noblesse.
Par ailleurs, les bergers peuls se rencontrent partout désormais et, au
Niger, les groupes wodaa6e - ils avaient peu d’esclaves, au demeurant -
ont profondément modifié les conditions de la propriété animale : réduc-
tion importante des animaux effectivement possédés et augmentation
constante des animaux confiés par des propriétaires absentéistes. Certes,
ce mouvement social du cheptel s’opère au détriment des éleveurs, mais il
leur donne la possibilité matérielle de continuer à vivre dans un cadre
pastoral (Bonfiglioli 1985).
18 ROGER B o m , JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

Réciproquement, la possession du bétail ou l’obtention de droits


fonciers par les anciens groupes serviles sont au centre des rapports
sociaux puisque la possession de bétail ou de terre était autrefois interdite
à l’esclave. Dans le cadre des nouveaux rapports marchands en milieu
rural, de nombreux cas illustrent les progrès accomplis par les groupes
d’origine servile, qui investissent dans le bétail les bénéfices qu’ils tirent
de l’agriculture : RiimayGe de la mare d’Ossolo au Niger, JiyaaGe du
Sénégal oriental (Fuladu) ou Gando du Nord-Bénin se constituent des
troupeaux dont la taille tend à dépasser ceux des Peuls. Ils marquent ainsi
leur émancipation économique sur le terrain même de leurs anciens
maîtres (Marie 1993 : 176; Hardung 1997 : 132; ”Gaideici même).
S’agissant des droits fonciers l’exemple, exceptionnel, des RiimayGe
du delta central du Niger préfigure peut-être d’autres évolutions. Salmana
Cissé (1986b) montre que les rapports sociaux nés de la << leydisation >>
- la division en territoires pastoraux de l’espace deltaïque par les Peuls -
sont condamnés. En effet, les changements intervenus depuis la période
coloniale ont abouti à faire peu à peu des anciens esclaves les maîtres de
la situation économique, sans même affecter d’ailleurs les formes juri-
diques qui régissent l’occupation spatiale. Elles sont simplement tombées
en désuétude car les villages riimay6e gèrent l’espace sans tenir compte ni
de la position ancienne des Peuls, ni de leurs préoccupations pastorales
actuelles. En fait, les pratiques foncières relèvent de leur seule compé-
tence - d’où la transformation accélérée des pâturages (les bourgoutières)
en rizières. Désormais, tout se passe comme si les Peuls étaient étrangers
à la gestion de leurs <<propres>> territoires pastoraux, phénomène encore
accentué par la prolifération des troupeaux étrangers aux occupants tradi-
tionnels. Max D. Tumer (1992) constate de même que des changements
sur le plan du contrôle des ressources et de l’affectation des surplus ont
radicalement affecté les relations de propriété entre les différents groupes
d’utilisateurs du delta, puisque les RiimayGe seraient possesseurs de près
d’un tiers du bétail.
Ces avancées générales mais inégales ne s’effectuent pas sans résis-
tances : dans l’Issa-Ber, les Peuls, généralement à la tête de chefferies
traditionnelles, se réservent toujours les meilleures terres de culture et les
meilleurs pâturages ; au Fuuta Tooro, la réforme foncière de 1983, fondant
l’individualisation des terres et créant un cadre juridique pour l’accès des
anciens maccu6e à la terre, est largement ignorée dans la pratique ; au
Fuuta Jaloo, le code foncier de 1992 demeure inappliqué.. . On le constate
sans réelle surprise, les organismes de développement, de leur côté,
éludent généralement de leur réflexion sur le milieu humain la question
des exclus de l’accès à la terre ou à l’espace pastoral.

ROGERBOITE
PF&FACE 19

II. Joutes de langue etfigures de style

I. Les trois comparatismes

Les premiers voyageurs qui furent en contact avec les Peuls - de


Mollien à Barth - ont été étonnés par ces populations qui bien que disper-
sées sur des milliers de kilomètres le long de la zone sahélo-soudanaise
parlaient des dialectes qui renvoyaient à la même langue : encore actuelle-
ment les locuteurs du pulaar à l’ouest ou du fulfulde à l’est partagent un
fort degré d’intercompréhension. Pour le fils dü fondateur du sultanat de
Sokoto, Mohammadu Bello, imprégné de références islamiques, cela
signifiait que ses ancêtres qui appartenaient au clan Dem étaient des
Tooro66e originaires des bords du fleuve Sénégal. Comme l’avait déjà vu
Jacques Berque (1953)’ dans un article fameux intitulé <<Qu’est-cequ’une
tribu nord-africaine >>, les enjambements onomastiques sur de très grandes
distances renvoient plus à des figures rhétoriques qu’à de réels apparente-
ments, même et surtout quand ils prennent la forme de généalogies ou de
chaînes de transmission. Cette vision du peuplement comme dispersion
. primordiale était d’autant plus recevable pour les voyageurs et les obser-
vateurs occidentaux qui leur succédèrent qu’elle suscitait un écho dans ce
que Foucault (1997) qualifiait de << trame $pistémique D, opposant les
populations autochtones aux créateurs d’Etats à partir du X V I I I ~siècle
qu’on rencontre aussi bien en France qu’en Angleterre : Gaulois et Francs
d’un côté, Saxons et Normands de l’autre côté du Channel qui furent les
emblèmes identitaires des torries et des whigs. Or ces derniers furent à
l’origine de la tradition libérale à l’intérieur de laquelle se situera l’an-
thropologie sociale anglo-saxonne (Kucklick 1991 : 249).
L’identité entre langue et peuple - en Europe on disait à l’époque la
race - avait été postulée par les travaux des philologues qui inventèrent
l’aire indo-européenne, confrontant non pas seulement les listes de voca-
bulaires rapportées par les voyageurs mais les racines des verbes à travers
une tradition qui, de Franz Bopp et Friedrich Schlegel au début du
X I X ~siècle, va traverser le siècle jusqu’à Meillet et Benveniste au
xxe siècle. Prenant modèle sur la grammaire comparée des langues indo-
européennes élaborée par Bopp, Ernest Renan, au milieu du siècle, voulut
en faire autant dans le domaine des langues sémitiques et inventa les
langues chamito-hamitiques.
Cette nébuleuse de notions à la fois linguistiques et historiques allait
tout naturellement être transposée parmi les populations arabo-berbères
du Sahara ainsi que chez les Peuls, d’autant que comme le rappelle ici
Aliou Mohammadou le nom peul est composé d’une racine et d’un classi-
ficateur ou morphème nominal. Mohammadou analyse la façon dont les
noms intègrent des marqueurs verbaux indiquant la diathèse
20 ROGER BOTTE, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

(accompli/inaccompli) et l’aspect (voix passive ou active). Ainsi


semteende - ahonte, pudeur, réserve D -, qui désigne une des compo-
santes principales du pulaaku, dérive d’une forme verbale passive et à
l’aspect inaccompli.
C’est Maurice Delafosse qui, prenant explicitement modèle sur la
linguistique indo-européenne, fut l’artisan de sa transposition en Afrique
de l’Ouest (Hazard 1998 : 262). Pour ce dernier en effet, le génie des
langues africaines repose sur l’existence des classes nominales. Au-delà,
en particulier dans sa synthèse en trois volumes Haut-Sénégul-Niger, il va
plus loin et met en correspondance la classification linguistique et-la série
emboîtée des groupes ethniques : famille linguistique/ethnique, groupe
linguistique/ethnique, langue/peuple, dialectehibu et sous-dialecte/sous-
tribus.. . (Schmitz 1998b : 110). Depuis, les linguistes ont mis en cause
l’impénétrabilité réciproque des grammaires qui était au principe de la
séparation et donc de la généalogie des langues, pierre angulaire de l’évo-
lutionnisme philologique et première méthode de classification des
langues (Szulmajster-Celnikier 1998)1.
Les adeptes de la classification aréale des langues qui constitue la
seconde méthode en appellent à plusieurs métaphores pour décrire
l’interpénétration des langues différentes : pour le Russe Troubetskoy,
père de la révolution phonologique des années 1920-1930, les langues
étaient groupées en <<maillonsde chaînes, tandis que le Suédois Bertil
Malmberg analysait les phénomènes de bilinguisme ou de contact entre
les langues en les comparant à des cellules dotées de membranes
perméables réagissant les unes aux autres. Enfin si l’on utilise la méthode
typologique qui-se fonde sur les similitudes de structure2, on constate
qu’en de nombreuses aires une grande diversité génétique s’accompagne
de traits typologiques communs. À l’inverse de ce que pensait Delafosse
au début du siècle, familles linguistiques et types linguistiques coïncident
rarement (Szulmajster-Celnikier 1998 : 79-81).
En outre les Peuls ne constituent pas une <<populationancêtre >> comme
les Soninke ou des Songhay qui furent à la tête d’un << empire >> dont les
vestiges seraient célés à l’intérieur des mots, mais ils sont dispersés dans
un vaste archipel qui traverse des aires où domine telle ou telle langue
véhiculaire diffusée par des diasporas commerçantes. Si la langue peule
fait partie des langues de l’Ouest atlantique (comme le sereer et le
wolof.. .), elle traverse l’aire mandé (haut bassin du Sénégal et du Niger)
où circulaient les marchands manding ou juula, l’aire du peuplement

1. On constate un mouvement similaire en linguistique africaine comme l’atteste le travail de


Robert Nicolai (1990) 2 propos du songhay. Remettant en cause l’approche gtnttique des langues, ce
dernier formule l’hypothèse de l’origine crtole du songhay - une forme pidginiste du twareg -en
examinant I’évolution de la langue en rapport B ses fonctions sociolinguistiques de langue verna-
culaire ou véhiculaire.
2. On distingue le plus souvent les langues agglutinantes, flexionelles, isolantes...
PF&FACE 21

moose qui coincide avec un État puissant (boucle du Niger), enfin la zone
des cités-États hawsa dont la langue véhiculaire a été répandue par les
commergants hawsaphones (Devisse & Vemet 1993).
Aussi bien les ethnologues que les géographes, qui sont majoritaires au
Greful par rapport aux linguistes, se sont astreints comme propédeutique à
des exercices de lexicographie pour ne pas être pris par l’enchantement
des mots, que ce soit sous la forme de l’étymologie populaire ou de fagon
plus savante par l’illusion des équations onomastiques (Dumézil
1981 : 1l),de l’établissement d’identités sociales à partir des racines des
mots. I1 n’y a pas si longtemps un programme de recherche dans la basse
vallée du Sénégal avait comme point de départ l’existence de WodaaGe
qui se devaient d’être des nomades comme leurs homologues du Niger et
du bassin du Tchad, alors que nos recherches ultérieures montrèrent que
ces mêmes Wodaa6e contrôlaient la plus grande partie de la plaine inon-
dée de la province du Dimar. Autre exemple pris maintenant dans la
titulature. Le mot wuro dont la racine signifie << corésidence >> donne le
titre dejoom wuro qui, dans la vallée du Sénégal, désigne le chef de
village ou de la communauté des habitants par opposition au maître du
territoire, lejoom leydi, alors qu’il renvoie à une maîtrise pastorale au
Maasina et à ce qui se rapproche le plus d’une maîtrise foncière au
Liptaako (Burkina Faso).

Les Peuls furent au centre d’une entreprise comparative d’un second


type associé au nom de Marguerite Dupire. Son étude monographique sur
les WodaaGe du Niger intitulée Peuls nomades en 1962 fut suivie par la
rédaction d’une << étude d’ethnographie comparée >>, l’Organisation
sociale des Peul, dont le titre même souligne l’orientation sociologique.’À
partir d’études de terrain menées parmi des groupes peuls répartis en trois
<<blocsgéoculturels B - oriental (Nigeria du Nord, Cameroun), guinéen et
occidental (Sénégal) - ce qu’il s’agit de comparer ce sont des <<relations
et des institutions liées à la vie pastorale,, (Dupire 1970 : 581).
Dès le premier livre, Dupire abandonne le comparatisme ax6 sur les
faits de langue3 pour lui substituer l’analyse des institutions sociales
(mariage sans partage des biens, partage du troupeau ante morrem.. .) et
des techniques pastorales. Cyest le trait particulier de l’endogamie des
Bororo qui servit de fil conducteur et fut mis à l’épreuve de toutes les
variations du genre de vie qui va du nomadisme à la sédentarité - elle
constate rapidement une endogamie aussi forte chez les Peuls sédentaires
de Guinée - en vue de construire un <<modèled’organisation >>.

3. L‘enquête sur les Bororo du Niger avait neanmoins comme point de depart al’espoir de retrou-
ver les traces d’une religion preislamique originale que laissait supposer l’existence en langue
fulfulde d’une classe nominale Cnigmatique (nge) dans laquelle voisinent la vache, le feu et le soleil P,
espoir rapidement abandonne sans retour (Dupire 1970 : 14).
22 - ROGER BOTTE, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

Une troisième tradition comparatiste se situant à la charnière du diffu-


sionnisme implicite des aires culturelles, des classifications des objets
techniques opérées par les archéologues comme Leroi-Gourhan, ou de la
quête des modes de production de l’anthropologie économique dans la
France des années 1970, pouvait également prendre les Peuls dans les rets
d’une analyse mettant au premier plan le pastoralisme. Ce demier thème
de recherche résulte de la rencontre de la discipline anthropologique et
des préoccupations des vétérinaires tropicaux. Ceux-ci voyaient leur
centre d’intérêt se déplacer au cours des périodes. Avant la Seconde
Guerre mondiale c’est la pathologie animale et les épizooties qui concen-
trent l’attention des vétérinaires coloniaux, pour la plupart militaires, ce
qui donne lieu à une intense activité ethnographique (Landais 1990b) car
c’est la gestion du troupeau qui est en cause. Après la Seconde Guerre
mondiale on assiste à un double mouvement contradictoire: expérimenta-
tion zootechnique en station qui porte dès lors uniquement sur l’animal
dans le cadre de l’association agriculture-élevage, mais également poli-
tique d’hydraulique pastorale dont les projets les plus ambitieux se
dérouleront au Sénégal et au Niger dans les années 1950 et qui, au lieu de
répondre aux attentes de ses promoteurs - la sédentarisation des
nomades - aboutiront paradoxalement à l’effet inverse, une mobilité sans
précédent des Peuls en particulier dans le Ferlo sénégalais (Pouillon
1990 : 182).
C’est à ce moment que fut fait appel une première fois aux ethno-
logues, la seconde coïncidant avec les sécheresses des années 1970.
Pendant plus d’une quinzaine d’années, durant les années 1970-1980,
dans le cadre de la Maison des sciences de l’homme fonctionna un groupe
de recherche intitulé <<Productionpastorale et sociétés >> qui pratiquait un
comparatisme axé sur les données technico-économiques traversant auda-
cieusement les aires culturelles : un grand colloque portant le même
intitulé fut publié en 1979 à la fois en français et en anglais, illustrant le
caractère international du groupe de chercheurs ainsi associés.

La critique vint de la fécondité du comparatisme lui-même lorsque


Khazanov (1984) montra à partir d’un large échantillon de peuples
pasteurs qu’aucune société pastorale n’était autarcique, les plus mobiles
étant également dépendantes de leurs échanges avec les sédentaires.
D’autre part au sein du monde peul des études diachroniques menées
de façon rigoureuse montraient la plasticité techno-économique des
groupes pastoraux, ce qui remettait en cause les deux demiers types de
comparatisme. Angelo Bonfiglioli, dans Duda1 (1988 : 109), souligne
<< l’extrême variation des modèles dans le système de production des
groupes woodaa6e >> durant une période très agitée de leur histoire des
années 1860 à celle des années 1920 : le groupe cité en exemple passe
ainsi par quatre sous-modèles qui vont de l’agriculture sans aucune
PRÉFACE 23

forme significative d’élevage à l’élevage spécialisé des bovins. De même


chez les Peuls du Ferlo sénégalais, Pouillon (1990) souligne la rapidité
des changements qui par deux fois - par la construction des forages et en
orientant la gestion du troupeau vers le marché - en moins de trente ans
affectent cette zone après la guerre.

Ainsi la quête des <<invariants>> de l’archipel peul semble assez déce-


vante. Faut-il en appeler dès lors à l’éventail des notions élaboré depuis une
dizaine d’années par l’anthropologie culturelle surtout anglo-saxonne qui
effectue une critique de la discipline anthropologique à un double niveau :
celui des instruments pratiques d’investigations- lefieldwork - mais égale-
ment celui des cadres analytiques - la notion de modèle privilégié.
Commengons par ce dernier point. En 1990 Richard Fardon - et les
anthropologues surtout anglais qu’il a rassemblés - s’interrogent sur la
façon dont les traditions s’élaborent non pas seulement à partir des lieux
de production (universités), mais en fonction de la superposition des
discours sur une même aire culturelle qui donne naissance à une tradition
savante localisée (traditions of regional scholarship). S’opèrent alors des
cristallisations de clichés récurrents qui peuvent aboutir à l’identification
pure et simple de lignée théorique avec des aires culturelles ou des conti-
nents : en simplifiant on pourrait dire que le don serait propre au Pacifique,
l’honneur à la Méditerranée, le lignage à l’Afrique.. . Peu avant, en 1988,
Arjun Appadurai coordonnait une livraison de Cultural Anthropology où
ces thèmes étaient déjà abordés, tandis qu’étaient dénoncés dans une
optique postcolonialiste les lieux et les modalités de prises de parole à
partir desquels les << autorités ethnographiquesD, le plus souvent occiden-
tales, produisaient des énoncés à propos des sociétés exotiques.
Alors que le comparatisme linguistique que nous avons évoqué plus
haut, partant de l’idée classique avant d’être romantique, du langage
miroir du peuple, spatialisait des cultures organiquement liées à des popu-
lations, l’anthropologie culturelle américaine renverse la perspective et
prend pour objets les cultures cosmopolites des diasporas, celles limi-
trophes des groupes écartelés par une frontière (border culture), enfin les
identités locales résultat du processus de mondialisation (globalization)
(Clifford 1994, 1997). Corrélativement le fieldwork entendu comme tech-
nique d’observation localisée est reconstruit pour donner une place plus
importante au voyage et à la rencontre (Gupta & Ferguson 1997).
Centrales à cet égard sont les réflexions qu’a fait naître le livre de Peter
Gilroy (1993) consacré à la culture Black Atlantic qui relie l’Afrique,
l’Amérique du Nord, les Caraïbes et l’Europe (l’Angleterre), culture dont
la métaphore est le bateau transporteur d’esclaves mais dont le moyen
d’expression majeur est la musique (Clifford 1994 ; Chivallon 1996).
Cette culture hybride et polysémique aurait été un effet de la (t mondiali-
sation par le bas >> des siècles passés tandis qu’avec les moyens modemes
24 ROGER BO’ITE, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

de transport et de télétransmission informatique on assisterait à


l’émergence de cultures mobiles (traveling culture) dont un des symboles
serait un griot manding participants par ses tournées et ses rythmess à la
world music (Clifford 1997 : 209).
Sans contester la valeur critique d’un tel décentrement, à tout le moins
déracinement, de la notion de culture, nous allons tenter de mettre à
1’épreuve l’idée d’itinérance culturelle4 à propos des identités peules.
En effet une lexicographie << de cueillette )> effectuée en marge de
lectures des écrits des géographes ou des anthropologues montre qu’un
petit stock de mots subit des déformations, des déplacements allant
jusqu’à l’inversion de la signification, si l’on traverse l’archipel peul
d’ouest en est, suivant l’axe de peuplement. Ce <<nomadismeD des mots
(Nordman 19965, est particulièrement décelable à travers la dénomination
des lieux. Ainsi le mot wiiinde qui désigne le campement d’hivernage
situé dans les zones exondées, par exemple au sud de la vallée du Sénégal
(Schmitz 1986 : 365)’ se rapporte au gîte situé dans la zone inondée du
Maasina comme l’indique ici même Pascal Legrosse. De même le coggu,
qui est une forme de location de terre au Fuuta Tooro (Schmitz
1990b : 546)’sert à désigner dans le delta intérieur du Niger la principale
des redevances pastorales que Legrosse assimile à un péage versé au
joowro’ qui a la maîtrise du leydi 6 . I1 en est de même pour la désignation
des groupes sociaux : les se66e (sing. ceddo) qui désignent les étrangers
intemalisés sont les descendants des << guerriers>> gardiens des gués par où
passaient les pillards maures au Fuuta Tooro tandis qu’ils désignent des
pêcheurs Bozo au Maasina.
Néanmoins ce nomadisme des mots est relatif dans la mesure où un
stock lexical limité permet autant 1’intercompréhension qu’elle explique
les quiproquos et les contresens entre locuteurs eux-mêmes ou entre ces
derniers et les observateurs. Si l’unité du monde peul n’est pas le lointain
écho d’une langue primordiale, de ses catégories syntaxiques comme de
son vocabulaire, on peut faire l’hypothèse qu’a l’inverse elle est le produit .
de processus historiques qu’on peut analyser à l’échelle réduite des
pratiques spatiales et de celles qui ont trait au langage.

4.Nous préfdrons ce néologisme à celui de ((culture voyageuse n car il évcque non pas seulement
un déplacement linéaire mais également les allers et retours, les itérations successives, caractéris-
tiques des pratiques spatiales des Peuls -ce qui justifie probablement qu’il ait servi de titre aux textes
rassembk en hommage au linguiste Pierre-Francis Lacroix.
5. Voir le chapitre particulièrement stimulant et intitulé cum gruno sulis aLe “nomadisme”, ou le
nomadisme d’un mot et d’un conceptn où Daniel Nordman (1996 : 223-232) analyse l’étonnante
plasticité du mot qui, àrebours de la trajectoire habituelle, ne s’est pas dirigée de l’Europe vers le
Maghreb mais de l’Algérie ou du Maroc vers l’Europe pour désigner, non seulement les déplacements
pastoraux des montagnards des Alpes, mais également ceux du colporteur ou de l’artisan.
6. Au Cameroun le même mot désigne toutes sortes de transactions commerciales, que ce soit
l’achat ou la vente.
PRÉFACE 25

2. Pratiques spatiales mobiles

Deux pratiques spatiales sont constitutives des éléments centraux de la


culture peule : la mobilité pastorale ou le passage continu de la transhu-
mance à la migration, et l’islam à travers la déambulation propédeutique
au cours de laquelle s’effectue l’apprentissage en relais de la culture .
arabo-musulmane qui crée un réseau << international B de shaykh entre
lesquels circulent les disciples.

Mobilité pastorale :de la transhumance à la migration

Dans les pâturages situés en zone sèche, hormis les dispersions brutales
provoquées par les accidents climatiques ou par des violences politiques 8,
rien n’est plus éloigné de la divagation connotée trop souvent par le terme
nomadisme que les déplacements annuels des troupeaux et des hommes.
Dans le cas le plus ordinaire, chez les WodaaGe selon Stenning (1957) et
Dupire (1970 : 222)’ que nous citons ici, << la migration apparaît comme
un déplacement lent et saccadé, de forme amiboïde : le groupe abandonne
ses pâturages de saison sèche et adopte son secteur de déplacement d’hi-
vernage pour y passer les saisons sèches suivantes ; la migration est le
résultat de modifications successives de ce type, apportées dans les dépla-
cements saisonniers >>. Dans les Grassfields camerounais Boutrais (1995 :
901) fait le compte des changements de site d’hivernage des Djafun
depuis les années 1920, observant de grandes variations entre des démé-
nagements fréquents du début de la période suivis de phases de
stabilisation progressive avant d’assister au début des années 1960 à une
remobilisation des éleveurs. Le fait que les migrations soient des enchaî-
nements de transhumances explique qu’elles s’effectuent le plus souvent
suivant le même axe et à l’intérieur de couloirs qui prolongent et subdivi-
sent les <<fuseauxméridiens >> traversant le Sahara - fuseau maure, twareg
et toubou séparés par des no man’s land - dont Théodore Monod (1968)
dressa le tableau et auxquels se réfèrent les travaux d’Edmond Bemus sur
les Twaregs nigériens (1981).
Décrivant l’aire de transhumances des Peuls du Djelgodji du Burkina
qui constitue un espace interstitiel situé entre d’anciens États (Yatenga et
Maasina), Patrick D’Aquino insiste sur les rivalités des deux chefferies,
celle de Barraboulé alliée au Maasina et celle de Djibo alliée au Yatenga
Moosi. Les migrations qui en découlent s’insèrent dans des couloirs de

7. Notion que nous empruntons à Clifford (1997 : 198) qui lui-même reconnaît sa dette à I’tgard
de Michel de Certeau.
8. Le même teme pusngo - la d6bâcIe. la dispersion en catastrophe -est employ6 pour rappeler la
chute de Nioro face aux Français qui signifiait la fin de I’htgtmonie des Toucouleurs d’al-Häjj Umar
et la razzia d’8tat mente par la gendarmerie et les milices mauritaniennes entre 1989 et 1991, soit
près d’un siècle plus tard, àl’encontre des troupeaux des Peuls du sud-est de la Mauritanie.
26 ROGER BOTTE, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

transhumances de petites tailles par rapport aux fuseaux sahariens orientés


suivant un axe nord-est/sud-ouest, chaque groupe d’éleveurs s’opposant à
son voisin immédiat : aussi les Peuls de Barraboulé plus nombreux sont
obligés de contourner le couloir des Peuls de Djibo et d’établir une autre
aire alternéeg.
En zone inondée, Pascal Legrosse décrit la transhumance des éleveurs
qui se déplacent des hautes terres du Sahel vers les riches pâturages de
décrue du delta intérieur du Niger. Au mois de novembre approximative-
ment, chaque groupe pastoral effectue cette descente, ou joltol, en
empruntant l’itinéraire précis d’une piste (buurtol) qui y donne accès : les
troupeaux des << citoyens >>, des <<forainsD et des Peuls des terres sèches
qui sont en position de demandeurs se suivent en file indienne. Cet ordre
des troupeaux fait l’objet d’une négociation -quia lieu sur les buttes exon-
dées qui jalonnent les pistes et constituent des gîtes d’étape, ou wiinde,
dont la maîtrise par un joowro’ conditionne celle du leydi. Dans la
progression ultérieure chaque troupeau n’atteint un gîte qu’à partir du
moment où le précédent l’a déserté dans un passage de relais transitif.

Déambulation propédeutique

On a vu plus haut que le monde peul traversait plusieurs zones linguis-


tiques qui résultaient des déplacements des commerçants véhiculant non
seulement des marchandises mais surtout l’islam, comme c’est encore le
cas aujourd’hui (Grégoire 1997). Aussi l’islamisation des Peuls est-elle en
partie l’héritière de la diaspora soninke au Fuuta Tooro (cf. Kamara
1998 : 239-293), ou hawsa dans les métropoles que furent Kano ou
Katsina au Nigeria (Hamani 1993). Prenant le relais de ces diasporas sur
le plan religieux, les Peuls musulmans vont établir des ponts entre ces
différentes aires culturelles à travers la propagation du j i h d aux xvrIre et
xrxe siècles laquelle redoublait souvent l’ancienne route du pèlerinage
orientée d’ouest en est, de l’Atlantique jusqu’au Soudan et à la mer
Rouge. L’exemple le plus connu est celui d’al-Häjj Umar qui, au retour
du pèlerinage, bâtit un empire à cheval sur les hauts bassins du Sénégal et
du Niger, mobilisant une armée issue des espaces où avait eu lieu une
guerre sainte (Fuuta Jaloo, Bunndu, Fuuta Tooro) (Robinson 1988) et
organisant de vastes déplacements des populations du Fuuta Tooro vers
l’est appelés génériquement << Fergo Nioro D (Hanson 1994). L’islam
<<qualifiantD les populations à soumettre ou à réduire en esclavage faisait
le tri au sein de la population peule elle-même en valorisant la sédentarité.
Les stéréotypes devenant clichés, on aboutit à des caricatures savantes.
Ainsi au Fuuta Tooro où les musulmans <<sédentaires D forment la catégo-

9. Au début du siècle on retrouve le même dispositif mais situé beaucoup plus au nord-est chez les
Touaregs de l’actuel Mali tels que Georg Klute (1995) en a reconstruitl’histoire.
PRÉFACE 27

rie des Tooro66eYet méprisent les Ful6e qui << suivent la queue des
vaches le livre de Yaya Wane (1969)’ lui-même tooroodo, qui faisait
autorité, ne mentionne pas l’existence de Peuls (Ful6e) dans la vallée du
Sénégal alors que selon les titres des œuvres d’Oumar Ba, admirateur
d’Hampaté Ba, il n’y aurait à l’inverse que des Peuls. Tout se passe
comme si la mobilité liée à la quête du savoir coranique puis arabo-
musulman devait se substituer à la mobilité pastorale.
Prenons l’exemple de la formation coranique de Shaykh Muusa
Kamara, qui rédigea dans les années 1920 le Zuhar, la grande ethnohis-
toire du Fuuta Tooro, dont un premier tome vient d’être publié en frangais
(Kamara 1998). On est frappé par le nombre de maîtres qu’a fréquenté
son auteur à la fin du X I X siècle
~ - une quinzaine - et la dispersion des
centres de cet enseignement tout le long de la vallée du Sénégal et en
basse Mauritanie, dispersion qui trouve sa principale raison d’être dans la
technologie de la communication (Goody) qui tisse étroitement l’oral et
l’écrit, modifiant la dichotomie opérée par Jack Goody.
On sait en effet d’après le livre de Pedersen intitulé The Arabic book
(1984) que, dans la civilisation musulmane, l’écrit doit être proféré orale-
ment à plusieurs reprises pour être légitime, reproduisant la figure du
<<livrecéleste >> dicté à Mahomet, à savoir le Coran. Tout livre est dicté à
un warräq qui enregistre et transcrit une première ébauche (Pedersen
1994 : 27 et 43). Le copiste la lit à l’auteur qui indique les corrections ou
les ajouts à opérer. Ce n’est que lorsque le texte définitif aura été récité en
public qu’il sera légalisé ou plutôt certifié par un ijäza, c’est-à-dire qu’il
pourra être enseigné à un autre shaykh, initiant ainsi une chaîne de trans-
mission (isnäd) qui remonte à l’auteur du livre. D’autre part
l’apprentissage de chaque corpus de savoir incarné en un <<livre>> était
aussi oral puisqu’il s’agit pour le disciple de le mémoriser: les œuvres de
beaucoup de shaykh maures sont simplement des versifications de textes
de grammaire ou de dogmatique antérieurs dans un but d’apprentissage
mnémotechnique.
On retrouve ce type d’itération entre oral et écrit également en Afrique
de l’Ouest, mais dédoublé par la distance entre la langue savante, l’arabe,
et la langue matemelle, le pulaar ou le fulfulde.Au texte arabe viennent
en général s’ajouter des commentaires en peul. Dans certaines régions, en
particulier au Fuuta Jaloo, furent composés des ouvrages entièrement en
ajami (peul transcrit en caractères arabes après vocalisation) dont le plus
célèbre est le livre de religion (fikh),Le filon du bonheur éternel de
Tierno Mouhammadou-Samba Mombéyâ (1971)’ lettré qui vécut durant
la première moitié du X I X siècle.
~ La préoccupation de ce savant était de
mettre à la portée de tous l’essentiel de la voie islamique car nombre de
Peuls ne pénètrent pas ce qui leur est enseigné par l’arabe et demeurent
dans l’incertain P. Enfin s’est développé, dans la plupart des anciens pôles
étatiques de l’archipel peul, un genre littéraire spécifique, la poésie reli-
28 ROGER BOTTE, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

gieuse versifiée à base de rimes qui se différencie à la fois des épopées


par le recours à la musique vocale et non instrumentale - le luth des
WambaaGe qui récitent les épopées guerrières est un don des djin - et de
la poésie pastorale qui joue uniquement sur les signifiants (Seydou 1998 :
15 3- 156).
Ainsi chaque maître ne maîtrisait bien souvent qu’un seul livre - de
grammaire, de dogmatique - ainsi que les commentaires en peul qui
l’accompagnaient 10. D’où l’exigence de.mobilité pour parfaire l’appren-
tissage d’autres livres lors de la s i y $ z a ou quête du savoir dans tout
l’occident musulman La succession des phases de verbalisation
(d’expression orale) et de transcription (d’écriture) qui caractérise ce
mode de transmission explique la dispersion des maîtres ainsi que le
caractère international de la communauté des savants qu’autorise par
ailleurs le maniement d’une même langue, l’arabe. Dans le cas de Shaykh
Muusa Kamara la démultiplication de l’apprentissage dans l’espace et
dans le temps est menée si loin que l’apprentissage de trois <<livres>> se
déroula auprès de deux maîtres résidant dans deux villages distincts 12.
Puisque l’apprentissage de tous les elivres >> ne peut s’opérer en un seul
point du réseau, la transmission de la culture arabo-musulmane n’est donc
pas limitée au monde peul. Ainsi Tierno Mouhammadou-Samba
Mombéyâ ira parfaire son apprentissage chez les shaykh maures durant la
première moitié du X I X ~siècle, comme Kamara à la fin du siècle.
Réciproquement de nombreux-savants du Fuuta Tooro à la fin du
X I X ~siècle étaient des clercs originaires du Fuuta Jaloo (Schmitz 1998a :
19-22).
Ce type d’apprentissage << péripatétique D auprès de plusieurs maîtres
n’est pas réservé à la transmission de l’écriture puisqu’on l’observe égale-
ment durant la phase d’apprentissage des traditions orales appelées
<<eauxdu flot>>par les griots soninké du Kingi (Diawara 1990 : 94-118).

3. Itinérance culturelle

Le rassemblement des troupeaux à Diafarabe dans le Maasina avant la


traversée du Niger et l’entrée dans les pâturages de décrue en octobre
novembre est l’occasion pour les bergers d’une fête, le degal, où se

10. Comme l’indique Kamara à propos de Ceemo Sulayman, maître de son propre maître Moodi
Aalimu, qui n’enseignait que la Risdu.
1 1 . Dans une étude inaugurale Jack Goody (1968 : 225) parle de peripatetic system dans le Nord-
Ghana, tandis que Batran (1979 : 120) décrit les religious wandering des Kunta du Sahara. Voir aussi
Hiskett (1973 : 15-58) à propos d’Usman Dan Fodio.
12. Un seul exemple: Kamara effectue l’apprentissage de la Risãlu, Bcrit par ‘Abu Zayd
al-Qayrawiini (Tunisie actuelle) en 838 et qui constitue le manuel defiqh malékite le plus répandu
dans l’occident musulman, aux deux extémit& de son p4riple au Fuuta Tooro: à Seeno Palel, auprès
d’Abdul Elimaan et deux étapes plus loin, à Walalde dans la zone située en aval, auprès d'Alfas
Mammadu Aaw.
PRÉFACE 29

déroule une double compétition, à la fois pastorale et poétique, lors du


défilé des bêtes décorées : <Tandis
i que ses bêtes passent dans un nuage de
poussière ocre, chaque berger clame à tue-tête le long poème qu’il a
composé pour cette occasion >> (Seydou 1991 : 14). La notion clef de ces
hymnes aux bovins ou jaamooje na’i est, selon Christiane Seydou, celle
de continuum reproduisant la réalité monotone de la transhumance, notion
qui peut foumir une métaphore de la place de la langue chez les pasteurs
et de la labilité des sons et des sens des mots qui la composent.
En effet ce principe de continuum est marqué aussi bien au niveau du
contenu - absence de narrativité, de construction - qu’à celui des procé-
dés stylistiques. L’absence de syntaxe grammaticale <<permetd’accorder
le primat dans l’enchaînement des mots à la face sonore des mots >>
(Seydou 1991 : 26). L’une des deux techniques stylistiques propres
à ce genre littéraire nous intéresse particulièrement ici : il s’agit de << la
règle du tuilage qui, assurant un chevauchement des mots par la reprise de
tel ou tel constituant phonique, bannit toute solution de continuité >>
(ibid. :28) 13. On retrouve le même procédé du tuilage dans une pratique
vocale onomatopéique appelée doohi chez les JelgooGe du Burkina
(Loncke 1997).
Ces performances dans la maîtrise de la langue sont très proches des
joutes oratoires ou musicales et donc confinent au politique comme
l’avait déjà montré Marguerite Dupire (1962 : 317) dans le cas des danses
geerewol des WodaaGe et comme le confirme Patrick Paris (1998) dans le
cas des sacrifices de taureaux qui scellent les << contrats interlignagers >>
chez les mêmes WodaaGe observés ces demières années.
Les << guerres du verbe >> nocturnes ou hiirde qui se déroulaient dans les
cases des villages du Nord-Cameroun en présence des femmes qu’analyse
Saibou Nassourou sont caractéristiques de ces joutes oratoires. La compé-
tition verbale pour acquérir << un nom >> face aux femmes se double de
dons de cadeaux symbolisés par des noix de cola qu’on ne consomme pas,
mais les deux sont extrêmement codifiés. Les organisateurs de la fête,
dont font partie les griots et autres membres de l’orchestre qui jouent de la
musique instrumentale, portent des titres hausa-fulani et distribuent des
amendes ou mettent en quarantaine celui qui ne maîtrise pas bien sa
parole. La valence politique de cette joute oratoire est telle que l’ancien
président Ahidjo calqua les fonctions politiques au sein du parti sur celles
du hiirde, tant et si bien que la diffusion de la musique de ces fêtes sur les
ondes de la radio aurait été interdite sa chute en 1984.

13. On passe ainsi d’une dominance phonique en allitkration à une autre qui est toujours annoncée
tandis que persiste l’ancienne dominante. D’où l’importance de l’anaphorecomme principe de classe-
ment mnémotechnique des listes d’oiseaux ou de toponymes, classés non geographiquement mais en
fonction de leurs phonèmes. On rencontre les mêmes procédés dans un autre genre poétique, celui des
niergi (sing. niergol), qui s’apparente à des jeux d’apprentissage de la grammaire de la langue et
qu’analyse également Christiane Seydou (1989a et b, 1991).
30 ROGER BOTIE, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

Ainsi ces chants, qui au premier abord ne font qu’accompagner d’autres


pratiques - möntre du taureau de l’alliance, défilé des bovins, exhibition
des danseurs grimés et parés -, sont traversés par des institutions caracte-
ristiques d’autres champs du social, que ce soit celui du politique dans le
cas du Cameroun ou celui de l’héritage de la tradition comme chez les
Wodaa6e du Niger. Chez ces derniers, la transmission interne au lignage
du chant des anciens aux plus jeunes permet à ces derniers d’accéder à
une reconnaissance sociale 14, alors que ce vocabulaire de l’héritage
s’applique à la transmission des terres au Fuuta Tooro 15.
La valence identitaire de ces joutes oratoires est marquée par le fait que
souvent le même mot désigne à la fois la langue et les gens qui la parlent
selon le code des valeurs peules. Ainsi au Maasina, chez les JengelGe du
Sénégal ou les JelgooGe du Burkina Faso pulaaku désigne aussi bien le
code de comportement ou la langue que la communauté de ceux qui la
manient l6 (Breedveld & De Bruijn 1996). Symétriquement au Bénin, le
mot fulfulde, qui signifie généralement la langue, s’applique également
aux Peuls.
Dans le califat de Sokoto, auquel Fred Hansen applique la notion de
segmentary State élaborée par Aidan S ~ u t h a l l ’le
~ ,pulaaku est également
le critère de sélection à chaque niveau de pouvoir que ce soit celui du
lamido, celui de l’émir ou du calife par le conseil. Là aussi la compétition,
qui se traduit par les cadeaux aux membres du conseil, est centrale : d’où
l’absence de critères simples comme la séniorité qui peut s’appliquer en
succession latérale (de frère à frère) ou linéaire (de père à fils), mais au
contraire un empilement d’élection par le conseil du même niveau et de
confirmation ou d’intronisation par le niveau supérieur.
Dès lors si la langue est le pivot de plusieurs champs de signification,
au tuilage des sons pourraient correspondre les glissements de sens et le
chevauchement des institutions et des groupes. En témoigne le fait que
dans les sociétés peules où la << mise en caste B est la plus poussée, les
groupes sociaux sont moins cloisonnés que ne le laissaient penser les taxi-
nomies étiques élaborées par les chercheurs des années 1960. Ainsi au
Maasina, Claude Fay (1995b, 1997) dessine les contours flous de groupes
peuls chasseurs, de groupes se réclamant d’activités polyvalentes (Fay
1997 : 175) qui interviennent dans la succession des pouvoirs qui se
<<recouvrent9) et se << coiffent )> sans jamais se substituer l’un à l’autre :
ar6e, Diina.. . De façon analogue, au Fuuta Tooro au même nom de status

14. S. Loncke, (< Chanter et danser dans les rassemblements interlignagers de ngaanyka : une
approche ethno-musicologiquen,,exposé au GREFUL, 4 mai 1998.
15. La transmission des terres s’y effectue le plus souvent latéralement de frère %frèreou % cousin
agnatique, alors qu’il semble qu’elle soit linéaire, de I’nrdo a son fils, dans le cas précédent.
16. Durant le ngaanyka I’énumCration des parties du taureau, d’abord découpé puis reconstitué,
est un enjeu de mhod‘angaaku démontrant pour celui qui l’exécute sa qualité de Boodaado selon
Patrick Paris (1998 : 85).
17. Notion enrichie par l’indianiste Stein.
PFU~FACE 31

correspondent plusieurs spécialistes d’artisans ou de laudateurs comme


vient de le montrer Olivier Kyburz (1998 : 111) à propos des tisserands-
tisseurs (maabu6e sanyoo6e), des tisserands-joueurs-de-luth (maabuu6e
suudu Paate) et des tisserands-laudateurs-des-jaawam6e(maabuu6e
jaawam6e). Analysant un corpus de contes peuls du Cameroun, Ursula
Baumgardt décline les changements d’identité symbolisés par celui de
vgtements d’un prince qui, voulant découvrir le monde, devient tour à
tour pauvre puis esclave d’un Kanuri avant d’épouser une princesse.. .
*
En ce qui concerne les Peuls faut-il aller jusqu’au bout du paradigme

de l’hybridation culturelle en invoquant la créolisation (Jean-FranGois
Bayart) à propos du Cameroun ou le métissage (Jean-Loup Amselle) à
propos des rapports entre Peuls et Mandés? Philip Burnham (1996 : 167)’
analysant les relations entre Ful6e musulmans, Mbororo et Gbaya de la
région de Meiganga au Cameroun marque aisément les différences qui
opposent par exemple la créolisation culturelle à Trinidad et les processus
d’assimilation à la culture des Ful6e du Nord-Cameroun. Ces derniers
reposent sur trois piliers : l’emploi dufulfulde qui aboutit à une créolisa-
tion linguistique, le respect des obligations de l’islam et l’adhésion à un
pulaaku plus culturel que politique, ce qui permet toutes les formules de
transition dans la palette du changement identitairel*.

JEANSCHMITZ

18. À l’autre extrémité du monde peul, au Fuuta Tooro, on retrouve deux de ces critères qui 18
aussi provoquent une sorte de feuilletage de la personne qui rend les conversions identitaires progres-
sives, généralement en deux ou trois générations (Schmitz 1990).
32 ROGER BO?TE, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

III. Gens du pouvoir, gens du bétail


_.

La grande diversité d’organisations sociales, d’activités et de rapports


des Peuls à l’espace résiste aux efforts de réduction à des modèles expli-
catifs simples. Les sociétés peules manifestent une plasticité remarquable :
emprunts de savoirs, adaptations dans les activités, initiatives spatiales.
L’ubiquité des Peuls complique également les contextes écogéogra-
phiques à prendre en compte dans les essais de synthèse. D’un autre côté,
cette présence s?imposerarement de façon massive et homogène; c’est
une géographie de discontinuités et la culture peule n’est pas étrangère à
celle d’îliens qui s’efforcent d’élargir leur cercle insulaire. Les Peuls ne
pensent pas leur espace à une échelle locale ni dans un cadre bomé. Les
pasteurs, en particulier, ont souvent << les pieds ici mais la tête ailleurs >>
car ils se demandent si, ailleurs, ce ne serait pas mieux.

L’ordre des lieux

I1 peut paraître surprenant de parler d’organisation de l’espace à propos


des Peuls, notamment des pasteurs. En effet, lorsqu’ils coexistent avec
des sociétés agricoles, il est banal d’opposer l’espace territorialisé et
structuré des seconds aux aires fluides et imprécises des premiers.
L’espace pastoral des Peuls est pourtant balisé par des repères et des
points d’ancrage (campements, lieux d’abreuvement du bétail, pistes à
bétail, aires de couche des animaux). Des parcours, apparemment indiffé-
renciés, sont désignés par des toponymes. Ainsi, toute une toponymie
peule se surimpose-t-elle parfois à celle des populations locales.
Au-delà de cette perception culturelle d’espaces pastoraux, les Peuls
accordent une grande attention à l’emplacement des gens et des choses.
Leurs formations étatiques précoloniales fonctionnaient sur des espaces
sociaux, des faisceaux de correspondances entre des relations de positions
et des rapports sociaux. Ketil Fred Hansen (1999) analyse ainsi l’organisa-
tion circulaire de la vieille ville de Ngaoundéré, centrée sur le palais du
laamiido. Deux enveloppes de fortifications enserraient des espaces emboî-
tés et contrôlés, le palais étant une véritable ville dans la ville. De même
que pour les titulatures des offices, il est probable que cette organisation
d’espace urbain fut empruntée aux grandes cités haoussa de l’actuel Nord-
Nigéria (Uquhart 1977). La géographie urbaine et 1’Cvolution sociale des
villes peules ne sont pas abordées dans cet ouvrage. Pourtant, des processus
socio-culturels importants, comme la foulbéisation de populations non
peules du Nord-Cameroun ou l’acculturation des Peuls aux Haoussa du
Nord-Nigéria, sont liés de façon étroite au milieu urbain. Aujourd’hui, la
création et l’extension considérable de nouveaux quartiers s’accompagnent
de l’émergence de sociétés peules plus complexes et traversées de nouvelles
tensions socio-religieuses (Holtedahl & Djingui 1999).
PRÉFACE 33

Un inventaire des rapports que les Peuls entretiennent avec l’espace


reste à entreprendre, en tenant compte des systèmes de production, des
systèmes politiques et d’ouvertures récentes à des cadres spatiaux plus
larges. L’ouvrage propose quelques exemples d’organisations spatiales
peules, mises en correspondance avec des situations sociales. Marguerite
Dupire (1970) a déjà mentionné l’importance des localisations (par le
biais d’orientations, d’alignements) dans l’habitat des Peuls pasteurs. À
propos des Peuls du Nord-Bénin, Thomas Bierschenk insiste moins sur
des relations hiérarchiques que sur des mises en ordre spatiales. Les
emplacements d’attache des animaux au piquet comme reflets de l’agen-
cement des cases dans une concession n’avaient, semble-t-il, jamais été
signalés chez d’autres sociétés peules qui, il est vrai, enferment les
animaux dans des enclos plus souvent qu’elles ne les attachent. Le classe-
ment des animaux n’avait été relevé que par le rangement selon l’âge des
veaux à la corde commune (Dupire 1970 : 111). La mise en ordre spatiale
des habitations serait elle-même davantage une caractéristique des
pasteurs que des concessions de Peuls sédentaires. D’autre part, l’aligne-
ment des cases était ordonné sur une ou deux lignes et non en cercle
comme chez les Peuls du Nord-Bénin. On a l’impression que ceux-ci ont
emprunté une ancienne organisation de campement, en l’adaptant lors de
leur sédentarisation. Les Peuls du Nord-Bénin représentent un cas de
figure original dans les catégories du monde peul. En effet, ce peuplement
relativement ancien n’a pas débouché sur une révolte ni une conquête,
entérinées par la mise en place d’un nouveau pouvoir. Les Peuls du
Borgou ont continué à dépendre de chefs locaux, tout en se dotant d’une
main-d’œuvre servile. D’autre part, ils mènent des activités d’agro-
éleveurs, tout en ne disposant pas de droits fonciers. Organisé au niveau
familial, l’espace n’est pas structuré à un niveau régional en leydi comme
dans les États peuls. D’un autre côté, les solidarités supra-familiales ne
jouent pas aussi activement que chez les pasteurs peuls sahéliens. On
pourrait multiplier ainsi les indices d’une situation ambiguë, intermédiaire
entre les nomades et les sédentaires. Tant du point de vue économique
que politique, la situation indécise des Peuls du Nord-Bénin préfigure
probablement celle que connaîtront des Peuls introduits récemment dans
les savanes soudaniennes. C’est une situation de l’entre-deux.
Le décryptage d’un ordre sous-jacent à l’emplacement d’habitations ou
même au placement d’animaux est relativement aisé tant qu’il conceme
des objets fixes. Au contraire, une logique spatiale est plus difficile à
discemer lorsqu’il s’agit d’un ordre mobile et fugace. Les descriptions de
mise en ordre de la transhumance dans le delta intérieur du fleuve Niger
par Pascal Legrosse prolongent celles de Jean Gallais (1967 : 375, 1984 :
80) qui avait décrit de faGon magistrale les principaux temps de la trans-
humance : attente et fêtes en bordure du delta, descente et première
dispersion, seconde avancée dans les nouveaux pâturages découverts,
34 ROGER BOTIE, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

libre pâture et éparpillement après les feux, concentration finale aux


abords des grandes cuvettes. L’ordre pastoral caractérise sulrtout les
premières phases de ce calendrier, régulées par des ordres, des
surveillances, des classements de troupeaux, une affirmation de droits de
pâturages. Avant l’enchevêtrement des itinéraires en fin de transhumance,
les premiers flux organisent un << ordre interne >> au delta (Gallais 1967 :
389). D’autres études de transhumances bien établies vers des plaines
inondables ont également montré des organisations spatiales cohérentes,
même si elles ne durent qu’une saison (Boutrais 1995-96 : 1004).
Pascal Legrosse affine l’analyse des entrées de troupeaux dans le delta
du Niger par un relevé précis de leur ordre de mise en mouvement. La
distinction entre troupeaux <<citoyens D et <<forains
>>, déjà repérée par Jean
Gallais, est mise en relation avec le versement de redevances de pâture
par les pasteurs étrangers. La redevance de pâture participe ainsi à l’ordre
pastoral du delta, en manifestant la reconnaissance de droits sur des pâtu-
rages. C’est un exemple qui contredit la théorie de l’accès libre et
incontrôlé aux pâturages gérés de façon collective. À l’époque précolo-
niale, l’accès à la plupart des pâturages dans les territoires peuls était ainsi
soumis au versement de redevances. L’administration coloniale les a
partout contestées et interdites, sous le prétexte d’abus de la part des chefs
qui les prélevaient. Ce faisant, elle les a remplacées par des taxes annuelles
sur le cheptel bovin. Ces taxes étaient justifiées par les services vétéri-
naires fournis gratuitement aux éleveurs mais sans que l’utilisation des
pâturages continue à être organisée et contrôlée. Les anciennes rede-
vances, devenues illégales, sont tombées dans le domaine du secret, en
donnant lieu à des détournements. L’affaiblissement des instances de
contrôle des pâturages a permis des initiatives de surcharge, d’exploita-
tion anarchique et de course aux ressources fourragères exploitées le plus
rapidement possible. C’est alors que furent réunis les Cléments pour que
se produise une <<tragédiedes communaux >>.
Plutôt que le niveau local ou celui d’un moment de transhumance,
l’échelle régionale a été privilégiée par les études géographiques de l’or-
ganisation de l’espace peul. Au contraire des espaces agricoles organisés
par des aménagements et parfois des encadrements politiques, les espaces
pastoraux apparaissent comme ceux des adaptations, voire de la simple
<<consommationd’espace D, Jean-Yves Marcha1 (1983) a présenté ainsi,
de façon dualiste, les territoires agricoles du Yatenga et les aires pasto-
rales peules qui s’y trouvent incluses. La gestion de l’espace rural du
Yatenga est analysée dans ses deux facettes, celle des espaces agricoles et
l’autre du <<domainedes pâtures D. En fait, les alvéoles pastorales ne sont
pas gérCes de façon autonome, elles relèvent de l’organisation politique
des cultivateurs mossi. Si les pasteurs peuls du Yatenga sont conscients
d’une dégradation de leurs pâturages qui participe d’un processus de
désertification (Marcha1 1983 : 615)’ c’est qu’elle leur est imposée par
- PF&FACE 35

une réduction draconienne des aires pastorales. Les Peuls du Yatenga


pensent toujours l’espace selon des critères pastoraux mais cette concep-
tion est contredite par l’occupation du sol, résultat d’une domination.
C’est une situation que les pasteurs peuls subissent assez fréquemment en
zone soudanienne.
Anne-Marie Pillet-Schwartz étudie un cas de figure apparemment
opposé, du point de vue des rapports politiques. Au Liptako, une popula-
tion peule pourtant peu nombreuse avait réussi à imposer sa domination
durant l’époque pré-coloniale. Cela se manifestait par une organisation
éminemment politique de l’espace : contrôle d’un territoire réservé à des
groupes d’ayant-droits, refoulement des autres populations, sorties guer-
rières fréquentes pour capturer des esclaves dans les espaces extérieurs.
Ce zonage de l’espace politique était assez commun aux États peuls
enclavés au milieu d’autres populations. Le lamidat de Ngaoundéré
présentait une structure spatiale un peu plus complexe que le Liptako
mais comparable dans ses principes. Le territoire peul, contrôlé directe-
ment à partir de la capitale, n’était pas très vaste et n’a pas été agrandi
après quelques décennies de conquêtes. Par contre, son influence se diffu-
sait plus loin par le biais de chefferies vassales installées aux marges du
lamidat. Ces vassaux balayaient eux-mêmes par des razzias des aires très
vastes d’où des caravanes d’esclaves étaient envoyées vers Ngaoundéré
(Burnham 1996 : 17). Cette structure spatiale auréolaire visait moins à
assurer les fondements d’un mode de production esclavagiste qu’à alimen-
ter des courants commerciaux de grande ampleur.
La fin de la pression peule sur les marges du Liptako a permis des
migrations en provenance de toutes les périphéries de l’ancien émirat. Les
fondations répétées de villages à l’époque coloniale se sont probablement
traduites par une réduction et un émiettement des espaces pastoraux. Les
réactions des pasteurs ont peut-être freiné le processus mais sans parvenir
à l’arrêter. Alors que le rapport des forces était inverse de celui du
Yatenga à l’époque pré-coloniale, l’occupation du sol a, semble-t-il, suivi
un schéma analogue. Certes, au-delà de la diversité ethnique des agri-
cultures au Liptako, l’élevage est un Clément unificateur mais c’est un
élevage combiné à l’agriculture et non plus un pastoralisme.
Les Peuls d’aujourd’hui ne restent pas indifférents à une autre organi-
sation de l’espace, de nature plus économique : réseaux de marchés,
filières commerciales (en particulier celle du bétail), contraintes spatiales
à la vente d’animaux. À un niveau macro-économique, l’effondrement
des prix du bétail sur tous les marchés d’approvisionnement au Sahel
pendant les années 1980 puis la brusque flambée des cours après la déva-
luation du franc CFA en 1994 ont déstabilisé les sociétés pastorales
(Ancey 1996). À un niveau micro-économique, les éleveurs peuls sont
insérés à l’amont de filières de commerce du bétail qui influencent leur
localisation, le calendrier des activités, voire les rapports familiaux. Les
36 ROGER BOTTE, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

Peuls entrent périodiquement en contact avec d’autres acteurs : acheteurs,


courtiers, intermédiaires, logeurs. Les JaawamGe représentent ainsi, en
Afrique de l’Ouest, un groupe original lié aux Peuls par le biais du
commerce du bétail et de l’élevage. Locuteurs de langue peule, ils ne sont
pourtant pas peuls d’origine mais ils tendent à s’y assimiler, surtout dans
les contrées méridionales. En effet, à mesure que l’élevage peul s’étend
dans les savanes, des JaawamGe l’accompagnent dans ce transfert, par
exemple au nord de la Côte d’Ivoire (Ancey 1996 : 289). Citadins ou
résidents des gros villages-marchés, ils interviennent à la charnière entre
les Peuls de brousse et le commerce du bétail. Les JaawamGe revendi-
quent eux-mêmes une double compétence : un savoir-faire commerçant et
une familiarité avec l’élevage, même si cet élevage est pratiqué par le
biais de bergers salariés. Situés à la frange du monde peul, les JaawamGe
en sont indissociables et, inversement, ils assurent une ouverture indis-
pensable des pasteurs sur le commerce du bétail, domaine qui reste
largement étranger aux << gens du bétail >>.
Beaucoup de personnes évoluent sur les marchés de bestiaux, en parti-
culier des intermédiaires (dilaali, teyfaajo, cakayna) qui facilitent les
ventes de bétail. Les services d’élevage ont toujours accusé les intermé-
diaires de jouer un rôle négatif mais ce jugement devrait être largement
reconsidéré. Ils participent à la fois au monde pastoral et à celui du
commerce ; ils permettent la sortie délicate des animaux du cercle familial
peul et leur entrée dans le système commercial. À l’aval de la filière
commerciale, d’autres intermédiaires facilitent encore les transactions
entre, cette fois, les maquignons et les chevillards. Anne Join-Lambert et
Amadou Sada Ba (1990) ont décrit ces teefankooGe sur le marché de
Tambacounda au Sénégal, en mettant en évidence leur recrutement au
sein des groupes tributaires dans la société peule. De même, les intermé-
diaires sur les marchés en zones d’élevage sont souvent des affranchis ou
des Peuls ruinés. Créateur de nombreux petits emplois, le commerce du
bétail offre une altemative presque naturelle, en cas de sortie des Peuls de
l’activité d’élevage. Quant aux marchés à bétail, ils constituent les
nouveaux lieux centraux des régions d’élevage.

La <<création
D d’autres Peuls

Dans l’affichage identitaire des Peuls, les différences ethniques ont


souvent été renforcées par des spécialisations d’activités, ce qui a donné
le dualisme simple et récurrent : Peuls éleveurs versus autochtones culti-
vateurs. Or, en vieilles régions peules, la majorité des Peuls ruraux sont
des cultivateurs. Ailleurs, d’anciens pasteurs mènent de front des travaux
agricoles avec les soins au bétail. Occupation autrefois temporaire et
imposée par des circonstances difficiles pour l’élevage, l’agriculture
PRÉFACE 37

devient une activité permanente. Des Peuls citadins entreprennent eux-


mêmes des productions agricoles en mettant en œuvre des techniques
modernes : entrepreneurs agricoles plus que cultivateurs, ils s’affichent
néanmoins comme <<paysansD. L’intérêt d’une recherche comparative sur
les sociétés peules tient à ce que la même identité ethnique se conjugue
avec une large gamme d’activités et d’organisations politiques.
En fait, l’entité peule est souvent composée de plusieurs facettes qui
peuvent s’articuler simultanément autour du pouvoir, des activités et des
rapports à l’espace. À mesure que des sociétés peules ont accédé à des
pouvoirs et exercé des dominations, des clivages les ont traversées, oppo-
sant des groupes aristocratiques à des habitants de la brousse, Peuls
marginalisés voire méprisés. À 1’époque précoloniale, les dominations
peules recouraient à la violence à l’égard des populations <<païennesD
mais également aux dépens des pasteurs. Bien souvent, ceux-ci furent
davantage opprimés par les États peuls que par d’autres États (le Bomou,
par exemple) ou des chefferies villageoises qui les accueillaient.
Les sociétés peules étatisées n’ont eu de cesse d’incorporer les pasteurs
de même origine, en les pressant de s’islamiser, de se sédentariser et de
réduire leur cheptel. L’adoption d’une économie familiale plus agricole
allait de pair, à l’époque précoloniale, avec un mode de production escla-
vagiste. Ainsi, pour renforcer la cohésion de leur territoire, les califes de
Sokoto forcèrent-ils les pasteurs peuls Sullebawa à se sédentariser (Last
1967 : 116). Cette politique d’assimilation était contradictoire avec, non
seulement une activité mais une façon de vivre. Même à Sokoto, les
fondateurs de l’empire peul ne parvinrent pas à empêcher les anciens
nomades de continuer à transhumer (Last 1967 : 80). Ailleurs, des poli-
tiques antipastorales similaires eurent pour effet de rejeter des groupes
peuls qui refusaient de sacrifier leur activité pastorale. Des Peuls << résis-
tants >> vécurent ainsi à l’écart des gens du pouvoir, tout en profitant de la
sécurité assurée par la domination imposée aux populations locales. Cette
situation ambiguë était partagée par exemple, d’une région à l’autre du
monde peul, par les Pulli du Fouta Djalon, les Gawoo6e du Liptako et les
Mbororo de l’Adamaoua.
L’existence à part de Peuls pastoraux résultait de la conjonction d’aspi-
rations et de contraintes : de grandes exigences en espace pour un
pastoralisme mobile ; une mise à l’écart du pouvoir, entérinant une faible
participation aux guerres religieuses et une islamisation superficielle; des
actions prédatrices de chefs peuls à l’encontre du bétail. Toutefois, il
n’existait pas de clivage absolu entre Peuls dominants et dominés : les
premiers avaient besoin du capital bovin des autres ; certains, parmi les
derniers, finissaient par rejoindre les sédentaires. D’une région à l’autre,
la différenciation est plus ou moins ancienne. Au Fouta Toro, la sépara-
tion entre les Tooro66e et les Peuls pasteurs remonte à plusieurs siècles,
de même que celle entre FulGe JulGe et Pulli au Fouta Djalon, tandis que
38 ROGER BOTTE, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

la distinction entre Foulbé et Mbororo de l’Adamaoua ne date que du


siècle dernier. Néanmoins, les processus de scission semblent opérer de
façon similaire.

La contestation pastorale de l’étatisme du Fouta Djalon a été exaltée


par Michel Benoit (1988a), dans ses dimensions conceptuelles et histo-
riques, à propos des Peuls Bowee6e de haute Casamance. D’après l’auteur,
leur comportement pastoral privilégie un rapport à l’animal mais il est
également porteur d’une philosophie des rapports sociaux et envers la
nature : égalitarisme et refus des pouvoirs, respect de la nature par un
usage mesuré des pâturages, liberté de déplacement pour assurer le bien
du cheptel, isolement des autres populations, notamment des Peuls
Foulacounda. Du point de vue historique, ces PuZZi se sont écartés de plus
en plus de la domination et des pillages du Fouta Djalon, en recourant à
des migrations centrifuges. D’une fagon, leur comportement spécifique-
ment pastoral se serait affirmé par réaction aux manifestations de
l’étatisation du Fouta Djalon.

Répartis du sud de 1’Oudalan au Liptako et jusqu’au Yagha burkinabé


mais présents aussi au G o m a nigérien, les Gawoo6e se démarquent des
Feroo6e du Liptako comme des Tooro66e du Yagha. Jérôme Marie
(1993) a dressé un tableau de ce groupe peul original, replié sur une forte
cohésion interne, relativement égalitaire dans la répartition du cheptel et
attaché aux compétences de ses meilleurs bergers. Bien que les Gawoo6e
d’Ossolo soient engagés dans une forme d’agro-pastoralisme, ils valori-
sent toujours des comportements typiquement pastoraux, par exemple la .
solidarité supra-familiale par la pratique du confiage d’animaux. Comme
tous les pasteurs peuls, ils accordent peu d’intérêt à leur histoire, en privi-
légiant une bonne connaissance de leur environnement pastoral (Marie
1993 : 266). Au Liptako, ils ont fait les frais d’une sorte d’entente entre
les Peuls dominants et les migrants pour mettre en culture d’anciens pâtu-
rages. De façon significative, ils furent les seuls à réagir contre ces
atteintes au pastoralisme (Anne-Marie Pillet-Schwartz).

En Adamaoua, une ligne de séparation équivalente entre le <<pouvoir


peul >> et le pastoralisme s’est déplacée au cours de l’histoire de la région
(Jean Boutrais). Rappelons que les Peuls de cette région sont constitués
par ceux appelés couramment Foulbé et par les Mbororo. Les premiers, en
position politique dominante, sont sédentaires (Ful6e joodii6e) et parfois
citadins (Ful6e wuro).Les seconds habitent en brousse (Ful6e ladde) en
tant que pasteurs (Ful6e na’i), même si certains d’entre eux se mettent à
cultiver. Les deux populations ont parfois établi des relations de symbiose
mais, le plus souvent, elles sont entrées en compétition et en opposition.
Dans une phase initiale d’installation de ceux qui sont tous désignés
- PRÉFACE 39

aujourd’hui comme des Foulbé, des conquérants (les fondateurs de Tibati)


se différenciaient-des pasteurs (Ngaoundéré, Tignère, premiers arrivants à
Banyo). Des rapports de complémentarité mais aussi de suprématie-
protection évoluèrent inévitablement en confrontations, dès lors que les
anciens pasteurs s’engagèrent eux-mêmes dans une logique de domina-
tion et de pouvob vis-à-vis des populations locales. À partir de la fin du
siècle dernier, le binôme pouvoir peul/gens de brousse tend alors à se
confondre avec les rapports entre Foulbé et Mbororo. À chaque période et
dans chaque lamidat, les gens du pouvoir entretiennent des relations
complexes avec les gens du bétail : marginalisation socio-politique mais
aussi ponctions en bétail. Lorsque les Foulbé se désintéressent de l’éle-
vage (cas de Tibati), l’association avec des Mbororo fonctionne comme
une constante sur la longue durée. Au contraire, l’engagement dans l’éle-
vage de Foulbé se traduit par l’exclusion radicale des Mbororo de leur
territoire (cas de Tignère). Une situation plus complexe intervient lorsque
la place d’un groupe, d’abord admise, se trouve ensuite remise en cause
(Ngaoundéré). La localisation des Mbororo en périphérie du lamidat de
Banyo exprime probablement un processus comparable à celui de
Ngaoundéré mais qui ne serait pas mené jusqu’à son terme. La géographie
des Peuls pasteurs en Adamaoua renvoie à un jeu de rapports de forces
autour d’un binôme pouvoir-pastoralisme. Aujourd’hui encore, les
Mbororo se localisent surtout dans le lamidat de Tibati et sur des terri-
toires soustraits à l’emprise des Foulbé par l’administration (Meiganga).
Alors qu’en Adamaoua et au Fouta Djalon, l’émergence d’une catégo-
rie de Peuls pasteurs s’inscrit dans un rapport politique, une différenciation
similaire peut tenir à une simple divergence d’activités et de rapports à
l’espace. Ainsi, Brigitte Thébaud, dans sa thèse, distingue les Fu& agro-
pasteurs et les WodaaGe pasteurs dans la région de Diffa où aucun émirat
puissant ne s’est pourtant imposé. Le dualisme du peuplement peul date de
vagues migratoires relativement récentes (années 1920-1930) et s’est
renforcé sur place. Les FulGe dits Ndovi’en se sont fixés autour de
nombreuses petites cuvettes où ils ont entrepris des cultures de mil
dunaire. Quant aux WodaaGe,ils s’infiltraient simultanément plus au nord,
en s’appuyant sur des puits traditionnels dont ils repoussaient des Toubous
encore plus loin vers le nord. Dans la mise en place d’un nouveau peuple-
ment peul, la ligne de séparation entre les deux groupes n’est pas d’origine
politique, elle se calque sur un zonage écologique.

L’infiltration, une technique et un comportement

Le thème de l’infiltration, de la pénétration progressive dans les


espaces interstitiels des populations locales est une constante chez les
Peuls pasteurs. C’est une dynamique spatiale efficace mais qui, en même
40 ROGER BOTTE,JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

temps, reste fragile tant qu’elle ne se prolonge pas en une maîtrise spatiale.
Tant qu’ils restent pasteurs, les Peuls sont des << pénétreurs D de la nature
mais fort peu des <<contrôleurs >> d’espaces (Benoit 1988a: 387).
L’infiltration est la technique idéale des Peuls pasteurs pour prospecter
et pénétrer de nouveaux secteurs. En effet, la disp\ersion permet de mieux
se répartir les ressources des nouveaux pâturages. A l’inverse, des pasteurs
ne peuvent se concentrer longtemps dans des espaces restreints, sous
peine de provoquer une diminution sensible et irréversible de la ressource
fourragère. Mais, du point de vue des populations locales, l’infiltration ne
relève pas seulement d’une technique pastorale. Elle participe d’un
comportement simulateur qui est souvent attribué aux Peuls : s’introduire
en se dispersant afin de ne pas se faire remarquer, devenir progressive-
ment plus nombreux jusqu’à mettre les hôtes devant le fait accompli
d’une présence massive. De technique d’utilisation rationnelle des pâtu-
rages, l’infiltration devient alors stratégie de noyautage. Selon un
processus historique maintes fois répété, l’infiltration précède le soulève-
ment et prépare l’établissement d’une domination. Étant incontrôlable, la
vraie infiltration répond aux vœux des pasteurs mais en étant perçue par
les autres comme une migration àhauts risques.
Le processus d’infiltration pacifique est illustré par l’installation des
premiers Peuls de Barani (Yousouf Diallo), avant I’émergence d’une
chefferie dominatrice et prédatrice. Dans la plaine de Gondo, l’infiltration
pastorale ne se diffusait pourtant pas de façon générale car elle était
contrainte de s’appuyer à des puits relativement rares. En milieu déjà
soudanien, c’était une contrainte encore sahélienne. Des particularités
géologiques et hydrologiques peuvent introduire ce genre de décalage
écologique. Mais la nécessité de disposer de puits restreint les possibilités
pastorales d’infiltration au milieu de populations paysannes. Les trou-
peaux doivent être conduits régulièrement à des lieux qui peuvent être
soumis au contrôle d’un pouvoir villageois. Dès lors, la stratégie pastorale
d’infiltration n’est plus aussi efficace que dans les milieux oÙ l’abondance
de l’herbe guide seule les déplacements. I1 est probable que la faible pres-
sion des pouvoirs villageois dans la plaine de Gondo n’ait pas freiné les
arrivées peules. Un pouvoir plus dominateur aurait mieux surveillé et
peut-être refoulé les pasteurs. Forme de défense face aux pressions des
pouvoirs forts, la fuite-infiltration perd de sa pertinence lorsqu’elle est
dépendante d’ancrages fixes, Le contrôle de puits peut, en effet, décider
de celui des pâturages environnants.
I1 semble que les infiltrations récentes des pasteurs peuls réussissent
mieux dans les savanes humides qu’en zone sahélienne. En savanes méri-
dionales, les pasteurs acquièrent une liberté spatiale pratiquement totale,
tant que la salubrité du bétail est assurée. En Côte d’Ivoire (Philippe
Bernardet) comme en Centrafrique (Gérard Romier), les Peuls recourent B
la même échappatoire pour se soustraire à des pressions paysannes ou
PRÉFACE 41

politiques. Évitement des chefs foulbé de l’Adamaoua puis récemment


des agents du service d’élevage, les grandes migrations des Wodaa6e vers
la Centrafrique relèvent d’une stratégie pastorale fondée sur la mobilité
(Boutrais 1990). Les migrations les plus lointaines des Peuls en savanes
ont comporté deux facettes assez différentes, en étant à la fois fuites
d’opprimés et avancées pionnières: Lorsque les services d’élevage étaient
relativement présents sur le terrain, ils ont tenté de canaliser et de contrô-
ler ces infiltrations sans y parvenir vraiment. Aujourd’hui, les intrusions
récentes leur sont à peine connues. Seule, l’insécurité qui devient endé-
mique en Centrafrique risque de ralentir la diffusion des pasteurs peuls
qui recherchent, désormais, une protection au voisinage des centres
ruraux.

Replis peuls

Au Sahel, les pasteurs peuls ne sont plus aussi expansionnistes qu’en


savanes. Après s ’être infiltrés dans des pâturages habituellement fréquen-
tés par des Maures, des Touaregs, voire des Toubous, ils ont dû lâcher
récemment plusieurs secteurs. Alors que les contextes humains diffèrent,
des bilans convergent : pertes de pâturages et parfois de cheptel, fragilité
aggravée de systèmes pastoraux. Dans la vallée du fleuve Sénégal,
Christian Santoir (1990a, b) a analysé l’expulsion des Peuls de Mauritanie
en 1989 et restitué le poids de l’histoire pastorale dans cette crise. Le choc
subi par les Peuls de Mauritanie s’inscrit dans une histoire mouvementée
et encore controversée. Dès la grande sécheresse de 1973, beaucoup de
ces Peuls << descendirent D au Sénégal puis ne retournèrent pas tous en
Mauritanie. Auparavant, ils s’étaient probablement réinstallés en
Mauritanie d’où ils avaient été expulsés à l’époque précoloniale. C’est
donc une histoire pastorale très mouvante, faite d’une série de va-et-vient
de part et d’autre de la vallée du fleuve.
A l’est du Niger, Brigitte Thébaud (1998) a reconstitué un contexte
historique similaire mais plus simple. Alors que l’administration coloniale
avait couvert l’entrée des Peuls dans les pâturages des Toubous, les séche-
resses des années 1970 et surtout de 1984 se sont accompagnées d’un
repli. L’éviction des Peuls se concrétise, à la fin des années 1980, aux
puits cimentés publics : Toubous et Arabes éleveurs de camelins monopo-
lisent, jour et nuit, l’usage des puits et en écartent de force les Peuls.
Bientôt, il s’ensuit une redistribution des parcours. Contrairement à la rive
nord du fleuve Sénégal, le recul des Peuls au Niger oriental n’est pas
envenimé par un conflit politique entre deux pays mais le résultat spatial
est comparable, d’un point de vue pastoral.
Depuis quelques décennies, les limites sahéliennes du pastoralisme
peul ont tendance à se rétracter, résultat d’une plus grande fragilité de leur
42 ROGER BOTTE, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

élevage bovin sur des franges devenues plus arides mais conséquence
également d’une faiblesse sociale et politique de leur occupation de
l’espace. C’est surtout face aux cultivateurs que cette faiblesse du pastora-
lisme peul se révèle, à la fois en zone sahélienne (Pierre Bonte) et en
savanes soudaniennes (Philippe Bemardet). Alors que Patrick D’Aquino
insiste sur les compétitions politiques pour le contrôle des espaces au
Djelgodji, Pierre Bonte met l’accent sur les différences de logiques
foncières entre Peuls et Dogons du Seno. Les Dogons exercent un véri-
table contrôle foncier par l’affirmation de droits sur la terre, l’existence
d’un pouvoir rituel et une structure lignagère du peuplement. Le tout est
mis en œuvre pour une stratégie expansionniste des terroirs cultivés. Au
contraire, les Peuls inscrivent leurs rapports à l’espace dans un cadre poli-
tique, sans matérialisation spatiale concrète. De plus, les avantages
économiques et politiques ont basculé d’une population à l’autre depuis le
siècle demier. À la domination politique peule du X I X siècle
~ s’est substi-
tuée la supériorité écoGomique actuelle des Dogons ; à l’appauvrissement
des éleveurs s ’oppose l’enrichissement des cultivateurs. Les pertes
d’emprise spatiale et de supériorité économique des Peuls du Seno illus-
trent une situation assez générale au Sahel : un recul des espaces pastoraux
dévolus aux Peuls devant l’expansion des terres cultivées par les popula-
tions locales mais surtout des migrants wolof au Ferlo sénégalais, mossi
au Djelgodji, songhay et haoussa au Niger méridional.
En savanes soudaniennes, la faiblesse peule n’est pas moindre face aux
cultivateurs et elle contraste avec leur dynamisme migratoire. Pourtant,
Philippe Bernardet estime que le système agropastoral des Peuls du nord
de la Côte d’Ivoire est efficace, d’un point de vue agronomique. D’après
lui, les tensions entre Sénoufo et Peuls tiendraient moins à des compéti-
tions entre des systèmes de production différents qu ’à des contradictions
internes à chaque système social. Ne pouvant les résoudre par elle-même,
chaque société tendrait à les reporter sur l’extérieur, en attribuant ses
difficultés à l’autre système social. Du côté des Peuls, Philippe Bemardet
développe cette hypothèse en montrant les rapports salariaux difficiles
qu’entretiennent employeurs et bouviers. Ceux-ci utiliseraient alors une
stratégie de détérioration des relations entre leurs employeurs peuls et les
cultivateurs, de façon à fragiliser ceux qui les exploitent. I1 est probable
que l’utilisation de l’autre groupe comme bouc émissaire, de façon à
résoudre des problèmes sociaux internes, contribue à instaurer une oppo-
sition latente entre les deux populations. Philippe Bemardet reconnaît
cependant que l’hypothèse ne rend pas compte de l’éclatement de tous les
conflits violents entre Sénoufo et Peuls. Ces conflits semblent se répéter
de façon cyclique, dans le cadre d’enjeux politiques plus larges.
À l’hypothèse d’un recours à la stratégie du pire, on pourrait ajouter
celle d’une absence d’acteurs de conciliation ou de rapprochement entre
les Peuls et leurs voisins. Les femmes peules, par le commerce local de
PRÉFACE 43

produits laitiers, jouent un rôle de communication précieux entre les deux


communautés. Les études sur la valorisation féminine du lait (Kuhn 1997)
sont centrées sur l’importance de cette activité pour l’économie familiale.
Entraînant des contacts réguliers avec des acheteurs locaux, le commerce
du lait concrétise également des complémentarités entre les Peuls et les
autres, ce qui facilite leur coexistence. Or, le commerce local des produits
laitiers subit maintenant la concurrence de produits importés, ce qui rend
les villageois relativement indépendants des Peuls.
De même, les migrations de Peuls pasteurs vers de nouvelles régions
d’élevage s’effectuent sans les anciens esclaves qui restent dans les chef-
feries d’origine. Or, ces Riimay6e, en ayant des attaches des deux côtés,
peuvent atténuer les frontières sociales entre lës Peuls et les autres. Cette
situation intermédiaire, ambiguë et difficile à vivre mais, en même temps,
porteuse de dépassement des clivages ethniques, semblait être celle des
Gando du Nord-Bénin (Hardung 1997). Pourtant, ce rôle de médiation des
Riimay6e reste exceptionnel. Le plus souvent, ils prennent leurs distances
vis-à-vis des Peuls et même s’opposent à eux. L’absence de groupe
humain intermédiaire dans les nouvelles régions de peuplement pastoral
ne facilite pas des rapprochements. Peuls et Sénoufo campent ainsi dans
un face-à-face conflictuel.
Juste au nord de la frontière ivoirienne, les Peuls figurent également
comme de nouveaux venus auprès des Karaboro du Burkina Faso, les
deux populations n’ayant pas entretenu de rapports historiques. Pourtant,
Sten Hagberg (1998) estime que des mécanismes de gestion des conflits
existent et qu’ils se révèlent relativement efficaces. Beaucoup de conten-
tieux sont réglés directement par les acteurs locaux, sans implication de
1 administration. Les villageois éprouvent une satisfaction, voire de la
fierté d’être capables de trouver eux-mêmes des solutions à leurs
problèmes. Dans le cas de conflits ayant dégénéré en violences, le discours
administratif tend à occulter le rôle des acteurs locaux, la solution étant
présentée comme venue ou imposée de l’extérieur. En fait, des interve-
nants locaux (maître de la terre, forgerons, << fils de village D) participent
également, au moins de fason symbolique, à l’apaisement de la situation.
La gestion des conflits entre les Peuls et les Karaboro burkinabé
renvoie à deux idéologies assez contradictoires. Celle des bonnes rela-
tions et du maintien de la paix est surtout mise en avant par les villageois,
tandis que les acteurs externes revendiquent plutôt la satisfaction des
droits, en 1 occurrence ceux des cultivateurs. Les règlements des conflits
relèvent ainsi de compromis entre des priorités de paix et d’autres de
justice (Hagberg 1998 : 237).
Même en secteurs à peuplement peul récent, les relations des Peuls
avec autres populations s’avèrent complexes. Elles le sont encore davan-
tage lorsque les voisins des Peuls s’intéressent, eux aussi, à l’élevage.
Alors que le dualisme entre les Peuls et les autres est affirmé dans le
44 ROGER BOTTE, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

domaine des représentations, la distinction entre éleveurs et cultivateurs


perd alors de sa pertinence. Les systèmes de production tendent au
contraire à se rapprocher, de part et d’autre, vers des formes d’agro-
pastoralisme. Ces systèmes de doubles activités exploitent les mêmes
gammes de ressources où s’amorcent, tôt ou tard, de nouvelles compéti-
tions. Tant que les uns et les autres étaient spécialisés dans des activités
spécifiques, ils tiraient parti de ressources différentes, en étant amenés à
établir des relations de complémentarité. La convergence d’activités entre
les Peuls et les autres tend à exacerber la perception ethnique des conflits,
alors même que les administrations affichent une interprétation en termes
économiques.

La question du pastoralisme sahélien

La faiblesse actuelle des pastoralismes peuls est évaluée ici par réfé-
rence aux meilleures perfoimances de populations agricoles. Une autre
méthode d ’évaluation consiste à mesurer les résultats Cconomiques de ces
pastoralismes eux-mêmes en se posant la question : les troupeaux permet-
tent-ils aux familles qui leur sont liées de vivre des produits animaux et
des revenus qu’ils génèrent? La question conduit vers la notion fonda-
mentale de la viabilité pastorale et le repérage d’un seuil de cette viabilité,
c’est-à-dire le nombre minimal d’unités de bétail nécessaire à la vie d’une
famille moyenne. Le calcul du rapport unités de bétailhombre de
personnes par famille est important pour appréhender sa situation écono-
mique, notamment après une crise. C’est ce qu’a entrepris de façon
rigoureuse Brigitte Thébaud (1999) au Niger oriental, deux ans après la
grande sécheresse de 1984. Or, les résultats chiffrés de ses investigations
démontrent que les pasteurs WodaaGe ont mieux surmonté cette séche-
resse que les FuZ6e agropasteurs de Diffa. Ceux-ci se trouvent alors dans
une situation pastorale particulièrement précaire, tant par la taille réduite
de leurs troupeaux que par le faible nombre d’animaux G stratégiques 9) :
femelles reproductrices pour l’approvisionnement en lait, mâles adultes et
bœufs pour assurer des ventes immédiates, jeunes femelles pour permettre
le rétablissement futur du troupeau. Sur tous ces points, les Wodaa6e
bénéficient d’une meilleure position que les FulGe, ce qui démontre l’effi-
cacité des pasteurs, même en zone sahélienne. D’une certaine façon, la
faiblesse du pastoralisme peul serait plus relative qu’absolue, plus liée à
des critères extemes et aux compétitions d’autres activités qu’à une insuf-
fisance des pasteurs eux-mêmes.
Une autre étude récente sur l’arrondissement de Filingué au Niger
(Colin de Verdière 1994) évalue les résultats économiques du pastora-
lisme mais aussi ses effets écologiques, une problématique qui n’est pas
abordée dans cet ouvrage. Or, les pasteurs peuls sont souvent accusés
PRÉFACE 45

d’être les propres responsables de leurs malheurs, en dégradant de fagon


irréversible les pâturages. Dans la région de Filingué, avec une moyenne
de sept bovins et une quarantaine de petits ruminants, une famille
moyenne ne peut pas vivre uniquement de l’élevage; elle est contrainte de
se mettre à cultiver ou de garder du bétail d’autrui (solution des familles
les plus pauvres). Si l’agriculture s’est généralisée, elle ne permet pas
pour autant de produire suffisamment pour nourrir les familles à longueur
d’année, même celles qui s’y adonnent beaucoup. Les compléments
alimentaires sont procurés par la vente de lait (apports faibles) et surtout
celle d’animaux. Dès lors, les ventes d’animaux sont, dans l’ensemble,
élevées. L’évolution des cheptels familiaux dépend donc davantage des
aléas de la production agricole que des résultats obtenus dans l’élevage
lui-même. Ces résultats sont plutôt bons car les éleveurs ne subissent
qu’une faible mortalité des veaux, ce qui témbigne des soins pris à leur
égard. Enfin, les déplacements des Peuls nomades et transhumants sont
estimés moins dégradants pour les pâturages que les élevages sédentaires.
En effet, en rapprochant les animaux des pâturages, les pasteurs mobiles
diminuent les allées et venues des troupeaux, notamment en fin de saison
sèche. Voilà des données qui remettent en cause bien des opinions admises
sur le nomadisme destructeur de l’environnement et ses faibles capacités
productives.

En dépit de la capacité de pasteurs sahéliens à surmonter l’une des plus


graves crises écologiques qu’ils aient connues au cours de ce siècle, le
développement des régions pastorales est presque toujours envisagé à
travers une << dé-spécialisation D, une diversification de l’économie pasto-
rale. Cette conception dominante gagnerait, pour le moins, à être modulée
selon les régions et les groupes. I1 existe ainsi une discordance entre les
performances des pasteurs peuls et 1 orientation dominante du développe-
ment en zone sahélienne. Les recherches spécialisées sur le pastoralisme
aboutissent souvent elles-mêmes à préconiser des activités plus diversi-
fiées, l’agro-pastoralisme étant l’altemative majeure proposée. Quant aux
recherches sur les sociétés pastorales, elles deviennent de plus en plus
rares. Cependant, il convient de resituer ce constat dans une perspective
historique. Jusqu’aux années 1970, le développement du pastoralisme
sahélien faisait l’objet d’un large consensus à la fois scientifique, tech-
nique et financier. Ensuite, les grandes sécheresses des années 1970 et de
1984 ont provoqué une rupture. Alors que des pasteurs peuls réussissaient
tant bien que mal à surmonter ces crises écologiques, les développeurs ont
abandonné les soutiens à la production pastorale.
D’un autre côté, la réussite relative des Wodaa6e du Niger au milieu
des années 1980 n’est pas partagée par tous les pasteurs sahéliens. Jean
Gallais (1994) parle, au contraire, de a pasteurs en bout de piste D et
Claude Raynaut (1997 : 155) de << mort lente du pastoralisme peul B,
46 ROGER B O W , JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

moins par suite des sécheresses que d’une désorganisation de nature


structurelle de cette activité. Mirjam De Bruijn et Han Van Dijk (1995)
ont témoigné de la détresse des Peuls du Gourma malien après la séche-
resse de 1984. Dans ce volume, ils mettent en cause un développement
qui serait le même pour tous les Peuls pasteurs du Sahel, en arguant de la
crise pastorale des FuZ6e d’une petite région du Gourma malien. Cette
crise est tellement grave que les auteurs contestent le bien-fondé d’un
développement pastoral classique à leur égard. D’une part, le pastoralisme
n’est plus leur occupation principale ; d’autre part, le surpâturage si
souvent invoqué n’est pas une menace réelle, surtout pas après une séche-
resse qui a décimé les effectifs de cheptel.
Les auteurs démystifient l’organisation d’associations pastorales qui
est devenue, après les déboires des projets exécutés en régie, le principe
de légitimité de toute opération de développement de l’élevage. Les asso-
ciations pastorales permettent d’occulter des stratégies individuelles
d’accaparement des bénéfices de projets aux dépens d’autres acteurs
locaux. Dans le cas d’une association pastorale pourtant évaluée comme
un succès par des experts, les auteurs accusent le profit retiré par ceux - et
ils sont rares - qui possèdent encore du bétail, dans la mise en réserve de
pâturages pour la saison sèche. Au contraire, des villageois se trouvent
exclus de l’opération, en particulier les pauvres qui ne possèdent plus de
bétail et qui perdent, en plus, l’accès à une portion de l’espace villageois.
Ils se trouvent alors doublement dépossédés.
Les constats de détoumements dans l’aménagement de pâturages sont
complétés, à propos du même projet de développement, par le texte de
Pierre Bonte. Les points d’eau aménagés deviennent rapidement d e s ,
centres de défrichements agricoles, si bien que les initiatives d’hydrau-
lique pastorale s’avèrent plus néfastes qu’utiles pour les pasteurs. Chaque
initiative technique en milieu pastoral comporte donc des bénéficiaires
mais ils ne sont pas toujours ceux qui étaient prévus. Sous une forme
narrative, Mirjam De Bruijn et Han Van Dijk relatent la mise en place
collective d’un grenier de réserve pour répondre aux besoins d’une autre
catégorie de population : ceux qui sont menacés dans leur survie par l’im-
possibilité de se nourrir en période de soudure. D’après les auteurs, cette
situation de pauvreté extrême menace la plupart des Peuls au Sahel.
Les Peuls pasteurs du Sahel ne sont plus ce qu’ils étaient. Le témoi-
gnage de Mirjam De Bruijn et Han Van Dijk s’inscrit dans les réflexions
actuelles sur le développement avec la participation des populations
locales. Au-delà du cas spécifique des Peuls, c’est également une contri-
bution à la thématique du développement rural.

Le destin du pastoralisme peul au Sahel tient du paradoxe. Des études


récentes ont montré l’efficacité de ce système de production, à la fois
dans sa productivité (elle est supérieure à celle des ranchs nord-améri-
PRÉFACE 47

cains ou australiens confrontés à un contexte climatique comparable) et


dans la capacité des pasteurs à surmonter des crises écologiques, grâce à
leur mobilité. Après des années de grandes sécheresses, le pastoralisme
peul est incontestablement plus dynamique que celui des Touaregs ou des
Maures. Cela tient à une grande capacité d’adaptation des pasteurs peuls.
S’ils sont frappés par des pertes catastrophiques d’animaux, ils ne refu-
sent pas de s’engager comme bergers de citadins ou de paysans, dans
l’intention de reconstituer un cheptel et de redevenir des pasteurs auto-
nomes. Quant aux femmes, elles participent à cet effort de redressement
par diverses activités : collecte de paille pour les toits, commerce de
produits laitiers à partir d’achats de poudre de lait.. . sans aller toutefois
jusqu’à se mettre à cultiver. L’histoire de familles peules se résume en
une longue série d’adaptations à des contraintes diverses (Bonfiglioli
1988). Par leur capacité à relever des défis, les pasteurs peuls sont relati-
vement bien adaptés au milieu sahélien imprévisible et sans cesse en
déséquilibre (Behnke & Scoones 1992).
Une équipe d’agronomes du <<Projetde la mare d’Oursi >> (Burkina
Faso) a démontré l’efficacité du pastoralisme peul dans une région sahé-
lienne, I’Oudalan. Ce constat se trouve exposé, moins dans l’ouvrage
général qui présente une synthèse des recherches de l’équipe que dans le
rapport issu des enquêtes sur le pastoralisme (Milleville et al. 1982). Des
suivis continus de troupeaux pendant deux ans ( I 980 et I98 1) ont
concerné plusieurs familles, en particulier des Peuls, des Iklan et des
Touaregs. Les calendriers pastoraux d’un troupeau bovin de Peuls
JelgooGe montrent une grande mobilité saisonnière, avec des allées et
venues incessantes entre les abords du campement et des pâturages éloi-
gnés, des changements de rythmes d’abreuvement et des transhumances
irrégulières, en fonction du contexte écologique, de l’état du cheptel et
des décisions des bergers. En effet, le troupeau est toujours gardé. En
saison sèche, la présence d’un seul berger implique, en fait, que trois
hommes se relaient pour le gardiennage. Au contraire, le troupeau bovin
des Iklan est peu mobile et son gardiennage irrégulier car le groupe fami-
lial accorde la priorité aux travaux agricoles. À la fin de la saison sèche
1980, ce troupeau subit des pertes graves. Quant à la famille de Touaregs,
ayant perdu ses derniers bovins en 1980, il ne lui reste plus qu’une
quarantaine de chameaux et des petits ruminants. Ces animaux effectuent
encore une transhumance d’hivernage mais, avec un cheptel réduit, elle
ne s’imposerait plus. Les animaux suivent maintenant les déplacements
des hommes, les Touaregs étant attachés à renouer régulièrement des rela-
tions de voisinage avec d’autres groupes.
Avec des conduites de cheptel aussi différenciées, il n’existe pas un
mais des pastoralismes sahéliens. Les conduites de bétail se traduisent par
des structures de troupeaux assez divergentes, par exemple chez les Peuls
et les Man de I’Oudalan en 1982. Chez les premiers, une forte représenta-
48 ROGER BOTTE,-JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

tion des génisses indiquait un troupeau en cours d’accroissement. Quant


aux Iklan, ils tentaient de réparer les pertes‘de veaux subies deux ans
auparavant par des achats de génisses, grâce à la vente de mâles adultes.
La capacité des Peuls pasteurs à reconstruire un cheptel bovin après une
catastrophe implique qu’ils restent propriétaires d’un noyau résiduel suffi-
sant d’animaux. Or, les grandes sécheresses se sont traduites un peu partout
au Sahel par un transfert plus ou moins important de cheptel aux dépens
des pasteurs. Cette dépossession pastorale est-elle un phénomène durable,
voire irrémédiable? Il semble que la réponse varie selon les régions.
Le paradoxe tient au fait que malgré leurs compétences pastorales, les
Peuls se retirent de la zone sahélienne. C’est la conséquence de contraintes
devenues insurmontables : avancée des cultures sous pluie dans un
contexte marginal, alors qu’elles procurent seulement une faible producti-
vité du travail ; annexion de bas-fonds par des cultures irriguées qui
soustraient des pâturages précieux de saison sèche ; attaques de pasteurs
rivaux et de bandes armées dans un contexte d’insécurité; restrictions à la
traversée de frontières (par exemple par le Nigéria) pourtant indispensable
pour les besoins de la transhumance ou pour échapper à une sécheresse.
Devant toutes ces pressions cumulées, le transfert des pasteurs peuls en
zones de savanes devient une tendance générale en Afrique de l’Ouest et
du Centre. Or, si le pastoralisme est le système de production qui valorise
le mieux les ressources des zones arides et semi-arides, ce n’est plus le
cas en savanes. La redistribution actuelle des activités pastorales entre le
Sahel et des savanes exprime des pressions démographiques inégales mais
elle touche à l’aberration du point de vue des potentialités.

Multiples cas de figures peules

Dans les relations sociales des Peuls avec les autres populations, un
stéréotype tend à s’imposer de part et d’autre. Les <<paysansnoirs >>
reconstruisent une identité et un mode de comportement collectif qu’ils
attribuent à tous les Peuls de façon indistincte et dépréciative. Les cultiva-
teurs au sud du Burkina Faso résument souvent leur rejet par la formule à
l’emporte-pièce : << le Peul est un faux type >> (Hagberg 1998 : 205).
Inversement, les Peuls eux-mêmes ne sont pas étrangers à l’élaboration de
stéréotypes à leur égard, en valorisant une singularité qui sublime leur
foulanité. La construction idéologique d’un comportement peul idéal,
symbolisé par la notion de puluaku, les écarte et les marginalise des autres
sociétés rurales. En fait, cet ethos pastoral n’a plus que rarement des bases
pratiques pour s’exprimer ; il devient une simple valeur de référence pour
se différencier des autres, dans un rapport de tension réelle ou imaginaire.
À l’opposé de cette simplification identitaire, l’objectif de cet ouvrage est
de montrer la grande variété des <<figurespeules >>.
PRÉFACE 49

Loin de rester seulement une question historique, les anciens clivages


entre maîtres et esclaves subsistent actuellement dans les conceptions
identitaires comme dans les activités et les hiérarchies sociales, en dépit
d’enrichissements et d’ascensions individuelles ou même collectives. De
ce point de vue, les stratifications anciennes des sociétés peules reste-
raient plus vivantes qu’en d’autres sociétés sahéliennes (Raynaut 1997 :
329). Dans certaines régions, les relations entre les Peuls et les Riimay6e
participent aux compétitions entre élevage et agriculture, aux contentieux
dans la gestion des terroirs et aux rivalités foncières. Les recherches en
cours de Cécile Pouget le montrent, en particulier au Fouta Djalon et au
Macina.
La différence entre Peuls et RiimayGe recoupe souvent celle entre
éleveurs et cultivateurs mais la ligne du pastoralisme passe surtout au
milieu des Peuls eux-mêmes. L’existence de Peuls cultivateurs est attestée
de longue date dans la plupart des régions. L’émergence d’un agro-pasto-
ralisme est souvent tenue comme un processus général d’uniformisation
des activités. En fait, l’exemple du Liptako démontre des différences
assez simples (dans les surfaces cultivées et les choix de cultures) comme
d’autres plus subtiles (par l’implication des femmes dans les travaux agri-
coles). Même en contexte de milieu naturel contraignant, les formules des
systèmes de production sont diverses et signent des identités ethniques,
séparant notamment les Peuls des autres.
L’écart de plus en plus en plus grand entre les Peuls citadins et ruraux
est à peine évoquée dans l’ouvrage, bien qu’elle devienne aujourd’hui une
distinction majeure. Qu’ils soient d’origine noble ou servile, les Peuls des
villages et de la brousse partagent le destin des sociétés paysannes domi-
nées par l’économie de marché. Au contraire, les Peuls citadins peuvent
participer aux nouvelles formes d’enrichissement. À l’ancienne aristocra-
tie guerrière se substitue une aristocratie citadine et marchande, dominée
par quelques figures d’hommes d’affaires. Cependant, cette nouvelle
ligne de clivage n’est pas spécifique aux Peuls, elle se retrouve dans la
plupart des sociétés sahéliennes.
Enfin, la diversité peule tient à un éclatement des cadres géogra-
phiques. Autrefois disposé en archipels (Botte & Schmitz 1994a) dans la
zone sahélo-soudanienne, le peuplement peul tend à se diffuser et à s’ato-
miser. Les rapports entre les sociétés peules et la nature ne s’articulent
plus de manière uniforme, notamment pour le pastoralisme. Contesté par
des cultivateurs et maintenant par des agroéleveurs, le pastoralisme peul
l’est également par d’autres pasteurs au Sahel. Les Peuls n’y détiennent
pas l’exclusivité de cette activité, loin de là. Au contraire, en savanes et
surtout dans les savanes les plus méridionales, ils deviennent les seuls
pasteurs. Ni les Maures, ni les Touaregs, ni les Toubous ne viennent leur
disputer ces pâturages. Seuls, les Arabes du Tchad sont <<descendusD de
façon massive dans les savanes de ce pays mais sans déborder la frontière
50 ROGER BO”E, JEAN BOUTRAIS, JEAN SCHMITZ

centrafricaine. En Centrafrique comme en Côte d’Ivoire (mais aussi au


Cameroun et au Nigéria) le pastoralisme est peul. Dès lors, les Peuls sahé-
liens et même soudaniens sont tentés de trouver une solution à leurs
difficultés par la fuite en avant, toujours plus loin vers le sud. Philippe
Bemardet le montre en Côte d’Ivoire, devant les réactions des Sénoufo, et
Gérard Romier en Centrafrique. Un pastoralisme peul se constitue sur de
nouvelles bases écologiques dans les savanes humides. I1 est probable
qu’il ne fonctionne pas de la même façon qu’au Sahel dans sa mobilité à
long terme et ses rythmes saisonniers, la constitution des stocks de bétail
et les rapports à l’environnement. La réussite de ce nouveau pastoralisme
représente le plus grand défi actuel pour les pasteurs peuls.

JEANBOUTRAIS
1
L’invention des Peuls
DUPUY
CHRISTIAN

Les apports de l’arch6ologie et de l’ethnologie


à la connaissance de l’histoire ancienne des Peuls

L’aire géographique occupée par les Peuls est très vaste; elle s’étend
de la bordure atlantique aux abords du lac Tchad. Où qu’ils se trouvent,
les Peuls élèvent des bovins. Tandis que certains groupes sont nomades,
d’autres ne sont mobiles qu’une partie de l’année. Ceux vivant à la fois de
l’élevage et de l’agriculture sont sédentaires. Cette diversité des modes de
vie suppose des vécus historiques différents selon les groupes et les
régions. L’archéologie peut-elle, dans ces conditions, contribuer à l’his-
toire ancienne des Peuls ? Les rites d’inhumation en vigueur chez les
Peuls non islamisés ont été jusqu’à présent trop peu étudiés pour servir en
archéologie funéraire dans un but ethnohistorique. L’habitat des Peuls en
matériaux périssables, bien que mieux décrit (Brasseur 1968 ; Dupire
1970; Pélissier 1966; Richard-Molard 1944), ne peut non plus aider à cet
objectif, étant donné la faible probabilité d’en retrouver les traces en
fouille. Maints gisements sont, par contre, riches en vestiges céramiques.
Malheureusement la signification ethnique à accorder au document céra-
mique est source d’écueils, particulièrement nombreux en ce qui conceme
les Peuls.

La céramique des Peuls

La céramique utilisée par les Peuls évoluant dans la vallée de la


Kolimbiné (affluent de rive droite du fleuve Sénégal à hauteur de Kayes)
illustre cette difficulté. Ni les groupes nomades dénommés Peuls touros,
ni les groupes sédentaires dénommés Peuls anarabé, foudourabé et
diaoubé, ne produisent de la céramique. Tous s’approvisionnent en pote-
ries auprès des agriculteurs soninkés. Les familles touro possèdent une,
parfois deux jarres à eau. En cas de casse au cours de la transhumance
d’hivernage sur les terres salées de Mauritanie, les femmes attendent la
54 CHRISTIAN DUPUY

saison sèche pour acheter en remplacement de nouvelles poteries dans la


vallée de la Kolimbiné. Les Peuls sédentaires, quant à eux, se rendent en
charrette dans les villages Soninkés, à moins que des familles de forgerons
soninkés dont les femmes sont potières ne soient établies dans les villages
peuls pour satisfaire sur place à la demande. Du fait de ces modalités de
production et de distribution, la céramique dans les villages et campe-
ments peuls est semblable à celle présente dans les villages soninkés. Par
voie de conséquence, son analyse comme vestige archéologique ne
permettrait ni d’identifier la présence des Peuls ni d’appréhender la diver-
sité du peuplement dans la vallée de la Kolimbiné.

Les enquêtes ethno-archéologiquesmenées dans deux autres régions de


l’Ouest africain auprès de groupes peuls sédentaires qui, eux, produisent
de la céramique, montrent combien même dans cette situation, il est diffi-
cile d’assigner au document céramique une valeur de marqueur ethnique
qui puisse servir à la reconstitution de l’histoire ancienne des Peuls.
La première de ces enquêtes a été menée par N. David et H. Hennig
(1972) auprès des potières du village de Bé situé dans le nord du
Cameroun. Les femmes peules qui fabriquent des poteries façonnent l’ar-
gile par martelage au percuteur de bois sur un moule convexe. La partie
supérieure des vases est montée aux colombins. Les décors à base d’im-
pressions roulées et d’incisions appliquées sous les cols seraient
d’inspiration lamé, un groupe tributaire des Peuls depuis au moins le
X V I I I ~siècle.
La seconde enquête s’est déroulée dans la boucle du Niger, une région
où les Peuls sont organisés en une société hiérarchisée (Gallay, Huysecom
et al. 1991). La technique de façonnage la plus utilisée ici par les potières
peules, pour la plupart femmes de tisserands, est celle du pilonnage dans
une forme concave, un percuteur en terre cuite à la main. Seul le col est
monté à l’aide d’un colombin. En raison de la faible épaisseur des parois
obtenues, les corps des poteries ne peuvent recevoir que des décors peints.
Quelques potières et potiers des ethnies voisines modèlent l’argile selon
cette même technique qu’Éric Huysecom (1991-92) est conduit à suppo-
ser d’origine peule en raison des noms vernaculaires de racine peule
généralement donnés aux percuteurs en terre cuite.
On peut retenir de ce qui précède, d’une part, qu’il n’existe pas de
corrélation entre l’entité socio-linguistiquepeule et un type de production
céramique et, d’autre part, que le sens des emprunts techniques en matière
de technologie céramique varie selon les groupes et les régions.
Faut-il conclure qu’il est impossible de retracer une ethnohistoire
peule, quelle qu’en soit l’originalité, B partir des données archéologiques ?
Dans l’état des connaissances actuelles sur la culture matérielle des Peuls,
on pourrait répondre par l’affirmative s’il n’existait ce champ d’étude
exceptionnel qu’est l’art rupestre du Sahara.
HISTOIRE ANCIENNE DES PEULS 55

Les peintures rupestres du Tassili-n-Ajjer

H. Lhote (1958) est le premier auteur à s’être intéressé à l’histoire


ancienne des Peuls à partir de l’étude de peintures rupestres réalisées aux
plafonds d’abris sous roche du Tassili-n-Ajjer méridional. Son attention
fut attirée en particulier par le matériel du pastorat figuré et par les traits
physiques, ornements corporels et coiffures de certains des personnages
représentés, proches de ceux prisés par certains Peuls. Quelques années
plus tard, A. Hampaté Bâ et G. Dieterlen (1961, 1966) étendirent le
champ des correspondances au domaine du symbolique, en croyant recon-
naître, dans certaines fresques, la transcription de mythes connus chez des
Peuls de Sénégambie et dans des fresques voisines, une série de rites
pratiqués au début du siècle par des Peuls de la boucle du Niger. Peut-on,
sur la base de ces liaisons, attribuer à des Peuls la réalisation des peintures
du Tassili-n-Ajjer méridional ?
L’absence de représentations d’objets impliquant l’usage du métal
conduit à attribuer un âge néolithique à ces œuvres rupestres. Au moins
trois mille ans nous séparent donc de leur réalisation. Aussi faudrait-il,
pour abonder dans le sens d’une filiation des Peuls avec les peintres du
Néolithique, disposer de données archéologiques témoignant de la présence
continue sur la frange saharo-sahélienne d’éleveurs de bovins dont les
traditions et les croyances se seraient perpétuées identiques à elles-mêmes
à travers les millénaires et les vicissitudes du climat saharien. Ces données
font défaut. Aucune station d’art rupestre apparentée sur le plan des
thèmes à celles du Tassili-n-Ajjer et réparties en jalons iconographiques
jusqu’au sud de la boucle du Niger ou mieux jusqu’en Sénégambie, soit
sur plus de trois mille kilomètres, n’a été découverte à ce jour.
À cette discontinuité s’en ajoutent d’autres. Les Peuls touros de la
vallée de la Kolimbiné, par exemple, ignorent la mythologie des Peuls de
Sénégambie ainsi que les rites du pastorat des Peuls de la boucle du
Niger. Les huttes hémispheriques sous lesquelles ils s’abritent, renvoient
par contre aux plans des habitations peintes sous les auvents du Tassili-n-
Ajjer méridional. Autrement dit, l’habitat figuré en peinture renvoie à
celui de Peuls nomades et la scénographie est associée aux mythes et aux
rites d’autres groupes qui s’abritent aujourd’hui sous des paillotes rondes,
plus rarement sous des cases quadrangulaires en terre. Sans remettre en
question l’appartenance à une même entité socio-linguistique de ces
divers groupes, les disparités observées traduisent bien l’existence
d’interactions et d’évolutions culturelles à travers le temps et l’espace.
Qu’une partie du fonds culturel commun aux Peuls tire son origine de
la période néolithique et qu’il ait comme point d’ancrage le Tassili-n-
Ajjer méridional est une hypothèse qui mérite d’être considérée puisque
certaines œuvres rupestres jouent en sa faveur. Toutefois, en l’absence
d’autres données archéologiques, il demeure prématuré d’identifier les
auteurs de ces peintures aux ancêtres des Peuls.
56 CHRISTIAN DUPUY

Les gravures rupestres du Sahara méridional

L’étude dans leur contexte de plusieurs milliers de gravures rupestres


présentes sur trois stations du sud de l’Aïr et sur trente-sept stations du
nord-ouest de l’Adrar des Iforas conduit à formuler, à partir d’autres
Cléments que ceux énoncés pour les peintures du Tassili-$Ajjer, une
hypothèse nouvelle relative à la mise en place des Peuls dans la boucle du
Niger. Les relevés exhaustifs effectués sur ces stations (Dupuy 1985,
1991) ont permis une caractérisation fine et par ensemble des vestiges
d’art rupestre. Les répartitions spatiales des gravures, les thèmes et les
motifs développés sur les rochers, le mode de structuration des composi-
tions, les styles, les superpositions apparaissant sur certaines gravures et,
simultanément, les attitudes des personnages représentés, leurs vêtements,
parures, armes et autres Cléments de la culture matérielle associés, ont
amené la reconnaissance de trois phases distinctes de gravures rupestres
relevant de trois horizons chrono-culturels différents. Seules les gravures
de la phase moyenne vont retenir notre attention. Celles-ci se comptent
par milliers.

Un art rupestre animalier à vaste répartition géographique

La plupart de ces gravures furent réalisées aux sommets d’éperons


rocheux, parfois à plus de trente mètres de hauteur par rapport au niveau
des vallées avoisinantes. L’espace circonscrit à certaines parois gravées
est si restreint que ceux qui s’y exprimaient, ne pouvaient qu’être seuls.
La forte représentativité des silhouettes gravées de bovins en tout lieu
indique que les graveurs faisaient partie d’une société qui pratiquait l’éle-
vage. Aucune composition ne représente les activités domestiques d’une
population pastorale. Le caractère répétitif des associations bœuf-
autruche, bœuf-girafe et bœuf-autruche-girafe ainsi que des
représentations d’animaux fantastiques à silhouettes mi-girafe/mi-bœuf
ou mi-girafe/mi-autruche, suggèrent que les graveurs visaient, par leur
action, à fixer dans les pierres les plans profonds de mythes qui faisaient
souvent référence, à un animal domestique, le bœuf, et à deux animaux
sauvages, l’autruche et la girafe.
Des girafes à lien semblables à la trentaine de sujets réalisés dans
l’Adrar des Iforas, se retrouvent gravées dans l’Aïr, dans l’Ahnet, dans
l’Ahaggar et beaucoup plus à l’est à Ouenat et en Nubie (fig. 1). D’une
manière générale, le lien qui descend du mufle des girafes aboutit dans la
main de personnages à silhouette filiforme de petite taille. I1 aboutit
parfois directement sur leurs têtes (Adrar des Iforas, Air). En d’autres
lieux, son extrémité est connectée à des corps d’autruches (Aïr) ou bien se
referme sur le cou des girafes (Adrar des Iforas) ou plus-simplement
n’aboutit à rien (Adrar des Iforas, Aïr, Nubie). Ces diverses observations
me font voir dans ce lien un trait symbolique plutôt que la représentation
Océan

Atlantique

Fig. 1. Représentations gravée.~ de girafes à lien apparaissant dans des contextes riches en représentations schématiques de bovins, d’autruches et de girafes.
Sources : 1, Dupuy 1991; 2, Monod 1932 ; 3, Gauthier & Gauthier 1991; 4, Lhote 1987 ; 5, Monod 1947 ; 6, Van Noten 1978 ; 7, Corner 1970.
58 CHRISTIAN DUPUY

d’une laisse. Dans les régions où ce motif fut représenté, le furent égale-
ment des bovins montrant des caractères particuliers : bœufs, vaches et
taureaux aux corps remplis de motifs géométriques et aux cous parfois
sous-tendus de nombreuses pendeloques, ou bien individus au cornage
fermé en anneau ou aux cornes à courbures alternées démesurément
longues ou encore aux comes surnuméraires. Ces deux derniers caractères
échappent à la réalité. Les autres évoquent des pratiques pastorales spéci-
fiques : déformation des cornages, port de nombreuses pendeloques,
décoration des robes.
J’assigne à ces représentations une’valeur de marqueur culturel lorsque
toutes sont présentes sur un même site ou, plus ouvertement, dans une
même région. Ainsi les stations de gravures rupestres riches en représen-
tations schématiques de bovins, d’autruches et de girafes, montrant
également des girafes à lien et des bovins aux caractères particuliers, déli-
mitent une aire géographique qui couvre la majeure partie du Sahara
central et méridional. Les similitudes entre stations sont nombreuses, trop
nombreuses pour répondre de convergences iconographiques. I1 semble
plus logique d’y voir l’empreinte d’un courant culturel auquel auraient été
sensibles des pasteurs de bovins qui avaient pour tradition de graver les
rochers des régions qu’ils parcouraient. Les résultats convergents issus
des recherches en anthropologie sociale sur les sociétés de pasteurs
nomades confortent plutôt cette idée.

Des pasteurs nomades à tradition de gravure rupestre

Au sein des sociétés pratiquant le nomadisme pastoral, ce sont les


hommes qui guident le bétail vers les points d’eau et les pâturages dont la
gestion collective est facteur d’unité. Ce sont aussi les hommes qui protè-
gent le bétail des dangers de la brousse ; une responsabilité dont les
femmes sont déchargées parce que souvent moins mobiles du fait de leur
devoir de maternité (Dupire 1960). Aussi est-ce par les hommes et non
par les femmes que se transmettent les mythes sur l’origine des premiers
animaux domestiques, les recettes magiques de fertilité du bétail, les
croyances sur la faune sauvage, qui sont autant de préoccupations mascu-
lines tournées vers un monde extérieur aux campements. Une autre
régularité se dégage de ces recherches en anthropologie sociale : la
tendance générale des sociétés de pasteurs nomades à l’expansion territo-
riale sous les effets conjugués de la multiplication des lignages et de
l’accroissement des troupeaux (Digard 1990) ;une expansion amplifiée en
zone saharo-sahélienne par les sécheresses aux conséquences néfastes sur
les pâturages. L’exemple des Peuls nomades wodaabé illustre bien cette
situation. Scindés en petits groupes, ceux-ci se répartissent sur une aire
géographique importante à l’ouest du lac Tchad. En année de sécheresse,
certains groupes suivent, à travers les savanes arborées de Centrafrique et
HISTOIRE ANCIENNE DES PEULS 59

du Nord-Cameroun, leurs bovins sur des distances dépassant les cinq


cents kilomètres (Boutrais 1988 : 48). Confronté à des situations écolo-
giques défavorables répétées, un groupe peut ainsi parcourir six mille
kilomètres en douze ans, soit, pour prendre une image, le continent afri-
cain dans sa plus grande largeur.. . Revenons alors aux gravures rupestres
du Sahara, objets des réflexions qui précèdent. En admettant que des
hommes, pasteurs nomades aux préoccupations tournées vers l’extérieur
des campements, en furent les auteurs, on s’explique mieux la vaste aire
géographique que délimitent les gravures, le caractère animalier des
thèmes qu’elles développent sur les rochers et l’absence en tout lieu des
représentations de femmes,

L’adoption de la lance et I‘ introduction du cheval dans le sud du Sahara

Cet art rupestre à prédominance animalière montre une évolution : dès


lors que le port de la lance devient de tradition, l’image gravée de l’homme
se fait imposante (fig. 2). Cette évolution touche essentiellement le sud du
Sahara. C’est aux côtés de ces images nouvelles de porteurs de lance
qu’apparaissent les premières représentations de chevaux sur les rochers
de l’Adrar des Iforas et de l’Aïr. Aucun de ces chevaux n’est monté : six
sont attelés par paire à des chars à timon simple et roues à rayons, trois
sont touchés par des guerriers armés de lance, quatre sont représentés
isolément sur des parois (fig. 3).
En plus des nombreuses gravures de bovins, de girafes et d’autruches
qui les entourent, quelques éléphants et rhinocéros font partie du cortège

F”
im

Fig. 2. Modes de représentation difjérenciés des porteurs d‘objets coudés


et des porteurs de lance de réalisation plus récente.
60 CHRISTIAN DUPUY

de ces chevaux (fig. 4). La


présence de ces espèces de la
grande faune sauvage traduit un
biotope plus humide que l’ac-
tuel. Élever des chevaux dans
un tel milieu était délicat. En
effet, le cheval est très vulné-
rable aux parasites et aux
trypanosomes des régions tropi-
cales humides. Conscients du
problème, les Khassonkés, agri-
culteurs et éleveurs du haut
Sénégal malien, abritent leurs
montures dans des cases qui
sont quotidiennement enfumées
pendant les pluies de mousson
pour en chasser mouches et
moustiques. C’est aussi pour
limiter les risques d’épizooties
que les Marbas, agriculteurs
sédentaires vivant au sud du lac
Tchad, enferment, pendant cette
même pCriode, leurs chevaux
dans des écuries intégrées à
l’habitat (Seignobos et al.
1987: 49-53).
Ces dispositions particulières
tendent à montrer que le cheval
ne peut s’accommoder en
région tropicale humide d’une
vie itinérante à longueur
d’année. Le fait qu’aucun des
groupes peuls nomades,
éleveurs de bovins de l’Ouest
africain, n’élève de chevaux - à
l’inverse des groupes peuls
sédentaires établis dans les

Fig. 3. Les premières représentations


gravées de chevaux dans l‘Adrar des Iforas
et dans I’Aïr.
Sources :1 et 2, station d’Issamadanen; 3,
station d’Asenkafa (Dupuy 1995) ; 4 et 7,
station de Tague‘i; 5, station d’Emou-
roudou; 6, station d’Iwelen (Roset 1971,
1988, 1993).
HISTOIRE ANCIENNE DES-PEULS 61

bassins des fleuves Niger et


Sénégal et autour du lac Tchad -
abonde dans ce sens. Par les
abris ou appentis qu’il néces-
site, par les soins réguliers qui
doivent lui être prodigués et la
nourriture à base de céréaies
dont il a besoin pour foumir des
efforts soutenus, le cheval est
source fréquente d’immobilité.
Les premières représenta-
tions de cet animal sur les
rochers du Sahara méridional
aux côtés d’espèces de la grande
faune soudanienne, sanction-
nent donc un pastoralisme peu
sujet à la mobilité, du moins
durant la saison des pluies de
mousson, de la part des éleveurs
de bovins qui avaient décidé
d’adopter cet animal et de l’éle-
ver avec succès. Les données
archéologiques et paléoclima-
tiques enregistrées ces vingt
demières années dans le sud du
Sahara, permettent de fixer
l’époque à laquelle fut prise
cette décision et de juger du
contexte social l’ayant motivée.
J.-P. Roset (1988) a décou-
vert au nord-est de l’Air, à
Iwelen, trois pointes de lance en
cuivre dans un gisement daté du
premier millénaire avant notre
ère. Les armatures mises au jour
sont identiques à celles des
lances gravées sur les rochers
avoisinants. Ces lances sont
tenues par des personnages
représentés en plan frontal selon

Fig. 4. Éléphants er rhinocéros assocje‘s à


des porteurs de lance.
(Adrar des Iforas: 1, 2 et 3, station
d’Addnnolen; 4. StdtiOn de Teddre).
62 CHRISTIAN DUPUY

des conventions que l’on retrouve appliquées à différents endroits dans


l’Aïr et dans l’Adrar des Iforas. Maintes représentations de ces porteurs
de lance apparaissent dans des contextes animaliers riches en bovins, en
autruches et en girafes. Compte tenu des affinités iconographiques qui
s’établissent entre stations, les dates obtenues à Iwelen permettent de
situer dans le premier millénaire avant notre ère l’âge de pleine expres-
sion de cet art rupestre et de dater par conséquent de cette époque les
premières représentations de chevaux dans l’Adrar des Iforas et dans
l’Aïr. D’autres données viennent, d’une part, corroborer cette chronologie
et conduisent, d’autre part, à préciser les circonstances de l’adoption de la
lance et de l’introduction du cheval dans le sud du Sahara.
Les recherches menées par M. Raimbault et O. Dutour (1990) dans le
Sahara malien d’abord, puis sur le site de Kobadi plus méridional,
mettent en évidence un repli progressif de populations sahariennes
confrontées à la détkrioration du biotope à partir du I I millénaire
~ avant
notre ère. Les villages en pierres sèches des Dhars de Tichitt et de
Oualata en Mauritanie qui avaient atteint leur développement maximum
à l’aube du premier millénaire, se fortifient puis sont abandonnés aux
alentours du rve siècle avant notre ère, vraisemblablement du fait d’un
épuisement des ressources en eau (Munson 1968, 1971). Simultanément
et sensiblement sous la même latitude, les bourrelets alluviaux faciles à
défendre de la moyenne vallée du Niger sont colonisés. Leur occupation
ira croissante et conduira à l’avènement de la première civilisation proto-
urbaine de l’Ouest africain au début de l’ère chrétienne (McIntosh &
McIntosh 1980). Quelques siècles auparavant, avaient été construits, près
de 150 kilomètres à l’est, des dizaines de greniers en boudins de glaise
superposés dans une grotte perchée de la falaise de Bandiagara (Bedaux
1972). Les recherches en cours dans le haut Sénégal malien montrent que
l’aridité fut à t e l point marquée à l’aube ou au début de l’ère chrétienne
qu’elle entraîna l’abandon d’un site (Dupuy et al. 1995)’ et vraisembla-
blement de plusieurs autres (datations en cours) situés une quinzaine de
mètres en hauteur par rapport aux niveaux d’occupation des villages
actuels alimentés en eau grâce à des puits de plus de dix mètres de
profondeur. Ces données, bien qu’éparses, témoignent d’un resserrement
du peuplement et, par endroit, d’une insécurité à une époque où le déve-
loppement de la sidérurgie, grande consommatrice de bois et la
détérioration du climat aidant, dut contribuer à la désertification de la
frange sahélienne.
Que, dans ce contexte, la lance à armature métallique soit devenue
l’arme de prédilection des pasteurs de bovins à tradition de gravure
rupestre du Sahara méridional n’est pas pour surprendre. Forts de cette
arme, ils pouvaient imposer leur autorité sur les espaces pâturés qu’ils
voulaient sauvegarder ou sur les aires de nomadisation nouvelles qu’ils
s’appropriaient. Alors que des litiges territoriaux devaient être parfois
HISTOIRE ANCIENNE DES PEULS 63

Fig. 5.
Représentations
de porteurs de lance
dans la vallée
de Taghlit
(Adrar des Iforas).
résolus armes à la main en combats rappro-
chés’ ces éleveurs de bovins développèrent
un art qui donna la primauté aux images de
porteurs de lances (fig. 5). Celles-ci occu-
pent souvent une place centrale dans les
compositions. Les rapports de force naturels
sont parfois défiés, les attributs de masculi-
nité amplifiés, à l’instar de ces hommes
fortement sexués appliquant directement la
pointe de leur lance sur les corps d’élé-
phants, de rhinocéros ou de girafes.
Les contours des têtes épousent des
formes variées. Leurs dimensions, générale-
ment sans proportion avec le reste du corps,
traduisent des architectures de coiffures
élaborées, parfois exubérantes, sur les-
quelles pouvaient être fixées jusqu’à six
plumes d’autruches.
La répartition géographique des types de
coiffures témoigne de modes locales. Ainsi la
forme trilobée prédomine-t-elle dans
l’Adrar des Iforas. Celle bilobée est excep-
tionnelle alors qu’elle est bien représentée
sur certaines stations de l’Air. Les organes
sensoriels sont rarement figures. S’y substi-
tuent parfois des semis de points et des
motifs géométriques dont quelques-uns
évoquent les maquillages cérémoniels de
pasteurs africains. Certains porteurs de lance
ont leurs oreilles parées de pendentifs.
64 CHRISTIAN DUPUY

D’autres ont suspendu à leur cou ou fixé au niveau de la poitrine ou du


ventre des breloques de formes diverses. Ces Cléments d’apparat étaient
assortis de tuniques, courtes à mi-longues, légèrement évasées ou étran-
glées à la taille, plus rarement de culottes ou de pantalons bouffants,
parfois complétés du port de ceintures et de lanières croisées sur.la
poitrine : un habillement diversifié qui, au même titre que les coiffures,
les maquillages et les parures, témoigne d’un souci d’élégance personnel
prononcé.
Un fait de société important se dégage de ces diverses observations.
Si ces images de porteurs de lance attestent de toute évidence l’avène-
ment d’un pastoralisme belliqueux dans le sud du Sahara à une époque
où le biotope se détériorait, d’une manière plus particulière, les Cléments
de parure et les objets d’apparat témoignent, par leur diversité, d’une
course à l’embellissement et au prestige dans lequel figurer en perma-
nence à hauteur de son rang social était important. Que les premières
représentations de chevaux soient apparues dans ce contexte ne tient
vraisemblablement pas du hasard ! Les modalités d’introduction du cheval
de l’ouest de la vallée du Nil vers le Sahara central au cours de la
deuxième moitié du deuxième millénaire avant notre ère conféraient à cet
animal une valeur telle, que c’est peut-être pour parfaire l’efficacité de
cette stratégie du prestige que son adoption fut décidée dans le sud du
Sahara par des éleveurs de bovins, à la fois pasteurs et guerriers. Une fois
leur décision prise, ces éleveurs adaptèrent selon toute vraisemblance leur
habitat pour protéger leur nouveau compagnon de voyage contre les
épizooties tropicales.

Des chevaux attelés pour servir au prestige d‘aristocraties locales

Tandis que les massifs de l’Adrar des Iforas et de l’Aïr devaient encore
recevoir, durant la saison des pluies de mousson, l’eau nécessaire au
maintien d’un réseau de mares pérennes qui assurait la survie d’une faune
soudanienne, plus au nord, en altitude et à l’abri des mouches tsé-tsé du
fait des températures basses d’hiver, létales pour les glossines, des
chevaux étaient élevés par un groupe qui possédait des chars que des
peintres se plaisaient à représenter aux plafonds d’abris sous roche
(fig. 6). La fidélité des transcriptions est telle que J. Spruytte (1986,
1996)’ après avoir construit, grandeur nature, divers types de chars
d’après des représentations peintes du Tassili-n-Ajjer, a pu démontrer,
expérimentations à l’appui, l’existence d’un système à a barre de trac-
tion >> original au Sahara central et son efficacité pour le dressage des
chevaux à l’attelage.
Au X V siècle,
~ en Égypte, Thoutmosis III ordonne la réalisation du
réseau des <<forteressesde la mer >> pour prévenir toute menace à l’ouest
du Delta. Deux siècles plus tard, Ramsès II fait prolonger ce système
\

Fig. 6. Composition peinte au plafond de l’abri sous roche de Weiresen dans le Tassili-n-Ajjer irord-occidental.
Source : Kunz 1982.
66 CHRISTIAN DUPUY

défensif sur près de trois cents kilomètres en direction du désert libyque.


À la fin du X I I I ~siècle survient dans cette région, une première bataille
que Merenptah remporte face à une coalition de Libyens et d’a habitants
des pays de la mer >>, transcription mieux connue sous celle de <<Peuples
de la mer >> (Grandet 1990). À l’issue des combats, douze paires de
chevaux appartenant à la tribu des Ribou de Cyrénaïque commandée par
un chef libyen dénommé Meryouy sont ramenées dans la vallée du Nil.
Une génération s’écoule.. . Puis la menace à nouveau se précise. Deux
coalitions de Libyens et de <<pirates>> de Méditerranée affrontent l’armée
de Ramsès III en l’an 5 puis en l’an 11 de son règne. Les combats consa-
crent à deux reprises le triomphe de Pharaon. À l’issue de la deuxième
bataille, outre de nombreuses épées d’origine mycénienne, une centaine
de chars attelés à des chevaux sont pris comme butin de guerre. Du haut
de l’un d’eux avait combattu, Mésher, fils du roi vaincu de la tribu
libyenne des Mashouash qui nomadisait à l’ouest de la Cyrénaïque
(Grandet 1993).
Ces événements témoignent de l’existence à l’ouest de la vallée du Nil
de groupes libyens dirigés par des chefs suffisamment puissants et
influents pour nouer alliance avec les peuples belliqueux de Médilerranée
et les liguer contre 1’Égypte du Nouvel Empire. À considérer cet aspect
des choses, les représentations peintes de chars du Sahara central aux
côtés de signes complexes apparentés à ceux du répertoire mycénien
(Dupuy 1995) suggèrent que celles des tribus libyennes qui étaient prépa-
rées à recevoir l’innovation, se lancèrent, elles aussi, au milieu du
millénaire avant notre ère, dans la construction de chars à timons simples
et roues à rayons pour servir au prestige d’aristocraties locales. Une fois
conçus et adaptés aux matériaux locaux disponibles, ces chars libyens,
attelés à des chevaux et conduits par des guerriers, pénétrèrent au Sahara
où ils furent représentés aux plafonds d’abris sous roche, parfois aux côtés
de spirales et de rubans développés (cf. supra fig. 6). Ces motifs furent
vraisemblablement réalisés vers le milieu du I I millénaire
~ avant notre ère
par des artistes peintres sensibles aux décors à base de cercles, spirales et
courbes enlacés prisés de longue date par les Égéens. Ils étaient encore
prisés lorsque furent érigées, au-dessus des tombes à fosse du cercle A de
Mycènes, des stèles représentant pour la première fois en Péloponnèse des
guerriers sur des chars. Dans ce contexte, il est permis de penser que ces
groupes libyens à charrerie et chevaux, exercèrent d’abord leur domina-
tion sur les populations du Sahara central avant de s’attaquer de manière
plus ambitieuse aux Égyptiens du Nouvel Empire dont on connaît l’orga-
nisation politique et militaire.
Par la somme considérable des savoir-faire qu’impliquaient leur réali-
sation et leur utilisation, ces chars, une fois introduits au Sahara central,
durent subjuguer ceux qui en découvraient l’existence. Figuraient parmi
ces derniers des pasteurs nomades, auteurs des premières gravures
HISTOIRE ANCIENNE DES PEULS 67

rupestres de la phase moyenne, que la transhumance amenait régulière-


ment dans les massifs centraux sahariens (Dupuy 1994). Ceux-ci
modifièrent en conséquence les compositions animalières de leurs œuvres
rupestres en y intégrant, les représentations approximatives et parfois
fantaisistes, de ces engins roulants à timons simples qui les fascinaient.
Ce n’est que plus tard, au cours du premier millénaire avant notre ère7
alors que le port de la lance avait été adopté par leurs descendants, que
des chevaux furent représentés dans le sud du Sahara. Comme il l’est
indiqué plus haut, cette apparition en gravure du cheval aux côtés de
porteurs de lance marque un tournant ; elle sanctionne l’avènement d’un
pastoralisme belliqueux et simultanément peu sujet à la mobilité, rendant
ainsi possible l’élevage du cheval et l’acquisition d’une charrerie, et ce,
pour mieux en imposer à son voisin par la stratégie du prestige.

La diffusion vers le sud des chars et chevaux, biens fortement valorisés


et déjà chargés d’histoire, devait s’inscrire dans un jeu d’échanges et de
relations complexes que fait deviner l’apparentement architectural des
sépultures monumentales du Sahara central et méridional (Paris 1993),
mais aussi des vêtements et les parures figurés en gravure et en peinture :
les tuniques bitriangulaires et les coiffures bilobées, trilobées ou en cham-
pignons, souvent surmontées de plumes d’autruches, que l’on observe
dans le sud du Sahara se retrouvent portées à l’identique par des conduc-
teurs de chars du Sahara central et certains des personnages leur étant
associés sur des parois communes. Les affinités entre l’art peint du Sahara
central de l’époque des chars et l’art gravé du Sahara méridional de
l’époque des porteurs de lance se limitent toutefois à ces Cléments d’appa-
rat et à la présence parfois conjointe d’attelages.
Pour le reste, ces œuvres rupestres sont très différentes. Aucun des
auriges du Sahara central, par exemple, n’est sexué. Leurs jambes aux
épaisseurs et aux segmentations anatomiques bien rendues contrastent
avec celles filiformes et raides des porteurs de lance du Sahara méridional
dont les pieds souvent représentés de profil opposé interdisent tout
mouvement contrairement à l’animation des auriges du Sahara central. De
manière plus fondamentale, l’absence de scènes de vie domestique dans
l’art gravé du Sahara méridional s’oppose au caractère socio-anecdotique
marqué des compositions peintes du Sahara central. Alors que l’Clément
faunique prime dans les premières, les secondes puisent souvent leur
inspiration dans l’univers des campements.
Ces différences rendent difficile de soutenir la thèse fréquemment
avancée d’une migration nord-sud de populations libyennes pour expli-
quer l’apparition des représentations d’attelages dans le sud du Sahara.
Et ce, d’autant plus que l’aire géographique couverte par les stations de
gravures montrant des porteurs de lance dans des contextes animaliers
riches en représentations schématiques de bovins s’étend jusqu’au nord-
...............
.... ... . .......
.........

Aia linguistique peule

ADRAR DES IFORAS AIR DJADO TIBESTI ENNEDI


HISTOIRE ANCIENNE DES PEULS 69

est de 1’Ennedi (fig. 7)’ c’est-à-dire à des régions ayant vraisemblable-


ment échappé de tout temps à la sphère d’influence berbère. Ajoutons
enfin que cette aire géographique dCborde très largement à l’est de celle
couverte par les représentations de chars rupestres el surtout n’englobe
pas les régions du Sahara central. La réalisation des gravures de chars et
de chevaux dans le sud du Sahara se justifie par conséquent difficilement
par l’arrivée de groupes libyens, Plutôt qu’un glissement nord-sud de
populations, l’art rupestre du Sahara méridional me semble témoigner de
l’avènement d’un pouvoir guerrier chez des groupes d’éleveurs de
bovins qui furent confrontés à la détérioration du biotope et qui, pour
imposer et renforcer leur autorité au cours du premier millénaire avant
notre ère, s’armèrent de lances et se dotèrent de chars attelés à des
chevaux importés des massifs centraux sahariens où travaillaient de
longue date des charrons. Ces derniers peut-être ne transmirent jamais
leurs savoir et savoir-faire aux artisans des régions voisines. Ainsi pour-
rait s’expliquer le fait que la roue ait été abandonnée partout dans le sud
du Sahara, dès lors que les charrons du Sahara central s’arrêtèrent de
fabriquer des chars qui participaient d’un jeu de relations complexes
nord-sudlsud-nord.
Dans un Sahel qui fut peut-être coupé de l’Afrique du Nord le temps
que dura l’épisode aride des débuts de notre ère, se développèrent des
élevages de chevaux qui en quelques siècles engendrèrent une souche
naine, à moins que les premiers chevaux introduits n’aient été déjà de très
petite taille. Auquel cas, ni une sélection orientée par l’homme, ni un
phénomène d’adaptation au milieu tropical, ne seraient la cause du
nanisme des chevaux évoluant encore aujourd’hui dans certaines régions
du Sahel et de la frange soudanienne. Ces chevaux, appelés poneys, dont
la taille réduite retint à plusieurs reprises l’attention des premiers lettrés
arabes à avoir visité le Bilad al-Sudan (Cuoq 1975; Mauny 1961)’ sont
vraisemblablement les descendants et les derniers représentants des indi-
vidus qui avaient été introduits attelés dans le sud du Sahara au cours du
premier millénaire avant notre ère.
Les superpositions apparaissant sur certaines gravures ainsi que de
nombreuses autres données tirées de l’art rupestre montrent que ceux-là
mêmes qui avaient introduit le cheval dans le sud du Sahara ne s’expri-
maient plus dans l’Adrar des Iforas et dans l’Aïr lorsque, aux alentours du
ve siècle de notre ère, des Berbères cavaliers et méharistes, connaissant les
tifinagh - les ancêtres des Touaregs - et porteurs d’une nouvelle tradition
d’art rupestre, se remirent à graver les rochers (Dupuy 1992).

u
t Fig. 7. Répartition géographique des gravures de porteurs de lance apparaissant dans des contextes
animaliers riches en représentations schématiques de bovins.
Sources: 1, Dupuy 1991 ;2, Lhote 1987; 3, Roset 1988; 4, Vedy 1962; 5, Monod 1947; 6, Stdewen
& Striedter 1987; 7, cliché aimablement communiqué par Jean Courtin; 8, Huard 1963.
70 CHRISTIAN DUPUY

La probable identité peule des premiers éleveurs


de chevaux de l‘Aïr et de l‘Adrar des Iforas

À considérer la mobilité restreinte nécessaire au succès de l’élevage


équin en milieu sahélo-soudanien, on devrait retrouver parmi les peuples
évoluant non loin des massifs de l’Adrar des Iforas et de l’Aïr, les descen-
dants des éleveurs de bovins qui avaient introduit le cheval dans le sud du
Sahara au cours du premier millénaire avant notre ère. I1 se trouve préci-
sément dans les bassins des fleuves Niger et Sénégal et plus à l’est autour
du lac Tchad, des pasteurs peuls sédentaires, éleveurs de bovins, organi-
sés en des sociétés hiérarchisées. L’aire géographique dans laquelle
évoluent ces derniers, voisine par conséquent l’aire couverte par les repré-
sentations de porteurs de lance (fig. 7). Pour entrer plus dans les détails,
focalisons notre attention sur les Peuls établis dans la boucle du Niger qui
est la région de l’Ouest africain la plus proche de l’Adrar des Iforas et
l’une des régions où les Peuls sont en position sociale dominante.
Sédentaires pour la plupart et majoritaires en nombre, les Peuls de la
boucle du Niger sont organisés en une société hiérarchisée. Leurs manières
de penser et de faire sont très tranchées vis-à-vis de celles des ethnies
voisines vivant de l’agriculture ou bien de la pêche. Les échanges matrimo-
niaux entre clans ainsi que les prêts et les dons de vaches laitières sont
garants de cohésion sociale et d’une permanence des traditions. Les
familles nobles sont les propriétaires des importants troupeaux se déplaçant
tout au long de l’année dans la moyenne vallée sous la surveillance de
jeunes bergers. Elles sont aussi les dépositaires des connaissances pasto-
rales et initiatiques. En leur sein se comptaient les guerriers dont la lance,
transmise de père en fils, était l’arme de prédilection. Outre son usage dans
les conflits, cette arme servait lors des cérémonies de passage à l’âge adulte
aux cours desquelles les jeunes officiants sacrifiaient à coup de lance des
bovins. Un artisanat spécialisé comportant des castes de tisserands, de bois-
seliers, de forgerons et de cordonniers, satisfaisait aux besoins matériels du
pastorat et de la guerre. Disposant d’une forte cavalerie, ces Peuls de la
boucle du Niger étaient de redoutables cavaliers. Les écuries sont établies,
comme elles l’étaient jadis, à proximité des terres exondées favorables à la
culture du gros mil rouge destiné aux chevaux. Ce mode d’organisation des
Peuls ainsi que leurs coutumes relatées dans le détail par différents ethno-
logues (Ciss6 1986b ; Gallais 1967, 1984 : Gardi 1985 ; ainsi que les
manuscrits Gaden 1900-39 et Vieillard 1927-39 à Dakar, Institut Cheikh
Anta Diop), sont troublants tant ils évoquent la forme d’art rupestre bien
représentée dans le sud du Sahara et, en particulier, dans l’Adrar des Iforas
situé à cinq cents kilomètres seulement de la boucle du Niger.
Cet art rupestre, rappelons-le, nous montre les silhouettes imposantes
de porteurs de lance aux côtés de nombreux bovins, parfois d’animaux
sauvages et plus rarement de chevaux. Certains des bovins sont représen-
HISTOIRE ANCIENNE DES PEULS 71

tés montés par des porteurs de lance et guidés à l’aide d’une laisse. Les
Peulsfoulankriabe du Hombori dans la boucle du Niger montent et
guident encore aujourd’hui leurs bovins de cette manière (Gallais 1975a:
152). D’autres bovins sont représentés le corps rempli de motifs géomé-
triques. Ces représentations renvoient à une tradition des Peuls du Macina
qui, chaque année, vers la mi-novembre, peignent des motifs géomé-
triques sur les robes de certains animaux avant que ceux-ci ne traversent,
avec leurs congénères, le fleuve Niger au niveau de Diafarabé à la quête
des pâturages de la rive gauche. Ces motifs peints mériteraient d’être
étudiés afin d’en définir le sens et de voir s’ils présentent ou non des simi-
litudes avec les signes géométriques gravés sur les corps de certains
bovins représentés dans l’Adrar des Iforas. Se trouvent traités à leurs
côtés des sujets ayant plusieurs pendeloques fixées à leur cou et à leurs
cornes. Ces représentations ne sont pas sans évoquer cette autre tradition
des Peuls du Macina qui, l’hivernage terminé, organisent un concours de
vaches grasses au terme duquel l’animal primé est paré à vie de colliers et
de pendeloques fixés à son cou et à ses cornes.

Le début de la sédentarisation des Peuls


dans la boucle du Niger
et la fin d‘une tradition de gravure rupestre

Les tarikh rapportent que les Peuls de la boucle du Niger seraient origi-
naires du Fouta Toro et qu’ils auraient formé à leur arrivée, aux alentours
du xivesiècle, le premier royaume peul d’Afrique de l’Ouest : le royaume
des Diallubés (Dembélé 1991 : 243 ; T. Diallo 1986 : 227). La tradition
orale indique, quant à elle, que la sédentarisation des Peuls dans la région
remonterait à la première moitié du X I X siècle
~ suite à leur conversion
massive à l’islam sous l’effet du charisme de Sékou Ahmadou (Bâ &
Daget 1984).
Les gravures rupestres du Sahara méridional datables du premier millé-
naire avant notre ère supposent un scénario quelque peu différent. Plutôt
que de phénomènes spontanés, la naissance du royaume des Diallubés
ainsi que la sédentarisation des Peuls résulteraient d’un processus lent, à
savoir de la concentration croissante de groupes peuls qui se seraient fixés
dans la boucle du Niger par suite de l’aridification marquée qui culmina
dans l’Ouest africain autour des débuts de l’ère chrétienne. Parmi ces
groupes, devaient figurer les descendants des pasteurs de bovins qui
avaient fréquenté l’Adrar des Iforas et (ou) l’Aïr, ou tout du moins un
certain nombre d’entre eux. Accompagnés de leurs troupeaux et de
quelques chevaux, ceux-ci s’imposèrent et se fixèrent dans le delta inté-
rieur du Niger à proximité des terres exondées riches en pâturages,
propices à la sauvegarde de leur genre de vie basé sur l’élevage des
bovins. À cette époque, ils avaient abandonné l’une de leurs traditions
!
72 CHRISTIAN DUPUY

ancestrales, celle qui consistait à exprimer par la gravure sur rochers de


plein air des préoccupations pastorales éminemment masculines tournées
vers l’extérieur des campements. Elles s’apparentaient sur un plan formel
à celles qui aujourd’hui s’expriment dans les jummooje nu’ i :
a.. .poèmes ou louanges aux bovins composés par chaque berger peul du Delta durant
ses mois de transhumance solitaire en compagnie de ses seules bêtes et clamés en
public, une fois par an, lors des grands rassemblements qui, à la décrue du Niger, ramè-
nent tous les troupeaux vers le fond de la cuvette fluviale [ ...] Les jammooje na’i
livrent une interminable évocation à j e t continu, ne reposant sur aucun plan narratif
structuré, ne suivant aucun fil conducteur, le seul lien d’un groupe de mots au suivant
étant de nature phonique et la seule unité sémantique étant le troupeau transhumant,
objet unique de cette inspiration poétique. ..>> (Seydou 1986: 109.)
GILLESBOËTSCH
& JEAN-NOËL
FERRIÉ

La naissance du Peul
Invention d’une race frontière au sud du Sahara

Le projet de l’anthropologie physique fut de mettre de l’ordre dans la


perception de la diversité humaine en créant des taxinomies rigides, c’est-
à-dire en établissant des distinctions systématiques à l’intérieur de
l’espèce humaine. Ces distinctions étaient opérées à partir d’un très petit
nombre de caractères (en général dans l’ordre suivant : couleur de la peau,
forme et couleur du cheveu et du poil, morphologie du crâne, stature).
Néanmoins, ceux-ci donnèrent lieu à une inflation de classifications
concurrentes. I1 fallut, de plus en plus, accroître le nombre de taxons pour
rendre compte de manière précise et rigoureuse de la diversité des groupes
humains. La conséquence paradoxale de cette augmentation (dont ne se
préoccupèrent guère les savants) fut de souligner la proximité des groupes
entre eux tout en marquant leur irréductible spécificité. En effet, créer des
sous-classes atténue l’aspect discriminatoire du caractère principal (par
exemple, la couleur de la peau associée à la forme des cheveux fait qu’un
<< noir >> à cheveux lisses est << moins noir >> qu’un <<noir>> à cheveux
crépus), tout en établissant des discriminations rigides entre groupes
proches, l’affirmation de leur différenciation pouvant alors sembler rele-
ver davantage d’un <<principed’ordre >> que de la simple observation de
faits. Nous avons affaire ici, à une logique dichotomique (et, sans doute
aussi, à une idéologie) qui refuse les variations et multiplie en consé-
quence les taxons pour rendre compte de la variété. L’idée suivie est que
chaque différence implique l’existence d’un groupe singulier.
Cette façon de penser la diversité humaine fut critiquée par Darwin
(189 1 : 190-191) mais demeura dominante parce qu’elle correspondait à
une représentation communément partagée selon laquelle un critère de
différence (physique) marquait à lui seul l’identité. Cette conception de
l’identité biologique des groupes humains fut aisément transportée dans le
domaine << culturel >> à l’occasion des distinctions ethniques établies, à la
fois, par l’administration coloniale et par les ethnologues (Amselle 1985).
74 GILLES BOËTSCH & JEAN-NOËL FERRIÉ

Elles fondaient les frontières entre groupes sur des distinctions substan-
- tielles, une ethnie étant aussi un taxon au sens biologique du terme.
L’un des caractères les plus discriminants était la couleur de la peau. I1
fondait les grandes distinctions raciales et déterminait l’aptitude à la civi-
lisation. C’est ainsi que l’anthropologie du X I X ~siècle s’inscrivait dans
l’idéologie coloniale (sans Ctre pour autant, il importe de le souligner,
l’idéologie de la colonisation). Elle surdéterminait les oppositions
noirs/blancs ou nomades/sédentaires, toujours modalisées à partir de la
dualité dominantsldominés, conquérants/conquis.L’utilisation de la clas-
sification binaire fut considérée comme radicale s’agissant de <<Blancs>>
et de << Nègres >> puisque l’opposition conquérants/conquis y relevait du
couple dominantsldominés.
Disons tout de suite que cette logique classificatoire portait àfaux. On
pouvait, en effet, rencontrer toute sorte de <<Nègres>> comme des
<< Blancs >> de couleur noire, des <<Noirs >> dominants et des <<Noirs >> répu-
tés d’origine blanche comme les Peuls. La prolifération de ces <<hybrides >>
était, bien sûr, la conséquence de l’impossible application des taxinomies
rigides. I1 est cependant remarquable que, face à cette prolifération, le
discours savant soit demeuré assertatif, procédant par accumulation de
distinctions. Poussant cette logique jusqu’à l’absurde, on créait même des
taxons sans contenu morphologique distinct. I1 existait ainsi une catégorie
de Blancs, dits d’Afrique, différents des Blancs européens bien qu’il soit
impossible de les distinguer << du point de vue racial, car ils avaient le
même type >> (Howells 1948 : 288). Rien donc ne les départage si ce n’est
une localisation géographique différente. Précisons que notre but n’est
pas de savoir si Howells à raison ou tort, mais de mettre en évidence la
logique classificatoire qui a abouti à la prolifération de taxons. Cette
logique peut s’énoncer ainsi : l’idée de séparer est plus importante que les
critères de la séparation. C’est en ce sens que nous avons parlé d’un
impossible objet de la raciologie (Boëtsch & Ferrié 1993).
Les Peuls, difficiles à classer entre <<Noirs>> et << Blancs >> car trop
<< Noirs >> pour Ctre << Blancs >> et trop << Blancs >> pour Ctre << Noirs D, posè-
rent de nombreux problèmes classificatoires aux anthropologues et
continuent même d’en poser puisqu’il convient de se méfier constamment
des critères taxinomiques qu’on leur applique (Botte & Schmitz 1994b).
Mais, d’une certaine façon, suivre les aléas de leur classification permet
de comprendre les contraintes et les apories de l’activité taxinomique telle
que nous venons de la présenter.

Noirs et Blancs

Buffon, dans son Histoire naturelle.. ., identifiait déjà, à partir de récits


de voyageurs, une <<nationbasanée >> d’une << autre nation entièrement
LA NAISSANCE DU PEUL 75

noire >> mais mettait cette distinction sur le compte des différences de
nourriture (Buffon 1792 : 150). On sait que, pour ce savant, la nourriture
était, après le climat et avant les mœurs, l’une des trois causes de la diffé-
renciation des phénotypes. Mais, il est clair que cette question n’a pas
pour Buffon d’enjeux taxinomiques, dans la mesure où la diversité biolo-
gique de l’homme n’est - pour lui - qu’une série de variations découlant
du climat et des comportements humains. Au contraire, l’école polygé-
niste proposait, elle, le métissage comme seule explication de l’hybridisme
des traits, dans une pensée scientifique refusant absolument l’idée même
de variation à l’intérieur de l’espèce. Si pour un polygéniste convaincu
comme Bory de Saint-Vincent (1827 : 46), <<l’Afriquefut jusqu’ici la
patrie exclusive de l’espèce éthiopienne>>, la présence d’Africains hétéro-
gènes dans leur morphologie ne pouvait s’expliquer que par l’hybridisme,
comme le montre sa remarque sur << les Foulis sur les bords de la rivière
Gambie, déjà un peu croisés avec les Maures >> (ibid.: 47).
La présence des populations peules posa un double problème à l’an-
thropologie : celui du métissage (que nous venons d’évoquer) mais aussi
celui de la migration, c’est-à-dire de l’origine. La construction d’un
modèle anthropologique explicatif de la présence de ces populations
devait répondre aux attentes des nombreux observateurs, tel Gustave
d’Eichthal(1841: 1-2) qui remarquait que
a . . . la
nation des Peuls, Poules, Foulahs, Foutes qu’on trouve répandue dans la
Sénégambie, depuis le fleuve Sénégal jusqu’aux montagnes de Sierra-Leone, a de tout
temps été signalée par les voyageurs comme une race distincte de celle des Nègres
ordinaires. Les individus de cette nation, ceux du moins chez lesquels il n’y a pas de
mélange de sang nègre, ont une couleur de peau foncée que les voyageurs appellent
tantôt rouge, tantôt bronzée, tantôt cuivrée, quelque fois presque blanche. )>
Mais d’Eichtha1 ne propose pas d’explication généalogique auda-
cieuse ; il se contente d’expliquer cette morphologie singulière par le
principe de la variabilité sans s’avancer sur la genèse de celle-ci :
<<Aupoint de vue ethnologique, ce peuple présente des caractères qui ne sont pas
moins remarquables. Tous ceux qui l’ont observé se sont accordés & reconnaître qu’il
diffère essentiellement des Noirs sous le rapport physique et moral, et s’ils n’ont pas
osé reconnaître en lui une race distincte de celle des Nègres, du moins l’ont-ils consi-
dérée comme une variété toute spéciale de cette race. >> (Ibid. :V.)

L’ancien débat sur l’origine africaine de la société méditerranéenne


- et tout particulièrement de lasociété pharaonique - demeure d’actualité,
débat dont les enjeux idéologiques sont (malheureusement) évidents
(C. A. Diop 1967, 1973, 1981) et (non moins malheureusement) toujours
actualisables ( e . g. Dieng 1989), mais sans fondements scientifiques
(Froment 1991). Cependant, le débat concernant l’ethnogénie des peuples
de l’Afrique et leur apport au <<progrès>> et à la << civilisation >> n’est pas
nouveau ; il est dû à l’épanouissement des nationalismes africains ; c’est
ainsi qu’au siècle dernier et au début de ce siècle les discussions les plus
76 GILLES BOËTSCH & JEAN-NOËL FERRIÉ

passionnées eurent lieu à propos de l’origine des Peuls, laquelle semble


avoir suscité la même émotion scientifique et les mêmes problématiques
tarabiscotées que la théorie de l’ethnogénie européenne des Berbères.
Les Peuls, en effet, se trouvent dans une situation assez équivalente à
celle des Touaregs (qui sont aussi des Berbères) : ils sont situés entre deux
zones de peuplements distincts, une zone blanche et une zone noire. Mais
le problème des Peuls va plus loin puisque leur étude serait essentielle
- dans l’esprit des anthropologues de naguère - pour comprendre l’his-
toire anthropologique de l’Afrique en raison de caractéristiques qui leur
seraient spécifiques (Pittard 1933 : 19). Béranger-Féraud (1875 : 97) note
ainsi des différences importantes et significatives avec les populations
voisines : << Ces Peuls, bien que vivant au milieu de peuplades entièrement
noires, ont des caractères physiques et un degré d’intelligence qui, à
première vue comme par une étude plus approfondie, les placent au-
dessus des Mélaniens proprement dits. >> Les critères de différenciations
peuvent paraître sujets à caution, surtout lorsqu’il écrit que << les Peuls
n’ont pas l’odeur spéciale aux nègres, mCme alors qu’ils sont assez foncés,
ce qui porte à penser a priori,qu’ils ne sont pas de race mélanienne >>
(ibid.:105). Ces caractères sont physiologiques (on vient de le voir) mais
aussi moraux : <<LesPeuls ont des mœurs très douces en général, et il est
facile de constater qu’ils n’ont ni la rudesse, ni la férocité de la plupart des
peuplades nègres qui les entourent. Au contraire de beaucoup des
Toucouleurs, par exemple, ils ne sont ni vicieux, ni foncièrement
méchants >> (ibid.: 110). C’est à partir de ces constatations que Béranger-
Féraud va élever le Peul dans la hiérarchie des races : puisque << tous ces
caractères font qu’il est impossible de refuser aux Peuls une place plus
élevée qu’aux noirs dans I’échelle ethnographique >> (ibid.: 106).
Béranger-Féraud est autorisé par ce reclassement à déduire que ales Peuls
ont les attributs de la race Libyque >> (ibid.:101) et que, par conséquent,
on peut les ranger dans la grande race caucasoïde puisque << les traits géné-
raux des Peuls se rapprochent beaucoup du type caucasique >> (ibid.:104).

Rouges et noirs

Le docteur Verneau (1890 : 270), successeur de Quatrefages à la chaire


d’anthropologie du Museum d’histoire naturelle confirmera ce modèle
d’hybridisme racial sans pourtant classer - comme nous le verrons - les
Peuls dans le rameau caucasoïde :
((Les Peuls ne sauraient ne sauraient être considérés comme des Nègres proprement
dits. I1 suffit, pour le prouver, d’énumérer leurs caractères physiques [. ..] Leur peau est
jaune rougeâtre, leur nez droit, leurs cheveux, noirs ou bruns, sont lisses et assez fins. D
Le grand problème dans la classification phylogénétique des Peuls
résulte de l’impression d’avoir affaire à une grande variabilité intra-popu-
LA NAISSANCE DU PEUL 77

lationnelle. En effet, les Peuls sont décrits par l’anthropologie européenne


comme divisés en deux groupes : les Peuls <<rouges>> et les Peuls <<noirs>> ;
il est amusant de remarquer, comme l’écrit C. Montei1 (1950), que si nous
classons en <<noirs>> et <<blancsD, les Africains, quant à eux, classent en
<<rougesD et << noirs >>. Ainsi sont <<rouges>> les Européens, les Berbères et
certains Peuls.
Pour Topinard (1876 : 500), << le type rouge s’associe à des cheveux
noirs et lisses. Ca et là, cependant, il est suffisamment isolé [du type
Nègre], comme chez les Foulbes par exemple, pour que son indépendance
soit démontrée >>. Ainsi,
<<...lacouleur des Fulbes les plus purs est tantôt le rouge cuivre, tantôt la nuance même
de la rhubarbe. Dans la campagne, oÙ les indigènes vont nus, le contraste des deux
types, l’un jaune-rougeâtre, l’autre nègre, est très saisissant. >> (Ibid.: 501.)
Cette dichotomie est tentante pour créer une hiérarchie raciale à l’inté-
rieur du groupe peul. Topinard la renforce en voulant voir des traits
européens chez le Peul :
<c... en somme, il faut compter dans l’anthropologie de l’Afrique avec un type rouge
particulier aux cheveux lisses, se rapprochant du type européen. Aujourd’hui noyé au
milieu des races nègres, il n’est plus bien représenté que par les Fulbes non croisés. >>
(Ibid.: 502.)
Le paradoxe étant pour Topinard, successeur de Broca à l’ÉCole
d’anthropologie de Paris et secrétaire général de la Société d’anthropolo-
gie de Paris, de créer par opportunisme discursif un type << européen D,
type n’apparaissant pas, par ailleurs, dans la nomenclature scientifique de
l’anthropologie physique.

