Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Bensidoun Cepir

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 4

© Éditions La Découverte, collection Repères, Paris, 2023

Introduction
Isabelle Bensidoun et Jézabel Couppey-Soubeyran*

Dans un contexte des plus difficile, à la fois de crise


énergétique, de guerre sur le sol européen, d’inflation généralisée,
de resserrement des politiques monétaires, de turbulences
financières, l’économie mondiale n’aura pas si mal résisté en
2022-2023. Il n’est toutefois pas certain à ce stade que l’inflation
reflue au niveau souhaité par les autorités monétaires, que le
risque de crise financière soit écarté et que le resserrement opéré
par ces dernières n’ait pas mis un frein aux investissements dont
les économies du monde entier ont pourtant grand besoin pour
se transformer face au changement climatique.
L’économie mondiale reste donc sur un point de bascule. Des
signes de reconfiguration donnent à espérer qu’elle pourrait
pencher du bon côté. C’est sans doute le grand fil conducteur
de cette édition : l’économie mondiale est en phase de
reconfigurations, au pluriel.
D’abord celle de la mondialisation, non pas qu’une
démondialisation soit à l’œuvre, mais un changement de
paradigme s’observe. La croyance dans les vertus et les avantages
de la mondialisation d’hier n’a plus cours, très clairement en tout
cas aux États-Unis. La volonté de réduire les dépendances induites
par les chaînes de valeur globales sur les produits stratégiques,
la recherche de sécurité économique dans un monde où les

* Isabelle Bensidoun est adjointe au directeur du CEPII et responsable des publications ;


Jézabel Couppey-Soubeyran est maîtresse de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-
Sorbonne et conseillère scientifique à l’institut Veblen.
4 L’économie mondiale 2024

tensions géopolitiques sont au plus haut et la nécessité de passer


à un modèle de croissance qui favorise davantage l’innovation
via l’industrie verte, plutôt que les bulles immobilières, viennent
façonner un nouveau cadre : l’ordre international est en train de
se recomposer.
Le monde énergétique participe de cette recomposition.
La guerre en Ukraine a scindé le marché de l’énergie entre un
« marché russe », formé par les pays qui acceptent de commercer
avec la Russie, et un « marché non russe », qui rassemble les
autres, avec entre les deux des passerelles (comme l’Inde qui
raffine du brut russe, en partie réacheminé vers l’Europe). Les
relations commerciales se reconfigurent entre partenaires de
confiance. Dans le chapitre ii, Anna Creti et Patrice Geoffron
esquissent la nouvelle géographie des échanges d’énergies fossiles
qui en résultent, avec leurs règles émergentes, et interrogent
les incidences de ces bouleversements sur la lutte contre le
changement climatique.
La recomposition gagnera-t-elle les industries des pays avancés,
particulièrement là où elles ont été largement défaites au cours
des dernières décennies, à mesure que se sont fragmentées
les chaînes de valeur mondiales ? Les politiques industrielles
reviennent sur le devant de la scène. Nécessaires à la transition
écologique, elles exposent à des dilemmes en économie ouverte.
Réindustrialiser est particulièrement difficile dans les pays où
le moteur de la croissance reste la consommation intérieure.
En économie ouverte, les politiques de relance menées pour
soutenir la demande tendent en effet à réduire la part du secteur
manufacturier, tandis que les politiques de réindustrialisation
cherchent à modifier la structure de production dans l’autre
direction. Comment donc réindustrialiser en économie ouverte
dans un contexte de transition écologique ? se demandent
Thomas Grjebine et Jérôme Héricourt dans le chapitre iii. Se posent
inévitablement la question des protections à mettre en place pour
mener à bien la réindustrialisation, ainsi que celle en filigrane des
écueils de nos modèles de croissance. Quoi qu’il en soit, l’Europe
accuse un retard dans ses investissements de réindustrialisation,
comparée à la Chine et aux États-Unis, et doit trouver des leviers
qui n’accentuent pas le risque de fragmentation en son sein.
Dans le chapitre iv, Charlotte Emlinger, Houssein Guimbard et
Kevin Lefebvre analysent le tournant pour les politiques commer-
ciales que constituent la lutte contre le réchauffement climatique,
I. Bensidoun, J. Couppey-Soubeyran Introduction 5

