Bonanno Myst Phi 2021
Bonanno Myst Phi 2021
Bonanno Myst Phi 2021
sous la direction de
Francesco MASSA et Nicole BELAYCHE
Daniela BONANNO
INTRODUCTION
La manière dont, dans l’Antiquité, se sont croisées les voies qui mènent à la
connaissance à travers la participation aux rites mystériques et l’exercice de la
philosophie est au centre de la réflexion d’un livre récemment paru : Greek Philo-
sophy and Mystery Cults1. Au moyen de différents cas d’étude, le volume montre
comment la philosophie grecque a progressivement emprunté le langage mysté-
rique afin de montrer que le chemin qui conduit au savoir philosophique est
assimilable à un parcours initiatique. Toutefois, la lecture des Hymnes orphiques
offerts aux puissances de la justice permet de nuancer légèrement ces conclusions
et de montrer la nature réciproque de cette relation.
Avant d’entrer in medias res, un état de la question est nécessaire afin d’expli-
quer la nature des hymnes, leur fonction et les hypothèses sur leurs date de com-
position et lieu d’origine ; il s’agit d’hypothèses qui se sont parfois précisément
appuyées sur la présence de traces de réflexions philosophiques. Ensuite, il
conviendra d’explorer le rapport de ces hymnes avec les pratiques rituelles mysté-
riques ou, plus généralement, avec la « catégorie moderne » des cultes à mystères2.
L’analyse se poursuivra en s’attardant sur la manière dont les hymnes célébraient
les puissances de la justice, et notamment la figure de Némésis, de façon à montrer
la construction de son image à partir d’un savoir philosophique largement répandu
* Cette recherche a été menée dans le cadre d’un projet financé par la Fondation A.v. Humboldt
entre 2012 et 2014. Je souhaite remercier Francesco Massa qui a relu patiemment et à plusieurs
reprises ce texte et Nicole Belayche pour ses suggestions et révisions. La responsabilité des fautes
qui persistent me revient.
1. MARTÍN-VELASCO, GARCÍA BLANCO (2016). L’ouvrage est aussi évoqué par les éditeurs du
volume : voir p. 11. Sur le lien entre « philosophie » et « mystères », voir aussi MASSA (2016),
p. 111-112.
2. Pour une mise au point de la question, BELAYCHE, MASSA (2016b).
150 DANIELA BONANNO
et partagé, qui explique la place réservée à cette divinité dans le rituel que les
Hymnes orphiques étaient censés accompagner. Le portrait de Némésis qui ressort
des hymnes a connu une postérité et une fortune qui dépassent les limites chrono-
logiques de l’Antiquité, contribuant à leur tour à alimenter la réflexion philo-
sophique des époques ultérieures.
pas forcément liées à ces figures, et que Rudhardt considère comme étant des divi-
nités « philosophiques », telles la Nature ou la Loi. Il précise qu’elles sont
[les] produits d’une réflexion différente de celle qui trouve expression dans le
mythe. […] Nous constaterons toutefois que la réflexion conceptuelle et la
réflexion mythique aboutissent en l’espèce à des résultats voisins7.
Malheureusement on ne peut pas savoir comment Rudhardt, dans la suite de
son étude, aurait interprété cette convergence entre « réflexion conceptuelle et
mythique », mais si l’on imagine de poursuivre sur la voie qu’il a indiquée, en
focalisant l’analyse sur les hymnes consacrés aux puissances de la justice, on
arrivera peut-être à déchiffrer le sens profond des allusions que ces poèmes
contiennent, la réflexion philosophique qui constitue leur arrière-plan, ainsi que
leur place dans le panthéon divin qui anime ce recueil.
Comme l’avait déjà montré Zdenko Baudnik dans son Beitrag zur Analyse und
Datierung der orphischen Hymnensammlung paru en 1905, les quatre hymnes
orphiques 61 à 64 consacrés à Nemesis, Dikē, Nomos et Dikaiosunē représentent un
ensemble cohérent. Baudnik avait repéré tout un réseau de références inter-
textuelles entre les quatre poèmes en soulignant la récurrence des mêmes mots et
formules. Il avait également identifié — de façon toutefois moins convaincante, à
mon avis — des échos textuels à la réflexion menée par Philon d’Alexandrie dans
le quatrième livre du De specialibus legibus, connu aussi sous le titre De iustitia. En
outre, dans le sillage de Christian Petersen8, il employait le stoïcisme comme clef
de lecture des hymnes et comme outil pour reconstruire leur contexte de pro-
duction. S’opposant à tous ceux qui lisaient le recueil comme issu d’une période
profondément marquée par le néoplatonisme, Baudnik identifiait des traces de
stoïcisme dans la tentative d’interprétation étymologique des noms des dieux et
dans la vision panthéiste ressortant des poèmes, de même que finalement dans la
coïncidence entre pensée et mots qui conduit à la dichotomie, attribuée aux
stoïciens, entre le logos endiathetos (discours intérieur) et le logos prophorikos (dis-
cours prononcé) qu’il reconnaît dans la caractérisation d’Hermès célébré à la fois
comme hermeneus et prophetès dans l’Hymne 28. De plus, la correspondance de
cette vision avec celle partagée par Philon d’Alexandrie, selon laquelle le Logos à la
manière d’Hermès agit à la fois comme « der Gesandte und Dolmetsch Gottes9 »,
avait encouragé Baudnik à placer leur contexte d’origine à Alexandrie au Ier siècle
de notre ère.