Pourtant, ces Peuls dits <<rouges>> posèrent un réel problème taxino-


mique à l’anthropologie - au sens oÙ le classement est d’abord un
arrangement généalogique, comme le notait Darwin (1876 : 494) - car,
s’ils ont toujours été distingués des autres populations noires par leurs
caractéristiques physiques, c’est essentiellement du <<mystère>> de leurs
origines dont il a longtemps été question (Delafosse 1927 ;Tauxier 1937).
Ils ont, tour à tour, été présentés comme des Berbères anciennement alliés
avec des noirs (e. g. Gortambert 1860; Deniker 1900; Sarrazin 1901), les
descendants de légionnaires gaulois en garnison à Memphis, des migrants
de Malaisie ou d’Inde (Binger 1892, cité par Tauxier 1937), des Tziganes
fuyant les invasions mongoles (Thaly, cité par Bordier 1884 : 270), voire
des Océaniens (les Mayalo-Polynésiens de d’Eichtha1 1841) et bien sûr
des migrants originaires d’Égypte comme le note Collomb (1885 : 145) :
<<Àla race mandingue, race aborigène, dont le berceau serait les bords du,Niger, est
venue se mêler une race nomade, émigrée, et semblant provenir de Haute-Egypte, les
Phouls ou Foullahs, remarquables par leur couleur rouge, leurs cheveux frisés, la
distinction et la finesse de leurs traits. Le Mandingue, au contraire, a les lèvres
épaisses, le nez épaté, les cheveux laineux, la peau noire. >>
78 GILLES BOËTSCH & JEAN-NOËL FERRIÉ

I1 est clair que ces Cléments de dissemblance des Peuls d’avec leurs
voisins sont à l’origine de ces mythes ethnogéniqaes : << Les Peuls se
distinguent de leurs voisins par des traits fins et réguliers [...] aucun
caractère n’est négroïde >> (Bordier 1884 : 270). Ce qui est repris par C.
Montei1 (1950 : 160) : <<Auphysique, le Peul Rouge n’offre pas de type
vraiment homogène. Mais il est, dans tous les cas, absolument différent
des nègres. >> L’idée de la proximité biologique du Peul perdurait encore
au début des années 1960, quand Dupire (1962 : 3) écrivait : <<LePeul, ou
du moins l’image idéale qu’on se fait de lui non sans raison, est d’aspect
plus “europoïde” que “négroïde”. >>

Rouges ou noirs

Le Peul est donc fréquemment présenté sous une double apparence


renvoyant à l’idée de pureté et de mélange. C’est ainsi que Tautain (1885 :
22) pouvait écrire, en conformité avec l’opinion la plus partagée de
l’époque :
<<Nousne pouvons accepter en aucune manière l’opinion exprimée par le voyageur
allemand Krause, entre autres qu’il y ait deux catégories de Foulbé, les rouges et les
noirs. Pour nous, il n’y a qu’une race Poule et des métis de cette race avec les Nègres. B
Cette taxonomie demeure rigide puisqu’elle distingue les vrais Peuls
des populations <<négroïdes B et n’accepte de considérer les Peuls << négri-
fiés >> que comme des métis, c’est-à-dire, comme des non-Peuls.
I1 existe toutefois des positions divergentes puisque Verneau s’oppose
à la présentation officielle du Peul à l’Exposition coloniale de 1889.
Celle-ci décrivait ainsi les Peuls
<< I1 existe, entre la race blanche et la race noire, une race intermédiaire qu’on appelle la
race peulhe. Les Peulhs sont d’un brun rougeâtre; leurs cheveux sont à peine crépus et
leurs traits sont presque européens. >> (Exposition coloniale 1890, V : 80.)
S’opposant à cette présentation et réfutant la position de Tautain,
Vemeau (1890 : 270) affirmait à partir de sa propre observation :
((Cette description [de M.Tautain], ne correspond nullement aux deux individus que
les visiteurs de l’exposition de 1889 ont pu observer à l’esplanade des Invalides, qui
étaient deux hommes de haute taille, à peau noire, à cheveux crépus et à nez tellement
épaté que l’un deux l’avait juste aussi large que long. Pourtant l’un et l’autre se disaient
Peuls et avaient été amenés comme tels. D
Vemeau (1895) fut, en fait, le défenseur longtemps écouté de la thèse
de la théorie éthiopienne de l’origine des Peuls. On pouvait donc penser
que s’achevaient les spéculations sur l’ethnogénie de cette population.
Toutefois, Vallois revint (1941 : 68-69) sur la thèse de Vemeau, en faisant
remarquer, à la suite de l’étude anthropologiquemenée par Leca lors de la
mission Labouret de 1932, que
LA NAISSANCE DU PEUL 79

<c... l’on peut se demander si, dans la formation des Peuls, ne serait pas intervenu un
autre élément, qui nous est inconnu à l’état pur et leur aurait donné leur stature, leur
forte dolicocéphalie, leur teinte rougeâtre, la minceur des lèvres, le prognatisme, tous
caractères qui semblent se comporter comme dominant du point de vue génétique. On
voit toutes les difficultés que soulève l’interprétation exacte des Peuls dès qu’on quitte
les grandes conceptions théoriques pour rentrer dans le détail des faits. >>

Mélanisation et métissage

En ce sens, la << mélanisation >> est un marqueur d’altérité, d’étrangeté à


la civilisation. Perdrals (1949 : 24) placera ainsi sous le vocable <<Afrique
noire >>,
a... le rassemblement de la grand’race noire authentique, mais aussi toutes les autres
populations à peau sombre, cheveux ordinairement crépus ou frisés, présentant des
caractères culturels communs avec les noirs proprement dits, soit entourés par eux, soit
à leur contact immédiat, par le fait du voisinage, d’un métissage profond, ou d’une
cohabitation réelle éprouvée par les siècles. >>

Deniker (1900 : 505), quant à lui, proposera la théorie d’une population


peule réduite à l’état de séries discrètes de populations, de plus en plus
isolées les unes des autres au cours du temps :
N À l’ouest [de l’Afrique], au contraire, on trouve des îlots, éparpillés sur un immense
espace, d’une seule population, celle des Foulahs ou Peuls, issus du croisement des
Ethiopiens avec les Nègres du Soudan central et occidental et imprégnée en plus de
sang arabo-berbère. >>
Cette hypothèse de la diffusion des caractères araciaux >> avec le main-
tien d’enclaves sera reformulée par Lasnet (1900) puis reprise par Vallois
(1940), Montei1 (1950) ou Pales (1952). Pales (1952: 241)fera une
description très détaillée de la localisation géographique des Peuls dans la
même perspective que celle proposée par Deniker, mais avec la transla-
tion vectorielle suivante (cf. infra carte) :
<<Troisraces peuplent l’ouest africain : la méditerranéenne, la mélano-africaine,
l’éthiopienne. Au sud du Sahara se trouve la “race méditerranéenne prolongée”. Elle
est représentée par deux races dolicocéphales et une discrètement mésocéphale :
- à l’ouest, la sous-race ibéro-insulaire mêlée de Soudanais et de Soudano-Guinéens :
les Maures ;
- au centre et à l’est, la sous-race saharienne mêlée de Soudanais et de Soudano-
Guinéens : les Touaregs ;
- à l’est, cette même sous-race saharienne, plus fortement nigritisée encore par les
Soudanais : les Toubous. >>
Ainsi, pour Pales (1952: 243)’ les Peuls ne font pas partie des popula-
tions dites <<blanchesD vivant au sud du Saharamais appartiennent à la
grande race éthiopienne. On assiste toutefois à un brassage de populations
très important, et la << personnalité anthropologique des Africains tendra
de plus en plus à se fondre dans une certaine uniformité D.
Races de l’Afrique occidentale.
Source : Pales & Tassin de Saint-Péreuse 1954.
LA NAISSANCE DU PEUL 81

*
Du point de vue du colonisateur, on est dans une situation o Ù l’on doit
à la fois construire de l’altérité et maintenir de la proximité, tenir à
distance sans éloigner. Ainsi, les indigènes <<blancs>> d’Afrique du Nord
sont-ils toujours plus ou moins mélanisés pour marquer une différence
dans la proximité justifiant à la fois le projet d’assimilation et la hiérar-
chie coloniale ; ainsi, les << Noirs >>, généralement conçus comme très
distants sont-ils quelque peu rapprochés des colonisateurs par la présence
en leur sein d’Cléments originellement non-noirs. I1 s’agit, en quelque
sorte, d’une stratégie cognitive visant à mesurer l’altérité, à la réduire
pour la rendre manipulable. Mais cette mesure ne fait qu’euphémiser le
déclassement des colonisés dans une même étrangeté, fondée sur le fait
qu’ils ne sont pas Européens. Nous pourrions nommer cette stratégie
cognitive la stratégie du <<modèleberbère >>. Elle se définit comme l’ins-
tauration d’une opposition ethnologique entre deux groupes situés dans le
même espace, l’un qui devient proche du colonisateur, l’autre qui en
demeure éloigné. Ces deux groupes s’opposent entre eux et c’est cette
opposition qui rapproche l’un des groupes de l’Européen. L’avantage
évident de ce modèle est de fournir un cadre de lecture universelle de ce
que Maunier (1932) appellera le contact des races, définissant une hiérar-
chie naturelle des peuples. À l’intérieur de ce cadre, toutes les spéculations
identitaires deviennent possibles et, d’une certaine manière, légitimes.
Toute critique de l’histoire d’une discipline oblige la reconnaissance
d’une altérité au passé, empêchant par là même tout jugement de valeur
anachronique. En ce qui concerne les études << raciologiques >> sur
l’Afrique, on aurait pu penser que le débat sur la question de l’apport de
l’Clément <<négroïde>> à la << civilisation >> - dont relève la question de
l’ethnogénie et de l’identité peules - était un vieux débat anthropologique
appartenant à un X I X ~siècle positiviste révolu, avec des conceptions
structuralistes avant la lettre, parfois teinté de beaucoup d’humanisme,
comme celles de Gustave d’Eichtha1 qui fera de la <<race>> blanche une
<<race>> mâle et de la <<race>> noire une <<race>> femelle (le monde sauvage
de Rousseau). Le produit des deux termes du couple, le métis, sera l’en-
fant commun de l’Humanité nouvelle (Eichthal & Urbain 1839). C’était,
en effet, un débat incontournable pour une époque déjà marquée par un
très fort déterminisme biologique et par une idéologie européanocen-
trique. Ainsi, dans le cas du développement de la civilisation égyptienne,
il était apparemment difficile, pour la majorité des historiens et des
anthropologues, d’admettre la présence de caractères biologiques
<< négroïdes >> chez les peuples créateurs des civilisations méditerra-
néennes (Boëtsch 1995).
Une autre lecture de l’histoire proposée par Diop - conforme aux hypo-
thèses de Sergi (Boëtsch & Ferrié 1994) et d’Elliot Smith (1928) -
82 GILLES BOËTSCH & JEAN-NOËL FERRIÉ

consiste à effectuer une translation entre <<méditerranéensD et <<nègres>>


selon le principe que le type absolu (noir) étant impossible à rencontrer,
tous les sous-types qui ne seraient pas immédiatement apparentables à un
autre type absolu (blanc) peuvent être considérés comme relevant du
premier type. Ceci pose le problème des << races >> intermédiaires ou
<< races frontières >> dont on sait bien qu’.ellessont mélanisées selon les
enjeux idéologiques ou politiques du moment.
Pourtant ce débat n’est pas clos et différentes recherches en paléoan-
thropologie continuent sur ce thème (Keita 1992). L’origine de la
population égyptienne demeure un objet de débat extra-scientifique
prenant toutefois la << science à témoin >>. Ce débat possède une évidente
profondeur historique, puisqu’il remonte à la confrontation entre
Schœlcher et Courtet de Lisle (*** 1847) portant sur l’apport culturel des
peuples africains à l’émergence des civilisations et sur l’identité (blanche
ou noire) des anciens Égyptiens. Sur ce dernier point, l’anthropologie
biologique n’en finit pas d’être interpellée. C’est ainsi qu’OTtiz de
Montellano (1993) a entrepris de réfuter les hypothèses émises par l’école
de pensée américaine afrocentriqu? expliquant que les Noirs (parmi
lesquels étaient inclus les anciens Egyptiens) seraient supérieurs aux
Blancs sur les plans physique et intellectuel et bénéficieraient, en outre,
de pouvoirs supranormaux.. . tout ceci grâce à l’action spécifique de la
mélanine (Barnes 1988). Ainsi, lorsque le déterminisme biologique
semble chassé par une porte, il rentre par une autre. I1 ne faudrait pas
recommencer à prendre les objets sociaux pour des objets biologiques,
c’est-à-dire reconstruire un paradigme analogue à celui que l’anthropolo-
gie typologiste avait élaboré au cours du siècle demier.
ELISABETH
BOESEN

Pulaaku
Sur la foulanité

La notion depulaaku

Plus peut-être que ses équivalents anglais (fulanity) et français (foula-


nité), le terme allemand Fulbetum semble démodé. Si je l’emploie, et si je
n’ai pas l’intention de m’en distancier par l’ironie mais plutôt de poser un
état de fait, on risque de me reprocher de m’acharner à tenir une position
essentialiste. .T’aimeraisdonner les raisons pour lesquelles j ’utilise ce
terme et expliquer ce qu’il désigne selon moi.
Les Ful6e eux-mêmes parlent de pulaaku, un terme qui se compose de
la racine ful- et du suffixe -aaku. Le suffixe -aaku caractérise les noms
abstraits désignant un statut social et les qualités ou les comportements
qui lui sont rattachés (sukanaaku, ejeunesse >> ; dimaaku, <<noblesse D). Le
terme pulaaku exprime donc cette chose complexe : le fait d’être Peul. I1
condense ou transforme une réalité diffuse en une certitude d’identité. En
allemand, la terminaison -tum rend assez bien cette idée.
Le fait que les chercheurs travaillant sur les Ful6e ont rencontré la
notion de pulaaku dans plusieurs régions et chez différents groupes de
Ful6e ne signifie pas que nous sommes en présence d’un phénomène
intemporel ayant survécu aux années et aux changements socio-poli-
tiques. Pourtant, c’est une preuve de la stabilité de la catégorie et une
première indication sur sa signification et sa fonction qui, manifestement,
ne relèvent pas uniquement des besoins d’identification liés à des
contextes historiques particuliers. Dans cette acception très générale, on
peut parler de la a foulanité >> en tant que conscience d’une identité
durable, conscience unissant les Ful6e, indépendamment de toute explici-
tation au niveau du contenu.
Mon analyse de la notion de pulaaku concerne les seuls Ful6e du
Bénin. Le but n’est pas d’apporter la preuve qu’au-delà de cette identifi-
cation générale, nous sommes en présence d’une identité de fait. Si je cite
84 ELISABETH BOESEN

d’autres auteurs et si j’établis par là une comparaison avec d’autres


groupes de FulGe, ce n’est pas dans l’intention de donner une représenta-
tion des formes et des contenus concrets aspirant à l’universalité. Mon
objectif est plutôt de procéder à une clarification conceptuelle. I1 s’agit de
cerner plus précisément l’objet à étudier, d’identifier ce que l’on peut et
doit analyser quand on parle de pulaaku. De quelle manière le phénomène
est-il traité dans l’ethnographie consacrée aux FulGe ?

Le pulaaku dans l’ethnographie peule

Les premiers chercheurs qui se sont intéressés aux FulGe et, bien avant,
les premiers voyageurs entrés en contact avec eux, n’ont eu, apparem-
ment, aucun doute sur le fait que les FuEGe disposaient de qualités
particulières ou, pour être plus précise, que les << FulGe purs >> ou les
<< Ful6e rouges >> disposaient de telles qualités, tant une distinction nette
entre ces derniers et les <<FulGe noirs >> leur semblait évidente’. C’est à
partir de cette différenciation interne que les chercheurs ont établi la
spécificité des FulGe par rapport aux autres, une spécificité qui ne résidait
pas seulement dans leur aspect physique mais aussi dans leur culture et
leur caractère.
L’éclaircissement du processus de formation et de I’hCtCrogCnCitC
originelle des FulGe2 n’a pas infirmé l’idée d’une forme culturelle à la
fois première et distincte : les FulGe restaient bizarrement différents. Leur
spécificité n’était plus considérée comme étant d’une nature raciale (en
tout cas, plus en premier lieu) mais culturelle. Pour marquer cette origina-
lité, les FulGe eux-mêmes utilisaient le vocable pulaaku. Dans ce terme de
pulaaku, les chercheurs ont reconnu quelque chose de traditionnel et,
malgré la diversité actuelle du groupe, de fondamentalement constant,
dont les racines pourraient bien se trouver dans la vie pastorale, autrefois
commune à tous les Ful6e, et dans le lien qui les unissait à leur bétail3.
Aux descriptions idéalistes qui s’imaginaient pouvoir atteindre l’es-
sence de la foulanité succédèrent alors des analyses beaucoup plus
réalistes présentant le pulaaku comme un phénomène socio-culturel
complexe. Dans sa monographie sur les WodaaGe du Bornu, Stenning

1. Voir par exemple Krause 1883: 183; Montei1 1950; Murdock 1959: 414-415. Cependant Barth
(1857-58, vol. 4: 144) constata qu’en raison de contacts avec d’autres peuples, les Fulk disposaient
d’un << caractère hétérogène et quelque peu indéterminé >> et qu’ils avaient incorporé U des Cléments
nationaux tout il fait différents les uns des autres m.
2. Voir Stenning (1959: 18 et sq.) pour une récapitulation des résultats de la recherche; sur la
classification du fulfulde, cf. Greenberg 1949.
3. Voir Dupire 1970: 189 sq. ; Stenning 1959: 59. Pour VerEecke (1988 : 41) qui cherche B
reconstruire I’identitéful6e c... in its traditional form I...] and then to show how it has been shaped
by history and social changes D , nguynaaku (a berger n) constitue, tout comme ndiniauku ( a libert6 n)
l’un des aoriginal components ofpicluakua (ibid.: 51 et sq., voir aussi 1993a: 307). Sur l’impact du
Hirrenkriegerfuni (.tradition de pasteurs guerriers >>)sur l’histoire de la civilisation, voir Braukimper
1971 : 102 sq.
SUR LA FOULANITÉ 85

(1960 : 5 ) décrit le laawol pulaaku, le << Fulany way >> comme ,,ant athe
exercise of familial virtues >> et il dresse une liste des règles générales
concernant le mariage, la vie familiale, les devoirs de I’éleveur.. . Dans
son étude sur les Wodaa6e du Niger, Dupire (1962: 169) parle dupulaaku
comme étant un << code moral et social [...] une codification élémentaire
des relations sociales >>.
Même s’il n’y a pas de correspondance totale, les différents auteurs se
sont cependant retrouvés au moins sur la perception fondamentale et
l’évaluation de l’objet de leurs recherches. Pour eux, le pulaaku était
avant tout un système de règles sociales ou, pour reprendre le terme de
Dupire, un code relationnel. Ils ont mis l’accent sur l’analyse de la strut-
. ture sociale et sur une détermination de la fonction sociale que fevêt le
pulaaku à côté du mariage, de la parenté, du système lignager.. . A partir
d’une notion assez diffuse de race et de culture, c’est-à-dire à partir de la
nature et de la spécificité des Ful6e s’est développée l’idée d’une institu-
tion sociale.
En plus de cette mise en Cvidence de la fonction normative du pulaaku,
les ethnographes des Wodaa6e ont fait avancer, d’une autre façon encore,
l’analyse de la notion. Ils ont établi une distinction entre le code social,
c’est-à-dire les règles concrètes associées à cette notion, et sa signification
idéale exprimée par des concepts abstraits de valeurs et de qualités. C’est
à Stenning que l’on doit d’avoir dressé une liste des valeurs qui définis-
sent le pulaaku ou qui, plus exactement, associées les unes aux autres
<<font>> le pulaaku. A côté du fuljulde qui ne désigne pas seulement la
langue des Ful6e, mais aussi << a whole range of rights and duties peculiar
to a Pullo >> (Stenning 1959 : 55), le pulaaku se compose également de
seemteende, une qualité que Stenning traduit par emodesty and reserve>>,
de munyal, c’est-à-dire <<patienceand fortitude >>, et enfin de hakkiilo,
<< care and forethought >>.
Cette conception semble avoir influencé ou stimulé, dès les années
1970, une série de recherches plus approfondies. Le <<problème ful6e >> se
posait de nouveau, à partir du moment où les ethnographes ont commencé
à remettre fondamentalement en question la nature de l’objet de leur
étude, à savoir la tribu ou l’ethnie. Le pulaaku constituait dès lors un
thème central des recherches consacrées aux FulGe. En effet, en dépit des
différences économiques, politiques et culturelles, cette notion semblait
affirmer l’idée de quelque chose de commun, car les chercheurs travaillant
dans différentes communautésful6e sont, dans leurs analyses du pulaaku,
pratiquement tous arrivés aux mêmes résultats4. Tout comme Stenning,
ils ont présenté un concept composite, s’accordant même avec lui sur les
différents Cléments de ce concept. Seemteende, munyal et hakkiilo sont,

4. Voir Bocqueni 1987: 233-234, 1986: 315 sq.; Dupire 1981: 169; Kirk-Greene 1986: 42;
VerEecke 1988. Pour une interpritation originale, voir Dognin 1975. L‘analyse beaucoup plus inten-
sive livrie par Riesman (1974) doit être consid6rée à part.
86 ELISABETH BOESEN

pour ainsi dire, entrés dans le répertoire standard du pulaaku. Les premiers
ethnographes, cependant, n’avaient été en contact qu’avec une seule de
ces qualités, car ils n’ont attiré notre attention que sur cette qualité que les
Ful6e, eux-mêmes, appellent seemteende ou gacce et que l’on traduit par
aretenue, réserve, shame, honte ou pudeur, modesty 9. Leurs successeurs
n’ont généralement pas donné de précisions sur la façon dont ils sont arri-
vés à cette multiplicité d’Cléments ni comment ils ont procédé pour les
isoler les uns des autres6.

Le pulaaku au Borgou

Les résultats obtenus par les chercheurs cités précédemment ont contri-
bué à différencier la notion de pulaaku. En discernant une multiplicité
d’Cléments, on a en même temps précisé la façon dont ils s’articulent les
uns par rapport aux autres. On a donc fixé la structure cognitive du
concept. Celle-ci semblait très simple : le pulaaku est apparu, pour ainsi
dire, comme la somme d’Cléments de même nature, chacun représentant
une valeur absolue et, par conséquent, isolable. Assemblés les uns aux
autres, ils donnaient le pulaaku.
Pour les Ful6e de Bagou, la commune dans laquelle j’ai vécu un an et
demi, on peut dire que ce procédé de décomposition ne correspond pas
aux représentations émiques. Mes informateurs n’ont pas nommé de
composantes. En général, ils ont plutôt donné des exemples simples
montrant de quelle manière le pulaaku se traduit dans la vie quotidienne ;
plus souvent encore, ils ont décrit des faits et des gestes allant à l’encontre
du pulaaku et représentant un manquement ou un défaut. Dans leurs
explications, les Ful6e n’ont utilisé le mot pulaaku que très rarement,
préférant plutôt employer d’autres’termes.Voilà quelques réponses exem-
plaires : << Imagine-toi quelqu’un, un jeune homme qui rencontre un ancien
de l’âge de son père, il va vers lui et le regarde droit dans les yeux. Celui-
là ne fait pas preuve de senteene. I1 a jeté son dimaaku [sa dignité et sa
fierté] D. Ou bien : << Quand tu sais que quelqu’un veut à tout prix avoir
quelque chose de bien précis, alors tu le lui donnes. Tu as fait lefulfulde.
Voilà, c’est cela le pulaaku. >>
L’idée d’une notion composée de plusieurs Cléments bien précis - idée
apparemment à l’origine des travaux d’autres chercheurs et motivaFt leur
quête de ces Cléments - s’est avérée douteuse au Nord du Bénin. A côté
des difficultés méthodologiques des analyses cognitives, il est question ici
de la nature même des représentations cognitives du savoir culturel. Ces
auteurs se sont surtout attachés à représenter un concept culturel, alors

5. Voir Vieillard 1932: 14 sq.; Pfeffer 1936: 160; voir aussi Dupire 1981 : 169.
6. À l’exception de VerEecke (1988) dont l’analyse est fondCe sur des données recueillies par
interviews standardisées.
SUR LA FOULANITÉ 87

que les explications et les exemples donnés au Borgou ont fait apparaître
le pulaaku comme une réalité de la vie, seulement présent et saisissable
dans la perception et l’expérience concrètes7.
L’étude de ces différents travaux ne permet pas de dire si la foulanité
peut être considérée comme quelque chose de commun unissant les diffé-
rents groupes de Ful6e. La concordance conceptuelle que les analyses
sémantiques mettent en évidence ne veut pas dire que la réalisation de cet
ethos - et, par là, l’expérience sociale de l’identité culturelle - soit la
même pour chacun des groupes. En général, ces travaux ne prennent pas
assez en compte cette dimension pratiqueg. Le problème du rapport entre
les normes sociales et l’action individuelle ou, plus fondamentalement,
entre le concept culturel d’identité et la notion de soi de chaque individu
fait cruellement défaut dans ces travauxg.
J’aimerais dépasser le cadre de la clarification sémantique pour voir de
quelle manière l’individu réalise concrètement le pulaaku. En bref, il
s’agit de définir l’importance de l’idée de la foulanité dans la vie des
Ful6e du Borgou. I1 n’est pas possible d’analyser le problème de façon
complète et détaillée. Je me bornerai donc à présenter quelques aspects
importants.

La rencontre avec le pulaaku

Que l’étranger ait affaire au pulaaku c’est, au moins chez les Ful6e du
Borgou, une chose certaine. Leur foulanité les préoccupe au plus haut
point. Le fait d’être Peul demande à être représenté et manifesté. Du
matin au soir, les occasions ne manquent pas d’évoquer le pulaaku, c’est-
à-dire de rappeler sa propre foulanité, à soi-même et aux autres, de
rappeler, sous forme de commentaire, de critique ou d’auto-ironie, les
conditions et les conséquences de cette identité, sans qu’il soit pour autant
nécessaire d’utiliser le mot pulaaku lui-même. Les Ful6e vivent chaque
jour leurs actions les plus banales - par exemple, la prise des repas -
comme autant de témoignages et de preuves de leur identité.
De telles observations m’ont donné l’impression que ce qui importe c’est
moins certaines valeurs, certaines convictions ou certaines règles intan-
gibles que cet acte d’affirmation, c’est-à-dire la satisfaction permanente
d’un besoin criant de se rassurer soi-même. C’est bien dans cet acte d’iden-

7. Voir entre autres Barth 1995; Bloch 1991, 1992; Csordas 1990, 1993; Fabian 1994; Jackson
1989; Hannerz 1993; Hastrup & Hervik 1994; Taussig 1993.
8. Cela vaut également pour des études plus récentes suivant une approche déconstructiviste. Les
auteurs conçoivent le pulaaku comme un élément du discours socio-politique, qui revêt une fonction
identificatrice, surtout dans les moments de confrontation avec d’autres groupes. Voir Bierschenk
1995; VerEecke 1993b. Pour une analyse symbolique, voir aussi Bovin 1974-75, 1985.
9. Ainsi Dupire (1981: 196) se contente-t-elle de constater que al’individu normal se plie si bien 9
ce modèle imposé par la société qu’il en arrive à faire du pulaaku une valeur individuelle detachée de
son conditionnementsocial : c’est l’intériorisation de l’impératif moral >>.
88 ELISABETH BOESEN

tification ou dans son accomplissement, constamment demandé à l’indi-


vidu, qu’il faut vraiment chercher l’essence même de la foulanité. Et c’est
peut-être dans ce besoin de se rassurer qu’il faut aussi chercher sa pérennité.
Une description des rôles distincts ne suffirait pas à rendre l’ensemble
des facettes du comportement des FulGe. Leurs formes d’expression,
même celles qui représentent un écart par rapport à la norme ou à l’idéal
du << vrai Peul >> - par exemple, une apparence craintive, parfois même
peureuse ou des gestes théâtraux - dépendent certes du contexte et des
relations statutaires ; mais en dehors de cela, elles relèvent toutes d’une
attitude fondamentale envers le monde. Pourtant, qu’ils se montrent
distants ou, au contraire, qu’ils geignent et se plaignent sans aucune
réserve, les FulGe revendiquent toujours un lieu hors des motivations et
des implications habituelles qui toutefois les concernent. Ils ont pour ainsi
dire, toujours affaire à un autre - que ce soit une personne physique ou
une instance qui reste non définie - auquel ils se sentent livrés mais nulle-
ment obliggs. I1 semble bien qu’une forme (peut-être même la forme la
plus importante) de vivre son identité consiste, pour les FulGe du Borgou,
dans cette attitude d’être livrés à autrui et, en même temps, radicalement
séparés de lui. Cette attitude ne se retrouve pas seulement dans les conver-
sations des FuZGe, par exemple dans les témoignages sur les chicaneries
qu’on leur fait subir de toutes parts. Elle se manifeste encore plus directe-
ment de manière corporelle. Par leur corps même, les FulGe font
l’expérience de leur faiblesse et du fait d’être exposés àtoutes sortes de
dangers.
L’habitus corporel ne doit pas seulement être conçu comme un mode
d’expression ou comme le reflet d’un état d’âme momentané, il constitue
aussi des formes spécifiques d’expérience. Leur foulanité se communique
donc physiquement aux FuZGe. Cela ne concerne pas seulement les actes
<<formels >>, par exemple les cérémonies de salutation ou le strict compor-
tement d’évitement, mais aussi les actions sociales qui semblent justement
se caractériser par un renoncement à toute formalité. Là aussi, on respecte
les formes. Même lorsqu’ils font preuve, en plaisantant, d’un certain
manque de distance ou lorsqu’ils éprouvent le besoin de tout exagérer de
manière dramatique, les FulGe se montrent soucieux de respecter des
stylisations culturelles. Ces stylisations ne fournissent pas seulement à
l’individu un éventail de formes d’expression possible, elles véhiculent
aussi un certain mode de perception. La fagon de se tenir, le ton de la
voix, la mimique, tout livre à l’individu l’idée directe et claire de ce qu’il
est, justement parce qu’il s’agit d’aspects du comportement qui n’ont pas
de valeur dénotative. Ce sont des moments d’autoréflexion sociale, où
l’on se reconnaît et où l’on se révèle. Pour cette raison, ces gestes ne sont
pas seulement pleins de sens mais aussi particulièrement satisfaisants. La
satisfaction réside dans l’action même. Elle est esthétique et directement
sensuelle. Elle est pour ainsi dire l’expérience de son identité.
SUR LA FOULANITÉ 89

L’intérêt de cette étude n’est donc pas seulement ou essentiellement


orienté vers les domaines du savoir dont disposent souverainement les
informants, c’est-à-dire les connaissances qu’ils sont en mesure de trans-
mettre par le discours. L’objet de l’étude s’étend surtout aux perceptions
et attitudes qu’il est pratiquement impossible d’évoquer dans une inter-
view, parce qu’elles sont liées à des gestes et à des expériences de la vie
quotidienne.
Nous nous trouvons donc en face de problèmes méthodologiques parti-
culiers qu’il n’est pas possible de traiter ici en détail. Néanmoins, j e
voudrais souligner que l’ethnologue étranger n’est pas complètement
coupé de l’expérience et de la notion pratique d’identité de l’autre. S’il ne
m’a pas été possible de faire miens de nombreux gestes des FulGe, je les
ai parfaitement compris et ce, pas seulement en les observant. L’étranger,
lui aussi, peut << vivre >> la foulanité ; il peut l’appréhender comme une
pratique sensuelle et significative. I1 peut le faire à partir du moment où la
question du contenu sémiologique des formes culturelles passe au second
plan, et où l’échange avec l’autre n’est plus, ou plus seulement, conçu et
instrumentälisé comme un processus de communication mais aussi
comme une participation émotive et corporelle aux intentions et aux expé-
riences de l’autre lo.

Vivre le pulaaku

Dans l’ethnographie, le pulaaku est présenté, nous venons de le voir,


comme une instance de sanction idéele et également concrète - par
exemple dans le cas du mawdo laawol pulaaku des Wodaa6e - qui contri-
bue au maintien de l’ordre familial et, plus généralement, à la stabilité et à
la continuité de la communauté. Cependant, au nord du Bénin, la fonctio-
nalité des règles associées au pulaaku n’est pas aussi évidente.
Au Borgou, le pulaaku n’a rien à voir avec les considérations ou les
compétences pratiques, identifiées par Stenning (herdmanship, good
husbandry.. .). Si le pulaaku entretient un rapport quelconque avec ces
qualités, c’est seulement dans la mesure où celui qui ne réussit pas dans
ce domaine s’avère fréquemment déficient d’un autre point de vue, plus
fondamental, à savoir en tant que Peul. Nous devons donc tout d’abord
nous demander dans quels contextes sociaux la foulanité et les valeurs de
comportement qui lui sont liées ont vériblement un caractère essentiel
pour l’individu. Quels sont les besoins et les devoirs qui rappellent à un
Peul sa foulanité ? A quel moment se sent-il appelé et, en même temps,
capable de satisfaire aux devoirs de cette identité et de la préserver?

10. Pour une telle notion, qui ne prend pas l’interaction en premier lieu comme un processus
cognitif et qui met en question la conception shiologique ou textualiste de la culture, voir notam-
mentcsordas 1990,1993; Jackson 1989; Lyon 1995; Stoller 1989; Wikan 1987,1992.
90 ELISABETH BOESEN

Le pulaaku n’exige pas (ou pas en premier lieu) de l’individu qu’il


fasse quelque chose en particulier mais plutôt qu’il s’abstienne d’accom-
plir certaines choses. Une des règles les plus importantes prescrit : << Un
vrai Peul ne mange pas en public (Pullo dimo nyamataa yaasi). >> Pour
l’exprimer autrement, ce n’est pas le bon éleveur ou le père de famille
attentionné qui fait preuve de sa foulanité mais celui qui ne mange pas
devant tout le monde. Le fait de renoncer à manger dans certaines condi-
tions met en évidence, plus directement que toute autre action, le senteene
(ou seemteende), à savoir : la pudeur, cette qualité que les Ful6e revendi-
quent pour eux-mêmes avant toute autre. C’est en réprimant son appétit et
sa faim que le << vrai Peul >> se révèle : c’est quelqu’un qui sait renoncer,
qui est capable de réprimer ses besoins et ses sentiments. Les règles
établies par le pulaaku visent toutes à la négation des besoins et une atti-
tude fondamentale de renoncement.

L’évitement

Même celui qui ne partage pas la pruderie des Ful6e n’aura aucun mal
à comprendre que, pour eux, l’acte de manger est quelque chose d’intime
qui doit donc s’effectuer caché. Mais pourquoi le fait de se retrouver par
hasard face à un vieil homme suscite, comme nous l’avons vu, les mêmes
sentiments de honte et d’humiliation que le fait d’être surpris en train de
manger? Les Ful6e décrivent un tel moment comme une torture physique
insoutenable : La honte te saisit et tout ton corps meurt (Senteene nagete,
bannu mua f u u waatan wu) P. Que peut-il y avoir de si humiliant dans
cette rencontre inopinée ?
On dirait que c’est la dignité et l’autorité de l’ancien qui exigent une
marque spatiale et physique de déférence. Mi sentii mo ( a J’ai honte
devant lui D) signifie : << J’éprouve du respect pour lui. >> Mais si, à l’occa-
sion de telles rencontres, il fallait seulement témoigner son respect, alors
on pourrait se demander pourquoi celui-ci ne s’exprime que dans le fait de
se cacher, dans la non-présence. Pourquoi ne se traduit-il pas plutôt de
manière positive, par une révérence ou une génuflexion, par exemple?
Les Ful6e du Borgou, ou tout au moins certains groupes, ignorent totale-
ment ces attitudes de prosternation. Le fait de courir se cacher dans les
buissons dès que l’on voit arriver un ancien ne doit pas non plus être
interprété comme un geste de soumission. Ici, il s’agit plutôt d’un renon-
cement à toute forme de geste, c’est-à-dire d’une absence d’échange.
Cette forme d’évitement, signe de certaines relations statutaires, doit être
considérée comme un effort réciproque. Pour l’ancien aussi, la rencontre
inopinée est désagréable. Lui aussi, est tenu de l’éviter. Même s’il lui
revient de laisser le rôle actif au plus jeune, l’ancien à son tour ne doit pas
voir l’afitre. S’il évite la vue du jeune, cela ne veut pas dire qu’il éprouve
pour ce demier de l’indifférence ou un manque de considération. I1 s’agit
SUR LA FOULANITÉ 91

plutôt, ici aussi, de l’expression d’un sentiment de honte, donc de respect


à l’égard du jeune. Ainsi tous deux font attention à ne pas.offenser l’autre
en gardant, littéralement, une certaine distance.
Reste à comprendre en quoi cette rencontre peut être humilante.
Apparemment, c’est le regard même qui provoque ce sentiment de honte,
c’est l’échange des regards, le fait d’apercevoir son propre regard dans
celui de l’autre. Chez les FulGe, on parle beaucoup de la crainte des
regards. Non pas de la peur du <<mauvaisœil >> mais plutôt de chaque œil.
On dit qu’autrefois, seuls les anciens se rendaient dans les villages car eux
seuls pouvaient supporter les regards des autres. Et de quelques lignages
qui ont la réputation d’être particulièrement timides et craintifs, on
rapporte qu’ils ne voulaient à aucun prix être vus (6e yidaa dareego) et
que dès que quelqu’un approchait, ils s’enfuyaient comme les animaux
sauvage’s de la brousse. Si tout cela remonte à des temps ancestraux, quasi
mythiques, on ne peut pourtant pas ignorer la réserve ou, si l’on veut, la
timidité dont font preuve les Ful6e dans certaines situations que l’on
pourrait caractériser de formelles. Bien sûr, l’on rencontre aussi des Ful6e
qui sont plus ouverts et d’un naturel plus insouciant que d’autres : des
daarii6e gite comme ils sont appelés ( a ceux qui restent debout devant les
yeux D ou <<ceuxqui résistent aux regards >>).Mais, en général, les Ful6e
sont plutôt craintifs, voire effarouchés. Ils baissent les yeux, se cachent la
bouche et le visage avec les mains, rient sans raison apparente ; on pour-
rait dire qu’ils font des manières. Leur comportement se caractérise
souvent par une certaine coquetterie et, peut-être même, par une certaine
exagération ironique. Pourtant, il serait faux de ne voir dans ces gestes
qu’une timidité feinte ou qu’un manque d’assurance joué. Les Ful6e culti-
vent certes leur timidité mais ils la ressentent également. Nous sommes en
présence d’une mise en forme et d’une intensification culturelle du senti-
ment de honte, particulièrement frappantes. Chez les Ful6e, la honte
individuelle devient publique, c’est-à-dire une expérience collective et le
mode central de l’autoréflexion culturelle.
Cela nous ramène à la question des règles du pulaaku. De quoi traitent-
elles ? Nous avons surtout vu jusqu’à présent que ce n’est pas l’ordre
social qui importe, mais l’individu. Pour être plus précise, les règles en
question ne produisent pas un rapport social. Elles traitent de rapports
internes et non de la relation avec autrui. L’autre n’existe, si l’on veut,
qu’en tant que regard : regard qui signifie le monde extérieur. Toutes les
règles dont nous avons parlé jusqu’à présent visent à l’effacement
physique de l’individu, à sa non-apparition. Elles disent donc de manière
très directe qu’il ne faut pas entrer dans le monde extérieur. On nie, en
quelque sorte, toute implication avec le monde. On n’a rien à lui réclamer
et lui non plus, de son côté, n’a rien à exiger.
92 ELISABETH BOESEN

La douceur des Ful6e

Si l’on se rappelle les exemples dupulaaku cités plus haut, on se rend


compte que d’autres règles concernent le devoir ou la nécessité de donner.
Avec ces règles, il semble bien être question de l’autre et d’une responsa-
bilité sociale. Au sein même du lignage, on échange surtout des dons lors
des cérémonies : la réciprocité se limite essentiellement à des cadeaux lors
des mariages et des impositions de noms. Ce-que nous pouvons qualifier
de << réciprocité généralisée >>, les Ful6e l’appellentfulfulde. Quand, à
certaines occasions, ils offrent du lait et d’autres cadeaux, ils <<font>> le
fulfulde, c’est-à-dire qu’ils réalisent la communauté. En effet, le terme
fulfulde exprime notamment la notion de communauté. Celle-ci se maté-
rialise, en quelque sorte, dans les dons. Lors des fêtes, les aliments, les
vêtements et les ustensiles de cuisine de la femme sont présentés et
examinés et ils deviennent, pour ainsi dire, un symbole du groupe même.
Bien qu’on sache qui a apporté quoi, cela ne traduit, pour autant, aucun
esprit de concurrence. L’idée du mérite, de la grandeur personnelle qui se
manifeste dans l’acte de donner et de recevoir est ici complètement
absente. En effet, les actants sont des groupes de parenté et non des indi-
vidus. La contribution de l’individu, c’est-à-dire non seulement sa
contribution matérielle, mais aussi sa présence physique doit plutôt être
comprise comme un signe d’appartenance et, de fait, comme un renonce-
ment à toute manifestation individuelle de sa personnalité.
On <<fait>> aussi le fulfulde à d’autres occasions : un geste de solidarité
- le don à un parent dans le besoin - est une expression dufulfulde.
Jusqu’à présent, nous avons parlé de la réciprocité qui marque un domaine
restreint : le lignage, ou la communauté du hameau. L’échange de femmes,
de dons et, en grande partie, l’échange personnel lors d’une rencontre sont
soumis à une formalisation cérémonielle qui en fait un événement collec-
tif. Les intentions et les possibilités de l’individu restent cachées et sont,
pour ainsi dire réprimées et absorbées par le phénomène collectif.
Cependant, le devoir de donner ne se limite pas au cercle du lignage. Si
la honte empêche le Peul de réclamer quoi que ce soit, elle l’empêche
aussi de refuser à celui qui demande. Un << vrai Peul >> ne peut pas dire
<<non>>.C’est pour lui une obligation d’être doux et <<suave>> envers tout
le monde. Cette << suavité >> (beldiumou bele) qui n’existe, dit-on, que chez
les Ful6e (bele sey to Pullo) se concrétise non seulement dans leur hospi-
talité et leur générosité mais dans tout leur comportement. Leur attitude
tout entibre, le ton de la voix et leurs gestes expriment le souci presque
exagéré qu’ils ont de faire attention à l’autre et à son bien-être. Le Peul
souhaite la bienvenue avec le sourire et d’une voix douce à tout le monde,
même au visiteur importun. I1 l’appelle day, un mot qui marque le respect
en même temps qu’une certaine intimité. <<Cheret vénéré.. . >> me semble
la meilleure traduction.
SUR LA FOULANITÉ 93

L’amabilité d’un Peul se mesure au nombre de fois où il utilise le mot


day. Les Ful6e eux-mêmes font la distinction entre ceux qui ne le disent.
quasiment jamais, et ceux qui exagèrent, qui sont de vrais diseurs de day.
Malgré ces différences et les doutes que l’on est en droit d’avoir en ce qui
concerne la sincérité de cette gentillesse, le day - et tout ce qu’il exprime -
n’est pas seulement une attitude extérieure. Un <<vraiPeul >> montre la
même prévenance et la même douceur envers tout le monde. S’il n’arrive
que très rarement de rencontrer des individus ayant atteint ce degré d’ab-
négation, celle-ci apparaît quand même comme ce qui est typique, ce qui
distingue vraiment les Ful6e des autres.
Ce ne sont donc pas tous les Ful6e qui se montrent aimables et géné-
reux. Certes, un Peul ne répondra jamais par un <<non>> ferme et sans
appel, il dira plutôt e woodi (<<c’est bien >>). Or, quand un Peul donne
gentiment son accord, cela ne veut souvent pas dire grand-chose. D’eux-
mêmes, les Ful6e disent qu’ils sont tous des hypocrites (Pullo f u u
munaafifiijo nun). Notre intention n’est pas de juger si les FulGe sont
particulièrement prévenants et serviables ou non. Ce qui est remarquable
et intéressant en ce qui concerne la nature des règles du pulaaku, c’est de
constater que les Ful6e décrivent expressément leur comportement
comme étant forcé. Leur sentiment de honte, leur pudeur (senteene)ne
leur laissent pas le choix. Ils conçoivent alors l’acte de donner, non pas
comme la réalisation d’une norme sociale, mais plutôt comme la consé-
quence d’une qualité particulière dont ils ne peuvent se débarrasser,
même s’ils en avaient le désir.
La << suavité >> d’un Peul, son désir d’être agréable aux autres n’ont
donc rien à voir avec la personne qu’il a en face de lui et avec les devoirs
qu’il aurait envers elle. La gentillesse dont il fait preuve, il ne la doit pas à
son interlocuteur, mais avant tout à lui-même. Cette gentillesse n’a, en
quelque sorte, aucun rapport à autrui ; elle ignore plutôt les qualités de
l’autre et les exigences qu’il peut avoir.
Si, dans le cas d’un don généreux, il ne s’agit pas d’un acte social mais,
pour ainsi dire, d’un réflexe intérieur, alors ce don n’a aucun mérite.
Autrement dit, en agissant de la sorte, un Peul n’attend pas d’être reconnu
socialement. En concevant ces gestes démonstratifs en tant qu’action
personnelle, on comprend que l’actant a une intention donc qu’il attend
une réaction et une reconnaissance sociale. Et c’est justement ce fait d’at-
tendre une reconnaissance sociale que nient les Ful6e en niant l’acte
même et en en faisant une nécessité et même une faiblesse. Leurs gestes
formels de gentillesse représentent, tout comme leur comportement d’évi-
tement, un effacement personnel et un éloignement de l’autre. Ils n’ont
pas pour but l’échange et la relation mais, si l’on veut, le bannissement.
Le bannissement de l’autre et de ses exigences et, du coup, également, la
négation de ses propres désirs dont on devient conscient au moment de la
confrontation avec l’autre.
94 ELISABETH BOESEN

La question initialement posée était de savoir si, et dans quelle mesure,


l’idée de foulanité est vécue en tant que réalité par l’individu dans ses
gestes et ses actions. Ce que je viens d’esquisser montre non seulement
que le pulaaku prend forme dans certains domaines en tant que réalité
sociale, mais qu’il revêt aussi des formes spécifiques de perception et
d’expression ou, plus exactement, qu’il s’agit d’un mode fondamental
d’expérience que l’on pourrait tout simplement appeler senteene. La
foulanité se manifeste dans le fait d’éprouver de la pudeur et dans le
renoncement à un échange que le sentiment de la pudeur exige. Les
normes et les règles de comportement que nous rencontrons dans la
pratique quotidienne du pulaaku ont toutes pour but le renoncement : le
Peul ne mange pas devant les autres; il se cache; il n’accomplit pas d’ac-
tion. Ces règles ne dressent pas un catalogue des devoirs que l’individu
aurait à remplir envers la communauté, elles présentent l’idéal de I’indi-
vidu : le << vrai Peul >>.
Un individu est exemplaire quand il dispose de cette qualité fondamen-
tale qu’est l’absence de besoins. L’essence même des règles dupulaaku,
ou la valeur qu’il permet de réaliser, c’est l’absence de besoins. L’absence
de besoins, c’est non seulement surmonter ses besoins physiques ou maté-
riels, mais aussi accepter un renoncement social, c’est-à-dire étouffer des
ambitions et éviter toute sorte de prépondérance sociale. La particularité
de ce complexe de normes réside dans le fait qu’on n’attend pas de
preuves positives d’une adhésion à la communauté (comme cela pourrait
s’exprimer par le courage, la bravoure ou d’autres actions désintéressées)
et qu’on ne réclame même pas de faire preuve d’égards sociaux. Ce sont
plutôt des égards envers soi-même, envers sa propre qualité qui sont
exigés. Celle-ci réside dans la foulanité, c’est-à-dire dans l’absence de
besoins, qualité que l’on ne peut préserver que par le renoncement et le
contrôle de soi.
La notion de faute est étrangère à cette idée d’exemplarité qui n’est
donc pas strictement une idée morale. Les règles énoncées ne sont pas
<<Tune dois pas faire ceci et cela mais : << Un vrai Peul ne fait pas cela
(Pullo dimo wadataa nunnun) B. Enfreindre ces règles, ou ces vérités, ce
n’est pas dépasser des limites qui seraient fixées de l’extérieur. Le non-
respect de ces règles ne suscite pas un sentiment de culpabilité, de faute
envers l’autre, mais il est la preuve d’une faiblesse, d’un échec vis-à-vis
de soi-même et il fait naître un sentiment de honte”.

Autres règles et autres lois

Mais que se passe-t-il lorsque le désir et l’envie se révèlent plus forts


,que le senteene ? Comment les Ful6e réagissent-ils à l’agression ? Chez

11. Sur la diffkrence entre guilt et shame, voir Piers 1953 : 1 1 ;Cgalement Lynd 1958.
S U R LA FOULANITÉ 95

eux, le mal et la menace (bongol) prennent de multiples formes.


Cependant, le mal ne se manifeste pas vraiment dans leur vie sociale.
Même s’ils lui donnent des noms (seydan, lekki, lee6i bonki, ginaaji’z) et
l’évoquent dans leurs discours, ils ne s’adressent jamais à lui. Les FulGe
n’ont pas de sanctuaires où ils pourraient s’adresser aux ancêtres ou aux
esprits de la brousse. Ils n’ont pas de prêtres chargés de communiquer
avec ces derniers ou d’autres puissances. Ils n’ont pas non plus de commu-
nautés de culte à l’intérieur desquelles aurait lieu un échange rituel avec
les puissances inconnues ou menaçantes. Entrer en contact avec ces
pouvoirs et ces influences, c’est l’affaire des autres, des haa6e. Cela se
voit tout particulièrement quand il ne s’agit pas de puissances magiques
ou d’esprits mais d’une violence physique directe, comme dans les cas
d’homicide, fréquents lors de conflits entre les jeunes hommes ; homi-
cides qui sont suivis d’un châtiment13.
Les Ful6e évitent la question de la faute, c’est-à-dire la question de la
responsabilité morale de l’individu. Mais cela ne signifie pas qu’ils ne
s’intéressent pas aux qualités morales de leur prochain. Ils font bien sûr la
différence entre <<l’hommebon >> (tagaado geeto) et celui dont le ventre,
comme ils disent, << est mauvais et ne contient que des ténèbres >> (Reedu
maako wooda. Nuiwre tin wooni der reedu makko). I1 n’est pas possible
de séparer le pulaaku, c’est-à-dire l’idée du Peul idéal, de la notion du
Bien et du Mal. Quand on dit de quelqu’un : O Pullo nun ( a C’est un vrai
Peuls), on le désigne comme une personne honorable, qui n’a rien à se
reprocher. On ne peut rigoureusement distinguer ce que le pulaaku exige
de ce qu’Allah exige. Ces deux ordres se recoupent nécessairement sur la
question de savoir ce à quoi doit aspirer un Peul et en quoi réside sa supé-
riorité. Or, quand on observe la vie quotidienne des FulGe et qu’on
examine ce qu’ils attendent les uns des autres, il apparaît clairement qu’ils
ne réclament pas la bonté, la vraie noblesse de cœur ou la sincérité dans la
compassion. Ils n’exigent pas ces qualités de l’individu de la même
manière qu’ils demandent à un << vrai Peul >> d’avoir du senteene. Cela
signifie qu’ils peuvent parfaitement vivre sans ces qualités, sans cette
obligation morale réciproque. L’ordre des Ful6e, le pulaaku, est de nature
plus esthétique que morale. Ce qu’on exige, ce n’est pas l’adhésion à
l’autre et à la communauté, mais la réalisation d’une forme idéale.

Du besoin d‘agir des autres

Nous avons vu que les FulGe se distinguent par le renoncement et la


distance, qu’ils nient le fait d’être impliqués dans une quelconque relation

12. Seydan, Satan ; lekki, la magie, les médicaments ; lee& honki, lit. <<lesmauvais poils >>,
symbole d’une puissance personnelle ntfaste; ginaaji, les esprits.
13. Pour la condamnation des crimes, les FulGe s’en remettent aussi i des institutionskWangères A
leur communauté; aujourd’hui, ils s’adressent en premier lieu aux organes de I’fitíit.
96 - ELISABETH BOESEN

avec autrui et avec le monde. Les Ful6e parlent de manière d’autant plus
détaillée des actes des autres, à savoir des << grands >> (maw6e) ou de ceux
qui veulent le devenir. On a disserté des miens également et, surtout, on
en a parlé devant moi. Que ce regard qu’on a porté sur moi et sur mes
actes puisse m’être désagréable, me couvre de honte tout comme n’im-
porte quel Peul dans ma situation, cela personne ne s’en est soucié. Dans
mon cas, le désir fondamental ou la faculté d’exercer une influence pour
se faire valoir était, apparemment, hors de doute. C’est pour cela que ce .
désir a pu être traité ouvertement, bien que l’on ait pu soupçonner une
multitude de choses sur mes véritables intentions. Confronter un Peul
avec ses faits et gestes, les bons comme les mauvais, est un signe de
manque de respect. Féliciter quelqu’un en public est perçu comme un
outrage ou comme une critique. Les Fu& redoutent ces moments-là, tout
comme ils redoutent de rencontrer inopinément un ancien, et ils redoutent
ceux des leurs qui font preuve d’un tel manque de respect et qui e parlent >>
(6e batan wa), comme ils disent.
On peut tirer profit des possibilités financières et autres d’un Blanc et
surtout de son besoin d’activité ou, comme diraient les FulGe, de son
semme (<< force >>).Mais, on peut aussi en avoir peur. C’est justement en
agissant à la demande des Ful6e que j’ai confirmé à leurs yeux ce carac-
tère étrange et menaçant qui émanait déjà de moi. Pareillement un Peul
qui, d’une façon ou d’une autre, se distingue par son activité et sa résolu-
tion, même pour le bien de tous (par exemple, en participant à la
construction d’un puits ou d’une école), ne << fait >> pas le fulfulde. Au
contraire, on dira de lui qu’il veut devenir un mawdo, un << grand >>.
L’action n’est pas une preuve de pulaaku mais plutôt de semme, de force
et de puissance, la qualité des autres. Le Peul énergique s’apparente,
quelles que soient ses intentions, à l’autre qui représente l’inconnu et la
menace.
Nous voici parvenus à un aspect important du pulaaku, un aspect qui
jusqu’à présent n’a pas encore été abordé : l’idée et la réalisation de la
différence 14. Les Ful6e sont, sur un point essentiel, << différents >>, à savoir
qu’ils ne sont pas en mesure d’accomplir des actes. I1 leur manque semme,
la force nécessaire pour cela. Les Ful6e ont donc besoin d’actants.
D’abord dans un sens pratique, pour tout ce qui nécessite du semme, ils
ont besoin des Gando (anciens esclaves) qui aujourd’hui encore construi-
sent leurs maisons, aussi bien que des haa6e et des fonctionnaires qui

14. Voir Botte & Schmitz (1994b: 9) qui assignent une fonction identificatoire fondamentale aux
esclaves des FulGe ou à leurs descendants : a la masse servile sature inversement par des traits négatifs
-paganisme et agriculture - les valeurs fonctionnelles de l’identité peule, et c’est là probablement
qu’il faudrait en chercher le cœur*. Pour les Ful6e du Nord du Bénin ce sont plutôt les huafie,c’est-i-
dire les Bariba, qui constituent le vis-à-vis significatif, un vis-à-vis caractérisé, ici aussi, par les deux
traits de l’agricultureet du paganisme; aux yeux des FulGe, leurs voisins /muGe sont - en dépit d’une
islamisation rapide dès le début du Xxc siècle -restés des païens. Voir aussi Ogawa (1993) sur
l’importance de a othernesss pour l’idée de pulaugu chez les JenngelGe du Sénégal.
SUR LA FOULANITÉ 97

règlent leurs conflits. Ils ont également besoin d’eux en tant que vis-à-vis
dont la vue peut rendre faible ou bien effrayer et qui, donc, rend la diffé-
rence quotidiennement visible.

Cette présentation du pulaaku étant nécessairement schématique, il ne


me semble pas inutile d’insister sur le fait qu’il ne s’agit nullement d’un
essai << caractérologique v. L’objet de la description ne concernait pas les
structures de la personnalitéful6e mais les modes culturels d’expression
et d’autoréflexion qui caractérisent l’échange public ; c’est-à-dire, chez
les Fu¿& du Borgou, un échange plus ou moins formel ou cérémoniel.
Je ne prétends pas avoir donné une analyse approfondie du pulaaku.
Plusieurs aspects importants n’ont pas été abordés. Par exemple, la notion
de honte chez les Ful6e demanderait une étude plus poussée. De même, il
aurait fallu développer le contexte socio-politique du pulaaku au Borgou
et, surtout, son aspect spirituel. Une telle analyse aurait, en outre, mis en
lumière la fonctionnalité spécifique de cet ethos dans le système global.
J’ai tenté ailleurs d’analyser les liens entre valeurs sociales et ces deux
Cléments fondamentaux de l’ordre social et spirituel des Ful6e que sont
les haa6e et le bétail15. Bref, mon propos ici était plus limité : il s’agissait
de donner une idée de la pratique du pulaaku, de sa puissance affective et
spirituelle que des approches cognitives et symboliques n’arrivent pas à
cerner.

15. Sur les relations sociales entre Fulfie et hna6e, voir Boesen (1994) et pour une analyse de
l’ordre spirituel, voir également Boesen (1998a et b).
2
De la servitude a la liberté
ROGERB o m

L’esclave, l’almami et les impérialistes


Souveraineté et résistance au Fuuta Jaloo

La politique française en Afrique occidentale entamée, dès 1854, par


Faidherbe se donnait pour objectif d’imposer l’hégémonie politique et
économique de la France au sein d’un Empire allant du Haut-Niger 21 la
mer : << L’avenir du Soudan français se trouve [précisément] dans notre
établissement sur les riches et salubres plateaux du Fouta Djallon, mis en
relation avec nos Rivières du Sud. Nous nous emparerons ainsi d’un vaste
domaine commercial, qu’il s’agit de ne pas laisser tomber entre les mains
d’une nation étrangère [l’Angleterre], si nous ne voulons pas voir rester
stériles les efforts que nous faisons actuellement pour prendre pied dans la
région du Haut-Niger’. D Ainsi, au sein de ce dispositif agressif, l’État du
Fuuta Jaloo fondé au début du X V I I I ~siècle par de pieux musulmans,
renommé pour la fertilité d’un sol présumé contenir de fabuleuses
richesses agricoles et pastorales, passage obligé des caravanes reliant
l’hinterland à la côte, était-il considéré comme une position stratégique.
Néanmoins, la pression diplomatique et militaire extérieure ne pourra
véritablement s’y exercer qu’à partir des deux dernières décennies du
xlxesiècle. Certes, la présence française dans les Rivières du Sud datait de
18662, mais c’est le traité signé en juillet 1881 entre les almami et Bayo1
qui marque la première tentative directement impérialiste à I’égard du
Fuuta Jaloo : il devenait urgent de contrecarrer l’influence des Anglais
qui, installés en Sierra Leone, venaient de parapher -début 1881 juste-
ment- un << traité de commerce et d’amitié>>avec le Fuuta Jaloo3,

1. Instructions du 28 novembre 1887 du lieutenant-colonel Gallieni, commandant sup6rieur du


Soudan français, au capitaine Oberdoff, chargé d’une mission au Fouta Djallon, Archives nationales
du Sénégal, 15 G 40.
2. Création d’un poste fortifié à Bok6 le 19janvier (Arcin 1911 : 312-313).
3. Le traité avec les Anglais est signé le 30 mars, celui avec les Français le 5 juillet (Arcin 1911 :
361,391-395; Barry 1992: 103-107;Diallo 1972~; Gouldsbuny 1882).
102 ROGER BOTTE

Là, le système esclavagiste constituait le fondement même de la


société : les esclaves y représentaient un capital sinon le capital et le
travail servile était incontestablement la forme dominante des rapports
sociaux (Botte 1991, 1994). Concentrés dans des villages de culture, les
esclaves travaillaient la terre, s’occupaient du bétail - principalement des
bovins - et réalisaient l’essentiel des tâches de production. Ils foumis-
saient, outre leur propre nourriture et celle de leurs maîtres, la totalité des
biens à l’exportation : bétail, cuirs secs, riz, coton, cire, sésame, etc.
Simultanément, iì partir des années 1880, tandis que s’effondrait la culture
des arachides4 se développait une nouvelle activité s’ajoutant aux expor-
tations anciennes : l’exploitation du caoutchouc, grosse consommatrice de
main-d’œuvre servile. Au Fuuta Jaloõ, où proliférait la liane (Landolphia
hendelotìì) dont on tire le produit, les hommes libres se mirent alors à
utiliser massivement le travail contraint pour saigner les arbres et trans-
porter la récolte vers les factoreries de la côte : d’oh le besoin, pour
répondre aux exigences de la production, d’esclaves5 toujours plus
nombreux. Comment ce besoin allait-il être satisfait?
Depuis l’écrasement, en 1868, de l’État païen rival du Ngaabu (actuelle
Guinée Bissau) et l’incommensurable butin en hommes qu’ils en tirèrent,
les Peuls avaient cessé tout jihad en direction de leurs garennes à esclaves
traditionnelles. De prédateurs sans rivaux en Sénégambie, ils devinrent
gros importateurs de marchandise humaine, s’approvisionnant sur un
marché oh les transactions, il est vrai, ne présentaient aucune difficulté :
les guerres, d’abord menées par al-hajj Umar puis celles conduites par
Samori, jetaient en grand nombre dans les échanges des captifs à vil prix.
Ce commerce, beaucoup plus rentable pour le Fuuta Jaloo que l’exercice
du jihad6, lui permit de se procurer -principalement, grâce à ses bœufs-
les esclaves dont il avait besoin.
C yest dans ce contexte -une économie d’échange sophistiquée et en
pleine expansion - que les Français -ils se pressaient déjà aux frontières
nord (Sénégal), ouest (Rivières du Sud) et est (Soudan) du pays- resser-
rèrent par le sud-est leur étreinte sur le Fuuta Jaloo. En février 1893,
chassant les samoriens de Faranah et d’Heremakono, ils y installent leurs
postes’. I1 n’existe dorénavant plus de frontière commune entre le Fuuta
Jaloo et ce qui subsiste des États de Samori et, par conséquent, plus de

4. Principalement dans les Rivières du Sud car le Fuuta Jaloo ne fournissait que de très faibles
quantités d’arachides ddcortiqukes ;mais. il livrait les esclaves nicessaires ? laiproduction,en particu-
lier dans des villages spdcialement fondds par les Jakanke (les Tubacayes) pour la culture de
l’arachide.
5. Je reprends la distinction de Meillassoux (1986 : 325) entre le captif, qui est une marchandise,
et l’esclave, qui est un moyen de production.
6. Car celui-ci a un coat, en particulier en hommes. Ainsi 2 Ngaabu une armée foutanienne entière
avait-elle été dtcimte par la variole.
7. Leur but visait l’interception des communications de Samori avec la Sierra Leone, Instructions
pour M Dargelos allant opdrer dans le Kissi, Kdrouané, 10 mars 1893, ANS, I D 138.
L’ESCLAVE, L’ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 103

possibilité de se foumir directement en captifs. Cette logique d’encercle-


ment ainsi que l’interdiction quasi simultanée du commerce des captifs au
Soudan allaient provoquer, volontairement, avant même l’occupation du
pays en 1896, l’asphyxie d’un système économique fondé sur l’exploita-
tion de producteurs asservis avec,,pour résultat, une terrible crise sociale
et politique. Or, la pérennité de 1’Etat dépendait nécessairement du main-
tien du système esclavagiste. C’est de ce combat paradoxal pour
l’indépendance, la souveraineté et l’esclavagisme, jusqu’alors jamais
exploré, dont il sera question.

La résistance diplomatique

En signant des traités avec l’Angleterre et la France à la fois, en 1881,


en leur refusant de ce fait l’exclusivité du commerce, les dirigeants du
pays, les almami, affichaient leur indépendance à l’égard des deux puis-
sances impérialistes et, du même mouvement, tentaient de les neutraliser :
et d’abord, en rejetant la version française du traité8. Celle-ci disposait, en
effet, que le Fuuta Jaloo se plaçait sous la protection de la France et que,
en contrepartie d’une rente annuelle, elle était autorisée à y commercer à
l’exclusion de toute autre nation. Les almami opposèrent à cette version
volontairement erronée le texte arabe original : il ne mentionnait sous
aucune forme ni commerce réservé ni protectorat. La récusation de toute
notion de contrôle et d’ingérence, le refus opiniâtFe de laisser une puis-
sance étrangère empiéter sur la souveraineté de l’Etat, non seulement en
1881 mais également lors de tentatives expansionnistes ultérieures9,s’ap-
puyaient sur un concept lapidaire mais clair : <<LeFuuta Jaloo doit être
aux Peuls et la France aux Frangais >>. Or, ce principe nationaliste constam-
ment réitéré privait la France d’une base << légale >> d’intervention ; elle
devra finalement se résoudre, en 1896, à l’occupation militaire du pays.
La résistance diplomatique se montrait d’autant plus déterminée et
cohérente que le pouvoir central, lors de l’alternance entre l’almami
Ibrahima et l’almami Amadu (1879 à 1890)’ jouissait d’une autorité et
d’une stabilité rares dans l’histoire tumultueuse du Fuuta Jaloo où deux
maisons rivales, les Alfaya et les Soriya, se disputaient le pouvoir l o

8. Sur la résistance à l’expansion française entre 1881 et 1896. voir McGowan 1981;et Barry
1992 95-149.
9. Colonne Plat en 1887-1888, colonne Levasseur en 1888, colonne Audéoud en 1888. Ces
N colonnes n traduisent toutes la politique agressive de Gallieni. Elles visent à mettre au pas le Fuuta
Jaloo ou, comme le dit Audtoud, B ((braver en face ces Peuls pleins de morgue et dont la suffisance
envers les officiers français dépasse toute bomen (Gallieni 1891: 565). La mission Briquelot (1888-
1889). B l’initiative d’Archinard, tentera vainement de convaincre les almami des intentions
pacifiques de la France. Voir Arch 1911 : 436-438; Barry 1992 : 108-121; Person 1968 : 704-705,
708-709.
10. C’est la raison pour laquelle un système bicéphale avait tté mis en place qui permettait à deux .
almami, un Alfaya et un Soriya, de gouverner en altemance chacun durant deux ans. En réalitt, les
104 ROGER BOTTE

depuis la fin du X V I I I ~siècle. Certes, Ibrahima reprit le pouvoir en


novembre 1879 à-la suite d’un coup d’État mais il mena aussitôt une poli-
tique d’apaisement en direction des Alfaya: ainsi, mariant sa fille aînée à
un frère d’Amadu, il scella la première union importante entre les deux
maisons. Surtout, les deux almami -celui qui régnait et celui qui était <<en
sommeil >>- décidaient en commun de la politique à suivre lors des négo-
ciations avec les missions étrangères. En outre, ils agissaient sous le
contrôle du Conseil des anciens, signe indubitable du bon fonctionnement
des institutions fédérales ll.
Dans le même temps, des successions meurtrières et des querelles
intestines dans plusieurs provinces affaiblissaient les pouvoirs locaux ;
elles donnèrent l’occasion aux almami d’y accentuer ou d’y reprendre
leur ascendant. Dans le Labé, la disparition en 1881 d’un chef puissant et
prestigieux, Alfa Ibrahima, annonça le déclin des dirigeants de cette
immense province et mit l’almami en mesure, pour la première fois
depuis longtemps, d’y imposer l’alternänce’2. En 1883, au Fitaba, à la
demande des souverains, Samori détruisit le foyer de rébellion des fonda-
mentalistes Hubbu qui, depuis plus de trente ans, s’insurgeaient
violemment contre le pouvoir’3. Enfin, en 1885-1886, lorsque les gros
centres commeqants de Timbi Madina et de Timbi Tunni s’affrontaient
pour la maîtrise de l’important et lucratif nœud caravanier du Kebu (vers
les Rivières du Sud), l’almami Amadu intervint militairement pour y réta-
blir l’ordre et y dicter des conditions de paix qui renforcèrent encore
l’autorité centrale.

Le commerce avec Samori

Le rejet par les almami de toute notion de protectorat -dont ils voyaient
bien que le but réel était la mainmise sur 1’État- s’accompagnait d’une
résistance plus active qui consistait à entraver l’expansion française au
Soudan en aidant Samori, le principal adversaire de la France dans la
région. Cela n’excluait d’ailleurs pas des rapports parfois conflictuels
avec l’Empire samorien, dont l’expansionnisme menaçait le Fuuta Jaloo :
les conquêtes de Samori sur la rive gauche du Niger inquiétaient les

rapports de force prévalaient presque toujours et la durée des règnes variait d’autant. L’alternance ne
concernait pas seulement les almami mais elle s’appliquait aussi àtous les niveaux politiques.
11. En fait, la situation ttait sensiblementplus nuanck: le Conseil ttait d’autant plus puissant que
rtgnait Amadu, consid6ré comme un almami faible. Son règne de trente-trois mois, de mars 1885 à
janvier 1888, durée inhabituelle, s’explique pour cette raison. II en va de même du raccourcissement
du règne d’Ibrahima en 1881.
12. En nommant son candidat, I’Alfaya Alfa Qassimu. Par la suite, ce chef refusera de céder la
place à un compétiteur dtsigné par I’almami et c’est -chose inouïe- une coalition Soriya-Alfaya qui
impose le choix de I’almami.
13. Sur le mouvement hubbu conjuguant rtveil religieux et contestation sociale, voir Botte 1988.
L’ESCLAVE, L’ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTFB 105

almami, notamment la prise en novembre 1878 du Baleya -un de leurs


réservoirs à esclaves-, puis l’annexion de 1’Ulada14.
Toutefois l’almami Ibrahima, au pouvoir lors de ces événements,
protesta sans prendre aucune mesure d’ordre militaire. Au contraire, en
janvier 1879, il dépêcha même une ambassade qui, au nom de la << solida-
rité musulmane D, négocia un accord de bon voisinage. Samori assura les
envoyés de ses intentions pacifiques et de ses sentiments amicaux. Du
coup, les Peuls promirent d’aider les samoriens en leur fournissant du
bétail et en leur ouvrant un accès à la côte pour y acheter des fusils. De
son côté Samori s’engageait à leur rendre le service inestimable de liqui-
der la dissidence hubbu dès qu’il aurait les mains libres 15.
Lorsque l’ambassade de l’almami Ibrahima regagna Timbo, en février
1879, l’almami Amadu était revenu au pouvoir comme le prévoyait
l’alternance. L’aristocratie alfaya, qui représentait plutôt l’élite négo-
ciante, exprima sa désapprobation d’un accord qui impliquait l’abandon
tacite de 1’Ulada où elle exportait massivement ses bovins. Ibrahima, sans
trop se soucier des critiques des Alfaya, commença donc à fournir Samori
en bœufs en échange de captifs et, pour faciliter les transactions avec
Freetown, tenta de rouvrir les pistes caravanières encore bloquées par les
Hubbu en demandant aux Anglais d’intervenir. Cependant, au Fuuta
Jaloo, la contestation à l’égard de la politique extérieure persistait et se
manifestait de façon d’autant plus virulente que Samori et un autre chef,
Fode Drame, ne cessaient d’empiéter sur ce que I’État peul considérait
comme sa sphère d’influence. Ce mécontentement aboutit, en
novembre 1879, au coup d’État de I’almami Ibrahima. I1 forma aussitôt
une armée qui, ravageant I’Ulada, s’empara d’un butin considérable.
Après maints rebondissements, les relations entre Samori et les almami
finirent par se stabiliser. Un commerce florissant s’épanouit alors entre
trois partenaires, l’Empire samorien, I’État du Fuuta Jaloo et la colonie
anglaise de Sierra Leone. Comme les factoreries britanniques de Freetown
n’acceptaient pas de captifs en paiement des produits européens, Samori
échangeait la marchandise humaine au Fuuta Jaloo contre des bœufs sur
pied qui, dirigés vers la côte, servaient à acquérir armes et munitions. Un
autre cycle, moins important mais tout aussi prospère, se mit en place
parallèlement : d’avisés commerçants du Fuuta Jaloo vendaient eux-
mêmes des bœufs contre des fusils en Sierra Leone -ou même dans les
Rivières du Sud 16 sous contrôle français - et les troquaient ensuite contre

14. L’Ulada formait une marche entre le Fuuta Jaloo, le Firya et le Baleya et Btait surtout peuple
par des Jakanke venus de Timbo, la capitale du Fuuta Jaloo.
15. Sur l’accord entre les almami et Samori, voir Person (1968 : 329-330). Les hostilitks avec les
Hubbu, engagtes en 1882, aboutirent 2 leur extermination en janvier-fkvrier 1884 (Person 1968 :
454-456,461-462).
16. Le 27 juillet 1891, deux caravanes envoytes par I’almami Bokar Biro quittent le rio Pongo
(Sakarelli) oh elles ont kchang6 des bœufs apresque il vil prix, contre des fusils 2 piston, des chasse-
106 ROGER BOTTE

des captifs. À partir de décembre 1883, une fois liquidé l’abcès hubbu, ce
commerce ne cessa de progresser : <<Lestroupeaux de l’aristocratie peule
étaient inépuisables, et celle-ci était toujours disposée à acheter de
nombreux captifs au conquérant malinké avec qui elle sympathisait 17 >>.
L’installation à Heremakono (Solima), à la frontière du Fuuta Jaloo et de
la Sierra Leone, de l’armée samorienne de l’Ouest commandée par
Kemoko Bilali**permit aux sofas d’assurer la sécurité de la route vitale
de Freetown et la bonne marche du commerce des armes et des captifs. En
1890, les avant-postes français de 1’Ulada notaient régulièrement le
passage de nombreux troupeaux descendant du Fuuta Jaloo. Les transac-
tions s’accélérèrent encore à partir d’avril 1891, lorsque les Français
reprirent sur une grande échelle les hostilités contre Samori et que celui-ci
rechercha toujours plus de fusils. Les échanges s’amplifièrent d’autant
plus que la peste bovine de 1890-1892, exterminant les troupeaux des
savanes de l’Est (Konya, Wasulu), épargnait ceux des hauts plateaux du
Fuuta Jaloo. Les derniers grands convois de bétail sont signalés,-en
janvier 1893, quelques jours avant l’occupation par les Français du gué
sur le Niger à Faranah et de la place stratégique d’Heremakono. Les
progrès foudroyants de l’offensive française fermèrent brutalement la
frontière avec les États de Samori et provoquèrent l’arrêt des opérations
commerciales triangulaires 19. En outre, le verrouillage du Fuuta Jaloo
correspondit, à l’application effective (début 1893) de la Fire arms,
ammunitions and gunpowder ordinance prise le 3 mai 1892 à Freetown et
prohibant la vente des armes à tir rapide. Jusqu’alors les intérêts de la
colonie anglaise, opposée à-l’expansionnismefrançais, coïncidaient avec
ceux de Samori -et du Fuuta Jaloo : ce commerce des armes stimulait
grandement la prospérité commerciale de la colonie.

Pour le Fuuta Jaloo aussi, le troc, sur la base d’un bœuf contre un
captif, était une opération extraordinairement rentable puisque, avant les
guerres menées par Samori, l’acquisition d’un homme adulte coûtait de
cinq à sept bœufs (cf. infra tableau 1, p. 132). On imagine aisément les
effets bénéfiques d’une chute des cours aussi vertigineuse que durable sur
une économie fondée sur le labeur servile. Dès 1883 en effet, une partie
des cohortes de captifs dont disposait Samori prit le chemin du Fuuta

pots et des cartouches, comme le demandait Samory )>, Conakry, Rapport politique du 15 juillet au
15 août 1891, ANS, 7 G 53. En septembre 1892, un rapport de Kouroussa (ANS, 7 G 43) signale que
aLes Dialonkés [de Faranah] achètent des fusils Remington à Sierra Leone, les revendent B I’almamy
Bokar Biro qui B son tour les recède B Bilali. )>
17. Person 1968 :937.
18. L’armbe de l’Ouest (1 500 fantassins, 200 chevaux) est constitube en dkcembre 1883. Le choix
d’Heremakono s’explique par la proximi@du nœud caravanier de Falabd, en temtoire anglais (Person
1968 : 1033 sq., 1137,1192).
19. ((Notre prksence à Faranah et l’interruption du commerce avec Samory ddtruisirent brusque-
ment leurs illusions [des almami] en même temps qu’elle arrêta net un commerce excessivement
lucratif de captifs. n Lettre du capitaine Brouët, Faranah, 10 novembre 1893, ANS, 7 G 35.
L’ESCLAVE, L’ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 107

Jaloo : Kono, Kisi, Toma ou Da alimentaient ainsi un flux constant. Les


vaincus Toronke, Sankaranke ou Maninka, surtout dirigés vers les propres
hameaux de culture de Samori ou embrigadés dans son armCe, approvi-
sionnaient également le commerce triangulaire, de même que les
Konyanke. Les Wasulonke et les Bambara, échangés de préférence au
Sahel contre des chevaux, échouaient aussi au Fuuta Jaloo.
Simultanément, les campagnes continuelles que Kemoko Bilali menait
sur les Hautes Scarcies -en pays limba par exemple - et sur la frange
forestière lui assuraient de nombreuses prises, sans compter les Jalunke
du Solima et les Kuranko précédemment écrasés20. Ce furent ainsi des
milliers de captifs qui, en l’espace de dix ans, de 1883 à 1893, irriguèrent
le Fuuta Jaloo21. Conduite indifféremment par l’un ou l’autre des almami,
Ibrahima et Amadu, la politique d’échanges triangulaires intensifs met en
évidence 1’importance du principe marchand dans la société précoloniale.
Mais, après 1891 et l’accession au pouvoir d’un nouvel almami, le Soriya
Bokar Bir0 (Ibrahima meurt en 1890), la belle entente se fissura. Les
Alfaya, rendus prudents par la pression française aux frontières, semblè-
rent se désolidariser de Samori en déplorant la présence de ses agents
dans le pays, tandis que Bokar Bir0 continuait d’entretenir avec ces
demiers d’étroites et fructueuses connivences.
En réalité, les Français se révélaient à peu près impuissants à peser sur
les relations entre Samori et les almami. Et cela d’autant plus que, depuis
l’autonomie des Rivières du Sud (en août 1889), la France menait une
politique d’expansion pacifique à l’égard du Fuuta Jaloo, remettant à plus
tard l’éventualité d’une occupation militaire tandis qu’Archinard multi-
pliait les lettres d’apaisement à l’adresse des almami.
À ce revirement, trois raisons : d’abord, la prospérité et l’autonomie
financière de la nouvelle colonie des Rivières du Sud dépendaient de
manière vitale de l’établissement de relations commerciales ininterrom-
pues avec le Fuuta Jaloo car, pour l’essentiel, c’étaient les biens
traditionnels de ce pays (ou transitant par lui) qui alimentaient le marché.
Mieux, un nouveau produit dont on n’arrivait pas à satisfaire la demande,
le caoutchouc, provenait massivement du Fuuta Jaloo. Or, les préoccupa-
tions mercantiles des boutiquiers de Conakry dominaient une politique
coloniale qui cherchait, avant tout, à modifier la structure des échanges22.

20. Person 1968 : 927, 1193. S’agissant des captifs, Person indique (ibid.: 942) qu’ils valaient
jusqu’à trois bœufs. Mais toutes les sources orales au Fuuta Jaloo donnent un bœuf pour un captif.
21. Toute estimation semble impossible. Les calculs remarquables effectués par Person (1968 :
908-909.941-942. 1197) pour évaluer le nombre d’armes (6000 armes modernes sans compter les
fusils de traite) achetées par Samori ne permettent pas d’estimer leur coat en captifs dans le systt“
triangulaire. D’une part, parce que Person minimise systhatiquement l’ampleur de la traite négrière
samonenne et que. d’autre part, d’autres produits (ivoire, or, caoutchouc) &aient consacrt5s B l’achat
d’armes. En outre, les bœufs du Fuuta Jaloo servaient aussi B l’alimentation de l’armée de l’Ouest.
22. En 1891, dans ses instructions à Beeckman qui se rend au Fuuta Jaloo, Ballay précise: <<Le
but le plus important de la mission que vous allez entreprendre au Fcuta est de vous occuper de la
108 ROGER BOTTE

Ensuite, la France ne pouvait se permettre d’entretenir simultanément


deux guerres : l’une avec Samori, l’autre avec le Fuuta Jaloo, alors même
que l’idée de devoir combattre dans un pays montagneux, fortement
peuplé et dont les guerriers bénéficiaient d’une réputation avantageuse,
répugnait aux Français. Enfin, la conquête militaire ne semblait plus
nécessaire car, pensait-on, il suffisait d’encercler totalement le pays pour
qu’il tombât comme un fruit mûr.

L’exploitation des rivalités européennes

La défense de sa souveraineté par le Fuuta Jaloo tirait aussi son effica-


cité de l’exploitation des rivalités entre puissances européennes et,
principalement, de l’antagonisme franco-anglais. Jusqu’en juin 1895, date
à laquelle les Anglais abandonnèrent toute prétention sur leur pays23, les
almami pratiquèrent un subtil double jeu. Mettant constamment en avant,
dans leurs discussions avec les Français, les traités passés par le Fuuta
Jaloo avec Freetown, en février 1873 et mars 1881, mais sans jamais en
dévoiler les clauses - en réalité de banals accords commerciaux -, ils
firent croire à l’existence d’un soutien politique de la part de la colonie
britannique. De leur côté, les Anglais jouaient du même registre afin de
s’opposer à un protectorat français sur le Fuuta JalooZ4.Eux-mêmes,
d’ailleurs, ne découvrirent l’existence et la teneur du traité passé en 1881
entre les almami et la France que lors de sa publication en. .. 1885 car
jusque-là les almami en avaient toujours démenti la signature.
Ce double jeu, les almami le compliquaient toujours plus au gré des
opportunités du bicéphalisme politique et de la division du pouvoir entre
les deux maisons ou les deux partis. C’est ainsi que s’affinèrent progressi-
vement deux figures antinomiques, celle d’un almami << anglophile >> et
celle d’un almami <<francophile>>. Les Soriya auraient C:é traditionnelle-
ment partisans de l’alliance franqaise. Cela remontait à l’époque oÙ
l’almami régnant, Umar, un Soriya justement, accueillit à Timbo deux
officiers envoyés par Saint-Louis (Hecquard en 1850, Lambert en 1860).

question commerciale I...] Vous voudrez bien insister très vivement auprès des almami [...j pour
qu’ils s’engagent 1 dépenser l’argent des rentes [versées par la France] dans les Rivières du Sud, à
envoyer les caravanes Foulahs directement la côte et àrenoncer définitivement à leurs relations par
trop suivies avec les Anglais. Vous pourrez facilement leur dimontrer qu’ils trouveront les mêmes
articles et les mêmes prix à Conakry qu’à Sierra Leone. Ils ne feront ainsi que se conformer aux
clauses du traité de 1881...n Instructions données à M. Beeckman par M. Ballay, gouverneur des
Rivières du Sud et dipendances pour sa mission au Fouta, Conakry, 16 octobre 1891, ANS, 7 G 77.
23. Les Anglais avaient sign&le 10 aoGt 1889, un traité reconnaissant officiellementle protectorat
français sur le Fuuta Jaloo, mais ce n’est qu’en juin 1895 que le gouvernementbritannique interrom-
pit toutes relations officielles avec I%tat peu~.
24. À l’instar des Rivières du Sud, le développement commercial de la Sierra Leone dependait
très largement de l’accès aux marchés du Fuuta Jaloo et, à travers lui, aux marchés du Soudan de
l’Ouest
-. . ET LES IMPÉRIALISTES
L’ESCLAVE, L’ALMAMI 1o9

Les Alfaya, eux, se seraient montrés plus favorables aux Anglais depuis le
séjour à Timbo de Thompson, un missionnaire venu de Sierra Leone en
1842, sous un almami de leur obédience. La bipartition entre << franco-
philes >> et << anglophiles >> fonctionna presque parfaitement jusqu’à la
chute de 1’État en 1896. Ainsi, lors du passage des colonnes Plat et
Audéoud en 1888 et 1889, l’almami régnant, Ibrahima, pourtant <<le
propagateur de l’alliance française 25 D, exaspéré par ces irruptions mili-
taires intempestives, menaça de se rallier au camp alfaya, favorable à
l’ouverture aux Anglais.
Plus généralement, lorsque l’almami au pouvoir ne souhaitait pas
donner suite aux demandes des Français -et aucun ne le voulait-, il allé-
guait de son incapacité à engager l’avenir au prétexte que l’almami en
instance ne manquerait pas de rejeter, dès son arrivée aux affaires, ce que
lui-même aurait accepté. De son côté, l’almami en sommeil refusait de
donner son avis en objectant qu’il aurait ainsi outrepassé la réserve à
laquelle il s’estimait tenu. Bref, les deux almami << se renvoyaient tour à
tour la balle pour éluder les propositions françaisesz6D. Lors de l’alter-
nance Amadu/Bokar Biro, le nouvel almami introduisit une variante
supplémentaire : Bokar Biro, plus jeune, assurait ne rien pouvoir entre-
prendre sans connaître les vues d’Amadu, plus âgé que lui et plus
expérimenté. En outre, les almami ne se privaient pas d’invoquer la
nécessité -réelle, au demeurant - d’obtenir l’agrément du Conseil des
anciens, ou même des chefs de province, avant de prendre toute décision.
Ces manœuvres dilatoires portaient à l’incandescence l’irritation, les
impatiences et les aigreurs françaises.
D’autant que la situation, lors de l’alternance Amadu/Bokar Biro,
s’embrouilla un peu plus aux yeux des Français : Amadu qui eut long-
temps la réputation d’être 1’<< homme lige des Anglais >> fut bientôt perçu,
avec la même cécité politique, comme <<toutdévoué aux intérêts fran-
çais >> ; tandis que Bokar Biro, un Soriya pourtant, un temps considéré
comme <<unpartisan de la France >>, était décrit comme <<hostile>> et << le
plus achamé à combattre les intérêts français27>>. C’est que le contexte
politique, vers 1891, s’était profondément modifié : la guerre faisait rage
entre Samori et les Français et ces derniers, désormais, déterminaient
leurs amitiés en fonction du conflit. Or Amadu, sous la pression des
commerçants, était hostile à la présence au Fuuta Jaloo de partisans de
Samori, en quête de bétail, tandis que Bokar Biro leur apportait un soutien
voyant. En outre, Bokar Biro s’était emparé du pouvoir au sein du parti

25. Campagne 1888-89 au Fouta Dialon. MM. Briquelot, Aymerick et Crozat, ANS, 1 G 208.
26. Marty 1921 : 17. Voir également Diallo 1 9 7 2 ~ 136-138;
: McGowan 1981 : 251.
27. Sur les variations d’appréciation des Français voir notamment: Conakry, Rapport sommaire
sur la situation politique I...] du 20 octobre au 20 novembre 1892, ANS, 7 G 33; Faranah, Rapport
politique du 31 juillet 1893, du lernovembre 1893 et du 12 aoat 1894, ANS, 7 G 35; Heremdkono,
Bulletin politique, 5 juin 1895, ANS, 7 G 38.
110 ROGER BO’ITE

soriya en tuant son frère, Alfa Mamadu Pate28,successeur légitime de


l’almami Ibrahima mais aussi homme de confiance des Français.

Attiser les dissensions franco-françaises

Pour préserver sa souveraineté, le Fuuta Jaloo sut aussi habilement


exploiter les conflits franco-français. Jusqu’au décret du 11 juin 1895
instituant le Gouvernement général de l’Afrique occidentale française29,
explicitement voulu pour harmoniser la politique française, trois colonies
étaient concernées par le Fuuta Jaloo : le Sénégal, le Soudan et la Guinée.
Chacune d’entre elles activait sa propre politique à l’égard de 1’État peul
encore indépendant et de profondes divergences les opposaient même si,
depuis l’autonomie en 1889 des Rivières du Sud, ce qu’on appelait main-
tenant la Guinée française (toujours limitée à la seule zone côtière)
détenait seule, en principe, la responsabilité des relations avec le Fuuta
Jaloo. En réalité, frictions et conflits divisaient en permanence les trois
colonies. Querelles territoriales plus ou moins graves entre bravaches
militaires, dissensions intemes dressant les uns contre les autres civils et
militaires, les exemples fourmillent : politique agressive du Soudan de
Gallieni envoyant ses colonnes violer le territoire foutanien, soutien
apporté par le Sénégal à un chef tributaire du Fuuta Jaloo, Musa Molo, en
révolte contre Alfa Yaya du Labé. .. Ces multiples actions entreprises
contre l’avis formel de la Guinée prenaient l’allure de véritables rivalités
entre puissances étrangères qui allaient même parfois jusqu’à mettre la
troupe en état d’alerte30.
L’achat du bétail tant convoité du Fuuta Jaloo donnait lieu également à
une vive compétition, chaque colonie cherchant à obtenir une part du
marché. Lorsqu’en mars 1893, Combes, commandant militaire du Soudan,
réclame un millier de bœufs et autant de moutons au Fuuta Jaloo, l’almami
Amadu prétexte ne pouvoir répondre favorablement à sa demande sans
connaître l’avis du gouvemeur de la Guinée française. Réponse dilatoire
susceptible d’exacerber les contradictions car le Fuuta Jaloo avait la capa-
cité de satisfaire tout le monde en bœufs : Samori pour ses achats d’armes
et pour nourrir son armée, les troupes françaises du Soudan -elles aussi

28. Celui-ci était la figure la plus Eminente d’un véritable aparti français >>, réunissant indiffkrem-
ment Alfaya et Soriya. Ce ((parti P s’&taitdEveloppé il partir de 1881 et, dans les années 1890, il
sollicitera de manière de plus en plus pressante une intervention française.
29. I1 comprenait le SBnCgal, la GuinEe française, le Soudan et la Côte d’Ivoire. Les dEcrets du
17 octobre 1899 et du Icr octobre 1902 consolidèrent l’organisme central tout en affirmant I’autono-
mie des colonies qui le composaient.
30. Par exemple, en mai 1894, lorsque Lamothe (StnBgal) accusant Ballay (Guinte) de mollesse i
l’égard du h u t a Jaloo veut y monter une expedition militaire, Grodet (Soudan) met en état d’alerte
des troupes prêtent i en découdre avec la colonne exp6ditionnaire(ANSOM, SEnégal VII/16, Sénégal
IV/72, Guinée IV/5).
_ .
L’ESCLAVE, L’ ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 111

avaient de gros besoins en viande pour mener campagne contre Samori-,


les Anglais de Sierra Leone, les Français de la Guinée, sans compter tous
les autres clients habituels du pays. Cependant, après 1890, l’approvision-
nement en bétail des troupes françaises du Soudan devient un enjeu
crucial de l’affrontement à distance entre les Frangais et le Fuuta Jaloo :
d’un côté, en raison des ravages de la peste bovine, seul le Fuuta Jaloo
peut fournir les militaires en viande ; de l’autre, l’almami Bokar Bir0
utilise l’arme du bétail -il en autorise ou non la livraison- pour tenter
d’infléchir la politique française à l’égard de l’esclavage, comme on le
verra plus loin.
Certes, la relative lenteur des liaisons entre les diverses colonies
permettait d’orchestrer ces rivalités franco-françaises, mais le succès de la
politique de zizanie était d’autant mieux assuré que chaque colonie défen-
dait bec et ongles son autonomie. La recherche du renseignement en
foumit un exemple presque caricatural. Sénégal, Soudan et Guinée entre-
tenaient des espions alors appelés << agents politiques >> : ils sillonnaient le
Fuuta Jaloo, généralement sous couvert de commerce, assistaient
jusqu’aux palabres politiques des almami et sondaient le cœur des popula-
tions. Ces agents bien introduits, efficaces, rendaient compte de ce qu’ils
avaient vu, entendu, appris. Or, par manque de coordination, tous ces
efforts se résolvaient en une vision partielle et partiale de la Guinée, du
Sénégal ou du Soudan sur le Fuuta Jaloo, et échouaient à produire une
analyse globale. À l’évidence, les trois points de vue, tantôt différents et
tantôt carrément opposés, ne faisaient pas une mais des politiques, révé-
lant par là le fonctionnement d’un impérialisme moins univoque qu’il n’y
paraît.
Si les almami firent parfois preuve de naïveté politique, ils avaient
parfaitement saisi tout l’avantage qu’ils pouvaient tirer de cette mésintel-
ligence. D’ailleurs, ils entretenaient leurs propres espions, souvent les
mêmes que ceux des Français, et leur vision, moins parcellaire, semble
plus réaliste. C’est donc avec un certain bonheur qu’ils instrumentali-
saient les contradictions franco-françaises afin de retarder la mainmise sur
leur pays. Nous le voyons pendant l’alternance IbrahimdAmadu, même si
la correspondance des deux almami avec Archinard laisse deviner des
divergences entre eux. Amadu y exprime un prosélytisme si incongru aux
yeux d’Archinard que celui-ci refuse de répondre à certaines lettres de
l’almami3’. Ibrahima, par contraste, apparaît comme un plus fin politique,
réussissant même à négocier un soutien armé des Français du Soudan

31. Amadu dCplorant que les Français, àl’instar de Samori, ne soient pas musulmansexclut toutes
relations amicales avec eux. I1 souhaite se cantonner aux seules relations commerciales, ainsi
.
achacun de vous et chacun de nous restera dans son fil.. >> I1 termine sa lettre par cette exhortation:
((Nous vous prions pour l’amour de Dieu, par le ProphBte, par le Coran, par le Pentateuque, par les
Psaumes de David et par I’fivangile d’embrasser la religion musulmane. Amadu à Archinard.
))

15 octobre 1889, Lettre no 23, ANS, 15 G 81.


112 ROGER BO’ME

contre une résurgence du mouvement hubbu32. La manipulation se pour-


suivit également pendant l’alternance Amadu/Bokar Bir0 mais, à ce
moment, la marge de manœuvre du Fuuta Jaloo se réduisit de beaucoup
car le pays entrait dans un processus de fragmentation des pouvoirs et de
désintégration de 1’État qui, à terme, allait permettre l’intervention fran-
çaise et conduire à l’échec de la politique de souveraineté nationale.

Le rapport des forces entre Soriya et Alfaya

Si dans l’ensemble les almami opposaient un front commun afin de


résister aux expansionnismes, leur entente masquait de réelles diver-
gences. Lors de l’alternance Amadu/Bokar Bir0 (1891-1896), celles-ci
s’aggravèrent dangereusement : les deux hommes ne s’entendaient à peu
près sur rien. Amadu, l’Alfaya, âgé et à cette époque déjà malade, décrit
comme un homme faible et débonnaire, représentait tous ceux qui se refu-
saient à l’affrontement direct avec les Français. En ce sens, il a pu être
considéré comme plutôt favorable à leurs intérêts. Pour les mêmes raisons
-la tranquillité du commerce - il était devenu hostile aux relations
amicales avec Samori et, en particulier, à l’hospitalité donnée aux sofas
de ce demier par Bokar Biro. Simultanément Amadu, religieux rigoriste,
avait le soutien des vieux notables conservateurs et de‘l’aristocratie tradi-
tionnelle. Mais, comme la plupart des jeunes soutenaient Bokar Biro, il
manquait cruellement d’appuis militaires. En fait, le parti soriya, celui de
Bokar Biro, depuis longtemps déjà militairement plus puissant, plus riche
en terres et en esclaves, bénéficiait de la suprématie33.
Les traditions orales, remodelées 3, l’époque de Sékou Touré en fonc-
tion du nouvel environnement politique, font de l’almami Bokar Bir0 le
héros quasi mythique de la résistance à l’impérialisme français. Ainsi,
vers 1970, Farba Tura Seck, le demier des grands traditionistes, met en
scène la reconquête du pouvoir par Bokar Bir034 dans les termes mêmes
de la Longue Marche de Mao Ze-dong : il est vaincu, il est blessé, il se
cache au Monoma -c’est son Chen-Si-, il y forme une armée, il revient

32. ((Tu me demandes une armée et je suis disposé à aller avec mon armée pour me joindre à la
tienne et punir les Houbous de leurs pillages puisqu’ils sont tes ennemis...>> Archinard à Ibrahima,
12 novembre 1889, Lettre no 24, ANS, 15 G 8 1. Finalement, Archinard reviendra sur son soutien
parce qu’<(unennemi des Français >j,Soriba, un lieutenant de Samori, se trouve au Fuutd (Archinard B
Ibrahima, 6 février 1890).
33. McGowdn (1981 : 767-768). Les traditions orales d’inspiration alfaya font aujourd’hui de l’al-
mami Amadu un diplomate hors série et voient en lui un patriote intransigeant. C’est ainsi qu’il aurait
répliqué à l’administrateur Beeckman qui lui demandait, avant la conquête du Fuuta Jaloo, d’établir
une résidence dans son pays : ((Parcourstout le Fuuta Jaloo et occupe l’ancienne concession de ton
père,,. Certes, la réplique correspond bien a la forme peule de l’humour, mais elle est probablement
apocryphe.
34. Après le coup d’fitat du 13 décembre 1895 oh il fut attaqué à Bantinel. Sur cet episode et son
interprétation maoïste, voir Bah (1972 : 51-52).
L’ESCLAVE, L’ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 113

prendre le pouvoir. Ce parallélisme, en apparence anachronique, prend


tout son sens si l’on se souvient que lors du référendum du 28 septembre
1958 la Guinée, dans son ensemble, dit <<nonD à De Gaulle-et à la France
et G oui >> à l’indépendance dans la proportion de 94 % des votants. À
Labé, la ville la plus importante du Fuuta Jaloo, le <<nonD atteint seule-
ment 58 %. Or, la figure de patriote exemplaire de Bokar Biro telle
qu’elle se construit sous Sékou Touré permet d’écarter tout doute quant à
l’anti-impéralisme des Peuls dans le contexte de l’époque où l’accusation
de << cinquième colonne >> conduisait à une mort certaine. Sans doute est-
ce pour les mêmes raisons que les récits, aujourd’hui encore, masquent
l’existence, à la fin du X I X ~siècle, d’un véritable parti de l’Ctrange~-35.
Pourtant, qu’en est-il?

À la mort de l’almami soriya Ibrahima, en juillet 1890, deux de ses


neveux, Alfa Mamadu Pate et Bokar Biro, briguent la succession au sein
de la maison soriya. Après moultes péripéties, ces candidatures sont
constitutionnellement déposées devant le grand Conseil de la religion. En
vertu du principe de primogéniture, Alfa Mamadu Pate, l’aîné, devait être
élu mais Bokar Biro, grâce à des complicités au sein du Conseil, obtint le
turban. Une querelle s’ensuivit qui s’envenima. On s’arma des deux côtés.
Bokar Biro bénéficiait du soutien du chef de Fugumba : gardien suprême
de la loi, il enturbannait les almami. Alfa Mamadu Pate avait l’appui du
chef de la puissante province de Labé, Alfa Yaya, dont il avait épousé la
sœur. Tous les protagonistes de cette querelle appartenaient au camp
soriya et les Alfaya observaient en spectateurs l’affrontement au sein du
parti adverse. Pourtant, les forces qui soutenaient le Soriya Alfa Mamadu
Pate étaient grosso modo les mêmes que celles que l’on retrouvait derrière
1’Alfaya Amadu. Finalement, Bokar Biro défit son compétiteur -on l’a
dit, le meilleur allié des Français au Fuuta Jdoo-, puis l’assassina. Cette
guerre fratricide et la victoire de Bokar Biro brisèrent l’unité politique du
parti soriya36. Alfa Mamadu Pate était un homme populaire -situation
plutôt exceptionnelle -et très respecté. Son assassinat choqua une grande
partie du Fuuta Jaloo. I1 déplut à la plupart des chefs de province, au
Conseil des anciens, à un grand nombre de familles aristocratiques et il
déplut à l’almami Amadu. Les relations entre les deux maisons régnantes,
bonnes lors de l’altemance Ibrahima/Amadu, se dégradèrent sous l’alter-
nance Amadu/Bokar Biro. En revanche, la jeunesse se retrouvait

35. Cf. supra n. 28. Curieusement les Français attendront avril 1896 pour s’appuyer sur ce parti et
mettre en œuvre la politique consistantà diviser pour rCgner. Jusqu’alors,malgr6 des dimembremenu
périphériques, ils misaient sur l’unit6 du Fuuta Jaloo. Là encore la traditionn sCkoutourienne Ctablit
((

un parallèle entre cette ((cinquième colonne colonialisten et la ((cinquième colonne imp6rialisten


après l’invasion portugaise de novembre 1970.
36. I1 s’était distingué par sa coMsion pendant près d’un demi-siècle. En fait, depuis l’avènement
au pouvoir en mai 1843 de I’almami Umar, père d’Alfa Mamadu Pate et de Bokar Biro.
114 ROGER BO?TE

massivement aux côtés de Bokar Biro, elle se reconnaissait dans son


action car elle y voyait la victoire des cadets sur les aînés 37.
Arrivé au pouvoir, Bokar Biro introduisit des innovations qui accentuè-
rent davantage la fracture politique au sein du camp soriya et du pays 38. I1
appuyait son pouvoir sur un entourage sélectionné pour sa loyauté : ni
Peuls, ni de naissance noble, ni même musulmans très dévots, nombre de
ses compagnons étaient des Mandingues, des esclaves ou des jeunes gens
issus de familles exclues des charges politiques. Dans le système politique
tel qu’il fonctionnait normalement, le Conseil des anciens (teekun) dési-
gnait des représentants qui servaient d’intermédiaires entre le pouvoir
central et les provinces ou les villages (misiide).Bokar Biro, en suppri-
mant ces intermédiaires, privait de ses sinécures le Conseil qui l’accusa de
vouloir gouverner seul. Accusation non sans fondement puisque Bokar
Biro envisageait également d’abroger, à son profit, 1’alternance au
pouvoir. Une autre réforme 1ui.aliéna les chefs de province lorsqu’il
décida que tout accusé pourrait faire appel directement auprès de
l’almami. Ce recours à l’autorité suprême, à peu près impossible dans le
système judiciaire antérieur, fut interprété par les chefs de province
comme une diminution de leurs prérogatives et comme une ingérence
dans leurs affaires intérieures. Enfin, sur le plan économique, Bokar Biro
modifia l’organisation des villages d’esclaves appartenant à la couronne
en nommant douze chefs (saatigi), esclaves eux-mêmes -dont, pour la
première fois dans l’histoire de cette théocratie, une femme. Ces chefs
avaient pour fonction de superviser la production des domaines où
peinaient des milliers de personnes.
Ce train de réformes et ce raidissement autoritaire feront l’objet d’une
récupération idéologique par le Parti-État lors de la Première République :
comme Bokar Biro, Sékou Touré se serait appuyé sur les jeunes et les
damnés de la terre, il aurait émancipé la femme et la femme la plus oppri-
mée, l’esclave, pour transformer la société. Quoi qu’il en soit de cette
instrumentalisation, les mesures de réorganisation des villages d’esclaves
stimulèrent incontestablement le développement économique. D’ailleurs,
l’intérêt de Bokar Biro pour l’économie est avéré : lors de l’alternance de
juillet 1894, il demanda le report d’un mois de son retour au pouvoir afin
d’assurer la surveillance de ses cultures car, cette année-là, il avait fait
ensemencer de grandes superficies en pistaches 39. La vente aux Européens

37. Cette victoire fut popularisée par un chant composé par les jeunes et qui commence ainsi : <<Le
jeune et le vieux se sont brouillés ...n (Kauri e kaoiraati hino galdi). Dans ce vers, les vieux sont
représentés par le terme kaairooti; il désigne un petit livre de droit arabe qu’ils aimaient porter sur
eux et qui les symbolisait (Bah 1972 : 23). ’
38. On lui prête d’ailleurs le constat suivant: <<LeFuuta Jaloo est divisé en trois parties : la
première me hait, la seconde a peur de moi et la troisième est avec moi. D Sur les réformes, voir Bah
1972: 34-36, 116-117.
39. << Le remplacement des almami ne s’est pas effectué d’une manière normale. L’almami
Ahmadou devait céder le pouvoir B Bokar Biro le 12 juillet. Bokar Biro ne serait entré Timbo que
L’ESCLAVE, L’ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 115

de ce produit de rente, fort prisé à l’exportation, lui permit de se constituer


un trésor de guerre. I1 serait erroné, cependant, de considérer la réforme
des villages d’esclaves comme une mesure visant à la suppression de l’ex- .
ploitation servile. Quoi qu’en dise désormais la tradition orale, Bokar
Bir0 n’avait rien d’un révolutionnaire : il voulait, au contraire, enrayer la
crise du système esclavagiste née de l’encerclement du Fuuta Jaloo par les
Franqais. I1 avait compris que la principale menace à l’égard de l’État
n ’était ni politique ni même militaire mais fondamentalement écono-
mique, et il était convaincu qu’indépendance nationale et système
esclavagiste allaient de pair. C’est ce que va montrer une analyse de la
morphologie du marché négrier et des transactions commerciales au cours
de l’année 1894, lors du retour au pouvoir de Bokar Biro40.

Le Fuuta Jaloo et le négoce négrier

À la fin du X I X ~siècle, sur l’axe du commerce Niger-Atlantique, une


organisation complexe de réseaux dyula (Kuranko, Konianke, Malinke et
Kooroko) et de marchés relais, vieille de plusieurs siècles 41,contrôlait
l’ensemble des échanges entre forêt du Centre-Ouest africain et savane
soudanaise et entre ces zones et le Fuuta Jaloo (cf. carte). En 1894, les
exportations de la forêt reposaient encore sur deux biens par excellence :
les captifs et la kola; venaient ensuite l’huile de palme et, loin derrière,
l’ivoire, les pagnes en coton du pays et quelques autres produits du cru,
comme le riz. A l’importation, sel, bétail, toiles de coton (les guinées) et
diverses autres étoffes européennes formaient les marchandises les plus
prisées. Par ailleurs, des denrées alimentaires courantes mais très recher-
chées, comme le beurre de karité, pouvaient atteindre des prix très élevés
(Kérouané, tableau 4), tandis que le tabac du Bure et le savon du Fuuta
Jaloo trouvaient des débouchés faciles. Certaines marchandises inatten-
dues étaient également objet de trafic : ainsi des poulets transportés depuis
Siguiri, sur des centaines de kilomètres, se revendaient à Kérouané avec
de gros bénéfices. Les prix des produits vivriers -fonio et maïs (récolte
en août), riz (récolte en novembre), mil (récolte en décembre)- variaient

vers le 20 août [...] Bokar Biro aurait prié Ahmadou de garder le pouvoir un mois de plus, de façon ii lui
permettre de surveiller ses lougans (on a en effet recolté les pistaches le mois demier et Bokar Biro en
avait dit-on fait semer beaucoup) n, Rapport politique, Heremakono, Icr septembre 1894, ANS, 7 G 38.
40. Cette année, decisive pour l’histoire Cconomique du Fuuta Jaloo, peut être analyste grâce aux
<<Étudessur la captivité,, fort opportunementdemandCespar Grodet, gouvemeurdu Soudan(circulaire
du 25 janvier 1894), et aux premières mercuriales ttablies par les postes militaires français dans la
Région Sud (cf. infra tableaux 1 à 6, p. 132-138).
41. Vers 1202 Faninkaman Dyomande (Camara), frère d’armes de Sundiata Keita, est reçu par
son ami Konsaba Dyomande install6 depuis quelques andes d6jL dans le pays de Beyla comme
marchand d’esclaves et, vers 1230, Tumane Kuruma est dit se livrer au commerce de kola dans la
rCgion (A. Liurette, Monographie du cercle de Beyla, 1908, ANG, 1 D 1, p. 1 et 3). Sur les Kooroko,
voir Amselle (1977b).
Les réseaux dyula, les marchis relais et le Fuuta Jaloo.
L’ESCLAVE, L’ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 117

bien entendu en fonction des conditions climatiques locales et les


marchands n’hésitaient pas à les convoyer d’une région à l’autre pour
spéculer sur les cours : le maïs de Kankan était écoulé au prix fort à
Kérouané, et les grains étaient exportés vers Faranah par les habitants de
Kouroussa, << attirés par les bénéfices énormes qu’ils Et que
dire de cet étonnant mais indispensable commerce de calebasses en
provenance, par caravanes entières, du Moyen-Niger ?
Au sein de ce dispositif de négoce intra- ou inter-régional et international
(ou interethnique), Beyla-Dyakolidugu, en pays konianke, dans la région
préforestière, apparaît comme l’un des plus grands centres de redistribu-
tion entre le Soudan et le littoral atlantique (Liberia, Sierra Leone).
D’autres marchés courtiers très actifs se tenaient plus au Sud, notamment
au Bhuuzu et à Boola où se rencontraient Konianke, Loma et Malinke.
Boola se trouvait directement sur l’axe majeur des caravanes venant de
Sierra Leone et se dirigeant vers Kong (Côte d’1voi1-e)~~. À Boola bifur-
quait également la voie du Sud qui passait par Beeke, Lola et traversait la
république du Liberia jusqu’à la mer (pays vaï), et celle du Nord vers le
Soudan, par Beyla ou Kérouané. Quant au marché de Ninguedugu, établi
sur la plus méridionale des pistes unissant Kankan à la mer (en Sierra
Leone) par Heremakono, il reliait les pays loma, kisi et kuranko et, au-
delà, s’ouvrait sur le Solima (via Faranah), le Fuuta Jaloo et les Rivières
du Sud. Vers le Nord, Kouroussa44, capitale du Hamana et annexe de
Kankan, en amont du bief navigable du Niger, formait un nœud inter-
régional vital : le Firya et le Solima y apportaient les articles européens
venant de la côte, le Fuuta Jaloo y échangeait ses bœufs et du sel marin, le
Sankaran et les pays plus au sud les esclaves, les kolas et l’huile de palme,
les régions de l’Est le beurre de karité, etc. Dans la vallée du haut Niger,
Didi, près des placers du Bure, était le marché le plus actif, à la jonction
des courants d’échange venant de Dinguiraye et du Fuuta Jaloo, de
Médine (Sénégal), de Bamako, de Ségou, etc. Au fur et à mesure de la
progression de l’occupation française, et en particulier après l’interdiction
de la traite négrière au Soudan en octobre 1894, on assista au détourne-
ment de la marchandise humaine sur des voies secondaires moins
fréquentées ou à l’inauguration de routes nouvelles, clandestines, qui
évitaient les postes français (ou anglais) et les contrôles. Mais, quoi qu’il
en soit, le Fuuta Jaloo restait au centre de ce dispositif commercial.

42. La, le grain se vend au prix (<énormen de 1 F le kilo (Faranah, Bulletin commercial de juillet
1893, ANS, 7 G 35).
43. Sur les marchés loma voir Béavogui (1991 : 143 sq.) qui signale l’existence de deux marchés,
Bhuseme et Foniaro dans le Oniguame, spécialises dans la vente d’esclaves femmes et mettant en
rapport Konianke, Kpele, Gbandi et Bhele. Sur les grands courants d’échange i la fin du X I X siècle,
~
voir Gœrg (1986).
44.Avant son occupation par les Français en avril 1889, Kouroussa, point de passage naturel des
caravanes venant de la côte et descendant dans le centre sud du Soudan, était le principal marché où
les habitants du Fuuta Jaloo Bchangeaient leurs bœufs ou du sel contre des captifs.
118 ROGER BOTTE

Les mercuriales de 1894 (tableaux 2 à 6) traduisent bien les fluctua-


tions des prix d’une place à l’autre et, surtout, elles mettent en évidence
un véritable << découplage D des marchés. Ici ou là, un même produit attei-
gnait une valeur marchande différente et acquérait une plus-value selon
de multiples critères : la subordination du commerce aux exigences du
transport, le jeu de l’offre et de la demande, l’état des marchandises (ou,
pour un captif, son âge) déterminaient, en effet, des processus hautement
spéculatifs. Dès lors ce système commercial modulait plusieurs espaces
de transactions : l’aire de Beyla et de Kissidougou (tableaux 5 et 6), la
plus éloignée de la côte, où les produits importés (bœufs, sel, étoffes)
rencontraient les produits destinés à l’exportation (captifs, kolas, huile de
palme) dans leur zone de production ; celle de Kérouané (tableau 4), déjà
excentrique par rapport à la mise sur le marché de ces biens ; et les zones
de Faranah (tableau 2), de Kouroussa (tableau 3) et de Kankan, lieux
touchés en premier par les caravanes chargées des marchandises impor-
tées. Là, ces dernières, toile de guinée et sel par exemple, avaient des
valeurs plus basses et souvent plus stables ; ainsi à Kouroussa leur cours
restait-il constant toute l’année. Dans sa zone de production (à
Kissidougou et Beyla), l’huile de palme se maintenait tout au long de
l’année au même cours y compris durant les périodes de fabrication (avril
et novembre) et elle enchérissait normalement au fur et à mesure que l’on
s’éloignait de la région d’origine : de plus de moitié, en moyenne, à
Kérouané et du double à Kouroussa, point de référence le plus éloigné. La
valeur des pagnes en coton du pays, égale au tarif des pièces européennes
(à Kissidougou) ou inférieure à celles-ci (à Kérouané), restait quant à elle
identique ou sans variations majeures à Beyla.
Mais, simultanément, des variations de taux parfois considérables
s’exprimaient dans un même espace régional. À Kérouané, la guinée
passe de 25 F en janvier à 12 F en août et oscille dans les mêmes propor-
tions à Beyla (25 F en mai, 15 F en août) et à Kissidougou (25 F en
février, 13,50 F en septembre). Toile des Vosges et calicot, moins cotés,
fluctuent de la même manière. C’est que des aléas climatiques et saison-
niers influaient sur l’approvisionnement des marchés : les transactions
connaissaient en juillet-août un ralentissement sensible, dû aux pluies
incessantes qui, en cette saison, dégradaient les pistes et rendaient diffi-
ciles le passage des cours d’eau alors même que les tornades ravageant les
cultures provoquaient le renchérissement des grains. À cet égard, le
marché de la kola45entièrement contrôlé par des marchands profession-
nels itinérants, les dyula, se révélait extrêmement sensible aux fluctuations
de l’offre et de la demande car le commerce de cet excitant pouvait laisser ~

au capital marchand de beaux béné€ices. Récoltée deux à trois fois l’an

45. La grande r6gion exportatrice de kola allait, selon une ligne sud-nord, de la rivière Bandama
en Côte d’Ivoire àl’actuelle GuinQ en passant par le Liberia et la Sierra Leone.
L’ESCLAVE, L’ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 119

(septembre-octobre, novembre-décembre, mars-avril) dans la vallée du


Nyando (Beretze, Boola), en pays loma, la plus grande région produc-
trice, ou dans le Kisi, la kola suivait de très près la conjoncture. Les prix
exceptionnellement élevés à Kérouané (tableau 4) en janvier-février 1894
(1 1,O0 et 10,OO F le cent), le double de ceux pratiqués à Kissidougou
(tableau 6) au même moment, sont un effet des troubles provoqués l’année
précédente par Samori au Bhuuzu et au Kunukoro. En fait, en 1894, le
cours de la kola se maintient partout à un haut niveau -nettement supé-
rieur à Kissidougou à cause de mauvaises récoltes - car l’offre demeure
très inférieure à la demande. L’exemple de Beyla (tableau 7) met en
évidence un écoulement sans cesse croissant de la marchandise, de 78 200
pièces en mars à 968 900 pièces en décembre et 1056 600 en janvier 1895.
Le débit, on le voit, augmente encore en 1895 et ce sont finalement de très
bonnes récoltes qui ramènent le prix moyen de la kola à 3 F le cent en
février 1895, 2,50 F en mars et 2 F en mai. En juillet, une fois venu la
morte saison de production, il remontera à 3 F le cent.
En réalité de nombreux facteurs, le plus souvent aléatoires, contri-
buaient à la formation des prix ; ils ne coïncidaient pas d’une place à
l’autre ce qui rendait les marchés extrêmement volatils. Caillié a décrit
ces petits colporteurs anxieux allant d’un pas pressé et s’enquérant à
chaque instant des variations de cours qui pouvaient les ruiner. Ainsi à
Kankan46 en juillet, la rareté des arrivages en provenance de Kayes et de
Médine, à cause de la pluie, fait normalement monter le prix des étoffes ;
inversement à Beyla (tableau 7), l’arrivée le même mois, malgré les
intempéries, de caravanes chargées de 728 pièces de guinée (une augmen-
tation de 287 9% par rapport à juin). fait chuter les prix dès le mois d’août.
Les ventes de bétail manifestent une tendance analogue, contradictoire.
Certes à Kérouané (tableau 4), en mai, l’approche de l’hivernage et le
manque d’approvisionnement en vivres sont bien à l’origine du mouve-
ment haussier sur les bœufs : de même, en septembre, l’augmentation de
la valeur des animaux est due au fait que les dyula <<n’amènentpresque
plus de moutons en raison de la mauvaise saison et des attaques des bêtes
sauvages qui leur en font perdre de grandes quantités B. Et à Kankan, en
juillet, si 1 ’arrivée
~ de bœufs a diminué de plus des trois quarts D, il faut
en rendre responsable l’avancement de la saison. Mais les causes de cette
diminution tiennent tout autant aux prix élevés demandés par les dyula
dont les clients se sont détournés pour aller acheter eux-mêmes leur bétail
sur pied dans l’Ulada, le Dinguiraye ou le Fuuta Jaloo : ils l’obtiennent à
bien meilleur marché. Pour autant, ceci n’explique pas pourquoi les prix
du bétail commencent à grimper en avril à Kissidougou (tableau 6) et
seulement en juillet à Beyla (tableau 5) où, là, ils se maintiennent ferme-
ment jusqu’en décembre, indépendamment des intempéries.

46.ANS, 7 G 46.
120 ROGER BOTTE

Le même phénomène s’observe pour le sel, denrée pourtant éminem-


ment sensible à l’humidité. Certes, en août, le commerce languit à Kankan
mais en juillet, mois tout aussi pluvieux, les importations s’étaient
montées à 3 840 kg (contre 2 500 kg en juin). Plus extraordinaire, à Beyla
(tableau 7) la demande de sel ne cesse de croître malgré des arrivages
massifs et, en dépit de l’hivernage, les quantités offertes progressent de
435 kg en mars à 3 508 kg en juillet et 4 207 kg en août pour atteindre
9 522 kg en décembre, soit une augmentation de plus de 2 O00 % entre
mars et décembre. Or, malgré les quantités considérables qui alimentent
le marché, les prix demeurent à un niveau extrêmement élevé : 8 F en
août, 6 F en décembred7 contre 3 F à Kérouané, 2 F à Kissidougou et
Kouroussa et, moins d’un franc à Faranah et au Fuuta Jaloo. On comprend
dès lors comment un marchand avisé pouvait engranger des-profits en
spéculant sur les disparités d’un marché à l’autre.
Dans le même temps, on observe une étrangeté : que les guinées ou les
indiennes proviennent de Conakry par le Fuuta Jaloo -pour les articles de
fabrication anglaise ou allemande -ou qu’elles soient importées de Kayes
-pour les pièces de fabrication française-, elles s’affrontaient toutes au
même cours sur les marchés de l’intérieur. Pourtant, à qualité égale, leurs
. conditions de production, de transport depuis l’Europe et, finalement, leur
acheminement vers la clientèle ne s’équivalaient pas. I1 en allait de même
pour le sel : le sel gemme venu de Médine ou de Nioro par Siguiri et
Kankan (point d’aboutissement de la navigation fluviale par le Niger et le
Milo) et le sel marin transporté depuis le littoral sierra-léonais ou guinéen
à travers le Fuuta Jaloo par des voies diverses en difficultés et en longueur,
s’échangeaient au même cours 48.

Cette fringale de sel, jamais satisfaite, ainsi que la demande soutenue


en bestiaux et en étoffes ne s’expliquent que par une seule raison : il exis-
tait, principalement à Beyla et à Kissidougou, une offre massive de captifs
à des prix particulièrement attractifs. En effet, les campagnes françaises
de 1893 au Kisi et au Kuranko, l’occupation de Beyla en février 1894, en
repoussant Samori toujours plus au Sud avaient ouvert aux traitants des
marchés jusqu’alors dangereux, voire inaccessibles. Surtout, la fin des

47. En février 1895, à Beyla toujours, le sel se vend encore courammentà 8 F, il descend B 5 Fen
mai. De mai à d6cembre 1896 son prix s’établit entre 2,20 F et 3,OO F le kg (55 à 75 F la barre de
25 kg). Malgré l’interdiction de la traite ntgrière, il s’échange toujours contre des captifs et si des
pénuries sont signalées en juin sur les marchés du Bhuuzu, ceux de Beyla et de Dyorodugu restent
très actifs comme le constate le capitaine Thenard : <<Lavente des captifs se fait sur une assez grande
échelle au Liberia mais tout à fait l’avantage de notre Soudan, qui maintenant vient clandestinement
s’y approvisionner de gens tirés des bassins côtiers, et prend ainsi sa revanche des temps passés >>,
Rapport du 25 février 1896, ANS, 7 G 48.
48. Ou encore sel marin venant du Liberia: celui du pays vaï, est le plus courant dans la zone
forestière àl’époque précoloniale (Anderson 1971 : 21, 55, 104-105). Les mercuriales dressdes par les
Français n’en tiennent aucun compte. Ni non plus de 1’6coulement des captifs par les Toma vers les
deux grands marchés de Kpedebu et Boporo, capitale de I’8tat de Kondo.
L’ESCLAVE, L’ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 121

hostilités et les prises de guerre dopaient le marché négrier : le Fuuta Jaloo


se foumissait pour ainsi dire directement auprès de la soldatesque qui, sur
les arrières de Samori, bradait ses prisonniers. On le sait, depuis la consti-
tution du corps des tirailleurs sénégalais par Faidherbe en 185749,il était
courant de récompenser les tirailleurs, les auxiliaires et les partisans en
leur distribuant les prises50. Guillaumet le déplore : les <<tirailleursne
s’engagent sous nos drapeaux [,..] que dans ce but : faire des captifs >> et,
au Sénégal, lorsque cessera I’ère des expéditions, il deviendra difficile de
recruter51. En Guinée, dans le territoire qui s’appelait encore la Région
Sud (du Soudan)52, des marchands de tout poil affluaient dans ces zones
nouvellement conquises, se bousculaient pour profiter du bas prix des
captifs et revenir les vendre à Kouroussa ou les expédier au Fuuta Jaloo
ou dans le Dinguiraye qui, <<manquantde captifs, les paient paraît41 très
cher53 D. Cette formidable braderie dans le sillage des colonnes militaires
prenait souvent des allures de foire d’empoigne : comment, en effet,
reconnaître les siens ? Les distributions de captifs << amenaient toujours
des erreurs et par suite des mécontentements et des révoltes intérieurs
chez des gens dont les parents, nos amis, auraient dû être délivrés et qui
tombaient de ce chef entre les mains des tirailleurs ou, chose pire encore,
de dioulas qui en commerpient54>>.
À Kouroussa, le chef de poste observe ces pratiques où tirailleurs,
partisans et auxiliaires détournent << un nombre considérable de captifs
libérés [de l’emprise de Samori] qu’ils revendent v. I1 note :
<<Lesprises comptées de la colonne 92-93, principalement des groupes qui ont opéré
dans le Kouranko, le Kissi, le Soulima (Dargelos et Briquelot) se sont élevées [. ..] à
plusieurs milliers. Un nombre considérable d’individus ont été délivrés et réintégrés
chez eux. Mais combien davantage ne l’auraient pas été sans les vols. Combien de
ceux devant être délivrés sont ainsi restés captifs [...I Et il arrive ce fait que les
régions dans lesquelles ont opéré les colonnes [...I deviennent, après ces colonnes,
des centres d’approvisionnement de captifs considérables dans lesquels les marchands

49. Décret du 21 juillet créant au Sénégal, le corps d’infanterie indigène. Rappelons que les
troupes coloniales ne dépendaient pas du ministère de la Guerre mais de celui des Colonies.
50. Deherme 1908 : 25.
51. Guillaumet 1895: 156. I1 cite l’exemple de la campagne du Mossi, en 1894, oh, après la prise
de Bossé, 1 200 prisonniers furent partagés : <<Lesofficiers eurent droit B un certain nombre, six. je
crois, dont les deux tiers pour leurs boys, les soldats de la légion étrangère eurent aussi leur part, et
enfin on paya les tirailleurs, les porteurs, les palefreniers avec cette marchandise humaine m (ibid.:
155-156). En 1891, le colonel Archinard fut soupçonné d’avoir donné 3000 prisonniers B ses hommes
et, en 1894, le commandant de S6gou fut accusé par le gouverneur du.Soudan de poss6der
140 esclaves, la plupart capturés trois ans auparavant (La Politique coloniale, 27 juillet 1892, Gouv.
Soudan à M. C., 7 janvier 1895, ANSOM, Soudan I7/a, cité par Lovejoy & Kmya-Forstner 1994 7).
52. Elle est créée en 1892 avec siège à Kankan puis transférée, en 1893, B Bissandougou, puis B
Siguiri en 1895.
53. Lieutenant Morisson, fitude sur la captivité, Cercle de Kouroussa, mai 1894, ANS, K 14. Le
constat est le même B Beyla dans la region de l’extrême Sud, <<oÙles Dioulas affluent d6jà dans le but
de se procurer B bon compte la marchandise noire dont ils se défont avec gros bénéfices dans les
régions du Nordn, Capitaine Bohin, Renseignements sur la captivité dans le cercle de Beyla. Kankan,
10juin 1894, ANS, K 14.
54. Rapport général sur la situation politique du poste, Kouroussa, 15 avril 1894, ANS, 7 G 44.
122 ROGER BOTTE

s’empressent d’accourir de tous les pays, de très loin, pour acheter à vil prix des lots de
cette “marchandise” si recherchéesS.. >> .
C’est ainsi que Kankan, base des colonnes en Région Sud, fut durant
plusieurs années un marché en pleine effervescence. À chaque saison
sèche, le retour des opérations militaires assurait aux traitants le renouvel-
lement de la marchandise. En 1894, la course au captif se déplaça en
direction du Kuranko et du Kisi. Dans ces régions, restées longtemps
isolées du Fuuta Jaloo, les habitants souffraient cruellement d’une pénurie
de viande et de sel. Par contre, le pays regorgeait de captifs :
<<J’évalue 10000 ou 12000 le nombre des gens pris par nous et au moins à 10000 le
nombre de ceux qui ont été pris par le Kissi. Voilà donc d’un seul coup 10000 captifs
environ pour le Kissi seulement. On peut donc dire qu’aujourd’hui le nombre de captifs
dans la Résidence est assez considérable. J’ai essayé de faire rendre au moins les gens
du Kuranko et du Sankaran [parce qu’ils dépendaient de la Résidence] et n’ai pas
r6ussi :je n’ai pas insisté, car cela aurait été la guerre avec chaque village l’un après
I’autre56. >>
Ainsi, au début de l’occupation française (de fin 1893 à fin 1894), un
déstockage massif jette sur le marché des milliers de captifs à des prix
particulièrement attractifs. Le sel fait d’abord fureur : << On échangeait un
captif contre deux ou trois foufous de sel (10 à 15 kgs)57. >> Ensuite, c’est
le bœuf qui prime :
<<Entrele Kissi d’un côté et le Fouta et le Dinguiraye de l’autre, il y a un véritable
chassé-crois6 soit que les marchands du Kissi aillent dans ces pays vendre des captifs
pour des bœufs dans la proportion de un captif pour six ou sept bœufs, soit que ceux du
Fouta ou du Dinguiraye aillent au Kissi vendre leurs bœufs dans la proportion de un
bœuf contre un captif58. >>
Ici, deux remarques. D’une part, sur le lieu de vente, l’abondance de la
marchandise fait que le captif s’échange à un tarif unique sans plus aucun
critère de sélection. D’autre part, au loin, le captif enchérit normalement
en fonction des aléas encourus et de la prise de risques. Mais la différence
de valeur économique entre les deux montre aussi que la marchandise une
fois rendue au Fuuta Jaloo devenait du capital. Déstockage massif égale-
ment à Kérouané, en mars 1894, oÙ le commerce très actif des animaux
est attribué à <<laquantité de captifs à vendre [. ..] par suite de l’approche
de l’hivernage et du manque d’approvisionnement en vivres chez les
propriétaires >>. À ce moment <<leshabitants du Dinguiraye ne craignent
pas d’aller eux-mêmes jusque dans le Bouzié oÙ ils ont un captif pour un
bœuf, deux captifs pour une vache, un captif pour deux moutons59D. Là

55. Morisson, l h d e sur la captivité: 34-35.


56. Capitaine Valentin, Rapport sur la captivité dans la Résidence du Kissi, Kissidougou, 8 mars
1894: 2, ANS, K 14.
57. Ici, le captif coclte la moitié de ce qu’il vaut habituellement en sel (cf. infra tableau I, f).
58. Morisson, fitude sur la captivité: 35-36.
59. Bulletin agricole et commercial, Kérouané, mars 1894, ANS, 7 G 48.
L’ESCLAVE, L’ ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 123

d’ailleurs, à l’ouest de Kérouané, un chef, Kaman Tiekura, avait obtenu


l’installation d’un petit poste de tirailleurs à Diodugu, censé l’aider à
repousser ses voisins toma : << I1 avait ainsi un énorme appui moral qui lui
permettait d’attaquer alors sans provocation ses voisins pour faire des
captifs [...] I1 faisait ainsi la traite sur une vaste échelle60.B Le retrait des
tirailleurs, en novembre 1894, co‘ïncideraavec l’interdiction de la traite.
Lors de cette espèce de spirale spéculative qui drainait d’un côté les
bœufs, de l’autre les captifs, une véritable frénésie d’achat s’empara du
Fuuta Jaloo. On se précipitait de partout pour profiter du boom négrier :
certains réalisaient même leurs quelques biens pour mobiliser leurs
ressources et investir dans la précieuse marchandise. Certes, les données
dont nous disposons sont fragmentaires et il est difficile de quantifier les
flux commerciaux. Cependant, le tableau 7, au moins pour le trafic de la
guinée et des kolas, donne une idée assez juste du mouvement de ces
marchandises. Le négoce, on l’a vu, était entre les mains de dyula profes-
sionnels et ces marchands avaient besoin pour circuler de certificats ou de
patentes -délivrés par l’administration militaire- qu’ils devaient faire
viser aux divers postes traversés. I1 leur était donc difficile de se dérober
aux contrôles, d’autant que ces postes avaient été installés aux passages
obligés des voies d’échange traditionnelles du commerce à longue
distance. Échappent à tout d6compte’ en revanche, les captifs échangés
contre des bœufs ou du sel entre une multitude de petits vendeurs et ache-
teurs. Toutefois, il est certain que pour cette période de transactions quasi
ininterrompues - du commerce triangulaire avec Samori aux bonnes
affaires avec l’armée française -, des milliers d’esclaves affluèrent au
Fuuta Jaloo. De leur exploitation naquit un enrichissement spectaculaire,
et leur diffusion dans le corps social atteignit même, pour la première fois
sans doute, jusqu’aux couches moins fortunées des petits Peuls libres.

Géopolitique de I’étranglement
et dépérissement du système esclavagiste

L’encerclement militaire du pays n’eut donc pas d’effets immédiate-


ment néfastes sur un système esclavagiste sans complexe qui, au contraire,
renforçait ses capacités productives et commerciales. Cependant, les
premières difficultés apparurent à la suite d’un différend entre les almami
-en l’espèce, Bokar Biro- et les militaires du Soudan. Lors des conquêtes
de Samori à l’est, dans la zone d’influence du Fuuta Jaloo, une partie des
populations malinke et jalunke de l’Ulada, du Baleya, du Firya et du
Solima s’était féfugiée au Fuuta Jaloo, sur la rive gauche du Tankisso,
pour échapper aux exactions. Lorsque les Français succédèrent à Samori
124 ROGER BOTTE

aux frontières du pays, les almami, sans considérer ces populations qui
contribuaient à la richesse de l’État comme tout à fait assujetties, refusè-
rent de les voir regagner leurs villages d’origine. Or, ceux-ci faisaient
désormais partie du Soudan français. Dès avril 1893, Archinard, <<misau
courant de l’opposition faite au retour des réfugiés dans leurs pays d’ori-
gine, avait signifié à l’almami du Fouta d’avoir à leur rendre toute liberté
d’action sous peine de voir une colonne aller les chercher61>>. Cauteleux,
l’almami Amadou démentit jusqu’à leur existence même et regretta qu’on
ait pu <<induireen erreur le colonel Archinard sur les procédés des almami
vis-à-vis des populations de territoires qui appartiennent maintenant aux
Français62 n.
Justement, Combes, nouveau commandant supérieur du Soudan, se
souvenant opportunément de l’existence de ces sujets français, réclama à
son tour la << libération D des réfugiés. Car il s’agissait de repeupler les
zones dévastées par la guerre, de faire redémarrer l’économie et, à terme,
de recueillir l’impôt. Après plusieurs tentatives infructueuses pour faire
céder l’almami, Combes, en représailles, traça à l’administration militaire
une ligne de conduite offensive : <<Laquestion des captifs du Fouta Djallon
est facile à régler. Tant mieux si les captifs du Fouta Djallon se sauvent.
Vous n’interviendrez en aucune façon en faveur de leurs maîtres, etc.63 >>
Par les agents politiques, il fit avertir les esclaves du Fuuta Jaloo que tous
ceux d’entre eux qui s’évaderaient seraient libres dès qu’ils atteindraient le
territoire du Soudan français. En l’occurrence, Combes appliquait le droit
du sol tel que défini par l’article 7 du décret d’abolition de l’esclavage du
27 avril 1848: << Le principe que le sol de la France affranchit l’esclave qui
le touche est appliqué aux colonies et possessions de la République. >> Or,
au Soudan, ce principe était partout bafoué. Les directives de Combes
visaient donc uniquement le Fuuta Elles eurent un réel succès :
jour après jour, des esclaves s’enfuyaient vers le poste de Faranah. Le
mouvement d’évasion fut si prononcé -au moins deux cents déguerpisse-
ments en trois mois, de mars à avril 1894‘jS- que l’almami Bokar Bir0
demanda à plusieurs reprises que les esclaves lui soient rendus ‘j6, fournis-

61. Dargelos, commandant la Rtgion Sud à M.le Gouverneur du Soudan français à Kayes,
Bissandougou,28 août 1894, ANS, 7 G 76.
62. Le Gouverneur de la GuinCe française à M.le Gouverneur du Soudan français, Conakry,
30 novembre 1894, ANS, 7 G 33.
63. Lettre no 253 du 15 juin 1893 in Capitaine Brouet au Commandant p. i. de la Rtgion Sud,
Faranah, 18 octobre 1895, ANS, 7 G 36.
64. La même mesure avait été prescrite (ordre du 2 mars 1893) 5 I’tgard des ((captifs6chappés de
chez les Maures et Touareg [qui] ne doivent jamais être rendus n (Deherme: 478).
65. Depuis trois mois, plus de 200 captifs se sont évadés du Fouta et ont rejoint directement
((

leurs villages sur les différents points du Soudan, craignant que, vu nos bonnes relations avec les
almami, nous ne les rendions àleurs anciens maîtres, s’ils venaient se prtsenter aux commandantsdes
postesw, Bulletin politique, Faranah, mai 1894, ANS, 7 G 35.
66. Capitaine de Bouvre à M.le Gouverneur du Soudan français. Kayes, 25 mars 1894, ANS,
7 G 76; Lettre de I’almami Bokar Biro à Beeckman,Timbo, 22 juillet 1895, ANS, 7 G 77.
L’ESCLAVE, L’ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 125

sant même une liste nominative de ceux qui lui appartenaient ainsi que le
nom des notables qui réclamaient les leurs67. Sans succès, car <<parordre
supérieur>>les instructions ne seront jamais modifiées.
Bokar Biro, qui n’ignorait pas que le droit du sol selon Combes s’appli-
quait aux seuls esclaves du Fuuta Jaloo -ailleurs, ils étaient généralement
rendus à leurs maîtres-, prit aussitôt des mesures de rétorsion en interdi-
sant la fourniture de bœufs aux militaires du Soudan. L’interdiction,
strictement respectée, voulait priver de ravitaillement en viande des
troupes coloniales qui en avaient un grand besoin. Son efficacité était
assurée :
<<Lesmarchands de bœufs qui venaient avec de fortes caravanes conduites par leurs
captifs, voyant qu’on engageait ceux-ci à déserter, ne sont plus venus qu’avec quelques
bœufs conduits par eux-mêmes et leurs parents ; d’aucuns ne sont plus revenus du tout
et le ravitaillement en bestiaux a été très pénible68.D
Devant les difficultés d’approvisionnement,certains officiers s’interro-
gèrent sur le résultat des mesures prescrites par Combes et regrettèrent
que des <<tempéraments >> n’y aient pas été apportés :
<<Oneût pu [. ..] proposer à l’almami d’étendre à ses États, le modus vivendi imposé au
Soudan, c’est-à-dire, rendre les captifs réclamés dans le délai de trois mois ; mais
exiger, en échange, le retour dans leurs foyers des populations [. ..] qui avaient émigré
au Foutah pour échapper à Samory69.D

Finalement l’almami, sans doute pour tenter d’enrayer les fuites en


obtenant le même régime qu’au Soudan -esclaves rendus aux maîtres qui
les réclamaient -, décida lors d’une réunion tenue à Timbo (vendredi
12 octobre 1894) de donner satisfaction aux Français en laissant partir les
réfugiés70. Afin de les informer de l’inflexion de sa politique, Bokar Biro
dépêcha à Faranah le griot Dyeli Fode. Ce dernier se présenta au poste le
24 octobre accompagné, en signe de bonne volonté, d’un troupeau de
. bœufs. I1 assura le commandant du poste, Brouet, des <<excellentesdispo-
sitions de l’almami >>, il lui fit savoir que les réfugiés pouvaient retourner
librement chez eux et que l’almami faciliterait tous les achats de bœufs
que les Français désireraient faire7’. Malencontreusement, le jour même
où Dyeli Fode se présentait à Faranah, Brouet annonçait aux populations
une mesure aussi stupéfiante qu’unilatérale : la suppression du commerce
des captifs. I1 rapporte : << J’ai cru devoir inviter le griot à assurer à

67. Lettre remise par Bokar Biro à un agent politique et transmise le 3 novembre 1894, Faranah,
18 octobre 1895, ANS, 7 G 36.7 G 77.
68. Rapport du lieutenant Delaforge (Heremakono,.
25 février 1894, ANS, 7 G 38) qui demande
que l’on revienne sur la décision de Combes.
69. Capitaine Concard, commandant la Région Sud p. i. au Gouverneur du Soudan français 2
Kayes, Bissandougou,3 novembre 1895, ANS, 7 G 77.
70. Capitaine Brouet au commandant de la Région Sud, Faranah, 24 octobre 1894, ANS, 7 G 36.
L’en-tête indique par erreur 1895 au lieu de 1894.
71. Ibid.
126 ROGER BOTTE

l’almami que cette suppression [...] n’était nullement une mesure dirigée
contre les gens du Fouta-Djallon, mais qu’elle résultait d’un accord arrêté
entre les puissances européennes, et que, pour notre part, nous l’étendions
à tout le Soudan français72.>> Et, de fait, Grodet, premier gouverneur civil
du Soudan, ému de voir figurer les captifs dans les relevés des postes (cf.
tableau 7) parmi les articles d’exportation et à l’actif du bilan général,
venait de décider que la traite et les marchés de captifs seraient abolis :
<<Jene puis admettre que, sur le territoire de la République [...I parmi les articles
d’achat ou de vente il y ait des représentants de l’espèce humaine. C’est on ne peut plus
triste au point de vue humanitaire et tout à fait contraire à l’Acte de Bruxelles [ 18901,
que la France a signé [. ..] En consCquence vous interdirez, en mon nom, d’une façon
formelle, le commerce des esclaves de traite73. B
Certes, si la mesure s’appliquait à l’ensemble du Soudan franqais, elle
n’avait aucune validité sur le territoire indépendant du Fuuta Jaloo, mais
- quelle que fût l’importance des filières clandestines- l’arrêt brutal des
transactions négrikres coupait le pays de ses fournisseurs et enclenchait
une crise de forte ampleur qui, à terme, allait ébranler les structures
mêmes de 1’État. Déjà, l’incitation des esclaves à la fuite, les conflits
perpétuels avec les postes du Soudan, les bruits de bottes aux frontières et
autres procédés d’intimidation, les traités de protectorat avec de petits
États situés dans la zone d’influence foutanienne, la création de postes
frontière à Wosu et à Laya, en Guinée française, le projet de liaison
directe entre le Haut-Niger et Benty, sur la côte, constituaient autant
d’empiétements sur l’autonomie politique du pays et ce démembrement
insidieux de leur espace géopolitique portait à son comble l’exaspération
des almami. Ils ne voyaient plus désormais dans le voisinage des Français
que menaces continuelles, et le moindre mouvement de troupes donnait
lieu à des rumeurs invraisemblables. Ils étaient d’ailleurs si convaincus de
l’imminence d’une agression qu’ils envoyaient chaque année << espionner
à Kayes, Bafoulabé et Kita pour savoir dans quelle direction se faisaient
les concentrations de troupes 74 >>. Les pérégrinations à travers le pays de
curieux commerçants (Sanderval, Gauthier) étaient perçues comme autant
de prétextes à <<leverdes plans pour la mise en route d’une colonne75>>.
Dans la capitale, les mises en garde se multipliaient. Un nommé
Souleymane, agent politique des Français envoyé demander des bœufs à
l’almami Amadou, indique que les chefs du pays réunis à Timbo en
<< auraient dissuadé l’almami, lui disant “Si tu envoies des bœufs aux

72. Brouet, ibid.


73. Circulaire (ordre no 35) du Gouverneur du Soudan français A Commandants Région Sud,
Kayes, 3 octobre 1894, ANS, 7 G 23. Puis, ordres gén6raux des 30 d6cembre 1894; 12, 16, 17 mai,
29 juin 1895, ANSOM, Soudan XIX/l. En r6alit6, l’Acte de Bruxelles permettra de justifier morale-
ment la conquête au prktexte de faire disparaître les acoutumes barbares >> ou d’aextirper les démons
esclavagistes )> des Africains.
74. Bulletin politique, Kankan, février 1894, ANS, 7 G 46.
75. Beeckman au Gouverneur de la GuinCe française, Cercle de Dubréka, Conakry, 27 juin 1895.
L’ESCLAVE, L’ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 127

Français, ceux-ci en demanderont de plus en plus et enfin ils en arriveront


à te demander de payer >>. Les manœuvres d’intimidation
s’exerçaient moins dans le champ militaire que dans l’ordre économique.
Les Français, encore impuissants à se rendre maîtres des marchés et des
routes commerciales, en étaient réduits à espérer attirer les caravanes et
les flux commerciaux vers Conakry, le Haut-Niger ou le Sénégal. Or, la
fermeture du passage vers la Sierra Leone par les postes de Wosu et de
Laya nuisait gravement au commerce légitime, principalement de bœufs,
que le Fuuta Jaloo entretenait depuis la fin du X V I I I ~siècle avec
Freetown77, tandis que la relation directe avec la côte avait explicitement
pour but de capter le commerce du sel et des produits européens vers
l’hinterland. Elle représentait une menace mortelle << pour la prospérité
des chefs habitués à s’enrichir des impositions qu’ils frappent sur les tran-
sactions commerciales et les transports de marchandises passant à leur
portée78 D. Ce sont donc les échanges commerciaux essentiels -captifs,
sel, bœufs- qui s’en trouvent affectés. En fait, l’opposition des intérêts est
totale car le Fuuta Jaloo, enclavé dans les possessions françaises, consti-
tue à présent une entrave insupportable à l’expansionnisme français79.

D’abord, l’interdiction de la traite négrière, en fermant les marchés


extérieurs, en réprimant le trafic, en arrêtant les caravanes, empêchait le
Fuuta Jaloo de renouveler, d’accroître ou tout simplement de compenser
sa force de travail alors qu’il avait un besoin lancinant de main-d’œuvre
servile. Les bases sur lesquelles reposait la prospérité s’effritant, l’effica-
cité économique du système s’en trouvait affectée. En outre, les fuites
continuaient:
<<Lesévasions de captifs provenant du Fouta deviennent de jour en jour plus fréquentes
[...I Pour obvier à ces évasions, qui prennent les proportions d’une véritable émigra-
tion [. ..] les Foutankés ont établi des petits postes armés le long de notre frontière, sur
les routes qui mènent à notre territoire. Cette mesure n’a donné paraît41 que des résul-
tats insignifiants, les fugitifs s’engageant en pleine forêt jusqu’à ce qu’ils aient franchi
le Tankissoso.>)

76. Cf. supra n. 74. Souleymaneetait porteur d’une lettre du commandant de la Région Sud 1 l’al-
mami Amadou. I1 rentre de mission le 28 février à Kankan, après une absence de deux mois.
77. Bokar Biro dans une lettre à Beeckman (6 mars 1894) se plaint des pressions répétées du
Soudan alors qu’il ne devait avoir affaire qu’avec la Guinée française: ... Je n’ai cessé de recevoir
des messages ou des menaces de Siguiri, Dinguiray, Kouroussa [...I Faranah et surtout Ouessou, oÙ
l’on m’a coupé la route avec Sierra Leone, ce qui fait que nous ne pouvons plus acheter de belles
choses. n I1 termine sa lettre ainsi :.aJ’aime encore mieux la guerre, où je serais probablement vaincu,
que la situation actuelle qui est inadmissible>>, Kayes, 17 ao& 1894, le Gouverneur à M.le chef de
bataillon Dargelos, commandant la Région Sud, Kankan, ANS, 7 G 23.
78. Capitaine de Bouvre, cf. supra n. 66. L’fitat du Fuuta Jaloo delivrait Ün sauf conduit pour
traverser le pays moyennant une redevance estimee à 1/10 de la valeur de la marchandise.
79. ah grand obstacle qui [s’oppose] (début 1894) à la reunion de la Région Sud et des Rivières
[est] le haut plateau du Fouta, dominé par son aristocratie féodale, (Arch 1911 : 532).
80. Rapport du capitaine Brouet sur la situation politique en février 1895, cercle de Faranah, ANS,
7 G 36.
128 ROGER BOTTE

Ensuite, l’interdiction, en s’attaquant à l’esclave -étalon monétaire


universel-, remettait en cause l’ensemble du système d’équivalences. S’il
existait bien d’autres référents monétaires -les barres de fer ou guinze
dans la zone forestière, le riz sur la côte, les cauris ailleurs, etc.- c’étaient
des monnaies qui n’avaient pas cours partout, car trop fractionnaires,
encombrantes et de faible valeur unitaire; d’ailleurs, le Fuuta Jaloo n’en
usait pas, sauf lorsqu’il troquait du riz contre du sel. Dans le même temps,
l’utilisation du bœuf dans les transactions mettait en relation deux
marchandises de grande valeur qui possédaient, en outre, la propriété inté-
ressante et peu coûteuse de se mouvoir par elles-mêmes. Leur parfaite
parité durant des années -elles s’échangeaient à un contre un-, avait
favorisé la croissance économique du Fuuta Jaloo, gros producteur de
bovins.
Accessoirement, enfin, l’interdiction en rendant plus difficile le portage
-largement assuré par des esclaves - contrariait encore l’efficacité des
circuits commerciaux. Au total, la suppression de la traite négrière mettait
en cause la politique et le système monétaires du pays, désorganisait les
circuits d’échange -bref, portait un grave préjudice aux deux principales
exportations du pays : le bétail et le caoutchouc.
Mais ce n’est pas tout. La guerre économique faisait rage et elle donne
la juste mesure des considérations humanitaires. Les Français voulaient
désormais imposer leur propre système monétaire pour acquérir les bœufs
(et le caoutchouc) dont ils avaient si grand besoin : le numéraire devait
remplacer l’esclave dans les transactions. Or, le Fuuta Jaloo n’avait pas
l’usage des espèces monnayées :
<< I1 est certain que la suppression du commerce des captifs, a porté un coup fatal à I’im-
portation du bétail dans la Région Sud. Les Foutankés n’ont que faire de la monnaie
dont nous payons leurs bœufs. Pour en tirer parti il faudrait qu’ils aillent l’échanger à la
côte contre les produits d’Europe dont ils ont besoin [...I Au contraire, tant que le
commerce des captifs a été toléré dans cette région du Soudan, les bœufs ont été faciles
à trouver, parce que c’est là seulement que les Foutankés pouvaient encore se procurer
cette marchandise de première nécessitC8’. >) ..
Le tableau 1 met bien en évidence l’incompatibilité des deux systèmes
monétaires : l’un reposant sur le captif et une échelle de valeur où s’or-
donnaient captifs, bétail, étoffes et grains ; l’autre se référant au numéraire
comme nouvel instrument d’échange. Si la valeur du captif exprimée en
francs était à peu près constante d’un marché à l’autre, cela tient au fait
que le prix moyen de rachat avait été uniformément fixé par les Français.
Ainsi, avant la suppression de la traite, lorsqu’un bœuf s’échangeait

81. Rapport du capitaine Brouet sur la situation politique en dtcembre 1894, Cercle de Faranah,
ANS, 7 G 35. L’auteur du rapport ajoute: a Maintenant que nous n’offrons plus aux Foutankés, en
tchange des bœufs qu’ils nous amènent à contrecœur, qu’une monnaie qui ne reprtsente pour eux
qu’une valeurà peu près inutilisable, on peut prtvoir que nous tprouverons d’ici peu d’insurmon-
tables difficultés 3 continuer r6gulièrement notre ravitaillement en bœufs. >>
L’ESCLAVE, L’ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 129

contre un captif sa valeur atteignait jusqu’à 200 F, selon qu’il s’agissait


d’un homme ou d’une femme ; lorsqu’il était acheté comme viande de
boucherie par les militaires, son prix fluctuait seulement entre 45 F et
80 F. Or, les almami, qui avaient leur propre rationalité économique,
maîtrisaient parfaitement les termes du troc et des systèmes d’équivalence
variés et flexibles, mais ne comprenaient pas l’écart considérable entre les
prix d’un bœuf selon sa destination. Ils déploraient la dépréciation de la
monnaie bœuf par rapport à la monnaie franc82 ; les militaires répli-
quaient : <<Contrairementaux accusations des almami chaque achat donne
lieu à de longs débats rendus nécessaires par les prétentions extravagantes
des propriétaires qui commencent par demander des prix fantastiques
comme 200 F ou 150 F pour un animalg3.>> C’est-à-dire, en réalité, son
équivalent captif exact.
Le Fuuta Jaloo, qui était au XVIII~siècle un partenaire actif de la traite
négrière transatlantique, avait déjà été confronté sur le marché intematio-
na1 à un système où les transactions s’effectuaient en barres84 entre
Européens et sociétés africaines courtières. Or, la politique monétaire
suivie par les almami de l’époque avait toujours ignoré ce système lui
préférant un troc produit contre produit (par exemple, captifs ou riz contre
sel), plusieurs d’entre eux pouvant intervenir comme monnaie courante
(Botte 1991). Seulement, en 1894, les Français ne se confinent plus aux
marchés côtiers, comme lors de la traite négrière transatlantique, mais ils
essaient de s’assurer le contrôle des routes commerciales intérieures.
C’est pourquoi la compétition pour se rendre maître des marchés,
l’affrontement entre l’impérialisme franqais et le Fuuta Jaloo indépendant
se jouaient aussi autour des deux systèmes monétaires. Bokar Biro -et la
société foutanienne tout entière- ne voyaient encore dans la monétarisa-
tion de l’économie qu’un univers abstrait et le refus de vendre des bœufs
aux Français -de les convertir en argent et, en fait, de les dévaluer- se
fondait sur l’argumentation suivante :
<<LesBlancs ne connaissent que l’argent; nous, nous ne connaissons que les esclaves;
l’argent ne travaille pas la terre [...I Qu’on autorise le commerce des captifs, qu’on
empêche les captifs qui s’évadent de pénétrer au Soudan et qu’on les renvoie au Fouta,
et alors I’almami autorisera à nouveau le commerce des bœufsas. D

82. C’est par exemple I’almami Amadou qui se plaint des transactions commerciales avec le
Soudan: aLes bœufs sont payés en espèces ? i prix désigné p
un a le chef de poste, mais en aucun cas
on ne discute la valeur des animaux,, Correspondancede M.l’administrateur principal de Beeckman
en mission au Fouta Djallon, Timbo, 7 mars 1894, ANS, 7 G 33.
83. Capitaine de Bouvre à M.le Gouverneur du Soudan français, Kayes, 25 mars 1894, ANS,
7 G 76.
84. Selon chaque région de la côte existait, établi d’un commun accord, un étalon de valeur (barre
de fer, pièce, acquêt d’or, etc.) qui servait de référent monétaire pour le commerce entre Africains et
Europiens. En Sénégambie toutes les marchandises avaient une valeur rapportée à la barre de fer, qui
était parfois utilisée pour le paiement effectif.
85. Heremakono, Copie trimeshielle du registre no 2,lO novembre 1894, ANS, 7 G 38 ; Capitaine
Brouet au commandant p. i. delaRégion Sud, Faranah, 18 octobre 1895. ANS, 7 G 36.
130 ROGER B O n E

Surtout, l’esclave ne répondait pas seulement aux fonctions canoniques


de la monnaie (intermédiaire des échanges, expression des prix, réserve
de valeur), il était d’abord le principal moyen de production du pays.
C’est ce que ne cessait d’affirmer l’almami, car à chaque rencontre, avec
chaque émissaire ou agent politique, le message ne varia jamais :
c<L’almamirefusa de leur vendre des bœufs disant qu’avec l’argent qu’ils apportaient il
ne pouvait rien faire et encore moins cultiver ses lougans [terres]. Les Français ne sont
pas bons et au lieu d’stre venus ici pour faire le bien, comme ils disaient tout d’abord,
ils sont venus faire le mal ; depuis qu’ils sont là, je n’ai plus de captifs et ne puis plus
en acheter; ceux que j’avais se sont sauvés à Faranah oÙ le commandant de ce cercle
leur a fait recouvrer la liberté; aussi pour punir les Français j e ne leur vends plus de
bœufs et ils ne pourront plus manger de viandes6.>>

De fait, si les mesures arrêtées par Bokar Biro ne modifiaient pas la


position française, elles rendaient aléatoire, voire impossible l’approvi-
sionnement de l’armée. Un officier le constatait en octobre 1895:
<<Ainsidonc la Région Sud se trouvera d’ici peu privée de viande, aliment indispen-
sable à la santé de la troupe et particulièrement à celle de l’Européen, à cause du
mauvais vouloir de Mr I’almami Bokar Biro qui veut se venger des Français, accusés
par lui de la disparition de ses captifsE7.>>
En réalité, les FranGais avaient décidé de l’intervention. Ils fourbis-
saient maintenant le concept de féodalité, inadapté mais commode,
paradigme négatif pour stigmatiser la résistance, ouvrir le procès du
régime, justifier l’intervention militaire et l’occupation du pays. Le coup
vint non du Soudan mais des Rivières du Sud, de Beeckman, en avril
1894 : a Après avoir longtemps combattu l’occupation militaire, je suis
arrivé à la considérer comme une nécessité. I1 faut extraire cette féodalité
faite d’exactions et de vol. >> D’ailleurs, l’intervention, si l’on en croit les
agents politiques, aurait été attendue par t<tout un peuple, les petits culti-
vateurs, les Bourouré [Peuls exclus du pouvoir], les dioula, toute la plèbe
opprimée88... >>. Dès lors, le sort en était jeté car la crise du pouvoir
réunissait tous ceux qui avaient la volonté commune d’éliminer Bokar
Biro : elle favorisait l’alliance de l’opposition interne à l’almami et des
Français 89. Pour ceux-ci l’occupation devenue inéluctable n’était plus
qu’une formalité et, le 14 novembre 1896, en une victoire sans gloire, ils
défaisaient Bokar Biro à la bataille de Poredaka.

86. Propos rapportés par Fode Bangoura et Lasuna, agents politiques envoyés dans le Fuuta Jaloo
pour y acheter des bœufs et qui ont rencontré I’almami Bokar Biro i Fougoumba. Le capitaine
Godfroy résidant du Kissi à M.le capitaine commandant la R6gion Sud, Kissidougou,24 octobre
1895, ANS, 7 G 51.
87. Ibid.
88. Beeckman, Rapport politique de mars-avril 1894, Colonies des Rivières du Sud, ANS, 7 G
53; Arcin 1911 : 533.
89. Sur ces faits et sur l’exacerbation des contradictions internes et la désintégration de I’8tat
précolonial, voir McGowen 1981 ; Bah 1972 : 100-140; Barry 1992 : 149-179.
L’ESCLAVE, L’ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 131

Le Fuuta Jaloo vaincu, immédiatement annexé par la Guinée, devint


territoire français. Le 20 novembre, douze jours seulement après
Poredaka, Beeckman écrit :
I1 serait indispensable de prévenir aux commandants du Soudan de ne pas recevoir
aussi facilement les fugitifs du Fouta Djallon qui servent à peupler les villages de
liberté au détriment de notre nouvelle possession, qui a cependant besoin de tous ses
bras pour la culturego.>>
C’est-à-dire ceux qui furent razziés, vendus, asservis lors du boom
négrier, ou avant, et qui désiraient se libérer en regagnant leur pays natal.
Décidément, deux ans après les directives de Combes,‘la destruction dü
système esclavagiste n’était plus d’actualité car <<retirertrop hâtivement
leurs captifs aux Foulahs équivaudrait à peu près à les condamner à
mourir de faim91 >>. I1 s’agissait, au contraire, de le sauvegarder en retar-
dant aussi longtemps que possible les mesures d’abolition. C’est ce que
firent avec succès les autorités coloniales de la Guinée française, rendant
ainsi à l’almami Bokar Biro un paradoxal hommage posthume.

90. R. de Beeckman à Gouverneur de la Guin6.e française, Timbo, 20 novembre 1896, ANS,


7 G 78; demande réitérée le 12 décembre (ANS, 7 G 83).
91. Cercle de Touba, rapport confidentiel mai 1905, ANS, 7 G 60.
Tableau 1. Valeur moyenne du captif de traite (1894) * CL

ì3
Catégorie de captif Cercle de Beylac Résidence du Kisii Résidence du Kisi Cercle de Cercle de Cercle de
(pays konianke) (pays kuranko) (pays kisi) Kérouanék Kouroussa 1 Siguiri m

Homme fait 200 F d - 200 F 190 F 200 F 150 à 200 F


ou 1 bœuf 1 gros bœuf ou 1 gros bœuf ou 1 bœuf
ou 3 O00 à 4 O00 ou 30 lankonoj ou 2 bœufs ou 2 moutons
kolas ou 600 petits moyens ou 10 pièces de
ou 300 grands guinze ou 7 pièces de guinée
guinze" ou 30 kg de sel guinée ou 1 vache pour
ou 32 kg de self 2 captifs
ou 12 pagnes ou 150 à 300
(guinée)g guinze
ou 30 charges de
rizh
W
Femme nubile même valeur qu'un
homme
250 à 300 F 400 à 450 F 200 à 250 F 225 à 250 F
3m
Bilakoro a 250 F 250 F 175 F (garçon) 150 à 175 F
ou6000à7000 150 F (fille)
kolas
ou 1 bœuf et 50 F
ou 400 grands
guinze
ou 13 à 16 pagnes
ou 51 à 53 kg de
sel

Enfant (5 à 10 ans) 100 F 125 F 50à100F


Enfant (- de 5 ans)b 50 F 45à50F
* Sources: ANS, K 14,Etudes sur la captivité: cercle de Beyla (Kankan, IOjuin 1894, f. L’unité de mesure du sel était le kokusulu (oufirfu), un tuyau de paille tressée contenant
capitaine Bohin), cercle de Faranah (Heremakono,mai 1894,lieutenant Delaforge),cercle de une certaine quantité de sel. II y en avait de deux sortes : le kokosulu du Kuranko mesurant h
Kérouané (Kérouané, 23 mai 1894,lieutenant Noton), Résidence du Kiss¡ (Kissidougou, 8 peu près 1 m de longueur et 0.10 cm de diamètre et recueillant 6 kg de sel environ; le koko-
mars 1894,capitaine Valentin), cercle de Kouroussa (Kouroussa, mai 1894,lieutenant sulu de Beyla mesurant lui aussi i peu près 1 m de long mais seulement 0,05cm de diamètre
Morisson), cercle de Siguiri (Siguiri, 24 avril 1894,signé illisible): ANS, 1 G 187, Rapport et prenant environ 3,200kg de sel. Outre l’humidité qui donne au sel un aspect peu agrdable,
du capitaine Loyer sur sa mi on au pays des Tomas (23janv. 1893): ANS, 1 G 188, il fallait beaucoup de soins pour éviter au sel en vrac le contact de la poussière qui le rougit.
Rapport sur la Résidence du K (1893,Valentin): ANS, 7 G 44.48,49.51,Bulletins agri-
coles et commerciaux I894 (Beyla, Kérouané, Kissidougou, Kouroussa). g. Le pagne de guinée bleue était une pisce de 15 m environ.

a. Littéralement: nporteur de cache-sexe)) en maninka: c’est-à-dire enfant de 10 i 14-15 h. A cette époque la charge variait entre 25 et 30 kg, soit ici 750 & 900 kg au total. Avant r“
E
ans, par opposition au garçon déji circoncis qui, désormais, porte le pantalon bouffant souda-
nais (kursi). En réalité, seuls les jeunes les plus vigoureux et d’une <( taille sup6rieure i sept
mains n entraient dans cette catégorie. Le même terme désignait également les guerriers
constituant la garde de Samori et qui, jeunes captifs, avait reçu une education militaire collec-
tive particulièrement rude en vue d’en faire d’impitoyablescombattants.
les guerres de Samori, il fallait 42 charges au lieu de 30 pour obtenir un captif.
i. Aujourd’hui en Guinée forestière. En 1894,lors de l’occupation militaire française, la
Résidence du Kisi comprenait: le Kisi proprement dit et le Kuranko.
j. Le lankono (ou nonkon, ou kabafoa) est une toile de coton composde de bandes de 13 &
e
c
I5 cm de largeur d’un blanc écru -elle mesure alors 100 coudées, soit 50 m environ: la
b. Généralement, les enfants de moins de 5 ans n’étaient pas vendus seuls : ils compo-
coudée équivaut & plus ou moins 0,50m- ou, en alternant les fils, de bandes rayées de bleu et
saient, avec leur mbre. un << lot )>.
atteignant dans ce cas 80 coudées. L’assemblage de ces bandes donne des pagnes et des
c. La ville fondée au milieu du x V l i i c siècle par les Camara se trouve aujourd’hui en couvertures & mailles trbs serrées trbs résistants et trbs chauds. En 1893,au Kisi, le lankono
Guinée du Sud-Est dite forestière. A sa fondation, en mars 1894,le cercle comprenait la blanc, le plus courant, équivalait i:5 F français ou 1 kg de sel ou 5 coudées de guin6e impor-
circonscriptionde Touba rattachée par la suite i la Côte d’Ivoire. tée ou de 500 & 700 kolas, ou encore 5 guinze. Avant les guerres de Samori, dans le Kouroussa,
d. La valeur à peu près constante du captif d’un marché à l’autre tient au fait qu’un prix le lankono valait IO fois le contenu en grain d’un panier appelé gbasey (plus ou moins
courant de rachat a 6té uniformément fixé par les Français au Soudan. Par comparaison, au 100 kg) et 90 gbasey (900kg de grains) permettaient d’obtenir un bœuf qui s’&changeait
Fuuta Jaloo. avant les guerres de Samori et l’abondance de l’offre, le tableau des équiva- contre 9 chbvres ou 6 moutons (sur les unités de mesure, voir Traort5 1979).
lences s’établissaient ainsi: un captif égale 5 & 7 et même 9 bœufs ou 1 cheval; un mouton ou
une chèvre égale 7 poulets: un taureau ou une vache égale 7 moutons ou chèvres: une génisse k. Aujourd’hui en Guinée forestibre. Trois voies donnaient accbs h la zone forestière: par
&gale9 i IO moutons; un bœuf égale 7 i 9 moutons; un coq égale une natte ou un mortier. La le pays loma, par le Kpelle et par le Kisi. L‘enquête de 1894 constate que, sur ce marché, les
contrepartie des produits manufacturés (région de Faranah) était la suivante: un Coran calli- captifs hommes de 20 i 40 ans (Loma pour la plupart) ne sont généralement pas cot& car, ‘d
étant de la région, ils peuvent facilement s’échapper, ce qui oblige les acheteurs i les
n.
graphié égale 3 & 4 bœufs: une houe ou une hache ou cinq couteaux égalent 30 kolas ou un
poulet ou une natte; un sabre égale 300 kolas: une paire de sandales égale 100 kolas et 5 surveiller constamment.
E
poignées de sel: un pagne égale 100 kolas ou 5 nattes ou 5 calebasses de riz, ou un poulet les I. La ville fondee au début du xv~iicsiècle est aujourd’hui située en Haute Guinée. Outre
dix coudées. les valeurs du captif indiqué au tableau le rapport relève les équivalents suivants: homme
e. Le guinze (ou gbense) était une monnaie (petite ou grande) consistant en une tige de maigre 150 F, homme âg6 125 F, homme très âgé 85 F, femme maigre 60 & 65 F, femme âgée
fer travaillé de 40 i 60 cm de long et pesant 120 & 140 g. Ces tiges, de faible valeur unitaire, 50 F, enfant malade ou maigre 125 F. Lorsque le marché a 6t6 passé pour un captif qui paraît
lourdes et encombrantes, avaient pour aire de circulation monétaire l’ensemble de la zone maladif les deux parties attendent sept.jours avant de conclure définitivement. En fait, les
préforestière et forestière: pays konianke, kisi. loma et kuranko en Guinée actuelle, pays captifs âgés ou malades n’&aient généralement pas mis sur le marché car ils ne trouvaient pas
gbandi, gola, vaï, kpele, bhele et basa au Liberia, pays mende et kono en Sierra Leone. Ces
preneurs.
tiges 6taient rassemblées par paquets de vingt pièces, appeles kpoloe (ou buru),qui servaient
d’unit6 de compte (Portères 1960). A propos de la politique monétaire & l’époque pr6colo- m. Aujourd’hui en haute Guinée. A la confluence du Tinkisso et du Niger, les Français y
niale. et notamment sur la réglementation du cours du guinze pour éviter l’inflation et sur la construisirent un fort en avril 1888.En 1894,les limites du cercle s’étendaientjusqu’au Fuuta C-L
w
constitution de banques de réserve et de dépôt, voir Béavogui (1991 : 158-163). Jaloo. w
134 ROGER BO'ITE

Tableau 2. Faranah, mercuriale 1894*


Janv. Févr. Mars Avril Mai Juin Juil. Août Sept. Oct. Nov. Déc.
~ ~

Guinée (p. de 15 m) 15,OO 10,OO 15,OO 7,50 15,OO 15,OO 16,OO 16,OO I5,OO 12,OO 12,OO
Calicot (p. de 35 m) 30,OO 20,oo 18,oo 18,OO 20,oo 20,oo
Toile des Vosges (pièce) 22,OO
Pagne eurogen 10,OO l0,oo l0,oo l0,oo 12,OO l0,OO 16,OO 750 7,50

Pagne en coton du pays


Toile du pays (pièce) 50,OO 50,OO
Etoffe du pays (mètre)
Lankono (pièce)
..........................................................................
Bœuf 50,oO 50,OO
Mouton 15,OO 13,oO 12,OO l5,OO 15,OO
Poulet
Cheval 600,OO . . 200,oo
...................................................................................................................
Sel (kg) 1,oo 1,20 2,oo 0,65
Se1(boule) 10,oo l0,OO 10,oo 7,oo 500 15,OO 15,OO

Kola (cent) 5,OO 5,OO 5,OO 5,oo 5,OO 5,oo


Huile de palme (litre) 1,50 1,50 1,OO 1,OO 1,oo
Tabac du pays (tête) 0,25 0,50 0,25 I,W 0,50 0,50 0,50 0,50 0,50
Karité (kg)
Kanté (pain) 5,oo 5,oo 2,OO 2,50
Riz décortiqué (kg) 0,40 2,oo
Mil (kg)
Mil (charge) l5,OO
Fonio (kg) 1,o0
Fonio (charge)

Calebasse (pièce) 1,oo 1O


,O 1,oo 1 ,OO 2,OO 2,OO 1,50
Natte (pièce)
Caoutchouc(boule) 0,50 0,50 0,50 0,25 0,50 0,25 0,50
Guinze (pièce)
Argent monnayé

* Sources: ANS, 7 G 35. Occupation militaire française à partir du 4 fevrier 1893 (capitaine Briquelot).
En mai 1893, le colonel Combes fonde le cercle; par décret du i 6 juin 1895, celui-ci est rattaché à l a Guinée
française.
Toutes les valeurs recensees ici, comme dans les tableaux suivants, sont exprimees en francs. Les dyula
paient gtneralement les porteurs 25 F pour le trajet de Faranah à la cate ou inversement. Ils leur assurent en
outre la nourriture. Si les porteurs sont charges tant ?
l'aller
i qu'au retour, ils reçoivent de 35 ?40iF. La charge
moyenne est de 25 kg. Les dyula trouvent difficilement le nombre d'hommes necessaires, aussi les porteurs
sont-ils en grande majorité des esclaves ou des captifs. La suppression de la traite va donc considérablement
gêner le portage.
L'ESCLAVE, L'ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 135

Tableau 3. Kouroussa, mercuriale 1894*


Janv. Févr. Mars Avril Mai Juin Juil. Août Sept. Oct. Nov. Dic.

