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Article: Insertion D'une Consonne Avant Le Suffixe Dans Les Dérivés Du Français Standard

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Article

« Insertion d’une consonne avant le suffixe dans les dérivés du français standard »

Paul Pupier
Cahier de linguistique, n° 1, 1971, p. 117-133.

Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

URI: http://id.erudit.org/iderudit/800005ar

DOI: 10.7202/800005ar

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INSERTION D 1 UNE CONSONNE AVANT LE SUFFIXE
DANS LES DÉRIVÉS DU FRANÇAIS STANDARD

Un des points de divergence les plus importants entre la phono-


logie (taxonomique) et la phonologie generative est que cette dernière,
en tant que composante d'une grammaire intégrée , fait un usage expli-
cite et systématique de données d'ordre syntaxique et morphologique.
En pratique, une transcription phonologique traditionnelle ne retient
que des caractéristiques segmentales et suprasegmentales qui permettent
d'opposer une forme de surface avec n'importe quelle autre forme de
surface non homophone de la même langue. Le but de ce genre de repré-
sentation n'est pas de montrer la relation — morphologique ou séman-
tique — entre morphèmes : cette relation est exprimée par une autre
strate de la grammaire : la morphologie ou la morphonologie. Ainsi
un phonologue comme Martinet transcrit fr. petit comme /pti/. Dans
/pti/ il n'y a pas de schwa, parce que, pour cet auteur, prononcer le
schwa est facultatif et non distinctif dans cette position : [peti]
ne s'oppose pas a [pti]. D'autre part, Martinet transcrirait petite
/ptît/. Certes, il se trouve ici que la représentation phonologique
du féminin ressemble à celle du masculin : elles sont, en fait, iden-
tiques, mis à part l'addition du /t/ au féminin. Mais rien ne dit

1. Contrairement aux structuralistes américains pour lesquels une


étude phonologique devait faire abstraction des données qu'ils
appelaient "grammaticales", dans les théories transformationnelles
génératives, on le sait, les suites phonologiques de bases sont
dérivables à partir des noeuds terminaux des arbres syntaxiques
de surface.
118 cahiers de linguistique

dans ces transcriptions que le rapport entre petit et petite n'est


pas le même que celui entre /vî/ dans je/tu vis, il vit, qu'il vît,
(diverses formes du verbe voir), vit (du verbe vivre), vie(s) d'une
part et /vit/ (vous) vîtes, vite (synonyme de rapidement), d'autre
part. Et on ne peut considérer /-t/ comme la marque du féminin en
français : il suffit de regarder les paires : sec - sèche, bref - brève,
beau - belle, artisanal - artisanale, brun - brune, cher - chère, exquis -
exquise, pieux - pieuse. (Les transcriptions phonétiques montreraient
encore une autre diversité.)

Contrairement à cette phonologie de surface, la phonologie systé-


matique indique les relations morphologiques. Par exemple, ses repré-
sentations sous-jacentes montrent en général la relation entre les
formes (éventuellement) différentes du masculin et du féminin et du
singulier et du pluriel du mime mot : I peti11 petit, I pet it+a I petite,
I pet it+s I petits, I petit + e+sI petites (où + représente une frontière
de morphème). Dans ces mots IeI est le marquant (au sens de Tesnière,
p. 36) du féminin et IsI celui du pluriel — ce qui exprime une géné-
ralisation valable pour le lexique français dans son ensemble. En
général, dans les cas de dérivation et de composition, un mot est
analysé, dans sa représentation sous-jacente, par le groupement éti-
quêté de ses morphèmes constituants. Ainsi incompréhensibilité
aurait une structure comme

(1) in+com+préhens+ibil+ité

2. Incompréhensibilité est certes d'une acceptabilité douteuse,


quoique grammatical, si l'on songe à son parallélisme avec
ininteIligibiIi té.
insertion d'une consonne... 119

