Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Histoiredelamusi 02 Byucomb

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 718

LIBRARY

Brigham Young University

OM

* Ace.
No..
HISTOIRE
DE LA

MUSIQUE

il
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

La Musique, ses lois, son évolution, i vol. (Flammarion). 3 tï. 50


(Couronné par l'A endémie française).

La Musique et la Magie, i vol., texte littéraire et musique


(A, Picard)
5 fr< „

(Couronné par l'Académie de; Beaux-Arts).

Rapports de la Musique et de la Poésie considérées au point


de vue de l'expression Épuisé.
(Couronné par l'Institut [Académie des Beaux-Arts]).

De parabaseos partibus et origine (Thorin) 3 fr. »

Théorie du Rythme dans la composition musicale moderne,


d'après la doctrine antique, suivie d'un Essai sur l'Archéo-
logie musicale au XIX e siècle et le problème de l'origine
des neumes (A. Picard) Épuisé.
(Couronné par l'Institut [Académie des Beaux-Arts]).

Fragments de l'Enéide en musique, d'après un manuscrit de la


Laurentienne ; fac-similés phototypiques et traduction en notation
moderne, précédés d'une introduction (A. Picard) Épuisé. . . .

Congrès international d'Histoire de la musique tenu à Paris


en 1900; mémoires, vœux et documents publiés au nom du
Comité, i vol. (Fischbacher) 12 fr. »

Éléments de Grammaire musicale historique les modes dia- :

toniques, au point de vue de la mélodie et de l'harmonie.


Leçon s du Collège de
(,
France publiées dans la Revue Musicale,
années 1905 et 1906).

Le Chant choral. I. Chansons populaires et morceaux choisis des


auteurs classiques (100 pièces à une et deux voix), avec un exposé
delà Méthode directe. 1 vol. (Hachette) 1 fr. 50

Le Chant Choral. II. Morceaux choisis pour deux, trois et quatre


voix, tirés des auteurs français et étrangers. 1 ro pièces. 1 vol.
(Hachette) 4 fr . ,
J. COMBARIEU
l/M-3,

« HISTOIRE
DE LA

MUSIQUE
Des origines à la mort de Beethoven

AVEC DE XOMliRF.l'X TEXTES MUSICAUX

L'homme est un être de foi, d'imagina-


tion et de sentiment : c'est pourquoi 1*
musique, comme la religion et la poésie, tient
une si grande place dans l'histoire de la
civilisation.

Tome II

Du XVIIe siècle à la mort de Beethoven

LIBRAIRIE ARMAND COLIN


io3, Boulevard saint-michel, PARIS

1913
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservis pour tous pays.
Mgham youkg uNfVERsrnr
LiERARY
EEQÏO. UTAfci

Copyrigh nineteen hundred and thirteen


by Max Leclerc and H. Bourrelier,
proprietors of Librairie Armand Colin.

HAROLD B. LEE LIBRARV


BRIGHAM YOUNG UNIVERSITY
PROVO Iitaw
CINQUIÈME PARTIE
SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

Cette manière de chanter peut être


justement appelée nouvelle.
(FlLIPPO Vitali.)

Combarieu. — Musique, 11.


CHAPITRE XXXIII

L'OPÉRA ITALIEN ET L'HUMANISME.


LE THÉÂTRE LYRIQUE A FLORENCE, A VENISE,
A NAPLES.

Caractères généraux du xvii siècle. —


Les musiciens humanistes de Flo-
rence, et leurs idées. —Les premières tentatives de restauration du théâtre
antique; innovations qui en furent la conséquence. —
L'opéra à Florence
et à Mantoue Péri et Gaccini.
: —
Monteverde Orphée, et le Couronnement
:

de Poppée. — L'opéra à Venise; Gavalli et Cesti. —


Caractères généraux de
l'opéra vénitien. —
L'opéra à Naples Alexandre Scarlatti.
:

Les grands
chanteurs. — Conclusions sur l'opéra italien jusqu'à l'époque de Haendel.

Très riche de musique et de musiciens, à la lois tradi-

tionnel et novateur, le xvu c siècle appartient à cette


seconde partie de Renaissance » dont la limite peut
la «
être reculée jusqu'à Y Art de la fugue et au Messie. Sur des
points importants, tels que la réduction à deux modes des
anciennes échelles diatoniques et l'organisation de la
musique instrumentale, il consacre ou continue l'œuvre de
1 âge précédent; là où il est grand, il est presque toujours

le disciple des maîtres d'autrefois. Mais c'est, aussi bien,


un héritier révolutionnaire aimant les innovations hardies.
Dans le domaine transmis, il fait des sacrifices qu'il croit
justifiés par la recherche de la vérité ou de l'agrément.
Pour la technique et la science de la construction sonore, il
parait systématiquement opposé à un progrès; en revanche,
il est préoccupé de « naturel », mais comme le seront les
contemporains de J.-J. Rousseau, en voyant la nature à
travers des idées conventionnelles. Il commence par
4 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

déclarer laguerre au contrepoint; il met en honneur le


récitatif, le solo accompagné; il a son Ars nova, étant l'âge
d'or de la basse chiffrée. D'ailleurs, le yoût de la monodie
voulant ramener le chant à l'expression exacte des senti-
ments est loin de tout absorber. La création la plus impor-
tante est celle de l'opéra; mais le rôle de l'Italie, dont
l'hégémonie va être à son apogée, doit être distingué de
celui de l'Allemagne, plus habile à la symphonie qu'au
théâtre, et de celui de la France; et en chaque pays les
tendances sont complexes, quelquefois contradictoires,
comme il apparaît partout quand l'histoire pénètre plus
avant dans l'époque moderne. En général règne une menta-
lité de valeur faible qui, au lieu de considérer le Beau

comme une fin, voit trop souvent dans la musique un art


de divertissement, de décoration et de parade. Avec l'air de
cour, on aime les grâces menues et chiflbnnées de la pièce
pour clavecin, les élégances papillotantes de la sonate pour
violon, les galanteries sentimentales de la cantatille et de
la pastorale héroïque, la noblesse apprêtée des motets, les
fausses mythologies du ballet promu jusqu'à la tragédie.
En Italie, la « comédie en musique » eut pour principe une
certaine conception, libre et désintéressée, de l'art et de la
tradition antique; en France, elle ressemble à une grande
dame toujours en service de cour et en costume de céré-
monie, réglant son verbe et ses révérences d'après l'usage,
les yeux toujours fixés sur le visage du Roi. La formidable
influence de Louis XIV eut sur les compositeurs des effets
moins heureux que sur les poètes. Les musiciens n'écrivi-
rent rien d'équivalent à la mélodie du vers de Racine, si
caressante et si noble à la fois, et où l'élégance la plus
haute sait s'allier au naturel leur chant fut habituellement
:

compassé, coupé par des lignes un peu dures, entaché


d'emphase et de formules, gêné par l'imitation équivoque
d'un mode de déclamation très artificiel. On a signalé
comme un caractère spécifique des ouvertures dites
françaises l'emploi des notes pointées qui donne un rythme
solennel et saccadé à leur premier mouvement. Ce rythme
a sans doute ses origines dans la musique de danse; on le
voit apparaître, dès 1640, dans le Ballet de Mademoiselle.
Peut-être devint-il une règle du genre, dès l'introduction
L OPERA ITALIEN ET L HUMANISME 5

d'une œuvre destinée aux plaisirs royaux, parce qu'il était


la notation d'un fait typique et singulier la démarche de
:

Louis XIV, qui, lorsqu'il deux haies de


s'avançait entre
courtisans, la une allure théâtrale « qui
tête haute, avait
eût été ridicule chez tout autre homme que lui ». Autour
de la musique pour le Roi, pour les soupers du Roi, pour
les fêtes du Roi, il y a la musique pour l'Eglise et la
musique pour le salon des grands; au delà, rien de bien
important c'est le règne de la chanson à boire et de
:

l'ariette grivoise. Quelques génies surent faire œuvre


humaine au risque de manquer leur fortune. De vrai public,
il n'y en avait pas plus que de vrais juges quelques
:

beaux esprits écrivant de petits vers et publiant leurs ran-


cunes ou leurs flatteries, leur admiration naïve pour de
banales prouesses de virtuosité; c'est trop souvent ce qui
représente la « critique ». Pour la théorie, il n'y eut,
avant Rousseau, aucun ouvrage décisif.
Les innovations révolutionnaires du xvn e siècle (limitées à
quelques genres) aboutirent à un art aminci et appauvri,
quelquefois admirable par la sûreté avec laquelle il atteint
son but; mais alors même qu'elles ne sauraient être entiè-
rement approuvées par le sens musical pur, elles ont une
importance capitale au point de vue de l'histoire et offrent
le plus sérieux intérêt quand on les rattache h l'évolution

des mœurs et des idées. Au-dessus d'elles, sont entre-


tenues les belles traditions de la polyphonie qui nous con-
duiront jusqu'aux deux maîtres souverains et magnifiques
du xvm e siècle.
Notre programme est divisé en quatre parties 1° l'art :

profane; 2° l'art religieux; 3° la musique instrumentale;


4° leur réunion dans les œuvres des deux génies qui sont
les points terminus d'une double et longue évolution :

Bach et Hœndel.
En tête de la musique profane, nous plaçons le genre
qui en est le représentant le plus brillant el qui a des
attaches immédiates avec les derniers essais du xvi" siècle :

l'opéra. Nous l'étudierons d'abord dans son pays d'origine,


l'Italie, productrice de quelques chefs-d'œuvre et d'innom-

brables articles de fabrication courante, puis dans les paya


où il rayonna successivement l'Allemagne, l'Angleterre,
:
6 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

la France enfin, où il absorba une tentative originale,


sérieuse, paralysée par des circonstances diverses. Dans
chacune de ces études, nous grouperons les faits principaux
de l'histoire locale jusqu'à la dernière partie du xvm e siècle,
si bien que nous aurons à parcourir plusieurs fois, dans

des régions différentes, cette seconde période de la Renais-


sance. Nous sommes loin d'avoir indiqué tous les prélimi-
naires d'un tel sujet; la monodie, l'air de cour, jouent un
rôle important dans la formation de la « tragédie lyrique ».
Sinous avons parlé assez longuement des ballets de
l'ancien régime en Bourgogne, en Italie, en France et en
Angleterre, c'est pour faire apparaître en toute évidence
e
le lien qui les rattache à l'opéra du xvn siècle, et aussi

pour faire pressentir quelques caractères d'ordre inférieur


qui seront la faiblesse de ce dernier. Le ballet contenait tous
les éléments de l'opéra, sauf un seul sa musique n'avait
:

pas cette expression analytique, souple et diverse, adéquate


aux formules des sentiments dans une action suivie, qui
seule paraît convenir à l'art du théâtre; en un mot, elle
n'était pas dramatique. Nous avons à exposer maintenant
la réforme, —
purement musicale, mais inspirée par de
vagues notions d'archéologie —
des musiciens humanistes
qui voulurent combler cette lacune en créant le style dit
« représentatif » ou « récitatif ». Par une illusion dont la

critique est encore dupe, ils croyaient créer un genre


entièrement nouveau. C'est d'ailleurs un fait bien remar-
quable que vers la fin du xvi c siècle, après plus de deux
mille ans d'art pratique et de théorie, on s'avisa enfin de
créer une musique fondée sur l'expression naturelle des
sentiments !

A Florence, en 1580, un gentilhomme de haute culture,


Giovanni Bardi, Comte de Vernio, avait réuni autour de lui
une société d'élite, toute pénétrée de cette passion pour
l'art et la beauté dont les Médicis avaient fait, si l'on peut
dire, l'atmosphère morale de la brillante cité. Des talents
divers étaient représentés par les membres de Aca- cette
démie privée. On y voyait Vincenzo Galilei, père de l'il-
lustre physicien, érudit, joueur de viole et de luth, compo-
siteur à ses heures, grand partisan de la musique grecque;
Girolamo Mei, auteur d'opuscules sur la musique; Pietro
L OPERA ITALIEN ET L HUMANISME 7

Strozzi, compositeur; Ottavio Rinuccini, poète; Giulio


Caccini (1550-1618), chanteur et professeur de chant,
auteur de « chansonnettes » qu'il exécutait en s 'accom-
pagnant sur le théorbe; Jacopo Péri (1561-1(333), chanteur
et claveciniste; Emilio del Cavalieri (1550-1602), noble
romain, organiste, venu à Florence, sous Ferdinand I er ,

comme intendant de la musique de la cour. Un esprit


invisible semblait planer au-dessus d'eux et animer leurs
doctes entretiens : Tous condamnaient le
celui de Platon.
contrepoint, dont on avait abusé tous voulaient un art
;

nouveau, inspiré de celui de la Grèce antique. Ce désir de


restaurer l'art païen se confondait chez eux avec celui d'un
retour à la nature. Ils estimaient que le chant doit prendre

le langage pour premier modèle. Sous l'influence de ce


principe, le récitatif leur apparut comme l'élément prin-
cipal du style dramatique.
inventèrent ce qu'ils appe-
Ils
laient Favola, Dramma in musica, Pastorale, et ce que le
8
xviii siècle devait baptiser Opéra. L'histoire italienne du
genre peut être divisée en trois périodes le drame lyrique :

à Florence (1600-1630), à Venise (1640-1690), à Naples,


de 1690 jusqu'au milieu du xvm c siècle.
Nous préciserons d'abord, à l'aide de quelques textes, le
point de départ de cette importante innovation et les idées
directrices d'où elle s'inspira. A la lumière venue de l'anti-
quité, les Florentins éprouvèrent un grand enthousiasme :

ils crurent découvrir, en musique, la nature, la vérité,


l'expression juste du chant pathétique de là leur aversion
:

pour le contrepoint, et leur conception du théâtre lyrique


avec ses illusions et ses lacunes.
Laissons parler eux-mêmes les auteurs et les témoins de
la réforme :

Voici d'abord quelques extraits d'une lettre de Pietro di B.vrdi,


Conte di Vernio (fils de Giovanni Bardi, celui de l'Académie floren-
tine) à Giovan. Battista Doni (1634. Cette lettre se trouve dans Ban-
dini, Commentariorum de vita et scriptis Joamiis Bapt. Donj... Libri
quinque, Florence, 1655, p. 117-120; rééditée par Solerti). Ce sont
des renseignements que Doni lui avait demandés, au sujet des ori-
gines de l'opéra. Voici la traduction de sa réponse :

« Vincenzo Galilei... fut le premier qui fit entendre le chant en


style représentatif ... aidé
: dans cette voie si rude... surtout par
mon père... Ainsi au-dessus d'un ensemble de violes touchées avec
8 SECONDE PERTODE DE LA RENAISSANCE

justesse, il fit entendre, par un ténor de bonne et intelligible voix,

la lamentation du comte Ugolin, de Dante. Cette nouveauté provoqua


l'envie de la plupart des musiciens, mais plut à ceux qui étaient
vraiment amateurs de musique. Galilée, ne s'arrêtant pas en si beau
chemin, mit en musique une partie des Lamentazioni et des répons
de la semaine sainte, qui furent chantés, de la même manière, en
dévote compagnie. Il y avait, dans la « camerata » de mon père,
Giulio Caccini, alors très jeune, mais réputé pour chanteur exquis
et de bon goût, qui, se sentant attiré vers cette nouvelle musique,
commença, sous la complète direction de mon père, à chanter
(accompagné) sur un seul instrument divers petits airs, sonnels et
autres poésies, aptes à être comprises, émerveillant ceux qui les
entendaient. Il y avait aussi à Florence, à cette époque, Jacopo Péri,
qui, comme premier disciple de Cristofano Malvezzi pour l'orgue,
les instruments à clavier et le contrepoint, jouait et composait
avec grand succès et pour le chant n'était réputé inférieur à per-
sonne de la ville. Celui-ci... évitant cette sorte de rudesse et cet air
d'antiquité que l'on sentait dans les musiques de Galilée, adoucit, de
concert avec Giulio (Caccini), le nouveau style; et tous deux le ren-
dirent apte à exciter puissamment les passions...
« C'est pour cela qu'ils acquirent le titre d'excellents chanteurs et
d'inventeurs de cette manière de composer et de chanter.
« Péri avait plus de science il trouva le moyen, en travaillant sur
;

des sons limilés [con ricercar poche corde) et par d'autres recherches
minulicuses, d'imiter le langage courant, et il acquit ainsi une grande
renommée. Giulio (Caccini) eut plus de grâce dans ses inventions. »
Dans la Préface de la rappresentazione di Anima e Corpo d'EMiLio
1
de Cavalieri (1600), l'éditeur, Alessandro Guidotti, s'exprime ainsi :

« ... Imprimer quelques-unes de ses curieuses et nouvelles com-


positions de musique (compositions de Cavalieri) faites à l'imitation
de ce style que les anciens Grecs et Romains employaient, dit-on,
sur leurs théâtres pour provoquer les passions les plus diverses
dans l'âme des spectateurs... »
Du même ouvrage. (Avertissement ai leltori) :

« Les instruments, pour qu'on ne les voie pas, doivent être joués
derrière les rideaux de la scène, et par des musiciens capables de
seconder le chanteur, et sans diminutions, à sons pleins. Et, pour
donner une idée de ceux qu'on a déjà expérimentés en des circon-
stances analogues, une lyre double, un clavecin, un « chitarrone » ou
théorbe (comme on voudra l'appeler), font ensemble un très bon
effet, comme aussi un « Organo suave » (un orgue aux sons doux?)
avec un « chitarrone ». Emilio aimerait qu'on changeât d'instruments
« suivant les sentiments exprimés par le chanteur...
« Le passage d'un sentiment à un autre contraire, comme du triste
au gai, de la rudesse à la douceur, etc., provoque une grande émo-
tion. Quand on a chanté un peu « a solo », il est bien de faire
chanter les chœurs et de varier souvent les tons; on fera chanter
tantôt le soprano, tantôt la basse, tantôt le contralto, tantôt le
ténor... »
.

L OPERA ITALIF.N F.T L HUMANISME 9

Du même ouvrage, Avvertimenti per la présente Rappresenta-


zione :

« Le chœur devra se tenir sur la scène tantôt assis et tantôt


debout, tâchant d'écouter ce qui se représente, et de changer de
temps en temps de place...; et quand ils auront à chanter, qu'ils se
lèvent pour pouvoir faire leurs gestes, et puis qu'ils reviennent à
leur place...
a Au début, avant de baisser le rideau, il sera bien de faire une
musique pleine, avec des voix doublées et une grande quantité
d'instruments on pourra se servir très bien du madrigal numéro 86,
:

O Signor santo e vero, lequel est k six voix...


« Les symphonies et les ritournelles pourront être jouées avec une
grande quantité d'instruments et si l'on peut joindre un violon (vio-
:

lino) à la partie de soprano, cela fera un très bon effet... »


Pkri, dans YEuridice (1600), dit Ai lettori :

(( ... Etant donné qu'il s'agissait de poésie dramatique et que l'on

devait imiter avec le chant le langage parlé (et sans aucun doute on
ne parle jamais en chantant), j'estimai que les anciens Grecs et
Romains (qui, selon une opinion répandue, chantaient sur la scène
les tragédies tout entières) employaient une harmonie, qui, dépassant
celle du parler ordinaire, restait en deçà de la mélodie du chant,
de manière à prendre une forme intermédiaire ..
« ... je n'oserais pas affirmer que ce chant est le même qui était
employé dans les tragédies grecques ou romaines, mais j'ai cru que
c'était le seul qui pût être donné par notre musique pour s'adapter
à notre langage... »
De Caccini, dans la préface de YEuridice (20 décembre 1600) :

« Ainsi, l'harmonie des parties récitantes, dans la présente Euri-


dice, est soutenue par une basse continue (un basso continuato), où
j'ai indiqué les quartes, les sixtes et les septièmes, les tierces
majeures et mineures les plus nécessaires, abandonnant pour le
reste l'arrangement des parties intermédiaires au jugement et à l'art
de l'exécutant. J'ai lié parfois les notes de la basse, afin qu'au pas-
sage des nombreuses dissonances qui s'y mêlent, on ne refrappe
point la note et qu'on évite ainsi d'offenser l'oreille...
« J'étais d'abord déterminé, en cette occasion, à faire un discours
aux lecteurs sur la façon noble (del nobil modo) de chanter... avec
quelques curiosités s'y rapportant et avec la nouvelle manière des
passages et des notes redoublées, inventées par moi... Mais, pour
le moment, tel n'a pas été l'avis de certains de mes amis (que je ne
puis ni ne dois négliger). Je me suis donc réservé pour une autre
occasion, me contentant, pour l'instant, de la seule satisfaction
d'avoir été le premier à imprimer cette espèce de chants ainsi que
des explications sur leur style. C'est ce même genre que l'on peul
voir employé dans toutes mes autres musiques qui courent manus-
crites, et que j'ai composées depuis plus de quinze ans en diverses
circonstances. Je n'ai jamais employé dans mes musiques d'autre art
que l'imitation des sentiments des paroles, et j'ai touché les notes
(corde), plus ou moins tendres (affettuose), que j'ai jugées les plus
10 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

convenables à atteindre cette grâce que l'on recherche pour bien


chanter... »
Du même, dans Le Nuove Musiche (1601), Ai lettori :

« Vraiment, à l'époque où florissait à Florence Féminentc com-


pagnie (camerata) du très illustre Monsieur Giovani Bardi dei (ou de)
Conti di Vernio, où se réunissait non seulement une grande partie de
la noblesse, mais aussi les premiers musiciens, hommes de talent,
poètes et philosophes de la ville, je puis dire, l'ayant fréquentée
moi-même, que j'ai plus appris de leurs doctes discours, que je ne
l'ai fait en plus de trente ans pour l'étude du contrepoint car ces
:

gentilshommes très éclairés m'ont toujours engagé (et convaincu par


des raisons lumineuses) à dédaigner cette sorte de musique qui, ne
laissant pas bien entendre les paroles, gâte l'idée et les vers, en
allongeant ou en raccourcissant tour à tour les syllabes pour se con-
former au contrepoint, écartèlement [laceramento) de la poésie. Ils
m'ont conseillé au contraire de cultiver ce genre hautement loué par
Platon et d'autres philosophes, qui ont affirmé que la musique n'est
autre chose que la parole et le rythme et le son en dernier lieu (la
favella e il ritmo e il suono per ultimo) et non pas dans l'ordre con-
traire, si l'on veut qu'elle puisse pénétrer dans l'intelligence d'autrui
et y produire ces effets étonnants qu'admirent les auteurs, et qu'on
ne pouvait produire par le contrepoint dans les musiques modernes...
M'étant ainsi rendu compte... que de telles musiques et de tels
musiciens ne donnaient pas d'autre plaisir que celui que l'harmonie
pouvait donner à l'oreille seule, puisqu'ils ne pouvaient émouvoir
l'esprit sans l'intelligence des paroles, j'eus l'idée de mettre en
usage une espèce de musique par laquelle on pût pour ainsi dire
parler en musique (in armonia favellare), en y pratiquant, comme je
l'ai dit ailleurs, une sorte d'élégante négligence dans le chant (una

certa no bile sprezzatura di canto)...


« De là, ayant inauguré, à cette époque, ce genre de chants à voix
seule (car il me semblait qu'ils avaient plus de force pour charmer
et pour émouvoir que plusieurs voix ensemble), je composai alors
les madrigaux Perfidissimo Volto ; Vedro l mio sol; Dovrô dunque
inorire, et autres semblables et particulièrement l'air sur l'églogue
;

de Sannazar Itesse a V ombra degli ameni faggi, exactement dans le


même style qui me servit ensuite pour les tragédies chantées repré-
sentées à Florence...
«... pour bien composer et bien chanter dans ce style, l'intelligence
de l'idée et des paroles, le goût et l'imitation de cette idée par
l'emploi des notes expressives (corde affettuose) et par une interpré-
tation pleine de sentiment, sont beaucoup plus utiles que le contre-
point; je ne me suis servi de celui-ci que pour accorder ensemble
les deux parties et pour éviter certaines grosses fautes...
« Mais, puisque j'ai dit plus haut qu'on emploie sans discernement
ces longs détours de la voix (les vocalises), je dois rappeler que les
passages (passaggi) n'ont pas été inventés parce qu'ils étaient néces-
saires à la bonne manière de chanter, mais plutôt, à mon avis, pour
chatouiller les oreilles de ceux qui comprennent le moins en quoi
L OPERA ITALIEN ET L HUMANISME H
consiste le chant expressif (cantare con affetto); car, s'ils le savaient,
tes passages seraient honnis, car rien n'est plus contraire à l'effet
[sic « ail ejf'etto ». Faute de copie pour « affetto »?). Aussi ai-je dit
:

qu'on employait sans discernement ces longs détours de la voix; car


je les ai admis seulement dans les musiques les moins expressives,
et sur les syllabes longues, et non sur les brèves, et dans les
cadences finales...
« ... j'appelle style noble [no bile maniera) celui que l'on emploie
sans se soumettre à la mesure prescrite, en faisant souvent la valeur
des notes moindre de moitié selon les idées exprimées par les
paroles, d'où résulte ce laisser-aller du chant [quel canto in spvezza-
lura), dont j'ai parlé... »
(Caccini veut que le chant soit subordonné à la poésie et à la décla-
mation lyrique des vers. Il donne des préceptes pour l'exécution
et l'accompagnement du solo. Tout en blâmant le mauvais emploi
des « passages », il laisse au chanteur une assez grande liberté. Il
esquisse une « méthode », en distinguant la voce naturale ou voix
de poitrine, et la voce finta, ou voix de tête. Il traite de l'intonation,
des vocalises, des registres, des ornements, du trible, du groppo
(grupetto), des figures qu'il appelle Esclamazio, Bibattuta di gola
(sorte de trille obtenu peu à peu, en commençant avec lenteur), Cas-
cata, etc., le tout illustré, à titre d'exemples ou d'exercices pra-
tiques, de douze madrigaux à une voix et de dix airs, plus quelques
fragments d'il Bapimento di Cefalo (1597), trois airs où sont donnés
les « passages » ou « ornements » qui étaient l'invention personnelle
des chanteurs Palantrotti, Péri et Rasi. Un des deux chœurs est avec
accompagnement).
De Marco da Gagliano, dans la préface de Dafne (1608), Ai let-
tori :

une erreur où tombent beaucoup de gens, qui se donnent


« C'est
du mal pour faire des gruppi, des trilles, des passages et des escla-
mazioni, sans considérer à quelle fin et à quel propos ils les font.
Non pas que j'entende me priver de ces ornements... Mais là où le
drame ne les demande pas, qu'on les laisse entièrement de côté;
pour ne pas faire comme
ce peintre qui, sachant bien peindre les
cyprès, mettait des cyprès partout. Qu'on tâche au contraire d'arti-
culer les syllabes, pour faire bien comprendre les paroles, et que ce
soit là le principal but du chanteur en toute occasion, surtout dans
le récitatif [nel recitare) qu'il se persuade bien que le vrai plaisir
:

de l'auditeur dépend de l'intelligence des paroles.


« ... vrai spectacle de princes et plus que tout autre agréable, car
il réunit en lui tous les plus nobles plaisirs l'invention, et la dis-
:

tribution du sujet, les idées, le style, la douceur des rimes, l'art de


musique, les concerts de voix et d'instruments, la délicatesse du
chant, la légèreté des danses et des mouvements; et l'on peut dire
aussi que la peinture y joue un rôle important, par la perspective
et par les costumes; si bien qu'avec l'intelligence sout charmés tout
ensemble tous les plus nobles sentiments par les arts les plus
agréables qui aienl été inventés par le génie humain.
12 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

« ... le chœur ne devrait pas comprendre moins de seize ou dix-


huit personnes.
« Le serpent (que combat Apollon) doit être grand ; et si le peintre
qui le fait, sait, comme en sorte qu'il remue les ailes
je l'ai vu, faire
et qu'il crache du feu, ce sera plus beau à voir mais surtout qu'il
;

se recourbe et ondule et, pour cela, que l'homme qui le fait mouvoir
pose les mains à terre et marche à quatre pattes. »
Enfin, de Filippo Vitali, dans YAretusa (1620); « Al Benigno
Lettore » :

« Cette manière de chanter peut être justement appelée nouvelle,


puisqu'elle est née à Florence, il y a seulement quelques années, de
la noble initiative de M. Oltavio Rinuccini, qui, aimé des Muses entre
tous et doué d'un talent singulier pour exprimer les passions, aurait
voulu que le chant accrût la puissance de ses vers plutôt que de
l'amoindrir... »

La Dafne de Peiu, paroles de Rinuccini, fut le premier


ouvrage écrit dans ce nouveau style dramatique appelé
« stilo recitativo » ou stilo rappresentativo de cette œuvre ;

mythologique, jouée en 1594 au palais Corsi, la musique


est perdue.
Le premier opéra qui été conservé est YEuridice de
ait

Rinuccini pour de Péri et quelquefois de Cac-


les paroles,
cini pour la musique; il fut joué à Florence en 1600.
L'œuvre faisait partie des fêtes célébrant le mariage de
Marie de Médicis et de Henri IV (16 décembre 1600); elle
fut représentée au palais Pitti, en présence de la Cour, de
l'Ambassadeur de France et d'invités de marque. Le succès
fut si grand, qu'on imprima l'ouvrage (même année).

Cet opéra fut présenté au public avec ce titre Le musiche di :

Péri Jacopo, nobil Fiorentino, sopra l'Euridice de Sig. Ottavio


Rinuccini. Le poème, cherchant la noblesse par l'emphase du style,
manque de vie dramatique. Le prologue est chanté par la Tragédie.
Les personnages de la pièce sont, avec Euridice et Orphée, les
bergers ïirsi, Aminto, Arcetro, les Nymphes. Les soli, suivis de
ritournelles, alternent avec les chœurs il y a deux trios, un inter-
;

mède instrumental pour triflauio et, à la fin, un « Ballo » dansé et


chanté tantôt à 5, tantôt à 3 voix. La partition est, en général, des
plus sommaires une monodie avec basse chiffrée. Le chant est
:

dépourvu d'ampleur, de mouvement et de variété, sinon d'expres-


sion; il s'immobilise parfois sur une note, comme en psalmodiant.
La basse (chiffrée), habituellement correcte, use à satiété de la
cadence où le IV e degré fait l'appogiature du III e Les chœurs .

(57 exécutants) sont à 5 voix, rarement indépendantes. Les deux


chœurs alternants des Esprits de l'Enfer sont à 4 parties, mais
3
,

L OPERA ITALIEN ET L HUMANISME 1

inexpressifs. L'ensemble est d'une grande monotonie. On peut citer


néanmoins comme particulièrement intéressants le chaut d'Orphée
:

aux Enfers, Funeste piaggie, qui arracha des larmes à l'auditoire,


et son chant de retour, Gioite al canto mio; les strophes du berger
Tirsi Nel puro ardor, le trio des deux nymphes et du berger, Bel.
Noc'chiêr costante e forte.

L'œuvre personnelle de Caccini sur le même sujet Œuri-


dice, Composta in musica, in stile rappresentativo da Giulio
C. detto Romano) a la même monotonie, les mêmes lacunes,
et, en plus, un fâcheux abus des ornements vocaux. Le mor-

ceau Funeste piaggie en est encore la meilleure partie. Cac-


cini avait pour l'arioso la même prédilection que Péri pour
le récitatif. L'Enlèvement de Cèphale, du même (sur un
poème de Chiabrera), joué quelques jours après, et dont il
ne reste que des fragments dans la méthode de chant citée
plus haut, n'est pas d'un niveau artistique supérieur.
Le compositeur vraiment original du groupe, Péri (avec
qui Caccini ne partageale mérite de la découverte que grâce

à une usurpation de ses élèves qui abusaient de l'identité


des titres de certaines œuvres), a écrit dans la suite les réci-
tatifs de Y Ariane du poète Rinuccini; l'opéra Tetide, non
représenté, sur un livret de Cini (1608) la Guerra d'Amore
;

(Florence, 1615, en collaboration); Adone (Mantoue, 1620,


id.); La precedenza délie dame, jeu difficile à classer, écrit
pour la Cour de Florence en 1625. Il participa aussi à une
Flora de Gagliano (1628).
L'histoire un peu confuse de ces débuts du drame lyrique
moderne peut être ramenée, quand on veut apprécier les
résultats, à deux observations l'une concerne les gains
:

que les Florentins croyaient réaliser en s'attribuant le


mérite de la nouveauté; l'autre concerne les pertes. Les
gains sont peu de chose. Ils se réduisent h l'emploi, —
ne
disons pas à X invention —
du récitatif (et, si l'on veut aussi,
à celui de l'arioso qu'il précède), et à la mise en honneur
du bel canto ce qui n'étonnera point, si l'on songe que
;

presque tous les compositeurs dont les opéras fuient


joués à Florence, à Parme, à Mantoue, à Bologne, à Rome,
à Venise, étaient des chanteurs professionnels, — souvent
même des chanteurs au service de l'Eglise.
Le récitatif n'était certainement pas une découverte
14 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

mais une détente après les œuvres un peu surchargées de


l'école du contrepoint, un retour au naturel, un moyen
excellent de resserrer, par la déclamation lyrique, l'union
de la musique
et de la poésie; entre les mains des grands
maîtres, produit dans la suite de tels chefs-d'œuvre
il a
que sa remise en honneur est un titre pour Péri. Mais, pour
le drame lyrique, le récitatif est loin de suffire; et l'erreur
fut de prendre pour l'essentiel ce qui devait rester l'acces-
soire.
Les créateurs du drame lyrique, dont nous venons
d'exposer les idées essentielles, commirent, pour le plus
grand mal de la musique italienne, une singulière mala-
dresse. Ils avaient sous la main une forme d'art admirable,
expressive, souple, capable, nous l'avons vu, de porter toutes
les pensées, de traduire toutes les passions, unique pour
peindre et pour émouvoir, et grandiose tout ensemble :

c'est l'art des Palestrina, des Cyprian de Rore, des Gabrieli.


Faire passer un tel art dans le drame ou le prendre comme
base du nouveau genre eût été le vrai progrès, comparable
à celui que R. Wagner devait réaliser deux siècles et demi
plus tard, lorsqu'il fit passer dans l'opéra, puissamment,

comme après une rupture de digue, la symphonie. Au


lieu d'utiliser ces incomparables ressources, bien réelles,
d'une valeur éprouvée, et toutes voisines d'eux, les Flo-
rentins, cédant à des illusions de philologues, aimèrent
mieux chercher dans l'antiquité grecque un chimérique
ou chétif modèle rappelant Y organum du moyen âge la :

monodie accompagnée. On écrira bien encore des madri-


gaux, comme au xvi e siècle mais on aime à les publier en
;

deux versions, polyphonie et solo, suivant la méthode de


Paolo Quagliati (1608), qui écrivait soit pour quatre voix,
soit ad libitum, pour soprano ou ténor avec basso seguito.
En créant cette mode, les Florentins n'avaient fait rien de
nouveau.
Ce n'est point l'opéra, nous l'avons montré, qui a donné
les premiers modèles d' « expression » ou de pathétique, de
couleur descriptive, ou encore, d' « imitation de la nature».
Ce n'est point l'opéra qui a imaginé le récitatif, forme
intermédiaire entre le chant et la déclamation, aussi
ancienne que le plain-chant lithurgique. (Péri, dans la
l'opéra italien et l'humanisme J5

préface de son Euridice, en attribuait l'invention à Cava-


lieri, l'auteur & Anima e corpo; mais c'est un témoignage
sans valeur.) Enfin, ce n'est point à l'opéra qu'est dû
l'usage du chant solo accompagné, presque aussi vieux que
le récitatif. On peut citer, sans remonter jusqu'à Yorganum,
l'autorité de l'Italien Vincenzo Giustiniani, qui dans son
Discurso sopra la musica de' suoi tempi (1628) nomme les
chanteurs suivants comme ayant été des solistes célèbres en
1575, bien avant les premiers essais du drame lyrique :

Alessandro Merlo (membre de la chapelle papale, selon


Haberl); Giov. Andréa, de Naples, Giul. Ces. Brancaccio,
virtuoses de l'exécution con una voce sola, sopra un instru-
mente. Non, l'opéra n'a pas créé ces formes musicales ;

mais il les a mises à la mode et en cela, il a fait œuvre de


:

dissolvant; il a préparé une décadence artistique de l'Italie.


L'avènement de la basse chiffrée fut aussi une innovation
funeste! En fixant l'intérêt sur une seule partie de la com-
position, elle fit un bloc un peu grossier de toutes les
autres; elle obligea la pensée musicale à replier ses ailes et
à se poser sur un appui inférieur; elle éloigna le musicien
de cette loyale technique du contrepoint où l'a peu près,
le flottement et la tricherie n'étaient pas possibles.

Dans le cercle restreint où régnent les idées nouvelles,


il semble que la musique de théâtre soit frappée d'amnésie,

qu'elle ignore l'admirable et fécond travail poursuivi avec


tant de patience depuis le xm e siècle, et qu'elle se mette à
l'ouvrage comme si tout était à créer, en repassant par les
mêmes étapes. Et comme il sied quand on se prive volon-
tairement de l'expérience acquise pour revenir au point de
départ et revivre les années d'apprentissage, les œuvres
sorties de cette révolution à rebours furent d'une grande
faiblesse. Sans doute, il pouvait y avoir intérêt à reprendre,
avec un esprit tout moderne, l'art des primitifs, bien que
cette tentative fût dépourvue d'une qualité essentielle l'in- :

génuité. Mais, en musique, on ne fait pas impunément le


sacrifice de la technique. Quand on vient de lire les œuvres
d'un Palestrina, d'un Lassus, d'un Gabrieli, et qu'on feuil-
lette les Nuove Musiche, les Cantates, les A rie a voce
sola qui ont paru dans les trente premières années du
xvn e siècle, on a l'impression d'un recul singulier. Dans les
16 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

monodies d'un Caccini (1602), d'un Péri (1611), d'un


Alessandro Grandi ou d'un Landi (1620), d'un Mazzoc-
chi (1626), d'un Ferrari (1631), il n'y a, malgré quelques
recherches puériles de « vérité », que faiblesse d'exécution,
bavardage, pauvreté de pensée, gaucherie d'écriture, disette
d'âme. Cet appauvrissement réel, dont les conséquences
vont se faire sentir pendant plusieurs siècles, coïncide avec
un fait dont un musicien s'étonnera plus qu'un moraliste :

c'est l'hégémonie de l'Italie sur le monde musical tout


entier. Dans la préface de ses Nuove Musiche (2 e série, 1614),
Caccini constate le succès de la maniera di cantar solo; en
fait, l'art italien va prédominer dans tous les pays : déca-
dence (partielle) qu'il faut attribuer au sensualisme méri-
dional, au triomphe de la vanité individuelle, au mauvais
exemple donné par le cabotinage des cours, au goût naturel
du public pour les formes simplifiées. Heureusement, l'inva-
sion des chanteurs italiens trouvera parfois quelque résis-
tance, notamment en France; et tous les compositeurs
n'abandonneront pas les traditions du xvi c siècle. On peut
le dire, sans trop forcer les choses : la musique du
xvn e siècle n'est intéressante que dans la mesure où l'art du
contrepoint y reparait, après avoir été exclu, vers 1600, ou
dépossédé de son prestige par un cénacle. Au cours du
siècle, la basse chiffrée elle-même n'apparaît le plus
souvent, avec sa forme primitive, que dans des œuvres de
second ordre; dans la grande composition, il semble qu'elle
ait hâte de sortir de sa cave et de réparer sa misère en
revenant aux vieilles et claires disciplines du contrepoint.
La recherche du bel canto fut en soi, un progrès. On
e
chantait assez mal au xvi siècle, et les admirables compo-
siteurs de l'Ecole romaine eurent bien rarement l'occasion
d'entendre exécuter leurs messes, leurs motets et leurs
madrigaux tels qu'ils les avaient conçus.
Les Italiens chantèrent-ils mieux au xvn e siècle? On a
contesté leur supériorité en leur opposant les Français;
et ce paradoxe peut s'autoriser de quelques témoignages
non négligeables. Dans des questions aussi générales, on
trouve toujours des textes pour appuyer la thèse et l'anti-
thèse. On a cité l'opinion du français Boulliau qui, voya-
geant à Venise à la tin de 1645, écrivait au secrétaire du
L OPERA ITALIEN ET L HUMANISME 17

roi, Jean Dupuy, que ne savent pas chanter »


les Italiens «
(B. N. fonds Dupuy, on a cité le mot de
n° 630, f° 18)',
Luigi Rossi qui, après avoir entendu son Orfeo à Paris, ne
pouvait plus souffrir qu'il fût chanté par ses compatriotes,
et affirmait que pour avoir une musique parfaite, il fallait
« des airs italiens dans la bouche des Français » (cf.
Saint-Evremond, Lettre à M. le duc de Buckingliam sur
V Opéra). Ce sont des observations exceptionnelles. La
spécialité des Italiens, c'était le chant expressif et d'un
sentiment intense. Le violiste Maugars, dans sa Réponse
à un curieux sur la musique d'Italie, écrit « Ils ont des :

inflexions de voix que nous n'avons pas... Leur façon de


chanter est bien plus animée que la nôtre... Ils sont incom-
parables et inimitables... non seulement pour le chant, mais
pour l'expression des paroles ». —
« Nos chantres les
surpassent en mignardise, mais non en vigueur », dit le
père Mersenne, [Harmonie universelle, IV). Du même :

« Ils [les Italiens] scavent fort bien accommoder les


qualités du chant à celles des paroles, c'est-à-dire à des
paroles tristes un chant plaintif; à des mouvements de
cholère ou de caprice, ils donnent des mouvements de la
voix convenables... Ils observent plusieurs choses dans
leurs récits dont les nôtres sont privez, parce qu'ils repré-
sentent tant qu'ils peuvent les passions et les affections de
l'âme et de l'esprit par exemple la cholère, la fureur, le
:

dépit, la rage, les défaillances de cœur et plusieurs autres


passions avec une violence si estrange que l'on jugerait
quasi qu'ils sont touchez des mêmes affections qu'ils repré-
sentent en chantant : au lieu que nos François se contentent
de flatter l'oreille et qu'ils usent d'une douceur perpétuelle
dans leurs chants, ce qui en empesche l'énergie ... Nos
chantres s'imaginent que les exclamations et les accents
dont les Italiens usent en chantant tiennent trop de la
tragédie et de la comédie c'est pourquoi ils ne les veulent
:

pas faire, quoiqu'ils dussent imiter ce que [les Italiens]


ont de bon et d'excellent. » [Ibid., VI.)
Comparées aux gains, les pertes occasionnées par le
système florentin étaient, au point de vue purement
musical, désastreuses; et comme elles ne furent pas dues
à des faiblesses individuelles, comme elles sont une consé-

COMBARIEO. — Musi([110, II. 2


18 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

quence presque nécessaire du genre opéra, et que, pour


ce motif, elles ont amoindri et fait dévier l'art italien pen-
dant trois siècles, la conclusion est peu favorable au drame
lyrique. Eh quoi! des conquêtes du contrepoint et de la
« symphonie », de cette technique si savante et si sûre dans
laconstruction sonore, voilà ce qui est sorti le récitatif? la
:

monodie avec une basse chiffrée en dessous? Jamais rupture


avec le passé ne fut plus nette, jamais révolution plus
étrano-e et plus grave, soit qu'on la considère en elle-même,
soit qu'on pense prolongés jusqu'au xix e siècle
à ses effets

et même à l'heure présente. Le goût du bel canto lui-même,


si légitime en soi —
puisque c'est par lui surtout que la
musique mérite son titre d'art de séduction et de charme,
— eut des effets déplorables. On en vint très vite à aimer
les mélodies surchargées d'ornements brillants et factices
(passades, manières, colorature, vocalises, roulades), et,
de la musique profane, cette mode passa de très bonne
heure dans la musique d'Eglise. Edifiants sur ce point sont
les motets de Bassano (1591), les Hegole, passaggi ai
musica, etc., de Bovicelli, chanteur de la cathédrale de
Milan (1594), les motets avec basse continue de Bart.
Barbarino (1614), les Salmi passeggiali (!) de Francesco
Severi (1615). Les œuvres de Palestrina, vingt ans après
la mort du maître, n'étaient plus chantées nulle part, sauf
dans la chapelle Sixtine, qui elle-même, au cours du
xvii siècle, céda aux entraînements de la mode. Le goût
e

du bel canto, tel qu'on le concevait alors, en fut la cause


principale. Pourquoi donc le drame en musique, d'une
musicalité si inférieure à ce qu'on avait déjà, eut-il un si
srrancl succès à Florence, puis à Parme, à Rome, à Man-
toue, à Venise, dans les grandes villes d'Italie et, de là,
à l'étranger? C'est que le théâtre lyrique est tout autre
chose que de la musique pure il plaît par une foule d'ac-
;

cessoires ou d'ornements qui ne sont pas désignés sur une


partition. C'est là le secret de son pouvoir de séduction;
c'est aussi sa faiblesse.
fait cependant exception et domine cette
Un compositeur
période : Claudio Monteverde. La série de ses
c'est
opéras commence par Orfeo (paroles d'Al. Striggio),
représenté à Mantoue en 1607 et imprimé à Venise en 1609.
l'opéra italien et l'humanisme 19

Dans quelques pages de on retrouve le madri-


cette œuvre,
galiste hardi, indépendant, romantique; ex ungue leonem.

L'édition originale, aujourd'hui fort rare, d'Orfeo a été réimprimée


par R. Eitner dans le X e vol. de sa Publication altérer, praktischer
und theoretischer Musikwerke.... Eitner reproduit intégralement tout
ce qu'il y a dans l'édition princeps, texte et annotations, sauf quelques
coupures insignifiantes; mais il réalise, à sa façon, qui est contes-
table, la basse parfois chiffrée. Avant le lever du rideau, tous les
instruments jouent une toccata qui n'est qu'une annonce solennelle,
une sorte d'appel à l'attention comme en font encore aujourd'hui les
trompettes au théâtre de Bayreulh. La pièce débute par un prologue
(avec ritournelles) que chante la musique. Les personnages qui
paraissent dans les 5 actes sont : Orfeo (ténor), Euridice (soprano),
Apollo (ténor), un Paslore (alto), une Nymphe (soprano), Charon
(basse). L'action est seulement esquissée : I, bonheur champêtre

II, annonce de la mort d'Euridice; III, Orphée se rend au bord du


Styx pour monter sur la barque fatale; IV, il est aux Enfers -

V, Apollon descend dans un nuage, et après un dialogue emmène


Orphée au ciel. Une danse morescu, au rythme accentué, sert de
conclusion ou d'épilogue. Le compositeur, après la page de titre
à' Orfeo, donne la liste des instruments qu'il exigeait : deux Gravicem-
bali (clavecins); deux Contrabassi da viola; dix Viole da brazzo; une
Arpa doppia; deux Violini piccoli a la francese; deux Chitarroni
(grands luths ou théorbes) deux Organi di legno (orgues portatifs);
;

trois Bassi di gamba; une Regale (orgue portatif, jeu d'anche);


quatre Tromboni; deux Cometti; un Flautino alla Vigesima seconda
(petite flûte à bec aiguë, deux octaves au-dessus de la note écrite);
un Clarino (l rc trompette); trois Trombe sordine (trompettes avec
sourdines). Selon l'usage, ces instruments étaient placés derrière la
scène, non entre les acteurs et l'auditoire.
Dans la partie chantée, plusieurs morceaux sont célèbres dans la
:

pastorale du premier acte, le chœur dansé [.ascidie i monti; au


second, la mélodie d'Orphée, et le récit de la messagère, où la nou-
velle de la mort d'Euridice est soulignée par de soudaines harmonies
déchirantes (passage de l'accord de sol dièze mineur à l'accord de
sol naturel mineur, puis de l'accord de mi bémol majeur à celui de
mi naturel majeur) : il y a là quelques mesures d'une importance
générale et capitale, car elles représentent une esthétique toute
nouvelle en attestant l'entière Liberté d'esprit du musicien qui. au
besoin, sait s'affranchir des « règles » et tout subordonner à l'expres-
sion, à la « vérité » du style. Monteverdi, à ce point de vue. est
d'un modernisme étonnant, et apparaît comme un très grand artiste.
Il faut citer aussi le chant de douleur Tu sei niortu: au V. le grand

morceau Possente Spirito en ciûq strophes. Les soli ont la forme du


récitatif ou de l'arioso, tantôt simple, tantôt chargé d'ornements.
Les chœurs, assez nombreux, attestent un progrès réel, par leur
mouvement et leur expression.
20 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Au cours de instruments sont employés individuelle-


la pièce, les
ment ou par Les uns (orgue, clavecin, luth) constituent, selon
familles.
la distinction d'Agazzari (dans son traité Del Sonore sopr'il Lasso
continua, etc. Sienne, 1607), le fondamenio; les autres (luth, harpe,
violon), la partie dite ornamento. Les premiers sont les instruments
di corpo, c'est-à-dire ceux qui, isolés, comme l'orgue et le clavecin,
pouvaient réaliser une harmonie complète; tout ce qui dans YOrfeo
est récit ou monodie, est presque toujours accompagné par eux ils
:

remplissent à peu près les Irois quarts de l'œuvre. Parmi les autres,
dont le rôle est plus mélodique, la place prépondérante appartient
aux violes. Les cuivres ont à jouer deux ritournelles symphoniques
assez longues; leur timbre a une grande force expressive dans les
scènes infernales. Les cinq trombones accompagnent, en les dou-
blant, les trois chœurs des Esprits. On a dit, mais sans pouvoir le
prouver, que Monteverdi avait songé, le premier, à affecter à
chaque personnage un timbre déterminé. Son originalité est plus
certaine, lorsqu'il s'applique à graduer et varier les sonorités, à
interpréter (quelquefois) le décor par l'orchestre, à faire des rappels
de motifs. Il ne faut pas cependant exagérer la valeur de cette
observation. Pour Monteverdi, l'expression pathétique et naturelle
du sentiment, en dehors de toute tradition tyrannique d'école, est
Les plus musicales de ses ritournelles et de ses sym-
l'essentiel.
phonies paraissent indépendantes des personnages. (Cf. Hugo
Goldschmidt, Studien zur Geschichte der italienischen Oper im il.
Jahrhundert, 2 vol. 1901-1904, et Henri Quittard, articles de la
Revue musicale, 15 juillet et 1 er août 1907.)

De l'opéra Arianna (poème de Rinuccini), représenté en


grande pompe avec un très gros succès à Mantoue en 1608,
repris en 1639 et 1640 à Venise, il ne reste qu'un seul frag-
ment, d'ailleurs très dramatique et fort beau, Il lamento
d Arianna (à la Bibl. Naz. de Florence) que Monteverdi
1

lui-même a fait entrer plus tard dans une composition reli-


gieuse, Pianto délia Madonna [Selva morale e spirituale,
1640). Cette page éloquente, maintes fois louée avec raison,
est citée dans une multitude d'ouvrages, entre autres dans
les Gloires de V Italie de Gevaert (n° 39). La même année
fut exécuté à Mantoue le ballet II ballo délie Ingrate, dont
la musique, remarquable par le rythme et les dissonances,
a été insérée dans le dernier livre des madrigaux publié en
1638. Il Ritorno d'Ulisse in Patria (texte de Giac. Badoar)
peut-être composé d'abord pour Ja cour de Vienne,
puis remanié, fut joué à Venise en 1641. C'est une œuvre
de grande envergure, à nombreux personnages mythologi-
ques et allégoriques, où les chœurs tiennent cependant
L OPERA ITALIEN ET L HUMANISME 21

moins de place que dans VOrfeo; le principe de la déclama-


tion lyrique y est prédominant, malgré plusieurs duos et
trios écrits en style polyphonique. La basse est en grande
partie chiffrée. Les rôles de Pénélope (soprano) et de Nep-
tune (basse) sont particulièrement remarquables. L'or-
chestre intervient en tutti dans la sinfonia délia Guerra
et son rôle est indiqué avec précision pour l'accompagne-
ment d'un chant de Pénélope; mais ces interludes sont très
remarque guère une intention dans le choix
courts, et on ne
des timbres.
\J Incoronazione di Poppea (poème de Businello) de
Monteverdi, représentée au théâtre Grimano à Venise
en 1642, et dont la Bibliothèque Saint-Marc possède un
exemplaire manuscrit (copie) et un exemplaire imprimé
(1656), ne nous est connue que depuis quelque temps.
En 1894, M. Hermann Kretzschmar la signalait comme
e
le plus important des opéras du xvn siècle que nous pos-
sédions, et, en 1904, M. Hugo Goldschmidt lui a fait les
honneurs d'une réédition à peu près intégrale dans le
second volume de ses Studien zur Geschichte der italie-
nischen Oper im 17. Jahrhundert.

Le sujet de la pièce est le triomphe de l'amour. Néron, marié à


Oclavie, est amoureux de Poppée, femme d'Otton; il répudie l'une :

après avoir brisé tous les obstacles, il fait monter l'autre sur le
trône et l'épouse. Les autres personnages de l'action sont Sénèque,
Densilla, Arnalta, la nourrice, Lucain, Pétrone, Tigellinus Pallas,
;

Vénus: la Fortune, la Vertu, l'Amour (ces trois derniers dans le


prologue), des tribuns, consuls, licteurs, soldats, etc. Une telle pièce
fit sur les contemporains le même effet qu'à sa première apparition

un des grands opéras de Meyerbecr. La pensée de Montevordi appa-


reil nettement; son effort est double. Il veut d'abord s'élever à la
noblesse de style qui convient à la tragédie lyrique, application
visible dans la « Sinfonie » d'une trentaine de mesures par laquelle
débute le prologue; écrite à 3 parties, note contre note, toute en
accords parfaits, elle se compose de cinq périodes solennelles,
coupées par des points d'orgue comme un choral de Bach. Il veut
ensuite arriver au drame musical, à l'expression pathétique cl justB
des sentiments. Il y a 3 actes, avec quelques parties de dialogdè
(ainsi, la scène vu de l'acte II n'est pas notée), des solis, des duos,
un trio écrit en style d'imitation, et où on retrouve les habitudes de
l'ancien madrigal : Non morir, non inmir. etc., chanté par les fami-
liers de Sénequé. Les chœurs ne sont pas employés, comme si le
musicien avait voulu concentrer l'intérêt sur le sujet, sans hors-
22 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

d'œuvre. Les instruments eux-mêmes ont un rôle effacé; on peut


même dire qu'ils ont rarement un intérêt musical d'ordre un peu
élevé. Ce qui est admirable, très neuf et très moderne, c'est le
réalisme de l'expression, l'essai volontaire de retour au langage
naturel de la passion. Ainsi, dans le trio, le chromatisme ascendant
et Tes imitations pour peindre la prière affectueuse et suppliante,
les Adieux d'Octavie à Rome (commençant par deux exclamations, à
peine chantées)... Cette conquête de la vérité fut le gain le plus sûr
et le plus durable de la nouvelle école. Le principe du vrai drame
lyrique était trouvé. Les vocalises à l'italienne sont très nombreuses,
mais peuvent se justifier comme expression imagée de certaines
idées. Une très heureuse innovation de Monteverdi, bien dans l'esprit
du drame, est la répétition d'une phrase mélodique à divers moments
dune situation. « Par là, dit M. Goldschmidt, il sut relier jusqu'à des
scéues diverses et inventa le Leitmotiv. » La recherche de la vérité
lui fait, à l'occasion, trouver une grâce charmante, comme dans le
duo du page et de la damoiselle (O caro, — O cara..., acte II, se. v),
aimable intermède sans lien avec l'action. La scène finale, qui est
un hymne à l'amour et une sorte de chant de triomphe, est justement
admirée.
(Sur certains détails techniques de l'écriture, le traitement du
Basso ostinato, le premier emploi du da capo dans l'aria avec chan-
gement de la tonalité dans la phrase du milieu, v. Hugo Goldschmidt,
Zur Geschiclite der Arien und Srmphonieform dans les Monatshefte
f. Musikgesch., 1902.)

Monteverdi ouvrit la voie aux compositeurs vénitiens.


Avant cette seconde période, un nom illustre appartient
encore à Florence celui de Marco d a Gagliano (1575-1642),
:

prêtre de San Lorenzo, élève puis successeur du maître


de chapelle de cette église, Luca Bâti; compositeur abon-
dant et facile, très estimé en son temps (bien qu'un de ses
contemporains, Muzio Effren, de la cour de Mantoue, ait
attaqué le 6 e livre de ses madrigaux avec une vivacité qui
rappelle la polémique d'Artusi contre Monteverde). C'est
lui qui fonda à Florence l'Académie DegV Elevati où se
réunit l'élite des artistes et des amis de l'art. Ses opéras
sont perdus, sauf deux Dafne et Flora. Dafne, écrite sur
:

un remaniement du poème de Rinuccini, fut imprimée à


Florence en 1608; un exemplaire de la partition est à la
Bibliothèque du Conservatoire de Paris. C'est une œuvre
dans le goût florentin de l'époque, avec un Prologue (où
paraît Ovide!) et un ballet final à 5 voix (sans indication
des instruments employés). Le système suivi est celui de
la déclamation lyrique ou du récitatif avec des « airs » assez
L OPERA ITALIEN ET L HUMANISME 23

chargés de vocalises, des chœurs nombreux et un accom-


pagnement réduit a la basse chiffrée. (Parmi les chœurs,
les plus expressifs sont Saetta, infinche mora, etc., à 3, puis
à 5 parties; Almo Dio, précédé d'un beau chant d'Apollon,
et le chœur homophone Nud' Arcier...) On aime à recon-
naître dans cet opéra moins de raideur, plus de vie
dramatique, de rythme et de mouvement que dans les
drames lyriques des premiers florentins. Flora (1628) est
une pastorale, plus qu'un opéra, malgré la collaboration
de Péri. En 1624 fut aussi jouée à Florence la Sancta Orsola
Vergine e martire, de Gagliano; c'est une légende dorée
adaptée à la scène, une Azione sacra.

Antérieurs à la grande période vénitienne sont encore Y Andro- :

mède, (jouée en 1610 à Bologne), du maître de chapelle Geronimo


Giacobbi (1575-1630); La liberazione dl Ruggiero dalV isola d'Alcina
(jouée à Florence en 1624 ou 1635) de Francesca Caccini, sœur de
Giulio, poétesse, cantatrice et musicienne mariée au seigneur Mala-
spina.
A Rome, à partir de 1620, on commença à jouer Topera, mais dans
des théâtres aristocratiques et privés, comme un luxe de salon,
chez les cardinaux Corsini, Barberini, Rospigliosi, Colonna, chez
l'ambassadeur français Mazarin (frère de notre ministre), et plus
tard chez la reine Christine de Suède, la sœur de Gustave-Adolphe,
qui en 1654, après avoir renoncé au trône, vint s'établir à Rome. La
Catena d'Adone de Domenico Mazzochi en 1626 et le A'. Alessio de
Landi, chanteur de la chapelle papale, en 1634, furent joués chez les
Barberini. Une Diana schernita de Cornaciiioli est de 1629. Les
théâtres publics de Rome furent ouverts assez tard le Tor di Nona
:

en 1661, le Capranica en 1679, La p ace en 1694; ils provoquèrent sou-


vent, de la part delà papauté, une opposition assez vive. Les femmes
furent longtemps éloignées de la scène et remplacées par des
castrats en habits féminins. A Rome, furent joués Gala te a (1639) et
La pellegrina costante (dramna sacro, 1647) de Loreto Vittori,
chanteur-compositeur (1588-1670); et, dans la dernière partie du
xvii° siècle, quelques opéras secondaires de Marazzoli, Abbatim,
Bk.rn. Pasqoini.

Sous l'impulsion de Monteverdi, l'école de Venise, à


laquelle les deux Gabrieli avaient donné tant d'éclat, se
rajeunit pour des destinées nouvelles. Une fois connue et
sentie, la musique dramatique fut cultivée avec passion.
Les théâtres étaient nombreux tous se mirent h jouer des
;

opéras. Le plus ancien est le S. Cassiano, qui pour la pre-


24 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

mière fois ouvrit ses portes au public, en 1637, en repré-


sentant Y Andromeda de Francesco Manelli.

Le poème d? Andromède
était de Benedetlo Ferrari, surtout connu
pour sa virtuosité sur théorbe il fit les paroles et la musique d'uue
le ;

Armida (1639). —
Manelli, né à Tivoli en 1595. mort à Venise en 1670,
était un chanteur marié à une chanteuse (Maddalena). Après avoir
donné à Bologne son premier opéra, Délia, il vint s'établir à Venise.
Dans un opéra joué après Andromède, la Maga fulminata (1638), il
parut en personne comme acteur et chanteur et eut un grand succès,
ce qui lui valut une place de baryton à l'église Saint-Marc Huit !

opéras de lui (1638-1664) sont perdus.

11 y a un problème dont la solution est embarrassante


pour le critique résolu à ne point se payer de mots et

ne saurait être la même dans tous les pays pas plus


qu'applicable à tous les compositeurs : comment faut -il
interpréter la basse chiffrée qui accompagne les partitions
conservées? La question a été le plus souvent examinée au
sujet de Bach et de Hoendel; mais elle se pose, redoutable
et parfois insoluble, ouvrant la porte à toutes les fantaisies
personnelles des éditeurs modernes, dès la fin du xvi e siècle.
Bien insuffisantes pour nous sont les indications données par
Viadana, dans la préface de ses Concerti ecclesiastici (1602),
ou Agazzari, dans le deuxième livre de ses Cantiones sacrx.
11s'en faut, que le « continuo » puisse toujours être réalisé
mécaniquement, par l'accord qu'indiquent les chiffres! Il
y avait un « usage », qu'il est difficile de ressaisir. Caccini
en parle dans la préface de Nuove musiche. Dans un
opuscule, Discorsi e regole sopra la musica, le florentin
Bonini nous dit que Péri était unique et incomparable
pour accompagner et trouver les parties de milieu (entre
le chant et la basse nelV accompagnai' il canto con le parti
:

di mezzo, unico e singolaré). Un tel éloge implique cette


idée inquiétante que le papier à musique ne disait pas
tout, et que la basse chiffrée laissait à l'accompagnateur
une grande part d'initiative artistique. Doni, dans son
Compendio del Trattato di generi e di modi (paru à
Rome en 1635) dit nettement que les « parties de milieu »
sont abandonnées au bon goût de l'accompagnateur, lequel
devra se conformer à l'usage [Le parti di mezzo... si
lasciano ad arbitrio del sonatore, non essendo solito cliegli
l'opéra italien et l'humanisme 25

si diparta molto dalle commune ed ordinaria manière del


sinfbneggiare). Il suffit,pour mesurer à un tel moment le
chemin parcouru, de songer à ce qu'aurait pensé de cette
déclaration un contrapontiste flamand ou français du
xv e siècle! Pour les opéras primitifs, cette ordinaria
manière est déjà très difficile, sinon impossible, à

retrouver. En certains cas, on n'a guère d'autre guide que


la distinction des donnaient aux voix
instruments qui
l'appui d'une harmonie normale [fondamento) et de ceux
— harpes, violons, luths —
qui, au-dessus des accords,
plaçaient habituellement des figures, des « passages » et
des contrepoints (orna/nento). Parfois, la difficulté est
extrême. Ainsi, pour le long récitatif qui est au commen-
cement du V e acte de YOrfeo de Monteverde, et qui doit
être accompagné par des orgues et des chitaroni à la lois
concertantes et alternées, on ne sait au juste ni ce que les
instruments ont à dire, ni dans quel ordre ils ont à parler.
Aussi embarrassantes sont les monodies avec basse chiffrée
e
des compositeurs florentins du xvn siècle. Frappé de
leurs audaces harmoniques, M. Leichtentritt pense que
pour les lire correctement et ne pas les trahir, il faut se
pénétrer des habitudes de style des grands « chromatiques »
du xvi c siècle, Marenzio, Monteverdi, Gesualdo, en leurs
œuvres polyphoniques. On voit combien ce programme
est délicat. L'histoire de la musique opère sur un terrain
beaucoup moins solide que l'histoire de la littérature; en
beaucoup de cas il faut se résigner à signaler des œuvres
dont l'appréciation exacte serait à peu près impossible.
Les représentants les plus brillants de l'opéra vénitien,
au xvn e siècle, sont Cavalli et Cesti.
Fhancesco Cavalli (1599-1676) fut successivement chan-
teur, second et premier organiste, maître de chapelle à Saint-
Marc. Mêlant, comme la plupart des Italiens de la Renais-
sance, le profane et le sacré, il s'illustra surtout par les
opéras qu'il écrivit en brillant élève et digne héritier de
Monteverdi. On jugera de sa renommée par le fait suivant,
typique a beaucoup d'égards. Au moment où la France
signait avec l'Espagne le traité des Pyrénées (1659),
complété par le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse,
on voulut célébrer avec pompe ce grand événement qui
26 SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

mettait fin à la lutte séculaire de la maison d'Autriche et


de notre pays. Déjà, en 1645, Mazarin avait fait venir une
troupe italienne pour jouer la Finta pazza de Sacrati. On
désirait une fête qui dépassât en éclat et en noblesse le
traditionnel ballet; on songea à l'opéra, qui était la nou-
veauté du jour. Mais, à ce moment, il n'y avait pas de théâtres
en France. On se tourna vers Venise où il y en avait trois,
en attendant le S. Salvatore (1661) et celui qui devait être
le plus grand et le plus beau de tous, le S. Giov. Crisostomo

(1678). A Venise, on fit appel au triomphateur du moment, à


Cavalli, qui vint faire jouer au Louvre son Serse (22 novem-
bre 1660), déjà représenté à Bologne en 1657, puis, dans
la salle des Tuileries (7 février 1662), son Ercole amante
(remanié).

Cavalli a consacré 30 ans de sa vie au théâtre vénitien. Il a écrit


37 opéras, dont le premier est Le Nozze di Teti e di Peleo (1639); les
plus célèbres parmi les autres sont Giasone, Didone, Egisto.
De l'opéra de Giasone, il y a un morceau très célèbre, le chant de
Médée. DelV antro magico, en mi mineur, d'une grande force expres-
sive (reproduit dans les Gloires de l'Italie de Gevaërt, n° 15). L'œuvre,
avec prologue précédé d'une symphonie et ballet final, a 3 actes. Il
règne dans le poème une mythologie galante et fade. (Ainsi le pro-
logue est joué par le Soleil et l'Amour.) La musique a une tendance
générale à l'expression sentimentale et tendre, mais avec plusieurs
scènes de tragédie solennelle et quelques pages bouffes. Les duos
sont assez nombreux; il y a un trio et un quatuor. Les chœurs (des
Esprits au I er acte, des Yents au 11°...) tiennent peu de place dans la
partition ils sont à 4 parties, ou homophones. Les instruments ne
;

sont nulle part désignés avec précision. A signaler : le chant stro-


phique de Jason (se. vu), celui de Médée en la mineur (se. iv), le duo
entre Oreste et Démo (personnage bouffe, se. vu). Le chant de Médée
rappelle la plainte d'Ariane.
Didone, jouée au S. Cassiano en 1641, est une des bonnes pièces
du répertoire vénitien, expressive et pathétique, assez bien inspirée
parfois des souvenirs virgiliens. Les pages les plus remarquables
sont le prologue, le chœur Armi Enea, le récitatif de Creuse Enea,
non è scène du duel entre Corebo et Pirro, le trio du
pià tempo, la
I er Parmi les soli, il y en a un qui est écrit
acte (pour 3 soprani).
pour voix de castrat. —
Egisto, 3 actes avec prologue (joué par la
Nuit et l'Aurore), un orchestre de 5 instruments, sans chœurs, fut
écrit en 1642, pour Vienne. On peut y signaler :la l rc scène de
l'acte I (entre Lidio et Clori ï, le récitatif de l'entrée d'Egiste, le
duo de la vengeance dans la scène n. — L'œuvre de Cavalli offre
encore des particularités dignes d'attention dans Le Nozze di Teti,
:

dans Doriclea (1645), la façon dramatique dont les chœurs sont


L OPERA ITALIEN ET L HUMANISME 27

traités; dans Eritrea (1652), le grand air de Borea, tout brillant de


vocalises; dans Perse (1657), le grand air de Xerxès Beato chi... et
celui de Clito, Affè, me fate ridere; dans Artemisia (1656), l'air
accompagné par deux trompettes obligées. Les autres opéras de
Cavalli sont Amor innamorato (Venise, 1642), La virtù degli strali
:

d'amore [id.), Narcisso ed Eco immorlali [id.), Deidamia (Rome, 1644),


Ormindo (Venise, id.), il Titone (1645), Romolo e Remo (id.), La
prosperità infelice di G. Cesare dittatore (1646), la Torilda (1648),
YEuripo (1649), le Bradamenta (1650), Y Orimonte [id.), YAristeo
(1651), Alessandro vincitor di se stesso [id.), YArmidoro [id.), la
Rosinda (1652). la Calista, Veremonda, YAmazone d'Arragona,
YElena rapita da Teseo. Artemisia, Antioco, Scipione Africano,
Mutio Scevola, Pompeo Magno, Coriolano
Ces opéras ne furent pas imprimés et n'ont été conservés qu'en
manuscrits. La Bibliothèque Nationale de Paris possède une copie
très nette d'un des opéras principanx de Cavalli dont nons avons
parlé plus haut Xerxès, opéra italien orné d'entrées de ballet
:

représenté dans la grande gallerie des peintures du Louvre devant


le Roy après son mariage avec Marie-Thérèse d'Autriche, Infante d'Es-
pagne. Le seigneur Francisco Cavalli en a fait la musique et les airs
de ballet ont esté composez par Jean- Baptiste de Lulli, surintendant
de la musique de la chambre. Recueilli par le sieur Fossard,
ordinaire de la musique du Roy. L'an 1695 (grand in-f°, B. N. Inv.
ymi 2).

Cavalli suit la tradition florentine sur un point essentiel,


ledialogue en récitatif, forme normale de ses opéras. 11 n'a
pas la hardiesse dramatique et la soudaineté fougueuse de
Monteverdi, bien qu'il ait montré assez souvent un sens
très de ce que devait être la tragédie lyrique il
avisé ;

n'attache pas, comme le génial auteur d'Orfeo, une grande


importance aux instruments. Son harmonie, dont la basse
est rarement chiffrée, n'a rien de bien original; il ne songe
pas à tirer parti des timbres, et se borne à une esquisse
que le joueur de cembalo, avec la collaboration principale
des violons, était sans doute chargé de mettre au point.
Des instruments à vent, il ne paraît guère avoir employé
(exceptionnellement) que les trompettes. Son mérite est
plus personnel dans la façon dont il a traité les voix :

YAria f le duo, qu'il aime particulièrement, les chœurs (au


moins dans ses premiers opéras, car les derniers en sont
dépourvus). Avec un rythme plus net, il a donné à la
mélodie une allure plus agréable, et quelquefois populaire.
Il est tout proche de la tonalité moderne. Quoique son art

soit, dans l'ensemble, très sérieux et tendant à la noblesse,


28 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

il use, discrètement, de la note bouffe. Les castrats, dont


la voix est souvent écrite au-dessus du soprano, figurent
parmi les interprètes que demande le texte de ses partitions.
Il accorde très peu de place au ballet; mais la mise en
scène, les décors, les machines, et tout le merveilleux du

théâtre jouent un grand rôle dans ses œuvres. C'est en


somme un compositeur qui mérita sa haute renommée,
autant qu'on en puisse juger par les documents très réduits
et. très incomplets que nous avons aujourd'hui sous les
yeux.
Marc Antonio Cesti, né à Florence vers 1620, mort a
Venise en 1669, est bien, lui aussi, une figure où appa-
raissent les traits caractéristiques de la Renaissance. Elève
(probable) de Carissimi, prêtre attaché au monastère
d'Arezzo, maître de chapelle à Florence en 1646, ténor de
la chapelle papale en 1660, vice-maître de chapelle de
l'empereur Léopold I er à Vienne (1666-69), il a écrit des
cantates religieuses et des opéras galants, dont l'un, Il
Porno d'oro, est parmi les plus fastueux de toute l'histoire
du genre. Chanteur avant tout, il fut placé au même rang
que Cavalli pour ses qualités de charme, d'élégance, de
délicatesse, et aussi pour sa verve comique.
Il Porno d'oro (la Pomme d'or, ou le Jugement de Paris)
est un opéra monstre, encyclopédique, tenant à la fois du
drame, de la féerie et de ce qu'on appelle aujourd'hui la
« Revue ». Dans le prologue, un chœur est chanté par les
pays de l'empire autrichien Espagne, Italie, Hongrie,
:

Bohême, Allemagne et Amérique (!). On devine que la


pomme d'or est donnée à... l'impératrice. 11 y a 5 actes,
et 67 scènes. L'empereur Léopold avait écrit lui-même
quelques pages (II, 9). C'est pour célébrer son mariage
avec l'infante Marguerite d'Espagne que cet opéra fut joué
à Vienne (décembre 1666). Pour la représentation, on avait
construit dans une place intérieure de la Hofburg un
théâtre spécial en planches; on avait fait venir d'Italie un
grand nombre d'artistes. Les machines et les décors étaient
d'un faste sans précédent; ils coûtèrent 100 000 thalers. On
figura sur la scène le royaume de Pluton et celui de Jupiter,
l'assemblée des dieux, la mer avec les divinités marines...
Costumes étincelants, danses, chars volants, figuration,
L OPERA ITALIEN ET L HUMANISME 29

tout fut mis en œuvre, comme dans notre Ballet de la


Royne sous Henri III, pour obtenir le maximum de luxe et

d'effet. Entre la scène, disposée par l'architecte Burnacini,


et le parterre, occupé par la Cour et la noblesse, était un
orchestre de 25 musiciens, le maître de chapelle au milieu,
devant son cembalo.

// Porno d'oro ne nous est parvenu qu'à l'état incomplet; il manque


les actes III et V. Les actes I, IV, dont le manuscrit est con-
II et
servé à la Hofbibl. de Vienne, ont été réédités en deux volumes
dans les Denkmàler der Tonkunst in OEsterreich (t. III, 1896), avec
une très importante introduction critique du Prof. Glido Adler.
C'est ici particulièrement qu'il conviendrait de rappeler que l'opéra
est tout autre chose que de la musique pure. Il est impossible
d'apprécier équitablement, d'après un livre au papier rayé de
portées, le vrai caractère d'une œuvre qui empruntait aux circon-
stances une bonne partie de sa valeur, et qui voulait parler aux
yeux autant qu'aux oreilles. Il y a néanmoins, dans la partition de
Cesti, des choses qui restent vivantes et gardent un grand intérêt
musical. Les masses chorales (chœurs de prêtres, de soldats, de
divinités) y tiennent une assez grande place; les duos abondent; le
fou de la cour Momo et la vieille nourrice Filaura y jouent des rôles
comiques bien traités. On peut citer comme remarquables le duo :

entre l'amour et l'Hymen [Aime pià grandi, dans le Prologue); l'air


de Proserpine, E dove t'aggiri tra l'aime dolenti, avec accompagne-
ment de cornets, bassons, trombones et régale (I), le trio des
déesses rivales A chi si deve dare?, le duo d'Enone et de Paris O
mia vita (I, 7), le récitatif d'Alceste (II, 12), etc. // Porno ne fut pas
joué hors de Vienne; l'entreprise eût été trop coûteuse. Il n'en est
pas de même d'un opéra de Cesti qui eut un succès aussi grand, et
qui fit le tour de l'Italie, pour être ensuite repris à Vienne la Dori,
:

dont le manuscrit est à la Bibl. Saint-Marc, et qui fut joué pour la


première fois à Venise en 1663. L'action se passe dans un Orient de
fantaisie. Dans le prologue, un duo est chanté par deux Amazones :

deux autres sont remarquables, l'un plein d'enjouement entre Olinde


et Arsinoe (5e perfido a more, I), l'autre de caractère élégiaque et
tendre entre Oronte (personnage joué par un castrat alto) et sa
maîtresse Ali (II); on peut citer aussi le quatuor qui termine le IIP
et dernier acte.
Les autres opéras importants de Cesti, après // Porno et la Dori,
sont Le Disgrazie d'Amore, œuvre bouffe avec personnages allégo-
riques Amicizia, Avarizia, Inganno, Pazza da Città (un bel air de lénor
:

chanté par Vulcain et un trio pour basses, au I er acte); et la Magna-


nimité d'Alessandro, qui, à peu près, a les mêmes caractères le :

Prologue est une « scène céleste » où Eternità, Età, Anticà, Secolo


présente e Poesia viennent rendre hommage à Léopold I er L'in- .

fluence du ballet français paraît ici manifeste (l'ouverture a d'ail-


30 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

leurs la forme française). Les opéras Semirami, Nettuno e Flora


festeggiante (Bibl. de Vienne), Tito, Argia, La Sckiava fortunata
(Bibl. Sainl Marc) ont été conservés en manuscrits. Aucun ouvrage
de Cesli ne fut imprimé de son vivant.

Comme nous l'avons vu plus haut, le premier dessein


des créateurs du dramma in musica avait été de restaurer
le drame lyrique des Grecs; le choix des sujets, tous
empruntés à la mythologie, n'était qu'une application des
principes généraux de leur programme. Mais cette pensée
d'humanistes pleins d'illusions passa bientôt au second
plan. Les poèmes du Tasse et de l'Arioste Turent mis à
contribution pour les livrets; à peu près partout, le cadre
fut élargi, comme le montrent bien les titres de plusieurs
opéras la Maga fulmînata de Manelli (1638); Armida de
:

Ferrari (1639); Del maie in bene d'Abbatini (1654);


Genserico de Cesti (1669); Divisione del mundo, de Legrenzi
(1675) Eliogabale, de Boretti (1668) Sardanapalo, de Don
; ;

Freschi (1678) Ibraiin sultano (1692) et la Forza délia


;

virlh, de Pollarolo (1693); la Gerusalemme liberata, de


Pallavicino (Dresde, 1687) Le piramide d" Egitlo de Draghi
;

(Vienne, 1697) Venceslao, de Pollarolo (1703). Les deux


;

éléments principaux de la tragédie grecque étaient le


chœur et le récitatif les Vénitiens suppriment peu à peu
:

le premier; quant au récitatif, ils ne s'y complaisent pas


longuement comme les florentins et en évitent la monotonie.
Ils cultivent le solo, en le chargeant encore d'ornements,
mais en lui donnant une forme plus arrêtée; ils aiment
particulièrement le duo. Dans l'orchestre, dont le rôle est
secondaire et indiqué de façon indéterminée, ils donnent
le rôle prépondérant aux cordes, et n'emploient que par
exception les instruments à vent. Ces opéras furent
imprimés rarement; des manuscrits qui restent, très peu
sont autographes, et il en est un assez grand nombre dont
il n'y a qu'un seul exemplaire. La technique de la mise en

scène était déjà très avancée; le déploiement d'un brillant


spectacle et d'une figuration animée relevait l'insignifiance
de l'action dans beaucoup de pièces. Comme dans les
autres villes d'Italie et aussi en France, le moment de
l'année où l'on jouait l'opéra était la période du carnaval;
on y ajouta ensuite le printemps et l'automne. Chacune de
L OPERA ITALIEN ET L HUMANISME 31

ces saisons devait apporter une « nouveauté », œuvre de


circonstance qui ne reparaissait pas, d'ordinaire, sur le
même théâtre. « L'opéra déjà entendu était traité comme
l'almanach de l'année écoulée » (Burney).
Les compositeurs de cette période furent très nombreux
et d'une fécondité qu'explique la fluidité superficielle de
leur style. Un des plus représentatifs fut le prêtre Giovaxxi
Legrenzi (1625-1690), qui, à partir de 1681, fut maître de
chapelle a Saint-Marc, et qui, dans sa maison, avait fondé
une sorte d'Académie privée, moitié profane et moitié
religieuse. On lui doit 15 opéras;
premier, Achille in
le
Sciro (1664), est écrit sur un sujet particulièrement cher à
la sensuelle et romanesque imagination des Vénitiens :

Ulysse découvrant Achille caché sous des habits de femme


à la cour de Lycomède et l'emmenant à la guerre de Troie;
le dernier est un Pertinace (1684). Legrenzi est une idole

d'autrefois, oubliée aujourd'hui.

Les deux Ziaci (Pietro Andréa, successeur de Cavalli comme maître


de chapelle, et son neveu Marc Antonio), auteurs d'une cinquantaine
d'opéras, et Ant. Sartorio, eux aussi, ne sont plus pour nous que
des noms dans l'histoire de l'opéra italien.
Plus encore que Florence, Venise fit rayonner son théâtre autour
d'elle, en Italie, et à l'étranger à Vienne, Dresde, Munich, Paris...
:

Au début du xvi c siècle, les compositeurs italiens s'expatrient volon-


tiers comme au xvi e les chanteurs flamands, et propagent au dehors,
dans les fêtes de cour, le genre nouveau. Giov. Fkl. S.vnces, né à Rome
en 1600, fit sa carrière, comme chanteur et maître de chapelle de la cour,
sous Ferdinand III et Léopold I er à Vienne, où il mourut en 1679. On
,

lui doit / Triunfi d'amore (1648), La Rosalmina fallu canara (1662),


Aristomene Messenio (1870). Antonio Bertali, né à Vérone en 16U5,
est dans le même cas. Pour Vienne, où il mourut en 1669, il composa
YIngaitna d 'A more (1633), Teti (1656), // re Gelidoro (1659), Gli
amori di Apollo (1660), // Ciro crescente (opérette, 1661), Alcindo
(1665), Cibele ed Atli (1666), Lu contesa de' numi (1667). A Vienne
aussi, où il remplit les fonctions officielles de musicien de cour, de
maître de chapelle, d'intendant des théâtres, se donna Antonio Draghi
(né à Rimini en 1635), un des compositeurs les plus féconds de
l'Italie. Il a écrit plus de 80 opéras, dont plusieurs dans le genre
comique, tels que la Comme dia ridicola (pour le carnaval de 1667),
le Rise di Democrito (1670), la Lanterna di Diogene (1674), la Pazienza

di Socrate cou due mogli (1680), Abderili (1675). Ces ouvrages con-
tiennent quelques airs écrits par l'empereur Léopold I' 1'.

Au xvin c siècle, Venise fut, pour les musiciens de tous


32 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

pays, la cité d'élite, l'éblouissant foyer de séduction, une


sorte d'Atlantide merveilleuse et chantante où la passion
de la musique semblait inséparable du luxe de la vie sociale,

du libertinage des mœurs et de la beauté des lieux. L'art


lyrique n'y produisit d'ailleurs rien de grand ou d'élevé il se ;

jouait, avec une sorte de facilité brillante, le plus souvent sur


des fadaises; il inclinait vers l'opéra bouffe l'habileté des:

chanteurs et des castrats paraît y avoir été surtout remar-


quable. En même temps qu'elle attirait les artistes, les
amateurs et les historiens de l'art, Venise envoyait ses
musiciens dans toutes les villes de l'Europe. Legrenzi
forma un grand nombre d'élèves dont les plus importants,
soit par leur gloire d'autrefois bientôt effacée, soit par le

nombre de leurs œuvres, sont Lotti, Caldara et Galuppi.


Né en 1667 à Venise, Antonio Lotti, conformément à
l'usage, passa par Saint-Marc où l'exercice des fonctions
successives de chanteur, d'organiste et de maître de
chapelle était quelque chose d'analogue à la conquête des
grades universitaires pour les hommes faisant des études
libérales. Sa musique d'église est considérée à juste titre
comme ayant une haute valeur et toute proche de celle des
grands maîtres; d'ordre secondaire sont ses opéras. Dès
l'âge de seize ans, il avait composé un Giustino (1683);
dans la suite, il écrivit une vingtaine de drames, sur des
sujets grecs et romains tirés de l'histoire et de
mythologie. la

Caldara (né à Venise en 1670, 1736)


-j- de
était aussi élève
Legrenzi. A dix-huit ans il commença la série de ses opéras
en composant la musique à'Argene. Ce fut un producteur
intarissable, un fournisseur empressé des théâtres de
Venise et des autres villes d'Italie, de Vienne, de Salzbourg.
Il est l'auteur de 69 opéras, dont des lecteurs qui paraissent

sérieux affirment « qu'ils ne manquent pas de grâce mélo-


dique, mais sont dépourvus de force dramatique ». Le
dernier est V lngratitudine castigata (Vienne, 1737, sujet
déjà traité en 1698 par le vénitien Albinoni, auteur de
51 opéras).
Élève de Lotti, Baldamare Galuppi (surnommé Buranello,
de l'île vénitienne Burano où il naquit en 1706) partagea
sa vie entre l'église Saint-Marc et des voyages à Londres
où il fit applaudir ses œuvres, à Saint-Pétersbourg où la
L OPERA ITALIEN ET L HUMANISME 33

grande Catherine l'appela pour diriger son nouveau théâtre.


Il a mis en musique presque tous les drames de Métastase,

et les comédies de Goldoni. C'est dans ces dernières qu'il a


surtout montré son originalité de musicien, fort à son aise
dans le genre bouffe Il mondo délia Luna (Venise, 1750;
:

sujet repris par Piccini en 1763); Il mondo al rovescio


(Venise, 1752; sujet repris par Paisiello en 1764); YUomo
femina (Venise, 1762); Il re alla caccia (Venise, 1763,
texte de Fegejo)... Parmi les opéras sérieux de Galuppi,
comme Siroe (sur un sujet persan, fort aimé des composi-
teurs italiens du xvm c siècle), une Didone abbandonata
(Naples, 1724), une Ifigenia in Taiwide écrite pour Saint-
Pétersbourg sont cités comme les plus importants. En
général, Galuppi n'a pas été très heureux dans le genre
sérieux, sans en excepter sa musique d'Eglise.
L'opéra de Naples a été le développement brillant de
celui de Venise un grand nom domine son histoire
; celui :

d' Alexandre Scatjlatti.

Avant Scarlatti, trois noms de Napolitains doivent être mentionnés.


Luigi Rossi était né à Naples; il fut, à Rome, musicien du cardinal
Barberini. C'est lui qui en 1646 conduisit vingt chanteurs italiens à
Paris, pour y jouer son Orfeo ou Mariage d'Orphée et d'Euridice\
on lui doit aussi II palagio d Atalante (Rome, 1642, d'après Riemann)
et un opéra spirituel, Giuseppe. Francesco Provenzale, qui en 1669
était directeur du conservatoire délia Pietà, pourrait, à certains
égards, être considéré comme le fondateur de l'Ecole napolitaine,
car il fut le maître de Scarlatti; on lui doit deux opéras La Stelli-
:

daura vindicata (1670, sujet du même ordre que le Zoroastre de


Rameau) et // scliiavo di sua moglie (comédie lyrique, 1671, dont la
partition est à la Bibl. de l'Académie Sainte-Cécile, à Rome). Ales-
sandro Stradella (né à Naples en 1645), dont la vie et la mort (1681?)
ont été entourées de légendes romanesques, était célèbre comme
chanteur et comme harpiste. Parmi ses 150 compositions environ, il
y a sept opéras La Forza dell'amor paterno (Gênes, 1678), Coris-
:

pero (Venise, 1665), Orazio Code sul ponte (Ferrare, 1666), Tespolo
tutoie, Florido, Moro pe'r amore, Bianie (Venise, 1668). Les origi
naux de plusieurs de ces partitions sont à la Bibl. de Modène. (Un
duo est reproduit par Gevaërt, les Gloires d'Italie, n° 3.)

Naples s'est éveillée plus tard que les autres villes à la


vie musicale. La raison en est sans doute dans les circon-
stances politiques, les guerres et les révolutions. La mort
du pêcheur Masaniello (assassiné en 1647 après avoir
Combarpeu. — Musique, II. 3
34 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

soulevé ses compatriotes contre domination espagnole)


la

est l'épisode le plus connu de histoire, si souvent


cette
traitée par les musiciens. A la fin du xvn siècle, Naples
e

est au premier rang : son théâtre devient représentatif du


théâtre italien. Les critiques s'accordent à dire que si
jamais l'emploi du mot « Ecole » est légitime, c'est lors-
qu'on parle du drame lyrique napolitain. L'art fondé par
Scarlatti est en effet très éloigné de la gravité de Florence
et de ces illusions d'humanistes qui voulaient ramener à la
vie la Tragédie antique; il est aussi très en progrès sur le
théâtre vénitien. Sa caractéristique la plus générale est un
esprit national, une sorte de retour a la libre expansion du
génie populaire qui, au théâtre, tend a faire pénétrer
l'élément comique jusque dans Y opéra séria, et garde
ininterrompue la tradition qui, de l'antique atellane latine,
va jusqu'aux types consacrés à'Arlechino, de Pantalone, de
Colombine. Par 1' « intermezzo », où l'on peut voir une
sorte de parodie de la tragédie lyrique, il fera peu à peu
le départ entre le genre sévère et le genre plaisant d'abord

confondus, pour aboutir h la création de Y opéra buffa, qui


entre les mains d'un Pergolèse et d'un Rossini aura de si
brillantes destinées. L'opéra napolitain continue d'abord
l'opéra vénitien, suite de récitatifs et d'airs, mais en lui
donnant des formes plus arrêtées. Il distingue le « recita-
tivo secco », poussé parfois jusqu'au parlando, où le
clavecin, les instruments à cordes graves, se bornent, par
de simples accords, à donner à la voix une harmonie de
soutien, et le « recitativo accompagnato », où l'expression
lyrique est encore à l'état diffus, mais où l'orchestre prend
une part collective et plus déterminée. Le chant propre-
ment dit, le solo surtout, est prépondérant, et tend de plus
à absorber l'intérêt des œuvres dans la virtuosité du
chanteur. L'air, avec son da-capo et ses répétitions anti-
strophiques, est encore monotone, chargé de vocalises, et
n'a pas la grâce vive, le charme jeune et spontané qui,
plus tard, sembleront inséparables de l'art italien; mais il
a plus d'ampleur et plus de netteté rythmique. Les duos
sont le plus souvent des dialogues où les voix alternent ;

les trios et les quatuors sont rares; les chœurs, médiocre-


ment traités, sont employés a la fin des actes et ont peu de
L OPERA ITALIEN ET L HUMANISME 35

valeur dramatique. Dans les « sinfonies », généralement


écrites quatre parties, plus étendues et plus soignées
à
qu'auparavant, l'orchestre est encore pauvre; l'instrumen-
tation est surtout caractérisée par l'emploi des cordes : les
instruments à vent (auxquels Scarlatti reprochait de sonner
faux) n'interviennent que par exception. Enfin, paraît une
nouveauté Y ouverture italienne, qui, contrairement à
:

l'ouverture française, débute et finit par un mouvement vif,


en plaçant le morceau lent et solennel au milieu, et juxta-
pose les motifs, au lieu de les coordonner.

A. Scarlatti, dont la bibliographie est pleine de lacunes, naquit


à Trapani en Sicile (1659) et mourut à Naples en 1725. Vers 1680, il
eut les leçons de Carissimi à Rome, et, jusqu'en 1689, fut au service
de la reine Christine de Suède. Il écrivit à vingt ans son premier
opéra. Y Errove innocente (joué à Florence en 1679). Partageant sa
vie entre Rome et Naples, il fut, dans cette dernière ville, maître de
chapelle de l'église Sainte Marie-Majeure, de 1703 à 1709, puis maître
de chapelle de la cour jusqu'à sa mort. C'est en 1697 (date de la
Caduta de' Decemviri), que commence sa grande période d'activité
créatrice et de gloire. Il a écrit plus de cent opéras, perdus aujour-
d'hui pour la plupart. Le dernier est Griselda (1721), avec le n° 114 !

Les principaux sont Pompeo, joué en 1684 dans le palais du roi de


Naples; Flavio, la première de ses œuvres représentée en public
(1688); Rosaura, sur un livret de l'abbé Lucini (1690); Teodora
(Rome, 1693, sur le livret de Morselli que Dom. Gabrieli avait déjà
mis en musique en 1685); Pirro e Demetrio, joué à Naples en 1697, à
Londres en 1709, et écrit sur un autre livret de Morselli déjà employé
pour un opéra du même titre, par Tori, à Venise en 1690; 77 Prigio-
niero fortunato (Naples, 1698), identique au Prigionievo superbo joué à
Naples l'année suivante (sujet repris par Pergolèse en 1733); Laodicea
e Bérénice (Naples, 1701), sujet déjà traité par Perti, à Florence, 1695;
Mitridale et // trionfo délia l.iberta, tous deux joués à Venise en 1707 ;

Il Medo (Venise, 1708); Tigrane, 106 e opéra du maître (ibid., 1716);

Telemaco (109 e ).

Il donner une appré-


paraîtra bien ambitieux de vouloir
un compositeur à qui l'on doit une œuvre
ciation exacte sur
si considérable un très petit nombre des opéras de
:

Scarlatti a été imprimé, sans avoir les honneurs de la


réédition les manuscrits de quelques-uns se trouvent au
;

Conservatoire de Naples (archives du Real Collegio), à la


Bibliothèque de l'Université de Bologne, et à la Bibliothèque
impériale de Vienne. La Rosaura, qui figure parmi les
« Publications » d'Eitner. est, chez les modernes, la seule
.

36 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

restauration importante. Mais la grandeur d'une telle


œuvre n'est qu'apparente. L'art de ce musicien, qui fabri-
quait des opéras et des cantates comme Voltaire écrivait,
des lettres ou comme Alex. Dumas père faisait de la
« copie pour les libraires, se laisse ramener à quelques
)>

traits essentiels. Il est d'abord impossible de couvrir de


notes une pareille étendue de papier réglé sans avoir de la
musique une conception purement formelle et décorative,
non étrangère, certes, à tout ce qui est expressif, mais
excluant cette profondeur de pensée, cette intensité de
sentiment et cette concentration de la personnalité qui
font les chefs-d'œuvre. On se tromperait pourtant si on
imaginait le lyrisme du maître napolitain comme un courant
presque ininterrompu d'aimable et facile bavardage
Initiateur à certains égards, Scarlatti, en somme, réunit
avec beaucoup d'adresse les procédés de deux écoles
antérieures celle du contrepoint usité dans la musique
:

d'église, et celle du récitatif ou de l'air accompagné.


Chanteur distingué, comme la plupart des compositeurs
de son temps, il a donné plus de mouvement
et de charme
à la mélodie, comme on dans quelques pièces
l'observe
célèbres l'air Se delitto, celui de Climène Non farni pin
:

languir dans le I er acte, et celui d'Elmiro Ah! crudele au


II acte de la Rosaura, l'aria et le duo de Laodicea, le trio
e

de Griselda; mais il a montré aussi que, dans le style en


imitations, il était ouvrier de premier ordre. Une autre
qualité très remarquable est la vie qu'il a su donner au
genre comique, à l'opéra semiseria, à la comedia, à Yinter-
mezzo. 11 y emploie, d'habitude, une harmonie plus riche
et moins banale.
Scarlatti n'a en ce qui concerne le théâtre, qu'une
eu,
gloire assez courte.A Venise, il fit jouer deux pièces,
pour la première et dernière fois en 1707. A Naples, aucun
de ses opéras ne paraît après 1719; à Rome, la dernière
représentation est de 1721. Il n'a qu'un moment de vogue
à Vienne en 1681 et à Munich en 1721. Les contemporains
l'estimaient surtout comme professeur de chant dramatique
(aussi comme claveciniste et harpiste). 11 forma un grand
nombre d'élèves; les plus importants sont Francesco
Durante (1684-1755), qui suivit ses leçons au Conservatoire
l'opéra italien et l'humanisme 37

Sant' Onofrio, avant d'en devenir lui-même le directeur;


et Leonardo Léo, successeur de Scarlatti (en 1725) à la
direction de la même école.
Durante a surtout écrit de la musique religieuse.
Léo (1694-1744) est un des représentants les plus brillants
de l'école napolitaine, aussi bien dans le domaine de la
comédie lyrique et de l'opéra que clans celui de la musique
religieuse. Il eut pour maîtres Provenzale au Conservatoire
délia Pietà, et, aux Poveri, Nicola Fago, qui était élève de
Scarlatti. Dès l'âge de vingt-deux ans, son autorité était
consacrée. Il a écrit 45 opéras (dont 11 sont en manuscrit
au Conservatoire S. Pietro in Majella de Naples), qui eurent
un très vif succès à Naples (jusqu'en 1750), à Venise, à
Turin, dans les autres grandes villes de l'Italie. Son art,

encore tout vocal, fut favorisé, à l'exécution, par les


grandes cantatrices et les chanteurs de son temps.

Les fragments de ses opéras les plus admirés jadis sont dans :

Zenohia (1725), le quatuor Dal luol begli occhi arcieri pour 2 soprani
et 2 alti; dans Clro riconosciuto (1725), les airs liendimi il figllo et
Parto, non il sdegnar dans Emira, reglna d'Egltto (Naples, 1735,
;

avec inlermezzi), les airs T'offro la Sponda et Amor ml parla dans


:

Démo fonte (1755, sujet traité à satiété par les compositeurs italiens),
l'air Misero Pargoletto et le duo La désira il chiedo; dans Ollm-
piade (joué au théâtre S. Carlo en 1737; livret de Métastase sur les
jeux Olympiques, un des plus souvent mis en musique par les Ita-
liens), l'air Nonso donde vlene. Parmi les autres opéras, on cite comme
les plus importants, Argene (Naples, 1628), Catone in Utlca (Yemise,
1732).

Durante n'a pas pour le théâtre, mais des maîtres


écrit
célèbres sont de son école
sortis Pergolese, Vinci,
:

Tehhadellas, Jomelli, Traetta; a son enseignement


peuvent être aussi rattachés Piccini, Sacchini, Guglielmi,
Paisiello. Avec les compositeurs que nous avons mis au
premier rang, Porpora et Hasse complètent la série des
représentants de l'Ecole napolitaine.

Nicolo Porpora est encore un chanteur professionnel; né à Naples


en 1685, il y enseignait le chant, en 1719 (au Conservatoire S. Onofrio;
il l'enseigna aussi à la Pietà et aux Incurables de Venise, et, entre

temps, à Vienne, à Dresde, à Londres). Il fut le maître de liasse, et


mérita un jour les félicitations de Hœndel, a qui on voulut un instant
38 SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

l'opposer, en Angleterre, comme représentant du théâtre italien. A


l'âge de soixante-neuf ans il s'associa un jeune homme qui alors (1754)
avait vingt-deux ans et resta son élève reconnaissant :Joseph Haydn.
Il a une quarantaine d'opéras, de 1709 à 1740, année où son
écrit
Trionfo di Camilla servit à l'inauguration du théâtre S. Carlo à Naples.
Celles de ses œuvres qui furent le plus favorablement accueillies sont
Germanico (1725), Siface (1726), Semiramide (1729), Arianna e Teseo
(1714), Temistocle (1718). Il faudrait y ajouter quelques comédies et
intermezzi. A Naples, à Venise, Vienne, Londres, ces ouvrages
étaient oubliés avant la mort de l'auteur. On n'a réimprimé de lui
que ses solfèges et quelques compositions religieuses. — Bientôt
oublié aussi fut Leonardo Vinci (1690-1732), auteur d'une trentaine
d'opéras sans originalité, dont les premiers furent des opéras bouffes,
sur des paroles en dialecte napolitain, joués au théâtre dei Fiorentini.
Le dernier acte de sa Didone abbandonata (1728) eut à Rome un succès
particulier. —
Giov. Bat. Pergolesi (1710-1736) était un compositeur
de génie qui n'a pu donner sa mesure. Malgré sa mort prématurée,
l'auteur du célèbre Stabat a écrit 14 opéras. La Sevva Padrona
(1732), encore jouée à Paris à l'Opéra-Comique [la Servante maî-
tresse), était un intermède inséré dans // Prigioniero superbo. Cas
analogue pour Amor fa l'uomo cieco, dans la Sallustla (1731). Les
comédies la Contadina asiuta (1734), lo Fraie inamorato (1732), //
flaminio (1735), furent jouées au théâtre dei Fiorentini; d'autres
intermezzi, comme II maestro di Musica, Il geloso schernito, au
théâtre S. Bartolomeo. Deux airs, 5e cerca, se dice et Trementi
oscuri de son dernier opéra, YOlimpiade, joué à Pvome en 1735, furent
1res admirés. Des fragments de cet ouvrage ont été réédités au
xix c siècle par le critique allemand Karl Banck; la Servante Mai-
tresse, qui n'a rien perdu de sa jeunesse et de sa fraîcheur, et //
maestro di Musica, ont été l'objet de rééditions nombreuses.
A la douce figure de Pergolèse évoquant les souvenirs de Virgile,
de Térence, de Chénier, s'oppose l'énergique, grave et combatif
Jomelli, né près de Naples en 1714. Très estimé comme maître de
chapelle ou compositeur à Naples, à Rome, à Vienne, à la Cour de
Wurtemberg, rival, au théâtre, de l'espagnol Terradellas dont l'assas-
sinat lui fut injustement attribué, il débuta dans la carrière drama-
tique avec la comédie YErrore amoroso, jouée en 1737 au Teatro
Nuovo de Naples, suivie à'Odoardo (ou Edouard I er chassé du trône
d'Ecosse par la révolution, sujet déjà traité à Venise, par Ziani,
en 1698). De ses 44 opéras, presque tous appartiennent au genre
sérieux; les plus applaudis furent Merope à Venise (1747, sujet dix
fois traité auparavant, et plus de vingt fois dans la suite), Ifigenia,
Artaserse (Rome), Didone, Fetonte (Phaéton), Pelope, Demofonte,
Alessandro (Stuttgart). Son Armida (Naples, 1770) est un de ses
meilleurs ouvrages. Ses mélodies participent un peu de la banalité
des sujets traités; rien de personnel ne les distingue du style arti-
ficiel et emphatique alors à la mode dans l'opéra séria.
Terradellas, né à Barcelone en 1711, élève de Durante à Naples,
représente, avec David Perez, l'art lyrique des Espagnols pénétré
L OI'ElîA ITALIEN ET L HUMANISME 39

par l'esprit italien pour Naplcs, Rome, Londres, il écrivit 13 opéras


:

où on admirait une grande énergie d'expression; un très petit


nombre de ses ouvrages nous est resté. Pérez (1711-1778), après
avoir fait une carrière en Italie, fut, pendant 26 ans, directeur de
l'Opéra de Lisbonne; c'est surtout comme compositeur religieux
qu'il mérite d'être mentionné.
Tommaso Traetta (1727-1779), formé aussi par Durante, appartient
à la période où l'art italien rayonnait dans toute l'Europe. Il vécut

successivement à la cour de Parme, où son opéra Ippolito ed Aricia


fut joué à l'occasion du mariage du prince des Asturies ; à Venise,
où il dirigea VOspedalelto, conservatoire pour jeunes filles; à Saint-
Pétersbourg, où il remplaça Galuppi comme compositeur à la cour
de Catherine II; enfin en Italie, où, après ses voyages, il ne retrouva
plus ses brillants succès d'autrefois. On louait en lui la vérité, la
puissance de l'expression et celle de l'harmonie. — Piktro Guglielmi
(1727-1804) eut une gloire aussi éphémère que brillante, car aucun
de ses opéras ne lui a survécu. Il en a pourtant écrit plus de cent,
dont la plupart ne sont connus que par leurs titres; on y compte un
certain nombre de comédies : l due gemelli, I viaggiatori, la Serva
innamorata, I fïatelli Pappa Mosca, la Pastorella nobile, la Bella
pescatrice... Mais ces œuvres dépassent la limite à .laquelle nous
avons arrêté cette partie de notre sujet (1759, date de la mort de
Haendel). Il en est de même des œuvres de Piccini, de Sacchini, de
Paisiello, de Cimarosa, dont nous aurons à parler ailleurs.

En suivant une sorte de plan géographique, nous avons


parlé de l'opéra à Florence, à Venise, à Naples. Ce mode
d'exposition nous a semblé le meilleur, malgré l'insta-
bilité des œuvres et des compositeurs qui rend leur classe-
ment toujours malaisé. 11 nous obligerait à des redites si,

pour être complet, nous parlions de l'art dramatique dans


les autres grandes villes de l'Italie. On ne peut cependant
omettre Bologne, où brilla, surtout au xvm e siècle, avec ses
membres ordinaires et ses « princes », l'Académie philhar-
monique, modèle des sociétés homonymes ultérieurement
fondées à Londres, à Vienne, à Berlin, à Paris, à Madrid.
Un de ses fondateurs fut un maître fort estimé au xvn c siècle,
Paolo Colonna fl637-1695), maître de chapelle a San
Petronio, compositeur religieux, auteur de trois opéras
représentés a Bologne. De l'école bolonaise qu'il fonda,
sortirent un assez grand nombre de musiciens célèbres.
Les principaux sont Clari (1669-1745), qui écrivit pour le
théâtre de Bologne, en 1695, l'opéra // savio délirante, et
Giovanni Bononcim (1672-1752).
40 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Bononcini vécut successivement à Vienne (comme violoncelliste de


la cour), où il écrivit plusieurs opéras à Rome, à Berlin, à Londres
;

où il fut protégé par la famille Marlborough, k Paris, enfin à Venise.


A Londres, où il séjourna douze ans et où ses Duette eurent beau-
coup de succès, il débuta pour le théâtre avec Asiarte (1720);
quelques fâcheux incidents, envenimés par son mauvais caractère,
l'obligèrent à se retirer. On lui reprocha d'abord d'avoir fait repré-
senter, comme siens, deux opéras, Camilla et Griselda, qui étaient
de son frère Marc-Antoine. En 1728, il osa présenter à YAcademy of
Ancient Music un madrigal de Loti déjà imprimé à Venise en 1705.
On lui doit une vingtaine d'opéras, oubliés de bonne heure pour ;

l'un d'eux, Muzio Scxvola, il eut la collaboration de Haendel.

Les œuvres qui viennent d'être passées en revue nous


paraissent aujourd'hui bien monotones, bien emphatiques,
dépourvues même de valeur durable, sauf quelques pages
admirables de Monteverdi. Ecrites, pour la plupart, dans
des circonstances spéciales que l'état social ne permet plus
de retrouver, elles sont devenues inadmissibles sur nos
théâtres. L'opéra italien avait eu comme point de départ
une pure illusion, entretenue par des humanistes; il aban-
donna bientôt la chimérique entreprise d'une restauration
de l'art antique pour s'absorber dans des fadaises de
mythologie ou d'histoire déformée; il était aussi fâcheux
de mettre l'héroïsme grec ou romain en romances, que
de le mettre en sonnets ou en madrigaux. Musicalement,
l'opéra italien, substituant ses formes très réduites à la
polyphonie magnifique du xvi e siècle, n'a eu qu'un mérite :

celui d'assouplir le langage musical en faisant une place


importante au récitatif, et en ouvrant ainsi la voie à
ceux qui devaient, plus tard, associer l'expression juste et
naturelle des sentiments à l'art de la construction. Malgré
ces lacunes, il occupe une très grande place dans l'histoire
générale de la civilisation il a fait passer l'hégémonie
:

musicale à l'Italie, jusqu'à l'époque de Bach; rayonnant


dans toute l'Europe, il a exercé une influence tyrannique
jusque dans la seconde moitié du xixe siècle.

Il dut une bonne partie de son prestige à la virtuosité et à la


supériorité incontestable de ses chanteurs et de ses cantatrices;
parmi les plus célèbres, il faut citer
: Vittoria Tesi (1690-1775; voix
de contralto très étendue), particulièrement dramatique dans les
rôles d'homme qu'elle aimait à jouer, et qui sur le théâtre de Vienne,
dans la Didone de Jomelli, parut encore k l'âge de soixante ans;
L OPERA ITALIEN ET L HUMANISME 41

Faustina Bordoni (niezzo-soprano) rivale de la Cuzzoni, applaudie


avec enthousiasme pour son talent et sa beauté, à Vienne, à Londres
où elle fut amenée par Hœndel, à Dresde, à Venise Francesca ;

Cuzzoni (soprano), amenée aussi à Londres (1722-1728) par Hœndel,


applaudie ensuite à Hambourg et Stuttgart; la Bulgarelli, la Santa-
Stilla, la Durastanti, la Strada, la Mixgotti (toutes dans la pre-
mière moitié du xvn e siècle). —
Parmi les grands chanteurs, il
faudrait d'abord citer presque tous les compositeurs d'opéras, qui
furent maîtres de chapelle, exécutants, professeurs, et parfois acteurs
fort appréciés. Il y a aussi le groupe des castrats, que la méfiance de
l'Eglise à Tégard des femmes fit substituer, surtout à Rome, aux
actrices. L'un d'entre eux obtint de véritables triomphes en Italie, en
Angleterre et en France c'est le napolitain Cafarelli, élève de
:

Porpora, qui termina sa carrière à Paris en 1750.

Bibliographie.

Pour Péri : réédition d'Euridie par GuiDl (Florence, 1863), morceaux


détachés dans KiESEWETTER (Schicksale und B. etc.), dans GevaËRT (Les
Gloires d'Italie, n° 7), Ambros (Hist. t. IV), et dans le florilège d'ALES-
SANDRO PARISOTTI, Libro terzo di Arie antichc a una voce (Milan, Ricordi.
Le vol. s'étend jusqu'au XVIII e siècle). — Pour Caccini :fragments du
Rapimento di Cephale dans Kiesewetter (libr. cit.), des Nuove Musiche dans
GevaËRT (Les Gloires, Paris, 1868, n 08 1 et 39), et d'Euridicc dans les Public,
altérer Musikwerke par RoB. ElTNER (1881). —Pour Monteverdi rééditions
:

de VOrfeo, avec résolution de la basse chiffrée, par Eitner, 10 e vol. des


Public, der Ges. f. Musikforsehung par VINCENT d'Indy (Paris, Durand).
;

Dans le 2* vol. (Leipzig-, 1904) de ses Studien zur Geschichle der italicnisclten
Oper im il Jahrhundert, HuGO GoLDSCHMlDT a donné :le texte complet,
sans réalisation de la basse, de VIncoronazione di Poppœa, une étude cri-
tique sur ce texte, le livret (de Busenollo), et une introduction où la pièce
est analysée. — Fragments de Cavalière, Anima e Corpo, dans BrjRNEY et
Kiesewetter; de Gagliano, Belli, Yitali, dans Gevaërt, n os 8, 23, 47, des
Gloires; de Vecchi, Anfiparnasso, dans ADRIEN DE LA Fage (Essais de
Diphtirogr. music, Paris, 1864). De Gavalli, dont la Bibl. S. Marc, à Venise,
possède le plus grand nombre de manuscrits (26 opéras), des fragments
sont reproduits par Hugo Goldschmidt dans les Monatshefte f. Mnsik-
geschichte, 1893; de Gesti, // Porno d'oro (Prologue, Actes 1, II, IV) a été
réédité dans les Denkmàler der Tonkunst in OEsterreich (3 e vol., 1896), avec
une importante introduction par Guido Adler. Des extraits d'Al. Scar-
latti sont dans les recueils déjà cités de Gevaert, Parisotti, Eitner...
Ces indications forcément succinctes pourraient être complétées par la
bibliographie contenue dans les ouvrages suivants R. Rolland, l'Opéra
:

en Europe avant Lulli (1895); A. HEUSS, Die Instrumentalstiicke der Orfeo


(1903); Picavardi, Cl. Monteverdi (Milan, 1906) Hermann Kret/.schmar
; :

Wciter Beitràge zur Geschiclitc der Venetianischen Oper (Jalirbucli </</•


Musik Bibl. Peters fur 1910, Leipzig, 1911).
CHAPITRE XXXIV

LE RAYONNEMENT DE L'OPÉRA ITALIEN


EN EUROPE

Diffusion de l'art italien. L'opéra à Vienne; J.-J. Fux. — Le théâtre


lyrique ù Munich. — L'art cosmopolite à la cour de Dresde. — L'opéra
dans les autres villes importantes. — L'Allemagne du Nord: essais d'un
théâtre lyrique national à Hambourg-; débuts et échecs. Variété et intérêt
des œuvres jouées; Kusser et Keiser. — L'opéra en Angleterre. Les com-
positeurs jusqu'à H. Purcell. — Avènement de Hsendel; double lutte de
l'italianisme, d'abord contre l'esprit national anglais, puis contre lui-même.

Dans les pays allemands, en Angleterre, en France,


l'opéra dut vogue au prestige du nom italien et à la
sa
nouveauté d'un genre qui, en satisfaisant au goût pour les
spectacles, pour la danse et pour le chant expressif, sem-
blait faire revivre les plus belles histoires de l'antiquité
païenne.
Dans les pays allemands, —
à Vienne, à Munich, à
Dresde, à Berlin, àHanovre, à Stuttgart, à Hambourg —
l'opéra n'a guère vécu que d'emprunts jusqu'à la seconde
moitié du xvm c siècle; il y a bien un essai pour constituer
un théâtre lyrique national, mais il échoue; le premier
opéra en langue allemande avec une musique de Schùtz
aujourd'hui perdue, la Dafne (Torgau, en Saxe, 1627), n'est
qu'une traduction ou un arrangement du livret de Rinuccini
(par Martin Opitz). Italiens sont les poètes; italiens, les
compositeurs; italiens, les architectes et les artistes. Les
représentations restent des fêtes de cour, données pendant
le carnaval, à l'occasion d'un anniversaire ou d'un mariage
princier, dans un théâtre privé, royal ou aristocratique,
sans public payant.
LE RAYONNEMENT DE L OPERA ITALIEN EN EUROPE 43

A Vienne, l'importation de la musique italienne fut par-


ticulièrement favorisée par les souverains compositeurs ou
grands amis de l'art Ferdinand III, Léopold I er Joseph I er
: , ,

Charles VI, Marie-Thérèse.

Ferdinand III (qui a régné de 1637 à 1657), auteur de messes, de


motets, d'hymnes, de Sonates, d'un Draina musicum, d'un madrigal (cité
parKircher, dans sa Musurgia), fit venir à Vienne la première troupe
d'opéra italien. Léopold I er (1657-1705). claveciniste distingué, com-
positeur fécond, auteur de 13 oratorios et de nombreuses pièces
insérées dans des ouvrages profanes, prodigua ses encouragements
et ses faveurs aux italiens. Joseph I er (1705-1711), pianiste et flûtiste,
fut aussi, à ses heures, compositeur. Charles VI (1711-1740), auteur
de deux Miserere avec accompagnement instrumental, poussait
parfois l'amour de la musique jusqu'à conduire lui-même l'orchestre ;

il multiplia les représentations, soit à la Hofburg, soit dans son


château Favorita (aujourd'hui théâtre Tlteresianum), avec le concours
de la noblesse il appela auprès de lui Caldara, Conti, Porsile, la
:

chanteuse Tesi, et porta au plus haut point la vogue de l'italianisme.


(M. Guido àdler, professeur à l'Université de Vienne, a donné en
2 vol., 1892-93, un choix des œuvres des trois premiers empereurs-
musiciens).

Dans l'histoire de l'opéra italien à la cour de Vienne,


genre à peine distinct des Fcsle teatrali, Componimenti,
Pocmetti et Sérénades, on peut distinguer (jusqu'à la limite
un peu conventionnelle que nous avons assignée h la Renais-
sance), deux périodes la première, qu'il faudrait peut-être
:

faire commencer en 1642, avec YEgisto de Cavalli, s'étend


jusqu'en 1696, date de l'arrivée à Vienne, d'abord en qua-
lité d'organiste, de J.-J. Fux la seconde peut être arrêtée
;

a la Semiramidc de Gluck (1748).

Des noms jadis illustres remplissent la première période An i. :

Bertali (né à Vienne en 1605, mort à Vienne en 1669), auteur de


Inganno d'amorc (1653) que la « chapelle » de Ferdinand III joua
comme grande nouveauté à Regensburg, et de plusieurs autres
ouvrages parmi lesquels une « operetla » Axr. Dragiii (né à Ferrare
;

en 1642), compositeur extrêmement fécond, auteur de 80 opéras de


circonstance dépourvus de chœurs, rares en duos, très abondants en
'<Airs » dont l'accompagnement instrumental est à peine indiqué, et
où le comique tient une assez grande place (il y a de lui un opéra
sur un texte en espagnol, Prometeo, 1669); Marc. Ant. Cesti, l'au-
teur de La Dori (1664) et du brillant gala, II porno d'oro (1666). On
joua encore des œuvres de Sances (né à Rome vers 1600, mort à
Vienne en 1679), Abbatini (qui, le premier, dans l'opéra-bouffe,
44 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

employa 1' « ensemble-final »), Sartorio (un des principaux repré-


sentants de l'opéra vénitien après l'époque de Cavalli et de Cesti),
Tosi, Al. Scarlatti, Pasquini, Bernabei, Steffani, les deux Bonon-
KINI...

J. J. Fux mérite une place d'honneur, moins à cause du

mérite réel de ses œuvres de théâtre que de la célébrité et


de l'autorité attachées à son nom. Il a écrit huit opéras de
circonstance, destinés à fêter une naissance, un anniversaire,
un mariage. Celui de ces ouvrages qui eut le plus d'éclat
est Costanza e fortezza, joué à Prague en 1723, pour le
couronnement de Charles VI comme roi de Bohême. La
représentation fut donnée daus un amphithéâtre contenant
2 000 spectateurs et dura de huit heures du soir à une heure
du matin les chœurs étaient de 100 exécutants; Caldara
:

dirigeait un orchestre de 200 musiciens, parmi lesquels on


voyait de grands artistes tels que le violoniste Tartini et
son élève Graun, le flûtiste Quanz, le virtuose du théorbe
Fr. Conti qui composa 15 grands opéras pour des solennités
de moindre importance; parmi les chanteurs était le célèbre
castrat Carestini. Jusqu'à la mort de Fux (1741) la plupart
des compositeurs italiens furent joués à Vienne. Ce goût
de l'italianisme se perpétuera dans les opéras bouffes de
Paesiello, de Cimarosa, et jusque dans les chefs-d'œuvre
de Mozart.
A Munich., l'histoire de l'opéra italien pourrait être
divisée en deux périodes la première irait de 1657, date
:

de l'ouverture du premier théâtre d'opéra, jusqu'au com-


mencement du règne de Max-Joseph (1745); la seconde, qui
est la plus brillante, s'étendrait jusqu'aux premières repré-
sentations de Gluck [Orphée en 1773) et de Mozart [La finta
Giardiniera en 1775; Idomeneo en 1781).

L'opéra futouvert en 1657 avec un Oronte, bientôt suivi d'un Erinto


(1661) et de la Pretentioni del Sole (1667), œuvres dont les paroles
seules ont été conservées, de Kaspar von Kerl (1627-1693), saxon
d'origine, organiste important du xvn e siècle, compositeur de forma-
tion italienne, ayant étudié à Vienne (sous la direction de Valenti.ni,
maître de chapelle de la cour), et à Rome (où il connut Carissimi
et Frescobaldij. Après lui, de purs italiens sont au premier plan :

Ercole Bernabeî, maître de chapelle du prince-électeur de 1774 à


1787; son fils Antonio (auteur de Li Del festegglantl, 1683); Agos-
tino Steffani, dont un seul opéra joué à Munich a été conservé :
LE RAYONNEMENT DE L'OPERA ITALIEN EN EUROPE 45

Marc Aurelio (les deux premiers actes sont remplis de ballets; le


troisième contient une scène bouffe); Pietro Torri, son élève, qui
écrivit pour Munich 26 opéras (de 1690 à 1736) Porta, Porpora, etc..
;

A la même époque, on fêta (avec le célèbre ténor de Bonn, Anton


Raaee, les chanteuses italiennes Dukastanti, Boruoni, Mirigiii, et les
castrats Bkrnacchi. Farinelli, Cari stini. — En 1753, sous le règne
de Max-Joseph, musicien exécutant et compositeur, fut ouvert un
nouveau théâtre d'opéra avec le Catone in Utica de Ff.rrandini; on
joua des œuvres de Bernasconi (italienne à Marseille en 1706, auteur
de 21 opéras écrits pour Vienne, Venise, Turin, Munich où il succéda
à Porta comme maître de chapelle en 1755), Galuppi, Jomelli (le
fécond représentant de l'école napolitaine), Traetta, Sacchini...

ADresde, l'opéra italien fit sa première apparition avec


le Paride de Bontempi, en 1662, pour le mariage de la fille
du prince-électeur; il ne régna pas dune façon continue
clans une cour où l'art français, belge, allemand, lut si
souvent en honneur. Dresde, surtout au début du xvm siècle,
e

est le lieu de rencontre des plus grands artistes de l'Europe;


c'est là qu'on applaudit les violonistes Volumier (un belge
venu de Berlin en 1709) et Pisendel, élève de Vivaldi, le
flûtiste français Buffardin et le flûtiste allemand Quanz,
futur maitre du roi Frédéric, le luthiste improvisateur
Sylvius Weiss, de Breslau, l'organiste Petzold, le clave-
ciniste Hebeïsstreit, le contrebassiste de Bohême Zelenka,
le corniste Hampel, les Besozzi, hautboïstes, le joueur de
viole de gambe Abel, et toute une pléiade de chanteurs;
c'est à Dresde que Bach et Hamdel faillirent se rencontrer
et manquèrent la seule occasion qu'ils aient jamais eue de
se voir. L'opéra italien fut importé en 1667, avec la « fête
théâtrale » // Tcsco, pour l'inauguration de la « maison de
Comédie » il s'établit à demeure en 1685, sous Georges III,
;

avec Pallavicino, de Brescia, qui apporta aux saxons la fin


de son théâtre vénitien il fut particulièrement brillant sous
;

er
le règne de Frédéric-Auguste 1 (1694-1733) et jusqu'à la
guerre de Sept ans (1756-1763) les compositeurs qui
:

entretinrent sa vogue sont Lotti, Ristori, Hasse, Mingotti,


Locatelli, Porpora.

Muni d'une autorisation régulière des procurateurs de Venise, Lotti


vint à Dresde en 1717, avec sa femme, la chanteuse Santa-Stella, et
d'autres artistes (Senesino, Guicciardi, Veracini...) il
;
fit l'ouver-

ture du nouveau théâtre dopera avec son Giovc in Argo (1719). Le


46 SECONDE PERIODE DE LA. RENAISSANCE

bolonais Ristori, maître de chapelle à la cour de Dresde, fit jouer


des opéras-bouffes, Calandro (1726), Don Chisciolte (1727). En 1731
parut le fécond Hasse, qui, sauf une légère interruption, règne à
Dresde pendant trente ans; il était de Hambourg, mais il écrivit des
opéras italiens il débuta avec Cleop.de et Alessandro nelVIndie et
:

ne donna pas moins de 25 drames lyriques (sur des livrets de Métas-


tase), où sa femme, la chanteuse Faustina, tint les rôles principaux.
Mingotti amena en 1746 une troupe italienne qui venait de Hambourg ;

Locatelli, à partir de 1747, joua des œuvres de Galuppi. et Porpora,


en 174&, vint succéder à Hasse dans les faveurs de la cour.

Berlin fut en retard; c'est seulement en 1700 que des


représentations y sont données en langue italienne et en
langue allemande. Frédéric, roi de Prusse depuis 1701, fit
jouer à sa cour La festa del Hymeneo, musique d'Ariosti,
et, en 1703, le Poliphem de Bononcini. Sous Frédéric-

Guillaume (1713-1740), la musique fut proscrite comme


I
er

les autres articlesde luxe, pour reparaître sous le roi flûtiste


Frédéric II, ami des formes italiennes.
A Hanovre, où la grande-duchesse Sophie apparaît, au
e
xvii siècle, entre le philosophe Leibniz et le poète italien
Mauro, un Opéra fut inauguré en 1689 divecYHenrico Leone
de Steffani, l'aimable compositeur d'arias, de duos et
d'ouvertures à la française. Steffani fit aussi jouer ses
opéras à Brunschwick, où s'ouvrit, en 1691, un théâtre qui
après avoir admis les Allemands et les Italiens, se consacra
à ces derniers au milieu du xvm siècle. A Stuttgart, foyer
e

artistique de l'Allemagne du Sud, les charmes du récitatif


et de Y « air furent introduits (de 1698 à 1704) par
» italiens

le maître de chapelle Joh. Kusser, qui venait d'opérer à


Hambourg, et qui organisa les représentations de l'art
nouveau, assez pâles jusqu'au moment où Jomelli, nommé
premier maître de chapelle en 1754, remania pour la cour
du Wurtemberg de vieux opéras italiens.
C'est à Hambourg foyer de l'activité du nord, qu'on
-

peut voir le plus clairement les vraies causes qui firent


pénétrer et ravonner l'opéra italien dans le monde germa-
nique. La grande cité hanséatique voulut créer un opéra
national; elle échoua l'art italien fut alors importé pour
:

réparer cet échec.


Hambourg: était dans des conditions éminemment favo-
o
râbles à la naissance d'un art original. Beaucoup plus à
LE RAYONNEMENT DE L OPERA ITALIEN EN EUROPE 47

l'abrique les autres villes allemandes des ravages de la


guerre, riche, amie des arts, fière de sa liberté, elle ne lais-
sait pas de ressembler à Venise, dont elle eut d'ailleurs
l'ambition d'égaler l'éclat. La musique y fut très en faveur
et brillamment représentée au xvn e siècle par des artistes
de tout ordre le célèbre cantor, hautboïste et compositeur
:

Joseph Selle (1599-1(363), directeur de la musique (depuis


1637) dans les cinq églises principales de la cité, et Cristoph
Beunhard (1628-1692), qui lui succéda comme cantor de
1664 à 1674; le compositeur violoniste Johann Schop
(directeur de la musique du Conseil en 1621); des organistes
de grand renom, comme Mathias Weckmann (1621-1674),
Scheidemann (né vers 1596), Jan Reinken (1623-1722), qui,
auprès de Jérôme Pretorius (1560-1629) et de son père,
avaient appris « l'art néerlandais ». C'est là que fut fondé
(en 1668), le Collegium musicum, société d'amateurs et de
professionnels qui se réunissaient dans le réfectoire du
« Dôme » et y faisaient de la musique, non pour un public,

mais pour soi, avec un esprit tout artistique et désintéressé.


Ce qui distingue Hambourg des villes italiennes, c'est que,
dans celles-ci, tout l'art nouveau du théâtre fut d'origine
aristocratique et constitua une sorte de privilège princier,
tandis qu'à Hambourg c'est la bourgeoisie qui est à la tête
du mouvement et qui, entraînant les gens du peuple, les
fait participer à l'action lyrique :il n'y a pas seulement,

pour soutenir les frais d'une représentation, de riches


commerçants ou des magistrats comme Schott, le mécène-
impresario; la direction d'une entreprise théâtrale semble
inspirée d'une constitution républicaine : elle appartient à
une société de citoyens qui se sont réunis pour le plaisir de
jouer la comédie, de chanter et de danser. L'art du chant
étant encore peu avancé en Allemagne, on recrutait des
chanteurs, d'ailleurs médiocres, un peu partout et où on
pouvait; parmi les artistes, il y avait des hommes d'église,
des étudiants, des industriels, des jeunes filles de familles
bourgeoises, des femmes du peuple, des marchandes de
poisson... A celui ou celle qui a une belle voix, mais ne
connaît pas une seule note de musique (comme la Conradi),
on a la patience d'apprendre un rôle par simple audition.
On ne veut pas entendre parler des castrats, des Welschen
48 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Kapaunen, comme les appelle Mattheson. (Ce mot fâcheux


de Kapaunen était assez souvent employé pour désigner
les chanteurs mutilés. Ainsi, lorsque Melani vint en France
en 1644, un libelle italien disait comment ce chapon
:

italien va-t-il faire le coq gaulois?... corne puo stare che


un cappon canti da gallo?...)
Le terrain que manqua-t-il pour y faire
était excellent;
fleurir un un génie, un Monteverde,
art lyrique original?
un de ces hommes qui font aboutir les tendances d'un
groupe social après les avoir concentrées en eux. Le
2 janvier 1678 s'ouvrit, sur le marché aux oies, le « théâtre
d'Opéra », dirigé, avec un certain nombre de bourgeois, par
le licencié Liïtjens, l'organiste Reinken et le juriste Schott,
qui resta l'âme de l'entreprise jusqu'à sa mort (1702). On
n'avait nullement le désir de faire autre chose que ce
qu'avaient fait les Italiens soixante ans auparavant; mais le
point de départ des idées fut différent. Sous le titre Sing-
spiele, (comédies chantées), on joua Adam und Eva, oder
der erschaffene, gefallene und aufgerichtete Mensch, Adam
et Eve, ou la création, la chute et le relèvement de
l'homme » admirable sujet d'action lyrique, si on avait eu
:

d'autres ressources vocales et instrumentales que celles


dont on disposait! Le livret était du poète de cour Richter;
la musique, du compositeur Johann Theile, très distingué,
mais dont le talent était le contraire de ce qui convenait au
théâtre :c'était un élève de Schiïtz que ses contempo-
rains appelaient « le père des contrepointistes ». L'année
suivante on produisit encore des Singspiele dont la Bible
fournissait les sujets Michal und David, Esther, die
:

Geburt Christi, etc. Bientôt après, on se mit à jouer,


d'abord dans des traductions, puis dans l'original, des pièces
françaises et italiennes. Un essai d'opéra allemand original,
Cara Mustapha (ou Le siège de Vienne, 1686), fut sans
lendemain. En 1689 on joua Acis et Galathée, musique de
Lulli et Colasse l'année suivante, en italien, la Schiava
;

fortunata du florentin Cesti. Le coup de barre décisif vers


l'art étranger était donné.

La musique des « Singspiele » joués pendant les 15 premières


années est perdue. Les livrets ont été conservés. De 1688 à 1702,
LE RAYONNEMENT DE L'OPERA ITALIEN EN EUROPE 49

l'auteur, ou arrangeur principal, est Christ. -Heinr. Postel. Ces livrets


sont franchement mauvais la préoccupation d'adapter les textes de
:

la Bible à l'esprit populaire aboutit à des platitudes qu'aggrave


souvent l'emploi du patois allemand. Avec Theibe, les compositeurs
de la première période sont Strungk (1640-1700), violoniste de talent
admiré par Corelli; après avoir dirigé la musique à Hambourg (1678-
1683), il fut maître de chapelle
à Brunschwig, Hanovre, Dresde;
Joh. Wolfg. Franck, médecin, chef d'orchestre et violo-
à la fois
niste, qui, de 1679 à 1686, donna 14 opéras à Hambourg; Fortsch,
médecin aussi et musicien amateur.

En 1693, la direction de l'opéra de Hambourg passa aux


mains de Joh. Sigm. Kusser (né à Presbourg en 1660,
mort à Dublin en 1727), qui pendant six ans avait été, à
Paris, l'ami intime de Lulli. Il débuta avec l'opéra Erindo
(texte de Bressand), suivi d'un certain nombre de pièces,
dont une seule, Jason (jouée à Brunschwig en 1692, à
Hambourg en 1695), est restée, en manuscrit. Il intro-
duisit, sous forme de traduction en allemand, les opéras
italiens, en particulier ceux de Steffani déjà joués à
Hanovre. Son rôle le plus utile fut, grâce à son énergie et
a son caractère, d'éduquer et de discipliner l'orchestre, de
former des chanteurs, de mettre de l'ordre et du soin dans
tous les détails d'une représentation. Ce fut « un second
Lulli »; Mattheson l'appelle « un chef modèle ».

Quelques morceaux de son opéra Ariadne (Brunschwig, 1699)


furent publiés à Nuremberg, en 1700, sous le titre « Helikonische
Musenlust »; et à Stuttgard (même année), six ouvertures avec le
titre « Composition de musique suivant la méthode française ».

Kusser eut pour élève et pour successeur un musicien


qui est une figure importante dans l'histoire de l'art et qui
représente l'opéra de Hambourg arrivé à la période la plus
brillante : Reinhold Keiser. De 1695, date du départ de
Kusser, 1717, au milieu de vicissitudes qui lui firent
à
connaître les joies de la gloire et les menaces de la faillite,
Keiser fut à la fois fournisseur de pièces, directeur et chef
d'orchestre il a écrit 116 opéras de genres divers, sérieux,
:

comiques, savants, populaires, dont le sujet était emprunté


tour à tour à la mythologie, à l'histoire, à la vie contem-
poraine allemande, et dont la grâce mélodique, louée avec
raison, doit être attribuée en partie à l'influence italienne
Combarieu. — Musique, II. 4
50 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

(surtout à celle de Steffani) : le récitatif, assez souvent rem-


placé par le simple parlé, et les arias à forme strophique
avec da capo, y tiennent la plus grande place; les duos,
comme les airs eux-mêmes, sont tantôt en allemand, tantôt
en italien. Les ouvertures et les symphonies » ne sont
c<

pas écrites d'après le principe de l'imitation, mais ont du


mouvement, du rythme, du charme; dans les dernières
œuvres, l'instrumentation est assez riche et colorée; les
danses, assez nombreuses. En tout cela, apparaît un art
facile, superficiel, mais séduisant. « Lorsque, dit Chry-
sander, en suivant le cours de l'histoire de la musique
allemande, on arrive à Keiser, on a comme la sensation
soudaine d'une poussée de printemps. » (Hsendel, I, 80.)
Mattheson loue sans réserve la grâce, la spontanéité char-
mante de tout ce qu'écrit Keiser. Son abondance et ses
qualités aimables l'ont fait appeler le « Mozart de l'ancien
opéra allemand ». Il lui manqua cependant une qualité
qu'avait Mozart et qu'ont eue les grands maîtres italiens la :

puissance dramatique, et toutes les parties sérieuses du


vrai musicien de théâtre. Il n'avait pas de sévérité pour
lui-même; c'était un instinctif, un « prisonnier de la
nature » [Zûchtling der Nalur, comme l'appelle dédai-
gneusement Telemann). Un autre défaut l'empêcha d'être
le compositeur de progrès qui ouvre une voie nouvelle il :

eut le tort de trop sacrifier à l'esprit du public hambour-


geois, alors très amateur de luxe, de costumes, de décors,
de mise en scène, presque aussi épicurien que celui de
Venise, dont il partageait les goûts. Vivant dans le luxe,
non sans faste et sans mollesse, il se laissa entraîner à flatter
lestendances licencieuses de la multitude, à tel point qu'en
1725 son opéra die Hamburger Schlachtzeit (le 107 e !, sur
un livret de Prâtorius), parut choquant et fut interdit par
le Sénat.

Keiser avait sur l'art dramatique des idées excellentes, si l'on en


juge par la préface de La fedeltà coronuta (1706); niais cette pré-
face, comme tant d'autres, ne représente qu'un état d'imagination :

elle est loin de s'accorder avec l'œuvre réelle du même artiste. Le


théâtre lyrique de cet italien de Hambourg est assez mêlé. Il com-
prend des œuvres de tendances nationales et populaires comme
Stôrtebecker (1701), histoire de brigand avec exécution capitale et
LE RAYONNEMENT DE L OPERA ITALIEN EN EUROPE 51

effusion de sang sur la scène; die leipziger Messe (ou le Bon vivant),
1710; le Hamburger Jahrmarkt, où abonde le patois allemand et
qui eut un gros succès (en 1725); une féerie, Nebukadnezar (1704),
où on exhiba des bêtes féroces; une pièce cosmopolite, le Carnaval
de Venise (1707), écrite en diverses langues; une comédie à
ariettes, Jodelet (1726), et toute la série des opéras italiens : après
Mahmud II, le premier opéra écrit pour Hambourg (1696), on
peut citer La forza de la Virtù (1700), que Keiser publia lui-même en
partition pour piano (1703); Pomona (un acte, 1702), qui ne contient
pas moins de 28 airs; Oclavia, Masaniello, Besiderius, Arsinoë
Crcesus, dont les autographes sont à la Bibliothèque de Berlin... Le
dernier de cette longue série est Circe (1734). R. Eitner a réédité
Jodelet dans les Publications de la Gesells. /'. Musikf. de nombreux ;

fragments de Keiser sont cités par Lindner, dans Die erste stehende
cleutscheOper (Berlin, 1855).
Dans cet opéra de Hambourg, à la fin du xvn e et au commen-
cement du xvm e siècles, apparaît, à défaut de génie, une remarquable
activité les reprises sont assez rares
: les nouveautés abondent. A
;

côté de Keiser, sans parler de Hrcndel qui débute en 1705 avec son
Almira, il y eut Joh. Phil. Krieger (dont les premiers ouvrages sont
de 1694) Mattheson, auteur des Pléiades (1699), de Porsenna (1702),
!

de Cléopâtre (1704) d'autres compositeurs aujourd'hui oubliés


; :

Bronner (1666-1724), organiste qui participa à la direction de l'opéra


de Hambourg, et lui donna un Echo et Narcisse, une Vénus, un
Procris et Céphale, une Mort du grand Pan, une Bérénice et (en 1715)
La ville de Hambourg: Joh. Christ. Schif.ferdecker (f 1732), orga-
niste et accompagnateur; Gottf. Grùnewald, chanteur, auteur d'un
Geimanicus (joué pour la première fois à Leipzig en 1704); Christ.
Gp.aui'm:k, qui écrivit pour Hambourg Bidon (1707), La Noce comique
(1708, en collaboration avec Keiser), Hercule et Thésée (1708),
Antiochus et Stratonice (id.), Bellerophon, etc.; Joh. Geor. Conradi.
chef d'orchestre, auteur de 7 opéras parmi lesquels un Charlema°ne
(1692), une Bestruction de Jérusalem (1692), un Genséric (1693). Le
choix de ces sujets divers indique des tendances dont quelques-unes
auraient pu aboutir à constituer un art original; malheureusement, la
forme resta médiocre.

L'opéra est loin d'avoir eu en Angleterre le même éclat


qu'en Italie et en France; il n'y fut jamais populaire et ne
sut aboutir à aucun résultat durable, soit en s'adaptant
franchement à l'influence étrangère, soit en réagissant
avec une originalité suffisante pour créer un théâtre
lyrique national. Cependant, l'évolution qui eut son point
de départ dans les fêtes de cour et dans le o-oût de la
• •
i
monodie accompagnée
très bien commencé. Le
avait
« mask première moitié du xvi c siècle aboutit (a
» de la

l'époque d'Elisabeth, 1533-1603) au vrai drame, qui, lui-


52 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

même, contient en germe l'opéra. De plus, à s'en tenir


simplement aux dates, il faudrait attribuer aux Anglais le
mérite d'avoir remis en honneur la monodie. L'opuscule de
Caccini, Nuove musiche, qui passe pour être la première pro-
fession de foi de l'art nouveau, est de 1602 mais, dès 1601,
;

Robert Jones, luthiste virtuose, avait donné son « Premier


livre d'airs »[The first book ofAyres; le second livre parut
la même année, et le troisième en 1608), en proclamant que
son travail était le premier du genre. En cette même année
1601, le médecin-poète-musicien Thomas Campion et Phi-
lipp Roseter, luthiste de la chapelle royale de Londres,
publièrent un recueil analogue (A book of Ayres set foorth
to be soinç to the Lute, Orpharion and Base Violl). Que
manqua-t-il donc aux Anglais pour produire des œuvres
comme les deux grands peuples latins? peut-être une reli-
gion moins rigoriste. Le puritanisme fut un sérieux obs-
tacle, un peu comme à Rome l'autorité du pape; c'est en
rusant avec des arrêts officiels, que l'opéra réel put faire à

Londres sa première apparition.


En septembre 1642, le Parlement avait décrété la ferme-
ture des théâtres et interdit les représentations drama-
tique; ce veto fut renouvelé en 1647 et persista jusqu'à la
restauration, en 1660. Le « mask » n'était pas men-
tionné parmi les genres proscrits, mais n'existait déjà plus
comme divertissement de cour. Le premier opéra joué à
Londres semble n'avoir été qu'un moyen de tricher avec
la loi pour faire reparaître, sous un titre équivoque, nou-
veau, sans analogie avec les œuvres déjà connues, le drame
condamné par le puritanisme. C'est ainsi qu'en 1656, à
Rutland House, le librettiste Davenant fit jouer, non sans
s'être assuré au préalable la connivence ou appui de
personnages influents, un divertissement bizarre qui con-
sistait en déclamations et musique à la manière des anciens
[The first Days Entertainment.... by Déclamations and
Musick, after the manner of the Ancients).

Après une ouverture, puis un prologue pleins de prudence, où


l'auteur, timidement, veut faire excuser sa hardiesse de paraître en
public, Diogène et Aristophane paraissent dans des rostres dorés et
exposent, comme dans une réunion contradictoire, les avantages et
les inconvénients de l'opéra. Diogène représente les puritains,
LE RAYONNEMENT DE L OPERA ITALIEN EN EUROPE 53

Aristophane les « honnêtes gens ». Après ces deux « déclamations »


paraissent des chanteurs qui, accompagnés par l'orchestre, chantent
quelques strophes « où la sérénité et la sagesse des poètes est
opposée à 1 inquiétude maussade de Diogène et de ses disciples ».
Suivent deux autres « déclamations » où un parisien et un habitant
de Londres font l'éloge enthousiaste des deux capitales; chaque
discours est précédé d'une musique appropriée à la nationalité de
l'orateur. Les compositeurs de cette œuvre de circonstance étaient
Henri Lawes (célèbre musicien qui avait déjà collaboré à des masks
tels que le Cornus de Milton, le Cœlum Britanicum en 1634, et le
Triomphe du prince d'Amour en 1636); Colman, docteur es musique
de Cambridge, le Captain Cook et G. Hudson.

Ce premier mot de
et bizarre essai devait être, selon le
l'auteur, « l'étroit sentier qui conduit aux champs élyséens
de l'opéra ». Le succès fut assez grand. Trois mois après,
avec de nouvelles précautions pour éviter l'usage des
termes défendus, Davenant donna le Siège de Rhodes, pièce
dont le curieux sous-titre était ainsi rédigé Représentation
:

selon les règles de l'art de la perspective dans le décor, avec


des paroles chantées en récitatif. Parmi les chanteurs se trou-
vèrent l'un des auteurs de la musique, Edward Cole.man, sa
femme, qui fut probablement la première anglaise parais-
sant sur une scène publique, et Purcell, le père du grand
compositeur. Au fond, Davenant ne songeait qu'à la restau-
ration du drame; à cette préoccupation se rattachent La
cruauté des Espagnols au Pérou (1658), Y Histoire de Sir
Francis Drake et Le mariage d'Océan et de Britannia
(1659), présentés sous le nom d' « opéras ». La musique
n'en a pas été conservée.
En
1660, Charles II remonta sur le trône, et l'influence
de musique française devint aussi grande que celle de
la
la musique italienne. Il faut aller jusqu'en 1685, —
si l'on

néglige des pièces de genre hybride, difficiles à classer —


pour trouver un nouvel opéra anglais, Albion et Albanais,
de Dryden et Grabut.

Dans préface de cet ouvrage, le poète définit ainsi l'opéra


la :

une histoire poétique, une liction représentée à l'aide


« c'est, dit-il,
de la musique vocale et instrumentale, rehaussée de décors, de
machines et de danses. Les personnages supposés de ce drame
musical sont en général surnaturels, c'est-à-dire les dieux, les
déesses, les héros qui en descendent et qui seront à un moment
donné comptés parmi eux. Le sujet, dépassant les limites de la
54 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

nature humaine, admet ces actions merveilleuses et surprenantes que


les autres pièces rejettent... ». — que les
« J'ai dit, écrit-il encore,
personnes représentées dans les opéras sont en général des dieux,
des déesses, les héros qui en descendent et que l'on suppose être
l'objet de tous leurs soins. Cela n'empêche pas d'introduire parfois,
sans nuire à la grâce du spectacle, des personnages plus modestes,
surtout s'ils appartiennent à ces premiers siècles que les poètes
appellent l'âge d'or, quand, en raison de leur innocence, ces heureux
mortels étaient supposés entretenir avec les dieux des relations plus
intimes. L'on pourrait, par exemple, fort bien admettre des bergers,
car leur vocation est innocente et heureuse entre toutes les loisirs
;

de leur doux métier leur laissent tout le temps de composer des


vers et d'être amoureux, et, sans un peu d'amour, il n'y a point
d'opéra possible. »
Si l'on songeque les Grecs ne firent d'abord paraître sur leur
théâtre que des personnages surnaturels », des « dieux » et des
<(

« déesses », et que, d'autre part, la tragédie du siècle de Louis XIY


était réservée aux « héros » (par opposition à la comédie où parais-
saient des bourgeois), on reconnaîtra que cette conception de l'opéra
est conforme à la fois aux idées grecques et à celles de l'entourage
de Lulli. Le texte cité réclame le droit d'introduire sur la scène
lyrique des « personnages plus modestes », par exemple des bergers
(appartenant à 1 âge d'or!); vœu excellent, qui semble d'abord anti-
ciper sur un réalisme lointain, mais qui, brusquement, tourne court
et revient en arrière il peut être rattaché à la « pastorale » qui, en
:

Italie et en France, précéda l'opéra.

Purcell est regardé par beaucoup de ses compatriotes


comme représentatif du génie artistique de cette époque.

Henry Purcell naquit à Londres en 1658. D'abord enfant de


chœur, élève de Cook, de Hu.mphrey (qui était venu à Paris étudier
la musique de Lulli), et de Blow, il fut à vingt-deux ans organiste
de Westminster, puis de la chapelle royale. C'est à partir de 1675
qu'il écrivit pour la scène, interrompant ce mode d'activité par des
compositions religieuses. On lui doit une dizaine d'opéras (ou d'œuvres
qui, en forçant un peu le sens des mots, peuvent être ainsi appelées) :

Didon et Enée (1675), Timon d'Athènes (1678), Les prophétesses (ou


Histoire de Dioctétien), Le roi Arthur (1691), Le noeud gordien (id.J, La
reine des Lndes et L'empereur des Indes (1692), La Beine des fées
{The fairy Queen, 1692), Bon Quixotle (1694), Bonduca (1695); plus
la musique fragmentaire de 25 tragédies ou comédies environ.

On a fait à Purcell, après sa mort, les honneurs de West-


minster. Chrysander n'a pas craint de signaler en lui un pré-
curseur de Hamdel et il est certain que de l'un à l'autre
;

(dans le domaine de la composition religieuse), une influence


LE RAYONNEMENT DE L'OPÉRA ITALIEN EN EUROPE 55

visible fut favorisée par les circonstances. Il y a à Londres,


depuis 1876, une P urcell-Society , tout comme en Allemagne
une Bach-Gesellscliaft. En ce qui concerne le théâtre, tout en
reconnaissant que les textes publiés sont encore insuffisants,
il est difficile de ne pas taire des réserves sur le génie de
Purcell. Ce n'est pas un faux grand homme, mais ses
œuvres ressemblent à des esquisses. Ce qu'il y a d'abord
d'admirable en lui, c'est la richesse et l'abondance de sa
production il est
: mort à trente-sept ans, sans avoir
donné sa vraie mesure et avant d'avoir achevé la moitié
d'une carrière qui eût été sans doute aussi brillante que
celle des plus grands maîtres. Purcell sentait fort bien
tout ce qui manquait à son pays pour produire des chefs-
d'œuvre. Dans la préface de Dioclètieii (1691) il dit qu'en
Angleterre la poésie et la peinture sont arrivées à un haut
degré de perfection, mais que la musique, encore dans
l'enfance, a besoin de se mettre à l'école des Italiens. Déjà,
dans la préface de ses Sonates dédiées à la Reine (1683), il
avait nettement avoué son dessein d'imiter les plus grands
maîtres de l'Italie. D'autre part, l'influence française n'a
pas laissé de le toucher. Il est, certes, assez éloigné de
l'emphase dans la déclamation qu'on goûtait à la cour de
Louis XIV il se rapproche néanmoins de Lulli sur plusieurs
;

points la coupe rythmique de certaines parties dans ses


:

œuvres de début, le caractère un peu maigre parfois de son


harmonie, l'usage des danses, le rôle trop effacé de l'or-
chestre qui, rarement, réalise des tableaux ou des images
sonores. Malgré cela, on serait très injuste envers Purcell
si on ne voyait en lui qu'un reflet de l'art étrange/. C'était

une sérieuse et vraie nature d'artiste, ayant, avec le don de


la mélodie, le sens du théâtre, comme l'attestent les pièces
publiées récemment. La scène de la conjuration dans
Dldon et Enèe est très supérieure à la scène du Jason de
Cavalli qu'on peut lui comparer (celle où Médée invoque les
Esprits de l'air), La pièce anglaise, avec le récitatif simple-
ment posé sur une basse qui ne prétend qu'à la correction,
contient un autre type de récitatif qui fait grand honneur
au compositeur anglais c'est le récitatif accompagné, où
:

Purcell, voulant mettre en relief un épisode qui est le centre


de l'action, a donné à l'orchestre un rôle actif, indépendant,
56 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

développé. Dans une étude publiée en 1882 (Allgemeine


Muslk-Zeitung, n° 5i), Chrysander a cité un exemple de ce
genre de récitatif qu'il emprunte au 3 e acte de la Rosaura
d'A. Scarlatti (dont la date est placée entre 1689 et 1692)
et qu'il considère comme le spécimen du genre le plus
ancien; or Didon et Enèe est de 1675.
En somme, on trouve en Angleterre, au moins à l'état de
commencement ou d'idées en marche, tout ce que nous
avons déjà vu en Italie; on y trouve de plus, (soit dans le
texte de certaines préfaces, soit dans le choix des sujets)
une revendication assez nette du droit à l'originalité, et un
effort pour constituer un art national. De cet état d'esprit
complexe ne sont sorties que des œuvres équivoques ou
inachevées. L'observation s'applique à Henry Purcell, le
nom le plus glorieux de la musique anglaise au xvii e siècle.

Quelques opéras de Purcell peuvent être étudiés dans les publi-


cations de la Purcell-Society, qui, en 1907, atteignaient 16 volumes :

la musique de Timon d'Athènes dans le II e et Didon (le


se trouve ,

seul opéra qui soit chanté d'un bout à l'autre) dans le III e le IX e con-
;

tient Dioclétien. La Musical Antiquarian Society (fondée à Londres


en 1840) a réédité la musique de Bonduca et de King Arthur. Edw.
Taylor, Geor. Alex. Macfarren, Fr. Rimbault se sont particulièrement
occupés de ces éditions. King Arthur, qui eut un grand succès, est
considéré comme le meilleur ouvrage de Purcell; on peut y signaler :

l'ouverture (que partout ailleurs Purcell rend peu originale) la scène


;

du sacrifice païen, le chant de guerre « Corne, if you dare », la scène


des Esprits, les chants et les danses des bergers, le duo des Sirènes,
la mélodie « fairest isle », dans le mask final.

Avec Purcell finit ce qu'on peut appeler, sauf de légères


réserves, la période ancienne, nationale et classique de la
musique anglaise. Après lui, l'italianisme domine de plus
en plus; certes, il se heurte souvent à des obstacles sérieux :

mais, ou bien les œuvres que lui oppose la réaction pure-


ment locale sont insignifiantes, ou bien la lutte n'a lieu
qu'entre les Italiens eux-mêmes, pour des raisons purement
politiques.
La date de 1720 marque le triomphe de l'art étranger;
c'est alors qu'est créée à Londres une Académie d'opéra
italien. Déjà, en 1705 et 1707, Thomas Clayton (1665-1730)
avait fait jouer, non sans succès, une Arsinoë et une
Rosamonde écrites d'après les modèles d'Italie; Camilla, de
LE RAYONNEMENT DE L'OPERA ITALIEN EN EUROPE 57

Bononcini (1706), Pirro e Demetrio de Scarlatti (1708),


d'autres opéras chantés moitié en italien, moitié en anglais,
avaient paru sur la scène et Fhcndel avait fait son premier
;

voyage à Londres (1710) en apportant son Hinaldo, joué en


1711 au Haymarket-Theatre. A partir de 1720, l'opéra italien
règne seul sous la direction, pleine d'épreuves, de luttes
et de déboires, du grand musicien allemand. Hamdel lui a
consacré son activité pendant vingt ans; il en a été la fois i»

le directeur et le fournisseur, l'imprésario et la victime. De


1720 à 1728, période qui de l'entre-
fut la plus brillante
prise, il lui a donné douze opéras dont les meilleurs sont
Radamisto (1720), Ottone (1722), Cesare (1724), Rodelinda
(1725), Alessandro (1726), Tolomeo (1728); à la seconde
période appartiennent Lotario, (1729), Parlenope, (1730),
Ezio (1733), Poro (1731), Sosarme (1732), Deïdamia qui
fut le dernier de la série (1741). En même temps qu'il
créait les œuvres, Hrendel, avec une étonnante activité, fit
de nombreux voyages en Allemagne et au delà des Alpes
pour ramener en Angleterre de grands artistes italiens.
Ainsi en 1720 il fit venir de Dresde le célèbre castrat
Senesino (né à Sienne en 1680); il engagea » la Duras-
ce

tanti, Anna Strada (collaboratrice qui lui resta fidèle, le

jour où tous les autres artistes l'abandonnèrent), la hautaine


Cuzzoni (qu'il menaça de jeter par la fenêtre, un jour
qu'elle se refusait a chanter un air tel qu'il était écrit), et
Faustina Bordoni, deux chanteuses célèbres et rivales (pen-
dant la représentation de YAstyanax de Bononcini, en 1725,
elles se prirent de querelle sur la scène, scandale qui
nécessita la chute du rideau et amena la fin de la saison
d'opéra; elles se réconcilièrent un peu plus tard). Tous les
artistes de premier plan sont alors des italiens; la chanteuse
anglaise Miss Robinson (qui épousa lord Peterborough) fut,
parmi eux, une pâle figure d'exception.
Soit par goût personnel, soit par passion du succès,
Htendel employa toutes les forces de son génie et usa sa
santé à faire triompher, de toute façon, l'opéra italien. Il
essuya de graves revers, car il fit faillite (en 1737) au théâtre
de Covent-Garden, et échappa tout juste à la prison; ses
ennemis étaient nombreux et puissamment organisés. Rien
n'eût été plus intéressant que de voir la musique nationale
58 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

anglaise réagir contre cette invasion de l'art étranger et


revendiquer ses droits par des œuvres qui, entre l'opéra
maintenu une sorte d'équi-
italien et l'opéra anglais, auraient
libre. L'opposition se montra bien sous deux formes; mais
ni l'une ni l'autre n'eurent de valeur sérieuse. La première
est celle de l'opéra-ballade, genre qui fait songer à nos
premiers opéras-comiques, et où des airs populaires tiennent
la plus grande place; il n'est guère représenté que par le
Beggaf'à opéra, sorte de satire contre la vie sociale et contre
l'opéra italien. L'œuvre eut beaucoup de succès, fut jouée
à Londres en 1727-8 et fit ensuite le tour de l'Angleterre.
Elle était, pour les paroles (69 numéros!), de John Gav, et,
pour l'arrangement musical, de Pepusch (né à Berlin en
1667, violoniste à l'orchestre de Drurylane depuis 1700).
Cet « opéra-ballade » mit à la mode un assez grand nombre
d'oeuvres similaires, sortes de comédies-bouffes, agré-
mentées de couplets populaires, auxquelles travaillaient
plusieurs musiciens et qu'on remaniait souvent : tel fut le
Devil to pay (1731) de Charles Coffey, en deux parties :

l'une intitulée The wives metamorphosed, l'autre Tke merry


:

cobbler (cette pièce, remaniement d'un ouvrage déjà vieux


de trente ans, le Devil of a wife de l'acteur Jevon, fut
remaniée encore et jouée à Berlin en 1743 et 1752). C'était
une tentative intéressante, comme correctif de l'engouement
pour l'art exotique; mais rien de durable n'en est sorti.
La seconde forme que prit l'opposition est, au point de
vue de la musique anglaise, encore moins intéressante. A
Hsendel, favori d'une cour impopulaire, la noblesse opposa
(à partir de 1720) un autre italianisme, celui de Giovanm
Bononcini, qui, après avoir fait applaudir sa virtuosité de
violoncelliste à Vienne, quelques opéras à Rome et à
Berlin, fut appelé à Londres sous le prétexte de collaborer
avec Haendel, en réalité pour le combattre, et avec son
Astartè, puis sa Griselda (1722), vit s'organiser autour de
lui une faction intéressée à le soutenir. Au grand maître
saxon fut opposé un autre italien qui partagea les triomphes
équivoques de Bononcini : Attilio Ariosti de Bologne
(1666-1740), virtuose de la viole d'amour, qui pendant son
second séjour à Rome (1720-1727) fit jouer et applaudir
un Coriolan (1723).
LE RAYONNEMENT DE L OPERA ITALIEN EN EUROPE 59

Hsendel a écrit 46 opéras de valeur inégale, qu'on ne


en toute justice, apprécier par une formule unique.
saurait,
Un génie aussi souple que le sien n'eut pas de peine à s'ap-
proprier tous les styles en y ajoutant quelque chose de plus.
On n'aurait aucun embarras à signaler dans son oeuvre
des scènes admirables (comme celle de la folie dans Orlando,
celle du désespoir de Déjanire dans Héraclès, la mort du
roi dans Admeto, et de Bajazet dans Tamerlano...), des
pages mélodiques d'une expression profonde et d'une
ampleur magistrale. Il serait tout aussi facile de signaler
de graves défauts l'emphase, la monotonie, l'abus des
:

ornements factices. Ilamdel écrit rarement des opéras avec


chœurs (comme Ariodante, Alcina) habituellement, il ;

semble vouloir faire briller des chanteurs à la mode par


des soli. L'air avec da capo règne tyranniquement dans
ses opéras; et les « manieren », les vocalises, les papillottes
et les mouches, —
sujet de grosses difficultés pour les
interprètes éditeurs modernes
et les — les gâtent trop
souvent. La muse du drame lyrique a ici une robe à très
longue traîne, une coiffure monumentale, des gestes qui
s'étalent en rondeurs de paraphes. Est-ce par entraînement
de la mode, par sacrifice nécessaire aux exigences de ses
contemporains, ou bien par goût personnel et réfléchi que
Hamdel cultiva l'italianisme avec tant de fidélité? on ne sau-
rait le dire; laréponse à cette question, quelle qu'elle soit,
ne saurait exclure de sérieuses réserves sur la valeur géné-
rale d'un tel théâtre.

