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Les Morales de Sarte

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LES PHILOSOPHIES DE SARTRE

On n’entre pas dans la philosophie de Sartre comme dans un moulin ! La pensée de


Sartre ne tient pas en quelques formules toutes faites, ni dans le raccourci qu’il en a lui-
même proposé dans la célèbre conférence de 1946, L’existentialisme est un humanisme.
Quoi qu’on pense de ses engagements politiques, il a été le dernier philosophe français à
avoir pris au sérieux l’ambition philosophique de « dire ce que c’était que la vie, la
mort, la sexualité, si Dieu existait ou si Dieu n’existait pas, ce que c’était que la
liberté »1. Mais si la philosophie de Sartre est difficile, c’est aussi et peut-être surtout
parce qu’elle a sensiblement évolué : chaque grand livre de Sartre déploie à neuf des
problèmes et envisage des solutions qui parfois de remettent profondément en question
ce qui paraissait avoir été bien établi antérieurement. On est tenté d’y voir comme un
chantier perpétuel qui, à force de frayer des voies nouvelles, ne se laisse pas figer en un
corps de doctrines bien stables. Ces mues, du moins ces avatars, ont pu faire douter de
l’unité de la pensée de l’auteur de L’Être et le Néant (1943). Au soupçon porté sur la
cohérence de l’ensemble est venu s’ajouter le reproche d’avoir sacrifié (avec un peu de
retard qui pis est) aux modes du temps et de s’être fait le vulgarisateur de philosophes,
comme Husserl, Heidegger voire de Marx, que d’autres (Jean Wahl, Raymond Aron,
Emmanuel Lévinas) avaient découverts avant lui. Contradictoire, plagiaire, Sartre ? Il
faut retracer les chemins d’une pensée dont le point d’origine et la visée fut de chercher
une morale compatible avec une conception exigeante de la liberté humaine.
Les « mues » de la philosophie sartrienne
Il y a une première philosophie de Sartre. Assez méconnue, inchoative, elle précède la
lecture Husserl. Le Sartre philosophe d’avant sa rencontre avec la phénoménologie, est
un philosophe non encore germanisé est essentiel, si l’on veut comprendre comment
Sartre est devenu, justement sous l’influence de la lecture de Husserl, puis de
Heidegger, l’auteur de L’Être et le Néant. Ce pavé philosophique a contribué à faire de
l’écrivain philosophe, qui s’était signalé avant la guerre par La Nausée et un recueil de
nouvelle intitulé Le Mur, un des premiers parmi les intellectuels du temps. Dans la
fameuse conférence de 19462, non sans réticence, il nomme « existentialisme athée » sa
philosophie. Ce deuxième Sartre est déjà en train de projeter une suite à L’Être et le
Néant, plus précisément d’en boucler le projet en écrivant la « morale ontologique » qui
aurait eu pour base le grand traité de 1943. Après avoir décrit, dans L’Être et le Néant,
la « réalité humaine » en ce qu’elle est, il lui fallait l’aborder en ce qu’elle doit être,
étant entendu qu’il fallait de sortir de l’individualisme auquel risquaient d’inviter
certaines des analyses de L’Être et le Néant. Les brouillons de ce livre avorté seront
publiés après la mort de Sartre sous le titre Cahiers pour une morale (1983). À bien des
égards, l’essai de Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté (1947), et
surtout le grand livre de psychanalyse existentielle et de morale, Saint Genet comédien
et martyr (1952), tinrent lieu de cette morale où « ce qui importe n’est pas ce qu’on a
fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous »3. Cette
interrogation morale est encore au point de départ de la deuxième grande mue qui a
donné le jour à un troisième état de la philosophie sartrienne. Elle se traduit notamment
par la rédaction de la Critique de la raison dialectique (1960), puis par celle du
Flaubert, L’idiot de la famille (1971-1972). Sartre s’y propose de réfléchir aux
conditions d’exercice de la liberté humaines, à l’aune de la pensée marxiste, « horizon
indépassable de notre temps ». Il lui fallait prendre un autre point de départ que celui
que fournissaient les conclusions de l’ouvrage de 1943. À l’ontologie
1
Michel Foucault, Quinzaine littéraire, 1er-15 mars 1968.