Dans (1), les symboles terminaux autres que I-H sont empruntés à
3
l'orthographe française . Pour le cas plus simple de petitesse, la

représentation

ADJ

I I
petit+esse
ou, plus simplement, petitfesse, indique que petitesse est bâti sur
petit par adjonction du suffixe -esse. De mime le féminin petite
est analysé simplement comme la suite petit\e. Contrairement, donc,
aux transcriptions phonologiques taxomiques, les transcriptions
phonologies systématiques ont l'avantage de représenter de la même
façon un morphème, qu'il soit employé isolément (sur) ou qu'il soit
un constituant de mot (surmonter) et qu'il soit infléchi (surmon-
4
tabilité) ou non (surmontable) .

3. L'emploi d'une représentation phonologique sous-jacente aurait


supposé résolus des problèmes qui ne le sont pas dans le cadre
de cet article, et dont la solution, de toute façon, ne change
rien à notre argumentation. Par ailleurs, l'adjectif dont est
dérivé (in)compréhensibilité est (in)compréhensible (et non
*(in)compréhensible). Mais, la paire -ible - -ibilité (de même
que celle -able - -abilité) est très productive, et il paraît
raisonnable de dériver le suffixe nominal du suffixe adjectival.
—Dans la suite de cet article nous nous en tiendrons à des
segmentations opérées sur les représentations orthographiques
chaque fois que la caractérisation phonologique des segments
n'est pas nécessaire.—
4. Il est possible, et même raisonnable, de dire que -abilité est
"plus près" de la forme sous-jacente que -able. Mais prendre
parti sur ce point ne change rien d'essentiel à l'argumentation
de cet article.
D'autre part la généralisation ci-dessus sur les transcriptions
phonologiques n'est plus vraie dans les cas de supplétion. Par
exemple, pour des raisons sémantiques on dira que le radical
français de aller constitue un seul morphème dont les trois
variantes apparaissent dans all+er, (tu) va+s, (tu) i+r+as.
Dériver ail* va et ir d'une seule forme sous-jacente obligerait
à inventer des règles pour les besoins de la cause et, de toute
façon, paraîtrait très artificiel.
120 cahiers de linguistique

Les critères ordinairement employés par les transformation-


nalistes pour poser la représentation phonologique sous-jacente
d'une forme linguistique peuvent entrer en conflit. Ainsi, il se
pourrait que les dérivés du mot de base invitent à lui donner une
représentation phonologique sous-jacente différente de celle suggérée
par ses inflexions (par exemple les inflexions de genre en français) ;
il se peut même que différentes formes dérivées entrent en conflit
à cet égard.

Le but de ce travail est l'étude de ces conflits dans le cas


des dérivés suffixaux.

Considérons d'abord le mot joli. On trouve dans Schane ,


French Phon., (1. 2. 3. (p. 9)) la forme sous-jacente Izo M l , tandis
que petit est représenté par I pat it I, alors que les deux mots riment.
Sans répéter dans le détail les justifications que cet auteur donne
à son analyse, disons seulement que le traitement phonologique dif-
férent donné aux deux mots est du au comportement différent qu'ont
les formes infléchies et les formes dérivées de l'un et de l'autre.
On le vérifiera dans le paradigme (2).

(2) a) joli camarade a') petit camarade


b) jol-Lj/endroit b') petit^pndroit
c) jolie figure c') petite figure
f
d) joliesse (*jolitesse) d ) petitesse (*petiesse)

L'arc (w) qui sépare deux mots (comme dans b') indique la liaison
obligatoire ; lorsqu'il est barré (ainsi dans 2b), la liaison est
incorrecte (en français standard).