En 1910, Otto Kern est revenu sur cette question et a situé de façon plus
convaincante le contexte de production de ce recueil en Asie Mineure, plus préci-
sément dans la cité de Pergame au IIe siècle de notre ère. D’après le savant, les
10. KERN (1910). Pour un état de la question approfondi concernant les diverses hypothèses propo-
sées sur le lieu d’origine du recueil, voir RICCIARDELLI (2000), p. XXVIII-XXX.
11. GRAF (2009) et DIETRICH (1891). Sur l’origine géographique des Hymnes, voir aussi les observa-
tions de LEBRETON (2012).
12. GRAF (2009), p. 28.
13. Hymnes orphiques (désormais Η.Ο.), 4, 9 (éd.-trad. de M.-C. Fayant, CUF).
14. JACCOTTET (2003), p. 101-112.
15. Sur l’usage de ces termes aux époques hellénistique et impériale, SCHUDDEBOOM (2009), p. 39-
101 et 145-185.
16. Η.Ο. 6, 11 ; 31, 5. Cf. à propos du terme orgiophantēs, MOTTE, PIRENNE (1992), p. 138.
NÉMÉSIS MYSTÉRIQUE 153
aethloi)17 que les initiés étaient censés dépasser et qui pourraient faire pencher pour
un rituel d’initiation, accompagné par les hymnes ou, au moins, par quelques-uns
d’entre eux.
Le glissement continu entre des vœux clairement destinés aux initiés et des
prières adressées de façon impersonnelle ou à la première personne, pourrait en
revanche suggérer que le moment de l’initiation n’épuise pas la totalité des céré-
monies que les hymnes accompagnaient. Il pouvait ne constituer qu’un moment
dans un ensemble de rituels où la communauté des initiés qui chantait ces vers
exprimait son rapport avec le divin et sa propre conception du monde. On pourrait
déduire une périodicité bisannuelle de ces célébrations du fait que l’un des hymnes
est consacré à un Dionysos Trietērikos18. En revanche, dans ce contexte, la dimen-
sion de l’indicible, du secret, de l’arrhēton, n’est pas clairement mobilisée ; elle est
davantage évoquée comme qualificatif des dieux célébrés ou bien utilisée pour
définir leurs vicissitudes, attributs et prérogatives19. Cela dit, il se peut que la forme
allusive sous laquelle les hymnes se présentent soit un outil pour entourer d’une
certaine opacité la nature des rites pratiqués. La mention même du terme orgia est
elle-même un indice de la dimension cachée, ou mieux autoréférentielle, dans
laquelle ces actes rituels se déroulaient20.
Aucune attente eschatologique ne s’exprime ouvertement dans ces textes, pas
plus qu’on y trouve la moindre référence à la métempsychose des âmes. Les hym-
nes déclarent l’aspiration à une vie prospère, riche et douce, à l’abri des expériences
effrayantes de la marginalité, comme la folie, la peur, les disgrâces, les catastrophes
naturelles ou les désastres météorologiques21. Les dieux y sont convoqués en raison
26. Pausanias, I, 33, 1 : « […] en remontant un peu au-dessus de la mer se trouve le sanctuaire de
Némésis qui est la plus implacable des divinités pour les hommes coupables de démesure. Et
apparemment les Barbares qui débarquèrent à Marathon rencontrèrent le courroux de cette
déesse. Dans leur présomption, ils pensaient que rien ne les empêcherait de prendre Athènes et
ils apportaient du marbre de Paros pour édifier leur trophée comme si l’action était déjà accom-
plie. Ce fut ce marbre que Phidias utilisa pour faire la statue de Némésis […] » (trad.
J. Pouilloux, CUF).
156 DANIELA BONANNO
redoutable, aucune fumigation n’est prévue, comme si le chant qui lui était destiné
demandait à l’initié un effort de concentration majeur sur les mots et les pensées
que l’adjonction d’une dimension olfactive aurait pu compromettre31.
Plusieurs échos résonnent dans ces vers consacrés aux puissances de la justice :
par exemple, il serait difficile de ne pas voir dans la description de Diké, outre les
nombreuses allusions au portrait proposé par Hésiode32, un clin d’œil à la défini-
tion de justice corrective, donnée par Aristote au livre V de l’Éthique à Nicomaque :
une justice clairement adressée au rétablissement de l’égalité (isazein) entre celui
qui a commis une injustice et celui qui l’a subie33. Également la figure de Dikaio-
sunē, chantée dans l’Hymne 63 comme la divinité aux pensées pures, qui détruit
ceux qui font basculer la balance à leur avantage, et identifiée comme telos de la
vertu de la sagesse34, ne peut que renvoyer à la conception de la justice, exprimée
toujours par Aristote comme principe éthique, somme des toutes les vertus 35 .
