Caph 139 0021
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Paulo Jesus
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« Œdipe : Mon nom seul vous fait peur. Car ce n’est certes
pas ma personne ou mes actes. Mes actes, je les ai subis et non commis,
s’il m’est permis d’évoquer à mon tour ceux de mes père et mère. »
Sophocle, Œdipe à Colone, v. 262-264 2.
Contours de l’optimisme :
la passion du meilleur possible
Le tremblement de terre de Lisbonne du 1er novembre 1755 provoqua
une crise métaphysique en Europe, ébranlant l’optimisme physico-moral
chrétien dont l’emblème était l’harmonie systémique ou holistique du
monde, soumise à l’intelligence et à la bonté infinies d’un être transcendant,
créateur, ordonnateur et destinateur de la totalité du réel 3. Le primat de
la téléologie divine soulageait l’angoisse passagère devant les maux et les
contingences irrégulières puisqu’il permettait de croire au bien-fondé de la
victoire finale d’un accord total de tous les événements naturels et historiques,
physiques et moraux. Le bien résorberait, dans son ordre final et complet,
la multiplicité disparate du mal physique et moral. Ainsi l’angoisse devant
le scandale obscur du mal (qu’il soit cataclysme naturel, maladie corporelle
ou passion criminelle) se bornerait-elle à une mauvaise compréhension de
soi et de la nature comme étant livrés à l’absurdité, antifinale, du hasard,
agresseur aveugle. Toutes les catastrophes ne seraient que le processus de
réalisation d’un bien, d’une beauté et d’une perfection supérieures. Certes,
l’histoire naturelle du mal manifesterait toujours un certain défaut de pouvoir
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■■ 3. Pour une évaluation des régimes représentationnels des séismes dans la modernité européenne, voir G. Quenet,
Les Tremblements de terre aux xvii e et xviii e siècles : la naissance d’un risque, Seyssel, Champ Vallon, 2005.
■■ 4. Voltaire, « Poème sur le désastre de Lisbonne, ou examen de cet axiome “Tout est bien” », Mélanges,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 301-309.
■■ 5. A. Pope, “An Essay on Man”, The Poems of Alexander Pope, ed. by J. Butt, New Haven, Yale University
Press, 1963, p. 515, v. 294.
■■ 6. Voltaire, art. cit.
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l’usage de la « balance » de Bayle, l’interlocuteur sceptique de Leibniz dans
les Essais de théodicée, qui enseigne à combattre la croyance dans les vérités
métaphysiques, prétendument nécessaires, et à se combattre soi-même pour
éviter les égarements provoqués par l’exacerbation du désir d’intelligibilité
et de salut. La transcendance de Dieu est sauvegardée avec le plus grand
zèle, au-delà du mal, du défaut, de l’ignorance. De plus, la philosophie se
dérobe à la théologie, puisque la raison – et la raison seule – est la mère de
la vérité. Du même coup, les desseins créateurs et les futurs contingents
demeurent strictement inscrutables, indéterminables, au-delà du vrai et du
faux. Il s’ensuit que les Lumières vont de pair avec un degré certain et
ineffaçable de scepticisme antimétaphysique où la raison doit avouer
l’invincibilité d’une strate ultime d’ignorance. Les Lumières disciplinent le
rationalisme au bord de l’hybris cognitive et reconnaissent une part d’ombre,
une limite impénétrable, que notre lumen rationis ne saurait percer sans
se nier soi-même. Se savoir ignorant, sans savoir mesurer parfaitement son
ignorance, c’est la Lumière authentique.
Si l’on suit Voltaire, les questions métaphysiques ne sont pas dissoutes,
mais restent radicalement ouvertes sur la matière insaisissable du monde et du
soi pensant : « L’homme, étranger à soi, de l’homme est ignoré. / Que suis-je,
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■■ 7. Id.
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DOSSIER KANT ET KLEIST
passions de l’âme, mais il présente Dieu légiférant par des lois générales
qui impliquent l’agencement polémique, tensionnel ou agonique du tout,
sans que l’esprit humain puisse percer les liens et les connexions. De la
sorte, l’attention accordée à l’anatomie générale du système reconnaît
■■ 8. J.-J. Rousseau, « Lettre à Voltaire (18 août 1756) », dans Œuvres complètes, vol. IV, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 1061.
