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Le Populisme Au Secours de La Démocratie by Chloé Morin (Morin, Chloé)

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CHLOÉ MORIN

LE POPULISME
AU SECOURS
DE LA DÉMOCRATIE ?
INTRODUCTION

Pour ceux qui regardent chaque jour la démocratie, il est un penseur


qui, toujours, nous rappelle la difficulté du régime dont il reste le
champion : Jean-Jacques Rousseau. Il en disait la dureté pratique, sinon
l’impossibilité réelle de la mettre en œuvre. Nous sondons chaque jour
désormais les affres de ce que Churchill nommait « le pire des régimes, à
l’exception de tous les autres ».
La démocratie s’étiole. À l’Europe de l’Est, libérée du joug
communiste, il n’a pas fallu trente ans pour que les espoirs puissent
parfois virer à l’aigre. Le chemin polonais inquiète, la Hongrie s’est
placée sur une très mauvaise pente depuis quelques années, et
particulièrement depuis la première phase de la crise du coronavirus,
avec un Victor Orban qui s’était octroyé les pleins pouvoirs dans une
Union européenne – à ce moment-là du moins – aphone et impotente.
En France, la défiance envers tout ce qui touche de près ou de loin à
la politique atteint des sommets. Mais l’on fait comme si tout cela était
normal. En février 1941, Georges Bernanos réfugié au Brésil exprimait sa
crainte d’une guerre totale en des termes qui pourraient aujourd’hui
convenir pour la démocratie : « Ce monde de spéculateurs et
d’ingénieurs a, au plus haut degré, l’esprit d’invention, mais il manque
absolument de prévoyance et d’imagination, il s’est toujours vanté de
croire à ce qu’il voit et il ne se voit pas mourir1. »
Les démocraties sont mortelles. Il serait temps de s’en apercevoir.
Depuis plusieurs années, et particulièrement depuis 2017, notre vie
politique est marquée par une tension croissante entre dépression
collective et résilience individuelle. De nombreuses enquêtes ont
démontré qu’au quotidien nous accumulons les difficultés de pouvoir
d’achat, le manque de reconnaissance au travail, la peur du déclassement
– près de la moitié d’entre nous estimons que notre niveau de vie s’est
dégradé ces dernières années –, mais, au fond, nous estimons vivre
relativement bien – 23 % seulement des Français sont « mécontents » de
leur vie, soit la même proportion que les Britanniques ou les Allemands.
Nous sommes assez satisfaits de notre vie, mais nous portons un regard
très dur, voire alarmiste, sur nous-mêmes en tant que collectif : nous
sommes une écrasante majorité à penser que notre pays est « en déclin »,
pensons à 62 % que « la plupart des gens cherchent à tirer profit les uns
des autres », et à 66 % « qu’on n’est jamais assez prudent quand on a
affaire aux autres »2.
Il serait facile d’en rester là. De se dire que nous sommes de grands
insatisfaits, des Gaulois structurellement réfractaires au changement, des
idéalistes incorrigibles qui ne parviennent pas à admettre qu’ils
appartiennent à une nation devenue « moyenne », un peuple tiraillé
entre un héritage historique bonaparto-gaulliste qui flatte son égo, et un
rapport au monde actuel qui l’incite à la haine de soi, faute de pouvoir
se résigner à être humble et modeste. Notre détestation de nous-mêmes
s’est encore illustrée par le jugement très dur que nous avons porté sur
nos concitoyens pendant la première période de confinement – nous
avons été nombreux à fustiger le voisin, le bobo parisien qui ne
respectait pas les règles imposées par l’urgence sanitaire, alors que cette
période fit globalement la preuve, sinon de notre civisme, du moins de
notre capacité à respecter des règles extrêmement contraignantes. Cette
haine de soi, cet écart entre bonheur relatif au niveau individuel et
dépression collective qui nous caractérisent, pourraient être acceptés
comme de simples faits culturels sans conséquence.
Après tout, même si nous nous divisons (nous nous « chamaillons »,
comme l’avait dit Emmanuel Macron le premier mai 2020), même si
nous nous méfions de nos voisins, n’avons-nous pas affronté le
confinement vaillamment ? N’avons-nous pas su être solidaires avec les
plus fragiles de la société ? N’avons-nous pas su accepter auparavant –
souvent par lassitude et résignation – des réformes douloureuses, mais
dont de très nombreux experts et responsables politiques nous disaient
depuis des années qu’elles étaient indispensables pour rattraper le cours
d’une mondialisation dont nous n’avions pas su prendre le virage à
temps ?
Est-ce si grave si nous sommes toujours plus fracturés –
idéologiquement, politiquement, socialement, culturellement – puisque
in fine, tant bien que mal, nous parvenons à surmonter les défis qui se
présentent à nous ? Est-ce si grave si nous peinons de plus en plus à nous
parler, à débattre, à accepter d’être représentés par des élus de la nation
que nous sommes une immense majorité à juger carriéristes, déconnectés
et corrompus ? Est-ce vraiment si grave que nous clamions notre rejet du
politique, du « système », que nous soyons de moins en moins nombreux
à voter, élection après élection, puisque in fine des choix collectifs sont
faits et que le pays parvient tant bien que mal à avancer ?
Oui, après tout, pourquoi s’intéresser à la crise de la démocratie ? Et
au fond, de quelle crise parle-t-on ?
Nous pourrions fort bien envisager de poursuivre sur cette pente.
« Cultiver notre jardin. » Continuer à nous enliser dans une forme de
torpeur, d’apathie démocratique qui, au fond, n’est pas si inconfortable.
Certes, nous perdons régulièrement quelques acquis sociaux, mais l’on
nous dit que c’est le prix à payer pour survivre dans une mondialisation
dont nous ne dicterons jamais les règles, et pourquoi ne le croirions-nous
pas ? Certes, nous cédons toujours plus de nos libertés pour gagner un
peu plus de sécurité face au terrorisme, face aux violences physiques,
face aux risques sanitaires. Certes, nous avons le sentiment d’être de
moins en moins à la manœuvre, de peser de moins en moins sur le destin
du pays – « Bruxelles », les lobbies, la haute administration, le
« système » nous semblent fonctionner sans nous –, mais aussi d’être de
moins en moins décisionnaires du cours de nos vies. Mais au fond, tout
va bien, n’est-ce pas ?
Oui, jusqu’ici, tout va bien. Enfin, c’est ce que nous disent les
plateaux du commentaire politique.
Nous évitons la catastrophe. Chaque nouveau soubresaut nous
ébranle un peu plus, menace un peu plus la stabilité de l’édifice ; mais,
tant que « ça tient », pourquoi s’inquiéter ?
Nous sommes comme la grenouille qui ne ressent pas le besoin –
l’urgence – de quitter le confort de la casserole dans laquelle elle se
prélasse. Elle sent bien la température monter, mais à quel moment faut-
il réagir, sauter ? Où est le point de non-retour ?
À la fin, comme la grenouille qui mijote à feu doux, nous risquons de
finir ébouillantés. Figés dans un système politique que nous ne
reconnaîtrons plus, un système ingouvernable et devenu à nos yeux
inacceptable sans que nous soyons parvenus pour autant à mettre le
doigt sur le point où, dans la somme de nos petites lâchetés et de nos
grands renoncements, nous avons oublié de réagir à temps. Car enfin !
Qui ne voit pas que la désaffection des urnes porte en elle l’abandon de
la démocratie et l’avènement d’un régime qui ne peut en mériter le
nom ?
En réalité, si notre pays peine de plus en plus à surmonter ces chocs
externes, s’ils provoquent chez nous bien plus de doutes, bien plus de
tensions (Gilets jaunes, manifestations contre la réforme des retraites),
voire de renversements politiques (montée des extrêmes, élection en
2017 d’un homme « sorti de nulle part », mais pas de n’importe où), c’est
que le cœur de notre problème est d’une autre nature.
Nous ne vivons pas une crise économique. Ni véritablement
identitaire, au sens religieux et culturel du terme. Notre premier
problème est avant tout de nature démocratique. Il s’agit d’une crise du
« nous », c’est-à-dire de notre capacité à vivre ensemble, donc à décider
et à faire ensemble. À concilier nos intérêts et aspirations individuels
avec ceux d’un collectif dont nous nous sentons de moins en moins
partie prenante. Un collectif dont nous sommes nombreux à avoir le
sentiment qu’il ne nous reconnaît pas assez. Qu’il nous méprise, nous
humilie, nous néglige, et que nous négligeons en retour.
Pour apporter les bonnes réponses au mal qui nous ronge de
l’intérieur, encore faut-il que nous nous posions enfin les bonnes
questions. Que nous recommencions à nous intéresser à la vie de notre
nation, en nous débarrassant de ce qui nous tient lieu depuis trop
longtemps de fausses excuses et de diversions : la politique « est
corrompue », nous ne sommes pas entendus, voter ne change rien, le
pouvoir n’est plus là… En réalité, notre propre apathie est la plus grande
trahison démocratique. L’enfer, ce n’est pas seulement les autres, c’est
aussi un peu nous-mêmes.
Il est urgent que nous nous intéressions à nouveau, individuellement
et collectivement, à la politique car la crise que nous traversons n’est pas
– contrairement à ce que disent commentateurs et experts de toutes
sortes à longueur de journée – une crise économique, sociale, sanitaire.
On ne comprend pas pourquoi, pendant la période de confinement, le
jugement des Français sur l’action gouvernementale était beaucoup plus
sévère que celui porté par nos voisins sur leur propre gouvernement, si
l’on n’examine pas les caractéristiques bien spécifiques de notre crise
politique profonde. Mettre notre défiance sur le compte d’une exigence
plus grande qu’ailleurs ou d’une « communication ratée » – même sur les
masques, sujet sur lequel la plupart des Français considèrent que le
gouvernement français a menti pour camoufler ses erreurs – serait une
erreur profonde.
Saisissons-nous de ce sujet. Évitons les « faux débats » démocratiques,
en distinguant ce qui relève du symptôme et de la cause réelle de notre
malaise collectif. Posons-nous enfin les bonnes questions, ne laissons pas
à quelques-uns le soin de les enterrer, ou de les détourner. Et débattons-
en. Il est temps.

1. Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des-Âmes [1943], Paris, Éd. du Rocher, 2017,


p. 139.
2. Baromètre CEVIPOF de la confiance politique, OpinionWay, février 2020.
1
Les nouvelles règles du jeu politique

Trois chiffres, et une image. 66,06 %, le score du Président élu en ce


soir de mai 2017. 25,4 %, le taux d’abstention, et 11,5 %, le taux de
votes blancs et nuls. Et une image, celle d’un homme jeune et
dynamique, marchant seul et se transformant sous l’œil de la caméra,
grâce à une scénarisation pensée au millimètre, en Président.
Trois minutes et quarante-cinq secondes de traversée de la cour du
Louvre, un pas lent et un air grave, une image puisant dans l’imaginaire
mitterrando-chiraquien.
Cette séquence et ces chiffres devaient résumer, à eux seuls, l’ère
nouvelle dans laquelle notre démocratie a basculé. Une ère consacrant
définitivement la prééminence de l’image, celle qui tourne en boucle sur
les chaînes d’information en continu et sur les réseaux sociaux – qui se
souvient des mots prononcés ce soir-là ? Alors que l’image, elle, reste
gravée dans nos esprits. Mais aussi une ère de la volatilité, où les partis
sont mortels et les idéologies jugées obsolètes, et où de nouveaux
« entrepreneurs » politiques, sortis « de nulle part », peuvent réussir à
bousculer les clivages établis pour conquérir le pouvoir. Enfin, une ère
de la défiance citoyenne, du désengagement : si la politique ne prétend
plus changer la vie, elle n’y a plus sa place.

BASCULEMENT DANS UNE NOUVELLE ÈRE


Depuis ce soir de mai 2017 chacun se réclame ou conteste l’existence
d’un « nouveau monde politique ». De fait, si la rupture de 2017 était en
gestation de longue date, cette élection n’en a pas moins sanctionné un
tournant durable dans les règles du jeu politique contemporain.
Il est vrai que nous avons connu, depuis trois ans, un certain nombre
de phénomènes qui par leur ampleur, leur brutalité ou leur nouveauté,
semblent marquer le basculement vers une ère nouvelle.
Élection aux plus hautes fonctions d’un candidat « sorti de nulle
part », sans parti – peut-être précisément parce qu’il ne se réclamait pas
du « sérail » ou du « système ».
Émergence d’un mouvement social totalement nouveau, désordonné
et désintermédié, refusant absolument tout principe de représentation, y
compris en son sein. Dès qu’un Gilet jaune semblait « prendre la
lumière », il se trouvait automatiquement discrédité, contesté, ramené à
des ambitions personnelles ou disqualifié.
Démission d’un candidat aux municipales dans la capitale, Benjamin
Griveaux, moins de 24 heures après qu’une vidéo à caractère sexuel a été
mise en ligne sur le web. La nouveauté, ici, n’est évidemment pas
l’utilisation à des fins politiques de la vie privée d’une personnalité
publique. La disqualification par la rumeur réelle ou fondée se pratiquait
déjà au temps de Marie-Antoinette… Ce qui est nouveau, c’est la
rapidité, la formidable accélération du temps, et l’émotion, amplifiée par
des réseaux où elle règne avec d’autant plus de facilité que l’anonymat
semble abolir toute règle de civilité.
Pourtant, plus de trois ans après le séisme de 2017, nous constatons
quotidiennement que citoyens comme élus ne semblent pas avoir intégré
pleinement ce que sont les nouvelles règles du jeu politique – ce que l’on
serait tenté d’appeler le new normal si l’on ne craignait de se voir
reprocher un anglicisme de plus.
Ainsi, on trouve encore des journalistes pour dire que tel ou tel parti
politique, telle ou telle personnalité est « morte », ou au contraire « tout
puissant », alors que la volatilité électorale n’a jamais été si grande, et
que les dégagistes d’hier pourraient bien être les dégagés de demain.
Souvent, les tenants du « nouveau monde » semblent eux-mêmes
avoir perdu de vue les conditions qui les ont portés au pouvoir,
notamment le formidable rejet d’un « système » politique dont les
pratiques et comportements étaient devenus insupportables. Lorsqu’un
Premier ministre se déclare candidat à la mairie de la ville qu’il dirigeait
avant d’être nommé au gouvernement, n’envoie-t-il pas le signal qu’il
existe des fonctions électives de second rang, ou bien qu’il est possible
aujourd’hui de gouverner pleinement une grande puissance mondiale
tout en prêtant aux havrais toute l’écoute et la considération qu’ils
méritent en période de campagne ? Et que dire, en pleine période de
préparation du budget, un budget « de crise » qui plus est, quand le
Président lui-même accorde – pour un temps indéfini – à son ministre
des Comptes publics le cumul de sa fonction ministérielle avec son
mandat de maire de Tourcoing ? On ne demande à personne de mener
de front deux emplois à plein temps, les élus seraient-ils des
surhommes ? Le bon sens, dans ce cas précis, invite plutôt à penser à
l’hypocrisie.
Autre exemple : lorsque des partis, indifférents aux courants profonds
qui parcourent l’opinion, semblent croire que la politique relève d’une
arithmétique, et qu’il suffit de s’appeler « aile gauche » de la majorité, ou
« rassemblement » des forces X, Y ou Z, pour que les voix qui se
portaient auparavant sur ces options politiques s’additionnent
mécaniquement. Si la politique relevait de l’arithmétique plutôt que des
idées et des aspirations populaires, François Hollande aurait alors réussi
à être candidat en 2017 après avoir patiemment employé la fin de son
quinquennat à étouffer toute offre politique concurrente au centre
gauche.
Analystes et commentateurs peinent également à donner un sens et
une place aux nouvelles méthodes de combat politique – comme ce que
j’appelle la « manifestation selfie », ce happening permanent connu lors
de la réforme des retraites –, et trop souvent les disqualifient comme
autant de mouvements minoritaires, d’arrière-garde. Or, les réseaux
sociaux et chaînes d’information en continu ont changé profondément
les codes du combat politique, et il est temps que ces bouleversements
trouvent leurs conséquences dans les analyses des observateurs
politiques.
Un parti revendiquant fièrement 400 000 adhérents peut voir, lors
d’une élection interne, moins de 20 000 votants se rendre aux urnes –
qui plus est, virtuelles…
En outre, personne n’avait anticipé cet OPNI (Objet politique non
identifié) que furent les Gilets jaunes, et chacun espère qu’ils resteront
une anomalie, une exception de l’histoire politique – alors qu’ils
pourraient bien être la première d’une série de convulsions qui
traduisent le malaise démocratique grandissant et l’impuissance de nos
institutions à donner sens et solutions à nos problèmes collectifs.
Enfin, la parole des journalistes et des politiques est quotidiennement
frappée d’une défiance que nulle vérité ne parvient plus à dégonfler :
complot sur les vaccins, craintes liées à tel ou tel projet d’aménagement,
accident de l’usine Lubrizol, les illustrations sont nombreuses de cette
ère de l’« hyperdéfiance » dans laquelle nous avons basculé. Pourtant,
nous n’avons adapté ni les méthodes de communication politique et
publique, ni les modes de prise de décision publique, notamment dans
les contextes de crise.
On pourrait poursuivre cette liste, car les illustrations de cette
absence de prise de conscience réelle de la nouvelle réalité politique
abondent. Ce n’est pas l’objet ici : il s’agit plutôt de lister ces « règles du
jeu » – des règles du jeu qui seront revisitées et expliquées en profondeur
dans les chapitres suivants –, en espérant qu’elles soient enfin intégrées
par chacun et trouvent leurs conclusions rapidement tant dans notre
organisation collective que dans nos comportements individuels, que
nous soyons journalistes, politiques, citoyens, ou encore serviteurs de
l’État…

INSTABILITÉ ET VOLATILITÉ

La première règle du jeu que nous devons intégrer de manière


permanente à nos analyses est le fait que notre paysage politique se
caractérise par une instabilité croissante des votes, que l’on nomme
« volatilité » électorale.
Elle recouvre différents phénomènes, comme le vote intermittent –
les électeurs qui ne participent qu’à certains scrutins –, le changement de
vote d’un parti à l’autre au gré des élections, ou le changement de
préférences partisanes au fil du temps. Qui ne connaît un frère, une
mère, un fils qui ont pu voter EELV un jour, LREM deux ans plus tard,
puis LFI à un autre moment ? Ou RN un jour, LR le lendemain ? Qui ne
s’est laissé emballer par un souffle de renouveau, dans le sillage d’une
figure enthousiasmante et nouvelle, avant de retomber dans la
résignation de l’abstention quelques années plus tard ?
Ces phénomènes ne sont pas totalement nouveaux : déjà, en 1989,
Gérard Grunberg (Cevipof) notait que l’instabilité concernait un électeur
sur deux pour les scrutins de 1981 et 1984, mais que les allers-retours se
faisaient alors essentiellement entre participation et abstention, et de
manière très marginale entre droite et gauche (5,1 % des électeurs
inscrits)1. Nonna Mayer, Daniel Boy et Marc Swyngedouw notaient
qu’entre 1995 et 1993 près de la moitié des électeurs inscrits avaient
modifié leur vote2. En 2012, l’enquête Présidoscopie montrait que la
moitié des électeurs a changé d’avis « en cours de campagne ». Cette
mobilité électorale signe, selon Grunberg, l’avènement d’un électeur
« éduqué et autonome ». Ce phénomène est né après « l’effondrement des
grandes institutions partisanes et religieuses qui encadraient les citoyens
de la naissance à la mort, comme les mouvements de jeunesse […] ».
Qui dit instabilité, dit fluctuation des fortunes électorales,
« insécurité politique » pour les élus comme pour les partis. Or, il faut
l’avouer : bien souvent, tel ou tel parti a encore tendance à se comporter
en détenteur d’une « rente » politique, considérant son marché politique
comme captif, alors qu’en réalité bien des paramètres interviennent pour
orienter les votes : l’offre politique compte, bien sûr, sur la forme (la
personnalité des candidats, la manière de communiquer) et le fond (les
idées et projets de société portés). Mais la demande est également
influencée par des tendances profondes, externes – la crise migratoire,
telle ou telle crise économique ou financière, le terrorisme… – et
internes à l’électorat – les modifications de comportement induites par
les nouvelles technologies, qui font de chacun un producteur de
contenus et l’encouragent à nouer une relation sans médiation avec « le
haut », par exemple. La communication politique en devient de plus en
plus complexe, tout comme l’analyse des phénomènes d’opinion.
On peine encore à mesurer combien cette volatilité peut contribuer à
fausser la lecture des résultats des scrutins, tant par les commentateurs
que par les partis. Ainsi, le scrutin des européennes de 2019 a été
analysé comme une « percée » d’EELV, le plaçant, de fait, au centre des
débats à gauche, notamment dans la perspective du scrutin municipal de
l’année suivante. Pourtant, dix ans plus tôt, EELV récoltait déjà
2,8 millions de voix en France contre 3 millions en 2019. Or, entre-
temps, le nombre total de votants passait de 17 à 23 millions. En valeur
absolue, on peine à voir la « percée » spectaculaire… D’autant plus qu’il
convient de rappeler qu’un an après les européennes de 2009 EELV
perdait 500 000 voix aux régionales de 2010, avant de recueillir
seulement 800 000 voix à la présidentielle de 2012 avec sa candidate
Eva Joly. Ces élections, aux natures très différentes, illustrent l’ampleur
de la volatilité électorale. Elle tend à démontrer que les électeurs
répondent de plus en plus à la question posée – l’enjeu d’une
présidentielle n’est pas le même qu’une élection municipale ou
européenne… Or, cette situation est déstabilisante pour les partis
politiques traditionnels, puisque les électeurs votent non plus pour la
« marque » partisane elle-même mais pour sa capacité à incarner une
réponse appropriée à la question posée…
Cette instabilité électorale est en partie due à l’effondrement des
grandes idéologies du XXe siècle, mais aussi au délitement des solidarités
de classe – dont pâtissent également les syndicats. Elle prend forme dans
le nombre croissant de citoyens qui, en France, aux États-Unis, ou encore
en Italie, ne se disent plus proches d’aucun parti – et ces « sans
sympathie partisane » représentent désormais le premier parti dans notre
pays. Nous voyons d’ailleurs parfois les conséquences de ce défaut
d’imaginaire collectif et structuré lorsqu’il s’agit de faire face à des
menaces nouvelles : face à l’impensable menace du coronavirus, il a fallu
à Emmanuel Macron convoquer l’histoire, et l’imaginaire de la guerre,
afin de constituer un récit mobilisateur qui permette à chacun de
comprendre ou, du moins, de tolérer la parenthèse étrange que fut le
premier confinement, celui de la nouveauté et de la sidération, du
basculement dans l’inconnu. Parenthèse qui n’en fut pas une : comme
Boris Cyrulnik l’avait annoncé aux premiers jours du confinement, « ceci
n’est pas une crise, mais une catastrophe », c’est-à-dire que « l’après » ne
ressemblerait pas à « l’avant »3.
Le désengagement partisan qui caractérise notre époque prend la
forme de longues phases d’apathie citoyenne, entrecoupées de sursauts
civiques ou de vives colères collectives lorsque l’histoire – à l’occasion
d’une crise majeure, par exemple celle des Gilets jaunes ou l’épidémie du
coronavirus qui a interrogé ce que nous sommes et voulons être en tant
que nation – vient s’inviter dans la bulle hermétique et douillette où le
citoyen a tendance à se retrancher.
Ainsi, lors de l’épidémie de coronavirus, nombre de citoyens ont pu
toucher du doigt certaines des conséquences concrètes de leur
désengagement : comment contester ou questionner des choix graves
engageant des vies, ou invasifs pour la vie privée, lorsque l’on n’a ni
voté, ni participé, de près ou de loin, à la vie de la cité depuis des
années ? La démocratie est comme une chaîne dont la force est
équivalente à celle de son maillon le plus faible. Or, nous mesurons à
chaque crise que la faiblesse de la confiance dans le système, de
l’engagement, du civisme, du simple respect des règles communes peut
avoir des conséquences dramatiques quand il s’agit de « faire bloc », et
quand des vies peuvent dépendre de la solidarité et de la discipline de
chacun.
Ce désintérêt croissant, ce désengagement citoyen vis-à-vis de la
chose publique, sur fond d’extrême défiance à l’égard des élites en
général et des responsables politiques en particulier, est illustré par les
travaux de Destin Commun publiés en février 2020 : seulement 4 % des
Français ont déjà participé à un meeting politique et 3 % ont déjà fait un
don d’argent à une structure partisane4. Il y a là les signes d’un véritable
effondrement culturel, car la citoyenneté est, avant tout, une culture
reposant sur des valeurs vécues au quotidien et partagées, des notions
juridiques et historiques.
L’engagement de chacun a pris de nouvelles formes, distantes des
partis politiques, et se déploie de manière discontinue dans la vie
citoyenne, selon les moments de la vie, le temps disponible, et
l’évolution des centres d’intérêts. France Générosité nous apprend ainsi
qu’en 2018 les dons de particuliers – 5,5 millions de foyers concernés –
se sont élevés à 4,5 milliards d’euros avec, en tête des causes financées,
l’aide et la protection de l’enfance, la lutte contre l’exclusion et la
pauvreté, et le soutien à la recherche médicale. Non seulement les
Français donnent de l’argent, mais ils sont nombreux également à
donner du temps : une note de l’INSEE, publiée en 2019, nous apprenait
ainsi que plus de quatre français sur dix sont membres d’au moins une
association. Comme le relève l’INSEE, « la participation à la vie
associative s’accompagne d’un engagement citoyen plus élevé […]5. En
outre, en 2013, 11 millions de personnes, soit 22 % de la population
âgée de seize ans ou plus, déclaraient spontanément avoir travaillé en
tant que bénévoles au cours des douze derniers mois dans le cadre d’une
association ou d’un autre organisme.
Il s’agit cependant, de plus en plus, d’une mobilisation à la carte,
c’est-à-dire servant des intérêts personnels – sans être individualiste – à
un moment précis de l’existence. Une tendance à la « dé-
collectivisation » de l’engagement associatif dont on a observé la montée
en puissance progressive depuis les années 1980. En effet, l’INSEE note
également qu’entre 1983 et 1996 « le développement individuel, à
travers une activité collective (sport, culture…), avait pris le pas sur la
défense d’intérêts communs (syndicats, parents d’élèves…) ».
Cette forme d’engagement s’est, depuis le début des années 2000,
individualisée encore davantage. Elle s’accommode mal des modes de
fonctionnement des partis traditionnels, avec leurs disciplines, leurs
procédures, leurs structures administratives, etc. On note d’ailleurs que,
pendant que les partis politiques s’effondraient, les ONG s’imposaient
comme des interlocuteurs puissants du pouvoir, capables de mener des
campagnes transnationales et de faire bouger les lignes législatives. Du
strict point de vue de l’efficacité, on peut ainsi avoir le sentiment qu’il
vaut mieux militer à Oxfam qu’au Parti socialiste lorsqu’on souhaite
lutter contre les dérives de la finance mondialisée… Or, la « base »
militante de la plupart des ONG est loin de ressembler au socle militant
des ex-partis de masse. Oxfam, organisation internationale puissante,
revendique ainsi, en tout et pour tout, « des centaines de bénévoles » et
« une dizaine de groupes locaux présents dans toute la France ».

L’ÈRE DE L’HYPERDÉFIANCE

Autre paramètre central du nouveau paysage politique, dont on parle


sans cesse, mais dont on peine à mesurer l’ampleur des conséquences :
nous sommes entrés dans une ère de l’hyperdéfiance. 11 % de confiance
pour les partis politiques, 24 % pour les médias, 29 % pour les députés,
32 % pour les syndicats en 2020 selon Ipsos6. Cette défiance abyssale
amplifie et accélère les mouvements d’opinion, qu’il s’agisse du soudain
coup de cœur pour une personnalité nouvelle et considérée comme
« hors système », ou du rejet, souvent tout aussi soudain et brutal, du
gouvernant ayant épuisé son crédit de confiance. Un crédit qui, le
quinquennat de François Hollande puis d’Emmanuel Macron le
démontrent, dure de moins en moins longtemps – comme si la force
propulsive de l’onction électorale s’affaiblissait à mesure que nous nous
enfonçons toujours plus dans l’ère de la défiance.
Même si elle ne frappe pas toutes les figures d’autorité de la même
manière dans tous les pays, rares sont les professions et les pays à être
exemptés de ce phénomène : en moyenne, toutes les professions testées
par Ipsos dans une trentaine de pays obtiennent moins de 50 % de
confiance de la part de leurs concitoyens, exceptés les scientifiques
(56 % en moyenne) et les enseignants (52 %). En France, seuls les
scientifiques (59 %), les militaires (55 %) et la police (53 %) bénéficient
d’une confiance majoritaire. Partout, les responsables politiques sont en
bas de classement : 9 % de confiance en moyenne, 10 % au Canada, 8 %
au Brésil, 9 % en Allemagne, 7 % au Japon ou encore 11 % en Grande-
Bretagne…
Partout, c’est un principe de suspicion qui s’applique dans
l’évaluation de ce que font et proposent les figures d’autorité avec, pour
corollaire, une valorisation démesurée des outsiders, mais aussi des gens
« ordinaires » et des expériences « concrètes ». On croira plus aisément
son voisin et sa propre expérience que les statistiques publiques en
matière de chômage, par exemple. La disjonction entre le réel tel que
raconté par « le haut » – médias traditionnels, statistiques publiques,
experts et politiques – et celui vécu par « le bas » n’a jamais semblé si
grande. Quand les élites politiques et administratives regardent la France
au travers de la statistique publique, ils contemplent la carte plutôt que
le territoire, et amplifient ainsi le sentiment que les politiques publiques
sont conçues « hors monde », et selon des logiques souvent comptables
qui les éloignent toujours plus des perceptions « du bas ». Alain Supiot a
d’ailleurs très bien décrit les travers de la « gouvernance par les
nombres ».
Là encore, bien que le mot « défiance » soit devenu central dans
l’analyse politique contemporaine, tout porte à croire que nous n’avons
pas encore tiré tous les enseignements de cette nouvelle règle du jeu
démocratique. Ainsi l’on s’étonne qu’une partie – légèrement inférieure à
50 % – de la société britannique ne se soit toujours pas résignée à
accepter le vote du Brexit ; ou bien qu’une immense majorité des
Démocrates considéraient encore, au terme de son premier mandat et à
l’aube de l’élection présidentielle de 2020, Donald Trump comme
illégitime. Pourtant, quand l’immense majorité des citoyens n’ont plus
confiance dans le « système » pour résoudre leurs différends et générer
un compromis acceptable par tous, de telles divisions qui paraissent
parfois irréconciliables ne devraient rien avoir d’étonnant. Lorsque le
juge nous paraît prendre parti, lorsque la discussion commune nous
semble biaisée, il n’est pas étonnant que nous ne consentions plus à nous
soumettre à la règle commune.
Autre illustration de notre incapacité à intégrer les nouvelles règles
du jeu engendrées par la défiance : la manière dont le gouvernement et
l’État ont géré l’incendie de l’usine Lubrizol, en 2019. Multiplication des
émetteurs d’information publique, signaux et messages contradictoires,
réponses jugées floues, donnant le sentiment que les autorités tentaient
de dissimuler certains faits, ou étalaient leur incompétence… à l’ère de
l’hyperdéfiance, le moindre écart par rapport aux règles de transparence
absolue, de rapidité, et de cohérence (vue comme gage de sincérité) est
lourdement sanctionné par l’opinion. Ce fut le cas pour Lubrizol où,
plusieurs mois après les faits, les craintes des riverains de l’usine
n’étaient toujours pas tout à fait apaisées.
L’affaire Griveaux évoquée plus haut est une illustration parfaite de
ces nouvelles règles du jeu imposées par l’ère de la défiance : sa
démission express, suite à la diffusion illégale de vidéos volées « à
caractère sexuel » (pour reprendre l’expression consacrée) a laissé un
monde politique et médiatique sidéré. Et, il faut le dire, un peu trop
prompt à voir un péril démocratique dans le phénomène d’exploitation
de faits privés à des fins publiques.
On a exploré le passé tortueux de l’activiste-artiste Piotr Pavlenski,
qui est à l’origine de la mise en ligne de la vidéo et la revendique comme
un « acte politique ». On a blâmé Twitter, les réseaux, l’avènement d’un
nouvel ordre moral s’imposant au droit, une « américanisation » des
mœurs politiques… Pourtant, le fait majeur de cette affaire Griveaux
résidait avant tout dans la combinaison de la dictature de l’opinion
publique et de l’ère de l’hyperdéfiance. Le politique est désormais
tellement soumis à « l’opinion », telle que mesurée chaque jour par
sondages, amplifiée et déformée par les réseaux, qu’il ne peut plus s’en
remettre au droit ou à la loi. Or, cette opinion ne croyant plus ni à la
sincérité, ni même à l’utilité de la plupart de ses élus, il revient à ces
derniers de montrer patte blanche en permanence. La restauration de la
confiance entre élus et citoyens est devenue pour les premiers un
exercice sisyphéen. Cela suppose notamment pour eux de céder à la
« peopolisation » ou « loftisation » de la vie politique : puisqu’on vous
jugera sur votre caractère, votre vie privée, ce que vous êtes, il faut vous
mettre en scène. Peu importent vos propositions, on veut savoir si vous
êtes fiable, bon père de famille, généreux, autoritaire… Cela suppose
aussi de se montrer cohérent en toute circonstance, c’est-à-dire – en
l’occurrence – ne pas poser « en famille » dans la presse, pour ensuite
tromper sa femme – et peu importe que chaque citoyen soit lui-même
pétri de ces contradictions qui font notre humanité. Cela suppose aussi
de ne pas prétendre être sérieux et fiable, et se montrer imprudent en
envoyant une vidéo à caractère sexuel lorsqu’on sait que les sex-tapes
sont devenues un instrument majeur de déstabilisation depuis des
années… À l’heure de l’hyperdéfiance, cette abolition de la frontière
public / privé est une condition de la confiance. On peut la déplorer.
Lutter contre cette dictature de la transparence, cette tyrannie de
l’émotion, cette injonction à la cohérence. Mais il n’en reste pas moins
que cette règle du jeu s’impose à tout responsable public, et que chacun
devrait s’y préparer plutôt que s’en étonner.
Évidemment, la meilleure illustration récente des conséquences
concrètes de l’ère de l’hyperdéfiance nous a sans doute été fournie par la
pandémie de coronavirus. Suite à une brutale prise de conscience de la
menace vitale lors du premier discours présidentiel au 20 h – lequel
annonçait non pas encore le confinement mais la fermeture de toutes les
écoles, évènement appartenant déjà au registre de l’impensable –,
l’opinion publique avait semblé se rassembler derrière le gouvernement.
Mais, quelques jours après, dans les études, nous notions déjà les doutes,
les interrogations et une colère grandissante de l’opinion publique vis-à-
vis de l’exécutif et des dirigeants en général qui n’avaient « pas
anticipé », « rien préparé », avaient l’air de naviguer à vue après avoir
méthodiquement désarmé l’État, et ce depuis des décennies. Au fil des
jours de confinement, de polémique en polémique – manque de masques
FFP2, manque de tests, manque de lits d’hôpitaux, manque de
respirateurs… –, le sursaut de confiance s’est effacé avec une rapidité qui
a sidéré de nombreux commentateurs. Cela serait resté sans gravité si,
par ailleurs, il n’avait pas été indispensable et même vital de maintenir
la cohésion et la discipline, non seulement de citoyens confinés, mais
aussi, et surtout, des « premiers de tranchées » que furent les infirmières,
médecins, caissières, éboueurs et autres ouvriers à qui l’on demanda, en
plus de sauver des vies, de soutenir notre économie à bout de bras. Or,
on touche bien ici aux limites de la métaphore guerrière : l’indiscipline,
dans l’armée, est sanctionnée par la cour martiale – et, en d’autres
temps, par la peine de mort. Or, en démocratie, si le soldat ne veut plus
obéir au chef, que faire ? Les policiers ont eu beau multiplier les
amendes aux promeneurs inconséquents qui défiaient les règles du
confinement pour profiter des premiers jours de soleil printanier, nous
avons tous senti la précarité d’un ordre qui reposait tout entier sur un
consentement bien fragile… D’ailleurs, plusieurs syndicats, y compris les
syndicats de policiers, avaient alors appelé les salariés à exercer leur
droit de retrait faute de protections nécessaires – masques, gants, gel
hydro-alcoolique. Le basculement dans un désordre ou un blocage
général a semblé, quelques jours durant, possible. Nous avons alors
touché les conséquences concrètes de l’hyperdéfiance : en temps de paix,
elle se traduit par une abstention électorale dont on s’accommode très
bien. En temps de crise, elle peut avoir un impact dramatique.

