Lecriture de Soi Dans La Litterature de Jeunesse
Lecriture de Soi Dans La Litterature de Jeunesse
Lecriture de Soi Dans La Litterature de Jeunesse
Introduction
1 Le développement récent de l’autofiction va dans ce sens. Pour Serge Doubrosky (Fils, Galilée,
1977), ce concept désigne avant tout une synthèse de l’autobiographie et de la fiction. Critiquant
l’autobiographie traditionnelle dans la mesure où elle reposerait sur un exhaussement factice de la
vie de l’écrivain à l’aide d’un style très littéraire, Doubrovsky entend, au contraire, s’appuyer sur une
conception plus libre de l’écriture influencée par les théories freudiennes de l’inconscient. Cette liberté
lui permet de créer un personnage-auteur différent – au moins partiellement – de l’auteur. De même,
dans plusieurs fictions du Je, le narrateur se distingue de l’auteur qui met en scène un personnage fictif
ou historique à qui il est conféré une véritable dimension romanesque (cf. par exemple Les Mémoires
d’Hadrien de M. Yourcenar). Dans le journal fictif, l’évolution intérieure, peu sensible mais rapide, du
diariste n’échappe pas à la compréhension du lecteur qui suit la fiction comme un récit tendu vers un
dénouement (cf. Journal d’un fou de N. Gogol).
2 Cf. Christian Baudelot, Marie Cartier & Christine Détrez, Et pourtant ils lisent…, Paris, Le Seuil, 1999.
3 La notion d’univers renvoie mieux, nous semble-t-il, à la diversité des œuvres proposées que celle
de « discours » utilisée par Marie-Françoise Chanfrault-Duchet (2001) in Marie-Hélène Roques (dir.),
L’autobiographie en classe, Paris/Toulouse, CRDP Midi-Pyrénées/Delagrave, qui, par sa référence aux
sciences du langage, nous semble plus restrictive.
4 Dans une mise en réseaux d’ouvrages, il s’agit, avant tout, de proposer aux élèves de mettre en lien
des œuvres entre elles ou d’offrir un éclairage particulier sur une œuvre particulière. Le document
d’application Littérature au cycle 3, édité par le MEN, signale plusieurs possibilités : le réseau intertextuel
(découvrir une œuvre-source), le réseau intra-textuel (des livres d’un même auteur, qui ont des points
communs et peuvent s’éclairer les uns les autres pour repérer une manière de s’exprimer, des thèmes
favoris : par exemple, Anthony Browne, Claude Ponti…), le réseau centré sur des personnages (après
avoir dégagé leur portrait, on compare avec les textes pour savoir si leur rôle et leur comportement sont
en concordance. Exemple de personnages typiques : la sorcière, la fée, l’ogre...), le réseau qui traite
d’un grand sujet (par exemple, la différence, la guerre, les droits de l’enfant, la séparation...), le réseau
par genre (par exemple, le roman policier et ses variantes, le conte et ses parodies, le roman historique,
le roman épistolaire, le fantastique...), le réseau « architecture littéraire » (la place du narrateur, la
narration en Je ou Il, le point de vue, les jeux de langage...). C’est bien sûr surtout ces deux derniers
types de mise en réseaux qui nous intéressent ici même si des emprunts ponctuels peuvent être réalisés
à d’autres projets de réseaux. Cf. aussi sur ce point l’ouvrage dirigé par Catherine Tauveron, La lecture et
la culture littéraire au cycle des approfondissements, actes de la Desco, MEN, Scérén/CRDP de Versailles,
2004.
5 Le document d’application Littérature au cycle 3, paru d’abord en 2002 puis enrichi en 2004, accorde
une large place aux genres qui nous intéressent ici : pas moins de vingt œuvres citées et recommandées
en effet ressortissent à ces catégories littéraires. Nous les signalerons en note de bas de page. Pour
d’autres développements plus tournés vers des pratiques de classe effectives, on pourra lire Marie-
France Bishop & Pascale Labas (2004), « Écrire, lire, parler d’autobiographies à l’école primaire », in Le
Français aujourd’hui, n° 147, p. 67-48.
6 Dans un article intitulé « Autobiographie, roman et nom propre », Philippe Lejeune a posé le problème
du statut du narrateur dans certains œuvres à caractère autobiographique (in Moi aussi, Paris, Le Seuil,
1986). La question du nom propre lui permet de souligner l’ambiguïté d’œuvres situées entre fiction
et autobiographie.