Bibliographie.

LiNDNER Die erste steliende Oper in Deulscldand (Berlin, 1855).


:

Zelle Beitruge zur Geschichtc der àltesten deutsclien Oper (Berlin, 18S9-
:

1893). —
Ludwig Schif.dkrmair Zur Geschiclite der friihdculschen Oper
:

(dans le Jahrbucli der Mus. Bibl. Peters, 1910). —


Von KôCHEL Die Kair :

serliclie llofmusikkapelle zu Wicn seit lbU3 (1869) et J. J. Fux (Vienne, 1872).


— Fr. Geschichtc der Oper am Hofc zu Mitnchen, 1654-1/87
Kudhart :

(1865). — M. FURSTENAU Geschichtc der Musik und des Theatera <im Bofe
:

zu Dresden (2 vol., Dresde, 1861-2). —


Fr. GhrysAMDBB Geachichte der :

Hamburger Oper (dans VAllifemeine Musik Zeitung, 1878-9). KlEEI'ELD — :

Das Orcliester der ersten deutschen Oper in Hambur^ (Intern. Mus. Ges.,
I, 19011). —
IIan.s SCHOLZ Joh. Sig. Kusser (Dissertation pour l'Uni v.rsi
:
t.-

de Munich, Leipzig, 1911). —


Rou. ElTNER Jodelct (réédition de l'œuvre
:
60 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

de Keiser, dans les publications der Gesell. f. Musikf.). —


Hugo Leichten-
tritt Reinhard Keiser in seinen Opern (Dissertation, Berlin, 1901).
:

W.-H. Gummings : Henry Purcell (1889, 2 e édit..). — W. Barclay


Squire : Purcell's Dramatic Music (Intern. Mus. Ges., V, — The
4, 1904).
Purcell Society (fondée en 1876), t. II rééditions de Timon d' Athènes;
:

t. Didon et Enee. Ce dernier ouvrage figure avec King Arthur et


III,
9 numéros de Bonduca dans les publications de The Mus. Antiquarian
Society (Londres, 1840-48). —
Hjendel Gesellschaft (1859-1894, 100 vol.
sous la direction de Fr. Ghrysander) rééditions des opéras de Hœndel.
:

(Les sept volumes de Victor Gervinus, Leipzig, 1892, contenant


390 chants des opéras et oratorios de Hœndel ont peu de valeur.) —
R. Rolland Hœndel (Paris, Alcan, 1911), p. 150-165, et la bibliographie
:

donnée à la fin du volume.


CHAPITRE XXXV

LA MONODIE EN ITALIE ET EN FRANCE


L'OPÉRA FRANÇAIS

L'air de cour, au début du XVII e siècle; la cantate monodique en Italie et


en France. — Guesdron, Boesset caractères principaux de leurs œuvres;
:

le groupe de compositeurs dont ils font partie. — Ballets joués en France,


de 1592 à 1651. — Fondation de l'Académie de danse. —
Premiers essais
de comédie ou musique Perrin, Gambert et ses idées Sourdéac et Cbam-
:


;

peron. — La Pastorale de Cambert. — Privilège accordé à Perrin.


Ariane et Pomone. — Echec des tentatives françaises et désordre de la
situation au moment où va paraître Lulli.

Les éléments qui ont concouru à former notre théâtre


musical au xvn e siècle sont nombreux. Le principal est
sans doute l'influence italienne qui, après s'être manifestée
par des emprunts directs et passagers, en 1645 (représen-
tation de la Fintapazza), en 1647 (représentation de YOrfeo
de Luigi Rossi), en 1660 et 1662 (représentations du Serse
et de YErcole amante de Cavalli), a eu pour consécration
la dictature prolongée de Lulli. Mais cette source n'est pas
la seule; personnellement, avec ses goûts et ceux qu'il,
créait autour de lui, Louis XIV a peut-être plus contribué
que Lulli à déterminer les caractères essentiels de la
tragédie lyrique. 11 y a eu aussi —
avec l'évolution pro-
gressive de l'ancien ballet —
le rôle important d'un genre
tout voisin (musicalement) de l'opéra : l'air de cour. 11 est
assez conforme à l'esthétique des réformateurs florentins
au début du xvii e siècle, et presque identique à certaines
formes du chant italien la cantate-solo, le
: madrigal
à une voix et Varia. Il nous faut revenir à ces sources
62 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

italiennes et indiquer aussi la vogue de la monodie fran-


çaise, avant de parler du fameux Baptiste. La monodie
n'est pas le tout de l'opéra; mais elle en fut d'abord un des
principes générateurs, le plus à la mode et le mieux adapté
aux idées nouvelles. Il ne faut d'ailleurs pas exagérer la
place que les airs de cour doivent occuper dans l'histoire,
en tant que soli pour chanteurs, car beaucoup d'entre eux
furent aussi écrits à 4 et 5 parties.
Le mot Cantate, qui apparaît pour première fois, dans
la
l'histoire musicale, en 1620, avec le recueil Cantate ed Arie
d'ALESs. Grandi (école vénitienne), éveille dans l'esprit des
modernes l'idée d'une composition brillante avec chœurs et
orchestre; mais sous l'influence prépondérante de l'opéra
qui avait mis à la mode la monodie expressive, la cantate
eut d'abord la forme du solo, qu'elle a conservée pendant
un siècle environ en régnant à côté du drame lyrique et de
l'oratorio. Ses prototypes se trouvent dans les Nuove
musiche de Giulio Caccini, (édités et réédités en 1601,
1607, 1615), qui contiennent des Madrigaux à une voix
(avec basse continue) et des Arias type de composition
;

qu'on voit imité ou continué dans les cinq livres d'Arie


de Landi (1620-1637), dans les Musiche varie a voce sola
(3 livres, 1633-1641) de Fehrari, et dans les cantates de
L. Rossi. Madrigal et Aria telles étaient les premières
:

formes de la monodie lyrique dans l'Italie du xvn e siècle.


Elles sont assez différentes. Le madrigal, de caractère
plus artistique, est orienté vers la vérité de l'expression
telle qu'on la trouve dans le discours déclamé; Y Aria,
plus voisin de l'art populaire, aime les formes mélodiques
beaucoup plus arrêtées. Mais, dans le début, les deux
genres sont assez souvent confondus. Ils sont au moins
rapprochés l'un de l'autre dans une multitude de recueils.
Aussi bien, la terminologie musicale se ressent encore
de la même indécision qu'au xvi e siècle. C'est ainsi que
les compositeurs emploient, sans raison musicale tech-
nique, les titres d'Ottava, Sonetto, Canzonetta, Vilia-
nella, Scherzo, pour présenter des œuvres qui peuvent être
rattachées tantôt au madrigal, tantôt à l'aria. L'aria se
rattache à la tradition le madrigal appartient au « stile
:

nuovo »; le premier aime la phrase, la carrure, laconstruc-


LA MONODIE EN ITALIE ET EN FRANCE 63

tion; le second s'efforce demodeler le discours musical sur


le discours déclamé et de créer l'expression juste, sans
souci de mettre un lien musical entre les parties dont il est
composé. L'un a son foyer de production à Rome, où l'art
ancien est conservé; l'autre, dans la révolutionnaire
Florence. Telles sont, en gros, les caractéristiques. Le
problème, dont certains italiens cherchèrent secrètement
la solution, fut de concilier le récitatif pathétique avec
la rondeur de la période musicale, et d'associer les deux
genres. Cette tentative apparaît dans le second livre des
madrigaux de Barbarino (1607), plus tard dans les recueils
de Vitali (livre iv de ses Arie, 1622, et livre v de ses Varie
Musiche, 1625) elle est d'autant plus remarquable en ce
;

dernier cas, que Vitali, dont V Aretusa fut jouée en 1620,


était très attaché à la doctrine des compositeurs florentins.
Entre les deux formes, aria et madrigal, il y eut influence
réciproque, action et réaction de l'une à l'autre, quelquefois
évolution progressive. Ainsi, après avoir publié en 1614
des « musiche » dans le style récitatif, Rafaello Roxtani
vint à Rome, en 1616, sous des influences nouvelles,
et là,
se transforma en aimable mélodiste se souvenant de l'an-
cienne villanelle. Par contre, c'est parfois l'aria qui subit
l'influence du madrigal et qui brise ses formes un peu
conventionnelles et simplistes pour prendre l'allure plus
souple de la déclamation (comme dans les « musiche » de
Benedetti, 1611). On peut dire enfin qu'en certains cas le
madrigal arrive de lui-même (exemple les pièces à une
:

voix de Serva armonica d'Anerio, 1617) à ce que les


la

Allemands appellent la mélodie fermée, geschlossene Mélodie,


et ce que nos classiques résument d'un mot le style. Tel :

est le mérite supérieur des chants à une voix d'AxDREA


Falconieri (17 pièces du livre i de Villanelles Rome, 1616).,

De bonne heure, la monodie eut un caractère dramatique,


comme plus tard la cantate-solo, assimilable a la « repré-
sentation » d'une scène. Elle a souvent la forme dialosruée
dont le xvi e siècle avait déjà donné des modèles ou des
exemples (mais dans d'autres conditions). Le dialogue
Megli dans ses musiche (1602) peut
Tirsi e Filli publié par
être considéré comme un des premiers modèles du genre.
Habituellement, la composition est formée d'une succession
64 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

de monologues que termine un duo. Quelquefois, on fait


dialoguer quatre voix deux à deux, comme dans Mirlillo ed
Amarilli de Radesca, ou deux soprani avec une basse,
comme dans le dialogue à trois, Che fai Dori, de Boschetti;
mais, en certaines pièces, le compositeur avertit qu'à
l'exécution on peut choisir une seule partie et ramener la
polyphonie soit à un duo, soit à une monodie. Tel est le
curieux avertissement que Radesca donne au lecteur
(liv. v, 1617) Benche l'opéra sia à tre voci, nondimeno
:

potrà cantarsi a voce sola s'in Soprano, che in Tenore, e


anco à due, cioe Soprano e Basso.

L'Ecole des monodistes florentins est surtout représentée à l'ori-


gine du siècle par Caccini, Pehi, Ga.glia.no; l'Ecole romaine par
Kapsbergek, Quagliati, Cifra, Anerio, Landi. —
Les premières can-
tates monodiques en forme de dialogue sont de Barbarino [Dialogo
di Anima e Caronte), Visconti [Dialogo sopra la lontananza d'un
Pastore), Anerio [Anima e Cristo), Boschetti [Amante ed Amore),
Bellanda [Anima e corpo), Cifra [Angelo e Maria), Fornaci [Eurillo
e Quagliati, Gagliano.
Lilla), — M. Eugen Schmitz, reprenant et
complétant les études d'Ambros et de Leichtentritt, a donné, pour la
période 1601-1625, une liste de 136 recueils de monodies italiennes.
Pour la période suivante, innombrables seraient les œuvres à citer.
Du seul Al. Scarlatti, le Conservatoire de Paris possède 8 volumes
de cantates pour une voix (avec continuo ou violon).

En France, la monodie fut très cultivée, comme l'attestent


les nombreux livres d'Airs de cour de différents a utheurs
mis en tablature de luth publiés de 1602 à 1628. Il y a un
compositeur qui ne nous est connu que par ses airs de cour,
et qui paraît avoir été le maître du genre, durant la période
qui comprend les dernières années du xvi e siècle, le règne
de Henri IV et le début du règne de Louis XIII c'est :

Pierre Guesdron.

Chantre de la Chambre du Roi en 1590, il obtint le poste de « Com-


positeur de la musique » en 1601, après la mort de Claude Lejeune.
Il figure sous le nom de Crysile dans le roman du Grand Cyrus, où

Mlle de Scudéry parle de lui comme d'un « fort honneste homme,


connu de toute la cour ». Guesdron semble s'être peu soucié de faire
imprimer ses ouvrages, « II n'était aucunement porté à faire imprimer
ce livre, sans les imporlunités que je lui ay faites », dit son éditeur;
il était très modeste. Comme, sur notre route, nous rencontrerons

bientôt Lulli, il n'est pas sans intérêt de reproduire ces quelques


lignes de Ballard, dans un Avis aux lecteurs ; « ... son humeur, du
LA MONODIE EN ITALIE ET EN FRANCE 65

tout esloignée du désir d'une vaine louange, fait qu'il n'a en ces
compositions autre but que de servir Leurs Majestés et de complaire
à ses amis Les contemporains admiraient beaucoup son élégance
».

mélodique : Le sieur Guesdron, véritablement inimitable en ses


«
sciences... mais particulièrement admiré pour l'invention de ses
beaux airs », est-il dit dans un Discours au Roy [Ballet dansé par le
Roy le 29 e jour de janvier 1617). Dans les Aventures de M. Dassoucy
(1677) un chanteur populaire s'exprime ainsi « Il est vrai que feu
:

mon père, —à qui Dieu fasse paix! —


a chanté mille fois des chan-
sons de Guesdron et de feu Boësset... mais c'est qu'en ce temps-là
les poètes parlaient chrétien... Oultre cela, je vous dirai que les
airs de ces doctes Amphions estaient si doux, si lins et si achevez,
que la beauté du chant excusoit auprès du peuple la force peu
entendue des paroles. » En 1668, le vaniteux Bacilly s'irritait de voir
les airs de Guesdron encore à la mode « Ceux qui vont jusqu'aux
:

Airs de M. Guesdron sont d'ordinaire certains vieillards qui, pour


l'honneur de leur caducité, sont ravis de citer les ouvrages de leur
temps et de les entendre débiter dans lé monde, si même ils ne
s'émancipent jusqu'à les vouloir chanter et fredonner de leur ton
lugubre, moitié menton, moitié mâchoire. » (Bacilly. Remarques
curieuses sur Fart de bien chanter, 1668.)
Guesdron fut célèbre aussi à l'étranger. Il figure dans le recueil
de French Court Aryes, dédié à la Reine et publié par Edw. Filmer
à Londres, en 1629. Le duc de Mantoue, Vincent Gonzague, beau-
frère d'Henri IV, se faisait envoyer les airs de Guesdron, dès leur
apparition.

Les airs de cour de Guesdron nous sont parvenus sous


deux formes l'une monodique, l'autre polyphonique
:

(chants h 4 et 5 parties, dans les recueils publiés de 1615


à 1618). La seconde forme a presque partout le caractère
d'un arrangement, et, malgré sa solennité, ne parait pas
bien supérieure à la première, dont elle alourdit un peu la
grâce; elle est d'ailleurs discrètement employée, car, fort
souvent, la mélodie principale est accompagnée d'une voix
ou deux, les parties accessoires se taisant. Les caractéris-
tiques de ces airs de cour sont la distinction, la clarté,
l'originalité rythmique, la convenance exacte de la mélodie
et des paroles, au total un ensemble de qualités que, sans
crainte de parti pris, on peut appeler françaises. Guesdron
ignore les théories florentines sur le récitatif; il ne s'ap-
plique nullement à faire de la déclamation notée; il n'est
pas davantage un imagier sonore cultivant la vocalise imi-
tative ou à la recherche de figures musicales pittoresques;
son harmonie est habituellement très simple mais par :

Combahiku. — Musique, II. 5


66 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

de légères modifications du rythme, du mouvement, de la


tonalité, du dessin mélodique, il sait finement traduire
tantôt les détails, tantôt la signification générale d'un texte
verbal. Son style, d'une variété sobre, a une transparence
qui exclut toute idée d'effort, et garde un charme réel.
C'est un lyrique très aimable qui, en son genre, fut de
premier ordre. Les monodies de Guesdron, si importantes
pour l'histoire de la musique et de l'opéra en particulier,
se trouvent dans les recueils suivants :

1° Airs de différents autheurs, mis en tablature de luth, par Gabriel


Bataille, à Paris, Pierre Ballard, 1608 (B. N. Réserve Vm 1 5647). 1 vol.
in-4°, contenant 69 « Airs » plus trois « Psaumes ». Les auteurs ne
sont pas nommés; Guesdron y occupe cependant une grande place,
comme l'indique Bataille dans la dédicace « A Monsieur Guesdron,
:

maistre et compositeur de la musique de la Chambre du Roy. Mon-


sieur, ce petit mélodieux scadron va vous saluer et rendre hommage :

la plus part porte sur le front le glorieux tiltre d'estre de vos enfants ».
Bataille nous apprend qu'avant 1608, Guesdron avait une réputation
quasi universelle « [Vos enfants
: =
vos airs] s'estoyent espandus par
le monde si dignement, que leur harmonie et douceur a forcé d'au-
tres, qu'ils ont rencontrez, non seulement à les honorer, mais encore
à les suivre ». Le recueil peut donner une idée assez exacte de ce
qu'était, en France, la virtuosité vocale au début du xvn e siècle. Il
s'ouvre par le chant d'un Orphée amoureux qui se plaint de toucher
les pierres et les rochers beaucoup plus que le cœur de celle qu'il
aime. Yoici la fin de l'air, avec la notation de l'original :

4M r r
Par
f
le
r r \ &
tris, te ac
,j

.
^
cent

$ de ma voix

La plupart des mosaïques de formules en récitatifs:


airs sont des
musicien suit le texte littéraire de près.
la répétition est rare; le
2° Même titre que le précédent, Cinquième livre, par Gabriel
Bataille. 1 vol., 72 p. (B. N., ibid., 565). Il contient huit airs de
Guesdron. Le style en est heureusement varié. Très simple dans
le genre pastoral [Aux plaisirs, aux délices, Bergères, p. 4-5),
Guesdron revient à l'air de bravoure quand le sujet est pathétique,
comme dans la pièce ci-contre (mesure à trois temps) :

3° Huit livres d'Airs de cour et de différents autheurs publiés par


P. Ballard, de 1615 à 1628 (B. N. Réserve, Vm 7 277), plus un second
^
LA MONODIE EN ITALIE ET EN FRANCE 67

A ce ty.ran des coeurs

m
la fin

$ p
r r r t f r
ex.erçant sur moisesrigueurs.surmoises
J
¥
rigueurs,

$v i ! r r rf

A ren
cfcrr
.
p p r rr
dudeuxbeauxyeuxde mon àjne
^

deux beaux yeux de mon à. me vainqueurs

recueil, même litre, de huit livres, publié de 1615 à 1628 (B. N.,
ibid., 277). Ce dernier contient quelques rééditions du précédent,
avec airs, récits, airs à danser, airs à boire, airs de ballet, de nou-
veaux auteurs.
Ces publications étaient fort à la mode, car à la même date où il
éditait le deuxième livre de l'avant-dernicr recueil qui vient d'être
mentionné, dans le format d'un paroissien de poche (1617), P. Ballard
publiait, en format in-4°, le
4° Septiesme livre d'airs de différents autheurs mis en tablature de
luth par eux-mêmes (B. N. ibid. 566). On y trouve (p. 4) un « air»
tiré du « Balley du Roy », où Armide se plaint devant des Esprits
du brusque départ de Renaud. Guesdron y emploie un style tragique
digne des meilleurs maîtres florentins :

i Quel subit changement! quelles du.res

nouvel . les! Dieux! Qu'est - ce que je vois!

p=t^> j>— rrfrrT


O. sez -vous bien, ô Dé,

. mons infi.dè . les, pa.raî . tre devant moir


68 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Ailleurs (comme dans l'air Aux plaisirs), Guesdron a une grâce


insinuante et apaisée, un enjouement discret qui font songer à cer-
taines pages de Rameau et de Gluck.
5° Dans le même format, parut en 1618 un Huitiesme livre. d'Airs
de différents autheurs mis en tablature de luth par eux-mesmes
(B. N. ibid. 597). Le recueil débute par un air du Ballet de la Reine
(dansé en 1609) où Guesdron dans un compliment au Roi emploie le
style large et solennel du futur prologue de la tragédie en musique :

Grand Roi, qui portes en tous lieux


Mars en ton cœur et l'Amour en tes yeux, etc.

Les autres pièces sont de style tantôt galant et sentimental, tantôt


tragique.
Les petits volumes oblongs, format de poche, publiés en 1617 et
1618 (B. N. Rés. Ym- 670-672 et 256-262) contiennent les airs de
Guesdron à plusieurs parties.

Guesdron prit pour gendre, vers 1610, et plus tard comme


successeur auprès du Roi, un musicien d'un mérite au moins
éçral au sien Antoine Boesset, sieur de Villedieu. Né vers
:

1586 (mort en 1643), Boesset fut, comme Guesdron, un très


distingué musicien de cour et compositeur de ballets. Une
pièce conservée aux Archives Nationales et datée de 1631
lui donne le titre de « Surintendant ». En cette charge, il
succédait à Guesdron; il avait même été désigné par lui,
ainsi qu'il le rappelle dans cette phrase au Roy « ... Comme :

feu M. Guesdron me substitua en son aage plus avancé, ainsi


je donne h Votre Majesté un autre moi-même (mon fils) que
j'ay instruit et façonné avec toute la diligence possible »
(Dédicace au Roy du 9 e livre d'Airs de cour, 1642).

Les Airs de Boesset sont insérés dans les mêmes recueils que ceux
de Guesdron, et de plusieurs auteurs indiqués plus haut. Boesset
remplit seul le recueil d'Airs de Cour mis en tablature de luth
(Paris, P. Ballard, 1621, in-4°, 25 p., B. N. Rés., Vm' 568). Ce livre
contient des récits tirés du Ballet du Roy récit d'Amphion, récit
:

des Sirènes, récit de Mnémosyne, récit des Muses, récit de la


prêtresse d'Apollon, récit d'Apollon archer, récit de Castor et
Pollux; et des récits tirés du Ballet de la Reine récit des Dieux des
:

Songes, récit de l'Aurore. On trouve à la suite Dialogue de l'Hiver


:

et de la Nuit; Air de la troupe du Temps; un récit d'Iris, un récit


d'Orphée, un récit des Bergers, un récit de Cérès, un Dialogue des
Astres et des Bergers, un air pour les Bergers (le tout tiré du même
ballet): quatre « Airs » de Boesset terminent le recueil. Voici l'un
des récits de Boesset (récit d'Orphée) :
LA MONODIE EN ITALIE ET EN FRANCE 69

les Esprits sons mouvoir

jvr-i ! rrfr °
rrrr' 1

i . cy les bois et lesdurs rochers au son de nos voix!

Comme on mot « récit » a un sens purement musical.


le voit, le
Les paroles peuvent avoir un caractère très lyrique, ce qui est le
cas le plus habituel. A signaler : Apollon archer, dont les
le Récit cl

vocalises imagées semblent imitées de Guesdron. La B. N. possède —


aussi un in-folio (Vm 7
501) ms. contenant des airs de Boesset, Lambert,
Lulli et Le Camus.

Dans les livres publiés depuis le commencement du


siècle jusqu'en 1629 se trouvent, à côté des noms de
Guesdron et de Boesset, des œuvres d'un assez grand
nombre de compositeurs français, dont les « Airs de cour »
représentent déjà l'un des éléments principaux de l'opéra :

Dans le 5 e livre de Bataille, Sauvage, Courville, Savorny.


Vincent, Mauduit, Bailly, Caron; dans le recueil des autres
livres (1615-1628), les mêmes, plus Bataille, Ballard,
Auget, Grandrue, Fegueux, Coffin, Boyer, Moulinié,
Richard, Boccau, Signac La tradition du genre se continue
plus tard avec Le Camus, Lambert, dont les compositions
conservent ce caractère mixte qui n'est pas tout à fait un
« air » au sens moderne du mot (c'est-à-dire une pensée
mélodique faisant la synthèse d'un texte littéraire), pas tout
à fait un récitatif, mais qui participe de l'un et de l'autre, et
convient très bien, grâce à ce compromis, au style de théâtre :

2
fcF?
*F=^
f î.
P
A. mour cru.el, A.mour cru.el

J AJ i .i JiJ
f*
.mour, lais.se cou. 1er mes lar . mes!
(Le Camus, Airs publiés après sa mort, 1675, n° 69.)
70 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

&E j^1

s
Dou
^m
ce Fé.li . ci
£# m
. té,

is> &

Dou ce et char.

E É ? a* O i

nequittons pas ces lieux!

#
man te Paix
^
où peut-on
22-

£f
e.tre mieux?

m r
iLambkrt, dialogue tiré du recueil 'd'Airs de 1689, p. 194.)

Les mêmes observations s'appliquent à la cantate raono-


e
dique, cultivée aux xvn et xvm e
siècles, et aussi voisine
de l'opéra que certains oratorios.
La B. N. possède encore un certain nombre de recueils de pièces
monodiques, parmi lesquelles Bataille, pièces publiées dans les
:

Airs de différents ailleurs (5 e livre, p. 13, 15, 18, 36, 57; 7 e livre,
p. 27-31, 57-61: 8 livre, p. 15) et dans Airs de Cour et de différents
e

auteurs; Moulixié, dont les chansons se trouvent dans ce dernier


recueil (Réserve, Vm 7 277-278) et dans les Airs choisis à 1, 2 et 3 voix
(Vm 7 510): du même, Airs de Cour, 5 e livre, Paris, Ballard, 1635,
in-4° (Rés., Vm 7 570); Richard, Airs de Cour, Ballard, 1637. in-

(Rés., Vm 571);
7 de Bacilly. Second livre d'Airs bachiques, Paris,
G. de Luyne, 1677, in-8°, oblong (ibid., 294); Dubuisson, Premier

( IXe ) livre d'Airs sérieux et à boire, Paris, 'Ballard, 1694-1696,
in-4° obi. (ibid.. 508). Cf. L'Amour aveuglé par la Folie, cantate à
voix seule, avec accompagnement de violon et la basse continue par
M. Bouvard, maître de musique (Paris, Ballard, 1628). Nous citerons
parmi les cantates ultérieures :
LA MONOME EN ITALIE ET EN FRANCE 71

.Ikan-Bai-i isti. Mokin : Cantates françaises à 1 et 2 voix, livre 1 er ...


Paris, 1706, in-'» obi. même recueil. 1707
(ibid., 153); livre 2° du
(ibid., 154). Nicolas Bernier, Cantates françaises, à voix seule et à
fleur... Paris, Foucault, 1706; 2'', 3 e (1706) et 4 e livres (1715) du
,

même (ibid., 215, 216, 217, du même. Six Cantates


224, 226, in-f°):
avec et sans symphonies, ms. in-4° (ibid., 227), Vénus et Adonis,
Cantate avoir seule, ms. in-4°, chant et violons (ibid., 228), L'Amour
Vainqueur, chant, 2 violons et basse continue, ms. in-4° [ibid., 229),
et les Nuits de Sceaux, Paris, Foucault, 1715, in-f° (ibid., 218).
Courbois, Cantates françaises à 1 et 2 voix... Paris, l'auteur, 1710,
in-f° (ibid., 162), Recueil d'airs sérieux et à boire à 1 et 2 voix, livre
premier, Paris, Boivin, s. d., in-f° obi. (ibid., 614) et Don Quichotte.
Cantate française à une voix, Paris, l'auteur, s. d., in-f° (ibid., 163);
J. B. Morin, Cantates françaises à 1 et 3 voix, Œuvre VI e Paris, ,

Foucault, 1712, in-f° (ibid., 157)); Cochereau, Recueil d'airs sérieux


à boire et à danser, Ballard, 1714, in-4° obi. (ibid., 594), et nouveau
livre du même recueil, 1718 (ibid., 595) ;

Le voyage de Cythère, cantate française à une voix avec symphonie,


par M. Villeneuve cy-devant maître de musique de la Métropole
d'Arles (avec privilège du Roy, 1727, chez Boivin, 25 p, in-4°. B. —
N. Vm'257);
Cantates françaises mêlées de symphonies par M. Renier, livre Ier
(1 vol. chez Boivin, 1728, in-4°) contient ;Le jugement de Paris,
:

(récitatifs, airs avec accompagnement de viole et flûte); L'indiffé-


rence punie, cantate avec symphonie (récitatif, airs tendres), L'amour
aveuglé par la folie, cantate avec symphonie (récitatifs et airs);
Ulisse et Pénélope (duos et airs);
La Volupté, cantate à voix seule avec accompagnement de violons
et de fiâtes, mise en musique par M. nu Tartre maître de musique
(œuvre posthume, à Paris, chez Le Clerc, sans date);
Cantates françaises à voix seule avec symphonie et saiis symphonie
mises en musique par M. B*** de Briou (à Lyon, chez Thomas, et à
Paris, chez Boivin, avec privilège daté du 11 aoust 1729); contient les
Sirènes, Le supplice de Cupidon, Le songe d'Anacréon, Narcisse, La
lire d'orphée transformée en astre, Bacchus et l'amour (ariette
détachée).

Ces monodies galantes, surtout lorsqu'elles s'appuient


condamné un instrument
sur l'éternel pizzicato auquel était
comme le luth, ne sont pas de la grande musique, mais
un badinage tour a tour sentimental, spirituel, faussement
pastoral, artificiellement pathétique ou élégiaque, non
exempt de préciosité, représentant assez bien ce qu'ont été,
en littérature, les pointes à la mode de Gongora ou du
cavalier Marin. C'est un aliment très sucré dont on se lasse
bientôt. La vérité, source de la poésie et de l'émotion,
manque trop souvent. Ce défaut marque précisément un
72 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

lien de plus entre l'air de cour et l'opéra de l'un à l'autre,


:

il y a parentage étroit. Ils ont mêmes mœurs et même cos-


tume, même manière de penser, de sentir et de s'exprimer.
La même atmosphère de galanterie mondaine les enveloppe;
ils ont même grâce et même faiblesse.

En somme, quel sera l'apport nouveau de l'opéra? Est-ce


par choix des sujets qu'il réalisera un progrès? Voici
le
les titres des principaux ballets qui furent joués après 1581
(d'après les documents réunis par P. Lacroix, B. N., Yf
4291); on observera une supériorité du ballet : celle de la
variété.Le comique abonde en ces ouvrages : ils ont plus
de couleur, plus de fantaisie, plus de réalisme savoureux
et d'indépendance que la série des livrets de Quinault. La
liste suivante est incomplète mais curieuse; la collection
Philidor (Bibliothèque du Conservatoire de Paris) nous a
conservé des excerpta de la musique. Que l'on compare
ces titres avec ceux des opéras italiens reproduits plus
haut!

1592. Ballet des Chevaliers Français et Béarnais.


1605. Ballets de la Folie des folles.
1607. Mascarades des Echecs et du Maistre de l'Académie d'IIyr-
lande [sic).
1612. Ballets du Courtisan et des Matrones. — Ballet de la reine
Marguerite.
1613. Ballet de Madame, sœur du Roy, ou sont représentez les
Météores.
1614. Ballet des Argonautes. —
Ballet des Dix verds.
1615. Ballet dansé à Rome par des cavaliers françois.
1615. Ballets dansés devant le Roy. —Ballet du changement des
armes. — Ballet de Madame.
1617. Ballet dansé par Roy.
le

1618. Ballet de la Reine. — Ballet du Roy.


1619. Grand ballet du Roi. — Ballet de la Reyne.
1620. Ballet des Chercheurs de midy à quatorze heures. Ballet - -

des Fols. — Ballet de Monsieur Prince. — Ballet du Hazard. —


le

Ballet dansé en la présence du Roy en la de Bordeaux. — Ballet


ville

de l'Amour de ce temps.
1621. Ballet de Monseigneur Prince, dansé à Bourges. — Ballet
le

du Roy fait en la salle du Petit-Bourbon.


1622. Ballet de l'Heure du temps. — L'Aurore Céphale, ballet
et
dansé à Lyon. — Ballet de Monseigneur Prince, dansé au Louvre.
le
1623. Ballet des Bacchanales. — Grand ballet de la Reyne, repré-
sentant les fêtes de Junon la nopciere.
LA MONODIE EN ITALIE ET EN FRANCE 73

1622. Ballet des Voleurs. —


Ballet des Infatigables.
Les Fées de la forêt de Saint-Germain, ballet dansé par le
1625.
Roi au Louvre. —
Le Ballet du Monde renversé.
1626. V
Entrée en France de Don Quichotte de la Manche. Ballet —
du Hasard.
1626. Le Ballet des Ballets. —
Le Ballet des Quatre- Saisons de
l'année. —
Les Dandins, ballet de Monsieur. —
Le ballet du Nau-
fragé heureux, dansé au Louvre. —
Ballet de la Tromperie, repré-
senté devant le Roi. —
Ballet sur le sujet du pouvoir des femmes.
— Grand bal de la Douairière de Billebahaut, dansé par le Roi.
J 627. Ballet de la Tour de Babel, dansé à Montpellier. —
Entrée
magnifique de Bacchus avec Madame. —
Le Sérieux et le Grotesque,
dansé par le Roi. —
Le ballet des Quolibets, dansé au Louvre par Mon-
sieur. —
Ballet de la débauche des garçons de Chevilly et des filles
de Montrouge. —
Le ballet du Landy, dansé au Louvre. —
Les Impos-
sibilités, ballet de M. le Prince dansé à Dijon. —
Les François sur-
montent tout, ballet de M. le Prince. —
Ballet de la Diversité des
Joueuses. —
Ballet des Fols aux dames, dansé au marais du Temple.
— Ballet de Afonseigneur, frère du Roi. —
Ballet des Gaillardons
dédié d M. le Prince.
1628. Ballet des Andouilles. —
Ballet des Bergers célestes et bouf-
fonnerie des Filoux trompés. —
Ballet de l'inclination. —
Ballet des
Esclaves.
1631. Ballet de l'Almanach ou des Prédictions véritables, dansé à
Grenoble. —
Ballet du bureau de rencontre, dansé au Louvre devant
le Roi. — Ballet de — Ballet du Bureau des adresses.
l'Extravaguant.
— Ballet — Ballet des Grands Effets de la
des Métamorphoses.
nature.
1632. Ballet de V Harmonie — Ballet des cinq sens de la nature,
.

dansé au jeu de paume du petit Louvre.


1633. Ballet du Corbillas. — Ballet de la Puissance d'amour. —
Ballet de la Vallée de Misère. — Ballet du Grand Demogorgon. —
Ballet des Modes, tant des habits que des dames.
1633.Le Gentilhomme de campagne, bouffonnerie dansée durant
les vendanges. —
Ballet des Dieux. —
Ballet des Rustiques. —
Ballet des Ecervelés. —
Ballet des Pantagruelistes. —
La Boutade
du Temps perdu. —
Ballet de l'Espiègle, avec ses ruses et ses
finesses. —
Ballet du Mariage du capitaine Picard et de Marguerite
la Cornemuse. —
Mascarade des Enfants gâtés.
1634. Ballet de la Nuit, dansé à Montpellier. —
Ballet des Princes
radieux, dansé à Bruxelles.
1635. Ballet de la Merlaison. —
Ballet des Triomphes, dansé au
Louvre par le Roi. —
Ballet de la Vieille Cour. —
Ballet de la
Marine, dansé devant leurs Majestés. —
Ballet des Quatre-Monar-
chies, dansé au Louvre devant le Roi. —
Ballet des Mousquetaires
du Roy. —
Ballet des Deux Magiciens.
1636. Ballet des Improvistes, dansé par le Roi, au Louvre. Ballet —
de Vlsle Louvier.
1638. Ballet du mariage de Pierre de Provence et de la belle
74 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Maguelonne. —
Ballet des mariages sans degoust et sans cocuage. —
Ballet du mail de l'Arsenal. —
Grand ballet de Monsieur. Ballet —
des chevaliers errants dansés chez la Reine. —
Bouffonnerie Rabe-
laisique, donnée à Paris, au mardi gras.
1639. Ballet des Rejouissajices pour la naissance du Dauphin. —
Divertissement du Carnaval en caresme. — Ballet de la Félicité.
-

1640. Ballet du Bureau d'adresses. —


Ballet du Triomphe de la
Beauté. — Ballet des Caprices. —
Ballet des Romans.
(Vers) 1640. —
Ballet des Postures. —
Ballet des Rencontres ino-
pinées. — La Comédie italienne, boutade. —
Ballet des Comédiens
Italiens. — Les folies de Caresme-prenant. —
Boutade des Incu-
rables. —Mascarade des Plaisirs de la Jeunesse. —
Ballet des Con-
traires. — Ballet des Moyens de parvenir. —
Mascarade ou Bouf-
fonnerie du Point du jour. —
Ballet des Métiers. Ballet des —
Petites-Maisons.
1642. Ballet de la Prospérité des armes de la France. Ballet —
en V honneur du Roi, sur le sujet de ses triomphes. Mascarade du—
Mardy-gras. —
Ballet de la fontaine de Jouvence.
(Vers) 1644. —
Le ridicule des Rencontres antipathiques. Ballet —
du Verd galant. —
Ballet de l'oracle de la Sibylle de Panzoust,
dansé au Palais-Royal. —
Ballet des Rues de Paris. Ballet des —
Machines. —
Ballet du Monde renversé.
1646. Ballet des Demandeurs de vin. —
Ballet du Dérèglement des
Passions.
1648. Ballet des Nations. —
Boutade des Comédiens.
1650. Mascarade de la Foire Saint-Germain. Mascarade de—
l'Hymen. —
Ballet de la Fontaine de Vaucluse. —
Mascarade de la
Mascarade, ou les déguisements inopinés.
1651. Ballet de Cassandre: —
Ballet de la Fortune.

A la vogue de l'air la cantate monodique


de cour, de
et du pour favoriser l'avènement
ballet, s'ajouta. bientôt,
de l'opéra, une institution singulière. Le goût très vif du
jeune Louis XIV et des gentilshommes de sa Cour pour la
danse aboutit à une des créations les plus originales, et
aussiles plus bizarres, dénature à faire dévier l'art musical;
création pratiquement chimérique, et vexatoire pour l'art
même qu'elle prétendait honorer c'est celle d'une Académie
:

de danse! Le texte officiel de cette institution est un bien


curieux document pour l'histoire des idées et des mœurs.
Lettres patentes du Roy, pour l'établissement de l'Aca-
démie ROYALE DE DANSE EN LA VILLE DE PARIS, DONNÉES A
Paris au mois de mars 1661. —
Vérifiées au Parlement le
30 mars 1662. (Pièce originale conservée aux archives de
l'Opéra.)
LA MONOME EN ITALIE ET EN FRANCE 75

Louis, par la grâce de Dieu, Roy de France et de Navarre, à tous


présens et avenir, Salut. Bien (/ne l'Art de la Danse ait toujours été
reconnu l'un des plus honnestes et plus nécessaires à former le corps
et lui donner les premières et plus naturelles dispositions à toute
sorte d'exercices, et entr'autres à ceux des armes, et par conséquent
l'un des plus avantageux et plus utiles à notre Noblesse, et autres
oui ont l'honneur de nous approcher, non seulement en teins de
Guerre dans nos armées, mais même en tems de Paix dans le diver-
tissement de nos Ballets: néanmoins il s'est, pendant les désordres
et la confusion, des dernières guerres, introduit dans ledit Art,
comme en tous les autres, un grand nombre d'abus capables de les
porter à leur ruine irréparable, plusieurs personnes, pour ignorans
et inhabiles qu'elles ayent été en cet Art de la Danse, se sont ingérés
de la montrer publiquement, en sorte qu'il y a lieu de s'étonner que
le petit nombre de ceux qui se sont trouvés capables de V enseigner
ayent par leur étude et par leur application si longtems résisté aux
essentiels défauts, dont le nombre infini des ignorans ont tâché de la
défigurer et de la corrompre en la personne de la plus grande partie
des gens de qualité, ce qui fait que Nous en voyons peu dans notre
Cour et suite, capables et en état d'entrer dans nos Ballets et autres
semblables divertissements de Danse, quelque dessein que Nous
eussions de les y appeler. A quoi étant nécessaire de pourvoir, et
désirant rétablir ledit Art dans sa Première perfection et l'augmenter
autant que faire se pourra, Nous avons jugé à propos d'établir dans
notre bonne Ville de Paris une Académie Royale de Danse, à l'exemple
de celle de peinture et de sculpture, composée de treize des Anciens
et plus expérimentés au fait dudit Art, pour faire par eux en tel
lieu et maison qu'ils voudront choisir dans ladite Ville l'exercice de
toute sorte de Danses, suivant les Statuts et Réglemens que Nous en
avons fait dresser en nombre de douze principaux articles. A ces
causes, et bonnes considérations à ce Nous mouvant, Nous avons pat-
ces présentes signées de notre main, et de notre pleine puissance et
autorité royale, dit, statué et ordonné, disons, statuons et ordonnons,
voulons et Nous plaît, qu'il soit incessamment établi en notre dite
Ville de Paris une Académie royale de Danse que nous avons com-
posée de treize des plus expérimentés dudit Art, et dont l'adresse et
la capacité Nous est connue par l'expérience que Nous en avons sou-
vent faite dans nos Ballets, ou Nous leur avons fait l'honneur de les
appeler depuis quelques années sçavoir, de François Galland. sieur
:

du Désert, Maître ordinaire à danser de la Reine notre très chère


Épouse; Jean Renauld, Maître ordinaire à danser de notre très cher
et unique frère le Duc d'Orléans Thomas le Vacher Hilaire d'Olivet
; ; ;

Jean et Guillaume Reynal, frères', Guillaume Queru; Nicolas de


l'Orge; Jean-François Piquet; Jean Grigny; Florent Galand Désert,
et Renaud Guillaume; lesquels s'assembleront une fois le mois, dans
Ici lieu ou maison qui sera par eux choisie et prise à frais communs,

pour r conférer enlr'eux du fait de la Danse, aviser ri délibérer sur


les moyens de la perfectionner et corriger les abus et défauts qui y
peuvent avoir été ou être ci-après introduits; tenir et régir ladite
76 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Académie suivant et conformément aux dits Statuts et Réglemens ci-


attachés sous le contre-scel de notre Chancellerie : lesquels Xous
voulons être gardés et observés selon leur forme et teneur, faisant
irès-erpresses défenses à toutes personnes, de quelque qualité qu'elles
soient, d'y contrevenir, aux peines y contenues, et de plus grandes
s il y écheoit.
Voulons que les sus-nommés et autres qui composeront ladite Aca-
démie, jouissent, à l'instar de ladite Académie de peinture et sculp-
ture, du droit de committimus, de toutes leurs causes personnelles,
possessoires hxpotéquaires ou mixtes, tant en demandant que défen-
drait, par devant les Maistres des Requestes ordinaires de notre
hôtel, ou aux Requestes du Palais à Paris, à leur choix: tout ainsi
qu'en jouissent les Officiers Commensaux de notre Maison, et décharge
de toutes Tailles et Curatelles, ensemble de tout Guet et garde.
Voulons que ledit Art de Danse soit et demeure pour toujours exempt
de toutes Lettres de Maîtrises, et si par surprise ou autrement, en
quelque manière que ce soit, il en avoit été ou étoit ci-après expédié
aucune, Xous les avons dès à-présent révoquées, déclarées nulles et
de nul effet: faisant très-expresses défenses à ceux qui les auront
obtenues de s'en servir, à peine de quinze cens livres d'amende, et
autant de dommages et intérêts, applicables à ladite Académie. Si
donnons en Mandement à nos amés et féaux les gens tenants notre
Cour de parlement de Paris, que ces présentes ils ayent à faire lire,
publier et registrer, et du contenu en icelles faire jouir et user ledit
Désert. Renault et autres, de ladite Académie Royale, cessant et
faisant cesser tous troubles et empéchemens contraires. Car tel est
notre plaisir. Et afin que ce soit chose ferme et stable à toujours,
Xous avons fait mettre notre scel à ces dites présentes, sauf en
autres choses noire droit et 1 autrui en toutes. Données à Paris au
mois de Mars. 1 an de grâce mil six cens soixante un. et de notre
Règne le dix-neuf. Signé Louis. Et sur le repli, parle Roy, De Gue-
negaud. pour servir aux Lettres pour 1 Etablissement d'une Académie
royale de Danse. T7sa. Seguier.
Re bistrées, oûy à ce consentant le procureur général du Roy.
pour jouir par les impétrans de l'effet et contenu en icelles. aux
charges portées par larrest de vérification de ce jour. A Paris en
parlement le 30 mars 1662. Du Tillet .

Ainsi. Louis XIV créait un Conseil des Anciens, une sorte


de Sénat Académique avant pour fonction première et géné-
rale de « conférer », de discourir sur la danse, comme ail-
leurs on discourait sur la littérature. En réalité, cet aréo-
page devait assurer le recrutement des danseurs dont le
Rov avait besoin pour ses ballets; comme d'habitude, l'ins-
titution était dotée d'un privilège tyrannique et vexatoire
pour ceux qui restaient étrangers à cette Académie. Aujour-
d'hui le progrès se fait par une extension de droits et de
LA MONODIE EN ITALIE ET EN FRANCE 7 7

liberté artistique; on le réalisait, sous l'ancien régime, par


des moyens opposés.

Quelques extraits des Statuts :

Art. 7.— Tous ceux qui voudront faire profession de Danse en la


dite Ville et fauxbourgs, seront tenus de faire enregistrer leurs
noms et demeures sur un Registre qui sera à cet effet tenu par lesdits
anciens, à peine par eux de demeurer déchus de Privilèges de ladite
Académie et de la faculté d'estre jamais admis dans le nombre
desdits anciens et Académistes.
Art. 8.— Ceux desdits Anciens et autres faisans profession de la
Danse, qui auront fait ou voudront faire, inventer et composer quelque
Danse nouvelle, ne la pourront montrer qu'elle n'ait été préalable-
ment vue et examinée par lesdits anciens, par eux approuvée à la
pluralité des voix, eux à cet effet assemblés aux jours à ce destinés.
Art. 9.— Les délibérations qui seront prises concernant le fait de
la Danse par lesdits Anciens, assemblés comme dessus, seront exé-
cutées selon leur forme et teneur, tant par lesdits Anciens que par
les autres faisans profession de la Danse et aspirons à ladite Aca-
démie, aux peines cy-dessus, et de cent cinquante livres d'amende
contre chacun des contrevenons.
Art. 10.— Pourront les dix Anciens académistes et leurs enfans,
montrer et enseigner en cette Ville et fauxbourgs de Paris et ailleurs
en l'étendue du Royaume toutes sortes de Danses, sans qu ils puis-
sent être pour quelque cause ou prétexte que ce soit, obligés, néces-
sités ou contraints, de prendre à cause de ce aucunes Lettres de
Maîtrise, ni autre pouvoir que celui qui leur sera pour ce donné par
ladite Académie, en la manière et dans les formes ci-dessus.
Art. 11.— 7.1? Roy ayant besoin de personnes capables d'entrer et

danser dans les Ballets et autres divertissemens de cette qualité, Sa


Majesté faisant l'honneur à ladite Académie de l'en faire avertir,
lesdits anciens seront tenus de lui en fournir incessamment d'entr'eux
ou autres tel nombre qu'il plaira à Sa Majesté d'ordonner.

Après ces préliminaires et ces approches, nous arrivons


enfin à l'opéra,grand personnage, on le voit, qui se fait
annoncer de loin.
Ce sont les deux français Perrix et Cambert qui le
créèrent (après un petit essai de de Beys et de la Guerre
en 1654).

Ne* à Lyon en 1625 (?), Perrin débuta fort jeune par des essais de
poésie et de traduction (de l Enéide de Virgile essais inspirés didées
.

assez personnelles et originales, mais qui eurent peu de succès. En


1653, il avait le titre de « Conseiller el maître dhostel ordinaire du
Roy et de sou Altesse royale madame la duchesse d'Orléans ». A vingt-
huit ans, il épousa, pour le malheur de sa vie, la veuve Elisabeth
78 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Grisson, alors âgée de soixante et un ans. Il a écrit les paroles d'un


grand nombre d'airs de cour, dialogues, récits, noëls, sarabandes,
motets, cantiques, vaudevilles, airs à boire et chansons diverses, qui
sont comme le prélude de l'opéra.
Cambert, né à Paris en 1628 (?) était élève de Champion (Cham-
bonnières). Dans son acte de mariage (1655) il est qualifié « orga-
niste il fut en effet organiste à l'église collégiale
)> ; Saint-Honoré.
En 1657, pour célébrer le retour en France du cardinal Barberini,
il écrivitune sarabande sur laquelle Perrin fit des paroles. C'était
un homme très modeste, aimant peu le monde (selon le reproche que
lui adresse Saint-Evremont). Il mourut en 1677.

Perrin et Cambert ont également droit au titre de fon-


dateurs de l'opéra français. Cambert paraît avoir eu le
mérite de l'initiative, comme l'atteste le passage d'un
mémoire au Roi conservé aux archives de la Comédie-
Française et publié en 1886 par MM. Nuitter et Thoinan.

Voici ce passage « Ayant toujours eu eu pensée d'introduire les


:

comédies en musique comme on en faisait en Italie, je commençai,


en 1658, à faire une élégie à trois voix différentes en une espèce de
dialogue, et l'on venait en entendre les concerts; cette élégie s'ap-
pelait la Muette ingratte. M. Perrin ayant entendu cette pièce qui
reussisoit avec succez et qui n'ennuyoit point quoiqu'elle durât, tant
en symphonies qu'en récits, trois bons quarts d'heure, prit de là

envie de composer une petite pastorale. »

De cette entente sortit la Pastorale, représentée avec


succès, en 1659, aux environs de Paris, dans la maison de
campagne d'un orfèvre du De la Haye, devant « une
roi,
telle foule de personnages de
première qualité, Princes,
la
Ducs et Pairs, Mareschaux de France, Officiers de Cours
souveraines, que tout le chemin de Paris à lssy était cou-
vert de leurs carosses ». Nous avons le livret de cette pièce,
mais la partition n'a pas été conservée.

En 1654 avait paru Le triomphe de l'Amour sur des Bergers et des


Bergères, mis en musique par De la Guerre, organiste (édition prin-
ceps à la Bibl. Mazarine); mais il est difficile d'annexer cette piécette
galante à l'histoire du Théâtre. L'esthétique de Perrin, très nette,
est distincte de celle des Florentins.
« J'ai composé ma Pastorale toute de pathétique et d'expression
d'amour, de joye, de tristesse, de jalousie, de désespoir; et j'en ay
banny tous les raisonnements graves et même toute l'intrigue, ce qui
fait que toutes les scènes sont si propres à chanter, qu'il n'en est
point dont on ne puisse faire une chanson ou un dialogue, bien qu'il
LA MONOME EN ITALIE ET EN FRANGE 79

soit de la prudence du Musicien de ne leur pas donner entièrement


Vair de chanson, et de les accommoder au style du théâtre et de la
représentation : invention nouvelle et véritablement difficile, réservée
aux favoris des Muses galantes » (Perrin). Dans l'avant 7 propos du
livret, on lit « Le dessein de l'Autheur de cette pièce, est d'essayer
:

si la Comédie en musique peut réussir sur le théâtre françois, estant


réduite aux lois de la bonne musique, et au goût de la nation, et
ornée de toutes les beautés dont est capable cette espèce de repré-
sentation » (Perrin). —
« Ce fut comme un essay d'opéra qui eut
l'agrément de la nouveauté; mais ce qu'il y eut de meilleur encore,
c'est qu'on y entendit des concerts de flûtes, ce qu'on n'avait entendu
sur aucun théâtre depuis les Grecs et les Romains » (Saint-Evre-
mond). Le succès de la Pastorale fut si grand, qu'après plusieurs
représentations à Issy, on la joua devant la cour à Vincennes (fin de
mai) « La Pastorale y eut, dit Perrin, une approbation pareille et ines-
:

pérée, particulièrement de Son Eminence, qui se confessa surprise de


son succez et témoigna à M. Cambert estre dans le dessein d'entre-
prendre avec lui de pareilles pièces. »

Mazarin, après l'audition de la Pastorale, ayant encou-


ragé Cambert à écrire de nouveaux opéras, comment se fait-
il que l'année suivante, pour célébrer le mariage de
Louis XIV, on fit venir d'Italie Cavalli et sa troupe d'opéra
pour jouer Serse? Une des raisons, c'est sans doute qu'à
cette époque, Paris n'avait d'acteurs que pour la tragédie
et la comédie la Pastorale avait été jouée par des ama-
;

teurs. Perrin (malgré de cruels démêlés avec la justice, et


son emprisonnement pour dettes) écrivit deux nouveaux
opéras l'un, Bacchus et Ariane, dont Cambert fit la mu-
:

sique (il ne fut point joué, la partition n'a pas été con-
servée); l'autre, La Mort d'Adonis, dont la musique, écrite
par Boesset (le fils) ne fut ni exécutée au théâtre, ni
imprimée; Perrin en parle ainsi :

La Mort d'Adonis est une tragédie mise en musique par M. Boesset,


dont Sa Majesté a entendu quelques pièces détachées à son petit
coucher, chantées par sa musique, avec beaucoup de témoignages de
satisfaction de sa part, et dont il a eu souvent la bonté de prendre
la deffense contre toute la cabale du petit coucher, qui taschoit de
l'abismer par des motifs particuliers d'intérests et de passion
(Perrin).

Perrin suivit avec persévérance cette idée bien arrêtée :

créer la comédie en musique. Après avoir publié en 1007


des Paroles de Musique pour les concerts de la chambre de
80 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

la Reine, il présenta à Colbert un Recueil de paroles de


musique contenant des chansons, des dialogues, des récits,
des pièces de concert, des airs à boire, sérénades, mas-
carades, ballets, enfin des comédies telles que Une masca- :

rade en musique, Eglogue, Le Mariage du Roy Guillemot,


Le Ballet des Faux Roys. Dans l'avant-propos, il demandait
la fondation à Paris d'une Académie de poésie et de musique ;

il parlait de la gloire qu'il y aurait pour le Roi à ne pas


souffrir « qu'une nation, partout ailleurs victorieuse, soit
vaincue par les étrangers en la connaissance de ces deux
beaux arts, la poésie et la musique... Il serait à désirer que

pour examiner et fixer les règles de cet art si utile pour


la conciliationde la Poésie et de la Musique, Sa Majesté
voulût établir une Académie de Poésie et de Musique,
composée de poètes et de musiciens, ou, s'il se pouvait, de
poètes-musiciens, qui s'appliquassent à ce travail, ce qui
ne serait d'un petit avantage au public, ni peu glorieux à
la nation ». Colbert, continuant l'œuvre de Mazarin, favo-
risa ces idées ; et, après un placet adressé au Roi par Perrin,
le privilège dont voici le texte fut accordé le 28 juin 1669 :

« Louis, par la Grâce de Dieu, Roy de France et de Navarre. A tous


ceux qui ces présentes Lettres verront, Salut. Notre bien aimé et
féal Pierre Perrin, Conseiller en nos Conseils, et introducteur des
Ambassadeurs près la personne de feu notre très cher et bien aimé
Oncle le Duc d'Orléans; nous a très humblement fait remontrer, que
depuis quelques années, les Italiens ont établi diverses Académie^,
dans lesquelles il se fait des Représentations en Musique, qu'on
nomme Opéras que ces Académies étant composées des plus excel-
:

lents Musiciens du Pape et autres Princes, même de personnes


d'honnête Famille, Nobles et Gentilshommes de naissance, très
savants et expérimentés en l'Art de Musique, qui y vont chanter,
font à présent les plus beaux spectacles et les plus agréables Diver-
tissements, non seulement des villes de Rome, Venise et autres
Cours d'Italie mais encore ceux des Villes et Cours d'Allemagne et
;

d'Angleterre, où lesdites Académies ont été pareillement établies à


l'imitation des Italiens; que ceux qui font les frais nécessaires pour
lesdites Représentations, se remboursent de leurs avances sur ce qui
se reprend du Public à la porte des lieux où elles se font; et enfin,
que s'il nous plaisoit de lui accorder la permission d'établir dans
notre Royaume de pareilles Académies, pour y faire chanter en
public de pareils Opéras ou Représentations en Musique et en
langue Française, il espère que non seulement ces choses contri-
buroient à notre Divertissement et à celui du public; mais encore
LA MONODIE EN ITALIE ET EN FRANCE 81

que nos Sujets s'accoulumans au goût de la Musique, se porteroient


insensiblement à se perfectionner en cet Art, l'un des plus nobles
Libéraux. A ces causes, désirant contribuer à l'avancement des Arts
dans notre Royaume, et traiter favorablement ledit Exposant, tant en
considération des services qu'il a rendus à feu notre très cher et bien
aimé oncle le duc d'Orléans, que de ceux qu'il nous rend depuis
plusieurs années en la composition des Paroles de Musique qui se
chantent tant en notre Chapelle qu'en notre Chambre; Nous avons
audit Perrin accordé et octroyé, accordons et octroyons par ces
présentes signées de notre main, la Permission d'établir en notre
bonne Ville de Paris, et autres de notre Royaume, une Académie,
composée de tel nombre et qualité de Personnes qu'il avisera, pour
y représenter et chanter en Public des Opéras et Représentations en
Musique et en Vers François, pareilles et semblables à celles
d'Italie: Et pour dédommager l'Exposant des grands frais qu'il con-
viendra faire pour lesdites Représentations, tant pour les Théâtres,
Machines, Décorations. Habits, qu'autres choses nécessaires, Nous
lui permettons de prendre du Public telles sommes qu'il avisera
;

et à cette fin, d'établir des Gardes, et autres gens nécessaires, à la


porte des lieux où se feront lesdites Représentations Faisant très
;

expresses inhibitions et défenses à toutes personnes, de quelque


qualité et condition qu'elles soient, même aux Officiers de notre
Maison, d'y entrer sans payer et de faire chanter de pareils Opéras
ou Représentations en Musique et en Vers François, dans toute
l'étendue de notre Royaume pendant douze années, sans le consen-
tement et permission dudit Exposant, à peine de dix mille livres
d'amende, confiscation des Théâtres, Machines et Habits, applicables
un tiers à Nous, un tiers à l'Hôpital Général, et l'autre tiers audit
Exposant. Et attendu que lesdits Opéra et Représentations sont des
Ouvrages de Musique tous différents des Comédies récitées, et que
Nous les érigeons par ces dites Présentes sur le pied de celles des
Académies d'Italie, où les Gentilshommes chantent sans déroger;
Voulons et Nous plaît, que tous Gentilshommes, Damoiseiles, et autres
personnes puissent chanter audit Opéra, sans que pour ce ils dérogent
au Titre de Noblesse, ni à leurs Privilèges, Charges, Droits et
Immunitez; Révoquant par ces Présentes toutes permissions et
Privilèges que nous pourrions avoir ci-devant donnez et accordez,
tant pour raison dudit Opéra que pour réciter des Comédies en
Musique, sous quelque nom, qualité, condition et prétexte que ce
puisse être. Si donnons en mandement a nos amez et féaux Conseil-
lers, les Gens tenans notre Cour de Parlement à Paris, et autres nos
Justiciers et Officiers qu'il appartiendra, que ces Présentes ils ayent
à faire lire, publier et enregistrer; et du contenu en icelles, faire
jouir et user ledit Exposant pleinement et paisiblement, cessant et
faisant cesser tous troubles et empêchemens car tel est notre plaisir.
;

Donné à Saint-Germain en Lare lé vingt huitième jour de juin, l'an


de Grâce mil six cent soixante neuf; et de notre Règne, le vingt
septième.
Signé Louis et sur le repli, Par le roi,
; Colbert.
Combarieu. — Musique, II. 6
82 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Muni de ce privilège, Perrin fit construire une salle sur


l'emplacement du jeu de paume dit de la Bouteille, situé
dans les rues de Seine et des Fossés-de-Nesles (vis-à-vis
la rue Guénégaud). Ce commencement de sa fortune fut
aussi celui de toutes ses misères. 11 s'empressa de s'associer
avec Cambert, bien que ce dernier n'eût pas plus d'argent
que lui; malheureusement il s'adjoignit deux autres person-
nages fâcheux : Champeron, un aventurier qui se faisait
passer pour noble, et un original, Sourdéac, vrai gentil-
homme de naissance, très adroit aux travaux manuels, fort
roturier dans sa manière de vivre, soupçonné par ses
ennemis d'avoir été pirate, faux-monnayeur assassin,
,

usurier, — mais entreprenant, machiniste inventif, et


riche. Il avait acquis du renom par la grande fête donnée
en 1660 dans son château de Neubourg, en Normandie,
où il avait fait jouer, avec un faste à la Fouquet, la Toison
d'or. Pendant huit jours, il avait hébergé et nourri « avec
toute la propreté désirable » les soixante personnages qui
étaient ses invités. Par devant notaire, un acte de société
fut signé (décembre 1669) aux termes duquel « les sieurs de
Sourdéac et de Champeron estaient obligés de fournir tout
l'argent nécessaire pour les avances et jusqu'au jour de la
première représentation ». On répétait alors V Ariane de
Perrin. Un des chanteurs déjà engagés, Monier, fut envoyé
dans le Languedoc, aux frais de Sourdéac, pour recruter des
voix. D'après Perrin lui-même, les premières vicissitudes de
l'association furent les suivantes : Sourdéac, « à cause
de son humeur incompatible », fit rompre la société des
quatre entrepreneurs, et les engagements réciproques des
parties devinrent lettre morte; puis, prétextant de l'in-
térêt qu'ils portaient toujours à cette affaire, et laissant
entendre qu'ils avaient beaucoup d'argent, ils renouèrent
avec Camberl. et Champeron, mais sans conventions écrites,
et sur de simples promesses verbales dont Perrin et
Cambert devaient bientôt être dupes.
On se remit au travail. On abandonna Ariane, qui d'abord
devait servir d'ouverture au nouveau théâtre, pour Pomone,
dont une répétition générale eut lieu le 12 juin 1670 à
Sèvres, dans la maison de campagne de Sourdéac. Bientôt
les procès commencèrent :procès d'artistes insuffisants et
LA MONODIE EN ITALIE ET EN FRANCE 83

congédiés contre les directeurs, procès entre les directeurs,


qui en étaient arrivés, dans leurs disputes, à compter le
nombre de repas qu'ils s'étaient offerts mutuellement;
procès personnels de Perrin, dont l'autorité diminuait
chaque jour et qui était constamment menacé de la prison
par ses créanciers. Néanmoins, « l'Académie de musique »,
installéedans la salle du jeu de paume de la Bouteille, rue
des Fossés-de-Nesles (depuis rue Mazarine), ouvrit ses
portes le 3 mars 1671, avec Pomone.

La B. N. possède (Vm 2 1) un exemplaire (unique?) de cet ouvrage,


Pomone, pastorale mise en musique par M. Cambert, Intendant de la
musique de la Reine mère, à Paris, par Christophe Ballard, etc. M.DC.
LXXI. in-f°; mais le livre ne contient que l'ouverture (sans indication
d'instruments), le Prologue (à la louange du Boy, entre la Nymphe
de la Seine et Vertumne), une « seconde ouverture », plus une
trentaine de pages de musique. Perrin ne voulut point d'abord publier
sa pièce, « pour ne pas être obligé d'expliquer les secrets d'un art
qu'il avait découvert par un long étude, et qu'il estoit bien aise de
réserver ».
Pomone eut un succès suffisant pour permettre dédire que l'entre-
prise de l'opéra français n'était pas une chimère mais l'administration
;

fut mauvaise. Il n'y avait aucune comptabilité. « Sourdéac et Chani-


peron recevaient eux-mêmes l'argent à la porte, tête nue, eu bras de
chemise, munis de petites balances pour vérifier le poids des louis
d'or qu'ils mettaient en poche ». Les artistes ne furent pas payés;
les réclamations, les procès recommencèrent. Toujours traqué par des
créanciers, Perrin, qui ne devait sa liberté qu'à des lettres de « répit »
accordées par le roi, fut emprisonné pour dettes à la Conciergerie
(juin 1671). Par acte passé entre deux guichets de la prison, il vendit
au musicien Jean Granouillet de Sablières, —
auquel il devait vingt
mille livres —
« tous ses droits, parts et portions dans le privilège
pour la représentation des opéras »; malgré cela, il commit, quelques
jours après, la faute grave de vouloir désintéresser un gros créancier
avec « ce qui lui appartenait par le privilège de l'opéra ». Sourdéac
et Champeron, séparés de Perrin, se séparèrent aussi de Cambert.
Sablières s'associa avec Guichard; la confusion était extrême.

C'est au milieu de ce désordre, favorable à son ambition,


que Lulli apparut. — 11 va reprendre la suite des affaires
et assurer sa fortune sur l'échec et la ruine de ses rivaux.
CHAPITRE XXXVI

LA DICTATURE DE LULLI

Arrivée de Lulli en France. — Les premières fonctions de danseur et de


bouffon dans les ballets royaux. — Lulli organisateur des divertissements
de la Cour. Lettres patentes qui l'enricbissent des dépouilles de Perrin.
Raisons justifiant le choix de Louis XIV. — Valeur de Lulli comme musi-
cien ses collaborateurs; sa méthode de travail; part qu'il convient de lui
;

attribuer dans les œuvres qui portent son nom : Pastorales, mascarades,
tragédies lyriques, ballets.— L'ouverture française et ses origines. —
Coup d'oeil sur la fortune administrative et financière de l'Opéra après
Lulli.

Lulli était né à Florence, le 29 novembre 1632. Le che-


valier de Guise revenant de Malte, après un voyage en Italie,
l'avaitamené en France et « donné » à Mademoiselle (fille
du duc d'Orléans), qui, apprenant alors l'italien, voulait
quelqu'un pour converser avec elle. En 1652, il avait déjà,
dans une cour princière, les fonctions assez mal définies de
« garçon de la chambre »; et on suppose que la fille de
Gaston d'Orléans, intéressée par ses vives aptitudes d'ita-
lien, combla les lacunes de son éducation première en lui
faisant donner des leçons, en particulier des leçons de
musique (probablement par Lucien Lambert, dont il
épousa la fille en 1661). Congédié par Mademoiselle pour
un motif resté obscur, Lulli passa au service du Roi (1653),
qui, après le décès de Lazarin, le nomma « compositeur
de la musique instrumentale ». Depuis 1658, le sceptre
de l'autorité dans l'administration des choses musicales
appartenait à Dumanoir, qui, au nom de la Confrérie de
Saint-Julien-les-Ménétriers, exerçait sa juridiction sur tous
LA DICTATURE DE LULLI 85

les joueurs d'instruments hauts et bas, à touches, à vent ou à


cordes, comme aussi sur les maîtres à danser; « Roi des
violons », il avait annulé la rivalité possible des hauts lonc-
tionnairesde la musique de cour en se faisant nommer (par
l'édit de 1658) Directeur de la « grande bande ». Lulli, fort
avisé, avait déjà fait créer, comme en marge de l'édit, la
« petite bande des violons », qu'il dirigeait, échappant
ainsi au contrôle de Dumanoir; en 1665 il obtint la charge
de surintendant alors ce fut lui qui, faisant de ce titre
:

suprême une simple extension de la liberté qu'il s'était


assurée auparavant, annula en fait comme en droit la souve-
raineté du « Roi des violons », titre désormais aboli.
Avant tout, Lulli était un baladin. Sa vraie carrière fut
d'abord celle d'un danseur et d'un paillasse. Il débuta dans
le Ballet royal de la Nuit, dansé au Petit-Bourbon, le

23 février 1653; il y joua successivement les rôles de


e
berger (5 e entrée de la l re partie), de soldat (13 entrée),
de gueux grattant ses puces (14 entrée), de femme repré-
e

sentant une des trois Grâces, de Sosie vêtu de blanc et


couvert de macarons multicolores (2 e partie). En 1654,
dans le Ballet des Proverbes (où dansaient le Roi, MM. de
Genlis, de Villequier, les ducs d'Anville, de Joyeuse et de
Roquelaure, les comtes de Guiche et de Vivonne), Lulli eut
trois « entrées ». La même année, au ballet des Noces de
Thètis et de Pelée, où le Roi paraissait six fois, Lulli fut
employé pour diverses bouffonneries et pantalonnades il :

joue un rôle de « Furie » et danse, tout couvert de flammes


en broderie d'or, coiffé de serpents; il a ensuite un rôle
de sauvage indien (3 e acte, 8 e entrée). Il est excellent
acteur, comme excellent danseur. Dans le ballet du Temps
où danse encore le Roi (1654, salle des Gardes du Louvre),
il a quatre rôles:il paraît en « Colporteur », en « Heure »,

en « Siècle », en « Soleil ». Dans le ballet suivant, Masca-


rade des plaisirs champêtres, il danse encore avec le Roi,
avec les ducs d'Anville et de Roquelaure, avec MM. de
Saint-Aignan et de Genlis il bouffonne en Satyre, en
:

Egyptien, en « débauché sortant du cabaret ».


Baptiste était bon à tout. In cœlum jusseris, ibit. A son
talent réel de baladin et de mime, il joignait un mérite
extrêmement précieux celui d'un organisateur toujours
:
86 SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

prêt à amuser la Cour par des divertissements qu'il savait


improviser en tirant adroitement parti de toutes les res-
sources. C'est lui qui organisa, presque « à l'improviste »,
le Dialogue de la Guerre et de la Paix chanté chez le frère
du Roi en 1655. Dans les ballets suivants, il prit une part
de plus en plus active. On devine le succès rapide d'un tel
homme. Il avait le prestige de l'étranger, et particulière-
ment de l'italien; c'était plus qu'un danseur et un bouffon
consommé on pouvait se reposer sur lui du soin de tous
:

les ballets; ilboute-en-train, l'homme indispen-


était le
sable, celui qui, dans une société raidie par l'étiquette mais
avide de plaisirs, sait mettre mouvement et joie en introdui-
sant un nouveau jeu a la mode, et à qui on s'habitue à faire
confiance pour le succès d'une mascarade ou l'agrément d'un
souper. Et comme dit Mme de Sévigné, il y avait « tous les
jours des plaisirs, des comédies, des musiques, des soupers
sur l'eau! » De plus, le cabotinage princier de ces fêtes de
cour l'avait rapproché par une sorte de familiarité inévitable,
non seulement des premiers gentilshommes de France, a
qui il a montrait » l'art des pirouettes, mais du Roi lui-
même qui, de 1651 à 1670, dansa dans une quarantaine de
ballets. C'était aussi un plaisir favori du Roi, de se pro-
mener en gondole, à la nuit tombante, suivi d'un bateau
qui portait Lulli et sa troupe.En 1669, au moment où sa
fortune devient prodigieuse, Lulli est surtout Y homme qui
a,dansé avec le Roi, l'homme qui a su amuser le Roi,
donner un nouvel attrait a ses plaisirs, entrer plus que tout
autre dans son intimité. Louis XIV, sans doute, lui gardait
une reconnaissance particulière d'avoir participé brillam-
ment aux « Plaisirs de l'île enchantée », à ces fêtes en
l'honneur de la Vallière, qui éblouirent toute l'Europe en
donnant un cadre fastueux aux amours du jeune souverain.
Enfin, de simples raisons de sage et bonne administration
devaient attirer sur le florentin la faveur royale.
Voici un extrait des secondes « Lettres patentes » qui
enrichirent Lulli des dépouilles de Perrin et eurent une si
grande influence sur le sort de la musique française.

Louis, par la grâce de Dieu, Roy de France et de Navarre, à tous


((

présens et a venir salut. Les sciences et les arts étant les ornemens
LA DICTATURE DE LULLI 87

les plus considérables des États, nous n'avons point eu de plus


agréables divertissemeus depuis que nous avons donné la paix à nos
peuples que de les faire revivre en appelant près de nous tous ceux
qui se sont acquis la réputation d'y exceler non seulement dans
l'étendue de notre Royaume, mais aussi dans les pays étrangers; et
pour les obliger d'avantage a les y perfectionner nous les avons
honorés des marques de notre estime et de notre bienveillance, et
comme entre les arts libéraux la musique y tient un des premiers
rangs, nous avions dans le dessein de la faire réussir avec tous ses
avantages par nos lettres patentes du 28 juin 1669 accordé au S r Perrin
une permission d'établir en notre bonne ville de Paris et autres de
notre Royaume des Académies de Musique pour chanter en public
des pièces de théâtre comme il te pratique en Italie, en Allemagne et
en Angleterre, pendant l'espace de douze années mais ayant été depuis
;

informé que les peines et les soins que led. S v Perrin a pris pour
cet établissement n'ont pu seconder pleinement notre intention et
élever la Musique au point que nous nous étions promis, nous avons
cru. pour y mieux réussir, qu'il estoit à propos d'en donner la conduite
à une personne dont l'expérience et la capacité nous fussent connues
et qui eût assez de suffisance pour former des élèves, tant pour bien
chanter et jouer sur le théâtre que dresser des bandes de violons,
flûtes et autres instrumens. A ces causes, bien informé de l'intelli-
gence et grande connoissance que s'est acquise notre cher et bien
aimé Jean Baptiste Lully au fait de la Musique dont il nous a donné
et donne journellement de très agréables preuves depuis plusieurs
années qu'il est attaché à notre service; etc. »
La môme année, par lettre royale du 30 mars 1672, M. de la Rey-
nie, lieutenant de police, reçut l'ordre de faire cesser partout les
représentations d'opéra données en vertu du privilège précédemment
accordé à Perrin. —Lulli avait déjà fait construire, pour son Aca-
démie, un nouveau théâtre près du palais d'Orléans (Luxembourg),
dans la rue de Yaugirard, sur remplacement d'un jeu de paume, par
les soins de Vigarani, machiniste du roi, qu'il associa pour dix ans à
un tiers de ses profits éventuels.

En toute impartialité, malgré le peu d'estime qu'inspire


la personne du nouveau titulaire de ce privilège, on doit
reconnaître que Louis XIV prenait une mesure toute natu-
relle ne pouvait guère agir autrement. Perrin n'avait
et
rien de ce qu'il fallait pour mener à bien une entreprise
aussi difficile que l'Opéra. Il était impossible de compter
sur lui. Le Roi le ménage en parlant des « peines et soins »
qu'il s'était donnés et en ayant l'air d'attribuer son échec
à une sorte de malechance. En réalité, Perrin ne put jamais

assister à une représentation de ses opéras, étant pour lois


retenu en prison par ses créanciers. 11 n'était pas malhon-
88 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

nête homme, mais très naïf, vivant dans la lune, et très


remarquablement inhabile aux affaires. Lulli au contraire
était l'homme sur qui Von peut compter (pour le succès).
Il avait fait ses preuves comme organisateur, et on ne lui

demandait pas autre chose que d'assurer le bon fonction-


nement d'une institution. On remarquera que Louis XIV ne
fait pas appel à l'artiste, au compositeur, mais plutôt à
l'homme habile et pratique. En cela il voyait juste, et
donnait une nouvelle preuve de sa clairvoyance. Il agis-
sait en souverain qui ne s'éleva jamais à la conception de
l'art pur, mais qui connaissait parfaitement les hommes et,
dans des circonstances déterminées, savait choisir le mieux
adapté aux services qu'on attendait de lui. C'est ainsi qu'il
nomma « premier peintre du Roi » un artiste qui n'était
certes pas le premier peintre de son temps (Lebrun), mais
qui avait les qualités d'un administrateur éminent.
Que valait Lulli comme musicien? Fut-il réellement un
compositeur? mérite-t-il ce titre d' « homme de génie » que,
souvent encore, lui accorde la critique moderne? Pour
répondre à cette question, il y a un premier groupe de
témoignages dont il faut résolument se dégager ce sont :

les éloges des contemporains. Les compliments adressés


au favori d'un grand roi sont trop suspects pour qu'on s'y
arrête. —De même, si on veut parler des origines de Lulli
et de sa « noblesse » de « gentilhomme florentin », il
convient de ne pas faire état de certaines pièces d'archives.
Sous l'ancien régime, — et même au delà, jusqu'à Napo-
léon — rien n'est plus inexact et trompeur, dans les détails,
que la rédaction d'un acte officiel.
Il n'existe aucun autographe musical de Lulli. On ne

possède de lui que des lettres d'affaires ou des documents


qui le font connaître comme bouffon et baladin. Ainsi la
Bibliothèque Nationale (Mélanges Colbert, 165, folio 1)
conserve la lettre qu'il écrivit à Colbert (3 juin 1672) pour
défendre contre les associés de Perrin le privilège qui
venait de lui être accordé, pour protester contre l'accusa-
tion d'avoir « surpris » la faveur du Roy, et pour entretenir,
par l'annonce de nouvelles fêtes, l'opinion qui faisait de lui
un homme utile entre tous. Les Archives Nationales (Regis-
tres des soumissions de Messieurs les Conseillers-Secrétaires
LA DICTATURE DE LULLI 89

du Roy, du 1672 à 1691, Musée, AE 11


878, p. 153) pos-
,

sèdent la « Soumission » qu'il dut écrire avant de prendre


la charge de Conseiller-Secrétaire du Roy. A la Biblio-
thèque du Conservatoire, à celle de l'Arsenal (manuscrit
7054), il y a des quittances signées Lully; à la Biblio-
thèque de l'Institut (N. 195, 196), un certain nombre
d'images montrent le mime-danseur avec les costumes
qu'il porta dans divers ballets (Ballets de la Nuit, de
Thètis et de Pelée., etc..) enfin l'acte de naissance du grand
;

favori a été retrouvé récemment par MM. Lionel de la


Laurencie et Henry Prunières. Mais on a vainement cherché
un manuscrit, une page, une ligne écrite sur le papier à
portées où Lully aurait laissé la trace visible d'une pensée
artistique et personnelle, avec la spontanéité graphique
du vrai compositeur. Peut-être des documents de ce genre
n'ont-ils jamais existé. Il n'est pas interdit d'en douter.
Nous avons vu d'ailleurs que, lorsqu'il lui confère les
dignités les plus hautes, soit en le nommant surintendant
de la musique de sa chambre (1661), soit en le plaçant à
la tête de l'Académie de musique avec le privilège enlevé

à Perrin (1669), Louis XIV semble bien donner à Lulli des


charges de pur administrateur; il parle d'une façon vague
de sa « capacité » de musicien proprement dit, en se
bornant à mentionner ses services, son « expérience », son
aptitude à former des élèves tant pour bien chanter et jouer
sur le théâtre, que dresser des bandes de violons, flûtes et
autres instruments. Pas un seul mot ne le vise comme mu-
sicien original. A partir du xvn e siècle, on en a jugé autre-
ment; mais cette confusion entre des actes d'administration
et des actes de création artistique n'est pas rare dans l'his-
toire. (Pour n'en citer que l'exemple le plus célèbre, on l'a
faite à propos de Grégoire le Grand et du plain chant au
vn c siècle. L'assimilation complète des deux cas serait
d'ailleurs exagérée).
Un premier fait qu'est bien obligée de reconnaître la
critique la plus favorable à l'auteur d'Atys, c'est que, pour
la musique de ses opéras, Lulli eut au moins des colla-
borateurs. L'opéra n'est que la continuation brillante et le
point d'aboutissement du ballet, dont il maintient les tra-
ditions. Or le ballet n'était pas l'œuvre d'un seul : c'était
90 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

un divertissement complexe dont l'organisateur, quand il


un maître des cérémonies
n'y en avait qu'un, ressemblait à
ayant un pouvoir de direction et responsable du résultat,
mais entouré d'un grand nombre de praticiens. Cet usage
persista longtemps; en 1704, on jouait un Tèlèmaque,
tragédie lyrique, mise à la scène, arrangée, adaptée par
Campra Dauchet, mais dans laquelle intervenaient cinq
et
ou six compositeurs différents. En 1729, à l'occasion de
la naissance du Dauphin, on dansait et jouait, à Versailles,
le ballet du Parnasse qui était aussi une mosaïque. La

brusque apparition, au xvii e siècle, d'un homme rompant


avec les usages du ballet, en pleine évolution du genre,
et écrivant des pièces de théâtre en musique d'après une
conception toute personnelle, à la manière de Gluck, serait
peu vraisemblable et inadmissible. Le mieux que l'on puisse
dire, c'est que Lulli travaillait comme certains peintres —
Rubens par exemple —
leur atelier étant une véritable
,

usine.
En vertu de la règle de justice suum cuique, quelle
serait donc la part qu'il convient d'attribuer à Lulli dans
la fabrication des opéras qui portent son nom?... Il y a,
dans le drame lyrique, une portion de travail assez consi-
dérable que nous pouvons lui enlever avec la certitude de
ne point lui faire tort c'est l'ensemble de ces « parties de
:

milieu », entre le chant et la basse, que les compositeurs


modernes traitent avec tant de soin, mais que les Italiens
d'autrefois considéraient comme « remplissage » et qu'ils
abandonnaient au goût, à l'initiative, a l'invention du
« maestro al cembalo ». Lulli avait trop d'intérêt à suivre
ces usages pour les abandonner! Dirons-nous donc que
Lulli est l'auteur de la mélodie, du superius, et de la basse
chiffrée (ce qui, en tout cas, équivaudrait a une série d'airs
de cour et non à une série d'opéras) ? Ici, sans oublier d'ail-
leurs que Lulli, en dehors du théâtre, a écrit des « airs »,
nous pouvons faire plus que des hypothèses il y a un certain
;

nombre de faits dont nous devons tenir compte. « En dehors


des grands morceaux (chœurs, duos, trios, quatuors), dit
Lecerf, il ne faisait que le dessus et la basse, et laissait
faire par ses secrétaires, Lalouette et Colasse, la haute-
contre, la taille et la quinte. » Lully n'avait en rien cette
LA DICTATURE DE LULLI 91

solide instruction technique et cette science très étendue


que suppose la composition d'un drame lyrique. Un ano-
nyme nous dit bien qu'il prit quelques leçons de trois orga-
nistes, Métru, Roberday, Gigault; mais il ignorait à peu
près le contrepoint et n'avait, en harmonie, que des con-
naissances très sommaires. Voici comment Lecerf de la
Viéville, un de ses grands admirateurs pourtant, nous le
montre au travail « Il la lisait [la brochure du livret]
:

jusqu'à la savoir presque par cœur. Il s'établissait à son


clavecin; il chantait et rechantait les paroles, battant son
clavecin, sa tabatière sur un bout, toutes les touches
pleines et sales de tabac, car il était très malpropre...
Quand il avait achevé son chant, il se l'imprimait tellement
dans la tète, qu'il ne s'y serait pas mépris d'une note.
Lalo nette ou Colasse venaient, auxquels il le dictait. »
J'imagine qu'en prenant une dernière pincée de tabac, il
leur demandait par surcroît d'ajouter ça et là, sinon un peu
de « tintamarre et de brouillamini », au moins, comme dit
le romain Sances, en plusieurs passages de son Dialogue
sur Y Infortune d'Angélique, « un poco di ritornello, a bene-
placito ». Lulli avait des musiciens à gages, des « em-
ployés » techniques, au même
que son librettiste
titre
Quinault. Grâce à eux, il put traiter le roi et la cour comme
le maître de musique, dans la comédie de Molière, traite

le bourgeois gentilhomme « ... C'est un air pour une


:

sérénade que je lui ai fait composer en attendant que notre


homme se réveille ».
Cette collaboration régulière, indiquée par le témoignage
précis d'un panégyriste, n'alla-t-elle pas plus loin? On peut
en douter. Lulli avait un privilège, au terme duquel nul
autre que lui ne pouvait écrire et faire représenter des
tragédies en musique, sous peine d'une amende de dix
mille livres avec confiscation du théâtre, des décors,
machines et habits. d'une ambition insatiable,
Or, il était
rusé jusqu'à la jusqu'à la bassesse,
perfidie, intrigant
dépourvu de scrupules sur les moyens de parvenir, prêt a
acheter choses et hommes. Tout porte à croire qu'il usa de
sa toute-puissance pour faire de belles façades et tirer tout
le profit à soi. Il est difficile de mettre un tel homme au
rang des vrais artistes. Il n'avait même pas l'amour de
92 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

son art! Il en fut, question de recettes à part, l'ennemi


convaincu. Ses admirateurs l'avouent ingénument sans
remarquer la gravité du
fait « Tandis que les Italiens,
:

inventeurs de l'opéra, propageaient à travers l'Europe,


le
Lully, jusqu'à la quarantaine, en resta l'adversaire déclaré.
Personne ne dénigra plus obstinément les premières tenta-
ives de Perrin et de Cambert. Jusqu'en 1672, l'année
même où il donna son premier opéra, il soutint, au dire
de Guichard et de Sablières, que l'opéra était une chose
impossible à exécuter en la langue française » (R. Rolland).
Qu'avec de telles opinions et le privilège dictatorial que
l'on sait, un homme aussi intrigant, aussi avide de succès
personnels, n'ait point usé et abusé de ce qui n'était pas sa
propriété artistique, mais ne pouvait, sans lui, arriver
jusqu'au public, ce serait miracle. Voici quelques autres
aveux, où la louange la plus enthousiaste, au risque de se
contredire, a dû s'atténuer de réserves significatives « Il
:

suffit d'ouvrir un livre d'airs de Lambert pour être frappé


des analogies de son style avec celui de Lulli ce sont les
:

mêmes types mélodiques, les mêmes formules de déclama-


tion chantée, qui ne reposent pas tant sur l'observation de
la nature —car elles sont souvent factices et maniérées —
que sur la mode française du jour; c'est la même alternance
de rythmes à trois et à quatre temps dans une même
période; la même aisance élégante et conventionnelle, la
même vérité mondaine, pourrait-on dire. Qui ne serait
tenté d'attribuer à Lulli des airs du type de celui-ci de
Lambert Ah! qui voudra désormais, etc. » (id).
: —« La
pensée et le style de Lulli sont foncièrement français. —
Jamais Lulli n'a dépouillé tout à fait le vieil homme, le
bouffon, le mufti, dont les pitreries avaient l'honneur d'ex-
citer l'hilarité du Roi. Les Fêtes de V Amour et deBacchus (sa
première œuvre) n'étaient qu'un pastiche fait d'un assem-
blage d'anciens airs à danser. On peut dire que dans ce
premier opéra, l'opéra proprement dit tient peu de place.
Les trois quarts sont pris par de la musique de concert, de
pastorale, d'airs de cour, d'opéra bouffe et de comédie
ballet. — Lulli était essentiellement un compositeur de
ballets royaux et il le resta toujours. — On retrouve (dans
les Prologues) le Lulli des comédies ballets : ce sont des
LA DICTATURE DE LULLI 93

collections de petits airs galants, de duos, de trios, de


chœurs, de concerts entremêlés de danses. Les éléments —
constitutifs de la musique de Lulli sont presque entièrement
français. » (id).
Emprunt direct, plagiat, marché secret, « collaboration »
plus ou moins rétribuée, que de formes un homme tout-
puissant pouvait donner son travail... personnel, en ce
à
xvn e siècle, où la musique, jamais ou bien rarement goûtée
pour elle-même, était considérée comme un agrément et
toujours envisagée dans une « combinaison », toujours
associée à des choses qui lui sont étrangères Nous savons !

par Titon du Tillet que le duc d'Orléans s'occupait de


composition; il fit un opéra, Panthèe, qu'on joua dans les
appartements du Palais-Royal. Le musicien Gervais fut son
intendant et son collaborateur. On appelait cela travailler
avec le Prince. Lulli fut une manière de Prince. Il faut
songer aussi, pour épuiser la série des suppositions déso-
bligeantes mais inévitables, qu'un musicien en fonction
dans une église ne pouvait guère signer de la musique de
théâtre; ainsi André Campra, maître de la musique de
Notre-Dame, signer la partition de Y Europe galante par
fit

son frère Joseph, basse de violon à l'Opéra. Or Lulli con-


naissait plusieurs musiciens d'église; c'est même auprès
d'eux qu'il avait fait ses vagues études musicales. Peut-être
eut-il plus d'une fois à leur rendre le même service que
Joseph Campra à son frère André.
Cette question des origines suspectes étant écartée, que
valent les opéras de Lulli, tels que Ballard les publia? Il

serait inexact de dire, avec J.-J. Rousseau [Nouvelle


Hèloïse), qu'on n'y trouve que des « mugissements bruyants
et discordants, un charivari sans fin, des danses qui sont
des spectacles interminables et solennels » ;
plus d'une belle
page y sollicite l'admiration pour les raisons que nous
:

avons laissé entrevoir, il n'en pouvait être autrement. Mais,


pour les mêmes raisons, le principal défaut de ces œuvres
de théâtre est de n'être point dramatiques. C'est le triomphe
de la pastorale mythologique et galante, avec des fadaises
de courtisan, des danses de cour et des ritournelles. Quand
on essaie de refaire en soi l'état d'esprit qu'un Louis XIV
créait autour de lui, ces opéras ne laissent pas d'apparaître
94 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

comme l'expression brillante, fort adroite, non dépourvue


de grandeur, d'une période de l'ancien régime, ou d'un
aspect de cette période; mais quand on les juge du point
de vue de l'histoire générale, on ne peut voir en eux qu'une
déviation fâcheuse du génie musical français, un recul ou
un arrêt dû à une tyrannie excessive et non justifiée, un
exemple dangereux.
On a osé dire que Lulli était un « réaliste » et qu'il ne
cessait d'épier la « nature ». Rien n'est plus inexact; il ne
faut pas confondre l'artiste pénétré du sentiment de la
nature, et le compositeur qui, faute d'invention personnelle,
cherche un point d'appui dans de petits faits d'observation.
Il y a certains mots dont on a étrangement abusé. C'est
ainsi qu'on a cru voir une « imitation de la naïve nature »
dans le prologue de Proserpine où la Victoire descend du
ciel sur des nuages; et c'est avec la même exactitude que
Phaèton a été appelé « l'opéra du peuple ». Lecerf de —
la Viéville ayant dit (sans attribuer sans doute à une telle
parole la valeur d'un fait précis) que « Lulli allait se
former à la Comédie sur les tons de la Champmeslé », le
nom de l'actrice a évoqué celui de Racine, et, par associa-
tion d'idées, on a prétendu que les récitatifs de Lulli étaient
une notation fidèle des « tons » de Racine et de ses acteurs
dans la tragédie. La remarque de Lecerf nous donnerait
« la clef de l'art de Lulli ». Cette thèse ingénieuse est bien
fragile En tout cas, le mérite de Lulli serait mince. La
!

voix qui déclame et la voix qui chante n'obéissent pas aux


mêmes lois, et la seconde n'a pas grand'chose à gagner en
se modelant sur la première. Un ancien aurait objecté le
mot connu Si dicis, cantas\ si cantas, maie cantas\ Cher-
:

cher la mélodie dans les inflexions du langage naturel :

pis-aller fâcheux, naïveté de compositeur sans ressources,


excellent critérium pour reconnaître qu'un homme n'est
pas un musicien!

Le théâtre de Lulli comprend des ballets, une mascarade, des


pastorales, divertissements dont une faible partie a été conservée, et
14 tragédies lyriques dont nous avons les partitions. Yoici d'abord
les œuvres distinctes de ce dernier genre.
Pastorai.es : Les fêtes de l'Amour et de Bacchus. 3 actes et un pro-
logue, paroles de Molière, Benserade et Quinault, représenté pour
LA DICTATURE DE LULLI .95

la première fois au Jeu de paume de Bel Air (rue de Yaugirard)


en 1672. Avec la partition d'orchestre (Ballard, 1717), la Biblio-
thèque de l'Opéra possède une partie de haute-contre de violon. Les
machines étaient de Yigarani. —
L'Idylle sur la paix, 1 acte, paroles
de Jean Racine; l re représentation dans l'orangerie de Sceaux, en
1685 partition imprimée la même année et contenant, avec des « Airs
;

pour Mme la Dauphine » des « Danses pour Mme la Princesse


de Conty ». —
Acis et Galathée, pastorale héroïque en 3 actes,
paroles de Campistron; c'est le dernier ouvrage de Lulli, joué pour
la première fois au château d'Anet, chez le duc de Vendôme, en 1686.
Au dernier acte (scène ix), est une passacaille chantée.
Mascarades Le Carnaval, paroles de Molière, Benserade et Qui-
:

nault, en dix entrées les Espagnols, Barbacole, Pourceaugnac, la


:

Bergerie, les Italiens, le Mufti, les Nouveaux Mariés, les Bohé-


miennes, la Galanterie, enfin le Carnaval (réuni, pour conclure, avec
tous les précédents).
Tragédies lyriques Cadmus et Hermione, 5 actes et un prologue,
:

joué pour la l re fois en avril 1673 (publié par Ballard en 1719). A


signaler le trio et chœur Suivons V amour, 1, 4; le trio Gardons-nous
:

bien d'avoir envie, III, 2; le duo entre Hermione et Cadmus, II; le


chœur O Mars! reçois nos vœux, III, 6; le menuet chanté, V, 3;
Alceste, 5 actes et prologue, livret de Quinault, l rc représentation
en 1674; on y trouve l'air de Caron encore chanté aujourd'hui // :

faut passer tôt ou tard dans ma barque fatale, IV, 1;


Thésée, 5 actes et prol., 1675, imprimé par Ballard en 1688. C'est
la pièce de Lulli qui, avec Atys, eut le plus de succès; elle fut jouée
même après les chefs-d'œuvre de Rameau, et souvent remaniée. A
signaler: l'air de Vénus, Revenez, revenez ! (Prologue) le récit de ;

Médée, Dépit mortel, II, 9 le chœur des Prêtresses, I, 11 le duo des


; ;

vieillards, II, 6;
Atys, 5 actes et prologue, 1675, surnommé « l'opéra du Roi »; à
signaler l'air souvent cité Atys est trop heureux, I, 4.
:

Isis, 5 actes et prologue, 1677, surnommé « l'opéra des musi-


ciens » (partition chez Ballard, 1720); à signaler le trio des Parques,
:

III, 7. — Tous ces opéras sont écrits sur des livrets de Quinault.
Psyché, tragédie lyrique, 5 actes et prologue, paroles de Thomas
Corneille (1678, partition de Ballard en 1720). L'œuvre eut peu de
succès à cause du « peu de galanterie qu'on y trouve » (François
Parfaict).
Bellérophon, 5 actes et un prologue, paroles de Thomas Corneille et
Fontenelle (1679) à l'acte V, 2, il y a un prélude avec trompettes.
:

Proserpine, 5 actes et prologue, paroles de Quinault, 1680 (parti-


tion chez Ballard, même année), œuvre très goûtée au xvin e siècle :

n'a disparu de la scène qu'après la reprise de 1658. Le prologue


avait une décoration brillante (antre de la discorde, Victoire des-
cendant sur un groupe de nuages) à signaler le duo de basses
; :

(entre Pluton et Ascalaphe), II, 7 le duo de Proserpine et de Pluton,


;

IV, '* et, ibid. l'air de Pluton


: je suis roi des Enfers.
:

Persée, 5 actes, 1682 (partition de Ballard, même année), remar-


96 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

quable par ses récitatifs et un rôle de basse (Phinée). A signaler :

le trio Ah ! que V amour cause d'alarmes, I, 4 l'air de Mérope


; Ah ! je
:

garderai bien mon cœur I, 2 la scène des Gorgones, III, 4; l'air du


;

grand prêtre Hymen! V, 2.


:

Phaéton (surnommé « l'opéra du peuple » on ne sait trop pourquoi)


en 1683; Amadis, en 1684 Roland (considéré comme un des meilleurs
;

ouvrages de cette série) en 1685; Armide, qui échoua à la première


représentation (1686) mais qui contient quelques belles pages; Achille
et Polyxène, en 1687, en collaboration avec Colasse; Orphée (1690) et
Alcide (1693, en collaboration avec Marais) sont les dernières « tra-
gédies lyriques » de Lulli.
Ballets Le Triomphe de l'amour, en 20 entrées, paroles de Qui-
:

nault et Benserade, 1681 l'Eglogue de Versailles, divertissement en


:

un acte (où dansa Louis XIV), paroles de Quinault, 1688; Le Temple


de la Paix, opéra-ballet en 6 entrées et un prologue, 1685. Zéphyre
et Flore, opéra-ballet en 3 actes et un prologue, paroles de Du Boullay,
1688, est de Louis et Jean Lulli, ses fils; [Les saisons, 4 entrées,
1695, furent écrites en collaboration avec Colasse).
Dans ces divers ouvrages, l'orchestre était ainsi organisé six :

parties de cordes, ordinairement réduites à 5 (et même à 3) premier


:

et second dessus de violon, écrits en clé de sol, l re ligne ;haute-


contre de violon (clé d'ut, l re ligne); quinton (alto), clé d'ut 3 e ligne ;

— premier et second dessus de flûte; — premier et second dessus


de hautbois (doublant le premier et le second dessus de violon);
— basson: — quelquefois, des trompettes, des trompes de chasse
et des timbales ;

enfin basse continue et chiffrée, dont la réalisa-
tion était confiée au clavecin. Ces pièces (sans préjudice des repré-
sentations données pour la cour à Saint-Germain, à Versailles, à
Fontainebleau ou dans un château privé), furent jouées, pour le
public payant, au théâtre du Palais-Royal (à l'aile droite du Palais-
Cardinal, sur la rue Saint-Honoré), que Louis XIV avait donné à Lulli
après la mort de Molière (17 février 1673).

L'ouverture dite « française » est-elle, comme on l'a


pensé récemment, une création de Lulli? Le mérite du
florentin ne serait pas faible, si, sur ce point, on pouvait
arriver à des certitudes; car Y ouverture française, une des
premières et des plus importantes formes symphoniques, a
eu la plus brillante fortune elle fut adoptée par Bach, par
:

Hœndel, par les Muffat, les Teleman, les Fischer, les


Cousser; elle eut en Europe une vogue presque universelle,
e
analogue a celle de la chanson française au xvi siècle. Le
qualificatif de « française » ne saurait lui être contesté;
mais il est difficile d'être plus précis, et certaines invrai-
semblances s'opposent à l'introduction en première place,
même par voie de conjecture, du nom de Lulli.
LA DICTATURE DE LULLI 97

L'ouverture française se compose de deux parties. La


première est grave, majestueuse, avec notes pointées, sur
rythme binaire; elle finit à la dominante et se joue deux
ibis. La seconde partie, appelée quelquefois « reprise »
parce qu'elle est soumise, elle aussi, à la répétition est
vive, sautillante, de rythme ternaire (sauf exception) et de
style habituellement fugué. Elle conclut en revenant à la
tonique. Avant de finir, elle reprend quelquefois le
mouve-
ment lent, en donnant lieu à une troisième partie brève ou
longuement développée (comme dans l'ouverture de Pro-
serpine, 1681), toujours reprise avec le fugato.
Ce mode de
conclusion avec changement de mesure est facultatif (il
y
a huit opéras de Lulli où on ne le trouve pas Cadmus :

Thésée, Isis, Psyché, Bellérophon, Persée, Amadis, Vldylh


de Sceaux). Alors que l'ouverture italienne est formée
d'une simple juxtaposition de motifs, l'ouverture française
est un tout, dont les parties sont apparentées et liées.
L'opéra, nous l'avons vu, est la continuation et le déve-
loppement du ballet; c'est donc à la musique de danse
que
doivent être rattachées les origines de l'ouverture française
Tous ses caractères se retrouvent dans les ballets que
Philidor nous a conservés et qui sont antérieurs au pre-
mier opéra de Lulli (1673), à sa nomination de surinten-
dant de la musique de la Chambre (1661), à sa venue à
Paris, et même à sa naissance (1632) 1° L'emploi des
:

notes pointées apparaît dans les ballets du commencement


du siècle, comme le Ballet de la Chienne en 1604 (collec-
tion Philidor, t. II, p. 26),- le Ballet des Sénateurs en 1607
(ibid., p. 43), le Ballet de la Comédie en 1608 {ibid.,
p. 72),
plus tard le Ballet des rues de Paris en 1647 (ibid., III
p. 133), etc.; 2° la reprise est une loi de la musique de
danse (cf. toutes les Suites); 3° l'enchaînement d'un
rythme grave et d'un rythme vif, d'une mesure binaire et
d'une mesure ternaire, est un usage transmis par la
musique de danse au xvi e siècle, on enchaînait la lente
:

Pavane a la pimpante Gaillarde, comme, un peu plus tard,


l'Allemande à la Courante; 4° cette succession implique le
changement de mesure (allemande à 2/4, courante a 3/4)
« Dans les Balletli, il est classique de commencer par une
sorte d'Introduction à deux temps, à laquelle succède la
Combarieu. — Musique, II.
7
98 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

danse proprement dite qui est généralement une Gaillarde


à 3 temps » (Henri Pruxièkes); 5° le fugato, introduit
pour accentuer le contraste entre le second et le premier
mouvement, est d'origine italienne; mais le style d'imita-
tion était, depuis longtemps, d'un usage général chez tous
les bons compositeurs. Quelques dates importantes sem-
blent marquer les phases d'évolution de l'ouverture
française :
1° l'ouverture a le rythme saccadé des notes

pointées et fait succéder un mouvement rapide à un mou-


vement grave dans le Ballet de Mademoiselle dansé devant
le roi, à Saint-Germain, en 1640 (Philidor, III, p. 88);

mais la seconde partie est de mesure binaire; 2° l'ouverture


a une mesure à 3 temps pour la seconde partie dans
YAmore Ammalato, ou Y Amour malade, dansé par le roi
en 1657; 3° dans le ballet d'Alcidiane (1658) apparaît pour
la première fois, sinon le fugato, au moins le style en con-
trepoint de la deuxième partie; 4° en 1660 apparaît l'ouver-
ture de type classique, celle qui fut placée en tète de Xerxès
pour la représentation du célèbre opéra de Cavalli, et qui
servit de modèle, dans la suite, aux ouvertures de tous les
ballets royaux, puis des opéras. Quelle part d'invention
revient à Lulli ? Nous avons quelque raison de croire que
se bornant, d'habitude, a trouver des « airs », et ne s'occu-
pant même pas de les harmoniser, il était peu capable
d'écrire un fugato. Sur ce point comme sur les autres, les
témoignages contemporains sont suspects; des flatteries de
ffens du monde ou de courtisans ne peuvent servir de base
à une certitude. Dans sa Muse historique, Loret parle de

Baptiste
Dont maint est le singe et copiste.

À prendre ce texte à la lettre, Lulli ne serait pas un heu-


reux plagiaire, mais une victime du plagiat! Il est fort
possible qu'en adroit flatteur, et selon une tactique bien
banale, Loret ait retourné contre les adversaires du flo-
rentin le reproche qu'ils lui adressaient; en tout cas, il n'y
a rien à tirer d'un tel témoignage. « Certes, dit M. Henri
Prunières, il est aisé de rabaisser le rôle de Lulli dans
l'invention de l'Ouverture française. Il est certain qu'il
trouva le plan tout tracé par les compositeurs qui l'avaient
LA DICTATURE DE LULLI 99

précédé à la cour et ne fit que substituer au second mouve-


ment trop massif et trop compact de l'Ouverture française,
le léger et spirituel fugato dont se servaient les Italiens »
[Sammelbànde der Int. Mus. G., juin-sept. 1911, p. 585).
Ce jugement, où une secrète sympathie s'atténue d'un
effort visible vers l'impartialité, est à rapprocher de cet
autre [ibid., p. 582), auquel nous souscrivons « Fut-ce :

Lulli,... qui donna le premier l'Ouverture-type qu'allaient


copier, durant près d'un siècle, tous les musiciens de l'Eu-
rope? Nous ne le savons pas exactement. »
Le règne des genres-types tragédie lyrique, opéra-ballet,
pastorale héroïque, auxquels le nom de Lulli est attaché,
a duré au théâtre pendant un siècle environ; peut-être
même faudrait-il dire que leur influence secrète s'est
étendue jusqu'au xix e siècle. Il n'y a pas bien longtemps
qu'on s'est affranchi —
dans le genre sérieux de la —
tyrannie de ce personnage h casque, sinon h perruque, à la
(ois brillant et faux, d'une noblesse altière et chimérique,
fruit énorme, mais peu savoureux de l'orgueil des cours,
qui paraissait inévitable dans le genre sérieux. Jusqu'à
l'avènement de Gluck (1774), dont les premiers chefs-d'œuvre
sont une « époque », ce genre évolue peu, et reste comme
immobilisé dans la même gloire d'apothéose monarchique.
11 ne se transforme, a la fin, que dans le sens d'un progrès

purement musical et technique. Son histoire se subdivise


en trois périodes la première fut la dictature de Lulli; la
:

seconde s'étend de Y Europe galante (1697) à Hippolyle et


Aricie (1733) elle est dominée par le nom de Campra. La
:

troisième va jusqu'à l'apparition d 1 phigénie en Aulide (177'4) :

elle est dominée par le nom de Rameau. Pour rester fidèle


au plan que nous avons adopté, nous arrêterons cette partie
de notre étude à ces trois périodes —
Lulli, Campra,
Rameau, —
bien que Gluck puisse être considéré comme
un homme de la Renaissance, autant que les compositeurs
de Florence au début du xvn c siècle.

Avant de parler des hommes des œuvres, indiquons brièvement


et
la fortune administrative et financière
de l'Opéra jusqu'en 1750.
Après la mort de Lulli (22 mars IG87), c'est son gendre, Jean-Nicolas
de Francine, maître d'hostel du Roi, qui, par brevet du Roi (27 juin),
eut la conduite et direction de l'Académie royale de musique pendant
100 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

trois ans. En 1688, le privilège d'exploitation lui fut concédé pour dix
ans. En 1698 (30 déc), un nouveau privilège de 10 années (à compter
du 1 er mars 1699) lui fut accordé, ainsi qu'au sieur Hyacinthe Gou-
reault du Mont, en même temps que le Roi accordait 10 000 livres de
pension à la veuve de Lulli, 3 000 livres à Colasse, etc.. En 1704,
des lettres patentes (données à Fontainebleau, 7 oct.) prorogent le
privilège de Francine et de du Mont pour dix ans, à compter du
1 er mars 1709; elles approuvent en même temps la cession du privi-

lège par les titulaires à Pierre Guyf.net, Payeur de rentes de lHôtel


de ville de Paris. Ce dernier traité fut annulé par la mort de Guyenet
en 1712 Francine et du Mont, ayant reparu, obtinrent (arrêt de 1712)
;

un nouveau privilège de treize ans (à compter de 1713). Guyenet avait


laissé ses affaires en u.iteux état en 1713. le budget de l'opéra n'était
que de 67 050 livres!). Francine et du Mont, incapables d'acquitter
ses dettes, cédèrent leur privilège (jusqu'au 1 er mars 1719) à ses
créanciers et à leurs syndics Mathurin Besxier, avocat au Parlement,
:

Etienne Lambert Chômât, bourgeois de Paris, Louis Duchesne,


bourgeois, et Pierre de la Bal de Saint-Pont. Par les mêmes lettres
patentes qui autorisaient cette combinaison, André Destouches était
« établi Inspecteur général sur toute la régie de l'Académie de
musique ». Francine se retira définitivement en 1718 avec une
pension de 18 000 livres. (En 1717, on lui avait accordé la permission
de donner, à l'Opéra, des bals masqués.)
Destouches, Inspecteur général de l'Académie, Surintendant géné-
ral de la musique de Sa Majesté, remplaça Francine. En 1731, il
abandonna la régie à Le Comte. Le Bœuf et leurs associés. Les affaires
furent de plus en plus mauvaises. En 1733 (30 mai un arrêt du
,

Conseil d'État révoqua le privilège accordé à Le Comte et le rétablit


en faveur de Louis de Thlret, « ci-devant capitaine au régiment de
Picardie ». En 1744 (18 mars), de Thuret se retira et un nouvel arrêté
accorda le privilège à Fr. Berger, Ecuyer, ancien receveur général
des finances du Dauphiné. Ce Berger mourut en 1747. La régie de
l'Opéra fut alors confiée aux sieurs Tréfontaine et Germain. Enfin,
en 1749, le Roi donna à la Ville de Paris, « la Direction générale de
l'Académie royale de musique, sous les ordres de M. le Comte
d'Argenson, ministre et secrétaire d'État. » Il y avait alors 500 000 livres
de dettes!
CHAPITRE XXXVII
L'OPÉRA, DE LULLI A RAMEAU

Le cortège immédiat de Lulli. — Un compositeur français de premier


ordre, collaborateur de Molière : Marc-Ant. Charpentier; la Couronne de
fleurs et la cantate A' Orphée.— Suite de l'école de Lulli; ouvrages ayant
eu le plus de succès dans la seconde période. — J. Ph. Rameau, et sa
place dans l'évolution du théâtre lyrique. — Débuts de Rameau; ses
grandes œuvres. — Jugements contemporains sur Rameau. — Arrivée des
Bouffons italiens à Paris : causes de leur succès triomphal et éphémère.

La première période de l'histoire de l'opéra français est


représentée, après l'heureux florentin, par les compositeurs
qui forment la suite immédiate de Lulli Colasse, Marais,
:

Desmarets, Charpentier, La Coste.

Pascal Colasse, né à Reims en 1649 (mort à Versailles en 1709), a


été signalé plus haut comme un des collaborateurs de Lulli. Il fut
aussi son chef d'orchestre, ou, comme on disait, son « batteur de
mesure » (après Lalouette). Membre de la chapelle du Roi en 1683,
maître de musique de la chambre en 1696, il abandonna la musique,
malgré ses hautes fonctions, et finit dans la pauvreté, presque idiot.
On a de lui Achille et Polyxène (actes II-V), 1687; Tliétis et Pelée
:

(1688) Enée et Lavinie (1690) Astrée (1692); Les Saisons, opéra-ballet


; ;

(1695); le Ballet de Villeneuve Saint-Georges (1692); Jason ou la


Toison d'or (1696); La Naissance de Vénus (1698) Canente (1700);
;

Polyxène et Pyrrhus (1706). Les auteurs des livrets étaient Cam-


pistron, Fontenelle, La Fontaine, J.-B. Rousseau, l'abbé Pic. Le
style musical' et la composition de l'orchestre sont les mêmes que
dans les ouvrages de Lulli.
Marais, né et mort à Paris (1656-1728), était surtout un joueur de
viole. Il collabora à VAlcide de Lulli. Il y a de lui une Ariadne et
Bacchus en 5 actes et prologue, représentée en 1696 (partition
imprimée par Ballard, même année), une Alcyone (1706) célèbre par
sa « teinpeste symphonique », une Sémélé (1709).
102 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Hemu Desmarets, né à Paris en 1662, mort à Lunéville en 1741, a


plus de valeur que Colasse. Il fut d'abord page de la musique du roi.
Accusé d'avoir enlevé et séduit la fille du présidial (haut magistrat)
de l'élection de Senlis, il fut condammé à mort par le Châtelet, se
réfugia en Espagne, puis vint à Lunéville où il obtint le titre de
surintendant de la musique du duc de Lorraine. On a de lui Théa-
:

gène et Chariclée, tragédie lyrique (1695); les Amours de Momus,


ballet-opéra (1695); Vénus et Adonis (1697); les Fêles galantes
(ballets, 1698).
Charles-Hubert Gervais, né et mort à Paris (1671-1744), officier
de la chambre et intendant de la musique du duc d'Orléans, puis
maître de la chapelle du Roi, a écrit (outre la meilleure partie du
Pentliée, élaboré par son premier maître), une Méduse (paroles de
l'abbé Boyer, 5 actes et un prologue, 1697).
La Coste, d'abord choriste à l'Opéra (1693), est un compositeur
dont on a surtout retenu cette phrase insérée dans l'avertissement
au public de la partition d'Aricie, opéra-ballet en 5 actes (1697) :

« Je ne suis pas assez versé dans la composition pour produire un


jugement qui puisse soutenir le jugement du parterre ». Il est aussi
l'auteur de Philomèle (1705), de Télégone (1725), d'Orio?i (1728), de
Bïblis (1732).

Très supérieur à ces musiciens médiocres est Marc-


Anthoine Charpentier, musicien de haute valeur qui eût
pu nous donner, lui aussi, un théâtre lyrique. Né et mort
à Paris (1634-1704), il était allé en Italie et avait pris des
leçons de Carissimi. Il fut maître de musique des Jésuites
de la maison professe, intendant de la musique du duc
d'Orléans, chef de la maîtrise de la Sainte-Chapelle, rival
de Lulli, mais vaincu par ce dernier et obligé de renoncer
au théâtre. Il don de l'expression galante,
avait à la fois le
comique Avec la musique du Malade imagi-
et tragique.
naire, de la Comtesse d?Escarbagnas, du Mariage forci',
le recueil de ses Airs à boire, la Couronne et la cantate
cVOrphée, il a écrit, sur le livret de Thomas Corneille,
une Mèdèe (1693, imprimée par Ballard en 1694) qui eut
« un grand succès » (Titon du Tillet).
Charpentier était le collaborateur de Molière; et certes,
ces deux Français, l'un avec son talent de musicien très
solide, l'autre avec son génie de poète admirable, auraient
eu tout ce qu'il pour fonder chez nous le drame
fallait

lyrique moderne. Il que la faveur d'un


est pénible de voir
étranger médiocre réduisit presque au silence ou à l'impuis-
sance un des musiciens qui font le plus d'honneur à l'école
l'opéra de lulli a rameau 103

française du xvn e siècle. Installé dans la salle du Palais-


Royal depuis la mort de Molière (février 1673), Lulli avait
seul le droit de représenter des « tragédies en musique » ;

de plus il avait obtenu (14 avril 1677), pour désarmer toute


concurrence déguisée, que défense fût faite aux comédiens
d'employer désormais plus de six voix et douze violons. Il
ne voulait ni comédies avec musique, ni divertissements,
ni ruses pour faire de la contrefaçon ou du simili. Un des
monuments de la collaboration de Molière et de Charpentier,
édifié dans de telles circonstances et juste sujet des regrets
qu'elles provoquent, est la Couronne de fleurs, dont le livret
remanié devait devenir l'églogue ajoutée au Malade imagi-
naire, et qui fut mise en musique nouvelle (distincte de
l'églogue du Malade) entre 1680 et 1688. C'est une pas-
torale de cour qui ne craint la comparaison avec aucun
des prologues de Lulli.

La scène est « dans un bocage ». La guerre a fait déserter la


campagne. Flore rappelle les bergères et les bergers, car tout est
tranquille désormais depuis qu'un héros (Louis XIV) vient d'assurer
la paix. Flore les invite à chanter ce glorieux bienfaiteur :

A qui chantera mieux les glorieux exploits


Du fameux conquérant qui met fin à vos larme*,
Ma main destine les honneurs
De cette couronne de fleurs.

Un tournoi poétique est ouvert; Pan vient l'interrompre en raillant


la témérité des chanteurs :

Chanter sur vos chalumeaux


Ce qu'Apollon sur sa lyre
Avec ses chants les plus beaux
N'entreprendrait pas de dire!

Les chanteurs se sont arrêtés; Flore compatit à leurs regrets et


partage le prix entre les concurrents. Dans un ensemble final, ou fait
des vœux pleins d'allégresse pour la prospérité du monarque.
Cette pastorale fut jouée chez Mlle de Guise en son hôtel du
Marais: M. Quittard, qui en a étudié le manuscrit, loue ainsi la
musique « sans qu'on y doive relever d'italianismes notables ce qui
: i

peut se faire en quelques compositions de Charpentier les théines ,

y ont une grâce aisée et fluide qu'on ne trouve pas communément


chez nous au xvn e siècle. Le premier récit de Flore, par exemple,
Renaissez, paraissez, tendres fleurs: celui de Rosélie, Puisque Flore
en ces bois nous convie, et le petit ensemble à trois qui vient ensuite
sentent déjà leur xvin siècle. Rameau n'écrivit nulle part rien de
104 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

plus frais ni de plus aimable, d'un caractère plus tendrement cham-


pêtre, ainsi qu'on l'entendait alors. Les couplets avec quoi se mesurent
les bergers plairont peut-être moins aux auditeurs modernes, quoique
leur héroïsme galant et fleuri reste bien caractéristique. Enfin les
ensembles, après chaque solo, le grand ensemble final surtout, sont
toujours d'un excellent style. Il y a loin de cette écriture, sinon très
rigoureusement figurée, du moins partout animée d'un esprit poly-
phonique véritable, un peu compacte des chœurs de
à l'architecture
Lulli. Au indépendance et cette fantaisie dans le manie-
reste, cette
ment des voix se retrouvent chez presque tous les Français de ce
temps. » Charpentier lui-même chantait un rôle de haute-contre
(celui de Florestan). Les huit ou dix chanteurs étaient accompagnés
d'un clavecin, d'un théorbe peut-être, et d'une basse de viole, avec,
pour les ritournelles et les symphonies, deux dessus de violes.

C'est encore à un des concerts de Mlle de Guise que fut


vraisemblablement exécuté Orphée descendant aux Enfers,
cantate où Charpentier montre qu'il savait aussi manier les
cordes graves de la lyre et qu'il aurait pu fonder l'opéra
français. L'œuvre parait inachevée, ou incomplète en l'état
actuel. (Le rôle d'Orphée était sans doute chanté par Char-
pentier lui-même). Elle est pour trois voix qu'accompagnait
un petit orchestre intime deux violons, une flûte à bec,
:

une flûte allemande, une basse de viole et un clavecin.


La symphonie qui précède et annonce l'arrivée d'Orphée
est pleine de majesté dans l'expression de la tristesse. Le
chant d'Orphée,

Effroyables enfers où je conduis mes pas


Aucun de vos tourments n'égale mon supplice,

est d'un pathétique très noble, et olFre un beau modèle de


déclamation lyrique. Les flûtes et les violons coupent très
heureusement, par de brefs interludes, les plaintes
d'Orphée dont l'éloquence est d'un grand style. (Dans
l'écriture générale il y a un peu de séquence italienne, mais
toujours en convenance parfaite avec le progrès du senti-
ment et de l'émotion).
Assez longue est la liste des compositeurs français qui,
dans la deuxième période, forment la suite de Lulli, et dont
les œuvres lyriques furent représentées avant 1733 Campra, :

Destouches, La Barre, Bouvard, Redel, Bertin de la


Doue, Batistix, Bertin, Salomon, Bourgeois, Matho,
Mouret, Moxtéclair, Gervais, Colin de Blamont, Aurert,
L OPERA DE LULLI A RAMEAU 105

Lalande, Fraxcœur, Villeneuve, Quinault, (J.-B.), Royeiî,


marquis de Bhassac. Ce n'est pas dans un chapitre sur
l'histoire de l'opéra qu'il convient d'ajouter des renseigne-
ments biographiques aux noms les plus intéressants de
cette liste; nous les retrouverons ailleurs, associés à des
œuvres de plus sérieuse valeur. Les genres cultivés sont
toujours les mêmes pastorale héroïque, ballet, ballet-
:

opéra, divertissement, tragédie lyrique; et les caractères


de ces genres n'ont pas changé. L'empreinte laissée par
Louis XIY sur les mœurs et sur la musique ne s'ell'acera
pas de longtemps. Le type du personnage de théâtre est
toujours un dieu païen ou un héros merveilleux, dans un
nimbe de mythologie et de galanterie; l'Olympe, la Grèce
et Rome, l'Europe, les Indes, tout est « galant ». La danse
et la « représentation » gardent une importance capitale.
On se repaît de fables antiques, assaisonnées de pointes
sentimentales.

Que charmant!
Pirithoiïs est
Peut-ilennuyer un moment?
On y voit, jusqu au dénouement
Quelque dame jolie,
Passepied, menuet galant :

La belle tragédie !

L'opéra s'adresse aux yeux plus qu'aux oreilles; il touche


la vanité aristocratique bien plus que le sens musical. Il est
encore une œuvre de circonstance il amuse le roi, il
:

rehausse l'éclat d'un mariage princier, il célèbre la nais-


sance d'un Dauphin; il s'ajoute, comme un divertissement
très coûteux, aux fêtes nocturnes qu'une duchesse du
Maine donne dans ses magnifiques jardins de Sceaux. C'est,
pour lui appliquer le titre d'un prologue de Campra, le
Triomphe de la folie sur la Raison, dans le temps du Car-
naval. De vrai public, de sens artistique et critique, il n'y
en a point.

.Nous signalerons seulement, dans l'ordre chronologique, les opéras


qui eurent le plus de succès Y Europe galante, opéra-ballet (1697)
:

et Tancvede, tragédie lyrique (1702) du provençal Campra: Omphale,


tragédie lyrique, paroles de La Motte, musique de 1' « agréable »
Destouches 1701, et, à Trianon, devant le Roi, en 1702); Alcyone,
tragédie lyrique, dont la « tempête » est un des premiers essais de
106 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

réalisme musical de la symphonie (1706), de Marais; les Festes


Vénitiennes (1710), opéra-ballet de Campra, applaudi pendant quarante
ans: Callirhoe (1716), tragédie lyrique de Destouches; Médée et Jason
(1713), tragédie lyrique, paroles de l'abbé Pellegrin et de la Roque,
musique de Salomon (né en Provence en 1661, mort à Versailles
en 1731); les Festes de Thalie (1714) opéra-ballet, sorte de pièce à
tiroirs, de Mouret (né à Avignon en 1682, intendant de la musique de
la duchesse du Maine à Sceaux, mort fou à Charenton en 1739 i: Le
Jugement de Paris (1718), pastorale héroïque en 3 actes, considérée
comme le meilleur ouvrage de Bertin de la Doué (né à Paris en 1680,
maître de clavecin de la maison d'Orléans, organiste aux théatins,
second dessus de violon à l'Opéra, mort à Paris en 1745) Les âges, ;

opéra-ballet en 3 entrées et un prologue, de Campra (1718) Les Festes


;

grecques et romaines, ballet héroïque en 3 actes et un prologue, où


le roi devait représenter le rôle d'Auguste, écrit pour être joué au
Louvre, de Colin de Blamont (fils d'un musicien de la Chambre, élève
de Lalande, né à Versailles en 1690, mort à Paris en 1760).
Un des plus brillants succès de cette période fut obtenu par Les
Eléments, « Ballet du Roy », en 4 entrées et un prologue, paroles de
Roy, musique de Lalande et Destouches, représenté pour la première
fois au palais des Tuileries le 22 décembre 1721. Dans le prologue,
après la l re scène (inquiétude de Vénus sur le sort de son fils), le
fond du théâtre s'ouvrait et faisait apparaître le Roi entouré de toute
sa cour formant autour de lui une « tixmpe de héros ». Le Roi dansait
ensuite. Le Mercure de France donne quelques renseignements A: <<

la 3 e scène (acte, ou entrée I), le palais de Junon s'ouvre ; elle paraît


sur son trône, les Heures à côté d'elle, avec les Aquilons et les
Zéphirs. Iris est derrière le trône, sur son arc. Cette décoration est
des plus galantes; elle est formée par des colonnes de nuées autour
desquelles voltigent toutes sortes d'oiseaux, peints par M. Houdry,
de l'Académie royale de Peinture... [Dans l'épilogue qui termine le
ballet], le Roy représentant le Soleil parait sur son char environné
des signes du Zodiaque, et suivi des quatre parties du Monde... De
chaque côté du proscenium on a ménagé deux balcons, l'un au-dessus
de l'autre, pour les chœurs les femmes en bas, les hommes au-
:

dessus: l'orchestre, pour les instruments, en tout à fait hors-d'' œuvre,


mais attenant le théâtre... Le soleil qui paraît dans le fond du théâtre,
à la fin de la dernière entrée, est très ingénieusement composé le :

disque en est lumineux et les rayons bien imités, parle moyen d'une
eau safranée dans des tuyaux de verre. »
On peut citer encore Prrame et Thisbé, tragédie lyrique 1726) de
:

Rebel, dont nous aurons à parler ailleurs, et de Fraxcœur (le célèbre


violoniste, né et mort à Paris, 1698-1787 ); Les Amours des Dieux, de
Mouret, opéra-ballet (1727) où fut admirée la Demoiselle Salle, jeune
danseuse qui venait alors de la cour d'Angleterre; Jephté, tragédie
lyrique tirée de l'Ecriture sainte, musique de Monteclair, qui eut
(un moment) les honneurs de l'interdiction, un sujet religieux
paraissant déplacé sur la scène de l'Opéra.
En dehors de ces succès, d'ailleurs relatifs, et dont les causes ne
L OPERA DE LULLI A RAMEAU 107

sont pas purement musicales, il y a peu de faits importants à men-


tionner. C'est en 1697, à l'occasion de Y Europe galante, grâce à
l'énergie de La Motte et de Campra, qu'une première règle fut
établie pour les honoraires des auteurs cent livres à chacun d'eux
:

pour les dix premières représentations; cinquante livres ensuite,


jusqu'à la vingtième, après quoi l'ouvrage devenait la propriété de
l'Académie. L'Europe galante fut aussi le premier exemple de ces
spectacles coupés, mosaïque d'actes différents, que l'Opéra eut à son
répertoire pendant une partie du xviii siècle, sous le nom de Frag-
ments, Fe.ttes, Amours. L'organisation matérielle de l'Opéra laissait
encore beaucoup à désirer. Pour l'éclairage de la salle, c'est
seulement sous la Régence que les chandelles furent remplacées par
des bougies. De nombreux arrêtés cherchèrent a mettre un peu
d'ordre dans les entrées. Nous citerons le suivant, qui n'est pas le
seul du genre « Versailles, le 28 novembre 1713. De par le Roi. Sa
:

Majesté étant informée, etc.. défend aux officiers de sa maison, à ses


Gardes, Gendarmes. Chevaux-Légers, Mousquetaires, d'entrer à
l'Opéra sans payer, et à tous domestiques portant livrée, sans excep-
tion aucune sous quelque prétexte que ce soit, d'y entrer même en
payant. »

La dernière période dont nous avons à parler est


dominée par le grand nom de J.-Ph. Rameau, le plus
brillant de la musique française dans la première moitié
du xviu e siècle. L'esthétique de ses opéras, si l'on consi-
dère les formes organiques et la couleur générale des
ouvrages, n'est nullement différente de celle des opéras de
Lulli; il n'y a de nouveau que le génie du compositeur. Cette
période a aussi pour caractéristiques la nouvelle invasion
:

des Italiens la guerre dite « des Bouffons », qui commence


;

en 1752; les premières manifestations de l'opéra-comique.


A
la suite de Rameau, les musiciens français qui occupent
lascène lyrique jusqu'en 1774, sans reparler de quelques-
uns qui appartiennent à la période précédente, sont assez
nombreux :Duplessis, Boismortier, Niel, Mlle Duval,
Grexet, Royer, Mion, Moxdonville, de Bury, Le Clair,
Lagarde, Dauvergxe, Blavet, J.-J. Rousseau, Giraud,
Moktan— Berton, cI'Herbaix, Moxsigny, Trial, Laborde,
Philidor, Cardoxxe, Flognel, Gossec
J. Ph. Rameau naquit à Dijon, d'un père organiste, le

25 septembre 16S3. Sur sa formation musicale, les docu-


ments font presque entièrement défaut. Parmi les opus-
cules contemporains, le plus utile à consulter, mais avec
prudence, est Y Eloge historique de M. Hameau, compositeur
108 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

de la musique du cabinet du Roi, associé de C Académie des


Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon... par M. Maret,
dr. mèd. secrétaire perpétuel (Dijon, Causse, 17Ô6). De
Ciîoix donne aussi des renseignements importants dans
L Ami des Arts ou Justification de plusieurs grands hommes
(1776). L'Eloge de Rameau par Chabanon (1764), son ami, est
d'une faible utilité pour une biographie dont l'ensemble
ne saurait être encore établi sans nombreuses lacunes.
Rameau fit ses études au collège des Jésuites de Dijon.
Après un bref séjour a Milan, où la musique italienne paraît
l'avoir peu intéressé, il est organiste a Avignon (1702) et,
5 mois après, à la cathédrale de Clermont, en Auvergne.
En 1705, il se rend à Paris et devient organiste de deux
couvents, les pères de la Mercy, rue du Chaume-au-Marais,
et les Jésuites de la rue Saint-Jacques. En octobre 1706 il
concourt devant Gigault, de Montalan et Dandrieux, pour
la place d'organiste a Sainte-Madeleine en la cité; il est
vainqueur (contre Calvière, Maureau, Vaudry, Poulain et
Dornel). En 1727, et non en 1717 comme dit Fétis, il con-
courut aussi pour l'orgue de Saint-Paul (sans succès). Après
un court séjour à Lyon, Rameau revient à Clermont
reprendre possession de l'orgue de la Cathédrale (1716?),
puis, en 1723, il se fixe définitivement à Paris où son grand
protecteur fut M. de la Pouplinière, intendant général, dont
l'hôtel princier, pourvu d'un théâtre, entretenait un brillant
orchestre privé.
C'est en 1723 seulement que Rameau commença à écrire
des ouvrages de théâtre: encore se borna-t-il à un essai
d'ordre secondaire c'est dix ans plus tard seulement qu'il
:

sera joué a l'Opéra. A ce moment, il a quarante ans. Il


vient de publier son Traité a" Harmonie (1722) il est surtout
;

connu et estimé comme claveciniste et organiste.

C'est à propos d'une farce dont le livret était de son compatriote


Piron, l'Endriague, que Rameau eut son premier contact avec le
théâtre. La pièce fut jouée par la troupe Dolet à la foire Saint-Ger-
main, en février 1723. Il s'agissait de fournir un brillant début à une
cantatrice, Mlle Petitpas, que ses protecteurs voulaient faire entrera
Rameau, « alors très ignoré », dit-il, de composer
l'Opéra. Piron pria
« un morceau mis en haute musique ». L'œuvre de Rameau est
perdue; mais nous connaissons le caractère de cette bouffonnerie
licencieuse (3 actes). La scène se passe à Cocquesigriiopolis, dont les
L OPERA DE LULLI A RAMEAU 109

habitants livrent tous les six mois une jeune vierge à la voracité
d'un monstre appelé Y Endriague celte vierge est pour lors Grazinde
:

(Petitpas), qui est conduite à ce vague minotaure par le grand prêtre


Caudaguliventer, mais qui finit par être sauvée. —
Un Samson,
paroles de Voltaire, ne tut pas admis à l'Opéra; mais Rameau en
utilisa plus tard la musique dans son Zoroastre.
Voici, par ordre chronologique, quels furent les chefs-d'œuvre de
Rameau.
Hippolyte et Aricie, tragédie lyrique en 5 actes et un prologue,
paroles de l'abbé Pellegrin (1733), fut bien accueilli, malgré un
certain étonnement. Un mois après la l re représentation, le Mercure
de France dit que cet opéra « continue avec beaucoup de succès et
parait toujours plus goûté ». Les morceaux célèbres ou volontiers
cités sont l'air de la prêtresse de Diane, Dieu d'amour (I, 3), le trio
des Parques, Quelle soudaine horreur ton destin nous inspire (II, 5),
l'ariette avec accompagnement de flûte, Bosignols amoureux (V, scène
finale).— Les Indes galantes (1735), 3 actes et un prologue, sont un
des types du ballet héroïque déjà traditionnel; on y voyait Hébé,
l'Amour, Bellone, Osman-Pacha, les Incas du Pérou, les Sauvages,
une danse des Fleurs, une teste persane, Borée, Zéphire, elc
La décoration était de Servandoni :

« ... Tout le fond du théâtre représente des berceaux décorés de


guirlandes de fleurs et de lustres de cristal. Ces berceaux sont à deux
étages : le premier est rempli de jeunes odalisques de diverses
nations, et le deuxième d'esclaves chantants... Au milieu du théâtre
est un rosier qui, en se séparant, laisse voir l'illustre demoiselle
Salle sur un gazon, couronnée par les amours... Le ballet représente
pittoresquement le sort des fleurs dans un jardin. On les a personni-
fiées, ainsi que Borée et Zéphire, pour donner de Pâme à cettepeinture
galante. » (Texte cité par de Lajarte). —
Castor et Poil ux (1737), paroles
de Gentil-Bernard, est considéré comme le chef-d'œuvre de Rameau.
Il figura au répertoire pendant quarante-sept ans. Parmi les plus

belles pages, on cite avec raison, au 1 er acte, le chœur Que tout gémisse
et l'air de Télaïre, Tristes apprêts: le menuet dansé, Dans ces doux
asiles; au iv c acte, les scènes des Enfers et des Champs-Elysées. —
Les Festes d'IIébé, ou les Talents lyriques (1739J, accentuèrent, par
leur grâce, la supériorité de Rameau sur l'ancien opéra lulliste. Les
personnages sont l'Amour, Sapho, Iphise, JEglé « bergère chantante
et dansante », Mercure, Tyrtée... parmi les pages célèbres le chœur
; :

Que jusqu'aux deux, et l'air dTIébé, Accourez, riante jeunesse, et le


duo Volons sur les bords de la Seine, dans le prologue; les airs
d'Alcée [Par les horreurs du noir Tartare) et d'Hymas (l re entrée : lis
chœurs O ciel et Chantons Sapho (ibid.) et le tambourin en mi mineur
de la 2 e entrée. — Dans Dardanus (1739) on peut signaler, outre le
célèbre rigaudon, le duo du 1 er acte, Maux plaintifs, et la scène des
Songes (IV, 1). — Les Festes de Polymnie, ballet héroïque, ont 3 actes
et un prologue (1745. Acte I, la Fable; II, Y Histoire; III, la Féerie).
— Le Temple de la gloire, fête en 3 actes et prologue (1745), n'eut
aucun succès à cause du livret où Voltaire n'avait mis rien de lyrique.
110 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

— Zaïs, ballet héroïque, fut représenté en 1748, et repris trois fois,


jusqu'en 1770. — Pygmalion, entrée de ballet en un acte (1748), eut
beaucoup de succès et figura souvent au programme des spectacles
coupés. — Les Fentes de L'hymen et de l amour, ou les dieux d'Egypte
(Versailles, 1747, Paris, 1748) paraissent avoir eu peu de succès. —
Platée, ballet bouffon (carnaval de 1749), fut le premier essai de
musique bouffe, comme 1 indiquent les rubriques « ariette badine »,
:

« en pédalant », « en gracie usant ». « avec feu », « en faisant


V agréable », « à demi-jeu », etc. pour l'accompagnement de deux
;

chœurs chantés dans la coulisse, les flûtes imitent le coucou, le haut-


bois et le second violon imitent le coassement des grenouilles. Le
sujet est la jalousie de Junon.— Dans Nais, opéra en 3 actes (1749). il y
a un prologue dont le sujet est « l'accord des Dieux» (Flore, Jupiter,
Neptune,:, et un « Quadrille des peuples de la terre ». —
Zoroastre,
tragédie lyrique (1749), est une des plus belles œuvres de Piameau ;

le compositeur y plaça un grand nombre des morceaux de Samson,


dont le livret était de Voltaire, et que l'Académie de musique avait
refusé. Le livret fut traduit en italien, et la pièce représentée avec
magnificence sur le théâtre royal de Dresde (en 1752). —
La Guir-
lande, ou les Fleurs enchantées est un opéra ballet en un acte (1751) ;

Acanthe et Céphise, ou la Sympathie, une pastorale héroïque en


3 actes (1751) : le prologue d'usage est remplacé par une ouverture
« où l'on a essayé de peindre, autant qu'il est possible à la musique,
les vœux de la nation et les réjouissances publiques à la nouvelle de
la naissance du prince » [Avertissement du livret). —
Les Surprises
de l'Amour, ballet « composé de 3 actes séparés » qui s'appelèrent
successivement Le retour d'Astrée, Adonis, La Lyre enchantée, Ana-
créon, les Sybarites, furent d'abord jouées sur le théâtre des petits
appartements à Versailles (1748), puis remaniées pour l'Académie.
— Les Paladins, opéra-ballet en 3 actes (1760), furent le dernier
ouvrage représenté de Rameau et eurent 15 représentations.

Le lecteur moderne qui s'est borné a parcourir la parti-


tion de ces ouvrages est assez étonné d'apprendre l'opi-
nion qu'en eurent les contemporains. Rameau fui considéré
comme un révolutionnaire très hardi, un « avancé » qui
mettait l'oreille du public à rude épreuve. Ce fut « un dis-
tillateur d'accords baroques », un faiseur d' « opéras bour-
rus », écrivant une musique « d'une mécanique prodi-
gieuse » et « difficile à exécuter », chargée de « trop de
science », où tout paraissait « trop cherché et trop tra-
vaillé )). L'abbé Desfontaines disait que cette musique
aurait secoué « les nerfs d'un paralytique » ; il l'opposait
« aux doux ébranlements que savent opérer Campra, Des-
touches, Monteclair, Mouret », en ajoutant « L'inintelligi-
:
LOFERA DE LULLI A HAMEAU Hl
bilité, le galimatias, le néologisme veulent donc passer des
discours dans la musique » On écrivit que cette musique
!

était « noire »,ou encore «triste et longue comme la figure


de son auteur ». Voltaire opposait « sa profusion de
doubles croches » à la sérénité de Lulli; toutes critiques
s'accordant avec le mot de Campra au prince de Conti :

« Il v (dans Hippolyte et Aricié) assez de musique pour


a là
faire dix opéras ». Un journaliste déclarait que « les musi-
ciens de l'orchestre, pendant trois heures entières, n'ont
pas le temps d'éternuer ». Partisans et adversaires furent
d'une égale La première représentation de
violence.
Dardanus (19 novembre 1739) fut un événement, comme
celles dHernani ou de Lohengrin au xix c siècle huit jours :

avant, toutes les loges, premières et secondes, étaient rete-


nues pour deux semaines; et on parlait, au café de Dupuv,
d'une « confédération de plus de mille Ramoneurs » (parti-
sans de Rameau) décidés h assurer le triomphe de leur
idole [Journal historique). Collé dit de Castor et Pollu.v :

« Cet opéra a été applaudi avec fureur »... En somme,

Rameau parut accomplir une révolution analogue a celle de


R. ^Yagner, et mérita les mêmes reproches (inintelligibilité,
galimatias, néologisme, excès de science) que l'auteur de la
Tétralogie a ses débuts. Singulier et bien instructif rappro-
chement nous éclaire sur la valeur objective des cri-
! Il

tiques adressées aux artistes qui ont une per-


toujours
sonnalité, comme aussi sur l'importance et la nouveauté
réelles de certaines « révolutions ». Aujourd'hui, le stvle de
Wagner nous paraît très pur et très classique un opéra :

comme le Vaisseau fantôme nous semble chargé d'italia-


nisme, et la formule de Tannhauser ou de Lohengrin passe
pour être peu éloignée de celle de Meyerbeer. De même,
à distance, Rameau apparaît comme le dernier représen-
tant de l'école de Lulli il continue la même esthétique, avec
:

un art simplement plus souple et plus varié, plus personnel


et, pour cette raison, plus neuf. D'ailleurs, en 1778, quand

la lutte reprit autour de Gluck, Rameau reçut une nouvelle

étiquette et, après avoir été applaudi comme artiste d'avant-


garde, devint l'homme de ce passé même auquel on l'avait
d'abord opposé : il représentait la «• réaction » !

Le caractère militant des œuvres de Rameau fut accentué


112 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

par le succès éphémère des Bouffons, qui vinrent aviver

et embrouiller le conflit déjà si vain, commencé dès le


début du siècle, entre la musique française et la musique
italienne. Rameau leur fut opposé et, finalement, les
éclipsa. Cette vogue des bouffons, dont l'histoire est si
riche en menus documents de spirituelle polémique et de
sotte esthétique, a des causes qui pourraient être ramenées
a un fait d'observation. Il arrive assez souvent que, clans
un concert, le succès le plus grand ne va pas a tel artiste
de genre sérieux et noble, à telle pièce d'apparat, mais au
chanteur comique, voire au pitre de profession chargé d'un
bref intermède il est fort applaudi, parce qu'il apporte une
:

détente; le public acclame en lui un brusque retour au


naturel il lui fait les honneurs du bis, du ter', avec une
:

sorte d'avidité insatiable. Tel fut, en quelque mesure, le cas


des Bouffons italiens lorsqu'après deux apparitions, l'une
en 1729 à l'Opéra, l'autre en 1746 à la Comédie italienne,
ils vinrent triompher en 1753. Sur la scène régnaient
alors des héros empanachés et gourmés, des seigneurs
d'une galanterie subtile, des guerriers grecs, romains,
syriens, avec des cothurnes, des casques à plumets, des
perruques poudrées a blanc le comique, nous l'avons vu,
;

n'était certes pas étranger a l'art français mais dans les


:

livrets et dans l'allure générale du drame lyrique, 1' « école


de Lulli » faisait prédominer les tendances de l'esprit de
cour. Avec leurs intermèdes où se mêlaient la prose fami-
lière et les vers, leurs personnages bourgeois, leurs avares
bernés, leurs jaloux dupés, leurs fantoches, leurs farces
moliéresques rehaussées parfois d'une musique fraîche et
charmante, les Bouffons eurent bientôt des partisans enthou-
siastes.

donnèrent successivement (1572-1574), à l'Opéra


Ils : la Serva
padrona de Pergolèse, avec un ballet-pantomime; il Giocalore
(le Joueur), intercalé entre le Prologue des Fêtes de l'été de Monte-
clair et X Alphée et Aréthuse de Campra; il Maestro di musica, la
Finta cameriera, la Donna superlta, la Scaltra governatrice [la Gou-
vernante rusée), il Medico ignorante, la Finta pollacca, il Cinese
rimpatriato (le Chinois rapatrié), la Zingara (la Bohémienne), gli
Artigiani arrichiti les Artisans de qualité), il Paratajo, Bertoldo in
Corte... La plupart de ces ouvrages étaient des pastiches qu'on
allongeait ou abrégeait à volonté; la musique était souvent anonyme.
v

L OPERA DE LLLLI A RAMEAU H3


Voici comment un contemporain caractérise l'effet produit par les
Bouffons :

Les brouilleries du Parlement de Paris avec la Cour, son exil, et


«
la grand chambre transportée à Pontoise, tous ces événements n'ont
été un sujet d'entretien pour Paris que pendant vingt-quatre heures;
et quoi que ce corps respectable eût fait, depuis un an, pour fixer les
yeux du public, il n'a jamais pu obtenir la trentième partie de l'atten-
tion qu'on a donnée à la révolution arrivée dans la musique. Les
acteurs italiens qui jouent depuis dix mois sur le théâtre de l'Opéra
de Paris, et qu'on nomme ici Bouffons, ont tellement absorbé l'atten-
tion de Paris, que le Parlement, malgré toutes ses démarches et pro-
cédures qui devaient lui donner de la célébrité, ne pouvait pas man-
quer de tomber dans un oubli entier. Un homme d'esprit a dit que
l'arrivée de Manelli nous avait évité une guerre civile, parce que, sans
cet événement, les esprits oisifs et tranquilles se seraient sans doute
occupés des différends du parlement et du clergé, et que le fanatisme,
qui échauffe si aisément les tètes, aurait pu avoir des suites funestes.
Manelli est le nom de l'auteur italien qui joue dans les intermèdes. »
(Grimm, Correspondance littéraire, Juillet 1753.)

Un tel événement raviva la querelle déjà ancienne des


partisans de la musique italienne et des partisans de la

musique française querelle de circonstance, pleine de partis


:

pris, d'erreurs, de malentendus et de confusions, aussi


dénuée de valeur qu'avaient été les bavardages de l'abbé
Raguenet [Parallèle des Italiens et des Français en ce qui
concerne l'opéra, 1702), ceux du parlementaire normand
Lecerf de la Vieuville en ses dialogues et brochures
(1705-6), de l'abbé Dubos dans la partie musicale de ses
Réflexions sur le Beau (1719), de l'abbé Pluche dans le
7 e vol. de son Spectacle de la nature (1 / 3 1), et de tant d'ama-
teurs, qui, dans la suite, vinrent grossir de leurs traits d'es-
prit le dossier du débat. Rameau avait été d'abord opposé
à Lulli. Ramistes et Lullistes s'unirent en 1754 contre les
Bouffons. C'est une nouvelle représentation de Castor et
Pollua: qui paraît avoir déterminé la défaite de la musique
italienne. « La haine que l'on porte aux Bouffons, jointe à
l'excellence de cet opéra, peut bien y contribuer un peu.
Les Bouffons vont, à ce qu'on assure, être renvoyés dans
peu de jours. » Un contemporain compare Castor et Poilu.
aux deux astres jumeaux [Sic fratres Helenx lucida ,

sidéra...) qui, en paraissant a l'horizon, dissipent les vents


tumultueux et mettent fin à l'orage; et voici les réflexions
caustiques inspirées par ce dénouement au même chroni-
Combaiueu. — Musique, II. S
114 SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

queur «... L'Académie royale de musique vient enfin de


:

bannir de son théâtre la musique italienne, cette rivale si


superbe et si dangereuse des opéras de Rameau. Je vois un
avantage très réel a ce renvoi des Boulions, qui ne frappe
personne les Buflon, les Diderot, les d'Alembert, tous
:

les gens de lettres d'un certain nom, les artistes de tous


les ordres, peintres, sculpteurs, architectes, que cette
musique avait comme ensorcelés, n'iront plus à l'Opéra et
auront d'autant plus de loisirs de vaquer à leurs travaux. »
(Grimm, Correspondance littéraire, 15 février 1754.)

Bibliographie.

Pour l'air à voix seule, l'air de cour, et Guesdron, voir Henri Quit-
TARD, Revue musicale, 1905, p. 443 et suiv., 489 et suiv., 511 et suiv.
La Bibl. Mazarinc possède une plaquette in-4°, datée de 1654 Le triomphe
:

de V Amour sur des Bergers et des Bergères, dédié au Roy, mis en musique
par De la Guerre, organiste de Sa Majesté en sa Saincte chapelle du Palais
à Paris (de l'imprimerie de Ch. Chenault). Musique perdue.
Pour le drame lyrique français, les sources principales sont à la Biblio-
thèque de l'Opéra (Paris), qui. à la date de 1878, contenait 241 opéras
avec tout leur matériel d'exécution, 110 ballets avec leurs parties séparées
et leurs partitions, 184 partitions sans parties d'orchestre (pièces ayant
figuré sur le pupitre du chef d'orchestre au moment de la représentation).
On pourra consulter, comme ouvrages particuliers 1° Bibliothèque musi-
:

cale du théâtre de l'Opéra; catalogue historique, chronologique, anecdo-


tique, rédigé par Ch. DE Lajarte, 2 vol., Jouaust, 1878; 2° Histoire de
V Académie royale de musique, par François Parfaict (en manuscrit, B. N.,
ms. fr. 12355); 3° Les Origines de l'Opéra français, d'après les minutes des
notaires, les registres de la Conciergerie, etc., etc., par NuiTTER et
Thoin'AN, 1 vol., Paris, Pion, 1886, et Les vrais créateurs de l'Opéra fran-

çais par PoUGlN, 1 vol., 1881, in-18. De BoiSLlLE Les débuts de l'Opéra
:


français à Paris, in-8°, Paris, 1875. La collection Michaelis, fondée avec
la collaboration de de Lajarte, Poisot, A. Guilmant, C. Franck, Gevaert,
Renaud de Vilbach, Bourgaut-Ducoudray, Weckerlin, Ad. Julien,
Lavoix, POUGIN, Y. Wilder, mais arrêtée avant l'exécution de tout son
programme, a réédité, avec réductions au piano, les œuvres de Beaujoyeux,
Cambert, Lulli. Colasse, Campra, Destouches, Rameau, etc.
Pour Lulli Lionel de la Laurencie, Lulli (collection J. Chantavoine,
:

Alcan) et les Sammelbànde der I. M. G., XIII, 1, 1911; Ed. Radet, Lulli
(Paris, 1891); Henry PruniÈRES, Lully (1 vol., Laurens, 1910) et la Revue
S. I. M. de J. Ecorcheville, numéros des 15 avril, 15 mai, 15 juin 1912...
Pour Rameau, voir la grande édition des Œuvres publiée par la maison
Durand sous la direction de Camille Saint-Saens. En tête de la partie
dramatique est un résumé de l'histoire de l'opéra.
Un document intéressant est la Lettre de M. Rameau aux philosophes
publiée par l'Année littéraire, t. IV, 1762 (B. N. Z 4° 554).
CHAPITRE XXXYIII

LA MUSIQUE D'ORGUE ET DE CLAVECIN


AU XVII SIÈCLE f

Généralités sur l'orgue; caractères et progrès de l'instrument au


e
XVII siècle; les tons d'Église, le doigté, les jeux. — Titelouze et les précur-
seurs :forme de ses Hymnes. —Boivin. — Les organistes de Paris; les
maîtres de Lulli. —Nicolas Gigault; Le Bègue et la valeur synthétique de
ses œuvres. —
Nivers; Grigny et les influences étrangères. —
Dandrieu.
D'Anglebert, Louis Marchand. Daquin. Raison, Clérambault, François
Couperin; les organistes français en 1750. —
Le clavecin; caractères
généraux de sa musique. —
Chambonnières et ses élèves. —
Les Couperin.
— François Couperin et ses œuvres.

Moins brillante d'apparence que le drame lyrique, moins


accessible au public, mais tout aussi importante, et plus
loyale, si l'on peut dire, parce qu'elle
n'admet pas de ruses,
pas de combinaisons équivoques, de tricheries et d'éléments
étrangers pouvant donner le change, la musique instrumen-
tale a une histoire moins nette que celle qui vient d'être
esquissée.
Nous avons vu ses commencements aux xvi e et xvn e siè-
cles; elle appelée à une brillante fortune. Partie
était
d'humbles essais, elle a évolué tout comme l'opéra, mais de
façon beaucoup plus rapide, et pour atteindre a un déve-
loppement qui, de donner un jour des signes de déclin,
loin
comme les anciennes formes de la polyphonie, devait ouvrir
a la pensée des compositeurs des perspectives de plus en
plus larges, et, aujourd'hui encore, illimitées. C'est une
loi de l'Histoire musicale que, plus on se rapproche des

temps modernes, plus révolution des genres est rapide.


116 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Celle de la Symphonie, issue de la Sonate, sera d'une


étonnante soudaineté. Haydn, Mozart, Beethoven appa-
raissent à côté l'un de l'autre, au terme de la nouvelle
route où nous entrons.
Un art n'est vraiment arrivé à la maturité et à la pleine
conscience de sa fonction que quand il sait se passer de
ressources empruntées à des arts voisins, et lorsqu'il met
en œuvre des éléments d'expression tout spécifiques. L'art
musical a donc réalisé un progrès d'importance capitale
le jour où, s'afifranchissant de la sujétion à des textes latins,
italiens, français, germaniques, dont il était obligé d'épouser
la pensée et de suivre le rythme, il a pratiqué le fara da
se, pour n'obéir qu'à sa pensée propre et a sa fantaisie. La
rupture avec une tradition vingt fois séculaire de musique
écrite sur des paroles et avec quatre ou cinq siècles de
contrepoint pur ne s'est pas faite brusquement, car elle
présentait certaines difficultés. Les premières compositions
sans paroles, nous l'avons vu, ont été des danses ou des
chansons désaffectées; danse et mélodie sont les deux
formes initiales dont le rythme persistera jusque dans la
symphonie; mais, une fois sur la voie, la pensée musicale
saura conquérir bientôt sa pleine indépendance.
Il ne suffit pas qu'une pièce soit destinée à l'exécution

exclusive par le luth, le clavecin, ou un instrument a vent,


pour qu'elle constitue un progrès important. Si le plan ou
l'esprit de cette composition est le même que celui d'une
pièce vocale, on aura un transfert, rien de plus; et ce trans-
fert pourra aussi bien donner l'impression d'une lacune que
celle d'un progrès. Il ne faut pas oublier aussi que bien
avant la Renaissance, dans l'antiquité elle-même, il y avait
eu des virtuoses de la cithare, de la flûte, de l'orgue, etc..
Ce qui rend la musique instrumentale dont nous avons à
parler vraiment intéressante et la distingue de toutes les
manifestations antérieures avec lesquelles on pourrait la
confondre, c'est sa tendance, manifestée de bonne heure, à
s'organiser d'après des principes très différents de ceux
qui avaient été suivis au xvi e siècle et dans les siècles anté-
rieurs pour les grandes compositions vocales. Les polypho-
nistes de la première période de la Renaissance ne connais-
saient en somme qu'un seul grand art : celui du contre-
LA ML'SIQUE D ORGUE ET DE CLAVECIN AL" XVII e SIECLE 417

point. Un thème étant choisi ou inventé, ils le traitaient


par limitation. Leurs œuvres se composent d'une série de
motifs juxtaposés et soumis à ce traitement. Tout autre
sera la sonate. Le contrepoint n'y perdra pas ses droits
(principalement dans la sonate d'église), pas plus qu'il ne
les perdra dans les autres genres; mais il sera considéré
comme insuffisant le principe nouveau sera celui de la
:

parenté des motifs ce sera aussi celui du contraste dans


;

les mouvements adoptés et dans le rythme, de façon à


former une composition dans l'ordre successif, comme dans
l'ordre simultané.
L'orgue, le clavecin et le violon offrent trois sujets
d'étude principaux; leur ordre n'est pas rigoureusement
déterminé par les genres de composition n'y
faits; les
sont pas toujours discernables, et le profane y est assez
souvent mêlé au sacré. Nous adopterons le plan suivant :

1° les compositeurs pour instruments à touches; 2° les

compositeurs pour violon. —


Nous parlerons d'abord de la
France: ensuite, des pays étrangers, bien que le croise-
ment des courants d'idées et d'influences rende cette
distinction géographique assez conventionnelle.
Les maîtres français de l'Orgne au xvn e siècle, connus
seulement depuis quelques années, grâce aux rééditions
d'Alexandre Guilmant, ont une sérieuse valeur, et une
importance historique de premier ordre. Titelouze, le grand
artiste de Rouen, se trompait sans doute lorsqu'en 1623 il
croyait être le premier qui publiait une « tablature »
d'orgue; mais il se trompait de bonne foi il a fait œuvre
:

originale et personnelle; il a créé une école. A si peu de


distance de Frescobaldi, de Swelinck et de Scheidt qu'il —
ignorait d'ailleurs complètement —
il doit compter parmi

les précurseurs illustres. Avant de parler des maîtres du


genre et de leurs ouvrages, nous indiquerons les caractères
généraux les plus importants de cette partie de notre art
national.
Si l'orgue est « l'instrument-Roi », ce n'est pas qu'il soit
Y instrument-orchestre. « Bien naïf, dit avec raison M. de
Bricqueville, celui qui verrait dans la dénomination des
jeux de flûte, de trompette, de viole de jambe, etc., une
assimilation à la sonorité des instruments de musique
118 SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

portant le même nom. » Cette illusion, il est vrai, est favo-


risée par certains excès des facteurs d'aujourd'hui. L'orgue,
surtout pour les musiciens d'autrefois, est un instrument à
sonorité particulière, avec des jeux de mutation qui éclair-
cissent son timbre. S'il est au tout premier rang, c'est parce
qu'avec ses claviers manuels et son clavier pour les pieds,
il permet toutes lescombinaisons du contrepoint; c'est
aussi à cause de son ampleur sonore et de sa puissance.
Mais ces ressources furent d'abord incomplètes, limitées
par la mode et par des influences traditionnelles. En France,
le clavier des pédales resta longtemps rudimentaire, très

inférieur à ceux des orgues allemandes; habituellement,


il ne servait que pour des basses de longue tenue, sans
participation à la vie agissante des autres parties. D'ail-
leurs, nos premiers organistes pratiquèrent peu la fugue
ou le style fugué; il suffit de jeter un coup d'oeil sur
leurs compositions pour voir qu'ils restèrent attachés au
style et aux « agréments » du clavecin, dont ils distin-
guaient h peine la musique de celle de l'orgue; et le clavecin
lui-même était sous la dépendance de la musique de luth!
En second lieu, le goût du temps et la faiblesse de la con-
struction (soufflerie insuffisante) contribuaient à maintenir
la musique d'orgue dans une sonorité douce et discrète.
« Il ne serait pas venu à l'idée de Couperin, de Balbastre,
de Daquin, de Rameau, de faire entendre simultanément
tous les jeux de fonds, d'anches, de mutation. Ces accords
formidables, que nous entendons rouler sous les voûtes des
églises, auraient suffi, il y a cent cinquante ans, pour mettre
les fidèles en fuite... Mélanger, dans un morceau, les jeux
de fonds aux jeux d'anches eût été regardé comme un
manque de goût. » (E. de Bricqueville.)
Les organistes restent fidèles aux huit tons de l'Eglise,
alors qu'autour d'eux on tend de plus en plus à les aban-
donner. Leurs compositions sont en général assez brèves;
comme s'ils avaient peur de prendre trop de libertés, ils
marquent souvent les endroits où on peut finir, en négli-
geant le reste, ad libitum. « Ceux qui voudront abréger les
pièces, dit Le Bègue, ils n'auront qu'à commencer là où il
y a une petite estoille. » La registration est quelquefois
indiquée de façon précise. Aucun signe n'est relatif a
LA MUSIQUE D'ORGUE ET DE CLAVECIN AU XVII e SIÈCLE 119

l'accentuation (notes liées ou détachées). Pour le doigté, on


en est encore, comme dans la musique de clavecin, h ce dis-
gracieux empirisme :

ré mi fa sol la si...