ENTRÉE SUR LE « MARCHÉ » POLITIQUE

De plus en plus, les barrières à l’entrée du marché politique


s’abaissent. Barrières financières et économiques, avec des outils
numériques permettant d’effectuer à moindre coût certaines des tâches
relevant traditionnellement des partis politiques – communiquer avec le
citoyen, recueillir des avis, établir des fichiers de sympathisants,
recueillir soutiens et dons… Barrières « d’opinion », également, avec,
d’une part, des acteurs appartenant au « système » touchés par une
défiance très forte et, d’autre part, une prime au nouvel entrant
inversement proportionnelle au risque perçu de la nouveauté et de la
radicalité : dans une trentaine de pays interrogés par Ipsos, seulement un
citoyen sur cinq considère préférable de confier le destin de son pays à
un parti ou un politique ayant déjà exercé le pouvoir – une proportion
particulièrement faible en France et en Italie (15 %). Quatre citoyens sur
dix, et 34 % des Français, considèrent que confier leur destin à un parti
ayant des options politiques radicales est un risque. Cette évolution du
rapport au risque politique n’est pas étrangère au fait qu’ils considèrent,
pour beaucoup, que le vote ne « change (plus) la vie ». Dès lors, la
radicalité est non plus un risque mais une promesse, un espoir ; la
nouveauté prime désormais sur une expérience considérée comme inutile
en matière de gouvernance. Après tout, des décennies de
« professionnels » et d’« experts » n’ont-ils pas échoué à endiguer le
chômage de masse ?
Emmanuel Macron est d’ailleurs, par son parcours même, la preuve
éclatante de cette nouvelle règle du jeu par laquelle la sûreté devient
synonyme de statu quo et donc de poursuite du déclassement, tandis que
le risque devient espoir de changement. En faisant campagne sur « le
système », certes de manière plus subtile qu’un Renzi qui promettait
d’envoyer la vieille classe politique « à la casse », mais de manière tout
aussi claire et déterminée, il a détourné une partie des colères
« antisystème » au profit de ce qui s’est avéré être, à l’épreuve du
pouvoir, une idéologie et une pratique plutôt conformes à celles de ses
prédécesseurs.
Il existe donc une vraie prime à la radicalité politique. Mais elle
relève d’une alchimie complexe : un Mélenchon, de par ses traits d’image
personnels, portera une radicalité inquiétante, ce qui l’empêchera de
sortir du couloir de l’extrême gauche dans lequel il semble confiné
depuis son emportement de l’automne 2018 (« La République, c’est
moi ! »). En revanche, la radicalité d’un Trump, d’un Johnson, ou d’un
Salvini, présentera le degré adéquat de violence à l’égard du « système »
politique ou médiatique – ils bénéficieront même de ce que le juriste
Olivier Duhamel nomme la « PAP » ou « prime au pitre ».
La radicalité peut être affaire de style personnel, comme les figures
citées à l’instant le démontrent. Elle peut également être idéologique et
programmatique, à l’image de la proposition de sortie de l’euro ou de la
« préférence nationale », longtemps défendues par le Front national
avant d’être sacrifiées – ou du moins considérablement atténuées – sur
l’autel de la dédiabolisation. Le degré de tolérance de chaque pays à la
radicalité peut varier, en fonction de son histoire, de sa culture, et de sa
composition sociologique – par exemple, une France vieillissante où les
retraités jouent un rôle central avec leur attachement à l’euro, à
l’Europe, et à la sécurité financière –, aura peu de risques de succomber
aux sirènes du Frexit. À l’inverse, les représentations des retraités
britanniques ont plutôt poussé notre voisin vers le Brexit…

ACCENTUATION DE LA POLARISATION

La structure et le fonctionnement du système médiatique ont par


ailleurs considérablement transformé la manière dont citoyens et acteurs
publics se comportent avec, pour conséquence, une accentuation de la
polarisation – sinon de l’opinion elle-même, du moins, par accentuation
des divergences et effet loupe, de sa représentation. On ne voit sur les
réseaux et les chaînes d’info que les passionnés, les emportés, les
vociférants ou les enthousiastes, et non plus le locuteur interrogatif, pétri
de doutes, ou tout simplement mesuré.
La prime à la radicalité évoquée à l’instant est en effet amplifiée par
la manière dont fonctionnent réseaux sociaux et chaînes d’information
en continu : la vocifération, le clash, les points de vue tranchés et ne
souffrant aucune nuance sont ceux qui génèrent le plus d’émotions, donc
de « vues » et de « partages ». Dans une économie où le clic est roi, et où
Google, Facebook et autres ont considérablement drainé les recettes
publicitaires dont se nourrissaient autrefois les médias traditionnels,
l’émotion et l’image ont pris le pas sur les mots, la mesure et la raison.
Chaque évènement est scénarisé, dramatisé, et ne peut être évoqué que
s’il comporte une part de spectaculaire. Dès lors, on comprend que
l’Europe n’occupe que 3 % du temps d’antenne en France, puisque la
plupart du temps – Brexit ou crise grecque exclus… – il n’y a rien à
dramatiser, et la culture parlementaire européenne tient bien plus à la
culture politique des pays du Nord qu’à notre théâtre politique7.
L’ère de l’instantané et l’effet Google – tout est accessible à tous, sur
tout, en quelques clics – ont par ailleurs amplifié l’individualisation et la
désintermédiation d’un rapport de plus en plus consumériste à la
politique.
Ce nouveau paysage médiatique désintermédié amène chacun à se
croire capable du même niveau d’analyse, de jugement et de sanction sur
tous les sujets. Or, de l’utilité de l’hydroxychloroquine à la jurisprudence
du Conseil d’État, l’information doit aller avec la connaissance des
enjeux, la culture juridique, médicale, scientifique qui permettent de
contextualiser la donnée à laquelle chacun a accès. Il ne vient à l’idée de
personne de s’imaginer plombier à la place du plombier, électricien ou
même cuisinier à la place du professionnel – et, pourtant, nous sommes
tous devenus communicants, médecins ou juristes à l’occasion de débats
numériques enflammés.
Cette nouvelle donne médiatique engendre également des
changements de comportements citoyens dans la forme même du combat
social, ce qui n’est pas sans incidence sur la manière dont fonctionne
notre démocratie. Comme l’ont illustré les nombreux « happenings »
collectifs qui ont marqué le mouvement social contre la réforme des
retraites entre 2019 et 2020, les récits qui en sont donnés font désormais
l’objet d’une concurrence très rude quant à leurs légitimités respectives.
Les « médias traditionnels » sont dessaisis d’une partie de leur pouvoir de
« gardiens » du récit médiatico-politique, et ne sont plus seuls à choisir
ce qui compte et ce qui ne compte pas. Ils se voient ainsi contester cette
mission dans un monde où l’image est produite par tout détenteur de
smartphone, GoPro ou autres…
Cette hyperconcurrence des récits a été adoubée, de fait, par
l’évolution des médias traditionnels eux-mêmes. Les chaînes
d’information en continu nécessitent d’être abreuvées sans cesse, à toute
heure du jour ou de la nuit. Or, dans un contexte de cycles médiatiques
raccourcis, il faut constamment renouveler le coup d’éclat, relancer le
buzz, nourrir la polémique.
Cet élément est lui-même consolidé par l’empire de l’image qui fonde
le nouveau paradigme médiatique et politique. Alors que les mots
apparaissent dévalués, l’image s’est installée – malgré les risques que
cela comporte – comme un élément de preuve irréfutable capable de
susciter l’émotion et donc d’entretenir l’attention. L’image et le symbole
ont pris le pouvoir sur la statistique, bousculant ainsi l’analyse et le
décryptage.
Empire de l’image. Dictature de l’immédiateté. Concurrence des
récits médiatiques par un va-et-vient entre le « haut » (médias
traditionnels) et le « bas » (réseaux sociaux) : telles sont les règles du jeu
qui déterminent désormais une part des modes d’action, et à l’aune
desquelles il faut décrypter les mouvements sociaux et politiques du
XXIe siècle.
Ce nouveau paysage médiatique modifie le rapport de force non
seulement entre le gréviste ou le manifestant et le pouvoir, mais aussi
entre le citoyen et les corps intermédiaires : le rôle du syndicat s’en
trouve modifié, et souvent affaibli. Il détient, encore moins qu’avant, le
pouvoir de conclure des accords, craignant sans cesse de voir sa « base »
le déborder, s’autonomiser, à l’image de ces cortèges CFDT sauvages qui
défilaient encore contre la réforme des retraites d’Emmanuel Macron au
début de l’année 2020 alors même que Laurent Berger avait conclu un
accord avec le Président. De plus en plus, un Martinez (CGT) ou un
Berger (CFDT) se retrouvent « à la remorque » d’une base remuante, qui
ne semble tenue par aucun ordre venu d’en haut – ou du moins,
beaucoup moins que ce n’était le cas il y a dix ou vingt ans.
De la même manière, le parti politique n’est plus vu par tout un
chacun comme l’instrument naturel pour porter ses combats et ses
espoirs, et l’on préfère interpeler directement tel ministre sur Twitter, ou
se rendre de manière improvisée à ses déplacements afin de les
« perturber ». Le ministre ou le chef d’entreprise se trouve ainsi ramené
de plain-pied dans une réalité où sa parole ne vaut pas plus que celle du
simple citoyen qui oppose son expérience concrète au « savoir » que
revendique la figure d’autorité. Il s’expose à tout moment à être
contredit, humilié ou vilipendé, et le revers du quart d’heure de gloire
désormais accessible à chacun est une sorte d’éternelle humiliation
publique réservée aux dirigeants.
Le système médiatique, en encourageant la désintermédiation et en
entretenant le culte de l’instantanéité, fragilise donc deux piliers du
système démocratique que sont les corps intermédiaires et le temps long
du dialogue et du débat. Là encore, nombre de responsables politiques et
commentateurs peinent à prendre acte de ce nouveau paysage médiatico-
politique : dès lors qu’il ne s’agit pas d’amener son panier de courses
dans l’hémicycle pour interpeller le gouvernement sur le pouvoir
d’achat, comme le firent les députés de La France insoumise, en 2017,
personne ne prête plus guère attention à ce lieu central du débat
démocratique qu’est l’Assemblée nationale.
De même, ce n’est plus guère dans les partis que les sujets politiques
nouveaux émergent, ces dernières années – ceux-ci peinent même à les
récupérer après qu’ils ont émergé… On pense, par exemple, au combat
contre la souffrance animale, dont les actions choc de L214 ont accéléré
la prise de conscience. Ou, bien sûr, au mouvement des Gilets jaunes, qui
a résisté jusqu’au bout à toute tentative de captation par les partis
politiques – quitte à s’épuiser faute de cohérence, de structuration, et de
représentants capables de négocier avec le pouvoir.
De fait, les « personnalités » et les « collectifs » ont remplacé, dans la
légitimité du combat politique, les formes d’organisation et partis
traditionnels. Or, quand le « collectif » remplace le « parti », c’est la
« mobilisation » et le « happening » qui remplacent « l’engagement » et la
« campagne » (car cette dernière suppose une mobilisation de long terme
– les droits sociaux n’ont pas été conquis en trois jours et deux flash-
mobs…). Adhérer à un parti politique, c’est adhérer à une association
(loi 1901), dont le principe de fonctionnement suppose non seulement
l’égalité entre les membres et le respect par chacun de la démocratie
interne, mais aussi l’adhésion à un corpus idéologique global. Or, de plus
en plus, les « mouvements » comme La France insoumise, ou les
nouvelles formes d’organisation hybrides, s’organisent autour de
« combats », de « causes » circonscrites sans que leurs membres
souhaitent renoncer à la part de liberté nécessaire au respect de
décisions démocratiques et sans qu’ils souscrivent à une grille de lecture
du monde globale et commune. Il en résulte des mouvements gazeux,
ingouvernables, souvent cimentés par la seule figure du chef, mais
pouvant se dissoudre aussi vite qu’ils sont apparus – à l’image de LREM,
qui compte 400 000 adhérents mais peine à en mobiliser 5 % autour de
votes sur les modes de gouvernance internes, et qui a recueilli des scores
tout à fait insignifiants dans la plupart des communes de France lors de
cet étrange premier tour des municipales de mars 2020 –, ceci à la veille
de l’instauration du confinement général.

LA FRAGMENTATION DU PAYSAGE IDÉOLOGIQUE

Non seulement l’opinion est polarisée (plus ou moins selon les pays),
ou tribalisée, comme évoqué précédemment, mais les clivages
idéologiques qui la parcourent se sont multipliés depuis les années
1990 : clivage « ouvert / fermé », opposition entre priorité sociale et
priorité environnementale, rapport à l’État et à la liberté économique,
sujets identitaires…
Ce mouvement de fragmentation a contribué à affaiblir des partis qui
sont incapables de s’adapter assez vite et se retrouvent souvent à cheval
sur des lignes de faille : il en est ainsi du PS, divisé en deux par la
question européenne et celle de la mondialisation, entre « ouverts » et
partisans d’une priorisation de la protection économique et sociale.
Ainsi, 55 % des sympathisants PS pensaient en 2019 que « la
mondialisation est une opportunité », alors que se trouvent relativement
unis sur la question certains partis comme LREM (78 % considèrent que
c’est une opportunité) ou LFI et RN (70 % chez LFI pensent que c’est une
menace, et 75 % au RN). De la même manière, 83 % des sympathisants
LR et 97 % des sympathisants RN estiment qu’il y a « trop d’étrangers en
France », alors que, là encore, le PS se trouve divisé, avec 42 % de ses
sympathisants jugeant qu’il y a trop d’étrangers. Le rapport à l’économie
fait également l’objet de divergences qui traversent certains partis : 48 %
des sympathisants LREM souhaitent limiter le rôle de l’État dans
l’économie, ce qui explique certaines difficultés de la majorité
présidentielle au cours des débats économiques et sociaux, alors que
71 % des sympathisants LR sont clairement pour limiter le rôle de l’État,
et 80 % de ceux de LFI veulent plus de contrôle étatique de l’économie.
À cela s’ajoute désormais le clivage social-écologie, qui traverse la
société française de part en part (51 % donnent la priorité à l’urgence
environnementale), exceptés les sympathisants EELV et les CSP+
urbaines qui penchent clairement pour donner la priorité au climat.
Par conséquent, selon les évolutions de l’agenda médiatique et
législatif, tel ou tel parti sera mis en difficulté et cherchera une voie
médiane pour ne pas fracturer un socle de sympathisants déjà trop
divisé, et ce au risque d’être trop modéré, incohérent et inaudible.
On débattra un jour des violences en marge des manifestations
contre la réforme des retraites, à la grande joie des Républicains ou des
Marcheurs que ce sujet fédère, puis, le lendemain, on débattra de la
question de l’accueil des réfugiés, sujet qui fédère et mobilise le RN d’un
côté et LFI de l’autre, mais qui mettra bien mal à l’aise un parti
présidentiel héritier des valeurs sociales-démocrates sur ce sujet, et
tiraillé entre « humanité » et « efficacité » – pour reprendre les mots de la
majorité présidentielle.
Ainsi, le débat politique devient pour chacun des partis un exercice
d’équilibrisme constant, et une rude bataille pour gagner le contrôle de
l’agenda, afin de faire tourner les sujets du jour à son avantage. Il n’est
évidemment pas anodin que le RN, dont l’un des chevaux de bataille est
la lutte contre ce qu’il appelle la « submersion migratoire », prenne
prétexte du moindre fait divers impliquant un étranger, un réfugié ou
quelqu’un « issu de l’immigration » pour consolider l’idée
qu’immigration et insécurité seraient systématiquement liées. Pas anodin
non plus que Jean-Luc Mélenchon, plus à l’aise sur le terrain de la lutte
des classes que sur les thématiques touchant à l’ordre public ou à
l’identité, se fasse relativement silencieux lorsqu’un fait divers – souvent
monté en épingle par le camp adverse – vient faire se télescoper la
question de l’Islam et de l’insécurité. Chacun son terrain, chacun sa grille
de lecture, chacun ses forces et ses faiblesses, dont il joue comme il le
peut, au gré d’une actualité qui tourne toujours plus vite.

LA QUESTION IDENTITAIRE

Parmi les sujets autour desquels le débat tourne de plus en plus, au


risque du vertige, et ce, en particulier depuis la fin des années 2000, on
trouve la « question identitaire ». Nicolas Sarkozy a contribué à mettre à
l’agenda et à théoriser une question auparavant modelée essentiellement
par le Front national, mais ce sujet fut amplifié par une accumulation de
paniques morales collectives à l’occasion d’évènements d’actualité
majeurs : les attentats terroristes d’une part, et la crise migratoire d’autre
part. Deux phénomènes qui se combinent dans l’imaginaire d’une partie
de la communauté nationale pour donner sens à un sentiment de déclin
individuel et collectif. Boucs émissaires tous désignés, amalgamés dans
un grand tout informe, terroristes, islamistes, puis par un glissement des
plus douteux et condamnable, étrangers et musulmans en général sont
venus remplacer, sur le podium des grands responsables de toutes nos
misères et de tous nos échecs, le « riche » et la « classe dominante »
autour desquels s’organisait la bonne vieille lutte des classes.
Comme dans de nombreux autres pays occidentaux, la fragilisation
économique, la crainte de perdre son emploi, la peur de l’isolement et de
l’atomisation dans une société qui semble se déliter et devient toujours
plus dure et brutale, le manque de reconnaissance, sont des phénomènes
qui prennent désormais sens au regard d’une supposée « invasion » – ou
submersion – religieuse et culturelle par un « autre » menaçant.
Cet « autre » permet, par opposition, de retrouver le sentiment qu’il
existe un « nous », une communauté de valeurs et d’intérêts, cimentée de
manière étroite par une langue, un héritage religieux, une couleur de
peau. La politique ne parvenant plus à créer du commun ni à donner
sens au monde, se voit donc supplantée auprès d’un nombre croissant de
nos concitoyens par une idéologie aux contours flous, construite « par en
bas », et offrant à des citoyens en quête de sécurité économique, sociale
et culturelle, à travers la conflictualité et la dialectique victimes-boucs
émissaires, un semblant de confort et le sentiment d’avoir prise sur leur
vie.
La manière dont cette crise identitaire a pu s’imposer dans nos
sociétés n’est pas étrangère à une crise du « commun », c’est-à-dire de
notre capacité à nous sentir appartenir à un ensemble plus grand que
nous-mêmes, et à partager des intérêts et des valeurs. Du principe
d’égalité – quotidiennement bafoué tant par les dysfonctionnements,
réels ou perçus, du système judiciaire que par l’accroissement des
inégalités et des injustices – au principe de liberté ou encore de laïcité,
les valeurs que nous avons en partage et auxquelles nous restons
attachés paraissent, aux yeux de beaucoup, avoir perdu toute réalité
concrète.
Les lieux qui créaient autrefois du commun, des expériences
partagées et de la mixité culturelle et sociale, ont tous disparu ou
presque : de la colonie de vacances au service militaire, il reste bien peu
d’expériences et de rites de passage communs, d’endroits où, comme le
dirait François Sureau, on peut mesurer ce que les hommes valent par
eux-mêmes plutôt qu’en raison de leurs milieux sociaux.
La loi elle-même semble ne pas s’appliquer à tous de la même
manière, les exemples d’évasion fiscale et autres entorses aux règles
communes par les « élites » le démontrant quasi quotidiennement. Même
l’école, creuset de l’égalité par excellence, se voit mitée par les stratégies
d’évitement et d’instrumentalisation des catégories aisées, alors que le
rite de passage qu’était le baccalauréat semble perdre de sa force
symbolique à mesure que les réformes se succèdent sans pour autant
enrayer l’accroissement des inégalités sociales à la sortie du système
scolaire.
La promesse républicaine, promesse de mobilité, espérance autrefois
partagée par l’ouvrier comme par le fils de banquier ou de médecin,
semble morte et enterrée. L’espace ainsi laissé vacant par l’absence de
projection commune dans un progrès social partagé a été rempli par une
demande de conservation, de protection : puisque nous ne pouvons
espérer mieux, tentons au moins de ne pas perdre le peu que l’on a,
quitte à exclure tous ceux qui, de près ou de loin, semblent susceptibles
de venir « piquer dans notre assiette ». L’esprit collectif n’est plus à la
conquête, il est à la résignation et à l’instinct de survie économique et
identitaire.
Cette pente explique pourquoi de réformes du code du travail en
réforme des retraites, les Français ont laissé passer, non sans vaines
révoltes et convulsions plus ou moins violentes – mais toujours
minoritaires – des dispositions de nature à les fragiliser davantage à
leurs propres yeux.
Cette crise d’identité s’est trouvée amplifiée, exacerbée, par ce choc
collectif brutal que fut l’épidémie de coronavirus. Dans ses aspects
positifs – les milliers de bénévoles, les applaudissements à 20 h aux
fenêtres pour encourager les soignants – comme dans ses aspects négatifs
– les « dénonciations » de soignants susceptibles de contaminer leurs
voisins de palier, d’« étrangers » ou même de « parisiens » ayant envahi
la province en apportant le virus avec eux, le non-respect des règles de
confinement –, nous avons vu ressurgir à cette occasion non seulement
tous nos travers, nos égoïsmes, nos petitesses, mais aussi nos élans de
générosité et nos actes de bravoure. Dans la menace collective, nous
avons repris conscience des valeurs que nous partagions en tant que
nation – un système social fondé sur la solidarité, permettant à plus de
quatre millions de salariés de toucher un salaire par le biais d’un
dispositif de chômage partiel, et à tous d’être soignés sans avoir à
montrer sa carte bleue à l’entrée des urgences –, mais aussi nous avons
pris conscience de combien ces valeurs sont parfois usées, oubliées,
foulées au pied par certains.
Évidemment, chacun a pu espérer – et espère sans doute encore, au
terme du second confinement, et alors que la perspective d’une
vaccination nous laisse espérer la fin du tunnel – que nous saurions tirer
les leçons pour « l’après », et que l’épreuve nous permettrait de nous
redonner un horizon commun. Mais il faudra sans doute plus que
quelques mois d’épreuves et semaines de confinement pour réparer la
panne de civisme, la crise de solidarité, la déresponsabilisation,
l’inculture parlementaire et juridique, qui caractérisent notre apathie
démocratique. Cependant, les germes d’un sursaut, s’ils ne sont pas
généralisés ni généralisables, n’en existent pas moins ici et là. Nous
avons touché du doigt la fragilité d’un système qui reposait sur une
denrée de plus en plus rare : la confiance. Contrairement à une armée, la
discipline et la cohésion qui nous furent nécessaires n’avaient que la
force de la confiance que nous accordions collectivement à nos
dirigeants. Or, il est bien plus difficile en démocratie de restaurer la
confiance que d’imposer dans une armée la discipline, au besoin par la
peur de la sanction.
CRISE DU LIBRE ARBITRE

Enfin, dans la liste des nouvelles règles et thématiques majeures qui


rythment nos débats politiques, on trouve un risque de crise du libre
arbitre, sujet qui reste malheureusement un angle mort du débat public,
et que nous exposerons plus avant dans les chapitres suivants.
Pour le résumer succinctement, cette crise est liée à la conjonction de
plusieurs progrès scientifiques et technologiques et à l’affaissement de
l’esprit critique dans une partie de la société :
— les progrès des neurosciences, qui permettent de connaître
parfaitement la manière dont nous prenons nos décisions, et donc la
manière de nous influencer efficacement ;
— les progrès de l’intelligence artificielle, combinés à la puissance
des réseaux sociaux, permettent à la fois un ultra-ciblage de tout
message de propagande (on peut délivrer un message politique adapté
aux préférences individuelles de chacun), et l’industrialisation du
processus (le processus étant quasi automatisé, il est possible d’envoyer
des millions de messages différents en même temps).
Ces bouleversements technologiques engendrent une transformation
non seulement de nos pratiques politiques, comme évoqué plus haut,
mais aussi de notre rapport à l’information et au réel – on préfère le
« micro » de l’expérience quotidienne au « macro » du vécu collectif,
surtout lorsqu’il est exprimé par des statistiques publiques qui ne
semblent pas faire écho à notre expérience directe ; on préfère le proche,
géographiquement et temporellement, au lointain ; le complotisme
supplante l’exercice de l’esprit critique. Surtout, ce changement de
paradigme permet le passage de l’ère de la manipulation – plus ou moins
réussie – « des masses » à celle de la manipulation « individualisée ».
Non seulement ces techniques permettent à la propagande politique
– pour peu qu’elle utilise ces outils, ce qui n’est pas encore le cas à
grande échelle en France, contrairement aux États-Unis – de gagner en
efficacité, mais les cordes de rappel démocratiques traditionnelles que
sont les médias (via le fact-checking), les concurrents politiques et les
experts qui, autrefois, rappelaient à l’ordre les impétrants qui s’écartaient
trop de la réalité et permettaient d’entretenir un minimum d’esprit
critique citoyen, sont frappés d’une défiance telle qu’ils ne parviennent
pas à contrecarrer ceux qui tordent allègrement la réalité à leur profit.
Donald Trump, par ses provocations quotidiennes, qui prennent souvent
de grandes libertés avec la réalité, en est l’illustration éclatante : au
terme de son mandat, il se trouvait non seulement en situation d’être
réélu, mais avec un socle de soutiens qui n’avait rien à envier à ses
prédécesseurs les plus « respectables ».
Par ailleurs, il n’existe plus de message ni de débat véritablement
nationaux, assis sur une vérité partagée. Désormais, coexistent une
multitude de dialogues entre le citoyen et le politique, dialogues directs
qui se déroulent en parallèle. Même les évènements-massue, les défis
collectifs comme le fut l’épidémie de coronavirus, ne donnent plus guère
lieu à des débats larges et partagés. Chacun a pu, depuis son lieu de
confinement, débattre dans son couloir numérique avec les
interlocuteurs de son choix. Ce moment extrêmement politique où les
interrogations envahirent les réseaux sociaux – 90 % de posts en plus sur
Facebook aux premiers jours du premier confinement en France, dont
94 % portant sur le confinement – ne permit guère d’élargir nos
horizons. Chacun y vit d’ailleurs midi à sa porte : pour les
antimondialisation, le coronavirus marquait la fin d’une mondialisation
excessive, pour les libéraux, cette crise apportait la preuve que le
capitalisme n’est en rien remis en cause, alors que les écolos y virent la
répétition générale du grand péril climatique qui nous guette… Le
séparatisme numérique a rendu totalement obsolète l’agora, qui a
toujours en partie relevé de la fiction mais qui pouvait se décliner dans
un certain nombre d’espaces physiques il y a encore quelques années. Un
séparatisme numérique sur lequel nous reviendrons, mais dont les
conséquences démocratiques ont été trop peu soulignées jusqu’ici.
1. Gérard Grunberg, « Chapitre 15. L’instabilité du comportement électoral », in Daniel
Gaxie (sous la dir. de), Explication du vote. Un bilan des études électorales en France, Paris, Presses
de Sciences Po, 1989, p. 418-446.
2. Marc Swyngedouw, Daniel Boy, Nonna Mayer, « Mesure de la volatilité électorale en
France (1993-1997) », Revue francaise de science politique, vol. 50, no 3, 2000, p. 489-514.
3. Boris Cyrulnik, interview par Léa Salamé, France Inter, 25 mars 2020.
4. « Réconcilier les Français grâce à l’environnement ? », Destin Commun, février 2020.
5. « La probabilité d’avoir voté aux élections législatives de 2012 est 1,8 fois supérieure pour
les membres d’associations. Quelle que soit la nature de ces domaines associatifs (pratique d’une
activité culturelle ou sportive, convivialité, défense de droits ou d’intérêts) la participation des
adhérents à ces élections reste très supérieure à celle des non-adhérents », Carine Burricand,
François Gleizes, « Trente ans de vie associative : une participation stable mais davantage
féminine », INSEE Première, no 1580, janvier 2016.
6. « Fractures françaises », sondage Ipsos / Sopra Steria pour Le Monde, La fondation Jean-
Jaurès et l’institut Montaigne, septembre 2020.
7. Théo Verdier, Amandine Clavaud, « Quelle est la visibilité de l’Europe dans les médias
Français ? », Note de la fondation Jean-Jaurès, janvier 2020.
2
Savoir poser la question démocratique

Depuis que j’ai commencé à m’intéresser à la politique – vers dix-huit


ou dix-neuf ans, en deuxième année de Sciences Po, à l’occasion de la
primaire socialiste à laquelle se présentait celui qui était alors l’un de
mes professeurs d’économie –, je n’ai toujours entendu parler que de
défiance, de vote contre, de montée inexorable du FN, on parlait encore peu
de populisme et de crise démocratique. Or, ces mots manquaient de
consistance, et plus nous les répétions et les entendions, plus le
« système », d’élection de Nicolas Sarkozy en arrivée des socialistes au
pouvoir, semblait continuer à fonctionner comme avant. Nous avons
donc fini collectivement par nous habituer à ce bruit de fond qui ne
semblait pas devoir trouver de traduction politique concrète au-delà
d’une progression constante de l’abstention, dont chacun s’accommodait
d’autant plus volontiers qu’elle ne semblait devoir empêcher ni
l’élection, ni l’exercice du pouvoir.
Depuis 2016, pourtant, un certain nombre d’évènements nous ont
renvoyé en pleine figure la réalité de ce qui couvait depuis des années :
élection de Donald Trump, Brexit, élection d’Emmanuel Macron, cet
homme sans parti, extérieur au sérail et réduisant le « vieux système »
politique en miettes. Puis Gilets jaunes, multiplication des manifestations
et de nouvelles formes radicales de contestation du pouvoir, notamment
à l’occasion de la réforme des retraites… Sans parler de la manière dont
le monde a dû traverser l’épidémie de coronavirus, avec les
conséquences évoquées dans le chapitre précédent.

LE PRIX DE LA DÉFIANCE

Soudain, la défiance a semblé recouvrir une réalité politique


concrète. La politique ne « changeait plus la vie », mais le
désengagement ou la colère, eux, le pouvaient. Dans la panique, chacun
commença à s’interroger sur les dysfonctionnements du « système », à se
demander comment nous avions pu en arriver là. Et depuis à peu près
deux ou trois ans, la question démocratique au sens propre, c’est-à-dire
celle de notre capacité à nous organiser collectivement pour construire
un avenir ensemble et non pas les uns à côté des autres, notre capacité à
articuler individualisme et intérêt général, s’est imposée au cœur des
débats.
Plus j’examine la politique américaine, italienne, britannique,
allemande, et scrute les moindres évolutions de notre paysage politique
hexagonal, plus j’ai le sentiment que la question démocratique – celle
que les citoyens ont été nombreux à déléguer à quelques experts, qui
multipliaient dans leur coin les colloques aussi ennuyeux qu’ignorés du
plus grand nombre – sera la question politique des années, voire des
décennies qui viennent. Tout simplement parce que de multiples façons,
c’est nous – en tant de sociétés, nations, groupes humains organisés pour
leur survie – que les défis contemporains, politiques, économiques,
climatiques ou sanitaires mettent à l’épreuve.

COMMENT LA QUESTION DÉMOCRATIQUE S’EST IMPOSÉE

L’élection présidentielle de 2017, plus que toute autre élection


récente, a porté bien plus sur la politique que sur des choix de politiques
publiques, comme le soulignait très justement Gilles Finchelstein en
2017. Le mot qui a résumé le mieux cette élection fut sans doute
« dégagisme », un néologisme qui n’a pas tardé à échapper à son
inventeur, Jean-Luc Mélenchon, qui se rêvait bénéficiaire de la vague
dégagiste mais risque fort d’en être une des nombreuses victimes…
Ainsi, la question démocratique – au sens de capacité de nos
institutions à jouer leur rôle, c’est-à-dire à permettre au demos d’exercer
le pouvoir, kratos – s’est trouvée au cœur de l’élection. Or, des
propositions telles que la réforme du Parlement, l’instauration d’un spoil
system à la française, ou encore la promesse vague et alléchante du
« renouvellement », il ne reste pas grand-chose trois ans plus tard. Non
seulement la question demeure entière, mais elle s’est amplifiée. Les
tensions atteignent des sommets : ici, un Attali nous promettait au
1er février 2020 que nous étions à la veille de la Terreur. Là, certains
membres de l’opposition radicale nous expliquent que le pays aurait déjà
basculé dans une forme de dictature. La défiance vis-à-vis du système n’a
jamais été si grande : 11 % de confiance dans les partis, 75 % de
citoyens considérant que les politiques et les partis ne se soucient pas des
gens comme eux – soit l’un des niveaux les plus élevés du monde1.
Le malaise démocratique prospère, amplifié par des Présidents dont
les actes et la manière de gouverner semblaient exprimer le contraire de
leurs discours. François Hollande, d’une part, comme nous l’avons déjà
évoqué. Emmanuel Macron, de l’autre, qui plaidait pour la modération,
la tolérance, le respect du dialogue et des différences, mais semblait
disqualifier des opposants politiques « coupables », à ses yeux, de
fragiliser la démocratie en justifiant une forme de violence que nombre
d’entre eux avaient pourtant condamnée sans ambiguïté2.
Depuis juin 2017, les débordements rhétoriques se sont succédé de
part et d’autre. Très tôt, Jean-Luc Mélenchon a accusé Emmanuel
Macron de fomenter, par le biais de sa réforme du droit du travail, un
« coup d’État social ». Et d’en appeler, des trémolos dans la voix, à une
« forme d’insurrection morale » et à entrer en « résistance ». À force de
dramatisation les mots finissent par perdre leur sens…
Deux ans plus tard, l’historien, démographe et essayiste Emmanuel
Todd convoquait le régime national-socialiste pour théoriser – en
plaisantant à moitié seulement – l’intention macronienne relevant, selon
lui, de la « mise au pas » de la société. Des débordements rhétoriques qui
trouvent une transposition symbolique – à l’image de ces manifestants
promenant la tête du Président au bout d’une pique pendant le
mouvement de contestation de la réforme des retraites, par exemple.
Voire, marginalement mais de manière tout à fait condamnable, dans les
actes : permanences de députés saccagées, violence tout ensemble des
manifestants et de ceux dont la vocation première et l’honneur est de les
protéger.
Avant de détailler ce qui, de manière parfois insidieuse, met au défi
notre démocratie et ronge notre pacte social, il convient de bien cerner
le sujet en distinguant les faux débats des vraies questions, autrement dit
les symptômes du malaise démocratique des causes profondes de cette
maladie. Il faut aussi distinguer les facteurs structurels, récurrents au
cours de notre histoire, des facteurs nouveaux, conjoncturels. Enfin, les
facteurs globaux, qui touchent toutes les démocraties de la même
manière, des facteurs propres à la France, du fait de sa culture, de son
imaginaire, de son histoire.
Or, et c’est là le problème, il nous apparaît que bien souvent la
question démocratique est mal posée. Il faut, en effet, bien distinguer les
symptômes de la maladie. Les symptômes, nous en avons cité un grand
nombre dans le chapitre précédent : désengagement, désidéologisation,
radicalisation. À ceux-là s’ajoutent violence, désolidarisation,
polarisation ou tribalisation.