5. Sanford Schane, French Phonology and Morphology, Cambridge Mass.,


M. I. T. Press, 1968.
insertion d'une oonsonne... 121

Cependant, si le dérivé joliesse incite à représenter joli


IzoIiI il y a un autre dérivé dont Schane ne tient pas compte ; il
s'agit d ' e n j o l i v e r , lequel a ses propres dérivés : enjoliveur, enjo-
livure, enjolivement. Considérer que le suffixe est +ver reviendrait
à prendre enjoliver comme le seul cas d f un verbe dérivé en +ver en
français standard. Au contraire, l'analyse en en+joliv+er a quelques
parallèles : ainsi (lessiv+er). Cependant si Izolîvl est la repré-
sentation sous-jacente de joli, nous obtenons :

(3) b) * [JoI ivacJrva]6


c) * [zoIivf igur]
d) * [zolives]

au lieu de 2b, c, d, respectivement, si nous ne faisons pas d'ajus-


tement (angl. reajustment) dans la grammaire. Un ajustement possible
est d'ajouter une règle qui supprime V à la fin des morphèmes.

(4) y - ^ 0 / _ +

La règle (4) est cependant trop générale, car elle mutile des expres-
sions qui, autrement, seraient correctes : ainsi elle engendre *[un
soli etrwat] et *[rîaz] (ou *[r(î)jaz]) pour une solive étroite et
rivage, respectivement. Il est bien entendu possible d'éviter ces
effets fâcheux en précisant que V ne disparaît qu'à la fin des
adjectifs :

(5) v —*0 I _ ] A D J

Mais (5) est une règle ad hoc qui ne résoud que le cas de joli et
qui pose plus de problèmes qu'elle n'en résoud. Certes on pourrait

6. Nos transcriptions sont, en gros, conformes à l'alphabet phoné-


tique international. Cependant elles ne sont qu'approximatives.
r par exemple est noté [r] quand il est prononcé comme une con-
sonne (et non pas [b] par exemple, ce qui serait plus exact pour
le français parisien). [z] est employé à la place de [^] de
l'A.P.I., [u] remplace [y] de l'A.P.I. (afin d'éviter les confu-
sions avec l'usage américain, pour lequel [y] désigne le yod -
transcrit [j] en A.P.I.).
122 cahiers de linguistique

bloquer son application pour les adjectifs qui ont leur masculin en
-f : il suffirait de dériver le féminin du masculin après application
de (5). Mais si le cas de naïf, juif, maladif, actif, vif, (sain et)
sauf pourrait ainsi être réglé (avec peut-être, d'ailleurs, des consé-
quences fâcheuses pour le reste de la grammaire), rien n'empêcherait
la suppression du [-v] dans hâve, suave, eave, bieave, concave, slave,
Scandinave, brave, grave, batave, chauve, fauve , mauve. La règle (5)
est donc indésirable, et plutôt que de représenter joli comme Izolîvl,
on gardera Izolîl comme représentation sous-jacente. Il nous faudra
alors insérer le V dans enjoliver et ses dérivés. Nous verrons plus
loin comment le faire.

Un autre cas intéressant est celui de rapetisser (dérivé, comme


chacun le sait, de petit). Le seul autre verbe déadjectival en -isser
T
est lisser , mais lisser est dérivé de lisse [lis], et si l on voulait
maintenir le parallélisme entre les deux séries, il faudrait repré-
8
senter rapetisser comme Ira+petîs+A+rl , forme sous-jacente qui contre-
dit celle qu'on a posée (p. 1) pour petit. Il semble cependant tout
naturel de considérer I ra-i-pet i s-f-A+rl comme une forme dérivée, qui, en
structure profonde s'écrirait quelque chose comme Ira+petit+A+rl.