(index) (médius) (index) [médius) (index) (médius)

Voici, pour compléter ces indications générales, quelques


textes relatifs aux orgues françaises, a leurs jeux et aux
progrès de leur construction au cours du xvu e siècle; comme
dans l'histoire de l'opéra, nous laisserons d'abord parler
les compositeurs eux-mêmes.

... Nous avons encore augmenté sa perfection depuis quelques


années, faisant construire orgues) en plusieurs lieux de la
(les
France avec deux claviers séparés pour les mains, et un clavier de
pédales à l'unisson des jeux de huit pieds, contenant vingt-huit ou
trente tant feintes que marches, pour y toucher la Basse-contre à
part sans la toucher de la main, la Taille sur le second clavier, la
Haute-contre et le Dessus sur le troisième au moyen de quoi se :

peuvent exprimer l'unisson, le croisé des parties, et mille sortes de


figures musicales que l'on ne pourrait sans cela, dont nous espérons
donner un jour quelque traitté.
(Titelouze, Hymnes, Au lecteur, 1623.)

En 1676, Le Bègue parle aussi des « diversités que l'on


a trouvées sur quantité de jeux depuis plusieurs années ».

Les orgues du en France, avaient des jeux que nous


xvii e siècle,
ne' possédons plus. plus riches en combinaisons
Elles étaient
diverses que celles de l'Italie. M au gars écrivait en 1639 au sujet
des organistes italiens // est vrai que j'en ay ouy plusieurs qui
:

suivent fort bien une fugue sur l'orgue; mais ils n'ont pas tant
d'agréments que les nostres : je ne sçay si c'est à cause que leurs
Orgues n'ont pas tant de registres et de jeux différents, comme ceux
r/ue nous avons aujourd'hui dans Paris; et il semble que la plupart
de leurs Orgues ne soient que pour servir les voix et pour faire
paroistre les autres instruments.
A. Raison écrivait en 1688 Depuis plusieurs années, les Maislres
:

facteurs d'Orgues ont beaucoup multiplié les Ieux et les Claviers.


« Un des plus beaux agréments de l'orgue, c'est de sçavoir bien
marier les jeux. » (Boyvin, Avis au public.)
I'ay beaucoup varié les Ieux et les Claviers; il ne faut pas que
cela vous embarrasse, d'autant que toutes mes pièces ne sont pas
fixées aux Ieux qui sont marquez. Ainsi ce qui se joue a une basse
de Trompette peut se toucher sur un Cromorne ou Clairon ou le jeu
120 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

de Tierce ; ce qui se joiie en récit de Cornet se peut toucher sur la


Tierce. Le récit de Cromorne peut aussi se toucher sur une voix
humaine, ou la Trompette sans fond : ainsi du reste selon la dispo-
sition de l'Orgue. Les Claviers se pratiquent de même. Ce qui se
touche au grand Clavier [grand orgue) peut se toucher sur le petit
(positif), excepté qu'il faut le toucher plus gayement. —(Suivent
des indications précises sur la façon de meslanger les jeux.)
(Ars'DRÉ Raison, Livre d'orgue, 1688, Au lecteur.)

ce Quand je commençay à apprendre, les Maistres disaient pour


maxime, que l'on ne jouait jamais du poulse de la main droite; mais
j'ay reconnu depuis que si on avait autant de mains qu'en avait
Briarée, on les emploierait toutes, quoy qu'il n'y ait pas tant de
touches au clavier. »
(Df.xis, organiste de Saint-Barthélémy de Paris, 1660. Cité par
A. Pirro.)

Nivers énumère ainsi les jeux dont il disposait :

« Prestanl, Bourdon, flutte, Doublette, huitpied, seizepied, cymbale,


fourniture, Tierce, Quinte, Cornet, Echo, Flageollet, Larigot, Trom-
pette, Clairon, Cromhorne, Voix humaine, Musette, Regale, et quel-
ques autres non considérables.
Ces six derniers jeux s'appellent jeux d'hanches.
Du meslange des jeux. — Le plein jeu se compose du Prestanl, du
Bourdon, de la Doublette, de la Cymbale, et de la fourniture : on y
adioute le huitpied, et le seizepied aussy s'il y en a : s'il n'y a point
de Prestanl, on y met la flutte.
Le Jeu de Tierce, que Von appelle aussy le gros Jeu de diminutions,
se compose du Prestant, du Bourdon, de la Tierce et de la Quinte :
on y adioute la Doublette quand on veut, elle huitpied aussy, mesme
le seizepied s'il y en a.
Le Jeu doux se compose du Bourdon et de la flutte ; ou du Bourdon
et du huitpied ; un peu plus fort avec le Bourdon on met le Prestant :
encore plus fort on y adioute la Doublette, quelquefois aussi le huit-
pied mesme encore le seizepied.
:

Avec le Cornet on met un Jeu doux de la basse.


Avec les Jeux d'hanches on ne met ordinairement que le Bourdon :
mesme le Cromhorne se peut bien jouer seul : neantmoins avec la
Trompette on met le Bourdon et le Prestant, et le Clairon si l'on
veut, quelquefois aussy le Cornet.
Avec la Voix humaine on peut adiouter au Bourdon la flutte et le
tremblant à vent lent.
Avec le flageollet ou J^arigot on ne met que le Bourdon.
Le grand Jeu se compose du Jeu de Tierce (il faut entendre aussy
toute sa suitte) avec lequel on met la Trompette, le Clairon, le
Cromhorne, le Cornet, et le tremblant à vent perdu s'il y en a. Et le
reste à discrétion dont le meslange est arbitraire.
Les Préludes et les Pleins Jeux se touchent sur le Plein jeu.
LA MUSIQUE D'ORGUE ET DE CLAVECIN AU XVII e SIÈCLE 121

Les fugues graves sur le gros jeu de Tierce avec le tremblant, ou


sur la trompette sans tremblant.
Les autres fugues sur un jeu médiocre ou sur le peti jeu de Tierce.
Les Duos se touchent sur le dessus de petite Tierce et la basse de
grosse Tierce : ou bien sur le Cornet et la Trompette.
Les Récitz, Diminutions, Basses, Cornets, Echos, Grands Jeux, etc.,
ainsr qu'ils sont marquez aux pièces particulières, neantmoins on les
peut tous changer et toucher sur d'autres jeux à discrétion et selon
la disposition de l'orgue. »

[Livre d'orgue de Nivers, Paris, Ballard, 1665.)

L'orgue de la cathédrale de Rouen, eu 1689, était de 41 jeux. Il


avait 48 touches au grand orgue et au positif, 25 au récit. 3/ à
l'écho. Les pédales étaient de 30 notes. — Celui de la cathédrale
d'Ulm, achevé en 1599, avait trois claviers manuels, 17 registres au
grand orgue, 9 au récit, 10 au positif, 9 à la pédale, en tout environ
3 000 tuyaux, dont le plus grand était long de 24 pieds et « pouvait
contenir 315 mesures de vin comptées d'après l'usage d'ilm »
[Michel Prsetorius).

Le vénérable ancêtre de notre musique d'orgue est Jeax


Titklouze, né à Saint-Omer en 1563. Il fut organiste à
l'église Saint-Jean de Rouen dès 1585; le 12 avril 1588, il
fut élu par le chapitre de la cathédrale de Rouen à la succes-
sion de François Jousseline, titulaire de l'orgue de Notre-
Dame [qui est estimé le premier de France, dit-il) pendant
23 ans. Ses Hymnes furent publiées en 1623, neuf ans
après les Toccatas de Frescobaldi, un an avant la Tabula-
ture de Scheidt; ce sont des monuments originaux, les
incunables de la musique d'orgue française. Titelouze nous
en avertit lui-même « ce qui l'a incité a donner cet ouvrage
:

au public, c'est de voir des volumes de tablature de toutes


sortes d'instruments imprimés en notre France, et qu'il est
hors tic la souvenance des liommes qu'on en ait imprimé pour
l'orgue ».

avons conservé de Titelouze


iS'ous :

1° JJymnes de l'Église pour toucher sur l'orgue, avec les fugues et


recherches sur leur plain-chant, par I. Titelouze, chanoine et orga-
niste de l'Église de Rouen, à Paris, par Pierre Ballard, impri-
meur, etc.. 1623. avec privilège du Roy. Dans la dédicace (à niessire
Nicolas de Verdun, premier président du Parlement), Titelouze dit
que « ce petit livre de musique est tel, que l'on n'en a point encore
imprimé en France de son espèce ». Dans l'avertissement au lecteur,
il déclare qu'il « pratique d'une façon nouvelle quelques conso-
nances, et aussi des dissonances ». — 2° Le Magnificat ou cantique
122 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

de la Vierge pour toucher sur l'orgue suivant les huit tons de



l'Eglise, par I. Titelouze, etc., [ibid.), 1626. Outre une messe à
4 voix ad imitationem moduli, in Ecclesia, qui fut publiée également
en 1626, Titelouze écrivit aussi une messe à 6 voix, et une messe
votive à 4 (inventoriées dans les comptes de la maîtrise de Rouen).

La forme typique des hymnes de Titelouze est celle d'un


sage et honnête contrepoint à 3 parties construit sur un
plain chant confié à la pédale, et dont chaque note est une
ronde. Titelouze pratique toutes les formes de l'imitation,
sans pédantisme; il sait conduire un canon d'un bout à
l'autre d'une pièce, ou faire apparaître le style fugué dans
toute sa noblesse (Ave maris Stella). Aucune registration
n'est indiquée; le choix des jeux est laissé à l'exécutant,
a C'est surtoutdans l'emploi des dissonances contenues dans
l'échelle naturelle des modes que sa hardiesse se dénonce
le plus heureusement par exemple, l'usage des septièmes
:

donne parfois à ses modulations un caractère tout a fait


moderne » (André Pirro). Titelouze sait que l'emploi des
altérations n'est pas limité, sur l'orgue, par les difficultés
de l'intonation vocale, et qu'un intervalle de triton ou de
quinte augmentée est émis aussi aisément que tout le reste
sur le clavier; il reste cependant fidèle aux traditions de
l'Église, dans l'usage des modes diatoniques. « Puisque
un seul intervalle cromalique, écrit-il à Mersenne, meslé
mesme dans la diatonique est a peine supportable, comment
se pourrait soutenir le genre en armonique (sic), que je
n'ay su faire éprouver à de fort bons musiciens? » Il se
permet les dissonances « comme le peintre use d'ombrage à
son tableau pour mieux faire paraître les rayons du jour et
de la clarté ».La caractéristique de son artestla gravité, la
noblesse un peu sévère. En somme, Titelouze n'est pas
seulement le créateur de la musique d'orgue en France; il
en en général, l'un des fondateurs.
est,
A Rouen
appartient aussi Nicolas Boyvin, qui fut orga-
niste a Notre-Dame de Rouen de 1674 à 1706, date de sa
mort. On a de lui des compositions musicales et des œuvres
didactiques :

Premier livre d'orgue contenant les huit tons à l'usage ordinaire


de l'Église, composé par J. Boyvin, organiste de l'Eglise cathedralle
Nostrc Dame de Rouen (B. N. Y mT 1835). Il est précédé d'un Avis
LA MUSIQUE D'ORGUE ET DE CLAVECIN AU XVII e SIÈCLE 123

au public concernant le meslange des jeux de Vorgue, les mouve-

ments, agréments et le toucher. —


Second livre d'orgue, etc. 1700),
précédé d'un Traité de l'accompagnement pour l'orgue et pour le
clavessin. avec une Explication facile des principales Règles de la
Composition, une démonstration des chiffres et de toutes les manières
dont on se sert ordinairement dans la Russe continue.
Entre les organistes, presque tous parisiens, dont nous avons à
parler maintenant, il est difficile d'établir cette filiation et cette com-
munauté de doctrine qui permettent de grouper les noms autour des
chefs d'école. Nous avons des noms; nous n'avons pas toujours des
œuvres. Les plus notables, de la première moitié du xvn e siècle,
furent Florent le Bienvenu (-{- 1623), organiste de la Sainte-Chapelle
dès avant 1598 Pierre de Chabauceau, sieur de la Barre (f 1656),
;

organiste du Roi; Racquet, organiste de Notre-Dame; Jean Denis,


organiste de Saint-Barthélémy, auteur du Traité de V Accord de
V Espinette (1650); Estienne Richard, maître de clavecin de Louis XIV,
organiste à Saint-Jacques la Boucherie et à Saint-Martin des Champs;
Le Bègue (f 1702), organiste de la Chapelle du Roi et de l'église
Saint-Merri; Henry Mayeux, organiste de Saint-Landry; Gabriel
Garnier, organiste des Invalides; Simon Le Maire, organiste de
Saint-Honoré ; François de Minof.ville, Mallet, Mareschal, Michel
Delisle, Du.mesnil, Clérot.
On trouve une énumération et un classement (au point de vue de
l'impôt !) des organistes de Paris, à la fin du xvn° siècle, dans le
Rolle des sommes qui seront payées par les organistes et professeurs
de clavecin de la ville etfauxhourgs de Paris cy après nommez pour
la capitation generalle ordonnée par la déclaration du Roy du 18 jan-
vier 1695 (Arch. Nat., Z, h
,
p. 657).

Nous nous arrêterons seulement aux musiciens dont les


œuvres sont conservées. Ce sont trois organistes de Paris
qui donnèrent quelque instruction musicale au tameux
Baptiste. Baptiste-François Roberday, appartenant à une
famille de la bourgeoisie parisienne, titulaire d'une charge
à la cour, fut, comme Métku et Gigault, le maître de
Lulli. Sa biographie est à peu près inconnue. Une pièce
de 1695 l'appelle « feu Roberdet ». Il représente un art
français pénétré d'italianisme, et qui, pour ses contempo-
rains de Paris, était déjà suranné. « Faites pour être jouées
à discrétion et fort lentement, dit M. Pirro, ses fugues
tiennent trop encore de cette musique pesante des Orlande
et des Claudin que les critiques du xvii e siècle finissant ne
se rappellent que pour la railler, confondant au reste sous
le même dédain les travaux de la période plus rapprochée

d'eux où l'art du contrepoint se perpétuait clans les compo-


124 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

sitions instrumentales de Titelouze, de Métru, tandis que


les airs de Boësset annonçaient déjà le langage passionné
des récits d'opéras. »

Voici le titre du recueil publié par Roberday Fugues et Caprices


:

à quatre parties mises en partitionpour l'orgue Dédiez aux amateurs


de la musique par François Roberday, valet de chambre de la Reyne,
à Paris, chez la veusve de Sanlecque, dans /' Hôtel de Bavière, proche
la Porte Sainct-Marcel, etc. M.DC.LX. —
Il y a 12 fugues dont

quelques-unes sont suivies d'un « Caprice sur le même sujet ». On


y trouve un art d'école, formel, un peu raide, médiocrement expressif.
Dans l'Avertissement, Roberday déclare très honnêtement, avec une
loyauté que Lulli ne montra jamais « Comme il ne serait pas juste
:

que je tirasse advantage du travail d'autruy, je vous dois avertir que


dedans ce Livre, il y a trois pièces qui ne sont pas de moy il y :

en a une qui a esté autrefois composée par l'illustre Frescobaldy,


une autre de M. Ebnert. et la troisième de M. Froberger, tous deux
organistes de l'Empereur. Pour les autres, je les ay toutes com-
posées sur les sujets qui m'ont esté présentez par MM. de la Barre,
Coupperin, Cambert, d'Anglebert. Froberger, Bertalli, Maistre de
musique de l'Empereur, et Cavalli, organiste de la République de
Venise à Saint-Marc, lequel estant venu en France pour le service
du Roy, lorsque mon liure s'achevait d'imprimer, je l'ay prié de me
donner un suiet, afin que mon Liure fût aussi honoré de son nom. »

Nicolas Gigault (1624 ou 1625-1707?), fils d'un huissier


sergent à cheval du Chàtelet, « bourgeois de Paris », orga-
niste du Saint-Esprit (hôpital), des églises Saint-Nicolas
et Saint-Martin des Champs à Paris, est l'auteur de deux
ouvraores
o dont les titres donnent une brève et caractéris-
tique analyse :

1° Livre de musique dédié à la très-sainte Vierge par N. Gigault,

organiste, etc., contenant les cantiques sacrez qui se chantent en


Vhonneur de son divin enfantement, diversifiez de plusieurs manières
à II, III et IV parties, qui peuvent estre touchez sur Vorgue, et sur
le clavessin, comme aussi sur le luth, les violles, violons, flûtes et
autres instruments de musique, une pièce diatonique en forme d'Alle-
mande avec les ports de voix, pour servir de guide et d'instruction
pour les former et adapter à toutes sortes de pièces, le tout divisé en
deux parties... (1682). C'est un livre de noëls des pièces de plain-
;

chant s'y rencontrent avec de vieilles mélodies telles que Chantons,


je vous en prie, —
Noël pour l'amour de Marie, —
Or, nous dites
Marie, etc. Une Allemande en 2 versions (avec et sans les « ports de
voix )>) est jointe à ce recueil. —
2° Livre de Musique pour l'orgue...
contenant plus de 180 pièces de tous les caractères du louché qui
est présentement en usage pour servir sur tous les ieux à 1, 2, 3,
LA MUSIQUE D'ORGUE ET DE CLAVECIN AU XVII<2 SIÈCLE 125

et U claviers et pédalles, en basse et en taille siu- des mouvements


inusités, à 2. 3, U et 5 parties, ce qui n'a été encore mis au jour que
par l'auteur, le tout pour servir aux huit tons de l'Eglise... On y
trouvera plusieurs messes, quelques Himnes variez et Fugues à leur
imitation, comme aussi quelques autres fugues traitées, poursuivies
et diversifiées à la manière italienne, des plain-chants en contre-
point simple, en basse trompette, en triple, en mesure binaire et
autres mouvements sextuples par fugue, imitations et manière de
canon à 3, U et 5 parties, un Te Deum entier, un motet du très-saint
Sacrement en façon d'écho, etc.. etc. [1685 Les pièces de ce recueil
.

sont, en général, assez brèves; certaines n'ont pas plus de 8


à 12 mesures. Gigault procède à la t'ois des maîtres français Tite-
louze principalement) et de Frescobaldi. Compositeur sérieux et sin-
cèrement religieux, il cède au goût de ses contemporains en culti-
vant ces « airs » où l'orgue « doit imiter la voix » et « suivre la
manière de chanter ». Il emploie les dissonances de façon indépen-
dante, heureuse et nouvelle Pirro). |

Antoine Le Bègue, né à Lyon en 1630 (7 1702), orga-


niste de Saint-Merri, et (en 1678, avec Tomelix, Buterxe
et Xivers, comme successeur de De la Barre) organiste
de Louis XIV, a écrit trois livres d'orgue (1676-1678), qu'il
a lui-même caractérisés nettement dans les titres et les
préfaces :

1° Les Pièces d'Orgues, composées par N. Le Bègue, organiste de

Saint-Mederic, avec les varietez, les agréemenis et la manière de


toucher l'orgue à présent sur tous les Jeux, et particulièrement ceux
qui sont peu en usage dans les Provinces comme la Tierce et Cro-
morne en Taille, les Trios à deux dessus, et autres à trois claviers
avec les Pédalles, les Dialogues et les Récits (se vendent à Paris
chez le sieur Bâillon, Maître faiseur de clavessins rue Saint-Martin,
chez un Tapissier proche la Rue neuve Saint-Mederic, avec privi-
lège du Roy. —
2° Second Hure d'Orgue de M. Le Bègue, organiste
du Boy et de Saint-Mederic, contenant des Pièces courtes et faciles
sur les huit ions de l'Eglise et la Messe des festes solennelles, se
:
vend chez le S. Lésclop, facteur d orgues, rue du Temple, au coin
de la rue Chapon, avec privilège du Roy.

On lit dans la Préface du livre I :

« Mon dessein dans cet ouvrage est de donner au Public quelque

connaissance de la manière que l'on touche l'orgue présentement à


Paris. I'ay choisi les chants et les mouvements que j'ay cru les plus
convenables et les plus conformes au sentiment et à l'esprit de
l'Eglise, et je me suis attaché à trouver de l'harmonie le plus qu'il
m'a été possible... Ces pièces [si je ne me trompe) ne seront pas
inutiles aux Organistes éloignez qui ne peuvent pas venir entendre
126 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

les diversitez que l'on a trouvées sur quantité de leur depuis quelques
années... [Ces pièces] contiennent à peu près toutes les variétez que
l'on pratique aujourd'huy sur l'orgue dans les principalles Eglises
de Paris. Les Sçavans y trouveront quelques licences que j'ay cru
estre dettes à cet admirable instrument... On trouvera dans ce Livre
plusieurs pièces qui seront inutiles à beaucoup d'Organistes n'ayant
pas dans leurs orgues les jeux nécessaires pour les jouer, comme les
pièces de Tierce et de Cromhorne en Taille, les Trio avec la Pedalle
et les récits au-dessus et à la basse de voix humaine; mais aussi
sur tous les Tons il y en a assez pour se passer de celles-là, car
toutes les autres se peuvent jouer sur toutes sortes d'Orgues ».

Le Bègue veut que ses pièces soient jouées « selon son


intention », c'est-à-dire « avec le meslange des jeux et
avec le mouvement propre pour chaque pièce ».

Il est dit dans la Préface du livre II :

M. Le Bègue a travaillé dans le premier [livre] pour les Sravants,


...

et dans celuy-cy, son dessein a esté de travailler principalement pour


ceux qui n'ont qu'une science médiocre: mais le génie de l'Auteur
n'y paroist pas avec moins d'esclat on n'y verra pas peut estre tant
:

d'érudition et de recherches que dans le premier, parceque


M. Le Bègue a voulu se rendre intelligible à tous, et il a esté mesme
contraint d'abandonner ce grand feu qui accompagne d'ordinaire son
Jeu, d'autant que très-peu de personnes y peuvent réussir, mais on
remarquera ncantmoins dans les récits, les duo, les voix humaines,
les dialogues et les cornets, des chants très-beaux, aisés à jouer...

Le Bègue a écrit, avec ses trois livres d'orgue, deux


livres de Pièces de clavecin, gravés à Paris en 1677. Ces
« Pièces » sont des Suites; aux types classiques de l'Alle-
mande, de la Courante, de la Sarabande et de la Gigue, sont
associées des formes diverses : Gavotte, Menuet, Canaries,
Ballet, Bourée, Chaconne, Rondeau, Passacaille, Air, sans
ordre fixe. Une seule de ces compositions a un titre {Air
de hautbois). Le Bègue n'est point contrepointiste il ;

n'emploie guère que des suites d'accords formés par les


notes de la mélodie et les basses d'accompagnement, à la
manière des luthistes. 11 donne cependant à ces Suites des
Préludes qui ont une forme tout autre, celle de Toccatas
très libres Jay taché, dit-il, de mettre les préludes avec
:

toute la facilité possible tant pour la conformité que pour le


toucher du clavecin dont la manière est de séparer et de
rebattre plus tost les accords que de les tenir ensemble
LA MUSIQUE D ORGUE ET DE CLAVECIN AU XVII e SIÈCLE 127

comme à l'orgue. Si quelque chose s'y rencontre un peu


difficile etobscur, je prie Messieurs les Intelligents (sic) de
vouloir bien suppléer au.r defjaux en considérant la grande
difficulté de rendre cette méthode de préluder assez intelli-
gible à un chacun. (Préface, B. N.Vm', 1853). Ces préludes
ont entre eux une grande ressemblance comme dessin mélo-
dique, ce qui atteste une certaine pauvreté d'imagination.
La plupart de ces caractères se retrouvent dans les œuvres
d'un des meilleurs clavecinistes du temps, Jeax-IIexiu
d'Axglebert, dont un « Premier livre » fut publié en 1689,
à Paris, avec ce titre Pièces de clavecin avec la manière
:

de les jouer; diverses chaconnes, ouvertures et autres airs


de AI. de Lulli, mis sur cet instrument; quelques fugues
pour l'orgue, et les principes de l accompagnement. Comme
le fait pressentir ce titre, l'influence du Florentin (ouver-
tures, danses de ses opéras) y est visible. Dans le même
recueil, on trouve 22 variations sur les Folies d'Espagne
(thème traité aussi en 1700 par Corelli) et un Tombeau de
Mr. de Chambonnières Les fugues pour orgue, sans être
.

mal écrites pour l'instrument, ne se distinguent pas avec


assez d'indépendance de la musique pour clavecin.
D'Anglebert parle ainsi de ces miscellanées pour amateur,
où il a montré que ses qualités de musicien ne se rédui-
saient pas à l'esprit d'à propos et à l'adresse dans la vul-
garisation :

« J'ay voulu donner aussi un échantillon de ce que j'ay


faitautrefois pour l'orgue, c'est pourquoy j'ay mis seule-
lement cinq fugues sur un même sujet varié de différents
mouvements, et j'ay fini par un quatuor sur le Kirie de la
Messe. Comme cette pièce est plus travaillée que les autres,
elle ne peut bien faire son effet que sur un grand orgue, et
même sur quatre claviers différens, j'entens trois claviers
pour les mains et le clavier des pédales, avec des jeux
d'égale force et de différente harmonie, pour faire dis-
tinguer les entrées des parties. »
Les pièces de ce recueil sont écrites sur quatre tons
seulement. M. de Lulli y est appelé « homme incompa-
rable »; quelques vaudevilles « pour remplir des fins de
page », sont joints. Les emprunts faits a Lulli sont les
suivants : Ouverture du Cad/nus, ritournelles des Fées, de
128 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Rolland, menuet Dans nos bois, chaconne de Phaeton,


Courante, sarabande Dieu des Enfers, ouverture de la
Mascarade, les songes agréables cVAtys, air d'Apollon du
Triomphe de V Amour, passacaille d'Armide, ouverture de
Prose rpine, etc.
Nicolas de Grigxy (1671-1703) fut organiste de Notre-
Dame, à Reims, sa ville natale, et se fit une renommée de
bon aloi, parmi les organistes du xvn e siècle, par un art
sérieux, élégant, inspiré à la fois des vieux maîtres français
et des organistes allemands et italiens. Son style, chargé
des ornements et des « gentillesses » de l'écriture pour
clavecin, ne laisse pas d'être un peu sec. Ainsi son Dialogue
(cromorne et dessin de cornet avec pédale) pour la Com-
munion; là, d'ailleurs, il imite, en le répétant à satiété, le
thème d'un Capriccio de Froberger :

Livre d'orgue, contenant une messe et quatre hymnes pour les prin-
cipales fesles de Vannée, par N. de Grigny, organiste de l'Eglise
Cathédrale de Reims (Paris, Ballard, 1711, B. N. Vm 7
, 1834). Les
hymnes sont : Pange lingua, Verbum supernum prodiens, Ave maris
Stella, A solis hortus (sic) cardine.
Nous mentionnons simplement ici G. G. Nivers, né à Melun en 1617,
théoricien et organiste, dont une publication a pour titre : Liure
d'orgue contenant cent pièces de tous les tons de l'Eglise par le
sieur Nivers, maître compositeur en musique et organiste de l'Eglise
Saint-Sulpice de Paris..., à Paris, chez Vautheur, proche Saint-Sul-
pice, et B. Ballard, avec privilège, 1665, (B. N. Y,,, 7 ? 1814;.

Le Parisien Jeax-Fkançois Daxdbieu (1684P-1740) fut


d'abord un enfant prodige qui, à peine âgé de cinq ans,
jouait du clavecin devant « Madame »; organiste de la
chapelle du Roi, des églises paroissiales de Saint-Merri et
Saint-Barthélémy, il a laissé, outre ses 3 livres de pièces de
clavecin, des pièces d'orgue et des trios qui comprennent
deux livres le premier est composé de dix Suites de Tons
:

différents,dont il y en a la moitié de Mineurs et la moitié


de Majeurs. Chaque suite commence par un offertoire
après lequel viennent plusieurs pièces séparées, et finit par
un magnificat du même ton. Le second livre devait être fait
sur le même Dans l'Avertissement, Dandrieu déclare
plan.
qu'il partout de saisir cette noble et élégante.
s'est efforcé
simplicité qui fait le caractère propre de l'orgue. On peut
LA MUSIQUE D'ORGUE ET DE CLAVECIN AU XVII e SIÈCLE 129

lui reprocher d'avoir quelquefois transporté dans le temple


une « élégance » toute profane. Ainsi son « Offertoire pour

le jour de Pâques » (en tête du liv. I), écrit sur un rythme


ternaire formé d'iambes et de trochées avec un accord sous
chaque note et un agrément sur la plupart des blanches,
n'est autre qu'une « danserie » digne de figurer dans un
recueil de Gervaise. Ailleurs, il sait employer le style
fugué (sans savoir toujours donner au thème un contre-sujet
intéressant). Quelques pièces sont pleines de grâce; la plu-
part sont très brèves.
Le premier livre de pièces pour clavecin de Dandrieu,
contenant plusieurs divertissements dont les principaux
sont les caractères de la Guerre, ceux de la Chasse et la
Fête du Village, est de 1724; le second, de 1727; le troi-
sième, de 1734. Il a écrit aussi des Principes de l'accompa-
gnement du Clavecin exposez dans des tables dont la simpli-
cité etl'arrangement peuvent, avec une médiocre attention,
faire connaître les règles les plus sûres et les plus néces-
saires pour parvenir à la théorie et à la pratique de cète
Science (Paris, publié entre 1724 et 1727; exemplaire à la
B. du Conservatoire). Quelques-unes de ses œuvres sont en
manuscrit à la B. Royale et au Gymnase Joachim de Berlin.
Parmi les pièces de Dandrieu, élégantes et expressives, la
Gémissante a une étroite ressemblance mélodique avec la
Jeune fille de Schubert.

Dans cette revue sommaire des maîtres du Clavier devraient


entrer plusieurs noms qui appartiennent à l'histoire de genres
différents.
Il ne nous reste presque rien de l'œuvre purement instrumentale

de Henri Du Mont à peine quelques pièces disséminées au hasard


:

dans ses livres de musique d'église pour les voix et quelques


morceaux conservés en manuscrit. Dans un recueil de divers auteurs
B. N. Vm' 1852) on trouve une remarquable Pavane pour orgue ou
clavecin à 4 parties, d'une technique plus libre que celle des orga-
nistes de la génération précédente, mais sans la facilité un peu molle
et l'affectation qui allaient prévaloir. (Texte publié dans la Revue
musicale du 15 janvier 1904.) La principale source est le recueil des
Meslanges à II, III, IV, V parties, avec la basse continue, contenant
plusieurs chansons, Motets, Magnificats, Préludes et Allemandes
pour l'orgue et pour les violes et les litanies de la Vierge par le sieur
Bu Mont, organiste de Son Altesse Royale le duc d'Anjou, frère unique
du Roy, etc. (Ballard, 1657).
Combarieu. — Musique, II. 9
130 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

L'organiste français dont la renommée, au xvm siècle,


e

faillit égaler celle de Bach, est un lyonnais, Louis Mar-

chand. naquit en 1669, fut organiste aux cathédrales de


11

Nevers, d'Auxerre, puis à Paris (où il se fixa vers 1698),


chez les Jésuites de la rue Saint-Jacques, à l'église Saint-
Benoît, au Couvent des Cordeliers, enfin à la chapelle
rovale où il remplaça Nivers. « Partout où il jouait de
l'orgue, dit Titon du Tillet, il y avait un grand concert
(concours) de musiciens et de gens de goût. » Le même
écrit encore « On peut dire que Marchand a été le plus
:

grand organiste qu'il y ait jamais eu pour le toucher, et


que ses mains ont toujours fourni à tout ce que son beau
génie produisait il les
: avait aussi très grandes et très
belles. »
Il était d'humeur fantasque, insouciant, dissipé, dédai-
gnant les fades adulations, les oreilles profanes et la mul-
titude, comme en témoignent de nombreuses anecdotes. On
raconte qu'il ne voulut pas se rendre, pour la messe de
minuit, aux Cordeliers, bien qu'on s'y lut porté en foule
pour l'entendre. Marpurg rapporte que sa femme, lasse de
le voir dépenser follement tout l'argent qu'il gagnait,
obtint qu'on lui remît la moitié des gages qu'il recevait
comme organiste du Roi, et que Marchand, pour se venger,
que si Sa Majesté
se serait tu au milieu de l'office, alléguant
lui retenait la moitié de ses appointements, elle trouverait
bon de ne recevoir que la moitié de ses services sur quoi ;

l'organiste aurait reçu l'ordre de quitter la cour et le


royaume. Il voyagea en Allemagne au moment où la
musique française était partout très recherchée. A Dresde,
il se fit entendre avec grand succès devant le Roi, et faillit

engager un duel fameux avec J.-S. Bach «... M. Mar-


:

chand, lors de son séjour à Dresde, comme M. le Composi-


teur de la Cour (Bach) était là, reçut de ce dernier, par
écrit, à l'instigation et sur l'ordre de quelques grands de
la Cour, une invitation polie à s'essayer avec lui sur le cla-
vecin, pour savoir quel serait le plus fort des deux, et
s'engagea a s'y rendre. Le moment de la rencontre de ces
deux grands virtuoses arriva. M. le Compositeur de la Cour,
ainsi que ceux qui devaient servir d'arbitres, attendirent
l'adversaire avec impatience, mais en vain. On apprit alors
LA MUSIQUE D ORGUE ET DE CLAVECIN AU XVII e SIÈCLE 131

qu'il avaitdisparu de Dresde dès la première heure par la


poste rapide. » (Joli. Abr. Birnbaum, Leipzig, 1739.) A

son retour d'Allemagne, Marchand reprit le seul orgue des


Cordeliers; il retrouva a Paris ses succès de virtuose et de
professeur. Il mourut en 1732.

Marchand, organiste-claveciniste, outre les deux livres de


a écrit,
clavecin (1702, 1703) et la musique d'un opéra Pyrame et Thisbé, des
compositions diverses, réunies sous ce titre Pièces choisies pour
:

V orgue de feu le grand Marchand, chevalier de l'ordre de Jérusalem,


organiste du Roi, de la paroisse Saint-Benoit, de Saint-Honoré, etc.,
livre I. Paris et Lion (s. d., B. N. Ym" 1838). Dans le tome Y de ses
Archives des Maîtres de l'orgue, M. Guilmant a édité un Te Deum et
4 petits livres de pièces d'orgue contenant de brèves compositions,
d'après le manuscrit 61 de la B. de Yersailles.

Estimé surtout comme virtuose et recherché comme pro-


fesseur. Louis Marchand parait avoir écrit au jour le jour.
Ses deux .livres de clavecin contenant chacun une suite,
avec quelques inédits publiés au xix e siècle, font honneur à
l'élégance de son style bien approprié au clavier, sans per-
mettre de juger tout son mérite.
Elève de Marchand, le parisien L.-Cl. Daquix (1694-
1772) ne nous est connu, comme claveciniste, que par un
Premier livre de pièces gravé par Le Hue (Paris, 1735).
Dans ses suites, il est tantôt « portraitiste » à la façon de
Fr. Couperin, tantôt amateur de musique à programme;
telle sa pièce sur les Plaisirs de la chasse, qui comprend
les scènes suivantesl'Appel des chasseurs, la Marche,
:

l'Appel des chiens, la Prise du cerf, la Curée, la Réjouis-


sance des chasseurs.
Daquin
fut un enfant prodige à douze ans, il suppléa
:

comme organiste, à la Sainte-Chapelle, le vieux Marin de


la Guerre; en 1706, il eut l'orgue des chanoines réguliers
du petit Saint-Antoine. En 1727, il se présenta au concours
de l'orgue de l'Eglise Saint-Paul. Rameau y fut son rival :

« Dès que Daquin eut entendu la fugue de Rameau, il


s'aperçut qu'elle avait été préparée et que le sujet avait été
communiqué. Il ne laissa pas de jouer sur-le-champ une
fugue qui pouvait le disputer à celle de son rival mais les ;

suffrages furent partagés. Les maîtres de musique qu'on


avait pris pour arbitres furent d'avis de demander à ces
132 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

deux concurrents des morceaux de leur choix. Daquin


remonta à l'orgue le premier, jeta avec dépit son épée dans
la chambre aux soufflets et, arrachant le rideau qui le
cachait aux spectateurs, il leur cria C'est moi qui vais :

toucher] Rameau, déjà découragé, essaya inutilement de


balancer les suffrages Daquin eut la gloire de l'emporter
:

sur ce grand homme ». (L'abbé de Fontenay, 1776, cité


par M. Pirro.) Emule et ami de Marchand, qui le louait de
« faire des miracles », Daquin lui succéda aux Cordeliers
en 1732. Il fut nommé, —
sans concours organiste de la —
Chapelle royale, comme successeur de Dandrieu (1739). Il
eut pour rival Caxvièrk, également organiste du Roi. Çal-
vière et Daquin passèrent pour les deux premiers orga-
nistes du siècle, comme auparavant Marchand et Couperin.
Laborde Loue sa « simplicité noble », son « exacte droiture
qui le rendait incapable de toute manœuvre... Jamais
l'ambition ou l'intérêt, jamais sa fortune ni œlle de sa
famille ne l'occupèrent un moment. Il aimait son art pour
lui-même. Quelques jours avant sa mort, il s'écria « Je :

veux me faire porter à Saint-Paul par quatre hommes et


mourir à mon orgue. » Son Nouveau livre de Noëls pour
l'orgue et le clavecin, dont la plupart peuvent s' exécuter sur
les violons, flûtes, hautbois, etc., est une agréable série de
thèmes avec variations. Ces thèmes se retrouvent dans les
livres d'orgue de Le Bègue (1676), de Gigault (1682), de
Raison (1714).
A peu près inconnue est la biographie d'ANDRÉ Raison,
organiste de Sainte-Geneviève-du-Mont de Paris et des
Jacobins de la rue Saint-Jacques. Il mourut a entre 1714
et 1720 » (Pirro). Il a publié deux livres d'orgue le :

premier en 1688, le second en 1714. Sa musique, surchargée


d'agréments, a l'aspect général d'une musique de clavecin.

Voici le titre du livre I : Livre d'orgue contenant cinq messes


suffisantes pour tous les tons de l'Eglise ou quinze magnificats pour
ceux qui n'ont pas besoin de messe avec des Elévations toutes parti-
culières, ensuite des Benedictus, et une offerte en action de grâce
pour l'heureuse convalescence du Roy en 1687 laquelle se peut aussi
,

toucher sur le clavecin, le tout au naturel et facile avec les plus beaux
mouvements et les plus belles variétéz du temps, tant aux musiques
vocales qu 'instrumentailes et le chiffre à bien des endroits pour bien
passer les intervalles et les agréments et bien passer les doits, avec
LA MUSIQUE D'ORGUE ET DE CLAVECIN AU XVII SIÈCLE 133

des instructions très utiles pour ceux qui n'ont point de maître et qui
veulent se perfectionner eux-mêmes, composé par André Raison,
organiste de la Royalle Abbaye de Saincte-Geneviève du Mont de
Paris, avec privilège du Roy, chez VAutheur, rue de Sainct-Estienne
des Grecs à l'Ange Gardien, proche le collège de Lizieux.

Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749), fils d'un des


vingt-quatre violons du roi, élève d'André Raison,
organiste de l'église Saint-Louis à Saint-Cvr, à Saint-Sul-
piee, et chez les Jacobins de la rue Saint-Jacques, a composé
(et dédié à Raison, « pour s'acquitter d'une partie de ce
qu'il lui devait ») un Premier livre d'orgue contenant deux
suites du 1" et du 3 e ton (B. N. Vm 7 1832-3). La première
se compose de Prélude, fugue Duo (récit pour la main
:

droite, grand orgue pour la gauche), Trio, Basse et Dessus


de trompette ou de Cornet séparé en dialogue, Récits de
Cromorne et de Cornet séparés en dialogue, Dialogue sur les
grands jeux. La seconde suite, composée de façon
analogue, se termine par un Caprice sur les grands jeux.
La plupart de ces pièces ont l'écriture un peu précieuse
de la musique pour clavecin elles sont agréables, mais
:

manquent d'ampleur, d'imagination et de puissance.


Cette dernière observation peut s'appliquer à Du Mage,
organiste de Saint-Quentin, dont le Premier livre d'orgue
contenant une suite du premier ton, dédié à MM. les \ alté-
rables Doyens Chanoines et Chapitre de l'Eglise roïale de
Saint-Quentin, parut en 1708.

Nous devons mentionner encore François Couperin (l'ancien,


oncle de François le Grand) auteur de deux messes, Vune à l'usage
ordinaire des paroisses pour les fêtes solennelles, Vautre propre pour
les couvents de religieux et religieuses, qu'il ne prit pas soin de faire
graver, et dont M. Guilmant a fait une réédition d'après les copies
conservées aux Bibliothèques de Versailles et du Conservatoire de
Paris. Le grand nombre et la variété des ornements les rapprochent
beaucoup de la musique de clavecin.
Les documents de 1750 relatifs à l'interminable procès engagé
entre les musiciens-compositeurs contre les ménétriers pour le libre
exercice de leur profession, permettraient de dresser une liste assez
longue des organistes français; ils mentionnent Nicolas Jacob, orga-
:

niste en survivance de la Charité; Gabriel Dlblisson, organiste de


Saint-Germain l'Auxerrois Bénigne- François Fer and, organiste de
:

Saint-Maiiin du Fauxbourg Saint-Marceau Piiilippes Thomas Dufour,


;

organiste des Théatins Charles-Alexandre Jollage, organiste des


;
134 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Petits-Pères; Dubugrarre, organiste de Saint-Sauveur; Louis le


Fevre, organiste de Saint-Louis en l'Isle; Michel Grillon; Charles
Millemans, organiste de la Ville-l'Évèque Etienne-Denis de Lair
; ;

Jean-Louis Carton Jean-Baptiste Dupuis Pierre Vinot, organiste


; ;

de Saint-Leu; Jean Lambert, organiste de Saint-Lazare Jean-Pierre


;

Barbeaux, organiste du Saint-Esprit; Jacques Anry (sic), organiste


de Saint-Jacques du Haut-Pas; Claude-Henry Guichard, organiste de
Saint-Josse; Louis-Antoine ïhomelin, organiste à Melun Charles- ;

François le Tourneur, enseignant à jouer du Clavessin à Madame la


Dauphine et aux Enfants de France; Charles-François- Clément ;

Jean Landrin. Guil. -Antoine Clavières et Louis-Claude Daquin,


organistes de la Chapelle du Roi; Armand-Louis Couperin Michel ;

Forqueray, organiste de Saint-Severin; Antoine Dornel, René


Drouart de Brousset (ou Debousset, maître de musique du Roi pour
les Académies des Sciences et Inscriptions), Claude Ingrin, Nicolas-
Gille Forqueray (Saint-Merry), Pierre-Claude Fouquet (Saint-
Eustache), Jean Odéo de Mars (Saint-Nicolas du Chardonnet), Jacques
Duphly, Jacques Noblet, Claude Yernadé, Antoine Després, Michel
Corrette, Pierre Février, Anne-Joachim Gigault, César-Fr.-N.
Clérambault, Joseph-Claude Foucault, « tous organistes, composi-
teurs de musique, faisant profession d'enseigner à toucher le
clavessin et les instruments d'harmonie et servant à l'accompagne-
ment des voix » (voir Recueil d'édils, lettres-patentes, Mémoires et
Arrêts du Parlement, etc., 1 vol., de l'imprimerie de P. R. C.Ballard,
par exprès commandement de sa Majesté, Paris, M. DCC. LXXIY).

Commel'ont montré plusieurs titres d'ouvrages cités plus


haut, la musique de Clavecin est, au xvn e siècle, étroitement
apparentée à celle de l'orgue. Bien qu'elle soit représentée
par un compositeur qu'on a surnommé « le Grand », tout
comme Corneille, elle n'a pasproduitun de ces chefs-d'œuvre
de l'art musical où la puissance et l'ampleur paraissent insé-
parables de la beauté. On a considéré le clavecin comme
indispensable pour accompagner et réaliser la basse géné-
rale dans la musiqne de chambre, d'Eglise et de théâtre;
en réalité, c'est surtout un instrument de cour et de salon :

il n'est autre chose que dans la mesure où le théâtre et


l'Église elle-même se rapprochent de la vie de salon. La
puissance dont il est tributaire, c'est le goût du Roi et celui
des femmes dans la société mondaine. Son timbre, ana-
logue à celui des instruments à cordes, sa sonorité grêle, le
rendaient particulièrement propre à l'exécution d'une
musique légère et fine. (Le clavecin, a dit un musicien
habitué à écrire pour l'orchestre, est « un peigne fin pour
femme blonde très frisée ».) Il est resté longtemps sous
LA MUSIQUE D'ORGUE ET DE CLAVECIN AU XVII e SIÈCLE 135

l'influence de la musique de luth, dont il a adopté l'écri-


ture; d'autre part, il se rapproche un peu de l'orgue ancien

et participe avec lui à un répertoire commun, lorsqu'il a


plusieurs claviers. Incapable de soutenir les sons, il est
obligé de compenser cette lacune en chargeant les notes de
broderies, d' « agréments », de manières, comme
disent les Allemands. La musique de clavecin a produit un
grand nombre de pièces de genre, charmantes, variées :

d'abord des Suites dans un cadre traditionnel —


allemande,
courante, sarabande, gigue, qui perdent de bonne heure
leur caractère originel pour devenir de simples divertisse-
ments symphoniques, —
puis des danses de tout ordre, des
préludes, des « airs », des tableautins pittoresques, des
« portraits »piquants en tout cela, une grâce un peu pré-
;

cieuse,un esprit vif, une tendance continue à la galanterie.


Ce n'est pas la musique française, mais une partie impor-
tante et fort aimable de cette musique.

La parenté du clavecin et du luth est attestée, entre autres docu-


ments, par le recueil de Perrine (s. d., B. N. Ym 8 u 9) qui reproduit
les pièces des deux luthistes Gavltier (Danses, Tombeaux, Fantai-
sies) avec des « Règles pour les toucher parfaitement sur le luth et
sur le clavecin ». La confusion de l'instrument et de l'orgue est attestée
par les titres des recueils d'un grand nombre d'organistes, et, en par-
ticulier, par leurs Préludes.

Nous ne sommes pas toujours sûrs de restituer la musique


de clavecin telle qu'on l'exécutait autrefois. M. Camille
Saint- Saëns a écrit en 1895 (Préface de l'édition des
œuvres de Rameau) « Au sujet des mouvements à adopter
:

pour l'exécution, il est à remarquer d'abord que le manque


d'indications, à peu près général clans la musique du passé,
induit à penser que jusqu'au milieu du siècle dernier le
degré de vitesse ou de lenteur, si important à notre époque,
n'avait probablement pas la même importance qu'aujour-
d'hui... » L'éminent compositeur estime aussi que dans un
même morceau le mouvement n'était pas uniforme.
« L'indication, précieuse par sa rareté, —
« sans altérer

la mesure » —
mise par Rameau dans une de ses pièces,
n'aurait pas de sens, si les exécutants n'avaient eu
l'habitude d'altérer la mesure de temps à autre. » Au point
de vue moderne, une telle habitude parait grave l'exéeu- :
136 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

tion qui n'est pas en mesure a été assimilée « à la démarche


d'un homme ivre » (R. Schumann). L'hypothèse de
M. Saint-Saëns est cependant très vraisemblable.
André Champion de Chambonnières (7 1670), qui fut le
premier claveciniste de Louis XIV, fut un chef d'école, au
moins une tête de ligne dans l'histoire du clavecin à sa ;

manière un peu mignarde se rattachent les clavecinistes


de la génération suivante Hardelles, les trois Couperin,
:

d'Anglebert, Le Bègue, Nivers, Gautier, Buret...


Les pièces de Clauessin de M. de Chambonnières, se
vendant à Paris chez Jollain rue Saint-Jacques à la Ville de
Cologne, (2 livres gravés, 1670, dédiés à Madame la
Duchesse d'Anguien, B. N. Vm 7
1850), sont des danses
ayant quelquefois des titres piquants : la Rare, la Dun-
•querque, la Loureuse (allemandes), Iris, la Toute Belle,
l'Entretien des Dieux (pavanes), la Villageoise (gigue),
Jeunes Zéphirs (sarabande) Le style est celui de la

musique de luth, avec un rythme net. Exceptionnellement,


la pièce 47 du livre II est intitulée « Gigue où il y a un
canon ». Dans la préface, l'auteur parle du « désavantage
qu'ily a ordinairement à donner des ouvrages au public »
pour mettre un terme
et dit qu'il se résout à le supporter,
au préjudice qu'on lui cause en distribuant des copies
incorrectes de ses ouvrages « presque dans toutes les villes
du monde où l'on a la connaissance du Clavessin ». Il
donne ensuite la traduction notée des signes représentant
les notes d'agrément : cadence (trille), pincement
(broderie), double cadence (broderie de la broderie), port
de voix, coulé, arpège, ce qui fait un nombre d'agréments
supérieur à celui des virginalistes anglais.
Le premier livre de ces pièces contient sept groupes
de danses dans chacun desquels règne la même tonalité;
le second livre en contient six. Chaque groupe est formé,
habituellement, d'une Allemande (remplacée 2 fois par
une Pavane), d'une Courante (parfois deux courantes, avec
une variation ou Double) et d'une Sarabande pour ;

terminer, une Gigue, une Gaillarde, ou un Menuet. Le


style de ces pièces n'a rien de commun avec les composi-
tions du xvi c siècle où règne l'art des imitations, le contre-
point et le fugato un peu chargé d'accessoires, de papil-
:
LA MUSIQUE D'ORGUE ET DE CLAVECIN AU XVII e SIÈCLE 137

lotes et de clinquant, encore sous l'influence de la musique


de luth, il semble vouloir racheter par de menus agréments
l'absence d'une technique supérieure ou d'une pensée vrai-
ment musicale, énergique et personnelle. Mais il a une par-
faite aisance, une netteté élégante et une grâce exquise; il
atteste un grand progrès sur les publications antérieures
d'Attaingnant.

Dans son Harmonie Universelle, Mersenne parle a^nsi du grand-


père de Chambonnières et de son père, avant de louer leur successeur :

« Thomas Champion, Organiste et Épinette du Roy, a défriché le


chemin pour ce qui concerne l'Orgue et l'Epinette sur lesquels il fai-
sait toutes sortes de canons et de fugues à l'improviste; il a esté le
plus grand contrapointiste de son temps: son fils Jacques Champion,
sieur de la Chapelle et Chevalier de l'Ordre du Roy, a fait voir sa
profonde science et son beau toucher sur l'Epinette, et ceux qui ont
connu la perfection de son jeu l'ont admiré mais après avoir ouy le
:

clavecin par le sieur Chambonnière, son fils, lequel porte le même


nom, je n'en puis exprimer mon sentiment qu'en disant qu'il ne faut
plus rien entendre après... » (Mersenne, Harmonie Universelle.)

Le marquis de Chambonnières (il aimait à se faire


donné
.appeler ainsi, et sa vanité a de nombreuses
lieu à
anecdotes) eut pour héritier et successeur artistique son
élève préféré il laissa ses
: compositions manuscrites à
Hardelle, qui les légua plus tard à Pierre Gautier; (par
la même voie d'héritage elles échurent à J.-J. Rousseau.
théoricien et virtuose de la viole au xvn e siècle). Hardclle
fut (vers 1674), avec Etienne Richard, claveciniste de la
duchesse d'Orléans. L'abbé le Gallois parle ainsi de lui
dans une Lettre à M
lle
Regnault de Sollier « Feu Hardclle
:

a été celui de tous ses disciples (de Chambonnières) qui l'a


le plus parfaitement imité et qui même est allé si avant,

que quelques-uns n'ont pas fait difficulté de l'égaler à son


maître... Comme Hardclle passait avec raison pour le plus
grand imitateur de ce grand homme dont il possédait tout à
fait le génie, cela obligea M. Gautier (autre élève de

Chambonnières) de s'associer avec lui pour se confirmer...


dans cette manière de jouer qu'il préférait à toutes les
autres... Il lui a laissé, par testament, toutes ses pièces qui
ont fait si longtemps le délice de la cour et particulièrement
du Roy. qui prenait un plaisir singulier à les entendre
138 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

toutes les semaines, jouées par Hardelle, de concert avec


le luth de Porion. Je sçais aussi qu'outre ses pièces, il lui
a généralement laissé... toutes celles que Chambonnière a
laites, et dont la plus part, surtout les dernières, ont été
copiées sous les doigts de Chambonnière, c'est-à-dire lors-
qu'il les jouait. »
Les danses de Hardelle (publiées par M. Henri Quittard.
dans la Revue musicale du 15 novembre 1906), présentent
plusieurs particularités curieuses. On n'y trouve pas sim-
plement un thème soutenu par une harmonie faisant bloc,
mais les combinaisons très variées d'une écriture intermé-
diaire entre la polyphonie et l'harmonie, et non exempte
de licences l'auteur emploie des accords dont la théorie
;

rendrait compte malaisément, des retards qui, par la posi-


tion des notes, sont durs a l'oreille, des heurts de sons, de
fausses relations, etc., qui au point de vue de l'école consti-
tuent des fautes », mais qui représentent, dans l'histoire
ce

de la musique française, à peu près l'état où était la langue


avant Vaugelas et les grammairiens législateurs.
Le nom le plus célèbre, parmi les élèves directs de
Chambonnières, est celui des Couperin, appartenant à une
brillante dynastie d'artistes le premier est Louis Couperin
:

(1630-1665), qui fut organiste de Saint-Gervais et jouait


du dessus de viole.
Il y a eu quatre Couperins, originaires de Chaume
(dans la Brie) les trois frères Louis, François (sieur de
:

Crouilly, 1631-1698, également élève de Chambonnières et


organiste à Charles (1638-1669, encore
Saint-Gervais),
organiste à Saint-Gervais), et le fils de ce dernier, le plus
illustre de tous, François Couperin, surnommé le Grand
(1668-1733).
L'abbé Le Gallois, {Lettres à j)/ lle Regnault de Solier,
1680), met Louis Couperin au même rang que Chambon-
nières il considère l'un
: et l'autre comme des « chefs
de secte ». Louis Couperin avait laissé, dit Titon du Tillet,
« trois suites de pièces de Clavecin, d'un travail et d'un
goût admirables ». Cette collection d'un artiste mort si
jeune se trouve dans le manuscrit Ym 7 1862 de la Biblio-
thèque Nationale M. Henri Quittard en a très justement
;

signalé la haute valeur. Aux pièces écrites dans la forme


LA MUSIQUE D ORGUE ET DE CLAVECIN AU XVII e SIECLE 139

traditionnelle de l'art de danse, Louis Couperin donne de


plus grands développements (sa Suite en ré mineur n'a pas
moins de 23 danses!) et plus de variété ainsi dans les com-
;

positions à plusieurs reprises, chaconnes ou passacailles,


dont les couplets sont séparés par un même refrain, il
emploie d'ingénieux artifices pour éviter la monotonie :

il termine un couplet par une cadence rompue au lieu ;

de débuter par un accord de tonique, il emploie pour le


refrain l'accord de sixte; par un procédé de développement
symphonique, il ne craint pas de transposer le refrain au
ton relatif. Ses Préludes sont beaucoup plus originaux
encore. La première et la dernière partie (celle-là plus
étendue que celle-ci) n'indiquent ni les valeurs différentes
des notes, ni la mesure ce sont des improvisations, ou
:

des arpèges, des traits d'ornements modulant avec hardiesse,


parfois assez loin du ton principal, se mouvant librement
sur des notes longues, sans mouvement imposé. Entre ces
deux parties, sous la rubrique Changement de mouvement,
se place un intermède fugué, régulièrement mesuré. Une
forme analogue se retrouve dans le premier livre de cla-
vecin de Rameau (1706) de tels préludes, non sans grandeur,
;

rapprochent étroitement le style du clavecin du stvle de


l'orgue.

M. Henri Quittard résume ainsi son jugement sur Louis Couperin :

« Savant et disert à propos, il évite tout excès et ne renonce pas. par


amour du contrepoint, au charme pathétique et discret du style mélo-
dique. Nulle pédanterie ne dépare ces fugues aimables... Ces pièces
veulent plaire et y réussissent » {Revue musicale, 1903, p. 131). Une
pièce curieuse est le Tombeau de Blancrocher. Pour célébrer la
mémoire du célèbre luthiste, « Couperin écrit un véritable petit
poème symphonique, tableau pittoresque des funérailles marche :

funèbre, lamentation, sonnerie de cloches, tout y est fort exactement


indiqué et rendu » (id., ibid.).
François Couperin [frère du précédent) composa un recueil de
Pièces d'orgue consistant en deux messes (in-4°, obi., s. d.). Il dut
principalement sa réputation à son talent de professeur « Celait, :

dit Titon du Tillet, un petit homme qui aimait fort le bon vin, et qui
allongeait volontiers ses leçons quand on avait soin de lui apporter
près du clavecin une caraffe de vin avec une croûte de pain, et sa
leçon durait ordinairement autant qu'on voulait renouveler la
caraffe. » —Charles Couperin, qui mourut un an après la naissance
de son fils, fut, lui aussi, très estimé comme organiste.
140 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Nous arrivons au maître le plus illustre du clavecin, en


France, François Couperin (1664-1733).
« Scarlatti, Hânclel et Bach sont au nombre de ses
élèves » (Brahms, Préface de l'édition des œuvres de clave-
cin). — Tel est le singulier éloge qu'a mérité François
Couperin. Nous n'avons pourtant pas, en France, une édi-
tion de ses œuvres. Quelques jolies pièces, telles que le
Bavolet flottant, le Carillon de Cythère, les Papillons, les
Petits moulins à vent, le Réveille-matin, ont été « recueil-
lies » par M. L. Diémer dans ses « Clavecinistes français »,
puis publiées à part, à l'usage des amateurs pianistes ;

mais l'édition critique et complète, ayant le caractère d'un


monument élevé à une gloire nationale, est encore attendue.
Brahms et Chrysander ont publié en 1888, à Londres,
une édition très sérieuse (avec des lacunes) des pièces de
clavecin; ce travail, qui n'a pas été continué, est loin
de donner une idée exacte de la production de François
Couperin. Organiste de la chapelle du Roy, il publia
les quatre volumes de ses pièces pour Clavecin (in-fc ,

gravure sur cuivre par du Plessy), en 1713, 1717, 1722,


1730. C'est la partie de ses œuvres la plus connue. Il reste
à remettre au jour ses Sonates et suites de symphonie en
trio (4 livres, 1729), les Nouveaux concerts, l'Apothéose
de Corelli, l'Apothéose de l'incomparable Lulli, les Trios en
4- livres (pour 1 er et 2 e dessus de violon, basse d'archet,
avec basse chiffrée), les Leçons de Ténèbres, les Pièces de
Viole et la musique d'orgue ('?).

La première édition des Pièces de clavecin de Couperin comprend


297 pages de musique in-folio, de 12 portées à la page. La Biblio-
thèque Nationale en possède un manuscrit (Ynv 1869) en deux volumes
in-folio dont le second contient des préludes inédits. Il y a aussi un
manuscrit de la Bibliothèque de l'Arsenal, ms. 2547, qui renferme un
assez grand nombre de pièces des compositeurs suivants : Cou-
perin, Danguy, Desjardins, Colin. Jacquet, de Lacoste. Monteclair,
Dandrieu, Clairambault, abbé Fessart, etc.).
C'est en 1717 que Fr. Couperin publia l'ouvrage suivant, le pre-
mier du genre L'Art de toucher le clavecin, dédié à Sa Majesté.
:

Voici quelques lignes tirées de la préface de cet opuscule. L'origi-


nalité et la saveur de ce morceau tiennent à l'absence de langage
technique et aux naïfs efforts de l'auteur pour y suppléer :

«... On doit tourner un tant soif peu le corps sur la droite étant au
LA MUSIQUE D'ORGUE ET DE CLAVECIN AU XVII e SIÈCLE 141

clavecin ne point avoir les genoux trop serrés et tenir ses pieds vis-
:

à-vis l'un de l'autre, mais surtout le pied droit bien en dehors.


« A l'égard des grimaces du visage, on peut s'en coriger soy-mème
en mettant un miroir sur le pupitre de l'épinette, ou du clavecin.
«... // est mieux et plus séant de ne point marquer la mesure de

la teste, du corps, ny des pieds il faut avoir un air aisé à son cla-
;

vecin : sans fixer trop la vue sur quelque objet, ny l'avoir trop vague :
enfin regarder la compagnie, s'il s'en trouve, comme sy on n'étoit
point occupé d'ailleurs; cet avis n'est que pour ceux qui jouent sans
le secours de leurs livres.
(( On ne doit se servir d'abord que d'une épinette, ou d'un seul cla-
vier de clavecin pour la première jeunesse ; et que l'une ou l'autre
soient emplumés très fortement; cet article est d'une conséquence
infinie, la belle exécution dépendant beaucoup plus de la souplesse,
et de la grande liberté des doigts, que de la force; en sorte que dès
les commencemens, sy on laisse jouer un enfant sur deux claviers, il
faut de toute nécessité qu'il outre ses petites mains pour faire parler
les iow.hes et de la viennent les mains mal placées et la dureté
du jeu.
La douceur du toucher dépend encore de tenir ses doits le plus
«
près des touches qu'il est possible ; il est sensé de croire qu'une main
qui tombe de hault donne un coup plus sec que sy elle touchait de
près, car la plume tire un son plus dur de la corde. »

« Regarder lacompagnie », en jouant... Lui sourire aussi,


sans doute!... Qu'on se figure Chérubin au piano, ou plutôt
qu'on se représente le Concert de Saint-Aubin on com- :

prendra le caractère de cette musique, telle qu'elle fut


conçue par les musiciens et goûtée par les contemporains.
François Couperin a personnifié, dans une période où
les mœurs étaient aimables et faciles, la musique de cour
et de salon, en poussant l'élégance et l'esprit jusqu'au
génie, —
le génie spécial au genre qu'il cultivait. Nul ne

lut plus pénétré que lui de l'esprit de son temps, et n'en


donna une image musicale plus exacte. Il « enseignait »
;i Mgr le Dauphin duc de Bourgogne, « à six princes ou
princesses de la maison Royale » (il n'oublie pas de le rap-
peler lui-même); aux petits concerts de la chambre, « pres-
que tous les dimanches », il tenait le clavecin pour jouer
avec Duval, Philidor, Alarin et Dubois, des « concerts »,
des gavottes, des courantes, des chaconnes, devant le
monarque eharmé. S'il se résolut à « faire graver », ce fut
sur la sollicitation du public. Il a écrit cette phrase typique :

/ avancerai de bonne f'oy que j'aime mieux ce qui me touche


142 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

que ce qui me surprend. Nous ne sommes plus aux temps


héroïques de la composition le ciel de l'art est un plafond
:

de salon où volent de petits Amours.


Ses quatre livres contiennent 27 ordres (mot remplaçant
ici le terme banal de suite) dont chacun contient un assez
grand nombre de brèves compositions. Comme d'Angle-
bert, Couperin n'observe pas l'unité du ton, mais suit un
plan d'une nouveauté importante au début et à la fin de
:

la composition, la tonalité est la même; et c'est dans la


partie du milieu (sauf l'ordre n° 23) que se fait le chan-
gement, un peu comme dans le trio du menuet moderne.
Couperin avoue qu'il a« toujours eu un objet en composant
toutes ces pièces », et que beaucoup d'entre elles sont «des
portraits qu'on a trouvés quelquefois ressemblants sous ses
doigts ». Nous voilà loin des danses classiques de jadis!
L'objet de Couperin est surtout de peindre avec la mélo- —
die, la tonalité, le rythme la femme —
des premières années
du xvm e
siècle la douce et
: piquante, Y enchanteresse Y enga- ,

geante, Y évaporée, la distraite, Yingénue, Y attendrissante,


la laborieuse, la prude, la lutine, la Babet, la Mimi, la volup-
tueuse, Yangélique... Voilà quelques-uns de ses titres. Là
où il ne fait pas de « portrait » avoué, il reste le musicien
galant par excellence, qu'on retrouve dans les Gondoles de
Délos, le Carillon de Cithère, les Fauvettes plaintives, les
Amours badins, le Dodo ou l'Amour au berceau, les Lis nais-
sants, le Rossignol en amour, Y Ame en peine, les Papillons,
les Abeilles, les L'effort de Couperin tendait
Silvains...
à faire de la musique un vrai langage de charme.

Le volume oblong (Bibliothèque du Conservatoire) de ses Préludes


(56 pages] contient cette pièce singulière qui mérite une explica-
tion : Les fastes de la grande et ancienne M -f- N -f- SH -f- ND -j-

S (sic).
Il faut lire, évidemment, malgré l'erreur qui est au milieu du mot :

mène str and ise. Voici les sous-titres de cette œuvre de polémique
(12 pages en tout) 1 er acte : Marche des notables et jurés m -f- n
: +
s h +
n d -\- urs. —
2 e acte : Air de vièle avec bourdon. Les Viéleux
et les gueux. —
3 e acte Les jongleurs, sauteurs et saltimbanques
:

avec les ours et les singes (air). —


4 e acte : Les invalides ou gens
estropiés au service de la grande -f- n
-{-...M —
5 e acte : Désordre
et déroute de toute la troupe causés par les ivrognes, les singes et les
ours. Cette composition se rattache à une des périodes les plus vives
LA MUSIQUE D ORGUE ET DE CLAVECIN AU XVII e SIECLE 143

du conflit persistant et d'ordre très grave qui s'éleva, sous l'ancien


régime, entre les organistes et maîtres de « clavessin » d'une part,
et les ménestriers. Couperin, en sa qualité d'organiste de Saint-Ger-
vais, de musicien du Roi, etc., et surtout en raison de sa grande
renommée, était un des principaux intéressés dans cette lutte sur
laquelle voici quelques renseignements.
Au xiv c siècle (vers 1H30), des bateleurs-musiciens qui faisaient
danser la populace au son de la vielle et l'amusaient par des singe-
ries, s'étaient réunis sous le nom de Confrérie de Saint-Julien des
Ménestriers. Comme c'était alors l'usage, ils s'étaient donné un roi.
(Le titre de roi des Ménestriers est même, avec celui de roi d'Armes,
le seul qui ait subsisté jusque vers la fin du xvm e siècle.) Le
24 avril 1407, ils firent approuver leurs règlements par des lettres
de Charles VI où se trouvent les lignes suivantes, source intarissable
de procès futurs... « tous ménestrels, tant joueurs de hauts instru-
ments comme bas, seront tenus d'aller par devant le roi des ménestrels
pour faire serment d'accomplir toutes les choses ci-après ». C'était un
monopole redoutable, dont la tendance constante, pendant plusieurs
siècles, fut d'envelopper la musique instrumentale tout entière en
l'adjoignant a la danse qui était d'abord son objet propre. En 1658,
Dumanoir, roi des ménestriers, avait obtenu des lettres patentes qui
étendirent ses pouvoirs sur les violons. Dans les statuts de sa con-
frérie, il était dit
: que tous les maîtres d'instruments devaient être
d'abord reçus par elle; que leur apprentissage était fixé à quatre ans:

qu'ils devaient être jugés par le roi des ménestrels; qu'il leur était
interdit d'enseigner à d'autres personnes que les apprentis, sous
peine de 50 livres d'amende, etc. En 1661, les ménestrels eurent un
procès avec l'Académie de danse fondée par Louis XIY, et le perdi-
rent. En 1691, ils eurent la prétention d'exercer leur privilège, non
pas seulement sur les maîtres de danse et sur les violons qui étaient
regardés comme inséparables de la danse, mais « sur les composi-
teurs de musique et les musiciens se servans de clavessins, luths et
autres instruments d'harmonie ». Ces derniers protestèrent. Un procès
fut engagé au Chàtelet et porté par appel au Parlement. Un arrêt du
7 mai 1695 donna raison aux compositeurs et clavecinistes qui défen-
daient la liberté de leur art. •

En 1706 (5 avril), nouveau réveil des hostilités. Les maîtres à


danser surprennent de nouvelles lettres dans lesquelles, subreptice-
ment, ils se font donner le privilège exclusif « d'enseigner à jouer de
tous les instruments de musique et tablature de quelque espèce que
ce pût être, sans aucune exception, et notamment le droit d'enseigner
à jouer du clavessin, du dessus et de la basse de viole, du théorbe,
du luth, de la guitare, de la flûte allemande et traversière, etc. »
Les organistes, en particulier, s'opposèrent à l'enregistrement de
ces lettres. On devine aisémeut leur état d'esprit. Un grand compo-
siteur, comme Couperin, organiste de Saint-Gervais, serait-il obligé
de se faire recevoir maître à danser pour cultiver son art ? Les com-
positeurs eurent raison des ménestrels, non sans peine.
Le 18 mai 1707, de nouvelles lettres patentes furent expédiées,
144 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

pour ramener la « ménestrandise » aux seuls privilèges stipulés en


1692 et en 1695. Ces lettres n'ayant pas été enregistrées par les
ménestrels à cause de certains considérants qu'ils jugeaient trop
flatteurs pour les organistes, ceux-ci. craignant toujours de nouvelles
difficultés et désireux « d'anéantir l'hydre », obtinrent, le 4 juil-
let 1707, de nouvelles lettres qui « faisaient défense aux maîtres à
danser de troubler les harmonistes dans l'exercice de leur profes-
sion ». La question parut ainsi nettement réglée.
C'est à ce dénouement que se rapporte la composition de Couperin
citée plus haut. Une telle conclusion ne fut d'ailleurs que provisoire.
Les organistes et « compositeurs d'harmonie » n'ayant ni confrérie,
ni communauté, ni dépôt public pour les pièces pouvant servir
à leur défense, furent plus tard exposés à de nouvelles vexations.
Le 30 mai 1750 se dénoua en leur faveur, par un arrêté du Parle-
ment, un nouveau procès. Le texte de ce long arrêté est des plus
curieux. Rendu a contre le sieur Guignon, Roi et maître des niénes-
triers. et la communauté des maîtres à danser », il contient, comme
nous l'avons dit plus haut, l'énumération de tous les organistes de
Paris à cette époque.
(Par un édit enregistré le 13 mars 1773, Louis XYI supprima
l'office de Roi et Maître des Ménestriers comme v nuisible à l'émula-
tion si nécessaire au progrès de l'art de la musique ».)

J.-Ph. Rameau a écrit 53 pièces pour clavecin. Le pre-


mier recueil ou « livre » parut en 1706. Le second, sans
date mais accompagné d'un privilège qui est de 1724, con-
tenait une méthode pour la méchanique des doigts où l'on
enseigne les moyens de se procurer une parfaite exécution.
Le 5 e recueil est des environs de 1736. En 1741 parurent
les cinq pièces arrangées d'après les « Pièces en concerts »
pour clavecin avec un violon ou une flûte et une viole ou
un deuxième violon, et en 1747 la « Dauphine », dont la
B. X. possède le manuscrit autographe. Le recueil de 1706
comprend un prélude, dont la première partie est de
:

12
forme libre, non mesurée (le reste en -ç-); deux alle-

mandes, une courante, une gigue, deux sarabandes, une


Vénitienne une gavotte, un menuet. Dans le recueil de
,

1724 (réédité en 1731), prédomine une forme spéciale :

un menuet (placé au début du livre), deux gigues, une


musette, une Villageoise, les Tendres plaintes, la Joyeuse,
la Follette, sont écrits « en
les Tourbillons, les Cyclopes,
Rondeau » (c'est-a-dire forme de la chanson avec
dans la
couplets et refrain); on retrouve cette forme dans quelques
LA MUSIQUE D ORGUE ET DE CLAVECIX AU XVII e SIECLE 145

pièces des autres publications : les Tricotets, la Livri, la


Timide, Y Indiscrète. Les « doubles » sont assez fréquents;
une gavotte en a jusqu'à six (livre II des Pièces).

Toute la musique instrumentale de J.-Ph. Rameau se trouve dans


les volumes I et II de la grande édition des Œuvres publiée depuis
1895 par les éditeurs Durand et fils. Ce travail a eu surtout pour objet
la vulgarisation des pièces de Rameau par leur exécution sur le
piano: les éditeurs déclarent dans l'Avant-propos qu'ils ont supprimé
« ceux des ornements qui n'ont plus leur raison d'être ». Ils s'appuient
sur le témoignage d'Amédée Méreaux, qui écrivait en 1867 que « les
agréments dont Rameau fait grand usage offrent des difficultés réelles,
mais qu'ils peuvent et doivent même parfois être supprimés ». Ils pré-
sentent enfin leur œuvre de simplification et de choix en disant que
M. Saint-Saëns « s'est chargé de plaider leur cause ». Mais, dans la
Pré/ace qui suit, le grand compositeur ne dit rien en faveur d'un sys-
tème d'édition qui ne saurait avoir une valeur historique.
La formule reprise par Méreaux, La lettre tue et l'esprit vivifie,
pour justifier ses arrangements, et qu'il développe d'ailleurs ainsi :

« La lettre, c'est la note, l'esprit, c'est la pensée, etc., » ne saurait, en


aucune façon, s'appliquer à la musique. Les anciens clavecinistes
tenaient beaucoup aux « agréments » dont ils ornaient leurs ouvrages ;

ils s'irritaient de la négligence avec laquelle on traitait parfois des


accessoires (?) qui sont inséparables des pièces de clavecin, comme
les perruques, les papillotes et les mouches sont inséparables de
certains portraits de l'ancien régime.

Dans les œuvres de 1706, Rameau imitait ou continuait


Marchand sans une notable originalité. En 1724, sans créer
des formes nouvelles et sans s'élever jusqu'à la hauteur de
Fr. Couperin, il se montre plus personnel il a de l'imagi- :

nation pour la « peinture musicale », une richesse remar-


quable et une sorte d'élégance virile mais il regarde le ;

passé bien plus que l'avenir. Dans ses Nouvelles suites de


1736, il se montre sous la double influence de Couperin
dont il tendance anecdotique et spirituelle, et de
suit la
Scarlatti. En donnant aux
danses un développement qui
les rapproche de la sonate (les Trois mains, la Foule,
Y Enharmonique, Y Egyptienne), il s'approprie les nou-
veautés du style italien pour élargir les cadres usuels.
L'émotion et une certaine finesse de sensibilité, un certain
esprit dans la grâce, l'abandon, l'ingénuité lui font sou-
vent défaut, et se trouvent remplacés par un slvle net, un
peu froid, avec des agréments de pure forme. Quand il
Combariec. — Musique, II. 10
146 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

arrive aux qualités qui font le charme de la musique, on


sent que c'est plus par réflexion et habileté que par mou-
vement naturel. Il faut noter que, dans la Méthode de la
Mécanique, le doigté qu'il enseigne est infiniment préfé-
rable a celui de ses prédécesseurs.

Bibliographie.

ALEXANDRE Guilmant les Archives des maîtres de l orgue, rééditions


:

des œuvres françaises, précédées de notices biographiques sur chaque


maître par André Pirro. —
De François Couperin. quelques jolies
pièces ont été insérées par MÉREAUX dans les Clavecinistes de 1631 à 1700,
(Paris, 18G7, livr. 3-7), par Farrenc dans son Trésor des pianistes (1861-
1872),par Louis Diémer dans ses Clavecinistes français (3 vol.); Brahms
et Chrysander ont publié une édition des pièces de Clavecin, avec des
lacunes (Londres, 1888); mais ce travail, qui n'a pas été continué, est loin
de donner une idée exacte de la production de François Couperin. — Hor-
tense Pa.rf.nt Répertoire encyclopédique du pianiste (Paris, Hachette, 1900).
:

Pour Rameau, voir les premiers volumes de l'Edition des Œuvres (Durand).
Pour tout l'ensemble du chapitre nous avons souvent mis à contribution :

Weitzmann, Seiffert et Fleischer, Geschiclite der Klaviermusik, 1°' vol.


(Leipzig-, Breitkopf, 1899).
CHAPITRE XXXIX

MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L'ORGUE


ET DU CLAVIER

Frescobaldi ; son œuvre, son rôle, ses élèves. —


Les maîtres de Naples ;

Domenico Scarlatti. — Les maîtres de Venise. —


Les Allemands du Sud
sous l'influence franco-italienne Froberger et les organistes de la Cour
:

de Vienne. Les maîtres de Nuremberg, Ulm, Munich, Bade. —


Les Alle-
mands du Nord sous l'influence de Sweelinck et de l'art français. —
Les
organistes de la région de Thuringe. —
Kuhnau. —
Les œuvres pour
orgue de Hsendel. —
J.-S. Bach; son œuvre pour orgue et pour clavier;
organisation de la fugue depuis le XVI e siècle.

Dans chapitre consacré aux maîtres étrangers de


ce
l'orgue du clavecin, nous parlerons successivement
et :

1° des maîtres italiens; 2° des maîtres allemands du Sud,

placés sous l'influence italienne; 3° des maîtres allemands


du Nord, placés sous l'influence des Néerlandais qui, eux-
mêmes, leur transmettaient l'art des virginalistes anglais;
4° des maîtres allemands de la région du centre, dont les
œuvres firent une synthèse harmonieuse d'éléments venus
du sud et du nord. L'influence de la musique française sera
partout visible et considérable, autant que l'influence ita-
lienne.
L'orgue et le clavecin furent cultivés de bonne heure
en Italie. En 1522, après le banquet donné aux Ambas-
sadeurs vénitiens par le cardinal Cornaro, il y avait eu « de
la musique de toute espèce; on y entendit des clavecins
qui avaient des tons surprenants ».
Le premier qui ait codifié avec succès et autorité les
règles de l'exécution sur les claviers est Girolamo Diruta
148 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

(né en 1560 à Pérouse). En 1593, étant alors organiste à


Venise, il publia la première partie d'un ouvrage dédié à
Sigismond Batori, prince de Transilvanie, et intitulé, pour
cette raison : « II Transilvano o Dialogo sopra il vero modo
di sonar organi e stromenti da penna » ; il y expose une
technique de l'orgue et des instruments à clavier, appuyée
sur des textes musicaux de Merulo, d'ANDREA et Giov.
Gabrieli, de Luzzaschi, Banchieri, Quagliatj, Guami, Bell-
haver (vénitien élève d'A. Gabrieli), Fatorini, Mortari,
Romanini. Les nombreuses éditions de cette œuvre, au
commencement du xvn c siècle, attestent son influence
pratique.
L'art italien de l'organiste virtuose et compositeur est
représenté, dans la première moitié du xvii c siècle, par un
grand nom de l'histoire de la musique : Girolamo Fresco-
baldi.
Doué, comme certains grands maîtres, du double talent
de virtuose et de musicien compositeur, il a été, dans sa
première période de production (1608-1624), sous l'influence
de l'art vénitien et de l'art flamand; il est devenu ensuite
chef d'école comme organiste, et a fait bénéficier ses
œuvres du prestige qu'il avait comme exécutant.
Bien que ses compositions, de forme un peu surchargée
et souvent difficile, ne laissent pas une impression d'en-
semble assez nette, il fut un artiste de progrès son style ;

est bien instrumental et a le mouvement de la vie. C'est le


maître de la Toccata. Par une singulière fortune, ce n'est
pas en Italie, où l'art de l'orgue ne cessa de décliner après
lui, que s'exerça son action historique, mais en pays sud-
allemand. Il fut pour ce dernier un éducateur et un agent
de transmission faisant rayonner l'art italien; son rôle peut
être comparé à celui de Scheidt transmettant l'art de
Sweelinck aux Allemands du nord, et à celui de Sweelinck
lui-même transmettant aux Pays-Bas l'art des Anglais.
Frescobaldi (Ferrare, 1583 —
j Rome, 1644) fut enfant
prodige comme Mozart, réputé pour sa jolie voix et sa pré-
coce habileté à jouer d'un grand nombre d'instruments.
Organiste de Saint-Pierre de Rome (1608-1628), puis de
San-Lorenzo in montibus, il était considéré comme un
virtuose d'un talent miraculeux, et attirait a lui les artistes
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L ORGUE ET DU CLAVIER 149

de profession autant que les amateurs. Il fut, pour son


temps, le vrai maître du « clavier » et exerça une profonde
influence sur l'Allemagne comme sur l'Italie. Il subit d'ail-
leurs, lui-même, comme la plupart de ses compatriotes de
la Renaissance, l'engouement général pour l'art français,
ainsi qu'en témoigne le simple titre de quelques-unes de
ses œuvres :Recercari et Canzoni francese, etc. (Rome,
1615); Canzoni alla Francese in partitura, etc. (liv. IV,
recueil d'Alex. Vincenti, Venise, 1645); et il séjourna assez
longtemps à Bruxelles et Anvers (1605-1608) pour s'im-
prégner d'art flamand. Ses autres ouvrages peuvent être
classés en 3 groupes :
1° les livres de Canzoni (1628)

« accommodés » pour toute sorte d'instruments 2° les


;

compositions pour orgue; 3° les compositions pour cla-


vier.
Son premier livre de Fantasie à 4 (Milan, 1608) contient
3 pièces dont chacune est sopra un soggetto solo; les autres,
qui contiennent de deux à quatre thèmes, appartiennent
plutôt au genre du ricercar. Dans l'ensemble, on retrouve
la manière de l'école vénitienne. Elle reparait dans le
er
1 livre de ses Toccate e Partite (1614-1616), qui ont le
caractère de préludes improvisés sans architecture toujours
régulière. Frescobaldi donne des indications détaillées
pour leur exécution, qu'il ne veut pas astreinte à une
mesure fixe et rigoureuse, mais souple et librement expres-
sive. Dans ses Ricercari (1615), il s'approprie les formes
fuguées du genre tel qu'il a été traité par Giov. Gabrieli,
mais avec un progrès dans la construction tantôt, il traite
:

le thème comme un cantus fi r mus dont la position est


immuable (n os 6, 7, 10); tantôt (n° 3), lorsque paraît un
second, un troisième thème, le ou les précédents lui sont
associés (dans le n° 5, il y a trois idées mélodiques qui se
réunissent pour conclure). Dans les Canzoni, écrites en
style fugué, il emploie cinq phrases, dont deux en mesure
ternaire, trois en mesure binaire (sauf dans le n° 5). Il
y a chez lui une tendance serrer la forme, à la rendre
ii

plus claire et plus arrondie. Ses Caprices (Capriccio supra


un Sogetto, n° 11, Capriccio cromatico con ligature al con-
trario, n° 8. Capriccio di durezze, n° 9, etc.). dont le livre
I parut en 1624, sont de libres compositions fuguées dont
150 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

quelques-unes semblent être le résultat d'une gageure (les


notes de la gamine, le chant du coucou étant parfois
l'énoncé du pi'oblème à traiter). Dans le second livre des
Toccate (1627), 4 pièces sont explicitement destinées à
l'orgue; dans les Variations, pour le clavier, où l'influence
de l'art anglo-flamand est reconnaissable, Frescobaldi
donne la forme d'une danse à certaines variations (ainsi
e e
la 3 de Y Aria detta la Frescobalda est une gaillarde, la 5
une courante). Son dernier ouvrage, Fiori musieali (1635)
contient toutes les formes déjà traitées auparavant fan-
:

taisies, toccates, ricerears, canzones, caprices, arrange-


ments de thèmes grégoriens pour l'usage spécial de
l'organiste.
Dans sa musique pour « clavier » (pour piano serait à
peu près équivalent) Frescobaldi aime à prendre un motif
de danse — balletto, gagliarda, cor rente, passacaglia, cia-
conna — en le désaffectant d'abord, pour l'élever à la noblesse
de l'expression abstraite il s'attache ensuite à le mettre en
;

contrepoint et à le varier pour cela, il est obligé de


:

mettre en œuvre toutes les ressources de l'instrument, et il


arrive ainsi à créer un style brillant. Les danses reprennent
leur caractère et, pour la première fois, sont réunies « en
suites », dans les œuvres de Bernardo Pasquini 1637-1710),
(

organiste aussi, mais ayant écrit des « Toccates et suites


pour le clavecin » (Amsterdam, 1704. Une sonate auto-
graphe de lui est à la Bibl. R. de Berlin). A partir de ce
moment, les danses vont jouer un grand rôle dans le style
de la musique pour clavecin, qui, lorsqu'elle ne sera pas
influencée par le contrepoint familier à l'orgue, recherchera
de plus en plus ce que les Italiens appellent fiorette, fiori-
ture, les Anglais grâces, les Français agréments, broderies,
et ceque les Allemands désignent d'un mot impliquant,
pour nous, une idée fâcheuse Manieren. :

Frescobaldi avait développé, en y ajoutant sa contribu-


tion, les conquêtes de ses prédécesseurs dans le domaine
instrumental ses élèves et successeurs furent des héritiers
;

médiocres Michel-Angelo Rossi, Mauritio Cazzati, Mami-


:

liaxo Pistocchi, Fabr. Foxtana... ne réalisèrent aucun


progrès notable; ils firent même un recul en écrivant pour
orgue ou cembalo, et, ce qui est plus grave, pour cembalo,
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L'ORGUE ET DU CLAVIER 151

harpe, violon et de Pistocchi,


altri stromenti {Caprices
1667). Le seul nom dans la seconde moitié du
ilhistre,
siècle, est celui du toscan Bernardo Pasquini. Sa
e
xvii
renommée, comme l'atteste son épitaphe fut grande ,

« chez presque tous les princes de l'Europe ». Il a


beaucoup écrit; quelques-unes seulement de ses œuvres
furent imprimées pendant sa vie mais ,à l'âge de,

soixante ans, il entreprit d'en faire le recueil complet le :

premier volume manuscrit (constitué de 1697 à 1702) est à


la Bibliothèque de Berlin; les trois autres (1704-1706) au
British Muséum de Londres. Le titre général de l'ensemble
est Sonate per gravecembalo; avec quelques « sonates »
proprement dites, on y trouve les formes les plus diverses :

pièces fuguées, toccatas, danses et variations, suites. Le style


général de Pasquini a une tendance vers le charme de la
mélodie et de l'harmonie il n'a pas la force de Fresco-
:

baldi, mais il est clair, « ensoleillé » (Seiffert), calme,


bien instrumental. En cela, il des
est distinct à la fois
musiciens français qui, dans les transcriptions de danses,
adaptaient le style grêle et le rythme de la musique de
luth, et des allemands qui recherchaient une expression
plus profonde à l'aide de l'harmonie.

Pasquini est, comme Frescobaldi, un maître du contrepoint, un


mélodiste, et un libre esprit musical. Dans ses Caprices, on trouve
l'art de traiter un thème, de le diversifier, de l'associer à d"autres
thèmes dérivant l'un de l'autre. Ses toccates sont très variées dans :

l'une, les voix supérieures se jouent sur une pédale longuement tenue ;

une autre se divise en parties de caractères différents. Une Toccata


con fuga abandonne la traditionnelle division en 3 parties (avec une
fugue au centre), supprime la 3° partie et donne à la fugue du milieu
un développement prépondérant; une autre a pour titre Toccata con
lo Scherzo del Cucco. Même liberté dans les suites de danses {Alle-
mande, Aria, Bizarria, Allemande —
Cortenta, Saltarello, Passaca-
glia), dans le choix de quelques thèmes populaires pour de petites
variations [Bergamasca, Follia), dans des pièces d'invention pure
(Bizarria, Aria). Pasquini est le premier italien qui ait introduit la
forme Suite dans la musique pour clavier: mais il s'écarte de plus en
plus de la danse réelle, pour arriver, par abstraction, à la musique
simplement instrumentale. Dans ses sonates (conservées dans le pre-
mier des volumes de Londres) il fait souvent, pour le clavier, une
transcription littérale de sonates pour violon là où il y aurait deux
:

violons, il emploie deux claviers avec des basses chiffrées dont les
exécutants doivent improviser la réalisation. Il se rattache à Corelli
152 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

pour le nombre des parties de la composition (3 au plus), mais il

est encore très éloigné de la sonate moderne.


L'influence de Pasquini a été considérable à l'étranger. Elle est
visible en Angleterre dans les Suites d'HENRY Purcell (contenues
dans le Musik's Hand-mai de Playford, Londres, 1678, 1689, et dans
la Collection publiée en 1696 par la veuve de Purcell).

On peut distinguer trois groupes, parmi les compositeurs


italiens de musique instrumentale dans la première moitié
du xvm e siècle les successeurs directs de Frescobaldi et
:

de Pasquini; les maîtres de Naples ceux de Venise. Dans


;

le premier groupe, le nom le plus important est celui


de Domenico ZtPOLi, organiste (en 1716) de l'église des
Jésuites à Rome, auteur de Sonates pour orgue qui sont
des suites de pièces profanes et religieuses avec le sens
ancien du mot Sonate. Le Conservatoire de Paris en pos-
sède un exemplaire. Le groupe des maîtres napolitains est
dominé par les grands noms de Francisco Durante et de
Domenico Scaulatti. Durante a surtout écrit pour l'Eglise.
De son œuvre, qui est très considérable, nous n'avons à
retenir ici que les six compositions pour clavier, dont
Schletterer a donné une réédition pour l'usage pratique
[Sonate per Cembalo divise in Studi e Divertimenti, publié
en 1732). Il représente une heureuse combinaison « du
sens mélodique napolitain et du contrepoint de l'école
romaine » (Riemann). Dans les six Etudes, cependant,
Durante s'affranchit des exigences du contrepoint vocal
pour employer d'agréables et élégantes formes pianisti-
ques extension de la tessiture des parties, croisement des
:

mains, saut de grands intervalles, eto., qui, plus tard,


devaient trouver beaucoup d'imitateurs. Les six Diverti-
menti (à l'exception du n° 3 qui est un canon ininterrompu
à l'octave) sont de petites pièces en deux parties et de peu
d'étendue.
Le plus grand nom, dans l'histoire de la sonate italienne,
est celui du napolitain Domenico Scarlatti (1683-1757),
aussi célèbre que son père Alexandre et objet d'admiration
pour ses contemporains comme pour nous. En Italie, en
Angleterre, en Espagne, en Portugal, Scarlatti fut considéré
comme le roi des instruments à touches, le virtuose supé-
rieur du clavecin et de l'orgue, le type incomparable du
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L ORGUE ET DU CLAVIER 153

« maestro al cembalo ». En 1708, il rencontra Hrendel à


Venise; un peu plus tard, après une sorte de joute qui eut
lieu dans le palais du cardinal Ottoboni, il fut déclaré vain-
queur comme claveciniste, mais dut, parait-il, céder la
palme au maître allemand, comme organiste. Scarlatti est
cependant un génie du même ordre que Hrendel et J.-S.
Bach, en ce sens que sa production fut intarissable, et
conserve encore une charmante fraîcheur de jeunesse, une
grâce souveraine, avec un élan et une facilité indiquant
un véritable élu de la Musique. Il a une netteté d'écri-

ture, une solidité rythmique, une grâce séduisantes. Il lui


manque la profondeur de la pensée pour être mis au même
rang que l'auteur du Messie et celui des Passions; il a
poussé quelquefois la virtuosité technique jusqu'à la gageure
(comme dans sa fameuse fugue du chat, en sol mineur);
autant que Bach et Hœndel, en de moindres entreprises
il est vrai, il eut le don inexplicable des créations sponta-
nées, ignorant les hésitations de la main c'est a une force
:

qui va une puissance de création glissant sur les choses,


».

un esprit ailé qui rend aimable tout ce qu'il effleure, et que


rien n'arrête. Sauf de rares exceptions, la musique des
plus grands maîtres a bien ce double caractère étant une :

manifestation de la Nature au même titre que la source des


fleuves ou le babillage du vent dans la forêt, elle est impro-
visée, exempte de tout effort, et, par suite, d'une abondance
que limitent seules les conditions générales d'une œuvre
humaine. Le nombre des compositions de Scarlatti, encore
indéterminé, dépasse 500 sonates, études ou exercices et
fugues. Les sonates sont à un seul mouvement, et donnent
le prototype de l'allégro dans les œuvres des classiques

ultérieurs.

Voici l'analyse de l'allégro de la Sonale en ré majeur dont nous pre-


nons le texte dans le Trésor des pianistes de Farrenc (t. 4-5, n° 68).
L'œuvre se compose de deux parties, dont chacune a une reprise:
la l re a 74 mesures, la seconde 76. L'une et l'autre sont reliées par
un retour des idées mélodiques et sont construites sur un plan tonal
très net. Cette pièce est charmante.

1 re partie. Elle débute par une phrase de 4 mesures dont le


retour à la tonique, comme il arrive souvent, a lieu deux fois, et qui
a un rythme de danse très marqué :
154 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Mélodiquement ou rythmiquement, reproduit avec plus ou moins


d'exactitude, cethème régnera dans toute la pièce. Il est immédia-
tement suivi de 44 mesures qui sont comme un développement des
deux mesures initiales :

Cette petite phrase, énoncée par la main droite, est reprise par la
main gauche qui la répète 2 fois. Ici, (19 e mesure), une phrase de
8 mesures, apparentée comme la précédente au thème principal, et
qui introduit peu à peu une modulation à la dominante :

(le ré de dernière mesure, appoggiature de do, a pour basse la).


la
Une dominante, le mode devient mineur et donne lieu à de
fois à la
nouvelles et libres imitations du thème principal (2 petites phrases
de 4 mesures, chacune répétée deux fois), puis retourne au majeur
pour donner lieu à une dernière transformation de l'idée, en forme
de « séquence » :

qui conclut dans le même ton, à la dominante de ré. Cette modulation


finale de la 1" partie à la dominante a une telle importance que
Scarlatti la répète avec insistance pendant une vingtaine de mesures:

tnu 1 1

wk, iÇgk
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L'ORGUE ET DU CLAVIER 155

cadence qui reprend aussitôt

rtftpwii
mesures) et qui, en répétant, par surcroît, les deux mesures finales

de la période, s'arrête enfin sur la cadence parfaite

soulignée encore par l'appoggiature. — Il y a une reprise de toute


cette première partie.
Nous sommes à la dominante. Le thème fondamental de
2 e partie.
la première partie reparait transposé, avec un contrepoint plus
serré :

j^
m ^'ÊXf '
etc

ÊUJ
Dansles 44 premières mesures, il y a une application à varier, en
les reproduisant, la forme et l'intérêt des idées précédemment
énoncées, en passant tour à tour par les tons de ré majeur, ré
mineur, fa majeur et fa mineur; les o'2 dernières mesures reprodui-
sent, en ré, la péroraison de la première partie (en la), l'auteur
marquant le retour à la tonique avec la même insistance que la
modulation à la dominante. —
Il y a une reprise de cette seconde

partie comme de la première.


Celle transparence du discours musical, cette grâce si légère et
si allante, se retrouveront dans Bach et Hœndel, dans les sympho-
nies de l'Ecole de Mannheim. dans Haydn, Mozart et Beethoven.
Les manuscrits si nombreux de Scarlatti sont épars dans diverses
bibliothèques. Comme éditions originales, on pont citer les Exer- :

cices pour Gravicembalo dédiés à la princesse des Asturies (1 vol.,


30 pièces, Amsterdam, 1740 environ); les Pièces de Clavecin (en
156 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

2 parties) publiées à Paris chez Boivin (1730 environ); les Volon-


taries and fugues, publiés par Roseingrave (Londres, 2 cahiers,
1730-35): les Sonates et Suites (Johnson, Londres, vers 1750); les
six Sonates de Haffner (Nuremberg, 1760). Les rééditions princi-
pales se trouvent dans les recueils de Czerny (plus de 200 pièces),
de Tausig, de Kôhler, de Haslinger, de Bûlow, d'André, de Farrenc...
Une édition critique des Œuvres, revues par Al. Longo, paraît
depuis 1906 chez Ricordi, a Milan.
Porpora. né à Naples en 1686 (y 1776), maître de chant, surtout
connu par ses opéras, est aujourd'hui considéré comme l'auteur des
dix fugues, peu expressives d'ailleurs et bien sèches, que publia
d'abord Clementi [Sélection of prattical Harmony, etc.), sans indica-
tion de source.
Parmi les Vénitiens, Benedetto Marcello (1686-1737), dans ses
Suonate da Cemhalo, œuvre de dilettante, se montra élève de Pasquini
et de D. Scarlatli. Domexico Albf.rti (1717-1740), auteur de VIII Sonate
per il cembalo, autre ouvrage d'amateur, mit à la mode la forme de
l'accord brisé à la base d accompagnement. Giov Batt. Pescetti
(1704-1766), organiste de Saint Marc, est l'auteur de Sonate per
gravicembalo écrites pendant son séjour à Londres (1739), où il fut
sans doute lié avec Hœndel (comme le fait supposer la comparaison
de sa sonate en la majeur avec la variation 5 de Hœndel sur l'aria
en mi).

L'art italien et l'art français, dont nous avons passé en


revue les maîtres les plus illustres en poussant jusqu'en
e
1750, eurent une visible influence, au xvn siècle, sur les
maîtres allemands, et d'abord sur ceux que la situation
des pays soumettait au contact de l'esprit italien.
Le représentant le plus typique de la musique pour orgue
et pour « clavier » parmi les Allemands du Sud est Johann
Jakoh FnoBERGER 1600?-1667), homme très rare sur les
(

espinettes. comme l'appelait l'ambassadeur Swann en 1649.


Virtuose admiré par Huygens, « compositeur cosmopolite »
(Ambros), il est, en pays allemand, le point de rencontre
de la musique italienne et de la musique française, un peu
transformées d'ailleurs et promues à quelques nouveautés
intéressantes.

Le cosmopolitisme est dans la vie de Froberger comme dans son


œuvre. Fils d'un cantor de Halle, il fut d'abord emmené à Vienne,
où il devint (en 1637, puis de 1641 à 1645) organiste de la Cour. Il
séjourna à Vienne auprès de Frescobaldi, voyagea en Hollande, en
France (à Paris, en 1652-3, il fut très honoré par les uns, décrié par
les autres), en Angleterre. Il fut particulièrement protégé par la
duchesse Sibylla, de Wurtemberg. Il mourut à Héricourt (Haute-
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L ORGUE ET DU CLAVIER 157

Saône). Ses œuvres, dont 3 volumes autographes sont à la bibliothè-


que de Vienne, ont élé publiées, en 2 recueils, 1693 et 1696; G. Adler
en a donné une édition critique dans les t. IVj, VI 2 et X, des Monu-
ments de la musique en Autriche : 25 toccatas, 8 fantaisies, 6 chan-
sons, 18 caprices, 4 ricercars, 23 suites.
Dans ces œuvres, il faut distinguer deux groupes I, les toccatas,
:

les chansons, les caprices, les fantaisies et les Ricercars II, les suites
;

er groupe appartient
et variations. Le 1 indistinctement à la musique
pour orgue et pour clavier il peut être nettement rattaché à l'influence
;

italienne. Le 2° est spécial au clavier et a des origines françaises.


I. Les toccatas de Froberger ont deux formes celle de la fantaisie
:

libre à la manière de Frescobaldi (Frob. leur donne une place dans la


musique religieuse par la rubrique Da sonarsi alV elevatione, ce qui
indique bien qu'il écrit pour l'orgue); et la forme ancienne, avec un
intermède fugué dans la manière de Merulo. On y trouve les trans-
formations mélodiques de thèmes employées seulement par Fresco-
baldi dans les fugues. Aux modèles pris chez le maître italien peuvent
aussi être rattachés les Chansons (composées presque toujours de
3 fragments), les Caprices (suites de 3 à 6 phrases). Les fantaisies et
les ricercars qui, pour Frescobaldi, avaient été les formes prélimi-
naires de la Canzone et du Capriccio, ne sont plus, pour Froberger,
que des cadres servant à de libres créations. —
IL Parmi les Suites,
5 sont limitées aux 3 danses :Allemande, Courante et Sarabande;
18 ont en plus une gigue. L'influence française est attestée, outre des
caractères généraux, par l'usage des doubles (variations) et des agré-
ments, par la tendance à réduire les modes à deux (majeur et
mineur), par le style, où l'harmonie verticale joue le rôle essentiel.
Les nouveautés de Froberger ont consisté l°à rattacher la courante
:

à l'allemande, soit en tirant la première du thème de la seconde, soit


en adoptant pour les deux la même harmonie, et à introduire ainsi
dans la Suite le principe delà variation; 2° à faire parfois de la Suite
une sorte de musique à programme. Telle, la Suite, complaisamment
analysée par Ambros (t. IV), où on lit cette rubrique Lamento
:

sopra la dolorosa perdita délia Real Maesta di Ferdinando IV Be dei


Romani. Les genres ont alors une telle tendance à s'altérer que si,
d'un côté, Froberger introduit la variation dans la Suite, d'autre part
il semble faire une Suite de ses Variations auff die Mayerinn, où une

mélodie est d'abord « variée » en six parties, puis suivie d'une cou-
rante avec un double, et d'une sarabande.
Aux mêmes sources d'influence se rattache l'œuvre du bavarois
Wolfgang Ebxer, né à Augsbourg en 1612, et qui, de 1637 à 1665,
fut organiste à la cour de l'empereur Ferdinand III. Sur un thème
fourni par ce dernier, il écrivit 36 variations pro cimbalo accommo-
datas (Prague, 1648); on lui doit un autre Aria et une Courante,
chacun en 12 variations (les numéros 11 et 12 de la dernière pièce
avec le titre de Gigue) et une Sarabande de même genre il introduisit
;

ainsi dans la Suite un élément qui lui était d'abord étranger.

Le double caractère, italien et français, des œuvres de


158 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Froberger, se retrouve chez la plupart des musiciens de


la cour de Vienne que de très anciennes relations mettaient
en contact avec l'Italie. Alessandro Poclietti. qui fut orga-
er
niste (de la chambre) de l'Empereur Léopold I de 1661 ,

à 1683, semble classé par les titres de ses deux ouvrages :

Pièces pour le clavecin ou l'orgue (1663) et Ricercari a


4- voci, recueil dont l'original imprimé est perdu, mais dont

l'existence est attestée par une copie dans un manuscrit du


xviu e siècle, venant de Vienne et aujourd'hui à la Biblio-
thèque de Berlin. Dans ses pièces pour le clavecin et dans
ses Suites, l'italien Poglietti emploie une forme plus ample
et plus libre que Froberger; dans ses Ricercars, il procède
surtout de Merulo et de G. Gabrieli. C'est un compositeur-
courtisan, qui suivait la mode, non sans grâce, parfois avec
puérilité. (Ainsi, il écrit 23 doubles ou variations sur un
aria, parce qu'à ce moment, —
1663 —
l'Empereur avait
vingt-trois ans!) Il eut néanmoins une importance assez
grande, songe que les éditeurs Roger à Amsterdam
si l'on
(1704), Walsh Londres. Aresti à Rome (1690) le firent
à
figurer dans leurs recueils à côté des plus éminents auteurs.

Il suit les modes française et italienne en ce qu'elles ont de moins

musical, lorsqu'il s'amuse à donner à chacune de ses 23 variations


des titres humoristiques et de fantaisie (la 14 e est intitulée le Baise-
mains), et lorsqu'il écrit un Petit air gay où il imite le chant du ros-
signol, un Caprice où il imite le chant du coq et le gloussement de
la poule. En Italie, Frescobaldi avait déjà donné l'exemple de ces
badinages qui auront plus tard de nombreux imitateurs, voire parmi
les plus grands compositeurs.

Deux autres grands organistes appartiennent au même


groupe Johax Kaspar Kerl, formé à l'école de Valentin
:

et de Giac. Carissini, et Georg Muffat, qui fit le double


pèlerinage de France et d'Italie, pour entrer en relations
d'une part avec Lulli, d'autre part avec Pasquini et
Corelli.

Le saxon Kerl (1627-1693) a passé la plus grande partie de sa vie à


Munich et à Vienne, où il fut organiste de la cour (1680-1692). C'était
un grand virtuose de l'orgue et du clavier. Lors de l'élection et du
couronnement de Léopold 1 er à Francfort (1658), il improvisa, sur
,

un thème fourni par l'Empereur, une composition à 2, puis à 3, à 4


MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L'ORGUE ET DU CLAVIER 159

et 5 voix. On a de lui des pièces


conlenues dans le recueil Toccata,
Canzoni et altre Sonate, per sonate sopra il clavicembalo e organo,
delli principali Maestri, etc. (1673), dont il existe seulement une copie,
et dans diverses publications des éditeurs Aresti, Roger, Walsh.
Sauf une toccata où l'indication per li Pedali au-dessus de longues
tenues se rapporte à l'orgue, ses œuvres ne sont pas spécifiées pour
l'orgue ou le clavier. Ses toccatas sont d'un italianisme assez original.
L'une est « Cromatica con durezze (appoggiatures et dissonances)
e ligature » une autre, en style capricant, tutta de salti, évite le mou-
;

vement par degrés conjoints (forme qui a joué un certain rôle dans
l'art ultérieur). Il a écrit des Suites. Une de ses pièces est intitulée
la Battaglia une autre, Kuku, a eu les honneurs de l'imitation dans
:

le premier allegro d'un concerto de Hamdel pour orgue. (De même le


motif d'une Canzone de Kerl se retrouve dans le chœur Froh sali
Egyptcnà" « Israël en Egypte ». —
Les meilleurs élèves de Kerl furent
Ag. Stf.ffani, le célèbre abbé compositeur, les organistes J.-J. Fux
et F. MuRscHii.vrsi r.
Georg Muffat (16357-1704) est un alsacien de Schlettstadt qui,
après avoir été organiste à Strasbourg, fut protégé, en Autriche, par
Léopold I er Dans la préface de celui de ses ouvrages qui nous intéresse
.

ici, Apparatus musico-organisticus... quo duodecim modulationes, seu

toccatx majores, stylo recentiori concinnatie exhibentur (1690), il dit


qu'il s'écarte des modèles laissés par Frescobaldi pour adopter un
style nouveau et mixte qu'il doit à sa connaissance des meilleurs
organistes germains, italiens et français :... stylum hune m eu m, illa
quant prxstantissimorum organœdorum Germanie, Italise, ac Galliae
praxi ac consuetudine adeptus sum experientia mixtum... Ce style
mixte est caractérisé par ce fait que Muffat, sans jurer sur la parole
d'un maître, fait usage de toutes les formes déjà introduites dans la
toccata par des auteurs différents les suites d'accord, les traits
:

rapides, les imitations et le fugato (la toccata 7 se termine par une


fugue où 4 thèmes sont traités) — jusqu'à l'aria et au récitatif. Il

mêle les styles italien et français. Comme le prouvent les indications


données dans le texte musical et relatives à l'usage du pédalier, la
toccata est dégagée de l'école du clavier et assignée à l'orgue, h' Appa-
ratus contient une sorte d'appendice de musique probablement des-
tinée au clavier une suite de variations, une Chaconne, une Passa-
:

caille, et deux pièces descriptives à programme (d'après les rubri-


ques Nova Cyclopeia harmonica et Ad malleorum ictus allusio, dont
la 3 e variation a été imitée par Hœndel dans le chœur d'Esther,
« Er kommt als Judas Freund »). Cette tendance descriptive d'ori-
gine toute française s'accentua dans les Caprices et les pièces
galantes de son fils 'Gotti.ieb Mi iiat (1690-1770), dont certaines com-
positions pour « cembalo » ont des litres piquants :le liastard,
la Jalousie, la Folie, Portrait d'une âme contente, la Fausse ingé-
nieuse, les Pensées consolées, le Cœur insinuant, l'Obéissance, la
Gaieté, le Paysan. Les Denkmàler der Tonkunst in QEsterreich (1904)
ont réédité son anthologie de 12 concerti grossi, Exquisilioris har-
monise instrumentales gravijucundse selectus primus (1701).
160 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Nuremberg fut aussi, clans la seconde moitié du


xvn e siècle, un des foyers de la musique instrumentale sud-
allemande, mais combien différent! Placée à la rencontre
de toutes grandes routes de l'Europe et dotée d'une cour
les
brillante dans la sphère d'attraction du génie italien,
Vienne recevait de tous côtés un rayonnement d'art cosmo-
polite et avait la passion de la virtuosité à Nuremberg, il ;

n'vanifètes bruyantes, ni nouveautés perpétuelles données


en pâture à un dilettantisme aristocratique, mais un goût
musical sérieux, bourgeois, paisible, fidèle aux traditions,
avant son allié et son soutien dans le culte religieux. Telle
est la caractéristique générale de cette partie du verger
musical allemand. Parmi les compositeurs qui fleurissent
là, un nom domine tous les autres celui de Pachelbel,
:

peu éloigné, de toute façon, de celui du grand J.-S. Bach.


Son œuvre est assez riche. Elle comprend :
1° 17 Suites
de valeur musicale moyenne, où le nombre traditionnel des
quatre danses, Allemande, Courante, Sarabande, Gavotte
(sinon leur ordre), est adopté, tantôt avec un prélude, tantôt
avec un intermède placé après les deux premiers morceaux,
et qui, pour l'usage des modes, réalisent déjà la pensée de
Bach dans son Clavecin bien tempéré elles sont écrites dans
:

les tons d'ut mineur et ut majeur, ré mineur et ré majeur,


mi mineur et majeur, fa majeur, sol mineur et majeur, la
mineur et majeur, si majeur, si
\> mineur, do ~ mineur,
\>

ré 9 majeur, fa tt mineur, la q majeur; 2° six Arias —


dans un recueil intitulé Hexachordum Apollinis, 1699 où —
l'ordre des tonalités est analogue, et qui sont ornés de
variations; 3° des Toccatas pour orgue où l'on trouve le
meilleur de sa maîtrise, et où des voix très agiles se
meuvent sur de longues tenues de pédale (17 mesures
dans la Toccata en sol mineur, 20 mesures dans la Toccata
en fa majeur, prototype de la grande composition de
J.-S. Bach dans le même ton). Cette solidité calme est un
des traits caractéristiques de Pachelbel dans sa chaconne:

en ré mineur, la basse formée des notes ré mi fa sol la


{blanches pointées) reparait, obstinément, 35 fois! 4° des
Chorals de haute valeur. Spitta cite comme caractéristique
un passage du choral Wie schon leuchtet ans der
tiré
Morgenstern (Combien belle brille pour nous l'étoile du
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L ORGUE ET DU CLAVIER 161

matin!) :compositeur fait entendre les trois premières


le
notes de mélodie, fa mi ré, qui passent ensuite, avec des
la
durées beaucoup plus longues, à la basse, tandis que les
deux voix supérieures font une imitation de ce dessin
initial dans un dialogue prolongé. Par un tel art, Pachelbel
« introduisit la discipline, l'ordre, la noblesse » dans le
choral des organistes delà région allemande moyenne. « Il
sut faire pénétrer au cœur de l'Allemagne les conquêtes du
Sud. » Cette œuvre de fusion et de progrès deviendra
complète et définitive avec le génie de Bach !

Johann Pachelbel (1653-1706) a été organiste à Vienne, à Eisenach,


à Erfurt, à Stuttgart, à Gotha et à Nuremberg. Parmi ses élèves,
il faut citer Joh. Bernard Bach, petit-cousin, et Joh. Michael Bach,

oncle de J.-S.
Parmi les compositeurs et organistes de Nuremberg qui cultivèrent
la musique instrumentale, nous mentionnerons seulement Henrich :

Schwemmer (1621-1695), Kaspar Wecker (1632-1695), Benedikt Schul-


theiss (f 1693), Philipp Krieger (1642-1726), Chr. Pr. Witte
(f 1716).
Il y eut encore, dans le Sud allemand, des organistes qui, sans
appartenir à une école ayant des traditions communes et continues,
furent importants. Nous indiquerons les ouvrages de quelques-uns ;

ils ont des titres naïfs et caractéristiques, dont beaucoup témoignent


d'une influence française.
De Seb. Ant. Scherer, organiste à Ulm :

Operum musicorum secundum, Œuvres musicales, Opus 2,


distinctum inlibros duosTabu- : divisé en deux livres Tablature
:

laturam in Cymbalo et Organo (notation) pour cymbalo et orgue,


Intonationum brevium per octo d'Intonations brèves (préludes)
tonos et Partituram octo Tocca- dans les 8 tons, et partition de
larum usui aptam cum vel sine 8 toccatas pour l'usage pratique,
Pedali. Ad modernam suavitatem avec ou sans pédale... 1664, Ulm
Concinnalum... 166U, Ulirne Typis (imprimé par B. K.).
Balth. Kùhnen.

Voici le titre curieux d'un ouvrage du moine Bertold Spiridion


a monte Carmelo, à Bamberg :

Instructio nova pro pulsandis Instruction nouvelle pour tou-


Organis, Spinettis, Manuchordiis, cher les orgues, épinettes, manu-
etc. hactenus in Scientiarum chordions, etc., cachée jusqu'ici
thesauro abscondita, nunc vero dans le trésor des Sciences, mais
magno studio ac labore erecta, aujourd'hui publiée par grand
adeo facilis et clara, ut quilibet étude et labeur, si facile et si
callens musicam et organorum claire que toute personne connais-
Combarieu. — Musique, II. , 11
162 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

claviarium capta prima lectione, sant [les éléments de] la musique


qux una duntaxat consistit
in et le clavier des instruments,
baituta seu mensura) intra paucos pourra, dès qu'elle saura lire une
mensés, se solo, non tantum seule baituta ou mesure, non seu-
Prœludia cujusvis generis lement jouer, au bout de quelques
suaviter, Canzonas vel Fugas mois, toute seule, des Préludes
déganter, Toccatas chromatice, harmonieux de tout genre, des
Bassum continuum perfecte chansons ou des fugues élégantes,
sonare, sed insuper simul artem des toccatas chromatiques, et
componendi motettas tam Eccle- exécuter parfaitement la basse
siasticas quant profanas excel- continue, mais en même temps et
lenter edicere valeat, Opus in par surcroît apprendre excellem-
quatuor partes divisum, omnibus ment l'art de composer des motets
Capellse magistris, Organœdis, tant religieux que profanes,
musicesi/ue amatoribus ac Monas- Ouvrage divisé en 4 parties, abso-
teriis in quibus organorum usas lument nécessaire à tous les maî-
viget perquam necessarium. tres de chapelle, aux organistes,
aux amateurs de musique et aux
monastères où l'orgue est en
usage.

(1« partie, Bamberg, 1669-70; 2 e ibid., 1672: 3 e et 4 e s. 1., 1679.


.. ,

Ouvrage élémentaire, médiocre, entaché de fautes. Exemplaires


à Vienne et Bruxelles; copie de l'édition princeps à la B. R. de
Dresde.)
De Franz Xav. Aht. Munschhausek, organiste à Munich :

Octi-tonium novum organicum, Octi-tonium, nouveau Traité


octoionisecclesiaslicisadPsalmos d'orgue répondant aux huit tons
et Magnificat adhiberi solitis, ecclésiastiques qu'on a coutume
respondens;... cum Appendice d'employer pour les psaumes et
nonnullarum Inventionum ac Imi- le magnificat... avec appendice de
tationum pro tempore Natalis quelques Inventions et Imitations
Domini. Accedit ad Calcem una pour le temps de la Nativité. A la
Partita genialis strli moderni. fin, est ajoutée une Suite géniale,
Opus prinium. Augusise Vindeli- de style moderne. Op. 1. Augs-
corum, apud L. Kronigerum, etc., bourg, chez L. K.
1696.

Au sujet des cinq fugues contenues dans ce recueil, l'auteur s'ex-


prime ainsi :

A gloriosis Toccatarum Canzo- Je me suis abstenu de litres


manque titulis abstinui, sed sim- brillants pour les toccatas et can-
plici Prxambulorum ac Fugarum zones, me bornant aux simples
nomine usus sum, quia nucleum mots <c Préambule » et « Fugue »,
sine cortice, quam corticem sine car j'aime mieux la noix sans la
nucleo dare malim, exemplum in coquille que la coquille sans la
hoc secutus famosissimi. Joan. noix; en cela, j'ai suivi l'exemple
Caspari Kerl. du très célèbre Johan Casp. Kerl.
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L ORGUE ET DU CLAVIER 163

De Ferd. Fischer (1650 7-1707?), maître de chapelle (1699-1707) du


Margrave de Bade, auteur de Pièces de clavessin parues en 1696 :

Musikalisches Blumen-Busch- Petit bouquet de fleurs musi-


lein ,oder neu eingerichtetes cales, ou petite sonnerie (cf. les
Schlag-Wercklein, bestehend in titres italiens per sonar, etc.),
:

unterschiedlichen Galanterien: als nouvellement montée et composée


Prseludien, Allemanden, Cou- de galanteries Préludes, alle-
:

ranten, Sarabanden, Bouréen, mandes, etc.


Gavotten, Menuelen, Chaconnen,
etc.. op. II, Augspurg, 1699.
J. C. F. Fischer... Principis De J.-C. Fischer... ex-maître
Ludovici... olim capellx magistri de chapelle du prince Louis :

Ariadne musica Neo-organœdum Ariadne musicienne (= traité


per viginti Prxludia, totidem donnant le fil conducteur dans le
Fugas atque quinque Ricercaras labyrinthe des tons et des modes
super totidem... Ecclesiasticas de la musique) ou Nouveau recueil
cantilenas... Opus pnestantis- d'orgue contenant vingt préludes
simum ultimumque. Augustee et fugues, etc., excellent et der-
Vindelicorum... 1715. nier ouvrage de l'auteur.

De Michael Schenenstuhl (1705-?), organiste à Wilhelmsdorf,


auteur d'un recueil de sonates pour clavecin (1736) :

Cemùths-und Ohrergôtzende Exercices de clavier pour le


Klavier-Ubung, bestehend in charme du sentiment et de
6 leichten nach heuiigen Gout l'oreille, formés de six Suites-
gesetzten Galanterie-Partien, Galanteries faciles et dans le goût
meistens fur Frauenzimmer com- du jour, composées principalement
ponirt (Nuremberg).' pour les chambres des dames.
Die beschaftigte Muse Clio, Clio, ou la Muse occupée trois :

oder III Galanterie- Suiten auf Suites galantes pour clavier.


das Clavier (ibid., 1738).

De Kaspar Simon, organiste à Nôrdlingen (vers 1750)

Gemiiths Vergnilgende Musica- Études accessoires, sentimen-


lischeNeben-Studien bestehend in tales et agréables, ou choix de
Auserlesenen Galanterie Stucken pièces galantes pour le clavier,
aufs Clavier nach hentigem dans le goût du jour.
Gousto gesetzt (Augsbourg).

Ces titres, d'une éloquence un peu prolixe, attestent le


désir naïf d'allécher la clientèle par la promesse de musi-
ques où l'on trouvera quelque chose de français : la grâce,
la « galanterie ».

Scherer, successeur de Tobias Eberlen comme organiste de la


cathédrale d'Ulm (1671), écrivait très sérieusement dans une dédicace
164 SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

de ses œuvres : ...


<c Ipsum immortalem deum [Musica] plaçât et
mitigat; imo nihil est quod cor hominis magis lsetiiicet quam Musica
et Vinuin, quod Salomon quoque fatetur ». On a de lui une Tabula-
tura in Cymbalo et Organo Inlonationum brevium per octo tonos (en
pièces) et une Partitura octo Toccatarum usui aptam cum vel sine
Pedali; compositions d'excellent style germano-italien, que M. Guil-
mant a publiées au 5 e vol. de ses Archives des maitres de V Orgue.

Nous avons parlé plus haut de Sweelinck, qui forme une


e
sorte de transition entre le xvi et lexvn e siècle. L'influence
de Sweelinck fut d'abord prépondérante parmi les Allemands
du Nord.
Parmi ses élèves hollandais, Michael Utbecht est le seul
nom connu; parmi ses élèves allemands, les meilleurs
furent Samuel Scheidt et Heinrich Scheidemann; puis, dans
e
la première moitié du xvn siècle, P. Siefert, organiste,
à Varsovie, de Sigismond III, ensuite à Dantzig; Samuel
Scheidt, Melchior Schildt, organiste de Wolfenbùttel et
de Hanovre; Jacob Pr.etokius, organiste à Hambourg.

Scheidt (1587-1654), après avoir séjourné à Amsterdam, revint dans


son pays, fut organiste, puis maître de chapelle du margrave de Bran-
debourg; il est l'auteur de la Tabulatura nova qui parut à Hambourg
en 1624, à l'usage spécial des organistes [in gratiam Organistarum,
prsecipue eorum qui musice pure ab s que celerrimis coloraturis organo
ludere gaudent). Le livre I contient des Psaumes, Fantaisies, Canti-
lènes, Passamezzi, Canons; le II, des Fugues, Psaumes, Cantiones
et Échos, Variations diverses ; le III, Kyrie dominicale. Credo,
Psaumes, Hymnes pour les principales fêtes de Tannée, Magnificat.
Une réédition de l'ouvrage a été donnée en 1892 par M. Seifîert dans
le t. I des Denkm'àler deutscher Tonkunst. Scheidt traite la Fantaisie,
la Toccata et la Fugue à la manière de Sweelinck : le plan tripartite
de la première et de la dernière, l'allongement, la diminution des
valeurs d"un thème, le slretle [Engfuhrung) dans le contrepoint; la
double forme (avec ou sans épisode fugué dans le milieu) de la
toccata; l'usage du chromatique et de l'écho, tout rappelle le maître
hollandais touché par l'art italien. Son originalité est plus grande
dans la variation (sur des Lieder et des danses) : il l'arrache à

l'incohérence; il y introduit une certaine logique en sachant rester


fidèle à une formule une fois choisie, et en observant une gradation.
Son principal rôle, au point de vue proleslant, fut de traiter artisti-
quement le choral et d'en faire la base d'une liturgie vraiment musi-
cale, avec l'orgue pour soutien.
Heinrich Scheidemann (1596?- 1663) , organiste de Hambourg,
auteur des 23 pièces pour orgue et clavier en manuscrits (dans les
Bibliothèques de Lunebourg, Berlin, Copenhague, Amsterdam) est
de la même école ses meilleurs élèves furent Werner Fabricius
;
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L'ORGUE ET DU CLAVIER 165

(1633-1679), organiste de Leipzig, Matthias Weckmann (1621-1674),


organiste à Dresde et à Copenhague, et Adam Rbimceen, que Séb.
Bach vint entendre souvent (taisant à pied le voyage de Lunebourg
à Hambourg).

Au premier rang- des organistes de l'Allemagne du Nord


est un maître dont on ignore les origines techniques, mais
dont l'art peut être rattaché à celui de Sweelinck; selon le
jugement de Spitta, « son originalité puissante est dans la
musique instrumentale pure, exempte de l'influence de
toute idée poétique »c'est un des précurseurs directs de
;

J.-S. Bach Dietiuch Bixtkhudk, qui pendant trente-neuf


:

ans (1668-1707) fut organiste à la Marienkirche de Lûbeck.


Il v disposait d'un orgue de 54 registres avec 3 manuels et

le pédalier. Sa réputation de virtuose fut telle que Bach,

alors âgé de dix-neuf ans, faisait a pied le pèlerinage


d'Arnstadt à Liïbeck pour l'entendre. Il se rendit célèbre
par les « soirées de musique » qu'il organisa (en 1673) à
l'église Sainte-Marie, véritables concerts (avec entrée
pavante) donnés de quatre à cinq heures de l'après-midi,
les cinq dimanches qui précédaient la Noël, et où on enten-
dait l'orgue tantôt seul, tantôt avec chœurs et orchestre.

Comme musicien, Buxtehude est un homme de progrès,


mais un artiste souvent dépourvu de grâce et d'agrément,
malgré son alliance avec l'art des méridionaux. La seconde
génération des organistes de l'école de Sweelinck avait
senti un autre besoin que celui de la virtuosité pure et avait
voulu se vivifier au contact de Frescobaldi Buxtehude :

accentua cette tendance et en bénéficia, mais garda un style


propre, non exempt de duretés et d'étrangetés pour l'har- ;

monie et l'impression d'oreille, il y a, entre la musique


du Nord et celle du Sud, « la même différence qu'entre la
lumière de midi et celle du soleil couchant » (Spitta).

Né en 1637 à Halsiugor (Zélande), Buxtehude est danois. Ses


œuvres pour orgue ont été publiées par Fh. Spitta (2 vol. iu-f°,
Leipzig, 1875-6). Elles sont de valeur inégale, la formation d'un tel
recueil étant due au hasard. Elles comprenent 18 pièces deux cha- :

connes, une passacaille (genre dont la vraie nature est difficile à éta-
blir, même avec les textes des écrivains du xvn c siècle, mais que
Buxtehude distingue à sa façon, en maintenant le thème de la passa-
caille toujours au bassus et sans le modifier, taudis que celui de la
chaconne passe dans toutes les voix et subit de nombreuses varia-
166 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

tions): une grande toccata, une fugue; tout le reste se compose de


préludes et fugues. La chaconne en ut mineur est particulièrement
belle, expressive par des moyens purement musicaux. Dans les pré-
ludes, le thème est imité par toutes les voix, avec intervention active
de la pédale qui a parfois un brillant solo à jouer (alors que, chez les
organistes allemands du Sud, elle se bornait à tenir des notes lon-
gues). Dans les fugues, sauf de rares exceptions (par exemple, la
fugue en fa majeur), le sujet est varié, et ses transformations rachè-
tent, par l'intérêt de leur variété, ce qui peut lui manquer parfois de
grâce ou de beauté. Ainsi, dans le Prélude avec fugue en mi majeur,
;

le thème est présenté trois fois avec des formes différentes, tirées de
ses deux premières notes. Les changements de dessin, de rythme,
de mesure, sont d'un ingénieux travail technique. La grande com-
position en sol mineur contient un thème qu'on retrouve dans la
2 e partie du Clavecin bien tempéré, dans un quatuor à cordes de
Haydn, un Requiem de Loti, dans le Joseph de Hsendel et dans le
Requiem de Mozart. Les XIY « Arrangements de Chorals » de B.
(réédités par Deux) sont une œuvre inférieure, donnant une fausse
idée de sa manière. — Buxtehude, malgré sa nature un peu rude
d'homme du Nord, est, en somme, un grand maître qui, tout en ayant
été dépassé par le génial auteur de la messe en si, garde sa valeur,
malgré ce redoutable voisinage, comme Haydn et Mozart auprès de
Beethoven. « L'art de l'orgue, au point de vue technique, était si
avancé, au temps de la maîtrise de Buxtehude et grâce à lui, qu'on
ne saurait dire comment Bach aurait eu à ouvrir une nouvelle voie »
(Spitta).
Buxtehude est un centre et un foyer, une « époque ». Il fut en rela-
tions avec beaucoup de contemporains célèbres, parmi lesquels les
organistes Andréas Werckmeister, J. Pachelbel, J. V. Meder.
Hœndel, Bach, Mattheson (1703, 1705). recherchèrent son commerce.
Ses principaux élèves furent Fik. Brunes, Dax. Erich, G. D. Leiding,
Yjnc. Lubeck. Ce dernier (1654-1740) fut un des plus brillants orga-
nistes de Hambourg.
Parmi lesorganistes du Nord durant cette période, nous men-
tionnerons encore quelques virtuoses compositeurs de second ordre :

Jeax Adam Reincken, né en 1623 à Deventer (Hollande), mais émigré


de bonne heure à Hambourg où il vécut jusqu'à un âge avancé,
auteur de « Variations »: Christian Flou, son contemporain, né à
Lunebourg (près de Hambourg), en 1626, dont on a une « fugue »
construite comme une canzone en trois parties; Georg. Bôhm, succes-
seur du précédent comme organiste à Lunebourg, un des premiers
qui étendit du clavier à Forgue le choral à variations, et le premier,
probablement, qui introduisit dans la composition pour clavier ce
qu'on a appelé «l'ouverture française » (adagio, fugato rapide, reprise
de l introduction lente) dont l'invention a été attribuée (?) à Lulli.

Dans la première moitié du xvm c sièele, la musique ins-


trumentale des compositeurs du Nord (ou fixés dans le
.

MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L'ORGUE ET DU CLAVIER 167

Nord) cède, un peu comme partout, aux influences


d'origine française, au goût pour l'expression piquante et
pittoresque, pour l'esprit, la galanterie, eu un mot pour

l'art mondain. Deux noms attirent surtout l'attention. Un


musicien qui tient beaucoup de place dans l'histoire, le
hambourgeois Joh. Matheson (1681-17G4), auteur d'une
Sonate pour le clavecin, qu'il dédie à celui qui la jouera le
mieux (Hambourg, 1713), et de Pièces de Clavecin en deux
volumes (Londres, 1714), où il se déclare « 1' émule » de
Kuhnau et où l'on trouve des Suites avec des parties
intitulées Fantaisie, Boutade, Tocatine..., des Préludes,
des Ouvertures qui s'inspirent de la musique française. Il
écrivit aussi Die Wohl/ilingende Fingersprache, etc., recueil
publié d'abord à Hambourg (1735-1737), puis traduit en
Nuremberg, avec ce titre Les doigts Parlans en
français, à :

Douze fugues doubles à deux et trois S-ujets pour le clavecin


(à Nuremberg, aux frais de Jean Ulric Haffner 17â9). Il
a la sonate et de l'expression
une excellente conception de
musicale, lorsqu'il ne faut pas préférer « les
dit qu'il
mouvements des doigts à celui des cœurs » et que X ada-
gio, Xandante, le presto, etc., doivent faire parcourir à
l'auditeur une gamme de sentiments divers; mais comme

il arrive constamment chez les artistes qui font de la cri-

tique, ses œuvres sont rarement d'accord avec ses théo-


ries ! Il considère comme « morte » la musique particulière
(todte, nicht tota), qui a pour base les 12 modes de l'Église :

il demande qu'après l'avoir enterrée avec ses attributs, on


lui élève un monument funèbre... Un compositeur qui,
durant sa vie, a été* plus célèbre que J.-S. Bach, a écrit
autant que lui, aujourd'hui qu'un nom dans
et n'est plus
l'Histoire, Geokge Telemann (1681-17G7), est
Philipp
l'auteur de Fantaisies pour le clavecin, publiées après
1737, dont la première et la dernière douzaine il y en a —
trois — comprennent des pièces en 3 parties, comme les

ouvertures de Lulli : l'adagio d'introduction (repris îi h* lin)

est recommandé à l'exécutant par tics mois tels que ten-


drement, gratieusement, mélodieusement, flatteusement,,
et le mouvement vif les rubriques gaîment,
du milieu par
allègrement, spirituellement, gaillardement. Les .VI ///
Canons mélodieux ou VI Sonates en duo pour le clavecin,
168 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

publiés à Paris en 1738 et considérés par Marpurg, dans


son Traité de la fugue, comme un modèle, ont la légèreté
de certaines pièces pour violon et suggèrent parfois le sou-
venir de F. Couperin.
Entre l'Elbe, le Rhin et le Danube, dans la région
moyenne du pays allemand, la Thuringe a produit une
pléiade de musiciens grâce auxquels le Nord et le Sud, si
différents par leurs tendances artistiques et religieuses, ont
trouvé leur harmonie. C'est J.-S. Bach qui fut le définitif et

incomparable représentant de cette synthèse mais il y a :

un assez grand nombre de compositeurs et d'organistes qui


le préparent, l'annoncent, le font paraître tout naturel et
comme nécessaire lorsqu'il s'élève à l'horizon.
Dans ce premier groupe de l'art moyen allemand, brille
un compositeur dont les œuvres firent époque Johan :

Kuhnau, homme de haute valeur et d'esprit encyclopédique


comme certains artistes de la Renaissance du xvi c siècle.
Né en Saxe, près de Dresde (1660-1722), prédécesseur
de J.-S. Bach en qualité de cantor à la Thomasschule de
Leipzig, il fut à la fois musicien original et novateur, théo-
logien, juriste, mathématicien, écrivain et orateur, savant
philologue (traducteur de textes hébreux, grecs, latins, ita-
liens, français), romancier même. Ses compositions pour
clavier comprennent quatre livres 1° Neue Klavier-
:

rB
Uebung l
: partie, 1680, (7 Suites); 2° id.,
Leipzig,
2 e partie, Leipzig, 1692 (7 Suites et une sonate); 3° Frische
Klavier Frùchte (« primeurs pour clavier, ou sept sonates
de bonne invention »), Leipzig, 1696; 4° Musikalische
Vorstellungen, etc. (représentations musicales d'une his-
toire biblique en 7 sonates, Leipzig, 1700). Dans ses
« Nouveaux exercices de clavier » dontun manuscrit porte
la date de 1680, et qui furent publiés en 1689 et 1692, il
traite librement le plan de la Suite il remplace la gigue
:

par un menuet ou une bourrée et la Sarabande par un aria ;

il donne un « double » à l'Allemande, glisse une gavotte

entre les deux dernières danses, et munit chaque « par-


tita » d'un prélude (qui, dans la suite en fa majeur, porte
le titre de Sonatine). Ces préludes peuvent être considérés
comme la forme la plus ancienne de 1' « Etude » : on y
trouve aussi le prototype de la fugue moderne et de la double
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L ORGUE ET DU CLAVIER 169

fugue (fugue à deux sujets), un peu sec, admiré pourtant par


Matthcson (en 1739) à l'égal des chefs-d'œuvre de Hrendel.
La pièce la plus intéressante de ces divers recueils est la
sonate qui accompagne les 7 Suites de la seconde partie de
la Klaçier-Uebung. Ecrire une « sonate » pour clavier seul

était une nouveauté. L'auteur s'exprime ainsi dans sa pré-


face « J'ai ajouté une sonate qui plaira de même aux ama-
:

teurs. Pourquoi ne pourrait-on pas jouer de telles pièces


sur le clavier comme sur les autres instruments? Il n'en est
pas un seul qui, pour la richesse parfaite des ressources,
puisse disputer la préséance au clavier. » Kuhnau semblait
liredans l'avenir en parlant ainsi. Cette sonate comprend
quatre mouvements un allegro, une fugue (de même
:

mesure y et de même tempo, en si t> majeur); un adagio de

3 3
belle expression, a -, en mi ^ majeur; un allegro à j, dans le

ton du début. C'est une sonate d'église, conçue à la façon


des pièces de Corelli moins le basso perl'organo, transportée
sur le piano, et créant ainsi, après la Suite, une variété
du genre. Le compositeur s'est manifestement appliqué à
mettre un lien, en vue de l'unité de l'ensemble, entre les
parties de son œuvre le motif principal du premier mou-
:

vement fournit un contre-sujet à la fugue; un lien mélo-


dique réunit aussi l'adagio et l'allégro. De plus, Kuhnau
veut qu'après le dernier mouvement, on répète le premier,
et ce da capo montre bien son désir d'arriver à l'équilibre
et à la symétrie de la forme. Cette œuvre originale et
importante eut un très vif succès le recueil dont elle faisait
;

partie eut trois nouvelles éditions (1695, 1603, 1726).


Encouragé par la faveur de ses contemporains, Kuhnau
publia en 1696 un recueil de 7 sonates « à jouer sur le
clavier ». On y observe un remarquable progrès, et un
souci du plan qui rapproche Kuhnau des maîtres modernes.
Le contrepoint et la fugue, caractéristiques de la sonate
d'église, régnent encore dans ces pièces et n'y sont pas plus
remarquables que dans les autres compositions similaires
de l'époque; mais il y a moins de monotonie, plus de liberté
d'invention, un sens musical élevé (on remarque, dans le
er
1 mouvement de la sonate 5, une belle période de 10
170 SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

mesures), et un effort instinctif pour arriver, au moins par


le choix des tonalités, à cette forme tripartitc qui sera
cellede la sonate classique. (Exemples le second allegro :

de sonate I; le basso ostinato de la chaconne de la


la
sonate VI; et, plus expressément, le second aria de la
sonate III.)
De rang inférieur au point de vue purement musical,
mais originales, expressives, importantes comme forme
première et réduite de la future symphonie à programme,
sont les « sonates » que Kuhnau publia en 1700 et où il
entreprit de raconter en musique des histoires tirées de la
Bible. L'influence de la sonate religieuse se fait ici sentir
d'une façon nouvelle, par le choix des sujets Gédéon sau- :

veur d'Israël; Jacob chez Laban (son amour pour Rachel, son
mariage avec Lia); Hiskias (le malade qui recouvre la santé
après avoir imploré Dieu); Jacob mourant; le Combat de
David et de Goliath... On y trouve des formes très diverses :

fugue double fugue, récitatif, éléments empruntés à la


et
toccata, à la danse, au choral. Les ressources instrumen-
tales dont disposait le musicien pour suivre ces programmes
étaient insuffisantes Kuhnau avait d'ailleurs trop de sens
;

critique pour se faire illusion sur le degré d'exactitude


auquel peut atteindre le langage des sons il comptait sur :

la complicité de l'exécutant et réclamait de lui une inter-


prétation « favorable ». L'audace et le mérite de Kuhnau est
d'avoir tenté, avec le « clavier » seul, ce que les artistes
italiens de la fin du xvi c siècle avaient fait avec la polyphonie
chorale et l'orchestre réunis. Ces sonates bibliques sont
des oratorios pour pianistes. Kuhnau a un sentiment de la
grandeur qui le met au-dessus des anciens compositeurs
appliqués à reproduire le chant des oiseaux, à peindre une
chasse au lièvre ou une bataille. C'est un précurseur de
la « Tonmalerei » moderne, et il fait penser à d'excellents
maîtres de second ordre : c'est le Félicien David du
xvii c siècle.

Dans cette même région de Thuringe, durant la première moitié


du xvm e siècle, abondent les compositeurs organistes qui contribuè-
rent aux progrès de l'art instrumental en variant et assouplissant les
formes traditionnelles, et qui nous rapprochent de plus en plus du
maître génial dans les œuvres duquel tout s'ordonne et sexalte; car
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE LORGUE ET DU CLAVIER 171

plusieurs d'entre eux turent les amis de J.-S. Bach (et de Haendel).
Nous les nommons ici un peu par anticipation Chh. Reichakdt (1685-
:

1775), organiste à Erfurt; Joh. Pet. Kellner (1705-1788), auteur de


deux recueils de Suites pour clavier le Cerlamen musicum (1739 et
:

années suiv.) et le Manipulas musices (1753 et suiv.); Nikolaus Tis-


cher (1707-1766), auteur de Suites nombreuses (Divertissements, Galan-
teries, Concerts, Pensées musicales), pour clavecin; Christian Petzoi.d
(1677-1733), claveciniste de la cour et organiste a Dresde, auteur de
Sonates enharmoniques (où la modulation se fait par le changement
de do # en ré b, sol # en la b, etc.); Chkistoph Graupner (1684-1760),
élève de Kuhnau comme le précédent, auteur de 3 recueils de Suites
pour clavecin, dont le dernier (Darmstadt, 1733) a pour titre les :

Quatre saisons de l'année G. Gebel (1685-1750), organiste à Breslau...


;

Mais ces étoiles de grandeur inégale pâlissent, pour les


yeux d'un musicien de notre temps, devant FLendel et sur-
tout J.-S. Bach, auxquels nous arrivons comme aux cimes
d'où la vue peut s'étendre sur tout le magnifique pays par-
couru jusqu'ici.
G.-Fr. H.endel est, avec Bach, le plus grand composi-
teur de la première moitié du xvm e siècle. Sa musique ins-
trumentale est inférieure à sa musique chorale et n'a pas
la richesse éblouissante de celle de son grand contempo-
rain : plus restreinte, plus rythmée, plus italienne d'inspi-
ration et à la moyenne du
plus facilement intelligible
public, elle n'en a pasmoins une puissance et une beauté
de premier ordre. Nous ne pouvons d'ailleurs y voir l'expres-
sion complète du génie d'un maître qui fut un admirable
improvisateur.

Les œuvres de Haendel pour orgue comprennent les six grandes


fugues (1735) et vingt concerts réunis en quatre Recueils le premier,
:

contenant six concerts « pour le harpsichord ou l'orgue », parut en


1738; le 3° (même contenu) parut en 1760, après la mort de l'auteur.
Ce sont les plus importants. Les compositions les plus belles dans le
Recueil de 1738 sont les n os 1 en sol mineur, et 4 en fa majeur; dans
celui de 1760, les concerts en si l> majeur et ré mineur. Plusieurs de
ces pièces (surtout dans les autres recueils) sont des arrangements.
(Ainsi, le 3 e mouvement du concert en ré mineur est à rapprocher «lu
dernier mouvement du 6 e concert pour hautbois et du Presto de la
Suite pour clavier en ré mineur. Comme Bach, Hœudel aimait les
remaniements). —
Les Six Fugues or Voluntarys for the Organ or
Harpsichord ont été publiées à Londres (Walsh, eu 1735). Hœndel y
apparaît comme le disciple de Kuhnau et de Kricger. Le style de
ces fugues est plus vocal qu'instrumental: deux d'entre elles (eu sol
172 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

mineur et la mineur) ont servi à former deux chœurs dans la pre-


mière partie de l'oratorio Israël.
Les ouvrages de Hœndel pour clavier, parus durant sa vie, sont
les suivants 1° Suites de pièces pour le clavecin. Premier Volume.
:

London, printed for the Autor, 1720 (Rééditions en 1723, Amsterdam,


et Londres, 1734). Les 8 Suites de ce recueil peuvent être partagées
en 2 groupes les n os 1, 4, 5, 8, sont de caractère allemand, avec les
:

4 danses classiques et une Introduction: les autres ont le caractère


italien. Dans les n os 6 et 7, les deux premières danses sont remplacées
par un andante et un allegro divisés en 3 parties, à la manière de
Scarlatti. Hœndel rapproche souvent la Suite de la Sonate. La Suite
n° 4 commence par une fugue; les n os 3 et 8, par un Prélude et une
fugue: le n° 7 par une ouverture de forme française. Parmi les plus
belles pièces, on peut citer la gigue de la Suite en la majeur, la
fugue de la Suite en fa majeur, la fugue, l'allemande, l'air et le presto
de la Fugue en ré mineur, la courante et l'air avec double de la Suite
en mi majeur, l'ouverture, la courante, la sarabande, la gigue, la
passacaille de la Suite en sol mineur. 2° Suites de pièces pour le
clavecin. Second Volume. London, Walsh, 1733. 3° Suites de pièces
pour le clavecin. Third Collection. Id., ibid., sans date : ces deux
publications n'ont pas été revues et contrôlées par l'auteur. L'art de
la variation y est prépondérant, avec son caractère italien et sud-
allemand. Là se trouve la célèbre chaconne avec ses 62 variations,
soudées l'une à l'autre, écrites comme d'un seul jet, avec une facilité
étonnante et d'un style élémentaire. Dans les autres pièces, l'influence
de Durante et de Scarlatti est reconnaissable. Deux recueils publiés
ultérieurement sont d'une authenticité douteuse. — Dans toutes ces
œuvres brillent les qualités fondamentales du génie de Hœndel la :

grandeur du style, la clarté, la puissance improvisatrice, la netteté


du rythme, le mouvement, la vie, et une sorte de détachement général.

Bien des raisons doivent faire mettre les compositions


pour orgue au premier rang, dans la musique de J.-S.
Bach. Le génie du grand musicien est comme incorporé
à l'instrument. Tandis que l'art de l'orgue déclinait dans
le Sud catholique, même avec les meilleurs héritiers de

Frescobaldi — Froberger, Kerl, Muffat, Martini, — il avait


rapidement progressé, depuis le début du xvn e siècle, dans
les Eglises protestantes du Nord; par des créations éblouis-
santes, Bach fit de l'orgue l'instrument liturgique par
excellence, non sans maintenir ses attaches avec l'art pro-
suprême grâce à
fane. C'est là qu'il atteignit à la maîtrise
laquelle peut être placé sans hésitation bien au-dessus
il

de Hœndel et de tous les maîtres ultérieurs, au-dessus d'un


Mozart et d'un Beethoven, lesquels n'ont pas écrit de
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L ORGUE ET DU CLAVIER 173

grandes œuvres pour orgue. Dans ces œuvres de pleine


maturité, on s'est plu à reconnaître la fusion heureuse du
génie allemand et du génie italien; à un autre point de
vue, elles ont un caractère mixte, étant à la fois techni-
ques et expressives.
Bach a publié lui-même une partie de ses œuvres pour
orgue et pour « clavier » sous le titre général et modeste
de Clavier-ùbung, c'est-à-dire Exercices de Clavier, 'sans
spécifier ce qui était pour l'orgue ou les instruments de la
chambre. La distinction est nécessaire pour nous, qui
opposons le piano à l'orgue, sans intermédiaire; Bach ne
précise pas, peut-être à dessein. La pédale, mentionnée
dans le titre de certaines œuvres comme les Sonates et
la Passacaillc, ne saurait être toujours un critérium sûr,
puisque le cembalo avec pédalier est un instrument de
l'époque, tout comme le clavecin à deux claviers. C'est le
style du maître, le goût et le sentiment du lecteur qui doi-
vent faire le départ, habituellement facile.
Loin d'être un révolutionnaire, Bach cède à toutes les
tendances de son temps et concentre en lui la somme de
l'art connu de ses contemporains. Il s'assimile d'abord les
traditions et toute la technique des compositeurs de son
pays : Pachelbel, qui eut des relations avec plusieurs
membres de sa famille et dont les œuvres créèrent l'atmos-
phère musicale de son enfance; Bôhm, qu'il connut à Lune-
bourg; Reincken et Lûbeck, qu'il entendit à Hambourg, et
tous les grands maîtres germaniques : Schûtz, Kuhnau,
Scheidt, Sehein, Buxtehude. Pendant son séjour à Weimar,
il s'ouvrit— avec quelle indulgence! — à l'art italien, aux
œuvres de Vivaldi, de Legrenzi, de Corelli, d'Albinoni, de
Freseobaldi. Les pièces de compositeurs italiens (Aresti,
Battiferri, B. Marcello, Pollaroli), qui figurent dans les
recueils de ses élèves, lui furent sans doute familières. Si les
compositions de Vivaldi pour le violon, jadis si estimées.
ne sont pas tombées dans l'oubli, c'est grâce à J.-S. Bach.
qui en a transcrit seize pour clavier, une pour quatre
claviers, et quatre pour orgue. On comprend peu, d'ailleurs,
ce qui put l'attirer vers ces œuvres si pauvres, si éloignées
de ses habitudes d'esprit, où les quatre violons sonnent
ordinairement à l'unisson ou en tierces doublées, sans
174 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

indépendance (cf., dans le vol. 38 de l'édit. de la Bach-


Gesellschaft, le concerto n° 2, avec le texte original de
Vivaldi donné à l'appendice). Walther avait déjà arrangé
pour l'orgue les concertos d'Albinoni, Manzia, Gentili,
Torelli, Taglietti, Gregori; les Italiens étaient à la mode :

Bach mode, docilement et modestement. Pour


suivit la
Leipzig, il copie une messe à six voix de Palestrina, une
autre messe de Lotti, un magnificat de Caldara. On a
encore, copiés de sa main, quatre messes, un Magnificat,
trois Sanctus, deux Kyrie; et on se demande comment un
tel génie eut la patience ou la simplicité de s'abaisser soit
à de telles besognes, soit à de telles compositions!
L'école viennoise l'intéressa et l'amusa autant que les
autres; la fugue dont le thème est alV imitatio délia
gallina Cucca (fin de la sonate en ut majeur ) montre qu'il
connaissait les fantaisies descriptives d'un Kerl et d'un
Murschauser, comme il connaissait Frescobaldi et Fro-
berger; il a écrit des fugues sautillantes (Tutta da Salti)
clans le goût de Kerl et de Poglietti. D'autre part, il eut
beaucoup de goût pour l'art français qui avait pénétré les
petites cours allemandes il copia de sa propre main une
:

suite de Grigny, l'organiste de Reims, une autre de Dieu-


part, comme l'attestent les recueils de ses élèves; Mar-
chand, Nivers, d'Anglebert, Clairembault, Dandrieu, Char-
pentier, Le Bègue, le Roux, lui plurent et arrêtèrent son
attention. Et cependant, nul ne donne, plus que J.-S. Bach,
l'impression de la libre fantaisie, celle du génie qui se
meut dans le monde des sons avec la parfaite aisance et la
joie de la création spontanée!
Ses œuvres pour orgue comprennent les préludes et
fugues, les chorals, les fantaisies, les toccatas, la passa-

caille. forment neuf volumes dans l'édition de la


Elles
Neue (pour l'usage pratique), contre
Bachgesellschaft
douze consacrés à la musique pour clavecin.

Bach a diversifié la fugue comme tous les autres genres. Signalons


d'abord les deux recueils de 3 Préludes et fugues et de 8 petits pré-
ludes et fugues. De la fugue en ut mineur, sur un thème de Legrenzi
[elaboratum cum subjecto pedaliter par J.-S. Bach), on pourrait dire,
comme de la Symphonie en ut mineur de Beethoven, que «c'est ainsi
que frappe le Destin », quand il avertit l'homme. L'admirable fugue
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L ORGUE ET DU CLAVIER 175

en ut mineur est expressive, pathétique même et dramatique, avec un


sujet dont la forme, sans les silences qui séparent les membres de
phrase, rappellerait le style sec et un peu « pianistique » de l'ancienne
toccata. La fugue en sol majeur, avec son thème sautillant et léger,
12\
en rythme de gigue (mesure tt-J, et ses oppositions en écho de forte

et piano, est à la fois magistrale et charmante. La fugue en si mineur


est « élaborée » sur un thème de Legrenzi. L'Alla-breve en ré majeur
est un chef-d'œuvre de musique pure, mais tout imprégné d'italia-
nisme (vol. XXXVIII de la grande édition de la Bach G.). —
Dans le
recueil des six préludes et fugues (l rc sujte), le Prélude 1, le thème
de la fugue 2, par leur simplicité raffinée, les préludes 3 et 6 par
leur hardiesse impatiente, leur élan, sont caractéristiques de la
manière de Bach. Le Prélude en forme de Fantaisie et la fugue n° 7
(2 suite) conservés par le célèbre élève du maître, J. L. Krebs, sont
e

parmi les chefs-d'œuvre les plus beaux delà série. Le Prélude de la


fugue n° 8 a la forme agile et abstraite de la toccata. La fugue n° 9
est l'arrangement, pour orgue, d'une fugue qui figure (avec un autre
prélude) dans les œuvres pour violon. Le Prélude (toccala) n° 10
est supérieur par son étendue et par son éclat à la fugue qui le suit.
Le prélude vivace et la fugue n° 11 sont d'admirables chefs-d'œuvre
de verve et de mouvement dans la création du beau musical; de
même, la fugue souriante n° 12 et la fantaisie qui lui sert de prélude.
Nous signalerons encore les prélude et fugue n° 13, où réapparaît
:

une formidable puissance de souveraine improvisation; le grandiose


prélude (fantaisie?) de la fugue 14; la fugue 18, dont le sujet est une
double ligne chromatique à directions divergentes... Des trois toc-
catas qui suivent ces deux recueils, la l re (où l'on remarque un solo
de 19 mesures, en doubles et triples croches, à la pédale!) et la 3 e
sont suivis d'une fugue, et peuvent donc être assimilés à des préludes.
— L'admirable Passacaglia en ut mineur est pour Cembulo ossia
orgq.no (avec pédale). La fugue en la mineur (précédée d'une suite
d'accords en 10 mesures prenant le titre de Fantaisie) est tirée du
Traité de Clavier et d'orgue publié en 1754 par Joli. Andr. Bach, et
a le cachet italien.— La fugue en la mineur, œuvre gigantesque —
198 mesures! — objet d'admiration sans limites, est, selon le mot de
Spitta, une sorte de Perpetuum mobile: plus des deux tiers de la com-
position sont tirés du sujet (6 mesures).