SORTIR DU FRANCO-CENTRISME
D’abord et avant tout, compte tenu des débats français qui ont
marqué les convulsions sociales de l’année 2019 et du début de l’année
2020, il convient de souligner une chose : la défiance exprimée par les
citoyens à l’égard des institutions démocratiques – Parlement, élus,
élections, syndicats, justice, médias… – n’a rien de spécifiquement
français ou, du moins, a-t-elle relativement peu à voir avec notre histoire
et notre culture propres.
Certes, notre imaginaire a été façonné par la révolution et des luttes
sociales parfois violentes et violemment réprimées. Mais dire, comme
certains, que nous serions à la veille de la Terreur parce que tel ou tel a
eu la bêtise de promener l’effigie du Président de la République au bout
d’une pique, paraît quelque peu exagéré. Tout comme de prétendre que
nous serions d’ores et déjà en dictature… Que restait-t-il à dire, pour
ceux qui dénonçaient la dictature dès 2019 ou au début de l’année 2020,
lorsque nous fûmes tous confinés, assignés à résidence pour impératif de
santé, avec un droit du travail détricoté – temporairement, certes – dans
le cadre d’un état d’urgence sanitaire conférant à l’exécutif de très vastes
pouvoirs ? L’histoire est souvent cruelle avec les propos excessifs…
La réalité est qu’au-delà de nos disputes franco-françaises il existe un
malaise démocratique, une coupure peuple-élites, un sentiment de mal-
représentation qui dépasse largement le cadre de nos frontières. Cela
signifie, d’une part, que les causes sont en partie structurelles et globales
et, d’autre part, que les solutions ne peuvent se résumer, par exemple, à
blâmer seulement la Ve République et à modifier en conséquence son
fonctionnement. Les Italiens ou les Anglais n’ont pas un Président aussi
omnipotent que le nôtre, pourtant la défiance envers la politique et les
élus y est aussi grande. Ce qui ne signifie évidemment pas que notre
culture révolutionnaire et nos institutions ne puissent pas amplifier le
problème…
Le franco-centrisme a conduit, à cet égard, de nombreux
responsables politiques ou analystes à se tromper tant sur les causes de
nos dysfonctionnements démocratiques que sur leurs solutions. Et à
chercher dans des réformes institutionnelles paramétriques une réponse
miracle à ce qui relève, comme nous le verrons plus loin, d’une crise
culturelle, voire de civilisation.

LE SYMPTÔME ET LA MALADIE

L’absence de profondeur historique peut, tout comme le franco-


centrisme, conduire l’observateur à se tromper sur la nature du malaise
démocratique.
Lorsqu’on parle de la crise de la démocratie, il faut raison garder et
prendre un minimum de recul. Notre société de la vitesse et de
l’immédiateté – ce que d’autres ont appelé la « civilisation du poisson
rouge » – n’a plus de mémoire et peu de vision. Chaque coup d’éclat
vient balayer la longue succession des petits et grands abcès qui ont
marqué notre histoire politique. Ce constat traduit souvent avant tout
une forme de panique devant des mutations que nous avons en réalité
déjà connues au cours de cycles historiques plus ou moins lointains.
En effet, il faut distinguer les défis structurels, qui fragilisent nos
démocraties et auxquels nos institutions sont appelées à répondre, des
effets de loupe qui nous amènent, par manque de recul ou par simple
calcul politique, à confondre les symptômes avec la maladie.
Opportunisme, car tout pouvoir a intérêt à confondre la contestation
dont il fait l’objet avec celle des institutions et des règles du jeu
démocratique elles-mêmes…
Si l’on veut bien distinguer ce qui relève du structurel – qui tient à la
nature humaine, aux tensions éternelles entre individu et collectif, entre
verticalité et horizontalité – et ce qui relève du conjoncturel, il faut en
revenir à l’histoire.
Comme nous l’écrivions avec mon collègue Daniel Perron dans un
essai sur la crise des partis politiques, les crises de représentation, les
crises du pouvoir, l’histoire en est remplie3. La contestation est
consubstantielle au jeu politique. Ses formes populistes, violentes et
révolutionnaires ne sont pas inédites. C’est à Athènes déjà, que les
démagogues sont nés. Ils ont été combattus… Toutes les formes de
pouvoir ont été contestées. Cela répond largement à des périodes de
mutation culturelle. Les guerres de religion que l’Europe a connues après
la Révolution luthérienne ont fini par accoucher de sociétés pluralistes…
Plus près de nous, l’histoire constitutionnelle française de ces deux
derniers siècles montre une instabilité considérable, des mutations
permanentes. La fin d’un système institutionnel n’est pas la fin de
l’histoire politique, c’est simplement une étape. Avant d’avoir peur des
contestations, d’y voir des mouvements de sédition ou l’on ne sait quoi
d’infréquentable, il paraît nécessaire de chercher les raisons de la
contestation.
Le plus bel exemple de confusion des causes du malaise
démocratique avec ses symptômes est sans doute la proposition de
réduire le nombre de parlementaires : à la défiance et au sentiment
d’inefficacité du Parlement (au regard de l’échelle temporelle des
attentes, qui ne correspond plus au temps d’élaboration de la loi, comme
au regard d’une recherche d’efficience toujours plus grande, alors que, là
encore, on demande à la loi d’être efficace avant même que n’aient pu
être pris ses décrets d’application…), on répond par une réduction du
nombre de parlementaires… Réduction dont l’unique but perçu est non
pas l’objectif prétendument poursuivi (moins de parlementaires, mais
avec plus de moyens), mais bien ce que l’opinion lit entre les lignes,
c’est-à-dire une manière de cultiver l’idée fausse et dangereuse que la
démocratie coûte trop cher et que le Parlement est un ramassis d’élus
inutiles et trop grassement payés.
Or, ici, la simple observation de ce que vivent les démocraties
voisines devrait nous inviter à la mesure : avec des systèmes
institutionnels extrêmement différents du nôtre et un nombre de
représentants assez variable, elles connaissent des difficultés pourtant
semblables aux nôtres4. La France est le troisième pays comptant le plus
de parlementaires. Mais une fois ce chiffre ramené à la population, un
parlementaire représente en moyenne 72 634 habitants (si l’on prend
comme référence l’estimation de la population en 2018 par l’INSEE),
quand il représente 116 598 habitants en Allemagne, 75 637 habitants
aux Pays-Bas, 75 396 en Espagne, puis 67 764 en Pologne et 64 128 en
Italie. Difficile d’affirmer avec certitude qu’il y aurait une corrélation
évidente entre l’état de la démocratie, et l’essor du populisme, dans ces
pays et leur nombre de parlementaires…
Une fois posé ce cadrage temporel et géographique, nous pouvons
commencer à distinguer les symptômes du malaise de ses causes.
Certains symptômes ont déjà été évoqués plus haut. Par exemple, le
désengagement, qui se caractérise notamment par la chute constante du
nombre de militants des partis politiques et qui confine ces derniers à la
marginalité ou à l’abstention croissante lors des scrutins, à l’exception de
la présidentielle qui résiste encore. La désidéologisation est entendue au
sens de rejet d’idéologies considérées comme de simples méthodes de
communication opportunistes et dépourvues de sincérité – nous allons
revenir sur ce thème. La radicalisation concerne, quant à elle, tant la
demande de renouveau et de différenciation de l’offre politique que les
méthodes de contestation politique et sociale, qui sortent du lit des
institutions (syndicats, parlement, partis, urnes…) pour envahir la rue ou
s’adresser directement, sans médiation, au pouvoir…

Retour de la violence en politique ?

Nous avons noté depuis quelques années, et particulièrement depuis


la crise dite des « Gilets jaunes », que la violence comme méthode de
combat politique a semblé ressurgir sur le devant de la scène. Ce retour
de la violence dans le champ du combat politique interpelle, pour deux
raisons.
La première, c’est que, comme le rappellent de nombreux travaux, la
violence avait semblé quitter progressivement le champ politique au
tournant des années 1980 pour investir avant tout celui de la société
civile. Comme le souligne Denis Merklen, citant lui-même les travaux de
Véronique Bedin et Jean-François Dortier : « On parle alors de violences
familiales et conjugales, de violences à l’école, de violence urbaine ou de
violence des banlieues, de “violence dans les médias”, de violence au
travail, de violences politiques, de criminalité et de pédophilie, de “ces
violences qu’on ne voit pas” (l’immigration, le handicap, ou les
maltraitances invisibles), de la violence des enfants, de la violence
juvénile, des ambiguïtés de la figure de victime et de la “culture de la
peur”5. »
Or, la résurgence des violences dans la sphère « politique » produit
une grande confusion chez les observateurs. Certains renvoient toute
violence dans le même sac, en maniant l’amalgame entre la violence
symbolique consistant à promener une effigie du Président au bout d’une
pique et la violence organisée et idéologisée des black blocs, qui
émaillent les cortèges de manière systématique depuis le printemps
2016. Tandis que d’autres s’appuient sur une grille de lecture : celle
d’avant les années 1980, où la violence politique était essentiellement
décryptée comme un projet visant, de façon explicite, la déstabilisation
de la démocratie elle-même. Une analyse qui ne pourrait être plus
éloignée de la réalité en ce qui concerne l’immense majorité des Gilets
jaunes qui exprimaient avant tout un sentiment de mal-représentation,
auquel ils croyaient avoir trouvé dans le Référendum d’initiative
citoyenne (RIC) la solution idéale, à tort ou à raison…
À cette première raison s’ajoute une seconde, qui tient à la
transformation radicale de nos modes de communication depuis les
années 1980. Non seulement les confusions et les anachronismes, en
matière de violences nouvelles, abondent chez les journalistes et les
observateurs, mais l’effet de loupe des chaînes d’information en continu
et des réseaux sociaux conforte ces observateurs dans leur erreur et
amplifie le sentiment d’un « péril » antidémocratique imminent.
Chaque samedi pendant plusieurs mois, lors de la crise des Gilets
jaunes, chaque citoyen ayant le courage d’allumer sa télévision se
trouvait confronté à des images des plus choquantes : magasins
vandalisés, affrontements entre CRS et Gilets jaunes ou entre CRS et
black blocs… On en est même venus à voir des pompiers et des CRS
s’affronter violemment à la fin janvier 2020, alors que ces deux
professions incarnent ce qu’il y a de plus noble dans le service de
l’intérêt général, et que leur uniforme devrait être le symbole même de
la pacification du conflit à laquelle prétend le système démocratique…
Il ne faut donc pas s’y tromper : la violence, si inacceptable et
condamnable qu’elle soit – il ne s’agit pas ici de dire le contraire – est un
symptôme et une conséquence du malaise démocratique. Le symptôme
d’un rejet, d’un fossé, mais beaucoup plus rarement d’une contestation
de la démocratie même dans son principe, sinon dans ses institutions.
C’est aussi la conséquence de ce qui est perçu comme une surdité. En
démocratie, le représentant représente, il n’est pas l’avant-garde éclairée
du peuple qui ferait malgré lui le bonheur du peuple. Or, ce que nous
vivons en France, mais aussi dans de nombreux autres pays, c’est une
crise de la représentation. Cela oblige à repenser la place des citoyens
dans les architectures institutionnelles, même si ce ne sera pas
suffisant…

La désidéologisation et la désintermédiation

Autre symptôme du malaise démocratique : une forme d’éloignement


avec le débat politique, ses codes et les frontières qui le structuraient,
que l’on appelle désidéologisation, et qui se traduit, notamment, par une
désaffiliation partisane – une part croissante de citoyens ne se reconnaît
plus dans les étiquettes politiques.
En Italie, la part des citoyens ne se reconnaissant ni dans la gauche
ni dans la droite est passée de 11,8 % en 2008 à 35,4 % en 2019, selon
Ipsos. Aux États-Unis, la part des citoyens ne se reconnaissant ni chez les
Démocrates, ni chez les Républicains, est passée de 30 %, au début des
années 2000, à 42 % en 2017. Ces évolutions, bien sûr, renvoient aussi à
un rejet de la forme partisane et non pas seulement au rejet des carcans
idéologiques qu’ils prétendent incarner. Tous les partis des grandes
démocraties ont d’ailleurs connu un déclin de leur nombre de militants
depuis la fin des années 1990 (le ratio entre le nombre de militants total
et le nombre d’électeurs du pays a baissé de 3,5 % en Slovénie, 2 % en
Norvège, 1 % en Belgique ou au Danemark…), à l’exception notable de
l’Espagne, de l’Italie, et de l’Estonie.
La désaffiliation partisane est une forme de désintermédiation –
suppression des intermédiaires qui, en temps de crise, sont autant
d’amortisseurs entre le citoyen et le sommet du pouvoir –, mais ce n’est
pas la seule. Or, la démocratie est construite sur l’idée de représentation,
donc d’intermédiaires « de confiance », librement choisis par les citoyens
pour représenter leurs intérêts.
La faiblesse du taux de syndicalisation est un autre exemple flagrant
de cette désintermédiation, qui a pour conséquence directe des
mouvements comme les Gilets jaunes. En 2016, la France comptait 11 %
de salariés syndiqués contre 11,2 % trois ans plus tôt… Rappelons qu’en
1949 le taux de syndicalisation était de 30,1 %. Or, plus un groupe est
petit, plus il s’éloigne du centre de gravité de l’ensemble du corps social
– ne restent que les « militants », éloignés du « marais » de salariés, peu
ou pas engagés, qu’ils prétendent pour autant défendre et représenter.
Dès lors, la radicalisation vient nécessairement compenser la force du
nombre dans les rapports de force politiques : moins il y a de personnes
en grève ou dans la rue, plus il devient urgent de recourir à des actes
« extrêmes », jusqu’aux coupures de courant sauvages, pour tenter
d’établir un rapport de force favorable face au pouvoir. La culture
syndicale serait bien différente si la syndicalisation était obligatoire – car
l’entrée du « marais » des salariés, plus modéré, dans le champ du débat
modifierait tant le rapport de force numérique face aux gouvernements
que les méthodes d’action à disposition.
On pourrait également imaginer que si tous les salariés ne
bénéficiaient pas automatiquement des conquêtes syndicales,
indépendamment de la réalité de leur engagement syndical, leur rapport
au syndicalisme s’en trouverait radicalement changé. Notre culture de la
dispute sociale est donc façonnée par nos institutions et notre droit, et
n’a rien d’une fatalité.

La désolidarisation

La désolidarisation est un autre symptôme de notre malaise


démocratique. Elle recouvre l’abandon de ce que l’on appelait autrefois
une « conscience de classe », remplacée tantôt par une tripartition de la
conscience politique, chacun s’identifiant aux classes moyennes
« oubliées » entre des « assistés » en dessous et des « évadés » au-dessus,
tantôt par ce que Todd, reprenant Marx, appelle la « fausse conscience »,
c’est-à-dire la tendance d’une catégorie à s’identifier et à voter comme
une catégorie qui lui est en réalité supérieure (ce qui revient à voter
contre ses propres intérêts économiques)6.
On trouve, ici et là, les restes d’une conscience de classe, par exemple
dans la manifestation de soutien, majoritaire dans l’opinion, aux Gilets
jaunes en 2019 et au mouvement d’opposition à la réforme des retraites
en 2020. Cependant, cette projection majoritaire dans des mouvements
de contestation repose de moins en moins sur la conscience d’intérêts
partagés et, de plus en plus, sur une instrumentalisation individualiste
du combat social : dès lors que mon intérêt personnel ne semble plus
porté par la masse, que je me trouve empêché de circuler, de travailler
ou que je n’ai pas de gain personnel direct dans le conflit social, je ne le
soutiendrai plus. Peu importe que, par ailleurs, le « projet de société » ou
le « modèle social » pour lequel se bat tel ou tel collectif correspondent à
mes aspirations.
En lieu et place des liens de solidarité, les concurrences victimaires
prospèrent. Ce sera l’objet d’un autre chapitre. Disons seulement ici que
Caroline Fourest en a très bien exposé les termes dans son dernier essai
intitulé Génération offensée7. Elle y démontre comment « les petits
lynchages ordinaires […] finissent par envahir notre intimité, assigner
nos identités, et censurer nos échanges démocratiques. […] Chaque jour,
un groupe, une minorité, un individu érigé en représentant d’une cause,
exige, menace, et fait plier » écrit-elle au début de l’année 2020.

La solidarité à l’épreuve du coronavirus

Depuis cette publication, l’épidémie de coronavirus nous a donné une


nouvelle illustration de cet effondrement de la conscience d’intérêts
partagés sur laquelle repose le consentement à la solidarité nationale.
Faute d’esprit citoyen, de cadre acceptable et accepté dans lequel
pourrait se déployer la fraternité, il n’y a guère plus que le risque, et un
risque également partagé par tous, qui semble en mesure de réussir à
nous imposer un devoir de solidarité qui est pourtant un des piliers d’une
société démocratique.
Beaucoup d’observateurs, sans doute optimistes ou naïfs, ont voulu
voir le retour de cette valeur cardinale de notre modèle social dans les
élans formidables de solidarité envers les plus fragiles ou les sursauts de
civisme. Mais la catastrophe sanitaire que nous avons vécue a aussi
dévoilé une part sombre de notre conscience solidaire et citoyenne : pour
surmonter nos égoïsmes, notre « allergie fiscale » – qui remonte au moins
à 2013, suite au choc fiscal imposé par François Hollande aux ménages
au début de son mandat –, il ne reste guère plus que la peur de la mort
(mais d’une mort qui menacerait chacun à égalité et de manière
imminente) pour raviver la solidarité – à tout le moins, vis-à-vis de
certains groupes.
Car au-delà d’une solidarité fictive, « qui ne coûte rien », vis-à-vis de
figures positives de notre imaginaire collectif – « les enfants pauvres »,
par exemple –, nous sommes de plus en plus réticents à toutes les formes
concrètes d’une manifestation globale, non choisie, de l’esprit de
solidarité nationale. Nous trouvons les impôts illisibles, trop élevés,
injustes. Le système de santé nous paraît formidable mais trop coûteux ;
de même que l’assurance chômage, qui nourrit trop les « assistés ».
Quant à la retraite, nous voulons absolument préserver la nôtre, fût-ce
au prix de celle des autres, et notamment de ces « privilégiés » réels ou
fantasmés que sont les cheminots (à force de débattre de la réforme des
retraites, nous nous sommes d’ailleurs rendus compte qu’il y avait en
réalité moins de privilégiés qu’on ne l’avait cru…).
Comment expliquer les nombreux discours lus sur les réseaux sociaux
ou les témoignages divers et variés répercutés par les médias aux
premiers jours du premier confinement instauré en mars 2020, de
« jeunes » (disons, moins de quarante ans ou même de cinquante ans)
qui avaient cru initialement que l’épidémie ne touchait « que les vieux »,
et ne se sentaient donc tenus par aucune mesure de discipline ni de
solidarité ? On a ainsi pu voir tel ou tel continuer à circuler, défiant le
confinement, car « en tant que jeunes, on ne se sent pas concernés ».
L’inégalité face au risque semblait affranchir les plus jeunes de tout
altruisme et de tout civisme, et nous découvrions alors avec horreur
qu’en l’absence de menace commune et ressentie par tous de manière
égale, rien ne justifiait plus, aux yeux de beaucoup de nos concitoyens,
le consentement à une discipline ni à une solidarité égale pour tous.
Nous avons ensuite fait mine de découvrir, ébahis, que depuis des années
nous avions collectivement décidé – un de ces choix faits par défaut, par
lent glissement cumulant les petites lâchetés – de laisser nos « aînés »
mourir dans ces boîtes hermétiques et souvent bien peu humaines,
malgré les efforts inouïs des soignants et des personnels de ces
établissements qu’on appelle « EPHAD ». Là encore, la désolidarisation
de nos sociétés s’est révélée de manière criante. Saurons-nous, pour
autant, en tirer des conclusions et reconstruire des liens de solidarité
inter et intra-générationnels à long terme ? Rien n’est, hélas, moins sûr…
Notons, par ailleurs, que la désolidarisation et la désagrégation du
lien social établi à l’échelle de la communauté nationale sont deux
tendances étroitement liées à l’avènement d’une forme de consumérisme
politique, d’individualisme et de culte de l’instantané qui n’est que la
transposition dans le champ politique des comportements économiques –
lesquels sont, étrange paradoxe, de plus en plus décriés pour ce qu’ils
impliquent de stress, de déshumanisation du lien social et de sacrifice de
la planète.

Polarisation ou tribalisation

Frappées de désolidarisation, la plupart des sociétés démocratiques


dites « libérales » sont, en outre, en proie à une polarisation ou
tribalisation qui, si elle ne croît pas nécessairement partout, s’avère de
plus en plus difficile à gérer en raison même de la remise en cause des
institutions démocratiques – dont l’objectif est de générer du compromis
à partir d’intérêts divergents.
Dans certains pays, la polarisation de l’opinion politique est
clairement exacerbée : c’est le cas des États-Unis, où de nombreuses
études font état du fossé qui se creuse de plus en plus entre différents
groupes politiques.
Les études du Pew Research Center permettent de mesurer le degré
d’adhésion des citoyens américains à certaines causes et valeurs, et la
manière dont il évolue avec le temps8. Elles ont ainsi démontré que
depuis 1994 l’écart entre la « vision » des Républicains et celle des
Démocrates, mesuré par l’adhésion à un certain nombre de valeurs et de
principes d’organisation de la société, s’était considérablement accru. Par
exemple, en 1994, 58 % des Démocrates et 38 % des Républicains
estimaient que le gouvernement « devrait faire davantage pour venir en
aide aux personnes dans le besoin », soit un écart de 20 points entre les
deux camps politiques, alors que cet écart s’établissait, en 2017, à 47
points (24 % des Démocrates et 71 % des Républicains adhéraient à
cette proposition). Alors que 39 % des Démocrates considéraient, en
1994, que les discriminations étaient la raison principale empêchant les
Afro-américains de progresser dans leur vie contre 26 % des
Républicains (soit 13 points d’écart entre les deux groupes), alors que
l’écart s’élevait, en 2017, à 50 points (14 % et 64 % respectivement).
Cette polarisation se décline sur bien d’autres sujets, comme la question
migratoire ou les sujets de politique internationale. Alors que le fossé
interpartisan « moyen » – c’est-à-dire si l’on cumule l’ensemble des
réponses à toutes les questions de valeur posées par le Pew Research
Center – était de 15 points en 1994, il s’élève en 2017 à 36 points. Il est
donc possible de dire, sans doute aucun, qu’un Démocrate, en 1994, était
idéologiquement bien plus proche d’un Républicain qu’il ne l’est
aujourd’hui. En revanche, lorsqu’on observe le fossé idéologique – grâce
à la même méthode de recueil des opinions – entre différents groupes
confessionnels, générations, ethnies ou encore niveaux d’éducation, les
fossés entre les différents groupes – bien que réels, entre 10 et 15 points
environ – sont restés stables dans le temps.
Ce phénomène de polarisation se manifeste de manière tout à fait
différente au Royaume-Uni, alors même que le Brexit a donné lieu à des
débats enflammés depuis 2016. Selon Bobby Duffy, il n’est pas établi
clairement que le Royaume-Uni serait devenu de plus en plus polarisé
sur des sujets et des valeurs importantes, comme c’est le cas aux États-
Unis9. Il souligne que depuis 2016, un certain nombre d’opinions ont
même convergé entre différents groupes – sur le système de santé,
l’égalité homme / femme, les discriminations ou encore l’homosexualité,
par exemple, les différents bords politiques, ou les différentes
générations, pensent de plus en plus la même chose.
En revanche, il distingue cette polarisation thématique (issue
polarisation) de la polarisation « affective » ou identitaire (liée à la
perception d’une appartenance à un groupe), laquelle a
considérablement augmenté : en dépit de positions semblables sur des
sujets spécifiques de politiques publiques, ceux qui s’identifient au
groupe « pro-Brexit » manifestent une défiance grandissante à l’égard des
Remainers. Pour le dire autrement : le simple fait d’avoir conscience
d’être dans le même camp (les pro-brexit, par exemple) incite de plus en
plus chaque individu à s’aligner sur les opinions majoritaires de ce camp
ou de ses représentants. Par exemple, si Boris Johnson, champion du
Brexit, en venait à adopter une position très libérale en matière de GPA
(exemple fictif, pris ici pour les besoins de la démonstration), il y a fort à
parier que cela suscite un réflexe d’hostilité à cette position dans les
groupes qui ne se vivent pas de la même « famille » politique, en
l’occurrence les anti-Brexit. L’appartenance au groupe prime, dans ce
cas, sur l’idéologie et permet des mouvements parfois rapides et amples
de l’opinion.
La polarisation se manifeste d’une manière encore différente en
France, où les travaux de Destin Commun, réalisés tout au long de
l’année 2019 à partir d’études quantitatives et qualitatives, montrent une
opposition croissante entre différents groupes de citoyens, notamment
entre les « ouverts » et les « fermés », mais aussi entre les groupes
intégrés à la vie sociale et démocratique (qui votent, font plutôt
confiance aux élus, sont engagés…), et ceux qui s’en sentent exclus et
s’en détournent de plus en plus.
Divisant le pays en trois groupes – Tranquille, Polémique et la France
des Oubliés – et deux sous-groupes au sein de chaque ensemble, Destin
Commun souligne néanmoins que le chemin de la « réconciliation » et de
la convergence existe : « Les Français éprouvent une forte aspiration à
l’unité : 83 % d’entre eux sont convaincus qu’on doit se serrer les coudes
et affronter les problèmes ensemble. S’ils disent regretter que les
moments de communion nationale soient de plus en plus rares, fragiles
et précaires, 61 % d’entre eux pensent que nos divisions sont
surmontables et qu’on peut avancer ensemble10. » Ce dernier chiffre est
cependant moins élevé qu’en Allemagne (71 %) ou aux États-Unis (77 %)
– en dépit des divisions évoquées plus haut.
Mais bien plus que de polarisation, il me semble que nous devrions
parler, s’agissant de la France, de tribalisation – au sens de repli sur la
« tribu », un groupe plus ou moins grand, défini par une identité
commune.

1. Enquête Ipsos Global Advisor, « Beyond Populism », 2019.


2. Voir l’interview « Emmanuel Macron dénonce les discours justifiant la violence en France
et “l’affaiblissement de notre démocratie” », donnée par le Président à Piotr Smolar dans Le
Monde, 24 janvier 2020.
3. Chloé Morin, Daniel Perron, À quoi servent encore les partis politiques ? La perception des
Français, fondation Jean-Jaurès, 2020.
4. Pierre Breteau, Adrien Sénécat, « Oui, les députés français pourraient être bientôt les
moins nombreux d’Europe », Le Monde, 22 février 2018.
5. Denis Merklen, « De la violence politique en démocratie », Cités, vol. 50, no 2, 2012,
p. 57-73.
6. Emmanuel Todd, La lutte des classes en France au XXIe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2019.
7. Caroline Fourest, Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée, Paris,
Grasset, 2020.
8. « The Partisan Divide on Political Values Grows Even Wider », Pew Research Center,
octobre 2017.
9. Bobby Duffy, Kirstie Hewlett, Julian McCrae, John Hall, « Divided Britain ? Polarisation
and Pragmentation Trends in the UK », The Policy Institute, King’s College, septembre 2019.
10. « Réconcilier les Français grâce à l’environnement ? », op. cit., février 2020.
3
Savoir poser la question démocratique : aux sources
du malaise

Désidéologisation, désintermédiation, radicalisation et violence,


désolidarisation et polarisation sont des phénomènes bien réels qui font
partie des règles du jeu politique du nouveau monde, mais qui sont
seulement des symptômes de la maladie démocratique. Pour ceux qui
souhaitent réellement endiguer la dévitalisation démocratique que nous
vivons aujourd’hui, il convient non pas de s’arrêter à de vains débats sur
ces symptômes, mais bien d’aller plus loin pour en explorer l’origine.

LA CRISE DE LA REPRÉSENTATION

Depuis deux décennies de nombreux travaux ont été consacrés à la


« crise de la représentation » que traduit la défiance croissante des
citoyens vis-à-vis des institutions politiques. Pour beaucoup, c’est la
conséquence de l’élévation du niveau d’instruction de la population, qui
renforce « la possibilité de critiquer l’action des représentants. Beaucoup
de phénomènes interprétés comme étant symptomatiques d’une “crise de
la représentation” sont des conséquences de cette évolution »1. La prise
de conscience par les citoyens de la dimension relativement artificielle
de la représentation – laquelle est non pas un « miroir » ni un
« échantillon » de la société mais est par nature une construction sociale
et juridique – expliquerait un besoin grandissant de contrôler les
gouvernants2. La représentation a pour fonction de concilier deux
principes majeurs de la vie en société : l’exercice de la liberté et de
l’autonomie des individus d’une part, et le maintien d’un ordre social
nécessaire à la coexistence, sauf à basculer dans un monde hobbesien de
la guerre de tous contre tous. Pour résumer : elle vise à articuler collectif
et individu.
La Constitution de la Ve République fait référence à deux conceptions
différentes de la souveraineté : la théorie de la souveraineté nationale,
développée par Siéyès, et celle de la souveraineté populaire, prônée par
Rousseau. Alors que dans la première chaque élu représente la nation
tout entière, peut ne pas être élu au suffrage universel direct et peut
exercer un mandat long et non impératif, dans la seconde, en revanche,
l’élection de représentants du peuple doit se faire au suffrage universel
direct, chaque mandat doit être court, peut être impératif et les citoyens
doivent contrôler étroitement leurs gouvernants. C’est cette seconde
conception qui tend à s’imposer en France, si ce n’est juridiquement, du
moins instinctivement.
Le fossé entre représentants et représentés s’est creusé en raison de
plusieurs phénomènes. D’abord, comme le pointent certains chercheurs,
les « citoyens votent pour des hommes politiques très différents d’eux, à
raison de leurs compétences spécifiques, mais en même temps ils se
sentent éloignés de cette classe politique qui n’est pas à leur image. La
professionnalisation de la politique accroît la distance entre
représentants et représentés[…] »3.
Seconde source de la crise de la représentation, sur laquelle nous
reviendrons : l’impression que la politique ne produit plus de grands
changements. Les politiques sont devenus des gestionnaires aux visions
relativement convergentes et interchangeables, incapables d’enrayer les
principaux maux de la société que sont la montée des inégalités ou
encore le chômage de masse.
Outre cette crise de l’efficacité, la crise de la représentation puise
dans l’incapacité des systèmes politiques et médiatiques à gérer les
conséquences de l’individualisme. Par une transposition des
comportements économiques dans la sphère politique, le citoyen peine,
de plus en plus, à accepter la part de contraintes inhérente à l’inscription
dans un groupe. Qui plus est, le système politique ne sait plus gérer
l’atomisation et la polarisation : le parti, le syndicat, l’État ne savent plus
« créer » du commun, du sentiment d’appartenance ; ils peinent ainsi à
canaliser la conflictualité sociale.

L’INDIVIDU CONTRE LE COLLECTIF ?

Dans un paysage médiatico-politique où tout encourage la


personnalisation (du pouvoir, notamment, mais aussi des droits acquis et
des revendications), chaque individu se trouve en prise directe avec le
« haut », interpellant sans médiation les tenants du pouvoir et ne
considérant plus les « corps intermédiaires » comme utiles et nécessaires.
Au contraire, se lier à un syndicat, un groupe ou même une classe sociale
est vécu comme un engagement sur une voie de compromission et de
concessions devenues inacceptables à l’heure de la dictature de
l’instantané et de l’avènement d’un « peuple roi ». Déléguer ses désirs et
ses aspirations, c’est risquer la dépossession et la trahison, alors
qu’auparavant régnait l’adage selon lequel le nombre fait la force.
Nous avons vécu lors de la période de confinement, de manière très
concrète, cette tension entre intérêts individuels et collectifs. Dans son
corps et, parfois, à travers sa détresse psychologique, chacun d’entre
nous a pu mesurer ce que le sacrifice de petites et grandes libertés, de
plaisirs aussi, au nom du salut collectif, peut avoir de contraignant et
d’éprouvant. Sacrifice que l’on questionna peu sur le moment – il n’y eut
aucun débat sur l’opportunité du confinement généralisé – mais dont
certains se sont heureusement saisis au sortir du confinement, à l’image
de François Sureau par exemple.
Si la peur vitale a permis, en grande partie, d’asseoir le consentement
à cette vie « en prison », « entre parenthèses », « suspendue », il ne faut
pas oublier que dans toutes les études d’opinion réalisées pendant la
période du premier confinement, une grande partie des propos, des
sources de colère comme de frustration, s’est focalisée sur « les autres » :
ces autres que l’on imaginait, à tort ou à raison, conquérir des libertés
sur les nôtres – celle de faire du jogging, par exemple, ou de se promener
sous le soleil printanier en dehors de toute « nécessité vitale ». La force
de la rancœur, de la jalousie, qui s’est exprimée traduisait bien cette
difficulté que nous avons à consentir le moindre effort et le sacrifice au
nom d’un collectif dont, bien souvent, nous ne nous sentons pas
vraiment solidaires.
Il est à ce titre très intéressant de constater que la problématique du
consentement s’est posée en des termes totalement opposés à celle de la
capacité physique des uns et des autres à respecter le confinement.
Derrière une approbation globalement majoritaire de cette mesure, en
tout cas lors du premier mois du premier confinement, se trouvaient, en
particulier, des différences selon le niveau de diplôme. Éric Kerrouche,
directeur de recherche au Centre de recherches politiques de Sciences Po
(Cevipof), notait ainsi : « D’une part les plus diplômés sont les plus rétifs
à accepter le confinement général, ce dernier n’obtenant jamais les 50 %
d’adhésion. D’autre part la difficulté à accepter le confinement progresse
entre les deux vagues, mais il concerne au tout premier chef les
individus ayant le plus haut niveau d’éducation, plus d’un tiers de ces
derniers y étant plutôt défavorable lors de la passation de la vague 3
(soit un différentiel de pratiquement + 7 points par rapport à la
vague 2)4. »
Pour le dire autrement, alors que la France « peu diplômée », à la fois
celle de la ruralité et celle des quartiers difficiles, acceptait relativement
bien le confinement mais peinait parfois à le respecter pour des raisons
matérielles, les populations plus diplômées, et donc souvent mieux
dotées sur le plan social et économique, s’y montraient beaucoup plus
réticentes. Un paradoxe relevé par Martial Foucault, directeur du
Cevipof, qu’Éric Kerrouche explique ainsi : « Si les plus diplômés sont
plus récalcitrants à se soumettre au confinement c’est sans doute en
raison d’une prédisposition plus forte de leur part à valoriser un rapport
plus permissif à l’espace privé mais également à privilégier une société
ouverte fondée sur un principe de liberté qui est très fortement
valorisé5. »
Derrière cette question du confinement, c’est donc une interrogation
sur l’articulation entre intérêt individuel et collectif qui se posait d’une
manière, sinon nouvelle, du moins plus grave que d’habitude. En effet,
nous avons eu la démonstration à travers cette mesure privative de
liberté que dans nos sociétés il est difficile d’accepter, à titre individuel,
des sacrifices au nom de l’intérêt général. C’est pourtant le propre de la
citoyenneté que de savoir s’imposer cette discipline. Ce qui est étonnant,
c’est que ce sens du sacrifice individuel au nom du collectif soit moins
important chez les plus diplômés, que l’on tient souvent pour les
« piliers » de la démocratie face à la montée des populismes. Paradoxe
qui n’est qu’apparent puisque l’égoïsme n’empêche pas d’être rationnel
ou, du moins, raisonnable dans ses choix de vote. Pour autant, il mérite
d’être souligné et interrogé.

VERS LA POST-POLITIQUE ?