7. Certes il y a d'autres verbes en -isser dérivés de formes simples


en -is : éclisser et pisser (de (lr Jéclisse et (la) pisse) ; bisser,
métisser, visser, (de bis, métis, vis). Dans d'autres cas, la
forme simple s'écrit aussi avec un -s, mais celui-ci n'est pas
prononcé : treillis (d'où treilliser), lambris (d'où lambrisser).
(Tapisser signifie "mettre une tapisserie" et non "mettre un tapis",
de même que pâtisser est ordinairement remplacé par "faire de la
pâtisserie" : faire un *pâtis n'existe pas, de même encore, pour
ratisser on se sert généralement d'un râteau, et non pas d'un
*ratis.) Mais tous ces autres verbes en -isser sont dénominaux,
mis à part bisser ; en tout cas, aucun d'eux n'est déadjectival.
8. Je suis Schane, French Phorology, (p. 93-94) en posant un |A|
(tendu) comme voyelle de première conjugaison. Ceci, d'ailleurs,
n'a pas d'importance ici.
insertion d'une consonne... 123

On aurait donc besoin dTune règle qui change t en s. On soupçonne


que ce changement est du au voisinage du i . Mais ce contexte est
insuffisant, car une règle comme

(6) t —•s Ii

s'appliquerait aussi aux mots comme petit, maudit, interdit et confit,


dont le féminin, formé ajoutant un -e, est en [-it] (et non en [-is]) .

Pour éviter les effets fâcheux de la règle (6), on pourrait en res-


treindre l'application aux cas où le t est suivi du suffixe verbal.

(7) t •—^s I i SUFFIXE]

L'inconvénient de cette règle est qu'elle ne s'applique jusqu'à


présent qu'à rapetisser.

Cependant l'alternance entre [t] et [s] est productive en fran-


çais, et la règle d'assibilation de Schane (modifiée ici) est d'appli-
cation générale :

(8) t—*^s i r v
+ haut
_-«• antérieur]
(8) explique les paires telles que diplomate - diplomatie, aviateur -
aviation, etc. Dans les cas de dérivation qui nous concernent, elle
expliquerait l'alternance entre eourt(e) [kur(t)] et (r)aecourcir
[ (r)akursi r].

9. Il est vrai que maudit(e), interdit(e) et confit(e) sont des cas


exceptionnels : ce sont les participes passés en -it(e) de verbes
en -ir. Généralement ces verbes forment leur participe en -i(e) :
ainsi bleuir donne bleui (e). Mais petit, qui est un adjectif au
sens strict, ne peut pas être mis de côté aussi facilement.
10. French Phonology_, p. 106.
124 cahiers de linguistique

Combinée avec d f autres règles, (8) est encore de portée plus


générale. On voudrait en effet appliquer le même traitement aux
verbes endurcir et éclaircir qu'à (r)accourcir9 qui ont la même
structure de surface que lui :

(9)

PRÉFIXE
/ADJ
I ^\ SUFFIXE
I I
I \m
dur \
ae kl er ! s Ir
(r)a kur )

et sont comme lui des verbes factitifs : ils tiennent lieu de "rendre
plus ADJECTIF" (la variable ADJECTIF prenant les valeurs dur, clair,
court). Or, en surface, dur(e) et clair(e) se distinguent de court(e)
par 1'absence du t (auditivement ce contraste se révèle au féminin).
Plutôt donc que d'insérer, après dur et clair et avant le suffixe
verbal, un s, ce qui nous obligerait à ajouter une règle spéciale
pour engendrer les dérivés de deux mots seulement, nous appliquerons
la règle d'assibilation (8) aussi pour endurcir et éclaircir. Ceci
suppose évidemment que nous aurons inséré un t entre la base adjec-
tivale et le suffixe verbal. Cette insertion s'opérera après la
formation du féminin, qui se réalise en ajoutant seulement un e à la
forme sous-jacente du radical.

Mais cette insertion du t reçoit-elle d'autres justifications ?