L’équilibre et l’ordre reviennent aussi dans les vers de l’Hymne 64 qui célèbre
Nomos, représenté en tant que puissance cosmique porteuse de bonheur et stabi-
lité. L’incipit du poème qui le définit comme ἀθανάτων […] καὶ θνητῶν ἁγνὸν
ἄνακτα s’inscrit assez clairement dans une ligne de tradition qui, dès Pindare
jusqu’au stoïcien Chrysippe, chantait le Nomos basileus comme le principe souve-
rain qui gouverne aussi bien les dieux que les hommes36.
En revanche, en ce qui concerne Némésis, la tradition hésiodique n’a laissé
que peu de traces37. Pourtant, cette figure divine préposée au contrôle verbal et à
31. Il y a huit divinités pour lesquelles aucune fumigation n’est prévue (Pluton ; Perséphone ; les
Courètes ; Dionysos Bassareus Triétérique ; Lysios Lēnaios ; Aphrodite ; Némésis ; et Nomos).
MORAND (2001), p. 111-115 a tenté une interprétation de cette absence d’offrande olfactive et,
même en admettant qu’une explication exhaustive n’est pas possible, elle a toutefois signalé que
le lien de certaines de ces divinités avec les enfers ou le caractère impitoyable d’autres pourrait
avoir une relation avec ce choix rituel.
32. Le portrait de Diké, porteuse de prospérité et assise à côté de son père Zeus, est largement pré-
sent chez Hésiode (cf. Travaux, 259 ; 279-281).
33. Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 7 1132a, 6-10 : « C’est parce l’injuste est ici identique à l’inégal
que le juge s’efforce de rétablir l’égalité. Même dans ce cas, en effet, où un tel reçoit une blessure
que provoque un tel, où un tel donne la mort et un tel succombe, il s’ensuit encore, de l’action
accomplie par l’un et subie par l’autre, une division inégale ; et le juge, lui, tente de rétablir
l’égalité en faveur du perdant, et pour ce faire enlève quelque chose au gagnant » (trad.
R. A. Gauthier et J. Y. Jolif).
34. H.O. 63, 11.
35. Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 1129b, 29-30.
36. Cf. Pindare, fr. 169a 1-2 ; Chrysippe, Arnim III, 314 ; Héraclite, fr. 22 B 114 DK. À ce propos,
voir GIGANTE (1993) et FAYANT (2014), p. 522.
37. On remarquera que l’allégorèse stoïcienne n’est pas à l’œuvre alors qu’elle aurait pu s’appliquer
aisément, étant donné le nom parlant de la divinité, comme en témoigne, par exemple, l’effort
exégétique du stoïcien Lucius Annaeus Cornutus (La Nature des dieux, 13) pour expliquer le
nom de Némésis.
158 DANIELA BONANNO
38. Platon, Lois, 717d : « Tout au long de la vie il faut avoir et garder pour ses parents un souverain
respect dans ses paroles, parce qu’aux propos légers et ailés s’attache un très lourd châtiment ;
chacun de nos actes, en pareille matière, voit préposée à sa surveillance Némésis, la messagère
de Diké » (trad. É. des Places, CUF).
39. Callimaque, Hymnes, VI : « “Enfant, dit-elle (scil. la prêtresse Nikippe), qui abats les arbres
consacrés, arrête, mon enfant, fils tant chéri de tes parents, arrête, retire tes hommes ; crains le
courroux de Déméter vénérable, de qui tu pilles les biens sacrés”. Mais l’autre, lui jetant un
regard plus cruel que ne fait au chasseur, sur les monts du Tmaros, la lionne à l’enfantement
cruel, dont on dit que l’œil est si féroce, l’autre lui dit : “Va-t-en, que je ne t’enfonce pas ma
hache dans la peau. Ces bois vont faire la couverture de la salle où j’offrirai jour sur jour à mes
amis, à satiété, de délicieux festins”. Il dit : “Némésis grava ses paroles impies” » (trad. É. Cahen,
CUF).
40. Platon, Théétète, 189e-190a : « Socr. : […] Mais appelles-tu penser ce que j’appelle de ce nom ?
Théét. : Qu’appelles-tu de ce nom ? Socr. « Un discours que l’âme se tient tout au long à elle-même
sur les objets qu’elle examine. C’est en homme qui ne sait point que je t’expose cela. C’est ainsi, en
effet, que je me figure l’âme en son acte de penser ; ce n’est pas autre chose, pour elle, que dialoguer,
s’adresser à elle-même les questions et les réponses, passant de l’affirmation à la négation […]. Si
bien que cet acte de juger s’appelle pour moi discourir et l’opinion un discours exprimé, non certes
devant un autre et oralement, mais silencieusement et à soi-même » (trad. A. Diès, CUF). Sur cette
dichotomie et sur son attribution à la réflexion platonicienne, voir MANETTI (2012).