2
L’existentialisme est un humanisme,
3
Saint Genet, comédien et martyr, p. xx
phénoménologique de la « réalité humaine », aux multiples manifestations du « pour-
soi », devait se substituer une ontologie du groupe. Enfin, il y a une ultime philosophie
de Sartre, esquissée dans L’espoir maintenant. Ultime palinodie – elle scandalisa le
« clan » autour de Simone de Beauvoir – ou dernière expression d’une tension interne
qui n’avait cessé de s’exprimer dans la diversité et la multiplicité, parfois anarchiques,
des genres d’écrits et des engagements sartrien ? Sartre, qui n’a cessé d’essayer d’écrire
une éthique, un morale pour un homme à faire et qui chaque jour semble se défaire
davantage au point de ne paraître ni fait, ni à faire, aurait sans doute haussé les épaules :
« Moi je pense que mes contradictions importaient peu, que malgré tout je suis resté sur
une ligne continue »4.
Les suppositoires Midy et la découverte de la contingence
Cette ligne continue commence par la découverte, décisive pour Sartre philosophe, de la
contingence de l’existence. Dans un entretien avec le Castor dans lequel elle lui
demandait quand avait eu lieu cette expérience, Sartre répond qu’il trouve la première
allusion à cette idée dans le carnet des suppositoires Midy ! Il s’agit en fait d’un carnet
alphabétique vierge trouvé dans le métro, début 1924, par le jeune khâgneux qu’il était
encore. Sartre dit ainsi qu’il a « pensé sur la contingence à partir d’un film. Je voyais
des films où il n’y avait pas de contingence, et quand je sortais, je trouvais la
contingence. C’est donc la nécessité des films qui me faisait sentir à la sortie qu’il n’y
avait pas de nécessité dans la vie ». Le cinéma, arrangé par le montage et l’art du
cinéaste, confère aux paysages et aux situations projetés sur l’écran une nécessité et une
unité qu’ils n’ont pas. Il révèle a contrario que, dans la vie réelle, « un lien fort lâche
unit le passé au présent, que tout vieillit au hasard, en désordre, à tâtons »5.
L’expérience de la contingence apparaît donc comme le contrecoup d’une déception
devant le monde organisé, nécessaire que présente tout œuvre d’art en général, le
cinéma et une certaine littérature en particuliers. Dans Les Mots, on trouve ce
confirmatur, certes tardif, sans doute largement reconstruit par l’homme mur, où Sartre
décrit le ravissement que produisit sur lui le cinéma : « J’étais comblé, j’avais trouvé, le
monde où je voulais vivre, je touchais à l’absolu. Quelle malaise quand les lampes se
rallumaient : je m’étais déchiré d’amour pour ces personnages et ils avaient disparu,
remportant leur monde ; […] dans la rue, je me retrouvais surnuméraire »6. Ce malaise,
ce sentiment d’être en trop, dans un monde contingent que rien ne soutient, est bien plus
tard transposé dans la Nausée. Peut-être pour une part imaginée plus que réellement
éprouvée par Sartre, il ne s’en est pas caché, elle n’en est pas moins la forme la plus
achevée littérairement, de cette découverte de la contingence qui est aussi découverte de
la liberté. Le fameux factum sur la contingence, publié en 1938, devait s’appeler
Melancholia. La découverte de la contingence de l’existence culmine dans le célèbre
passage, véritable cogito existentiel sartrien ou plutôt morceau de cire, que le héros,
Antoine Roquentin, un Autodidacte qui a perdu toute foi en ce qu’il faisait, consigne
dans son journal. Il découvre en regardant la « masse noire et noueuse » de la racine
d’un marronnier « ce que voulait dire "exister »7. Les crises d’angoisse et de panique de
Roquentin renvoient, dans le contexte de l’effondrement du monde familier, à la prise
de conscience du « Fait originaire de son surgissement sans raison au milieu de
l’existant brut »8. Plus radicalement encore que l’angoisse, l’expérience de l’ennui se
traduit pour Roquentin (qui n’est pas, tant s’en faut, Sartre) par la conclusion que toute
4
Jean-Paul Sartre, Benny Lévy, L’Espoir maintenant, Les entretiens de 1980, Verdier 1991, p. 26.