Partout, si les peuples semblent se dresser contre la démocratie,


s’attaquer au « système », c’est – au moins en partie – que ce système
même ne joue plus son rôle : il ne semble plus offrir le choix entre
différentes options, différentes idées du commun et de l’avenir, différents
projets de société. Au contraire, il tourne à vide, en disqualifiant
certaines idées comme « populistes » ou « irréalistes », au profit d’une
idéologie dominante qui prétend épouser le cours des choses.
Au fond, cela signifie que l’heure post-politique, qui fait de la gestion
d’une économie omnipotente et considérée comme dégagée des
contingences humaines la seule et unique fin des institutions, entraîne le
rejet d’institutions politiques jugées inopérantes.
Concrètement, le débat politique qui est jugé « légitime » – lire
« raisonnable », autrement dit « non populiste » – se déploie à l’intérieur
d’un carcan. On ergote sur des paramètres – un peu plus ou un peu
moins d’impôts, un peu plus ou un peu moins de policiers dans nos rues
– avec, pour résultat, le sentiment que le choix proposé aux électeurs est
artificiel, que voter n’engage plus de choix de société et que l’élite est
sourde aux aspirations du peuple, même lorsque celles-ci s’avèrent
majoritaires –, le référendum ignoré de 2005 l’a très bien démontré.
En France, comme dans certaines autres démocraties, notamment
européennes, une idéologie qui prétend ne pas en être une a pris le
contrôle des institutions. Or cette confusion, habilement entretenue entre
tenants du pouvoir et institutions, amène les peuples contestant les idées
ou les méthodes des premiers à finir par s’attaquer, en désespoir de
cause, aux secondes. Tout part de la confusion croissante entre ce qui
devrait relever du débat, et ce qui devrait relever des outils permettant
et structurant ce débat.

Aux sources de l’indifférenciation : l’abdication social-démocrate

Cette indifférenciation politique, cette restriction du champ du débat


idéologique à un périmètre toujours plus étroit, est sans doute, avant
tout, la coresponsabilité des partis de gouvernement, et notamment – en
matière économique du moins – de la gauche dite « sociale-démocrate ».
En faisant siennes les recettes du libéralisme économique, même teintées
de social, la gauche de Clinton, Schröder, Blair, Jospin puis Hollande a
semblé valider, d’une part, l’idée que l’économie serait une science,
sacraliser le primat comptable – que nous avons chèrement payé au
moment de la crise du coronavirus alors que l’hôpital public était déjà
exsangue – et, d’autre part, adouber une conception du monde pour
laquelle l’accroissement de la précarité pour augmenter la productivité
est le cours naturel des choses. Il est dès lors peu étonnant que l’opinion
« de gauche » s’y résigne massivement – comme ce fut le cas lors du vote
de la loi Travail ou de la réforme des retraites sous le quinquennat
Macron – ou qu’elle bascule dans une forme de radicalité cherchant à
l’extérieur du cadre du débat « autorisé » les recettes susceptibles de
ranimer la flamme vacillante du progrès social.
Prenons un exemple :
Janvier 2011 : alors président PS du Conseil général et député de la
Corrèze, François Hollande s’exprime dans le cadre de la campagne pour
les élections cantonales dans la Loire. Celui qui n’était pas encore favori
de la primaire socialiste en vue de la présidentielle de 2012 et dont les
propos sont encore relativement peu scrutés par la presse, déclare
qu’après la présidentielle de 2012 une « vaste réforme fiscale est le
préalable à toutes les réformes ». Il se dit « favorable à une fusion de
tous les impôts directs – sur le revenu, CSG, CRDS, etc. » comme le
proposait alors Thomas Piketty dans son livre Pour une révolution fiscale6.
Juillet 2012 : arrivée à Matignon comme conseillère opinion, nous
présentons avec l’institut Ifop au Premier ministre Jean-Marc Ayrault les
enseignements d’une vaste et passionnante étude qualitative sur les
attentes des Français vis-à-vis de la fiscalité. Tout est là : les espoirs
(simplicité, justice, lisibilité) et les risques (exemplarité, transparence,
tous doivent contribuer à l’effort national à hauteur de leurs capacités,
des très riches jusqu’aux plus modestes, à travers une contribution
citoyenne symbolique). Le chemin vers un système plus juste est clair, il
existe. La grande réforme fiscale n’est certes qu’un moyen, mais nous
pouvons entraîner le pays autour de l’idée de justice, dans le sillage des
réformes mises en œuvre dès les premiers jours du mandat de Hollande –
retraite à soixante ans, baisse des salaires des ministres – qui ont été
accueillis comme autant de signaux positifs mais symboliques.
Janvier 2013 : l’automne a été difficile. Le gouvernement se voit déjà
taxé d’amateurisme – comme cette une du Point, restée gravée dans les
mémoires des collaborateurs ministériels dont j’étais alors : « Les sous-
doués au pouvoir ». La majorité avait déjà commencé à se fracturer sur
ce traité européen que Hollande avait promis de renégocier, quitte à
engager un bras de fer avec la conservatrice Angela Merkel, avant de
reculer.
Le ministre des Finances Jérôme Cahuzac est invité dans l’émission
de France 2 « Mots croisés » le lundi 7 janvier, suite aux premières
révélations de Mediapart qui finiront par provoquer sa chute. Et là…
stupeur. Avec la virtuosité rhétorique, mais aussi la morgue et la rigidité
qui le caractérisent, il assène que la « grande réforme fiscale » tant
promise est faite. Finie. Les revenus du capital et du travail étant taxés à
égalité, la nouvelle tranche d’imposition à 45 % ayant été créée, le
travail est fait. Les ambitions de Piketty ? Disparues. Supprimer les
niches fiscales ? La loi de finances 2013 en prévoit 70,7 milliards, contre
70,8 pour la précédente. Je reste alors interdite devant ma télévision. Je
crois un moment à un malentendu. Je pense que François Hollande
rappellera à l’ordre son ministre, sans doute « stockholmisé » par son
administration de Bercy.
On connaît la suite.

Consensus du centre, triomphe de la « raison » et du pragmatisme

Il ne s’agit là que d’un exemple parmi des milliers qui ont marqué,
dans de nombreux pays, l’exercice du pouvoir par la gauche ces
dernières décennies. Indépendamment du bien-fondé des choix discutés,
lorsque François Hollande renonce à la « grande réforme fiscale » ou
bien lorsqu’il adopte le « Pacte de responsabilité », puis propose la loi
Travail au printemps 2016 et valide donc l’idée que le « coût du travail »
et le code du travail – c’est-à-dire les droits des salariés, qui avaient été
présentés depuis des décennies comme des « conquêtes » – sont les
causes endémiques du chômage en France, il semble se rallier au
diagnostic et aux recettes proposés depuis des années par la droite de
gouvernement. Lorsqu’il fait de la maîtrise du déficit un point cardinal
de son programme et opère une hausse de la fiscalité sur les ménages qui
donnera lieu, dès la fin 2013, au fameux « ras le bol fiscal », il déroute là
encore une gauche qui a tenu pendant des années le sujet de la dette et
de la fiscalité comme un élément majeur de différenciation idéologique
avec la droite « gestionnaire ».
La gauche n’est évidemment pas seule responsable. Car, de la même
manière, la droite s’est ralliée, bon gré mal gré, à un libéralisme sociétal
issu des revendications de la gauche, par exemple sur le mariage des
personnes de même sexe. Elle a ainsi contribué à rendre les frontières du
débat plus floues : lorsque Nicolas Sarkozy inaugure son quinquennat en
faisant entrer au gouvernement des « ministres d’ouverture », ce qui
suscite le commentaire ironique d’un de ses fidèles se disant partisan
« que l’ouverture aille jusqu’aux sarkozystes » ; lorsqu’il supprime la
« double peine » ; lorsqu’il prononce un discours sur la nocivité du
système financier, à Toulon, au lendemain de la crise de 2008, que
nombre d’élus de gauche auraient signé des deux mains ; lorsque, plus
près de nous, Les Républicains ne firent campagne contre la PMA que de
manière molle, presque honteuse, au grand regret de cette droite des
« Veilleurs » qui envahit les rues par milliers à l’occasion du débat sur le
mariage pour tous… autant d’exemples qui viennent nourrir le sentiment
qu’entre droite et gauche la différence n’est que de quelques degrés. Sur
bien des points Emmanuel Macron, avec son « ni droite, ni gauche », a
eu le mérite d’oser aller plus à droite que la droite (sur l’ISF, sur le droit
du travail ou sur les retraites), contribuant à brouiller un peu plus la
perception d’un clivage déjà affaibli par ses prédécesseurs.
Macron 2017-2020 : triomphe du post-politique

L’idée de « consensus au centre », de « fin de l’Histoire » selon


l’expression célèbre de l’intellectuel américain Francis Fukuyama, est
selon Chantal Mouffe arrivée avec Macron « au stade suprême de la post-
politique7 ». « Les partis social-démocrates ont accepté qu’il n’y avait pas
d’alternative au néolibéralisme » et se sont résignés à humaniser le
néolibéralisme. Et l’on trouve en effet dans la geste, la rhétorique, et la
politique macronienne, l’illustration parfaite de cette idée que le conflit
politique, le débat lui-même peuvent être abolis au nom d’un
« pragmatisme » qui serait à même de réconcilier les intérêts de tous en
un consensus à valeur scientifique, une vérité révélée par « une
aristocratie stato-financière » (selon l’expression d’Emmanuel Todd) qui
prétend faire le bonheur du peuple, y compris, s’il le faut, contre lui-
même.
Lorsqu’Emmanuel Macron, très tôt, parvient à faire croire qu’il
n’appartient pas au personnel politique en place (bien qu’énarque,
secrétaire général adjoint de l’Élysée puis ministre…), que ce qui
compte, à ses yeux, est « ce qui marche » – notamment en matière
économique –, et qu’il prétend réunir « le meilleur de la gauche et de la
droite », il s’inscrit clairement dans ce « consensus du centre ». Il y aurait
des règles économiques « efficaces », capables de fonctionner pour tous –
mais niant l’existence de conflits d’intérêts entre différentes classes
sociales ou l’existence de rapports hiérarchiques induisant des rapports
de subordination ou de force au sein même de l’entreprise.
Il se projette dans une société pacifiée car unifiée dans l’illusion d’un
intérêt commun, où les gains des uns ne se feraient jamais aux dépens
des autres. Or, toute la théorie économique – qui par ailleurs ne s’est
jamais présentée comme une science unique et exacte, ni une vérité
révélée, mais comme une approche ouverte – démontre que cet « intérêt
de tous » n’existe pas. L’intérêt général n’est jamais la somme des
intérêts individuels.
La France telle que la projette Emmanuel Macron aux premiers jours
de son quinquennat semblait donc oublier que le progrès des uns puisse
se faire aux dépens des autres. Or, en prétendant faire le bonheur de tous
en érigeant une idéologie, le néolibéralisme, en loi naturelle de
l’économie, autrement dit en vérité absolue, Emmanuel Macron a
« décomplexé » toute une partie de l’élite qui votait encore à gauche par
« mauvaise conscience », en lui permettant de réconcilier la poursuite de
ses intérêts égoïstes avec une certaine idée de la poursuite de l’intérêt
général. Désormais, la bourgeoisie conscientisée et morale de gauche
pouvait voter pour une politique néolibérale que seule la droite avait le
courage de revendiquer, et ce, sans « mauvaise conscience ».

La « réforme » : mantra d’une élite indifférenciée

Rien n’illustre mieux cette convergence des élites autour d’idées et de


concepts communs que l’usage du mot « réforme » dans la France des
années 2010. Il existe en effet, au regard des sondages, une tendance
majoritaire chez les citoyens à appréhender toute réforme en termes de
dépossession. À cet égard, la courbe décroissante de popularité du mot
« réforme » entre 2017 et 2020 doit être analysée en s’attardant sur
l’imaginaire qu’il véhicule, les aspirations, les mots ou les peurs qu’il
recouvre. Cette signification est le produit d’une histoire sociale
spécifique à la France, tout comme les mots « grève » et « peuple »
puisent leur force symbolique dans notre histoire révolutionnaire et dans
une longue succession de luttes sociales.
D’abord, il faut observer avec attention qui emploie ce mot, et dans
quel contexte. La lecture de la presse, des propos des analystes et
commentateurs autant que des acteurs politiques – qui constituent, pour
résumer, les « élites » – dessine, en effet, une conception particulière de
la réforme marquée par le culte de la force. À les lire et à les entendre, la
réforme est « inéluctable » mais jamais « désirable » ; elle est « difficile »
et « courageuse ». À leurs yeux, le pouvoir « recule » souvent devant elle,
« faute de courage ». La réforme, par ailleurs, est « audacieuse » ou elle
ne l’est pas. À cette aune, qui fait du « Prince » de Machiavel l’horizon
indépassable de la social-démocratie, le dialogue est décrypté comme
une manière de « différer », de « diluer » ou, pire, de ne rien faire, à la
manière d’un « roi fainéant ». En analysant l’histoire des lois votées
depuis 1990, il est frappant de constater que l’audace d’une réforme est
souvent indexée sur le nombre d’opposants qu’elle a suscités.
Dans cette vision, on se pose au fond moins la question des effets
pratiques des réformes, que du reste peu de commentateurs sont
capables d’analyser directement, que de leur caractère plus ou moins
audacieux selon les oppositions plus ou moins grandes qu’elles font
naître dans le peuple. Cette virilité assumée – sinon recherchée – du
champ de l’analyse politique détourne les débats des effets des politiques
publiques au profit des guerres de trônes auxquelles sont ainsi réduits les
débats politiques. À ce titre, l’accord national interprofessionnel qui a
marqué le début du quinquennat de François Hollande fait figure de
« non-réforme » absolue : pas de cri, pas de heurt, pas de portes qui
claquent…
Selon ce discours ambiant, le vrai réformateur n’est pas celui qui a
créé les 35 heures ou donne des droits nouveaux aux salariés, c’est
nécessairement quelqu’un qui a tenu « droit dans ses bottes » face à « la
rue ». Voire, celui qui a « cassé les grèves ». Il s’est « sacrifié », avec son
camp, à la manière de Schröder. Il n’y aurait ainsi rien de plus grand que
de gouverner « pour » le peuple mais sans lui, comme si dans notre
société, désormais, le service de l’intérêt général était nécessairement
impopulaire. Tout cela répond en réalité d’une vision messianique de la
réforme qu’il faudrait délivrer à un peuple d’enfants, peu susceptible de
comprendre ce qui se joue au-delà de l’élection qui désigne le prince. Un
peuple nécessairement capricieux, à la vue courte.
Que gouverner soit devenu extrêmement complexe est une évidence.
Mais cela ne devrait pas réduire le champ du compromis et de l’adhésion
nécessaires aux réformes systémiques. Au fond, cet imaginaire de la
réforme répond, comme en miroir, à celui de la conquête sociale qui, en
France plus qu’ailleurs, plonge ses racines dans la Révolution et les
convulsions sociales de notre histoire. Il comporte sa part de violence
(« casser » les grèves…), de la même manière que le mouvement ouvrier
a toujours provoqué des violences et des blocages et suscité des débats
sur leur légitimité. Mais là encore, de quelle violence parle-t-on ? Le
débat n’est pas neuf. Jaurès, s’adressant à Clémenceau en 1906,
distinguait la violence « palpable, saisissable » des ouvriers, donc facile à
condamner, de la violence des patrons, « qui ne fait pas de bruit » et
échappe, de ce fait, trop souvent à la condamnation. Cette « violence
sociale » venant des « puissants » et que certains, comme Jean-Luc
Mélenchon, évoquent aujourd’hui, Jaurès la décrit ainsi : « Le travail
meurtrier de la machine qui […] a pris l’homme palpitant et criant ; la
machine ne grince même pas et c’est en silence qu’elle le broie8. »
Évidemment, le contexte a changé, et celui de ce début de XXIe siècle
explique en partie l’essor de cette conception masochiste de la réforme.
Dans un pays qui se vit en déclin – opinion partagée par 73 % des
Français en 2020 –, la transformation ne peut être que douloureuse,
difficile, tant la majorité entend qu’il s’agit de gérer la pénurie, d’ôter
des droits que nous n’aurions plus les moyens de nous permettre. Quand
le déclin paraît inéluctable, la résignation prend le pas sur l’espérance.
Lorsqu’on ne croit plus le progrès possible, chaque changement prend la
direction du pire, chaque compromis est forcément une dépossession, et
ce que gagnent les uns est nécessairement pris aux autres. Les réformes
passent – car elles passent, n’en déplaise à ceux qui, afin de les pousser
toujours plus loin, prétendent la France « irréformable » – mais au prix
d’une défiance historique à l’égard des « élites » et, plus grave, de la
démocratie.

LES CONDITIONS DU DÉBAT NE SONT PAS RÉUNIES


Derrière cette uniformisation des perceptions, il n’y a évidemment
pas de « complot » des élites ou des médias. Les choses sont bien plus
compliquées. Les idées se fabriquent et se perpétuent dans l’entre-soi,
des grandes écoles à la haute administration. Elles se confortent dans
une homogénéité que les institutions assurant la pluralité démocratique,
affaiblies, ne viennent plus défier ni bousculer. Les oppositions servent à
aider le pouvoir à penser contre lui-même. Les médias servent à
interpeller, enquêter, décaper et empêcher la paresse et l’uniformisation
de la pensée.
Mais où débat-on, aujourd’hui, réellement ? Et peut-on encore
débattre ?
Peut-on reprocher aux citoyens le repli et l’apathie, dès lors que les
espaces du débat public sont soit empêchés, soit hystérisés ?
Hystérisés, dans le cas des réseaux sociaux et chaînes d’information
en continu, où l’émotion est reine car elle engendre des clics et de la
publicité et où il vaut donc toujours mieux aller au clash que reconnaître
ses torts, modérer un propos, voire même – erreur suprême – donner
raison à l’adversaire. L’expression américaine de « guerre culturelle » n’a
jamais été si pertinente pour désigner ce qui se joue sur les réseaux entre
des groupes minoritaires mais ultra-puissants, qui avancent en mode
bulldozer non pas pour convaincre mais pour soumettre l’adversaire.
Empêchés, dans le cas des institutions démocratiques conçues pour
accueillir et canaliser nos débats collectifs. Qui attend encore du Conseil
économique, social et environnemental qu’il joue son rôle d’agitateur du
débat public ? Quand a-t-on vu, pour la dernière fois, un ministre faire
des propositions pour peser ou réorienter la ligne gouvernementale sans
que sa démarche ait été dûment validée au préalable, par un chef de
l’État soucieux souvent d’affaiblir son Premier ministre en lui rappelant
qu’il est d’abord son obligé ?
En réalité le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral entre
législatives et présidentielle ont accentué à outrance la
présidentialisation, la concentration du pouvoir dans les mains d’un seul
homme (ou d’une seule femme), et affaibli d’autant la culture du débat
et l’espace institutionnel qui lui est laissé. La majorité parlementaire est
élue grâce au Président – dès lors, comment un député pourrait-il se
sentir vraiment indépendant, contrôler un exécutif dont il se sent
l’obligé ? Le gouvernement et le Premier ministre sont choisis par le
Monarque républicain. Là encore, la logique est celle de la vassalisation
et non pas celle de la répartition des pouvoirs. Si on avait voulu
organiser les conditions du débat, on s’y serait pris autrement…
Ces travers institutionnels sont accentués depuis 2017 par la pratique
du pouvoir par Emmanuel Macron : loin de donner à son parti les
moyens d’une autonomie et d’une créativité utiles, il en a fait un parti
Potemkine, sans ancrage, sans barons locaux certes, mais sans véritables
relais non plus, capables de capter les signaux faibles et relayer les
alertes venues du fond du pays. Méprisant apparemment discussions et
dissensions, il a laissé s’installer une gestion du groupe parlementaire
majoritaire à l’Assemblée reposant sur l’idée que le dialogue et le
dissensus seraient non pas enrichissants, mais sources d’« inefficacité ».
Qu’au fond, il faudrait aller vite, par conséquent discuter moins. Quitte à
faire des lois mal conçues, donc mal appliquées.
Loin de chercher à élaborer une doctrine, une culture collective, il a
préféré l’agilité permanente pour se garder toutes les portes ouvertes –
un coup à droite si Les Républicains menacent de reprendre des
couleurs, un coup vers l’écologie si EELV réalise de bons scores
électoraux… De ce point de vue, le « en même temps » était moins une
conviction idéologique, ou une ouverture aux idées venues d’ailleurs,
qu’un principe de gestion tactique d’oppositions qu’il convenait sans
cesse d’étouffer, au risque de l’incohérence idéologique.
L’affaire Raoult restera sans doute dans l’histoire comme un de ces
débats impossibles, un incroyable dialogue de sourds entre une France
« officielle », celle de Paris, des mandarins, des ministères, et une France
« périphérique » se sentant méprisée, revendiquant le « bon sens » et la
connaissance du terrain. Pendant des mois, aucune des deux parties
n’aura jamais été en mesure de mettre calmement des données sur la
table. Preuve qu’il ne faut pas seulement vouloir débattre, il faut aussi
que les conditions du débat soient réunies – et, notamment, que tout
puisse être discuté sans tabou ni disqualification de principe des
protagonistes. Or, aujourd’hui, on peine à voir où et quand elles
pourraient l’être…

UNIFORMISATION DU « HAUT », FRAGMENTATION DU « BAS »

Alors que dirigeants politiques et élites administratives semblaient


converger idéologiquement – ce que Chantal Mouffe a théorisé sous
l’expression d’« illusion du consensus » –, au nom du Vrai, du Bon, du
« Pragmatisme » (« hégémonie néolibérale », dit Mouffe) dont ils
revendiquent le monopole, c’est le mouvement inverse qui semble s’être
opéré dans l’opinion9. Plus le champ du débat « en haut » se rétrécissait,
plus les citoyens eux-mêmes semblaient devoir diverger, aller chercher
plus loin – voire trop loin, aux extrêmes ou dans des dérives complotistes
– des explications du monde mieux à même de rendre compte de ce
qu’ils vivaient et de porter leurs aspirations.
Plus l’offre politique s’unifiait, plus la demande se dispersait dans
une recherche de plus en plus désespérée de « changer la vie ». Puisque
ni la gauche, ni la droite ne changeaient rien, alors peut-être fallait-il
renverser la table… Et c’est ainsi que l’opinion s’est polarisée dans de
nombreux pays. Comme évoqué précédemment, de très nombreux
travaux démontrent ainsi, par exemple aux États-Unis, que la
polarisation s’accroît : en 1960, 4 % des Républicains et des Démocrates
déclaraient qu’ils seraient mécontents de voir leur fils / fille épouser une
personne du bord politique opposé au leur10. En 2019, ils seraient 35 %
chez les Républicains et 45 % chez les Démocrates.
Ce paradoxe – élites de plus en plus homogènes idéologiquement, et
opinion de plus en plus polarisée – n’est qu’apparent : en effet, si le cours
du débat toléré dans le cadre institutionnel raisonnable se rétrécit, il est
tout à fait normal que le « fleuve » finisse par sortir de son lit, quitte à se
répandre d’autant plus qu’il ne trouve plus aucune barrière (idéologique,
partisane, syndicale) à son cours. L’obsession de la « pureté » et de la
« clarification », qui a conduit certains hommes et partis politiques à
rétrécir leur base électorale, semble, en ce sens, avoir contribué non pas
à fluidifier et à améliorer le débat démocratique mais à le rétrécir et à en
gripper le mécanisme.

L’IMPACT DE LA TECHNOLOGIE SUR LA MANIÈRE DE DÉBATTRE

La polarisation de l’opinion n’est pas uniquement liée, loin s’en faut,


à cette uniformisation idéologique du « haut ». Les nouvelles
technologies de la communication, et, notamment, les chaînes
d’information et les réseaux sociaux contribuent aussi à modifier nos
attitudes.
Pour bien mesurer l’ampleur de l’impact des nouveaux usages
digitaux dans nos vies et dans nos comportements, il faut revenir à
certains chiffres qui illustrent le changement de paradigme
technologique que nous avons connu depuis quinze ans11. Aux États-
Unis, en 2005, 5 % des citoyens interrogés par le Pew Research Center
déclaraient utiliser les réseaux sociaux ; en 2019, 72 % y étaient
connectés. Au niveau mondial, 53 % des citoyens de 17 pays développés
et 19 pays en développement utilisent désormais les réseaux sociaux.
Il existe évidemment des différences conséquentes entre générations :
aux États-Unis, 90 % des jeunes de 18 à 29 ans utilisent les réseaux
sociaux, contre 40 % des plus de 65 ans. En termes de plates-formes,
Youtube et Facebook dominent de loin leurs concurrents – mais
Instagram et Snapshat sont particulièrement populaires auprès des plus
jeunes.
Autre tendance majeure, découlant de la première : les réseaux
sociaux sont devenus un lieu central pour le débat politique et les
activistes. Par exemple, le hashtag #MeToo a été utilisé, entre
septembre 2017 et 2018, plus de 19 millions de fois dans le monde. Le
public reste cependant assez sceptique quant à l’impact politique réel des
réseaux : 71 % des Américains considèrent que les « réseaux donnent le
sentiment aux gens d’avoir un impact, alors qu’il n’en est rien ». Cela ne
les empêche pas d’être toujours plus nombreux sur Twitter…

Médias et polarisation

Le nouveau paradigme technologique a de très nombreuses


conséquences sur notre vie quotidienne. Sur le plan politique, selon de
nombreux travaux de recherche, médias et réseaux sociaux sont l’un des
quatre facteurs accentuant la polarisation – un autre est, par exemple, le
« biais de groupe », facteur psychologique qui fait que l’appartenance à
un groupe nous amène instinctivement à nous méfier des groupes
différents et de leurs opinions.
Le Pew Research Center souligne ainsi dans un rapport récent que
« beaucoup d’Américains sont exposés à des informations dites
“partisanes” à travers les réseaux sociaux, et très peu ont des amis
appartenant au bord politique opposé ».
En outre « les plates-formes telles que YouTube utilisent des
algorithmes exposant les utilisateurs à des contenus de plus en plus
extrêmes, ce qui peut les conduire à glisser vers des visions politiques
radicales sans même qu’ils s’en rendent compte12 ».
Enfin, le phénomène de « bulle » sur les réseaux sociaux amplifie les
sentiments négatifs vis-à-vis des personnes appartenant à un autre
groupe qu’au sien – l’exemple britannique illustre parfaitement ce
phénomène, où Brexiters et Remainers ont des sentiments de plus en plus
négatifs les uns vis-à-vis des autres.
Il faut rappeler par ailleurs que la dynamique électorale se construit
par nature sur l’affirmation de différences de fond – même si, trop
souvent, elle se nourrit de désaccords personnels déguisés en désaccords
idéologiques. En outre, le système médiatique – et les réseaux sociaux
amplifient ce phénomène – fonctionne comme une gigantesque
centrifugeuse qui ne fait ressortir que ce qui tranche, clive ou clashe. Le
raisonnable est accusé de faire de l’eau tiède, le provocateur, au
contraire, est souvent loué pour son « courage » (même lorsqu’en réalité
il hurle avec les loups). Le rassembleur n’a « pas de ligne », alors que
celui qui divise provoque indignation ou adhésion, retweets et
audimat. Les réseaux sociaux ont poussé à son paroxysme l’adage des
communicants selon lequel « il n’y a pas de mauvaise publicité » : tout
scandale est bon à prendre. Éric Zemmour fut parmi les premiers à le
comprendre.
De fait, la culture du clash, exacerbée sur les réseaux et les chaînes
d’information en continu, restreint de plus en plus l’espace qu’on
appelait celui de la « nuance » ou de la « complexité » – un espace dont
se réclamait Emmanuel Macron à ses débuts en politique. Cet espace-là,
propice à l’écoute et au compromis, s’atrophie chaque jour un peu plus.
Le fait que les sympathisants Démocrates américains connectés à
Twitter soient à la fois plus « libéraux » (plus à gauche) et moins
capables de compromis que ceux qui n’y sont pas connectés, illustre
parfaitement cette accélération de la polarisation en ligne.

Médias et désacralisation des figures d’autorité

Le fonctionnement du système médiatique engendre, outre la


polarisation des opinions, la désacralisation des figures d’autorité – or,
c’est souvent à elles qu’il revenait d’unir, de dialoguer, de rechercher,
par délégation d’autorité, les compromis vitaux pour notre démocratie.
Les réseaux sociaux et les chaînes d’info ont en effet produit une
modification des rôles et des comportements des « experts » intervenant
dans le champ médiatique et, notamment, ceux des journalistes. Un
phénomène bien peu étudié ou théorisé que nous avons appelé, avec
mon collègue Daniel Perron, « auto-sabotage structurel ». Ou comment
scier la branche sur laquelle on est assis…
À leur corps défendant, de nombreux journalistes se laissent en effet
entraîner dans une fuite en avant qui les appelle à intervenir sur tout,
tout le temps, quitte à sortir de leur champ de compétence et à voir leur
incompétence « démasquée » par des citoyens qui, eux, se sentent
désormais aussi légitimes à rapporter des faits que les journalistes eux-
mêmes, et sont donc trop heureux de sanctionner cette fonction
douteuse. Mécaniquement, les journalistes participent ainsi à la
désacralisation de leur fonction, à la banalisation de leur parole et, par
conséquent, à l’effondrement de ce contrepouvoir pourtant essentiel.
Le débat sur les retraites en 2019-2020 illustre parfaitement ces
dérives qui font du sachant un intervenant comme un autre. En se jetant
dans la mêlée des réseaux sociaux hors de leur champ de compétence
officielle, certains journalistes désacralisent leur position et empruntent
la voix de l’éditorialiste, prêt à tordre les réalités pour agiter le débat.
Sauf que les éditorialistes sont majoritairement identifiés comme tels,
que le public croit savoir d’où ils parlent et, ce faisant, accordent à leur
parole sa juste valeur dans le combat politique.
C’est le cas pour un Yves Thréard, une Françoise Degois, un
Dominique Seux, très identifiés par le public pour leur doctrine, et qui
font vivre ce débat. La chose est plus difficile pour ceux qui
revendiquent une posture de neutralité et se parent de la vertu du non-
engagement.
La neutralité, étroitement associée à une compétence spécifique,
oblige en effet à la prudence, à la mesure d’interventions calibrées en
regard de faits objectivés et rapportés du terrain. En prenant la parole
sur tous les sujets, ces journalistes prennent le risque de dévaluer cette
posture, voire d’en dynamiter le socle et, finalement, de conforter la
défiance qui s’est installée à l’égard de la presse. On peut penser, en les
lisant ou en les voyant sur les chaînes d’information en continu : « Si le
journaliste dit n’importe quoi sur ce sujet, est-ce que finalement il ne
raconte pas toujours n’importe quoi ? »
Sur les réseaux sociaux, il est devenu impardonnable de se tromper –
on a pu le mesurer lors de la crise du coronavirus quand les médecins
qui s’exprimaient sur les plateaux étaient ramenés à des propos tenus
une semaine ou un mois plus tôt, comme si modifier son discours en
fonction des savoirs scientifiques relevait du mensonge. Sur les réseaux
et chaînes d’info, il est devenu inacceptable de perdre la face. On ne dit
pas « je ne sais pas ». Alors on convoque n’importe quoi pour justifier ses
propos et ses positions.
Et ceci a une conséquence majeure : la défiance massive vis-à-vis des
médias et la polarisation partisane de la confiance qu’on leur accorde.
Pour reprendre l’exemple américain qui, comme souvent, préfigure
certaines tendances seulement naissantes en Europe, sur trente sources
d’information aucune ne suscite la confiance de plus de 50 % des
Américains, selon le Pew – les Républicains ont essentiellement
confiance en Fox news (60 %), alors que les Démocrates ont confiance
avant tout en CNN (53 %).

Rejet de la démocratie ou demande de démocratie ?

D’un côté, le débat politique s’appauvrit de plus en plus. De l’autre,


cette restriction de l’offre politique n’engendre pas une capacité
supérieure à réaliser du consensus ou du compromis. Si l’offre politique
était une carte de restaurant, on dirait que le fait d’offrir moins de plats
tend à couper l’appétit des convives bien plutôt qu’à les faire converger
vers les quelques plats restants… Le rationnement politique à l’œuvre
coupe notre appétit démocratique, voilà un des problèmes majeurs de
nos démocraties.
La manière dont experts et politiques envisagent la « montée du
populisme » apporte, là encore, un éclairage sur ce phénomène et sur la
confusion entretenue entre les causes et les symptômes du malaise
démocratique.
Il existe de très nombreux travaux sur les causes du populisme. Les
chercheurs s’accordent à dire qu’il procède d’une combinaison de causes
institutionnelles (sentiment de mal-représentation ou de confiscation de
la volonté populaire par une élite) ; de causes économiques (relégation,
panne de l’ascenseur social, insécurité économique et accroissement des
inégalités) et de causes identitaires et culturelles (le fameux cultural
backlash, symbolisé par ces « petits blancs » de la ruralité qui auraient
cessé de voter selon leurs intérêts de classe pour élever l’immigration, le
rejet de l’islam et la sécurité au sommet de leurs priorités).
Il ne s’agit pas ici de discuter ce qui paraît aujourd’hui largement
acquis. En revanche, il est essentiel de souligner que le phénomène
populiste se trouve étroitement lié à la crise démocratique dans sa
dimension institutionnelle. La plupart des chercheurs qui s’intéressent
aux causes institutionnelles de l’essor du populisme soulignent, en effet,
l’interdépendance de la démocratie et du phénomène populiste : le
populisme dépend de la démocratie, il se nourrit de ses insuffisances, et
la démocratie elle-même contient les germes du populisme.
Pour certains, le populisme révèle les contradictions internes à la
démocratie, magnifiées par la pression des transformations du système
capitaliste, l’incapacité des institutions à s’adapter aux évolutions de
l’économie et de la société, les changements du paysage et des
technologies médiatiques, et l’incapacité du système redistributif à tenir
ses promesses. Par exemple, pour les politologues Cas Mudde et Cristobal
Rovira Kaltwasser, le populisme serait un « correctif » à la démocratie,
une « réponse démocratique illibérale à un libéralisme non-
démocratique »13. Canovan va plus loin, en affirmant que le populisme
est le résultat d’une interaction entre les « deux facettes de la
démocratie » : sa face héroïque (la promesse d’un avenir meilleur, qui
adviendra par l’action et la volonté du peuple), et sa face pragmatique
(les mécanismes institutionnels par lesquels la démocratie permet de
canaliser les violences et la conflictualité sociale, sans recours à la
répression)14. Elle estime donc que le populisme tire sa dynamique du
fossé grandissant entre ces deux aspects de la démocratie – c’est-à-dire
quand un excès de « pragmatisme » (que d’autres nommeraient
« confiscation technocratique du pouvoir » et « déconnexion des élites »)
semble effacer la dimension héroïque de la politique (lorsque le peuple
exprime la nécessité de reprendre le contrôle sur le cours des choses par
le biais d’une contestation de ses représentants, voire de ses institutions).

Le populisme au secours de la démocratie

Cette explication du phénomène populiste nous intéresse


particulièrement, car elle rejoint le constat établi un peu plus haut : tout
comme le rejet des élites, la défiance, voire même la résurgence des
violences politiques, le populisme, en fin de compte, serait seulement
une manière non pas de défier la démocratie, mais de tenter de la
ramener à ses promesses initiales.
Le populisme au secours de la démocratie : voilà une proposition qui
peut paraître provocatrice à première vue, et au regard du contenu
idéologique et du comportement de bien des plates-formes ou leaders
populistes actuels, mais elle n’en reste pas moins très utile à l’analyse.
Si nous avons choisi de ne pas aborder le problème démocratique par
l’angle du « populisme », c’est que ce mot est devenu si chargé
d’émotions, n’étant plus employé qu’en guise de condamnation morale et
de disqualification, qu’il nous a semblé préférable de nous intéresser
directement aux causes du malaise démocratique – auxquelles le
phénomène populiste est, de toute évidence, étroitement lié.
Avant d’approfondir notre analyse des causes réelles du malaise
démocratique, il convient de conclure ce chapitre de clarification en
répondant à une question récurrente des derniers mois et années :
serions-nous au bord d’une révolution ?
Précisément, en raison même du phénomène expliqué plus haut sur
le populisme comme manière de « rappeler le système à ses devoirs
premiers » par le vote, nous pouvons affirmer que non. Voter populiste,
il faut le rappeler – sans que cela soit interprété comme une manière de
souscrire aux thèses populistes – c’est encore, pour des citoyens
désabusés, jouer le jeu d’un débat auquel on ne croit presque plus.
Bien plus grave, nous semble-t-il, est l’effondrement civique que
traduit la montée de l’abstention, d’une forme de repli sur la sphère
personnelle ou la tribu, car elle permet depuis des années un cumul de
petits renoncements qui finiront par aboutir, un beau matin, à la prise de
conscience que nous avons collectivement consenti, par apathie
démocratique, à de grandes régressions.
Ce qui nous guette, ce n’est nullement le coup d’État, l’éruption
sociale, le grand renversement. C’est bien davantage, comme ce fut
d’ailleurs presque toujours le cas lors des ruptures politiques, le lent
glissement qui, au départ, ne coûte rien à personne mais finit par devenir
irrattrapable et intolérable.