■■ 9. Voltaire, art. cit., p. 1062.
■■ 10. Les représentations croisées de Voltaire et Rousseau sont l’objet d’une étude minutieuse dans H. Gouhier,
Rousseau et Voltaire : portraits dans deux miroirs, Paris, Vrin, 1983.
■■ 11. E. Kant, « Premières réflexions sur l’optimisme », dans Œuvres philosophiques, vol. I, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la pléiade, 1980, p. 27-34 (Réflexions 3703, 3704 et 3705, Akademie Ausgabe – désormais
abrégé AA – 07, 229-239).
■■ 12. A. Pope, art. cit., p. 501-547.
■■ 13. Kant écrit aussi, en 1759, une défense (théo)logique du concept leibnizien de « l’univers meilleur
possible », soutenant son actualité et sa bonté (« Essai de quelques considérations sur l’optimisme », dans
Œuvres philosophiques, vol. I, p. 167-174 ; AA 02, 27-35).
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l’autonomie des lois naturelles et morales qui travaillent dans toute possibilité
et dans toute réalité minimale, et qui régissent « la grande chaîne de l’être »
dont le principe général gît dans le conflit interne qui évoque l’ontologie
héraclitéenne : « Tout subsiste par le désaccord des éléments » (« All subsists
by elemental strife 14 »). La philosophie critique kantienne affirmera
l’indépendance de la physique et de la morale à l’égard de la théologie,
s’employant à établir les limites des prétentions doctrinales de la théodicée
et à déceler les lois de développement qui sous-tendent l’histoire naturelle
et civile, s’attachant aux notions mécaniques de causalité, régularité, ordre,
force motrice, et aux notions téléologiques de fin naturelle, tendance,
organisme, force formatrice. Certes, en articulant la détermination causale
avec la réflexion finale, une autre théodicée se profile où Dieu apparaît
comme condition inconditionnée d’intelligibilité ultime, garantissant la
nécessité des lois naturelles qui unifient le système de la nature dans un
ordre causal universel, à la différence du hasard aveugle dont le cours
incompréhensible contredit toute possibilité de science et met la raison aux
pieds de la déraison.
L’empire de la chance que Voltaire reprend d’Épicure n’appartient pas au
monde newtonien, puisque la contingence du tout, fondée sur la liberté
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Refus de la théodicée :
vers l’autonomie mécanique de la matière
La science de la nature et la philosophie critique s’accordent chez Kant
pour réfuter le rapport sui generis que la théodicée de Leibniz propose
entre Dieu, qui conçoit et choisit le meilleur, en calculant l’intégralité des
mondes à l’infini, et le monde créé qui, malgré sa perfection suprême,
contient le mal métaphysique ou nécessaire, et le mal hypothétique ou
contingent qui se décline en mal physique et moral. Le Dieu de Leibniz
connaît, avant de créer, la série complète de tous les événements du monde,
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atteindre la fin ultime voulue par Lui. Seul apparaît comme « antifinal » ce
qui est envisagé par le biais d’une perspective non intelligente, dépourvue de
l’angle de la raison suffisante et, par là même, incapable de reconnaître la
création choisie par cette volonté qui ne se détermine que par l’intelligence
du « meilleur » possible.
Le refus kantien de ce type de rapport entre Dieu et le monde, fondement
de l’optimisme qu’il redéfinira, s’enracine premièrement dans sa conception
des lois mécaniques de la matière : en créant le monde, Dieu engendre un
système autonormatif, auto-organisateur et autosuffisant. Entre Leibniz et
Kant, la teneur de la dépendance théologique du monde change qualitativement.
En mettant à profit les lois newtoniennes de l’attraction et de la répulsion,
■■ 16. G. W. Leibniz, Essais de théodicée, II, § 201, dans Die philosophischen Schriften, vol. VII, dir. C. I. Gerhardt,
Hildesheim, Olms, 1978, p. 236.