5
Michel Contat, Michel Rybalka, Les crits de Sartre, Galliamrd, p. 549
6
Sartre, Les Mots, p.102.
7
Jean-Paul Sartre, La Nausée, Folio p. 178 ss.
8
Alain Flajoliet, La Première philosophie de Sartre, Honoré Champion, Paris 2008, p.259
action, tout projet est voué à l’échec : « À présent, […] je vais me survivre. Manger,
dormir. Dormir, manger. Exister lentement, doucement, comme ces arbres, comme une
flaque d’eau, comme la banquette rouge du Tramway […]. Je m’ennuie, c’est tout »9.
« Quatre ans pour épuiser Husserl ! »
L’idée centrale de la contingence de l’existence aurait pu se développer dans une autre
direction si Sartre n’avait pas rencontré la pensée de Husserl. Ses premiers textes
philosophiques publiés – La Transcendance de l’ego (rédigé dès 1934 et paru en 1936-
1937), L’Imagination (1936) L’Esquisse d’une théorie des émotions (1939) et, enfin,
L’imaginaire (1940) – portent la marque de l’influence du fondateur de la
phénoménologie. Aron lui avait dit, début 1933, que la phénoménologie permettait de
parler d’un cocktail à l’abricot ou d’une chopine de bière et que cela reste de la
philosophie10. Sartre est séduit par la célèbre injonction husserlienne du « retour aux
choses-mêmes » et par le fait qu’elle impliquait de renoncer aux oppositions scolaires,
celles de l’apparence et de la réalité, de l’idéalisme et du réalisme, de la nécessité et de
la contingence. La lecture de Husserl lui fournit une nouvelle manière de poser les
problèmes qui repose sur la découverte de l’intentionnalité de la conscience, principe
selon lequel « toute conscience est conscience de quelque chose ». Si l’arbre que je
regarde n’a de réalité donnée que pour ma conscience, s’il est en ce sens objet de ma
conscience, il n’est pas pour autant contenu en elle. La théorie de la conscience
intentionnelle s’oppose ainsi aux psychologies qui conçoivent la représentation comme
une sorte d’image délavée de l’arbre dans la pensée. La conscience est mouvement vers
l’arbre. « Connaître, c’est s’éclater vers, s’arracher à la moite intimité gastrique, pour
filer là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi, là-bas près de l’arbre et cependant
hors de lui, car je ne peux pas plus me diluer en lui, qu’il ne peut se diluer en moi : hors
de lui, hors de moi »11. A vrai dire, Sartre puise dans l’œuvre husserlienne des outils
conceptuels pour accomplir un dessein qui lui est propre : « Husserl m’avait pris, je
voyais tout à travers les perspectives de sa philosophie… Il me fallut quatre ans pour
épuiser Husserl. Et pour moi, épuiser un philosophe c’est réfléchir dans ses
perspectives, me faire des idées personnelles à ses dépens jusqu’à ce que je tombe dans
un cul-de-sac »12.