1. Définition du corpus
7 Nous empruntons cette expression à Käte Hamburger qui, dans Logique des genres littéraires, insiste sur
le fait que la fiction est essentiellement une question de genre littéraire et qu’en tant que telle, elle est
signalée par une forme d’énonciation spécifique. Il y aurait donc des signes textuels du genre fiction
qui nous permettent de l’identifier en dehors de toute information extérieure au texte (informations
portant sur l’auteur et ses intentions, ou informations contenues dans le paratexte – indication du
genre sur la couverture, préface, etc.). Selon l’auteure encore, en art, « l’apparence de la vie n’est pas
produite autrement que par le personnage en tant qu’il vit, pense, sent et parle, en tant qu’il est un Je.
Les figures des personnages et des romans sont des personnages fictifs parce qu’ils sont comme des Je,
comme des sujets fictifs » (p. 72). La fiction est donc étroitement liée à la représentation de paroles, de
pensées et de sentiments qui ne sont pas imputables au locuteur premier (à l’auteur).
8 Dans le premier cas, qui ne sera pas discuté ici, l’œuvre, par son indécision statutaire, fonctionne
finalement selon le principe d’une mise en abyme car le personnage peut à bon droit passer pour une
des figures de l’auteur, saisie crayon en main.
9 Sans prétention à l’exhaustivité, les titres cités proviennent de recherches empiriques, menées
en bibliothèque et à partir de catalogues d’éditeurs. Nous avons notamment utilisé la sélection
Livres au trésor proposée chaque année par le Centre de documentation sur le livre de jeunesse de
Seine-Saint-Denis.
10 Denise Escarpit et Bernadette Poulou (dir.), Le récit d’enfance, Paris, Le Sorbier, 1993.
11 Karl Canvat, « Genres et enseignement de la littérature », Recherches, n° 8, AFEF, 1993, p. 5 sq.
12 Ibid., p. 7.
13 Nous sommes conscient que notre propos est ici très général puisqu’il existe, dans la littérature pour
adultes, des œuvres, telles Enfance de Nathalie Sarraute ou Le grand cahier d’Agota Cristof, se présentant
sous une forme fragmentaire.
14 Cf. Jean-Paul Kaufmann (2005), L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Hachette.
15 Il est intéressant de noter que, dès le xixe siècle, des écrivains pour la jeunesse comme Eugénie Foa et la
comtesse de Ségur ont eu recours aux mémoires fictifs avec respectivement Les mémoires de Polichinelle
(1839) et Les mémoires d’un âne (1860).
16 D’autres œuvres récentes entretiennent avec le fameux Journal des liens de parenté : par exemple, celui
de Ma Yan (Le journal de Ma Yan édité par Pierre Haski, Hachette, 2004).
17 Casterman, 1996.
18 Syros Jeunesse, 1996.
Tout aussi intéressant au plan de la recréation d’une parole entre deux âges,
se présente Avec tout ce qu’on a fait pour toi de M. Brantôme 19 où, sur un mode
plus dramatique que la plupart des livres cités ici, le journal imaginé est tra-
versé par une intense réflexion sur l’absence d’un être cher et la difficulté du
deuil. Plusieurs autres œuvres laissent la fiction côtoyer le journal intime de
façon originale : ainsi, dans C’est la vie, Lili de V. Dayre 20, la chute imprévisible
du récit invite à s’interroger d’abord sur les enjeux de l’écriture d’un journal
intime (est-il destiné à être lu par un tiers ? si oui, qui et à quelle condition ?),
ensuite sur la question de l’authenticité, que Michel Leiris, en ouverture à son
autobiographie L’âge d’homme, constitue en règle absolue. Le journal de Clara
de B. Peskine 21 repose d’ailleurs cette question : « Écrire son journal, ça fait
du bien, mais ça donne le cafard. Penser à soi c’est toujours un peu triste ».