Nous devons nous arrêter à cette place forte à la fois


redoutable et très belle de l'art de Bach la fugue.:

Les compositeurs du xvi e siècle, bénéficiant de la technique


longuement élaborée par leurs prédécesseurs, étaient
arrivés jusqu'au seuil de la fugue. Ils avaient le mot (fugue
est pour eux identique à ricercar, assimilation qui persiste
au xvn e siècle dans les œuvres de Frescobaldi); ils n'avaient
pas encore la chose, telle qu'on l'enseigne aujourd'hui :
^76 SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

mais ils en étaient tout près. C'était pour eux un jeu


d'exposer d'abord un motif, puis, sous forme de canon, de
lui donner une « réponse » par une imitation à la quinte
supérieure (ou à son renversement inférieur, la quarte),
appelée « dominante » à partir de 1600, et de le soumettre
à toutes les disciplines du contrepoint. A ce type d'imita-
tion allant de la tonique à la dominante (ou inversement)
et reproduisant ensuite cette consti-uction une octave plus
haut tandis que les parties entrées les premières continuent
à chanter, ils avaient été amenés par la théorie musicale
du moyen âge; cette théorie, au lieu d'adopter la super-
position des tétracordes, constituait le système divisant
l'octave en deux parties séparées par la quinte de tonique
(ré-la-ré pour le mode dorien. mi si-mi pour le phrygien,
fa-do-fa pour le lydien, sol-ré-sol pour le mixolydien, etc.),
division qui impliquait un sentiment étranger aux Anciens :

celui de la tonalité. Ils y avaient été amenés aussi, en un


temps où la musique vocale régnait en souveraine, par la
différence naturelle des registres où se meuvent les quatre
voix humaines qui étaient et devaient rester la base de toute
composition (par ordre de hauteur), basse et ténor pour
:

les hommes; alto et soprano pour les femmes. Il est certain


qu'un motif étant exposé par une basse, le ténor le reprend
facilement à la quinte supérieure, 1 alto à l'octave de la
basse, et le soprano à la quinte de l'alto.
Que leur manquait-il pour arriver
à cette belle construc-

tion d'ensemble qui est synthèse et comme le chef-


la

d'œuvre de la technique la fugue? d'abord, l'unité, l'art


:

de concentrer tout l'intérêt d'une composition sur une seule


et même idée régnant d'un bout à l'autre du travail, et four-
nissant aussi, par ses éléments mélodiques ou rythmiques,
la matière des parties accessoires. Cette grave lacune
semble due à l'habitude d'écrire sur des textes littéraires.
Il v avait nécessairement dans les paroles d'un motet, d'un

madrigal ou d'un ricercar, des idées différentes; et toutes


les fois qu'une idée nouvelle était exprimée par le littéra-
teur, le musicien trouvait tout naturel d'introduire, lui
aussi, un thème nouveau de telle sorte que dans les œuvres
:

du xvi e siècle, habituellement, on trouve une suite d'idées


traitées en fugue, mais pas de fugue réelle.
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE LORGUE ET DU CLAVIER 177

Un
des premiers progrès importants fut d'organiser une
œuvre entière avec les imitations et le traitement d'un
motif unique. Il ne pouvait avoir lieu, pour la raison qui
vient d'être indiquée, que dans une pièce écrite pour les
instruments. Orazio Vecchî en avait donné un exemple dans
la Fantaisie 1595) ;i 4 voix, construite sur ce thème en dorien
(

iS É P £
exposé d'abord (à la quinte de tonique) par le soprano,
puis à la quinte inférieure, ensuite à l'octave du soprano,
enfin à la quinte inférieure de cette octave. Ce motif est
développé durant 56 mesures avec l'emploi des noires il
y ;

a ensuite une imitation par allongement de durées (c^ au

lieu de j*) combinée avec les valeurs initiales durant


30 mesures une imitation encore par allongement
;
( J au lieu
de
J)
est combinée avec le renversement du thème, durant
20 mesures.
Un ricercar de Giov. Gabrieli, ayant la même date (1595),
témoignait d'un second progrès c'est l'emploi des épisodes,
:

ou des « divertissements », c'est-à-dire l'apparition d'idées


nouvelles (tenant une place plus ou moins importante
selon la fantaisie du compositeur), mais tirées de la struc-

turemélodique ou rythmique du thème principal. Le sujet


du ricercar de Gabrieli, exposé par le ténor, imité par
la basse, est celui-ci :

i) : \r é-*-d
à
J
p ^S
Après l'imitation du sujet par les 4 voix — ce qui rsi
Combahieu. — Musique, II. 12
178 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

une « exposition » de fugue, — apparaît ee divertissement


aimable et léger :

ï m
cEirrrcttr

m
-Q- UMÀAm
j»* JJJ73JJ
efc.
i° i j
^ — rr

Ce divertissement reparait plusieurs fois; il est soumis,


lui aussi, à la périodicité, si bien que l'ensemble de la pièce
donne l'impression d'une œuvre construite sur deux idées
principales.
Avec J.-S. Bach, la technique, et, par surcroît, l'expres-
sion, un degré de maîtrise qui n'a pas été
atteignent à
dépassé. Les fugues du Clavecin bien tempéré compren-
nent deux parties la première parut en 1726; la seconde
:

est de 1740-1744. Elles furent éditées en 1800, à Zurich,


chez Nregeli. Leur principe est Y égalisation des notes
diésées et des notes bémolisées {tempérament) c'est- ,

à-dire que la valeur du demi-ton chromatique, \J'l, est prise


comme formule fondamentale de l'échelle. En même temps
qu'elles marquent le point d'aboutissement d'un très long
travail des deux siècles antérieurs, ces fugues ont deux
qualités musicales très importantes l'expression et, par :

suite, la variété.
Ces deux qualités apparaissent tout d'abord dans ce qui
est capital pour la construction d'une telle œuvre le :

choix des sujets. La fugue n'est pas seulement un travail


d'école, un chef-d'œuvre du pédantisme dont la matière
est un thème indifférent par lui-même, pouvant être fourni
par un chat qui se promène sur les touches d'un clavier.
MAITRES ITALIENS KT ALLEMANDS DE L ORGUE ET DU CLAVIER 179

mais, grâce à J.-S. Bach, une œuvre réellement musicale,


c'est-à-dire expressive elle a pour base une idée, une for-
:

mule chargée de sens tout comme s'il s'agissait de ce que


nous appelons un « morceau de genre ». Le sujet, dans une
fugue de Bach, est presque toujours caractérisé: il a une
physionomie propre; il est quelqu'un; et toutes les fois
qu'il reparaît, l'exécutant n'a nul besoin de le faire remar-
quer à l'aide d'un forte spécial (usage que R. Westphal et
H. Riemann ont considéré avec raison comme barbare).
Il a toute la diversité que le sentiment et la fantaisie peu-
vent donner au discours : c'est tantôt un madrigal aimable
et gracieux (I, i, 2), une tyrolienne que le compositeur a
peut-être entendue dans quelque forêt germanique (I, 3),

une grave méditation une énergique et impérieuse


(I, 4),
manifestation de la volonté (I, 5,10), une danse (I, 11, 15),
une rêverie mélancolique (I, 12), un thème funèbre (I, 18),
une aspiration douloureuse et angoissée vers un but idéal
(I, 22), un récit de ballade (I, 16), une chanson d'un
lyrisme calme et d'intensité moyenne, un jeu, etc. Rares
sont les sujets qu'on ne pourrait pas caractériser de façon
analogue.

Môme variété dans la structure rythmique. Quelle est l'étendue du


sujet dans les fugues du Clavecin bien tempéré'! on ne saurait le dire
dans tous les cas, car le sujet ne finit pas toujours là où commence
limitation ou entrée de la deuxième voix, et il peut n'avoir pas pour
point terminus une note longue. Les éditions usuelles où la diérèse
:
n est pas employée quand il le faudrait (/j"J"2 au lieu de J~J~2~1 par
exemple) rendent cette analyse particulièrement délicate. Le sujet de la
fugue XXII est une admirable période expressive ne prenant fin qu'à
la mesure 18. Par contre, celui de la fugue en ut dièze majeur (II)
tient en quatre notes formant une seule mesure. La plupart des
sujets ont d'abord des notes de valeur longue, le contraste des valeurs
brèves étant amené par un progrès naturel dans la suite de la com-
position; la fugue en ré mineur au contraire (II) débute par quatre
triolets en doubles croches suivis de croches simples. Il y a des
sujets commençant sur le temps fort de la mesure (rythme thé tique)
et des sujets acéphales uni soupir au début, puis une anacrouse dans
l'intérieur de la mesure). Les deux formes de- rythmes sont parfois
associées. La fugue 2:2 ^1) débute ainsi :

etc.
180 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Cette césure sur le 1 er temps de la 2 mesure donne aux deux


e

blanches qui précèdent la valeur d'un épiphonème (exclamation).


C'est quelque chose d'analogue à une phrase littéraire commençant
ainsi Hélas'.... Il arrive que le sujet est formé de deux épiphonèmes
:

un peu plus développés (I, 16). Il y a des sujets qui restent dans
l'harmonie indiquée par la tonique d'autres qui modulent. En somme,
;

l'idée d'un cadre scolastique uniforme est tout de suite exclue; une
libre fantaisie varie constamment le rythme et le sens du sujet.
La réponse [Cornes, Risposta, Conséquente, Gefeehrie) est la repro-
duction du sujet à la dominante, à moins que le sujet ne soit lui-
même à la dominante, auquel cas la réponse se fait à la 4 °; ce qui, l

avec l'ancienne terminologie, s'exprimerait ainsi un sujet en mode :

plagal a une réponse en mode authentique; un sujet en mode authen-


tique a une réponse en mode plagal. Bach répond quelquefois à la
quarte (ex. fugue en sol # mineur, I, sauf la première note). Il prend
:

certaines libertés. Au sujet etc. (fugue en sol majeur,

III), il répond ainsi

etc. ',
et au sujet etc. il

répond (I) par etc.

L'exactitude rigoureuse de la réponse présente d'ailleurs, en


musique, de grosses difficultés.
La fugue a des épisodes ou divertissements qui, selon l'ancienne
conception du genre, interrompaient le travail un peu sévère de
l'écriture pour y introduire agrément et variété. D'après la règle
commune, ils devaient être tirés du contre-sujet (mélodie accompa-
gnant la réponse) et former un contraste avec le sujet. Bach en use
très librement tantôt, ses épisodes ne présentent aucun contraste
:

avec l'idée initiale, et ne sont pas, à proprement parler, des « diver-


tissements », l'ensemble de la fugue ayant un caractère lyrique tel,
que l'unité de l'idée et de l'expression ne saurait être brisée (fugues
en ut majeur, ut if mineur, mi mineur, fa majeur, la majeur, la
\>

mineur, I; ré majeur, mi majeur, mi majeur, mi ? mineur, II); tantôt


'q
|

l'épisode est tiré du sujet (fugues en ut mineur, ré mineur, la majeur,


si mineur, I; ut majeur, ré mineur, fa mineur, fa # mineur, sol
majeur, II); tantôt le sujet et le contre-sujet concourent à former les
épisodes (fugues en la majeur, I; en la mineur et si majeur, II); \>

tantôt l'épisode est vaguement tiré du contre-sujet (fugues en ut if


majeur, mi majeur, fa mineur, I: sol mineur et la majeur, II); tantôt
les épisodes sont indépendants du sujet et du contre-sujet et intro-
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE LORGUE ET DU CLAVIER 181

duiscnt dans la composition un élément tout nouveau (fugues en ré


majeur, fa ~ majeur, sot majeur, I: fa ~ majeur, II) et ont une
aisance, une grâce, une clarté peu habituelles à la fugue (fugues en
ré majeur, en sol majeur, I).
Le texte authentique, auparavant défiguré par de nombreuses
inexactitudes, du Clavecin bien tempéré a été donné en 186'i par la
Bachgeselsehaft (vol. XI Y .

L 'Offrande musicale, écrite en 1747, est une fantaisie en


un sujet (thema regium), un travail de cir-
style fugué sur
constance improvisé d'abord par un courtisan, retouché
ensuite par un maître. Voici le thème que Frédéric le
Grand avait fourni à Bach :

i ëa
* Z2T
m¥ jg Ijg \\(r^p

m ¥=&
^JJf r etc.

L'exemplaire original de Y Offrande est à la Bibl. du collège de


Joachimsthal, à Berlin. La seconde partie contient le morceau capital
de l'ensemble, une fugue (intitulée Bicercar), d'écriture très serrée,
mais dépourvue de la poésie et de Ye.rpres.sion qu'on trouve dans les
autres recueils.— L'ensemble n'a pas de plan arrêté: c'est une très
belle œuvre d'art au point de vue technique, mais une sorte de
gageure où prédomine l'esprit pédantesque des vieilles écoles.

h' Art de la fugue fut écrit en 1749, retouché en 1750.


L'autographe est à la Bibliothèque de Berlin. C'est un
recueil de quinze fugues et quatre canons avec le titre
général de « Contrepoints » sur le sujet suivant :

JE m P m
Bach, faisant œuvre de théoricien qui poursuit une
démonstration, y a donné des exemples de tous les traite-
ments qu'on peut imposer à un thème donné. Les quatre
dernières fugues se groupent deux à deux; et dans chaque
groupe (l'un à 4 parties, l'autre a 3), la seconde fugue est,
note pour note, l'inverse de la première. Ainsi, le sujet
exposé par le premier clavecin est
182 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

^^ P*5
)jv rr 1
1
fH^
et celui du second

etc.

Les chorals de Bach ne sont pas moins importants que


ses fugues; toute sa musique instrumentale est un monde
éblouissant !

Il y a quatre recueils de chorals. Le premier recueil est celui de

V Orgelbuchlein (Petit livre d'orgue) formé par Bach lorsqu'il était


maître de chapelle à Cœthen, dans les années 1717-1723. Les pièces y
sont présentées dans l'ordre que détermine l'année liturgique. Le
titre de l'autographe annonce que le recueil apprendra aux organistes
l'art de traiter et « développer des chorals de tout ordre »... Les
formules de ce genre sont dans l'esprit des anciennes publications ;

il n'en faut pas conclure que Bach a voulu faire œuvre « péda-
gogique » en s'adressant à des élèves. L 'Orgelbuchlein contient
46 pièces brèves, de 12 à 20 mesures chacune (sauf Christ ist erstanden,
qui en a une soixantaine). Au point de vue technique, on y trouve
certainement un art consommé; le choral prolestant se prête d'ail-
leurs beaucoup mieux que la mélodie grégorienne au contrepoint
fleuri à 4 parties; mais ces végétations musicales un peu exubérantes
écrasent le thème, ou lui enlèvent trop de sa sérénité religieuse. —
Cette observation peut s'appliquer au recueil des Six chorals de
diverses sortes pour jouer en manière de prélude sur U7> orgue à
2 claviers avec pédale, etc., connus sous le nom de leur premier
éditeur Schùbler (1747-1749), empruntés à diverses cantates, et d'un
intérêt secondaire. — Le 3 e recueil comprend 18 chorals, parfois en
2 versions, présentés quelquefois sous la rubrique « Fantaisie », ou
« Trio ». Le canlus firmus ou choral proprement dit est tantôt au
soprano, tantôt au ténor, tantôt à la pédale. —Le 4 e recueil com-
prend les pièces contenues dans la 3 e partie de la Claviri t/hung :

Prélude de proportions grandioses, puis 21 chorals dont la plupart en


double version, 4 petits duos et une grande fugue en mi \> à 5 voix.
Quelques pièces sont écrites « manualiter », simplement pour clavier.
Le choral Ans tiefer Noth (version I) a une double pédale.
Les six Sonates « pour deux claviers et pédale » sont à trois mou-
vements, un largo ou adagio encadré par deux allegro; chacune
d'elles est écrite dans une tonalité unique. M. Schweitzer, les appré-
ciant au double point de vue de la valeur esthétique et de l'exécution,
cite le mot de Forkel « On ne saurait assez parler de leur beauté »
: ;

il ajoute : « Elles sont vraiment hérissées de difficultés et exigent une


MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L ORGUE ET DU CLAVIER 183

telle assurance, une telle indépendance des pieds et des mains, que
quiconque s'en est rendu maître n'a plus rien à désirer au point de
vue de la virtuosité. »
Vivaldi avait écrit ses concertos pour deux violons obligés, deux vio-
lons, deux violes, violoncelle, basse [violoné] et cembalp. En « accommo-
dant» ce pelit orchestre à cordes aux deux claviers et au pédalier de
l'orgue, Bach suit de très près le texte, sans souci de faire œuvre
personnelle. Nous n'avons pas, il est vrai, tous les documents origi-
naux permettant la comparaison; mais, d'après les textes (publiés en
supplément au tome 38 de l'édition de la Bachgeselschaft), il res-
semble à un arrangeur moderne qui transcrirait pour piano une
petite partition d'Adam ou de Bellini.
Aux sonates, peut être adjoint le trio en ré mineur, qui, présenté
dans une ancienne version comme « Prélude de choral pour orgue à
2 claviers et pédales », associe en contrepoint 3 parties indépendantes,
de façon continue, sans imitation de l'une par l'autre (même vol.).
— La composition en quatre parties publiée sous le titre général de
Pastorale, paraît être une suite pour orgue, formée d'un Prélude
gracieux (écrit dans le ton lydien, fa majeur, ayant seul le caractère
'({

pastoral), d'une Allemande, d'un Air et d'une Gigue.


Un autre chef-d'œuvre est la Canzone en ré mineur, d'une expres-
sion pénétrante, qu'accentue le contre-sujet chromatique du thème
principal, et la reprise de ce thème, dans la seconde partie, avec
diminution des valeurs et altération mélodique. — L'aria avec
30 variations (œuvre de 1742 environ) pour « clavicimbel » avec
2 -manuels, peut être rattaché, comme les variations sur la passacaille

en ré mineur, à l'art des Svveelinck, des Fischer et des Pachelbel.


La passacaille est, dans les œuvres d'orgue, le pendant de l'étonnante
et classique Chaconne pour violon seul.
Parmi
les Fantaisies, nous citerons la Fantasia cou imitazione en
:

si mineur; la Fantaisie et fugue en la mineur, œuvre vive, ardente,


où bouillonne le génie de Bach; la Fantaisie en ut majeur, d'un tout
autre caractère, calme d'allure, et plus dans le style des vieux
maîtres. La Fantaisie en ut majeur, chef-d'œuvre de la période de
maturité, est chargée d'ornements et d'agréments comme une pièce
pour clavecin. La Fantaisie suivante, en sol majeur, est encore, dans
la l r0 et la 3 e partie, une image de la puissance d'improvisation de
Bach. (Vol. XXXVIII de la grande Édit.)

C'est surtout pendant son séjour à la petite cour de


Cœthen (1717-1723) que, libre de fonctions religieuses, et
n'ayant à travailler que pour le prince Léopold, Bach écrivit
pour le clavier (de la chambre, et non de l'église). Les
compositions de cet ordre ont la même richesse d'invention
créatrice que les œuvres pour orgue. Elles comprennent,
au premier rang, les Concertos, les Préludes et Fugues.
les Suites, les Inventions, les Symphonies, les Toccates;
184 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

il n'en est guère où on ne reconnaisse la griffe du


lion.

A l'ensemble d'un recueil commencé en 1723, dédié aux « ama-


teurs » et à « ceux qui veulent apprendre », et qui peut être rangé
parmi les plus facilement assimilables du maître, Bach a donné le
titre suivant :

Auffrïchtige Anleiïung, Worm.it Guide honnête des amateurs


denen Liebhabern des Claviers, du Clavier et particulièrement
besonders aber denen Lehrbegie- de ceux qui ont le désir d'en
rigen, eine deutliche Art gezeiget acquérir la science, indiquant
ivird, nicht allein mit 2 Stimmen très clairement comment on peut
reine spieien zu lerjien, sondern apprendre non seulement à jouer
anch bey weiteren Progressen mit purement, à 2 voix, mais, par
dreren nbligaten Partien richtig des progrès successifs, à traiter
nnd wohl zu verfàkren, anbey correctement et bien trois parties
auch selbige wohl durchzu- obligées, à les développer, sur-
fiihren, a m allermeisten aber eine tout à jouer en chantant sur le
cantable Art im Spieien zu erlan- clavier, et enfin à arriver à un
gen, und darneben einen starken fort avant-goût de la compo-
Vorschmack von der Composition sition.
zu iiberkommen.

(Préface, Édit. de la B. G., III.)

Le dessein d'apprendre à phraser et à chanter sur le clavier


montre que Bach songeait à une exécution sur le Clavicorde, spécia-
lement pratiqué en Allemagne pour l'enseignement, et qui seul per-
mettait quelques nuances (tandis que le clavecin et le clavicimbalo
avaient des sons secs et durs). Dans le titre qui vient d'être reproduit,
Ph. Spitta (I, p. 665-6) voit une nouvelle preuve des habitudes
pédagogiques de J.-S. Bach. Ce programme d'enseignement lui
apparaît comme une application à l'art musical des trois parties de
la Rhétorique classique invention, disposition, élocution... Ce titre
:

n'est en réalité qu'une des formules employées par Bach, par ses
prédécesseurs et par ses contemporains, pour recommander une
publication nouvelle. (Cf., pour ne citer que cet exemple, la préface
du Magnificat de notre Titelouze.) Si, d'ailleurs, il s'agissait de trans-
former des amateurs en virtuoses et en compositeurs, l'intention
serait étrange, et le but manqué. Ce qu'il faut retenir, et ce qui est
confirmé par bien d'autres témoignages, c'est cette sorte de sim-
plicité ingénue avec laquelle Bach parle de son art; il le croit faci-
lement accessible à ceux qui ont du goût pour la musique!
Les Suites, dans lesquelles Bach a fait pénétrer un flot d'imagi-
nation débordante et de grande musique, comprennent six Suites
:

françaises, six Suites anglaises, et six Partitas (Suites de plus d'am-


pleur que les autres, désignées parfois sous le nom de Suites alle-
mandes): trois petites Suites, plus la petite Suite en fa. Le style en
MAITRES ITALIENS ET ALLEMANDS DE L ORGUE ET DU CLAVIER 185

est tour à tour austère, un peu sec, scolatisque, souriant, délicieux,


plein de grâce. Des quatre danses qui originairement constituaient
le genre. Allemande, Courante, Sarabande, Gigue (cadre que le
Maître modifie librement), la première est celle que Bach traite le
plus volontiers sans donner l'impression d'un rythme de danse. Les
quatre Sonates, conservées par des copies d'élèves, et de valeur
inférieure, sont des Suites avec une Introduction. Parmi les sept
Toccates que nous possédons, les deux qui furent probablement
écrites pendant la période de Cœthen sont des œuvres monumentales
« ne pouvant être mieux comparées qu'aux dernières sonates de
Beethoven ». —
Huit Fantaisies nous sont parvenues; la Fantaisie
chromatique (achevée d'écrire aux environs de 1730) a une fugue
gigantesque particulièrement célèbre. Ces divers genres de compo-
sition sont souvent très voisins l'un de l'autre. En somme, la forme la
plus familière à Bach, celle qui est le fondement de son langage, est la
fugue (il en a écrit 65, sans compter celles du Clavecin bien lenipére)
ou le fugato mais partout règne une fantaisie géniale, une liberté sou-
;

veraine — malgré l'éblouissante technique —


de la pensée musicale!
— Le Clavierbiïchlein pour Wilhelm Friedman, le fils aîné et préféré
de Bach, et celui (1722-1725) d'Anna Magdalena, femme du grand
compositeur, sont des sources importantes pour compléter l'étude
des grandes et des petites œuvres de Bach.
Six Partitas sont contenues dans la l rc partie de la Clavierûbung
(1™ éd., 1726-30). Outre les danses traditionnelles du genre, on y
trouve des pièces intitulées Prélude, Ouverture, Fantaisie, Aria,
Toccata. La Clavierûbung (2 e partie) renferme un Concerto de style
simple, et une Partita formée d'une Ouverture, de 2 gavottes, de deux
passepieds, d'une Sarabaude, de deux bourrées, et d'un Echo.

Bibliographie.

Des pièces Frescobaldi sont éparses dans les Anthologies de


de
MÉREAUX Farrenc, citées plus haut, dans l'Allé Claviermusik de
et de
Pauer, dans Les maîtres du Clavecin, de L. Koehler. On trouve aussi, dans
ces recueils, des pièces de la plupart des autres compositeurs, italiens et
allemands. — Ph. SpittaCompositions pour orgue de Duxtehudc (édition
:

critique, 2 vol., 1876-78. Un


choix d'oeuvres de Buxtehude est donné dans les
Denkmâlcr deutscher Tonkunst, vol. XIV, 1904). —
Ritter, dans sa Geschichtr
des Orgelspiels (2 vol., 1884) donne des oeuvres choisies de tous les orga-
r

nistes allemands et de Sweelinck. —


Dans les Denkmàler der Tonkunst in
Œsterreieh (1894-7), H. RiETSCH et G. Adler ont réédité le florilegium de
Muffat, les pièces pour orgue et pour clavier de Froberger. —
Diverses
éditions d'ensemble de Hsendel ont été entreprises (en 1786 par Arnold à
Londres; par Macfarren, en 1843); la meilleure est celle de la Hsendel
Gesellschaft, fondée à Leipzig en 1856 par Ghrysander.
Sur J.-S. Bach, l'ouvrage capital est encore la Biographie, en 2 vol., de
Pu. Spitta (Leipzig, 1873). On y trouve, avec une étude complète de la
dynastie Bach, une analyse des œuvres et une appréciation des grands
186 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

organistes allemands qui ont précédé Jean-Sébastien. — Sur le Clavecin


bien tempéré, et les fugues, on peut consulter, outre les Traités généraux
sur le contrepoint : HAUPTMANN, Erlàuterungen zu Bachs Kunst (1er Fuge
(1841) et Einige Rcgeln zur Richtigen Beantworlung des Fugenthemas HuGO
;

RlEMANN Katechismus der Fugencomposilion. Parmi les nombreuses


publications relatives au même objet, nous citerons (à titre de curiosité)
celle du pianiste russe Julius V. Melgunow, qui a édité un choix de
préludes et fugues de J.-S. Bach, scandés d'après le système de R. Westphal.
M. Max Schneider, élève de Riemann et de Kretzschmar, a publié les
répertoires suivants :Verzeichnis der bisher erschienenen Literatur iiber
Johann-Sebastian Bach (dans l'annuaire Bachjahrbuch, 1905); Verzeichnis
der bis zum Jahrc 1851 gedruckten und der geschrieben im Handel gewe-
senen Werke von Joh.-Seb. Bach (ibid. 1906); et Thematisches Verzeichnis
der musikalischen Werke der Familie Bach (I, ibid. 1907). Ce Jahrbuch est
l'organe de la Neue Bachgesellschaft, fondée à Leipzig en 1903, propriétaire
à Eisenach de la maison natale de Bach où est organisé un musée, et
organisatrice des Solennités musicales en l'honneur de Bach à Berlin en
1901, à Leipzig en 1904, à Eisenach en 1907, à Chemnitz en 1908 (Pro-
grammes importants, par A. Heuss). Des sociétés similaires ayant pour
objet l'étude de la musique de J.-S. Bach existent à Berlin, à Kœnigsberg.
Celle de Londres, fondée en 1849, s'est dissoute en 1870.
CHAPITRE XL

LA SONATE POUR VIOLON


Indétermination primitive des genres. Adoption et sens du mot sonate.
— La parenté des motifs et le rythme; des mouvements. —Les composi-
teurs italiens et les premières sonates pour violon. —Gorelli et l'école
romaine du violon. — Les grands Maîtres; les luthiers italiens. — La
sonate pour violon solo en Allemagne. — La musique instrumentale en
France : la viole et le violon.— Les violons et la musique du roi au

XVII e siècle. Technique des violonistes sous Louis XIII, Jean-Baptiste Anet.
— Les Concerts spirituels. — La sonate française dans la première moitié
du xvin'' siècle. — La Biber et les virtuoses allemands. — Les sonates de
Purcell en Angleterre.

L'histoire des progrès de la Sonate comprend les phases

suivantes l'abandon des formes rigoureuses de la poly-


:

phonie qui vont être remplacées peu a peu par un style plus
libre; la substitution de la Sonate proprement dite à la
Canzone et à la Suite, et celle des instruments a cordes,
particulièrement du violon, aux instruments à vent; la dis-
tinction entre la Sonate d'Eglise, solennelle, aimant le style
fugué et l'orgue, et la Sonate de la chambre, soumise a l'in-
fluence de la chanson et de la danse, employant le coni-
balo; l'adoption d'une forme qui, aux motifs juxtaposés,
fait succéder une série de motifs apparentés ou formant

contraste par le rythme et le mouvement, suivant un plan


méthodique; enfin, quand la Sonate est devenue un orga-
nisme indépendant, le passage de l'expression générale et
purement musicale à l'expression individuelle, aussi intense
mais beaucoup plus riche que le chant primitif.
Chez les Italiens, le genre a mis très longtemps à se
188 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

constituer. Au c
siècle, Durante écrivait encore des
xviii
« Sonates composées simplement d'un Studio (en forme
»
de Rondo) et d'un Divertimenlo (ayant ad libit. la coupe
AA'B, AA BB, ABC). Les Sonates du P. Martini se com-
posent d'un Prélude, d'un Allegro qui est une fugue,
puis d'une Sarabande (ou d'une sicilienne, ou d'un adagio,
ou d'un « grave »), puis d'une Courante (ou d'un balletto,
ou d'une allemande, ou d'un aria), enfin d'un Allegro (ou
d'un aria avec variations, ou encore d'une gigue, d'un
menuet, ou d'une gavotte). On voit le caractère complexe
d'une telle construction. La Sonate a été le lieu de concen-
tration, un peu confus d'abord, de toutes les formes du con-
trepoint et de la monodie accompagnée, de la chanson et de
la danse.

C'est ce que n'indiquent pas suffisamment certaines définitions


anciennes, beaucoup trop générales. Pr;etorius (3 e partie de son
Syntagma musieum, 1619) dit « Le mot sonate, de sonando, indique
:

une musique pour les instruments, et non pour les voix on en trouve ;

de beaux exemples dans les œuvres de Gabrieli et d'autres auteurs ;

à mon avis, il y a la différence suivante la sonate a un caractère


:

grave et pompeux, comme le motet; les chansons ont beaucoup de


notes noires, vives et rapides ». —
Le Cantor allemand Daniel Spii r
xvii° s.) indique aussi cette allure majestueuse « Comme la sym-
:

phonie, la sonate doit être jouée lentement, avec gravité ». Ils sem-
blent ne connaître que la sonate » ou « symphonie » qui sert
<c

d'introduction à un chœur ou d'ouverture à un opéra. C'est bien ce


que dit Niedt (théoricien-compositeur né à Iéna en 1672) dans son
Manuel d'introduction à la musique (1721) « La sonate est un
:

morceau pour instruments, joué avant que les voix des chanteurs
fassent leur entrée; c'est une manière de prélude ». Plus exact est
J.-G. Waltf.r (né à Erfurt en 1684, ami et parent de J.-S. Bach,
lexicographe musical et organiste) <( Sonata, de Sonare
: pièce
:

d'allure grave, écrite pour instruments, en particulier pour les


violons, et où l'adagio alterne avec V allegro » (Walther, Mitsikal.
Lexikon, 1732).
Ma.ssimii.iano Nkri, titulaire de l'orgue I à Saint-Marc de Venise
en 1644, ne faisait pas encore de distinction entre ces deux derniers
genres dans son livre de « Sonate e Canzoni... in chiesa e in caméra »
pour 4 voix (op. I. 1644), et dans son livre de « Sonates » (op. II, 1651)
pour 3 et 12 voix. Celui qui substitua définitivement le mot Sonate au
mot Canzone est un autre musicien de Venise, maître de chapelle à
Saint-Marc Giovanni Legrenzi.
:

Legrenzi (né en 1625, mort à Venise en 1690) est l'auteur des


œuvres et recueils Suonata da chiesa e da caméra a tre (1656);
:

Una muta di Suonate (1664); Suonate a due violini e violone (avec


LA SONATE POUR VIOLON 189

coniinuo pour orgue, 1667); La Cetra (Sonates pour 2 et 4 instru-


ments, 1673); Suonate a 2 violini e \'ioloncello (1677); Suonate da
chiesa e da Caméra, à 2 et 7 voix (1693).

Nous indiquerons brièvement —


leurs œuvres originales
n'ayant été rééditées que par fragments les successeurs —
immédiats de Gabrieli, qui, écrivant surtout pour le violon,
sont considérés comme les créateurs du erenre.
o
Giambattista Fontana, jeune contemporain de G. Gabrieli
(mort de la peste en 1630) a laissé un recueil de 18 sonates
écrites pour violon avec basse, pour deux violons avec
basson, et pour trois violons. Deux d'entre elles, dont le
texte original est au Lyceo musicale de Bologne, ont été
reproduites par Wasilewski dans son livre sur le violon au
xvn e siècle (1874; le supplément musical a été réédité en
1905). La première est une sonate pour deux violons, avec
basse. Elle se compose d'une partie initiale en mesure
3
binaire, d'une seconde partie plus brève à ^ et d'une troi- ,

sième partie où rythme du début reparaît. Bien qu'une


le
indication précise fasse défaut, il est à peu près évident

que la seconde partie avait un mouvement lent. Le stvle de


l'ensemble s'éloigne des habitudes rigoureuses du contre-
point; la forme canonique paraît de plus en plus aban-
donnée, suivant la tendance déjà inaugurée par Gabrieli.
La basse, sauf dans quelques mesures exceptionnelles, ne
prend pas part au développement des motifs, et a pour
rôle de compléter l'harmonie. La seconde Sonate est pour
violon seul (avec basse); œuvre de virtuosité pour soliste,
elle présente encore cette forme tripartite dont Fontana
paraît avoir donné le premier modèle, mais qui ne fut pas
toujours adoptée par ses successeurs.
Dans ses deux Recueils de « Sonates et Chansons » (1644 et
1651), écrites pour un nombre d'instruments qui va de deux
à douze, Massimiliano Nkki dépasse le cadre de la Sonate
qui, plus tard, sera classique, et semble chercher encore la
forme type d'un genre qui n'est pas fixé mais il se conforme
;

à une loi essentielle l'alternance des mouvements rapides


:

et des mouvements lents. Sa Sonate pour quatuor à cordes


est remarquable à ce point de vue de plus, on y trouve
:

l'application à relier les diverses parties par la réapparition


190 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

ou parenté des motifs, et à suivre un plan tonal (modu-


la
dominante ou au ton parallèle). Elle débute par
lations a la
4
un lugato avec la mesure j qui est la portion de 1 œuvre
,

3
la plus étendue; elle a pour suite : un Adagio à r , où une

phrase brève, modulant de sol mineur à ré mineur,


est traitée en contrepoint; un vif allegro en si, ton
,4
parallèle, à j , où des fragments du thème principal
donnent lieu à des imitations; un bref adagio-intermède;
4
un allegro fugué, j , modulant à la dominante; un nouvel

adagio de 5 mesures; un dernier mouvement, qui combine

en - l'idée du 3 e allegro avec un nouveau motif, pour


e
aboutir à une coda apparentée par son thème au 2 allegro.
Comme on le voit, le rythme des mouvements est trouvé;
il persistera. Le nombre des parties de l'œuvre est encore
indéterminé : rarement il sera inférieur à 4; quelquefois il

s'élèvera jusqu'à 8. Et nous touchons au moment où le

violon, plus agile et plus riche en ressources que les ins-


truments à vent, va régner en souverain.

Tel est le sens dans lequel progressent, sans exceptions, les autres
précurseurs italiens du genre.
Biagio Mari ni, né à Brescia à la fin du xvi c s., mort en 1660, vir-
tuose compositeur ayant écrit beaucoup de musique de chambre,
est l'auteur des Affetti musicale (1617, op. 1), où se trouve la plus
ancienne sonate connue pour violon solo, des Sonate e Sinfonie
(1626, 1629, op. 8), des Compositioni varie per musica di caméra à
2 et à 5 voix, avec 2 violons (1641, op. 13)... Dans son recueil
de 1655, Suonate da chiese e da caméra à 2 et 4 voix avec continuo,
est une sonate en 4 parties pour 2 violons (publiée par Wasilewski) ;

de la même date est une sonate dont les mouvements ont pour la
première fois un titre indiqué ainsi par le compositeur « prima, :

seconda, ter za parte »;


Dans une sonate de Legrenzi (1655), on trouve un 4 e mouvement
où l'idée principale du premier est reprise, ce qui rapproche l'en-
semble du type de la Sonate moderne.

Bologne
o semble être l'héritière de Venise, clans la seconde
moitié du xvn e siècle, pour la musique instrumentale et le
LA SONATE POUR VIOLON 191

développement de Sonate. Les compositions pour violon


la

sont d'ailleurs en faveur dansla plupart des grandes villes

d'Italie. Les principaux maîtres, de mérite inégal, sont


Vitali, Bassani, Vekacini, Arcangklo Coriîlli, Torelli,
Vivaldi, Gemimam, Locatelli, Tartini.

G. B. Vitali, né en 1644 à Crémone (j 1692 à Modène), attaché


comme altiste à l'orchestre dune église de Bologne, est un des
représentants de la Sonate religieuse et profane les plus importants
avant l'époque de Corelli œuvres Correnli e ballctti da caméra pour
; :

2 violons avec basse continue (1666); Sonate a 2 violini, avec basse


pour orgue (op. 2, 1667, 1685) Sonate en ré majeur; Sonate da chiesa
;

a 2, 3, U e 5 stromenti (op. 5, 1669); Sonate a 2 violini e basso con-


tinua (op. 9); Sonate da caméra a U stromenti op. 14, 1692). Bien
qu'il ait abondamment cultivé le genre d'église, les préférences de
son goût semblent être pour la sonate de chambre où il fait un
emploi judicieux et assez libre de la danse.
G. B. Bassam (1657-1716), qui avait fait ses études à Venise mais
qui vécut aussi à Bologne (en 1682-83, il fut membre de l'Accademia
filarmonica), a été, pour le violon, le professeur de Corelli. Avec
12 Suonate da chiesa pour 2 et 3 violons et basse continue (op. 5,
Bologne, 1683, 1688), on lui doit 12 Sonates de chambre publiées
en 1677 à Bologne, composées sur le plan suivant : Ballelto, Con-
certi, Gigha et Sarabande. C'est celui d'une Suite, avec cette diffé-
rence que la grave et lente sarabande est après et non avant la
gigue. Vitali et Bassani étaient des professionnels du violon; ils ont
fait coïncider le développement de la technique de l'instrument et
celui de la Sonate. Cette observation s'applique au florentin Antonio
Vkracini (fin du xvn c siècle), à qui l'on doit un recueil de Sonates
pour 2 violons avec basse et continuo (op. 1, vers 1692), 2 Sonates
d'église pour 2 violons et basse (op. 2) et des Sonates de chambre
pour 2 violons, basse et contiuuo (op. 3). G. Jensen a donné des
extraits des op. 1 et 2 dans sa Musique classique de Violon.

Nous arrivons au représentant célèbre et typique de l'art


du violon au xvn e siècle, Arcangelo Corelli (1653-
italien
1713), élève de Matteo Simonelli pour le contrepoint et,
pour la virtuosité, de Giov. B. Bassani. 11 visita l'Allemagne
et connut de grands artistes à Munich, Heidelberg, Hanovre ;

à partir de 1680, il se fixa à Rome, auprès de son protecteur


et ami le cardinal Ottoboni, et créa ce qu'on appelle
« l'Ecole romaine du violon ». Mattheson l'appelle « le
prince de tous les musiciens », ce qui montre l'impor-
tance qu'avait alors la Sonate. Ses compositions sont très
nombreuses, et son influence fut considérable. Il a écrit
192 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

48 Sonate a tre, pour 2 violons et continuo, en 4 recueils


er e
(1683, 1685, 1689, 1694); le 1 et le 3 ne contiennent que
des Sonates d'église, les deux autres, des Sonates de
chambre. Dans l'op. 1 et Top. 3, la basse est jouée par le
luth et l'orguedans les Sonates de chambre, par le cembalo.
;

Son op. 5 estun recueil de 12 Sonates pour violon solo et


continuo (Rome, 1700; 5 éditions jusqu'en 1799). Ses
compositions d'église ont habituellement 4 mouvements,
quelquefois 3 et 5. Leur succession est soumise à la loi des
contrastes, bien qu'il ne soit pas rare de trouver l'ordre
suivant vite, lent, vite, vite, ou bien
: lent, lent, lent, vite.
:

Ses Sonates de chambre commencent par un prélude suivi


d'un certain nombre de danses, (4 d'ordinaire, rarement
plus ou moins). Le mérite de Corelli est d'avoir fait
progresser le style, c'est-à-dire l'art de construire la période,
la logique et le phrasé du discours musical. On a souvent
loué le caractère expressif et la noblesse de ses adagios.
Dans les sonates pour violon solo, il a un langage personnel ;

c'est pourtant, malgré son originalité, un compositeur de


transition, non affranchi encore des usages de l'ancienne
école. Dans les sonates pour 2 violons, qui commencent
habituellement par un canon, il est encore prisonnier des
habitudes du contrepoint. H. Bruno Studeny le compare
avec raison à un Janus à deux têtes qui regarde à la fois le
passé et l'avenir.
Corelli est aussi l'auteur du recueil très important des
douze Concerti grossi, qui, d'après MufFat, (1701) seraient
les premiers monuments du genre. Le terme « concerto »,
employé déjà en 1677 par Bononcini, désignait une compo-
sition où trois instruments principaux (concertino) étaient
accompagnés et encadrés par l'orchestre (ripieno ou tutti). Le
« concerto grosso » désigna l'orchestre employé à peu près
comme dans la symphonie moderne. De Giuseppe Torelli
(de Vérone, 1708), dont le premier ouvrage fut une sonate
-j-

pour 2 violons et alto (1686), parurent en 1709 (op. 8), les


Concerti grossi con una pastorale per il santissimo Natale ;

ils ne se distinguent pas essentiellement de la sonate. Con-

trairement à l'assertion de MufFat, ce recueil parut trois ans


avant les compositions similaires de Corelli. En revanche,
Torelli est le brillant créateur du Concerto pour violon solo
LA SONATE POUR VIOLON 193

(op. 6 et op. 8, n 0s 7-12). Ce dernier genre fut développé


par prêtre de Venise, appelé, à cause de la couleur de
le
ses cheveux, le prêtre roux, dont J. -S. Bach transcrivit plu-
sieurs pièces pour le clavecin et l'orgue Antonio Vivaldi.
:

Il donna successivement, parmi beaucoup d'autres com-


positions instrumentales, 24 et 12 Concerti pour violon-
solo, qui sont justement considérés comme des œuvres de
maître.

Très longue serait la liste complète des virtuoses italiens auteurs


de sonates qui, aujourd'hui encore, figurent sur les programmes de
nos concerts Florentio Maschera, organiste de Brescia, auteur de
:

« Canzoni da sonar » (1584, 1588, 1593); le juif S. Rossi, auteur de


4 livres publiés (1607-1623) sous les titres de « Varie Sonate, Sinfonie,
Gagliarde, etc., per sonar due viole da braccio et un chilarrone »;
Tarquinio Merula, organiste d'église et de chambre, qui a inséré
quelques « Sonates » dans son Pegaso musicale (1640); Francesco
Gemimam (1667-1762), qui séjourna à Paris (1749-1755) et s'établit
ensuite à Londres où il eut une grande autorité Castrucci (1689-1752)
;

et Tessarim (né en 1690), élève de Corelli Pietro Locatelli (1693-


;

1764), autre élève de Corelli; Guiseppe Tartini (1692-1770) qui, après


avoir entendu Yeracini, voulut recommencer ses études de violon,
et dont les divers recueils de Sonates et de Concerti forment un
ensemble de plus de cent compositions...
Il est également impossible de donner la liste complète des
grands luthiers italiens des xvn c et xvm c siècles qui favorisèrent ces
progrès, et dont plusieurs, chefs d'école, devinrent célèbres comme
les compositeurs et les virtuoses de premier ordre. Une Histoire de
la musique doit au moins mentionner trois noms Andréa Amati
:

(y vers 1580), chef de toute une famille de luthiers illustres et fon-


dateur de la grande école de Crémone; Stradivari (né à Crémone
en 1644, j 1737), élève de Nicolo Amati, petit-fils d'Andréa, qui, après
30 ans de recherches et d'essais, trouva en 1700 la formule définitive
de son violon; Guarn-eri, dont Paganini surtout fit apprécier les
beaux instruments en jouant un magnifique violon de lui (daté de
Crémone, 1743), aujourd'hui au musée de Gênes.

En France, avant d'être dépossédée du premier rang


par le violon, la viole a régné dans l'usage; en 1740, elle
trouvait encore un défenseur dans l'abbé Le Blanc, auteur
d'un livre intitulé Défense de la basse de viole contre les
entreprises du violon et les prétentions du violoncel (Amster-
dam). Il y avait des violes de toutes dimensions, avec un
nombre variable de cordes : la « viola a braccio », ou viole
proprement dite (6 cordes), et sa variété, « viola a spalla »,

Combaiueu. — Musique, II. 13


194 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

ou viole d'épaule (7 cordes), correspondant à notre violon


actuel; la « viola a gambc », remplaçant l'ancienne « rote »,
équivalent de notre violoncelle (5 cordes, d'après Mer-
senne, 12 d'après un spécimen reproduit par Prœtorius);
la « lyre-viole » à15 cordes (dont 2 en bourdon, hors du
manche), accordées au gré de l'exécutant; la « viole
d'amour », autre variété delà « viola a braccio » (à laquelle
sont ajoutées des cordes en laiton vibrant par sympathie
avec certains harmoniques, sous l'action des doigts ou de
l'archet).
Jean Rousseau, joueur de viole de gambe au xvn c siècle,
qui a écrit une méthode et fait l'histoire de l'instrument
après avoir dit que « les premières violes dont on a joué en
France estoient à cinq chordes et fort grandes », ajoute
que « leur usage estoit d'accompagner ». Rares en effet
furent les musiciens qui, utilisant les formes de l'instru-
ment, soprano, alto, ténor, basse, eurent l'idée d'écrire
spécialement pour ce quatuor; tel, Claude Gervaise, vio-
liste de la chambre sous François I qui, en 1556, publia
er
,

un livre de pièces de viole à quatre parties. Les violistes


les plus notables furent Granier, mort vers 1600; Maugars
violiste de la Chambre sous Louis XIII; Hotmann, le béné-
dictin André, fort loué par Jean Rousseau; Sainte-Colombe
qui, avec ses deux filles, donnait d'agréables concerts de
viole à trois; enfin le plus célèbre de tous, Marin Marais,
né à Paris en 1656 (f 1728), violiste solo de la chambre
du roi (1685-1725).

Marais (d'après Tilon du Tillel) est le premier qui ait imaginé,


pour rendre les violes plus sonores, de faire filer en laiton les trois
dernières cordes des basses. Il fut chef d'orchestre de l'Opéra, avec
Colasse. Auteur de drames lyriques {Ariane et Bacchus, 1696;
Jlcyone, 1706; Sémélé, 1709), il a écrit 5 livres pour soli et trio de
violes (1686-1725), des Pièces en trio pour 2 violes de gambe, flûtes
ou dessus de viole, avec continuo (1692), La songerie de sainte Gene-
viève du Mont, pour violes et clavecin. Danoiville, élève de Sainte-
Colombe, a publié la même année que Rousseau, 1687, une méthode,
où il est dit que « les faiseurs d'instruments français ont donné la
dernière perfection à la viole, lorsqu'ils ont trouvé le secret de ren-
verser un peu le manche en arrière et d'en, diminuer l'épaisseur ».
— On cite encore comme violistes Pierre de la Barre et Chaules
:

de la Fontaine, basses de viole de la musique de la Reine en 1665;


Etienne Richard et Pierre Martin qui, la même année, étaient vio-
LA SONATE POUR VIOLON 195

listes chez le frère du Roi; Antoine Forqueroy, nommé violiste de


la chambre du Roi en 1689, et son fils; de Machy, Bellii r,
Mlle Mauget, du Buisson; le compositeur Desmarets (1662-1741),
l'auteur denombreux opéras; Le More, Le Couvreur, Hurkl, Hatot,
Léonard et Nicolas Itier Louis Couperix, premier de la célèbre
;

dynastie, qui joua le dessus de viole dans la musique de la chambre


sous Louis XIV; Nicolas Daxican et Pierre Danican Philidor,
basses de viole dans la chapelle royale en 1736; Alexandre Sal-
lentin, violiste de la chambre (de 1736 à 1749) etc.. Roland
Marais (fils de Marin) et de Caix d'Hervelois ont écrit des pièces
pour violes.

Toute la musique instrumentale française, au xvii e siècle,


a pour centre la musique du Roi, partagée en trois corps
distincts la Chambre, la Grande Escurie et la Chapelle. La
:

musique de la Chambre, distinguée de la Chapelle par


François I er comprenait la « Bande des vingt-quatre
,

violons » et ainsi officiellement nommée sous


organisée
Louis XIII. Elle était recrutée parmi les ménestriers, la
vieille corporation formée depuis 1341 (Louis Constantin,
nommé en 1624 « roi des violons » ou chef de la corpo-
ration des ménestriers, Dumanoir, « roi » de 1655, firent
partie de la grande Bande). Moitié musiciens et moitié
comédiens, ces violonistes dépendaient directement de la
maison du Roi qui les habillait pour la comédie et les pen-
sionnait comme des « officiers commensaux »; ils devaient
participer aux ballets, jouer dans les concerts de la Cour,
dans les représentations théâtrales, pendant les repas, à la
Chambre. Ils entendre
furent parfois autorisés à se faire
chez certains grands seigneurs, a un souper de l'abbé de
Bouillon, a un diner magnifique du cardinal Mazarin.
« Ceux qui ont entendu les vingt-quatre violons du Roi dit ,

le P. Mersenne, advouent qu'ils n'ont jamais rien oiiy de


plus ravissant et de plus puissant. >r La musique de la
Chambre avait à sa tête deux surintendants, « servans par
semestre », plus un compositeur travaillant spécialement
pour elle. En 1655, pour être agréable à un favori,
Louis XIV créa la Bande dite « des petits violons », formée
d'abord de 16 exécutants, puis de 21, et appelée plus tard
« Violons du Cabinet ». Elle fut supprimée au début du règne
de Louis XV; la grande Bande fut dissoute en 1761 par un
édit de Louis XV.
196 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

La chapelle, composée de maîtres, sous-maîtres, chantres, pages,


organistes, était chargée de tout ce qui touchait à la musique sacrée;
de plus, elle devait se trouver chaque dimanche au dîner du Roi,
quand il mangeait en public, et chanter pendant le repas. La —
musique de la Grande Escurie, composée de vingt-cinq musiciens
capables de jouer de deux instruments (hautbois et violon, cornet et
violon, hautbois et musette de Poictou, sacquebute et violon, haut-
bois et cornemuse) était surtout une musique de plein air.
La reine-mère, la reine, Monsieur (frère du roi) avaient aussi leurs
musiques particulières; il en était de même pour les princes et les
grands personnages.

Comme la viole, le violon eut longtemps pour simple


fonction d'accompagner le chant ou la danse. C'est assez
tard, et principalement sous l'influence des Italiens, qu'il
donna lieu à des compositions spéciales. Au théâtre, il servait
de soutien pour les airs et récits, de remplissage pour les
« sinfonies », de régulateur pour les ballets; ailleurs, dans
les salons ou les « cabinets », il était employé à de menus
divertissements de parade. Les exécutants étaient d'ailleurs
fort éloignés encore de la technique d'aujourd'hui. La main
des violonistes du xvi siècle ne quittait guère le haut du
e

manche de l'instrument pour parcourir toute l'étendue de


la touche et ne connaissait que la première position peu à ;

peu, au cours du xvn e siècle, on alla jusqu'à dépasser Y ut


de la chanterelle. Assez nombreux cependant furent ceux
que leurs contemporains considéraient comme des virtuoses.
On a les noms de deux cent dix violonistes environ (dessus,
haute-contre, taille, quinte, basse et grosse basse), qui, de
Louis XIII à Louis XVI, firent partie des musiques de la
Chapelle, de la Chambre, de la grande Ecurie, de la Reine
et de Monsieur.
Unjoueur de violon (et de mandore) était attaché à la
personne de Louis XIII, pendant sa jeunesse. C'est sous
Louis XIII que le violon, après avoir remplacé le dessus
et le pardessus de viole, imposa son nom à toute la Bande
qui reçut le titre des vingt-quatre violons du Roy. Il jouait
un rôle très important dans les ballets, les carrousels, les
réceptions solennelles, les concerts de chambre ou les
concerts sur l'eau (récit de Dorante, dans le Menteur de
Corneille). Il était même populaire, à en juger par cer-
taines locutions proverbiales, et par les estampes du temps.
LA SONATE POUR VIOLON 197

Parmi les violonistes du règne de Louis X1I1 (Chevalier,


Boileau, Lazarin, Foucard, François Richomme roi des
violons en 1620...), Jacques Cordier, dit Bocan, paraît avoir
eu une importance particulière. Mersenne le cite comme
un violoniste « parfait », en suggérant qu'il usait de la
demi-teinte et du « vibrato ». Il fut mêlé a une étrange
scène dont le piquant récit nous a été conservé.

Bocan maître à danser. Une pièce des


était à la fois violoniste et
Archives Nationales mentionne en 1648, à titre de « balladin », parmi
le
les officiers retraités pensionnés par la cassette royale. Il suivit Hen-
riette de France en Angleterre et revint à Paris lors de la révolution
Il a donné son nom à la danse grave et
' r
qui détrôna Charles I c .

sérieuse appelé « la bocane », du même genre que la courante et la


sarabande (v. la comédie le Grondeur, II, 17).
Le cardinal de Richelieu était très amoureux — sans succès —
d'Anne d'Autriche. La confidente de cette dernière, exaltant la pas-
sion du ministre pour faire sa cour à la reine, imagina une gageure :

« Il est passionnément épris, Madame; je ne sache rien qu'il ne fît


pour plaire à votre Majesté. Voulez-vous que je vous l'envoie un soir
dans votre chambre, vêtu en baladin, et que je l'oblige ainsi à danser
une sarabande? —
Quelle folie! » Richelieu, trompé par une vague
promesse, accepte le rendez-vous. On fait venir Bocan « qui était le
Baptiste d'alors et jouait admirablement du violon. Vêtu d'un pan-
talon de velours vert, des sonnettes d'argent à ses jarretières, les
castagnettes en main, Richelieu dansa une sarabande. Il fut admis
ensuite à faire, dans les formes, une déclaration que la Reine traita
de pantalonade. » (Mémoires inédits de Louis-Henri de Loménie, comte
de Brienne, publiés par F. Barrière, Paris. 1828. t. I, p. 274).

Au cours de sa dictature (jusqu'en 1687), Lulli fit rentrer


dans l'ombre tous les autres violonistes, aussi bien que les
compositeurs. C'est surtout l'archet en main qu'il paraît
avoir eu quelque valeur sérieuse. On lui attribue un
certain nombre d'élèves (?), Lalouette et Colasse qui
furent « batteurs de mesure » sous ses ordres, et ses
secrétaires Verdier, Joucert, Jean-Baptiste Marchand,
Rebel (père), Lalande...

Un document conservé aux Archives Nationales (et cité par A. Vidal)


— transaction passée le 15 avril 1664 entre les Pères de la doctrine
chrétienne et la corporation des ménestrels —nous fait connaître un
certain nombre de « maistres » violonistes, joueurs ordinaires de la
chambre Guillaume Dumakoir, « roy et maistre de tous les joueurs
:

d'instruments tant hauts que bas du royaume », Jacques Brulard,


Michel Rousselet, Mazuel, Pierre Dupin, Antoine des Noyi rs,
198 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Jean Brouart, Jean-Mathurin Monthau, Pierre Delahel, Louis


Levasseur, Jacques Chicahneau, Henry Letourneur, Nicolas de la
Voizière, Lerai, le Mercier, Guillaume Granville, Michel Verdier,
Jean Dubois. —
Une quittance pour gages et nourriture (1,800 livres)
pendant le second semestre de 1694 est signée par les violons de
Monsieur, frère du Roy Jacques Duvivier, J.-B. Prieur, Jacques
:

Nivklon, Edme Dumont, Pierre Marchand, J.-B. Anet, Guillaume


Dufrksne. —
L'habileté de nos exécutants devait être sérieuse car
on les appelait à l'étranger; dans la chapelle de l'Electeur de Saxe,
Georges II, une des plus réputées de l'Europe, il y avait en 1679 cinq
violonistes français Aimé Bertlain, G. Crosmier, Pierre Janary,
:

Antoine Mustan, Jean Lesueur.

Un nom est particulièremenl brillant dans cette liste :

celui de Jean-Baptiste Anet (1661-1755). Les contem-


porains le signalent comme « le premier violon de son
temps ». Daquin [Lettres sur les hommes célèbres, 1752)
l'appelle « le plus grand violon qui ait jamais existé ».
D'après un autre témoignage (l'abbé Pluche, Spectacle de
la nature, t. VII, p. 103), il tirait de son instrument « le
son le plus beau dont l'oreille humaine pût être frappée ».

Il avait reçu, au cours de ses voyages à l'étranger, les leçons de


Corelli, dont on l'appelait « le fils adoptif ». Lorsqu'il mourut
(à 94 ans), il était, comme l'indique son acte de décès (retrouvé à
Lunéville par M. Lionel de la Laurencie) « premier violon de la
musique du Roi C'était surtout un virtuose d'habileté supérieure.
».

Il pratiquait le trille en double corde (employé dans une de ses


sarabandes). Dans les mouvements vifs, l'exécution de ses œuvres
exige une grande souplesse et une grande légèreté d'archet; assez
nombreux sont les passages en double corde de ses sonates qui ne
peuvent être joués qu'à la 2 e et à la 3 e position. Comme compositeur,
« Baptiste » —
c'est ainsi qu'on l'appelait —
a beaucoup moins
d'originalité. Il était médiocre lecteur, et Daquin déclare, avec exa-
gération d'ailleurs, qu'il « n'était pas musicien ». Outre les trois
recueils pour musette (imités des Sonatilles galantes, amusements
champêtres et Galanteries de Chédeville, maître célèbre de l'instru-
ment), il a laissé deux recueils de sonates assez médiocres, non sans
quelque élégance, pour violon seul avec basse continue. (B. N. Ym 7
754-755), plus une « œuvre de musettes pour le violon, fiâtes traver-
sières et vielles » (ibid. Ym' 6711). Une doit pas être confondu, comme
on l'a fait souvent, avec un autre Jean-Baptiste Anet, probablement
son frère aîné, qui naquit en 1651, et qui est beaucoup moins impor-
tant.

Anet fut un des premiers et des plus célèbres violonistes


qui furent applaudis aux « Concerts Spirituels » créés en
LA SONATE POUR VIOLON 199

1725, pendant la semaine sainte, par Philidor. Le Mercure


de France écrit au mois d'avril de cette année « Le
:

concert du palais des Tuileries (les concerts spirituels


étaient installés dans la grande salle des Suisses, aux Tui-
leries)... continua avec les mêmes applaudissements le
lundv de Pâques jusqu'au lendemain de Quasimodo. Ce
qu'il y a de bien piquant pour le public dans ce dernier
Concert, c'est une espèce d'assaut entre les sieurs Baptiste
(Anet), français, et Guignon, piémontais, qu'on regarde
comme les deux meilleurs joueurs de violon qui soient au
monde. Ils jouèrent tour à tour des pièces de symphonie,

seulement accompagnez d'un basson et d'une basse de viole :

et ils furent tous deux extraordinairement applaudis ».


Aux mêmes concerts brillèrent J.-B. Somis, autre piémon-
tais (1676-1763), « fameux joueur de violon du roi de Sar-
daigne », son élève, notre grand Leclair (né h Lyon en
1697), Moxdoxville (né à Narbonne en 1711), qui fut
surintendant de la chapelle royale à Versailles, Antoine
Dauvergne (né a Clermont-Ferrand en 1713), ... Le 8 sep-
tembre 1741, en compagnie de Joseph Barnabe Saint-
Séverin, dit L'Abbé, élève de Leclair, débuta un enfant
de quinze ans qui devait avoir une grande influence sur
l'école française du violon, et que Viotti appelait « le Tar-
t.ini français », Pierre Gavimès, né à Bordeaux en 1726,

autodidacte, plus tard professeur au Conservatoire. Il forma


une pléiade d'élèves, parmi lesquels Capison, Lemierre,
Paisible, Le Duc aîné, Robinot, Guénin, Imbavlt, Baudron...
Au xvm siècle apparaissent un assez grand nombre
c

d'œuvres spécialement écrites par les musiciens français


pour le violon. Le litre de « Sonates » dont elles se parent
n'indique pas toujours un progrès réel dans le sens de
l'indépendance de la composition. Elles sont sous l'in-
fluence de l'air de cour, du récit d'opéra, et surtout des
danses alors à la mode. Ce sont d'aimables pièces de salon,
où règne, comme dans la musique de clavecin, l'esprit de
société qui est la marque de l'ancien régime, et où la
pensée musicale sait rarement s'affranchir pour s'élever au-
dessus des badinages papillotants de la galanterie.
L'usage des danses est la première caractéristique du
genre; ainsi le II e livre, seconde partie, des « Sonates à
200 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

violon seul-» de Rebel (1664-1747), « l'un des vingt-quatre


Ordinaires de la musique de la chambre du Roi et de l'Aca-
démie royale de musique », est composé de « Préludes, Alle-
mandes, courantes, sarabandes, rondeaux, gavottes et gi-
gues ». On trouve aussi, dans les divers recueils, des menuets,
des musettes, des rondeaux, des pastorales, des siciliennes,
mais moins souvent. Un instinct naturel tend à faire pré-
dominer l'alternance suivante des rythmes lents et des
rythmes vifs :Adagio, allemande ou courante, gavotte
(mouvement modéré), sarabande (lent), gigue; mais il n'y
a pas d'ordre fixe. G.-B. Sénaillé (1687-1730) fait plusieurs
er
fois commencer une Sonate par un presto (1 livre, pièce X),

ou un vivace (premières sonates des IV et V livres).


e e

Francœur (1698-1787) place l'Allemande en tête (Sonates


à violon seul, V). Les six sonates de J.-P. Guignon com-
mencent par un allegro poco (sauf la première, qui débute
par un andante). Il en est de même des sonates de I'Abbk
fils (1727-1787), œuvre VIII
e
,
qui commencent par un
allegro ou un allegretto. Un autre recueil du même contenant
17
six sonates (B. N. V" 792) a les incipit suivants : Andante,
Prélude, Allegro, Adagio, Adagio, Andante. J. -Marie
Leclair débute ordinairement par un Adagio, rarement
e
par un andante (3 livre de Sonates, II), mais, à l'occasion,
par un « allegro ma non troppo » (1 er livre, V, 3 e livre
er
VIII), et même par un « vivace » (1 livre, XI). Ces danses
donnent aux compositions pour violon leur ossature et une
orâce rythmique réelle; mais elles les maintiennent, un
peu comme les pièces pour clavecin, dans le domaine du
badinage aimable, de la menue musique décorative et des
tableautins de genre. C'est une juxtaposition un peu incohé-
rente d'élégances faciles et assez banales. « Gratioso alla
francese » dit symboliquement Guignon en tête d'un adagio.

Appliquées surtout à l'expression des sentiments tendres,


ces sonates sont pleines de petites notes chiffonnées, de
grupetti sautillants, de figures et d' « agréments » qui
sont les concetli de la musique. L'Abbé donne pour titres
aux sonates de son œuvre VIII la Grignon, la Bernj, la
:

Monteil, la Duvaucel, la Mèry, la Vèrine. Rebel était


pénétré par le goût de ses contemporains lorsqu'il donnait
des titres plus développés à ses Caractères de la danse.
LA SONATE POUR VIOLON 201

Au milieu des danses qui composent les sonates, parait


assez souvent Varia, qui n'est pas toujours de caractère
vocal et qui a des mouvements
divers. Sénaillé, qui aime
ce en insère quelquefois deux avec « da
l'aria affetuoso »,
capo al primo » entre un largo et une gigue (sonates VIII du
4 e livre, et I, II, V, VII, IX, X, du 5 e ). Leclair emploie la
musette affetuoso (1 er livre, VII) et, assez souvent, l'Aria
grazioso. C'est une sorte d'intermède sentimental qui paraît
avoir assez souvent une originalité purement négative, celle
d'un morceau qui n'est pas une danse. Plus tard, il de-
viendra l'adagio pathétique des grandes sonates modernes;
les danses auront une évolution analogue e t aboutiront aux
diverses formes de l'allégro, du scherzo, du presto.
Les formes de la sonate, on le voit, sont encore indéter-
minées; le genre ne réussit pas à se dégager de 1' « aria »
et de la danse. C'est une juxtaposition de grâces et d'élé-
gances un peu superficielles, sans lien suffisant comme le
montre le plan de quelques pièces :

Adagio, allemande, aria, gigue, (sonates en mi majeur, du l 0ï livre


de « Sonates à violon seul avec la basse continue, composées par
M. Sexallié le fils, 1710);
Rondo (sans transpositions du motif), allemande, air, gavotte,
(sonates en la majeur, » du « V e livre de sonates avec basse, dédié au
Roy par M. Duval, simphonisle ordinaire de la chapelle et chambre
du Roy et l'un des 24 violons de sa majesté, 1715);
Grave, courante, allemande, sarabande (sonate en sol mineur,
II e livre des « sonates à violon seul avec la basse continue, composées
par M. Francœur le cadet, compositeur de la musique de la chambre
du Roy, 1720);
Grave (9 mesures), allegro, grave, gigue sonate en sol mineur, du
(( Premier livre de sonates à violon seul et basse, dédiées à M. le
marquis de Caraman. colonel de dragons », par M. Branchk, premier
violon de la Comédie-Française, 1748);
Andante (39 mesures), allegro, aria, chasse (double corde, imita-
tion de fanfares en 9 mesures sur la 4 e corde), menuet, gigue. Ces
sortes de « chasses » abondent dans un recueil de la fin du siècle,
l Art du violon de Cartieh, 1798 (sonate en ré majeur, tirée des
« sonates à violon seul composées par M. L'Abbé le fils, de l'Acadé-
mie royale de musique, œuvre I er » s. d.);
,

Poco allegro, grave, allegro (sonate en sol majeur, tirée des « six
sonates à violon seul et basse dédiées à .M. Bonnier de la .Mosson.
trésorier général.des États en Languedoc, par J. F. Giignon, Roy des
violons, œuvre vi°, s. d.).
Ces compositions de style assez libre sont à peu près telles (pie les
202 SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

définit Sébastien de Brossakd dans son Dictionnaire de musique (1703) :

« des pièces variées de toutes sortes de mouvements et d'expres-


sions... purement selon la fantaisie du compositeur qui, sans être
assujetti qu'aux règles générales du contrepoint ni à aucun nombre
fixe ou espèce particulière de mesure, donne l'essor au feu de son
génie, change de mesure et de mode quand il le jugea propos... »
Parmi les noms qui viennent d'être cités, quelques-uns sont illus-
tres. Jean-Ferry Rebel. né en 1664 (?) fit partie des vingt-quatre vio-
lons du roi, fut nommé compositeur de la chambre (1718), eut la sur-
vivance delà charge de surintendant qu'occupait Destouches, fut chef
d'orchestre à l'Opéra et (à partir de 1734) aux concerts donnés par
l'Académie royale de musique. Son œuvre de violoniste est repré-
sentée par les recueils suivants 1° Pièces pour le violon avec la
:

basse continue, divisées par suite de tons qui peuvent aussi se jouer
sur le clavecin et sur la viole (Paris, Ballard, 1705, in-4" obi.);
2° Recueil de 12 sonates à II et à III parties avec la basse chiffrée
(ibid., 1712-1713, in-f°) 3° Sonates à violon seul, niellées de plusieurs
;

récits pour la viole (1713, in-f°). Parmi ses ouvrages, il faut citer le
caprice, pour 5 instruments à cordes, la Fantaisie (suite composée
d'un grave, d'une chaconne, d'une hure, et d'un tambourin), les
Plaisirs champêtres (autre suite plus développée), et une curieuse
symphonie descriptive, les Éléments, où Rebel, obéissant « aux conven-
tions les plus reçues » s'est appliqué à peindre en musique le chaos
primitif, la pesanteur de la terre, la fluidité de l'eau, la légèreté de
l'air exprimée « par les tenues suivies de cadences que forment les
petites flûtes », l'activité du feu « peinte par les traits vifs et bril-
lants de violons », enfin le « débrouillement final » grâce à l'inter-
vention de Dieu qui ordonne et achève son œuvre créatrice. (Rebel
est aussi l'auteur d'une tragédie lyrique, Ulysse, paroles de Guichard,
dont la l rc représentation eut lieu le 20 janvier 1703.)
Nous signalerons à part, comme particulièrement intéressants, les
Caractères de la danse, fantaisie par M. Rebel, l'un des vingt-quatre
ordinaires de la chambre du Roy et de l'Académie royale de musique
(publiés par l'auteur, 1715). L'œuvre fut exécutée le 5 mai 1726, à
l'Opéra. « avec la Dlle Camargo, dit le Mercure de France, danseuse
de l'opéra de Bruxelles », élève de Mlle Prévost, la ballerine en
vogue, et alors âgée de seize ans. Cette fantaisie curieuse, qui contient
deux <(sonates », a pour objet de donner une somme des danses alors
à la mode, en les associant à un thème sentimental :

« Courante Un vieil amoureux, soupirant pour une jeune beauté


:

qui se rit de lui, ne demande à l'Amour que de se croire aimé


(dans le texte que de croire aimer).
: —
Menuet une fillette de douze
:

ans (sic) qui ressent déjà mille confus mouvemens, prie l'Amour
d'endormir sa maman, car elle attend son amoureux. —Rourrée '.

une bergère amoureuse supplie l'Amour de dessiller les yeux du


berger qui la dédaigne. —
Chaconne un petit maître ne demande à
:

1 Amour ni les cœurs ni les faveurs, mais seulement la réputation d'un

homme à bonnes fortunes. —


Sarabande un amant trompé se plaint
:

et demande conseil à l'Amour. —Gigue une jeune folle, traînant


:
LA SONATE POUR VIOLON 203

tous les cœurs après soi, demande à l'Amour uu berger aimable et


qui ne se lasse point de danser avec elle. — Rigaudon : un sot
assure à l'Amour qu'il trouve toujours avec son argent, sans soupirer
et sans languir, des beautés à choisir. — Passepied : une amante
délaissée prie l'Amour de lui donner la force de feindre, dans
l'espoir que sa froideur apparente ramènera son amant volage. —
Gavotte :une amante qui a fait fuir son amant pleure sa peine et
souhaite son prompt retour. — Louve : un amoureux, disciple de
Bacchus, demande à l'Amour de boire toujours, car bien souvent
l'amour vient en buvant. — Musette : une amante, si parfaitement
heureuse qu'elle n'a pas de vœux à formuler, rend grâces à l'Amour.
— Ces pièces, écrites pour 2 violons avec basse continue, sont d'ai-
mables et très brèves esquisses. La partition originale n'a pas plus
de 6 pages in-f°. Les intentions expressives sont à peine reconnais-
sablés ou n'aboutissent qu'à des effets très pâles. Les deux « sonates »
sont de courts interludes composés d'une période en style d'imitation
et de quelques traits de bravoure. L'ensemble n'en reste pas moins
précieux comme document sur l'état des mœurs et des idées.

Un desnoms qui domine, en Franee, toute l'ancienne


école de violon est celui de Jean-Marie Leclair, né
en 1697 à Lyon T d'abord maître de ballet à Turin, ensuite
violoniste très réputé à Paris, professeur et compositeur,
premier violon de la musique du duc de Gramont, ordinaire
du Roi, assassiné, pour des motifs restés inconnus, le
22 octobre 1764. Dans ses Sonates, Trios et Concerti pour
violon, il suit (avec le goût de la double corde) la tradition
italienne concernant le style du genre et le dialogue de
l'instrument solo avec l'orchestre. (Trois de ses concerti
ont été publiés par Marcel Herwegh, édit. Peters, 1902,
mais de façon inexacte, avec confusion du solo et des tutti,

et altérations du texte).

Fétis, Riemann, Grove, Wasilewski, Vidal, Huet, Eitner, ont


confondu Jean-Marie Leclair, et Jean Leclerc, tous deux « ordinaires
de la musique du Roi ». M. de la Laurencie [Iievue musicale du
19 oct. 1904) a rectifié cette erreur. En 1734, le Mercure parlant du
concert spirituel donné le 25 déc. de la même année, louait Leclair
pour « son exécution de la plus grande perfection »; il le célébrait
en 1738 comme l'auteur de sonates capables de rebuter [par leur
difficulté] les plus courageux musiciens; Ancelet le qualifiait
d' « habile homme auquel les violons français ont le plus d'obliga-
tion »: et l'organiste Daquin l'appelle « l'admirable M. Leclair ».
Dans sa « lettre à M. de la Place, auteur du Mercure », publiée
quelques jours après la mort de Leclair, son ami de Rozoi écrivait :
204 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

« Il fallait le voir à soixante-sept ans exécuter avec une vigueur éton-


nante, communiquer à un orchestre tout son feu... »
Le violoncelle —construit dans la seconde moitié du xvi c siècle
par les luthiers du nord de l'Italie —
n'apparut qu'assez tard comme
instrument solo. Bertault, de Valenciennes, « qui jouissait à Paris de
la gloire de n'avoir aucun égal », se fit entendre pour la première fois
au concert spirituel en 1739. Il eut pour élèves Jaksoh (1742-1803)
qui fit applaudir son talent dans les principales villes de l'Europe;
Clpis. neveu de la danseuse Camargo (né à Paris en 1741); Tillikre,
auteur d'une Méthode pour le violoncelle, contenant tous les principes
nécessaires pour bien jouer de cet instrument (Paris, 1774) et Pierre
Duport (né à Paris en 1749), auteur de Sonates, de Variations, de
duos, de fantaisies, et dont le principal mérite est d'avoir écrit
YEssai sur le doigté du violoncelle et la conduite de l'archet (réédité
à Paris, 1902). Il débuta au concert spirituel en 1761. « M. Duport,
dit le Mercure, a fait entendre tous les jours sur le violoncelle de
nouveaux prodiges et a mérité une nouvelle admiration. Cet instrument
n'est plus reconnaissable entre ses doigts il parle, il exprime, il
:

rend tout, au delà de ce charme qu'on croyait exclusivement réservé


au violon. » (Avril 1762.)

Les Allemands ont connu la sonate pour violon solo avant


les Anglais et les Français, mais après les Italiens. Leur
peu de goût pour l'emploi de la basse chiffrée (qui fait son
apparition clans leur musique instrumentale vers 1620) fut
sans doute une des causes qui retardèrent chez eux ce genre
de composition. Si l'on excepte Johann Schop (violoniste
mal connu qui, en 1621, était directeur de la musique du
Conseil à Hambourg), les premiers noms qu'enregistre
chez eux l'histoire de la sonate sont ceux de deux Ita-
liens Biagio Marixi qui, de 1624 à 1641, vécut à la cour
:

de Heidelberg, et Carlo Farina qui, de 1625 a 1636, vécut


à la cour de Dresde, tous deux représentant un art dont
les caractéristiques sont l'usage des « variations », l'im-
provisation, la musique a programme, la bagatelle, l'imita-

tion des cris d'animaux. « Cette sorte de singerie (Nachâf-


Bruno-Studeny,
fiung), dit fréquente dans l'ancienne
était
musique vocale allemande. Farina, auteur du Capriccio
»

stravagante (1627), est en tête de cette série de violonistes


e
qui, jusqu'au xvin siècle, illustrèrent la capitale saxonne :

FURCHHEIM, WALTHER, BlBER, PlSENDEL, GrAUX, FrANZ


Benda, —
et v firent fleurir la sonate solo. Nous disons
« sonate-solo », car les mots trios, quatuor, quintette, etc.,
LA SONATE POUR VIOLON 205

n'existant pas encore, l'étiquette « sonate » désignait


souvent lacomposition pour plusieurs instruments.
Avec Biber apparaît une forme d'art originale et hardie,
sur les origines de laquelle on n'est pas encore fixé faute
d'avoir mis au jour tous les documents inédits des biblio-
thèques, mais qui a un intérêt de premier ordre c'est la
:

sonate pour violon seul, sans basse. On en a cité deux


exemples seulement chez les Italiens une sonate pour
:

violon de Francesco Geminiani dont l'original est à la


Bibliothèque de Dresde, et une « giga senza basso », dans
le 4
e
mouvement d'une sonate de Francesco Montanari
(violoniste né à Padoue, mort en 1730). On peut ajouter que
dans une Romanesca, de Marini (op. 3, 1620) la basse n'est
pas « obligée ». L'allemand Baltzar ou Baltzer, né à
Lubeck vers 1630 et ayant surtout vécu à Londres, a écrit
une sonate de ce genre (rééditée par Hawkins, dans sa
General History, t. iv). Biber a donné des modèles du
genre, et, pour cette raison, a été placé très haut dans
l'admiration des critiques, car il apparaît comme l'ancêtre
du grand J.-S. Bach, auteur de la célèbre Chaconne et des
six sonates « per violino senza basso ». A ces œuvres
extraordinaires, éblouissantes, du cantor de Leipzig, on
peut donner comme prototype la passacaille de la sonate vi
du recueil (1681) de Biber, (rééditée, avec une préface, par
Guido Adler, dans le vol. v, 2 e partie, des Monuments de la-
musique en Autriche). L'idée si audacieuse d'écrire pour le
violon tout seul supposait chez Biber un style et une
technique d'une maturité parfaite. Une virtuosité consommée
pouvait seule s'élever à une telle conception. Déjà, dans les
anciennes sonates, il y avait des passages tasto solo qui
ressemblaient aux « cadences » qu'on a introduites plus
tard dans les concertos. Peu à peu, la partie de violon
s'enrichit de figures et d'ornements si brillants, qu'elle en
vint à se suffire à elle-même; et la basse ne fut plus indis-
pensable.

Franz von Biber (né à Wartemberg, Bohême, en 1644) est un


musicien de cour; dans la composition, il représente, à la manière
italienne, la fusion de la sonate d'église et de la sonate de chambre,
et, en ce qui concerne l'exécution, la haute virtuosité. On a de lui
divers recueils portant les titres suivants : Sonata; tam aris quem
206 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Mensa sonora, seu musica instrumentalis (1680),


aulis servientes (1676) ;

sonates dont la forme se rapproche de la composition vocale poly-


phonique ; Harmonia artificioso-ariosa, œuvre dans le genre de la
Suite, écrite successivement pour 2 violons, violon et alto, 2 violes
d'amour, avec continuo enfin, un recueil de 16 sonates récemment
;

publiées. Une partie de ses œuvres est encore inédite. Biber fait
souvent usage de la « scordatura ». système qui change l'accord
usuel de l'instrument (par exemple, si p mi P si p mi p pour le violon,
. , ,

réb, lat, rép, lau pour l'alto, dans la 4 e des sonates en trio); c'est un
procédé mécanique facilitant la tâche de l'exécutant dans la double
corde.
L'école Allemande a une originalité c'est la pratique delà double
:

et même de la triple corde. Thomas Baltzek, Nicolas Strungk, né


à Brunsclrwig en 1640; J. J. Walther (né en 1650), violoniste de
la cour de Saxe, furent très renommés pour ce genre de virtuosité.
Walther est l'auteur d'un recueil intitulé Hortulus Chelicus uno ,

violino, duabus, tribus et quatuor subindechordissimu\sonantibus, etc.


(1688), dont la 28 e et dernière pièce est une « Serenata a un coro di
violini, organo tremolante, chitarrino, piva (musette), due tromboni
e timpani, lira tedesca (sorte de viole) ed arpa smorzata per un
violino solo ». Il passait pour un artiste maître de toutes les difficultés.

En Angleterre, la musique pour violon fut en retard sur


les maîtres italiens et allemands. Purcell a laissé deux
recueils de sonates l'un de 1683, l'autre publié deux ans
:

après sa mort par sa veuve, en 1697. (Le premier a été


réédité par Fuller Maitland, le second par Ch. Villiep.s
Stanford.) Ecrites sous l'influence des Italiens Vitali et
Bassani, peut-être aussi de Corelli, ces compositions réu-
nissent de façon assez indéterminée encore les formes un
peu maigres et courtes de la sonate de chambre et les
formes contradictoires ou très différentes de la sonate reli-
gieuse. Aucune loi précise ne fixe l'ordre des parties et la
succession des mouvements. La Canzone paraît souvent
au n° 2 d'un ensemble; le style fugué ne fait pas défaut.
La basse fondamentale appartient au violoncelle dont le
rôle s'élève parfois, surtout dans les phrases lentes, jusqu'à
une collaboration thématique avec le violon principal. Avec
une science technique très considérable, le mérite de ces
œuvres réside dans l'élégance, la spontanéité et la clarté
d'un style qui révèlent le musicien de race.
m

LA SONATE POUR VIOLON 20'

Bibliographie.

De Jean-Marie Leclair, la Bibliothèque Nationale possède Premier :

livre de sonates à violon seul avec la basse continue composées par M. Leclair
l'aîné (chez Boivin, 1723, B. N. \m~> 3118. Le recueil contient douze sonates);
Les livres II, III et IV (ibid. V/ra 7 747-8). —
Six concertos a Ire violini, alto
e basso per organo e violoncello, œuvre 7 (Paris, l'auteur, s. d. 7 vol. in-f°.
B. N. \ 1 lG9o). —
Sonates à deux violons sans basse.... œuvre III (1730,
2 vol. in-f°, ibid. Vm' 849, 877 et 3117). —
Sonates en trio pour deux violons
et la basse continue (3 vol. in-f°, ibid. \mi 1168). Bien que l'auteur aver-
e
tisse (préface du 2 livre) qu'il a « pris soin de composer des sonates à la
portée de personnes plus ou moins habiles », les sonates de Leclair, prin-
cipalement les dernières, sont des œuvres de virtuosité difficile.
De Duval, la B. N. possède les œuvres suivantes Premier livre de sonates :

et autres pièces pour violon et la basse... composé par le sieur Duval (Paris,
l'auteur, 1704, in-f°, oblong. B. N. V/?z 7 698). —
Second livre de sonates à
3 parties, pour 2 violons et la basse, etc. (Paris, l'auteur, 1706, 3 vol. in-4°
oblong, ibid. Vm 7 1131). —
Troisième livre de sonates pour le violon et la
basse (1707, in-f° obi., ibid. \m~< 699). —
Quatrième livre (1708, ibid. Yml
700). — Cinquième livre de sonates à violon seul (1715, in-f°, ibid. Xm~ 701).
— Amusements pour la chambre, Sonates à violon seul avec la basse (1718,
in-f° obi. ibid. V;« 7 702).
;

D'AuRERT, il nous reste Concert de symphonies pour les violons, flûtes


:

et hautbois par M. Aubert (Paris, sans date, 3 vol. in-f° en six suites.
B. N. Vm 7 1160). —
Concerts à quatre violons, violoncelle et basse con-
tinue, etc. (6 vol. in-f°, s. d., ibid. Vm' 1706). —
Concerto del Sieur Aubert
pour quatre violons et deux basses, ms. in-4° [ibid. V/ra 7 4806). — Les Jolis
airs ajustez à deux violons avec des variations par M. Aubert (Paris, s. d.
2 vol. in-f°, ibid. \m' 1009). —
Pièces à deux violons ou à deux flûtes. ..
œuvre XV (in-f°, s. d., ibid. V/w 7 850). —
Six symphonies à quatre, trois
violons obliges, avec basse continue... composées par M. Aubert (Paris, l'au-
teur, s. d. 4 vol. in-f°; ibid. \m~ 1523). — Sonates à violon seul et basse
continue, par M. Aubert (Livres 1-4, 1719, 2 vol. in-f°; ibid. Vw 7 735).
De Mondonville Les sons harmoniques. Sonates à violon seul avec
:

la basse continue,... œuvre IV, à Paris et à Lille, s. d., 41 p. in-4° conte-


nant six sonates précédées d'un « Avertissement utile pour jouer les sonates
dans le ». Mondonville explique
goût de C auteur la théorie des sons har-
moniques et, d'un dessin représentant une touche de violon,
à l'aide
indique le point des cordes où ces sons peuvent être obtenus (B. N. Vi»1 764).
Les répertoires de la musique de violon et les monographies sur ce sujet
étant extrêmement nombreux, nous nous bornons à indiquer l'ouvrage
suivant qui est un guide général Ali;eht Karl Tottmann. Krituches
:

e
Iiepertorium der Violinen und Bralsehen Literaiur (2 et 3* édit. en 1887),
remanié en 190U et publié sous le titre de Ftihrer durch die Violiniiteratur]
auquel on peut ajouter Les ancêtres du violon et du violoncelle, publié par
Laurent Grillé (avec préface de Tu. Dubois), 2 vol., Paris, l'Jul. Nous
avons utilisé, pour ce chapitre, les Beitràge zur Gcschichte der Violonsonate
im 18. Jahihundcrt de Bruno Stl'DENY (Munich, 191 1, br. de 20 p.) Poul- —
ies rééditions modernes des Études, Exercices, Sonates, etc., des Maîtres
anciens du violon, consulter les catalogues de nos grands éditeurs.

CHAPITRE XLI

LA MUSIQUE RELIGIEUSE EN ITALIE

Plan de cette étude. —


L'Italie. La suite de l'Ecole palestinienne; tendance
à la multiplication exagérée des voix; une œuvre monstre de Benevoli.
Création, à Rome, de l'oratorio. Garissimi. —
La musique religieuse à
Bologne, à Modène, à Naples, à Venise et Florence. —
Vienne et l'art italien
chez les Allemands du Sud.

La musique religieuse, où les instruments vont se


réunir aux voix, devrait être un élément conservateur
s'opposant, clans l'évolution de l'art, aux éléments révo-

lutionnaires. du xvn e siècle n'est conforme à ce


Celle
principe que dans une faible mesure. Presque partout elle
est pénétrée par l'esprit profane qui abandonne ou, ce qui
est pire, altère les traditions. Il y a beaucoup d'artistes
chrétiens; il y a peu d'art chrétien pur. Les cadres restent,
en général, les mêmes, liturgiques ou en marge de la
liturgie messes, motets, psaumes, hymnes, litanies, lamen-
:

tations, répons. Il faut y ajouter les Passions; plus par-


ticulièrement, on écrit des Miserere (d'après le psaume 50),
des Stabat mater, des Magnificat, des Te Deum; des Orato-
rios bibliques (hors de France); mais partout s'étend la
recherche de l'effet, de la couleur, de l'expression. Bien
que les messes tendent à abandonner les airs populaires et
licencieux pour adopter des thèmes rituels., on n'en dis-
tingue pas toujours de celui des madrigaux. L'Ora-
le style

torio est une sorte d'opéra religieux. Les compositeurs


aiment à se placer en face des textes de la Bible et à les
interpréter librement, comme un texte de Pétrarque ou
de Quinault. La pénétration du style dramatique dans la
LA MUSIQUE RELIGIECSE EN ITALIE 209

musique d'église fut une l'évolution grave (cf. Spitta,


/. S. Bach, I, 473, et le texte qu'il cite du pasteur
Neumeister).
Les œuvres ont la forme monodique, la forme chorale,
ou la forme concertante (voix et instruments). La première

est certainement la moins importante au point de vue de


la qualité du travail; la seconde est celle qui, de toute
façon, prend les développements les plus considérables;
la troisième, bien qu'elle soit peu de chose encore, contient
en germe les progrès artistiques les plus féconds. Assez
souvent, elles s'ajoutent l'une à l'autre; Viadana, dans ses
Concerti Ecclesiastici (106 pièces, 1602), se rattache à
la première forme par l'emploi du solo, à la dernière par
celui de l'accompagnement instrumental. La monodie du
xvn c siècle est presque toujours faible elle a un air con-
:

traint, inachevé et pauvre; elle n'arrive presque jamais à


la concentration du sentiment et de la pensée, à l'idée
rythmique donnant la synthèse d'un tout; elle est une sorte
d'intermédiaire entre le récitatif et le stvle figuré du con-
trepoint en un mot, ce n'est pas une vraie mélodie. La
:

polyphonie chorale, au contraire, surtout avec les instru-


ments, atteint et le plus souvent dépasse son but.
Nous étudierons la musique religieuse 1° en Italie; :

2° en Allemagne (ce mot, bien entendu, n'a pas de signi-

fication politique); 3° en France; 4° en Angleterre. La


grande figure de J.-S. Bach se dressera au bout de notre
route, dominant et résumant tout le sujet. 11 y a sans doute,
sur tout le monde musical, un rayonnement de l'art italien
et du goût français qui rompt souvent les séries de faits
et leur donne un caractère complexe; pour les pays du
Nord, la musique d'Italie, selon le mot de Shakespeare, est
le vent du sud, le Favonius qui est passé sur un banc de
violettes. Mais il faut songer que les échanges d'art se font
entre des villes, des cours monarchiques, des églises, des
cénacles d'amateurs il n'y a pas de « grand public », et,
:

en dehors de menus débats, la « critique » commence à


peine à prononcer quelques jugements. De là vient parfois,
pour l'historien, l'obligation de remplir les cadres res-
treints d'une sorte de plan géographique. De pays dont
nous parlons aujourd'hui comme on ferait d'une personne,
Combarieu. — Musique, II. 1*
210 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

on pourrait dire en parodiant la formule d'Augsbourg :

cujus regio, ejus musica. C'est dans la première moitié du


xvm e siècle seulement que nous verrons surgir de belles
synthèses des différents arts antérieurs ramenés à l'unité.
Il faut commencer par l'Italie qui, avec l'Allemagne, est

au premier rang. En Italie, le centre musical est à Rome.


Dans la combinaison grandiose des masses vocales, Rome
va plus loin encore que Venise. Après avoir créé une école
d'orgue avec Frescobaldi et au moment où elle allait créer
l'école de violon avec Corelli, Rome produisit une série de
compositeurs renchérissant sur la magnificence chorale
du xvi e siècle. Il y a deux chapelles, en Europe, d'où part
le double essor de l'activité musicale celle de Louis XIV
:

pour l'art profane; celle de la chapelle Sixtine pour l'art


religieux. La plupart des grands compositeurs appartien-
nent comme chantres à la chapelle papale ou sont des
maîtres virtuoses dans l'art du chant. Allegri, Vittoui,
Landi, Liberati, Marazzoli, V. Mazzocchi, Bontempi, sont
des chanteurs. Chanteurs aussi étaient les créateurs de
l'Opéra. Ce fait est un des caractères principaux de toute
la musique italienne. Durant la première partie du siècle,
Palestrina continue à régner dans la personne de ses héri-
tiers et de ses élèves, parfois ses successeurs dans les
fonctions officielles; le style dit « palestinien », dont on
lui attribue assez inexactement l'invention, est le style de
la composition pour les grandes cérémonies du culte c'est
:

celui de Giov. Maria Nakini (1545-1607), qui, en 1604, fut


maître de la chapelle Sixtine celui de Felice Anerio (1560-
;

1614), de Fraxc. Soriaxo (1549-1620), de Giovannelli, mort


vers la même date que le précédent. Dans le genre du Motet,
de la Messe ou de la Passion, ces maîtres écrivent pour
un nombre de voix variant de 5 à 8. Leurs œuvres, aujour-
d'hui encore, sont chantées à Saint-Pierre durant la semaine
sainte. Avant la fin de la première moitié du siècle, appa-
raissent les compositions pourplus grandes masses vocales.
Le prêtre Allegri (1584-1652), chanteur de la chapelle
papale, écrivait à deux chœurs seulement ce Miserere
fameux que Mozart enfant entendit et nota de mémoire ;

Ercole Bernarei (1620?-1687), également célèbre comme


polvphoniste, se contentait aussi du cadre traditionnel;
LA MUSIQUE RELIGIEUSE EN ITALIE 211

mais, dès 1622 et 1624, Vixcenzo Ugolini (maître de cha-


pelle à Saint-Pierre, 1620) employait trois chœurs pour ses
messes, pour ses motets et ses psaumes de même, Antonio
:

Cifra, élève de Palestrina et de Nanini, auteur d'un singu-


lier recueil de « Scherzi sacrés». Un autre élève de Nanini,
Paolo Agostini, maître de chapelle au Vatican (1627), fit
entendre devant Urbain VIII des compositions pour 48 voix,
soit pour 12 chœurs. D'Antonio Abbatini, maître de cha-
pelle du Latran, il y a, outre une messe à seize voix, une
antienne pour douze basses et douze ténors (tirée d'un
ouvrage pour huit chœurs exécuté en 1661). Un tel déploie-
ment de forces vocales indique une mauvaise direction du
goût et ne doit pas faire illusion, car il n'est pas toujours
la marque assurée d'un surcroit de valeur réelle. Une œuvre
énorme n'est pas nécessairement une grande œuvre. On
peut multiplier les moyens d'expression, sans enrichir la
pensée exprimée. Gonfler n'est pas grandir; c'est même
la marque d'une mauvaise santé Les œuvres typiques du
!

genre sont la messe à 53 parties et l'hymne Plaudite


tympana d'OiîAzio Benevoli, né à Rome en 1602 (-J- 1672),
maître de chapelle en différentes églises, finalement (1646)
au Vatican.

Benevoli, dont on a en manuscrit d'autres pièces à 12, 16 et 14 par-


lies, est cependant une sommité du xvii siècle italien. Son élève Libé-
ra ti dit qu'il était unique, senza pari, pour traiter de façon grandiose la
musique religieuse. Le P. Martini (1774), Paolucci (1765), dans leurs
ouvrages sur le contrepoint, citent des textes de lui comme modèles.
P. M. Bonini (dans le dialogue VAteista convinto) fait dire à un inter-
locuteur que Benevoli, son contemporain, a surpassé Palestrina.
Burney lui attribue du génie; Kiesewf.tter et Ambros font de lui des
éloges analogues; et M. Guido Adler, qui a réédité la messe et
l'hymne susmentionnés d'après le manuscrit de Salzbourg [Denkmd-
ler der Tonkunst in OEsterreich, X.), souscrit à cette opinion. Elle est
assez exacte, bien que légèrement exagérée. Cette messe fut exécutée
en 1628 à Salzbourg, pour l'inauguration de la vaste basilique métro-
politaine (qui selon les plans du premier architecte devait rivaliser
avec l'art de Bramante et de Michel-Ange en contenant 18 000 fidèles).
Elle met en œuvre les éléments suivants :

A. — Chœur 1 formé de 8 voix in concerto (2 soprani, 2 alti,


2 ténors et 2 basses), avec une partie d'orgue;
Chœur II 6 violons, de dimensions et de registres divers
:
;

Chœur III 2 hautbois et 4 flûtes;


:
212 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Choeur IV : 2 clarini (trompettes), 2 cornets, 3 trombones


(ténor, alto et basse);
B. — Chœur V 8 voix in concerto (comme le chœur 1);
:

Chœur VI 6 violons (comme le II)


:
;

Chœur VU (I loco) 4 trompettes et 2 timbales;


:

Chœur VIII (II loco) 5 instr. :

Orgue et basse continue.

En tout: 16 parties vocales, 34 parties instrumentales, 2 parties


d'orgue et la basse continue. Le plan est déterminé par le principe
antiphonique. On y rencontre des dialogues (comme dans les 13 pre-
mières mesures du Sanctus), des formes canoniques (début du Gloria,
aux basses, et, ibid. mes. 59, 108), des passages fugues, mais excep-
tionnellement, et de façon fragmentaire. D'habitude, l'harmonie est
verticale, simple, peu variée. Il y a, nécessairement, beaucoup de
parties doublées; ainsi, dans l'introduction du premier morceau,
l'accord d'ut majeur, sur le mot Kyrie, s'étend sur cinq octaves. Il
serait absurde de rapprocher une telle œuvre de celles de Berlioz,
de Wagner, de G. Mahler. Elle n'en est pas moins puissante et déco-
rative.

Un Bénédictin qui a fait la relation de cette solennité de


Salzbourg, parle de l'accumulation des chœurs et des ins-
truments dans certaines fêtes religieuses aux chantres :

officiels de l'église et aux enfants de chœur, on ajoutait


des castrats, des chanteurs de la cour, des archiluths, des
théorbes... « hic omnia plena panduris, testudinibus, tubis,
buccinis, fistulis, cith.zris, quceque alia musicis instrumenta
sunt ». (Th. Weiss, Basilicœ metropolitanœ dedicatio, 1629.)
Dans les archives de la chapelle Julia (Rome) est une par-
tition qui a un peu plus d'un mètre de hauteur c'est le :

début d'une messe, un Kyrie à 12 chœurs, d'un musicien


qui fut maître de chapelle à Saint-Pierre en 1719 Gius. :

Ott. Pitoni (1657-1743). On a de lui, avec plus de 40 messes


pour 3 chœurs et plus de 20 messes ou psaumes à 12 parties,
des motets pour 6 et 9 chœurs. Il ne faut pas cependant
exagérer le nombre de ces compositions monstrueuses.
Fétis parle de la composition à 48 parties comme si elle
était d'usage courant. En réalité, on dépassait très rarement
4 chœurs (en tout 16 voix), et, d'habitude, on en employait
deux seulement.
Benevoli eut un élève illustre Giov. Paolo Colonna
:

(1640-1695), qui fut organiste à Rome, puis maître de cha-


président de 1' « Academia filarmonica » et
pelle à Bologne,
LA MUSIQUE RELIGIEUSE EN ITALIE 213

compositeur religieux de premier ordre. Il a écrit des motets


à voix seule avec accompagnement de 2 violini « e bassetto
di viola » (1691).

Habituellement ses compositions ont le cadre normal de l'époque,


celui de deux chœurs avec un ou deux orgues (op. 5, Messes, 1864 ;

op. 6, Psaumes, Répons, 1681-1894) ou « instruments » (op. 10, Messa


e salmi concertati a 3 5 v. con istrumenti, 1691). Ses Litanies et
Antiennes à la Vierge, Séquences, Lamentations, Motets, sont à deux
chœurs. Il y a aussi de lui des Psaumes de 3 à 5 parties avec instru-
ments (1694) et plusieurs oratorios La morte di S. Antonio, 1676,
:

Sansone (1677), S. Teodoro (1678), Mosè legato di Dio (1686).

Avec cette extension de la polyphonie chorale, l'école


romaine a produit un genre qui devait être à la fois le voisin
et le rival de l'opéra l'oratorio, dont le plus brillant
:

représentant, au xvn e siècle, est Giacomo Carissimi, né


vers 1604 dans une petite localité des Etats de l'Eglise.
Carissimi ( j 1680) a été maître de chapelle de l'église des
Jésuites Saint-Apollinaire, à Rome, pendant quarante-six
ans. On l'a souvent placé à côté des plus grands maîtres
de l'histoire musicale, en l'égalant à un Monteverde. Il
eut des élèves qui s'appelèrent Cesti, Bononcini, Bassani,
Al. Scarlatti, Kerl, et aussi notre M.-Ant. Charpentier. Kir-
cher parle de son Jephté comme d'un chef-d'œuvre modèle.
Bourdelot, Mattheson, Burney, Hawkins, l'ont glorifié;
depuis, on a vu en lui le « Haendel du xvn e siècle ». Pour
être choqué de ce dernier titre, il suffirait de jeter un coup
d'oeil sur ses oratorios quant à l'étendue, ils ont à peine
:

le quart des œuvres similaires de Hœndel quant à la valeur


;

technique, la comparaison est inadmissible. Carissimi a


pourtant un mérite considérable sans adopter le style des
;

musiciens de théâtre, il est dramatique. Selon Ad. Schering,


il représente assez bien l'équivalent, en musique, de ce
qu'a été, en architecture, le style jésuite et rococo des
xvn c et xvm c siècles.

La Bibliothèque Nationale de Paris possède en manuscrit huit ouvra-


ges de lui dont le texte est emprunté à l'ancien Testament (sauf une
exception) librement traité Jephté, Ezéchias, Baltazar,\e Jugement do
:

Salomon, Job, Abraham et Isaac, David et Jonathas, Historia Divitis


ou Dives malus; Lucifer est à la bibliothèque du Conservatoire de
Paris; Vir frugi et pater familias et Jonas sont à la bibliothèque de
214 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Versailles; Diluvium universelle et Extremum judicium, k la bibliothè-


que de Hambourg. Il y a dans ces oratorios un récitant, des chœurs, des
récitatifs, des soli, des chants divers et une partie instrumentale. Le
rôle du récitant (Historicus) a la forme d'un solo ou d'un duo cano-
nique; parfois même, le chœur fait de brefs récits. Les chœurs sont
la partie la plus originale :étrangers au style fugué ou d'imitation,
d'une simplicité harmonique tout élémentaire, ils n'affectent pas,
comme développement, une forme compacte, mais, étant déterminés
par une idée dramatique, se morcellent, à l'occasion, en phrases
brèves, voire en interjections, comme un personnage essentiel du
drame. Les récitatifs n'ont pas la sécheresse florentine et se rappro-
chent beaucoup de Varia. Carissimi est un mélodiste élégant, et aussi
un imagier appliqué comme ses contemporains parfois avec une
,

minutie excessive, à suivre les nuances d'un texte; il a surtout un


talent dramatique supérieur. Son orchestre est peu de chose. Quel-
ques oratorios ont une introduction solennelle, une symphonie pour
deux violons et basses; d'autres, comme Jephté, n'ont que le conti-
nuo de l'orgue. L'introduction est la seule place où paraisse la sym-
phonie. Quant il y a plus de deux chœurs réunis, le principal est
soutenu par des instruments qui jouent ensuite une brève ritournelle.

Les Cantates monodiques de Carissimi sont des mélodies


élégantes et expressives, formées de récitatifs et d'airs qui,
de bonne heure, passèrent pour des modèles. Les Can-
tates à plusieurs voix, de tendance dramatique, associent
au solo le duo et le trio dans une forme dialoguée. Les
unes et les autres ont des sujets très divers, profanes ou
religieux.

Un nombre de ces pièces a été publié; les plus remarquables


petit
sont lasérénade Sciolto havean dalValte sponde, les duos E pur vuole
il cielo et Non piangete, la cantate sur la mort de la reine Marie

d'Ecosse, et des compositions de caractère comique comme les Cyclo-


pes, le Testament d'un âne, le duo de Démocrite et d'Heraclite. Les
Rudimenta grammatiese hic, hœc, hoc, qui lui ont été attribués, sont
:

de Dom. Mazzochi.

La Rome du xvn e siècle a montré beaucoup plus de


goût que la France pour l'Oratorio. Les documents musi-
caux sont pleins de lacunes et très souvent manuscrits ;

mais l'histoire du genre est connue dans ses traits essen-


tiels. Après les compositeurs qu'on peut rattacher it

Carissimi, l'oratorio latin se rapprocha de plus en plus de


la prière profane, « vulgaire » (c'est-à-dire écrite en italien),
voire erotique. Son âge d'or finit avec le pontificat de
Clément IX (1669); sous celui d'Innocent XII (1691-1700).
LA MUSIQUE RELIGIEUSE EN ITALIE 215

caractérisé par une sorte de réaction contre le rigorisme

d'Innocent XI, l'esprit mondain régna partout. Le chanoine


Spagna, auteur du texte de Debora (1656) et législateur
du genre, avait comme idéal les tragédies de Sénèque.
L'ancien « oratoire », lieu de prière, devint un vrai théâtre.
Après l'ancien et le nouveau Testaments, on puisa dans la
Vie des Saints qui mit à la disposition des compositeurs
un matériel aussi varié que la légende héroïque et païenne
exploitée par l'opéra; enfin on usa de l'allégorie. Nous ne
connaissons pas toutes les œuvres, mais nous savons que
la production, très grande à Rome jusqu'en 1700, devint
énorme après cette date. « Douze nouveaux oratorios par
an n'étaient pas un fait exceptionnel » (À. Schering).
La plupart des compositeurs appartenaient à l'art pro-
fane autant qu'à l'art religieux. Bekxardo Pasquini
(1637-1710), organiste à Sainte-Marie Majeure, claveciniste
au théâtre Gapranica, musicien de la chambre du prince
Borghèse, a écrit des oratorios qui sont religieux par le
titre, souvent romanesques par les développements,
romains de caractère et de tendance par le goût des grands
ensembles vocaux ou symphoniques Sant' Agnese (1667),
:

histoire des amours d'Agnès du romain Flavius;


et
S. Alesio, où le retour d'Alexis dans la maison paternelle
est célébré par une symphonie pour double orchestre; Mosè
(1687), Il martirio dei S. S. Vito, Modesto e Crescenzio
(1687), La scie di Cristo (1689), où l'on trouve, fait assez
rare, un admirable aria (Piangi, piangi, Maria!)...

Pasquini eut pour élèves :Francesco Gasparini (mort à Rome en


1727), qui, avec 54 opéras dont 26 étaient destinés à Venise, a écrit
un grand nombre de messes, de psaumes, de motets, et 7 oratorios;
et Giov. Makia Casini (1670-1714), organiste de la cathédrale de Flo-
rence partir de 1703), auteur de Canzonneite Spirituali, de motets

(moduli), de répons à 4 voix, d'un oratorio, Tobia (1695), noble de
style et riche d'instrumentation. Humaniste, archéologue et partisan
chaleureux du système antique, Casini avait construit un clavier avec
31 notes à l'octave.
Très nombreux furent encore les compositeurs romains de second
ordre qui cultivèrent la musique religieuse le chanteur LoRBTO Yn-
:

tori, élève de Nanini et de Suriano, auteur du drame sacré La pelle-


gvina costanle (1639), de la cantate à voix seule Irène (1648) et d'un
oratorio resté en manuscrit sur Ignace de Loyola; Ercole Brbhabbi,
successeur de Benevoli à Saint-Pierre de Rome en 1672, dont les
216 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

motels pour 5 voix, 2 violons et basse furent publiés en 1691 Mar- ;

corelli, maître de chapelle, vers le milieu du xvn c siècle, delà Chiesa


nuova de Rome, auteur d'une cantate monodique sur 5. Francisco...

A Bologne et à Modène, villes voisines, il y eut des


écoles apparentées à celle de Rome. Le fondateur de l'école
de Bologne, Colonna, avait fait ses études musicales dans
la Ville. Le Liceo musicale possède les manuscrits, en
partie autographes, de Giacomo Perti cpui dans S. Sera/la
(1679), S. Giuseppe, les Passions de 1694, paraît subir la
double influence de l'art vénitien et de l'art français, et
arrive dans ses autres ouvrages, S. Petronio, Il figlio
prodigo... (il a écrit 19 oratorios), à de nouveaux procédés :

airs avec da capo, symphonie d'introduction en trois


parties, accompagnement instrumental nourri, avec des
soli de hautbois. A Bologne appartiennent aussi les
Predieri :Giacomo Cesare, élève de Colonna, auteur de
douze oratorios exécutés de 1694 à 1619, connu surtout
par II trionfo délia Croce dont un exemplaire est à la
Bibl. R. de Berlin, et Luca Antonio Predieri qui partagea
son activité entre l'opéra et le drame sacré, le motet reli-
gieux et la sérénade.

A l'école de Bologne appartiennent Giov. Ant. Manara, auteur


:

d'une Conversione di Sant' Agoslino (1672) où le Te Deum qui suit la


conversion d'Augustin semble un souvenir des drames liturgiques du
moyen âge Giov. Battista Yitali, auteur de Sonates d'église à
;

2-5 instruments (1669), de Psaumes concertants à 2-5 voix avec ins-


truments (1677), d'Hymnes sacrés pour toute l'année à voix seule
avec 5 instruments (1684) et de deux oratorios : Agar (1671), Je fie
(1672); Franceschini, auteur de La viltima generosa (orat., 1679);
Giov. Bat. Bassani, pour qui la musique était un chant de sirène ou
de cygne harmonieux, un art de fantaisie sentimentale et de « langui-
dezze amorose » et qui a écrit des Concerti sacri (1692), des Psaumes,
des Répons, des Motets monodiques, des Antiennes, des Messes (1690-
1700), le tout avec instruments, et des oratorios, // trionfo délia divina
misericordia (1683), Giona (1689) où la « sinfonia » tient une place im-
portante; Fr. Ant. Pistocchi, fondateur d'une école de chant, auteur
d'un 5. Adriano (orat., 1692) et d'une Maria Virgine adorata {id., 1698).
Le moine Attilio Ariosti (né à Bologne en 1666), dont les succès s'éten-
dirent en Prusse et en Angleterre, auteur de Divertissements de salon
(1685) et de Leçons pour viole d'amour, montra un talent dramatique
très remarquable à la fois dans un grand nombre d'opéras et dans
les oratorios L.a Passione (1693, Modène), La profezia d'Eliseo (1705),
Nabucodonosor (1706), La madré dei Maccabei (1701). Giov. Carlo
LA MUSIQUE RELIGIEUSE EN ITALIE 217

Makia Clari (1669-1745), musicien délicat, surtout connu comme com-


positeur religieux par son De profanais avec orchestre, auteur de
'6
oratorios qui furent exécutés à Florence, de 1705 à 1709, et Gius.
Ant. Aldrovandixi, qui, de 1696 à 1711, écrivit des chants spirituels
avec accompagnement de violons et 6 oratorios, doivent compléter
cette liste.

Au risquede dépasser la date prise d'abord comme


limite de ce chapitre, nous placerons ici le nom d'un
savant musicien qui fit honneur à Bologne et représenta
bien, par certains traits de sa personnalité, l'esprit de la
Renaissance Giambattista Martini. Né en 1706 à
:

Bologne, membre illustre de l'Académie dei Filarmonici,


il mourut en 1784 dans sa ville natale où le Liceo conserve,

avec sa mémoire, la plus grande partie de sa bibliothèque.


Moine franciscain, mathématicien, archéologue érudit,
historien, maître de chapelle, violoniste et claveciniste,
maître fameux dans l'art du contrepoint, le « père Martini »
appartient à la musique religieuse par ses Litanies et ses
Antiennes à la Vierge pour 4 voix avec orgue et deux
parties de violon (1734), par les seize Sonates pour orgue
(1741 et 1747), et quelques oratorios de moindre valeur,
œuvres de jeunesse dont l'une, S. Pietro (1738), est con-
servée au Liceo. Compositeur honorable, ce fut un pra-
ticien célèbre et un maître de très grande autorité.
La Bibliothèque de Modène (Biblioteca Estense) est la
plus riche en partitions pouvant servir à l'histoire de
l'oratorio dans le nord de l'Italie.
A Modène, où il fut maître de chapelle (1653-1662) et
où il mourut en 1681, appartient le poète-compositeur
Benedetto Ferhaiîi, connu par ses opéras pour les
théâtres de Venise; son oratorio Sansone (1660) peut
être cité comme ayant tous les caractères artistiques et
pseudo-religieux du genre alors à la mode. On y rencontre
des hymnes en langue vulgaire comme le chœur Viva il
Dio délie Vittorie célébrant la défaite des Philistins, des
scènes de séduction et de volupté comme la berceuse
accompagnée par quatre violes qui est chantée au moment
où Samson est vaincu par Dalila Dormi, invitto Marte,
:

dormi f'ra le braccie del diletto. A la fin de la première


partie, deux personnages allégoriques, la liaison (contralto)
218 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

et le Sensualisme (basse) viennent conseiller à Sainson,


l'un de fuir l'amour, l'autre de lui céder; et c'est par le
second qu'après une longue hésitation Samson se laisse
convaincre. Par les scènes de passion qu'elle encadre et
rehausse d'idées politiques, l'œuvre est une tragédie;
par ses modes d'expression, c'est un opéra. Marco Ant.
Bononcini, né en 1675, et placé par le P. Martini à la tête des
musiciens contemporains, auteur d'il trionfo délia grazia
(1707), de La Decollatione di S. Giov. Battista (1709) et de
YInterciso (1711) n'est plus, ici, qu'un nom resté illustre.
A Modène sont conservés les oratorios d'un compositeur
qui fit passer dans la musique quelque chose de la pas-
sion qui remplit sa vie aventureuse: Alessandro Stradella
(1645V-1681). Dans son S. Giovanni Battista, il emploie
le Concerto grosso pour la symphonie d'introduction, par-
fois pour l'accompagnement, et s'applique à bien exprimer
le caractère d'Hérode; dans Ester, dédiée en 1651 au duc
de Modène, dans Suzanna, Sa. Pelagia, S. Crisostomo,
Sa. Edita Vergine e monaca, il se montre tour à tour
pathétique, léger, d'une fantaisie et d'une force expressive
tout italiennes.
A Naples, autrefois comme aujourd'hui, le sensualisme
italien s'associa au culte catholique autant qu'à Venise.
C'est là surtout qu'aurait pu trouver sa justification l'éty-
mologie burlesque :oratorium a non orando. La musique
religieuse fut cultivée par trois musiciens illustres person-
nifiant également l'alliance du profane et du sacré :Fran-
cesco Provexzale, chef de l'Ecole, dont les oratorios n'ont
malheureusement pas été conservés, son élève Aless.
Scarlatti et Durante.
L'œuvre religieuse
o d'Al. Scarlatti est aussi riche et variée
que son œuvre profane. Il a écrit 200 messes! Motet,
stabat, psaume, miserere, passion, concert sacré, oratorio,
il a employé et rempli tous les cadres avec sa géniale
facilité. Observant quelquefois la tradition palestinienne,
il suit aussi la double et contradictoire tendance de son

temps le goût de la monodie accompagnée, et celui de la


:

grande polyphonie vocale et instrumentale. Enorme est le


nombre de ses cantates pour voix seule avec continuo ou
violon la Bibliothèque du Conservatoire de Paris en a un
;
LA MUSIQUE RELIGIEUSE EN ITALIE 219

recueil en 8 volumes. Il a composé des messes à dix voix,

la Passion selon Saint Jean pour alto, chœur, violon, viole


et orgue, des Concerti sacri, des motets à 4 voix avec
instruments à cordes et orgue (dont un Tu es Petrus pour
2 chœurs est fort beau), et une quinzaine d'oratorios, de
sérieuse valeur dramatique. D'Agar ed Ismaele esiliati
(1684), M. Schering a reproduit une page admirable
(Pielà, merce, etc.), où le solo n'est ni un récitatif, ni un
aria, mais, avec une forme très musicale où les instru-
ments alternent avec la voix, une juste et pathétique
notation du sentiment. Dans II martirio di Sa. Teodosia
et La Conversione di Maddalena (1685), où s'opposent la
Jeunesse et la Pénitence, Scarlatti a toutes les qualités
d'un homme de théâtre. L'orchestre joue un rôle important
dans Sedecia, re di Gerusalemme (1706) symphonie de
:

violons pour l'introduction, trompettes et timbales pour


la musique de guerre, hautbois (obligé dans le duo d'Anna
et d'Ismaël). La Vergine Addolorata (1717) a une puis-
sance d'expression qu'on a pu comparer à celle de Bach.

Francesco Durante est un contemporain de Bach et de Hœndel. Le


Conservatoire de Paris possède un recueil manuscrit et à peu près
complet de ses œuvres 13 messes et parties de messes, 16 psaumes,
:

16 motets, quelques antiennes. Il a écrit aussi des Lamentations


(Bibl. de Vienne). De ses oratorios, dont le P. Martini possédait
quelques partitions, il n'est rien resté. Une de ses messes est alla
Palestrina; une autre est qualifiée Pastorale. Ses deux œuvres prin-
cipales semblent être les deux Magnificat, en si bémol et en ré. Dans
sa musique d'église, il emploie presque toujours Torcheslre, les cors
et les instruments à vent avec prédilection. Durante est un composi-
teur de style clair, naturel, vivant et brillant, mais sans profondeur.

Les grands compositeurs religieux de l'école napolitaine,


pendant la première moitié du xvm siècle et un peu au
c

delà de 1760, ont été Léo, Porpora, Pergolèse, Terrade-


GLIAS, JOMELLI.
D'abord élève, puis maître au Conservatoire délia Pietà
de Naples, Leonardo Léo (1694-1744) a écrit en des
genres différents avec les mêmes qualités de délicatesse, de
clarté, d'élégance noble et de force expressive. Il est
surtout célèbre par son admirable Miserere, écrit pour
deux chœurs a cappella conformément à la tradition, et si
220 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

souvent réédité dans les recueils du xix e siècle avec un


;

Ave maris Stella, monodie accompagnée, il a écrit un


Dixit dominus à dix voix et orchestre, un Credo à dix voix
et deux orchestres. Il se montre poète et coloriste, plein
de sentiment et de charme dans ses oratorios où il place
de belles ouvertures (Sant' Elena, 1732); il faitun judicieux
emploi des hautbois et des cors (aria d'Adam, dans La
morte di Abele, 1732), et va jusqu'à employer une sorte
de concerto grosso pour l'accompagnement (air de
Marciano dans Elena). Il y a encore de lui trois oratorios :

Gloria restituita al Calvario, S. Alessio (1712) et


Sa. Chiara (1732).
Dans la période qui s'étend un peu au delà de 1760, la
musique religieuse napolitaine est représentée par des
compositeurs dont les noms appartiennent à l'histoire du
théâtre profane. Leonardo Vinci (1690-1732), moine de la
Congrégation du Rosaire, auteur de plus de quarante
opéras, a écrit des messes, des motets, trois oratorios
pleins de pathétique, fort loués par Gerber pour l'ha-
bileté à accompagner le récitatif, à « peindre et à
exprimer la nature ». Nicola Porpora (1686-1766), maître
de chant qui forma toute une génération d'artistes, est
l'auteur d'un nombre à peu près égal d'oeuvres sacrées et
profanes son bagage religieux, entaché des graves défauts
;

de la décadence, se compose de cantates monodiques (dont


douze, les meilleures, ont été éditées à Londres en 1735),
de motets, de psaumes, de messes, d'un Stabat Mater,
pour soprani et alti, et d'oratorios, « sacrés » au moins par
le titre on y trouve un sensualisme brillant, une
:

virtuosité vaine, des roulades sur des mots insignifiants,


des thèmes dépourvus de caractère, et, malgré l'instru-
mentation qui fait concerter parfois les violons, les
trompettes et les cors, un art creux et décoloré. Pergolèse
est surtout, pour la postérité, l'auteur de la Serva padrona
et du Stabat écrit pour deux voix de femmes, soprano et
alto, avec accompagnement des cordes pièce très rabaissée
:

par les uns, trop vantée par les autres, plus dans le
stylede l'opéra séria que dans le style d'église; ses deux
oratorios, San Guglielmo d'Aquitania, et 7/ transito di
S. Giuseppe ont une vivacité, une flamme, un charme vocal
LA MUSIQUE RELIGIEUSE EN ITALIE 221

qui donnent lieu à la même observation. Nicola Jomelli,


né près de Naples en 1714, dépasse à la fois le cadre de
ce chapitre et celui de l'art italien, car il reçut la profonde
influence de Hasse. Il écrit habituellement ses pièces reli-
gieuses à deux chœurs avec des soli intercalés. Dans son
Miserere, il associe deux soprani et l'orchestre; ses
oratorios La Betulia libérât a (1743), La Passione (1749),
Isacco (vers 1752) sont remarquables par la netteté
rythmique, l'éloquence de la mélodie, la subordination
des figures de style et des instruments à la justesse de
l'expression « en lui, dit Schering, tout est vie, mouve-
:

ment, caractère et passion ».


De caractère tour à tour dramatique et lyrique, comme
la plupart des précédents, sont les compositeurs religieux
de l'école de Venise, dont trois grands noms seulement
nous arrêteront Legkenzi, son élève Lotti et le brillant
:

Marcello.

Le prêtre Giov. Lecrenzi composa 15 opéras en vingt ans (1664-


1684); maître de chapelle, il travailla beaucoup pour l'église et éleva
jusqu'à 34 exécutants l'orchestre de S. Marc 8 violons, 11 petites
:

violes, 2 violes ténors, 3 basses, 4 théorbes, 2 cornets, 1 basson,


3 trombones. Ses œuvres principales sont Concerto messe e salini
:

a 3 et A voci con violini (1654) Sacri e festivi concerti, Messe p salini


;

a due cori (1657); 2U cantates pour solo (1676); Motetti Sacri a voce
sola con stromenti (1692) et 4 oratorios. La musique d'un seul de ces
derniers, La morte del Cor pénitente, est conservée en manuscrit à
la Bibliothèque de Vienne. Ses élèves furent très nombreux; sa
musique mérita l'attention de J.-S. Bach.

L'élève de Legrenzi, Antonio Lotti (1667-1740), succes-


sivement titulaire des deux orgues puis maître de chapelle
à Saint-Marc, est une personnalité brillante de l'école
vénitienne, mais un des derniers représentants du style
a cappella. Il a écrit à 6, à 8 et 10 parties, quelquefois
avec accompagnement d'orgue. Parmi ses œuvres dont
beaucoup sont restées en manuscrit, les plus remarquables
sont ses Benedictus et Miserere (en ré et en sol mineur),
:

sa messe pour l'église Geminiani, son Requiem, le psaume


Laudate pueri. C'est un imaginatif, parfois comparable
aux grands peintres vénitiens. Son Crucifixus (reproduit
dans le petit recueil de Peters, Musica sacra, n° 20)
débute par cette phrase :
222 SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

Adagio
±*çt&y "
n....„ j |
ir^fTf"^^ '\

Cru.ci .fi. . . . _xus

dont le chromatisme descendant est un gémissement


douloureux; et voici où apparaît l'imagination vénitienne.
Le dessin formé par les trois premières notes est repro-
e
duit, avec des transpositions diverses : à la 2 mesure, par
e e
la basse I; à la 3 ,
par le ténor II; à la 4 par le ténor I;
,

e e
à la 5 par l'alto II;... ainsi de suite, jusqu'à la 8 mesure,
où le soprano I fait son entrée, toujours sur la même for-
mule. Ces montées en mineur, étagées comme pour une
image de calvaire, s'unissent à la 10 e mesure en un accord
de septième qui, très doucement, en diminuendo de pitié
et d'amour, fait sa résolution en sol naturel majeur. Il y
a là un art de la composition décorative et de l'expres-
sion qui, manifestement, est plus avancé que celui de
Palestrina. Les deux oratorios de Lotti, Il voto crudele
ou Jephta (1712) et YUmiltà coronata (1714) sont des
œuvres peu importantes qui se ressentent de la platitude
du texte verbal (rédigé par Pariati).
Bexedetto Marcello (1686-1739) est un type séduisant
de l'artiste italien et, plus spécialement, de l'artiste de la
Renaissance. Patricien, homme d'Etat, érudit, poète,
nourri d'idées antiques, polémiste, technicien solide en
musique, d'esprit vif et inconstant, il reçut de ses con-
temporains ce titre, de « prince de l'art » dont on a un
peu abusé au cours de l'histoire musicale. Marcello doit
surtout sa gloire à ses Cinquante psaumes publiés en
1724-1727, en 8 volumes, avec le titre Estro poetico-
armonico. Le nombre des voix varie de 1 à 4, el les soli
alternent parfois avec les tutti, soutenus par une basse
générale pour orgue ou clavier, quelquefois par des violons
et un violoncelle obligé. Plusieurs d'entre eux sont a cap-
pella. Les paroles sont une paraphrase, par Giustiniani, du
texte biblique. Le style musical, inspiré souvent de la forme
grégorienne et de souvenirs antiques, est simple, plein de
noblesse, non dépourvu d'images pittoresques (psaumes
e e
3, 10, 13, 17, 18). Les plus beaux sont le 22 et le 28 .

L'ensembJe est une œuvre de dilettante fort distingué. Le


LA MUSIQUE RELIGIEUSE EN ITALIE 223

succès en fut enthousiaste à Venise, général dans toute


l'Europe. Avec de nombreuses pièces religieuses, Marcello
a composé des oratorios, parmi lesquels GiudiUa (1712)
et II trionfo délia poesia e délia musica nel celebrarsi la
morte, la esaltazione e la eoronazione di Maria, dont il
écrivit lui-même les paroles.
A Florence, sous le règne du dévot Gosme III (1670-
1723), l'art religieux prit un grand essor. La Bibliothèque
de Hambourg (fonds Chrysander) ne possède pas moins
de 123 livrets d'oratorios; la musique en est malheureu-
sement perdue.
A Vienne, au xvn e et dans la première moitié du
xviil siècle, les caractéristiques de la musique religieuse
6

sont à peu près celles de la musique de théâtre. C'est de


Venise, de Bologne, de Modène, de Rome, que partent
les causes déterminantes du goût et les modèles. Le pre-
mier opéra italien représenté devant la cour est de 1631 ;

le premier oratorio italien est de 1649. Dans les céré-


monies musicales du san Sepolcro, qui rappellent les
drames liturgiques du moyen âge, on imite le type de
YAzione sacra ou de la Rappresentazione sacra. Les cadres
de la composition d'église sont les mêmes qu'en Italie :

monodie accompagnée, double chœur avec extension excep-


tionnelle à un plus grand nombre de voix, récitatifs, arias
et tutti concertant avec des parties instrumentales. Tous
les compositeurs, sauf un très illustre, viennent de la
péninsule; et les textes des livrets sont en italien. Les
différences principales à noter sont d'abord qu'à Vienne
l'art religieux, dans ses manifestations les plus brillantes,

s'adresse moins au peuple qu'à l'entourage du souverain,


à la société de la Hofburg (jusqu'à la seconde moitié du
xvin e siècle, où il pénétrera dans les concerts bourgeois et
profanes du Burgthéâtre); c'est ensuite sa tendance con-
stante à être moins dramatique et à employer, comme il
sied en terre allemande, une écriture plus savante. Dans
le sujet dont nous avons à tracer les grandes lignes, on
pourrait distinguer deux périodes la première, remplie
:

par l'influence exclusive des Italiens, s'étendrait jus-


qu'en 1698, année où Léopold I er nomma Fux compositeur
de la cour; la seconde, d'une plus grande originalité,
224 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

s'étendraitjusqu'en 1774. date du dernier oratorio de


Giuseppe Boxno.

De bonne heure, et malgré l'application à suivre l'art étranger, on


remarque un esprit plus sérieux, plus appliqué à l'expression noble,
plus attentif que celui des Italiens à marquer avec précision le rôle
des instruments qui s'allient aux voix. Celui qui donna l'impulsion et
régna jusqu'en 1700 est Antonio Draghi (né en 1635 à Rimini), four-
nisseur inlassable d'opéras, de cantates et d'oratorios, compositeur
d'un lyrisme sentimental, aimable, peu dramatique. Les autres
compositeurs sont (avec Léopold I er ) Antonio Bektali, maître de cha-
pelle de la cour de Vienne (1649), auteur d'une Marie-Madeleine (1663)
remarquable par la symphonie d'introduction et les soli, et d'un
Massacre des Innocents (1665) où l'on peut signaler un trio pathéti-
tique de trois mères; le vénitien Pietko Andréa Ziani (1630-1711),
auteur de Sacrée laudes à 5 voix (1659), de messes et de psaumes
avec 2 instruments obligés, et de 3 oratorios son neveu Marc' Anto-
;

nio Ziani, vice-maître de chapelle de la cour de Vienne en 1700, auteur


d'un Giudizio di Salomone et d'une Sa. Caterina (1700) d'inspira-
tion toute vénitienne. Vénitien de naissance et d'esprit est aussi
Carlo Agostino Badia, entré à la cour de Vienne en 1696, auteur de
12 cantates accompagnées au clavier, et de 31 oratorios.

Un nom, avons-nous dit, a une place exceptionnelle


dans cette pléiade de compositeurs faciles. Attaché à la
musique de la cour de 1698 à 1741, Johanx Josef Fux
représente une réaction très personnelle de l'esprit vien-
nois contre l'invasion de l'italianisme et, spécialement,
contre l'art décadent de Naples. Dans ses compositions
comme dans son ouvrage théorique Gradus ad Par-
nassum. il apparaît avec le savoir très solide d'un contre-
pointiste prenant encore pour base les modes diato-
niques de l'Église. Des 54 messes qu'il a écrites (avec
3 Requiem, un grand nombre de Motets, de Litanies, de
Graduels, d'Offertoires, d'Hymnes), les plus remarquables
sont la Messe du Credo, dont toutes les parties sont con-
struites sur le thème du credo liturgique, et la Missa cano-
nica, où sont employées toutes les formes du canon. On a
appelé Fux « le Palestrina autrichien » il justifie ce titre,
;

dans une certaine mesure, par son attachement à la tra-


dition, par la belle technique de ses chœurs, et son goût
pour la musique a cappella. Il emploie cependant les ins-
truments dans son Te Deum (1723) et dans ses oratorios :

il écrit des airs avec bassons, viole, chalumeaux (par


LA MUSIQUE RELIGIEUSE EN ITALIE 225

exemple dans // frutto délia Salute, 1716), avec trombone


obligé (Jesu Cristo nell'orto, 1718), avec théorbc {La f'cde
sacrilega, 1714); il cultive l'ouverture « française », en
lui donnant parfois un rapport étroit avec l'ensemble de
l'œuvre (comme dans la Deposizione délia Croce, 1728). Sa
supériorité éclate surtout dans les fugues. La rançon de
cette maîtrise est une certaine insuffisance d'expression
dans le traitement des grandes scènes religieuses ses :

récitatifs, le secco et Y accompagnato sont faibles.,

Beaucoup mieux doués pour l'expression pathétique et


dramatique furent le vénitien Caldara, second maître de
chapelle subordonné à Fux en 1716, et le florentin Fran-
cesco Conti, compositeur de la cour de Vienne en 1713.
Caldara ne laisse pas d'avoir la fécondité et les sérieuses
qualités techniques de Fux; son Cvucifixus pour 4 chœurs
ou 16 voix, ses Messes concertantes, sont des œuvres de
haute valeur mais il a, en plus, les qualités du génie
:

italien. Dans ses 31 oratorios composés entre 1712 et 1735


(Fux n'en a composé que 10), il cherche la forme solen-
nelle et noble; il écrit des fugues comme introduction
{Cristo condamnato, 1717), des arias en forme de fugue et
de double fugue (In due guise a Dio serve il buon régnante,
dans Gionata, 1728) mais il est vivant, souple, et connaît
:

la puissance des contrastes il a de beaux récitatifs (comme


;

dans II battista, 1727), et une admirable maîtrise dans le


maniement des parties instrumentales (Gerusalemme con-
verlita, 1733). Conti ne fut pas seulement un virtuose du
théorbe et un brillant auteur d'opéras bouffes. Son oratorio
David (1724), où abondent les pages d'une expression psy-
chologique très fine et qui fait penser à Haendel, est con-
sidéré comme un des sommets de l'art viennois.

D'autres compositeurs, oubliés aujourd'hui, eurent une faveur


extraordinaire à la cour de Vienne, comme Giuseppe Porsile, auteur
de 13 oratorios dont 11 trionfo di Giuditta (1723) est cité connue
modèle. Il eut pour collègue, dans la chapelle impériale, l'allemand
Gkorg Reuter, auteur d'un Elia (1728), introducteur, comme Fux,
de la fugue et de la double fugue dans les arias. Giuseppe Bonno,
né à Vienne en 1710, a suivi la tradition de Fux, de Conti et de
Caldara, dans ses oratorios Eleazar (1739), S. Paolo in Alêne (1744),
fsacco (1759) ... et le dernier, Giuseppe viconosciuto (1760).
Combameu. — Musique, II. . 15
226 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Dans l'art religieux des Allemands du Nord, il faudrait


faire deux parts, l'une et l'autre très considérables : celle
de l'influence italienne et de la création originale.
celle
L'Allemagne du xvn e siècle se mit à l'école de l'Italie,
surtout après la période d'épuisement (1650-1670 environ)
qui suivit les ravages de la guerre. De bonne heure, nous
l'avons vu avec l'opéra, le prestige de l'art étranger avait
créé ce goût d'imitation qui est inscrit dans la biographie
de nombreux artistes; ainsi Kapsbergeu est un Allemand de
Venise et de Rome son drame religieux et musical Apo-
:

theosis sive Consecratio S. S. Francisai et Fr. Xaçerii


(1622) fut joué, la même année, à Rome et enRavière. Les
Allemands cèdent à une mode qui est universelle; mais
leurs qualités propres sont de premier ordre. Protestants,
ils n'ont pas la sensualité, la grâce séduisante des catho-

liques du Sud; ils n'utilisent pas les brillantes légendes


de la vie des Saints; en revanche, ils apportent des con-
tributions décisives aux conquêtes du siècle qu'on pourrait
résumer ainsi l'équilibre de la polyphonie vocale et de
:

la polyphonie instrumentale en vue de la justesse expres-


sive de l'éloquence musicale.
La recherche de la vérité étant le grand principe révo-
lutionnaire de tous les arts, les genres sont transformés
ou encore un peu indéterminés. A partir de 1600 environ,
le motet, vocal et a cappella jusqu'alors, subit une alté-
ration due à l'influence des progrès de l'art profane. Il
s'organise suivant une conception intermédiaire et neutre,
en s'enrichissant des formes nouvelles que crée l'Eglise
protestante. Dans ses Musicalia ad chorum sacrum à 5, 6
et 7 voix (1648), Schiitz cherchera un compromis entre la
nouvelle et l'ancienne Ecole les habitudes de la polyphonie
;

purement vocale sont de plus en plus modifiées on cherche


:

le libre mouvement de la mélodie, le rythme plus net,


l'harmonie de support plus solide, enfin, et comme une
suite nécessaire de cette évolution dans le sens de l'har-
monie moderne, le concours des instruments. Il y a dans
les motets du xvn e siècle des duretés qui, sans doute,
peuvent être dues à l'état de l'art, mais qui imposent à
l'esprit du lecteur l'idée d'un accompagnement instru-
mental. La Cantate devrait être plus lyrique que l'oratorio,
LA MUSIQUE RELIGIEUSE EN ITALIE 227

et celui-cimoins dramatique que l'opéra; ces différences


ne sont pas toujours bien tranchées. Les « comédies
sacrées », comme la Philothea, ici est anima Deo char a
(1648), pouvaient être chantées « tam in scena quam sine
scena ». Il y a des Concerts ecclésiastiques, des sympho-

nies spirituelles, et même des Madrigaux spirituels. La


Passion est un genre qui, de la lecture rituelle, est
passé au
choral puis à la symphonie des voix, de l'orchestre et de
l'orgue. L'évolution de l'art religieux va de la forme objec-
tive et impersonnelle au langage subjectif et individuel;
Bach élargira définitivement le cadre Beethoven y mettra
:

une passion qui sera toute humaine à force d'être person-


nelle et profonde.
Les chefs-d'œuvre de J.-S. Bach sont proches; nous
voyons en eux le point d'aboutissement de toute cette
période. Mais on arrive à ce sommet en gravissant d'abord
des cimes moins hautes. Il y eut, avant Bach et dans sa
propre famille, des précurseurs qui semblent l'annoncer,
le préparer, le soutenir. Nous en avons déjà parlé dans le
chapitre consacré à la musique instrumentale; nous nous
bornerons ici à quelques maîtres de génie qui ont créé des
modèles dans l'art d'associer les voix et les instruments.
Le premier est Heinrich Schùtz (1585-1672), introducteur
en Allemagne de l'art nouveau des Italiens. Arrêtons-nous
quelques instants à ce grand nom.
Ce que Schùtz prit d'abord aux Italiens, c'est la poly-
phonie concertante de Gabrieli, et l'usage de la basse chif-
frée, déjà employée dans l'opéra. Du second voyage qu'il
fit à Venise (1628) pour étudier la « nouvelle musique », il

rapporta ses Symphonies sacrées, dont la première partie


est de 1629, et où nous choisirons quelques exemples pour
donner une idée de son art.

Bibliographie.

Michel Brenet les Oratorios de Carisissimi (Rivista musicale de


:

Turin, 1897).— J. S. SiiEDLOCK :réédition d'un choix d'oeuvres de B. Pas-


quini pour clavier (1895). —Fed Parisini Biographie (1887) et Corres-
:

pondance (1888) du P. Martini; LeONIDA BUSI, Il padre G. M. Martini


(Bologne, 1891). — J. Dent, Al. Scarlalti, his life and works (1905). —
228 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

G. LEO Leonardo Léo, musicisla del secolo XVIII e e le sue opéra musicali
:

(1905). —
M. DE VlLLAROSA Memorie dci compositori di musica del regno
:

dl Napoli (1840; 2 e éd 1843); et Francesco Florimo


, : Cenno storico sulla
scuola musicale di Napoli (2 vol, 1869-71 2 e éd. en 4 vol., 1880-84, sous le
;

titre La scuole musicale di Napoli ed i suoi Conservatorii). — OSCAR Chi-


LESOTTI / nostri maestri del passato (1885) et LEONIDA Busi, Benedetto
:

Marcello (1884). —L. v. KôCHEL Die Kaiserliche Hofmusikkapelle zu


:

Wien, von 15li3 bis 1867 (1868); le même a donné une biographie de Fux
(1872) et un catalogue thématique de ses œuvres.
,

CHAPITRE XLII

HEINRICH SCHUTZ ET J. CHR. BACH

L'allemand Heinrich Schiltz et son éducation musicale à Venise; il reçoit


les leçons de G. Gabrieli et s'initie à une musique nouvelle. —Les Sym-
phonies sacrées. —
L'art de la composition et de l'expression analytique
dans les œuvres de Schutz. — J. Ghr. Bach et sa place dans l'histoire de
la musique allemande. —Les compositions religieuses emploi de l'ancien
;

système modal et du nouveau. — Le romantisme de J. Chr. Bach.

Heinrich Schutz (1585-1672) est une des belles figures


de l'histoire musicale. D'abord « universitaire » comme
tout bon artiste allemand, esprit très cultivé, protestant
un peu sévère mais d'une foi solide, conquis par la
musique malgré la sollicitation initiale de sa famille vers
d'autres voies, il dut à la libéralité d'un amateur princier,
le landgrave de Hesse, d'aller vivifier sa vocation au plus
brillant foyer de l'art méridional à Venise. Il y séjourna
:

d'abord de 1609 à 1612, date de la mort de Giov. Gabrieli


dont il fut l'élève. Son rôle, dans la musique religieuse,
fut de ereffer le erénie italien sur le génie allemand.

L'œuvre de Schutz est considérable; elle remplit 17 volumes de


l'éditionde Spitta (en y comprenant l'oratorio de Noël retrouvé par
Schering). Religieuse sans être liturgique, elle appartient au genre
Histoire sacrée. Les manuscrits sont à la Bibliothèque de Dresde,
où Schutz fut longtemps maître de chapelle (à partir de 1617), et à
celle de Cassel. Les compositions principales sont les Sept paroles
:

du Christ, les Passions, VHistoire de la Résurrection triomphale de


notre unique Sauveur, celle de sa Naissance, les Psaumes de David
le Psaume 133 (titres en allemand); les Cantiones sacne 4 vocibus
cum basso ad organum (1625), la Cantate de vitse fugacitatc aria
230 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

quinque vocibus (1625), les Symphonise sacrée en 3 parties (1629,


1647, 1650); le Canticum Beati Simeonis à 6 voix (1657).
Dans la dédicace (latine) des Symphonise sacrée au prince-électeur
G. dé Saxe, Schùtz s'exprime ainsi « Pendant mon séjour à Venise
:

auprès d'anciens amis, j'ai vu que la musique s'était transformée et


avait abandonné une partie de l'ancien système pour donner plus de
plaisir aux oreilles denos contemporains j'ai employé mon esprit
:

et mes forces à suivre cette règle pour vous donner une preuve nou-
velle de ma bonne volonté ».

Ce recueil contient divers types de chant accompagné


par les instruments. D'abord le solo vocal dans la pièce :

in te Domine speravi, la mélodie avec paroles est encadrée


par une partie de basson (ou de trombone), et, à la basse,
une partie d'orgue. Dans un prélude instrumental de sept
mesures, le violon et le basson entrent l'un après l'autre,
selon l'usage du canon, en exposant un thème que la voix,
comme si elle était elle-même un instrument, ne fait que
reprendre pour la troisième fois. Il faut reconnaître, — le
cas beaucoup plus fréquent dans la musique alle-
sera
mande que dans la musique italienne que ce premier —
thème est peu vocal, avec deux gammes descendantes en
croches (de sol à la, puis, reprenant d'un peu plus haut, du
la aigu au même point). La qualité de la pièce, divisée en
trois parties, est d'être à la fois une et variée. C'est de la
polyphonie analogue à celle des airs d'opéra, mais avec
une unité obtenue par des moyens moins extérieurs.
Un autre exemple de solo vocal concertant, où le rythme
et les moyens d'expression sont mieux appropriés aux
paroles, est la plainte de David Fili mi Absalon, quis mihi
:

tribuet ut moriar pro te? Elle est écrite pour quatre trom-
bones, voix de basse, et orgue. Plusieurs maîtres antérieurs
avaient déjà traité ce sujet; Josquin des Prés lui a consacré
trois compositions. La pièce de Schùtz est originale, admi-
rablement expressive. Elle débute par un prélude pure-
ment instrumental de 42 mesures; sur un rythme majes-
3
tueux (l'ancienne mesure -r-) les trombones font successi-

vement leur entrée, en imitant tour a tour l'idée princi-


pale, puis en s'unissant — avec l'orgue — selonles usages
du style fugué, mais sans imitations canoniques rigoureuses.
Ils se taisent à la mesure 43; alors s'élève, accompagnée
HEINRICH SCHL'TZ ET J. CHR. BACH 231

par L'orgue seul, In voix de basse qui reprend la mélodie


exposée au début Fili mi, fili mi Absalon! Ces formules
:

sont répétées une douzaine de l'ois (comme il arrivera si


souvent dans les cantates de Bach), avec un très bel accent
dramatique. Après dix mesures où la basse chante a décou-
vert, les trombones reparaissent pour faire alterner avec
la voix le dessin, rendu pathétique par la répétition et par
quelques syncopes, sur lequel se pose l'appel douloureux :

m *== P£P fnTT


=5 zz:

Ab . sa. Ion, Ab sa. Ion,

Après les 38 mesures (à partir de l'entrée de la basse solo)


où ces simples mots Absalon fili mi prennent une éloquence
extraordinaire, y a un intermède purement instrumental
il

de 28 mesures où les trombones et l'orgue parlent seuls,


sur un rythme plus vif, avec des noires, des groupes de
croches, comme pour traduire l'énergie de la volonté; et
la suite continue le parallélisme avec la construction de la

première après l'intermède, la voix de basse


partie :

accompagnée par l'orgue seul chante les paroles « qui :

m'accordera de mourir pour toi? Quis mihi tribuèt ut pro


te moriarP » Ici encore, l'idée principale (ut pro te moriar)

est mise en relief par des répétitions passionnées; pour


finir, la réunion de toutes les parties, en harmonie pleine,
fait thème initial. Dans les drames lyriques
reparaître le
du xvii on chercherait vainement une œuvre plus
e
siècle
originale, plus grandiose et plus émouvante. On est étonné
de cet heureux concours du sentiment, de la pensée et de la
technique, de la pénétration avec laquelle le compositeur
fait le commentaire d'un texte dans une situation donnée,

et de la puissance qu'il donne au verbe. J.-S. Bach n'aura


qu'à suivie l'impulsion donnée par de tels modèles. Les
qualités de « peintre » qu'on lui a attribuées sont déjà
visibles.
« Mon âme fond, car je viens de parler à celui que
f aime; sa voix douce, son visage est beau; ses lèvres
est
sont des roses d'où s'échappe un parfum de myrrhe... »
Pour mettre ces paroles en musique (môme recueil), Schûtz
232 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

écrit un duo pour deux voix de ténor qu'il fait accompagner


(avec l'orgue) par deux cornettini, deux instruments ténors
dont contemporains louaient la douceur aimable, et qui
les
se meuventici à une hauteur moyenne; grâce au choix

des timbres, l'ensemble est comme enveloppé d'une ten-


dresse caressante. Schùtz excelle dans ce que les Allemands
appellent le « Tonbild », c'est-à-dire Y image sonore de la
passion et de l'idée. Tel il se montre encore en traitant ces
paroles d'un sens mystique : « La nuit, j'ai cherché sur ma
couche celui que j'aime, et je ne V ai pas trouvé. Je veux
me lever, aller par les rues de la ville, à la recherche du
bien-aimè. J'ai rencontré les veilleurs qui faisaient leur
ronde; après les avoir dépassés, f ai trouvé enfin celui que
j'aime. » La composition où cette scène est dépeinte se
divise en deux parties correspondant aux deux idées 1° re-
:

cherche du bien-aimé; 2° le bien-aimé est découvert. Le


prélude instrumental est joué par trois bassons. Le timbre
choisi (le basson était parfois appelé dulcino, dulcian), est
déterminé par l'idée de la nuit, et le style fugué donne
ici l'impression d'une recherche anxieuse. Les deux voix,

soprano et alto, entrent ensuite, accompagnées par l'orgue


seul; et aux mots importants du texte littéraire (surgam, —
circuibo civitatem per vicos et plateas quœrens) s'adap-
tent des dessins mélodiques, des imitations fragmentaires,
des vocalises dont le rythme est manifestement approprié
à tous les détails du sujet. Dans la seconde partie qui dé-
bute aussi par un prélude instrumental, l'idée essentielle
— j'ai trouvé! — donne lieu à de vives figures des deux
bassons graves qui viennent se mêler au « jubilus » des
voix. La progression chromatique, dans l'accompagnement,
a un caractère passionné. Les derniers mots je le tiens,
:

je ne le quitterai plus (tenui, nec dimittam) amènent après


un allegro, un adagio sentimental et pathétique, plein de
ce que Schumann aimait à appeler « Innigkeit », et où les
deux voix, en imitations très serrées, chantent l'amour
vainqueur. — Un même souci de la vérité apparaît dans la
pièce Cantate, exsultate et psallite, où deux voix de ténor
sont accompagnées par un cornet, une trompette, un bas-
son et l'orgue.
Nous voyous maintenant ce que Schùtz entendait par
HEINRICH SCHUTZ ET J. CHR. BACH 233

cette musique « donnant plus de plaisir à


nouvelle » ,

l'oreille (tilillationeni), dont


avait eu la première im-
il

pression en Italie, et qu'il voulait, comme il le dit dans la


préface de la première partie de ses Symphonies, faire
connaître à ses compatriotes. Cette conception n'était pas
sans analogie avec le système sur lequel l'opéra venait
d'être fondé. Schutz est sans doute, comme le sera Bach,
un compositeur très religieux il s'attache à illustrer des
:

textes empruntés aux Psaumes, aux Évangiles, à la Bible;


et si ses compositions ne sont pas destinées aux cérémonies
liturgiques, elles sont néanmoins inspirées par l'Eglise et
tout près d'elle. La nouveauté est dans les moyens dont
il se sert au lieu de ces chœurs à 8, a 12, a 16 voix qui
:

semblaient vouloir donner une àme impersonnelle et chan-


tante h la collectivité des fidèles, il emploie le solo ou le duo
vocal, en substituant l'intérêt d'une éloquence individuelle
à majesté des grandioses constructions polyphoniques.
la

Il accompagner le chant par des instruments qui sont


fait

choisis d'après le rapport de leur timbre avec le sujet traité ;

il pousse plus loin qu'on n'avait fait jusqu'alors l'art


d'illustrer, d'exprimer, de peindre. Il veut justifier ce que
les humanistes disaient du pouvoir merveilleux de la
musique grecque, en montrant combien les anciens modes,
encore employés par lui, —
librement d'ailleurs, sans
crainte de dissonances justifiées —
peuvent agir sur l'ima-
gination et le sentiment musique assez profane, mais
:

épurée par la pensée religieuse et par une technique sévère,


qui pénètre dans l'Eglise ou veut la détourner à soi; c'est
letableau de genre succédant au grand tableau d'Histoire,
mais conservant l'ampleur de style du tableau d'Histoire;
ou bien, pour parler un langage plus musical, c'est l'adap-
tation du « stile rappresentativo » a la grande cantate reli-
gieuse. Cette évolution est de la plus haute importance au
point de vue allemand. Schutz est l'un des prédécesseurs
de J.-S. Bach; or, l'art qu'il lui transmettra est profon-
dément imprégné d'italianisme. Schutz n'est pas seulement
l'élève de Joh. Gabrieli lors de son premier séjour à Venise,
;

où il vint en 1609, il avait lu, connu personnellement,


admiré Monteverde alors dans la maturité du talent et de
la gloire. Le second voyage qu'il fit en Italie (1628-29)
234 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

pour étudier le « nouveau style » en puisant à la source


même, accentua les tendances de son esprit, comme on le
voit dans la deuxième partie de ses Symphonies sacrées.
Cette deuxième partie, dont le plan avait été conçu après
la publication du recueil de 1629 et qui était probablement
achevée dès 1640, ne parut qu'en 1647. Elle témoigne
d'une connaissance très précise des ouvrages de Montcverde
(des Scherzi musicali qui avaient paru à Venise en 1632, des
Madrigali guerrieri ed amorosi, qui sont de 1637), tout en
permettant d'observer un progrès réel sur le maître italien.
On y trouve un Magnificat avec paroles en allemand, pour
une voix accompagnée par deux instruments et la basse. Le
choix des timbres est déterminé par les idées contenues
dans le texte verbal deux violons pour les quatre premiers
:

vers, deux trombones pour le cinquième, deux trompettes


pour le sixième, deux flûtes pour les septième et huitième,
deux cornettini pour le reste. C'est ainsi que procède
Monteverde dans son propre Magnificat (1610); et dans le
traitement de son orchestre, Bach se souviendra de cette
méthode. Schùtz, entre autres imitations, emploie une forme
qu'on trouve dans Monteverde (motet Audi, cœlum, verba
:

mea) : celle de l'écho. Les anciens modes ecclésiastiques


paraissent bien compromis; l'échelle phrygienne est ici
méconnaissable, le chant faisant de nombreuses cadences
sur mi précédé d'un ré dièse tandis qu'un si est à la base.
Les mêmes observations s'appliquent à X Hymne de Si/néon,
pour voix de basse, et, d'une façon générale, aux autres
pièces du recueil (à 2 ou à 3 voix).
La 3 e partie des Symphonies sacrées parut en 1650, à
Dresde. Cette œuvre de maturité est la plus importante,
car elle marque encore un progrès dans le sens d'une
expression dramatique obtenue par l'union du style repré-
sentatif et de la construction polyphonique. Une des plus
belles pièces est écrite sur ces paroles très simples, tirées
de l'Epftre lue à la fête de la Conversion de Saint-Paul :

« Saiïl, Saûl, pourquoi me persécutes-tu ? Tu souffriras en

sentant de nouveau mon aiguillon ». Sur ces deux propo-


sitions, d'une littérature si mince, Schùtz a construit une
scène grandiose, d'une vérité d'expression générale, un
peu mystique même, ne faisant place qu'exceptionnel-
,

HEINRICH SGHUTZ ET J. CHR. BACH 235

lement à l'image (symbolique) du détail réel, très colorée


pourtant. La première idée qui le dirige, c'est qu'ici Dieu
doit chanter. Comment faire chanter Dieu? Sera-ce en un
trio vocal — puisqu'il
est Trinité comme l'a l'ait un naïf — ,

« mistère du moyen âge? Sera-ce en un solo, comme fait


»
Bach? Schiïtz ne retient que le concept de la toute-puis-
sance divine, dont il donne l'image d'abord par une série
de voix accouplées, puis par un chœur formidable à douze
parties réelles accompagnées par les instruments. La
première partie est consacrée à cette question « pourquoi :

me poursuis-tu ? » qui est mise en valeur de pleine élo-


queuce. Elle est d'abord formulée au grave, majestueu-
sement, sur des tenues de rondes qui arpègent l'accord
parfait dorien, avec deux grosses voix de basse accom-
pagnées par l'orgue seul. La question est reprise ensuite,
sur le même dessin, par un ténor et un alto, ensuite par
deux soprani, et enfin (en imitation mélodique) par deux
violons; si bien que, partie des plus bas degrés de l'échelle

sonore, elle en parcourt successivement tous les degrés avec


une insistance et une progression dramatiques. Nous avons
déjà signalé ce procédé dans le CrucipZxus de Lotti. Jus-

qu'ici le rythme est très lent ( ? )


; il s'accélère soudain ( n )

et, cette fois, la question « Saiïl, Saiïl, Saiïl, Saùl, pour-


quoi me
persécutes-tu {ter) » est chantée par trois chœurs
réunis, accompagnés par les violons et l'orgue, soit en
tout dix-sept voix. Là se termine la première partie;
Schùtz ne l'a pas traitée en musicien pur n'ayant en
vue que la construction il a voulu donner une image
:

de ce qu'il y a de solennel, de puissant, d'impérieux et


de formidable dans la parole divine. La seconde partie,

débutant par un changement de mesure (j-, au lieu de la

mesure ternaire ) est consacrée au commentaire de la seconde

proposition : « tu souffriras de sentir mon aiguillon, etc.. »


La phrase est d'abord énoncée, en solo qu'accompagne
l'orgue par le ténor, puis (en imitation) par l'alto du chœur
principal: c'est une sorte de récitatif animé par des valeurs
brèves (noires, croches et doubles croches); un peu plus
236 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

loin, elle est reprise par le soprano I et la basse du chœur


principal; elle passe ensuite dans les troischœurs, par
une progression analogue à celle de la première partie.
Avec le plan établi sur cette idée de progression, se com-
bine un plan suggéré par les idées de contrastes successifs
et de contrastes simultanés dans les paroles, la mélodie
et le rythme. En effet, entre la formule « tu souffriras... »
chantée successivement par le ténor et l'alto, puis, toujours
en soli, par le soprano et la basse, reparaît le tutti gran-
diose :Saùl, pourquoi me poursuis-tu? Répétée huit fois
par les trois chœurs réunis, elle sert de péroraison à tout
l'ensemble. Tandis que les autres voix la reproduisent de
façon continue, un groupe formé de quatre parties de
soprano et de quatre parties de basse la fait entendre de
façon intermittente, en coupant leur chant par des silences
pathétiques de 2 et 3 mesures.
Enfin, pendant que toutes les voix font entendre ces mots,
sur des notes brèves et pressantes « Saùl, pourquoi me
:

poursuis-tu? », le ténor semble concentrer toute l'expres-


sion, ou traduire une autre nuance du sentiment par ce
simple mot qu'il répète jusqu'à dix fois, sur des rondes ou
des blanches « Saùl! Saùl!... ». Ce procédé qui consiste,
:

au milieu d'un développement nouveau, à reprendre un


motif antérieur et à faire émerger une voix qui, avec une
mélodie et un rythme particuliers, domine tout un ensem-
ble, a servi certainement de modèle aux musiciens posté-
rieurs; il fait songer a l'alleluia du Messie de Hàndel, où
le soprano, sur de longues tenues, chante les mots « Sei-
gneur des Seigneurs, Dieu des Dieux », tandis que l'alleluia
règne dans les autres parties vocales et dans l'orchestre.
Il y a une construction analogue dans le CrucipZxus de la

messe en si, de Bach. Cette composition de Schiitz est plus


qu'un tableau c'est une scène! L'opéra du xvn e siècle a-t-il
:

rien de supérieur?
Par son mouvement et sa vie, par l'alternance bien
calculée des soli et des chœurs, par son unité, elle repré-
sente un progrès remarquable sur la polyphonie du xvi e siè-
cle, et prépare les grands chefs-d'œuvre du génie allemand
au xvm e VS Oratorio et la Passion ont déjà leurs formes
.

classiques; il n'y aura plus qu'à les étendre, à les assou-


HEINRICH SCHUTZ ET J. CHR. BACH 237

plir encore. Quant au drame lyrique, il restera inférieur,


durant la même
époque, à de telles compositions; et, long-
temps, il ne produira rien de meilleur.

Le style, ou plutôt l'art « représentatif » qui fait de


Schiïtz un précurseur si intéressant, puisqu'il réunit à la
fois la tradition et la nouveauté, apparaît encore dans une
charmante pièce du recueil de 1650, écrite sur un texte
emprunté au deuxième chapitre de l'Evangile de Luc (inséré
dans la liturgie pour le premier dimanche après l'Epi-
phanie). Ceci, c'est une idylle. Joseph et Marie cherchent
Jésus, alors âgé de douze ans, qui les a quittés; ils le
trouvent enfin parmi les docteurs du Temple, et le
grondent doucement. Le musicien n'a retenu que ce dia-
logue « Mon fils, pourquoi as-tu agi ainsi P Avec chagrin,
:

ton père et moi t'avons cherché. —


Pourquoi mavez-vous
cherché? répond Jésus; ne savez-vous pas que je dois être
là où mon Père veut que je sois? »

Ce dialogue (en latin fili, quid fecisti nobis sic?...) a donné lieu
:

à une exquise antienne qu'on trouve dans un manuscrit de Notker,


x" siècle, publié en phototypie par les Bénédictins de Solesmes.
L'expression musicale y est aussi visible que le permettait l'ancien
système monodique la question de la Vierge est faite en mode
:

mixolydien, avec un accent d affeclion très douce et une pointé de


tristesse, tout cela enveloppé de sérénité biblique et ayant le pur
caractère du divin; pour la réponse de Jésus, qui traduit l'étonne-
ment et la candeur, il y a une modulation en dorien, puis en lydien
(sur la nouvelle idée nesciebatis). Une raison d'équilibre et
:

d'unité fait conclure la période dans le mode initial. Les grandes


œuvres modernes ne sauraient faire oublier ces admirables mélodies
de l'art primitif.

Dans la pièce de Schùtz, une symphonie de 24 mesures


jouée par les violons et accompagnée par l'orgue forme l'in-
troduction, où les thèmes des voix sont déjà indiqués. Puis,
selon le principe qui veut que les paroles importantes ne
soient pas écrasées par le concert des instruments, la ques-
tion est posée d'abord par Marie, ensuite par Joseph, en deux

récitatifs identiques débutant ainsi : jh «»^^ * »


=ff^
mein Sohn!-
mon fil*-'-

L'emploi de l'intervalle de demi-ton dans cet appel à la fois


238 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

affectueux et solennel (quifait songer à une page célèbre


de Meyerbeer) est aussi expressif que le chromatisme pro-
longé, un peu plus loin, sur le mot indiquant le chagrin
(S chmer zen) de la mère :

J ijÉÉÉppÉili \'V\y JOËL

1 mitSthmer. . zen/mitSchmerzen,ge_suchl

chromatisme hésitant, expressif, qui reparaît ensuite avec


un mouvement contraire. Là où le sentiment domine, le
style abandonne l'allure du récitatif pour prendre celle de
la mélodie la période se termine sur une cadence suspen-
;

sive, comme il convient a une question :

P$È*±$ S
Warumhast du uns das ge.thanf
L'Evangéliste dit que Marie et Joseph « ne comprirent pas la
réponse de Jésus ». Schûtz, qui écrivait probablement lui-
même les paroles de ses compositions, a modifié le sujet.
Le sens de la réponse de Jésus éclaire et rassure tout de
suite le père et la mère qui célèbrent le Seigneur (sur les
vers 1, 2, 5, du 84 e Psaume), unis à un chœur de caractère
liturgique (car il semble parler au nom de l'ensemble
des fidèles).
Il y a une même alternance motivée du solo et des
chœurs, même application à adapter étroitement le chant à
la signification des mots et aux idées, dans une autre
grande composition de caractère épique où est traité
le texte même de l'Ecriture sur la fuite en Egypte. Elle
est écrite pour un soprano (voix de l'Ange), deux
chœurs, deux parties de violon et orgue. L'appel au dor-
meur est fait dans un style dramatique et religieux à la fois :

L'ange Violons L'ange Violons L'ange

3T
w 3T
Debout!
te h
3=

au//)
JŒL

Debout!
(Stehauf!)
Debout!
(Steh auf!)
(S
HEINRIGH SCHUTZ ET J. CHR. BACH 239

Sur un récitatif continu, accompagné par l'orgue, se posent


les paroles : « Prends avec toi ». LesV enfant et sa mère
imitations des violons ne reparaissent que phrase là où la
prend un sens pittoresque, pour donner cette vive image,
répétée près d'une vingtaine de fois, de l'idée de fuite :

:d: rf-gfr
ï
ne 3 xi:
n — e<»
Et fuis en E . gyp . te
(und fleuch in E-gyp - (en Land!)