NÉMÉSIS MYSTÉRIQUE 159
les grandes cités des hommes et les petites ; car [il poursuit], de celles qui jadis
étaient grandes de mon temps étaient petites autrefois ; persuadé que la pros-
périté humaine ne demeure jamais fixée au même point, je ferai donc mention
également et des unes et des autres42.
47. Ménandre, IV, 12 et 520 Jäkel : « Fait attention à Némésis, ne dépasse pas la mesure » (Νέμεσιν
φυλάσσου, μηδὲν ὑπέρογκον ποίει, trad. personnelle). Sur les problèmes posés par ce recueil et
sur son rapport avec l’Anthologie de Planude, voir PERNIGOTTI (2008).
48. Anthologie Planudéenne, 223 : « Némésis nous avertit avec sa règle, avec son mors, de ne rien
faire sans mesure, de ne rien dire sans contrôle », Ἡ Νέμεσις προλέγει τῷ πήχεϊ τῷ τε χαλινῷ |
μήτ’ ἄμετρόν τι ποιεῖν μήτ’ ἀχάλινα λέγειν ; 224 : « Moi, la Némésis, je tiens une coudée. Pour-
quoi ? Diras-tu. Je le commande à tous : rien qui dépasse la mesure », Ἡ Νέμεσις πῆχυν κατέχω.
“Τίνος οὕνεκα ;” λέξεις. πᾶσι παραγγέλλω·| Μηδὲν ὑπὲρ τὸ μέτρον (trad. R. Aubreton, CUF).
49. Cf. Platon, Phèdre, 229 ; Hipparque, 228 ; Charmide, 164d. Sur l’origine et le développement de
la morale delphique DEFRADAS (1954), p. 268-283, en particulier 272-273.
50. Voir à ce propos la belle analyse d’ASSAEL (2001), p. 131-148.
51. Euripide, Bacchantes, 386-389 : « Ah ! les discours sans frein, et l’extravagance impie ont l’in-
fortune comme fin » (trad. H. Grégoire, CUF).
NÉMÉSIS MYSTÉRIQUE 161
52. Euripide, Bacchantes, 883-891 : « La puissance divine se meut avec lenteur ; en revanche, elle est
infaillible. Elle demande des comptes à ceux qui pratiquent l’iniquité et dont l’esprit pervers
frustre les dieux d’un hommage légitime » (trad. H. Grégoire, CUF).
53. Euripide, Bacchantes, 26-34 : « Car les sœurs de ma mère, qui, plus que personne, auraient dû
m’épargner cette insulte, ont affirmé que moi Dionysos, je n’étais pas le fils de Zeus ; que Sémélé,
par un amant mortel séduite, avait attribué sa propre faute à Zeus » (trad. H. Grégoire, CUF).
54. Euripide, Bacchantes, 310-312 : « Ne crois pas que ton sceptre soit tout puissant parmi les
hommes. Ne va point prendre l’illusion de ton esprit malade pour la sagesse humaine » (trad.
H. Grégoire, CUF).
55. Euripide, Bacchantes, 396-401 : « Le savoir n’est point sagesse (τὸ σοφὸν δ’ οὐ σοφία), non plus
que raisonner hors des bornes humaines. La vie est courte ; aussi, ceux qui visent trop haut,
laisseront s’échapper les biens à leur portée. Agir ainsi est d’une âme insensée, à mon avis, et
d’un cœur égaré » (trad. H. Grégoire, CUF, modifiée). Sur cette opposition entre τὸ σοφόν et
σοφία et sur le contexte culturel, qui présuppose une polémique contre la logique véhiculée par
la rhétorique vaine des sophistes, cf. DI BENEDETTO (1994), p. 37 ; ASSAEL (2001), p. 137-138.
56. H.O. 4, 9. Sur les différents usages du terme hosios, voir PEELS (2016).
57. H.O. 8, 20.
58. H.O. 13, 10.
59. H.O. 87, 10-13.
162 DANIELA BONANNO
que la vie humaine réserve. Cette justice, telle qu’elle est évoquée en relation avec
les abstractions chantées dans ses vers, est pleinement terrestre et n’a rien à voir,
par exemple, avec le thesmos d’Adrastée, dont parle le Phèdre de Platon60. Dans ce
dialogue, c’est au nom de cette divinité, souvent indiquée dans les sources comme
alter ego, voire comme épiclèse, de Némésis61, qu’est inscrite la norme qui gouverne
la métempsychose des âmes que le manque de justice pendant les vies précédentes
condamne à un sort encore plus triste après la mort.
Dans le cadre des Hymnes orphiques, Némésis assure, pour sa part, la pro-
tection des initiés en vertu d’une représentation divine dont les prérogatives se sont
construites au cours du temps et sur la base d’un savoir religieux amplement
partagé. La diffusion et la canonisation de ce portrait, alimenté par l’apport d’une
morale populaire génériquement fondée sur la tradition sapientiale grecque, furent
sans doute favorisées par la circulation d’œuvres témoignant d’un renouveau de la
légende des Sept sages et de la vitalité des préceptes delphiques, comme les Propos
de table ou l’E de Delphes de Plutarque, ou encore le recueil des Vies des Philosophes
de Diogène Laërce, dont la première partie est précisément consacrée aux prota-
gonistes de cette sagesse gnomique62. Cette tradition était d’ailleurs très répandue
dans la région de Pergame en Asie Mineure, où l’on situe le lieu de provenance des
hymnes et qui avait vu autrefois le roi lydien Crésus fasciné et, en même temps
accablé, par l’appel à la modération des sages grecs63.