- Oui, si l'on considère le paradigme suivant :

(10) a) numéro intéressant a') numéroter (*numéroer)


b) piano antique b') pianoter (*pianoer)
c) bleu odieux c') bleuter (*bleuer)
d) clou énorme d') clouter
insertion d'une consonne»., 125

L1absence de liaison dans les exemples a - d, ainsi que l1existence


de bleuir et bleuet (à coté de bleuter) et de olouer (à côté de
T
clouter) prouvent que le t qui apparaît dans a - c' n'appartient
pas au radical. Dfautre part il n'y a pas d'insertion du t après la
consonne. Ainsi à côté de numéro - numéro+t+er on a nombre -
dé+nombr+er (et non *dénombr(e)ter). On pourrait donc rendre compte
des formes de (10) en insérant un t dans les verbes après la voyelle
finale du radical et avant le suffixe :

(11) 0 — • t /V SUFFIXE

Cependant le cas de bleuir et surtout celui de clouer montrent que


12
la règle (11) n'a pas une application générale. Suivant Lakoff ,
nous l'appellerons une règle mineure. En conséquence de quoi les
unités lexicales auxquelles elle s'applique devront être marquées
comme telles dans le lexique. Adoptant une modification faite par
13
Schane aux théories du marquage de Lakoff, nous noterons la marque
avec les coefficients 4 ou - (et non pas "marqué" - "non marqué").
Ainsi numéro et piano auront le trait [insertion du t], tandis que
pour bleu et clou le verbe dérivé n'a un -t- que s'il peut être para-
phrasé par

(12) "mettre ARTICLE N sur "


(où N est une variable qui peut prendre les valeurs
bleu et clou).

11. On pourrait, en effet, restreindre l'application de (11) aux


verbes en -er pour se débarrasser du problème posé par bleui*t)ir3
mais il resterait encore à éviter que clouer ne devienne automa-
tiquement clouter.
12. Georges Lakoff, On the Nature of Syntactic Irregularity,
Cambridge, Mass., Harvard University, 1965.
13. Sanford Schane, Cours à l'Université de Californie à San Diego,
janvier-mars 1969.
126 cahiers de linguistique

La paraphrase (12) s'applique aussi dans le cas de plisser (par


opposition à plier) : plisser un drap, par exemple, c'est "mettre des
plis sur (ce) drap". Mais la consonne ëpenthétique n'est plus un [t]
mais un [s]. On serait donc tenté de dire qu'il y a assibilation au
contact du i dans les cas où il précède le t aussi bien que lorsqu'il
le suit. Une règle à image en miroir, du type de celles préconisées
14
par Langacker peut exprimer cette hypothèse :

(13) V
••-haut
— / /
-milieu
-arrière I

La règle (13), rappelons-le, est l'abréviation de :


(14) a) V
+haut
-milieu
-arrière
b) t-

Malheureusement la règle (13) est trop puissante : le contexte


de (14b) n'est pas assez restreint (on l'a vu plus haut). Si l'on
ne veut pas tout simplement ne retenir dans la grammaire que (7) et

14. "Mirror Image Rules I : Syntax", Language, vol. 45, 1969,


p.575-598.
insertion d'une consonne.,. 127

(8), on peut les combiner de la façon suivante:

(15) a)

b)
SUFFIXE
]
La règle (15) appelle cependant deux réserves. La première est une
critique de principe. Certains auteurs, tel McCawley, rejettent des
règles de ce type qui, pour eux, ne reviennent qu'à donner une liste
de contextes d'application, et manquent donc de portée générale.
Cependant la règle (15) est plus qu'une abréviation de (7) et (8).
Selon les conventions définies par Chomsky & Halle , les sous-règles
(15a) et (15b) sont ordonnées conjonctivement : c'est-à-dire que
dans une dérivation, (15b) s'applique à la suite engendrée par (15a).
Notre deuxième réserve concernant (15) est donc la suivante : cette
règle a de fortes implications concernant l'ordre des deux règles
d'assibilation : non seulement elle place (7) après (8), mais encore
immédiatement après (8). Rien, à première vue, ne paraît justifier
une hypothèse aussi forte.