1. D. Graxie, La Démocratie représentative, Paris, Montchrestien, 4e éd., 2003.

2. Marie-Anne Cohendet, « Une crise de la représentation politique ? », Cités, vol. 18, no 2,


2004, p. 41-61.
3. Ibid.
4. Éric Kerrouche, « Opinions sur la limitation des libertés publiques », Sciences Po
(Cevipof), Policy Brief no 4, 4 avril 2020.
5. Ibid. Voir également Martial Foucault, « Opinions sur l’usage du téléphone portable en
période de crise du coronavirus », Sciences Po (Cevipof), Policy Brief no 3, avril 2020.
6. Camille Landais, Thomas Piketty, Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale. Un impôt sur
le revenu pour le XXIe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2011.

7. Chantal Mouffe, « Macron, stade suprême de la post-politique », Le Monde, 1er juin 2017.
8. Extraits de débats à la Chambre en juin 1906 opposant Jaurès et Clémenceau, alors
ministre de l’Intérieur (consultable sur le site dédié à Jaurès « Rallumer tous les soleils, Jaurès ou
la nécessité du combat).
9. C. Mouffe, L’Illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016.
10. « Explainer. Political Polarization in the United States », Facing History, 2019
(consultable en ligne).
11. Monica Anderson, Brooke Auxier, Madhu Kumar, « 10 Tech-Related Trends that Shaped
the Decade », Pew Research Center Fact-tank, décembre 2019.
12. Adam Hughes, Emma Remy, Sono Shah, Aaron Smith, « Democrats on Twitter More
Liberal, Less Focused on Compromise than those not on the Platform », Pew Research Center
Fact-tank, février 2020.
13. Cas Mudde, Cristobal Rovira Kaltwasser, Brève introduction au populisme, La Tour-
d’Aigues, Éd. de L’Aube, 2018.
14. Margaret Canovan, « Trust the People ! Populism and the Two Faces of Democracy »,
Political Studies, vol. 47, no 1, p. 2–16 (consultable en ligne).
4
L’archipélisation est-elle vraiment un problème
démocratique ?

Nous l’écrivions avec François-Xavier Demoures en 2019 : « La crise


de confiance s’ancre (en partie) dans une crise de la citoyenneté. La
capacité de chacun à s’élever au-dessus de ses propres intérêts pour
prendre en compte l’intérêt commun est, en effet, elle aussi affaiblie. On
oublie souvent que la démocratie n’est pas uniquement un système
institutionnel, c’est une culture, un état d’esprit, une pratique qui n’a
rien de spontané et qui doit être cultivé au jour le jour. Dans ce contexte,
nous aurions basculé dans une démocratie de consommation, d’élus-
kleenex, où la confrontation est un but et non un moyen vers le
compromis. Elle permet à chaque individu d’exister et de trouver sa
place dans la société, au lieu de servir à agréger des citoyens autour
d’intérêts communs. Nous dirions donc : « Oui au débat, mais pour
exprimer, et non pour décider1. »
« Dans ce contexte, où le débat ne porte plus sur ce qu’on est prêt à
partager mais sur ceux pour qui et avec qui on est prêt à le faire,
l’inquiétude des Français vis-à-vis de la cohésion sociale se comprend
d’autant mieux. Cette polarisation permet d’organiser et de donner un
sens aux enjeux politiques contemporains. Mais elle menace également
notre capacité à vivre ensemble et à relever ces défis », comme le
soulignait déjà Gilles Finchelstein dans son ouvrage Piège d’identité2.
LE « NOUS » EXISTE-T-IL ENCORE ?

Le drame de la période actuelle est que face aux forces de dispersion


et de désagrégation de la communauté nationale que représentent les
identités nouvelles ou « tribus », nul ne semble plus savoir comment
créer du « nous » sans recourir à l’artifice de l’essentialisation et de la
désignation d’adversaires ou de boucs émissaires.
Posez-vous la question : quand avez-vous, pour la dernière fois, voté
« pour », plutôt que « contre » ?
Contre les « populistes », contre la « submersion » de l’Islam, contre
ceux qui « ouvrent les vannes » et servent de cheval de Troie à la
mondialisation, contre les « assistés », contre les identitaires, contre les
réactionnaires, contre les « libéraux qui assoiffent l’État » et mettent les
classes populaires à genoux, contre les riches ou contre les « élites », ou
encore contre le « système » ? Depuis quand l’espoir n’a-t-il pas pris le
pas sur la crainte de perdre – votre place, votre emploi, vos repères
culturels, votre sécurité ? La panne du « nous », l’absence de
« commun », est un constat largement partagé dans nos sociétés sans que
personne y ait encore trouvé de remède.

LE « COMMUN » N’EST PAS L’HOMOGÉNÉITÉ

De plus en plus souvent, et singulièrement depuis l’élection


d’Emmanuel Macron, de nombreux responsables politiques et citoyens –
car nous observons cette thèse dans nos études d’opinion – considèrent
que la panne du « nous », la « crise d’identité » que traverse notre nation,
provient d’une exacerbation nocive de nos différences. Ils en concluent
qu’il faudrait modérer critiques et débats, éviter « ce qui divise » et ce
qui clive. On a d’ailleurs souvent constaté que la majorité présidentielle
se réclamait du « pragmatisme », rejetait les « idéologies », niait les
« clivages de classe » comme autant de ferments de division politiques
inutiles et dangereux.
Confondant différences, divergences, clivages et conflits, de
nombreux acteurs politiques ont cherché à nier en bloc ces éléments – on
note, en revanche, que ceux qui restent dans l’opposition n’ont, quant à
eux, aucun intérêt à nier les clivages. Mais nul doute que s’ils y
parvenaient demain, ils chercheraient à gommer « les petits conflits
politiciens » au nom d’une aspiration à l’unité nationale qui n’est bien
souvent que le faux-nez d’une volonté de pouvoir hégémonique.
Or, précisément, cette confusion entre différences et conflits, entre ce
que l’on est – qui ne peut être négociable – et ce que l’on a ou que l’on
pense – qui se prête à l’examen – a contribué à dérégler le débat
démocratique des dernières années.
En mars 2019, Jérôme Fourquet décrivait dans L’Archipel Français,
statistiques, sondages et cartographies à l’appui, les multiples fractures
qui parcourent notre société3. Il y défend la thèse selon laquelle
l’avènement d’une nation « multiple » et « divisée » – sur fond de
dislocation de la matrice catholique qui avait structuré la société
française jusqu’au milieu du XXe siècle – avec la matrice républicano-
laïque – serait le phénomène majeur des trente dernières années. Un
certain nombre de ces chiffres ont frappé les esprits, notamment
l’occurrence des prénoms « arabo-musulmans », qui représenteraient
18,8 % des naissances en 2016. Notre fascination collective pour les
chiffres a trouvé dans cet ouvrage une objectivation d’intuitions
importantes – même si, comme souvent, chacun y a vu midi à sa porte,
la gauche s’attardant sur les signes de séparatisme social quand le
Rassemblement national y aura vu la preuve d’une submersion
migratoire.
Le fait que L’Archipel Français ait connu un tel succès médiatique ne
doit rien au hasard. Outre le sérieux qui caractérise les travaux sur
lesquels il s’appuie, cet ouvrage renvoie à un sentiment qui travaille
notre société en profondeur – peut-être davantage depuis la crise dite des
« Gilets jaunes » –, à savoir le sentiment que nous serions divisés en
clans, tribus, ou chapelles irréconciliables. Nous sommes nombreux à
avoir le sentiment dans notre vie quotidienne et, plus encore, en lisant
les médias et les réseaux sociaux, que ce qui nous divise est devenu plus
grand que ce qui nous rassemble. Le mot d’« archipel » met un nom sur
une peur, celle de la fragmentation, de la désolidarisation, voire de la
guerre de religion qui hante notre subconscient national depuis des
siècles et a été réactivée avec force par la montée du communautarisme
musulman, d’une part et du terrorisme, d’autre part.
Jérôme Fourquet n’est pas le seul à pointer les risques de
désagrégation du lien social et de la transformation de nos communautés
nationales en communautés d’individus. Aux États-Unis, la polarisation
est, comme nous l’avons vu, l’objet de travaux de recherches et de débats
politiques intenses. Au Royaume-Uni, mon ancien collègue Bobby Duffy
a récemment exploré la manière dont la tribalisation affectait le débat
politique, notamment depuis le Brexit. La tribalisation est, de fait, un
sujet préoccupant.
Partout, le sentiment que nos nations sont de plus en plus divisées et
fracturées s’impose avec force. Selon une étude réalisée par Ipsos MORI,
trois citoyens sur quatre, dans une trentaine de pays interrogés dont de
nombreux pays d’Europe et d’Amérique du Nord, mais aussi le Chili, le
Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud, la Russie ou encore la Corée du Sud,
considèrent leur pays comme « divisé » ou « très divisé »4. Le sentiment
de division est le plus prononcé en Serbie, en Argentine, au Chili (plus
de 90 %). En France, il s’élève à 75 %, en Grande-Bretagne à 85 % et en
Allemagne à 81 %. Surtout, la plupart des citoyens perçoivent un
accroissement de la division dans leur pays : 73 % des Italiens, des
Allemands, des Britanniques et 61 % des citoyens français considèrent
leur pays comme plus divisé aujourd’hui qu’il y a dix ans. Au total, ce
sont six citoyens sur dix qui, dans les trente pays interrogés, considèrent
que les divisions se sont accrues au cours de la décennie écoulée.
Les sources perçues de la division varient selon les pays : les Français
perçoivent avant tout un fossé grandissant entre « nationaux » et
« immigrés », entre religions et entre ethnies, alors que les Américains
perçoivent avant tout une fracture grandissante entre citoyens de
différentes sensibilités politiques. Mais, de manière globale, les
principales fractures perçues par les citoyens des pays interrogés sont les
divisions politiques, celles entre riches et pauvres et celles entre
immigrés et nationaux.

ÉLOGE DE LA DIVISION

La perception que nous avons de nos divisions est donc documentée


dans tous ses aspects, de même que la réalité de nos divergences.
Pourtant, bien souvent, on s’attarde à souligner l’ampleur des fossés qui
séparent les générations, les groupes politiques, les religions ou encore
les classes sociales sans se poser une question pourtant essentielle et
première : en quoi la différence fragilise-t-elle la démocratie ?
Il y a, en effet, des différences saines pour la démocratie, qui
nourrissent le débat et permettent l’élaboration de compromis par la
confrontation d’idées et la conciliation d’intérêts socio-économiques
divergents. Et il y a les divisions « irréconciliables », celles qui n’ont pas
vocation à être résolues et ne devraient pas être « négociées ». De la
confusion entre les unes et les autres découle un dérèglement majeur de
notre débat public : comme nous le disions plus haut, le débat se déporte
bien plus sur ce que l’on est que sur ce que l’on a ou ce que l’on pense, et
les dynamiques politiques se fondent toujours plus sur des logiques
victimaires ou de boucs émissaires.
En outre, un autre dérèglement du débat public provient d’une
confusion sur le rôle des institutions démocratiques dans la définition de
ce que nous appelions plus haut le « nous ». Puisque le « commun » n’a
pas vocation à être un tout homogène, le débat démocratique,
contrairement à ce qu’on lui demande de plus en plus, ne devrait pas
chercher à créer de l’homogénéité en gommant les différences, en niant
les divergences de points de vue ou d’intérêts socio-économiques.
La démocratie ne s’est pas construite, loin s’en faut, sur l’idée de
consensus ou d’homogénéisation sociale, politique et culturelle. Dans
une société du « même », nul besoin d’institutions délibératives pour
mettre tout le monde d’accord, puisque les intérêts de chaque individu
sont les mêmes. Dans une société homogène, il n’est pas besoin de
canaliser les aspirations et les colères, de pacifier les antagonismes de
classe, de religion, ou d’orientations idéologiques. La démocratie sert
précisément à organiser la coexistence d’individus dont les intérêts
divergent.
Tout comme la raison est le privilège revendiqué des tenants du
pouvoir, le désaccord et le clivage sont tenus pour « antidémocratiques »
dès lors qu’ils sont l’expression d’un groupe ne détenant pas le contrôle
des institutions.
Comme nous l’avons déjà évoqué, il n’est point besoin que
l’opposition soit caricaturale dans son expression, à la manière d’un
Jean-Luc Mélenchon appelant à « déferler » dans les rues et à faire un
« coup d’État social », pour qu’elle soit régulièrement associée par ceux
dont elle conteste la politique à une menace anti-démocratique – on
préfère dire aujourd’hui « populiste », quitte à dévoyer le sens de ce
concept déjà bien large et flou…
Le fait de convoquer le « péril démocratique » chaque fois que la
conflictualité politique s’accroît, ou d’invoquer l’illusion d’un
« consensus » des « gens raisonnables », voire de disqualifier le désaccord
en le psychologisant (il procéderait de « colères », de « peurs »…) ou en
faisant mine de le confondre avec de l’incompréhension sont des réflexes
récurrents du débat politique. Revendiquant une pensée inaccessible au
commun des mortels, une « pensée complexe » selon les mots du
président de la République Emmanuel Macron rapportés par Le Monde, le
député et patron du groupe majoritaire à l’Assemblée nationale, Gilles
Legendre, a pu ainsi déclarer sans ironie : « Je pense que nous avons
insuffisamment expliqué ce que nous faisons. […] [Nous avons] été trop
intelligents, trop subtils, trop techniques dans les mesures de pouvoir
d’achat5. »
Ces phénomènes relèvent seulement d’armes psychologiques et
rhétoriques qui font partie de l’arsenal classique du combat politique. Ils
ne doivent pas nous faire perdre de vue que la démocratie, dans son
principe, est là pour organiser, canaliser, domestiquer les divergences
inhérentes à la société, qui dégénèrent parfois en conflits, et conjurer
ainsi le péril du chaos ou le règne de la loi du plus fort.
L’histoire de la démocratie est étroitement liée à celle de la
conflictualité sociale et politique. Les révolutions du XIXe siècle, les
guerres mondiales et les expériences totalitaires ou, de manière moins
dramatique, les mouvements sociaux des années 1960 et 1970 ont nourri
la réflexion sur la place du conflit dans nos sociétés. John Rawls et
Jürgen Habermas, dans la perspective consensualiste de la démocratie
délibérative, avaient insisté sur la possibilité et sur la nécessité de
dépasser les antagonismes par des accords entre les citoyens. D’autres
courants de pensée ont, au contraire, tenté de revaloriser le conflit,
comme les courants du républicanisme. Les auteurs néomarxistes
insistèrent parfois, eux aussi, sur la valeur du conflit dans une
perspective de revitalisation de la démocratie.
Dès lors, la conflictualité peut tantôt être conçue par la philosophie
politique comme opposée aux objectifs démocratiques, tantôt comme
illustrant l’authenticité d’une démocratie vivante.
La force de l’habitude et de la répétition nous ont fait perdre de vue
cette réalité : comme le vrai bonheur ne s’apprécie qu’une fois perdu, la
démocratie n’est jamais tant valorisée que lorsqu’elle vient à nous faire
défaut. Nous ne semblons plus voir dans les conflits sociaux que les
inconvénients que représentent l’artificialité des postures, les blocages
engendrés par les grèves, l’exaltation des différences, qui sont pourtant
nécessaires pour établir le rapport de force préalable à la négociation et
donc à la réconciliation par le compromis social ou par le verdict des
urnes. Nous avons perdu de vue les vertus des institutions démocratiques
qui, vaille que vaille et au prix de quelques parenthèses et égarements
institutionnels, nous ont permis de surmonter depuis deux siècles petites
et grandes crises sociales et politiques.
Pourtant, ces vertus se sont rappelées à notre esprit avec force
lorsque ces mêmes institutions ont menacé d’être débordées par le
conflit des Gilets jaunes. Pendant quelques semaines, la violence
insupportable des images qui passaient en continu sur les chaînes
d’information et les réseaux sociaux – Champs-Élysées en flammes,
affrontements entre forces de police et manifestants – a pu nous donner
le sentiment que le pouvoir avait perdu pied et n’avait plus prise sur le
cours des choses ; que les corps intermédiaires ne parviendraient plus à
faire rentrer le conflit dans le lit des institutions. Le « dialogue social »,
le « Parlement », la « démocratie » et l’« apaisement », ces mots que l’on
croyait devenus obsolètes reprirent soudain la couleur et la force de la
nécessité vitale. Ce principe de représentation, tant critiqué, décrié,
relégué par une culture de l’instantanéité et de la désintermédiation,
redevint terriblement nécessaire aux yeux de dirigeants et de citoyens en
mal d’interlocuteurs. Les Gilets jaunes, mouvement d’un genre nouveau –
mais qui rappelle les jacqueries, comme le souligne le politologue
Stéphane Rozès –, refusaient systématiquement de s’organiser et de se
faire représenter. Dès qu’une tête émergeait de la masse, elle était
aussitôt critiquée, disqualifiée comme étant illégitime à représenter plus
qu’elle-même.
Le mouvement des Gilets jaunes a ainsi ranimé dans l’opinion le désir
et la nécessité d’une démocratie vivante, et donc d’institutions qui
fonctionnent. Il nous a rappelé, aussi, que tout rassemblement ne suffit
pas à lui seul pour conduire à un débouché politique. La révolte,
lorsqu’elle est désorganisée, peut « parfois empêcher l’action
révolutionnaire, de même que l’indignation n’est peut-être pas l’affect
approprié pour espérer mettre fin aux injustices sociales »6. Sans
députés, sans syndicats, sans Assemblée nationale, sans ces institutions
vitales à la démocratie, les Gilets jaunes n’auraient été que désordre,
manifestation brouillonne d’aspirations désordonnées et parfois
contradictoires. Ils auraient été une volonté sans direction. C’est
seulement au prix de la créativité présidentielle – le « grand débat »,
même s’il fut dévoyé dans son principe et détourné de ses objectifs par
son propre créateur, qui fit de cet instrument formidable de co-
construction un exercice ressemblant davantage à un grand oral de
Sciences Po… – que les institutions parvinrent finalement, non sans mal,
à reprendre leur droit et à faire rentrer dans son lit, de manière
temporaire, le fleuve de la colère sociale.
Nos institutions sont donc construites pour gérer une société
plurielle, composée de groupes et d’intérêts divergents. Il faut noter que,
de manière assez paradoxale, l’excès de fragmentation n’a pas toujours
été considéré comme le principal défi lancé à la démocratie. Ainsi, à une
époque, les politiques et les experts américains déploraient non pas un
excès de polarisation politique, mais un excès de compromis et de
consensus. Et d’en appeler à accentuer les divergences partisanes, au
nom même de la vitalité démocratique et de la nécessité d’exposer les
citoyens à de « vrais choix » clairs, engageant des visions différentes.
La mi-temps du XXe siècle fut ainsi marquée, aux États-Unis, par un
niveau de consensus et de collaboration bipartisan très élevé. La plupart
des lois étaient votées par les deux bords, et un sénateur Républicain
pouvait affirmer : « L’intégrité dépasse les frontières partisanes […] nous
pouvons nous appuyer sur nos collègues Démocrates (et Républicains) de
manière égale7. » À l’heure de Donald Trump, de tels propos eussent
immédiatement suscité l’excommunication de la brebis galeuse.
Or, à l’époque, les observateurs de la vie politique américaine furent
nombreux à dénoncer cet esprit de collaboration, au nom du principe de
responsabilité (il était impossible de savoir qui était responsable de
quoi). Les années 1960, marquées par les mouvements pour les droits
civiques et par leur influence sur les positions Démocrates, puis les
années 1970 qui virent la mise en place de réformes institutionnelles
contribuant à redéfinir les paramètres du débat idéologique et les lignes
de clivage politique, eurent raison de cette parenthèse consensuelle. Si
bien qu’aujourd’hui, c’est l’excès de polarisation que les observateurs
américains dénoncent avec force.

SAVOIR CONCILIER LES DIFFÉRENCES

Toute différence, tout clivage n’est donc pas une menace en soi pour
la démocratie. Au contraire, ils en sont bien souvent le carburant
lorsqu’ils trouvent à s’exprimer de manière raisonnée dans le cadre de
nos institutions. Mais toute différence est-elle un carburant
démocratique ? À quelles conditions peut-on considérer que les
antagonismes menacent l’ordre démocratique ?
Comme le rappellent de nombreux travaux, le conflit politique
suppose l’existence d’un pluralisme, d’une multiplicité de points de vue
ou d’intérêts. Mais deux avis qui s’opposent ne suffisent pas à constituer
un conflit : deux individus en désaccord peuvent se contenter d’acter
leur dissensus ou pire, de s’ignorer – renonçant par là à « faire société ».
Le passage de cette divergence à l’affrontement suppose de
reconnaître son interlocuteur comme un adversaire avec qui engager un
débat ou un rapport de force. Comme l’écrivent très justement Marine
Goupy et Sébastien Roman8, « le désir de transformation du rapport de
forces par le conflit n’est pas une nécessité. Un groupe social peut
vouloir faire perdurer le conflit et refuser toute tentative de résolution,
notamment parce que l’identification d’un ennemi lui permet de
renforcer son identité. Dans un tel conflit “irréaliste”, la lutte n’a pas
pour finalité le changement, mais le conflit lui-même pour consolider la
cohésion du groupe ».
Dans un monde perçu comme de plus en plus menaçant – 80 % des
citoyens de tous les pays, dont la France, considèrent en 2019 que le
monde est devenu plus menaçant qu’en 2018, selon Ipsos –, mais aussi
de plus en plus complexe, et où il devient de plus en plus difficile de
distinguer le vrai du faux, l’ami de l’ennemi, la recherche d’un groupe
d’appartenance, d’une communauté dont on partage les valeurs et les
codes, et dont on attend une reconnaissance sociale, est un réflexe
primaire9.
La menace est perçue non seulement comme extérieure – attaque
terroriste, conflit mondial, pandémie mondiale… – mais aussi intérieure,
traversant les frontières de la communauté nationale : 55 % des Français
jugent probable ou très probable qu’un conflit vienne à opposer, au sein
de leur pays, différentes ethnies. Une inquiétude partagée par 6 citoyens
mondiaux sur 10, même si elle ne touche pas tous les pays de manière
égale (plus de 80 % en Afrique du Sud et en Turquie, contre moins de
50 % au Japon, en Corée du Sud, ou en Pologne, sociétés beaucoup plus
homogènes, il faut le souligner). Le caractère volatil et protéiforme de la
menace perçue nous incite à nous replier, mais dans une société où les
classes se sont dissoutes sous les assauts de la tertiarisation et de la
globalisation, où le périmètre du noyau familial a évolué avec
l’extension de la liberté de choix (avortement, accroissement du nombre
de divorces et de naissances hors mariage, puis mariage des personnes
de même sexe), où les affiliations partisanes sont de moins en moins
fortes et les identités locales sont remises en question par la
mondialisation économique et culturelle, et où, enfin, la conviction
religieuse a perdu de son importance et son emprise sur beaucoup, nous
ne nous replions plus spontanément sur les groupes qui ont structuré
notre vie sociale depuis des siècles.
De plus en plus, nous allons chercher confort et reconnaissance non
pas au sein des groupes sociaux traditionnels mais au sein de
communautés de valeurs, de goûts, de causes et d’épreuves choisies,
dont la construction ne procède pas forcément d’une communauté
d’opinions politiques, de religion ou de classe sociale.

TRIOMPHE DE LA POLITIQUE DU « BOUC ÉMISSAIRE »

De fait, les exemples sont nombreux où le conflit est entretenu pour


lui-même, pour cimenter un groupe, qui ne cherche pas à le dépasser
puisqu’il y trouve indirectement une raison d’être. De plus en plus, nos
débats politiques – qu’ils soient spontanés, c’est-à-dire suscités par une
polémique venue « du bas », ou bien organisés dans le cadre de
campagnes électorales ou encore impulsés par les responsables politiques
– tournent en rond non pas parce que les gens seraient devenus moins
intelligents ou qu’ils ne pourraient pas partager d’opinions sur tel ou tel
sujet, mais bien plutôt parce que le débat ne sert pas à cheminer vers un
compromis : il sert une fonction instituante pour l’individu ou le groupe
dans la société.
De nombreux évènements, plus ou moins récents, viennent illustrer
cette tendance. Par exemple, Mila, cette jeune fille qui a « insulté » la
religion musulmane en janvier 2020 après avoir été agressée sur les
réseaux sociaux : au-delà des principaux protagonistes de la querelle qui
a enflammé le débat, lorsqu’on observe les propos tenus par les
« #JeSuisMila » et leurs adversaires, on ne peut qu’être frappés par le
fait que l’essentialisation remplace totalement l’argumentation. Bien que
le débat médiatique se soit focalisé, à juste titre, sur le droit au
blasphème, les propos qui se déploient sur les réseaux sociaux
témoignent d’une disjonction entre le débat « du haut » et le débat « du
bas », c’est-à-dire entre citoyens présents sur les réseaux. Ces derniers
opposent à leurs adversaires des identités revendiquées et s’emploient
non pas à les convaincre mais à les disqualifier – ils se « serrent les
coudes » : d’un côté, le groupe des « musulmans », dont ceux qui s’en
revendiquent dénoncent que l’on puisse les insulter et les dénigrer
impunément et, de l’autre, les identitaires qui – parfois sous couvert de
défense du droit au blasphème car ils peuvent aussi s’avérer
« politiquement corrects » quand on leur en offre la possibilité… –
prennent prétexte des insultes proférées à l’égard de la jeune fille pour
disqualifier des « musulmans » dont les valeurs ne seraient pas
conformes à l’identité française. Débat républicain utile « en haut »,
débat identitaire stérile « en bas ».
Ce type de débat identitaire ne touche pas uniquement la question de
l’Islam, il a envahi la plupart des domaines de la discussion publique. Il
ne peut pas non plus être exclusivement attribué à ceux « du bas », aux
citoyens qui auraient perdu le sens de la citoyenneté et seraient devenus
des individus enfermés dans leurs petites tribus. Bien souvent, c’est en
effet le Politique, ou les élites dans leur ensemble, qui impulsent et
entretiennent ce type d’affrontement identitaires…
Dans le sillage de Nicolas Sarkozy, Manuel Valls avait ainsi, par
quelques mots prononcés en septembre 2013, lancé un débat sur
l’impossibilité, sauf pour « quelques familles », d’intégrer les populations
Rom dont « les modes de vie [sont] extrêmement différents des nôtres »
et entrent « en confrontation » avec les populations voisines. Sous
couvert de tenir un « langage de vérité », il sort là du cadre du débat « de
fond » (à quelles conditions et comment intégrer les individus qui
arrivent sur notre territoire) pour se placer dans un cadre où sa
résolution n’est plus possible : dès lors que deux « modes de vie »
s’affrontent, c’est l’existence même de chaque groupe qui est en jeu.
Manuel Valls suscite donc, aux dépens de la minorité en question, un
réflexe identitaire chez tous ceux qui en nombre considèrent que
l’existence même de la France est menacée par une tyrannie de minorités
ethniques et religieuses.
Plus près de nous, et pour sortir des débats à caractère culturel et
religieux, les méthodes employées par Emmanuel Macron pour coaliser
un soutien populaire majoritaire à certaines de ses réformes
économiques usent des mêmes ressorts, en mobilisant un sentiment
d’appartenance à un groupe par opposition à un autre considéré comme
« ennemi ». Pour faire passer la réforme de l’assurance chômage, les clins
d’œil et les sous-entendus plus ou moins assumés ont aussi été
multipliés : « Je traverse la rue, je vous trouve du travail », avait-il dit à
un jeune chômeur en septembre 2018, avec pour effet de réactiver chez
une majorité de Français le sentiment d’appartenir à la « France qui se
lève tôt » chère à Nicolas Sarkozy, celle qui paie ses impôts pour les
« assistés », les « cassos ». Rappelons que 59 % des Français pensent que
« les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment »
et « qu’on évolue vers trop d’assistanat »10.
D’un côté, les chômeurs, réduits à des assistés, essentialisés et figés
dans leur paresse (il sera d’ailleurs intéressant de constater l’évolution
des perceptions à mesure que le chômage augmente, suite à la crise du
coronavirus…). De l’autre, les « privilégiés », cheminots en tête,
détenteurs de statuts spécifiques dans le cadre de la réforme des
retraites. La réforme du système de retraite reposait en effet, d’entrée,
sur une aspiration à « corriger les injustices » perçues par l’immense
majorité des Français. Et, tout au long du débat, la bouc-émissarisation
de ces professions réelles ou fantasmées qui partaient à la retraite à
quarante ou cinquante ans a été utile pour cimenter un socle de soutiens
solide autour du projet gouvernemental. Cela aura suffi à entretenir une
adhésion majoritaire au principe de la réforme tant que celle-ci restait de
l’ordre de la fiction, du fantasme de vengeance sur les profiteurs du
système… mais cela n’aura pas empêché l’opinion de basculer
majoritairement dans l’opposition à cette réforme dès l’automne 2019,
une fois que ses conséquences concrètes sur la situation personnelle de
chacun commencèrent à être connues.
Il ne s’agit pas ici de critiquer tel ou tel responsable politique de
remettre en question telle ou telle orientation idéologique : tous les
responsables politiques, sans exception, ont eu un jour recours à la
dynamique identitaire pour construire des dynamiques d’opinion. Le
problème est que, de plus en plus, ces dynamiques consolident des
identités qui enferment, assignent et transforment l’adversaire en
ennemi, et le débat en lutte à mort pour la survie du « groupe ».
Les politiques ne sont pas seuls responsables. Les facteurs qui
expliquent notre tendance au repli sont nombreux. Nous avons déjà cité
la perception accrue de menaces extérieures et intérieures. Il faut ajouter
des facteurs juridiques qui tiennent à l’évolution et du droit et de son
impact sur la société.
À ce titre, les travaux menés en France par Destin Commun éclairent
de manière tout à fait intéressante notre prédisposition individuelle et
collective au repli identitaire11. Sur la base des recherches dans le
domaine de la psychologie autoritaire de Theodor Adorno puis de Karen
Stenner ou de George Lakoff selon lequel les modèles parentaux (« père
fort » ou « mère nourricière ») influencent notre rapport à l’autorité et au
conservatisme politique, ces travaux concluent « que plus le style
parental d’un individu est strict, plus il est enclin à percevoir les faits et
les autres avec hostilité et à défendre des politiques de fermeture et de
fermeté. Par exemple, les répondants qui présentent un style parental
strict sont 68 % à estimer que l’identité de la France est en train de
disparaître, soit 24 points de plus que ceux qui ont un mode de
parentalité permissif. De même, les premiers sont 67 % à estimer que la
France devrait fermer ses frontières aux migrants, soit 30 points de plus
que les personnes ayant un mode de parentalité permissif. Cet écart se
confirme aussi avec des questions sur l’islam et avec le soutien à
l’autoritarisme explicite. »
Au-delà de nos frontières, on retrouve cette logique par laquelle la
détestation de l’autre prend le pas sur le conflit assimilable par les
institutions démocratiques. Suite au Brexit, les travaux de Bobby Duffy
montrent que deux communautés, les Remainers et les Brexiters, se sont
constituées12. Et bien qu’elles partagent des points de vue sur bien des
valeurs et des orientations politiques, elles se trouvent incapables de
dépasser leur opposition car celle-ci relève, purement et simplement, de
l’identité.

67 MILLIONS DE VICTIMES

Le revers de la désignation de boucs émissaires est l’auto-désignation


de « victimes ». À l’instar de ce qu’écrivait récemment Caroline Fourest,
la victimisation s’impose partout comme une manière de prendre sa
place dans une société qui ne nous reconnaît pas assez, et conduit
nécessairement à des divisions indépassables, à des conflits
irréconciliables et à des logiques d’affrontement identitaires qui
procèdent par la désignation d’ennemis ou de boucs émissaires.
Comment construire du compromis quand on rejette absolument sa
propre responsabilité ? Comment se réconcilier quand l’autre devient la
source de tous nos maux, voire une menace existentielle ?
Les Gilets jaunes, en tant que premier mouvement social « selfie »,
illustrent parfaitement ce phénomène. Si l’on se rend sur un de leurs
groupes Facebook qui comptait encore, deux ans après le début du
mouvement, des dizaines de milliers de membres, les exemples de
réflexes victimaires et identitaires sont abondants. D’un côté, les
bourreaux : « candidats LREM » aux municipales, policiers (en raison des
violences policières ayant marqué les manifestations), anciens Présidents
(pour ce qu’ils coûtent depuis qu’ils ont quitté leurs fonctions) et, bien
sûr,… Emmanuel Macron. Le sentiment d’être dans une lutte engageant
leur survie marque la plupart des commentaires, comme celui-ci, posté
suite à un article témoignant d’une baisse de popularité du Président :
« Franchement c est encore trop a moi il me fait peur il est fou je le crois
capable du pire envers les modestes et les moyens a ces yeux on n a plus
de droit de vivre. » (nous avons respecté l’ortographe)
Et, face à ces figures de la menace et de l’oppression, on trouve
partout sur les réseaux sociaux des images glorifiant le « peuple en
colère », les grévistes et les manifestants incarnant « la France », de
même que les pompiers lorsqu’ils en vinrent à des affrontements avec les
CRS, en février 2020, etc.
Pendant la catastrophe sanitaire du coronavirus, on a également pu
observer une multitude de victimes autoproclamées. Comme nous
sommes tous des victimes potentielles, la recherche de responsabilités est
devenue une sorte de sport national sans que jamais nous nous
interrogions sur nos responsabilités propres. Responsabilité des
dirigeants, actuels et passés, qui n’ont rien anticipé, et notamment pas le
stockage de masques. Responsabilité des « bobos » parisiens, je l’ai écrit
plus haut. Responsabilité des flâneurs, des irresponsables qui ne
respectent pas les règles du confinement ni les gestes barrière.
Responsabilité des Chinois. Responsabilité de la mondialisation, du
libéralisme, de l’Europe qui a agi trop tard, trop peu… Nous comptions
des millions de responsables fictifs et lointains, sans que personne se
sente à aucun moment incriminé à titre individuel, pour le compte de ses
votes, de ses renoncements ou de son apathie démocratique passée ou
présente. Non, décidément : à ce moment-là, il ne se trouvait plus un
seul Français pour assumer avoir voté pour les responsables politiques de
tous bords qui ont, depuis vingt ans, désarmé l’hôpital public.
La victimisation est un principe répandu de construction d’une
solidarité de groupe. Mais elle fragmente de manière irréversible le tissu
social puisqu’elle crée des divisions frontales entre des groupes de
« victimes » et leurs bourreaux tout désignés. Elle mène également à
l’effondrement de la notion de citoyenneté qui repose sur des droits mais
aussi des devoirs, au profit d’un individualisme qui croit avoir des
créances illimitées sur la société, mais ne rien lui devoir.
Dans une société où il y a seulement des victimes ou des bourreaux,
la seule logique possible est celle du ressentiment, de la frustration, de la
vengeance et de l’affrontement – rien de commun ne peut se construire,
aucun lien ne peut être tissé, et aucun avenir commun ne peut être
envisagé. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la plupart des dynamiques
politiques actuelles misent avant tout sur l’instrumentalisation de ces
logiques victimaires : plutôt que chercher à créer des élans par le
rassemblement, le compromis et la projection dans un avenir commun,
la plupart des programmes politiques reposent sur la désignation de
victimes et de boucs émissaires. D’un côté, les chômeurs « assistés »,
vivant aux dépens des actifs (« ceux qui se lèvent tôt »). De l’autre, les
immigrés. Ou bien les « riches » et les « rentiers » qui, encore une fois,
seraient responsables des difficultés des « classes moyennes ». Ou encore
les Parisiens qui auraient répandu le coronavirus en province (ce qui ne
fut sans doute pas tout à fait faux). L’indignation et la rancœur sont
devenues les principaux carburants politiques d’une France fragmentée
qui considère inéluctable le déclin individuel et collectif. Une France qui
a renoncé à l’idée de progrès, plus encore à la perspective d’un progrès
partagé – il ne s’agit plus que de gérer la pénurie, et de survivre,
forcément aux dépens des autres.