la sécurité nationale ou encore la sécurisation des approvisionne-


ments. Ces nouveaux objectifs sont en train de supplanter ceux
d’hier, quand les politiques commerciales recherchaient avant
tout l’efficacité économique et réduisaient autant que faire se peut
les protections aux secteurs les plus sensibles, comme l’agricul-
ture. Ce faisant, les politiques commerciales vont de plus en plus
se trouver étroitement imbriquées avec les politiques industrielles
nationales. À cela s’ajoutent l’augmentation des obstacles au
commerce, liés à la militarisation des politiques commerciales, et
la rivalité sino-américaine. Tout cela laisse penser que les périodes
de libéralisation du commerce international sont derrière nous. Le
risque, cependant, dans ce monde qui se polarise, est de voir les
impératifs géoéconomiques de court terme l’emporter sur les défis
environnementaux conditionnant le long terme de l’humanité.
Pour éviter qu’il en soit ainsi, il va falloir trouver comment restau-
rer un minimum de multilatéralisme.
Le chapitre v, rédigé par Éric Monnet, s’intéresse à d’autres
mutations, celles qui s’opèrent au sein du système monétaire
international. La liberté des flux de capitaux et la flexibilité
des taux de change ont fait long feu. Certes, la mondialisation
financière n’a pas disparu, mais la tournure qu’elle a prise au fil des
crises et de la montée des tensions géopolitiques est très éloignée
de l’illusion libérale qui en a été le berceau. Les banques centrales
prennent de plus en plus de mesures qui influencent les flux de
capitaux, avec des implications géopolitiques. Elles interviennent
sur les marchés des changes, s’accordent des prêts entre elles,
échappant ce faisant au multilatéralisme hérité de la fin des
années 1940, qui reposait sur des grandes institutions financières
internationales telles que le Fonds monétaire international. Que
va-t-il advenir du dollar dans ce nouveau système monétaire
international et comment légitimer le rôle croissant des banques
centrales dans la politique financière ? Pour Éric Monnet,
un monde plus multipolaire se dessine où, sans du tout faire
disparaître le dollar, des monnaies différentes seront utilisées et
thésaurisées en fonction des liens commerciaux financiers directs
et géopolitiques. La numérisation des paiements ajoute une
incertitude et modifiera vraisemblablement le rôle des banques et
des autres intermédiaires financiers, mais n’échappera sans doute
pas aux contrôles des capitaux et à leurs enjeux géopolitiques.
Dans le chapitre vi, Michel Aglietta et Étienne Espagne
rappellent le désastre du capitalocène, cette ère dans laquelle
6 L’économie mondiale 2024

non seulement l’activité humaine mais aussi le système


d’accumulation où elle se déploie ont bouleversé les cycles
biogéochimiques de la planète et les conditions de viabilité de
l’espèce. Ce chapitre nourrit toutefois des raisons d’espérer, avec
les nouvelles formes d’action publiques qui se font jour à travers
le monde pour faire face aux catastrophes environnementales :
même si ces actions manquent encore d’ambition et de
coordination, elles commencent à se structurer autour d’un Green
New Deal aux États-Unis (transformé très partiellement dans la
loi IRA – Inflation Reduction Act), du Green Deal européen, de la
promotion d’une « civilisation écologique » en Chine, ou des
premiers jalons de planification écologique en France. Les auteurs
y voient une planification écologique embryonnaire et analysent
la situation géopolitique nouvelle qui en émerge.
Reste que la transformation écologique se heurte encore à une
insuffisance d’investissements. Les évaluations sont désormais
nombreuses. Aussi diverses soient-elles, car fondées sur des
périmètres sectoriels et des scénarios de transition contrastés,
toutes font état d’un manque d’investissement dans la transition.
Et pourtant, il existe une masse énorme d’actifs financiers.
Suffirait-il donc de mieux les orienter, vers le financement
de la transition ? Pour Jézabel Couppey-Soubeyran et Wojtek
Kalinowski dans le chapitre vii, le financement de la transition ne
se réduit pas à un problème de réorientation des flux. D’abord,
il ne faut pas surestimer la fluidité de cette réorientation : les
investissements verts ne remplacent pas nécessairement les
investissements bruns et, pour un temps au moins, ne font que s’y
ajouter, ce qui élève les besoins financiers. Le secteur agricole ou
celui des transports fournissent des illustrations utiles. Ensuite, si
tout doit bien sûr être mis en œuvre pour permettre la réorientation
des financements privés, il ne faut pas sous-estimer le besoin de
fonds publics car, même bien réorientés, les fonds privés n’iront
que vers des investissements suffisamment rentables ; or ceux
nécessaires à une transformation écologique juste ne le sont pas
tous. La part non rentable réclame des financements adaptés,
eux-mêmes donc sans exigence de retour financier. Ne faut-il pas
de nouvelles formes de financement public ? Celles-ci se heurtent
à plus ou moins d’obstacles, notamment institutionnels, mais, là
aussi, le chemin existe !

Vous aimerez peut-être aussi