Cependant, écrire peut aussi servir de « béquilles » pour la vie. En imaginant
comment une enfant, pendant les grandes vacances, retrouve chez sa grand-
mère le journal intime qu’elle a rédigé l’année précédente, au moment du di-
vorce de ses parents, B. Peskine insiste davantage sur la lecture et la relecture
que sur l’écriture elle-même du journal intime. Quand on écrit pour soi, il y
a en effet un moment où on relit pour soi. Cet acte favorise alors la mise à
distance des événements, le recul nécessaire à l’acceptation de la vie. Chez l’en-
fant, la relecture lui permet de se rendre compte qu’il ou elle a grandi. Sur ce
point précis, d’autres œuvres se rapprochent des précédentes : Maman les p’tits
bateaux de C. Mazard 22, Meurs la faim d’A. Colmerauer 23 et Sobibor de J. Molla 24
qui thématisent la question respectivement de l’inceste, de la boulimie et de
l’anorexie. Dans les moments de crise, la rédaction d’un journal ne peut être
interprétée seulement comme le signe du repli sur soi mais, au contraire, d’un
appel différé vers autrui. Alors, quand les choses vont mieux, on le délaisse plus
facilement pour aller vers les autres : « Il y a d’autres gens, dehors, écrit l’héroïne
de C. Mazard, qui ne demandent qu’à partager ». En outre, la reconstruction des
émotions chez l’adolescent, notamment, fait de ces trois dernières fictions des
prolongements possibles, à la fin du cycle 3 et au début du collège, du livre de
S. Pernusch présenté plus haut.
leur faire découvrir un point de vue personnel sur des événements vécus en
commun. Il peut être tenu dans la main, comme un objet transitionnel. Un
autre aspect intéressant du roman de P. Mac Lachlan est constitué par les let-
tres entre les parents éloignés et qui nourrissent la narration. Dans Le journal
de Caleb, P. Mac Lachlan 31 propose la suite de l’histoire de Sarah : Anna, qui
dans son journal intime, tenait la chronique de la famille de pionniers au tout
début du XXe siècle dans la grande prairie américaine, est partie à la ville pour
aider son beau-père dans son cabinet de médecin, tandis que tous attendent
le retour de son mari, Justin, qui s’est engagé avec les troupes américaines
débarquées en Europe en 1917. Anna a confié à son jeune frère la mission de
poursuivre la chronique de la famille à travers son journal intime. Un peu
décontenancé par cette nouvelle responsabilité, Caleb est aidé par Sarah qui le
conseille : « Il y a des tas de choses au sujet desquelles on peut écrire. On peut écrire
ses pensées, ses peurs, ses souhaits, ses espoirs, ses rêves. » L’âpreté des conditions
de vie rapproche deux pionniers, John et Jacob. Ce dernier, à la fin du roman,
commence à tenir son propre journal qui servira de base à un autre volume de
l’histoire de Sarah.
Une autre œuvre forte recrée avec brio les conditions de vie des émigrants :
il s’agit du Journal d’une sorcière de C. Rees 32. C’est moins ici l’introspection que
les dons d’observation et la perspicacité de l’héroïne, jugeant ses compagnons
de voyage, qui rend le récit de C. Rees remarquable. Le fanatisme religieux
nourri de l’interprétation souvent délirante de signes naturels, la haine de la
femme libre étayée par l’ignorance et la précarité de la vie des colons, sont
décrits avec un réalisme étonnant. Mais, à l’arrière-plan de ce récit marquant,
on trouve aussi de quoi nourrir la réflexion sur le phénomène si constant de
la brebis galeuse.
Le sort des immigrés est évoqué avec force dans Le chat de Tigali par
D. Daeninckx 33. De leur séjour à Tigali en Kabylie, l’instituteur, auteur du
journal intime qui sert de support à cette fiction, et sa famille ont ramené
le chat Amchiche. Parce qu’il est libre, mâle et en vadrouille, le chat dérange
la population du village provençal où s’est établie la famille. Ce qui dérange
encore plus les gens c’est que ce chat vienne d’Algérie. Ils s’en débarrassent en
l’empoisonnant, au grand désespoir de sa petite maîtresse. Mais la solidarité
enfantine parvient à redonner le moral à la fillette et celle-ci se retrouve avec
cinq chatons de cinq portées différentes que cinq de ses nouveaux camarades
lui offrent. Du reste, ces cinq chatons ont un air de parenté avec Amchiche…
En abordant un thème majeur – la suspicion qui frappe l’étranger – de façon
aussi subtile qu’indirecte, le livre de Daeninckx permet de réfléchir à la rela-
tion entre l’implicite et l’explicite, ce qui peut déboucher sur un riche travail
de conceptualisation et de différenciation entre des notions courantes mais
parfois mal délimitées par les élèves : racisme, inégalité, injustice…
personnage principal. C’est le cas du Cahier rouge de C. Mazard 38, dans lequel
l’insertion de citations du journal intime de David rend le roman à la première
personne très convaincant dans la traduction des émotions d’Ugo et de sa
famille. Dans une langue très sobre mais où chaque phrase exprime la retenue
des sentiments, l’auteure parvient à entrecroiser les fils de deux histoires, celles
de deux frères à la fois proches et opaques l’un pour l’autre.