Dans la suite, Schiitz met en musique


le récit évangé-

lique : « Et il enfant et sa mère, etc.. »,


se leva, et prit l

récit qu'il distingue nettement de la scène de l'apparition.


Les derniers mots « ... Et il resta en Egypte jusqu'à la
:

mort d'Hèrode » sont chantés par le ténor du chœur prin-


cipal, d'une façon presque liturgique le maître allemand ;

se souvient ici encore de certains passages du Magnificat


de Monteverde, à en juger par la diversité de dessin et le
jeu d'allégresse qu'il donne aux instruments. Le chœur final
semble se rapporter, par son éclat, à l'idée de la joie que
donne Je salut du Sauveur et la prédiction accomplie.
Ainsi Schiitz sait plier tout le matériel sonore à l'expres-
sion de ce qui est individuel ou général, au « tableau » de
genre ou au grand tableau d'Histoire, au drame, à l'idylle
et à l'épopée, à tous les sentiments et à toutes les idées
que contient un texte donné. Habile à ménager des con-
trastes, à distribuer la lumière et l'ombre, il assouplit, sans
diminuer leur majesté, les puissances vocales que Gabrieli
aimait à nouer en faisceau. 11 donne éloquence et couleur à
l'orchestre; il est à la lois expressif et décoratif, en faisant
usage du ripieno (tutti instrumental accompagnant un solo)
ou des complementa, c'est-à-dire du 2 e et du 3 e chœur, les-
quels ne sont pas, musicalement, indispensables (le chœur I
ayant une harmonie complète), mais qui servent d'orne-
ment magnifique. Dans sa pièce si remarquable sur la
conversion de saint Paul, on trouve, pour la première fois,
semble-t-il, des indications de nuance mezzo piano, pia- :

nissimo. Et c'est un autre signe important de sa mentalité


d'artiste.
240 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Andréas Hammerschmidt, né en Bohême en 1612, organiste à Frei-


berg et à Zittau de 1635 à 1675, partage avec Schùtz la gloire des
précurseurs éminents. On a de lui XVIII missœ sacrse, de 5 à 12 voix;
:

des motets monodiques et à 2 voix, des Symphonies spirituelles pour


2 voix et instruments; des Chants de pénitence et d'actions de grâce
pour 5 voix et 5 instruments. Ses œuvres les plus importantes furent :

Dialogi oder Gespràche zwischen Gott und einer glàubigen Seele (en
2 parties, 1645)qui contient (n° 19) une pièce charmante sur l'Annon-
ciation, et les Musikalische Gespràche iiher die Evangelia (1655).
Cette forme du dialogue fut cultivée, à la même époque, par Erasmus
Kin'dermann, organiste de Nuremberg (1642), et, un peu plus tard,
par Werner Fabricius, organiste de Leipzig (1662), W. Caspar
Briegel, maître de chapelle à Darmstadt, dans ses Evangelische Ge-
spràche (3 parties, 1660), Rud. Ahle, considéré comme dépassant
Hammerschmidt pour l'expression du caractère des personnages.
Elle peut être rattachée à des modèles italiens, en particulier aux
Motteti concertati con Dialoghi du chanteur vénitien Donati (1618).
— « Les oratorios de Hœndel et la Passion de J. -S. Bach ont leurs
racines dans les Dialogues de Hammerschmidt » (H. Riemann).

Jean-Chiustophe Bach (1642-1703), oncle de Jean-Sébas-


tien, offre autant d'intérêt que Schùtz. C'est un des plus
importants compositeurs religieux du xvn e siècle. Dans
une cantate expressive et colorée sur la lutte de l'Archange
Saint Michel et du démon (d'après Saint Jean, XII, 7-12),
il emploie deux chœurs a 5 voix, 2 violons, 4 altos, un

hautbois, 4 trompettes, les trombones et l'orgue. Cette


œuvre, dont Spitta donne une analyse et des extraits
[Bach, I, p. 43-51) est d'un modernisme saisissant et d'un
éclat singulier. Le début en est grandiose. D'abord, dans
le goût de l'ouverture « française », une Sonata d'intro-
duction; puis, accompagnées par l'orgue seul, en une
forme très simple mais solennelle (canon rythmique sur la
tonique ut et l'accord parfait), les deux basses du chœur I
annoncent le sujet. Après une batterie des timbales, éclate
le signal lointain d'une trompette; une seconde lui répond,

une troisième, une quatrième enfin comme en un tumulte


croissant de guerre prochaine, et les deux chœurs se trou-
vent en présence, ainsi que des combattants... Mais cette
composition brillante est isolée dans l'œuvre de Jean-Chris-
tophe Bach; c'est surtout dans le genre du motet qu'il a
laissé des modèles. Au sujet de la brillante succession des
maîtres :Schùtz, Hammekschmidt, Jean-Christophe Bach
et Jean-Sébastien Bach, Ph. Spitta donne cette vue
HEINRICH SGHUTZ ET J. CHR. BACH 241

d'ensemble « aucun d'eux n'aurait été ce qu'il est sans son


:

prédécesseur, et chacun d'eux a réalisé un progrès, si bien


qu'avec Jean-Christophe le genre atteint un sommet sur
lequel Jean-Sébastien n'aura qu'à bâtir sa tour ». L'ora-
torio, la Passion, la Cantate, n'arriveront à cette tour
qu'une génération plus tard. Un des huit motets conserves
de Jean-Christophe, œuvre de maturité, est écrit à huit voix
sur des paroles (Lieber Herr Golt, wecke uns auf) que
Schùtz avait déjà traitées vingt-cinq ans auparavant dans
ses Musicalia (n° XIII); la comparaison est instructive et
montre les progrès réalisés dans le sens du charme, de
la souplesse, de la clarté, de la facilité du style et de
l'unité de la construction. Il y a un autre caractère original
auquel nous, modernes, sommes peut-èlre plus sensibles
que n'étaient les contemporains. Un tel compositeur est
comme sur la limite de deux mondes. Il emploie les anciens
modes diatoniques de l'Eglise, tout en les associant, de
façon consciente, au système moderne fondé sur les deux
modes majeur et mineur, ce qui donne à sa musique une
saveur indéfinissable. Dans un. motet à double chœur dont
le manuscrit est à la Bibliothèque royale de Berlin (Herr,
nun lâssest du deinen Diener in Frieden faliren), il emploie
l'éolicn, le dorien, le mixolydien; mais la pièce a la forme
d'une suite d'accords dont chacun est construit sur une
base éveillant l'idée d'une tonalité précise, et qui impose
ainsi à l'oreille un second critérium différent du premier.
Comme, dans l'usage des anciens modes, l'emploi du demi-
ton est un simple accident » sans rapport organique avec-
«•

la note fondamentale, le musicien arrive à juxtaposer, par


exemple, un accord parfait de sol mineur et un accord de
mi majeur (cinq altérations d'un ton à l'autre!), formule
ordinaire pour les contrepointistes du xv c et du xvi c siècle.
puisqu'elle s'obtient par la simple élévation d'un demi-ton
sur deux notes du premier groupe, mais d'une singulière
hardiesse selon le système nouveau de l'harmonie. Le com-
positeur suit évidemment, pour le plus grand profil de
l'expression, deux conceptions différentes (comme fera
Jean-Sébastien Bach en plusieurs pièces, notamment dans
la cantate Jesu, nun sei gepreiset en mode mixolydien).
Cette dualité fait songer à certaines pages de Franz Sehu-
Combarieu. — Musique, II. 16
242 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

bert et de Robert Schamann; elle a permis à Ph. Spitta


de dire qu'en un certain sens Jean-Christophe Bach est un
« romantique ».

De Michel Bach, son frère plus jeune et de talent inférieur, on


possède une œuvre analogue, d'un lyrisme qui tient à la fois de la
cantate, du motet et de l'oratorio Ach! Bleib bei uns Herr Jcsu!
:

(Ah! reste avec nous, Seigneur Jésus !) etc.. Le chœur est à 4 voix;
l'orchestre se compose de deux violons, 3 violes, basson et orgue.

Bibliographie.

Pli. Spitta : édition des Œuvres de Schiitz (17 vol.); Die Passioncn
'

nach den fier Evangelisten von H. Schiitz (1S85); Heinrich Schiitz' Leben
1

und Werke (dans les Musikgcschichtliche Aufsatze, 1894). André PlRRO :

Schiitz (Alcan, 1913). —Sur J. Chr. Bach, v. l'édît. de la Bachgesellschaft,


t. XXXVI, n° 12, les Sammelbànde de Vint. M. g. II, 254, et la biographie

de J. S. Bach par Spitta. — Pour Hammerschmidt, v. les Denkmàler der


Tonkunst in Œsterreich, VIII.
CHAPITRE XLIII

DE FORMÉ A CAMPRA

Un compositeur polyphoniste sous Louis XIII Formé sa manière et


: ;

celle des Italiens. —


Le motet en France. — Les compositions religieuses

de Bouzignac. — Les imitateurs de Formé. — Henri Du Mont et ses


motets. —Le plain-chant musical et la décadence de la tradition grégo-
rienne. —Michel de Lalande ses succès auprès de Louis XIV; diversité
:

de ses œuvres. — —
Lalande comparé à Lulli. Les motets d'André Gampra.
— Compositeurs secondaires.

La France n'a pas eu son Gabrieli du xvi e siècle,


à la fin
ni son Schiitz ou son Jean-Christophe Bach au xvn e elle ;

produisit néanmoins des musiciens de haute valeur que des


circonstances diverses ont fait oublier ou reléguer injuste-
ment au second rang. A vrai dire, les œuvres dont nous
avons à parler n'ont pas la même couleur et le même relief
que celles des grands artistes italiens et allemands; elles
sont caractérisées par une sobriété, une sorte d'éclectisme
moyen et de tempérament, où la personnalité des com-
positeurs ne réagit pas toujours avec une énergie suffi-
sante contre les tendances générales qui faisaient de la
musique l'esclave de la mode ou la mettaient au service
d'un Roi; mais ni l'intérêt technique, ni l'ampleur, ni
une beauté réelle ne leur font défaut.
Il faut montrer d'abord que sous Louis XIII, et sans

qu'on puisse parler avec certitude d'une imitation des Ita-


liens, lacomposition à deux chœurs n'était point ignorée.

Nicolas Formé (1567-1638) en est un curieux représentant.


C'étaitun chanteur-compositeur parisien qui, successive-
ment, entra à la Sainte-Chapelle (1587), fit partie de la cha-
s J

244 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

pelle royale (dans lescomptes de laquelle il est mentionné


dès 1592) en qualité de haute-contre, sous la direction de
Garnier et d'Eustache Du Caurroy, et devint le successeur
de ce dernier auprès de Louis XIII (1600). « Le roi se lais-
sait tellement transporter à la juste cadence de ses com-
positions que, quelquefois, il se pâmait en les faisant chan-

ter... Formé était de si mauvaise humeur et si fantasque


qu'il querellait tout le monde; et quoiqu'il fût fort riche,
son avarice était insatiable » (Sauvai, Histoire et Antiquités
de Paris). Un témoignage de ses grands succès et de sa
vogue estdonné par Dubois, valet de chambre de Louis XIII
(dans ses Mémoires inédits, cités par H. Quittard). Après
sa mort, ses manuscrits furent accaparés (d'après Sauvai)
par Jean Veillot, maître de musique à Notre-Dame (au
service du roi en 1643). Un recueil de Magnificat à quatre
voix dans les huit tons de l'Eglise (B. N. ms. fr. 1570) et
une messe à deux chœurs (Bibliothèque Sainte-Geneviève)
sont les seuls ouvrages de Formé qui nous soient restés. Il
avait écrit une seconde messe « en contrepoint simple, à
quatre parties » mentionnée dans un catalogue de Ballard.
Voici un exemple typique de l'écriture de Formé, repro-
duit avec nos clés usuelles; nous l'empruntons à l'étude
que M. Henri Quittard a consacrée au compositeur [Revue
er
musicale, 1904, 1 juin) :

S
CHORUS I Wrr--
(tacet)
Et incarna .tus est
Superius
Contra s KJJJU-
8ECUHOTJS incar. na.tus
Et est
CHORUS Et in car natus est de

Ténor
Bas.su. ^ -o- -©-

ncar -
ilJl^J
na.tus est
IJ

de
» .

m
de Spi . ri.tu San
3cr

de Spiri . tu, de Spiri . tu San .

Spi . ri.tu San.

uv—
m % ? ?
Spi ri.tu San.

m
rifHf'ri
Ex Ma. ri a Vir
if
^=i#ffeFf
^
m
.cto

Ex Ma . ri Vir
g

.
g

gi

%S cto
cto

m -o-
33;
.cto

. ne Et ho mo fa.-ctus est.

À. Ai A UÂ XL A M
^3 °
ne
f
Et.
^n ho
l' r
mo
||n
-o-

fa.ctus
r
est,
246 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

ho . mo fa.ctus est.

Cette construction ne diffère nullement du système suivi


par lespolyphonistes romains et vénitiens du xvi e siècle.
Chez ces derniers, sans doute, il y a très souvent autre
chose, à savoir des entrées, des imitations, un contrepoint
systématique, une association de deux chœurs indépen-
dants écrits à huit parties réelles; mais très souvent aussi,
les Italiens ont écrit comme Formé. Dans les compositions
de Palestrina, de Gabrieli, comme aussi plus tard dans
celles de Schiïtz, on trouverait une multitude de textes à
rapprocher de ce fragment typique de messe au lieu
:

d'être combinés en vue d'un effet d'ensemble résultant de


l'émission simultanée, les chœurs forment deux groupes
opposés qui alternent et se répondent; ils se superposent
pour les cadences finales. Les huit parties ne sont pas toutes
réelles; il y a des doublures. Au lieu de la composition
figurée et du style d'imitation qu'aimait l'ancien contre-
point, la pièce est construite note contre note, verticale-
ment, comme lorsque des basses soutiennent un superius
très mélodique et que l'harmonie fait bloc au-dessous d'un
thème prépondérant. Cette méthode ne fut pas la seule que
pratiquèrent les musiciens de la Renaissance; mais elle
apparaît constamment h côté de la méthode plus savante
qu'avaient léguée à leurs successeurs les contrepointistes
français et flamands du moyen âge. Formé l'a adoptée sans
avoir à imiter personne, tellement elle était naturelle, et
indiquée d'ailleurs par l'évolution vers les usages modernes.
Le motet, dans lequel cet art va régner, était en France
une pièce non liturgique, — exécutée quelquefois pen-
dant la messe comme il arrive encore aujourd'hui pour tel
duo de Ch. Gounod, — un oratorio en miniature, com-
DE FORME A CAMPRA 247

posé de récits à voix seule, de morceaux en forme de ques-


tions et réponses, de chœurs, de dialogues plus ou moins
dramatiques, dont les paroles étaient tirées de divers pas-
sages des Livres saints et formaient une espèce de centon.
Pour la musique, le nombre des parties était variable; le
récitatif et le duo prédominent. Le style en imitation avait
une place de moins en moins importante.

Comme les anciennes hymnes, ce genre était de nature à varier et


rajeunir la liturgie. « Presque par toute la France, particulièrement
en Languedoc et en Provence où les peuples sont plus adonnez et
entendus à la musique, les églises ne retentissent que de ces sortes
de motets sur des paroles faites et adjustées à la musique » (Perrin,
Avant propos d'un recueil manuscrit de vers lyriques, 1666, B. N.
fr. 2208). — «... Il resta dans l'Eglise une espèce de chant drama-
tique composé de divers passages de l'Ecriture sainte qu'on chantait
à plusieurs parties et à plusieurs chœurs. C'était particulièrement
aux solennités des noces et aux funérailles des Princes que ces
Motets ou Dialogues en Récits et à divers chœurs se chantaient ».
(L. P. Menestrier, 1681.) Les premiers efforts tentés pour créer une
musique religieuse à forme vraiment dramatique se trouvent dans
deux recueils de Gobert dont Perrin avait écrit les paroles 1° Can-
:

iicaa Sacelli Regii musicis in sacrificio missx decantata... Composez


en latin et rendus en français par P. Perrin, Introducteur des Ambas-
sadeurs près feu S. A. R. et mis en musique par T. Gobert, Maistre
de la musique de la Chapelle du Roy (sans date); 2° Cantica pro
Capella Régis, contenant plusieurs dialogues qui furent notés par
Du Mont.

M. Henri Quittard a récemment révélé l'existence et les


œuvres d'un compositeur de motets dont il place la période
de grande production entre 1620 et 1640, et qui méritait
d'être tiré de l'oubli le méridional Bouzignac, dont un
:

manuscrit de Tours (n° 168) a conservé une centaine de


compositions, d'étendue souvent considérable. Il eut, en
son temps, une grande réputation Mersenne le place, avec
;

Boesset et Fremart, parmi ceux « qui mériteraient des


éloges particuliers pour l'excellence de leur art ». Le
nombre des parties dans les motets purement vocaux, sans
basse continue (ce qui n'exclut pourtant pas, comme il
semblerait, l'idée d'une influence étrangère), varie de trois
à sept la forme est celle de dialogues et de récits qui res-
:

semblent à des fragments d'Histoires sacrées. Une pièce que


M. Quittard déclare « unique pour la noblesse et la vigueur
248 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

de ladéclamation », offre cette particularité originale :

Jésus chante un récitatif Unus ex vobis nie tradet


:

hodie... le soprano et l'altus, le second ténor et le bassus,


;

remplissant un rôle d'harmonie de soutien, l'accompagnent


le plus souvent sur des longues tenues consonantes qui
prolongent la simple exclamation heu! Par un réalisme
d'expression original, le musicien a tiré de cette plainte
douloureuse le fond du tableau sur lequel s'enlève en clair
le récitatif de Jésus. Ailleurs, Bouzignac fait dialoguer une
voix seule avec un chœur, ou alterner deux ensembles
diversement composés, en usant, inconsciemment sans
doute, des mêmes ressources qu'Orazio Vecchi dans ses
madrigaux de 1597. Dans un motet dont les paroles sont
tirées du Cantique des cantiques, il fait chanter tantôt
en un chœur à cinq voix, tantôt par le Superius et le
cantus, non seulement des groupes de personnages
comme les filles de Jérusalem, mais la Sulamite. Dans
une pièce pour l'Epiphanie, les trois Rois Mages chan-
tent à quatre parties dans le motet Quteram quem diligit,
;

Jésus est représenté tantôt par le ténor seul, tantôt


par le Cantus, YAltus et le Bassus, en trio, comme dans
les anciens « mistères ». Dans le motet En fïamma dùnni
amoris h six voix, un dialogue pathétique, coupé par le
chœur, s'établit entre le Christ et sa mère. Dans ces œuvres
où voisinent des styles très divers, il y a « une grâce
naïve, une expression toujours sincère, une forme souvent
exquise en son ingénieuse simplicité » (Henri Quittard).
Dans cette période, on peut distinguer le grand motet
à deux chœurs et avec instruments, et le motet récitatif.
Le continuateur, sous Henri IV et Louis XIII, de Du
Caurroy, —
Nicolas Formé, avait donné le premier modèle
des grandes pièces à deux chœurs. Dans ses Antiquités de
Paris, Sauvai lui attribue le mérite de l'innovation, en
ajoutant que, depuis lors, tous les maîtres de la chapelle
royale s'empressèrent de l'imiter. A la suite de la Messe
à deux chœurs, imprimée en 1638, dont nous avons repro-
duit plus haut une page, se trouve un motet, Ecce tu
pulchra es, arnica mea, écrit d'après le même système
que la messe, pour un chœur à cinq voix et un autre à
quatre. D'autres pièces similaires eurent un succès attesté
DE FORMÉ A CAMPRA 249

par quelques traits d'une dédicace de Formé à Louis XIII.


Le recueil de Bouzignac (manuscrit de Tours), contient plu-
sieurs pièces, entre autres un Te Deum, à deux chœurs.
Dix ans après la mort de Formé, Gonmcr, son successeur,
indiquait à Huygens, dans une lettre du 17 octobre L646,
que les ouvrages français pour l'Eglise sont formés d'un
« grand chœur à cinq » et d'un petit chœur. Jean Yeillot,
maître de la chapelle du roi depuis 1643 (j 1662), com-
posa des motets à double chœur, dont deux nous ont été
conservés par une copie aujourd'hui à la Bibliothèque du
Conservatoire de Paris. Dans l'un, filii et filiœ, dos

dessus et des basses de violon s'ajoutent aux voix; dans


l'autre, Sacris solemniis, il y a une symphonie à cinq par-
ties pour les préludes, les ritournelles et le renforcement
des voix dans les ensembles, sans fonction particulièrement
expressive ou descriptive. Dans ses Motets à deux chœurs
pour la Chapelle du Roy (168-&), Lulli, qui aborda la
musique religieuse vers 1660, donna six motets du même
genre (auxquels il faudrait joindre les cinq autres compo-
sitions à grand chœur et orchestre mentionnées par Bros-
sard, et la musique écrite en 1668 sur le cantique de Perrin,
Plaude, lœtare Gallia, pour célébrer l'anniversaire du
Dauphin). Dans ce recueil où l'harmonie verticale, sans
dessins indépendants, presque toujours note contre note,
a une pauvreté de technique et une monotonie lâcheuses,
il y a quelques pages expressives et nobles, un Miserere et

un De prof'undis de beau caractère.


La véritable orio-inalité créatrice, dans le genre du
motet à deux chœurs , appartint , comme l'a montré
M. Henri Quittard, à Du Mont.
Henri du Moxt a consacré à la chapelle de Versailles
une série de grandes compositions dont l'importance,
après lui, resta considérable Motels pour la Chapelle du
:

Roy mis en musique par Monsieur Du Mont, abbé de SU///


et maistre de la musique de ladite Chapelle (à Paris, par
Christophe Ballard, 1686, imprimez par exprès comman-
dement de Sa Majesté); il faudrait joindre les « Six
Motets » du catalogue de Brossard. écrits pour deux
chœurs de cinq voix chacun et quatre instruments. Le
premier recueil contient vingt motets, le plus souvent sur
250 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

le texte des psaumes ou des hymnes de l'Église, quelquefois


sur des paroles modernes. Comme dans les œuvres reli-
gieuses de l'école vénilienne, on y trouve l'emploi de toutes
les ressources dont dispose la musique voix et instru-
:

ments. Moins attaché que « Batiste » à la forme de l'air


de cour et aux suites d'accords consonants en harmonie
lourde, plus divers, plus profond, et d'une musicalité supé-
rieure, Du Mont a créé pour l'essentiel le style religieux
français tel qu'il a régné au xvin e siècle et dans une bonne
partie du xix e .

Henry de Thier, devenu illustre sous le nom cTHenri Do Mont, était


né en 1610 à Yilliers-l'Evêque, près de Liège; il vint à Paris vers 1638
déjà en possession de sa maîtrise musicale; en 1639, il fut nommé
organiste de l'Eglise Saint-Paul, organiste du duc d'Anjou il devint,
;

en 1663 après concours maître de chapelle du Roi, en même


, ,

temps que Robert. Il mourut en 1684.


M. H. Quittard pense avec raison que l'influence du drame lyrique,
alors à ses débuts en France, n'est pour rien dans ses œuvres; il
croit plutôt à l'influence de Carissimi et des Italiens. « La diversité
de l'écriture vocale, suivant l'effet voulu et les ressources mises en
œuvre, reste le trait saillant des grands motets de Du Mont. Il alterne
ces procédés suivant une progression voulue, au cours de chacune
des deux ou trois grandes divisions qui partagent sa composition, et
voici comment il procède d'ordinaire. D'abord, un prélude instru-
mental à cinq violons, quelquefois à quatre, assez court généralement,
mais toujours expressif et de grand style. Il y a effort visible pour
approprier cette introduction symphonique au sentiment général de
la pièce, pour en faire mieux qu'un ensemble harmonieux sans signi-
fication précise (quelquefois, le thème du premier récit est esquissé
ou préparé dans la symphonie). Sur le dernier accord commence le
premier épisode le plus souvent en récit presque dramatique à voix
seule : solo développé plus ou moins, ne servant parfois qu'à exposer
un thème repris à deux, trois ou quatre voix par le petit chœur des
solistes... La basse continue suffit à l'accompagnement. Sans arrêt,
à la conclusion, le grand chœur fait son entrée toujours soutenu des
instruments. Il poursuit quelque temps (ordinairement coupéde brèves
répliques des solistes, diversement disposées) pour aboutir à une
large cadence à la dominante, que suivront d'autres phrases indé-
pendantes dites par un ou plusieurs chanteurs du petit chœur et pré-
cédées de ritournelles à deux violons avec ou sans répliques concer-
tantes. En ce cas, une reprise générale des chœurs et de l'orchestre
sur un autre thème amène la cadence finale, suivie d'un repos plus
ou moins marqué » (H. Quittard, Un musicien en France flitxvn e siècle,
Paris, 1906, p. 206). La plupart de ces procédés nous sont familiers;
nous les avons déjà signalés maintes fois chez les Italiens.
DE FORME A CAMPRA 251

Les Cantica sacra (1652), première œuvre imprimée


de Du Mont, contiennent des motets à 2, 3, 4 et 5 voix.

Dans un manuscrit un peu antérieur, 1650 environ, qui est à la


B. N. (Vm 7 1171), on trouve le premier motet de ce recueil sous le
nom du Sieur Henry, avec d'autres pièces de Boesset, Moulinier,
Pechon, Gaillard, Bouzignac, Meliton, Carissimi. Les Cantica de 1652
se composent de 40 motet s, dont 10 à 4 voix; Ave gemma virginum (n° 27),
est un des plus beaux. La forme que semble préférer Du Mont est
celle de la composition à deux voix avec basse continue (exemple
typique : le motet Vulnerasti Cor meum, n° 2). La composition est
rhapsodique; le style a pour caractéristique un emploi discret et varié
des formes de l'imitation et des suites d'accords; l'expression de
cette polyphonie abrégée est du genre tempéré, sans grande effusion
lyrique, sans intentions descriptives, mais adaptée aux paroles avec
justesse et sobriété. Dix de ces motets ajoutent aux voix un instru-
ment, toujours facultatif sauf pour deux: le dessus de viole. Le
26 e motet est le seul qui ait un prélude et des ritournelles (joués
par un dessus et une basse).
Dans ses Motets à 2 voix avec la Basse continue (1668), Du Mont
cultive un genre voisin de l'Oratorio ou de l'Histoire Sacrée, en forme
de dialogue et en style récitatif, les deux personnages ne chantant à
la fois que dans une reprise finale. Une des plus belles pièces est le
dialogue de l'ange et du pécheur Peccator ubi es? (réédité parla
:

Schola Cantorum dans la collection de ses Concerts spirituels). — Un


manuscrit provenant des collections de Brossard nous a conservé
une sorte d'oratorio très remarquable de Du Mont, Dialogus de
anima, ou dialogue entre Dieu, un pécheur et un ange. Il contient
trois scènes, précédées chacune d'une symphonie assez considérable
et expressive. Un chœur à 5 voix fait un finale magnifique, soutenu
par les deux violons et l'orgue.

Comme à l'opposé de ce genre, on voit apparaître, au


xvn c siècle, une forme de musique religieuse singulière :

la messe en un plain-chant appelé plus tard « musical ». Le


grand nom de Du Mont, aujourd'hui encore populaire,
lui est attaché.
L'apparition d'un plain-chant nouveau et « musical » fut
liée au pitoyable état dans lequel on avait laissé tomber
la tradition. Avec elle, on prenait toutes les licences, non
sans une sorte de cynisme inconscient et de vandalisme
pieux. Dans sa Brevis psalmodiœ Ratio (Paris, Ballard,
1634), et au sujet de la messe des morts, le P. Bourgoing,
de l'Oratoire, dit tranquillement qu'il a supprimé pour
éviter l'ennui {tsedii causa) « un certain nombre de notes
252 SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

qui paraissent inutiles » aliquas notas quse videntur


superflux, mais que cela n'a pas d'importance, et que,
d'ailleurs, dans la pratique, les meilleurs chantres ont
tous l'habitude de l'aire de semblables coupures. Après
avoir entamé les hymnes, les proses, les litanies, quelques
pièces isolées, cette manie d'innovation, qui dans certaines
parties de la liturgie tendait à remplacer les créations poé-
tiques du moyen âge par celles d'un Santeuil, et qui, en
musique, voulut faire dés chefs-d'œuvre équivalents, osa
s'attaquer au chant de l'office tout entier. D'abord paru-
rent les messes de 1634, où le P. Bourgoing employait
deux notes de forme et de valeur inégales, la note en
losange et la note quadrangulaire, et quelquefois un point
ou un astérisque, à la gauche de la note, pour indiquer un
allongement de durée. Dans l'ordinaire de la messe, écrit
en septième ton (sol), le fa était diésé, ainsi que le do
pour les cadences à la dominante.

Voici le litre de la 3° édition contenant les pièces de Du Mont :

Cinq messes en plain-chant, propres pour toutes sortes de Religieux


et Religieuses, de quelque ordre qu'ils soient, qui se peuvent
chanter toutes les bonnes /'estes de Vannée composées par feu
M. H. Du Mont Abbé de Silly et Maistre de la musique de la Cha-
pelle du Roy, à Paris, par Christophe Ballard, etc., M. DC. LXXXV.
— Ces œuvres se trouvent aussi, avec une messe semblable de Nivers
et une autre anonyme, dans un curieux livre du R. P. Jean-Jacques
Souhaitty paru en 1667 et présentant au public un système de notation
chiffrée Nouveaux éléments de chant, ou Essay d'une nouvelle décou-
:

verte qu'on a faite dans l'art de chanter, laquelle débarrasse entière-


ment le Plain-chant et la musique de Clefs, de Notes, de Nuances, de
Guidons ou Renvois, de Lignes et d'Espaces.

Les derniers ouvrages de Du Mont sont contemporains


des premiers motets d'un excellent compositeur français.
Micukl de Lalande (1657-1726), qui mérite, sinon la même
gloire qu'un Gabrieli ou un Schiïtz, au moins la même
attention. Sa biographie nous est assez bien connue grâce
au Discoui-s sur sa vie et ses œuvres, qui ouvre le pre-
mier volume de ses Motets publiés après sa mort en 1729.

Michel Richard de Lalande est un Parisien. Il naquit dans la


paroisse de Saint-Germain-l'Auxerrois, d'un marchand tailleur dont
DE FORME A CAMPRA 253

il quinzième enfant. Vers sa quinzième année, c'était un orga-


était le
niste habile, un accompagnateur excellent, violoniste et maître dans
l'art de la composition telle qu'on l'entendait en France. Lalande fut
assez vite connu. Si Lulli, lors de l'établissement de l'Opéra, refusa
de le prendre parmi les violons de son orchestre, il fut bientôt appelé
aux orgues de Sainl-Gervais. de Saint-Jean, des Jésuites de la maison
professe et du Petit-Saint-Antoine, qu il servit en même temps. En
1678, il concourut pour l'orgue de la Chapelle du Roi et son âge
seul l'empêcha d'être choisi. Peu après, le duc de Noailles lui
confiait l'éducation musicale de sa fille. Bientôt, Lalande était choisi
pour montrer à jouer du clavecin aux deux filles de Louis XIV
et de M mc de Monlespan, M" de Nantes et M" de Blois. En même
temps, dit son biographe, « Sa Majesté lui faisait composer de petites
musiques françaises qu'Elle venait examiner elle-même plusieurs
fois le jour et qu Elle lui faisait retoucher jusqu'à ce qu'Elle fût
contente ». Ces compositions, divertissements, cantates, ballets,
pièces, instrumentales, dont beaucoup ne subsistent plus, firent de
Lalande, à qui la faveur royale ne manqua jamais, un compositeur
très à la mode.
En 1623, la maîtrise de la chapelle du Roi venant à vaquer par la
retraite de Du Mont et Robert, la place fut mise en quartier et, après
un concours très solennel, quatre maîtres furent choisis, entre autres
Lalande. Peu à peu il arriva à réunir sur sa tête les quatre quartiers
et il exerça cette charge jusqu'à sa mort. Sa vie désormais s'écoula
tout entière à Versailles, entre les devoirs de ses charges (il est
aussi Surintendant de la musique de la chambre à partir de 1689) et
ses travaux de compositeur. D'abord marié, en 168't, à Anne Rebel,
la sœur du violoniste compositeur Jean Ferry Rebel, qui lui donna
deux filles chanteuses excellentes mais qui moururent toutes deux
très jeunes en 1712, il devint veuf en 1723. Il se remaria Tannée
suivante avec M" c de Cury, fille d'un chirurgien de la princesse de
Conti et aussi cantatrice distinguée.

Nous n'avons pas à nous occuper ici de son œuvre


profane dont une partie subsiste manuscrite en diverses
bibliothèques. Il suffira de citer (au Conservatoire de Paris,
collection Philidor) les pièces instrumentales Musique pour
les soupers du roy, et aussi le ballet des Eléments (1721),
écrit en collaboration avec Destouches, qui se trouve
réédité par M. d'Indy dans la collection Miehaëlis. Malgré
le grand mérite de ces compositions, le titre de gloire
le plus solide de Lalande est dans ses 40 Motets à grand

chœur et orchestre, publiés en cinq livres, en 1729, par


les soins de sa veuve. En même temps paraissaient
Trois leçons de Ténèbres avec un Miserere à voir seule.
Ce sont là les seules de ses œuvres imprimées. Avec un
254 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Laudate Dominum (deux voix, à instruments à vent et basse


continue) et un court Domine Salvum (Bibl. de Versailles,
ms. music. n° i8), c'est tout ce qui reste de l'œuvre reli-
gieuse de Lalande.

Voici le titre du recueil manuscrit de Versailles (n° 18) Motets de


:

Messieurs de Lalande, Mathau, Marchand l'aisné, Couprin et Dubuis-


son, qui servent dans les départs de Sa Majesté de Versailles à Fon-
tainebleau et de Fontainebleau à Versailles, avec une petite musique
qui reste pour les Messes des derniers jours pendant que toute la
musique prend les devants afin de se trouver tous à la messe du pre-
mier jour. Recueillis par Philidor l'aisné... fait à Versailles, 1697. Ce
sont des pièces à 3 voix, deux dessus et basse, ordinairement accom-
pagnées de deux violons avec basse continue. Un motet de Lalande,
Laudate dominum, est pour 2 voix, dessus et basse, avec flûtes,
hautbois, trompettes, timbales et basse continue. «

Les motets à grand chœur sont un des monuments les


plus caractéristiques de l'art français. Ils attestent à la fois

la haute valeur de Lalande et l'originalité de la culture


musicale de son temps, beaucoup plus variée, plus forte et
plus profonde que ne le révèle l'opéra de Lulli où l'on
e
croit voir à tort le plus bel effort de l'art du xvn siècle. Les
contemporains mettaient au même rang Lalande et Lulli;
il faut voir dans ce rapprochement une forme de louange

plutôt que l'expression d'une similitude de style ou d'in-


spiration. La forme du grand motet —
suite de morceaux
divers, indépendants quoique exécutés sans interruption à
l'ordinaire — ne répugne pas sans doute à l'esthétique
lulliste. Comme à l'Opéra, si l'on veut, les chœurs ou les
morceaux d'ensemble y succèdent aux airs. Mais la concep-
tion et la réalisation sont différentes dans les deux genres.
L'écriture de Lalande, dans les morceaux polyphoniques,
est beaucoup plus figurée. Du style fugué —
à la française
— il fait un usage habituel. Alors même qu'il n'y a point

recours, il ne se contente qu'exceptionnellement de l'homo-


phonie chère au Florentin. La trame de ses ensembles
s'étoffeconstamment d'imitations, très courtes sans doute,
souvent à peine esquissées, mais qui les animent singuliè-
rement. Rien de plus étranger à Lulli que ce genre de
contrepoint, traditionnel chez les Français depuis Du
Caurroy et qui, chez Lalande, se complète par l'emploi
o

DE FORME A CAMPRA 25

régulier d'une ou deux parties obligées de violon ayant


leur dessin propre et circulant infatigablement au travers
des chœurs. Il est facile de trouver dans l'œuvre de
Du Mont modèle immédiat sur lequel le compositeur
le

s'est formé. Il n'a fait qu'étendre les procédés dont le


vieux maître de Liège lui avait fourni les premiers essais.
Dans une ou deux voix, Lalande innove davan-
les airs à
tage. On lui doit les premières tentatives en France de
l'air concerté, où un ou deux instruments dialoguent en
imitation avec la voix. S'il demeure loin de ce que Bach
fera en ce genre vingt ou trente ans plus tard, sa conception
est tout à fait du même ordre. Peut-être au surplus
l'emprunta-t-il aux maîtres italiens dont nous savons que
les œuvres lui furent familières.
Au point de vue strictement harmonique, Lalande est
encore plus éloigné de Lulli. Il est certain que l'influence
de celui-ci contribua grandement à appauvrir la technique.
Il est non moins sûr que le matériel dont Lalande fait usage

est exactement celui de Rameau. Toutes les combinaisons


de sons qui se retrouvent dans l'œuvre de Rameau, on les
rencontre, couramment employées, chez Lalande; et si

celui-ci — comme divers de ses contemporains d'ailleurs


— moins ignoré, il ne viendrait à personne l'idée de
était
faire honneur à Rameau d'une foule d'inventions sonores
usuelles dans l'école musicale française bien avant lui,
encore que l'art de Lulli les ait tout à fait ignorées. Les
mêmes observations s'imposent pour l'orchestre. Quoique
celui de Lalande nous soit parvenu sous la forme schéma-
tique des publications de ce temps, il est facile d'observer

au moins des recherches de détail significatives. L'emploi


des instruments solos, flûtes, hautbois, violon ou basson,
y est extrêmement ingénieux et devait s'opposer heureuse-
ment aux massives sonorités du quatuor et de l'orgue sou-
tenant, en les doublant, les grands ensembles.
Il est plus malaisé de caractériser en peu de mots
la valeur expressive et proprement musicale de l'œuvre.
Tout d'abord, notre conception de l'art religieux ne s'ac-
corde que très mal avec celle de ces motets, écrits sur le
texte des psaumes et faits pour être exécutes. s;ms souci,
des convenances liturgiques, au cours d'un office auquel
256 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

ils demeuraient pour ainsi dire étrangers. Puissamment


décoratives, les musiques de Lalande concèdent assez peu
à l'onction et à la piété en revanche, le musicien s'y
;

montre fort exact a traduire, sans exagération, tout ce qui


est pittoresqueou dramatique. Cependant il est beau-
coup ou de duos auxquels il serait impossible de
d'airs
refuser sans injustice une expression touchante ou pathé-
tique de la plus grande beauté. Il est tels ensembles enfin
qui valent —et grandement —
par la splendeur des sono-
rités et la magnificence des formes. Sous ce rapport,
Lalande pourrait très justement être rapproché de Hîendel
qui n'a pas moins que lui recherché ces effets grandioses;
et quelque difficulté que puisse éprouver un moderne à
sentir pleinement le prix de cet art majestueux, d'une
noblesse et d'une pompe presque constamment soutenues,
il convient d'admirer en ce très grand maître un des musi-

ciens les plus représentatifs de la tradition française. Son


œuvre s'apparente merveilleusement aux splendeurs de
l'apothéose de Louis XIV elle transpose en musique les
;

nobles architectures de Versailles.


Nous terminerons cette revue rapide des principaux com-
positeurs français de musique religieuse par un musicien,
André Campra, qui, sans avoir l'importance de Lalande, est
loin de mériter l'oubli.

André Campra est né à Aix-en-Provence le 4 décembre 1660. Il était


le premier enfant d'un Piémonlais des environs de Turin fixé à Aix,
où il exerçait la profession de chirurgien, et d'une mère apparentée à
la bonne bourgeoisie méridionale. En 1674 ses parents le placèrent
comme enfant de chœur à la maîtrise de Saint-Sauveur. Un maître
excellent. Glillavme Poitevin, compositeur réputé, lui enseigna son
art assez sérieusement pour qu'à l'âge de vingt ans, il fût capable
d'exercer les fonctions de maître de musique. En 1681, il est en cette
qualité, à Arles, au service du chapitre de Saint-Trophime. En 1683,
il passe à Saint-Etienne de Toulouse, où il reste jusqu'en 1684. A

cette date, il demande un congé pour aller à Paris :le 21 juin de la


même année, le chapitre de Notre-Dame de Paris lui confie la direction
de sa maîtrise. L'attirance que l'Opéra exerçait sur lui n'allait pas
lui permettre de garder longtemps ce poste où il était grandement
apprécié. Encore à Notre-Dame, il avait fait exécuter ses premières
compositions dramatiques sous le nom de son frère Joseph. Mais
bientôt l'artifice ne trompait plus personne. En 1700 Campra résignait
ses fonctions et se consacrait définitivement au théâtre où il obtint
DE FORME A CAMPRA 257

de nombreux succès. Il dirigea même quelque temps l'orchestre (1703).


En 1722, la retraite partielle de Lalande lui fit obtenir un quartier
de la chapelle du roi, pour le service de laquelle il écrivit quelques
grands motets. Il exerçait toujours ces fonctions quand il mourut à
l'âge de quatre-vingt-quatre ans, le 29 juillet 1744, à Versailles.
Campra a laissé 18 opéras ou ballets, trois livres de Cantates
françaises et un certain nombre de divertissements à l'usage des
fêtes de la Cour. Mais ce n'est point le lieu de parler de ces œuvres
qui, cependant, peuvent lui assurer la renommée la plus durable.
Comme compositeur religieux, on connaît de lui une Messe à quatre
voix, Ad majorent Dei gloriam (1700, ou peut-être pour la première
fois, 1699); cinq livres de Motets à 1, 2 ou 3 voix avec la basse con-
tinue : 1
er Livre, 1695 rééditions en 1700, 1703, 1710.
;

2° Livre (avec

instruments), 1699; rééditions en 1700 et 1711. —


3'- Livre, 1703;

rééditions en 1710 et 1717. —


4 e Livre, 1710; rééditions en 1720 et
1734. — 5 e Livre, 1720; réédition en 1735. —
Ces cinq livres ren-
ferment en tout une soixantaine de motets. Enfin on a encore de
lui trois livres de Pseaumes à grand chœur avec orchestre édités en
1703, 1737 et 1738. Les deux derniers livres contiennent les ouvrages
écrits pour le service de la chapelle du roi dans le style dont
Lalande avait donné modèle. Quelques compositions moins impor-
le
tantes messe en plain-chant musical analogue a
(entre autres une
celles de Du Mont) subsistent manuscrites en divers recueils de la
Bibliothèque du Conservatoire et celle de Versailles.

Quoique les motets de Campra aient obtenu beaucoup


de succès, comme l'attestent leurs nombreuses rééditions,
on ne peut s'empêcher de penser qu'ils ne donnent pas
l'aspect le plus caractéristique et pour nous le plus inté-
ressant de son génie. Ce sont des pièces brillantes, élé-
gantes, d'un style assez aisé, où se manifeste clairement
la profonde empreinte italienne reçue par le compositeur.
Ce ne sont point, en général, des pièces religieuses pro-
fondément senties ouvrages d'un musicien séduisant qui
:

vaut par la grâce des mélodies, la franchise et la vivacité


toute nouvelle des rythmes, ils paraissent mieux à leur
place au concert qu'à l'Eglise.
Certes Campra connaît excellemmentles ressources de
son art. Il de Lulli pour l'harmonie et
est fort au-dessus
le contrepoint. Ce n'est ni un improvisateur, ni un esprit
dénué de culture ou dédaigneux de la recherche. Mais ces
qualités trouvent dans la musique de théâtre et de ballet
qu'écrivit Campra de plus légitimes occasions de se mani-
Icslcr. Ces motets, qui sont presque tous écrits pour des

Combabieu. — Musique, II. 17


258 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

solistes et non pour des masses chorales (les instruments


même qui en accompagnent un grand nombre doivent
concerter pareillement en soli), ne répondent guère à l'idée

que nous nous faisons aujourd'hui de la musique propre à


l'Eglise. Et les Pseaumes eux-mêmes, bien qu'écrits pour
l'orchestre et le grand chœur, n'ont pas toujours la noblesse
et l'ampleur qui donnent à ceux de Lalande ce caractère
décoratif dont la grandeur, au moins, s'adapte parfaite-
ment à la pompe des cérémonies religieuses d'apparat.
Assurément très estimable et d'un musicien sûr de lui,
l'œuvre religieuse de Campra ne donnerait cependant
qu'une idée très incomplète, inexacte même en certains
points, de la très grande valeur de ce maître, si remar-
quable à d'autres égards.

La Bibliothèque Nationale possède un assez grand nombre de com-


positions religieuses d'autres auteurs secondaires :

Moulinié (Estiexne) Missa pro defunctis quinque vocum..,


:

Parisiis, ex officina Pétri Ballard, 1636, in-f°, 1


852 bis; Can- Vm
tiques, Réserve Vm 202; Congratulamini mihi, motet à 5 voix,
1

Vm 1 1171 (cf. ibid. Motets de divers auteurs, 2 e vol.); O bone Jesu


(ibid. 2 e vol., p. 140); Meslanges de sujets Chrestiens.., Paris, J. de
Senlecque, 1658. in-4° oblong, Piéserve Vm 1 228. Auxcousteaux —
(Artus) Meslanges, Paris, R. Ballard, 1644, 3 vol. in-4° obi. (dessus,
:

haute contre, cinquiesme), Réserve Vm" 271; Noëls et cantiques spi-


rituels.., Paris, R. Ballard, s. d., in-8°, Réserve Vm 1 199 et 209
(second livre du même, 1655, ibid.). —
Moreau (J.-B.) Chœurs de la :

tragédie d'Esther, Paris, D. Thierry, 1689, in-4°, Ym 1


1564-5;
Musique d'Athalie.., ms. in-4° obi., Vm' 3424 (p. 1-27); Musique des
Cantiques spirituels, ms. in-4° obi., ibid. (p. 77-104). — De Bacilly :

Premier (-2 e ) livre d'airs spirituels, Paris, Ch. Ballard, 1697, in-4°
obi., Vm 1567; Airs spirituels (l re et 2 e parties), ms. in-4°, Ym
1 1

1570. — Minoret
(D.) Missa pro tempore Nativitatis, 1694, ms.,
:

Vm 1
933; Venite, exultemus, motel ms. in-f°, Vm 1 1299. Bernier — :

Trois motets à voix seule (Exultent Superi, Resonate organo, —


— Surge, propera), ms. in-4°, Vm 1687 même titre (Laudate
*
;

Uominum, —
O amor, —
Qui habitat in cœlis), parties ms, in-4' Vm 1 J
,

1688; Motets à 1,2 et 3 voix, Paris, l'auteur, 1703, in-f°, Vm 1 1131;


même titre (second œuvre), ibid., 1713, in-f°, Ym 1132; voir aussi, 1

pour d'autres pièces, Recueil de Motets de différents auteurs, pages


248, 443. —
Goupillet (voir le 2 e vol. du même Recueil). Bataille — :

Cantiques. Réserve 1
202.Ym Dubuisson — Diligam te domine, :

motet à voix seule, ms. in-f° oblong, Vm 1418. 1


DE FORME A CAMPRA 259

Bibliographie.

Henri QuiTTARD Étude sur Nicolas Forme dans la Revue musicale du


:

er
1 juin 1904; et Un musicien en France au XVII e siècle (1908, ouvrage cou-
ronné par l'Institut). Les études pénétrantes d'H. Quittard sur la musique
française du xvil 8 siècle nous ont largement servi pour tout ce chapitre.
Dom JUMILHAC La science et la pratique du plain-chant (1672, in-8°;
:

réédition par Nisard et Leclercq en 1847). —


Accessoirement, et pour une
étude générale de cette période R. de Bacilly, Remarques curieuses sur
:

Vart de bien chanter et particuliè rement pour ce qui regarde le chant fran-
çais (Paris, 1668, in-12, 2 e édition en 1671, avec le titre Traité de la mélo-
die, etc.); et J. B. Bérard, L'art du chant (Paris, 1755, in-8°, dédié à W> de
Pompadour).
CHAPITRE XLIV

LA MUSIQUE RELIGIEUSE DE H/ENDEL


ET DE BACH

Nous avons réservé, pour la fin de cette partie de notre


étude consacrée à lamusique religieuse, les deux grands
noms de Hœndel et de J.-S. Bach, qui appartiennent à la
première moitié du xvn e siècle le premier se rattache à
:

l'histoire de la musique religieuse en Angleterre le ,

second à l'histoire de la musique religieuse de la moyenne


Allemagne; mais tous deux résument, en le magnifiant, le
génie du monde musical antérieur.
L'ordre suivant lequel nous parlerons des œuvres reli-
gieuses de Hœndel n'est pas déterminé par leur valeur
artistique et leur éclat. Nous distinguons 1° celles qui
:

ont un caractère liturgique les Anthems et les Te Deum;


:

2° celle qui, sans être liturgique, est exclusivement reli-


gieuse : le Messie; 3° les Oratorios, d'un caractère moitié
sacré, moitié profane, qui voisinent avec les œuvres de
théâtre.

Les Anthems (nom venu d'Antienne?) sont des chants de l'église


anglicane, sur une traduction ou une paraphrase de textes bibliques.
Les compositeurs anglais du xvi e siècle, Christopher Tye ({- 1572),
Thomas Tallis (-}- 1585), et de la première moitié du xvn e Bird,
,

Gibbons, en avaient écrit dans le style du motet; après 1650, Pelham


Humfrey, John Blow, Michael Wise, Jeremiau Clarke, Purcell
employèrent la forme monodique, avec accompagnement d'instru-
ments à vent et, plus tard, de violons. Hœndel, après Purcell, les
conçut comme des Cantates. A Cannons (de 1717 à 1720), il en écrivit
douze; les plus importantes sont les quatre connues sous le nom
LA MUSIQUE RELIGIEUSE DE H.ENDEL ET DE BACH 261

tTAnthems du Couronnement (1727). Ces pièces furent exécutées dans


l'abbaye de Westminster avec des chœurs de 5 et 7 voix composés
d'hommes et de soprani (garçons) et un orchestre complet. Une des
plus belles est YAnthem funèbre de 1737, pour la reine Caroline; il y
faut joindre celles de 1734 et de 1736 (Anthems de mariage).

Haendel a écrit cinq Te Deum de circonstance, sur paroles


anglaises. Trois sont particulièrement importants. Le pre-
mier et le plus connu est celui qu'il composa en 1713
pour célébrer la paix d'Utrecht; il se partage en 14 sections
que remplissent des chœurs, des soli, des morceaux fugues
et une riche instrumentation. (Dans la même circonstance
fut écrit le Jubilate, sur le Psaume 100, œuvre chorale
très puissante.) Le second, œuvre un peu inférieure mais
brillante, eut pour objet de célébrer la victoire de Dettingen
(1743). Le troisième est le premier, en si bémol majeur,
des trois Te Deum pour le duc de Chandos.
écrits
Parmi les œuvres qui sont seulement voisines du culte,
la plus éminente est le Messie (Dublin. 1742). Il a une
grandeur qui tient à des causes diverses d'abord à
:

l'extension et à la haute généralisation du sujet traité. C'est


un monument religieux, mais sans destination précise
parce qu'il intéresse le culte sur tous les points; il enve-
loppe la vie du Christ, y compris l'Annonciation, c'est-à-
dire la série des faits sur lesquels est organisée l'année
rituelle. Il a la valeur d'une synthèse des fêtes sacrées. En
second lieu le livret (écrit par Hrendel lui-même et par
Jennens) dépasse ce qu'en langage de théâtre on appelle
une « action » ce n'est pas un drame, mais une suite de
:

méditations les soli sont exécutés non par des personnages,


;

mais seulement par des voix. Au point de vue purement


artistique, une telle composition a une ampleur grandiose.
Elle est la résultante de sept siècles de contrepoint et
d'harmonie, comme aussi de la pensée et du sentiment chré-
tiens depuis l'établissement de l'Eglise; elle est le point de
rencontre de l'art et de la loi des Allemands du Nord, de
l'art italien, et de cette puissance formidable, mystérieuse :

le génie d'un musicien saxon, —


sorte de colosse qui
portait les difficultés de l'art comme le Silène antique,
couronné de lierre et de pampres, porte dans ses bras,
avec un sourire, un dieu enfant.
262 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Il y a une facilité d'écriture et une spontanéité d'exécution qui


sont communes à toutes les œuvres de Haendel comme à celles de
J.-S. Bach, mais qui, dans le Messie, donnent à certaines pages un
caractère superficiel ou hâtif, et justifieraient peut-être de très
légères réserves. L'œuvre fut composée du 22 août au 14 sep-
tembre 1741, c'est-à-dire en 24 jours, et elle comprend 8 récitatifs
accompagnés, 7 récits, 17 arias, 17 chœurs (dont quelques-uns, il
est vrai, sont des ajouts ultérieurs) comment ne serait-elle pas l'im-
;

provisation du génie? L'harmonie verticale y tient autant de place


que le contrepoint, et Hœndel ne fait pas beaucoup de frais d'ima-
gination, en certains cas, pour trouver soit des images saisissantes,
soit des modulations rares. Comme morceaux où l'on croit remarquer
un peu de négligence, qu'il soit permis de prestissimo de
citer : le
l'air pour contralto [For he is like a refiner's fire, versions B et C

de l'édition de Chrysander); dans cette l re partie du Messie, les


suites d'accords qui remplissent le récitatif accompagné For hehold...,
les arpèges des violons dans le récit The angel of llic Lord, version
A, et aussi l'accompagnement des violons dans le récit And Sttd-
denlr, etc.; dans la 2 e partie, la seconde partie (versions A et B)
de l'air pour alto, the was despied, l'introduction (violons) et l'ac-
compagnement de l'air de basse who do the nations so furiously rage
together, en 2 versions. L'alleluia (en ré, fin de la 2 e partie) ne
module pour ainsi dire pas. Hœndel, il est certain, sait produire
des effets grandioses avec les moyens les plus simples; mais le
Messie nous parait inférieur à la messe en si et aux Passions de
J.-S. Bach.

Peut-on annexer au genre « musique religieuse », les


oratorios dont nous allons donner une brève caractéris-
tique? Les personnages et les récits de la Bible en forment
la matière essentielle, comme les héros de la mythologie
païenne ou de l'histoire antique sont l'âme de l'opéra ;

de plus, ils sont rarement dramatiques, au sens qu'il faut


donner à ce mot sur la scène d'un théâtre, et les chœurs,
forme peu aimée des créateurs de la comédie en musique,
y tiennent une très grande place. Mais là s'arrêtent les
différences. Le sensualisme italien, la technique éblouis-
sante, l'art de plaire l'imagination par la variété du
ii

style et de la couleur y sont plus visibles que les préoccu-


pations de prosélytisme et en font des œuvres presque
profanes. « Je suis arrivé à cette conclusion, a écrit
M. Camille Saint-Saëns, que c'est par le côté pittoresque
et descriptif... que Ha?ndel a conquis l'étonnante faveur
dont il jouit. Cette façon magistrale d'écrire les chœurs,
de traiter la fugue, d'autres l'avaient comme lui. Ce qu'il
LA MUSIQUE RELIGIEUSE DE ILENDEL ET DE BACH 263

a apporté, c'est la couleur, l'élément moderne. » Nous


avons déjà vu dans Giov. Gabrieli, dans Schùtz, beaucoup
d' « effets imita tifs ». Avec les oratorios de Hrendel on en
pourrait faire une anthologie très complète, s'étendant
jusqu'à l'expression de l'amour.

La Resurrezione (1708) fut exécutée d'abord à Rome la ligure de


:

Lucifer donne lieu à de beaux contrastes avec celle du Christ; le goût


profane est représenté par le « Hisorge il inondo » de l'Ange, écrit dans
le vieux style du scherzo italien, et la charmante gavotte qui termine
la seconde partie (chœur final). — Le Triunfo del Tempo (1708) est
encore de caractère italien par l'emploi de l'allégorie; les personnages
sont Tempo, dont un air « ne serait pas déplacé, dit Schering, dans la
bouche d'une Médée ou d'une Didon », Piacere (qui chante l'aimable
air : Lascia la spina cogli la rosa, lequel se trouvait déjà dans l'opéra
à'Almira, 1705), Bellezza, Disinganno (dont un air, Crcde Vuom cli
egli riposi, est dans l'opéra Agrippine!). En 1757, l'œuvre fut rema-
niée et partagée en 3 actes, avec un texte anglais. — Ester (1720),
remaniée en 1732, intermédiaire entre l'œuvre de théâtre et l'œuvre
d'église, fut qualifiée tour à tour à' oratorio et de masque. On y trouve
la brillante cavatine Souffle doucement, Zéphir! — Deborah, opéra
biblique exécuté au Haymarket en 1733, a des chœurs plus étendus
qu' Ester et fort beaux : le chœur initial à 8 voix, Immortal Lord;
dans la 2 e partie. See, the proud chief advances, le chœur de Baal à
5 voix, ceux des Israélites pour la prière ou pour la guerre. Dans —
Athalia (livret de Humphrey, d'après Racine), exécutée dans une
cérémonie universitaire à Oxford en 1733, puis à Londres en 1735,
Hœndel, sans abandonner la puissante forme chorale, emploie un plus
grand nombre de soli.
Saùl (1739), composé sur un texte de Hamilton, inaugura la série
des grands oratorios dramatiques. L'œuvre comprend 3 actes divisés
en scènes, avec les personnages Saùl, David, Jonathan. Michal et
Merab. Il y a un grand nombre d'airs (30); la partie principale de
l'acte I est la fêle triomphale en l'honneur de David, ouverte par un
beau chœur d'allégresse avec ripieno, et où règne un joli motif de
4 mesures, emprunté peut-être à un carillon anglais deux numéros
;

sont également célèbres au commencement du 2 e acte, le chœur


:

démoniaque de l'Envie, et, au 3 e la marche funèbre, jouée aujourd'hui


,

encore en Angleterre. L'ensemble est vif, jeune, et d'allure populaire.


— Israël en Egypte, joué au Haymarket en 1739, remanié en 1756, se
composait d'abord de 3 parties, puis fut réduit à la 2° et à la 3 e Le .

sujet, tiré du 2 e livre de Moïse, comprend la Captivité, la vengeance


de Dieu ou les dix Plaies, la délivrance et l'exode. C'est une épopée
chorale où R. Schumann voyait l'idéal de l'oratorio. Il y a 19 chœurs
(récits ou actions de grâces), \ récitatifs seulement, et arias.
'i

L'orchestre d'accompagnement a souvent une valeur très pittoresque


et descriptive, sinon très religieuse (plaies des mouches, des saute-
264 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

relies, des grenouilles, du tonnerre, etc.); les chœurs sur la grêle,


sur les ténèbres, sont d'un effet saisissant. Hœndel a fait quelques
emprunts au Magnificat d'un milanais, Erba. (fin de la l '° partie), et à
l

Aless. Stradella il s'est aussi plagié lui-même en introduisant dans


;

les chœurs deux de ses fugues pour clavier. L'œuvre eut d'abord peu
de succès; remaniée, elle fut admirée, surtout en Allemagne, comme
un des principaux chefs-d'œuvre du maître. — Avec le Messie, Saùl
et Israël, Samson et Judas Maccabée sont au premier rang. Samson
(1743), composé sur un excellent livret, est une œuvre de poésie bril-
lante. Avec ce Samson qui n'a rien ici d'herculéen, et qui, dupé, aveuglé,
gémissant, est objet de pitié, les personnages sont Dalila, le géant
grotesque Harapha, Manoah et Micha, père et ami de Samson. Les
soli et les chœurs alternent comme d'habitude; l'orchestre est très
coloré; fait curieux, il se tait dans la scène de la séduction, pour
laisser parler assez longtemps la voix seule. Les arias principaux (il
y en a 27) sont l'air de Samson Total éclipse (une nuit profonde
m'entoure), la prière de Micha : Oh ! Viens, Dieu du salut, l'air en si
mineur du 1 er acte... Les chœurs, toujours magistralement écrits,
sont très variés de sentiment et d'expression. — Judas Maccabée
(1747) est, comme Israël, une œuvre essentiellement chorale; on y
trouve peu de soli traduisant un sentiment individuel, mais surtout
des ensembles (avec 6 duos et un trio). L'œuvre débute par une
pathétique scène de deuil et de déploration sur la blessure puis sur
la mort du chef de l'armée, Matathias l'abattement et le réveil de
;

l'ardeur guerrière, la lutte et la victoire, la paix et l'allégresse,


sans épisode d'amour, sont les thèmes de la musique. Les plus beaux
chœurs sont Mourn ye af'flicted Children (Pleurez, enfants désolés!),
Lead on (Héros, délivre-nous!), See the conquering hero cornes
(voyez, voici le triomphateur)...
Joseph (1744), composé en partie sur un livret de Métastase
remanié, est intitulé a sacred draina, mais présente une série de
scènes où les lois habituelles du théâtre ne sont guère observées.
Les morceaux les plus imposants sont le chœur de la fin du 1 er acte,
celui qui est au commencement du 2 e le finale de la 3 e partie et le
,

chœur des frères de Joseph; mais, dans l'ensemble, les chœurs sont
moins importants que les soli, n'ayant aucun sentiment essentiel à
ajouter à ces derniers en raison de la nature souvent idyllique du
sujet. —Belsazar (1745) est le dernier roi de Babylone, détrôné par
Cyrus (en 539 av. J.-C.) et dont la fin. d'après le livre de Daniel,
fut annoncée par les mots fatidiques Mené, tekel, uphrasin. Sur ce
sujet, Telemann avait écrit un opéra pour Hambourg (1722); Hœndel
l'arepris avec son ampleur et sa maîtrise ordinaires en illustrant
toutes les scènes par une musique appropriée et en faisant chanter
tour à tour en masses chorales les Juifs, les Babyloniens, les
Perses. —
Josua (1747) avait déjà donné lieu à deux oratorios
italiens La Caduta di Jerico d'Ant. Caldara (Vienne, 1719), et
:

Giousa sotte le mure di Gerico, de Pietro Generali (Florence, 1727);


Haendel a repris le sujet, sur un livret de Th. Morel, en écrivant sur-
tout une musique de guerre inspirée d'une tradition italienne un peu
LA MUSIQUE RELIGIEUSE DE H/ENDEL ET DE BACH 265

banale. Les airs de Josué, d'Othnicl, de Caleb, appartiennent à ce


groupe de chants guerriers (il y en a une trentaine environ dans les
oratorios du Maître) où Hœndel montre un art plus facile qu'original.
Les chœurs sont plus intéressants il y en a 4 dans l'acte I, 5 dans
:

les actes II et III. Deux marches solennelles pour l'arche d'alliance


et la guerre (acte II) sont purement instrumentales.
Comme Josépli, Salomon (1749), sujet de l'oratorio italien de
Jocopo Melani (Bologne, 1686), n'est pas un drame, mais une suite de
tableaux. L'acte I contient l'hommage du peuple et une peinture du
bonheur conjugal du roi; l'acte II, seul dramatique, la scène du juge-
ment entre les deux mères: l'acte III, la visite de la reine de Saba et
la fête donnée en son honneur :fête où Hœndel, en usant du double
chœur et de toute la pompe instrumentale, a exalté avec une fantaisie
surabondante la puissance de la musique. L'œuvre néanmoins eut
peu de succès, dans la suite, devant le public des concerts; une
exécution (abrégée) en 1832, à la Singakademie de Berlin, parut fort
ennuyeuse. — Suzanna se rattache à un sujet, —la chasteté triom-
phante — que les Italiens du xmi c siècle avaient traité en divers
oratorios (Lonati, 1686; Lanciani, 1687; Pallavicini, 1688; Marco
Martini, 1689k Ha?ndel a repris ce thème en une œuvre (1749) qui
est un peu du genre « erotico ». Sur 27 soli ou ensembles, 17 par-
lent de l'amour innocent ou défendu. Il y a 3 chœurs. On peut
signaler les airs de Joachim et de Suzanne, des deux juges (l'un
sentimental et passionné, l'autre presque humoristique), de Daniel,
le clous ex machina de la pièce, et le chœur qui ouvre le 3 e acte.
L'ouvrage laisse sentir trop de longueur. —Hœndel s'est encore
inspiré des modèles italiens et en particulier du castrat bolonais Tosi
(auteur d'un Martirio di Sa. Caterina, 1701) dans Theodora (1750).
Condamnée à mort par le proconsul Valens parce qu'elle méprise le
culte païen de Vénus, Theodora court au supplice avec son amant
converti, l'officier Didyme. L'héroïne est caractérisée, musicalement,
avec beaucoup d'art; l'air de Septimius, au 2 e acte, est aussi une
sorte de portrait. L'ensemble de l'œuvre a une allure élégiaque : sur
26 chants, il y en a 20 qui sont marqués largo, larghetto ou
andante; et la moitié des chœurs (5) est à mouvement lent. Il
semble que Hœndel ait voulu rompre, en cette œuvre spéciale, avec
les habitudes de la musique profane. — Jephta (1751) contient
encore un beau portrait de femme. Plusieurs maîtres italiens avaient
déjà écrit des oratorios sur ce sujet Cakissimi, vers 1660; le Véni-
:

tien An t. Zanettini, en 1686; Art. Drachi (Vienne, 1690), Ant. Lotti


(Vienne, 1712), Poksile (ibid., 1724). Hœndel l'a repris en surpassant
ses modèles par le sentiment autant que par la technique. Comme
Theodora, la fille de Jephté affronte la mort. Dans la l rc et la
2 e parties, elle encourage son amant, console sa mère, parle à son
père, de façon enjouée, sur des rythmes de danse (sicilienne,
bourrée, gavotte); elle se transfigure et parait détachée de la terre
dans l'air des adieux, dont une partie, en mi majeur, a pu être
comparée, pour l'expression, au second mouvement de la symphonie
de Schubert en si mineur.
266 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE •

Hœndel a traité la mythologie avec les mêmes moyens d'illustra-


tion brillante que le christianisme. Ce que nous appelons aujourd'hui
ses oratorios profanes » fut simplement désigné, jusqu'en 1730, par
<c

le Histoire de... », usité en matière de composition reli-


titre «
gieuse, ou bien par ceux de « drame musical », de « masr/ue », de
« pastorale», de« serenata ». Acis et Galatliée est, dans sa première
partie, une claire et sereine idylle arcadienne, dans le genre des
pastorales du xvn e siècle. Dans la scène où Acis se prépare à com-
battre le géant Polyphème, on trouve un thème identique à celui du
premier chœur de la Cantate de J.-S. Bach, Ich hatte viel Bekiitu-
merniss, et qui est sans doute un emprunt à la musique d'Eglise.
Semele (1744) est une œuvre très colorée et variée où on relève une
ariette exprimant la raillerie, des chants sur des rythmes de danse.
Héraclès (1745) contient un très beau portrait, celui de Dejanire, et
une scène des Furies, supérieure aux scènes analogues de Rameau
et de Gluck. La Fête d'Alexandre (1736) est écrite sur un texte de
Dryden qui avait d'abord servi à la glorification de Sainte Cécile les ;

instruments y paraissent individuellement le cor au n° 9, le violon-


:

celle au n° 16, le basson au n° 24, la flûte au n° 29, les trompettes


au n° 21, etc., d'après le même système que dans Y Ode à Sainte
Cécile, composée trois ans plus tard.

Haenclel est un représentant complet et magnifique de la


Renaissance par tous les caractères de son art la façon un :

peu profane de traiter la musique religieuse, le goût pour


les « histoires » de l'antiquité païenne, l'usage du récitatif,
des grandes formes vocales, de la fugue, de l'orchestre,
enfin l'éclat, l'ampleur décorative et pompeuse, l'expres-
sion, —
et l'impersonnalité de ses œuvres. A chaque instant,
lorsqu'on l'analyse d'un peu près, il faut faire intervenir
les compositeurs italiens dont il s'est inspiré. Ils ne sont
pas les seuls auxquels on doive le rattacher. On peut
signaler un dernier oratorio typique où l'on trouverait faci-
lement de quoi justifier cette opinion c'est Y Allegro, il
:

Pensieroso ed il Moderato (1740), où il a exprimé par une


série de contrastes accouplés le tempérament de l'homme
joyeux et celui du mélancolique (à peu près comme Caris-
simi dans son Démocrite et Heraclite), sans laisser voir
d'ailleurs de quel côté étaient ses préférences. Dans ce
poème brillant et facile, il y a un peu de tout, sans ordre :

un air de l'alouette, un air du rossignol, un air du grillon,


des imitations nombreuses du modèle naturel, qui, comme
dans Israël, font penser non seulement aux Saisons de
Haydn, mais aux Chansons du bon Clément Jannequin.
LA MUSIQUE RELIGIEUSE DE ILENDEL ET DE BACH 267

Haendel fait le tableau de genre là où son prédécesseur


avait fait l'esquisse, et traite avec génie le sujet que d'autres
avaient traité avec adresse; mais la continuité du travail
avec le même esprit et sur la même ligne d'évolution, est
visible :Musique robuste et saine, carrée des épaules,
fleurie de santé, vigoureuse comme un dessin de Michel-
Ange, d'un rythme puissant qui lui donne une sereine auto-
rité, d'une imagination intarissable, surchargée de bro-
deries, — mais formelle, improvisée, ayant tour à tour
la redondance et le piquant de l'art italien. Voyez, en
dehors de tous ces oratorios, une des œuvres pour orgue
et orchestre, comme le concerto en fa c'est la compo-
:

sition d'un maître qui n'a pas l'habitude de se mettre lui-


même dans ce qu'il écrit et d'exprimer un rêve caressé avec
passion, mais qui laisse tranquillement s'échapper de ses
doigts d'organiste, avec une sorte d'indifférence olym-
pienne, les formules d'une éloquence aimable, aisée,
impeccable, sans flamme. L'orchestre et l'orgue dialoguent
par demandes et réponses; et une fugue très jolie termine
la conversation.
J.-S. Bach n'a pas cultivé, comme Haendel, le genre assez
faux de l'opéra. C'est dans sa musique religieuse qu'il a
déployé les qualités expressives et dramatiques de son art.
II y a d'abord quatre messes brèves composées d'un
Kyrie et d'un Gloria. Les morceaux les plus intéressants
sont le Kyrie de la messe en fa majeur où Bach a introduit
un choral protestant, et le Christe eleison, en canon, de la
messe en la. Le chef-d'œuvre du genre est la messe en si
mineur, qui, dans le catalogue d'Emmanuel Bach, porte le
titre de « grande messe catholique » elle est au premier
;

rang à cause de son ampleur, de son éclat, et, si l'on peut


dire, de la fougue de l'inspiration. Ici, le contrepoint est
devenu la langue naturelle tin lyrisme.

Cette messe est assez improprement appelée « en si mineur » ;

quatre pièces seulement le Kyrie I, le Qui sedes du Gloria, le


Et incarnatus du Credo et le Bened ictus du Sanetus) ont cette
tonalité: mais il y a une pièce en fa dièse mineur (Kyrie, lll\ deux
en la majeur [Laudamus le du Gloria et Et in spiritum du Credo), deux
en sol [Domine deits et El in unum dominant), une en mi mineur
(crucifi.rus) et sept eu ré majeur. Cette dernière tonalité est de
beaucoup la plus employée.
268 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Le compositeur a évité la monotonie en suivant une sorte de


rythme dans l'emploi alterné des moyens vocaux et en variant le
choix des instruments qui accompagnent. Ainsi, le Kyrie a trois
sections chœur à cinq parties, duo (de soprani), chœur à quatre
:

parties. Le Gloria (cinq sections) offre la succession chœur, a/;*, :

duo, air, chœur. Le Credo (huit sections) suit un plan qui fait une
plus grande place aux masses chorales, et la même alternance est
moins reconnaissable chœur, chœur, duo (soprano et alto), chœur,
:

chœur, chœur. Le Sanctus est ainsi construit chœur, air, chœur. :

UAgnus dei continue et conclut air, chœur. En somme les chœurs


: :

dominent, comme il convenait à une œuvre dont l'expression est


collective. Dans cette polyphonie énorme, le génie de Bach se
déploie magnifiquement. Le nombre des parties (4, 5 et 6) est moins
grand que dans les compositions de Gabrieli; cependant le double
chœur (à 8), dans la manière vénitienne, est employé pour VOsanna
du Sanctus. Les voix, auxquelles Bach demande autant de souplesse
que de puissance, sont traitées comme des instruments (en particulier
dans la fugue vocale Pleni sunt du Sanctus). Sur les mots Ecclesiam
apostolicam, Bach écrit des vocalises singulières, auxquelles on
donnerait facilement un faux air de parodie.
Le principe qui détermine l'emploi de l'orchestre est le même que
dans les Passions et se ramène aussi à une préoccupation de variété :

habituellement, un timbre prédomine dans chaque pièce; c'est


comme une succession de tableaux dont chacun a son coloris parti-
culier; l'expression individuelle l'expression d'ensemble alter-
et
nent. Lorsque le tutti est semble jouer le même rôle que
employé, il

le grand orgue. Les rôles d'accompagnement sont ainsi distribués '.

I (Kyrie) : orchestre composé des cordes, flûtes, hautbois et


bassons; —
violons et continuo, —
réapparition de l'orchestre du
début. II (Gloria ) cordes, trompettes et timbales, flûtes et haut-
:

bois, —violon solo, flûte solo, —hautbois d'amour, tout — —


l'orchestre. III (Credo) orchestre à cordes,
: orchestre avec trois —
trompettes, timbales, hautbois, deux hautbois, —
orchestre à —
cordes, —
-
flûtes (et cordes), —
orchestre avec trompettes, cor, — —
orchestre avec tiompettes. IV (Sanctus) orchestre avec 2 trom- :

pettes, timbales, hautbois et cordes,


'.'>

violon solo (avec continuo),
— orchestre avec trompettes. V (Agnus dei) violons (avec continuo), :

— orchestre.
Bach, bien que protestant, a écrit cette « grande messe catholique »
pour la cour catholique de Saxe au moment où il sollicitait le titre
officiel de « Hoffcompositeur » (1733). Certaines des parties de cette
messe sont des emprunts faits à des œuvres antérieures. Le Gr alias
est tiré de la cantate Wir danken dir, n° 29; le Qui tollis est tiré de
la cantate Schauet doch and sehel, n° 46; le Palrem omnipotentem,
de la cantate Gott wie ist dein Name, n° 171; le Crucifixus, de la
cantate Weinen, Klagen, n° 12. Cette messe grandiose, œuvre d'un
génie supérieur, et, en même temps, d'un homme avisé, habile, ayant
1 esprit pratique, n'a jamais été exécutée en entier, soit à Dresde,
soit à Leipzig. Les manuscrits autographes du Kyrie et du Gloria
LA MUSIQUE RELIGIEUSE DE ILENDLL ET I)F, BACH 269

sont à la Bibliothèque de Dresde. L'ensemble est au tome VI de


l'édition de la Bachgesellschaft.

Aux messes, on peut joindre les quatre Sanctus, dont


le plus beau est en ré, et grand Magnificat en deux
le

versions {mi bémol et ré majeur) pour chœur à 5 parties,


soli, orgue
o et orchestre.
Les Cantates, écrites pour la plupart pendant le séjour à
Leipzig- (1723-1750), étaient destinées à être chantées après
la lecture de l'Evangile, les dimanches et jours de tète;
elles s'étendaient à un cycle de cinq années et dépassaient
le nombre de .'300; on en connaît plus des deux tiers. Elles

sont diverses de composition, tantôt sur textes liturgiques


ou strophiques (ancienne manière), tantôt sur textes libres
ayant la forme dramatique. Habituellement, les grandes
Cantates sont ainsi disposées la symphonie d'ouverture,
:

dans la manière de Gabrieli ou du concert italien, pré-


pare par son motif principal le chœur qui suit et qui
est d'ordinaire la pièce importante de l'ensemble; il y a
ensuite des récitatifs et des airs, des duos dans la forme
italienne à trois parties, un chœur final. Les cantates raono-
diques forment un groupe à part.
L'œuvre improprement appelée Oratorio de Noël appar-
tient augroupe des Cantates. Elle est. divisée en six parties
correspondant aux six fêtes célébrées par l'Eglise, de la
Noël à l'Epiphanie. Le récit évangélique y est interrompu
à chaque instant par des récitatifs, des airs, des chœurs
semblables à ceux de la tragédie antique ils interviennent :

non pour agir mais pour apprécier.

Les numéros les plus beaux sont, dans la l re partie, le chœur


d'allégresse (Jauchzet, frohlocket) accompagné des trompettes et de
timbales, le duo Er ist auf Erden kommen arm, le choral Wie soll
ich dich empfangen; dans la 2 e partie, la symphonie d'introduction,
la berceuse Schlafe mrin Liebster et le chœur des Anges. La
4 e partie, où l'on trouve un aria en forme d'écho, est la plus faible.
Dans la 5 e et la 6 e il y a des chœurs admirables, un beau trio (Ach!
,

wann wird die Zeit erscheinen'l), un récitatif fugué à 4 parties (Was


will der Huile schrecken). — Dans Y Oratorio pour Pâques, d'une
musicalité moins intéressante, on doit signaler l'aria de Pierre et le
magnifique chœur final; dans Y Oratorio sur l'Ascension, de médiocre
étendue, le chœur magistral de l'introduction.
270 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

Aux Cantates et généralement aux compositions reli-


gieuses sont empruntés la plupart des chorals de Bach,
publiés en 1765-9; Em. Bach en a édité 370 à quatre voix,
en 1784-7. Les motets sont peu nombreux; ils sont habi-
tuellement écrits pour double chœur. En 1789, Mozart
enfant les entendait encore chanter à Leipzig.
Des cinq Passions que Bach a laissées, deux sont perdues
(la Passion selon Saint Marc, plus celle qui fut sans doute
composée sur un texte libre de Picander) une troisième,
;

selon Luc, est d'une authenticité fort douteuse. La Passion


selon Saint Jean, exécutée pour la première fois à Leipzig
en 1724, est dramatique et lyrique à la fois, d'une violence
de contrepoint qui éclate dès le chœur initial et d'une
charmante couleur instrumentale, grandiose et expressive,
variée, associant à une technique étonnante des formules
d'une singulière simplicité; mais le chef-d'œuvre du genre
est la Passion selon Saint Mathieu composition monumen-
:

tale, énorme (l'exécution dure deux heures et demie), excé-


dant les cadres de l'Eglise et refoulée aujourd'hui vers la
salle de concert. Moins passionnée peut-être et plus litur-
gique (malgré les textes traités en dehors de la Bible) que
la précédente, elle fut exécutée en 1729, remaniée et dotée
de sa forme définitive vers 1740; elle tomba dans l'oubli à
la fin du siècle, jusqu'au jour où Mendelssohn eut l'audace
de la faire entendre (1820). Avec l'orchestre, l'orgue et le
cembalo, Bach emploie deux chœurs, tantôt isolés, tantôt
concertants (comme à la fin de chacune des deux parties)
ou réunis en une masse unique. Les récitatifs, secs ou accom-
pagnés, ne sont pas, comme chez les Italiens, de simples for-
mules de déclamation notée, mais se rapprochent davantage
du type français et ont une expression profonde. Les pages
admirables sont si nombreuses qu'on n'oserait pas faire
un choix. Le récit de Mathieu, le plus vivant des récits évan-
géliques, a évidemment séduit l'imagination, la sensibilité
artistique et la foi de Bach qui, par la puissance émouvante
et l'éclat de la composition, a voulu égaler la grandeur du
sujet traité.
Nous avons eu l'occasion de dire que dans la conquête
du Beau, la musique était parfois en retard sur les arts du
dessin ici,
: elle arrive à des merveilles qui sont une
LA MUSIQUE RELIGIEUSE DE H/ENDEL ET DE BACH 271

première limite, et elle dépasse infiniment, par la science


de la construction et de l'expression l'art contemporain ;

qui connaît seulement les noms des architectes et des


peintres allemands en 1729?

Bibliographie.

Karl Proske : Seleclus novus missarum, k-8 vocibus (1855-59). Recueil com-
mençant à Palestrina. —
St. L'ÙCK Sammlung ausgezeichneler Komposi-
:

tiorten fur die Klrchc (1859), 4 vol., recueil réédité par Hermesdorff en 1884
et Oberhoffer en 1855. —
Joh. Fr. Rociilitz Sammlung vorzùglicher
:

Gesangstiicke (1838-40), 3 vol. de pièces religieuses et profanes. —


John Page :

A Collection of hymns by various Composas (1808). Le même a donné un


choix des Anthems de Haendel (1808). —
Lud. SchobeRLEIN Schatz des
:

liturgischen Chor und gemeinde Gesangs (1865-72), 3 vol. —


Thomas MaCE :

Musik's Monument or a remcmbrance of the best practical musick both divine


and civil (3 parties, Londres, 1676; musique pour luth, violon et instru-
ments concertants).
LAURENCIN Zur Gescliichte der Kirchenmusik (1856).
: —
K. WiNTERFELD :

Zur Geschichte heiliger Tonkunst (1850-52), en deux parties. —


A. Sche-
RING Geschichte des Oratoriums (1911).
: —
Raf. CARRERA El oratorio
:

musical (1906).
Fr. Chrysander : G. Fr. Haendel (1858-67; inachevé, s'étend jusqu'en
1740). Chrysander (j- 1901) est l'auteur de l'édition critique du Messie
(t. XLV de la grande édition des Œuvres, avec préface de Max Seiffert indi-

quant les sources). —


H. Kretzschmar, G. F. Hsendel (1883, dans la collec-
tion des Conférences musicales, n os 55 et 56), et Fûhrer durch den h'onzert-
saal, II, 2 (1890), p. 40-197. —
F. Volbach Die Praxis der Hxndelauffùhrung
:

(1889). —
R. Rolland Hœndel (1900, chez Alcan, collection Ghantavoine).
:
CHAPITRE XLV

L'ŒUVRE DE J.-PH. RAMEAU ET DE J.-S. BACH

L'état du système musical au commencement du XVIII" siècle :opinions


des théoriciens français et allemands. — Simplification des modes et de
toute la théorie musicale par Rameau; dédain pour le mode mineur. —
J.-S. Bach : comment il a accueilli et consacré les idées nouvelles. Nature
de son génie. Retour sur les œuvres principales. Pourquoi J.-S. Bach peut
être considéré comme la personnification la plus haute du génie de la
Renaissance. Son esthétique; son formalisme. Essai d'un jugement sur
l'ensemble de sa musique.

Nous venons d'explorer une longue période en suivant


les routes déterminées par l'évolution des divers genres;
nous voici au moment d'une « époque » où il convient de
jeter un coup d'œil d'ensemble sur le pays parcouru.
Hœndel et Bach sont 1' « époque » où la Renaissance
atteint son plus beau développement. En ces deux héros
de la musique se concentrent tout l'esprit et tout l'art du
passé. Nous essaierons ici de donner une caractéristique
de J.-S. Bach, que nous considérons comme le plus hau-
tement représentatif; mais nous devons commencer par
dire quelques mots de la transformation du système
musical, pour achever l'histoire des modes esquissée en
d'autres chapitres. Dans cette évolution qui, après des
tâtonnements divers (et sans faire marcher à l'alignement
les musiciens de tous les pays), va fonder l'esthétique
sur l'emploi exclusif du majeur et du mineur, notre
J.-Ph. Rameau occupera une place très importante. Jus-
qu'au milieu du xvm c siècle, la musique subit des chan-
gements de plus en plus profonds qui, d'un côté, enri-
L OEUVRE DE J.-PH. RAMEAU ET DE J.-S. BACH 273

chissent ses ressources d'éloquence (telles que le chroma-


tisme, les dissonances, la composition instrumentale),
mais appauvrissent le système qui lui sert de base. De
l'organisation de ce dernier est sortie notre musique
moderne qui a exploité, jusqu'à l'épuiser, l'héritage
transmis; et c'est ce que nous avons à préciser.
Voici ce qu'en 1705 écrivait l'organiste français
Ch. Masson [Nouveau Traité des règles pour la composi-
tion de la musique, l re édition en 1694, p. 9 de la 3 e édi-
tion, 1705) «... Afin de faciliter plus promptement les
:

moyens de parvenir à la composition, je ne montrerai que


deux modes, savoir le mode majeur et le mode mineur :

d'autant que ces deux modes, posés quelquefois plus haut


renferment tout ce que l'antiquité a
et quelquefois plus bas,
enseigné et même
huit tons que l'on chante dans
les
l'Eglise, excepté quelques-uns qui se trouvent irrégu-
liers. » En Allemagne, dès 1787. les mots dur (majeur)
et moll (mineur) étaient usités dans la pratique. Werck-
meister (TIarmonologia musica, 1702) dit que ces deux
modes suffisent au compositeur, parce qu'ils contiennent
tous les autres. Mattheson (Neu erôffnetes Orchester, 1713)
attribue « aux Italiens » (?) la substitution du « majeur »
et du « mineur » aux 12 modes anciens.
Cependant au moment où Bach parut, la situation musi-
cale, au point de vue de l'usage des modes anciens ou de
l'usage des modes nouveaux, était encore confuse. Voici
quelques documents qui permettent de la caractériser. Il
semble d'abord que dès la fin du xvn e siècle il n'y ait plus
que nos deux modes actuels. Un des prédécesseurs de Bach
comme cantor à l'église Saint-Thomas, Schelle (mort à
Leipzig, en 1701), demandait;» un de ses contemporains les
plus illustres, Rosenmuller, ce qu'il pensait des anciens
modes Rosenmuller se mit à rire et répondit « Je n'en
; :

connais que deux l'ionien et le dorien ». Nous dirions


:

aujourd'hui « le majeur ut, et le mineur ré ». Werck-


meister disait aussi que le meilleur représentant de la
gamme mineure était le dorien. Mais en réalité la situation
était plus complexe. Tous les modes ayant un accord de
tonique majeur (mixolydien, ionien, lydien) s'étaient con-
centrés sans difficulté dans un mode unique; il n'en était
Combarieu. — Musique, II. 18
274 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

pas de même pour les modes ayant une tierce de tonique


mineure.
En 1708, Walther (organiste à Weimar)
Gottfried
écrivait : « On
emploie aujourd'hui trois gammes : l'io-
nienne, la dorienne et Véolienne ». Il y avait donc hésita-
tion, même chez ceux qui ne pratiquaient pas de propos
délibéré un système archaïque, pour le choix de la gamme
mineure typique. La question générale du choix entre
l'ancien système et le nouveau n'était pas encore définiti-
vement résolue. Deux musiciens de grande autorité,
Mattheson et Buttstedt, l'un critique, l'autre organiste,
engageaient une polémique assez vive au sujet des modes
diatoniques, l'un les préconisant, l'autre les proclamant
abolis. Enfin, en 1725, le théoricien Fux, dans son Gradus
ad Parnassum (1725, trad. franc, par Denis en 1773),
défendait énergiquement les anciennes échelles modales
contre le radicalisme des modernes.
En France, en 1722, parut un ouvrage qui est une des
époques de la grammaire musicale, et dans lequel se trouve
la théorie complète du mode majeur et de son mécanisme;
ouvrage dû à un musicien de génie, physicien médiocre
(à ce que disent les spécialistes), mais observateur péné-
trant et tout imbu de l'esprit duxvm e siècle. C'est le Traité
de l'harmonie de J.-Ph. Rameau, auquel il faut joindre la
Démonstration du principe de l'harmonie, parue en 1750.
Le mérite de Rameau, sur plusieurs points, est d'avoir
formulé avec précision des idées antérieures à lui.
a Le mode majeur, dit Rameau, ce premier jet de la
nature, a une force, un brillant, si j'ose dire, une virilité,
qui l'emportent sur le mineur et qui le font reconnaître
pour le maître de V harmonie (Démonstr. du principe de
. »
l'harmonie, p. 82.) —
Rameau parle de la « virilité » du
mode majeur ce mode a été souvent appelé par les anciens
;

théoriciens « modus masculinus », tandis que le mineur était


« femineus » on a aussi appelé le premier « mode parfait » et
;

le second « mode imparfait ». Quand il dit que le mode majeur

est « le premier jet de la nature », Rameau veut dire que


l'accord fondamental de ce mode, ut-mi-sol, est donné
spontanément par les divisions de la corde qu'on fait
vibrer. Il songe aux « harmoniques ». Près de deux siècles
L ŒUVRE DE J.-PH. RAMEAU ET DE J.-S. RACH 275

auparavant, Vénitien Zarlino, clans ses Istituzioni armo-


le

niche (1558, chap. 15), avait dit que la suite 1:2:


liv. I,

13 4 : 5 6 (ce qu'il appelle el numéro senario) donne la


: :

plus belle harmonie qu'on puisse entendre. Or, cette suite


de rapports n'est pas autre chose (pour les musiciens!)
que celle des premiers harmoniques :

ut -ut i -soli -ut 2 -mi3 -sol.


i
= ut-mi-sol.
L'idée chère à Rameau, celle sur laquelle il
la plus
revient avec plus de complaisance et qu'il exprime par-
le

fois avec un certain lyrisme, c'est que tout le mécanisme


du mode majeur repose sur ce que Hclmholtz devait appeler
plus tard la « parenté » des sons, et ce qu'on appelait en
France, aux xvn c et xvm c siècles, la « sympathie » des
cordes vibrantes. Il y a dans le mode majeur deux accords
— pas plus —
qui sont essentiels l'accord parfait cons- :

truit sur la tonique (ut-mi-sol) et l'accord de septième


construit sur la tonique (do-mi-sol-sib) ou sur la dominante
(sol-si-ré-fa.) Mais ces deux accords se ramènent à un
seul, l'accord parfait, qui lui-même se ramène à sa note
fondamentale, appelée par Rameau d'un nom caractéris-
tique centre harmonique. L'échelle modale, ayant sa
:

division sur sol, n'est plus, comme l'ancien hypolydien


divisé sur fa, un agrégat de notes sans cohésion naturelle;
tous les sons dont elle est faite sont fortement régis par
un principe d'unité ils se rattachent à la tonique qui les
:

engendre et les tient sous sa domination.


« Le principe de l'harmonie, dit Rameau, ne subsiste pas
seulement dans l'accord parfait, dont se forme celui de
septième (par V addition d'une tierce mineure), mais encore
plus précisément dans le son grave de ces deux accords qui
est, pour ainsi dire, le centre harmonique auquel tous les

autres sons doivent se rapporter... Ce n'est pas assez de


s'apercevoir que tous les accords et leurs différentes pro-
priétés tirent leur origine du parfait et de celui de septième;
il faut remarquer, de plus, (pie toutes les propriétés de
ceux-ci dépendent absolument de ce centre harmonique. »
En effet, Ions les intervalles dérivent de la tierce, de la
quinte et de la septième : la sixte (mi-do) est un ren verse-
ment de la tierce; la quarte (do-fa) est un renversement
276 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

de la seconde (sib-do) est un renverse-


quinte (fa-do) ; la
ment de neuvième est un doublement de la
la septième ; la
quinte la onzième est aussi obtenue par un doublement.
;

Après avoir ainsi tout ramené à l'unité (la tonique),


Rameau s'écrie :

« Que est merveilleux dans sa simplicité !


ce principe
Quoi! tant d'accords, tant de beaux chants, cette diversité
infinie, ces expressions si belles et si justes, des sentiments
si bien rendus, tout cela provient de deux ou trois inter-
valles disposés par dont le principe subsiste dans
tierces,
un son!» (Traité de C harmonie, liv. II, p. 127-8.)
Le trait de lumière pour lui (p. 12) avait été la décou-
verte de ce fait qu'un son musical est un composé il con-
:

tient une sorte de chant intérieur, inséparable de son


émission, et dont il est en même temps le générateur,
l'accompagnement et la synthèse. Ce chant, c'est celui de
la double quinte et celui de la dix-septième du son émis :

4:5:6. C'est Jos. Sauveur, né à La Flèche en 1653. qui


le premier avait exposé scientifiquement le phénomène
des harmoniques dans ses Mémoires académiques Prin- :

cipes d'acoustique et de musique (1700-1); Application des


sons harmoniques à la composition des jeux d'orgue (1702);
Méthode générale pour former des systèmes tempérés de
musique (1707); Rapports des sons des cordes d'instruments
de musique aux flèches des cordes et nouvelles détermina-
tions des sons fixes (1713).
Dans les « harmoniques », Rameau trouve tout ce qui
est nécessaire pour un grand nombre de parties de la
théorie musicale il en déduit la notion de l'harmonie,
:

la notion du renversement des accords il en déduit aussi


;

e
la théorie de la dissonance obtenue par une 3 tierce que
l'on ajoute à l'aigu de l'accord parfait; il en déduit enfin
la gamme diatonique.
Quant au mode mineur, Rameau a définitivement exposé
ses idées dans l'opuscule intitulé Démonstration du principe
de l'harmonie (1750). C'est une œuvre de maturité, où le
grand compositeur a consigné le résultat des réflexions de
toute sa vie. Il avait alors soixante-sept ans. Depuis plus
de trente ans il s'était préoccupé, non pas seulement
d'indiquer, comme la plupart de ses prédécesseurs, les
L'OEUVRE DE J.-PH. RAMEAU ET DE J.-S. BACH 277

règles de l'enchaînement des accords, mais de découvrir


la loi qui détermine la formation des accords eux-mêmes.
Le besoin de son esprit, c'était l'unité. Il est arrivé a le
satisfaire pleinement à l'aide d'une doctrine très claire
qui, aujourd'hui, serait fort éloignée de pouvoir justifier
les hardiesses de l'art contemporain, mais qui s'adapte
bien à laconception musicale d'autrefois. Cette doctrine,
h laquelle il était attaché par une foi profonde et dont la

découverte fut pour lui une révélation, il l'a présentée


avec un esprit à la fois révolutionnaire et sage, parfois
aussi une lenteur de style qui rappellent le Discours de la
méthode de Descartes. Rameau fait table rase de tout ce
qu'on a écrit avant lui sur la théorie musicale il affirme;

que les anciens, les Grecs, ont ignoré les vrais « fonde-
ments de l'harmonie », puisqu'ils n'ont jamais admis que
les consonances d'octave, de quinte et de quarte, en
négligeant les tierces; il se pose même en adversaire de
Zarlino, quoique bien souvent il se rapproche de lui à son
insu.
Le mode majeur une fois expliqué se voit immédiate-
ment investi de l'autorité suprême. Le mode mineur n'est
qu'une variété de ce que Rameau a appelé « le souverain
de l'harmonie ». Le mode majeur —
ne cessant pas de
gouverner et d'être « principe » —
organise, en le domi-
nant, le nouveau venu. D'abord « il se choisit lui-même
un son fondamental qui lui devient subordonné et comme
propre, et auquel il distribue tout ce dont il a besoin pour
paraître comme générateur » (p. 71). C'est comme une
délégation de pouvoirs et un prêt d'autorité en vue d'un
gouvernement à deux on dirait un roi qui installe un
:

vice-roi. « En formant la tierce mineure de ce nouveau


son fondamental qu'on juge bien devoir être le son la,
le principe ut lui donne encore sa tierce majeure mi pour

quinte... Ainsi ce nouveau son fondamental, qu'on peut


regarder pour lors comme générateur de son mode, ne
l'est plus que par subordination il est forcé de suivre,
;

en tout point, la loi du premier générateur qui lui cède


seulement sa place dans cette seconde création, pour y
occuper celle qui est la plus importante » (p. 71-72.)
D'après ce système (singulièrement étroit!) il n'y aurait
278 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

donc qu'un seul mode. Rameau est allé plus loin. C'est lui
qui a créé, avec l'analyse des accords par tierces super-
posées, la théorie du renversement, d'après laquelle, do,
mi. sol équivaut à sol, do, mi ou mi, sol, do idée singu- :

lière, ces sons étant produits par des nombres de vibra-


tions très différents, mais qui est une des bases de l'ensei-
gnement moderne de l'harmonie.
Ainsi le principe de resserrement et d'unification, qui,
au début du xvn e siècle, avait concentré plusieurs modes
en un seul, se fait sentir dans cette concentration elle-
même et en groupe tous les éléments sous l'influence d'une
note unique, génératrice de la série, base du système,
maîtresse « souveraine » — même quand elle se dissimule
— de l'évolution simple ou complexe de la mélodie. Grâce
à elle, le sentiment de l'unité tonale fut substitué par
la musique (savante) de l'Europe occidentale à l'ancienne
pluralité modale.

Depuis le xvu e siècle, le mode mineur a été un peu maltraité ou


tenu en défaveur par un certain nombre de théoriciens.
On l'a considéré comme « n'étant pas fourni par la nature » c'est, :

a-t-on dit, un produit artificiel. Or, pour beaucoup de penseurs


(ceux du xvmc siècle en particulier), ne pas venir « de la nature »,
c'était se condamner à une irrémédiable infériorité. Le caractère
équivoque et 1' « altération » qui semblent entacher l'origine de ce
mode déterminent aussi son caractère expressif : on dit qu'il traduit
le sentiment, mais dépourvu de sa franchise et de sa force normales,
un peu dévié, amoindri et voilé d'un nuage. Le majeur donne une
impression de lumière et de puissance sereine c'est le souverain de
:

premier plan, dans la personne duquel tout respire la santé, et dont


le visage semble s'éclairer d'un sourire éginétique; à côté de lui,
comme baigné par la pénombre d'un recul discret, le mineur paraît
délicat, pensif, non exempt de morbidesse, avec le flebile nescio quid.
« ... Je ne dis pas, écrivait Zarlino, que le compositeur ne puisse placer
l'une après l'autre deux divisions arithmétiques de la quinte (c'est-à-
dire deux tierces mineures); mais il ne doit pas abuser de ce
procédé, sans quoi il donnerait à sa composition un caractère très
mélancolique. » C'est Zarlino qui le premier émit cet aphorisme, que
depuis on a répété tant de fois Si lontana un poco délia perfettione
:

de IV harmonia (le mineur) s'écarte un peu de la perfection de l'har-


:

monie. Dans son Traité des règles pour ta composition de la musique


e
(3 édit., 1705, p. 9), Masson déclare que « le mode majeur, en général,
est propre pour des chants de joye, et le mode mineur pour des
chants sérieux et tristes ». C'est l'opinion delà plupart des écrivains
français du xvni c siècle. « Le mineur, existant moins par la seule
L OEUVRE DE J.-PH. RAMEAU ET DE J.-S. RACH 279

nature, reçoit de l'art dontil est en partie formé une faiblesse qui

caractérise son émanation et sa subordination. » Même note chez les


écrivains allemands. Hauptmann qui, dans un livre un peu étrange,
a fait lamétaphysique des deux modes en employant la terminologie
de Hegel, appelle le mineur une altération du majeur (ein gelaug-
neter Dur-Accord), et trouve qu'il évoque la tristesse comme « les
branches tombantes du saule pleureur ». Pour Helmholtz, qui a des
raisons particulières et un peu intéressées de voir ainsi les choses,
l'accord ut-mi\)-sol n'est que l'accord do-mi-sol, « altéré ou troublé »
[verànderten oder getriibten). Il va même beaucoup plus loin; après
avoir repris le parallèle traditionnel, il ne craint pas de dire que le
mode majeur sert à réaliser la beauté musicale, et que le mineur
n'est pas seulement une altération de la vraie musique, mais un
moyen d'expression exceptionnel, employé à titre de repoussoir :

« Le mode majeur convient à tous les sentiments nets, vivement


caractérisés, comme aussi à la douceur, et même à la tristesse si elle
se mêle à une impatience tendre et enthousiaste; mais il ne convient
pas du tout aux sentiments sojnbres, inquiets, inexpliqués, à l'ex-
pression de Vétrangelé, de l'horreur, du mystère ou du mysticisme, de
l'âpreté sauvage, de tout ce qui contraste avec la beauté artistique.
C'est précisément pour tout cela que nous avons besoin du mode
mineur avec son harmonie voilée. » Dans l'imagination de Schopen-
hauer, un scherzo écrit en mineur éveille l'idée d'un danseur chaussé
de bottines trop étroites qui lui feraient mal. —Marx, et M. Hugo
Riemann à sa suite, parlent de Y « amertume » [llerbigkeit) du
mineur. Marx déclare que « l'accord mineur et le mode mineur lui-
même n'ont pas leur origine dans la nature (?) de l'art musical ». On a
appelé le majeur et le mineur « mâle et femelle » mais on a ;

appliqué ce dernier titre au mineur dans le sens du mot célèbre :

« la femme est une erreur de la nature! »


L'histoire de l'art musical donne un démenti très net aux opinions
que je viens de reproduire. Elle nous montre qu'à toutes les
époques, chez les Grecs, au moyen âge, durant la Renaissance
jusqu'à la fin du xMi e siècle et même au delà, le mineur a été con-
sidéré tout autrement, si bien que, pour retrouver l'opinion exacte
des musiciens d'autrefois, il faudrait presque prendre le contre-pied
de ce que disent les modernes.

Telle est la situation, lorsque paraît Bach. J.-S. Bach est


un partisan incontestable des deux modes qui vont remplacer
tous les autres; on peut même dire qu'il est leur grand
introducteur dans l'usage, puisqu'il a écrit, pour les con-
sacrer, le Clavecin bien tempéré. Mais ce serait une erreur
de croire qu'il rompt absolument et pour toujours avec le
passé. Dans sa musique d'église, lorsqu'il a harmonisé les
chaiits des protestants, il s'est placé au point de vue d'une
synthèse supérieure qui, tout en prenant pour base le
280 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

système nouveau, utilise assez souvent, comme moyen


accessoire,le système ancien. Il y était tenu par l'esprit
même des protestants, restés particulièrement fidèles à la
tradition musicale (ainsi Schùtz, sur le seul lied Allein
Gott, avait déjà écrit 44 compositions 5 en dorien, 10 en
:

hypodorien, etc.). Ses chorals sont une œuvre mixte (le


mot est d'un de ses élèves Kittel) où l'analyse doit savoir
:

discerner des éléments différents. On peut étudier le dorien


et les modulations régulières indiquées plus haut dans les
chorals 49, 154 (modulant à la fin de 3 strophes sur 4
en mixolydien, mais ayant un accord initial dorien qui
n'est peut-être qu'une anacrouse; cf. 197); 185, 186, 232,
241... (Le rapport du dorien et du mixolydien fut tel,
que le choral wir armen Sùnder était chanté dans les
deux modes.)
Il y a un dernier fait à signaler. Très souvent, dans les

recueils de chansons populaires, et aussi dans les chorals


de Bach, on trouve la gamme de ré dorien, avec un
si [,.Cette gamme, avec le demi-ton entre le 5 e et le
e
6 degré, est si fréquente qu'elle paraît être une des réa-
lisations normales du mode. Mais en ce cas, la gamme de
ré est une transposition de l'éolien la. Pourquoi est-elle
si souvent employée? l'explication est la suivante des deux
:

gammes entre lesquelles hésitaient encore quelques musi-


ciens de la fin du xvn e siècle pour le choix d'un mode à
opposer au majeur, celle qui est le vrai type du mineur,
c'est la gamme de la, et non celle de ré, car l'accord
tonique de la première réalise le mieux T « opposition »
nécessaire à l'accord fondamental ut-mi-sol. Cette opinion
était celle de Bach lui-même, qui ne connaissait, en somme,
que deux gammes fondamentales, l'ionienne (majeure) et
l'éolienne (mineure). Nous avons là-dessus un témoignage
fort curieux, celui de sa seconde femme, Anna Mag-
dalena Bach (née Wùlkens, qui épousa Bach en 1721);
dans un opuscule (Clavierbuch) qui est de 1725, elle
décrit et définit la gamme mineure par un ordre d'inter-
valles de tons et de demi-tons qui ne peut s'appliquer qu'à
la gamme éolienne.
Comme on le voit, de tels faits représentent un
appauvrissement du système musical. Il arrivera un moment
L'OEUVRE DE J.-PH. RAMEAU ET DE J.-S. BACH 281

— c'est peut-être celui de l'heure présente —


où la
musique, épuisée par l'usage exclusif des deux modes,
sentira le besoin d'autre chose, se rejettera, pour se
renouveler, sur les combinaisons du timbre, et, faute de
trouver une voie vraiment nouvelle, tombera parlois dans
l'extravagance. Mais, d'autre part, et dans le temps où le
système n'était pas encore usé, la musique s'enrichit
magnifiquement.
Quittons maintenant la grammaire pour l'esthétique.
Essayons de caractériser, du point de vue de la Renais-
sance, et, en oubliant les modes, le génie prodigieux de
J.-S. Bach. Nous l'avons déjà marqué de quelques traits
en parlant de ses compositions profanes et religieuses.
Pour donner de lui une idée d'ensemble, il conviendra
de ne pas séparer l'homme du musicien. La question à
laquelle nous voudrions répondre et qui résume notre
pensée à la fois sur Bach et sur la Renaissance est la
suivante comment se fait-il qu'un tel art soit si expressif,
:

et pourtant forme/?
J.-S. Bach appartient à une famille de Thuriuge où
l'instinct musical, depuis plus d'un siècle, accumulait ses
dons et ses réserves. Considéré en lui-même, parmi les
siens, sans qu'on tienne compte des antécédents généraux
de l'art allemand et de l'art étranger, il apparaît comme
un point d'aboutissement que des forces en marche visaient
de très loin. On peut dire encore qu'il est une résultante,
une somme. On sait que les membres de la famille Bach
avaient l'habitude, typique chez nos voisins, de se réunir
pour chanter à plusieurs parties et aussi pour improviser,
soit sur un thème donné, soit sur un quodlibet instantané
qu'émettait un soliste et auquel les autres exécutants s'adap-
taient sur-le-champ, sans la moindre peine, en se confor-
mant à des règles précises de « maîtres chanteurs ». Ces
réunions de famille ont dû dépasser en éclat et en intérêt
c
celles de toutes les académies italiennes du xvn siècle !

Bach représente à merveille l'esprit et l'adresse instinctive


de ces exécutions.
Deux faits importants sont à retenir quand on veut
essayer de pénétrer un tel « héros » :J.-S. Bach perdit
sa mère à neuf ans, son père à dix ans. Il fut élevé par
282 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

l'oncle Jean-Christophe, compositeur fort distingué, élève


de Pachelbel, organiste comme
plupart des mem-
la

bres de sa famille. (Aussi bien ce dernier trait est carac-


téristique d'une race. En Italie, le chant est la base de
l'éducation musicale; en France, c'est le clavecin; en Alle-
magne, c'est l'orgue). Dès l'âge de dix-huit ans, Jean-
Sébastien entre dans une voie que lui ouvraient et où le
poussaient tout naturellement l'hérédité et l'exemple des
siens. En 1703, il est violoniste de la chapelle privée du
prince de Saxe, à Weimar, mais il conserve cette fonction
quelques mois seulement. De là, il passe dans la nouvelle
église d'Arnstadt en qualité d'organiste (c'est dans cette
période que se placent les excursions à Celle pour entendre
quelques œuvres de Lulli, et les fameux voyages à pied
pour entendre Buxtehude à Lubeck). En 1706, il est orga-
niste à Mulhausen, et, un an après, il épouse sa cousine
germaine, Maria-Barbara Bach. En 1708, il est organiste
et musicien de la chambre du duc de Weimar qui, en 1714,
fait de lui le maître des concerts de sa Cour. En 1717, il

est auprès du prince Léopold d'Anhalt comme maître de


chapelle à Cothen.
En 1723, il un poste définitif en entrant comme
arrive à
« Cantor » Thomasschule de Leipzig, où il restera
à la

jusqu'à sa mort (1750). Sa première femme meurt en


1720, après lui avoir donné cinq fils et cinq filles; un an
après, il se remarie avec la fille d'un « Kammermusicus »

de Weissenfels, Anna-Magdalena Wùlken, qui lui donne


six garçons et quatre filles.
Nous le voyons par cette simple esquisse vivant dans :

une atmosphère musicale, Bach a toujours été en service;


il a toujours exercé des fonctions qui impliquaient un
double rôle d'exécutant et de compositeur, soit auprès d'un
noble amateur, soit dans une église. De là une classifi-
cation toute naturelle de ses œuvres, qui se partagent en
deux groupes musique religieuse et musique « de cham-
:

bre ».

Quels sont les caractères généraux de toutes ces œuvres?


Ils se déduisent eu grande partie des fonctions que Bach
remplissait et des devoirs spéciaux qu'elles lui imposaient.
Bach n'a jamais écrit pour ce que nous appelons « le
L OEUVRE DE J.-PH. RAMEAU ET DE J.-S. RACH 283

public » et surtout « le grand public ». Il a toujours été le


serviteur, disons le fournisseur d'un Mécène ou d'une
communauté religieuse. — Modestement et consciencieuse-
ment, il travaille pour eux, pour eux seuls, sans vouloir
attirer sur soi l'attention de la foule, encore moins en
escomptant l'opinion de la postérité. Il n'a jamais exercé
son génie « pour la gloire ». Il compose pour s'acquitter
d'une fonction, non pour conquérir la renommée. (Tel
Bossuet prononçant ses sermons ce n'est pas un litté-
:

rateur; c'est un évèque.) Cela explique pourquoi si peu


d'oeuvres de Bach ont été éditées pendant sa vie. Au
xix e siècle, il a fallu le découvrir et lui faire une sorte de
violence posthume en traînant au grand jour de la publi-
cité des œuvres qui n'avaient pas été conçues pour elle.
Mendelssohn montra une véritable hardiesse archéologi-
que, lorsqu'en 1829 il fit exécuter à Berlin la Passion selon
saint Mathieu. La maison Peters montra une hardiesse et
une originalité analogues, lorsqu'en 1837, elle entreprit
une édition des œuvres de Bach pour orchestre; et la
Bach-Gesellschaft commençant sa monumentale édition
en 1851, fit une entreprise à laquelle Bach n'avait jamais
songé. Aujourd'hui, la fortune de Bach s'est comme
retournée. Le grand musicien est très goûté, mais on ne le

voit jamais à sa vraie place : il a écrit pour l'église et pour


la « chambre », ou, comme nous dirions, pour les grands
salons mondains; or, on ne peut pas dire que l'église catho-
lique ou protestante l'ait admis dans l'usage pratique; il

règne encore moins dans les salons des princes, s'il en —


est encore où la musique soit cultivée. On exécute les
œuvres de Bach dans de vastes salles de concert, c'est-à-
dire dans les seuls locaux et devant le seul public auxquels
J.-S. Bach n'a jamais songé. (Ajoutez que ni l'orgue
moderne avec ses jeux de fond de si gros volume, ses
mixtures, sa boite d'expression, ni le piano moderne avec
son ampleur de sonorité, ne conviennent aux œuvres de
Bach pour orgue et pour clavecin.)
e
Telle est la caractéristique du xvn siècle, applicable au
début du xvm e la musique n'est pas encore, comme la
:

littérature, une œuvre jetée en pâture aux curiosités de la


foule. Elle est enfermée dans une église, une école, un
284 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

salon. Il n'y a pas de critique l'épiant quand elle paraît


pour l'assujettir à un libre et sévère contrôle. Quelques
théâtres seulement, en Italie d'abord, puis dans les autres
pays, étaient ouverts à tout le monde. Il en résulte que Bach
n'a jamais pris une attitude, comme l'artiste qui se sait
regardé et qui veut être regardé. Il n'a jamais joué de per-
sonnage sur une scène, pour une galerie.
Aussi bien il ne faudrait pas dire que Bach dédaigne le
« public »; il est plutôt en dehors de lui. Il semble
l'ignorer. La situation et l'état d'esprit de Bach sont ceux
du parfait « fonctionnaire ». Tous les fonctionnaires ne
sont pas des Bach; mais Bach, dans son domaine propre,
est le fonctionnaire idéal, régulier, modeste, suivant une
carrière où son « avancement » est normal, déterminant
son horizon par la fonction même qu'il remplit.
De ces faits nous pouvons tirer d'autres conséquences.
A l'inverse des grands musiciens ultérieurs (Beethoven,
R. Wagner, Berlioz), Bach n'a jamais songé, ceci est un —
point capital —
à exprimer dans sa musique les joies ou les
chagrins de sa vie privée. Il fait œuvre de circonstance,
de convenance, d'adaptation; œuvre objective, jamais con-
çue comme une confession qui chante une douleur per-
sonnelle pour l'épurer ou la soulager, ou qui magnifie
un bonheur intime. Il est même probable que Bach eût été
choqué d'une pareille esthétique, sans lui opposer d'ail-
leurs la moindre pruderie. Pour la musique religieuse, il
n'eût pas compris que le musicien fit passer la préoccu-
pation du moi avant les choses du culte pour la musique de
;

chambre, il n'eût pas compris qu'un artiste admis dans un


salon aristocratique ou une cour royale, s'appliquât à parler
constamment de ses affaires privées, à étaler ses bonnes
fortunes ou ses misères secrètes. —
IL y a une cantate de

lui qui commence par ces mots Meine Seufzer, meine


:

Thrânen, « mes soupirs, mes larmes » rassurez-vous il ; :

ne s'agit aucunement de ses larmes et de ses soupirs!...


Et voici une autre conséquence grave de tout cela. Pour
la raison qui vient d'être indiquée (et à laquelle vont s'ajouter
des raisons d'un autre ordre), l'amour profane, celui qui —
a tant troublé Beethoven, —
l'amour n'occupe aucune place
dans l'œuvre de Bach. Fait important, si l'on songe que la
L ŒUVRE DE J.-PH. RAMEAU ET DE J.-S. RACH 285

musique a été définie une « création de l'amour » et que


Bach passe, à juste titre, pour être le plus grand des musi-
ciens. Et s'il en est ainsi, c'est que la vie de Bach fut tota-
lement dépourvue de grandes passions et de couleur roma-
nesque. R. Wagner a dit que les œuvres de Bach étaient
« l'histoire de la vie la plus intime de l'esprit allemand »

[die Geschichte des innerlichsten Lebens deutschen Geistes),


et Goethe avait déjà signalé, comme l'ont fait depuis
beaucoup d'autres critiques, ce caractère d' « intériorité »
qu'a la musique du maître. Il est certain que Bach paraît
concentré, individuel, tirant presque tout de son propre
fond. Il semble qu'au lieu de voyager à travers le monde,
comme Hamdel, il n'ait eu qu'à regarder en lui-même pour
trouver l'idéal de son art. Mais on voit ce qu'était l'homme
privé, combien peu adéquat à l'artiste! 11 faut chercher
ailleurs une explication. Quoique Bach soit très allemand,
le jugement de Wagner n'est qu'une boutade d'esthéticien

entraîné par lyrisme habituel de sa critique.


le

Bach musicien qui a possédé la technique et la


est le
maîtrise la plus étonnantes; c'est le « héros », comme dit
Carlvle, s'il faut entendre par là le créateur de puissan.ee
supérieure et de fécondité exceptionnelle; mais si l'artiste
nous paraît incomparable, l'homme est tout à fait ordinaire,
voisin de nous, tout de suite accessible, bourgeois, naïi
comme un pur Allemand, un peu lourd, très représentatif
(en ce sens) de l'esprit moyen de la race nature saine,
:

solide, aimant la régularité en tout comme ferait une bonne


femme de ménage (le mot est de Westphal), parfaitement
disciplinée, maintenue dans la voie sage et sérieuse par ces
puissances d'hérédité et de tradition qui constituaient une
si bonne part de sa souveraineté musicale. Ses musiques

sont un patrimoine ou un capital qu'il administre en bon


père de famille, économe et avisé. Ses arrangements, ses
adaptations, les emprunts si nombreux qu'il fait d'une
œuvre à d'antres œuvres antérieures, précisent l'idée d'un
homme pratique sachant tirer plusieurs moutures du même sac.
Sa vie est d'une simplicité admirable et d'une bonne
tenue exemplaire. L'amour? Il ne l'a jamais connu comme
les artistes italiens, comme les Français, comme l'ami de
Mathilde Wesendonk ou celui d'Henriette Smithson. Reli-
286 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

gieux, il l'est certainement, et avec sincérité. Quand il

entre pour la première fois à la Thomaskirche de Leipzig,


il ne lui en coûte pas de faire une déclaration de principes
très orthodoxes; et quand il compose une pièce pour un
office, il n'oublie pas d'écrire en tête de la première page
S. D. G. (Soli Deo gloria) ou I. I. (Iesu, à/va!); c'est un
usage, une formalité il s'y conforme correctement et sans
:

peine, comme ses confrères les organistes. Il est religieux-


comme il est bon époux. Il croit sans mysticisme, sans
fanatisme, sans ardeur intérieure. Sa foi est aussi tran-
quille et a aussipeu de dessous profonds que celle du char-
bonnier. Il met en musique des textes formidables de la
Bible et du Nouveau Testament, d'une poésie douloureuse,
angoissée, tragique (l'homme clamant sa misère, aspirant
à sortir de sa prison charnelle et saluant la mort comme un
bienfait, —
la Passion !...), mais il suit l'accoutumance de
l'Eglise qui a fait entrer toute cette poésie fulgurante des
psaumes dans le calme des liturgies quotidiennes. Un trait
montre combien il est tranquille et presque « détâché » il :

ne se fait pas scrupule d'utiliser dans une cantate sacrée (par


ex. celle pour la Pentecôte, 1731, Also liât Golt die Welt
geliebt), un air déjà employé dans une cantate de chasse qui
est elle-même une musique de table! (même observation
sur la cantate pour le second jour de la Pentecôte, où Dieu
prend la place du prince Léopold; sur l'oratorio de Noël;
sur la cantate pourpremier dimanche de l'Avent, qui
le

avait d'abord servi à célébrer un mariage princier, etc. etc.) ,

Il y a là des habitudes d'homme pratique ne dédaignant pas

d'utiliser les restes. Sur la couverture d'une de ses cantates


profanes (utilisée pour le mardi de Pâques), Bach inscrit
ses comptes de ménage 206 Thaler, 10 Groschen, 5 Pfen-
:

nige... Au demeurant, si ses intérêts temporels y sont


engagés, il n'hésite pas, lui, protestant, à offrir une « grande
messe catholique » à un prince catholique (celui de Saxe)
dont il sollicite une grande faveur... Cet esprit pratique
est un des traits fondamentaux de la race. (Comparez
À. Durer voyageant dans les Pays-Bas, en 1520, pour
obtenir de Charles-Quiut la confirmation des faveurs
accordées par Maximilien I er et notant dans son Journal
,

toutes ses menues dépenses.)


L'ŒUVRE DE J.-FH. RAMEAU ET DE J.-S. BACH 287

A-t-il un idéal personnel qu'il s'efforce d'atteindre,


un
idéal qui l'obsède et le possède? On ne voit rien qui per-
mette de le penser. A-t-il une grande ambition, un fier
sentiment de ce qu'il est? Pas davantage. Ses nombreux
arrangements de pièces italiennes montrent combien son
point de vue était simple, modeste.
Quelle différence entre sa vie et celle de Ha?ndel, né la
même année que lui! Hoendel est sans cesse en mouvement
et en lutte, à Hanovre, à Hambourg, à Naples, à Venise, à
Londres, constamment sur les chemins d'Italie, d'Allemagne
ou d'Angleterre, qui sont pour lui les chemins du succès,
et du plus aléatoire de tous, celui du théâtre! A côté de
cet imprésario qui a la fièvre des entreprises, Bach ressemble
à un paisible curé de campagne, —
avec une imagination
de feu lorsqu'il écrit.
On ne trouve pas davantage, dans l'œuvre de Bach, le
sentiment de la nature tel que l'a éprouvé l'auteur de la
Symphonie pastorale et de la Sonate pastorale, qui, à la
façon de Rousseau, aimait à se promener aux champs, un
carnet de notes à la main, pour préparer le travail ultérieur,
à tête reposée, dans le cabinet. Bach paraît n'avoir jamais
cédé au charme mystérieux de la forêt germanique et
cherché la communion intime de l'homme avec les choses.
Il paraît indifférent aux effets descriptifs ou expressifs
qu'on lui a prêtés. (Ainsi, dans la cantate de 1725, il substi-
tue, en 1734, au texte primitif, des paroles qui n'ont plus
de rapport avec la musique.) Ce n'est ni un peintre en quête
de pittoresque ni un rêveur aspirant à un idéal indéter-
miné. —Malgré la liberté de sa fantaisie créatrice, ce n'est
pas non plus un « poète » en un certain sens du mot; il y
a rarement dans sa musique ce que l'auditeur moyen appelle
« la poésie », entendant par là un principe de large sym-
pathie difficile à définir, mais qui apparaît dans les œuvres
de quelques grands compositeurs et qui suppose une cer-
taine qualité de l'émotion et de la pensée, un certain état
delà sensibilité et de l'imagination. Certes, Bach n'est nul-
lement un compositeur sévère et sec. Il a une richesse
d'invention rythmique inépuisable. Dans ses Suites, dans
ses Concertos (et particulièrement ceux qu'on appelle les
poncertos de Brandebourg), dans sa musique de chambre
288 SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

en général, y a une grâce inexprimable, la grâce la plus


il

souriante et la plus fine de l'ancien régime, —celle qui est

fixée pour les yeux dans le Concert de Saint-Aubin, et que

Mozart lui-même n'a pas dépassée. Telle pièce où dialo-


guent la flûte, le violon et le piano en un contre-point déli-
cieux (lequelfinit parce qu'il faut bien faire une fin!...)

est un enchantement. C'est l'évocation de la charmante


vie mondaine d'autrefois; c'est la caresse légère de ce vent
du sud qui, avant de toucher les hommes du nord, est
passé sur l'Eden méridional. Mais cette grâce résulte
visiblement des combinaisons rythmiques, des arabesques
du contrepoint, de la légèreté de main qui donne des ailes
aux parties, en fait « des forces qui vont » et semble nous
affranchir des lois de la pesanteur. Elle glisse à la surface
des choses, comme une incomparable prouesse de bon
ouvrier, et exprime leur sens profond en se jouant. On
peut dire encore qu'elle est décorative, comme les pièces
similaires de Ha?ndel... Dans les adagios, où le musicien a
l'occasion de montrer à découvert son vrai fond et où se
révèle le centre secret de l'inspiration musicale, Bach, en
général, est un peu court, hâtif, inférieur à Beethoven. 11
lui arrive là de faire parfois œuvre de déblayage, de rem-
plissage obligé, sans s'attarder, et comme avec une impa-
tience de reprendre la vive allure de Y allegro. La Passion
selon saint Jean laisse toujours deux impressions très
nettes : on est ébloui par la fougue du contrepoint dans les
chœurs où parle la multitude; mais au moment où on arrive
au crucifiement de Jésus, on ne voit dans l'orchestre rien
qui avertisse que nous sommes au sommet du pathétique,
et que doivent être touchées toutes les fibres de l'amour,
de la pitié, de la foi. Cette scène ne se distingue pas, musi-
calement et psvchologiquement, de celles qui précèdent :

aucun frémissement intérieur; presque pas d'émotion appa-


rente!... Et le chœur des soldats qui s'emparent de la robe
du Christ pour s'en partager les morceaux a presque une
allure Cette Passion n'est pas l'œuvre d'un pas-
bouffe.
sionné. Il en est un peu de même dans la cantate Sclilage,
gewiinschte Stunde, =
Sonne, heure bénie (de la mort), où,
ayant à peindre l'extase d'un agonisant qui salue l'heure
de sa délivrance, il introduit à plusieurs reprises une cloche
L'ŒUVRE DE J.-PH. RAMEAU ET DE J.-S. BACH 289

sonnant réellement, si bien que cette composition a pu


être appelée la Cantate des cloches ! En 1704, il écrit le
« Caprice sur le départ de son cher frère », où il peint la
scène des adieux, les vaines tentatives de la famille pour
retenir le voyageur, enfin le départ avec une « fuga alV
imitazione délia cornetta di postiglione Avec la collabo-
».
ration du médiocre librettiste Picander, Bach écrit les can-
tates : « en l'honneur de Herr Prof. August Millier, pro-
fesseur de philosophie à l'Université de Leipzig », très
populaire parmi les étudiants (1725), et (en 1726) en
l'honneur de Gottlieb Kortte, professeur de droit. Bach
fait servir plusieurs fois ces ouvrages, en changeant les
noms propres selon la circonstance. En 1731 et 1732 —
apparaissent deux cantates, appartenant au genre bouffe ;

la première est celle de « Phèbus et Pan » (sujet tiré


d'Ovide); la seconde est la « Cantate du Café » (sujet de
cette dernière Schlendrian veut déshabituer sa fille
:

Liessgen de boire du café; comme dernier moyen, il lui


promet un mari. Mais a peine est-il parti pour chercher
l'époux, Liessgen fait vœu de n'accepter qu'un mari s'en-
gageant, par contrat, a lui laisser boire tout le café qu'elle
voudra. C'est le comique allemand).
Bach est extraordinairement savant dans son art, mais
c'est la libre fantaisie qui domine en lui. Il a écrit une
Cantate burlesque; elle n'a d'ailleurs rien de caricatural
et d'agressif et doit son titre beaucoup moins .à l'écriture,
d'une tenue toujours correcte, qu'au caractère des person-
nages, deux paysans qui dialoguent dans une sorte de
patois. Cette jolie suite de récitatifs et d'airs est accom-
pagnée par un orchestre très simple, violons, altos et
basses, auxquels le cor se mêle un instant. Elle commence
par une valse (moyen qui sera employé par Mozart, dans
Don Juan, pour caractériser des paysans). Dans une de ses
Partita (II), il y a une burlesque (on y trouve même sept
octaves de suite !).
Dans la vie de Bach, pas d'horizon! pas d'aventures! pas
d'orages de sentiment! dans sa foi, nulle ardeur mystique!
dans ses compositions, pas de dessous psychiques et pro-
fonds! Nul sentimentalisme! nul goût de l'au-delà, nul souci
même de traduire la personnalité réelle du musicien ou
Combarieu. — Musique, II. 19
290 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

d'atteindre à un idéal nouveau; nul tourment de la beauté!


Bach n'a jamais été effleuré par le doute; il n'a jamais
souffert des contradictions foncières de la vie, et le pessi-
misme douloureux de presque tous les grands artistes lui est
absolument inconnu. En revanche, une maîtrise prodi-
gieuse, parfaite, tranquille, disposant de ressources telle-
ment riches et souples que tout effort devient inutile! La
mise en œuvre de la technique est, chez lui, spontanée
comme une seconde nature; la langue musicale est parlée
aussi aisément que la langue verbale la plus familière. Il

en résulte une analogue à celle d'un Rossini dans


facilité

la mélodie pure, ou bien, dans un autre domaine, à celle


d'un Rubens. Une ancienne caricature représente Horace
Vernet à cheval, le pinceau a la main, devant l'extrémité
d'un mur; la légende du dessin dit que le peintre pique
son cheval de l'éperon, se lance au galop, et que, quand
ilarrive à l'autre extrémité du mur, la fresque est achevée.
Ce symbole pourrait s'appliquer à Bach. Comme tous les
grands organistes, — et aussi comme tous les hommes
de génie, —
c'est un improvisateur inépuisable, qui n'a
nul besoin de se concentrer et de se tendre pour pro-
duire. Il a d'incroyables habitudes d'indifférence ou de
demi-négligence, en homme qui ne s'arrête pas pour rêver,
pour commenter une idée ou pour se regarder soi-même.
Il va, il va sans cesse, sans raffiner, sans fignoler, conduit
par un dieu invisible. A la fin de ses récitatifs, il place deux
accords, un de dominante, un de tonique, comme on met-
trait un point a la fin d'une phrase, —
et il passe au numéro

suivant. Souvent absent de son œuvre, il fait de la musique


comme un architecte ferait des plans de palais ou de mai-
sons destinés à des services très différents, sans songer à
se mettre soi-même clans l'édifice conçu ; il évoque aussi
l'idée d'un ingénieur thaumaturge qui aurait le calme d'un
souverain créateur.
Trois groupes de ses œuvres ont une haute importance
documentaire, permettant de voir en Bach l'épanouissement
de la Renaissance comme celui des siècles antérieurs au
xvi e et de justifier notre point de vue : Le Clavecin bien
tempère, Y Offrande musicale, et Y Art de la fugue. Ils servi-
ront d'appui l'opinion que nous venons de hasarder.
ii
L OEUVRE DE J.-PH. RAMEAU ET DE J.-S. BACH 291

Le premier comprend les deux recueils du Clavecin bien


tempéré. La partie I est de 1722. En voici le titre exact :

« Le clavecin bien tempéré, ou Préludes et Fugues dans tous


les tons et demi-tons, comprenant aussi bien la tierce
majeure ut, ré, mi, que la tierce mineure ré, mi, fa, pour
l'usage des jeunes gens qui étudient la musique ou ceux
même qui auraient déjà une certaine habileté dans cet art,
écrits et disposés par J.-S. Bach, maître de Chapelle du
prince d'Anhalt à Côthen, et directeur de la musique de
chambre. Anno 1122. » Ici Bach s'adresse au « public »;
c'est tellement contraire à ses habitudes qu'il se croit obligé
de prévenir, et presque de s'excuser. Mais que penser, à
vue de pays, d'un pareil ouvrage? On a dit que l'idée de
partager Y Iliade et Y Odyssée en 24 chants, autant qu'il —
y a de lettres dans l'alphabet, —
était une idée de gram-
mairien, non une idée de poète, et on a vu dans ce fait un
des arguments qui ne permettent pas d'attribuer à Homère
lui-même la division classique des deux grandes épopées
grecques. Bach fait certainement quelque chose d'aussi
grammatical et scolastique en écrivant 24 préludes et
fugues, pas un de moins deux en mode majeur et mineur
:

clans chacun des 12 tons utilisables (y compris fa # et do 3


majeurs, jusqu'alors inusités); il suit l'ordre, ou plus exac-
tement le désordre des degrés de la gamme. C'est une
sorte de gageure, qui, comme l'ampleur du titre, est bien
dans l'esprit de la Renaissance.
Ce serait, certes, une grosse erreur, de ne voir dans
ces préludes et ces fugues que les prouesses d'un « fort en
thème », comme disait Berlioz. Il y a là tout autre chose,
nous croyons Lavoir montré. Le mérite supérieur de Bach,
le tour de force qu'il a réalisé, c'est d'avoir fait de la
fugue un morceau de genre, un morceau- de caractère,
destiné (dans son esprit) à présenter le même intérêt que
les barcarolles, sérénades, rêveries, danses, etc., etc., de
certains compositeurs. La fugue semblait vouée, par sa
nature, à une expression très générale et presque indéter-
minée ; il l'a pliée, grâce à sa maîtrise dominant toutes
les difficultés, a l'expression particulière, sans plus d'em-
barras que s'il n'était soumis a aucune contrainte de plan.
C'est admirable!... — Mais comment nier que le « fort en
.

292 SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

thème » ne paraisse là, et presque à chaque page? Voici la


fugue en la mineur (XX), imitée d'une fugue de Buxtehude
dans le même ton. Le sujet est :

t
y
pf> rr ff etc

L'imitation se fait d'abord par mouvement direct; mais


aux mesures 14 et suivantes, le thème est renversé (au
soprano) :

j j yuuu n i

$ m ÈEÉ m W etc

Renversement analogue aux mesures 48 (alto) et 67.


C'estun jeu! On connaît le Prélude I l'arrangement et
qu'en a fait Gounod ce prélude est suivi d'une fugue brève,
;

mais d'une technique fort belle avec des imitations à la


quarte, à l'octave, à la tierce, à la septième. Comme s'il
jugeait cette virtuosité un peu courte, Bach donne, en 1744,
une seconde partie à ce recueil, soit 24 préludes et fugues
de supplément, d'allure plus libre encore, plus souple, et
de facture peut-être plus savante. (La fugue en sol mineur
est considérée comme un modèle de contrepoint double.)
Quel luxe de savoir! quelle surabondance facile! Comme
particulièrement scolastiques, on peut citer les fugues en
ut majeur, en rè mineur, en sol majeur et la mineur (I),
les fugues en ut majeur et ut mineur (II)...
Rien ne coûte à un virtuose en possession d'un tel
« métier ». Un jour, Bach joue devant Frédéric II. Le roi
flûtiste s'amuse à lui proposer un thème de sa façon.
Pareil au dieu de la Légende des siècles qui, de l'araignée,
fait le soleil, Bach s'amuse de son côté à traiter ce thème
L'OEUVRE DE J.-PH. RAMEAU ET DE J.-S. BACH 293

royal, en l'altérant plus ou moins; et voici ce qu'il en tire :

une fugue a 3 voix; uue autre fugue à 6; huit canons; une


fugue canonique à 3 voix qui est une merveille une sonate à
;

4 mouvements pour clavecin, flûte et violon, et un canon à


2 voix sur un conlinuo libre. Et ce petit souvenir d'une
séance royale constitue V « Offrande musicale » [Musikalis-
che Opfer, 1747). Le compositeur courtisan, tout comme un
néerlandais du xv e siècle, prend soin d'inscrire des devises
latines sur ces divers « morceaux ». En tête des fugues, il
met Régis Jussu Cantio Et Retiqua Canonica Arte... Ce
:

qui, en rapprochant les lettres initiales de chaque mot, fait


Ricercar (genre de composition italien, signifiaut « Recher-
che », pièce où il faut chercher et reconnaître le thème a
travers ses transformations). En tête du 4 e canon, qui est
réalisé par augmentation de valeurs, il écrit Notulis cres-
:

centibus, crescat fortuna regis\ (que la fortune du roi s'ac-


e
croisse avec la valeur de ces notes !) et en tête du 5 canon
; :

Ascendente modulatione, ascendat gloria regisl (que la gloire


du roi soit ascendante comme cette modulation!); et en
tête du dernier canon :Quierendo invenietis (en cherchant,
vous trouverez!). En écrivant cela, Bach était certainement
préoccupé de tout autre chose que de traduire un sentiment
personnel. Il avait à résoudre un problème; il s'est amusé
à donner plusieurs solutions, en suivant plusieurs méthodes,
comme un mathématicien qui épuiserait l'analyse d'une
donnée.
Mais voici le summum c'est YArt de la fugue, écrit en
:

1749, un an avant la mort du grand homme. On pourrait


dire, en retournant un mot célèbre de Leibniz, que c'est
une arithmétique arrivée à la pleine conscience d'elle-
même. Elèves qui désirez un compendium des arcanes de la
technique, pédants d'école, musiciens aimant les tours de
force, architectes spécialistes pour maisons a l'envers,
collectionneurs de rébus savants, de devinettes précieuses,
de pièces rares, étranges, chinoises, amusantes, compliquées^
inspirées, vaines, éblouissantes, vous trouverez ici tout ce
qu'il vous faut fugue simple, fugue double, fugue triple
:

(de 188 mesures!); fugue avec altération mélodique; fugue


avec altération rythmique du sujet; fugue avec réponse ren-
versant le thème donné; fugue où le sujet est reproduit avec
294 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

des valeurs égales, augmentées, diminuées; fugue avec


contrepoint double prédominant; fugues où toutes les voix
renversent les intervalles; fugues jumelles ou à miroir, la
seconde étant un renversement de la première... Et tout
cela (15 fugues, plus 4 canons au total) sur un seul et unique
thème en ré mineur assez insignifiant et indiffèrent par lui-
même^. Cet Art de la fugue (où il y a néanmoins des parties

admirablement expressives), ressemble à ces colossales


usines où on peut se donner le spectacle de machines et de
rouages très compliqués en suivant les transformations
multiples de l'énergie. Quand on y pénètre, on est étonné,
ahuri, un peu inquiété, et on a peine à se rendre compte;
mais, même si on est dépourvu de ces connaissances
spéciales qui permettent à l'ingénieur de voir un peu clair
dans ce grandiose enchevêtrement des procédés de la méca-
nique, on devine que l'homme qui a monté, ajusté, combiné
tout cela, est « très fort », et qu'il a montré de singulières
ressources d'ingéniosité dans l'application des lois dominant
son travail, — avec cette réserve pourtant que, de l'usine
réelle, sort habituellement un produit d'usage pratique,
tandis que YArt de la fugue est un énorme joujou inutile.
Quel était le dessein de Bach en édifiant ce singulier monu-
ment? Il a une sorte de beauté monstrueuse; on est stupéfait
de cette dépense de technique pour rien, pour le plaisir,
sur un thème sans intérêt. Pourquoi cette fugue à renver-
sement pour deux pianos? C'est de la musique pour l'œil,
non pour l'oreille; encore l'œil est-il obligé d'aller constam-
ment d'une partie à l'autre pour comprendre ce jeu raffiné,
car l'ensemble lui échappe... Cet Art de la fugue, à la
fois puéril et génial, assimilable à un sport de haute
école, est le résumé de toutes les inventions des siècles
antérieurs dans l'art d'imiter et de construire. Considéré
autrement que comme travail scolastique, ce serait une
œuvra de pédantisme embroussaillé, décourageant la sym-
pathie, sans humanité. Et c'est pourtant, si l'on peut dire,
le testament de Bach arrivé à la fin de sa carrière!...
Résumons-nous. U/wmme ne se met pas dans son
œuvre. S'il avait voulu s'y mettre, la matière pathétique
lui eût fait défaut. 11 a cependant écrit beaucoup de com-
positions admirablement « expressives ». Ces contraires
,

L'ŒUVRE DE J.-PH. RAMEAU ET DE J.-S. BACH 295

trouvent leur lien et leur unité dans ce fait il y a une :

« expression » venant directement de la sensibilité même


de l'artiste; —
il y a une autre « expression », plus imper-

sonnelle, incluse dans l'art lui-même considéré objective-


ment, et où on peut voir comme une annexe de la technique
arrivée à un certain degré. Cette dernière est celle des
œuvres de Bach. Bach n'a nul effort à faire pour adapter
aux textes de ses Cantates ou de ses Passions une musique
appropriée; un acte de simple bon sens lui suffit. S'il est
« peintre », c'est comme Gabrieli, comme Schùtz, dont il

continue et enrichit la tradition. Qu'on se garde de prendre


pour des inventions de peintre musical et de « visuel »
ce qui n'est que la suite naturelle des usages antérieurs!
Rien n'est plus facile que de citer, dans les Cantates, dans
les Passions, dans toutes les Œuvres, des traits saisissants
de poésie, de pittoresque, de pathétique; mais aucun
d'eux n'a une signification analogue à ce qu'on trouvera
dans les compositions d'un Beethoven. C'est de la musique
pure, non de la vie personnelle exprimée en musique ;

c'est de l'imagination soutenue par une sensibilité moyenne


et une technique inspirée, non un jeu de passions pro-
fondes ou de visions romanesques. On peut aller plus loin :

avec lalangue et les ressources qu'il maniait, il lui eut été


plus difficile de faire de la musique inexpressive que de la
musique expressive. Bach emprunte aux Italiens le réci-
tatif, dont il use et abuse avec une singulière facilité, en

le rehaussant, a l'accompagnement, de ce qu'on appelait


la sequenza, organisée et construite il leur emprunte
;

Yarioso, Varia. Comment traiter ces formes sans leur


donner une signification? Un compositeur de génie n'a nul
besoin de faire appel aux émotions violentes pour remplir
de tels avec sa science sûre, ramenée à une sorte
cadres :

d'infaillible il y verse la pure substance d'une


instinct,
pensée sublime et d'un pathétique magnifique. Mais, —
et c'est cela qui nous parait spécial à la Renaissance —
ce pathétique vient beaucoup plus de Vart et de C artiste que
de Vhomme. Différent (mais avec de graves réserves) sera
le cas de Beethoven. Bach est tellement virtuose, il a une
maîtrise si parfaite et si facile, que dans
fugue elle-la
même il ne peut s'empêcher de mettre habituellement de
296 SECONDE PERIODE DE LA RENAISSANCE

la fantaisie, de la grâce, de l'éloquence, de « l'expression ».

En cela, Bach est peut-être le type supérieur et parfait


du musicien classique; en cela, il est le point d'aboutisse-
ment de tout le moyen âge depuis l'invention du contre-
point; et pour voir en lui la personnification du génie
intégral de la Renaissance, il suffirait d'ajouter à son
œuvre les opéras de Hrendel.

Bibliographie.

La impos-
littérature critique sur Haendel et Bacli est si riche, qu'il est
sible de dresser une bibliographie complète. Les ouvrages ci-dessous don-
nent d'ailleurs toutes les indications nécessaires.
Joil. Nik. Forkel Ueber Johann Sébastian Daclis Leben, Kunst und Kunst-
:

werkc (1803). — Ph. Spitta J.-S. Bach, 2 vol. (1873-1880). Une critique
:

récente, tendant à diminuer l'importance ou l'autorité de l'œuvre monu-


mentale de Spitta, vient de nier (en dehors de la Passion selon S. Luc)
l'authenticité d'un certain nombre de compositions de Bach. Elle s'appuie
sur de petits faits, tels que de légères négligences d'écriture. Si de tels
arguments étaient valables, plusieurs chefs-d'œuvre de Beethoven (par
exemple le quatuor en do dièze mineur dont nous citerons plus loin un
fragment) devraient être regardés comme inauthentiques ! —
A. Pirro :

L'Orgue de J.-S. Bach (1895) et VEsihctiquc de J.-S. Bach (1907). —


A. Schwei-
TZER J.-S. Bach, le musicien et le poète, avec préface de CM. WiDOR (1905).
:

Sur le tempérament :

Andréas Werckmeister Musikalische Tempeiatur, etc. (1691). —


:

J.-G. NEIDHART Die besle und leichteste Tcmperatur das Monochordi, etc.
:

(1706); Sectio canonis harmonici (1724); Gûnzlich erschôpfte mathematische


Abteilung, etc. (1732 et 1734). —
A. SoRGE : Amveisung zur Stimmung und
Temperatur (1744).
SIXIEME ET DERNIÈRE PARTIE

LES TEMPS MODERNES

Ce jour restera comme un des plus


beaux jours de ma vie, pur et lumi-
neux! Les sons enchanteurs de la
musique de Mozart résonnent encore
en moi, comme à distance...
(Schubert, Journal, 13 mai 1816.)
Lorsque je vis pour la première fois
celui dont je vais te parler, j'oubliai
l'univers entier; et l'univers même
s'écroule, — oui, s'écroule, quand le
souvenir m'en saisit... C'est de Bee-
thoven que je veux te parler; et, près
de lui, j'ai oublié le monde et Toi-
même!
(Lettre de Beltina à Goethe,
28 mai 1801.)
CHAPITRE XLVI

CARACTÈRES GÉNÉRAUX DU XVIII e


SIÈCLE

Divisions de cette dernière partie. —Un dernier mot sur J.-S. Bach et
Haendel. —
Continuité de l'influence franco-italienne dans le monde musi-
cal; déplacement prochain de l'hégémonie et de l'autorité. — Pourquoi le
e
XVIII siècle français n'est pas arrivé au grand art musical; idées de
Rousseau, des philosophes et des critiques de cette époque sur la musique :

leurs fâcheuses conséquences. — Le public et la création des concerts. —


L'orchestre le violon et ses maîtres les plus célèbres.
: — Les violes. — Le
violoncelle. —
Instruments à vent le cor, la trompette, le trombone, le
:

hautbois, le basson, la flûte; leurs perfectionnements et leurs virtuoses.


— La clarinette. —
Création du piano. —
Quelques mots sur l'histoire et
la science de la musique au xviir siècle.

La période dans laquelle nous entrons se divise en deux


parties. Elles sont séparées par la Révolution française, à
laquelle nous attribuons, sur les destinées de la musique,
une influence profonde et générale. La première partie
continue les traditions d'art de société transmises par le
xvn e siècle; dans la seconde apparaissent les compositeurs
qui s'élèvent à la conception d'un art national, puis
humain. Au terme de ce progrès se dressera Beethoven,
qui a donné à l'éloquence musicale un caractère de pathé-
tique universalité et qui, en même temps, a fait passer l'art
de la forme objective à un individualisme intense. Ces
deux derniers progrès ne sont pas contradictoires. Ce n'est
qu'en s'exprimant soi-même avec profondeur et sincérité
qu'un artiste peut arriver à exprimer l'homme; et tel sera
bien le cas de l'immortel musicien. Entre ces deux états
de la musique, l'un déterminé par la vie de salon, l'autre
par le sentiment de la nature et de la vie, il n'y a pas, his-
300 LES TEMPS MODERNES

toriquement, de frontière nette, mais un passage insensible


et lent. Au premier état appartiennent Haydn tout entier,
Mozart, Beethoven lui-même pour une bonne partie de ses
œuvres. Réserve faite de beaux accidents, à savoir l'appari-
tion de quelques hommes de génie, cette grandiose trans-
formation fut due, principalement, a des causes politiques
et extra-musicales.
Nous avons considéré J.-S. Bach et Hoondel comme résu-
mant l'évolution musicale jusqu'en 1750; nous avons admiré
en eux une synthèse de tout l'art du passé, sans les ratta-
cher à ce qui s'est fait dans la suite. Si un tel point de vue
avait encore besoin d'une justification, il suffirait d'observer
que Bach, après sa mort, n'exerça pas plus d'influence que
pendant sa vie. Ses contemporains étaient loin de se rendre
compte de la valeur exacte de son génie. Ses grandes com-
positions chorales n'avaient pas été publiées ; les chefs-
d'œuvre exécutés n'avaient pas dépassé un cercle d'audi-
teurs restreint; son Clavecin bien tempère avait l'importance
relative d'une sorte de compendium à l'usage des étudiants.
On voyait en lui un organiste de premier ordre, un praticien
de grand savoir, rien de plus; comme compositeur, il
semble qu'on ne l'ait pas bien nettement distingué d'un
Hasse ou d'un Graun. C'est seulement à partir de Men-
delssohn qui découvrit, si on peut dire, la Passion selon
S. Mathieu en 1829, qu'on peut parler d'une vague influence
de Bach sur la musique moderne. Quant à Hrendel, qui
avait surtout travaillé pour l'Angleterre, ses grandes œuvres
étaient à peu près inconnues sur le continent. La gloire
posthume de Lulli fut autrement rayonnante !


Au xvni c siècle, les peuples latins continuent à se péné-
trer mutuellement par la diffusion des œuvres et par
l'échange des virtuoses; la musique restant d'abord un art
de société, et l'art de vivre en société étant chez eux une
sorte de privilège très distingué, ils exercent encore sur les
autres peuples l'influence souveraine du goût.
Celle de la musique française et surtout de l'esprit
français persiste a l'étranger, principalement en Alle-
magne. Suivant Leibnitz, c'est à partir du traité des Pyré-
nées (1659) que cette influence, au delà du Rhin, devint
à peu près exclusive de toute autre. L'Allemagne du xvm
c
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DU XVIII e SIÈCLE 301

siècle entretint cette mode et garda le même goût. Si,


pour le théâtre littéraire, de 1724 à 1760, elle prend comme
modèles les pièces françaises parce que tout ce qui vient
de France est alors admire et imité, elle cède, en musique,
au même engouement pour un certain type de grâce,
d'élégance, de chant aimable, de galanterie spirituelle et
ornée, qui lui semble être un spécial article de Paris et
qui régna dans les premiers chefs-d'œuvre de la symphonie.
La plus belle collection de Watteau est à Potsdam; c'est
presque un fait symbolique. Les ouvertures, les gavottes
et les brunettes françaises pénétrèrent dans toutes les
petites cours allemandes. Dans les recueils dont la publi-
cation précéda le grand essor du lied allemand (avec
Goethe et Schubert), comme la Sammlung verschiedener
und auserlesener Oden de Joh. Fu. Graf (1737-1743), on
trouve des monodies avec basse chiffrée dignes de figurer
à côté de nos « brunettes » : Sur Phyllis infidèle; — Ne
crois pas <jue je ne t'aime plus! — Adieux à Phyllis...
(pièces de Fr. Hurlebusch). Un recueil comme celui des
Lieder zum unschuldigen Zeitvertreib (Chants pour passe/'
le temps innocemment, 1746-1756) est tout à fait dans le

goût de notre xvin c siècle, comme le seront les Consola-


tions des misères de ma vie de Jean-Jacques. On y trouve
une mélodie (de Kaki. Kuntzen) sur ce sujet Est-ce folie,
:

et quand est-ce folie d'aimer ? Dans les recueils que publia


de 1750 ;i 1790 Fu. Doles — un ennemi de la fugue, pour-
tant élève de J.-S. Bach! — il y a des airs aussi chargés

d'agréments que nos pièces de clavecin qui, visiblement,


ont servi de modèles. Mais l'Allemagne va bientôt s'élever
au-dessus de ces badinages. Dans le genre supérieur de
la symphonie, elle donnera les premiers chefs-d'œuvre,
ouvrira des voies nouvelles et sera la grande édueatrice des
modernes. C'est entre ses mains que vont passer le sceptre
et l'autorité. Dans les complètes de la musique moderne,
les peuples latins indiqueront le but ii atteindre mais res-
teront en chemin.
Le xvm e siècle français n'a eu, avant la Révolution, qu'un
seul grand musicien — Hameau — et, bien qu'il soit assez

riche en pièces concertantes, il n'a pas produit un grand


symphoniste. En musique comme en peinture, avec beaucoup
302 LES TEMPS MODERNES

moins de talent il eyt vrai, il cultiva la « fête galante », le

« divertissement champêtre », la « bergerie ». La technique


et la maîtrise nécessaires lui firent défaut pour donner un
équivalent à ces chefs-d'œuvre d'esprit et d'élégance qui
s'appellent le Menuet de Watteau, la Leçon de musique de
Lancret, la Pastorale de Boucher, ou aux statuettes d'un
Falconnet; mais il s'inspire du même goût pour la grâce
insouciante et le plaisir facile. Longtemps après 1723, il
prolonge le sensualisme de la Régence en se bornant à lui
donner un peu plus de tenue. Au fond, il n'aime que les
embarquements pour Cythère avec nombreuses escales au
vieux pays de Tendre. Dans les grands genres eux-mêmes,
il reste galant et « sensible ». La mélodie adoucit la rai-

deur majestueuse que lui avait imposée Louis XIV; de la


tragédie lyrique de Lulli aux opéras de Gluck s'étend une
évolution analogue à celle qui, dans l'ameublement, pour
citer ce seul exemple, arrondit les angles et infléchit les
lignes. Aux divinités solennelles comme Apollon et Jupiter,
succèdent Vénus et Cupidon, vrais souverains du temps. Il
y a partout une recherche des fines caresses de l'œil ou de
l'oreille, une tendance obstinée au molle atque facetum de
la forme et de l'éloquence. La Musique ne sait ni rêver ni
étonner; dans la pièce pour clavecin et dans la sonate,
dans la composition même où l'enthousiasme serait naturel,
elle reste cet art de sourire auquel Mozart donnera une
séduction suprême en l'éclairant d'un peu de pensée. Au
théâtre, elle ignore le masque tragique un loup de velours
;

lui suffit quand elle reprend les drames d'Euripide. C'est


une Muse poudrée, avec des fossettes, des mouches, une
robe à paniers; dans un décor de parc, elle donne la main
à la Poésie légère et aux arts du dessin pour entourer
d'une ronde de fête une image de Silène ou d'Eros. Il y a
un homme dont certaines idées philosophiques auraient
pu renouveler la mentalité des compositeurs et l'affranchir
de la tyrannie des modes frivoles c'est l'auteur de la
:

Nouvelle Héloïse; malheureusement, il ne se borna pas à


être philosophe et voulut être musicien; il avait plus de
sensibilité que de compétence, et des vues étroites. Il
n'appartient à l'esthétique musicale de son temps que par
des erreurs dangereuses. C'est un des principaux partisans
CARACTERES GENERAUX DU XVIII e SIECLE 303

de la doctrine qu'on peut rendre responsable, en grande


partie, de la médiocrité des œuvres doctrine professée
:

alors par plupart des philosophes, des critiques, des


la
compositeurs, et d'après laquelle la musique a pour rôle
essentiel, si elle veut arriver à la mélodie, de copier les
inflexions du langage naturel. C'est un des principes fas-
tidieux qui ont obsédé l'esprit de J.-J. Rousseau. Dans
le fragment d'un de ses ouvrages inédits, tiré de la
Bibliothèque de Neufchâtel et publié par Jansen, est posé
ce principe très contestable « ... Le chant mélodieux et
:

appréciable n'est qu'une imitation des accents de la voix


parlante » (cf. l'Essai sur l'origine des langues, ch. XII).
On lit dans la Lettre sur la musique française « Toute :

musique est nationale; elle tire son principal caractère


de la langue qui lui est propre, et c'est la prosodie de la
langue qui lui donne ce caractère ». Que penser de cela,
quand on connaît Mozart et Beethoven? (Voir aussi, dans
la Nouvelle Héloïse, toute la lettre XLVIII, de Saint-Preux
à Julie, sur « le lien puissant et secret des passions avec
les sons Dès 1758, dans un livre intitulé Le spectacle
».)
des Beaux-Arts (p. 297-301), Lacombe écrivait « Les :

diverses inflexions de la voix prises d'une conversation un


peu animée, sont propres à devenir autant de chants par-
ticuliers.. Un musicien doit sans cesse étudier les inflexions
.

de la voix. » 'Dans sa Poétique de la musique (1785),


Lacépède affirme que la musique « n'a composé son langage
que des cris des passions déchirantes », et qu'elle est
« un langage plus énergique que le langage ordinaire »
(t. I, p. 13, 31, 51, 72, etc.). C'est la doctrine de Villoteau

dans ses Recherches sur l'analogie de la musique avec les


arts qui ont pour objet l'imitation du langage (2 forts
volumes, 1785); c'est celle de Diderot; celle de Condillac
qui, dans son Essai sur l'origine des connaissances humaines
(ch. VI), dit que la bonne déclamation doit être le modèle
du chant. Ce fut celle de compositeurs illustres, comme nous
le verrons dans la suite. Grétry écrivait dans ses Essais :

« La vérité de la déclamation peut seule faire de la musique


un art qui a ses principes dans la nature... L'étude d'un
compositeur est celle de la déclamation, comme le dessin
d'après nature est celle d'un peintre. » Dans ce texte est le
304 LES TEMPS MODERNES

mot qui résume tout le xvm e siècle crut bien faire en


:

ramenant tous les arts à l'observation de la « Nature ».