De toute façon, on aurait dans le lexique quelque chose comme


pli & (12) — • [insertion du t] , qui signifierait que lorsque le
dérivé verbal de pli peut être paraphrasé selon le schéma (12), il

15. Noam Chomsky et Morris Halle, Sound Pattern of English* New York,
Harper and Row, 1968.
128 cahiers de linguistique

prend un t épenthétique. On aurait donc (en abrégé) la dérivation

(16) a) pli + A ++ Pr1\ &I+12] (forme de base)


Jr
b) pli + t + A + r (d'après (H))
c) pli * s +A t r ( d ' a p r è s (7))

Le [-s-] dans rapetisser s expliquerait par la même règle (7), et on


pourrait garder une représentation sous-jacente comme \ra+petit+A+r\
- représentation justifiée par ailleurs, on l'a vu.

D'un autre coté, cependant, la règle (7) a encore un domaine


d'application trop large, car elle donnerait *dëbisser (et non débiter)
comme verbe dérivé de debit

Rapetisser reste donc une exception, peut-être construit par


analogie avec lisser. La grammaire n'a donc pas besoin de contenir
la règle (7). Mais si l'on veut garder I peti11 comme le radical de
rapetisser, on doit avoir un moyen de changer t en s. Comme il n'y
a pas de verbes en -issir en français, on pourrait donner à rapetisser
la représentation sous-jacente suivante \ra+petit+I+r\ , comme
s'il s'agissait du verbe rapetisser. Il suffirait alors, après la
règle d'assibilation (8) (qui change t en s devant I) d'appliquer
la règle :

(17) I -^A / is+ i-r


]v
Il est possible que (17) devrait être reformulée pour tenir compte
de l'endroit de la dérivation auquel elle devrait s'appliquer et,
par conséquent, de son entrée et de sa sortie. Mais ce qui pose

16. De même on aurait en appliquant (7) :


*bruisser et non (é)bruiter (il est vrai qu'on a bruissement)
*fruisser (et non fruiter), *profisser (et non profiter)
*acquisser (et non acquitter), *rêeisser (et non réciter).
insertion d'une consonne*.. 129

encore des problèmes plus sérieux est l'existence même de (17). Je


ne vois pas d'autre cas d'application que celui de rapetisser. D'un
autre coté, toute autre solution pour rapetisser serait plus compli-
quée. Il suffirait donc de dire que (17) est une règle mineure.

Passons maintenant aux exemples d'insertion d'une consonne.


C'est le cas de faisander (et faisandeau), par opposition à faisan -
faisane ; de caviarder (contre caviar avarie [kavjar(*d)avarje]).
Dans le premier cas il y a sans doute analogie avec marchander (de
marchand(e)), dans le second avec bavarder (de bavard(e)). Caviarder
s'oppose à canular(*d)esque (de canular) et à barbar(*d)esque (de
barbare). Le cas particulier de faisander et caviarder pourrait
être engendré par la règle suivante :

(18) a) 0—*~d / (ar| - A - r


+
b) jan|
Encore une fois, nous ne donnons pas à (18) une formulation défini-
tive. Elle veut simplement indiquer l'insertion d'un d devant le
suffixe des verbes du premier groupe dérivés de mots en -ar et en
-an.

Malheureusement (18a) n'explique pas tous les cas possibles :


cauchemardesque (et non pas * cauchemar es que ; par opposition à
cauchemar affreux [kosmar(*d)afro]) n'est pas un verbe (au sens
étroit du terme : c'est un adjectif). C'est pourquoi il faudrait
remplacer (18a) par :

(19) J0 —*-d / ar + -y V

(18b) n'est pas satisfaisante non plus. Elle ne rend pas


compte de l'opposition entre élan et son dérivé s'élancer. Cependant
nous ne voyons pas de façon autre qu'ad hoc de rendre compte de la
présence du [-s-] dans y 'élancer.
130 cahiers de linguistique

La règle générale à établir, nous semble-t-il, est celle d'inser-


tion d'une consonne dentale devant le suffixe des verbes en -er et
en -ir. On pourrait l'exprimer de la façon suivante :