Dans ce cadre, ce n’est sûrement pas un hasard si, à la même période environ,
un intellectuel comme Ælius Aristide offre une image de la déesse largement inspirée
de la vision d’Hérodote, à l’intérieur d’un discours, qui reprend l’épisode homérique
de l’ambassade envoyée à Achille pour persuader le héros de déposer sa colère et de
reprendre le combat à côté des Grecs. Ici, l’avertissement de l’orateur consiste à
prendre en compte la réaction des deux divinités Diké et Némésis qui, surveillant les
questions humaines, ne permettent pas aux mortels « d’avoir des pensées qui
dépassent leur nature » (μεῖζον τῆς φύσεως φρονεῖν) ; et le rhéteur ajoute — avec une
reprise presque textuelle d’un passage d’Hérodote — « elles les transforment en petits
de grands qu’ils étaient » (ἀλλὰ ῥᾳδίως μικροὺς ἐκ μεγάλων ποιοῦσαι)64. Une telle
représentation de la déesse est également attestée dans un autre contexte hymnique,
où la dimension rituelle de la teletē ou des mystēria n’est pas présente, mais qui faisait
sans doute partie du même horizon culturel de la Seconde Sophistique : il s’agit des
65. Mésomède, Hymnes, III. WHITMARSCH (2013), p. 160-163, observe les analogies entre le pan-
théon de divinités célébrées par les Hymnes de Mésomède et les formes d’autoreprésentation de
l’empereur Hadrien, et suggère de voir dans ces textes une transposition théologique du pouvoir
impérial.
66. Bonaventura, Collationes in Hexaëmeron sive Illuminationes Ecclesiae, 5.
67. « Il est une déesse qui, au sein des espaces aériens, planant dans les célestes hauteurs, s’avance,
ceinte au côté d’un nuage, mais resplendissante de blancheur dans son manteau, mais irradiée de
sa chevelure accompagnée du sifflement de ses ailes. C’est elle qui anéantit les espoirs démesurés,
c’est elle qui avec acharnement, menace les orgueilleux, c’est à elle qu’il appartient de briser les
esprits hautains des hommes et de bouleverser les réussites et les fortunes excessives. Cette déesse,
les Anciens l’appelèrent Némésis ; elle fut engendrée, disaient-ils, par l’Océan, son père, et naquit
de la Nuit silencieuse. Des étoiles parent son front, elle tient en ses mais des rênes et une coupe.
Elle rit d’un rire toujours redoutable, elle s’oppose aux entreprises insensées, mettant un frein aux
désirs malhonnêtes et faisant du plus haut au plus bas tourner la roue de la fortune, elle bouleverse
et ordonne tour à tour nos actions ; ça et là elle est emportée par le tourbillon des vents. Cette
déesse t’avait vue, ô Grèce, bouffie d’orgueil après ta victoire sur les Perses, porter tes enseignes
victorieuses même jusqu’au monde oriental. Elle t’avait vue, fière aussi du chant aonien et de tes
orateurs, t’acheminer vers les hauteurs et tenir d’orgueilleux propos, dresser la tête jusqu’à
l’introduire dans les cieux, enfin ne plus souffrir désormais d’être inférieure aux dieux. Bientôt,
détestant ton insupportable fierté, elle te contraignit à porter le joug sur ta nuque et te soumit aux
armes romaines qui t’écrasèrent » (v. 1-23, trad. P. Galand, CUF).
164 DANIELA BONANNO
est Manto, est une praelectio, c’est-à-dire une leçon universitaire qui prévoyait la
laudatio du poète latin et la cohortatio aux élèves pour les encourager à l’imiter68.
On y décèle de nombreux échos à la Périégèse de Pausanias et à la description
de la Némésis de Rhamnonte, ainsi qu’aux vers d’Hésiode, de l’Anthologie planu-
déenne et de l’Hymne orphique. La déesse y est présentée selon son portrait habituel
de puissance sombre qui châtie les arrogants et sollicite la modération. On lui
attribue la mission de réduire les espoirs démesurés des mortels et de surveiller leur
destin, en réprimant leur orgueil. Les Grecs eux-mêmes furent parmi ceux qui
expérimentèrent les effets de son châtiment, lorsque, fiers de leur poésie et de leur
éloquence, ils élevèrent la tête jusqu’au ciel, se croyant l’égal des dieux, mais furent
obligés par la déesse de se soumettre aux Romains. Dans ce poème, la réception de
la divinité et de son champ d’action produit un effet paradoxal, prenant comme
cible l’éloquence des Grecs.
