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Marie Ndiaye - La Diablesse Et Son Enfant

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Une diablesse allait de maison en maison et demandait :

- Où est mon enfant ? Je l’ai perdu. Avez-vous vu mon enfant


?

Cette diablesse avait un visage agréable à regarder. Sa peau


était sombre et ses yeux luisants. Elle frappait aux portes, à la
nuit tombée, et demandait :
- Quelqu’un parmi vous sait-il où se trouve mon enfant ?
Et la personne qui avait ouvert sa porte à la diablesse voyait
ses beaux yeux un peu humides qui brillaient dans l’obscurité,
sa jolie figure et ses habits bien propres.
La personne qui n’avait pas eu peur d’ouvrir sa porte à la nuit
s’apprêtait à sourire et à tenter d’aider la diablesse, quand
soudain son regard tombait sur les pieds de celle qui venait de
frapper.

Et la personne qui avait oublié d’avoir peur en ouvrant grande


sa porte sur la pénombre, était alors glacée de terreur en
découvrant que celle qui cherchait son enfant à la nuit n’avait
pas de pieds mais des sabots.
C’étaient de petits sabots noirs et fins comme ceux d’une
chèvre, séparés par une longue fente.

Aussitôt la porte se refermait en claquant et toute lumière


s’éteignait dans la maison.

Chacun attendait, tremblant, que la diablesse s’éloigne. Et


chacun frémissait de crainte : on pensait que la diablesse allait
peut–être se fâcher et se venger d’une manière terrible.

Mais cette diablesse-là ne savait même pas ce que cela


signifiait.
Elle ne savait même pas pourquoi on la redoutait.
Elle soupirait puis s’en allait de son pas léger, et ses petits
sabots de chèvre claquaient sur la route, tip-tap, tip-tap.

Quand le bruit des sabots avait disparu, la lumière s’allumait


de nouveau dans les maisons. Chacun se promettait de plus
ouvrir sa porte après la tombée de la nuit. Car on avait peur
des sabots de la diablesse, de ses petits sabots noirs et fins,
plus que de n’importe quoi au monde.

La diablesse s’en allait et cherchait une autre maison.


- J’ai perdu mon enfant. N’est-il pas chez vous ?
Ses yeux scintillaient, pleins de larmes et d’espoir. Mais,
chaque fois, le sourire se figeait sur les lèvres de celui qui
s’apprêtait à répondre, qui se préparait à réconforter cette
pauvre femme dont l’enfant n’était pas revenu avant la nuit.Il
n’y avait pas de pitié possible pour la diablesse, dès lors qu’on
s’apercevait qu’elle n’avait pas le pied humain.
On avait trop peur, bien trop peur de ces petits sabots fendus.

On avait tellement peur qu’on ne se demandait même pas quel


pouvait être cet enfant de la diablesse.
- Mais où est mon enfant ? demandait-elle, partout, sans trêve,
avec son beau visage doux qui brillait dans la nuit.
On avait tellement peur qu’on était persuadé d’une chose :
c’est que la diablesse était capable d’inventer n’importe quelle
histoire pour s’introduire dans les maisons et y apporter le
malheur par sa seule présence.

De même, pensait-on, la diablesse a su se faire une jolie


figure, afin d’émouvoir et de se faire inviter à entrer, en pleine
nuit, chez les gens qui prenaient pitié de ses yeux mouillés.
On pensait : il n’y a que ses sabots, ses horribles sabots,
qu’elle n’a pas pu changer, heureusement pour nous. Sinon,
comment saurait-on que cette femme est une diablesse?
Mais la diablesse, elle, se rappelait avoir eu un enfant,
longtemps auparavant.
Elle se rappelait avoir tenu un tout petit enfant dans ses bras et
elle se rappelait que cet enfant avait été le sien, qu’elle l’avait
aimé, nourri, cajolé, avant qu’un jour il disparaisse. Elle ne
savait plus comment. Elle se rappelait seulement que, depuis
ce jour, ses yeux ne cessaient de couler.
C’est depuis ce jour également qu’elle avait de petits sabots
noirs et fins à la place des pieds.
La diablesse n’avait pas de maison.
Elle se rappelait aussi avoir eu une maison, longtemps
auparavant, et que dans sa maison son enfant dormait. La
maison avait disparu en même temps que l’enfant. La
diablesse ne savait plus comment. C’était simplement arrivé.
Cela avait existé et cela n’existait plus.
Elle avait eu dans sa maison une belle lumière jaune qui
éclairait la campagne tout autour. Et la diablesse se rappelait
que son enfant avait aimé regarder la lumière jaune avant de
s’endormir le soir.
Quand elle marchait encore dans sa maison, la diablesse avait
eu de petits pieds fins de jeune femme ordinaire.
On était dans une région chaude, où les gens marchent le plus
souvent pieds nus.
La diablesse se rappelait qu’à cette époque, quand elle
marchait dans sa maison, quand elle entrait dans la chambre où
son enfant dormait, elle n’entendait pas : tip-tap, tip-tap.
Elle entendait le bruit de ses pieds nus sur le sol de sa maison.
Ce n’était que depuis que sa maison et son enfant n’étaient
plus là où ils avaient été, que le bruit de son pas avait changé
et qu’elle voyait, en baissant les yeux vers ses pieds, de petits
sabots de chèvre qui l’étonnaient encore maintenant.

