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Le Clezio Poisson D - or

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Jean-Marie Gustave Le Clézio. Poisson d'or. – Paris, 1999.

1
Quand j'avais six ou sept ans, j'ai été volée. Je ne m'en souviens pas vraiment, car j'étais trop
jeune, et tout ce que j'ai vécu ensuite a effacé ce souvenir. C'est plutôt comme un rêve, un cauchemar
lointain, terrible, qui revient certaines nuits, qui me trouble même dans le jour. Il y a cette rue blanche
de soleil, poussiéreuse et vide, le ciel bleu, le cri déchirant d'un oiseau noir, et tout à coup des mains
d'homme qui me jettent au fond d'un grand sac, et j'étouffe. C'est Lalla Asma qui m'a achetée.
C'est pourquoi je ne connais pas mon vrai nom, celui que ma mère m'a donné à ma naissance,
ni le nom de mon père, ni le lieu où je suis née. Tout ce que je sais, c'est ce que m'a dit Lalla Asma,
que je suis arrivée chez elle une nuit, et pour cela elle m'a appelée Laïla, la Nuit.
Je viens du Sud, de très loin, peut-être d'un pays qui n'existe plus. Pour moi, il n'y a rien eu
avant, juste cette rue poussiéreuse, l'oiseau noir, et le sac.
Ensuite je suis devenue sourde d'une oreille. Ça s'est passé alors que je jouais dans la rue,
devant la porte de la maison. Une camionnette m'a cognée, et m'a brisé un os dans l'oreille gauche.
J'avais peur du noir, peur de la nuit. Je me souviens, je me réveillais quelquefois, je sentais la
peur entrer en moi comme un serpent froid. Je n'osais plus respirer. Alors je me glissais dans le lit de
ma maîtresse et je me collais contre son dos épais, pour ne plus voir, ne plus sentir. Je suis sûre que
Lalla Asma se réveillait, mais pas une fois elle ne m'a chassée, et pour cela elle était vraiment ma
grand-mère.
Longtemps j'ai eu peur de la rue. Je n'osais pas sortir de la cour. Je ne voulais même pas
franchir la grande porte bleue qui ouvre sur la rue, et si on essayait de m'emmener dehors, je criais et
je pleurais en m'accrochant aux murs, ou bien je courais me cacher sous un meuble. J'avais de
terribles migraines, et la lumière du ciel m'écorchait les yeux, me transperçait jusqu'au fond du corps.
Même les bruits du dehors me faisaient peur. Les bruits de pas dans la ruelle, à travers le
Mellah, ou bien une voix d'homme qui parlait fort, de l'autre côté du mur. Mais j'aimais bien les cris des
oiseaux, à l'aube, les grincements des martinets au printemps, au ras des toits. Dans cette partie de la
ville, il n'y a pas de corbeaux, seulement des pigeons et des colombes. Quelquefois, au printemps, des
cigognes de passage qui se perchent en haut d'un mur et font claquer leur bec.
Pendant des années, je n'ai rien connu d'autre que la petite cour de la maison, et la voix de
Lalla Asma qui criait mon nom : « Laïla ! » Comme je l'ai déjà dit, j'ignore mon vrai nom, et je me suis
habituée à ce nom que m'a donné ma maîtresse, comme s'il était celui que ma mère avait choisi pour
moi. Pourtant, je pense qu'un jour quelqu'un dira mon vrai nom, et que je tressaillirai, et que je le
reconnaîtrai.
Lalla Asma, ce n'était pas non plus son vrai nom. Elle s'appelait Azzema, elle était juive
espagnole. Lorsque la guerre avait éclaté entre les Juifs et les Arabes, de l'autre côté du monde, elle
était la seule à ne pas avoir quitté le Mellah. Elle s'était barricadée derrière la grande porte bleue et elle
avait renoncé à sortir. Jusqu'à cette nuit où j'étais arrivée, et tout avait changé dans sa vie.
Je l'appelais « maîtresse » ou bien « grand'mère ». Elle voulait bien que je l'appelle «maîtresse»
parce que c'était elle qui m'avait appris à lire et à écrire en français et en espagnol, qui m'avait
enseigné le calcul mental et la géométrie, et qui m'avait donné les rudiments de la religion — la sienne,
où Dieu n'a pas de nom, et la mienne, où il s'appelle Allah. Elle me lisait
des passages de ses livres saints, et elle m'enseignait tout ce qu'il ne fallait pas faire, comme souffler
sur ce qu'on va manger, mettre le pain à l'envers, ou se torcher avec la main droite. Qu'il fallait toujours
dire la vérité, et se laver chaque jour des pieds à la tête.
En échange, je travaillais pour elle du matin au soir dans la cour, à balayer, couper le petit bois
pour le brasero, ou faire la lessive. J'aimais bien monter sur le toit pour étendre le linge. De là, je voyais