4.1. Autobiographies
Plus soucieuses de reconstruire l’identité narrative du personnage principal
dans la continuité d’une chronologie, plusieurs œuvres se présentent com-
me des autobiographies qui permettent de donner une forme relativement
conventionnelle à une conscience immergée dans le temps. Dans L’automne
de Chiaki, K. Yumoto 39 bâtit un récit très élaboré où, grâce à la reconstruction
d’un projet personnel de vie, l’ordre du sens le dispute toujours au simple
ordre chronologique. Après une nécessaire étude de la chronologie – relative-
ment complexe – des événements relatés, L’automne de Chiaki peut faire l’objet
d’une analyse approfondie des nombreux fils thématiques qui en font l’origi-
nalité : le deuil au premier rang, mais aussi le partage du chagrin, la volonté
d’autonomie de l’adolescent, le choix d’un métier, l’amitié et la solidarité entre
les générations.
Dans Moi Richard, cireur de chaussures et Les cahiers de Baptistin Étienne,
J. F. Koller 40 et B. Solet 41 jouent eux aussi de l’ambiguïté romanesque en
construisant un récit très documenté, dès lors plus proche du récit de vie que
de la fiction romanesque. Le livre de B. Solet introduit le lecteur dans l’intimité
d’un jeune homme dont le destin est emblématique d’une population amenée
à travailler très tôt et dans des conditions difficiles et ingrates. C’est donc avec
la force d’un témoignage qu’il pourra être reçu en classe, surtout si l’on peut
lui joindre divers éclairages sur une réalité sociale et économique qui n’a pas
totalement disparu. Il en est de même dans Mon ami Frédéric de H. P. Richter 42
auquel la datation des trente chapitres confère l’instance narrative propre au
journal intime et au récit autobiographique. Le narrateur, qui reste anonyme,
raconte son existence en Allemagne auprès de son voisin et ami juif, Frédéric,
depuis leur naissance en 1925 jusqu’au dénouement tragique en 1942.
d’É. Morel 48). Le texte possède une forte valeur dénotative : il oriente la lecture
de l’image en limitant les possibles interprétatifs. L’album peut aussi présenter
un texte et des images complètement autonomes.
L’album ne prépare donc pas directement à la lecture du texte écrit auto-
nome mais constitue un objet de lecture spécifique. La forme album incite à
regarder l’écrit autrement, à se déplacer librement entre l’écrit et l’image. Il y
a dans tous les cas un va-et-vient constant et étroit entre le texte et l’image.
S’affirme ainsi plus clairement la fonction pédagogique du récit scripto-figural.
L’image relaie le texte ou l’anticipe en racontant parfois la même chose que lui,
ce qui veut dire que le message narratif est constant d’un mode d’expression
à un autre. Il n’y a pas de solution de continuité de l’image aux mots : c’est la
même « histoire » que l’on suit. D’une certaine manière, l’album affirme une
indépendance interne du récit (canevas, ossature) quelles que soient les tech-
niques qui servent à l’exprimer : image, langage s’adaptent à la structure du
récit et non l’inverse. C’est donc la familiarisation avec ce message narratif qui
explique ensuite l’absence de rupture pour le jeune lecteur entre l’album et les
romans présentés plus haut, bien que les codes sémiotiques aient changé.
L’album peut être un support privilégié pour les apprentis-lecteurs de jour-
naux intimes et d’autobiographies et l’image leur fournit une aide précieuse.
Mais l’image de l’album ne se contente pas de représenter les choses ; elle les
montre inscrites dans un contexte. De fait, elle développe souvent des poten-
tialités de sens du texte. Si l’ensemble texte/image fait signe, il y a rarement
simple équivalence entre eux ; l’image recoupe partiellement les informations
données par le texte. Les informations de l’un et de l’autre sont complémentai-
res et non redondantes. L’apprenti-lecteur devra donc être amené à découvrir
devant chaque nouvel album en Je le type de relation entre le texte et l’image.