Le contexte d’élaboration de ces vers est celui des cercles d’intellectuels néo-
platoniciens réunis autour de Marsile Ficin, qui avait lui-même travaillé dans sa
jeunesse à une traduction en latin des Hymnes orphiques, jamais publiée et désor-
mais malheureusement perdue69. Ficin, dans le sillage de l’allégorèse stoïcienne,
avait fait de la mythologie ancienne le véhicule privilégié de concepts moraux.
Selon sa réflexion et celle des intellectuels de son époque — comme le souligne Jean
Seznec 70 —, les textes anciens étaient un réservoir inépuisable d’enseignements
chrétiens, mis à disposition du travail exégétique et des capacités de réélaboration
philosophique de ces savants. Chez eux existait la conviction que, derrière les
mythes païens, se cachait une sorte de révélation, inaccessible aux personnes
communes. En ce qui concerne les Hymnes orphiques, Marsile Ficin attribuait, sans
aucun doute, leur paternité à Orphée, en le plaçant à l’origine d’une ligne de
continuité qui, à travers Aglaophème et Pythagore, se terminait avec Platon qui
universam eorum sapientiam suis litteris comprehendit, auxit, illustravit71.
Pic de La Mirandole, élève de Ficin, estima à son tour que, dans les Hymnes
orphiques, Orphée avait dissimulé, sous la surface poétique des mythes et des fables,
une vérité religieuse adressée seulement à un petit cercle d’initiés capables de la saisir.
Pic estimait en effet que la théologie platonicienne n’était que la transposition en prose
des vers poétiques des Hymnes orphiques et que — comme le dit bien E. Wind — « on
pouvait expliquer leur enchaînement et leur imagerie comme une expression mystique
convenablement voilée des théorèmes consignés par Proclus 72 ». Et c’est justement
68. GREENE (1963) ; STIMILLI (2003), p. 101 ; FANTAZZI (2004), p. XIII. Dans le même contexte
culturel on peut insérer la Némésis d’A. Dürer (1471-1528), sur laquelle je renvoie à l’étude
indispensable de PANOFSKY (1962).
69. Cf. sur la question, KLUTSTEIN (1987), p. 21-49.
70. SEZNEC (1939), p. 89-95.
71. Ficin, Theologia platonica, XVII, 1.
72. WIND (1992), p. 52.
NÉMÉSIS MYSTÉRIQUE 165
chez Proclus, avec une reprise presque verbatim de la pensée platonicienne, que la
puissance de Némésis devient un outil de la providence, chargé de sanctionner les
hommes pour leur kouphologie, c’est-à-dire pour le crime de parler à la légère73.
Avec cet arrière-plan culturel, Némésis devient l’une des figures récurrentes
de la littérature emblématique, développée à partir de la première moitié du
XVe siècle et inaugurée par la découverte, sur l’île d’Andros, en 1419, d’un manus-
crit grec d’un certain Horapollon originaire d’Alexandrie, ayant vécu au IIe ou au
IVe siècle de notre ère. Cet ouvrage intitulé Hieroglyphica marque la naissance en
Europe d’un nouveau genre littéraire. Dans ce manuscrit, l’auteur prétendait expli-
quer le sens de l’ancienne écriture égyptienne, supposée cacher dans ses crypto-
grammes les clés d’accès à une sagesse vénérable et secrète. Pour les intellectuels de
l’entourage de Ficin, l’œuvre constituait la énième preuve de leur théorie selon
laquelle les textes anciens recélaient une préfiguration de la doctrine chrétienne.
À partir de ce moment, les humanistes commencèrent à produire des œuvres
similaires, pourvues de la même force symbolique que les hiéroglyphes égyptiens.
C’est le début des grands recueils d’Emblemata, qui rassemblaient des images sym-
boliques accompagnées de textes explicatifs, dont les informations étaient
largement tirées de la tradition gréco-latine : il s’agit d’ouvrages qui participèrent
largement à ce processus bidirectionnel, typique de l’époque de la Renaissance, qui
a conduit à des formes d’hybridation entre sujets païens et thèmes chrétiens, dont
les résultats ont été largement examinés par E. Wind74. Ces emblèmes poursui-
vaient deux finalités opposées : d’une part, ils visaient à livrer un recueil de nou-
velles énigmes au sens caché et mystérieux et, de l’autre, ils avaient un objectif
didactique et édifiant qui consistait à rendre accessibles des maximes morales.
Parmi ces recueils, Némésis apparaît notamment dans l’œuvre du juriste André
Alciat (1492-1550), l’Emblematum Liber. Dans l’Emblème XIII a et b (fig. 1a et b,
p. 169), la déesse est présentée avec la sentence Nec verbo, nec facto quenquam
laedendum (« il ne faut insulter personne ni par les mots ni par les faits »),
accompagnée des vers qui évoquent les épigrammes anonymes de l’Anthologie
planudéenne dont il était question plus haut75, dans lesquels la déesse est célébrée
comme une puissance qui contrôle les mortels, avec la coudée et les rênes dans la
main. Elle veille à ce que l’homme ne fasse ou ne dise rien de mal, et qu’il apparaisse
comme la mesure de toute chose. Les images figurent une représentation de
Némésis qui évoque d’une certaine façon notre texte : l’une présente une figure
ailée, débout sur la roue, les rênes à la main et un doigt pointé vers le ciel ; l’autre,
une figure féminine qui parcourt les contrées des mortels tenant les rênes à la main.