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Kant propose, déjà dans son Histoire générale de la nature et théorie du
ciel (1755), que la série des événements du monde soit strictement mécanique
et autoréglée. La physique kantienne précritique, y compris sa séismologie,
stimulée par la catastrophe de Lisbonne, est rigoureusement géométrique
et mathématique, c’est-à-dire mécanique, purgée de métaphysique. Ses
conjectures sur la formation des séismes sont mécaniquement intelligibles
et vraisemblables : d’une façon schématique et en abrégé, Kant soutient
que les forces thermiques et électriques souterraines expliquent l’intégralité
des phénomènes 17. Du point de vue théorique de la physicothéologie, il
n’est plus nécessaire que Dieu voie et veuille chaque événement du monde,
parce que la seule régularité des lois générales, inscrite dans les rapports
matériels, permet le gouvernement autonome du monde, ainsi que la
reconnaissance de Dieu comme fondement primordial de l’ordre. C’est la
raison pour laquelle, en résonance partielle avec le matérialisme d’Épicure
et des atomistes anciens, Kant affirme : « Donnez-moi de la matière, et je
vais avec cela bâtir un monde ! C’est-à-dire, donnez-moi de la matière,
je vais vous montrer comment doit en sortir un
monde 18. » Il en découle que l’efficacité et l’auto-
suffisance du mécanisme naturel n’impliquent pas
La physique
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le chaos n’est rien d’autre que l’ensemble des régions de l’espace cosmique
qui entourent toujours la vigoureuse créativité des centres expansifs de
l’univers. L’organisation de l’espace infini épouse ainsi une durée également
■■ 17. Voir les trois textes suivants de 1756, dans le premier volume des œuvres complètes de l’Akademie
Ausgabe : E. Kant, „Von den Ursachen der Erderschütterungen bei Gelegenheit des Unglücks, welches die
westliche Länder von Europa gegen das Ende des vorigen Jahres betroffen hat“ (AA 01, 417-427) ; „Geschichte
und Naturbeschreibung der merkwürdigsten Vorfälle des Erdbebens, welches an dem Ende des 1755sten Jahres
einen großen Teil der Erde erschüttert hat“ (AA 01, 429-462) ; „Fortgesetzte Betrachtung der seit einiger Zeit
wahrgenommenen Erderschütterungen“ (AA 01, 463-472).
■■ 18. E. Kant, « Histoire générale de la nature et théorie du ciel », dans Œuvres philosophiques, vol. I, p. 47
(AA 01, 230).
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DOSSIER KANT ET KLEIST
car, dit Kant, « ce phénix de la nature ne se brûle que pour renaître rajeuni
de ses cendres 21 ». De même, l’histoire de l’humanité, scandée par le
conflit, la guerre, la mort, tous dérivés de la force psycho-socio-politique
d’attraction-répulsion, à savoir « l’insociable sociabilité des hommes 22 »,
met en œuvre un plan naturel de développement épigénétique de toutes
les dispositions humaines qui va de pair avec la « progression constante
des lumières 23 » qui comprend la moralisation et l’accord juridique entre
toutes les libertés. Aussi l’histoire progresse-t-elle mécaniquement et son
■■ 24. E. Kant, « Observations sur le sentiment du beau et du sublime », dans Œuvres complètes, vol. I, p. 457
(AA 02, 212).
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DOSSIER KANT ET KLEIST
■■ 25. L’invitation à l’étonnement traverse déjà l’Histoire générale de la nature, ce qui, à notre sens, constitue
la première thématisation du sublime, surtout parce que la contemplation de la tragédie cosmique s’accom-
pagne de la considération de la survie immortelle de l’âme qui incite au plus grand respect de soi-même
(voir E. Kant, « Histoire générale de la nature », dans Œuvres complètes, vol. I, p. 89-90 ; AA 01, 321-323).
■■ 26. E. Cassirer, Heinrich von Kleist und die kantische Philosophie, Berlin, Reuther & Reichard, 1919, p. 27.
■■ 27. H. von Kleist, « À Wilhelmine von Zenge, 22 mars 1801 », dans Correspondance (1793-1811), dans
Œuvres complètes, t. V, Paris, Gallimard, 2000, p. 193-194.
■■ 28. Ibid., p. 194.
■■ 29. Ibid., p. 195.