Guinée (p. de 15 m) 15,OO 15,OO 15,OO 15,OO 15,OO 15,OO 15,OO l5,W 15,OO l5,OO
Calicot (p. de 35 m) 5080 20," @,O0 20,OO 15,OO 15,OO l5,OO 15,OO 15,OO l5,OO
Toile des Vosges (pièce) 20,oo 20,oo 20,oo
Pagne européen 6,OO 7,OO 7,OO 7,OO 7,OO 7,OO

Pagne en coton du pays 5,50 7,OO 6,OO 7,oO


Toile du pays (pièce)
Etoffe du pays (mètre) 0,25 0,25 0,30 0,30 0,30 0,25
Lankono (pièce)
............................................................................................................ ........................
Bœuf 80,OO 60,oO 55,OO 60,OO 50,oO 45,OO
Mouton 15,OO 15,OO 15,oO 15,OO l5,oO 15,OO 15,oO 15,OO 15,OO 15,OO
Poulet 3,oo
Cheval 500,oo 50000 50000
.......................................................................... .......................................................................
Sel (kg) 2,oo 2,oo 2,oo 2,oo 2,oo 2,oo 2,oo
Sel (boule)
..................................................... ................................................................................
Kola (cent) 10,oo 10,oo 10,oo 10,oo l0,oo 7,oo 8,oo 8,oo 8,oo 8,oo
Huile de palme (litre) 2,oo 2,oo 2,oo 2,oo 2,oo 2,oo
Tabac du pays (tête)
Kanté (kg)
Kanté (pain) 2,oO 2,50 5,oo 2,oo 3,oo 3,oo 3,oo 3,oo
Riz décortiqué (kg) 0,25 0,20 0,20
Mil (kg)
Mil (charge) 7,oo 7,oo 7,oo
Fonio (kg) 0,20
Fonio (charge) 7,oo
Calebasse (pièce) 0,75 0,75 0,75 0,75 0,75 0,75 0,75 0,75 0,75 0,75
Natte (pièce) 1,50 3,oO 130 2,oo 2,oo 2,oo
Caoutchouc (boule) 0,25 0,20 0,25 0,25 0,20 0,50 0,50 0,50 0,50 OJO
Guinze (pièce)
Argent monnayé.

* Sources: ANS, 7 G 44.Occupation militaire française h partir d'avril 1889.


a. L'argent monnayC (essentiellement la solde des militaires), comme pour tous les autres marchés, n'a
cours qu'autour des postes. I1 s'échange uniquement dans les équivalents locaux. I1 n'estjamais demandé en
tant que tel. Par ailleurs, le passage des rkquisitions en nature h l'impôt (mai 1893 h Siguiri) ne nCcessite pas de
numéraire car, au début de l'occupation, il est versé en nature (grains).
136 ROGER BOTTE

Tableau 4.Kérouan6, mercuriale 1894*


Janv. Févr. Mars Avril Mai Juin Juil. Août Sept. Oct. Nov. Déc,

Guinée. (p. de 15 m) 25,OO 25,OO 25,OO 25,OO 22,OO 20,OO 12,OO 12,OO 12,OO 12,OO
Calicot (p. de 35 m)a 30,OO 3080 IOO,OO 85,OO 80,OO 18,OO 18,OO 18,OO 18,OO
Toiledes Vosges (pièce) 30,OO
Pagneeuropéen 15,OO 15,OO 15,OO 15,OO 15,OO 12,OO 15,OO
.................................................................................................................................................................................
Pagneen coton du pays l0,OO l0,OO 10,OO 10,OO 10,oo 10,OO 10,OO 10,OO
Toile du pays (pièce)
Etoffe dupays (mètre)
Lankono (pike)

Bœuf 75,OO 7500 7500 7500 125,OO 70,OO 75,OO 75,OO


Mouton 25,OO 30,OO 3500 30,OO 30,OO 15,OO
Poulet 3,oo 4,OO
Cheval 5OO,OO 350,OO
.................................................................................................................................................................................
Sel (kg) 3,oo 3O
,O 3,OO 3,OO 2,50 3900 3O
,O 3,25
Sel (boule)

Kola (cent) ll,oo l0,OO 4,OO 5,OO 4,OO 6,OO 4,OO 4,OO 4,OO 4,OO 4,OO
Huile de palme (litre) 1,OO 2,oo 2,OO 2,OO 1,50 I,OO 1,50 1,50 1,50 1,50
Tabacdupays(tête) 0,50 1,OO 1,OO 1,OO 0,75 0,40 0,40 0,40 0,40
Karité (kg)
Karité (pain)b 25,OO 20,OO 6,oO 7,OO 15,OO
Riz décortiqué(kg) 1,50 1,OO 1,OO 0,65
Mil (kg) 1O
,O 0,75 0,75
Mil (charge)
Fonio (kg) 150
Fonio (charge)

Calebasse (pièce) 2,OO 250 2,50 1,OO 1,OO


Natte (pièce) 2,50
Caoutchouc (boule)
Guinze (pièce) 0,25 0,20
Argent monnayé

* Sources: ANS, 7 G 48.Occupation militaire française a partir de janvier 1892.


a. En avril, mai et juillet les pièces de calicot mises sur le march6 sont des pièces de 50 m (contre 35 m les
autres mois) et, pour moiti6, de fabrication anglaise.
b. Les pains de karit6 sont de deux sortes :gros (janv., f6vr.. oct.) ou petits (mars, mai). Les pagnes de
coton viennent de Beyla. Les moutons viennent de Siguiri et de Kankan. Les uns sont du pays, les autres
proviennent des commerçants maures. Les chevaux sont import& de Bamako.Le tabac est du pays, il n'y a pas
de tabac européen.
L’ESCLAVE, L’ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 137

Tableau 5. Beyla, mercuriale 1894*

Janv. .Févr. Mars Avril Mai Juin Juil. Août Sept. Oct. Nov. Déc.

Guinée (p. de 15 m) 25,OO 25,OO 25,OO 15,OO 15,OO 15,OO 15,OO 15,OO
Calicot (p. de 35 m) 50,OO 35,OO 35,OO 35,OO 3500 35,OO
Toile des Vosges (pièce) 25,OO 25,OO 25,OO l5,OO
Pagne européen 15,OO 15,OO 15,OO l0,OO 10,OO 10,OO l0,OO

Pagne en coton du paysa 5,OO 10,OO l0,OO 10,OO l0,OO 10,OO


Toile du pays (pièce) 30,OO 30,OO
Etoffe du pays (mètre)
Lankono (pièce) 5,OO
......................................... ........................................................................................................................................
Bœufb 60,OO 60,OO 60,OO lOO,OO lOO,OO 120,OO 120,OO 120,OO 120,OO
Mouton 25,OO 25,OO 2500 3500 35,OO 35,OO 35,OO
Poulet
Cheval 500,OO 400,OO
......................................... ........................................................................................................................................
Sel (kg)‘ 6,OO 6,OO 8,OO 8,OO 7,OO 6,OO 6,OO 6,OO
Sel (boule)

Kola (cent 250 230 2,50 3,OO 3,50 4,OO 4,OO 4,OO
Huile de palme (litre) 1,o0 1,OO 1O
,O 1,OO 1,OO 1,OO
Tabac du pays (tête) 0,50 1,OO 050 0,25 , 0,50 0,25
Kanté (kg) 600 3,OO 5,oo 5,OO
Karité (pain)
Riz décortiqué (kg) 2,oo 1,oo
Mil (kg)
Mil (charge)
Fonio (kg)
Fonio (charge) 2,50
.................................................................................................................................................................................
Calebasse (pièce) 2,OO 150 1,OO 150 1,50 1,50
Natte (pièce)
Caoutchouc (boule)
Guinze (pièce)
Argent monnayé

* Sources: ANS, 7 G 49.Occupation militaire française à partir de février 1894,creation du march6 en


mars, début des relevés en mai.
a. Un pagne de dimensions courantes pesait environ 1,100 kg.
b. Comme pour tous les autres marches, les bœufs proviennent toujours du Fuuta Jaloo.
c. Le sel fin provient de la côte et le sel en barres de Nioro ou de MBdine par Siguiri et Kankan.
138 ROGER BOTTE

Tableau 6. Kissidougou,mercuriale 1894*


Janv. Févr. Mars Avril Mai Juin Juil. Août Sept. Oct. Nov. Déc.

Chin& (p. de 15 m) 25,OO 20,OO 20,OO 20,oO 20,oO 13,50 13,50 13,50 18,50
Calicot (p. de 35 m) 30,oO 20,OO 20,OO 20,oo
Toiledes Vosges (pièce) 20,oO 20,OO 19,513 19,50 19,50
Pagneeuropien 20,oo 10,oo 10,oo l0,oo 10,oo 10,oo 10,Oo l0,oo

Pagneen coton du pays 15,OO 10,OO l0,oo 10,oo 10,oo 10,oo 10,oo 10,oo
Toile du pays (pièce)
Etoffe du pays (mètre)
Lankono (pièce) 5,oo 5900 5,oo 5,oo 5,oo 5,oo
................................................................................................ .................................................................................
Bœuf 60,OO 80,OO 200,OO 200,OO 150,OO 150,OO 100,OO IOo,OO 150,OO
Mouton 15,OO 15,OO 15,M 15,OO 15,M 15,W 15,OO
Poulet 1,oo
Cheval 600,OO 500,OO 600,OO 500,oo 500,Oo
................................................................................................ .................................................................................
Sel (kg) 2,oo 2,oo 2,oo 2,oo 2,oo 2,oo 2,oo 2,oo 2,oo
Sel (boule)

Kola (cent) 5,oo 5,oo 5,oo 5,oo 9,oo 10,oo 10,oo 7,Oo 5,oo
Huile de palme (litre) 1,oo 1,oo 1,oo 1,oo 1,oo 1,oo 1,oo 1,oo
Tabac du pays (tête) 1,OO 0,50 0,50 0,50 0,50 0,50 OSO OJO
Kanté (kg) 1,oo 1,oo 1,oo 1,o0 1,oo 1,o0
Kanté (pain)
Riz décortiqué(kg) 5,oo 1,oo
Mil (kg) 1,o0
Mil (charge)
Fonio (kg)
Fonio (charge)

Calebasse (pièce) 2,oo 2,oo 2,oo 2,OO 2,OO 2,OO 2,OO 2,50 2,50
Natte (pièce)
Caoutchouc (boule). 0,25 0,25
Guinze (pièce)
Argent monnayé

* Sources: ANS, 7 G 51. Occupation militaire française àpartir de mars 1893.


a. C'est la première fois en septembre que le caoutchouc apparaît àl'exportation dans les statistiques fran-
çaises pour le Haut-Niger, mais Samori en faisait d6jà le commerce pour financer ses achats d'armes à
Freetown. La boule n'est pas pes6e. mais elle est 6valu6e àun poids moyen qui varie selon les r6gions. À Lab4
6 à 7 boules font un kilogramme contre 10boules àTimbo.
I1 n'existe pas de relev& de prix en juin: en raison de l'hivernage, les chemins sont quasiment imprati-
cables pour les dyuld.
L'ESCLAVE, L'ALMAMI ET LES IMPÉRIALISTES 139

Tableau 7. Mouvement des caravanes :


importations (guinée, sel) et exportations (captif, kola) 1894*
Janv. Févr. Mars Avril Mai Juin Juil. Août Sept. Oct. Nov. Déc.

Beyla
Nb. dyula importateurs 8 31 104 129 141 124 107 164 121
Guinée. (nb. pièces) 288 188 728 307 529 276 257 252
Sel (en kg) 435 788 3508 4207 3823 4036 7358 9522
Nb. dyula exportateurs 17 22 63 81 126 137 154 140 137 167
Captifs 140 174 122 114 143 72
Kola (nb de pièces) 78200 91600 190700 139700244800 374700 542000 528400 500300 968900

K!hd
Nb. dyula importateurs 28 51 56 34 54 39 10 8 8 22
Guinée (nb. pièces) 360 108 87 96 129 138 28 40 49 28
Sel (en kg) 170 95 110 75 90 280 85 100
Nb. dyula exportateurs 79 76 68 44 106 40 41 32 23 27
Captifs 78 68 55 31 112 14
Kola (nb. de pièces) 7 300 22 100 61400 23500 37 650 9970 20800 16440 31000 35500 66000

KiSSidOUgOU
Nb.dyulaimportateurs 150 122 109 48 47 46 42 53 79 33
Guinée (nb. pièces) 247
Sel (en kg) 827 2473
Nb. dyula exportateurs 150 173 131 82 35 50 12 36
Captifs 135 143 118 133 52 72 56 80 84
Kola (nb. pièces) 100000700000

*Sources: ANS, 7 G 48.7 G 49,7 G 51,l G 148.


Seuls sont comptabilisés ici, tant à l'importation qu'à l'exportation, les marchands (dyula) avec patente: ils
constituent avec leurs porteurs une caravane, selon les critères retenus par les militaires dans leurs mercuriales.
Le nombre de dyula égale donc le nombre de caravanes.
Cependant, pour avoir une idée plus juste du mouvement commercial, il faut ajouter à ce nombre les
porteurs (qui ne sont pas recensés au tableau). On obtient alors les chiffres suivants:
- àl'importation, 1968 dyula (929 à Beyla, 310 à Kérouané, et 729 à Kissidougou)et 3 849 porteurs (3694
libres et 155 esclaves), soit un mouvement commercial de 5817 personnes;
- à l'exportation, 2249 dyula (1 O44 à Beyla, 536 à KBrouané et 669 à Kissidougou)et 6022 porteurs (3978
libres. 48 esclaves et 1996 captifs), soit un mouvement commercial de 8271 personnes.
Selon la définition donnée supra n. 5 (qui est aussi celle des mercuriales),les 48 esclaves (non comptabili-
sés au tableau, de même que les 155 esclaves porteurs àl'importation) sont de simples porteurs tandis que les
1 996 captifs nouvellement acquis (765 à Beyla, 358 A Kérouané et 873 à Kissidougou) sont d'abord une
marchandise.
”GAIDE
ABDARAHMANE

Conquête de la libertk, mutations politiques,


sociales et religieuses en haute Casamance
Les anciens maccu6e du Fuladu
(région de Kolda, Sénégal)

La révolte organisée et dirigée, vers le milieu du X I X ~siècle, par des


esclaves (maccube l ) a entraîné d’importantes mutations dans la structure
sociale des Peuls du Fuladu. Ces changements ont influencé de manière
décisive les comportements et les rapports sociaux entre anciens esclaves
et anciens nobles : désormais l’histoire sert de référent ou, mieux, de justi-
ficatif pour l’invention d’une nouvelle identité.
Lorsque les Français s’installent au Fuladu au début du X X siècle,
~ les
populations sont peu affectées par la politique coloniale en raison de
l’occupation tardive du pays, de la difficulté à le parcourir et, surtout, de
leur mobilité : en effet, elles se déplacent d’un territoire à l’autre au gré
des circonstances. Cependant, le fait colonial provoque l’éclosion puis la
consolidation d’une mentalité nouvelle.
Malgré l’importance de l’islam, le Fuladu, contrairement aux autres
États peuls de l’ouest africain, n’a jamais été une théocratie. Or, au début
du X X siècle
~ sous l’influence de marabouts originaires du GaaGu (les
GaaGunke), la pratique de l’islam devient un élément d’identification
décisif pour des esclaves à la recherche de personnalité et de dignité.
C’est pourquoi, aujourd’hui, le rôle politique joué par leurs descendants
(dí5putés et responsables politiques locaux) permet la perpétuation de leur
ascendant sur leurs anciens maîtres, restés marginaux dans l’exercice du
pouvoir politique.
Dans quel contexte sont nées ces mutations ? Quelle identité les anciens
esclaves s’attribuent-ils aujourd’hui et sur quelles bases est-elle bâtie?
Que subsiste-t-il de l’ancienne structure socio-économique et politique?
~~

1. Muccudo. plur. niaccufie, ((esclaven.


142 ABDARAHMANE N’GAIDE

Ces questions sont sous-jacentes à un constat fondamental : l’affirmation,


par les anciens maccu6e’ d’une nouvelle identité puisqu’ils se réclament
comme Peuls à part entière.

Repères historiques :la naissance du Fuladu


Extension du Gaa6u, colonisation de la haute Casamancepar les Mandingues

Le Fuladu se situe au contact de quatre États contemporains : la


Gambie, la Guinée-Bissau, la Guinée et le Sénégal (soit aujourd’hui, une
grande partie de la région actuelle de Kolda). Grâce à ses terres fertiles, il
fut occupé très tôt par des peuples dont l’activité principale était l’agri-
culture. Les vagues de migrants malinkés venus du royaume de Mali vers
le X I I ~siècle trouvèrent sur place des Baïnouks2 et d’autres peuples tels
que les Diolas et les Mancagnes. Ceux-ci étaient les premiers habitants de
la contrée mais, sous la pression des envahisseurs, ils amorcèrent un glis-
sement progressif vers l’embouchure du fleuve Casamance3. Par la suite,
ils furent soit asservis et vendus aux négriers soit << mandinguisés >> et inté-
grés dans le royaume du Gaafju.
Celui-ci formait un vaste territoire, de la Guinée-Bissau actuelle à la
Gambie, dont les provinces étaient dirigées par des farin (gouverneurs),
délégués du roi. L’occupation spatiale du royaume en haute Casamance
laissait de vastes espaces ouverts au peuplement car les Mandingues du
Gaafju, guerriers et esclavagistes, ne tenaient que quelques villages forti-
fiés (tata) et <<uneprovince n’était souvent qu’un tata installé au milieu
de sa brousse parcourue par quelques familles peules et leurs troupeaux >>
(Benoit 1988b : 5 10). Cette occupation discontinue du territoire facilita
l’insertion des pasteurs peuls et de leur bétail dans le royaume et tous les
témoignages indiquent que les provinces étaient d’autant plus riches que
les Peuls y étaient nombreux : << C’est en proportion du nombre de Fouls
établis sur son territoire, que le chef de village manding doit la force, le
pouvoir, la richesse, la considération dont il jouit : car ceux-ci lui font
continuellement des présents >> (Bertrand-Bocandé 1849 : 59). Mais ces
Peuls, arrivés après la fondation du royaume, étaient soumis à l’autorité
des Mandingues du Gaa6u.

Infiltration des Peuls en haute Casamance


I1 est difficile de dater avec exactitude l’arrivée des Peuls : des haltes
multiples au cours de leur migration ne permettent pas toujours de déter-

2. Entretien avec Demba Balde, Ndorna, 13 avril 1996.


3. Les ticnihun, anciens emplacements de villages tombés en ruines après le départ de leurs habi-
tants, thoignent de cette occupation antérieure. Généralement, les fondateurs des nouveaux villages
ne réoccupent pas ces sites mais s’installent a quelques mètres de 11.
ANCIENS MACCUBE DU FULADU 143

miner précisément l’origine de telle ou telle vague. On distingue néan-


moins des migrations diverses venues du Maasina, du Bunndu, du Fuuta
Tooro, de la Guinée portugaise et du Fuuta Jaloo. Ces deux derniers
mouvements se sont produits tardivement, à partir du début du xxe siècle,
et de manière importante seulement vers le milieu du siècle.
C’est par groupes de familles et d’alliés que les Peuls s’installèrent
dans le territoire mandingue. Les migrations étaient provoquées par la
recherche permanente de pâturages mais elles prenaient également l’al-
lure d’une fuite permettant d’échapper aux luttes qui secouaient les
royaumes entre les fleuves Sénégal et Niger. Plusieurs informateurs
parlent de vagues venues du Maasina et du Bunndu voisin4, et ces mouve-
ments ressemblent à celui, célèbre, de Koly Tenguella qui, au .début du
X V I ~siècle, gagna le Fuuta Tooro. Parmi les divers itinéraires qui lui sont
prêtés, l’un d’entre eux le fait passer par le Fuuta Jaloo, la Guinée-Bissau
actuelle et la Casamance. I1 n’est pas impossible que des Cléments de sa
suite aient choisi de s’y installer.
Cette contrée, la Casamance, allait se révéler une zone de contacts et de
brassages intenses. Dès leur arrivée, les Peuls eurent des facilités foncières
pour disposer d’espaces où faire paître leurs troupeaux. Ils s’installèrent
près des mares et des cours d’eau, renforçant le pouvoir économique et
politique du royaume dont ils dépendaient. Plus tard, ils se sédentarisèrent
et, grâce au travail de leurs esclaves, s’adonnèrent à une petite agriculture.

La lutte pour 17émancipation,ou quand l’esclave libère son maître

Longtemps marginalisés, les Peuls du Fuladu profitèrent du grand


mouvement de <<restructurationéconomique >> qui, à partir des années
1840, suivit l’introduction et le développement de la culture de l’arachide.
Les bouleversements économiques s’accompagnaient également d’une
restructuration politique et sociale et le mouvement de révolte des Peuls
du Fuladu fut une réponse spécifique à cette situation. Pressurés de toutes
parts et subissant vexations et brimades de la part des Mandingues, les
Peuls finirent par se soulever. Ce faisant, ils embrassèrent l’islam qui
avait servi de ciment lors des différentes révolutions théocratiques peules :
au Bunndu (1690), au Fuuta Jaloo (1725), au Fuuta Tooro (1776)’ dans
les États musulmans du Nord-Nigeria (Sokoto) (1804) et au Maasina
(1810).

Une situation économique, politique et sociale favorable à la révolte

L’affaiblissement du royaume du GaaGu, en raison de la crise écono-


mique consécutive à l’interdiction du commerce des esclaves (à partir de

4. Demba Balde. 13 avril 1996: Mmadou Balde, Sare Yero Band, 2juin 1995.
144 ABDARAHMANE N’GAIDE

1807) et les luttes internes qui s’ensuivirent, favorisèrent le soulèvement


des Peuls Jaawaringas. Comme le note Boubacar Barry, le royaume du
GaaGu était secoué dans ses provinces périphériques par les contestations
permanentes de chefs locaux qui profitaient de son affaiblissement écono-
mique. Le Fuuta Jaloo, sous prétexte d’islamisation, tentait d’exploiter
cette situation pour étendre son pouvoir et annexer le Foréah6. Dans ses
possessions du Nord, le GaaGu subissait les assauts permanents du mara-
bout du Rip, Maba Jaxu Bâ (Barry 1988 : 267-272), tandis qu’au Firdu la
contestation prenait la forme d’une sécession peule.
La situation du GaaGu était donc catastrophique du fait des luttes
intemes et, surtout, des attaques du Fuuta Jaloo. Cet État conduisit, entre
1851 et 1864, plusieurs expéditions qui affaiblirent considérablement
l’État mandingue. Attaqué de l’intérieur et de l’extérieur, le royaume
gaa6unke ne put ni s’opposer efficacement à la lutte d’indépendance des
Peuls, ni empêcher sa dislocation en plusieurs provinces autonomes. C’est
donc sur fond de crise que les Peuls, sous la conduite d’Alfaa Moolo
Balde, défièrent le pouvoir des se66e (nom donné aux Mandingues par les
Peuls) dont le puissant chef était établi à Kansonko dans la province du
Firdu7. Alfaa Moolo Balde, le dirigeant de la révolte, était un esclave
(jiyaado) qui vivait avec son maître, Samba Egge, à Soulabaly.
Au meme moment, les Européens commengaient à s’intéresser à ce qui
se passait à l’intérieur du continent et y fondaient des comptoirs de
commerce dynamiques. I1 arrivait qu’ils s’immiscent dans les affaires
internes de ces États lorsque leurs intérêts étaient en jeu.

La révolte proprement dite

Les. éleveurs peuls n’avaient aucune organisation politique et militaire


susceptible de menacer la domination mandingue, et ce manque d’organi-
sation explique sans doute le caractère tardif de la révolte. Le
mécontentement, lui, couvait depuis longtemps dans une partie de la
population, et le passage d’al-Hajji Umaar Taal dans le Firdu impulsa
probablement la volonté de syorganiserafin d’affronter les Mandingues.
Plusieurs récits mettent en évidence un fait incontestable: les Peuls libres,
Samba Egge le premier, fournirent les moyens à l’achat d’armes et de
poudre tandis que les esclaves constituèrent l’armée8,dirigeant la révolte
et se battant pour la libération du paysg.

5. Jaawaringa est le nom des Peuls autochtones, plus connus sous l’appellation de Fulakunndaa.
IR terme, d’origine mandingue ( M e juuwuru), signifie a courageux D ou M bravesB, peut-être en réfé-
rence au comportement des Peuls pendant les guerres qu’ils livrèrent contre les Mandingues.
6 . Province située au sud du royaume du Gaalju, 2 la frontière avec le Fuuta Jaloo. Elle ttait habi-
tée par des Peuls.
7. Kansouko jouait le rôle de capitale de province et se situait dans les environs de Hamdallaye,
l’une des futures capitales de Muusa Moolo.
8. Lali Diawo, Sari Dembara, 4 février 1995.
ANCIENS MACCUBE DU FULADU 145

La bataille de Kansala et la défaite du Gaa6u devant l’armée du Fuuta


Jaloo profita largement aux révoltés puisqu’elle fut à l’origine du départ
massif des Mandingues. Certains se réfugièrent en moyenne Casamance,
dans les régions côtières de la basse Casamance, en Gambie et en Guinée-
Bissau. D’autres se retranchèrent dans la province du Firdu. Là, ils
continuèrent d’exercer une pression à l’encontre des Peuls, organisant
contre eux des expéditions afin de s’approvisionner en denrées alimen-
taires (vaches, moutons, mil...). Les souvenirs de ces exactions sont
encore vivaces dans les mémoires lo. Cependant, sous les effets conjugués
de la crise économique et sociale, le royaume gaabunke avait perdu tout
prestige et sa puissance, redoutée pendant des siècles par les peuples
soumis, s’était effondrée.
Alfaa Moolo réunit ses guerriers à Soulabaly mais un malentendu
surgit entre nobles et esclaves. I1 anticipait les difficiles relations entre les
deux classes sociales après la lutte de libération. Selon certains informa-
teurs, les nobles refusèrent de suivre l’appel d’Alfaa Moolo. En effet, ils
invoquaient non seulement son état d’esclave 11, mais ils craignaient
également les conséquences d’une défaite devant les Mandingues. En
1867, Alfaa Moolo attaqua sans succès Kansonko, bien défendu par les
guerriers mandingues. En 1869 (Roche 1985 : 128), profitantd’une situa-
tion confuse et grâce à l’appui des almamy du Fuuta Jaloo et du Bunndu,
les Peuls détruisirent Kansonko, dernier bastion de la domination
mandingue. D’autres soulèvements eurent lieu dans les provinces oÙ
subsistaient encore des poches de résistance. La généralisation de la révolte
allait être un Clément important pour l’organisation et surtout pour la conso-
lidation d’une armée par Alfaa Moolo Balde. Après l’indépendance des
provinces, A l f a Moolo fut reconnu comme le dirigeant du Fuladu. Débutée
en 1865, la guerre prit fin en 1870 : elle avait duré cinq ans.
Des frictions subsistaient entre nobles et esclaves car les premiers ne
voulaient pas laisser la direction du pays entre les mains des seconds. Dès
1879, les nobles, sous la conduite de Samba Egge, tentèrent de se révolter
avec l’appui du Fuuta Jaloo dont l’almamy était <<mécontentdes velléités
d’indépendance d’Alfaa Moolo >> (Cissé 1978 : 81-82). Samba Egge était
établi à Boguel12 et plusieurs nobles lui auraient déclaré : << Samba, tu
achètes un esclave et tu le laisses régner (Samba, coodaa kanti dalaa dum
laamoo)13. >>

9. Les anciens esclaves rappellent encore: ‘Yiiyummaamirau6e amen riiwi laamu se66e (.C’est le
sang de nos ancêtres qui chassa le pouvoir des Mandingues D).
10. Lali Diawo. 4 février 1995; voir aussi Hawkins 1981 : 66.
11. Maccudo haarii ( N l’esclave est rassasié,,).
12. Ce village qui était habité, semble-t-il, par des guerriers (kele Kuntiiji) permettait de surveiller
la frontière entre le Fuladu et le Pakao oil les Mandingues avaient trouvé refuge. Les rim& qui y habi-
taient ont fui après la répression exercée contre eux par l’armée d’Alfa Moolo.
13. Diata Sabaly, Kanwali, 19 mars 1996. D’autres disent que le différend entre Samba Egge et
Alfa Moolo a surgi lors d’une fête de circoncision. En effet, le soir une grande stance de danse (kafu)
146 ABDARAHMANE N’GAIDE

Ainsi, avant même de pouvoir organiser les territoires libérés du joug


mandingue, Alfaa Moolo fut confronté à cette révolte. Dès lors, il lutta
sans répit hors des frontières pour repousser non seulement les tentatives
de reconquête mandingue, mais également pour réduire au silence la
contestation des nobles. Cette lutte entre Alfaa Moolo et son ancien
maître et allié fut à l’origine du départ massif des Peuls nobles vers le
Pakao 14.
Alfaa Moolo mourut à Dandu, en 1881, après avoir agrandi son
royaume. I1 laissait à ses descendants un pays mal organisé économique-
ment, politiquement et socialement.

Muusa Moolo et la consolidation


du pouvoir des Peuls au Fuladu

Luttes de succession et avènement de Muusa Moolo

À sa mort, Alfaa Moolo laissa le pays à ses trois fils, Dikoori Kumba,
Muusa Moolo, Sambe1 Kumba et à son frère, Bakari Demba. Ce dernier
reprit la direction des opérations de guerre. En effet, cette période est
marquée de luttes incessantes pour réprimer plusieurs soulèvements
mandingues. Mais la force et l’organisation de l’armée peule étaient supé-
rieures. Muusa Moolo,avait commencé à faire ses preuves avant la
disparition de son père. A la fin de ces guerres, il se retira à Ndorna 15.
Quelques années plus tard, se sentant menacé aussi bien par son oncle
et ses frères que par le Fuuta Jaloo (ce pays avait conquis une partie du
Fuladu), il chercha un allié << sûr D. Le 3 novembre 1883, les Français
établis depuis quelques années à Sédhiou signèrent un traité de protectorat
avec Muusa Moolo. Même s’il faut considérer avec beaucoup de circons-
- pection les allégations et les témoignages des administrateurs coloniaux,
tout indique que Muusa Moolo entretenait la terreur pour maintenir le
Fuladu sous son autoritél6. I1 commença à s’inquiéter lorsqu’il comprit
que son oncle et son frère, Dikoori, trouvaient des appuis dans le pays.
Dès lors, une logique de compétition s’instaura entre Muusa Moolo et son
frère, débouchant sur une guerre fratricide. Avec l’appui des Français il

fut organisée au cours de laquelle les gens chantèrent: Cuudo, cuudo amatua doo, Cuudo, cuudo.
niaccudo a n m m doo. Ce qui signifie que l’esclave ne dansera pas ici. Le terme niaccudo (aesclaves)
aurait choqué ceux qui étaient venus de Ndorna, capitale d’Alfa Moolo, assister à la fête. Ce fut un
prétexte pour lever une armée et attaquer Samba Egge qui fut poursuivi et tué. Au-delà de l’anecdote
se profile la lutte entre les deux classes sociales.
14.Diatta Sabaly, 19 mars 1996.
15. Charles de La Roncière, Historique du Fouladou. Travail d’hivernage. Haute Casamance.
Ancien territoire de Moussa Molo, Dakar,ANS, 1903: 7.
16. Tous nos informateurs reviennent sur les exactions commises par Muusa Moolo; même sa
petite fille, vivant actuellement à Hamdallaye, a abondé dans ce sens lors de notre entretien le
7 février 1996.
ANCIENS MACCUBE DU FULADU 147

attaqua Dikoori, qui se retira dans sa résidence fortifiéel7. I1 ne put,


malgré l’aide d’une compagnie de tirailleurs, en venir àbout. Alors, il lui
tendit un piège en lui demandant de venir signer la paix. Pendant qu’ils en
discutaient les modalités, Muusa Moolo envoya son armée détruire le
repaire de Dikoori. Ce dernier s’enfuit se réfugier à Pata mais quelque
temps plus tard, il fut assassiné. Bakari Demba, oncle de Muusa Moolo,
plus prévoyant, s’enfuit en Gambie sous administration britannique. En
éliminant ses rivaux, Muusa Moolo régna sans partage. I1 construisit deux
résidences fortifiées, à Hamdallaye et à Ndorna, et s’occupa de l’organi-
sation de son pays.

Tentatives d’organisation de l’Étut

Muusa Moolo, dont la tradition a retenu les faits d’armes et les exac-
tions à l’égard des populations, a été selon ces mêmes traditions un digne
continuateur de l’œuvre entreprise par son père. On lui doit la consolida-
tion du pouvoir peul et l’extegsion du royaume vers la Gambie et la
Guinée-Bissau actuelles. Son Etat avait presque épousé les limites du
Gaa6u. Réprimant toute velléité d’indépendance et de rébellion, il mit en
place une armée solide et réputée qui fut sollicitée à plusieurs reprises par
ses alliés français.
Cependant, trente ans ne suffirent pas à l’organisation d’un royaume
aussi vaste où persistaient les clivages entrejiyaa6e et rim6e18. Les Peuls
nobles, poussés par leur orgueil et soutenus dans leur résistance par les
almamy du Fuuta Jaloo, voulaient prendre la direction du pays ou devenir
indépendants, afin de ne pas vivre sous l’autorité d’un esclave (jiyaado).
I1 est difficile d’obtenir des données précises sur les clivages entre les
deux classes sociales car la question est généralement esquivée par les
informateurs. Ceci en dit long sur les rapports qui existaient entre les deux
groupes. Toutefois, quelques informateurs d’origine servile affirment que
Muusa Moolo n’a pas poursuivi l’œuvre de libération des esclaves initiée
par son père car il s’est surtout appuyé sur les nobles pour régner ‘9.
Le règne de Muusa Moolo fut à l’origine d’un départ massif de popula-
tions vers la Gambie, la Guinée-Bissau et d’autres territoires où régnait la

17. Ou sage, fortification édifiée avec du bois mort.


18. Muusa Moolo avait, comme son père, mené quelques expéditions contre les nobles qui contes-
taient son autorité en évoquant son statut dejiyaado. La tradition raconte que le chef du Fuladu eut
des démêlés avec un Peul noble, Sellou Koyada, établi en Guinée portugaise. Ce dernier avait une
jument qui portait le nom de la mère de Muusa Moolo: Kumba Wudde. Ce même noble organisa une
fête à laquelle il convia des griots qui scandaient une chanson disant: KO maccudo haurifof ko dinio
fiuri dum (.l’esclave est esclave quoi qu’il advienne. N’importe qui porte des scarifications aux
tempes est Bambara,,). Cette version nous a été donnée pai Diatta Sabaly. Un autre informateur
abonde dans le même sens (Mamadou Bailo Balde alias Bailo Oussou, Madina AI Hadji, 13 f6vrier
1995 ; voir aussi Hawkins 1980: 249-250.). Vers la fin du XIXCsiècle Muusa Moolo lançait des
attaques permanentes contre le Kolla, le Sankolla et le Kdnaduu (cf. carte) pour réduire les velléités
indépendantistes des Fulfie rim6e.
19. Nfaly Diawo, Thiara, 23 mars 1996.
148 ABDARAHMANE N'GAJ.DE

Limite du Fuladuen 1880


1-1 Capitale du Fuladu

Kuntoru Autres provinces


14'
SÉNÉGAL -

Le Fuladu en 1880.

paix, Ces réfugiés se recrutaient aussi bien chez les anciens maîtres
(rim6e) que chez les anciens esclaves (maccu6e). Malgré ses exactions,
Muusa Moolo avait réussi à se faire respecter et à mettre en place des
chefs dévoués à sa cause qui levaient l'impôt à son profit. En fait, il avait
réussi à bâtir un État peul dirigé par des esclaves : le Fuladu (cf. carte).

Situation coloniale et rapports avec la France

La rupture
Les Français, voyant leurs intérêts menacés par la politique de terreur
conduite par Muusa Moolo, annexèrent le Fuladu avant même que son
chef ne pût l'organiser complètement. Or, si Muusa Moolo a été, à l'inté-
rieur, un bon stratège militaire et un fin politicien, sa politique extérieure
ANCIENS MACCUBE DU FULADU 149

était encore plus habile. Profitant des rivalités franco-anglaises, il nouait


des alliances en fonction de ses intérêts propres.
Les luttes que se livraient les puissances coloniales envenimaient les
rapports entre la France, la Grande-Bretagne et le Portugal tandis que
leurs effets négatifs se répercutaient sur l’organisation politique et sociale
des royaumes de la région. Chaque puissance coloniale tentait, d’une
manière ou d’une autre, d’attirer sur son territoire les populations de
l’autre, afin de développer et de maintenir des intérêts économiques
symbolisés par les comptoirs, relais importants de la pénétration colo-
-
niale. En effet, la culture et la commercialisation de l’arachide (plus tard
du coton) avaient pris une importance capitale dans la vie économique de
cette zone. Or, le Fuladu était mal connu et sa population, difficilement
contrôlable, se déplaçait tout au long de l’année en fonction de besoins
spécifiques et des conditions climatiques, sociales et politiques.
La paix entre colonies concurrentes n’améliora pas les rapports entre
Muusa Moolo et ses anciens alliés français. Des conventions spéciales
délimitant les territoires respectifs furent signées en mai 1886, entre le
Portugal et la France, et en août 1889, entre la Grande-Bretagne et la
France (Roche 1985 : 205,227). La France en profita pour renforcer son
emprise sur le Fuladu et, au-delà, sur la haute Casamance. Des malenten-
dus, notamment à propos de l’impôt, aggravèrent les relations entre
Muusa Moolo et ses anciens alliés. C’est alors que les Français se résolu-
rent à mettre fin à ses agissements.

De la résidence d’Hamdallaye à l’installation définitive

Installés à Sédhiou depuis 1838, les Français avaient toujours mani-


festé un intérêt particulier pour cette partie de leur colonie qui formait,
avec la moyenne et la basse Casamance, une zone riche mais encore mal
connue. Plusieurs missions d’explorations remontèrent le fleuve
Casamance pour étudier sa navigabilité, les régions qu’il traverse et les
populations qui habitent ses rives2O. L’objectif final était d’évaluer les
moyens nécessaires à la pénétration et à l’installation dans l’hinterland
pour les besoins du commerce.
Cette zone fut, par ailleurs, l’objet de remaniements territoriaux perma-
nents entre les différentes puissances coloniales. Vers la fin du X I X siècle,
~
les Français en contrôlaient une partie du fait de l’introduction de la
culture de l’arachide, ce qui leur permettait non seulement d’accélérer la
conquête du pays mais aussi d’obtenir la soumission des populations.
Boubacar Barry (1988 : 236) le constate :
<<C’esten fait l’arachide qui attire de plus en plus, au Rio Pongo, les commerçants
français déjà solidement établis au Rio Nuñez et dans la Mellakore. Le monopole

20. Exploration de la Haute-Casamanceet de ses rivières, 1860-1866,ANS, 1 G 34.


150 ABDARAHMANE N’GAIDE

économique de la France sur la production de l’arachide explique en grande partie cette


mainmise territoriale précoce au détriment des Anglais, établis B Freetown et B
Bathurst >>.
Dans l’esprit des Français, l’introduction des cultures commerciales
devait permettre aux Africains de se dégager d’une organisation socio-
économique fondée sur l’inégalité des statuts.
Plus tard, la Colonie jugea qu’Hamdallaye était difficilement acces-
sible et qu’il convenait de se rapprocher davantage du fleuve Casamance :
l’escale de Kolda fut donc fondée vers la fin de l’année 1909. Afin de
mieux exploiter ce riche territoire, les Français mirent en place une
nouvelle organisation administrative, les cantons. Ils s’appuyèrent sur les
anciens alliés de Muusa Moolo ou.. . sur ses anciennes victimes pour
asseoir leur politique : <I1
i faut conserver les chefs de l’époque à la même
place pour mieux contrôler la population21.. . >>. Et Thibaut note que les
Peuls commencèrent à s’intéresser d’une manière progressive à la culture
de l’arachide ; denrée qui faisait déjà la prospérité du Sine et du Saloum.
L’idée de la construction du chemin de fer fut relancéezz.

Politique de peuplement du Fuladu par les colonisateurs

L’abolition de l’esclavage suscitait une nouvelle vision et une nouvelle


politique dite de rentabilisation des colonies. Dès la deuxième moitié du
X I X ~siècle la France, comme toutes les autres puissances coloniales, allait
accélérer son processus de pénétration à l’intérieur du continent africain.
La politique de peuplement du Fuladu devait permettre de fixer et de
stabiliser les populations. I1 fallait donc trouver des moyens pour les enca-
drer en fonction des besoins et des objectifs de la colonie. Or, les
populations peules ont toujours posé de sérieux problèmes au pouvoir
colonial, du fait de leur instabilité <<chronique>>. En effet, le Peul de cette
région était toujours en déplacement, suivant ses intérêts pastoraux ou
fuyant la moindre adversité politique. Insaisissable et incontrôlable, il ne
pouvait jamais s’insérer dans les politiques de développement. C’est
pourquoi il fallait une politique qui prenne en charge les populations et
favorise leur stabilitéz3.
I1 fallait non seulement concurrencer les Anglais qui drainaient vers
leurs différentes escales de Gambie une population toujours croissante
mais aussi les Portugais installés en Guinée. Ces deux territoires étaient
bien desservis par des fleuves (N’Gaide 1995: 6). Pour faire face à cette
surenchère il fallait, de l’avis de La Roncière, construire une ligne de
chemin de fer traversant le Fuladu. Ainsi,

21. C.de La Roncière, Historique du Fouladou. Travail d hivernage. Haute Casamance, ancien
territoire de Moussa Molo, 1903, Dakar, ANS.
22. Consulter à ce sujet le rapport Thibaut, Relations avec la Guinée portugaise, ANS, 2 F 8.
23. C. de La Roncière,Historique du Fouladou. 1903.
ANCIENS MACCUBE DU FULADU 151

..
<< . le Fouladou deviendrait [...] le plus riche de toute la Sénégambie : il drainerait
tous les produits du Fouta et de la Guinée portugaise et enlèverait la Gambie le plus
clair de ses revenus. A la suite de plusieurs constatationsje ne crois plus en effet ?
lai
réussite par la rivière24. >>

Dès lors, le royaume éphémère d’Alfaa Moolo et de son fils Muusa


Moolo fut intégré dans une économie marchande qui prit de plus en plus
le pas sur des formes traditionnelles d’échanges. La sédentarisation amor-
cée depuis quelques années s’accentue et l’agriculture devient un élément
fondamental dans l’organisation socio-économique des Peuls. La
meilleure faGon de peupler cette contrée consistait pour les Français à
encourager la venue de populations des territoires voisins. Cette politique
se traduisit par un afflux massif de GaaGunke au début du xxe siècle.
Ceux-ci allaient jouer un rôle déterminant sur l’échiquier économique,
social et même politique de la haute Casamance. Ce sont eux, les
GaaGunke, qui consolidèrent l’islam dans la région.
La France ne pouvait mener de front son installation, la compétition
avec les autres puissances et l’application de lois susceptibles de fonder
ses rapports avec des populations qu’elle voulait fixer. La politique suivie
fut donc de respecter les habitudes et de s’appuyer sur les chefs locaux
pour permettre une domination sans heurts.
Le Fuladu était encore affecté par les séquelles de la guerre de libéra-
tion, les luttes entre nobles et esclaves et les antagonismes entre puissances
coloniales. Ces bouleversements socio-politiques avaient une influence
décisive sur I’évolution des rapports sociaux entre les deux classes : ils
jouaient en faveur de changements profonds dans le statut des esclaves.

Changements et évolution du statut des esclaves

Origine et statut de l’esclave au Fuladu

Comme beaucoup de sociétés ouest-africaines, celle des Peuls du


Fuladu comptait deux catégories sociales distinctes : les nobles (rim6e)et
les esclaves (jiyaa6e25). L’esclavage faisait partie de la structure écono-
mique et sociale et chaque famille d’éleveurs, selon ses possibilités,
s’était attaché une ou plusieurs familles esclaves pour les besoins de
l’agriculture et d’autres travaux pénibles. Dès leur installation dans ce
territoire, les Peuls nobles eurent besoin de disposer d’une main-d’œuvre
servile, lui assignant les travaux jugés, par eux, dégradants. Grâce à leur
richesse en bétail, ils purent faire l’acquisition d’esclaves qui s’occu-

24. Ibid. :22.


25. Dimo,plur. rim6e, ((noble>>. Jiyaado, plur.jiyaa6e, ((esclave>>. La plupart des documents,
anciens ou plus récents, parlent defula foro et defura jon, temes bambara pour ddsigner le noble et
l’esclave.
152 ABDARAHMANE N’GAIDE

paient de leurs champs tandis qu’eux-mêmes se consacraient à leur acti-


vité favorite, l’élevage.
I1 est difficile de déterminer avec exactitude l’origine des esclaves au
Fuladu. On sait, cependant, qu’ils sont issus de divers groupes ethniques.
Arrachés très jeunes à leur milieu et ayant grandi dans la famille du
maître, ils ont perdu tout souvenir de leur origine et se rattachent à la
famille de leurs maîtres dont ils ont d’ailleurs adopté le patronyme. Ils
n’ont plus de généalogie et ne se souviennent plus du pays de leurs
ancêtres. Ils ne sont pas incorporés au sens strict du terme dans la famille
de leurs maîtres mais ils y passent la majeure partie de leur temps. Ils
partagent quelquefois la même concession ou bien ils ont la leur à côté de
ces derniers. Leur iwdi (origine) se perd dans la nuit des temps. I1 est
fréquent d’entendre : << I1 m’est interdit de raconter mon origine. C’est la
tradition. >> Cette interdiction est-elle liée à l’impossibilité de retrouver des
racines ou est-elle un moyen de les rejeter?
D’après nos enquêtes, une partie des esclaves était d’origine bambara
. comme le père d’Alfaa Moolo26. D’autres ont, vraisemblablement, pour
ancêtres des Baïnouk, des Diola, des Mandingues, etc. Ces derniers
auraient été capturés et mis en esclavage lors des luttes de libération et des
guerres menées par les troupes peules contre le pouvoir mandingue.
Toutes ces populations se sont << foulanisées>> et, désormais, leurs descen-
dants se déclarent Peuls.
Ainsi, les esclaves résulteraient, d’une part, de l’asservissement des
peuples trouvés sur place ;d’autre part, ils proviendraient d’achats effec-
tués par les Peuls au temps de la splendeur du royaume de Gaaeu, grand
pourvoyeur de captifs tant auprès des Européens que des peuples de
l’intérieur. Le témoignage de Bertrand-Bocandé (1849) montre que les
Peuls pouvaient, avec leurs richesses, acquérir des esclaves pour les
travaux agricoles et domestiques. En outre, la lutte de libération permit
aux nobles et même aux anciens maccu6e d’obtenir des esclaves pour
travailler les champs et s’occuper également de leurs chevaux : les suufaa
(palefreniers).
L’adage populaire : Buraado fof ko jiyaado (a Toute personne dominée
est possédée m) souligne à quel point nul n’était à l’abri de l’asservisse-
ment. Aujourd’hui, la population est composée, pour près de la moitié, de
descendants d’esclaves. Le nombre important d’esclaves autrefois en
milieu peul du Fuladu tenait à plusieurs facteurs : les guerres, à l’image de

26. Le père d’Alfaa Moolo, Malal Coulibaly, est un Bambara originaire du Mali qui, dit-on, serait
arrive 2 Soulabaly (deformation de Coulibaly?) en tant que gukrisseur. I1 fut accueilli dans la famille
de Samba Egge qui avait une esclave malade. Par ses pouvoirs <[magico-mystiques,, Malal reussit à
qui la hantaient. En guise de recompense, Samba la
extirper du corps de l’esclave les jinn (<<diables>>)
lui donna comme Bpouse. Mais il avait pose comme condition à Malal de rester dans la famille. Les
enfants nés de ce mariage, dont Alfaa Moolo est le plus connu, allaient changer de patronyme et adop-
ter celui de Balde. Ce récit en dit long sur l’origine ethnique d’Alfaa Moolo mais ne nous explique
pas pourquoi il a change de nom.
ANCIENS MACCUBE DU FULADU 153

celles menées par Muusa Moolo, et les besoins en main-d’œuvre. C’est


ainsi qu’il était permis auxjiyaa6e d’avoir jusqu’à dix femmes”. En fait,
ils étaient considérés comme des animaux reproducteurs car la force
économique du dim0 se mesurait au nombre d’esclaves qu’il possédait.
Le statut de ce nouveau membre de la famille était précaire puisqu’il
était possédé (goodaado). La maxime peule : Jeyaado jeyaa ko roondii
(a Celui qui est possédé n’est pas propriétaire de ce qu’il porte sur sa
tête >>) traduit fidèlement l’idéologie attachée à la condition servile. Le
statut de l’esclave au Fuladu était assez comparable à celui de l’esclave au
Fuuta Tooro (Wane 1966: 104 sq.) si ce n’est qu’ici, l’accès à l’éducation
coranique et à l’école moderne semble avoir été moins ouvert.

Vers une nouvelle identité des esclaves ?

I1 est nécessaire de distinguer entre maccudo et jiyaado.


Le maccudo est celui qui a été acheté (coodaado, de soodde <<acheter>>)
et/ou fait prisonnier (nanngaado, de nanngeede << être pris D) (Hawkins
1980: 40) lors d’une guerre (konu28)ou qui, par peur d’être vendu, est
venu se réfugier auprès d’une famille influente29. La pauvreté semble
avoir été aussi une cause d’asservissement car nombre d’individus sont
venus, de leur propre gré, se mettre sous la << protection économique >>
d’un noble riche30.
Arraché de son milieu et transplanté dans un autre avec un statut infé-
rieur à celui qu’il avait dans sa société d’origine, le maccudo est utilisé
sous la contrainte et sans son avis. I1 doit être disponible à tout moment et
en toutes circonstances pour toute activité que son maître lui assigne.
C’est un << outil31>>, un objet.. . Le maccudo effectuait tous les travaux
pénibles que son maître ne pouvait faire. La Roncière le constate : <<Les
serviteurs ou captifs ne sont pas considérés, et doivent assurer tous les
gros travaux, toutes les grosses fatigues32.>>
Le jiyaado, qualificatif mieux toléré que celui de maccudo, a été,
semble-t-il, adopté au temps d’Alfaa Moolo Balde pour désigner les
anciens maccu6e libérés. En effet, les maccu6e recouvrèrent leur liberté et
ne furent plus attachés à leurs anciens maîtres que par sentiment et non
par soumission et subordination. Le terme maccudo se transforma peu à

27. Oumar Balde alias Oumar Mamboa (ancien chef de canton), Dioulacolon, 2 fdvrier 1996.
28. Les Toucouleurs du Fuuta Tooro parlent de dahando pour designer ceux qui ont Btd faits
prisonniers lors de ces guerres. D’ailleurs, un adage populaire dit: Dahaado IaaGaa konu ((<Celuiqui
a dté pris lors d’une attaque est le seul habilit6 2 la raconter,,).
29. Mooliido, de nioolaade ou bien nakiido, de nakaade, ase rkfugier,.
30. Quelques informateurs disent: M o 6ur mau nay (iawd¿)fofcoraae les mum (((Celui qui a plus
de vaches que toi, tu te rkfugies auprès de luin). Ceci ddnote aussi le poids dconomique et social des
vaches en milieu peul.
31. Kuutorgal, de huutoraade, ((utiliser, user,,.
32. C. de La Roncière, Coutumes du Senegal, 1907. Coutumes peulhes, p. 3, ANS, 1G 330.
154 ABDAFUHMANE N’GAIDE

peu et prit une acception qui ne recouvre plus l’idée de servir. Longtemps
marginalisé, le maccudb acquit une autre personnalité et devint un person-
nage clé sur l’échiquier politique, économique et social. D’esclave il
devint guerrier, libéra son pays et son maître et, du même coup, se libéra
lui-même.

Aujourd’hui, les jiyaa6e de la région se répartissent en quatre groupes


selon leur origine : ceux qui étaient sur place et qui se réclament de la
suudu (<<maisonnée>>) de Muusa Moolo, ceux qui ont été asservis lors des
diverses guerres, ceux qui ont fui le Fuuta Jaloo et ceux qui sont arrivés
de Guinée portugaise vers 1936. Ces quatre groupes entretiennent des
relations matrimoniales poussées qui leur permettent de consolider leur
edam33 dans un territoire qu’ils considèrent comme le << leur>>.Ils affir-
ment fréquemment que << le Fuladu est le pays des jiyaa6e (Fuladu ko
leydi jiyaa6e) >>. Actuellement, la majeure partie d’entre eux se réclame de
la suudu de Muusa Moolo pour se donner une légitimité et profiter de la
notoriété de ce dernier. En effet, tout ce qui permet de se rattacher à une
origine glorieuse est magnifié. Ainsi, l’histoire est remodelée en fonction
de la personnalité que l’on veut s’attribuer. Tout ceci participe de l’affir-
mation d’une conscience commune, celle d’appartenir à la lignée (legol)
des jiyaa6e.
Cette distinction est révélatrice d’une situation originale consistant à
s’attribuer une nouvelle identité. Au début de nos enquêtes, nous n’avions
pas perçu la nuance entre les deux termes, maccudo et jiyaado, et surtout
nous n’avions pas apprécié correctement le contenu du vocable jiyaado.
Nous pensions qu’il pouvait s’agir d’un glissement sémantique dans la
mesure où, au Fuuta Tooro, les mots jiyaado et maccudo renvoient à un
seul et même statut et ont la même connotation. Au Fuladu, au contraire,
les termes ne se recouvrent pas et permettent de suivre l’évolution du
statut servile. Pour pouvoir s’affirmer Peul, le maccudo avait besoin de
s’inventer une identité propre, traduisant mieux sa place dans la société et
sa personnalité nouvelle. I1 s’affirme donc Peul à part entière et tente de
manifester sa << foulanité D ou son pulaagu par des faits concrets. Dans
l’esprit du jiyaado, les Ful6e se distinguent essentiellement des autres par
leur activité : l’élevage. Ceci explique pourquoi les jiyaa6e s’adonnent de
plus en plus au pastoralisme car autrefois, disent-ils, cette activité leur
était interdite, du fait de leur statut, par les nobles. C’est ainsi que
quelques-uns ont consti.tué d’importants troupeaux comptant plus d’une
centaine de têtes. Bref, les jiyaa6e veulent devenir ce à quoi ils aspirent :
des Ful6e dans le plein sens du terme. Ceci exprime clairement leur désir
d’indépendance par rapport à leurs anciens maîtres et surtout leur volonté
de retrouver leur dignité d’homme.

33. Endum, parent&,au sens ut6rin du terme.


ANCIENS M A C C m E DU FULADU 155

Les conditions du rachat de la liberté (cootagol, de soottaade << se


racheter >>) étaient très lourdes34 pour un individu déshumanisé et qui ne
pouvait rien posséder en propre. Elles rappelaient constamment l’infério-
rité de l’esclave et renforçaient du même coup l’autorité du maître. Le
maccudo restait dépendant de son maître jusqu’à sa mort. Les rapports
d’exploitation qui le liaient à ce demier participaient d’une manière déci-
sive à son aliénation. Mais l’augmentation en nombre des esclaves, leurs
conditions de vie marquées par une double oppression et la sédentarisa-
tion progressive des pasteurs auxquels ils étaient liés ont conduit à la
naissance d’une conscience de classe. La première manifestation, et la
plus spectaculaire, fut le recours aux armes et la constitution d’une armée
pour, à la fois, s’émanciper du joug mandingue et s’affranchir de la tutelle
de maîtres plus soucieux de conserver leurs biens que leur indépendance.
Cette conscience se renforça jusqu’à devenir un moyen de consolidation
des rapports entre jiyaa6e. Aujourd’hui, ils assument avec fierté le rôle
qu’ils ont joué dans l’histoire. Même si les préjugés liés à leur condition
de maccudo persistent, ils ont trouvé une échappatoire pour dépasser cette
situation en se constituant une nouvelle identité.

La preuve par l’histoire

La longue domination mandingue a profondément transformé les


coutumes et pratiques peules. Ainsi, la division entrefula foro etfula jon
s’atténua. Le Peul dimo a été << dominé, malmené et maltraité par le
m a n d i n g ~ e 3>>,~à côté de son jiyaado. Cette domination a entraîné un
<<nivellement>> de la société. Autre fait important : c’est le Peul jiyaado
qui a chassé les Mandingues. Cet acte historique a pesé d’un poids décisif
pour substituer aux anciens rapports de subordination des liens d’interdé-
pendance et de complémentarité. D’une certaine façon, l’engagement
militaire des JiyaaGe peut être comparé au coottiigu (<<rachat>>) qui, au
Fuuta Tooro, permet à l’esclave de se libérer.
Au Fuladu, en plus de sa libération, l’esclave accède désormais au
pouvoir, avec toutes les prérogatives et tous les honneurs qui lui sont liés.
Malgré son règne éphémère, Alfa Moolo a réussi à libérer les esclaves du
joug, non seulement des Mandingues mais aussi des Peuls nobles. Son fils
Muusa Moolo continua son œuvre, même s’il s’est attaché les services de
nombreux esclaves parmi lesquels des eunuques (aynaakoo6e, sing.
gaynaako <<berger>>) chargés de surveiller ses femmes 36.
Dès lors, des esclaves, travaillant pour leurs maîtres dans l’agriculture
et l’élevage, changent d’activité. Pour eux, la guerre devient un métier et
un moyen d’enrichissement et, du même coup, d’affranchissement. Le

34. Diatta Sabaly, op. cit.


35. Yacouba Bâ, Ourossogui, 1 1 dtcembre 1994.
36. Demba Balde, op. cit.
156 ~ ABDARAHMANE N’GAIDE

pays vit au rythme des expéditions militaires et les prisonniers capturés


deviennent de nouveaux esclaves. L’esclave, à son tour, fait des esclaves ;
il se libère et devient maître à double titre : en asservissant les autres et en
dirigeant le pays aux dépens des nobles que leur défiance à l’égard de la
guerre a relégués au second plan. Ces changements dans le statut sont à
l’origine d’une mutation profonde de la condition de l’ancien maccudo.

Les villages maraboutiques, fondés au début du xxe siècle, comportent


également des JiyaaGe mais en nombre réduit. Le fondateur de Madina Al
Hadji, Al hajji Aali Caam, avait ainsi un << talibé-esclaveD qui jouissait de
sa considération et de sa confiance. Aujourd’hui, les descendants de ce
talibé-esclave dirigent le plus gros village3’ de la sous-préfecture de Dab0
(département de Kolda). Malgré leur origine servile, ils sont parfois à la
tête de villages importants alors que, auparavant, ils n’avaient pas d’auto-
nomie politique ni religieuse. La plus grande partie de ces esclaves
gaa6unke est arrivée dans les années 1930, à la suite de conflits pour le
contrôle du pouvoir les opposant aux nobles en territoire portugais. Au
lieu de rejoindre les villages gaabunke existants, ils s’installèrent chez les
esclaves << autochtones >> ou fondèrent leurs propres villages.
Par ailleurs, le pouvoir colonial, s’appuyant sur les institutions en
place, légitima la nouvelle position de l’esclave3*.En fait, les colonisa-
teurs n’étaient en faveur ni des nobles ni des esclaves. Ils poursuivaient
leurs propres objectifs, préoccupés par le <<repeuplement>> du pays après
les hécatombes provoquées par les guerres et surtout l’exode entraîné par
la fuite de Muusa Moolo en Gambie. I1 fallait arrêter cette hémorragie et
organiser le territoire nouvellement annexé. La politique économique et
administrative comptait plus que la philanthropie. D’ailleurs, << les lois
françaises ne se transplantent pas étourdiment, elles n’ont pas la vertu
magique de franciser tous les rivages sur lesquels on les importe; il faut,
en tout pays, que le présent compte avec le passé39>>. Malgré la pertinence
de cette affirmation, il n’en demeure pas moins vrai que la politique colo-
niale contribua d’une manière décisive, comme aiment le rappeler
beaucoup de nos informateurs, à la prise de conscience que nobles et
esclaves ont désormais les mêmes devoirs et les mêmes droits. Elle permit
une accélération du processus que la libération du pays par les JiyaaGe
avait enclenché.

37. Ce village a été fondé en 1936. D’aucuns disent qu’il fut créé à l’instigation de quelques
esclaves attachés à des familles du village de Madina AI Hadji. LÆ fondateur, Ceemo Bokar, était le
talibt d’Al Hajji Aali Caam, fondateur de Madina Al Hddji. C’est après la mort de ce marabout que
les esclaves sont allés fonder un village où ils pourraient exercer les fonctions de chef et d’imam,
auxquelles ils n’avaient pas accès. Aujourd’hui, ce village joue un rôle économique important dans la
zone puisqu’il pourvoit en mil et autres denrées de consommation tous les villages environnants.
38. Sur l’esclavage en Afrique occidentale française, consulter aux ANS la serie K.
39. Jules Ferry, cité par Deherme, L’esclavage en Afrique occidentale française. (Étude hislo-
rique, critique et positive), juin-septembre 1906, ANS, K 25.
ANCIENS MACCUBE DU FULADU 157

L’islam comme facteur de mobilité sociale,


ou quand l‘esclave devient marabout

L’enseignement coranique et l’introduction de l’école moderne ont


joué un grand rôle dans la prise de conscience des Jiyaabe. Dans toutes les
théocraties musulmanes peules de l’Afrique de l’Ouest, l’islam a joué un
rôle prépondérant dans les mutations sociales et les changements de
statuts (Botte & Schmitz 1994b). Pour conduire la révolte avec l’appui
des almamy du Fuuta Jaloo, Alfaa Moolo se convertit à l’islam et porta le
titre honorifique d’Alfaa. La tradition évoque encore l’hospitalité offerte
par sa femme au <<prophètetoucouleur >>, Sayku Umaar Taal, lors de son
passage dans le Fuladu, à destination du Fuuta Jaloo. À son arrivée dans
le village de Soulabaly, Sayku Umaar rencontra la famille de Samba Egge
à laquelle il aurait lancé pour la saluer : Assalaamu aleykum maccu6e Alla
(<<Bonjourles esclaves de Dieu>>).Mais des membres de cette famille,
ayant très mal pris le terme maccudo, dirent au <<prophète>> de continuer
son chemin car la famille des maccu6e habitait de l’autre côté. Ce qu’il
fit. I1 alla trouver la femme de Moolo Egge, alias Alfaa Moolo, qui l’ac-
cueillit chaleureusement. Une autre version soutient que les étrangers
étaient toujours reçus chez les esclaves. Quoi qu’il en soit, les informa-
teurs sont unanimes pour affirmer que le << prophète toucouleur >> fut
accueilli dans la famille des esclaves. D’ailleurs, on lui attribue la prédic- .
tion du soulèvement du Fuladu contre l’empire du Gaabu.
Les documents coloniaux mentionnent le fait que les esclaves furent les
premiers à embrasser l’islam. I1 est difficile de confirmer ou d’infirmer
cette information mais sa pratique s’est effectivement renforcée au début
du X X siècle,
~ avec l’arrivée massive des Gaabunke, sous la direction du
marabout d’origine toucouleur Al hajji Aali C a m . Au Fuladu, les anciens
maccu6e purent accéder aux connaissances islamiques car l’islam a joué
très vite un rôle important dans leur prise de conscience. Ils faisaient leur
initiation auprès de marabouts gaabunke installés dans le pays puis se
perfectionnaient au Fuuta Tooro (à Boki Diawe pour le Sénégal et à Kaédi
pour la Mauritanie) ou au Fuuta Jaloo. À leur retour au pays, ils ont fondé
leurs dude (sing. dudal, << foyer coranique D)et enseigné les enfants et les
adultes. Ce sont très souvent des foyers islamiques importants, véritables
pôles d’attraction pour les populations des villages environnants. L’islam
devient ainsi un Clément d’identification et surtout d’émancipation
sociale. En tant qu’idéologie, la religion a permis l’émergence de mara-
bouts jiyaa6e bénéficiant d’une audience au-delà des limites de leurs
villages. Le marabout de Sare Konko, village situé à la frontière de la
Guinée-Bissau, illustre ce phénomène. Ce village est aujourd’hui un foyer
islamique réputé, abritant non seulement une grande mosquée mais aussi
un dudal qui rassemble des milliers de talibés. En effet, ce marabout
reçoit aussi des talibés de Guinée-Bissau et le jour saint du vendredi, des
158 ABDARAHMANE N’GAIDE

fidèles habitant de l’autre côté de la frontière viennent y prier. Beaucoup


de villages d’anciens esclaves, situés dans un rayon de dix kilomètres,
envoient leurs enfants chez ce marabout alors qu’ils se rendaient aupara-
vant au village gaabunke de Madina Alfaa Sadou, oÙ d’ailleurs le maître
spirituel du marabout a fait ses études coraniques.
Le marabout actuel a poursuivi sa formation à Kaédi en Mauritanie.
<<Sondynamisme et sa position de concurrent par rapport à Madina Al Hadji lui ont
valu l’adhésion d e “ses parents”. Sa politique religieuse, doublée d’une politique
économique qui s’est traduite par le paiement de la taxe rurale du village, explique en
partie l’audience qu’il a pu acquérir non seulement auprès des populations peules du
Sénégal mais aussi de celles de Guinée-Bissau. Ce marabout est très apprécié par les
autorités administratives. En effet, un administrateur affirme : “C’est un marabout
exemplaire qui s’investit dans des activités de développement, donc il est en collabora-
tion étroite avec l’administration’’. >> (N’Gaide 1995: 14.)
Au Fuladu, l’islam n’est donc pas l’apanage des nobles comme cela fut
le cas dans d’autres États peuls, au Fuuta Jaloo par exemple (Botte 1994).
Ici, il a été l’affaire des esclaves. Beaucoup d’entre eux se fondent sur
l’islam pour critiquer l’ancienne organisation socio-économique. I1 est
fréquent d’entendre de jeunes jiyaa6e ayant acquis des connaissances isla-
miques tenir le raisonnement suivant :
<<L’esclavagerelève de la tradition. Nous, qui avons appris le Coran et l’exégèse des
textes du hadith et du droit musulman, nous avons compris qu’il existe une grande
différence entre ce que dit l’islam et la tradition. En m’appuyant sur les enseignements
de l’islam, j e peux affirmer que l’esclavage que nous avons connu ici est totalement
aberrant et qu’il ne reposait sur aucun critère solidedo. >>

L’influence de l’école moderne

De son côté, l’école franCaise a permis aux esclaves d’accéder aux


connaissances modernes et de s’investir dans la politique. Comme dans
beaucoup de sociétés africaines, les nobles s’arrangèrent pour envoyer les
enfants des classes inférieures à l’école moderne. Ceci était vrai égale-
ment au Fuladu. <<Autout début, les nobles n’envoyaient pas leurs enfants
à l’école, ils s’arrangeaient toujours pour envoyer les fils d’esclaves.
C’est ainsi que ces derniers dirigèrent-le pays, au grand dam des
nobles4‘. >> Effectivement, depuis l’indépendance jusqu’aujourd’hui, la
plupart des députés du département de Kolda sont soit d’origine ethnique
non peule, soit d’origine servile. Même si l’éducation n’anoblit pas au
vrai sens du terme, elle participe en tout cas d’une amélioration de la
condition du jiyaado. Actuellement, presque tous les villages possèdent
une école ou quelques classes. En plus, dans le cadre d’actions de déve-
loppement, des ONG (organisations non gouvernementales) alphabétisent

40. Amadou Diahe Kande, Kambeydari, 6 février 1996.


41. Mamddou Yéro Balde, Dar Salam, le 20 mars 1996.
ANCENS MACCUBE DU FULADU 159

en langue nationale, ce qui permet à tous, sans distinction de statut,


d’accéder à la connaissance.

Évolution actuelle

La domination mandingue, la révolte des Peuls Jiyaa6e puis la coloni-


sation, avec l’emploi de Peuls sans distinction de statut comme agents
coloniaux, ont eu pour conséquence majeure l’égalisation des deux caté-
gories sociales. Rim6e et Jiyaabe ont fini par s’admettre.
La mutation de l’esclavage au Fuladu a revêtu plusieurs formes mais sa
caractéristique essentielle est le rejet de tout ce qui peut rattacher l’indi-
vidu à la servitude. Même si les descendants d’esclaves ne nient pas leur
origine et qu’ils en parlent, ils rejettent avec énergie l’état lié à cette situa-
tion. Cette division de la société est maintenant reléguée au plan du uadu
(les us et coutumes). Néanmoins le Peul noble toise toujours le Jiyaado.
Certes, les esclaves se sont affranchis des travaux chez leurs anciens
maîtres. Cependant, tout en ne s’identifiant plus à la condition servile
antérieure, ils n’en conservent pas moins un statut lié à leur naissance. Ils
sont des Jiyaabe jusqu’à la fin des temps (hua laakara). Cette expression
révèle dans toute sa rigueur que la naissance détermine la place de l’indi-
vidu. On ne devient plus esclave mais on l’est par naissance, par le sang.
Aujourd’hui, ce statut n’entraîne aucune incidence majeure sur la place
des Jiyaabe sur l’échiquier social, politique et économique, que ce soit au
village, en ville ou dans le pays. Pourtant, les mentalités n’ont pas encore
complètement changé, malgré les mutations amorcées dès le milieu du
X I X ~siècle. Bien que les discriminations restent limitées, les stéréotypes
anciens sont encore vivaces, même si le Sénégal est un État républicain
où l’esclavage au vrai sens du terme n’existe plus. L’existence de villages
séparés rappelle ces pesanteurs, à la manière des duume (sing. ruunde) du
Fuuta Jaloo (Botte 1994).
Dans les villages, de vieux esclaves manifestent encore des rapports de
subordination, en effectuant des tâches spécifiques. Ils distribuent des
offrandes (boy01 ou sadaka) lors des mariages, baptêmes ou décès ; ils
s’occupent de l’abattage des animaux et exécutent d’autres menus travaux.
I1 est très fréquent, lorsqu’une famille noble organise une fête, d’entendre
un ancien esclave dire : Bee ko Ful6e amen cosaan :maamaaji amen
nja6aani maamaaji mumen koya42 ( G C’étaient nos Peuls ; nos ancêtres
n’ont jamais accepté que les leurs soient déshonorés D). Invoquant cette
subordination ancienne, il fait tout ce qu’il faut pour que la fête soit une
réussite. Ces travaux, autrefois gratuits, donnent lieu aujourd’hui à des
contreparties sous forme de dons et d’assistance. Ces entraides relèvent
des rapports de endam. Le comportement solidaire des anciens esclaves

42. Diatta Sabaly, op. cit. (koyeera, de hoyde, <<déshonneur,


dtchéaiice>>).
160 ABDARAHMANE N’GAIDE

est contesté par les jeunes qui 1’interprètent comme une subordination
dépassée. Au demeurant, la coercition n’a jamais été un Clément fonda-
mental des rapports entre nobles et esclaves, elle n’a jamais été
déterminante dans la soumission de l’esclave à son maître, ni servi de
fondement à l’organisation sociale et aux rapports de domination.
Même si des traditions et stéréotypes liés à chaque classe sociale survi-
vent, il serait simpliste d’affirmer que la société peule du Fuladu est
réfractaire aux changements, notamment à la disparition des relations de
domination, de dépendance et de subordination. Tout en servant de réfé-
rence et de justification constamment rappelées, dum ko aada (<< cela
relève des us et coutumes >>), les traditions font l’objet de mises en cause
permanentes. Elles,sont influencées par les évolutions socio-écono-
miques. Dans un Etat républicain, appliquant les principes de la
démocratie, l’insertion socio-économique des individus ne tient pas à leur
statut ni à leur position sociale antérieure. Ce principe est reconnu partout
mais des réactions renvoient à l’appartenance sociale. Ainsi, lors des élec-
tions, les votes se fondent selon une logique d’appartenance sociale. I1 est
fréquent d’entendre : <<Jepréfère voter pour ce candidat car il représente
un espoir pour notre endam. I1 saura mesurer et apprécier à sa juste valeur
notre situation. >> Si les nobles n’affichent pas leur mécontentement vis-à- .
vis des députés d’origine servile, nombre d’anciens esclaves affirment
que les RimGe vivent mal ce fait. Selon les JiyaaGe, les Peuls rim6e ont
oublié le rôle historique qu’ils ont joué dans la libération du pays. Au
contraire, ce fait est toujours rappelé par les JiyaaGe, avec << orgueil >> et
<<vanité D.
Beaucoup d’Cléments restent donc vivaces et rappellent l’ancienne
organisation sociale des Peuls du Fuladu. De plus, les JiyaaGe habitent
parfois un quartier à part, selon une ancienne ségrégation spatiale. Le
village de Bantancountou Mawnde43 et son quartier d’esclaves Gada
Kallu ( e derrière la route >>) est représentatif de la persistance d’une
certaine ségrégation dans l’occupation de l’espace44. Cependant, la sépa-
ration des habitats n’est pas généralisée ; esclaves et nobles cohabitent
dans des villages où la distribution des concessions n’obéit à aucune
logique statutaire. Le plus souvent, des villages rassemblent d’anciens
esclaves devenus majoritaires et quelques familles nobles, descendantes
des fondateurs. La fondation de tel ou tel village est souvent attribuée à

43. Ancien chef-lieu de leydi au temps d’Alfaa Moolo.


44. Quelques informateurs affirment que le choix de l’emplacementétait li6 aux rôles assignés
aux JiyaaGe. En effet, les attaques venaient de leur côté du fait de l’existence d’un gu6 en face de leurs
habitations. Ils jouaient un rôle de sentinelles et de boucliers. (Ceci rappelle les villages fondés après
la révolution tooroodo de 1776 au Fuuta Tooro. En effet, les Fuutanke avaient créé des villages habi-
tés par des Se66e (guerriers) en face des zones guéables). Aujourd’hui, 1 Bantancountou Mawnde,
une s6pwdtion nette existe entre le quartier Gada Kallu et le reste du village, marqu6e par une piste.
Les esclaves de la famille fondatrice du village étaient @èS nombreux. Quelques-uns de leurs descen-
dants continuent à travailler pour elle.
ANCIENS MACCUBE DU FULADU 161

une famille noble, aujourd’hui disparue, par extinction de la lignée ou la


mort du père et la récupération des enfants en bas âge par les oncles pater-
nels. I1 arrive fréquemment aussi que l’esclave hérite des enfants de son
maître; ils grandissent alors chez ce demier qu’ils considèrent comme un
père45.
Lorsque des Jiyaa6e habitent avec une minorité de RimGe, des conflits
peuvent surgir à propos de la chefferie du village ou de la représentation
au conseil rural. Les répercussions possibles de ces conflits sont impor-
tantes, dans le processus de régionalisation au Sénégal.

Rapports matrimoniaux entre JiyaaGe et Rim6e

L’étude des rapports matrimoniaux révèle, elle aussi, l’existence de


blocages dans l’intégration effective des deux catégories sociales.

Échange à sens unique :une preuve de la discrimination sociale

Les règles matrimoniales sont strictes et caractérisées par une endoga-


mie très poussée entre individus de même statut social. Nul ne peut
s’identifier et se reconnaître que dans son groupe d’appartenance sociale
qui est un ensemble d’individus << identiques >> partageant les mêmes
prérogatives et auxquels sont assignés des rôles bien déterminés dans la
hiérarchie de la société. Le Jiyaado ne trouve sa plénitude qu’en se réfé-
rant à un ensemble d’individus aux origines multiples mais partageant un
sort identique au sien. Le vécu quotidien et les rigueurs de la servitude et
de la subordination ont forgé une cohésion sociale que renforcent des
mariages endogamiques. Ces alliances matrimoniales permettent non
seulement d’accroître le groupe des JiyaaGe mais aussi de maintenir et
surtout de consolider les liens entre eux. L’individu se confondant (ou se
conformant) au groupe, il est impossible et même impensable qu’un
Jiyaado demande une Dim0 en mariage. Chaque membre de la société
épouse son égal et surtout quelqu’un de même statut (pasiraad0)46.
Un de nos informateurs, agent de l’administration territoriale et origi-
naire de la région de Kolda, s’exprime ainsi sur le sujet :
<<Mafamille, je la surveille. Je m’occupe de mes ascendants, de mes descendants.
M. X est Jiyaado, il ne viendra pas demander une femme en mariage chez moi. I1 sait
qui il est et je sais qui j e suis. On n’échangera pas de femmes, je n’irai pas en prendre
chez lui. Donc, on s’en tient là. Les gens s’en tiennent à la surveillance de leur lignée.
Au plan matrimonial, on est encore très rigoureux et à cheval Ià-dessus47. >>

45.Sambayel Mballo, Thiara, le 23 mars 1996.


46.Ceci rappelle la rigidité qui caractérise les règles de mariages inter-sociaux en milieu toucou-
leur du Fuuta Tooro. En effet, aujourd’hui encore, il est rare d’y voir quelqu’un épouser une femme
hors de sa classe sociale.
47. Yacouba BL,op. cit.
162 ABDARAHMANE N’GAIDE

Ce témoignage manifeste un sentiment général, partagé par beaucoup


de RimGe et même de JiyaaGe. Un Jiyaado se plaindra que la femme noble
se prévaut de son origine pour refuser les ordres du mari, ou bien l’accu-
sera de ne pas respecter ses devoirs matrimoniaux (Rew6eful6e ngonaa
aadiyankoo6e ko 6e janfotoo6e).
À l’inverse, un Dimo peut épouser une Jiyaado sans difficultés aucunes
et cela se produit fréquemment. Cela peut être le cas d’un Dim0 qui n’a
pu avoir d’enfants; il épouse alors une femme d’origine servile (kordo);
- elle donnera, le plus souvent, naissance à de nombreux enfants qui feront
lë bonheur de leur père. De même, un noble peut se marier à une Kordo
pour améliorer sa situation économique (augmentation du troupeau.. .).
C’est le ngaa6di48 (la << chance >>) lié. à ces femmes qui explique ce genre
de mariages, noués après consulta.tion d’un <<fétichisteD. Ainsi, une
contradiction existe entre le statut d’une esclave et le bonheur, la chance
qu’elle peut apporter à un noble lors d’une alliance matrimoniale. I1 est
étonnant de constater que le ngaa6di ne joue que dans le sens du mariage
d’un noble avec une esclave.
Autrefois, il était pourtant interdit aux nobles d’épouser une esclave@.
I1 était impensable de souiller la lignée, l’origine généalogique et surtout,
de rompre l’équilibre social par l’introduction d’un Clément non seule-
ment inférieur mais étranger et sans << histoire >>, Les JiyaaGe sont
considCrCs comme un corps étranger par rapport aux autres Peuls (les
<<vrais>> Peuls). En effet, comme partout ailleurs, ils sont appelés FuZ6e
6aZee6e (<< Peuls noirs >>) par opposition aux Ful6e ranee6e (<< Peuls
blancs >>). Cette appellation, au-delà d’une distinction physique, exprime
le rejet des JiyaaGe par les RimGe. Ce sont, semble-t-il, les règles reli-
gieuses de l’islam et l’influence Ides GaaGunke qui ont légitimé les
mariages mixtes. De fait, quelques marabouts d’origine gaa6unke ont, les
premiers, contracté des rapports matrimoniaux avec les JiyaaGe. Les
enfants issus de ces mariages sont, de facto, des RimGe. Certes, la Kordo
conserve un statut lié à son origine mais elle ne travaille plus comme les
autres esclaves et elle a le même titre que ses Co-épouses rimbe.

Aujourd’hui, malgré des mutations, les mariages mixtes restent assez


rares. Certes, il existe une circulation des femmes entre les deux groupes
et quelques grandes familles nobles consentent même à donner leurs filles
à des esclaves. Les échanges s’effectuent de manière préférentielle entre
des familles aisées sur le plan économique et disposant d’un pouvoir poli-
tique. Cependant, les pesanteurs historiques et sociales restent vivaces et
ne favorisent pas une mutation rapide des mentalités. Ainsi, de jeunes
RimGe contestent cette discrimination sociale mais, en même temps, ils

48. Voir Ogawa (1994) pour comprendre le sens et la portée idéologique de la notion de nguubdi.
49. Oumar Balde ulius Oumar Mamboa, op. cit.
ANCIENS MACCUBE DU FULADU 163

affirment: Maccudo ko maccudo tun50(<<L’esclaveest un simple esclave,


quoi qu’il advienne >>).Ce faisant, ils reprennent des stéréotypes attachés
au statut et au rang de l’esclave dans la société. Le muccudo est décrit
comme un être extravagant, sans aucune mesure et avec un comportement
étranger aux normes de la civilité selon les canons du dimo. Dès lors, à la
moindre faute, leur statut et leur origine leur sont rappelés. C’est seule-
ment en ville que, sous couvert de l’anonymat (et de la réussite sociale?),
Dim0 et Jiyaado se côtoient, se marient et nouent des liens.

Statut social et accès à la terre

Les JiyaaGe, comme leurs anciens maîtres, sont des agriculteurs.


Marginalisés autrefois sur le plan économique car travaillant pour le
compte d’un maître, ils ont pu accéder, après leur libération, àtous les
types de champs : le bammbee, le kene, le segeli5l. La souplesse des règles
d’accès à la terre leur a permis de devenir indépendants de leurs anciens
maîtres. Déjà, lorsqu ’ils travaillaient sous leurs ordres, les maîtres leur
octroyaient des champs qu’ils cultivaient deux jours par semaine.
L’activité agricole et le développement de cultures de rente semblent
avoir favorisé un <<nivellement >> de la société peule du Fuladu.
La libération des esclaves ne s’est pourtant pas accompagnée d’une
restructuration économique effaçant les disparités anciennes. En effet,
pour de nombreux informateurs, le malheur de l’esclave est d’avoir
toujours travaillé pour son noble qui, lui, était occupé à thésauriser les
vaches. Étant lui-même un bien, le Jiyaado ne pouvait rien posséder en
propre. Aujourd’hui, les bénéfices qu’il tire de l’agriculture lui permettent
d’acheter des vaches. L’agriculture est unmoyen pour le Jiyaado
d’atteindre son objectif final : constituer un grand troupeau, affirmation de
son appartenance au monde peul.
*
De l’ancienne organisation sociale des Peuls du Fuladu, subsistent
encore quelques survivances. Les relations de soumission, de respect et de
dépendance ont disparu ou pris une autre signification. Elles sont désor-
mais désignées par endum. Ce concept désigne une forme de parenté qui
implique des obligations d’assistance et d’entraide mutuelles, ce que
M. Dupire (1994 : 273) appelle des <<relationsd’obligations mutuelles D.
L’esclave et son maître deviennent des dendi‘rau6e (parents à plaisanterie,
relation qui rappelle paradqxalement des rapports de << prééminence poli-
tique antérieure >>)ou mieux, des banndiraa6e (des parents).

50. X., Bantdnkountou Mawnde, 5 décembre 1995.


51. Baninbee, champ qui jouxte les concessions ou qui se situe entre ces demières. Le kene est un
champ qui se situe entre le baninbee et le segeli, champ de brousse nouveau.
164 ABDARAHMANE N’GAIDE

Les conditions matérielles déterminent la position sociale. Aujourd’hui,


avec la disparition des rapports d’ex~ploitation,les JiyaaGe disent: Aduna
jooni mo liggaaki wuurataa (aCelui qui ne travaille pas ne vit pas >>).Les
réalités socio-économiques et politiques ont changé. Chacun cherchant
par tous les moyens à sortir de la crise, la prise en charge d’autres
personnes devient impossible et même impensable. Certes, il est difficile
de changer les mentalités mais la situation économique, l’islam, l’école
modeme, la multiplication des maria,gesmixtes et l’influence des respon-
sables politiques contribueront à la prise de conscience que les, différences
de statuts ne sont plus déterminantes dans le contexte d’un Etat républi-
cain. L’état antérieur de chaque indlividu dans la société se perpétuera
peut-être dans les consciences mais ce ne sera plus une condition pour
l’accès au pouvoir, à la richesse et surtout à la dignité humaine.
FANCHETTE
SYLVIE

Migrations, intégration spatiale et formation


d’une société peule dans le Fouladou
(haute Casamance, Sénégal)

D’origines géographiques et sociales diverses, arrivés dans la région en


plusieurs vagues migratoires, les Peuls 1 du Fouladou ont subi un long
processus de transformations de leurs modes de vie et de production au
contact des anciens maîtres des lieux, les Mandingues. En provenance, à
partir du X V siècle,
~ de l’aire sahélienne entre les fleuves Sénégal et Niger
puis du Fouta Djallon et de Guinée portugaise pour les migrations les plus
récentes, les Peuls de haute Casamance ont créé une société originale.
Aux migrants d’origine peule se sont joints des déments d’origine servile :
Bambara, Jallonke, Mandingue, Diola, Baynouk.. . À l’époque coloniale,
fuyant les potentats locaux ou la rigueur de la colonisation française, des
populations peules ou d’origine servile quittèrent en grand nombre le
Fouta Djallon et la Guinée portugaise pour se réfugier dans le Fouladou
qui est, pour les Mandingues, le pays des Peuls.
Selon que leurs migrations se sont effectuées en groupes ou individuel-
lement, qu’elles ont fui les guerres et les crises politiques, qu’elles se sont
déplacées progressivement à la recherche de pâturages ou qu’elles ont
cherché à étendre l’islam, ces populations se sont installées dans le
Fouladou selon des modes variables. Par ailleurs, d’une époque à l’autre,
les conditions politiques et écologiques comme les particularités des
sociétés avec lesquelles elles sont entrées en contact (mandingue et peule
à l’ouest, wolof au nord, badiaranké et bambara à l’est) ont exercé une
influence sur leur mode de fixation dans l’espace (carte 1).
Mis à part les règnes éphémères d’Alpha Mo10 (1867- 1881) puis de
son fib, Moussa Mo10 (1883-1903)’ durant lesquels une administration

1. Dans cet article, nous utilisons le qualificatif <<peuln pour toutes les populations parlant le
pulaar, ayant des patronymes peuls et se reconnaissant comme telles, quelle que soit leur origine
sociale (libre ou servile).
I 16'
SÉNÉGAL I Fouta Toro L
o\
Q\

Carte 1. Origine des vagues migratoires vers le Fouladou.


MIGRATIONS ET INTÉGRATION SPATIALE AU FOULADOU 167

fut édifiée sur les ruines d’institutions pluralistes datant de l’époque


mandingue (Quinn 1971)’ il n’y a pas eu dans le Fouladou de pouvoir
structurant, qu’il soit militaire, commercial ou religieux. Alpha Mo10 et
Moussa Mo10 n’étaient que des chefs à peine islamisés qui, du fait de leur
statut d’anciens captifs, n’ont pas réussi à faire l’unanimité de la popula-
tion, et notamment des Peuls libres. Pour évincer les Mandingues à la fin
du X I X ~
siècle, ils durent appeler à l’aide les almamy du Fouta Djallon,
intéressés par le contrôle du fleuve Gambie, sans pour autant parvenir à
créer un royaume indépendant dans le Fouladou. Puis la présence fran-
çaise a fait obstacle à la formation d’un pouvoir fort dans une région
qu’elle cherchait à contrôler depuis longtemps.
Les contextes socio-politiques et écologiques dans lesquels vivaient
auparavant ces populations ont en partie déterminé leur mode d’intégra-
tion dans le Fouladou. Si quelques groupes ont cherché à conserver leurs
particularismes socio-économiques ou culturels, notamment les grands
éleveurs, d’autres (principalement les Jiyaa6e2 ou les navétanes3)’ ont
aspiré à se fondre dans la société du Fouladou, en s’islamisant ou en prati-
quant l’élevage. L’ancienne classe servile, tout en s’affirmant aujourd’hui
comme étant peule, conserve l’appellation de Jiyaafie pour se différencier
des Peuls Rim6e appelés.Ful6e AynakooGe. Du reste, ces derniers sont
considérés plus comme des éleveurs que comme d’anciens maîtres.
Quatre facteurs ont joué un rôle déterminant dans le processus d’inté-
gration des populations du Fouladou. Ils ont favorisé la création d’une
société sédentarisée et poulophone qui, tout en étant métissée, du fait de
nombreux emprunts culturels, de mariages avec les populations
mandingues et des origines diverses des populations asservies, a réussi à
sauvegarder certaines particularités propres à la société peule, notamment
son intérêt pour l’élevage :
- la guerre des Peuls contre les Mandingues et l’atténuation de la hiérarchie sociale
entre les Rimfie et les Jiyaafie;
- l’influence grandissante de l’islam et I’émancipation des Jiyaafie ;
-le boom de l’arachide et l’afflux de travailleurs saisonniers: les navétanes;
- le développement récent de I’agropastoralisme.
Comment, dans cette région soudanienne peu contrastée sur le plan
écologique, différentes populations se sont-elles regroupées et côtoyées
au cours des siècles? Comment se sont-elles appropriées l’espace et ont-
elles fondé une nouvelle société?

2. Les JiyaaGe, les anciens captifs des Peuls, se considèrent comme étant peuls, et sont vus comme
tels par les RimGe, même s’ils n’ont pas les mêmes intérêts ni les mêmes connaissances que ces
demiers en matière d’élevage. Pour eux, il existe deux types de Peuls: les R i m k et les JiyaaGe.
3. Navétanes: travailleurs saisonniers venant au Sénégal pour la cukure de l’arachide.
168 SYLVE FANCHETTE

Le peuplement du Fouladou :
coexistence spatiale et emprunts entre les groupes

Les Peuls constituent la majeure partie de la population du Fouladou :


84 % en 1960 (CINAM-CERESA 1960b) les autres étant surtout des
Mandingues et des Wolofs. Ces Peuls sont répartis en plusieurs groupes
selon leurs origines sociale et géographique : ceux d’origine noble ou
libre, les RimGe appelés également Foulakoundas ; l’ancienne classe
servile, les Jiyaa6e ; les Peuls venus de l’ancienne Guinée portugaise, les
Gabounkés ; et les Peuls dits <<Fouta>>, originaires du Fouta Djallon.
Les grandes forêts soudaniennes de la haute Casamance ont toujours
constitué une région refuge pour des populations fuyant les guerres ou la
désagrégation socio-politique des grands empires voisins, tandis que des
agropasteurs, à la recherche de pâturages ou de terres à défricher, ont
quitté les plateaux peu fertiles du Fouta Djallon ou les maigres pâturages
de la vallée du Fouta Toro pour s’installer sur des terres plus riches.
Ces infiltrations se sont surtout effectuées par le sud et l’est de la
Casamance, en provenance du Mali, du Boundou, du Fouta Djallon et de
l’actuelle Guinée-Bissau. Peu de Peuls originaires du nord du Sénégal ont
osé franchir le fleuve Gambie avec leurs troupeaux de zébus pour s’instal-
ler dans une zone infestée de glossines. Ceux qui ont fui récemment les
sécheresses se sont arrêtés au bassin arachidier, au nord de la Gambie.

Les vagues du peuplement peul

Le peuplement du Fouladou (faisant partie du Gabou à l’époque


mandingue) s’est effectué en quatre périodes d’inégale importance : la
première, la plus longue, pendant la domination mandingue, aurait duré
du début du xve siècle jusqu’à la moitié du X I X ~siècle ; la deuxième, de la
chute de l’empire du Gabou (1867-1868) au début du xxe siècle, débute
avec la révolte des Peuls contre les Mandingues et couvre les règnes
d’Alpha et de Moussa Mo10 ; la troisième, jusqu’à 1960, correspond à la
période coloniale ; la dernière commence avec l’indépendance, période
durant laquelle le Fouladou a joué le rôle d’une région refuge pour les
Peuls du Fouta Djallon et ceux de la Guinée-Bissau, en pleine guerre
civile.
Les infiltrations peules à l’époque de l’empire du Gabou
À la suite des premiers conquérants mandingues originaires de l’empire
de Mali qui occupèrent progressivement la haute Casamance au
X I I I ~siècle, des petits groupes de Peuls nomades s’infiltrèrent dans la
région, attirés par les riches pâturages. Depuis longtemps, Peuls et
Mandingues vivaient ensemble dans le royaume de Mali et le Wagadou,
leur cohabitation s’appuyant sur la complémentarité de leurs économies
fondées sur l’élevage et l’agriculture. Un dicton gabounké ne dit-il pas :
MIGRATIONS ET INTÉGRATION SPATIALE AU FOULADOU 169

<< LB où un Mandingue s’installe le matin, il est rejoint le soir par un Peul D


(Niane 1989: 47).
À la fin du X V siècle,
~ des Peuls entrèrent en grand nombre dans les
provinces septentrionales du Gabou et au Fouta Djallon où Koli Tenguella
essaya de créer un royaume avec pour capitale Guémé Sangan, à la lisière
du plateau. Au début du X V I ~siècle, il traversa le Gabou pour conquérir de
nouveaux espaces dans la région du Fouta Toro. Selon les traditions
locales, cette vague migratoire serait la plus importante pour le peuplement
du Fouladou par les RimGe. Ces premières arrivées furent suivies par
<< ... four centuries of migration to Gambia region from the south, the east and the
north, until by the nineteenth century the river valley and the districts surrounding it
has become one of the most important area of Ful6e settlement in West Africa. Many
thousand of Ful6e lived in small scattered villages particularly in the south Gambia
kingdoms of Kantorä, Tomani and Jimara, where Mandingo clans has ruled for over
four centuries. >> (Quinn 1971 : 428.)
Ces populations se soumirent aux autorit$%mandingues avec qui elles
cohabitèrent plus ou moins pacifiquement. A leur contact, les pasteurs se
sédentarisèrent, construisant leurs villages au bord des bas-fonds. Les
Peuls élevaient les animaux des Mandingues, les aidaient dans leurs aven-
tures guerrières et réduisirent en captivité.de nombreuses populations. Ces
captifs travaillaient les champs des Mandingues et des Peuls, favorisant
ainsi la sédentarisation de ces pasteurs nomades qui n’éprouvaient plus le
besoin de partir en transhumance.
La libération du Fouladou
par les JiyaaGe et leur expansion spatiale
Vers la fin du xrxe siècle, les relations entre Mandingues et Peuls se
détériorant, des Peuls dirigés par un Jiyaad‘o,Mo10 Egue (il s’appellera
plus tard Alpha Molo), se soulevèrent et repoussèrent vers la moyenne
Casamance leurs oppresseurs. Depuis le début du X I X ~siècle, l’empire du
Gabou était en pleine crise : l’abolition du commerce des esclaves et les
guerres menées par 1’État théocratique du Fouta Djallon, soucieux
d’étendre son territoire jusqu’à la Gambie, avaient sonné le glas de sa
splendeur d’antan. Les chefs de province exerçaient une pression écono-
mique de plus en plus forte sur les Peuls, devenus presque leur unique
source de richesse (surtout en bétail).
La guerre contre les Mandingues fut longue et la chute du Gabou ne fut
acquise que grâce à l’aide des almamy du Fouta Djallon, intéressés par le
contrôle de cette riche région. Puis Moussa Molo, le second fils d’Alpha
Molo, tenta de s’émanciper du pouvoir de ces demiers en faisant appel à
l’armée coloniale française, mais il échoua dansson rêve de création d’un
royaume indépendant au Fouladou. Cette période a eu des conséquences
décisives dans la répartition du peuplement.
La guerre contre les Mandingues puis les exactions de Moussa Mo10
ont provoqué un important redéploiement de populations. Des JiyaaGe
170 SYLVE FANCHETTE

aussi bien que des Rim6e fuirent en grand nombre le Firdou, centre du
royaume, pour les provinces méridionales : <<Dansle sud du Fouladou, il y
avait peu de monde à l’époque et puisque c’était la guerre, les gens se
rapprochaient des gros villages4. >> Puis, quelques fidèles guerriers de
Moussa Mo10 fondèrent des villages afin de contrôler la frontière séparant
le Fouladou de la moyenne Casamance où s’étaient réfugiés les
Mandingues : Sare Kediang, Boguel, Sibikaranto, près de Medina Alpha
Sadou, Bodeyel Abdoul, Sare Pathe Kamako, Sare Kolis. Enfin, au
moment de la fuite en Gambie de Moussa Molo, d’autres guerriers sont
partis s’installer dans le sud du Fouladou.
Certains de ces guerriers Rim6e fondèrent des villages avec l’aide de
leurs Jiyaa6e. Ce fut le cas de Mounkou Diaw, fondateur de Sanka, chef-
lieu du Kanfodiang, de Djoubeirou Kande, fondateur de Bantankountou
Mawnde, chef-lieu de la province du Kamako, ou de Dembayel qui a
fondé Sare Dembayel, actuellement le plus grand village de JiyaaGe du
Fouladou. Les provinces périphériques du Fouladou, le Niampayo, le
Coudoura et le Kibo, une fois libérées du joug mandingue, furent peuplées
par des captifs appartenant aux chefs Rim6e ou Jiyaa6e qui se partagèrent
le pays, tout en reconnaissant la suzeraineté d’Alpha Molo. La polygamie
et le clientélisme permettaient de repeupler rapidement un secteur déserté6.
Avec les guerres d’Alpha et de Moussa Molo, le nombre des captifs n’a
fait que s’accroître, du fait des nombreuses prises que les guerriers
opéraient chez les Mandingues. Ainsi Moussa Mo10 possédait des
centaines de captifs dans ses concessions de Hamdalaye et de Ndorma.
Plus tard, l’abolition de l’esclavage, mCme si elle n’entra dans les faits
que très lentement, fut à 1 origine de l’éclatement de nombreuses locali-
tés, les captifs émancipés créant de nouveaux villages.
Enfin, durant la guerre de libération de la Guinée portugaise, des
groupes d’origine servile ont fui en grand nombre et se sont installés au
sud du Kamako. Certains vinrent comme navétanes chez les RimGe,
tandis que d’autres rejoignaient les villages de JiyaaGe.
La conquête coloniale, I’ émancipation
des esclaves et le développement de l’islam :
des flux migratoires contrastés vers une région pacifée
L’administration coloniale tenta de repeupler le Fouladou pour déve-
lopper les cultures vivrières et l’arachide. Dans ce but, elle favorisa
1’implantation de villages maraboutiques et l’installation de travailleurs
saisonniers. C’est seulement dans les années 1930 que des familles d’ori-
gine noble, ayant fui les exactions de Moussa Mo10 vers les régions

4. Awdi Balde,jargo de Sar6 Dembayel, mars 1996.


5. Ladde Kande,jiyaado, Sanka, mars 1996.
6. C . de La Roncière, Renseignements sur la population du Fouladou. 1904, Dakar, Archives
nationales du Sénégal.
MIGRATIONS ET INTÉGRATION SPATIALE AU FOULADOU 171

voisines du Niani et du Pakao, revinrent peu à peu, << chassées par la


famine B, et créèrent de nombreux villages d’éleveurs.
L’implantation des marabouts gabounkés et de leurs disciples :
une politique coloniale pour repeupler la haute Casamance
Au début du siècle, la persécution des musulmans du Gabou par
Moundiouri (véritable potentat, il faisait régner la terreur) provoqua la fuite
de centaines de Peuls Foulakoundas hors de Guinée portugaise. Ils suivaient
un marabout toroodo, El Hadj Ali Thiam, qui les avait convertis à l’islam.
L’administration coloniale, quoique inquiète des risques politiques que
pouvait causer la venue de marabouts, favorisa l’installation de ces popula-
tions encadrées par des autorités religieuses intéressées au développement
de l’arachide. Ayant perdu une part importante de leurs troupeaux lors de la
traversée de la frontière, les premiers migrants dits Gabounkés s’adonnèrent
principalement à l’agriculture. Ils travaillaient sur les champs immenses des
marabouts et cultivaient des lopins pour leur compte.
À partir du premier village fondé par El Hadj Ali Thiam, Medina el
Hadj, environ soixante-dix villages satellites ont été créés par les disciples
ou les descendants du marabout fondateur, renforçant ainsi le pouvoir du
village-mère.
<<AlHadji Ali fondait des villages pour l’exploitation des terres. En effet, il recevait
beaucoup de gens à Madina et comme les terres y étaient déjà occupées, il fallait aller
chercher ailleurs des zones inoccupées. I1 voulait satisfaire les besoins en terre des
nouveaux arrivants. Un étranger qui vient te trouver chez toi, il faut lui trouver à
manger’. >>
Les marabouts gabounkés attirèrent aussi dans leur exode des JiyaaGe
voulant se convertir à l’islam. Ils furent regroupés en deux villages
distincts, Missira et Guiro Yero Bocar.
Tout en étendant l’islam, les Gabounkés, au cours de la première
moitié du xxe siècle, essaimèrent dans les espaces laissés libres par les
Foulakoundas, activant ainsi les flux migratoires en provenance du Gabou
portugais en crise. Aujourd’hui, ils entretiennent des rapports sociaux et
matrimoniaux très étroits entre villages :
<<Nousavons des rapports matrimoniaux avec Madina et nous sommes des musi6es car
nous sommes venus ensemble dans ce territoire. Tous les Gabounkés de la zone se
sentent unis par une origine et un destin communs’. D
À la mort de Thiemo Ali Thiam, des querelles de succession entre ses
fils et ses disciples ont provoqué le départ de plus de la moitié des familles,
favorisant du même coup l’expansion spatiale de populations à la
recherche de terres et de pâturages. Plus d’une centaine de familles ont
suivi dans leur <<jihadD de jeunes marabouts puissants comme Thiemo

7. Amadou Abassy, Medina el Hadj, entretien A. Ngaide, aoilt 1995.


8. MusiGe ;parents, personnes allits par mariage.
9. Ousmane Balde, Guiro Ytro Mandou, entretien A. Ngaide, aoilt 1995.
172 SYLVE FANCHETTE

Bocar et Thierno Mamadou Saidou, à l’origine de la fondation des deux


plus grandes agglomérations du Fouladou (après Kolda et Velingara).
Medina Gonasse est devenue une ville religieuse renommée et puissante
regroupant plus de 15O00 habitants, Guiro Yero Bocar en compte plus de
2000 ; quant à Medina el Hadj, elle atteint près de 1O00 habitants, ce qui
est exceptionnel dans une région où la taille moyenne des villages ne
dépasse pas 200 habitants.
Migrations de marabouts peuls Fouta
pour convertir les Foulakoundas à l’islam
A la suite de conflits avec les Français au début du siècle, de nombreux
marabouts et leurs disciples quittèrent le Fouta Djallon pour la Guinée
portugaise, la Casamance et la Gambie où les Peuls, encore en majorité
animistes, constituaient une population susceptible d’être islamisée. Bien
que peu nombreux, des marabouts peuls Fouta avaient déjà été les
premiers à créer des foyers islamiques au Fouladou comme Soboulde,
aujourd’hui le plus important des centres religieux de la région *O. Les
disciples des marabouts peuls Fouta ne fondent pas de villages, mais
installent des dude ou foyers coraniques chez les Foulakoundas.
aÀ l’époque, les gens buvaient beaucoup ici et les disciples du marabout avaient peur
que s’ils créent des villages, les Foulakoundas imposent leur mentalité. Donc ils ont
préféré ne pas en construire 11. >>
La plupart des imams officiant chez les Foulakoundas sont originaires
du Fouta Djallon et descendants des marabouts et imams venus à l’époque
d’Alpha Mo10 pour lui prêter main-forte dans sa guerre contre les
Mandingues : << Ils étaient quarante à venir du Fouta Djallon, dont sept
imams pour l’aider pendant la guerre et installer l’islam 12. >> Certains sont
restés dans le Fouladou, une fois la guerre terminée, et ont suivi Thiemo
Aliou dans sa campagne de conversion. Ils vivent à part et se marient
entre eux. Les quelques disciples de Thiemo Aliou Diallo qui ont créé des
villages comme Darou Issa ou Darou Beyda n’ont pas réussi à attirer
beaucoup de fidèles, leur vie austère étant trop dure pour les
Foulakoundas. Leurs établissements sont très petits : Darou Beyda compte
trois concessions et Darou Issa sept. Leur but n’était pas, à l’instar des
marabouts gabounkés, de créer de grands établissements regroupant leurs
fidèles, mais plutôt de prêcher et de convertir les gens.
L’afflux des navétanes
Dans les années 1920, les réquisitions de navétanes pour la culture de
l’arachide au Sénégal ont provoqué le départ de plusieurs milliers de

10. Sa creation fut l’oeuvre de Thierno Aliou Diallo, un marabout originaire du Fouta Djallon que
Moussa Mo10 avait fait venir à ses côtes durant la guerre contre les Mandingues (Thierno
Mouhamadou Diallo, marabout de Soboulde, entretien A. Ngaide, decembre 1995).
11. Wopa Ly, imam toucouleur de Boguel, fkvrier 1996.
12. Yaya Diallo,jurgu de Darou Beyda, fevrier 1996.
MIGRATIONS ET INTÉGRATION SPATIALE AU FOULADOU 173

Guinéens vers le bassin arachidier et la Casamance. La dureté de la colo-


nisation française - du fait des impôts très lourds et des travaux forcés - a
accentué ce processus, notamment chez les anciens captifs, les premiers à
être sollicités. Les maîtres peuls, privés de main-d’œuvre, partirent eux
aussi en direction de la haute Casamance, du Gabou et du Badiar, vers des
contrées où le pouvoir colonial était moins oppresseur (David 1980 : 147).
I1 est vrai que jusqu’en 1928, les documents officiels de Guinée ne font
pas mention d’une émigration régulière à destination des zones arachi-
dières de la Sénégambie. Ainsi aucune statistique d’ensemble n’est
fournie bien que les mouvements migratoires se soient amorcés dès
l’immédiat après-guerre (ibid. : 149). En 1932, le même auteur relève
dans les archives de 1’AOF que sur 10 279 navétanes originaires de
Koumbia (Fouta Djallon) et recensés lors de la campagne arachidière au
Sénégal, 1408 travaillaient en Casamance. La situation fut si pénible au
Fouta Djallon en 1935, année d’endettement maximum, du fait de la
rareté du bétail et du coût élevé des impôts, qu’on assista pour la première
fois à une migration tous azimuts touchant autant les maîtres que les
serviteurs. Les serviteurs arrivés les premiers préparaient la venue de
leurs maîtres, ou inversement (ibid.: 152). Cette année-là, le même auteur
avance que plus de 4 O00 navétanes, principalement originaires du Fouta
Djallon, étaient venus travailler au Fouladou, attirés par la sécurité qui y
régnait et les vastes terres en friche.
Dans une région dont la population dépassait à peine 50 O00 habitants,
la venue d’autant de navétanes ne passa pas inaperçue. Ces migrants se
fixaient souvent pour plusieurs années consécutives. En 1936, David note
que 19 107 Guinéens, toutes provinces confondues, participèrent à la
campagne arachidière au Sénégal. Certains se sédentarisèrent, s’installant
dans des villages foulakoundas, tandis que d’autres, plus rarement, se
regroupèrent à part.
Dans leur sillage, des familles entières quittèrent le Fouta Djallon et
vinrent s’installer dans le Fouladou pour cultiver à leur compte l’arachide.
Logées dans un premier temps par des Foulakoundas ou d’anciens navé-
tanes sédentarisés, elles ont été à l’origine de plusieurs villages dans la
province Pathim, au centre du Fouladou.
Le Fouladou à I‘ indépendance :
une zone refuge pour les populations guinéennes
Sous le régime de Sékou Touré, les flux migratoires devinrent peu
structurés et peu organisés. Les gens fuirent la dictature dans des condi-
tions très difficiles, perdant parents et troupeaux en chemin. Du fait des
exactions de l’administration de Sékou Touré - les éleveurs étaient dure-
ment imposés lorsqu’il fallut fournir de grands effectifs d’animaux à
l’État (un dixième du cheptel par an) - de nombreux éleveurs bowe6e
quittèrent les grandes plaines de Gawal et les Bowe pour les forêts du
Kantora. D’autres s’installèrent plutôt du côté de Velingara, au sud-est du
174 SYLVIE FANCHETTE

Fouladou, dans le Kamako car, du fait de l’afflux des réfugiés de Guinée


portugaise, il leur était difficile de trouver des espaces pour fonder des
villages 13. En effet, durant la guerre de libération en Guinée portugaise,
les Peuls, considérés comme les soutiens des colonisateurs, ont fui en
grand nombre leur pays pour s’installer au Sénégal. Souvent liés par des
relations de parenté avec les Foulakoundas sénégalais ou d’anciens
migrants, les réfugiés s’installèrent dans les villages existants et ne fondè-
rent que rarement de nouveaux établissements. On estime leur nombre à
16 O00 dans le département de Kolda, répartis entre la ville de Kolda
(19 %), l’arrondissement de Dioulacolon (38 %), l’arrondissement de
Dabo, au centre du Fouladou (31 %), et au nord de la région dans le
Medina Yoro Foula (12 %). Dans les années 1970, ces réfugiés représen-
taient environ 15 % de la population\ totale des arrondissements de
Dioulacolon et de Dab0 (Ba 1974). A la fin de la guerre, un certain
nombre de ces réfugiés a préféré rester en Casamance, où la pression
foncière était moindre et les conditions de production agricole meilleures
qu’en Guinée-Bissau.

’ Les Peuls ont ainsi peuplé le Fouladou en plusieurs grandes vagues


migratoires depuis le xve siècle et ont occupé cette région selon des
modes variables : certains groupes se sont dispersés, tandis que d’autres
ont eu plutôt tendance à se regrouper.
En 1960, les Peuls JiyaaGe constituent le groupe le plus important, soit
42 % (CINAM-CERESA 1960b). Excepté dans la zone nord-ouest o Ù les
populations non peules dominent, ils sont régulièrement répartis, avec
toutefois de fortes concentrations dans les communautés rurales méridio-
nales de Wassadou et de Koumbacara où ils représentent jusqu’à 65 % de
la population (carte 2). À ces JiyaaGe Foulakoundas, on peut ajouter les
JiyaaGe originaires du Fouta Djallon et du Gabou portugais qui ont fui
leur pays à l’kpoque des travaux forcés et de l’abolition de l’esclavage.
Les Peuls RimGe. non originaires des deux Guinées, sont peu
nombreux : seulement 20 % de la population en 1960. Ils se regroupent
surtout dans les communautés rurales du centre du Fouladou (Mampatim,
Sare Koli Salle et Kounkane), et celle de Sare Bidji à l’ouest, à vocation
plutôt pastorale. À 17inverse,ils sont faiblement implantés dans le sud-
ouest o Ù la noblesse gabounkée les a devancés, et à la frontière gambienne
où les populations Wolofs et sarakholées dominent.
Les Peuls Fouta, qui forment 11 % de la population en 1960, se distin-
guent par des origines sociales fort diverses et les raisons de leur
installation dans la région. À l’exception des BoweGe qui se sont fixés à la
frontière avec la Guinée Conakry et dans les forêts désertes du Kantora,
les Peuls originaires du Fouta Djallon n’étaient pas de grands éleveurs. Ils

13. El Hadj Maladho, Timbi Médina, décembre 1994.


MIGRATIONS ET INfiGRATION SPATIALE AU FOULADOU 175

_I
Ethnies surreprésentées par rapport au profil moyen

Peuls Jiyaafie et Gabounké

Pas d’information

Carte 2. Répartition des groupes peuls et des ethnies dans le Fouladou,par communauté rurale (1960).

se sont dispersés par petits groupes dans les villages foulakoundas à


l’ouest et regroupés dans ceux de la partie orientale du Fouladou.
Enfin, les Peuls du Gabou (7 % de la population totale) sont implantés
surtout dans le Mamboa et le Kamako, près de la frontière avec la Guinée-
Bissau, où ils représentent 25 % de la population. Ils ont un peu essaimé au
nord du Kamako, autour de Ndorna, o Ù ils ont fondé des villages à I’em-
placement d’anciens sites abandonnés durant les guerres de Moussa Molo.

Une s6dentarìkation encore en cours :


lesfondemenrs de l’occupationa2 l’espacepar les Peuls

En s’installant en pays mandingue, les Peuls ont repris le même type


d’occupation de l’espace que leurs hôtes : établissement des villages à la
fois le long des bas-fonds, pour s’adonner à la riziculture, et en bordure
des plateaux forestiers, pour faire pâturer leurs troupeaux. Malgré Ia
pratique de l’agriculture, qu’ils délèguent en fait à leurs esclaves jusqu’au
début du x x e siècle, les Peuls ne sont pas stables ; c’est le développement
de la culture de l’arachide, au début du siècle, qui les aurait poussés à se
sédentariser. Selon l’idéologie coloniale de l’époque, les Peuls,
jusqu’alors nomades se seraient sédentarisés grâce à la politique agricole
de l’occupant. En effet, La Roncière affirme :
((Depuis quelques années, grâce aux efforts soutenus des résidents de province, allé-
chés aussi par les offres de plus en plus avantageuses du commerce, les Peuls
176 SYLVE FANCHEnE

commencent à entreprendre la culture de l’arachide et à s’accoutumer à une organisa-


tion plus durable que celle des campements de pasteurs nomades, leurs ancêtres 14. >)
Malgré tout, les Peuls ont conservé une certaine mobilité spatiale. À
partir des histoires de vie, il est rare que trois générations successives
aient vécu dans le même lieu, sauf dans le cas de villages très anciens.
Pour le seul canton de Pathim Kandiaye, dix villages ont disparu et trente-
quatre ont été créés au cours de la seule année de 1958 (CINAM-CERESA
1960b).
Dans le Fouladou, notamment à proximité des forCts, de nombreux
tounboun, sites d’anciens villages, sont reconnaissables aux couronnes de
baobabs. Ces anciens établissements humains, de taille modeste, sont
révélateurs d’une forte mobilité chez les Peuls Foulakoundas. Plusieurs
Cléments contribuent à cette mobilité.
Instabilité pré-islamique des Foulakoundas
Des Peuls sont à l’origine de nombreux villages qu’ils abandonnent
ensuite au bout de cinq à dix ans. Car il est dit que le Peul fondateur d’un
village aura plus de chance dans l’au-dela. Cette instabilité et un certain
individualisme des chefs de famille ont contribué à la multiplication des
villages dont la taille trop faible leur confère peu de pouvoir politique.
<<Dansla vie ordinaire chaque famille, ou pour mieux dire, chaque carré est indépen-
dant. Chaque chef de carré va d’un village à l’autre ou s’isole suivant sa volonté. Et
pour les Peuls qui n’ont pas encore adopté la tradition musulmane, il doit, lorsqu’il a
été chef de carré ou de village, fonder dans des endroits différents avant de mourir trois
ou quatre carrés ou villages : plus il en a créé, plus il est heureux dans l’autre monde.
Chaque individu veut laisser son nom pour la postérité’s. D

Par ailleurs, encore fortement empreints de croyances pré-islamiques,


les Peuls Foulakoundas fuient presque systématiquement les villages frap-
pés par la mort. Qu’un chef de village ou un marabout puissant décède,
que plusieurs personnes viennent à mourir dans la même concession ou
qu’une partie du troupeau soit décimée par maladie, et les Peuls abandon-
nent leur village. En effet, ils pensent n’être plus protégés contre les
<<mauvaisesprits >> par le pouvoir surnaturel de leur chef; on dit alors que
<< la chance du village >> est terminée. À Medina el Hadj, les membres
d’une famille ayant subi un double deuil ont été sommés de partir le jour
même car ils << avaient bouffé leurs âmes D. Parfois, on ne quitte sa conces-
sion que pour la reconstruire dans une autre partie du village. Réputés
instables, car fuyant la mort, les Foulakoundas ont, contrairement aux
Peuls Fouta, été peu sollicités par des chefs de villages désireux de
peupler leurs localités, notamment par ceux de la province du Firdou,
dévastée par la guerre et les exactions de Moussa Molo.

14. C . de La Roncière, Renseignements sur la population du Fouladou, 1904.


15. Ibid.
MIGRATIONS ET INTÉGRATION SPATIALE AU FOULADOU 177

Conflits au sein des familles


pour la chefferie ou la gestion des troupeaux
Autrefois, une des causes de la dispersion des familles tenait à des
conflits de succession à la chefferie villageoise, généralement à la mort du
jarga ou du marabout (comme à Medina el Hadj), ou dans le cadre du
lévirat. Depuis les années 1960, une autre cause d’éclatement des villages
tient au désir d’émancipation des jeunes et à la croissance du cheptel.
Lors du décès des grands éleveurs, leurs héritiers sont assez souvent
confrontés à des problèmes de gestion des troupeaux, source de conflits.
En général, les frères de même mère quittent le village avec leur bétail
pour fonder de nouveaux hameaux en brousse.
Aujourd’hui, les galle abritant cinquante à cent personnes se font plus
rares. Une certaine émancipation sociale et surtout économique tend à
dissocier ces grands rassemblements familiaux.
<<Dansles temps anciens, les gens n’acceptaient pas que les concessions se dispersent
car cela affaiblissait les familles. I1 était impossible de trouver un village de moins de
dix familles, mais aujourd’hui tu trouves des villages d’un galle avec trois femmes. Ce
ne sont pas des villages 16. >>
Au sein des villages, la pression démographique et celle du cheptel
bovin tendent à provoquer des conflits entre agriculteurs et éleveurs, du
fait des dégâts causés par les animaux dans les champs. Ces conflits se
soldent souvent par le départ des grands éleveurs vers des zones moins
peuplées.
Instabilité politique et mobilité chez les Peuls
Lors des guerres, notamment celles entreprises par Moussa Molo, de
nombreux villages furent abandonnés, des Peuls fuyant vers des zones oÙ
ils pouvaient pratiquer l’élevage sans risquer de se faire voler leurs trou-
peaux. Ces fuites tenaient Cgalement à des conflits entre populations
libres et asservies. Ainsi, des nobles, récalcitrants au pouvoir de Moussa
Molo, partirent vers le Niani et le Wouli, près de la Gambie, au début de
la guerre contre les Mandingues.
Les Peuls qui vivaient au Firdou furent tués ou émigrèrent pendant les
guerres de Moussa Molo. Ils ont aujourd’hui disparu et ce sont d’autres
Peuls, venus du Pathim porter secours à Alpha Molo, qui le repeuplèrent
après avoir chassé les oppresseurs mandingues.
De son côté, Moussa Molo, lors de sa fuite vers la Gambie en 1910,
décida de vider la province du Firdou de sa population en emmenant
ses gens avec lui. A cet effet, il fit brûler son sanié d’Hamdalaye et
incendier Soulibaly, Mandianke, Tougoude, Tanconfara, Boundou
Sambou, Koukouse, Medina Diaobe et Sare Mo10 afin de contraindre

16. Oumar Balde, dit Omar Mamboa, ancien chef de canton du Mamboa, entretien Ngaide à
Dioulacolon,juin 199.5.
178 SYLVIE FANCHETTE

les habitants à le suivreI7. Ceux-ci se réfugièrent en Gambie et en Guinée


portugaise. Les autorités coloniales savaient que, dans cette province
frontalière, les populations peules pouvaient facilement fuir et se réfugier
chez leurs voisins, les privant ainsi d’une main-d’œuvre sollicitée pour le
développement d’une agriculture de rente.
((NOUS n’avons pas à craindre dans le Fouladou qu’on nous résiste par la force, mais en
revanche, si on y trouble les habitudes et les coutumes des gens, la population émigrera
chez les Portugais ou chez les Anglais qui la sollicitent depuis longtemps. Au contraire,
en ne la froissant pas, nous attirerons chez nous tous ceux qui, depuis plus de dix ans,
se sont réfugiés chez nos voisins et en peu de temps nous triplerons la population du
Fouladou Is. B
Ainsi, les guerres et lesremous politiques ont limité le processus de
sédentarisation des populations peules dans le Fouladou, au grand dam
des autorités coloniales.
Prosélytisme religieux et contrôle de l’espace
Afin de renforcer leur pouvoir politique et religieux, les marabouts
gabounkés du village-mère Medina el Hadj ont créé avec leurs disciples
tout un réseau de villages, unis sur le plan religieux. Rapidement peuplés
par des migrants fuyant la tyrannie des potentats de la province portugaise
de l’ancien Gabou, de nombreux villages ont été fondés entre les années
1930 et 1950. À l’origine, les villages gabounkés étaient tous concentrés
au sud-ouest du Fouladou, dans les environs de Medina el Hadj, mais à
partir des années 1940, de nouvelles installations ont vu le jour au nord de
Kolda, zone en partie dépeuplée lors de la fuite de Moussa Mo10 en
Gambie. Actuellement, on compte environ soixante-dix établissements
gabounkés dans la région de Kolda. Caractérisés par une forte endogamie
et d’étroites relations sociales et religieuses, ces villages ont renforcé leur
pouvoir par une véritable stratégie d’occupation de l’espace. <<Pourles
marabouts “bâtisseurs”, la technique consistait à mettre à la tête de chaque
village un frère ou un fils afin de maîtriser le pouvoir spirituel et temporel
SUT les disciples 19. >>

Le développement d’un agropastoralisme,


fondement de la société peule du Fouladou

Avec la libération de l’esclavage, la division des activités entre les RimGe,


spécialisés dans l’élevage, et les JiyaaGe, confinés dans l’agriculture, a
presque disparu. Désormais, les deux groupes pratiquent aussi bien l’agri-
culture que l’élevage. En se sédentarisant, les grands éleveurs se sont

17. C.de La Roncière, Renseignements sur la population du Fouladou, 1904.


18. Ibid.
19. Oumar Sane, Santankoye, entretien A. Ngaide, avril 1995.
MIGRATIONS ET INTÉGRATION SPATIALE AU FOULADOU 179

adonnés à une petite agriculture de subsistance pour ne pas puiser dans


leur troupeau ; les anciens captifs, grâce aux revenus procurés par la
culture de l’arachide en pleine expansion à partir des années 1940, ont
acheté du bétail à une époque où la lutte contre les grandes épizooties
rendait moins fragile leur entreprise. Même si de grandes différences
subsistent entre les modes de vie, les modes d’habitat et les pratiques agri-
coles et pastorales des Jiyaa6e et des RimGe, le développement d’un
agropastoralisme a favorisé un certain rapprochement entre les deux
composantes de la société peule foulakounda.

Le regroupement despopulations
<<Lemodèle d’occupation de l’espace des Peuls en zone soudanaise repose sur la
sédentarité, le peuplement villageois, le fractionnement des unités migratoires, la
prédominance des groupes territoriaux sur les groupes parentaux. L’occupation de
l’espace se fonde beaucoup moins sur l’organisation des parcours que sur I’organisa-
tion des terroirs villageois.>>(Ba 1986: 72.)
Ce modèle s’applique également au Fouladou. Au contact des
Mandingues, les Peuls se sont mis à la riziculture de bas-fonds et, comme
eux, ils ont cherché à s’établir le long des nombreux marigots de la haute
Casamance. Les villages, localisés sur les pentes colluviales, sont adossés
aux forêts de plateaux qui procurent des parcours aux troupeaux de
bovins. Qu’il s’agisse des Peuls originaires du Fouta Djallon, du Gabou
ou de ceux établis dans le Fouladou depuis plusieurs générations, la loca-
lisation des villages est plus ou moins identique.
Toutefois, certains groupes se différencient par leurs modes d’organi-
sation et d’utilisation de l’espace et ils ont parfois tendance à se regrouper
en villages homogènes. Quant aux villages hétérogènes, ce sont en géné-
ral de gros établissements, d’anciennes places fortes, des marchés, des
localités administratives, ou bien ils sont situés aux frontières. En 1960,
les lieux habités par des Peuls de même origine constituent, en moyenne,
les deux tiers des villages du Fouladou mais ce rapport varie selon les
provinces et selon les groupes (CINAM-CERESA).
Au sud du Kamako, où la pression démographique est élevée, un plus
grand brassage ethnique s’est effectué, du fait de l’ancienneté du peuple-
ment peul et de la présence mandingue. Dans le Pathim Kandiaye, à l’est
du Fouladou, mis à part les Peuls Fouta qui se sont regroupés dans des
villages homogènes sur le plan social, la plupart des Jiyaa6e et des Rim6e
vivent ensemble.
Ailleurs, plus de la moitié des Jiyaa6e vit dans des villages homogènes,
tandis que seuls 20 9% des Rim6e se sont regroupés. Les RimGe habitent en
général des villages qui comportent beaucoup de JiyaaGe, ce qui montre
leur intérêt à vivre au contact d’autres groupes peuls. Dans ces villages
mixtes, soit les Rim6e sont majoritaires et ils ont amené leurs captifs
comme main-d’œuvre, soit ils ont rejoint leurs JiyaaGe. Ceux-ci détenaient
180 S Y L V E FANCHETTE

des savoirs mystiques, ils connaissaient bien la brousse en tant que chas-
seurs, et pouvaient intercéder auprès des divinités religieuses de la forêt
pour la fondation de nouveaux établissements.
La tendance à l’homogénéisation des villages s’est amorcée après
l’abolition de l’esclavage, au début du siècle, époque à laquelle les Rim6e
se sont mis à l’agriculture et les Jiyaa6e à l’élevage. Le besoin de complé-
mentarité qui existait au siècle demier a moins de raison d’être, sauf pour
les grands éleveurs. Autrefois, les Jiyaa6e vivaient avec leurs maîtres dans
la même concession et travaillaient dans leurs champs. Peuplées de colla-
téraux et de JiyaaGe, certaines concessions pouvaient compter plus de
trente foyers. Après l’abolition de l’esclavage, certains Peuls émancipè-
rent leurs JiyaaGe et les laissèrent travailler àleur compte :
<<Lesrelations entre pullo e t j i p a d o se sont terminées avec la colonisation. Ceux qui le
voulaient pouvaient partir. Ceux qui vivaient dans la concession du Peul n’avaient rien
et ne travaillaient que pour leur noble. I1 y avait des captifs qui étaient courageux, qui
avaient de grandes familles et qui demandaient à leur Peul de s’en aller20. >)
Quant aux villages gabounkés, ils regroupent également des popula-
tions de même origine. Ils ont été fondés par des familles partageant plus
ou moins les mêmes aspirations : pratiquer l’islam, fuir les potentats de
l’époque coloniale et s’adonner à l’agriculture. Toute personne se pliant
aux conditions de l’islam pouvait demander une parcelle pour installer sa
concession et, s’il y avait de la place, un bambeyzl. Or, les conditions de
vie très rigides dans ces villages n’attirèrent pas les Foulakoundas, peu
enclins à supporter le pouvoir religieux des marabouts.
Les Peuls Fouta, quant à eux, habitent souvent des villages hétérogènes
(dans les quatre cinquièmes des cas), du fait de la spécificité de leur passé
migratoire. Certains navétanes se sont installés chez des Foulakoundas au
sud du Fouladou où ils constituent une minorité. Dans la province du
Firdou, en partie dépeuplée au début du siècle, les chefs de village ont
cherché à attirer des populations étrangères. C’est l’arrivée des navétanes
qui l’a permis. Dans les années 1930, lejarga de Soulabaly, ancien fief
d’Alpha Molo, les accueillait, leur disant d’amener leurs amis et familles.
<(Leschefs de village préféraient faire venir des Peuls Fouta car ils ne bougent pas
comme les Foulakoundas qui, eux, ne tiennent pas en place. Comme il n’y avait pas assez
de monde dans le village, lejurga retenait les navétanes et les mariait avec ses filles**.>>
Les grands éleveurs, privés de main-d’œuvre servile, ont également
cherché à embaucher des navétanes pour augmenter leurs cultures d’ara-
chide et les chaumes pour leurs troupeaux en saison sèche. En même
temps, le défrichement des brousses permettait d’éclaircir la forêt, dimi-
nuant ainsi les risques de trypanosomiase. Comme la brousse était vaste

20. Lddde Kande, Jiyaado, Sankd, mas 1996.


21. Banibey: champs céréaliers entourant la concession.
22. Moussa Sidibe, ancien navétane Peul Fouta, Touba Sankoung, fivrier 1996.
MIGRATIONS ET INTÉGRATION SPATIALE AU FOULADOU 18 1

en limite des forêts, il n’y avait pas encore de risques que l’agriculture et
l’élevage se concurrencent.
<<Iciil y a assez de brousse pour le troupeau, donc pas de problèmes s’il y a beaucoup
de gens. Je préfère qu’il y ait des gens dans le village car si je meurs, ce ne sont pas les
vaches qui vont m’enterrer. Les gens peuvent défricher autour du village, mais qu’ils
ne touchent pas à la brousse=. )>
Dans la province du Pathim, au centre du Fouladou, oh la pression sur
la terre est peu élevée, les Peuls Fouta ont fondé leurs propres villages ou
occupé en grand nombre des villages foulakoundas, provoquant le départ
des anciens maîtres des lieux. Ainsi, dans plusieurs villages de cette
province, lors d’enquêtes menées en mars 1996, on a recensé jusqu’à
trente concessions de Peuls Fouta, alors que les Foulakoundas n’en comp-
tent pas plus de trois ou quatre. Lorsque la pression foncière est devenue
trop forte, les grands éleveurs foulakoundas ont fini par partir. Plusieurs
villages ont ainsi été fondés par des Foulakoundas puis peuplés progressi-
vement par des navétanes originaires du Fouta Djallon.
Certains Peuls Fouta disent que si les Foulakoundas ne peuvent vivre
avec eux, << c’est que les Foulakoundas buvaient du konjam (vin de palme)
et dansaient alors que les Peuls Fouta prient. Les Foulakoundas ne suppor-
tent pas de les voir prier et verser de l’eau à tous moments pour faire leurs
ablutionsZ4>>.
Au sein des villages mixtes, les familles de même origine se regroupent
par quartiers. De même, les JiyaaGe habitent souvent un quartier à part
dans les villages oÙ ils sont minoritaires.

Modes d utilisation de l’espace agropastoral


par les Peuls :complémentarité et coflitsfonciers

L’adoption de plus en plus fréquente de l’agropastoralisme a favorisé


une certaine homogénéisation des pratiques agricoles et d’élevage. Dès
lors, les terroirs du Fouladou sont souvent organisés de façon similaire,
l’espace agropastoral étant utilisé de façon saisonnière par les cultures et
les troupeaux. Le terroir villageois comporte plusieurs parties : dans les
bas-fonds et les bas de pente, les faro ou rizières sont bordées par des
palmeraies ; sur les pentes colluviales, le village est entouré de bambey ou
champs vivriers, puis de kene ou champs périphériques (céréales et
arachides) ; les coile ou jachères alternent avec les champs périphériques ;
sur les brousses de plateau se dispersent les segueli ou champs de brousse ;
les animaux y disposent également de pâturages.
Le système d’élevage extensif repose sur la mobilité spatio-temporelle
des troupeaux qui utilisent de façon saisonnière les parties du terroir et

23. Djibi Diaw,jorgn Foulakounda, Touba Sankoug, février 1996.


24. Imam de Boconto Fouta, février 1996.
182 SYLVIE FANCHElTE

des brousses villageoises. En juillet, au début de l’hivemage, dès la levée


des semis, les bovins sont envoyés en brousse avec les bergers. Dans un
premier temps, ils pâturent les anciennes jachères et les brousses périphé-
riques, en s’abreuvant aux mares de plateaux. Les animaux sont attachés
la nuit en limite de terroir sur d’anciennes jachères que les exploitants
cultiveront l’hivernage suivant. Les petits ruminants sont mis au piquet
dans les jachères proches, déplacés une à deux fois en cours de journée
puis parqués le soir au village.
À partir du mois d’octobre, comme des mares commencent à se tarir,
des éleveurs partent en petite transhumance à la recherche de mares
permanentes. Ils restent là-bas jusqu’à la récolte du mil ; ils pourront alors
redescendre avec leurs troupeaux sur le terroir pour pâturer les chaumes.
Toutefois, le riz n’étant pas encore récolté, les bergers doivent surveiller
attentivement leurs animaux qu’ils abreuvent dans de petites mares
aménagées dans les faro. De nombreux conflits éclatent avec les rizicul-
trices jusqu’aux mois de décembre-janvier, date des demières récoltes.
À la fin de la récolte du riz, les animaux sont libérés et évoluent à leur
gré sur les chaumes, se nourrissant des résidus de culture, du riz et
d’herbes qui poussent en bas-fond. Dans les grands bas-fonds, ils s’abreu-
vent aux mares résiduelles. Les animaux sont parqués dans les bambey la
nuit pour fumer les champs. En général, on les laisse un mois par champ,
mais tout dépend des superficies à fumer et de la taille du troupeau.
- À partir de février-mars, les éleveurs creusent des puits (bide)dans le
faro et y abreuvent deux fois par jour leurs troupeaux. Au cœur de la
saison sèche, vers les mois d’avril-mai, une fois les chaumes et les pâtu-
rages de bas-fond épuisés, les problèmes d’alimentation du bétail
commencent à se poser et ceux-ci sont d’autant plus graves que les feux
de brousse détruisent les quelques rares pâturages.
S i le troupeau est assez important, une fois les bambey fumés, les
éleveurs fument les kene destinés à la culture du mil ou du maïs. L’eau est
accessible facilement dans les bide jusqu’à la fin de la saison sèche, mais
les animaux, mal alimentés jusqu’aux premières pluies, maigrissent du
fait du manque de pâturage. Il arrive parfois que des animaux s’éloignent
jusqu’en Guinée-Bissau à la recherche de nourriture.
Si les Peuls s’adonnent tous à l’agriculture, il n’en demeure pas moins
vrai que la pratique de l’élevage et la taille des troupeaux d’une part, leur
capacité à mettre en valeur les terres agricoles d’autre part, diversifient les
rapports qu’ils entretiennent avec l’espace. Les différences de pression
démographique et pastorale entre les gros villages gabounkés peuplés
principalement d’agriculteurs et ceux d’éleveurs accentuent les risques de.
conflits fonciers, notamment dans un contexte de désaccords politiques ou
religieux entre les groupes. Les premiers occupants peuls, les Foula-
koundas, détiennent en général un droit d’usufruit prioritaire sur les terres
qu’ils ont défrichées, que ce soient des terres utilisées actuellement pour
MIGRATIONS ET INTÉGRATION SPATIALE AU FOULADOU 183

l’agriculture, la riziculture ou les parcours. Toutefois, la venue de popula-


tions expansionnistes sur le plan agricole et regroupées en de gros villages,
comme les Gabounkés, a été à l’origine de nombreux conflits fonciers.
Les terroirs pastoraux et rizicoles des Foulakoundas ont été peu à peu
grignotés par ces agriculteurs dynamiques, fondateurs de villages de
grande taille et encadrés par des dignitaires religieux puissants. Les
Gabounkés et les Foulakoundas ne s’entendent guère. Certains grands
éleveurs affirment clairement : <<Nousavons refusé de nous faire coloni-
ser par les marabouts25. >>
Par ailleurs, les anciens rapports de domination entre les JiyaaGe et
leurs anciens maîtres perdurent en matière d’utilisation de l’espace. Tout
dégât causé dans un champ entraîne normalement le paiement d’une
amende, mais du fait des rapports de subordination entre ces deux groupes
peuls, la loi est difficilement applicable. Les habitants de Sare Dembara,
village peuplé surtout de JiyaaGe, ont de grandes difficultés à empêcher
les troupeaux des éleveurs de Bantankountou de causer des dégâts dans
leurs champs.
Les grands éleveurs :tant qu’ily aura de la brousse, ils survivront
Les grands éleveurs foulakoundas ou bowe6e préfèrent les zones à
pâturages abondants et population peu dense, principalement en limite des
grands plateaux forestiers et en amont des marigots, où les terres sont peu
fertiles. Ils ont quitté les bas-fonds densément exploités oh les grands
troupeaux ne disposent plus de suffisamment de pâturages. S’ils se sont
sédentarisés, ils continuent à changer de village d’une génération à l’autre
pour accéder à de nouveaux pâturages26.Les grands éleveurs d’origine
noble gèrent souvent plusieurs centaines de têtes et habitent des villages
où le cheptel peut dépasser mille têtes, ce qui est rare dans la région. À
Meribe Demba, on dénombre quatorze troupeaux comptant en moyenne
80 à 100 têtes.
Même dans le sud très peuplé de la province du Kamako (50 hab./km2,
contre une moyenne de 22 hab./km2pour la haute Casamance en 1988), il
reste quelques grands éleveurs. Parmi eux, des chefs de village assez âgés
ne tiennent pas à abandonner la chefferie. En hivemage, ils sont obligés
d’envoyer leurs troupeaux dans les forêts, les brousses proches des
villages étant surpâturées.
Beaucoup de grands éleveurs possèdent trois ou quatre épouses et
parfois plus lorsqu’ils ont hérité de femmes dans le cadre du lévirat. Le
maintien de la famille élargie constitue une garantie pour la croissance du

25. Saidou Diamanka,jurgu de Saré Samboudiang, aoEt 1995.


26. G Après la mort de Sita Seydi, il y a eu une sorte de compétition entre les fils pour voir celui
qui ferait le plus grand troupeau.>>(Mama Seydi,jurgu de Sare Gardi, août 1995). Ils ont quitté Sare
Gardi et fondé deux villages a la lisière de la forêt de Guimard, Sare Gardeyel et Kataba Ousmane. En
l’espace de trente ans, leur troupeau a plus que quadruplé.
184 SYLVIE FANCHE’ME

troupeau. En effet, les femmes possèdent une part importante du cheptel


de la concession. Les filles de grands éleveurs sont très sollicitées pour
des mariages. Elles savent faire fructifier leur dot ou leur douaire et achè-
tent en plus des chèvres et des moutons avec les bénéfices de leur petit
élevage avicole ou de leurs rizières, puis les échangent contre des vaches.
Parce que leur troupeau est rarement mis à contribution, le bétail des
femmes s’accroît rapidement, contrairement à celui du mari, obligé de
régler les dépenses avec ses propres animaux.
Parfois, au moment de la succession du père, le troupeau est dilapidé
entre les mains des héritiers. On met en avant la mauvaise éducation
donnée aux enfants par la mère, contrairement à ce qui se passe dans les
grandes familles où les femmes ont conscience de la valeur des vaches.
((Chez Pathe Boukel, le chef d’une immense concession à Bantankountou dans les
années 1940, certaines femmes non originaires de grandes familles ont dilapidé le
troupeau et ont vécu tranquillement en profitant des biens hérités. Elles n’ont pas
donné à leurs enfants le goût du travail et ne les ont pas poussés à faire fructifier leur
troupeau27. )>
Toutefois,’au contact des Mandingues et du fait du développement des
cultures de rente, les grands éleveurs foulakoundas ont adapté leurs
systèmes de production. Seules les femmes bowe6e et gabounkés conti-
nuent à traire les vaches, tandis que celles de grands éleveurs de la
province du Kamako ont pris les habitudes mandingues et ne pratiquent
plus la traite. Dans cette zone, par ailleurs, sans doute du fait du métis-
sage, certains tabous concernant la consommation du lait et les
comportements à suivre dans les parcs à bétail ont été abandonnés, même
chez les grands éleveurs, et ceci contrairement aux Bowe6e sédentarisés
depuis peu.
Les grands éleveurs ont été contraints de se mettre à cultiver, après
l’abolition de l’esclavage. Certains, comptant sur les bénéfices de l’ara-
chide pour développer plus rapidement leur troupeau ou faire face aux
grandes épizooties qui ont décimé leur bétail, ont embauché des navé-
tanes, venus en grand nombre de Guinée au moment du boom de
l’arachide. D’autres ne s’adonnent qu’a une petite agriculture vivrière
familiale (millmaïs, sorgho et riz), à côté de quelques cordes28 d’arachide,
sur des champs bien fumés par leurs grands troupeaux. Leur terroir est en
général de petite taille, et ces agro-éleveurs ne pratiquent la jachère que
pour avoir des terres qui conviennent à la culture de l’arachide. Ils ne
cherchent pas à augmenter leurs superficies cultivées, mais ils laissent
leur cheptel se développer naturellement. Pour ces éleveurs, les <<vrais>>
Peuls ne doivent compter que sur la reproduction naturelle pour agrandir
le troupeau et non pas sur les bénéfices de l’agriculture.

27. Saidou Diamankd,jarga de Sare Samboudiang,ao& 1995.


28. Une corde = 25ares.
MIGRATIONS ET INTÉGRATIONSPATIALE AU FOULADOU 185

Dans certains villages bowebe, des chefs de famille cultivent mainte-


nant du coton, changement notable dans le système de production de ces
anciens éleveurs semi-nomades. <<Noussommes perdus, nos vaches sont
finies29. >> Sur les 600 têtes que son père a conduites depuis la région des
Bowe, lejarga de Welia Kalifa ne possède plus que 100 vaches. Leurs
femmes cultivent un peu de riz, mais le bas-fond est étroit. Ils n’ont pas
beaucoup de matériel agricole et ne veulent pas déstocker leurs troupeaux
pour en acquérir.
Les agro-éleveurs à la tête de troupeaux de taille moyenne
D’origine noble, ces éleveurs ont vu diminuer la taille de leurs trou-
peaux au cours de multiples héritages, et ceci malgré un contexte sanitaire
favorable à la croissance du bétail. Des conflits de familles, les rema-
riages dans le cadre du lévirat et l’éloignement du village à la mort du
père, ont eu raison de l’héritage légué par certains grands éleveurs, les fils
dilapidant au cours de mariages multiples le bien familial. Avec l’éclate-
ment des concessions dans les années 1960 et la fin des grandes
épizooties, les troupeaux, autrefois entre les mains de chefs de familles
élargies, ne sont plus gérés de la même façon. Les jeunes cherchent à
s’émanciper de la tutelle paternelle et à se constituer des troupeaux avec
les bénéfices de leurs champs. Vivant dans des zones où la pression
foncière et pastorale est forte, il leur est difficile de faire croître leur chep-
tel. En revanche, ces jeunes éleveurs cherchent à intensifier leur système
d’élevage et mettent une partie de leurs animaux en stabulation contrôlée.
Grâce aux étables << fumières >>, ils bénéficient d’un engrais organique de
qualité et, du fait de la meilleure alimentation de leurs vaches, ils dispo-
sent de lait toute l’année.
À la tête de familles restreintes, ces agro-éleveurs, très occupés par les
travaux des champs, sont obligés d’engager des bergers pour surveiller
leur bétail en hivemage, pratique impensable chez les grands éleveurs. Ils
ont perdu certaines de leurs traditions pastorales, notamment en ce qui
conceme le rôle des femmes dans la gestion du troupeau et certains tabous
concemant l’utilisation du lait. L’agriculture joue un grand rôle dans leur
économie car leurs capacités à développer leur élevage sont limitées. Ils
cherchent à intensifier leurs pratiques agricoles et à intégrer au maximum
l’agriculture et l’élevage.
Les Peuls avec peu de bétail :
les multiples facettes de l’intégration agriculture-élevage
À quelques exceptions près, les Gabounkés, les Peuls Fouta et les
JiyaaGe pratiquent peu l’élevage et s’adonnent principalement à l’agri-
culture. Ces Peuls ont tendance à se regrouper en villages de plus grande

29. Jarga de Welia Kalifa, fkvrier 1996.


186 SYLVE FANCHEnE

taille que les grands éleveurs peuls d’origine noble et, même s’ils se sont
mis à l’élevage, ils n’ont pas les savoir-faire ni les relations sociales
nécessaires à l’expansion des troupeaux. Les femmes, principales déten-
trices du cheptel chez les Peuls d’origine noble, jouent un rôle peu
important chez les JiyaaGe ou les Peuls Fouta.
Les Gabounkés : de grands défricheurs
Dans les villages gabounkés les plus importants, les grands troupeaux
sont peu nombreux car le terroir cultivé est très vaste et éloigne d’autant
plus les pâturages. D’un autre côté, le marabout de Medina el Hadj,
voulant contrôler ses adeptes, avait cherché à limiter la prospérité écono-
mique de certaines familles, susceptibles de remettre en cause son pouvoir
économique et politique. À la suite d’un conflit avec celui-ci, un grand
éleveur, pourtant fervent musulman, a dû quitter le village. Ceux qui ont
voulu faire prospérer leur troupeau et qui étaient moins attachés à la
famille du marabout sont allés s’installer au nord de Kolda ou à l’est du
Fouladou, oÙ la pression foncière est plus faible.
L’emplacement et la taille des terroirs gabounkés se distinguent des
autres. En effet, situés souvent à l’amont des bas-fonds, où il est possible
de défricher de grands espaces, ils sont d’une taille bien supérieure à la
moyenne. Les bambey occupent une part minime du terroir, les villages
étant en général lotis. À Medina el Hadj, par exemple, de nombreuses
familles n’ont pas de bambey car les derniers arrivés y ont installé leurs
concessions. Les habitants sont obligés d’aller défricher des champs en
brousse assez loin. L’agriculture y est plus collective, et même les cultures
de rente, comme l’arachide, sont faites dans les maru30. À Guiro Yero
Bocar, les champs de la famille maraboutique sont plus grands que ceux
des Peuls Foulakoundas.
L’étroitesse des bas-fonds limite le développement de la riziculture ce
qui pousse les femmes gabounkés à cultiver de l’arachide pour leur propre
usage3’.
Les JiyaaGe : une grande diversité des pratiques agricoles et pastorales
Le peu d’animaux que possèdent les JiyaaGe est mis en commun sous
la garde d’un jom WUYO, en général l’éleveur possédant le plus de bétail.
Certains Peuls expliquent le manque d’engouement pour l’élevage des
anciens captifs par le fait que
e . .. leurs ancêtres n’étaient pas intéressés par l’élevage. Ils pensaient que c’étaient des
choses réservées aux Peulss2.>) << Une des raisons pour lesquelles les Jiyaa6e ne
parviennent pas à se constituer de grands troupeaux est que cela demande beaucoup de
travail. En plus, pour les RimGe l’élevage est leur tradition, ils ont des secrets que les
JiyaaGe ne possedent pas33. >>

30. Maru ;champ de cdrkale cultivd collectivement pour l’alimentation de la concession.


31. Cheikh Oumar Mballo, Medina el Hadj, fkvrier 1995.
MIGRATIONS ET INTÉGRATION SPATIALE AU FOULADOU 187

I1 faut toutefois rappeler que du temps de l’esclavage, <ili était interdit


aux JiyaaGe de posséder des vaches. Seuls les esclaves libérés par leurs
maîtres pouvaient en élever. En général, lorsque le dimo anoblissait son
jiyaado, il lui donnait parfois des vaches34~.Par leur travail les JiyaaGe
ont largement participé à la richesse des F¿imGe, au détriment de la consti-
tution d’un capital propre.
Excepté à Guiro Yero Bocar et Missira, qui sont des villages de JiyaaGe
gabounkés, les femmes ont peu de vaches, mais elles s’adonnent à l’éle-
vage de moutons. En général, leur douaire disparaît rapidement. I1 est dit
qu’a elles n’ont pas de chance avec les vaches >>. I1 existe toutefois des cas
isolés de femmes ayant beaucoup d’animaux, comme cette veuve du
village de Kandiator qui a mis toute son énergie dans l’accroissement de
son troupeau. Elles commencent par élever des moutons, puis achètent
des vaches.
Certains JiyaaGe ont réussi à se constituer des troupeaux avec les béné-
fices de l’arachide, parfois en embauchant des navétanes pour augmenter
les superficies cultivées. << À l’époque, l’agriculture rendait bien. Les
JiyaaGe échangeaient du mil et du sorgho contre des vaches 35. >> Des
JiyaaGe avaient appris à s’occuper des animaux de leurs maîtres, savoir
qu’ils ont transmis à leurs enfants, tandis que les descendants des anciens
guerriers de Moussa Mo10 ont pu hériter les troupeaux constitués par leur
butin de guerre ou le bénéfice de leurs cultures (ils avaient eux aussi des
captifs). D’autres qui entretenaient de bons rapports avec leurs maîtres ont
constitué peu à peu un petit cheptel. Quelques rares JiyaaGe ont migré
vers la zone du Medina Yoro Foula, oÙ les pâturages sont plus abondants,
pour faciliter l’expansion du bétail.
Les JiyaaGe cultivent habituellement de grandes superficies héritées de
leurs parents, que ce soit dans les bambey ou lesfaro. Mais, faute de
bétail ou de matériel agricole suffisant, ils rencontrent de nombreuses
difficultés pour mettre en valeur ces terres. En période de soudure, ils
n’ont d’autre possibilité que de louer leurs services chez les anciens
maîtres, et ceci au détriment de leurs propres champs.
L exploitation de jardins fruitiers, plantés au bord des faro, constitue
une de leurs principales sources de revenus. Thiemo Bocar, le fondateur
jiyaado de Guiro Yero Bocar ayant interdit, selon les conseils de Thierno
Ali Thiam, la riziculture aux femmes, a fait planter les bas-fonds en
vergers. Aussi ce village possède-t-il les plus grands vergers de manguiers
de la région. À l’époque de Thiemo Bocar, lefaro était également couvert
de bananeraies. Actuellement, les femmes y pratiquent du maraîchage en
hivemage.

32. .larga de Sare Pathe, Jiyaado, février 1996.


33. Ladde Kande, Jiyaado, Sanka,mars 1996.
34. Diatta Sabaly, Jiyaado, Kanwali, entretien A. Ngaide, mars 1996.
35. Wandianga,Jiyaado, Sare Yoro Bana, mars 1996.
188 SYLVE FANCHETTE

Les Peuls Fouta: des << étrangers >> à faible pouvoir foncier
Les populations originaires du Fouta Djallon, très diversifiées, regrou-
pent aussi bien d’anciens captifs propriétaires de troupeaux que des
Rim6e vivant dans des villages maraboutiques et ne pratiquant pas l’élevage
ou des navétanes démunis. La possibilité de s’émanciper financièrementpar
le navétanat ou de s’adonner à l’enseignement coranique paraît avoir
bouleversé les statuts d’autrefois. Toutefois, les Peuls Fouta pratiquent
moins l’élevage que les Foulakoundas. <<Ilsne connaissent pas l’élevage.
C’est fatiguant. Ils n’osent pas. Ils ne connaissent que le Coran et le
commerce. Ils n’ont pas l’idée de l’élevage. Ils n’ont pas la connais-
anc ce^^. >> Certains confient leurs animaux aux Foulakoundas ou
regroupent tous leurs animaux au sein d’un seul troupeau. Lorsque les
parcours sont abondants, ces Peuls s’adonnent davantage à l’élevage.
Selon les provinces où ils se sont installés, leurs conditions de vie et
leurs pratiques agropastorales diffèrent. Dans la province du Kamako où
ils constituent une minorité, ils vivent un peu en marge de la société et
disposent d’un faible pouvoir foncier. En revanche, dans l’est du Fouladou
ou à la frontière sénégalo-gambienne, ils se sont regroupés en villages où
ils sont majoritaires et accèdent à une plus grande liberté d’usage de l’es-
pace agropastoral.
Installés récemment dans les villages foulakoundas de la province du
Kamako, les Peuls Fouta ont rarement accès aux bas-fonds. Lorsqu’elles
pratiquent la riziculture, leurs femmes empruntent des parcelles à l’année.
A défaut, elles partent en brousse cultiver de l’arachide avec leur mari, sur
des terres difficiles. Des chefs de familles nombreuses ont toutefois
réussi, à force de travail, à cultiver en brousse de grandes parcelles d’ara-
chide et à capitaliser dans le bétail. Ils s’adonnent souvent à un petit
commerce en saison sèche.
Les Peuls Fouta se singularisent par leur propension à cultiver beaucoup
de manioc qu’ils plantent dans leurs bambey enclos comme dans leur
région d’origine. Leur système de culture diffère peu de celui des
Foulakoundas auquel ils ont emprunté les techniques et les instruments
aratoires. Au bout d’une ou deux générations, les femmes peules Fouta
adoptent parfois les habitudes des Mandingues et abandonnent la traite des
vaches aux jeunes gens pour se consacrer principalement à la riziculture.

Cohabitationspatiale et maintien de sp6cifîcMs sociales des groupes

Malgré une longue coexistence, les diverses composantes de la société


peule du Fouladou ont maintenu certains aspects de leurs modes de vie
spécifiques.

36. Khalifa Diallo,jarga de Welia Khalifa, Bowedo, f6vrier 1996.


MIGRATIONS ET INTÉGRATIONSPATIALE AU FOULADOU 189

Une forte endogamie malgré la diversité démographique


La mixité de nombreux villages n’a pas favorisé pour autant l’exoga-
mie. Les grands éleveurs se marient entre eux, d’autant plus que leurs
femmes sont propriétaires de nombreuses têtes de bétail. Dans le Kamako,
ils prennent la première femme chez les <<bonnesfamilles >> des villages
de Bantankountou, Sare Samboudiang, Sare Yoro Bana, Sare Gardi. Les
JiyaaGe, gabounkés et foulakoundas, n’échangent les femmes qu’au sein
de leur groupe.
S’ilarrive rarement qu’un dim0 épouse une femme d’origine servile, il
est quasiment impossible pour un jiyaado d’épouser une femme dimo.
<<Tupeux épouser la fille de ton maccudo si un marabout te dit que ça va te porter
chance. Une femme captive ne reçoit comme douaire qu’une chèvre, car la vache a
plus de valeur qu’elle. Si on ne t’a pas dit d’épouser une captive, tu ne le fais pas. Les
femmes captives n’ont pas la chance avec les vaches, mais elles ont la chance avec les
chèvres. Ici personne n’a fait ça dans le village. Si un garçon veut épouser une captive,
les parents refusent37. D
Les Peuls Fouta se marient le plus souvent entre eux. Car, << chez les
Foulakoundas le mariage coûte plus cher, il faut apporter en plus des
vaches, de l’argent. Mais, dans ce village, des Peuls Fouta ont commencé
à épouser des femmes Rim6e3*>>. Malgré cette évolution, ils continuent à
penser que << si tu épouses une femme de chez toi, tu peux rester au
Sénégal ou repartir. Cela ne pose pas de problèmes. Alors que si tu
épouses une femme d’ici, c’est difficile de partirSS.>>
Quant aux disciples des villages maraboutiques des Peuls Fouta, ils
prennent parfois des femmes foulakoundas, mais ne donnent jamais leurs
filles. <<Ilsne veulent pas donner leurs filles à des mécréants qui refusent
d’abandonner leur dialan [fétiches]40.>>
Regroupement ethnique et type d‘habitat
Originaires du Fouta Djallon ou du Gabou, grands éleveurs ou agro-
éleveurs à la tête de petits troupeaux, chaque groupe imprime une
configuration spécifique à l’habitat, malgré des conditions de milieu
sensiblement identiques d’une région à l’autre et une pratique de plus en
plus développée de l’agropastoralisme.
Les grands éleveurs bowe6e et foulakoundas
Les villages bowe6e, en général de petite taille, sont constitués de
concessions dispersées où résident des familles nucléaires. Chaque
famille vit isolée dans son galle au milieu des champs vivriers où est
parqué le bétail en saison sèche. Depuis qu’ils se sont installés dans le

37. Sano Diallo, Bowedo, Yero Mballokounda, fkvrier 1996.


38. Sherif Ba, Foulamori, fivrier 1996.
39. Mamadou Aliou Diallo, Peul Fouta, Sare Guiro, f6vner 1996.
40. Mamouni Diallo, disciple peul Fouta de Thiemo Aliou, Jaiiet, fkvrier 1996.
190 SYLVIE FANCHETTE

Kantora, ces anciens pasteurs se sont mis à marquer leur territoire en


plantant des arbres fruitiers et en creusant des puits. L’eau et les pâturages
abondent en hivernage comme en saison sèche, si bien que les éleveurs
n’ont plus besoin de transhumer. <<Avant,dans le Badiar, on n’avait
même pas de manguiers et on se fatiguait. C’était difficile de faire bouger
la famille41. D Les cases des BoweGe sont grandes, très bien finies, avec
des toits qui descendent jusqu’à terre comme au Fouta Djallon. La plupart
des Peuls originaires du Fouta Djallon et du Badiar ont reproduit ce type
d’habitat foutanien. Malgré leur sédentarisation, ces anciens éleveurs
semi-nomades continuent à se comporter sur le plan politique comme
leurs ancêtres, en manifestant un manque d’intérêt total pour les responsa-
bilités administratives42.
Quant aux grands éleveurs foulakoundas, qu’ils vivent en petits villages
regroupant uniquement leurs familles ou qu’ils aient fait venir des navé-
tanes pour les aider, ils ont en général d’immenses concessions. Un
village se limite parfois à un seul galle composé d’une trentaine de cases
abritant le chef de famille, lejom galle, ses femmes, ses enfants mariés et
ses neveux. La case du jom galle est de grande taille, bien finie, parfois
même en ciment avec des omements.
Les Peuls Fouta
Les concessions sont encloses par des palissades en bambou, les krin-
ting, ou des piquets en bois et entourées de leurs bambey de manioc. Elles
sont séparées par des ruelles que l’on interdit aux gens de fermer. Les
gens ne traversent pas les concessions comme c’est le cas dans les villages
foulakoundas. << Ce n’est pas une concession si tu rentres comme tu
veux43. >> Les villages sont plus ou moins lotis, mais pas alignés comme le
sont les villages gabounkés.
Les Gabounkés
Les villages gabounkés les plus importants ont été lotis par les mara-
bouts fondateurs. À Medina el Hadj, Dar el Salam et Guiro Yero Bocar,
ils tracèrent trois rues parallèles principales, puis trois rues perpendicu-
laires. Au centre, ils firent édifier la mosquée et installèrent leur
concession en face. Puis les familles se placèrent en fonction de leur ordre
d’arrivée. Depuis l’arrivée des marabouts dans la région, une certaine
urbanisation est apparue dans l’organisation de l’habitat.
Guiro Yero Bocar est composé de plusieurs quartiers : Leesal (<<en
bas D), Lerinde (<<aumilieu D), Galle Dowal ( a en hauts). Récemment, un

41. Ibrahima Diallo, Worofis, février 1996.


42. Ainsi, les populations de Worofis et de Mballokounda Pakam, établies dans le Fouladou
depuis plus d’une génération, n’ont pas cherché fonder de villages indépendants sur le plan adminis-
tratif. Elles n’ont pas de chef de village et dépendent du village de Mballokounda Yéro dont elles se
sont rapprochées pour bénéficier des soins du service de I’filevage.
43. Amadou Diallo, Boconto Fouta, février 1996.
MIGRATIONS ET INTÉGRATION SPATIALE AU FOULADOU 191

quatrième quartier a été construit de l’autre côté de la route, Gadda Kallu


Chaque quartier a son chef, sous la responsabilité du
( G près de la route >>).

jarga. Les bambey se trouvent à l’intérieur des carrés mais, dans les quar-
tiers les plus peuplés, ils tendent à disparaître. Tout nouveau venu
construit sur le bambey des premiers installés. Les concessions sont grou-
pées autour de la mosquée et les champs vivriers rejetés en périphérie. La
construction de mosquées en dur a favorisé la fixation des villages.
À Medina el Hadj, les familles aisées et les marabouts ont abandonné
la case peule en terre et en chaume pour de grandes habitations recou-
vertes de tôle ondulée, tandis qu’à Guiro Yero Bocar, dans les concessions
des fondateurs, les grandes maisons carrées aux toits de chaume dominent.
Les Jiyaa6e
I1 serait difficile de définir un type d’habitat typiquementjiyaado, tant
est variée la configuration des villages. Ces populations d’origines très
diverses ont été influencées par les modes de vie peuls à des degrés
variables et disposent de ressources très inégales. Toutefois, les conces-
sions des JiyaaGe sont toutes moins structurées que celles des autres
groupes peuls et moins souvent encloses de hinting. Sans doute, la moins
grande propension à la pratique de l’élevage ne les pousse pas à protéger
leurs habitations des animaux44.
Dans la plupart des villages ou des concessions de JiyaaGe, les femmes
habitent des cases communes, appelées bumba. De grande taille, elles
peuvent abriter cinq à six femmes, alors que chez les Peuls d’origine
noble, il est rare que plus de deux femmes partagent la même case.
*
Malgré des origines sociales et géographiques diverses et la persistance
de certains clivages sociaux, les Peuls du Fouladou cint connu une intégra-
tion sociale et spatiale assez poussée, du fait de la généralisation de
l’agropastoralismeet de l’islam, du nivellement de la société lors des guerres
contre les Mandingues et du recours à plusieurs milliers de travailleurs
saisonniers pour la culture de l’arachide à partir des années 1930.
Le navétanat a bouleversé, chez les migrants, la structuration sociale
très hiérarchisée de la société foutanienne. Fuyant les crises politiques ou
sociales, qu’ils soient anciens captifs ou libres, les navétanes du Fouta se
sont mis au service des Foulakoundas et ont été relégués aux travaux agri-
coles. Peu ou mal intégrés dans ces villages, ils ont essayé de se regrouper.
Anciens captifs et nobles se sont donc mêlés dans de nouveaux villages et
l’organisation spatiale hiérarchisée des misiide45 et des r ~ u n d du
e ~Fouta
~
Djallon a disparu.