Derrière les images comme derrière le texte de l’album, il y a toujours une rela-
tion pensée qui doit être comprise par chacun.
48 Flammarion, 1995.
49 L’atelier du poisson soluble, 1999. Œuvre inscrite dans le document d’application Littérature au cycle 3.
50 Circonflexe, 1995.
51 L’école des loisirs, 1998.
Le journal intime peut nourrir un récit d’aventures adapté aux plus jeu-
nes lecteurs. Ainsi, La fabuleuse découverte des îles du dragon, avril-juin 1819,
à bord de l’argonaute : journal de bord de Lord Nathaniel Parker, K. Scarborough
& J. Kelly 52, se présente comme un vrai-faux document. L’intérêt ici est sur-
tout de découvrir comment l’auteur mêle ce qui relève du vraisemblable et ce
qui relève du fabuleux, dans les textes de nature très diverse – journal, textes
informatifs, récits… – comme dans l’iconographie. Cela suppose la confron-
tation avec de vrais documents scientifiques et la connaissance des monstres
et animaux légendaires. Le thème des voyages imaginaires peut être à l’ori-
gine d’une mise en réseau croisant les extraits d’œuvres patrimoniales, comme
L’Odyssée ou Les voyages de Gulliver, et d’ouvrages contemporains, comme ceux
de François Place, Les derniers géants et L’Atlas des géographes d’Orbae 53. Dans
la même veine, Escales, carnet de croquis de Rascal 54 est un récit d’une grande
beauté plastique dont l’intérêt narratif réside surtout à la fois dans les zones
d’ombre laissées entre chaque double-page et que le lecteur va combler dans
l’imaginaire, et dans l’appariement étonnant du texte et de l’image. À l’inverse
de ces diverses tentatives de saisie de fragments du réel, un album comme Le
journal intime de Suzy Lapin queue de cotton de T. Dockay 55 reconstitue un mo-
ment complet de la vie quotidienne de l’héroïne.
61 Comme le souligne Sébastien Hubier dans Littératures intimes, Paris, A. Colin, 2002, ceci n’est pas vrai
dans les vrais journaux dont l’inachèvement est un point caractéristique.
62 La formule est de Jean Ricardou dans Problèmes du nouveau roman, Paris, Gallimard, 1965.
63 Cf. la contribution dans ce numéro de Marie-Claude Penloup qui souligne le fait que les jeunes
scripteurs de journaux intimes sont d’emblée confrontés à la complexité des postures énonciatives et
intègrent très progressivement certaines normes du genre.
64 Paul Ricœur a analysé les enjeux philosophiques de cette mise en récit du donné biographique
notamment dans Temps et récit (Paris, Le Seuil, 1983) où il souligne que « le temps devient temps
humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et que le récit atteint sa signification
plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle » (Temps et récit, vol. I, p. 105).
65 Pour d’autres développements sur ce point, cf. Claude Le Manchec, L’expérience narrative, Lyon, INRP,
2005.
66 Cf. Walter Benjamin : « L’art de raconter des histoires est l’art d’échanger des expériences », in Œuvres,
t. III, Gallimard, 2001, p. 124.
Conclusion
Nous avons vu que, du côté des écrivains, le passé revêt une pluralité de
sens et peut être remémoré, tandis que le futur oblige à l’attente et suggère la
perplexité. La tâche qu’ils se donnent consiste à reconstruire tout ou partie du
passé d’un personnage à partir de fragments qu’ils exhument et qu’ils mettent
en valeur en cherchant un mode de présentation adéquat de l’expérience per-
sonnelle. Ils proposent donc non seulement une évocation du passé mais une
reconstruction par le langage et dans le langage, permettant une méditation
sur des expériences plus ou moins enfouies, plus ou moins lisibles.