RÉSEAUX SOCIAUX ET TRIBALISATION

Autrefois, le sentiment d’appartenance se fondait sur un groupe


connu et palpable (famille, village) ou sur un ensemble idéologique ou
une communauté de croyances. Aujourd’hui, les réseaux sociaux
permettent de constituer et de souder des communautés d’appartenance
diverses, plus larges, qui échappent en partie à l’influence du « haut » –
on pense évidemment aux partis politiques qui savent, de moins en
moins, susciter l’adhésion autour de valeurs et un sentiment
d’appartenance au groupe. Les Gilets jaunes – mais aussi les groupes de
gamers qui se constituent, par millions, sur des plates-formes comme
Twitch et ont aidé Steve Bannon à cimenter un soutien à Donald Trump
– sont une excellente illustration de cette structuration « par le bas » qui
crée une identité de groupe par opposition à un ennemi commun.
On estime qu’aujourd’hui une personne sur deux joue à un jeu vidéo
quotidiennement – en grande partie grâce à la généralisation de la
possession de smartphones. Or, les jeux vidéo ne sont pas considérés et
analysés comme faisant partie du champ du politique, alors qu’ils
contribuent comme tout loisir de masse à former des communautés –
choisies – d’émotions, d’intérêt, à engager des discussions… Ils
fonctionnent pour la plupart selon des logiques communautaires : il faut
inviter vos amis pour gagner étoiles et bonus ; la reconnaissance par le
groupe incite à s’illustrer, et la victoire s’obtient par l’affrontement avec
un groupe adverse. Logique d’affrontement plutôt que de compromis,
affirmation par l’illustration plutôt que par la conciliation et la recherche
d’intérêts communs. Les réflexes cultivés par le gaming sont totalement
différents de ceux que l’on attend d’un citoyen. Contrairement à ce que
l’on entend souvent, le problème majeur du gaming n’est pas le degré de
violence auquel il expose les enfants et adolescents, c’est la culture qu’il
produit et qui est en tout point opposée à la culture et aux valeurs que
suppose l’apprentissage de la citoyenneté.
En outre, les espaces de gaming sont devenus un lieu d’influence et de
propagande politique d’autant plus crucial que personne ne s’attend à ce
qu’ils le soient. C’est ce que la galaxie populiste – dans le sillage de
dictatures, Russie en tête, comme le démontre Peter Pomerantsev – a
bien compris, en investissant ces espaces au moyen de faux comptes. Ces
derniers mêlent messages anodins – sur le jeu, la famille, la cuisine, des
conseils de vie divers et variés – et messages politiques qui, par petites
touches, visent à nourrir une vision du monde au service de leurs
intérêts13. Alors que le discours d’un responsable politique produira une
méfiance instinctive et jettera donc la suspicion sur ses propos, le gamer
se verra influencé d’autant plus facilement qu’il « connaît » ce Papa832
ou cet Alex_leterrible avec lesquels il discute de tout et de rien autour
d’une partie de Fortnite, sans les avoir jamais rencontrés.
Les réseaux sociaux, de manière plus large, contribuent également à
amplifier la tribalisation et une forme d’effondrement ou de
reconfiguration de la culture démocratique. En janvier 2019, j’avais ainsi
pu observer qu’une des dimensions centrales de la crise des Gilets jaunes
était « le rôle des médias en général, et des réseaux sociaux en
particulier, non pas seulement en tant qu’outils d’organisation et de
médiation, mais comme miroir parfois déformant, souvent valorisant et
donc galvanisant. […] Un miroir dans lequel les Gilets jaunes et tous
ceux qui les soutiennent contemplent leurs “exploits” comme leurs
échecs, leurs conquêtes comme leurs défaites. Une surface sur laquelle ils
projettent, avec une créativité remarquable et un goût parfois plus que
douteux, leurs revendications, leurs doutes, leurs espoirs et leurs
craintes. Ces médias, de même que les nombreux plateaux télé ayant
invité des Gilets jaunes (pendant la durée de la crise), sont devenus une
page sur laquelle les Gilets jaunes et ceux qui les soutiennent,
considérant sans doute représenter l’ensemble du peuple et malgré leurs
contradictions internes, écrivent leur épopée14 ». Il est important de
souligner ici la diversité de points de vue qui caractérisait la
communauté des Gilets jaunes sur de nombreux sujets : l’appartenance
au groupe, le sentiment de partager quelques indignations et valeurs
fondamentales, a permis de souder de manière temporaire des gens qui,
par ailleurs, ne se positionnaient pas du tout de la même façon sur les
questions d’emploi et de chômage, d’immigration, ou encore de rapport
à l’autorité. Mais, de même, que l’identité des « pro-Brexit » tend depuis
2016 à dépasser les désaccords thématiques, le « nous » des Gilets jaunes
a permis de transcender les divergences et les contradictions
individuelles.
« Grâce à l’image renvoyée par les médias et réseaux sociaux,
beaucoup (de Gilets Jaunes) avaient pris conscience qu’ils n’étaient pas
seuls, seuls dans leur quotidien contraint, avec leurs problèmes de
pouvoir d’achat, d’impôts – il faut voir combien partageaient leur feuille
d’impôts sur les groupes “Gilets jaunes” de Facebook ! –, et leur
sentiment d’injustice et d’abandon. Grâce à ce miroir déformant, ils ont
pris conscience de l’existence d’un “nous”, quand bien même ce “nous”
aurait comme seul dénominateur commun une peur du déclassement, un
rejet des élites et d’Emmanuel Macron, et un “ras-le-bol fiscal”
considérable. Dans un climat marqué par une forte défiance vis-à-vis des
élites mais aussi des collatéraux – 78 % des Français jugent qu’on n’est
“jamais trop prudents quand on a affaire aux autres” –, et où la plupart
des dynamiques politiques procèdent de la division et du clivage plutôt
que de la volonté de rassembler, cette éruption spontanée d’un “nous”,
quand bien même serait-il construit sur la colère et le rejet des élites, est
assez remarquable. »
Plus près de nous, l’utilisation des réseaux sociaux pendant la période
de confinement qui a touché la moitié de l’humanité et la totalité de la
population française, vient apporter un autre éclairage au phénomène de
fracturation sociale et de tribalisation. On a pu observer, dans les
premiers jours du confinement général, une augmentation de 90 % de la
fréquentation de Facebook, avec 94 % des conversations portant sur le
confinement ou le coronavirus. Cette numérisation complète des
rapports sociaux a eu certaines vertus, au premier chef celle de
maintenir un minimum de liens entre amis, famille, collègues, et de
relâcher quelque peu l’étau du confinement physique, mais aussi
temporel, dans lequel nous avons tous dû vivre pendant des semaines –
nous ne savions pas jusqu’à quand nous serions enfermés ni dans quelles
conditions nous serions libérés, et ne pouvions donc pas nous projeter
dans un avenir proche comme nous étions habitués à le faire. Mais cette
numérisation des rapports sociaux a également eu de nombreuses
conséquences négatives. Par exemple, Jocelyn Raude, enseignant-
chercheur en psychologie sociale et spécialiste des maladies infectieuses,
soulignait dans Libération qu’en cas de pandémie les réseaux sociaux
contribuaient à amplifier des effets panique assez classiques15. Selon elle,
nous avons vécu avec le coronavirus « la première pandémie de l’ère des
réseaux sociaux numériques. Ce qui à mon avis, accentue les
phénomènes qui existaient déjà autrefois. Je pense par exemple aux
phénomènes de pénuries. Ce qui a été observé au Japon, c’est une
rumeur au sujet d’une pénurie de papier hygiénique. Cette
désinformation a généré la pénurie elle-même et a eu un effet de
contagion dans de nombreux pays voisins : la Corée, Hongkong et puis
l’Australie. C’est ce qu’on appelle des prophéties autoréalisatrices. Une
petite minorité de la population, très inquiète, va faire des réserves. Le
reste de la population, plutôt sereine et attentiste, va par précaution
imiter ces comportements irrationnels, par crainte de ne plus avoir accès
à certains produits ».
Pour le dire autrement, les phénomènes de suivisme, équivalents des
mouvements de foule, sont amplifiés par les réseaux sociaux. Lorsque les
temps sont hautement incertains et anxiogènes, j’ai pu observer que les
réseaux sociaux accentuent la conflictualité et les fractures dont nous
faisions l’étalage. Ainsi, aux premiers jours du confinement, de très
nombreux posts Facebook et Twitter ont dénoncé, de manière très
virulente, « l’irresponsabilité » de ces Français « indisciplinés » qui ne
savent pas respecter les règles du confinement.
Chacun y est allé de son illustration, de sa photo de rue ou de plage
parsemée de flâneurs inconséquents, et 100 % des citoyens semblaient
communier dans l’idée que les Français sont d’affreux égoïstes… Les
réseaux ont magnifié ainsi notre tendance à l’autodénigrement, cette
défiance horizontale dont on parle moins que la défiance entre peuple et
élites, alors qu’elle n’en est pas moins caractéristique de notre société.
Autre clivage très présent sur les réseaux, qui a donné lieu à de
franches engueulades : le clivage province / Paris. De très nombreux
provinciaux ont stigmatisé, aux premiers jours du confinement, ces
familles parisiennes parties se confiner (et répandre le virus) en
Bretagne, en Normandie ou dans le sud de la France. J’interprète cette
attitude agressive comme une occasion de renouer avec un sentiment de
solidarité local, de se replier sur une tribu – celle du village, du
département, ou de la région – par opposition à l’ennemi parisien…
Enfin, la tribalisation illustrée par les réseaux sociaux en période de
confinement aura aussi mis en évidence des groupes se vivant comme les
« premiers de tranchée », les sacrifiés de la Covid-19, qui ont dû
continuer à se rendre sur leur lieu de travail pendant que les hauts
cadres, eux, sont restés protégés derrière leur écran, en télétravail.

ENRAYER LE CERCLE VICIEUX

Réseaux sociaux aidant, nous n’avons jamais eu autant le sentiment


de débattre, d’interpeller, d’échanger. La pluralité des points de vue
exprimés çà et là, et surtout la virulence de certains propos lus ou
entendus, nous donnent même un sentiment d’écœurement ou de trop
plein, si bien que se fait jour la tentation de condamner en bloc l’esprit
de la « dispute », au risque de mettre tous les débats dans le même sac,
quelle que soit leur nature, et de s’abandonner à l’illusion d’une société
pacifiée car homogène.
Cette tendance à confondre débat et conflit, être et avoir, pacification
et homogénéité, engendre des dérèglements majeurs dans nos
démocraties. Il s’agit d’un véritable cercle vicieux démocratique, dont la
mécanique peut être décrite ainsi :
De plus en plus, le champ du débat idéologique (le « débat d’idées »)
se restreint, comme nous l’avons évoqué dans un chapitre précédent. En
parallèle, le débat se déplace de plus en plus sur un champ nocif : celui
de l’être, de l’identité. De la remise en question de « l’autre », non pas en
raison de ce qu’il fait ou de ce qu’il pense, mais en raison de ce qu’il est.
En retour, cette conflictualité nocive et irréconciliable engendre une
panique, un malaise face aux tensions multiples – jusqu’à la violence
physique – qu’elle engendre. Ce qui crée, par contrecoup, une aspiration
confuse à pacifier les relations sociales, que nous croyons satisfaire en
demandant aux « saines » différences idéologiques de se taire avec les
autres. De ce fait, le champ du débat d’idées se retreint encore sans que
les conflits identitaires en soient en rien atténués…
La question majeure, bien sûr, est la suivante : comment enrayer
cette mécanique infernale ? Puisqu’elle ne relève pas d’intentions
avouées de la part de quiconque, et que la responsabilité en est
collective, la première étape pour sortir de cette impasse est sans doute
de prendre conscience de ce mécanisme vicieux. Si cet essai pouvait
modestement y contribuer, nous pourrions espérer faire un pas dans la
bonne direction…

1. François-Xavier Demoures, Chloé Morin, « Comment réconcilier les Français ? »,


FigaroVox, 5 mars 2019.
2. Gilles Finchelstein, Piège d’intentité, Paris, Fayard, 2016.
3. Jérôme Fourquet, L’Archipel Français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Éd.
du Seuil, 2019.
4. « A World Divided ? », Enquête Ipsos MORI Social Research Institute réalisée en 2018
pour la BBC.
5. Propos tenus sur Public Senat dans l’émission « Territoires d’infos », décembre 2018.
6. Marie Goupy et Sébastien Roman, « Usages et mésusages du conflit dans la
démocratie », Astérion, no 13, 2015 (consultable en ligne).
7. Sam Rosenfeld, The Polarizers : Postwar Architects of Our Partisan Era, University of
Chicago Press, 2017.
8. M. Goupy, S. Roman, « Usages et mésusages du conflit dans la démocratie », op. cit.
9. Darrell Bricker, « World Affairs. Citizens in 28 Countries Assess Engagement in
International Affairs for a Global Perspective », Ipsos Global Advisor, novembre 2019.
10. « Fractures françaises », Vague 7, Ipsos / Sopra Steria pour Le Monde, la fondation Jean-
Jaurès et l’institut Montaigne, 2019.
11. F.-X. Demoures (sous la dir. de), « Réconcilier une nation divisée », Destin Commun,
2020.
12. B. Duffy, Divided Britain ?, op. cit.
13. Peter Pomerantsev, This is not Propaganda. Adventures in the War Against Reality, New
York, PublicsAffairs, 2019.
14. « L’épopée populaire des Gilets jaunes sur Facebook et Twitter » (tribune), L’Obs,
2 janvier 2019.
15. Jocelyn Raude, « Les réseaux sociaux favorisent un climat anxiogène ». Propos recueillis
par Romane Pellen pour Libération, 13 mars 2020.
5
Séparatisme : sécession des élites et coupure peuple-
élite

Dans un essai publié à la fondation Jean-Jaurès en 2019, Jérôme


Fourquet mettait en évidence un phénomène impressionnant de
séparatisme social : entre 1985 et 2017, écrit-il, les classes favorisées
françaises ont « fait sécession »1. Les indicateurs qui témoignent de cette
sécession sont nombreux : la part de cadres dans la population active
résidant à Paris est passée de 24,7 % en 1982 à plus de 46 % en 2013,
quand celle des ouvriers passait de 18,2 % à 6,9 % ; entre 2002 et 2012,
la proportion d’enfants d’origine favorisée scolarisés dans le privé a
progressé de 10 points, pendant que celle d’enfants d’origine défavorisée
scolarisés dans le public progressait de 6 points. En outre, « avant sa
suppression, le service national permettait […] à environ deux tiers des
plus diplômés et des garçons issus des milieux les plus favorisés de
côtoyer durant plusieurs mois et sur un même pied d’égalité des garçons
d’autres univers sociaux ». Par ailleurs, les colonies de vacances sont un
autre lieu de brassage social en voie de disparition : « En 2016, les
colonies de vacances n’ont accueilli que 800 000 enfants, contre plus
d’un million en 2007 et deux millions au début des années 1980. »
Plus près de nous, le rapport annuel d’Oxfam publié en janvier 2020
indiquait que « la polarisation de notre monde est en marche ». 2 153
milliardaires dans le monde, avec une richesse égale à ce que détiennent
4,6 milliards d’êtres humains. Les forces centripètes du capitalisme
fonctionnent à plein : 1 % des plus riches ont capté 27 % de la
croissance des revenus entre 1980 et 2016, selon les travaux de
l’économiste français Thomas Piketty.
« La polarisation de notre monde est en marche lorsque l’on voit les
records amers qui ont agité l’économie française l’année dernière :
Bernard Arnault, milliardaire et PDG du groupe LVMH, a été l’homme
d’affaires qui a engrangé le plus de richesses supplémentaires dans le
monde en 2019, tandis que le versement de dividendes par le CAC 40 est
à son plus haut. En parallèle, les inégalités sont reparties à la hausse et,
plus grave, la France compte 400 000 pauvres de plus en 2019 »,
dénonçait Pauline Leclère, porte-parole d’Oxfam France, à la publication
du rapport annuel d’Oxfam France2.
La période de confinement a également mis en évidence des
inégalités sociales criantes : alors que les « bobos parisiens » ont suscité
l’indignation générale en fuyant leur logement pour se confiner
confortablement dans leur résidence secondaire à la campagne – plus
d’un sur dix aurait été concerné –, l’on a vu partout en France les signes
de détresse sociale se multiplier, les files d’attentes s’allonger devant les
lieux de distribution de repas gratuits et les associations de solidarité
appeler au secours face à l’afflux de personnes en difficulté.
Les territoires les plus pauvres, comme la Seine-Saint-Denis, furent
également ceux où la mortalité liée au coronavirus fut la plus élevée, en
raison du moindre accès aux soins et des conditions de vie des
populations – appartements petits, métiers plus exposés. Comme l’avait
alors déclaré le président du département, cette crise nous a rappelé que
la pauvreté tue en France.
Tout se passe pourtant comme si, depuis la publication de l’ouvrage
phare de Thomas Piketty, la répétition des chiffres avait épuisé notre
indignation, qu’il s’agisse des écarts de salaire, de l’échelle des revenus,
ou de la concentration de richesses entre les mains des fameux « 1 % »
du sommet de l’échelle.
Même si Destin Commun montre que seulement 19 % des Français
jugent que « les élites ont les mêmes valeurs que moi » – soit moins
encore que ceux qui se sentent une proximité de valeurs avec les
migrants (28 %), dans un pays où la question identitaire est pourtant
forte – la résignation semble l’emporter. Ni les Gilets jaunes ni les
manifestations contre la réforme des retraites, deux mouvements qui
criaient leur désir d’équité, n’ont engendré d’élan majeur en faveur de
politiques plus redistributives ou solidaires.

LE PARADOXE DES INÉGALITÉS ET DE LA PANNE DE LA GAUCHE

Le fossé grandissant entre ceux « du haut » et ceux « du bas » est


évidemment un défi lancé à nos démocraties. Il traduit un paradoxe : si
le pouvoir – kratos – réside dans le peuple – demos –, alors pourquoi la
majorité, qui se vit comme « perdante » du système économique,
consent-elle, élection après élection, à sa perpétuation ? Pourquoi les
choix économiques majoritaires n’engagent pas de changement de
paradigme économique quand 70 % des citoyens interrogés dans une
trentaine de pays par Ipsos (73 % en France) estiment que le système
économique de leur pays est biaisé pour avantager les riches et les
puissants3 ? Pourquoi, alors que 57 % des Français jugent que « pour
rétablir la justice sociale il faudrait prendre aux riches pour donner aux
pauvres », le total de voix de gauche à la Présidentielle ne représentait-il
que 21,63 % (si l’on exclut de la gauche Emmanuel Macron, dont la
suppression de l’ISF en début de quinquennat n’a pas donné le sentiment
que la redistribution fiscale des riches vers les pauvres était sa priorité) ?
Pourquoi la justice sociale est-elle si rarement au cœur des débats
électoraux majeurs, alors que d’après l’étude menée par Destin Commun
tout au long de l’année 2019 l’équité est, des cinq fondements moraux
identifiés par Jonathan Haidt, celui auquel les Français sont les plus
attachés, quelle que soit la famille idéologique à laquelle ils
appartiennent ?
La résignation face à la montée des inégalités tient sans doute, en
partie, à l’abdication idéologique de la gauche de gouvernement, que
nous avons évoquée dans le chapitre précédent. Une abdication que
j’avais d’ailleurs interrogée lorsque j’occupais la fonction de conseillère
Opinion du Premier ministre : dans une note rédigée à l’été 2014 au tout
nouveau Premier ministre Manuel Valls, constatant le paradoxe énoncé
plus haut, j’invitais la gauche de gouvernement à se saisir du sujet des
inégalités d’une manière nouvelle, c’est-à-dire en gardant le principe –
équité, justice sociale, émancipation individuelle… – mais en
renouvelant les outils de politique publique pour le garantir. Las, au-delà
de quelques discours, et de la suppression d’une tranche d’impôt sur le
revenu, la suite du quinquennat n’a guère permis de renouveler
radicalement le débat ou les politiques publiques en matière d’égalité.
Occasion manquée qui nous amène, six ans plus tard, à rejouer les
mêmes débats, à entendre les mêmes revendications émanant, après les
Gilets jaunes, de ces « premiers de tranchée » qui – caissières, livreurs,
infirmières, agents d’entretien… – ont porté l’économie française à bout
de bras pendant la période du confinement et semblent condamnés par
l’inertie politique à retourner à l’invisibilité qui était la leur jusqu’à la
mi-mars 2020…
Pour autant, l’incapacité des partis politiques fondés pour combattre
l’injustice sociale à conformer leurs actes à leurs paroles ne saurait tout
expliquer. La gauche de gouvernement semble avoir abdiqué, mais elle
n’a jamais été seule à porter l’égalité en étendard : il y a toujours eu,
après tout, des gauches d’opposition, pas toutes extrêmes, pour défendre
un point de vue radicalement critique de l’ordre néolibéral. Bien que
l’idéal de justice sociale ait déserté les sommets de l’État et, très
singulièrement, l’aristocratie stato-financière que dénonce Todd, il n’en
est pas moins resté présent dans le cœur et l’esprit de très nombreux
citoyens, souvent bien au-delà des sympathisants de gauche revendiqués.

UN DÉBAT ÉCONOMIQUE ATROPHIÉ

Dès lors, il semble que la première explication à cette impasse


démocratique face à la montée des inégalités réside dans la nature de
nos débats économiques, en particulier en France. Ayant terminé mes
études en économie à la London School of Economics, considérée comme
un repaire de gauchistes au Royaume-Uni, mais sans doute beaucoup
plus libérale que la plupart des institutions françaises, j’ai été frappée de
constater à mon retour en France l’homogénéité des opinions
économiques des « élites » hexagonales. De même, j’ai trouvé tout à fait
saisissante la manière dont nous ignorions des pans entiers de la théorie
économique internationale, pourtant fort « respectable ».
Sous prétexte qu’il s’agirait d’hétérodoxie – un mot qui, à lui seul,
résume tout le mépris que nous avons pour elle –, nous bannissons du
champ du débat public, et donc des options « raisonnables », des dizaines
de chercheurs sérieux, qui parfois même sont prix Nobel. Notre débat
économique est étriqué, rétréci par l’ignorance et l’inculture économique
qui s’étend, bien au-delà du peuple que l’on fustige si souvent en la
matière, aux élites médiatiques et influenceurs eux-mêmes – rappelons-
le, un chef d’entreprise n’est pas macro-économiste pour autant, c’est
avant tout un dirigeant qui a à cœur de préserver les intérêts de son
entreprise… En outre, le débat économique est également rétréci par les
dogmes, les anathèmes, les croyances érigées comme autant de digues et
de barrières infranchissables, sans autre raison qu’une idée toute faite de
la morale, et en dépit de toute approche économique statistique et
économétrique sérieuse.
De fait, la création de l’euro a exclu du champ du débat toute remise
en question de la politique monétaire menée par la Banque centrale
européenne (BCE). Pourtant, il n’y a aucune raison politique ni
économique pour que la BCE privilégie la stabilité des prix au détriment
de la lutte contre le chômage, par exemple. Pas davantage de raisons à
ce qu’elle soit aussi indépendante du pouvoir politique, alors qu’aucune
grande banque centrale ne l’est. Nous sommes prisonniers d’une histoire,
de représentations héritées de la guerre puis des Trente glorieuses, qui
nous enferment et nous condamnent à mener des politiques qui
correspondent à un monde qui n’existe plus. Il convient d’ajouter que le
fameux objectif des 2 % d’inflation, objectif unique, horizon paraissant
indépassable de la politique monétaire européenne, a fait l’objet de
remises en question théoriques nombreuses – notamment en 2010 par
Olivier Blanchard, l’ex-chef économiste du FMI, que l’on ne peut
soupçonner d’être un hérétique en la matière… – sans jamais qu’elles
soient vraiment prises au sérieux par les institutions concernées4.
En matière budgétaire, tout débat serein sur la dépense publique est
empêché par la sacralisation de la « règle des 3 % », imposée à l’opinion
avec d’autant plus de facilité qu’elle joue sur notre culpabilité de nation
qui n’a plus les moyens économiques de ses prétentions diplomatiques et
sociales et se nourrit du sentiment d’infériorité face à une Allemagne
jugée plus prospère et plus forte que nous. La norme comptable a été
érigée en boussole politique, la réduction des déficits en horizon
indépassable.

LE DÉBAT INDIGENT SUR LA DETTE PUBLIQUE

L’observation de la manière dont les « élites » médiatico-politiques


traitent le débat sur la dette et le déficit en France depuis plusieurs
années est à ce titre riche d’enseignements. D’abord, il convient de
rappeler que le consensus politico-médiatique sur la nocivité de la dette
n’est pas neuf : en décembre 2005, une commission présidée par Michel
Pébereau dévoilait un rapport qui voulait « rompre avec la facilité de la
dette pour renforcer notre croissance économique et notre cohésion
sociale »5.
Le niveau, jugé excessif, d’endettement des Français de l’époque
(60 %) ferait sans doute rire même les plus rigoureux des Allemands
aujourd’hui, alors que les dépenses liées au coronavirus ont conduit ces
bons élèves européens à exploser leur plafond de déficits et donc
d’endettement. Depuis 2005, des experts divers et variés ne cessent
d’alerter sur « l’explosion de la charge de la dette » que provoquerait une
prochaine remontée des taux – remontée que nous attendons toujours,
alors que nous avons, depuis, traversé la crise de 2008, celle de l’euro,
puis celle du coronavirus…
Mais force est de constater qu’en dépit des chiffres et des faits, cette
rhétorique a envahi la plupart des discours politiques et médiatiques
depuis au moins quinze ans. Avec les mêmes arguments économiques,
parcellaires ou biaisés, et les mêmes métaphores visant à s’attirer les
faveurs de l’opinion. Jugeons-en par la manière dont la presse et les élus
traitent le sujet : la dette est un « mur » qui menacerait de s’écrouler sur
nous, une « facilité », un « fardeau » qui pèserait sur notre avenir, il
faudrait donc la gérer en « bon père de famille ». L’État serait « trop
dispendieux ». On ne parle plus de fonctionnaires mais de « masse
salariale », ou bien on les compte par dizaines de milliers pour pouvoir
les déshumaniser et ainsi les « supprimer » plus facilement. Chaque point
de PIB de dépenses publiques est considéré comme néfaste, qu’il s’agisse
de dépenses d’avenir – pour l’école, la santé, l’environnement… – ou de
dépenses effectivement peu productives et peu utiles. La comparaison
internationale est convoquée à l’appui des démonstrations, même
lorsqu’elle n’a aucun sens. Cependant, lorsqu’elle ne vient pas appuyer la
thèse des anti-dépenses publiques, cette comparaison est soigneusement
tue – par exemple, nous savons qu’aux États-Unis il y a certes moins de
dépenses publiques, notamment sociales, mais que les dépenses privées,
notamment de santé, sont plus importantes que les nôtres… Et l’on
mesure aujourd’hui, aux millions de chômeurs créés, du jour au
lendemain, par le premier confinement, ce que l’absence de système
d’assurance chômage peut coûter de souffrance à la première puissance
mondiale… De la même manière, il est rarement dit que le volume de
notre dette par rapport au PIB fluctue essentiellement en fonction des
variations de notre production nationale et non de nos dépenses. Et que
notre capacité à la rembourser est beaucoup moins déterminée par nos
dépenses que par nos recettes, et donc par notre croissance. Les 3 % de
déficit maximum, érigés en dogme et considérés comme seul horizon du
projet européen, avaient été conçus pour une Europe dont on envisageait
qu’elle atteindrait 5 % de croissance annuelle en vitesse de croisière. Soit
une Europe qui n’a jamais existé et n’existera probablement jamais. Mais
là encore, on ne le dit pas.
De manière globale, les arguments mobilisés par le parti de
l’austérité sont de deux ordres : technique, d’une part, et émotionnel, de
l’autre. La technicité et l’extrême complexité de cette question vise à
rallier l’opinion en lui signifiant son incompétence à juger une matière si
ardue. Elle permet de disqualifier la critique citoyenne ou l’opposition
politique en arguant que les choix seraient « trop compliqués » pour être
laissés aux profanes et « trop scientifiques » pour faire l’objet de débats
idéologiques, forcément infondés. D’autre part, le registre émotionnel est
mobilisé à travers des métaphores qui cherchent à donner une
compréhension, partielle et biaisée, des enjeux : ainsi, le recours au
registre de la vertu et de la responsabilité individuelle est abondant –
comme s’il était responsable de priver les hôpitaux des personnels
nécessaires pour soigner correctement ceux qui en ont besoin ; comme
s’il était vertueux de couper les dépenses, même symboliques, relevant
du principe de précaution, comme les masques qui ont tant fait défaut en
ce début d’année 2020… On compare l’État au budget d’un ménage, sauf
qu’un ménage ne peut s’endetter à perpétuité (ce que font tous les États,
de fait), et que la charge d’un ménage achetant un logement correspond
non pas à 100 % de son PIB annuel, mais bien plutôt 500, 600, 800 %
sur vingt ou vingt-cinq ans… Peu importe que ces comparaisons n’aient
aucun sens puisqu’elles invitent tout un chacun, dans le doute, à se
ranger du côté des « raisonnables », de « ceux qui honorent leurs
dettes », « ne vivent pas au-dessus de leurs moyens ». Ne pas payer ses
dettes, c’est mal, il fut d’ailleurs un temps pas si lointain où c’était un
motif de mise au ban de la société. Une note de la Fondapol publiée en
2010 soulignait d’ailleurs que « les Français ont une approche de la dette
dominée par une dimension plus morale qu’économique et financière :
69 % d’entre eux considèrent que le problème de la dette est qu’elle
constitue « un lourd fardeau pour les générations futures6 ». 72 %
jugeaient, par conséquent, que « la crise économique ne justifie pas de
reporter l’effort de réduction de la dette ».
Pourtant, il suffit de lire les controverses économiques au plus haut
niveau académique, ou même les publications économiques
d’institutions telles que le FMI, pour se rendre compte que le débat sur la
dette publique est loin d’être condamné à la caricature à laquelle nous,
Français, l’avons réduit. Historiens économiques, économistes du
développement, spécialistes de la finance ou de la politique monétaire…
la qualité et la complexité de leurs arguments, s’ils ne permettent pas de
distinguer un consensus académique global, est très éloignée de la
pauvreté de nos dissensus franco-français sur cette question. Et il existe
même entre économistes des sujets de consensus relatif – par exemple, la
nécessité de ne pas s’occuper de réduire la dépense publique en temps de
crise ou de sortie de crise –que nos comptables refusent pourtant
obstinément d’entendre, sous le prétexte que si les citoyens, que les élites
adorent infantiliser, découvraient qu’en certaines circonstances l’argent
public peut être « gratuit », ils y prendraient goût et ne voudraient
jamais plus payer leur dû à la collectivité…
Dans ce contexte biaisé, le débat peine à se déployer de manière
saine, et l’on observe que l’opinion, prise au piège et confrontée à des
dilemmes que les éclaireurs du débat public ne veulent ou ne peuvent
pas l’aider à résoudre, oscille selon les circonstances entre une adhésion
à de grands principes (« la dette, c’est mal ») et un principe de réalité qui
les force à constater, dans leur quotidien, la désertion ou l’insuffisance
des moyens des services publics. Ainsi, selon l’institut de sondage
Viavoice, en mars 2020, 43 % des Français pensaient qu’il fallait
accroître massivement la dépense publique, quitte à augmenter
fortement la dette, contre 36 % qui pensaient le contraire.

L’ÉCONOMIE ÉRIGÉE AU RANG DE CROYANCE

Aucun débat économique raisonnable et ouvert n’est possible lorsque


l’« économie » est érigée en croyance ou en boussole morale (ce qu’elle
n’est pas), le « zéro déficit » en dogme et la « croissance » en religion.
Tant que la France considèrera – notamment à cause d’élites,
idéologiquement trop homogènes, ravies de pouvoir invoquer la
« contrainte européenne » pour justifier leurs choix économiques sans en
assumer la responsabilité politique – que les thèses défendues par des
économistes majeurs, y compris celles qui ont été appliquées pendant la
crise du coronavirus par la FED (la banque centrale Américaine), sont
ineptes, nous ne pourrons pas envisager sereinement l’ensemble des
solutions possibles à l’explosion des inégalités. La contrainte budgétaire
européenne est réelle et témoigne d’une erreur majeure dans la
conception même du projet européen. Mais elle a aussi bon dos et elle
est devenue l’alibi de la droite comme de la gauche de gouvernement
pour justifier tous les renoncements.
Tant qu’un Gabriel Zucman ou une Ester Duflo seront starisés aux
États-Unis et largement ignorés, sinon par les médias, du moins par les
dirigeants français qui leurs préfèrent des économistes tous
interchangeables et qui pensent la même chose ; de même, tant que les
enseignements dispensés dans les grandes écoles manqueront de
diversité à cet égard, nous ne sortirons pas de ce cercle vicieux. Le
problème n’est pas uniquement celui de la culture économique des
Français, il est aussi lié à l’uniformité de la pensée économique à
laquelle on les expose et, surtout, à l’influence réelle que peuvent avoir
des économistes émancipés de l’orthodoxie budgétaire sur les
gouvernants, en particulier sur « la citadelle de Bercy » où les inspecteurs
généraux des Finances règnent en maître et prétendent décider de ce qui,
en matière économique, est « sérieux » ou non.
Il est vrai que bien souvent on nous oppose que les politiques
préconisées par un Piketty, un Stiglitz ou un Krugman ne sont pratiquées
nulle part, n’ont pas fait leurs preuves et sont donc trop risquées.
L’absence de perspectives pratiques, accessibles à la vue et à la
compréhension du grand public, permet aux partisans du statu quo
économique d’imposer la résignation : There Is no Alternative, la recette
est vieille comme le monde… Mais, là encore, cet argument ne résiste
pas longtemps à un examen attentif des politiques économiques
pratiquées par d’autres pays. Par exemple, Richard H. Clarida,
économiste et coprésident de la FED (faisant partie des économistes
« acceptables », du moins aux yeux des institutions américaines) à
l’occasion de la dernière revue de la politique monétaire de la FED
lancée en 2019, affirme qu’en aucun cas la recherche du plein-emploi ne
saurait être sacrifiée pour mieux combattre l’inflation, dans les cas où
ces deux objectifs de politique monétaire se trouveraient placés en
concurrence7. Or, depuis sa création, la BCE a, quant à elle,
constamment ignoré l’objectif de plein-emploi et semble même avoir
contribué à sacrifier des emplois européens par milliers en se focalisant
trop exclusivement sur la lutte contre une inflation inexistante. L’Europe
est par ailleurs la seule zone économique majeure où la banque centrale
n’a pas le droit de financer directement les États. Et ceux qui, en France,
osent en appeler à une autre politique monétaire, sont très souvent
condamnés à la marginalité politique et taxés d’irresponsables qui
croient que l’argent pousse sur les arbres.
De la même manière, le débat sur la politique budgétaire ne manque
pas de cas concrets susceptibles de démontrer que les propositions jugées
par la plupart « inacceptables » sont, en réalité, très praticables. Nos
éternels débats sur le niveau de la dette publique sont totalement décalés
par rapport à la réalité des enjeux : certains pays d’Amérique latine sont
ainsi entrés dans la crise du coronavirus avec des endettements de
l’ordre de 60 % alors que le Japon avait un endettement supérieur à
250 %. Pourtant, les uns – à l’image de l’Équateur, par exemple – sont
considérés comme très fragilisés quand le Japon, lui, s’en sort
relativement mieux. En réalité, la quantité de dette compte peu,
contrairement à tout ce qui est asséné en France à longueur de journée,
seule compte la qualité de la dette, qui la possède et ce qu’elle a financé.
Si l’on veut prendre un exemple qui aurait dû forcer les tenants de
l’orthodoxie budgétaire à la modestie, regardons l’expérience
portugaise : ce pays s’est affranchi, ces dernières années, de toutes les
recommandations « raisonnables », notamment celles de l’UE. Pourtant,
cette expérience que d’aucuns promettaient vouée à la catastrophe est,
avec quelques années de recul, loin d’être négative. Au bord de la faillite
en 2011, le Portugal avait été contraint de demander un prêt de
78 milliards de dollars à l’UE et au FMI. Le chômage y atteignait 17 %
en 2014. En arrivant au pouvoir en 2015 sur la promesse de mettre fin à
l’austérité, le socialiste Antonio Costa a soutenu le pouvoir d’achat des
ménages en relevant progressivement le salaire minimum, le traitement
des fonctionnaires et les pensions de retraite qui avaient été sévèrement
rognés pendant la crise, et ce en dépit de l’absence de marges
budgétaires. Ces mesures ont permis de relancer la consommation et de
soutenir l’économie intérieure. Combinée à des politiques attractives
pour les retraités européens et les capitaux étrangers, cette stratégie
budgétaire, bien que non alignée sur ce qui était pratiqué ailleurs en
Europe, souvent moquée par les commentateurs français à l’époque, a
permis de faire baisser le chômage à 6,4 % en 2019, de relancer la
croissance (3,5 % en 2017 et 2,4 % en 2018), et de réduire le déficit
public quasiment à néant – du moins, jusqu’à la crise du coronavirus.
Nous pourrions multiplier les exemples de politiques économiques qui
sont « créatives » ou qui relèvent carrément de l’hérésie du point de vue
des élites françaises et européennes, mais au fond peu importe : chaque
exemple est considéré comme « une exception qui confirme la règle »
aux yeux de ceux qui tiennent l’économie pour une religion et le « zéro
dette et zéro déficit » pour un dogme.