44. À Sare Dembayel, le plus grand villagejiyuado de la rkgion, les descendants des fondateurs
du village, anciens guerriers de Moussa Molo, vivent dans une très grande concession, de même type
que celles des grands Cleveurs, regroupant une soixantaine de cases.
192 SYLVE FANCHE’ITE

Dans cette riche région soudanienne aux pâturages encore peu exploi-
tés au début du siècle, l’éradication des grandes épizooties (notamment la
trypanosomiase), l’abolition de l’esclavage et l’extension de la culture de
l’arachide ont également favorisé le développement de l’élevage. Les
anciens serviteurs, déchargés des travaux pour leurs maîtres, ont pu
travailler pour leur propre compte. C’était une façon pour eux de se
<< foulaniser >>. Simultanément, l’émancipation des JiyaaGe a obligé les
RimGe à se mettre à l’agriculture et notamment aux cultures spéculatives.
L’adoption de l’élevage a permis une certaine émancipation des
JiyaaGe, alors que la forte pression démographique et pastorale dans
certaines provinces comme le Kamako47 a limité les possibilités d’ac-
croissement des troupeaux des Peuls Foulakoundas. Ainsi, malgré leurs
origines diverses, les populations du Fouladou ont adopté un système de
production plus ou moins similaire fondé sur la pratique de l’agriculture
et de l’élevage.
Le faible pouvoir de certains chefs de village, l’éclatement des grandes
concessions et le morcellement des troupeaux familiaux qui permettaient
une gestion sur de vastes espaces, le poids démographique des villages
gabounkés face aux autres villages et l’émergence d’autorités religieuses
ayant capté le pouvoir politique des communautés rurales, tout cela
risque, dans un contexte de pression démographique et de course à la
terre, de susciter des dissensions entre les divers groupes peuls.
Déjà, entre Gabounkés et Foulakoundas, des conflits à propos des
rizikres avaient éclaté dans les années 1940. Nombreux sont les villages
foulakoundas désormais uniquement peuplés de Peuls Fouta, après le
départ des fondateurs vers des espaces pastoraux moins encombrés. Entre
certains Jiyaabe et leurs anciens maîtres, de vieilles querelles demeurent,
notamment du fait des dégâts causés par les animaux de ces derniers. Les
liens qu’ils entretiennent, souvent sur le mode de la parenté à plaisanterie,
rendent difficile l’application des lois sur le dédommagement des cultures.
L’accès au cheptel constitue un nouveau critère pour différencier les
populations sur l’échelle sociale. I1 faudrait étudier les rapports qu’entre-
tiennent les Peuls RimGe avec de nouveaux grands éleveurs JiyaaGe pour
mesurer si leur statut actuel est surtout déterminé par l’origine sociale ou
le pouvoir économique. De même, avec le développement de l’islam, une
nouvelle stratification de la société a commencé à s’édifier.

45. Misiide :village du Fouta Djallon peuplé de Peuls libres.


46. Ruzinde :village peuplé de captifs ou maccu6e.
47. Kamako: province du sud-ouest du Fouladou.
3
Apprivoiser l’espace
THOMAS
BIERSCHENK

Structures spatiales et pratiques sociales


chez les Peuls du nord du Bénin

L’abondante littérature sur les Peuls (FulGe, anglais : Fulani) fut


marquée dès son début par quelques perspectives stéréotypées I. Gottlob
A. Krause écrivait déjà en 1883 (p. 28) :
<<Parmitous les peuples qui habitent en Afrique centrale septentrionale, il n’y en a
aucun qui, comme les Peuls, présente un tel intérêt pour l’ethnologie et la linguistique.
Leur origine mystérieuse, tout comme leurs conquêtes fameuses dans des temps plus
récents attirent doublement l’attention sur eux. >)
Deux de ces stéréotypes sont classiques : la fixation sur le <<mystèreH
de 1’<<origine >> des Peuls et la tentative de prouver qu’ils ne sont pas <<un
vulgaire peuple nègre >> (Krause 1883: 181) ; la fascination pour leur
caractère dit << conquérant >> et << aristocratiqueB.
Un troisième thème apparaît plus récemment : aujourd’hui, les Peuls
sont de préférence présentés comme des éleveurs nomadisant dans la zone
sahélienne, où ils sont menacés par la sécheresse.
Ces images stéréotypées ont souvent empêché les ethnologues et autres
chercheurs en sciences sociales de remarquer que beaucoup de Peuls
vivent tout autrement. Ainsi, des Peuls habitent depuis longtemps la zone
des savanes humides de l’Ouest africain (Boutrais 1988) ou encore la
zone forestière pluvieuse proche du golfe de Guinée, oÙ généralement ils
travaillent comme bergers salariés (Schneider 1997). D’autre part, les
mouvements migratoires des Peuls vers le sud et l’est ont pris une ampleur
massive durant les trente dernières années. Ces faits sont pourtant rare-
ment étudiés par les anthropologues qui, en revanche, concentrent leurs
intérêts sur les Peuls de la zone sahélienne. Ce sont donc les modes de
vie, régionalement limités, de ces derniers (nomadisme et élevage de
zébus) qui forment la représentation la plus généralisée de << l’être peul
authentique,,, chère aux spécialistes et à l’opinion, surtout depuis la crise

1. Pour la littérature sur les Peuls, voir Seydou 1977; Kyburz 1991.
196 THOMAS BIERSCHENK

du Sahel. Ces représentations ont manifestement gené un grand nombre


d’ethnologues dans leur perception de réalités sociales moins spectacu-
laires des Peuls en zones plus méridionales. En outre, il est souvent oublié
que le nomadisme pastoral <<pur>> des Peuls du Sahel, comme par exemple
celui des WodaaGe du Niger, ne représente pas un e archétype mais
qu’il s’est développé tardivement à la fin du xlxesiècle à partir de modes
de vie agropastoraux antérieurs (Bonfiglioli 1988, 1990).

Les Peuls du nord du Bénin ne se conforment à aucun des trois stéréo-


types cités plus haut. C’est peut-être pourquoi il n’existait, jusqu’à la fin
des années 1980, aucune étude sur eux à l’exception d’un unique article
de quatre pages de Jacques Lombard (1957) et de la mention qu’il en fait
dans sa monographie classique sur le Borgou (1965). I1 est attesté que les
Peuls sont établis depuis plusieurs siècles dans le Borgou2, sans qu’ils se
réclament pour autant d’un quelconque mythe d’origine. Aujourd’hui, ils
comptent environ 150000 habitants et constituent à peu près 15 % de la
population de la province béninoise de Borgou. Politiquement marginali-
sés depuis la période précoloniale, la domination coloniale et les différents
changements de régime après l’indépendance en 1960 ont très peu changé
cette situation. Enfin, ils sont sédentaires et associent à l’élevage bovin
d’autres activités, notamment une agriculture manuelle, 1’élevage de petit
bétail et la cueillette.
Ce texte vise à combler une lacune ethnographique et à souligner la
grande diversité de modes de vie de ceux qui s’appellent tous fuZ6e N. ((

Leur diversité est telle qu’elle ne permet pas de retenir des modes de vie
particuliers comme plus << authentiques >> ou << archétypiques >> (Kintz
1985) que d’autres (Schmitz 1990)3. Dans la présentation du mode de vie
des Peuls du nord du Bénin, j’ai privilégié les aspects économiques et
politiques, à partir d’une analyse des structures de l’espace sur trois
niveaux, celui de la case d’habitation (suudu), celui de la ferme (wuro) et

celui du hameau (gure). Ce faisant, je considère les structures spatiales
comme des représentations concrètes des rapports sociaux, à partir
desquelles les principes d’organisation d’une société sont lisibles4. En

2. C’est-%-direla région historique qui s’étend de l’est de la province actuelle d’Atakora de


l’actuel Bénin, jusqu’au Nigeria occidental.
3. L’article est le résultat de recherches de terrain sur le thème: a Culture et langage d’une mino-
rité ethnique : les Peuls du nord du Bénin >>, conduites par l’Institut fiir Ethnologie de la Freie
Universitiit Berlin entre 1986 et 1992. Les résultats de ce travail sont détaillés dans Bierschenk 1988,
1989, 1992, 1993. 1995, 1997; Bierschenk & Forster 1991; Bierschenk & Le Meur 1997; Boesen
1997; Guichard 1990; Hardung 1997; Jung 1997; Kuhn 1997; Schneider 1997; Welte 1997. Une
première version en langue allemande de cet article a été publite dans les Mitteilungen der Berliner
Gesellschaft fiir Anthropologie, Ethnologie und Urgeschichie (vol. 13, 1992). Je remercie Karine
Guillonin pour ses corrections de la traduction française.
4. J’emprunte cette idee àDuncan (1990) qui parle du cpaysagen comme d’un atexte à décoder,,.
Je n’adopte pas pour autant son orientation post-modernistequi marque d’ailleurs une bonne partie de
la nouvelle géographie culturelle.
PEULS DU NORD DU BÉNIN 197

cela, les structures spatiales représentent un élément constitutif du proces-


sus social. Elles rendent possibles, en même temps qu’elles les délimitent,
les actions sociales, tout en remplissant par excellence une fonction objec-
tivante : elles font croire à ceux qui s’inscrivent dans ces espaces que les
faits sociaux sont <<naturels>> et ainsi inévitables alors qu’ils sont des
produits de l’histoire et de la culture. Dans ce sens, les structures spatiales
peuvent être considérées comme la << biographie inconsciente >> (Lewis
1979 : 12) d’une société.

1. L’organisation de l’espace5

Lors de la première visite d’un hameau peul (gure) du Borgou, on


remarque une grande uniformité dans l’organisation spatiale de chaque
ferme (wuro).Pour un étranger, cela peut rendre difficile l’identification
d’une ferme particulière. De la même façon, l’intérieur de toutes les cases
(suudu, plur. cudi) présente une organisation spatiale identique. Dans les
deux cas, le principe régissant l’organisation de l’espace est un partage en
zones d’habitation masculines et féminines, selon un axe est-ouest dans la
ferme et gauche-droite dans la case6.

La ferme (wuro)

Le point pivot de la disposition spatiale (fig. 1) est un arbre, le karité


(karehi),qui marque la limite de la ferme, du côté de l’ouest. Sans cet
arbre, un Peul du nord du Bénin ne saurait construire sa ferme. L’arbre de
karité porte bonheur à l’habitation. La couleur blanche de la chair de son
fruit rappelle celle du lait, le fondement de vie des Peuls pasteurs. La noix
en elle-même est une denrée alimentaire importante. Si un jour l’arbre
venait à être renversé, par exemple par une tempête, le wuro devrait sans
délai être déplacé. D’après nos informateurs, l’arbre idéal a des feuilles
noires plutôt que rougeâtres ou bleutées. I1 est aussi préférable qu’il soit
légèrement incliné vers le sud.
L’aire autour de l’arbre est une zone féminine de vie et de travail. Là,
se trouvent le grenier (lummuure) où les femmes prélèvent le grain et les
mortiers dans lesquels il est pilé. Un mortier placé ailleurs, par exemple
dans la zone masculine, apporterait le malheur. Juste à l’est de cet arbre, à
une distance qui dépend du nombre de cases et de l’importance du trou-
peau qui passe la nuit dans la cour intérieure, se trouve la case d’accueil

5. Les informationsde cette partie proviennent de Bierschenk (1997: 119-135).


6. L’organisation de l’espace en sphères masculines et fiminines est connue d’autres groupes
peuls mais l’application de ce principe peut varier. Par exemple, chez les Peuls de l’est du Nigeria,
étudiés par Stenning (1958), les zones masculines de vie et de travail se trouvent ?l’ouest,
i et celles
des femmes àl’est. C’est le contraire au Binin.
198 THOMAS BIERSCHENK

Qp

6o 7
6

4 GG

Q G

AP
t
Fig. 1. Plan d’un wuro.
Source: Bierschenk 1997 : 120 (distances non mesurées).
1,case de réception de Julde (dottiijo: doyen de la ferme); 2, case de I’épouse de Julde ; 3, cuisine de
l’épouse de Julde ; 4, case de I’épouse d’Ah (frère du dottiijo) ; 5, cuisine de I’épouse d’Ah ; 6,
cuisine de I’épouse de Mamadu (fils aînt? du dottiijo);7, case de la femme de Mamadu; 8, case du fils
d’Alu (mort en 1985 ; depuis, la case sert de case de passage); K, arbre karité; T,tombe de la
première épouse de Julde; P,poulailler; M, mortier; G, grenier.

(bawra) de l’aîné de la ferme (dottìijo). C’est là que les hommes adultes


de la ferme passent la journée, et que les hôtes masculins (ainsi que les
ethnologues de passage) sont logés pour la nuit.
Les cases d’habitation (cuudi, pl. de suudu) et les cuisines (bawra), à
plan circulaire et dans la plupart des cas en paille tressée, sont disposées
au nord et au sud à partir de la case d’accueil, en formant un demi-cercle
qui se f e m e près de l’arbre karité. Lorsque l’aîné possède sa propre case,
indépendante de celles de ses femmes, celle-ci se trouve juste au nord de
la case d’accueil. (Ce n’est pourtant pas le cas dans la figure 1.)
La case et la cuisine de sa femme, éventuellement celles de ses femmes,
sont placées à la suite de la case de l’aîné selon un arc de cercle orienté
PEULS DU NORD DU BÉNIN 199

vers l’arbre. Suivent les cases des femmes de ses fils mariés. Si l’aîné a un
frère cadet qui vit avec lui dans la ferme (comme fig. l),les cases et les
cuisines de ses femmes se trouvent alors directement au sud de la case
d’accueil. Les hommes plus jeunes peuvent construire leurs cases à la
suite.
Le troupeau de bovins est attaché pendant la nuit dans la cour inté-
rieure (fageere) ainsi formée par le cercle des cases. Ceci uniquement
pendant la saison des pluies. En saison sèche, le troupeau est transféré
dans les champs attenants (fig. 2). L’emplacement est régulièrement
déplacé afin d’obtenir une bonne fumure. D’une saison à l’autre, la dispo-
sition des animaux reste identique (fig. 3). Cette rigidité de disposition
peut être repérée visuellement. En revanche, une connaissance précise des
rapports de parenté des hommes et des animaux comme des conditions de
propriété individuelle sont nécessaires pour distinguer un principe sous-
jacent important : le troupeau est attaché dans la cour intérieure selon le
modèle d’agencement des cases. Dès lors, tout se passe comme si la

Champs N
de coton
d‘un Gando
t
sorgho

maïs et sorgho
(en culture mélangée) 23
Champs
d’igname
pour l’année sorgho
prochaine

O 50 100 m

Fig. 2. Les champs d’une ferme peule.


Source: Bierschenk 1997: 185. (Les chiffres indiquent les distances en mètres.)
200 THOMAS BIERSCHENK

\
\
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O M
O o \\\ O M r-------
r/4 O G
1
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I O
1OG //o
o I O G OM M I /
0 1
I Mamadou et Gortado I
II 0 (fils de Julde) lI O
I
Il nM O
M 0 1
l Julde
(doyen de la ferme)
I
I O 1
.k
o O
O O o
Animaux en
gardiennage

,'
/-
p
J o
\

O
---.
--. -.
O

Alu
(frère du doyen) O
et ses enfants

Propriété des bêtes :


Vache 0 Génisse 0 Veau femelle B Bintu (fille mariée d'Ab)
M Mamadou (fils aîné du cfoffiQo)
Géniteur Taureau Veau mâle
G Gortado (fils du &Mito)

Fig. 3. La disposition du troupeau attaché pendant la nuit.


Source: Bierschenk 1997: 122.
PEULS DU NORD DU BÉNIN 201

figure 3 était un agrandissement de la cour intérieure dans la figure 1. La


proximité de la maison marque la propriété et l’ancienneté : les vaches les
plus âgees se trouvent près de la case de leur propriétaire. Derrière,
suivent celles des descendants. Tout à fait à l’extérieur et à l’ouest, se
trouvent les bêtes << étrangères les bœufs qui appartiennent aux agri-
culteurs (haa6e) qui les confient aux Peuls. C’est donc toujours sa plus
vieille vache qu’un Peul voit en premier lieu le matin en ouvrant la porte
de sa case : la mère ou la grand-mère de cette vache lui a été donnée par
son père à sa naissance (sussuke), ou bien, elle fut amenée par la mère
(cogite) de ce Peul. Ces vaches, les plus anciennes, ont vécu si longtemps
avec les hommes qu’elles en retirent un statut particulier : même devenues
stériles elles ne sont pas abattues mais entretenues par charité. C’est seule-
ment quand la viande risque d’être immangeable qu’elles sont abattues.

La case ronde (suudu)

Alors que les hommes contrôlent toutes les activités, élevage et agri-
culture, les cases restent le domaine des femmes. Pour qu’une femme
nouvellement mariée accepte de venir vivre dans la ferme de son mari
après la naissance de son premier enfant, deux conditions doivent être
remplies : disposer d’une case personnelle et disposer du lait d’un nombre
suffisant de vaches.
Comme celui de la ferme, le plan intérieur de la case est très rtgulier
(fig. 4).Ici aussi le principe qui régit les Cléments est celui d’une distinc-
tion sexuée. Cependant, en raison de la disposition circulaire des cases
dans le wuro, elle ne se réfère pas aux
points cardinaux mais à un axe
gauche-droite et avant-arrière.
Le point pivot en est alors
la petite porte d’entrée
(dammugal). Le lit de
bambou et de tiges de mil
(dow leeso), sur lequel
dort le couple, se trouve
toujours à gauche de
l’entrée. On dort la tête
orientée vers le milieu de
la case, où se trouve
Cloison eneaille I
--pöEöñe)--- 1’emplacement du feu
(hu66inirde), de sorte que
’entrée se trouve toujours à
gauche. Immédiatement à
gauche de l’entrée et devant le lit

Fig. 4. Plan d’une suudu. Source: Bierschenk 1997: 125 (échelle non respecie).
202 THOMAS BERSCHENK

dont il est séparé par une natte de paille, un petit espace (ga kosonni) sert
à déposer les outils agricoles et des ustensiles ménagers. Le visiteur éven-
tue1 s’assied sur une natte (kosso) à droite de l’entrée, seul endroit public
dans l’espace privé de la case. C’est là aussi que les enfants dorment sur
un lit aménagé à leur attention.
Plusieurs calebasses (cirurga) où la femme conserve le lait (kosam)
sont posées sur une étagère (hoore danki) au mur du fond de la case. Juste
à droite de l’entrée, une jarre en terre (faande boyri) sert à stocker la
bouillie de mil (boyri) préparée à l’avance pour plusieurs jours. Le lait
doit toujours se trouver sur l’étagère du fond. I1 est ainsi soustrait à la
p0rté.e des hommes. La bouillie, par contre, doit rester à côté de l’entrée.
La présence des calebasses de lait et de la jarre de bouillie indique infailli-
blement que la case est celle d’une femme.
En résumé, l’espace de la ferme, y compris l’intérieur des cases, est
structuré socialement selon des critères géométriques rigoureux. Le prin-
cipe ordonnateur en est la distinction entre hommes et femmes projetée
selon un axe est-ouest ou gauche-droite.

Le hameau (gure)

La disposition spatiale du hameau, la plus grande unité résidentielle


des Peuls du Borgou, contraste avec la structure géométrique de la ferme
et de la case. Ces hameaux regroupent en général jusqu’à quinze fermes,
soit alignées les unes après les autres, soit agencées en groupes informels.
Les critères de positionnement des fermes dans le hameau ne ressortent
pas clairement. Le principe, formulé par certains de nos informateurs,
selon lequel les cadets (d’installation postérieure) s’établissent unique-
ment au sud des aînés (premiers habitants), ne semble pas respecté dans la
réalité.
Un hameau regroupe un ensemble de fermes toutes identiques sauf par
la taille. La notion de gure désigne donc seulement le pluriel de wuro
(ferme). I1 manque à ces hameaux un centre, par exemple un lieu de
rassemblement ou un marché, une mosquée qui pourrait Ctre interprété
comme le cadre de fonctions politiques et économiques collectives unis-
sant le groupe. Or, ces lieux n’existent que dans les villages (siire)
d’agriculteurs. Au Borgou, ils appartiennent le plus souvent aux groupes
ethniques des Baatombu (mieux connus comme Baribas) et des Boo (ou
Boko), les deux groupes étant appelés haa6e par les Peuls. Un ou plusieurs
hameaux peuls peuvent coexister avec un village d’agriculteurs (à une
distance d’un à quelques kilomètres). À ce niveau, aucun principe d’orga-
nisation n’apparaît, par exemple par rapport aux points cardinaux ou à la
distance. Ainsi, lorsqu’un Peul dit : M i yaham luumo (<< Je vais au
marché D), il sous-entend : <<Jevais dans le village des agriculteurs. >>
C’est surtout là que les anciens (dottii6e)peuvent se rencontrer et palabrer
PEULS DU NORD DU BÉNIN 203

en petits groupes. C’est là aussi que les femmes obtiennent leurs princi-
paux revenus grâce à la vente du lait. C’est encore là que paradent et se
jaugent les jeunes gens et les jeunes filles7.

2. Traits principaux de l’organisation sociale8

La vie économique, sociale et politique des Peuls s’organise selon les


trois niveaux d’espace distingués. Le contraste entre les règles spatiales
très formelles à l’intérieur des fermes et des cases et l’absence d’une
structure comparable au niveau du hameau est significatif des pratiques
sociales. La ferme est donc l’unité économique et politique de base. La
différenciation socio-économique entre les fermes ainsi que la hiérarchie
socio-politique restent faibles et les formes de solidarité économique peu
développées. Par ailleurs, les Peuls du Borgou sont dominés par les
paysans baatombu et boo dont ils sont les clients, comme ils l’étaient, à
l’époque précoloniale, par les guerriers wasangari.

L’économie familiale agropastorale

Une ferme peule compte en moyenne quinze à dix-huit personnes, dont


six à sept enfants de moins de 12 ans. Comme la main-d’œuvre est surtout
familiale, les fermes sont presque toujours habitées par les membres
d’une famille patrilinéaire élargie : l’aîné de la ferme (dottiijo)avec une
ou plusieurs femmes, un ou plusieurs frères cadets, leurs femmes, ainsi
que leurs enfants respectifs (éventuellement mariés) et les petits-enfants.
Au cours du cycle de développement familial, la composition de la ferme
change, en particulier quand les frères se séparent à la mort de l’aîné ou,
plus rarement, les fils à la mort du père. Le cycle de développement de la
famille et celui du troupeau sont intimement liés. Pour qu’un homme
décide de quitter la ferme de son père ou de ses grands frères, il doit
disposer de suffisamment d’actifs pour s’occuper du bétail et des champs.
Ainsi, outre sa fonction résidentielle, la ferme apparaît surtout comme
l’unité de gestion d’un troupeau. Pour beaucoup de Béninois, les Peuls
sont des éleveurs de bœufs et rien d’autre; c’est d’ailleurs de cette faqon
que les Peuls eux-mêmes aiment à se présenter. En réalité, ils pratiquent
une sorte d’économie mixte, en combinant l’élevage bovin avec l’agri-
culture, l’élevage de petit bétail et la cueillette. Une stricte division du
travail répartit les activités entre les hommes et les femmes : les hommes
s’occupent de l’élevage (y compris de la traite), des travaux agricoles les
plus pénibles (préparation des champs, sarclage manuel, récolte des

7. Boesen (1997) met en évidence l’importance sociale des marchés villageois pour les Peuls
Mninois.
8. Les informations de cette partie proviennent de Bierschenk (1997: 156-215).
204 THOMAS BERSCHENK

tubercules d’igname) et de la récolte des fruits de néré; les femmes se


consacrent à la transformation et à la vente du lait, à la récolte des noix de
karité, à tous les travaux ménagers ainsi qu’à la sürveillance des jeunes
enfants. Elles aident également les hommes pour les semailles et les
récoltes.
L’élevage est extensif: il est pratiqué avec un minimum d’investisse-
ment monétaire (avec des dépenses limitées aux vaccins et aux
médicaments) et par l’utilisation de pâturages librement accessibles.
Pendant la longue saison sèche, entre octobre et mai, quand de nombreux
points d’eau dans le Borgou sont taris, la plus grande partie des trou-
peaux, accompagnée de quelques jeunes hommes et femmes, gagne des
zones mieux pourvues en eau (vers le sud ou le long des grandes rivières).
Ce système classique de transhumance a généré une idée fausse, mais très
largement répandue au Bénin, selon laquelle les Peuls du Borgou sont des
nomades. En réalité, les troupeaux et ceux qui les accompagnent retour-
nent généralement dans les fermes en avril ou en mai, juste à temps pour
le début de la saison des cultures.
Une autre représentation héritée de la période coloniale persiste chez
des fonctionnaires béninois : l’élevage des Peuls serait orienté vers le
prestige plutôt que vers des objectifs économiques <<rationnels>>g. La
possession du plus grand nombre d’animaux possible serait pour les Peuls
une valeur en soi et le fondement d’un statut social élevé. Ceci explique-
rait une réticence à commercialiser leurs bœufs sur une grande échelle,
comme l’a toujours réclamé l’administration, coloniale et post-coloniale.
Cette conception omet un fait essentiel : l’objectif premier de l’élevage
bovin des Peuls n’est pas une production maximale de viande, mais bien
la production de lait. Dans un troupeau moyen (l’effectif le plus fréquent
que nous avons relevé avoisine les cinquante têtes), environ les trois
quarts des animaux sont des femelles (cf. supra fig. 3). Les animaux
mâles sont consommés lors de rites précis ; deux taureaux (garidabirdi et
gari kenitirdi) constituent la dot traditionnelle mais leur nombre a
tendance à augmenter aujourd’hui. D’autres animaux mâles sont vendus
en bas âge en cas de besoin financier. Outre la production abondante de
lait, le fait de garder surtout des femelles présente un autre intérêt : il
augmente la capacité de reconstitution du troupeau. Lorsqu’un troupeau
est décimé par des maladies bovines (éventualité fréquente jusqu’aux
annees 1980 malgré des services vétérinaires modemes renforcés par des
projets de développement), le temps nécessaire pour sa reconstitution est
d’autant plus court que le nombre de femelles est grand. Ce comporte-
ment est donc beaucoup plus << rationnel >> que veulent bien le croire

9. Pour cette question, voir Bierschenk & Forster (1991). Les reprdsentations stdrdotyptes des
Peuls du nord du pays rdpandues dans les administrationsMninoises remontentau ddbut de la période
coloniale et elles sont le fait des premiers officiers coloniaux. Sur cette question, voir Bierschenk
1997 66-12.
PEULS DU NORD DU BÉNIN 205

certains experts du développement et agents d’État ; il nous semble même


difficile, comme le font certains ethnologues, de parler ici d’une <<autre
rationalité >>.
Les animaux d’une même ferme sont en général conduits ensemble aux
pâturages. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils soient la propriété
collective des habitants de cette ferme - ni d’ailleurs la propriété privée
d’une seule personne, l’aîné (dottiijo) par exemple. Au contraire, tous, y
compris des enfants et des femmes, peuvent détenir des animaux dans un
même troupeau. L’appartenance d’une bête à tel propriétaire est révélée
par l’endroit où elle est attachée pendant la nuit. Dans la figure 3, les
bovins de l’aîné de la ferme et de ses deux fils se trouvent au nord alors
que ceux de son frère et de ses enfants sont attachés au sud. Rattachées à
ce dernier groupe, les bêtes de la fille mariée, Bintu, forment un sous-
groupe séparé. Dès que Bintu aura donné naissance à son premier enfant
dans la ferme paternelle, elle devra emmener une vache dans la ferme du
mari. Cette vache, éventuellement accompagnée de son veau, est offerte
comme don de naissance (cogite) par le père de Bintu, c’est-à-dire le
grand-père maternel (maamiraao weco inna) de l’enfant. La descendance
de cette vache sera héritée par les enfants de Bintu. Les autres bovins de
Bintu resteront dans la ferme de son père, pour être finalement partagés
entre ses frères. Ceci lui donne le droit de réclamer l’aide matérielle de
son père ou de ses frères en cas de besoin, par exemple après un divorce.
Ainsi, le droit de la femme à posséder du bétail est clairement subordonné
au patrilignage. La plupart des bêtes productives (femelles) d’un troupeau
restent dans la ferme du père. Les garçons héritent donc la plus grande
partie des animaux du père, soit par don de naissance (sussuke),soit à sa
mort (dondoni).
Être propriétaire de bovins ne signifie pas pour autant pouvoir en
disposer librement. Des discussions prolongées précèdent toujours la
vente d’une femelle. L’aîné tente toujours de la conserver en lui substi-
tuant l’un de ses animaux mâles, voire celui d’un autre membre de la
famille. I1 peut également essayer d’interdire carrément la vente de la
bête. Qu’il y réussisse ou non dépend de son autorité, de son habileté à
négocier et des rapports de forces à l’intérieur de la ferme.

Le lait (kosam) des bovins est un aliment de base pour les Peuls (Kuhn
1997). I1 est bu tel quel ou mélangé en bouillie avec du mil. Quand les
ingrédients sont disponibles, cette bouillie (boyri) est consommée quoti-
diennement. C’est elle aussi qui est offerte aux visiteurs. En même temps
le lait représente un bien économique primaire. Les hommes assurent la
traite puis le lait est partagé entre les différentes épouses. À leur tour,
celles-ci décident quelle part réserver à la consommation familiale et
quelle autre destiner à la vente sur le marché, après transformation éven-
tuelle en fromage (gasiiri). L’argent du lait, contrôlé par les femmes,
206 THOMAS BIERSCHENK

représente une part importante des revenus de la ferme peule et égale


presque le revenu que les hommes obtiennent par la vente de bovins. Ceci
procure aux femmes une position économique relativement forte.
Pourtant, cette position est limitée parce qu’en définitive ce sont toujours
les hommes qui décident de la quantité de lait à traire et de son partage
entre les différentes épouses. La décision de laisser une certaine part de
lait au veau, ou bien de traire beaucoup de lait pour la consommation
humaine, conduit à un conflit d’intér6ts entre des objectifs de consomma-
tion à court terme ou à long terme (investissement dans l’accroissement
du troupeau et ainsi, promesse de davantage de lait dans le futur). C’est
sur cette question du partage du lait entre les femmes que se cristallisent
la plupart des conflits conjugaux ; ils conduisent parfois jusqu’au divorce.

Une ferme peule du Borgou est presque toujours entourée de champs


(cf. supra fig. 2). Avec deux hectares en moyenne par exploitation, les
Peuls peuvent concurrencer les paysans du Borgou qui travaillent sans
attelages. Pourtant, les Peuls ont des cultures moins diversifiées, limitées
au mil (gawri) et au maïs (kokkoliiri), souvent en culture associée. S’y
ajoute une petite parcelle (0,25 ha) plantée d’igname (dunduure), toujours
cultivée sur un terrain nouvellement défriché. Les années suivantes, ces
champs seront cultivés en céréales. Grâce à la fumure animale, une
culture quasi permanente est possible. Lors de nos enquêtes, il n’était pas
rare de trouver des fermes installées au même emplacement depuis plus
de vingt ans. Le fumier augmente la productivité du champ, en même
temps qu’il réduit considérablement les besoins en force de travail. Les
Peuls peuvent donc combiner agriculture et élevage.
Alors que les produits d’élevage, lait et animaux pour l’abattage, sont
au moins en partie commercialisés, l’agriculture des Peuls est essentielle-
ment vivrière. Ceci n’exclut pas que des surplus soient commercialisés,
sous le contrôle de l’aîné, à condition que la subsistance de la famille ne
soit pas menacée. Les revenus ainsi dégagés sont en partie investis dans
l’acquisition de petit bétail et de bovins. Seuls l’igname et le coton, dans
les rares cas où ce demier est cultivé par les Peuls, ne sont pas des produits
<< collectifs >>. Les jeunes hommes qui les cultivent peuvent en disposer
librement. Avec les revenus du coton, ils achètent des biens modernes
(radios, montres, bicyclettes.. .), mais ils en investissent souvent une
partie dans l’achat d’animaux. L’igname sert d’abord à la consommation
familiale ;elle est aussi souvent donnée comme cadeau de faible valeur.

En combinant l’élevage de bovins à l’agriculture, l’élevage de petits


ruminants et de volaille, ainsi que la cueillette des noix de karité et des
fruits de néré, la ferme peule apparaît comme un système de production
complexe à grande flexibilité interne et forte autonomie économique. Les
pertes dans un secteur peuvent être compensées par un autre. Ceci semble
PEULS DU NORD DU BÉNIN 207

être la raison pour laquelle des formes supra-domestiques de solidarité


économique, bien connues des agriculteurs (Elwert 1980) et des pasteurs
purs d’Afrique, ne sont que faiblement développées chez les Peuls du
Bénin.
Enfin, plusieurs mécanismes évitent qu’une différence sociale impor-
tante entre les exploitations ne se consolide sur plusieurs générations lo.
L’accès à la propriété du bétail reste en principe ouvert à tous les hommes.
Au plus tard à la mort du père, les fils disposent de leur propre troupeau et
sont donc en principe à même de fonder leur propre ferme, même si, pour
les raisons exposées plus haut, ils décident de rester ensemble au moins
jusqu’à ce que leurs propres fils soient assez grands pour s’occuper de la
conduite du troupeau et des travaux des champs. I1 n’y a pas non plus de
séparation entre les producteurs et leurs moyens de production. En outre,
les maladies bovines qui se déclarent périodiquement ont toujours eu un
effet de nivellement. Ainsi, pour les Peuls, le succès dans l’élevage est
essentiellement lié à la notion de << chance >> (riiku).
En résumé, la ferme familiale peule, avec une distribution spatiale et
une organisation sociale structurellement homogènes, apparaît comme
l’unité fondamentale de cette économie agropastorale.

3. Peuls, agriculteurs et État depuis 1900

La structure informelle du hameau contraste donc avec celles de la case


et de la ferme, beaucoup plus régulièrement agencées. L’absence de lieux
centraux ainsi que la dépendance de ces hameaux vis-à-vis des villages
des Baatombu renvoient au statut politiquement dépendant que les Peuls
occupent dans la société du Borgou depuis la période précoloniale11.
D’après la tradition orale (celle que relevèrent les premiers officiers
coloniaux, et encore vivante aujourd’hui), les Peuls ont jadis immigré
pacifiquement en petits groupes au Borgou. Tout comme les migrants
actuels vers les régions côtières du golfe de Guinée (Schneider 1997)’ la
plus grande partie des Peuls vint certainement au Borgou sans bétail, en
tant que boy (berger salarié) pour garder le bétail des Baatombu et surtout
celui de leurs guerriers (les wasangari). Les chefs de terre baatombu leur
assignèrent des terrains pour s’établir et, au fil du temps, les Peuls parvin-
rent à constituer leurs propres troupeaux à partir du bétail confié pour le
gardiennage. Aujourd’hui encore les Peuls emploient le terme de <<terre>>

10. Nous entendons ici l’absence de mécanismes internes de stratification sociale. Le fait que les
chefs politiques peuls (mawfie)sont en général plus riches que les autres, surtout à cause du droit de
prélever certains produits de l’élevage et agricoles, et que leur position est devenue quasi héréditaire,
ne contredit pas cette proposition. Le rôle des chefs est en premier lieu de représenter les Peuls vis-&-
vis de leur patron baatombu : leur position sociale est donc, d’une certaine manière, imposée de
I’exthieur (Bierschenk 1993; 1997: 39-72).
11. Pour une sociologie historique du Borgou, voir I’Ctude classique de Lombard (1965).
208 THOMAS BIERSCHENK

(leydi) uniquement à propos des << agriculteurs >> (haa6e),ce qui donne le
concept de leydi haa6e. Le concept équivalent pour les Peuls serait gure
ful6e (<<lehameau des Peuls s). La terre appartient donc aux agriculteurs,
même si les Peuls peuvent y résider, y cultiver quelques champs et y faire
pditre leur bétail. Tant lors des querelles entre les guerriers, fréquentes à
l’époque précoloniale, qu’avant les grandes fêtes, les tioupeaux des Peuls
étaient la cible régulière de razzias. C’est pourquoi leurs hameaux étaient
placés sous la protection de guerriers, avec lesquels s’étaient développées
des relations de clientèle. De leur côté, les Peuls disposaient d’esclaves
(maccuu6e ou gandukee6e), qu’ils utilisaient entre autres pour cultiver
(Baldus 1969; Hardung 1997).
Avec la colonisation française, ces liens de dépendance et ces hiérar-
chies sociales furent modifiés de façon importante. Comme ailleurs dans
leur empire colonial d’Afrique de l’Ouest, les Français ont mené une
<<politiquede races >> fondée sur les représentations, courantes à l’époque,
du << caractère collectif >> propre à chaque <<tribuD, ce qui conduisit à une
séparation en groupes particuliers. Ils pouvaient ainsi mieux dominer,
selon le principe divide et impera. La situation sociopolitique des Peuls
s’est considérablement améliorée pendant cette période, grâce à l’effon-
drement du pouvoir des guerriers wasangari et la protection de la pax
gallica contre le pillage des troupeaux. À ce nouvel ordre de relations
entre les groupes, relève aussi la création par la puissance coloniale des
<< chefs de tribu peuls D qui n’existaient pas auparavant au Borgou
(Bierschenk 1993, 1997 : 39-72).
Cette situation s’est surtout modifiée au cours des années 1970. Une
forte croissance des populations et du cheptel, la diffusion de la culture
attelée et des cultures commerciales, particulièrement celle du coton, la
pression monétaire accentuée qui en résulte (Fett & Heller 1978 ;
Bierschenk 1987), l’élimination des instances d’autorité intermédiaires
<<traditionnelles>> (les chefs de tribu peuls) sans que le régime révolution-
naire qui accède au pouvoir en 1972 ne parvienne pour autant à consolider
son autorité sur le pays (Elwert 1983; Allan 1989) : tout cela conduit à des
conflits plus fréquents entre Peuls et agriculteurs à propos de l’utilisation
de la terre et de l’eau (De Haan et al. 1990). Ces conflits sont aggravés
par le fait qu’au Nord-Bénin, divers régimes fonciers coexistent toujours,
et que la possibilité d’accéder à la propriété de la terre se ramène souvent,
en fait, au droit du plus fort politiquement (Meissner 1990).
Dans ces conflits, comme face à la corruption généralisée des représen-
tants de l’État central (Wong 1982), les Peuls sont désavantagés par
rapport aux agriculteurs, mieux représentés dans les institutions de 1’Etat
moderne. C’est la conséquence, en particulier, d’une scolarisation beau-
coup plus faible que chez les autres groupes du Borgou. Pour les Peuls,
l’école moderne reste 1’<< école des Blancs >> (janirde batuure). Depuis la
suppression des chefs de tribu en 1972, ils se retrouvent donc sans protec-
PEULS DU NORD DU BÉNIN 209

teurs (patrons), capables de représenter leurs intérêts, face à l’État et aux


autres groupes ethniques, dans un contexte politique régi par des compor-
tements clientélistes. En ce sens, la situation précoloniale se répète. Les
tentatives illégales de certains représentants de 1’État moderne pour obte-
nir la saisie des troupeaux des Peuls peuvent être comparées aux anciennes
razzias. De faeon significative, les Peuls stigmatisent le comportement de
ces fonctionnaires par l’expression (nyaama taki, <<exploiterD) qui dési-
gnait le comportement des wasangari à l’époque précoloniale12.

12. Depuis le milieu des années 1980, les Peuls essayent de s’opposer à cette situation par une
organisation politico-culturelle fondée sur l’identité ethnique et des intérêts pastoraux communs
(Bierschenk 1992; Guichard 1990).
ANNE-MARIE
PILLET-SCHWARTZ

Approche régionale d’un îlot de 1% archipel peul>>


L’émirat du Liptako d’hier à aujourd’hui
(Burkina Faso)

Le terrain

La diversité des terres de 1’<< archipel peul >> suppose une infinité d’ap-
proches régionales qui accordent une large place au savoir-faire du
géographe. C’est à lui que revient le rôle de les appréhender dans leur
particularité et, si besoin, de les démythifier. Si le décryptage de l’entité
culturelle qu’elles représentent est affaire d’historien ou d’ethnologue1, la
différenciation des îles ou des îlots qui émergèrent au xlxe siècle dans les
remous d’un djihad est un peu son privilège. Chacun d’entre eux se
présente en effet comme un véritable continuum doté d’une logique
interne et d’une personnalité à forte connotation régionale. Le chercheur
doit cependant se défier dans leur cas de l'étraite imbrication qui lie histo-
ricité et régionalité. La prise en compte de 1’<< insularité >> d’un groupe
peul qui s’imposa au X V I I I ~ou au x x e siècle par sa seule identité politique
peut effectivement l’amener à sublimer une épopée aujourd’hui vidée de
son contenu, à projeter abusivement dans l’espace les stigmates du passé,
en bref à perpétuer une région historique dont la physionomie est forcé-
ment différente au x x e siècle de ce qu’elle était un siècle ou deux
auparavant.
La connaissance des territoires qui servirent de support aux théocraties
peules est certes indispensable à l’appréhension des populations qui s’en
réclament aujourd’hui, que ce soit par héritage (cas des Peuls ou des
autochtones qui les précédèrent) ou par adoption (cas des Rimaïbe ou des
allochtones qui leur succédèrent), mais elle ne saurait suffire. Les noyaux
ethno-démographiques de jadis ont fait place avec le temps à des noyaux

1. À cause notamment de l’immensité, la discontinuité et la diversité tout i fait exceptionnelles de


cette aire culturelle.
212 ANNE-MARIE PILLET-SCHWARTZ

socio-économiques, moins cohérents dans leurs structures mais plus


homogènes dans leurs dynamiques, en raison notamment de la disparition
de l’esclavage. Autres temps, autres rythmes, autres échelles : spontané-
ment ou sous l’effet de pressions externes, des recentrages et des
connexions se sont opérés, de nouvelles périphéries se sont créées.. . En
bref, les établissements originels, s’ils restent repérables, ne constituent
plus en général le centre de gravité des nouveaux espaces peuls. D’autant
que les États et les idéologies modernes les isolent de plus en plus les uns
des autres et que les nations autoritaires qui les enserrent rendent de plus
en plus aléatoire leur identification.
Au nord-est du Burkina Faso se trouve l’un de ces îlots issu d’un
émirat aujourd’hui disparu, l’émirat du Liptako. Plus connu sous le nom
de <<régionde Dori D, cet espace peul constitue, malgré sa faible exten-
sion, un bon exemple de terrain ambigu, difficile à cerner, parce que
difficile à définir par rapport à ce qu’il était du temps de sa puissance.
Créé en 1809-1810, au terme d’un djihad inspiré et béni depuis Sokoto
par Usman dan Fodyo, l’émirat lui-même exista officiellement jusqu’en
19632,mais perdit en fait tout pouvoir et tout prestige <<le30 avril 1897,
lorsque les troupes franqaises [. ..] [l’]abattirent [. ..I, écartèrent le gouver-
nement islamique et établirent l’hégémonie coloniale >> (Irwin 1976 : 3).
Ce fut tout au long du xlxe siècle une entité politique et commerciale bien
organisée, mais dont la prospérité était indissociable de l’esclavage et
donc de la guerre. Fortement centralisé, il ne résista pas à la <<pacification
coloniale >> : il fit place à un territoire multipolarisé, construit sur la base
d’un pluri-ethnisme insolite au terme d’un siècle de conflits identitaires
(même s’il s’agit là d’un processus historique banal).
La faGon dont cette société peule a pu passer d’une domination sans
partage à une intégration sans complication soulève plusieurs questions.
Comment les populations de toutes origines qu’elle côtoie aujourd’hui,
issues, pour une bonne part, les unes de l’esclavage, les autres de l’immi-
gration, se positionnent-elles par rapport à l’ancien émirat ? Quelles
relations entretiennent-elles avec les descendants des groupes dominants ?
Comment évolue le paysage humain? Une nouvelle région, au sein de
laquelle le phénomène peul serait, sinon éclipsé, du moins banalisé, n’est-
elle pas en train de se construire ? Autant de questions qui devraient
permettre d’échapper au mirage du passé, de ne pas lui aliéner l’espace.. .
Mais qui peuvent aussi pousser acteurs et observateurs à reléguer les héri-
tiers du Liptako au rôle de personnages mythiques et à attribuer aux
nouveaux venus un destin global, qui ne cadre pas forcément avec la
réalité.. . L’analyse régionale sous-tendue par l’histoire devrait être
malgré tout pertinente, sous réserve d’en user avec circonspection, de ne

2. Date o51 le dernier amiiru, Nassuru, Dicko Abdoulaye Usman de son vrai nom,fut destitué par
l’autorité voltaique.
L’ÉMIRAT DU LIPTAKO 213

. pas sacrifier notamment à une image du passé déconnectée de l’espace.


Un juste milieu en somme qui permette dans ce cas précis de prendre en
compte à parité les dynamiques de la société peule et celles de la nation
burkinabè.. .

La genèse

Si la << région de Dori >> peut se prévaloir du titre de << région >>, c’est
avant tout par contraste avec l’homogénéité des aires ethno-linguistiques
qui l’entourent. L’hétérogénéité de son peuplement lui confère en effet
une singularité, qui habituellement n’est pas celle d’une <<région>> en
Afrique soudano-sahélienne, où l’ethnicité fournit << le plus souvent la
base la plus appropriée à une division de l’espace >> (Gallais 1984 : 25).
C’était l’un de ces espaces interstitiels caractéristiques de la frange sud du
Sahel, véritables vides inter-ethniques lorsque s’opéra, à la charnière des
X V I ~et X V I I ~siècles, la transition entre la période fastueuse des empires
sahéliens et la période chaotique qui présida à la montée des royaumes
soudaniens. Localisé à la hauteur du 1 4 parallèle de latitude nord, il était
encore enclavé à l’époque, aux côtés des futures régions de 1’Oudalan et
de l’Aribinda, entre l’aire culturelle issue de l’empire songhaï et les
royaumes gourmantché et mossi naissants. Si Delafosse estime que les
Peuls y vinrent dès le xve siècle, les spécialistes s’accordent en général
pour dater leur arrivée au X V I I ~siècle, époque où un grand nombre de
migrants traversèrent le Gourma en direction de l’est (Madiéga 1982 :
121). De toutes les façons, comme l’écrit un historien: <<Lexve siècle est
hors des connaissances des traditionalistes et nous ne connaîtrons jamais
l’identité des premiers Peuls qui foulèrent le sol du Liptako, quand ils y
vinrent et d’où ils vinrent >> (Irwin 1976 : 8).
Ce ne sont pas les Peuls en fait, mais les Kurumba qui auraient occupé
les premiers la région de Dori - antériorité également retenue à propos du
peuplement des falaises de Bandiagara, du Yatenga ou du Djelgodji, par
exemple, oÙ ils sont connus sous d’autres noms (Chantoux 1964: 9 ; Izard
1985 : 9 ; Kiéthéga 1993 : 17 ; Madiéga 1982 : 115). Les Kurumba cepen-
dant ne dominèrent jamais les Peuls avec lesquels ils partageaient
l’espace, même si leur principal village, Diobbou, jouissait d’un certain
rayonnement et même s’il leur arrivait d’employer certains d’entre eux
comme bouviers, notamment les Kurojiibe. I1 semble même qu’ils aient
fini par avoir des problèmes d’autorité à la longue (à moins qu’ils n’aient
eu des problèmes de succession), puisqu’ils cédèrent leur pouvoir au
début du XVIII~siècle à un représentant de la dynastie gourmantché la plus
septentrionale, celle des Jagbira, à laquelle ils étaient apparentés.
À la même époque, autour de 1705-1707 (Delmond 1953 : 26; Hama
1971 : 343-368), des Peuls Sondeebe du Macina, qui se seraient rebaptisés
214 ANNE-MARIE PILLET-SCHWARTZ

peu après Feroobe3, migrèrent dans la région. Les Peuls qu’ils trouvèrent .
sur place (et qui étaient donc là en principe depuis moins d’un siècle)
appartenaient à différents clans. Trois selon Madiéga (1982 : 121) : celui
des Toroobe, qu’il considère comme les premiers venus, ceux des
Wakambe et des Sillube. Cinq selon Delmond (1953 : 23) et K. G. Barry
(1984 : 10) : celui des Kurojiibe, qui, selon eux, seraient arrivés les
premiers, celui des Toroobe, auxquels ils reconnaissent malgré tout une
réelle préséance4, ceux des Wakambe, des Jallobe et des Baabe. On
ignore quand ils se fixèrent définitivement, mais il semble qu’une partie
des villages qui existaient au moment du djihad, une douzaine au mini-
mum, selon Irwin (1976 : s), ait été créée dès le X V I I ~siècle : les quatre
plus anciens au moins, à savoir Wendu, Selbo, Torodi et Kampiti, qui
auraient déjà constitué à l’époque un embryon de région appelée Liptako
(Delmond 1953 : 25). Un indice plaide en faveur d’une sédentarisation
précoce de ces pionniers peuls : le mariage de Birmaali Sala Paate, leader
des Feroobe, avec la fille dujooro de Wendu, le village-mère des Toroobe,
où s’arrêta le taureau qui, selon la légende, les guidait, lui et les siens,
dans leur migration. Cette alliance permit en effet aux Feroobe de récupé-
rer le pouvoir (plus moral que réel, il est vrai) qu’exerqaient jusque-là les
Toroobe de Wendu sur l’ensemble des clans peuls de la région, ce qui
donne à penser que cette société était déjà bien ancrée au début du X V I I I ~
siècle, même si elle n’était pas vraiment organisée politiquement (et que
ce fait était connu).

Les Gourmantché

Les Gourmantché (Gulmanceba de leur vrai nom) auraient commencé


à dominer la région autour de 1718 (Madiéga 1982: 124). Balibagini, le
premier bedo (roi), consolida leur pouvoir en créant sa propre capitale,
Koala (Kuala), à proximité de Ou10 (Wulo), la capitale religieuse des
Kurumba. I1 prit ainsi ses distances par rapport à ceux-ci, en refoulant un
grand nombre vers l’kibinda, où était en train de se mettre en place une
<< société de type symbiotique D dominée spirituellement par d’autres
Kurumbas. I1 s’en prit également aux Peuls, auxquels il interdit l’accès de
son royaume sous peine de châtiment6 , ce qui contribua peut-être à freiner
leur immigration, puisqu’à la veille du djihad ils n’étaient encore, comme

3. Ils sont connus depuis sous ce nom, qui serait issu du verbeferude, amigrern (Irwin 1976: IO).
4. Une préséance qui est loin d’être spécifique au Liptako.
5. Originaires du Yatenga, ces Kurumba imposèrent aux Songhii et aux Mossi avec lesquels ils
cohabitaient dans I’Aribinda non seulement leur langue, le kurunlfe, mais aussi leur nom. C’est toute-
fois le terme de Foulsé (qui désigne les Kurumba en moore) qui est le plus couramment employ6 B
leur égard.
6. Cette mesure n’aurait BtB levee que sous Paamba, le cinquième des huit bedo qui dirigèrent le
royaume de Koala (Madiéga 1982: 121).
L’ÉMIRAT DU LIFTAKO 215

les Gourmantché, que quelques milliers (Irwin 1976 : 9). Le territoire de


Balibagini était pourtant plus étendu que le futur Liptako, du moins à l’est
et au sud. I1 en recula les limites << jüsqu’à l’eau >> (le Niger) grâce aux
nyoagisi ( a fétiches.>>)des Kurumba et annexa, à la mort de son frère,
Udan Jari, le diema d’où il était venu (Madiéga 1982: 115-116)7.
Le royaume de Koala ne connut jamais cependant l’essor qu’avait pu
laisser présager la politique offensive de Balibagini. I1 était même singu-
lièrement affaibli à la veille du djihad, miné entre autres par les querelles
qui opposaient entre elles les différentes branches de la famille royale 8.
Quant aux modus vivendi qui avaient pu s’instaurer avec les Kurumba
(qui gardaient malgré tout leur aura de premiers occupants des lieux) et
avec les Peuls (du fait de leurs qualités de bouviers), ils dégénéraient
souvent en affrontements qui tournaient facilement à l’avantage des
Gourmantché. Jusqu’au jour où le bedo Yencaari voulant, selon la
coutume, récupérer l’héritage d’un Peul qui venait de décéder à Selbo
(une vache seulement étant laissée à la famille du défunt !), se heurta à un
refus qui mit le feu aux poudres. Les versions peules et gourmantché rela-
tives aux causes et au déclenchement du djihad diffèrent quelque peu,
mais la plupart font état d’incidents qui ont pour théâtre le village de
Selbo et qui mettent en jeu les chiens des Gourmantché d’un côté, les
vaches des Peuls de l’autre (Madiéga 1982: 125-130).
Tantôt un ou plusieurs chiens ont bu dans la calebasse de lait d’une
femme peule, qui manifesta violemment sa réprobation, ce qui lui valut
d’avoir la tête rasée et à un Gourmantché d’être tué d’un coup de lance., .
Tantôt Yencaari ou son fils Umaru ont massacré des génisses appartenant
aux Peuls pour nourrir leurs chiens, ce qui valut à Umaru d’être tué lui
aussi ou du moins sévèrement humilié.. . Quoi qu’il en soit, la riposte fut
sanglante et la guerre considérée comme inévitable. Braahima Seydu,
petit-fils de Birmaali Sala Paate,jooro de Wendu, envoya alors à Sokoto
une délégation de Toroobe, Wakambe et Feroobe, à laquelle Usman dan
Fodyo prodigua ses bénédictions et remit la bannière du combat, transfor-
mant la révolte populaire des Peuls contre le pouvoir oppressif des
Gourmantché en un véritable djihadg. La bataille décisive eut lieu au bord
du Yayré, marigot d’où est issue la mare de Dori, et se solda par la défaite
des Gourmantché qui se replièrent sur Babirka et Bani, à 30 et 40 km au
sud-ouest de là. Ces demiers ne furent malgré tout définitivement vaincus
qu’aux environs de 1817, époque marquée par la mort de Braahima

7. La légende veut même qu’il ait tenté de porter ses conquêtes jusqu’à Kujuabongu, au sud de
Pamma, d’où seraient partis entre 1510 et 1570 les Buricimba, fondateurs de la dynastie des Jagbird.
Mais il paraît évident qu’il y a là amalgame entre les exploits du héros et les grands faits d’armes qui
firent du X V I I I siècle
~ une période exceptionnellement faste pour les Gourmantché.
8. La branche aînée alors au pouvoir, le diegu d’Alfa, allait jusqu’à commettre ses exactions sur
les berijabu (princes), les berisiubu (princesses), les tindumbu (chefs de terre), etc.
9. Djihad qui n’était en fait qu’une manifestation parmi d’autres de I’hégémonisme peul du
XKC siècle et plus particulièrement de la Qadiriya.
L'émirat du Liptako (province du Séno).
L’ÉMIRAT DU LIPTAKO 217

Seydu, le premier amiiru du Liptako, et par la création du nouveau


royaume de Koala, dont les bedo renoncèrent dès lors à remonter vers le
nord, sous peine de malédiction lo.

L’émirat

Si le royaume de Koala n’eut que peu d’échanges avec l’extérieur, il en


alla tout autrement de l’émirat du Liptako. Celui-ci, moins vaste, vécut en
osmose presque constante avec ses voisins, mais sur la base d’une violence
pratiquement inconnue pendant l’ère gourmantchéll. Deux facteurs jouè-
rent un rôle essentiel dans cette dynamique : l’importance de l’esclavage
dans le système socio-économique des Peuls et les collisions de ce
système avec celui, comparable, des Touaregs. La dynastie régnante ne
manifesta jamais pourtant de réelles ambitions territoriales : limité à la
moitié nord de l’actuelle province administrative du Séno, le Liptako
n’excédait pas 7 O00 km* (cf. carte). Elle s’imposa par contre par un
pouvoir fort et centralisé, créant dans cet esprit, sous le règne de Braahima
Seydu (K. G. Barry 1984 : 7) ou ‘sous celui de son successeur, Saalu
Hamma (Delmond 1953 : 30), sa propre capitale, Dori, ce qui était avant
tout une façon de se dégager de l’emprise des Toroobe de Wendu.
Dori, sans doute un campement au XVIII~siècle, n’est séparée de Wendu
que par la mare qui porte son nom. Le terme de Dori lui-même n’a aucune
signification dans la langue des Peuls. D’origine gourmantché, ce qui
plaide en faveur d’une occupation précoce du site, il signifierait <<lesrives
de la mare >> et plus précisément <<cellesqui sont au-delà de l’eau ce qui
situe bien le lieu d’attache des Feroobe par rapport à celui des Toroobe.
Des versions gourmantché substituent à cette évocation du face-à-face
Wendu-Dori celle d’un phacochère en train de sortir de l’eau au moment
où un berger peul s’enquiert auprès d’un paysan gourmantché de l’empla-
cement de cette mare : interprétation qui met en présence non plus les
deux principaux clans peuls mais les deux ethnies rivales de la région,
sans faire allusion pour autant à la guerre qui les opposa. Le toponyme a
un sens moins anodin dans la langue des Songhaï, pour lesquels il évoque-
rait le <<mal>>, un << lieu chaud >>, en bref toutes les luttes qui ravagèrent
non pas tant Dori que l’espace dont elle devint le Cœur à la place de
Wendu.
L’émirat du Liptako participa à tant de conflits qu’on oublie souvent
que Dori fut un grand carrefour caravanier, que fréquentaient les
marchands de villes aussi éloignées que Kayes, Tombouctou, Gao, Sokoto

10. Cela n’empêcha pas le bedo Yenpabu, qui régna de 1940 ii 1986, d’accompagner en 1957 le
gouverneur Bourges à Dori, où il passa une nuit, àla plus grande inquittude des siens.
1 1 . Le terme Liptako lui-même qui, selon la tradition, aurait t t t choisi par Usman dan Fodyo
signifie <<quel’on ne peut terrasser,, ce qui montre la dttermination de ses fondateurs.
218 ANNE-MARIE PILLET-SCHWARTZ

ou Ouagadougou. Certains d’entre eux s’y installaient, comme ces


Songhaï du Hombori qui, se sentant menacés par le djihad de Seeku
Amadu au Macina, créèrent vers 1830 le quartier de Homborire, donnant
une véritable impulsion au développement de la ville, au commerce bien
sûr, mais aussi à l’architecture (Delmond 1953: 42). Malgré l’usuru, la
dîme prélevée par l’aristocratie feroobe sur toutes les marchandises, on y
négociait toutes celles que pouvaient offrir à l’époque les grands marchés
du Sud sahélien, bétail, beurre, sel, céréales, tabac, kola, étoffes, bimbelo-
terie européenne.. ., à l’exception notable des esclaves. Ceux-ci servaient
parfois aux Peuls de monnaie d’échange pour les animaux (trois hommes
valant un cheval, par exemple). Ils étaient de toute faqon rarement négo-
ciés et en principe ailleurs qu’à Dori. Tactique efficace, puisqu’à la fin du
X I X ~siècle c’est le Liptako qui comptait le plus d’esclaves dans la colonie
du Soudan (Lovejoy 1983 : 186) : 50 O00 pour autant d’hommes libres,
d’après H. Diallo (1979 : 174). I1 ne cessa cependant, tout au long de son
histoire, de s’enfermer dans le cercle vicieux, << des guerres pour les
esclaves, des esclaves pour les guerres D, politique dont les effets étaient
largement accentués par la concurrence des Touaregs.

Les Touaregs

Arrivés dans l’actuel Oudalan au milieu du X V I I ~siècle (Langlois &


Milleville 1991 : 51) ou au début du XVIII~(Barral 1977 : 24), regroupés en
une confédération de tribus autour des Oudalan (Udalen de leur vrai
nom), les Touaregs lancèrent leurs premiers raids sur le Liptako avant
même que les demiers Gourmantché n’en aient été chassés 12. C’est seule-
ment sous le second amiiru, Saalu Hamma, que les Peuls prirent la
direction du nord pour repousser ceux qu’ils appelaient les Safambe. La
bataille décisive eut lieu en 1827 à la mare de Kissi (à quelque 20 km du
site de Gorom-Gorom), mais elle fut beaucoup moins glorieuse pour
l’émirat que celle qui avait été livrée sur les bords du Yayré, lors du
djihad. Elle fut par contre tout aussi riche de conséquences, dans la
mesure où elle galvanisa les Peuls, qui ne connurent désormais plus de
repos - et n’en laissèrent plus à l’ensemble de leurs adversaires. Astreint à
payer un tribut annuel aux Oudalan imajaren (deux chevaux et soixante
pagnes du Haoussa), << cependant que les villages peuls et rimaïbe du
Liptako étaient diversement taxés et, en cas de refus, razziés >> (Barral
1977 : 36), l’amiiru eut à compter dorénavant avec la menace permanente
des Touaregs qui, tout au long du xixesiècle, ne cessèrent d’affluer, attirés
par les richesses de l’émirat.

12. Les Gourmantche avaient encore sous le premier anziiru quelques foyers de resistance dans le
Liptako, comme à Koria, par exemple, à 15 km au sud-est de Don.
L’ÉMIRAT DU LIPTAKO 219

Le danger pouvait surgir aussi bien de l’est que du nord d’ailleurs :


l’opération réputée la plus meurtrière, la mise à sac de Katchirga, fut
menée par les Tenguereguedech et les Logomaten de la région de Téra,
tribus qui n’avaient aucun rapport, si ce n’est de rivalité, avec les Oudalan
et leurs alliés. Menée vers 1840, l’attaque aurait fait 1900 morts, chiffre
qui prend toute sa signification lorsque l’on sait que les Peuls du Liptako
n’étaient encore que quelques milliers au tournant du X I X siècle.
~ Une
nouvelle fois, l’amiiru au pouvoir, Sori Hamma, fut condamné à payer un
tribut régulier aux vainqueurs13. La pression se maintint jusqu’à l’époque
coloniale, les envahisseurs ayant tendance avec le temps à venir de plus
en plus loin. Les Ioulliminden de la région de Ménaka (à l’est de Gao)
<< descendirent >> eux-mêmes, en 1895, semer le désordre dans le Liptako.
Voulant revassaliser les tribus de l’Oudalan qui avaient reconnu autrefois
leur suzeraineté, ils s’y engagèrent à leur suite, ainsi qu’à celle des
Alkasseybaten 1 4 , en profitant pour razzier les villages peuls, sans se
préoccuper du second traité que l’émirat venait de signer avec la France.
Contraintes néanmoins à partir de là à << l’union sacrée >>, les tribus toua-
règues du Gourma et leurs alliés, tels les Peul-Mossibe de Diagourou,
reculèrent et finirent par déposer les armes, après la terrible défaite qui
leur fut infligée, en 1916, à la mare de Yomboli (près du site de Gorom-
Gorom), par les troupes franpkes.

La domination

Si la pression touarègue a empêché l’émirat de prospérer sereinement,


elle ne l’a pas empêché de mener une <<politiquedu ventre >> efficace, qui
profitait essentiellement à l’aristocratie feroobe, dont la << turbulence >>
était connue (Delmond 1953: 13), et aux commerçants étrangers (songhai,
haoussa, yarsé ou autres). Sous-tendue par l’exploitation des haa6e (les
non-Peuls), en particulier des Soudaniens (les Gourmantché, les Mossi,
les Gourounsi ou autres), cette politique reposait sur deux principes :
d’une part sur une hiérarchisation de l’espace, laquelle consistait à main-
tenir à distance tous ces peuples, à commencer par les Kurumba, qu’à
l’instar des Gourmantché les Peuls refoulaient régulièrement vers l’ouest ;
d’autre part sur une mobilisation militaire permanente, dirigée contre les

13. I1 n’est pourtant pas exclu que Sori Hamma ait livré lui-même Katchirga aux Touaregs. I1 y
comptait en effet un rival, conséquence d’une alliance matrimoniale contractée par le premier amiiru
du Liptako. Braahima Seydu, et les Touaregs jouaient volontiers dans la région le rôle de mercenaires,
notamment chez les Songhai de la région de Téra.
14. Les Alkasseybaten sont des descendants des conquérants marocains de l’empire songhdi qui
ont opté pour le genre de vie touareg tout en continuant àparler de préférence I’nzofe. Installés en un
premier temps à Bamba, sur la rive haoussa du Niger, ils suivirent au XVIIICsiècle les Oudalan inzaja-
ren dans leurs migrations vers le sud, ce qui leur permit de préserver au moins partiellement leur
identit6 ethnique.
220 ANNE-MARE PILLET-SCHWARTZ

populations voisines, à commencer par les Gourmantché. Ainsi l’élite au


pouvoir disposait-elle d’un territoire dans lequel pouvaient se mouvoir
sans encombre esclaves, hommes libres, commerçants ou guerriers. Un
territoire d’autant mieux contrôlable qu’il était peu étendu, tout en restant
largement ouvert sur d’inépuisables réservoirs d’hommes, aux marges
desquels nomadisaient, entre deux raids, les innombrables duroo6e
(pasteurs) qui contribuaient à entretenir sa richesse et son prestige. La
chasse aux captifs poussa le Liptako à guerroyer dans toutes les direc-
tions : qu’il s’agisse des Songhaï de Téra, des Kurumba d’Aribinda, des
Mossi de Kaya ou de ses anciens rivaux de Koala, par exemple, nul
n ’échappa à l’engrenage. Beaucoup y trouvaient leur compte d’ailleurs,
n’hésitant pas à nouer des alliances contre nature pour riposter parfois
plus que nécessaire. Les Gourmantché de Koala finirent par infliger aux
Peuls une défaite mémorable à Koala même, en 1887-88, indice parmi
d’autres de l’affaiblissement qu’ils connaissaient à la veille de l’époque
coloniale 15.
Cette dynamique constamment agressive des Peuls du Liptako est-elle
à mettre sur le compte d’une logique de guerre spécifique aux États peuls
des X V I I I ~et X I X ~siècles? I1 est difficile de l’interpréter comme le prolon-
gement du djihad, tant y était importante la recherche du butin et
apparemment secondaire le désir de propagation de l’islam. Elle apparaît
davantage comme la stratégie de survie d’un émirat peul isolé, enclavé au
cœur d’aires ethno-linguistiques plus anciennes et plus vastes que lui, un
modeste émirat déterminé à affirmer par tous les moyens sa suprématie
sur ses voisins. À s’appuyer sur des troupes essentiellement constituées de
Rimaïbe, issus pour la plupart des régions où ils devaient combattre, il
finit cependant par perdre son efficacité 16. À vouloir trop pressurer les
hommes libres également, astreints à foumir de multiples prestations l7 et
exposés à toutes sortes d’exactions, les Feroobe finirent par créer une
situation peu propice à la reproduction de leur système. Les représentants
des autres clans peuls, à commencer par les Toroobe, qui supportaient mal
d’être relégués au second rôle**,alors qu’en maints endroits de l’Afrique
de l’Ouest ils occupaient le devant de la scène, se désolidarisèrent petit à
petit de l’élite au pouvoir. Ils eurent même dès 1840 leur résistant,
Hamma Amadu, du village de Lerbu, mais c’est surtout à partir de 1862,

15. Les Feroobe utilisaient pourtant pour combattre les Gourmantchd de Koala les services des
Mossi de Boulsa et même de mercenaires maures. La guerre la plus importante, qui eut lieu sous les
règnes des aniiiru Sori Hamma (1831-32 - 1860-61) et Amadu Lisa (1886-87 - 1890-91) et du bedo
Yenkuagu (1878-79 - 1917-18), dura une vingtaine d’années.
16. Ce serait à cause de la mauvaisé volonté des Rimaïbd enrôlds dans I’armde que le Liptako
n’auraitpas réussi à dcraser le royaume de Koalaen 1887-1888. .
17. Ils devaient fournir entre autres la zakit, récupérée ici comme en maints endroits par la classe
au pouvoir.
18. Les Toroobe procuraient dans six villages, Wendu, Torodi, Kampiti, Lerbu. Babirka et Dori,
les membres du collège charge d’élire I’amiiru (Dicko 1975: 14).
L’ÉMIRAT DU LIPTAKO 22 1

lorsque Al-Hajj Umar Tal, lui-même Toroodo, entreprit la conquête du


Macina, qu’ils commencèrent vraiment à se montrer vindicatifs. Enfin,
comme chez les Gourmantché, quatre-vingts ans auparavant, des dissen-
sions au sein de la lignée des amiiru finirent par avoir raison des Feroobe
eux-mêmes.

La pacification

Après les deux traités que signèrent successivement, en 1891 et 1895,


les représentants des branches aînée et cadette de la dynastie, les premiers
avec le capitaine Monteil, les seconds avec le capitaine Destenave 19, le
Liptako dut compter avec un nouvel occupant, le colonisateur français.
Aux conflits inter et intra-ethniques, plus ou moins réprimés ou récupérés
par celui-ci, vinrent s’ajouter d’autres types de luttes : luttes contre l’appa-
reil colonial, luttes entre pasteurs et paysans pour l’occupation du sol,
escarmouches aux motifs obscurs, liées de faqon générale à la désorgani-
sation de l’espace.. . Ce n’est qu’un quart de siècle plus tard que finirent
par s’apaiser guerres, razzias et esclavage, et que la région cessa d’être
polarisée sur Dori.
L’installation dans le Liptako des Bellaz0,dont beaucoup préférèrent
quitter 1’Oudalan après la reddition de leurs maîtres, permit l’amorce
d’une nouvelle dynamique d’occupation de l’espace. Les Bella, qui
étaient (et sont toujours) dix fois plus nombreux que les Touaregs dans
I’Oudalan, n’étaient perçus jusque-là par les Peuls et les Rimaïbe que
comme des guerriers sans pitié. Le fait qu’ils choisissent de se fixer dans
la région pour cultiver la terre mit fin à leur légende. Bon nombre de
Rimdibe, par exemple, qui se tenaient encore sur leurs gardes aux côtés de
leurs anciens maîtres, partirent s’installer dans les campements de culture
où ils avaient l’habitude de travailler - et oÙ les Peuls parfois vinrent leur
demander l’hospitalité ! Au début de la décennie 1920 le Liptako était
vraiment considéré comme <<pacifié>>.
La force d’attraction qu’une telle région ne cessa d’exercer du début de
l’époque coloniale jusqu’aux sécheresses des années 1970 et 1980 peut
paraître étonnante, surtout lorsqu’elle met en jeu des paysans soudaniens,
tels les Gourmantché et les Mossi, qui vivent habituellement sous des lati-
tudes plus clémentes. Paradoxalement elle ne joua pas dans le sens
nord-sud : aucun agro-pasteur du <<grandNord >> ne << descendit >> et si les
Touaregs mirent une vingtaine d’années à cesser de harceler le Liptako
colonisé, ils se replièrent tous vers le futur Oudalan, ses mares pérennes et

19. Soutenue d’un côté par Sokoto et, de l’autre, par les Torooe de Wendu, la branche cadette
sortit vainqueur de la querelle de succession qui l’opposait alors i la branche aînte.
20. Le terme Bella est celui qu’employaient les Songhai pour designer les iklun (esclaves) des
Touaregs. Les Bella constituent aujourd’hui un groupe ethnique i part entière.
222 ANNE-MARIE PILLET-SCHWARTZ

ses pâturages sahéliens, n’abandonnant derrière eux que ceux des Bella
qui avaient pris leur indépendance. De même, certains Peuls-Gaobe, plus
habitués à coexister avec les Oudalan imajaren, les Iwaragwaragen imgad
ou les Alkasseybaten qu’avec l’aristocratie feroobe, restèrent-ils indiffé-
rents aux possibilités que leur offrait la situation (une liberté et une
mobilité plus facile que du temps de l’émirat). Ces Peuls << targuisés >>,
selon l’expression de Barra1 (1977 : 35)’ cherchaient sans doute également
à éviter le colonisateur (ce qui était possible dans le nord du cercle de
Dori), celui-ci n’ayant de cesse de niveler la société peule et, par consé-
quent, de réduire le nomadisme après avoir réduit l’esclavage - ce qui
entraîna, selon K. G. Barry (1984 : 92)’ la révolte, la fuite ou même le
suicide de d u r o o h , pasteurs purs, parmi lesquels les Gaobe étaient de
-
loin les plus nombreux et les plus représentatifs.

La (re)structuration

Si la situation de la région à la jonction des mondes sahélien et souda-


nien en fit jadis une zone répulsive, elle représente un atout au X X ~siècle.
La rencontre de deux grandes civilisations agraires, symbolisées l’une par
le mil et l’iler, l’autre par le sorgho et la daba2*,la possibilité d’y prati-
quer un certain nombre de cultures dites << secondaires >>, légumières
(haricot, gombo, oseille), oléifères (arachide, sésame) ou céréalières
(maïs) (même si elles ne fournissent souvent que des feuilles pour les
animaux), l’assurance enfin de pouvoir y combiner agriculture et élevage :
ces facteurs ont certainement été déterminants pour des populations que
l’insécurité avait confinées jusque-là dans leur milieu d’origine où, en
partie à cause des guerres esclavagistes, elles subissaient une pression
démographique, sociale et foncière dont l’émirat déchu était en mesure de
les libérer.
Les migrations dans la région de Dori ne furent ni une ruée vers des
<<terresneuves >> de toute façon limitées, ni une tranquille expansion en
tache d’huile, comme pourrait le donner à penser le fait que la plupart des
allochtones se trouvent là << à l’extrême pointe de leur aire! >>.Elles se firent
plutôt sous forme de vagues successives, dont la première souvent ne
comptait que quelques pionniers : un processus migratoire comparable à
celui des X V I I ~et X V I I I ~siècles, les Kurumba étant toujours considérés
comme les seuls habilités à effectuer les sacrifices nécessaires à une
installation durable. Si c’est essentiellement à partir de la décennie 1920
que s’esquisse la (re)structuration de l’espace, cela n’exclut pas qu’il y ait
-~ - eu auparavant des tentatives d’accession à la terre, y compris lorsque

21. La daba est la houe africaine. Elle a g6n6ralement un manche court, on la trouve sous toutes
les latitudes. L’iler est un instrument conçu pour les sols légers du Sahel. I1 est constitué d’un manche
long au bout duquel se trouve une lame de fer en forme de croissant.
L’ÉMIRAT DU LIPTAKO 223

l’émirat était encore libre. Des Songhaï, eux dont les ancêtres n’avaient
fait aucun cas de cette marche, du temps de leur propre gloire, tentèrent
les premiers de s’y tailler un fief. Dès la première moitié du X I X siècle
~ en
effet (peut-être même dès l’époque du djihad), un groupe de paysans
d’origine songhaï-kado22 venu de l’ouest tenta de s’implanter dans la
région de l’actuel Falagountou. À la mort de leur père-fondateur, Bamoye
Gado, cependant, ils ne furent plus en mesure d’y rester et partirent pour
Borobo23, d’où ils ne revinrent qu’après la signature du traité de 1891 :
entreprise encore très hasardeuse, mais qui se solda cette fois par un
succès, Falagountou formant aujourd’hui, avec quelque 6 O00 habitants, le
plus gros noyau songhaï du Burkina Faso.
La création de nouvelles localités au début de l’époque coloniale fut
surtout le fait des premières redistributions dans l’espace de Rimaïbe et
secondairement de Peuls, ces derniers n’hésitant pas dans bien des cas,
aussi surprenant que cela puisse paraître, à demander l’hospitalité à d’an-
ciens esclaves, même et surtout aux leurs. Deux exemples sont
significatifs, ceux des villages, très différents, de Haini et de Soffokel, qui
comptent aujourd’hui environ 300 et 1500 habitants. Créé vers 1915 dans
l’orbite de Falagountou par des Rimaïbe d’ascendance songhai venus de
Bafélé (à une dizaine de kilomètres de Dori), Haïni fut investi peu après
par des Peuls-Jallobe de la même localité. Purs pasteurs, ceux-ci purent
exercer sans contrainte leur activité jusqu’à la grande sécheresse de 1972,
avant de se mettre à l’agriculture sur le modèle de leurs hôtes et des
Songhaï. Le phénomène se répéta à Soffokel que les Rimaïbe des Feroobe
de Katchirga fondèrent à quelque 25 km de là, sur les champs de leurs
anciens maitres, avant même la signature du traité de 1895. Ils y accueilli-
rent des familles de toutes origines : haoussa, songhaï-zarma, bella,
gourmantché, ou encore des familles peules de différents clans, toroobe,
wakambe et surtout feroobe, ces dernières n’hésitant pas à leur demander
encore en période faste une part de leur récolte ! Et encore oublient-ils,
quand ils font l’inventaire de leurs << réfugiés D, les Gaobe qui campent
une partie de l’année sur leur territoire, comme s’ils ne comptaient pas. La
capacité d’accueil des Rimaïbe mérite d’être soulignée et, dans bien des
cas aussi, leur attachement à leurs anciens maîtres. En témoigne l’attitude
de ceux de Wendu, d’ascendance mossi pour la plupart, qui ont choisi de
rester auprès des leurs, se comportant à leur égard en véritables frères
cadets.
Les Peuls eux-mêmes firent montre après leur << pacification B d’une
tolérance qui tranche avec l’intransigeance dont ils avaient fait preuve

22. Les Songhdï-Kado seraient des descendants de tributaires songhaï qui auraient été métissés
avec les Gourmantché, dias Bemba ou Buricimba, qui occupaient jadis, à l’est, la rive haoussa du
Niger. Ceux de Falagountou comptent également des Mossi dans leur ascendance.
23. Borobo est situé dans la vallée du Gorouol, 21 quelque 30 km au nord-est de Falagountou,
apparemment 21 l’écart, au XIX=siècle, des parcours des belligérants peuls et touaregs.
224 ANNE,-MARIE PILLET-SCHWARTZ

auparavant. Ils manifestèrent notamment à l’égard des Bella qui s’instal-


lèrent dans le Liptako une neutralité de bon aloi, d’autant plus inattendue
que ceux-ci se répartirent dans l’espace de façon beaucoup plus diffuse
que les Kurumba, les Mossi ou les Gourmantché (qui s’établirent en
majorité dans les secteurs correspondant aujourd’hui aux départements
périphériques de la province). Les anciens esclaves des Touaregs sont en
effet présents partout mais, à l’inverse des autres immigrés, ils habitent
souvent des hameaux de moins de 300 habitants, situés parfois à l’orée
des terroirs rimaïbe. C’est tout de même le long de l’axe Dori-Seytenga
ou de l’actuelle frontière du Niger qu’ils sont les plus nombreux. I1 s’agit
en général de <<Bellanoirs >>, à l’exception au moins des Iboghelitan, qui
se considèrent comme des << Bella rouges >>. Ces derniers créèrent dans le
courant de la décennie 1920 le village de Yatako, qui compte de nos jours
près de 1O00 habitants. Frontalier comme Soffokel et Falagountou et
fondé comme eux dès la fin du X I X ~siècle, Yatako avait dû être aban-
donné peu après, du fait, semble-t-il, de l’appartenance ethnique de ses
fondateursz4: ce qui était déjà possible au début de l’époque coloniale
pour les Rimaïbe et les Songhaï ne l’était pas pour les Touaregs ou assi-
milés, même animés des intentions les plus pacifiques.

Les modus vivendi

Les seuls Peuls qui réagirent avec véhémence à l’installation de tous


ces nouveaux venus furent les Gaobe, duroobe dont les pâturages étaient
trop souvent assimilés par les immigrés à des terres de culture. Les Mossi
et les Gourmantché notamment, qui occupent de préférence, les premiers
les départements de Gorgadji et Bani, les seconds ceux de Falagountou,
Seytenga et Sampelga, furent presque tous un jour ou l’autre (le plus
souvent lors de leur installation) confrontés aux pasteurs du Liptako, ce
qui semble n’avoir été qu’exceptionnellement le cas des Kurumba ou des
Songhaï. Le rapport nomades-sédentaires est assurément plus complexe
lorsqu’il concerne des paysans soudaniens plutôt que des paysans sahé-
liens. Le village kurumba d’Oulfo-Alfa, par exemple, que des
ressortissants de Diobbou créèrent autour de 1924 prks de Gorgadji et qui
compte aujourd’hui près de 1O00 habitants, n’a jamais eu de problèmes
avec les Gaobe. Des cas d’alliance matrimoniale avec eux y sont même
signalés, situation que peuvent admettre à la rigueur les Songhai, mais qui
paraît inconcevable aux Gourmantché et aux Mossi. Le phénomène

24. ConsidérCs comme des imgad de par leur filiation paternelle, comme des M a n de par leur
filiation maternelle (Guignard 1984: 17), les Iboghelitan revendiquent en fait, dans ce cas précis,
l’héritage d’une chefferie maraboutique vieille de neuf generations -héritage qui fait d’une partie
d’entre eux au moins des kel es souk (des ressortissants de la classe des marabouts), c’est-à-dire en
fait d’authentiques illelan (Touaregs), aux côtés des imajaren et des imgad.
L’ÉMIRAT DU LIPTAKO 225

semble récent malgré tout, si l’on se réfère aux observations de Staude


(1967 : 70) qui présentait en 1965 les Kurumba comme s’entendant très
mal avec les Peuls. Quoi qu’il en soit, leur cas contraste avec celui de
quatre frères mossi fondateurs d’un village voisin, Léré, dont la première
installation, qui se situe entre 1925 et 1928, donna lieu à un conflit avec
des Gaobe. Celui-ci se termina au détriment de ces derniers (emprisonne-
ment des uns à Dori, disparition des autres), mais les Mossi en pâtirent
également ; du moins Léré, malgré son ancienneté, ne dépasse-t-il pas de
nos jours 600 habitants. Le problème fut le même mais le processus un
peu différent pour des Gourmantché de la région de Koala. Ils créèrent à
partir de 1925 (près de Seytenga) Bandiédaga-Gourmantché, leur plus
gros centre dans la région, environ 1500 habitants actuellement, puis à
partir de 1967 (près de Falagountou) Kargono, leur village le plus septen-
trional (où l’on immigrait encore en 1974, poussé par la <<famine>>). Leurs
habitants eurent de nombreux accrochages avec les Gaobe ; ils durèrent
jusque dans les années 1980 à Kargono, la préfecture de Dori, moins
expéditive que l’administration coloniale, donnant raison tantôt aux uns,
tantôt aux autres, incapable apparemment de trancher le problème.
Les motivations des Gourmantché qui accomplirent ainsi le <<retourau
Liptako >> n’eurent jamais de rapports directs avec le rôle joué par leurs
ancêtres avant et pendant le djihad. S’ils eurent des problèmes avec les
duroo6e, ils ne semblent pas en avoir eu avec les autres Peuls25.Bien au
contraire, ils étaient venus là pour échapper au travail forcé et sans l’inter-
vention des amiiru l’administration coloniale n’eût pas attendu dix-huit
ans pour les <<trouver>>.I1 est vrai qu’elle les ramena alors dans la région
de Koala (d’où les hommes valides furent envoyés sur des chantiers, près
de Fada ”Gourma), mais ils purent revenir deux ans après26.Le retour-
nement des relations Peuls-Gourmantché dans le Liptako et, de façon
générale, l’harmonie des rapports inter-ethniques tiennent en grande
partie au fait que l’aristocratie feroobe n’a pas véritablement structuré ce
territoire. Ainsi les populations voisines ont-elles pu venir s’installer
pendant des décennies dans une zone de culture et de pâture centrée sur
Dori, mais sans statut foncier précis et sans limites réelles. Chacune y a
fondé ses villages, dont les occupants ont trouvé ou retrouvé un semblant
de cohésion spatiale, qui va de pair dans bien des cas avec une rupture de
fait, sinon de principe, avec la terre de leurs ancêtres. Ce qui n’empêche
pas qu’ils aient gardé, par-delà la langue et le nom, une certaine façon

25. Depuis le début de l’époque coloniale, les Peuls du Liptako ont eux-mêmes créé 25 villages
dans le royaume de Koala, qui en compte 86 de nos jours (actuelles préfectures de Koala, Mani et
Liptougou).
26. Usman Bubakar, le père de Dicko Abdoulaye Usman, qui n’était encore àl’époque que le
a gestionnaire m des affaires interieures de l’est de I’émirat colonisé, approuva officiellement leur
réinstallation, allant jusqu’à faire remarquer, quand ils lui rendaient allégeance par un don de sorgho
ou autre, que leur seule présence était déjà en elle-même un cadeau. C’était au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, les temps avaient bien changé.
226 ANNE-MARIE PILLET-SCHWARTZ -

d’être, leur propre personnalité. Le schéma se complique avec la politique


d’ouverture que tous ont adoptée au Liptako, chaque centre ayant ses
satellites de familles << étrangères >>, chaque groupe ethnique ayant lui-
même ses immigrés sur les territoires des << autres >>.
Clef de voûte de ce pluri-ethnisme, les Peuls et les Rimaïbe occupent
de préférence la zone interne correspondant au département de Dori (les
haa6e ayant préféré au départ s’installer le plus loin possible des repré-
sentants de la France coloniale). <<Peulsmajoritaires >>, pour reprendre
l’expression et l’analyse de Kintz (1982 : 215 ; 1986 : 320), ils représen-
tent officiellement 163O00 des 270 O00 habitants de la province du Séno
(INSD 1991 : 194)27. Aucune statistique ne permet de préciser la ventila-
tion des autres groupes ethniques qui y vivent, mais aucun ne domine
l’autre. Le Liptako est aujourd’hui une région multipolarisée, même si
Dori, chef-lieu de la province, garde avec ses quelque 11 O00 habitants
(d’après le recensement de 199.1) une certaine prééminence sur les six
chef-lieux de préfecture qui l’entourent. Cette situation est, il est vrai,
largement favorisée par des densités démographiques relativement
faibles : une vingtaine d’habitants au k m 2 pour l’ensemble du Séno, ce qui
permet à chaque communauté d’être à l’aise dans sa zone d’influence,
tout en vivant en symbiose avec les autres, même à Falagountou où la
concentration humaine est exceptionnelle.

La mise en valeur
Jusqu’en 1984, année du boom de l’orpaillage au Sahel burkinabè,
l’unique motivation de ceux qui immigraient dans l’ancien Liptako était
l’agro-pastoralisme. I1 est tentant d’attribuer au milieu sahélien un rôle
niveleur, surtout depuis la grande sécheresse de la décennie 1970, qui a vu
les précipitations annuelles de la région se stabiliser autour de 400 mmz8,
mais l’étude des systèmes de production agricole propres à chaque groupe
humain montre qu’ils sont loin d’être uniformes, même si les stéréotypes
habituels sont parfois difficiles à retrouver. Ce n’est pas chez les Peuls,
par exemple, que les troupeaux y sont les plus importants, mais chez les
Gourmantché29. Ces derniers peuvent posséder jusqu’à trente têtes, alors
que la plupart de leurs voisins avancent à ce propos des chiffres inférieurs
à dix3O. À l’inverse, c’est chez les Peuls que les rendements de mil sont

27. Si l’on tient compte du fait que les six départements correspondantàl’ancien Liptako regrou-
pent les deux tiers de Ia population du Sdno (INSD 1988: 254; 259), les Peuls devraient y être
actuellement près de 100 000.
28. Des départements enregistrent même certaines années des ((creux >> à 200 mm. Ainsi, par
exemple, ceux de Falagountou et de Sampelga, lors de la campagne 1990-91.
29. J.Æ temps est loin oh les précurseurs du djihad ne cessaient de reprocher aux Gourmantché de
ponctionner leur cheptel pour accomplir des sacrifices ou pour nourrir leurs chiens.
30. Cet ordre de grandeur est confirmé par les enquctes du Centre régional de promotion agro-
pastorale (CRPA du SahelDEP 1990: 70).
L’ÉMIRAT DU LIPTAKO 227

les moins catastrophiques et non chez les Kurumba, eux que l’histoire
mythique de 1’Aribindaprésente comme des <<sorciersdu mil >>, dotés de
la <<forcedu vent et de l’eau >>, capables d’assurer une double récolte
annuelle (Guillaud 1993 : 16). Les Peuls obtiennent en effet des rende-
ments de l’ordre de 400 kg à l’hectare, alors que partout ailleurs ils
oscillent entre 200 et 300 31.
Les Kurumba partagent malgré tout avec les Gourmantché et les Mossi
le privilège d’avoir les plus grandes exploitations agricoles de la province
du Séno, celles-ci pouvant excéder 8 ha, ce qui pour la région est excep-
tionnel (CRPA du Sahel/DEP 1990 : 67). Ce sont les Peuls par contre qui
ont les plus petites. Chez les Toroobe de Wendu, par exemple, elles sont
de l’ordre de 2 à 3 ha (de 4 à 5 chez les Jallobe de Haïni), alors que chez
les Rimaïbe, les Iboghelitan et les Songhai elles atteignent plus fréquem-
ment 5 ou 6 ha, voire davantage parfois. Les superficies cultivées par
individu présentent des écarts moins marqués : d’environ 0,50 ha, par
exemple, à Falagountou, où la pression démographique est indéniable, à
environ 0,70 à Bandiédaga ou Soffokel. Celles-ci sont cependant là
encore inférieures chez les Peuls : de l’ordre de 0,30 ha à Wendu, chiffre
qui n’a d’équivalent que chez les Iboghelitan de Yatako. I1 existe incon-
testablement une hiérarchie entre les terroirs des uns et des autres avec,
aux deux extrêmes, les Gourmantché de Bandiédaga et les Toroobe de
Wendu. Hiérarchie que confirment les superficies cultivées par actif,
pourtant assez constantes d’une communauté à l’autre, puisqu’elles oscil-
lent partout entre environ 1,lO et 1,30 ha, saufà Wendu et Yatako, où
elles restent inférieures à un32.
À quoi correspondent ces dynamiques différentielles ? Les immigrés ou
leurs descendants s’investissent plus ou moins dans leur exploitation.
Leur volonté d’occuper l’espace, liée notamment à la mobilité des
hommes et à la part de travail réservée aux femmes (deux normes rare-
ment remises en question), varie notablement d’un groupe ethnique à
l’autre. Le fait que les Peuls et les Iboghelitan aient les plus petites super-
ficies cultivées par individu et par actif peut être mis sur le compte de leur
héritage culturel, de leur appartenance à une civilisation jadis purement
pastorale, encore que chez les Toroobe de Wendu cela ne soit pas évident.
Ils parviennent, quoi qu’il en soit, à se nourrir en <<faisantmoins grand >>
que les autres - attitude apparemment délibérée, qui n’est pas liée à la
pression foncière, comme ce pourrait être le cas chez les Songhaï de
Falagountou. Confronté à des conditions bioclimatiques peu favorables,

31. Cet ordre de grandeur est confirm6 là encore par les enquêtes du CRPA (CRPA du Sahel/DEP
1990: 16).
32. Le CRPA avance pour l’ensemble du Skno une moyenne de 1.71 ha par actif, avec une modu-
lation importante, il est vrai, selon la taille des exploitations. Les plus vastes ne semblent exister
qu’au prix d’un plus grand effort par actif, lequel assume 2,5 ha en moyenne dans celles de plus de
8 ha (CRPA du SahelDEP 1990: 67).
228 ANNE-MARJE PILLET-SCHWARTZ

chaque type d’exploitant essaie d’être le plus rationnel et le plus perfor-


mant possible afin d’assurer au mieux sa survie et, pour ce faire, chacun
fait d’abord appel à ses propres référentiels avant d’expérimenter ceux
des autres, surtout s’ils exigent moins d’efforts (les Peuls ne sont-ils pas
justement ceux qui obtiennent les. rendements de mil les moins mauvais ?).
On peut s’étonner évidemment qu’un demi-siècle à un siècle de coexis-
tence, voire davantage en ce qui concerne les Peuls et les Rimaïbe, n’ait
pas réduit la diversité des stratégies d’occupation et d’exploitation de
l’espace. On observe bien Fa et 1à.quelqu.es effets de mimétisme en
période de crise, l’étanchéité n’est pas totale entre les pratiques des uns et
des autres. Selon les années, on fait << sauter >> une culture ou on adopte
celle que pratique plus couramment le .voisin, mais ces tentatives restent
limitées. Chacun trouve normal de conserver les spécificités de son
exploitation agricole, y compris parfois un outillage susceptible d’être
amélioré (l’iler entièrement métallique, par exemple, à laquelle tiennent
sans raison apparente les Toroobe ou les Iboghelitan). Le seul facteur
commun finalement semble être l’élevage : mis à part ceux qui restent de
purs pasteurs, chacun, s’il en a les moyens, est agro-pasteur, en particu-
lier, bien que cela soit de prime abord paradoxal, depuis les grandes
sécheresses de 1972 et de 1984. Le nombre de têtes de bovins se situe
pour la province du Séno dans une fourchette allant de 148O00 à 287 O00
(CRPA du Sahel/DEP 1990: 70). Cela représente en moyenne une demi- à
une unité de bétail par habitant, ce qui est peu, mais montre que le cultiva-
teur de la région de Dari est capable de s’adapter à des activités nouvelles,
y compris à celles des dul-o06e, s’il estime que cela apporte un plus à son
exploitation agricole. La pratique de l’élevage, il est vrai, déborde du
cadre de celle-ci, dans la mesure où elle est avant tout un moyen de
thésauriser et où elle met en jeu une charge émotionnelle qui est, dans la
région, aussi forte chez n’importe quel paysan que chez les Peuls.

Les systèmes de production

Les Gourmantelié et les Mossi

L’attachement à des savoirs et des techniques hérités du passé est parti-


culièrement fort chez les paysans d’origine soudanienne, les Gourmantché
et les Mossi. Malgré des ajustements surperficiels, ils continuent souvent
à appréhender et à exploiter l’espace comme s’ils étaient encore dans leur
milieu d’origine.
Ainsi les Gourmantché ont-ils choisi leur principal site, celui de
Bandiédaga, non seulement parce que la brousse y était épaisse et peu
hospitalière aux représentants de l’administration coloniale, mais aussi et
surtout parce qu’il était riche en bas-fonds propices à la culture du sorgho.
L’ÉMIRAT DU LIPTAKO 229

Depuis lors beaucoup d’entre eux s’adonnent à une quasi-monoculture de


cette céréale. Celle-ci peut représenter jusqu’à 80 % des terres ensemen-
cées dans certaines exploitations, les femmes elles-mêmes lui sacrifiant
souvent le temps et l’espace qu’elles réservaient traditionnellement à
l’arachide et au gombo. Quant au mil, il est relégué au rôle de culture
secondaire : on le trouve au bord des champs, comme l’oseille, au bord
des cases, comme le maïs, ou encore, semé dans les mêmes poquets que
le sorgho, comme le haricot. Contrepartie de ce choix : des soukkalas
(concessions traditionnelles) dispersées, comme en zone soudanienne ;
des exploitations agricoles complètement éclatées, comprenant parfois
une dizaine de parcelles éparpillées dans un rayon de quatre ou cinq kilo-
mètres ;un terroir ou plutôt un territoire dans lequel les quartiers sont
eux-mêmes très disséminés dans l’espace, ce qui alourdit l’emploi du
temps des habitants, d’autant que la pratique de la jachère (de plus en plus
rare dans la région) allonge encore les distances.
Les Mossi de Léré ont une approche de l’espace différente, mais carac-
térisée également par le morcellement de l’exploitation agricole, qui peut
compter jusqu’à 20 parcelles. Celui-ci est dû dans leur cas à l’extrême
variété de leurs cultures, motif qui ne nécessite pas la même dispersion
des champs et de l’habitat qu’à Bandiédaga-Gourmantché. Cette diversité
exceptionnelle (et très soudanienne), dans laquelle le mil trouve sa place
depuis la sécheresse de 1972, mais pas l’iler (!), nécessite une mobilisa-
tion optimale de toutes les forces vives, en particulier de la main-d’œuvre
féminine. Aucune autre communauté de la région ne tente sa chance de
façon aussi systématique que celle de Léré, qui doit beaucoup, la polyga-
mie aidant, au dynamisme des femmes. Celles-ci ont la particularité de .
réserver une place importante aux céréales (y compris au riz parfois) dans
leurs champs personnels, sans négliger pour autant leurs trois cultures
fondamentales, le gombo, l’arachide et le pois de terre. Elles y sèment
également les cultures secondaires des grands champs familiaux de mil ou
de sorgho, le haricot, l’oseille et le sésame. Ainsi leurs parcelles représen-
tent-elles en moyenne 30 % de l’exploitation agricole, proportion dont on
ne retrouve pas I’équivalent ailleurs (15 % chez les Gourmantché, entre
10 et 5 % chez les Songhaï et les Kurumba, moins de 5 % chez les autres).
Cela leur permet de dCgager parfois de petites sommes pour leurs besoins
personnels (kola, tabac, voire pagnes si l’année est <<bonneD).

Les Rimaïbe et les Peuls

De type intermédiaire entre les systèmes de production agricole souda-


niens et ceux qui sont franchement sahéliens, celui des Rimaïbe de
Soffokel accorde depuis la sécheresse de 1984 une place importante au
sorgho, <<mutationD inverse de celle observée chez les Mossi - et qui
montre qu’en cas de grande sécheresse chacune des deux céréales peut
230 ANNE-MARIE PILLET-SCHWARTZ

être indifféremment supplantée par l’autre. Si le sorgho peut représenter


jusqu’à 70 96 de l’exploitation agricole à Soffokel, l’influence des
Gourmantché étant indéniable, sa place est cependant moindre qu’à -
Bandiédaga. Les Rimai%egardent les réflexes sahéliens qu’ils ont acquis
au contact des Peuls : leurs champs de mil restent des champs à part
entière, fumés et sarclés à l’iler et leurs champs de sorgho, bien que
travaillés à la daba, font comme ces derniers l’objet de semis en ligne et
de complantations de cultures secondaires, tels l’arachide, le sésame,
l’oseille ou la calebasse. L’habitat lui-même y conserve (du moins dans le
quartier principal) des allures défensives bien sahéliennes. Chaque
communauté conserve ses repères, même lorsqu’elle procède à un
<<emprunt>> important : ceux des Rimaïbe de Soffokel sont incontestable-
ment plus proches de ceux des Peuls que de ceux des Gourmantché, tout
en étant relativement plus souples. En tant qu’anciens esclaves, peut-être
ont-ils encore plus de points communs avec les Bella, si l’on considère ce
facteur comme primordial. Yatako n’est pas loin et même si les
Iboghelitan ne sont qu’à moitié iklan, ils affirment la même volonté que
les Rimaïbe de ne pas se laisser dominer totalement par le Sahel. Celle-ci
est perceptible, par exemple, dans leur faqon d’intégrer à leurs champs de
mil la trilogie sorgho-haricot-oseille. Ils sont cependant plus sahéliens que
les Rimaïbe : isolement plus grand, habitat marqué à la fois par la hiérar-
chie sociale et par l’insécurité qui prévalait jadis, exploitations plus
ramassées sur elles-mêmes. Enfin, cas unique dans la région, leurs
épouses, à l’instar de la plupart des femmes bella, manient l’iler comme
les hommes (ce qui n’empêche pas Yatako d’<<afficher >> les superficies
cultivées par actif les plus faibles !).
Qu’ils soient séculaires ou vieux de seulement deux décennies, les
systèmes de production agricole des Peuls ont un point commun, qui
contredit peut-être, là aussi, certains stéréotypes : la place accordée à la
femme. Bien que le travail de la terre soit censé être tabou pour elle (alors
qu’il ne l’est plus pour l’homme), elle joue un rôle primordial dans le
fonctionnement de l’exploitation agricole. Ainsi chez les Toroobe de
Wendu est-ce à elle que l’on confie la période de gestation du mil. Elle est
chargée notamment du démariage, précédé d’un premier sarclage à la
daba des jeunes touffes de mil, travail très minutieux à ne pas confondre
avec le nettoyage classique du champ que les hommes réalisent plus tard
avec l’iler. Elle assume là une responsabilité matérielle, qui remet en
question d’ailleurs le rôle de la fumure animale sur les rendements du mil,
mais aussi et surtout une responsabilité morale chargée de signification :
c’est à la mère plus qu’à l’épouse que l’on s’en remet à ce moment crucial
de la saison agricole, dans l’espérance d’une moisson généreuse. C’est
aux femmes également que les époux confient après les récoltes la gestion
des greniers, se montrant d’avance indulgents pour leur prodigalité. Elles
vendent souvent en effet une partie de la production familiale pour s’ache-
L’ÉMIRAT DU LIFTAKO 231

ter bijoux et thalers, sans garder de quoi subsister pendant l’hivemage33.


À‘Haïni pourtant, où les Jallobe ne se sont mis au travail de la terre qu’au
moment de la sécheresse de 1972, on essaie de e tenir >> jusqu’à l’hiver-
nage, comme le font les Songhaï de Falagountou, qui sont très prudents
en la matière. I1 est vrai que ceux-ci, ainsi que les Rimaïbe originaires de
Bafélé qui les ont accueillis, étaient la seule référence de-ces duroo6e
lorsqu’ils ont opéré leur reconversion. En l’absence d’un fond technolo-
gique éprouvé et consacré par le temps, ils ont su néanmoins innover : les
femmes sont impliquées, là encore, dans le démariage, étape-clef qu’elles
réalisent d’autant plus facilement qu’elles n’ont pas, comme dans la
plupart des autres groupes ethniques, de champs personnels. Ce facteur
contribue certainement d’ailleurs, que ce soit à Wendu ou à Haïni, à la
faible extension et à la concentration de l’exploitation agricole peule.

Les Songhaï et les Kurumba

Chez les Songhaï de Falagountou, véritable médina, auprès de laquelle


Haini fait figure de hameau34,les champs féminins occupent par contre
une place importante. On leur affecte pratiquement toutes les cultures, à
l’exception du mil, et ils sont en général labourés avant les semis, ce qui
est unique dans la région. La trilogie gombo-sésame-sorgho y reste la
règle, le mais et l’arachide étant par contre en perte de vitesse (et recon-
nus comme tels !). La disparition des jardins de case, inhérente à la
densification de l’habitat, a dans le cas du maïs renforcé les effets de la
sécheresse. Les exploitants simplifient ici leur système de production
agricole, comme d’autres le renforcent ailleurs par l’emprunt d’une
culture, mais ils ne le modifient pas dans son essence. Ce n’est pour eux
qu’une faGon parmi d’autres de faire face à une pression démographique
et foncière exceptionnelle. Certes, beaucoup d’entre eux n’hésitent pas à
ouvrir des champs au-delà de la frontière du Niger (initiative que l’on
retrouve ailleurs, il est vrai, notamment à Bandiédaga), bien que le
bornage de celle-ci soit en cours. Cela ne résoud pas pour autant leurs
problèmes de place. Un fait est significatif: des parcelles de gombo ou de
sorgho de quelques dizaines d’ares sont localisées à dix kilomètres et plus
de l’habitat. Une quinzaine de campements de culture ont d’ailleurs été
créés pour faire face aux problèmes que pose ce gigantisme (gestion du
temps, surveillance, etc.), mais une décompression doit être envisagée à
plus ou moins court terme35.

33. Seules les femmes mossi peuvent se permettre de tels achats grâce àl’importance de leurs
champs personnels.
34. Malgré sa petite taille, Haïni est en février le lieu de rendez-vous des Peuls de la région.
35. Ces descendants de l’empire songhai représentent un cas extrême dans la rkgion, en raison de
leur concentration exceptionnelle dans l’espace et de leur situation à la limite de I’Oudalan. Les
Touaregs au nord, les orpailleurs à l’ouest, les Nigériens àl’est leur imposent une promiscuité dont
les effets ont éti malgr6 tout jusqu’à prksent plus positifs que négatifs.
232 ANME-MARIE PILLET-SCHWARTZ

Le modèle qui synthétise peut-être le mieux tous les autres est celui des
Kurumba d’Oulfo Alfa, ce qui répond à une certaine logique dans la
mesure où les Kurumba furent les premiers occupants de la région de
Dori. Sahéliens, mais aussi agriculteurs avant tout, ceux-ci sont de << gros D
producteurs de mil. Ils s’avèrent capables toutefois de cultiver autant de
sorgho que les Gourmantché, lorsque la saison est bonne; comme elle le
fut, par exemple, en 1988. Pragmatiques, ils n’insistent pas le cas échéant :
ils s’orientent vers une quasi-monoculture du mil.avec, comme à
Bandiédaga, une pratique assez exceptionnelle de la jachère. Les femmes
elles-mêmes se spécialisent parfois dans cette céréale, sans pour autant
remplacer la daba par l’iler, qui reste l’apanage des hommes. Ceux-ci
avouent quelquefois être tentés par la démarche inverse (le remplacement
de l’iler par la daba), influencés peut-être en cela par la dichotomie
mil/iler qui prévaut chez leurs voisins mossi de Léré. Opérer la reconver-
sion équivaudrait cependant pour eux à une véritable remise en question
de leur système d’exploitation, qu’ils ne semblent pas prêts à assumer :
nouveau déploiement sur le terroir, nouvelle vocation des espaces intersti-
tiels, nouvelle répartition du travail, etc. On mesure à travers leur aveu,
d’une part, la vitalité du réseau qui relie entre elles ces communautés, de
l’autre par contre, la force des liens que chacune d’elles a tissés avec sa
terre d’élection. Entre les desiderata des uns ou des autres et leur routine,
existe souvent un fossé. De même, entre leur routine et la réalité sahé-
lienne. Officiellement, par exemple, les cultures secondaires sont toujours
pratiquées à Oulfo Alfa (on y tient !), mais elles le sont sans conviction et
ne produisent guère, sans qu’il soit possible de dire o Ù est la cause, où est
- l’effet. Cette soumission au milieu naturel et humain, peu compatible en
général avec une remise en cause de <<paquetstechnologiques >> sécu-
laires, semble être davantage le fait d’une attitude raisonnable que d’un
fatalisme passif. C’est ce qui ressort de l’organisation de l’espace de ces
villageois : un habitat regroupé en quartiers bien individualisés, des
exploitations agricoles limitées à cinq ou six parcelles (aussi étendues
cependant que celles des Gourmantché), une dispersion modérée (dans un
rayon de deux à trois kilomètres au maximum). En bref une pondération
(peut-être idéale en soi, sinon dans la pratique) qui rejoint d’une certaine
manière leur capacité d’adaptation en matière de relations inter-ethniques
(comme en témoignent leurs échanges matrimoniaux avec les Gaobe, par
exemple), mais qui n’exclut pas les querelles entre quartiers !

L’identité ethnique

L’extrême diversité des systèmes de production agricole traditionnels


contraste avec la constance des résultats, qui, sauf conjoncture exception-
nelle, ne sont jamais vraiment performants. Au mieux, l’exploitant
L’ÉMIRAT DU LIPTAKO 233

parvient-il à boucler la saison sans recours extérieurs : il est de toutes les


façons sans cesse sur la brèche, sans cesse à la limite de l’échec. Les .
Mossi de Léré, eux-mêmes, qui pourtant engagent un maximum d’atouts
dans leur exploitation agricole, sont parfois obligés comme beaucoup
d’abandonner leur village en saison sèche pour trouver de quoi se nourrir
ailleurs (CPLES/Séno 1990 : 8). Pourquoi, dans de telles conditions,
chaque communauté persiste-t-elle à miser sur telle ou telle culture, sur tel
ou tel sol, sur telle ou telle structuration de l’espace, sur telle ou telle
organisation du travail, etc. ? Une chose est certaine : les différences ont
résisté aux décennies (et aux pires), ce qui est la preuve que personne n’a
trouvé la solution ideale (G cela se saurait >> depuis le temps que ces popu-
lations coexistent !). Cela suffit-il cependant à expliquer un cloisonnement
qu’aucune autocritique, aucune concession ne parviennent à ébranler? On
ne peut pourtant le mettre sur le compte de << souvenirs historiques D, de
<< siècles de luttes sanglantes >>, comme le fait J. Gallais (1962 : 109) à
propos des techniques des éleveurs peuls, maures et touaregs du Mali. Les
Peuls et les non-Peuls vivent ensemble par choix dans l’ancien Liptako et
si chaque groupe ethnique s’enferme dans le cocon de son système d’ex-
ploitation traditionnel, ce n’est pas par peur de voir resurgir les
épouvantails du passé. À la lumière de l’infléchissement qu’a connu l’his-
toire du Liptako au X X siècle,
~ ce << verrouillage >> ressemble plutôt à un
non-événement, chaque génération ne faisant en somme que suivre la voie
tracée par la précédente. Son caractère systématique invite cependant à
interpréter ce comportement comme une façon de rester soi-même, une
façon d’affirmer son identité ethnique face à un milieu naturel qui menace
à tout instant l’individu dans son intégrité physique et, par-delà, dans son
existence ; une façon également de résister face au rôle relativement nive-
leur de l’islam. Intuitivement ou sciemment, les populations semblent
avoir fait leur le postulat selon lequel l’abandon de techniques ancestrales
originales peut <<ébranlerprofondément le sens ethnique >> en milieu sahé-
lien (Gallais 1962 : 120).
Replacé dans le contexte des grandes crises qui affectent en cette fin de
siècle le Burkina Faso et plus particulièrement sa partie sahélienne (crise
écologique, crise économique, crise politique), le << verrouillage >> des
systèmes de production agricole traditionnels ressemble encore davantage
à une démarche volontariste. Simple manifestation de routine jusque-là, il
devient une réaction à des situations d’urgence (ni les agents du dévelop-
pement ni ceux de la révolution burkinabè ne peuvent dans ces conditions
faire passer leurs messages). Ce durcissement en faveur d’une appréhen-
sion conservatrice de la terre va de pair en fait avec une appréhension
globale de l’existence elle-même très réservée. Chaque unité
<<budgétaire >> se doit en effet d’assumer le second volet de sa survie, qui
consiste en la recherche d’un minimum d’espèces monétaires, ce qui
implique un minimum de mobilité. Or celle-ci n’est plus ce qu’elle était
234 ANNE-MARIE PILLET-SCHWARTZ

autrefois. Les voyages au Ghana ou en Côte d’Ivoire, que la plupart des


hommes adultes ont accomplis au moins une ou deux fois dans leur vie, se
font rares. La nouvelle génération, qui aimerait vivre encore à l’échelle
des anciens, se contente d’une mobilité douce, limitée à la région, profi-
tant non seulement de ses réseaux de solidarité, mais aussi de nombreux
sites d’orpaillage ou de son extension au Niger et dans le département de
Sebba3‘j. Ce type de migration est en principe moins lucratif que la migra-
tion lointaine37,mais il permet à ces groupes minoritaires d’éviter la
déperdition de leurs forces vives, de préserver la pérennité de leur système
d’exploitation agricole et, par-delà, leur intégrité ethnique.
L’agro-pasteur de la région de Dori maîtrise suffisamment le mode de
vie dualiste auquel il est astreint pour qu’il ne soit pas source de destabili-
sation : d’un côté la sécurité du village, le système d’exploitation agricole
traditionnel, l’identité ethnique préservée à travers lui, de l’autre les
ressources de l’espace régional, la recherche d’un gain, la survie assurée
grâce à lui. D’une certaine manière, la recherche de la qualité de survie
prime celle de la survie elle-même. On commence par assurer la première
dans l’exploitation agricole, au risque de passer à côté de la <<modernité n,
on voit ensuite ce que 1,011 peut faire à l’extérieur pour s’en sortir réelle-
ment. La transmission de l’héritage moral de chaque groupe ethnique ne
passe pas seulement par la tradition orale et la perpétuation d’une culture
(au sens premier du terme), mais aussi par l’application d’un certain
nombre de normes sociales et spatiales, de savoirs théoriques et pratiques.
Le patrimoine culturel, que l’on cherche à préserver en respectant au sein
de chaque unité agricole les marqueurs les plus anodins et les combinai-
sons les plus sophistiquées, apparaît effectivement comme la seule valeur
sûre dans ce morceau de Sahel, d’où la razzia et l’esclavage ont disparu.
Dûment partagée entre gens de mêmes traditions, une relation personnali-
sée à l’espace y est incontestablement le meilleur moyen, de nos jours,
d’affirmer son identité ethnique et de se ménager une qualité de survie.

La menace

Quel sera l’avenir de l’ancien émirat du Liptako ? Qu’ils soient Peuls


ou non, ses occupants y sont condamnés à une double activité pour
survivre, sans réelles perspectives d’amélioration. Des systèmes de
production agricole traditionnels, la cause est entendue, personne n’attend
davantage que ce qu’il en obtient, les technologies proposées par le déve-
loppeur étant encore p e q u e s comme des Cléments superflus, sinon

36. La transhumance des Bella et même de certains Touaregs de I’Oudalan dans le departement de
Sebba est un phénomène relativement récent, surtout en ce qui concerne les seconds. Elle tend 1
Cvoluer en une migration definitive en ce qui conceme les premiers.
37.La migration lointaine est toutefois moins intéressante depuis la dévaluationdu franc CFA.
L’ÉMIRAT DU LIPTAKO 235

perturbateurs. Des activités extérieures par contre, tout le monde attend


confusément quelque chose. Or, si des commergants, des artisans ou des
orpailleurs arrivent à tirer leur Cpingle du jeu, ce sont des exceptions. Le
paysan classique, pris au piège de son exploitation agricole, n’a pas dans
son espace les coudées assez franches pour être des leurs. La promotion
sociale appartient à celui qui a su couper le <<cordonombilical D, qui a su
changer non l’agriculture (qu’a-t-il à y gagner?), mais la mobilité. Bien
que beaucoup moins marquée de nos jours qu’au X V I I ~siècle par le pasto-
ralisme, la mobilité des populations du Séno reste pour le moment très
proche de ce qu’elle devait être alors, en raison non seulement de l’incer-
titude qui plane sur 1’objectif à atteindre, mais aussi des bouleversements
qu’engendrerait la désintégration des communautés. Combien de temps
cependant la majorité s’en tiendra-t-elle à cette attitude prudente ?-
L’ancien émirat du Liptako risque en effet d’entrer dans une période
plus sombre. L’espace vécu, l’espace maîtrisé, mais largement ouvert qui
le caractérise, pourrait évoluer, sous l’effet d’une mobilité débridée, en un
espace désorganisé privé des structures ethniques, agraires et régionales
qui font sa cohérence actuelle. Les <<coupeursde routes >> et trafiquants de
tous bords y sévissent déjà : ceux des sites aurifères, des frontières, des
marchés, des greniers, du bétail et même ceux, encore peu nombreux, des
<< 4x4 >>, qui ont fait leur apparition en 1993, à la suite des réfugiés toua-
regs du Niger ou du Mali. En dépit du rôle qu’ont joué ces derniers dans
l’histoire de la région, ce ne sont pas eux qui représentent le facteur de
destabilisation le plus inquiétant. Le danger qui la menace actuellement
tient plutôt à la présence des sites aurifères, célèbres du Sénégal au Niger
et du Ghana au Nigeria (les Ivoiriens étant les seuls, à des lieues à la
ronde, à avoir évité jusque-là ce type d’enfer). Inondés de drogue par les
Ghanéens, ces sites risquent, le jour où l’activité commencera à décliner,
de libérer des forces incontrôlables. Le complexe Essakan-Gosey, situé
aux portes de Falagountou, ne compte-t-il pas au coeur de la saison sèche
jusqu’à 30000 personnes, qui acceptent de vivre et de travailler dans des
conditions sanitaires.. . inacceptables ? L’ancien émirat du Liptako porte
en lui les germes d’une situation explosive. I1 pourrait se remettre à fonc-
tionner un jour à l’échelle et au rythme qui étaient les siens au X I X siècle
~ :
le temps des razzias et de l’esclavage, revu et corrigé par l’histoire, pour-
rait bien revenir.
Le Séno, il est vrai, n’est pas encore installé dans la violence comme il
l’est dans la sécheresse. Le temps y est toujours cyclique et les distances y
sont encore souvent mesurées en durée. La principale préoccupation de
chacun reste les pluies et l’approvisionnement en céréales. Peu importe
que les pistes séculaires des nomades de I’Oudalan, du Mali ou d’ailleurs
aient été quelque peu brouillées : du moment que les camions de l’Office
national des céréales (OFNACER), des marchands bella ou songhaï du
Niger ou des organismes caritatifs peuvent << passer D en période de
236 ANNE,-MARIE PILLET-SCHWARTZ

soudure, c’est là tout ce qui intéresse les populations. Seuls ceux qui
vivent dans l’orbite immédiate de Dori, c’est-à-dire majoritairement des
Peuls et des Rimaïbe, échappent à cette angoisse - surtout depuis 1992,
année où fut achevé le bitumage de la piste Ouagadougou-Kaya. Les
avantages que peuvent tirer les Peuls de leur situation dans l’espace - et
qui ne sont pas sans rappeler, même de très loin, tous les privilèges que
leur conférait le pouvoir au X I X siècle
~ - sont à peu près les seuls qui leur
restent aujourd’hui. Quelques réminiscences du passé transparaissent
parfois dans les expressions populaires, du genre <<ilssont trop fragiles
pour aller faire l’orpaillage >> (sic),mais les Peuls eux-mêmes n’affichent
plus d’attitude ostentatoire, la révolution sankariste n’ayant pu que les
conforter dans leur volonté d’effacement et décourager les nostalgiques
de l’époque héroïque. L’assurance que confère le sentiment d’une certaine
puissance n’appartient plus qu’à quelques commerçants haoussa ou
songhaï, ainsi bien sûr qu’aux représentants de l’appareil d’État.

Le symbole

Ce sont pourtant des Peuls qui manifestent le plus concrètement cette


volonté d’une construction régionale si bien <<rendueD dans le vécu des
habitants de l’ancien Liptako, dans leur attitude vis-à-vis de la terre et de
l’espace. Chez les Toroobe de Wendu, qui bénéficient, il est vrai, de la
proximité de Dori, les hommes assument plus aisément qu’ailleurs
l’inévitable dichotomie agriculture/argent qui caractérise la région. Pour
faire face aux deux dernières grandes sécheresses, ils ont, tout en restant
agropasteurs, développé un artisanat de type moderne qui ne nécessite pas
de recourir à une mobilité désorganisatrice. Ils s’adonnent entre autres,
depuis une génération, au métier de tailleur, en marge duquel certains
exercent le commerce de la friperie, des couvertures, voire même de la
kola. <<Leurs>> Rimaïbe ont leurs propres spécialités. Moins exigeants, ils
occupent les secteurs les plus durs ou les moins rentables, conjuguant les
activités traditionnelles et modemes : d’un côté les tisserands (qui contri-
buent à perpétuer plus ou moins les célèbres << couvertures de Dori >>),les
forgerons et les potières, de l’autre les cordonniers, les bijoutiers, les
maçons et les bouchers. Leur opportunisme, même s’il n’est pas toujours
synonyme d’efficacité, représente un atout pour le village historique de
Wendu. On peut dire, cas suffisamment rare pour être souligné, qu’il a
fait son entrée dans l’économie tertiaire et qu’il est prêt à utiliser toutes
les possibilités de la région : bien que les débouchés ne manquent pas sur
place, le champ d’activité des uns et des autres englobe en effet l’énorme
complexe aurifère d’Essakan-Gosey.
Premiers Peuls sans doute à avoir foulé le sol du futur émirat du
Liptako, contraints de s’incliner tour àtour au cours des siècles devant les
L’ÉMIRAT DU LIPTAKO 237

pouvoirs successifs des Gourmantché, des Feroobe et des Français, les


Toroobe sont, plus que tout autre groupe, attachés à leur identité ethnique,
comme le montre au demeurant leur façonde gérer avec leurs épouses
travaux agricoles et récoltes. L’on peut légitimement s’étonner que ce soit
leur communauté qui ait opéré une percée aussi notable dans le secteur
para-agricole moderne. I1 ne serait guère surprenant par contre que cette
expérience de diversification des activités soit ereprise >> par des Peuls ou
par d’autres. Leur exemple a d’autant plus de chance d’être suivi que, tout
en jouissant d’un pouvoir moral indiscutable, ils n’ont jamais exercé d’au-
torité directe sur les populations et qu’ils représentent un modèle
d’intégration Peuls - Rimaïbe. Les localités qui pourraient rivaliser avec
Wendu dans le domaine para-agricole s’adonnent à l’artisanat traditionnel
(au tissage essentiellement), comme Soffokel, au commerce du bétail,
comme Seytenga, à l’orpaillage, comme Falagountou, ou encore à la
contrebande.. . Des modeles usés, du moins dans ces cas précis, même si
la dévaluation du franc CFA a relancé au moins temporairement certains
secteurs. I1 est symbolique et, d’une certaine manière, rassurant que les
habitants de Wendu, village plusieurs fois séculaire, s’affirment ainsi
‘comme les pionniers d’une ère inconnue, aussi inconnue que l’était l’aire
découverte par leurs ancêtres au X V I I ~siècle.
PASCAL
LEGROSSE

Perception de redevances de pâturage


et transhumance des Peuls au Maasina (Mali)

Chaque année, la montée des eaux apportées par les pluies et les crues
des fleuves Niger et Bani oblige les bergers peuls et le gros de leurs trou-
peaux, bovins, ovins, caprins, à quitter la plaine inondée du delta central
du Niger. De&ère eux, les familles restent au village, sur des buttes à
l’abri des eaux, avec quelques vaches laitières, ainsi que les autres groupes
socioprofessionnels, Bozos pêcheurs, Riimaay6e 1 agriculteurs. Les trou-
peaux se dispersent dans le Sahel de trois à cinq mois sur des pâturages
renouvelés par les pluies, effectuant une cure de terre saline dans certaines
zones propices. À la fin de la saison des hautes eaux, les bergers du delta
rebroussent chemin, se regroupent et reconduisent les troupeaux vers
leurs villages de la plaine. Contrastant avec la relative << anarchie B des
pâtures passées, le retour s’organise en ordre strict et en étapes fixes à
partir de l’entrée dans la plaine. Quittant les pâturages alors appauvris du
Sahel et des zones exondées, les animaux sont groupés sur les collines et
les marges sèches à la périphérie du delta. Ensuite, en file, selon un ordre
de préséance entre segments de lignage, les troupeaux progressent par des
voies précises dans les pâturages et les champs de riz fraîchement récoltés
de la plaine, le long de pistes pastorales relevant des droits et maîtrises de
leur lignage. Un juuwro, chef berger aîné du lignage, fait respecter la
discipline de la transhumance jusqu’à l’arrivée dans son pâturage lignager
( b u r p ) ,après avoir éventuellement suivi un ou plusieurs autres juowro’ en
et d’autres troupeaux dont il doit emprunter les pistes, traverser les pâtu-
rages, avant d’accéder au sien.
La richesse en pâturage de cette zone attire les pasteurs résidant dans
les régions exondées. Accompagnés de leur famille, chargeant bœufs ou
ânes de leurs multiples bagages et ustensiles, ils viennent s’installer dans

1. La transcription phonétique utilisée ici pour lefulfuk?e (la langue des Peuls) est celle qui a été
élaborée par le Congrès pour l’unification des alphabets des langues nationales de l’Ouest africain
(UNESCO,Bamako, 1966).
240 PASCAL LEGROSSE

le Maasina2 le temps de nourrir leur troupeau et de troquer du lait contre


du riz avant de rentrer dans leur village au retour des pluies où la majorité
cultive aussi un peu de mil. Ce grand mouvement de déplacement saison-
nier vers le Maasina incluant Peuls de la plaine inondCe et Peuls des
zones exondées est canalisé par une organisation socio-territoriale poin-
tilleuse des parcours, des délais et des hiérarchies à respecter. On
distinguera les Peuls du Maasina, ayants droit des burgu de la plaine
inondée, des Peuls << étrangers >> au burgu, non autochtones, qui subissent
un traitement différent des premiers au cours de leur transhumance dans
le Maasina. La transhumance de ces pasteurs des zones non inondables
reste mal connue aussi bien du point de vue de l’importance de ses effec-
tifs humains et en bétail que de ses modalités et de ses règles ; alors que
leurs stratégies de maintien de droits d’usage précaires sur les pâturages
du Maasina par les armes des faibles - ruse, diplomatie, soumission à
certaines règles imposées par les ayants droit - mettent en évidence les
liens particuliers entre l’homme et l’herbe et la complexité de la transhu-
mance dans cette région. Notre analyse portera sur le fait que l’accès à
l’herbe pour les Peuls non autochtones est conditionné par des prestations
sociales et économiques dont la principale est le conngi. Le but étant de
montrer qu’à l’occasion de l’accès au burgu, ces pasteurs mettent en
évidence les liens et les enjeux entre organisation territoriale et rapports
sociaux, entre maîtrise de l’espace, attribution de ces différentes parties et
légitimation de cet ordre.

-
Les différents pasteurs au Maasina

La recherche sur laquelle s’appuie cette étude a débuté au moment oh


la rébellion touarègue s’est aggravée en 1990 et l’insécurité suscitée dans
toute la région Nord par les pillages de petits groupes armés3 a perturbé
grandement les activités et les départs en transhumance dans le Sahel. Les
conséquences sont multiples : plus aucun Touareg ne conduit ses animaux
dans le delta, la plupart des Peuls Seenonkoo6e abandonnent leurs
parcours habituels entre le Sahel et le Maasina (pour reprendre
d’anciennes pistes pastorales entre les régions très agricoles de Bankass,
Bandiagara et celles de Djenné et Mopti), les bergers du Maasina, qui
conduisent des troupeaux de grands propriétaires, ne quittent plus la
plaine inondée ; globalement, tous les parcours se sont réduits. La baisse

2. Le terme MaaGna, enfulfulde, peut recouvrir différentes extensions géographiques suivant le


contexte d’énonciation, en référence aux différentes formations politiques qui se sont succBdé dans le
delta. Nous retenons ici l’acception la plus utilisée localement pour désigner la rive gauche du Diaka
et la région de Ténenkou, traversée par le Diaka, qui s’étend du Jaafarade au Wuro Ngiya (cf. infra
fig. 5).
3. On consultera Fay (1995a: 32-33) sur les problèmes du Nord et la paix civile.
PEULS DU MAASINA 24 1

des liens de solidarité ne permet plus aux Peuls de s’organiser en groupes


de transhumance comme ils le faisaient encore au début du siècle pour se
protéger des razzias dans le Sahel. À l’inverse, les Bellas, les Peuls des
terres sèches du Nampalaari, du Farimake (cf. infra fig. 3) viennent plus
nombreux et plus longtemps dans le Maasina4.

Les Peuls des terres sèches

Quel portrait peut-on dresser de ces Peuls quittant leurs terres de la


zone exondée pour venir transhumer en grand nombre dans le Maasina?
Leurs campements aux alentours des villages ne manquent pas d’attirer
l’attention. Ces Peuls sont appelés baajankoo6e et qualifiés par les
autochtones du Maasina dejanan6e (sing. janano), <<autrui,étranger >>, ou
de ho66e (sing. kodo) c’est-à-dire << les étrangers avec lesquels s’établis-
sent des relations économiques et sociales >>. En fulfulde, on oppose ce
terme à d u p l e , l’a autochtone >>, celui qui est issu du lieu, du lignage. Le
vocabulaire de la distance sociale est riche et permet surtout de définir
l’autochtonie, particulièrement stratégique quand il s’agit d’accéder de
droit ou non à des ressources. Comme l’écrit Michel Izard (1983 : 312)’
<< on n’est pas autochtone en soi, on l’est par rapport à un autre, qui ne
l’est pas; et l’on n’est pas autochtone dans l’indifférenciation d’une sorte
de statut pur, mais en vertu d’un encodage spécifique du monde et des
fonctions sociales qui rendent compte de son organisationD. Si l’étranger
janano est une personne qui n’a pas ses racines dans le lieu, qui <<n’est
pas du milieu n, qui n’appartient pas à un lignage local, on entretient
cependant épisodiquement des relations avec lui, tel l’h6te (qui reçoit
l’hospitalité, kodo). Ces termes sont à distinguer de l’étranger venant d’un
autre pays (joola), l’émigrant dont on ne sait rien, qui est sans référence
familiale, et du non-Peul (kaado),qui n’est pas de langue ou de culture
peule (plur. h a a h , appellation donnée aux Dogons). Pour les autochtones
(les Maasinankoo6e, << habitants du Maasina les ley maayo, << gens [à
>>y

l’intérieur] du fleuve D)le terme de baajankoo6e renvoie à leur propre


qualité de villageois, se rassemblant à la mosquée, ayant somme toute des
mœurs plus civilisées, étant mieux habillés, et dont les femmes n’ont pas
à travailler. Ce vocable vient de l’arabe al-büdiya, qui désigne les errants.
I1 regroupe les personnes ayant un genre de vie nomade et, par consé-
quent, éloigné de la mosquée.. . qui s’applique aux Peuls originaires de
l’extérieur du burgu. Parmi les plus << éloignés D, les Bellas, anciens
esclaves noirs des Touaregs, forment un autre ensemble très mobile où
rares sont ceux qui possèdent de grands troupeaux. Ils se consacrent plutôt
à l’élevage de petits ruminants. Les Bellas qui pénètrent dans le Maasina

4. Les Fulankiriyaa6e, qui transhument sur la rive droite du Niger et ne viennent pas au Maasina,
ne sont pas retenus dans cet ensemble des Peuls abtrangersm des terres stches : cf. Marie (1975).
242 PASCAL LEGROSSE

ont peu d’animaux et préfèrent louer leur force de travail et leurs ânes
pour vivre et accumuler quelques sacs de riz. Quant aux Peuls des terres
exondées, ils se répartissent en quatre grands groupes qüi se distinguent,
outre le lignage, principalement par des différences dans la sélection des
bovins, l’habillement des femmes et la forme des huttes.
Le système socio-économique global des Peuls des régions non inon-
dables peut se résumer de la façon suivante :
La famille est attachée à un village dont la présence des membres fluctue selon les
travaux agricoles et les possibilités d’entretien du bétail. Les catégories les moins
mobiles de la population du village y demeurent toute l’année, tandis que les plus
mobiles n’ont quasiment pas de contact avec le village d’origine.
Une fréquentation alternée d’une mare et de lieux de culture à proximité du village en
hivernage et d’un terroir villageois du Maasina en saison sèche où s’installe saisonniè-
rement la plus grande partie du-groupe transhumant.
Le plus souvent, le gros du bétail effectue une transhumance sous la conduite des
hommes, distincte du déplacement de la famille, qui les rejoint dans des campements,
et de la population (non peule et non pastorale) qui reste au village avec des vaches
laitières.
Les groupes de transhumance sont le plus souvent constitués de familles agnatiques
étendues, avec une préférence pour l’association des frères, auxquels s’ajoutent parfois
des parents maternels, des amis. Dans de nombreux cas, seule la famille nucléaire
transhume, et plus rarement des adultes seuls.
Ces caractéristiques générales sont à compléter, pour les groupes peuls
déjà évoqués, par des traits particuliers relatifs à chacun et de leur
influence sur leur transhumance et leur séjour dans le Maasina. Nous les
présentons dans un tableau comparatif qui permet de mettre en évidence
les différences remarquables (fig. 1). Les traits distinctifs mentionnés sont
ceux que ces groupes considèrent eux-mêmes comme significatifs et utili-
sés comme emblemes de différence sans être constitutifs de leur
particularisme. Cette liste descriptive n’est pertinente que dans la plaine
inondée. Par exemple, hors Maasina, les WuwarGe utilisent des huttes
plus spacieuses dans le Nampalaari, les Peuls du Farimake vivent dans
des villages dont l’habitat est en dur.
Deux groupes peuls très différents sont absents de la figure 1 : les
SeenonkooGe et les WuwarGe. Les premiers sont les Peuls originaires
d’une région sableuse spécifique (seeno signifie << une région sablonneuse,
un sol sablonneux, le sable n) qui s’étend à l’est et au sud du plateau de
Bandiagara5 et parlent le << dialecte D seenonkoore.
En transhumance, les SeenonkooGe n’emportent pas de hutte comme le
font les autres pasteurs << étrangers >> au burgu, mais préfèrent s’installer là
où les femmes pourront facilement trouver les hautes herbes leur permet-

5 . Les particularités regionales du furfulde de ces diffkrents groupes sont aussi un Blément de
distinction entre eux et à 1’6gard dufulfulde du Maasina:furfulde du Aawsa (Cookinkoofk), du
Farimake (FarimakenkooGe,Sonnaa6e et NasadinkooGe), du Seeno Mango et Bankass (Seenonkook)
et du Nampalaari ( W u w h ) , etc.
Farimakenkoo6e SonnaaGe NasadinkooGe CookinkooGe

Forme
de la hutte

Description La hutte des FarimakenkooGe Peu de différences avec La hutte est plus large,
de la hutte et celle des SonnaaGe sont quasi identiques. les huttes des l’armature très complexe.
Le toit est fait de nattes recouvertes de seccos* FarimakenkooGe et des Le toit est fait de larges nattes,
de couleurs naturelle et noire. SonnaaGe; elle est plus de couleur naturelle.
vaste; les seccos et les
nattes sont plus colorés.

Le lit Des nattes et des seccos, entassés sur une armature en bois reposant sur des Pas de lit, mais des nattes à
piquets fichés dans le sol. même le sol.

Robe Rouge et blanche, jamali boodeeji. Blanche et noue, bunaaje.


des vaches

Marques Pas de marque


de bétail commune ou de dessin
caractéristique.
Chaque lignage possède
sa marque.

Destination Ils se rendent au nord du Maasina, dans une aire ne dépassant pas les leyde Kootiya et Soosoobe au sud, ni le
en saison leydi Jallube Burgu à l’est. Ils ne forment pas de campement commun.
sèche Les campements restent sur la rive gauche et les Traversent peu le Diaka. Ne traversent pas le Diaka.
garci sont conduits dans le Jallube et vers le lac
Débo.
Fig. 1. Caractéristiquescomparées des Peuls du Farimake et du Aawsa.
* Le secco est un panneau fait de tiges (paille de mil) entrelacees et quelquefois teintes,
utilis6 dans la constitution du sommier du lit, pour décorer l’intérieur des huttes et des maisons.
244 PASCAL LEGROSSE

tant de façonner la hutte qu’ils abandonneront le jour du départ. Ils n’ont


généralement pas d’ânes : les femmes transportent sur leur tête les cale-
basses empilées et rassemblées dans un filet. Le centre du delta, SOO SOO^^,
Wuro Moodi, et la région est, le Jenneeri (cf. infra fig. 5), sont leurs zones
de destination privilégiées en saison sèche. Ayant pour la plupart aban-
donné leur parcours du Maasina pour d’autres situés plus à l’est, nous
n’en ferons pas de description plus détaillée6.
Les seconds ( W u w d e , sing. Buwaaro), <<declan Bah, sont une famille
des ‘ûr-ur-Be; ils descendent d’un ancêtre éponyme : Bodi Buwar, origi-
naire du Soudan, ayant fait souche au Fouta sénégalais avec une femme
DawBe ; leur nom est parfois transcrit d’une façon défectueuse en :
warBe >> écrit Lavergne de Tressan en 1952. En fait, les anciens rappellent
surtout que c’est à la suite de la bataille entre les Wolar6e et eux, au début
de la Diina de Sékou Amadou7, qu’ils ont quitté le Bakounou pour se
rendre dans le Kareeri8. Puis, la guerre entre Toucouleurs et Peuls du
Maasina les a obligés à s’installer définitivement dans le Nampalaari
(région de Nampala). Ils acquirent une grande notoriété par les combats
qu’ils menèrent avec leur chef El Hadj Bougouni contre les Français.
Ces dernières années, le Nampalaari a beaucoup souffert des pillages
dus à l’insécurité provoquée par la rébellion touarègue. La région est
désertée, les campements de saison des cultures sont abandonnés et les
WuwarGe sont nombreux à s’être installés en bordure du delta, autour de
Diguissiré ou sur les hautes plaines de Dia. Comme le notait Jean Gallais
en 1967 (p. 382), <<leuraire de distribution est bien limitée >> et n’a guère
varié. <<Versle sud-est leur pointe avancée atteint les plaines hautes du
Leydi Diafarabé, autour du village de Laourou. Sur les rives du Diaka
jusqu’à Koumbé-Niasso, ils s’installent en de nombreux points. D
Néanmoins, ils entrent désormais plus avant dans le Maasina, vers le leydi
Muraari, précédemment investi en grand nombre par les SeenonkooGeS
6. Nous avons réalisé de nombreux entretiens et enquêtes auprès des Peuls Seenonkoofie jusqu’en
1993, mais nous n’avons pas continué suite à la baisse spectaculaire de leur effectif dans le Maasina
depuis 1990. Ils entraient dans le Maasina directement sur les pas des Peuls autochtones, en les
doublant d’ailleurs régulièrement, et formaient un ensemble relativement indiscipliné, mais riche, et
riche en bétail. Les SeenonkooGe sont souvent de gros éleveurs. possédant de nombreux troupeaux
qui restent la propriété de leur famille. Ils s’adjoignent les services d’un bouvier s a l a d pour les aider
pendant la saison sèche. La marque de propriété de leur bétail est celle de leur village d’origine telle
la marque yiroodeewal des SeenonkooGe Ba’aGe du village de Doukoro, arrondissement de
Dialassago, cercle de Bankass (sur les Peuls du Seeno Mango, voir De Bruijn & Van Dijk 1995).
7. Trois formations étatiques se sont succédé dans le delta central du Niger et ont façonné son
organisation socio-territoriale: les urbe, correspondant à la domination des pasteurs peuls du XVE au
début du XIXCsiècle; la Diina, appellation de 1’8tat musulman de Sékou Amadou, dirigé par des
lettrés musulmans (marabouts), jusqu’à la fin du XIXCsiècle où se succèdent la conqugte toucouleure
(El Hadj Omar)puis la conquête coloniale; enfin intégration dans I’8tat malien issu de la décolonisa-
tion. Pour ces périodes historiques, voir Fay 1994, 1995a; Gallais 1984; Kassibo 1994; Sanankoua
1990.
8. Voir aussi les détails dans Ba & Daget (1984: 185-193) sur cette séparation et les territoires
dont les Wuwa& ont eu la chefferie.
9. Le leydi désigne des aires agro-pastorales dont un lignage ou plusieurs segments de lignage ont
la N maîtrise-propriété>>.Dans le Maasina, cette maîtrise est exercée par l’aîné du lignage, lejoowro.
PEULS DU MAASINA 245

Leurs campements sont


constitués de huttes de
même aspect que celles des
Peuls du Farimake, mais plus
réduites et quelquefois
couvertes de nattes extrême-
ment soignées que les COI
femmes tissent sur place.
Certaines sont de forme
ronde, d’autres de forme Fig. 2. Type de hutte et
concave (fig. 2). Les choix marque de propriété des Wuwartìe.
de sélection font du zébu des
WuwarGe un animal aux caractéristiques uniques de par sa stature et de
part sa robe. I1 est plus grand et plus massif que le zébu du Maasina ; sa
robe est entièrement blanche, quelquefois tachetée de noir et ses comes en
lyre sont très longues. On comprend par ce fait qu’un troupeau de zébus
ait pu servir d’arme de combat pour enfoncer les
fenses de l’ennemi-(voir l’exemple de la bataille de
ukouma, qui donna la victoire à Sékou Amadou sur les
ar6e et les Bambaras - Ba & Daget 1984 : 40).Le dessin
de la marque de propriété, appelée geruga, est elle aussi
caractéristique des Wuwar6e, à laquelle chaque lignage ajoute une marque
qui lui est propre.

Les flux de transhumance

En novembre, la plupart des habitants des terres exondées ont achevé la


récolte de leurs petits champs de millo. Les Peuls transhumants barrica-
dent d’épineux leurs paillotes, ou ferment leur maison, chargent leur hutte
en pièces détachées sur des ânes et s’ébranlent en famille à la suite des
troupeaux, ne laissant au village que quelques vieillards, femmes, jeunes
enfants et, pour leur nourriture, quelques vaches laitières. Puis, les trou-
peaux se dirigent en ordre lâche vers la plaine du delta. Aujourd’hui, les
Riimaay6e ayant un important cheptel s’organisent pour conduire eux- -
mêmes leurs troupeaux. Mais ils quittent le Farimake après les Peuls et
restent en arrière, reproduisant ainsi les hiérarchies statutaires. Tous ces
pasteurs vont se retrouver, souvent plusieurs fois au cours de leur

Un segment de lignage peut avoir la maîtrise d’un pâturage particulier qui a ses gîtes et ses règles
d’accès pour les animaux, fixées par la préséance àl’intérieur du leydi. Dans certains leyde, il existe
une diffkrenciationentrejoowro’en suivant le type de burgu, ou sa localisation, fruit de l’histoire: il
est joowro joom-hudo,joowro joom-tolo ou joowro joom-togge (Ba & Daget 1984: 73-74). Cette
diffkrenciation est aussi relative à une aécologie culturellen (Gallais 1984: 37, 125-126) qui ferait
correspondre une configuration naturelle à un titre et au statut d’un lignage.
10. Le mil est un terme génkrique designant plusieurs graminees cultivées qui constituent la base
de l’alimentation dans les régions non inondables du Sahel.
246 PASCAL LEGROSSE

- parcours, en relation avec l’un ou l’autre des nombreuxjoowro’en du


Maasina. À chaque fois, ils auront à traiter avec eux, ou avec leurs repré-
sentants, des conditions de leur passage ou de leur stationnement dans le
burgu. Comme nous l’avons dit précédemment, l’ensemble de la plaine
inondée est désigné en fulfulde par le nom générique de burgull. Le mot a
aussi un sens restreint et s’applique aux pâturages, libérés lors du retrait
des eaux12, I1 s’applique aussi aux prairies pastorales appropriées dont le
joowro a la maîtrise au nom de son lignage pour en régler l’accès, y
accueillir des troupeaux de non-ayants droit, et déclasser certaines parties
au profit de l’agriculture.

Le mouvement d’entrée dans la plaine

Les principes de la transhumance associée à la crue

Les mouvements de la transhumance dans cette région s’appuient sur


deux grandes zones de pâture : la zone exondée des hautes terres du Sahel,
que les animaux abandonnent lorsque les ressources en fourrages et en
eau sont épuisées au début de la saison sèche, et la plaine inondée du
Maasina où la décrue libère de riches pâturages, qu’il est aussi nécessaire
de quitter pour retoumer dans les régions non inondables lors du retour de
la crue. L’importance des ressources du delta, l’attrait qu’elles exercent
pour l’élevage, et les luttes acharnées des Peuls pour y acquérir des droits
d’accès, font de l’organisation de la pâture dans le Maasina la plus minu-
tieuse du Sahel.
L’entrée dans le Maasina se fait en suivant chaque année les mêmes
pistes pastorales au fur et à mesure que les eaux se retirent (fig. 3). Ce
mouvement de retour des animaux est appeléjoltol (de joltude, << aller
vers, entrer dans l’eau, descendre D), et donne lieu à de grandes festivités.
À l’inverse, le départ en transhumance vers le nord se nomme yeegol (de
yeegude, litt. esortir de l’eau D). Ainsi, la transhumance alterne entre des
déplacements de saison sèche dans la plaine d’inondation et des déplace-
ments de saison des pluies dans la zone exondée.
À travers la transhumance et sa quête de l’herbe et de l’eau, la stratégie
est d’optimiser l’exploitation des vaches laitières tout en assurant une
sortie de la plaine du delta à la plus grande partie du cheptel pendant la
saison des pluies. C’est la raison pour laquelle les Peuls du Maasina divi-

11. Burgu est un terme d’origine malinké (buruku)qui signifie: <<boue gluante, sanie, pus, morve
(maladie du bétail), herbes aquatiques saccharifères dont les racines emmêlées forment un fouillis
vaseux infranchissable pour les pirogues, nom donnt àla zone d’inondation du Niger où abondent ces
herbesn (Delafosse 1929: 86). Enfulfulde, la plante est appelte gumuruuwol (Echinochloa stugninu).
12. Pour les descriptions du burgu, voir Gallais 1958; sa composition floristique,voir Riou 1995;
et ses caractkristiques pour I’tlevage, voir Wilson 1983.
PEULS DU MAASINA 241

Fig. 3. Flux de transhumance et localisation des Peuls des régions exondées. Source :Wilson 1983: 51.
Peuls <<étrangers,: 1, Wuwar6e; 2, Farimakenkode; 3, Sonnaabe; 4, Nasadinkodk;
5, Cookinkode; 6,Seenonkodk; 7, FulankiriyaaGe.

sent leur troupeau en garci, benndi et duumti13.À l’opposé, les Peuls des
terres sèches font la même division chez eux pour que l’essentiel de leur
cheptel bénéficie des pâturages renouvelés du Maasina en saison sèche.
Ainsi, les WuwarGe séparent le gros du troupeau transhumant (garci)des
laitières (6ireeteedi) et les Peuls du Farimake divisent le cheptel entre le
garci, les laitières (dabbitooji) - qui rejoignent les garci dans le Maasina
au mois de mai - et quelques vaches laitières (ceettooji)qui restent au

13. Le garci est compos6 de la plupart des vaches non allaitantes, des femelles en gestation, des
taurillons, des génisses, des bouvillons plus âg&, de taureaux géniteurs, de quelques vaches en lacta-
tion et leurs veaux pour fournir du lait aux bergers qui les conduisent; le benndi est form6 de
l’essentiel des vaches laitières et leurs veaux; le duumti correspond ?I un nombre limit6 de laitières
restant au village, les ((vaches encercl6es par l’eau >>.
Amont

Aval
Juin Juillet Aoüt Septembre Octobre Novembre Décembre Janvier Février Mars Avril Mai

Nord
I
Grende mol lite
Regroupement
destroupeaux I
Sahel Di'
tspersior
des troupea
da' s le Sah
î

Juin Juillei Amont

A U MAASINA

Aval

Juin Juillet AoÜt Septembre Octobre Novembre Décembre Janvier Fivrier Mars Avril Mai '
Amont
Fig. 4. Schéma
Aval du système de
transhumance
lié au Maasina.
PEULS DU MAASINA 249

village toute la saison sèche. Si la terminologie change, les divisions ne


dépendent pas de la crue dans ces zones, la préoccupation est la même en
zone inorlilée ou exondée : les éléments de la famille restant au village ont
besoin de quelques vaches laitières, la constitution du troupeau devant
être adaptée aux stratégies familiales et à un habitat &dentaire d’une
partie de la population.

Les parcours de saison sèche et les activités rurales dans le Maasina

La conduite des différents troupeaux tient compte des activités agri-


coles et est directement associée aux saisons et à des jalons fixés sur le
calendrier musulman 14. Ainsi, dabbunde, la << saison froide >> (novembre-
février), est marquée par la pénétration des animaux dans le burgu (mois
de al sawla l5, fin novembre à début décembre, fig. 4)alors que les récoltes
du mil, puis du riz, s’achèvent. C’est une saison d’abondance et de
douceur, mais aussi d’intenses activités. Au cours des mois précédents, un
certain nombre de troupeaux dispersés dans les régions non inondables du
Sahel ont effectué un mouvement vers les zones de production de mil,
exploitant les résidus de récolte, pendant que la plupart se regroupaient
pour partir vers les zones d’attente afin d’effectuer les premières entrées
dans le Maasina au mois de novembre. Les regroupements se font d’après
les lieux d’entrée traditionnels.
En novembre, les troupeaux commencent à pénétrer dans les plaines
inondées du Maasina. Les pasteurs << étrangers >> s’approchent des villages
et des hameaux de culture dont la population récolte le riz ; leurs familles
se regroupent : c’est le début du troc de lait contre des céréales, du poisson
et des condiments. Ils cherchent un emplacement pour l’installation plus
fixe du campement sur les burgu abandonnés par les troupeaux autoch-
tones. Les bergers organisent partout un pâturage nocturne des bovins
menés par les jeunes hommes.
Le colte est la << saison entre la saison froide et la saison chaude >>
(février-mai). C’est la fin des travaux champêtres, mais aussi le temps des
fortes chaleurs le jour et du froid la nuit. Aux alentours de la période de
l’étoile balmal (23 mars-4 avril) commencent les feux de brousse et le
marquage des animaux. Les pasteurs attendent impatiemment la traversée

14. Le calendrier peul est divisé en quatre saisons principales et en plusieurs petites saisons qui
marquent les transitions. Cette division de l’année en quatre périodes inégales est différente d’autres
aires peules, qui n’en retiennent que trois (Donaint 1975: 103). Les quatre divisions de I’annke sont
déterminées par le calendrier musulman et ses vingt-huit périodes stellaires.
15. Les rapprochements et parallèles entre mois, étoiles et activités sont très riches et donnent un
rythme très vif au cycle des saisons. On joue par exemple de l’homophonieentre le mois de al sawla
et le verbe sawlude ( a être souillé par les mouches N) parce que les vaches qui se précipitent dans le
burgu sont comme un essaim de mouches sur un aliment ! Ce mois est un repère, mais les troupeaux
peuvent avoir envahi la plaine depuis le mois précédent. Si les labours commencent il balmal, c’est
parce que l’on est alors certain qu’à cette date, les libations de fécondité ont été faites par les maîtres
de terre markas.
250 PASCAL LEGROSSE

des troupeaux de transhumance (garci) à Dialloubé pour entrer dans les


plaines du lac Débo (événement marqué par des festivités). Le mouve-
ment est suivi par de nombreux troupeaux << étrangers >> accompagnés
seulement de leurs bergers, car la famille reste au campement dans les
zones de culture toute la saison. Après les récoltes, les pasteurs du
Maasina viennent percevoir leurs revenus pour les animaux loués aux
sédentaires (bœufs de trait et vaches laitières des duumti) ou recherchent
auprès des agriculteurs, commerçants et fonctionnaires d’autres animaux
à garder.. Souvent, il leur faut vendre quelques animaux pour payer les
impôts.
Pendant le ceedu, << saison sèche et chaude a (mai-août), le problème de
l’alimentation et de l’abreuvement des animaux devient crucial. L’herbe
perd tous ses Cléments nutritifs et les troupeaux doivent se disperser vers
les cuvettes les pl& profondes du delta. Les feuilles et les fruits des arbres
sont très recherchés. La production de lait devient très faible ou s’arrête et
les animaux subissent un amaigrissement poussé. Les rivières et les
grandes mares s’assèchent pendant que les besoins en eau des animaux
augmentent. Des puisards sont creusés dans les mares, les puits doivent
être surcreusés. De nombreux troupeaux et la plupart des pasteurs des
régions exondées se concentrent sur les bordures du Maasina, autour des
puits et des puisards, en attendant le début de la saison des pluies pour se
rendre dans les régions non inondables du Sahel.
Avec la période de korsol annonçant la pluie, les labours des champs
de mil et de riz débutent tandis que les pasteurs font les préparatifs pour le
départ en transhumance. Les vaches laitières prêtées par les pasteurs au
joowro en paiement de la redevance sur l’herbe (conngi) sont reprises et
le mouvement de transhumance hors Maasina vers les régions non inon-
dables du Sahel peut commencer. Deminaare est la fin de la saison sèche
et le début des premières pluies. C’est une période particulièrement diffi-
cile pour les animaux et les hommes. L’herbe fraîche n’est pas encore
suffisamment haute pour la consommation des animaux et la paille, très
réduite en quantité, est couverte de poussière. C’est aussi une période de
décision stratégique pour le berger qui conduit son troupeau dans les
régions non inondables du Sahel, car il doit &re certain d’y trouver déjà
un peu d’eau de pluie pour que ses animaux puissent bénéficier les
premiers de l’herbe nouvelle.
Au moment des pluies abondantes, on effectue une nouvelle division
des troupeaux laitiers : le benndi part en transhumance et le duumti reste
au village. Commence alors yaawnde, la << saison des hautes eaux >> (août-
septembre): période de crue dans les plaines du Maasina et de
transhumance dans les terres sèches.
Ce rythme des activités saisonnières et de l’exploitation organisée des
meilleures zones de pâturages est le lot de l’ensemble des pasteurs de la
région (Tumer 1992). La différence dans la gestion des rythmes et l’opti-
PEULS DU MAASINA 25 1

misation des pâtures va dépendre directement des privilèges afférents au


troupeau lui permettant l’accès de droit ou non aux pâturages appropriés
du Maasina.

Les règles d’accès au burgu

En octobre-novembre, les troupeaux du delta se rassemblent en bordure


du Maasina et se mettent en << file indienne D selon un ordre précis pour
emprunter les pistes qui les conduiront à leurs pâturages (burgu) respectifs.

t O 5 10 20 km
Leydi Cooki Nyaaso :voir fig. 6.

Fig 5. Portes d’entrée du Maasina et localisation du leydi Cooki Nyaaso. Source: CIPEA 1983.
Maîtrise des principales pistes pastorales d’entrk au Maasina: 1,Joowro Jaafaraaji de Diafarabé;
2, Joowro Hoore Na’i Bon de Mayataké (Swengo); 3, Joowro Hoore Wumbere de Roundé (Cubi);
4, Joowro Na? Hadi de Ktkeye (Kotiya); 5, Joowro Hoore Cqaaji de Mopti-Kéba(Kootiya);
6, Joowro Hoore Na’i Sori Gale1 de Tiéhal (Kootiya); 7, Joowro Teeti de Sabar6 (Komongallu);
8, Joowro Cooki (Cooki Nyaaso); 9, Joowro Con (Wuro Ngiya);
10,Joowro Na’i Ardo (Wuro Ngiya) ; 11,Joowro Jamali (Doogo).
252 PASCAL LEGROSSE

Chaque groupement en file ordonnée de troupeaux a un nom (Teeti, Na’i


Ardo, etc.), et à chaque groupement correspond un itinéraire précis, la
<<pistepastorale >> (buurtol, voie de passage aménagée pour les animaux).
Les Peuls reconnaissent ainsi onze portes d’entrée principales pour accé-
der au Maasina (fig. 5 ) correspondant chacune à un groupement de
troupeau et à un joowro chef. Parmi elles, l’entrée contrôlée par le joowro
Cooki (du Cooki Nyaaso) nous permettra d’expliquer l’organisation des
. parcours, les règles de préséance et la discipline que fait régner lejoowro.

L’exemple du leydi Cookì Nyaaso


.
Situé à cheval sui‘ les arrondissements de Diondiori et de Toguéré-
Koumbé, dans le cercle de Ténenkou, le Zeydi Cooki Nyaaso, d’une
superficie inférieure à 300 km2, est limité au sud par le Zeydi Komongallu
et le parcours du groupe Teeti, à l’est par les pâturages du Zeydi JalluGe et
au Nord par le Zeydi Wuro Ngiya et le parcours du groupe Cori (fig. 6) 16.
Le Zeydi n’a pour ainsi dire pas de burgu, mais il est surtout renommé
pour ses pâturages de la frange qui constituent une importante zone d’at-
tente du Maasina. Suivant les années, les concentrations d’animaux
atteignent environ 30 O00 bovins début novembre, massées au nord et à
l’ouest du Zeydi sur les pâturages d’attenteI7. Cette zone d’attente à la
périphérie du Maasina se caractérise par des plaines découpées par des
séries de buttes sableuses plus ou moins allongées sud-ouest à nord-est.
L’agriculture et l’élevage sont les activités majeures de ce leydi qui
présente à la fois richesse en cheptel et densité de population élevée, d’où
une trame foncière pastorale complexe 18.
Le Cooki Nyaaso forme une des principales portes occidentales d’en-
trée dans le delta et joue donc un rôle essentiel dans l’organisation
pastorale du Maasina. Cette porte est le passage obligé des groupements
de troupeaux du Jallube Burgu pour accéder à leur pâturage. En outre, les
abords de ses villages attirent un grand nombre de Peuls du Farimake en
saison sèche, qui s’y fixent un temps après le passage du peloton des trou-
peaux du groupe Cooki. Celui-ci continue son parcours vers le lac Débo
où il retrouvera les autres groupements de troupeaux du Maasina. Les
facteurs écologiques jouent un rôle important dans le choix d’aller dans

16. Une liste des leyde a été dressée dès la fin des années 1950 (Ba & Daget 1984), puis ils ont été
dCcrits (Gallais 1967) et enfin cartographiés (CIPEA 1983). Leur nombre varie entre ces trois travaux,
montrant que ces frontières ne sont pas fixes (Schmitz 1986: 375-376).
17. Sources: Services de 1’8levage et CIPEA 1983.
18. Les fortes densités en bétail et un taux d’occupation des sols élevé entraînent des frictions
parfois vives entre éleveurs et agriculteurs. Les joowro’en et leurs familles ont aussi un rôle ambigu,
vivant parfois plus de leur rôle de chef de terre et de chef de pâturages que du revenu de leurs trou-
peaux, comme dans le reste du Maasina. Ils auraient aussi tendance à admettre beaucoup trop de
troupeaux étrangers, selon les Peuls autochtones, dans des pâturages que la pression agricole tend à
réduire avec la complicité des mêmes joowro‘en.
PEULS DU MAASINA 253

KOMONGALLUNom de leydi 4 Cours d‘eau principaux, nappes d’eau


Na’¡ Cooki Nom d‘eggirgol $$ Points de traversee
..-... Limites de leydi
Limites de leydi
contesthes
- Buttes boisees importantes (foggel
Jooce Pistes de passage fbuurti et gumpil
I---et gîtes d‘&tape (bii//el
-----’

Fig. 6. Pistes pastorales du leydi Cooki Nyaaso.


Source: CIPEA 1983.

les riches burgu des grandes cuvettes du lac Débo où s’y concentrent
pourtant en masse les troupeaux de bovins. Mais la recherche du prestige
et les liens de réciprocité entre les joowro’en des portes du Maasina et les
joowro’en du Débo sont les raisons principales de ce choix.
L’analyse de l’organisation des parcours dans un leydi nécessite de
distinguer trois positions différentes dans l’ordre des préséances et des
254 PASCAL LEGROSSE

droits d’accès. En premier viennent les troupeaux des << citoyens >> du
Zeydi, avec à leur tête le troupeau du joowro. Cet ensemble constitue le
pdoton de troupeaux bovins (eggirgol) qui respecte, en son sein, son
propre ordre de préséance entre segments de lignage, suivant leur parenté
avec lejoowro, leur statut historique dans le leydi, leur puissance poli-
tique, etc. Suivent, en deuxième position, les troupeaux forains (Schmitz
1986 : 378), ressortissants d’autres leyde, qui doivent passer par les pâtu-
rages du groupe << citoyen >> pour accéder aux leurs. Une réciprocité les lie
qui permet aux premiers de passer chez les seconds pour rejoindre les
burgu du Débo. Viennent enfin les Peuls des terres sèches en position de
demandeurs. Au fil des ans, ils ont tissé des liens avec certains joowro’en
ou des Peuls citoyens afin de favoriser l’issue des négociations condition-
nant leur accès aux pâturages convoités et leur installation auprès de
villages qui les approvisionneront en riz par le troc ou la vente.

Dans l’exemple du Cooki Nyaaso, les troupeaux citoyens se rassem-


blent et forment le groupement des troupeaux au gîte de gaya, sur les
buttes sableuses en périphérie de la plaine. Ensuite, le peloton de bovins
se lance vers le burgu dans l’ordre de la préséance, Hoore Cooki, le trou-
peau du joowro, en tête. Les troupeaux forains du Maasina (tels ceux du
Jallube Burgu) rejoignent le groupement à Qaya ou à Gebu suivant leur
information sur sa position. De même, les étrangers voulant se joindre au
groupement viennent se présenter sur un gîte. En cours de chemin, le
benndi (les vaches en lactation et leurs veaux, du Zeydi uniquement) prend
plusieurs fois une piste différente du reste du groupement. Cette division
des parcours se justifie par le soin particulier porté au régime alimentaire
de ces vaches laitières et la nécessité d’un accès progressif des veaux aux
pâturages inondés.
Le joowro principal du Cooki Nyaaso réside à Niasso-Togue1et dirige
seul le groupement des troupeaux de la zone d’attente jusqu’à proximité
du fleuve. Ai-rivé au gîte de Juggol Njammi, le groupement se divise et
l’autre joowro, qui réside à Diougui-Maoundé, prend la direction de son
sous-groupe pendant que Hoore Cooki se rend à Kamaka-Débéré. Le
territoire du Zeydi n’est pas pour cela divisé en sous-leyde comme le Wuro
Ngiya, le Jallube Burgu, relevant de joowro différents, mais forme un
ensemble où le joowro Cooki a le rôle d’intégration des activités agricoles
et pastorales, la totalité du Zeydi étant divisée en neuf finages villageois
(Schmitz 1986 : 374) 19.
I1 est par ailleurs intéressant de remarquer que le sous-groupe Na’i
Samba Dikko termine son parcours dans le Zeydi voisin du Komongallu,
partageant certains gîtes avec le groupe Teeti.

19. Comme dans le reste du Maasina, on n’a pas dans le leydi un espace agricole et un espace
pastoral, mais deux a maillages B différents d’un même espace. Une source importante de conflits
aujourd’hui est l’empiétement des cultures sur les pistes et les gîtes.
PEULS DU MAASINA 255

La question de la frontière des ZeydeZO mériterait un développement


particulier. On peut préciser que les étrangers sont quelquefois victimes
de l’imprécision et de la flexibilité des frontières et peuvent se retrouver
face à deux joowro’ en qui réclament successivement leur redevance de
pâture. De la même façon, cette position d’entre-deux leur permet de
renvoyer les joowro’en dos à dos et de chercher à éviter de payer le
conngi. La frontière des leyde a cette particularité de n’être pas une limite,
le bornage d’un système clos, mais de comporter plutôt l’idée de deux
bords. Elle est la lisière de l’espace des pâtures dont l’exploitation se fait
à partir des gîtes (propres à un leydi) et de l’aire de contrôle des ressources
par un lignage. En fait, les droits des différents lignages s’interpénètrent
souvent aux frontières des leyde (ou des frontières internes des sous-
leyde). La priorité est davantage donnée, pour les pâturages, à la maîtrise
des gîtes qui donne au lignage propriétaire des droits exclusifs sur les
pâturages auxquels ils donnent accès et le pouvoir d’accueil ou de rejetz1.
C’est donc sur le gîte, au cours de la pénétration du groupement des trou-
peaux dans son leydi, que se décide la stratégie du lignage et de son
joowro vis-à-vis des allochtones au leydi (et des forains d’autres leyde).

Le gîte de Jooce

Le dimanche soir 27 novembre 1995, nous avions rejoint le groupe-


ment qui s’installa sur le gîte de Jooce. Chaque troupeau avait sa place
habituelle sur le gîte, qu’il reprend chaque année, de génération en géné-
ration. Le lundi, les bergers préparèrent leurs plus beaux animaux qui
allaient le lendemain défiler pour le nabbere (montée-traversée) du
village de Guélédié, à un kilomètre de leur gîte de Jooce. Ce fut ensuite la
fête qui dura deux jours. Quelques vaches étaient peintes de motifs en
arabesque ou portaient des guirlandes autour du cou. Les jeunes avaient
mis leurs plus beaux habits et s’étaient coiffés méticuleusement. Ces
réjouissances étaient comparables à celles qui se déroulèrent le long du
Diaka, lors des traversées du fleuve (Zummbal),comme celle de Diafarabé,
la plus célèbre, trois semaines plus tard (voir Ba & Daget 1984 : 96-97 ;
Gallais 1984 : 83). Le défilé des animaux citoyens fut suivi d’un grand
troupeau seenonkooji (de Peuls étrangers du Seeno Bankass) puis des
troupeaux forains du JalluGe et enfin d’autres allochtones du Farimake
sous l’œil vigilant du joowro qui n’hésita pas à refouler un troupeau
citoyen qui ne se trouvait pas à sa place dans la file.