Pour les arts du dessin, l'idée était excellente; pour la
musique, elle n'était pas absolument mauvaise et pouvait
avoir son utilité partielle; mais, à moins d'être complétée
et dominée par des idées d'un tout autre ordre, elle
risquait, une fois posée comme principe général et suffisant
à tout, d'engager les compositeurs dans une voie où ils
perdraient toute originalité, toute grandeur, tout intérêt
vraiment musical. L'observation du langage naturel diver-
sifié par l'émotion peut faire trouver un bon récitatif; elle

ne fera pas trouver le plan d'une fugue, celui d'une sonate,


d'un trio, d'un quatuor à cordes, d'une symphonie. Aussi
a-t-elle paru si importante —
ou plutôt si commode !

aux musiciens dont l'éducation technique était insuffisante :

Lulli, Rousseau, Grétry... Le rôle de la Révolution sera de


mettre un terme à ces amusements philosophiques comme
aux vaines discussions sur la supériorité de la musique
italienne ou de la musique française, et d'avoir une con-
ception à la fois profonde et juste du rôle social des com-
positeurs.
L'obstination à chercher dans la voix qui déclame le
modèle de la voix qui chante eut, pour l'opéra sérieux lui-
même, de très fâcheuses conséquences. Les interprètes de
la tragédie lyrique adoptèrent tous les défauts des inter-
prètes de la tragédie dialoguée. Rousseau les a indiqués de
façon saisissante; il exagère sans doute et cède au parti
pris,un peu comme un autre moraliste de son école le —
comte Léon Tolstoï, lorsqu'il parle d'une représentation de
R. Wagner —
mais son témoignage n'est pas le seul
; :

« ... Ce dont vous ne sauriez avoir l'idée, ce sont les cris affreux,
les longs mugissements dont retentit le théâtre pendant la représen-
tation. On presque en convulsion, arracher avec
voit les actrices,
violence ces glapissements de leurs poumons, les poings fermés
contre la poitrine, la tête en arrière, le visage enflammé, les vais-
seaux gonflés, l'estomac pantelant; on ne sait lequel est le plus
désagréablement affecté, de l'oeil ou de l'oreille... et ce qu'il y a de
plus inconcevable, est que ces hurlements sont presque la seule chose
qu'applaudissent les spectateurs. »
(Voir la Nouvelle Héloïse, II, Lettre XXIII de l'amant de Julie
à M mc d'Orbe.)
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DU XVIII e SIÈCLE 305

Ces défauts des principaux interprètes ne furent pas


les seuls qui maintinrent le théâtre lyrique dans un état
inférieur. Les chœurs étaient, de toute manière, en dehors
de l'action. Ils arrivaient sur la scène en deux ransrs
comme des soldats à la parade les hommes d'un côté, les
:

femmes de l'autre ils se croisaient sur le devant du théâtre,


;

puis prenaient place par ordre d'ancienneté à droite et à


gauche pour chanter comme des automates, les hommes
ayant les bras croisés, les femmes un éventail à la main.
Pour mesurer le chemin parcouru en 1850, qu'on songe au
chœur de Lohengrin signalant l'arrivée du cygne!... Les
danseurs portaient un masque et avaient, comme les cho-
ristes, un costume sans rapport avec le sujet de la pièce.
C'est le chansonnier Laujon qui supprima ce double abus
pour la représentation de sa Sylvie (musique de Pierre
Lagarde) jouée à l'Opéra en 1766.
Le public musical n'était pas encore formé. A vrai dire,
en dehors des cours, des théâtres, des fêtes solonnelles
de l'Eglise, et des petits cercles autour de quelques riches
amateurs, il n'y avait pas de public. Les Académies créées
à partir de 1582 dans les grandes villes d'Italie Rome, Flo-
:

rence, Bologne, Pacloue, Brescia, Bergame, Vérone, Sienne,


Ferrare..., avaient été des cénacles fermés, comme furent
les clubs musicaux de Londres et les Collegia musica en
Italie, en Allemagne, en Suisse, en Suède. La Renaissance
avait restreint, au lieu de l'élargir dans la vie sociale, le
champ d'action delà musique; (ce fut d'ailleurs une belle
période de l'histoire, que celle où des musiciens, con-
vaincus de la beauté de leur art, se groupaient, non pour
gagner de l'argent grâce aux entraînements de la mode,
mais pour faire de la musique). Le développement de
la composition instrumentale et de la virtuosité amena
peu à peu l'institution des concerts. Les Concerts spiri-
tuels, créés en 1725 par Philidor pour suppléer les
théâtres dans la partie de l'année où leur fermeture était
exigée par l'Eglise, eurent d'abord une brillante fortune
et suscitèrent les institutions de même nom fondées à
Leipzig par Ad. Hiller (1761), h Berlin par Fn. Reichaudt
(1783), h Vienne par Fr. X. Gebauer (1820). Les Concerts
de Destouche sont aussi de 1725. Dans la suite, Paris eut
Combarieu. — Musique, II. 20
306 LES TEMPS MODERNES

le Concert des Amateurs qui, dirigé par Gossec en 1770 et


n'étant pas lié à un programme religieux, éclipsa bientôt
les Concerts spirituels et prit, en 1780, le nom de Concerts
de la loge Olympique. Pour ces derniers, Haydn écrira
six symphonies (1784). y eut aussi les Concerts
Il

Feydeau (1794), les Concerts de la rue de Cléry (1800), les


Concerts de la rue de Grenelle (1803), enfin les Concerts
du Conservatoire, ébauchés en 1806 par Habeneck, et qui,
à partir de 1828, devaient avoir un si grand éclat. Les plus
importantes créations similaires de l'étranger furent à :

Vienne, la Viennese Tonkùnstler-Societdt(1112);khondrcs,


les Concerts of Ancient Music (1776), où on n'exécutait
que des œuvres de compositeurs décédés depuis vingt ans
au moins; à Berlin, la Singakademie, fondée par Karl
Fasch en 1790. La plupart de ces institutions sont encore
prospères, mais assez éloignées de leur forme initiale.
Autrefois, on n'abusait, comme aujourd'hui, ni du concert
ni du théâtre. A l'origine, le Conservatoire lui-même ne
donnait que six séances par an.
Une autre création de cette période, connexe à la
fondation des concerts, fut celle de l'orchestre. Avant de
parler de la symphonie, qui fut son objet, et du théâtre,
où l'orchestre ne joua que plus tard un rôle important,
nous devons parler de l'outillage les instruments à
:

cordes et les instruments h vent.


Le violon prit au xvm e siècle une importance de plus
en plus grande. Après Leclair, Gaviniès, Barthélémon,
la France eut des violonistes célèbres Cartier, Rode,
:

Baillot, qui, à la fin du siècle, avaient pour rivaux les


virtuoses étrangers venus à Paris pour y chercher gloire et
fortune :l'italien Viotti, le tchèque Stamitz, l'allemand
Kreutzer, le polonais Durand, le sicilien Jarnowic. Mais
ce sont les écoles italiennes qui restèrent à la tête du pro-
grès :celle de Turin fondée par G. Somis, celle de Padoue
fondée par Tartini. h'Arte dell'Arco de ce dernier, l'Art of
playing the violin de Geminiani (Londres, 1740) sont
des ouvrages qui, aujourd'hui encore, n'ont pas perdu leur
autorité. Viotti (1753-1824), qui fut accompagnateur de la
reine Marie-Antoinette et maître de chapelle du duc de
Soubise, marque le point culminant dans les progrès de
CARACTERES GENERAUX Dl XVIII e SIÈCLE 307

l'artdu violon au xvm c siècle par sa virtuosité, par son


:

enseignement, par ses duos et ses concerts, il a mérité le


titre de « père de la technique moderne ».

Jean-Baptiste Cartier, né à Avignon en 1765, élève de Viotti,


accompagnateur de la reine Marie-Antoinette, a écrit XII sonates
pour violon seul et busse, une Sonate pour le violon avec ace. de
violon dans le style de M. Lully, des duos et divers pots-pourris pour
le violon (B. N. V m 7 680, 831, 1)27, 930, 1021). —
Pierre-Joseph Rode,
né à Bordeaux en 1774, autre élève de Viotti, professeur au Conser-
vatoire en 1795, a écrit 13 concerti pour violon principal, avec
accompagnement de piano ou d orchestre (B. N. V,,, 7 1846, et suiv.).
— Baillot, né à Passy en 1771, virtuose illustre et de grande
autorité à qui l'on doit une Méthode encore classique, est l'auteur
d'un grand nombre de compositions brillantes (Variations, Préludes,
Caprices, Nocturnes, Airs variés), parmi lesquelles 15 trios pour
2 violons et basse, et 9 concerti (B. N. V m 7 1261, 1770-72, 10 465...).
La plupart des œuvres de ces maîtres sont restées en honneur dans
nos concerts et les concours de nos conservatoires. —
Jaknowic se fit
entendre au Concert spirituel en 1770 et obtint à Paris de véritables
triomphes quelques-uns de ses concerti furent publiés ou arrangés
;

par Bréval (B. N. V m 7 1767, 10564). On écrivait pour violon solo


avec basse chiffrée, pour deux violons, pour concerto de violon avec
accompagnement de trio ou quatuor à cordes, ou de piano, ou
d'orchestre, pour duo de violon et hautbois (Garnier, 1759-1825,
B. N. V„i 7 6 582). Quelquefois, le violon servait d'accompagnement
dans les sonates écrites « pour le clavecin ou le forte piano »
(Lebrun, B. N. V m 7 5 366-7; Levasseur, ibid. \'m,' 5 516, 5 358 bis).

La série des violes fournissait l'alto et la basse des


instruments à cordes. Quelques types de la même famille
furent usités au xvm c
da braccio (avec un
siècle : la lira
grand nombre de cordes sur le manche et à côté de lui),
qui fut particulièrement en faveur auprès de Ferdinand IV
de Xaples et pour laquelle Haydn écrivit cinq concerti et
sept nocturnes; le baryton, si loué par Léopold Mozart et
de structure analogue, qui eut un exécutant célèbre le :

prince Nicolas Esterhazy; la viole d'amour, avec sept


cordes pour le toucher et sept cordes de résonance. Le
théorbe (basse de luth) figurait encore dans la chapelle de
la cour d'Autriche en 1740, et était joué à Berlin en 1755.
Une variété de la viole, VArc/iiviola da lira, appelée encore
Lirone, ou Accordo, et ayant jusqu'à 24 cordes, remplit
l'office de la contrebasse moderne à 4 cordes beaux ins- :

truments que l'industrie d'art transformait parfois en objets


308 LES TEMPS MODERNES

de grand luxe et qui ne sont plus aujourd'hui que de


magnifiques pièces de musée ou de collections particulières.

Les compositions pour violes antérieures à 1750 restèrent en hon-


neur dans la période suivante. Un recueil manuscrit daté de 1762
(B. N. Vm 1625) contient, avec des sonates de Corelli, de charmantes
pièces pour violes en trio, de Marais. Un répertoire intéressant est
le « Recueil de pièces de viole avec la basse, tiré des meilleurs
autheurs, Marais le père, Roland Marais, Forcroy (Forqueray), de
Caix (Caix d'Hervelois, musicien de la chambre du duc d'Orléans) et
autres ». Ce sont des Suites formées de préludes, rondeaux,
gavottes, allemandes, menuets, musettes, carillons, etc., avec des
titres dans le goût du temps : la Brillante, la Favorite, les Petits
doigts, la Polonaise, Y Heureuse, la Paysanne, la Folette, YAméri-
quaine (sic), etc.

Le violoncelle fut longtemps effacé par la viole de gambe.


Dès la fin du xvn e siècle, il avait pris peu à peu un rôle
d'une certaine importance comme partenaire du violon
dans la musique de chambre ou comme solo, grâce à
l'impulsion donnée par les maîtres du nord de l'Italie. En
1750, son répertoire était assez pauvre. Il comprenait les
sonates des deux bolonais Giuseppe Jacchim (1697) et
Gaetano Bom (1717), de Laxzetti (deux livres de sonates
pour violoncelle avec basse chiffrée, Amsterdam, 1736),
de Giacomo Cervetto, et YEcole du violoncelle (1741) de
Michel Corrette. Dans la suite parurent les maîtres qui,
par leurs ouvrages, leur exemple ou leur doctrine,
donnèrent l'essor à la virtuosité moderne les deux frères
:

Déport, Jean-Pierre, né à Paris en 1741, qui fut premier


violoncelliste de la Cour à Berlin, et Jean-Louis, l'exécu-
tant qui, selon le mot de Voltaire, « savait d'un bœuf
faire un rossignol », auteur du capital Essai sur le doigter
du violoncelle et la conduite de l'archet; J.-B. Bréval (1756-
1825) et les deux Levasseur, Pierre-François et Jean-Henry,
qui tous deux appartinrent à l'orchestre de l'Opéra et
contribuèrent à fonder l'enseignement du violoncelle au
Conservatoire.

Michel Corrette, organiste du Collège des Jésuites à Paris (1738),


puis du duc d'Angoulème, a beaucoup écrit pour les instruments à
vent, à touches et à cordes. —C'est pour Jean-Pierre Dlpokt, né
en 1741 à Paris, mort à Berlin en 1848, que Beethoven a écrit ses
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DU XVIII e SIÈCLE 309

deux sonates pour violoncelle (op. 5). On a de lui, avec des duos.
ù
Six sonates pour le violoncelle (Paris, de la Chevardière. s. d., in f ,

B. N. V m 6 340). Son frère, Jean-Louis


7 Duport, né à Paris en 1749
et mort à Paris en 1819, débuta au Concert spirituel en 1768; il fut
célèbre par sa virtuosité de chef d'école, par ses compositions
(sonates, fantaisies, duos, variations) et par son instrument — un
Stradivarius — qui passa ensuite aux mains de Franchomme. Jean-
Baptiste Bréval, né en 1756 dans le dép. de l'Aisne, est l'auteur
d'un Traité du violoncelle (op. 42, Paris, Imbault, s. d., in-f°, B. N.
V m 8 e 9, 10, 11), de Six sonates non difficiles pour le violoncelle (op.
40, ibid., V m 7 6 344) et d'un grand nombre de duos et quatuors con-
certants pour cordes [ibid., V,,, 7 911, 912, 912 bis, 1317). A l'Italien
Giov. Bapt. Cirki (né vers 1740) on doit, pour le violoncelle, des
sonates (op. 3, o, 7, 11, 15), des duos (op. 8, 12), des concerti
(op. 9).

Pour les cors et les xvin e siècle dut avoir


trompettes, le

des exécutants très habiles, comme le font supposer les


œuvres de Bach et de Haendel où ces instruments ont une
partie obligée; cette souvent écrite clans un
partie est
registre si élevé pour les exécutions
qu'elle devient,
modernes, une difficulté qu'on croit prudent de tourner à
l'aide d'expédients. Ainsi, dans le Quoniam de la messe
en si mineur, on remplace les cors d'accompagnement par
des trompettes (Voigt, Kretzschmar, approuvent cette
substitution; les trompettes elles-mêmes offrent un péril
du même genre on peut citer comme exemple, dans la
;

cantate de J.-S. Bach Preise, Jérusalem, den Herrn, la

marche qui prélude au premier chœur, et où des


sert de
trompettes en ut doivent, avec les timbales, se mêler aux
cordes et aux bois; voir aussi l'accompagnement figuré du
chœur final); ou bien on transpose à l'octave inférieure
(ce qui sauve le timbre de l'harmonie, mais peut avoir de
graves inconvénients s'il s'agit de passages fugues); ou
encore, comme Mendelssohn le proposa, on remplace l'ins-
trument par des clarinettes en ut ou en ré. Dans la période
où nous sommes, eurent lieu pour la trompette des progrès
importants dédoublement d'un tuyau, dû à Michel Woggel
:

(Àugsbourg, 1770), adoption des clés par Wbidinger (de


Vienne, 1801) et des pistons par Blumel (de Silésie, en
1813).
Le cor, doté des mêmes sons harmoniques que la
trompette, mais une octave plus bas, a été employé par
310 LES TEMPS MODERNES

les modernes pour les plus heureux et les plus beaux effets
(comme dans ouvertures à'Iphigénie de Gluck et de
les
Lodoiska de Cherubini, dans le scherzo de la Symphonie
héroïque, l'ouverture inoubliable du Freischùtz, les concerti
de Mozart et la sonate de Beethoven spécialement écrite
pour cor). Mais dès le début, lorsque Vivaldi l'eut introduit
dans la musique de chambre et Haendel dans l'orchestre,
l'admirable instrument, d'une sonorité si poétique, fut peu
estimé on le trouvait commun, grossier, peu digne d'une
:

société distinguée Il fut très utilement transformé en 1770


!

par le virtuose saxon Hampel (maître d'un autre virtuose-


compositeur qui a beaucoup écrit pour le cor, Joh. Wenzel
Stich). Après avoir observé qu'un tampon d'ouate introduit
dans le pavillon de l'instrument élevait le son d'un demi-
ton, Hampel refit l'expérience en se servant de sa main :

de là un mode d'exécution qui comblait les lacunes de la


tessiture et enrichissait le timbre de nuances délicates.

En France, jNaudot transcrivit XXVmenuets pour deux cors de


chasse, trompettes, flûtes Iraversières, hautbois, violons et pardessus
de viole (1742). En 1748 et 1749, le Concert spirituel fit entendre des
symphonies de Guignon pour deux cors. Il y a aussi un Divertissement
de Corrktte pour 2 cors (B. N., Y m " 6 996); une symphonie à 2 cors
de Labbk le fils fut exécutée en 1750. Le premier virtuose du cor en
France fut J.-J. Rodolphe (1730-1812), originaire de Strasbourg, pro-
fesseur à l'École royale de chant en 1784, au Conservatoire en 1795,
compositeur et théoricien estimable.

Le trombone ne pouvait pas être en faveur dans une


un peu molle comme celle du xvm c siècle.
société raffinée et
Haendel l'avait introduit dans Israël et dans Saiïl en 1738.
J.-S. Bach dans plusieurs de ses Cantates; mais, après eux,
il n'apparut guère que pour donner une couleur dramatique
à des situations exceptionnelles, comme dans YOrfeo (1762,
date de son premier emploi dans l'opéra) et YAleeste
(1767) de Gluck, dans le Tobie de Jos. Haydn (1775), dans
le Don Juan ou le « Tuba mirum » du Requiem de Mozart.
Il était absent de l'orchestre célèbre de Mannheim en 1777.

Beethoven l'a comme réhabilité dans sa cinquième sym-


phonie.
Le hautbois et le basson avaient le rôle principal
parmi les instruments à vent. Habitué à parler à l'unisson
CARACTÈRES GENERAUX DU XVIII e SIECLE 311

des violons, précieux clans la musique de théâtre et dans


la symphonie à programme pour nasiller des pastorales,
le hautbois avait été enrichi de quatre clés, en 1727, par
Gerhard Hoffmann. Le hautbois alto, ou hautbois da caccia,
devenu, à l'époque de Haydn, le cor anglais, était fort
répandu; le hautbois d'amour (en là), une tierce plus bas
que le hautbois ordinaire, avait, en raison de sa forme,
un timbre moins clair. Les virtuoses les plus célèbres de
8
l'instrument jusqu'aux premières années du xix siècle
furent, en Italie,Alessandro Besozzi (-)- 1775), ses frères
Girolamo (7 1786) et Antonio (7 1781); en Allemagne,
Joh. Chr. Fischer (né en 1733 à Fribourg-en-Brisgau, mort
en 1800 au cours de l'exécution d'un solo), et L.-A. Lerrun,
né à Mannheim en 1746; en France, Sallantin (né à Paris
en 1754), Fr.-Jos. Garnier, né dans le Vaucluse en 1759.

Parmi les œuvres très variées de Garnikh (musique religieuse el


profane, chorale el symphonique), il y a Six duos concertants pour
hautbois et violon (op. 7, Paris, Boyer, s. d., B. N. V,,, 7 6 582).

La flûte, qui, depuis 1720 environ, avait remplacé le

flageolet (dernier représentant de la flûte à bec), devint,


à partir de cette date, un instrument très aimé pour le
solo ou pour le concert, et ne fut guère modifiée jusqu'au
moment où le Bavarois Ch. Boehm (1847) en établit la
construction sur un principe scientifique (pour la perce du
tuyau sonore). Avant 1750, elle avait été mise à la mode
par le célèbre hanovrien .Ion. Joachim Qcantz, maître de
Frédéric 11, qui se fit entendre dans la plupart des grandes
villes musicales il n'a pas écrit moins de 300 concerti et
:

de 200 pièces pour soli, duos, trios, etc., plus un « Essai »


ou « Méthode pour jouer de la flûte traveisière » (1752).
En France, un des musiciens qui ont composé le plus de
duos et de trios pour flûte est Joseph Bodin de Boismortier
(né à Perpignan vers 1691, mort à Paris en 1765).

Les pièces de Caix d'Hervelois pour la flûte traversière (B. N.


V 1 "7 6410-12) sont Concerti de Naudot en
de 1726 et 1731, et les
sept parties pour flûte traversière, antérieurs à 1750. Corkette a
écrit des concerti pour flûtes, violon et hautbois (4 vol., ibid.. \ ,„'
6 673); Garnier, des concerti-/"""' une flûte principale avec accom-
pagnement de deux violons, alto et basse, cors et hautbois (op. 3,
312 LES TEMPS MODERNES

Paris, Déroullède, s. d., ibid., V n 7 6 674), et un Recueil d'airs choisis


,

dans différents opéras nouveaux, arrangés pour deux flûtes (ibid.,


Vm 1
6 601). De Quantz
(1697-1773), les 6 sonates en trio pour deux
fiâtes avec basse sont de 1734, les 6 duos pour flûtes, de 1759;
YEssai de méthode pour jouer la flûte traversière (1752, réédité en
1780 et 1789) fut traduit en France, dans les Pays-Bas et en
Angleterre.

— « Oh! si nous avions seulement des clarinettes! Vous


ne pouvez imaginer l'effet splendide que fait une symphonie
avec hautbois, flûtes et clarinettes. » Ainsi s'exprime
l'auteur de la Flûte enchantée et du Requiem dans une
lettre du 3 décembre 1788. A cette époque, le bel instru-
ment n'était pas entré dans l'usage des orchestres. (Voir
dans Vint. Mus. Ges., juillet 1911, La question des clari-
nettes dans V instrumentation du XVIIIe siècle, par Georges
Cucuel.) Inventée vers 1690 par le Bavarois Denner, qui
s'appliquait alors h chalumeau
perfectionner l'ancien
français, ignorée de Bach et ne
de Haendel, la clarinette
paraît avoir été sérieusement cultivée que dans la seconde
moitié du xvm c siècle. Hiller la signalait comme une nou-
veauté dans un opéra représenté à Berlin en 1767 {Amore
e Psiche d'Agricola). Rameau en fait usage dans Acante et
Céphise (1753). On la considéra d'abord comme une variété
du clarino ou trompette. Celui qui la fit apprécier en
France fut le virtuose Joseph Béer, de Bohême; il forma
par ses leçons le célèbre Michel Yost (né à Paris
en 1754), qui eut lui-même pour élève un exécutant très
distingué, Jean Xavier Lefèvre, de Lausanne, mort à
Paris en 1829. On ne la trouve qu'assez tard à Mannheim,
dans l'orchestre de la jeune école, en 1777; Gluck et
Haydn l'ont peu employée c'est avec Mozart que com-
:

mença la période moderne de sa brillante fortune.


En France, dans le ballet héroïque de Rochefort,
Bacchus et Ariane (1791), il y avait encore un serpent
remplissant la partie de contre-basson et il faut aller !

jusqu'à YAstyanax de Kreutzer (1801) pour trouver des


cors écrits à quatre parties réelles.
Le clavecin figura encore quelque temps dans certains
orchestres; mais une ère nouvelle avait commencé en 1711
avec l'invention de Bartolomeo Cristofori de Padoue qui,
CARACTÈRES GENERAUX DU XVIII e SIECLE 313

en construisant une mécanique pour attaquer la corde avec


un marteau au lieu d'une plume, permit à l'ancien
« clavier » de régler l'intensité du son. et créa ainsi le

forte e piano, ou pianoforte, et, par simplification du


terme, le piano moderne.

L'invention de Ckistofori, peu connue hors de l'Italie, fut successi-


vement perfectionnée par le célèbre luthier de Freiberg, Gottf.
Silbermann (y 1753), dont le premier piano forte fut connu et d'ail-
leurs peu goûté de J.-S. Bach, son élève Joh. Andr. Stein 1792,
(-J-

Augsbourg), et Stkeicher de Vienne, ami fidèle de Beethoven; par


Bkoadwood à Londres, Pape et Sébastien Erard à Paris. Le clavecin
continua son règne assez longtemps. Corrette, après 1730, écrivait
une méthode pour apprendre à toucher le clavecin et « ajustait », pour
l'instrument, des airs italiens et des menuets (B. N. V,,, 8 s. 703 et
12 ter). Les Six Sonates pour Harpsichord (Londres, Welker, s. d.,
B. N. V,,, 7 5 300) sont de 1750 environ. Nicolas Séjean (1745-1849)
écrivait des pièces, vers 1765, « pour clavecin ou piano forte »
(B. N. V m 7 5 405). L'instrument est passé peu à peu au second rang,
mais s'est maintenu dans l'usage jusqu'au temps présent.

Pour compléter les généralités contenues dans ce cha-


pitre, nous ajouterons ici que le xvm* siècle a vu paraître
les premiers travaux vraiment sérieux relatifs à l'histoire
et à la bibliographie de la musique :

En ItalieGiow. Baptista Martini (Bologne) Storia délia musica,


:

que de la musique dans l'anti-


3 vol. ,'1757, 1770, 1781, (ne traitant
quité). —En Angleterre, John H awkins A gênerai History of the science
:

and practice ofmusic, 5 vol.. 1776, réédités en 1853 et 1875, Londres,


chez Novello (ouvrage contenant un riche matériel de citations utiles) :

Ch. Blrnf.y A gênerai History of music, 4 vol., 1777-1789, auxquels


:

il faut ajouter les relations des voyages musicaux de Burney eu


France et en Italie (1771), en Allemagne, Pays-Bas et Provinces-
Unies (2 vol., 1773). —
En Allemagne, Nicolas Forkel (esprit sec et
pédant! ose dire Fétis), Directeur de la musique à l'Université de
Gottingue Allgemeine Geschiclite der Musik, 2 vol., 1788, 1801
:

(Histoire allant jusqu'au milieu du xvi e siècle), et le répertoire très


important, Allgemeine Literatur der Musik oder Einleitung zur
Kenntnis der musikalischen Bûcher, 1792, auquel on peut joindre
Musikalisch-Kritische Bibliotek, 3 vol., 1778-9; Prince-Abbé Martin
Gerbert (monastère de S. Biaise) De cantu et musica sacra, a prima
:

ecclesix setate usque ad prsesens tempus, 2 vol., 1774 (répertoire de


textes précieux pour l'histoire du chant sacré au moyen âge) et les
3 vol. de Scriptores ecclesiastici de musica sacra potissimum, 1/84.
On peut mentionner l'opuscule de Karl Fr. Gramer (un partisan de
la Révolution) sur l'Histoire de la musique française, 1786. — A ces
314 LES TEMPS MODERNES

ouvrages d'importance capitale, il faut joindre ceux des lexico-


graphes et auteurs de répertoires. Jacob âdlung Anleitung zu der
:

musikalischen Gelehrteit, etc. (Erfurt, J. D. Jungnicol sen. 1758,


in-8° 2 e édit. revue par J.-A. Hiller, Dresde et Leipzig, Breitkopf.
;

1783, in-8°), et Joh. Gotitried Walther, élève du précédent, ami et


parfois collaborateur de J.-S. Bach Musikal. Lexikon (Leipzig, 1732,
:

in-8°); Joh. Gruber : Literatur der Musik, oder Einleitung zur


Kenntais der vorzuglichen musikalischen Bûcher fur Liebhaber der
musikal. Literatur hestimmt (Nùrnberg, 1783; suite Beytrage zur
".

Literatur der Musik, ibid., 1785). Le Lexikon de H. Chr. Koch (né


eu 1749) parut en 1802.
En France, l'histoire et la science du chant liturgique s'enrichirent
d'un ouvrage dû à un savant qui, sans être l'égal de Dom Jumilhac,
a mérité d'être classé parmi les « fondateurs de l'archéologie natio-
nale » (P. Aubry, La musicologie médiévale, 1900) Traité histo-
:

rique et pratique sur le chant ecclésiastique avec le Directoire qui


,

contient les principes et les règles, suivant V usage présent du diocèse


de Paris et autres, précédé d'une nouvelle méthode pour l'enseigner
et l'apprendre facilement, par M. /'«Mc'Lebeuf, chantre et sous-chantre
de l Eglise d'Auxerre, à Paris, M. DCC, XLL. L'abbé Lebeuf a refait
un plain-chant à sa façon, suivant une méthode qu'il justifie ingé-
nieusement « Je me suis proposé, dit-il, de centouiscr comme avait
:

fait saint Grégoire. J'ai déjà dit que centoniser était puiser de tous
côtés et faire un recueil choisi de tout ce qu'on a ramassé. » Quelques
autres travaux d'ensemble sur la musique religieuse et profane
méritent l'attention.
Si l'on excepte la petite Histoire générale, critique et philologique
de la musique de Ch. H. de Blainville, « ouvrage qui promet beau-
coup et tient peu ;; dit avec raison Forkel (1765, 1761, 1767, xi-189
p. in-4° et 69 tableaux), le premier essai, en France, d'une histoire
générale de la musique est celui de Bourdei.ot, Boxxkt et Bonnf.t-
Bovrdelot Histoire de la musique et de ses effets depuis son origine
:

jusqu'à présent, dédiée au duc d'Orléans (Paris, J. Cochart, 1715, in-12


de 487 pages). D'autres éditions en furent données à Amsterdam (1725,
4 vol. in-12, et 1726), à La Haye et Francfort-sur-le-Mein (1743. 4 vol.
avec des titres modifiés). Très estimé en son temps (voir Mémoires
de Trévoux, avril 1716, p. 594), ce travail est cité au xvin c siècle
comme l'œuvre de J. Bonnet, lequel déclare, dans la préface, qu'il a
tiré une partie de ses documents des mémoires manuscrits de l'abbé
Bourdelot, son oncle, et de Bonnet-Bourdclot, son frère, médecin de
la duchesse de Bourgogne. Les chapitres se succèdent sans observer
un ordre chronologique rigoureux. Le 1 er est consacré à YOri-
gine des quatre systèmes de la musique vocale et instrumentale: le
2 e aux Quatre modes principaux ou chants authentiques; le 8 e aux
Sentiments des philosophes, poètes et musiciens de l'antiquité sur la
musique, et à ses effets sur les passions; le 4 e à la Musique artificielle
selon les règles de la mécanique; les chapitres v-vm parlent des
Progrès de la musique chez les Hébreux, les Grecs et les Chinois;
dans les ix° et x c l'auteur « s'attache plus particulièrement à la
,
S

CARACTERES GENERAUX DU XVIII e SIECLE 31

musique des Romains et des Gaulois ou Français; dans le chapitre xi,


il traite des Fêtes données dans les différentes cours de V Europe et

même chez les Perses (sic) le chapitre xn contient une Dissertation sur
:

différentes opinions de la musique française et de l'italienne; le i3


e

parle de la Sensibilité des animaux à l'égard de la musique. Dans le


12°, dont le sujet sera un des lieux communs de la critique du
siècle, on trouve les reproches suivants adressés à la musique ita-
lienne a Les basses sont trop doublées... On n'entend plus le sujet,
:

qui parait trop nu auprès de ce grand brillant... On peut ici com-


parer la musique française à une belle femme dont la beauté simple,
naturelle et sans art, attire les cœurs de tous ceux qui la regardent,
et qui n'a qu'à se montrer pour plaire, sans craindre d'être défaite
par les minauderies affectées d'une coquette outrée qui cherche à
mettre les gens dans son parti à quelque prix que ce soit coquette :

à qui nous avons déjà comparé la musique italienne. »


Supérieur à ce travail est YEssai d'une histoire de la musique de
Dom Phil. Jos. Caffiaux, moine bénédictin de la Congrégation de
Saint-Maur (3 volumes manuscrits, 1757, conservés à la B. N. ms. fr.
225 36-8; le 3 e in-f°, contient de la musique notée). Le manuscrit de
,

cette histoire, acquis vers 1812, provient de la bibliothèque du


monastère de Corbie, près d'Amiens. Dom Caffiaux n'était ni un
musicien spécialiste, ni un artiste, mais un érudit consciencieux et
bienveillant qui, jugeant Y Histoire de Bonnet à peine digne de ce
nom, voulut doter les bibliothèques d'un ouvrage qui leur manquait.
Il débute assez mal, en attribuant la variété des systèmes musicaux

à l'inconstance de l'homme, sans voir que, dans celte variété, il y


a une persistance due à l'esprit de tradition. Il a rarement recours
aux sources et n'analyse pas les monuments musicaux eux-mêmes;
en revanche, il a examiné, résumé « douze cents » ouvrages sur la
musique, et son travail est intéressant pour l'histoire des idées.
Voici les sujets qu'il traite dans une suite un peu confuse,
ici rectifiée pour la commodité des recherches, de Dissertations
(placées dans le vol. I) et de Livres (placés dans le vol. II) :

Dissert. 1 [vol. I] De l'excellence et des avantages de la musique.


:

Liv. I [vol. II] :Histoire de la musique depuis la naissance du


monde jusqu'à la prise de Troie. Liv. II [vol. II] Histoire de la
:

musique depuis la prise de Troie jusqu'à Pythagore. Dissert. 2


[vol. I] Sur les parties de la musique ancienne. Dissert. 3 [vol. IJ
: :

Sur la musique des différents peuples. Liv. III [vol. II] Histoire de:

la musique depuis Pythagore jusqu'à la naissance du Christianisme.


Dissert. 4 [vol. I] Sur les instruments de musique anciens et
:

modernes. Dissert. 5 [vol. 1] Sur le contrepoint des anciens et des


:

modernes. Dissert. 6 [vol. I] Sur la déclamation. Liv. IV [vol. III]


: :

Histoire de la musique depuis la naissance du christianisme jusqu'à


Gui d'Arezzo, 1050. Dissert. 7 [vol. I] Sur le chant et la musique
:

d'Église. Liv. V [vol. III] Histoire de la musique depuis Gui d'Arezzo


:

jusqu'à Lulli. Dissert. 8 [vol. I] Sur l'opéra. Dissert. 9 [vol. I]


: :

Sur la sensibilité des animaux pour la musique. Liv. VI [vol. II] :

Histoire de la musique depuis Lulli jusqu'à Rameau. Dissert. 10


316 LES TEMPS MODERNES

[vol. 1] Parallèle de la musique ancienne et moderne. Dissert. 11


:

[vol. I] Parallèle de la musique française et italienne. Dissert. 12


:

[vol. IJ Parallèle des lullistes et des antilullisles. Liv. VII [vol. II]
: :

Histoire de la musique depuis Rameau jusqu'à aujourd'hui (1754),


plus un catalogue (incomplet) des musiciens dont il n'est point parlé
dans le corps de l'ouvrage. Le volume III est consacré à une Nou-
velle méthode de solfier la musique beaucoup plus facile que celle
dont on s'est servi jusqu'à présent, suivie de gammes de toutes les
espèces de modulation, avec les noms des notes du nouveau sys-
tème (et exemples tirés des airs du temps).
L'histoire de la musique la plus considérable par l'ampleur, l'ori-
ginalité et l'abondance des documents, est celle de Jean-Benjamin
Laborde, dont nous analyserons plus loin un livre de chansons très
important Essai sur la musique ancienne et moderne (Paris, 1780,
:

4 vol. in 4°, de 445, 444, 698 et 476 pages de texte et 355 pages de
musique). Une grande partie des documents avait été déjà réunie
par Bêche et Roussier. Le volume I contient de nombreuses planches
d'instruments; le II (chap. xn), une importante série de chansons fran-
çaises depuis le xm e siècle, mises à 4 parties le III, source princi-
;

pale pour l'étude des musiques italienne et française à cette époque,


est un dictionnaire des musiciens. Né en 1734, issu d'une ancienne et
riche famille française, élève de d'Auvergne pour le violon, de
Rameau pour la composition, auteur de 28 opéras, gouverneur du
Louvre sous Louis XV, La borde est un des types de l'amateur bril-
lant, érudit, un peu superficiel. Il fut guillotiné sous la Révolution
(22 juillet 1794).
Rappelons que le plus ancien lexique musical (abstraction faite du
Definilorium de Tinctoris au xv c siècle et de la Clavis ad Thesaurum
artis musicœ de Balthazar Ianowka, Prague, 1701) est l'œuvre du
Français Sébastien de Brossard Dictionnaire de musique contenant
:

une explication des termes grecs, italiens et français, etc. (Paris,


in-f°, 1703; 2 e édit. in-8°, 1705). Une très bonne étude sur l'auteur a
été donnée par Michel Brenet dans les Mémoires de la Société de
l'histoire de Paris et de l'Ile-de-France, tome XXIII, 1896.

Tels sont les faits d'importance générale caractérisant


les divers aspects de l'époque à la fois traditionnelle et
novatrice, sensuelle et préoccupée de progrès, aimable et
sérieuse, que nous avons à étudier. Nous parlerons d'abord
de l'opéra et de ses annexes; ensuite de la musique instru-
mentale.

Bibliographie.

CHARLES Burney : The présent of music in France and Italy (1771);


state
et The présent state of music in Germant/, theNetherlands and United Pro-
vinces (2 vol., 1773). — Michel Brenet les Concerts en France sous l'an-
:
CARACTÈRES GENERAUX DU XVIII e SIÈCLE 317

cien régime (1900). —A. ScHERING Gcschichle des Instrumental Konzerls


:

bis auf die Gegenwart (dans la collection des manuels publiée à Leipzig,
chez Br., par Hermann Kretzschmar). — A. Hipkins :Otd Keyboard
instruments (1887); Musical instruments, historié, rare and unique (1888);
A description and history of the Pianoforte and older Keyboard stringed
instruments (1896). — J. E. ALTENBURG :Versueh einer Einleilung zur
heroisch-musihalischen Trompeter und Pauhen-Kunst (Halle, 1795; réédition
par RICHARD BERTLING, Dresde, 1911). —W. H. Hadow, The Oxford History
of Music, 1904, t. V. p. 1-84.— Fr. VoLBAGH Bas moderne Orchester in
:

seiner Entwickelung (Leipzig, Teubner, 1910). — Nous avons donné, dans


le vol. I, une bibliographie sommaire pour l'étude des instruments. On
peut y joindre : Die Fliite, par Paul Wetzger (Heilbronn, a. N., s. d.
Cefes-Edition), broch. de 78 p. contenant, avec l'historique de l'instrument
et l'étude de ses progrès, un catalogue des compositions pour la flûte; die
Klarinelte (ibid.), par W. Altenrurg. On peut consulter aussi le Dictionnaire
pratique et raisonné des instruments de musique anciens et modernes, etc.,
par Albert Jacquot (Paris, Fischbacher, 1886. B. N. V 8 345), in-8° de
295 p.

CHAPITRE XLVII

GLUCK ET PICCINI

Gluck; caractéristique générale de son œuvre. — L'opéra et le sans-gêne


de ses habitudes au XVIII e siècle. — Nouveau point de vue adopté par
Gluck; la préface à'Alcests et sa valeur comme indication d'un programme
de réforme. — Rôle de Galzabigi.— Les chefs-d'œuvre de Gluck; opinion
de quelques contemporains; prédilection du compositeur viennois pour
Paris.— Piccini circonstances dans lesquelles il fut appelé à Paris. Son
;

caractère et ses antécédents.— Conflit des Gluckistes et des Piccinistes.


Péripéties et dénouement de la lutte.

Les progrès du drame lyrique furent antérieurs à ceux


de la « Symphonie », car l'opéra était un genre plus facile
à traiter et comme soutenu par une longue tradition.
Le génial Christoph Willibald Gluck (1714-1787),
auteur d'une cinquantaine d'opéras, ballets ou pièces de
circonstance, brille, dans l'histoire du théâtre, à la suite
de Rameau. Il a fait une « révolution » qu'on a com-
parée à celle de R. Wagner. Après les avoir imités en
suivant la mode, il abandonna le style et l'art italiens qui
avaient dégénéré en fades et vaines parades de virtuosité;
prolongeant et complétant l'œuvre de Rameau, il rap-
procha l'opéra de la nature et s'efforça de créer le vrai
drame musical. Traitant des sujets grecs, il ne s'est pas
appliqué, comme les Florentins du temps de Péri, à faire
revivre des procédés et des formes extérieures, mais à
pénétrer l'âme de l'art antique, et à l'exprimer telle qu'il
la concevait. Cette réforme capitale, conquête nouvelle d'un
peu plus de vérité et recherche exceptionnelle d'une beauté
tout autre que celle dont le public faisait alors ses délices,
GLUCK ET PICCINI 319

Gluck l'a accomplie en France, en s'inspirant d'un modèle


français; partout ailleurs elle eût été impossible.
L'opéra italien, au xviu e siècle, s'était si éloigné du bon
sens et de la vraisemblance, que l'opéra-bouffe lui dut,
par voie de contraste et de dédommagement, le meilleur de
son succès. La plupart des livrets étaient indignes de
l'attention d'un esprit sérieux. Ce qui se passait sur la
scène n'était que spectacle pour les yeux ou divertisse-
ment banal pour l'oreille. Pendant la représentation, les
spectateurs de marque jouaient aux dés dans leurs logis.
s'interrompant seulement lorsque paraissait le danseur, le
castrat ou la chanteuse à la mode. Le rôle du compositeur
était peu de chose il se réduisait à la confection hâtive
:

d'un canevas très sommaire auquel la tyrannique vanité


des principaux interprètes ajoutait les broderies d'un
répertoire tout personnel. Ce mauvais goût régnait en
Italie, à Vienne, en Allemagne, en Angleterre, partout,
sauf en France, où, malgré les invasions de l'italianisme,
— et réserve faite d'autres abus persistants, —
la tradition
lulliste et l'exemple des chefs-d'œuvre de Rameau con-
servaient à l'opéra une sorte de noblesse royale.
« Il y a trois ou quatre musiciens seulement, a écrit
E. Reyer, qui peuvent regarder Mozart en face. Gluck est
de ceux-là. » L'auteur de Sigurd a dit ailleurs « J'ai vu :

notre maître à tous dans l'art de la critique, Hector


Berlioz, pleurer de joie, sangloter de bonheur, en lisant
Alceste au piano. » Cependant, « ni de son vivant, ni
après sa mort, Gluck n'a passé pour un grand musicien.
Il en savait à peu près autant que le cuisinier de Hvendcl,

au dire de Haendel lui-même. Admettons donc que Gluck


n'était pas un bien grand clerc en musique; mais qu'on
nous accorde au moins qu'il était un musicien de génie! »
(E. Reyer.) Pour une appréciation d'ensemble, précisons
quelques faits.
Gluck a indiqué les traits nouveaux de son esthétique
dans un assez grand nombre de textes. Le principal est
l'épi tre au grand-duc de Toscane qui sert de préface à
Alceste. On y lit cette profession de foi :

« Lorsque j'entrepris de composer la musique de Y Alceste, je me


proposai de la dépouiller entièrement de tous ces abus qui, introduits
320 LES TEMPS MODERNES

soit par la vanité mal entendue des chanteurs, soit par la trop grande
complaisance des maîtres, depuis si longtemps défigurent l'opéra
italien, et du plus pompeux et du plus beau de tous les spectacles
en font le plus ridicule et le plus ennuyeux. Je songeai à réduire la
musique à sa véritable fonction, qui est de seconder la poésie dans
l'expression des sentiments et des situations de la fable, sans inter-
rompre V action ou la refroidir par des ornements ijiutiles et super-
flus, et je crus que la musique devait être à la poésie comme à un
dessin correct et bien disposé la vivacité des couleurs, et le con-
traste bien ménagé des lumières et des ombres, qui servent à animer
les figures sans en altérer les contours.
a J'ai cru que mes plus grands efforts devaient se réduire à
rechercher une grande simplicité. »
A la fin de cette préface à'Alceste, Gluck, conséquent avec lui-
même, reporte loyalement tout l'honneur de ses innovations sur son
librettiste, Calzabigi :

<( Ce célèbre auteur, ayant conçu un nouveau plan du drame lyrique,


a substitué aux descriptions fleuries, aux comparaisons inutiles, aux
froides et sentencieuses moralités, des passions fortes, des situations
intéressantes, le langage du cœur et un spectacle toujours varié. »
Et dans une lettre publiée par le Mercure de France (février 1773),
il écrit :

« Je meencore un reproche plus sensible si je consentais à


ferais
me laisser attribuer l'invention du nouveau genre d'opéra italien
dont le succès a justifié la tentative c'est à M. de Calzabigi qu'en
:

appartient le principal mérite; et si ma musique a eu quelque éclat,


je crois devoir reconnaître que c'est à lui que j'en suis redevable. »

En somme, Gluck fit de la Musique la suivante de la

Poésie — ce qui est la faiblesse inévitable du théâtre


lyrique, à moins que poésie et musique ne soient conçues
par génie d'un même créateur. Dans la lettre au Mercure,
le

il dit « Avant de travailler, je m'applique par-dessus tout


:

à oublier que je suis musicien ». A cette déclaration grave,


on peut opposer le mot de R. Wagner qu'a cité M. Cham-
berlain sans paraître en comprendre toute l'importance :

« Je voyais le drame dans la musique ». Peut-être ce


respect du texte littéraire s'explique-t-il d'abord, dans une
certaine mesure, par un fait dont il faut tenir compte.
Fils d'un ancien soldat du prince Eugène devenu garde-
chasse au service de seigneurs
o allemands. Gluck avait eu
une enfance très libre et avait débuté comme musicien
ambulant, faisant danser les filles dans les villages de
Bohème; son éducation littéraire était fort incomplète or :

cette lacune peut prédisposer au respect superstitieux


GLUCK ET PICCINI 321

(aussi bien qu'au dédain) des textes verbaux. En tout cas,


il n'est arrivé que très tard, et à la suite d'un collabo-
rateur, aux idées qu'il a exposées avec tant d'éclat. Formé
à l'école des de Sammartini, il écrivit
Italiens, élève
assez longtemps des opéras dans le goût italien (de 1741
à 1745 Artaserse, Demetrio, Demofoonte, Tigrane, Sofo-
:

nisba, La finta Schiava, Ipermnestra, Alessandro nelle


Indie, Ippolito), en suivant le même système que les Galuppi,
les Guglielmi, les Jomelli. Ce sont ces ouvrages, con-
formes au goût du jour, qui le firent célèbre et l'amenèrent
à Londres, où il continua cette série initiale en donnant
La caduta dei Giganti (1746) et son pastiche Piramu e
Tisbe. On sourit du zèle de son magnifique éditeur,
Mlle Fanny Pelletan, insinuant que le futur auteur
à'Alceste avait conçu, dès le début, tout son idéal drama-
tique, mais ne l'avait pas encore réalisé parce qu'un
librettiste convenable lui manquait. Patronné de bonne
heure par des princes (un Melzi, un Lobkowitz), et engagé
dans des emplois officiels, Gluck ne pouvait guère suivre
une autre voie que celle de la mode. Mais le voici enfin,
en 1776, écrivant la préface d'un opéra italien remanié pour
la scène française, formulant un programme dont il ne
s'attribue pas le mérite, nous l'avons vu, et qui, selon
l'expression vulgaire, « casse quelque chose ». Quelle en
était exactement la valeur?
Il abandonnait les usages italiens sur plusieurs points

essentiels; et il suffit que le public soit dérangé dans ses


habitudes pour qu'il parle immédiatement de « révolution ».
C'est d'ailleurs un titre de gloire que d'avoir rompu avec
les abus que nous savons. Mais écoutons celui qui, de
l'aveu de Gluck, eut l'initiative de la réforme. Voici
quelques lignes de la longue lettre écrite par Calzabigi au
Mercure de France (août 1784) :

Je ne suis pas musicien, mais j'ai beaucoup étudié la déclama-


«
tion.... J'aipensé, il y a vingt-cinq ans, que la seule musique conve-
nable à la poésie dramatique, surtout pour le dialogue et les airs que
nous appelons d'aziono, était celle qui approcherait davantage de la
déclamation naturelle, animée, énergique; que la déclamation n'était
elle-même qu'une musique imparfaite.... La musique, sur des vers
quelconques, n'étant donc, d'après mes idées, qu'une déclamation
Combahieu. — Musique, II. 21
322 LES TEMPS MODERNES

plus savante, plus étudiée et enrichie encore par l'harmonie des


accompagnements, j'imaginai que c'était là tout le secret pour com-
poser de la musique excellente pour un drame. »

Ces idées étaient vieilles de plus d'un siècle! Ce sont


les idées de Lulli et, à sa suite, celles de Rameau. Nous
les avons déjà appréciées. A cette préoccupation de prendre
la voix qui déclame comme modèle de la voix qui chante,
s'ajouta, chez Gluck et son collaborateur, le souci de faire
parler la nature et de retrouver « le langage du cœur ».
Cette esthétique apparaît bien souvent au cours de
l'histoire musicale; elle a été celle de tous les grands
artistes. Malheureusement, il est difficile de lui attribuer
une valeur précise; et, ici comme partout, il y a loin des
paroles aux actes. Il est tort contestable qu'une mélodie
comme « J'ai perdu mon Euridice, Rien n'égale ma dou-
:

leur », avec sa triple répétition, sa rondeur de paraphe et,


si l'on peut dire, sa plasticité, soit la formule de vérité, le

langage de la nature et du cœur qui exprime avec exac-


titude les sentiments du personnage. Cet admirable mor-
ceau est tout autre chose que cela. Les mots vérité, nature,
sont si vagues, qu'on peut réaliser de façons presque
opposées les concepts qu'ils traduisent. Après la tentative
de Gluck, après Wagner qui l'a reprise, après certains
musiciens d'aujourd'hui qui la renouvellent sur d'autres
bases, on conçoit fort bien l'apparition d'un nouveau
compositeur estimant que la « vérité » et la « nature »
n'ont pas encore été comprises et que tout reste à faire,
— jusqu'à la venue d'un ultime Messie proclamant, dans
une nouvelle épitre à un autre duc, que cette recherche
est vaine, chimérique, et qu'il faut résolument se tourner
d'un autre côté. Nous ne dirons donc pas que Gluck a
ouvert, dans l'histoire de l'Opéra, une « ère de vérité dans
l'expression ». Il nous paraît plus exact de dire qu'il a
posé ce principe plus simple et d'ailleurs excellent en:

présence d'un livret, le compositeur ne doit pas écrire une


musique quelconque, destinée uniquement à plaire, mais
chercher à écrire la musique qui convient spécialement à
ce livret. Encore faudrait-il faire ici quelques réserves en
ce qui concerne l'exécution. Gluck semble avoir violé
plus d'une fois ce principe en insérant dans beaucoup
GLUCK ET PICCINI 323

de ses opéras des pages qui n'avaient pas été écrites pour
eux. L'air d'entrée d'Orphée aux Champs-Elysées, avec
tout son accompagnement intrumental, est pris à Antigone
(1754). Dès la période de début, Gluck lait des emprunts
à son Demofoonte (1742) pour X Ipermneslra (1744); et ses
deux opéras de Londres (174G) ne sont que des pastiches
de drames antérieurs. Dans la période des chefs-d'œuvre,
il se permet plus d'une lois de semblables libertés. Dans

Armide, le duo d'Armide et d'Hidraot et la scène de la


Haine doivent beaucoup à la Sofonisba de 1744; et on les
voit reparaître constamment, de Y Ippolito de 1745 aux
Nozze d'Ercole e d'Ebe (1747), de la Clemenza di Tito
(1752) à YIvrognc corrigé (1760) et au Telemaco (1765).
L'air d' lphigénie en Tauride « O malheureuse lphigénie! »
:

est emprunté à la Clémence de Titus; celui d'Agamemnon


dans lphigénie en Aulide (Acte I), à Telemaco (1765); l'ou-
verture à' lphigénie en Tauride n'est autre que celle de Y Ile
de Merlin (1758). Dans le Don Juan de 1761 se trouvent quel-
ques-uns des plus beaux airs d'Orfeo et d'Armide. Avec
les danses et les chœurs dansés, Gluck en prenait encore
plus à son aise. Quant aux scènes descriptives, elles
se seraient prêtées bien plus facilement à ce système
d'échange. La page d'une poésie si pénétrante où Renaud
chante : « Plus j'observe ces lieux et plus je les admire »,
pourrait s'appliquer à la fabuleuse vallée de Tempe, à un
paysage des environs de Paris ou de Vienne aussi bien
qu'aux jardins d'Armide.
Cinq opéras de Gluck sont considérés avec raison comme
ses chefs-d'œuvre Orphée et Euridice, sur un texte de
:

Calzabigi, joué à Vienne en 1762, et à Paris en 1773, avec


une adaptation de Moline pour les paroles lphigénie en ;

Aulide, jouée à Paris en 1774, sur un livret de Le Blanc du


Roullet d'après la tragédie de Racine; Armide, avec le
même livret que l'opéra de Lulli (1777); Echo et Narcisse,
sur un livret du baron Tschudi (1779), et lphigénie en
Tauride, paroles de Fr. Guillard(1779). Quatre d'entre eux,
on le voit, ont des sujets- antiques; et le cinquième n'en
diffère pas beaucoup par le style. Tous sont très riches de
substance musicale; tous ont bien, avec une noblesse
soutenue, cette « belle simplicité » à laquelle Gluck
324 LES TEMPS MODERNES

attachait tant de prix. Et ici paraît visible la double


influence exercée par la société française sur le compo-
siteur de sentiment si élevé qui, selon le mot de Wieland,
« préféra les Muses aux Sirènes ». Gluck arriva à Paris
(automne de 1773) à un moment où, sous la tutelle et
l'inspiration de la littérature philosophique, l'histoire,
l'antiquité, la morale étaient à la mode. Ce goût était
particulièrement manifeste dans la peinture, où il n'a
d'ailleurs produit aucun chef-d'œuvre. On estimait, comme
Diderot l'a si souvent répété, que l'objet de l'art est de
transmettre à la postérité les grands exemples d'héroïsme,
qu'il doit être une école de vertu et faire tout concourir à
élever l'âme, à épurer le cœur. Dans cette atmosphère de
notre xvm c siècle, Gluck produisit une image de l'idéal
grec qui a une grande pureté de forme, une ligne très
noble, mais qui est conventionnelle, réduite, un peu lente,
ne faisant pas une place assez grande au pathétique violent
du vrai drame. Une influence plus précise peut être
signalée. En 1774, les idées de J.-J. Rousseau étaient
universellement répandues dans les esprits et dans le goût
public. On sait que Gluck, dès son arrivée, voulut connaître
le philosophe et se mit en relations avec lui grâce à Corancez
et à Romilly; il le flatta, il lui demanda même des conseils.
Il y a une sorte de sentimentalisme à la Jean-Jacques qui,

avec le souci de la noblesse et de la pureté mélodique,


pénètre toute la musique de Gluck sentimentalisme
:

diffus (rappelant un peu au lecteur moderne celui de


Schubert), manifeste en certaines cadences, dans cette
habitude de mettre la césure du récitatif sur la note
sensible... En revanche, on ne s'étonne point que cette
musique ait fait les délices de Rousseau, à qui on prête ce
mot à propos à' Orphée : « Puisqu'on peut avoir un si

grand plaisir pendant deux heures, je conçois que la vie


peut être bonne à quelque chose. » Berlioz l'a jugée très
exactement lorsqu'il a écrit (^4 travers chants) : « Voilà
Y élégie, voilà X idylle antique; c'est Théocrite et Virgile ».
La musique de Gluck, c'est l'élégie héroïque, l'idylle
noble. On ne peut oublier enfin que, trop conforme en cela
aux usages de la période précédente, elle est pleine de
lacunes. Gluck était d'une paresse extrême. Il lui arrivait
GLUCK ET PIGCIXI 325

de ne pas écrire la partie d'alto et de l'indiquer par ces


simples mots, col basso, sans prendre garde que, par suite
d'une telle indication, la partie d'alto qui se trouve à
l'octave supérieure des basses va monter au-dessus des.
premiers violons. Il a « des fautes d'enfant » (Berlioz),
des négligences sur lesquelles on trouvera des rensei-
gnements dans l'édition monumentale de Fanny Pelletan.
Bien qu'autrichien, ayant des attaches officielles à la Cour
d'Autriche, Gluck considéra Paris, à partir de 1773, comme
son pays d'adoption. Lorsque les circonstances l'en éloi-
gnaient, il cherchait à y revenir par tous les moyens. Ainsi,
dans une lettre datée de Vienne, 17 juin 1778, il écrivait
à Guillard «... Faites en sorte que la reine me demande
:

pour un temps indéterminé, pour quelques années, afin que


je me débarrasse d'ici avec bienséance ». Mais Paris fut
pour lui un vrai champ de bataille. Dès 1774, des parti-
sans incitèrent la Du Barry à se piquer de rivalité envers
Marie-Antoinette qui protégait Gluck, et à faire venir
d'Italie Piccixr. de telle sorte que le favori de la maîtresse
du roi pût être opposé au favori de Marie-Antoinette. De
là une guerre très vive et prolongée où le conflit entre
la musique du chevalier et la musique italienne s'aggrava
d'un retour offensif des Lullistes et des « ramoneurs » on ;

opposait aussi Destouche à la manie de l'exotisme.


Piccini eut pour lui la majorité des gens de lettres, Mar-
montel à leur tète, sauf l'abbé Arnaud et Suard, qui
restèrent fidèles à l'auteur d'Orphée. Gluck fut l'objet des
plus sottes Le détail de cette guerre héroï-
critiques.
comique nous connu par des documents très nombreux
est
dont la bibliographie, à elle seule, demanderait un réper-
toire spécial. Elle intéresse l'histoire des mœurs, mais fort
peu l'histoire de l'art. Dans cette multitude d'opuscules où
la critique était aux mains de littérateurs incompétents,

de gens du monde superficiels, de journalistes ou de


courtisans de parti pris, on trouve beaucoup de petites
plaisanteries, beaucoup de gros mots, mais jamais de
discussion sérieusement conduite, pas une vue juste sur
les divers aspects de l'ait musical et la vraie nature des
œuvres que l'on opposait l'une à l'autre, rien de net et de
suivi dans les goûts du public.
326 LES TEMPS MODERNES

Le Napolitain Piccini (1728-1800) avait une douceur,


une timidité, une bonhomie inoffensive qui s'opposaient
au caractère altier de Gluck. Il aurait pu au moins accabler
son rival sous le nombre; il a composé 131 opéras, pour
ne parler que de ceux dont les titres sont connus (Burney
!

va jusqu'à dire au moins trois cents, dont treize furent


écrits en sept mois .) Quand il vint en France (décembre 1776),
il avait eu un succès triomphal à Rome avec un opéra-

bouffe, La buona figliuola, sur un livret de Goldoni, qui fit


de lui un des compositeurs les plus populaires de l'Italie,
et mérita un jugement très favorable de Jomelli : la pièce
fut jouée à Paris en 1779 et obtint le même succès. Le
compositeur fut appelé par le public sur la scène et
acclamé. A la seconde représentation, on le demanda
encore il se déroba modestement.
;

Dès son arrivée à Paris, Piccini eut l'amitié, puis la


collaboration du médiocre Marmontel, qui entreprit de
refaire à son intention tous les livrets de Quinault, sous
prétexte que ces livrets avaient été écrits en vue du récitatif,
et ne convenaient pas au chant! Sa musique, entendue pour
la première fois au Concert des amateurs installé à l'hôtel
Soubise, y fut acclamée. Les Gluckistes cherchèrent des
armes dans son triomphe même et voulurent le maintenir
à distance de l'Opéra, en prétendant que « c'était bien de
la musique de concert », pleine de mélodie sans doute,
élégante et séduisante, mais « dépourvue de tout caractère
dramatique ». Piccini parvint cependant, mais au milieu des
plus grands obstacles, à être joué sur la scène de l'Opéra.
Son Roland parut à grand'peine. Après la dernière
répétition, il était décidé à repartir pour Naples, et
écrivait à Guinguené : « Il est inutile, mon cher ami, que
vous vouliez bien vous chagriner à tel point et combattre
avec tant d'ennemis. Ils auront la victoire et nous succom-
berons. Pour moi, je suis bien tranquille et bien sûr de
ma chute affreuse. » Le succès fut médiocre (1778). La pièce
fut d'abord jouée six fois (on relève une recette de
992 livres, 6 sols; en 1793, une reprise donna 369 livres!).
La chaconne de cet opéra est la seule page qui ait été
retenue. Le public parut cependant désireux d'applaudir
des beautés moins sévères que celles des opéras de Gluck.
GLUCK ET PICCINI 327

Atys (1780) eut un succès qui se dessina nettement à la


troisième représentation; dans une action plus rapide que
celle de l'ancien opéra, on goûta fort le duo des deux
amants, Hélas! si dans ma peine, le sommeil cl' Atys, Quel
trouble agite mon cœur? qu'admirait Saechini, l'air pas-
sionné de Sangaride Malheureuse! hélas! j'aime encore.
Les gluckistes proclamèrent que c'était de la musique fort
agréable, mais... « dénuée de cette puissante unité qui fait
une belle tragédie lyrique ». En 1781, Piccini écrivait au
Journal de Paris une lettre où il annonçait ainsi son
Iphigénie en Tauride « Près de deux ans se sont écoulés
:

depuis que M. Gluck a donné son Iphigénie. La mienne


ne peut nuire ni à ses intérêts ni même à sa réputation ;

le succès de son ouvrage est décidé depuis longtemps; et


je ne puis ni ne veux le détruire. Il ne s'agit aucunement
ici de concurrence, ni de comparaisons toujours désa-
gréables pour des artistes quand l'esprit des partis s'en
mêle Si je croyais que ces comparaisons pussent se
faire, je ne m'y exposerais pas. » Les deux premiers actes
furent écoutés assez froidement; au troisième, la salle fut
transportée à la scène de l'amitié et à l'air de Pylade,
Oreste^ au nom de la Patrie!, au trio entre la sœur, le frère
et l'ami, aux deux chœurs des prêtresses de Diane et des
sauvages de la Tauride. Cependant Y Iphigénie de Gluck
reparut bientôt, dans le courant de l'année, et prit le
dessus, comme l'atteste le registre des recettes (aux
Archives de l'Opéra, pour 1781).
En somme, au xvm e siècle, les succès et les pénibles
épreuves paraissent avoir été à peu près également par-
tagés entre Gluck et Piccini. La querelle se termina comme
celle des Bouffons et comme beaucoup d'autres batailles
après lesquelles on chante le Te deum dans les deux camps.
Mais, si l'on tient compte de l'influence exercée sur l'art
ultérieur, c'est incontestablement Gluck qui triompha et fit
bientôt oublier son aimable et modeste rival. En 1781, le
public parisien était très volage et, comme le dit Gluck dans
une lettre de cette même année (I l mai), « il ne savait pas
encore ce qu'il voulait au juste, en musique ».

Le meilleur succès de Piccini fut obtenu par sa Didon qui, de l7K)i


à 1826, eut 250 représentations. On y applaudit particulièrement le
328 LES TEMPS MODERNES

duo d'Enée et d'Iarbe (I, 5), et les deux airs de Didon (II, 3,
et III, 1). Adèle de Ponthieu (1781, remaniée en 1786) fut jouée
14 fois. Diane et Endrniion (1784), Pénélope (1785) eurent peu de
succès. Il en est de même des Finte gemelle, opéra-bouffe, de la
Sposa Collerica, intermède bouffon (1778), et d'il vago Disperezzato
(1779), qui eurent chacun 2 représentations. Généreusement, à la
mort de Gluck, Piccini voulut organiser une fête funèbre en l'honneur
de son ancien rival. Une année auparavant (1786), il avait déposé une
couronne de laurier sur le cercueil de Sacchini. La Révolution lui fit
perdre la place de professeur à l'École de chant et de déclamation
où il avait été nommé en 1784 il se rendit alors à la Cour de Naples
:

où il écrivit diverses compositions religieuses (Psaumes, Oratorios).


Le mariage d'une de ses filles avec un républicain l'ayant fait tomber
en disgrâce, il revint à Paris; quelques mois avant sa mort (1800), un
titre de sixième inspecteur fut créé pour lui au Conservatoire. Il eut
Monsigny pour successeur. Peu de compositeurs, — surtout parmi
les musiciens d'Italie — ,méritèrent autant de sympathie par leur
désintéressement, leur modestie, leur dédain de toute intrigue, et les
épreuves souvent imméritées de leur existence.
A l'époque des Bouffons, on avait institué entre la musique fran-
çaise et la musique italienne une comparaison qui péchait par la
base, puisqu'on jugeait de la première par de grandes tragédies
lyriques et de la seconde par des farces. Les gluckistes et les
piccinistes ne furent guère plus raisonnables en bâtissant des théories
générales sur quelques cas particuliers.
Pour montrer combien faible était encore le sens critique et quelles
libertés on prenait avec les œuvres, nous citerons quelques lignes
d'un journal du temps dont le témoignage peut être versé au dossier
du vandalisme musical.
« Le jeudi 17, on a donné Persée, tragédie de Quinaut, dont la
musique est de Lulli. Messieurs les Surintendants ont employé tous
leurs soins pour donner à cet opéra toute la nouveauté, toute la
fraîcheur de la musique moderne. On a retranché, raccourci, ajouté
des airs accompagnés de récitatifs. M. Rebel a montré la plus grande
intelligence dans la direction et dans l'exécution de cet ouvrage
auquel il présidait. Il a retouché le troisième acte. Le premier et
le quatrième l'ont été par M. Dauvergne, le second par M. de Buri —
Ce poème, beaucoup trop Ion» pour notre manière présente, a été
arrangé par M. Joliveau, de la façon du monde la plus ingénieuse et
la plus agréable. » (Journal de Musique, mai 1770.)
IS ous terminerons ce chapitre par quelques mots sur la situation
T

toujours précaire de l'Académie royale de musique. Francceur et


Rebel en avaient été directeurs pendant trente et un ans, de 1736 à
1767. A cette date, celui qui prit la main était un musicien « arran-
geur » de l'école que Castil Blaze devait rendre fâcheusement
célèbre *.
Pierre Montan Berto.n. Gluck avait tant de confiance
en ses talents, qu'il le chargea de refaire le dénouement de son
Iphigénie en Aulide, « qui s'exécute encore telle que Berton l'a
arrangée » (Choron et Fayolle, Dictionnaire des musiciens).
GLUCK ET PICCINI 329

« Iphigênie en Tauride a été jouée aujourd'hui à l'Opéra; les


paroles sont de MM. Duchet, la musique de Campra et Desmarest.
Ce drame si vanté n'a pas eu un succès très marqué. On a beau-
coup applaudi aux morceaux de symphonie ajoutés ils sont d'un
:

nommé Berton, et donnent de grandes espérances de ce jeune


homme. » (Bachaumont, Mémoires, I, 16 novembre 1762.) Beaucoup
d'opéras de Lulli furent arrangés par le même.
Voici le début du contrat par lequel Berton s'engageait avec son
associé Jean Claude Trial (auteur de quatre opéras oubliés) envers
la Ville de Paris, à titre fort onéreux et en achetant un privilège qui
coûtait fort cher.
« Nous, soussignés, Pierre Montan Berton, maître de musique de
l'Académie royale, et Jean-Claude Trial, compositeur et directeur
de la musique de S. A. S. Mgr le prince de Conty. nous soumettons
par ces présentes de prendre et accepter de MM. les Prévosts
des marchands et Echevins de la Ville de Paris l'exercice et admi-
nistration du privilège de l'Académie royale de musique pour
trente années à compter de la prochaine clôture du théâtre,
1 er avril 1767, jusques à la clôture du théâtre, dernier mars de

l'année 1797, moyennant le prix et somme de 600 000 livres, sçavoir


10 000 livres pendant chacune des dix premières années qui
écherront au dernier mars 1777, 20 000 livres pendanl chacune des
dix années suivantes qui écherront au dernier mars 1787 et
30 000 livres par chacune des dix dernières années.... les dites
sommes payables sans aucunes déductions ni retenues, sous aucun
prétexte de charges ou impositions établies ou à établir pour
quelque cause que ce soit; et seront les dits payements faits par
chacune année, de six mois en six mois et par avance, ainsi qu'ils
s'y soumettent et s'y obligent. » [Archives de l'Opéra.) Les conces-
sionnaires s'engageaient en plus :1° à payer une pension viagère
de 9 000 livres à Rebel et de 4 000 livres à Francœur; 2° à payer,
avec « les appointements des acteurs, des préposés, commis et
employés, les pensions dues par l'Académie, le quart des pauvres
et toutes les autres charges et dépenses de la dite Académie
royale de musique telles et ainsi que les dits sieurs Rebel et
Francœur en étaient tenus et chargés par les délibérations et
arrêts du Conseil » 3° « à remettre et déposer incontinent après
;

l'acceptation de leurs dites offres et arrêt d'homologation d'icelles,


la somme de quatre cent mille livres à la caisse de la Ville,
dont les sieurs Prévosts des Marchands et Echevins disposeront
ainsi qu'ils aviseront pendanl les trente années de concession »
(ibid.). Un pareil cahier de charges eut cette conséquence artis-
tique : les directeurs « arrangeaient » les anciennes pièces du
répertoire, ce qui leur permettait d'alimenter leur caisse en s'altri-
buant des droits d'auteur. En 1769, Berton et Trial s'adjoignirent
Dauvergne et Joliveau. En 1776. Berton dirigea seul en ayant
pour commanditaire un ancien marchand de soieries, BulTaull.
En 1778, la direction de l'Opéra fut prise par de Visnies du
Volgay.
330 LES TEMPS MODERNES

Promu a une dignité nouvelle par de grands artistes tels


que Rameau et Gluek, l'opéra vit naître à ses eôtés un
genre qu'il prit d'abord sous sa tutelle après l'avoir long-
temps combattu, et qui. finalement, devait se confondre
avec lui; ce sera l'objet du prochain chapitre.

Bibliographie.

Fanny Pelletan (f 1876) Edition critique des deux l/ihigénics, d'Alcesle,


:

Armide, Orphée, Echo et Narcisse, avec la collaboration de Saint-Saens,


Damcke, Tiersot (1873-1896, Leipzig, Br. et H.). —
A. Wotquenne Cata- :

logue thématique de l'œuvre de Chr. W. Gluck (1904). —


Leblond Mémoires :

pour servir à l'histoire de la révolution opérée par M. le Chevalier Gluck


(1781). —E. Thoinan Notes bibliograpliiques sur la guerre musicale des
:

Gluckistes et des Piccinistes (1878). —


G. DE GharnacÉ Lettres de Gluck et
:

de Weber (trad. fr. 1870). —


DeSNOIRESTERRES Gluck et Piccini (1872).
:

A. Reismann : Gluck, sa vie et ses œuvres (1882, ail.).
H". — K.
H. Bitter :
La réforme de l'opéra par Gluck et Wagner (1884, ail.). —
GiNGUENÉ Notice :

sur la vie et les ouvrages de Piccini (1800). —


Alb. Gametti Saggio crono-:

logico délie opère teatrali di N. Piccini (Hivista musicale, de Turin, éd.


Bocca, 1903).
CHAPITRE XLVIII

L'OPÉRA-COMIQUE ET LES INNOVATIONS


LYRIQUES DU XVIII SIÈCLE e

L'opéra-comique et ses origines caractères généraux de la première


;

période. — Le Devin du village de J.-J. Rousseau. — Dauvergne, Duni,


Philidor.— Monsigny. — Dalayrac. —
Grétry et son œuvre. — Pi/gmalion,
ou l'opéra sans chanteurs. — Le Seigneur bienfaisant de Floquet. —
Attrac-
tion continue des compositeurs italiens par Paris.

Avant de suivre plus loin l'évolution de la tragédie


lyrique, nous devons revenir un peu sur nos pas pour nous
arrêter à trois créations nouvelles qui tiennent dans l'his-
toire de la musique des places fort inégales l'opéra- :

comique, l'opéra sans chanteurs, l'opéra réaliste, et la


nouvelle organisation de la chanson.
Le xvm e siècle a vu naître un genre qu'on a appelé
« éminemment français » moins pour faire honneur à la
musique de notre pays que pour lui attribuer un mérite
fort modeste c'est l'opéra -comique. Son histoire peut être
:

divisée en trois périodes. La première s'étend de 1710


environ, jusqu'à la Servante Maîtresse de Pergolèse ou au
Devin du village de J.-J. Rousseau, deux pièces qui sont
des « divertissements » (1752). La seconde s'étend jusqu'au
Joseph de MéhuI (1807). (La troisième irait jusqu'en 1890,
date où pour la dernière fois, sauf deux pièces ultérieures,
l'opéra-comique montre un de ses caractères essentiels le :

mélange du dialogue et du chant.)


Dans la première période, qui est celle de l'enfance,
l'opéra-comique est un spectacle très populaire, assez
grossier, appartenant à la foire Saint-Laurenl e1 à la ioirc
332 LES TEMPS MODEHNES

Saint-Germain. Il a des formes rudimentaires : au lieu de


théâtre, des tréteaux; au lieu de « littérature », des arle-
quinades et des satires souvent improvisées; au lieu de
mélodies originales, des timbres. Il s'attache surtout et —
de là vient son nom —
à donner une parodie du grand
opéra. Toujours en guerre d'épigrammes contre la Comédie-
Française et l'Académie de musique, très appliqué à
tourner en ridicule les événements et les hommes du jour,
parfois réduit au silence à cause de ses hardiesses, tou-
jours menacé, il a une existence précaire qui l'oblige en
certains cas à ruser avec l'autorité et à sauver la façade en
se dissimulant derrière le jeu des marionnettes. En 1769,
— a un moment il est vrai où il était irrité d'un échec per-
sonnel comme librettiste, —
Voltaire écrivait « L'opéra- :

comique n'est autre chose que la foire renforcée. Je sais que


ce spectacle est aujourd'hui le favori de la nation; mais je
sais aussi à quel point la nation s'est dégradée. Le siècle
présent n'est presque composé que des excréments du grand
siècle de Louis XIV » (Lettre à
me
M
de Saint-Julien,
S mars 1769). Voilà de bien gros mots; ils sont certaine-
ment injustes.
Le théâtre de la foire, confondu de bonne heure avec
l'opéra-comique, nous est connu grâce aux opuscules,
d'ailleurs confus, surchargés de menus détails, et peu clairs
pour le lecteur pressé, de Lesage et d'OnxEVAi., des frères
Pakfaict et de Desdoulmieiîs.

Lesage et d'Orneval Le Thédlre de la foire, 1721, 6 vol. in-12,


:

(B. N., Yf. 5 900). Les frères Parfaict Mémoires pour servir à
:

l'histoire des spectacles de la Foire, 1743, 2 vol. in-12 (B. N.. Yf.
1987-8). Desboulmiers Histoire du théâtre de F Opéra-Comique, 1769,
:

2 vol. in-12 (B. N., Yf. 1990).

Ce théâtre doute peu de caractères communs avec le


a sans
« théâtre lyrique », au sens emphatique du mot; mais c'est
un des monuments de cet esprit français que le goût des
étrangers eux-mêmes, à défaut d'autres raisons, nous obli-
gerait à ne pas négliger.
La foire Saint-Germain s'ouvrait le 3 février et durait
deux mois environ. Encadrée par les rues Guisard, du
Four, des Boucheries, des Quatre-Vents, de Tournon et des
l'opéra-comique et les innovations LYRIQUES 333

Aveugles, elle comprenait deux halles longues de 130 pas.


larges de 100, formant « le plus grand couvert qui soit
au monde ». L'abbé de Saint-Germain en était seigneur et
propriétaire; il dut intervenir personnellement dans cer-
tains procès où les entrepreneurs étaient ses clients et ses
protégés. Dans les halles, étaient aménagés, pour les

spectacles, des lieux fermés appelés « loges ». La foire,


ouverte dans le jour pour le peuple, était fréquentée la
nuit par les gens de qualité. C'était « moins une foire

qu'un palais enchanté Certaines pièces y furent jouées


».

jusqu'à soixante fois; de là, plusieurs artistes passèrent à


l'Opéra. La foire Saint-Laurent, ouverte la veille de la fête
du saint, durait habituellement jusqu'au 29 septembre.
C'était, entre les faubourgs Saint-Laurent et Saint-Denis,
une place de six arpens, avec un « grand Préau » à l'une
des extrémités. Le grand nombre des boutiques et des
loges y formait un « quartier propre et galant ».
Avant d'arriver à l'opéra-comique (il faut entendre par
ce mot un privilège que se disputaient des entrepreneurs
et non un théâtre fixe), les forains avaient eu plus d'un
démêlé avec le lieutenant de police d'Argenson c'est en vain
;

qu'un cardinal d'Estrée, en 1707, avait voulu défendre leurs


franchises. Se considérantcomme les héritiers des comédiens
italiens supprimés en 1697, ils avaient osé « représenter
des spectacles où il y avait des dialogues ». Aussitôt, le
privilège des « Comédiens français » s'était dressé devant
eux, tout hérissé de sentences de police et d'arrêts prohibi-
tifs du Parlement. Que de ruses ingénieuses, source intaris-

sable de comique, pour lui échapper! On imagina l'usage


des « cartons » sur lequel on imprimait en gros caractères
et en prose laconique, ce que le jeu des acteurs ne pouvait
. dire; ces cartons étaient roulés, et chaque acteur en avait
dans sa poche autant qu'il était nécessaire pour son rôle.
Dans lesscènes à deux personnages, pour éviter le dialogue,
il arriva qu'un seul parlait; le second interlocuteur s'expri-

mait par signes, ou bien soufflait sa réplique à l'oreille du


premier acteur qui la reproduisait en l'insérant dans son
monologue; ou bien encore il se retirait dans la coulisse
pour y parler sans être vu, de sorte qu'il n'y avait jamais
qu'une personne sur la scène... Quand on voulut chanter,
334 LES TEMPS MODERNES

un second privilège se dressa d'autre part, tout aussi


menaçant que le premier celui de l'Opéra. Il fallut ima-
:

giner de nouvelles ruses. A de certains moments, on faisait


descendre du cintre un écriteau, sur lequel étaient indiquées
les paroles que l'acteur aurait dû chante?", l'orchestre
jouait l'air, puis quelques compères placés dans la salle
entonnaient la chanson et entraînaient bientôt le public,
heureux d'avoir un rôle actif et de prendre l'exécution à son
compte. On devine
qu'en de telles circonstances, la parodie
et la satire du genre. La permis-
étaient les tendances
sion de chanter finit par être accordée ou plutôt vendue,
moyennant intrigues et « pots-de-vin », mais toujours au
plus offrant, avec de perpétuels changements de bénéfi-
ciaire, si bien que tel entrepreneur autorisé aujourd'hui à
user des couplets, se voyait obligé le lendemain, à côté
d'un concurrent plus heureux, de jouer des pièces « à la
muette » ou « par écriteaux ». Cette histoire est d'ailleurs
un abrégé de celle de l'Académie de musique, en ce sens
que presque tous les entrepreneurs du jeu firent faillite.

C'est avec Arlequin invisible, joué en 1713, que Lesage termine la


série des pièces « par écriteaux ». Arlequin Mahomet et le Tombeau

de Nostradamus, joués à la Foire Saint-Laurent en 1714, furent des


pièces chantées par les acteurs. Il est impossible, et d'ailleurs
superflu, de dresser une liste chronologique des menus faits qui
s'entre-croisent dans cette histoire passablement embrouillée. Nous
nous bornerons à marquer quelques dates. Voici le discours au
public qui fut prononcé par Saurin, à l'ouverture de l'opéra-comique
dans son jeu de Belair, le 25 juillet 1715 :

Messieurs,
Nous avons préparé pour cette Foire plusieurs nouveautés dans
le goût de celles qui nous ont paru vous avoir fait plaisir. Vous
n'attendez point de nous de ces excellentes comédies, que vous ne
trouverez même ailleurs que très rarement :vous scavez que les
bornes qu'on a mises à notre Théâtre, ne nous permettent point de
vous donner des pièces parfaites; et de là naît l'indulgence que vous
avez pour nous. Contens de quelques scènes risibles, vous pardonnez
la faiblesse de l'ouvrage, et réservez votre sévère critique pour les
spectacles où vous croyez qu'on doit satisfaire votre délicatesse;
cependant, Messieurs, j'oserai le dire, quelqu'imparfaites que soient
ces sortes de productions, elles ne laissent pas de coûter autant que
les Poèmes réguliers, à cause de la gêne où nous réduisent les
Vaudevilles. Il est bien difficile de faire ici des choses qui vous
piquent, et vous attirent par elles-mêmes; vous ne voulez plus que
L OPERA-COMIQUE ET LES INNOVATIONS LYRIQUES 335

nos divertissemens soient en pure perte pour l'esprit vous voulez


:

des idées neuves, des scènes saillantes; et quoique vous aimiez les
Personnages Italiens, vous n'aimez pas qu'ils grimacent en Tabarins
grossiers si des représentations badines vous divertissent, des jeux
:

bas ou trop grossiers vous révoltent; voilà votre goût, Messieurs,


c'est à nous de nous y conformer, et c'est aussi ce que nous nous
proposons. Si nos talens ne répondent point à l'envie que nous avons
de vous plaire, daignez vous prêter à notre zèle, et par bonté laissez-
nous croire aujourd'hui que nous ne vous déplaisons pas.
[Mémoires pour servir à V histoire des spectacles de la foire, tome I).

En 1716,y a une autre raison sociale pour l'exploitation du pri-


il

vilège : une association entre les sieur et dame de S. Edmeetla


c'est
dame de Baune. L'histoire de cette dernière intrigante ne peut être
contée tout au long mais abonde en faits typiques. Nous laissons la
parole aux frères Parfaict « La dame de Baune ne trouvant pas un
:

assez grand avantage [dans le contrat passé avec les Saint-Edme>


employa tous les ressorts imaginables pour le faire rompre mais :

n'en pouvant venir à bout en justice réglée, puisque cet acte avait
été passé sans aucune violence, et qu elle ne pouvait prétexter ni
fraude, ni lésion de sa part, elle fut obligée de recourir à un strata-
gème, qui fut de proposer aux Syndics de l'Opéra, de prendre leur
permission exclusive, de donner pendant la tenue des foires de Saint-
Germain et de Saint-Laurent, des spectacles, mêlés de chants, de
danses, et de symphonies, sous le nom d'Opéra-Comique, pour le
tems et espace de quinze années et deux mois, à commencer du pre-
mier janvier 1717 et qui devaient finir le dernier février 1732, sans
que cette permission exclusive pût être transportée à personne le :

tout moyennant la somme de trente-cinq mille livres par année. Ces


conditions étaient trop avantageuses pour n'être pas acceptées avec
plaisir par les Syndics de l'Académie Royale de Musique, qui se
chargèrent de l'exécution. Et de fait, ils représentèrent au Conseil
que les Traités qu'ils avaient fait jusqu'alors, avec les entrepreneurs
des spectacles forains, leur étaient onéreux, en ce qu'ils empê-
chaient les enchères, et conséquemment, ils demandèrent la résilia-
tion de tous ces traités. Cette demande des Syndics de l'Opéra fut
écoutée très favorablement en Conseil; ils obtinrent, le 26 novem-
bre 1716, un arrêt, qui leur accordait beaucoup plus qu'ils ne deman-
daient, et conforme entièrement aux désirs de la dame de Baune.
Voici les termes du dispositif qui n'avait d'autre objet que de per-
mettre aux Syndics de l'Opéra d'agir librement :

« Sa Majesté étant en son Conseil, de l'avis de M. le duc d'Orléans,


Régent, a cassé et annuité, casse et annulle toutes les paclions,
clauses et conventions, que les Entrepreneurs des Spectacles popu-
laires des Foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent, peuvent
avoir faites de se communiquer ladite permission, qui aura été
accordée à l'un d'eux : Veut, Sa Majesté, que celui auquel la conces-
sion en pourra être faite, en jouisse, et dispose seul, sans être tenu
d'en faire part aux autres, si bon ne lui semble, pour quelque cause,
3 36 LES TEMPS MODERNES

et sous quelque prétexte que ce soit. Comme aussi, Sa Majesté, a


cassé et auuullé, casse et annuité tous les actes et engagemens passez
jusqu'à ce jour entre lesdits Entrepreneurs, leurs dits Acteurs,
Actrices, Danseurs, Danseuses, Symphonistes et Compositeurs de
Danse de Musique. Permet, Sa Majesté, tant ausdits Entrepre-
et
neurs, qu'à leurs dits Gagistes, de se pourvoir par de nouveaux
engagemens, ainsi que bon leur semblera.
Comme les Syndics de l'Opéra n'avaient obtenu cet arrêt que
<c

pour favoriser la dame de Baune, sans s'amuser à chercher de nou-


veaux Enchérisseurs, ils traitèrent avec cette Dame dès le 28 du
même mois, aux conditions que j'ai dit ci-devant, et pour la sûreté
du payement des trente-cinq mille livres promises pour chaque
année, la dame de Baune, séparée de biens de son mari, l'y fit
obliger, solidairement avec elle. »
En 1717, la dame de Baune était seule en possession du privilège
de l'opéra-comique en 1718 elle était ruinée.
;

Le 22 août 1721, le privilège de l'opéra-comique fut donné à la


troupe de Dominique qui ouvrit la première représentation par le
compliment suivant *.

« Messieurs,
ne craindrais point de vous avouer que ce n'est qu'en trem-
« Je
blant que j'ose paraître sur la scène; vos judicieuses censures, votre
goût délicat et fin, m'inspirent une juste frayeur les pièces de la :

Foire, que l'on traitait autrefois de pures bagatelles, trouvent


aujourd'hui des spectateurs difficiles, qui n'accordent leurs applau-
dissemens qu'aux ouvrages qui ont droit de les mériter; et nous
devons cette glorieuse réforme aux auteurs qui veulent bien travail-
ler pour nous. C'est, Messieurs, cette attention pour nos spectacles,
qui cause ma crainte quelques mesures que nous prenions pour
:

vous contenter, le succès est toujours incertain.

Arbitres souverains du destin d'un auteur,


Pour lui voire bon goût s'irrite et s'intéresse,
Et quand vous sifflez une pièce,
Vos sifflets attaquent l'Auteur.
pourtant le jnoins coupable,
Il est
Mais il faut se soumettre à vos justes décrets.
Je respecte trop vos arrêts;
El quelque malheur qui m'accable,
Si vous me condamnez, Spectateur équitable,
Je n'en appellerai jamais.

« Cette harangue, ajoute le mémorialiste, fut suivie à' Arlequin


Défenseur d'Homère, pièce en un acte et en vaudevilles, mêlée de
prose, de M. Ftjselier. Cet opéra-comique fut composé à l'occasion
de la fameuse querelle agitée pour lors entre Mme Dacier et M. de
la Motte, au sujet d'Homère; aussi ne manqua-t-il pas de réussir. »
Lesage, d'Orneval, Fuselier, Dominique, furent les principaux
auteurs des livrets. Gilliers, de Lacoste, Avbert, Molret, Lacroix
L OPERA-COMIQUE ET LES INNOVATIONS LYRIQUES 337

sont nommés parmi les musiciens. Parmi les pièces jouées, nous
citerons comme paraissant caractéristiques La foire galante (1710),
:

parodie de l'Europe galante, opéra-ballet de Campra (1697); Arle-


quin au Sabat, 3 actes (1713); Arlequin Thétis, de la même année,
pièce en un acte et « en écriteaux », parodie de l'opéra de Thétis et
Pelée de Campra (1708); les Pèlerins de Cythère ou Les Aventures
d'Arlequin à Cythère (1714); Télémaque (1715), parodie en 1 acte et
« en vaudevilles », entremêlée de prose, de l'opéra de l'abbé
Pellegrin; le Temple de l'ennui (1716), avec prologue, parodie du
Temple de la paix de Lulli (1685): Pierrot furieux ou Pierrot Roland
(1717), parodie de Piccini; en 1726, une parodie de YAtys de Lulli;
en 1729, Pierrot Tancrède, autre parodie de Campra [Tancrède, 1702) ;

en 1730, les Pèlerins de la Courtille; en 1735, les Amours des Indes,


parodie des Indes Galantes de Rameau jouées la même année. La
parodie avait pour objet les paroles, le drame et les personnages,
beaucoup plus que la partition; la musique se borna souvent à
l'emploi de « vaudevilles », c'est-à-dire de timbres pour les couplets.
Supprimé, après bien des vicissitudes, en 1742, l'Opéra-Comique lit
alliance, en 1752, avec ses anciens adversaires et se réunit à la
comédie italienne. Pour inaugurer cette période nouvelle, on joua
Le miroir magique, opéra-comique en un acte, en vaudevilles, précédé
d'un prologue de circonstance Le retour favorable, dont le livret
:

donne les indications suivantes « Le théâtre représente le magasin


:

de l'Opéra-Comique en désordre, et composé de tout ce qui forme


l'attirail d'un spectacle à machines. L'Opéra-Comique s'avance en se
soutenant sur les bras de Pierrot, son confident, et paraît marcher à
peine. On lui joue une marche les acteurs et les actrices l'environnent
;

en chantant son heureux retour. L'Opéra-Comique, qui a été dépouillé


de ses actrices par l'Opéra, et de ses pièces par la Comédie italienne,
craint que le public le reçoive mal et réclame son indulgence. »
Couplets.

Dans la seconde période, que nous avons déterminée par


des limites qui n'ont rien de rigoureux, l'opéra-comique
est dégagé de la contrainte équivoque de ses débuts, et
s'organise comme un genre régulier grâce à d'excellents
maîtres de second ordre.
Malheureusement, il nous est parfois difficile déjuger la
musique, en dehors des ariettes, en complète connaissance
de cause. Les partitions du xviii siècle ne donnent que les
parties vocales, une ou deux parties d'instruments princi-
paux, violons, flûtes ou hautbois, et la basse continue
chiffrée; les parties dites « de remplissage », constituant
le corps de l'instrumental ion. étaient sous-entendues, on
abandonnées au copiste qui était chargé de combler les
lacunes en se conformant aux traditions. C'est sous cette
Combarieu. — Musique, II. «<-
338 LES TEMPS MODERNES

forme très réduite qu'on retrouve les airs les plus goûtés
clans une publication périodique du temps, La feuille
chantante ou le Journal hebdomadaire composé de Chansons,
,

Vaudevilles, Rondos, Ariettes avec un accompagnement


de Violon et Basse chiffrée pour le clavecin ou la harpe. Le
violon reproduit est généralement le second il suit
;

volontiers le chant à la tierce, le premier étant censé jouer


à l'unisson de la voix. C'est assez dire que 1' « air » seul
importait aux auditeurs. Mais quelques musiciens ne se
sont pas contentés de cette tâche facile et ont fait une
œuvre plus artistique; parfois aussi les parties séparées
ont été éditées en même temps que la partition et per-
mettent un jugement d'ensemble. Un autre caractère de
cette musique, c'est que les réminiscences, les emprunts,
les plagiats même, étaient loin d'avoir la même gravité
qu'aujourd'hui. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, Biaise
ne se fit pas scrupule d'insérer dans son Isabelle et
Gertrude (1765) un air de basse tiré de la Rencontre
imprévue de Gluck, en se bornant à le transposer de sol en
si bémol...
Pour plaire à une société qui a plus de tenue qu'à
l'époque de la Régence et où l'art de la vie sociale était
l'art de sourire, l'opéra-comique se fit aimable, léger,
alerte, et n'employa pour ses conquêtes que des armes
incapables de blesser. Il prit la comédie telle que la con-
cevaient les successeurs de Molière; il y ajouta les petits
vers et les madrigaux, un peu de bouffonnerie italienne,
une pointe de fantaisie sur tout cela il fit courir une
:

musique très pauvre mais agile, sentimentale, qui voulait


charmer en passant, non troubler ou étonner. Dans la
peinture de l'amour, il s'arrête à la galanterie et au plaisir;
de la passion, il n'exprime que les éveils ingénus, les
ruses, les petits chagrins, les triomphes naïfs; de la
nature, il ne connaît guère que les idylles rustiques et les
pavsanneries enrubannées. Cherchant le joli, il est en
harmonie, —
de loin! —
avec l'art dont les Robert de
Cotte, les Watteau, les Boucher sont, dans un autre
domaine, les maîtres supérieurs. Il a aussi pour équiva-
lents, avec les anecdotes et les bons mots de Chamfort, les
petits vers de Voltaire, les gravures licencieuses, le goût
i/OPERA-COMIQUE ET LES INNOVATIONS LYRIQUES 339

qui règne clans le mobilier du temps, tout en formes


infléchies et en tons clairs. A la littérature sérieuse il

emprunte la sentimentalité, certaines tirades d'un tour


déclamatoire (comme l'air Téméraire, tu n'y penses pas!
dans Ylsabelle et Gertrude de Biaise), dont le langage est
moral, sensuel, faux d'expression comme un tableau de
Greuze. Il cherche volontiers le sous-entendu grivois
o ou
d'ingénuité perverse comme clans cette romance de Sancho :

Je vais seulette en mon jardin


Cueillir l'œillet avec la rose :

A mon gré j'en pare mon sein ;

De chaque fleur ma main dispose;


Mais je sens bien,
Ah! je sens bien
Qu'il me manque encor quelque chose...

Il se souvient, à l'occasion, du La Fontaine des Fables, et


aussi de celui des Contes. Tel le Mazet de Duni (1761),
livret où l'on trouve du Piron, du Gresset, du Parny anti-
cipé, et une jolie ariette Sur ces paroles :

Joli minois tente d'abord;


Pour l'obtenir on se démène,
On poursuit avec transport
le
Sans épargner ni soin ni peine;
On croit gagner un grand trésor :

On a bien tort !

Ces beaux dehors servent de masques


A des esprits bourrus, fantasques;
Un pauvre époux, au bout du mois,
Lorsque son mal est incurable,
En enrageant se mord les doigts,
Et, de bon cœur, il donne au diable
Joli minois!

Il y a d'ailleurs quelques pièces assaisonnées de plus

de sentiment et d'esprit, avec autre chose que la mélodie


banale et pimpante des ariettes. La romance C'est ici que
Rose respire et la chanson Sans chien et sans houlette...
de Rose et Colas, sont bien près d'être de petits chefs-
d'œuvre.
Au début de la période artistique du genre, nous
trouvons une œuvre à laquelle J.-J. Rousseau remit plu-
sieurs fois la main et qui, en son temps, eut un gros succès.
Le Devin du village, qui lut joué à Fontainebleau, devant
340 LES TEMPS MODERNES

la cour, en 1752 et sur la scène de l'Opéra en 1753, est,


musicalement, une chétive et pauvre chose qui, pourtant,
fit époque Rousseau voulait, d'après 1 opéra-bouffe
:

un art simple, fondé sur la nature. De là cette


italien, créer
aimable esquisse rehaussée d'un peu de couleur mélo-
dique Colette, se croyant délaissée par son fiancé Colin,
:

consulte le devin du village qui lui conseille, pour éprouver


les sentiments du jeune homme, de jouer l'indifférence; la
ruse réussit pleinement; un ballet et un chœur de paysans
forment L'Opéra-Comique a repris, en 1912, cette
le finale.

idylle qui est restée pendant soixante-seize ans au réper-


toire et a été représentée plus de 400 fois. Elle n'a nulle-
ment déplu; on en a goûté encore la grâce et la naïveté.
Mais il faut se garder de louer Rousseau, en bloc, pour
l'ouvrage tel qu'on le fait entendre aujourd'hui. La Biblio-
thèque de l'Opéra possède trois versions manuscrites, et
bien différentes, du Devin. On y trouve des parties de cors
en ré, de flûtes, de hautbois, basson, violon, alto, violon-
celle et basse (textes de 1779 et de 1780). Rousseau était
bien éloigné de connaître un tel luxe d'écriture; le copiste
Lefebvre a réorchestré. Cette idylle sentimentale et naïve
eut des imitateurs en France, en Allemagne, en Angleterre :

Annette et Lubin, avec les musiques successives de Laborde


(1762), de Blaise (1762), de Martini (1800); Rose et Colas
de Monsignv (1764), The Cunning man de Burney (Londres,
1766), Bastien et Bastienne de Mozart (1768), Colin et
Colette de Vanderbroeck (Paris, 1789), etc., sont des imi-
tations du Devin.

Parmi les premiers fondateurs de l'opéra-comique, autrement


féconds que Jean-Jacques, figurent aussi d'Auvergne et Duni. Ant.
d'Auvergne, né à Clermont-Ferrand en 1713 (mort à Lyon en 1797),
est Fauteur de deux intermèdes les Troqueurs (1753, 1 acte, livret de
:

Badé) et la Coquette trompée. Le Napolitain Duni, établi à Paris en


1755, y obtint de vifs succès avec Ninette à la Cour ou le Caprice
amoureux (1755, livret de Favart), le Peintre amoureux de son
modèle (1757, 2 a., livret d'Anseaume), la Fille mal gardée (1758,
parodie du 4 e acte des Fêtes de Thalie de Mourel, livret de Favart et
Lourdet de Santerre), Nina et Lindor (1758, 2 a., livret deRichelet),
Ylsle des fous (1770, livret d'Anseaume, Marcouville et Berlin
d'Antilly), le Rendez-vous (1763, 1 a., livret de Legier), VEcole de la
Jeunesse (1765), la Fée Urgèle ou Ce qui plaît aux dames (1765) et
une dizaine d'autres comédies à ariettes.
l'opéra-comique et les innovations LYRIQUES 341

A la seconde période, qui est encore celle des débuts,


appartient Philidor (né à Dreux en 1726), qui aborda la
tragédie lyrique, mais acquit surtout sa renommée par ses
opéras-comiques. Il en a écrit une trentaine environ. Le
Bûcheron et les trois comédie en un acte mêlée
Souhaits, «

d'ariettes ». avec un livret de Guichard et Castet, repré-


sentée sur le théâtre de la Comédie italienne le 28 fé-
vrier 1763 et quelques jours après à Versailles devant le
roi et la reine, eut un succès particulier; la pièce peut
donner une idée à la fois des paysanneries alors à la mode
et du talent de l'auteur.

Il s'agit d'un bûcheron qui, en vertu du pouvoir que lui a concédé

Mercure, rend muette (second souhait) sa femme acariâtre, et lui


rend la parole (dernier souhait) pourvu qu'elle ne s'oppose plus au
mariage de sa fille avec Colin. Sur ce sujet innocent, Philidor a
écrit des mélodies agréables, expressives, et quelques morceaux
d'ensemble remarquables le quatuor des créanciers, le trio des
:

consultations, le septuor final. L'orchestre est fort simple les :

cordes, deux flûtes ou deux hautbois ad libitum, deux cors, un


basson; mais le musicien sait en tirer parti avec goût et finesse. Les
parties séparées parurent en même temps que la partition. Parmi les
30 opéras environ de Philidor, on peut mentionner Biaise le Save-
:

tier (1759, livret de Sedaine): le Maréchal ferrant (1761, livret de


Quêtant et Anseaume) le Sorcier (1764, livret de Poinsinet) Tom
: :

Jones (1765; et Londres, 1785, sur un livret de Linley): Ernelinde,


princesse de Norvège (opéra, 1767): la Rosière de Salency (1769, sur
un livret de Favart, en collaboration avec Biaise. Monsigny et \ an
Swieten); le Dormeur éveillé (1783). A cette même période appartien-
nent : Labokdf. (Annette et Lubin, 1762); Blaise [le Trompeur
trompé, 175* Isabelle et Gerlrude, 1759); Bachon (les Femmes et le
:

secret,1767); Rodolphe (V Aveugle de Paliftyre, 1767); Dezf.dk, le


musicien lyonnais si applaudi à Paris (les Trois fermiers, 1777:
Biaise et Babet, 1783).

Un autre créateur de l'opéra-comique fut l'aimable


Monsigny (1729-1817), qui fit jadis les délices et pro-
voqua l'enthousiasme de nos pères. Rose et Colas (1764)
n'est pas son seul titre de gloire. Il a écrit des pages
curieuses dans la Belle Arsène (1773), comédie-féerie
en 4 actes avec paroles de Favart (d'après un conte de
Voltaire, la Bégueule), qui fut représentée avec grand succès
à Fontainebleau le 6 novembre 1773. Le sujet, souvent
traité an théâtre, est la conversion d'une jeune beauté qui
342 LES TEMPS MODERNES

dédaigne tous les prétendants, jusqu'au moment où, dans


un palais enchanté, une fée lui donne la vision du mariage
d'Alcindor, éveille ainsi sa jalousie, et l'ait éclater son
amour. Au début du 4 e acte, la scène représente un désert
affreux, entrecoupé de rochers d'où se précipitent des
torrents; dans le fond une épaisse forêt, avec une
est
cabane de charbonniers. Monsigny a placé là un orage
musical qui, longtemps avant la Pastorale, avant même
[phigénie en Tauride (1779), est un des prototypes du
genre. Le morceau est écrit pour deux petites flûtes
chargées de figurer les éclairs, deux bassons, deux cors, et
le quatuor à cordes; il est remarquable par sa hardiesse
tonale, son allure emportée, ses violentes attaques, ses
brusques accalmies peignant tour à tour les rafales et le
silence angoissé qui leur succède. Un autre ouvrage de
Monsigny eut un énorme succès Félix ou l'enfant trouvé
:

(1777, sur un texte de Sedaine). La scène capitale, bien


faite pour les cœurs sensibles du xvm n siècle, était celle
où Félix sauve la vie à un noble étranger dans lequel il
reconnaît ensuite son père. Il y a encore une certaine
allure romantique dans Aline, reine de Golconde, ballet
héroïque (1776) une paysanne française, mariée à un
:

seigneur volage, est capturée par des corsaires, devient


reine de Golconde (dans les Indes), où est envoyé un
ambassadeur français qui n'est autre que son mari; devant
lui, elle revêt son ancien costume de paysanne et lui fait

croire ensuite qu'il a rêvé

Né près de Saint-Omer, élève des Jésuites, violoniste amateur,


Monsigny ne fut pas préparé, dès sa première jeunesse, à la carrière
de compositeur, et sentit naître sa vocation assez tard, en entendant
la Servante maîtresse de Pergolèse (1754). Son éducation musicale
était très incomplète. Après avoir été employé à la Chambre des
Comptes du clergé, à Paris, et nommé intendant de la maison du duc
d'Orléans, il apprit un peu de métier sous la direction d'un Italien,
Pietro Gianotti, alors contrebassiste à l'orchestre de l'Opéra, et élève
de Rameau. On lui doit d'aimables œuvrettes, telles que les Aveux
indiscrets (1759), le Cadi dupé, On ne s'avise jamais de tout (1761), le
Roi et le fermier (1762), Vile tonante (1768), le Déserteur (1769). le
Faucon (1772), le Rendez-vous bien employé (1774). A la mort de
Piccini (7 mai 1800), il fut nommé Inspecteur des études au Conser-
vatoire, mais dut abandonner cette charge en 1802, à cause de
l'insuffisance de son savoir technique.
l'opéra-comique et les innovations LYRIQUES 343

Un musicien très représentatif de certaines tendances


du genre est Nicolas Dalayrac (né à Muret, en Languedoc,
1753), qui débuta avec l'Eclipsé totale et le Corsaire, et
qui, en trente-huit ans, donna 57 opéras. Sa Nina ou la
folle par amour, comédie en un acte et en prose mêlée
d'ariettes (1786, un acte, livret de Marsollier), eut un très
vif succès, dû en partie peut-être à la voix et au jeu de
M lle Dugazon dans le rôle principal; elle fut traduite en
italien et jouée (avec une nouvelle musique de Paesiello)
à Naples, en 1787. Le sujet, d'après le Mercure, était
emprunté à une nouvelle tirée des Délassements d'un
homme sensible. Dalayrac a écrit une petite partition tou-
chante, non en compositeur profond, mais en musicien de
théâtre qui sait trouver, sans effort, des mélodies expres-
sives et justes, exemptes' de recherche et, assez souvent,
de vulgarité.

On doit à Dalayrac Sargines ou VÊlève de l'amour (1788, 4 a., livret


de Monvel); la Soirée orageuse (1790, 1 a., livret de Radet); Vert-
Vert (1790, 1 a., livret de Desfontaines); la Maison isolée ou le Vieil-
lard des Vosges (1797, 2 a., livret de Marsollier) Alexis ou l'erreur
;

d'un bon père (1798, 1 a.; Léon ou le château de Monténéro (1798,


livret de Hoffmann); Laure ou V Actrice chez elle (1799, 1 a., livret de
Marsollier); l'Antichambre ou les Valets maîtres (1802, 1 a., remanié
et repris sous le litre Picaros et Diego ou la folle soirée, 1803, livret
de Dupaty) la Jeune prude ou les Femmes entre elles, 1804, 1 a.,
;

livret du même; Elise-Hortense ou les Souvenirs de Y enfance (1809,


1 a., livret de Marsollier).

Aucun des compositeurs qui viennent d'être nommés


n'égala, dans le même genre, la gloire de Grétry. Il avait
toutes les lacunes et toutes les qualités nécessaires pour
être un bon compositeur d'opéras-comiques. Il dédaignait
la symphonie, la jugeant réservée « à celui qui est doué
d'une tournure d'esprit originale, mais qui n'a pas le goût,
le tact nécessaires pour bien classer (sic) des pensées neuves
et piquantes en s' astreignant partout à l'expression et à la
prosodie de la langue » (Essais, t. I, p. 78). Ses modèles
furent Pergolèse et Philidor. Selon lui, la fonction de la
musique est de copier « les vrais accents de la parole »,
sans quoi la composition vocale n'est qu'une pure sym-
phonie (ibid., v. p. 142, 244, 348). Noua nous sommes
344 LES TEMPS MODEHNES

déjà expliqué sur la valeur de telles idées; elles sont le


signe d'une aptitude équivoque à la vraie musique et ne
peuvent guère servir qu'à écrire de bons récitatifs. Pour
tairede belles œuvres avec une pareille esthétique, il faut
que le génie naturel supplée à la technique. Ce fut, clans
une large mesure, le cas de Grétrv.

Né àLiège (Belgique) en 1742, il fut envoyé à Rome par le cha-


pitre de sa ville natale, en 1759, pour son instruction. Après des
études sommaires auprès de Casali, il débuta par un essai sur une
petite scène italienne en 1765, la Vendémiatrice. Il se rendit ensuite
à Genève, où il entendit pour la première fois des opéras-comiques
français, visita Voltaire à Ferney, et, en quête d'un livret, vint à
Paris (1767) où il se lia utilement avec Suard, l'abbé Arnaud, le
comte de Creutz, ambassadeur de Suède. Après la représentation du
Huron (1768), Grimm écrivait : « M. Grétry est un jeune homme
qui fait ici son coup d'essai: mais ce coup d'essai est le chef-d'œuvre
d'un maître qui élève l'auteur sans contradiction au premier rang
Son style est purement italien » {Correspondance lilt., t. VIII, p. 163).
Burney, qui visita Paris en 1770, dit que Grétry était le musicien
le plus à la mode, the most fashionable. La protection la plus efficace
fut donnée à Grétry par Marie-Antoinette. A sa société intime appar-
tinrent d'Alembert, Joseph Vernet, Marmontel, Favart, Sedaine,
Delille, Greuze, Ménageot, Vien, l'abbé Lemonnier. Comblé de
succès, d'honneurs et de pensions, Grétry entra à l'Institut, fut
décoré par Napoléon, vit sa statue élevée en 1805 dans le péristyle
de l'Opéra-Comique, et eut en 1813 des funérailles solennelles :

« ...Depuis le prince de l'Empire jusqu'au plus pauvre artisan, tous


connaissaient Grétry, tous savaient par cœur quelques-uns des airs
qu'il avait composés » (M me de Bawr, Notice sur Grétry).

Grétry a écrit plus de 50 ouvrages de théâtre, dont une


Edition monumentale, ordonnée et patronnée par laChambre
belge, dirigée successivement par Gevaert, Radoux, Fétis,
Wotquexxe, Wolters, avait fait paraître, à la date de 1908,
37 volumes. L'éloge le plus général et le plus solide qu'on
puisse faire du compositeur, c'est que plusieurs de ses
pièces ont pénétré dans l'esprit populaire. La phrase Où :

peut-on être mieux qu'au sein de sa famille? est tirée du


quatuor de Lucile (1769, livret de Marmontel), qui fut
applaudi comme « l'expression la plus vraie du bonheur
domestique » (La Fage). Les paroles et la musique de
Richard Cœur de lion ont laissé des souvenirs du même
genre. La valeur de ces opéras est très inégale. Grétry a
caractérisé lui-même la première représentation de son œuvre
l'opera-comique et les innovations LYRIQUES 345

de début, les Mariages Samnites (3 actes. 1768. livret

d'après un conte de Marmontel) « L'ennui fut si


:

universel, que je voulus fuir dès le premier acte; un ami


me retint ». Un
succès franc fut obtenu par le Huron
(1768, 2 par
actes), Lucile, par le Tableau parlant.
comédie-parade qui mérita à Grétrv le titre de « Pergolèse
français » (La Harpe), les Deux avares (1770, livret de
Fenouillot de Falbairc). dont le chœur « La garde passe,
:

il est minuit », sur rythme de marche, est resté populaire;

Zémire Azor (1771). comédie-ballet dédiée à M mft du


et
Barry, où un trio (celui du père et de ses deux filles, dans
le tableau magique), fit verser des larmes d'attendrisse-
e
ment, et dont le duo « Veillons, mes sœurs », au 2 acte,
:

est charmant. La Rosière de Salency, pastorale en 4 actes


(1773) fut diversement appréciée. La Faussa /nagie (1775)
fit écrire à M"
e
de Lespiuasse « Jamais on n'a eu plus
:

d'esprit, jamais on n'a mis tant de délicatesse, de finesse


et de goût dans la musique —
Il est ravissant de passer
deux heures de suite avec des sensations douces, vraies
et toujours variées! » Un des morceaux les plus célèbres de
la pièce est le duo des vieillards dont l'un se fâche et
l'autre se moque « Quoi! c'est vous qu'elle préfère? ».
:

Cèphale et Procis (ballet héroïque, 1775), malgré quelques


jolies pages comme le duo du 1
er
acte « Donne-la-moi ». et
e
le chœur gracieux du 2 a Eveillez-vous, charmante Aurore »,
:

fut peu apprécié. L'année 1778 fut marquée pour Grétry


par un échec (Matroro, drame burlesque joué d'abord à
Chantilly chez le prince de Condé) et deux succès : le

Jugement de Midas et V Amant jaloux. La Harpe donnait le


prix à ce dernier opuscule « pour l'ensemble le plus parfait
et le plus étonnant entre l'auteur et le compositeur ». On
en a retenu un morceau, la sérénade chantée dans la
coulisse (acte II) par Florival, avec accompagnement de
deux violons, deux mandolines et une basse. Parmi les
pièces ultérieures qui eurent le plus de succès, on peut
citer Colinette à la Cour ou la double Epreuve (1782). la
Caravane du Caire, opéra-ballet en 3 actes (1783), Panurge
(1785), terminé par un célèbre pas de quatre. Richard Cœur
de lion (1784) fut très discuté, mais reste aujourd'hui le
principal titre de Grétrv. L'œuvre est classique, presque
346 LES TEMPS MODERNES

populaire. La scène capitale est une des plus heureuses


qui soient au théâtre tandis que le roi trouvère Richard
:

d'Angleterre, fait prisonnier au retour de la croisade (1193),


est enfermé dans le château de Durenstein, sur le Danube,
le ménestrel Blondel de Nesle. arrivé là providentiellement,
veut communiquer avec lui et le sauver; pour cela, il fait
entendre sa voix sur l'air Une fièvre brûlante... que
:

Richard composa jadis, et que le captif royal reprend à


son tour, du fond de son cachot. Excellente scène, où
le chant n'est plus un ornement, mais fait corps avec le
drame et devient action !

En somme, Grétrv, « musicien de la nature », sut trouver


le chemin qui mène au cœur du public et à la gloire. De
plus grands musiciens que lui ne connurent pas toujours un
pareil bonheur !

Parmi les genres très variés que cultiva le xviii" siècle,


il en est un qui fut une création nouvelle et hardie le :

mélodrame, représenté par Pygmalion de J.-J. Rousseau.

C'est le seul ouvrage à retenir, parmi tous ceux que Rousseau


(1712-1778) écrivit sur la musique. Ses autres opuscules sont, pour
la critique et l'esthétique :la Dissertation sur la musique moderne
(1743), la Lettre à M. Grimm au sujet des remarques ajoutées à sa
lettre sur Omphale (1752), la Lettre sur la musique française (1753);
la Lettre d'un symphoniste de V Académie royale de musique à ses
camarades de l'orchestre (1763); la rédaction des articles sur la
musique dans l'Encyclopédie: le Dictionnaire de musique (1767).
Pour la composition l'opéra-ballel des Muses galantes (1747, non
:

imprimé): le Devin du village. Six nouveaux airs pour le Devin, les


Fragments de Daphnis et Chloé, et le recueil de romances Les con-
solations des misères de ma vie, furent publiés après sa mort (1780
et 1781). Rousseau fut un chaud (et injuste) partisan des Italiens :

« Je n'examine point, dit-il dans sa Lettre à M. Grimm, si le genre


bouffe existe réellement dans la musique française; ce que je sais
très bien, c est qu'il doit nécessairement être autre que le genre
bouffe italien. Une oie grasse fie vole pas comme une hirondelle. » 11
était persuadé que la langue française, « destituée de tout accent,
n'est nullement propre à la musique » ! De là son Pygmalion.

Rousseau débordait de lyrisme, mais manquait de savoir


technique pour s'exprimer sur le papier à portées. La nature
lui avait donné le caractère de Beethoven, la tendresse de
Schubert, le sens poétique de Schumann, la fougue
passionnée de Berlioz elle lui avait refusé cette possession
:
l'opera-comique et les innovations lyriques 347

de soi et cette adresse de main qui sont indispensables ;i

un artiste. Jamais il ne put apprendre la grammaire


musicale. Plus d'une lois, il s'était pris la tête à deux
mains pour lire « ces obscurs traités de Rameau dont sa
mémoire refusait de se charger ». Il voyait trouble, et
s'épuisait en recommencements stériles. La vivacité de ses
sentiments l'empêchait d'analyser et de comprendre. Il a
dit, dans ses Confessions, de la comtesse d'Houdetol :

« Je l'aimais trop pour vouloir la posséder ». Il eût


pu dire la même chose de la Musique. Il était toujours
sous son arbre de Vincennes, ébloui de mille visions
intérieures, prisonnier d'une sensibilité tyrannique, inca-
pable de libérer son cœur. Il se crut vertueux parce qu'il
avait l'émotion de la vertu; il se crut musicien parce qu'il
avait l'émotion de la musique. Il nous a laissé quelques
« romances » d'où son tune est absente. Il ne put môme pas
être un bon copiste. On le raillait pour ses perpétuelles
distractions et ses erreurs. La Bibliothèque Nationale
possède des ariettes de Davaux et Gibert, avec accompa-
gnement de clavecin, violons et basse, copiées par lui
(Inç. Rés. V 7 m 538) c'est un travail assez propre d'écolier
:

qui s'applique et peine avec lourdeur. Le manuscrit du


Devin {ibid. Vm2 45(3, dix-sept feuillets in-4°) a le même
aspect. De tels hommes, s'ils ne composent pas de chefs-
d'œuvre, ont parfois des idées originales. Dans ses Ré-
flexions sur VAlceste italien de M. le chevalier Gluck,
Rousseau explique ainsi la réforme qu'il entreprit avec
Pygma lion :

« ... J'ai imaginé un genre de drame dans lequel les paroles et la


musique, au lieu de marcher ensemble, se font entendre successive-
ment, et où la phrase parlée est en quelque sorte annoncée et
préparée par la phrase musicale.... En employant celte méthode, on
réunirait le double avantage de soulager l'acteur par de fréquents
repos et d'offrir au spectateur français l'espèce de mélodrame le
plus convenable à sa langue. » — Dans le Dictionnaire de musique,
au mot Récitatif obligé, les avantages de ce compromis sont ainsi
indiqués : « L'effet produit par cette combinaison est ce qu'il y a
de plus énergique dans la musique moderne. L'acteur agité, trans-
porté d'une passion qui ne lui permet pas de tout dire, s'interrompt,
s'arrête, fait des réticences durant lesquelles l'orchestre parle pour
lui; et ces silences ainsi remplis affectent infiniment plus l'auditeur
que si l'acteur disait lui-même tout ce que la musique fait entendre. »
348 LES TEMPS MODERNES

Pygmalion n'est qu'une esquisse, un bref et brûlant monologue


avec quelques beaux traits. Dès que Galathée, la statue aimée par le
sculpteur, s'anime, elle porte les mains sur son corps et dit, en se
touchant « Moi!... » Elle fait ensuite quelques pas dans l'atelier de
:

l'artiste qui «suit ses mouvements, l'écoute, l'observe avec une


avide attention, et peut à peine respirer ». Elle prend un objet sur
la table, et dit « Ce n'est plus moi » Elle met enfin la main sur le
: !

cœur de son amant qui l'enlace et reprend « C'est encore moi! »:

Le texte fut publié pour la première fois par le Mercure de France


(janvier 1771, p. 200-209), d'où il a été extrait pour l'édition princeps
(Genève, même année). Une autre édition très importante est celle
qu'a réimprimée M. Becker sous ce titre Pygmalion, d'après l'édi-
:

tion rarissime de Kurzbûck, Vienne, 1172 (Genève, 1878). La page


y
est divisée en 3 colonnes la l re contient les paroles et toutes les
:

indications relatives à la musique; la 2 e la mention du genre de


,

musique dont le jeu de l'acteur devra être accompagné; la 3 e la durée


,

de chaque fragment symphonique. Les Archives de la Comédie-


Française possèdent un exemplaire d'une édition de 1796 dont tous
les passages où la musique doit intervenir sont marqués d'un M
tracé à la main. Il y a aussi une édition italienne publiée à Venise
en 1773 (B. N. Y* h 518.169). De la partie musicale, il y a deux copies
manuscrites l'une, aux Archives de la Comédie- Française, dans
:

l'unique volume le VII e — —


échappé au pillage d'une ancienne
collection portant sur la couverture les mots Théâtre français et
contenant la « musique de scène » composée pour un grand nombre
de comédies aujourd'hui oubliées; l'autre est à la Bibliothèque
Nationale (V m 2 475, Inventaire) et comprend les parties séparées en
sept cahiers 1 er et 2 e violons, alto, basson et basse, hautbois, 1 er et
:

2 e cors. Cette musique n'est pas de Rousseau, mais d'un négociant


de Lyon (Rousseau était dans cette ville en mai 1770), grand amateur
de musique, Horace Coignet. Jouée d'abord à Lyon (juin 1770), avec
l'acteur Larive Raucourl, chez M me de Brione, la pièce fut
et la
ensuite applaudie à chez M. de la Verpillière, Prévôt des
Paris,
marchands, à la Comédie-Française, en Italie, en Allemagne. Les
journaux du temps furent unanimes à proclamer son plein succès.
(V. le Journal de politique et de littérature, n° 31, 5 nov. 1775; la
Correspondance littéraire, t. XI, p. 139; les Costumes des grands
théâtres de Paris, t. II, n° XXVIII. etc.) Pygmalion fut joué jusqu'au
Directoire et même sous l'Empire.

Gœthe a loué en Pygmalion


« un opuscule cligne de fixer
époque ». Un témoignage tout aussi
l'attention et de faire
important est celui du jeune Mozart qui, en parlant du
genre créé par Rousseau et continué en Allemagne par
Benda, auteur des deux mélodrames Mèdèe et Ariane à
Na.vos, écrivait de Mannheim à son père, le 2 novem-
bre 1772 « Voulez-vous mon opinion? Dans l'opéra, il
:
L OPERA-COMIQUE ET LES INNOVATIONS LYRIQUES 349

faudrait traiter la plupart des récitatifs de cette façon. »


Dans une autre lettre (30 décembre 1778), Mozart parle
avec enthousiasme de cette forme de composition. Il l'a
appelée l'opéra sans chanteurs. La musique de Coignet
était pauvre et médiocre; mais une suite brillante peut
être rattachée à la création de Rousseau : les mélodrames
de Benda, Sèmiramis et Za'ide de Mozart, la scène de la
prison dans le Fidclio de Beethoven, le Songe d'une nuit
d'été de Mendelssohn, le Manfred de Schumann, le
Struensée de Meyerbeer, le Peer Gynt d'Edw. Grieg,
Y Arlésienne de G. Bizet... (une liste des compositeurs avant
cultivé le mélodrame est donnée dans le livre de Michel
Schletterer, Zur Geschichte der dramatischen Musik und
Poésie in Deutschland, I, 1863, p. 225).
Une autre particularité à signaler est l'opéra réaliste,
c'est-à-dire le drame lyrique avec des personnages qui ne
sont empruntés ni à l'histoire la légende ou
héroïque, ni à
à la féerie, mais Seigneur bienfai-
à la vie réelle. Tel est le
sant de Floqtjet (1780), trois actes enrichis d'un 4 e (La fête
du château) en 1781, et d'un 5 e {Le retour du seigneur dans
ses terres) en 1782. L'auteur du livret, Rochon de Cha-
bannes, s'exprime ainsi dans un Avertissement :

Ce genre n'est pas nouveau; il a paru plusieurs fois sur la scène


lyrique, et toujours avec succès. Regnard et Campra firent le Car-
naval de Venise: Delafont et Mouret, les Fêtes de Thalle; l'auteur du
Glorieux a donné Ragonde à 1 Opéra, et Rousseau le Devin du Village.
Enhardi par des autorités aussi respectables, j'ai laissé la fable et
la féerie, avec lesquelles on a fait presque tous les opéras-ballets,
pour passer sur la scène du monde, et offrir aux spectateurs quel-
ques tableaux de la vie humaine, parlant au cœur, sans négliger de
frapper les yeux. C'est dans cet esprit que j'ai composé cette baga-
telle.
« Nous n'avions cependant encore que la Pastorale et la Comédie
dans le genre que adopté; j'y ai ajouté le Drame, ce genre si
j'ai
naturel, si intéressant, qui ne nous occupe que des peines et des
malheurs de nos semblables.
« On doit donc s'attendre à retrouver dans ce petit poème tout ce
qui appartient au genre que j'ai traité. Je n'ai pas même oublié le
Vaudeville, cet enfant né de la gaieté française. J'en ai mis deux
dans les Divertissements, à l'imitation encore de Rousseau, et j'ai
piié M. l'ioquet de les faire aises et chantants, parce que ce sont
des Vaudevilles.
« ... J'ai mis la scène en Béarn et du temps de Henri IV, parce
350 LES TEMPS MODERNES

que le costume de ce siècle m'a paru plus théâtral que le nôtre. Je


n y voyais d'ailleurs aucune difficulté. Un acte de bienfaisance est de
tous temps; et qui ne se croit aujourd'hui transporté au règne de
Henri IV? »
Le Seigneur bienfaisant a une tout autre ampleur musicale que le
Devin. C'est un opéra de 275 p. de partition (Bibl. de l'Opéra, 281-B),
avec un orchestre composé de cor, ottavino (petite flûte), hautbois,
quatuor à cordes et timbales. D'Auberval, Noverre et Gardel l'aîné
collaborèrent au ballet, dont les airs sont fort agréables. Avec ses
3 actes primitifs du Pressoir, des Fêtes de l'automne, de Y Incendie et
du bal, l'œuvre eut un succès très honorable et mérité, —
qui s'arrêta,
bien entendu, à l'époque révolutionnaire. En 1793, on n'admettait pas
qu'il y eût un Seigneur bienfaisant.

En les situant dans un état particulier des mœurs musi-


cales et en indiquant diverses tendances dont quelques-unes
auront un brillant avenir, nous avons caractérisé les deux
principales formes du drame lyrique au xvm" siècle la pre- :

mière développe l'œuvre lulliste et commence à l'affranchir


de l'esprit de cour en la rapprochant d'une vérité toute
conventionnelle; la seconde est une alliance de l'orchestre
et de l'ariette avec le dialogue de la comédie. Toutes deux
ont des rapports nécessaires et constants avec un genre
plus modeste sans lequel elles n'existeraient pas celui de :

la Chanson. Après l'Opéra et l'Opéra-Comique, notre


exposé peut faire paraître ici la Chanson elle est, dans ;

l'histoire, comme un page à la suite d'un souverain et d'un


prince. Ceci soit dit pour introduire un peu d'ordre dans
des faits qui sont connexes et assez emmêlés !

Bibliographie.

Nous avons indiqué, au cours de ce chapitre, les sources de l'histoire de


l'opéra-comique (période des origines) ouvrages de Lesage et d'ÛRNEVAL,
:

des frères Parfaict, et de Desboulmiers. — Les Consolations des misères


de ma vie, ou Recueil d'airs, romances et duos de J.-J. Rousseau, sont à la
B. N. (in-f°, 1781, Paris, chez la Chevardière, rue du Roule, et chez Esprit,
libraire au palais royal). Parmi les souscripteurs de la publication la
:

Reine, Mme la Comtesse d'Artois, belle-sœur du Roi, Mme la duchesse de


Chartres, la duchesse de Bourbon, la princesse de Lamballe (suit une longue
liste de noms aristocratiques). — Sur Pygmalion, voir la lettre de J.-J. Rous-
seau insérée au tome I des Œuvres, p. 362 de l'édition de 1852, et le « 3 e Dia-
logue » du même. — Sur Coignet, auteur de la musique de Pygmalion, voir
Y Annuaire nécrologique, etc., rédigé par Mahul (Paris, 1830, année 1821,
p. 122), qui cite une notice sur Coignet parue dans la Gazette Universelle
l'opéra-comique et les innovations LYRIQUES 351

de Lyon du 26 octobre 1821. — Cf. Jean-Jacquet Rousseau als Musiker


d'ALBERT Jansen (1 vol. in-8° de 482 pages, Berlin, G. Reimer, 1884; le
4 e livre est consacré, p. 188-321, à la polémique de Rousseau contre la
musique française et contient un chapitre sur Pygmalion).— Edgar Istel :

J.-J. Rousseau als Komponist seiner lyr. Szene Pygmalion (1901) et Die
Entstehung des dculschen Melodramas (1906). — HODERMANN Georg Benda
:

(1895); BrùCKNER Georg Benda und das deutsche Singspiel (dans les Sam-
:

melbànde der Int. Musikgcs, 1904). — Quelques autres ouvrages modernes :

N. d'ArienzO Le origini delt' opéra comica (Rivista mus. de Turin, 1899).


:

— : —
A. SOUBIES Histoire de V Opéra-Comique (1840-87, 2 vol.). P. J. LARDIN
:

l'hilidor peint par lui-même (1847). —Sur Monsigny notices biographiques


:

par QUATREMÈRE DE QlJINCY (1818), ALEXANDRE (1819), HÉDOUIN (1820). —


Sur Grétry : Edit. nationale des Œuvres (37 vol. parus en 1908), subven-
tionnée et patronnée par le gouvernement belge, avec le concours de
Gevaert, Radoux, Fétis, Wolquenne, Wouters (exempl. à la B. Nat. de
Paris); des notices biographiques sur G. ont été écrites par A. J. Grétry,
neveu du compositeur (1815); F. van Hulst (1842); de Saegher (1869);
Ed. Grégoire (1883); M. Brenet (1884); H. de Curzon (1907).
CHAPITRE XLIX

LES BRUNETTES ET LES CHANSONS

De la prétendue inaptitude du Français au « lyrisme » ce qu'il faut


;

entendre par ce mot. —Les brunettes et les airs tendres.— La chanson


bachique inspirée de la philosophie d'Horace. — Un précieux recueil de
chansons par Laborde. — Les chansons et les gravures du xvni siècle. —
Autres répertoires lyriques. —Le Caveau; ses fondateurs; ses vicissitudes;
sociétés similaires. — Opinion des chansonniers sur la musique savante
de leur temps (1796); un compliment à Grétry. — Béranger.

Les brunettes et les chansons représentent la source


d'art galant, malicieux et léger d'où est sorti l'opéra-
comique. Les ignorer serait, pour le moraliste, se con-
damner à une connaissance très incomplète du xvm c siècle.
On a dit que les Français n'avaient pas l'esprit « lyrique » :

jugement aussi exact que celui-ci, réfuté depuis long-


temps « les Français
: n'ont pas la tête épique » !

Si par lyrisme on entend l'usage de ces mots rutilants


et empanachés qu'Aristophane reprochait à Eschyle de
mettre en bataille, et la grande strophe aux périodes
pompeuses, et ce galimatias à toutes voiles, recherché par
Ronsard, où le clair génie de nos classiques voyait « une
manière de folie », il est très vrai que les Français sont
peu lyriques; mais si l'on tire la définition du genre, non
de faits particuliers ou d'un concept d'école, mais de l'his-
toire générale et de l'observation, et si, comme il convient,
on entend tout simplement par lyrisme la poésie chantée,
celle où s'expriment avec grâce ou enthousiasme, avec
malice ou galanterie —
sans qu'un beau désordre y soit
nécessaire, —les sentiments universels de l'humaine
LES BRUNETTES ET LES CHANSONS 353

nature, on peut affirmer que le lyrisme français a été


exceptionnellement riche, plus influent encore, dans toute
l'Europe, que le lyrisme italien, et prépondérant jusqu'au
jour où les Allemands ont eu leurs grands compositeurs
de Lieder.
A ceux qui niaient l'aptitude française à l'épopée, il a
été facile de répondre en montrant l'énorme trésor de
chansons de geste qu'a possédé le moyen âge. Il n'y a pas
d'autre méthode à suivre quand il s'agit du lyrisme. Aussi
n'avons-nous pas craint d'accumuler des faits précis. En
parlant des troubadours et des trouvères, nous avons repro-
duit in extenso la liste des poètes-musiciens dont les œuvres
sont contenues dans les manuscrits qu'il nous a été pos-
sible de dépouiller; et nous n'avons pas épuisé la matière!
Arrivé à l'époque de la Renaissance, nous avons multiplié
jusqu'à la satiété, sans d'autre embarras que celui du
choix, les exemples de lyrisme français et alla fiancese
en dehors du théâtre, en dehors de l'Eglise, en France et
hors de France. Notre Chanson du XVI e siècle est un monu-
ment lyrique aussi important que les « odes » pindariques
(appelées d'ailleurs idylles par le grammairien qui nous
les a conservées), mais avec une remarquable interversion
de rapports dans les éléments constitutifs du genre l'ode :

pindarique a un langage verbal très savant avec une


musique très simple; la chanson française, écrite à 4, à 5,
ii 6, a 8 parties, eut au contraire une écriture musicale
savante, avec un langage verbal fort simple et on peut
:

dire que ceci compense cela, c'est-à-dire que le luxe de


la polyphonie et du contrepoint est justement l'équivalent
(toute appréciation esthétique étant réservée) de la gran-
diloquence littéraire qui caractérise l'ode antique.
Aux e e
et XVIII siècles, la chanson reste une plante
XVII
très vivace,mais transformée parce qu'elle n'est plus sou-
mise aux mêmes procédés de culture. Jusqu'à la fin de la
première partie de la Renaissance, elle avait été, avec la
composition d'église, le principal objet auquel les grands
musiciens consacraient leur science et leur talent. Mais,
dans la période suivante, elle passe musicalement à un
rang inférieur par suite d'un déplacement de l'art attiré
par des genres nouveaux.
Comuaiuf.l'. — Musique, II. 23
354 LES TEMPS MODERNES

Tandis que l'opéra, la sonate, la « symphonie »


prenaient leur essor, la chanson replia ses ailes, s'éloigna
de plus en plus du contrepoint pour se rapprocher de la
monodie et des arrangements pour exécution instrumen-
tale elle devint la chanson à boire, la brunette, le vau-
:

deville grivois, pièces licencieuses, galanteries piquantes,


pastorales d'une sentimentalité factice, badinages char-
mants, d'un intérêt artistique souvent médiocre, mais sans
lesquels une caractéristique de l'ancien régime serait
insuffisante.
Un de 1703, Brunettes ou petits airs tendres,
recueil
avec doubles et la basse continue, meslées de chansons
les
à danser, recueillies et mises en ordre par Christophe
Ballard, etc. (B. N. Vm ' 558), est précédé d'un avertisse-
ment qui débute ainsi « Il y a peu de Recueils qui doivent
:

être reçus plus agréablement que celuy-ci, si l'on en juge


par l'empressement avec lequel il est attendu du public.
Les airs dont il est composé sont appelles Brunettes par
rapport à celui qui commence Le beau berger Tircis, et
:

qui finit par ces paroles Hélas! Brunette mes amours, etc.
:

Une preuve de la bonté de ces airs, c'est que, malgré leur


ancienneté, on ne laisse pas de les apprendre et de les
chanter encore tous les jours; ceux même qui possèdent
la musique dans toute son étendue, se font un plaisir d'y
goûter ce caractère tendre, aisé, naturel, qui flatte tou-
jours sans lasser jamais, et qui va beaucoup plus au cœur
qu'à l'esprit. » Il y a dans ce petit volume 56 airs simples
avec la basse continue (et chiffrée), 4 duos (id.), 2 duos
sans basse, 16 trios, 24 doubles, 208 « seconds couplets »,
en tout 310 pièces, rangées suivant un ordre déterminé
par les suites » de tons (sol, ut, la, fa, ré). Le volume se
ce

termine par 12 « chansons à danser en rond » sans basse


ni doubles Ah! mon beau laboureur, A l'ombre d'un
:

Chêne, Dedans une plaine, En m'en allant au bois, En


revenant de Saint-Denis, Hélas! Pourquoi s' endormait-elle?
Le teint de son visage, Ma fille, veux-tu un bouquet, Mon
père m'a marié, Mon père me veut marier, Mon soin le
plus pressant, Viens, ma bergère, chaque chanson avec des
couplets. Ce recueil erotique et pastoral, auquel la basse
chiffrée et les variations donnent un caractère supérieur
LES BRUNETTES ET LES CHANSONS 355

aux chansons populaires, s'efforçait, par le choix des


pièces, de concilier la licence et les bienséances, la gau-
bon goût. Il était dédié à S. A. S. la princesse
driole et le
de Conty. Il fut suivi de deux autres recueils similaires en
1704 et 1711 le premier contient 101 airs différents,
:

176 « seconds couplets » et 11 « chansons à danser »; le


second, 105 airs, 154 seconds couplets, 12 chansons à
danser, plus un « pot-pourri »; ensemble, 560 numéros.

La chanson à boire est un legs du xvn e siècle au xvin 6 (voir,


notamment, les « Recueils d'airs » de Sébastien Brossard, publiés
de 1691 à 1698, chez Chr. Ballard, B. N. Vm? 511 et Vm, 303,
Réserve). —
Pour les Brunettes, plusieurs ont été rééditées par
Weckerlin et M. Julien Tiersot (cf. les Chansons mondaines des
XVII" et XVIIIe siècles français, collection récente constituée par
MM. Henry Expert et Emile Desportes). 11 y a quelques recueils
mixtes. Cf. Tendresses bachiques ou Duos et trios mêlés de petits airs
tendres et à boire, des meilleurs auteurs (Ballard, 1712-1718, 2 vol.
in-12) Airs de brunettes mis à deux dessus sans basse et Noëls
;

dans le même genre (Boivin, 1722, in-f°) Duos choisis de brunettes,


,

de menuets et d'autres airs, mêlez de musettes et de sonates,


propres pour la flûte et le hautbois (Ballard, 1728 et 1730, 2 vol.
in-4° oblong) Recueil de Pièces, petits Airs, Brunettes, Menuets, etc.,
;

avec des doubles et variations, accommodé pour flûtes traversières,


violons, pardessus de viole, etc. (Paris, Boivin, 1740, 2 vol. obi.);
les Brunetes anciennes et modernes, de Montéclair (Boivin, s. d.).
Vers 1760, un recueil fut publié à Paris (Le Menu, s. d. in-f°) avec
ce titre Cinquième Recueil de duos à voix égales, Romances,
:

Brunettes, Ariettes françaises et italiennes, et une cantate de Giov.


Battista Pergolèse. Dans la 3 e édition de ses Principes d'accompa-
gnement du clavecin (1777), Dandrieu reproduit 18 brunettes en
s'autorisant du « goût du public pour ces petits airs auxquels la
naïveté et la délicatesse tiennent lieu des grâces de la nouveauté ».
(Cf. l'étude sur les Brunettes publiée par M. Paul-Marie Masson
dans les Sammelb. d. Int. Mus. Ges. année XII, cahier3, p. 347-369.)

La clef des chansonniers ou recueil des Vaudevilles depuis


cent ans et plus, notez et recueillispour la première fois
par J B. Christophe Ballard, seul imprimeur du Roi/ pour
.

la musiijue et Notcur de la Chapelle de Sa Majesté, au


Mont-Parnasse à Paris, rue Saint-Jea n-de-Beauvais 1727
, ,

(2 vol. in-12; B. N., Vm 599), contient un peu plus de


7

300 chansons. Les airs tantôt empruntés à des publications


antérieures, tantôt inédits, ont une allure populaire.
Ballard dit dans l'Avertissement : « L'idée de ce recueil
356 LES TEMPS MODERNES

n'est pas de donner des airs tout à fait inconnus; leur nom
suppose le contraire, puisque le Vaudeville ne s'entend que
des airs répandus dans le public. » La notation est médio-
crement correcte; les ne sont pas toujours
syllabes
placées sous les notes qui leur conviennent. Les paroles
des couplets expriment des idées assez vulgaires; c'est la
philosophie d'Horace, reprise un ton plus bas, le plus
souvent à l'estaminet. Le thème habituel, c'est l'éloge du
vin et la supériorité de Bacchus sur les autres plaisirs,
comme dans ce couplet burlesque :

Voulez-vous plaire aux Dames,


Blande loquimini ,'

Ne leur faites nuls blâmes,


Sed adulammt ;
Pour réjouir leurs âmes,
Chantez lœtamini;
Puis, pour guérir leurs flammes,
Tôt, Dccampamini!

Certains traits rappellent bien les vers connus du poète


latin :

Il faut, quoiqu'on en veuille dire,


Ne désirer que ce qu'on a
Pour avoir tout ce qu'on désire,

ou encore (t. II) :

Quand on
a passé l'onde noire,
Adieu le bon vin, nos amours;
Dépêchons-nous, dépêchons-nous de boire :

On ne boit pas toujours!

Nous arrivons à un des plus élégants monuments du


genre, avec leChoix des chansons mises en musique par
M. de Laborde, premier valet de chambre ordinaire du Roi,
gouverneur du Louvre, orné d'estampes en taille douce par
J. M. Moreau, dédiées à
me
M
la Dauphine (Marie-Antoi-
nette), A Paris, chez de Lormel, imprimeur de l'Académie
royale de musique, rue du Foin-Saint-Jacques, 1773.
L'ouvrage comprend 4 vol. gr. in-8°, texte et musique gravés
par Moria et M" e Vendôme; c'est, pour un bibliophile, un
des plus beaux livres du xvm e siècle. Familier de Louis XV
et de la Du Barry, Delaborde y a mis, grâce à la réunion
de divers arts, grâce à l'élégance et au luxe de l'exécution.
LES BRUNLTTES ET LES CHANSONS 357

l'aimable cachet du « xvm e


siècle » au sens où les artistes
prennent ce mot. (Moreau n'a collaboré qu'au premier
volume l'illustration des trois autres fut confiée aux peintres
;

Le Bouteux, Le Barbier et Saint-Quentin, et, pour la


gravure, à Née et Masquelier). Un exemplaire (unique) sur
vélin est au musée de Chantilly. Une réédition en a été
donnée à Rouen, en 1881 (B. N., Vm 501). Au point de7

vue purement musical, la composition étonne assez sou-


vent, soit par la tessiture de la mélodie qui, dès les pre-
mières pièces, monte jusqu'au si au-dessus de la portée,
soit par les basses mal placées, les négligences et les
« fautes » de l'accompagnement; mais ce serait lui faire tort

que de la juger à part, détachée de l'ensemble dont elle


fait partie, et qui est d'un agrément raffiné. Quelques vers

en indiqueront l'esprit :

Comment Colin scait-il donc que je l'aime?


J'ai si bien l'air de le haïr!
Est-ce mon cœur qui s'est trahi lui-même?
Est-ce l'Amour qui m'a voulu trahir?
Avec lui timide et farouche,
J'ai du plaisir, mais je sais le cacher;
Je rougis sitôt qu'il me touche,
Et lui défends de me toucher.
Dans mes yeux il aurait pu lire,
Mais devant lui j'ai soin de les baisser;
Je retiens jusqu'à mon sourire...

Pour exprimer en musique cette timidité passionnée,


cet amour virginal et rougissant, ce sourire qui se retient,
il y a un compositeur unique c'est R. Schumann. Mais
:

nous en sommes encore loin! De Laborde ne connaît que


la « romance » un peu poncive et banale; il est bien de
son temps, ici comme dans les autres chansons, lyriques
ou narratives, aux titres piquants La Dormeuse, leRuisseau,
:

la Toilette, la Sérénade, Y Heureuse nuit, le Droit de péage,

Y Amant timide, les Quatre Coins, Y Enlèvement, le Pot au


lait, Y Amour frère-quêteur, la Promenade du matin, les

Regrets de David sur la mort de Betsabée, la Déclara/ion


ingénieuse, la Vengeance impossible, la Défense inutile, le

Soupçon injuste, les Vendanges de Cythere, YHcureux


mu I adroit,Raison déraisonnable, la Bagatelle, etc., etc..
la

Les 4 volumes contiennent 167 pièces. « Genre fau.rl »


358 LES TEMPS MODERNES

dira-t-on sans doute mais si on excluait du domaine de


; :

l'art etde l'histoire tout ce qui est « faux » au regard du


philosophe et de certains esthéticiens, que de sacrifices
seraient nécessaires! Que resterait-il de la lyrique grecque,
de la lyrique latine, de celle des troubadours et des trou-
vères, de celle de la Pléiade? Ne faudrait-il pas rejeter
l'immense répertoire de la chanson du xvi e siècle et celui
de l'opéra sauf quelques pages de Monteverde, de Rameau
et de Gluck? Rossini lui-même ne devrait-il pas être rayé
d'une histoire de la musique?... Il y a certainement un goût
« faux » et un goût délicat qui sait associer l'expression
de la beauté au sentiment de la nature et à l'observation;
mais il ne faut pas se hâter de dire que le second est absent
des œuvres dont nous parlons ce serait juger une époque
;

d'après l'esthétique d'une autre époque et rendre impos-


sible une notion exacte du xvm e siècle.

La plupart des sujets représentés par les titres de ces chansons


ont été traités parles peintres et les graveurs du temps. La Dormeuse
figure dans l'œuvre gravée de Boucher; sur la Toilette, il y a de
nombreuses gravures d'après Watteau, Saint-Aubin, Baudoin, Freu-
deberg, Jollain, Mellet; le Pot au lait est un sujet que traitèrent
Greuze et Fragonard. Petits vers, chansons, tableaux, estampes, sont
les divers langages où s'exprime la mentalité du temps.

D'autres sources doivent être signalées dans l'histoire de


la chanson.
Le répertoire dont nous avons déjà parlé dans le précé-
dent chapitre, Théâtre de la foire, ou ï opéra-comique con- ,

tenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux foires
de Saint-Germain et de Saint-Laurent... par MM. Lesage
et d'ÛRNEVAL, à Paris, chez Etienne Gaveau, M.DCCXXI,
6 vol. in-12 (B. N., f. 5900), donne en appendice, pour
chaque volume, un assez grand nombre d'airs dont voici
quelques incipit pour les paroles :

Quand je tiens de ce jus d'octobre, Tes beaux yeux, ma Nicole, Un


inconnu pour vos charmes soupire, Réveillez-vous, belle endormie,
Bannissons d' ici V humeur noire, Comme un Coucou que l'Amour presse,
Quand le péril est agréable, Tu croyais, en aimant Colette, Je revien-
drai demain au soir, Je ne suis né ni roi ni prince, Ne m entendez-
vous pas, Du cap de Bonne Espérance, Qu'on apporte bouteille! Les
filles de Nanterre, J'offre ici mon savoir-faire, Quand je quitterai ma
LES BRUNETTES ET LES CHANSONS 359

Climène, Si dans le mal qui me possède, Quand la bergère vient des


champs. Je ne veux pas troubler votre ignorance, Belle brune, Vous
qui vous moquez par vos ris. Pour passer doucement la vie, Va-t'en
voir s'ils viennent, Jean, Monsieur Lapalisse est mort, Tout le long
de la rivière, Je veux boire à ma Lisette, Je me ris de qui fait le
brave, D'une main je tiens mon pot, La jeune abbesse de ce lieu, Un
sot qui veut faire l'habile, Vous êtes jeune et belle, Sans dessus
dessous, Sans devant derrière, Jean Gille, Gille joli Jean, Nanette,
dormez-vous? Elle est morte, la vache à Panier, Charmante Gabrielle,
Un soir après Boquille, L'autre jour, au bord d'une fontaine, Si
i'Boy me voulait donner. Comme l'hirondelle au printemps, Les filles
de Montpellier (tomes I et II); Une et un font deux, Pourquoi n'avoir
pas te cœur tendre? Vous voulez, belle Silvie, Embarquez-vous,
Mesdames, L'amour est pour le bel âge, Madame Thomas épouse
Lucas (tome III); Qui veut se mettre en ménage, Allons badiner sur
l'herbette, Un Crésus, jadis domestique. Ziste, zeste, point de chagrin!
Il était trois filles, Ma fille, veux-tu un mari? L'autre jour; dessous
un ormeau, De Paris jusqu'au Mississipi, Qu'un mari soit poulmo-
nique, Bouchez, Naïadez, vos fontaines, etc.. (tome VI).

La plupart des airs sont reproduits à la fin de chaque


volume, et servaient, de timbre.

Du Journal de Musique historique, théorique, pratique, sur la


musique ancienne et moderne, dramatique et instrumentale chez
toutes les nations, dédié à madame la Dauphine, le 5 vol., mai 1770,
e

est seul conservé à la B. X. (V. 25409); il donne la romance accom-


pagnée sur la harpe : Qu'elle est douce, touchante et vive, la Beauté
qui m'a sçu charmer! l'air avec accompagnement de guitare Si
Mathurin, dessus l'herbette... et l'ariette de Philidor. avec accompagne-
ment de clavecin Je veur qu'on ni aime. Quelques pièces caractéris-
:

tiques sont insérées dans le même journal L'amour charmait ma vie,


:

l'amour fait mon malheur, romance de M. de la Harpe; Lison


dormait dans un bocage, arrangé pour la harpe; un Dithyrambe à
Calliope, « morceau de musique grecque » Aéidé, Mousa moi phile,
Molpès d'émès Katarkhou (sic)... (1773, n° 1); une romance langue-
docienne, Lou beau (veuf) Tircis se prouménavo soulet un jour: Les
sermens de l'hymen, duo italien une Bussische Landesmelodie (sic)
: ;

un Éloge de la rose (1773, n° 3); un duo bouffe, la Dispute; une


romance de M. de la Harpe : D'une amante abandonnée, pourquoi
crains-tu la fureur? la parodie d'une ariette de Piccini (n° 4); les
Caprices, romance de M. de S. -Lambert, musique de M. Grétry
(n° 5); le Baiser de Cloris, Le Siège de Calais, Je voulais, Sylvie, ne
vous point aimer, Écoulés-moi, faciles belles. Laisse tes agneaux
errer dans la prairie, Je quitte une amante volage, Il faut voir
Annette pour toujours aimer (n° 6).
Le Journal de Musique par une Société d'amateurs (B. N., V, 25406)
donne, avec des extraits d'opéras, des parodies de Lanjou. telles que
« L'aveu fait par l'amour ou le Oui qui coûte à dire. Bergerie de
360 LES TEMPS MODERNES

M. Lanjou, parodiée sur une musette »; le Rondeau d'Alain et


Rosette, pastorale; la chanson Le plaisir à V ombrage rassemble les
bergers (1777, n° 3), La paix du hameau, pastorale en duo, des
chansons dialoguées, etc..
VAlmanach des Muses, série de volumes in-12, dont chacun fut
publié annuellement, de 1765 à 182... chez Delalain (B. N., Ve 11650),
est un recueil de poésies fugitives, galantes, spirituelles et fantai-
sistes « pour les gens de goût ». Voici quelques-unes des pièces
accompagnées de musique; c'est la chanson du xvi e siècle qui con-
tinue, moins l'écriture à quatre parties! On trouve dans le volume
de 1765 Romance d'un jeune homme qui vient de perdre une femme
:

aimable. Vol. de 1776 1° Romance


: Cœur pur où régnait l'inno-
:

cence... 2° Amoroso
; Douces larmes... 3° Chanson des grenadiers
:
; :

C te fois là j'ons V cœur joyeux; 4° Gracieux J'ai vu Thémire dans :

nos champs: 5° Couplets Consolez-vous si le bel âge fuit... Vol.


:

de 1767 1° Cansou langodouciéno; 2° Romance de M. Philidor


:
:

O mes ennuis, baillez-moi trêve! 3° Chanson de Rémy Belleau,


Avril, l'honneur et des mois et des bois; 4° Autre Cansou lango-
douciéno; 5° Vénus détrônée L'Enfant qu'adore la terre; 6° Couplets
:

à Mlle Dangeville 7° Chanson


; O Mahomet ! Ton paradis des
:

femmes, etc.... Volume de 1770 Chanson de M. Colardeau Lise,


: :

entends-tu l'orage? Vol. de 1771 Pastorale; 1° Lisette ramène aux


:

champs; 2° Romance Quand Colin est auprès de moi; 3° La fuite


:

inutile L'autre jour j'aperçus Lisette; Id.


: Romance La bonne foi : :

fut ma chimère; n'ai-je donc chéri qu'une erreur? Vol. de 1773 :

1° Chanson de M. de Pezay, Sur le sable de ces rêves, nos chiffres par


toi tracés; 2° Chanson de M. Imbert, air de M. Philidor Ma Nœris :

avait irrité le bel Enfant-Roi de la terre. Vol. de 1774 1° Romance de :

M. de la Harpe : O ma tendre musette; 2° La fleur printanière qui


naît la première (paroles et musique de M. le marquis de Pezay);
3° Mon destin auprès de Climène (paroles de Saint-Lambert, musique
de M. Grétry); 4° J'aime Rosette à la folie (par de Pezay). Dans le
volume de 1777, il y a trois « Romances » dont une « par M. d'Ussieux,
musique de J.-J. Rousseau Amour me tient au servage; une autre
:

romance de Jean-Jacques sur des vers de Deleyre (Je l'ai planté, je


l'ai vu naître, ce beau rosier) est au volume de 1778; une 3 e « ro-
mance » de Rousseau, Au fond d'une sombre vallée, est au volume de
1779, qui contient un Andante » (Que j'aime ce bois solitaire !). Le
<c

volume de 1782 donne quatre romances, dont 3 ont une basse chiffrée
dans la suite du recueil, les monodies ont parfois leur accompagne-
ment. Le volume de 1783 contient les Adieux de Ventre-à-terre à
Margotton sa mie, paroles de Berquin, musique de M. de Gramagnac,
La bonne fille, et J'aimai trois fois dans ma vie; celui de 1786, Le
Marché de Cythère, musique de Grétry, Le Bain, romance. A partir
de 1787, la musique est à peu près absente du recueil.

Nous ne parlerons pas ici — réservant ce sujet pour un


autre chapitre — de la chanson française pendant la Révo-
LES BRUNETTES ET LES CHANSONS 361

lution mais nous devons quelques lignes à une institution


;

dont l'histoire, pleine de vicissitudes et de recommence-


ments, n'est pas sans analogie avec celle des premiers
temps de l'opéra-comique, et qui a fait dire, non sans exa-
« le xvm siècle est caractérisé par deux faits
e
gération : :

l'Encyclopédie et le Caveau ».
En 1737, quelques amis de la gaîté française et de la
chanson, Piron, Collé, Panard, Crébillon fils, Gallet, se
réunirent avec d'autres amis, pour leurs dîners du 1 er et
du 16 de chaque mois, au cabaret du Caveau, tenu par un
sieur Landelle, rue de Bussy, près du café Procope; parmi
leurs invités, il y eut des auteurs de farces et de parodies
pour le théâtre de la foire comme Fuzelier et Saur m, des
écrivains légers comme Gentil-Behnard, des personnages
et des artistes de premier ordre, tels que Crérillox père,
l'historien Duclos, l'Académicien Moncrif, le compositeur
Rameau, le peintre Boucher, le philosophe Helvétius.
Dans ces libres réunions où le culte pratique de la chanson
trouvait ses fidèles, ses chanteurs et ses compositeurs, on
était loin de s'abandonner à un épicuréisme débridé : on
voulait renouer une tradition en faisant œuvre de goût
et d'esprit. On y réussit abondamment, le génie français
ayant des ressources inépuisables pour remplir un tel pro-
gramme. De là, et des sociétés similaires qui parurent
dans la suite, sont parties quelquefois des œuvres médiocres,
des chansons qui ne battaient que dune aile, mais le plus
souvent un lyrisme franc et de bon aloi, ayant la finesse
de notre xvm e siècle. La musique, tout en restant insépa-
rable du genre, n'y joua jamais un rôle artistique; elle était
un moyen, non une fin. Habituellement, pour le compo-
siteur sérieux, les paroles sont le support et comme le
prétexte de la mélodie; ici, c'est le contraire.
Interrompues en 1742, les réunions du Caveau furent
reprises en 1762. Il y avait, sous la présidence de Cré-
billon fils, 26 convives, parmi lesquels on vit Favart,
Laujon, les Académiciens Lemierre et Colardeau, Salieiu,
Goldoni, Rochon de Chabannes, le marquis de Pezai, le cri-
tique Fréron, les poètes Delille et Dorât, Philidor, le
peintre Joseph Vernet, les abbés Voiscnon et l'Atteignant, le
cardinal de Bernis, le chevalier de Bon fllers, Parnv. En 17! Mi.
362 LES TEMPS MODERNES

après quelques intermittences, cette académie familière et


anacréontique prit le titre de Dîners du Vaudeville, sous
la présidence du chansonnier Laujon, devenu académicien
(après 1801, elle fut remplacée par celle des Déjeuners des
garçons de bonne humeur).

Cette société, dont les statuts étaient rédigés en chansons, eut son
organe les Dîners du Vaudeville, dont le premier numéro parut en
:

vendémiaire an Y (1796) chez Huet, libraire de la rue Yivienne, et


qui fournit la matière de 9 volumes in- 18 (B. N., Ye, 11020-28). Le
premier contient 62 pages d'airs notés.

Quand on examine d'un peu près la mentalité traduite


par ces chansons, on voit sans peine qu'il y avait alors,
comme de tout temps, des amateurs du lyrisme simple,
clair et facile, opposés à des artistes plus savants; mais
on est étonné de voir que les premiers adressaient aux
seconds, en 179C. exactement les mêmes reproches que
leurs héritiers et continuateurs d'aujourd'hui adressent
aux compositeurs dits « avancés ». Le fait mérite d'être
mis en lumière par un exemple, car il montre combien
fragiles sont les jugements des critiques sur leurs contem-
porains. Voici le texte d'une chanson insérée au premier
volume des Dîners du Vaudeville (p. 34 et suiv.) :

Sur l'ancienne et la moderne musique.


(Air : Vaudeville de l'Officier de fortune.)
Quelle étrange métamorphose,
Des Arts a changé l'horizon !

On fait beaucoup de vers en prose.


Beaucoup de prose sans raison:
Du raisonnement sans logique,
Et, ce qui n'est pas moins touchant,
C'est qu'aujourd'hui, de la musique
On semble avoir banni le chant !

De grands accords, de l'harmonie,


Gluck nous l'a dit, en fait qui veut:
Mais du chant, de la mélodie.
C'est différent, enfuit qui peut.

Les tours de force, les roulades,


Frappent l'oreille et non le cœur :

On n'a jamais pris les bravades


D'un fanfaron, pour la valeur.
LES BRLNETTES ET LES CHANSONS 363

Je t'ai vue, aimable Thalie,


Et je n'ai pas trente printems,
Par ta sœur Euterpe embellie,
Nous présenter mille agrémens.
Souvent même, sa voix légère
Offrit, au public étonné,
Plus de grâce et de caractère,
Que l'on ne t'en avoit donné 1 .

Quel changement, pauvre déesse.


Dans tes modernes opéras !

Du vacarme, au lieu de tendresse;


Pour expression, du fracas !

Cette sœur douce et riante,


qui,
Te fit tant de fois triompher,
Semble, aujourd'hui, sombre et bruyante,
S'unir à toi pour t'étouffer.
(Par F.-P.-A. Léger.)

On lit aussi dans une chanson du même recueil (Vendémiaire,


an VII) :

Du mauvais goût l'affreux génie


Veut qu'on crie au lieu de chanter;
Son drame poignarde Thalie :

Les diables voût nous emporter!

Cette boutade sur la musique poignardant la poésie au lieu de la


servir, fait songer au mot romantique où les poètes qui font des
« vers en prose » trouveraient peut-être matière à réflexion « Elle :

me résistait; je l'ai assassinée! »

Que de dans la seconde moitié du xix e siècle.


fois,
nous rencontrerons ces doléances! Pour compléter ce
témoignage, nous reproduirons, d'après le même volume,
l'aimable compliment adressé à Grétry, et, en sa personne,
à la Muse des mélodies faciles :

Couplets chantés au citoyen Grétry,


ASSISTANT AU DINER DU VAUDEVILLE DU 2 VeNTOSE.

(Air : du Vaudeville de l'Isle des Femmes.)

D'Anacréon et de Lisbet,
Amis, fêtons le peintre aimable;
Et chantons le bonheur complet
De l'entourer à cette table.