73. Proclus, De decem dubitationibus circa providentiam, LXVI, 10 ; cf. aussi In Platonis Timaeum,
I, 198 et In Platonis Alcibiadem, I, 103, 3-5.
74. WIND (1952), p. 36.
75. Cf. supra, n. 48 et 67. Némésis apparaît encore dans l’Emblème, XLVI où elle est flanquée par
Spes, et dans l’Emblème, XLVI où elle est accompagnée par Spes, Amor et Bonus Eventus.
166 DANIELA BONANNO
Dans les deux cas, on est face à un portrait tout à fait assimilable à celui de la déesse
omnisciente, capable de tout contrôler, panderkēs, habile à suivre les mortels dans
leurs contrées, posant un frein à leur expression ou agissement. La fortune de
Némésis dans ce registre est confirmée par l’œuvre encyclopédique de Cesare Ripa,
publiée en 1593, avec le titre d’Iconologia overo Descrittione dell’Immagini uni-
versali cavate dall’Antichità et da altri luoghi, un répertoire de personnifications,
concepts abstraits, vertus et vices qui, comme beaucoup d’autres manuels de ce
genre, devait offrir aux poètes et aux artistes un outil pour comprendre les œuvres
de l’Antiquité et leur donner aussi des sources d’inspiration 76 . Ici la figure de
Némésis connaît un développement ultérieur : le contrôle qu’elle assure sur la
parole fonctionne comme un passe-partout qui fait de la déesse une préfiguration
de la Tempérance chrétienne77.
Ce n’est que le début d’un procès qui se terminera dans la seconde moitié du
XVIIIe siècle avec l’œuvre de Johann Gottfried Herder. Le philosophe allemand,
grand lecteur des textes anciens, parmi lesquels les Hymnes orphiques — comme
en témoigne son Versuch einer Geschichte der lyrischen Dichtenkunst — a examiné
le profil de la déesse à l’intérieur des Zerstreute Blätter, dans une étude intitulée
Nemesis. Ein lehrendes Sinnbild (Zweite Sammlung, 1786). Dans ces pages, Herder
se débarrasse de tous les témoignages qui soulignent l’aspect punitif de la déesse,
en valorisant ceux qui mettent en avant son lien avec la justice et son rôle dans le
choix d’une vie vécue sous le signe de la modération et de la rectitude morale. Il
l’appelle Feindin alles Ubermuths [...], die missbilligende Goettin, « l’ennemie de
toute arrogance, la divinité qui réprouve » (p. 244).
La lecture de Herder, construite, d’une part, sur les sources anciennes et, de
l’autre, sur les représentations de la littérature emblématique où le profil de la
déesse est progressivement rattaché à la tempérance et à la justice, représente le
noyau fondamental de sa philosophie. La délivrant de tous les traits qui en faisait
dans l’Antiquité une divinité sombre et vengeresse, il privilégie l’image pacifiée
d’une divinité qui tient les destins de l’humanité et en dirige le cours, à travers un
jeu complexe d’équilibre et compensation. L’Hymne orphique représente juste-
ment le point d’arrivée de son étude, où il voit une Némésis définitivement récon-
ciliée avec les mortels, dépositaire de leurs sentences et capable de les protéger,
détournant les pensées impies de leurs esprits. Némésis reçoit ainsi un rôle central
au sein d’un projet de renouvellement culturel qui attribuait à l’humanité entière
le rôle de protagoniste. Cette figure, qui revient à plusieurs reprises dans les œuvres
de Herder, est conçue à la fois comme force palingénésique agissant dans l’univers
et véritable pivot entre passé, présent et futur. Elle habite en outre à l’intérieur de
chaque individu. Comme l’auteur l’explique dans Das wissen und nicht wissen der
Zukunft :
Wir tragen die Nemesis in uns. Jeder weiß, was er aus seinem vorigen Leben
für Schuld und Vernachläßigung auf sich geladen, was er zu büßen, zu vergüten,
einzuholen, zu tilgen, oft nur mit seinem Untergange zu tilgen habe. Die Last der
Zukunft liegt unabwendbar auf ihm 78.
C’est à partir de ces réflexions que, chez Herder, Némésis cède finalement la
place à Adrastée, épithète par laquelle les Grecs, comme on l’a dit, la désignaient
parfois, et que l’auteur définit comme « die Nemesis des Christenthums », la
Némésis du christianisme. C’est une Némésis supérieure à celle des Grecs — pré-
cise-t-il — puisqu’elle garantit l’équilibre dans l’univers moral et physique de l’hu-
manité qui, grâce à elle, devient à son tour l’aiguille de la balance, le juge du monde,
toujours présente, qui tout accueille et tout pèse (Die Adrastea des Christenthums,
S.W. XXIV 428)79. Nous observons enfin, dans la réflexion philosophique posté-
rieure aux Lumières, l’omniscience de la déesse des Hymnes orphiques et son atti-
tude judiciaire se transférer sur l’homme qui devient à son tour juge et point
d’équilibre de l’univers entier.