20. Pour l’analyse du leydi, on se reportera aussi à Cissé 1982, 1986a; Schmitz 1986.
21. La conquête peule des pâturages inondée du Maasina (tiurgu) s’est d’abord faite pa les gîtes
(biille, sing. wiinnde, monticules suffisamment élevés pour être atteint au cours de la décrue pour le
repos et la traite des animaux), traçant ainsi des parcours à travers la plaine (buurrol, piste reliant les
gîtes). Les ar& puis la Diinn ont ensuite fixé le partage du burgu, délimitant les zones d’influence des
parcours en leur sein. Le tracé des frontières des leyde a plusieurs fois changé au cours de l’histoire
pour des raisons politiques (Gallais 1984: 122), mais très rarement le tracé des parcours.
oz o1 o
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'saBe snid sai xneaA sa N
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9...........
(I
PEULS DU MAASINA 257

c( Fig. 7 :Plan du gîte (wiinnde) de Jooce, occupépar l’eggirgol Cooki Naaso, 28 novembre 1994.
Ordre de préséance des premiers troupeaux de I’eggirgol
Hoore Cooki (joowro) Niasse 7 Na’iBonko Walo
Niasso Na’¡ Hama Diougui
Cooki Cello Niasso 8 NaÏ Hamadun Bouta
Na’¡ Samba Bouta
2 NaÏ Gidoore Niasso Na’¡ Koola Bouta
3 NaÏ Gurdo Niasso 9 Na‘¡ Hama Demba Walo
4 NaÏ Ham Gurdo Walo 10 Na’¡ Hama Jam Bouta
5 Na’¡ Samba Dikko ( 2 0 j o oiro)
~ Diougui Na’i Hambarke Tenda
6 Na’¡ Birayma Diougui NaÏ Nuhu Ba Guélédid

Na’i Gurdo (31 Baahdi, segment de lignage (les vaches de Gurdo)


et nombre de membres (3) ayant leur propre troupeau % %~k~r%~quables

II ft\
Piquet de tête et corde à veaux (voir le baahdrl Tente (Bellas)

*f¡@! Place dans la préséance et sens du départ a Hutte (Peuls nallochtonesnl

Sur le gîte de Jooce, le joowro de Cooki s’installa au pied d’un grand


arbre, du type orme (ngankP), à cinquante mètres de ses cordes à veaux,
où l’accompagnèrent des bergers, notables et visiteurs. Des calebasses et
des gourdes étaient posées près de l’arbre contre lequel étaient appuyés
son fusil et sa lance à longue hampe terminée par un fer bien travaillé,
héritage de sa famillez3.À côté, des Bellas avaient planté leur tente et y
faisaient la cuisine pour le joowro et ses invités ; de même, d’autres
Bellas, nombreux sur le gîte, rendaient divers services contre l’autorisa-
tion de s’installer pour la saison dans la zone (fig. 7).
Résumons la faSon dont se sont déroulées les négociations entre les
étrangers et lejoowro, sur quelles bases et selon quel cérémoniel. Ce
dialogue joowrolétrangers aurait pu se dérouler aussi hors gîte, quand ils
se rencontrent, à la hutte familiale ou auprès du troupeau de I’étranger.

Les redevances de pâture

L’accès autorisé au burgu pour les pasteurs non ayants droit du pâtu-
rage est conditionné par le versement d’une redevance aujoowro, le
conngi. Ce conngi est conçu, du point de vue du maître de pâturage,
comme étant la contrepartie à l’usage d’une richesse naturelle relevant de
la maîtrise-propriété de son segment de lignage. I1 manifeste d’une
certaine façon la reconnaissance, par le pasteur allochtone, des droits de la
communauté locale sur son territoire et sur les conditions de l’accès à ses

22. Celtis integrifolia (micocoulier africain). En cas de disette, les feuilles du nganki sont utilisées
pour faire une sauce en remplacement de celles du baobab, mais elles sont beaucoup plus amères. Les
feuilles vertes ou sèches sont bien app6tées par les ruminants.
23. La lance (Iabbo) se transmet de père en fils ou entre successeurs dans une chefferie.
258 PASCAL LEGROSSE

ressources. Inversement, ces prestations sanctionnent la distance sociale


existant entre les droits des troupeaux citoyens du leydi, du forain ressor-
tissant d’un autre leydi, et de l’allochtone au burgu.

Terminologie
Dans le Maasina, la redevance que versent les non-ayants droit pour
l’exploitation du burgu n’est pas dénommée du terme tolo retenu par les
auteurs qui ont abordé ce sujet, mais par conngi24. Ce terme technique de
conngi désigne la redevance, le péage, pour profiter du tolo ; le terme tolo
désigne l’herbe nouvelle dont la pâture est très recherchée et l’accès
contrôlé (à rapprocher de tolde, des bas-fonds qui, à la décrue, sont les
premiers à être exondés et à se couvrir d’herbe). Si ce n’est par métony-
mie, il semble donc impropre d’utiliser tolo pour le paiement d’une
redevance de pâture.
L’emploi de tolo est ancien25 mais l’influence des travaux de Jean
Gallais sur la recherche dans cette région en a fixé l’usage, même dans
l’administration malienne. Un des premiers articles de Jean Gallais
(1958 : 125) montre que le terme conngi lui est connu :
<< [Le dioro] se préoccupe de l’utilisation raisonnable du bourgou, admet les étrangers,
perçoit le diongui, la taxe que ces derniers doivent verser à l’entrée du pâturage. La
propriété du bourgou familial est collective: le dioro ne peut ni l’aliéner ni vendre une
partie du bourgou; il doit verser aux hommes de sa famille une partie du diongui (note
16 : ce terme très général de redevance est remplacé chez les Ouroubé, pour la taxe
d’entrée dans le bourgou, par le terme plus précis de tiogou. Le tiogou est fixé chaque
année. C’est une source considérable de revenus pour les dioros) P.
Le << tiogou >> correspond au terme peul coggu ( a prix, vente D)tandis
que conngi est ici translittéré en << diongui D. Ce terme est bien repéré,
mais il choisit l’emploi de tolo dans sa thèse (Gallais 1967 : 139), emploi
qui sera constamment repris26.

Justification du point de vue des joowro’en


Voici comment les joowro’en justifient la perception du conngi : << Si tu
t’es installé le premier sur une zone et que tu te l’appropries, si quelqu’un

24. Conngi peut se traduire littéralement par ((butin)> comme pluriel de sonngo, ala prise,, du
verbe sonngude, ((frapper,poursuivre à la chasse P.
25. R. Clément, Les pâturages peulhs. Etude consacrée aux bourgoutières de la subdivision de
Mopti, 1949, 37 p. multigr. (Mopti, Archives nationales du Mali, 1 D 49-5).
26. Le conngi désigne aussi la location de terre par les agriculteurs désireux d’implanter une
rizière dans le hurgu. Pour cela, on peut distinguer enfulfulde trois types de conngi: le conngi hudo
qui est la redevance d’origine pastorale, le conngi leydi qui est la redevance d’origine agricole et le
conngi ndiyarn qui est la redevance en poissons des pêcheurs bozos. Pour la terre, la négociation porte
sur le versement d’une rente sur la production. Elle peut être, la première année, suivant la production
espérée, par exemple d’un taureau, puis les années suivantes,d’un sac de riz si la rCcolte est bonne.
Le joowro (avec l’accord du patrilignage)a toute latitude de déclasser quelques parties de ses pâtu-
rages au profit de l’agriculture et la gestion lui en incombe directement.
PEULS DU MAASINA 259

vient sur cette zone, il faut qu’il te donne quelque chose. I1 faut que tu
parles et que tu t’entendes avec lui. I1 enlève une chose et te la donne. >>
<< Ils viennent à nous, et si on a un aada ( a règle, coutume, habitude D)
entre nous, ils nous versent seulement le prix du thé. Ils viennent chaque
année, on ne peut rien leur dire, mais celui qui est nouvellement venu,
pour lui montrer qu’il y a un gardien du leydi, il faut qu’il donne le prix
du thé au joowro. >>
Comme nous l’expliquait un joowro : << Lorsque des étrangers sont de
passage pour se rendre à Maayo-Tama (le leydi Jamali de Dogo), nous
leur demandons de faire un détour pour Cviter les pâturages de nos -
animaux. Mais s’ils se proposent de donner une chose avantageuse, nous
les autorisons à passer sans faire de détour. >> Pour des pasteurs des
régions exondées connus, <<jepeux laisser pénétrer le troupeau d’un étran-
ger connu dans notre burgu sans rien dire à ce dernier car je suis certain
qu’une fois son troupeau entré, il nous donnera une chose d’une grande
importance D. Aucun pasteur étranger ne doit échapper au conngi : << Si je
le laisse, quand les descendants viendront, ils diront que c’est à eux; si les
descendants trouvent que leurs parents ne donnaient rien et qu’on ne leur
dit rien, ils diront que c’est à eux27. >>
Le versement du conngi ne donne qu’un droit d’usage temporaire de
l’herbe d’un pâturage, mais il est à renouveler chaque année. << Toute
personne qui vient, donnera de sa richesse (bétail) et part ensuite >> ; <<toute
personne sera taxée puis elle part28 >>.

La collecte du conngi

Les concertations entre le joowro, ses parents et les percepteurs, sur la


collecte du conngi se déroulent lors d’une assemblée en brousse au retour
des animaux de leurs parcours sahéliens : << l’assemblée de celui qui est
venu pour être taxé >> disent les Peuls (batu so won gardo faa nanngee).
Ce type de réunion se fait près de la corde à veau dujoowro, à côté du lieu
où chaque berger dépose les gourdes à lait de son troupeau, le baalndi.
Le baalndi (de waalannde, << campement de nuit >>) est un lieu très
important et hautement symbolique. Lorsque le groupe transhumant s’ar-
rête pour camper, chaque berger, s’il est marié, aménage un espace
particulier près de la corde à veau pour la nuit, à l’opposé du lieu où
stationnent ses animaux pour le repos et pour la traite (cf. supra fig. 7).
C’est là qu’il met ses gourdes, ses calebasses, ses ustensiles pour la traite,
et surtout le lait lui-même. Si son épouse est avec lui, cet espace n’a plus
de raison d’être puisque c’est l’espace de la hutte qui l’occupe. Le lieu de
repos du lait se trouve alors près de la porte, du côté opposé au lit. Le soir,

27. So mi yoppii 6e fuu so taaniraa6e ngarii nibiyan kanyum njeyi. So taaniraatie tawii walaa
hokkata walaa ko we’ete mbiyan kanyuni njeyi.
28. Neddofuu waran, hookan jawdi niuni witta. Neddo fuu nanngete tan witta.
260 PASCAL LEGROSSE

la femme reGoit le lait des mains du berger, au fur et à mesure de la traite,


et elle le verse dans une grande calebasse avant de décider la répartition à
faire (transformation, consommation ou vente). En outre, le baalndi n’est
pas seulement l’espace du lait mais renvoie directement 2 l’association
(waalde) des parents (membre du segment de lignage) qui composent les
troupeaux dont les cordes à veaux restent séparées, mais côte à côte, sur le
gîte. Lejoowro principal du campement organise avec les chefs de baalndi
un tour de garde, appelé waalannde, pour la durée de l’étape. Dans les
zones exondées, cette organisation doit protéger le campement des fauves
et des voleurs et éviter la dispersion des animaux en cas de pluies. Dans la
zone inondée, elle vise à éviter l’anarchie des pâtures et les dégâts des
champs.
Le versement du conngi à cette étape du parcours de l’eggirgol dans la
zone inondée permet à l’étranger d’intégrer son troupeau au groupement.
Le joowro lui donne une place, généralement à la queue de la file. En
étant dans le groupe des troupeaux, ses animaux vont profiter des
meilleurs pâturages quasiment comme les animaux des autochtones. Ils
camperont sur le même gîte et pâtureront les mêmes herbes. L’avantage
en est maximum pour la productivité et pour le prestige.
Quand un étranger veut s’intégrer à un groupement de troupeaux parti-
culier, il s’adresse au joowro, propriétaire du burgu où il désire s’installer
pour la saison sèche en se rendant à son baalndi. Dans le meilleur des cas,
celui-ci appelle les chefs de famille de son patrilignage et, en assemblée,
ils estiment ce que devra donner l’étranger. Par exemple, si un Sonnaajo
(plur. SonnaaGe) veut aller près du village de Diougui (gîte de Juggi
Mawnde dans le Cooki Nyaaso) il s’adressera -aujoowro de Na’i Samba
Dikko qui décidera de l’intégrer. Si ce Sonnaajo veut s’installer à proxi-
mité de Kamaka-Débéré, il s’adresse aujoowro de Cooki, qui lui dit ce
qu’il veut recevoir pour son conngi.
Les troupeaux qui entrent dans un burgu après le passage du peloton
des troupeaux citoyens souffrent d’une prairie déjà pâturée et piétinée : ils
ont 1’<<herbe de la boue n (hudo buukal). Ils s’installent plus ou moins loin
des villages ou sur le lieu habituel qui leur a été indiqué par lejoowro.
Dans ce cas, soit ils vont s’adresser aujoowro chez lui, soit attendre son
passage ou celui de son représentant. Le patrilignage (suudu baaba)
propriétaire peut déléguer deux ou trois personnes pour se rendre dans les
campements des pasteurs des terres exondées afin de prendre ce qu’ils
doivent verser. Les délégués reviennent rendre compte de leur collecte et
le résultat est partagé dans le patrilignage. Comme les fils dujoowro et
ses frères vont aussi chercher le conngi pour le patrilignage ou pour eux-
mêmes dans certains leyde aux multiples percepteurs, les pasteurs
étrangers se trouvent plusieurs fois sollicités.
Pour certains troupeaux, qui ont des liens historiques avec le leydi et
avec lequel s’est instauré un lien de cousinage (hoolaare, <<confiance,
PEULS‘DU MAASINA 26 1

serment D)sur le mode de la parenté à plaisanterie, la perception d’un


conngi est différente : le joowro sollicite un conngi symbolique, qui ne
sera pas ressenti - tel l’argent ou un animal - comme <<unesaisie sur un
troupeau étranger >> (nanngo-nagge janane) ;il choisit dans le troupeau
quelque chose à sa convenance, en général une vache à traire pendant le
reste de la saison (nagge 6iramaawe). << On ne leur prend même pas un
franc D, dit un joowro, <<maisnous prenons avec eux tout ce que nous
désirons. >>
Une réciprocité lie aussi les propriétaires de troupeaux de certains
leyde ou de terrains complémentaires, Comme nous l’avons expliqué, l’un
vient pâturer chez l’autre en début de saison puis vice versa en fin de
saison. C yest ainsi que des joowro’en de pâturages complémentaires se
prennent l’un l’autre une vache à traire ou se font des cadeaux, offrent des
gourdes de lait sur le gîte du joowro qui les accueille.

Remarques sur les relations autochtones/allochtones

Le conngi est le résultat d’une négociation et aussi d’un marchandage.


Pour que l’affaire se conclue, il faut que le joowro et le pasteur allochtone
(pasteur des terres exondées) s’entendent sur un prix, <<selonla coutume
et les moyens29D. S’il connaît bien lejoowro, une petite somme d’argent,
ou du thé et du sucre, peut suffire, sinon il lui faudra donner un mouton,
une vache laitière en fermage, ou une génisse, suivant la demande du
joowro.

Le partage du conngi dans le lignage

Du temps des ar6e, le conngi revenait semble-t-il à l’ardo chef qui le


rétrocédait en partie auxjoowro’en. Ces derniers, chefs de familles puis-
santes, << rendus très riches par l’importance des redevances qu’ils
percevaient, formaient une petite féodalité respectée30>>. C’est à l’arrivée
au pouvoir de Sékou Amadou que fut imposée une répartition du conngi
en un tiers aujoowro, un tiers aux héritiers mâles de sa famille paternelle
et un tiers au percepteur désignG par le joowro. Ce partage devait affaiblir
la puissance du joowro.. . il a plutôt assuré sa position et son contrôle des
perceptions (Galloy 1963: 176; Gallais 1975b: 362; Schmitz 1986: 378).
Ce partage des gains dans le patrilignage entre aînés de famille se
pratique ainsi : si une vache à traire est confiée comme conngi, elle est
offerte à l’un des aînés du patrilignage ; lorsqu’une autre est confiée, elle

29. Al audu, e puniral, e no joomunz warrata, a selon la coutume, avec la compr6hensionmutuelle,


et le peu que voudra faire le propri6tairen: c’est-à-dire d’une part l’accord du lignage pour son accès
et d’autre part les moyens dont dispose I’allochtone pour verser sa contribution.
30. R. C16ment, Les pâturages peulhs.. ., p. 6.
262 PASCAL LEGROSSE

est offerte à un autre, et ainsi de suite. Lorsque c’est de l’argent, chaque


famille reqoit sa part. Ensuite, chaque chef de famille ira le redistribuer
aux membres de sa famille. Suivant les Zeyde, une part peut être reversée
au chef local et on procède ensuite à la répartition familiale.
Quelquefois, le joowro n’est pas le seul à percevoir le conngi : le patri-
lignage désigne deux ou trois personnes du lignage pour se charger aussi
de la collecte. Dès leur retour, les membres du patrilignage <<s’assoientD
et ((partagent w les revenus. De fait, si lejoowro a la responsabilité géné-
rale des pâturages, il n’en est pas pour autant le propriétaire. Le burgu est
un bien indivis entre les héritiers mâles de la branche paternelle, qui tous
ont droit et de donner un avis sur sa location ou son déclassement (pour la
culture) éventuel, et de bénéficier des avantages qu’il procure.

Sa pérennité

Qu’est-ce qui peut expliquer la permanence de cette redevance ?


Pourquoi la grande majorité des pasteurs des zones non inondables accep-
tent-ils son principe, bien qu’ils soient souvent accusés de ne respecter ni
la préséance dans l’ordre d’accès au burgu, ni quelquefois les points de
traversée et les pistes pastorales ?
Pour montrer son autorité à l’étranger, lejoowro n’hésite pas à l’intimi-
der (gidaade, << menacer, effrayer, intimider >>), par exemple en lui disant
que si ses animaux vont dans tel pâturage, il se chargera de le faire décam-
per avec son bâton. Si l’étranger vient frauduleusement dans un pâturage
approprié et qu’il n’accepte pas ensuite de verser le conngi, le joowro
peut venir frapper ses vaches pour le chasser, ou autoriser les enfants à
venir le chahuter et à mettre le désordre dans son troupeau. I1 peut en arri-
ver à arracher la corde à veau, ce qui est considéré comme une grave
offense. À la menace de la violence légitimée, s’ajoutent les croyances
liées aux dangers de la brousse et aux pouvoirs occultes des joowro’en.
On attribue en effet au joowro le dangereux pouvoir de frapper les vaches
de stérilité ou d’assécher les laitières.
La redevance est un Clément du maintien de l’ordre pastoral et du
renforcement des lignages maîtres de pâturage. La reconnaissance de la
valeur de l’herbe est imposée aux allochtones par les rigueurs de l’organi-
sation des parcours dans la plaine à laquelle s’ajoute, pour eux, la
redevance monétaire qui fixe la frontière entre ayants droit de l’herbe et
non-ayants droit. L’autorisation d’accéder au pâturage d’un tiers et la
rétribution de la valeur de la pâture passent par l’expression monétaire
soit en argent soit en nature (chèvre, vieille génisse, prêt d’une vache en
lactation, etc.). L’herbe de ces pâturages est précieuse : personne n’y
accède n’importe comment et, de plus, les allochtones doivent en payer le
prix.
PEULS DU .MAASINA 263

Évolution et changements

Le principal critère pour évaluer le conngi est la taille du troupeau. Si


le troupeau est grand, on peut demander à l’allochtone une génisse, un
taureau de deux ou trois ans, sinon, on lui demande un litre de beurre
fondu, le prêt d’une vache laitière, d’un animal de transport, ou une
somme d’argent, entre 5 O00 et 25 O00 F CFA31 (pour certains burgu des
cuvettes du Débo, le montant peut être bien supérieur). Avec l’augmenta-
tion du cheptel, la réduction des pâturages, le développement de
l’économie marchande, le coringi a pris de l’importance pour devenir une
<<renteD se payant de plus en plus souvent en argent. De plus son montant
a connu une hausse importante depuis la Diina (qui avait tenté d’en fixer
les règles), pour atteindre des sommets vertigineux (Gallais 1984 : 198).
Ceux qui ne veulent pas ou craignent de ne pas pouvoir payer le conngi
attendront le mois de mars pour jouir de la vaine pâture. Avant cette date,
ils se cantonnent dans les endroits délaissés des autochtones.
Le montant du conngi va varier suivant différents critères, mais il
dépend aussi de la distance qui est maintenue par les pasteurs des terres
exondées avec les troupeaux autochtones, allant de l’intégration au pelo-
ton du groupement transhumant à l’installation plusieurs semaines après
son passage. En outre, quand la demande d’accès est faite lors de l’entrée
dans le burgu, le montant du conngi donne lieu à une négociation, qui
n’est plus possible lorsque le campement de l’étranger manifeste une
utilisation déjà effective du burgu. I1 doit alors payer le prix demandé
(dont les modalités sont à négocier) sous peine d’être humilié en étant
chassé, ou d’être mis devant le fait accompli si lejoowro se sert d’autorité
dans le troupeau. De plus, une redevance peut être exigée afin d’obtenir le
droit de passage pour se rendre au lieu de pâturage désiré. En effet, le
conngi n’est pas seulement le loyer du pâturage. I1 se paie également au
moment de franchir tout obstacle naturel qui s’oppose à l’entrée dans le
burgu, plus spécialement les buttes sableuses de la périphérie du Maasina,
les fleuves et les rivières (Charpentier 1952 : 56)32. Les allochtones
peuvent avoir à payer plusieurs fois, à chacun des obstacles qu’ils rencon-
trent, avant d’atteindre le lieu de leur séjour.
L’évolution de la fonction et du montant du conngi est importante.
Avant, le joowro se contentait d’une vache à traire qui restait chez lui
jusqu’au départ du campement allochtone. En cas de bonnes relations,
l’allochtone laissait la vache au joowro plusieurs années. Le conngi
correspondait à un geste concret de reconnaissance et d’honneur de
l’étranger vis-à-vis de la maîtrise-propriété du joowro et de son lignage
sur ses biens. Ce geste devient, dans de nombreuses situations, un rapport

31. En 1996,l FF correspond 1 100 F CFA.


32. R. Clément, Les pafuragespeulhs.. .,p. 5.
264 PASCAL LEGROSSE

vénal à la maîtrise des pâturages. On peut probablement situer l’intensifi-


cation de la prise du conngi après des batailles importantes entre Peuls et
Touaregs investissant des burgu avant les autochtones pendant la période
coloniale (Gallais 1975b: 362) ; intensification qui marque une volonté de
renforcer la distance sociale entre ayants droit et non-ayants droit par ce
moyen plutôt que par les représailles violentes, durement condamnées par
les agents coloniaux. Cette période correspond aussi au passage à la
monétarisation des échanges marchands et à la pression de plus en plus
forte de l’administration sous forme d’impôts, de taxes et de prébendes
(Fay 1995a : 39) à verser en argent.
De fait, une autre évolution - consécutive aux indépendances et aux
périodes de sécheresses - s’opère parallèlement à la monétarisation du
conngi : les activités agricoles connaissent un développement spectacu-
laire qui réduit sans cesse le domaine pastoral et accentue le déclin de
l’organisation de la transhumance. Face à ces attaques de l’ordre pastoral,
certains joowro’ en vont adopter des stratégies antinomiques : vanter les
qualités de leur burgu pour attirer les pasteurs forains et allochtones et
déclasser des parcelles de plus en plus nombreuses de leur burgu au profit
d’agriculteurs étrangers au leydi, afin de conserver la maîtrise sur un
espace que les autochtones leur contestent de plus en plus efficacement.

L’ordre et la périphérie

La reconnaissance des droits d’un lignage sur ses ressources s’opère


par le versement d’une redevance par l’obligé dont le montant, s’il peut
être minime, n’en est pas moins socialement fixé à chaque gué, passage,
obstacle à l’entrée dans le burgu. Le péage est la condition d’une régula-
tion avérée de l’accès. D’ailleurs, l’ayant droit du pâturage d’un leydi
n’éChappe pas à différents statuts au cours du cycle des parcours
Sahel/plaine inondée, passant de citoyen dans son leydi, à forain (pour
l’atteindre ou le quitter), et enfin à allochtone hors delta, et il peut Ctre
amené à verser le conngi lors de l’accès à des lieux du burgu où son
lignage n’a pas ou n’a plus de relations de réciprocité.
Les relations entre citoyens d’un leydi, forains originaires du burgu et
allochtones des zones non inondables du Sahel ne sont pas figées. En
particulier, on ne peut les réduire à une hiérarchisation verticale qui se
résumerait dans le pouvoir territorial des ayants droit, attestée comme
telle par le paiement d’un tribut, par exemple. Les relations fondées sur
les liens familiaux sont rares entre Peuls citoyens et étrangers, mais sont
plus fréquentes dans le cadre des relations lignagères entre ressortissants
du burgu. Un certain nombre d’obligations sociales les lient, fruit de l’his-
toire, doublé de liens Cconomiques par les réciprocités dans l’accès aux
pâturages lignagers (burgu)respectifs. En revanche, les relations de type
PEULS DU MAASINA 265

personnel sont plus fortes avec les pasteurs étrangers qui constituent les
clients des citoyens d’un burgu que le joowro règle en dernier ressort.
I1 nous semble qu’à la suite des batailles en vue de la conquête du
burgu et de la maîtrise de ses accès, la pacification des parcours par les
ar6e a conduit à l’organisation de préséances et de péages, réglementa-
tions sociales du << droit d’y mettre le pied, de passer >>. Des tributs étaient
perçus directement par ces chefferies guerrières à l’intérieur de leur
domaine, et des butins à l’extérieur. Un péage permettait probablement à
l’étranger de se garantir contre le pillage, en particulier par l’intégration
au groupement des troupeaux transhumant du joowro assurant sa protec-
tion. Les droits perçus en fonction de maîtrises lignagères sur le burgu ont
alors évolué en rentes de situation pour les joowro’en et leur patrilignage
mais servent toujours à financer les frais du lignage : payement de tributs
divers, compensation pour un conflit, investissements collectifs, cadeaux
pour se concilier l’autorité, etc.
La Diina a eu un rôle de structuration et de différenciation des maîtrises
territoriales, ainsi que des différentes ponctions sur la paysannerie du
Maasina, elle a reconnu le pouvoir de perception dujoowro. Mais, la
notion de conngi s’est trouvée ensuite obscurcie par les bouleversements
de la période coloniale qui, supprimant les prérogatives des joowro’ en,
introduisit un temps le permis de transhumance et imposa des taxes sur le
bétail. Des conflits violents opposèrent alors les autochtones et les étran-
gers les ayant devancés sur leurs pâturages. Si l’ordre du parcours dans la
plaine inondée fut finalement reconnu, la perception de redevances reste
officiellement condamnée, l’administration se chargeant de réguler
l’accès au burgu par l’intermédiaire des << conférences des bourgou-
tières >> qui fixent annuellement le calendrier des parcours de la périphérie
au lac Débo.
266 PASCAL LEGROSSE

LEXIQUE

ardo, pl. ar6e chef de guerre, titre de noblesse, jusqu'au début du XIXCsiècle
baajankoo6e errants, nomades
baalndi espace du lait, lieu du campement sur un gîte
benndi troupeau de vaches (destiné à la production du lait)
burgu plaine inondée, pâturage de cette plaine
buurtol, pl. buurti parcours dans la plaine inondée pour le passage des troupeaux
conngi redevance de pâture sur un pâturage approprié
diimaajo, pl. Riimaay6e affranchi, descendant d'esclave, agriculteur
Diina religion, État musulman fondé par Sékou Amadou (1818-1863)
dugule autochtone
duumti ccvaches encerclées par l'eau D, vaches laitières restant au
village
eggirgol, pl. eggirgi groupement ordonné de troupeaux suivant un parcours de la
plaine inondée
garci troupeau de bovins (destiné essentiellement à la reproduction)
janano autrui, étranger
joltol retour de transhumance au Sahel pour entrer dans la plaine
inondée
joowro, pl. joowro'en maître-propriétaire de pâturage organisant les parcours des
troupeaux
kodo, pl. ho66e hôte, visiteur étranger
ley maayo ((intérieur du fleuve,,, autochtones de la plaine inondée
leydi, pl. leyde ((terre D, ((territoire >> agro-pastoral relevant d'une maîtrise
lignagère
MaasinankooGe habitants du Maasina, région du delta central du Niger (Mali)
seeno plaine sableuse
suudubaaba maison du père, patrilignage
toggere, pl. togge butte sableuse exondée
yeegol départ en transhumance vers les parcours sahéliens
wiinnde, pl. biille gîte d'étape oh sont rassemblés les animaux pour la traite et le
repos
PATRICK D’AQUINO
&¿ SAÏDOU DICKO

Contribution à l’histoire du Djelgodji


(Burkina Faso)
Les bases historiques de l’occupation peule de l’espace

4” I a ’%
%.
peuplement peul sahélien, en
marge des grandes entités poli-

-G(2
MALI tico-religieuses de la sous-région
Ancien royaume
peul du Djelgoqi i .-‘\.N.
7- ’
et en limite septentrionale du
front de colonisation agricole,
ontX préservé
X siècle
~ unejusqu’au
grande partie
début du
de
./*- a
’ 4 ~ son organisation coutumière. La
- I L-x-,- ‘8

p.\ richesse et la diversité de cette


i Ouahigouya société peule n’ayant pas été
Kongoussi occultées par une hégémonie
Kaya
musulmane, la confrontation des
BURKINA FASO mondes agricoles et pastoraux
Ouagadougou i00 km s ’y traduit par une multitude de
O -O
situations locales, qui s’insèrent

Djelgodji reste à écrire, mais il était nécessaire dans le cadre d’une étude
sur l’occupation spatiale de la région de souligner certaines étapes. Nous
nous proposons donc ici d’éclairer quelques Cléments de l’histoire du
Djelgodji intéressants pour la <<lecture>> du présent.

1. Superficie d’environ 11O00 km*.


268 PATRICK D’AQUINO & SAÏDOUDICK0

Principaux jalons de l’histoire de la région

La genèse du Djelgodji

Les Dogon sont les premiers occupants connus de la région (Tauxier


1917 : 52-53). Ils se sont maintenus ensuite de manière plus dispersée
avec l’arrivée des premiers conquérants, les Fulsé (ou Kouroumba).
Venant des régions fulsées des actuelles provinces du Bourzanga et du
Bam, ces nouvelles populations s’installent pacifiquement (Delafosse
1912 : 314) dans la partie centrale du Djelgodji, la partie orientale du
Yatenga actuel et fondent le royaume fulsé du Lorum au X V ~siècle (Izard
1985 : 19). À la fin de ce siècle, le Lorum est constitué autour de sa capi-
tale Pobé Mengao, de commandements régionaux plus ou moins

Zone et établisssement
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Carte 2. Occupation de la province avant l’arrivée des Peuls.

indépendants (Tauxier 1917 : 53; Izard 1985 : 23)*. Par la suite, ceux des
Fulsé qui ne s’assimileront pas aux futurs migrants songhaïs3 se regrou-
peront surtout dans le sud-ouest de la province autour de l’ancienne
capitale du Lorum, Pobé Mengao, et sur les marches orientales de la
province à BCléhédé (carte 2). Le Lorum central (Pobé) sera alors évité
par le royaume mossi naissant du Yatenga jusqu’aux incursions du début
du X V I ~sigcle, où Naaba Rataageba, par le sud, atteindra So.depuis

2. Au Djelgodji, c’est le cas de Djibo et Tinid


3. En zone de peuplement songhaï, les Fuls6 sont actuellement presque tous m6tiss6s (Guillaud
1993: 81).
HISTOIRE DU DJELGODJI 269

l’extrême sud du Ratenga (carte 3) et contraindra le roi du Lorum à se


placer sous sa protection (Izard 1985 : 21). Le Lorum continuera alors
d’exister mais ce ne sera plus qu’un État moribond.
Les premiers Songhaïs vinrent du Mali, peut-être en deux vagues
(Izard 1985 : 96; Guillaud 1993 : 70). La première aurait été provoquée
par l’établissement d’un régime islamique plus contraignant dans l’Empire
songhaï (début du X V I ~siècle). Ces premiers migrants se sont intégrés aux
Fulsé et ont constitué une population métissée.
La seconde vague d’immigration est consécutive à l’effritement de
l’Empire songhaï à la fin du X V I ~siècle. Plus importante, elle s’est traduite

Carte 3. Le contexte politique de la région au XIXC siècle.


Sources: Izard (1985), Ki-Zerbo (1987).

par la constitution d’un territoire songhaï bien individualisé4, plus ou


moins assujetti au pouvoir songhaï de Hombori (Guillaud 1993 : 71). Ce
pouvoir songhai dépassait le cadre actuel du Djelgodji et s’étendait à l’est
jusque dans l’actuelle province de 1’Oudalan. I1 était organisé en deux
chefferies, Banikani à l’ouest et Oursi à l’est. Cette chefferie de Banikani,
dans le Djelgodji, occupait à l’arrivée des Djelgobè une zone de bas-fonds
et de cordons dunaires au nord et au centre-est de la province.

4. Maditga (1981: 223) cite., propos de l’Empire songhaï, al’influent Aribinda-Farma Bokar en
956 (1449-1450) n (cf. Tarikh es Sudan).
270 PATRICK D’AQUINO & SAÏDOU DICK0

Les Peuls de la province sont venus de régions maliennes proches, le


Macina et le Kunaari (région de Mopti), entre le X V I I ~et le XVIII~siècles.
Les premiers à arriver dans le futur Djelgodji sont sûrement inorganisés et
venus en ordre dispersé jusqu’au X V I I ~siècle (Sanankoua 1990).
Population plus ou moins << servile >> qui se consacre au pastoralisme, ils se
mettent sous la protection des Songhaïs, guerriers réputés, et s’occupent
des troupeaux de leurs protecteurs.
De meme que pour les Songhaïs, la seconde phase d’immigration pede
est beaucoup plus marquante : c’est une partie du lignage Dicko, les
Djelgolbè5, qui provient de la région comprise entre Douentza et Boni
dans l’actuel Mali, où ils étaient spécialisés dans le gardiennage des
animaux des Diallobè. Ils ont donné leur nom au Djelgodji. Ils émigrent
dans la région entre la fin du XVII~et le début du XVIII~siècle, << à la suite
de famines ou de querelles dynastiques plus vraisemblablement >>
(Sanankoua 1990), en emmenant les troupeaux des Diallobè. Cette migra-
tion s’inscrit dans un mouvement général des Peuls du Macina vers le
sud, d’autres groupes émigrant notamment au Yatenga (Izard 1985 : 87).
Sous la conduite de leur <<ancien>>6, ils s’installent d’abord à Filio7, en
pays songhaï, alors appelé le Kelli8, où ils y retrouvent les premiers
Peulsg. I1 ne leur a ensuite fallu que deux générations pour devenir suffi-
samment nombreux, disputer le pouvoir aux Songhaïs 10 et les dominer”.
Ils s’emparent ensuite de Djibo, qui devait être le centre du pays fulsé du
sud du Kelli 12. Aprks y avoir laissé une fraction de la chefferie13, ils conti-
nuent leur conquête vers l’ouest jusqu’à la frontière malienne actuelle et
s’installent à Ouendépolli. La région devient le Djelgodji et regroupe
deux chefferies, celle établie à Ouendépolli puis à Barraboulé 14, dirigée
par la branche aînée 15, et celle de Djibo, dirigée par la branche cadette 16.
Les Djelgobè ont conquis le territoire songhaï. Quant aux Fulsé, les
parties centrale (Pobé) et orientale (Djibo) du Lorum passent sous la

5. On les nommait ainsi àcause d’une coupure particulière qu’ils faisaient aux oreilles de leur
bétail pour le reconnaître.
6. Nommé Simbikoi (de Simbi, localité proche de Boni au Mali: cf. supra carte 3).
7. Toutes les informations qui suivent proviennent de sources orales (anciens des villages, héri-
tiers de la fraction aînée de Barraboulé).
8. Le pays songhai dépendant de Banikani était divisé en deux chefferies: Banikani correspondant
àl’actuel Djelgodji, Zaran pour ce qui constitue aujourd’hui l’Aribinda, ?I l’est du Djelgodji (Guillaud
1993: 70).
9. Nommés Fulbè Kelli parce qu’ils dépendaient du chef songhai, le Kellikoï Yassabè.
10. Les Djelgobè s’allient dans un premier temps aux Songhaïs pour repousser leurs anciens
maîtres Diallobè du Mali, venus récupérer leurs troupeaux. Ils se seraient alliés pour cela avec des
Dogon présents en pays fulsé (à Djibo notamment)et probablement aux Fulsé eux-mêmes.
11. Ils les battent 9 Banikani, capitale du Kelli, sous la conduite du fils de Simbikoï, Hamadoum.
12. Ce faisant, ils se sont retoumés contre leurs anciens alliés Fulsé installés à Djibo.
13. Le frère cadet du chef, M’Boula Simbikoï.
14. À la mort de Hamadoum Simbikoï, son fils, Hamadi Djamboldi, fonde Baraboulé et s’y
installe.
15. Nommée Pella et dirigée par les Tarabè N’Boldi.
16. AppelCe M’Boula et dirigée par les Tarabè Adama
HISTOIRE DU DJELGODJI 27 1

domination djelgobè17. Chez les Songhaïs, des débris de Banikani sont


nées deux chefferies soumises : Damba (où s’est réfugiée la famille
royale) et Filio. La famille royale se repliera ensuite à Tinié où elle s’as-
sociera avec les pouvoirs fulsés du lieu. Lors de son passage, vers 1850,
Barth (1860- 1861 : 292) considérera Tinié comme une localité songhaï.
Les anciens bergers des Songhaïs, les Fulbè Kelli, seront eux aussi assu-
jettis par les Djelgobè. Ils auraient alors débuté dès cette époque une lente
migration pastorale en direction de l’est l 8 et du nord-est, notamment
jusqu’à l’actuelle province de l’Oudalan où beaucoup s’installent encore
dans la première moitié du xxesiècle (Barra1 1977 : 51).
La région du Djelgodji sera toujours située aux marches des grandes
puissances qui se constitueront dans le Soudan central : royaume mossi du
.Yatenga à l’ouest, Peuls maliens au nord, et empire de Sokoto à l’est. Les
Djelgobè ont joué de cette proximité de puissances opposées. Cette posi-
tion périphérique leur procurait une quasi-indépendance qui n’était
fragilisée que par leurs querelles intestines, exacerbées par les problèmes
de succession 19.
Le même scénario s’est répété plusieurs fois, gens du Yatenga et du
Macina s’affrontant dans le Djelgodji, à l’appel et à la place des Peuls
autochtones. Dès le X V I I I ~siècle, le roi du Yatenga, Naaba Kango (1754-
1787) est appelé à l’aide par les Djelgobè en lutte contre les Songhais de
Didja au Mali (région de Hombori), qui tentent de leur imposer leur domi-
nation (Izard 1985 : 96). C’est même le Naaba Kango qui assoit l’autorité
maraboutique dominante dans le DjelgodjiZO. Mais cette association entre
pouvoir mossi et peul est de courte durée et le Yatenga n’aura de cesse
jusqu’au X I X ~siècle de menacer le Djelgodji; craignant un encerclement
au nord par les différentes fractions peules : clan.peu1 Barri du Nord-
Yatenga, Peuls du Macina et du Djelgodji. I1 cherchera à nouer une
alliance avec les royaumes mossi du sud-est, Ratenga, Tatenga et Zitinga,
<<dirigéeprincipalement contre les Djelgobè >> (Izard 1985 : 97).

Le X I X ~siècle et les (c guerres de Barraboulé >)

Après ce premier conflit, l’histoire du Djelgodji va surtout être reliée à


l’établissement d’une puissance peule et musulmane à la limite nord de
son territoire, la Diina du Macina (1818-1862), sans qu’il y ait cependant
une participation directe à ces croisades des Djelgobè, réputés de tout
temps et jusqu’à nos jours pour leur laisser-aller religieux (Izard 1985: 112;

17. Bien qu’il n’y ait pas eu de combat dans la partie centrale du Lorum.
18. Tongomayel, puis Aribinda furent les étapes de cette migration.
19. Problèmes provoqub par leur conversion, peut-être trop superficielle, à l’islam. Par exemple,
dans la tradition des Djelgobè, c’est le frère cadet qui succède au frère aîné (Riesman 1974: 113),
tandis que la religion musulmane prône la succession père-fils.
20. Ces marabouts étaient installés àOuro Saba près de Djibo (cf. infra carte 4).
272 PATRICK D’AQUINO & SAÏDOU DICK0

Sanankoua 1990). Le xrxe siècle est marqué par une insécurité croissante.
Les auteurs 21 qui ont analysé la succession de conflits les interprètent de
façon différente. I1 y aurait eu deux conflits principaux, dans la première
moitié du siècle, dont les conséquences sur les dynamiques actuelles sont
fondamentales : les <<guerresde BarrabouléD (Izard 1985 : 99).
En 1805, la première guerre sainte au nord du Djelgodji, menée par le
Toucouleur Ousman dan Fodio, bâtit un empire à l’échelle du Soudan
central, vaste mais aux liens trop fragiles. Le Djelgodji sera compris dans
ce grand ensemble. À la mort d’Ousman dan Fodio (1817), la scission de
l’empire passe à l’est de Djibo, au marigot de Béléhédé (Menvielle 1896,
cité par Tauxier 1937 : 176) : royaume du Mali d’un côté, de Sokoto de
l’autre. Ces frontières sont assez théoriques et les <<possessions>> limi-
trophes, que ce soit le Djelgodji à l’ouest ou 1’Aribinda fulsé à l’est, sont
peu dépendantes du pouvoir central. Jusqu’aux années 1830, le Djelgodji
est donc pratiquement autonome. L’envoyé du Macina a été tièdement
reçu22.Le contact s’est cependant traduit par l’installation de deux garni-
sons symboliques, à Djibo et Béléhédé (marche orientale).
Mais les Djelgobè s’épuisent en querelles intestines. Vers 1830
(Ki-Zerbo 1987 : 253), un des prétendants à la chefferie de Barraboulé
supplanté par son frère cadet Amadou Alika, demande secours à la Diinn
qui envoie un corps d’intervention placé sous les ordres d’El hadj Moddi
Saïdou. Les forces djelgobè, enfin réconciliées face à ce qui est en fait
une tentative de domination directe, sont taillées en pièces. Le pays est
ensuite ravagé par les forces maliennes : Piladi, Filio, Tinié, Houbaye,
Béléhédé, Kobaoua (cartes 3 et 4)sont incendiés (Izard 1985 : 116). Des
négociations s’engagent alors, les Djelgobè tentant de se soustraire au
joug du Macina. Lassé de leur résistance, l’envoyé du Macina fait assassi-
ner les négociateurs : tous les notables du Djelgodji périssent. Le seul
rescapé, l’héritier de 1’Ardo de Djibo, demande alors l’aide du Naaba du
Yatenga, Naaba Totebalbo (1834-1850), pour chasser les occupants. Les
Mossi, inquiets de cette intensification de la présence du Macina à leurs
marches, s’empressent d’intervenir, rassemblent leurs troupes (Yatenga et
Ratenga) à Pobé Mengao, et repoussent pour un temps les troupes du
Macina. Les Mossi occupent alors provisoirement le Djelgodji. Mais les
exactions des vainqueurs sont telles que la révolte gronde bientôt chez les
Djelgobè qui harcèlent les Mossi provoquant le repli des forces du
Yatenga. La première << guerre de Barraboulé D (Izard 1985 : 117) est
terminée. Le Djelgodji renouvelle son allégeance au Macina (Sanankoua
1990), la Diina acceptant un statut particulier pour la région : le pays choi-
sira lui-même ses chefs, y compris ses percepteurs d’impôts.

21. Bâ & Daget 1984; Marchal 1980; Izard 1985; Tauxier 1917; Sanankoua 1990; Ki-Zerbo
1987.
22. Une expédition militaire du Macina, dont le but officiel &it de poursuivre un chef rebelle, est
passée par le Djelgodji au dCbut du XIXCsiècle (Izard 1985: 113; Sanankoua 1990).
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Établissements peuh... MALI .N Touaregs
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Carie 4. Extension des Peuh sur la province, du XIX= au XX~ siècle.


‘274 PATRICK D’AQUINO & SAÏDOUDICK0

C’est au milieu du X I X siècle


~ que se situe l’un des événements les plus
importants de l’histoire locale. La maison de Djibo intervient dans un
conflit de succession à la chefferie de Barraboulé. Tout d’abord, elle
accueille le prétendant évincé. Puis, elle demande au Naaba Woboga
l’aide du Yatenga pour rétablir ce prétendant. Le Yatenga semble en effet
être devenu l’allié de la maison de Djibo. Les Mossi ont aussi leur intérêt
dans l’affaire : des bandes de brigands issues du (premier) conflit (Izard
1985 : 121) sévissent alors à l’est et au sud de Barraboulé. Ce sont surtout
des gens de Barraboulé qui y participent et lancent de nombreuses razzias
jusqu’aux marches du Yatenga23 (Tauxier 1.917 : 102). Les Mossi du
Yatenga lancent une opération militaire, conduite par le Naaba Yemdé24:
c’est la deuxième guerre de Barraboulé. Ils exécutent l’ardo de Barraboulé
et pillent le village, puis mettent en place le neveu de celui-ci, qui est
soutenu par l’ardo de Djibo. D’après Tauxier, les gens de Barraboulé
appellent alors à leur aide les gens du Macina pour contrer les troupes du
Yatenga : nous aurions donc eu d’un côté le Macina et Barraboulé, de
l’autre le Yatenga et Djibo ! Mais ce dernier fait n’est pas corroboré par
les sources locales.
Les troupes du Macina, menées par Bâ Lobbo, semblent cependant
avoir écarté la menace mossi : aucun des textes consultés n’est précis à ce
sujet. I1 se peut aussi que ni le Yatenga ni le Macina n’aient eu les forces
nécessaires (surtout après ce conflit) pour s’imposer en pays djelgobé.
Izard (1985 : 125) note l’affaiblissement du royaume du Yatenga à cette
époque, tandis que le Macina est mobilisé par la vague irrésistible d’un
nouveau djihad25. Le Djelgodji en profite pour se rendre quasiment indé-
pendantz6,tandis que la << guerre fratricide >> (Sanankoua 1990) entre les
Futankobb d’El Hadj Omar et les Maassinkobè durera au Mali jusqu’à
l’arrivée des Français en 1893.
Tous ces événements affermissent le pouvoir de la maison de Djibo,
alliée privilégiée du Yatenga, et scellent la division entre les Tarabè
N’Boldi de Barraboulé et les Tarabè Adama27.À cette époque, le
Djelgodji devait être au faîte de son influence sur les populations voisines.
Chéron (1924) note dans son histoire du Tatenga, chefferie mossi du sud

23. Cette insecwit6 dans l’ouest de la province se poursuivra au debut du X X siècle. ~


L’administrateur Girodon (Rapports mensuels du cercle de Dori, 1900, Aix-en-Provence, ANSOM,
AOF XII, no 3) l’attribue aux afils de Sagan, fraction mossi opposee au pouvoir installé par le coloni-
sateur à Ouahigouya (Izard 1985: 125-134). Mais I’éloignement du poste, le fait que ce soient les
Djelgobè qui ont rapport6 cette accusation, laisse supposer que les Peuls de Barraboule y ont pris part.
24. Selon les auteurs, cette expedition aurait eu lieu vers 1852 (Sanankoua 1990), 1853 (Izard
1985: 121) ou 1858 (Riesman 1974 54).
25. Ce djihad men6 par El Hadj Omar Tall s’empare du Macina en 1861 (Ki-Zerbo 1987: 369).
26. Cependant, il depend encore coutumièrement du Macina, comme l’illustre cette remarque de
Coutouly (1923: 274): en cas de contestation d’une decision des chefs du Djelgodji, <<c’&aitle chef
de Bandiagara, Tidjani, leur suzerain, qui intervenait,.
27. Cette alliance Yatenga-Djibo aurait même abouti à l’organisation de forces communes qui
auraient affront6 les Touaregs de I’Oudalan, menaçant la frontière nord-est (Izard 1985: 126).
HISTOIRE DU DJELGODJI 275

du Djelgodji, que Naaba Koalaga fit appel au << chef des Djelgobè >> contre
le Naaba de Kaya, ce qui constitue l’une des incursions << politiques >> les
plus méridionales pour le Djelgodji.

À la périphérie du Djelgodji, le X I X siècle


~ est marqué par des incur-
sions meurtrières de ses voisins. Nous avons déjà noté l’insécurité à
l’ouest, provoquée par les guerres de Barraboulé et la proximité d’autres
fractions peules28, qui entraîne de multiples incursions de la cavalerie
mossi du Yatenga. Mais il y a aussi l’affirmation du royaume d’Aribinda
à l’est29et même, au nord-est30, les razzias de Touaregs, les Kel Tamachek
de l’Oudalan,.qui constituent une menace permanente (Madiéga 1981: 224).
De leur côté, les Djelgobè ne seront pas en reste : outre la << guérilla >> des
gens de Barraboulé à l’ouest, leurs exactions sont signalées au sud (Chéron
1924), les guerres entre le Yatenga et son voisin oriental du Tatenga, entrete-
nant une insécurité (bard 1985: 119) propice aux exactions.

L’arrivée des Français

En 1893, les Français en remontant le Niger parviennent dans la région


et s’installent à Bandiagara. La conquête puis l’occupation française se
calquent sur la géopolitique régionale et le Djelgodji reste à I’écart des
préoccupations des nouveaux conquérants. Le résident de Bandiagara, le
capitaine Destenave, passe à Djibo en août 1895 et négocie le protectorat
avec les ar6e. Mais les axes de conquêtes évitent la province. Les Français
se concentrent sur l’avancée anglaise au sud et à l’est du pays mossi : la
colonne Voulet-Chanoine passe à l’ouest de la région (au Yatenga, à
Ouagadougou, puis en pays bobo et lobi) et un autre corps à l’est (à Dori,
en pays gourmantché).
La région djelgobè sera assez calme et l’on relève peu d’incidents31.
L’occupation du Djelgodji par les Français est en fait aussi ténue que celle
des << occupants >> précédents32. La région, éloignée des chefs-lieux de
cercle successifs (Dori puis Ouahigouya), sera directement peu touchée
par le colonisateur. Le rattachement administratif sera fluctuant (Djibo
dépend du poste de Dori jusqu’en 1917, puis du Yatenga ensuite) et
illustre le peu d’intérêt accordé par la colonie à ces territoires. De fait, les

28. Peuls Barri de Banh (Nord-Yatenga)et Peuls maliens de la plaine du Gondo (Gallais 1975a).
29. Bataille de Bodoï-boï, perdue par les Djelgobè (Guillaud 1993: 100).
30. En 1827. après la défaite des Peuls du Liptako à Kissi (Delmond 1953), I’Oudalan tombe sous
la domination des Touaregs et leurs incursions méridionales deviennentplus nombreuses.
31. En 1898, ades réfractaires sont combattus par Destenave au Djelgodjin (anonyme 1931: 469).
En 1909, l’assassinat par les Dogon d’un administrateur-adjointà Bandiagara,provoque une agitation
chez les Peuls du Djelgodji (anonyme 1909,cité par Marchal 1980: 36).
32. ((Depuis que nous occupons la boucle du Niger, ce petit pays a forcement été négligé D
(C.Girodon, Rapports mensuels du cercle de Dori, 1900); <<notreaction en région peule est surtout
théoriquea (anonyme 1930, cité par Marchal 1980: 153).
276 PATRICK D’AQUINO & SAÏDOU DICK0

sources écrites sur la région sont rares, les travaux (ceux des premiers admi-
nistrateurs ou de chercheurs plus récents) s’étant concentrés sur les grandes
entités voisines (Yatenga, Macina) et sur les chefs-lieux de cercle (Dori,
Ouahigouya). Il est remarquable de constater que les monographies sur les
deux cercles qui ont successivement englobé le Djelgodji (Dori et
Ouahigouya) effleurent à peine cette : le Djelgodji, terra incognita.

Les bases historiques de la tenure foncière

Le Djelgodji s’étend en latitude du marigot oriental de Béléhédé à


Ouendépolli. Mais les limites ne sont précises que lorsque les territoires
habités se jouxtent ; au Djelgodji elles ne sont effectives qu’entre les
différentes chefferies, ou avec 1’Aribinda. En effet, les marches occiden-
tales sont peu sûres, le sud offre des espaces socio-politiquement plus
faibles où les incursions des Djelgobè sont fréquentes 34 (et donc les
limites de leur territoire plus floues, environ jusqu’à Kongoussi). Enfin,
les limites septentrionales sont elles aussi vagues, le Macina étant assez
distant au-delà d’espaces parcourus seulement par des pasteurs, que ce
soit dans le nord du Djelgodji ou plus loin en plaine du Gondo.
L’occupation de l’espace s’organise alors selon ces réalités (cf. supra
carte 4). La région est articulée d’est en ouest entre les deux chefferies de
Barraboulé et Djibo. Elles se sont positionnées aux deux extrémités du
vaste et riche parcours sableux (seeno) du centre-ouest de la région. Le
Djelgodji n a pas réellement d’unité politique, malgré la prééminence
traditionnelle de la branche aînée de ßarraboulé. Deux autorités politiques
se partagent et administrent le territoire.
L’insécurité35 régnant sur les marches occidentales, la présence insis-
tante du Yatenga sur leur flanc sud-ouest poussent les Tarabè N’Boldi à
diriger leur expansion vers le nord et l’est. En suivant la marge septentrio-
nale du cordon dunaire vers l’est, ils se rapprochent ainsi très près des
établissements des Tarabè Adama de Djibo. Au sud-est, ils évitent Djibo
en passant par Silgueye et occupent les étendues sableuses de l’est de
Djibo (carte 5). Peut-être ces demières investigations (surtout le village de
So) ont-elles été encouragées par la prééminence traditionnelle sur Djibo
de la branche, ainée, de Barraboulé.

33. Cf. Tauxier 1917; Coutouly 1923; Delmond 1953; Franc 1958. C’est seulement en
janvier I949 qu’est établie définitivementla subdivision de Djibo,jusqu’alors rattachte à Ouahigouya.
Une année plus tard, avec l’arrivée du premier chef de subdivision,elle est divisée en quatre cantons:
Djibo, Barraboulé, Tongomayel, Bottodji comprenant dix-sept villages mossi ; en 1958, un poste
administratif està nouveau créé à Anbinda (Franc 1958: 14, 12).
34. aLes royaumes (Mossi) du Ratenga et du Rissiam (Tatenga)subissentau cours du XVIIICsiècle
des revers face aux Peuls qui réussissent às’opposer à leurs ambitions sur le Lorum et les environs de
Titao, (Benoit 1980: 31).
35. Elle amène les Tarabe Boubou àdéplacer trois fois leur chefferie: Oudouga, puis Ouendbpolli,
et enfin Barraboulésitut plus IL l’est.
t,
C

N
4
4
Carte 5. Migrations et occupation de l'espace du XIXCau xxe siècle.
278 PATRICK D’AQUINO & SAÏDOU DICK0

Une organisation foncière a-territorialisée

Les deux (puis plus tard trois) ar6e sont en réalité chez les Djelgobè
des chefs de lignage. Ils ont souS.leur juridiction tous les membres de leur
lignage, c’est-à-dire concrètement tous ceux qui sont originaires de la
résidence de l’ardo (Bärraboulé ou Djibo). Ainsi les juridictions de l’une
et l’autre chefferies peuvent se superposer spatialement. Les juridictions
se calent sur les hommes, sur un ensemble de lieux habités plus que sur
des surfaces. L’organisation sociale, et donc foncière, peule s’appuie sur
l’origine de l’individu, sur ¡e lignage36. C’est l’homme qui est un enjeu de
pouvoir et non l’espace37. Cette organisation sociale répond à un mode de
vie pastoral et nomade, sans réelle attache territoriale. Elle n’est fonction-
nelle que lorsque la densité de population est assez faible pour permettre
des limites imprécises, que ce soit entre les deux chefferies ‘ou, surtout,
entre les différents points d’occupation de l’espace.
Or les Djelgobè, même si leurs troupeaux peuvent effectuer de très
longues transhumances, se sont sédentarisés en créant le Djelgodji, entité
spatiale fixe. Au Mali, la meilleure réussite de la sédentarisation peule a
tenu à la présence de très vastes espaces sans points d’eau et la constitu-
tion d’une organisation sociale nouvelle (fondée sur l’islam) et spatialisée.
Ici, la situation méridionale réduit les grands espaces inhabitables (climat
plus humide et populations agricoles proches) et la position marginale
empêche toute fédération réelle avec des populations peules voisines qui
connaissent des changements politico-religieux.
Des chefferies distinctes sans unité politique, un mode d’organisation
territoriale se fondant sur les hommes plus que sur les espaces : ces carac-
téristiques du Djelgodji sont les racines historiques des modes actuels
d’occupation de l’espace.
Tout comme les populations peules voisines du Nord-Yatenga (clan
Barri), les Djelgobè ont conservé de par leur marginalité une organisation
socio-culturelle peu adaptée à la sédentarisation et à la densité démogra-
phique croissante qui en découle. Mais ces antécédents vont être modifiés
par un nouvel événement historique capital, la colonisation.

Les bouleversements de la colonisation

La colonisation française génère de profondes mutations dans l’organi-


sation sociale et l’occupation de l’espace, qui agissent encore aujourd’hui.

36. << L’éloignement géographique n’a pas de signification symbolique préétablie [...I il y a
comme un réseau d’hommes liés entre eux par la parenen (Riesman 1974: 51).
37. On retrouve cette logique au niveau du village (wuro):tout emplacement d’une ((unité possé-
dant un homme reconnu comme [son] chef, et dont les membres sont liés [...I s’appelle un wuro [...I
Au sens le plus large, tout groupement qui se pense communauté est un wuro. Même un groupe de
voyageurs, s’arrêtantla nuit, crée un wuron (Riesman 1974: 39).
HISTOIRE DU DJELGODJI 279

Ces pressions ont provoqué une importante migration peule contempo-


raine, dès le début du siècle et qui continue aujourd’hui, en direction de
l’est et surtout du nord-est.
L’arrivée des Français a eu quatre conséquences principales, dans leur
ordre chronologique : la création artificielle d’une troisième chefferie,
l’immigration agricole des populations mossi du sud et de l’ouest, la cris-
tallisation de la volonté d’expansion de la maison de Djibo, enfin une
stratégie coloniale, relayée à l’indépendance (1960) par les administra-
tions nationales, visant à réduire l’influence du peuple peul sur la région.

Lorsque les Français reviennent à Djibo vers 1897-1898, ils trouvent la


chefferie en crise profonde. En 1896, l’ardo de Djibo est décédé sans
qu’il y ait d’entente sur le choix de son successeur : il n’y a plus d’ardo à
Djibo. Le prétendant officiel, Amidou Alou Bayel, s’est alors installé
avec ses gens à Gankouna, près du campement de Tongomayel à l’est de
Djibo, d’où il gouveme plus ou moins, semble-t-il, le territoire de Djibo.
Le colonisateur installe un << chef de canton >> à Djibo et un autre à
Tongomayel.
L’arrivée des Français entrahe ainsi la destitution du représentant légi-
time et surtout la création, artificielle, d’une troisième chefferie (appelée
canton par les colonisateurs), celle de Tongomayel. Elle sera rapidement
dirigée par un membre de la famille régnante de Djibo (Tarabè Adama),
alors qu’elle est occupée par des fractions issues des Tarabè N’Boldi, les
Tarabè Boubou.
Plusieurs auteurs (Quinquard 1974 ; Guillaud 1993 ; Izard 1985 ;
Marcha1 1980) se sont ainsi trompés en disant que le Djelgodji a toujours
comporté trois chefferies, trois ar6e. Sur ce sujet les sources locales sont
confirmées par quelques écrits : <<lesdeux chefs du pays, qui résident à
Barraboulé et Djibo D ; <<lesdissensions intestines ont amené le partage en
trois cantons >> 39. L’insertion totalement artificielle de cette <chefferie
i D
aura de lourdes conséquences sur l’organisation spatiale régionale et sur
l’évolution des stratégies d’utilisation des ressources. C’est l’un des faits
qui mérite d’être souligné pour la lecture du présent. Autre conséquence,
la prééminence traditionnelle, bien que peu respectée, de Barraboulé est
effacée : Djibo sera le centre de la << subdivision D.

La marginalisation de la région, dans la nouvelle organisation adminis-


trative, se traduit par l’absence quasi complète des colonisateurs dans la
région40. Cela entraîne, dès 1900, l’immigration de populations mossi, et

38. C.Girodon, Rapports mensuels du cercle de Dori, 1900.


39. L. Destenave, Lettre au gouverneur gCnCral de I’AOF, 12 avril 1895, Aix-en-Provence,
ANSOM, Soudan III, no 3 ;C.Girodon, Rapports mensuels du cercle de Dori, 1900.
40. <<Lasubdivision de Djibo n’a jamais fonctionni5 depuis son rattachementn (anonyme 1926,
cit6 par Marchal 1980: 117).
280 PATRICK D’AQUINO & SAÏDOU DICK0

dans une moindre mesure fulsé, qui fuient les travaux forcés et les impôts
instaurés plus au sud par l’administration coloniale.
La population mossi provient au début essentiellement du Yatenga41.
Cette dynamique s’accroît avec le démantèlement de la colonie de Haute-
Volta (1932) et le rattachement du Yatenga au Soudan, tandis que les
régions au sud du Djelgodji (cercle de-Kaya) sont associées à la Côte
d’Ivoire. La pression et les exactions coloniales sont plus fortes en Côte
d’Ivoire (plantations, chemin de fer) et les populations fuient vers les
régions septentrionales globalement plus épargnées (Soudan frangais) et
localement plus inaccessibles (Djelgodji). << Tout le secteur sud des
cantons de Tongomayel, Djibo et Barraboulé est le refuge des indépen-
dants Mossi, tant du cercle de Kaya que de Ouahigouya et même de
Koudougou42. >> Jusqu’en 1938, les rapports administratifs abondent de
références sur cette situation.

Le colonisateur impose aussi sa logique et sa compréhension du foncier.


Des limites sont tracées, des cartes sont dressées, des chefs-lieux sont
identifiés.. . et des responsables sont désignés pour lever les impôts et
recruter la main-d’œuvre. Les djorro ne sont officiellement plus que des
<< chefs de village >> qui ont une juridiction limitée aux abords de leur
agglomération. Chaque responsable de localité a autant de responsabilités
qu’eux.
Paradoxalement, le pouvoir des ar& augmente avec leur transforma-
tion en interlocuteurs privilégiés de l’administration (chef de canton) et la
suppression des djorro. Ils sont notamment chargés de collecter les
impôts coloniaux, dont ils prélèvent une part. Ces transformations encou-
ragent une nouvelle attitude des urbe, particulièrement de celui de Djibo43.
Avec l’installation d’une chefferie, donc d’un canton à Tongomayel, le
<< territoire D de Djibo se trouve dans une position très inconfortable :
réduit vers le sud par le cercle du Yatenga dont les limites sont à une
dizaine de kilomètres de Pobé, et surtout comprimé en son centre sur une
largeur d’une dizaine de kilomètres (carte 6). D’un autre côté, alors que
son canton est le plus exigu, I’urdo de Djibo est nommé chef de la subdi-
vision et devient donc prééminent sur la branche aînée de Barraboulé.
Cette situation administrative privilégiée et cet << inconfort >> spatial I’amè-
nent à pratiquer une politique résolument prédatrice sur les autres cantons.
L’appropriation du nouveau canton de Tongomayel, occupé par une frac-
tion de Barraboulé, les Tarabè Boubou, en est le premier acte. Ce sera une

41. aLe. Yatenga Naaba et les quatre chefs de la province soumettent le problème du nombre de
Mossi qui, depuis quelques anntes dkjà, vont se fixer dans le sud des cantons peul de Djibo pour
tchapper aux obligationsn (anonyme 1929, cit6 par Marchal 1980: 139).
42. Anonyme 1930, cité par Marchal 1980: 154.
43. I1 existait déjà des p r h i c e s pr6coloniales de cette attitude dans l’alliance de Djibo avec le
Yatenga contre Barraboult.
HISTOIRE DU DJELGODJI 28 1

Enclave administrative

Carte 6. La province du Soum de nosjours :mise en cause de l‘emprise pastorale.

cause première de l’émigration des Tarabè Boubou au xxe siècle. Mais la


politique d’expansion de Djibo va surtout s’appuyer sur les migrants. La
chefferie de Djibo leur confie des terres stratégiques, limitrophes des
cantons de Barraboulé et Tongomayel, afin d’élargir son aire d’influence :
vers le territoire de Tongomayel, vers BarrabouléM. Le premier << chef de
village D mossi est désigné à Bangaharé par l’ardo de Djibo vers 1930,
puis progressivement jusqu’à l’indépendance, dans d’autres localités sont
installées des chefferies villageoises mossi45, parfois même peules lorsque
cela est utile à l’expansion (So en 1952, émancipé ainsi de Pétéga qui
dépend de Barraboulé).
L’installation de ces << chefferies villageoises >> de migrants est une
innovation très perturbante : c’est la première intrusion foncière en zone
peule. Ainsi la maison de Djibo, en accroissant son aire d’influence, fragi-
lise la tenure foncière peule dans la région. Cette brèche ouverte par Djibo
va être agrandie par l’administration qui se met en place.

44. Respectivement: Bangahart, Sé vers 1930, puis Gomdt; Borguiendé vers 1936, So vers 1924,
Noufoundou dans les annbes 1930.
45. S t , Gomdé, Borguiendb, Noufoundou en 1952.
282 PATRICK D’AQUINO & SAÏDOU DICK0

Les colonisateurs tentent de clarifier la situation en 1938, en regrou-


pant les immigrés dans dix-sept villages46. Un canton particulier, sans
territoire défini, est créé en 1939 (Quinquard 1974 : 41), pour administrer
les Mossi du canton de Tongomayel. C’est le début de l’influence directe47
de l’administration coloniale sur la province.
Progressivement, les initiatives coloniales, reprises par les administra-
tions nationales, vont bouleverser l’occupation et l’utilisation de l’espace
régional et agrandir les <<brèches>> introduites par l’ardo de Djibo dans
l’occupation peule de l’espace. Le colonisateur favorise la reconnaissance
administrative de villages à population agricole et amenuise le territoire
peul à la faveur des redécoupages. Lors du recensement de 1947, l’admi-
nistration confie ainsi le sud du territoire de Tongomayel48 à un chei
mossi du village de Dablo et ampute du même coup le Soum de sa partie
méridionale : des immigrants mossi du canton de Tongomayel sont alors
rattachés à une autorité administrative qui ne fait partie ni de la même
subdivision, ni du même cercle ! À la même période, le canton mossi de
Botodji est confirmé au sud de Tongomayel, alors qu’Aribinda, à l’iden-
tité beaucoup plus affirmée n’est pas encore érigé en chef-lieu de canton
(Franc 1958 : 3). Selon la même logique, des dépendances orientales de
Tongomayel (Yalenga, Djika) seront rattachées plus tard au canton voisin
d’kibinda.
À partir de l’indépendance, cette volonté prendra un caractère plus
ethnique. Le pôle politique mossi monopolise la plupart des fonctions
administratives, régionales et locales. Lors des litiges fonciers, de la
reconnaissance administrative de nouveaux villages et des redécoupages
périodiques des circonscriptions, il est rare que les Mossi, ou plus généra-
lement les agriculteurs, soient pénalisés. La création de trois nouveaux
départements septentrionaux en 1984, en zone pastorale, désormais placés
sous l’administration de localités non poulophones49, est une illustration
probante de cette volonté de déstructuration.
Les contours actuels (provisoires) de la province du Soum soulignent
cette politique, et font ressortir les <<enclaves>> administratives illogiques.
Ainsi, la maison de Djibo s’accapare des localités mossi50 dont elle a
favorisé I’installation. Les remembrements administratifs de 1984 ponc-
tionnent considérablement le << territoire >> peul. Des localités aux

46. I1 s’agit uniquement de ceux situés au sud de la province. On recense alors 14783 migrants
<<nedépendant d’aucun groupement,, (Marchal 1980: 188).
47. Jusque-là, les immigrants mossi font administrativement partie de la localité de Djibo, ce dont
a Mnéficié I’ardo de Djibo.
48. La limite est le bas-fond qui court d’est en ouest au sud de Tongomayel.
49. Digue1 (Dogon), Nassoumbou (Songhaï) et Koutougou (Fulsé).
50. En 1947, elle réussit à faire intCgrer dans son département Noufoundou à l’ouest, Sé et
Tondiata àl’est. En 1953, c’est Pétéga et So, fractions de la maison de Barraboulé, qui sont ainsi
récupérés, provoquant la migration vers le Mali de groupes peuls (Gallais 1975a: 151) originaires de
Barraboulé.
HISTOIRE DU DJELGODJI 28 3

ressources agricoles convoitées sont englobées dans les nouveaux cantons.


D’abord, l’ancien djorro peul de Belhouro-Yalenga est rattaché à
Aribinda, ce qui désorganise totalement l’organisation de l’occupation de
l’espace dans l’est du département voisin de Tongomayel (qui était sous
la responsabilité de ce djorro). Ensuite, en rattachant la localité mossi de
Kougrikoulga à Aribinda, le pouvoir la soustrait à la dominance territo-
riale des djorro de Tongomayel, entérinant ainsi un terroir agricole
artificiel dans la zone pastorale méridionale. Enfin, au sein même de ces
nouvelles administrations non poulophones, les déstabilisations se pour-
suivent : l’agglomération peule de Gomdé, menacée par l’expansion des
superficies cultivées, se voit rattachée à Koutougou, ce qui à la fois la
coupe de son territoire pastoral (nord-ouest) et la << soumet >> à l’adminis-
tration.dont dépendent ses migrants agricoles.
La plupart des ressources pastorales de la province sont donc sous la
responsabilité administrative des agriculteurs (cf. supra carte 6). En modi-
fiant ainsi les responsabilités sur l’utilisation de l’espace, en ouvrant la
région à une colonisation agricole anarchique, ces dynamiques du
xxesiècle ont entraîné une importante émigration des pasteurs Djelgobé.

L’émigration peule contemporaine

Cette fragilisation de la tenure foncière peule et la colonisation agricole


du centre et du sud du Djelgodji poussent au départ les groupes peuls
encore purement pastoraux. Ce sont ceux qui désirent conserver leur idéal
pastoral et qui aspirent à des pâturages vierges : des troupeaux importants
de bovins sont en effet difficiles à maintenir dans le Djelgodji sans les
parcours sableux accaparés en priorité par les cultivateurs. Les conflits
sociaux ont également une importance capitale dans cette émigration. Une
dissension entre fractions (DjibolBarraboulépar exemple) ou simplement
une volonté de s’éloigner du lignage régnant sont des constantes chez les
Djelgobè : l’opposition aîné-cadet génère des migrations 51.
Les premiers effets de ces mouvements étendent les frontières du
Djelgodji vers le nord-est et l’est dans les deux premières décennies du
xxe siècle. Dans une deuxième étape, l’émigration, qui se poursuit aujour-
d’hui, atteint à partir des années trente des régions voisines : Mali,
Oudalan, Liptako-Gourma, Niger. Deux catégories sont principalement
concernées par cette émigration contemporaine : les Tarabè N’Boldi52,
évincés par la maison de Djibo de plusieurs zones, les Fulbè Kelli, dont
l’ancienne condition servile était difficile à assumer.

51. Prenons le cas de la chefferie de BarraboulB. Ce phtnomène est très bien dtcrit par Riesman
(1974: 37): <<leslignages aînés se trouvent plus près de Barraboulé, tandis que les lignages puinCs
s’en trouvent de plus en plus éloignés, vers l’est et le nord-est)).
52. Tarabè Boubou, Tarabè Pât6, Tarabè Belco, TaraG Sambourou,Tarabè Sambo.
284 PATRICK D’AQUINO & SAÏDOU DICK0

Le départ des grands éleveurs vers le Mali est resté dans les mémoires.
Ce sont les Tarabè Boubou, pasteurs réputés et évincés de leur rôle prédo-
minant sur la province, particulièrement dans -les zones de Pétéga et de
Tongomayel, qui constituent la force vive de ce grand mouvement
toujours en cours. Beaucoup s’installent dans la région de Hombori, au
Mali, près de leurs lieux d’origine : des Tarabè Sambourou en 1940, des
groupes originaires de So en 1950, sous la pression.de Djibo. D’autres
Djelgobè nomadisent du nord-est de la province jusqu’à l’est de la mare
de Soum (région de 1’Oudalan) et s’y installent vers 1908. Certains
d’entre eux aboutiront plus tard au Mali, très loin jusqu’à l’est d’Ayorou
sur la rive gauche du Niger pour quelques groupes (Gallais 1975a : 151).
Les marches nord et sud de l’Aribinda, inoccupées par les Fulsé-Songhaïs,
sont elles aussi progressivement colonisées par des Tarabè Boubou origi-
naires de Tongomayel. Lorsque la chefferie artificiellement créée par les
Français passe sous la tutelle des Tarabè Adama, les pasteurs Tarabè
Boubou se déplacent vers le nord-est, où ils se mêlent aux mouvements
déjà évoqués et, vers l’est. Une << chefferie >> (djorro) est même installée à
Yalenga, avant-poste repris sur Aribinda, dont dépendent les installations
de Houbaye et Djika. Dans chaque cas les mêmes conditions président au
départ : tensions sociales et raréfaction des pâturages.
Les mouvements des anciens assujettis, les Fulbè Kelli, sont plus diffi-
ciles à restituer à travers la tradition orale des Djelgobè. Nous avons pu
localiser deux zones de regroupement de ces populations dans le Djelgodji
à la fin du X I X ~ les
, mêmes que celles des descendants des Tarabè N’Boldi :
le nord-est de la zone de Barraboulé (Quinquard 1974 : 31-32) et la région
de Tongomayel (Guillaud 1993 : 280-282). Les Fulbè Kelli sont d’ailleurs
toujours présents au nord de Pétéga (Riesman 1974 : 34). D’autres migra-
tions de ces Fulbè Kelli partent de la région de Tongomayel : la création
d’une nouvelle chefferie a dû, pour eux aussi, précipiter le départ.
En se basant sur les concordances géographiques relevées avec les
Tarabè N’Boldi, une hypothèse peut être avancée : ces populations assu-
jetties auraient été surtout liées à la fraction traditionnellement dominante,
c’est-à-dire la branche aînée de Barraboulé. La déstabilisation de cette
fraction par les Tarabè Adama pourrait avoir précipité le départ des assu-
jettis (affranchissement ou solidarité?). Si cette hypothèse se vérifiait, elle
renforcerait l’importance des situations précoloniales sur la migration
contemporaine.
La migration diffuse des Fulbè Kelli, débutée dès l’arrivée des Djelgobè
dans l’ancien pays songhaï-fulsé, semble avoir essentiellement visé des
<< retrouvailles >> avec ce groupe socio-culturel Songhaï-Fulsé : pays
d’Aribinda oÙ de nombreux pasteurs, assurément Kelli53, cherchent une

53. Soulébè et Sampargoubè, apremien Peul du Djelgodji,, dans les annees 1920, Kanankobè,
((venus de la zone songhaï et encore très li& B eux n dans les ann6es 1930, etc. (Guillaud 1993 :
280-282).
HISTOIRE DU DELGODJI 285

protection au début du xxe siècle ; région d’Oursi dans l’Oudalan où leur


population est actuellement importante. Quelle que soit leur région
d’accueil, ces anciennes populations serviles se caractérisent par une
remarquable intégration aux sociétés-hôtes (Barral 1977 : 51-52 ; Guillaud
1993 : 229-233). Remarquons que la gêne provoquée par la présence des
anciens maîtres semble être plus prépondérante dans leur mobilité que la
.
recherche de nouveaux parcours : la région agricole d’kibinda n’offre
pas un pâturage de choix.
À partir de ces réflexions, une question se pose : l’émigration contem-
poraine des Djelgobè est-elle principalement liée aux pressions agricoles
et aux conflits engendrés par la colonisation ou celle-ci n’a-t-elle fait que
révéler un antécédent socio-politique décisif : l’antagonisme Tarabè
Adamanarabè N’Boldi (y compris pour les Fulbè Kelli) ?

Deux constantes caractérisent l’histoire des Djelgobè et expliquent leur


singularité socio-politique : l’importance de leurs querelles intestines,
dont le poids se fait sentir dans les difficultés foncières actuelles, et leur
farouche volonté d’autonomie, si ce n’est d’indépendance, qui les a écar-
tés des mouvements politiques et religieux hégémoniques du X V I I I ~et du
X I X ~siècle. Izard en a bien relevé les traits caractéristiques: << I1 [l’envoyé
du Macina] put rapidement se rendre compte que s’ils s’entendaient mal
entre eux, les chefs Djelgobè étaient au moins d’accord pour se défier des
visées [du Macina] >> (Izard 1985 : 113).
Ces deux forces mobilisatrices sont aussi à l’origine de la remarquable
émigration contemporaine des Djelgobè. Le nomadisme des Peuls est
considéré par de nombreux auteurs (Benoit 1988a ; Bonfiglioli 1988 ;
Gallais 1975a) comme une réaction à une tentative politique de domina-
tion et de sédentarisation ; c’est en effet pour le Djelgodji l’une des
explications aux migrations. D’abord, l’arrivée des premiers Dicko dans
la province correspond à l’affirmation de la puissance peule du Macina.
Ensuite, pour échapper à la nouvelle organisation de l’espace qui se met
en place dans le Djelgodji, certains groupes de pasteurs des plus
<<nomadesB 54 glissent vers le nord et l’est de la province, puis entrepren-
nent une remise en mouvement de plus grande ampleur.
Mais, tout au moins dans le cas du Djelgodji, cet individualisme de la
société peule n’est-il pas également la conséquence d’une recherche
permanente d’équilibre avec le milieu ? Ne faut-il pas considérer cette
volonté d’indépendance, cette tendance à la division, comme l’expression
la plus visible des réactions d’une société face à l’amorce d’un déséqui-
libre dans l’utilisation des ressources ? D’un côté, nous avons vu que

54. Le nomadisme, G technique tchappatoire aux dominations politiques n (Gallais 197%: 194).
286 PATRICK D’AQUINO & SAÏDOU DICK0

l’extension de l’agriculture a fragilisé l’utilisation pastorale du milieu.


Au-delà de la pression des immigrants, la maison de Djibo s’est aussi plus
adonnée à l’agropastoralisme que d’autres fractions Djelgobè. C’est une
tendance à la sédentarisation caractéristique de certains groupes peuls,
dans certains contextes?. D’un autre côté, dans ce contexte, la simple
transhumance saisonnière du cheptel ne suffit pas à organiser une utilisa-
tion des ressources << viable à long terme >> (Weber 1994) : une séparation
plus définitive est nécessaire, permettant la nomadisation vers des espaces
libresS6et une utilisation plus rationnelle des ressources pastorales57. Les
Djelgobè émigrés sont d’ailleurs réputés, dans toutes les contrées qui les
accueillent, comme les meilleurs éleveurs : Mali (Gallais 1975a : 151)’
Oudalan (Barra1 1977: 52; Benoit 1984: 13), Liptako (Delmond 1953;
Coutouly 1923). Ils prouvent ainsi leurs facultés d’adaptation aux
ressources pastorales d’un environnement fragile et changeant.

55. Le confinement spatial du <<temtoire>> de Djibo limite les possibilités pastorales; son dévelop-
pement comme centre administratif, puis urbain et commercial (marché au bétail) induit une
diversification des activités.
56. Gallais (1975a: 195) remar ue le glissement des Djelgobè vers de nouvelles lignes de
1
faiblesse: <<letrépied des lignes inter- tats Mali, Haute-Volta,Niger,.
57. Détruisant le Macina, pacifiant les groupes dogon du nord et les Touaregs du nord-est,
l’occupant français a facilité ce redeploiement des pasteurs vers le nord et l’est.
-TL FREDHANSEN

Le califat de Sokoto, un État segmentaire :


le segment de l’Adamaoua*

Le califat de Sokoto fut, au xrxe siècle, l’un des plus vastes empires de
l’Afrique sub-saharienne. I1 fut fondé au début du siècle par des adeptes
du jihad,la guerre sainte musulmane, conduit par Usman dan Fodio : sa
formation fut, dès l’origine, un résultat de ce jihad. Pourtant, la conquête
religieuse avait aussi des fins séculières. La plupart des historiens soutien-
nent que le califat fut entretenu et consolidé par la force militaire. Ils
maintiennent que le califat n’était pas principalement lié par la religion et
le rituel, mais que c’était une entité guerrière’.
Je fais l’hypothèse que le califat était unifié par le biais d’échanges
rituels, et que le pouvoir guerrier et administratif n’était pas centralisé
mais distribué entre des centres périphériques, et je le démontrerai en
appliquant à Sokoto la théorie de I’État segmentaire. Si l’on admet que le
califat était un État segmentaire, une recherche apparemment inconsis-
tante devient claire, et de mon raisonnement découle une explication
quant à la nature de la conquête puis de l’administration coloniales.

Formations étatiques en Afrique

Avant qu’Aidan Southall (1956) ne développe sa théorie des États


segmentaires, les africanistes avaient distingué trois types d’organisation
sociale : l’État centralisé, l’État féodal et la société acéphale.
Le premier, plus proche de l’autocratie que de la démocratie, était
représenté en Afrique de l’Ouest par l’Ashanti, le Dahomey, le Borno et
le Ghana : le contrôle militaire, politique et juridique d’un territoire

* Je remercie Pamela Price et Jean Boutrais pour leurs utiles commentaires d’une version anté-
rieure de cet article. Je remercie également le Conseil norvégien de la Recherche de son aide
financière qui m’a permis de menerà bien ce travail.
1. Kirk-Greene 1958; Johnston 1967; Sa’ad Abubakar 1977;T.H.Bah 1986.
288 ICETIL FRED HANSEN

particulier reposait entre les mains d’un groupe spécifique fandis qu’un
pouvoir central exerçait son autorité sur toute l’étendue de 1’Etat.
Plusieurs chercheurs ont recouru au terme << féodal >> pour décrire les
États africains : ainsi Nadel compare explicitement la société nupe à la
féodalité de l’Europe médiévale, tandis que Passarge, un administrateur
colonial allemand, et les gouverneurs français Marchand et Delavignette,
s’exprimaient de façon identique à propos du califat de Sokotoz. Tous ces
discours recèlent un même point de vue comparatiste et évolutionniste :
les États africains du xrxe et du X X siècle
~ sont comparés à ceux qui ont
existé en Europe huit cents ou neuf cents ans plus tôt ;en somme, l’Afrique
aurait huit à neuf siècles de retard par rapport à l’Europe.
Toutefois, nombre d’auteurs se sont servi du concept de féodalisme à
propos des empires africains sans les comparer explicitement à des Etats
européens médiévaux : il en est ainsi du Rwanda et du Baganda (Goody
1963). D’autres, encore plus nombreux3.,soutiennent que Sokoto était une
société féodale où le calife était le <<roiD et les émirs ses vassaux. La
question demeure ouverte de savoir s’il est possible d’user du concept de
<< féodalisme D tout en évitant l’eurocentrisme et l’évolutionnisme. Ceci
fait partie d’un débat plus général portant sur le fait de transposer en
Afrique, de façon légitime et fructueuse, des concepts élaborés en Europe
et pour elle. Certains estiment que pour se livrer à des comparaisons, les
historiens ont besoin de concepts communs et que la comparaison est un
exercice utile; d’autres se défient de l’application de tout un ensemble de
perceptions et de notions puisées dans l’histoire européenne. C’est préci-
sément sur ces bases que Goody (1963 : 11) estime que << there appears
little to be gained by thinking of African societies in terms of the concepts
of feudalism D. I1 nous faudrait plutôt élaborer des concepts spécifiques,
propres à l’analyse des sociétés africaines.
Une démarche qui se révèle fructueuse consiste à comparer les institu-
tions, les structures ou les idéologies. Le concept de féodalisme est chargé
d’une grande pluralité de sens, selon qui en use et selon le contexte. I1
serait sans doute possible d’en donner une définition suffisamment large
pour être admise par tous ;peu, cependant, la trouveraient rentable ou
féconde. Ceux qui ont parlé du califat de Sokoto comme d’un état féodal
sans le référer pour autant à l’Europe médiévale y ont décelé des simili-
tudes avec certains traits du système féodal : une agriculture largement
autosuffisante, une petite classe dirigeante disposant de la supériorité
militaire, enfin des relations politiques fragmentaires, fondées sur un

2. Nadel, 1954; Passarge, 1895; Archives nationales du Cameroun (ANC), Yaoundé, série 2 AC,
no 8534, Lettre du haut-commissaire Marchand au chef régional i NgaoundérC, 20 juin 1924 ;
R. Delavignette, <<Lapsychologie des Africains, des primitifs aux évolués >>, conférence i 1’8cole
supérieure de Guerre, 21 février 1957 : il y souligne que <<leseigneur musulman des savanes afri-
caines apparaît en pleine Afrique actuelle comme un Modal de notre 13 siècle D.
3. Rudin 1938 : 110; Kirk-Greene 1958 : 25; Tougueri 1959 : 1 ;Johnston 1967 : 166,266;
Hatch 1971 ;T.H. Bah 1986 : 4 ; Abwa 1989 : 153.
LE CALIFAT DE SOKOTO 289

rapport contractuel et individuel de maître à vassal. Les auteurs ont dès


lors tenu ces Cléments comme des conditions suffisantes pour user, sans
plus de précision, du concept de féodalisme à propos de Sokoto.
Dans l’idéologie de Sokoto, Allah est propriétaire des terres. Ses repré-
sentants ici-bas (les lami6e, les émirs, le calife) les administrent pour lui.
En d’autres termes, le droit de disposer d’une terre est lié à une position
dans la hiérarchie musulmane au pouvoir. Cette place et ce droit ne sont
pas héréditaires. La disposition d’une terre selon ce principe diffère du
féodalisme (Lunden 1972 : 52). Les lami6e, les émirs et les califes règnent
sur des communautés humaines et non sur un territoire foncier particulier :
ceci rend également impropre le terme de <<féodalisme >>.Burnham et Last
(1994) ont critiqué l’usage du terme <<féodalisme >> à propos de Sokoto, en
le qualifiant de << stéréotype politique>>.

Les sociétés acéphales ont été caractérisées par Evans-Pritchard (1968)


comme des sociétés oh dominait une <anarchie
i ordonnée >>. Robin Horton
(1975) les a définies comme des États dépourvus de pouvoir central, et les
a assimilées aux sociétés sans État. De fait, les unes et les autres ont des
- traits communs : il est difficile d’y distinguer un dirigeant prééminent ; il

n.’y existe qu’une faible concentration de pouvoir ; et ce pouvoir n’a de


pouvoir que sur une petite partie de la vie des gens ; la résolution des
conflits se fait selon des règles non écrites reconnues par tous, et non par la
force ou la coercition. En Afrique, de nombreux groupes ethniques vivent
en société acéphale : les plus connus sont les Nupe, les Tiv et les Nandi.
Les sociétés acéphales les plus <<pures>> sont celles qui sont organisées
-
selon un << système lignager segmentaire >>, où le lignage et la parenté
fondent la hiérarchie sociale. Dans un tel système, les divers groupes sont
structurellement semblables, et il n’y a entre eux aucune cohésion.
Khazanov (1984 : 145) parle de << stability without government >> pour
caractériser ces sociétés. C’est la famille étendue qui en est la base. Cette
structure ressemble quelque peu à un État segmentaire mais, alors que ce
dernier organise de grands groupes hétérogènes, composés de plusieurs
ethnies, le << système lignager segmentaire >> consiste uniquement en un
lignage au sein d’un seul groupe ethnique.
Pour Horton, les Mbororo sont représentatifs de ce groupe4. Le terme
Mbororo désigne de fagon collective des Peuls nomades, éleveurs de
bétail, qui vivent en petits groupes sans frontière géographique bien fixe.
En cas de conflit, les chefs (ardo’en) prennent la tête de leurs gens ; autre-
ment, aucune organisation ne lie entre eux les différents segments des
Mbororo. Tout Mbororo sait quel ardo suivre et à quel clan il appartient,
mais ceci n’a pas d’importance tant qu’il est en paix avec les autres. Sous

4.Sur le asystème lignager segmentaire,, cf. Horton 1975. Sur les Mbororo. cf. Dupire 1970;
Bocquené 1987.
290 =TIL FRED HANSEN

la conduite de leurs ardo’en,les Mbororo firent partie de ces FulGe qui


menèrent le jihad d’Usman dan Fodio (Oliver & Atmore 1981: 31).

La théorie des États segmentaires

Aidan Southall (1956) a démontré la théorie des États segmentaires en


l’appliquant à l’analyse des Alur d’Afrique de l’Est, une population de
cultivateurs mixtes : ils élevaient du bétail et faisaient pousser du sorgho.
Avant qu’ils migrent en direction du sud, vers les régions situées au nord
et à l’ouest du lac Victoria, ils formaient une société acéphale, ordonnée
en un système lignager segmentaire. Au cours de leur migration, l’in-
fluence de certains de leurs chefs rituels augmenta; ceux dont l’autorité
grandit étaient les guides les plus astucieux et les chefs rituels qui, grâce à
leur bonne relation avec les dieux, assuraient des conditions favorables
aux récoltes comme au bétail et aux hommes. L’un d’entre eux devint le
chef rituel des Alur et fut également un facteur de cohésion après qu’ils
furent devenus des sédentaires. Les Alur s’adaptaient aisément aux autres
groupes ethniques et lorsqu’ils s ’établirent dans leur nouvel environne-
ment, aucun conflit ne surgit entre eux et les autochtones. Ils s’intégrèrent
aux populations indigènes et, dans le même temps, développèrent des
rituels communs. Ainsi la légitimité des chefs alur fut-elle reconnue dans
une grande partie de la population (Southall 1988 : 59). Plusieurs petits
chefs admirent comme chef rituel celui qui, durant la migration, avait agi
en meneur. Quant aux autochtones, ils se soumirent peu à peu et au chef
rituel dominant des Alur, et à leurs chefs de moindre importance.
Ces derniers conquirent le contrôle politique de leurs propres terri-
toires, mais le chef dominant fut leur chef religieux à tous. Ce fut comme
si plusieurs petits <<royaumes>> avaient été réunis en une entité plus vaste,
dans laquelle ils étaient subordonnés à un <<roiprincipal>>.C’est de ce fait
que Southall put parler d’un royaume alur et pas seulement de divers
groupes inorganisés d’une même ethnie. Une population antérieurement
acéphale se trouva, selon lui (ibid.: 58), cimentée en un empire de
multiples petits chefs sous un chef religieux rituel: les Mur s’étaient
réunis en un État segmentaire.
Depuis 1956, des chercheurs - en Inde méridionale notamment - se
sont servis de la théorie de SouthallS. Burton Stein (1980) est peut-être
l’historien le plus connu qui, le premier, s’en est inspiré. Southall
(1988 : 53) trouve tout aussi curieux que flatteur le fait que Stein ait Cté
porté à appliquer à des sociétés indiennes une théorie développée <<dansla
brousse africaine >>. En Inde, toutefois, les historiens ont usé du concept en
un sens inverse de Southall. Alors que ce dernier partait des sociétés sans

5. Price 1996; Goodwin-Raheja 1988; Rudolph 1987.


LE CALFAT DE SOKOTO 29 1

État pour arriver aux États segmentaires, en Inde, Stein (1991 : 219) prit
comme point de départ des États qui, auparavant, avaient été considérés
comme unitaires ou féodaux et conclut qu’ils étaient segmentaires.
. Southall et Stein sont récemment tombés d’accord sur ce qu’impliquait
le concept d’<< État segmentaire B. Leurs définitions initiales n’étaient pas
vraiment différenteS.mais tous deux ont trouvé nécessaire de les préciser ;
aucun d’eux n’a exprimé de désaccord avec les singularités théoriques de
l’autre. I1 est par conséquent justifié de résumer leurs caractérisations et
leurs définitions d’un État segmentaire, de 1956 à 1991 (Southall 1956,
1988; Stein 1980, 1991).

Caractéristiques de 1’État segmentaire

La souveraineté territoriale se caractérise différemment dans un État


segmentaire et dans un État unitaire. Dans ce demier, un pouvoir central
exerce son autorité sur l’ensemble des territoires qu’il dirige politique-
ment. Dans un État segmentaire, nulle institution n’a d’autorité ni.de
contrôle politique sur la totalité de l’État ;plusieurs petits chefs ont un
contrôle politique sur certains territoires dans 1’État tandis qu’un seul
détient l’autorité rituelle sur l’ensemble des petits chefs. Dans un état
segmentaire il n’y a, en d’autres termes, pas de correspondance territo-
riale entre le pouvoir politique et l’hégémonie rituelle. Cette hégémonie
rituelle est ainsi décrite par Rudolph (1987 : 740-741) ;
<<Culturalactivities, symbols, and processes that in the absence of instrumental mecha-
nisms nevertheless create a domain, a realm [. ..] The ritual domain, then, consists of
realms - the ceremonial, aesthetic, and theatrical ; the genealogical and historical ; and
the cultural processes of assimilation that create a communal form of life. >>
Stein (1980 : 266) a fait remarquer qu’un État segmentaire a un terri-
toire politiquement défini et un domaine rituellement défini. Le chef
prééminent détient une autorité politique sur les petits chefs sans avoir de
contrôle politique sur eux. Les petits chefs ont un pouvoir politique mais
sont soumis à l’autorité rituelle du chef prééminent. Depuis lors, Stein
(1991 : 219) a souligné que le fait d’avoir une autorité rituelle donnait
aussi un certain pouvoir politique. Nous parlons ici, en d’autres termes, de
degrés variables de pouvoir politique.
I1 est possible de distinguer tous les segments de l’État. La structure
sociale est identique dans chaque segment, mais la taille des segments
peut varier. Ce qui nous autorise à parler d’un État segmentaire et non
simplement de plusieurs royaumes indépendants est que tous les segments
reconnaissent et respectent l’autorité rituelle du chef prééminent dans le
segment central. Les dirigeants de rang inférieur sont investis d’un statut
divin par le chef prééminent et acquièrent de la sorte uce hégémonie
rituelle dans leur propre segment. Southall (1988 : 64) caractérise tout à
292 KETIL FRED HANSEN

fait simplement l’État segmentaire: <<Idefine the segmentary State as one


in which there is a central kingship and many peripheral rulers >>. Stein
(1991 : 219) quantà lui spécifie:
<<Thesegmentary State is a political order in which: 1)there are numerous centres, or
political domains ; 2) political power [...I and sovereignty [...I are differentiated in
such a way as to permit appropriate power to be wielded by many, but full, royal sove-
reignty, only by an anointed king; 3 ) all of the numerous centres, or domains, have
autonomous administrative capabilities and coercive means ; 4 ) there is a State in the
recognition, by lesser political centres, often through ritual forms, of a single ritual
centre, an anointed king.))

Nous aurons une vision plus claire de l’État segmentaire si nous exami-
nons de quelle manière il change de forme. Un Etat segmentaire peut se
transformer en un seul État unitaire ou en plusieurs petits États unitaires.
Ceci a lieu si l’autorité et la force rituelle du chef prééminent décroissent
ou bien si est instauré un système fiscal pérenne. Le droit royal de
propriété sur la terre ou le développement d’une bureaucratie salariée
précisément définie sont aussi des facteurs contribuant à la transition d’un
État segmentaire vers des structures étatiques unitaires (Southall 1956 :
260-263). Nous pouvons penser que ceci survient dans des États segmen-
taires qui entreprennent leur modernisation : la construction des voies de
communications, l’accroissement de la mobilité sociale et géographique,
la sécularisation et Ia bureaucratisation mettent en question l’hégémonie
rituelle d’un chef traditionnel. En pareil cas c’est le fondement de l’exis-
tence de 1’État qui disparaît également.
La théorie de 1’État segmentaire est une théorie opérationnelle qui nous
permet de mieux comprendre certaines sociétés. Si cette théorie est appli-
quée au califat de Sokoto elle apporte des explications à un certain
nombre de sujets controversés : comment le califat dans son entier s’est
ordonné et comment fonctionnaient les différentes parties. Cette théorie
nous permet une meilleure compréhension de certains problèmes et de
certains conflits qui surgirent au début de l’ère coloniale ; elle explique
aussi l’autorité que détiennent aujourd’hui encore les sultans.

Le califat de Sokoto analysé comme un État segmentaire

Au X I X ~siècle, Sokoto était l’un des plus vastes territoires d’Afrique.


Pour Heussler (1971 : 578), c’était <<amongthe most advanced and best
organised native regimes in sub-Saharan Africa D. I1 était composé d’une
grande partie de l’actuel Nigeria et du Nord-Cameroun et couvrait, à son
apogée, près de 650000 km2 (Adeleye 1971: 3).
Le calife était le chef religieux et politique le plus élevé de cet immense
empire. Un certain nombre d’émirs lui étaient subordonnés qui, à leur
tour, avaient sous leur autorité un certain nombre de sous-émirs, ou
Zami6e6. Cette structure a incité nombre d’historiens à qualifier le califat
LE CALFAT DE SOKOTO 293

d’empire féodal. Un pouvoir militaire organisé selon un système féodal


dans lequel le calife était le roi et les émirs ses vassaux assurait l’unité de
l’empire. Les auteurs signalent qu’un tribut régulier sous forme d’esclaves
était expédié des sous-vassaux aux vassaux et de ceux-ci au <<roi>>.
Sa’ad Abubakar (1977 : 49) estime que <<theearly Caliphate was highly
centralized, no doubt because the territory under Muslim control was
limited B . T. H. Bah (1986 : 3) prétend.que la supériorité de la puissance
militaire des Peuls régnants explique l’importance et l’existence du
califat : << I1 est certain que dans le processus historique qui a abouti à
l’hégémonie peule au X I X ~siècle, le facteur militaire constitue un Clément
fondamental qui explique comment ce peuple, nettement minoritaire au
début, a pu venir à bout de peuples si nombreux. D E. Mohammadou
(1965 : 42-) lui aussi met en avant la puissance militaire pour expliquer
l’unité du califat. De son côté, J. Simensen (1991 : 91) pense que <<even
though the Fulani empire was founded by means of a religious uprising to
realise Islamic law, it is clear that it was, at the end of the 19th century,
first and foremost an empire based on force. Physical and military disci-
plinary measures played a large role. >>
Certains de ceux qui ont soutenu que le califat fut militairement
contraint à l’unité ont aussi prétendu que les lami6e étaient tenus de
verser un tribut à l’émir et que les émirs y étaient semblablement obligés à
l’égard du calife. L’anthropologue Philip Burnham (1980 : 45) conteste le
fait que ce tribut ait été versé régulièrement : le lamidat de Ngaoundéré
<< only paid this tribute when it suited Ngaoundere to do so >>. H. Dermais
(1896) ne dit rien du versement d’un tribut régulier par le lamido de
Ngaoundéré à l’émir de Yola mais signale que le lamido envoyait des
présents à l’émir après le ramadan. La théorie de l’intégration militaro-
féodale du califat ne tient pas si nous considérons le tribut adressé aux
chefs << centraux >> par les segments périphériques comme un échange plus
ou moins volontaire de présents.
Le nombre des soldats et des armées qui agissaient ensemble a aussi
été utilisé comme une preuve que le califat était uni par la force militaire.
La taille des armées est cependant l’objet de controverses. L’armée de
Sokoto a été estimée entre 6000 et 30 O00 hommes (Killingray 1989: 147).
Cette armée n’était ni centralisée ni permanente (Burnham & Last
1994 : 319). Le fait que les petites armées aient coopéré ou non à l’inté-
rieur du califat prête également à discussion. P. K. Tibenderana
(1987 : 257) soutient que les émirats doivent être plutôt considérés comme
des << competitive monarchies >>. Chaque lamidat, chaque émirat avait sa
propre armée. Ni l’émir ni le calife n’exigeaient que ces armées aient une
dimension déterminée. L’émir ne parvenait pas toujours à résoudre les

6 . Paden (1986) range sous l’appellation commune de <<DistrictHead n tous les sous-&mirsdu
califat. Je préfere utiliser lami&, même si ce terme n’avait cours que dans les segments où lefuljìulde
servait de lingua franca.
294 KETIL FRED HANSEN

conflits armés (E. Mohammadou 1965, 1979 ; Strümpell 1982 ; East


1934). Le lamidat de Rey put se séparer de l’émirat de Yola sans que
l’armée de Yola reçoive une aide quelconque des armées des lamidats
voisins (Striimpell 1982 : 79 ; East 1934 : 33-37). Tibati et Rey soutinrent
l’ardo Njobdi dans sa guerre contre les Mbum de Ngaoundéré (Njeuma
1993 : 92). Les lamidats de Banyo, Tibati et Ngaoundéré se révoltèrent
tous contre Yola dans le but d’être reconnus par Sokoto comme des
émirats et non comme de simples lamidats (Striimpell 1982 : 78-80 ;East
1934: 51-55). On voit qu’il n’y avait aucune règle précise de coopération
militaire au sein du califat.
I1 est par conséquent trop simpliste de prétendre que le pouvoir mili-
taire fut le facteur d’union du califat de Sokoto. Les récits de voyages
européens7, les documents écrits en arabe et la tradition orale (East 1934;
Striimpell 1982) prouvent que la puissance militaire fut, à certains
moments, un important facteur politique dans la plupart des segments8.
Toutefois le califat ou les émirats ne recouraient à la force militaire que
dans les segments où l’autorité religieuse du calife ou de l’émir était mise
en question. Cela pouvait se produire lorsqu’un nouveau calife, de
nouveaux émirs ou Zami6e accédaient au pouvoir. Comme ils étaient à
l’origine des chefs de clans peuls (ardo’en)et non des musulmans instruits
(moddi6e) (Njeuma 1993 : 93)’ certains d’entre eux contestaient leur
subordination à l’égard de l’émir ou du calife. I1 fallait établir la loyauté
personnelle de chaque nouveau dirigeant. Comme nous le verrons, ceci
était fait par le biais de rituels islamiques et non par la soumission mili-
taire. Le pouvoir des armes servait seulement à résoudre les conflits
matériels. C’est la religion et l’ethnicité qui étaient l’Clément unifiant,
c’est-à-dire l’islam et le pulaaku.
Cela ne signifie pas que l’autorité religieuse était séparée du pouvoir
séculier. La conquête musulmane avait des fins politiques autant que reli-
gieuses. Pour les ardo’en peuls la construction d’un empire et de
meilleures conditions pastorales étaient des objectifs aussi importants que
l’islamisation. En fait, les ardo’enn’étaient pas très empressés de diffuser
l’islam car un musulman ne peut avoir d’esclaves musulmans et le califat
de Sokoto était fondé sur un mode de production esclavagiste. I1 est par
conséquent plus juste de parler d’une << fulanisation s du califat et d’une
islamisation des ardo’enque d’une islamisation de tout le califat.
Tous les chercheurs ne sont pas d’accord avec le fait que l’armée était
le facteur unifiant du califat. Certains prétendent que l’islam en était le
vrai facteur de consolidation. Murray Last et Richard Adeleye penchent
tous deux pour cette interprétation. Last (1967 : 232-234) soutient que
<<theuniversal nature of the Law, having an existence and validity separate

7. Sur le segment de I’Adamawa, cf. Morgen 1893; Passarge 1895; Zintgraff 1895.
8. I1 faut se souvenir que les diffkrents segments du califat se sont dkveloppCs diffiremment à
diffkrents moments.
LE CALIFAT DE SOKOTO 295

from the Sokoto Caliphate, gave Sokoto the power it did not have
militarily >>, Tous les émirs respectaient l’islam et la loi musulmane. Ceux
qui ne-reconnaissaient pas le calife de Sokoto comme leur supérieur
étaient tenus pour incroyants. Ceci donnait au calife un grand pouvoir.
Adeleye (1971 : 3-7) souligne également que l’unité du califat reposait
avant tout sur la loi islamique et non sur une puissance militaire commune.
I1 développe ainsi ce thème :
<<Inan age of slow communications, the enormous distances [1350km de Sokoto 2
Yola] between the various Emirates and Sokoto did not render administrative control
from the centre easy. Yet it was possible through the application of Islamic norms of
State organisation to evolve a structurally coherent administrative system for the
Caliphate. In the arrangements that emerged, the Caliph was the effe.ctive source of all
authority and, certainly, the common bond which held the component parts together as
one polity. >> (Ibid.:38.)

Sélection et investiture des lami6e

À travers le mode de sélection et d’investiture du calife, de l’émir et du


lamido, on saisira comment l’islam et les rituels islamiques étaient le
facteur décisif d’union du califat. C’est en effet en de telles cérémonies
que se forgeaient les liens de loyauté. C’est au cours de la cérémonie
d’investiture que les nouveaux dirigeants recevaient pouvoir et légitimité.
C yétaient des cérémonies particulières au contenu clairement symbolique,
que les analyses antérieures du califat de Sokoto ont négligées. Un des
problèmes concemant le contenu idéologique du rituel tient à la confusion
qui a été faite sur la procédure de sélection des nouveaux émirs ou lami6e.
Les historiens jusqu’à maintenant ont considéré cette sélection comme
aléatoire ou fortuite. I1 est important de distinguer entre le choix et
l’investiture d’un émir ou ceux d’un lamido.
Je m’attacherai désormais à l’émirat de l’Adamawa et plus précisément
au lamidat de Ngaoundéré. Ils sont représentatifs de la structure segmen-
taire du califat. La similarité structurelle des différents segments du califat
a été notée par nombre d’historiens. Selon Last (1967 : 186)’ <<thehouse-
hold [du calife], like the village, was a microcosm of the State, repeating
the names if not the functions of State offices, and copied from the
common fund of Gobir titlesgP. Quant à Sa’adAbubakar (1977 : 76), il
soutient que the structure of the Emirate of Fombina was a replica in
miniature of the Caliphate >> tandis que Johnston (1967 : 174) souligne :
<<InSokoto the metropolitan sultanate was administered on much the
same lines as the Emirates of the Empire. >> Les traditions orales recueillies

9. En 1994. il a vraisemblablementchange d’opinion puisqu’il krivait (in Bumham & Last 1994 :
318) : <<itis much facile to assume a single stereotyped form of government that could be taken as the
norm for the Sokoto Caliphate,.
296 KXTIL FRED HANSEN

par Richard East au Nord-Nigeria dans les années 1930 traduisent aussi
par certains de leurs aspects la similarité structurelle des différents
segments du califat. C’est ainsi que East traduit (c Lamido Julbe par ))

<< sultan D, R Lamido >) par <<émir>>


et << Lamdo >> par << chef >> (East 1934).

Le jihad dans 1’Adamawa

En 1804 le calife Usman dan Fodio chargea Adama de mener le jihad


dans 1’Adamawa. Adama n’était pas plus puissant que les autres chefs de
clan fulbe de la région et, par conséquent, ne fut pas immédiatement
reconnu par eux comme dirigeant du jihad. Néanmoins, ils tombèrent
d’accord pour recevoir d’Adama la bannière, un voile blanc noué sur une
lance (Sa’ad Abubakar 1977 : 49-57’66 ;Njeuma 1989 : 11). Un chef de
clan fulbe avait exprimé sa volonté de participer à la guerre sainte pour
apporter l’islam aux populations en recevant cet étendard. Cet étendard
n’était pas un symbole d’unité politique ou territoriale. Le fait de l’accep-
ter peut être comparé au fait de recevoir et de porter la flamme olympique
vers son but (le stade olympique) plutôt qu’au fait de planter un drapeau
dans le sol comme signe de conquête territoriale. La bannière dujihad
symbolisait la compétition dans la foi et la volonté de diffuser l’islam
(Bosworth, van Donzel et al. 1986, vol. 5 : 349).
Les chefs de clans qui reçurent cet étendard des mains d’Adama étaient
quasiment aussi puissants que lui. Ces chefs de clans subaltemes fondè-
rent à leur tour des lamidats. En 1860, il y avait près de quarante lamidats
sujets de Yolalo. Les plus puissants d’entre eux pouvaient presque rivali-
ser en grandeur avec l’émirat de l’Adamawa. L’émirat de 1’Adamawa
devint finalement le plus grand de tout le califat de Sokoto (Sa’ad
Abubakar 1977 : 38).
Après la disparition de la première génération des dirigeants du jihad,
il fallut leur trouver des successeurs. Le problème était aussi crucial à
Sokoto que dans 1’Adamawa et à Ngaoundéré. I1 n’existait pas de prod-
dure clairement définie. Plusieurs chercheurs ont soulevé la question dans
leur recherche sur le califat ou l’un de ses segments ] l . Mais même s’il
n’existait pas de règle de succession précise, il y avait quelques lignes
directrices, vagues mais similaires pour tous les segments du califat.

10.Njeuma 1989 : 11. Les critères qui ont servi à définir un lamidat ont connu de grandes varia-
tions chez les administrateurs coloniaux et les chercheurs. Tandis que certains ont soutenu que Yola
était le seul véritable lamidat et que lui seul avait des urdo’en sous son autoritt, d’autres parmi les
plus ((extrêmes n ont considéré que tous les groupes ethniques politiquement organisés de façon plus
ou moins indépendante constituaient des lamidats indépendants. J’ai décidt d’appliquer le terme
<<lamidat>> aux zones gouvemées par un urdo, ou lamido, qui était sujet de 1’6mir de Yola.
11. Last 1967 : 97; Adeleye (1974 : 89) : aThe Shaika, like the Prophet Muhammad, laid down no
clear-cut procedures for succession to the office of (< caliph n. Similarly, succession systems and
LE CALIFAT DE SOKOTO 297

Critères de sélection d’un lamido

L.a seule qualité requise pour accéder au commandement était un lien


de parenté avec le fondateur du lamidat. Cette exigence suscitait des riva-
lités puisque les lami6e avaient plusieurs épouses et encore plus d’enfants.
Certains critères renforçaient la position d’un candidat mais ils n’étaient
ni exclusifs ni toujours mesurables ou objectifs. Idéalement, le lamido
devait être un << ancien >> (Last 1967 : 98), et le prétendant devait donc. être
un homme âgé. Cependant, lefaada, le Conseil du lamido, pouvait préfé-
rer un candidat très jeune qui permettrait aux membres du Conseil
d’exercer une plus grande influence. En d’autres occasions, les conseillers
pouvaient s’opposer de façon tellement virulente sur deux candidats rela-
tivement jeunes qu’ils venaient à en choisir un troisième, très âgé, dont le
décès était prévisible à brève échéance. Les conseillers mettaient ainsi à
profit ce laps de temps pour rechercher un accord (Paden 1986: 58).
Le prétendant le plus âgé n’était pas toujours élu. C’est ainsi qu’en
1922, à Ngaoundéré, le fils du défunt lamido Issa fut préféré au frère
d’Issa, Yerima Baba12. Dans le récit de son voyage à travers 1’Adamawa
en 1893-1894, Passarge (1895 : 267) consacre un chapitre à Ngaoundéré
et raconte : << am Nachmittag machten uns die königlichen Prinzen, sechs
an der Zahl, einen Besuch. Der älteste, Issa, der präsumptive Thronfolger,
ist ein Junge von zwölf bis dreizehn Jahren.. .>>.
Aucune règle précise n’avait établi que le fils aîné du défunt lamido
devait lui succéder. Lorsque Lauwal, émir de Yola, voulut avant sa mort
faire accéder son fils au pouvoir, il adressa une requête en ce sens à
Sokoto. << The sultan gave him permission, and sent him a gown and
turban >> (East 1934 : 84-87). Mais Sanda, le frère de l’émir, s’y opposa : il
dit que c’était en vain que Lauwal essayait de désigner son fils comme
émir avant de mourir et avant que tous ses frères soient également morts.
Lauwal recula, et Sanda lui succéda.
On trouve chez Henri Dermais (1896) un troisième exemple démon-
trant que le titre de lamido n’était pas héréditaire : << À la mort du dernier
lamido, son fils, Bello, a été évincé malgré ses importants services et ses
victoires, au profit de son cousin Abbou ben Aissa. >>
Le prétendant au titre devait être à la fois instruit et généreux ; il devait
connaître et respecter le Coran (Boutrais 1984 : 245). Selon Stenning
(1965), le nombre de ses épouses et de ses enfants jouait également un
rôle. Son respect du pulaaku, le code de conduite propre aux Peuls, était

office-holding in the emirates remained in flux D ; Paden (1986 : 58) : N In theory, if not always in
practice, the succession to leadership in the caliphate [...I is a competitive process among the broad-
est possible cohorts of “extended family” candidates, of all ages and backgrounds and lineage
relations to the incumbant.a
12. ANC, Yaoundé, V.T.17/203, Lettre de Baba Yerima au haut commissaire, via I’administra-
teur colonial à Garoua, 2 novembre 1922.
298 KETIL FRED HANSEN

également apprécié par les conseillers. Le pulaaku englobe les coutumes


et les règles de vie morales des Fulbe. Kirk-Greene (1958 : 41-42) traduit
pulaaku par <<Fulaniway of life>>. Nelson (1983 : 203) rapporte que dire à
un Pullo qu’il n’a pas de pulaaku revient à le traiter de <moins
i que rien >>.
Le pulaaku implique à la fois civilité, hospitalité, prévenance, patience,
modestie et maîtrise de soi. I1 signifie également la maîtrise de la langue
peule, le fulfulde (VerEecke 1988).
À partir de ces critères quelque peu flous lefaada choisissait le succes-
seur du lamido. Et comme ces critères étaient difficilement mesurables,
les prétendants à la succession se ruinaient souvent en présents luxueux
offerts aux membres dufaada pour tenter de les influencer.
- I1 existe de grands désaccords sur la question de savoir si l’élection du
lamido par le Conseil était souveraine. Selon D. Abwa (1989 : 157) :
<<Thisassembly was sovereign and its choice was final as regards the
selection of a Lamido >>. A. Gondolo (1978 : 50) est d’accord sur ce point
avec Abwa. De son côté, H. A. S. Johnston (1967 : 167) soutient que
l’émir avait <<theauthority to depose as well as to appoint them [the
LamiGe] >>. Quant à V. Azarya (1978 : 28)’ il avance que le calife de
Sokoto avait un droit de veto général sur le choix des lami6e par lefaada.
Un officier allemand, Kurt Strümpell(l982 : 96)’ spécifie que c’était
l’émir de Yola qui intronisait les lami6e de 1’Adamawa.

Un processus à deux échelons, source de confusion

Je voudrais démontrer que l’émir de Yola devait introniser les lami6e


de la même façon que lui devait l’être par le calife de Sokoto. Même si
c’était lefaada qui proposait le nouveau lamido (ou le nouvel émir),
celui-ci n’était pas formellement intronisé ou reconnu jusqu’à ce que son
supérieur (l’émir’ le calife) lui ait offert un grand boubou et un turban
(East 1934 : 84-87). Autrement dit, les conseillers du lamido étaient des
électeurs tandis que l’émir (ou le calife) approuvait leur choix et introni-
sait réellement le lamido (ou l’émir).
Cette théorie se trouve étayée par nombre d’exemples où l’on voit des
califes déposer des émirs et des émirs, des lami6e. En 1840, l’émir du
Gwandu déposa son vassal de Nupe. Le sultan (émir) Aliyo Babba démis
de sa charge le sarkin (lamido) du Katsina en 1844. Dans l’émirat de
Zaria on trouve quatre occurrences où l’émir démet ses subordonnés
(Johnston 1967 : 170). I1 existe un cas dans 1’Adamawa oÙ un candidat à
l’émirat, Mallam Hamidu, récusa le choix dufaada. I1 écrivit au calife
que : <<hesurpassed Sanda [the chosen candidate] in valour and learning,
and, moreover, he was before him in seeing the light of the day v. Le
calife répondit en enjoignant les conseillers de l’émir de choisir Mallam
Hamidu. Les conseillers répondirent qu’Adama, fondateur de l’émirat et
LE CALIFAT DE SOKOTO 299

père de Sanda et Hamidu, avait lui-même décidé de l’ordre de succession


avant sa mort. Cependant avant que le calife ait pu répondre à cette lettre,
Hamidu mourut et ce fut Sanda qui devint émirI3. Nous ne pouvons ici
que déceler un léger indice sur la nature des relations entre les conseillers
qui choisissaient le lamido et l’émir qui l’intronisait.
Selon la généalogie et l’ordre de succession du calife de Sokoto et des
émirs de Gwandu, Kano, Borno et Kebbi on constate que le titre n’était
pas dévolu à la nouvelle génération avant que les frères du défunt calife
ou émir aient accédé à la fonction (Johnston 1967 : 269-273). Cela peut
signifier que la relation de parenté au père du défunt était extrêmement
importante mais cela peut aussi vouloir dire que l’âge jouait un rôle consi-
dérable, Cette pratique n’était cependant pas générale dans tout le califat.
Ces divers exemples de succession au commandement démontrent de
façon suffisamment détaillée qu’il n’existait aucune règle de succession
clairement définie. Même en l’absence de procédures précises, le mode de
succession au commandement et la cérémonie au cours de laquelle le
nouveau lamido ou le nouvel émir était intronisé nous éclaire sur la manière
dont le califat se constitua en un État. L’émir devait introniser le lamido et
le calife investir de même l’émir. Cette cérémonie d’investiture mettait en
œuvre des fonctions symboliques essentielles à la pérennité du califat.

La cérémonie d’investiture

L’émir offrait au lamido nouvellement élu une lettre d’intronisation.


Lorsque le nouvel élu se présentait à l’émir pour en recevoir cette lettre, il
lui apportait de nombreux présents : de l’ivoire, du sel, des chevaux, des
esclaves, du bétail. Outre cette lettre d’intronisation, l’émir donnait au
lamido un turban et un boubou ;le calife faisait de même à l’égard de
l’émir lors de son intronisation. Un turban, dans l’islam soufi, peut être
comparé à une couronne dans la chrétienté. Le lamido était ainsi couronné
par l’émir. Cette cérémonie d’investiture peut être remontée jusqu’à
Mahomet. Mahomet donna un turban à Ali lorsqu’il le nomma gouver-
neur du Yémen. I1 noua un turban sur la tête de tous les gouvemeurs qu’il
nomma pour les instruire dans la bonne voie et leur conférer leur titre
(Gibb Hamilton & Kramers 1991 : 598). Le turban symbolisait dignité et
majesté. C’était un Clément du << costume d’honneur B que le dirigeant
soufi offrait à ses émirs. Le turban était blanc et c’est donc sa taille plutôt
que sa couleur qui signalait le statut du titulaire.
L’autre Clément composant ce costume était un boubou. La réception
d’un tel vêtement signifie pour un soufi que << the spiritual director [. ..]

13. East 1934 : 84-87. I1 existe nombre de cas de décès extrêmement a inattendusn parmi les
émirs et les luni¡&. I1 n’était pas inhabituel d’empoisonner un émir ou un lamido impopulaire.
300 KETIL FRED HANSEN

transmits to the initiate [...] the blessing inherited from the Ptophet B, Ce
qui est important ici repose dans l’investiture et son maître spirituel, qui
apenetrates the most intimate thoughts and needs of the initiate and
becomes “his real father”>>(Bosworth, van Donzel et al. 1986,
vol. 5 : 17-18).
-En Inde, dans les royaumes musulmans Mughal, un échange identique
de présents signifie << an.act of incorporation >>. Selon Bernhard Cohn,
<<therecipient was incorporated through the medium of the clothing into
the body of the donor >>. Ceux qui recevaient de tels vêtements du Mughal
ne devenaient.pas seulement les serviteurs du roi mais aussi, rituellement,
une part de lui-même : ils partageaient sa souveraineté. En acceptant ces
vêtements, on reconnaissait l’empereur Mughal comme son supérieur et
on lui faisait allégeance (Cohn 1983: 168-170).
Le peuple ne reconnaissait pas les émirs ni les lam& avant qu’ils aient
participé à cette cérémonie. Une fois qu’ils l’avaient accomplie, ils deve-
naient << le représentant de Dieu, le << Commandeur des croyants >>. La
souveraineté étant d’essence divine, le chef idéal est nanti d’une véritable
bénédiction divine, << risku D, qui se traduit par la chance et la prospérité D
(Boutrais 1984 : 245-246). Au terme du rituel, le lamido prétendant deve-
nait un roi divin. Les caractéristiques de l’émir comme chef, sa puissance
et sa divinité, étaient transmises au lamido par l’offrande du boubou et du
turban. Le boubou et le turban recouvraient complètement le récipien-
daire. Ils le dissimulaient en tant que personne, dans le même temps où ils
l’incorporaient à la personne du donateur.
Le lamido de Ngaoundéré reçut de l’émir de Yola un boubou vert
(Passarge 1895 : 269). Pour les musulmans, le vert est la couleur la plus
vénérée : celui qui porte du vert est parvenu au plus haut niveau possible
pour un musulman - il est devenu un <<messager >> d’Allah (Baldick 1989 :
95). La relation entre les émirs et les lami6e était identique à celle du
calife aux émirs. Adeleye (1971 : 83) la dépeint en ces termes :
<<Theultimate dependence of each Emir on Sokoto [...] for his appointment and conti-
nuance in office, was a guarantee of loyalty to his overlord and of equitable rule in his
province. The importance of this factor to the unity and the preservation of the
Caliphate can hardly be overstressed. That Sokoto was the source of ultimate power
and authority in the Caliphate gave a semblance of centralisation to the govemment of
the Caliphate. In theory this centralisation was indeed real, but in practice, as long as
an Emir kept within the limits imposed by the constitution by fulfilling his obligations
both to his overlord and his subjects, he remained virtually independant of control
because by acting correctly he rendered intervention by Sokoto unnecessary. >>

Étant donné que nous considérons l’islam et la cérémonie rituelle de


présentation des symboles du pouvoir par le calife aux émirs et par les
émirs aux lami6e comme le facteur de cohésion le plus fort du califat, il
nous faut analyser les sources disponibles d’un point de vue neuf. De ce
LE CALIFAT DE SOKOTO 30 1

fait, nous constatons que la suprématie rituelle du calife de Sokoto avait


une beaucoup plus grande extension que sa souveraineté territoriale et
politique. De grandes distances, de mauvaises communications et de
petites armées autonomes sont les raisons pour lesquelles Sokoto n’était
pas un califat centralisé, fondé sur la force militaire. Néanmoins, nous
pouvons indiscutablement parler d’un grand empire, à l’intérieur duquel
existaient de faqon relativement indépendante de nombreux centres.
L’organisation politique du calife se reproduisait en descendant jusqu’aux
plus petites unités. Le calife était reconnu par les émirs et les lamitie
comme le chef religieux et rituel de tout l’empire, tandis que les émirs et
les lumi6e avaient quasiment les mains libres dans leurs propres provinces.
Cependant, l’autorité religieuse des dirigeants leur conférait également
une influence politique.
Si nous admettons que le califat de Sokoto était un État segmentaire, la
colonisation sera également abordée sous un angle différent. Les émirs et
les lumi6e bénéficiaient d’une grande autonomie politique et leurs armées
ne coopéraient pas. Par conséquent, le calife était loin de capituler au nom
de l’ensemble du califat. Chaque segment, jusqu’au niveau du lamidat,
combattait seul et jusqu’au bout contre l’attaque européenne.
La période coloniale doit également être considérée sous un nouvel
éclairage. Les problèmes administratifs qui pesaient sur les autorités
britanniques et franqaises sont dus au fait que le califat n’était pas un
empire au territoire et au gouvernement centralisés. Ni les émirs ni les
lami6e n’étaient soumis à un contrôle et à des ordres. Autrefois leur
liberté politique avait été tout aussi naturelle que leur obéissance reli-
gieuse ; cela fut inversé pendant la période coloniale.
Les premiers écrits sur l’Adamaoua, rédigés pendant la période alle-
mande, ont mis en lumière le fait que les lamidats colonisés par les
Allemands se sont plus éloignés de Yola et de Sokoto que ceux colonisés
par les Britanniques. La raison en serait que les lamidats sous autorité
germanique étaient soumis à un gouvemement colonial différent de celui
qui dominait à Yola et à Sokoto. Ils furent coupés les uns des autres par
les frontières d’État tracées entre eux. Pour prouver aux lam& du Nord-
Cameroun qu’ils n’étaient plus sujets de Yola, les Allemands leur
accordèrent davantage de liberté (Sa’ad Abubakar 1977 : 151-153).
Le fait que le califat de Sokoto était gouverné par deux puissances
coloniales différentes qui avaient établi de nouvelles limites territoriales
ne suffit pas néanmoins à briser la solidarité et l’unité des segments du
califat. À Sokoto, le calife conservait son prestige religieux de même que
l’émir à Yola. Le professeur d’histoire camerounais E. Mveng prétend
que, même pendant la période coloniale, le lamido de Ngaoundéré allait
se faire introniser à Yola (Mveng 1963 : 448).La structure du califat et de
ses segments ne fut pas détruite durant cette période ; nombre d’institu-
tions traditionnelles furent préservées, même si leur statut et leur
signification furent modifiés.
4
Jeux de mots
SAÏBOUNASSOUROU

Le hiirde des Peuls du Nord-Cameroun

Le hiirde, fait culturel capital dans l’ancienne société peule du Nord-


Cameroun, demeure encore très mal connu, y compris des spécialistes de
cette société. À notre connaissance, seuls deux auteurs, G. Pfeffer (1936)
et M. Dupire (1970 : 467-471) mentionnent ce phénomène dans leurs
travaux. Une étude systématique du hiirde permet d’en faire ressortir la
rationalité sociologique et les facteurs de changement. Selon notre hypo-
thèse, le hiirde est une institution sociale qui, au-delà de fonctions de
divertissement, assure une socialisation et un contrôle des valeurs sociales
et éthiques. Notre méthode de recherche repose principalement sur la
collecte de matériel oral : chants, poèmes, musique, blasons, proverbes et
des entretiens avec notamment d’anciens amateurs de hiirde, des griots et
des marabouts. Les investigations de terrain ont surtout concerné les
régions du Diamaré et du Mayo Danay dans l’extrême Nord, notamment
dans les villes et villages de Meskine, Goubéwo, Zongoya, Tchôfi, Boula,
Mînawa, Dôyang, Zokok, Maroua, Salak, Djapay, Bôray (Diamaré),
Kalfou, Yagoua (Mayo Danay). En plus, quelques entretiens ont été
menés dans le Nord et l’Adamaoua à Rey Bouba, à Keyni dans le lamidat
de Tchébôwa, puis à Ngaoundéré et Gnambaka.
Cette enquête a mis en évidence le fait que le hiirde était autrefois un
phénomène général dans les trois provinces du Nord-Cameroun. Pour
certains informateurs, le hiirde est encore un objet de passion qu’ils
évoquent avec nostalgie. Pour d’autres, c’est une pratique révolue dont on
se rappelle seulement les aspects plutôt extravagants. Pour d’autres enfin,
en particulier des femmes, le hiirde est une page noire du passé qu’il
convient d’oublier. Avant de restituer les modes d’organisation et de
présenter le contexte du hiirde, il convient d’en définir les formes.

La notion de hiirde
Le terme hiirde vient du verbe hiirgo qui revêt deux sens : d’une part, il
signifie << être le soir D, il a alors rapport au temps et exprime un moment
306 SAÏBOU NASSOUROU

de la journée. Ainsi, naange hiiri signifie que la journée touche à sa fin ;


hiirngo est la partie de la journée comprise entre 18 h et 20 h environ.
D’autre part, lziirgo signifie <<passerla soirée >>, généralement en compa-
gnie de plusieurs personnes en causant ou en jouant, bref en se
divertissant.
C’est ce secondsens de hiirgo qui a donné le hiirde. Le hiirde revêt
trois formes. Premièrement, il désigne un moment de détente, de délasse-
ment au cours d’une soirée, de rêverie solitaire si l’on parle d’une
personne, ou de causerie, s’agissant d’un groupe de personnes. Cette
forme du hiirde est la plus banale, la plus naturelle. Elle n’a ni organisa-
tion, ni cadre appropriés. Toute personne qui se repose le soir peut se dire
en train de passer le hiirde.
La deuxième forme du hiirde est une -manifestation de rgjouissance
collective organisée le soir en rapport avec une cérémonie sociale :
mariage, baptême, intronisation.. . Elle peut aussi être organisée spontané-
ment pour le plaisir d’une personnalité renommée : un laamiido ou un
notable quelconque. Animée par un ou plusieurs groupes de musiciens,
c’est essentiellement une fête collective nocturne, appelée tout simple-
mentfijirde, le << jeu >>. Elle se déroule en plein air devant le domicile de la
personne en l’honneur de qui la cérémonie est organisée. Au milieu d’une
foule de spectateurs, les différents groupes de musiciens viennent sur
scène à tour de rôle, chacun avec son orchestre. Quelques-uns, parmi les
spectateurs hommes et femmes, s’activent, cherchent à se distinguer l’un
après l’autre dans l’arène du jeu : ils interpellent les musiciens, ils tiennent
des propos recherchés sur des sujets divers, ils commandent au prix de
généreux cadeaux (argent, vêtements, taureaux) leurs propres louanges et
celles de leurs amis. Dans ce cadre, chanter les louanges de quelqu’un
consiste à glorifier son nom, sa généalogie, le nom de sa (ses) épouse(s)
ou de son amante (si le joueur est un homme), de ses relations amicales,
de son métier.
Faire chanter ses louanges par les griots engendre souvent rivalité,
compétition ouverte entre les personnes, chaque protagoniste cherchant à
imposer son nom, sa propre renommée. Ceci se traduit par une << guerre >>
des cadeaux et du verbe car il faut se montrer plus apte à offrir et plus
habile à parler que son rival. La compétition entre deux personnes finit
parfois par opposer deux familles, ou même deux villages. Toutefois,
c’est une << guerre D qui s’arrête avec la fin du hiirde : elle ne dure que le
temps d’une nuit. Si un compétiteur n’est pas satisfait du dénouement, il
est libre de relancer la compétition le lendemain dans le cadre d’une autre
séance et ainsi de suite jusqu’à épuisement des capacités d’une des parties
à poursuivre l’épreuve. N’importe quel genre de musique peut servir de
support à cette forme de hiirde.
La troisième forme de hiirde se déroule à l’intérieur d’une case. Elle
réunit un public nécessairement mixte et relativement jeune. C’est donc
LE HZZRDE DES PEULS DU NORD-CAMEROUN 307

un public sélectionné. L’entrée dans la case est payante pour les hommes.
Quant aux femmes, elles sont choisies en fonction de leurs qualités
personnelles. Ce sont toutes, en principe, des femmes <<libresD, c’est-à-
dire dégagées des obligations du mariage. Cependant, des femmes mariées
en fugue ou celles venues visiter leurs parents peuvent participer à cette
forme de hiirde. Le mari mécontent n’y peut rien et, surtout, n’ose pas se
faire entendre dans le village de ses beaux-parents. Certains chefs de
village se montrent partisans de la pratique. On cite, par exemple, Ardo
Dalil de Yonkolé qui aimait à rappeler aux jeunes de son village : << Consi-
dérez comme “libre” toute femme en fugue ou en simple voyage qui entre
dans Yonkolé’. D La participation des hommes n’est pas restrictive : y
assiste tout homme qui le désire, marié ou non. I1 est seulement interdit
aux enfants de se joindre à leurs dnés.
La troisième forme de hiirde peut commencer le jour pour s’achever
dans la nuit. I1 a lieu sous la direction bienveillante de responsables élus
des jeunes, choisis parmi les hommes et les femmes en fonction de leur
moralité, sagesse, savoir-vivre et de leur connaissance de la culture peule.
Le genre musical qui caractérise cette forme du hiirde est le dummbo.
I1 est joué par un orchestre dirigé par un chef (ardo). L’ardo joue d’une
petite guitare (moolooru),tandis que les autres musiciens tambourinent
sur des calebasses retournées contre le sol. Le rythme donné par le jeu des
calebasses est dit kara. Tout en jouant de la guitare, le chef chante surtout
des louanges. I1 est accompagné par un maabaajo. Celui-ci est son guide
et sa mémoire : il lui rappelle les détails de composition de chaque chant
de louange. Les autres membres de l’orchestre, les joueurs de kara,
reprennent un refrain qui accompagne chaque composition. Le dummbo,
musique instrumentale (moolooru et kara), est le genre typique et exclusif
de cette troisième forme de hiirde, riche en appellations : sukaaku
(e jeunesse >>), mais également mugaama, flaaba, njoonde ou encore
mustaadaha.
Le sukaaku désigne le jeu que mène un homme pour conquérir une
femme ou que celle-ci conduit pour conquérir un homme dans le cadre du
hiirde. Ce jeu consiste pour chaque intervenant à dépenser plus et à se
montrer meilleur maître de la parole que son rival. I1 impose aussi une
stricte discipline. En effet, dans le cadre du sukaaku, il est interdit de
parler sans autorisation du responsable du hiirde, et celui qui la reçoit doit
s’exprimer correctement, sans faute et sans lapsus.
Au travers de ces différentes formes, le hiirde apparaît comme un jeu,
un divertissement auquel s’adonne un public de jeunes, une fois dégagés

1. Yonkolé est un petit village du lamidat de Meskine, proche de Maroua. Son chef, Ardo Dalil
était rkputé pour son courage et son franc parler exceptionnels. L’autorisation qu’il donnait aux jeunes
de hiirde d’inviter une femme, même mariée, venant d’un autre village n’est que la reconnaissance
d’une pratique courante. En général, un mari qui surprend sa femme dans le hiirde, recourt rarement B
la violence ou à la justice du h”&, mais il essaie simplement de récupérer sa femme, parfois juste
h la fin de la siance.
308 SAÏBOU NASSOUROU

de leurs travaux de la journée. En ce sens, le hiirde est une forme de loisir


spécifique d’une société villageoise.
Notre étude se rapporte à deux formes de.hiirde : le hiirde-fijirde et le
hiirde-sukaaku, les plus significatives sociologiquement.

Le cadre social du hiirde

Par cadre social du hiirde, nous entendons tout ce qui concourt à cette
manifestation : les lieux où elle se déroule, puisque le hiirde varie en fonc-
tion de son cadre spatial, les principaux acteurs, les biens socialement
valorisés dans ce contexte.

Les espaces du hiirde

La cour de la maison, l’intérieur de la case, la brousse, le marché sont


les lieux qui accueillent le hiirde et où l’on en discute.
Des cérémonies sociales comme le baptême, la circoncision et surtout
le mariage, rassemblent un grand nombre de personnes et donnent lieu à
un hiirde. Les souverains (Zaamii6e) ou leurs vassaux directs (lawan’ en)
entretiennent en permanence un ou plusieurs groupes de musiciens profes-
sionnels qui organisent au moins une séance de hiirde par semaine,
notamment les vendredis soir. Périodiquement, en particulier après les
récoltes, des groupes de musiciens arrangent des tournées auprès de
personnalités renommées (souverains ou riches éleveurs) pour donner un
spectacle de hiirde.
Telles sont les différentes occasions de hiirde dont le centre est la cour
de la maison où a lieu la cérémonie. Ce genre que l’on pourrait appeler
hiirde de plein air, rassemble sans aucune restriction un grand nombre de
personnes : c’est une fête collective ouverte aux enfants, aux jeunes et aux
adultes, aux femmes et aux hommes. L’on y assiste pour écouter les musi-
ciens et communiquer avec un large public.
Une case peut également constituer le cadre spécifique du hiirde-
sukaaku. C’est celle d’un homme ou d’une femme connus des milieux de
hiirde. I1 est de coutume, en effet, qu’une femme << libre D , en instance de
remariage, obtienne de son père ou de son tuteur une case (ajabaaru) à
l’entrée de la concession familiale (saare) qui peut servir de cadre au
hiirde-sukaaku. De même, tout jeune célibataire a sa case, la case du céli-
bat (badigorru), à l’entrée du saare de son père et cette case peut
également servir de cadre au hiirde-sukaaku. Bref, n’importe quel organi-
sateur de hiirde est en mesure de mettre à la disposition des joueurs une
case à cet effet. Celle-ci, meublée des plus sommairement, est nettoyée et
débarrassée de tout ustensile habituel. Seules quelques nattes et une
bougie suffisent pour le << décor D.
LE HZZRDE DES PEULS DU NORD-CAMEROUN 309

L’entrée dans la case du hiirde-sukaaku s’effectue de manière sélec-


tive. Les plus âgés s’excluent d’eux-mêmes, car le sukaaku est avant tout
une affaire d’adolescents et de jeunes adultes. Les enfants n’y ont pas
accès, car leur mélange avec les aînés dans ce genre de cérémonie ne peut
être toléré. Le public est nécessairement composé d’hommes et de
femmes. Les femmes invitées à entrer dans la case sont choisies en fonc-
tion de leurs qualités personnelles, notamment de leur aptitude àjouer au
hiirde.
L’entrée, payante pour les hommes, consiste à donner un certain
nombre de noix de kola dont le montant et la valeur sont fixés selon les
circonstances. Les noix de kola servent d’offrandes aux femmes présentes
comme souhait de bienvenue. Outre le paiement de l’entrée en kolas,
d’autres conditions peuvent être retenues. L’un de nos informateurs,
Hammadou Katchalla, se souvient d’un hiirde-sukaaku o Ù il fallait
marcher sur du coton égrené étalé à l’entrée de la case. Chaque candidat
ne pouvait entrer qu’à la condition de n’avoir aucune fibre collée à la
plante de ses pieds. Dans le cas contraire, il était repoussé. Cette exigence
visait à opérer une sélection entre les candidats aux beaux pieds lisses et
ceux, malpropres, aux pieds rugueux.
À l’intérieur de la case, les hommes se tiennent d’un côté, les femmes
de l’autre en s’asseyant les premières sur les quelques nattes disponibles.
Les personnes ayant pouvoir et autorité dans le déroulement du hiirde
occupent une position séparée. Celles de statut servile, hommes (maccube)
et femmes (horbe), se tiennent à l’écart des personnes libres (rimbe). Les
griots occupent également une position à part. Le dummbo, musique de
circonstance, est uniquement joué de manière instrumentale, muukaaru.

Le hiirde se déroule en brousse lorsqu’il est convoqué par de jeunes


bergers en transhumance et parfois aussi par des brigands, les célèbres
coupeurs de route, car ceux-là ne se sentent jamais en totale sécurité à
l’intérieur d’une case. À l’occasion, femmes et griots sont invités pour la
tenue du hiirde-sukaaku qui est alors organisé sous les étoiles ou au pied
d’un arbre.

Le marché n’est jamais un lieu de hiirde, mais c’est là qu’on en discute.


À la faveur des rencontres sur la place du marché, les informations
concemant un hiirde se propagent d’un village à l’autre. Par exemple, une
sanction prise à l’encontre d’un fidèle du hiirde dans tel village sera diffu-
sée le jour du marché pour être connue de tous.

Les acteurs du hiirde :le griot, la femme, le berger

Animateur du hiirde-fijirde comme du hiirde-sukaaku, le griot galva-


nise les participants. Par ses chants mélodieux, inspirés des expériences de
310 SAÏBOU NASSOUROU

la vie passée et présente, par ses louanges adressées au public, par sa


musique, il excite l’intérêt, éveille les résonances les plus profondes et
jette ainsi les joueurs dans une frénésie des plus folles, consistant à donner
argent, vêtements, taureaux, voire même une partie de leur propre corps.
Cet emballement consiste également à parler avec un talent d’orateur.

De près ou de loin, la femme participe activement à la vie du hiirde. En


effet, les hommes qui se lancent dans le jeu veulent conquérir une image
flatteuse, tant auprès des femmes présentes que de celles qui se trouvent
au loin. La tenue du hiirde-sukaaku est donc impensable sans la’présence
des femmes. La femme représente le sujet central, l’enjeu, celle qui galva-
nise, celle qui donne son souffle au hiirde. Dans cette compétition où les
hommes rivalisent de cadeaux jusqu’à se ruiner totalement, c’est bien la
présence de la femme, l’idée que l’homme se fait d’elle qui pousse le
joueur au sacrifice, au dépassement de soi. La réciproque est également
vraie, car rien n’exclut qu’une femme soit animée de la même idée de
vaincre et de se dépasser.
La femme a acquis une place si centrale dans le hiirde qu’elle parvient
à lui imposer une marque féminine. Ainsi, lorsqu’une personne s’illustre
par sa capacité à rassembler et à héberger les fidèles (hommes et femmes),
à organiser le jeu, elle est appelée mère du hiirde (daada hiirde). De faqon
significative, l’expression daada hiirde s’emploie aussi bien pour un
homme que pour une femme.

Le jeune berger, gardien du troupeau familial, héritier ou salarié, repré-


sente le prototype même du joueur de hiirde. Les villages d’éleveurs, les
sites de transhumance ont de tout temps été les foyers les plus actifs en
matière de hiirde, du hiirde-sukaaku notamment. Le métier de berger est
la seule activité qui fait l’objet, en tant que profession, d’un chant d’éloges
(taakiyaare). De fait, les bergers sont les plus grands meneurs de hiirde
car leur esprit de compétition est rarement égalé.

Les biens du hiirde

L’espace du hiirde coïncide avec la circulation de certains biens que


nous appellerons biens sociaux du hiirde. En effet, leur valeur et leur
destination n’ont de signification que purement sociologique. Ils vont des
plus courants (la noix de kola, le parfum, la cigarette) aux plus recher-
chés : le vêtement, l’argent, la vache et l’esclave.
La noix de kola est le premier bien que l’on rencontre dans le hiirde.
Tout se fait par son intermédiaire : le souhait de bienvenue aux femmes
dans la case du sukaaku, la demande de la parole aux responsables du
hiirde, la déclaration de son amour par un homme ou par une femme,
même les amendes infligées aux sujets coupables d’un mauvais comporte-
ment sont payées en noix de kola.
LE HZZRDE DES PEULS DU NORD-CAMEROUN 311

Lors du hiirde, le prix de la noix de kola n’a pas de limite. I1 varie en


fonction de la volonté de l’acheteur, c’est-à-dire de l’importance qu’il
veut donner à l’action d’offrir. Ainsi, la noix de kola que l’on veut offrir à
une personne aimée peut être achetée contre un pagne, une bague, un
taureau, voire un esclave : c’est-à-dire à un coût sans aucun rapport avec
son prix réel.
Dans le contexte du hiirde, la noix de kola n’est pas consommée mais
détruite. Les noix de kola échangées comme cadeaux sont croquées par
leur petit bout, puis délaissées. Ici, la noix de kola n’a d’autre valeur que
symbolique. Comme cela apparaît dans les blasons conçus en son nom et
récités dans le cadre du hiirde, elle est symbole de beauté, d’amitié et
d’amour.
Le parfum est un autre bien apprécié dans les milieux du hiirde.
D’ailleurs, à un cadeau de noix de kola répond un cadeau de parfum car,
disent les fidèles du hiirde, le parfum <suiti >> la noix de kola comme la
boisson suit le repas. Les fidèles consomment aussi beaucoup de ciga-
rettes et les échangent en cadeaux. Les vêtements (pagnes et boubous)
sont offerts aux griots par les femmes aussi bien que par les hommes, de
même que l’argent. La vache, bien très valorisé, ne provient que des
éleveurs et ce cadeau les distingue des autres donateurs. L’esclave n’est
offert comme cadeau qu’exceptionnellement. Et dans ce cas, les respon-
sables arrêtent généralement le hiirde, car estiment-ils, plus rien de valeur
supérieure ne peut intervenir.
Seuls, ces biens circulent lors du hiirde : les autres - en particulier la
nourriture et tout ce qui s’y rapporte - sont systématiquement repoussés.
Hormis la noix de kola et la cigarette, il est interdit de consommer quoi
que ce soit pendant toute la durée du hiirde. Et l’idée n’en viendra même
pas à l’esprit de quelqu’un. La présence de nourriture est ce qu’il y a de
plus inconcevable : <<Nem’apporte pas de farine pendant le hiirde (Taata
waddanam kodde e hiirde) >> dit-on, dans la vie courante, pour marquer
l’aspect incongru d’un sujet.
Avant de se rendre au hiirde, les fideles prennent leurs dispositions. Ils
mangent sobrement, sans mélanger les aliments. Ceci afin d’éviter
certaines indispositions digestives qui se traduiraient par le besoin de se
retirer pour péter, uriner ou déféquer durant le hiirde. Certains, s’ils sont
hors de chez eux pendant deux ou trois jours, préfèrent même s’abstenir
de manger durant toute cette période.
Le hiirde exige donc de ses fidèles une parfaite maîtrise de soi. En ce
sens, il est le cadre d’application de l’idéal du pulaaku, parfaitement
défini par l’anthropologue P. Riesman (1974 : 128) : ((Dans une hypothèse
extrême, on dirait que l’idéal du Peul serait un homme sans besoin, un
homme capable de vivre sans manger, boire ou déféquer par exemple.
Autrement dit, un être entièrement culturel et indépendant de la nature, un
être dont les gestes ne sont jamais involontaires. >>
312 SAIBOUNASSOUROU

Le hiirde, une institution sociale

Le hiirde est une institution sociale, en tant qu’émanation de la société,


chargée d’établir l’ordre et la discipline parmi les participants. I1 fonc-
tionne sur la base de règles déterminant la conduite des individus et
prévoit des sanctions en cas d’errements. Le hiirde est organisé à l’image
de la société globale et fonctionne suivant son modèle. À celle-là, il a
emprunté titres et fonctions que portent ses personnages centraux. Ses
fonctions sont un complément à la volonté de la société de promouvoir
ses valeurs morales et consistent à en contrôler le respect et l’application.

L’organisation politique du hiirde

L’alkaali est le principal responsable du hiirde. I1 est élu par ses pairs,
les jeunes qui, au préalable avertissent le laamiido de leur intention.
L’alkaali est choisi en fonction de ses qualités intellectuelles et morales,
également de ses aptitudes de rassembleur. I1 conduit le hiirde, rend la
justice, prend des sanctions (mais il ne faut pas le confondre avec l’alkaali,
juge à la cour du laamiido). L’alkaali chef du hiirde est aussi appelé
sarkin samaari (terme haoussa : << chef des jeunes D) et chez les Mbororo,
Peuls nomades, il se nomme laamnga sukaaku, le grand chef du sukaaku.
Responsable de la conduite des jeunes, il reçoit son investiture de l’ardo,
guide des lignages, en ces termes : <<Jete confie ces jeunes, veille sur eux,
partout où ils se trouvent, à la danse, à la cérémonie d’imposition du nom ;
qu’ils se comportent dignement P.
L’alkaali règne indistinctement sur les jeunes gens et les jeunes
femmes, mais avec un homologue ou plutôt un substitut auprès des
femmes, la sarkin-maata (en haoussa: <<chefdes femmes n). L’alkaali est
donc toujours un homme et la sarkin-maata toujours une femme. Elle
gère la conduite des femmes dont elle est le porte-parole auprès des
hommes. Elle joue aussi le rôle de mère, de conseillère et d’éducatrice des
jeunes femmes adeptes du hiirde. Sa case sert le plus souvent de lieu de
rencontre des jeunes et d’organisation du hiirde-sukaaku.
Le guraama*, toujours choisi parmi les hommes, est le proche collabo-
rateur de l’alkaali chargé des relations avec les femmes. C’est un
intermédiaire qui permet le dialogue entre l’alkaali et la sarkin-maata en
particulier, entre les hommes et les femmes en général. Dans le hiirde-
sukaaku, le guraama transmet les cadeaux et les paroles des hommes
auprès des femmes et vice-versa.
Le sarkin-dare (en haoussa : <<chefde nuit >>)est chargé d’assurer la
sécurité du hiirde en effectuant des rondes autour du lieu de la cérémonie.

2. Dans les provinces de l’Adamaoua et du Nord, le guraama est appel6 lawan, titre A ne pas
confondre avec le lawan, premier vassal du laamiido.
LE HIIRDE DES PEULS DU NORD-CAMEROUN 313

I1 veille surtout à empêcher les rencontres entre les hommes et les femmes
en cachette, c’est-à-dire en dehors du cercle du hiirde. I1 a le pouvoir de
perquisitionner la case d’un jeune, suspecté d’ignorer cette règle. Sa
mission est d’interdire les unions illicites, c’est-à-dire non autorisées par
l’assemblée du hiirde. Le << couple >) qui se fait surprendre par le sarkin-
dare est immédiatement traduit devant le << tribunal >> du sukaaku.
Le ustooku a pour fonction de plaider en faveur des inculpés afin d’al-
léger les sanctions prises à leur encontre.
Le sankara est le serviteur du hiirde chargé de distribuer les noix de
kola aux participants. C’est parce qu’il est un <<casseur>> (distributeur) de
noix de kola qu’il a reçu ce nom de sankara, terme qui désigne aussi une
certaine maladie de la noix de kola.
Les tuuse’en (sing. tuuseejo) forment un conseil de sages qui entoure
l’alkaali et son équipe. Ce sont des personnes suffisamment avisées sur
les questions de hiirde, car en ayant une longue expérience. Elles sont non
seulement des conseillers de l’alkaali et de son équipe mais aussi, en cas
d’errements, des interlocuteurs suffisamment habiles et respectés pour
pouvoir orienter le hiirde dans le droit chemin.
Le govornel, du français << gouvemeur est choisi parmi les tuuse’en.
Les questions qui embarrassent l’alkaali sont remises à son jugement
mais, dans la pratique, ses fonctions sont surtout honorifiques. La compé-
tence d’un govornel peut couvrir plusieurs <<territoires>> administrés par
différents alkaali’en,

La discipline du hiirde ou la compétence de la classe des élus

Les élus du hiirde, sous la responsabilité de l’alkaali, ont collective-


ment pouvoir de décision sur les jeunes en particulier et sur l’ensemble de
la société en général. En effet, ils ont compétence pour traiter de toutes les
questions relatives au hiirde et à la morale.
Dans le déroulement du hiirde, une discipline doit être maintenue. Les
responsables arrêtent les conditions d’entrée dans la case du sukaaku.
Toute femme <<libre invitée à participer au hiirde, a l’obligation de s’y
rendre. Ni elle, ni ses parents ne peuvent s’y opposer. La prise de parole
lors du hiirde est strictement réglementée. I1 faut poser sa demande
<<timbrée>> au prix de quelques noix de kola et attendre l’autorisation de
l’alkaali. Sans cette autorisation, même un chuchotement est condam-
nable. La parole une fois accordée, il faut s’exprimer correctement et avec
un certain style. N’importe quelle faute, même un lapsus, peut condamner
son auteur. Une décision arrêtée dans le cadre du hiirde doit être respectée
par tous. Les relations amoureuses non légitimées au préalable par le
cercle du Iziil.de sont formellement interdites et les contrevenants sont
poursuivis par le <<tribunal>> du sukaaku. On reprochera à l’homme son
manque de courage et d’esprit de compétitivité et à la femme sa facilité à
314 SAÏBOU NASSOUROU

se laisser séduire. Ainsi, les responsables du hiirde veillent sur le compor-


tement social et la conduite morale de leur communauté tout entière.
Les jeunes doivent respect et obéissance à leurs parents et aux aînés en
général. Une conduite jugée fautive conduit automatiquement son auteur
devant le <<tribunal>> du sukaaku. La conduite morale des adultes doit être
irréprochable : tout ce qui est contraire à la morale peule (le pulaaku),
c’est-à-dire tout ce qui est considéré comme honteux, leur est interdit.
I1 existe une séparation très nette des compétences entre l’alkaali, chef
du hiirde, et le laamiido, guide politique suprême de la société globale.
Tout délit moral (mensonge, calomnie, grossièreté, bassesse, abus de
confiance, incestë.. .) est jugé par le <<tribunal>> du sukaaku, placé sous
l’autorité de l’alkaali qui se saisit lui-même de l’affaire ou est touché par
une plainte. Les autres types de délits, que l’on pourrait qualifier de
<<physiquess , relèvent de la seule compétence du laamiido ou de son
substitut. L’action de l’alkaali renforce celle du laamiido et concerne une
sphère sociale bien définie, à savoir la morale.
Le jugement du <<tribunal>> du sukaaku est contradictoire. L’amende
infligée au coupable consiste à exiger de lui une certaine quantité de noix
de kola à distribuer aux membres du cercle ou à l’ensemble de la commu-
nauté qui peut, selon la gravité du délit, regrouper plusieurs villages.
Le refus d’exécution de la sanction entraîne la mise en quarantaine
(hommboodu) du condamné. I1 est banni de la vie publique ; il n’a le droit
d’adresser la parole à quiconque et personne ne la lui adresse; il vit soli-
taire dans son village, aux pâturages et même au marché; il lui est même
interdit d’aller à la mosquée. Ses femmes elles-mêmes finissent par
l’abandonner si la durée du hommboodu se prolonge. La sanction est
levée dès que le condamné sollicite expressément le pardon et accepte de
payer l’amende qui lui a été infligée.

Le hiirde en scène

Après un tableau des protagonistes, les récits d’informateurs permet-


tent de << mettre en scène >> le déroulement de quelques-unes des formes de
hiirde.

Le cas du hiirde-fijirde

Le spectacle musical des griots s’ouvre le soir dans la cour d’une


maison à l’occasion d’une cérémonie quelconque, à l’invitation d’une
personnalité, ou à la faveur d’une tournée entreprise par un groupe de
griots. Les spectateurs passent, l’un après l’autre, devant la scène du
hiirde tenue par une troupe de griots. Généralement, le joueur qui entre
s’annonce en frappant le sol à l’aide de son soulier tenu à la main. Arrivé
LE HIIRDE DES PEULS. DU NORD-CAMEROUN 315

devant la scène, il interrompt le griot chef d’orchestre, parle, développe


avec brio un sujet quelconque, puis demande au griot de chanter.ses
propres louanges et/ou celles de ses amis, de ses femmes ou de ses
amantes, qu’ils soient ou non présents à la cérémonie. S’il est satisfait, il
l’exprime en bougeant la tête et en levant haut le bras. Les hommes
sortent leur couteau et en frappent l’air. Enfin, le joueur offre les cadeaux
au griot.
L’entrée sur scène du hiirde est ouverte à qui le veut et le peut, homme
ou femme. Celui ou celle qui occupe trop longtemps la scène, suscite la
jalousie des autres, parce que personne ne peut supporter longtemps d’en-
tendre chanter les louanges de son amant(e) à la commande de quelqu’un
d’autre. En outre, le discours des intervenants consiste très souvent en
attaques personnelles plus ou’moinsvoilées, en provocations. Au cours du
hiirde, des rivalités entre individus ou groupe d’individus finissent
toujDurs par se manifester.
Elles se traduisent par une compétition ouverte devant la scène du
hiirde. I1 faut en faire plus que son rival : le surpasser dans l’art du
discours et en cadeaux offerts aux griots. Le vainqueur de la partie n’est
pas proclamé solennellement. C’est au public d’apprécier, à la fin de la
séance, d’après ce qui a été dit et fait par chacun des protagonistes.
Cependant, quand une des parties en compétition se montre particulière-
ment faible et ridicule, elle peut être huée et rejetée hors de la scène.

Le cas du hiirde-sukaaku

Ici, la compétition se déroule sans masque. L’enjeu de la rivalité est


clairement posé : il s’agit pour un homme de gagner les faveurs d’une
femme ou, inversement, pour une femme de gagner les faveurs d’un
homme.
Après les souhaits de bienvenue aux femmes, les responsables du
hiirde imposent à chacune de désigner l’homme de son cœur. Puis, il est
demandé à chaque homme de réagir au choix qui s’est porté sur lui en
donnant des cadeaux à la femme, aux griots et à l’assistance. Après quoi,
le <<mariage>> du hiirde est célébré et le couple ainsi formé est libre, en
principe, d’aller finir la nuit en un endroit de son choix. En réalité, les
choses sont souvent plus complexes parce qu’au moment où un couple se
prépare à partir, un deuxième et même un troisième prétendant peut surgir
de l’assistance et relancer la compétition à propos de la femme.
I1 arrive également, surtout quand il y a plus de femmes que d’hommes,
que l’offrande de cadeaux soit renvoyée du côté des femmes. Dans ce cas,
c’est la femme qui choisit l’homme, qui fait les cadeaux aux griots et à
l’assistance et qui sort avec l’homme. Là aussi, de la même manière que
précédemment, deux ou plusieurs femmes peuvent se disputer le même
homme.
316 SAÏBOU NASSOUROU

Les chants du hiirde

Derrière l’apparente diversité des compositions émanant d’innom-


brables chanteurs, il existe des répertoires bien définis, distincts par leur
rythme, leur contenu et leur forme, et qui constituent la base invariable où
l’inspiration des différents musiciens prend sa source.
Le chant d’éloges des femmes (taakiyaare rew6e) est une longue lita-
nie où le griot vante l’une après l’autre les femmes qui ont laissé un nom, -
c’est-à-dire celles qui ont connu la célébrité par le hiirde. Le griot nomme
le village, cite les camarades, décrit la généalogie, les qualités physiques,
etc. de chaque femme ainsi louée. Le souhait de toute femme est d’arriver
à faire partie de ce répertoire.
Dans le chant d’éloges des bergers (taakiyaare waynaa6e), le griot les
loue en nommant et situant leur village et leurs différentes zones de pâtu-
rages ; il énonce leur généalogie sans oublier de rappeler que ce sont eux,
les bergers, qui incarnent la pureté de la race peule. Le désir de tout
berger est donc, comme pour les femmes, de figurer dans ce.répertoire.
Les professionnels de certaines pratiques ou les habitués de certains
jeux ou loisirs bénéficient généralement de chant d’éloges, sans doute
parce que les Peuls ne méprisent pas ces activités. On a ainsi un chant
d’éloges des brigands (taakiyaare sonngoo6e), un chant d’éloges des
joueurs de hasard (taakiyaarefiyoo6e caca) et, enfin, un chant d’éloges
des clients des cabarets et buveurs d’alcool (taakiyaare yaroo6e). Le
taakiyaare sonngoo6e est une énumération des brigands célèbres avec
mention de leurs actes de bravoure. Le taakiyaarefiyoo6e caca est Cgale-
ment une énumération des différents grands joueurs de hasard (jeu de
cartes), présentés comme de si parfaits connaisseurs de ce jeu qu’ils ne
perdent jamais. Le taakiyaare yaroo6e nomme les buveurs, vantés pour
leur générosité à payer des boissons.
En dehors des individus et des métiers, un seul domaine fait l’objet
d’un chant d’éloge : l’amour (yiide). I1 vante l’universalité de l’amour
mais avertit des dangers de son glissement vers la passion.
Aucun chant n’en fait l’éloge mais dans le cadre du hiirde, le guraama
récite fréquemment des sortes de blasons sur la noix de kola.
En dehors de ces principaux thèmes chantés, les griots innovent en
inventant de nouveaux chants à la gloire d’un individu, d’un souverain,
d’un commerçant.. .

Socio-psychologie du hiirde

Qui participe au hiirde ? Quels sont les effets du hiirde sur ses acteurs ?
Que recherchent les adeptes du hiirde ?
L’analyse sociologique des acteurs de hiirde montre que les principaux
adeptes de ce jeu sont issus en majorité de bonne famille, fils ou fille de
LE HIIRDE DES PEULS DU NORD-CAMEROUN 317

chef ou de riche éleveur. Leurs parents portent des jugements contradic-


toires sur le hiirde : les uns y sont résolument favorables, les autres aussi
résolument hostiles, les derniers enfin indifférents.
Si les adeptes du hiirde connaissent une certaine instabilité matrimo-
niale (les femmes comme les hommes se sont mariés et ont divorcé
plusieurs fois), cela n’est pas une caractéristique propre aux joueurs de
hiirde, mais un phénomène plus général à la société peule. De même, le
fait d’être élevé par des parents adoptifs à la suite du décès ou du divorce
de ses parents ne semble pas donner une personnalité particulière aux
adeptes du hiirde.
La fréquentation du hiirde n’est pas contraire à l’exercice de fonctions
de responsabilité, puisque des anciens du hiirde sont devenus des chefs de
village.
Parmi les effets du hiirde, ce jeu prend pour ses adeptes la valeur d’une
sorte de lieu d’exorcisme, provoquant chez les fidèles un prodigieux effet
d’envoûtement. I1 éveille en eux les résonances les plus profondes ; il
excite, il fait exploser. Interpellé par le chant du griot ou provoqué par un
rival, le joueur réagit avec emportement: il parle, il danse et il donne sans
compter. En l’espace d’un instant, les poches peuvent se vider, le trou-
peau de bœufs être dilapidé. Parfois, le joueur est comme saisi d’une crise
de folie : il enlève ses vêtements pour les donner ; certains vont jusqu’à se
mutiler en coupant un morceau du muscle de l’avant-bras (le long supina-
teur) ou du mollet (les jumeaux) pour l’offrir.
Le hiirde vient d’un Clan intérieur qui jaillit du fond de l’esprit et du
cœur du joueur. Une célèbre actrice du hiirde du nom de Mamma Wâde
comparait ce jeu à un fruit qu’il faut d’abord goûter pour en avoir une
véritable idée. Bref, il faut vivre le hiirde pour le comprendre réellement.
Un tel état d’esprit, exceptionnel, renvoie à de puissants mobiles.
Hommes et femmes se rendent au hiirde parce qu’ils y voient l’unique
occasion de mener une vie véritablement publique, de rencontrer un
monde mixte où hommes et femmes se côtoient. C’est aussi l’occasion de
communiquer avec les autres, de se divertir au son et au rythme de la
musique des griots.
Au-delà de ces facteurs, le déterminant sociologique le plus important,
celui qui anime le hiirde et aiguise l’esprit de compétition de ses fidèles
est la recherche du innde, le nom, le nom d’éloges bien entendu. Ceci se
dégage de l’axiome suivant : Duuniya, innde ;alaahira, aljanna ( a Vie
terrestre, nom ; vie céleste, paradis D)selon lequel le but ultime de la vie
terrestre est la diffusion du nom et celui de la vie céleste, le paradis.
Cette inspiration se traduit par une recherche effrénée des fidèles pour
acquérir un nom d’éloges au hiirde. Les fidèles, femmes et hommes, n’ont
d’autre objectif que de réussir à ce jeu. Celui qui se lance dans le hiirde et
qui entre en compétition avec un rival est assuré du soutien explicite ou
implicite de tous les siens, amis et parents. Certains parents n’hésitent pas
318 SAÏBOU NASSOUROU

à rappeler à leur enfant : <<Situ te laisses vaincre par ton rival au hiirde, ne
reviens pas me retrouver ici. >> Certaines épouses disent la même chose à
leur mari qui se rend au hiirde.
La victoire ou la défaite sur une scène du hiirde ne conceme pas seule-
ment les deux individus qui se sont directement affrontés ; elle touche un
ensemble de familles, de relations et de villages.