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intérieur » et l’« angoisse brûlante », répétant : « Ton unique but, ton but
suprême s’est effondré 30. »
Le projet de travailler pour la vérité et pour les sciences est alors remplacé
par le projet de voyager, d’errer, à partir de la perte et contre la perte, pour
refaire le paysage et la carte de son espace vital, pour inventer une nouvelle
idée et un nouveau désir de but, après sa catastrophe séismique. En effet,
c’est la privation même d’idée et de désir de but qui appelle à voyager, le
voyage entendu ici comme un mouvement d’ignorance et d’expérimentation
de l’espace et de soi-même, et ressenti comme une stratégie de survie et
un besoin incontournable de faire confiance au hasard, à l’incertain et à
l’inconnu, qui sont les seules ruines où il croit habiter après Kant. Voyager
sans savoir et sans vouloir une véritable destination, c’est le salut possible,
mais toujours insuffisant, comme beaucoup de personnages de Kleist en
témoignent. Voyager, c’est un apprentissage de son ignorance, une négation
symbolique de la possibilité d’habitation. L’errance et le nomadisme, symboles
du pathos sceptique, peuvent surprendre même le voyageur le plus sûr de
sa route, mais peuvent surtout, après la conscience
de la perte de la vérité, éviter le vertige d’une
intensification du deuil, voire l’autodestruction ou
La privation d’idée
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à travailler, mais je suis écœuré par tout ce qui porte le nom de science.
[…] Ce que je veux, c’est voyager 32. »
L’urgence du voyage porte en elle le sentiment tragique de la mort de
la vérité qui expliquerait le refus de la science comme vocation. Cependant,
ce sentiment tragique découle ou bien d’une confusion entre deux types
■■ 30. Expression reprise de façon dialogique où le sujet se dédouble entre moi et toi : « Mon/ton unique but,
mon/ton but suprême s’est effondré », dans la lettre « À Wilhelmine, Berlin, 22 mars 1801 » et « À Ulrike von
Kleist, Berlin, 23 mars, 1801 », H. von Kleist, Correspondance (1793-1811), p. 194-195 et 197.
■■ 31. H. von Kleist, « À Wilhelmine, Berlin, 22 mars 1801 », dans Correspondance (1793-1811), p. 195-196.
■■ 32. H. von Kleist, « À Ulrike von Kleist, Berlin, 23 mars, 1801 », dans Correspondance (1793-1811), p. 196-197.
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DOSSIER KANT ET KLEIST
■■ 33. Voir l’évaluation fine du kantisme de Kleist dans J. Phillips, The Equivocation of Reason: Kleist Reading
Kant , Stanford, Stanford University Press, 2007 ; et dans T. Mehigan, Heinrich von Kleist: Writing after Kant ,
New York, Camden House, 2011.
■■ 34. H. von Kleist, „Aufsatz, den sichern Weg des Glücks zu finden und ungestört – auch unter den größten
Drangsalen des Lebens, ihn zu genießen!„, Erzählungen, Anekdoten, Gedichte, Schriften, dir. K. Müller-
Salget, Francfort, Deutscher Klassiker Verlag, 1990, p. 515-530.
■■ 35. H. von Kleist, „Allerneuester Erziehungsplan“, Erzählungen, Anekdoten, Gedichte, Schriften, p. 545-552.
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potentiel naturel de chaque « entéléchie » individuelle dont l’automouvement
est animé par la contradiction et l’opposition avec l’extérieur.