1. Témoins tous les charmans opéras-comiques de Grétry, Dalayrac,


Dezcde, Bruni, Gaveaux, etc., etc. (Note du recueil).
364 LES TEMPS MODERNES

Le Vaudeville, chevrottant,
Chanter Grétry! c'est téméraire...
Non, mes amis, c'est un enfant
Qui donne un bouquet à son père.

Pour tes deux chefs-d'œuvre nouveaux,


Tu reçois la double couronne :

Mais ne quitte plus tes pinceaux;


C'est Apollon qui te l'ordonne.
Ah! depuis tes premiers essais,
Tu sais mériter nos suffrages.
Grétry, pour compter tes succès
Il faut compter tous tes ouvrages.

Combien ton chant sut animer


De vers sans chaleur et sans vie!
Combien d'auteurs, pour nous charmer,
Empruntèrent ta mélodie !

Si les couplets de nos chansons.


Quelquefois arment la critique,
Pour les faire trouver tous bons,
Grétry, mets-les tous en musique!
(Par le C. Radet.)

De 1806 à 1816, il y eut une réapparition du Caveau


(moderne) chez le restaurateur Balaine, Au Rocher de Can-
cale, où on se réunissait tous les 20 du mois. A cette date,
le culte de la chanson française eut encore pour fidèles,
plus ou moins assidus, des personnages avec Désaugiers,
:

Jouy, Dupatv, l'historien Gallois, J.-M. Deschamps, secré-


taire des commandements de l'impératrice Joséphine, le
comte de Ségur, grand maître des cérémonies et sénateur
de l'Empire, le poète Millevoie... En 1816, le Caveau

moderne fut dissous, et ses membres se réfugièrent dans


une autre société créée en 1813, celle des Soupers de Mo mus.

Cette dernière association eut aussi quelques membres illustres :

Boufflers, Parny, Andrieux, Brillât-Savarin, Méhul, Isabey, les


peintres Carie et Horace Vernet, Ducroc, Junot, etc.. Elle eut pour
organe le périodique Les Soupers de Momus, Recueil de chansons
inédites, à Paris, chez Alexis Eymery, rue Mazarine, qui, jusqu'à
1828, a formé 15 volumes in-18 (B. N., Ye, 33411 et suiv.). On lit
dans la préface du volume 2 « la Société lyrique des Soupers de
:

Momus se trouve (donc) au complet, et, de plus, nous la croyons


impérissable, car les causes qui ont amené la dissolution de tant
d'autres sociétés n'existent point dans celle-ci les rivalités, les
:

jalousies, les prétentions exagérées, les petites intrigues, les sottes


LES BRUNETTES ET LES CHANSONS 3C5

tracasseries, y sontinconnues; aucun membre ne se croit plus


savant, plus que ses collègues; la franchise, l'union, la
spirituel
bonne amitié, régnent entre eux tous ils n'oublient pas que le prin-
;

cipal but de leur institution est de se procurer un délassement


agréable. Les chansons et les morceaux de poésie qui ont été chantés
ou lus à leurs soupers sont la plupart consacrés à former à la lin de
l'année un recueil. Celui que nous publions aujourd'hui contient le
tribut de 1814. Si le public l'accueille, nous sommes disposés à lui
en offrir encore une centaine de pareils. Lorsque nous arriverons au
dernier, on peut raisonnablement présumer que nous radoterons un
peu; mais si les lecteurs vivent aussi longtemps que nous, ils ne s'en
apercevront pas. »

Le Caveau moderne eut son retour de fortune et sa


seconde série comme l'ancien, en 1825, chez Lemardelay,
sous la présidence de Désaugiers d'où une nouvelle publi-
:

cation en 1826 le Réveil du Caveau. Le Caveau moderne


:

comptait vingt membres titulaires, moitié moins que l'Aca-


démie française; « mais comme on y riait deux fois plus
que chez les quarante Immortels, il y avait compensation »
(Capelle). Dix artistes musiciens, compositeurs, chanteurs
ou instrumentistes qui composaient des chants pour la
Société, étaient admis aux dîners des grand jours. On y vit :

le violoniste Baillot; Batiste, chanteur; Chenard, chanteur

et violoncelliste; Doche, compositeur: Foignet, harpiste;


Frédéric Duvernoy, corniste; Mozin, pianiste; Alexandre
Piccini, compositeur et pianiste (petit-fils de Nicolas),
Plantade père, Romagnesi, etc.
Arrivés à la date qui est la limite de notre travail, mais
non celle de l'histoire du Caveau, nous terminerons en
inscrivant ici un nom très glorieux, évoquant —
avec des
tendances politiques et le génie en plus —
l'idée de tous
les caractères du genre. Béranger fut appelé dans le Caveau
moderne par Désaugiers en 1813, et en fut nommé secré-
taire perpétuel en 1814 (pour remplacer GoufTé). C'est poul-
ie Caveau qu'il écrivit Les Infidélités de Lisette, La Gau-

driole, La Bacchante, Le Roi d'Yvetot, Madame Grégoire,


Ma Grand' mère, Frétillon, La Grande Orgie, Plus de poli-
tique, etc. Au bout de deux ans, il se retira de l'Asso-
ciation, non sans amertume.

Béranger n'appartient pas à 1 histoire de la musique, car il n'était


ni compositeur, ni chanteur; mais c'est un admirable représentant de
366 LES TEMPS MODERNES

la chanson, et il a conquis une telle gloire par une heureuse combi-


naison de l'esprit populaire et de l'art classique, qu'il nous est
impossible de le passer sous silence. Il se distingue des autres chan-
sonniers par sa fidélité aux idées libérales au momeut où, autour de
lui, le romantisme était légitimiste son second recueil de chansons,
:

en 1821, lui valut 3 mois de prison et 500 fr. d'amende; son


4 e recueil (1828), 10 000 fr. d'amende et 9 mois de prison. La critique
n'a pas été toujours équitable à son égard. Tout en rendant hommage
à sa science du rythme, au mouvement, à la couleur, à la netteté
magistrale de son style, on lui a reproché de rabaisser la religion,
la morale, le patriotisme, l'amour, à une médiocrité vulgaire et de
pacotille « qui met à l'aise tous les instincts matériels w; d'autre part,
on reconnaît que « sa mesure est cette moyenne de l'esprit français
qu'on appelle l'esprit bourgeois ». S'il est exact à la fois que Béranger
est vulgaire et qu'il donne une image exacte de la mentalité bour-
geoise, il faut en conclure que ce n'est pas lui, mais vous et moi,
tout le monde, qui méritons le reproche de vulgarité; cet esprit
positif, jouisseur et frondeur, pitoyable aux miséreux, aimant la
gloire et la cocarde, ami de la joie, indulgent aux faiblesses, et proba-
blement égoïste qui remplit les chansons, c'est celui de la commune
humanité.

Bibliographie.

Aux principales sources, indiquées plus haut, pour l'étude des Brunettes
et des chansons, on peut ajouter Choix des dîners du Vaudeville, compose'
:

des meilleures chansons de MM. de Ségur, de Piis, Barré, Radel, Desfontaines,


Laujon, Armand-Gouffé, de Chazet, Philipjjon-la-Madelaine, Prévot-d'Iray,
Despréaux, Dieulafoy, Demautort, Dupaty, Deschamps, etc., etc., avec
musique gravée, à Paris, chez Conil, 1811 (2 vol., B. N. Y e , 11 035-6); la
Clé du Caveau à l'usage de tous les chansonniers français, les amateurs,
auteurs, acteurs du Vaudeville et de tous les amis de la chanson, par G"*,
du Caveau moderne (1811 B. N. V,,) 7 14 637). Cet ouvrage a été remanié et
;

complété en 1848 par l'auteur, sous le titre suivant :la Clé du Caveau à
l'usage des chansonniers français et étrangers, des amateurs, auteurs,
acteurs, chefs d'orchestre, et de tous les amis du Vaudeville et de la chanson,
4 e édition contenant 2350 airs, dont 470 qui n'étaient pas dans l'édition
précédente, tels que Chœurs, Airs de facture, Airs d'entrée et de sortie,
Rondes, Rondeaux, Cavatines, Barcarolles, Ballades, Complaintes, Romances,
Contredanses, Valses, Allemandes, Anglaises, Tyroliennes, Hongroises, Polkas,
Boléros, Fandangos, Sauteuses, Galops, Canons, Nocturnes, Airs à plusieurs
voix, Airs de chasse, Carillons, Marches, Chants guerriers et nationaux, etc.
Cet ouvrage est précédé d'une notice, etc., etc., par P. Capelle, fondateur
du Caveau Moderne. Paris, Cotelle, 1848 (B. N., V, n 7 2375). L'auteur a
,

rassemblé par ordre de timbres les airs consacrés par l'usage. Les 2350
numéros sont accompagnés d'un nom de compositeur.
CHAPITRE L

L'AUBE DE LA SYMPHONIE

Persistance de l'indétermination da mot Symphonie au xvm e siècle. — Le


trio instrumental. — Le concerto.— Les symphonistes français avant 1754.
— Arrivée de Stamitz à Paris.— L'Ecole de Mannheim, son œuvre, ses prin-
cipaux représentants et son influence. — Les symphonistes français posté-
rieurs à 1754. — Karl Ph. Emmanuel Bach; structure et valeur de ses
sonates. — Un précurseur de Beethoven K. Wilhelm Rust.
:

Au-dessus de la Chanson et de l'Opéra-Comique, sinon


du grand Opéra, la Symphonie tient une grande place dans
la production musicale de la seconde moitié du xvm siècle
e
;

elle est même une des conquêtes les plus intéressantes de


ce temps. L'histoire de ses origines et de ses débuts est
rendue assez confuse par l'indétermination d'un terme très
ancien qui, dès le xvi e siècle, comme nous l'avons montré
ailleurs, était appliqué à des choses différentes. Le mot
symphonie désigne tantôt les brèves ritournelles instru-
mentales insérées dans une composition vocale, tantôt la
première pièce d'une Suite, tantôt une ouverture; enfin il
suffitqu'une pièce soit écrite pour trois instruments, pour
qu'elle puisse porter le nom de symphonie. La sonate pour
violon solo de Biagio Marin i. en 1617, avait même le titre
de S info nia ! Comme type de confusions accumulées on
peut citer cet ouvrage de Michel Corrette, sans date, mais
antérieur à 1750 « :Concert de Symphonies pour les
violons, flûtes, hautbois, avec la basse continue, Première
Suite, œuvre 15 » (B. N. Vm 7 2514).
Voici quelques exemples de l'emploi du mol symphonie :
Polymnie, Cantatille avec symphonie, dans laquelle il y a
368 LES TEMPS MODERNES

un violoncelle obligé, Paris, s. d., in-f° (B. N. V m 7 409),


de Michel Courette L'Heureux caprice, cantatille avec
;

simphonie, de Prudent, 1745 {ibid. Vm7 369); du même :

Les quatre saisons du cœur, cantatille avec simphonie,


1745, in-f° (ibid. V m 7 370); Recueil des divertissements de
V opéra-comique, contenant les ariettes avec simphonies,
et tous les vaudevilles qui ont été chantez en 1733 sur le
théâtre de la foire Saint-Laurent, 1733 (in 4° obi., ibid.
V m 6 51); Six simphonies pour deux violons, flûtes ou
hautbois, alto viola, basson ou violoncelle obligé et B. C...
œuvre second (sans date, 4 vol. in-f°, ibid. V m 7 1509).
— Autre aspect du sujet :la symphonie se confondit
d'abord avec Y Ouverture et la remplaça vers le milieu du
xvm e siècle. Depuis 1700 environ, les ouvertures de Lulli
étaient jouées en Allemagne et en Angleterre comme
œuvres indépendantes du théâtre. Les périodiques hebdo-
madaires ou mensuels qui à Paris et à Londres commen-
cèrent, vers 1750, à publier des symphonies isolées (publi-
cations de Huberty, Boyer, Ballard, La Chevardière en
France; de Bremneji en Angleterre), n'observent guère de
distinction entre les deux genres. Ainsi le recueil anglais
contient des symphonies de Stamitz, Holzbauer, Filtz,
Fraenzl, etc., sous le titre général de Periodical Overture
in 8 parts (cf. Raccolta délie megiiore Sinfonie di piu
célèbre compositori di nostro tempo accommodate all'clavi-
cembalo, recueil édité par Joli. Ad. Hiller, Leipzig,
Breitkopf et H.. 1761). — Enfin La Chevardière édita
quelques-unes des premières œuvres de Haydn avec ce
titre : Six Symphonies ou quatuors dialogues pour deux
violons, alto viola, et basse, composés par M. Hayden (sic),
Maître de musique à Vienne (Paris, 1764). Gossec a aussi
publié des « Symphonies en quatuors » (B. N.).
Sans nous arrêter aux étiquettes, nous pouvons adopter
cette définition la symphonie est une sorte de sonate pour
:

plusieurs instruments; elle est caractérisée par la diversité


des instruments concertants, par celle des mouvements et
par le plan. Elle conserve certaines formes de la musique
vocale (adagio, andante) et de la musique de danse; elle a
généralement un allegro de début construit avec deux thèmes
et divisé en deux parties, avec reprise de chacune d'elles:
L AUBE DE LA SYMPHONIE 3C9

ily a transposition au ton voisin et développement, clans


laseconde partie, du thème initial de la première. Recher-
cher les œuvres où ces caractères apparaissent pour la
première l'ois serait une entreprise très longue, et peut-
être sans conclusion possible, qui obligerait à reprendre à
rebours l'histoire de la sonate, de la suite, de l'ouverture,
du concerto, de la musique instrumentale, de la danse et
aussi de la chanson où la division bipartite avec reprise
est toute naturelle.
Nous ne pouvons ici qu'esquisser une pareille étude, A
ses débuts, la symphonie ne tut, même au concert, qu'un
divertissement de salon, auquel on demandait des qualités
de grâce, de verve et d'agrément. De plus, si son évolu-
tion, de Haydn à Beethoven, eut une rapidité extraordinaire,
elle s'est formée lentement et peu à peu, avant 1759, en
concentrant et coordonnant des formes depuis longtemps
en faveur. Il faut rechercher les origines de sa constitution
et de son esprit général dans ces œuvres françaises du
xvin e siècle, assez superficielles d'ailleurs, souvent inspirées
des modèles italiens, qui furent considérées à peu près
partout comme le type charmant de la musique de société.

Il y un commencement de symphonie dans le trio instrumen-


a déjà
tal. Orsymphonie en trio était très cultivée en France, depuis la
la
lin du xvii e siècle. MM. L. de la Lavrencie et G. de Sainte-Foix ont
dressé un inventaire qui comprend des trios employant le violon, la
flûte, la viole, le hautbois, de Marais (1692), de J. F. Rebel (1695),
de Montéclair (1697), de Mlle de la Guerre, de Toinon (1699), de
Desmazures (1702), de Pierre Gaultier (1707), de Michel de la Barri:
(1705-7), de Dandrieu (1705), de François du Val (1706), de Dornel
(1709 et 1713), de Jacques Hotteterre (1712), d'IIucuENET [id.), de
P. Danican Philidor (1717), de Fr. Couperin (1724-6), de Cléram-
bault (1727), de Boismortier (depuis 1724), de Quentin le Jeune (à
partir de 1729), de Jacques Aubert (1730), de Mondonville (1734), de
Mangean (1735), de J.-J, Naudot et Mouret (avant 1739), de Bertin
et de Rameau (1741), de Villeneuve (1742). Ces trios sont des Suites;
on y trouve, avec le Prélude, VAUegro et l'Ouverture à la française
en trois parties ou la Sinfonia italienne, les danses classiques :

Rigaudon, menuet, branle, gavotte, passe-pied, etc.


A partir de 1725, apparaissent les Concertos [mol italien francisé,
dit Rousseau, qui signifie généralement une symphonie faite pour
être exécutée par tout un orchestre). En 1727, BoiSMORTfl écrit it

(op. XV) Six concertos pour cinq flûtes traversières ou autres


instruments, composés de trois parties (vive, lente, vive, à la manière
CombaHieu. — Musique, II, 24
370 LES TEMPS MODERNES

italienne) contemporains sont les concertos de Michel Cokrf.tte


;

« pour cimbalo ou orgues obligés, trois violons, flûte, viole et violon-


celle » (B. N. Y,,," 5 312), pour flûtes, violons, hautbois et basse
continue (ibid.. 2514, 6671-2), pour trois flûtes, hautbois ou violons
et basse (ibid., 6 673). Ces derniers sont formés de pièces badines
ayant des titres piquants le Mirliton, l'Allure, Margoton, la Femme
:

est un grand embarras. En 1735, paraît le 1 er livre de concertos à


quatre violons, violoncelle et basse continue (B. N. V m 7 1706) de
Jacques Albert, dont deux se terminent par un menuet; en 1736(?)et
1744, les deux livres de concertos de Jean-Marie Leclair l'aîné, en
trois mouvements, à l'italienne. En 1741 est exécuté un Double
quatuor-symphonie de Blainville, dont la manière nous est connue
,

par un manuscrit de la B. N. (V,,," 4 804) le cadre est formé de la


:

succession Allegro, Adagio, Allegro, Aria gratioso. Allegro. Le


premier allegro a deux reprises, dont la première module à la domi-
nante, et dont la seconde, après avoir traité le motif principal, et
l'avoir fait passer à travers les tons relatifs mineurs de la tonique et
de la dominante, le réexpose dans le ton initial. Les Allégros des
symphonies de L. G. Guillemin (1742) ont deux thèmes; l'œuvre XII
du même (1743; a ce titre Six sonates en quatuor ou conversations
:

galantes et amusantes entre une flûte traversière, un violon, une basse


de viole et la basse continue. Dans l'allégro de la sonate III de ce
recueil, la première partie a deux thèmes : l'un exposé par le violon,
l'autre par la flûte; tous les deux participent à un développement
contenu dans la deuxième partie. En 1744, une sonate de Clément, à
quatre mouvements, a deux menuets avant la gigue finale; ils sont
remplacés par deux gavottes dans un Concerto à quatre de Michel
Blavet (1745), de Besançon. Du même genre sont aussi les Six sonates
en quatuor de Benoist Guillemant (1746), sortes de Suites à l'ita-
lienne dont les finales sont intitulées Ballo; les Livres de symphonies
de Simon et de Guillemain (1748), les Plaisirs de la Paix, symphonies
en trio pour le violon, la flûte, le hautbois, le basson, le pardessus de
viole, la trompette, les timbales et la basse continue, de Jean Le Maire
(1749), Suite ayant une Introduzione, un Affectuoso, un Rondeau
grave..., les Six sonates à quatre de Mondonville exécutées la même
année au concert spirituel. Des progrès sérieux furent réalisés par
Blainville dont la symphonie exécutée en 1751 comprend un Andanle,
un Presto, un Adagio et un Tempo di Minuetto; l'œuvre 2 du même
est un recueil de Six symphonies pour deux violons, flûtes ou haut-
bois, alto viola, basson ou violoncelle obligé et basse continue. De 1751
aussi sont les Conversations à trois (2 violons ou flûtes et violoncelle)
et les Symphonies et ouvertures de François Martin; les Sonates en
trio de Dauvebgne, d'ExAUDET, les Symphonies en trio de Mlle Estien,
de Pinaire. Les années 1752 et 1753 sont marquées par la composi-
tion ou l'exécution de symphonies de Papavoine (premier violon de
l'Académie de musique de Rouen), du Parisien Ch. Placide Caraefe
(musicien de la Chambre, entré à l'Opéra en 1746), de Talon,
Plessis cadet. Ces quelques indications donnent une idée de ce
qu'était la « symphonie » en France, dans la première moitié du
L AUBE DE LA SYMPHONIE 371

xvni e siècle. Aux maîtres allemands, il appartiendra de transformer


le « divertissement » en ode solennelle, l'historiette en épopée ou en
tragédie. Dans son quatuor en fa (op. 18) Beethoven donnera la
a conversation» parfaite. L'année 1754 fut marquée par un fait impor-
tant: l'apparition d'un étranger auquel doit s'arrêter notre attention.

Paris continuait à être un foyer d'attraction pour les


artistesétrangers, italiens et même allemands, qui, par
leurs succès chez les riches amateurs et devant le public,
excitaient le zèle de nos musiciens. Dès 1751, on exécuta
au Concert spirituel une symphonie écrite par un virtuose-
compositeur qui avait donné une grande renommée à
l'orchestre de la petite cour de Mannheim, et qui participa
d'abord aux concerts particuliers de M. de la Poupelinière,
dirigés par Gossec depuis 1751, où il fit entendre deux
symphonies avec cors et clarinettes; ce chef d'école, qui,
dans la suite, fit rayonner son influence à la fois dans le
sud et l'ouest de l'Allemagne, en France, en Angleterre
et dans les Pays-Bas, s'appelait W. Anton Stamitz, né en
Bohême en 1717; il mourut à Mannheim en 1757. Au nom
de Stamitz est associé, en vertu des mêmes considérants,
celui de Fk. X. Richter qui, à la cour de Mannheim, fut
violoniste, chanteur, « compositeur de la chambre », de 1747
à 1769, et dont 69 symphonies sont connues.

Mannheim est considéré comme ayant été le berceau de la sym-


phonie viennoise. Cette cour allemande, organisée, ne l'oublions pas,
sur le modèle français et, de toute façon, pénétrée par le goût français,
fut, au xvm e siècle, principalement sous le prince Karl Theodor

(1743-1778), un foyer brillant de vie musicale, artistique, académique,


galante. L'orchestre (12 violons, 2 altos, 2 violoncelles, 3 contre-
basses, et 15 instruments à vent) était composé de virtuoses d'élite;
c'était « une armée de généraux », selon le témoignage du contem-
porain Scheibe. Avec Stamitz et Richter, les fondateurs secondaires
ou continuateurs immédiats furent le symphoniste Ignaz Ple y kl (1757-
1831), et Johann Schober qui, de 1760 à 1767, fît, comme pianiste, les
délices des salons de Paris. C'est à partir de 1745 que les succès de
l'orchestre de Mannheim et la nouveauté des œuvres qu'il exécutait
émurent le monde musical. Sont considérés comme élèves directs de
cette école : Anton Filtz, violoncelliste de l'orchestre de Mannheim
jusqu'en 1760, compositeur «génial » (Riemann) de 41 symphonies;
Cristian Cannabicu (1731-1798), auteur de 100 symphonies, de
moindre valeur que le précédent; Ch. Jos. Toeschi (1724-1778), dont
les 63 symphonies sont également inférieures à celles de Stamitz Franz
;

Beck (1730-1809), qui a écrit 19 symphonies; Enst Eichner (1740-


372 LES TEMPS MODERNES

œuvres sont parmi les meilleures de la jeune école de


1777), dont les
Mannheim; Karl Stamitz (1746-1801), fils aîné d'Anton, dont deux
symphonies (mi bémol majeur et sol mineur avec hautbois et cors)
ont été récemment publiées: Ignaz Fr;enzl (1736-1811), et Wimi.
Cramer (1745-1799), de moindre importance. L'influence du style de
Mannheim se retrouve dans les œuvres de Boccuerini (1743-1805),
auteur de 216 quatuors ou quintettes à cordes: de Gossf.c, de von
Malder (1724-1768), dont les symphonies et les trios pour violons et
basse furent publiés avec grand succès à Paris et à Londres du ;

Viennois Leopold Hoffmann (-j- 1793), dont les symphonies, concertos


et trios furent très appréciés par Haydn; de Dittersdorf, né à Vienne
en 1739 (f 1799), l'auteur des 12 symphonies sur les Métamorphoses
d'Ovide; de .Ion. Chr. Bach. Cette sève de production et de réforme
symphoniques se répandra et s'épanouira dans les chefs-d'œuvre des
trois maîtres de génie Haydn, Mozart, Beethoven. Telle est, d'après
:

son panégyriste et récent rééditeur, M. Hugo Riemann, la place


qu'occupe, dans l'Histoire, l'Ecole de Mannheim. Nous ne mécon-
naissons pas son importance; mais nous ne saurions oublier ce qu'elle
doit à l'influence du goût français.

Nous avons, à la Bibliothèque Nationale de Paris (V m 7 1777-


1789), un recueil de treize symphonies de Joli. Stamitz (la
e
7 manque); et des symphonies de Cannabich, de Toescht,
de Beck, d'EicuNER, de Karl Stamitz ont été rééditées
dans les Denk. der Tonkunst inBayern (vol. VII 2 VIII, et 2 ).
,

Les symphonies de ce dernier recueil sont écrites à six


parties (2 cors en si bémol, 2 violons, viole et basse), à huit
(2 cors en sol, 2 hautbois, 2 violons, viole et basse), ou
encore à onze (2 violons, viole, basse, 2 hautbois ou flûtes,
2 cors en ré, 2 trompettes en ré, timbales); elles étaient
exécutées par une trentaine de musiciens environ, dont
une douzaine de violons. Elles se composent d'un Allegro,
d'un Andante, d'un Menuet et d'un Presto. Quelle en est la
valeur? On peut essayer de les caractériser en disant
d'abord ce qu'elles ne sont pas. Leur musicalité est
médiocre, sensiblement inférieure à celle de Ph. Eut. Bach
dans ses sonates. Toute la dignité de la musique est dans
la pensée; et Stamitz n'est pas un penseur musical. Ce n'est
pas davantage un contrepointiste ou un harmoniste dis-
tingué. Il n'a ni constructions, ni modulations originales;
il emploie souvent une mesure étriquée (2/4); avant lui, la

technique avait connu bien d'autres prouesses! Dans les


mouvements vils, il ne s'élève guère au-dessus du badinage;
L AUBE DE LA SYMPHONIE 373

il abuse des formules un peu vides; et ses amiantes ne


ehantent pas. Mais pour lui, semble-t-il, le problème n'était
pas d'écrire de la musique savante et personnelle. C'était
plutôt de faire marcher un groupe d'instruments dans une
œuvre étendue, affranchie de la basse chiffrée, dont le plan
fut déterminé par une loi d'unité et de variété, sans
renoncer à l'agrément qu'on était habitué à trouver dans
les pièces de clavecin, dans les duos, les trios, et la
musique « pour la chambre ». Il s'agissait, en coordonnant
et complétant des matériaux tirés de l'usage, de leur
donner ce coup de pouce du maître, qui confère à une
œuvre prête un aspect nouveau. Or, en cela, Stamitz réussit
parfaitement. Avec un suffisant contraste des motifs, avec
Tordre et la clarté dans la disposition des idées, son style
a cet élan, cette verve continue qui sont les caractéristiques
du genre à ses Il emploie volontiers des marches
débuts.
qui font penser au crescendo rossinien; ces répétitions
ascendantes de formules pourraient être prises pour des
bavardages assez pauvres ou des remplissages mais elles
:

ont le mérite important de bien souder les parties du tout,


de maintenir la vive allure de l'ensemble, de créer un orga-
nisme. De telles compositions, divertissements superficiels,
valent surtout par des qualités de forme, de mouvement,
d'unité et de verve, qui sont des promesses. C'est de la
musique très allante, déjà digne de Haydn et de Mozart
enfants. Qu'elle soit inspirée du goût français et pénétrée
par lui, c'est ce qu'on ne saurait contester, et c'est ce qu'on
trouvera tout naturel si l'on songe aux circonstances, l'état
ii

général de l'esprit allemand au milieu du xviii siècle, et à


ce qu'était en particulier la cour de Mannheim. La plupart
des procédés employés par les symphonistes de- cette Ecole
se trouvent dans les symphonies françaises antérieures à
1750. MM. de la Laurexcie et de Sainte-Foix en ont fait la
démonstration. Par exemple, ils ont cité une douzaine d'au-
teurs français de symphonies, antérieurs 1754. qui ont
li

employé le menuet, alors que M. Hiemann considérait son


introduction dans la symphonie comme une innovation
« géniale » de l'Ecole de Mannheim. En pavs allemand,
tout ce qui est grâce et agrémenl (à l'époque où nous
sommes) est un article d'importation venu de France ou
374 LES TEMPS MODERNES

d'Italie. Il n'en est pas moins vrai que, de Mannheim, vint


un souffle avant-coureur de printemps musical, l'impression
d'un « style nouveau » qui, en France comme ailleurs,
hâta des floraisons.

Nombreux, après 1754, sont les musiciens français qui écrivirent


publièrent, firent exécuter des symphonies Sohier, Dksokmeaux
:

Chrétien, Touchemolin, Antoine Mahaut, François Martin, Lavf.sne


Philidor, Herbain, Fr. Clément, Lamoninary, Mathieu le fils
marquis de Cernay, Cannée, Antoine Bailleux, Louis Aubert
Milandre, marquis de Rhambray... On trouve dans leurs œuvres la
double influence de la musique italienne et de la musique allemande,
et l'ébauche encore mal assurée de ce que sera la symphonie clas-
sique de Haydn.
Un des noms importants de celte période est celui de Gossec
(1734-1829). Ses premières sonates pour deux violons et basse
(B. N. V7
1241) furent publiées (en 1752 probablement) avec un
,,,

titre rédigé en italien, et le nom de Gossei di Anversa. L'œuvre IV


de Gossec, qui existe en deux collections dépareillées, au Conserva-
toire et à la B. N., se compose de six symphonies (titres toujours
rédigés en italien), ainsi caractérisées par MM. de la Laurencie et de
Samte-Foix « [avec elles] nous constatons que la symphonie fran-
:

çaise entre délibérément dans le courant moderne... Ces symphonies


sont toutes bâties sur le modèle à quatre mouvements adopté par
Stamitz et son cénacle; mais, en général, l'œuvre IV de Gossec
n emprunte à l'école palatine que son cadre dans le détail, le
;

musicien se montre encore assez rapproché de sa première manière


toute italienne. » De 1760 à 1785, Gossec a écrit un assez grand
nombre d'œuvres de concert, de pièces de théâtre, et quelques
compositions religieuses. Avec lui, le mot symphonie doit être pris
en un sens très large. Particulièrement intéressante est sa musique
instrumentale de la période révolutionnaire: 1° Marche lugubre pour
1rs honneurs funèbres qui doivent être rendus au Champ de la Fédé-
ration le 20 septembre 1790 aux mânes des citoyens morts à l'affaire
de Nancy. Cette marche, d'expression pathétique et emphatique, fut
écrite pour 2 petites flûtes, 2 clarinettes, 2 trompettes, 2 cors,
3 trombones, 2 bassons, serpent, cloche, grosse caisse, caisse rou-
lante voilée; elle produisit un grand effet « les notes, détachées
:

l'une de l'autre, brisaient le cœur, arrachaient les entrailles » (les


Révolutions de Paris, avril 1791). Mme de Genlis (Nouvelle méthode
de harpe, p. 8) dit que « les silences des instruments produisirent un
effet prodigieux » et que « c'était véritablement le silence de la
tombe »; observation judicieuse, car, en musique, le silence peut
être aussi éloquent et aussi beau que le langage le plus animé C'est I

là que le tam-tam retentit, pour la première fois. Cette marche fut


exécutée dans la suite aux obsèques de Mirabeau (4 avril 1791), au
moment de la translation des cendres de Voltaire au Panthéon
(11 juillet 1791), dans la cérémonie en l'honneur de Simoneau
l'aube de la symphonie 375

(3 juin 1792), pour journée du 10 août (26 août 1792),


les victimes de la
pour la pompe funèbre de Hoche oct. 1797), pour celle de Joubert
(1
er

(1799), etc.; 2° Marche religieuse (peu importante); 3° Symphonie


concertante pour dix instruments, exécutée le 30 brumaire an II
(20 nov. 1793) dans la salle du théâtre Feydeau par l'Institut national
de musique (non conservée en entier); 4° Marche funèbre, écrite
d'après le même système que la Marche lugubre, exécutée aux
concerts de l'Institut national de musique en 1793 et 1794; 5° Sym-
phonie militaire, exécutée dans diverses fêtes, pour 2 petites flûtes,
2 hautbois, 2 clarinettes en ut, 2 trompettes et 2 cors en fa, 2 bas-
sons, serpent ou contrebasse, timbale, grosse caisse; 6° Symphonie
en ut, pour 6 petites flûtes, 6 premières et 6 secondes clarinettes,
hautbois, 2 premiers et 2 seconds cors, 6 bassons, 4 serpents, 6 con-
trebasses, buccin ou tuba curva, 3 trombones (médiocre); 7° Marche
victorieuse. —
A la même catégorie appartiennent les Marches et
Pas de manœuvre, les Symphonies militaires de Catel, la symphonie
pour instruments à vent de Jadin, exécutée au concert du peuple,
« à la fête de la 5° Sans-Culottide an II » (21 sept. 1794), les sym-
phonies de Fuchs, ordinaire de l'armée parisienne, sur le siège de
Lille, sur le siège de Thionville, sur la prise de Mons; les sym-
phonies de Devienne sur la bataille de Jemmapes les ouvertures de;

Soler, membre de l'Institut; les Marches de Berton. De Méhul, il y


a quatre symphonies à grand orchestre dont la première fut exécutée
en 1797, une Ouverture pour instruments à vent et une Ouverture à
grand orchestre (exécutée en 1794).

La Révolution transforma aimable et mondain


l'art
du xvm e
siècle. Elle ouvrit pour symphonie des sources
la
d'inspiration nouvelles, et régénéra la musique vocale;
mais avant d'aborder cette très importante partie de notre
sujet, nous devons parler d'une autre contribution alle-
mande, estimable entre toutes, à la formation de la musique
instrumentale. C'est un affluent qui a la même importance
qu'une source.
Karl Philipp Emanuel Bach est un contemporain des
premiers symphonistes de l'Ecole de Mannheim; comme
eux, il représente, au point de vue de l'histoire générale
de la musique, la transition entre J.-S. Bach et les grands
maîtres de la période viennoise, Haydn, Mozart, Beethoven.
Né à Weimar en 1714, un an après la mort de Corelli. il
est contemporain de Fr. X. Richter (né en 1709), de
Stamitz (né en 1717), qui. avec lui, préparèrent la voie aux
trois grands maîtres de la symphonie. D'abord étudiant en
droit Leipzig, il abandonna la carrière de jurisconsulte à
;i

vingt-trois ans pour se donner à la musique; il devint


370 LES TEMPS MODERNES

musicien de la Chambre du grand Frédéric, dont il se


sépara en 1667 (par suite de la guerre de Sept ans), et vint
se fixer à Hambourg, où il mourut en 1788, trois ans avant
Mozart. Son jeune frère Jean-Christian, fixé h Londres,
disait de lui « Il vit pour compose?-, tandis que moi, je
:

compose pour vivre! » Son opuscule Essai sur la vraie


manière de jouer du Clavier (1753-62, en 2 parties, réédité
par Walter Riemann en 1906), qui, aujourd'hui encore,
garde un haut intérêt historique et général, assura dans
toute l'Europe son autorité de critique virtuose. Ses
œuvres religieuses et profanes sont extrêmement nom-
breuses. Au groupe des premières appartiennent deux
oratorios :Les Israélites dans le désert et Résurrection et
Ascension, d'une valeur très sérieuse.

Les Israélites (1775). qu'une société chorale de Munich voulut,


en 1864, tirer d'un injuste oubli, paraissent plus influencés par l'art
traditionnel de Hambourg et des musiciens du Aord que par celui des
Italiens. On y remarque, parmi les soli, les chants de Moïse (écrits
pour baryton comme ceux du Christ dans la Passion selon St. Ma-
thieu de J.-S. Bach). Le second oratorio, Auferstehung und Himmels-
fahrt, est qualifié d' v opus divinum » dans YAlmattach musical pour
V Allemagne, 1789- L'instrumentation en est brillante: l'introduction,
formée d'un unisson (en crescendo) des altos et des basses, est
d'un bel effet. Les chœurs manquent un peu d'originalité, mais sont
expressifs, bien appropriés aux situations. Dans la partie vocale, on
peut signaler le récitatif Judsea zittert accompagné par le quatuor à
cordes et des timbales obstinées, que Schering considère comme
« un des plus puissants de l'art allemand dans la seconde moitié du
xvm e siècle »: l'air de bravoure (pour basse) Der KOnig ziehet in sein
Beick, accompagné par les trompettes la fugue Ailes was Odem bat.
;

Ph. E. Bach suivait une aptitude plus nettement indiquée


de sa propre nature en écrivant pour le concert ou pour
la chambre. Le second groupe de ses œuvres est plus
étendu encore que l'autre il:comprend, pour clavecin
seul, 210 pièces, dont 90 sonates environ; on s'en éton-
nerait si cette famille Bach n'était un magnifique exemple
du pouvoir mvstérieux de l'hérédité. C'est principalement
sur ces sonates pour clavecin que s'est arrêtée l'attention
de la critique, car Em. Bach passe avec raison pour l'orga-
nisateur définitif et un des premiers maîtres du genre. Il
publia d'abord un recueil de six sonates, dédiées au Roi
L AUBE DE LA SYMPHONIE 377

de Prusse (1742), qui eurent peu de succès; dans la suite,


les recueils les plus importants lurent ceux de 1744,
de 1760 {Sonaten mit veranderten Reprisen), et la collec-
tion commencée en 177!) sous le titre de Sonaten nebst
Rondos und f'reien Phantasien fur Kenner und Liebhaber.
Ils sont aujourd'hui suffisamment connus grâce aux réédi-
tions plus ou moins complètes qu'en ont données les
modernes (Hans dk Bulow, ScHLETTiiitER, Baumgaut, Krebs,
Espagne, H. Riemann). Leur valeur historique est de
premier ordre. « Ce que je sais, a écrit J. Haydn, je le
dois à K. Ph. E manuel Bach ». Sa virtuosité d'exécutant
aida Bach à trouver le plan et le style de la sonate. Sauf
quelques exceptions, comme les pièces composées de deux
mouvements lents (n° 2 du recueil de 1779 et n° 3 du
recueil de 1781) ou de mouvements enchaînés (n° 1 du
recueil de 1760, n° 2 du recueil de 1761, n os 3 et 4 du
recueil de 1780). les sonates de Bach comprennent géné-
ralement trois parties, par imitation probable des ouver-
tures françaises et de Scarlatti : Allegro ou Moderato,
Andante ou Adagio, Presto ou Allegro. L'allégro du début,
qui fut et resta longtemps le type du premier mouve-
ment de la sonate classique, a une construction assez
complexe. On peut en présenter la forme comme étant à la
fois binaire et ternaire, selon qu'on envisage la construc-
tion strophique, ou bien les thèmes et leurs modulations.
Comme construction strophique, rien de plus simple :

l'allégro se divise en deux parties soumises chacune à une


reprise, soit deux strophes accompagnées de leur anti-
strophe : AA' -f- BB'. Mais les thèmes mélodiques et les
tonalités s'enchaînent suivant un plan différent. La première
strophe A se décompose d'abord en deux parties la
:

première énonce l'idée fondamentale dans le ton du mor-


ceau; la seconde reprend cette idée en modulant la domi-
il

nante. Entre les deux, s'insèrent des idées accessoires, soit


le schéma suivant :A, -j- b, -f- e., -j- A -)- C„ (finissant dans
;

le ton initial), où l'idée principale du morceau est désignée


par les majuscules, les idées épisodiques par les minuscules,
et les changements de ton par les chiffres. A et A 4 se 1

répètent chacun deux fois. Le sujet de l'allégro est mis


ainsi en pleine lumière; avec la reprise, il n'est pas répété
378 LES TEMPS MODERNES

moins de huit fois. Malgré la division indiquée par la


transposition à la dominante (A 4 ), cette strophe ne forme
qu'une section dans l'ensemble de l'allégro c'est Y expo- :

sition. La strophe B est également divisée en deux parties :

elle reprend le thème principal d'abord au ton relatif, puis


au ton initial ; mais ces deux parties ont un caractère par-
ticulier qui, bien qu'elles soient contenues dans la même
strophe, permet de les compter séparément : la première
partie de B est un développement de l'idée principale avec
de libres modulations la seconde est une récapitulation
;

qui conclut en revenant à la tonique. On a donc le plan


suivant qui a un double aspect, binaire ou ternaire, selon
le point de vue :

I Strophe et antistrophe A I

Strophe antistrophe B .,*"


II r et r \ „.
( b III

Ce plan se retrouvera dans l'allégro des sonates de


Beethoven. Que manqua-t-il donc à Ph.-E. Bach? simple-
ment, de répandre un intérêt égal dans les diverses parties
que nous venons de distinguer. En général, il débute par
un thème qui a du caractère et de l'allure; mais, dans les
idées accessoires (désignées par les lettres minuscules de
notre premier schéma), l'inspiration semble remplacée par
une phraséologie un peu vide et le développement de ;

l'idée (première partie de la strophe B) n'est qu'ébauché.


Son mérite, outre la détermination du cadre que les
maîtres ultérieurs devaient prendre comme modèle, fut de
faire progresser cette chose mal aisée à définir, très nette
cependant pour le sens musical le style, conditionné :

à la fois par la nature de l'instrument, par le caractère

mondain du genre de composition, par la nécessité d'établir


un compromis entre l'agrément et la technique, entre le
contrepoint et l'harmonie, et, pour tout dire, entre ces trois
formes du discours musical dont la sonate est le point
d'aboutissement la toccata abstraite et de pure virtuosité,
:

qui semblait inséparable des instruments à touches; le


cantabile; les rythmes de danse traditionnels. Considéré
en lui-même et pour sa valeur personnelle, abstraction
faite des immenses services rendus à ses successeurs, Ph,-
l'aube de la symphonie 379

E. Bach n'apparaît plus à côté des grands maîtres, mais


brille au second rang avec le mérite le plus honorable. Il
n'a ni la profondeur de son père Jean-Sébastien, ni la
fluidité capricieuse de Scarlatti; et son formalisme, issu
de celui de Hasse, s'embarrasse parfois de certaines duretés
ou s'alourdit de quelques remplissages il fait une :

musique de salon qui est parfois une musique de labora-


toire; il est un peu sec; mais c'est un inventeur original de
formes mélodiques et rythmiques et si ses inventions ne
;

semblent pas toujours couler de source, on sent qu'elles


partent d'un artiste qui avait une conception très sérieuse
et très noble de son art, et qui, tout en laissant paraître
un peu d'effort, sait arriver, par ses moyens propres, à
l'agrément, à la cohérence logique, à la variété des idées.
« Il me semble, a-t-il écrit, qu'avant tout la musique doit
toucher le cœur; or, un exécutant n'y arrive pas en faisant
beaucoup de tapage et d'arpèges; au moins n'est-ce pas
ma méthode. » Excellent principe, faisant honneur à son
goût, et qu'il réalisa à sa manière, —
qui est la manière
allemande primitive, au seuil de l'époque moderne. II
s'efforce à plaire, non sans quelque gaucherie; il semble
dire comme Régnier :

O Muse, je t'invoque; emmielle-moi le bec!

Et la Muse ne reste pas sourde à la sollicitation.


Au point de vue de l'écriture, c'est encore un musicien
de transition. « Jean-Sébastien, dit Hadow, était un con-
trepointiste très expérimenté en harmonie; Ph. -Emmanuel
est un harmoniste qui a traversé l'école du contrepoint. »
Il fait que commencer, en cela, l'évolution qui s'accen-
ne
tuera de plus en plus, de Haydn à Schubert. Ce fut une
sorte de conservateur libéral, dont le génie fut surtout
apprécié par les générations qui lui ont succédé; il rendit
iila musique des services analogues à ceux que Malherbe

rendit à la poésie française.

Malgré leur tendance à imiter la grâce italienne et française, on


retrouve la sécheresse que nous avons signalée dans les idées mélo-
diques de Ph. E. Bach, chez les contemporains de lécole berlinoise,
compositeurs de Lieder, dont Marpurg publia une collection (1755-63)
comprenant des œuvres de Marpurg, Ph. E. Bach, Kirnbergek, Graun,
380 LES TEMPS MODERNES

S CHALE, AgRICOLA, NlCUELMANX, SaCK, RaCKEMANK, IanITSCH, QuANÏZ,


Krause, Roth, Seyfarth. — Pour l'étude de la sonate allemande
fondée de plus en plus, au xvm e siècle, sur le principe de la monodie
accompaguée, une source importante est la série des 3 recueils de
sonates pour clavecin publiés en 1758-1766 à Nuremberg par Haffner :

1° Œuvres mêlées, etc., contenant 72 sonates de Ph. Em. et Joh.


Chr. Bach, Leopold Mozart, Georg Benda, Joh. Adolph Scheibe,
Georg Chr. Wagenseil, Joh. Chr. Walther, Joh. Ernst Eberlin,
Bernhard Houpfeld, Fr. Aist. Stadler, Appell, Schobert... 2° Rac-
;

colta musicale, contenant seulement des sonates d'auteurs italiens;


3° Collection récréative, contenant 6 sonates de Ph. E. Bach, Busse,
K. Fasch, Ianitsch, Kimberger, Chr. G. Krause.
Ph. E. Bach fut à peine plus estimé par ses contemporains que le
ténor Karl Heijnrich Graun, auteur d'un grand nombre d'opéras, et
dont un célèbre oratorio, La mort de Jésus (1755), eut pendant très
longtemps, à Berlin, le vendredi saint, les honneurs de l'exécution
annuelle.

Dansle sillage, sinon sous l'influence de Bach, et dans

la période qu'on peut nommer prébeethovienne en raison


de la parenté des génies et non pas seulement à cause des
dates, apparaît un compositeur dont l'œuvre est en grande
partie perdue, ça et. là contaminée d'ajouts indiscrets,
mais que l'on connaît suffisamment pour dire qu'il lut
une noble et belle figure dans l'histoire de l'art :

Fr. Wilhelm Rust (1739-1796). Son souvenir est attaché


à la petite cour du duché d'Anhalt-Dessau qui eut, comme
celle de Mannheim, un orchestre brillant et considérable.
Dirigé par Rust, cet orchestre comprenait, en 1794 le :

quatuor à cordes, 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes,


2 bassons, 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, un orgue,
et les timbales. Issu d'une famille dont le chef rem-
plissait des fonctions politiques auprès d'un prince,
Rust reçut la plus brillante éducation. A treize ans, il
jouait par cœur, d'un bout à l'autre, le Clavecin bien tem-
péré. Il « étudia » aux Universités de Leipzig et de Halle.
De Friedemann Bach, fils aîné de J.-S., il reçut des leçons
(gratuites, nous dit Reichardt) de composition, d'orgue
et de clavecin, complétées plus tard par celles de Ph. Em.
Bach; pour le violon — instrument où il excellait, il —
fut élève de Hoeckii, de Tahtim et de Pugnani.JI fut en
relations avec Gœthe plus jeune que lui de dix ans, et ne
laissa pas de subir l'influence du grand poète. Rust a
l'aube de la symphonie 381

cultivé tous les genres. L'affiche qui en 1777 annonçait un


de ses mélodrames composé dans la manière de Benda,
disait que son art avait un double objet Nutur uni, :

Empfindung, nature et sentiment; sauf ses sonates pour


violon (en particulier la sonate en ré mineur), où on trouve,
outre les qualités de sentiment et de sincérité, une technique
des plus brillantes, cette formule semble pouvoir s'appli-
quer à tout ce qu'il a écrit.

Rust a composé, pour des fêtes occasionnelles, de grandes cantates :

une en 1773, pour orchestre cl chœur à voix mixtes; le Psaume 34,


pour chœur, solo et orchestre; les deux cantates Herr Gott, Dich
loben wir et Aligna diger in allen Ilôhen, cette dernière (1784) pour
3 chœurs avec 3 soli. En 1791, il aborda pour la première fois (sur
le thème Gioss is~t der Herr) la composition pour deux doubles
chœurs à 6 et 8 voix. Dans la cantate Dieu est amour (Gott ist die
Liebe), écrite à l'occasion d'un mariage princier, il emploie 4 cors
avec parties réelles. On retrouve l'emploi des 4 cors dans la musique
de son mélodrame Colma. Il a écrit plusieurs ouvrages pour le
théâtre; et il y a de lui deux recueils d'Odes et Lieder (parus en
1774 et 1796). Ses compositions purement instrumentales sont les
plus nombreuses. On a réédité de lui, au xix e siècle Six sonates :

pour clavecin; V Allegretto grazioso con Variazioni per il cembalo; la


Grande sonate pour piano forte en sol majeur; les 3 sonates pour
violon solo (dont la première est célèbre). Parmi les œuvres non
imprimées, il y eut U6 sonates pour clavecin dans tous les tons, un
:

certain nombre de sonates à h mains, pour 2 clavecins, une pour


3 clavecins (œuvres perdues, sauf une, pour 4 mains); des concertos
pour clavecin, violon et cor; des fugues pour clavecin et violon, etc.
Hos.ïus en a donné un catalogue thématique dans une étude Sur la
vie musicale à Dessau, de 1766 à 1799, et sur Rust (1882).

Bibliographie.

L. DE LA LAURENCIE et G. DE Sainte-Foix Contribution à l'histoire de


:

ta symphonie française vers 1150 (dans l'Année musicale, Paris, Alcan, 1912).
— HELLOUIN Gossec et la musique française ù la fin du XVIII* siècle (1903).
:

— Constant Pierre Œuvres de Gossec, etc., dans Musique des fêles et


:

cérémonies de la Révolution française (Imp. Nat., 1899), et Hymnes et chansons


de la Révolution (1904, Musique instrumentale, p. 839-860). H. RlEMANN — :

Denkmâler der Tonhunst in Bayern, III, et VII, (1902, choix de symphonies


de l'école de Mannheim), et Collegium musicum (choix de sonates en trio de
St.imitz, etc.). —
Denkmâler der Tonhunst in OEsterreich Wiener Instru- :

mental Musik um 1750, Vorlàujer der Wiener Klassiker, préface de


GuiDO ADLER (1908). — LUCIEN KamienSKI : Mannheim und Italien, dans
lesSammclbande der Int. Mus Ges. (junv.-mars 1909). — A. Heuss : Zum
382 LES TEMPS MODERNES

Thema Mannheimer Vorhalt (de l'Appogiature dans les symphonies de M.,



dans la Zeitschrifl der Int. Mus. Ges., 1908). Michel Brenet L'origine
:


du crescendo (Revue S. I. M., 15 oct. 1910). K. H. Bitter : K. Ph. Em.
Bach... (1868, 2 vol.). — Hans de BiJLOw, Schletterer, Krebs, Espagne,
H. RiEMANN, ont réédité beaucoup d'œuvres de Ph. Em. Bach, et M. Wot-
QUENE a donné un catalogue thématique de ses compositions (1905). —
G. PRIEGER Fr. W. Rust, ein Vorgàuger Beethovens.
:

Addendum Lu musica instrumentale in Italia nei Secoli XVI, XVII e XVIII


:

(avec 272 exemples musicaux dans le texte), par L. Torchi (Turin, chez
Bocca, 1901, 278 p. in-8°).
CHAPITRE LI

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE

La musique et l'éducation nationale. —


Les chansons politiques. — Les
hymnes. — Les grands compositeurs de la Révolution. —
Rouget de l'Isle
et la Marseillaise, Méhul et le Chant du départ. —
En quoi la Révolution
française a ouvert une ère nouvelle pour la musique. —
La fondation du
Conservatoire; le rapport de M.-J. Chénier.

Les compositions musicales écrites en France, à la fin


du xvni e siècle, pendant la période révolutionnaire, n'ont
pas encore trouvé place dans une Histoire générale de l'art.
Les critiques étrangers semblent en ignorer l'existence.
Elles présentent cependant un intérêt de premier ordre
par leur nombre, par la beauté originale de plusieurs
d'entre elles,par leur rôle social, et par la conception
générale de l'art musical qui a inspiré les plus impor-
tantes.
Sous l'influence des souvenirs antiques et, en particulier,
des traditions grecques, les hommes de la Révolution ont
eu une idée admirable de la l'onction sociale de la musique
et des services qu'elle peut rendre dans un Etat. Là, comme
ailleurs, ils ont brisé de vieux cadres et voulu replacer les
artistes dans le large courant de la vie nationale; ils les
ont arrachés au dilettantisme de cour, à l'esprit des salons
et des petites chapelles d'amateurs, pour les associer direc-
tement aux drames de la patrie, à ses aspirations enthou-
siastes, son culte pour la gloire et pour la liberté. Eux
à
aussi, et mieux encore que les artistes de la Renaissance,
ils ont cru découvrir la Nature et l'Humanité. En cela, ils
384 LES TEMPS MODERNES

ont vraiment ouvert des horizons plus larges à la musique


et à moderne; ee mérite, pour être resté
l'inspiration
trop souvent dans le domaine des « principes », n'en a pas
moins une haute importance artistique et historique. Toute
la musique du xix e siècle, à commencer par Beethoven, est

tributaire de la Révolution. C'est dans les idées sur l'édu-


cation que le changement de point de vue se fait le
mieux sentir.
Divers projets relatifs à renseignement national furent
présentés à l'Assemblée Législative et à la Convention;
pour la première fois, depuis le siècle de Périclès, la
musique était mise à la place qui convient. Dans le projet
de Rabaut Saint-Etienne (21 décembre 1792), on trouve
les lignes suivantes sur les exercices scolaires « En :

chaque exercice, il sera chanté des hymnes


l'honneur de à
la patrie, à la liberté, à l'égalité, à la fraternité de tous
les hommes; des hymnes propres enfin à former les
citoyens à toutes les vertus. Ils devront être approuvés par
le Corps législatif. » L'auteur de la République n'eût pas

mieux dit. Le projet d'éducation nationale présenté à la


Convention par Sieyès, Daunou et Lakanal, le 8 messidor
an I (26 juin 1793), dit à l'article 25 « Ils (les élèves des
:

Ecoles nationales) sont particulièrement exercés au chant


et à la danse de manière à pouvoir figurer dans les fêtes
nationales. » Un autre plan d'éducation admiré par
Michelet, celui de Lepelletier de Saint-Fargeau, présenté
par Robespierre le 25 messidor (13 juillet 1793), réclame
« l'étude de chants civiques » (art. 11 et 12). Dans le
second projet de Lakanal, devenu la loi du 27 brumaire
an III (17 novembre 1794) qui fixa le programme des écoles
primaires, il est dit : « .... On fera apprendre le recueil
des actions héroïques et des chants de triomphe » (ch. iv,
art. 2). Le chant choral avait été conçu par l'ancien régime
comme un auxiliaire de la liturgie catholique ou bien, hors
de l'Eglise, comme un divertissement dans les spectacles
offerts à l'oisiveté des grands; d'une façon générale, —
qu on songe aux dédicaces et aux titres des anciens
ouvrages! —
les musiciens travaillaient pour amuser le Roi
et sa cour, ou une élite de connaisseurs. Combien supérieur
est le nouveau point de vue! Les préoccupations d art
LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 385

pur — d'ailleurs une lacune


c'est —sont elles-mêmes
écartées. La Musique n'aura pas le droit de s'enfermer chez
elle pour faire de la dentelle, ou de manier l'encensoir. Elle
est un acte civique, soumis à un contrôle officiel; elle aura
sa place sur le forum, au milieu des foules, voire sur les
champs de bataille. Vulgariser de beaux sentiments, graver
dans les mémoires les formules du devoir, et, par la puis-
sance concertée du nombre, créer de l'enthousiasme dans
les volontés telle va être sa fonction. Ancilla Reipubliae\
:

Il y a une grandeur belle comme l'antique dans ce


système où tout converge vers le bien public, et où l'idée
du monarque est remplacée par l'idée de la Nation. Le chant
choral est une force morale au service de la Patrie; l'Etat
la met en mouvement, la dirige, la surveille il semble
:

s'inspirer de la page célèbre où Platon déclare n'admettre


que les modes musicaux capables de produire les vertus du
soldat-citoyen dont il trace an portrait idéal. On peut
reprocher à ces idées de rappeler la tyrannie de certaines
lois de Sparte; l'art n'a-t-il pas besoin de fantaisie et de
liberté? Pourtant, si les idées de « civisme » et de patrie,
avec les préoccupations politiques et les intransigeances
qu'elles impliquent, passent au premier plan pour y
prendre une importance capitale, remarquez qu'on voulait
faire chanter aux musiciens la fraternité de tous les
hommes et cette tendance humanitaire
;

caractéristique
de l'esprit français à la fin du xvm c siècle —
est certaine-
ment contraire au génie de l'antiquité mais elle est con-
:

forme à celui de la Musique, art de grande généralisation.


On la retrouvera dans les chefs-d'œuvre d'un Beethoven.
Une autre idée, toute favorable à la musique, fut celle des
fêtes civiques avec masses chorales et orchestre fêtes de
:

la Nature, de l'Agriculture, de la Jeunesse, des Epoux, de

la Reconnaissance, de l'Etre suprême, etc. Il semble que

la Révolution ait heureusement rivalisé avec la tradition

monarchique en reprenant et en transposant, au profit du


peuple et pour son bien moral, les réjouissances organisées
jadis pour le Roi, pour ses maîtresses et pour ses courti-
sans. « Il est une sorte d'institution, disait Robespierre,
qui doit être considérée comme une partie essentielle de
l'éducation publique je veux parler des fêtés nationales. »
:

Comoarieu. — Musique, II. 25


38fi LES TEMPS MODERNES

Telle était aussi l'opinion de Daunou. C'est en vertu d'un


décret dû a l'initiative de ce dernier que lut organisée la
plus charmante des fêtes, celle « de la Jeunesse », pour
laquelle la musique lut écrite par un Jadin, un Cherubini.
On y armait les jeunes gens, comme autrefois les chevaliers ;

les « jeunes citoyens » chantaient, après l'armement :

Ce fer, guidé par la prudence,


Soutiendra l'honneur de la France;
Du peuple souverain il défendra les droits.
Nous jurons à la République
La haine du joug monarchique,
1

Le mépris de la mort et le maintien des lois!

Un tellangage vaut bien les compliments hyperboliques,


à l'adresse du Roi Soleil, que prodiguait Quinault dans les
prologues des tragédies lyriques de Lulli. La Révolution
enlevait à la musique les badinages et les fadaises qui
lui avaient si longtemps servi de thème elle remplaçait
:

la mode par la Nature, l'esprit de salon par le sentiment


de la vie, l'art de plaire aux grands par l'amour de
l'humanité, les religions par la religion. C'est de cet
affranchissement et de cet élargissement de la pensée
que sont sortis les chefs-d'œuvre des grands compositeurs
modernes, toutes les svmphonies de Beethoven (technique
à part). Aujourd'hui encore la permanence de l'impulsion
donnée est reconnaissable. Un ouvrage énorme, comme la
Symphonie domestique de Richard Strauss, édifié sur ces
trois idées simples l'épouse, X époux et Yenfant, séparé
:

par un abime du sentiment qui régnait dans les composi-


tions de l'ancien régime, parait cependant fort bien adapté à
l'esprit de 1793; et si M. Strauss s'étonnait d'être rattaché à
des origines qu'il ignore peut-être, c'est que la Révolution
a créé un mouvement d'une ampleur telle que la plupart
des formes de l'activité moderne s'y trouvent englobées à
leur insu. En somme, en revenant à la nature, à l'humanité,
à la raison, à l'idée de « l'Etre suprême » dégagée des
dogmes, la Révolution a changé l'orientation de l'art musical.
Les divisions d'un tel sujet peuvent être diverses, selon
le point de vue politique ou musical que l'on adopte. Il y

a. dans la Révolution, une période monarchique, s'étendant

jusqu'il l'abolition de la royauté (21 septembre 1792) ou


LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 387

jusqu'à la mort de Louis XVI (21 janvier 1793). et une

période révolutionnaire allant, de cette dernière date, —


ou de la Constitution de l'An I, juin 1793 à lal,fin du —
Directoire, en 1799; à partir de là, Napoléon est maître de
la France (jusqu'au 6 avril 1814). De tels cadres sont
pleins de musique et de musiciens. L'année 1794 (juin), où
la série des fêtes officielles commence par celle de L'Etre

suprême, pourrait aussi servir de frontière entre deux


périodes, car c'est à partir de ce moment que la musique
devient, officiellement, un art national. — Si l'on s'en tient
à la division des genres, on peut distinguer tout simple-
ment la composition vocale et la composition instrumen-
tale. monodies et les hymnes à
La première comprend les
l'unisson, les soli avec refrains pour, une ou plusieurs
voix les duos et trios les chœurs avec et sans accompa-
; ;

gnement pour voix d'hommes et pour voix mixtes, les


cantates avec soli et chœurs accompagnées par un ou
plusieurs orchestres. La musique instrumentale comprend
les symphonies, les ouvertures, les marches, les « Pas de
manœuvre ». —
Une vue d'ensemble de ce sujet grandiose
suggère d'un autre plan qui serait tout aussi légitime.
l'idée
Dans périodes dont nous avons indiqué les dates
les
extrêmes, il y a en réalité deux musiques la première :

est celle que créent les circonstances et les événements


du jour elle est fille de la politique. La seconde continue
:

les habitudes d'avant 1789 et ne commence qu'à partir de


1792 à se rapprocher de la première et, dans une certaine
mesure, à s'y adapter elle est fille delà tradition.
: Enfin, —
les faits à étudier pourraient être rangés sous trois rubri-
ques les œuvres, les idées (surtout en matière d'édu-
:

cation musicale); les institutions.


Il n'y a pas de démocratie sans fêtes nationales; et il

n'y a pas de fêtes nationales sans musique. Ce principe


général fut celui de la Révolution. Il trouva une applica-
tion éclatante dans une journée qui fut certainement la
plus belle de l'histoire universelle, et qui nous fournira la
meilleure entrée en matière. Nous avons déjà vu de
grandes fêtes religieuses et sociales animées par la musi-
que le peuple d'Athènes célébrant ses Dionysies par des
:

collèges pittoresques et associant les drames chantés d'un


388 LES TEMPS MODERNES

Eschyle ou d'un Sophocle à des liturgies traditionnelles


en présence des prêtres, des magistrats et des alliés de la
cité; les drames sacrés et lyriques du moyen âge où l'ima-
gination de la « plèbe de Dieu » faisait reparaître les figures
des Prophètes, la Passion, les scènes de la légende dorée;
les offices de la Chapelle sixtine où se déroulaient, comme
les draperies d'une mise en scène céleste, les polyphonies
d'un Palestrina; les solennités où le génie d'un Gabrieli
se mettait au service de la république de Venise étalant,
entre les deux orgues de Saint-Marc, la fierté de ses victoires,
le sensualisme de sa religion et le luxe asiatique de son
aristocratie; les représentations de gala données à la Cour
de Vienne au moment où le soleil levant de l'opéra italien
commençait à dégourdir l'Allemagne méridionale, ou encore
les fêtes enchantées données à Versailles à l'heure où
Louis XIV réunissait en soi tout ce que la richesse, la gloire
et l'amour peuvent mettre de magique illusion au cœur
d'un monarque de vingt ans. Ce furent, dans l'histoire de
la civilisation, de magnifiques spectacles, expressifs de
l'état plus ou moins durable d'une société, non consti-
tués par une simple juxtaposition de belles formes, de
couleurs, d'attitudes et de gestes, avec un peu de mélopée
chorale ou de symphonie et d'orchestre pour l'agrément de
l'oreille, mais tirant leur intérêt et leur beauté d'une foi
commune, d'une âme collective et, si l'on peut dire, d'une
sorte de génie religieux ou profane qui semblait planer
sur chacun d'eux. Ce furent des « époques » dans les
annales de l'humanité d'Occident. Voici qui les dépasse. A
une synthèse de ce qu'ils avaient de meilleur, s'ajoutèrent
une idée et un sentiment sublimes.
Nous sommes au 14 juillet 1790. Un cortège grave et bril-
lant traverse Paris. En tète, à cheval, avec sa musique, ses
timbales et ses trompettes, est un détachement de la garde
nationale parisienne nouvellement formée. Ensuite vien-
nent les citoyens de Paris nommés en avril 1789 pour les
Etats généraux; la garde nationale à pied, précédée de sa
musique; les citoyens élus en août 1789, au nombre
de 240; les tambours de la Ville, les 120 commissaires
élus par les 60 districts pour faire les honneurs de la fête,
accompagnés des présidents de tous les districts, les Admi-
LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 389

nistrateurs provisoires de Paris, le maire, la garde et la


musique de Paris, — le Roi, ayant à sa droite le Président

de l'Assemblée nationale, — puis, hommage rendu aux


idées de Rousseau, cent nourrissons portés dans les bras
de leurs mères. Il y a encore un bataillon, précédé de sa
musique, de 400 enfants âgés de huit à dix ans; après eux,
les députés de 42 départements de France, les troupes de
ligne de toutes armes, les soldats et les marins, encadrant
les représentants de la marine marchande; les députés des
41 autres départements, un bataillon composé de vété-
rans ou vieillards : pour terminer la marche, un déta-
chement des gardes nationaux à cheval. Les députés sont
au nombre de 14000. On se rend au Champ de Mars où un
colossal amphithéâtre contenant deux cent mille personnes
a été dressé par des ouvriers volontaires de tout âge. Sur
l'autel de la Patrie, placé au centre, le grand aumônier de
France, assisté de 60 aumôniers de la garde nationale,
célèbre une messe solennelle puis le général La Fayette
;

vient, au nom de tous, prêter le serment de fidélité à la


Nation, à la Loi, au Roi, à la Constitution. Autour de lui,
court dans tous les cœurs cette flamme sans laquelle une
fête populaire n'est que bruit et parade : l'enthousiasme !

Le peuple qui vient de renouveler la France par un acte de


volonté libre a une foi profonde dans l'unité de la Patrie;
pour la première fois depuis le commencement du christia-
nisme, l'idée de la fraternité humaine reprend possession
des âmes, fait couler des larmes de joie, triomphe des
conventions et de la barbarie. Or, dans cette fête de la
Fédération, la musique joue un grand rôle, car l'émotion
et l'allégresse sont partout. La musique, comme le veut
la tradition, est seule capable d'exprimer certains états

de l'âme populaire. Immédiatement après le serinent


universel, on chanta un Te Deum, de la composition de
Gossec, « pour remercier l'Etre Suprême de tous les
biens dont il comblait la France depuis une année entière...
Le peuple et la musique chantèrent alternativement les
couplets... Pendant la messe, on avait entendu une musique
assortie à la circonstance et composée des morceaux les plus
frappants. LecélèbrcsermentdeZJtf/Y/tfrtMsne futpas oublié. »
Ce Te Deum de Gossec, composition considérable
390 LES TEMPS MODEHNES

(524 mesures), est liturgique par les paroles, profane par


l'orchestre, les mélodies, les rythmes et les mouvements :

et ce double caractère sied fort bien à une fête qui asso-


ciait le principe monarchique et traditionnel à des idées
très nouvelles. Il est formé des parties suivantes : Intro-
duction instrumentale; chœur à l'unisson et accompagné,
sur les premières paroles du texte; chœur accompagné à
trois parties, haute-contre, taille et basse; allegretto instru-
mental (passepied); reprise du chœur accompagné à 3 par-
ties; larghetto instrumental, allegro (ici.), chœur, allegretto
instrumental, et chœur. En voici le début (réduction de
l'orchestre par M. Constant Pierre). Il a le caractère et la
netteté d'une sonnerie de fanfare; nous le citons comme
spécimen assez exact de la musique du temps :

-8-M- o* = wp »-»-

m JJ] Jt
LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 391

i
ftrr y m 333
f
fy
"K JJ JJ m Mm m?
/L u r r r rr
392 LES TEMPS MODERNES

+i JijiJ ^>f ITll


m m
HÊ i i

f ff fn frf fr rrr i i r^fe


^^ g
s
/

-.)'']>
S « ^s m
1

J J 1
s te* TÉ=M?

ib «> » J C=K &B


^^ pi ée£
^s6 B3
S /
I mp
m
etc.

jgpêj p 0-0
m i

Voilà un rythme \m peu insolite pour une musique de


LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 393

Te Deuin c'est une danse Ne nous hâtons pas cependant


: !

de goûter le plaisir facile de la parodie après n'avoir vu là


qu'une faute assez lourde contre les bienséances. Nous
comprendrons ce « passepied », si nous songeons aux
incessantes incursions de l'esprit populaire, depuis le
moyen âge, dans la vie de l'Eglise, aux centaines de messes
écrites par les plus grands compositeurs sur des motifs de
chansons dont les paroles étaient extrêmement libres...
Aux œuvres musicales, comme aux œuvres littéraires, doit
être appliquée une critique historique il faut entendre par
:

là, non la critique dédaignant une certaine conception


universelle du beau et prête à tout excuser en raison des
dates, mais une critique sachant varier son point de vue et
ne soumettant pas toutes les compositions au même cri-
térium. Si l'on veut apprécier équitablement le Te Deum
d'un Gossec exécuté au Champ de Mars en 1790, il faut
ignorer Beethoven et César Franck, tout comme il faut
oublier Pindare en parlant d'un Béranger. La sincérité est
peut-être la seule vertu qu'on puisse exiger d'un musicien :

le reste est affaire de préférence personnelle, et combien

sujet aux variations de la mode!


Quel est le Darclanus dont on exécuta « le célèbre ser-
ment » à cette fête de la Fédération? Il y a deux Dardanus.
Le premier est la « tragédie de La Bruère, mise en musique
par M. Rameau, et jouée pour la première fois le
19 novembre 1739 ». Elle avait eu un assez grand succès.
« En 1760, à une représentation de Dardanus, le public
aperçut M. Rameau à l'amphithéâtre : on se tourna de son
côté et on battit des mains pendant un quart d'heure.
Après l'opéra, les applaudissements le suivirent jusque sur
l'escalier ». (Clément et l'abbé de Laporte, Anecdotes drama-
tiques, 1175, t. I, p. 244). Le second Dardanus est celui
de Sacchini, tragédie lyrique en quatre actes plus voisine
de la Révolution elle avait été « représentée devant leurs
:

Majestés à Trianon le 18 septembre 1784, et par l'Aca-


démie royale de musique le 30 novembre suivant » (B. N.
Vma 249, partition de l'ouvrage de Sacchini, pleine de
fautes de gravure; et Vm 2 522, partition de Rameau). C'est
très probablement au compositeur italien qu'on emprunta
le fragment de musique exécuté le 14 juillet 1790. Voici les
394 les temps modernes

paroles de ce serment, qui sont d'ailleurs les mêmes dans


les deux opéras :

Teucer.

Par des nœuds immortels


Rendons notre union plus sainte et plus certaine!
Pour recevoir nos serments mutuels
Que ces tombeaux servent d'autels !

Duo de Teucer et Anténor.

Mânes plaintifs, tristes victimes,


Nous jurons d'immoler notre fatal vainqueur.
Dieu qui nous écoutez, qui punissez les crimes,
C'est vous qu'atteste ici notre juste ferveur.
De mille maux accablez le coupable
Qui trahira ses serments,
Et dans son cœur, pour comble de tourments,
Faites tourner la voix impitoyable
De remords dévorants.
Par des jeux éclatants consacrez la mémoire
Du jour qui voit former ces nœuds;
Peuple, chante le jour beureux
Qui va réparer votre gloire !

Avant d'aborder le vaste répertoire constitué par


l'œuvre propre de la musique révolutionnaire et dont la
caractéristique générale est suggérée par ce premier
exemple, nous montrerons le courant de la tradition per-
sistant, à côté du courant nouveau, puis, à partir de 1792
environ, se mêlant à lui. C'est surtout dans les théâtres
qu'on peut observer ce contraste parfois tragique, puis
cette évolution, si l'on rapproche leurs programmes des
grands événements du jour. (Les périodiques dont nous
tirons les détails qui suivent ne donnent le plus souvent
ni le nom des auteurs de la musique ni celui des librettistes ;

nous comblons cette lacune dans la mesure du possible.)

1789, du 20 juillet au 1 er août : La France tout entière est comme


ébranlée par la chute de la Bastille', une terreur panique, la « Grande
Peur », s'élend sur les villes et les campagnes.
Spectacles du 21 juillet A l'Académie royale de musique, les Pré-
:

tendus, opéra en o actes de J.-B. Lemoyne, texte de Rochon de


Chabannes (ouvrage dont la première représentation était du 2 juin),
et le Devin du village. Au Théâtre italien, les Deux petits Savoyards,
opéra-comique en un acte de Dalayrac, livret de Marsollier, et Nina
ou la Folle par amour, comédie à ariettes en un acte des mêmes
LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE $95

auteurs. Au théâtre de Monsieur, Le nouveau Don Quichotte, de


Champein, et le Procès, comédie à ariettes en 3 actes de Duni, livret
de Favart. Aux Petits Comédiens de S. A. S. Mgr le comte de Beau-
jolais, la Double récompense, opéra- comique de Simon. A l'Ambigu-
Comique, la Dot, comédie à ariettes de Dalayrac, livret de Dcsfon-
taines. « Le produit des recettes de tous les spectacles de ce jour
sera remis entre les mains de M. le Maire de cette ville, pour être
employé au profit des pauvres qui ont le plus souffert dans les
circonstances actuelles (Journal de Paris). — 22 juillet: A l'Académie
royale de musique, YAlceste de Gluck. Au Théâtre italien, les
Savoyardes ou la Conscience de Boyard et les Evénements imprévus,
comédie à ariettes de d'Hèle, musique de Grétry (sujet repris par
Piccini, Gli Accidenti inaspetlati, opéra-bouffe joué à Naples en
1791). Au théâtre de Monsieur, // Barbiere di Seviglia (de Pai-
siello).— 23 juillet Au Théâtre italien, Y Amant statue, comédie en
:

un acte mêlée d'ariettes de Dalayrac, et le Comte d'Albert, opéra en


deux parties de Grétry, livret de Sedaine. Au théâtre de Monsieur, la
Villanella rapita, opéra-bouffe italien de Fr. Bianchi (Milan.) Aux
Petits Comédiens du comte de Beaujolais, le Faux serment, opéra-
comique de Deshayes. Plusieurs théâtres donnent des représenta-
tions au profit des pauvres. —
Le 24 juillet: A l'Académie de
musique, YAlceste de Gluck. Au Théâtre italien, Azémia ou les Sau-
vages, opéra-comique de Dalayrac, livret de Lachabeaussière. et
Penaud d'Ast, opéra-comique en 2 actes (sujet traité en 1765 par
I.-Cl. Trial et Pierre Bachon, avec un livret de Lemonnier) de
Dalayrac (1787), livret de Radet et Barré. Au théâtre de Monsieur,
Y Imprésario in angustie, opéra-bouffe de Paisiello, et Pandore, qui
paraît être l'ouvrage écrit par Beck sur le livret d'Aumale de
Corsenville. Le produit de la recette, « à la disposition du Comité
de la ville, » ajoute le Journal de Paris. Aux Petits Comédiens, le
Tuteur avare, opéra-comique en 3 actes de Gius. Cambini. L'Ambigu-
Comique joue « au profit de la caisse établie à l'Hôtel de Ville poul-
ies subsistances ». —
25 juillet Au Théâtre italien, Y Heureuse incon-
:

séquence ou la fausse Paysanne, comédie mêlée d'ariettes en


3 actes, musique de Propiac sur un livret de Piis. Aux Petits Comé-
diens, le Faux serment, Annetie et Basile, mélodrame, et le Bon
fermier, opéra-comique de Rigel. A l'Ambigu-Comique, Alphonse et
Léonore et le Filet, pièce en un acte, mêlée de musique et de danse,
terminée par le Maréchal des logis, pantomime en un acte précédée du
divertissement à." Anne t te et f.ubin à Paris (parodie du Devin, traitée
1

pour la musique par Laborde et Biaise en 1762: le Journal de Paris


n'indique ici aucun nom). — 26 juillet A l'Académie de musique, les
:

Prétendus, et OEdipe à Colone, opéra en 3 actes de Sacchini; au


Théâtre italien, les Dettes, comédie à ariettes de Forgeot et Cham-
pein, avec, les Deux petits Savoyards. Au théâtre de Monsieur,
Il Barbiere. Aux Petits Comédiens, le Fat en bonne fortune, opéra-
bouffe en 2 actes. —
27 juillet Au Théâtre italien, Inès et Léonore ou
:

la Sœur Jalouse, comédie en 3 actes, mêlée d'ariettes, et la Dot, id.,


musique de Dalayrac. Au théâtre de Monsieur, la Villanella rapita
396 LES TEMPS MODERNES

Aux Petits Comédiens, le Bon père, un acte mêlé d'ariettes, et le Faux


serinent. A l'Ambigu-Comique, Le prince noir et blanc, féerie en
2 actes, mêlée de dialogue, de musique et de danses. —
28 juillet A :

l'Académie, Renaud, opéra en 3 actes de Sacchini (avec la Chercheuse


d'esprit, ballet-pantomime de Gardel.) Au Théâtre italien, Richard
Cœur de Lion, comédie en 3 actes, mêlée d'ariettes, de Grétry, et
Fanchelte ou l'heureuse épreuve, comédie en 2 actes mêlée d'ariettes.
« Le produit de cette recette sera remis à M. Bailly. » Au théâtre
de Monsieur, le Marquis Tulipano, opéra français parodié de la
musique de Paisiello. —
29 juillet A l'Académie, Orphée et Eury-
:

dice, de Gluck, et Panurge dans Vile des Lanternes, livret du comte


de Provence et de Morel de Chédeville, musique de Grétry, spectacle
donné « au profit des personnes qui ont le plus souffert dans les cir-
constances actuelles ». Au Théâtre italien, V Amitié à l'épreuve,
comédie en 3 actes mêlée d'ariettes, de Grétry, et la Fausse magie,
du même. Au théâtre de Monsieur, // re Teodoro, opéra-bouffe de
Paisiello. —
30 juillet Au Théâtre italien, VEpreuve villageoise,
:

comédie mêlée d'ariettes, de Grétry, et Sargines, ou V Elève de


l'Amour, comédie lyrique en 4 actes, musique de Dalayrac. Au
théâtre de Monsieur, Ll Barhiere. Aux Petits Comédiens, le F'at en
bonne fortune, opéra bouffon en 2 actes —
31 juillet A l'Académie,
:

les Prétendus et Œdipe à Colonne. Au Théâtre italien, les Vendan-


geurs ou les Deux baillis, divertissement en vaudeville, par de Piis
et Barré.
1789, 5 août. Une bande de 7 à 8 000 femmes, suivie par des
milliers d'ouvriers sans travail, des individus sans aveu, puis par la
garde nationale, s'est mise en route, dans la matinée, pour Versailles,
allant, disaient-elles, chercher du pain. —
Spectacles du soir Au :

Théâtre italien, la Mélomanie, comédie en 2 actes mêlée d'ariettes,


musique de Champein, et la Belle Arsène, comédie en 4 actes,
musique de MonsigDy. Au théâtre de Monsieur, 2 e représentation de
Vile enchantée, opéra-comique en 3 actes, parodié sur la musique
italienne. On annonce pour le lendemain 77 Barbiere.
1792, 11 juillet. On vient d'apprendre l'arrivée imminente des
Prussiens à la frontière de L.orraine. L'Assemblée a ordonné une
levée générale de volontaires et proclamé la Patrie en danger. —
Spectacles du jour Au Théâtre italien, VEpreuve villageoise, et Sar-
:

gines ou l'Élève de l'Amour. Au théâtre de M lle Monlansier, le Roi


et le Pèlerin, opéra-comique en 2 actes, de Joignet. Au théâtre
de Louvois, le Projet extravagant, comédie à ariettes en 2 actes,
d'Et. Fay. Au Théâtre de la rue Feydeau, L Filosofi immaginari, opéra-
comique, de Paisiello. « Dans l'entr'acte, M. Duvernoy exécutera un
concerto de cor de la composition de M. Devienne » (Journal de Paris).
Au théâtre des Variétés-Comiques de la foire Saint-Germain, pre-
mière représentation d'Ariston ou le Pouvoir de la magie, pantomime
italienne à machines et à grand spectacle, et Nanine, comédie en
3 actes; « entre les deux pièces, un jeune homme âgé de seize ans
exécutera une sonate sur le forte-piano » (idem.).
1792, 2-5 septembre. La Commune affole la population en fai-
LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 397

sont sonner le canon d'alarme, battre la générale;


tocsin, tirer le
Marat invite les citoyens, avant de partir pour la frontière, à égorger
les ennemis du dedans, c'est-à-dire les prisonniers royalistes. — Spec-
tacles du 2 : A l'Académie de musique, Renaud et le ballet de Télé-
maque. Au Théâtre italien, les Deux petits Savoyards et les Trois
Sultanes. Au théâtre de M lle Montansier, Le Roi et le pèlerin, avec
le Devin du village. Au Théâtre de la rue Feydeau, Cadichon et les
Visitandines (annonces tirées du Mercure universel; les autres jour-
naux n'indiquent pas les spectacles du 2 septembre et il n'y a rien
pour les jours suivants).
1792, 21 septembre. A l'unanimité, la Convention vient d'abolir la
royauté et de proclamer la. République. — Spectacles du jour : A
l'Académie, Renaud et le ballet de Télémaque. « La représentation
donnée pour les frais de la guerre, mardi dernier, n'ayant produit
que 1 380 livres qui ont été remises à la section de Bondy. on
donnera, la semaine prochaine, une autre représentation pour la
même destination » [Moniteur universel. L'Académie de musique est
le seul théâtre cité, le 21 septembre, sous la rubrique Spectacles.)
1792, 25 septembre. Un nouveau décret de la Convention vient de
proclamer la République française une et indivisible. — Spectacles :

A l'Académie de musique, OEdipe à Colone, et le ballet de Télé-


maque. Au Théâtre italien, la Rosière de Salencr, de Grétry, et
Renaud d'Ast. [Moniteur Universel.)
1793, 20 janvier. Après avoir rejeté toutes les propositions de
sursis, appel au peuple, etc., la Convention vient de condamner le
roi à la peine de mort en ordonnant que la sentence soit exécutée
dans les vingt-quatre heures. — Spectacles A l'Académie, Iphigénic
:

en Tauride de Gluck et le ballet du Navigateur. Au Théâtre italien,


les Dettes, comédie à ariettes de Forgeot et Champein, Fanfan et
Colas, opéra-comique en un acte de Jadin, et Ambroise, opéra-comique
de Dalayrac, livret de Monvel. Au Théâtre de la rue Feydau, le Siège
de Lille, opéra-comique en un acte de R. Kreutzer, livret de Bertin
d'Antilly, avec la Journée dérangée et la Chanson marseillaise. Au
théâtre de la citoyenne Montansier, A Iphée (?) et Isabelle de Salis-
bury, opéra de Mengozzi et Ferrari, livret de Fabre d'Eglantine.
(D'après le journal La Chronique de Paris.)
1793, 21 janvier. Louis X VI est guillotiné. — A l'Académie de
musique, relâche; le lendemain, Roland (sans doute l'opéra en
3 actes de Piccini, livret de Quinault remanié par Marmontel). Au
Théâtre italien, Y Amant jaloux de Grétry, et Y Ami de la maison,
opéra-comique du même, livret de Marmontel. Au théâtre de la Mon-
tansier, le Sourd (?) et les Evénements imprévus. Aux Délassements
Comiques, La Veuve du Malabar, grand opéra de Chr. Kalkbrenner,
et la Constitution villageoise (?). (D'après la Chronique de Paris.)
1793, 27 mai. Les ouvriers des faubourgs envahissent les Tuileries
où siège la Convention; la Commune va se proclamer en insurrection,
nommer un commandant en chef de V armée de Paris. — A l'Académie,
relâche: le lendemain, Renaud, avec un divertissement. Au théâtre de
l'Opéra-Comique, Sophie et Der ville (?), Inès et Léonore, opéra-comique
398 LES TEMPS MODERNES

en 3 actes de B ré val, livret de Gauthier (d'après Calderon), et


Philippe et Georgette, opéra-comique en un acte de Dalayrac, livret
de Monvel. Au théâtre de la rue Feydeau. les Deux ermites, opéra-
comique en un acte de Gaveaux, livret de Planterre, et le Club des
Sans-Souci (?). Au théâtre de la Montansier, Alix de Beaucaive,
opéra en 3 actes de Rigel. (D'après la Chronique de Paris.)
1793, 16 août. On est en pleine dictature révolutionnaire, et
l'invasion, menaçante de tous côtés, fait de la France une ville
assiégée; la Convention décrète la levée en masse. — Spectacles : A
l'Académie, Iphigénie en Aulide, Y Offrande à la Liberté, scène reli-
gieuse de Gossec, et Télémaque. Au théâtre de POpéra-Comique,
Par et pour le Peuple, le Tonnelier (de Montigny (?) et le Siège de
Lille. Au théâtre de la rue Feydeau, Par et pour le Peuple, la Partie
carrée, opéra-comique en un acte de P. Gaveaux, et la Journée
dérangée. (D'après la Chronique de Paris.)
1793, 28 août. Le Comité de Salut public et la Convention décrètent
un emprunt forcé d'un milliard sur les riches. — A l'Académie, Par
et pour le Peuple, OEdipe à Colone, Y Offrande à la Liberté, de
Gossec, et Psyché, ballet en 3 actes de Gardel. Au théâtre de FOpéra-
Comique, la Bonne mère, opéra-comique en un acte de Douai,
et la Belle Arsène. Au théâtre de la rue Feydeau, la Colonie
(remaniement, 1775, de YLsola d'amure de Sacchini) et les Deux
ermites. Au théâtre de la Montansier, Alphée, opéra en 3 actes, et
Y Heureuse erreur, opéra-comique en un acte. Au théâtre de la rue de
Louvois, le Mannequin, comédie à ariettes en un acte, de Chapelle,
livret de Lieutaud, les Amants à l'épreuve, comédie, et YErmitage,
comédie-vaudeville en 2 actes. Au théâtre du Vaudeville, on donne,
avec diverses comédies, Y Union villageoise, scène patriotique. Au
théâtre du Palais-Variétés, Y Orage ou Quel guignon! opéra-comique
en un acte de Navoigille. (D'après le Journal de Paris.)
1793, 17 septembre. Loi des suspects, qui met la Terreur à V ordre
du jour et déclare prévenus de haute trahison ceux qui, n'ayant rien
fait contre la Liberté, n'ont cependant rien fait pour elle.— Acadé-
mie de musique Armide et l'Offrande à la Liberté. Au théâtre de
:

1 Opéra-Comique, Azémia, opéra-comique de Dalayrac, livret de


Lachabeaussière, et les Dettes. Au Théâtre National, les Epoux
mécontents, opéra en 4 actes. A l'Ambigu-Comique, la Musicomanie,
opéra-comique en un acte de Quaisain, livret de Pixérécourt.
1793, 27 septembre. La « loi du maximum », indiquant le prix qu'on
ne pourra dépasser en vendant les denrées, essaie d'empêcher les
émeutes de la faim. — A l'Opéra, Lphigénie en Tauride, Y Offrande
à la Liberté, et le Jugement du berger Paris, ballet-pantomime en
3 actes, de Gardel. A l'Opéra-Comique. Zéinirc et Azor, opéra-
féerie en 4 actes de Grétry, livret de Marmontel (1771), et les Sabots,
comédie à ariettes de Duni, livret de Sedaine. Au Théâtre National,
Hélène et Francisque, opéra en 4 actes. Au théâtre de la rue de
Louvois, les Deux frères ou la Revanche, opéra en 3 actes de
Cambini, et la Chaumière des Alpes, vaudeville en un acte. A
l'Ambigu-Comique, la Musicomanie, avec les Suppléants et le
LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 399

Braconnier. Au théâtre du Vaudeville, avec diverses comédies,


Y Union villageoise, scène patriotique. Aux Variétés, Y Orage ou
Quel guignon !
1793, 10 octobre. Les Conventionnels établissent leur dictature en
décrétant que le gouvernement provisoire de la France sera révolu-
tionnaire jusqu'à la paix. — A l'Opéra, Fabius, grand opéra de
Méreaux, livret de Martin Barouillet, et Le jugement du berger
Paris. A l'Opéra-Comique, la Fêle civique du village, divertissement
en vaudevilles, et Camille ou le Souterrain, opéra-comique en
3 actes de Dalayrac, livret de Marsollier (tiré d'Adèle et Théodore,
roman de M me de Genlis.) Au théâtre de la rue Feydeau, Edmond et
Caroline, la papesse Jeanne et la Partie carrée. Au Théâtre National,
Selico ou les Nègres, « opéra nouveau en 4 actes ». A lAmbi^u-
Comique, avec YArtisan philosophe et la Fête du maire du village,
les Contretemps (pièce imitée d'/ Contratempi, opéra de Sarti joué à
Venise en 1767). Au théâtre du Vaudeville, le Faucon, opéra-comique
en un acte de Monsigny, livret de Sedaine d'après Boccace.
1793, 16 octobre. La reine Marie-Antoinette a été condamnée à
mort à quatre heures et demie du matin et exécutée à niidi. — A
l'Opéra, relâche. A l'Opéra-Comique, le Tableau parlant, comédie-
parade en un acte, mêlée d'ariettes, musique de Grétry, et 2 e représen-
tation A' Urgande et Merlin, comédie-lyrique de Dalayrac, livret de
Monvel. Au théâtre de la rue Feydeau, Roméo et Juliette (comédie
avec ariettes de Dalayrac, livret de Monvel). Au Théâtre National,
La Journée de Marathon, pièce héroïque avec des intermèdes par
M. Guéroult, musique de Kreutzer. Au théâtre de la rue de Louvois,
Le bon père, opéra (de Cambini, Paris 1788?) la Ruse villageoise et
les Amants à l'épreuve. A la Gaîté, les Sœurs rivales, opéra-comique
en un acte de Desbrosses, .livret de Laribardière. Au théâtre du
Palais-Variétés, la Caserne, ou le Départ de la première réquisition,
opéra [Journal de Paris).

Jusqu'ici, la politique n'a pénétré sur la scène musicale


qu'exceptionnellement; ses incursions vont devenir plus
fréquentes, sous forme de fêtes civiques et d'hymnes adaptés
au théâtre, d'apothéoses, d'opéras républicains, de « faits
historiques », voire de sans-culottides D'ailleurs, l'ancien
.

répertoire n'est pas entièrement abandonné.

179U, 8 juin. Fête de l'Etre suprême, marquant l'apogée de la Ter-


reur. —A l'Opéra, relâche. Au théâtre de l'Opéra-Comique, La disci-
pline républicaine, fait historique en un acte, mêlé d'ariettes, et
Guillaume Tell « drame lyrique en 3 actes, en prose, mêlé d'ariettes »
(œuvre écrite par Grétry en 1791 sur un livret de Sedaine). Au
théâtre de la rue Feydeau, Pour le peuple, Y Apothéose du jeune
Barra, pièce patriotique en un acte, mêlée de musique », et les Vrais
sans-culottes ou le Batelier, opéra-comique en un acte de Lemoyne.
400 LES TEMPS MODERNES

Au Théâtre lyrique des Amis de la Patrie, Laure et Zulmé, opéra


en 3 actes, et Le bon Pèie, opéra en un acte. (Journal de Paris.)
179U, 9 juin. — Au théâtre de l'Opéra-Comique, L'intérieur d'un
ménage républicain, comédie en un acte, mêlée de vaudevilles, et
Mélidor et Phrosine, opéra en 3 actes de Méhul. Au théâtre de la
rue Feydeau, Lodoïska, opéra en 3 actes de Kreutzer. Au Théâtre
lyrique des Amis de la Patrie, Zélia ou le Maria deux femmes, opéra
en 3 actes de Deshayes.
179U, 10 juin.— A l'Opéra, l'Offrande à la Liberté; Orphée et Eury-
dice. A l'Opéra-Comique, VIntérieur d'un Ménage républicain,
Mélidor et Phrosine. Au théâtre de la rue Feydeau, l'Apothéose du
jeune Barra, Claudine ou le petit Commissionnaire, opéra-comique
en un acte de Bruni, et la Famille indigente, fait historique en
un acte, opéra-comique de Gaveaux (livret de Planterre, d'après
une idylle de Gessner). Au Théâtre lyrique des amis de la Patrie,
Laure et Zulmé, opéra, et le bon Père. Au théâtre de la Cité-
Yariélés, la Fête de l'être suprême, opéra (Journal de Paris).
179U, 11 juin. On vient de voter (le 10) la loi de Prairial, véritable
« code d'assassinat légal », en vertu duquel le tribunal révolution-
naire juge sur des preuves morales sans entendre ni défenseurs ni
témoins, et ne peut prononcer d'autre condamnation que la peine de
mort. — A l'Opéra-Comique, Y Amant-Statue et Camille ou le Souter-
,

rain, de Dalayrac. Au théâtre de la rue Feydeau, l'Apothéose du jeune


Barra, la Papesse Jeanne, et YOfficier de fortune, opéra en 2 actes
de Bruni. A FAmbigu-Comique, on donne l'Abus du pouvoir de
l'ancien régime. Au Vaudeville, les Prisonniers français à Liège et
la Fête de l'égalité. Au théâtre de la Cité-Variétés, La fête de
l'Être suprême, opéra (Journal de Paris).
179U, 12 juin. Période de la grande Terreur. — A l'Opéra, Miltiade
à Marathon, opéra en 2 actes, musique de Lemoyne, livret de Guil-
lard, et Toulon soumis, fait historique en un acte, musique de
Rochefort, paroles de Fabre d'Olivet. A l'Opéra-Comique, Biaise
et Babet ou la suite des Trois fermiers, comédie en 2 actes, mêlée
d'ariettes, musique de Dezède, suivie d'un petit divertissement nou-
veau (paroles de Monvel), et Le siège de Toulon. A la rue Feydeau,
Lodoïska. Aux Amis de la Patrie, les Petits commissionnaires,
opéra en 2 actes, et le bon Père. A la Gaîté, le Fils adoptif,
pièce patriotique avec son ballet nouveau. A l'Ambigu-Comique,
le Maréchal des logis, la Fête civique, le Gâteau des Tyrans.
179U, 13 juin (du 10 juin au 27 juillet, 1 376 personnes furent guil-
lotinées).— A l'Opéra-Comique, la Mélo manie, avec Mélidor et Phro-
sine. A la rue Feydeau, l'Apothéose du jeune Barra, la Famille indi-
gente et Les vrais Sans-culottes. Aux Amis de la Patrie, Flora,
opéra en 3 actes (pastorale de Fay, livret de Dubuisson) et la Ruse
villageoise, vaudeville, en un acte (d'Ots?). Aux Variétés, la Fête de
l'Être suprême, opéra. A l'Ambigu-Comique, la Réception des
gendarmes par les vétérans militaires de la Convention. A la Gaîté,
La mort du jeune Barra, l'Enrôlement du Bûcheron, avec un ballet.
179U, 1U juin. — A l'Opéra, Armide et l'Offrande à la Liberté. A
.

LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 401

l'Opéra-Comique, V Amant jaloux, de Grétry, etAzémia, de Dalayrac.


A la rue Feydeau, la Prise de Toulon, opéra-comique en un acte, de
Lemière de Corvey et Dalayrac, livret de Picard, Claudine ou Le
Petit commissionnaire, et les Deux Hennîtes (sic). Aux Amis de la
Patrie, Zélia, les Loups et les Brebis. A la Gaité, l'Hymne à la
Liberté, et l'Hymne à l'Etre suprême, avec plusieurs ballets. Aux
Variétés, le Vous et le Toi, opéra. Au Vaudeville, Arlequin Pitt et
les Chouans de Vitré.
179U, 15 juin. —A l'Opéra-Comique. l'Homme vertueux, Mélidor
et Phrosine. Rue Feydeau, Y Apothéose du jeune Barra, Roméo et
Juliette. Aux Amis de la Patrie, Claudine, avec Laure et Zulmé. Au
Vaudeville, la Nourrice républicaine, le Noble roturier.
179U. Dans les journées du 7 et du 8 juillet, 150 personnes sont
exécutées. — Spectacles du 7 A l'Opéra-Comique, Y Homme vertueux,
:

les Rigueurs du Cloître, 3 actes d'H. Montan Berton, livret de


Fiévée, et Renaud d'Ast, de Radet, Barré et Dalayrac. A la rue
Feydeau, la Caverne, opéra [de Lesueur] en 3 actes, précédé d'un
hymne patriotique. Au théâtre de l'Egalité, la Servante maîtresse.
Aux Amis de la Patrie, Flora et la Ruse villageoise. — Spectacles
du 8 : A TOpéra, la Réunion du dix août, ou Inauguration de la
République française, sans-culotlide en 5 actes, musique de
Porta, paroles de Moline et Bouquier. A la rue Feydeau, Apothéose
du jeune Barra, Roméo et Juliette. Au théâtre de l'Égalité, Alisbelle,
ou les Crimes de la Féodalité, opéra en 3 actes, musique de Jadin.
Aux Amis de la Patrie, Le jeune héros de la Durance, ou Agricole
Viala, tableau patriotique en un acte, avec Laure et Zulmé, opéra en
3 actes. A l'Ambigu-Comique, le Maréchal des logis, la Fête civique,
Y Abus de pouvoir de l'ancien régime. Au Vaudeville, le Canonnier con-
valescent, fait historique et patriotique. Aux Variétés, le Ballet des
Nègres
179U, 28 juillet. Le soir, à sept heures et demie, Robespierre est
guillotiné, ainsi que son frère, Saint-Just, Couthon, Hanriot, en tout
22 personnes. — Spectacles de la soirée A l'Opéra-Comique, Joseph
:

Barra, fait historique mêlé d'ariettes, et Agricole Viala ou le Héros


de treize ans. A la rue Feydeau, Y Apothéose du jeune Barra, Clau-
dine, et Y Amour filial ou la Jambe de bois, opéra en un acte de
Gaveaux. Aux Amis de la Patrie, le Jeune Héros de la Durance ou
Agricole Viala, les Loups et les Brebis, le bon Père. A la Gaîté, la
Mort du jeune Barra.

179U, 29 juillet. La journée est marquée par 70 exécutions capitales.
A l'Opéra-Comique, Les Sabots de Duni, livret de Sedaine, Agricole
Viala ou le Héros de treize ans, et « Joseph Barra, fait historique
mêlé d'ariettes ». A la rue Feydeau, Lodoïska, de Kreutzer. Au
théâtre de l'Égalité, Alisbelle ou les Crimes de la féodalité, opéra
en 3 actes. Aux Amis de la Patrie, Zélia, opéra en 3 actes, et la
Matinée républicaine, vaudeville. A l'Ambigu, les Deux chasseurs
et la laitière, opéra-comique de Duni, le Sorcier de Philidor, et
l'Etape. L'Opéra fait alors relâche, comme au 30 juillet, « jusqu à
l'ouverture du nouveau théâtre, rue de la Loi » (Journal de Paris.}
Co.vibarieu. — Musique, II. 26
402 LES TEMPS MODERNES

179U, 30 juillet. Journéemarquée par 30 nouvelles exécutions capi-


tales. —A l'Opéra-Comique, Stratonice, comédie héroïque en un acte
de Méhul, la Discipline républicaine, fait historique en un acte, mêlé
d'ariettes, et Jean-Jacques Rousseau à ses derniers moments (?).
Aux Amis de la Patrie, Michel Cervantes, opéra-comique en 3 actes
(l re représentation, 24 déc. 1793), livret de Gamat. musique de
Gabriel Foignet, et le bon Père. A l'Ambigu-Comique, Y Arbre de la
Liberté. Au Vaudeville, les Volontaires en route.

A partir de 1792, comme le montrent ces annales, les


théâtres de musique furent de plus en plus pénétrés par
l'esprit de la Révolution et par les progrès de la tragédie
politique. Les annonces de journal et les affiches ne sont
pas seules à en témoigner. Partout, le public était tumul-
tueux, passionné, tyrannique. La barrière qui sépare le
monde réel et le monde conventionnel de la scène cédait sous
d'irrésistibles poussées. Des chansons patriotiques et politi-
ques interrompaient les spectacles, éclataient comme des
appels de combat au milieu des badinages de l'opéra ou de
l'opéra-comique. Les spectateurs imposaient leurs volontés,
participaient aux exécutions, créaient eux-mêmes la comédie
et la prenaient à leur compte. « L'envie de chanter de concert
avec les acteurs est si dominante en France, que, dans
une chanson connue, [on a vu] quelquefois le musicien de
la scène jouer à peu près le même personnage que le
chantre des églises, qui ne sert qu'à entonner le psaume
et dont la voix est ensuite absorbée par celle de tout l'au-
ditoire » {Chronique de Paris du 19 oct. 1792). Le Comité
de Salut public encouragea cette tendance inquiétante par
un arrêté du 24 novembre 1793 prescrivant l'exécution de
la Marseillaise, dans les théâtres de la République, tous
les dix jours, et chaque fois que le public le demanderait.
Mais le public ne se contentait pas de la Marseillaise.
Le Chant du départ, les hymnes exécutés à la fête de
J.-J. Rousseau et à l'évacuation du territoire, les composi-
tions célébrant les victoires des armées républicaines,
toutes les armes de la propagande et de la lutte par le
couplet pénétrèrent violemment dans ce qu'on appelait,
quelques années auparavant, « le temple des Ris et des
Grâces ». Nous indiquerons (d'après les documents publiés
par M. Constant Pierre) un exemple typique de ces mœurs
nouvelles.
LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 403

Le 19 janvier 1795. de la section Guillaume


les citoyens
Tell se réunirent au café deChartres pour entendre une
chanson, Le Réveil du peuple, composée et chantée par
Gaveaux, acteur du théâtre d'opéra-comique de la rue
Feydeau (paroles de Souriguère). Le succès fut si grand
que le café de Chartres se trouva transformé pendant
quelques jours en une sorte de club où on venait applaudir
cet « hymme patriotique » digne de « faire retentir les
airs au jour anniversaire du supplice du dernier de nos
rois », également fatal « aux royalistes, aux buveurs de
sang, aux complices de Capet et aux valets de Robespierre »
(Messager du soir du 21 janvier). Dans leur enthousiasme
d'opposition féroce au féroce régime de la Terreur, les
politiciens du café de. Chartres s'engagèrent bientôt à
demander que cette chanson « fût chantée sur tous les
théâtres » (Courrier républicain du 23 janvier). En voici
le texte mélodique et verbal, dont la simple lecture évoque
l'idée d'attitudes énergiques, de gestes menaçants, et fait
deviner ce qu'a dû être l'explosion d'une colère du peuple :

ffl'oMr rrff
Peuple français, peuple de frè.res, Peux-tu
|
'
l

J ^
j

ïi

mm lt - ri
steè

^
j
r '
r
voir sans frémir d'hor _ reur Lecrimear.

r r r Q '
'
J'

^ JQ Du
_bo _ rer les ban - nie . res carnage

f -J
J J J3I J iJ l

et de la ter - reur? Tu souffres qu'une horde a .

J- ^JW)mP5 ?
m—m '
É P
tro . ce Et d'assas . sins et de bri
F

404 LES TEMPS MODERNES

£ -f—
p p i r p u SM
.gands Souille par son souffle fé

ro .
J^rrrm
ce Le terri, toi _re des vi _
ë=ë
vants!

Ces bannières du crime » et ce « territoire des


«
vivants sont d'une piètre littérature; mais l'idée et le
»
sentiment sont très clairs, la mélodie est nette, facile à
rythme a l'allure de l'action le reste est secon-
retenir, le :

daire! Les autres couplets ont la violence même que la


chanson voulait dénoncer à la vengeance publique; c'est
une bénédiction civique des poignards chantée à l'esta-
minet :

Hâte-loi, peuple souverain,


De rendre aux monstres du Ténare
Tous ces buveurs de sang humain!
Guerre à tous les agents du crime!
Poursuivons-les jusqu'au trépas;
Partage l'horreur qui m'anime!
Ils ne nous échapperont pas.

Voyez déjà comme ils frémissent;

Ils n'osent fuir, les scélérats !

Les traces du sang qu'ils vomissent


Décèleraient bientôt leurs pas!
Oui, nous jurons sur votre tombe,
Par notre pays malheureux
De ne faire qu'une hécatombe
De ces cannibales affreux !

La plupart des théâtres furent envahis par cette chanson.


Au théâtre de la République (le 5 pluviôse 1795),le public

ayant demandé le Réveil du peuple, l'acteur Michaud se


présenta pour lire les paroles.
« Non! s'écrie-t-on de plusieurs côtés; Fusil! Fusil!... »
Fusil, acteur du théâtre, avait figuré dans un tribunal
terroriste; c'était « un des monstres qui avaient fait tirer
à mitraille contre les lyonnais ». On voulait lui infliger,
comme humiliation, la lecture publique des couplets qui
le condamnaient.
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 405

« Fusil n'est pas prêt, dit Mi chaud ; il arrive à l'instant

et s'habille seconde pièce...


pour la
— Nous attendrons! clame le public. »

Fusil paraît enfin et lit les couplets.

« Il ne sent pas ce qu'il lit s'écrie un fanatique du par-


!

terre (exclamation admirable, à pareil moment!)


Et quand l'acteur embarrassé arrive à ces vers :

Oui, nous jurons sur votre tombe,


Etc...

— Avis au lecteur! lui crie une autre voix. »

Pris d'impatience, le public exige à ce moment que Talma


vienne reprendre et achever la lecture. Fusil veut alors
se retirer; mais on l'oblige à rester là pour tenir la chan-
delle auprès du nouveau lecteur, en signe d'amende hono-
rable. Quand la magnifique voix de Talma déclame ces
vers :

Hâte-toi, peuple souverain,


De rendre aux monstres du ïénare
Tous ces buveurs de sang humain,

les spectateurs font une manifestation tapageuse et

prêtent serment. Le cabotin Fusil veut, lui aussi, lever la


main on le lui défend
; :

« Non! Non! à bas le parjure, l'assassin, le mitrail-


leur, l'aide de camp de Ronsien!... »

« La jeunesse parisienne, dit le lendemain le Courrier


républicain, s'occupe d'épurer de les les théâtres et

balayer de tous les restes impurs de la tyrannie. »


Le même journal raconte la mésaventure d'un autre
acteur politicien, Lays, le 19 mars 1795 « Hier, le :

jacobin Lays s'est présenté sur la scène de l'Opéra pour


jouer du roi (Thésée) dans l'opéra à' Œdipe il a
le rôle :

été couvert de huées et de sifflets. En vain les artistes de


ce spectacle ont prié, sollicité pour leur camarade; en
vain la police a-t-elle voulu se mêler de cette affaire :

le parterre est resté inexorable, et Lays a été con-


traint de se retirer au son du Réveil du peuple. Ainsi ou 1

voit ([ue le public ne veut plus de terroristes, même pouf


s'amuser. »
.

406 LES TEMPS MODERNES

Le fameux Trial, ayant à se faire pardonner les mêmes


opinions, voulut chanter l'œuvre de Gaveaux.
« Tu n'en es pas digne ! » lui cria-t-on.
On fit venir Chénard, et on obligea Trial à tenir la
chandelle
Un soir, au théâtre de la rue Feydeau, le chanteur Garât,
ayant été aperçu dans une loge, fut sommé de descendre
sur la scène pour chanter le Réveil du peuple. Comme il
résistait, on le traita « d'homme à quinze cents livres » et
on l'expulsa. Une autre fois, l'acteur Dugazon retira son
habit et sa perruque pour engager un pugilat avec un des
jeunes gens qui l'avaient traité de « Jacobin, de coquin
et de lâche ». A la chanson de Gaveaux, aimée des roya-
listes, on opposait, pas toujours avec succès, la Marseil-
laise. Entre les deux partis, certains spectateurs se bor-
naient à crier « du pain! du pain ! ». Le Directoire voulut
:

mettre un terme à ces désordres en limitant et en discipli-


nant l'enthousiasme; par un arrêté du 8 janvier 1796, il
prescrivit à tous les directeurs de spectacles de faire jouer
par leur orchestre, avant la levée de la toile, « les airs chéris
des républicains tels que la Marseillaise, Çà ira, Veillons
au Salut de l'Empire et le Chant de départ », avec, dans
l'intervalle de deux pièces, « quelques autres chansons
patriotiques »; l'Opéra, appelé alors le Théâtre des Arts,
devait donner, « chaque jour de représentation, X Offrande
à la Liberté avec ses chœurs, ses accompagnements, ou
quelques autres pièces républicaines ». Cet arrêté fut lu
sur la scène de tous les théâtres mais une telle réglemen-
;

tation diversifia simplement le désordre en lui donnant


des formes ingénieuses. Par dérision, l'un demanda qu'on
jouât, d'autorité, Cadet Rousselle; l'autre, la Queue du
chat. Dans la suite, des spectateurs furent arrêtés pour
avoir applaudi « d'une façon ironique et affectée » en
;

avril 1796, au théâtre de la République, plusieurs poly-


techniciens furent signalés pour s'être permis, lorsqu'on
chantait la Marseillaise, de claquer avec indécence, « non
sur la main, mais dessus ». On signala des traîtres qui
« pour ne pas être dans le cas d'applaudir aux chants
patriotiques, se mouchaient avec ostentation, de façon
à couvrir la voix de l'acteur ». Au théâtre Feydeau, le
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 407

12 janvier 1796, les musiciens ayant joué le C'a ira sans


conviction, des militaires placés au parterre franchirent les
banquettes, envahirent l'orchestre et vinrent frapper les
exécutants. Le 17, au théâtre Favart, quelques spectateurs,
exigeant certains airs patriotiques, prirent à partie le
premier violon du théâtre qui répondit grossièrement et
dut aller s'expliquer devant le bureau central. Au théâtre
de la rue Louvois, le soir du 12 février, un militaire, de
son autorité privée, arrêta un spectateur des premières
loges qui s'était fait remarquer en applaudissant dérisoi-
rement l'air Veillons au salut de l'Empire. Assez souvent,
ceux qui voulaient marquer leur opposition à une chanson
demandaient l'auteur avec une bruyante insistance. Les
artistes qui voulaient faire de l'obstruction n'avaient d'autre
ressource que de chanter avec froideur ou de mal jouer. A
er
la date du 1 février 1796, on constatait que les musiciens
de l'orchestre de l'Opéra-Comique (rouvert le 30 mars 1747)
« ri accordaient leurs instruments qu'après avoir joué les
airs civiques ». A la fin de mars 1798, le ministre de la
police, Dondeau, écrivait au Bureau central : « Je suis

informé, citoyens, que des agitateurs portent de nouveau


le trouble dans les spectacles, en demandant à grands cris
et avec opiniâtreté l'exécution de symphonies, airs ou
danses annoncés dans les affiches. Vous devez sentir com-
bien il est nécessaire d'arrêter une pareille licence, dont
les effets seraient de transformer les salles de spectacles
en des arènes où présiderait la Discorde, et où, chaque
parti luttant d'opinion et de volonté, celui qui dominerait,
ferait, en signe de victoire, sonner les airs qu'il croirait
propres à signaler son triomphe. » (Le Rédacteur, du
er
1 Avril.) Un arrêté du 20 mai 1798 défendit de chanter
ou de lire dans les théâtres des airs, chansons ou hymnes
non annoncés sur les affiches (à l'exception des airs
patriotiques précédemment indiqués dans un autre arrêté
de 1796); un calme relatif fut rétabli.
Cet exposé rapide de l'évolution qui arracha les théâtres
à leurs divertissements traditionnels nous conduit à
l'examen de la musique purement révolutionnaire. Dans
une matière aussi vaste (qui a permis à M. Constant Pierhe
d'écrire deux volumes in-folio, dont l'un a 1 040 pages), nous
408 LES TEMPS MODERNES

ne pouvons qu'effleurer deux groupes d'œuvres les Chan- :

sons et les Hymnes.


« Que les chants de la liberté retentissent de toute

part et inspirent une terreur profonde aux tyrans de la


terre! » Ce vœu menaçant d'un publiciste de 1792 fut
amplement réalisé durant toute la période révolutionnaire.
On compte 116 chansons en 1789; 261 en 1790; 308 en
:

1791; plus de 325 en 1792. Leur nombre s'accroît même


sous la Terreur il y en eut 590 en 1793, et 701 en 1794.
:

En 1795, s'abaisse à 137. Pour cette consomma-


le chiffre
tion, 650 timbres environ furent employés, ce qui réduit
la production musicale réelle a 270 chansons à peu près,
chaque mélodie ayant été utilisée plus ou moins souvent.
Pour les paroles, on connaît près de 580 paroliers; pour la
partie musicale (chansons et hymnes à grand chœur),
environ 105 compositeurs. L'histoire tout entière de la
Révolution pourrait être reconstituée à l'aide de ces
chants : les aristocrates, la Constitution de 1791, les curés
constitutionnels, les réactionnaires, les émigrés, les jaco-
bins, les évoques, serment des prêtres, les nonnes,
le
l'arrestation Varennes, l'anniversaire du 14 juillet,
du roi à
les assignats, etc., etc., tout fut chansonné sur des airs
populaires, avec des paroles d'une violence très libre. Le
peuple fit son œuvre, comme les chansonniers de la
Renaissance, comme les troubadours et les trouvères de
jadis avaient fait la leur. Il y mit moins de galanterie et
de concettis raffinés, au risque de compromettre sa répu-
tation de peuple le plus élégant et le plus poli de la
ce

terre » mais avec une franchise et un relief saisissants, il


;

exprima la mentalité que les circonstances avaient imposée


à la Nation. La chanson ne fut plus internationale comme
aux xv c et xvi e siècles, mais purement française. C'est
un document de premier ordre pour l'histoire politi-
que, bien qu'il soit d'ordre inférieur pour l'histoire de
l'art.

Parmi timbres employés, les uns étaient déjà popu-


les
laires depuis deux siècles; un très grand nombre furent
empruntés au répertoire du théâtre lyrique, à J.-J. Rous-
seau, à Monsigny, à Grétry, à Duni, Dalayrac, Floquet,
Salieri...
LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 409

La célèbre chanson Çàira (1790), surchargée, après sa composi-


tion, de variantes cyniques et sanguinaires, fut l'adaptation à des
paroles de Ladre d'une contredanse de Biîcourt, Le Carillon national.

Ah! ça i - ra, ça i . ra, çà i

- ra, Le — peuple en ce jour sansces.se ré .

ra! MaLgré les mu - tins, tout ré. us . si . ra!

Plus violente encore et assombrie par d'aussi pénibles souvenirs fut


la Carmagnole (1792?J; ce titre est commun à une série d'œuvres
populacières, parmi lesquelles la plus violente est la Carmagnole
des Royalistes:

m
eêNee*
Ma .
wmm
dam'Ve.to a . vait
^mi
promis de
r a -=m

faire é.gor
m
Mj 1
h . i

r
. i
J J) i

J)\ j .

. g-er tout Pa . ris Mais son coup a man .que grâce

A* J *J J> |
J m
a nos ca . non.niers! Dan . sons la car. ma.

. gno . le, vi _ve le vi . ve le dan

m ,ï
i"f
É pM'
Jl
i
r
.sons la car. ma . g-no.le, vi.ve le son du ca . non!

Dans Chronique de Paris (octobre 1792), après avoir fait l'éloge


la
de la chanson comme arme offensive et défensive, Rondel concluait
ainsi « Je propose donc d'ajouter nos chansons a nos canons celles-
: :

là seront pour les chaumières, ceux-ci pour les châteaux ».


410 LES TEMPS MODERNES

Les hymnes sont d'un ordre plus élevé. On lit dans un


décret du 7 mai 1794 « La Convention appelle tous les
:

talents dignes de servir YHumanité à l'honneur de con-


courir... par des hymnes et des chants civiques ». Deux
arrêtés du Comité de Salut public (même année) invitèrent
les poètes « à célébrer les principaux événements de la
Révolution » et les musiciens à « écrire des hymnes poul-
ies fêtes nationales ». A la tribune de la Convention,
Dubouchet, répondant à Danton (15 janvier 1794), disait :

« Rien n'est plus propre que des hymnes et des chansons


patriotiques à électriser les âmes républicaines : j'ai été
témoin de l'effet prodigieux qu'elles produisent, lors de ma
mission dans les départements. » Rien de plus vrai! Rien
de plus noble, de plus grand, de plus digne d'un véritable
artiste que de chanter la Patrie, de travailler pour elle, et,
en même temps, de penser à l'Humanité en se sentant
« citoyen du monde! » Un très grand nombre d'hymnes

répondit à l'appel des assemblées révolutionnaires. Tous


ne sont pas de première valeur; quelques-uns sont admi-
rables. N'est-ce pas la règle universelle que, là où la pro-
duction artistique est très grande, la médiocrité domine?
Dans toutes les périodes, les vrais chefs-d'œuvre sont rares.
Les plus célèbres et les plus féconds musiciens de cette
époque sont Gossec, Méhul, Catel, Lesueur, Cherubini,
Cambini, Rouget de Lisle.

Gossec fut le premier directeur de la musique de la Garde natio-


nale et le grand fournisseur musical de la Révolution. Il a écrit plus
de 35 compositions vocales parmi lesquelles 5 hymnes à la Liberté,
un Chant du lk juillet (1790-1791), un Hymne à Voltaire (1791),
un Triomphe de la loi (1792), des Hymnes à la Nature (1793),
à l'Egalité (1794), à YÊtre suprême (id.), à J.-J. Rousseau (id.), à
Y Humanité (1795), aux Mânes de la Gironde (1795), à la Victoire
(1796), un Chant pour la fête de la Vieillesse (id.)... Gossec emploie
des formes diverses la monodie accompagnée (Chant patriotique
:

pour l'inauguration des bustes de Marat et Le Pelletier, 1793); la


monodie avec chœur intervenant pour souligner des mots importants
(Chant funèbre sur la mort de Féraud, représentant du peuple,
assassiné, l'an II, dans la Convention nationale); le chœur a cappella
(Hymne à la liberté, sur le chant de « O Salutaris »); le chœur avec
orchestre pour voix d'hommes et pour voix mixtes. 11 écrit assez sou-
vent pour haute-contre (contralto), taille (ténor) et basse; il super-
pose parfois un 1 er et un 2° dessus (soprani). Son style est bien choral,
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 411

d'une harmonie pleine; certaines de ses compositions produisent


encore aujourd'hui un grand effet.
Méhul, outre son immortel Chant du Départ (1794), a écrit des :

soli pour voix seule ou plusieurs voix à l'unisson [Hymnes du


9 thermidor, 1795, 2 versions; Chant sur le 18 fructidor, 1798; Chant
des Victoires, 1794; Chant funèbre à la mémoire de Féraud, 1795;
Hymne pour la fête des Epoux, 1798); des soli avec refrain et chœur
(Hymne des Vingt-Deux, martyrs de la liberté, 1795; le Chant du
Retour, Hymne pour la paix-, le Chant du Départ, Hymne de guerre,
1792); un chœur avec accompagnement pour voix d'hommes (Hymne
à la Raison, 1793); une grande cantate à 3 chœurs et 3 orchestres
(Chant national du lk juillet, 1800) un Chant funèbre à la mémoire
;

du représentant du peuple Féraud.


Catel (1773-1830), sous-directeur de la musique de la Garde natio-
nale, professeur d'harmonie (1795), puis (1810) Inspecteur du Conser-
vatoire avec Méhul et Cherubini, a donné ces mêmes formes à diverses
compositions de circonstance Stances pour l anniversaire du 9 ther-
:

midor, 1795, Chant pour l'anniversaire de la fondation de la Répu-


blique, 1796, Hymne à l'Être suprême, Hymne à la Victoire sur la
bataille de Fleurus, 1794, Hymnes à l'Égalité, 1791, Stances pour la
fabrication des canons, poudres et salpêtres, 1794, Ode sur le vaisseau
le Vengeur, Ode sur la situation de la République (soli) Hymne à la ;

souveraineté du Peuple, 1799, Chant du banquet républicain, 1796


(soli avec refrains en chœur) Hymne sur la reprise de Toulon (trio
;

sans accompagnement); La bataille de Fleurus, 1794, et Y Ode patrio-


tique, 1793 (chœurs avec accompagnement, pour voix d'hommes),
Y Hymne du 10 août, 1795 (chœur mixte).
Ancien maître de chapelle aux cathédrales de Dijon, Le Mans,
Tours, Notre-Dame de Paris (où il introduisit le grand orchestre),
auteur de quelques opéras oubliés, maître de chapelle de Napoléon
(1804), professeur de composition au Conservatoire, théoricien hardi,
artiste inquiet, Lesukur (1760-1837) écrivit pour les fêtes solennelles
de la Révolution Hymnes pour la fête de V Agriculture et pour la fête
:

de la Vieillesse, 1799, Hymne pour l'inauguration d'un temple de la


Liberté, scène patriotique, 1793, Chant national pour l'anniversaire
du 21 janvier 1798; Chant dithyrambique (id.), Chant des triomphes
de la République française, 1794; Chant du l ev vendémiaire an IX,
1800. Cette dernière composition, à laquelle pourraient être rattachés
certains rêves grandioses de Berlioz, est écrite pour soli, 4 chœurs
et orchestres (avec orgue). L'écriture en est d'ailleurs très simple,
toute en forme d'harmonie verticale.
Ciierubini a écrit un Hymne pour la fête de la Jeunesse, et un
Hymne pour la fête de la Reconnaissance, 1799, un chant sur Le sal-
pêtre républicain, 1798 (soli), un Hymne à la fraternité, 1794, un
Chant républicain du 10 août, 1795, un Hymne funèbre sur la mort du
général Hoche, 1797 (soli avec chœurs); Y Hymne du Panthéon, 1794
(chœur avec accompagnement pour voix d'hommes); un Hymne a la
Victoire, 1796; une Ode sur le 18 fructidor, 1798 (chœur pour voix
mixtes).
412 LES TEMPS MODERNES

J.-M. Càmbini, né à Livourne en 1746, mais fixé, dès l'âge de vingt


ans, à Paris, où il vécut jusqu'en 1825, est un des compositeurs les

plus féconds de ce temps. Il a écrit 15 hymnes patriotiques à l'Etre


suprême, à la Vertu, sur les rois, sur les grands, les prêtres, la
femme républicaine, les Anglais... avec accompagnement de petit
orchestre d'harmonie et d'orgue, (hymnes auxquels s'ajoutèrent
60 symphonies, 144 quatuors à cordes, 29 symphonies concertantes,
19 opéras, etc.).

Rouget de Lisle mérite une place d'honneur; car au


premier rang des « hymnes » —
en dépit du titre réel —
doit être placée la Marseillaise. « Je fis les paroles et l'air
de ce chant à Strasbourg, a écrit Rouget de Lisle, clans la
nuit qui suivit la proclamation de la guerre, fin avril
1792. » Le monarque autrichien François II, en mainte-
nant ses troupes sur nos frontières, venait d'exiger la
restauration de la royauté. La guerre fut décrétée d'enthou-
siasme par l'Assemblée Législative. C'est sur la demande
du maire de Strasbourg, Diétrich, que Rouget de Lisle,
capitaine du génie, improvisa cet hymne intitulé d'abord
Chant de guerre pour l'armée du Rhin, dédié au maréchal
Lukner. Publié à Strasbourg (1792, imprimerie Dannbach)
pour voix seule, il parvint à Marseille par la voie d'un
journal constitutionnel, et fut chanté par les volontaires
marseillais au moment de leur entrée à Paris (30 juillet
1792); de là, le titre définitif. D'irrésistibles élans déchaî-
nèrent la Marseillaise partout où l'idée de patrie faisait
battre les cœurs. Aucun pays d'Europe n'a eu un chant
national aussi puissant, aussi entraînant et aussi beau.

En 1863 (dans la Revue et gazette musicale du 19 juillet), Fétis,


ignorant les faits et les dates, voulut attribuer la paternité de la
Marseillaise à Navoigille. puis à Grisons, chef de musique à la cathé-
drale de Saint-Omer, auteur de l'oratorio Esiher. Cette dernière
thèse fut reprise en 1866 par A. Loth dans sa brochure Le chant de
la Marseillaise, son véritable auteur. M. Constant Pierre, dans ses
Hymnes et Chansons de la Révolution (p. 239-250), a fait définitive-
ment justice de ces accusations de plagiat.
De très bonne heure, la Marseillaise tomba dans le domaine
public et fut imprimée maintes fois d'après la tradition orale. Le
texte original débutait par sol mi sol do, auquel on substitua l'égali-
\\

taire et banal sol sol sol


\\
do. Il y a ainsi douze passages qui ont 2 ou
3 variantes. Où est la vraie version? Il serait pédant, et inexact, de la
voir dans le premier texte de Strasbourg; le peuple —
agent de créa-
LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 413
/

tion, de déformation — a collaboré avec Rouget de Lisle


niais aussi
en substituant peu à peu sa personnalité à celle du capitaine inspiré.
C'est donc dans l'usage et non dans un texte imprimé qu il faut cher-
cher la Marseillaise.
Quelques dates. 20 août 1792 Rouget de Lisle, alors officier du
:

génie à Huningue, est destitué. 21 septembre l'hymne est chanté à


:

l'Opéra par Chéron. Le ministre de la guerre l'appelle le « Te Deum de


la République ». 2 octobre la Marseillaise est orchestrée par Gossec,
:

puis exécutée à chaque représentation de l'Opéra. 29 octobre elle :

est imprimée par le département de la Guerre dans les Annales


patriotiques, sous le titre d' « Hymne des Marseillais ». 6 novembre ".

par ordre de Dumouriez, elle est chantée, à la bataille de Jemmapes.


par le bataillon des Deux-Sèvres (500 hommes qui vainquirent les
Autrichiens défendus par 50 canons, mais furent réduits à 48 survi-
vants). 9 novembre Dumouriez, entrant victorieux à Mons, se rend
:

aussitôt à là salle des Etats pour y chanter religieusement la Marseil-


laise. 2 décembre 1793 Rouget de Lisle se distingue comme ingé-
:

nieur au siège du château de Namur. 1U juillet 1795 la Convention :

décrète que le nom de Rouget de Lisle sera inscrit honorablement au


procès-verbal, et que « l'hymne qui nous a fait gagner tant de batailles
sera joué chaque jour à la garde montante ». 27 juillet 1795 la Con- '.

vention décrète que Rouget de Lisle recevra une récompense natio-


nale et qu'il sera réintégré comme capitaine du génie (honneur qu'il
refusa). —
Rouget de Lisle avait été incarcéré dix mois sous Robes-
pierre. Il fit, comme volontaire, toutes les campagnes de Hoche, fut
blessé à Quiberon d'un coup de feu à la cuisse (27 juin 1795).
En J 795, la chanson le Réveil du peuple (chanson thermidorienne
contre les terroristes, paroles de J.-M. Souriguère, musique de
P. Gavaux, artiste du théâtre Feydeau) balança un instant le succès
de la Marseillaise. En 1796, la Marseillaise fut chantée à l'Opéra; au
dernier couplet « Amour sacré delà Patrie »,le coryphée et le chœur
se précipitèrent à genoux tous les spectateurs étaient debout, les
:

larmes aux yeux. En 1797 (I e1 vendémiaire an Y), Rouget de Lisle


'

fut nommé par le Directoire « le Tyrtée français ». En 1830, il reçut


la croix de la Légion d'honneur. Il mourut en 1836.
La Marseillaise n'est pas le seul ouvrage du grand patriote inspiré,
à la fois poète et compositeur; on a de lui un Hymne à la Liberté,
:

chanté à la fête de la publication de l'Acte constitutionnel, le dimanche


25 septembre 1791, musique dTcNACE Pleyel, maître de chapelle de
la cathédrale de Strasbourg: Roland à Roncevaux (Strasbourg, 1792),
essai de reconstitution de la fameuse romance de Roland qui était
c<

le chant de guerre de nos ancêtres »; un Hymne à la Raison (an II,


imprimerie de la rue de Yaugirard, avec accompagnement à 3 parties) ;

Le Vengeur, scène héroïque (sur le combat du 1" juin 1794); un


Hymne dithyrambique sur la conjuration de Robespierre et la Révo-
lution du 9 thermidor, solo et chœur avec accompagnement d'or-
chestre quatuor à cordes, 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 trom-
:

pettes en ré, 2 cors en ré et 2 en la, 2 bassons et timbales; le Chant


des Vengeances (chant avec basse, exécuté à l'Opéra, le 7 mai 1798).
414 LES TEMPS MODERNES

Rouget de Lisle a enfin publié un recueil de Cinquante chants fran-


çais (1825).

Il « hymne de guerre » plus beau encore que la Mar-


y a un
seillaise,sublime par son irrésistible élan, par sa grandeur,
par l'unité du sentiment qui règne dans la musique et dans
les paroles c'est le Chant du Départ, de Méhul, sur les
:

vers de M.-J. Chénier, On a eu de la peine à préciser la


date exacte de la composition et de la première audition.
D'après un récit d'Arnault, ami de Méhul, on admet qu'il
fut exécuté pour la première fois à Fleurus, le jour même
de la victoire (26 juin 1794), par cette armée de Sambrc-
et-Meuse où commandaient Kléber et Marceau « C'est, a :

dit Arnault, de la musique de Timothée sur des vers de


Tyrtée... Jamais on ne sera tout ensemble aussi noble et
aussi populaire. » Chant d'allégresse française! d'entraîne-
ment enthousiaste voix admirablement expressive de l'âme
!

d'un peuple qui court à la défense de la patrie avec la chanson


aux lèvres, la foi au cœur, et qui à de certains moments,
selon le mot de Bossuet, « porte la victoire dans ses yeux » !

ha Victoire en chantant nous ouvre la barrière Notre


France est le seul pays où l'héroïsme ait eu cette allure;
et jamais l'art ne remplit un plus beau rôle. Musicale-
ment, la pièce est de premier ordre. L'anacrouse du
début [la Victoire...) est comme une prise de possession des
triomphes prochains partout règne cette puissance du
;

rythme qui soulève la créature humaine et lui donne des


ailes à de tels effets, on pourrait, à défaut d'explication
;

précise, donner un équivalent plastique celui de l'impres-


:

sion produite par la Victoire de Samothrace. Au point de


vue choral, l'œuvre est supérieure. On a admiré avec raison
le magnificat grégorien lorsqu'il est entonné à l'unisson,

dans la plus modeste église, par la masse des fidèles; ici,


aux antipodes, mais dans un domaine également sacré,
nous avons quelque chose d'aussi grand et d'aussi émou-
vant c'est, après le pathétique passage en mineur [Tyrans,
:

descendez au cercueill), cette montée magnifique en majeur :

la République nous appelle...

Le Chant du Départ a été altéré, comme la Marseillaise, jusqu'au


moment où l'unification des versions fut ordonnée en 1887 parle Ministre
LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 415

de la guerre. L'édition originale (partition de chœur et parties


séparées d'instruments) est à la Bibliothèque Nationale, V m 7 7049.
M. Constant Pierre l'a reproduite dans sa Musique des fêtes et céré-
monies de la Révolution, Paris, Impr. Nat. 1904, p. 463. L'orchestre
d'harmonie se compose de 2 clarinettes, 2 trompettes en ut 2 bas-
}

sons, serpent et timbales. La pièce est en ut, monodique pour les


strophes, chorale à 4 parties pour le refrain où le soliste, ténor ou
soprano, est renforcé de haute-contre, de tailles et de basses-tailles.
Aux noms des compositeurs de la Révolution déjà cités doivent
s'ajouter ceux de Boieldieu, Dalayrac, Jadin, Grétry, Philidor,
Lefèvre, Giroust, Navoigille, Méreaux, Leblanc, Froment, Adrien,
Devienne, Beauvarlet-Charpentier, Albert, Bailly, Martini, Her-
quenne, Kreutzer, les deux Rigel, Gérard, Langlé, Levesque, Mignon,
Kalkbrenner...
Il y eut des hymnes composés pour les fêtes suivantes : fêtes des
Epoux, des Mères, de la Vieillesse, du Travail, de la Reconnaissance
et de la Victoire, de la Liberté, de la fédération, de la Souveraineté
du Peuple, delà Fondation de la République, de la Paix générale, des
Bienfaiteurs de l'Humanité; hymnes pour la fête de la Tolérance,
pour la fête dédiée à l'Amour, pour la fêle de l'Etre suprême et de la
Nature... Il y eut des hymnes sur les grands hommes et les faits les
plus importants de la période révolutionnaire, et des hymnes à la
Fraternité, au Genre humain, à la Vérité; un hymne de la Naissance:
des hymnes sur l Enfance, des hymnes au Malheur, à la Mort, à la
Paix, à la Vertu, à VAmitié, à la Haine des tyrans et des traîtres, à
la Mère et à la Fille, à la Gloire et à l'Immortalité, à la Justice, à
la Pudeur, à YIndépendance, à V Hymen, à la République, à l'Impri-
merie, à la Nature... Beaucoup de ces compositions furent chantées
sur des timbres populaires.

Nous ne pouvons suivre une à une les œuvres des


compositeurs; nous nous bornerons à indiquer les carac-
tères qui leur sont communs.
Les qualités et les défauts de la musique pendant la Révo-
lution pourraient se déduire de sa fonction et de son but.
Elle veut, ou plutôt elle doit collaborer à la réalisation de
certains programmes patriotiques; on la juge nécessaire à
la diffusion d'un Evangile civique chargé d'enthousiasmes

et d'anathèmes. La Fayette (d'après la Chronique de Paris


du 3 novembre 1791) répéta souvent qu'il lui devait « plus
encore qu'aux bayonnettes ». Appelée au service de
certaines idées, chargée d'unifier et d'exalter une âme
collective, elle est donc étrangère à l'expression analytique
des sentiments individuels et h la recherche du joli détail
pittoresque. A la mentalité du compositeur-artiste n'ayant
416 LES TEMPS MODERNES

pour loi que sa fantaisie personnelle, se substitue celle du


compositeur-citoyen. Apollon met un bonnet rouge; et ceci
n'est point une figure de rhétorique. (Les Nouvelles Politi-
ques nous apprennent que le 18 brumaire II, les citoyens
artistes musiciens de la force armée de Paris vinrent
demander au Conseil de la Commune de Paris et obtinrent
qu'on donnât à chacun d'eux un bonnet rouge, coiffure
adoptée par les Jacobins. Les Musiciens de cours, grandes
ou petites, sous l'ancien régime n'avaient-ils pas, eux aussi,
un uniforme?) Lutte à l'intérieur pour les idées; lutte à
l'extérieur pour les idées et pour le territoire tels sont
:

les deux grands faits qui inspirent et déterminent cette


musique cV action.
Les principes à la glorification desquels la musique est
tenue de s'employer, sont une synthèse de ce que la raison
des philosophes antiques et modernes a conçu de plus
grand; et c'est un des caractères de la Révolution de tra-
vailler non pour la France mais pour l'Humanité, en recu-
lant le plus possible les bornes de son horizon. « Jamais
l'Univers n'aura offert un pareil spectacle », dit un journal
annonçant la fête de la Fédération du 14 juillet 1790
(Journal de la Municipalité du 6 juillet). Et L. David, en
dressant la plan de la fête du 10 août 1793, écrivait :

« Peuple français! c'est toi que je vais offrir en spectacle


aux yeux de l'Eternel! ». La musique adopta ce point de
vue ambitieux de la politique et de la morale du jour. Elle
vise à la grandeur; quand elle la manque, faute de
l'énergie nécessaire pour s'élever sur les cimes, elle n'est
plus qu'un langage redondant, boursouflé, ayant l'emphase
des formules oratoires sans l'excuse de leur contenu, et elle
parait un peu vide. Musique souvent écrite sur commande,
improvisée dans des circonstances qui sont plus favorables
à l'action qu'à la création esthétique, musique littéraire,
c'est-à-dire subordonnée à des paroles ou à un programme
de cérémonies, elle tombe, comme toute rhétorique offi-
cielle, dans des défauts équivalents à ceux des anciens
opéras et surtout des Prologues écrits jadis pour
Louis XIY et sa cour.
Elle s'adresse à la Nation; elle est faite pour le Peuple
qui ne doit pas seulement en recueillir les effets, mais
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 417

participer aux exécutions. Dès lors, elle ne peut échapper


à certaines transformations organiques. Elle est d'abord
simple et claire, facile à interpréter, un peu sommaire,
analogue à ces compositions décoratives qui doivent être
vues de loin et sont faites à larges coups de pinceau, —
exactement, à larges coups de balai. Il y a toute une série
de formes d'art qu'elle répudie la variation, qui fut si
:

aimée des classiques antérieurs et qui sera reprise avec


tant de complaisance par un Beethoven; la fugue, le canon
et ses combinaisons scolastiques; elle ignore même ce qui
a une si haute importance dans l'œuvre du compositeur :

le développement d'un thème donné. Elle a la concision

des formules de commandement militaire. La Sonate, la


Suite, le morceau de genre, sont des cadres qu'elle aban-
donne. Tyrtée ne connaît point les gentillesses de Chérubin.
Les voix grêles et jolies du clavecin, si elles reparaissaient
en pareille tourmente, ressembleraient à un vol de fauvettes
égarées dans une caserne de lions. Par suite de sa desti-
nation, la musique abandonne les rythmes de danses
mondaines qui, jusqu'alors, avaient joué un rôle capital
dans les concerts de salon; elle adopte des rythmes de
marche qu'elle établit solidement sur un système de temps
forts et de temps faibles toujours distribués à leurs places
normales. Son harmonie n'est autre que celle des conso-
nances fondamentales. Elle est loin —
dans la première
période — de vouloir rompre avec le culte religieux; mais
elle accentue, beaucoup plus qu'on ne l'avait fait encore, la
pénétration du sacré par le profane. « Le saint sacrement
était précédé d'une grande partie de la musique de la garde
nationale et de beaucoup de tambours; les sons de cette
musique militaire mêlés aux chants de l'Eglise formaient
un concert divin et de la plus grande majesté. » Ainsi rend
compte d'une cérémonie le Journal de la Municipalité
(n" du 8 juin 1790). Dans sa partie vocale, elle cultive la
polvphonie autant que la chanson monodique a couplets,
mais sans rechercher le style d'imitation. On connaît la
réponse sinistre d'un conventionnel à Lavoisier demandant
un délai pour terminer certaines expériences « La Répu-
:

blique n'a pas besoin de chimistes! » On devine L'opinion


qu'un tel homme pouvait avoir sur l'utilité du contrepoint.

Combameu. — Musique, II. 27


418 LES TEMPS MODERNES

Dans la partie instrumentale, n'oublions pas qu'il s'agit le


plus souvent d'une musique de plein air ayant besoin,
pour ses effets de place publique ou de champ de bataille,
de grossir la voix. Son organe normal n'est plus la « cha-
pelle » d'autrefois avec ses violons chantants et caressants,
ses hautbois nasillards : c'est la musique militaire, qui
semble accompagner des idées en marche et rythmer clés
pas de Victoire. Les instruments à vent et les cuivres
y prédominent. Après avoir mis un bonnet rouge, Apollon
dépose la lyre et embouche la trompette. Taine, expliquant
certains caractères de l'éloquence emphatique des Conven-
tionnels, a tenu compte des dimensions de la salle où ils
parlaient; cette façon ingénieuse d'expliquer l'emphase des
discours convient à la musique sortant des salons pour se
déchaîner sur l'agora. Le goût ne gagne rien à cette éman-
cipation mais l'œuvre musicale est alors tout autre chose
;

qu'une œuvre de goût. Il faut voir des signes caractéristi-


ques de l'époque dans l'emploi du tam-tam, au Champ de
Mars, pour la Marche lugubre de Gossec (20 sept. 1790),
dans la création, par Hostie, du contre-clairon .destiné à
fortifier les parties de basse, dans l'apparition de ces nou-
veaux instruments empruntés aux anciens : le tuba et le

buccin, ou dans l'usage de la grosse caisse, appelée « le


tonnerre de l'Opéra », à la fête de la Fédération. Nous ne
faisons que reproduire ici la manière de voir des contera
porains. Le Journal de Paris du 22 novembre 1793, rendant
compte d'un discours prononcé par Sarrette, en donne un
judicieux commentaire « Les spectacles devant être dirigés
:

à l'avenir de manière à exciter ou nourrir, dans l'âme des


spectateurs, l'esprit républicain et l'amour de la Patrie, la
musique doit y jouer un grand rôle... Les fêtes nationales
n'ayant et ne pouvant avoir d'autre enceinte que la voûte
du ciel, puisque le souverain, c'est-à-dire le Peuple, ne
peut jamais être enfermé dans un espace circonscrit et
couvert, et que seul il en est et l'objet et le plus grand
ornement, les instruments à cordes ne peuvent pas être
employés :l'intempérie de l'air s'y oppose d'une manière
absolue, et la qualité de leur son ne comporte pas d'ailleurs
qu'ils soient entendus au loin; il faut donc préférer exclu-
sivement les instruments à vent, sur lesquels l'air n'a pas
LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA MUSIQUE 419

la même influence et dont le volume de son, pour la partie

de chant, est huit fois plus considérable que celui des


instruments à cordes... Les compositeurs, accoutumés à ne
produire des effets que dans des salles de spectacles ou de
concerts, se sont aperçus qu'il leur manquait des instru-
ments qui pussent faire produire à leur musique les mêmes
effets en plein air. Ils ont cherché chez les anciens et
parmi les peuples qui exécutaient sous la voûte du ciel...
Ils ont trouvé chez les Grecs la tuba corva et le buccinus

chez les Hébreux {sic)... le buccinus produit un son abso-


lument nouveau et terrible. Ce son d'ailleurs est tel qu'il
peut s'entendre à un quart de lieue. » Ces deux instru-
ments parurent pour la première fois dans la cérémonie
pour l'apothéose de Voltaire, 11 juillet 1791. Au lendemain
de la prise de la Bastille, on prêtait serment « au bruit du
canon, des tambours, et d'une musique militaire ». A la
fête de la Fédération, le Te Deuni de Gossec fut chanté
par tout le peuple, accompagné de milliers d'instruments
et au bruit du canon (Journal de la municipalité du
15 juillet 1790). En septembre 1791, lors de la proclama-
tion de la Constitution, on éleva de nombreux orchestres
dans les Champs-Elysées; les chœurs de l'Opéra et ceux du
théâtre de la rue Feydeau furent les principaux soutiens
d'une exécution grandiose autour de l'autel de la Patrie;
au moment où le cortège, Bailly en tète, entra au Champ
de Mars, « on fit à cet instant une décharge considérable
de canons. On avait établi, sur le haut de Chaillot, une
batterie répondant à celle qui était sur le bord de la
rivière, composée de cent trente canons. » (Ainsi nous
renseigne le Détail de tout ce qui s'est passé d'intéressant
à Paris relativement à la proclamation de la Constitution;
B. N. L. b 39 5406.) Pour figurer dans de tels cadres, la
musique s'alourdit forcément de bruit et de parade,
grossit la voix; voulant être comprise de tous, elle sim-
plifie ses moyens.

En provoquant ce que nous avons appelé un retour à la


Nature, la Révolution suivait l'impulsion donnée par les
moralistes du xvm c siècle, principalement Rousseau; et,
certes, elle n'inventa aucune idée; mais elle eut le mérite
420 LES TEMPS MODERNES

de réaliser et de faire entrer dans la vie politique un certain


idéal moral, d'organiser pour lui une sorte d' « année
liturgique », de prendre la musique comme moyen d'édu-
cation nationale, et d'assigner ainsi à la composition un
caractère sérieux qu'elle n'avait jamais eu depuis l'antiquité
(en dehors de l'Eglise). Le langage des musiciens lut,
comme celui des orateurs, entaché d'emphase, un peu
gros et sommaire, sonnant creux parfois, dépourvu de ces
qualités de finesse et de goût que nous aimons à trouver
dans les productions de l'esprit français mais il serait
;

injuste de ne pas tenir compte des circonstances et de


juger des chœurs enflammés, dont un peuple enthou-
siaste devait être l'exécutant et le collaborateur, comme
on jugerait les œuvres d'un art individualiste. L'applica-
tion a proclamer des principes pour l'Humanité tout entière,
et non pas seulement pour la France, a été, du point de vue
politique, souvent raillée par les historiens ou les hommes
de parti nous n'avons pas ici à dire si ce fut toujours avec
;

raison en ce qui concerne la musique, il parait incontes-


:

table que cette application eut les effets les plus heureux.
Quand on songe aux grands compositeurs du xix e siècle
et de l'heure présentera la nature des sujets qu'ils ont
traités, à l'élargissement de leur pensée, à la haute géné-
ralisation qui caractérise leur art, — et quand on les com-
pare, d'autre part, avec tous les artistes d'avant 1789, il

est impossible de ne pas reconnaître que la Révolution


fonda pour les musiciens une ère nouvelle.
CHAPITRE LU
L'INSTITUT ET LE CONSERVATOIRE

Conception de l'Institut par la Convention, d'après Boissy d'Anglas et


Daunou. — Place faite à la musique parmi les sciences et les arts. — Le
Conservatoire et ses origines. —
Les anciennes écoles de chant, depuis
Lulli.— Projets divers de réorganisation. —Le Magasin de l'Opéra. —
Les idées de Gossec.— L'Ecole de chant de 1784. —Sarrette et la musique
de la garde républicaine. — Une séance musicale à la Convention. — Le
rapport de Chénier. — Le Conservatoire en 1795; sa suppression sous la
Restauration.

Dans la séance de la Convention nationale du 5 Messidor


an III (23 juin 1795), consacrée à la Constitution de la
République française, Boissy d'Anglas traçait ce magnifique
programme «... Enfin nous vous proposons de créer un
:

Institut national qui puisse offrir, dans ses diverses parties,


toutes les branches de l'enseignement public et, dans son
ensemble, le plus haut degré de la science humaine il faut :

que ce que tous les hommes savent y soit enseigné dans


sa plus haute perfection il faut que tout homme
;
y puisse
apprendre à faire ce que tous les hommes de tous les pays,
embrasés du feu du génie, ont fait et peuvent faire encore;
il faut que cet établissement honore non la France seule,

mais l'humanité tout entière, en l'étonnant par le spectacle


lie sa puissance et le développement de sa force. Il doit

surveiller tous ces trésors de l'imagination, du talent,


de la méditation et de l'étude, dont Paris présente
1 ensemble à l'admiration de l'Europe entière. » Et Dau-
nou, dans son Rapport lu la séance de la Convention le
il

27 vendémiaire (19 oet.) « Nous avons emprunté de Talley-


:
422 LES TEMPS MODERNES

rand et de Condorcet le plan d'un Institut national, idée


grande et majestueuse dont l'exécution doit effacer en
splendeur toutes les académies des rois, comme les desti-
nées de la France républicaine effacent déjà les plus bril-
lantes époques de la France monarchique ». En recevant
les membres de l'Académie de peinture, Louis XIV leur
disait :« Je vous confie ce que j'ai de plus précieux le :

soin de ma gloire ». Les hommes de la Révolution parlaient


un autre langage. Ils songeaient à la gloire de la nation et
à celle de l'humanité, représentées l'une et l'autre par l'élite
des savants, des penseurs et des artistes.
La loi sur l'organisation publique du 3 brumaire an IV
(25 octobre 1795, titre IV), divisa l'Institut en trois
e
classes; la 3 ,Littérature et Beaux-Arts, comprenait
8 sections, de 6 membres chacune, dont la dernière était
consacrée à la musique. En 1803 (arrêté du 23 janvier) fut
adoptée la division en quatre classes. La dernière, Beaux-
Arts, avait cinq sections, dont l'une était réservée à la com-
position musicale, représentée par Méhul, Gossec, Grétry,
Monvel et Grandménil. La Restauration prit ombrage de
cette institution, et voulut revenir, comme elle le fit poul-
ie Conservatoire, aux usages de l'ancien régime. « Nous
n'avons pu voir sans douleur la chute de ces Académies qui
avaient puissamment contribué
si à la prospérité des lettres
et dont la fondation a été un de gloire pour nos
titre
augustes prédécesseurs... » Ainsi débuta la nouvelle ordon-
nance du Roi, signée aux Tuileries le 21 mars 1816, qui
donnait une nouvelle organisation à l'Institut. L'Académie
des Beaux-Arts fut partagée en cinq sections 14 peintres,
:

8 sculpteurs, 8 architectes, 3 graveurs, 6 compositeurs de


musique, plus 5 membres pour la section d'Histoire et
théorie des arts. Les compositeurs choisis furent Méhul,
Gossec, Monsigny, Cherubini, Lesueur et Grandménil.

(J. B. Fauchard de) Grandménil, que nous trouvons ici non sans
surprise, est pour nous un inconnu. Nous avons vainement cherché
ses titres à entrer dans un aréopage de compositeurs. Il n'est men-
tionné ni dans le Dictionnaire de Fétis, ni dans le Lexique de
M. Riemann. La B. N. (8° Yth 16 184) ne possède, signé de ce nom,
qu'un livret d'opéra-comique, le Savetier joyeux, portant la date de
1759.
l'institut et le conservatoire 493

La création du Conservatoire est comme une annexe de


celle de l'Institut; mais il faut voir en elle le point d'abou-
tissement d'une très longue et pénible évolution. Le point
de départ fut, dès le xva e siècle, le besoin bien constaté
d'assurer le recrutement des interprètes nécessaires à
l'Opéra. Pendant plus d'un siècle, le chant seul avait été
l'objet de toutes les préoccupations lentement, sur le
:

tard, on s'éleva jusqu'à la conception d'un enseignement


intégral de la musique et il fallut une grande ténacité pour
;

aboutir. Nous retracerons rapidement les antécédents du


Conservatoire.
En 1672, par lettres patentes du 29 mars, Lulli avait été
autorisé à établir « des écoles particulières de musique » à
Paris et « partout où il jugerait nécessaire pour le bien et
l'avantage » de l'Opéra. Une ordonnance du 19 novem-
bre 1713 nous fait connaître que dans le local de la rue
Saint-Nicaise, où se trouvait le magasin de costumes et dé
décors de l'Opéra, il y avait une salle où, trois fois la
semaine, on s'occupait non seulement de faire étudier et
répéter leurs rôles aux actrices, mais de « montrer la
musique » à des jeunes filles qui ne la savaient pas. Dans
un mémoire soumis à la Ville de Paris, postérieur à 1760,
et cité par M. C. Pierre, on lit, à l'article 12, sur les
Ecoles de musique et de danse « L'Académie a cy-devant
:

sacrifié un fonds annuel pour élever à ses dépens les sujets


d'espérance pour le chant. Le sieur Lacoste (-j- 1754), qui
a dirigé longtemps l'Académie, a procuré par ce moyen, à
l'Opéra, nombre d'acteurs et d'actrices de grand mérite. Si
le bureau de la Ville voulait bien faire attention que
l'Opéra est à la veille de n'avoir point d'acteurs, il se prê-
terait sûrement aux besoins des jeunes garçons et filles
qui se présentent tous les jours au Magasin avec de belles
voix, mais qui, n'étant point en situation de s'entretenir sans
travailler, renoncent à la musique. » Jusqu'en 1767, un
certain nombre de musiciens portent, dans les documents
d'archives, le titre de « Préposé pour le service de l'Opéra
et des écoles ». En 1776, —
sans doute après une suppres-
sion des leçons données au Magasin —un règlement du
30 mars dit que « les talents des sujets étant le principal
moyen sur lequel doivent se fonder les succès de l'Académie,
424 LES TEMPS MODERNES

il sera établi le plus tôt possible, par l'administration, des


'Ecoles de chant et de danse ». On ne songeait alors qu'à
faireapprendre les rôles et à « montrer » le solfège à l'aide
d'accompagnateurs et de praticiens modestes. On s'occupait
surtout des sujets féminins. En 1782, l'auteur des
Réflexions sur l'Opéra allait plus loin il voulait une École
:

avec Gluck comme « recteur », Grétry et Gossec comme


professeurs, Floquet adjoint, La Suze maître de chant,
Méon Parant répétiteurs, et des maîtres pour le cla-
et
vecin, le violon et la basse. On était déjà loin des usages
du Magasin.
« La partie de chant, disait encore Gossec dans un
autre mémoire, et celle de la déclamation, sont à l'Opéra
les sources principales du plaisir des spectateurs et du
charme des sens. Ces deux causes de la réputation de ce
théâtre se sont affaiblies au point qu'il ne reste en tout
que trois ou quatre sujets, hommes ou femmes... Si,
comme en Italie et en Allemagne, si, comme à Londres,
à Lisbonne, à Berlin, l'Opéra n'était à Paris qu'une fête
momentanée, donnée pendant un mois ou six semaines
tout au plus, la disette d'acteurs distingués serait moins
sensible et moins fatale On se demande où sont les Ecoles
! . . .

faites pour développer les talents, où sont les élèves sur


lesquels on puisse fonder des espérances tout est encore
:

dans le néant. » On en fut réduit à proposer que les maîtres


de musique de Paris et de province « qui procureraient
des sujets chantants, hommes ou femmes, à l'Académie
royale de musique, auraient, pour chaque sujet, 300 livres
de pension viagère sur ladite Académie » [Projet pour avoir
des sujets chantants, cité par M. Pierre) proposition qui
;

fut agréée par le Roi et publiée par les journaux de 1786. La


Révolution, de son souffle puissant, allait balayer ces idées
mesquines et ces programmes trop étroits; mais ici se place
une création, qui, antérieure au Conservatoire, devait être
absorbée par lui, pour reparaître plus tard, et l'absorber à
son tour pendant quelque temps.
Un arrêt du Conseil d'Etat du 3 janvier 1784 créa
avril de la même
er
l' Ecole de chant qui fit son ouverture le 1

année. L'Ecole, située rue Poissonnière, dans l'hôtel des


Menus-Plaisirs du Roi, avait pour objet précis de « former
L INSTITUT ET LE CONSERVATOIRE 425

des sujets pour l'Opéra »; elle devait, comme dit le Mer-


cure de France (23 sept. 1786), « créer l'art du chant dans
une nation qui n'en avait presque pas l'idée, ou, ce qui est
pis, qui n'en avait qu'une idée fausse ». Gossec, dont le nom
domina longtemps cette période, avait été nommé direc-
teur les maîtres principaux étaient Piccini, Langlé et
:

Guichard pour le chant, Rigel, S.vixt-Amand et Méon poul-


ie solfège, Gobert et Rodolphe pour le clavecin et la com-
position, Guénin et Nochez pour le violon et la basse,
Deshayes pour la danse. L'Opéra leur fit une opposition
assez vive, ce qui s'explique si l'on songe que la nouvelle
Ecole prétendait justifier son existence par la faiblesse et la
pauvreté de l'Académie de musique. On lit dans le Précis
sur l'Opéra et son administration par l'intendant de la
Ferté (1789) « On ne peut se dissimuler que cette école
:

ait été d'une grande utilité à l'Académie de musique,


quoique n'étant pas absolument en faveur auprès de la plu-
part des sujets de cette Académie, et malgré tous les moyens
qu'ils ont tentés pour mettre en discrédit cette Ecole et
causer sa chute, soit en déprimant injustement les talents
de ses maîtres et ceux de leurs élèves, soit en se liguant
tous pour décourager ces jeunes sujets, leurs rivaux, et, par
un esprit d'anarchie et de cabale, les repousser de la
scène ».