LES LIENS INCESTUEUX DES ÉLITES

Une troisième raison explique notre inertie collective face à


l’explosion des inégalités : les liens incestueux, tels que perçus par
l’opinion, entre élites économiques, administratives et politiques. Après
tout, il est tout à fait logique que les citoyens n’attendent pas de ceux
qu’ils perçoivent comme à l’origine du problème économique qu’ils leur
en apportent la solution… On n’attend pas d’être sauvé par son
bourreau.
65 % des Français considèrent que les hommes et les femmes
politiques sont pour la plupart corrompus8. Et peut-on les en blâmer
lorsqu’on constate que les fers de lance de la libéralisation de
l’économie, qui prônent la prise de risque, sont souvent des
fonctionnaires qui ne risquent rien d’autre, en cas d’échec, que de
retourner dans leur administration ? Cette « aristocratie stato-
financière » (selon l’expression provocatrice d’Emmanuel Todd), bien
qu’elle ne représente sans doute qu’une petite partie des élus, est
devenue le symbole de tout ce que l’opinion rejette :
— les allers-retours entre le public et le privé, avec le symbole d’une
ex-ministre du Travail qui, en tant que DRH, a été récompensée par plus
de 1 million d’euros pour un plan de suppression d’emplois destiné à
délester le groupe de 900 de ses cadres ;
— l’absence de résultats, voire les échecs patents, comme la question
des masques l’a démontré pendant la crise du coronavirus ;
— le « faites ce que je dis, pas ce que je fais » de nombreux
responsables et membres de gouvernements successifs, par ailleurs
fonctionnaires, qui prônaient une flexibilité du travail dont ils étaient
eux-mêmes protégés par leur statut ;
La fracture démocratique ne sera jamais résorbée sans séparation
nette entre le monde de l’argent et les élites politiques, et sans
responsabilisation de l’ensemble des élites politiques et administratives.
De ce point de vue, la promesse macronienne de mettre en place un
« spoil system » dès son arrivée au pouvoir eût été utile. J’avais moi-
même pu constater au cabinet du Premier ministre, en tant que non-
énarque, non-haut fonctionnaire, que ce milieu sait être solidaire lorsque
ses intérêts sont en jeu. Rien ne se fait contre Bercy. Il ne faut pas fâcher
les conseillers d’État qui, lorsqu’ils ne jugent pas des textes
gouvernementaux qui leur sont soumis, peuplent les cabinets
ministériels. Et il existe des hauts fonctionnaires dont la notoriété est
inversement proportionnelle au pouvoir qu’ils exercent dans l’ombre,
sans aucun contrôle démocratique. C’est le cas, notamment, du secrétaire
général du gouvernement, nommé en 2015 et viré cinq ans plus tard, en
juillet 2020, à l’arrivée du Premier ministre Castex (pour être nommé
préfet d’Île-de-France), et il y a fort à parier que peu d’entre vous en
auront jamais entendu parler. Pourtant, il lui arrivait souvent de présider
des « RIM » (ces Réunions interministérielles où sont arbitrées les lois et
où la politique est donc mise en œuvre par le gouvernement), alors que
ce rôle devait revenir aux directeurs de cabinet du Premier ministre. Plus
encore que sous François Hollande ou Nicolas Sarkozy, la présidence
d’Emmanuel Macron a permis à la haute administration d’accaparer le
pouvoir face à des ministres souvent faibles, sans expérience, sans assise
politique ou qui étaient hauts fonctionnaires eux-mêmes. Le quinquennat
Macron est, de ce point de vue, un immense paradoxe : d’un côté, plus
encore que Nicolas Sarkozy avant lui, il n’a eu de cesse de se plaindre
des lourdeurs administratives, de dénoncer un « État profond » qui
l’empêcherait de mener sa propre politique étrangère (ces mots furent
prononcés en amont du G7 de Biarritz à l’été 2019). De l’autre, jamais il
n’y a eu autant d’énarques aux postes-clés, notamment d’inspecteurs
généraux des Finances ou de conseillers d’État. Jamais on ne donna
autant de pouvoir à ces personnages de l’ombre, comme le secrétaire
général du gouvernement de la première partie du quinquennat, Marc
Guillaume. Mes échanges avec différents membres de cabinets pendant
la période témoignent de la terreur qu’une poignée d’hommes – car il
s’agissait aussi, essentiellement, d’hommes – faisaient régner sur tout le
système d’exercice du pouvoir, les ministres eux-mêmes craignant un
certain nombre de hauts fonctionnaires non élus qui ne rendent jamais
de comptes à personne.
Bien que durant nos conversations François Bayrou se soit montré
persuadé de la réelle volonté macronienne de lutter contre la
confiscation du pouvoir par la haute administration, il en donna, de fait,
bien peu de preuves. Comme le déclara l’ex-secrétaire générale de
l’Élysée de Nicolas Sarkozy, Emmanuelle Mignon, à L’Opinion en
juillet 2020 : « On n’imagine pas le général de Gaulle se plaindre de
l’État profond… » Car, derrière les mots, bien peu d’actes – en dehors du
déplacement-promotion que j’ai mentionné plus haut – sont venus
concrétiser le volontarisme macroniste. De là à avoir le sentiment d’un
« système » qui échapperait au contrôle démocratique, et à basculer dans
le complotisme, il n’y a qu’un pas.

LA TRIBALISATION CONTRE LA JUSTICE SOCIALE


Il existe, enfin et surtout, une autre raison pour expliquer cette
apathie, cette résignation, cette incapacité majoritaire au sursaut : la
tribalisation, amplement décrite dans les paragraphes précédents. Le
problème n’est pas que la majorité des citoyens n’aspirent plus à l’équité
et à la justice ; il est que chacun souhaite affirmer son égalité avec ses
semblables. Le périmètre légitime de la solidarité s’est rétréci à la tribu,
« au même », à celui qui nous ressemble et « mérite » que nous lui
portions assistance. Les guerres mondiales avaient cimenté nos
communautés nationales et créé un sentiment de fraternité transcendant
les classes, les religions, les ethnies ou les origines ; solidaires face au
péril commun, nous avions associé la survie à la solidité du groupe. Nos
institutions de solidarité, fondées sur le programme du Conseil national
de la résistance, sont assises sur cette communion des peines et des
espoirs. Nous partagions nos cimetières et avions conjuré ensemble le
péril de la disparition ou de la soumission. Nous pouvions donc
naturellement construire un avenir partagé.
Aujourd’hui, non seulement nous ne sommes plus convaincus que le
progrès soit le sens de l’histoire – au contraire, comme le dit Z. Bauman,
nous sommes passés de l’utopie à la rétrotopie –, mais nous doutons
d’avoir envie et intérêt à cheminer vers cet horizon idéal avec l’ensemble
des membres de notre communauté nationale9. L’égalité n’est plus
envisagée dans un sens universel et inconditionnel, elle est mise sous
condition de mérite (pas d’assistés chez nous !), sous condition d’origine
(les migrants devraient rester chez eux, « nous n’avons plus les moyens
de… ») ou sous condition de religion… La « solidarité choisie » est la
conséquence de l’effondrement du sentiment de fraternité.
La conscience de classe, qui devait être le moteur du progrès social,
s’est fracassée, quant à elle, sur la montée des tribus. Quels que soient les
efforts d’un Mélenchon pour unifier le « peuple », ses électeurs, bien
qu’ils puissent partager des intérêts et des opinions avec l’électorat
lepéniste, ne s’uniront jamais à cette famille honnie. Le « Bloc
populaire », théorisé par Jérôme Sainte-Marie, restera confiné à
l’impuissance politique et sociale au prix d’une frustration croissante et
de soubresauts de violence de plus en plus nombreux – tant que les
identités des différents groupes primeront sur leurs intérêts
économiques. Sauf s’il trouve une figure nouvelle – ni Mélenchon ni Le
Pen (Marine, tout du moins) – derrière laquelle s’unir…
Si la démocratie peut surmonter les conséquences de notre déficit de
culture économique ainsi que de l’hémiplégie de nos débats en la
matière (cependant, il faudrait une réforme profonde de nos « élites » et
de notre éducation…) et, si elle peut dépasser les conséquences néfastes
de l’association incestueuse des élites politiques et économiques, peut-
elle inverser le mouvement centripète de tribalisation ? C’est là une
grande question posée à notre société pour l’avenir de l’humanité. Car il
n’y a pas de doute : les inégalités engendrent l’instabilité du système, et
mèneront à des convulsions sociales et politiques toujours plus violentes.
De ce point de vue, il y a fort à parier qu’en l’absence de réformes
économiques et institutionnelles profondes et radicales, les Gilets jaunes
ne soient que le premier épisode d’une longue série…

1. Jérôme Fourquet, « 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession », Note de
la fondation Jean-Jaurès, février 2018.
2. « Celles qui comptent. Zoom sur les inégalités en France », 20 janvier 2020 (consultable
en ligne).
3. « Populist and Nativist Sentiment in 2019. A 27-Country Survey », Ipsos Global Advisor,
2019.
4. Olivier Blanchard, interview au Wall Street Journal, 11 février 2010.
5. Michel Pebereau, « Rompre avec la facilité de la dette publique. Pour des sciences
publiques au service de notre croissance économique et notre cohésion sociale », rapport public
remis au ministre de l’Économie et des Finances le 14 décembre 2005.
6. « Les Français et la dette publique », sondage Fondapol, 28 janvier 2010.
7. Vice Chair Richard H. Clarida, « The Federal Reserve’s Review of Its Monetary Policy
Tools, and Communication Practices. Discours prononcé lors de la 37e conférence annuelle de
politique monétaire du Cato Institute, 14 novembre 2019.
8. « Fractures françaises », sondage Ipsos / Sopra Steria pour Le Monde. Voir note 8.
9. Zygmunt Bauman, Retrotopia, Paris, Premier Parallèle, 2019.
6
Séparatisme : le péril numérique

Le plus grand pays du monde est virtuel. Et ce n’est pas une


démocratie. Au dernier trimestre 2019, Facebook comptait 2,45 milliards
d’utilisateurs dans le monde. Chaque jour, plus d’un Français sur trois se
connecte sur cette plate-forme. En 2019, notre pays comptait 35 millions
d’utilisateurs, et l’Europe 387 millions. 17 milliards de photos sont
partagées chaque mois sur Facebook Messenger. La plate-forme compte,
par ailleurs, dix millions de groupes, ces tribus virtuelles qui furent si
utiles à l’organisation des Gilets jaunes. Près de la moitié (47 %) des
utilisateurs de Facebook utilisent la plate-forme uniquement sur leur
mobile. Facebook devient aussi, de plus en plus, un moyen d’accès à
l’information : 45 % des Américains déclarent s’informer avant tout sur
Facebook.
Facebook reste de loin le premier réseau social, avec 41,3 %
d’internautes qui s’y connectent chaque jour. Les autres réseaux se
situent loin derrière : Snapchat (plus de 13 % s’y connectent chaque
jour), Instagram (plus de 11 %) et Twitter (5,6 %) puis LinkedIn, le
réseau social professionnel.
Twitter comptait, à la fin de l’année 2019, 145 millions d’utilisateurs
dans le monde. Environ 500 millions de Tweets sont envoyés chaque
jour. Là encore, le réseau social devient un portail vers l’information :
74 % des twittos déclarent utiliser Twitter pour s’informer.
En 2018, le monde comptait 4,2 milliards d’internautes, soit 55 % de
la population mondiale, contre 51 % l’année précédente et 47 % en
2016. Dans la plupart des pays développés, plus de 90 % de la
population est connectée : 96,3 % en Norvège, 91,61 % au Royaume-
Uni, 87,36 % aux États-Unis, 83,75 % en France… Il faut prendre la
mesure de la révolution que représente cette connexion de tous, partout,
tout le temps. Plus aucune dimension de nos vies n’y échappe, des
courses, avec l’utilisation d’applications comme Yuka – qui permet de
scanner les produits alimentaires et cosmétiques, et d’analyser leur
impact sur la santé, à la lecture des journaux sur nos smartphones, en
passant par le visionnage de vidéos ou encore l’accompagnement dans
les pratiques sportives via les applications de coaching (64 % des
utilisateurs de mobile disposent au moins d’une de ces applications),
nous sommes immergés dans un monde semi-virtuel. Le nombre de
téléchargement d’applications mobiles augmente chaque année : en
2017, il y avait 178 milliards de téléchargements d’applications. Ce
nombre a atteint 205 milliards en 2018 et atteindrait 258 milliards en
2022, soit une augmentation de 45 % sur cinq ans. Ainsi en France, en
2017, la lecture de la presse sur support numérique (53 %) a dépassé
pour la première fois celle sur format papier. 42 % des consommateurs
utilisent aujourd’hui une application de shopping ou communiquent sur
leurs achats sur les réseaux sociaux.

DE L’IDÉAL DES CIVIC TECH À L’HORREUR DES FAKE NEWS

Cette extension de l’accès à internet et aux outils numériques a


facilité bien des aspects de nos vies quotidiennes. C’est aussi une source
formidable de démocratisation de l’accès à l’information. De fait, un
citoyen mieux informé est plus à même d’exercer son libre arbitre, de
faire des choix « éclairés ». Longtemps, nous avons tenu cette
équivalence entre information et émancipation pour une évidence, et
pensé que le progrès des technologies de l’information était un moteur
formidable d’accélération de l’histoire et d’extension de la démocratie
libérale.
Ces dernières années, les nouvelles technologies ont été mises, de
plus en plus, au service de la résolution des conflits que nos vieilles
institutions démocratiques peinent à résorber. Ce que l’on appelle les
« civic tech » ou « technologies citoyennes » se sont développées de
manière vertigineuse, que ce soit pour mieux informer, permettre aux
citoyens de participer aux décisions qui les concernent, interpeller leurs
dirigeants ou fédérer autour de causes. Par exemple, chacun a entendu
parler de « L’affaire du siècle », cette pétition lancée sur Change.org en
décembre 2018 afin de placer l’État français devant ses responsabilités
en matière environnementale, et qui a obtenu plus de 2 millions de
signatures au cours des trois premières semaines. Au-delà du caractère
anecdotique, et quelque peu cosmétique, auquel elles sont trop souvent
limitées par des élus qui peinent à se dessaisir d’une part de leur pouvoir
au profit du citoyen, les civic tech permettent de véritables progrès
démocratiques.
Dans le cadre de campagnes électorales, les outils de civic tech
permettent la « mobilisation de communautés ». Selon le site spécialiste
du sujet « CivicTechno » : « Des plates-formes comme Actionkit
fournissent ainsi des outils de campagne clefs en main. Rally permet
d’organiser des levées de fonds en quelques clics, et citizenLab donne
aux partis la possibilité d’automatiquement segmenter les utilisateurs de
la plate-forme afin de communiquer de façon ciblée et offrir différents
contenus pour les différents groupes de soutien. »
Les civic tech peuvent également être mobilisées pour favoriser l’accès
des citoyens à leurs droits, par exemple aider les personnes modestes à
se repérer dans le labyrinthe administratif qui entrave massivement leur
recours aux aides sociales. Selon le site « Aide-sociale.fr », 27 % des
personnes qui ont droit à la prime d’activité n’y ont pas recours, de
même que 36 % des personnes qui devraient pouvoir percevoir le RSA et
entre 21 % et 34 % des bénéficiaires potentiels de la Couverture maladie
universelle complémentaire (CMU-C). Le portail « Mesaides.gouv »
permet de simuler – en remplissant un simple questionnaire établissant
la situation familiale, professionnelle, et les ressources d’un individu –
ses droits sur les 35 dispositifs d’aides nationales parmi les plus
importants.
Ces civic tech sont donc, dans bien des cas, des accélérateurs de
démocratie et d’inclusion sociale et civique. Cependant, la face sombre
de ces technologies commence tout juste à nous apparaître, souvent de
manière partielle, sans bouleverser réellement nos usages et
comportements ni susciter de débats politiques majeurs.
Loin des débuts de l’ère numérique, où l’on pensait que les nouvelles
technologies serviraient nécessairement à consolider et à étendre
l’influence des démocraties libérales, nous avons vécu, depuis 2016, un
retour brutal à une forme de scepticisme, voire de défiance numérique.
Nous avons découvert avec étonnement que l’espace numérique pouvait
être aussi dangereux que l’espace physique, et qu’il s’avérait même plus
difficile d’établir un ordre public numérique que de faire respecter
l’ordre dans les rues de nos villes.
Les fake news sont ainsi devenues un symbole de toutes les dérives
des réseaux sociaux. Leur rôle a été mis en lumière après la victoire de
Donald Trump en 2016 et, depuis, les « fausses informations »
n’épargnent aucune grande démocratie. Elles préoccupent autant les
journalistes que les gouvernements. En France, Emmanuel Macron leur a
déclaré la guerre, estimant en janvier 2018, lors de ses vœux à la presse,
que « toutes les paroles ne se valent pas ». Il a alors annoncé sa volonté
de légiférer sur le sujet.
Pour mesurer l’ampleur du phénomène, rappelons qu’une étude
menée par un chercheur de l’Université catholique de Louvain a
identifié, lors de la campagne présidentielle américaine de 2016,
quelque 7,5 millions de tweets (sur 171 millions analysés) renvoyant
vers des fake news. Un phénomène d’autant plus inquiétant que notre
sens critique, premier anticorps démocratique anti-fake news, semble
relativement peu éveillé : selon une étude réalisée par BVA, 53 % des
personnes déclarent que, lorsqu’ils partagent une information sur les
réseaux sociaux, ils n’en vérifient pas la source1…
Les fake news sont parfois plus vraisemblables que les informations
réelles. Qui eût cru, il y a quelques années, qu’un président américain
insulterait ouvertement des responsables politiques ou des journalistes ?
Qui eût cru qu’un virus venu de Chine forcerait la moitié de l’humanité à
se confiner pendant des semaines, mettant nos économies quasiment à
l’arrêt ? On mesure ici l’ampleur que prend le phénomène de pollution
du débat public, avec son corollaire, la défiance croissante vis-à-vis de
toute information – sauf lorsqu’elle vient confirmer des idées préconçues.
Ainsi, les fake news nourrissent non seulement une déconnexion vis-à-vis
des élites émettrices de contenus, mais amplifient aussi la déformation
de notre perception du monde, puisque « dans le doute » nous tendons à
ne croire que ce qui vient conforter nos biais cognitifs préexistants. Les
initiatives existantes pour lutter contre les fake news se sont révélées
jusqu’ici relativement peu concluantes. Surtout si elles émanent des
gouvernements, a fortiori de gouvernements qui, comme celui d’Édouard
Philippe en avril 2020, sont frappés d’une défiance profonde – leur
volonté de contrôle est dès lors immédiatement perçue comme une
volonté de manipuler, de mentir, ou de dissimuler ses propres
turpitudes.
Le Service d’information du gouvernement a brièvement lancé, en
avril 2020, un site nommé « Désinfox » qui recensait les articles jugés
sûrs et vérifiés émanant d’un panel de six médias. Devant le tolé soulevé
par le projet, l’initiative fut abandonnée en quelques jours.
Le problème reste donc entier, d’autant plus que le fact-checking est
loin d’être une arme absolue contre les fake news. Contrairement à ce
que nous voudrions croire2, il se révèle souvent peu efficace, et parfois
pas du tout, selon la plupart des études. De nombreux problèmes se
posent : nous ne sommes pas des « consommateurs rationnels
d’information », mais recevons l’information avec nos idées et nos grilles
de lectures préétablies. Nous avons ainsi tendance à disqualifier
l’information qui ne vient pas confirmer ce que nous croyons déjà (biais
de confirmation). Nous assimilons l’information de manière très
sélective, et ne relevons et retenons que ce que nous avons envie de lire
et d’entendre (biais de sélection). Nous sommes sensibles à la preuve
sociale, c’est-à-dire que nous tendons à nous aligner sur les croyances
majoritaires de notre groupe d’appartenance – si nous voyons une queue
devant une boulangerie, nous pensons qu’elle est nécessairement bonne ;
si notre famille vote pour untel, nous tendons à la suivre, etc. Autant de
biais (et il y en a bien d’autres) qui rendent le fact-checking souvent
marginalement ou même pas du tout efficace.
Ajoutons, pour compliquer encore l’affaire, que la production de fake
news à visée de déstabilisation géopolitique est devenue une arme de
guerre comme une autre. Ainsi, Peter Pomerantsev décrit très bien ces
« fermes » de « trolls », souvent composées de jeunes qui sont grassement
payés par des proches du pouvoir russe pour poster, à longueur de
journée, à partir de faux comptes Facebook ou Twitter, des contenus
visant tantôt à manipuler un électeur américain, tantôt discréditer un
opposant à Vladimir Poutine. Ces fermes ne sont pas l’apanage de la
Russie : les puissances occidentales utilisent des méthodes analogues
dans la cyberguerre contre l’État Islamique, par exemple.
Comme le dit Peter Pomerantsev, ce phénomène traduit un
changement de paradigme dans les méthodes de communication des
régimes autoritaires : auparavant, ils contrôlaient et entravaient la
liberté de parole ; aujourd’hui, ils noient les voix de leurs opposants dans
la confusion, le bruit permanent, un flot d’informations contradictoires
ou qui mettent en cause personnellement les personnes à disqualifier.
L’excès de liberté, sous la forme d’une production continue de fausses
informations qui viennent noyer ou salir la « vraie », est devenu le
meilleur allié de la propagande antidémocratique.

LES FAKE NEWS, POINTE ÉMERGÉE DE L’ICEBERG

Si elles traduisent une perversion du débat politique et de notre


rapport au réel, les fake news ne sont pourtant que la partie émergée de
l’iceberg du péril numérique. Plus importante encore, la question de la
souveraineté numérique et de la dépossession individuelle que
représente l’utilisation de nos données à notre insu est peu à peu en train
d’entrer dans les esprits.
Comme nous le soulignions avec Maxime des Gayets, les internautes
n’ont encore qu’une prise de conscience très partielle de l’ampleur des
conséquences de l’utilisation de leurs données personnelles par les
acteurs privés3. Et surtout, nos comportements d’internautes sont loin de
changer à mesure que nous prenons conscience des enjeux. Indolore,
l’exploitation de nos données à notre insu est d’autant plus facile pour
les géants du numérique qu’ils savent à merveille instrumentaliser la
complexité du système et, plus généralement, exploiter de manière
habile nos biais cognitifs. Nous notions ainsi, dans une note de la
fondation Jean-Jaurès, qu’un « rapport de l’agence norvégienne de
défense des consommateurs, publié le 27 mai 2018, estimait que
Facebook, Google et Windows 10 “nous manipulent pour partager des
informations sur nous” et utilisent “des stratagèmes pour nous
décourager d’exercer nos droits à la vie privée” ». L’agence norvégienne
a décrypté en détail la façon dont les pop-ups étaient conçus et les choix
présentés aux utilisateurs, afin de les pousser à « choisir les options les
plus instructives pour la vie privée ». Par exemple, Facebook donne aux
utilisateurs le choix ou non d’activer la reconnaissance faciale,
désactivée en Europe depuis 2012 et réintroduite par le Règlement
général sur la protection des données (RGPD), mais « les utilisateurs qui
veulent activer la reconnaissance faciale n’ont rien à faire, à part cliquer
sur le bouton “accepter et continuer”, alors que les utilisateurs qui ne
veulent pas l’activer doivent aller dans les paramètres. Choisir l’option la
plus respectueuse de la vie privée nécessite quatre clics de plus ». Nous
notions la supériorité des GAFAM sur les institutions régulatrices, non
seulement en matière de réactivité et d’adaptation aux nouvelles
contraintes réglementaires, mais aussi leur meilleure prise en compte des
biais cognitifs humains, afin de les exploiter.
Pour mémoire, les biais cognitifs sont des « raccourcis » que nous
utilisons, de manière inconsciente, afin de faire des choix plus facilement
et plus vite. Ils reposent sur l’activation de ce que l’on appelle en
neurosciences le « système 1 », qui est une manière d’opérer des choix
utilisant avant tout nos réflexes et émotions, par opposition au « système
2 » qui relève de la réflexion et de la raison.
Les risques engendrés par les nouvelles technologies ne se limitent
pas au périmètre de l’action des GAFAM, qui sont de plus en plus
souvent diabolisés alors qu’ils sont loin d’être les seuls acteurs à pouvoir
potentiellement restreindre le champ de nos libertés individuelles. Ainsi,
dans un rapport publié en décembre 2019, la CNIL alertait sur les
conséquences démocratiques d’un usage insuffisamment encadré des
données personnelles par les civic tech.
Il faut citer, en outre, l’importance des sites de gaming dans la
formation des opinions politiques et d’une véritable culture
antidémocratique, comme nous l’avons évoqué précédemment en
prenant l’exemple de la plate-forme Twitch. Sans tomber dans une
critique facile de la violence des jeux vidéo – dont il n’est pas vraiment
question ici –, soulignons à nouveau que beaucoup des réflexes pratiques
et des visions du monde entretenus sur ces plates-formes se révèlent à
l’opposé des vertus et des valeurs individuelles sur lesquelles repose une
démocratie vivante.
HYPER-TARGETING ET RISQUES DÉMOCRATIQUES

En décembre 2019, Alex Stamos, ex-responsable de la sécurité chez


Facebook, expliquait les ressorts de l’hyper-targeting (ou ciblage
individualisé des messages envoyés aux internautes, via les réseaux
sociaux) par un exemple simple : « L’exemple type est celui du
concessionnaire automobile. Vous vous rendez chez Toyota, et au terme
d’une discussion sur un modèle de voiture, acceptez de donner au
vendeur votre adresse e-mail afin de recevoir des informations
promotionnelles. Le concessionnaire enregistre alors votre adresse mail
sur Facebook et Google en demandant à ces plates-formes de vous cibler
lors d’envois de publicités. Dorénavant, où que vous alliez sur le web,
vous verrez des petites fenêtres publicitaires pour ce véhicule que vous
étiez allé voir mais n’aviez finalement pas acheté4. » Un processus
simple, version individualisée du panneau publicitaire.
Appliqué au champ politique, ce principe de ciblage peut cependant
avoir des conséquences tout à fait inquiétantes. À travers l’achat de
données ou leur collecte directe (par exemple, lorsque vous téléchargez
l’application d’un parti politique ou une application destinée à vous
permettre de diffuser des stickers politiques humoristiques à vos amis),
les partis politiques sont en train de se constituer des bases de données
massives sur tout un chacun. De vos goûts, vos hobbies, vos achats ou
vos habitudes, ils pourraient finir par tout savoir – ils vous connaîtront
un jour mieux que vous-même, c’est déjà le cas des partis politiques
américains, les règles étant différentes de celles qui préservent (encore ?)
les européens.
Comme le rappelle Alex Stamos « le vrai scandale, dans l’affaire
Cambridge Analytica, n’est pas que les données de Facebook sur ses
utilisateurs aient été volées […] c’est que Facebook ait pu disposer de
ces données, et les utiliser de différentes manières (à votre insu) afin de
faire du microciblage de publicités » ou de messages politiques. Il
rappelle que des dizaines de Cambridge Analytica existent encore à
l’heure actuelle. Certes, ces entreprises ne volent pas les données de
Facebook, mais ils les achètent à des entreprises comme Acxiom ou
même parfois aux États (comme la Californie qui a trouvé dans la
revente de données sur les citoyens californiens un moyen détourné de
remplir ses coffres.
L’existence même de ces entreprises, qui gagnent des millions en
faisant commerce de notre vie privée, pose un problème majeur de
libertés publiques car le consentement de l’utilisateur / citoyen au
partage de ses données est présumé alors qu’il devrait être issu d’un
choix éclairé. À cela, il faut ajouter que les acteurs politiques –
campagnes, PAC aux États-Unis, partis politiques – utilisent de manière
de plus en plus intensive les données personnelles pour cibler des
messages, rédigés sur mesure pour correspondre aux goûts, aux valeurs
et aux expériences de chacun. Vous avez des enfants en bas âge ? Vous
recevrez directement sur les réseaux ou sur vos mails ou sur votre
smartphone les propositions de tel ou tel parti concernant la
scolarisation des enfants en bas âge ou les places en crèche. Vous vous
informez souvent sur les sujets environnementaux ou vous donnez de
l’argent à une ONG environnementale ? Il est fort probable que vous
receviez directement, sans les avoir sollicitées, les propositions de tel ou
tel candidat en matière écologique.
De ce fait, parti et candidat peuvent ainsi gérer leur image de
manière totalement différenciée selon les publics. Ils ne cultiveront pas
la même image auprès d’une personne résidant dans le nord du Michigan
qu’auprès d’une femme résidant à Manhattan. À l’ère de la segmentation
de la communication politique que l’on connaissait bien – on s’adressait
ici aux ouvriers, là aux chefs d’entreprise… – a succédé celle de
l’individualisation totale du message, un hyperciblage cultivant le
clientélisme digital et transformant le candidat en miroir des aspirations
individuelles de chacun, au détriment de toute cohérence.
Ici, le péril démocratique ne se limite pas à l’utilisation et au contrôle
de ces données qui, pour immatérielles qu’elles soient, nous constituent
en tant que citoyens. Au-delà de la souveraineté, il existe en effet une
dimension trop rarement évoquée dans le débat public français – en tout
cas, lorsqu’il s’agit de sortir du périmètre des experts du sujet. Cette
dimension est incontournable si l’on veut construire une véritable
citoyenneté numérique et faire des technologies de l’information et de
communication un outil d’émancipation et de progrès humain et social :
l’utilisation des technologies, combinée aux derniers progrès des sciences
comportementales, non seulement pour mieux cibler les messages, mais
aussi et surtout pour démultiplier les capacités de manipulation des
individus.

RÉGULER LES MÉDIAS ?