Le hììrde et l’islam :un conflit de valeurs

La société peule est anciennement islamisée, car elle a très favorable-


ment accueilli l’islam dès son introduction en Afrique. Les FuZGe ont
même participé à la propagation de la religion du prophète Mohammed
sur le continent. Aujourd’hui, l’ensemble des observateurs reconnaît que
l’islam est une composante essentielle de l’identité peule : la << musulma-
nité >> (njuulndamku) est devenue partie intégrante de la foulanité D.
Pourtant, des points de divergence considérables subsistent entre les
principes de l’islam et l’orientation culturelle et comportementale des
Peuls - et ceci dans la mesure où le hiirde peut être considéré comme un
trait culturel identitaire peul.
En effet, l’islam condamne le hiirde pour plusieurs raisons. Le hiirde
est une rencontre au cours de laquelle des gens passent leur temps àjouer,
à bavarder, à rire, brefà se divertir, alors qu’ils devraient plutôt être occu-
pés à lire les saints versets, à prier ou à s’entretenir avec leur famille. Le
hiirde réunit sans aucune réserve hommes et femmes, et ceci est un inter-
dit absolu (haram). Le griot, dont le métier est condamnable, joue un rôle
majeur dans le cadre du hiirde. En effet, soit il vante l’individu au-delà de
ses vraies valeurs, soit il le dénigre, l’insulte, l’humilie. Dans un cas
comme dans l’autre, son action est mauvaise parce qu’elle est mensongère
et qu’elle porte atteinte à la dignité de l’homme. Enfin, les gens dépensent
des fortunes et même de grandes fortunes au hiirde. Cette pratique est
contraire aux recommandations du prophète Mohammed qui demande à
ses fidèles d’être économes et donneurs d’aumône.
Pour toutes ces raisons, le hiirde est présenté comme un mal (munkar),
voire un interdit absolu (haram).Les hommes de foi, qui ont pour devoir
de défendre l’islam, ne manquent pas une occasion de fustiger le hiirde
afin d’en détourner les fidèles. Seulement, dans ce conflit séculaire oppo-
sant l’islam et le hiirde, il est bien difficile de dire qui l’emporte. Certes,
d’anciens adeptes du hiirde (chez les femmes notamment), convaincus
que c’est un mal, ont pris aujourd’hui la résolution de ne plus mCme en
parler : << À présent, j e prie et j’égrène mon chapelet, voilà tout >>, se
contentent-ils de dire. Mais l’islam est loin d’avoir vaincu le hiirde. On a
compté parmi ses fidèles des descendants directs des conducteurs de
l’islam, c’est-à-dire de grands marabouts. Parmi les hommes en parti-
LE HIIRDE DES PEULS DU NORD-CAMEROUN 319

culier, de nombreux anciens adeptes défendent encore le hiirde et en


parlent avec nostalgie.
Dès lors, qu’est-ce qui a donné au hiirde sa capacité à résister pendant
des siècles à l’islam, religion pour laquelle les Peuls se sont battus et à
laquelle ils s’identifient ?

Le hiirde : quelle rationalité sociologique ?

Le hiirde, institution sociale reconnue, est un cadre de socialisation et


de contrôle social. C’est un phénomène organisé avec une équipe de
responsables aux pouvoirs admis consistant à encadrer, contrôler et disci-
pliner la classe des jeunes. Cette fonction du hiirde est clairement
exprimée par la formule d’investiture du laamnga sukaaku prononcée par
l’ardo. En ce sens, le hiirde sert de relais du pouvoir du laamiido.
Le hiirde assure une fonction de socialisation et de contrôle social. C’est
un lieu où l’observance des règles de la morale peule : maîtrise de soi,
courage, respect de la parole donnée, rectitude du langage.. . est plus
contraignante et où la déviance se trouve plus sévèrement condamnée
qu’ailleurs. C’est parce qu’il est un maillon important du système social
peul traditionnel et authentique que le hiirde a résisté aux assauts de l’islam.
Toutefois, le hiirde n’a pas survécu aux changements. Aujourd’hui, le
hiirde tel que nous l’avons présenté, n’existe plus. Le processus de dispa-
rition du hiirde-sukaaku est quasiment achevé. Le hiirde-fijirde a
également perdu de son importance. Que s’est-il passé? Les moments les
plus brillants du hiirde furent certainement ceux de l’époque précoloniale
quand les laamii6e régnaient sans partage, quand s’épanouissaient les
activités d’élevage et que le métier d’éleveur était la principale marque
identitaire du Peul, bref quand le système social peul gardait tout son
équilibre.
La colonisation, grâce à un modèle de gouvernement fondé sur l’indi-
rect rule (au Nord-Cameroun) modifia peu cet état des choses, tout en
introduisant des germes de contradictions, de conflits autrement dit, la
possibilité de l’avènement d’un modèle social autre que celui que connais-
sent les Peuls : le modernisme.

Avec l’indépendance, le régime d’Ahidjo a apporté quelques facteurs


de dynamisme au hiirde, au hiirde-fijirde plus particulièrement. Ahidjo,
un Peul, était porteur de la culture du hiirde. I1 l’aimait particulièrement.
À chacune de ses visites dans le Nord-Cameroun, il autorisait l’organisa-
tion de hiirde. Ainsi, il attira son entourage, composé de personnalités
influentes, vers le hiirde. Ahidjo élargit le pouvoir et rehaussa l’image des
principaux responsables et adeptes de hiirde en les associant à la construc-
tion de son parti, l’Union nationale camerounaise (UNC), le parti unique.
320 SAÏBOU NASSOUROU

En effet, les anciens responsables de hiirde devinrent les nouveaux


responsables du parti. L’alkaali, le guraama et les différents tuuse’en
furent nommés président, secrétaire général, conseiller, trésorier, etc. à
tous les niveaux de la structure du parti (comité de base, section, cellule).
La correspondance entre l’organisation du hiirde et celle du parti est telle
dans la tête de nos informateurs qu’à la question : << Qu’est-ce qu’un
alkaali? B, ils se contentent de répondre : << L’alkaali était autrefois ce que
le président est aujourd’hui. >> I1 est question bien entendu du président du
parti, responsable à chaque niveau.
Les griots étaient invités à toutes les manifestations du parti dont la vie
et l’ambiance étaient calquées sur celles du hiirde. Le hiirde s’était trans-
posé dans le parti et prenait de l’importance, s’activait, se dynamisait
grâce à l’organisation, aux moyens matériels et politiques de celui-ci.
La capacité de couverture et le programme des émissions diffusées par
l’ancienne station provinciale de Radio-Garoua constituaient un autre
facteur très important du dynamisme du hiirde. Les émissions étaient
captées bien au-delà des frontières provinciales et nationales. Elles étaient
suivies au Nigeria, au Tchad et en République centrafricaine. La plupart
des émissions étaient diffusées en fulfulde ;la langue peule occupait la
première place, suivie du francais et de l’anglais, du haoussa et de l’arabe.
La musique des griots était largement représentée dans le programme
des émissions. Radio-Garoua fonctionnait comme une véritable maison
d’édition des productions des griots qui venaient s’y faire enregistrer. Les
équipes techniques de la station assistaient au hiirde dans les villages pour
effectuer des enregistrements. La radio permettait ainsi une diffusion plus
large des messages des griots ; les adeptes du hiirde étaient assurés d’être
connus au loin par leur nom d’éloges et, du coup, ils devenaient encore
plus motivés par le jeu, chacun cherchant à faire entendre son nom à la
radio à travers la voix du griot.
La fin du régime Ahidjo a considérablement réduit cet Clan du hiirde et
même précipité son déclin. En effet, au lendemain de la démission
d’Ahidjo et, plus encore, à la suite de la tentative de coup d’État du 6 avril
1984, la plupart des productions musicales de hiirde furent frappées d’in-
terdit. Dès lors, les louanges chantées en l’honneur d’Ahidjo et ses
proches furent interdites de diffusion à la radio. Même l’écoute privée de
ces productions n’était plus permise. Le responsable provincial de la
radio, un connaisseur des traditions de hiirde, a été muté dans une autre
province et remplacé par des personnes étrangères aux réalités du hiirde.
La programmation des émissions a été complètement modifiée. De
nouvelles langues ethniques ont été introduites ; le franqais et l’anglais
sont devenus les langues principales ; lefulfulde, langue véhiculaire parlée
par presque 100 % des populations de la province, occupe un temps d’an-
tenne identique à celui de chacune des autres langues ethniques seulement
comprises par des minorités.
LE HZZRDE DES PEULS DU NORD-CAMEROUN 32 1

Le résultat de cette situation est une désaffection de l’écrasante majo-


rité des populations, toutes ethnies confondues, à l’égard des émissions de
radio auxquelles elles ne comprennent plus rien3.

Cette présentation sommaire ouvre d’autres pistes de recherche : sur


l’échange et le don déjà analysés par Mauss ; sur la notion de loisir dans
une société dite traditionnelle ; enfin, elle pose, pour le Cameroun, la
question de la politique nationale en matière culturelle.
S’agissant de la notion de loisir, le hiirde apparaît comme un facteur
positif du développement. En effet, cadre de rencontre, de communication
et de divertissement des jeunes gens et des jeunes femmes des villages, le
hiirde crée tout un réseau de liens affectifs qui rendent moins attrayants
d’autres genres de vie. Le hiirde offre ainsi un frein à l’exode rural, ~

obstacle insurmontable sur lequel butent les praticiens du développement


rural en Afrique. Lorsque le hiirde était encore largement pratiqué, on
disait, exemples à l’appui, qu’à l’écoute de la musique familière du hiirde,
tout jeune migrant parti de l’extrême Nord du Cameroun retournait au
village par tous les moyens. Le hiirde est donc un réel facteur d’enracine-
ment au terroir. Par sa fonction de socialisation, de discipline sociale et
morale, le hiirde maintient la cohésion de la société toute entière autour
de valeurs culturelles unanimement partagées.

Enfin, le hiirde joue un rôle tout à fait positif quant à la question


toujours brûlante de l’émancipation de la femme. En effet, il offre la
possibilité à la femme de développer ses potentialités, de se percev.oir
socialement importante et libérée de toute domination. Le contexte du
hiirde met la femme en contact avec le monde extérieur et lui permet ainsi
de devenir une personne réputée, en acquérant une identité par son propre
nom et ses qualités personnelles.

3. En termes statistiques, la situation est la suivante: le programme des Bmissions hebdomadaires


de la station provinciale de la Cameroon Radio Television (CRTV) de l’extrême Nord à Maroua,
couvre un total de 118 heures rBparties en 31 heures d’kmissions pour les onze langues nationales
retenues cfulfulde. mundang. guiziga, mofou, mafa, mandara, kanuri. musgun, arabe-Choa, tupuri et
massa), 87 heures d’emissions pour le français et l’anglais (Source :Cameroon Radio Television,
station provinciale de l’extrême Nord, Grille des programmes FM 94.80, s.1.n.d.).
BAUMGARDT
URSULA

Littérature orale et identité

En littérature, la problématique de l’identité est posée de façons et de


points de vue très variés, permettant un éclairage culturel, formel ou
psychologique *.Pour cerner quelques aspects de cette problématique
complexe, la réflexion méthodologique proposée prendra comme point de
départ un domaine littéraire donné - les contes peuls. I1 s’agira de déceler
voire de consolider2 des pistes de recherche pour aborder de manière
pratique la question de l’identité telle qu’elle est posée au niveau litté-
raire. Dans un premier temps, l’interrogation portera sur la spécificité de
la littérature, et notamment de la littérature orale, comme moyen d’ex-
pression de problématiques identitaires. Ensuite, on s’intéressera à la
construction d’identités dans et par des textes narratifs, pour analyser en
troisième lieu le thème du changement d’identité dans les contes.

Littérature et identité

Expression privilégiée d’une culture, la littérature est l’un des espaces


où peut se formuler Üne identité en termes d’appartenance et/ou de diffé-
rence par rapport à un ensemble culturel. Elle se constitue en un lieu
d’identification dans un sens définitoire : elle confère une identité à celui
qui se reconnaît en tant que membre d’une communauté, et, par les
mêmes mécanismes littéraires, elle identifie celui qui n’y appartient pas.
Définition d’une appartenance ou d’une non-appartenance culturelle,
élaboration et concrétisation de représentations culturelles collectives,

1. Une approche interdisciplinaire, comme celle effectuCe par LCvi-Strauss (1977) dans un
Séminaire sur l’identité, n’est bien entendu pas possible dans le cadre restreint de ce travail ;cf. pour
des recherches récentes dans une perspective interdisciplinaire, par exemple, Amselle 1990 ; ou
Jolivet & Rey-Hulman 1993.
2. En filigrane et sans l’exprimer toujours de manière explicite,l’approche ethnolinguistique de la
littérature orale s’intéresse à la problCmatique identitaire; cf. par ex. Derive 1986-87; Calame-Griaule
1987; Baumgardt 1988,1991,1994b; ou Görög-Karady 1994.
324 URSULA BAUMGARDT

cette identité n’a d’existence que si les membres de la communauté s’y


reconnaissent3.
On peut décrire la fonction définitoire d’identités comme un jeu entre
l’imaginaire textuel et le public. Ce jeu s’articule entre autres autour de
deux processus psychologiques, l’identification et la projection. Créant
des‘figures- imaginaires - auxquelles le public veut ressembler, la littéra-
ture propose en effet des modèles d’identification positive, tout comme
elle sert de suppok au mouvement inverse, i. e. vouloir être différent de la
figure littéraire qui paraît comme négative. Ainsi, et pour entrer dans
l’univers des contes, on peut penser à la figure de la princesse qui servira
certainement de support à l’identification positive (aux filles), alors que le
mauvais exemple de la fille désobéissante à qui est réservé un destin
tragique sera là pour illustrer ce qu’il convient de ne pas faire.
Par ailleurs, l’espace littéraire permet à la projection de s’exprimer
librement, en ce sens qu’à propos et par l’intermédiaire de créatures litté-
raires distinctes et différentes de l’être réel qui parle, ce demier dit/entend
ce qu’il craint ou ce qu’il désire lui-même, sans pour autant être autorisé à
l’admettre explicitement. Les personnages de la marâtre et de la co-
épouse peuvent être lus selon cette grille : chacun illustre le mauvais
traitement qu’il inflige à une victime (enfant orphelin et Co-épouse) ; ce
traitement est condamné (punition), mais permet tout de même de théma-
tiser des conflits sous-jacents importants, notamment ceux pouvant
apparaître dans la relation mari-épouse par l’intermédiaire de la Co-épouse
ou des enfants de cette demière.
Ainsi, si la littérature sert à définir une identité culturelle et permet au
public, collectivement ou individuellement, de se situer par rapport à
celle-ci, elle fonctionne également comme formatrice d’identité, car elle
procure des modèles -positifs ou négatifs - de comportements, de valeurs
et de normes. Et, ce faisant, elle construit la différence, l’Autre
(Baumgardt 1994c).

Littérature orale

Tout en respectant le fonctionnement identitaire qui vient d’être


évoqué, la littérature orale, produite dans des conditions d’énonciation

3. Des recherches rtcentes en littérature qui traitent explicitement de la probltmatique de l’iden-


tité portent entre autres sur: une lecture psychanalytique de la litttrature francophone du Maghreb
(Bonn 1991);I’écriture identitaire d’une minorité (roman beur) (Laronde 1993); l’identitk culturelle
berbère (Bounfour 1995); l’articulation des problèmes identitaires dans un pays connu pour le poten-
tiel conflictuel qui s’y trouve rtuni (Afrique du Sud) (Sevry 1995); l’identitt régionale et ethnique
(Sénégal)(P.S . Diop 1995) ; l’identité d’un personnage litttraire (le héros tpique) (Seydou 1972,
1976); et de maniCre implicite, sur les contes peuls, vus par rapport à Ia question du substrat commun
et par rapport aux diffkrences entre les textes occidentaux et orientaux (Id. 1993).
Quant à une approche anthropologique de l’identité peule, on ne citera parmi les nombreux
travaux que Dupire 1981, 1994; Bocquené 1981 ;Vereecke 1986; ou Yoshihito Shimada (1993).
ORALE ET IDENTITÉ
LIT-IÉRATURE 325

particulières, se situe de manière spécifique par rapport à cette probléma-


tique4. Le mode de communication utilisé, l’oral, implique une
performance unique d’un texte, réunissant celui (ceux) qui parle(nt) et
celui (ceux) qui écoute(nt) en une séance non reproductible à l’identique.
L’oralité établit ainsi une co-incidenceentre le moment de l’énonciation et
le moment de la réception, ce qui veut dire qu’il est impossible, comme
c’est le cas dans l’écrit, d’introduire une distorsion spatio-temporelle entre
les deux pôles. Le texte oral ainsi <<encadré>> par sa performance ne peut .
donc <<voyager>> en dehors d’elle pour rencontrer un public potentielle-
ment universel, de la même manière que le texte écrit. I1 réunit au contraire
une entité culturellement homogène, car celui qui parle et ceux qui écou-
tent partagent la même langue au moment même où le texte est dits.
Cette situation d’énonciation implique une communication littéraire
particulière, car le cadre référentiel dans lequel s’inscrit le texte est COMU
des deux pôles qui participent à la performance, de telle sorte que le
public est relativement homogène avec le producteur du texte. Pour cette
raison, le texte n’a pas besoin de décrire le contexte pour que le public
puisse l’identifier, il se contente de l’évoquer.
Le savoir culturel partagé entre producteur et destinataire du texte évite
notamment des descriptions de paysages ou de pratiques culturelles
lorsque celles-ci ont uniquement la fonction de créer un << effet de réel >>
(Barthes). Une telle << absence >> peut créer l’impression que les textes de
littérature orale et notamment les contes sont << simples >> et qu’ils ne
donnent pas beaucoup d’informations sur le réel. Mais cette apparente
simplicité est une conséquence du contexte d’énonciation; il se définit de
telle sorte que le texte de littérature orale n’est pas un texte ethnogra-
phique : si, dans une telle situation de communication, le narrateur dit
<<baobab D, le public sait de quoi il est question et peut le visualiser menta-
lement. Ainsi, le narrateur n’a plus besoin de décrire << l’arbre majestueux
de l’Afrique.. . >>. De même si, par exemple, un Peul s’adresse à un Peul
en parlant de la traite du lait, il serait redondant de décrire cette action, car
les pratiques culturelles courantes ne figurent en général que si leur fonc-
tion est autre que celle d’une inscription du texte dans le contexte6. Ce
fonctionnement des textes littéraires démontre qu’il ne faut pas prendre
les textes à la lettre, mais situer leur fonctionnement par rapport à la situa-
tion d’énonciation d’une part, par rapport aux lois des genres littéraires
d’autre part, car, bien entendu, tout texte ne fonctionne pas selon les
mêmes règles.

4. Pour des bibliographies de litttrature orale, cf. Gorög-Karady 1981,1992.


5. On signalera cependant que la IittBrature Bcrite peut avoir une fonction intemBdiaire, car I’bcrit
sert souvent de support & la rkcitation, comme c’est le cas de la IittBrature tcrite en ujumi (transcrip-
tion de la langue peule en caractères arabes).
6. Eguchi (1994) avait exprime dans son analyse du pastoralisme à partir des pratiques de la traite
des vaches son regret qu’on trouve peu d’informations sur ce sujet dans les textes litt6raires.
326 URSULA BAUMGARDT

Genres littiraires

La langue, la situation d’énonciation et le mode de transmission sont


les trois critères qui définissent globalement la littérature orale. Ces para-
mètres de base déterminant la situation de communication impliquent
l’élaboration de genres particuliers. Sans vouloir entrer dans les détails de
cette vaste problématique, on peut penser que les critères selon lesquels
l’identité est abordée sont différents en fonction des types de textes.
Ainsi, les jammooje na’ i, <<hymnesaux bovins D et poésie pastorale par
excellence sont composés par les bergers pendant la transhumance et réci-
tés à l’occasion du degal, le retour vers la région fluviale après la décrue
du Niger (Seydou 1991). Lors du défilé des bêtes, cette poésie donne aux
bergers l’occasion de louer leur troupeau tout en évoquant le temps de la
transhumance, l’environnement naturel, la recherche de l’eau et de
l’herbe, et leur solitude. La poésie sert donc à exprimer une expérience
personnelle qui n’est pas forcément partagée par le public, notamment
l’expérience de la difficulté de la transhumance, d’oh l’évocation de la
soif, de la faim et de la fatigue.
Alors que dans la poésie pastorale le berger, créateur du texte, peut
parler de lui-même en son propre nom, le mode de récitation de l’épopée
sépare celui qui parle (griot) et le destinataire privilégié, c’est-à-dire le
héros épique lui-même. Ici, l’action sert de cadre fournissant des péripé-
ties, des situations insolites et des difficultés pour illustrer et louer le
comportement du héros. Le texte est là pour montrer que le comportement
du personnage exceptionnel obéit aux valeurs qu’il incarne. Ainsi, le
héros épique. ne connaît aucune évolution et il ne subit pas de change-
ments, justement parce que sa fonction littéraire est celle d’illustrer la
permanence des valeurs face aux difficultés de la vie.
Quant au conte, texte narratif qui peut être dit par toute personne sans
spécialisation statutaire, sa fonction identitaire n’est pas moindre. Elle
s’articule autour de la grande diversité de thèmes qui sont abordés, d’un
côté à travers les personnages constants qui appartiennent aux contes
types, de l’autre à travers les variantes d’un même thème, i. e. les diffé-
rentes solutions apportées à une même problématique.
On a ainsi un conte type comme <<L’enfantterrible >> (Görög-Karady er
al. 1980), dont le personnage central peut se retrouver dans les situations
les plus diverses pour illustrer chaque fois la même problématique : défier
le pouvoir politique. Le conte type aura tendance à stabiliser une solution,
en l’occurrence l’impunité de l’enfant terrible. Mais la même probléma-
tique peut être illustrée par un autre conte qui, lui, montrera que le
personnage défiant le pouvoir sera puni. Ainsi, la fonction identitaire du
genre littéraire ne peut certainement pas être saisie en dehors de la
mosaïque formée par les variantes et les versions des contes (Görög-
Karady 1990).
LITTÉRATURE ORALE ET IDENTITÉ 327

De ces quelques réflexions il ressort que les genres littéraires se définis-


sent comme des systèmes sémiotiques complexes qui, à travers leur diversité
et leur complémentarité, s’organisent en véritable système littéraire.

Constructions d’identités

Face à la complexité des faits, l’interrogation sur la construction de


l’identité dans les contes7 ne pourra porter que sur quelques aspects, en
suivant quelques questions : comment, de quelle façon précise, les textes
racontent-ils une histoire ? Ce faisant, comment opèrent-ils une représen-
tation, élaborent-ils une problématique, créent-ils une vision du monde?
Dans cette perspective, il ne s’agit donc pas en premier lieu de vérifier
si la littérature illustre tel ou tel aspect du réel social. Au contraire, en
partant d’une approche empirique, l’analyse littéraire cherche à
comprendre la structuration d’un domaine, et ceci en partant des textes.
Ceci implique que l’exposé ne portera pas sur la notion d’identité en
général, mais que la réflexion est centrée sur l’identité telle qu’elle est
abordée par les textes : comment les contes opèrent-ils pour véhiculer une
problématique identitaire ?
Cette réflexion prend comme point de départ une hypothèse simple : les
contes ont une fonction identitaire qui passe inaperçue pour celui qui les
écoute. Ceci renvoie au fonctionnement narratif des textes, notamment à
la structuration des personnages littéraires - support d’identification et de
projection. D’où la question : comment les textes confèrent-ils une iden-
tité aux personnages, l’identité étant, comme on le verra, limitée par les
textes d’abord à l’identité dans le sens définitoire.

Fonctionnement narratif

Le fonctionnement narratif est abordé à partir de quatre contes


(Baumgardt 1994a), et notamment à partir de la fagon dont ces textes
commencent.
Exemple 1
I1 y avait un homme qui était fils de roi. I1 y avait son ami qui étaitfils d’un homme
pauvre. Ils étaient ensemble dans le palais du roi. Ils y vivaient tous les deux. Le fils de
l’homme pauvre avait l’habitude d’aller voir la femme du roi. Chaque nuit [qu’elle ne
passait pas avec son mari], elle portait une bague de sa case jusqu’h celle qu’occu-
paient les deux amis. Alors, le fils du pauvre se levait et se rendait chez la femme du
roi. Une fois qu’il était allé chez elle et qu’il avait fait ce qu’il avait faire il rentrait.
Un jour, il y alla et tomba sur le roi. I1 le caressa le long du corps [croyant que c’était la

7. Je prendrai en considkration les contes peuls du Cameroun dans leur ensemble (cf. Eguchi
1978-1984; Noye 1980,1982,1983). Cependant, les exemples cit6s proviennent du corpus de contes
que j’ai collect6 au Cameroun entre 1986 et 1991 (Baumgardt 1994a).
328 URSULA BAUMGARDT

femme]. Le roi sursauta et lui enleva le bonnet. Le jeune homme revint et. dit ?i son
ami : <<Aujourd’huije suis tombé surle roi. I1 me tuera demain matin. - I1 ne te tuera
pas >>, lui dit-il. .
Exemple 2
Un chasseur partit à la recherche d’une femme. Cet homme était rapide, il tirait à l’arc.
[...] I1 tirait à l’arc. I1 vint B rencontrer une femme. La femme de son côté était partie à
la recherche d’un homme rapide.
Exemple 3
Un roi avait un fils, un enfant unique. Il grandit. Chaque fois que les gens venaient à la
cour et qu’ils saluaient le roi, ils se saluaient entre eux en disant : <<Etla misère du
monde ? - Ça va mieux. >> Le temps passa. I1 entendait cela. I1 dit ?i son père: << J’irai
voir la misPre. n
Exemde 4
C’était un homme; il avait vingt esclaves. C’est bien cela, deux fois dix esclaves ! I1
avait unfils, un seul. L’enfant grandit et devint pubère. Le père fut pris de fièvre. I1
appela les esclaves et dit : Je vais mourir. Après ma mort, je vous en prie, au nom de
Dieu, prenez soin de mon enfant jusqu’à ce qu’ilfonde une famille. - C’est bien >>,
répondirent-ils.
Le père mourut. Le temps des condoléances était ?i peine passé que les esclaves se
réunirent tous, ils vinrent et dirent : <<Nousne t’aimons pas. Tout comme le prophète
Mohammed n’aime pas le mécréant, nous ne t’aimons pas. - Qu’est-ce que j’ai fait?
- Rien, répondirent-ils, nous ne t’aimons pas. - C’est bien>>,dit-il.
On pourrait multiplier les exemples, mais dès à présent, plusieurs
observations sont possibles.

Identité sociale des personnages

Les contes confèrent une identité à chaque personnage. Il s’agit d’une


identité sociale qui se construit autour de critères précis : statut social,
âge/génération, sexe et constellation relationnelles.
Dans le premier exemple, il s’agit de deux jeunes hommes à statut
social opposé (prince, pauvre) et non mariés, ce qu’on déduit du fait qu’ils
ne vivent pas dans une famille qu’ils auraient fondée eux-mêmes. Le
deuxième exemple illustre un homme et une femme qui cherchent chacun
un partenaire, ils ne sont donc pas non plus situés dans le cadre d’un
mariage constitué. Les exemples 3 et 4 mentionnent de jeunes hommes,
fils uniques de pères riches et détenteurs de pouvoir. Les contes utilisent à
ce niveau des critères réalistes et des moyens narratifs simples, la désigna-
tion (jeune prince, homme pauvre).
I1 faut ajouter à ces critères celui de l’appartenance ethnique. Cette
dernière donnée est plus difficile à déterminer ; elle est tantôt explicite et
tantôt implicite, mais même s’il peut être parfois difficile de la cerner,
l’identité ethnique des personnages est un critère pertinent (Baumgardt
1994a).

8. Les noms des personnages - indices identitaires importants -ne sont pas pris en considkration.
LITI%RATURE ORALE ET IDENTITÉ 329

Référence Statut social Génération Sexe Constellation relationnelle

Ex. 1 prince jeune M triangulaire :


pauvre jeune M 2 hommes,
femme du roi non vieille F une femme,
roi adulte M séparation
Ex. 2 chasseur adulte M binaire: 1 homme, 1 femme
femme adulte F rencontre
Ex. 3 roi adulte M binaire : 1 homme adulte,
prince jeune M 1 homme jeune, séparation
Ex. 4 un homme riche vieux M binaire : 1 homme vieux,
son fils jeune M 1 homme jeune, séparation

La récurrence des critères qui définissent l’identité sociale et ethnique


des personnages fait qu’ils sont, du point de vue narratif, très efficaces,
car ils permettent de structurer l’identité d’une société imaginaire du point
de vue de sa composition sociale et ethnique, en établissant par exemple
de véritables paradigmes de la pauvreté et de la richesse, et en y superpo-
sant d’autres paradigmes, comme celui de l’âge. Des éléments simples qui
apparaissent dans un conte, de manière ponctuelle et apparemment peu
chargée de sens, s’organisent ainsi, si l’on se situe au niveau d’un corpus,
en réseau complexe d’indices, à la fois précis du point de vue des critères
qui l’organisent, mais en même temps assez ouvert, car les critères eux-
mêmes ne sont pas nombreux, ce qui permet de brosser les contours d’un
personnage plutôt qu’un personnage déjà structuré dans les détails.

Détermination symbolique

En dehors de la définition d’un personnage en fonction du critère


réaliste de son identité sociale, les contes ont la possibilité de le détermi-
ner symboliquement, notamment lorsqu’il s’agit d’animaux, comme le
<<personnage >> de la hyène. Dans ce cas, l’accent est probablement mis sur
la définition d’un actant par rapport à un type de comportement, le
comportement concrètement observable renvoyant à un type psycholo-
gique qui, lui, n’est pas défini strictement du point de vue social. Dans
cette perspective, aussi bien un roi qu’un homme pauvre pourrait avoir un
comportement d’hyène (gourmandise, gloutonnerie, bêtise.. .).
On peut donc retenir que les contes recourent à deux façons de conférer
une identité à un personnage, et ceci dès le début du conte : la détermina-
tion réaliste, liant les critères << statut social >> et << comportement )> dans
une description du comportement en fonction du statut social, et la déter-
mination symbolique, associant << valeur symbolique de l’actant >> et
<< comportement >>, de telle sorte que le comportement du personnage est
défini en fonction de la structure psychologique. Ces deux façons
330 URSULA BAUMGARDT

d’identifier un personnage sont complémentaires et permettent probable-


ment de dire ce qui serait difficilement acceptable si les contes ne
disposaient que de la définition d’un personnage du point de vue social.

Réalisme de l’histoire

Après la définition des personnages dès les premiers mots, que font les
contes? Ils racontent l’histoire qui est censée être arrivée à ces person-
nages. Sans exclure le merveilleux, les histoires obéissent à une certaine
forme de réalisme, car les personnages sont réunis dans des constellations
précises, ce qui, à son tour, influence les <possibles
i narratifs >> (Bremond
1973) :
- les histoires à Co-épouses traitent des relations entre les femmes
d’une part, les femmes et leur mari d’autre part,
- la relation orpheline-marâtre focalise le statut de l’enfant, ainsi que la
relation mère (absente)/enfant,
- et prince et roi sont en relation pour régler la succession du roi.
À travers une constellation de personnages, on assiste à la définition
réciproque de deux personnages dans une relation précise, ce qui confère
une identité relationnelle à chacun. Celle-ci se définit d’abord par rapport
au même dans une perspective de comparaison : quel est le comportement
de deux amis, de deux frères, de deux sœurs? Elle est thématisée égale-
ment par rapport à l’autre, notamment l’autre sexe et l’autre âge. Ainsi,
des contes qui mettent en scène seulement des personnages d’enfant, ou
seulement un homme vieux et une femme vieille, ne sont pas attestés dans
le corpus, ce qui permet la lecture suivante : entre vieux, il n’existe pas de
relation qui pourrait être racontée ; entre enfants, non plus.

Possibles narratifs

La définition de l’identité sociale implique un programme narratif logi-


quement compatible avec cette identité. La donnée des <<possibles
narratifs >> signifie, par exemple, qu’en général, le personnage de la vieille
femme ne va pas chercher à avoir un enfant, tout comme un vieux roi ne
parcourra pas le monde en quête de sa future femme. Au contraire, la
vieille femme cherchera entre autres à consolider sa position, et un vieux
roi se préoccupera de sa succession. De même, les exemples cités initiale-
ment situent des personnages, jeunes adultes, en dehors du mariage
constitué, ce qui fonde une,thématique centrale et commune à ces contes,
celle, justement, de la réalisation du mariage.
L’identité sociale fonctionne donc comme un cadre qui définit un
ensemble d’actions considéré comme possible ou non, comme compatible
ou non avec le statut. Et on peut formuler l’hypothèse suivante : si l’iden-
tité sociale des personnages fonctionne ici sous l’aspect de << définition
LI‘ITÉRATURE ORALE ET IDENTITÉ 331

d’un cadre d’actions >>, ce même fonctionnement narratif devient forma-


teur d’identité sociale au niveau des personnes qui écoutent les contes.
L’association des critères <<statutsocial B et <<action>> sur le plan narratif
définit ainsi l’existence d’un lien entre un comportement spécifique et le
statut social d’une personne.

Il‘llustrationdes conflits

Dans le cadre des <<possiblesnarratifs >> et des constellations relation-


nelles de personnages, l’histoire racontée s’organise en général autour
.
d’une problématique qui prend souvent la forme d’un conflit, ce qui
soulève les questions suivantes : quels sont les termes du conflit, et quelle
est sa solution? Ces questions peuvent à leur tour mener vers une typolo-
gie des conflits, de telle sorte qu’il est possible de définir l’identité
culturelle de ce point de vue.
En effet, les contes fonctionnent comme une illustration de différentes
attitudes devant un conflit, et de différents types de solution : recours à un
intermédiaire, confrontation entre deux protagonistes, établissement de
rapports de force précis, recherche de conviction, d’évitement ou de
persuasion, ou au contraire, application d’une punition. Ici, la perspective
comparatiste ouvre des voies à la compréhension de l’identité culturelle
par l’analyse des différentes articulations d’un même conflit ou d’une
même problématique.
Dans les exemples précédemment cités, cette problématique, le
mariage, peut être résumée de la façon suivante.
Réjiérence Thématique initiale Développement narratif Problématique
Ex. 1 relation père-fils mariage du fils mariage
conflit adipien après de multiples sans plus
séparation conflictuelle épreuves
père/fils non-retour du fils
Ex. 2 mariage sans condition implicite mariage librement
épreuve préalable remplie par l’homme consenti
et la femme
Ex. 3 relation père-Fis (unique) mariage du fils après mariage
séparationpassagère épreuveset souffrance et enrichissement
acceptée des deux retour du fils
Ex. 4 relation père-fis trahison; transactions mariage avec enrichissement
séparation irrémédiable multiples;enrichissement; et ascension sociale
(mort du père) mariage du fils
avec la princesse

Sans entrer dans les détails de l’analyse, il ressort de cette comparaison


que le mariage est posé en établissant un lien entre la relation père/fils et
la qualité du mariage contracté par ce dernier. La première relation est
332 URSULA BAUMGARDT

définie en termes de séparation du père et du fils en vue du mariage de ce


dernier. Cette séparation peut être :
- conflictuelle, sans retour du fils (ex. 1)
- acceptée des deux côtés, avec le retour du fils (ex. 3)
- irrémédiable (mort, ex. 4)
- déjà réalisée et assumée (absence du pkre dans l’ex. 2, ce qui permet
de déduire qu’il ne s’agit pas d’un premiermariage).
De la manière dont les contes posent la problématique, la qualité de la
relation père/fils a une incidence sur le mariage du fils : lorsque la sépara-
tion est conflictuelle, il y a mariage sans retour du fils et sans croissance
(ex. l), mais quand la séparation est assumée (consentie, déjà réalisée ou
irrémédiable), le mariage du fils est accompagné de croissance (matérielle
et/ou sociale ex. 3 et 4,psychologique ex. 2).
Dans les exemples cités, la problématique identitaire n’est pas au
centre des textes. En effet, les indices narratifs, tout en agissant sur la
constitution de l’identité au niveau du public, peuvent passer inaperçus.
Certains contes, par contre, posent le problème identitaire explicitement
en illustrant des changements d’identité.

Changements d’identités

Plusieurs formes de changement d’identité sont illustrées : le change-


ment concernant le statut social et l’identité sexuelle, ainsi que la perte
. définitive d’identité.

Changement de statut social

Dans le corpus de contes de référence, plusieurs constellations sont


attestées. Le personnage concerné est toujours masculin. La probléma-
tique concerne la reconquête d’un statut social dont le personnage a été
privé.
- Des enfants princiers sont éloignés de chez eux de force et dès leur naissance ; ils
sont ainsi privés de leur statut social. Ils ne peuvent influencer leur destin que lors-
qu’ils sont adolescents, et la trame narrative suivra la reconquête de leur statut qui
équivaut ici à retrouver la véritable identité à travers la filiation.
- Un jeune roi finit par dilapider toutes ses richesses sous l’influence de sa femme-traî-
tresse. I1 est réduit à la mendicité, et il doit accepter la présence de l’amant de sa
femme. Le rétablissement de la situation passe pour lui par la reconquête des richesses
et du pouvoir, et il implique la punition de sa femme.
- Un prince décide de découvrir la misère du monde. I1 perd ses habits, erre à travers le
monde, ne se nourrit qu’occasionnellement et devient l’esclave d’un Kanuri qui le
maltraite. Un roi reconnaît le prince sous son apparence de pauvre et lui donne sa fille
comme épouse. Celle-ci nz lui prépare pas à manger, ne lui adresse pas la parole et
refuse de le suivre lorsqu’il veut repartir chez lui. Elle change seulement d’attitude
quand son mari revient en tant que prince et chargé des cadeaux de mariage.
LI”J?RATURE ORALE ET IDENTITÉ 333

Dans ces exemples, la problématique identitaire est explicite et illustrée


en deux temps : la perte subie d’une identité sociale ainsi que sa recon-
quête. Cette trame narrative sert de cadre à une argumentation identitaire
qui peut être résumée ainsi :
Le statut social doit être reconnaissable. Cette donnée est illustrée à
travers l’exemple du respecdmanque de respect aux princes par l’entou-
rage social, par le personnage appartenant à une autre ethnie (Kanuri) que
le prince ou encore par l’épouse. Le statut d’un personnage est identi-
fiable à travers des signes de richesse (habits, nourriture, cadeaux de
mariage). Si ces signes sont absents, le personnage est identifié à un statut
social inférieur, et il n’est pas traité avec le respect qui lui est dû. D’où la
relation : statut social de noble - richesse - respect.
Le mouvement inverse, l’acquisition d’un statut social nouveau, supé-
rieur, est plus rare. Un seul cas illustre une telle mobilité sociale (cf. ex. 4
des contes cités). Dans un deuxième exemple, il s’agit de l’ascension
sociale d’un homme qui devient, en faisant confiance à sa femme, aussi
riche qu’un roi. Cependant, le but explicite de la quête n’est pas la richesse.
Celle-ci est plutôt la conséquence de la bonne entente entre les époux.

Changement d’ identité sexuelle

Ce cas conceme une princesse qui, pour venger un affront subi par son
père, se déguise en homme. A travers les différentes épreuves, le <<princeD
illustre ce qu’un homme de son statut social doit pouvoir accomplir: réus-
sir des épreuves d’équitation, savoir discuter avec ses pairs, faire preuve
d’une sexualité vigoureuse (déflorer une esclave vierge), être capable
d’affronter un rival et pouvoir faire la guerre.
Le déguisement sert ici de prétexte narratif à l’illustration des traits
masculins du personnage. En les regroupant avec les indices narratifs des
contes mentionnés plus haut, on peut établir le <<portrait>> de l’homme
idéal, le noble, tel qu’il apparaît dans ce corpus de contes. I1 doit être
reconnu de son père, le roi (filiation). I1 dispose de richesses suffisantes
pour exercer le pouvoir et pour satisfaire sa femme. I1 est à l’abri d’une
épouse traîtresse ou méprisante et il établit au contraire une relation de
confiance avec sa femme. À cela s’ajoutent les qualités de virilité et d’in-
tégrité morale. Cette dernibre est illustrée à travers les conséquences
tragiques de la transgression d’interdits.

Perte d’identité

En effet, la perte de son identité est le sort d’un personnage de mara-


bout qui, sous la pression de sa femme, finit par transgresser un interdit (il
mange du chien). Lorsqu’il veut prier, il s’aperçoit qu’il a oublié les
paroles de la prière, il quitte la maison et la ville.
334 URSULA BAUMGARDT

Perte de repères, incapacité à réaliser le geste marqueur d’identité par


excellence, la prière, départ définitif et errance sont des images d’une
identité perdue, d’une forme de folie.
*
Identité sociale et ethnique, comportement en fonction de structures
psychologiques, identité culturelle, ce sont là des problématiques abor-
dées par les contes de manière implicite ou explicite, à travers des modes
narratifs différents - réaliste ou symbolique -, et à travers l’illustration de
constellations particulières de personnages - les <<nœudsD relationnels et
conflictuels. En cela, ils interviennent dans la constitution de l’identité à
deux niveaux. Ils permettent aux auditeurs de se reconnaître. Mais ils
permettent également de se projeter sur des personnages. Ainsi, et à
condition de prendre en considération ses fonctionnements spécifiques, la
littérature orale, à la fois formatrice et expression de multiples facettes
d’identités culturelles, se constitue en un domaine privilégié des
recherches en sciences humaines.
LITTÉRATURE ORALE ET IDENTITÉ 335

ANNEXE
Résumé des contes cités
1,Le fils du roi et le fils de l’homme uauvre
Un prince vit avec son ami, le fils d’un pauvre, dans le palais du roi. Son ami rend visite à ’

-la femme du roi et y rencontre ce dernier.


Ils vont en brousse dérober son lionceau à une lionne. Le matin, le prince dit à son père
qu’il avait parié avec son ami : si lui-même arrivait à prendre le lionceau, le fils du pauvre
irait toucher la tête du roi. Le roi se contente de cette explication.
Un roi a une fille qui dit qu’elle n’épousera que celui qui ne mange pas de mil. Le prince,
accompagné de son ami, s’y rend. I1 passe les nuits auprès de la princesse, celle-ci ne
mange pas. Mais chaque nuit, l’ami apporte d e la nourriture au prince. La princesse
accepte d’épouser le prince. Leur mariage est célébré.
Qui est le plus fort des deux?

2. Un homme et une femme rapides


Un chasseur part chercher une femme rapide. Une femme part chercher un homme rapide.
Ils se rencontrent, se marient et vivent ensemble.
L’homme part à la chasse. I1 trouve un troupeau d’hippotragues. I1 tire la flèche; avant que
la flèche n’arrive, il a égorgé et dépouillé I’hippotrague. I1 rentre à la maison. Avant qu’il
n’ait fait le tour de la maison, la femme a préparé la pâte de mil et la bouillie et a fait
chauffer de l’eau.
Qui est le plus rapide?

3. Le mince qui voulait découvrir la misère du monde


Le fils d’un roi veut partir pour découvrir la misère du monde. Le roi prépare le voyage
pour lui. Le prince parcourt le monde. I1 est devenu pauvre et est engagé par un Bomouan
pour cultiver ses champs. Celui-ci le maltraite. Le roi en est informé.
Le roi reconnaît le prince sous son apparence de pauvre, le vêt et lui propose sa fille en
mariage s’il réussit une épreuve d’équitation. Le prince réussit, le mariage est conclu.
La princesse refuse de donner de la nourriture à son mari. C’est une de ses servantes qui
nourrit le prince.
Après un temps de séparation, la princesse prépare de la noumture pour le prince, mais il
refuse qu’elle lui apporte de l’eau pour se laver. La princesse souffre.
Le prince veut rentrer. La princesse veut le suivre. I1 le lui permet, à condition qu’elle
affranchisse sa servante pour qu’il puisse l’épouser.
Ils rentrent, la princesse accouche d’une fille, la servante affranchie accouche d’un garçon.

4. Juuvi et ses vinet esclaves


Un homme a vingt esclaves. Avant de mourir, il leur confie son fils Juuyi.
Dès que le père est mort, les esclaves méprisent Juuyi. I1 les vend contre vingt bottes de
paille, il brûle la paille.
Un homme a besoin de cendres. I1 prend les cendres et donne un œuf à Juuyi. L’œuf éclôt,
c’est un coq. Un chat tue le coq. Juuyi exige qu’on lui donne le chat. II rejoint une cara-
vane, ils partent. Un chien tue le chat. I1 exige un esclave. Le cheval de son hôte tue
l’esclave. I1 exige le cheval.
Une vieille femme refuse de lui garder son cheval, elle lui propose d’acheter de la nourri-
ture à sa place. Elle lui demande de ne pas ouvrir une marmite. I1 ouvre la marmite, ses
yeux tombent dedans. La vieille femme lui rend les yeux. I1 lui offre le cheval contre la
szrmite. Les caravaniers se moquent de lui, il les fait regarder dans la marmite ; pour
retrouver leurs yeux, ils le payent.
Un roi a une fille aveugle. Juuyi la guérit, le roi lui donne la princesse en mariage.
ALIOUMOHAMADOU

Diathèse et aspectualité dans les noms peuls

Je commencerai tout d’abord par rappeler quelques faits bien connus,


mais qui n’en demeurent pas moins essentiels pour notre propos. Comme
on le sait en effet, le nom est en peul une unité complexe formée d’une
racine - éventuellement élargie de dérivatifs - et d’un morphème nominal
(ou classificateur). Tel est le cas par exemple de Zaaw-ol <<route,chemin >>,
issu du lexème nominal laaw- /route, chemin/’, auquel est suffixé -OZ,
degré 1 du classificateur ngol2 ; tel est également le cas de ummif-al
<<résurrection>>, issu de la racine verbo-nominale umm- /se lever/, à
laquelle sont suffixés le dérivatif réversif -it- (soit umm-if- /redresser/) et
le classificateur NGAL au même degré que le précédent. Le morphème
nominal peut n’être que sous-jacent, le nom se réduisant alors en surface à
la seule unité de base. Ces formes se rencontrent le plus souvent : a) avec
les noms sociaux, i. e . les termes de parenté ou de relation sociale, les
noms individuels, etc. (ex. baaba <<père>>, daada <<mère>>, 6ii <fils i B) ;
b) avec les noms adverbiaux (ex. jemma <<nuit>>, nyalawma << joumée >>) ;
c) avec les toponymes et les ethnonymes ; d ) et avec les emprunts non
intégrés formellement au système classificatoire de la langue. D’oh le
schéma suivant :
Base simple Base complexe Exemples : 1 baaba ((père >> ;2 haw-ol
((route, chemin,,; 3jaadu (<jah-d-[uJ)
CI. sous-jacent CI. apparent CI. sous-jacent CI. apparent
<<compagnonde route D ; 4jaad-al (<jah-
1 2 3 4 &al) a fait d’aller ensembleP.

1. Lire ((notion de ... >>.Sauf indication contraire, les exemples s’appliquent aux parlers de
1’Aadamaawa(Nord-Camerounet régions pgriphériques). Abréviations: ACC = accompli; CL (ou CI)
= classificateur; dériv. = dérivatif; P = passif.
2. Les morphèmes nominaux d u peul connaissent des variantes combinatoires. On aura par
exemple dans la classe NGOL les formes suivantes: -01 (comme dans laaw-o1 aroute, chemin,,), -wol
(comme dans guara-wol fil>>),-gol (comme dans ka66or-gol (([corde] servant à attacher; attachen)
((

et -ngol comme dans kon-ngol ((mot; phrase D. Dans la classe ‘BE, ce sera -6.5 (comme dans Ful-Ge
ales Peuls,) et -‘en (comme dans Hawsa-’en cles Hawsa,). Ces différentes formes sont convention-
nellement classées en quatre séries paradigmatiques connues sous le nom de <<degrésde
classificateurs>>.
338 ALIOU MOHAMADOU

C’est au niveau des unités apparaissant dans la base des substantifs que .
se situe le problème qui nous concerne ici. Car il semble que cette base
intègre non seulement les dérivatifs lexicaux, mais également des
marqueurs verbaux indiquant la diathèse et l’aspect.

Présentation des faits

L’idée n’est pas complètement neuve en linguistique peule, dans la


mesure où Henri Gaden (1913 : 32) parlait déjà de anom de l’action
accomplie>>.Beaucoup plus tard, dans l’analyse qu’il faisait des substan-
tifs yurmeende <pitié,
i compassion >9 et semteende a honte, pudeur,
réserve >>, Paul Riesman (1974 : 135-136) faisait remarquer que ces
formations avaient une valeur passive évidente. L’auteur écrivait notam-
ment à ce sujet :
e ...yurmeende est souvent traduit par “pitié”. La pitié est un Clément important du
concept peul, mais l’emploi du terme indique plutôt qu’il s’agit d’un champ de signifi-
cation plus large et qu’on devrait le traduire par “compassion” [...I Ce terme est à
rapprocher de semteende, en ce que celui-là comme celui-ci dérivent d’une forme
verbale à la forme passive et à l’aspect inaccompli. Cela suggère, donc, que cette
émotion est également ressentie comme venant de l’extérieur e t comme subie par
I’individu3. B (Ibid.: 191.)
D’un autre côté, l’interprétation que fait Arnott de certains noms de la
classe NDE laisse supposer l’existence dans ces noms d’une valeur aspec-
tuelle liée à la présence d’un affixe -an- :
.
G As regards [. .] deverbal nouns [. ..] generalisations can be made, in terms not only of
the class, but of the class and of particular suffixes and stem-affixes. Thus NDE nouns
with -an- stem-affix and -nde suffix [. ..] refer to a single instance, a single event, or
occasion of an action, while those with -re suffix refer to the action itself, or the result
or product of the action B (Amott 1967 : 57).
De façon plus générale, il n’est pas rare d’observer une différence de
sens entre deux noms issus d’une même base et appartenant à une même
classe, sans que cette différence soit imputable à la présence de dérivatifs
lexicaux. On a ainsi, à partir de la racine fi6 /nouer/, la formation des
constituants fi6-re << constipation >>, fi6-nde <<nœud>>, fi6-an-nde a action
de nouer une fois >> et fi6-aa-re <<blocage,fermeture d’esprit >>, termes
appartenant tous à la classe NDE4, tout comme deyy-[e]re <<faitd’être

3. On formulera cependant des reserves pour ce qui concerne l’exemple de nnyeewu <<vieillesse,
dom6 par l’auteur (Riesman 1974: 136); il s’agit d’un substantif de qualit6 form6 ?tpartir de la racine
adjectivo-nominalenayee- et dans lequel /ee/ n’est pas un marqueur aspectuel.
4. Une certaine divergence est constatee sur le sens de ces termes: Gaden (1913: 68) et Zoubko
(1996: 134) signalent en pulaar du Fuuta-Tooro le nomfibe qu’ils traduisent par a nœud,. Celui-ci
signifierait plutôt ((accord,, le terme pour mœudn etant dans ce parler le même que celui cite ici et
que mentionnent par ailleurs Noye (1989: 116) et Taylor (1932: 53). FiGaare ccblocage,,, connu en
pulaar du Fuuta-Tooro, n’est mentionne que par Taylor (1932: 53). mais avec le sens de cmembrane
LES NOMS PEULS 339

calme >> et deyy-ee-nde <<tranquillité>> qui sont dérivés de la racine deyy-


/être calme/. De même, à partir de moor- /tresser/, on a moor-ol
<< tressage >> et moor-gol <<tresse,coiffure >> appartenant B la classe NGOL,
tandis qu’à partir de holt- /s’habiller/, on a-kolt-al <<habit(neuf) >> et kolt-
u-ngal ahabillement >> (i. e. ensemble d’habits dont on est vêtu), et qu’à
partir de sofiy- /cliqueter/, on obtient sofiy-o <cliquetis
i >> et sofiy-aa-ngo
<< son provenant d’un cliquetis >>, qui sont de la classe NGO.
La différence de sens entre les noms cités, qui n’est donc pas attri-
buable à la présence de dérivatifs lexicaux - tel serait le cas, par exemple,
dans le rapprochement entre gar-al << venue >> et gar-t-id-al aretour en
commun >> issu du lexème war- /venir/ et appartenant à la classe NGAL -
relève plutôt de la présence ou de l’absence des marques -aa-, -an-, -ee- et
-u-, ou du degré du classificateur apparaissant avec les noms ne compor-
tant pas de marque en surface.

On constate par ailleurs que ces oppositions ne surviennent qu’avec les


bases ayant une valence verbale. C’est le lieu de rappeler que, du point de
vue taxinomique, les lexèmes peuls se répartissent en trois grandes caté-
gories définies par l’aptitude de ces unités à se combiner directement avec
les morphèmes nominaux ou avec les morphèmes verbaux : a) les lexèmes
nominaux qui ne se combinent directement qu’avec les morphèmes nomi-
naux pour former des noms : la plupart des désignations d’animaux ou de
végétaux sont obtenus par ce procédé, ainsi na’-i << vaches >>, ga’-i
<< taureaux >>, col-li << oiseaux >>, led-de << arbres, bois >>, hud-o a herbe >>,
haak-o << feuillage >>, etc. ; b) les lexèmes verbo-nominaux qui se combi-
nent directement, soit avec un morphème verbal pour représenter un
processus ou une qualité susceptible de variation aspectuo-modale, soit
avec un morphème nominal pour former un substantif déverbal : les
lexèmes @6-nouer/ et /moor- tresser/ précédemment cités se combineront
ainsi avec le morphème -ii de l’accompli actif, et l’on aura par exemple
ofi6-ii << il a noué >>, o moor-ii << il a tressé >> ; ils permettent par ailleurs la
formation de nomsfib-re << constipation >> et moor-o1 << tressage B ; c) les
lexèmes adjectivo-nominaux qui ne se combinent directement qu’avec les
morphèmes nominaux, soit pour marquer un accord avec le terme qu’ils
déterminent, soit pour former un substantif de qualité; par exemple, dans
pucc-u nuyee-wu << cheval vieux >>, -wu est la trace d’un préconstruit de la
classe NGU, en l’occurrence pucc-u << cheval >> que réidentifie le lexème
lnayee- être vieux/, tandis que dans nayee-wu metti << la vieillesse est
triste >), le même suffixe, qui ne renvoie 2 aucun terme de la classe NGU
mentionné ou supposé connu, sert plutôt à dériver le substantif lui-même.

fœtale X Toutefois, malgré cette divergence, un fait demeure : à une différence formelle - qui ne se
traduit pas par la présence d’un dérivatif lexical -correspond une différence de sens entre des noms
issus d’une même racine$&, àlaquelle tous les lexicographes reconnaissent la rkfkrence A la notion
de G nouer D.
340 ALIOU MOHAMADOU

Sur le plan morphologique, les unités distinctives isolées en rappro-


chant les différents termes les uns des autres ne se confondent pas avec les
voyelles finales des lexèmes non canoniques5 telles que /aa/ et /ee/ dans
jemmaa-je <<nuits>> et nayee-wu <<vieillesse >> qui vient d’être cité. Elles se
distinguent également des voyelles épenthétiques nécessaires à la suffixa-
tion des classificateurs -re, -ri et -ru après une consonne géminée ou deux
consonnes différentes, par exemple [e] dans jokk-[elre << segment >> ou
bort-[e]re <<mueD. Cette épenthèse disparaît en effet lorsque la racine est
marquée par un autre suffixe de classe, par exemple dans jokk-el
(cl. NGEL) <<petitsegment >>, diminutif du t e m e précédent.
Sur le plan morphosyntaxique, les formations comportant ces affixes
diffèrent des participes par deux critères principaux : a ) le classificateur
qui leur est suffixé, contrairement à celui qui apparaît dans les participes,
ne saurait Etre interprété comme la trace d’un terme préconstruit qui
renverrait par conséquent à un nom qualifié6 ; b) ces constituants ne
peuvent avoir pour pronoms compléments que ceux qui sont caractéris-
tiques des noms et qui sont marqués par ma’- (maare, maaru, maari,
maako, maMe, etc.), tandis que les participes admettent aussi bien ces
pronoms que les pronoms objet des verbes, non marqués (nde, ndu, ndi,
mo, 6e, etc.). On comparera ainsi les déterminants du participe d’agent
jannginoowo <<quienseigne, enseignant >> ( l b et IC)et le substantif verbal
jagnde << action d’étudier, étude >> (2b et 2c), les deux constituants étant
issus du lexème ljanng- étudierl : alors qu’on peut avoir à la fois janngi-
noowo 6e << qui les enseignent >> ( l b ) et jannginoowo ma66e << leur
enseignant >> (IC),on ne pourra avoir que jagnde ma66e <<leurétude D (2c).
1. Participe : ex. jannginoowo G qui enseigne, enseignant B
la. jannginoowo derke’en man warauy hannde
//enseignant/enfants/en questionln’est pas venulaujourd’huill
celui qui enseigne aux enfants en question n’est pas venu aujourd’hui
lb. jannginoowo 6e warauy hunnde
l/enseignant/eux/n’est pas venulaujourd’huill
celui qui les enseigne n’est pas venu aujourd’hui
IC. jannginoowo ma66e waraay hannde
//enseignant/à euxln’est pas venu/aujourd’hui//
leur enseignant n’est pas venu aujourd’hui
2. Substantif verbal : ex. juqnde ((action d’étudier, étude >>
2a. jagnde derke’en man nafi 6e
Ilaction d’étudierlenfantslen questioda été utile/euxl/
le fait qu’ils aient étudi6 a été utile aux enfants en question

5. Les lexèmes canoniques de la langue se ramènent ?i une succession de trois phonèmes


(consonne-voyelle-consonne,CVC), la voyelle pouvant être brhve ou longue et la consonne finale
simple ou gdminde (vou les diffdrents exemples cit.%).
6. On notera cependant que le participe est souvent substantivd par effacement du terme qualifie
dans des contextes explicites (termes de la classe O renvoyant ?i neddo cl’être humain,, termes de la
classe NGErenvoyant a nagge <<lavache>>, etc.: cf. Mohamadou 1994: 14).
LES NOMS PEULS 341

2b. *jaynde 6e nafi 6e


//action d’étudierleuxla été utileleuxll
2c. jaynde ma66e nafi 6e
. //action d’étudierh euxla été utile/euxf/
le fait qu’ils aient étudié a été utile aux enfants en question

Valeur des marqueurs

Compte tenu de leur distribution, ces unités, qui ne sont observées,


rappelons-le, qu’avec des bases verbales, peuvent être identifiées comme
étant des marqueurs aspectuo-modaux.
Ceux-ci permettent la formation de trois sortes de noms : les noms
factuels, les noms résultatifs, et les noms sériels.

Les premiers, qui se subdivisent en trois sous-ensembles, sont des dési-


gnations de la notion représentée par l’unité lexicale qui sert de base aux
constituants. Ils se distinguent entre eux selon qu’ils supposent ou non
l’existence d’un sujet implicite auquel se rapporte le procès substantivé
(valeur diathétique). En l’absence de tout affixe (constituant non marqué),
le nom aura une valeur factuelle neutre : la référence à la notion représen-
tée par l’unité de base du constituant ne prend en ligne de compte ni
l’aspectualité, ni la diathèse (substantivation de la notion sans plus).
Morphologiquement, le classificateur apparaissant avec ces formations est
du degré 1. C’était le cas defi6-re << constipation >> ; moor-oZ<< tressage >> ;
kolt-al <<habit>> ; umm-it-al <<résurrection >>, cités plus haut.
Lorsque la base du constituant comporte le marqueur -aa-, le nom aura
une valeur moyenne, en ce sens que la référence à la notion se fait en
supposant un sujet implicite, centre de procès. Ces noms servent le plus
souvent à désigner des états affectifs (sentiment, impression), des atti-
tudes (point de vue, état d’esprit), des attributions (bénéfice, détriment),
des objets à usage personnel.. . Les exemples attestés le sont fréquemment
dans les classes NDE et NDI, faisant leur pluriel, le cas échéant, dans la
classe DE (noms concrets essentiellement). Le classificateur dans ces
formations est au degré 2. Ex : classe NDE :fi6-au-re << blocage >> ;yaw-aa-
re <mépris
i >> ;maw-n-it-au-re << orgueil D ; sudd-au-re << voile, couverture>>,
hadd-aa-re <<pagne>> ; classe NDI : njoo6-aa-ri << provision >> : kasit-aa-ri
<< déjeuner >> ; classe ’DE : cudd-au-je << voiles, couvertures >> : kadd-au-je
a pagnes >>.
Les constituants marqués par -ee- auront une valeur passive et indique-
ront un état subi, une sensation, un fait extérieur au sujet. Ex.:
yeew-ee-nde << solitude >> (NDE) ; lamm-ee-ngoZ <<acidité>> (NGOL) ; njaaj-
ee-ndi << largeur >> (NDI) 7.

7. Voir Cgalement supra les exemples cigs par Riesman.


342 ALIOU MOHAMADOU

Dans le deuxième ensemble de formations, celui des noms résultatifs,


les noms, qui s’opposent également entre eux du point de vue diathétique,
comportent par ailleurs une valeur aspectuelle, la notion représentee par la
base verbale étant appréhendée comme un état stabilisé (<<résultatde.. .>>,
< situation
i de.. . >>, << action de.. .B). Ils intègrent les mêmes marqueurs que
ceux des participes accomplis. D’où l’expression de <<nomde l’action
accomplie >> par laquelle Henri Gaden les désigne. Mais, outre les critères
mentionnés supra, ces constituants se distinguent des participes par leur
classificateur qui est au degré 3 ou 4,les deux formes coexistant parfois
en variante libre.
Parmi ces noms, ceux qui sont marqués par -u- sont neutres du point de
vue diathétique (valeur résultative sans plus). Dans la plupart des parlers,
la maque -u- chute lorsqu’elle est précédée d’une consonne simple. Ex. :
fi6-nde << nœud >> (= résultat de /fis-nouer/), moor-gol ou moor-ngol
<<tresseD (= résultat de /moor- tresser/) ;dar-nde << arrêt ;position debout ;
taille, stature >> (= état ou résultat de /dar- << être debout D); nju66-u-di
<< organisation ; structure >> (= état ou résultat de lyu66- organiser/). Le -u-
élidé peut être restitué sans invalider le terme, ce qui n’est pas possible
dans les noms factuels neutres ; on aura ainsi : moor-go2 ou moor-u-gol
<<tresse>> ;fi6-nde oufi6-u-nde <<nœud>>. Quoi qu’il en soit, son maintien
est obligatoire devant une consonne géminée ou une suite de deux
consonnes (voir kolt-u-ngal <<habillement >>).
Les constituants marqués par di-, qui s’abrègent devant les classifica-
teurs de type CVC (-gol ou -ngol, -gal ou -ngal, etc.), ont une valeur
moyenne. Les exemples de ces formations sont rares dans les parlers de
I’Aadamaawa; on y trouve néanmoins : haw-ii-nde <<rassemblement>>
(NDE), wall-ii-nde << aide (apportée) >> (NDE) ; nged-ìi-gu <<distribution>>
(NGU). Ces formations sont relativement plus fréquentes en pulaar du
Fuuta-Tooro ob elles se rencontrent dans la classe NGAL, ainsi dans kaal-
d-i-gal <<dialogue>> ; gon-d-i-gal <<communautéde vie >>, etc.
Le résultatif passif, marqué par -aa-, est le plus souvent à la classe
NGO ou NDU. I1 sert surtout 2 désigner des productions sonores réalisées
contextuellement, et s’oppose parfois à un nom factuel neutre qui servira
à désigner le même son hors contexte (valeur générique). On aura ainsi
her-o << caquet (en général) >> par opposition à her-aa-ngo << un caquet
donné >>, les deux termes s’excluant l’un l’autre dans les phrases suivantes :
3. To gertogal wii heran her-o ndaw, yookoode maagal seekan.
//Si/poule/dit//caquettera/caqueter + CL/autruche/jabot/à ellelse déchirera//
Si la poule cherche à pousser le caquet de l’autruche, son jabot éclatera (proverbe).
4. To a nanii her-aa-ngo, gertogal daayaay
+
//si/tu/ a entenduhaqueter ACC P + CL//poule/n’est pas loin//
Si tu entends un caquet, la poule n’est pas loin.
Bien que les noms factuels moyens et les noms résultatifs passifs
comportent en surface le même marqueur -aa-, ils se distinguent morpho-
LES NOMS PEULS 343

logiquement les uns des autres par le degré de leur classificateur (degré 4
pour le résultatif passif et degré 2 (ou éventuellement 3), pour le factuel
moyen.

Le demier type de formations, le nom sériel, est marqué par -an-. Les
constituants, qui appartiennent aux classes NDE ou DE, sont attestés dans
la représentation d occurrences appartenant à un ensemble d’occurrences
identiques, par exemple une unité de mesure ou un tour de rôle, tels que :
yaa6-an-nde << un pas D,fiy-an-nde << une coudée >>, capp-an-de << des
dizaines >> ; winnd-an-nde << leSon >> (i. e. unité de texte écrit) ;def-an-nde
<< tour de faire la cuisine (dans un ménage polygame) B ; wa-l-an-nde
(cwaal- passer la nuit) atour de passer la nuit >>.

En considérant la présence ou l’absence de marqueurs aspectuo-diathé-


tiques dans la base des noms en peul, on distinguera donc principalement
deux sortes de noms : a) ceux qui sont issus de lexèmes nominaux ou
adjectivo-nominaux au sein desquels ne figurent et ne peuvent figurer ni
modalité aspectuelle, ni dérivatif lexical8, ainsi ndiy-am << eau >>, pucc-u
<< cheval >>, hud-o <<herbeD, haay-re <pierre
i >>, 001-01 << un jaune donné >> ;
b) et les noms issus d’unités de base ayant une valence verbale qui inté-
greront en outre un marqueur aspectuo-diathétique. Le schéma de valence
établi ici9 résume le processus de dérivation de ces unités. Partant d’un
lexème verbal, on formera ainsi théoriquement des noms factuels neutres
non marqués par suffixation directe d’un classificateur (1sur le schéma)
et une série de noms comportant des marqueurs aspectuo-diathétiques, 2.
Ces demiers se distingueront des participes 3 qui, bien que comportant
des marqueurs aspectuo-diathétiques, sont des adjectivaux pouvant en
outre avoir le régime du verbe et dans lesquels le classificateur est une
marque d’accord.
Lexèmes verbaux Lexèmes nominaux Lexèmes adjectivo-nominaux

verbes noms adjectivaux


Dérivation des constituants nominaux déverbaux.

8. À moins que ces lexèmes n’aient subi une transformation verbale denominale (par suffixation
des derivatifs -h ou -w-).
9. Schema adopt6 de la formalisation propos& par Houis 1977 :20-25.
5
Pasteurs et politique
JEAN BOUTRAIS

La vache ou le pouvoir
Foulbé et Mbororo de l’Adamaoua

L’histoire des Peuls du plateau de l’Adamaoua, comme celle d’autres


formations étatiques peules du siècle dernier, manifeste une contradiction
entre une idéologie pastorale souvent posée comme fondement identitaire
et une faible prise en compte de l’élevage dans la trame historique peule
au X I X ~siècle.
On se doute bien que l’élevage existe comme activité quotidienne et
moyen d’existence en arrière-plan aux conquêtes, aux rivalités politiques,
aux expansions des territoires peuls. Derrière les entreprises annexion-
nistes d’une chefferie peule comme celle de Barani, dans l’actuel Burkina
Faso, des historiens (Y. Diallo 1993) ont mis en évidence une logique
d’intérêts commerciaux au siècle dernier. Le même genre d’exercice peut
être tenté à propos de l’élevage en Adamaoua qui apparaît, dans tous les
rapports administratifs de l’époque coloniale, comme la grande région
pastorale du Cameroun. Pourtant, il est probable que l’élevage n’a pas
joué un rôle toujours aussi important, d’une époque à l’autre. De façon
parallèle à l’histoire politique singulièrement mouvementée de la région,
se profile une histoire économique marquée, ici, par la production de
bétail, davantage que par les ‘échangescommerciaux.
L’hypothèse de départ est celle d’une alternance historique entre la
valorisation de I’élevage et d’une ou plusieurs autres priorités :la conquête
et l’accumulation de captifs, l’investissement dans le pouvoir ou le
commerce. Cette alternance dans le temps peut aussi intervenir comme
une alternative à des moments cruciaux. Des Peuls choisissent alors de se
consacrer à l’élevage tandis que d’autres décident de sacrifier cette acti-
vité. En Adamaoua, le rôle de l’élevage semble spécialement important à
trois périodes : lors de la conquête du plateau par les Foulbé, au moment
de l’installation des premiers Mbororo sur le même plateau et dans les
rapports difficiles qu’entretiennent Mbororo et Foulbé et qui se prolon-
gent jusqu’8 nos jours, par exemple dans la région de Ngaoundéré.
348 JEAN BOUTRAIS

Des publications récentes ont renouvelé les travaux anciens de


Strumpell (1912)’ East (1934) et de Lacroix (1952-53). Ce sont d’abord
les recueils de traditions historiques regroupées par lamidat du plateau et
publiées avec des commentaires par E. Mohammadou (1978). Dès 1965,
le même auteur s’est appuyé sur une partie de ce corpus de traditions
. orales pour publier une plaquette de vulgarisation de l’Histoire de Tibati.
Ces traditions orales sont présentées comme des témoignages à la fois
bruts et arrangés. Les récits de plusieurs informateurs sont utilisés et
ordonnés pour composer un seul discours historique. L’ensemble forme
une chronique de chaque lamidat dans laquelle l’historien ne semble pas
intervenir mais où, en fait, il a coordonné les données. Ces recueils de
traditions orales fournissent une mine d’informations et restituent une
vision-héroïque de l’histoire des Foulbé.
À côté de ces traditions au statut ambigu, des travaux universitaires
concernent en partie l’histoire des Foulbé du plateau de l’Adamaoua, en
particulier les thèses de Njeuma (1978) et de Sa’ad Abubakar (1977). À
ces ouvrages, il conviendrait probablement d’ajouter de nombreux
mémoires d’étudiants en histoire mais qui restent difficilement acces-
sibles. Citons simplement l’excellent mémoire de DES en histoire d’Aliou
(1975). Malgré son titre, il concerne Banyo puisque ce lamidat, comme
les autres du plateau, relevait de deux centres politiques au X I X ~siècle,
l’un en plaine d’où provenaient les fondateurs et l’autre sur le plateau.

Rôle de l’élevage dans la conquête peule du plateau

I1 s’agit de proposer une relecture de l’histoire des lamidats de


l’Adamaoua pour évaluer le rôle de l’élevage dans une expansion consi-
dérable des Peuls au X I X ~siècle. Des rivalités d’appropriation de pâturages
ou de contrôle d’éleveurs intervinrent-ellesdans les affrontements presque
fratricides qui opposèrent les Foulbé du plateau durant la seconde moitié
du siècle ? Ce furent des guerres menées par les Foulbé de Tibati contre
tous les autres Foulbé et dont Sa’ad Abubakar (1977: 112) reconnaît que
<< les raisons ne sont pas claires D. Pour en finir avec ces guerres civiles,
l’émir de Yola organisa deux expéditions punitives contre Tibati. Encore
aujourd’hui, l’historiographie dominante se montre sévère à l’égard de
Nyamboula, le laamiido de Tibati qui est présenté presque comme un
traître aux intérêts collectifs des Foulbé.

Des Foulbé conquérants mais non éleveurs

Les Foulbé de Tibati ont conquis la plus grande partie du plateau assez
rapidement au début du X I X ~siècle, avant de s’établir à Tibati, loin au sud.
Ils avaient obtenu la soumission des Mboum de Ngaoundéré avant même
LA VACHE OU LE POUVOIR 349

que d’autres Foulbé jettent leur dévolu sur cette région. De même, des
Foulbé Kiri’en, proches de ceux de Tibati, s’étaient établis à côté des
Nyem Nyem, dans la région actuelle de Tignère (Aliou 1975). À la
fondation de Tibati, aux environs de 1830, les Foulbé Kiri’en pouvaient
se glorifier de contrôler tout le plateau, avec ses populations de Mboum,
Vouté et Nyem Nyem.
À l’inverse, tous les témoignages concordent pour dire que les Foulbé
de Tibati possédaient peu de bétail. Dans L’histoire de Tibati,
Mohammadou (1965) rapporte deux anecdotes significatives à propos du
futur fondateur de Tibati. Alors qu’il ne détenait pas encore le pouvoir, à
Tchamba, il ne possédait, en tout et pour tout, qu’une vache. Au passage
d’un marabout qui lui demanda l’hospitalité, il n’avait rien à lui offrir.
Alors, il n’hésita pas à faire égorger sa vache et à distribuer de la viande à
tout le monde. Au décès de sa mère qui, elle, était propriétaire d’une
centaine de bœufs, le même Haman Sambo fit abattre tout ce bétail pour
le répartir encore entre les gens. Certains n’égorgèrent pas les animaux
reçus mais les placèrent dans leurs troupeaux. Pour des éleveurs, Haman
Sambo agissait de façon aberrante.
En fait, il faisait un usage politique du bétail. Les distributions géné-
reuses de viande servaient à établir des liens et à obtenir l’allégeance de
populations locales, d’abord parmi les Tchamba en plaine puis chez les
Vouté et les Mboum du plateau. Alors que la plupart des versions de la
fondation de Tibati la font résulter d’une conquête difficile (Mohammadou
1965)’ des informateurs sur place ont insisté sur le caractère pacifique de
l’installation des premiers Foulbé, grâce aux dons en viande de bétail’. La
guerre ne fut déclarée qu’aux Vouté de Yoko qui refusèrent d’entrer dans
le système d’alliance des Foulbé. Selon d’autres informateurs, la même
méthode d’apprivoisement servit à convaincre les Vouté des environs de
Tibati d’habiter en ville et de s’enrôler dans l’armée foulbé2. La plupart
des autres Foulbé avaient, il est vrai, une conception pastorale de leur
bétail. Ils répugnaient à abattre des animaux et se montraient avares d’en
donner aux villageois voisins. C’était pourtant, avec la distribution de sel,
un moyen aisé pour obtenir la soumission de populations locales, telle-
ment la <<faimde viande >> était grande.
Le mépris des Foulbé de Tibati envers l’élevage <<pastoral>> se mani-
festa souvent, à l’occasion d’expéditions lancées contre d’autres Foulbé
du plateau et qui étaient accompagnées de captures et d’abattages d’ani-
maux3 ou de discours blessants. Ainsi, Nyamboula accusa les Foulbé de

1. C’est également au moyen de distribution de viande bovine que les Foulbé de Tibati auraient
persuadé les Mboum de descendre de la montagne Ngaoundal où ils étaient réfugiés (Alhadji Ouya,
Bella Foukou, entretien du 15 décembre 1972).
2. Informateur:Koffa, Tibati, 2 janvier 1973.
3. Voici, par exemple, comment une tradition orale rapporte la destruction de Tignère par Tibati:
U Outre les gens qu’ils avaient massacrés, les troupes de Tibati avaient tout saccagé et s’btaient empa-
rées d’une bonne partie de leur bétail D (Mohammadou 1978 : 118).
350 JEAN BOUTRAIS

Ngaoundéré de n’être, à l’origine, que de apauvfes bergers D (on waynaa6e


meere), c’est-à-dire des moins que rien, des gens qui ne pouvaient
prétendre commander et desquels << son père avait eu pitié >>
(Mohammadou 1978 : 290). L’invective force la réalité mais elle ne la
trahit pas : il est vrai que les Foulbé de Tibati étaient venus au secours de
ceux de Ngaoundéré, malmenés par une révolte de leurs voisins Mboum.

L’intrusion des Foulbé pasteurs

Contrairement à ceux de Tibati, les Foulbé de Ngaoundéré et de Tignère


(pour ceux de Banyo, c’est moins évident) étaient avant tout des pasteurs
à leur arrivée sur le plateau. Ils relèvent tous du lignage des Vollarbe,
réputés pour leur richesse en bétail au début du X I X ~siècle, lorsqu’ils
séjournaient dans la vallée du Faro. Accaparés par les soins aux animaux
et leur protection contre les autochtones, les Vollarbe ne purent se libérer
de ces tâches pastorales pour répondre à l’appel d’Oüsman Dan Fodio.
C’est ainsi que le pouvoir leur aurait échappé, à Yola.
Les traditions relatives à la fondation de Ngaoundéré relèvent d’une
logique uniquement pastorale : recherche de bons pâturages, attention à
l’état des animaux, découverte d’une source natronée pour procurer des
compléments minéraux au bétail, négociations et coexistence avec les
populations autochtones (Mohammadou 1978 : 236). Les premiers venus
à Ngaoundéré ne furent pas des conquérants, ni des chefs de lignages ou
de familles mais de simples bergers (waynaa6e) qui n’hésitèrent pas à
vivre seuls avec des troupeaux sur de nouveaux pâturages. Le fondateur
historique de Ngaoundéré (Ardo Njobdi) ne rejoignit que plus tard ces
pasteurs pionniers4.
D’après Njeuma (1978 : 53), l’installation des Foulbé Vollarbe à
Ngaoundéré fut le fait des << magnats de l’élevage >> qui recherchaient
avant tout la prospérité de leur activité sur de nouveaux pâturages. Ils se
heurtaient à la résistance des lettrés et de l’émir lui-même, opposés à cette
migration. Pour surmonter ces oppositions, les éleveurs imaginèrent un
stratagème : invoquer une révolte supposée des Foulbé qui vivaient déjà
sur le plateau, ce qui obligerait Ardo Njobdi à s’y rendre pour les
surveiller. Le départ de notables Vollarbe vers le plateau se fit sans l’aide
et contre l’avis de Yola (Sa’ad Abubakar 1977 : 66).
Bien que les Foulbé introduisirent des troupeaux de bovins en
Adamaoua, l’élevage n’y était pas complètement inconnu, contrairement
à ce que la plupart des informateurs affirment aujourd’hui. I1 en était déjà
ainsi des plaines de la Bénoué, aux environs de Yola, où une race taurine

4. L’installation de pasteurs avec leurs troupeaux durant quelques années (deux ou quatre ans,
selon les informateurs) avant I’amvée d’Ardo Njobdi est confirmée par de nombreux témoignages.
D’après la tradition orale publike par Mohammadou (1978: 236,266), des chasseurs puis des transhu-
mants auraient eux-mêmes précédé ceux qui s’installèrent les premiers en permanence sur le plateau.
LA VACHE OU LE POUVOIR 351

locale muturu )> existait au xrxesiècle (Kirk-Greene 1958). Aux environs


((

de Ngaoundéré, des notables mboum possédaient quelques taurins (ndai)


avant l’arrivée des Foulbé5. Certes, ils ne s’occupaient guère de ce cheptel
mais l’enfermaient tout de même chaque nuit dans une clôture ou une
enceinte murée (ka ndai). Peut-être s ’agissait-il d’enclos du même type
que ceux décrits par Seignobos (1998) chez les Dowayo. D’après des infor-
mateurs 6 , les Foulbé confisquèrent et exterminèrent ce cheptel local. Dans
les plaines de la Bénoué, la disparition du bétail muturu est également
attribuée aux épizooties de peste bovine qui sévirent au X I X ~siècle (RIM
1992). Toujours est-il que l’existence d’un ancien cheptel taurin est quasi-
ment occultée sur le plateau de l’Adamaoua, tant les zébus se sont imposés
dans l’espace et dans la conception collective de l’activité d’élevage.
L’intérêt des Mboum de Nganha pour les bovins explique peut-être
qu’ils aient accueilli de façon cordiale les premiers Foulbé de Ngaoundéré,
essentiellement pasteurs. D’autres Mboum, par exemple ceux de Mana
que les Foulbé côtoyaient avant de parvenir sur le plateau, n’avaient pas
la même attitude. Leur hostilité à l’égard des Foulbé allait de pair avec
leur refus de l’élevage : ils méprisaient les gens qui passent leur vie à
garder des animaux et, pour eux, le lait avait une odeur puante7. Dès
qu’ils rencontraient un troupeau de bovins, ils le harcelaient de flèches.
C’est aussi pour pratiquer leur activité en paix que les premiers Foulbé de
Ngaoundéré se sont installés près des Mboum Nganha.

Comme ceux de Ngaoundéré, les Foulbé Vollarbe de Tignère vinrent


sur le plateau en tant qu’éleveurs. Non seulement, ils vécurent en bons
termes avec les autochtones Nyem Nyem mais ils reconnurent leur auto-
rité, en tant que maîtres de la terre (Mohammadou 1978 : 110). La tradition
orale des Foulbé de Tignère tend à repousser dans le passé cette implanta-
tion purement pastorale, avant même l’arrivée des Foulbé de Tibati. Dans
une << approche chronologique de l’implantation des Peul dans
l’Adamaoua>>,Mohammadou (1981 : 242) date en 1817 l’arrivée sur le
plateau du fondateur du premier Tignère, c’est-à-dire bien avant Tibati.
Certes, Tignère est moins éloigné de la vallée du Faro d’où venaient tous
ces Foulbé mais une telle antériorité reste étonnante. Elle se rapporte
probablement à une présence pastorale discrète et intermittente.

Quant à la fondation de Banyo par les Vollarbe de Kontcha, il est géné-


ralement admis qu’elle fut la plus tardive des lamidats du plateau. Datée

5. Seuls les Mboum de Nganha détenaient ce type de bétail, avant l’arrivée des FOUIM.Les autres
Mboum du plateau, ceux des régions actuelles de Tibati et de Tignère, en étaient démunis, de même
que les Vouté. Est-ce la raison pour laquelle les Foulbé imposèrent si facilement leur domination, en
pratiquant des distributions de viande?
6. Djaoro Yaya &Léré,8 mai 1973: Djaoro Atikou ? Mounguel,
i 7 mai 1973.
7. Djaoro Kadiri à Tchabbal Haléo, 9 janvier 1973.
352 JEAN BOUTRAIS

entre 1835 et 1840 par Mohammadou (1981 : 243)’ elle est ramenée à
1862 par Aliou (1975 : 43). L’intrusion de ces Foulbé à l’ouest du plateau
a répondu à l’appel des populations locales elles-mêmes, des Vouté, pour
les défendre des attaques de leurs voisins Wawa et autres Vouté ou
Tchamba (ibid. : 44). Mais cette tradition des Foulbé conquérants, égale-
ment reprise chez Mohammadou (1978 : 172), fait l’économie d’une
migration peule antérieure (Njeuma 1978 : 57). Dès les années 1820, les
Vollarbe de Kontcha envoyaient des troupeaux en transhumance chez les
Vouté. Puis des groupes s’y installsrent en permanence. Ces premiers
arrivants dans la région de Banyo étaient regroupés äutour de quatre
ardo’en, ce qui laisse supposer qu’il s’agissait de pasteurs. De plus, ils
vivaient en bonne intelligence avec les chefs locaux et soutenaient même
le parti adverse aux Vouté qui firent appel aux Foulbé de Kontcha. Non
seulement, Dandi, le conquérant, dut soumettre des populations locales
mais également surmonter l’opposition des premiers habitants foulbé.
À Tignère comme à Banyo, la phase initiale de l’installation des Foulbé
sur le plateau est souvent occultée par les informateurs. En effet, ce n’est
pas une histoire prestigieuse. Les nouveaux venus ne sont que des
pasteurs, à la recherche de bons pâturages. Ils entretiennent de bonnes
relations avec les populations locales dont ils reconnaissent les chefs.
Tout cela relève d’une logique typiquement pastorale mais ne fonde pas
une domination.

Forces et faiblesses des dominations foulbé

Les arrivées des premiers Foulbé s’inscrivent dans un <<projet>> pasto-


ral (Ngaoundéré, Tignère, premiers venus à Banyo) ou de conquête
(Tibati) (carte 1). L’opposition dans la nature même de l’expansion foulbé
est symbolisée par l’associationd’une capitale (wuro) à une grande source
natronée (lawre) - association qui se retrouve dans tous les lamidats du
plateau, sauf précisément à Tibati. Les informateurs disent que les Foulbé
de Tibati sont venus simplement s’installer au milieu de populations
locales (Hua6e).
Les Foulbé conquérants ont très vite imposé leur domination aux popu-
lations rencontrées sur place. Tibati a contrôlé rapidement un territoire
immense sur le plateau, en particulier chez les Mboum. Mais ce contrôle
politique n’allait pas de pair avec une véritable occupation de l’espace.
C’est pourquoi le fondateur de Tibati invita les Foulbé Vollarbe de la
vallée du Faro à venir sur le plateau (Mohammadou 1978 : 274). Les
Foulbé de Ngaoundéré et ceux de Tignère s’installèrent donc avec l’auto-
risation de Tibati et sous sa protection initiale8.

8. Cette protection allait jusqu’à l’attribution de cultivateurs qui devaient livrer des produits agri-
coles aux nouveaux venus (Mohammadou 1978). Les familles de pasteurs pouvaient difficilement
survivre dans une nouvelle région sans liens avec des populations agricoles.
Carte 1 . Le partage du plateau de I'ddamaoua entre les Foulbé au xixC siècle.
354 JEAN BOUTRAIS

Les Foulbé pasteurs avaient l’avantage d’occuper effectivement le


terrain, moins par l’importance de leur peuplement que par le biais du
bétail. Au début, les relations étaient, dans l’ensemble, pacifiques avec les
autochtones. Ce fut le même processus d’infiltration que celui des Foulbé
Sidibe de Barani au milieu des Bwaba et des Bobo au X V I I I ~siècle
(Y. Diallo 1993) si ce n’est qu’en Adamaoua, les Vollarbe bénéficiaient
déjà de la protection d’autres Foulbé. Inversement, les Foulbé pasteurs
sont militairement faibles et exposés à des réactions agressives des
autochtones. Or, la prospérité de l’élevage entraîne, de façon inéluctable,
des contestations dans l’utilisation de l’espace ou des vols de bétail.
Ainsi, les Mboum de Ngaoundéré n’avaient pas prévu l’arrivée de trou-
peaux aussi nombreux, ce qui les fit craindre de perdre leur pays (Njeuma
1978 ;Mohammadou 1978).
Face à la révolte de leurs voisins, les Foulbé pasteurs se trouvaient en
position délicate. Ardo Njobdi, le fondateur de Ngaoundéré, le reconnut
en appelant à la rescousse Tibati et Rey, les deux lamidats guerriers
proches. C’est grâce à leur aide qu’il put soumettre les Mboum.
Une fois installés sur le plateau, au milieu de populations qui risquaient
de leur devenir hostiles, les Foulbé pasteurs ne pouvaient rester seulement
des pasteurs. Ils se convertirent en guerriers, en conquérants. Le troisième
souverain de Ngaoundéré (Ardo Issa) fut ainsi son plus grand conquérant,
durant la seconde moitié du X I X ~siècle. Le fondateur de Tignère, lui aussi,
soumit les Nyem Nyem.
Plus ils devenaient puissants militairement, moins les Vollarbe du
plateau avaient de raison d’admettre la domination de Tibati. Deux initia-
tives symbolisèrent leur revendication d’autonomie : la construction de
fortifications (gasol) autour de la capitale (cas de Ngaoundéré) et une
démarche auprès de Yola pour devenir une province autonome (cas de
Tignère). Devant ces séparatismes, Tibati répliqua en organisant des raids
punitifs: contre Ngaoundéré en 1855-1860 (Mohammadou 1981) ou 1867
(Aliou 1975), contre Tignère en 1865 (ìbid.),et une expédition contre
Banyo dans les mêmes années. Ces représailles aboutirent à des résultats
inégaux pour Tibati : échecs devant Ngaoundéré et Banyo mais victoire
sur Tignère qui fut détruit une première fois et dont les Foulbé furent à
nouveau dispersés au cours d’un second raid (cf. supra carte 1).

Si l’arrivée des premiers Foulbé sur le plateau marque une expansion


de l’élevage dans de nouvelles régions, les guerres entre lamidats imposè-
rent des ponctions sur le cheptel. Au cours des expéditions et pendant les
sièges des villes fortifiées, les armées étaient ravitaillées par des trou-
peaux. De leur côté, les assiégés s’enfermaient avec du bétail qui leur
permettait d’éviter la famine9. I1 se posait un problème d’intendance car

9. <<L‘arméede Tibati assiégea la place [de Tignère] et ils tentèrent d’affamerles habitants, ceux-ci
furent bientôt réduits à ne manger que de la viande de leurs bœufs, (Mohammadou 1978: 121).
LA VACHE OU LE POUVOIR 355

les guerriers foulbé refusaient de manger la nourriture des populations


locales, pourtant facile à confisquer. Dès lors, des troupeaux suivaient les
expéditions, accompagnés de bergers et de femmes. Des bœufs porteurs
transportaient les provisions (sacs de farine) et finissaient eux-mêmes par
être abattus.
L’armée de Tibati était réputée faire une grande consommation de
bovins capturés aux ennemis ou prélevés aux éleveurs. E. Mohammadou
(1978 : 57) rapporte la découverte par les guerriers de Ngaoundéré d’un
campement de l’armée de Tibati, pourtant en déroute : ce qui frappa les
esprits, ce fut la vue d’une centaine de crânes de bœufs abattus en une
seule nuit. Dans la ville de Tibati, quelques Bafia sont les descendants de
mercenaires engagés par les Foulbé lors de la guerre contre Ngambé, à la
fin du X I X ~siècle. Les informateurs disent que leurs ancêtres étaient venus
guerroyer au service des Foulbé de Tibati <<pourmanger de la viande de
bœuf >> 10. Le fait que cet attrait ait été transmis dans les souvenirs démontre
l’importance des abattages de bétail à chaque campagne militaire.
La disposition d’un important cheptel contribuait à renforcer un poten-
tiel militaire. Les dons en bétail intervenaient dans les procédures
diplomatiques pour établir de bonnes relations ou comme preuves d’allé-
geance. Lors de négociations difficiles avec Yola son suzerain, Tibati
remit cinquante bœufs en gage de bonne volonté (Mohammadou
1978 : 58). Refuser les bœufs et les renvoyer équivalait alors à une décla-
ration de guerre.
L’invasion d’un territoire se traduisait par des dévastations, en parti-
culier par la saisie de bétail. Si les populations locales non soumises
risquaient la captivité et l’esclavage, les Foulbé, quant à eux, étaient
menacés de perdre leurs animaux. Les gens de Tibati se sont forgés une
réputation peu flatteuse de ravisseurs de bétail qui s’explique probable-
ment par les faibles effectifs de cheptel de leur lamidat. De nombreuses
anecdotes soulignent cette composante économique des faits militaires 11.
À l’occasion de la dernière expédition contre Tignère, les gens de Tibati
manifestent leur intention belliqueuse en menaçant le bétail de l’adver-
saire : << Rapportez-lui ses bœufs et dites-lui de se préparer parce que nous
allons venir nous servir nous-mêmes et prendre autant de bœufs que nous
désirons >> (Mohammadou 1978 : 121).
Les tributs annuels versés à Yola étaient composés de contingents
d’esclaves mais les principautés de l’Adamaoua y ajoutaient du bétail
(Njeuma 1978 : 107). Lorsque des vassaux rendaient visite à Yola, ils se

10. Entretien au quartier Sarh Yak¡ de Tibati, 10 mars 1972.


1 1. Après une attaque par surprise de Banyo, I’armbe de Tibati se replie avec un butin, en particu-
lier plusieurs troupeaux. Sur le point d’être rattrape par I’armbe de Banyo, Nyamboula fait dire:
G Quand tu poursuis un berger, ne lui laisses-tu pas le temps de faire sa prière?, Chacun passe donc la
nuit de part et d’autre de la rivière Mbamti. Le lendemain, les gens de Banyo dbcouvrent que
Nyamboula s’est enfui, en abandonnant les troupeaux (entretien avec Djaoro Garba, Banyo, 8 fkvrier
1973).
356 JEAN BOUTRAIS

déplaçaient avec des bovins pour assurer leur ravitaillement mais égale-
ment en prévision de cadeaux. Dans un contexte de féodalités guerrières,
le bétail ne faisait plus simplement partie d’économies pastorales, il parti-
cipait à la puissance militaire. I1 est probable que ce nouveau rôle n’ait
pas favorisé un essor des effectifs de cheptel.

À la fin du X I X siècle,
~ chaque lamidat comporte deux espaces peuls :
nder gasol et Gaawo gasol. Le premier (à l.’intCrieur des fossés) corres-
pond à l’espace protégé par les fortifications. C’est la ville (wuro) qui est
la capitale et souvent, la seule agglomération à être défendue par des forti-
fications 12. Les Foulbé, leurs serviteurs domestiques et une colonie de
commergants haoussa s’y rassemblent 13, Le second espace (derrière les
fossés) n’est pas aussi sûr que le premier mais il bénéficie tout de même
d’une certaine protection. Les Foulbé y installent leurs esclaves à côté des
populations locales. Eux-mêmes y séjournent au moment des travaux
agricoles. Dans le système du rumde : village de culture ou domaine
seigneurial foulbé (Njeuma 1978: 140)’ la production agricole est assurée
par des esclaves et le bétail confié à des bergers. L’espace des domaines
agricoles foulbé est plus ou moins vaste et ne s’étend pas uniformément
dans toutes les directions. Autour de-Ngaoundéré,les Vollarbe ont créé de
nombreux villages de culture (dumde) au nord de la ville, le sud étant
accaparé par quelques domaines de grands notables, par exemple celui du
Galdima (représentant des Foulbé) à Laoupanga. Autour de Banyo, les
dumde les plus nombreux se trouvent également au nord (Mayo Fowrou)
et à l’ouest de la ville. À Tibati, l’espace des domaines foulbé semble
contenu aux abords de la capitale. Certes, les notables possèdent beau-
coup de HaaGe (chaque famille aurait disposé de 60 à 100 esclaves) mais
le cheptel bovin reste peu nombreux, les grandes vallées proches de Tibati
étant à peine salubres pour le bétail.
Au-delà des domaines agricoles des Foulbé, les lamidats englobent des
espaces périphériques peuplés de villages non foulbé ou vides d’habitants.
Une politique de regroupement des populations locales (par exemple, à
Tibati) a parfois contribué à accentuer des vides humains. Dans chaque
lamidat, le cheptel bovin est localisé dans l’espace Gaawo gasol, sauf en
saison sèche lorsqu’il part en transhumance. La cure du bétail à une ou
plusieurs sources natronées représente le moment fort de l’élevage.
Lorsque les Foulbé ne disposent que d’une grande source (Ngaoundéré),
c’est le pivot de toute l’organisation de l’élevage et un lieu central.
Lorsque plusieurs sources sont disponibles (Banyo), l’accès de certaines
est réservé aux troupeaux du laamiido (source de Tankouri).

12. Les Foulbé de Tibati édifièrent Bgalement d’autres fortifications dans la vallée du Béli pour
protéger-les populations locales des attaques (de Banyo et de Yola): Bérim, Djahoul, Pang.
13. A l’époque précoloniale, Tibati Btait ainsi une ville importante. Tout l’espace compris dans
l’enceinte fortifiée Btait habité mais personne ne résidait en dehors des murs.
LA VACHE OU LE POUVOIR 357

Aux environs de 1870, le plateau de l’Adamaoua est partagé en trois


territoires : à l’est, les Vollarbe de Ngaoundéré; à l’ouest, ceux de Banyo;
au centre, les Kiri’en de Tibati. Mais les densités de peuplement et d’oc-
cupation de l’espace par les Foulbé sont inégales, plus fortes à Ngaoundéré
et Banyo qu’à Tibati. Partout, les Foulbé dominants négligent l’élevage,
les troupeaux étant confiés à des bergers et aides-bergers.
La désaffection à l’égard du bétail est particulièrement nette chez les
Kiri’en de Tibati mais les Vollarbe de Banyo ne s’investissent guère
davantage dans l’élevage. Les troupeaux ne comptent que 20 à 30 têtes en
. moyenne et stationnent aux environs de la capitale : Taram, Mayo Fowrou,
Mayo Banyo. Les notables foulbé (saraaki’en) possèdent un peu plus de
cheptel mais, accaparés par lafaada (la cour), ils recourent à des bergers.
À Banyo, les deux grands propriétaires de bétail sont le wajiiri (Premier
ministre)-et le laamiido lui-même 14. La richesse en bétail, comme en
esclaves, de la famille du wajiiri de Banyo était ancienne et inégalée dans
- le lamidat (Aliou 1975 : 69). De nombreux Foulbé se disent actuellement
les descendants demigrants venus s’engager comme bergers au service de
cette famille.
Dans les lamidats de Ngaoundéré et de Banyo, des Foulbé Mbewe’en,
restés éleveurs, s’associent aux Vollarbe. Devenus très riches en bétail
(Aliou 1975 : 68), ils exercent une influence politique importante à
Banyo, à la fin du X I X ~siècle. Au contraire, il n’y a pratiquement pas de
Mbewe’en sur Tibati, sans doute parce que les prélèvements en bétail sont
trop lourds.
Après les expéditions lancées par Tibati, la contrée de Tignère reste
également vide de Foulbé, les Vollarbe de ce lamidat s’étant réfugiés sur
les territoires de Ngaoundéré et de Banyo. C’est dans ce contexte géogra-
phique contrasté que les Mbororo arrivent sur le plateau.

L’arrivée des premiers Mbororo sur l’Adamaoua

Politiquement peu marquante, l’arrivée des Mbororo sur le plateau de


l’Adamaoua est importante du point de vue économique et social car ce
sont de vrais Peuls pasteurs, uniquement préoccupés de bétail. Leur
présence diversifie l’identité peule. Les relations avec les populations
locales peuvent se dérouler selon des modalités différentes. Toutefois, les
autochtones ne feront pas tout de suite de distinction avec les Foulbé.
Traditions orales et histoires académiques de la conquête du plateau
par les Foulbé ne mentionnent jamais la présence des Mbororo. La seule
étude historique de leur arrivée est celle de R. Dognin (1981). Dans la
même publication collective, E. Mohammadou inclut les Mbororo dans

14. D’après Djaoro Sidiki, Mayo Badji Foulb6,2 mars 1973.


358 JEAN BOUTRAIS

un tableau de la nomenclature des Peuls de l’Adamaoua, en distinguant


les Djafoun, les Wodabe, les M o u et de nombreux lignages au sein de
chaque fraction. Mais la chronologie de cet auteur fait l’impasse sur les
Mbororo. Quant à l’oubli des Mbororo dans les traditions orales des
Foulbé, il en dit long sur le peu de cas qu’ils font de ces pasteurs.
Lorsqu’en 1891, le voyageur allemand C. von Morgen visita le camp
militaire des Foulbé de Tibati devant les Vouté de Ngambé, il remarqua
qu’on y abattait souvent des bœufs pour le ravitaillement de la population
(Morgen 1893). I1 ne put s’empêcher d’admirer ces animaux : <<Ici,les
bœufs sont en général d’une taille et d’une beauté exceptionnelles, beau-
coup plus forts que chez nous [...] L’envergure des comes atteint souvent
deux mètres et plus. >>
Deux Cléments intriguent dans ce texte. D’abord, la fréquence des abat-
tages de bétail au cours d’un siège qui dura particulièrement longtemps : il
avait commencé en 1888 et ne devait finir qu’en 1899. Certes, les Foulbé
de Tibati n’hésitaient pas à abattre du bétail dans ces circonstances mais
ils étaient réputés pour la faible importance de leur élevage. D’autre part,
la description, même succincte des animaux, laisse supposer qu’il s’agit
de zébus de race mbororooji et non des gudaali des Foulbé de
l’Adamaoua. Dans un autre passage, Morgen précise que les troupeaux du
laamiido étaient restés près de Tibati où il fallut aller lui chercher une
vache laitière. Les animaux qui accompagnaient les guerriers étaient des
bœufs provenant de Mbororo. Des Mbororo habitaient donc sur le lamidat
de Tibati en 1890-1891.

La première installation des Djafoun à Tignère

C’est vers 1870 ou 1872 que les premiers Djafoun s’installent sur le
plateau, sous la conduite d’Ardo Manya, du lignage des Gosi’en. Par cette
migration, connue sous l’appellation Peerol Manya, quelques familles
quittèrent la région de Yola où les Djafoun avaient reconstitué des trou-
peaux après un séjour mouvementé au Bomou. D’après Dognin (1981),
Ardo Manya se serait d’abord installé sur les hauts plateaux au nord de
Banyo, avant de se déplacer à Tignère, pour échapper aux exigences du
laamiido de Banyo. D’après une autre tradition orale, les premiers Djafoun
seraient venus directement à l’emplacement actuel de Tignère, à l’invita-
tion du laamiido de Tibati. Peu de temps après la seconde dispersion des
Foulbé Vollarbe, Tibati installe donc d’autres éleveurs pour occuper de
bons pâturages. Ce faisant, Tibati renouvelle une i< colonisation pasto-
rale >> comme cela s’était passé avec les fondateurs de Ngaoundéré et du
premier Tignère. En faisant appel à des Mbororo, il y a moins de risque
que ceux-ci deviennent des guerriers et revendiquent leur autonomie. Du
côté des Mbororo, l’Adamaoua exerce un attrait par l’abondance des pâtu-
rages et l’absence de maladie du bétail. Un informateur, né à la fin du
LA VACHE OU LE POUVOIR 359

XIX~siècle, ajoute à ces facteurs les effectifs peu nombreux des élevages
foulbé’5. C’est une remarque fondée, les troupeaux des Foulbé étant loin
d’occuper tous les pâturages disponibles.
L’installation des Mbororo au site actuel de Tignère est pertinente d’un
point de vue pastoral, par suite de la proximité d’une source natronée, lieu
décisif pour les anciens systèmes d’élevage sur le plateau. La source de
Falkoumré est toujours appelée Wuwru Munyaru, << le puits de Manya>>,
par les Djafoun (carte 2).

El PremierTignère
NouveauTignère
c,
Premiercentre
des Mbororo
Nouveau centre
o
desMbororo
L Migration des
Mbororo
w Source natronée
A Attaque contre
les Nyem Nyem
.. :....: Aire de parcours
.1.
: * des Mbororo
au debut du siècle
H Place fortifiée des
Foulbe de Tibati

Carte 2. Les tribulations des premiers Mbororo sur l‘Adamaoua.

15. Ardo Bouba Tonga, Tchabbal Nyanyiri, Banyo, 5 mai 1973.


360 JEAN BOUTRAIS

À leur arrivée, ces Djafoun sont protégés par les Foulbé de Tibati. En
compensation, ils livrent des bœufs. Ce sont ceux que Morgen a admirés
devant Ngambé.

La dispersion des premiers Djafoun (1898)

En 1895, renversement de la situation politique : Tibati accepte de


restituer la région de Tignère au descendant du fondateur, échappé du
massacre en 1865. Dès lors, Ardo Manya se retrouve sous la coupe de
Foulbé Vollarbe, ce qu’il n’accepte.pas. De plus, ces Foulbé abandonnent
le site ancien de Tignère et viennent s’établir tout près des Mbororo.
L’affrontement était inévitable. Comme souvent, le contentieux porta sur
le versement d’une taxe sur le bétail : sofal. Les Foulbé de Tignère s’em-
parent d’Ardo Manya par traîtrise et le font prisonnier 16. C’est alors une
fuite des Djafoun dans toutes les directions : vers Ngaoundéré à l’est et
Yola au nord.
Mais ils sont mal accueillis par les Foulbé de Ngaoundéré et leurs
animaux tombent malades à Yola. Aussi se résignent-ils à revenir sur le
plateau et à payer une rançon pour la libération d’Ardo Manya. Ils ne
restent pas sur Tignère mais demandent de nouveaux pâturages au
laamiido de Tibati, leur protecteur sur le plateau.
Une sorte d’association s’est, en effet, instaurée entre les Foulbé de
Tibati, démunis de bétail, et les Mbororo spécialisés dans l’élevage. Au
contraire, les Foulbé de Ngaoundéré et de Banyo, eux-mêmes éleveurs,
étaient hostiles à la présence de Mbororo. Les Mbewe’en faisaient peut-
être pression en ce sens. Mais l’association Tibati-Djafoun comportait la
livraison d’animaux en une sorte de tribut. Les Djafoun gardent, encore
aujourd’hui, un mauvais souvenir des exigences des Foulbé de Tibati.

Lompta et la ccguerre du Bouré Galim )) (1900-1914)

En 1899-1900, Tibati place les Djafoun à Lompta, au pied du Tchabbal


Mbabo. L’endroit est à nouveau pertinent d’un point de vue pastoral car il
est proche de la source natronée de Galim, appelée Bouré par les Mbororo.
Ce sera la seule grande source natronée sur le plateau dont les Mbororo
disposeront en exclusivité. Mais cet avantage pastoral incontestable
comporte un revers : l’insécurité. En effet, la source se trouve près d’une

16. D’après une tradition orale transmise par les Mbororo, Ardo Manya fut capturd pendant qu’il
faisait sa prière. La destruction du premier Tignère par les Foulbd de Tibati serait d6jà intervenue
selon des circonstances un peu analogues: c’dtait un jour de fête et les gens de Tignère dtaient disper-
sds aux environs (Mohammadou 1978: 113). De façon curieuse, une tradition orale de la ddfaite des
Peuls de Barani par ceux du Macina, vers 1830,rapporte I’6vénement selon les mêmes modalités: une
attaque par surprise, un jour de f6te religieuse (Diallo 1993: 370). I1 semble qu’il s’agisse d’un stdrdo-
type pour rendre compte d’un revers : il est explique par des circonstances exceptionnelles, une
attaque scandaleuse par les vainqueurs.
LA VACHE OU LE POUVOIR 36 1

montagne o Ù les Nyem Nyem se sont réfugiés, pour échapper aux Foulbé
de Tibati. Ceux-ci n’ont jamais réussi à les soumettre, ce qui est un cas
unique en Adamaoua.
Lompta est, en fait, unsamp de guerre (sanyeere) o Ù les Foulbé vien-
nent, périodiquement, assiéger les Nyem Nyem. En y installant des
Djafoun, Tibati se sert de ces pasteurs pour maintenir une pression
constante contre les irréductibles. Déjà, un autre clan mbororo, les
Rahadji, avait été placé à Lompta mais il avait refusé ce <<piègeD et migré
au nord de Banyo; Les Djafoun, eux, s’y fixent mais en subissant ce qu’ils
appellent une guerre (konu) de la part des Nyem Nyem. Ceux-ci lancent
une série d’attaques de bergers et abattent du bétail, en particulier au
moment de l’abreuvement à la source natronée (Boutrais 1995 : 46). À
cette guérilla, les Foulbé de Tibati répliquent par une expédition en 1900
mais c’est un nouvel échec.
En 1906, les Allemands interviennent, à leur tour, pour protéger les
Mbororo. Les Allemands mènent une politique favorable.à l’installation
des Mbororo pour lesquels ils créent un district (Bezirk) avec un chef
djafoun. La compétition est alors vive entre familles du lignage des
Gosi’en pour détenir la chefferie de Lompta. L’éviction de prétendants au
pouvoir entraîne leur migration vers Banyo, sur les hauts plateaux au nord
.
du lamidat (Dadawal) puis au sud (Mambila).
I1 est probable que les exigences de Tibati en bétail ne sont pas étran-
gères à l’instabilité politique de Lompta. Les Mbororo perdent vite
confiance dans un ardo qui répercute auprès des éleveurs toutes les
demandes du suzerain. Au contraire, l’ardo doit jouer un rôle de tampon
entre ses gens et le laamiido de TibatiI7. De plus, malgré l’intervention
musclée des Allemands, la sécurité pastorale n’est toujours pas assurée à
Lompta. Les hauts pâturages proches du Tchabbal Mbabo restent interdits
aux Mbororo. De nouvelles campagnes militaires sont organisées par les
Allemands contre les Nyem Nyem en 1913 et 1914.
Au début du siècle, les Mbororo du plateau ont donc à faire face à deux
contraintes : la nécessité de disposer d’une source natronée et celle de
bénéficier d’une protection. Mais celle des Foulbé de Tibati devient de
plus en plus illusoire, une fois relayée par le pouvoir colonial. De protec-
tion, elle devient alors une oppression, par les versements en bétail exigés.
La création du district de Lompta présente l’avantage de lever partielle-
ment ces deux contraintes.
Dès qu’ils sortent de ce district, les Mbororo sont à nouveau confrontés
aux mêmes contraintes. Ils s’éloignent le plus possible des centres foulbé

17. D’après Pfeffer (1936). les Djafoun versaient chaque année un impôt en cauris aux Foulbe
(Houja’en) pour qu’ils assurent la protection militaire des sources natronées. Le recours à cette
monnaie ne paraît guère vraisemblable, étant donné la rareté des débouches commerciaux pour le
bétail sur le plateau à l’&poquepré-coloniale. Les Djafoun devaient plutôt remettre des animaux à
Tibati.
362 JEAN BOUTRAIS

pour échapper aux réquisitions en bétail. Ce faisant, ils s’écartent des


sources natronées. Des Gosi’en, partis de Lompta vers le Mambila, se heur-
tent à cette contradiction en 1910. Ils ne la surmontent que par une nouvelle
migration en 1916, vers le Bamoun puis le Bamenda (Boutrais ‘1995).

Nouvelle sujétion et dispersion des Djafoun de Lompta

Après la Première Guerre mondiale, l’administration française prend le


contre-pied de la politique allemande au Nord-Cameroun. Au lieu de
pratiquer une administration indirecte, par le biais des chefs foulbé, enté-
rinant et renforçant parfois leur pouvoir sur des populations autrefois à
peine soumises, les Français entreprennent la libération des <<Païens>> et
leur organisation politique autour de chefs locaux. Sur le plateau, cette
nouvelle politique bénéficie aux Nyem Nyem dès le début des années
1920, avec la formation d’un << canton >> de Galim, la reconnaissance d’un
chef autochtone et la descente des Nyem Nyem à Galim, tout près de la
source natronée.
Cette politique d’émancipation des autochtones de la tutelle de Tibati
entraîne d’abord des conséquences négatives pour les Mbororo de
Lompta. Bien qu’en 1924, un canton mbororo soit confirmé autour de
Lompta, il n’a presque plus d’assise territoriale. La source natronée de
Galim tombe sous le contrôle du chef local qui Eve des taxes d’abreuve-
ment très lourdes, exigées en têtes de bétail. Les Djafoun passent sous la
sujétion des Nyem Nyem, leurs anciens ennemis. Dès lors, les années 1920
et 1930 sont marquées par une dispersion des Djafoun, soit vers le
Bamenda, soit vers l’est de l’Adamaoua: Ngaoundéré et surtout
Meiganga. I1 ne subsiste à Lompta qu’une population de personnes âgées
et d’anciens serviteurs, acquis autrefois pour travailler comme aides-
bergers (Pfeffer 1936). Mais beaucoup de Haa6e accompagnent
eux-mêmes les Djafoun dans leurs migrations à travers l’Adamaoua.

Le choc de nouveaux Mbororo :les Akou

Les départs des environs de Lompta sont accentués, au début des


années 1930, par l’arrivée d’une nouvelle vague de migrants, celle des
Mbororo dits Akou. Ils proviennent du plateau de Jos, au Nigéria, où les
pâturages deviennent insuffisants. Leur migration est peut-être la consé-
quence d’invasions de criquets qui ont détruit de nombreux pâturages et
déstabilisé des groupes pastoraux.
L’irruption des Akou sur le plateau est mal vue par les Djafoun de
Lompta qui craignent une compétition sur leurs pâturages. Au contraire,
les Akou sont bien accueillis par les Foulbé de Tignbre et installés au
centre du plateau. Pour un petit lamidat, pauvre en ressources fiscales, ils
représentent un apport intéressant. Mais les troupeaux de Lompta exploi-
LA VACHE OU LE POUVOIR 363

taient déjà ces pâturages. À cette compétition s’ajoute le refus des Djafoun
de laisser leurs troupeaux côtoyer une autre race bovine, celle des zébus
blancs qu’ils méprisent tout de suite. L’antagonisme pastoral est aggravé
par des écarts culturels entre les deux groupes mbororo dans le vêtement,
le langage, et les coutumes 18.
À la fin des années 1950, le laamiido de Tibati fait pression, à son tour,
sur l’administration pour qu’elle encourage l’installation de Mbororo dans
son lamidat. En effet, de larges secteurs de Tibati sont vides de bétail.
Aux effets dissuasifs des prélèvements en bétail s’est ajoutée une invasion
des savanes de Tibati par des mouches tsé-tsé, au cours des années 1930
et 1940, qui a ruiné des Foulbé et provoqué la fuite des autres. En 1956,
Peerol Kaptel désigne une migration organisée de nouveaux Mbororo
Akou depuis la frontière camerounaise, à Kontcha, jusqu’aux pâturages
au nord‘de Tibati, les moins infestés par les glossines. Dès lors, les Akou
deviennent une composante pastorale importante sur le plateau, par leurs
effectifs de cheptel et leur comportement offensif. Lorsqu’ils s’installent
dans un pâturage, ils provoquent le départ des Djafoun et des petits
groupes Wodabe, en raison d’antipathies entre les personnes et surtout
d’une compétition entre les deux races de zébus. Les zébus blancs valori-
sent mieux les pâturages de savanes que les zébus rouges, par une pâture
non sélective des herbes. Ainsi, les Akou écartent les Djafoun d’une
partie du Tchabbal Mbabo dans les années 1940 et 1950. Une dizaine
d’années plus tard, ils les font quitter l’est du lamidat de Tibati (Béka
Baya) et, dans les années 1970, ils accaparent les environs de Ngaoundal.
I1 existe comme un front pastoral entre les deux groupes mbororo.
Avec les années, les Mbororo Akou tiennent un rôle plus grand dans
l’élevage en Adamaoua. Grâce à la rusticité de leur race bovine, ils béné-
ficient d’une plus grande liberté géographique que les Djafoun ou les
Foulbé. Ce sont des Akou qui ont peuplé ou repeuplé en bétail le lamidat
de Tibati. En même temps, en provoquant le départ des autres Mbororo,
ils introduisent une instabilité de peuplement. Encore plus grave, leur
bétail exploite tellement les pâturages qu’il est réputé les dégrader assez
rapidement. Après quelques années de ce régime, les Akou eux-mêmes ne
peuvent plus se maintenir sur des pâturages épuisés. Par déséquilibre
entre les besoins de leur bétail et les ressources, ils créent une instabilité
d’ordre écologique de l’élevage.

Foulbé et Mbororo dans le lamidat de Ngaoundéré

Le lamidat de Ngaoundéré n’a pas joué un rôle d’accueil des Mbororo


à leur montée sur le plateau de l’Adamaoua. Cependant, devant l’hostilité
des Foulbé de Tignère et les prélèvements de ceux de Tibati, des Mbororo

18. Comme la pratique du soro,un rite d’endurance des jeunes, soumis à I’kpreuve de la bastonnade.
364 JEAN BOUTRAIS

sont venus s’installer assez nombreux dans le territoire de Ngaoundéré.


Trois périodes se succèdent dans les rapports mouvementés qu’ils ont
entretenus avec les Foulbé.

Coexistence et captation d’une rente pastorale (1900-1930)

Au début du siècle, la région de Ngaoundéré était attrayante pour les


pasteurs. La raison principale tenait à l’existence d’une grande source
natronée (lawre) près de la rivière Vina, exploitable en saison sèche. Les
esclaves du laamiido creusaient, chaque année, une cavité d’où l’eau
minérale était puisée. Cela représentait beaucoup de travail mais le lawre
de la Vina était le plus réputé du plateau pour ses effets bénéfiques aux
animaux. On les abreuvait plusieurs fois en saison sèche, ce qui les main-
tenait en bon état.
Les troupeaux des Foulbé de Ngaoundéré n’occupaient, en hivernage,
qu’une petite partie du plateau, autour de la ville fortifiée et au nord, de
part et d’autre de la rivière Bini. L’aire des dumde d’agro-élevagecouvrait
une circonférence d’environ 50 km de diamètre. C’était l’aire ancienne
d’élevage des Foulbé citadins et de Foulbé qui vivaient déjà à l’écart, en
particulier des Mbewe’en. Parmi les Vollarbe, seuls ceux du village Dibi
n’ont jamais habité en ville. Cette aire d’agro-élevage était peu accessible
aux Mbororo. Mais, au-delà s’étendait un espace de dumde uniquement
agricoles, avec de grands domaines mis en valeur par des esclaves du
laamiido ou de notables, par exemple le Galdima. Des domaines destinés
à la production de sorgho se trouvaient à 50 km de la ville, sur des terres
réputées pour leur fertilité. Les Mbororo pouvaient séjourner sur les pâtu-
rages compris dans cet espace.
Les pâturages de Ngaoundéré étaient réputés pour leur salubrité. Au
centre du lamidat, la végétation était presque uniquement herbeuse. En
périphérie, les troupeaux accédaient à des zones de transhumance vers le
sud (vallée du Djérem) ou l’est (Rey). Quant aux Foulbé de Ngaoundéré,
ils possédaient relativement peu de bétail au début du siècle. Comme les
autres Foulbé des lignages dominants, les Vollarbe avaient négligé l’éle-
vage au profit de l’accumulation de maccu6e (esclaves). Encore dans les
années 1920, il n’y avait que peu de Foulbé à la tête de gros troupeaux,
dans les villages proches de la capitale. Les éleveurs aisés ne possédaient
qu’un troupeau en brousse.
Une grande partie de l’espace pastoral étant libre, des Djafoun purent
s’installer près du lawre de la Vina au début du siècle (à proximité des
villages Djouroum et Marbouy). En 1921, un administrateur en toumée’g
recense des groupes mbororo aux environs de Dibi, presque au centre du

19. Rapport de tournte de Bru, chef de la circonscription de Ngaoundtrt, du 14 janvier au


13 ftvrier 1921 : Baya de la Pangar au MambM, Bororos, Villages Foulbt de l’Est (YaoundC,
Archives nationales du Cameroun, cittes infra: ANCY).
LA VACHE OU LE POUVOIR 365

lamidat. En 1910, quelques Mbororo séjournent également au nord du


plateau, à Saltaka et près de M’bang-Foulbé (cf. infra carte 3).
La situation favorable à l’installation de pasteurs comporte pourtant
des contreparties. Des contentieux avec les Foulbé surgissent au lawre de
la Vina. Les premiers reprochent aux Mbororo de prendre trop de temps
à abreuver leurs animaux, par manque de main-d’œuvre pour puiser l’eau
(6e walaa yarnoo6e). Bientôt, les Foulbé interdisent aux Mbororo d’utili-
ser le lawre en même temps qu’eux, pour éviter que-leurs animaux se
rencontrent. Dès lors, les Mbororo ne peuvent abreuver que de nuit et à
la sauvette, ce qui est une situation humiliante. Ils en sont réduits à
a voler >> l’eau2O.
Au cours de transhumances dans la plaine de la Mbéré, des Djafoun
découvrent d’autres sources natronées, ce qui leur permet d’échapper aux
disputes avec les éleveurs foulbé. Mais le passage des troupeaux au lawre
de la Vina donne l’occasion au laamiido de lever la taxe de pâturage
(sofal) et l’aumône religieuse (jakka). I1 n’admet pas que les Mbororo
échappent à ces redevances et s’efforce donc d’empêcher qu’ils s’éloi-
gnent du centre du lamidat. Des guerriers serviteurs, lancés à la poursuite
de Mbororo fugitifs, tuent un ardo dans la plaine de la Mbéré : Ardo
Adamou bi Abba, du lignage des Faranko’en. Quelques années plus tard,
Ardo Idjé craint de subir le même sort. I1 s’enfuit et se met sous la protec-
tion de l’administration française en Oubangui-Chari (1923-1925).
Privé des revenus procurés par les razzias, le laamiido de Ngaoundéré
cherche des compensations en se constituant une rente aux dépens des
éleveurs, Foulbé mais surtout Mbororo. La rétention de Mbororo pour
leur soutirer des taxes était commune aux laamii6e du plateau et à Rey.

La contention des Mbororo à la périphérie du lamidat ( I 930-1960)

Les tensions entre éleveurs Mbororo et Foulbé sont aggravées par une
épizootie de peste bovine qui sévit à Ngaoundéré en 1927-1928, en provo-
quant 20 O00 pertes, d’après une estimation administrative. Des Foulbé,
ruinés, doivent se mettre à cultiver tandis que beaucoup de Mbororo
s’enfuient au sud, sur les nouveaux pâturages~de Meiganga.
Or, pour les Foulbé, la maladie a été introduite par des Mbororo venus
s’installer sur le plateau à l’est (Lougguéré Rey) puis entrés dans le lami-
dat. Le ressentiment des Foulbé est général à l’égard des Mbororo qui
sont expulsés de Ngaoundére, à l’est et au sud du lamidat. C’est un
renversement de politique à leur égard, entériné par un nouveau laamiido
de Ngaoundéré (nommé en 1930)’ sous la pression des Foulbé ayant le
plus d’intérêt dans l’élevage.

20. Djaoro Hamadjangui, ToumbCrC, NgaoundCrt, 18 novembre 1994.


366 JEAN BOUTRAIS

À l’est, des Mbororo Djafoun et Wodabe stationnent sur la partie du


plateau qui relève du lamidat de Rey21. Pour éviter qu’ils entrent sur
Ngaoundéré, les Foulbé et des éleveurs frangais occupent le terrain :
installation de La Pastorale à Goundjel en 1928, création du village Bélel
par des Foulbé en 1936. L’administration envisage d’effectuer une
<<policedu bétail >> pour éviter un retour de la peste bovine sur le plateau22.
Quant au laamiido de Ngaoundéré, il place des éleveurs foulbé à la limite
de Rey (à Djilougou en 1941) pour interdire aux Mbororo d’entrer.
Au sud, les Mbororo Djafoun sont également écartés des environs de
Dibi et contenus à la périphérie du lamidat : le secteur de Martap, les
versants du bassin du Djérem, la plaine de la Mbéré. Le refoulement des
Mbororo des pâturages centraux de Ngaoundéré est facilité par le
commerce du sel marin en provenance du sud et des plaques de natron
venant du nord, les deux produits se substituant à l’abreuvement aux
lawre. Au début des années 1930, Ngaoundéré est enfin relié à Tibati par
une route qui établit la liaison avec Yaoundé par Yoko. D’après un
rapport administratif de 1937, plusieurs tonnes de sel sont vendues régu-
lièrement dans les villages, le long de la route de Tibati à Ngaoundéré23. I1
s’agit d’approvisionner les éleveurs pour les besoins de leur bétail. C’est
un trafic dont l’administration se plaint car il échappe au paiement de
patentes. ..
Au cours des années 1930, de nombreux Djafoun migrent de Lompta
vers Meiganga et Bouar, en transitant par le sud du lamidat de Ngaoundéré
où ils séjournent quelques années. Les Djafoun sont ainsi nombreux à
Kognoli, Ndaskoul, Mangom et Makor. Des Wodabe venus de Tignère
stationnent près de Martap, à Makane et Mandjala. I1 n’y a pas de trou-
peaux foulbé dans ces pâturages en saison des pluies mais ils arrivent en
transhumance de saison sèche. Les Foulbé accusent bientôt les Mbororo
d’abîmer justement leurs pâturages de transhumance. De riches Foulbé de
Béka, près de Ngaoundéré, font ainsi expulser des Djafoun de Mangom
dès les années 1930 (carte 3).

Un nouveau grief s’ajoute contre les Mbororo, celui de dégrader les


pâturages. Leurs animaux sont nombreux et, de plus, ils mangent toutes
les herbes et piétinent le sol. Les animaux mbororo << tuent le pâturage >>
(di mbara Zadde). En fait, les années 1930 et 1940 connaissent un grand
essor du cheptel foulbé et une re-pastoralisation des Foulbé de
Ngaoundéré qui quittent la ville, fuient les prélèvements du laamiido et se

21. Rapport du vétérinaire capitaine Bardez concemant une tournée effectuée dans le lamidat de
Rey-Bouba, juillet 1938 (ANCY).
22. Lettre du chef de circonscription de Ngaoundéré au commissaire de la République au
Cameroun,juillet 1938 (ANCY).
23. Rapport de toum6e du chef de subdivision de Tibati, du 9 au 18 juillet 1937, dans la région de
Lompta et Galim (ANCY, APA 117 60/B).
Présence de Mbororo

Entrées de Mbororo
dans les années 1980
‘I&@-u
W Source natronée

F
c
b
FOi
C
.......
......

de Ngaoundére

Carte 3. Refoulements des Mbororo du territoire de Ngaoundéré.


368 JEAN BOUTRAIS

dispersent en brousse pour s’adonner à une économie d’agro-élevage avec


leurs derniers HaaGe. L’expansion du peuplement foulbé est nette vers .
l’est du lamidat : plateaux de Galdi, de Bakari Bata et plaine de la Mbéré.
De nouveaux villages foulbé débordent les anciennes aires de dumde. Ce
faisant, les Foulbé entrent en compétition pastorale avec des Mbororo sur
toutes les périphéries du lamidat.
L’administration prête son concours pour refouler les troupeaux
mbororo qui tentent d’entrer dans le lamidat. Un rapport administratif de
la Subdivision de Ngaoundéré reconnaît, en 1952, qu’une << surveillance
constante est nécessaire>>pour écarter les MbororoZ4.Pourtant, un recen-
sement ädministratif de la même année ne fait état que de 280 Mbororo
dans la Subdivision. C’est l’une des plus petites minorités ethniques. I1 est
vrai qu’en termes de bétail et d’occupation de l’espace, la présence des
Mbororo est plus encombrante.
En 1957, des Wodabe Yayanko’en sont expulsés des pâturages de
Galdi, au sud de Dibi. Leur ardo en raconte les circonstances :
<<Quandmon père est venu h Galdi, il n’y avait personne, même pas de cultivateurs.. .
Puis les troupeaux des Foulbé sont devenus de plus en plus nombreux. LeS.Foulbé
disaient aux Wodabe que leurs troupeaux ne devaient pas rester près des leurs. A la fin,
les Foulbé ont fait une pétition pour que nous partions vers Meiganga. B

La pétition est transmise par un député de Ngaoundéré au ministre de


l’Élevage qui prend la décision d’expulser les Mbororo. Les personnes et
les troupeaux sont emmenés de force au sud de la rivière Djérem, en
pleine brousse. Mais les animaux reviennent d’eux-mêmes à leurs campe-
ments habituels. Alors, des Mbororo sont emprisonnés pour
désobéissance. L’administrateur leur demande de partir ou de changer de
bétail. L’informateur ajoute : <<Encoreaujourd’hui, cela me fait mal au
cœur25. >> Seule maigre consolation : le nom de Galdi reste. C’est celui du
Mbororo qui a fondé le village.
L’histoire pastorale de plusieurs secteurs de Ngaoundéré est identique.
Des Mbororo furent les premiers à y placer du bétail et à s’y installer,
souvent dans un grand isolement. Puis la compétition de troupeaux foulbé
devient de plus en plus forte, à l’époque coloniale, jusqu’à ce que des
Foulbé fassent expulser les Mbororo, grâce à des appuis politiques. Les
Foulbé s’installent alors à leur place.

Expulsion complète et refoulements répétés

Après l’Indépendance, les Foulbé de Ngaoundéré prennent encore


moins de précautions à I’égard des Mbororo. Ils sont tous expulsés de la
plaine de la Mbéré et des environs de Kognoli. Pour les Foulbé, c’est une

24. Rapport annuel pour 1952 de la subdivision de Ngaound6r.6 (ANCY, 1 AC, 1838/1).
25. Ardo Bello, Nandongu6.4 mars 1977.
LA VACHE OU LE POUVOIR 369

contrepartie à l’affranchissement de leurs derniers Haa6eYexigé par la


nouvelle administration. Dès lors, ils revendiquent un droit exclusif sur
leurs pâturages. L’expulsion de 1960-1961 touche surtout des Wodabe et
quelques Akou.
Un chef de village au sud de Ngaoundéré, relevant d’un lignage mino-
ritaire (Foulbé Bandé), reconnaît que l’économie locale, en particulier les
marchés ruraux, s’est ressentie du départ des Mbororo, grands acheteurs
de produits vivriers et manufacturés (surtout des vêtements).
Dans les années 1970, il ne subsiste de cette histoire pastorale qu’un
ardo du groupe des Wodabe au sud de Ngaoundéré (lignage des
Dallanko’en). I1 n’est supporté par les Foulbé que parce qu’il a constitué
un troupeau de race gudaali. Mais, isolé des siens, il se résout lui-même à
partiren 1976.
Pourtant, quelques villages portent encore l’appellation << Mbororo D,
comme Mangom-Mbororo, ce qui peut induire en erreur. En fait, les habi-
tants sont d’anciens esclaves de Mbororo, venus avec eux jusqu’en ces
lieux. Puis ils ont décidé de rester sur place quand leurs maîtres sont partis
plus loin, volontairement ou non. Autrefois bergers, ils se sont reconvertis
en cultivateurs mais ils savent encore les noms des lignages de leurs
anciens maîtres : des Faranko’en, des Dabanko’en qui étaient donc des
Djafoun.
À partir de 1975, l’histoire des rapports entre Mbororo et Foulbé de
Ngaoundéré est émaillée de refoulements de pasteurs attirés par des pâtu-
rages pourtant interdits. La réputation des pâturages est encore plus
grande lorsqu’ils ont bénéficie d’assainissements contre les mouches tsé-
tsé. Cette fois, ce sont des Akou qui tentent d’entrer sur Ngaoundéré. En
1978, des Akou sont expulsés des environs de Kognoli et refoulés sur le
territoire de Tibati par les agents du service d’élevage. Les années
suivantes, les tentatives d’infiltration se décalent aux environs de Martap.
Chaque fois, le service d’élevage intervient vigoureusement pour refouler
les Mbororo.
Récemment, une nouvelle menace s’exerce à l’ouest, àpartir de Tignère
où des Mbororo ont pu bénéficier de pâturages assainis. Un marché à
bétail étant ouvert, du bétail peut transiter jusqu’à la gare de Ngaoundéré
pour être expédié par le train. Mais cette circulation de bétail mbororo
amorce des installations le long de la route. En 1994, une dizaine de trou-
peaux de zébus blancs sont expulsés du département de la Vina
(Ngaoundéré) vers celui du Faro (Tignère). Certains appartiennent à des
Mbororo infiltrés mais d’autres relèvent, de fagon surprenante, de Foulbé
de Ngaoundéré : riches éleveurs et maquignons,. . La solidarité des Foulbé
autour de la race gudaali commence à s’effriter !
Un arrêté du ministère de l’Élevage décrète alors que le département de
la Vina sera le berceau de la race gudaali de Ngaoundéré. Pour la première
fois, les expulsions des Mbororo sont légitimées par un texte officiel.
370 JEAN BOUTRAIS

Jusque-là, elles relevaient seulement de la pression des riches éleveurs de


Ngaoundéré. En effet, dans son article 6 , l’arrêté de 1994 stipule : <<Tout
autre animal trouvé dans cette aire de protection sera refoulé s’il s’agit
d’une femelle et castré dans le cas d’un mâle26. >>
C’est l’aboutissement légal de‘plus de cinquante ans de conflits entre
Foulbé et Mbororo dans le lamidat de Ngaoundéré.

De << bons D ou de <<mauvais


)> éleveurs ?

Évaluer la place de l’élevage dans l’histoire peule de l’Adamaoua


ressemble au décryptage de faits et de processus habituellement présentés
comme uniquement politiques. Une approche pastorale permet de mieux
comprendre des événements qui, autrement; s’expliquent assez mal.
À côté d’une réévaluation de la composante pastorale dans le passé de
l’Adamaoua, il y aurait également à entreprendre une histoire des repré-
sentations de l’élevage peul. Les jugements sur les Peuls s’avèrent assez
contradictoires, en particulier durant la période coloniale. D’un côté, des
rapports administratifs insistent toujours sur l’importance de l’élevage en
Adamaoua, <<paysà bétail par excellence D où << l’élevage est la seule, la
véritable richesse” >>. Au potentiel pastoral remarquable du plateau répon-
dent les compétences des populations : << Les Foulbé, excepté en ce qui
concerne les épidémies qu’ils ne savent combattre, sont d’excellents
éleveurs, sachant fort bien garder, soigner, sélectionner28. >> Malgré ces
éloges, les rapports insistent sur la nécessité de développer l’élevage dans
la région : assurer de meilleures conditions de commercialisation du
bétail, introduire des races européennes pour améliorer les races locales,
aménager les sources natronées et les pistes à bétail, créer des fermes
d’élevage modeme, améliorer les pâturages.. . Dans une sorte de planifi-
cation régionale avant la lettre du développement, l’Adamaoua et ses
populations se voient toujours attribuer un rôle décisif dans l’élevage.
À cette vision positive s’en oppose une autre, beaucoup moins louan-
geuse, dès les premiers rapports de l’administration française :
a La vie des Foulbé oscille entre deux préoccupations principales devant lesquelles tout
s’efface : les bœufs et les captifs, ces derniers indispensables pour le service des
premiers, les maîtres se contentant de surveiller les uns et les autres29. >>
Le même ton est donné? près de cinquante ans plus tard, par le rapport
d’un bureau d’études : <<Avrai dire, il n’existe que très peu d’éleveurs

26. Ministère de l’filevage, des Pêches et des Industries animales, Arrête 0013 du 31 mai 1994
portant creation du berceau de la race goudali de Ngaounderé.
27. Rapport annuel àla SDN sur l’administration du Cameroun pour I’annCe 1924.
28.Rapportdetoum6edeBru ..., 1921.
29. Capitaine Ripert, commandant la circonscription de Ngaoundtre, Situation politique de la
region de Ngaoundkrk, 1918, ANCY.
LA VACHE OU LE POUVOIR 37 1

Foulbé; il s’agit surtout de possesseurs de bétail>>(SERESA 1961). Selon


ce rapport, les connaissances des Foulbé en élevage restent limitées et ne
permettent pas d’envisager, par exemple, un élevage laitier. Quant aux
Mbororo, c’est encore pire : leurs méthodes d’élevage sont jugées << ana-
chroniques et catastrophiques >>. La première caractéristique vise leur
nomadisme et leur bétail improductif, la seconde conceme leur responsa-
bilité dans la propagation de toutes les grandes maladies du bétail. Le
mieux serait encore de les contenir dans des pâturages attribués, de les
sédentariser et de les éduquer en comptant, pour cela, sur leur islamisa-
tion. Le développement de l’élevage en Adamaoua serait plus entravé que
facilité par des populations aussi incompétentes.
Le dénigrement des pratiques d’élevage en Adamaoua fait penser aux
jugements sévères portés sur les Peuls du Fouta-Djalon par le géographe
J. Richard-Molard (1944). Dans les deux cas, les potentialités naturelles
pour l’élevage des deux plateaux seraient mal valorisées par les Peuls.
Les jugements des relations des Peuls avec l’élevage ne sont pas
exempts de contradictions. Les Mbororo de l’Adamaoua, présentés
comme <<totalementnomades >>, disposent d’un cheptel qualifié de
médiocre et d’improductif, tant qu’il ne sera pas sédentarisé. Pour eux,
c’est par la sédentarisation que le développement devrait passer. Quant
aux Foulbé de l’Adamaoua, comme ceux du Fouta-Djalon, ils ont l’avan-
tage d’être sédentaires mais le défaut de ne pas s’occuper vraiment de leur
bétail. Recourant à l’emploi de bergers ou de << spécialistes nomades >>,
eux-mêmes se comporteraient en << pseudo-éleveurs >> (Richard-Molard
1944). Pour les Foulbé de l’Adamaoua, le berger est devenu << l’homme
indispensableD depuis l’abolition de l’esclavage (SERESA 1961).
Entre les nomades à sédentariser et les sédentaires à impliquer dans
l’élevage, la voie du développement apparaît étroite. Mais cette antino-
mie, apparemment insurmontable, relève d’une conception statique. Une
approche historique montre comment des intérêts pastoraux sont imbri-
qués avec d’autres objectifs, selon des dosages différents dans le passé
des Foulbé de l’Adamaoua. Depuis le siècle dernier, ils ont connu des
phases de << dépastoralisation>> et d’autres de << repastoralisation >>.Chacune
a suscité des associations ou entraîné des compétitions dans l’accès aux
pâturages. Dans une perspective de développement, il serait erroné de
tenir la situation actuelle des Foulbé de l’Adamaoua comme intangible.
Elle marque l’aboutissement provisoire d’une série de recompositions de
nature pas seulement politique, mais également économique et sociale.
DIALLO
YOUSSOUF

Autour du puits
Paysans, pasteurs et politique de l’eau
dans le Gondo-Sourou (Burkina Faso)

Dans la littérature africaniste concernant les modes du peuplement ou


les mécanismes constitutifs de certains États précoloniaux, la dualité
autochtones/étrangers (ou conquérants) reste un des enjeux privilégiés de
l’anthropologie politique.
En partant de cette conception, fondée sur l’ordre d’installation des
groupes humains sur un espace donné, nous évoquerons l’histoire du
peuplement peul en pays bwa. I1 sera largement question, dans le cadre de
cette réflexion sur les mécanismes de l’infiltration pastorale en milieux
paysans, de la gestion de l’accès aux puits.

Les étapes du peuplement pastoral

Le Gondo est une plaine dominée par une vaste étendue sableuse
(seeno) localisée au pied de la falaise de Bandiagara (pays dogon). La
vallée du Sourou, affluent-défluent du Mouhoun, constitue le prolonge-
ment de cette plaine dans la partie nord-ouest de l’actuel Burkina Faso.

Autochtones et étrangers

Les Bobo, les Bwa, les Marka et les Sam0 sont les principaux groupes
anciennement installés dans cette région à vocation essentiellement agri-
cole. Les Bobo et les Bwa, qui présentent un ensemble de traits culturels
communs, occupent un territoire situé à cheval sur le sud du Mali et
l’ouest du Burkina. Les Marka sont établis des deux côtés du Sourou et à
l’intérieur de la boucle formée par le Mouhoun, tandis que les Sam0
vivent sur la rive orientale du Sourou. Les pasteurs, originaires des grands
centres de diffusion peuls de Ia vallée du Niger, constituèrent les dernières
colonies de peuplement du Gondo-Sourou.
374 YOUSSOUF DIALLO

Rappelons que les Bobo et les Bwa représentent le fond de peuplement


le plus ancien de la région et qu’ils jouissent du statut d’autochtonie. La
riche documentation, qui permet de comprendre les fondements du
rapprochement entre ces deux groupes voisins, révèle l’étroite parenté
culturelle et historique des Bobo et des Bwa. Outre, par exemple, l’iden-
tité de leur système lignager, ces deux populations sont organisées en
communautés villageoises indépendantes les unes des autres. Le village
est l’unité fonctionnelle qui comprend parfois plusieurs segments de
divers lignages. En effet, la fondation d’un village bobo ou bwa procède
généralement de la combinaison de plusieurs Cléments, de sorte que le
dispositif lignager qui en résulte englobe les fondateurs de la localité, les
familles assimilées et le groupe des étrangers (Capron 1973 ; Le Moa1
1976 : 137-142). Chez les Bobo et les Bwa, la notion d’étranger est
éminemment positive : pour les premiers, ce sont les étrangers qui faisaient
toujours office de médiateurs, tandis que les seconds en avaient souvent
besoin pour accroître le nombre d’habitants d’un village. Ces considéra-
tions démographiques et d’ordre socio-fonctionnel à la base desquelles se
trouve, pour ainsi dire, une conception utilitariste de l’étranger, poussè-
rent donc les Bobo et les Bwa à pratiquer une politique d’ouverture. Ainsi
accueillirent-ils sur leur territoire des Marka, des Dyula et des Peuls qui
migraient en mettant en œuvre des stratégies d’infiltration. Parmi les
groupes peuls installés en pays bwa, ceux des Sangare de Dokwi et des
Sidibe de Barani étaient les plus influents politiquement jusqu’à l’occupa-
tion de l’ensemble de la région par les Français, en 1895.
La frange septentrionale de la plaine du Gondo-Sourou, qui représente
l’aire de peuplement pastoral, est appelée Boobola (<<paysdes Bobo >>) par
les Peuls en raison de son occupation antérieure par les Bobo et les Bwa.
Le Boobola fut le lieu de concentration des groupements peuls venus du
Maasina, du Kunaari et du Fituga, qui s’insérèrent dans les communautés
villageoises pour des motifs pastoraux.
L’organisation socio-politique ancienne de ces éleveurs, conforme à un
modèle peul classique, était surtout de type clanique. L’accès aux pâtu-
rages et aux points d’eau constituait la toile de fond des rapports entre les
représentants des principales familles. Car, à l’époque de l’infiltration
peule, le Boobola était caractérisé non seulement par l’existence d’un
tapis végétal composé essentiellement de graminées, mais aussi par la
qualité du réseau hydrographique qui offrait des facilités d’abreuvement
au cheptel. Pour ces raisons, les localités marka de Baï, Wonikoro et
Kolonkan furent les principales étapes de l’installation des groupes
Jallube, Sidibe et Sangare apparus successivement dans la haute vallée
du Sourou vers le X V I I I ~siècle. Cette zone accessible, qui confine à la
frontière occidentale du Yatenga, était le carrefour de plusieurs courants
de migrations pastorales. Le village de Kolonkan, contrôlé par les Sidibe,
fut un des lieux de rencontre dont le souvenir s’est le mieux conservé ;
POLITIQUE DE L’EAU AU GONDO-SOUROU 375

l’existence dans cette localité d’un marigot fit de celle-ci l’un des princi-
paux centres à vocation véritablement pastorale où coexistèrent des
Sidibe, des Jallube et des Baabe. C’est également dans le village de Ba,
situé près de Djibasso, qu’un groupe de Diko, accompagnés de Sangare,
aurait conclu une alliance. avec des Jallube avant d’émigrer au Liptaako
(région de Dori).
Mais les régions de Barani et de Dokwi, dont l’occupation est posté-
rieure à ces lieux de rassemblement pastoral, devinrent les deux
principaux centres peuls du Boobola. L’importance du foyer de peuple-
ment local de Barani est signalée par les traditions, Le village de Tira,
réputé comme l’une des principales résidences des Sangare, fut probable-
ment le lieu de contact entre ces derniers et une fraction des Sidibe. I1
s’agit notamment de celle des HontorGe (sing. Kontoro) qui accompagnè-
rent vers les hauteurs de Dokwi ces Sangare venus de Wonikoro (moyenne
vallée du Sourou). Les indications fournies au sujet des HontorGe ne
permettent pas cependant de préciser les raisons de l’émigration dans la
région de Dokwi de certains d’entre eux.
Les affrontements entre les Peuls du Maasina et des groupes hostiles
aux visées hégémoniques de la Diina (18 18) poussèrent aussi des familles
à émigrer dans le Gondo-Sourou, ce qui eut pour effet de renforcer la
présence peule dans le Boobola, et surtout à Dokwi.
L’espace politique de Barani, place en partie abandonnée par les Bwa,
et celui de Dokwi, enclave en territoire occupé par le même groupe
ethnique, ont de nombreux points communs. L’occupation de ces lieux
pastoraux, situés dans les interstices des sociétés villageoises, s’effectua
essentiellement par étapes et par des groupes successifs, sans affronte-
ments. Les pasteurs s’installaient tout simplement dans le voisinage des
premiers occupants après avoir négocié l’hospitalité auprès des respon-
sables bobo et bwa. Mais par la suite, la présence peule prit une forme
plus inquiétante. En effet, les Peuls de Barani et de Dokwi réussirent,
après une solide implantation, à imposer une certaine domination à ceux
qui furent jadis leurs hôtes. Cette situation nouvelle amena les cavaliers
des deux chefferies à conduire désormais une politique de prédation dont
les populations agricoles firent les frais.
Ce processus d’infiltration-implantation-domination des Peuls de
Barani, comparable aussi à l’évolution du milieu peul de Dokwi, s’est
déroulé en trois étapes. A une étape initiale, correspondant à l’installation
dans le Gondo-Sourou des premiers groupes de pasteurs paisib1es;succéda
celle d’une accentuation de la pression démographique, entraînant locale-
ment l’abandon de certaines zones par les Bwa. Enfin, survint l’étape
décisive de la constitution d’un pôle de pouvoir à Barani. Mais notre
propos se limitera au processus de peuplement peul dans Ia région de
Barani.
316 YOUSSOUF DIALLO

Dynamiques sociales et politiques d’infiltration

La représentation du conquérant peul à cheval a quasiment estompé


l’infiltration initiale des pasteurs dans les milieux paysans, fait historique
antérieur à l’émergence de la plupart des systèmes politiques peuls. Ainsi,
lorsque Seeku Amadu, simple marabout, lança son appel 2 la guerre
sainte, les Peuls du Maasina étaient déjà dans le Delta nigérien.
L’infiltration est un mode de peuplement surtout lié au pastoralisme
nomade. Les précautions s’imposant dans le choix des pâturages situés
dans les interstices des sociétés villageoises sont à l’origine des contrats
d’installation que les premiers éleveurs passent avec les paysans, avant de
voir leurs effectifs grossis par l’arrivée de nouveaux groupes.
L’installation des Peuls dans les espaces interstitiels relève d>unprocessus
social et économique qui fait système avec la politique d’accueil des
autochtones. Cependant, il ne s’agit pas d’opposer le processus de peuple-
ment pastoral par infiltration à la conquête. La constitution de la chefferie
peule de Barani, orientée vers une économie prédatrice, s’inscrit dans le
contexte d’une accentuation de la pression démographique, phase résul-
tant d’un processus continu d’infiltration. Les visées hégémoniques
ultérieures tenteront d’ailleurs de consolider cette orientation politique
des Peuls établis à Gnama, lieu de regroupement à vocation politique.
L’amitié reste pourtant un thème récurrent dans le discours peul et son
évocation, dans les traditions de Barani et de Dokwi, sert surtout à signi-
fier l’intégration initiale pacifique des groupes de migrants peuls en
. milieu bwa. Ceux-ci étaient en effet des demandeurs de terres pastorales
bien avant de mûrir leur projet de domination. Les premiers groupes
d’étrangers peuls, selon une opinion partagée, se présentaient en amis aux
responsables des villages bwa qui les accueillaient. L’argument est certes
fondé, mais il ne suffit pas à expliquer la libéralité faite aux étrangers.
L’accueil des pasteurs dans cette société est conforme à l’idéologie et à
la pratique foncière des Bwa. Toute personne, quelle que soit son origine,
jouit d’un << droit naturel à la terre D et, à ce titre, on ne peut en refuser
l’accès à celui qui en fait la demande (Capron 1973). Toutefois, l’établis-
sement d’un groupe humain sur un espace donné nécessite l’accord
préalable d’une divinité à laquelle on doit offrir un sacrifice. La stratégie
de l’infiltration, en tant que mode spécifique d’appropriation spatiale, ne
peut éviter les négociations avec les responsables de la terre, dont l’attri-
bution principale est la mCdiation entre l’entité divine et les nouveaux
arrivants. Ces derniers sont invités, par les autorités religieuses, à apporter
leur offrande. Mais le respect de cette règle relève plutôt d’une cérémonie
ponctuelle, puisque les pasteurs - exception faite des Peuls devenus
Bwa - ne font pas partie d’un réseau rituel fondé sur l’imbrication de
l’agraire et du religieux. Cependant, le rituel primordial du contrat d’ins-
tallation confère une signification sociologique à une telle cérémonie,
POLITIQUE DE L’EAU AU GONDO-SOUROU - 377

fondatrice d’alliances locales. En effet, les familles d’éleveurs, dont la


plupart avaient des hôtes dans les villages, purent exploiter les puits situés
en marge de l’habitat concentré, typique de la société bwa. Les lisières
des villages, lieux initiaux d’implantation peule en pays bwa, furent ainsi
des relais de transhumance : le puits ne servant en saison sèche que de
point de ralliement à certaines familles d’éleveurs. Cette intégration
spécifique dans la société bwa donna naissance à un brassage ethnique et
à de nouveaux groupes tels les Fula muru (Peuls devenus Bwa) et les
Bobo fula, de patronyme Sangare, issus de l’union entre Peuls et femmes
bwa; deux exemples de changement d’identité ethnique dont l’étude reste
à faire. Certaines localités bobo jouèrent également un rôle d’accueil
important des familles peules qui, outre les soins à leur cheptel, nouaient
des contrats de métayage avec les autochtones. Ce fut le cas de
Kotédougou, village situé près de Bobo-Dioulasso, qui représentait la
limite méridionale des avant-gardes peules semi-sédentarisées originaires
de Barani (Binger 1892 : 380).
Établis sur les marges des sociétés villageoises et censés parfois être
des étrangers de passage, les pasteurs font cependant idéologiquement
partie de l’univers bwa. On peut d’ailleurs voir à travers certains mythes,
notamment ceux relatifs à la création du monde, le témoignage de cette
appartenance ambiguë à la société bwa (Cremer 1923 : 21). De fait, les
Peuls entretiennent non seulement des relations à plaisanterie avec les
Bwa, mais souvent aussi des rapports contractuels avec certains paysans.
Leur présence en milieu bwa ne paraît susciter, du moins à ses débuts,
aucune inquiétude en dépit de la particularité de leur statut de pasteurs
semi-transhumants. Pourtant, leur rôle dans les structures villageoises
demeure indécis, même s’il est vrai que certains d’entre eux réussirent à
s’y intégrer. Ailleurs, par exemple au Yatenga, la mise en place d’un
dispositif politique et institutionnel de surveillance suivit aussitôt l’arrivée
des Peuls dans ce royaume centralisé et hiérarchisé (Izard 1985 : 69).
Sans s’opposer ouvertement à l’installation des pasteurs sur leur terri-
toire, les dirigeants moose canalisèrent les différentes vagues de
migration. Ce faisant, les Peuls, compte tenu de leur statut de musulmans,
devenaient des hôtes sous surveillance, incapables ainsi de troubler la
tranquillité des Moose, dont le territoire confine à celui du Maasina. Dans
un contexte régional, et surtout frontalier, marqué par les révolutions
musulmanes peules, cette politique visait à empêcher l’expérience de la
Diina de faire tache d’huile. Or, rien de tel dans les communautés villa-
geoises bwa dépourvues de toute forme de pouvoir central. L’émergence
de Barani, en tant que chefferie prédatrice, est la manifestation de l’in-
fluence exercée sur les Peuls de cette zone par l’environnement politique
de l’État du Maasina.
Contrairement à la vallée du Sourou, ouverte aux incursions mais
demeurée presque dans sa totalité à l’abri des remous d’idées, cette partie
378 YOUSSOUF DIALLO

septentrionale du Gondo, située à la périphérie des grandes formations


hégémoniques du siècle demier (Maasina, Yatenga, État de Samori), resta
perméable à diverses influences extérieures. Le rôle économique joué par
la chefferie de Barani dans le contexte du Yatenga et de l’État samorien
est significatif de cette perméabilité (Diallo 1994).
Dans le Boobola, la présence peule ancienne, consolidée par des
groupes de pression venus plus tard profita, selon toute vraisemblance,
d’une organisation politique villageoise ; ce qui permit aux Peuls de
passer du statut d’étrangers à celui de dominants. Outre le facteur envi-
ronnemental, le retournement de situation entre Peuls et Bwa a tenu avant
tout à l’intentionnalité politique même de l’infiltration, qui mettait en
cause la gestion de l’accès aux puits.

La gestion de l’accès aux puits

Chez les Bwa, le puits sert à la fois d’instrument de contrôle et de


moyen de cohésion sociale. Cette fonction et, partant, les représentations
du puits en font autant un facteur de médiation institutionnelle entre les
autochtones et les nouveaux arrivants qu’un Clément décisif dans la poli-
tique d’incorporation des étrangers. La voie choisie pour réaliser cette
politique, en liaison avec le forage d’un puits, varie en fonction de l’ori-
gine des groupes : soit des étrangers du même statut ethnique (des Bwa),
soit des groupes culturellement apparentés (les Bobo), soit des étrangers
d’origine radicalement différente tels que les Peuls.
Dans les trois cas, la gestion de l’accès au puits peut conduire le village
hôte à adopter un mode de traitement ambivalent des nouveaux venus qui
doivent non seulement etre acceptés, mais aussi intégrés. Lorsque des
étrangers, par exemple bwa ou bobo, sont admis à s’établir dans un
village, deux solutions sont envisagées par l’instance communale pour
l’octroi éventuel d’une permission de forage d’un puits. Soit les étrangers
utilisent obligatoirement le puits du village d’accueil, soit il leur est
permis de creuser un nouveau puits (Capron 1973 : 168). Dans le premier
cas, les nouveaux venus sont placés dans une situation de dépendance
voulue par les anciens, puisqu’ils se trouvent dans l’impossibilitéde s’ins-
taller à l’extérieur du village pour y créer un nouveau quartier. Cette
solution, généralement adoptée, vise la sauvegarde de l’insertion commu-
nautaire. Le deuxième cas, la concession d’un droit de forage aux
immigrants, reste un privilège accordé seulement au lignage considéré le
plus influent. Les paysans bwa parvinrent-ils, par cette pratique parcimo-
nieuse d’octroi des droits de forage, à exercer un contrôle sur les Peuls ? I1
est difficile de répondre à cette question. Quoi qu’il en soit, le puits
devint, durant le XIX= siècle, un enjeu majeur dans les relations entre les
mondes peul et bwa.
POLITIQUE DE L’EAU AU GONDO-SOUROU 379

Le forage du puits :un enjeu territorial et politique

Précisons d’entrée de jeu qu’il ne sera pas question de la technologie


du forage, ni de la topographie hydraulique, c’est-à-dire de la localisation
.
de tous les points d’eau. Notre propos conceme principalement les condi-
tions de production des discours sur le puits et l’appropriation, par les
Peuls, de la politique de l’eau dont les divers aspects sont le repérage d’un
emplacement, le forage et le contrôle de l’eau. Cette autre politique, résul-
tat de stratégies visant à s’approprier l’espace ou à l’affecter, doit
désormais être envisagée selon le mode du conflit.

L’hydrogéologie du Gondo-Sourou

On distingue dans cette région six zones (Benoit 1979 : 29)’ générale-
ment classées dans l’ordre des difficultés d’accès aux nappes par les
populations. La portion de plaine du Gondo-Sourou s’étend du plateau
gréseux (ouest) à la frontière occidentale du Yatenga (est). Les conditions
hydro-géologiques expliquent partiellement l’existence d’une aire de
concentration peule sur les marges occidentales, et un peuplement majori-
taire bwa dans la partie centrale.
L’aire de concentration peule, des abords du plateau gréseux au Gondo,
coïncide avec les contours d’un secteur bénéficiant de conditions hydro-
géologiques favorables. Cette distribution spatiale est d’ailleurs conforme
à une certaine maîtrise hydro-géologique du milieu. En revanche, la partie
centrale de la plaine est caractérisée par des difficultés d’accès à l’eau
souterraine : profondeur des nappes phréatiques, instabilité des matériaux
et faiblesse des hauteurs d’eau dans les puits.

L’implantation peule

Dans un contexte d’expansion territoriale, les Peuls creusèrent des puits


au nord-ouest de la plaine (région de Barani). Si l’opération de forage ne
peut se ramener à un acte de maîtrise territoriale, au sens religieux, elle
revêt néanmoins une signification majeure : creuser un puits détermine
désormais la création d’un campement-village. Le campement (gure *)est
en effet l’unité sociale et géographique dont le fonctionnement est régi par
les règles de la parenté, mais aussi par les rapports de voisinage.
La colonisation pastorale de la frange occidentale du Boobola ainsi que
l’accentuation des pressions sur certains établissements bwa entraîna
l’apparition du pouvoir lignager (suudu). Cette unité socio-politique
englobante, calquée sur le modèle de la structure familiale, regroupa à la

1. Gure est le pluriel de wuro. À Barani, ce terme est le seul usit.5, dans la mesure où l’on pense
que la fondation d’un wuro est une entreprise collective.
380 YOUSSOUF DIALLO

fois des campements peuls et des localités bwa, habitées ou abandonnées.


La gestion de certains problèmes relevait de l’autorité des chefs locaux,
placés à la tête de chacun de ces pouvoirs lignagers, et soumis au contrôle
du chef de Barani. Outre quelques villages dépendant du contrôle de la
cour, chaque suudu comptait une demi-dizaine de villages formant l’assise
territoriale de la chefferie. On dénombre généralement quatre suudu :
suudu boro, suudu tenì, suudu bellan et hontorbe. Une fraction de ce
dernier groupe, ainsi que nous l’avons déjà signalé, s’était installée à
Dokwi où elle s’occupait essentiellement d’élevage.

Une fois achevée la phase d’implantation peule à Barani et à Dokwi, ce


mouvement orienté suivant une direction nord-sud se poursuivit jusqu’aux
environs de l’actuelle ville de Bobo-Dioulasso. Ainsi, dans la dernière
décennie du X I X siècle,
~ quelques familles peules franchirent le Mouhoun
pour s’établir dans les villages bobo (Satiri, Kotédougou) et bwa (Kari,
Wakara, Bondoukui) de la rive droite de ce fleuve. Dans la mesure où elle
était le fait de petits groupes, cette infiltration revêtait la forme d’une
présence imperceptible. I1 s’agissait donc d’un processus lent, pacifique et
minoritaire excepté toutefois dans le cas de Warkoye. Là, l’importance de
la population peule, relativement ancienne, poussa le chef de Barani à
étendre son contrôle sur cette localité érigée en centre commercial à la fin
du X I X siècle.
~
L’administration coloniale mit un frein à l’expansion des Peuls de
Barani sur la rive est du Sourou placée sous l’autorité des descendants
d’Al Haaj Umaru Tall et contrôlée traditionnellement par les habitants de
cette rive. À ce facteur politique s’ajoutait le fait que le confluent du
Mouhoun et du Sourou formait une zone insalubre qui gênait les mouve-
ments de transhumance des Peuls de Barani. La dynamique de création
des campements ne s’étendit pas non plus à la partie centrale de la plaine
du Gondo, barrière naturelle au processus d’expansion peule. Dans cette
zone, presque inhabitable, on a recensé un nombre élevé de villages aban-
donnés par les Bwa cause non seulement de la pénurie d’eau, mais aussi
des affrontements dont elle fut le théâtre (Quéant & Rouville 1969a: 60).
Les guerres, les sécheresses et la particularité même des conditions hydro-
géologiques poussèrent les Peuls à entreprendre une politique de contrôle
de l’eau. I1 est inutile de souligner combien le puits était un enjeu lors des
opérations militaires. L’occupation du puits, son empoisonnement ou
encore son obturation faisaient en effet partie de la guerre. Ainsi, lors de
son passage dans le Bundu (Sénégal actuel), René Caillié (1989, I : 51)
avait pu remarquer qu’<<enAfrique, il est plus aisé de prendre une place
par la soif que par la faim D. Dans le contexte de la résistance des Sam0 à
la pénétration frangaise, les puits situés dans l’enceinte des concessions
avaient également joué un rôle primordial, à tel point que l’administration
coloniale exigea, après la défaite des Samo, que des puits fussent creusés
POLITIQUEDE L’EAU AU GONDO-SOUROU 38 1

à l’extérieur des cours (Héritier 1975 : 505). À la suite d’un conflit dynas-
tique ayant opposé le chef Jan au prince Widi Sidibe, Barani et sa région
se vidèrent de leurs habitants, entre 1865 et 1870. Au cours des affronte-
ments, les partisans du prétendant au trône, parmi lesquels se trouvaient
des cavaliers fuutankoo6e venus de Bandiagara, bouchèrent des puits,
entraînant ainsi de nombreux abandons de villages.
Ce mouvement est à l’origine des zones de regroupement bwa, en
particulier sur la rive gauche du Mouhoun. Ainsi, le gros village de Mao
fut le lieu de refuge des Bwa partis de Barani. La discrétion qui entoure
encore l’abandon des villages par des Bwa, explique le-caractère allusif
des informations disponibles sur ce sujet ; la charge démographique étant
le seul mobile sur lequel concordent les traditions de Barani.