Sous l’angle mélancolique, l’impulsion à voyager sans plan illustre aussi
une conception non rationnelle de l’action. À l’inverse de Kant, l’action
bonne n’est pas chez Kleist celle qui incarne une loi universelle promulguée
par la raison pratique. Imprégné d’une atmosphère tragique, Kleist voit
l’impuissance de l’acteur pour se comprendre soi-même ainsi que pour
déchiffrer l’architecture du monde. La liberté se noue avec les ténèbres
de l’ignorance et, par conséquent, l’action survient à l’acteur, émergeant
du hasard et produisant du hasard. Certes, l’acteur peut croire maîtriser
le cours de l’action, étant donné que cette croyance contrarie le désespoir
qui paralyserait la volonté, mais une telle croyance n’est rien d’autre que
le sentiment d’existence lié à l’illusion d’être le locus de contrôle d’une
causalité rationnelle. Or l’illusion, analogon des postulats de la raison
pratique, succombe dans l’expérience de l’action aux effets immaîtrisables et
s’effondre aussitôt par la métamorphose de l’action en événement, conversion
de l’acteur en spectateur anonyme de soi-même dans le flot énigmatique du
monde où le destin s’écoule de manière torrentiellement ou sereinement
chaotique. Dans le langage de Kleist, l’action exige les lumières du « cœur »,
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réflexion de Kleist, encore que l’enjeu soit beaucoup plus grave chez Kleist
qui s’attache à une opposition ou contradiction différente ; à vrai dire, ce n’est
plus l’affirmation de la valeur absolue de la morale face à la connaissance,
mais bien plutôt l’appréciation de l’incommensurabilité entre la vie et la
raison. La vie s’avère rationnellement impénétrable. Donc, il faut vivre et
aimer sa vie au sein de l’incompréhensible et de l’inexplicable, reconnaissant
et acceptant l’unité perdue entre le sentiment et l’entendement. La raison est
■■ 36. H. von Kleist, « À Wilhelmine von Zenge, Berlin, 28 mars 1801 », dans Correspondance (1793-1811), p. 199.
■■ 37. H. von Kleist, « À Ulrike von Kleist, Berlin, 5 février 1801 », dans Correspondance (1793-1811), p. 189.
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DOSSIER KANT ET KLEIST
■■ 38. H. von Kleist, « À Wilhelmine von Zenge, Paris, 15 août 1801 », dans Correspondance (1793-1811), p. 248.
■■ 39. Id.
■■ 40. Id.
■■ 41. Id. En résonance avec la lettre « À Wilhelmine von Zenge, Paris, 21 juillet 1801 », dans Correspondance
(1793-1811), p. 232, où Kleist dit : « Je ne souhaite d’autre salaire que la liberté, une maison personnelle et toi ».
■■ 42. H. von Kleist, « À Wilhelmine von Zenge, Berlin, 13 novembre 1800 », dans Correspondance (1793-
1811), p. 142.
■■ 43. H. von Kleist, « À Wilhelmine von Zenge, Paris, 21 juillet 1801 », dans Correspondance (1793-1811),
p. 234-235.
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voyage de la vie et, tous deux, demeurent un seul et même « livre
inintelligible 44 », qu’il faut vivre, parce que c’est lui l’événement et la chair
du corps propre sans connaissance. Or jouir de l’écriture ouverte et infinie
de ce livre, apprendre la patience de ses signes éphémères et instables, c’est
le tout mélancolique de la vie, ou quasiment tout, peut-être ; surtout si l’on
regarde la vie du côté du sublime, en tant que « grandeur qui n’est comparable
qu’à elle-même 45 », grandeur dynamique, transport de l’infini, qui touche,
tremble et bouleverse.
Le récit du grand tremblement de terre, qui avait secoué Santiago du
Chili en 1647, est au premier abord proposé par le narrateur comme une
architecture subtile du « hasard heureux » dont les frappes soudaines changent
qualitativement et abruptement l’horizon d’attente et de compréhension des
personnages, les réconciliant avec la vie. Aussi le narrateur se rapproche-t-il
des événements sur le mode du spectateur et interprète capable d’intelliger la
« catastrophe générale », en prenant la perspective
imaginative du miracle et du salut paradoxal, puisque
le meilleur y serait enfanté par le pire, renversant
Le récit ne
in extremis le cours quasi achevé de la tragédie.
va nulle part ;
C’est ainsi que Jeronimo, au moment même où
il tourne,
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porte, sinon à croire, du moins à vouloir croire que tout événement peut
appartenir à l’unification poétique, significative, de l’expérience. Dans son
effort herméneutique, le narrateur accompagne les personnages qui cherchent
et adhèrent à un sens non littéral de leur expérience, un sens allégorique et
tropologique ou moral, où la violence de la nature montrerait un dessein
à la fois terrible et salvateur de « l’Être régnant au-dessus des nuages 47 »,
Paulo Jesus
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■■ 58. E. Kant, Sur l’insuccès de toutes les tentatives philosophiques en matière de théodicée, dans Œuvres
complètes, vol. II, p. 1405 (AA 08, 264-265).
■■ 59. H. von Kleist, « À Wilhelmine von Zenge, Paris, 21 juillet 1801 », dans Correspondance (1793-1811), p. 232.
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