L’ego existentiel sartrien
Sartre n’a donc pas lu Husserl en professeur pour en expliquer la pensée, mais pour
s’expliquer avec lui. Il s’en sert pour « mettre au jour [ses] idées ». Les premiers textes
sont en fait écrits en style husserlien contre Husserl. La Transcendance de l’ego critique
l’hypothèse husserlienne selon laquelle à l’arrière-plan de tout vécu de conscience, il y
aurait un ego, un Moi pur, pôle unificateur du vécu de conscience, qui, pour ainsi dire,
précède le monde et en rend la représentation possible. Pour Sartre, le Moi, « l’ego n’est
ni formellement, ni matériellement dans la conscience : il est dehors dans le monde »,
« au-delà de » la conscience, dans le jargon de la phénoménologie « transcendant ».
« C’est un être du monde comme l’ego d’autrui », plus intime seulement. Expulser le
« je » de la conscience, c’était pour Sartre faire un pas de plus, aller plus loin que
Husserl qui s’était contenté d’en expulser les choses avec l’idée d’intentionnalité. C’est
une des singularités du Sartre phénoménologue dissident : le Moi y est relégué au
domaine de l’en-soi, celui des choses qui ont pour caractéristique d’être ce qu’elles sont,
autrement dit de coïncider avec elle-même. L’ego sartrien n’est donc plus propriétaire
de la conscience, celle-ci lui échappe. La conscience activité pré-personnelle ou
9
Œuvres romanesques, p. 185-186.
10
L’anecdote célèbre est rapportée par Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge, Gallimard 1980, p.156.
11
Jean-Paul Sartre, « Note sur l’intentionnalité », N.R.F. janvier 1939.
12
Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, p. 226
impersonnelle, « spontanéité monstrueuse »13 créatrice d’existence, mais qui demeure
cependant individuée, tire ainsi du monde tout son contenu. La décision philosophique
d’exproprier de la conscience conduit directement aux analyses de L’Être et le Néant.
Rebaptisée pour-soi (voir encadré 1), la conscience sera un vide, un trou, une
« décompression d’être »14, un néant qui a la pouvoir de se saisir comme n’étant pas ce
qu’il est, autrement dit non-coïncidence à soi : « Être conscience de quelque chose,
c’est être en face d’une présence concrète et pleine qui n’est pas la conscience », « la
conscience naît portée sur un être qui n’est pas elle », « elle est l’être qui est ce qu’il
n’est pas et qui n’est pas ce qu’il est »15.
« Heidegger m’enseigne l’authenticité et l’historicité »
Les analyses de l’imagination et de la théorie des émotions ont mis en relief la
conscience comme « produit du néant », « puissance de néantisation », pure liberté,
capacité de s’arracher, de se mettre à distance des choses. Pour Sartre, imaginer un objet
c’est faire librement disparaître le monde au profit de cet objet. C’est « un acte de la
liberté qui […] fait poser le monde comme un néant par rapport à cette image ». « Pour
que le centaure surgisse comme irréel il faut précisément que le monde soit saisi comme
monde-où-le-centaure-n’est-pas ». L’expérience de la conscience est celle de ce rien
capable de néantiser. « Cette possibilité pour la réalité humaine de secréter un néant qui
l’isole […], c’est la liberté »16. Échappement originel à toute définition qui
l’essentialiserait, la conscience, la réalité-humaine, le pour-soi est libre, irréductible à
ses appartenances, à son identité, à sa psychologie. En ce sens, son existence précède
son essence. C’est « saturé de Husserl »17 qu’il aborde Heidegger et « s’assimile cette
philosophie barbare »18. Sans lui, dit Sartre, il serait encore à « piétiner devant de
grandes idées closes, la France, l’Histoire, la mort ; peut-être encore à [s’]indigner
contre la guerre, à la refuser de tout [son] être ». C’est à la forge heideggérienne que les
concepts sartriens vont prendre un tour « pathétique », dramatisé. Non sans quelques
distorsions, Sartre emprunte à Heidegger et surtout à ses traducteurs tout un vocabulaire
technique : la « réalité-humaine », traduction du Dasein heideggerien, l’angoisse, le
Néant, la facticité, le « on », la temporalité ekstatique etc. Sur le fond, il apprend du
maître de Messkirch « l’authenticité et l’historicité » qui l’aident à sortir du cul-de-sac
husserlien19.