la rue, les toits des maisons voisines, les gens qui marchaient, les autos, et même, entre deux pans de
mur, un bout de la grande rivière bleue. De là-haut, les bruits me paraissaient moins terribles. Il me
semblait que j'étais hors d'atteinte.
Quand je restais trop longtemps sur le toit, Lalla Asma criait mon nom. Elle restait toute la
journée dans la grande pièce garnie de coussins de cuir. Elle me donnait un livre pour que je lui fasse
la lecture. Ou bien elle me faisait faire des dictées, elle m'interrogeait sur les leçons précédentes. Elle
me faisait passer des examens.
Comme récompense, elle m'autorisait à m'asseoir dans la salle à côté d'elle, et elle mettait sur
son pick-up les disques des chanteurs qu'elle aimait : Oum Kalsoum, Said Darwich, Hbiba Msika, et
surtout Fayrouz à la voix grave et rauque, la belle Fayrouz Al Halabiyya, qui chante Ya Koudsou, et
Lalla Asma pleurait toujours quand elle entendait le nom de Jérusalem.
Une fois par jour, la grande porte bleue s'ouvrait et laissait le passage à une femme brune et
sèche, sans enfants, qui s'appelait Zohra, et qui était la bru de Lalla Asma. Elle venait faire un peu de
cuisine pour sa belle-mère, et surtout inspecter la maison. Lalla Asma disait qu'elle l'inspectait comme
un bien dont elle hériterait un jour.
Le fils de Lalla Asma venait plus rarement. Il s'appelait Abel. C'était un homme grand et fort,
vêtu d'un beau complet gris. Il était riche, il dirigeait une entreprise de travaux publics, il travaillait
même à l'étranger, en Espagne, en France. Mais, à ce que disait Lalla Asma, sa femme l'obligeait à
vivre avec ses beaux-parents, des gens insupportables et vaniteux qui préféraient la ville nouvelle, de
l'autre côté de la rivière.
Je me suis toujours méfiée de lui. Quand j'étais petite, je me cachais derrière les tentures dès
qu'il arrivait. Ça le faisait rire : « Quelle sauvageonne ! » Quand j'ai été plus grande, il me faisait encore
plus peur. Il avait une façon particulière de me regarder, comme si j'étais un objet qui lui appartenait.
Zohra aussi me faisait peur, mais pas de la même manière. Un jour, comme je n'avais pas ramassé la
poussière dans la cour, elle m'avait pincée jusqu'au sang : « Petite miséreuse, orpheline, même pas
bonne à balayer ! » J'avais crié : «Je ne suis pas orpheline, Lalla Asma est ma grand-mère.» Elle s'était
moquée de moi, mais elle n'avait pas osé me poursuivre.
Lalla Asma prenait toujours ma défense. Mais elle était vieille et fatiguée. Elle avait des jambes
énormes, cousues de varices. Quand elle était lasse, ou qu'elle se plaignait, je lui disais : «Vous êtes
malade, grand-mère ? » Elle me faisait me tenir bien droite devant elle et elle me regardait.
Elle répétait le proverbe arabe qu'elle aimait bien, qu'elle disait un peu solennellement, comme
si elle cherchait à chaque fois la bonne traduction en français : « La santé est une couronne sur la tête
des gens bien portants, que seuls voient les malades.»
Maintenant, elle ne me faisait plus beaucoup lire, ni étudier, elle n'avait plus d'idées pour
inventer des dictées. Elle passait l'essentiel de ses journées dans la salle vide, à regarder l'écran de la
télévision. Ou bien elle me demandait de lui apporter son coffret à bijoux et ses couverts d'argent. Une
fois, elle m'a montré une paire de boucles d'oreilles en or :
« Tu vois, Laïla, ces boucles d'oreilles seront à toi quand je serai morte. »
Elle a passé les boucles dans les trous de mes oreilles. Elles étaient vieilles, usées, elles
avaient la forme du premier croissant de lune à l'envers dans le ciel. Et quand Lalla Asma m'a dit le
nom, Hilal, j'ai cru entendre mon nom, j'ai imaginé que c'étaient les boucles que je portais quand je suis
arrivée au Mellah.

Lauréat du prix Nobel de littérature en 2008, Jean-Marie Gustave Le Clézio (né en 1940) est considéré comme l'un
des plus grands représentants de la littérature française contemporaine. Ses racines, française, britannique et mauricienne,
fondent son goût prononcé pour le voyage et l'univers singulier de ses écrits. Lui qui passe sa vie à côtoyer et à faire connaître
des civilisations menacées, comme celles des Amérindiens ou des Berbères, ne cache pas sa révolte face à la violence et à la
bêtise du monde occidental, comme en témoignent 'Le Procès-verbal' ou 'La Guerre'.

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