La signification politique du puits peut être comprise également à l’in-


térieur de la dialectique de l’abondance et de la rareté : à côté de l’espace
peul, marqué par une relative abondance d’eau, des populations bwa souf-
fraient de pénurie, parfois aggravée en temps de sécheresses. Avant la
guerre de 1865-1870, des migrants bwa en quête d’eau s’étaient installés
dans le voisinage des Peuls de Bulempuro-Damahu, limite orientale de
l’aire de concentration pastorale. Deux aspects de l’hydraulique villa-
geoise, celui du discours et celui des représentations des acteurs, attestent
de l’importance du puits dans les relations entre Peuls et Bwa. La tradi-
tion rapporte que les groupes familiaux peuls et bwa entrèrent en lutte en
vue de s’assurer le contrôle de cette localité bénéficiant d’assez bonnes
conditions hydro-géologiques. Les renseignements sur les tensions et les
conflits, dont la tradition orale conserve les traces, sont cependant frag-
mentaires. Cette situation semble avoir été à l’origine de l’instauration
d’un autre type de contrat, qui entérinait le contrôle de l’espace par les
Peuls vis-à-vis des Bwa minoritaires. Les Peuls accueillaient des familles
bwa en quête d’eau, mais exigeaient la conclusion d’un contrat avant que
leurs ahôtes >> ne fussent admis à s’établir dans leur voisinage. On raconte
que les parties contractantes << juraient sur des fétiches D, la première à
rompre le pacte risquant de subir les foudres d’une justice immanente. Ce
fut, semble-t-il, le cas à Bulempuro, village où le doyen des Peuls aurait
indiqué l’emplacement du puits creusé par les Bwa originaires de
Damahu. Sans doute avons-nous affaire 21 un exemple de manipulation,
par les derniers venus, de l’idéologie d’autochtonie. Le contrat de
Bulempuro illustre une remise en question du statut de l’ancienneté des
Bwa. I1 est donc possible que le contrôle exercé sur les puits ait accéléré
le processus d’autonomisation territoriale des Peuls de la région de
Barani. Ils réussirent ainsi B mettre en oeuvre une politique de contrôle de
l’eau dont les traits d’ensemble, à la différence de celle pratiquée par les
Bwa, tenaient à la souplesse et à la plasticité des institutions lignagères.
Chez ces pasteurs sédentarisCs, les opérations de forage ne font par
382 YOUSSQUF DIALLO

exemple l’objet d’aucune cérémonie : ils n’ont aucune conception de la


terre ni même de relation sacrée avec elle. Cela explique que chaque
branche familiale pouvait s’octroyer le droit de creuser un puits à n’im-
porte quel emplacement jugé favorable (Y. Diallo 1993 : 109). C’est la
personne la plus âgée du groupe familial qui le repère et décide du creuse-
ment d’un puits. La question du puits figurait ainsi au centre des trois
critères, généralement retenus dans le choix des villages : considérations
d’ordre stratégique (la guerre), emplacement d’un nouveau campement et,
enfin, appellation de cet emplacement. La création de Luunkan, centre
musulman voisin de Barani, aurait obéi au premier critère ;mais la plupart
des exemples cités par les traditions se réfèrent généralement aux deux
autres. Les opérations de forage et d’entretien étaient effectuées par des
captifs ou certains forgerons bwa. Cette période, correspondant à une
certaine accentuation de la pression démographique, voit donc le forage
du puits et la création d’un campement constituer l’envers et l’endroit
d’une même entreprise visant l’appropriation de l’espace.

La manipulation de 1’ idéologie d’autochtonie

Le thème de l’eau demeure la référence commune aux récits de €onda-


tion des principaux villages. La plupart des versions s’accordent en effet
pour souligner la question de l’antériorité des Peuls en ce qui conceme
sinon la << découverte B d’un point d’eau, du moins le choix de l’emplace-
ment d’un puits à creuser. C’est ainsi que l’ancêtre des Sidibe de Barani
aurait, par un procédé astucieux, découvert l’emplacement du << puits
sacré >> de Wonikoro avant de l’affecter à l’un de ses compagnons de .
migration. Les versions relatives à la fondation de Barani diffèrent selon
les représentants des principales familles impliquées dans la question du
pouvoir politique. Ces versions contradictoires se rejoignent pourtant
autour du thème de l’eau, car la question des ,origines du centre politique
de Barani demeure inséparable de l’existence d’un grand puits considéré
comme << sacré >>.
Les récits de fondation de ces enclaves peules en territoire bwa posent
le problème suivant : quelle signification politique accorder à ce type de
représentation conforme à une certaine vision de l’antériorité (<<avoir
repéré ou creusé le puits avant v) ?
En premier lieu, il est important de signaler que les puits présentés par
les traditions comme << sacrés >> constituent l’indice d’une occupation
ancienne de la région par les Bwa. Ce sont pour la plupart les puits de
villages abandonnés par les autochtones sous la pression soit d’anciens.
envahisseurs comme les Bobo-Dyula, soit d’immigrants peuls. Invoquer
le caractère sacré des puits de Wonikoro et de Barani est une façon de
marquer qu’ils ne sont pas œuvre humaine, ce qui revient à nier toute
trace d’antériorité des Bwa. I1 est vrai que cette partie occidentale du
POLITIQUE DE L’EAU AU GONDO-SOUROU 383

Gondo était relativement vide.d’agriculteurs. En omettant de signaler que


Barani fut créé et abandonné par les Bwa, dans les circonstances déjà
évoquées, on peut aussi penser que la tradition s’est transmise de façon
défectueuse car la plupart des sources en font remonter la fondation seule-
ment aux environs de 1874. C’est l’année de naissance de Drissa Sidibe,
fils d’un des plus grands chefs, Widi Gnôbô qui quitta le village de
Gomélé, après la conquête du trône, pour aller s’établir à Barani.
En second lieu, les manipulations de l’antériorité, débat interne aux
Peuls, révèlent surtout des préoccupations politiques liées au contrôle de
l’eau.
Une fois la chefferie de Barani constituée, l’infiltration peule dans les
sociétés paysannes, orientée suivant une direction nord-sud, se poursuivit
après l’arrivée des Français. Ce mode d’implantation, qui revêtait la
forme d’une présence insidieuse, fut le fait de petits groupes qui s’aug-
mentaient d’apports constants. I1 serait pertinent d’orienter la réflexion
sur les mécanismes de l’infiltration dans une perspective comparative
avec des groupements peuls semi-autonomes, par exemple ceux de Luta
et de Lankwe (pays samo) ou de Tyu et Bosomnoré (Yatenga). Ceci
permettrait de mieux montrer en quoi l’infiltration est liée à des spécifici-
tés ethno-démographiques et économiques.
BONTE
PIERRE

La vache ou le mil
Peuls et Dogons au Séno (Mali)

Le Séno, spécifié selon les régions Séno Mango et Séno Gando, est un
massif dunaire fossile en contrebas des falaises du pays dogon et d’une
série d’autres reliefs karstiques se poursuivant jusqu’à Hombori. C’est
une zone à vocation pastorale ancienne, réputée en particulier par sa
couverture végétale d’Andropogon, oÙ l’eau, rare et difficile d’accès l, n’a
pas favorisé les établissements humains permanents. L’agriculture sous
pluie caractéristique des régions sahélienne et sahélo-soudanaise, s’en est
trouvée longtemps freinée. L’insécurité qui régnait dans cette zone trou-
blée où s’affrontaient Mossi, Peuls et autres Kel Tamasheq n’a pas non
plus favorisé sa mise en valeur.
Le Séno, au pied des falaises où les Dogons vécurent longtemps réfu-
giés, est aussi une zone de contacts anciens entre eux et les Peuls.
D. Paulme (1940: 26) en faisait autrefois le constat:
<<LesDogons s’installèrent d’abord dans la plaine, oÙ des pasteurs Peul faisaient depuis
longtemps paître leurs troupeaux. Les Peul sont nomades et lorsqu’un pâturage est
épuisé ils doivent en chercher un nouveau, poussant leurs troupeaux devant eux. Ils ne
virent pas sans mécontentement de nouveaux venus dans le pays, et les rapports entre
Peul et Dogon devinrent tels que, pour échapper aux attaques incessantes des Peul, les
Dogon gagnèrent peu à peu la falaise. La, protégés par la nature du terrain, qui rendait
presque impossible l’attaque de leurs villages, ils oppossrent à leurs ennemis une résis-
tance victorieuse. Ceux qui ne voulurent pas abandonner leurs champs mais préférèrent
rester en plaine, durent se résigner à devenir les serfs, les rimaïbe des Peul. >)
En fait l’histoire de cette longue cohabitation entre Peuls et Dogons
reste mal connue. Durant les dernières décennies les rapports de force
entre les deux groupes se sont inversés2.

1. Les puits peuvent atteindre la profondeur de 100 mètres.


2. Les circonstances du travail qui aboutit 9 la redaction de ces pages, 1’6valuation du programme
de ddveloppement de I’ODEM (Office de developpement de 1’Blevage dans la region de Mopti)
en 1991 et 1992, puis celle du PACL (Programme d’appui aux collectivitds locales, region de
Douentza) en 1993 et 1994, n’ont pas permis une enquête anthropologique approfondie.
386 PIERRE BONTE

Esquisses d’histoire du peuplement du Séno

L’ancienneté de l’implantation des Peuls et des Dogons dans les plaines


dunaires du Séno et les zones avoisinantes semble attestée mais la ques-
tion de leur priorité reste difficile à établir dans la mesure où elle est
souvent invoquée à l’appui des revendications foncières. Les Dogons,
pour justifier leurs droits de premiers occupants, font souvent appel à des
migrations successives, qui correspondent à l’abandon temporaire de
certains sites pour des raisons de sécurité et d’ouverture de nouvelles
terres agricoles. Les déplacements pastoraux des Peuls rendent aussi déli-
cate l’appréciation de l’ancienneté de leur implantation. Quoi qu’il en
soit, au X I X ~siècle, la domination politique des Peuls sur la région semble
incontestable et se traduit par l’émergence d’un certain nombre de cheffe-
ries qui se sont perpétuées jusqu’à nos jours.
Les chefferies peules ont pour caractéristique commune d’être organi-
sées autour de lignages (suudu baaba) de guerriers et chasseurs3, souvent
originaires des groupes qui occupaient le delta intérieur du Niger avant la
Diinad. Leurs relations avec ce mouvement politique et religieux ne sont
pas toujours très claires. Son influence semble s’être exercée sur les
groupes peuls occupant des zones excentriques, qui constituaient des
zones de pâturages durant la période de crues. Cependant, ils échappaient
largement à l’autorité des leaders religieux de la Diina et, en compétition
avec les Kel Tamasheq, ils avaient pu développer localement une certaine
autonomie politique.
L’une des plus anciennes implantations politiques est celle de Dalla,
non loin de Douentza, au nord du Séno Mango, où les fonctions d’ardo
étaient exercées par une lignée des Dicko6. La tradition veut que cette
chefferie ait été organisée au début du X I X ~siècle par Muulay Hamadi
Dicko venu du Macina comme << marabout entouré de guerriers et de
chasseurs’. I1 s’établit une alliance étroite entre cette chefferie et la

3. La rBgion, du fait de I’insCcuritB et du faible peuplement Btait extrêmement giboyeuse et il en


subsiste des traces, en particulier les troupeaux d’61Bphants qui se rendent annuellement sur les terres
salfies du Nord-Gouxma, remontent ensuite au bord du delta avant de traverser le SBno pour gagner les
zones forestières plus mtridionales.
4.Rfiforme religieuse initiCe par Shaku Ahmadu dans la première partie du XIXCsiècle et qui s’est
traduite par une rkorganisation sociale et temtoriale des pâturages du delta.
5. Durant la période de crue, les troupeaux quittent massivementle delta intérieur où les pâturages
se restreignent et sont parasités. Ils passent la saison des pluies sur les pâturages pCriphCriques exon-
dCs et entrent dans le delta vers novembre, 3. mesure du retrait des eaux.
6. Un autre groupe important de Peuls aurait BtB aussi anciennementimplanté dans la région de la
mare de Simbi, sous la conduite d’un ardo des Diallo, mais nous n’avons pu enquêter directement sur
ses origines. Les Diallo sont aussi prBsents massivement sur Dalla et Boni mais respectent la pr66mi-
nence politique des Dicko.
7. Le clan Dicko vint du Macina par Tâmi, Douentza, Boumdam et Bowamavant de s’installer ?i
Dalla. Ils étaient surtout des chasseurs qui utilisaient des chiens pour la chasse. A Tâmi ils rencontrè-
rent des Bleveurs Diallo avec lesquels ils s’allièrent après qu’ils les eurent aides à rBcugrer leur bétail
saisi lors d’une attaque.
PEULS ET DOGONS AU SÉNO 387

Diina8. Cette alliance apparaît moins marquée dans le cas de la chefferie


dicko de Boni, issue de celle de Dalla, qui se constitua sous la conduite
d’un chef guerrier dans la seconde partie du xlxesiècle. Les activités guer-
rières semblent avoir été plus importantes dans ce second groupe qui eut à
affronter à plusieurs reprises les Kel Tamasheq et qui s’imposa aux
anciens villages dogons de la région.
À l’époque coloniale, ces deux chefferies se perpétuèrent sous forme
de << canton D. L’affaiblissement de la chefferie de Dalla se traduit actuel-
lement par une emprise territoriale restreinte!’, qui s’ouvre cependant sur
le Séno Mango. La chefferie de Boni est restée plus puissante et contrôle
une zone de pâturage importante du Séno. La création de l’arrondissement
de Mandoro, à dominante dogon, semble avoir correspondu, du point de
vue des Peuls, à une sorte de scission larvée. Un lignage Diallo, installé
dans le campement de Sarièré, aujourd’hui éclaté, se rattache désormais à
cet arrondissement de peuplement dogon fombori.
Un autre centre ancien d’implantation des Peuls est situé plus au sud,
aux limites du Séno Mango et du Séno Gando, qui lui a donné son nom, à
proximité de la falaise dogon. Les Peuls du Gando se rattacheraient aussi
aux groupes peuls du delta antérieurs à la Diina 10. Ils seraient venus vers
le début du X I X ~siècle, sous la direction de guerriers des Barry, issus de
l’ancêtre fondateur, N’Dullo, qui continuent à occuper une position politi-
quement dominante dans cet ensemble.
La chefferie fut longtemps implantée à Kabodié11. À partir de là se
constituèrent une série de campements peuls qui se sont progressivement
fixés en villages. Les Peuls sont installés à proximité de leurs rimaybe, ou
à côté des villages dogons issus des attaques menées dans les régions
limitrophes et, eux aussi, assimilés à des rimaybe.
Au moment de la conquête coloniale, et peut-être suite à des événe-
ments qui remontent à l’installation d’al-Hajj Umar en pays dogonI2, la

8. Shaku Ahmadu aurait envoy6 son fils à Dalla.


9. La limite entre les deux groupes correspond grosso modo aux limites entre les circonscriptions
administratives de Douentza et de Boni.
10. Ils seraient issus plus pr6cis6ment de Dan Fitiga dans le delta, àla limite de la zone lacustre.
11. Selon la tradition leur ancêtre trouva un dogon agono sur place et il partit s’installer 2
Kabodi6, au nord de l’actuel M’Bana. Le village dogon actuel de Douna, d’origine fombori, était
peut-être implanté anciennement dans cette zone. Ce village fut d6truit sous la chefferie de Buubuu
Path6, vers le milieu du X I X ~siècle et ses habitants dispers&, de même que la plupart des Dogons
fombori installes dans cette r6gion. Les Dogons de Dioungani, menaces par les Mossi, se placèrent
pour leur part sous la protection des chefs peuls.
12. Une branche des Barry semble s’être alli6e avec les Fuutanke qui avaient eux-mêmes pris le
parti des Français. Le nom de l’un des responsables de cette branche, Tijani, peut laisser penser à un
ralliement à la tariiqa tijaaniyya d’al-Hajj Umar que combattirent genéralement les Peuls de la
région. Tijani aurait d6jà vaincu Abdullaye qui dut s,e réfugier, malade, chez les Mossi du Yatenga. I1
aurait alors occup6 Mbana dont il combla le puits. A son retour Abdullaye accepta un mariage avec
l’autre branche malgré I’hostilit6 de son jeune frère, Alfa, qui lui en dtnonçait les dangers. I1 fut trahi
par son Bpouse et Tijani, qui put ainsi le faire mettre àmort. Tijani fit d6porter ensuite toute la descen-
dance de Abdullaye à Bandiagara où ils restèrent pratiquementjusqu’à l’indépendance du Mali avant
de venir se r6installer à Mbana.
388 PIERRE BONTE

résistance men-éepar le chef de l’époque Abduullaye13, aboutit à un frac-


tionnement de la chefferie. Une branche est installée à Diankabou, l’autre
à M’Bana, après une longue déportation à Bandiagara sous le contrôle des
autorités coloniales.
L’influence des Peuls du Séno Gando est restée forte dans les arrondis-
sements (cantons de la période coloniale) de Diankabou et de Dioungani. .
Les Peuls eux-mêmes sont répartis en un certain nombre de campements
et villages 14. Les liens sont restés étroits entre ces différents villages ; ils
descendent des mêmes ancêtres l5 et ont conservé des liens privilégiés, se
traduisant dans une volonté de préserver leur espace pastoral et leur mode
de vie. La plupart des villages dogons descendent des Dogons asservis
anciennement par les Peuls. Ils ont été rejoints plus récemment par des
Dogons fuyant la falaise surpeuplée, qui ont grossi les villagës existants
ou en ont créé de nouveaux.
Ces chefferies peules guerrières, héritières de la tradition des ardo de la
période antérieure à la Diina, ne sont pas l’exception dans toute cette
zone. Plus au sud, dans la région de Ban au Burkina Faso, des chefferies
Barry étaient en relation avec les Tellem. Plus au nord, à Kanoumiè, en
bordure du delta, une autre chefferie des Dicko s’est imposée à un peuple-
ment bambara ancien et a résisté à la pression des Kel Tamasheq tout
proches. Cette chefferie aurait initialement, selon la tradition, refusé l’au-
torité de la Diina avant qu’une scission interne n’aboutisse au ralliement
de ces Peuls Dicko de Kanoumiè.

L’incontestable domination politique des Peuls durant tout le


X I X siècle,
~ et durant une partie de la période coloniale, n’occulte pas une
implantation ancienne des Dogons dans la plaine, où ils n’ont pas toujours
été réduits à un statut servile mais ont su conserver, au prix de multiples
aléas, leurs structures lignagères, foncières et politiques autonomes. Dans
la zone du Séno, les Dogons relèvent essentiellement de deux ensembles :
le Fombori et le D o m o .
La coïncidence des structures lignagères, foncières et politiques des
Dogons, sous des rituels partagés, et d’autres traits culturels, en particulier
des distinctions dialectales, aboutit à la notion de <pays i >> dogon que
D. Paulme (1940 : 28) mettait déjà en évidence :

13. Abdullaye qui menait la rksistance fut trahi par sa femme qui appartenait à la branche actuelle
de Diankabou et contestait son autorit6, en acceptant le ralliement aux colonisateurs. I1 en r6sulta une
haine profonde entre les deux branches.
14. Sur Dioungani, outre Mbana, Yourou, Dioungani même, Nawodi6, Tini et Nyaki sont les prin-
cipaux centres. Sur Diankabou, outre Diankabou même, les diffkrents villages rassemblks autour de
l’importante mare de Windou (Tan Ali, Tan Samba et Tan KoulC), Ginadama, Maye, Sengemara,
Sourind6 et Madougou.
15. Ils ont 6t6 rejoints neanmoins par d’autres groupes peuls qui reconnaissent leur autorit& C’est
le cas en particulier des WaIarM originaires de Bolli (non loin de Mopti) et qui Ctaient pass6s aupara-
vant par la r6gion de Bankass situ& plus au sud. Ils sont installts à Komboko et Ngiroga.
PEULS ET DOGONS AU SÉNO 389

((Chaque région forme une unité distincte, unité d’ordre triple, à la fois géographique,
linguistique et ethnique. Unité d’ordre géographique: les villages se groupent plus ou
moins autour des points d’eau, selon la nature du terrain et l’étendue d’une région
. dépasse rarement cinq à six kilomètres 16. Unité d’ordre linguistique : la langue
commune à tous les Dogons est l’ensemble des dialectes propres à chaque région, mais
ces dialectes comportent parfois entre eux des différences considérables, qui ne
peuvent s’atténuer vu l’absence de toute écriture. Unité d’ordre ethnique enfin, la
première aux yeux des habitants, tous d’accord pour affirmer leur communauté d’ori-
gine et se réclamer d’un même ancêtre, fondateur du premier village de la région. B

Communauté territoriale, linguistique et d’origine ancestrale, à laquelle


il faudrait ajouter la communauté rituelle qui en découle, sont bien les
traits distinctifs des <<paysD dogons, fombori et domno. L’implantation
dans la plaine ajoute cependant quelques aspects particuliers : la dimen-
sion territoriale plus large et plus lâche, déjà évoquée, le poids des aléas
historiques - destruction de villages et multiples migrations -, l’influence
de l’islam, tenant aux contacts avec des populations islamisées, les Peuls
en priorité, qui affaiblit certaines institutions traditionnelles encore attes-
tées sur la FalaiseI7.
Le pays fombori s’étend surtout dans la partie nord du Séno Mango, se
rattachant d’ailleurs à des implantations anciennes sur la Falaise, à proxi-
mité de l’actuel Douentza. Le peuplement s’appuie sur des villages
dogons du Séno, comme Dianveli, mais aussi sur des villages anciens
abrités dans les massifs montagneux et les pitons isolés qui surplombent
au nord la plaine du Séno, de Douentza à Hombori.
Les lignes du peuplement, pour les raisons précédemment évoquées,
sont difficiles à reconstituer. Le lignage des Ongoyba semble occuper le
plus souvent une position dominante mais les fractures sont nombreuses
dans la tradition. Quelques points apparaissent cependant. Un premier
groupe, le plus important, localisé très à l’est, semble anciennement
installé dans cette région ouverte aux conflits et où ils étaient associés aux
Peuls Dicko de Boni. Le peuplement y est longtemps resté instable. La
tradition narre le regroupement, durant quarante-quatre ans, de ces Dogons
sur la colline de Wandérabéré, suivi d’une nouvelle dispersion aboutissant
à la formation des anciens et gros villages de Yirmal8, puis de Mandorolg.
Un second groupe, originaire de Dianveli, est centré sur le village de
Guéséré, attestant d’une implantation ancienne dans la région plus

16. L’tchelle est beaucoup plus importante chez les Dogons de la plaine dont les hameaux de
culture peuvent se disperser dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres.
17. Surtout quand il s’agit de l’islam wahhabite saoudien, particulièrement oppost aux formes
syncrttiques.
18. Dont l’installation,la plus ancienne des Fombori de cette r6gion, se serait cependant effectuCe
avec l’accord des Peuls dicko de Boni avec lesquels ils entretenaient les meilleures relations.
19. Mandoro aurait 6t6 fond6 par des Dogons Fombori originaires de Douna, dttruit et dispersé
par les Peuls Gando, et ses relations avec les Peuls Dicko de Boni sont moins 6troites que celles
qu’entretenaient avec ceux-ci les Dogons de Yirma. Il s’agit d’une subdivision particulière du
Fombori, le Pomno dont le centre le plus ancien est Diegouna au sud de Mandoro, proXimit6 de la
frontiere du Burkina Faso.
390 PIERRE BONTE

méridionale du Séno Gando. Gués&é, maintenant isolé par rapport aux


autres Dogons fombori par le peuplement domno, aurait entretenu une
relation d’alliance avec les Peuls du Gando. Cela a permis la perpétuation
d’un peuplement fombori dans cette zone, alors que de nombreux villages
de même origine, dont Douna Pen par exemple, avaient été dispersés suite
aux offensives des Peuls.

Le second pays dogon localisé dans la zone du Séno est le pays domno.
I1 prend son nom de l’appellation patronymique du clan de celui qui aurait
été l’ancêtre de ce groupe, Moro Sani, venu anciennement de Barani, un
village situé au pied de la falaise, relativement au sud. Son lignage s’est
ensuite subdivisé en plusieurs lignages dont le plus important est celui des
Goro. Ils occupent la plaine au sud du Séno, dans la zone comprise entre
ce massif dunaire et les plaines argilo-sablonneuses qui s’étendentjusqu’à
la frontière du Burkina Faso, zone favorable à l’agriculture, les hauteurs
de pluie se situant entre 300 et 600 mm annuels.
L’ancêtre de ce groupe dogon se serait d’abord installé à Sari, dont sont
issus tous les villages qui constituent actuellement le pays domno, situé
principalement dans l’actuel arrondissement de Dinangourou.
Dinangourou même serait l’un des villages les plus anciennement issus de
Sari ; le second serait Douari créé par des groupes de même origine, mais
relevant des << griots >> des Dogons, des <<maîtresde parole >>, qui occupent
une fonction sociale importante.

Cette esquisse du peuplement dogon de la plaine suffit à en révéler la


complexité. Elle souligne aussi l’étroite imbrication des communautés
dogons et peules, même si leur histoire respective tend à gommer au
maximum les contacts20. Des situations de conflit se manifestent, mais on
soupçonne aussi parfois des alliances qui ont pu jouer au sein de chacune
de ces communautés dans le cadre de conflits internes. Je n’en citerai
qu’un exemple.
Les Dogons du Domno semblent avoir favorisé les entreprises des
Peuls de Mbana contre les villages dogons fombori proches (Douna pen).
Une partie des Peuls installés à côté du village fombori de Dianveli alerta
les Dogons de ce village qui purent se réfugier vers Douentza; quelques
familles reviendront ensuite sur le site. Une alliance s’instaura entre l’an-
cêtre de ces Peuls, aujourd’hui installés à Tini, Kisso Paté, et les
Fombori2*.Les Peuls contribuèrent à limiter la pression des Dogons du

20. Dans un même contexte de domination politique et de coexistence de deux groupes ethniques,
j’ai ttudit ces phtnomènes d’occultation historique rtciproque dans le cas des Touaregs Kel Gress et
des Hausa de l’Ader (Niger). Ils s’expliquent entre autres ar le contenu et la f o m e divergents de la
mtmoire historique dans l’une et l’autre socitt6 (Bonk & $chard 1977).
21. Ceux-ci lui donnent un cheval et lui offrent de partager un plat de mil, signe &oit d’alliance
aux yeux des Dogons, que le Peul refuse discrètement, ce qui montre les limites circonstancielles de
l’alliance, en donnant le plat de mil àmanger A son cheval.
PEULS ET DOGONS AU SÉNO 39 1

Domno dans cette zone. Kisso Paté s’alliera ensuite avec les Mossis
contre ses cousins de m a n a qu’il put ainsi vaincre. I1 mourra peu après
en lanpnt une attaque contre les Peuls de Ban (Burkina Faso).
.
Deux autres groupes sont également présents depuis longtemps dans le
Séno. Le premier est constitué de villages songhay qui sont implantés
dans des sites fortifiés au nord de Dalla, autour de Kikara, et à proximité
de Boni, à Dagara. Leurs terroirs, sans doute autrefois plus étendus, se
sont beaucoup restreints avec le déclin de la puissance songhay à partir du
X V I ~siècle.
Au sud les Tellem de Koroumba entourent le centre ancien de Yoro,
non loin de la frontière du Burkina Faso. Cette population très ancienne,
au statut quasi légendaire sur la falaise dogon, a laissé aussi de nombreuses
traces d’implantation dans la plaine : beaucoup de villages dogons sont
installés sur des sites qu’ils auraient antérieurement occupés. La présence
massive des Tellem dans la région de Yoro s’explique par leur alliance
étroite avec les Mossi22 qui leur permit de résister en particulier aux
attaques d’al-Hajj Umar dans la seconde partie du xxe siècle.

Évolution des logiques foncières et économiques

Les données actuelles sur le peuplement du Séno dessinent le tableau


d’une présence simultanée des Peuls et des Dogons depuis le début du
X I X ~siècle au moins et, au-delà de la domination politique exercée par les
Peuls, de complémentarités elles aussi anciennes entre les deux groupes.
Ces complémentarités sont relativement aisées à définir car elles se
sont perpétuées jusqu’à une époque récente. Les deux groupes présen-
taient en effet une forte spécialisation des activités de production. Les
Peuls consacraient la majorité de leurs activités à l’élevage bovin que ne
pratiquaient pas les Dogons. Ceux-ci concoivent leurs activités, et au-delà
leur société et leur culture23, comme étant exclusivement organisées
autour de la production céréalière du mil. Leur bétail était confié à des
bergers peuls. Les Peuls pouvaient obtenir des céréales grâce aux
échanges de lait contre du mil et grâce aux contrats de fumure avec les
agriculteurs 24. Le tableau est classique et correspond aux relations entre
les Peuls et les agriculteurs qui prévalent aussi en d’autres régions.
Ces complémentarités reposaient donc sur la forte spécialisation des
deux groupes, sur un certain équilibre des valeurs économiques et

22. De nombreuses familles mossi se sont d’ailleurs installees dans la region de Yoro.
23. Voir sur ce point Bouju 1984, l’ouvrage le plus precis sur cette place de l’agriculture ceréa-
lière dans l’organisation sociale et rituelle des Dogons.
24. Les Peuls pratiquaient aussi quelques cultures sous pluie et obtenaient des cereales des
rimaybe, genéralement assez peu nombreux dans cette region, ou des villages dogons a asservis >>.
392 PIERRE BONTE

culturelles entre les produits qu’ils échangeaient, et sur une situation


foncière où ces deux types d’activité n’entraient pas réellement en concur-
rence pour la maîtrise d’un espace qui restait largement ouvert25. Ces
équilibres vont se trouver progressivement rompus durant la colonisation
et surtout depuis l’indépendance du Mali.
Cette évolution a de multiples causes qui relèvent généralement des
divergences entraînées par les logiques foncières et économiques
distinctes des deux groupes.

L’organisation foncière des Dogons est relativement bien connue


(Paulme 1940; Bouju 1984)’ même si les travaux ont surtout porté sur les
communautés dogons de la falaise dont les terroirs se sont trouvés rapide-
ment saturés. L’existence de grands espaces ouverts à la colonisation
agricole dans les plaines que surplombe la falaise dogon, se prête à un
dynamisme incomparablement supérieur à la << logique expansionniste D
qu’identifiait Bouju.
Cette logique expansionniste est un trait de l’organisation lignagère et
segmentaire des Dogons. Elle se développe à une série de niveaux généra-
tionnels, sous l’idée d’une descendance commune scellée par les rituels
communs. Le responsable du lignage aîné par rapport à l’ancêtre fonda-
teur est aussi le responsable rituel détenteur de ce fait d’une autorité qui
peut aussi être exercée par le <<maîtrede la terre >>, responsable des rituels
qui assurent la fécondité du ~ 0 1 2Chacun
~. des <<pays>> dogons que nous
avons décrit précédemment dispose ainsi d’un lieu central de rituel : Sari
dans le cas du Domno par exemple.
Contrevenir aux règles rituelles fait courir le risque d’un assèchement
du sol et des eaux, sanction rituelle dont on trouve de nombreuses traces
dans la tradition : les << maîtres de la terre >> asséchant les puits des alloch-
tones qu’ils ont accueillis s’ils ne se plient pas à leur autorité rituelle et
politique. Le <<maîtrede la terre >> est en effet responsable des lignages ou
segments de lignages étrangers qui sont installés sur le territoire contrôlé
rituellement par le clan et qui doivent négocier avec lui leur installation.
Je donnerai un seul exemple de la complexité des situations foncières qui
en découlent, celui du village dogon de Dianveli :
Ce hameau de culture a été constitué par une famille des Dogons de Dianveli” ressor-
tissant du Fombori, comme les villageois proches de Guéséré. Cette famille des
Ongoyba est installée anciennement et a des liens étroits avec les Peuls du Gando
voisins. I1 semble que l’installation soit restée longtemps provisoire avec des retours
vers le Dianvéli d’origine. Sont évoqués aussi des conflits avec les Dogons de Douna
qui auraient entraîné, par des moyens surnaturels, le tarissement du puits de Tini
jusqu’à ce que l’eau revienne avec l’installation des Peuls.

25. L‘insBcurik? chronique et la domination militaire des Peuls conhibuaient ti perp6tuer de vastes
zones ouvertes et non cultivtes qui servaient de support ti l’tlevage (et ti la chasse).
26. Souvent sur la base d’une alliance avec un N genie des eaux D.
27. I1 s’agit en ce cas du village d’origine du Fombori situ6 ti proXimit6 de Douentza.
PEULS ET DOGONS AU SÉNO 393

Tout récemment (28 ans) se sont installées plusieurs familles des Dogons de la falaise
originaires de Irelli (Sanga). Ils ont d’abord demandé aux Peuls de Tini l’autorisation
de s’installer, reconnaissance initiale d’une certaine prééminence des Peuls sur cette
zone. Les Peuls les ont renvoyés à la famille des Ongoyba, qui était déjà sur place, et
aux anciens de la région, par ailleurs située aux limites du terroir de Douari. Ils se sont
alors adressés aux anciens de Ouangani et de Guéséré qui leur ont dit qu’ils ne
pouvaient se prononcer et qu’ils devaient s’adresser aux anciens du village-mère de
Dianveli. Ceux-ci ont refusé de donner leur autorisation. Les nouveaux arrivants se
sont alors adressés aux anciens de Douari qui leur ont permis de s’installer à
Daydourou. De là, ils ont envoyé une nouvelle délégation qui est allée à Ouagani o Ù on
a exigé qu’ils se fassent accompagner d’un ((maître de parole B (griot), selon la
coutume. En cette compagnie, ils ont été à Guéséré d’abord, puis à Dianveli (Douentza)
où, malgré la présence du griot, un nouveau refus leur a été signifié.
Ils ont alors décidé de passer par l’intermédiaire d’un cousin installé à Dioungani,
c’est-à-dire auprès des Peuls du Gando dont on retrouve l’influence, pour qu’il inter-
cède en leur faveur. Grâce à lui, ils sont repartis à Guéséré, qui les a renvoyés à
Ouagani où on leur a donné le droit de cultiver parce qu’ils <<cherchaientà mangem.
Après la récolte, ils sont partis à nouveau à Dianveli (Douentza) oÙ ils ont trouvé tous
les anciens réunis pour l’accomplissement d’un rituel. Ils ont à nouveau posé leur
problème et exprimé le souhait de s’installer. On les a renvoyés chez eux en leur disant
d’attendre. Ils ont attendu quelques mois. Une délégation d’anciens de Dianvéli
(Douentza) s’est alors rendue à Guéséré et Ouagani et a réuni les anciens de ces
villages.’Devant cette assemblée ils ont annoncé : nous avons tous commencé par les
Falaises, nous sommes tous Dogons, soyez les bienvenus. C’était l’autorisation atten-
due.
Cependant I’aîné de la famille des Ongoyba installee rl Dianvéli a ajouté qu’il était
heureux de les accueillir mais qu’il voulait qu’ils suivent ses ((fétiches >> et qu’ils le
suivent. On leur a aussi demandé de vivre en accord avec les Peuls de Dioungani. Ils se
sont alors installés à Dianvéli.
Ce récit met en évidence la complexité des processus de dévolution
foncière et les précautions prises pour l’accueil de nouveaux venus, qui
doivent respecter l’autorité et les rituels des premiers instal1és:Les
précautions prises, et la longueur du délai imposé, tiennent peut-être à une
disproportion démographique : tout un groupe s’installe en un lieu contrôlé
par une seule famille. De fait le conflit est latent : les nouveaux arrivants
cherchent à accaparer le pouvoir dans le village qui pourrait devenir auto-
nome en raison de la proximité du point d’eau de Tini.
Revenons-en à la structure lignagère du foncier et à la logique expan-
sionniste qui en découle. À tous les niveaux, pouvoir lignager, pouvoir
rituel et droits fonciers sont liés. Le lignage est en un sens <<possesseur>>
des terres qu’il aurait initialement défrichées28 sous l’autorité du chef de
lignage (ginna banga). Les terres acquises individuellement, par défriche-
ment par exemple, sont transmises à la mort du père au fils aîné qui aura
la charge de distribuer les champs aux autres membres de la famille. La
dévolution foncière se fait ensuite au sein de la génération : le cadet
succède à l’aîné dans la charge de distribution des terres, et ainsi de suite

28. D’oh l’importance du droit du premier occupant qui commande tout le sysBme foncier dogon.
394 PIERRE BONTE

jusqu’à l’épuisement d’une génération, on revient ensuite à l’aîné de la


génération qui suit. Chaque décès implique une redistribution des droits
de culture sur les terres lignagères et même sur les maisons d’habitation.
Les défrichements de nouveaux champs se font å la périphérie oÙ les
cadets se trouvent rejetés ; ou bien ils vont chercher fortune sur de
nouveaux sites ou auprès de lignages étrangers auxquels ils s’intègrent
alors par alliance de mariage. << Toute augmentation de la population
masculine du lignage implique la colonisation de nouvelles terres toujours
plus éloignées du village >> (Bouju 1984 : 106). À partir d’un certain éloi-
gnement des nouveaux champs du village, se constituent des hameaux de
culture qui peuvent à terme se transformer en villages par transfert des
droits rituels et politiques au sein de la nouvelle communautC29 : cette
autonomie se manifeste en particulier par le déplacement d’une partie de
l’autel (e couper le lebe >>).
Les disponibilités en terres nouvelles dans la plaine expliquent que,
dans le nouveau contexte sécuritaire, économique et démographique issu
de la colonisation, les terroirs villageois dogons se soient très rapidement
développés et couvrent des espaces de plusieurs dizaines, voire plusieurs
centaines de kilomètres carrés. Nous en donnerons deux exemples :
Dinangourou
Le village de Dinangorou, chef-lieu d’arrondissement, est un gros village dogon, issu
du village-mère de. Sari dont viennent tous les Dogons du Domno. La carte 130 indique
la double poussée du peuplement et de la colonisation foncière agricole à partir de
Dinangourou. Vers l’est, les hameaux de culture, dont plusieurs se sont transformés en
villages, s’étendent jusqu’à une distance de 25-30 km, terroir agricole qui n’est borné
que par l’avancée parallèle des villages de Yoro, Mandoro et Yirma. L’ancienneté du
village de Dinangourou se traduit dans l’espace: il a occupé la majeure partie de la
zone qui le sépare de ces différents villages dont l’extension dans cette direction s’est
trouvée parallèlement freinée.
Une deuxième avancée s’est faite vers le sud-est, au-delà d’un espace impropre à la
culture et des terroirs de Yoro et Koutaka, à l’intérieur du Burkina : dans ce pays sont
install& une série de villages issus d’anciens hameaux de culture. Dans les autres
directions, l’implantation de hameaux de culture est bloquée par la proximité d’autres
terroirs : celui de Sari, le village-mère, Douari issu aussi de Sari et aussi ancien que
Dinangourou, Guéséré îlot, ancien lui aussi, de Dogons du Fombori alliés aux Peuls de
M’Bana. Vers le sud une zone impropre à la culture a empêché l’expansion. Chacun
des villages issus de Dinangourou et qui a acquis une certaine autonomie reconnue
administrativement, a son propre terroir à l’intérieur de ce terroir plus vaste.
Mandororo
Le village de Mandoro, chef-lieu d’arrondissement, est un des villages issus de la
dispersion des Dogons du Fombori. L’expansion agricole (carte 2) s’est faite surtout
vers le nord-est, àtravers le Séno, ici largement et anciennement défriché, ainsi que
vers le sud-est où elle a été bloquée par la présence d’une zone inculte assez large à la

29. Ainsi, durant la demitre dkcennie, le gros village de Koba, hameau de culture de Douari, s’est
transformé en village autonome, processus toujours long et conflictuel.
30. Très approximative: les cartes IGN datent d’avant 1960 et ne permettent pas toutes les
identifications.
PEULS ET DOGONS AU SÉNO 395

.Guederou \
DOUARI

Hameaux de culture
0 transform& en village
o non transformés en village

_-,'
MANDORO \ Limite d'influence
d'un village fondateur

Carte 1. Expansion agricole du territoire des Dogons de Dinangourou.

frontière du Burkina. Vers l'ouest et le nord, le terroir est borné par celui d e
Dinangourou que nous venons de décrire, et par celui de Yirma, village ancien, ainsi
que par celui de Sambaladio : une partie de la population de ce dernier village est
cependant originaire de Mandoro.

Tiguila
Sambaladio.

Daydourou

MhL\ .0-.
MANDORO ,.Toykana ,-;;;RFPSO
,/-y&
"Banay y:.
/y -
.

Gareyl - /:. .........


..
:.::..:
.\.:. .13.Latama.
. . ;2*,
. .+-y:?
.:. . . . .... ..
. . . ..'.i.,
1-1
. . . . . . . . .
................ . .:.. . . . .....
... 3,.......
........ . . . .. .,y..
. . . . . ..#<. ....
..:. ...-:. .
. . ... . . I . " "
. . .......
....
i
DINANGOUROU
i O 10 20 km

Carte 2. Expansion du territoire des Dogons de Mandoro.


396 PIERRE BONTE

À l’intérieur de ces terroirs, dans un rayon d’autant plus vaste que le


village est ancien et s’est diversifié, les emprises foncières se manifestent
par une série de hameaux plus ou moins temporaires ; il faut ajouter que
l’existence de longues jachères, voire de cultures renouvelées tous les dix
ou vingt ans, définit une emprise agricole beaucoup plus importante que
les surfaces annuellement cultivées. Cette emprise, même si elle apparaît
parfois récente, est affirmke avec force par les Dogons pour définir de la
manière la plus extensive qui soit les limites de leurs terroirs qui ne s’arrê-
tent réellement, à leurs yeux, qu’aux limites d’influence d autres villages
dogons.

Cette logique foncière des Dogons, dans un contexte d’essor démogra-


phique et de pression croissante sur les terres, ne pouvait qu’entrer en
opposition avec celle de la société peule. Après avoir décrit rapidement
cette demière, je m’intéresserai à l’évolution des échanges entre les deux
groupes, jusqu’à la situation actuelle marquée par un renversement
évident des rapports de force, fonciers, économiques et politiques.
On a pu montrer que l’unité sociale fondamentale chez les Peuls les
plus nomades était le <<groupemigratoire, qui se déplace lentement sur un
front d’ouverture de nouveaux pâturages [...] le ardo s’impose comme la
vache conductrice du troupeau, à la tête de ses gens, tokkube, qui s’orga-
nisent derrière lui en groupes agnatiques gure >> (Dupire 1970: 516). Cette
conception subsiste chez les Peuls du Séno dans un contexte de fixation
relative et de stabilisation politique lié aux hégémonies politiques locales
durant le xlxesiècle.
La gestion du territoire correspond à celle des troupeaux et des hommes
qui le parcourent et opèrent sans cesse des fissions en petites unités rési-
dentielles, wuro, qui s’organisent autour de leaders. Ces relations sociales
peuvent se fixer en hiérarchies pérennes, les familles de chefferies (Dicko,
Barry, etc.) conservant ces caractéristiques de meneurs d’hommes et du
bétail, mais la dispersion résidentielle des campements reste la règle, tant *

dans la chefferie de Boni que dans celle du Gando3’.


Les limites des terroirs peuls sont difficiles à établir avec précision. Les
terres cultivées s’inscrivent traditionnellement dans les parcours du bétail
et seule l’existence de points d’eau a permis une certaine fixation, souvent
très récente, ainsi que la coïncidence relative des terres agricoles et des
terrains de parcours pastoraux. Disséminés tout autour de la zone dunaire
du Séno, dont la vocation pastorale restait affirmée jusqu’aux années
1960, les Peuls ont tendance à utiliser pendant la période de culture et le
début de la saison sèche, les terrains proches des champs cultivés, ou
encore ceux préservés du défrichement, en conservant les pâturages du

31. En apparence l’organisationlignagbre des Peuls prksente les mêmes caractères segmentaires
que celle des Dogons, mais il faut faire la part des caractères endogames du alignage >> peul, qui
l’apparente aux lignages des sociCt6s Mdouines, sur lesquels M.Dupire a attirt?la première l’attention.
PEULS ET DOGONS AU SÉNO 397

Séno pourja fin de la saison sèche. Ainsi dans la zone nord du Séno, entre
Douentza et Boni, ils utilisent les pâturages dufer032 une bonne partie de
l’année, entrant dans le Séno, là où il est accessible à partir de points
d’eau, à la fin de la saison sèche. Cependant il est impossible d’étäblir
avec quelques régularités le sens des mouvements pastoraux et tous les
cas d’espèce se présentent. Les seuls mouvements plus réguliers sont ceux
qui mènent le bétail sur les terres salées situées quelques dizaines .de kilo-
mètres plus au nord. Les éleveurs locaux ne semblent pas avoir fréquenté
les pâturages du delta intérieur de manière habituelle.
Les mouvements du bétail n’étaient pas les seuls déterminants de la
mobilité des Peuls et de la définition de leur terroir. La production agri-
cole couvre rarement les besoins alimentaires annuels, soit par suite des
conditions climatiques, soit par calcul délibéré des possesseurs de trou-
peaux qui s ’intéressent en priorité à leur bétail. Les mouvements de
celui-ci sont alors fixés par les échanges avec les villages dogons, où les
Peuls troquent le lait contre le grain ; ces déplacements les entraînent
parfois loin au sud, dans les cercles de Koro et de Bankass, ou encore au
Burkina Faso. Possesseurs de troupeaux, ils peuvent alors troquer le lait et
la fumure contre du grain.
L’agriculture des Peuls doit donc trouver sa place dans un système
orienté vers les finalités de l’élevage. La mobilité foncière apparaîtra de
ce fait très forte car les décisions, contrairement aux prises de décision
chez les Dogons, sont le fait d’une famille restreinte et non pas d’un
groupe lignager. Si l’installation d’un groupe extérieur d’agriculteurs
relève encore de l’autorité des responsables du suudu baaba, de l’autorité
politique et foncière, dans le Gando, ou encore dans la région de Boni, les
allégeances politiques comptent plus que les considérations foncières
locales33. Les terres cultivées par les Peuls entrent depuis longtemps dans
des processus de prêt, de cession ou de vente.
Les prêts de terres contre des services en travail - participation aux
travaux agricoles sur le champ du Peul, ou construction d’un grenier -
sont les plus répandus, mais le prêt peut se faire aussi contre du bétail,
voire sous forme monétaire34. Les ventes de terre par les Peuls, aux
Dogons en particulier, sont loin d’être rares : les Peuls de Sariéré
(Mandoro) considèrent ainsi que la plupart des champs du village dogon
de Sambabalio leur ont été achetés au cours des demières décennies.
La situation de suprématie politique et militaire des Peuls leur permet-
tait autrefois de maîtriser l’installation des agriculteurs sur les territoires

32. Zone inculte situBe entre le SBno et la ligne nord des falaises.
33. Ainsi la chefferie peule de Boni a favoris6 l’.installation de nombreux agriculteurs kel tama-
sheq depuis la secheresse de 1973 sur des terres exploitees traditionnellementpar les Peuls.
34. Ou sous forme de prêt avec hypotheque. Celui qui a besoin d’argent donne en gage une terre,
voire un arbre (baobab) et son exploitation, contre l’avance de la somme; il ne peut plus dès lors
avant son remboursement exploiter lui-même ce bien, ce qui ne signifie pas qu’il soit exploit6 par le
prêteur; toutefois celui-ci peut en revendiquer la propriBt6 au bout d’un d6lai de quelques andes.
398 PIERRE BONTE

qu’ils dominaient. Jusqu’à une période relativement récente, la possession


exclusive du bétail leur permettait aussi de contrôler les relations
d’échange avec les Dogons et de maintenir dans les zones parcourues par
leurs troupeaux une certaine emprise territoriale. Cette situation s’est rapi-
dement dégradée.
Alors que la sécheresse décimait les troupeaux, le creusement des
nouveaux puits, sous l’effet des politiques de développement, a permis
aux Dogons de stabiliser leurs droits sur le sol et d’étendre leurs défriche-
ments. Les surplus agricoles qu’ils ont ainsi obtenus ont favorisé le
transfert du bétail entre leurs mains. Les termes de l’échange lait contre
céréales se sont de même dégradés : après les récolfes on échange une
mesure de lait contre deux de mil, en période de soudure deux de lait
contre une de mil, alors que la période de production laitière est la plus
faible et où les besoins en mil sont les plus aigus. Les Dogons refusent
généralement, en outre, #échanger le lait contre de l’argent qui permet-
trait aux Peuls d’acheter le mil à une période plus favorable. Par ailleurs,
le gardiennage - on laisse simplement au berger le lait - et la fumure sont
de plus en plus considérés comme des services qui viennent en contre-
partie de l’accès aux champs et à l’eau contrôlé par les Dogons. Quand
ceux-ci deviennent les principaux propriétaires du bétail, la situation des
Peuls se révèle particulièrement dramatique.
S’enclenche alors, en effet, un cycle d’appauvrissement des éleveurs
qui passent sous le contrôle des agriculteurs en perdant toute capacité à
perpétuer une emprise territoriale. I1 en résulte un mouvement d’éclate-
ment et de décomposition des campements peuls, qui s’éparpillent au sein
des terroirs dogons. La logique agricole expansionniste des Dogons ne
trouve plus alors d’autre frein que celle des terres encore défrichables. Les
espaces pastoraux ne subsistent que là où les défrichements ne sont pas
possibles.
Cette évolution, en cours dans le Séno Mango et Gando, est déjà ache-
vée dans les cercles plus méridionaux de Koro et Bankass dont les Peuls
ont été en grande partie expulsés et d’où ils sont partis au Burkina Faso
ainsi que dans la IIIe Région du Mali, celle de Sikasso, où ils se sont
installés massivement. Ils sont encore implantés dans ces zones mais
exclusivement comme bergers des Dogons et ils ont perdu toute emprise
foncière, sauf lorsqu’ils ont réussi à préserver une propriété agricole. Le
manque chronique de céréales, souvent associé à la diminution ou à la
disparition de leurs propres troupeaux, empêche toute autre migration et
les amène à se fixer définitivement auprès des villages dogons, où ils
assument les fonctions de bergers.
La tendance générale de l’évolution des terroirs peuls est vers un écla-
tement et une perte d’autonomie. La situation reste cependant très variable
selon les lieux. Dans la région de Boni et plus encore dans le Gando, les
liens entre les campements sont encore très forts et dessinent un espace
PEULS ET DOGONS AU SÉNO E 399

pastoral qui reste homogène, malgré les terroirs dogons intercalaires. Au


sein de cet espace pastoral, les Peuls continuent à disposer de leurs zones
de culture, mais les caractéristiques de leur système de production limi-
tent considérablement les possibilités d’expansion de leurs propres
cultures.
À l’inverse dans la région de Dinangourou, cœur du pays Domno, les
Peuls ne subsistent qu’associés aux villages dogons, installés sur le terroir
de ceux-ci, sans autonomie foncière et généralement réduits à la condition
de gardiens des troupeaux dogons.
La même situation tend à prévaloir dans la région de Mandoro, mais les
traces d’une évolution récente sont ici manifestes. I1 s’agit d’une ancienne
zone de contact entre les Peuls, rattachés à Boni, et les Dogons fombori. I1
y a quelques décennies, les Peuls étaient encore unifiés sous un campe-
ment, celui de Sariéré, et exploitaient un terroir assez grand, aux limites
de celui des terroirs dogons. Ce terroir a été grignoté par des yentes et des
prêts ; des terres ont été abandonnées et récupérées par les Dogons à la
suite du départ de familles peules. Finalement, avec la sécheresse de
1973-1974, le campement de Sariéré a éclaté entre huit petits campe-
ments35. Certains sont installés sur des terres qui appartiennent encore aux
Peuls ; d’autres ont négocié leur installation auprès des villages dogons et
sur les terres de ceux-ci ; d’autres enfin ont quitté définitivement la
région.

L’enjeu des politiques de développement et les conflits fonciers

L’indépendance du Mali a entraîné la multiplication des conflits


fonciers et l’évolution des relations entre <<ethnies>>. J’ai montré ailleurs
que, en se déplagant au niveau de 1’État et des administrationslocales, ces
conflits prenaient une nouvelle dimension alors que se redéfinissait la
notion d’identité ethnique (Bonte 1998). Je n’y reviendrai pas ici. Je trai-
terai par contre d’un autre facteur qui contribue à l’évolution de la
situation locale, à savoir les grandes opérations de développement qui se
mettent en place, concernant la région du Séno dans un contexte plus
large, celui de la Ve Région du Mali (Mopti) centrée sur le delta intérieur
du Niger.
L’importance économique du delta intérieur est un fait qui plonge ses
racines dans l’histoire36.La pression démographique croissante, l’impact
des sécheresses qui s’accompagnent d’une baisse permanente de la lame

35. Sariérc?, Lenga, Manougou, Bando, Banguel, Owango, Yirma et F M Noti.


36. Ce n’est pas un hasard si les grandes m6tropoles commerciales médiévales, Djenné et
I udouctou, ont vu le jour aux périphéries du delta. Celui-ci représentait une zone pastorale priviI6-
m.__

giée, très tôt occup6e par les Peuls, et une source de production piscicole qui ingressait presque toute
l’Afrique occidentale.
400 P I E R E BONTE

de crue, le développement de l’élevage37et de l’agriculture, créent une


situation alarmante dès les années 1970. C’est dans ce contexte que sont
lancées une série d’opérations de développement, à vocation régionale :
l’OMM, I’ORM, 1’ODEM38.
Les deux premières opérations, centrées sur le développement de la
production agricole, ne concernent que secondairement notre zone
d’étude, sinon par les incitations de l’OMM à l’accroissement de la
production céréalière (développement de la culture attelée, amélioration
des semences, banques céréalières, etc.) qui se traduit par un accroisse-
ment des surfaces cultivées39 contribuant aux mouvements de colonisation
.
agricole qui s’inscrivaient déjà dans les logiques foncières dogons.
L’ODEM, par contre, intervient massivement dans la zone du Séno. Ces
interventions reposent sur une stratégie de développement de 1’élevage
que je résumerai rapidement.
J’ai déjà noté que les troupeaux bovins qui utilisaient les bourgoutières
du delta en sortaient à la fin de la saison sèche et, jusqu’au retrait des eaux
de la crue (vers novembre), s’installaient durant les pluies sur des pâtu-
rages exondés périphériques. Toutes les zones périphériques étaient
concemées dont le Séno, qui avait jusqu’à récemment une vocation pasto-
rale bien marquée. Le développement des surfaces cultivées dans les
zones méridionales a restreint les pâturages de transhumance qui se sont
concentrés dans certaines régions40. À l’inverse nombre d’éeveurs peuls
des régions périphériques du delta avaient accès aux bourgoutières dans le
cadre d’accords avec les Peuls du delta.
Pour soulager la pression pastorale à l’intérieur du delta, 1’ODEM a
entrepris une politique d’hydraulique pastorale dans les régions périphé-
riques exondées (creusement de puits, forages, puits-citernes,
surcreusement des mares) afin d’y fixer les éleveurs. Elle a tenté en outre
d’organiser ces éleveurs pour obtenir une meilleure gestion des espaces
pastoraux que commandaient ces ouvrages.
Au terme de sa première phase, et avant le déclenchement de la
seconde, en 1985, un bilan critique était déjà fait des résultats de cette
stratégie et de celle-ci elle-même. La pression sur le delta ne s’était pas

37. Entre 1958 et 1981 on estime que le nombre de bovins qui entrent dans le delta pour pâturer
sur les riches bourgoutières passe de 500000 à 1400000 têtes (les troupeaux <(&angers>> aux popula-
tions locales passant pour leur part de 200000 & 560000). Parallèlement la baisse de la lame de crue
entraine une diminution de la surface des bourgoutikres, ainsi que leur mise en culture, et la produc-
tion piscicole chute brutalement.
38. Respectivement: Office du mil de Mopti; Office du riz de Mopti; Office de dBveloppementde
1’Blevage dans la rBgion de Mopti (cr& en 1975).
39. La zone méridionale du SBno, les rBgions de Koro et de Bankass sont par contre très concer-
nBes par les actions de l’OMM. Dans ces rBgions, les surfaces cultivees couvrent maintenant la
quasi-totalité des terres arables. Les espaces pastoraux qu’occupaient les Peuls de ces régions ont
presque disparu et les Peuls ont migré massivement avec leurs troupeaux vers la IIF Rtgion ou le
Burkina Faso.
40.Vers l’est: SBno et Kanvassa, au-delà le Gourma, et vers l’ouest: MBna.
PEULS ET DOGONS AU SÉNO 40 1

relâchée, bien au contraire la sécheresse des années 1983:1984 soulignait


que tous les indicateurs économiques étaient au rouge. En outre le
problème se déplaçait sur les pâturages exondés où la pression pastorale
était croissante, la politique d’hydraulique pastorale ayant contribué à la
fixation des é l e ~ e u r ssans
~ ~ , que les tentatives d’organisation de ceux-ci
dans le cadre d’associations pastorales se révèlent trhs concluantes42.
Néanmoins une stratégie à peu près identique est retenue pour la
seconde phase de I’ODEM. Bien plus, le SCno qui n’avait été que secon-
dairement touché durant la première, les campagnes de reconnaissance
des forages s’étant révélées peu fructueuses, est concerné cette fois par
l’implantation de vingt-cinq puits-citernes et le surcreusement de huit
puits installés durant la première phase mais dont le débit était insuffiset.
Ces opérations sont en cours actuellement.

Je ne traiterai pas ici des problèmes soulevés par l’organisation des


éleveurs, la définition et la gestion des espaces pastoraux, l’amélioration
des intrants d’élevage, etc., et m’en tiendrai pour conclure à un seul point :
la manière dont ces opérations de développement ont contribué à l’évolu-
tion des relations entre groupes << ethniques D et au développement des
conflits fonciers.
La politique d’implantation de nouveaux points d’eau à l’intérieur du
Séno et dans ses périphéries a surtout été conçue en fonction d’impératifs
techniques (réussite des forages de reconnaissance et accessibilité des
chantiers). Ensuite seulement les populations susceptibles d’être concer-
nées ont été contactées et on a tenté de les organiser. L’implantation de
ces puits, dans un certain nombre de cas, a correspondu aux intérêts de
colonisation agricole des Dogons en permettant l’installation de nouveaux
villages ou la transformation de hameaux de culture temporaires en
établissements permanents43 : la politique d’hydraulique pastorale se
transforme alors en politique de défrichement agricole. En d’autres cas,
l’implantation des puits ravive des contestations foncières larvées, ou en
crée de nouvelles.

Les conflits fonciers autour des nouveaux puits n’opposent pas seule-
ment Peuls et Dogons mais sont l’objet d’affrontements au sein de chacun
de ces groupes. Voyons d’abord un cas o Ù s’opposent les Peuls entre eux.

41. Et à la prolongation des temps de parcours des 6leveurs du delta qui autrefois, faute d’eau, ne
pouvait tenir sur ces pâturages exondds que durant la saison des pluies.
42. A quelques exceptions près, concernant les Touaregs, remises en question du fait de la situa-
tion politique et militaire actuelle, ou encore la gestion de 17000ha de pâturages à I’int6rieur du S6no
(Point 17) qui s’est effectu6e favorablement sous le contrôle de fait de la chefferie peule de Boni. .
43. Les difficultés d’accès àl’eau dans cette zone apparaissentcomme le frein le plus objectifà la
colonisation agricole: il n’est pas rare que certains villages dogons soient totalement depourvus d’eau
en saison sèche et soient oblig6s d’aller chercher de quoi couvrir les besoins domestiques à 10, 15
voire 20 kilomètres.
402 PIERRE BONTE

À Dadyem, à la limite nord du Séno, l’organisation des éleveurs pour


l’exploitation d’un ouvrage hydraulique a été l’occasion du déclenche-
ment d’un conflit à propos de la mise en culture par-le campement peul de
Dadyem même d’un petit champ. Ce campement en revendique la
propriété. I1 est situé entre le puits et un gîte d’installation provisoire des
Peuls d’un campement voisin, lui aussi concerné par l’exploitation de
l’ouvrage. En effet, ces Peuls y séjournaient en saison sèche pour favori-
ser l’abreuvement de leur bétail. Ce conflit qui a pris un tour sans
commune mesure avec l’importance du champ contesté, a empêché toute
organisation des éleveurs et a déclenché une action en justice après que
les parties eussent manqué en venir aux mains. En fait l’enjeu est plus
symbolique que réel et renvoie à des rapports de prééminence entre ces
deux campements dont l’un relève de la chefferie peule de Dalla
(Douentza), l’autre de celle de Boni.
On notera que, conformément à nos précédentes observations, le
conflit ne reflète pas directement des intérêts fonciers - le champ en cause
n’est qu’un prétexte - mais des rapports politiques au sein de la société
peule. Chez les Dogons par contre, la volonté de maîtrise agricole de l’es-
pace fait du foncier en soi un enjeu.

Certes des questions de prééminence politique, par le biais de la


prééminence rituelle, peuvent aussi exister au sein de la société dogon,
comme je l’ai montré à propos du cas de Dianveli. Le plus souvent cepen-
dant, il s’agit de contestations pour la propriété de zones de culture qui
prennent un tour d’autant plus aigu qu’elles opposent des communautés
distantes généalogiquement mais en contact territorial.
Un nouvel épisode de l’affrontement ancien entre Dogons fombori et
domno se manifeste à propos du puits de Yirma. Ce puits est incontesta-
blement situé sur le territoire de ce village fombori mais son exploitation
a envenimé une querelle à propos de l’exploitation de la zone agricole
intercalaire avec les Dogons du puissant village voisin du Domno, Douari.
Au cours d’épisodes dramatiques, en 1968, le village de Yirma a été
détruit par l’armée malienne et ses habitants se sont dispersés, fuyant en
particulier au Burkina Faso. I1 ne s’est reconstitué, fortement affaibli,
qu’en 1977. Pendant cette dispersion, les villageois de Yirma auraient
consenti au prêt de leurs terres à ceux de Douari, pour en préserver la
propriété. À leur retour cette propriété leur a été contestée par les gens de
Douari qui disent l’exploiter depuis toujours. I1 s’agit de deux villages
politiquement et rituellement importants : Yirma est le village fombori le
plus ancien de la région, Douari a été créé par des <<maîtresde parole >>
dogons du Domno, puissants et craints. Le conflit prend de ce fait, par le
jeu des mécanismes d’alliance et l’absence d’instance de règlement, une
dimension difficile à contrôler.
PEULS ET DOGONS AU SÉNO 403

Ce sont cependant les conflits fonciers entre Peuls et Dogons qui se


révèlent les plus difficiles, du fait là encore de l’inexistence d’instance de
concertation traditionnelle et du fait aussi de l’évolution des relations
entre les deux groupes <<ethniques D.
Les Peuls, qui ont vu leur prééminence politique contestée et leur terroir
pastoral se réduire, s’accrochent à leurs prérogatives actuelles et tentent de
préserver leurs pâturages de l’emprise agricole des Dogons. La situation
est particulièrement tendue dans la région commandée par la chefferie du
Gando de Mbana, qui a été anciennement une zone d’affrontement. J’ai
déjà montré que les traditions locales de Tini (et du campement voisin de
Tarambidiaré) soulignaient les relations anciennes entre ces Peuls et les
Dogons fombori que la chefferie peule Barry du Gando aurait chassés
après avoir détruit leur centre de Douna Pen. D’autres terroirs dogons ont
été abandonnés au X I X siècle
~ et les villages dogons sont de création relati-
vement récente44.Le conflit interne aux Dogons de Dianveli s’inscrit aussi
dans ce contexte et les Peuls voisins de Tini sont intervenus pour soutenir
les droits de la famille Ongoyba du Fomb01-i~~.
Les limites de cette région sont l’objet de conflits fonciers graves. Vers
l’ouest, la zone de Tolodié, exploitée par les Dogons de Gondogorou,
avec l’autorisation des Peuls a été appropriée par les Dogons après
plusieurs épisodes tendus, et malgré une décision de l’administration
reconnaissant les droits des Peuls. L’implantation du puits de Tolodié par
I’ODEM a favorisé la fixation des Dogons ; le projet de surcreusement de
ce puits a gravement ranimé les tensions. L’enjeu est moins Tolodié, dont
pourraient difficilement être délogés les Dogons, que la colonisation agri-
cole vers le nord de ces mêmes Dogons qui étendent leurs cultures autour
des mares de Mboulal et de Fété Kodjolé, rendant ces points d’eau inac-
cessibles aux animaux, au cœur même de la zone pastorale du Séno.
Plus à l’est un conflit oppose aussi les Peuls de Tini aux Dogons de
Guéséré à propos de la zone agricole et pastorale de la mare de Goudam.
Un Dogon a voulu mettre en culture ce qu’il estimait être d’anciennes
jachères. L’intervention de l’administration a radicalisé le problème,
jusqu’à ce qu’un compromis intervienne répartissant les deux groupes de
part et d’autre de la mare. Les Dogons ont renoncé pour le moment à
cultiver mais les revendications demeurent et s’étendent plus au sud, à la
zone elle aussi à vocation agropastorale de Toy46 et à Séno Oundo.
Les Dogons de Guéséré47 et ceux de Koba revendiquent aussi l’exten-
sion de leur terroir jusqu’à la mare de Yehi, surcreusée par 1’ODEM et

44. I1 s’agit souvent de migrants de la Falaise auxquels les Peuls ont prêté des terres durant les
dernières décennies pour entretenir avec eux des échanges et obtenir des cér6ales.
45. Ils ont aussi empêch6 la création d’une banque de céréales à Dianveli qui aurait favoris6
l’autonomisationdu village.
46. Oh les villageois dogons de Gutsér6 auraient 6t6 antérieurement install6s.
47. Plus précisément du hameau de Ouagani.
404 PIERRE BONTE

complétée par un puits-citeme, un peu plus au nord. Elle commande une


importante zone pastorale du Séno que les Peuls considèrent comme
essentielle pour leur élevage. Conscients de cet enjeu, les campements
peuls voisins demandent que l’exploitation de l’ouvrage ne soit pas le fait
des seuls campements limitrophes mais s’inscrive dans une large associa-
tion des Peuls du Gando, unité politique dans le cadre de laquelle ils se
sentent capables de résister aux emprises agricoles dogons.

La plupart des ouvrages réalisés dans le cadre des programmes de


I’ODEM se trouvent être ainsi l’enjeu de conflits qui parfois remettent en
cause les conditions de leur exploitation. Si elle n’est pas pour surprendre
l’intégration des enjeux des opérations de développement dans les straté-
gies politiques, foncières et économiques des groupes qui s’affrontent
localement pour la maîtrise de l’espace, et pour leur survie, alimentaire,
sociale et culturelle, se révèle en définitive un champ particulièrement
richë. d’expériences pour l’observation anthropologique.
6
Enjeux contemporains
PHILIPPE
BERNARDET

Peuls en mouvement, Peuls en conflits


en moyenne et haute Côte d’Ivoire, de 1950 à 1990

Le dossier édité par Edmond Bemus et François Pouillon sur Les socié-
tés pastorales et le développement (1990) a fait litière de l’image d’Épinal
véhiculée durant des décennies qui présentait les pasteurs livrés à une
oisiveté contemplative - on parla même longtemps d’élevage contempla-
tif ou sentimental - et charriant d’incontournables archaïsmes culturels
que renforcerait une stagnation technique inévitable.
I1 y avait certes quelque paradoxe à insister de la sorte sur cet immobi-
lisme de l’éleveur, aussi bien sur le plan culturel que technique, alors que
l’on se complaisait à lui donner, par ailleurs, la figure du nomade refusant
à se fixer; mais une telle conception avait toutefois l’avantage de mainte-
nir l’éleveur dans le champ des connotations romantiques, alliant le
voyage à l’exotisme, l’aventure à l’authenticité et à la tradition, et permet-
tait ainsi de faire vibrer quelques cordes sensibles chez le lecteur’.
Dans ce nomadisme, on ne voulut voir longtemps qu’une simple capa-
cité à s’adapter aux variations cycliques et régulières, mais aussi parfois
soudaines, de l’environnement naturel, sans relever que cette capacité
d’adaptation aux fluctuations du milieu, par le biais du déplacement, s’ac-
compagnait d’une singulière aptitude à réorganiser la production, voire le
groupe social, selon les données nouvelles. Les études récentes ont
montré que les sociétés de pasteurs ne sont pas seulement en perpétuel
mouvement sur une aire géographique plus ou moins vaste ; elles le sont
encore de l’intérieur, au sein même de leur organisation sociale2.
L’immobilisme culturel et l’archaïsme prétendu des pasteurs ne résul-
taient en fait que de l’absence de champ pris par l’observateur, et de recul

1. Comme le note Amselle (1977a: 636): <<Dans la conjoncture intellectuelle qui s’est instauree
après mai 1968, la thematique du desir nomade a investi toute une fraction du champ intellectuel. D
Mais cette &poqueest aujourd’hui revolue.
2. Voir à ce sujet le numCro special des Cahiers d’Érudes africaines consacre à L’Archipelpeul
(Botte & Schmitz 1994a).
408 PHILIPPE BERNARDET

dans le temps. Cette capacité à se réorganiser promptement, apparaît au


contraire comme une donnée quasi structurelle de ces sociétés, et consti-
tue le fondement même de leur développement.
Les fluctuations de l’implantation peule en moyenne et haute Côte
d’Ivoire entre 1950 et 1990 sont un exemple de cette mobilité des élevem,
non pas seulement spatiale, mais encore économique et sociale, qui en fait
une société historique, si ce n’est même, pour certains, un peuple.. . << à
histoires >> !

La mise en mouvement

Comme le soulignait déjà Jean Gallais (1972: 353) :


<<Desindices concourants rapportent l’importance du cheptel dans les États soudano-
sahéliens du Mali ou du Sonray (XIS au X V I ~siècle). Leur décadence a donné une
position de force aux pasteurs nomades qui se tenaient sur leurs marges. Ceux-ci ont
razzié impitoyablement le cheptel des paysans, acquis le monopole de l’élevage et
ajouté une opposition économique aux antagonismes ethniques. I1 en est de même dans
le Nord-Cameroun où le cheptel a diminué au fur et à mesure que la pression des Peuls
se renforçait au X I X ~
siècle. >>
En fait, comme l’écrit de son côté Jean Boutrais (1994a: 141)’
À l’époque précoloniale, les aristocraties peules, détentrices du pouvoir, s’efforçaient
de sédentariser et d’islamiser les “Peuls de brousse”. Ceux qui refusaient d’abandonner
le pastoralisme étaient soumis à de fortes pressions fiscales, à diverses mesures vexa-
toires, et étaient repoussés vers les marches incertaines des territoires: ce fut le cas des
Peuls “Burure” du Fouta Djalon et des Peuls Mbororo de Sokoto et de la province
historique de l’Adamaoua. >>
Durant le XIX=siècle, au croisement de l’influence de l’empire du
Macina et de la puissance du Yatenga, l’implantation des Peuls sur le
plateau gréseux constituant l’actuelle frontière entre le Mali et le Burkina
Faso jusque dans la vallée de la Volta Noire (G Mouhoun selon la
nouvelle appellation) se caractérisera par la naissance de diverses cheffe-
ries et par l’établissement d’<<unesorte d’État interstitiel >> (Botte &
Schmitz 1994b; Y. Diallo 1994)jouant de cette confluence des rivalités.
Dans l’ancienne Haute-Volta, deux chefferies parviendront ainsi à
s’imposer: l’une Sidibé à Barani, l’autre Sangaré-Bary à Dokui, qui se
feront la guerre et s’opposeront à la Diina du Macina jusqu’à l’arrivée des
colonnes françaises entre 1887 et 1895 (Benoit 1979).
S’installant par étapes et par groupes successifs, après avoir demandé
l’hospitalitk aux chefs de terres bobo et bwa, les premiers arrivants béné-
ficieront d’un accueil bienveillant (Y. Diallo 1994)’ avant de s’opposer
aux agriculteurs et de les soumettre en fondant eux-mêmes leurs propres
États. Une aristocratie guerrière tendra ainsi à se constituer et à se stabili-
ser, vivant pour l’essentiel du travail de leurs rimaïbé, et de leur
domination sur les paysanneries locales cultivant en partie pour le compte
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CÔTE D’IVOIRE 409

des Peuls. Ainsi assistera-t-on à une sorte de sédentarisation des Peuls


durant plusieurs décennies.

Au début du xxe siècle, la colonisation française met fin à la supréma-


tie des Peuls. Dès 1920, les classes serviles sortent de leur emprise. Le
retour à l’élevage est alors le seul moyen pour les Peuls de garantir leur
survie tout en limitant leur investissement aux seules tâches de gestion
- l’essentiel des travaux directement productifs, liés à l’élevage, pouvant
encore être assuré par les dépendants. Mais, au fur et à mesure que
1’émancipation des rimdibé s’accentuera, les Peuls se trouveront astreints
à prendre en charge certains travaux agricoles, comme le gardiennage, en
ayant directement recours à la main-d’œuvre familiale sur un mode quasi
patriarcal (Bernardet 1984 ; Botte & Schmitz 1994b ; De Bruijn & Van
Dijk 1993, 1994). La descente des Peuls vers le sud et la généralisation
concomitante de la transhumance de saison sèche seront des réponses
directes aux nécessités d’abreuvement du bétail, d’autant plus que les
éleveurs et leurs familles se refuseront à prendre en charge l’exhaure et
l’entretien des puits pastoraux ; tâches qui incombaient jusqu’alors aux
classes serviles.
Cette descente vers le sud est toutefois précédée, au centre de l’Afrique,
d’une dérive vers l’est, et, au Niger comme en Mauritanie, d’une poussée
vers le nord, empiétant notamment sur les parcours des Touaregs et des
Maures.
<<Laprogression régulière des Peuls vers le nord tient essentiellement A la recherche de
nouveaux pâturages. Elle est permise par le statut d’espaces libres que l’administration
institue sur les pâturages >> (Boutrais 1994a: 142).

Le mouvement migratoire qui s’observe durant la période coloniale


s’accentue dès 1940. I1 répond principalement à la nécessité de répartir les
charges au fur et à mesure que le cheptel s’accroît et que l’activité agri-
cole des autres ethnies libérées se développe. Ainsi assiste-t-on à
l’éclatement de la société peule et à sa dispersion en campements sur l’en-
semble des savanes, notamment du Mali méridional et du Sud-Ouest de
l’ancienne Haute-Volta3.
Pour Jean Boutrais (1994a : 143-144)’ << jusqu’aux années soixante-dix,
l’accroissement général du cheptel bovin pousse à chercher sans cesse de
nouveaux pâturages, au nord comme au sud. >> L’arrêt de l’expansion
sahélienne et la descente au Sud ne se confirment qu’à partir de 1984.
<< À l’époque coloniale, les avancées peules dans les savanes méridionales sont moins
spectaculaires. Des contraintes multiples s’y opposent, qu’elles soient de nature écolo-
gique (infestation de savanes en mouches tsé-tsé), géographique (forte occupation

3. Concernant la vall& du SBnbgal, voir Santoir (1994)qui constate que 1’6miettementdes campe-
ments y a 6t6 le plus fort entre 1958 et 1978,le nombre des campements ayant 6t6 multipli6 au moins
par trois durant cette p6riode.
410 PHILIPPE BERNARDET

agricole) ou politico-culturelle (populations animistes hostiles aux Peuls). Mais les


initiatives spatiales des Peuls restent également mal connues lorsque les régions d’ac-
cueil ne présentent apparemment pas d’intérêt pastoral. Les principales extensions du
peuplement vers le sud concernent des plateaux épargnés par la mouche tsé-tsé :
plateaux du Cameroun, du Nigeria et de Centrafrique. >> (Ibid.:142-143.)
La descente vers le sud, par << coulées >> ou par <<nappeD migratoires
(Boutrais 1994a), semble amorcée bien avant 1950; mais ce mouvement
semble avoir trouvé très tôt sa limite avec le développement concomitant
de l’agriculture en savanes soudaniennes et notamment avec la mise en
culture des bas-fonds et des vallées jusqu’alors indispensables aux Peuls
durant la saison sèche; en sorte qu’aux alentours des années 1950-1960,
cette descente vers le sud se doublera d’une remontée vers le nord des
premiers migrants (Dupire 1962). À cette époque, on parlera même de
<< sahélisation >> ou de << resahélisation >> des pasteurs. Toutefois, cette
remontée vers le nord fut elle-même rapidement contrecarrée par de
nouveaux impératifs politiques, directement issus, cette fois, des indépen-
dances.
La reprise - et l’accentuation - de la descente vers le sud est particuliè-
rement nette à partir de 1962-1963. Elle est motivée par la recherche de la
réduction des frais d’élevage et.d’un meilleur prix de vente. Dans les pays
sahéliens, l’indépendance s’était en effet rapidement traduite par un impôt
sur le cheptel, constituant la principale richesse nationale, et par une
action sanitaire sur le bétail présentée comme obligatoire et payante. Les
velléités d ’échapper à ces pressions administratives et fiscales conduisi-
rent ainsi de nombreux éleveurs peuls à rejoindre les pays où l’élevage est
à ce point marginal qu’il ne s’y trouvait pas imposé et où la rareté des
produits animaux y assurait un meilleur prix. Dans ce contexte, la Côte
d’Ivoire apparut comme particulièrement attractive, notamment pour les
Peuls à l’origine des chefferies de la seconde moitié du X I X ~siècle de la
région de Nouna-Barani de l’ancienne Haute-Volta.
Aux alentours de 1960, l’eau et les pâturages se trouvent en abondance
en Côte d’Ivoire. De plus, une bonne couverture sanitaire, de surcroît
gratuite, y était assurée, précisément pour y attirer les éleveurs qui, au
demeurant, n’y étaient soumis à aucun impôt. La présence d’une métro-
pole comme Abidjan jouait un rôle attractif évident et assurait un prix de
vente intéressant, tout comme les gros centres urbains de Korhogo et de
Bouaké.
En 1968, malgré la campagne conjointe de 1964 à 1967 de lutte contre
la peste bovine, quatre foyers réapparaîtront en Haute-Volta. Par ailleurs,
la péripneumonie bovine continuera de sévir et deviendra même plus
virulente à partir de 1967 au Mali oÙ l’on enregistrera une recrudescence
marquée de l’épidémie en 1968-1969 (Gallais 1972). Bien entendu, en
plus de ces épizooties encore mal maîtrisées, la sécheresse accélérera
considérablement la descente vers le sud dès 1968. Désormais, ce ne sera
plus seulement la pression foncière et la recherche des pâturages, asso-
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CÔTE D’IVOIRE 411

ciées au souci de limiter les taxes et les frais d’élevages qui motiveront
une telle migration, mais la recherche de l’eau.
Pour s’en tenir à la région de Barani, signalons que l’administration y
recensait 9 972 personnes en 1958 cependant qu’il n’en subsistait plus que
2 838 en mars 1969 (Quéant & Rouville 1969b; Gallais 1972) ; ce qui
donne un aperçu de l’ampleur de la mise en mouvement et de la migration
qui, en vérité, est encore bien antérieure à 1958. Avant 1950 déjà, les
Peuls de Barani quittaient la plaine du Gond0 pour disperser leur bétail en
pays bobo, autour des marigots. Dans le même temps, ils semblent avoir
accru l’exploitation commerciale de leurs troupeaux (Quéant & Rouville
1969b).

Les conditions sanitaires d’accès à la Côte d’Ivoire

Si la moitié nord de la Côte d’Ivoire présente d’importantes savanes et


un réseau hydrographique favorable à 1’élevage bovin, il n’en demeure
pas moins que ce dernier s’y trouve limité par deux facteurs particuliers,
étroitement liés. D’une part, la possibilité de disposer d’un bétail trypano-
tolérant ; d’autre part, celle d’accéder à des pâturages à couverture
arbustive et arborée relativement peu dense afin de limiter, notamment,
l’infestation glossinaire du bétail.
Cette double exigence va contraindre l’éleveur peul à limiter son
implantation aux zones appropriées et défrichées par les agriculteurs,
comme à planifier sa descente vers le sud en fonction du degré de métis-
sage de son troupeau, le zébu étant particulièrement trypanosensible. De
nombreux Peuls procéderont ainsi au métissage de leur bétail zébu par
l’apport de sang baoulé avant même de rejoindre la Côte d’Ivoire, et,
parfois, compléteront ensuite ce métissage par l’apport de sang n’dama.
La nécessité de se limiter à l’exploitation de pâturages à couvert arbus-
tif et arboré relativement peu dense conduira également à l’exclusion de
trois sites : le Nord-Est, tout d’abord, correspondant au pays lobi et
koulango, dans la mesure où la réserve de faune de la Comoé, au couvert
arbustif particulikrement dense, renforcera un gîte à glossines agissant
comme une véritable barrière à l’implantation peule ; le massif de la Palé,
ensuite, au nord-ouest de Boundiali, inhabité et également particulière-
ment arboré ; et enfin, mais dans une moindre mesure, le Nord-Ouest, où
la chaîne de Madinani et les massifs de l’Ouest enclavent quelque peu la
savane d’Odienné, rendant la région moins attractive, sans pour autant
l’exclure totalement de la pénétration peule, bien que les conditions sani-
taires y soient moins favorables que dans la zone d’implantation.
Au total, cette implantation peule se concentrera, jusqu’en 1985, dans
un quadrilatère délimité, au sud, par une ligne passant à une quarantaine
de kilomètres au sud de Dikodougou, Sirasso, Boundiali; à l’est, par une
ligne rejoignant Ouangolodougou, Tiègbé et passant à une trentaine de
412 PHILIPPE BEWARDET

kilomètres à l’est de Dikodougou. Cette zone est enfin délimitée à l’ouest


par une ligne passant à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Tingrela-
Kouto-Boundiali (carte 1).

Éleveurs peuls
0jusqu’en
Zone dgmplantation
1985
Zone d‘extension
de 1986 a 1988
depuis 1988

a o u t? 6 : groupe ethnique OCÉAN A T L A N T I Q U E ___

O 100 km

Carte 1. Aire de répartition des éleveurspeuls en moyenne et haute Côte d’Ivoire.

Les itinéraires et les centres d‘accès

Ces particularités d’ordre géographique, étroitement liées aux condi-


tions sanitaires du bétail peul, vont par ailleurs circonscrire deux centres
d’accès privilégiés des Peuls à la Côte d’Ivoire : Tingrela au nord de
Boundiali, et Niellé au nord de Korhogo.
Le centre de Tienko, au nord d’Odienné, jouera un rôle secondaire dans
l’accès à la Côte d’Ivoire pour les raisons sanitaires et géographiques déjà
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CÔTE D’IVOIRE 413

invoquées. Quant à Ouangolodougou, au nord de Ferkessédougou, qui


aurait pu être appelé à figurer parmi les principaux centres d’accès, il
demeurera marginal pour des raisons politiques qui rendront la frontière
entre la Côte d’Ivoire et l’ancienne Haute-Volta, plus difficilement fran-
chissable que celle entre le Mali et la Côte d’Ivoire. De ce fait, les Peuls
qui, venant majoritairement de Haute-Volta, se rendront en Côte d’Ivoire,
passeront d’abord par le Mali, en séjournant habituellement plusieurs
années aux alentours de San ou de Sikasso, tout en y métissant leurs trou-
peaux, avant d’aborder le pays, soit par Niellé, soit, surtout, par Tingrela.
Dans ce contexte, la descente vers la Côte d’Ivoire sera progressive et
pourra s’échelonner, pour certains éleveurs, sur plusieurs dizaines.
d’années. On observera par ailleurs que de nombreux éleveurs peuls
constitueront ou reconstitueront leur cheptel, soit en s’employant chez les
agriculteurs pour y garder leur bétail, soit par le vol dans les parcs villa-
geois. Or, la rétribution du travail de gardiennage se fera longtemps
encore, et à tout le moins jusqu’aux alentours de 1970, par l’attribution
d’un jeune animal tous les six mois ou tous les ans. La pratique de confier
du bétail villageois aux éleveurs peuls aura également longtemps cours
dans les pays d’origine, ce qui facilitera le métissage des troupeaux avant
l’entrée en Côte d’Ivoire.

L’installation en Côte d’Ivoire

L’installation des Peuls en Côte d’Ivoire se fera naturellement par


étapes. La première d’entre elle sera la création de divers regroupements
frontaliers à proximité de Tingrela et au nord de Niellé. Le plus important
d’entre eux sera celui de Foulabougou (Stt. : <<villagepeul >> en dioula).

La fondation de Foulabougou

Les Peuls, qui constitueront plus tard le village de Foulabougou, quit-


tent la région de Nouna-Barani au début des années 1950. Ils séjournent
plusieurs années aux alentours de San au Mali avant de franchir la fron-
tière ivoirienne au nord de Tingrela, en 1958. Les premières installations
de ce qui deviendra par la suite Foulabougou datent de 1964 : ce sont des
constructions très rudimentaires puisque, en dehors des campements
traditionnels peuls, on n’y dénombrera que deux cases en dur.
La croissance de ce regroupement sera toutefois spectaculaire. Elle
traduit l’importance prise par le poste de Tingrela dans l’itinéraire migra-
toire peul, du moins dans les années pionnières de l’accès à la Côte
d’Ivoire. Ainsi y dénombrera-t-on 493 habitants dès 1974. L’année
suivante, trois éleveurs y commenceront la culture attelée ; démontrant,
s’il en était besoin, l’ancienneté des pratiques peules de l’association de
414 PHILIPPE BERNARDET

l’agriculture à l’élevage en Côte d’Ivoire (Bernardet 1984). Ce n’est


cependant pas à Foulabougou qu’une telle association se développera.
Très vite, en effet, ce village peul se caractérisera par le regroupement
d’éleveurs âgés, vivant d’un petit troupeau laitier, le reste du bétail étant
gardé par les fils des éleveurs, descendus plus au Sud. La faiblesse du
troupeau resté à Foulabougou, et le manque de main-d’œuvre familiale
demeurée sur place ne permettront donc pas d’y développer l’agriculture.

L’installation au nord de Niellé

Rapidement également, la région de Niellé constituera un pôle d’attrac-


tion pour les Peuls nouvellement arrivés en Côte d’Ivoire. Ainsi,
entre 1963 et 1980, vingt-huit familles s’installeront-elles aux alentours
de Moura ; une dizaine se fixera à proximité de Toumokro, et pratique-
ment autant sur le territoire de Pongala (carte 2).
I1 convient de faire ici une place particulière au rôle joué par un
commerçant dioula dans l’histoire de la sédentarisation de certaines
familles peules sur la sous-préfecture de Niellé, et, plus généralement, de
l’introduction des Peuls dans le ressort de la préfecture de Korhogo. Ce
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CôTE D’IVOIRE 415

commerçant, qui ne commence le négoce du bétail qu’en 1955, sera, en


1981, à la tête d’un cheptel de plus de 700 têtes. C’est à des Peuls venus
de Haute-Volta, et transhumant au Mali dans la région de Sikasso, qu’il
achète son premier taureau zébu en 1955 pour le ramener en Côte d’Ivoire.
À cette époque, les éleveurs Peuls n’ont pas encore franchi la frontière
ivoirienne pour se rendre à Tingrela4, et l’importation de zébus est stricte-
ment interdite par les autorités ivoiriennes qui entendent préserver la
pureté de la race baoulé, prépondérante dans le Nord et le Centre du pays.
Par ailleurs, la capacité du zébu à résister aux attaques de la mouche tsé-
tsé, apparaît àjuste titre, problématique. C’est donc en toute illégalité que
ce commerçant incorpore son taureau zébu à son parc àbétail après traite-
ment de l’animal par les services vétérinaires du département - ces
derniers étaient dirigés par un vétérinaire mettant en cause l’interdiction,
par l’administration centrale, de toute importation de zébus. Pour éviter la
saisie de l’animal et son abattage, il faudra toutefois l’intervention de ce
vétérinaire comme du fils du chef de canton auprès des autorités préfecto-
rales de Korhogo et.. . user de diplomatie.
Vers 1960, les vendeurs de l’animal rendent visite à leur acheteur afin
de voir ce qu’était devenu leur taureau dans ce milieu jugé hostile. Surpris
du bon état de celui-ci, ils demandent au commerçant dioula de les intro-
duire auprès des autorités administratives et coutumières sénoufo de
Moura, en sa qualité de <<tuteur>> ; puis, en 1962-1963, ils viennent
s’établir avec la quarantaine de têtes de bétail constituant, à l’époque, tout
leur avoir.
L’éleveur peul est alors présenté au sous-préfet, qui se trouvait à
l’époque à Ferkessédougou, comme à Gbon, chef de canton de Korhogo,
personnage particulièrement puissant et respecté sur la région, puis aux
chefs des bourgs et villages de Niellé, Diawalla, Oumalogo, afin d’obtenir
les autorisations de pâture et le droit de résider sur le territoire de Moura.
(I1 est à noter que, par la suite, de telles formalités ne seront plus exigées,
et que les nouveaux arrivants s’installeront sans demander aucune autori-
sation aux autorités coutumières locales.) L’éleveur et le commerçant
s’associeront alors et regrouperont leur bétail en un seul parc afin de faci-
liter le métissage. Le premier apportera ainsi ses 40 zébus, tandis que le
second y installera ses 50 bêtes dont certaines étaient déjà métissées.
Dans le cadre de cette association, le commerçant dioula aura à charge
de payer le bouvier cependant que l’ensemble du lait du troupeau ainsi
constitué reviendra à l’éleveur peul. Remarquons au passage qu’en cas
d’absence, l’éleveur se fera représenter par l’une de ses filles - fait suffi-
samment rare pour être souligné. I1 convient encore de préciser qu’une
partie du lait des vaches du commerçant était réservée au marabout qui lui
avait enseigné le Coran.

4. I1 semble cependant que, plus au sud, certains 6levages villageois employaient dkjà, depuis
plusieurs annies, des bouviers peuls.
416 PHILIPPE BERNARDET

Attirés par les bons rksultats de leurs coreligionnaires, cinq autres


familles peules rejoindront Moura dans les années suivantes. Elles rencon-
treront toutefois l’opposition du sous-préfet de Ferkessédougou, craignant
quelque épizootie. L’introduction de zébus en Côte d’Ivoire demeurant
toujours officiellement interdite, il faudra à nouveau l’intervention des
services vétérinaires pour que l’installation de ces familles puisse avoir
lieu. Par la suite, l’afflux de Peuls sera continu et connaîtra une accéléra-
tion des 1969.
En 1981, le premier éleveur peul qui s’était associé au commeqant
dioula en 1962 se trouvait entre Korhogo et Boundiali. Son frère cadet,
resté B Moura, n’en sera pas moins à la tête d’un cheptel de quelque 300
têtes de bétail, et sera institué comme chef peul de la région par l’autorité
préfectorale ; son pouvoir demeurera toutefois très faible et purement
symbolique - il se refusera en fait à l’exercer, se contentant d’entériner
les décisions prises par l’assemblée des éleveurs des alentours. I1 se refu-
sera même à trancher quelque litige que ce soit.
C’est à partir de 1970 que l’on parlera d’une véritable << invasion
peule >>.À partir de cette date, les centres de regroupement de ce qui
deviendra la sous-préfecture de Niellé, seront Kafodougou, au nord-est de
Niellé, Nalogo, au sud, et Koronani, village frontalier. Après 1976, les
centres de Toumokro, Warga, Falla et, semble-t-il, Pongala, permettront
tout à la fois d’accueillir les nouveaux arrivants comme de délester la
région de Moura, d’ores et déjà saturée. À partir de 1980, plus aucune
famille peule ne pourra s’installer à Moura compte tenu de la surcharge
des pâturages.

La descente vers Boundiali-Dikodougou

Depuis les principaux centres de Tingrela et Niellé, les Peuls investi-


ront les savanes du Nord ivoirien en descendant toujours plus au sud en
direction de Boundiali et Dikodougou. Une centaine de familles s’instal-
lera toutefois au nord d’Odienné sans créer cependant d’importants
établissements.
Dans le quadrilathe délimité par les sous-préfectures de Tingrela,
Niellé, Dikodougou, Sirasso, qui accueilleront l’essentiel des éleveurs
peuls, une exception doit cependant être faite pour ce qu’il était convenu
d’appeler, il y a encore une vingtaine d’années, la zone dense de Korhogo.
D’un rayon d’une trentaine de kilomètres autour de la ville, et plus parti-
culièrement à l’est, cette zone présentait en effet une densité humaine
moyenne de 70 hab./km2. La saturation de l’espace y était telle que l’on
ne put jamais y rencontrer d’éleveurs peuls, Depuis, la densité y a forte-
ment décru du fait d’une migration massive des jeunes Senoufo vers le
Sud, en direction des nouveaux fronts pionniers de coton. Désormais, la
densité moyenne n’y atteint plus guère que 40 hab./km2. La pression
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE cô= D’IVOIRE 417

demeure toutefois suffisamment importante pour y rendre encore l’éle-


vage peul impossible.
Sur l’ensemble de la zone d’implantation peule, la SODEPRA (Société
pour le développementdes productions animales) était parvenue, en 1975, à
recenser 267 familles dont 10 % étaient entrées en Côte d’Ivoire avant
1960’25 % entre 1961 et 1969 et 65 % entre 1970 et 1975. Un tel recen-
sement ne pouvant être exhaustif, il est possible de penser que plus d’une
centaine de familles, soit près d’un millier de Peuls, à la tête de quelque
15O00 zébus et mérés, étaient entrés en Côte d’Ivoire entre 1950 et 1970.
L’étude de 1981, prenant en compte l’essentiel de la période antérieure
à 1980, mentionne que 40 % des familles présentes sur les centres de
Sirasso, Korhogo (hors zone dense, bien évidemment), Korokara,
Dikodougou, étaient entrées avant 1968,50 % entre 1968 et 1973, 10 %
entre 1974 et 1979 dont la plupart en 1978 et 1979. S’agissant ici des
centres méridionaux de l’implantation peule ou de centres bénéficiant
d’aménagements de la SODEPRA, le poids des Cleveurs les plus anciens y
est forcément plus important que dans les centres plus septentrionaux,
voire frontaliers dans lesquels se concentrent naturellement les nouveaux
arrivants. I1 n’en demeure pas moins que l’installation des Peuls dans le
Nord ivoirien paraît plus importante avant 1970 qu’elle n’a jusqu’alors
été estimée. C’est en réalité près de 500 familles, soit près de 5 O00 Peuls
et quelque 70 O00 bovins qui semblent être entrés en Côte d’Ivoire avant
même l’afflux résultant de la grande sécheresse.

En 1980-1981, le cheptel appartenant aux éleveurs peuls, présents dans


la zone d’implantation comme sur la région d’Odienné, peut être évalué à
230000 têtes, réparties entre quelque 1600 éleveurs, soit un total d’envi-
ron 12000 à 13O00 Peuls auxquels il conviendrait d’ajouter la masse des
bouviers recrutés pour la transhummce de saison sèche, portant les effec-
tifs à près de 15 O00 personnes5. A l’intérieur de la zone d’implantation
peule, il était possible, en 1980-1981, de distinguer trois régions (carte 3) :
l’extrême Nord, regroupant les centres de Tingrela, M’Bengué, Niellé,
Ouangolodougou, comprenant environ 110 O00 têtes appartenant aux
Peuls ; le Sud, délimité par les centres de Ganaoni, Sirasso, Dikodougou,
où pâturaient quelque 60 O00 têtes ; et, entre les deux, une région plus
vaste mais moins densément occupée par les Peuls, où l’on ne dénombrait

5. Pour avoir le nombre total de Peuls présents à cette époque en Côte d’Ivoire, il conviendrait
d’ajouter les quelque 5 O00 bouviers peuls des &levagessédentaires des agriculteurs sen?ufo, malink&,
baoulé, dan, plus les femmes et enfants des premiers, soit au moins 10000 personnes. A ce chiffre, il
faudrait encore ajouter les bouchers, commerçants et transitaires, en sorte que l’ensemble des Peuls
présents à cette Cpoque en Côte d’Ivoire a pu, non sans fondement, être estime à 50000 âmes; ce qui
explique la fluctuation des chiffres dont s’&tonneArditi (1990); chiffres qui varient selon que l’auteur
ne prend en considération que les éleveurs peuls et leurs familles, voire les bouviers qui en dependent,
ou selon qu’il vise l’ensemble de la population peule prksente dans le pays, quelle que soit I’activit6
exercee par chacun.
418 PHILIPPE BEWARDET

que 37 O00 zébus et mérés. Encore conviendrait-il d’ajouter 15 O00 à


. 20000 têtes rencontrées sur les départements d’Odienn6 et de Séguéla,
l’ouest.
Ce cheptel atteindra 250000 têtes en 1984 et pourrait être estimé à près
de 400 O00 têtes en 1990 ; ce qui porte à près de 25 O00 le nombre de
personnes (bouviers salariés compris) vivant directement de l’élevage
peul dans les savanes ivoiriennes ; mais l’on verra plus loin que de tels
chiffres peuvent fluctuer considérablement d’une année à l’autre en fonc-
tion d’événements particuliers de la politique nationale, en sorte qu’il
convient toujours de dater et de périodiser les données qui se rapportent à
une telle population.
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CÔ= D’IVOIRE 419

Les principales caractéristiques


de l’élevage peul de Côte d’Ivoire, de 1980 à 1986

Entre 1980 et 1986, l’élevage peul en Côte d’Ivoire est caractérisé par
une unité d’élevage circonscrite à un troupeau familial moyen de
145 bovins appartenant à cinq propriétaires6,toujours apparentés ; soit une
moyenne de 29 têtes par propriétaire. Cette moyenne demeure toutefois
trompeuse, car chaque unité d’élevage est en réalité placée sous la direc-
tion d’un chef de campement, chef de famille, qui possède généralement
les deux tiers du bétail, soit en moyenne une centaine d’animaux, cepen-
dant que les quatre autres propriétaires composant cette unité de production
moyenne, disposent, chacun, d’une dizaine de bovins seulement.
Le campement moyen comprend neuf à dix consommateurs (bouviers
salariés inclus), soit cinq à six adultes.
L’unité de travail pour la garde du troupeau compte un à deux bouviers,
qui sont soit des salariés d’origines diverses - sauf dans la région de
Dikodougou qui, comme nous le verrons plus loin, présente, sous ce
rapport, quelques particularités - soit des parents du chef de campement,
(généralement ses propres fils, parfois l’un de ses frères ou des neveux).
Ce n’est que dans les petits troupeaux, dont certains peuvent atteindre une
vingtaine d’animaux, rarement moins 7, que l’éleveur participe aux tâches
de gardiennage. Le gardiennage est toutefois le plus souvent individuel et
représente un travail pénible et hasardeux, surtout durant la transhumance
de saison sèche (Bassett 1994).
Au bétail zébu et méré s’ajoute parfois un petit cheptel ovin dont la
conduite peut nécessiter l’emploi d’un bouvier lorsque, dans les plus gros
campements, la troupe atteint plusieurs dizaines de moutons.
L’élevage ovin constitue un important moyen de régulation écono-
mique permettant de faire face aux petites dépenses et assure l’essentiel

6. Les études de la SODEPRA font gtnéralement ttat d’un troupeau moyen de 180 têtes.
Toutefois, les enquêtes sont souvent rtalisées dans les zones oh se concentrent les plus gros tleveurs,
en sorte que ces données nous paraissent surestimées. Bassett (1994) mentionne cependant un trou-
peau moyen de 180 têtes pour la rtgion de Katiali. I1 est vrai que la région de M’Bengué-Niellé se
caracttrise également par une forte prtsence des plus gros tleveurs (cf. carte 3). L’auteur signale
d’ailleurs que les plus gros troupeaux de brousse sont eux-mêmes scindés en deux troupeaux de 70 à
85 têtes en moyenne, cependant que le troupeau laitier comporte gtnkralement une vingtaine de
vaches suit6es ; ce qui porte en effet l’ensemble du cheptel à environ 180 têtes. Toutefois la majoritt
des élevages ne peut constituer deux troupeaux de brousse de cette importance; ce qui tend à confir-
mer qu’un cheptel de 180 têtes correspond aux zones de concentration des plus gros tleveurs, mais ne
saurait reprtsenter le cheptel moyen de l’ensemble des tlevages peuls, prksents en Côte d’Ivoire
- tlevage moyen qui ne doit guère dépasser 150 têtes. I1 est cependant vrai que les Peuls présents en
Côte d’Ivoire ont tendance à s’enrichir, en sorte qu’au fil des ans, l’on devrait assister à une élévation
sensible du cheptel moyen - à moins, comme il est probable, que cet enrichissement ne s’accompagne
d’une rtpartition nouvelle des richesses entre père et fils, voire entre aîné et cadet.
7. Lors de nos enquêtes, nous n’avons pas rencontré de troupeau inférieurà 18 têtes. Bassett
(1994) signale pour sa part que le plus petit troupeau recensé sur la région de Katiali comprenait
41 bovins, le plus gros tleveur de cette région possédant 1 O90 têtes. Nous avons rencontré, quant à
nous, un tlevage de plus de 1 300 bovins Nalogo en 1981.
420 PHILIPPE BERNARDET

de la viande consommée. La troupe ovine représente environ 12 % du


cheptel bovin dans les campements moyens comprenant 100 à 150 têtes
de bétail. Elle ne représente plus que 6 % du troupeau des grands rumi-
nants dans les campements plus importants, et est plus rarement présente
dans les campements disposant de moins de 100 bovins.

La gestion des pâturages se traduit par une transhumance de saison


sèche et par la scission du cheptel bovin en deux troupeaux distincts :‘le
troupeau de brousse, confié au(x) bouvier(s) salarié(s), et le troupeau
laitier qui continue de pâturer aux alentours du campement, généralement
sous la surveillance des fils de l’éleveur. Les itinéraires de transhumance
varient selon les points d’eau et le parcellaire des terroirs villageois,
comme selon la zone d’implantation de l’éleveur. Ainsi, jusqu’en 1986,
un grand nombre d’éleveurs installés aux alentours de Dikodougou
faisaient transhumer une partie de leur cheptel vers Kiémou-Koko, à
30-40 km à l’est, vers le Bandama Blanc. Ceux de Niellé et Moura
pouvaient envoyer une partie de leur bétail à 50-60 km au sud-est vers le
Lokpoho, voire en direction de M’Bengué. Mais ces zones de transhu-
mance peuvent être subitement remises en cause en fonction de la
conflictualité des rapports entre éleveurs et agriculteurs.
En dehors du troupeau de brousse qui, le soir, peut être rassemblé
autour d’un point précis, sans autre protection, le cheptel de l’éleveur
comprend en saison sèche un troupeau laitier qui, comme l’ensemble du
cheptel durant la saison des pluies, est parqué la nuit dans un enclos
sommaire, situé non loin du campement de l’éleveur et constitué d’un
enchevêtrement de bois mort et de branchages, rapidement construit et
aisément déplaçable. .
La gestion du troupeau est assurée par le chef de campement qui ne
peut toutefois pas vendre le bétail appartenant en propre aux autres
membres de sa famille sans leur autorisation.
En revanche, la production laitière de l’ensemble du troupeau revient
aux femmes du chef de campement, à l’exception du lait des vaches
appartenant à la mère de ce dernier lorsque celle-ci est présente, laquelle
en conserve alors le produit, même si les Co-épouses de son fils sont
parfois chargées d’en assurer la commercialisation.
Une partie du lait est réservée à la consommation des membres du
campement et aux bouviers. L’autre partie est destinée à la vente.
La traite est assurée par le ou les bouviers salariés, le ou les fils de
l’éleveur de plus de 10 ans, éventuellement par l’éleveur lui-même dans
les petits élevages. Quant à 1’exploitation du lait, sa commercialisation et
son transport, l’ensemble de ces tâches est pris en charge par les femmes
de l’éleveur, comme par ses filles qui apprennent très tôt à transporter une
petite calebasse de lait sur la tête. Même dans les grands élevages, la
commercialisation du lait ne concerne guère plus de 15 à 20 litres par jour
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CÔTE D’IVOIRE 42 1

en saison des pluies, compte tenu des difficultés d’écoulement des


produits laitiers : les Sénoufo n’en consomment pour ainsi dire pas. Toute
la production est vendue sur le marché ou dans les plus gros bourgs aux
Dioula comme aux divers fonctionnaires et membres de l’administration,
si bien que toutes les vaches allaitantes ne sont pas toujours traites s.
Entre 1980 et 1986, la majorité des éleveurs peuls - hormis ceux de la
région de Dikodougou, et certains éleveurs des alentours de Tingrela -
cultivaient principalement du maïs, voire du mil, parfois des arachides,
plus rarement du coton ; 60 % d’entre eux pratiquaient la culture attelée
sur une surface moyenne de 4 ha par campement. Ceux qui se livraient
encore à la culture manuelle ne Cultivaient en moyenne qu’un ha et demi
par campement.
Cette production agricole couvre ainsi environ 60 à 70 % des besoins
en céréales. Un système de rotation particulièrement élaboré des parcs de
nuit et des soles cultivées, assure une exploitation des mêmes terres
durant plus de quinze ans, sans connaître de gros problèmes d’enherbe-
ment, ni d’épuisement des sols (Bemardet 1984).
Les nécessités de la commercialisation du lait, comme les exigences
propres à la production agricole, déterminent le lieu d’installation de
l’éleveur qui définit son choix en fonction de deux ordres de considéra-
tions : l’accessibilité des points d’eau et des pâturages, comme leur
qualité, d’une part; d’autre part, la proximité de différents points de vente
du lait. Enfin, pour établir son campement, l’éleveur peul recherche géné-
ralement une jachère récente. En effet, son troupeau est à même de
bonifier rapidement une telle friche, laquelle présente l’avantage d’écono-
miser, de surcroît, le pénible travail de défrichement.
Les jachères des anciennes parcelles de coton, dessouchées par la
CIDT9 pour le compte des paysans, sont, par ailleurs, particulièrement
recherchées, car la culture attelée suppose un dessouchage plus ou moins
complet.
Enfin, entre Tingrela et Boundiali, un certain nombre de contrats de
fumure entre les Peuls et les Sénoufo seront développés à partir de 1980.
C’est donc dire combien l’élevage peul se trouve d’emblée lié au dévelop-
pement de la production agricole. La moitié des éleveurs présents en Côte
d’Ivoire pratiquait d’ailleurs l’agriculture avant d’entrer dans le pays. Les
programmes de développement qui s’adresseront tant aux Peuls qu’aux
agriculteurs sénoufo, malinké ou dioula concemés, tiendront malheureu-
sement fort peu compte de ces particularités.

8. Ceci est également vrai pour I’écoulement du lait trait par les bouviers des élevages séden-
taires; ce qui conduit àjuste titre Arditi (1990: 145) à moduler quelque peu les condamnations sans
appel de la SODEPRA concernant la traite faite par les bouviers àleur profit, laquelle influerait nota-
blement et nigativement, selon cette sociitk, sur la croissance des veaux.
9. Compagnie ivoirienne des textiles, encadrant la production de coton sur l’ensemble des savanes
du Nord et du Centre de la Côte d’Ivoire.
422 PHILIPPE BERNARDET

Le rôle des sociét6s de développement


dans l’implantation des Peuls en Côte d’Ivoire

Le conflit de 1974 et la création


de I’<< opération zébu N de la SOPREDA-Nord

La Société pour le développement des productions animales (SODEPRA)


de Côte d’Ivoire a été créée le 14 octobre 1970, alors que la question de la
sauvegarde du bétail en cas de sécheresse était déjà l’objet de débats parti-
culièrement vifs.
Le premier objectif de cette société fut, bien évidemment, de concourir
au développement des productions animales - des ruminants comme des
porcins et volailles, sans oublier la pisciculture - afin de réduire un déficit
en viande considérable. En 1970, les besoins nationaux en viande bovine,
n’étaient notamment couverts qu’A 12 %; et, selon les experts, le taux de
couverture devait chuter à 5 % en 1980, compte tenu, d’une part, de la
faible productivité du cheptel local et, d’autre part, de l’accroissement
constant de la consommation nationale. En réalité, alors que la consom-
mation augmentera de près de 60 % entre 1970 et 1980, la production
doublera dans l’intervalle, passant de 5 200 tonnes à 11O00 tonnes, rédui-
sant ainsi sensiblement l’écart entre production et consommation
(Bemardet 1988). Un tel écart demeurait toutefois énorme, même si l’ac-
croissement du déficit, tant craint par les experts, put être évité, puisqu’au
lieu de chuter à 5 %, le taux de couverture passa, durant cette période, de
12 % à 16 %, soit une amélioration de l’ordre de 30 %. Celle-ci ne résulte
cependant pas tant de l’action de la société de développement - même si
cette demière action ne fut pas négligeable -.que de l’arrivée massive des
éleveurs peuls à partir de 1970. Cet apport inespéré concourut, à lui seul,
à accroître de plus de 30 %, également, la production de viande bovine.
En 1980, le cheptel peul présent en Côte d’Ivoire finira même par équiva-
loir celui des agriculteurs autochtones de la zone d’implantation peule lo.
Dès lors, la question qui se posera B la SODEPRA sera de savoir
comment parvenir à conserver un tel apport inespéré et comment éviter de
voir un jour les Peuls repartir au Mali ou en Haute-Volta avec leur bétail,
une fois la période de sécheresse passée. De fait, les raisons structurelles
qui poussaient les Peuls à descendre au Sud étant, comme nous l’avons
vu, bien plus profondes, un tel risque demeurait faible ; mais l’encadre-
ment de l’époque n’en avait guère conscience, aucune étude n’ayant été

10. Soit 230000 dbus et mCrks pour 234000 taurins, auxquels il convient d’ajouter 35000 taurins
du pays lobi, dans le Nord-Est, et le bétail appartenant aux Malinké des prkfectures de Ségukla et
Touba i l’Ouest, ainsi que celui appartenant aux Dan-Yacouba de la sous-prkfecture de Biankouma,
soit encore 96000 taurins, auxquels il faut adjoindre les 70000 taurins baoulks du Centre et quelque
10000 têtes des trois ranchs nationaux existantà I’tpoque; soit un cheptel national total, en 1980, de
675O00 bovins, toutes races confondues.
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CÔ)TE D’IVOIRE 423

menée, à cette date, auprès des nouveaux arrivants pour tenter de


comprendre les raisons de leur présence. En l’occurrence, la sécheresse
n’avait fait qu’accélérer un mouvement en cours depuis près de vingt ans,
dont l’ampleur était restée limitée et demeurait difficilement perceptible
dans les pays d’accueil avant 1969-1970.

Un événement fortuit accéléra toutefois le processus d’intégration des


éleveurs peuls à l’encadrement de la SODEPRA : au début de l’année
1974, de violents affrontements éclatèrent entre les éleveurs peuls et les
paysans sénoufo, entre Ganaoni et Tingrela, alors que le personnel poli-
tique et les autorités administratives, notamment le secrétaire aux masses
de PDCI-RDA et les gendarmes, comme les autorités traditionnelles,
avaient fait savoir qu’elles entendaient obtenir la légalisation des pratiques
d’abattage spontané du bétail responsable de dégâts dans les cultures.
Les affrontements furent suffisamment violents pour motiver le dépla-
cement du chef de I’État, lequel fit une visite d’inspection du 18 au
30 mars 1974 afin d’apaiser les esprits. À la suite de cette inspection, le
conseil des ministres créa, le 5 juillet 1974, une commission interministé-
rielle chargée d’élaborer un programme qui fut confié la SODEPRA.
D’emblée, l’on commença à parler d’aménager des zones vides pour y
reléguer les Peuls et leur bétail en clôturant des pâturages par du barbelé.
La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre dans le milieu peul
qui l’interpréta comme la volonté de créer des sortes de camps de concen-
tration où les éleveurs seraient parqués avec leurs animaux. L’affolement
fut général ; et, dès le mois d’août 1974, l’on assista à une remontée
massive des Peuls en direction du Mali. Quelques mois plus tard
1 ’ Opération
~ zébu >> de la SODEPRA-Nord était lancée. Elle tendait à
mettre en place un encadrement spécifique, réservé aux Peuls, comme à
créer divers aménagements uniquement destinés à leur bétail.

L‘échec du projet de la Palé


et de Vaménagement des zones <( vides >>, 1975-1982

Le premier projet d’envergure, défini dès 1975, fut l’aménagement du


massif de la Palé, au nord-ouest de Boundiali : une zone vide de toute
occupation humaine et particulièrement boisée, que les Peuls avaient pris
grand soin d’éviter, au sein de laquelle il fut toutefois question d’aména-
ger des pâturages à leur intention. Le projet concernait 180O00 ha qui
devaient accueillir 30 O00 zébus et mérés.
En 1977, un millier de bovins, seulement, y avait été installé et les
premières annonces d’infestation glossinaire se firent sentir. Un traite-
ment du massif par voie aérienne, au demeurant fort coûteux, fit chuter la
population des glossines et permit à la SODEPRA de convaincre
38 familles peules de rejoindre le massif avec 5 O00 bovins.
424 PHILIPPE BERNARDET

En 1980, une laiterie moderne fut construite au sud du massif, à Panya,


et un système de collecte du lait quotidien par camion fut organisé ; car
l’aménagement du massif s’était entre autres traduit par la construction de
260 km de pistes, 25 ponts, 43 passages busés. Une piste d’aviation de
1600 m de long fut également réalisée, ainsi qu’un village peul, au cœur
du massif, avec une mosquée en dur; 50 maisons et villas, en partie desti-
nées aux éleveurs peuls, furent encore bâties. L’opération créa enfin
11 barrages, 7 impluviums, 7 bains détiqueurs, 1 spray et 8 puits de
forage, un laboratoire et un magasin. Tout éleveur qui acceptait la mise en
quarantaine de son troupeau et le contrôle sanitaire se voyait attribuer
2 500 ha. Six cent cinquante millions de francs CFA avaient été débloqués
au début du projet, ultérieurement complétés. Mais très rapidement, le
taux de glossines devint à nouveau tel que les trois quarts du cheptel
implanté périrent ; ce qui provoqua le départ définitif des éleveurs dès
1981. Quant à la laiterie, elle ne fonctionna jamais qu’au ralenti, faute de
matière première. Elle n’assurait de surcroît qu’une pasteurisation; ce qui,
fatalement, posa par la suite de nombreux problèmes pour maintenir la
continuité de la chaîne du froid. L’abandon du massif fut total en 1982,
période à partir de laquelle il ne subsista plus que 1500 à 2 O00 têtes en
bordure du massif

Les programmes agro-pastoraux et d’hydraulique pastorale

Dès 1976, le projet de la Palé fut doublé d’un programme d’aménage-


ments agro-pastoraux dans divers sites, comme d’un programme
d’hydraulique pastorale devant concemer, à moyen terme, l’ensemble de
la zone d’implantation peule (carte 4).
Plusieurs projets furent ainsi mis à l’étude, entre 1976 et 1978, et rapi-
dement mis en chantier, compte tenu, notamment, de l’échec de
l’aménagement de la Palé. Le programme d’hydraulique pastorale sera
poursuivi jusqu’en 1985, cependant que deux zones d’aménagements
agropastoraux, comprenant la construction non seulement de petits
barrages, mais aussi de bains détiqueurs, de digues routières et la mise en
place de cultures fourragères, seront réalisées. Les sites retenus pour ces
aménagements furent ceux du Lokpoho, au sud de Niellé, et les alentours
de Dikodougou. Les premières installations se firent dans cette dernière
région, à l’extrême sud de la zone d’implantation peule, où se trouvaient
déjà les éleveurs arrivés en Côte d’Ivoire depuis une quinzaine d’années,
dont l’ancienneté de la présence avait déjà permis l’enrichissement.

11. L’échec des tentatives de creer des reserves pastorales pour les Peuls s’observe dans d’autres
pays, même lorsque les conditions sanitaires paraissent plus favorables. Waters-Bayer et Bayer
(1994) constatent ainsi que sur la centaine de pasteurs peuls enregistres en 1979 dans la reserve de
Kurmin Biri, au Nigeria, il ne subsistait plus que cinq familles aux alentours de 1990; ces auteurs
suggèrent que les éleveurs peuls recherchent en définitive la proximité des cultivateurs.
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CôTE D’IVOIRE 425

Carte 4. Zones d’aménagements pastoraux de I’ n Opération zébu n.

La réalisation du programme provoqua la sédentarisation et la concen-


tration des plus gros éleveurs sur la zone, lesquels ne tardèrent pas à
s’installer en ville, dans des maisons en parpaings, laissant les troupeaux
aux mains des bouviers. Le travail de détiquage manuel étant supprimé
par les bains détiqueurs, la main-d’œuvre familiale fut ainsi libérée. Cette
libération de la main-d’œuvre familiale ne se traduisit cependant pas par
son investissement dans les travaux agricoles, mais par son désœuvre-
ment’2. En effet, les éleveurs résidant désormais en ville abandonnèrent en
fait l’agriculture pour vivre des seuls revenus de l’élevage comme de
diverses transactions commerciales. Le désœuvrement des fils des
éleveurs rendit leur dépendance à leurs pères de moins en moins accep-
table et provoqua parfois quelques conflits et ruptures familiales. Pour
survivre, les fils d’éleveurs, en froid avec leurs pères, s’employèrent
souvent comme bouviers dans d’autres élevages peuls de la région, et
vinrent renforcer le réseau de délinquance particulièrement actif, en parti-
cipant à de nombreux vols de bétail dans les parcs sénoufo. La région de
Dikodougou présenta ainsi assez rapidement la particularité d’être celle
où l’on rencontrait, dans certains élevages peuls, des fils d’éleveurs

12. Boutrais (1978) observa le même phhomhne au Cameroun.


426 PHILIPPE BERNARDET

riches, présents en Côte d’Ivoire, employés c o m e bouviers par un core-


ligionnaire, alors que, partout ailleurs, les bouviers salariés employés par
les éleveurs peuls de Côte d’Ivoire n’étaient que des fils d’éleveurs ruinés,
demeurés au Burkina Faso ou au Mali, voire parfois des fils de paysans
venus des pays frontaliers.
Les aménagements du Lokpoho semblent avoir concouru à développer
une logique similaire en provoquant notamment la sédentarisation des
plus gros éleveurs, dont certains s’installèrent dans des maisons en dur, à
Ouangolodougou, et abandonnèrent également l’agriculture. Cette région
étant toutefois moins densément peuplée que celle de Dikodougou et
connaissant une moindre activité économique, malgré la relative proxi-
mité de la gare ferroviaire de Ferkessédougou, les effets socialement
pervers de tels aménagements se firent moins sentir.

Les pistes à bétail

Afin de limiter les dégâts de cultures liés au transit à pied du bétail


provenant du Mali et du Burkina Faso, la SODEPRA-Nord eut encore pour
mission d’aménager des pistes à bétail le long des principaux axes (carte 5).
La plus fréquentée d’entre elles relie Tingrela à Bouaké en passant par
Boundiali, Dianra, Mankono. D’autres pistes joignent Tienko à Man, à
l’ouest, en passant par Odienné, ou Niellé à Bouaké, en passant par
Ouangolodougou et Ferkessédougou. Une dernière piste traverse le pays
lobi à l’est, par Doropo, Bouna et rejoint, soit Bondoukou, soit Bouaké. À
l’abord de la forêt dense, le reste du trajet se fait en camion jusqu’à la
côte, vers San Pedro ou Abidjan.
Le transit à pied est encore l’occasion, pour certains bouviers peuls des
élevages sédentaires aux mains des agriculteurs sénoufo et malinké,
d’ajouter au troupeau de transit, une à deux têtes, voire davantage, préle-
vées sur le parc dont ils ont la garde - surtout lorsque leur rémunération
tarde à venir. C’est également l’occasion, pour les bouviers des élevages
peuls ayant parfois subtilisé un ou plusieurs animaux à quelques élevages
villageois - éventuellement en divagation durant la saison sèche, ou en
accord avec les bouviers de ces élevages - de vendre au transitaire ou au
boucher les animaux dérobés.

Conflictualité des rapports

Les conflits plus ou moins violents qui, entre 1970 et 1990, vont
émailler les rapports entre éleveurs et agriculteurs et qui auront pour motif
apparent les dégâts occasionnés dans les cultures, seront en réalité structu-
rés par la dynamique et l’enchevêtrement des rapports de production
propres à l’élevage en zone soudano-guinéenne; rapports qui concement
PEULSENMOYENNEETHAUTECÔTED'IVORE 427

j MarabGiassa
,---A ;Katiola
l I”anknnr\ A

- - - + Transit A pied et en camion


- I I I b Transit uniquement en camion
0 1CQkm
--

Carte 5. Couloirs de transit du bétail de commerce.

aussi bien l’élevage peu1 transhumant que l’élevage sédentaire villageois.


Ainsi, les tensions entre agriculteurs et éleveurs ne reposent-elles pas
seulement sur de simples relations conflictuelles qui naîtraient de la
concurrence entre producteurs spécialisés dans l’accès au foncier et dans
l’exploitation, comme dans la gestion de l’espace; elles résultent encore
des contradictions internes, propres à chacune des sociétés : celles des
éleveurs peuls, comme celle des agriculteurs autochtones. Chacune de ces
sociétés va ainsi tendre à résoudre ses contradictions internes, de façon
ponctuelle et fortuite, par la mobilisation des opportunités qu’offre la
présence, sur un même espace, d’un autre système social développant une
production voisine : les zébus et mérés, d’un côté ; les taurins, baoulé ou
428 PHILIPPE BERNARDET

n’dama, de l’autre, eux-mêmes de plus en plus métissés par le sang zébu.


Chacune de ces sociétés va ainsi tenter de reporter à l’extérieur, l’une des
contradictions internes qui la travaillent et qui, à l’intérieur même de sa
formation sociale, ne trouvent pas de solution immédiate. En l’occur-
rence, ce sont les bouviers peuls, tant des élevages transhumants que des
élevages sédentaires, principales victimes de telles contradictions, qui
seront les agents du déplacement des oppositions d’une formation sociale
vers l’autre.

En milieu villageois, les parcs collectifs posent parfois de gros


problèmes pour assurer la rémunération et la subsistance du bouvier peul.
La multiplicité des petits propriétaires rend l’organisation de la collecte
du salaire du bouvier, payé à la tête de bétail gardée, souvent délicate. De
surcroît, les chefs de parc des plus gros troupeaux villageois des secteurs
les plus traditionnels sont souvent âgés et de tels élevages constituent des
structures particulièrement sclérosées (Landais 1983 ; Bemardet 1988).
Pour les propriétaires, le bétail représente une sorte d’épargne sur pied
pour laquelle il convient de limiter le plus possible les frais de gestion, au
besoin en se soustrayant aux obligations collectives résultant de la struc-
ture communautaire de parcage et de gardiennage. Dans ces conditions, le
troupeau <<villageois>> demeure placé sous la direction effective du ou des
bouviers qui organisent leur travail comme ils l’entendent. Cette logique
atteint son paroxysme en pays baoulé, dans le Centre de la Côte d’Ivoire
(Bernardet 1988). Lorsque les propriétaires tardent à payer le bouvier ou
négligent son entretien, ce dernier a alors tendance à se rémunérer directe-
ment en subtilisant quelques têtes du troupeau et en se mettant parfois en
cheville avec quelques bouviers des élevages peuls ou avec quelques tran-
sitaires ou bouchers, voire en quittant le parc avec tout ou partie du bétail.
Sans être très traditionnelle, la région de Dikodougou ne figure pas,
malgré tout, parmi les zones pionnières où se dégage un paysannat plus
dynamique, très lié au développement de la culture du coton. Elle fait en
réalité partie de ce que nous avons appelé (Bemardet 1988) le << secteur de
transition >> où s affrontent précisément les structures lignagères tradition-
nelles et celles patriarcales qui tendent à y prendre naissance et à s’y
affirmer. Les dysfonctionnementset contradictionsprécédemment repérés
y sont donc particulièrement prégnants.
En milieu peul, le rapport de l’éleveur à ses bouviers salariés se traduit
par une surexploitation des seconds par les premiers. Les bouviers des
élevages peuls disposent en effet d’une rémunération moitié moindre, en
moyenne, de celle des bouviers des élevages sédentaires villageois. Cette
rémunération ne représente parfois même que le tiers de celle de leurs
coreligionnaires employés par les agriculteurs autochtones. Aussi les
éleveurs peuls sont-ils amenés à ne recruter que des individus plus ou
moins marginalisés, dont certains ne parlent pas même le dioula et ne
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CÔTE D’IVOIRE 429

peuvent donc se faire comprendre des populations locales, ou en rupture


avec leur milieu d’origine (Bemardet 1988 ; Turner 1992). I1 s’agit donc
d’une population particulièrement instable. Ainsi, si l’ancienneté moyenne
des bouviers employés par les agriculteurs est de cinq ans sur un même
parc, celle des bouviers salariés des élevages peuls est inférieure à un an
(Bernardet 1988 ; Bassett 1994). Le secteur de Dikodougou, comme
d’ailleurs celui de Madinani, présente par ailleurs la particularité d’ac-
cueillir, dans les parcs villageois, les bouviers présentant l’ancienneté
moyenne en Côte d’Ivoire (14 à 16 ans, en 1984)’et l’ancienneté moyenne
sur un même parc (six à sept ans), la plus élevée; l’ancienneté moyenne
en Côte d’Ivoire des bouviers peuls des parcs villageois appartenant aux
agriculteurs étant ainsi de neuf ans en 1984, contre deux ans et demi en
milieu peul. L’instabilité de la main-d’œuvre salariée de l’élevage peul
contraste donc fortement avec la relative stabilité des bouviers des
élevages sédentaires, surtout dans la région de Dikodougou. Notons par
ailleurs que certains éleveurs peuls emploient même, parfois, des fils
d’agriculteurs maliens ou burkinabé n’ayant aucune notion d’élevage.
Paradoxalement, ce sont ainsi ceux qui ont la tradition et la réputation
d’éleveurs la meilleure et la plus avérée qui recrutent la main-d’œuvre a¡
moins qua,lifiée, la plus jeune et la plus instable, bref, la plus mauvaise !
S ’engager dans un élevage peul plutôt que dans un élevage tenu par les
agriculteurs locaux ne présente donc aucun intérêt économique particulier
si ce n’est que la transhumance permet de mieux connaître la savane alen-
tour et de découvrir les occasions qu’elle recèle, voire de passer quelques
accords avec des bouviers des élevages sédentaires, éventuellement en
conflit avec les agriculteurs du village leur confiant la garde de leurs
animaux. Se faire ensuite embaucher comme bouvier d’un troupeau de
transit, permet alors de drainer les quelques animaux susceptibles d’être
dérobés sans trop de risques, et préalablement repérés, comme de les
conduire rapidement sur quelques marchés ou centres d’abattage: Tortiya,
Bouaké, Korhogo, etc.
I1 semble cependant que la barrière linguistique soit décisive dans le
choix de la plupart des bouviers : ceux parlant le dioula se faisant massi-
vement recruter par les agriculteurs, les autres demeurant liés à l’élevage
peul et manifestant quelques réticences à s’isoler plus complètement de
leur communauté d’origine.
Les conflits plus ou moins ouverts entre l’éleveur peul et son ou ses
bouviers salariés peuvent par ailleurs interférer dans les rapports conflic-
tuels entre les éleveurs et les agriculteurs. Certains éleveurs prennent en
effet parfois prétexte des indemnités qu’ils doivent payer aux agriculteurs,
en règlement des dégâts de cultures occasionnés par leurs animaux, pour
différer ou diminuer la rémunération de leur bouvier, laquelle se situe
pourtant déjà au seuil de la simple survie. D’autres tardent à apporter en
brousse quelques compléments de nourriture, arguant du fait que le
430 PHILIPPE BERNARDET

bouvier dispose de suffisamment de lait pour se nourrir, et limitent le


versement mensuel au motif que le bouvier dilapiderait son argent s’il
percevait immédiatement l’intégralité de son salaire et n’hésiterait pas à
abandonner la nuit son troupeau pour se rendre au bourg le plus proche et
<< faire la vie >> avec son pécule, s’offrant de l’alcool, voire quelques
drogues ou quelque << Ghanéenne >>. Ces diverses stratégies des éleveurs,
plus ou moins légitimes, sources de frictions au sein de la communauté
peule, trouvent parfois leur débouché, non seulement dans le vol de
taurins appartenant aux agriculteurs, mais encore dans le vol de récoltes,
notamment de maïs, voire dans l’organisation de dégâts de cultures afin
de reporter la vindicte paysanne sur l’ensemble des éleveurs et de régler
ainsi, de faGon détournée, quelques comptes qui, autrement, ne peuvent
trouver leur solution au sein même de la société peule. La tension entre
l’éleveur et son bouvier est parfois si vive que les protagonistes peuvent
en venir aux menaces comme aux coups et blessures avec arme. Bassett
(1994 : 168) relate ainsi l’histoire de cet éleveur menacé du couteau de
son bouvier qu’il entendait congédier pour avoir causé trop de dommages
aux cultures sénoufo. Le recueil de tels incidents est en effet relativement
fréquent. On remarquera cependant que si les bouviers salariés des
élevages peuls participent fréquemment aux vols de bétail appartenant
aux agriculteurs, il est par contre fort rare de les voir dérober des animaux
dans les parcs des Peuls, et moins encore dans le parc de leurs propres
<<patrons>>. Les éleveurs sont en effet bien mieux organisés que les agri-
culteurs pour retrouver les animaux subtilisés et pour sanctionner les
coupables.

Bassett (1994) insiste sur l’importance de cette transformation des


rapports familiaux et patriarcaux qui pourraient caractériser la société des
éleveurs peuls durant la période coloniale après 1920, en rapport quasi
salariaux. I1 signale mCme le cas d’une <<grève>> des bouviers salariés des
élevages peuls de la région de Kiémou (est de Dikodougou) qui, exigeant
l’augmentation de leurs salaires en 1984, avaient été capables d’organiser
collectivement leurs revendications et leur action, non sans provoquer de
nombreux désordres entre agriculteurs et éleveurs du fait de l’accroisse-
ment des dégâts de cultures ayant résulté d’une telle initiative.
Enfin, les feux précoces sont également un moyen pour le bouvier peul
de limiter son travail de gardiennage en assurant, au milieu d’un matériel
herbacé devenu coriace et peu appétissant, des repousses particulièrement
appréciées du bétail, lequel se disperse alors moins dans les hautes herbes
et est donc plus facilement contrôlable (Bernardet 1989b); mais ces feux
précoces sont également fréquemment responsables de dégâts aux cultures
de coton qui ne sont pas achevées, voire aux villages comme aux vergers
des autochtones. De tels dégâts nourrissent bien évidemment l’animosité
des agriculteurs envers les éleveurs.
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CÔ’IZ D’IVOIRE 43 1

I1 ne faudrait toutefois pas croire que le détournement de la résolution


des contradictions internes propres à chacune des communautés d’éle-
veurs et d’agriculteurs vers l’autre communauté est la seule source de
friction entre des producteurs plus ou moins spécialisés. I1 ne faudrait pas
croire non plus que les bouviers, qu’ils soient employés par des éleveurs
peuls ou par les agriculteurs locaux, sont les seuls supports de cette réso-
lution indirecte des contradictions propres à chaque formation sociale.
L’opportunisme de certains agriculteurs y prend également une large part.
11 convient d’insister en l’occurrence sur le fait que, pour l’agriculteur,
sénoufo ou malinké, la possession.debétail est un signe évident de richesse.
Dans les années 1980, seul un exploitant sur trois possédait du bétail en
pays sénoufo (SEDES 1982) ; 3’5 % seulement de la population rurale y
étaient propriétaires d’au moins un bovin, chaque propriétaire disposant en
moyenne d’une quinzaine de têtes (Bernardet 1988). Le dernier des
éleveurs peuls, qui possède une vingtaine de bêtes à cornes, apparaît donc,
à leurs yeux, comme quelqu’un de nanti - à plus forte raison la masse des
éleveurs possédant entre 100 à 200 têtes de bétail. Dans ces conditions, une
certaine jalousie des agriculteurs -notamment la majorité ne possédant pas
de bétail - s’est développée à l’égard des Peuls, d’autant plus que d’assez
nombreux aménagements furent faits à leur intention par la société de
développement. Une opposition sourde des agriculteurs s’est ainsi renfor-
cée et s’est concrétisée, par endroits, par l’empoisonnement des points
d’eau, voire le sabotage de certains barrages, la destruction de parcs
(Bassett 1994), l’encerclement volontaire de certains campements peuls
par des cultures de coton afin de barrer l’accès aux points d’eau et afin de
contraindre les éleveurs à déguerpir. Certaines cultures maraîchères furent
également implantées dans ce but. On assiste même, en début de saison
des pluies, à la mise en place de cultures visant à empêcher le retour des
troupeaux de brousse aux campements d’hivemage.
Encore faut-il préciser que cette stratégie ne traduit pas toujours une
simple animosité des agriculteurs à l’égard des éleveurs. Elle peut avoir
également un objectif économique direct : l’accès aux terres bonifiées par
l’élevage peul. Cephénomène fut particulièrement perceptible dans la
région de Dikodougou où l’on assista, après le départ massif des Peuls de
la région, en 1986, à une mise en culture quasi systématique, par les
autochtones, des terres précédemment bonifiées par les Peuls. Et, en
dehors des périodes de conflits plus ou moins ouverts et généralisés entre
les éleveurs et les agriculteurs, des frictions sporadiques entre les deux
communautés résultent souvent d’une initiative paysanne tendant à provo-
quer le départ des Peuls afin de récupérer les terres fumées par le bétail.
Telle est notamment l’une des fonctions des champs implantés par les
agriculteurs à proximité du parc à bétail de l’éleveur. La multiplication
des dégâts peut alors être le prétexte à exiger le départ du Peul qui s’y
résout parfois de lui-même avant d’y être contraint par la force.
432 PHILIPPE BERNARDET

De telles stratégies, que l’on rencontre dans tous les pays concernés par
l’élevage peul en zone subhumideI3,sont encore mises en place à des fins
directement lucratives. Implanter son champ à proximité de l’espace de
rotation du parc à bétail peul peut, en effet, être une façon d’obtenir des
indemnités, et donc un revenu, sans avoir à travailler jusqu’à la récolte
finale. Jacqueline Peltre-Wurtz (1979) avait déjà signalé ce genre de
pratiques chez certains Sénoufo de la région de Niofouin, tendant à tirer le
meilleur parti possible de la présence des Peuls sur le finage villageois, en
multipliant les occasions d’obtenir des indemnisations de la part des
éleveurs, perçus comme des gens riches, pouvant aisément prendre en
charge ce type de dépenses et se devant d’autant plus de le faire qu’ils se
trouvent être les <<hôtesD des agriculteurs, possesseurs de la terre.
Ces stratégies ne furent pas sans conséquences sur l’attitude des Peuls,
dont le pouvoir économique permit d’y répondre en organisant la cormp-
tion des commissions sous-préfectorales d’indemnisation des dégâts de
cultures. Cette réponse des Peuls concourut grandement à faire supporter
les méfaits d’une telle pratique par l’ensemble de la population paysanne,
comme à développer la rancune des cultivateurs à l’égard des Peuls. Dans
certaines régions, et singulièrement à Dikodougou 14, il devint de plus en
plus difficile àtout agriculteur victime d’un dégât de cultures d’obtenir
une compensation correspondant à ses pertes.
D’autres éleveurs prirent des dispositions d’ordre technique pour tenter
de limiter ces sources de frictions, en maintenant par exemple le troupeau
de brousse à l’écart du reste du cheptel, même durant la saison des pluies,
ou en organisant diffkremment l’espace de production durant cette même
période. C’est ainsi que certains éleveurs rassemblèrent, sur une même
aire, leur campement et le parc à bétail, déplaçant l’un et l’autre à distance
des anciennes soles fumées et mises en culture. Ainsi, tout cultivateur qui
viendrait à cultiver à proximité du parc en activité, plutôt que sur la sole
réservée à la culture, pourrait Ctre dénoncé comme un provocateur.
I1 n’en demeure pas moins que ces différentes sources de frictions et
d’oppositions seront naturellement un terrain favorable à l’explosion de
heurts violents entre les deux communautés ; heurts qui seront parfois le
prétexte à quelques reglements de compte entre cultivateurs : c’est ainsi
que, durant les affrontements en 1986, certains Sénoufo et Dioula, proprié-
taires de bovins, seront eux-mêmes mis en cause par leurs coreligionnaires,
moins fortunés, les accusant d’avoir partie liée avec les Peuls.

Le conflit de 1974, qui prit naissance aux alentours de Tingrela et qui


sera l’occasion de la création de l’<<Opération zébu >> de la SODEPRA-

13. Ann Waters-Bayer et Wolfgang Bayer (1994: 224) les ont rkcemment observkes au Nigeria.
14. Sur la rkgion de Katiali, pres de M’Bengub, Bassett (1994) signale qu’entre 1981 et 1991,
moins de 30 % des d6gâts de cultures furent, en moyenne, indemnis6.s; 7 % seulement d’entre eux le
furent durant la campagne 1981-1982.
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CÔTE D’IVOIRE 433

Nord, n’est pas étranger à l’ensemble de ces contradictions structurelles


qui traversent les deux communautés et qui les relientégalement entre
elles de façon étroite. Les affrontements qui vont émailler les rapports
entre Peuls et Sénoufo, de 1980 à 1988, auront la même toile de fond, et
concourront à modifier considérablement la cartographie de l’implanta-
tion peule telle que repérée jusqu’alors. À chaque fois, le personnel
politique interviendra comme instigateur, catalyseur et Clément de propa-
gation et d’extension d’un conflit larvaire, toujours plus ou moins latent.
Déjà, en 1974, ce personnel politique avait tenté de légitimer l’abattage
sauvage du bétail peul en cas de destruction de récoltes. Dès 1970, de
nombreux responsables politiques, y compris d’envergure nationale, s’en
prirent à l’a invasion peule D, mêlant tout à la fois bouviers et éleveurs,
comme les actes des bouviers des élevages peuls et ceux des bouviers des
élevages sédentaires villageois ou des transitaires, et désignant l’ensemble
de la communauté peule comme un ramassis de << garnements >> et
d’<<aventuriers D, prêts à toutes les exactions, tout en stigmatisant leur
arrogance ; car, en l’occurrence, l’on n’oubliait pas la position politique
dominante que l’ethnie avait pu avoir durant le X I X ~siècle dans les pays
limitrophes. De telles déclarations ne pouvaient laisser insensibles les
populations locales déjà enclines à voir dans la richesse peule, un trouble
à l’ordre traditionnel et à la hiérarchie des valeurs coutumières.

Le confit de I981

La campagne politique qui promut l’a ouverture démocratique >> amor-


cée en 1980 en Côte d’Ivoire, renforcera ainsi les tensions et sera bientôt
source d’un nouveau conflit, plus important encore que celui de 1974.
Durant la campagne électorale du dernier trimestre 1980, nombre de
candidats organisèrent leur propagande, dans le Nord, sur le thème de
l’éviction des Peuls, tout en fustigeant leur attitude. On assista alors à de
nombreuses agressions de bouviers par les agriculteurs. Encore faut-il
préciser que l’on s’en prit toujours, en premier, aux bouviers des élevages
peuls ; car si le personnel politique n’apparut guère sélectif en ce domaine,
les paysans, quant à eux, surent faire la différence.. . Le conflit prit davan-
tage d’ampleur durant le premier trimestre 1981,plus encore que durant la
période électorale elle-même. I1 y eut beaucoup de bouviers blessés,
notamment aux alentours de Korhogo, à Tawara, à une vingtaine de kilo-
mètres au nord, à Kombolokoura, à une trentaine de kilomètres au
sud-ouest, comme à Tarato, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest, en
direction de Boundiali. Le dénombrement exact en est impossible; mais
les deux communautés en gardèrent longtemps le souvenir. D’autres
agressions eurent encore lieu aux alentours de Sirasso, situé entre
Boundiali et Dikodougou, ainsi qu’à proximité de Boundiali. Des campe-
ments peuls furent brûlés par les paysans et l’on déplora, plus tard,
434 PHILIPPE BERNARDET

quelques morts parmi les bouviers des élevages peuls. Quelques cas d’af-
frontements furent également signalés vers M’Bengué et Korokara, en
lisière, notamment, du projet d’aménagement de la zone du Lokpoho.
Ces affrontements provoquèrent le déplacement d’un certain nombre
d’éleveurs, notamment de la région de Sirasso-Boundiali, vers le nord, en
direction de Niellé et du Mali, comme un déplacement vers l’est de
certains éleveurs stationnant au nord de Ouangolodougou jusqu’à Tiègbé.
Ce mouvement vers l’est de quelque 5 O00 têtes et d’une trentaine de
campements jusqu’en pays komono et lobi était, à l’époque, tout à fait
remarquable et exceptionnel. Rejoignant la sous-préfecture de Téhini
pour se rassembler au nord, le long de 1’Iringou et aux alentours de
Tougbo, après avoir passé la Comoé, les éleveurs peuls longeaient la
réserve de faune,.particulièrement infestée de glossines, et faisaient ainsi
courir de grands risques à leur cheptel.
Cette nouvelle stratégie de fuite, qui conduisait habituellement les
peuls à regagner le Mali ou la Haute-Volta, paraît avoir eu plusieurs
causes conjoncturelles. I1 semble en effet que les premiers signes avant-
coureurs d’une épizootie avaient été décelés par certains éleveurs qui,
durant cette période, étaient précisément venus s’installer en Côte d’Ivoire
en passant par Niellé ; ce qui semble avoir ultérieurement dissuadé une
partie des Peuls,-objet de la vindicte paysanne, de remonter vers le Mali.
Par ailleurs, le 7 mars 1981, une descente de police à 1’Ile-Boulay
(banlieue d’Abidjan) avait provoqué la mort de plusieurs dizaines de
Voltaïques et de Ghanéens, suscitant divers incidents diplomatiques,
notamment entre la Côte d’Ivoire et la Haute-Volta, dont le gouvemement
menaqait de bloquer les frontières et d empêcher ultérieurement toute
immigration de ses ressortissants vers la Côte d’Ivoire pour laquelle ils
constituent une main-d’œuvre indispensable. En rejoignant la Haute-
Volta, les éleveurs peuls craignaient donc d’avoir de grandes difficultés à
revenir en Côte d’Ivoire lorsque les esprits se seraient calmés, alors, d’une
part, que la frontière entre les deux pays pourrait être fermée et que,
d’autre part, le détour par le Mali risquait lui-même d’être compromis par
le développement d’une épizootie redoutée. Ainsi certains Peuls se réso-
lurent-ils à tenter de séjourner quelques mois en pays lobi, le long de la
frontière voltaïque, le plus loin possible, malgré tout, du parc national de
la Comoé, afin de limiter l’attaque du bétail par les mouches tsé-tsé, et
dans l’attente d’un retour prochain dans la région de Boundiali. Enfin,
certains éleveurs semblent être entrés au Ghana.
Les escarmouches entre Peuls et Sénoufo ne tarderent pas à s’atténuer,
et permirent la réinstallation rapide des Peuls dans leur zone d’implanta-
tion, d’autant que les Lobi ne manquèrent pas, de leur côté, de << flécher >>
les animaux des Peuls, responsables de quelques détériorations de
cultures.
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CôTE D’IVOIRE 435

Les aflontements de 1986

C’est encore le personnel politique qui mit le feu aux poudres en 1986,
à la suite de la campagne électorale du dernier trimestre 1985. Une fois de
plus, les candidats à la députation stigmatisèrent l’attitude des Peuls,
promirent leur départ et mirent en cause les aménagements coûteux faits,
à leur profit, par la SODEPRA. La violence des affrontements fut, cette
fois, bien supérieure à celle des événements de 1974 et de 1981. Toutefois,
ce n’est pas à l’occasion de la campagne électorale elle-même que les
principaux heurts eurent lieu.
L’Clément nouveau par rapport aux précédents conflits est la mise en
place d’un nouveau personnel politique ayant précisément tenté d’obtenir
les voix des agriculteurs sénoufo en exacerbant la rancœur paysanne. À
l’occasion de cette installation, durant le premier trimestre 1986, les chefs
traditionnels exigèrent des responsables politiques le respect de leurs
engagements et des actions précises afin de mettre un terme aux vols de
bétail et aux destructions de récoltes. Des contacts furent ainsi pris durant
plusieurs mois par les autorités traditionnelles avec le nouveau personnel
politique comme avec l’administration régionale ; les représentants des
paysans affirmant ne pas vouloir subir, lors de la prochaine campagne
agricole, les mêmes pertes que celles qu’ils avaient pu conndtre en 1985
et qui furent d’autant plus lourdes que les perturbations provoquées par la
campagne électorale avaient déjà suscité la désertion de certains bouviers
des élevages transhumants, laissant les troupeaux sans surveillance. L’on
se souvient encore que la région de Kiémou, zone traditionnelle de trans-
humance de certains élevages stationnant habituellement aux alentours de
Dikodougou, avait été le théâtre d’une << grève >> des bouviers en 1984,
source d’importants dégâts. Aussi n’est-il pas surprenant qu’en 1986,
l’initiative de tels contacts revint aux autorités traditionnelles de la région
de Dikodougou, et notamment de Guiembé, Koko, Kiémou, Nerkéné,
excédées qu’elles étaient, d’une part, de la multiplication des vols et des
dégâts subis ces deux demières années par leurs communautés et, d’autre
part, par la corruption organisée par les éleveurs peuls, dont la plupart,
résidant dans la région depuis dix à vingt ans, bénéficiaient d’aménage-
ments appréciables et dont la puissance économique était particulièrement
importante.
Dès la fin du mois de mars, la rumeur courut dans la région que les
Senoufo allaient déclencher une guerre contre les Peuls. Cette rumeur, en
partie ignorée de l’encadrement ou minimisée, fut toutefois suffisamment
précise pour être prise au sérieux par la communauté peule qui ne tarda
pas à prendre certaines dispositions en délestant une fraction des trou-
peaux vers Boundiali, Korhogo, voire même en direction de la frontière
malienne comme du Burkina Faso, tout en installant une partie de leurs
familles en ville, notamment à Boundiali et Korhogo.
436 PHILIPPE BERNARDET

Les aménagements issus de l’encadrement de l’élevage peul eurent


toutefois, ici, un effet dissuasif sur certains éleveurs qui retardèrent leur
départ. Ceux qui, notamment à Dikodougou, vivaient déjà en ville dans
des maisons en dur et bénéficiaient d’aménagements pour leurs trou-
peaux, attendirent que les menaces se fassent plus précises. Ainsi, nombre
d’éleveurs se maintinrent-ils dans leurs habituels campements de brousse,
avec une partie du troupeau familial et quelques bouviers, y compris dans
la région de Dikodougou.
Le climat d’insécurité augmentant dès les premiers jours d’avril,
nombre de bouviers des élevages transhumants s’affolèrent aux premiers
incidents et prirent la fuite en abandonnant le bétail qui ne manqua pas de
provoquer quelques dégâts alors que les plantations d’igname venaient de
commencer; ce qui accrut les tensions. .
Les affrontements armés survinrent à l’occasion d’un événement
fortuit dont le village de Nerkéné, situé au sud de Dikodougou fut le
siège. Ce village avait en outre la particularité d’être la résidence de
l’ancien député qui, au moment du conflit, se trouvait en France pour des
raisons de santé, laissant ainsi libre cours aux autorités traditionnelles,
cependant que le nouveau député avait sa résidence à Guiembé.
Organisés dans le cadre de l’institution coutumière du <<PoroD, assu-
rant le secret des délibérations et des décisions prises par les chefs
traditionnels sous peine de mort en’cas de violation de la règle, les jeunes
furent armés et se lancèrent sur les campements peuls, le visage parfois
masqué par des cagoules. En quelques jours, on dénombra une trentaine
de morts, certains Peuls étant torturés ou brûlés vifs, en même temps que
leurs campements étaient incendiés. Les encadreurs de la SODEPRA
furent eux-mêmes m i s à mal ; mais les bouviers peuls des élevages séden-
taires furent par contre protégés, comme le furent certains éleveurs peuls,
associés en <<tandem>> à quelques agriculteurs sénoufo dans le cadre
d’une opération lancée en 1984 visant à associer éleveurs et agriculteurs
en vue d’une utilisation rationnelle de la fumure animale. Ce rôle stabili-
sateur des <<tandemspeuls-sénoufo B fut particulièrement sensible dans la
région de Sirasso, notamment à M’Bala.

La violence de l’attaque sénoufo et, surtout, la vue des quelques Peuls


brûlés vifs déclenchèrent un vent de panique dans toute la communauté
qui partit en désordre, par camions, abandonnant parfois les animaux sur
place; en sorte que les dégâts furent considérables pour les agriculteurs,
qui n’en avaient jamais connu d’une telle ampleur.
Dans les sous-préfectures de Dikodougou et de Guiembé, 45 hameaux
peuls furent ainsi abandonnés, dont 21 brûlés et saccagés, provoquant le
départ de 234 troupeaux, comptant environ 26 O00 têtes de bétail. Au sud
de la sous-préfecture de Napiéolédougou (sud de Korhogo), 20 campe-
ments furent désertés ; 138 troupeaux firent mouvement, soit plus de
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CÔTE D’IVOIRE 437

14 O00 têtes. Dans la sous-préfecture de Sirasso?entre Dikodougou et


Boundiali, 31 campements sur les 47 existants furent abandonnés et
détruits, provoquant le départ de 237 troupeaux, soit 28 O00 têtes sur les
32 O00 aux mains des Peuls que comptait jusqu’alors la région. À
Kombolokoura, qui avait déjà connu des heurts importants en 1981, tous
les campements furent évacués ; soit un mouvement de 125 troupeaux et
de plus de 13O00 animaux.
Ainsi, au début de la saison des pluies de 1986, ce sont 121 campe-
ments et hameaux qui furent déplacés et en partie détruits, provoquant le
départ désordonné de plus de 4000 personnes et de 722 troupeaux : soit
un mouvement d’environ 81 O00 bovins, en partie livrés à eux-mêmes
durant plusieurs semaines. En quelques semaines, la zone au sud de
Korhogo verra ainsi disparaître 95 % du cheptel peul. Sur les 85 O00 zébus
et mérés, il en restait à peine 5 O00 dans les mois suivant les incidents.

Pour expliquer à la fois la violence des affrontements et leur relative


localisation, il convient de préciser qu’en plus de l’ensemble des facteurs
propres à l’élevage peul et à l’ancienneté de l’encadrement et des aména-
gements de la zone ayant concouru tout à la fois à fixer et à attirer les plus
gros éleveurs entrés les premiers en Côte d’Ivoire, comme à déstructurer
certaines familles et à accroître la corruption de certains agents de l’admi-
nistration, la région de Dikodougou présente la particularité de se situer à
proximité de la ville minière de Tortiya (diamant) dont l’exploitation arti-
sanale fut autorisée dès 1983, compte tenu des faibles résultats de son
exploitation industrielle par les Espagnols. Cette exploitation artisanale
provoqua l’afflux d’aventuriers et la multiplication des trafics de tous
ordres qui vinrent renforcer les réseaux de délinquance déjà existants,
auxquels certains bouviers peuls avaient recours pour écouler les animaux
volés chez les agriculteurs. Dikodougou se trouva ainsi rapidement au
centre de deux pôles attractifs particuliers : Korhogo, au nord, d’une part,
capitale des savanes de Côte d’Ivoire o Ù commençaient à sévir certaines
bandes organisées, et centre politique particulièrement important, siège de
la SODEPRA-Nord, disposant par ailleurs d’un important marché àbétail;
Tortiya, d’autre part, au sud, en pleine expansion, centre de tous les trafics
et des réseaux de délinquance. Cette situation géographique particulière
joua sans aucun doute un rôle décisif dans la violence et la localisation
des affrontements de 1986.

1986-I988 :les conséquences du confit

Le reflux et l’afflux subits de plus de 80 O00 têtes’de bétail dans


l’extrême Nord de la Côte d’Ivoire, ne manquèrent pas de provoquer de
nombreuses difficultés dans les mois et les années qui suivirent. La
surcharge y fut telle que l’on assista à un embuissonnement rapide des
438 PHLIPPE BERNARDET

savanes, ce qui concourut à faire disparaître un grand nombre de pâtu-


rages, rendant parfois critique la poursuite de l’élevage, non seulement
pour les Peuls qui s’y étaient installés, mais encore pour les autochtones,
au point qu’un certain nombre d’animaux périrent de faim durant la
saison sèche de 1986-1987, notamment dans la région de Niellé.
Cette surcharge, qui toucha ainsi non seulement l’élevage peul en repli
mais encore l’élevage local et qui fut, de surcroît, source de nombreux
dégâts, provoqua, en 1987, de nouveaux heurts sanglants dans les zones
refuge, et principalement aux alentours de Korokara, à proximité de la
zone d’aménagement du Lokpoho, au sud-est de Niellé, où trois bouviers
furent assassinés. Ces nouvelles tensions parurent d’ailleurs suffisamment
fortes aux yeux de l’administration ivoirienne pour motiver, de sa part, un
refus d’autorisation de recherche et pour provoquer le report d’un an de
notre demière mission en Côte d’Ivoire.
Ces nouveaux incidents incitèrent les Peuls, réfugiés ou stationnant à
proximité de Korokara, à faire mouvement en direction du Ghana, en
passant par Téhini, et en reprenant ainsi le parcours inauguré lors des
événements de 1981 ; d’autant plus que le service ivoirien des Eaux et
Forêts leur demandait lui-même de quitter la région afin d’assurer la
protection de la réserve forestière située au sud, entre Korokara et Tawara.
En 1987, on assistera ainsi à un nouveau déplacement des Peuls vers le
Mali, au nord, comme vers le Ghana à l’est. Au total, 70 O00 têtes de
bétail franchiront la frontière malienne en provenance tout aussi bien de la
région des conflits de 1986 que des zones d’accueil, situées dans l’extrême
Nord ivoirien ; ce déplacement résultant tout autant de conflits secon-
daires que des nécessités de délestage de pâturages surchargés. Le
mouvement vers l’est fut bien plus important qu’en 1981 puisqu’il
concema 31 O00 bovins - ce qui provoqua de nombreux conflits avec les
Lobi, lesquels organisèrent une véritable << chasse aux zébus >>, en sorte
que, des 1988, un retour vers l’ouest s’opéra, notamment en direction de
Boundiali ; 6 O00 zébus et mérés furent même provisoirement installés sur
le massif de la Palé, qui n’en avait jamais compté autant !
À cette même date, 3 O00 têtes de bétail appartenant aux Peuls purent
être dénombrées aux alentours de Madinani, Séguélon, Goulia, soit à
l’ouest de Boundiali ; les plus gros éleveurs s’étant réfugiés en ville, à
Boundiali, Korhogo et Tingrela, cependant que leur bétail se livrait à ces
mouvements pendulaires sous la garde de quelques bouviers ou parents.

Ce retour de 1988 fut l’occasion d’une nouvelle descente au sud, plus


au sud encore que l’habituelle limite de la zone d’implantation fixée, de
1975 à 1986, aux alentours de Sirasso-Dikodougou: 5 O00 zébus et mérés
furent ainsi enregistrés autour de Dabakala; les éleveurs fuyant les heurts
avec les Lobi avaient en effet rejoint Bondoukou avant de s’orienter vers
l’ouest et de se stabiliser dans la région de Dabakala, aux abords de la
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CôTE D’IVOIRE 439

forêt dense. D’un autre côté, 2000 têtes appartenant aux Peuls firent
également mouvement à partir de Boundiali, en direction de Dianra.
Enfin, les éleveurs de la région de Dikodougou, qui s’étaient réfugiés vers
Korokara, Niellé, Ouangolodougou, et qui faisaient habituellement trans-
humer leur bétail sur la rive ouest du Bandama Blanc, firent descendre
leurs troupeaux sur la rive est, durant la saison sèche de 1988-1989, tout
en les poussant toujours plus au sud en direction de Tafiré,
Niakaramandougou, Katiola, Dabakala, longeant ainsi le pays dioula de
Kong. La zone située au sud, entre Dikodougou et Mankono, devint
également une zone privilégiée de transhumance.
Cette descente au sud semble avoir été générale et fut telle qu’à la fin
de 1988, la SODEPRA-Centre enregistra plusieurs Peuls sur la frange nord
du lac de Kossou, à proximité de Tiéningboué, Kounahiri et Béoumi ; ce
qui, un an plus tôt, était inimaginable, mais ce que confirmeront ultérieu-
rement les études de la SODEPRA-Nord menées par J.-B. Defaye
concernant la transhumance de 1989-1990 comme celles ultérieures de
1991 et de 1992 (Bassett 1994 : 153-155). Métissant leurs troupeaux et
suivant les défrichements de la culture du coton, les éleveurs peuls parvin-
rent à rejoindre des régions que tous les experts excluaient jusqu’alors de
leurs prévisions relatives à l’extension possible de l’élevage peul.
Ce faisant, les Peuls s’enfongaient ainsi toujours davantage dans la
zone de la culture de l’igname, qu’ils avaient déjà atteinte en abordant les
alentours de Korhogo, mais surtout de Sirasso et de Dikodougou. Or,
comme le souligne Bassett (1994), si, dans les régions céréalières, les
récoltes sont achevées en décembre, elles ont encore cours au début du
mois de février dans la région de l’igname. De surcroît, la plantation des
ignames a lieu dès le début du mois de mars, deux à trois mois plus tôt
que les semis de céréales. Ainsi les occasions de dégâts dans les cultures
s’accroissent-elles au fur et à mesure que les Peuls s’enfoncent dans la
zone de l’igname, laquelle englobe les pays lobi et koulango du Nord-Est.
En s’approchant des savanes du <<VD baoulé du Centre de la Côte d’Ivoire,
les Peuls abordent toutefois un tout autre système de culture, fondé, cette
fois, sur l’exploitation des galeries forestières, laissant, par endroits, de
grands pans de savanes disponibles, au point d’ailleurs que les bouviers
peuls, en charge du bétail des agriculteurs et planteurs baoulé, n’assurent,
eux-mêmes, qu’une garde sommaire des troupeaux durant la saison des
pluies ; le cycle de gardiennage se trouvant, ici, souvent inversé (Bernardet
1988: 91).
Le reflux massif des Peuls posa également de nombreux problèmes au
Mali dans les régions frontalières, en sorte que, malgré la violence des
affrontements de 1986 et les escarmouches de 1987, le retour des Peuls en
Côte d’Ivoire fut plus rapide que prévu. Alors qu’en octobre 1986 l’on ne
dénombrait plus que 1730 bovins appartenant aux Peuls aux alentours de
Sirasso - région qui, avec celle de Dikodougou, fut principalement
440 PHILIPPE BERNARDET

touchée durant les événements en cause -, l’on en comptait déjà 24000 à


la fin de l’année 1987 et 35000 à la fin de l’année 1988.
Le relatif délestage de la zone permit par ailleurs de limiter les conflits
en 1989 et 1990, d’autant que la dureté des affrontements de 1986 avait
particulièrement marqué les esprits et que les dégâts enregistrés par les
Sénoufo ne furent pas moins importants, sur le plan économique, que
ceux subis par les Peuls. En l’occurrence, le départ précipité des Peuls
avait été bien plus dommageable aux agriculteurs que ne l’avait été,
jusqu’alors, la relative coexistence pacifique de ces dernières années. Et
bien des autorités traditionnelles sénoufo regrettèrent, par la suite, de
s’être laissées entraîner dans une telle aventure.

L’installation des Peuls en pays koulango,


en provenance du Ghana, 1988

Pour compléter ce panorama des déplacements des Peuls présents en


Côte d’Ivoire, il convient de signaler encore, en provenance du Ghana
cette fois, l’arrivée en 1988 d’environ 15 O00 têtes de zébus de grande
taille, aux cornes fortement développées, tels qu’on en voit au Niger ou en
Centrafrique, et contrastant fortement avec les zébus et mérés des Peuls
venus du Mali ou la région de Nouna-Barani du Burkina Faso. Les
éleveurs eux-mêmes tranchent avec ceux jusqu’alors rencontrés en Côte
d’Ivoire : les Peuls provenant du Ghana ressemblent en effet plus, par leur
tenue, à des bouviers qu’à de véritables éleveurs, et disposent parfois
d’ânes- ce qui n’était encore guère courant en Côte d’Ivoire.
À l’origine de cette introduction subite de Peuls par le franchissement
de la frontière ghanéenne, se trouve la volonté politique des autorités de
ce pays limitrophe d’imposer aux Peuls, présents au Ghana, un déstoc-
kage massif de leurs troupeaux. L’annonce d’une telle décision faite à la
radio provoqua un départ massif et quasi immédiat, auquel tentèrent de
s’opposer l’armée ghanéenne et les populations locales qui s’étaient
imaginé pouvoir ainsi s’approprier, à bon compte, une partie du cheptel
peul; mais, pour franchir les frontières, et les divers barrages établis à leur
intention, les Peuls s’organisèrent en véritables troupes de combat,
rassemblant des troupeaux d’un millier de zébus aux cornes impression-
nantes, au centre desquels étaient disposés les femmes et les enfants
juchés sur des ânes, cependant que les hommes adultes, équipés parfois
d’armes automatiques, étaient placés en tête des convois 15.
Parmi les Peuls qui, de la fin mars au début du mois d’avril 1988, fran-
chirent ainsi la frontière ghanéenne, se trouvaient 50 % d’éleveurs qui,

15. Blench (1994) signale tgalement que les Peuls installCs au Nigeria eurent aistment accès aux
armes à feu et ne se privèrent pas d’en acqutrir. Or de nombreux Peuls, prksents au Ghana, ttaient
prtalablement passts par le Nigeria ou en provenaient.
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CÔTE D’IVOIRE 441

avant de s’installer au Ghana, s’étaient établis au Nigerial6; 30 9% prove-


naient encore du Burkina Faso, de la région de Fada-N’Gourma, et 20 %
du Niger. Ceux en provenance du Niger comme du Nigeria avaient habi-
tuellement séjoumé une dizaine d’années au Bénin avant de rejoindre le
Ghana. Ceux venant de l’Est du Burkina Faso, et plus particulièrement du
pays gourmantché, avaient vécu au Togo plusieurs années avant de
rejoindre le Ghana (Bernardet 1989a). Par ailleurs, les Peuls présents au
Ghana semblent avoir moins pratiqué l’agriculture que ceux présents en
Côte d’Ivoire.
Remarquons enfin que les éleveurs installés au Ghana depuis vingt à
trente ans s’étaient établis au nord ou à l’est du pays et qu’ils se sont réfu-
giés, en 1988, au Burkina Faso ou au Togo.
La plupart de ceux qui, en 1988, entrèrent, par l’est, en Côte d’Ivoire et
qui s’installèrent au nord de Bondoukou, stationnaient, quant à eux,
depuis deux à trois ans dans le triangle délimité par Sunyani, Wenchi,
Sampa au Ghana et se trouvaient donc à la limite sud de l’implantation
peule. Leur avancée vers le sud, et l’immensité du lac de la Volta, à l’est,
ne leur laissaient guère d’autre choix que la fuite vers la Côte d’Ivoire. On
observera que ces éleveurs avaient ainsi atteint les franges de la zone
forestière humide. Sans même métisser leurs troupeaux, ils avaient pu
rejoindre le Se parallèle ; c’est donc dire qu’ils étaient déjà descendus
aussi loin que les Peuls séjournant en Côte d’Ivoire sur la rive nord du lac
de Kossou.
On pourrait s’interroger sur le fait que ces éleveurs aient pu descendre
aussi bas sans métisser leurs troupeaux ;mais il convient, d’une part, de
rappeler que les zébus à robe claire et aux longues comes, qui constituent
ici l’essentiel du cheptel, sont plus résistants aux attaques des glossines
que les zébus à robe <<rouge>> ou acajou que l’on rencontre plus particu-
lièrement au Niger. Ils sont en outre moins exigeants en pâturage. De
surcroît, et selon les Peuls arrivés en Côte d’Ivoire en 1988, les pâturages
ghanéens seraient singulièrement riches et abondants, en sorte que la
meilleure alimentation du bétail lui aurait assuré une meilleure résistance.
L’attaque de leurs animaux par les mouches tsé-tsé leur paraissait cepen-
dant insupportable sur la région Bondoukou; si bien que certains tentèrent
de remonter plus au nord vers Bouna, en pays lobi, sans rencontrer, toute-
fois, de meilleures conditions sanitaires. Ils se heurtèrent par ailleurs à
l’animosité des Lobi qui, l’année même, avaient chassé les Peuls venus de
la région de Boundiali et de Korokara, de sorte que la plupart des Peuls
venus du Ghana firent en définitive mouvement vers le sud-ouest en
direction de Dabakala, avec l’idée de retoumer au Ghana dès que cela leur
serait possible.