La liberté angoissée et l’esprit de sérieux
Mais le fond de l’affaire pour Sartre est moins l’ontologie que la morale. « Je n’ai
jamais cessé d’être un philosophe moral », mais « c’est difficile d’écrire une morale »
lit-on dans un l’entretien de 1977 avec Michel Sicard20. Car Sartre porte en lui depuis le
début et est comme porté par une idée radicale de la liberté humaine. Il a tenté de la
fonder théoriquement sur l’expérience de l’angoisse métaphysique. L’angoisse serait la
manière dont on expérimente sa liberté : « saisie réflexive de la liberté par elle-même,
[l’angoisse] apparaît dès que je me dégage du monde où je m’étais engagé »21. Elle est
ce moment au cœur de l’action où la conscience s’aperçoit de sa liberté radicale et se
saisit comme totalement libre de donner un sens à son acte. Sartre oppose l’angoisse « à
13
La Transcendance de l’ego p.80
14
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, p. 110
15
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, p. 27 et passim.
16
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, p. 61.
17
Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, p. 225
18
Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, p. 226
19
Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, p. 225
20
J. -P. Sartre & M. Sicard, « Entretien » dans Obliques Sartre, p. 171.
21
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, p. 77.
l’esprit de sérieux qui saisit les valeurs à partir du monde et qui réside dans la
substantification rassurante et chosiste des valeurs »22. Du coup, l’angoisse frappe
d’inanité tous les motifs au nom desquels chacun voudrait fuir la responsabilité de sa
décision en faisant de celle-ci la résultante de contraintes externes. Être en situation, le
pour-soi sartrien est liberté angoissée et vertigineuse : « Nous sommes condamnés à être
libre »23 résume Sartre. Mais en même temps, face à cette contrainte radicale de la
liberté, chacun est enclin à biaiser et à se chercher des excuses et des faux-semblants.
De même que l’homme pascalien fuit dans le divertissement l’effroi que lui inspire la
considération de l’infini, l’homme sartrien n’a de cesse de se soustraire à une liberté
angoissante. Analogue sartrien du divertissement pascalien, l’esprit de sérieux est
opposé aussi bien à l’angoisse qu’au jeu. Le sérieux est bien celui qui prend au sérieux
les valeurs établies. Celles-ci sont pour lui autant de données dont la fonction principale
est de le rassurer, autant de garde-fous, de petits écriteaux qui jalonnent l’existence et
servent à gommer toute fêlure interne, toute interrogation sur le fondement des valeurs.
D’un certain garçon de café
Sartre discerne dans l’esprit de sérieux l’origine des conduites inauthentiques envers
soi-même qu’il analyse en prenant pour fil conducteur les conduites de mauvaise foi où
l’on se fait accroire à soi-même qu’on est soumis à un déterminisme psychique pour
mieux s’épargner la peine d’assumer sa liberté. Les célèbres exemples de la femme qui
se rend à un premier rendez-vous et abandonne sa main sans s’apercevoir qu’elle
l’abandonne24, celui du garçon de café « qui joue à être garçon de café »25 illustrent
comment le pour-soi libre oublie qu’il peut dépasser le présent, comment il préfère
abdiquer sa liberté en jouant un personnage et en cherchant à coïncider avec ce qu’il
paraît être. Un commerçant n’a pas le droit de rêver devant la clientèle, il lui doit
d’avoir l’air affairé. Tout épicier qui rêve est une offensant pour l’acheteur. Le commis
d’épicerie d’Amélie Poulain trouble le jeu social des conduites de mauvaise foi en
s’abandonnant devant les clientes à la poésie des fruits et légumes sous le regard
réprobateur de l’épicier qui, soucieux de faire du chiffre, préférerait le voir s’empresser
à les servir. Mensonge qu’on se fait à soi-même « pour fuir ce qu’on ne peut pas fuir,
pour fuir ce qu’on est », c’est-à-dire des êtres libres, la mauvaise foi sartrienne est à
concevoir non pas comme un défaut moral mais comme une donnée existentielle
fondamentale. Elle offre à la liberté au moment de choisir l’échappatoire des conduites
inauthentiques et l’alibi des raisons d’agir (ou de ne pas agir), alors que dans la décision
authentique, le pour-soi assume l’exigence personnelle de « se projeter dans l’angoisse
pour revendiquer davantage sa responsabilité ».