La diablesse vivait dans la forêt.

La forêt de cette région était épaisse et sombre.


La diablesse y trouvait de quoi manger car, dans les forêts
humides et tièdes de cette région où il fait toujours très chaud,
beaucoup de fruits poussent sur les arbres, beaucoup de
plantes sortent de la terre.
La diablesse dormait le jour et sortait à la nuit. Elle se
rappelait que c’est un soir, un triste soir, qu’elle avait regardé
le creux de ses bras arrondis et constaté que son enfant n’y
était plus.

Elle sortait de la forêt, marchait sur la route de son pas


dansant.
Lorsqu’elle apercevait un enfant qui se dépêchait de rentrer
chez lui, elle courait dans sa direction.
Et l’enfant qui entendait courir les petits sabots voulait s’enfuir
et se mettait à courir lui aussi. Il courait en criant :
” Voilà la diablesse ! À moi ! “

Alors la diablesse s’arrêtait aussitôt. ” Si ce petit était le mien,


il ne crierait pas ces mots-là “, se disait-elle.
La région tout entière connaissait maintenant la diablesse.
Tout le monde savait qu’elle cherchait son enfant.
On se mit à dire :
” Et s’il était vrai qu’elle ait eu un enfant et que cet enfant se
soit sauvé ? Comment être sûr qu’il n’est pas parmi nous ? “
On regarda attentivement les enfants qui jouaient dans la rue,
qui allaient à l’école, qui creusaient des trous dans le sable, les
enfants qui se baignaient dans la mer ou qui rêvaient, assis sur
une pierre. On observa de près les enfants qui glissaient sur les
toboggans ou s’envolaient sur les balançoires. On examinait
tout particulièrement les pieds des enfants afin de voir s’ils ne
ressemblaient pas un tout petit peu aux sabots de la diablesse.
Un soir, au moment de quitter la forêt, la diablesse prit une
décision.
Elle se sentait découragée, fatiguée.

“Personne ne me dira jamais où se cache mon enfant, pensa-t-


elle. Je sens bien, à présent, que personne ne me le dira jamais.

Alors elle décida que le premier enfant qu’elle rencontrerait en
sortant de la forêt serait le sien.
Elle avança sur la route de son pas habituel, tip-tap.
Elle aperçut bientôt une petite silhouette assise dans l’herbe,
au bord de la route.
Elle sentit son cœur battre si fort qu’elle n’entendait plus le
bruit de ses sabots.

Elle s’approcha et toucha l’épaule de l’enfant assis au bord de


la route.
C’était une fillette à la tête couverte de petites nattes.
” Viens, viens avec moi “, lui dit la diablesse tout doucement.
La fillette se leva et posa sa toute petite main dans la main un
peu tremblante de la diablesse. Celle-ci referma ses doigts bien
fort.
Puis elle allait reprendre la direction de la forêt, emmenant
avec elle la petite fille, lorsqu’elle se rendit compte que
l’enfant boitait. Alors, elle baissa les yeux vers les pieds de la
fillette et vit qu’ils étaient difformes.

Le matin de ce même jour, les habitants du village voisin


avaient chassé la petite fille.
Ils croyaient avoir trouvé l’enfant de la diablesse et s’étaient
dit :
” Chassons celle-là ou elle nous portera malheur. Ses tout
petits pieds mal formés vont tourner en sabots, et alors il sera
trop tard. “
Voyant cela, voyant comme la fillette avait du mal à marcher,
la diablesse la porta.
La petite fille passa ses bras autour du cou de la diablesse et
soupira de soulagement.

Elle regardait la jolie figure de la diablesse, ses yeux doux, elle


respirait l’odeur de forêt de la diablesse et finit par s’endormir
tranquillement.
La diablesse revenait vers la forêt. Son cœur battait un peu
moins fort.
La nuit était calme et chaude.
Soudain la diablesse se rendit compte qu’elle n’entendait plus
le tip-tap, tip-tap de ses petits sabots noirs.
La nuit était si sombre maintenant que la diablesse, en se
penchant, ne put apercevoir ses sabots.

Mais elle entendait un bruit différent.


Et la diablesse comprit que c’était le frottement de ses pieds
nus sur la route.

Puis, comme elle passait devant une petite maison tout


éclairée, elle se rappela que cette maison n’était pas là tout à
l’heure.
Elle poussa la porte, entra dans la pièce où brillait une belle
lampe jaune.
Elle déposa tendrement la petite fille qui dormait toujours dans
un lit bien propre et frais.
Ensuite, elle s’assit sur une chaise, fit glisser ses pieds sur le
parquet ciré et dit tout haut, d’une voix gaie :
” Je ne pensais pas qu’une aussi petite fille était aussi lourde à
porter ! “

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