(20) 0
+antérieur
+coronal
"Kl " 1 ,
Bien entendu, (20) serait une règle mineure. Ceci implique
qu'elle ne s'appliquerait pas dans la majorité des cas. Les mots
auxquels elle devrait s'appliquer devraient être marqués dans le
lexique [+règle (20)]. En outre (20) devrait être suivie d'autres
règles qui précisent quelle consonne dentale on insère. (21a) indique
qu'on insère un s entre élan et le suffixe ; (21b) et (21c) qu'on
insère un d entre ar et an d'une part et le suffixe d'autre part ;
(2Id) qu'on insère un t entre la voyelle finale du radical et le
suffixe :

(21) a) T+strident
L-v-voisé y élan

b) r-strident"! / ( ar
C |_+voisé J/ j an + règle (20)
c)
+antérieur
-strident"] /
d)
+coronal
[-voisé J' V

(21a) a été placé avant (21c) pour en empêcher l'applicatipn aux


dérivés d1élan : une fois le s inséré après élan, l'application de
(21c) est bloquée, car on ne retrouve plus le contexte de la règle (20)
insertion d'une consonne... 131

Il semble qu'on aurait pu considérer l'insertion du £v] dans


enjoliver comme un cas spécial de l'insertion d'une consonne. Plutôt
que la règle (20) d'insertion d'une consonne dentale, on aurait donné
une règle plus générale d'insertion d'une consonne (tout court) :

(22) 0
"'S + -*®*'],
Mais ce qu'on gagnerait en simplicité pour (20) on le perdrait
en étant obligé de remplacer (21) par une règle beaucoup plus com-
pliquée et très artificielle :

(23) a)

b)

c)

d)

e)

Au surplus, l'insertion du V n'est pas propre à enjoliver. On


la trouve aussi dans baillive, féminin de bailli. Contrairement
à ce que pourraient faire penser les formes de surface, le dernier
132 cahiers de linguistique

cas n'est pas complètement parallèle à celui de loup [lu] et son féminin
louve [luv]. Les dérivés de loup commencent en effet par IIuv] :
louveteau, louvart, louvat, louvet, louvette, louveter, louveterie ;
louvoyer, louvoyage, louvoiement} alors qu'on a bailliage, bailliager
(et non *baillivage, *baillivager ) . Il reste que si les mots en [-v]
constituent des exceptions à la règle de suppression de la consonne
finale (voir plus haut les commentaires apportés à la règle (5)),
mieux vaudrait représenter loup par Nul plutôt que par I IuvI . Dans
le cas de louve comme dans celui de baillive, il faudrait alors
insérer le y. On pourrait le faire entre i ou u et le suffixe :

(24) 0 —• V/ I V I + 4- SUFFIXE
4-haut
ix arrière
-a rond

Comme (24) est une règle mineure nous marquerions dans le lexique
les mots auxquels elle s1appliquerait. Ce serait le cas de loup dont
tous les dérivés commencent par [luv]. Pour bailli il faudrait ajouter
la spécification au féminin.

Paul Pupier

17. Historiquement, cependant, on a un /, comme en témoigne la


traduction anglaise baillif.
* Cet article provient du remaniement dTun rapport trimestriel
rendu au professeur Schane de l'Université de Californie à
San Diego pour son cours de phonologie romane (janvier-mars 1969).
Je remercie mes collègues de lfUniversité du Québec de leurs
critiques : en particulier André Dugas, Denis Dumas et Monique
Niéger. Marc Picard m'a fait profiter de ses recherches de
phonologie française.
insertion à1une consonne... 133

BIBLIOGRAPHIE

CHOMSKY, Noam et Morris HALLE, Sourd Pattern of English, New York,


Harper and Row, 1968.
DUBOIS, Jean, Etude sur la derivation suffixale en français moderne
et contemporain. Essai d,'interprétation des mouvements observés
dans le domaine de la morphologie des mots construits, Paris,
Larousse, 1962.
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