Libertés en situations
Si la conscience sartrienne est translucide, sa liberté essentielle pèse lourdement sur elle.
Cependant Sartre sait aussi que la nécessité ronge une liberté toujours affectée par le
monde extérieur. La conscience est jetée de fait dans des situations dont elle ne maîtrise
jamais les tenants et les aboutissants. « Il n’y a de liberté qu’en situation », mais il faut
ajouter aussitôt « qu’il n’y a de situation que par la liberté ». Il faut donc explorer les
chemins de la liberté sans la facilité de pouvoir s’orienter sur un quelconque système de
valeur disponible « clés en main ». L’homme sartrien ne peut s’en remettre pour
garantir par avance la justice de son choix au ciel intelligible de la raison, ni au Dieu des
religions, ni s’installer dans le confort moral que procurent les valeurs dominantes du
corps social. Par son action, il se fait. La réalité humaine n’est jamais le simple produit
22
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, p. 77
23
24
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, p. 90
25
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, p. 94
de ce que les circonstances (qui ont toujours bon dos) font d’elle. L’enlisement de la
liberté dans les conditions d’existence, les multiples formes d’aliénations, le sentiment
de la fatalité n’empêcheront jamais que demeure possible pour l’existant libre en
situation « le choix de la lutte, de l’abandon, de la maîtrise, de l’anxiété, du repli, du
soutien ». Le poids de l’histoire n’est pas tout : « l’individu en sort à chaque instant ».
Les situations de crise, dans la mesure où elles arrachent le sujet à la quotidienneté de
l’existence, au train-train de ses habitudes, ont ceci de vertueux qu’elles le mettent en
face de ses choix sans fard et sans voile, chacun de ses gestes ayant alors le poids d’un
engagement. C’est pourquoi Sartre a pu en venir à écrire ce paradoxe : « Jamais nous
n’avons été plus libre que sous l’Occupation allemande »26. L’Occupation était de ces
situations qui contraignent à choisir et à se choisir résistant ou collaborateur, ou toutes
les attitudes intermédiaires possibles, de l’attentisme à la révolte intérieure.
Le regard d’autrui et la honte
La conscience libre est première. Le problème principal qui se pose à elle, dans L’Être
et le Néant, est celui de la rencontre d’autrui. L’autre est d’abord rencontré comme
sujet, comme une autre conscience, un autre pour-soi. Devant un arbre ou une pierre, la
conscience, le pour-soi, se détermine et se connaît comme n’étant pas cet arbre ou cette
pierre qu’elle regarde et vers laquelle elle se projette. À l’inverse, devant une autre
conscience, le pour-soi se voit vu. Sujet pour qui il est objet, le regard de l’autre
l’objective. C’est pourquoi autrui est celui qui le chosifie par son regard, celui qui lui
« vole le monde ». Le garçon de café qui joue au garçon de café renvoie au client qui le
regarde un reflet de lui-même. Ce faisant, de pour-soi libre irréductible à ses attitudes, il
se chosifie et se fixe de fait dans l’essence d’un garçon de café qui coïncide avec le
regard du client sur lui. La mauvaise foi est, pour Sartre, d’emblée constitutive des
rapports des consciences entre elles. C’est aussi une des raisons qui font que les
relations à autrui sont originairement conflictuelles. La honte, qui n’est pas la
culpabilité, est dans la même perspective présentée dans L’Être et le Néant comme une
expérience essentielle du rapport à autrui : « sentiment originel d’avoir son être dehors
engagé dans un autre être et comme tel, sans défense aucune… J’ai honte de moi tel que
j’apparais à autrui »27.