Deux perspectives complètement opposées se font écho dans un aller-retour
continu entre réflexion philosophique et soucis religieux : d’un côté, l’attitude
d’une petite communauté d’Asie Mineure qui, dans le cadre d’un parcours rituel
ponctué d’incertitudes et de risques, invoque, parmi d’autres, une figure comme
Némésis, force régulatrice, capable d’assurer aux participants au rituel le contrôle
d’eux-mêmes, de leurs pensées et de leurs paroles ; de l’autre, l’effort conceptuel
d’un intellectuel qui voit, dans la même divinité, une instance morale, qui n’est pas
extérieure à l’homme, mais qui l’habite afin de lui donner, dans l’équilibre entre
pertes et compensations, une claire vision du passé, la conscience du présent et la
prévoyance du futur.
78. Herder, S.W., XVI, 374-375 : « Nous portons la Némésis en nous. Chacun de nous sait quelles
fautes, quelles omissions il a commis dans sa vie précédente ; ce qu’il doit expier, compenser,
récupérer, anéantir avec sa propre chute. Le poids de l’avenir s’appuie inexorablement sur cela »
(trad. personnelle).
79. « Die Nemesis des Christenthums setzt in der moralischen wie in der physischen Welt
Gleichgewicht und Vergeltung in Allem, dem Geringsten und Größten, als Naturgesetz zum
Grunde; die Bestimmung des Menschen aber hebt sie zu Ueberwindung des Bösen durchs Gute,
zur beharrlichen Großmut, wohlthätig empor. Menschlichkeit endlich macht sie zur Zunge der
Waage, und als Compensation der Vorsehung, gleichsam zur entscheidenden Stimme des
Weltrichters; des Richters, der immer kommt und da ist, der Alles empfängt und Alles vergütet »
(XXIV, 59). Sur ce développement de la pensée de Herder et sur le rôle de Némésis-Adrastea
dans la réflexion de l’intellectuel allemand, KOEPKE (1990) et (2004) ; COMETA (2007), p. 41-44.
168 DANIELA BONANNO
CONCLUSIONS
L’analyse centrée sur les Hymnes orphiques et, en particulier, l’hymne à
Némésis, et sur le rôle que la divinité joue à l’intérieur du panthéon chanté par le
recueil, a montré à l’œuvre deux filons entrelacés dans la construction du profil
hymnique de la déesse : d’un côté, celui qui s’appuie sur les résultats de la réflexion
de Platon, et de l’autre, celui qui renvoie à la tradition sapientiale grecque. À ce
noyau s’ajoute ici, comme dans les autres hymnes du recueil, l’emprise bien
reconnaissable de la production littéraire, de l’époque classique à l’époque hellé-
nistique. Le savoir qui constitue l’arrière-plan de cet hymne, comme d’ailleurs de
tous ceux qui composent le recueil, n’a cependant pas les traits d’une connaissance
technique ; il semble rentrer plus généralement dans l’horizon de la paideia
grecque. Au-delà de cette considération, il faut souligner que le processus de
construction de ce savoir procède exactement à l’inverse de ce que postulaient les
philosophes de l’Humanisme et de la Renaissance, qui avaient identifié, dans les
Hymnes orphiques, l’arrière-plan, bien que voilé et déguisé, de ce qui sera ensuite
la théologie platonicienne. Bien au contraire, les Hymnes orphiques sont, à leur
tour, le produit de traditions philosophique et littéraire largement répandues, dont
Platon est lui-même l’une des sources.
L’identification de ce savoir, bien reconnaissable, impose évidemment l’ur-
gence d’un renversement de perspective par rapport au point de départ de cet
article, puisqu’il ne s’agit pas seulement de montrer que la voie qui conduit à la
philosophie est assimilable à un parcours initiatique, mais d’explorer dans quelle
mesure la dimension de la sagesse était utile pour soutenir l’efficacité et la bonne
réussite d’un parcours initiatique. Cette question en implique aussi une autre,
visant à établir si une formation préalable était nécessaire pour entreprendre un
parcours initiatique, ou encore si la formalisation et l’apprentissage de ce savoir
étaient l’un des buts de l’initiation.
Quoi qu’il en soit, il convient d’observer que cette coopération féconde entre
mystères et réflexion philosophique, entre rituel et préceptes de sagesse, a contri-
bué à construire un réservoir de figures et de notions, auxquels les savants des épo-
ques ultérieures n’ont jamais cessé de puiser, élaborant tantôt des solutions qui ont
NÉMÉSIS MYSTÉRIQUE 169
Fig. 1 a-b : Emblème XIII a-b : Némésis. Emblematum Liber de Andrea Alciato
(1531 et 1534)
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