Une littérature de jeunesse audacieuse, qui se pose en mode de création
contestant de plus en plus nettement un point de vue unique, trop explicite,
donné par l’adulte, mais où les jugements de valeur d’un adulte affleurent et
restent à interpréter, ne pouvait pas esquiver la question de l’écriture en Je,
donnant la parole à un narrateur enfant ou adolescent. Le point de vue de
l’adulte, s’il est moins saillant, n’a pas toutefois disparu. Il est devenu plus im-
plicite en se métamorphosant dans la reconstruction forcément subjective du
passé d’un enfant ou d’un adolescent fictifs mais vraisemblables. Toutefois, ces
œuvres peuvent ouvrir en classe sur des connaissances objectives : donner en
effet une réalité à l’être passé, considérer l’acceptation du temps qui passe com-
me condition de l’existence, se représenter l’existence comme un changement
d’états, une succession de formes, exigent de trouver une forme englobante et
suffisamment souple comme le journal intime et l’autobiographie.
Chacune de ces formes peut être laissée à l’appréciation de chacun et son
intérêt peut être discuté en classe. Les liens que nous proposons d’établir entre
ces œuvres ne résident donc pas seulement dans les objets mais aussi et sur-
tout dans les modes de réception et dans les connexions que peut établir entre
elles le lecteur. Leurs modes d’appropriation constituent en eux-mêmes un défi
suffisamment stimulant, au plan de l’enseignement de la littérature, pour lan-
cer la recherche dans leur direction. Il serait certes abusif de prétendre que le
domaine ainsi concerné est homogène et appelle des modes d’appropriation
identiques. Mais nous pensons qu’à travers ces genres, d’autres approches de
la littérature sont possibles, reposant justement sur d’autres modalités de ju-
gement des œuvres. Ces modalités de jugement sont elles-mêmes en relation
étroite avec les espaces imaginaires proposés.
Bibliographie
Albums
Niveau primaire
Le type, pages arrachées au journal intime de Philippe Barbeau, Philippe Barbeau et
Fabienne Cinquin, Atelier du poisson soluble.
La fabuleuse découverte des îles du Dragon, avril-juin 1819, à bord de l’argonaute :
journal de Lord Nathaniel Parker, Kate Scareborough, Gründ.
Escales, carnet de croquis, Rascal et Louis Joos, L’école des loisirs.
Nuit d’orage, Michèle Lemieux, Le Seuil Jeunesse.
Journal d’un chien, Yukuo Murakami, Circonflexe.
Le journal intime de Suzy Lapin queue de cotton, Tracy Dockay, éd. Pêche, pomme,
poire.
Le loup rouge, Friedrich Karl Waechter, L’école des loisirs.
Un pays loin d’ici, Nigel Gray et Philippe Dupasquier, Gallimard.
Otto, autobiographie d’un ours en peluche, Tomi Ungerer, L’école des loisirs.
Romans
Niveau primaire
Mon je-me-parle, Sandrine Pernusch, Casterman.
Avec tout ce qu’on a fait pour toi, Marie Brantôme, Le Seuil Jeunesse.
J’écris, je t’écris, Geva Caban, Gallimard Jeunesse.
C’est la vie, Lili, Valérie Dayre, L’école des loisirs.
Le journal de Clara, Brigitte Peskine, Hachette.
La maison des petits bonheurs, Colette Vivier, Casterman.
Les secrets de Faith Green, Jean-François Chabas, Casterman.
Sarah la pas belle, Patricia Mac Lahlan, Gallimard.
Le journal de Caleb, Patricia Mac Lahlan, Gallimard.
Le chat de Tigali, Didier Daeninckx, Syros.
La plus grande lettre du monde, Nicole Schneegans, Hachette.
Niveau collège
« Brouillard de neige », in À la vie, à la mort, Paule du Bouchet, Gallimard
Jeunesse.
Le journal d’Adèle, Paule du Bouchet, Gallimard Jeunesse.
Le naufrage du Zanzibar, Michael Morpurgo, Gallimard Jeunesse.
Vers des terres inconnues, Karen Hesse, Gallimard Jeunesse.
Les cahiers de Baptistin Étienne, Bertrand Solet, Hachette.
Le royaume de Kensuké, Michael Morpurgo, Gallimard Jeunesse.
Coup de foudre, Nicole Schneegans, Rageot.
Je ne suis plus une enfant, Hila Colman, L’école des loisirs.
Écoute mon cœur, Janine Teisson, Syros.
Le goût de la mangue, Catherine Missonnier, éd. Thierry Magnier.
Moi, Richard, cireur de chaussures, Jackie French Koller, Hachette.
Maman les p’tits bateaux, Claire Mazard, Syros.
Mon ami Frédéric, Hans Peter Richter, Hachette.