La critique de la raison dialectique
L’Être et le Néant avait pour objet de fonder une morale. Mais cette morale s’est avérée
être un peu l’arlésienne de la philosophie sartrienne. Les six cent pages des Cahiers
pour une morale (1947-1948), furent le reliquat de la « tentative manquée »28 de
continuation de L’Être et le Néant. Le livre annoncé dans les Temps modernes sous le
titre L’homme ne paraîtra pas. Chemin faisant, Sartre s’est rendu compte qu’il écrivait
« une morale d’écrivains pour écrivains ». Il y est question d’une « morale de la
création » sur fond de pour-soi apparaissant comme détotalisation de l’en soi, de
purification de l’attitude morale et de la moralité comme « conversion permanente ».
Tout n’est pas à refaire bien sûr, mais Sartre sent déjà les limites de l’interprétation
psychanalytique (le livre sur Genet a été au bout du genre) et de l’explication marxiste
pour rendre compte d’une personne dans sa totalité. La clarification de son rapport au
marxisme est l’un des thèmes centraux du second grand ouvrage philosophique de
Sartre : La Critique de la raison dialectique. Dans ce livre hirsute, écrit au fil de la
plume, composé bizarrement, difficile, parfois bien abstrait, Sartre entreprend, toujours
en phénoménologue, une eidétique de la liberté à partir d’une réflexion sur l’activité
pratique des hommes. Il s’agit penser à nouveaux frais ce que les marxistes appellent la
26
Jean-Paul Sartre, « La République du silence », article des Les Lettres française du 9 septembre 1944.
27
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, p. 326
28
J. -P. Sartre & M. Sicard, « Entretien » dans Obliques Sartre, p. xx
praxis humaine dans sa dimension historique. La praxis désigne l’action qu’un individu,
ou un groupe, peut exercer sur son environnement en vue d’une fin. Une équipe de
football relève de cette dimension de la praxis autant qu’un groupe d’hommes
déterminés à agir politiquement, même si seuls ceux-ci agissent dans la dimension de
l’histoire et contribuent, malgré et grâce à leur aliénation, à son intelligibilité. Il s’agit
de penser la praxis individuelle et ses modes d’insertion dans les groupes, lesquels
interagissent dialectiquement. Comme dans L’Être et le Néant, Sartre alterne la
conceptualité la plus abstraite et les exemples les plus concrets. Ceux-ci sont presque
aussi fameux. Ainsi, la file d’attente à l’arrêt d’autobus sert à faire découvrir un aspect
du mode d’être ensemble qu’est la série (p. 364), un mode désintégrateur qui renvoie
chacun à sa solitude, et chaque solitude à son interchangeabilité. On peut même faire de
cette solitude son projet : acheter le journal pour le lire dans le métro, c’est renforcer ce
mode d’être ensemble qu’est la juxtaposition des solitudes. Mais aussi bien le
commerce de l’or sous Philippe II d’Espagne, le rôle des mass médias, la circulation à
Paris, l’équipe de football, le hit parade des radios américaines viennent étayer sinon
éclairer le champ du « practico-inerte », l’organisation fonctionnelle du groupe, les
divers modes d’être du groupe etc. Pendant de la Critique de la raison dialectique,
L’Idiot de la Famille montre à l’inverse comment le monde humain s’inscrit dans une
vie individuelle, comment l’individu Flaubert porte la signature du monde dans lequel il
vit. L’enjeu de ces analyses est toujours une réflexion sur les conditions de l’action
humaine, et in fine, de sa liberté. Le point important et que Sartre, sans jamais nier les
conditionnements sociaux, refuse de les naturaliser au point de réduire l’individu à
n’être qu’un effet de ces déterminismes.