Il faut ici souligner que Twitter a promis de bannir toute publicité


politique ciblée. Mais où commence la politique ? Doit-on en avoir une
définition restrictive, c’est-à-dire bannir les seuls messages politiques
ouvertement revendiqués par un parti ou un candidat en période
électorale ? Ou doit-on y inclure les messages qui procèdent
indirectement de ce que l’on peut appeler des campagnes de lobbying,
aux origines plus ou moins identifiées, et portant sur des sujets de
société ?
Google a également annoncé vouloir limiter les possibilités de
ciblage en matière de politique. Mais on voit bien que cette prise de
conscience des plates-formes, qu’elle soit sincère ou contrainte, pose un
problème démocratique majeur : va-t-on les laisser déterminer seules ce
qui peut relever ou non de la manipulation ? L’information dont l’origine
doit être transparente, et celle qui mériterait de conserver une origine
opaque ? Peut-on laisser des intérêts privés s’autoréguler, se fier
entièrement à leur amour de la démocratie pour préserver nos libertés ?
Le caractère illimité des possibilités impose une prise de conscience
collective de la nécessité d’une régulation publique.
Il convient ici de s’attarder un instant sur l’initiative parlementaire
française, baptisée « loi Avia », qui avait précisément pour but de
responsabiliser les acteurs du numérique face à la propagation de
messages « nocifs » – en l’espèce, la loi vise exclusivement les « contenus
manifestement illicites ». La disposition la plus controversée de cette
proposition de loi prévoyait, à la date de son retour en dernière lecture à
l’Assemblée nationale, le 13 mai 2020, l’obligation pour les plates-
formes (Facebook, YouTube, Google, Twitter) de retirer des « contenus
manifestement illicites » sous vingt-quatre heures. La sanction encourue
fixée dans la loi pourrait atteindre 4 % du chiffre d’affaires. Un
amendement, ajouté par le gouvernement en janvier, prévoit que ce
délai de retrait obligatoire passe à une heure pour les contenus à
caractère terroriste et pédopornographique.
Supprimer les horreurs qui circulent sur Internet a, à première vue,
tout d’une mesure de bon sens. Ne serait-il pas urgent, à l’ère de la
généralisation des fake news, de responsabiliser les GAFAM afin que nos
débats, qui tournent déjà trop souvent au pugilat, retrouvent un tant soit
peu de mesure et de rationalité ?
Pourtant, cet exemple d’initiative publique montre la grande
difficulté de passer de l’intention à l’action en matière de maintien d’un
ordre public numérique. En l’occurrence, même si elle paraît à première
vue « de bon sens », la disposition imposant aux plates-formes de
supprimer sous vingt-quatre heures les contenus haineux soulève de
nombreuses questions et critiques, auxquelles le gouvernement n’a pas
toujours su répondre.
D’abord, son applicabilité : beaucoup de spécialistes du sujet
estiment cette mesure inapplicable et soulignent qu’elle n’empêchera
jamais les professionnels de la haine de continuer à exercer en ligne. Or,
depuis des années, nous avons pris pour habitude d’empiler sur tous
sujets des lois mal faites, reflet de l’effondrement de notre culture
légistique, et nous nous étonnons ensuite que les Français critiquent
l’inefficacité de l’action publique – alors même que le législateur
organise les conditions de son échec en votant des lois dont il sait
qu’elles sont seulement d’affichage.
Par ailleurs, d’après la Quadrature du net (QDN), association très
mobilisée sur le sujet, la loi Avia pose problème : « Si le site ne censure
pas le contenu (par exemple car le signalement est envoyé un week-end
ou pendant la nuit) la police peut exiger son blocage partout en
France par les fournisseurs d’accès à Internet. C’est la police qui décide
des critères pour censurer un site […] c’est la police qui juge si un site
doit être censuré ; c’est la police qui exécute la sanction contre le site. »
Pour le moins étonnant dans un État qui, bien qu’en état d’urgence
sanitaire, se dit encore « de droit ».
Enfin, il y a fort à craindre que, dans le cadre de cette loi, les plates-
formes ne soient incitées à s’appliquer in fine un principe de précaution
liberticide : dans le doute, retirer tout contenu, quitte à porter atteinte à
la liberté d’expression, pour ne pas risquer les sanctions. Et c’est bien là
le risque le plus grand.
Peut-être le gouvernement aurait-il mieux fait de s’attaquer au
système économique qui facilite la propagation de messages haineux ou
de fake news. Dans un ouvrage récent intitulé The Outrage Industry, Berry
et Sobieraj démentent l’idée que la culture du clash et la propagation des
fausses nouvelles seraient le symptôme d’une société (américaine, en
l’occurrence, car il n’existe pas d’étude similaire en France) de plus en
plus polarisée5. Ils pointent la responsabilité d’un certain nombre de
facteurs, notamment le modèle économique des plates-formes Internet.
Celles-ci tirant leurs revenus du trafic, et donc de ce qui attire
l’attention, suscite l’émotion, l’indignation, l’étonnement…
indépendamment de la vérité, de la nuance, de la complexité nécessaires
à tout débat démocratique.
L’avènement de cette nouvelle économie n’est pas uniquement liée à
des raisons structurelles, elle l’est aussi à la dérégulation de l’industrie
des médias initiée sous Reagan – ce qui explique pourquoi le sujet n’a
pas encore atteint la même gravité en France, où les médias sont encore
assez régulés. Cette dérégulation a subordonné la qualité de
l’information à la profitabilité. La recherche de profitabilité a, à son tour,
encouragé la segmentation toujours plus précise des audiences – il s’agit
de fidéliser quelques millions de personnes autour de thèmes qui leur
sont chers plutôt que tenter de parler à des audiences larges ; il s’agit de
créer de l’opposition, du débat, plutôt que de chercher des compromis et
de promouvoir la nuance. Il s’agit d’avoir des « fans », plutôt que des
spectateurs critiques. Des consommateurs d’informations, plutôt que des
citoyens éclairés.
Si l’on accepte ce diagnostic, il apparaît alors que le problème est le
modèle économique des GAFAM, et sa régulation. Comment faire en
sorte que la qualité, la nuance, l’esprit critique soient à nouveau
valorisés par le système économique ? Comment pénaliser l’outrage, la
culture du clash, la promotion de la fake news ? Là réside la véritable
question. Intervenir en amont, sur le modèle économique, plutôt qu’en
aval, de façon à sanctionner à la marge les excès d’un système qui risque
d’échapper à notre contrôle – si ce n’est pas déjà le cas.
À ce sujet, les travaux de Julia Cagé, Nicolas Hervé et Marie-Luce
Viaud sur l’économie des médias (L’Information à tout prix), qui avaient
été utilisés par Benoît Hamon pendant sa campagne, seraient
probablement utiles6. Encore faudrait-il avoir le courage de poser la
question du modèle économique des médias, dans un pays où leur
concentration est forte. De toute évidence, ce sujet est au cœur de la
résolution du malaise démocratique qui tenaille notre société depuis
longtemps.
Quoi qu’il en soit, on mesure bien, par les tentatives du
gouvernement français pour réguler le marché numérique des idées,
combien la question de la régulation des propos et contenus, et celle de
leur diffusion, est complexe. Ce n’est évidemment pas une raison pour la
laisser à l’initiative des seuls plates-formes et acteurs privés, ni pour
laisser quelques experts du sujet s’en saisir. Au contraire, c’est une raison
pour réguler intelligemment, tout en développant une conscience
citoyenne du problème, une culture numérique qui, seule, serait à même
de combler les inévitables manques de la régulation publique.

VERS UNE CRISE DU LIBRE ARBITRE ?

Mais la question de l’influence et du libre arbitre se


complique encore : depuis quelques années, un autre champ
technologique a connu des progrès extraordinaires, celui des sciences
cognitives et de l’économie comportementale. En 2017, comme Daniel
Kahneman en 2002, Richard Thaler a reçu le prix Nobel d’économie
pour ses travaux sur les mécanismes psychologiques et sociaux à l’œuvre
dans les décisions des consommateurs ou des investisseurs. Un
couronnement pour celui qui a amplement participé à populariser un
domaine de recherches qui trouve aujourd’hui de nombreuses
déclinaisons, notamment dans le domaine du marketing et, de plus en
plus, en politique.
L’économie comportementale peut être définie comme « l’étude de
l’influence des émotions et des facteurs personnels propres à chaque
individu dans la prise de décisions économiques. Il s’agit d’une remise en
cause des anciens modèles qui percevaient la prise de décision comme
un comportement rationnel (recherche du gain avant tout) ». En
identifiant ce que l’on nomme nos « biais cognitifs », ces travaux
expliquent pourquoi nous prenons parfois des décisions qui, au premier
abord, peuvent paraître irrationnelles. Par conséquent, il est aujourd’hui
possible de déterminer de manière très précise l’ensemble des facteurs
extérieurs et structurels (liés au fonctionnement du cerveau humain) qui
dictent nos choix de citoyens et de consommateurs. Et donc, de les
influencer. C’est l’objet de ce que l’on appelle le neuromarketing (NM).
Le neuromarketing vise, selon Didier Courbet et Denis Benoit, « à
influencer à leur insu les personnes en utilisant, en fait, des concepts et
méthodes issus de la psychologie scientifique » ; « ainsi voit-on
apparaître depuis quelques années des agences de communication, des
instituts d’études ou des départements spécialisés en NM (par exemple
les entreprises Neurosense, Neurofocus, etc.). L’utilisation de celui-ci au
service des publicitaires soulève d’immanquables questions à la fois
théoriques, méthodologiques, stratégiques et éthiques, relatives aux
moyens qu’utilise le NM et aux finalités qu’il poursuit ».
Dès lors, le ciblage individualisé permis par les réseaux sociaux (ainsi
que l’absence de régulation des contenus) voit son impact potentiel
démultiplié par les travaux récents en sciences comportementales. Nous
pouvons non seulement cibler chaque individu, mais aussi connaître un
grand nombre des paramètres influençant ses choix et comportements, et
donc adapter les messages (publicitaires et politiques) afin d’en
démultiplier l’efficacité. L’influence s’individualise tout en
s’industrialisant.
Et c’est donc la question du libre arbitre qui risque de se reposer de
manière accrue dans les années qui viennent, et ce, surtout, si nous
sommes incapables d’enrayer l’affaissement de l’esprit critique, anticorps
majeur contre la manipulation. Alors que la démocratisation de
l’éducation par les technologies devait libérer le citoyen des
déterminismes de tous ordres, le voilà potentiellement soumis à de
nouvelles formes de manipulation. La démocratie s’est construite sur
l’émancipation par rapport à l’influence de l’Église, des gourous, des
hiérarchies, mais elle se voit de plus en plus remise en cause par le biais
des nouvelles technologies. Par méconnaissance de ces nouvelles
techniques, par excès de confiance dans les pouvoirs de l’école et de la
raison « raisonnante et raisonnable » de chacun, nous pourrions payer
très cher notre manque d’anticipation et de régulation des pratiques
numériques.

L’AVÈNEMENT DU PARTI ALGORITHME

Un autre élément, là encore trop peu débattu, vient s’ajouter à cette


capacité nouvelle de manipulation : la manière dont les algorithmes
appliqués à tous les champs de la vie publique et privée sont en train de
transformer nos vies, souvent pour le meilleur mais parfois pour le pire.
Dans Weapons of Math Destruction, Cathy O’Neil expose les nombreux
travers de l’utilisation des algorithmes et des mathématiques au sens
large, de la notation des professeurs aux États-Unis à l’allocation de
crédits par les établissements bancaires, jusqu’à la prédiction de la
récidive des délinquants condamnés7. À partir de très nombreux
exemples, elle montre que bien souvent les algorithmes conduisent à de
mauvaises décisions, des décisions arbitraires, souvent basées sur de
mauvais postulats de départ et une interprétation des données
totalement biaisée.
Frank Pasquale, professeur de droit à l’université du Maryland, a
également décrit dans The Black Box Society comment les algorithmes,
utilisés par les entreprises de Wall Street et de la Silicon Valley pour
exploiter nos données à des fins commerciales, sont une « boîte noire »
échappant à tout contrôle8. Or, ces algorithmes conduisent à des
décisions majeures dans nos vies, de l’allocation de crédits jusqu’à nos
choix de consommation. Là encore, l’opacité des mathématiques
appliquées au « big data » engendre des questions démocratiques
majeures. Et si notre système judiciaire n’utilise pas encore les
mathématiques comme le font les juges aux États-Unis, il n’en reste pas
moins que nous sommes engagés sur cette pente dangereuse et devons
donc, dès à présent, nous préparer à cette invasion de nos vies par les
mathématiques afin d’éviter les effets pervers massifs qui existent chez
nos voisins.
Ces technologies engendrent également une mutation inquiétante des
partis politiques. Giuliano Da Empoli décrit très bien la manière dont les
Casaleggio (père et fils) et Beppe Grillo ont conçu leur empire « 5
étoiles » à partir d’un simple blog, un réseau qui ressemble en tout point
à un système féodal et qui, loin de « donner du pouvoir » aux citoyens,
capte l’émotion pour l’instrumentaliser et la démultiplier, tout en
diffusant fausses et vraies nouvelles indistinctement à ses « followers »
pour nourrir une dynamique dont ils sont absolument seuls à bénéficier
et qu’ils contrôlent sans partage – et ce dans le plus grand secret9. Ce
« parti algorithme », dont les méthodes sont, peu ou prou, répliquées
ailleurs par d’autres partis, capte en permanence ce qui crée le « buzz »
et, faisant fi de toute cohérence idéologique et de toute réflexion
approfondie, « surfe » sur l’émotion, quitte à prôner le lendemain le
contraire de ce qu’il prônait la veille. Les élus sont mis au pas, obligés à
renoncer par contrat à toute indépendance vis-à-vis de la direction du
parti, une fois élus. Toute « carrière » politique, tout ancrage est
soigneusement évité – par l’interdiction du cumul de plus de deux
mandats consécutifs – afin que le cœur du réseau en conserve tout le
pouvoir. L’agilité et la plasticité sont ici reines, et les fonctions
traditionnelles du parti – former des élus et des militants, assurer leur
promotion sociale et politique dans le temps long, mais aussi produire
des idées, les diffuser, convaincre, organiser le débat – ont été
totalement réorganisées au profit du seul chef.
Ces mutations de l’organisation partisane sont d’autant plus
inquiétantes qu’elles s’inscrivent dans une période de crise des partis
politiques et peuvent donc prétendre remplacer des structures anciennes
qui peinent à se réinventer. Comme nous l’écrivions dans un rapport sur
la refondation des partis, avec Daniel Perron : « Rénovation, refondation,
réinvention… depuis des années, ces injonctions sont lancées de manière
récurrente à des partis politiques jugés obsolètes et dévitalisées. Plus ou
moins cosmétique, plus ou moins ambitieux, l’effort de repenser le parti
dans ses fonctions, son organisation et ses outils a puisé ces dernières
années à deux sources particulières :
— d’une part, les nouvelles technologies – plates-formes web,
réseaux sociaux, algorithmes, intelligence artificielle – qui véhiculent un
imaginaire presque utopique, celui de la Silicon Valley et de son horizon
de « progrès » sans limites.
— d’autre part, les techniques de la « démocratie participative » qui
promettent une revitalisation démocratique par la réconciliation entre le
citoyen, d’une part, et les processus institutionnalisés de délibération et
de décision publique, d’autre part.
Ces deux horizons offrent autant d’opportunités que de menaces, de
promesses que d’impasses. Nous sommes en train, peu à peu, de revenir
de notre fascination initiale vis-à-vis du premier – Cambridge Analytica
et propagation des DeepFakes aidant – comme du second10. »
Au rang des menaces, nous pointions non seulement le risque d’une
manipulation scientifique et massifiée, comme évoqué plus haut, mais
aussi la tentation du « suivisme » en matière politique : « Le parti est là
pour façonner le débat, canaliser les colères et les espoirs, pacifier
la conflictualité sociale inhérente à tout groupe humain. Or, trop souvent
désormais, sous le coup des études quantitatives et qualitatives qui ont
été importées de la science du marketing, la tentation de “suivre” la
demande s’impose, même lorsque celle-ci ne sait pas exactement ce
qu’elle est. Les exercices de réflexions politiques visant à construire le
monde ont reculé, éloignant les sachants, les experts et les académiques
au profit des professionnels de la communication. Le résultat de cette
évolution, qui est l’éloignement entre citoyens et politiques, n’est pas si
paradoxal – il prouve que les citoyens parviennent encore à distinguer la
part d’artificialité et celle d’engagement et de convictions réelles. Si
l’écoute de l’opinion est absolument cardinale, elle doit être remise à sa
juste place : un élément parmi d’autres, pesant sur une stratégie de
conquête du pouvoir qui repose aussi sur la capacité des candidats à
emporter les électeurs dans un récit qui laisse sa part au rêve, à
l’utopie. »

LE SÉPARATISME NUMÉRIQUE OU LA DISPARITION DE L’AGORA

De plus en plus, la fiction s’empare du sujet des fake news et de notre


rapport à la vérité. À l’image de Golden State11, roman se déroulant
quelque part dans une Amérique future, où une « police de la vérité »
traque le moindre mensonge et où l’État s’emploie à enregistrer le
moindre mouvement de chaque individu afin de conjurer l’effondrement
de sa légitimité et de son pouvoir.
Dans l’excellent Identity Crisis, le romancier satirique Ben Elton
dépeint une Grande-Bretagne où les polémiques entretiennent
artificiellement le sentiment d’une société de plus en plus divisée et
tribalisée et où le débat public est paralysé par l’injonction faite à
chacun de « respecter les identités », au risque de contorsions
sémantiques les plus ridicules (par exemple le remplacement de « he » ou
« she » par « Ze »)12. Dans cette Grande-Bretagne pas si éloignée de la
réalité, nul ne débat plus, car chaque mot est vécu comme une atteinte à
l’identité même de la personne à laquelle il est adressé. L’épisode
J. K. Rowling est à ce titre très illustratif et semble tout droit sorti du
roman de Ben Elton : l’auteure de Harry Potter commenta, en juin 2020,
sur Twitter une tribune de la plate-forme Devex.com intitulée « Créer un
monde post-covid plus égalitaire pour les gens qui ont leurs règles ».
Sarcastique, Rowling écrivit : « Des gens qui ont leurs règles : cela avait
un nom autrefois. Aidez-moi. Fummes ? Fommes ? Fammes ? » Ses
propos suscitèrent immédiatement l’indignation générale de la
Twittosphère, bon nombre, y compris des acteurs ayant incarné les
personnages de Harry Potter, y voyant une expression regrettable de
transphobie… Elle est désormais traitée de TERF (Trans-exclusionary
radical feminist) ou de feminazi par bon nombre de militants.
Comment, face à des épisodes d’une telle violence – ou d’une telle
absurdité, mais c’est une question de point de vue – ne pas comprendre
que de plus en plus de citoyens fuient la sphère du débat public ? Et je
ne parle évidemment pas uniquement de Twitter, qui est devenu le
déversoir de toutes les rancœurs et de toutes les insultes, mais aussi de
tous les lieux qui ont vocation à héberger des débats publics et qui se
transforment en ring de boxe dès que le mot « politique » est invoqué. La
fuite devant la politique, le désengagement, a évidemment partie liée
avec le comportement et les échecs des responsables politiques. Mais elle
a aussi ses racines propres, liées à la forme que prennent nos débats.
Pour beaucoup, parler de politique est répugnant. C’est une expérience
désagréable, voire violente. Dès lors, de plus en plus de citoyens
s’excluent d’eux-mêmes du champ d’un débat non seulement stérile mais
aussi désagréable et nuisible.
C’est bien Identity Crisis qui m’a fait prendre conscience de ce que,
durant mes recherches depuis plusieurs années, je commençais à
percevoir de manière confuse : non seulement la tribalisation, la dé-
civilisation du débat public mais aussi le séparatisme numérique qui
menace de plus en plus nos démocraties. Et de réaliser que ce qui
relevait hier encore de la pure fiction est, peu à peu, en train d’entrer
dans nos vies. Pourtant, nous peinons encore à en mesurer l’importance
et les conséquences.
Phénomènes de « bulles », fake news, hyper-targeting,
industrialisation de la propagande individualisée grâce à l’intelligence
artificielle, etc. Plus l’information est ciblée, taillée sur mesure pour
flatter ce que nous croyons être nos intérêts et pour entretenir nos goûts
et désirs individuels, plus l’espace numérique que nous occupons en
commun, où l’on peut croiser des personnes d’horizons et d’opinions
différentes, se trouve réduit.
L’on a beaucoup parlé du phénomène de « bulles » et chacun
aujourd’hui se croit immunisé, car informé de leur existence. La
recherche menée par Ipsos démontre le contraire : Bien que nous
sachions que de telles « bulles » existent, nous avons tendance à
surestimer notre propre capacité à garder un horizon ouvert et à ne pas
nous laisser influencer par notre environnement numérique13. Ainsi,
65 % des citoyens interrogés dans vingt-sept pays estiment que la
plupart des gens vivent dans une bulle internet, ne croisant que des
personnes semblables à elles-mêmes. Mais seulement 34 % d’entre eux
s’estiment prisonniers de ce phénomène. En outre, nous tendons aussi à
surestimer notre propre capacité à débusquer les tentatives de
manipulation et à distinguer le vrai du faux : 63 % des citoyens de vingt-
sept pays se disent confiants dans leur capacité à identifier les fake news.
Cette confiance excessive dans notre esprit critique est précisément une
source de faiblesse démocratique majeure. La citoyenneté numérique, au
sens d’esprit critique appliqué aux méandres de l’espace numérique,
passera par une prise de conscience massive de nos propres biais
cognitifs.
Mais il y a plus grave, peut-être, pour l’avenir de nos démocraties
que cette crise du libre arbitre tel qu’il s’exerce – mal – sur la toile : de
fait, si nous laissons les technologies actuelles suivre la pente naturelle
sur laquelle elles sont engagées, il n’existera bientôt plus de « vrai »
unique sur quoi nous pourrions nous accorder et plus d’espace commun.
La dynamique médiatique et les réseaux sociaux produisent de plus en
plus une fragmentation de l’espace virtuel du débat public. Or,
l’existence d’une agora est la condition de l’existence d’une démocratie
efficace et inclusive. Pas de débat possible sans lieu physique ou virtuel
pour confronter les points de vue.
À ce titre, l’exemple des Gilets jaunes cité précédemment est des plus
évocateurs : sur les groupes des Gilets jaunes, ces communautés
virtuelles où l’on partage commentaires et articles de presse, la lecture
même de l’actualité – le récit de ce qu’il se passe au quotidien dans le
pays – s’avère extrêmement différente de celle qu’en font la plupart des
médias dits « traditionnels ». Il existe une disjonction manifeste entre le
récit et la lecture du monde des petits groupes, de plus en plus
hermétiques, et le récit collectif dont les médias traditionnels avaient
jusqu’à l’émergence des réseaux sociaux le monopole exclusif. Dessaisi
de la prérogative de raconter et décrypter le monde, le « haut » peine de
plus en plus à construire un espace de vécus et expériences communs qui
s’étende au cadre de la nation. Les évènements collectifs – matchs de
foot de l’équipe de France, par exemple – sont de plus en plus rares, et
même ceux-ci ne sont pas vus et décryptés de la même manière puisque
chacun choisira sa source d’information en fonction de son groupe et de
ses affinités.
Or, ce que nous appelons le « séparatisme numérique » s’avère
potentiellement beaucoup plus problématique pour nos démocraties que
le séparatisme social ; non seulement il en est le pendant virtuel, mais il
échappe aujourd’hui en grande part au contrôle de l’État, ce dernier
ayant bien souvent renoncé à transposer dans l’espace virtuel toute la
prétention à réguler et contrôler qui est encore la sienne dans l’espace
physique de la vie économique et sociale. L’État peut reconfigurer la
fiscalité, pour peu qu’une majorité le souhaite – comme nous l’avons
évoqué plus haut. Mais, quand bien même prendrait-il conscience des
risques inhérents au séparatisme numérique, il n’est pas dit qu’il ait la
souveraineté et la capacité régulatrice suffisantes pour faire face à un
défi systémique et à des GAFAM tout-puissants.

1. Étude BVA réalisée pour La Villa Numéris, avril 2018.


2. Elizabeth Kolbert, « Why Facts Don’t Change our Minds », The New Yorker, 27 février
2017.
3. Maxime des Gayets, Chloé Morin, « Opinion, sensibilisation, manipulations… le jeu faussé
de la protection des données », Note de la fondation Jean-Jaurès, octobre 2018.
4. Peter Kafka, « Facebook’s Political ad Problem, Explained by an Expert », Vox,
10 décembre 2019 (consultable en ligne).
5. Jeffrey M. Berry, Sarah Sobieraj, The Outrage Industry : Political Opinion Media and the New
Incivility, Oxford University Press, 2013.
6. Julia Cagé, Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud, L’Information à tout prix, Bry-sur-Marne,
INA, 2017.
7. Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction, New York, Crown Books, 2016.
8. Frank Pascale, The Black Box Society. Les algorithmes secrets qui contrôlent l’économie et
l’information, Limoges, FYP Éditions, 2015.
9. Giuliano Da Empoli, Les Ingénieurs du chaos, Paris, Lattès, 2019.
10. Chloé Morin, Daniel Perron, À quoi servent encore les partis politiques ?, Paris, fondation
Jean-Jaurès, 2020.
11. Ben H. Winters, Golden State, Londres, Mulholland Books, 2019.
12. Ben Elton, Identity Crisis, Transworld Digital, avril 2019.
13. « Fake News, Filter Bubbles and Post-Truth are Other People’s Problems… », Perils of
Perception survey, Ipsos, septembre 2018.
CONCLUSION

Le spectacle quotidien offert par les réseaux sociaux comme par des
médias, hélas de plus en plus nombreux, traduit nos difficultés
croissantes à dialoguer, bâtir des compromis et respecter les désaccords
sans vouloir pour autant bannir l’« autre » de la sphère sociale. Hystérisé,
le débat est confisqué par des minorités bruyantes qui confondent de
plus en plus le droit et la morale et veulent ériger leurs normes propres
en règles collectives, au besoin par des méthodes radicales et abjectes.
On a pu voir une auteure mondialement connue – J. K. Rowling –
harcelée pour avoir fait une blague jugée « transphobe » sur les réseaux
sociaux. Blague qui, faut-il le rappeler, ne tombait nullement sous le
coup de la loi. Mais l’offense semble être devenue intolérable, voire
criminelle, pour certaines personnes.
On a vu, en juillet 2020, un élu parisien démissionner de ses
fonctions à la suite d’accusations (là aussi, qui n’étaient, au moment de
sa démission, pas encore fondées en droit ni véritablement étayées) de
complaisance vis-à-vis des pratiques pédophiles de l’écrivain Gabriel
Matzneff.
Des éditorialistes, comme Bari Weiss au New York Times, ont
démissionné face aux pressions d’une forme de nouvel ordre moral
imposé au moyen de violences verbales ou psychologiques.
Savoir qui parle est devenu plus important, pour beaucoup,
qu’écouter ce qu’il a à dire.
Les actes pèsent moins que les intentions que l’on prête, les liens que
l’on tisse, et ce que l’on est.
Peu à peu, le débat de l’avoir et du faire se déporte vers l’être. Or,
personne ne peut négocier son identité. L’affrontement des identités peut
amener seulement au conflit.
Et, au fond, quelles que soient les causes en jeu, la manière dont elles
sont défendues rend surtout l’espace public plus insupportable,
nauséabond, violent, au point que de plus en plus de gens raisonnables
fuient l’espace public pour cultiver leur jardin.
Dans un tel contexte, la question qui s’impose à nous est la suivante :
comment pouvons-nous encore vivre ensemble ? Non pas simplement se
tolérer mutuellement, mais partager un espace, des valeurs et un horizon
commun sans avoir constamment besoin d’ériger des barrières et des
protections contre un « autre » que nous percevons comme menaçant ou
que nous ne voulons plus tolérer ?

En France, les institutions démocratiques, forgées par accumulation


de strates juridiques successives, visent avant tout à réduire et à civiliser
le conflit et la violence inhérents à toute société humaine. Nous
constatons tous qu’elles n’y parviennent plus.
Mais, au fond, comment une telle tâche pourrait-elle encore être
accomplie si plus personne n’a de confiance ni même de considération
pour les institutions censées garantir le dialogue : les syndicats, le
parlement, la justice indépendante ou encore les partis politiques ?
En réalité, la violence, l’ensauvagement de la société politique
répond aussi à l’incapacité de ceux qui gouvernent d’écouter et
d’entendre. La surdité du pouvoir, la capacité des responsables politiques
à changer d’opinion au gré de leurs intérêts propres sont autant
d’éléments qui élèvent le cynisme à son plus haut degré et l’exaspération
démocratique à son comble. Ici, il n’y a plus de conviction, de solidarité,
d’« avenir en commun », pour reprendre un slogan politique connu, mais
des luttes fratricides, des croche-pieds, l’enfermement comptable et
l’absence d’une pensée de la société. Quel politique est capable
aujourd’hui de dresser le portrait de la France qu’il veut, de tracer le
chemin collectif sans stigmatiser tel ou tel ? Les politiques semblent
perdus, comme s’il n’y avait pas de juste milieu entre les voies de la
réflexion stratosphérique et le musardage dans les chemins vicinaux de
la France rurale. Quel politique est capable de donner des solutions
respectant l’expérience de ceux qui affrontent durement le quotidien ? Et
puisque l’élite politique semble être aux fraises, alors peut-être le peuple
peut-il lui aussi s’évader, se désintéresser de la chose publique et,
lorsqu’il le faut, se soulever en jacqueries diverses pour se faire entendre.
Mais alors, comment la démocratie pourrait-elle fonctionner sur fond
de désolidarisation, de fragmentation sociale, de remplacement d’une
volonté de vivre ensemble par des formes diverses, sinon de
séparatismes, du moins de polarisation ?
Comment nos institutions démocratiques pourraient-elles encore
jouer leur rôle s’il n’existe plus d’espace commun ni de discussion
partageable à l’échelle de la nation ?
Tant que ce problème structurel, dicté en partie par la manière dont
fonctionnent les réseaux et se développent nos comportements virtuels,
ne sera pas pleinement pris en compte aussi bien par les citoyens que par
les experts et responsables politiques, nous continuerons à diverger
toujours davantage et à nous enfermer dans des communautés réelles et
virtuelles qui sont de plus en plus imperméables les unes aux autres,
chacune ayant ses représentations, ses aspirations, ses colères, et toutes
étant condamnées à l’impuissance puisqu’elles sont dans l’incapacité
même de venir féconder le débat démocratique.
Combinés, l’ensemble des progrès technologiques et scientifiques
évoqués dans cet essai dessinent un avenir sombre pour la démocratie :
ils posent tout simplement la question de la fin de la liberté, fondement
des démocraties libérales. Comme le rappelle Jamie Susskind dans Future
Politics, « nous prenons des risques démesurés lorsque nous déléguons
des problèmes politiques au petit groupe responsable de la plupart des
innovations dans le domaine des technologies digitales […] ceux qui
contrôlent ces technologies vont avoir de plus en plus de pouvoir sur nos
vies […] ils vont de plus en plus définir les limites de nos libertés »,
« déterminer l’avenir de la démocratie », et leurs algorithmes
« décideront de questions fondamentales de justice sociale »1.
Pourtant, nous continuons à nous enfoncer dans une double impasse :
d’un côté, une forme d’apathie démocratique, de « jusqu’ici tout va bien,
donc ne changeons rien » qui permet une lente et presque imperceptible
dégradation des libertés, des droits et de la qualité du débat public. Et,
de l’autre, nous nous rassurons en désignant des boucs émissaires faciles,
en lançant des croisades aussi vaines qu’illusoires et en considérant
collectivement que le plus grand défi lancé aux démocraties serait le seul
populisme.

Or, le populisme est en partie un leurre. Non pas qu’il soit inoffensif :
Salvini, Trump, Bolsonaro auront amplement démontré la menace qu’il
représente pour le monde. Mais, outre le fait que leurs pays ne se sont
pas effondrés dans les gouffres économiques que certains leur
promettaient, le temps que les démocrates que nous sommes perdons à
combattre les « populistes » de tout poil sur leur prétendue dangerosité,
nous ne l’employons pas à identifier ni à traiter les racines du populisme,
que j’ai tenté d’exposer ici. Or, ce sont bien ces causes profondes qui font
le carburant des ennemis de la démocratie.
D’une certaine manière, le populisme pourrait même être considéré,
du point de vue de ce qu’il traduit de la demande citoyenne, comme
l’instinct de survie des démocraties en péril. De nombreuses études que
j’avais réalisées pendant que j’occupais mes fonctions à Matignon
montraient que, derrière le vote Le Pen, se trouvait pour beaucoup de
citoyens (mais évidemment pas pour tous) une demande radicale mais
assez républicaine d’égalité – « réelle » –, de laïcité, d’ordre, un appel à
l’aide face à des « élites » qu’ils ressentaient comme éloignées et
insensibles à la vie réelle du commun des Français. N’étant plus
entendues, ces demandes se radicalisent, et finissent par s’extrêmiser ou
par renoncer à s’exprimer.
Bien que l’étude du populisme soit utile et même indispensable, il me
semble enfin urgent de considérer et de débattre collectivement des
nouveaux périls démocratiques posés par le numérique, par la
tribalisation et par l’indifférentiation idéologique issue de la perception
d’une similitude des politiques en principe les plus symboliques de
l’alternance politique. Tout se passe comme si, au fond, nous n’avions
plus rien à négocier que la place de la religion et des groupes
minoritaires qui enferment les débats désormais d’abord sociétaux. C’est
un débat que j’ai modestement tenté d’ouvrir ici, en espérant qu’il
permettra un sursaut civique et démocratique avant que la catastrophe
que nous pressentons tous ne survienne.

1. Jamie Susskind, Future Politics. Living Together in a World transformed by Tech, Oxford
University Press, 2008.
Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris cedex 07 FRANCE
www.gallimard.fr

© Éditions Gallimard, 2021.


CHLOÉ MORIN

LE POPULISME AU SECOURS DE LA
DÉMOCRATIE ?

D’où vient la crise qui paralyse lentement mais sûrement les démocraties
et qui provoque en retour les sursauts populistes ? Sur la base d’études
approfondies de l’opinion, Chloé Morin dégage les principaux facteurs
qui ont créé cette situation. Les règles du jeu politique ont changé sans
que son personnel s’en soit avisé. La défiance des citoyens envers les
pouvoirs s’est installée sans que ses sources soient véritablement saisies
et combattues. Le « séparatisme » fait des ravages, mais il n’est pas
seulement là où l’on croit. Il est aussi le séparatisme des élites par
rapport aux peuples, ou encore le fait des tribus dont le numérique
encourage la fermeture sur elles-mêmes.
Tels sont les vrais périls qu’affronte aujourd’hui la démocratie et qui
soulèvent les passions populistes. Au lieu de dénoncer celles-ci comme
une menace, soutient Chloé Morin, il faut savoir y lire un rappel de nos
régimes à leur inspiration d’origine.

Chloé Morin, spécialiste de l’analyse de l’opinion, est experte-associée à la


fondation Jean-Jaurès. Elle vient de publier Les Inamovibles de la
République. Vous ne les verrez jamais, mais ils gouvernent, La Tour-
d’Aigues (Vaucluse), Éd. de l’Aube, 2020.
Cette édition électronique du livre
Le populisme au secours de la démocratie ? de Chloé Morin
a été réalisée le 19 février 2021
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072929687 – Numéro d’édition : 376170).
Code Sodis : U36481 – ISBN : 9782072929694.
Numéro d’édition : 376171.

Composition et réalisation de l’epub : IGS-CP.


TABLE DES MATIÈRES

Titre

Introduction

1. Les nouvelles règles du jeu politique


BASCULEMENT DANS UNE NOUVELLE ÈRE
INSTABILITÉ ET VOLATILITÉ
L’ÈRE DE L’HYPERDÉFIANCE
ENTRÉE SUR LE « MARCHÉ » POLITIQUE
ACCENTUATION DE LA POLARISATION
LA FRAGMENTATION DU PAYSAGE IDÉOLOGIQUE
LA QUESTION IDENTITAIRE
CRISE DU LIBRE ARBITRE

2. Savoir poser la question démocratique


LE PRIX DE LA DÉFIANCE
COMMENT LA QUESTION DÉMOCRATIQUE S’EST IMPOSÉE
SORTIR DU FRANCO-CENTRISME
LE SYMPTÔME ET LA MALADIE
Retour de la violence en politique ?
La désidéologisation et la désintermédiation
La désolidarisation
La solidarité à l’épreuve du coronavirus
Polarisation ou tribalisation

3. Savoir poser la question démocratique : aux sources du malaise


LA CRISE DE LA REPRÉSENTATION
L’INDIVIDU CONTRE LE COLLECTIF ?
VERS LA POST-POLITIQUE ?
Aux sources de l’indifférenciation : l’abdication social-démocrate
Consensus du centre, triomphe de la « raison » et du pragmatisme
Macron 2017-2020 : triomphe du post-politique
La « réforme » : mantra d’une élite indifférenciée
LES CONDITIONS DU DÉBAT NE SONT PAS RÉUNIES
UNIFORMISATION DU « HAUT », FRAGMENTATION DU « BAS »
L’IMPACT DE LA TECHNOLOGIE SUR LA MANIÈRE DE DÉBATTRE
Médias et polarisation
Médias et désacralisation des figures d’autorité
Rejet de la démocratie ou demande de démocratie ?
Le populisme au secours de la démocratie

4. L’archipélisation est-elle vraiment un problème démocratique ?


LE « NOUS » EXISTE-T-IL ENCORE ?
LE « COMMUN » N’EST PAS L’HOMOGÉNÉITÉ
ÉLOGE DE LA DIVISION
SAVOIR CONCILIER LES DIFFÉRENCES
TRIOMPHE DE LA POLITIQUE DU « BOUC ÉMISSAIRE »
67 MILLIONS DE VICTIMES
RÉSEAUX SOCIAUX ET TRIBALISATION
ENRAYER LE CERCLE VICIEUX

5. Séparatisme : sécession des élites et coupure peuple-élite


LE PARADOXE DES INÉGALITÉS ET DE LA PANNE DE LA GAUCHE
UN DÉBAT ÉCONOMIQUE ATROPHIÉ
LE DÉBAT INDIGENT SUR LA DETTE PUBLIQUE
L’ÉCONOMIE ÉRIGÉE AU RANG DE CROYANCE
LES LIENS INCESTUEUX DES ÉLITES
LA TRIBALISATION CONTRE LA JUSTICE SOCIALE

6. Séparatisme : le péril numérique


DE L’IDÉAL DES CIVIC TECH À L’HORREUR DES FAKE NEWS
LES FAKE NEWS, POINTE ÉMERGÉE DE L’ICEBERG
HYPER-TARGETING ET RISQUES DÉMOCRATIQUES
RÉGULER LES MÉDIAS ?
VERS UNE CRISE DU LIBRE ARBITRE ?
L’AVÈNEMENT DU PARTI ALGORITHME
LE SÉPARATISME NUMÉRIQUE OU LA DISPARITION DE L’AGORA

Conclusion

Copyright

Présentation

Achevé de numériser

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