16. Blench (1994) confirme que de nombreux pasteurs du Nigeria durent rechercher de nouveaux
pâturages, durant des dtcennies, dans les pays voisins de l’Ouest.
442 PHILIPPE BERNARDET

Retour à la centralité du travail

La descente des Peuls jusqu’au Separallèle et, donc, jusqu’en lisière de


la forêt dense, qui apparaissait impossible il y a encore quelques années,
est en réalité en cours, non seulement en Côte d’Ivoire, mais, semble-t-il,
en bien d’autres pays des régions soudano-guinéennes. En 1972, Jean
Gallais soutenait que les pasteurs, confinés dans la zone sahélienne, ne
descendaient qu’exceptionnellement au sud du 14eparallèle et se mainte-
naient à un millier de kilomètres des zones forestières et subforestières,
alors même que quelques milliers d’entre eux s’étaient déjà installés, à
cette date, à quelque 200 km de celles-ci.
Si l’installation en Côte d’Ivoire n’a été possible que par un fort métis-
sage du cheptel zébu, c’est pour pallier une insuffisance relative en qualité
et abondance des piiturages. Selon les conditions sanitaires locales, un tel
métissage pourrait ne pas être toujours indispensable. La descente au sud
des éleveurs peuls s’est traduite par un enrichissement manifeste de ces
derniers, et demeure étroitement liée, en Côte d’Ivoire, à la progression
des fronts pionniers de la culture du coton et aux défrichements qui
1’accompagnent.
Alors que les agriculteurs locaux tendent à mettre en place des systèmes
agropastoraux au sein desquels l’élevage bovin prend une place de plus en
plus importante, on assiste, dans le même temps, à une transformation
progressive de leurs anciens rapports lignagers au sein desquels une
dimension patriarcale tend à naître, à s’extraire et à s’affirmer.
Les Peuls qui, avec la disparition des classes serviles, avaient, de leur
côté, été contraints d’abandonner la dimension esclavagiste de leur
production au profit d’un système quasi patriarcal, s’orientent désormais
de plus en plus vers le salariat de leur main-d’œuvre, dont le profil, en
Côte d’Ivoire, a déjà pu être ébauché (Bernardet 1988 ; Bassett 1994). Et
l’on voit alors apparaître les linéaments des luttes habituelles du monde
salarial, depuis les actes individuels de résistance et de sabotagejusqu’à la
grève collective et organisée de certaines catégories, structurant
l’ensemble des rapports intercommunautaires, notamment ceux entre les
éleveurs et les agriculteurs.
En Côte d’Ivoire, les aménagements réalisés en faveur des Peuls eurent
tendance à concentrer les éleveurs les plus riches dans certaines régions,
et notamment aux alentours de Sirasso-Dikodougou, qui apparaît dès lors
comme une zone particulièrement sensible, source de frictions entre
éleveurs et agriculteurs. De plus, ces aménagements tendirent à rompre
l’association de l’agriculture et de l’élevage généralement pratiquée par
les Peuls, originaires du Mali et du Burkina Faso, comme à briser l’unité
de certaines familles. Ces conflits ne prennent toutefois l’apparence et la
dimension d’un affrontement ethnique que sous la pression de facteurs
politiques d’ampleur nationale. Ces heurts sporadiques, souvent liés aux
échéances électorales, peuvent susciter une remontée ponctuelle, parfois
PEULS EN MOYENNE ET HAUTE CÔTE D’IVOIRE 443

brutale, des éleveurs en direction de leur pays d’origine, mais ne sauraient


remettre durablement en cause le mouvement de descente vers le sud,
amorcé depuis près d’un demi-siècle. Ces tensions sont, de surcroît, de
nature à pousser les Peuls à explorer plus encore les savanes ivoiriennes et
à étendre leur zone d’implantation non seulement au sud, mais encore à
l’est et à l’ouest, malgré des conditions sanitaires moins favorables.
- Si les conflits entre agriculteurs et éleveurs semblent proliférer dans les
pays frontaliers du Nord, et si cet accroissement des tensions est contem-
porain d’une baisse des contrats traditionnels de fumure, des modes
d’association et de rotation du bétail peul, d’une part, et, d’autre part, des
cultures des agriculteurs autochtones, paraissent toujours possibles en
Côte d’Ivoire, et souhaitables, car facteurs d’apaisement.
. Malheureusement, malgré quelques tentatives avortées faites en ce
domaine par la SODEPRA-Nord dans le cadre d’une opération dite
<<tandempeul-sénoufo ce thème ne fut pas retenu par les développeurs
qui s’en tinrent toujours à l’approche spécifique et spécialisée du dévelop-
pement de l’élevage, d’un côté, et de l’agriculture, de l’autre, au point de
confier l’une et l’autre production à des sociétés de développement
distinctes, et parfois concurrentes. Une approche plus globale a toujours
manqué ainsi qu’une réelle prise en compte des données historiques et
sociales de la production.
Lorsque l’association de l’agriculture et de l’élevage a été envisagée,
ce ne le fut jamais que dans le prolongement du vieux modèle de l’époque
coloniale, tendant à l’intensification conjointe de l’agriculture et de l’éle-
vage au sein de l’exploitation agricole, soit par l’implantation de cultures
fourragères, pourtant délaissées par les agriculteurs comme par les
éleveurs, soit par l’édification d’étables fumières, dont la mise en œuvre
s’est toujours avérée délicate (Landais & Lhoste 1990).
Seule 1’opération << tandem peul-sénoufo >> présenta quelque originalité
et permettrait de dépasser les habituelles limites des unités familiales de
production ; mais la poursuite de sa réalisation aurait nécessité quelques
ajustements que les affrontements de 1986 ont rendus impossibles, d’au-
tant plus que l’expérience fut menée, pour l’essentiel, au cœur même de la
zone la plus sensible et la plus soumise aux tensions entre agriculteurs et
éleveurs. De surcroît, l’approche du rapport agriculture-élevage a toujours
été posée en termes techniques, et les études socio-économiques qui ont
été menées ont toujours été plaquées sur les résultats des recherches agro-
nomiques comme des études zootechniques. Or, il ne semble pas possible
de faire l’économie d’une analyse précise et détaillée des contradictions
structurant les populations <<ciblesD, dès lors qu’il s’agit de définir les
sens d’évolution possible pour aider au développement. L’analyse fine et
l’étude dynamique des conflits qui traversent une communauté ou qui
opposent les différents groupes en présence, sont un préalable indispen-
sable à toute définition de programme, au même titre que les études
444 PHILIPPE BERNARDET

agrostologiques. L’approche socio-économique qui ferait elle-même l’im-


passe sur les tensions internes de la formation sociale considérée, sur leur
mode de résolution et sur les éventuels points de rupture (comme le
souligne fort justement Étienne Landais 1990) et qui ne s’attacherait pas à
leur dimension historique, ne pourrait -$treyen ce domaine comme en bien
d’autres, que d’un faible secours pour définir des programmes pertinents
d’aide et de développement.
Les études spécialisées ne doivent pas être juxtaposées, mais intégrées,
et doivent tendre à déterminer, dans chaque cas, la nature du rapport
reliant le social et le technique, toujours imbriqués l’un dans l’autre. Les
approches systémiques pluridisciplinaires, préconisées par Étienne
Landais et Philippe Lhoste (1990), peuvent certes permettre de dépasser
les limites des approches << verticales D, sectorielles et disciplinaires,
comme d’éviter certains biais ; mais elles ne sauraient suffire à la compré-
hension de la dynamique sociale tant qu’elles ne seront pas centrées sur
l’étude des logiques d’appropriation du travail et de ses produits ; bref tant
que le travail, dans ses dimensions sociales, techniques et culturelles, ne
sera pas au centre des études. Or, ce recentrement suppose - pour d’autres
raisons que celles envisagées par Landais et Lhoste - que l’on puisse
répondre à une exigence méthodologique particulière, consistant à
<<dépasserle niveau des systèmes de production pour aborder l’étude plus
globale des modes de production >>.
Comme le remarquent ces auteurs (1990 : 229), << ce‘concept tant
galvaudé peut en effet s’avérer particulièrement opératoire pour l’analyse
de l’évolution des relations agriculture-élevage, ainsi que le démontre
l’ouvrage récent de Delaunay (1988)’ consacré aux paysans de Céara, au
Brésil >>. Mais, dès lors que l’analyse des modes d’appropriation du travail
et des contradictions qui les structurent redevient centrale, la thèse de
Tony Andreani (1989) nous paraît être un outil bien plus précieux pour
l’élaboration de la méthode d’approche, pertinente, qui nous manque
encore.
MINAMDE BRUIJN
& HANVANDIJK

Ressources vivrières de base ou élevage ?


. Deux projets de développement
chez les Ful6e éleveurs du Mali central*

Le développement des sociétés pastorales du Sahel a suscité un intérêt


évident pendant les années 1970. La cause principale en fut la sécheresse
de 1971-1973. À cette époque, de nombreux projets de développement
étaient déjà en cours (Douma et al. 1995) et de multiples recherches dans
le domaine de l’élevage (Baker 1977 ; Dyson-Hudson & Dyson-Hudson
1980); de I’agrostologie (Boudet 1978; Penning de Vries & Djiteye 1982)
et des sciences sociales (Swift 1977 ; Galaty et al. 1980) avaient été
lancées, afin d’orienter cette dynamique de développement.
Les projets prévoyaient surtout des interventions techniques dans le
domaine de l’élevage et de l’aménagement des pâturages. Elles étaient
fondées sur des présupposés, tant en ce qui concerne l’occupation princi-
pale des pasteurs nomades et leurs utilisations - considérées comme
irrationnelles - de l’environnement écologique que sur les objectifs d’un
développement de l’élevage et la promotion d’une forme d’organisation
des sociétés pastorales. Le discours opposait un pôle de traditionalité- les
éleveurs - à un autre de modemité, représenté par 1’État et la bureaucratie
du développement. On pourrait dire que le sous-développementétait créé
par le discours même du développement (Ferguson 1990)’ comme son
antithèse, et qu’il justifiait du même coup des interventions dirigistes
d’encadrement (Van Dijk & De Bruijn 1995). Selon ce discours, les Ful6e
du Sahel formaient une société d’éleveurs de bovins, caractérisée par une
idéologie exclusivement orientée vers l’élevage. La même idéologie
conduisait à un manque d’organisation et de cohésion sociale, en même
temps qu’à un fort degré d’homogénéité et d’égalité. De ce fait, les Ful6e

* Les donnks pr6sentks ici ont Btt?recueillies au cours d’une recherche de terrain au Mali central
financee par WOTRO (Fondation nkerlandaise de recherches tropicales, dossier W 52-494).Nous
remercions Jantine Moesbergenpour ses corrections du texte français.
446 MIRJAM DE BRUIJN & HAN VAN DIJK

n’étaient pas capables d’utiliser ni de gérer leurs pâturages et les autres


ressources naturelles d’une manière durable et rationnelle.
Cette approche interventionniste du développement de l’élevage a été
beaucoup critiquée. D’après Horowitz (1986 : 255), cette conception fut
l’une des causes principales de l’échec du développement pastoral :
afundamental errors about the nature of pastoral production systems are
maintained by planners and these errors lead inevitably to flawed
projects D. Cette critique est surtout fondée sur l’échec technique de la
<< machine de développement >> qui a aggravé l’insécurité économique et
politique des éleveurs en zone aride. Les actions entreprises par ces
projets - creusement de points d’eau (mares, puits) et aménagement de
pâturages -, ont souvent eu pour conséquence de priver les éleveurs du
contrôle sur leurs propres ressources naturelles.
Les experts en développement n’ont pas tenu compte de la diversité
des sociétés pastorales. Ainsi, peut-on parler du << développement des
Fu& >> en gCntral ? Les FuZGe existent-ils comme groupe unique ou
représentent-ils un amalgame de groupes divers ayant chacun sa propre
histoire, son évolution sociale et son activité économique? Est-il possible,
par exemple, de comparer les WodaaGe du Niger (Maliki Bonfiglioli
1988 ; White 1990) avec les migrantsfuZ6e du Mali vers les zones sub-
humides du Nord de la Côte d’Ivoire (Bassett 1994; Y. Diallo 1995)?
Nous pensons qu’il n’y a pas qu’un ensemble de FuZGe et que l’aide au
développement doit tenir compte de cette complexité. Non seulement les
FuZGe se composent de nombreux clans, dispersés dans toute l’Afrique de
l’Ouest, mais il existe également de grandes différences entre eux selon
les zones où ils habitent (zones rurales, urbaines, humides, arides), le
groupe social auquel ils appartiennent (nobles, pasteurs, anciens esclaves, .
pauvres, riches, hommes ou femmes), et leur type de vie (nomades,
sédentaires, semi-nomades, commeqants). .. Beaucoup d’autres critères
de distinction pourraient être proposés (Botte & Schmitz 1994b). C’est
pourquoi tout projet de développement devrait tenir compte du type de
sociétéful6e, ou de la catégorie sociale concemée.
Sur le plan politique, il faut prendre en compte l’autonomie ethnique,
sociale et culturelle des sociétés pastorales dans un monde <<envoie de
développement D. À notre avis, les gens qui sont visés par les projets de
développement savent mieux que quiconque comment ils doivent et
veulent se développer. Or, souvent, cela ne correspond pas aux concep-
tions de l’institution qui s’occupe du développement. Les projets agissent
comme des intermédiaires entre I’État et les populations. Ils interviennent
sous le contrôle politique de la bureaucratie qui peut les utiliser comme
instrument pour affirmer son hégémonie. I1 en résulte un affermissement
du pouvoir du centre (1’État) sur la périphérie (Quarles van Ufford 1988a).
Les éleveurs (semi-)nomades ful6e relèvent le plus souvent de cette
périphérie. Pour eux, 1’État est loin et surtout considéré comme oppressif
ÉLEVEURSDU MALI CENTRAL 447

et parasitaire. Ainsi, au Mali central le développement a notamment


abouti à une augmentation du pouvoir urbain. L’élite urbaine trouve, en
effet, du travail dans le cadre des programmes de développement et les
élites, urbaine et nationale, utilisent ces projets pour leurs intérêts propres
(Gallais 1984). Les problèmes de sous-développement ne sont pas
reconnus; la marginalisation des éleveurs n’est pas prise en compte dans
les projets. Les programmes entérinés par les États doivent formuler les
problèmes en termes techniques et apolitiques puisque les bailleurs de
fonds ne peuvent mettre en cause la légitimité de l’État. Les intérêts de la
population concernée sont moins déterminants pour la poursuite du
programme que les relations entre bailleurs de fonds et bureaucratie
gouvernementale. Cet état de choses s’exprime à travers un discours auto-
ritaire et apolitique qui prétend s’occuper des besoins de la population
(Ferguson 1990). La division (en couches sociales, par exemple) de cette
population est ignorée et seules les personnes considérées comme <<utiles>>
à un projet sont consultées (Quarles van Ufford 1988b: 79) 1.

Les Ful6e du Hayre2

Le Hayre, région du Mali central, au nord de Mopti, correspond à l’est


du cercle de Douentza. .Le paysage est caractérisé par de grands reliefs
rocheux, hayve en fulfulde. Cette région du Sahel, au climat semi-aride,
ne connaît qu’une saison pluvieuse de deux mois et demi, de juillet à mi-
septembre, mais les températures atteignent jusqu’à 45” en saison sèche.
Le climat ne permet que la culture du petit mil et l’élevage bovin, ovin-
caprin et celui des camélidés. Les Ful6eYqui habitent la région au moins
depuis le X V I I ~siècle, sont aujourd’hui des agropasteurs combinant la
culture du petit mil et l’élevage des bovins et des petits ruminants.
L’élevage des chameaux est un phénomène récent.
La hiérarchie sociale, qui détermine encore certains rapports entre les
groupes, a pris forme sous l’influence de laDiina, l’empire islamique des
FulGe fondé au X I X ~siècle par Seeku Aamadu dans le delta intérieur du
Niger. C’est à cette époque que les FulGe ont assis leur pouvoir dans le
Hayre, y créant des chefferies à forte hiérarchie sociale qui comprenaient :
une élite politique (Wehee6e), une élite islamique (Moodibaa6e), des
éleveurs (JalluGe), des griots (Nyeey6e)’ des commerçants (JawaamGe),
des cultivateurs et d’anciens esclaves (Riimay6e)3. Ces groupes avaient

1. Un projet est une organisation qui veut survivre et le problème principal est donc de r6duire
I’inskurit6 dont elle souffre toujours (Thompson 1967: 159; Mintzkrg 1979: 21).
2. Voir De Bruijn & Van Dijk 1995 pour l’ethnographie de la r6gion.
3. Les termes WeheeGe, JalluGe, MoodibaaGe, NyeeyGe, JawaamGe et RiimayGe indiquent des
catkgories professionnelles. Les groupes sont endogames et coïncident avec des lignages. Le terme
Jallube est incorrect parce qu’il se rapporte 1 un clan et non 1 une cat6gorie professionnelle.Le terme
Eggu-HodaaGe signifie les gens qui transhument, ce qui ne correspond plus 2 la situation actuelle des
448 MIRJAM DE BRUIJN & HAN VAN DLTK

chacun un rôle bien déterminé dans la société. Ainsi, les RiimayGe se


consacraient à l’agriculture, les pasteurs s’occupaient de l’élevage, les
MoodibaaGe de l’islam et les WeheeGe, détenteurs du pouvoir, étaient
soutenus par les MoodibaaGe.
Au XIX~siècle la cour de la chefferie principale du Hayre se sédentarisa
à Dalla tandis que d’autres villages de sédentaires se développaient.
Dalla, Nokara, Loro devinrent les centres islamiques du Hayre. Booni, le
chef-lieu de la deuxième chefferie des FulGe dans le Hayre, fut fondé
après la Diina, sous le régime des Futanke, après la rébellion d’un groupe
de FulGe contre Dalla.
À l’époque coloniale, l’influence politique des MoodibaaGe s’est affai-
blie, en même temps qu’ils perdaient leurs attributions dans le domaine
islamique : en tant que juges et administrateurs ils furent tous graduelle-
ment remplacés par des gens de formation française. Les autres groupes
sociaux se mirent à l’étude du Coran, alors qu’autrefois l’islam était le
privilège des groupes libres. Beaucoup de JalluGe sont aujourd’hui mara-
bouts et lettrés islamiques ; ils se sont fait une clientèle en tant que
guérisseurs. Les RiimayGe se sont mis à l’étude du Coran plus récemment
et ne comptent encore qu’un petit nombre de marabouts ; c’est une des
conséquences de leur passé servile.
Pendant la période coloniale, les liens entre les élites et les JalluGe se
sont transformés, les membres de I’élite s’orientant vers l’administration
française alors qu’autrefois ils étaient solidaires des pasteurs avec qui ils
partaient pour la guerre et la razzia; les esclaves quant à eux se sont libé-
rés peu à peu.
Mais, c’est dans le domaine économique qu’intervinrent les change-
ments les plus importants. Les agriculteurs riimay6e äinsi que les éleveurs
ful6e développèrent leur propre version d’un système d’utilisation des
ressources naturelles que l’on peut qualifier d’agropastoral. Cette trans-
formation entraîna de nombreuses modifications dans la gestion de
l’environnement écologique. Aujourd’hui, chacun, quel que soit son
groupe, s’adonne à la culture du mil et à l’élevage sauf s’il peut payer des
salariés. Du coup, tous les habitants du Hayre sont devenus des agro-
pasteurs. Déjà, des RiimayGe habitaient depuis longtemps des villages à
l’écart de leurs maîtres, où ils cultivaient à leur compte. Certains n’ont
jamais quitté leurs maîtres - et pour eux la situation a peu changé - tandis
que d’autres se sont installés dans de nouveaux villages, devenant paysans
indépendants et se considérant désormais comme libres. Ils forment
souvent des communautés avec les JalluGe agropasteurs, la seule diffé-
rence entre eux tenant surtout à la manière dont les uns et les autres se

dleveurs. Le surnom des groupes pastoraux est Jallo. Les Wehee6e aussi disent qu’ils sont du clan
Jullu6e, un des quatre grands groupes claniques des Fu& dans cette partie de l’Afrique occidentale.
Pour une dlaboration de la formation de la hi6archie sociale dans le Hayre, voir De Bruijn & Van
Dijk 1994.
ÉLEVEURS DU MALI CENTRAL 449

définissent. Les Jallu6e se considèrent surtout comme des éleveurs pour qui
cultiver n’est qu’une tâche pour se nourrir: ils sont cultivateurs par défaut
(Kone & Tioulenta 1994: 12). Les RiimayGe, au contraire, sont d’abord des
cultivateurs pour qui les animaux ne représentent qu’un capital.

Serma, notre village d’étude, fait partie de l’ancienne chefferie de


Booni. Il est constitué d’un hameau de sédentaires: des RiimayGe, l’imam
jallu6e et les siens, quelques familles wehee6e et de Jallu6e appauvries.
Huit campements de Jallu6e éleveurs s’installent habituellement près du
hameau en saison des pluies. Après la récolte du mil, ils se déplacent à la
recherche de bons pâturages, en s’approchant des villages de cultivateurs
pour troquer du lait contre du mil. Les Riimay6e sont d’origines diverses.
Quelques familles avaient pour maîtres des Wehee6e de Dalla et de
Booni ; leurs grands-parents travaillaient déjà les champs à Serma.
D’autres, d’origine bella, ont fui leurs anciens maîtres twaregs. Enfin,
quelques familles avaient pour anciens maîtres des JalluGe de Serma.
Elles habitent surtout autour de Monndoro, à 50 km au sud, où la plupart
des Jallu6e se trouvaient au début du xxe siècle.
Désormais, entre Jallu6e et Riimay6e de Serma prévalent des liens
d’amitié : la relation maître-esclave n’est plus que symbolique; ils sont
devenus interdépendants. Les Riimay6e’ par exemple, travaillent beau-
coup pour les JalluGe, qui les rémunèrent pour ces services. En échange,
les Jallu6e s’occupent du bétail des Riimay6e. Les familles wehee6e,
quant à elles, sont venues à Serma pour habiter plus près de leurs champs.
La plupart des habitants de Serma considèrent le chefful6e de Booni
comme leur vrai chef; il est le descendant d’un grand personnage ayant
dirigé la révolte contre la chefferie de Dalla. I1 possède encore beaucoup
de pouvoir et bénéficie d’un grand prestige du fait de cet événement
héroïque ; mais pour l’administration malienne, il n’est rien d’autre qu’un
chef villageois.
Les sécheresses des années 1970 et 1980 ont profondément bouleversé
les conditions de vie des habitants du Hayre alors que les années 1950
et 1960 furent relativement prospères : les animaux étaient nombreux et
les greniers pleins. La sécheresse de 1972-1973 ne fut pas véritablement
désastreuse, mais elle marqua le début d’une période maigre (H. B. Diallo
1977). Par contre, la sécheresse de 1984-1985 fut une vraie calamité pour
les habitants du Hayre, en particulier pour les éleveurs. Une migration
d’éleveurs venus du nord chercher des pâturages au Hayre provoqua des
perturbations dramatiques. Ce fut une pénurie pour tous les éleveurs : elle
causa la perte de plus des trois quarts des troupeaux. Seuls, quelques
éleveurs du Hayre transhumant au sud purent sauver une partie de leur
cheptel. Les années suivantes ne furent guère meilleures et il fallut
attendre 1988 pour obtenir une récolte assez abondante; mais elle ne fut
pas suffisante pour constituer une réserve de grains ou acheter du bétail.
450 MIRJAM DE BRUIJN & HAN VAN DIJK

La richesse des JalluGe s’évalue au nombre d’animaux qu’ils possè-


dent. Ensuite, vient le savoir islamique. La santé est également devenue
un facteur important car beaucoup de gens, désormais sans animaux ni
connaissances pastorales, ne peuvent compter que sur leur santé et leur
force physique pour travailler aux champs. Les résultats d’une enquête sur
la richesse chez les JalluGe à Serma (Grandin 1988) montrent que, sur
soixante familles, seuls deux éleveurs étaient considérés comme riches,
dix familles possédaient encore de vingt à trente bêtes et les autres moins
de six animaux. La plupart des familles ne parviennent donc pas à vivre
de l’élevage et sont presque totalement dépendantes de l’agriculture. Les
récoltes ne couvrent que trois mois d’alimentation, la majorité des JaZZuGe
vivant toujours dans la pénurie. Quelques familles échappent à la misère
grâce à leurs petits ruminants. La majorité essaye de s’en tirer en saison
sèche en échangeant un peu de lait avec des cultivateurs d’autres ethnies,
qui peuvent habiter jusqu’à 40 km de Serma, et en gardant leurs animaux.
En fait, un nombre non négligeable de gens ne survit que par des dons
d’autrui.
La situation des JaZluGe est représentative des habitants du Hayre : les
WeheeGe, les RiimayGe et les autres n’ont connu que des années maigres
après la sécheresse de 1984-1985. Cependant, les conséquences en furent
moins sévères pour les RiimayGe que pour les JalluGe, les premiers
n’éprouvant aucune honte à effectuer n’importe quelle tâche pour gagner
un peu d’argent ou obtenir de la nourriture. Les JalluGe, quant à eux, ont
le sentiment de perdre leur dignité s’ils s’engagent dans ces <<travaux
d’esclaves >>. Les WeheeGe, membres du lignage dominant, survivent
grâce aux << affaires >> avec l’administration et aux relations traditionnelles
qu’ils entretiennent avec << leurs >> RiimayGe. Ils ont toujours la possibilité
de demander une partie de la récolte aux anciens esclaves, et ces pauvres
gens ne peuvent pas refuser. Telle était, dans ses grandes lignes, la situa-
tion au moment de l’intervention d’un grand projet de développement,
l’ODEM, et d’une petite initiative privée.

Les interventions au niveau de Serma

ODEM, la source du soleil (Bunndu Naange)

Les grandes sécheresses ont mobilisé diverses initiatives de développe-


ment pour l’élevage en zone aride (Baker 1977 ; Dyson-Hudson &
Dyson-Hudson 1980). L’Opération de développement de l’élevage dans
la région d e Mopti (ODEM) en fut un exemple4. Dans le cercle de

4. La zone d’intervention de I’ODEM &ait la rkgion de Mopti ainsi qu’une partie des kgions de
Tombouctou et de Gao.
ÉLEVEURSDU MALI CENTRAL 45 1

Douentza, I’ODEM est l’organisation gouvernementale qui a bénéficié du


financement le plus important ; elle fut la seule à intervenir jusque dans
les petits villages de brousse comme Serma. Elle a monopolisé la restruc-
turation du secteur de l’élevage jusqu’en 1991, année du retrait de son
bailleur de fonds le plus important, la Banque mondiales.
L’ODEM affichait les objectifs suivants : restauration et préservation de
l’équilibre écologique, promotion de la production et de la productivité de
l’élevage, amélioration des conditions socio-économiques de la pöpula-
tion, promotion du commerce et de l’exportation du bétail afin de diminuer
la surexploitation des pâturages et de gagner des devises (ODEM 1984,
1985). Une des mesures prises par I’ODEM eut des effets très bénéfiques
pour Serma : construction de 70 puits et approfondissement de 50 mares,
dans le but d’augmenter le nombre des points d’eau pour le bétail dans les
régions marginales et, ainsi, de diminuer la (sur)charge du delta intérieur
du Niger (Gallais 1984; Sylla 1989). Lors de la deuxième phase du projet
(1986-1991)’ des associations pastorales furent chargées de gérer les pâtu-
rages autour des puits et des mares. Pour intéresser la société pastorale
aux interventions techniques, ces associations participaient aux investisse-
ments, à hauteur de 10 %. Dès lors, elles étaient officialisées et devenaient
les gestionnaires des infrastructures (Thomson et al. 1989: 85).
Au Seeno-Manngo, vaste région dunaire au sud du S e m a , ce schéma
directeur entraîna la création de périmètres de 12000 ha chacun, équipés
d’un forage et d’une pompe solaire capables d’approvisionner en eau et
en fourrage 3 O00 têtes en saison sèche. Un projet pilote, nommé Bunndu
Naange, fut implanté, en 1979, à 12 km au sud de Serma. On forma un
comité local chargé de la gestion au niveau de Serma et des villages envi-
ronnants. Ce comité, dirigé par le chef traditionnel des WeheeGe et par son
entourage, faisait partie de l’association pastorale au niveau du chef-lieu
d’arrondissement de Booni. Il était strictement défendu de cultiver dans le
périmètre de pâturages et d’y faire páìtre les animaux en saison pluvieuse
et pendant la plus grande partie de la saison sèche. C’est seulement aux
mois d’avril-mai-juin que le périmètre était ouvert à quelques éleveurs.
À Douentza, le directeur de 1’ODEM sélectionna les participants au
périmètre de Bunndu Naange jusqu’à constituer un cheptel d’environ
3 O00 têtes, effectif correspondant à la capacité moyenne de charge pour
12000 ha. Selon nos sources, seuls les troupeaux d’éleveurs locaux furent
retenus.

Dès le début, des problèmes techniques se posèrent, la pompe solaire


tombant fréquemment en panne. Par manque de moyens pour la réparer,
l’association pastorale s’adressa 2 1’ODEM qui lui fournit un groupe

5. L’ODEM ttait financt par un prêt de la Banque mondiale (77 %) et par des organismes natio-
naux (23 %) (ODEM 1984).
452 MIRJAM DE BRUIJN & HAN VAN DIJK

électrogène-et une pompe, un bassin de 24 m3 pour l’eau et des abreu-


voirs. L’association pastorale versa une contribution de 500 O00 francs
maliens. En 1987, par manque d’entretien, tout l’équipement avait de
nouveau cessé de fonctionner. L’ODEM dota encore l’association d’un
groupe électrogène et d’une pompe d’une valeur de 4 3 millions de francs
CFA, à charge pour l’association de payer 100000 F CFA par an.
Lors de la deuxième phase, I’ODEM réorganisa le comité de l’associa-
tion. Au niveau de Serma il obtint une plus grande indépendance, tout en
continuant à faire partie de l’association pastorale de Booni dont le chef
restait président. Le comité de Serma comptait cinq membres respon-
sables de la gestion du projet : un président, un secrétaire, un trésorier et
deux autres membres. Le grand changement consistait donc, du moins sur
le papier, en une décentralisation de l’association, au bénéfice des
éleveurs, pour l’aménagement des pâturages. En réalité, Bunndu Naange
demeurait sous le contrôle de 1’ODEM puisque Serma n’existe pas en tant
qu’unité administrative, ce n’est qu’un quartier de Booni : en raison des
choix techniques et en l’absence d’une autonomie administrative, le
comité de Serma ne pouvait donc qu’appliquer les décisions de I’ODEM et
du chef de Booni.
Les opinions des habitants de Serma sur le projet sont partagées.
Favorables ou hostiles, elles sont toujours exprimées par des hommes car
les femmes restent à l’écart du projet : elles n’ont pas de place dans le
comité, leurs objections ne sont prises en compte ni par 1’ODEM ni par le
comité. Néanmoins, leurs opinions divergent autant que celles des
hommes.
Quelques familles, cependant, bénéficient du projet Bunndu Naange.
Lorsque la pompe fonctionne, elles s’installent à côté tout le temps
permis, c’est-à-dire pendant les trois mois qui précèdent les premières
pluies. Dès la première averse, il est interdit de se servir des installations.
Les animaux plaçés dans les périmètres donnent beaucoup de lait. Cela
plaît aux femmes car elles peuvent produire beaucoup de beurre et même
en vendre à Booni. Pendant quelques mois, les bergers et leurs épouses ne
boivent que du lait ; ils ont alors l’impression de revivre l’âge d’or des
années 1950 et 1960 dont leurs parents ont si souvent parlé. Toutefois, il
ne s’agit que de quelques familles : celles qui possèdent encore des
animaux ou qui gravitent dans l’entourage du chef de Booni et qui peuvent
payer 150 F CFA par mois, prix officiel de l’abreuvement d’un animal au
forage6. Pour les autres le projet n’a rien modifié, si ce n’est qu’une partie
de << leur brousse >> a Cté confisquée. Cela ne les gêne pas outre mesure
parce qu’ils ne cultivent pas ces terres et qu’ils n’ont pas d’animaux à y
faire paître. Cependant, cette diminution des pâturages pourrait avoir des

6. En 1991.60 familles Btaient enregistrBes àSema. Avant 1983, il y en avait certainementplus.


Le nombre d’animaux autorisés à Bunndu Naange Btait, en 1984, de 2 550 bœufs et 400 petits rumi-
nants (ODEM 1984: 55).
ÉLEVEURS DU MALI CENTRAL 453

effets négatifs si le nombre de troupeaux en provenance du delta intérieur


du Niger continuait d’augmenter aussi vite qu’en 1990-1992. Cela entraî-
nera également des difficultés pour les habitants de Serma puisque la
fermeture du périmètre pendant la plus grande partie de l’année repous-
sera les troupeaux sur des pâturages extérieurs, au risque de les surcharger.
Ceux qui ne participent pas au projet contribuent malgré tout à la construc-
tion des pare-feu qui protègent et démarquent le périmètre et assurent
l’arrosage des arbres plantés à côté du puits. C’est une autre activité de
l’association pastorale.
Que l’organisation des pâturages soit toujours entre les mains du chef
de Booni et de l’ODEM, et que les Cleveurs en aient perdu le contrôle,
malgré l’existence de l’association pastorale, est bien mis en évidence par
les événements survenus en 1984-1985. Ce fut une année désastreuse
pour les éleveurs de Serma car la sécheresse toucha une zone si vaste que,
finalement, les pâturages autour de Bunndu Naange furent les seuls à Ctre
préservés. C’est alors que le chef et 1’ODEM en donnèrent l’accès aux
Twaregs du nord. I1 en découla une telle situation de surpâturage que tous
les troupeaux autour de Bunndu Naange furent anéantis. Aujourd’hui
encore, les habitants de Serma se sentent trahis par leur chef-: << Ils ont
vendu notre pays >>, nous disait un éleveur. Ensuite, les ennuis avec la
pompe continuèrent, si bien que seuls quelques éleveurs ont bénéficié du
projet, parfois pendant quelques mois, parfois seulement quelques .
semaines par an.

Lors du processus de démocratisation au Mali, au début des années


1990,l’ODEM fut considéré comme un organisme corrompu, le directeur
remplacé et le bilan soumis à évaluation. Finalement, la décision fut
prise d’arrêter 1’ODEM. Aujourd’hui, cependant, le service vétérinaire
continue à fonctionner et une partie de 1’ODEM est refinande par la
Caisse centrale de coopération économique (CCCE). Le périmètre de
Bunndu Naange a été reconnu comme le seul succès de I’ODEM.
L’opération continue donc, sous une autre forme et de nouvelles
recherches pilotes (IRAM 1991 : 102) :
<<Lesdifférentes associations de l’arrondissement de Boni, créées à partir de 1980,
représentent un montage complexe. Au départ, quelques initiatives furent prises dans le
cadre de l’action coopérative, mais c’est bien l’action de I’ODEM, à partir de 1978, qui
a véritablement initié un mouvement associatif comptant panni les plus dynamiques de
la région. Elle est favorisée par l’influence de la chefferie peule locale qui permet un
regroupement des éleveurs. La diversité des structures ne doit pas masquer le poids de
cette influence qui se reflète dans la forte représentation en leur sein de cette famille du
chef. D

D’après un autre rapport (Sylla 1989 : 17) :


<<Thecreation of new structures on the basis of grassroots solidarity can be an
interesting option if it meets a need for collective action and a genuine common interest.
In the case of ODEM, this approach was able to alleviate the deficiencies of the former
454 MIRJAM DE BRUIJN & HAN VAN DIJK

herder cooperatives, fill an orgänizational vacuum which was preventing the full
exploitation of existing boreholes and finally to organize self-help by grassroots
producers. >>

Le grenier de réserve

Durant notre séjour à Serma, de juillet 1990 à février 1992, nous avons
souvent été confrontés à une disette telle que les gens ne pouvaient pas
travailler. Ils préféraient acheter des drogues plutôt que des céréales car,
pour la même s o m e d’argent, elles donnent plus d’énergie. Beaucoup de
gens souffraient aussi de maladies chroniques et de sous-alimentation.
Cette pénurie a interféré avec notre recherche pendant la période de
soudure et la saison des pluies. Nous avons passé beaucoup de temps à
transporter des sacs de mil afin de les vendre à bas prix aux habitants de
Serma. La cohue qui régnait alors montrait bien la difficulté de vivre à
Serma, d’autant que les pauvres ne profitaient pas de notre aide. La pénu-
rie de vivres était un des sujets lancinant dans nos conversations avec les
gens. En fin de séjour, nous avons consacré un temps important à la situa-
tion des pauvres et aux problèmes de santé dans les campementsfu16e et
dans le hameau des Riimay6e (De Bruijn & Van Dijk 1995).
Au cours d’une discussion, des gens nous demandèrent de les aider à
créer un grenier de réserve, comme cela se faisait déjà chez des cultiva-
teurs de la région. Ce qui les intéressait était moins le financement que de
trouver des arbitres pour les aider à s’organiser. Pour eux, le manque d’or-
ganisation du village constituait une des causes principales de leur misère.
C’est surtout pendant la saison des pluies lorsqu’on travaille aux champs
et que le prix du mil est au plus haut, que la situation alimentaire devient
critique : pour la plupart des habitants de Serma, le mil est alors trop cher
et ils ne peuvent échapper à la famine. Ils manquent de forces pour
travailler et la récolte suivante est compromise. Pour beaucoup de familles
c’est un véritable cercle vicieux (White 1990).
Le chef de Booni, dont Serma est un quartier aurait dû se préoccuper
de cette situation. Mais étant aussi leur <<cheftraditionnelD, il bénéficie de
certains droits anciens. Chaque famille, par exemple, doit lui remettre un
animal à I’occasion d’une visite. De plus, il peut toujours prétendre à une
partie de la récolte ou à d’autres biens auprès des Jallu6e et des Riimay6e.
Dans ces conditions, la création d’un grenier de réserve avec ce chef
comme président équivalait, selon les habitants, à nourrir sa famille : ce ne
serait en fin de compte qu’une répétition de la réserve de pâturages de
1’ODEM. Or, les gens de Serma voulaient un grenier de réserve pour eux
seuls, afin que chaque groupe social (suudu baaba7) du village puisse
profiter de cette initiative.

7. Suudu buubu designe la maison du père, ou bien le lignage patrilintaire. Ce terme englobe aussi
tout le village, donc les gens qui ont des buts communs.
ÉLEVEURS DU MALI CENTRAL 455

L’organisation de ce grenier posait donc un dilemme : comment en


exclure le chef de Booni, ou l’élite de Booni en général, sans provoquer
leur colère et entraîner leur opposition ? Dans le village, quelques
personnes étaient également étroitement liées au chef, par exemple, le
conseiller des habitants de Monndoro à Serma qui était aussi le représen-
tant dans le village du lignage des SeedooGe, le plus important des
JulZu6e 8. Comment contoumer cette difficulté?
Par notre position, nous étions perçus comme capables de trouver une
solution. Ceux qui se proposaient de créer le grenier de réserve avaient
déjà écarté le représentant des Seedoo6e. Le groupe se composait d’un
imam, d’un Jallo n’appartenant à aucun des lignages dominants, d’un
autre Jallo, et d’un Diimaajo en qui tout le monde avait confiance. Après
consultation de tous les groupes sociaux du village (JuZZu6e,Riimuy6e,
hommes et femmes), un comité fut formé. Pour éviter tout tiraillement
avec le conseiller des Seedoo6e, un membre du même lignage fut chargé,
au sein du comité, des contacts avec l’extérieur. Un marabout du village,
guérisseur fameux, fut nommé commissaire aux conflits ; l’imam devint
secrétaire et responsable de l’administration ; le Diimaajo fut nommé
trésorier ; enfin une femme Diimaajo et une femme Beweejo furent dési-
gnées comme représentantes des femmes,
Le capital a été constitué par une petite fondation hollandaise. Ainsi, le
grenier de réserve devenait une initiative commune de notre suudu buubu
et du leur. Chaque membre devait verser 2 500 F CFA, la Fondation
doublant cette somme. L’adhésion au grenier de réserve était limitée à
quelques mois. Après notre départ, la fondation cessa d’intervenir. Avec
le capital ainsi formé, il était prévu d’acheter des céréales juste après la
récolte, au moment des prix les plus bas, et de les revendre aux adhérents
avec un petit bénéfice pour le grenier, durant la saison des pluies.
Le grenier fut construit au centre du hameau des RiimayGe, sur la
concession du Diimaajo trésorier du comité. I1 n’était pas possible de
choisir un emplacement plus neutre, en dehors du village, à cause des
éléphants qui, en temps de pénurie, recherchent de la nourriture partout.
La construction fut assurée par les Riimay6e, qui effectuent toujours ce
genre de travail. Ils furent payés par la Fondation et les adhérents.
En accord avec le comité et les membres intéressés au grenier, nous
avons rédigé un règlement, écrit en fulfulde et en français, concernant les
questions d’affiliation, les achats et ventes de céréales. Un des articles
stipule que seuls les habitants de Serma peuvent devenir membres de
l’association. Pour eux, cela permettait d’écarter le chef de Booni et son
entourage. Le règlement est déposé auprès des administrations du cercle

8. Dans le passé, il y eut des conflits entre les Weheebe de Booni et les Seedoobe qui aboutirent &
une alliance spéciale entre les deux groupes, donnant aux Seedoobe beaucoup de liberté envers les
Wekeebe, selon les traditions orales. Quelques Seedoobe sont aujourd’hui plus proches des Weheebe
que des Jallube.
456 MIRJAM DE BRUIJN & HAN VAN DIJK

de Douentza et de l’arrondissement de Booni, toutes deux entérinant


l’initiative.
L’adhésion au projet fut large. Seuls les femmes jallu6e et les pauvres
n’y ont pas participé. La cotisation étant trop élevée pour ces derniers,
nous les avons aidés à la payer. Pour les vieillards, le montant fut abaissé
à 500 F CFA. Les femmes jallu6e ne s’estimèrent pas concemées par les
achats de mil qui sont toujours l’affaire des hommes. En revanche, les
femmes riimay6e tr&sintéressées ont presque toutes adhéré au projet.
Quant aux femmes wehee6e, elles étaient hésitantes et nos efforts pour les
convaincre sont restés sans effet.
Après la récolte de 1991, l’achat de mil pouvait commencer. Le comité
souhaitait que nous en prenions l’initiative, mais nous avons refusé. Les
responsables du comité décidèrent finalement de s’en occuper. Le repré-
sentant des Seedoo6e, qui avait de nombreux contacts dans la région, prit
l’initiative d’acheter du mil à Duwari, un village de HummbeeGe, à 40 km
au sud de Sema. Les JaZlu6e connaissent très bien Duwari, où beaucoup
de leurs familles se rendent en saison sècheg. Mais le transport des
céréales soulevait un nouveau problème car personne à Serma ne possède
de charrette. Ce sont donc les Hummbee6e qui ont convoyé les sacs à
Serma où ils furent entreposés dans un grenier temporaire. Ce fut très
coûteux ( 1 O00 F CFA par sac). C’est pourquoi, l’année suivante, le
comité a demandé à toute personne possédant un âne d’aller, pour le
même tarif, chercher un sac à Duwari, afin que l’argent circule à l’inté-
rieur du village.
Le grenier difinitif fut achevé en janvier 1992. La coopérative avait
constitué une réserve de 5 300 kg et presque tout le monde avait payé sa
cotisation. En 1995, le stock de grains a doublé et les habitants ont créé un
magasin pour les condiments, afin de rendre service aux femmes.

Comparaison des deux projets

Bien qu’ils aient tous deux un objectif de développement, les deux


projets s’opposent de plusieurs points de vue : l’organisation et l’échelle
d’intervention, les relations avec 1’État ou l’administration, les prémices
concernant l’élevage, les FuZ6e et leur organisation sociale, enfin les
résultats des actions.
D’abord, la différence de taille des organisations est évidente : L’ODEM
était une grande structure et le projet Bunndu Nuange faisait partie d’un
programme depassant le niveau villageois. Dks lors, les décisions finales
étaient prises en dehors de la région et l’évaluation conduite selon des .

9. Les HummbeeGe sont des Dogon islamisbs, des cultivateurs qui habitent la region depuis long-
temps d6jà. Les JulluGe s’installent sur les champs des HummbeeGe et leurs femmes ont l’habitude de
troquer du lait avec les femmes hummbee6e. Ce sont des liens qui existent depuis des gbnbrations.
ÉLEVEURS DU MALI CENTRAL 457

critères extérieurs à ceux des éleveurs. Pour le grenier de réserve, au


contraire, le niveau des décisions et d’évaluation des avantages reste le
village.
Cette différence d’échelle n’est pas étrangère au choix des partenaires.
L’ODEM n’est intervenue que de façon directive, sans consulter la popu-
lation avant la réalisation des projets. Celle-ci doit << être développée B.
Selon Thomson et al. (1989 : 87)’ 1’ODEM fonctionnait comme une
agence d’encadrement classique. Elle appliquait des mesures techniques
accompagnées de campagnes d’animation et de sensibilisation, afin
d’inciter la population locale à accepter ses programmes et ses condi-
tions ; le tout, avec une supervision stricte de la << clientèle >> et une course
aux contrats entre l’agence et les organisations locales.
Autre caractéristique, une telle organisation ne tient pas compte des
différences sociales. L’ODEM classait les Fu& de Serma et le chef de
Booni dans la même catégorie d’éleveurs et, du coup, considérait les inté-
rêts des uns et des autres comme identiques. Même les Riimay6e n’étaient
pas retenus comme un groupe à part. De ce fait, l’association pastorale
créée par 1’ODEM répondait essentiellement aux intérêts du chef. Ce
handicap a été évité dans le projet de grenier : le comité était formé par
des gens du village et la Fondation a pu éviter d’éventuels conflits de
pouvoir.
Selon les conceptions de I’ODEM, l’intérêt prioritaire des FuZGe est
l’amélioration ou la gestion rationnelle des pâturages, puisque l’élevage
est toujours considéré comme leur occupation principale. Mais comme le
montre le cas du Hayre, la plupart des Fu& ne sont pas - ou ne sont
plus - uniquement des éleveurs. Ils sont devenus des agropasteurs et, avec
l’appauvrissement, souvent uniquement des cultivateurs. La même évolu-
tion concerne d’autres groupesfuZ6e (Bovin 1990; White 1990). C’est
d’abord dans l’idéologie des FuZGe eux-mêmes que le pastoralisme est
valorisé et c’est cette idéologie que des élites ful6e transmettent aux
agences de développement. La demande par les habitants de Serma d’un
grenier de réserve démontre que pour des Ful6e, après les sécheresses des
années 1970 et 1980, l’approvisionnementen céréales est prioritaire. Cela
ne signifie pas qu’ils ne s’intéressent plus au bétail mais que l’aide dans
ce domaine est moins urgente à leurs yeux que la nourriture. Peut-être
parce que l’approvisionnement en céréales est un préalable à l’acquisition
de bétail.
L’un des objectifs prioritaires de 1’ODEM consistait à lutter contre le
surpâturage, considéré selon les experts comme l’un des principaux
problèmes en zone aride et une conséquence de l’élevage traditionnel. Or,
étant donné la faible densité d’animaux après la sécheresse, il est clair
qu’il n’existe pas de surpâturage. L’objectif de l’ODEM, à la fois pour les
responsables nationaux et les commanditaires internationaux, visait une
réduction substantielle du cheptel dans le delta intérieur du Niger. Pour le
458 MIRJAM DE BRUIJN & HAN VAN DIJK

grenier de réserve, il s’agissait d’en finir avec la pauvreté. Le déroulement


des événements de 1983-1985 a mis en évidence un contentieux sur les
pâturages : quels sont les droits de 1’État malien sur les terres anon imma-
triculées, détenues en vertu de droits coutumiers exercés collectivement
ou individuellement, [qui] font partie du domaine privé de l’État>>(Marie
1989 : 68) ? D’après la législation actuelle, 1’État peut exproprier ces
terres à tout moment, menace qui s’applique surtout aux pâturages non
appropriés de façon évidente par 1es.éleveurs. Dans la conception des
éleveurs, l’idée de <<territoire>> est dominante, c’est-à-dire celle de pâtu-
rages sans frontières entourant un point d’eau.
Les pâturages autour du forage à Bunndu Naange furent mis en réserve
pastorale afin que I’ODEM puisse y mener ses activités. L’association n’a
donc aucun droit exclusif sur ce territoire. Dès lors, l’ouverture du péri-
mètre à tous, pendant la sécheresse de 1983-1985, était parfaitement
légale. Le chef, qui devait jouer un rôle d’arbitre, a en fait protégé ses
intérêts et ceux de son entourage. L’exclusion de certains membres du
suudu baaba, en particulier les pauvres, de l’utilisation des pâturages est
contraire au droit coutumier. Habituellement, pour avoir accès aux
parcours villageois, les éleveurs des environs demandent l’autorisation
des habitants. Avec le forage de I’ODEM, tout refus d’accès aux étrangers
est devenu impossible; à condition de payer tout le monde a droit à l’eau
du forage.’
L’État a finalement été accepté comme intermédiaire par les habitants
de Serma. Au cours du siècle, les pouvoirs coutumiers se sont affaiblis :
libération des esclaves, diminution du pouvoir islamique, subjugation des
chefferies traditionnelles.. . La désignation du chef de Booni comme
président de l’association pastorale a été interprétée comme si 1’État
reconfirmait son pouvoir. La réserve pastorale est devenue son domaine.
C’était comme un retour aux chefferiesful6e du Hayre. Les Ful6e ne
pouvaient donc pas protester contre cette décision.
Dans la conception traditionnelle, les terres du chef sont accessibles à
tous les membres de sa communauté. Or, il est clair que ce principe a été
abandonné : les droits sur les pâturages de la réserve n’appartiennent plus
à tout le monde ; les femmes et les pauvres en sont exclus.
L’ODEM a construit des puits pour améliorer l’utilisation des phtu-
rages. Or, comme le remarque Jean Gallais (1984)’ ce sont surtout les
cultivateurs qui profitent des puits ; ils ouvrent de nouveaux champs
fumés par les animaux qui viennent s’abreuver. Les associations pasto-
rales n’ont pas réussi à prévenir l’invasion des cultures car, pour I’ODEM,
la protection des terres des éleveurs au Hayre n’était pas une priorité
- l’ouverture de nouveaux pâturages pour les animaux du delta intérieur
étant plus urgente.
Les deux projets montrent combien il est important de tenir compte des
traditions des populations concernées, si l’on veut faire participer au
ÉLEVEURS DU MALI CENTRAL 459

projet tous les groupes sociaux, afin qu’il ne soit pas seulement un succès
technique. On a déjà mentionné les présupposés concernant l’économie
des Ful6e. De même se pose la question : comment communiquer avec la
population? La plupart des éleveurs et des cultivateurs ne parlent pas le
français. Lors d’une réunion à Toula, 1’ODEM voulait créer une associa-
tion de Fulbe éleveurs et de Hummbee6e cultivateurs pour gérer un puits.
D’abord, il était difficile de leur expliquer le bien-fondé d’une telle asso-
ciation; ensuite restait à savoir s’ils pourraient la gérer en français. Aucun
des éleveursful6e ne parlait le moindre mot de cette langue et personne ne
savait I’écrire. C’est donc un Kummbeejo (plur. HummbeeGe) qui a pris
cette tâche et les Hummbee6e ont occupé toutes les positions-clés. Pour le
grenier de réserve nous avons utilisé le fulfulde écrit en caractères latins et
arabes, puisque des marabouts connaissant l’arabe disposent de la
confiance de la population. On devrait donc recourir à leurs services dans
les projets.
L’impossibilité de <<trouver>> des Ful6e, souvent définis comme des
<<broussards>>’ pour devenir membres de l’association apparut comme une
autre difficulté à la réunion de Toula. Ils n’étaient que quelques-uns parmi
une majorité de Hummbeebe. Toula est un village hummbeebe et les Ful6e
ont honte d’y entrer comme ils ont honte de parler en public, surtout en
présence d’Hummbee6e ou d’autres <<&rangers >>.
Un facteur culturel important tient à la distinction entre vie publique et
vie privée. Les Jallu6e parlent très peu en public. Ils n’exposent ni leur
richesse ni leurs problèmes devant les autres. Même entre eux, ils n’évo-
quent qu’avec retenue achats et ventes d’animaux. C’est la réticence
(yaage),ensemble de règles qui organisent les rapports sociaux entre
parents, voisins, et qui régissent les façons de faire. Si ces règles ne sont
pas suivies, les gens éprouvent un sentiment de honte. Yaage est très
important dans les rapports entre hommes et femmes. Ce sentiment existe
aussi entre Wehee6e et Jallube. Envers les RiimayGe, les Jallu6e n’éprou-
vent pas de yaage. Aussi, toutes les questions de financement, d’achat,
etc., ne peuvent être réglées par les seuls Jallu6e et encore moins lors de
réunions publiques. Toutes les décisions doivent être prises avant la
réunion, parce qu’il n’est pas permis d’exprimer une divergence d’opi-
nion en public. Le déroulement du projet de grenier de réserve a mis en
évidence le rôle d’intermédiaires joué par l’imam et les Riimay6e de
confiance. Un comité ou une association dominé par des Jallube et des
Wehee6e ne peut fonctionner sans représentants d’autres catégories
sociales.
Le même sentiment de honte (yaage) est responsable de la non-partici-
pation des femmes jallu6e. Elles éprouvent, plus encore que les hommes,
de la honte entre elles et ne parlent jamais en public. Par suite de la divi-
sion des tâches entre hommes et femmes, elles n’entrent pas dans les
domaines masculins. Elles s’occupent du lait et des petits animaux mais
460 MIRJAM DE BRUIJN & HAN VAN DIJK

ne se mêlent jamais en public de la gestion du troupeau. En outre, elles ne


forment pas un groupe cohérent. Elles sont incluses dans le suudu baaba
sans exercer d’influence sur les communautés locales. D’ailleurs, el€es
sont souvent issues de familles différentes, chaque épouse de ménage
polygame ayant sa maison et ses enfants.
Ni I’ODEM, ni le grenier de réserve n’ont pu faire participer les femmes
jalZu6e au développement. L’ODEM ne les a même pas sollicitkes. Que le
grenier n’intéresse pas davantage les femmes est tout à fait étonnant car
les sécheresses ont eu des conséquences catastrophiques pour elles : beau-
coup d’hommes sont partis du village en les abandonnant; elles furent les
premières à perdre leurs animaux ; la quantité de lait a beaucoup diminué.
Tous ces événements ont entraîné une diminution de l’autonomie des
femmes jalZu6e 10 jusqu’à les faire.dépendre entièrement des hommes.
L’ODEM, de son côté, n’a pris en considération ni leur situation ni leur
avenir. Pourtant, la croissance du troupeau bénéficierait autant aux
femmes qu’aux hommes. L’ODEM ne se rend pas compte qu’une des
conséquences de ses choix donne aux hommes tous les avantages.
Intervenir auprès des pauvres représente un défi pour tous les projets de
développement. À l’évidence, ce sont surtout les riches ou les gens dispo-
sant de quelques moyens qui en profitent. Dans le cas du grenier de
réserve, nous considérions certaines familles comme pauvres. Or, dans
cette société la notion de pauvreté et la morale qui en découle sont d’une
tout autre nature que dans les conceptions occidentales. Notre analyse de
la situation de pauvreté n’a pas toujours été reconnue par le comité.
*
Le décalage entre ces deux approches de développement tient à la posi-
tion différente des développeurs, des fonctionnaires de 1’ODEM et de la
fondation hollandaise. Les fonctionnaires de I’ODEM opèrent dans une
structure de pouvoir bien définie, celle d’une organisation semi-publique
financée par l’État et des bailleurs de fonds internationaux. Elle tente
d’établir une hégémonie dans son domaine d’intervention. Cherchant à
contrôler l’élevage, 1’ODEM doit contrôler les Cleveurs. Le projet d’amé-
lioration des pâturages n’est qu’une manifestation de cette tentative. En
cas de réussite, I’ODEM sera capable de contrôler les éleveurs et d’impo-
ser une nouvelle manière de gérer les pâturages. Dès lors, sa perpétuation
sera assurée. Dans ce processus, 1’ODEM met en œuvre un projet qui
conduit au renforcement du centre - la ville, les riches - au détriment de
la périphérie - la brousse, les éleveurs et, surtout, les pauvres et les
femmes.

10. Voir aussi Joekes & Pointing (1991) et Horowitz & Jowkx (1992) qui ont constat6 les mêmes
processus dans d’autres soci6t6s pastorales en Afrique.
ÉLEVEURS DU MALI CENTRAL 46 1

Contrairement à l’échec de 1’ODEM en général, son succès à Booni


s’explique par la position et la personnalité du chef dans cette structure de
pouvoir, en tant qu’intermédiaire entre périphérie et centre. Le schéma
directeur de 1’ODEM entre en contradiction avec les systèmes d’élevage
ful6e dans la zone exondée du Mali central. Ils ne comportent pas d’orga-
nisation rigide des mouvements de troupeaux parce que la survie des
éleveurs dépend de leurs capacités d’adaptation. Les fluctuations clima-
tiques sont si grandes et les ressources fourragères réparties de façon
tellement inégale dans l’espace et dans le temps, que tous les éleveurs
doivent préserver un minimun de mobilité et de flexibilité dans l’accès
aux pâturages. La gestion dite rationnelle ne sert que les intérêts des plus
riches ou des plus puissants, comme‘on l’a vu dans le cas de Bunncfu
Naange.
L’initiative du grenier de réserve relevait d’une autre démarche : une
motivation fondée sur un engagement personnel en faveur des habitants
de Serma appauvris et frappés par les sécheresses, prisonniers de struc-
tures politiques oppressives. Nous utilisons ce dernier terme à partir de
notre propre conception de la démocratie et de notre suspicion à l’égard
de l’État, très proche en fait de la mentalité des Cleveurs. Aucun pouvoir,
ni politique ni financier, n’a forcé les gens à souscrire à notre initiative.
Le grenier de réserve n’a réussi qu’en respectant l’équilibre social et les
stratégies de survie locales.
Certes, ces considérations mettent en évidence les limites de l’approche
depuis la base. Du point de vue des institutions de développement, il est
impossible de perdre deux ans dans chaque village avant de formuler un
projet. Comment trouver suffisamment de gens motivés pour une telle
approche? En plus, la généralisation d’un tel projet implique un appareil
bureaucratique et une certaine standardisation de l’intervention.
Par ailleurs, le succès d’une initiative ancrée sur les besoins locaux
reste limité. Elle n’entraîne pas de changements fondamentaux dans les
positions et les stratégies de survie des groupes sociaux. Elle peut seule-
ment accélérer les changements en cours.
Les Ful6e éleveurs du Sahel se trouvent aujourd’hui dans une situation
difficile. Une position économique et politique marginale, et un environ-
nement écologique fragile laissent peu de marge pour éviter la pauvreté.
Cette situation rend le << développement >> nécessaire mais la forme et la
direction de ce << développement>> restent à définir. Le développement doit
être conçu en fonction de chaque groupeful6e. Pour toucher les éleveurs,
devenus souvent marginaux dans leur société, des associations pastorales
peuvent être utiles, à condition d’y inclure tous les groupes sociaux.
Cependant, après ies sécheresses des années 1970 et 1980, on ne peut plus
continuer à considérer les Ful6e exclusivement comme des éleveurs. Dans
le contexte instable du Sahel, leur foumir une sécurité alimentaire est plus
efficace que de développer l’élevage.
462 MIMAM DE BRUIJN & HAN VAN DIJK

Epilogue

Un nouveau séjour au Hayre en décembre 1995, nous a permis de faire


le point sur la banque de céréales.
D’abord, premier succès, le grenier de réserve de Serma continue à
fonctionner. Une ONG des environs de Booni le constate. Le grenier sert 2
de nombreuses familles en saison des pluies et il a triplé son stock en
réserve. L’argent en caisse, 750 O00 F CFA, est utilisé en saison sèche
pour approvisionner un << magasin villageois D de condiments et de
produits << de luxe B : thé, sucre, noix de cola, cigarettes. Les gens des
campements voisins peuvent également acheter du mil sans être membres
mais la gestion du grenier est toujours aux mains des habitants de Serma.
Les agents de I’ONG de Booni, intéressés par le grenier de Serma, ont
souhaité lui donner plus d’importance. Le but de cette ONG consiste
encore à développer l’élevage par la création d’un groupement villageois
de sédentaires, grâce à des crédits de banques maliennes. Elle a tenté d’in-
tégrer le grenier de Serma, en essayant de faire accepter par son comité
d’autres règles de fonctionnement : mise en place d’un comité de
surveillance et demande d’un crédit commercial pour augmenter le capi-
tal. I1 s’en est suivi d’âpres discussions marquées par un affrontement
entre les groupes villageois. Finalement, un consensus s’est dégagé contre
tout changement. Le comité de surveillance apparaît très lié au chef. S’il
gagne en influence, cela risque de compromettre le fonctionnement du
grenier. La demande de crédit à la banque malienne n’a pas été acceptée
par l’assemblée générale du grenier de réserve, refus un peu tardif car
I’ONG avait déjà présenté le dossier à la banque. Même si le crédit est
accordé, il ne sera sans doute pas utilisé.
L’intervention de 1’ONG montre combien il est essentiel pour le succès
d’un projet que les gens s’organisent eux-mêmes. Même avec de bonnes
intentions, I’ONG a tout de suite provoquC des conflits au sein du village.
Le crédit de la banque commerciale a été considéré comme trop contrai-
gnant. La plupart des villztgeois considèrent la banque commerciale
comme une institution de l’Etat, avec lequel ils ont des expériences néga-
tives. Peut-être les employés de I’ONG n’ont-ils pas pris suffisamment en
compte ces réticences. L’ONG croyait avoir affaire à un village doté d’une
organisation et d’une structure sociales comparables à ceux de cultiva-
teurs. Or, un village peul, et sans doute chaque village du Hayre, ne
correspond pas à ce schéma. Serma est un ensemble composite de familles
et d’individus qui cherchent d’abord leur intérêt dans une petite banque
céréalière et qui ne souhaitent pas une structure plus large.
GÉRARDROMIER

Peuls Mbororo de Centrafrique


Une installation récente, un avenir incertain

La Centrafrique, pays de savanes humides, compte actuellement un


cheptel bovin de deux millions de têtes qui appartiennent pour l’essentiel
à des éleveurs peuls. Ces éleveurs, 15O00 à 20 O00 familles, sont dans leur
majorité des Mbororo venus du Nigeria, du Cameroun et du Tchad depuis
une soixantaine d’années. Des Foulbé, davantage installés dans les villes
et les villages, exercent surtout des activités commerciales, même s’ils
possèdent égaiement des bovins.
Les Mbororo de Centrafrique constituent le rameau le plus méridional
de l’ensemble peul ; ils font partie également de ceux qui se sont le plus
avancés vers l’est (exception faite des Peuls que l’on trouve vers Abéché
au Tchad et des Fellata du Soudan).
Les conditions offertes par la Centrafrique à l’élevage bovin sont très
ambivalentes. La RCAI est en effet un pays peu peuplé : les villages sont
établis essentiellement le long des routes et l’emprise spatiale des cultures
est faible dès que l’on s’éloigne de ces axes. Les zones potentielles de
pâturages sont donc très étendues mais l’éloignement des villages pose
des problèmes pour les échanges commerciaux avec les paysans ; ces
zones éloignées sont aussi souvent dangereuses du fait de la présence de
fauves. En outre, si les pâturages ne font pas défaut, leur utilisation est
limitée par les mouches tsé-tsé qui, malgré le développement des traite-
ments vétérinaires, restent l’un des principaux obstacles à l’extension de
l’élevage. Enfin, les raisons et les conditions de l’implantation des
éleveurs peuls en RCA sont fortement liées aux conditions qui prévalent

1. Principaux sigles utilisCs : ANDE : Agence nationale de dkveloppement de I’flevage ; ANEC :


Association nationale des Cleveurs centrafricains ;.FAC: Fonds d’aide et de coop6ration; FED:Fonds
eurogen de dkveloppement;FIDES : Fonds d’investissement pour le dCveloppement Cconomiqueet
social ; FNEC : FCdkration nationale des Cleveurs centrafricains ; GIAP: Groupement d’intCrêt agro-
pastoral ; GIP: Groupement d’intCrêt pastoral ; IEMVT:Institut d’klevage et de mkdecine vkt6rinaire
tropicaux ;PPCB : Peste et ptripneumonie contagieuse bovine ;RCA : RCpubliquecentrafricaine;
ZAGROP: Zone agropastorale.
464 GÉRARD ROMIER

dans les pays voisins (Tchad, Nigeria, Cameroun) et dépendent étroite-


ment de l’attitude de l’administration centrafricaine à leur égard (en
particulier du Service de l’élevage et des programmes de développement
de l’élevage). Elles dépendent également des conditions plus locales ainsi
que des débouchés possibles pour le commerce du bétail.
Les relations des Peuls avec l’environnement centrafricain s’inscrivent
dans ces diverses contraintes, tant extérieures qu’intérieures. Elles seront
resituées dans un contexte historique qui compte trois grandes périodes :
- la période précoloniale, marquée par les relations des lamidats peuls
de l’Adamaoua avec les régions de l’Ouest centrafricain ;
- la période coloniale et les premières années de l’indépendance : les
éleveurs peuls s’installent en Oubangui-Chari à partir de 1925. L’attitude
favorable de l’administration coloniäle se concrétise au début des années
1950 par une véritable politique de l’élevage. Après une période d’instal-
lation spontanée, l’espace peul se trouve alors cantonné à deux zones
principales du pays : à l’ouest, sur les plateaux de Bouar-Baboua-
Bocaranga; à l’est, à proximité de Bambari. Les nombreuses arrivées et la
dégradation des pâturages amènent ensuite les éleveurs fi vouloir sortir de
ce carcan ;
- la période 1970-1994, caractérisée par un véritable essor numérique
de la population peule et de son cheptel. La déréglementation des transhu-
mances et du contrôle sanitaire permet une colonisation pastorale de
presque tout le pays, sous la pression d’éleveurs qui recherchent de
nouvelles zones de pâture tandis qu’entrent en Centrafrique d’autres Peuls
en provenance du Cameroun et du Tchad. À partir de 1975-1980, une
nouvelle politique de développement de l’élevage est mise en place sous
l’égide de grands projets à financement multilatéral. Cette période est
aussi celle de la naissance d’une association d’éleveurs originale en
Afrique, la FNEC.

L’Ouest centrafricain, prolongement de l’Adamaoua camerounais

Les lamidats peuls de l’Adamaoua


et I‘ Ouest centrafricain à la fin du X I X ~siècle

L’organisation socio-politique du Nord camerounais est fondée au


X I X ~siècle sur l’émergence de grandes chefferies peules,
les lamidats, aux
mains des Foulbé. Ces États peuls trouvent leur origine dans la djihad
menée depuis Sokoto par Ousman dan Fodio et poursuivie dans cette
région par son <<lieutenant>> Adama lequel a donné son nom à
l’Adamaoua. Le pouvoir politique est tenu par l’émir de Yola mais les
nouveaux lamidats du sud et de l’est, tout en continuant à lui faire allé-
geance, s’émancipent progressivement. Ils se livrent entre eux à des luttes
violentes pour le contrôle de vastes zones d’influence dans les savanes
PEULS MBORORO DE CENTRAFRIQUE 465

périphériques. C’est ainsi que Tibati écarte les Foulbé de Banyo et de


Ngaoundéré de tout le centre du Cameroun et oblige Ngaoundéré à
s’orienter vers l’est et le sud-est, l’actuelle Centrafrique.
À la fin du siècle demier, Ngaoundéré entretient avec l’Ouest centrafri-
cain des relations prédatrices, guerrières, basées sur la recherche des
esclaves et plus normalement commerciales.
La société peule repose sur l’existence d’une classe d’esclaves capturés
sur les marges des lamidats. Autour de 1850, plus de 5 O00 esclaves sont
livrés chaque année à l’émir de Yola par les différents lamidats qui, outre
ce tribut, en capturent pour leurs propres besoins. Dans l’ouest centrafri-
cain les Foulbé de Ngaoundéré et de Reï-Bouba organisent des razzias
chez les Karré de Bozoum, chez les Pana de Bocaranga, et plus au nord,
chez les Laka du Sud tchadien. Certaines populations telles les Gbaya,
établies au sud des précédentes, après avoir été razziées, s’allient avec les
Foulbé pour leur foumir des esclaves pris chez leurs voisins.
Au sud des régions précédentes, la Sangha, après avoir été e pacifiée >>
par Ngaoundéré, entretient avec le lamidat des relations commerciales, en
particulier au travers du commerce de l’ivoire et d’autres produits de la
forêt. Des Foulbé et des commerçants haoussa sont établis dès la fin du
siècle dernier dans plusieurs villages entre Carnot et Baboua. Ces
échanges permettent un début de métissage culturel entre le monde peul et
les Gbaya de la Sangha. L’occupation de l’espace reste cependant très
fluide, marquée seulement par quelques pistes caravanières, pas toujours
très sûres, qui relient les marges de la forêt au village-marché de Koundé,
avant-poste avancé de Ngaoundéré, créé vers 1880.
Les plateaux de l’Ouest centrafricain sont alors désertés et les Mbororo
ne s’y sont pas encore installés. D’une part, le lamido de Ngaoundéré
tient à contrôler l’expansion de ses éleveurs et refuse que les Mbororo lui
échappent. Le premier ardo qui cherche à fuir est tué, un autre doit se
mettre sous la protection des Français. D’autre part, cet espace qui appa-
raît vide aux premiers explorateurs de la fin du siècle demier n’en est pas
moins contrôlé par les Gbaya. Certaines tentatives d’installation avant
1914 se seraient soldées par des tueries d’animaux et d’éleveurs, car les
Gbaya voyaient en eux des Foulbé esclavagistes. I1 faudra encore
quelques années avant que les premiers Mbororo commencent à s’établir
sur ces plateaux.

L’installation des éleveurs mbororo en Oubangui-Chari

Les nouvelles conditions politiques de la colqnisation favorisent


l’installation des éleveurs mbororo en Oubangui-Chari à partir de 1920.
En effet, la frontière avec le Cameroun détache les marges oubanguiennes
de l’influence du lamido de Ngaoundéré et, à Koundé, le représentant du
lamido est désormais remplacé par un lieutenant français. De plus, et à
466 GÉRARDROMIER

l’inverse du Cameroun, où les autorités coloniales laissent une certaine


autonomie aux grands chefs foulbé sur leurs sujets tout en les contr61ant’
les territoires du nord-ouest de l’Oubangui-Chari apparaissent comme de
véritables espaces de liberté à ceux qui ne supportent pas le pouvoir des
lami6e foulbé, les Mbororo en particulier.
La révolte gbaya contre les autorités coloniales ou << guerre du Kongo
Wara >>, entre 1928 et 1931, décourage momentanément les entrées en
territoire oubanguien mais la fin de cette guerre assure les éleveurs d’une
certaine tranquillité dans cette zone désormais <<pacifiéeD, et les arrivées
se multiplient. La << paix coloniale >> se traduit alors par le développement
de petits centres urbains, comme Bouar, et surtout de la capitale, Bangui.
Pour ces villes, les autorités coloniales veulent assurer un meilleur appro-
visionnement en viande et vont donc favoriser l’entrée des éleveurs sur le
Territoire.
L’expansion spatiale des Peuls dans les savanes centrafricaines à partir
de 1920 procède également de fuites dues aux pressions et répressions des
autorités coloniales ou traditionnelles. De plus, au Cameroun, l’arrivée de
nouveaux éleveurs, les Akou, entraîne une concurrence croissante sur les
pâturages. Les mouvements sont la résultante d’un subtil dosage entre
attractivité d’un côté de la frontière et répulsivité au-delà. Cette résultante
va évoluer au cours des années et expliquer des va-et-vient à travers la
frontière.
Les premiers Mbororo, des Djafoun, s’installent le long de la frontière
entre Baboua et les chutes de Lancrenon sur les plateaux indemnes de
trypanosomose et, surtout, vides de toute population sédentaire, ces
terrains n’étant utilisés que pour la chasse. Puis, peu à peu, ils s’avancent
très loin vers l’est. En 1935 leur aire d’extension forme un entonnoir qui
s’étend jusqu’à 500 km de la frontière camerounaise en direction de
Bangui. Mais ces savanes, plus basses, sont aussi plus malsaines, les
cours d’eau sont infestés de glossines et les pertes par trypanosomose sont
nombreuses. Les années 1935-1945 marquent un retour vers l’ouest des
éleveurs qui se concentrent sur les plateaux occidentaux, dans un quadri-
latère d’environ 5 O00 km2tandis que d’autres gagnent les savanes de l’est
du pays, vers Bambari.

Une politique vétérinaire favorable aux éleveurs

Les débuts (1932-1948):des moyens limités

Le Service de l’Élevage n’est créé qu’en 1932. Un vétérinaire est


installé à Bangui, un autre à Bouar et quelques infirmiers sont recrutés. Le
souci des autorités coloniales est avant tout d’approvisionnerles villes, en
premier lieu Bangui mais aussi les villes de l’est du pays comme Bambari
PEULS MBORORO DE CENTRAFRIQUE 467

ou Bangassou. La clientèle est surtout formée par la communauté euro-


péenne dont l’alimentation carnée avait été constituée jusque-là de
conserves, de cabris et poulets et de viande de chasse. Mais l’on envisage
aussi, comme l’on dit alors, << de réduire les carences protéiques des popu-
lations indigènes P.
Une nouvelle zone d’élevage est ouverte à l’est en 1939, à proximité de
- Bambari, deuxième ville du pays. Chaque année, des éleveurs, encadrés
par le Service de L’Élevage, s’installent dans les savanes orientales ; en
1949, dix ans après les premières arrivées, cette région compte près de
100 O00 têtes de bétail. L’ouest demeure la principale région d’élevage,
avec 200 O00 bovins.
Faute d’hommes et de moyens, à cause aussi de l’immensité du pays et
des difficultés de communication, les autorités se contentent d’encourager
l’arrivée des éleveurs en Oubangui-Chari par une attitude favorable, en
les exonérant de l’impôt sur le bétail, alors qu’il existait au Cameroun, ou
en traitant les animaux en partance pour l’est du pays.

Une véritable politique de l‘élevage (1948-1960)

La mise en place d’une politique de développement par l’intermédiaire


du FIDES à la fin des années 1940 apporte des changements importants.
Elle se traduit d’abord par la création de bains détiqueurs et de centres
d’élevage, ensuite par la définition de zones pastorales d’élevage.
Vers 1950, les éleveurs de l’Ouest, repliés sur les plateaux de Bouar-
Baboua-Bocaranga, à plus de 1O00 mètres d’altitude, vivent une situation
pastorale difficile. Ils ne peuvent exploiter les pâturages des plateaux
toute l’année et en descendent en saison sèche vers les vallées où leurs
zébus sont victimes des trypanosomoses. Mais à leur retour sur les
plateaux, en saison des pluies, la grande quantité de troupeaux resserrés
sur un espace restreint favorise la transmission des babésioses par les
tiques et celle de la trypanosomose par les insectes vecteurs. La pratique
pastorale qui consistait auparavant à laisser les pâturages en repos pendant
deux ou trois ans, les agriculteurs les utilisant alors pour les chasses au
feu, a été abandonnée. Le passage du feu et la mise en repos des pâturages
permettaient de les assainir des tiques tout en favorisant également le
renouvellement de la strate herbacée. La densité pastorale interdit désor-
mais ce système de rotation.
Les bains détiqueurs, une dizaine à l’ouest et six à l’est, sont installés
sur le pourtour des zones de pâturage de saison des pluies pour lutter
contre la prolifération des tiques. Des centres vétérinaires sont créés à .
proximité. Les éleveurs peuvent y faire soigner leurs bêtes par l’agent
vétérinaire et bénéficier d’une pharmacie. Lors des retours de transhu-
mance les animaux passent dans une solution parasiticide afin d’éliminer
les insectes vecteurs, en particulier les tiques. Selon les vétérinaires, ces
468 GÉRARD ROMER

bains parasiticides auraient aussi permis une diminution des trypanoso-


moses. Ils ont surtout eu pour conséquence de pouvoir regagner des
pâturages considérés comme malsains. La création de ces infrastructures
suscite l’enthousiasme des éleveurs. Elle permet aussi à certains chefs de
renforcer leur pouvoir.
Deux zones d’élevage destinées à maintenir les éleveurs dans le pays et
à leur assurer des droits fonciers sont créées, la première à l’ouest en
1953, la deuxième dans la région est de Bambari en 1955. Leur usage est
réservé en priorité aux éleveurs, les cultures n’y étant admises que sous
autorisation et à condition d’être encloses. L’objectif est de réserver un
espace indemne de trypanosomoses aux éleveurs et de tenter de lutter
contre l’envahissement progressif de ces zones à vocation pastorale par
les agriculteurs. Réciproquement, lors de la transhumance, I’éleveur est
prié de respecter les cultures.
L’attitude du Service de l’Élevage est dictée essentiellement par la
nécessité de maintenir les éleveurs sur le territoire de la colonie. Ceux-ci
ayant alors tendance à repartir vers le Cameroun, il faut leur fournir des
avantages en Oubangui-Chari. C’est pour cette raison notamment que les
pratiques pastorales comme la transhumance ne sont pas interdites. En
revanche, il n’est pas accordé le droit aux éleveurs de s’installer à nouveau
dans les zones basses fortement trypanosomées. I1 est vrai que pour les
Mbororo, le souvenir des pertes en bétail, l’inexistence d’infrastructures
vétérinaires et l’absence de droits face aux cultivateurs sont autant de
raisons qui ne peuvent que les inciter à demeurer sur les plateaux de
l’ouest. S’il n’y a pas sédentarisation, il y a quand même un encourage-
ment trbs net à rester dans des zones bien définies. De même, les
interlocuteurs privilégiés des vétérinaires sont les chefs qui se sont établis
dans des endroits fixes, comme le chef foulbé Ibrahim, à De Gaulle.
Certains ardo’en mbororo, comprenant les avantages qu’ils peuvent retirer
de ces contacts, ne tardent d’ailleurs pas à l’imiter. Les bains détiqueurs,
instrument de pouvoir pour beaucoup d’ardo’en, sont vus par les vétéri-
naires comme <<uneétape vers la sédentarisation>> (Crouail 1969).

Cette politique, qui se veut favorable aux éleveurs, atteint très rapide-
ment ses limites. La concentration des troupeaux sur les plateaux aboutit à
une dégradation du pâturage qui se traduit en savanes humides par un
processus d’envahissement par les ligneux, arbres et arbustes, et un affai-
blissement de la valeur fourragère des graminées dont les meilleures
espèces disparaissent. Cette dégradation est remarquée dès 1950, mais les
études menées par les agrostologues et quelques essais de mise en défens
n’ont que peu de conséquences sur le plan pratique. À la fin des années
1950, les vétérinaires cherchent à ouvrir de nouvelles zones aux éleveurs.
Un important programme de mise en valeur est réalisé dans la région de la
Topia, à l’est de Carnot ; un bain détiqueur y est installé et la zone est
PEULS MBORORO DE CENTRAFRIQUE 469

éradiquée de glossines par débroussage des galeries forestières.


Curieusement, peu d’éleveurs s’installent dans cette petite région et le
nombre de têtes de bétail n’y dépassera jamais 15 000. I1 est vrai que les
effectifs bovins des plateaux occidentaux ne varient guère entre 1950
et 1960, stabilisés autour de 200 O00 à 250 O00 têtes. La dégradation du
milieu reste encore limitée, contrairement à la décennie suivante marquée
par un doublement des effectifs. Cet accroissement du cheptel explique la
pression très forte des éleveurs pour pouvoir descendre à nouveau vers
l’est, vers Carnot et Yaloké, où le Service de l’Élevage prévoit de leur
ouvrir une nouvelle zone.
Les autorités coloniales n’arrivent pas toujours à empêcher les retours
vers le Cameroun. C’est le cas en 1953, lorsqu’une tentative de rétablir
l’impôt sur le bétail entraîne le retour d’un tiers du troupeau occidental
vers le Cameroun. Dans la région orientale de Bambari, il est très difficile
aux éleveurs de revenir vers l’ouest mais, en revanche, on assiste à des
tentatives pour aller encore plus à l’est. Différentes raisons telles que les
conflits fréquents avec les paysans, la recherche de nouveaux pâturages
ou la volonté de s’émanciper de certains chefs, sont à l’origine de ces
mouvements. Mais ces zones de l’extrême Est sont fortement trypano-
somées et les pertes en animaux sont nombreuses, plus de 10O00 têtes en
1955, soit à peu près 10 ?6 des effectifs de la région.

Contraintes sanitaires et dégradation des pâturages :les années 1960

La décennie 1960-1970 est marquée par une législation plus sévère


édictée essentiellement pour des raisons sanitaires. En effet, une épidémie
de péripneumonie bovine s’est déclarée en 1958-1960 dans l’ouest du
pays et la politique adoptée a été d’isoler les troupeaux malades ou
suspects dans une zone située à l’écart de la zone d’élevage occidentale,
la zone P. Les troupeaux installés dans cette zone ne doivent en aucun cas
se trouver en contact avec ceux, réputés sains, qui demeurent dans la zone
d’élevage. Pour cette raison également, les transhumances sont réglemen-
tées. Une réunion de transhumance réunissant les autorités
administratives, les vétérinaires et les principaux chefs peuls a lieu au
début de chaque saison sèche pour déterminer les itinéraires à suivre et les
emplacements à occuper en fonction de l’appartenance à telle ou telle
commune d’élevage*. Des cartes d’identification, de couleurs différentes
selon la commune, sont distribuées aux éleveurs. Des goumiers sont
chargés de contrôler les déplacements et, à la fin de la période de transhu-
mance, de faire revenir ceux qui, de plus en plus nombreux, cherchent à
s’installer dans leur zone de transhumance. En effet, malgré l’ouverture
de la zone P qui, dans un premier temps, a déchargé les pâturages des

2. Les communes d’&levage ont Bt6 cr66es en 1963, ?a partir des zones d’6levage.
470 GÉRARDROMIER

plateaux, malgré aussi l’aménagement de la petite zone de la Topia, les


éleveurs se sentent de plus en plus à l’étroit sur les pâturages dégradés de
l’Ouest centrafricain, ceci d’autant plus que les arrivées en provenance du
Cameroun redeviennent nombreuses durant cette période.
L’objectif reste toujours d’augmenter le cheptel du pays et, pour cette
raison, on n’empêche pas les éleveurs camerounais de s’établir en
Centrafrique. D’autre part, la législation qui visait à limiter les pratiques
agricoles dans les communes d’élevage n’a pas été appliquée avec rigueur.
Des paysans, venus de Bouar, de Bocaranga, voire du Cameroun, se sont
installés le long des pistes et ont créé des villages. À la fois désireux de
s’éloigner de l’administration et de se rapprocher des éleveurs auxquels
ils proposent leurs services ou la vente de leurs produits, ils se trouvent
aussi souvent en conflit avec eux pour des dégâts dans les champs qui ne
sont pas clôturés.
À la fin des années 1960, l’élevage pastoral, dans l’ouest du pays, se
trouve dans une impasse : les éleveurs dont le troupeau est passé de
200 O00 têtes en 1957 à 400 O00 en 1968, sont bloqués sur les pâturages
dégradés des plateaux de Bouar-Baboua-Bocaranga (cf. carte). Ils essaient
vainement d’investir les pâturages de saison sèche au sud et à l’est, mais

Extension de I’élevage

Limites de l’élevage bovin mbororo en 1935,1953-1960.1994.


PEULS MBORORO DE CENTRAFRIQUE 47 1

les autorités vétérinaires s’emploient à freiner cette expansion qu’elles .


entendent contrôler, à cause des trypanosomoses et, surtout, de la
présence, dans le centre du pays, d’un troupeau de taurins trypanotolé-
rants, en phase de constitution chez les paysans. I1 faut à tout prix protéger
ces taurins très sensibles au type de vaccination que l’on pratique alors
contre la péripneumonie. Dans l’est, les effectifs bovins sont restés plus
stables et les problèmes ne se posent pas avec autant d’acuité.
Cette situation va chariger lorsque Bokassa décide, en 1970, de’se sépa-
rer de l’assistance technique française, perdant ainsi les crédits de
fonctionnement assurés par le FAC et le FED.

La Centrafrique, pays d’&levage?

La diffusiondu peuplement pastoral (1970-I994)

Au début des années 1970, le Service de l’élevage et les goumiers char-


gés de faire revenir les éleveurs à la fin de la période de transhumance
interviennent de plus en plus difficilement. Ils ne réussissent pas à enrayer
l’expansion des éleveurs qui cherchent de nouveaux pâturages et veulent
s’émanciper de la tutelle des maires des communes d’élevage. D’autre
part, des paysans et-autorités locales des régions dépourvues de cheptel
demandent l’installation des éleveurs chez eux. Enfin, la ruine du cheptel
trypanotolérant, liée à des défaillances d’encadrement plus qu’à des
raisons sanitaires, ouvre aux Mbororo des pâturages qui leur étaient inter-
dits dans les années 1960.
Dans le même temps, arrivent du Tchad des éleveurs chassés par la
sécheresse et la guerre civile. Ils entrent par la frontière nord et s’instal-
lent dans les zones cotonnières de Bocaranga, Paoua, Bossangoa, Bouca,
qui, jusqu’alors, étaient réputées malsaines à cause de la prolifération des
glossines de savane. Leur aire pastorale correspond à une partie des terri-
toires de transhumance des premiers Mbororo Djafoun, ce qui oblige
ceux-ci à descendre plus vers le sud pendant la saison sèche. Les arrivées
en provenance du Cameroun diminuent, notamment sur les plateaux du
nord-ouest, mais continuent plus au sud, aux environs de Gamboula.
Entre 1970 et 1990, les savanes du centre (Yaloké, Bossembélé, Boali,
Boda.. .) se peuplent peu à peu d’éleveurs Mbororo, soit venus directe-
ment de Bouar, Bocaranga, Baboua, soit en ayant transité par Carnot.
Certains descendent loin au sud, jusqu’à la limite de la forêt dense ; les
éleveurs de Béa-Panzi à l’extrême sud-ouest du pays sont installés au
milieu d’une savane incluse, en contact avec les Pygmées, ceux de Boboua
sont établis à seulement 50 km au nord de Mbaiki. Au contraire, dans les
anciennes zones de peuplement pastoral des plateaux ou même de la zone P
les effectifs du cheptel et de la population peule diminuent nettement.
472 GÉRAIZDROMIER

La période récente, de 1984 à 1994, est marquée par une régression, ou


au mieux une stabilisation de la population pastorale et de son cheptel,
contrairement à l’évolution constatée entre 1970 et 1980-1983. Le trou-
peau bovin du pays, qui était passé de 540 O00 têtes en 1968 à 2’3 millions
en 1983, ne semble guère avoir augmenté depuis cette date.
Des différences régionales sont toutefois perceptibles.
- Les anciennes zones des plateaux n’attirent plus les éleveurs, malgré
leur avantage sur le plan sanitaire. La reforestation, l’appauvrissement des
pâturages les rendent peu attractifs. Enfin, peu nombreux sont ceux qui
cherchent à se rapprocher des maires des communes d’élevage qui songent
plus à percevoir la zakat, l’impôt religieux, qu’à défendre les intérêts des
éleveurs.
- Seuls la bordure des plateaux et les secteurs situés à la frontière du
Tchad enregistrent encore des arrivées.
- Dans le centre et le sud du pays, les trypanosomoses et les babésioses
sont la principale cause des retours vers le nord et la bordure des plateaux
occidentaux.
- Dans la partie est de la RCA, il y a eu, comme 2 l’ouest, une forte
augmentation des effectifs jusqu’au début des années 1980, suivie d’une
diminution sensible. Certains éleveurs sont revenus s’installer dans le
centre et l’ouest du pays.

De nouvelles conditions pour les éleveurs

Après l’abandon des infrastructures (pistes d’élevage, centres vétéri-


naires, bains détiqueurs.. .) et de la législation sanitaire des .années
1950-1970, les quinze demières années sont à la fois caractérisées par un
encadrement très lourd sous l’égide de projets d’élevage à financement
multilatéral et, dans le même temps, par la création et le développement
de la Fédération nationale des éleveurs centrafricains, qui favorisent une
autonomie croissante des éleveurs face à une administration dont le rôle
est appelé à se réduire.
En 1994, les Cléments législatifs et matériels principaux qui organi-
saient encore l’élevage pastoral à la fin des années 1970 ont presque
complètement disparu. Les communes d’élevage continuent d’exister
avec les maires à leur tête, mais elles ont depuis longtemps perdu leur rôle
initial de << sanctuaire pastoral >>. Elles sont devenues des zones agropasto-
rales où se mêlent éleveurs et agriculteurs. A l’ouest, ces agro-éleveurs
sont propriétaires de petits troupeaux de 20 à 25 bovins en moyenne.
Quant aux éleveurs peuls, ils ont été nombreux à quitter les plateaux de
I’Oukst et ils sont peu désireux d’y revenir.
En outre, les bains détiqueurs ont été complètement abandonnés
- malgré quelques tentatives de remise en fonction et une création malheu-
reuse en 1984 dans la région de Bossembélé - au profit des traitements
PEULS MBORORO DE CENTRAFRIQUE 473

individuels, à la charge des éleveurs. Ce changement tient à la diffusion


de nouveaux produits, facilement utilisables par les éleveurs.

L’organisation du monde pastoral

Pourtant, la situation actuelle se caractérise aussi par des points positifs


dont le plus notable est l’existence d’une association professionnelle,
originale en Afrique, la FNEC. Elle a succ6dé à I’ANEC, créée en 1973 et .
elle-même issue de groupements d’éleveurs constitués à la fin des années
1960. Son rôle essentiel est de défendre et de représenter les intérêts des
éleveurs. Elle leur fournit des intrants vétérhaires par le biais d’un réseau
de dépôts et par l’intermédiaire de groupements de base, les GIP.
Les premiers GIP ont été créés au milieu des années 1980 mais le plus
grand nombre date du début des années 1990. En 1995, on compte plus de
200 GIP sur l’ensemble du pays, regroupant au total 5 O00 éleveurs, la
majorité d’entre eux étant des Peuls. Certains de ces groupements
comprennent aussi bien des éleveurs peuls que des cultivateurs gbaya ou
k m é parmi leurs membres ; d’autres, dénommés GIAP, ne regroupent que
des agriculteurs-éleveurs,par exemple dans les zones de culture attelée du
nord de la RCA. Les GIP ont d’abord eu un rôle essentiel en délocalisant
l’approvisionnement en intrants vétérinaires. Ils s’orientent maintenant
vers une tâche de formation et d’alphabétisation des éleveurs (plus exac-
tement une formation à l’écriture latine puisqu’une majorité d’entre eux
est déjà lettrée en écriture arabe) et une association de plus en plus étroite
aux affaires de la FNEC.
Le pouvoir au sein de la FNEC était détenu jusqu’à une date récente par
les maires des communes d’élevage-qui, à défaut de pouvoir combattre de
front l’émergence des GIP, ne leur ont jamais été franchement favorables.
L’assemblée générale extraordinaire de la FNEC, tenue en août 1994, a
favorisé une meilleure représentation des GIP. La question est de savoir si
les intérêts des petits éleveurs seront maintenant mieux défendus ou bien
si l’a aristocratie D des présidents de GIP va remplacer demain celle des
maires des communes d’élevage.

Un avenir incertain

La présence des éleveurs peuls en République centrafricaine, bien que


déjà ancienne pour les premiers lignages Djafoun, est encore relativement
récente pour les arrivants des années 1970, en provenance du Tchad pour
la majorité d’entre eux. Leur avenir et donc leur présence en territoire
centrafricain dépendent de facteurs intérieurs mais aussi extérieurs, dans
l’équilibre délicat entre les avantages et les inconvénients que l’éleveur
peut trouver de part et d’autre de la frontière.
474 GÉRARDROMJER

Des conditions intérieures difficiles

Parmi les facteurs intérieurs pouvant avoir une influence sur la présence
des éleveurs peuls en RCA,les plus décisifs, nos yeux, sont les possibili-
tés d’écoulement du bétail ; les problèmes d’insécurité ; les relations avec
les paysans et les droits fonciers reconnus à l’élevage pastoral; la place de
l’éleveur dans la société centrafricaine ; la santé animale ; et, enfin, la
dégradation des pâturages.

Le marché intérieur absorbe 290 O00 têtes de bétail dont 66 O00 pour
Bangui. L’approvisionnement en viande de la capitale se fait de moins en
moins à partir du troupeau centrafricain qui n’en assurait plus que 56 %
en 1990 contre 93 % en 1986. En 1960-1965,90 9% du tonnage était
constitué par du bétail centrafricain.
Sur le marché intérieur les cours du bétail dépendent en grande partie
du pouvoir d’achat des fonctionnaires. En 1992 et 1-993ceux-ci étaient
payés avec plusieurs mois de retard; en 1994 ils sont payés avec régula-
rité et, malgré la dévaluation du franc CFA,les ventes reprennent. Le
problème principal, sur le marché intérieur, concerne surtout les éleveurs
de la région est, en concurrence directe pour l’écoulement de leur produc-
tion avec les importations en provenance du Soudan. Les régions
diamantifères de la Haute-Kotto, approvisionnées traditionnellement à
partir de la zone de Bambari, ne recevaient plus en 1990 que du bétail
soudanais. Toujours en 1990, les prix étaient 25 % plus élevés dans la
région ouest pour les meilleurs animaux et le différentiel atteignait 40 %
pour les femelles de réfoime et les animaux hors d’âge.
La concurrence des animaux en provenance du Soudan ou du Tchad
n’est pas un phénomène nouveau. L’approvisionnement de Bangui a
longtemps été assuré à partir du Tchad, puis à partir du cheptel centrafri-
cain mais la tendance s’est inversée ces demières années au détriment des
Cleveurs de l’est. Ceux de l’ouest approvisionnent la région de Carnot-
Berbérati, déficitaire en viande, et exportent aussi vers le Cameroun.
D’une manière générale, la perte de pouvoir d’achat des éleveurs a été
très importante, à cause de la baisse des prix du bétail, de l’ordre de 20 %
entre 1985 et 1990. Ceci a accéléré la surexploitation du troupeau chez les
petits éleveurs et une décapitalisation. Le taux d’exploitation moyen est
de 13 % mais atteint 19 % chez les plus pauvres. Or, le taux d’équilibre se
situerait à 12 %. Certains de ces éleveurs appauvris ont ainsi dû se lancer
dans la pratique de l’agriculture.

Depuis quelques années l’insécurité s’est développée dans le pays.


D’abord limitée à quelques attaques de taxis-brousse et à certaines
régions, elle s’est très vite étendue à l’ensemble du pays en touchant plus
particuli5;ciilGlltt les éleveurs. Attaqués au retour du marché et, de plus en
PEULS MBORORO DE CENTRAFRIQUE 475

plus fréquemment dans leurs campements, leurs enfants enlevés ou tués,


ils constituent des cibles faciles et surtout potentiellement riches pour ces
bandits appelés zarguinas. Les Peuls Ouda sont souvent soupçonnés, à
tort ou à raison, d’être les auteurs de ces attaques. Plusieurs éleveurs,
souvent originaires du Tchad, ont été arrêtés et parfois tués par les forces
de l’ordre. Cette insécurité touche à peu près toutes les régions du pays ;
elle a été la cause de mouvements, soit vers d’autres régions, voire même
le Cameroun, soit vers les villages proches, les troupeaux restant alors en
brousse sous la garde de bergers.

Si les relations entre les éleveurs et les paysans reposent en grande


partie sur des complémentarités économiques (achat de produits vivriers,
manioc notamment, emploi des paysans pour cultiver les champs, pour
construire les cases, et, de moins en moins souvent, gardiennage des trou-
peaux par des bergers, en particulier chez les Gbaya de l’Ouest centrafricain,
etc. ; achat de viande, voire même de bétail, par les agriculteurs), elles
sont aussi faites de rivalité, les agriculteurs revendiquant de plus en plus
leurs droits sur des terres, parfois très éloignées des villages.
Les conflits sont fréquents et se règlent à l’amiable lorsque l’éleveur
accepte de payer une amende plus ou moins lourde pour les dégâts occa-
sionnés par son troupeau dans le champ du paysan. Mais les amendes,
dont le montant est pourtant tarifé légalement, sont souvent exagérées.
Parfois, aussi, les conflits dégénèrent en batailles rangées entre les deux
communautés (à Bossangoa, en 1993). De leur côté, les éleveurs se plai-
gnent d’abattages de leurs animaux dont la viande est ensuite boucanée.
Des solutions globales peuvent être recherchées avec le concours des
autorités et des agents des Services de l’Élevage et de l’Agriculture. La
définition de limites géographiques entre zone d’élevage et zone agricole
est l’une d’entre elles : les villages étant le plus souvent situés le long des
routes, on considère que les champs peuvent être ouverts jusqu’à une
distance de 5 km du bord de la route, ou bien l’on recherche des limites
naturelles telles que des vallées.
Plus récemment, les Projets d’élevage ont été à l’origine de zones agro-
pastorales, les ZAGROP, entités territoriales assez vastes (de l’ordre de
400 km2). Ces zones - définies après de nombreuses concertations entre
les éleveurs et leurs GIP, les paysans, les autorités administratives et tech-
niques - sont officialisées par décret présidentiel. Les retards pris dans
l’officialisation de ces zones, joints aux difficultés pour aboutir à une
gestion collective d’ensembles aussi vastes (ils regroupent dans la partie
dévolue à l’élevage une moyenne de 200 à 250 éleveurs, pas tous adhé-
rents des GIP), n’ont pas assuré le succès de ces opérations. Néanmoins, la
prochaine phase de l’ANDE, financée en grande partie par la Banque
mondiale, prévoit de créer de nouvelles ZAGROP, mais en cherchant cette
fois à trouver des relais à des échelons territoriaux plus petits.
476 GÉRARDROMIER

Dans le centre du pays, dans la préfecture de 1’Ombella-Mpoko, les


couloirs de transhumance ont été matérialisés sur le terrain, et des arrêtés
interdisent toute culture de part et d’autre de ces couloirs.
La recherche de limites entre élevage et agriculture est une revendica-
tion constante des deux communautés mais les accords qui sont trouvés
sont malheureusement très vite battus en brèche et n’empêchent en rien
les discussions et, parfois, les manifestations plus violentes (tueries d’ani-
maux, bagarres).
Entamée dès les années 1950-1960par la création des zones d’élevage
occidentale et orientale puis par celle des communes d’élevage, la
recherche de droits fonciers pour les éleveurs est plus que jamais à l’ordre
du jour. Mais elle s’oriente vers une association des collectivités agricoles
et pastorales à la gestion de leur espace plutôt qu’à une séparation nette
des deux activités. Cette séparation est d’ailleurs remise en cause par l’in-
troduction de bétail chez certains paysans et par l’engagement agricole
croissant de nombreux éleveurs.

Les éleveurs peuls se distinguent à bien des égards des autres


Centrafricains : par leur richesse, leur religion, leur langue, leur mode de
vie, mais surtout par leur installation récente en Centrafrique. Cet
ensemble de caractères spécifiques est-il maintenant bien accepté ? On
peut en douter lorsque l’on constate que le langage courant distingue les
<< musulmans D des << autochtones >> ou que les conflits avec les paysans
restent monnaie courante. Mais, d’autre part, les éleveurs peuls venus des
pays voisins ont trouvé une véritable terre d’accueil en Centrafrique où ils
ont acquis la nationalité centrafricaine, sont représentés par la FNEC et les
GIP, ont obtenu des droits fonciers spécifiques, dans les communes d’éle-
vage puis, récemment, dans les ZAGROP, et bénéficié, directement ou
indirectement, d’un certain nombre de financements.

Le pays bénéficie d’un réseau de dépôts vétérinaires régulièrement


approvisionnés. Des formations à la posologie ont touché tous les GIP.
Quant à la vaccination conjointe peste bovine-péripneumonie, elle conti-
nue d’être assurée chaque année par les agents d’élevage, moyennant une
participation financière peu élevée (1 15 F CFA par tête en 1994).
I1 reste que l’élevage centrafricain est un <<élevagesous seringue D, que
les problèmes de chimiorésistance se posent lorsque les dosages sont mal
faits, et que le coût élevé des médicaments vétérinaires pénalise durement
les éleveurs.
L’environnement sanitaire reste difficile mais s’est beaucoup amélioré,
soit par la diminution de certaines affectidns (on peut citer la régression
vers l’extrême Est de la trypanosomose à Glossina morsitans submor-
sitans, ce qui a permis la colonisation pastorale des savanes du Nord
centrafricain), soit par la mise sur le marché de médicaments plus faciles
PEULS MBORORO DE CENTRAFRIQUE 477

à administrer et surtout plus efficaces. L’amélioration la mieux ressentie


par les éleveurs est sans aucun doute leur autonomisation croissante par
rapport aux agents vétérinaires pour toutes les opérations de prophylaxie
et de soins courants. L’agent, chef de poste ou de secteur, partage désor-
mais son activité entre la campagne de vaccination annuelle PPCB et la
vulgarisation-formation ; il doit aussi veiller à défendre les intérêts des
éleveurs dans les conflits qui surviennent avec les paysans.
Les pâturages sont à peu près partout dégradés. Les plateaux ont
d’abord été envahis par Harungana madagascariensis au cours des
années 1960. À la fin des années 1970, l’herbe du Laos, Chromolaena
odoratas, utilisée comme plante de couverture dans les plantations de café
du sud-ouest du pays, commence à envahir les pâturages dégradés. Elle
progresse le long des routes et à l’emplacement des anciens campements.
La dégradation des parcours se traduit aussi par la reforestation et la
disparition du couvert herbacé, plus particulièrement au nord de Baboua
et au sud de De Gaulle.
Ce problème n’est pas récent puisqu’il était déjà signalé au début des
années 1950, que les premières études agrostologiques ont eu lieu en 1954
et 1957, suivies, dans la décennie 1960-1970, par des recherches de
spécialistes de I’IEMVT. Vingt-cinq ans plus tard la situation est devenue
très préoccupante, à cause de l’envahissement des zones dégradées par
cette herbe du Laos et par les ligneux. Les recherches récentes ont porté
sur l’éradication par les produits chimiques et les moyens mécaniques. Si
les résultats techniques sont prometteurs, leur prise en charge est impos-
sible par les éleveurs. Ceux-ci, souvent conscients du problème de la
dégradation du pâturage, acceptent désormais l’idée de pratiquer une
gestion plus moderne de leur terroir pastoral, avec l’aide et les conseils
des projets. Des mises en défens et la création de parcelles fourragères ont
ainsi été expérimentées dans quelques campements. Mais ceux qui ont
accepté de tester ces innovations l’ont fait probablement au moins autant
pour fortifier leur statut social que par souci de préserver et d’améliorer
les ressources fourragères. Pour la majorité des éleveurs la solution réside
encore dans la fuite. La durée de vie d’un campement au même endroit est
en moyenne de sept années.

Une dépendance grandissante vis-à-visde I’ extérieur

Les conditions extérieures pouvant avoir un effet sur la stabilisation


(ou, au contraire la mise en mouvement) des éleveurs installés en
Centrafrique sont de trois sortes : les possibilités d’accueil dans les pays
voisins ; les débouchés et les prix du bétail ; l’aide extérieure apportée par
les projets de développement.

3. figalement appelBe Eupatorium odoratuni et, populairement, ((herbe de Bokassa,.


478 GÉMRD ROMER

Le Cameroun est une terre de repli naturelle pour beaucoup d’éle-


veurs de Centrafrique, en particulier pour ceux de l’ouest qui entretiennent
des relations étroites avec ce pays voisin. Chaque année, des éleveurs
repassent de l’autre côté de la frontière puis, souvent, reviennent. Les
relations restent étroites entre l’Adamaoua camerounais et l’Ouest centra-
fricain au travers des transactions commerciales sur le bétail et les produits
manufacturés, au travers également des relations familiales et religieuses
(des éleveurs se rendent äu Cameroun, voire au Nigeria, pour se faire
soigner par des marabouts réputés). Les retours définitifs ou de grande
ampleur, comme celui de 1953 lorsque l’administration avait voulu réta-
blir l’impôt sur le bétail, sont devenus presque impossibles à cause de la
raréfaction des pâturages camerounais et d’une moins grande liberté lais-
sée aux éleveurs face aux services vétérinaires. D’autre part, il ne faut pas
oublier que les entrées d’éleveurs en Centrafrique se sont faites ces vingt
demières années essentiellement à partir du Tchad.
Ce deuxième voisin pourrait lui aussi attirer les éleveurs qui restent
près de sa frontière, mais l’insécurité y est encore grande dans la partie
méridionale, et le souvenir des massacres de musulmans en 1979 est
toujours vif.
Le Soudan, beaucoup trop éloigné, ne joue guère de rôle attractif.
Le Zaïre ne peut espérer attirer les éleveurs vers les savanes situées au
sud de l’Oubangui; en 1983, une tentative pour y pénétrer s’est soldée par
la mort de plusieurs bergers tués par les soldats zaïrois et la perte des
troupeaux, massacrés ou confisqués.

Le marché extérieur, Cameroun et Nigeria, absorbe annuellement


40 O00 têtes de bétail en provenance de la partie occidentale de la RCA.
Les prix du bétail dépendent étroitement des conditions 6conomiques qui
prévalent dans ces deux pays. Malgré la dégradation de leur économie, le
Cameroun et le Nigeria offrent toujours des possibilités d’exportation
importantes pour le bétail de l’ouest centrafricain.

L’impact des financements extérieurs relève d’une analyse qui ne


peut être que longue et complexe. On tentera un rapprochement entre la
chronologie des financements et l’évolution du peuplement pastoral.
- 1950-1960. Les financements FIDES permettent la construction des centres vétéri-
naires et des bains détiqueurs. Durant cette période, le peuplement pastoral n’évolue
guère, après l’exode de 1953. Néanmoins, la politique menée durant cette période attire
à nouveau les éleveurs camerounais àpartir de 1955.
- 1960-1970. Les financements extérieurs, FAC et FED,s’accroissent fortement (pistes
d’élevage, laiterie de Sarki). Parallèlement, la population pastorale continue d’augmen-
ter à un rythme soutenu.
- 1970-1979. La disparition de l’aide extérieure ne s’accompagne pas d’une diminu-
tion ou même d’une stabilisation de la population pastorale, bien au contraire. De
nouveaux éleveurs arrivent, en particulier du Tchad, et s’installent sur une grande
partie du pays.
PEULS MBORORO DE CENTRAFRIQUE 479

- 1979-1994.Les financements reprennent, les bailleurs de fonds sont le FAC, le FED,


la Banque mondiale, le FIDA. Dans le même temps, le nombre d’éleveurs peuls n’aug-
mente que très peu (peut-être même diminue-t-il ?).
I1 ne semble donc pas y avoir de conséquence immédiate des finance-
ments destinés à l’élevage sur l’évolution démographique des éleveurs.
L’impact des opérations entreprises ne se fait sentir que plusieurs années
après leur réalisation. On peut citer ainsi l’ensemble bains détiqueurs-
centres vétérinaires-zone d’élevage dont l’attrait paraît surtout net à partir
de la fin des années 1950.
Certaines opérations n’attirent pas les éleveurs autant qu’escompté :
c’est le cas de la zone de la Topia, vers 1960, ou du bain détiqueur de
Yérémo, en 1983, où n’est jamais passée plus d’une centaine de têtes. I1
est probable que le contexte général dans lequel sont lancées ces opéra-
tions joue au moins autant dans leur réussite que leur qualité technique.
Les facteurs qui peuvent être attractifs pour les éleveurs ne sont pas
toujours pris en compte par les projets et, même s’ils les connaissent,
sont-ils en mesure de les intégrer? Enfin, l’idéologie des projets est-elle
toujours en phase avec celle des éleveurs, ces demiers recherchant plutôt
des solutions individuelles à leurs problèmes (de pâturages, de santé
animale, de sécurité.. .) alors que l’on tente de leur faire adopter des
pratiques d’intérêt collectif?
*
Les éleveurs peuls sont maintenant bien intégrés à la société centrafri-
caine : ils bénéficient de l’existence de structures socioprofessionnelles où
l’on trouve également des non-Peuls, leur poids économique est reconnu
et l’élevage est une activité prioritaire pour l’économie du pays. Mais les
conditions pour pratiquer l’élevage se sont dégradées en ce qui concerne
la sécurité, la valeur des pâturages et la sécurisation foncière des éleveurs
face aux revendications des paysans. À l’extérieur de la RCA, seul le
Cameroun (et dans une moindre mesure le Tchad) pourrait jouer un rôle
attractif sur les éleveurs centrafricains mais la Centrafrique leur offre un
meilleur approvisionnement en intrants vétérinaires, un début de structu-
ration à la base par les groupements d’éleveurs et un espace immense
disponible. Les problèmes de santé animale, trypanosomose notamment,
et de dégradation des pâturages se posent également avec acuité au
Cameroun sans que des solutions meilleures et adaptables aux petits et
moyens éleveurs aient pu être proposées.
La situation des éleveurs peuls en Centrafrique reste très dépendante de
l’évolution des conditions intérieures du pays et de celles du Cameroun,
soit comme terre de retour éventuel, soit comme débouché essentiel au
marché du bétail, du moins pour les troupeaux de l’ouest de la RCA. I1
apparaît cependant que les retours vers l’ouest sont maintenant devenus
480 GÉRARDROMER

très difficiles et, qu’à moins d’une détérioration notable de leurs condi-
tions de vie, les éleveurs peuls centrafricains sont peu enclins à quitter le
pays. Ils y ont acquis, au fil des ans, une reconnaissance sociale et leur
poids économique rend leur présence nécessaire. Si la situation sanitaire
paraît à peu près maîtrisée,-il ne faut pas perdre de vue que l’élevage en
savanes humides reste un <<élevagesous seringueB dépendant d’un appro-
visionnement régulier en médicaments vétérinaires d’un prix élevé. De
plus, les problèmes de dégradation des pâturages, de droits fonciers, et de
sécurité n’ont pas encore trouvé de solution et inquiètent fortement les
éleveurs. La non-résolution de ces problèmes ne peut que concourir à
accroître une mobilité déjà forte. Le Service de 1’Elevage et les Projets
s’emploient, avec l’appui des bailleurs de fonds et des autorités, à les
résoudre. Mais ces problèmes qui relèvent plus du domaine social, voire
politique, que technique, seront plus délicats, plus difficiles, et surtout
plus longs à Ctre traités que les questions de santé animale.

Deux autres aspects devraient Ctre pris en considération pour mieux


appréhender 1 avenir des éleveurs peuls en Centrafrique.
Contrairement à ce que l’on aurait pu supposer, les éleveurs touchés
par une certaine << dépastoralisation>> ne semblent pas se stabiliser et chan-
gent facilement de région, en conservant un mode de vie nomade.
Toutefois, il est évident que leurs intérêts économiques et leurs problèmes
diffèrent désormais de ceux de leurs parents restés de purs éleveurs.
Par ailleurs, les éleveurs venus du Tchad dans les années 1970 n’ont
que peu de liens et surtout peu de vécu commun avec les premiers éleveurs
venus du Cameroun, Djafoun et M o u . Ils se sont beaucoup moins inté-
grés au réseau de la FNEC et des GIP. Ils sont beaucoup plus mobiles et
. insaisissables et préfèrent adopter une attitude prudente face à l’adminis-
tration.
C’est en tenant compte de cette diversité, économique, culturelle ou
historique que les problèmes des éleveurs seront mieux compris et que
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Index

Les entrées de l'index concernent des noms de personnes, de lieux, de groupes


ethniques,de catégories sociales ainsi que du vocabulaire peul (fulfulde,pulaar).
II ne s'agit pas d'un index thématique que chaque lecteur pourra constituer à
raide des introductionset de la table des matières.
De nombreuses transcriptionsffancisées renvoient h des entrées indexées en peul
(ex. Fouta Toro :v. Fuuta Tooro).
Des variations lexicales par aires géographiques sont signalées grâce aux abré-
viations suivantes :AD, Aadamaawa ;BB, Borgu (Bénin);BN, Bunndu ;FJ,
Fuuta Jaloo ;FS, Fuladu (Sénégal);FT, Fuuta Tooro ;JL, Jelgooji-Liptaako;
MS,Maasina ;NE, Niger est; NO, Niger ouest.

A ALFA MAMADU PATE: 110,113.


ALFAQASSIMU : 104.
ALFAYAYA:110,113.
aada: FS 159. ALFAAMOOLOBALDE:15, 16,144, 145,
Aadamaawa: 37, 38, 41, 296, 305, 347, 145, 146, 151, 152, 153, 155, 156,
370, 464. 157, 165, 167, 168, 169, 170, 172,
AALICAAM,al-hajji: 156, 157, 171, 187. 177, 180.
Adamaoua: v. Aadamaawa arfaa: FS 157.
Adamawa: v. Aadamaawa Alfaya: 103, 104, 109, 113.
Adrar des Iforas (Algérie) : 7, 56, 59, 62, Alkasseybaten (Touaregs) : 219,222.
63,64, 69,70,71. almami: 103, 104, 124, 125, 129, 147.
Afrique: 8, 15, 23, 19, 36, 75, 81. Alur (Ouganda) : 290.
Ahaggar (Mali, Algérie) : 56. AMADU,almami: 103, 104, 109, 110,
AHIDJO,AHMADOU: 29, 319, 320. 111, 112, 113, 124.
AHMADU LOBBO: 13. amiiru: JL 217,225.
AHMADU CHEIKU : 13,14. Anarabé (Peuls) : 53.
Ahnet: 56. Anglais: 108, 109, 111, 150, 178.
Aïr (Niger) :7,56,59,61,62,63,64,69, Angleterre : v. Grande-Bretagne
70. Appadurai, Arjun : 23.
Akou (Peuls) : 362, 363, 369,466,480. Arabes : 8, 9, 11, 41,49.
AL HAJJI AALI CAAM: v. Thierno Ali ARCHINARD, Lours : 103, 107, 111, 124.
Thiam. ardo'en, sing. ardo : v. ardo.
AL-HAJJIUMAARTAAL : v. Umar Taal. Aribinda (Burkina Faso) : 213,214.
AL-HÄJJUMAR: v. Umar Taal. ardo, plur. ar6e : 11,30, JL 280, MS 386;
AL-HAJJUMAR: v. Umar Taal. plur. ardo'en :AD 289,294,361,465,
ALFAIBRAHIMA : 104. 468.
522 FIGURES PEULES

AUD~OUD: 103,109. BEECKMAN, R. DE: 130,131.


AynaaGe (Peuls) : 10. Beeke: 117.
aynaakoobe, sing. gaynauko: FS, 155, beldum: BB 92.
167. bele : v. beldum.
AynakooGe : v. aynaakoofie. Bella: 17, 221, 223, 224, 230, 235, 241,
257.
Bénin (Nord-j: 11,15,18,33,43,83,86,
196, 208.
Benty (Guinée) : 126.
BA, OUMAR: 27. Berbérati (Centrafrique): 474.
baalndi: 259, 260. Berbères : 9,76,77.
Baatombu: 202,203,207. Beretze (Guinée) : 119.
Baboua (Centrafrique) : 464, 465, 466, Beyla-Dyakolidugu (Guinée): 117, 118,
467, 470,477. 119, 120, 132, 137, 139.
Badiar (Guinée) : 173, 190. Bhele: 133.
Bafoulabé (Mali): 126. Bhuuzu (Guinée): 117, 119.
Bagou (Bénin) : 86. bide : 182.
BAH:8. Bilad al-Sudan: 69.
Baïnouk: 142, 152, 165. BILALI,KEMOKO:106, 107.
BAKARJDEMBA:146,147. Blancs: 9, 129.
BALDE:v. Bah. Boali (Centrafrique): 471.
Baleya (Guinée): 105, 123. Bobo: 373,374,377,382.
Bamako: 117. Bocaranga (Centrafrique):464,465,467,
Bambara: 165. 470,47 1.
Bambari (Centrafrique) : 464, 466, 467, Boda (Centrafrique): 471.
468, 469. Bogue1 (Sénégal) : 145.
bambey: v. bammbee. B o m BIRO, almami: 105, 106, 107,
bammbee: FS 163, 180, 181, 182, 186, 109, 111, 112, 113, 114, 115, 123,
187, 188, 190, 191. 125, 129, 130, 131.
Ban (Burkina Faso) : 388. Boko: 202,203.
Bandiagara (Mali) : 62. bongol: 95.
Bandiédaga (Burkina Faso) : 228. Boni: v. Booni.
Bangassou (Centrafrique) : 467. Booni (Mali): 387, 396, 397, 398, 399,
Bangui: 466,474. 402,448,449,451, 452,453.
banndiraalie: 163. Bonny (Nigeria): 13.
Bantancountou Mawnde (Sénégal) : 160, Boo: v. Boko.
183, 184. Boobola (Burkina Faso) : 374, 375.
Banyo (Cameroun): 39,351,357,465. Booki Diawe: 157.
Baoulé :428. Boola (Guinée): 117, 119.
Barani (Burkina Faso): 40, 375, 379, Borgou (BBnin): 11, 33, 87, 88, 89, 90,
380, 381, 382, 383, 408, 411. 97, 196, 197,202,203,204,206,207.
Bariba: 96; v. aussi Baatombu. Bomou: v. Bomu.
Barraboulé (Burkina Faso) : 25, 26. Bomu (Nigeria) : 37,84.
BARRY:v. Sangare. Bossangoa (Centrafrique): 471,475.
BARTH,HEINRICH: 19. Bossembelé (Centrafrique): 472.
Basa: 133. Bouar (Centrafrique) : 464, 466, 467,
bawru: 198. 470.-
Bawol (Sénégal) : 14. Bouca (Centrafrique): 471.
Baynouk: v. Baïnouk. Boucle du Niger: 54,55,56.
BAYOL,JEAN:101. Boundou :v. 'Bunndu.
Bé (Cameroun) : 54. Bourouré (Peuls) : 130.
INDEX 523

Bouzié (Guinée): 122. D


Bowe : v. Bowee6e.
Bowee6e (Peuls): 38,173, 185,189. Da: 107.
boyol: FS 159. Dab0 (Sénégal): 156, 174.
boyri: 205. Dalla (Mali) : 386, 402, 448.
Bozo : 24,239. dammugal : 201.
BROCA,PAUL: 77. Dar el Salam (Sénégal): 190.
Bruxelles (Acte de) : 126. day : BB 92,93.
bumba: 191. degal: MS 28.
'Bunndu: 26,143,168. DE GAULLE, CHARLES : 1 13.
Bure (Guinée) : 115. De Gaulle (Centrafrique): 468,477.
burgu: 239,246,253,260,262,264. Dem: 19.
Burkina Faso: 25,29, 30,43,47, 48. dendiraa6e : 163.
buurtol: 26. Diafarabe (Mali) : 28.
Bwa: 373, 374,376,377,378,380, 381, DIAKHITE: v. Bah.
382, 383. dialan : FS 189.
DIALLO:8.
Dialonkés : v. Jalunke.
C Diamaré (Cameroun) : 305.
Diaoubé (Peuls): 53.
CAILLIC, =Na: 119. Didi (Guinée) : 117.
cakayna: 36. Diffa (Niger) : 39, 44.
Cameroun: 21, 29, 30, 31, 32, 49, 54, Diina: 30, MS 244, 263, 265, JL 271,
463, 465, 466, 468, 469, 471, 474, 272,377, MS 386,387,388,408,447.
475, 478, 47Y. Dikodougou (Côte d'Ivoire) : 416, 417,
Caraïbes : 23. 419, 420, 421, 424, 425, 428, 429,
Carnot (Centrafrique) : 465, 468, 469, 430, 431, 432, 435, 436, 437, 439,
470,471,474. 442.
Casamance (haute): 37, 142, 149, 165, DIKOORI KUMBA:146,147.
171, 183. dilaali: 36.
Casamance: 143, 145, 150, 168, 169, dimaaku : 83,84.
170, 172, 173, 174, 179. Dimar (Sénégal) : 14,21.
ceddo : v. se66e. dim0 : v. rim6e.
Centrafrique: 40, 41, 49, 58, 463, 465, Dinguiraye (Guinée) : 117, 1 19, 121, 122.
476,479. Diodugu (Guinée) : 123.
Chromolaena od. : 477. Diolas: 142, 152, 165.
coggu: FT 24. DIOP,CHEIKH ANTA: 9, 10.
cogite: BB 201,205. Dioulacolon (Sénégal) : 174.
coile: FS 181. Dioulas : v. Juula.
COMBES,commandant: 110, 124, 125, Djafoun (Peuls) : 25, 358, 363, 364, 366,
131. 466,471,473,480.
Conakry (Guinée): 107, 120, 127. Djafun : v. Djafoun.
conngi: MS 240, 257, 258, 259, 260, Djelgobé (Peuls) : v. JelgooGe.
261, 263. Djelgodji : v. Jelgooji.
coodaado: FS 153. Djibo (Burkina Faso) : 25,26.
cootagol: FS 155. a'jin: 28.
coottiigu: FT 155. djorro : v. joowro.
Côte d'Ivoire: 36, 40, 42, 49, 117, 234, Dogons: 42, 241, 268, 385, 386, 388,
408,410,417,422,442. 389, 390, 391, 392, 393, 394, 396,
Coudoura (Sénégal) : 170. 397,398,401,402,403.
Cyrénaïque : 66. doohi: JL 29.
524 FIGURES PEULES

Dokui: v. Dokwi Fezzan (Libye) : 8.


Dokwi (Burkina Faso) : 375,380,408. fikh: 27.
dondoni: BB 205. Filingue (Niger) : 44, 45.
Dori (Burkina Faso) i 213,217,222,226, Firdou : v. Firdu.
234, 236. Firdu (Sénégal): 144,145,170,176,177,
dottiijo, plur. dottii6e: BB 198,202,203, 180.
205. Firya (Guinée) : 105, 117,123.
Douentza (Mali): 386,389,397,447. Fitaba (Guinée) : 104.
dude, sing. dudhl: FS 157, 172. FODEDRAME:105.
dumde : v. ruunde. Foréah (Guinée Bissau) : 144.
duume : v. ruunde. Foudourabé (Peuls) : 53.
dunduure : BB 206. Foulacounda : v. Fulakunda.
duroo6e: JL 220, 222, 224, 225, 228, Fouladou : v. Fuladu.
231. Foulahs (Peuls) : 75,77,79.
DYA'OGO : 9. Foulakoundas : v. Fulakunda.
DYELIFODE: 125. Foulankriabe (Peuls) : 71.
Dyula: v. Juula. Foulbé: 38, 39, 77, 78, AD 347, 348,
350, 351,' 352, 354, 357, 358, 360,
364, 365, 366, 368, 369, 370, 371,
E 463,464,465.
Foullahs : 77.
École d'anthropologie de Paris : 77. Fouta (Peuls): 168, 174, 176, 179, 180,
eggirgol: MS 254, 260. 181, 185, 189, 192.
Égypte: 9, 10, 64,77. Fouta Djallon: v. Fuuta Jaloo.
Égyptiens : 66, 82. Foutanké : v. Futanke.
EL HADJ ALI THIAM:v. Thiemo Ali Fouta Toro : v. Fuuta Tooro.
Thiam Français: 108, 109, 111, 115; 125, 128,
El Hor: 16. 129, 141, 148, 149, 150.
Ennedi (Tchad) : 69. France: 148,150.
endam: FS 159, 163. Freetown (Sierra Leone): 105, 106, 108,
Éthiopiens : 79. 127, 138.
Fugumba (Guinée) : 113.
Fuladu: 15, 16, 18, 141, 142, 143, 145,
F 146, 148, 149, 150, 151, 152, 153,
154, 157, 158, 160, 163, 151, 165,
fageere: BB 199. 167, 168, 169, 170, 173, 174, 175,
FAIDHERBE, LOUIS:9, 13, 14, 101, 121. 176, 178, 179, 181, 186, 188.
Falaba (Sierra Leone) : 106. f i l a foron: 155.
Falagountou (Sénégal) : 223, 226, 227, fura jon : 155.
' 23 1,237. Fulakunda(Peu1s): 16.38, 168, 171, 172,
Faranah (Guinée): 102, 106, 117, 118, 174, 175. 176, 180, 181, 182, 183,
120, 124, 125, 134. 188, 189, 192.
FARBA TURASECK: 112. Fulbe: v. Ful6e.
Farimake (Mali) : 245,247. Ful6e: 10, 11, 27, 31,77, BB 83, 84, 85,
farin: FS 142. 86,87,88,90,91,93,94,95,97, 196,
faro: FS 181, 182, 187. FS 154,162, MS 445,446,457,461.
Fellata (Peuls) : 463. Fulbé Kelli (Peuls) : 271,283,284.
Ferlo (Sénégal) : 22,23,42. Fulfulde: 12, 27, 30, 31, 85, 86, 92, 96,
Fergo Nioro : 26. 320,455,459.
Feroobe (Peuls): 38, 214, 215, 217, 219, Futanke (Peuls) : 9, 127.
220, 223, 225. Fuuta Jaloo: 12, 13, 16, 18, 26, 27, 28,
INDEX 525

37, 39, 49, 101, 102, 104, 105, 106, Gourounsi : 219.
107, 108, 112, 113, 115, 117, 119, Grande-Bretagne: 23, 149.
120, 121, 123, 124, 125, 126, 127, Grassfields (Cameroun) : 25.
128, 129, 131, 143, 145, 147, 151, GR~GOIRE, abbé : 9.
154, 157, 158, 159, 165, 167, 168, GRODET, gouvemeur : 126.
169, 172, 173, 174, 179, 188, 189, gudaali: AD 369.
190, 191. Guémé Sangan (Guinée) : 169.
Fuuta Tooro : 14,18,24,26,27,28,30,37, Guinée: 21, 142, 173, 174, 184. .
71, 143, 153, 154, 155, 157, 168, 169. Guinée Bissau: 102, 112, 145, 147, 157,
158, 168, 174, 175, 182.
Guinée française: 110, 111, 121, 131,
G 142 (v. aussi Guinée).
Guinéens : 173.
GaaGu: 15, 16, 102, 141, 142, 143, 144, Guinée portugaise: 143, 150, 151, 154,
145, 147, 169, 173, 174, 175, 178, 165, 178 (v. aussi Guinée Bissau).
179, 189. GUIROYEROBOCAR:171, 172,186,187,
GaaGunke (Peuls): 141, 151, 156, 162, 190,191.
168, 183, 185, 186, 192. gure: v. wuro.
Gabou: v. GaaGu.
Gabounkés : v. GaaGunke.
gacce: 86. H
galle: 177, 189.
GALLIENI, JOSEPH:103, 110. haafie, sing. kaado : BB 95, 96, 97, 201,
Gambie: 75, 142, 145, 147, 150, 156, 202, 208, JL 226, MS 241, AD 352,
168, 169, 170, 177, 178. 356, 362, 368, 369.
Gando: BB 12, 18,43. Haalpular’en : 14.
Gando (Mali): 385, 387, 388, 396, 397, hadith: 158.
398, 404. Haïni (Burkina Faso): 223, 231.
gandukeefie: BB 208. hakkiilo : 85.
Gao (Niger): 217. Hamallisme : 16.
Gaobe : v. Gawoofie. Hamana (Guinée) : 117.
gasiiri: BB 205. Hamdallaye (Sénégal): 147, 150, 170.
gasol: AD 354. Haoussa: 32,219,223,356,465.
Gawal (Guinée) : 173. Harungana mad. : 477.
Gawoofie (Peuls) : 37,38,222,223,224, Hautes Scarcies (Sierra Leone) : 107.
225, 232. Hayre (Mali) : 17,447,449.
gawri: BB 206. HECQUARD, HYACINTHE : 108.
Gbandi: 133. Heremakono (Guinée): 102, 106, 117.
Gbaya: 31,465,473,475. hiirde : AD 29, 305.
geerewol: NE 29. hijra: 14.
Ghana: 234,434,438,440,441. Hombori (Mali) : 71.
ginaaji: BB 95. hor6e, sing. kordo: FS 162, AD 309.
Gola: 133. Hubbu: 104,105.
Gondo (Burkina Faso): 40, 373, 375, hu66inirde : 201.
378, 383,411.
gooduado: FS 153.
Gorée (Sénégal) : 14. I
Gourma (Niger, Mali) : 38,46, 21 3, 219.
Gourmantché: 213, 214, 215, 219, 220, Iboghelitan (Bella) : 224, 227, 228, 230.
221, 223, 224, 225, 226, 227, 228, IBRAHIMA, almami: 103, 104, 109, 111,
229. 113.
526 FIGURES PEULES

ijãza: 27. Judéo-syriens : v. Juifs.


Man: 17,47,48. JÜula: 20, 118, 119, 130, 374, 414, 415,
Imajaren Alkasseybaten (Touaregs) : 15. 421,432.
Inde: 77.
Ioulliminden (Touaregs) : 219.
ismid: 27. K
Issa Ber (Mali): 17, 18.
Iwaragwaragen (Touaregs) : 222. Kaajor (Sénégal) : 14.
iwdi: 152. Kaarta (Mali) : 14.
Iwelen (Niger): 61. Kaédi (Mauritanie): 157, 158.
Kamako (Sénégal): 170, 174, 175, 179,
183, 184, 188, 189, 192.
J KAMAN T E K U R A : 123.
KAMARA, SHAYKH MUUSA:27,28.
Jaawam6e: 31,36,447. Kandiator (Sénégal): 187.
Jaawaringa (Peuls) : 144. KANE:v. Diallo.
JAJA:13. Kanfodiang (Sénégal) : 170.
Jakanke: 102, 105. Kankan (Guinée): 117, 118, 119, 120,
jakka : 365,472. 122.
Jallobe (Peuls): 223,231. Kankossa (Mauritanie) : O.
Jallonke: v. Jalunke. Kano (Nigeria) : 26.
Jallube : v. Jallu6e. Kanoumié (Mali): 388.
JalluGe (Peuls) : 374,447,448,449,450, Kansala (Sénégal) : 145.
455,459. Kansonko (Sénégal) : 14 , 145.
Jalunke: 106, 107, 165. Kantora (Sénégal) : 169, 173, 174, 190.
jammooje na’ì: 29,72, 326. Kanuri : 3 1.
jarga: 177, 180, 185, 191. Karré: 465,473.
jargiina : v. zarguina. Katchirga (Burkina Faso): 219.
Jawaambe : v. Jaawambe. Katsina (Nigeria) : 26.
JelgooGe (Peuls): 29, 30, 47, 270, 275, Kawar (Libye) : 8.
278, 284, 285, 286. Kayes (Mali): 119, 120, 126, 217.
Jelgooji (Burkina Faso): 25, 42, 213, Kebu (Guinée) : 104.
267, 276. Kel Tamasheq (Touaregs) : 385, 386,
JengelGe : v. JenngelGe. 387, 388.
JenngelGe (Peuls) : 30,96. kene: FS 163, 181,182.
jihãd 26. Kérouané (Guinée): 115, 117, 118, 119,
Jimara (Sénégal): 169. 120, 122, 123, 132, 136, 139.
jiyaaEe, sing. jiyaado: 18, FS 144, 147, Khassonkés : 60.
151, 153, 154, 155, 156, 157, 158, KIBBELAALIJALLO: 10.
159, 160, 161, 163, 164, 167, 168, Kibo (Sénégal) : 170.
169, 170, 171, 174, 178, 179, 180, Kingi (Sénégal): 28.
181, 183, 186, 187, 189, 192. Kiri’en (Peuls) : 357.
JOHNSON, SAMUEL: 8. Kisi: 107
joltol: MS 26. Kisi (Guinée): 102, 117, 119, 120, 121,
joodii6e : AD 38. 122, 132, 133.
joom leydi : FT-MS 21. Kissidougou (Guinée): 118, 120, 138,
joom wuro: FT-MS 21, FS 186. 139.
joowro, plur. joowro’en: 24, MS 239, Kita (Mali): 126.
246, 252, 254, 255, 256, 259, 260, Koala (Sénégal): 214,215,217,225.
261,262,263, JL 280. Kobadi (Mali) : 62.
Juifs: 8. kokkofiiri:BB 206.
INDEX 527

Kolda (Sénégal): 142, 150, 156, 158, lawan : AD 308.


161, 172, 174, 178, 186. lawre : AD 352, 364, 365.
Kolimbine (Mali) : 53,54,55. Laya (Guinée) : 126, 127.
KOLITENGUELLA : v. Koly Tenguella. lee6i bonki: BB 95.
KOLYTENGUELLA : 143,169. legol: FS 154.
Kong (Côte d’Ivoire) : 117. Léré (Burkina Faso): 229,233.
Kongo Wara (Centrafrique) : 466. LEROI-GOURHAN, AND&: 22.
Konianke : v. Konyanke. leydi: MS 24, 26, 33, BB 208, MS 252,
konjam: 181. 255, 264.
Kono: 107,133. Liberia: 117, 120, 133.
konu: FS 153. Liptaako: 15, 21, 35, 38, 49, 212, 217,
Konya (Mali) : 106. 221, 226, 233,234,235.
Konyanke: 107, 115,117, 132, 133. Liptako : v. Liptaako.
Kooroko : 115. Lobi: 434, 438, 441.
kordo: v. horfie. Loma: 117, 119,133.
Korhogo (Côte d’Ivoire) : 412, 414, 416, Lompta (Cameroun): 360,361, 362,366:
433,435, 437, 438.
Koroumba: v. Kurumba.
kosam : 202,205.
Koulango : 439.
Koumbia (Guinée) : 173. maabu6e sanyoofie : I T 3 1.
Koundé (Centrafrique) : 465. maabu6e suudu Paate : FT 3 1.
Kouroumba : v. Kurumba. maabufiejaawamfie : FT 3 1.
Kouroussa (Guinée): 117, 118, 120, 121, Maasina: 13, 21, 23, 24, 25, 28, 30, 49,
132, 135. 71,240,246,249,252,271,274,377,
Kpele: 133. 386.
krinting: 190, 191. MABAJAXUBÂ: 144.
Kununkoro (Guinée) : 119. m a c d e , sing. maccudo: FS 15, 141,
Kuranko: 107,115,117,120,122,132,133. 142, 148,152, 156, 163, BB 208, AD
Kurojiibe (Peuls): 213, 214. 309, 364.
Kurumba: 213, 214, 215, 219, 220, 222, Macina : v. Maasina.
224, 227, 229, 232, 268, 391. Madina AI Hadji (Sénégal): 156, 158,
186.
Madina Alfaa Sadou (Sénégal) : 158.
L MAHOMET : 27.
Mali: 12, 16, 17.
laamiido, plur. laamiifie : 30,32, AD 289, Malinke: 117,431.
292, 293, 297, 300, 308, 314, 319, Malinké : v. Malinke.
356, 361, 365, 465, 466. MALMBERG, BERTIL:20.
laawol pulaaku : 85. Mamboa (Sénégal) : 175.
Labé (Guinée): 104, 110, 113, 138. Mancagnes : 142.
LABOURET, HENRI: 78. Mandés: 31.
ladde: 38. Mandingues: 15,77, 114, 142, 144, 152,
Laka: 465. 165, 167, 168, 169, 170, 177, 179,
Lamé: 54. 184.
lamidat: 348, 354, 356, 357, 362, 363, Maninka: 107.
464,465. Marbas : 60.
lamido, plur. lamifie : v. laamiido. Marka: 373, 374.
Landolphia hendelotii: 102. maru: FS 186.
LA RONCIBRE,CHARLES DE: 150, 153, Mashaouash : 66.
175. Maures: 10, 14,41,47, 49,75.
528 FIGURES PEULES

Mauritanie: 10, 16, 17, 27, 41, 53, 62, Ngaabu : v. GaaGu.
157. Ngaoundéré (Cameroun) : 32, 35, 39,
mawGe, sing. mawdo : BB 96. 293,297, 305, 350, 363, 465.
mawdo laawol pulaaku : NE 89. ngaynaaku : 84.
Mayalo-Polynésiens : 77. Niampayo (Sénégal) : 170.
Mbewe’en (Peuls) : 357, 364. Niani (Sénégal): 171, 177.
Mbororo (Peuls): AD 31, 37, 38, 289, Niellé (Côte d’Ivoire): 412, 414, 417,
357, 358, 360, 365, 366, 368, 371, 420,438.
463, 465,468, 471. Niger (haut): 127.
Mboum : 349,351,352,354. Niger: 7, 13, 16, 17, 18, 20, 21, 22, 24,
Medinael Hadj (Sénégal): 171, 172, 176, 26, 28, 30, 33, 41, 42, 44, 45, 61, 62,
177, 178, 191. 70, 71, 77, 85, 101, 115, 120, 143,
- Medina Gonasse (Sénégal): 172. 165.
Medina Yoro Foula (Sénégal) : 174, 187. Nigeria: 21, 26, 32, 48, 49, 441, 463,
Medine (Sénégal): 117, 119, 120. 478.
Meiganga (Cameroun) : 31. Nil: 10, 64.
Mellakore (Guinée): 149. . Ninguedugu (Guinée) : 1 17.
Mende: 133. Nioro (Mali): 14, 120.
MEFENPTAH: 66. Nord-Cameroun: 59, 305.
Meribe Demba (Sénégal): 183. Nord-Nigeria: 143.
MBSHER:66. Nubie: 56.
Milo (Guinée) : 120. Nyando (Guinée) : 119.
misiide: FJ 114, 191. NyeeyGe: MS 447.
Missira (Sénégal): 171, 187. Nyem Nyem: 349,351,361,362.
MOHAMMADU BELLO: 19.
MOLLIEN, GASPARD:19.
Monoma (Guinée) : 112. O
MoodibaaGe (Peuls) : 447,448.
Mossi: 213, 219, 220, 221, 224, 225, Oil Rivers (Nigeria) : 13.
227, 228, 229, 233, 272, 280, 385, Opobo (Nigeria) : 13.
391. OQBA BEN NAFI: 8.
Mossibe (Peuls) : 219. , ORTIZ DE MONTELLANO : 82.
Moundiouri : 171. Osso10 (Niger) : 38.
MOUSSAMOLO: v . Muusa Molo. Ouagadougou (Burkina Faso): 218.
munyal: NE 85. Oualata (Mauritanie) : 62.
Muséum d’histoire naturelle: 76. Oubangui-Chari: 464,465,466,468.
MUUSAMOLO:110, 145, 146, 147, 148, Ouda’en (Peuls) : 475.
149, 150, 151, 153, 154, 156, 165, Oudalan (Burkina Faso): 15,38,47,213,
167, 168, 169, 170, 175, 176, 177, 218,219, 221.
178, 187. Ouenat (Libye, Soudan) : 56.
Ouro Alfa (Burkina Faso) : 232.
OUSMANDAN FODIO:v. Usman dan
N Fodyo.

na’i: 38.
nanngaado : FS 152. P
Navétanes : 167.
ndimaaku : v. dimaaku. Pakao (Sénégal): 146, 171.
Ndoma (Sénégal): 146,147, 170, 175. Palé (Côte d’Ivoire) : 423,424.
Ndovi’en (Peuls) : 39. Pana (Centrafrique) : 465.
ngaafidi : 162. Paoua (Centrafrique) : 47 1.
INDEX 529

pasiraado : 161. rimGe, sing. dimo: FS 16, 147, 148, 151,


Pathim (Sénégal): 173, 176, 177, 179. 155, 159, 160, 161, 162, 163, 167,
Peuls : v. Akou, Anarabé, Bourouré, 168, 170, 174, 178, 179, 180, 188,
BoweeGe, Diaoubé, Djafoun, 189, 192, BB 90, AD 309
Djelgobé, Fellata, Feroobe, Rio Nuiiez (Guinée): 149.
Foudourabé, Foulahs, Foulankriabe, Rio Pongo (Guinée): 105, 149.
Foulbé, Foullahs, Fouta, Fulakunda, Rivières du Sud (Guinée): 101,104,105,
FulGe, Aynaafie, Fulbé Kelli, Futanke, 107, 110, 117, 130.
Gaafiunke, Gawoo6e, Jaawaringa, rumde : v. ruunde.
Jallobe, Jallu6e, JelgooGe, Jenngelfie, ruunde, plur. dumde :FJ 159, FS 191, AD
Kiri'en, Kurojiibe, Mbewe'en, 356, 364.
Mbororo, Moodibaa6e, Mossibe,
Ndovi'en, Ouda'en, Pulli, Sangare,
Seenonkoofie, Sidibe, Sillube,
Sondeebe, Sullebawa, Touros,
VollarGe, Wakambe, WeheeGe, saatigi: FJ 114.
WodaaGe, WoodeeGe, Wuwar6e. sadaka: FS 159.
- PLAT:109. Safambe : v. Touaregs.
Poredaka (Guinée) : 131. Sahara: 58,59,61,62,64,66,67,69,71,
poro : 436. 79.
Portugais: 149, 150. Sahel: 41, 48, 69, 195, 196, 213, 230,
pulaagu : v. pulaaku. 233,250,445,461.
pulaaku: FT 10, 11, 20, AD 30, 31, 48, Saint-Louis (Sénégal) : 14, 108.
BB 83, 84, 86, 87, 89, 90, 91, 93, 94, Saloum (Sénégal) : 150.
97, FS 154, AD 294,297,311,314. SAMBA EGGE:144,145,157.
pulaar: 27. SAMBEL KUMBA:146.
Pulli (Peuls): 37, 38. Samo: 373,380.
Pullo dim0 : v. dimo. SAMORI:13, 106, 107, 109, 110, 111,
Pygmées : 47 1. 112, 121, 123, 133, 138.
Sangare (Peuls): 8, 374, 375.
Sankaran (Guinée): 117, 122.
Q Sankaranke: 107.
sanyeere : AD 361.
QUATREFAGES, DE : 76.
JEAN-LOUIS Sare Dembara (Sénégal) : 183.
SAYKU UMAAR TAAL:v. Umar Taal.
SCHELCHER, VICTOR: 82.
R Sebba (Burkina Faso) : 234.
se66e, sing. ceddo: FT-MS 24, FS 144.
RAMSÈSII: 64. Sédhiou (Sénégal) : 146.
RAMSÈSIII: 66. SEEKUAMADU:71,218,244,261,376.
RENAN, ERNEST : 19. seemteende: 20, BB 85, 86,90, 93,94.
Reï Bouba: v. Rey. Seeno (Mali) : v. Séno.
Rey (Cameroun) : 294, 366. SeenonkooGe (Peuls) : 240,242,244.
Ribou : 66. segeli: FS 163, 181.
riiku: 207. Ségou (Mali) : 117.
RiimaayGe : v. Rimay6e. S ~ K OAHMADOU
U : v. Seeku Amadu.
Rimaïbé : v. RimayGe. SBKOUTOURJ~: 16,112,113,114,173.
RimayGe, sing. Dimaajo: MS 18, 43, 49, semme: BB 96.
239,245,387,408,447,448,449,450, Sénégal: 19, 20, 21, 22, 27, 30, 36, 41,
454,455, JL 211,220,221, 223,226, 60, 61, 62, 70, 110, 117, 121, 127,
227,228,229,230,231,236,237. 142, 143, 165.
530 FIGURES PEULES

Sénégambie: 13, 15,54, 55, 102, 151. T


Séno (Burkina Faso) : 226,228,235.
Séno (Mali): 42,385,389,390,391,396, TADJIMAOU : 8.
398, 399, 400, 401,403,451. Talibés : 157.
Sénoufo: 42,49,415,416,421,423,431, Tambacounda (Sénégal): 36.
432, 433, 434, 435,436,440. Tankisso (Guinée): 123, 127.
senteene : v. seemteende. Tassili-n-Ajjer (Algérie): 55, 56, 64.
Sergi: 81. tata: FS 142.
Seydan: BB 95. Tchabbal Mbabo (Cameroun) : 360.
SIDIBE : v. Sow. Tchad: 21, 49, 58, 60, 61, 70, 463, 471,
Sidibe (Peuls): 8, 374, 375, 382. 472,473,474,475,478.
Sierra Leone: 101, 102, 105, 106, 109, Tchamba: 349.
111, 117, 127. teefankoofie: 36.
Siguiri (Guinée) : 120, 132. teekun : FJ 114.
siire: BB 202. THIERNO ALIOUDIALLO : 172.
Sillube (Peuls) : 214. THIERNO ALI THIAM : v. Aali Caam.
Sine (Sénégal) : 150. THIERNO BOCAR:172,187.
THIERNO MAMADOU SAIDOU : 172.
s i y ä k : 28.
THIERRY, AUGUSTIN : 8.
Soboulde (Sénégal) : 172.
THOMPSON, JAMES : 109.
Société d’anthropologie de Paris : 77.
THOUTMOSIS III : 64.
sofal: JL 360, 365.
Tibati (Cameroun): 39, 294, 348, 349,
Soffokel (Burkina Faso) : 223, 227, 229,
352, 354, 355,465.
230, 237.
Tichitt (Mauritanie): 62.
Sokoto (Nigeria): 13, 19, 30, 37, 143, TIERNO MoUHAMMADOUSAMBAMOMBCYÂ:
215,217, 287-301,464. 27, 28.
Solima (Guinée): 106, 107, 117, 121, Tifinagh: 69.
123. Tignère (Cameroun): 39, 349, 351.
Sondeebe (Peuls): 213. Timbi Madina (Guinée) : 104.
Songhaï: v. Songhay. Timbi Tunni (Guinée) : 104.
Songhay: 20, 213, 217, 218, 219, 220, Timbo (Guinée): 105, 108, 109,125,126.
223, 224, 227, 229, 231, 235, 268, Timidria: 16.
269, 39 1. Tingrela (Côte d’Ivoire): 412, 413, 417,
Soninkés: v. Soninke. 421,432,438.
Soninke: 14, 20. Toma: 107,120.
Soriya: 108, 109. Tomani (Sénégal) : 169.
Soudan (français): 101, 110, 111, 117, Tombouctou (Mali) : 217.
121, 123, 124, 125, 129, 130. Tooro (Sénégal) : 14.
Soudan: 12, 13,474,478. Toorofitk, sing. Tooroodo: FT 19, 27,
Soudanais : 79. 37, JL 38, 214, 215, 217, 220, 223,
Soudano-Guinéens : 79. 227,228,230,236,237.
Soulabaly: 144, 145, 157, 180. Topia (Centrafrique): 468, 470,479.
Soulima: v. Solima. Toronke : 107.
Sow: 8. Touaregs: 15, 41, 47, 49, 69, 79, 217,
sukanaaku : BB 83. 218, 221, 453; v. aussi Alkassey-
Sullebawa (Peuls) : 37. baten, Ioulliminden, Iwaragwaragen,
sussuke: BB 201,205. Kel Tamasheq.
suudu : v. suudu baaba. Toubous: 39,41,49,79.
suudu, plur. cudi: BB 196,197,198,201. Touros (Peuls) : 53,55.
suudu baaba: FS 154, MS 379,386,454, Tubacayes : v. Jakanke.
458. Twaregs : Y. Touaregs.
531

wiinnde: Fl'-MS 24,26.


-Wodaabé: v. WodaaGe.
Ulada (Guinée): 119. WodaaGe (Peuls): NG 17,21,25,29,30,
UMAR,aimami : 108. 39, 44, 45, 58, 84, 85, 196, AD 41,
UMAR TAAL: 13, 14, 26, 102, 144, 157, 363, 366, 368, 369.
221, 387, 391. Wodabe: v. WodaaGe.
USMANDAN FODYO:13, 212, 215, 272, Woodaabé : v. WodaaGe.
464. WoodeeGe (Peuls): 17. .
USUMAN DAN FODIO: v. Usman dan Fodyo. Wosu (Guinée): 126, 127.
usuru: JL 218. Wouli (Sénégal) : 177.
wuro, plur. gure: AD 38, BB 196, 197,
202,208, AD 352,356, MS 396.
v Wuwar6e (Peuls) : 242,244,245,247.

Vaï: 133.
Velingara (Sénégal) : 172, 173. Y
VollarGe (Peuls): 350, 351, 352, 364.
Vouté : 349, 352. yauge : 459.
Yagha (Burkina Faso): 38.
Yaloké (Centrafrique) : 471.
W Yatenga (Burkina Faso): 25,34,35,213,
271,274, 280, 377.
Waalo (Sénégal) : 14. Yola (Nigeria): 293, 294, 295, 296, 297,
Wagadou (Mali) : 168. 298, 300, 301, 348, 350, 355, 464,
Wakambe (Peuls): 214,215,223. 465.
WambaaGe : FT 28. Yoruba: 8.
warräq: 27.
wasanguri: 203,207,208,209.
Wasulonke : 107. Z
Wasulu (Mali, Guinée) : 106.
wuynau6e : AD 350. Zaire (ex-): 478.
Wehee6e (Peuls) : 447,449,450. zukkat : v. jukka.
Welia Kalifa (Sénégal): 185. zarguina: 475.
Wendu (Burkina Faso): 214, 217, 223, zone sahélienne: v. Sahel.
227, 230, 236, 237. Zuhür: 27.
Table des illustrations

Avant-propos
Aires peules étudiées. ......................... 6

Christian Dupuy
1. Représentations gravées de girafes à lien apparaissant
dans des contextes riches en représentations schématiques
de bovins, d’autruches et de girafes .................. 57
2. Modes de représentation différenciés des porteurs d’objets coudés
et des porteurs de lance, de réalisation plus récente . . . . . . . .
.... 59
3. Les premières représentations gravées de chevaux
dans l’Adrar des Iforas et dans l’Air.................. 60
.........
4. Éléphants et rhinockros associés à des porteurs de lance 61
5. Représentations de porteurs de lance dans la vallée de Taghlit
(Adrar des Iforas) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
.. 63
6 . Composition peinte au plafond de l’abri sous roche de Weiresen
.................
dans le Tassili-n-Ajjer nord-occidental 65
7. Répartition géographique des gravures de porteurs de lance
apparaissant dans des contextes animaliers riches en représentations
schématiques de bovins. ....................... 68

Gilles Boëtsch & Jean-Noël Ferrié


Races de l’Afrique occidentale. .................... 80

Roger Botte
Les réseaux dyula, les marchés relais et le Fuuta Jaloo. .......... 116

Abdarahmane N’Gaide
Le Fuladuu en 1880 ......................... 148

Sylvie Fanchette
.............
1. Origine des vagues migratoires vers le Fouladou 166
2. Répartition des groupes peuls et des ethnies dans le Fouladou,
par communauté rurale (1960). .................... 175

Thomas Bierschenk
1. Plan d’un wuro ........................... 198
....................
2. Les champs d’une ferme peule 199
............
3. La disposition du troupeau attaché pendant la nuit 200
4. Plan d’une suudu .......................... 20 1
534 FIGURES PEULES

Anne-Mane Pillet-Schwartz
L’ancien émirat du Liptako (province du Séno) .............. 216

Pascal Legrosse
. .......
1 Caractéristiques comparées des Peuls du Farimake et du Aawsa 243
. ............
2 Type de hutte et marque de propriété des Wuwar6e -245
. .....
3 Flux de transhumance et localisation des Peuls des régions exondées 247
. ...........
4 Schéma du système de transhumance lié au Maasina 248
......
5.Portes d’entrée du Maasina et localisation du leydi Cooki Nyaaso 251
.................
6.Pistes pastorales du leydi Cooki Nyaaso 253
7.Plan du gîte (wiinnde) de Jooce. occupé par l’eggirgol Cooki
Nyaaso. 28 novembre 1994 ....................... 256

Patrick D’Aquino & Saïdou Dicko


1.La province du Soum et l’ancien royaume peul du Djelgodji........ 267
.
2 Occupation de la province avant l’arrivée des Peuls ............ 268
.
3 Le contexte politique de la région au X I Xsiècle
~ ........... .. 269
. .........
4 Extension des Peuls sur la province. du xixe au x x c siècle 273
.
5 Migrations et occupation de l’espace du X I X au
~ X X siècle
~ ......... 277
. ...
6 La province du Soum de nos jours : mise en cause de l’emprise pastorale 28 1

Jean Boutrais
. .....
1 Le partage du plateau de l’Adamaoua entre les Foulbé au X I X siècle
~ 353
2.Les tribulations des premiers Mbororo sur l’Adamaoua .......... 359
.
3 Refoulements des Mbororo du temtoire de Ngaoundéré .......... 367

Pierre Bonte
........
1.Expansion agricole du temtoire des Dogons de Dinangourou 395
.
2 Expansion du temtoire des Dogons de Mandoro ............. 395

Philippe Bemardet
...
I .Aire de répartition des éleveurs peuls en moyenne et haute Côte d’Ivoire 412
2.La région de Niellé ......................... 414
........
3.Répartition de la richesse peule en haute Côte d’Ivoire (1984) 418
.
4 Zones d’aménagements pastoraux de l’<<Opération .. zébu, . . . . . . . 425
................
5.Couloirs de transit du bétail de commerce 427

Gérard Romier
Limites de l’élevage bovin mbororo en 1935, 1953-1960. 1994 ....... 470
LES AUTEURS

URSULABAUMGARDT
Inalco) Paris
PHILIPPE BERNARDET
Cnrs, Paris
THOMAS BIERSCHENK
Université Johannes Gutenberg, Mayence
ELISABETH BOESEN
Université de Bayreuth
GILLES BOETSCH
Cnrs, Montpellier
PIERRE BONTE
Cnrs, Paris
ROGERB o m
Cnrs, Paris
JEAN BOUTRAIS
Ird, Paris
PATRICK D'AQUINO
Cirad-Sac Dakar
MIMAMDE BRUIJN
Centre d'études africaines, Leyde
YOUSSOUF DIALLO
Université de Bielefeld
SAÏDOUDICKO
Sahel-Action, Dakar
CHRISTIAN DUPUY
Lapmo, Aix-en-Provence
SYLVIE FANCHETTE
Ird, Dakar
JEAN-NOEL FERRIÉ
Cedej) Le Caire
KETILFREDHANSEN
Université d'Oslo
PASCAL LEGROSSE
Paris
ALIOUMOHAMADOU
Inalco, Paris
SArBOU NASSOUROU
Université de Yaoundé-I
ABDARAHMANE N'GAIDE
Ird, Dakar
ANNE-MARIE PILLET-SCHWARTZ
Cnrs, Paris
GÉRARD ROMIER
Paris
HANVAND I J K
Centre d'études africaines, Leyde
PRÉFACE
I. Un Peul peut en cacher un autre, par Roger Botte. - II. Joutes
de langue et figures de style, par Jean Schmitz. - Gens du pouvoir,
gens du bétail, par Jean Boutrais, . . . . . . . . . . . . . . . . 7

1. L’invention des Peuls


CHRISTIAN DUPUY
Les apports de l’archéologie et de l’ethnologie
à la connaissance de l’histoire ancienne des Peuls . ... .... 53
GILLESBOËTSCH & JEAN-NOËL FERRIJ~
La naissance du Peul. Invention d’une race frontière
au sud du Sahara. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..,. 73
ELISABETHBOESEN
Pulaaku. Sur la foulanité. ................ ..,. 83

2. De la servitude à la liberté
ROGERBOTTE
L’esclave, l’almami et les impérialistes :
souveraineté et résistance au Fuuta Jaloo ........ . ., . 101
&DARAHMANE N’GAIDE
Conquête de la liberté, mutations politiques, sociales
et religieuses en haute Casamance. Les anciens maccu6e
du Fuladu (région de Kolda, Sénégal) . . . . . . . . . . .... 141
SYLVIEFANCHETTE
Migrations, intégration spatiale et formation d’une société peule
dans le Fouladou (haute Casamance, Sénégal) . . . . . . . . . . 165
538 FIGURES PEULES

3. Apprivoiser l’espace
THOMAS
BIERSCHENK
Structures spatiales et pratiques sociales
chez les Peuls du nord du Bénin . . . . . ............ 195
ANNE-MARIE PILLET-SCHWARTZ
Approche régionale d’un îlot de l’a archipel peul >> :
l’émirat du Liptako d’hier à aujourd’hui (Burkina Faso). .... 21.1
PASCAL
LEGROSSE
Perception de redevances de pâturage
et transhumance des Peuls au Maasina (Mali) .......... 239
PATRICKD’AQUINO & SAÏDOU DICKO
Contribution à l’histoire du Djelgodji (Burkina Faso).
Les bases historiques de l’occupation peule de l’espace . .... 267
KETILFRED
HANSEN
Le califat de Sokoto, un État segmentaire:
le segment de l’Adamaoua. . . . . . . . . ........... 287

4. Jeux de mots
SAIBOU NASSOUROU
Le hiirde des Peuls du Nord-Cameroun ............. 305
URSULA BAUMGARDT
Littérature orale et identité. ................... 323
ALIOUMOHAMADOU
Des marqueurs aspecto-modaux dans les noms peuls ...... 337

5. Pasteurs et politique
JEANBOUTRAIS
La vache ou le pouvoir. Foulbé et Mbororo de l’Adamaoua . . . 347
YOUSSOUF DIALLO
Autour du puits. Paysans, pasteurs et politique de l’eau
dans le Gondo-Sourou (Burkina Faso) . . . . . . . . . . .... 373
PIERRE BONTE
La vache ou le mil. Peuls et Dogons au Séno (Mali) . ...... 385

6. Enjeux contemporains
PHILIPPEBERNARDET
Peuls en mouvement, Peuls en conflits
en moyenne et haute Côte d’Ivoire, de 1950 à 1990 . . . . . . . 407
TABLE 539

MIRJAM DE BRUIJN -&HANVANDIJK


Ressources vivrières de base ou élevage? Deux projets
de développement chez les Ful6e élevem du Mali central. . . . 445
GÉRARLIROMIER
Peuls Mbororo de Centrafrique.
Une installation récente, un avenir incertain . . . . . . . . . . . 463
BIBLIOGRAPHIE. ......
....... ... . . . . . . . . . . . 483
I N D E X . .. . . . . . . . .
....... ... . . . . . . . . . . . 521
TABLE .......
DES ILLUSTRATIONS . ... . . . . . . . . . . . 533
.............
LESAUTEURS.. ... . . . . . . . . . . . 535
Achevi5 d’imprimer en octobre 1999
sur les presses de la Nouvel!e Imprimerie Laballery
58500 Clamecy
Ep6t Idgal: octobre 1999
Numi5ro d’impression : 910040

Imprimé en France
Depuis maintenant dix ans, le GRÉFUL (Groupe d’études comparatives des
sociétés peules) anime un séminaire de recherches interdisciplinaires et comparatives
consacré au monde peul. Ce lieu de rencontre a rassemblé chercheurs et doctorants,
représentant différentes disciplines des sciences sociales et relevant de diverses insti-
tutions françaises et étrangères. L’audience internationale du séminaire, en réunissant
chercheurs africains et européens, a permis, à partir de nombreux terrains, d’initier
une réflexion neuve et contradictoire sur des questions fortes qui sont parfois l’objet
de controverses.
La grande diversité de sociétés se réclamant d’une même identité et partageant
souvent la même langue caractérise ces Figurespeuks. La variété des problèmes traités
tient à l’extrême dispersion des Peuls, de l’Atlantique au Nil, à des héritages histo-
riques et à des systemes politiques très différenciés, ainsi qu’aux réponses singulières
apportées aux défis contemporains.
Ces Figurespeules sont déclinées comme autant de variations entre égalitarisme
pastoral et centralisation étatique, pulaaku et islam, servitude et liberté.. . L’ouvrage
est au cœur des débats sur l’origine égyptienne des Peuls, leur référence à l’arabité,
l’affirmation d’un invariant culturel et le recours à la figure fantasmée du « pasteur )).
11 pose l’esclavage comme une question centrale, en montrant que l’émancipation
réelle passe par la compétition pour la possession du bétail ou par l’accès aux revenus
issus de l’émigration. 11 souligne la mobilité nouvelle de pasteurs sahéliens vers des
régions de savanes, comme le paradoxe entre la détention d’un capital-cheptel consi-
dérable et la faible implication dans le commerce du bétail.

Roger Botte est anthropologue au Centre d’études africaines (CNRS-EHESS). Ses


p rinci p a 1esp u 61’zcat’ions concernent les systèmesétatiques précoloniaux : en particulier au
Burundi et, dans le mondepeul, L’État du Fuuta Jaloo considéré du point de vue du jihad,
de la traite ntgrière transatlantique et de léschage interne. Il travaille actuellement au
sein dirne équipe internationale sur (( L’esclave, ses cousins et ses héritiers (Afrique,
Caraïbes, Europe, et ailleurs) ».
Jedn Boutrais est géographe à LIRD et spécialiste du pastoralisme peu1 en savanes
(Cameroun, Centrafiique). Il a publié notamment Hautes terres d’élevage au
Cameroun (ORSTOM, 199596). II est 1‘un des animateurs du réseau international
Méga- Tchad. Ses recherches portent actuellement sur une géographie comparée des pasto-
ralismes peuls en Afrique de l’Ouest et du Centre.
Jean Schmitz, anthropologue (IRD-EHESS), confronte, à laide des modèles antbro-
pologiques élaborés au Maghreb (ligue duale, cité-État, segmentarité), l’évolution actuelle
des Haalpulaar’en de la vallpe du Sénégal à l’ethnohistoire qu’en a dressé Sbaykh Muusa
Kamara (Florilège au jardin dt l’histoire des Noirs, CNRS Éditions, 1998).

Collection dirigée par Jean Copans

ISBN : 2-86537-983-3

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