Une ultime morale ?
Alors même qu’il était en train de perdre la vue, la perspective d’écrire sa morale
mobilisait encore son énergie. En quoi devait consister cette morale ? Dans les fameux
entretiens avec Benny Lévi, où il renonce à l’existentialisme, Sartre déclarait en mars
1980 : « Nous ne sommes pas des hommes complets. Nous sommes des sous-hommes,
c’est-à-dire des êtres qui ne sont pas parvenus à une fin […] vers laquelle ils vont […].
Ils ont en eux des principes […] qui sont en avance sur leur être même […]. Ce qu’il y a
de mieux en nous, c’est notre effort pour être au-delà de nous-mêmes »29. En partant
des rapports réels des hommes entre eux, il s’agissait de mettre en lumière comment
ceux-ci engendrent une fausse morale et lui substituer une authentique morale de la
réciprocité. Un livre, projeté à deux avec son secrétaire et ami, Pierre Victor,
(pseudonyme de Benny Lévy), aurait révélée « l’ontologie […] développée
[jusqu’alors] comme incomplète et fausse. Il fallait « reprendre l’ontologie à son départ,
comprendre ce que c’est que la conscience, ce que sont les consciences à leur départ ».
Cet ouvrage « sera un vrai traité philosophique, mais qui sera obligé de ne rien laisser
debout de L’Être et le Néant et de la Critique de la raison dialectique »30. Énergie du
désespoir d’un homme qui se sait acculé physiquement ? Il s’agissait toujours de sortir
du « je » pour se projeter comme une morale authentique du « nous ». Une nouvelle
ontologie du « nous », en était la condition justement parce que Sartre estimait avoir
laissé « chaque individu trop indépendant dans [sa] théorie d’autrui de L’Être et le
Néant »31. Ainsi pouvait s’éclaircir « la dimension d’obligation » que le dernier texte de
Sartre décrit comme « la dépendance de chaque individu par rapport à tous les
individus », une dépendance qui n’est pas celle de l’esclavage, mais une dépendance

29
Jean-Paul Sartre, Benny Lévy, L’Espoir maintenant, Les entretiens de 1980, Verdier 1991, p. 36
30
Ibid, p. 171.
31
Jean-Paul Sartre, Benny Lévy, L’Espoir maintenant, Les entretiens de 1980, Verdier 1991, p. 41.
libre. « Ce qu’il y a de caractéristique dans la morale, c’est que l’action, en même temps
qu’elle apparaît comme subtilement contrainte se donne aussi comme pouvant ne pas
être faite. Et donc quand on la fait, on fait un choix et un choix libre ». Une contrainte
qui a ceci de surréel qu’elle ne détermine pas. L’unité du projet sartrien tient dans ce
souci constant de fonder pour fonder une morale collective et concrète où une vertu sans
« moraline » se forme à partir de la réciprocité des consciences en situation. Sartre ne
cherchait pas à tenir des positions doctrinales, ni à vivre en rentier de son capital
philosophique, ni d’aucun autre d’ailleurs. Il le disait avec la plus grande clarté, à
l’époque où il s’interrogeait sur son destin non encore accompli de grand homme : « Je
n’essaie pas de protéger ma vie après coup par ma philosophie, ce qui est salaud, ni de
conformer ma vie à ma philosophie, ce qui est pédantesque, mais vraiment, vie et philo
ne font plus qu’un »32. Au fond, si la philosophie de Sartre est toujours à refaire, il en
avait la plus vive conscience, c’est qu’elle ne saurait être une doctrine, encore moins la
doctrine du seul Sartre.

32
Jean-Paul Sartre, Carnet de la drôle de guerre, Gallimard, p. xx

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