Nous arrivons à une époque où il est question de tout


autre chose que de chant, de méthode italienne ou française,
et où l'histoire voit se transformer des tableautins de genre
en panorama tout baigné de lumière. Le 8 septembre 1792.
un officier écrivait à l'Assemblée législative « Les musi-
:

ciens de la Garde nationale parisienne ont, depuis l'époque


de la Révolution, chanté la Liberté dans les fêtes publiques.
Maintenant ils vont prouver qu'ils savent aussi la défendre.
Ce corps de musique se sépare en deux parties l'une :

suspend sa lyre pour combattre l'ennemi; l'autre la con-


serve, mais va aux travaux du camp sous Paris. Ainsi
s'élevèrent les murs de Thèbes ainsi se creusera la tombe
;

des tyrans. L'ennemi sera terrassé les musiciens se réuni-


;

ront et chanteront les victoires des Français. » Le signa-


taire de cette lettre était Saiiiiette, capitaine de la Garde
nationale, commandant la musique, au nom duquel se
426 LES TEMPS MODERNES

rattachent les origines militaires et révolutionnaires du


Conservatoire de musique.
Né à Bordeaux le 27 novembre 1765, fils d'un maître
cordonnier. Bernard Sarrette était, le 1 er septembre 1789,
capitaine de la Garde nationale soldée, ayant à sa charge,
avec un traitement de 2 800 livres, « tous les détails relatifs
au logement, à la nourriture, aux vêtements et à la tenue »
d'un petit corps de musique militaire. Cette compagnie
était d'abord au service d'un seul district; en octobre 1790,
la Ville de Paris se chargea de son entretien, la rattacha à
l'ensemble de la Garde nationale, et l'installa dans une
maison spéciale (d'abord au « ci-devant hôtel de Riche-
lieu ))). Elle devait fournir des exécutants à toute l'armée.
Son ambition, après avoir été rattachée à l'administration
municipale, était de devenir institution d'Etat. Le 14 octo-
bre 1791, fut promulguée la loi organisant la Garde
nationale; la musique n'y était pas mentionnée; mais, en
janvier 1792, l'Assemblée législative la considérait déjà
« sous le point de vue d'Ecole nationale de musique mili-
taire » et s'engageait à l'examiner « quand elle s'occuperait
de l'éducation générale ».
Le 9 juin 1792, fut créée par le Conseil général de la
Commune une Ecole de musique, installée rue Saint-
Joseph, avec une mission toute militaire. Elle comprenait
120 élèves, « fils de citoyens servant dans la Garde nationale,
présentés par chacun des 60 bataillons » ils devaient (les
;

commençants étant âgés de dix à douze ans, les autres de dix-


huit à vingt) se pourvoir d'un uniforme de la Garde natio-
nale, de l'instrument à étudier, et de papier de musique. La
municipalité se chargeait du reste. Par une transformation
profonde des usages antérieurs, on n'enseignait là que les
instruments à vent. « Il nous manque encore, écrivait Millin
dans la Chronique de Paris le 10 janvier 1793, des établis-
sements où l'art du chant et des instruments à cordes puisse
se perfectionner. » Sarrette employa tous ses efforts,
patiemment, obtenir que cette Ecole fût organisée en
à
service public. Il fut encouragé dans cette entreprise par
un arrêté du Comité de Salut public qui, le 21 octobre 1793,
le chargea de former un corps de musique réclamé par
l'armée de l'ouest. Le mois suivant, il fit, auprès de la Con-
L INSTITUT ET LE CONSERVATOIRE 427

vention, une démarche décisive et solennelle à laquelle


s'associa la municipalité de Paris, et qui, selon les mœurs
démocratiques du moment, eut l'ampleur d'une manifesta-
tion. Le 8 novembre, tous les musiciens de la Garde natio-
nale, accompagnés d'une députation du Conseil général
de la Commune de Paris, furent admis, avec Sarrette, dans
la salle des séances de la Convention. L'officier municipal
Baudrais les présenta ainsi « Les artistes de la musique
:

de la Garde nationale parisienne, dont la réunion et le


nombre présentent un ensemble de talents unique dans toute
l'Europe, viennent solliciter de votre amour pour tout ce
qui peut contribuer à la gloire de la République, l'établis-
sement d'un Institut national de musique. L'intérêt public,
lié à celui des arts, doit vous faire sentir toute l'utilité

de leur demande. C'est une justice due à leur civisme autant


qu'à leur humanité... » [Moniteur du 10 nov. 1793). Après
cette présentation, les musiciens jouèrent une marche
guerrière qui « excita le plus vif enthousiasme ». Sarrette
lut ensuite un discours dont nous extrayons quelques lignes
en soulignant les phrases typiques :

Représentants du peuple! La musique de la Garde nationale pari-


sienne, formée par la réunion des premiers artistes de l'Europe dans
le genre des instruments à vent, sollicite l'établissement d'un Institut
national de musique dans lequel, sous les auspices de la République,
ces mêmes artistes puissent accroître et perpétuer les connaissances
que l'étude leur a fait acquérir. L'intérêt public, intimement lié à celui
des arts, réclame impérativement en leur faveur la protection natio-
nale. Il doit l'anéantir, enfin, cet engourdissement honteux, dans
lequel ils furent plongés, par la lutte impuissante et sacrilège du
despotisme contre la liberté... L'Ame des Français, rendue à sa
grandeur première, ne doit plus être amollie par des jours efféminés
dans les salons ou dans les temples consacrés par l'imposture. La
divinité tutélaire de la République est la Liberté ;son empire est
l'univers; c'est sous la voûte céleste que doit se célébrer son culte.
De vastes arènes, des places publiques, doivent être désormais les
salles de concert d'un peuple libre. Les musiciens de la Garde natio-
nale réunis se présentent sous deux aspects principaux d'utilité :

Institut national et exécution dans les fêtes publiques. Sous le rap-


port de l'instruction, le résultat obtenu dans l'essai d'Lcole de
musique formée sous les auspices de la municipalité, indique suffi-
samment ce qu'un établissement de ce genre, développé par de plus
puissants moyens, peut devenir...
... Le résultat d'une institution de ce genre sera d'autant plus pré-
428 LES TEMPS MODERNES

cieux qu'elle fournira des chœurs de jeunes garçons et de jeunes filles


qui embelliront nos jeux et nos fêtes, lesquels alors ne céderont en
rien à la magnificence des spectacles de la Grèce, dont la musique et la
poésie faisaient les majestueux ornements. C'est dans une République
fondée sur les vertus que la liberté règne, et le règne de la liberté
est celui des beaux-arts. La Grèce dégradée sous
libre, ensuite le
joug corrupteur du despotisme, atteste cette irréfutable vérité.

Chénier prit alors la parole pour convertir en motion la


demande du pétitionnaire. La musique de la Garde, avant
de se retirer, exécuta L'hymme de la Liberté; les élèves
jouèrent une symphonie suivie du chant de Çàira, Et, sur
la proposition de Chénier, on adopta la motion de principe
suivante :

Art. l or Il sera formé dans la commune de Paris un


.

Institut national de musique. —


Art. S. Le Comité d Instruc-
tion publique présentera à la Convention un projet de
décret sur l'organisation de cet établissement.
Pour entretenir et développer cet heureux succès, Sarrette
multiplia les occasions de plaire aux membres du Comité
d'Instruction publique. De tragiques incidents faillirent le
perdre. En 1794, étant membre du Comité révolutionnaire
et de surveillance de la section de Brutus, assidu aux
séances de la Commune, des Comités de Salut public, de
Sûreté générale et d'Instruction publique, il fut dénoncé
comme ami des aristocrates. On l'arrêta; il fut mis en
liberté provisoire sous la surveillance d'un gendarme, puis,
sur l'intervention de Gossec, de Méhul et de Lesueur, défi-
nitivement délivré. Inscrit sur la liste des terroristes et
désarmé, il bénéficia d'un non-lieu (28 avril 1795).
Une nouvelle arrestation fut suivie d'un élargissement
(31 mai 1795).
Enfin, la décision prise par la Convention et transfor-
mant déjà l'Ecole de musique en Institut, entra dans une
nouvelle voie pratique.
Un éminent représentant du peuple avait déjà prêté son
concours à Sarrette; il eut l'honneur de hâter son succès.
Voici quelques extraits du Rapport emphatique, mais très
généreux, adressé à la Convention par M.-J. Chénier « au
nom des Comités d'Instruction publique et des Finances,
dans la séance du 10 thermidor an III » (28 juillet 1795).
L INSTITUT ET LE CONSERVATOIRE 429

« Vos comités, fidèles au vœu formé par vous, viennent donc


aujourd'hui vous proposer d'organiser définitivement l'Institut central
de musique, car il a fallu lui donner ce nom; d'abord, en ce qu'il
désigne mieux que tout autre l'établissement, et, en second lieu,
parce qu'il empêche la confusion qui pourrait résulter de la confor-
mité de l'ancien nom (Ecole royale de chant et de déclamation, créée
en 178'*) avec celui d'un établissement beaucoup plus vaste, qui vous
est proposé dans le nouveau plan de constitution. Cet Institut central
de musique est déjà provisoirement organisé en un corps de musi-
ciens exécutants, attachés à la Garde nationale de Paris.
« C'est ainsi que, depuis le fameux décret du 14 juillet, ces artistes
patriotes, sous la direction de Gossec pour la partie qui tient à l'art,
n'ont cessé de concourir à l'exécution des fêtes nationales, indépen-
damment du service qu'ils remplissaient habituellement auprès du
Corps législatif. Sous cette bannière civique se sont rassemblés, à
différentes époques, les premiers talents que la France possède dans
l'art musical.
« ...C'est que sont partis ces nombreux élèves qui, répandus
de là
dans les camps
français, animaient, par des accords belliqueux,
l'intrépide courage de nos armées; c'est de là que nos chants civiques
disséminés d'un bout de la France à l'autre, allaient jusque chez
l'étranger, jusque sous les tentes de l'ennemi, troubler le repos des
despotes ligués contre la République; c'est là qu'ont été inspirés ces
hymnes brillants et solennels que nos guerriers chantaient sur les
monts d'Argonne, dans les plaines de Jemmapes et de Fleurus, en
forçant les passages des Alpes et des Pyrénées, en délivrant la
Belgique des fureurs de l'Autriche et la Hollande des longues usur-
pations du Stathoudérat ces hymnes, qui sont l'ornement de nos
:

fêtes civiques, qui excitaient encore hier le juste enthousiasme de


la Convention nationale, et que les républicains français n'oublieront
pas plus que les fiers descendants de Guillaume Tell n'ont oublié le
chant rustique et populaire qui, sur un sol étranger et jusque dans
leur vieillesse, rappelle à leur imagination frappée les doux souve-
nirs de l'enfance et les souvenirs plus doux encore de la terre
natale.
(( Les beaux-arts sont essentiellement moraux, puisqu'ils rendent
...

l'individu qui les cultive meilleur et plusheureux!


« Si c'est une vérité pour tous les arts, combien est-elle évidente
pour l'art musical! Orphée, sur les monts de la Thrace, soumettant
les monstres des forêts au pouvoir de sa lyre; Arion, échappant au
naufrage; Amphion, bâtissant des villes; toutes ces fables de l'anti-
quité, embellies par l'imagination des poètes, ne sont, aux yeux du
philosophe, que de brillantes allégories qui retracent énergiquement
l'empire très réel de la musique. Mais si j'ouvre les annales de
l'Histoire, je vois Timothée subjuguant Alexandre, les rustiques
Spartiates proscrivant le commerce et les arts, à l'exception de la
musique; ces mêmes .Spartiates vaincus plusieurs fois et ressaisis-
sant la vicloire aux chants de l'Athénien Tyrtée.
« Nos fêtes nationales seraient inexécutables dans cette vaste
430 LES TEMPS MODERNES

commune, musique de nos armées ne se renouvelleraient


les corps de
plus, nos théâtres et leurs orchestres dépériraient; les musiciens,
découragés, quitteraient nos contrées ingrates pour chercher une
rive hospitalière; l'art lui-même succomberait sous les attaques du
vandalisme, si la sage prévoyance des législateurs ne prévenait tous
ces inconvénients. »

Voici maintenant le texte de la loi qui fut promulguée


quelques jours après, 3 août 1795 :

La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de ses


Comités d'Instruction publique et des Finances,

Décrète :

I. Le Conservatoire de musique, créé sous le nom d'Institut


national par le décret du 18 brumaire, an II de la République, est
établi dans la commune de Paris pour exécuter et enseigner la
musique.
Il estcomposé de cent quinze artistes.
II. Sous le rapport d'exécution, il est employé à célébrer les fêles
nationales; sous le rapport d'enseignement, il est chargé de former
les élèves dans toutes les parties de l'art musical.
III. Six cents élèves des deux sexes reçoivent gratuitement l'ins-
truction dans le Conservatoire. Ils sont choisis proportionnellement
dans tous les départements.
IV. La surveillance de toutes les parties de l'enseignement dans le
Conservatoire et de l'exécution dans les fêtes publiques, est confiée
à cinq Inspecteurs de l'enseignement, choisis parmi les composi-
teurs.
V. Les Inspecteurs de l'enseignement sont nommés par
cinq
l'Institut nationaldes Sciences et Arts.
VI. Quatre professeurs, pris indistinctement parmi les artistes du
Conservatoire, en forment l'administration, conjointement avec les
cinq Inspecteurs de l'enseignement.
Ces quatre professeurs sont nommés et renouvelés tous les ans par
les artistes du Conservatoire.
VII. L'Administration est chargée de la police intérieure du Con-
servatoire, et de veiller à l'exécution des décrets du Corps législatif
ou des arrêtés des autorités constituées, relatifs à cet établisse-
ment.
VIII. Les artistes nécessaires pour compléter le Conservatoire ne
peuvent l'être que par voie de concours.
IX. Le concours est jugé par l'Institut national des Sciences et des
Arts.
X. Une bibliothèque nationale de musique est fondée dans le Con-
composée d'une collection complète des partitions
servatoire; elle est
et ouvrages traitant de cet art, des instruments antiques ou étran-
L INSTITUT ET LE CONSERVATOIRE 431

gers, et de ceux à nos usages qui peuvent, par leur perfection, servir
de modèles.
XI. Cette bibliothèque est publique et ouverte à des époques fixées
par l'Institut national des sciences et des arts, qui nomme le biblio-
thécaire.
XII. Les appointements fixes de chaque inspecteur de renseigne-
ment sont établis à cinq mille livres par an; ceux du secrétaire, à
quatre mille livres ceux du bibliothécaire, à trois mille livres.
;

Trois classes d'appointements sont établies pour les autres artistes


Vingt-huit places à deux mille cinq cent livres forment la première
classe; cinquante-quatre places à deux mille livres forment la seconde
classe; et vingt-huit places à seize cents livres forment la troisième
classe.
XIII. Les dépenses d'administration du Conservatoire
et d'entretien
sont réglées et ordonnancées par le Pouvoir exécutif, d'après les
états fournis par l'administration du Conservatoire; ces dépenses
sont acquittées par le Trésor public.
XIV. Après vingt années de service, les membres du Conservatoire
central de musique pour retraite, la moitié de leurs appointe-
ont,
ments; après cette époque, chaque année de service en plus augmente
cette retraite d'un vingtième des dits appointements.
XV. Le Conservatoire fournit tous les jours un corps de musiciens
pour le service de la garde nationale près le Corps législatif.

D'après ce texte, il faut se représenter le Conservatoire


comme étant d'abord, à cette époque, une société musicale
dont chaque exécutant était un professeur. Avant tout,
on voulait pouvoir disposer d'une élite de musiciens pour
participer aux fêtes publiques. Du recrutement de bons
sujets pour la royale « Académie » de l'ancien régime, il
n'était plus question les maîtres devaient enseigner « la
:

musique ». Quant à l'admission des élèves, deux excellents


principes étaient posés celui du concours et celui de la
:

gratuité des études. C'est grâce à eux que le Conservatoire


de Paris a pu maintenir jusqu'à aujourd'hui sa supériorité
universellement reconnue sur tous les établissements simi-
laires de l'étranger et élever sans cesse le niveau des
talents qu'il accueille pour les rapprocher de la perfection.
N'exigeant aucune rétribution, il a le droit de choisir ses
élèves; par là, il ne s'ouvre qu'à une élite de jeunes
artistes.

Il n'est pas sans intérêt de reproduire, d'après le Bulletin des lois


de la République française (n° 170), la répartition des cent quinze
artistes groupés en phalange officielle par la Convention :
432 LES TEMPS MODERNES

EXECUTION-
. ENSEIGNEMENT.
Compositeurs dirigeant l'exé- Professeurs.
cution -5 Solfège 14
Chef d'orchestre 1 Clarinette iy
Clarinettes 30 Flûte 6
Flûtes 10 Hautbois 4
Premiers Cors 6 Basson 12
Seconds Cors 6 Premier Cor 6
Bassons 18 Second Cor 6
Serpents 8 Trompette 2
Trombones 3 Trombone 1
Trompettes 4 Serpent 4
Tubae corvée 2 Buccini 1
Buccini 2 Tubie corvae 1
Timbaliers 2 Timbalier 1
Cymbaliers. 2 Violon 8
Tambours turcs 2 Basse 4
Triangles 2 Contrebasse 1
Grosses caisses 2 Clavecin 6
Non-exécutants employés à diri- Orgue 1
ger les élèves cbantant ou Vocalisation 3
exécutant dans les fêtes pu- Cbant simple 4
bliques 10 Chant déclamé 2

Ensemble 115
Accompagnement 3
Composition 7

Ensemble 115

Des « mesures transitoires » déclarèrent supprimée la


musique de la Garde nationale, désormais absorbée par le
Conservatoire. Les 5 inspecteurs choisis (le 3 août) furent
Méhul, Grétry, Gossec, Lesueur et Cherubini. Sur leur
propre demande, Sarrette fut nommé (23 octobre) « Commis-
saire à l'effet d'organiser définitivement le Conservatoire ».
Quelques jours avant l'ouverture des classes, qui eut lieu le
29 octobre, le Journal de Paris publiait les lignes suivantes
qui nous semblent d'une justesse parfaite en tant que pro-
gramme, et auxquelles, aujourd'hui encore, il n'y aurait pas
un mot à changer « L'organisation et surtout la composition
:

du Conservatoire permettent réunion de deux avantages


la
qui, jusqu'à présent, ont été regardés comme incompatibles :

la conservation de ce qu'il y a de pur et de beau dans l'art


tel qu'il est, et la facilité de l'enrichir de ce qui lui manque.

On est fondé à espérer que la tyrannie des routines en sera


bannie, ainsi que le dévergondage des innovations. On
maintiendra le respect dû aux œuvres des maîtres qui
en méritent, sans refuser un bon accueil aux hardiessei
l'institut et le conservatoire 433

du génie et aux heureuses créations ». Après la première


année d'études, la distribution solennelle des prix et des
couronnes de laurier eut lieu au théâtre de l'Odéon, en
présence du Corps diplomatique, de l'Institut, de savants
étrangers, etc.

Celle fête fut accompagnée d'un concert dont le programme esl un


document intéressant sur le goût du temps 1° Ouverture du Jeune
:

Henri de Méhul, par les professeurs 2° Air de Corisandre de Langlé,


;

chanté par la citoyenne Bolly, 2 e prix de chant; 3° Concerto de clari-


nette de Roselti, par Lelonné, 1 er prix; 4° Air à'Alceste de Gluck, par
la citoyenne Moreau, 2 e prix; 5° Corcerto de piano de H. Jadin, par

la citoyenne Rose Dumey, 1 er prix; 6° Symphonie Concertante de


Bréval, par Boulanger et Guérin, 1 er et 2 e prix de violoncelle; 7° Air
d'Elisa du Mont Bernard [sic) de Cherubini, par la citoyenne Cheva-
lier (la future M mc Branchu), 1 er prix de chant; 8° Symphonie Concei-
tante pour flûte, cor et basson, de Catel, par Mondru, Dauprat et
Uossion, 1 ers prix; 9° Duo italien de Trilto (compositeur napolitain,
1733-1824), par les citoyennes Chevreau et Georgon; 10° Sonate pour
piano de Cramer, par L. Pradher, 2 e prix; 11° Symphonie Concer-
tante pour 2 violons, de Viotli, par Ch. Sauvageot, 1 er prix, et la
citoyenne F. Lebrun, 2 e prix; 12° Le chœur des Danaïdes [Descends
du Ciel...) de Salieri.

Le Conservatoire, organe essentiel de la vie nationale et


auxiliaire de la République, fut supprimé en 1816. Le
coup d'Etat dont il fut victime sous la Restauration suffi-
rait à mettre en relief son vrai caractère. Le gouvernement
de Louis XVIII ne pouvait l'aimer, en songeant au rôle qu'il
avait joué depuis vingt ans. Cet hôtel des « Menus-Plaisirs »
devenu une école nationale où l'on travaillait à l'accom-
plissement de devoirs civiques, fut regardé comme l'antre
d'où partaient encore les voix menaçantes de la Révolution.
Pour se débarrasser de lui, on imagina une comédie admi-
nistrative, parfaitement incorrecte, qui fut conduite par des
ministres courtois, habiles dans l'art de déguiser leur
pensée.
On fit d'abord valoir de mettre un ternie à
le besoin «
l'affligeante médiocrité des théâtres » et de « régénérer la
partie de chant à l'Académie royale de musique ». Sous
ce prétexte, le comte de Pradel, directeur-général, rétablit
l'École royale de chant de 1784. Le plan d'organisation
er
fut exécuté à partir du 1 janvier 1816. Il ne restait plus
Combarieu. — Musique, II. 28
434 LES TEMPS MODERNES

qu'à supprimer la dangereuse école fondée par la Conven-


tion ; on adroitement.
s'y prit fort
Installé dans un hôtel de l'ancienne monarchie, le
Conservatoire dépendait du ministre de l'Intérieur. L'in-
tendance des Menus-Plaisirs fut rétablie en 1814 et rentra
en possession de son hôtel. Dès lors, le ministre de l'Inté-
rieur n'inscrivit plus rien, à son budget, pour le Conser-
vatoire, qu'il considéra comme passé désormais au
Ministère de la Maison du Roi. Rien ne semblait plus
naturel, puisque le Conservatoire fournissait surtout des
sujets aux théâtres, et que le Surintendant des Menus-
Plaisirs avait précisément les théâtres dans ses attributions.
D'autre part, « l'économie », que les circonstances com-
mandaient si impérieusement, ne permettait pas d'entre-
tenir deux établissements à la fois. En supprimant le
Conservatoire on voulut avoir l'air de changer simplement
son administration et de le réunir à une école nouvelle.
Les professeurs, il faut le dire, n'eurent pas une bien fière
attitude; les plus célèbres d'entre eux avaient servi la Révo-
lution ils s'inclinèrent devant la décision qui les frappait,
;

avec le souci de conserver des appointements ou des


pensions. « Nous sommes informés, disaient-ils dans une
lettre du 29 février 1816, que notre établissement passe
des attributions du Ministère de l'Intérieur dans celles du
Ministère de la Maison du Roi. Nous vous prions de vouloir
bien être l'interprète du Conservatoire auprès de M. le
comte de Pradel, en le suppliant d'agréer V hommage de
nos respectueux sentiments et l'assurance de notre zèle.
Veuillez, M. le Marquis [de
Rouzière, leur directeur,
la
nommé en 1814 après la destitution de Sarrette], ajouter à
cette marque de bonté, celle de mettre sous les yeux de Son
Excellence le résumé de nos services dans la noie ci-jointe.
Cette note offrira peut-être des motifs de considérations sur
le parti qui sera pris envers plus de 50 artistes, dont le plus
grand nombre n'a d'autres ressources que le traitement du
Conservatoire. » Au bas de cette lettre, étaient les noms
de Gossec, Sallantin, Guichard, Cherubini, Levasseur,
Méhul, Jadin, Kreutzer, Adam, Catel, Lefèvre, Plantade,
Frédéric et Charles Duvernoy, Duport, Habeneck, etc..
Dans la note, on faisait valoir que le Conservatoire
L'INSTITUT ET LE CONSERVATOIRE 435

avait déjà fourni à l'Opéra des sujets tels que Nourrit et


Derivis, Mines Branchu et Albert; que sa contribution
était représentée par 227 élèves-femmes et 90 hommes sortis
de ses classes de chant depuis la fondation, plus 400 exécu-
tants envoyés dans les orchestres des départements,
100 pianistes environ, enfin « plus de 1800 joueurs d'instru-
ments à vent qui avaient affranchi nos régiments et nos
orchestres de l'obligation de se recruter en Allemagne
..." . .

pour cette partie ». Toutes les pétitions et sollicitations


n'empêchèrent pas un changement réclamé par la poli-
tique. On « réforma » les professeurs dont on ne voulait
plus, en leur exprimant tous les regrets qu'on éprouvait
de ne pouvoir les comprendre dans la liste des nou-
veaux professeurs. On régla, non sans subir des réclama-
tions, l'article indemnités et pensions. L'ordre d'évacuer fut
donné le 22 décembre 1815. Le marquis de la Rouzière
(qui accusait Laferté de vouloir prendre sa place et ses
appointements) résista un instant; il s'inclina bientôt.
Le 15 mars 1816, l'hôtel des Menus fut évacué par ses
anciens locataires. C'était un
coup d'Etat exécuté en
douceur, car l'établissement créé par une loi le 15 mes- —
sidor an IV de la République française n'aurait dû être —
supprimé que par une autre loi.

L'Ecole royale fut organisée sur les bases suivantes. Perne était
inspecteur général des classes (en 1822, il eut Cherubini pour suc-
cesseur). Professeurs de composition Cherubini et Méhul [style ou
:

genre); Eller (fugue et contrepoint); Dourlen (harmonie); Daus-


soigne (accompagnement pratique). Professeurs de musique vocale :

Garât (classe de perfectionnement) Crivelli (art du chant); Boulanger


;

et de Garaudé (répétiteurs de vocalisation) Martin et Guichard (chant


;

déclamé); Henry, Rogat, Halévy, Gobert, Viellard, lle


Gobin M
(solfège). Musique instrumentale Prader, Zimmermann, Adam,
:

M lle Michu (piano); Kreutzer aîné et jeune, Baillot, Habeneck aîné


(violon); Baudiot et Levasseur (violoncelle); Guillou; (flûte); Vogt
(hautbois.)

Nous venons d'indiquer, avec l'entrée officielle de la


musique a l'Institut, les commencements laborieux d'une
de nos grandes Ecoles nationales et les vicissitudes que
connut sa fortune jusqu'en 1816. Pour conclure par
un retour à une des plus belles idées qui entourèrent son
berceau, nous citerons un dernier fait.
436 LES TEMPS MODERNES

Le rôle social des musiciens se trouve solennellement


affirmé dans un document que publia le Rédac-
le journal
teur du 13 vendémiaire an V (4 oct. Ministère
1796) : «
de l'Intérieur, Proclamation faite au Champ de Mars,
eT
le l vendémiaire an V, anniversaire de la fondation de la
République, conformément à l'arrêté du Directoire. Si, de
tout temps, la nation française a su vaincre, de tout temps
elle a su chanter ses victoires; mais, sous le règne du
despotisme, le génie enchaîné n'avait que peu de cordes à
toucher sur la lyre aujourd'hui la liberté lui rend tout
:

son essor... » La proclamation fait l'éloge de Marie-Joseph


Chénier, de Rouget de Lisle, « le véritable Tyrtée français
qui a valu tant de victoires à la République » elle nomme ;

les poètes qui ont écrit pour la patrie et ajoute « Au :

premier rang des compositeurs républicains, la nation


place et proclame le citoyen Gossec, l'un des cinq inspec-
:

teurs du Conservatoire de musique, qui ne laisse guère


échapper une fête civique sans offrir son tribut de talent à •

la patrie; le citoyen Méhul, dont le Chant du Départ riva-


lise avec Y Hymne marseillais, et. le citoyen Catel... Après
eux se sont montrés avec zèle et succès les citoyens Bertin,
Jadin l'aîné, Hyacinthe Jadin, Lesueur, Langlé, Lefebvre,
Eler, Pleyel, Martini, tous noms déjà célèbres... Poètes et
compositeurs, la Nation vous proclame dignes de sa recon-
naissance, et vous invite encore par vos talents, dans cette
nouvelle année, à l'ornement des fêtes nationales et à la
gloire de la patrie ! »
Si aujourd'hui encore des fêtes nationales sont pos-
sibles, les éducateurs officiels de la jeunesse musicale ne
devraient jamais perdre de vue cette conception si noble
d'un art étroitement lié à la vie de la patrie! La virtuosité
est le pire des dangers, partout où l'on veut entretenir un
culte du Beau vivifié par des sentiments généreux et des
pensées élevées; son moindre défaut est de n'exalter que
des vanités individuelles.
La Révolution fut moins heureuse lorsqu'elle voulut faire
du théâtre lyrique un instrument de propagande en s'ap-
puyant sur la collaboration des compositeurs. On lit dans
les registres manuscrits de l'ancienne Comédie italienne :

re
« Octodi 8 ventôse, l'an II (26 février 1794) : l repré-
L INSTITUT ET LE CONSERVATOIRE 437

sentation du Congrès des Rois, comédie en 3 actes en prose


et ariettesdu citoyen Des Maillot, musique des citoyens
Grétry, Dalayrac, Deshayes, Trial fils, Berton, Méhul,
Cherubini, Jadin, Kreutzer, Blasius, Devienne et Solié ».
D'après le compte rendu du Journal de Paris, on avait
rc
imaginé de figurer (l scène) un complot tramé contre les
rois par leurs maîtresses, conquises aux idées de la Répu-
blique française, et aidées par Cagliostro, venu de Rome
pour représenter pape à ce « Congrès
le » ! Cette œuvre
absurde et ridicule n'eut aucun succès.

Bibliographie.

CONSTANT PIERRE 1° Les Hymnes et chansons rie la Révolution


: aperçu ,'

général etcatalogue avec notices historiques, analytiques et bibliographiques,


1 vol. in-f°, 1040 p., 1904, Imprimerie Nationale; 2° Musique des fêtes et
cérémonies de la Révolution française, œuvres de Gossec, Cherubini, Lesueur,
Méhul, Catel, etc., recueillies et transcrites, 1 vol., in-f°, 582 p., 1899 (id.) ;

Sarrctte et les origines du Conservatoire national de musique et de déclama-


lion (1895); Le Conservatoire national de musique et de déclamation (ouvrage
principal, 1909). —Julien TiERSOT Rouget de Liste, son œuvre, sa vie (1894).
:

— Ad. KoCKERT Cl. Jos. Rouget de Lisle (tiré ù part de la Sckwèiz, Mus.
:

Zeilung, 1898). —
A. Lamier Rouget de Lisle (1907).
:
CHAPITRE LUI

L'EMPIRE ET LA RESTAURATION

Musiques pour les cérémonies du sacre, 1804, 1814 et 1825 Lesueur,


:

Gherubini, Méhul, Paisiello. —


L'opéra italien :la Vestale de Sponlini; le
Barbier de Séville de Rossini. —L'opéra français :le Joseph de Méhul; la
Dame Blanche de Boïeldieu. —
Cherubini. —Situation de l'Opéra à l'époque
de la Restauration. — La direction de Choron.

L'Empire prétendit continuer la Révolution ; mais, pas


plus que la Restauration, il n'ouvrit à l'art, comme les
hommes de période révolutionnaire, de belles sources
la

d'inspiration. Ces divers régimes favorisèrent plutôt, en


vertu des circonstances, ce goût de l'emphase qui avait été
le défaut de la période antérieure, mais sans lui donner
comme aliment ces grandes idées patriotiques et sociales
qui excusaient la rhétorique pompeuse du discours musical.
Ils eurent pourtant des compositeurs de grand mérite,
comme Paisiello, Méhul, Spontini, Lesueur, Cherubini,
Boïeldieu.
La cérémonie la plus grandiose qui, sous la monarchie,
eut l'éclat des l'êtes de laRévolution, est celle du Sacre.
La musique ne manqua pas d'y participer solennellement
en l'honneur de Napoléon, de Louis XVIII, de Charles X.
Pour un compositeur qui aurait eu les goûts héroïques de
Beethoven avec une admiration enthousiaste pour l'épopée
napoléonienne, c'était une belle page d'histoire à illustrer
que cette cérémonie du 2 décembre 1804, dont la pompe
lût supérieure à celles de l'ancien régime, et où le pape en
personne vint remettre le sceptre au premier consul.
Lesueur a traité cette scène; malheureusement, au lieu de
L EMPIRE ET LA RESTAURATION 439

s'inspirer uniquement d'un tel sujet et de taire, si l'on


peut dire, une œuvre exclusivement napoléonienne, Lesueur
écrivit une sorte de cantate officielle de caractère très
général (malgré les détails précis du programme) et voulant
être en état de servir à d'autres cérémonies analogues,
comme si le sacre d'un Napoléon, au seuil du xix c siècle, ne
devait pas être un fait unique! Il a même songé à la diver-
sité de goûts d'une clientèle possible, comme on en peut juger
par les trois titres 1° Premier oratorio pour le couronnement
:

des princes souverains de toute la Chrétienté, n'importe les


communions, composé par Lesueur... membre de l'Institut
de France, à Paris, pria: 50 fr., au magasin de musique
de J. Fret/ (s. d., partition de 100 pages); —
2° Deuxième
oratorio, etc. (même titre que le précédent) 3° Troi-
;

sième oratorio (même titre). On le voit, il y a du choix.
Les musiques sont différentes, selon qu'on veut faire pré-
dominer l'esprit martial, la religion, ou le sentiment
patriarcal. Le premier oratorio débute par une marche
pour colonels et porte-étendards venant se ranger dans la
nef; le second, par une entrée de cardinaux, évêques et
archevêques se rassemblant dans le sanctuaire le troisième,;

par une pastorale antique et patriarcale où l'on chante la


jeunesse de David Roi et Prophète. L'ensemble de chacun
de ces « oratorios » est une musique à programme pour
une sorte de ballet devant encadrer les messes
officiel
qu'écrivirent Paisiello1804 et Cherubini en 1824.
en
Voici, d'après l'exemplaire de la Bibliothèque du Conser-
vatoire de Paris, les principales parties du texte qui
accompagnent la musique du premier oratorio :

« Première Scène religieuse.— Pour ouverture, marche du couron-


nement suivie du motif du Vivat, qui ne sera développé qu'à la fin du
3 e Oratorio. Sur cette marche, les colonels à la têle de leurs officiers,
les porte-Drapeaux, arrivent en mesure dans les bas-côtés de la
nef. Les prêtres, gardiens du grand autel, prient au fond du sanc-
tuaire...
« 2 e Scène. — Chœur préparatoire, formant l'introduction de la
grande action sacrée qui va suivre et qui a été observée aux deux
couronnements en question. Pendant ce chœur Deus. Deus, qui
:

Populo tuo, entrée solennelle des princesses s'avançant vers le


sanctuaire entourées de tout le clergé; cette marche religieuse doit
donner ridée qu'elle est accompagnée des pas silencieux des vieux
guerriers de la patrie qui chantent le 1 er motif, réunis avec les
440 LES TEMPS MODERNES

femmes des héros. Sujet des paroles de ce chœur Grand Dieu! :

loiqui as voulu que Clovis, l'un des premiers rois chrétiens, fût
baptisé et sacré par l'illustre et bienheureux Rémi, fais que Rémi,
du haut des deux, soit encore notre intercesseur et le protecteur de
notre chef de l'Etat! A la fin de ce n° 2, l'autre prière à saint Rémi
est faite par le sacerdoce, les femmes et le peuple. Elle reviendra
plusieurs fois dans ces Oratorios, mais unie à d'autres sujets ainsi
qu'à deschœurs nouveaux. Il en sera de même du 1 er motif de ce
chœur des vieux guerriers, qui viendra se grouper aux chants
nouveaux des onctions du Prince, rappelant tous, dans le 3 e oratorio,
l'histoire du couronnement de Salomon.
« 3° Scène. —
Pendant les prières du sacerdoce et les chants reli-
gieux du peuple, entrée et marche sérieuse des autorités de l'Etat et
des chefs guerriers, qui vont s'asseoir à leurs places désignées à
droite et à gauche dans la nef. Durant cette cérémonie, le clergé en
prières, à genoux autour du grand Autel, et le peuple semblent
chanter le morceau d'ensemble suivant : Supplices te rogamus,
Omnipotens Deus.
« A la reprise de ce même chœur avec les paroles JE terne Pater, etc.,
au couronnement de l'empereur, entrée solennelle du Pape dans le
temple entouré des cardinaux; au sacre de Charles X, entrée de
l'archevêque accompagné des évêques, etc. Dans les deux circon-
stances, le cortège sacré traversa toute la longueur de la basilique,
depuis la porte jusqu'au chœur, et se rendit au grand autel pour
prier ensuite le Pape alla s'asseoir sur son siège pontifical et l'Arche-
;

vêque à son siège archiépiscopal. Durant cette cérémonie de prière,


la musique chante en chœur les paroles qui suivent, tirées du sacri-
fice de la messe JEterne Pater Omnipotens Audi nos! Suscipe 6
:

Trinitas, etc., dont le sens est O Trinité sainte, exauce notre


:

prière, et reçois cette antique offrande d'une parcelle de la Vraie


Croix déposée par le pontife sur V autel sacré.
« 4 e Scène. —
Le chœur à l'unisson des vieux guerriers et des
femmes des héros entonne son nouveau motif ferme et de caractère :

Omnipotentem; Sancte Remigi, etc.


(Nota. Bien entendu, on doit substituer à saint Rémi, le saint
qu on honore dans chaque Royaume où on exécutera ces Oratorios.)
« Le motif de ce nouveau chœur, étant entendu, se développe et :

pendant ce développement, le chœur de prière du n° 2, chanté d'abord


seul, par le peuple des deux sexes et le sacerdoce, vient maintenant
grouper son premier motif doux et rythmique avec ce nouveau
chant ferme et caractérisé des guerriers et lui servir d'accompagne-
ment, formant double chœur contrasté, en chantant cette prière du
n° 2 :OraPro Nobis, Sancte Remigi Exaudi I\os in hoc festo, etc qui ,

signifie « Ah prie pour nous, Saint Rémi, dans cette fête! O Vierge
: !

sans tache » !

« .5° Scène. — Commencement du Final.


« Prélude doux des cors, accompagné d'une harmonie de sentiment
particulier, annonçant l'arrivée de l'auguste épouse du Prince qu'on
va couronner ou de la première princesse du sang. Son entrée dans
L EMPIRE ET LA RESTAURATION 441

le temple entourée de toute sa cour. La princesse s'avance d'un pas


lent et majestueux jusqu'à l'entrée du chœur, où tout le clergé la
reçoit, la mène au grand autel où elle fait sa prière et lui indique le
fauteuil où elle va s'asseoir, à côté du siège préparé pour le nouveau
souverain vis-à-vis du Pape, ou de l'archevêque. Pendant l'action
:

précédente, la musique chante le chœur In Virlute Tua Lxtabituv


:

liex; Domine Salvum, etc.


« 6 e Scène. —
Chœur des vieux guerriers et des chefs militaires,
accompagné du chant des femmes des héros... Veneremur ! Adoreinus
Decretum Dei, etc.
<( 7 e Scène. —
premières mesures du grand chœur qui ter-
Dès les
mine portes du temple se rouvrent. Les Vivats, les
le final, les trois
chants joyeux du peuple, se font entendre par où se dirige la marche
triomphale du nouveau souverain, jusques au parvis où il met pied
à terre.
Entrée de l'Empereur ou du Roi le clergé descendu du sanctuaire
(( :

est venu au-devant de lui jusqu'à la porte de l'église, précédé des


Evêques et Archevêques qui le conduisent vers Sa Sainteté ou
l'Archevêque: il arrive à la porte du chœur, entouré des maréchaux
et d'une cour brillante, et fait, avant d'y entrer, une courte station,
pendant laquelle les personnes composant son cortège vont prendre
leurs places dans la nef.
« L'Empereur seul, précédé du clergé, entre dans le chœur et fait sa
prière, se tourne ensuite vers Sa Sainteté, lui donne le salut filial,
qui lui est rendu par le salut affectueux du chef de l'Église. Les Car-
dinaux conduisent le nouveau souverain vers le siège qui lui est
préparé.
« Dès l'arrivée du souverain dans le temple, toute cette cérémonie
religieuse a été accompagnée de la musique, qui a exécuté le grand
morceau d'ensemble qui termine ce Final.
« Les paroles en sont tirées des prophéties de David, d'Isaïe, etc. :

Urbs beata, gloriosa, Agitet diem Ixtitise '.... Ce chœur a été aussi
exécuté avec les mêmes cérémonies religieuses au sacre de S. M.
Charles X à son arrivée dans le temple, à Reims. »

Ces musiques de Lesueur eurent une grande richesse


d'exécution (400 chanteurs et 300 instrumentistes) ajoutée
ii une grande variété de formes (chœurs et doubles chœurs,
soli, unissons, canons) et aux contrastes d'un style qui
tour à tour s'inspire des anciennes mélodies liturgiques,
et, avec une fantaisie puissante, a des effets d'orchestre

d'un modernisme parfois saisissant. Schering y voit « un


« mélange confus de grandeur et d'excentricité ». Lesueur
voulait réformer la musique religieuse en lui donnant un
style dramatique et descriptif; il avait exprimé ses idées,
dès 1787, dans son Essai de musique sacrée ou musique
442 LES TEMPS MODERNES

motivée et méthodique et dans son Exposé d'une musique


une, imitatwe et particulière à chaque solennité. Les ora-
torios historiques et prophétiques » Débora, Rachel,
«
Ruth Noémi, son Oratorio de Noël, joués sous Charles X
et
dans l'église des Tuileries, sont des œuvres d'instrumenta-
tion délicate que Berlioz aimait pour « l'étrangeté des
mélodies, leur coloris antique, leur harmonie rêveuse ».
Lesueur est un romantique. En lui semblait se refléter
la poésie d'Ossian.

Il mentionner aussi la Messe solennelle à quatre voix composée


faut
pour couronnement de Napoléon 1 er par Méhul, messe qui ne fut
le ,

point exécutée, mais qui a été récemment retrouvée et réduite pour


orgue (Paris, Lemoine) par M. l'abbé A. S. Neyrat, maître de cha-
pelle de la primatiale de Lyon.
Il y a une messe en manuscrit de Paisiello (Bibl. du Conservatoire)

avec ce titre Messa per la Real Cappella délie Tuilerie (sic), a sua
:

Real Maestra cristianissima Luigi XVIII Re de Francia, Dal Cav.


Giovanni Paisiello Direttore e compositore di musica délia Real Corte
di Napoli, 181U.

Nous avons parlé de la cérémonie du sacre pour montrer


la persistance du lien qui rattache la musique à la vie
sociale mais c'est au théâtre que parurent les œuvres les
;

plus remarquables. Elles sont dues à des Italiens que Paris


s'était plus ou moins assimilés, ou à des compositeurs
français qui avaient déjà fait figure dans la période révolu-
tionnaire.
L'opéra italien, si distinct de l'opéra de Rameau et de
Gluck, n'avait progressé que lentement; il resta longtemps
encore attaché aux habitudes d'un art facile et superficiel,
avant de produire quelques chefs-d'œuvre. Nous devons
revenir un peu sur nos pas pour suivre sa fortune.
Jommelli était mort en 1774, Galuppi en 1784, Sacchini
en 1786; et il semblait qu'avec eux fût terminée une
période de l'ancien régime lyrique. Mais, parmi leurs
successeurs, combien y en eut-il qui restèrent les hommes
du passé !

Le Napolitain Cimarosa (1749-1801), dont la vie fut roma-


nesque et la mort mystérieuse comme celle d'un Italien du
xvi° siècle, n'a pas écrit moins de 75 opéras, dont un seul,
Matrimonio segreto (ou Heimliche Ehe, Vienne, 1792), plein
L EMPIRE ET LA RESTAURATION 443

de verve et de fraîcheur, reparait encore quelquefois, sur


certaines scènes. Paisiello (1741-1816) en a écrit plus de
cent; sept seulement furent publiés (parmi lesquels La
Se/va padrona, Naples, 1769, et // Barbiere di Siviglia).
Paek, né à Parme en 1771, mort à Paris en 1839, est l'au-
teur de 43 opéras, tous oubliés aujourd'hui, sauf le char-
mant Maître de Chapelle (1821), digne de Mozart et de
Beethoven.
Un fait caractéristique est l'attraction exercée par la
France sur les Italiens, les Napolitains principalement.
Les meilleurs vinrent à Paris, soit pour écrire des pièces
françaises, soit pour adapter des pièces antérieurement
écrites, soit enfin pour produire des ouvrages italiens non :

pas seulement des auteurs d'opéras bouffons ou comiques


et d'intermèdes, comme le Napolitain Duni, Paisiello,
Anfossi, mais des compositeurs de grands opéras. On jouait
en 1779 II Cavalière errante du Napolitain Tkaiîtta, qui
reprenait des sujets maintes fois traités avant lui; en 1784,
le Cid d'un autre Napolitain, le fécond Sacchim. Le très

estimable Salieri (né à Legnano en 1750) eut trois bonnes


fortunes : il fut protégé par Gluck; il donna quelques
leçons (d'italien, sans doute) à Beethoven, etil fut acclamé

à Paris, en 1785, pour son Tarare, grand opéra en cinq


actes et prologue, avec un livret de Beaumarchais. L'œuvre
était médiocre; ce qui fait le plus grand honneur à la
probité artistique et à la modestie du compositeur, c'est
qu'il la remania, malgré son succès, et la donna en 1788 à
Vienne sous le titre à'Axur re d'Ormus. Zingarelli (né à
Naples en 1752), l'auteur préféré de Napoléon Bonaparte,
fit jouer une Antigonè, « opéra lyrique en trois actes »

(1790). Bernardo Porta (né à Rome en 1758) donna une


série d'opéras-comiques et de grands opéras Le Diable à
:

quatre (1788, sur un livret de Sedaine déjà traité par Phi-


îidor en 1756), Paganini ou le Calendrier des vieillards
(1792), Laurette au village (1793), une dizaine de piécettes
du même ordre, et deux grands opéras les Horaces (1800),
:

/c Connétable de Clisson (1804). En 1811 fut joué le


Sophocle de Fiocchi (3 actes sur un livret de Morel).
A. -M. Bbnencori, de Brescia, établi à Paris depuis 1803,
écrivit les 3 derniers actes d'A ladin ou la Lampe enchantée
444 LES TEMPS MODERNES

(œuvre commencée par Nicolo, et qui, en 1822, eut un


énorme succès). C'est encore un Napolitain qui écrivit à
Paris une Jeanne d'Arc (1821), suivie d'une quinzaine
d'opéras-comiques.
Le seul chef-d'œuvre qu'ait produit l'art italien dans le
genre noble est la Vestale de Spontini, jouée pour la pre-
mière fois le 15 décembre 1807. La section de musique de
l'Institut lui attribua le prix décennal comme étant « le
meilleur opéra joué dans une période de dix années ». C'est
une œuvre toute de sentiment et de poésie intense. Dès le
début, on applaudit avec enthousiasme certaines pages
charmantes comme l'hymne du matin, Filles du Ciel (I,
n° 4), chant de la grande vestale accompagné par les prê-
tresses; des scènes à effet comme la Marche au supplice,
avec le chant (n° 5) Périsse la Vestale impie, objet de la
haine des Dieux, et (n° 6) le duo Adieu, adieu, mes tendres
:

sœurs. La Vestale eut 74 représentations jusqu'au 26 oct. 1817


et, jusqu'au 4 janvier 1830, fut jouée 200 fois. (Une partition

réduite pour piano et chant, avec texte allemand et fran-


çais, est à la Bibl. de l'Opéra.)
Parmi les Français, Méhul et Boieldihu sont les meilleurs
musiciens de théâtre dont les ouvrages méritent une sérieuse
attention. Par son décret de 1804, Napoléon avait institué
un prix de 10000 francs pour le meilleur opéra composé
« dans les dix dernières années un décret de 1809 pro-
x> ;

longea heureusement le geste officiel en créant un prix de


5000 francs pour le meilleur opéra-comique.
Méhul triompha dans ce dernier concours, avec son
Joseph (1807). Le jury du concours proclama la supériorité
de l'œuvre dans le rapport suivant :

« C'est pour ce théâtre (de l'Opéra-Comique) que M. Grétry seul, le


plus spirituel, le plus vrai et le plus fécond des musiciens, a composé
plus de cinquante ouvrages, dont plusieurs sont des chefs-d'œuvre.
MM. Philidor, Duni, Gossec, Monsigny, Dalayrac, Cherubini, Martini,
Berton, Catel, Boïeldieu y ont donné d'excellents ouvrages dans tous
les genres. M. Méhul particulièrement s'y est distingué par des
compositions d'un talent aussi souple que brillant. Stratonice et
Euphrosine approchent de l'élévation de la tragédie; Ariodant est
d'un ton chevaleresque, et Joseph d'un caractère religieux; VIralo
est un opéra bouffon que l'on a cru quelque temps une production
italienne; Une folie est de la comédie qui rappelle le genre spirituel
de Grétry.
L EMPIRE ET LA RESTAURATION 445

« M. Cherubini jouer, dans l'époque du concours, l'opéra des


a l'ait

Deux Journées, où Ton reconnaît son talent supérieur; niais cet opéra
ne paraît pas au jury devoir remporter sur celui de Joseph, de
M. Méhul, lequel offre une musique savante et sensible, une expres-
sion toujours vraie, variée suivant les sujets, tantôt noble ou simple,
tantôt religieuse ou mélancolique.
« Le jury présente l'opéra de Joseph comme l'opéra-comique le plus
digne du prix.
« Il demande en même temps une mention très honorable pour
l'opéra des Deux Journées, par M. Cherubini, et pour celui de l'Au-
berge de Bagnères, par M. Catel, ouvrage remarquable par l'élégance
du style et une originalité piquante modérée par le goût. »
En 1815, passant par Vienne à son retonr de Rome, Hérold notait
les impressions suivantes « Je sors du Karntnerlhor, où j'ai été
:

avec M. Salieri. On donnait Joseph, de M. Méhul, remis au théâtre


pour la troisième fois. Ce que je disais de l'estime que l'on fait ici
de ce grand compositeur m'a été bien prouvé ce soir. Voilà quatre
ans qu'on donne ici Joseph la salle était pleine à six heures, et
;

comble à sept, ce qui n'arrive pas souvent. Presque tous les mor-
ceaux ont été applaudis avec enthousiasme, et le duo de Jacob et de
Benjamin, qui fait peu d'effet à Paris, a été chanté deux fois ce soir.
« Il est vrai que l'orchestre et les acteurs y mettent tous leurs
soins; on voit qu'ils ont un vrai plaisir à exécuter ce bel ouvrage.
M. Salieri, qui ne l'avait vu qu'une fois il y a quatre ans, en a été
content et m'a bien félicité d être l'élève de l'auteur. Ah !serai-je
jamais digne de mon maître?... » Quelques jours plus tard, Hérold
retourne voir Joseph, et il en parle ainsi : « Que M. Méhul est
heureux sans s'en douter! Son Joseph fait fureur en ce moment. Ce
soir, je voyais à côté de moi (car les femmes vont ici au parterre,
comme en Italie), ce soir donc, je voyais autour de moi une foule de
jeunes et jolies femmes qui se disaient à chaque instant Oh ! le beau
:

morceau! oh! musique! Et l'auteur ne s'en doute pas.


la belle 11 y en
a une qui pleurait pendant l'air de Siméon... »

L'œuvre de Méhul fut jouée en Allemagne pour la pre-


mière fois, scène de l'opéra de Dresde, le 30 janvier
sur la
1817, avec le titre de Jacob et ses fils en Egypte (en ail.).
Weber, —
qui ne connaissait pas exactement tous les
antécédents de Méhul, car il lui attribue la paternité de la
Marseillaise ! —
fit de la représentation un compte rendu

enthousiaste :

« Méhul, après Cherubini, est au premier rang de ces compositeurs


qui ont choisi la France pour y suivre leur carrière artistique, mais
qui, par la vérité de leurs ouvrages, appartiennent à toutes les nations.
Peut-être Cherubini est-il plus génial; en revanche, il y a chez Méhul,
avec plus de circonspection [Besonnenheit], un emploi conscient et
446 LES TEMPS MODERNES

très sage de ses facultés, une certaine clarté naturelle, témoignant


d'une étude pénétrante des anciens maîtres italiens et surtout des
œuvres dramatiques de Gluck. Une grande vérité dramatique, une
action vive non arrêtée par d'absurdes répétitions, de beaux effets
obtenus par des moyens souvent très simples, une économie (sic) de
l'instrumentation qui donne seulement ce qui est nécessaire telles
:

sont ses qualités essentielles et propres. Celui qui connaît et a su


apprécier l'aimable enjouement, l'entrain populaire et l'adresse
d'Une folie, admirera, en entendant Joseph, la souplesse d'esprit et
de sentiment d'un tel maître. » (Weber, Ausgewahlte Schriften.)

Joseph, dont le succès n'est pas encore épuisé, est l'œuvre


principale Méhul; le grand compositeur avait déjà
de
conquis la faveur du public par une œuvre de théâtre
moins importante, le Jeune Henri (1797). Le Journal de
Paris donne les détails suivants sur l'effet produit par la
première représentation :

Entre plusieurs morceaux de ce grand maître que le tumulte d'une


représentation orageuse n'avait point empêché les spectateurs d'ap-
précier et d'applaudir avec transport, l'ouverture surtout avait
entraîné tous les suffrages, sans aucun mélange de la défaveur qu'a
paru exciter le poème. Le public a redemandé le 13 cette magnifique
composition; il l'a redemandée le 14. et sur ses instances réitérées
tous les artistes de ce théâtre ont entraîné, ont porté Méhul sur la
scène, malgré sa résistance; et là, le public, les acteurs, l'orchestre,
tous, d'un accord unanime, l'ont comblé d'acclamations, mêlées à la
fois d'enthousiasme pour son talent et d'intérêt pour sa personne,
acclamations peut-être encore plus flatteuses que les applaudisse-
ments dont les représentations à'Euphrosine, de Stratonice et' de
Mélidore ont été si souvent couvertes. » (Journal de Paris, 17 floréal
an V, 6 mai 1797.)
Le même journal, en annonçant, dans son n° du 5 août, la publica-
tion, « chez le citoyen Ozi, directeur de l'imprimerie du Conserva-
toire de musique », de l'ouverture du Jeune Henry, « arrangée pour
le forte-piano par l'auteur », ajoutait : <( Nous nous empressons
d'annoncer l'impression de ce savant morceau, dont la célébrité a été
si justement consacrée par l'enthousiasme avec lequel il a été rede-
mandé et entendu, dans les entractes des représentations du théâtre
de la rue Favart. »
Le succès obtenu par Méhul en Allemagne aussi bien qu'à Paris
s'étendit à des œuvres de second ordre oubliées de bonne heure dans
notre pays. Tout en laissant deviner, entre les lignes, de légères
réserves, Weber parlait ainsi d'un autre ouvrage du compositeur :

« A l'annonce de l'opéra d'Hélène par Treitschke, d'après le texte


français de Bouilly, musique de Méhul, qui fut représenté pour la
première fois sur notre scène le inardi 22 avril 1817, j'ai simplement
l'empire et la restauration 447

à ajouter une remarque, en renvoyant à la critique des particularités


de cet excellent maître que j'ai essayé de donner à l'occasion de
l'opéra Jacob et ses fils c'est qu' Hélène fut écrite cinq ans plus tôt
:

que Jacob et ses fils, et nous montre la vie rustique dont la sérénité
contraste avec la passion des caractères qu'il fait vivre adroitement
dans ce milieu. —Bien que dans un tout autre genre, avec un coloris
différent, l'auditeur attentif ne pourra méconnaître combien ce com-
positeur reste fidèle à lui-même et personnel. » (Weber, Ausg. Schr.)

Méhul a développé en très bon langage une idée inté-


ressante qu'il convient de joindre à la mention de ses
succès de théâtre.

Il voulait que l'esthétique musicale, si confuse, fût éclaircie par


les compositeurs eux-mêmes « ... Au milieu de ces débats, de ces
:

partis dont ils sont tour à tour l'idole ou la victime, pourquoi les
compositeurs gardent-ils le silence? Ne sont-ils pas dépositaires de
leur art? N'en doivent-ils pas le tribut? Lorsque l'opinion les place
à une certaine hauteur, c'est pour être dirigée par eux et les rendre
responsables des progrès de l'erreur. Attendront-ils pour élever la
voix, que tous les genres, confondus par l'ignorance, aient rompu le
goût et précipité l'art dans le chaos des systèmes? Je suis loin
d'exiger qu'ils consacrent entièrement leurs veilles à neutraliser par
leurs écrits l'influence du mauvais goût et les caprices de la mode. Le
bien faire est préférable au bien dire, et une bonne partition prouvera
toujours plus que de bons préceptes. Cependant, je voudrais que
lorsqu'un ouvrage est destiné à voir le jour, il fût toujours accom-
pagné d'un examen dans lequel les compositeurs rendraient un compte
détaillé de leurs intentions, des moyens qu'ils ont employés pour les
exprimer, des principes qui les ont dirigés, des règles qu'ils ont
suivies, et des convenances qu'ils ont dû observer par rapport au genre
qu'ils ont traité. De pareils écrits formeraient à la fois une poétique
musicale, etc. » (Mkhul, préface d'Ariodant.)

Idées excellentes en soi, un peu vaines dans la pratique;


car il est rare que la profession de foi d'un compositeur

s'accorde avec ses œuvres réelles ! D'ailleurs Méhul n'a pas


pratiqué système qu'il préconise et l'a laissé a l'état de
le
simple vœu.
Avec Méhul, Fr. Adr. Boieldieu (1775-1834) représenta
glorieusement le génie français chez nous et à l'étranger.

Après avoir fait jouer à dix-huit ans la Fille coupable et à vingt


ans Rosalie et Mirza dans sa ville natale (Rouen), il vint à Paris,
dans la maison de Séb. Erard, où il connut, pour son profit musical,
Méhul et Cherubini avant d'aborder la scène de l'opéra-comique. Il
448 LES TEMPS MODERNES

séjourna à Saint-Pétersbourg (1803-1810) par suite d'un mariage


malheureux avec une danseuse; de retour à Paris, il donna la série
de ses opéras-comiques dont Jean de Paris est le premier (1812).
En 1817, il succéda à Méhul comme professeur de composition au
Conservatoire, où il resta jusqu'en 1829. On compte parmi ses
élèves Auber, Adam, Fétis, Zimmerman.

Boïeldieu a composé 39 ouvrages de théâtre dont un


seul opéra, les Deux Nuits (1829), qui eut peu de succès.
Il écrivit parfois en collaboration avec Méhul (le Baiser et

la quittance, 1804), avec Cherubini, Catel et N. Isouard


(Bayard à Mézières, 1814), avec Berton (la Cour des fées,
1821), avec Kreutzer(Pharamond, 1825). Sa maîtrise et
sa personnalité brillentdans des œuvres dont les plus
célèbres sont les Voitures versées (1808), le Chaperon
rouge (1818), dont la première représentation fut un
triomphe, et la Dame blanche (1825), qui, en son genre,
— etmalgré de fastidieuses répétitions de paroles, —
est
un chef-d'œuvre auquel les Allemands ont toujours rendu
justice. Schopenhauer estime que le livret en est admira-
blement conçu et doit passer pour un modèle Mendelssohn
;

recommandait à ses élèves l'étude de l'Ouverture. Au loyer


de l'Opéra de Vienne, le buste de Boïeldieu voisine avec
celui des plus grands maîtres. Boïeldieu est un Mozart
français. Certaines musiques de notre temps font sentir,
par voie de contraste, le charme et le prix de sa sponta-
néité, de sa grâce ingénue, de sa verve, de la fraîcheur de
son inspiration mélodique.
Un historien allemand de la musique, d'ailleurs très
favorable à l'aimable compositeur (K. Storck), dit que
l'art de la Dame blanche donne de l'agrément à la vie, sans
exprimer la vie :Schmuck des Lebens, nicht Lebenskunst.
La distinction est bien contestable De quel droit ne recon-
!

naît-on l'expression exacte de la vie que dans les formules


compliquées et dans le langage de la douleur? L'humanité
connaît autre chose que les déchirements et les larmes.
Elle est très diverse; Démocrite en fait partie au même
titre qu'Heraclite, Béranger au même titre que Feuerbach,
Manon au même titre qu'Yseult; et se mettre, comme on
dit, « en dehors de la vie », est encore une façon de conce-
voir la vie et d'être vivant. L'oiseau de Minerve, il est
L EMPIRE ET LA RESTAURATION 449

vrai,ne se lève qu'au crépuscule; certains compositeurs


d'aujourd'hui semblent trouver que c'est encore trop tôt!
Mais l'alouette qui, en pays gaulois, est un oiseau-symbole,
se lève avec le jour. Pour une raison d'agrément aussi,
l'art un double aspect; contrairement aux lois
doit avoir
physiques, les musiques légères comme celle de la Daine
Blanche t'ont équilibre, dans l'Histoire, aux musiques
savantes et lourdes. Les unes nous reposent des autres;
il faut savoir les aimer toutes (avec des nuances, bien
entendu, dans la sympathie). Après avoir admiré la plus
belle tulipe éclose sous la loupe d'un horticulteur de
Harlem, on aime le petit bouquet de violettes des bois,
fleurs simples, mais douées d'un parfum qui dure...
Le témoignage des étrangers a la même importance,
pour un compositeur, que celui d'une postérité qui serait
contemporaine. Weber —
faisant, il est vrai, une critique
de journaliste obligé, dans une certaine mesure, de tenir
compte des circons lances —
a loué l'enjouement et l'esprit
{Jieitcre Laune, frôhlicher Witz) de la Dame blanche; il
n'avait pas une moindre estime pour Jean de Paris, à
propos duquel il a écrit une page curieuse où, en forçant
un peu le contraste pour expliquer honorablement les
lacunes du théâtre de ses compatriotes, il institue une juste
comparaison de l'esprit français et du caractère allemand :

« Le genre auquel appartient formé depuis une


cet opéra, s'est
dizaine d'années ou un peu plus en France de là, s'est répandu
et,
aussi sur l'Allemagne. On a cherché à désigner ces productions sous
la dénomination d'opéras « de conversation », « opéras mondains »
ou « opéras de salon », parce que la jjlupart du temps, ne tenant
aucun compte des données historiques qui les reportent parfois très
loin de nous, ils ne nous offrent à vrai dire qu'un tableau de la vie
mondaine de notre société ou plutôt de la société française.
« Ils sont les frères musicaux des comédies françaises et nous
donnent, comme elles, ce que cette nation offre de plus aimable. Une
franche bonne humeur, un badinage léger, un esprit enjoué, tout
cela agréablement amené par quelques jolies situations, voilà les
qualités propres à ces opéras dont le goût de la nation a fait à un
tel point l'essentiel que l'on pourrait, comme dans les comédies,
en nommer un très grand nombre qui se ressemblent presque com-
plètement au point de vue du genre d'invention, de la coupe, de la
manière de traiter le sujet et de dessiner les caractères; ils ne
peuvent être distingués les uns des autres et offrir un attrait parti-
Combabieu. — Musique, II. 29
450 LES TEMPS MODERNES

culier que par la manière plus ou moins heureuse de traiter une


matière en vogue.
« Ils forment un contraste avec le sentiment profond de la passion
qui est propre à l'âme allemande et à l'âme italienne, en ce qu'ils
représentent la raison et l'esprit. C'est surtout vrai au point de vue
musical. De même qu'il suffit à l'imagination allemande profonde
d'une seule pensée donnée pour l'inciter à exécuter un tableau
sonore en harmonies splendides, de même que dans l'ardente imagi-
nation italienne les seuls mots amour, espérance, etc. produisent
souvent le même résultat (et ensuite, même dépouillée de ces mots,
l'œuvre vivrait certainement par elle-même, éloquent tableau de
l'âme, comme par exemple dans la haute musique instrumentale),
c'est le propre de la musique française de n'avoir la plupart du temps
de valeur que par la parole seule, car elle est, par sa nature et sa
nationalité, spirituelle. (Weber, loc. cit.)

Boïeldieu eut un rival Nicolo Isouard, né dans l'ile de


:

Malte en 1775 (f Paris, 1818). Après avoir étudié à Palerme


et à Naples, après avoir fait jouer à Florence, puis à
Livourne, quelques pièces bientôt oubliées, et un peu erré
par le monde, Nicolo s'établit à Paris (1799). Il a écrit une
cinquantaine d'opéras dont deux eurent un succès très vif:
Cendrillon (1810, livret d'Etienne) et le Billet de loterie
(1811, livret de Roger et Creuzé de Lesser). Les dernières
années de sa vie furent pleines d'amertume; il jalousa
beaucoup Boïeldieu sans avoir son talent.
Cherubini, Italien adopté par la France, a vécu au delà
des limites de cette histoire; mais nous n'avons pu omettre
cette noble et grave figure de l'ancien régime musical :

Berlioz le proposait aux jeunes musiciens comme « un


modèle sous tous les rapports » et Beethoven l'appela
(dans une lettre à L. Schlôsser) « le meilleur compositeur
de son temps ». Ce fut, dans la région de l'art officiel, un
haut personnage, très estimé pour l'abondance, le sérieux
et la variété de ses œuvres. Il s'établit définitivement,
en 1788, à Paris, où il trouva l'opéra bouffe ramené par
Viotti et installé aux Tuileries sous le nom de Théâtre de
Monsieur. Il a beaucoup écrit pour la scène, pour l'Eglise,
pour le Concert, avec des succès inégaux, en prenant Gluck
comme modèle, en profitant aussi des créations de Haydn
et de Mozart, et en réalisant, avec beaucoup d'autorité, une
sorte de synthèse de l'art italien et de l'art français. Ses
opéras nous seraient aujourd'hui pénibles; ils le furent
l'empire et la restauration 451

quelquefois au public de l'époque impériale, mais pour des


raisons qui ne seraient plus les nôtres on leur repro-:

chait d'être trop savants. Son Anacréon (1803) fut sifflé


comme musique allemande ». Les auditeurs, en général,
«

se plaignaient de « n'avoir pas le temps de respirer et de


jouir des airs ». Napoléon trouva cet art compliqué; il
disait à Cherubini, auquel il préférait Paisiello et Zinga-
relli : « Vos accompagnements sont
trop forts ». Il ne se
trompait pas absolument; il y a, dans la musique de
Cherubini, des duretés, des brusqueries, certaines vio-
lences formelles qui sonnent creux. Les ouvertures et les
pages purement instrumentales du maître d'Halévy ont
gardé un plus sérieux intérêt que sa musique vocale.

Lodoïska, comédie héroïque en 3 actes, jouée en 1791 (l'année de


la mort de Mozart) dans la salle Feydeau, qu'on venait de construire
pour les Italiens, eut un vif succès. Elisa ou le mont Saint-Bernard
(1794) plut surtout par son premier acte, « qui est peut-être, dit
Miel, ce que la scène chantante a de plus pathétique ». Les deux
journées ou le Porteur d'eau, « opéra-comique en 3 actes du citoyen
Bouilly, musique du citoyen Cherubini, dédié au citoyen Gossec, repré-
senté pour la première fois sur le théâtre de la rue Feydeau le
26 nivôse an 8 » (1800), reparaît encore quelquefois sur les scènes
modernes; c'est l'histoire d'un porteur d'eau savoyard qui, pendant
les troubles de la Fronde, parvient à faire échapper un proscrit
fugitif, lequel, autrefois, lui avait sauvé la vie. Les deux morceaux :

Guide mes pas, ô Providence, et Un bienfait n'est jamais perdu,


donnent lieu à des ritournelles qui reviennent fréquemment et
mettent dans la musique une sorte de fil conducteur.
Le porteur d'eau ou les Deux journées fut joué à Munich en 1811,
sous le titre Armand (du nom du comte Armand, président du Parle-
ment, personnage de la pièce). Weber en fait un éloge enthousiaste.
Dans une « Lettre d'un voyageur », il dit qu'il a crié à son postillon :

« Je ne voyage plus aujourd'hui, c'est la journée du Porteur d'eau! »


;

Il ajoute que pour rien au monde il n'aurait voulu se priver de celte

« divine musique de l'orchestre de Munich ». Il analyse la pièce


(déjà dérangée pour l'exportation), énumère les beautés, et termine
par ces mots : « Si j'ai tant bavardé sur cet opéra, c'est qu'on ne
peut jamais en dire assez sur de tels chefs-d'œuvre ». Les Abencé-
rages ou YEtendard de Grenade (1813), opéra en 3 actes, sur un
livret conforme à la légende racontée par Chateaubriand, eurent peu
de succès {20 représentations). Il faut en louer cependant l'ouverture,
l'air de Gonsalve Poursuis tes belles destinées (I, 6), et la scène
:

d'Almanzor Suspendez à ces murs mes armes, ma bannière (II, 8).


:

Sur les 23 opéras du compositeur, tels sont les plus célèbres.


Parmi les grands musiciens qui ont témoigné de leur admiration
452 LES TEMPS MODERNES

pour Cherubini, on peut citer encore R. Schumann qui l'appelle « le


magnifique » [den herrlichen), Moscheles, Mendelssohn. Hans de
Bulow voyait en Brahms « l'héritier de Luigi (Cherubini) et de
Ludwig (Beethoven) » il appelait Glinka « un Cherubini russe ».
;

Dans une récente étude (Jahrbuch de la Musikbibl. Peters), un cri-


tique de grande autorité, Hermann Kretzschmar, a replacé Cheru-
bini au rang d'honneur qui lui est dû, en montrant son originalité et
ses tendances déjà romantiques. Aux jugements réunis dans cette
étude, on peut ajouter, entre autres, celui de d'Ortigue qui écrivait en
1829 (en parlant il est vrai de la musique d'église) « M. Cherubini,
:

créateur d un art nouveau, fondateur d'une école parmi nous... » et


un peu plus loin « M. Cherubini, ou, pour mieux dire, l'école fran-
:

çaise » (d'Ortigue, de la Querelle des dilettanti, 1829, p. 47 et 50).

L'œuvre religieuse de Cherubini comprend, avec plusieurs


oratorios, des motets alla Palestrina et 8 Salutai'is...
(dont un improvisé pour messe de mariage de Boïeldieu),
la
18 messes solennelles, dont 2 messes de Requiem la :

première fut refusée par l'Archevêque de Paris, aux


obsèques de Boïeldieu, parce qu'il devait y avoir des
femmes parmi les chanteurs la seconde est écrite pour
;

voix d'hommes. Cherubini est l'auteur de la grande com-


position publiée sous ce titre Troisième messe solen-
:

nelle à trois parties en chœur avec accompagnements à


grand orchestre exécutée au sacre de S. M. le Roi Charles X,
composée par L. Cherubini Surintendant titulaire de la
musique de S. M. le Roi de France, et Directeur de l'Ecole
Royale de musique et de déclamation de Paris (prix: 4-8 fr.,
à Paris, chez l'auteur, rue du faub. Poissonnière, n° 19,
S. d., partition de 200 pages); composition qui ne manque
ni de grandeur ni d'éclat, mais qui ressemble trop, avec
son caractère théâtral, à un discours d'apparat. Elle est très
différente de celle de Lesueur. Lesueur écrit une musique
en marge de la liturgie, pour encadrer les parties de la
messe; Cherubini compose une vraie messe. Berlioz
l'apprécie en ces termes :

ce On rencontre, il est vrai, dans la Messe du sacre, plusieurs


passages dont le style, empreint du défaut que je signalais tout à
l'heure, a plus de violence que de vigueur, et partant peu d'accent
religieux; mais tant d'autres sont irréprochables et, d'ailleurs, la
marche de la Communion qui s'y trouve est une inspiration de telle
nature, qu elle doit faire oublier quelques taches et immortaliser
l'œuvre à laquelle elle appartient. Voilà l'expression mystique dans
l'empire et la restauration 453

toute sa pureté, la contemplation, l'extase catholiques! Si Gluck,


avec son chant instrumental aux contours arrêtés, empreint d'une
sorte de passion triste, mais non rêveuse, a trouvé, dans la marche
d'Alceste, l'idéal du style religieux antique, Cherubini, par sa
mélodie également instrumentale, vague, voilée, insaisissable, a su
atteindre aux plus mystérieuses profondeurs de la méditation chré-
tienne. »

Dans l'œuvre profane de Cherubini, dont l'imposant


catalogue a été dressé en 1843 par Bottée de Toulmont.
les Ouvertures ont été l'objet d'une attention particulière.
Elles semblent n'avoir pas été sans influence sur certains
grands maîtres du XIX e siècle. De la puissance, un sens
dramatique réel, des formules originales d'harmonie et des
contrastes qui firent reprocher au compositeur les mêmes
« bizarreries » qu'à Beethoven, une sorte de poésie un
peu austère aimant volontiers l'élégie grave et l'expres-
sion mélancolique (on est allé, en 1800. jusqu'à comparer
l'auteur d'Eliza à Dante), une certaine indépendance magis-
trale évoquant, malgré la belle tenue du style, l'idée d'un
romantisme en germe, analogue à celui qu'on peut trouver
chez certains littérateurs de l'Empire (un Ducis, un
N. Lemercier...) : telles sont les qualités fort distinguées
qu'on y trouve. L'art de Cherubini est complexe il doit :

quelque chose à Gluck, à Haydn pour l'instrumentation, à


Mozart pour le traitement des voix, à Méhul et aux musiciens
français. Il apparaît entre l'ancienne tradition de la musique
c
italienne et les œuvres brillantes du xix siècle, mais
plus près de celles-ci que de celle-là. L'impression qui
domine est celle d'un talent inspiré, fort, s'imposant plus
à l'admiration par les qualités sérieuses que par la grâce
mélodique. Blaze de Bury a nommé Cherubini « le Royer-
Collard de la musique ». On peut rapprocher ce mot de la
boutade suivante. Rossini dînait un jour chez son compa-
triote, lequel avait mauvais caractère et se fâchait volon-
tiers; se querellant avec lui (au sujet du mariage de sa
fille), il lui dit entre autres aménités « Vous ne me faites
:

pas peur! mes pizzicati valent plus que toutes vos fugues ! »

L'auteur du Barbier eût répété volontiers à l'auteur des


'Abencerages : Zanetto, lascia le donne, e studio la matemà-
tica !
454 LES TEMPS MODERNES

Pourquoi faut-il qu'il y ait une tache à la mémoire de


Cherubini? C'est Berlioz lui-même qui va l'indiquer :

« regardait Mozart comme le premier des musiciens, et trou-


... Il

vait Gluck plus grand que la musique. Il avait peu de sympathie


pour Weber, qu'il accueillit cependant avec un très vif empresse-
ment, quand il vint le voir, lors de son passage à Paris, en 1826.
Pour Beethoven, il le redoutait comme V antechrist de Vart. Son
équité et son grand sens musical et poétique le mettaient dans
l'impossibilité de méconnaître un tel génie mais il entrevoyait de
;

ce côté le scintillement crépusculaire de certaines idées qu'il ne vou-


lait pas admettre, et, malgré lui, il s' attristait de la puissance qiïil
leur voyait acquérir. » (Berlioz.)

Dans musique sous l'Empire


cette esquisse de l'état de la
et la Restauration,doivent trouver place quelques traits sur
la situation artistique et financière de l'Opéra et sur
l'homme de valeur qui essaya de la relever Alex. Choron.
:

La situation guère brillante, de toute façon, et


n'était
justifiait l'empressement avec lequel on accueillait les
étrangers. Depuis 1807, l'Opéra était dirigé par un homme
étranger à la musique, Picard, l'auteur de la Petite cille.
En 1815, il fut remplacé par Choron qui avait le titre de
régisseur général; Persuis, violoniste et compositeur, fut
nommé Inspecteur général de la musique, et Kreutzer,
autre violoniste, auteur d'une quarantaine d'opéras oubliés,
chef d'orchestre. A ce triumvirat divisé par des haines
cordiales commandait Papillon de la Ferté, intendant des
Menus, « personnage à la volonté stupide » (Castil-Blaze),
« esclave de mille petites passions ».

Les artistes jouant les premiers rôles étaient Dérivis, « voix


:

magnifique, stature imposante, gestes manquant de noblesse, avec


je ne sais quoi de bourgeois qui perçait en lui au travers du
manteau royal » Nourrit (le père), « qui ne fait qu'imparfaitement
;

la roulade, et mauvais acteur » Lays, qui approchait de la soixan-


;

taine; M me Branchu, qui, un moment, avait « égalé la tendre et tra-


gique Saint-Huberti ». Dans un rapport du 16 juin 1816, Choron
exprimait, sur les femmes servant de doublures, des doléances que
M. Gabriel Vauthier résume ainsi d'après quelques lignes du docu-
ment original « Celle-ci, sujet ignoble, sans moyens aujourd'hui,
:

est entièrement usée; celle-là, voix dure et glapissante, maintien


gauche et de mauvais goût, est sifflée par le public telle autre, par
;

son inconduite, a perdu fraîcheur, voix et beauté; telle est vieille,


laide, n'a jamais eu de voix ni su un mot de musique... » La plupart
l'empire et la restauration 455

des choristes étaient « désagréables à voir, désagréables à entendre ».

Les menacés d'être mis en réforme s'adressaient à Persuis,


sujets
qui, menacé lui-même dans ses fonctions, faisait intervenir Spontini;
et ce dernier, aigri par le refus de reprendre son Fernund Çortez,
écrivait au secrétaire général de la Maison du Roi « Ce malheureux
:

Opéra, moribond comme il l'est, a-t-il besoin d'autres coups pour


expirer que ceux dont il est frappé par l'inepte, tyrannique et
ignoble administration actuelle? ». En général, d'après les témoi-
gnages contemporains, on ne chantait pas, à l'Opéra on criait. :

'

« Les premières cantatrices, écrivait lady Morgan, chantent hors


de mesure; et plus elles s'abandonnent à leur criaillerie, plus elles
sont couvertes d'applaudissements. » C'est la tradition du xvm° siècle
qui continuait.
L'orchestre se composait de 24 violons (aux appointements de
5 000, 3 000 et 1 000 fr.); 8 altos (de 1 500 à 1 000 fr.); 10 violoncelles
(dont le premier touchait 3 000 fr.) 8 contrebasses (de 2 000 à
;

1000 fr.); 3 hautbois (Wogt, à 2 750 fr., F. Miolan, à 1800,


Schneitzœffer, à 1 600) 2 flûtes (Tulou, à 2 500 fr., Lépine, à 1 500)
; ;

3 clarinettes, 4 cors, 4 bassons (les premiers pupitres à 3 000 fr.);


3 trombones (1200 et 1000 fr.); 1 harpiste (1500 fr.) et 1 timba-
lier (1 400). D'après l'État matrice de l'Académie royale de musique
pour 1816, les recettes de l'année furent de 719 500
fr. la subven-
;

tion fournie par le roi était de 600 831 fr. Mais cet équilibre ne dura
pas longtemps. En 1829, pour combler le déficit, le Ministre de
l'Intérieur dut contribuer. Quant à la difficulté d'alimenter le réper-
toire par des ouvrages nouveaux, Choron la signalait ainsi (4 jan-
vier 1817) « M. Cherubini n'a jamais pu obtenir de succès; il est
:

d'ailleurs occupé par les travaux de la Chapelle du Roi. La santé de


M. Méhul est tellement dérangée qu'il y a lieu de craindre qu'on ne
le conserve pas longtemps il est hors d'état de travailler; il n'a
:

d'ailleurs jamais eu de succès à l'Opéra. M. Lesueur travaille diffi-


cilement; il n'a rien de prêt. Il s'occcupe d'un Alexandre à Babylone,
ouvrage à fracas et de peu d'espérance. M. Paër, pressé mille fois,
et en ce moment encore, de travailler pour l'Opéra, élude sans cesse ;

il ne travaillera jamais. M. Boieldieu ne veut point travailler pour

l'Opéra cela est bien connu. M. Nicolo ne veut rien donner avant la
:

Lampe merveilleuse » (Cité par G. Vauthier). Méhul devait mourir


dans le courant de l'année, et Nicolo en 1818. L'Alexandre de
Lesueur ne fut jamais joué, pas plus que son Tyrtée et son Artaxerce.
Quant à Paër, maître de chapelle à l'Opéra italien sous la direction
de la Catalani, il voulait les fonctions de directeur (que Rossini
allait bientôt lui soufffer).
Alex. Choron (né à Caen en 1771), ancien élève de l'Ecole poly-
technique, véritable apôtre de l'enseignement musical, marqua son
passage à l'Opéra par une grande énergie administrative. Un artiste
(Dérivis) s'absentait-il sans congé régulier? Il s'adressait immédia-
tement à la Police générale pour le faire ramener sous escorte. Un
autre (Lavigne) s'abstenait-il de paraître aux répétitions des Aben-
cérages'i Trois cents francs d'amende et huit jours de prison!...
456 LES TEMPS MODERNES

Choron 'abondait en projets de réformes que les circonstances empê-


chèrent d'aboutir. Il écrivait à La Ferlé, le 22 décembre 1816 :

« L'Opéra est dans une langueur réelle avec les apparences du mou-
vement )>. »

Aujourd'hui, à distance, on ne peut que ratifier un tel


jugement. C'est du côté du théâtre allemand qu'il va falloir
regarder pour saluer l'aurore d'un art nouveau.

Bibliographie.

Ignaz Franz von Mosel Ueber das Leben und die Wcrke des Anton
:

Salieri (1827). — R. Wagner


Souvenirs sur Spontini, dans Gesnm. Werke
:

(t. v).— W. Altmann Spontini an der Iierliner Oper (dans les Sammelb.
:

d. Intern. Musikges., 1903). —


CroweST Cherubini (London, 1890, in-8°; :

Bibl. de l'Opéra de Paris, 7559). —


Miel Notice sur la vie et les cuivres :

de Cherubini (Paris, in-8°, 1842; ibid. 4255). HalÉvy Eludes sur Che- — :

rubini (1845). —
Kretzschmar Ueber die Bedeutung von Cherubinïs
:

Ouverturen und Hau/itopern fur die Gegenwart (dans le Iahrbuch der


Musikbibl. Peters, 1906). —
Em. Duval Boïeldieu, notes et fragments iné-:

dits (1883). — L. Auge de Lassus : Boïeldieu, 1 vol., 1910. — QuatremÈRE


DE QuiNCY Méhul (éloge académique).
: —
A. PouciN Méhul, sa vie et ses :

œuvres (1 vol., 2 e édit. 1893). —


Gabriel Vauthier Alexandre Choron :

os er er
(Bévue musicale, n des 1 mai, 1 août, 1 er et 15 déc. 1908).
Bibliothèque musicale du théâtre de VOpéra. Catalogue historique et anec-
dotique, par Th. DE Lajarte (Jouaust, i vol., 1878). Cet ouvrage est le —
résultat de la mise en ordre et du classement des archives de l'Opéra dont
M. de Lajarte avait été officiellement chargé par M. de Chennevières, direc-
teur des Beaux-Arts. Ce ne fut pas un médiocre travail que l'inventaire de
toutes ces richesses: il y régnait une grande confusion, car autrefois il n'y
avait pas de bibliothécaire le copiste du théâtre, qui était d'ailleurs un
:

praticien habile, suffisait à tout; on paraît même n'avoir pas compris


que les partitions pussent être cataloguées et conservées, dans un dépôt
spécial, au même titre que les monuments littéraires. Le résultat des
recherches de M. de Lajarte a été le suivant il a trouvé 241 opéras, :

possédant tout leur matériel d'exécution; 106 ballets avec leurs parties
séparées; 184 partitions sans parties d'orchestre, plus un certain nombre
de liasses d'airs de ballets détachés. Dans son catalogue imprimé, il a
classé toutes ces œuvres par ordre chronologique, en consacrant à chacune
d'elles une substantielle notice où il donne la date de la première représen-
tation et celle des reprises les plus importantes, la distribution des rôles,
et une brève caractéristique avec quelques anecdotes. Son catalogue n'est
pas une simple nomenclature. On y trouve une véritable histoire de l'opéra
français, que l'auteur divise en six périodes :

Lulli : de 1671 (Pomone de Lulli) à 1697 (l'Europe galante de Campra);


Campra de 1697 à 1733 (Hippolyte et Aricie de Rameau);
:

Bameau de 1733 à 1774 (I/ihigénie en Aulide de Gluck);


:

Gluck de 1774 à 1807 (Vestale de Spontini);


:

Spontini de 1807 à 1826 (Siège de Corinthe de Rossini);


:

Bossini et Mcyerbecr de 1826 à 1849 (le Prophète).


:

En ce qui concerne le texte musical des opéi'as, une grande publication


L EMPIRE ET LA RESTAURATION 457

d'ensemble fut entreprise aux environs de 1875. C'est la collection Michae-


lis, ainsi appelée du nom de l'éditeur. Michaelis eut l'idée pratique de
rééditer, dans les formes de l'écriture moderne et avec une réduction pour
piano, tous les opéras du répertoire français. Il prit comme collaborateurs,
pour la partie musicale et la constitution du texte, Th. de Lajarte,
Poisot, A. Guilmant, G. Franck, Gevaërt, Renaud de Vilbach, Bour-
GAULT-Ducoudray, Weckerlin, et, pour la partie littéraire, c'est-a-dire poul-
ies notices historiques placées en tète de chaque ouvrage, MM. Ad. Julien,
La VOIX, POUGIN, V. Wilder. Ce répertoire est surtout une œuvre de vul-
garisation; il n'y faut pas chercher une mise en œuvre rigoureuse de la
méthode historique, si exigeante pour les moindres détails; tout y est
sommaire, réduit à l'essentiel, simplifié en vue de l'exécution pratique. La
collection Michaelis a remis au jour les opéras de Beaujoyeux, Gambert,
Lulli, Collasse, Campra, Destouches, Rameau, Philidor, Grétry, Piccini,
Salieri, Catel, Lalande, Méhul, Lesueur, Mondonville, Delaborde, Berton,
en un mot les principaux compositeurs des XVI e XVII e et XVIII e siècles et
,

du début du xix e Elle a atteint 40 volumes environ, disséminés aujour-


.

d'hui, dans les bibliothèques. L'éditeur mourut à la tAche, sans avoir pu


conduire jusqu'au bout cette grande entreprise.
CHAPITRE LIV

LES CHEFS-D'ŒUVRE DU THÉÂTRE ALLEMAND

Les compositeurs allemands de la seconde moitié du XVIII e siècle.— Les


œuvres lyriques de la jeunesse de Mozart. — Caractères généraux du génie
dramatique de Mozart; ses principaux opéras. — Premières représentations
de Don Giovanni. — Accueil fait en Italie aux premiers opéras de Mozart.
— Beetlioven et la musique dramatique; Fidelio; caractères et fortune de
l'œuvre. — Le Freischiitz; opinion de R. Wagner. — Euryanthe et ses

rapports avec le drame lyrique du XIX e siècle. Oberon.

En Allemagne, — —
la musique de
Gluck excepté,
théâtre jusqu'en 1787, que des œuvres
n'avait produit,
médiocres, dont quelques-unes eurent beaucoup de succès
en leur temps, mais sans rien de durable. Le génie de la
race semblait peu doué pour ce genre d'art et, en général,
pour le drame. Bourgeois et pot-au-feu {philisterhaft und
hausbacken, dit un historien), le public était loin d'offrir,
pour une rupture avec l'italianisme, un terrain favorable
comme celui que l'auteur à' Orphée et d'Alceste avait
trouvé à Paris, auprès d'amateurs passionnés pour les
querelles esthétiques. Hasse, que Krause surnomme le
Corrège de la musique religieuse', Naumann (1741-1801),
fêté à Copenhague, à Berlin, à Dresde, écrivirent leurs
meilleurs ouvrages pour l'Eglise. Graux ne composa que
des opéras italiens et Telemaxx, à Hambourg, ne sut pas
;

faire aboutir à une belle œuvre sa tentative d'art national.


Ceux qui cultivèrent le grand opéra furent de pâles fournis-
seurs ou des musiciens « à la suite A. Schweitzer
)> :

(1737-1787), dont le meilleur ouvrage est une Alceste, sur


LES CHEFS-D'ŒUVRE DU THEATRE ALLEMAND 459

un poème de Wicland, qui eut un grand succès et fut


imprimée; Joh. Fr. Reichardt (1752-1814), qui illustra
quelques textes de Goethe et sembla vouloir entrer dans la
même voie que Gluck. Deux genres de moindre envergure
sont mieux représentés le mélodrame et l'opérette. Le
:

premier fut créé en Allemagne par un musicien de culture


moitié italienne, moitié allemande, Georg Benda (1721-
1795), qui, dans son Ariane à Naxos (Gotha, 1774), donna
un premier équivalent au Pygmalion de J.-J. Rousseau,
sans connaître ce modèle. L'opérette, qui ne fut pas
toujours favorisée par les circonstances politiques, eut un
grand mérite celui de traiter des sujets empruntés à la
:

vie du peuple. Elle fut d'abord cultivée dans l'Allemagne


du Nord par Fr. W. Wolf (1735-1792); mais c'est surtout
à Vienne qu'elle eut le plus de faveur. Ditters von
Dittersdorf, né à Vienne en 1739, a écrit une trentaine de
Singspiele (comédies avec ariettes), dont la principale, le

Docteur Pharmacien {Doctor und Apotheke), eut un


et le
énorme succès dans toute l'Allemagne. Son contemporain
et ami Wenzel Muller, un des plus grands chanteurs de
tréteaux qu'ait eus l'Allemagne, a composé plus de 200 pièces
du même genre.
Nous nous bornerons à indiquer les chefs-d'œuvre du
théâtre allemand qui parurent jusqu'en 1827. Nous laissons
de côté les compositeurs sur lesquels on ne pourrait porter
un jugement d'ensemble qu'en leur faisant tort si on ne
dépassait point cette date Spohr et Meyerdeer par exemple
:

(la carrière du premier s'étendant jusqu'en 1859, celle du


second jusqu'en 1864).
Ha\dn, Mozart, Beethoven, Weber seront caractérisés
dans un chapitre ultérieur comme appartenant à l'histoire
de la symphonie et de la musique de chambre. Mais Mozart,
Beethoven et Weber ont écrit pour le théâtre; on leur
doit des chefs-d'œuvre hors de pair; et leur rôle dans
l'évolution de l'opéra est d'une importance capitale.
. Le bon Joseph Haydn peut être négligé dans cette partie
de notre travail. Il avait beaucoup d'imagination et, alors
même qu'il écrivait une symphonie, il aimait à se proposer in
petto une petite histoire comme programme; mais, entre
des « histoires » et des drames lyriques, la distance est
460 LES TEMPS MODERNES

grande, et les dix-neuf ou vingt piécettes italiennes que


l'auteur des Saisons écrivit le plus souvent à Vienne pour
la scène privée du prince Esterhazy, voire pour son théâtre
de marionnettes, n'offriraient pas sans doute un sérieux
intérêt. Il n'en est ainsi ni de Mozart dont les Noces de
Figaro (Vienne, 1786), Don Giovanni (Prague, 1787), la
Flûte enchantée (Vienne, 1791) sont des époques, ni du—
Fidelio de Beethoven (Vienne, 1805).
Mozart eut une carrière dramatique analogue à celle de
Gluck, dont il recueillit et développa l'héritage, tout en
s'assimilant les grâces de l'art italien. Avant de s'élever à
des créations dont la beauté est unique, il commença par
des badinages à l'italienne. Il avait douze ans quand il
écrivit la Finta simplice (1768) et Bastien et Bastienne;
à quatorze ans, il donna Mitridate re di Ponto; à quinze,
Ascanio in Alba; à seize, II sogno di Scipione, Lucio
Silla Ce ne sont pas ses plus grands titres de gloire.
La nature peut donner à un enfant le don de la mélodie,
le génie qui supprime les difficultés d'exécution elle ne
;

peut lui donner ce qui est nécessaire au théâtre l'expé- :

rience de la vie et la connaissance des passions humaines.

Cette période de débuts comprend encore La finta Giardiniera (un


:

des meilleurs de ces essais, Munich, 1775), II re pasiore (Salzbourg,


1775), Zaïde (1779), Idomeneo re di Creta (Munich, 1781), Belmonte e
Costanza (Vienne, 1782), l'Oca del Cairo (1783), Lo sposo deluso
(1783), et, après les trois chefs-d'œuvre Le Nozze di Figaro (Vienne,
:

1786), Don Giovanni (Prague, 1787) et la Flûte enchantée (Vienne,


1791), La Clemenza de Tito (1791). En 1781, Mozart montrait qu'il
avait réfléchi sur la partition comme sur la préface à'Alceste, et
cédait à l'influence de Gluck, visible dans son Idomeneo.
Le père de Wolfgang écrivait à sa femme, après la première de
Mitridate, le 29 déc. 1770 (de Milan) :

« Dieu soit loué ! L'opéra de Wolfgang a été exécuté le 26 pour la


première fois avec un succès complet. L'air de la prima donna a été
bissé, ce qui arrive rarement à Milan le jour de la première audition.
Il n'est pas dans l'usage de crier fuora, et cependant cela est arrivé

à mon fils On a crié beaucoup Evviva il maestro! Evviva il maes-


:

trino !

Le lendemain on a fait répéter les deux airs de la prima donna.


Le public voulait faire recommencer le duo, mais, comme il était trop
tard, on a dû y renoncer »
Un journal de Milan parlait ainsi de Mitridate
'.

<( L'opéra a obtenu l'approbation du public, autant pour le bon


LES CHEFS-D'ŒUVRE DU THEATRE ALLEMAND 461

goût des décors que pour l'excellence de la musique et pour l'habi-


leté des chanteurs.
Quelques airs chantés par M m0 A. Bernasconi expriment vivement
les passions et touchent le cœur. Le jeune maestro di cappella, qui
ne dépasse pas quinze ans, étudie le beau de la nature et il nous le
représente orné par les charmes musicaux les plus rares. »
Au sujet de Lucio Silla (l re représentation à Milan, carnaval
de 1773), le père de Wolfgang écrivait à sa femme le 3 janvier 1773 :

« ... Tous les soirs il y a chambrée pleine et à la septième repré-


sentation il ne restait plus une place disponible... ». Et le 9 janvier
de la même année : « L'opéra marche incomparablement bien, à ce
point que le théâtre est toujours plein. On fait répéter les airs, et
le succès va crescendo. Wolfgang a reçu du comte Castelbarco une
montre en or avec chaîne. Nous sommes à la dix-septième représen-
tation; on pense que l'opéra arrivera facilement à vingt et quelques
représentations... »

La première représentation d'il dissoluto punito, ou


Don Giovanni, « Dramma giocoso » en 2 actes, au théâtre de
Prague, le 29 octobre 1787, est, dans l'histoire musicale,
une date analogue symboles religieux qui, rencontrés
à ces
sur la route, arrêtent quelques instants la piété du pèlerin.

Quand Mozart, venant de Vienne, se rendit à Prague (fin


août ou commencement de septembre), la partition n'était
pas entièrement terminée; ses amis étaient même inquiets.
L'ouverture fut écrite la veille de la représentation. Rentré
chez lui à minuit après une joyeuse soirée, Mozart
demanda à sa femme de lui préparer du punch et de rester
auprès de lui pour le tenir éveillé. Constance lui raconta
l'histoire d'Aladin, qui le fit beaucoup rire. Quand elle
cessait de parler, Wolfgang baissait la tête, vaincu par la
somnolence. Sa femme le fit étendre sur un canapé, lui
promettant de le réveiller au bout d'une heure mais il ;

dormit de si bon cœur, qu'elle ne le réveilla qu'à 5 heures


du matin. A 7 heures, comme il était convenu, le copiste
vint chercher le manuscrit de l'ouverture il le trouva prêt.
:

Les musiciens de l'orchestre durent jouer sans raccord


préalable. Le journal de Prague, le Prager Oberpostamts-
zeitung du 3 novembre 1787, publia la note suivante :

« Le lundi 29 fut représenté par la société italienne l'opéra


si impatiemment attendu du maître Mozart, Don Giovanni.

Les connaisseurs et les musiciens affirment que rien de pareil


n'eut jamais lieu à Prague. M. Mozart conduisit en per-
462 LES TEMPS MODERNES

sonne; à son entrée dans l'orchestre, il fut salué par une


triple acclamation. Le même fait eut lieu quand il quitta l'or-
chestre. L'opéra est d'ailleurs d'une exécution très difficile.
On admirait d'autant plus la belle représentation de l'œuvre,
qu'on avait eu très peu de temps pour étudier... M. Guar-
dasoni a fait de grands frais pour les artistes et la déco-
ration. La foule extraordinaire qui est venue, est une
garantie de la satisfaction générale. » Dans la Gazette de
Prague de 1787, on ne trouve aucune mention de cette
« première ». A Prague, de 1787 à 1807, Don Giovanni eut
151 représentations. Il fut joué pour la première fois
en allemand le 8 novembre 1807, et en langue tchèque
18 ans après, le 9 avril 1825.
A Vienne (7 mai 1788), l'accueil fut moins chaud.
L'officieuse Wiener Zeitung se contente d'enregistrer le
fait en disant « Le 7 mai eut lieu pour la première fois,
:

au Théâtre impérial-royal, la représentation de II dissoluto


punito, ossia il Don Giovanni, comédie musicale en 2 actes
de M. da Ponte, poète du Théâtre impérial-royal. La
musique est de M. Wolfgang Mozart, maître de chapelle
de la cour impériale » On raconte que l'empereur
.

Joseph II dit à Da Ponte « Cet opéra est divin


: il est ;

plus beau que Figaro mais ce n'est pas un mets pour les
:

dents de mes Viennois » A quoi Mozart aurait répondu


!

laconiquement « C'est bien accordons-leur le temps de


: ;

mâcher ! »
Mozart Beethoven comme musicien de
est supérieur à
la IX
e
théâtre. Mieux que l'auteur deSymphonie et de
Fidelio, il sut d'abord écrire pour les voix, sans les traiter
jamais comme des instruments, et donner à la mélodie
cette souplesse aisée, cette spontanéité que réclame le
mouvement même de l'action et de la vie. En second lieu,
son merveilleux instinct et son étonnant esprit d'assimi-
lation lui permirent d'arriver, au théâtre comme partout, à
une étincelante maîtrise. Grâce à ces deux sortes de
qualités, il réunit la grâce du génie italien et la puissance
du génie allemand. Historiquement, fut-il le continuateur
de Gluck, et peut-on dire qu'avec lui l'opéra ait encore fait
des progrès dans cette conquête de la « vérité » qui, à
chaque étape de son évolution, apparaît comme un but
LES CHEFS-D ŒUVRE DU THEATRE ALLEMAND 463

prochain, toujours insaisissable? Certes, on pourrait citer


de nombreuses pages où, sans effort, en vertu d'une sorte
de nécessité logique vivement sentie et aussitôt suivie par
le génie, Mozart a trouvé des formules admirablement
appropriées à un personnage, à une situation particulière,
à un lait ou à une idée mais l'originalité d'un tel théâtre
;

est d'être, avant tout, musical. Gluck, en traitant un livret,


s'efforçait d'abord d'oublier qu'il était musicien et
voulait être à la suite. Rien n'est plus contraire à l'esprit
de Mozart, qui considérait la poésie comme « la fille
obéissante de la musique », et voulait être au premier
rang. De là son habitude de marquer seulement, suivant
l'ordre des scènes, les caractères les plus saillants, mais
tout extérieurs, d'un sujet, et, sans pénétrer leur signifi-
cation intime, de transposer, si l'on peut dire, tous les
livrets dans une région qui n'est pas sans doute celle de
l'indifférence, mais celle de la beauté mélodique, absolue et
sereine. Le Mariage de Figaro peut servir d'exemple. La
comédie de Beaumarchais avait été interdite à Vienne,
comme œuvre révolutionnaire; mais lorsqu'il entendit la
musique de Mozart, l'empereur l'encouragea il comprit
:

vite que l'opéra était animé d'un tout autre esprit que la
comédie. Don Giovanni, il dissoluto punito, est un scélérat;
peut-on dire que Mozart, malgré la pathétique scène finale
de son poème, l'ait conçu comme tel? Ne mériterait-il pas
qu'on renouvelât contre lui le reproche adressé par
J.-J. Rousseau à Molière, « d'avoir rendu le vice aimable »?
Le type que les fines élégances de la musique imposent à
notre imagination et qu'elles ont rendu populaire n'est-il
pas très différent du type réel? Gounod a dit que « dès le
début de l'Ouverture, les premiers accords si puissants, si
solennels, établissent de suite la majestueuse et redoutable
autorité de la justice divine, vengeresse du crime ». La
remarque est ingénieuse, peut-être exacte; mais elle est
insuffisante. Un exemple décisif montre bien le parti pris
de tout idéaliser par la magie du langage mélodique c'est :

la Flûte enchantée. Le livret n'était qu'un tissu d'absurdités ;

Mozart en a fait un chef-d'œuvre de grâce inimitable,


comme il a fait de Don Juan, de Figaro, et comme il eût
fait, en 1791, de tout autre sujet. Une infériorité — si l'on
464 LES TEMPS MODERNES

peut employer un tel mot en parlant de lui —


des opéras
de Mozart, peut-être liée à cette insouciance pour le carac-
tère vrai et profond de l'ensemble, c'est qu'ils sont faits
d'épisodes successifs et de morceaux juxtaposés chaque
:

personnage est dépeint selon les circonstances, au fur et à


mesure qu'il prend part à l'action, sans jamais être « posé »
à l'aide d'une image sonore fixant sa physionomie propre ;

chaque scène est un tout complet. Raccorder les parties


autrement que par une transition facile et arriver à l'unité
de la composition par celle du point de vue psychologique,
sera la tâche réservée à ses successeurs lointains.
Nous considérons aujourd'hui Don Juan comme un chef-
d'œuvre intangible. Quand on le joua pour la première fois
à Paris, le public n'eut pas toujours la même opinion Il !

nous paraît intéressant de donner les principaux témoignages


de la critique contemporaine.

L'opéra de Don Juan était vanté depuis trop longtemps pour qu'on
ne s'en fût pas promis au delà de ce qu'il a tenu. Cependant ce qu'il
a tenu suffit pour assurer un succès. La musique n'a pas toujours
répondu à l'idée qu'on s'est faite en France du talent extraordinaire
de Mozart...
[Gazette de France, n° complémentaire du 13-20 sept. 1805.)

En général, cet opéra est digne de son célèbre auteur. Mozart n'a
point un caractère particulier de composition; rien de plus souple
que son génie, suave, gracieux, exquis dans le cantabile, plein de
verve, de mouvement, et l'on peut dire d'effervescence dans le dra-
matique; il unit à la mélodie enchanteresse des Italiens toute la
fougue d'harmonie qui distingue l'école allemande, et il ne le cède
même pas aux compositeurs français pour l'intelligence de la scène.
C'est le Protée de la musique.
(Journal de Paris, 18 septembre 1805.)

[Don Juan est] un des opéras les plus célèbres de Mozart, une
composition grande, riche, très dramatique et très variée, d'une
facture harmonieuse et savante et d'une expression toujours sou-
tenue...
(Le Moniteur Universel, 19 septembre 1805.)

La prodigieuse affluence des spectateurs à cette représentation


marquait assez l'attente du public; cette attente n'a point été trom-
pée mais le succès eût été plus grand si l'ouvrage n'eût pas été prôné
;

longtemps d'avance avec une emphase dangereuse et perfide. Mozart


n'a pas besoin de preneurs ;c'est la ressource des artistes médio-
cres; mais en France, où tout est mode, engouement, fanatisme, on a
voulu faire de Mozart le dieu de la musique, comme il l'est en Aile-
LES CHEFS-D'OEUVRE DU THEATRE ALLEMAND 465

magne, sans égard pour la différence de caractère des deux nations.


Pour augmenter la vogue du musicien allemand, on a diminué sa
gloire : on attend d'un artiste si exalté des choses extraordinaires, et
quand on ne trouve dans ses compositions rien au-dessus des chefs-
d'œuvre que l'on connaissait déjà, on rabaisse trop Mozart; on lui
fait expier l'extravagance de ses adorateurs fanatiques.
Mozart est assurément un beau génie, et l'un des hommes les plus
heureusement organisés pour la musique qui ait paru en Europe; mais
tout ce qu'il a fait n'est pas également bon, et ses meilleures pro-
ductions n'ont point surpassé celles de ses prédécesseurs, et même
celles de ses contemporains. Il n'a rien dans le genre de l'opéra-
comique qu'on puisse préférer ni égaler à la Bonne Fille, à la Frasca-
tana, à la Colonie et à quelques-uns des chefs-d'œuvre de Grétry il ;

n'a point de grand opéra digne d'être mis à côté dOEdipe à Colone
et des excellentes compositions de Gluck et de Piccini mais il a cet
;

avantage particulier d'être, pour ainsi dire, le moyen terme entre


les deux écoles, et le lien qui unit la musique italienne à la musique
allemande... On peut donc considérer Mozart comme le fondateur et
le père d'une école mixte qui semble aujourd'hui prévaloir et dont
la doctrine consiste à marier les deux musiques pour en former un
genre de composition qui n'est ni allemand ni italien, mais plus fort
d'harmonie que l'italien et plus mélodieux que l'allemand. Ce système
doit s'accréditer, parce qu'il s'accorde avec l'intérêt des artistes et
qu'il est analogue aux progrès de la partie instrumentale de la
musique. Telle est peut-être la cause de l'énorme réputation de
Mozart, laquelle ne se trouve pas dans une juste proportion avec le
mérite de ses ouvrages...
Il ne peut pas y avoir deux opinions sur la beauté de plusieurs

morceaux de musique; mais il reste à savoir... si le luxe musical


n'étouffe pas l'action et l'intérêt dramatique, au point qu'il n'en
résulte qu'une expression vague et confuse. Il est évident que le
compositeur a. bien moins songé aux effets de la scène qu'aux effets de
l'orchestre, qu'il s'est moins occupé des situations théâtrales que des
richesses harmoniques étalées partout avec une extrême profusion.
Selon moi, le véritable défaut de l'ouvrage consiste dans cette
extrême profusion qui produit la satiété. Mozart a jeté sans choix
et sans mesure des beautés qu'il fallait placer à propos et dispenser
avec une sage économie. Il y a trop de musique dans Don Juan;
c'est un festin où l'extrême abondance rassasie promptement; les
morceaux d'ensemble sont tellement multipliés, ils sont si pleins et
si forts, que les auditeurs se trouvent, pour ainsi dire, écrasés sous

le poids de l'harmonie; c'est ce qu'on peut observer surtout dans la


scène du bal masqué, où il y a trois orchestres qui marchent
ensemble. Ce sont là les pirouettes delà musique; ces tours de force
ne valent pas un bel air.
[Journal de l'Empire, 19 septembre 1805.)

Il ne faut pas se le dissimuler, cet opéra n'a pas eu tout le succès

qu'on en pouvait espérer; mais ce n'est pas à la musique de Mozart


Combameu. — Musique, IL 30
466 LES TEMPS MODERNES

qu'il faut s'en prendre. Un journaliste a dit que cette musique rappe-
lait la fable des bâtons flottant sur Vonde; c'est condamner bien
vite un ouvrage qui, depuis tant d'années, fait l'admiration de l'Alle-
magne et de l'Italie, et en France de tous les amateurs qui en ont
étudié la partition; mais cette musique a besoin d'être chantée avec
beaucoup d'ensemble, d'expression et d'énergie, et elle n'est pas
d'ailleurs assez simple pour être bien sentie à une première repré-
sentation... S'il faut en croire d'habiles artistes qui l'ont souvent
entendue en Allemagne, elle a été bien maltraitée par M. Kalkbrenner.
Les mouvements ont été fréquemment altérés; on a tronqué des
morceaux; on a fait chanter au valet des airs qui appartiennent au
maître; enfin, et c'est ce qu'il y a de plus fâcheux, on a surchargé les
accompagnements de trombones qui ne sont pas dans la partition,
et qui ne laissent plus sentir la grâce, la linesse et la délicatesse
des détails.
(Le Publiciste, 19 septembre 1805.)

Assez ordinairement les objets vantés avec éclat perdent à être vus
de près. Est-ce là le motif pour lequel Don Juan, prôné en Alle-
magne comme un chef-d'œuvre... n'a pas produit sur les amateurs qui
s'étaient portés en foule à l'Opéra l'enthousiasme auquel ils parais-
saient disposés, ou est-ce parce qu'on ne peut pas juger parfaitement
du mérite d'une semblable musique sur une seule représentation?
C'est ce que le temps décidera.
Cette composition offre sans doute de grandes beautés, mais ce
sont des beautés de détail, et on n'y aperçoit pas un plan fortement
conçu, dans lequel tout se rapporte à une idée principale. L'ouver-
ture est longue et n'a pas un caractère très prononcé...
(Journal du commerce, 19 septembre 1805.)

Quant aux Noces de Figaro, elles furent victimes, dès


leur apparition sur la scène française, d'un retour de ce
vandalisme qui n'avait aucun respect des chefs-d'œuvre et
considérait le pastiche comme la plus sûre garantie de
l'amusement. Il importe de montrer, par quelques textes,
cet état du goût musical qui, soixante ans après YAlceste
de Gluck, semble n'avoir fait aucun progrès. Nous le
retrouverons d'ailleurs, jusqu'à la fin du xix e siècle, dans
des circonstances tout aussi graves. C'est l'honneur de
quelques critiques d'avoir protesté —
fût-ce timidement —
en 1827, contre cette manie d' « arranger » et de déranger.

Le Mariage de Figaro, que vient de représenter le Théâtre des


Nouveautés, est la pièce de Beaumarchais, dont on a retranché tous
les passages politiques et quelques-uns des plus immoraux. On
donné comme indemnité aux spectateurs des morceaux de musiqut
LES CHEFS-D'ŒUVRE DU THEATRE ALLEMAND 467

empruntés aux Nozze di Figaro ou à quelques autres ouvrages connus,


et l'ensemble forme une représentation fort agréable...
[Gazette de France, 20 août 1827.)

On a donné ce soir au Théâtre des Nouveautés la première repré-


sentation de Figaro ou le Jour des noces... La pièce est arrangée par
MM. Dartois et Blangini, qui ont su y adapter heureusement des
airs d'opéras et de vaudevilles...
(Le Moniteur universel, 17 août 1827.)

... M. Blangini, en acceptantla mission de l'arrangement musical,


a été plus hardi. Si l'on excepte l'air de la Calomnie, du Barbier de
Rossini, assez gauchement intercalé au premier acte, le motif si
fameux de Non piu andrai, arrangé en morceau d'ensemble, et la
romance du page conservée dans sa pureté primitive, tout le reste
du bagage musical du nouveau Figaro lui appartient en propre. 11 y
a peut-être plus que de l'imprudence à n'avoir point laissé passer une
seule des situations sur lesquelles s'est exercé le génie de Mozart,
sans chercher à les reproduire avec une expression et des formes
nouvelles.
... A part la tourbe des applaudisseurs gagés... l'auditoire a gardé,

pendant toute la représentation, le plus profond silence.


(Journal des Débats, 18 août 1827.)

... C'est M. Blangini qui s'est chargé de la partie musicale, et il l'a

fait avec goût.


(La Quotidienne, 21 août 1827.)

... Quelques morceaux de la partition arrangée par M. Blangini

sont fort agréables, mais plusieurs autres sont mal placés, nuisent à
la vivacité des scènes.
(Le Courrier français, 20 août 1827.)

Le pauvre Figaro vient de subir au Théâtre des Nouveautés une


opération des plus douloureuses et qui pouvait compromettre sa vie.-
Il a été coupé en trois actes par M. Dartois. M. Blangini a fait
subir la même opération à la musique de Mozart et de M. Rossini.
Le Mariage de Figaro, ainsi réduit, promet quelques bonnes recettes
au Théâtre des Nouveautés...
(Journal du Commerce, 20 août 1827.)

Au nouveaux arrangeurs de Figaro me semblent donc à


fond, les
l'abride tout reproche. Pour la forme, il est difficile de la juger
dans une répétition générale. En arrangeant, on dérange toujours un
peu, et il n'est pas étonnant qu'il en résulte quelque froideur, le
premier jour, quand les acteurs ne sont pas encore aguerris.
(Le Corsaire, 17 août 1827.)

Il ne reste de la partition de Mozart que l'air Non piu andrai,


:

arrangé en morceau d'ensemble, la romance Voi che sapete, et un


:

chœur. On a intercalé dans le rôle de Basile l'air de la Calomnie, du


468 LES TEMPS MODERNES

Barbier de Rossini. Du reste, force romances, force nocturnes plus


ou moins expressifs, mais toujours gracieux. L'ouverture m'a
semblé d'une facture élégante et heureuse.
... A compter d'hier, nous avons donc un Figaro de plus, et toutes

réflexions faites, je pense qu'on doit remercier des auteurs et un


directeur d'avoir voulu nous rendre un chef-d'œuvre dont la scène
était depuis longtemps privée.
{Le Corsaire, 18 août 1827.)

Miracle! MM. Dartois, M. Blangini et les acteurs du Théâtre des


Nouveautés viennent de rendre Beaumarchais, Mozart et Rossini
ennuyeux et presque sifflables !...
... M. Blangini n'a pas plus respecté Mozart et Rossini que
MM. Dartois n'ont respecté Beaumarchais. Non seulement il a,
comme eux, coupé à tort et à travers, mais il a ajouté du sien, comme
eux. « O profanation! » criaient en fuyant les dilettanti... Quelle
idée d'aller marier à des accords ravissants un pareil coassement de
grenouilles !

{Le Globe, 21 août 1827.)

... Quant à la partie musicale, dont on doit l'arrangement à


M. Blangini, elle est ajustée avec beaucoup d'art et de goût. Mozart
et Rossini en ont fait presque tous les frais.
{Le Figaro, 18 août 1827.)

... La musique est de M. Blangini, sauf deux ou trois airs de


Mozart et autant de Bossini... Grâce à l'esprit de Beaumarchais et
aux jolis airs de M. Blangini, l'ouvrage a reçu un accueil favo-
rable. Toutefois ces sortes de mutilations ne sont pas du goût du
public...
{Le Constitutionnel, 21 août 1827.)

... On a intercalé dans cette nouvelle édition diverses scènes


empruntées aux Figaros lyriques. Ces emprunts se sont étendus aux
partitions des Nozze, d'/Z Barbiere, etc., en sorte que la pièce nou-
velle pourrait s'appeler le Mariage de Figaro, revu, corrigé,
augmenté et diminué.
... Sous le rapport musical, ce pastiche a été disposé avec goût,
et plusieurs morceaux de M. Blangini, placés près de ceux de Mozart
et de Rossini, n'ont point paru indignes du voisinage.

{Nouveau Journal de Paris et des départements, 17 août 1827.)

Des airs, des morceaux de musique, des couplets remplacent une


grande partie du dialogue et sont, le plus souvent, composés d'après
lui, et cette musique est prise alternativement dans Mozart, dans
M. Rossini et dans le portefeuille inédit de M. Blangini... Quant au
succès qu'a obtenu ce travail, il n'a pas éprouvé d'incertitude, et la
pièce a été jouée aussi bien que possible par des acteurs qui ne l'ont
pas vu représenter à la Comédie-Française.
{Courrier des théâtres, 17 août 1827.)
LES CHEFS-D OEUVRE DU THEATRE ALLEMAND 469

... M. Blangini, qui s'est chargé d'arranger la musique, a bien vu

que l'inexpérience et l'insuffisance des prétendus chanteurs qu'on


mettait à sa disposition ne permettaient point de leur confier l'exé-
cution d'un chef-d'œuvre tel que les Noces de Figaro. Il a pris le
seul parti qu'il y eût à prendre, en évitant une profanation inutile et
en substituant à la musique de Mozart de petits morceaux propor-
tionnés aux petits moyens de ses acteurs. En un mot, il a fait une
espèce de vaudeville, trop long à la vérité, mais où le génie est du
moins respecté.
Il faut excepter toutefois l'air Non piu andrai, qui sert de finale

au premier acte, au moyen de quelques arrangements, l'air délicieux


Mon cœur soupire, et le petit chœur de femmes du troisième acte.
L'air de la Calomnie, du Barbier de Séville, et un chœur tiré du
finale du second acte de Léocadie sont aussi intercalés dans la pièce;
le reste est composé, comme nous lavons dit, de petits airs, de
couplets, de duos et même de morceaux d'ensemble composés par
M. Blangini...
{Revue Musicale, publiée par M. F.-J. Fétis. l rc année, t. II, 1828.)

Tel fut le premier accueil aux chefs-d'œuvre de


fait
Mozart; de qu'un échec!
telles mutilations étaient pires
Beethoven n'a pas eu pour l'opéra l'engouement pas-
sionné de Mozart; la nature de son génie le portait ailleurs,
et ses œuvres les plus dramatiques ne sont pas destinées
au théâtre. Il aborda la scène en 1801 avec le ballet de
Promèthèe (sur un livret de Vigano malheureusement
perdu), où l'on remarque, avec des danses assez médiocres
— Beethoven, dit-on, ne put jamais danser en mesure —
un orage qui prélude à celui de la sixième symphonie, une
charmante pastorale, et un finale d'où naîtra celui de la
symphonie héroïque. Il faut y ajouter la musique pour
YEgmont de Gœthe (1811), celle pour les Ruines d'Athènes
de Kotzebue (contenant un joli chœur de derviches écrit
pour l'inauguration du théâtre Joseph, à Vienne, en 1822),
les ouvertures de Coriolan et du Roi Etienne, les quatre
ouvertures de Léonore ou Fidelio. Cette dernière œuvre
est d'une haute inspiration musicale et morale à la fois ;

Beethoven y a chanté le dévouement conjugal et parait


s'être complu, comme un autre Rousseau, dans la médita-
tion de ce noble sujet. C'est un des premiers et des plus
beaux caractères de cet opéra d'être quelque chose de plus
qu'un divertissement. Beethoven avait une très haute idée
de l'amour. Il reprochait à Mozart d'avoir traité un sujet
470 LES TEMPS MODERNES

scandaleux comme Don Juan. C'est lui qui écrivait à ses


amis, M. et M me Biot : « J'ai pour principe essentiel de
n'accepter d'autres relations que celles de l'amitié avec
une femme mariée. » Son confident Schindler assure que
cet homme rude et emporté avait une pudeur virginale et
n'eut a se reprocher aucune faiblesse. Un sujet comme
celui de Léonore ou l'amour conjugal (déjà traité par
Gaveaux, Paris, 1798, et repris pas Paër, Dresde, 1805),
était fait pour lui plaire. Il composa d'abord sa partition
en 1804-5, sous le titre de Léonore; il la remania en 1806,
en 1807, puis en 1814, date où la forme en deux actes, au
lieu de trois, fut définitivement adoptée. Il lui a donné une
série d'ouvertures :la troisième, écrite pour la reprise
de 1806, est la plus célèbre et la plus belle. On ne peut
reprocher à Beethoven d'avoir vu son sujet simplement par
le dehors ;et il y a dans Fidelio des pages admirables le :

charmant duo de Jaquino et Marceline, le canon dramatique


du premier acte, l'air de Léonore, le chœur des prisonniers,
le quatuor du pistolet... L'œuvre, cependant, s'est toujours
ressentie de son échec du début. Elle est inspirée par des
sentiments très élevés, mais le livret tiré d'une pièce de
Bouilly, « poète larmoyant », est médiocre l'histoire sen-
:

timentale de la femme courageuse qui, grâce à un dégui-


sement, délivre son mari injustement prisonnier dans un
cachot, est sans cloute dans le goût du xvm siècle, mais
e

semble plus favorable à une nouvelle qu'à un drame.


Beethoven a écrit sur cette donnée une musique dont on
ne saurait trop louer la noblesse et la sincérité, mais une
musique un peu lente et un peu froide, une « symphonie
dramatique » où on ne saurait signaler aucune innovation
pour la réforme ou le progrès du genre. C'était un trop
grand musicien pour qu'il réussît au théâtre. Il avait le
génie de la construction et du développement sympho-
niques; ses plus beaux drames n'ont pas de livrets et se
trouvent dans quelques-unes de ses sonates et de ses
symphonies, dans certains quatuors. Il a excellé, nous le
verrons plus loin, dans le tableautin de genre ou Scherzo,
vivement enlevé, à la façon de Mozart; et quand il traduisait
un sentiment profond ou qu'il obéissait à une grande inspi-
ration morale, les libres effusions de son génie aimaient
LES CHEFS-D OEUVRE DU THEATRE ALLEMAND 471

un cadre tout autre que celui de l'opéra. Il est remarquable


que ce qu'il a écrit de plus beau pour le théâtre, ce sont
ces ouvertures, où il n'était gêné par aucun texte verbal,
et qui ont servi de modèles à Weber, à Liszt, à Wagner.

Fidelio associe le dialogue et le chant. Baefe en Angleterre,


F. -A. Gevaert en Belgique, lui ont adjoint des récitatifs, usant d'une
licence inadmissible. M. Vincent d'I.ndy estime que « Fidelio n'a pas
fait avancer d'un pas la musique dramatique » et que cet opéra, que
Mozart eût pu signer, « ne marque aucun progrès sur les opéras de
la même époque ». Berlioz rattachait Fidelio « à cette forte race
d'œuvres calomniées sur lesquelles s'accumulent les plus inconceva-
bles préjugés, les mensonges les plus manifestes ». M. Chantavoine,
récemment, a fait un éloge assez enthousiaste de l'œuvre. M. Kuife-
rath consacre à Fidelio un volume (1913) où il écrit dès la première
page que cette œuvre est « sans égale dans la littérature du drame
lyrique », et, dans la conclusion, que « Wagner n'est pas allé plus
loin ». Pour expliquer les demi-succès du chef-d'œuvre de Beethoven,
il montre que le texte original a subi de nombreuses déformations

entre les mains des traducteurs; le plaidoyer est ingénieux, non


décisif...

Ni Don Juan, ni Fidelio, malgré leur beauté propre,


ne contenaient les éléments d'une rénovation organique
de l'opéra ce mérite appartient aux deux opéras de Weber
; :

le Freischiïtz, et surtout Euryanthe.


Les Allemands ont considéré le Freischiïtz (Berlin, 1821)
comme une œuvre purement allemande — echt deutsche —
ouvrant une ère nouvelle dans l'histoire des rapports du
peuple allemand avec la scène lyrique. R. Wagner est allé
jusqu'à dire, dans une prosopopée au génie de Weber
défunt « Il n'y a pas eu de musicien plus allemand que toi
:

(il oublie J.-S. Bach!)... Le Français t'admire, mais l'Alle-

mand seul peut t'aimer. Es bewundert die h der Franzose,


aber lieben kann dich nur der Deutsche! » Si le Freischiïtz
a de telles attaches avec l'esprit populaire, il faut avouer
qu'il ne provoqua la constitution d'aucun répertoire
spécial, et fut une nouveauté isolée, un accident sans
lendemain. Dans les deux opéras qui le suivirent
(Euryanthe, 1823; Oberon, 1820), Weber traita des sujols
purement français —
echt franzôsisch. Nous savons ensuite
que le public de Paris a rendu plus de justice à Weber que
celui d'outre-Rhin. Enfin, une œuvre qui ne pourrait être
472 LES TEMPS MODERNES

comprise et aimée que par un seul peuple, serait nécessai-


rement d'ordre inférieur, car elle ne porterait en soi qu'une
humanité partielle. Il y a, il est vrai, dans le Freischiïtz,
quelque chose de purement germanique, imputable à un
pays où; en général, les chanteurs ne sont pas très bons :

c'est que, selon la juste remarque de M. Saint-Saëns,


Weber « traite les voix comme les instruments », sans se
préoccuper assez de leur nature spéciale. Bach et Beethoven
ne sont pas à l'abri d'un pareil reproche. Le Freischùtz
n'en est pas moins un admirable chef-d'œuvre.

Avant lui, y avait eu des opéras romantiques par le sujet et


il

quelquefois par le titre, mais non par la musique, comme « Lisnart


et Dariolelte, opéra romantique de Hiller, 1766 » (cité par Gehrmann).
On peut mentionner comme pièces dont le sujet fut emprunté à des
légendes Hàuschen und Gretchen de Reichardt (Kônigsberg, 1772),
:

Der Holzbauer de Benda (1774), Doctor Faust de Wenzel Muller


(Vienne, 1784), Die Berggeister (Vienne, 1805) et Aladin du même
(Prague, 1810), Oberon, Kônig der Elfen de Wranitzky (Franc-
fort, 1790), Das Donauweibchen de Kauer (Vienne, 1796-1797), Das
Schlaraffenland de Gerl et Dziak (Vienne, 1790), Der Kônig der
Geisler de Dionys Weber (Prague, 1800), Rubezahl de Tuczek
(Breslau, 1801), Alruna de Spohr (écrit en 1808), YUndine de
Hoffmann (Berlin, 1816) et celle de J. V. Seyfried (Vienne, 1816). Il
suffît de se reporter à la liste donnée plus haut, des ballets joués
au xvii siècle, pour voir que, dès ses débuts, le théâtre lyrique
avait usé de tous les genres de ressources que lui offraient la poésie,
la légende, la fantaisie, l'exotisme. Si le merveilleux suffisait à cons-
tituer le « romantisme », il faudrait annexer à l'école romantique les
chefs-d'œuvre du théâtre grec, à commencer par le Prométhée
d'Eschyle, et toutes les œuvres du xvn e et du xvm c siècle qui ont
repris, jusqu'à la satiété parfois, des sujets antiques. On serait
bientôt amené à cette conclusion que l'opéra, dès qu'il est orga-
nisé, a une tendance naturelle a être romantique. Il l'est d'abord
par le livret mais il lui reste à le devenir par la musique.
:

L'auteur d'Undinc, E. Th. Wilh. Hoffmann, fut l'ami de Weber


et eut une notable influence sur son esprit. A la fois peintre, musi-
cien et poète, maître de chapelle au théâtre de Bamberg en 1808,
directeur de la musique aux théâtres de Leipzig et de Dresde en 1813,
romantique de fantaisie excessive, il est l'auteur de comédies lyriques
assez originales Scherz, List und Hache (raillerie, adresse et
:

vengeance, 1801), Der Renégat (1803), Faustine (1804), Die lustigen


Musikanten, Le chanoine de Milan, Amour et jalousie (Liebe und
Eifersucht, d'après Calderon, 1805), Der Trank und Unsterblichkeit
{Le philtre et l 'Immortalité, 1808), Le Fantôme (Das Gespenst),
Diana (1809), Aurora (1811), Undine (1816).
LES CHEFS-D OEUVRE DU THEATRE ALLEMAND 473

En ce qui concerne le livret, le Freischiïtz se distingue


de tous ces opéras par un caractère important. Dans l'œuvre
de Weber, le merveilleux et le fantastique ne sont plus un
sujet d'amusement, un simple cadre de comédie, un prétexte
à exhibition plaisante de figures et de costumes rares
comme il arrivait souvent clans l'ancien ballet ils font corps
:

avec un drame très sérieux ; empruntés à de vieilles


légendes vaguement persistantes, ils sont présentés comme
objet de foi. On peut dire que, dans son ensemble, l'œuvre
est comparable à une de ces ballades allemandes auxquelles
le libre génie d'un Uhland ou d'un Goethe peut bien donner
une forme très artistique, mais qui ont un fondement solide
dans les traditions du folklore. Le sujet fut emprunté par
Kind, l'avocat-poète de Dresde, au livre des fantômes
(Gespensterbuch) d'Apel et Laum, paru en 1810, et sans
doute l'invention avait sa part dans le récit mis à contribu-
tion : l'élément populaire et essentiel, suffisant pour sou-
tenir le drame, était l'idée du chasseur sauvage et de ses
flèches enchantées que des sortilèges rendaient tour à tour
mortelles ou inoffensives. Il y avait eu déjà un Freischiïtz
de Roser vox Reiter (Vienne, 1816, cité par Riemann),
une Chasse sauvage de Tribexsee (Prague, 1820), un
Chasseur sauvage de Payer (Vienne, 1806). Par une
musique admirablement appropriée, Weber accentua le
caractère sérieux et pathétique de ce drame merveilleux.
« C'est depuis la musique romantique, dit Gehrmann,
qu'on parle de peinture sonore {Tonmalcrei) de situa-
tions et d'étatsd'âme musicalement exprimés. » En réalité,
on aurait pu en parler dès les temps de Jannequin, de
Monteverde, de G. Gabrieli, de Schiïtz, de Bach, de vingt
feutres; l'observation devient cependant exacte, si, après
avoir dégagé l'œuvre de Weber, en raison de son caractère
grave, de toute la série des divertissements antérieurs, on
la complète à l'aide d'autres faits. La musique instrumen-
tale du Freischiïtz a beaucoup d'ampleur; elle prend même
la première place, jusqu'alors occupée par le chant, et, au
lieu d'être une sorte de dessin où le contour des choses est
marqué au trait, elle en reproduit la couleur en même
temps que la signification intime. L'ouverture —qui avec
celles de Fidelio, antérieures d'une quinzaine d'années, a
474 LE S TEMPS MODERNES

servi de modèle aux compositeurs modernes est tout —


autre chose qu'un prélude ou un brillant hors-d'œuvre à la
façon de Mozart. Elle est construite sur le plan de la
Sonate; mais, malgré ce cadre traditionnel, elle est profon-
dément unie au drame. Dès l'admirable adagio du début,
la mélodie chantée par le cor détermine le lieu de l'action

principale en exprimant la poésie et le mystère redoutable


de la forêt; et tous ses éléments — ce qui constitue un
grand progrès pour le drame lyrique — sont empruntés à
la partition. Cette partition est divisée, selon l'usage, en
numéros. y en a seize. Le fâcheux système du morceau
Il

détaché, duo, trio ou chœur, ne règne pas partout et


air,
la tendance à la « scène musicale » est visible ainsi, le :

numéro 1 se compose d'un chœur, d'une marche et d'un air;


le numéro 2, d'un trio et d'un chœur de chasseurs; le
numéro 3, d'une valse, d'un récitatif et d'un chœur; le
numéro 13, d'une romance et de l'air d'Annette. Le style
prend une belle ampleur dans les deux trios, dans le duo
des deux femmes, dans le grand air d'Agathe, dans les
trois airs et le final du dernier acte. Le « romantisme »
apparaît dans la couleur que Weber, à l'aide des rythmes,
des idées mélodiques, et du mélange orchestral des timbres,
a su donner à son poème, soit pour l'envelopper de senti-
ment et de rêverie, soit pour en traduire les étrangetés :

on le trouve particulièrement dans l'humour satanique de


la chanson à boire de Samiel, dans le dialogue hardi, moitié
chant, moitié parole, de Samiel et de Kaspar, et, avec une
progression qui tend à la dernière limite, dans la diablerie
pittoresque de la fameuse scène dans la Gorge-aux-loups.
Au point de vue de la puissance purement dramatique, cette
scène pourrait être rapprochée de plusieurs chefs-d'œuvre
antérieurs, comme la scène où le « convié de pierre » vient
punir Don Juan; mais elle a un cadre pittoresque, une
violence dans la couleur et un éclat qui en font une page
unique. A la fin de son Harold en Italie (orgie de brigands),
Berlioz a été d'un romantisme plus violent encore, mais
peut-être inférieur comme qualité esthétique car en tout ;

ce qu'écrit Weber, il y a une mesure et une vérité clas-


siques, avec une élégance et une distinction achevées.
Weber est le van Dyck de la musique.

1
LES CHEFS-D'OEUVRE DU THEATRE ALLEMAND 475


Le sous-titre « opéra romantique » convient bien au
Freïsckutz, mais caractérise de façon vague et insuffisante
aussi bien le livret que la musique. Le romantisme du
livret ne ressemble pas à celui d'un Calderon, d'un Shakes-
peare, d'un Hugo, d'un Byron ou d'un Schiller. Il fait, il
est vrai, du diable (Samiel) le conducteur de l'action; il
présente un personnage (Kaspar) qui, engagé à se donner
au diable, cherche et trouve un remplaçant (Max); il
évoque les légendes dont l'imagination allemande a peuplé
le mystère de la forêt; et il n'a pas eu, dans la suite, de
forme plus authentique et plus saisissante que cette scène
de la fonte des balles ensorcelées dans une gorge sauvage,
a minuit, au milieu d'apparitions fantastiques. Mais un tel
romantisme a ceci de particulier, dont les représentations
à l'Opéra ne donnent aucune idée il est simple, fami-
:

lier, populaire, exempt de lyrisme agressif, toujours près

de la vie réelle, à égale distance d'une vaine diablerie


de ballet et d'une sombre tragédie. Max se jette dans une
aventure dangereuse, autant pour conquérir une fonction
héréditaire de garde-forestier que par amour pour sa
fiancée. Le caractère d'Agathe, malgré le Geniùth dont il
est pénétré, n'a aucune affectation de mysticisme; la gaité
d'Annette est d'un réalisme charmant; et, dans la scène
finale, l'intervention du bon ermite, en inclinant vers
l'indulgence la sévérité d'Ottokar, donne presque à la
pièce l'allure d'une comédie bourgeoise et anecdotique, de
modestes proportions. Un tel « romantisme » est d'ailleurs
profondément expressif, car il garde le contact avec l'esprit
du peuple, au lieu de traduire l'exaltation factice et pas-
sagère d'une pensée individuelle. Le romantisme musical
de Weber est, lui aussi, très différent de celui d'un
Berlioz, et des compositeurs qu'on a dotés de la même
étiquette. Il ignore ce lyrisme éperdu, cette sorte de
dévergondage d'éloquence, ou cette recherche du bizarre
qui, parfois, semblent être considérés comme insépa-
rables du genre. Weber écrivant le Freischùtz a une men-
talité d'artiste analogue à celle de Bizet écrivant Carmen.
Il est attentif aux situations, aux caractères, aux idées dont

il doit donner des images sonores; et en cela, il montre

une sagesse encore « classique ». S'il arrive au « roman-


476 LES TEMPS MODERNES

tisme », ce n'est pas par la liberté de l'écriture, mais au*


contraire par le respect du sujet traité, par la vérité de

l'expression, par la profondeur du sentiment, et par —


une couleur instrumentale qu'il obtient sans tomber jamais
dans l'étrangeté ou sans empâter son orchestre.
Une œuvre sage et d'une couleur
à la fois si originale, si
si belle, d'ungoût si mesuré et si fin, devait être, hors de
l'Allemagne, cruellement dénaturée. Pour comprendre,
certaines gens ont besoin d'exagérer; et quand le désir du
lucre s'ajoute à la sottise, le vandalisme ne connaît plus de
bornes. En 1824, au lendemain du très gros succès obtenu
à Londres par une traduction du chef-d'œuvre de Weber,
un « condottiere de l'art musical » (le mot est de Berlioz)
fit jouer à Paiùs, sur la scène de l'Odéon, un Freischùtz

ainsi arrangé la pièce s'appelait Robin des bois ; et comme


:

ce titre est emprunté au Robin Hood des Anglais, le lieu


de la scène fut transporté en Angleterre, au temps de
Charles I er dans le Yorkshire la « Gorge-aux-loups » était
, ;

devenue un carrefour de forêt, aux ruines de Saint-Dunstan.


Les rôles de l'ermite et d'Ottokar furent supprimés comme
inutiles les autres personnages s'appelaient Reynold,
;

Richard, Tony, Dick, Anne, Nancy, Robin des bois! La


partition ne fut pas plus respectée les plus belles pages
:

furent « corrigées », quelquefois coupées, et l'ordre même


des morceaux modifié. Répondant aux réclamations de
Weber (1825), Castil-Blaze eut l'aplomb de prétendre (et
il l'a répété plus tard dans son livre sur Y Académie impé-

riale de musique, t. II), que l'insuccès de la première


représentation avait eu pour cause non le trop grand
respect des arrangeurs pour l'œuvre originale, mais simple-
ment des maladresses de mise en scène. (La même année,
la maison Schlesinger, succursale à Paris de la maison
d'édition de Berlin, fit paraître, avec l'autorisation de
Weber, une réduction exacte, pour piano et chant, du
Freischùtz, sous le titre le Chasseur Noir, dans la
3 e livraison de la Collection des chefs-d'œuvre dramatiques
modernes des écoles italienne, française et allemande.) Ce
ne fut pas le seul méfait de Castil-Blaze, qui eut l'audace de
vouloir « adapter » les Noces de Figaro de Mozart
(Nîmes, 1821), le Rarbier de Sèville, Don Giovanni (1821),
LES CHEFS-D OEUVRE DU THEATRE ALLEMAND 477

Otello, l'Italienne à Alger, Oberon (devenu Huon de


Bordeaux dans une version gravée en 1843), Fidelio
(version nouvelle parue en 1847), etc... Le 14 janvier 1826,
il fit jouer à l'Odéon une adaptation à'Euryanthe à La

forêt de Sénart, présentée


ainsi « Opéra-comique en
:

trois actes, d'après Collé {La Partie de chasse de Henri IV),


paroles ajustées sur la musique de Mozart, Beethoven,
Weber, Rossini, Meyerbeer, etc.. ». —
Le 3 octobre 1841,
Berlioz écrivait à son ami Ferrand (Lettres intimes) :

« J'ai fait, cette année, entre autres choses, des récitatifs


pour le Freischùtz de Weber que je suis parvenu à monter
à l'Opéra sans la moindre mutilation, ni correction, ni
castilblazade d'aucune espèce, ni dans la pièce, ni dans la
musique. C'est un merveilleux chef-d'œuvre. » Ce nouvel
arrangement fut moins grave, mais tout aussi inexcusable.
Dans une étude que publia la Gazette musicale des 23 et
30 mai 1841, R. Wagner fit très justement observer que la
transformation en grand opéra enlevait à l'œuvre cette
fraîcheur de réalisme et, parfois, la gaité spirituelle qui
est un de ses caractères principaux « Il est évident,
:

disait-il, que Weber attache de l'importance au dialogue et


au parlé :les morceaux de chant ont peu d'étendue; ils
seront écrasés par ces énormes récitatifs qui en affaibliront
le sens et l'effet ».
Malgré sa haute valeur, le Freischiitz ne réunit pas
d'unanimes suffrages, et connut l'opposition de la critique.
Une minorité hostile et très vive ne voyait guère en lui
qu'une comédie avec chants (Singspiel) et allait jusqu'à
mettre en doute l'aptitude du compositeur à donner un
grand opéra. Aiguillonné par cette injuste opinion, et ne
voulant pas être considéré comme un compositeur « à
moitié dilettante», Weber eut le dessein très réfléchi de
s'éleverau-dessus de ses précédents ouvrages et écrivit
Euryanthe, qui est le premier et le seul de ses opéras de
« grand style ».
Le livret fut écrit par une femme douée de plus d'imagi-
nation exaltée que de sens critique, Helmina de Chezy, qui
avait traduit pour le recueil de Fr. Schlegel {Sammlung
romantischer Dichtungen des Mittelalters, Leipzig, 1804),
les « romantiques » légendes d'amour du moyen âge, alors
478 LES TEMPS MODERNES

à la mode. Elle choisit 1' de Gérard de Nevers et


« Histoire

de la Euryanthe de Savoie, sa mie »


belle et vertueuse
(xm e siècle). Boccace en avait tiré une nouvelle, et Shakes-
peare Cymbeline. Le livret fut remanié longuement (onze
l'ois, disent les biographes) par Helmina, et Weber lui-
même intervint pour y mettre la main; il n'en resta pas
moins médiocre, entaché d'invraisemblances et de contra-
dictions, unanimement condamné par les critiques. Weber
écrivit sa partition durant quelques semaines des étés de
1822 et 1823; l'ensemble lui demanda soixante jours de tra-
vail, dont quarante pour l'orchestration. En 1825, il ajouta
un « pas de cinq » (pour l'exécution sur la scène de Berlin).
Au moment où parut l'ouvrage, —
sept ans après le
Barbier de Sêville, —
le public musical était partagé en

deux groupes inégaux mais aussi mal préparés l'un que


l'autre à comprendre et à goûter une innovation le pre- :

mier comprenait les « classiques », admirateurs des opéras


de Gluck et de Mozart; le second, plus nombreux, était
formé des partisans ensorcelés de la musique italienne,
qui suivaient les enchantements de Rossini comme les
bacchants et les Silènes antiques formaient cortège au jeune
Dionysos. Pas plus d'un côté que de l'autre, Weber ne
pouvait trouver un point d'appui. Quelle fut l'originalité
d' Euryanthe? Par quels caractères l'œuvre mérite-t-elle
d'être considérée comme une tête de ligne à laquelle se
rattache l'évolution représentée par le théâtre wagnérien?
Max, le fils et le biographe du compositeur, nous apprend
que si le Freischùtz fut un fruit de l'instinct, Euryanthe
fut le d'une réflexion et d'une culture générale
résultat
très avisée; si son père vécut facilement la pre-
et que,
mière œuvre, la seconde fut une conquête du travail.
Il faut remarquer d'abord que Weber ne compte pas

arriver au but par la musique seule et ses moyens propres.


Il veut que les autres arts collaborent avec elle on recon- ;

naîtra une idée toute wagnérienne dans ce passage de la


lettre qu'il écrivait, le 20 décembre 1824, à l'Académie
musicale de Breslau « Euryanthe est un essai dramatique
:

comptant, pour produire son effet, sur l'union et l'associa-


tion fraternelle des arts voisins (Schwesterkùnste), ineffi-
cace si on le privait de leur assistance ». En cela, il ne
LES CUEFS-D ŒUVRE DU THEATRE ALLEMAND 479

pensait pas seulement aux ressources ordinaires de la


décoration. Comme nous l'apprend son fils (Ein LebensbiUL
II, p. 513), il voulait faire apparaître, pendant le largo de

l'ouverture, un tableau vivant où on aurait vu Euryanthe,


Emma et Eglantine dans des attitudes indiquant la pensée
générale du drame. Pour la première représentation à
Vienne, pour celles de Berlin et de Dessau, on employa
des moyens extra-musicaux de ce genre, conformément au
désir de l'auteur. Quant à la partition, beaucoup plus
étendue que celle du Freischùtz, elle ne rompt pas entiè-
rement avec le système traditionnel, puisque sur les 25
« numéros » qu'elle contient, il y en a 10 (les numéros
2, 5, 7, 11, 12, 13, 19, 20, 22, 24) dont chacun est un tout
fermé; elle est en même temps remarquable par plus d'une
particularité nouvelle. L'ouverture, comme dans quelques
ouvrages antérieurs de Weber, est une construction faite
avec des motils tirés de l'opéra lui-même, ou en harmonie
avec les caractères, les situations, l'esprit général du drame,
et non un hors-d œuvre plus ou moins brillant en marge
de l'action. Les récitatifs (comme dans la scène entre
Adolar, Lysiart et le Roi) sont traités de façon nouvelle;
ce ne sont plus des formules secondaires ayant pour fonc-
tion de relier les grands airs à effet, mais des traits d'élo-
quence dramatique, des modèles de cette déclamation
lyrique érigée plus tard en système par l'auteur de la
Tétralogie. Ils ont une importance égale a celle des
« airs »; l'orchestre qui les accompagne cesse d'être,
comme autrefois, une simple harmonie de soutien :il

s'applique à traduire les sentiments et la pensée des


personnages. Les « morceaux » de chant ont, eux aussi
(ceux d'Eglantine et de Lysiart principalement) une haute
expression psychologique et dramatique. Les chœurs,
autrement conçus que dans le Freischùtz, remplissent à
peu près le même rôle que dans la tragédie antique tantôt
:

rôle de témoin, tantôt rôle d'acteur. L'instrumentation, à


laquelle l'emploi des instruments à vent donne une couleur
rare, est déterminée, comme tout le reste, par le souci de
la vérité. Ça et là, pour le repos de l'auditeur, apparaissent
quelques tableautins de genre la romance
: d'Adolar
{JJnter bliïlinderi Mandelbùume), la cavatine d'Euryanthe,
480 LES TEMPS MODERNES

le premier finale, lé chœur des chasseurs, le chant de


Bertha, la charmante « cloche dans la vallée ». Un fait
précis justifie l'importance historique et artistique attri-
buée à Euryanthe. Justifiant le mot de Ph. Spitta, d'après
lequel on pourrait prendre les œuvres de Weber comme
point pour faire l'histoire de la musique au
de vue
Wilh. Jahns s'est efforcé de trouver des traces
xix e siècle,
de Leitmotiv dans tous les opéras du grand musicien.
Et sans doute, dans la période où nous sommes, plusieurs
esprits avisés songèrent à utiliser un même motif mélo-
dique, soumis à des retours opportuns, pour introduire'
un peu d'unité dans le drame lyrique. On trouverait trace
de ce procédé dans des ouvrages anciens, notamment
ceux de Mozart; dans une lettre à Kayser, Goethe émettait
l'idée d'employer au cours d'un opéra un thème fonda-
mental qui serait librement traité et dont on changerait
le tempo, la tonalité, etc.. selon les situations. Mais c'est
dans Euryanthe que le Leitmotiv apparaît pour la pre-
mière fois, assez nettement. Le thème de l'anneau d'Emma
joue un rôle semblable au thème de la question dans
Lohengrin. Enfin, comme pour accentuer le rapproche-
ment des deux pièces, il y a des ressemblances curieuses
entre les personnages Adolar et le chevalier au cygne, la
:

duchesse de Savoie et la duchesse de Brabant, les deux

rois, Eglantine-Lysiart et Ortrude-Telramund. L'ensemble


de ces analogies fait comprendre le témoignage de Liszt
(Gesam. Schr., III, 19) « En composant Euryanthe, Weber
:

a mis le pied sur un pays nouveau il a eu le pressenti-


;

ment des futurs Tannhàuser et Lohengrin » et celui de ;

R. Wagner « Nous voyons dans Euryanthe l'aboutissement


:

d'un bel et artistique effort dans le sens de la vérité; le


compositeur renonce à la mélodie absolue et, (par exemple
dans la scène initiale du premier acte), arrive au langage
dramatique le plus noble, le plus expressif et le plus
fidèle; il ne cherche point le principe de sa fonction dans
la musique, mais clans le poème; il n'emploie la musique,
en la subordonnant, que comme un complément sans
lequel le poème n'arriverait pas à la pleine et convaincante
éloquence de la vérité ». M. Hugo Riemann (Gesch. cl. Mus.
seit Beethoven, p. 190) va jusqu'à dire qu' Euryanthe est
LES CHEFS-D OEUVRE DU THEATRE ALLEMAND 481

moins éloignée que Rienzi des opéras écrits par R. Wagner


dans la période moyenne de sa carrière.
Euryanthe fut peu goûtée à Vienne lors de la première
représentation (1823), et à Paris (1831), malgré le talent
d'interprètes tels que Nourrit, Levasseur, M me Damoreau,
et quoique cet opéra romantique tombât alors en pleine
crise de romantisme; à Londres, l'accueil du public fut
tout aussi froid. En 1857, après modification du médiocre
livret par de Leuwen et Saint-Georges, l'œuvre fut reprise et
beaucoup mieux appréciée sur la scène du Théâtre-Lyrique.
Fétis n'y voyait qu' « une belle ouverture », et, sans pré-
ciser davantage, « un joli duo, deux chœurs d'un bel effet
et un finale, pouvant être cités comme des produits de la
verve originale de Weber ». On a reproché à Weber de
n'être pas très heureux dans l'expression de la gaité;
« lorsqu'il essaie d'être léger, dit le même Fétis, il ne l'est
pas de bonne grâce ». Certes, Weber n'a pas la « légèreté »
sautillante et banale de l'opéra-bouffe; il a beaucoup mieux
que une très légère nuance d'infé-
cela. Sauf, si l'on veut,
riorité,Euryanthe mérite d'être placée au même rang
qu'Oberon et le Freischùtz. Les modernes ont mis plus
d'empâtement dans l'orchestre; ils n'y ont pas mis de cou-
leurs plus fines.
C'est pour Londres et pour répondre à une demande
des Anglais, que Weber écrivit Oberon or the Elf
officielle
King's Oath, représenté pour la première fois à Covent-
Garden, sous la direction de l'auteur, le 12 avril 1826. A ce
moment, le grand compositeur était épuisé par la phtisie,
et condamné. Le besoin d'assurer la vie des siens put seul
le déterminer h entreprendre un très pénible voyage; on
cherchait à l'en dissuader : —
« Que je parte ou que je ne

parte pas, répondit-il, je n'en suis pas moins, dans l'année,


un homme mort »! Le sujet A' Oberon était tiré d'un poème
français du moyen âge, Huon de Bordeaux, et, plus direc-
tement, d'un poème de Wieland traduit en anglais, puis
arrangé par J.-R. Planché. L'œuvre, comprenant seize
tableaux, fut jouée avec un grand luxe de mise en scène, et
obtint le plus vif succès. On bissa l'ouverture, l'air de ténor
du premier acte, l'ariette de Fatime et le quatuor du second.
On fut sensible à l'exotisme, à la couleur orientale et pitto-
Combahieu. — Musique, II. S\
482 LES TEMPS MODERNES

resque qu'on trouve dans la ronde des gardes du harem


(tirée d'un motif noté dans le Voyage en Arabie de Niebuhr),
dans la danse turque du dernier finale. Weber reçut, à la
fin, les ovations enthousiastes qui avaient salué son entrée

dans l'orchestre. S'il avait vécu, tout semble indiquer qu'il


aurait renouvelé en Angleterre les triomphes de Hœndel.
Parmi ses onze opéras, il faut citer particulièrement
Precioza (Berlin, 1821), opéra romantique d'après une
nouvelle de Cervantes, et de couleur locale remarquable.
« L'ouverture commence par une phrase (qui réapparaît au
chœur n° 2) dont l'objet est de caractériser la nationalité
espagnole » c'est Weber lui-même qui nous en avertit. Au
;

n° 9, il y a aussi des mélodies de même signification (echt


spanische Melodien). L'orchestre, le chant et la danse
alternent avec la déclamation. Le n° 5 de la partition, tout
en échos, est particulièrement intéressant.

Bibliographie.

GlIGLER Don Giovanni, partition d'orchestre, 2" édition, Leipzig, chez


:

Leuckart, 1875. (Cette édition est la seule conforme au manuscrit auto-


graphe du chef-d'œuvre donné par M ,ne Pauline Viardot à la Bibl. du Con-
servatoire de Paris. Gugler a renié sa l re édition comme entachée d'inexacti-
tude.)— Ch. GoUNOD le Don Juan de Mozart (1890).
: — C. Saint-SaENS :

Ch. Gounod et le Don Juan de Mozart (1891). — MAURICE KuFFERATH :


Fidelio, 1 vol., 283 p. (Paris, Fischbacher, 1913). H. Berlioz A travers
:

chants (chap. sur Fidelio). — Jean Chantavoine le Vandalisme musical;


:

Beethoven mis au point par Castil-Dlazc (Revue musicale, 1901, p. 463 et


suiv.).— Max Maria von Weber (fils du compositeur) : Cari Maria
v. Weber, cin Lebensbitd (1864; chap. XXI, XXIII, XXIV et XXVI). —
Fr. Kind : Frehchûtzbuch (1843). — Sur les origines françaises du livret
ftEuryanthe, v. le Roman de la Violette ou de Gérard de Nevers, publié
par Francisque Michel en l'434 (B. N. Inv. Réserve Ye 4 062) et l'Intro-
duction historique du volume. Sur l'accueil fait en France à la première
représentation du chef-d'œuvre de Weber (le livret n'ayant plus de commun
avec le roman traduit par Helmina de Chezy que les noms d'Euryanthe et
de Lysiart, celui de Gérard ayant été changé en Adolar). v. le feuilleton
des Débats du 16 juin 1831. L'auteur trouve à la musique de Weber un
caractère moyenâgeux.
CHAPITRE LV
ROSSINI ET SON TEMPS

Rossini. —Ses origines musicales.— Vue d'ensemble sur sa vie et son


œuvre. — Ses premiers ouvrages. — Le Barbier de Séville échec de la
:

première représentation. Témoignages d'un interprète et de l'auteur. —


Rossini à Paris. — —
Le théâtre italien; les fonctions officielles. Opinion
de la presse française sur le Barbier. — Un jugement de R. Wagner. —
Conclusion.

Nous nous sommes imposé comme règle de ne pas


parler ici des compositeurs qui ont prolongé leur carrière
bien longtemps aprèsla mort de Beethoven. Nous devons
faireune exception pour Rossini, bien qu'il soit mort
en 1868. Une des étrangetés de la vie du célèbre Italien
est qu'il des opéras à l'âge de trente-
cessa d'écrire
sept ans, abdiqua, pour ainsi dire, après Guillaume
et
Tell (1829). Il nous appartient donc. Peu de figures sont
aussi originales que la sienne dans l'histoire de l'art italien
et international. La partie de sa vie qui nous intéresse
pourrait être partagée en deux périodes l'une spéciale-
:

ment italienne allant de 1811 (environ) à 1823, l'autre


commençant à l'arrivée du maestro à Paris. On parle
habituellement des triomphes sans précédent que connut
le célèbre compositeur. L'affirmation n'est pas inexacte
pour une certaine période. Nous verrons cependant qu'elle
n'exclut pas certaines réserves. Un journalisme implacable
fut d'abord assez dur pour l'auteur de Sémiramis et du
Barbier. Au rebours de la légende, c'est d'abord Marsyas
qui faillit écorcher Apollon. Peut-être le découragea-t-il.
484 LES TEMPS MODERNES

Pour caractériser les contemporains de Rossini, nous leur


céderons la parole le plus souvent possible.

Fils d'un petit fonctionnaire municipal, joueur de cor de chasse, et


d'une chanteuse, celui qui devait être appelé « le cygne de Pesaro »,
et aussi « Monsieur Crescendo », avait reçu une médiocre éducation
musicale. Élève, à Bologne, d'Angelo Tesei pour le chant, et (1807)
de l'abbé Mattei (formé lui-même par le P. Martini) pour la compo-
sition, il s'était jugé suffisamment instruit lorsqu'il posséda le contre-
point simple (1810) et entra de très bonne heure dans la vie de théâtre.
A douze ans, il jouait un rôle d'enfant dans la Camilla de Paër; à
quatorze, il était maestro al cembalo d'une petite troupe ambulante et
dirigeait une association d'amateurs [Academia degli Concordi); à
dix-huit ans, il donnait son premier ouvrage, la Cambiale di matri-
monio (1810); à vingt ans, il avait déjà écrit cinq opéras! Jusqu'en
1820, il habita Naples, où il fut, comme homme et compositeur, sous
l'influence tyrannique de l'espagnole Isabelle Colbrand (devenue sa
femme en 1822). En 1815, il avait passé un contrat (rendu caduc,
dans la suite, par les circonstances) avec Barbaja, ancien directeur
de cirque, à la fois imprésario du San Carlo de Naples, de la Scala
de Milan et du Kârtner de Vienne, pour la fourniture annuelle d'un
opéra nouveau. En 1820, il se rendit à Vienne où son triomphe devint
une sorte d'apothéose; en 1823, il alla à Venise, et, après un très
fructueux séjour de cinq mois à Londres, vint s'établir à Paris, où il
prit la direction (1824) du Théâtre italien. Il revint ensuite en Italie,
et ne se fixa définitivement à Paris qu'en 1853.

Rossini succéda, comme souverain de l'art italien, à


Cimarosa (j 1801) et à Paisiello (j- 1816), dont l'astre avait
décliné avec la fin du xvm siècle. Dans son pays, un seul
e

génie, très supérieur au sien, aurait pu faire échec à ses


triomphes celui de Mozart, qui fut connu en Italie dès
;

1803, mais très discuté après les représentations de YEnlè-


vement au sérail (1807), des Noces (1815), de la Flûte
enchantée (1816), et dont le Don Juan, joué à la Scala de
Milan en 1614 eut d'abord un faible succès. Sans effort
(malgré l'opposition rencontrée au début), avec une sorte
de nonchalance sceptique pour l'art lui-même, Rossini
devint l'idole d'un peuple et connut la gloire à un âge où,
d'habitude, les grands artistes doivent s'armer de patience
et attendre.

La liste chronologique de ses opéras est généralement donnée


d'après celle que Stendhal a établie avec une exactitude approxima-
tive. « La musique, écrit l'auteur de la Vie de Rossini, ne laisse aucui
monument en Italie: je me suis vu souvent dans la nécessité d'écrire
ROSSINI ET SON TEMPS 485

vingt lettres pour savoir avec précision l'époque de la composition


d'un ouvrage, et souvent l'on m'a donné trois ou quatre dates égale-
ment probables. » Nous nous bornerons donc à dire que dans 1 espace
de treize ans, de 1810 à 1823, Rossini donna 34 ouvrages de théâtre
qui peuvent être ainsi groupés 1° à Bolog.nk, Y Equivoco slravagante :
:

2° à Venise, des farces ou opéras-bouffes en un acte, La Cambiale


di malrimonio. V fnganno felice. le premier ouvrage de Rossini resté
au théâtre, où l'on signale un terzetto célèbre; La Scala di seta
(l'échelle de soie), resté assez longtemps à la scène; YOccasione fa il
ladro; Il Figlio per azzardo. Le premier « opéra sérieux » de Ros-
sini fut Tancredi (1813). Sigismondo (même genre), Semiramide,
opéra « dans le style allemand » (!), Y Italiana in Algeri, Eduardo e
Cristina furent écrits également pour les théâtres de Venise; 3° à
Na.ples, Elisabetta, la Gazzetta. Otello. Arinida. Mosé in Egitto.
Ricciardo, Ermione. La donna delLago. Maometto secondo. Zelmira\
4° à Milan, la Pieira del Paragone, Aureliano in Palmira. Il Turco
in Ilalia, la Gazza ladra (1817), Bianca e Faliero; 5° à Rome, Tor-
valdo e Dorlisca. opéra-bouffe en 2 actes (1816); Il Barbiere di Sivi-
glia, joué au théâtre d'Argentina, pendant le carnaval de 1816: la
Cenerentola (Cendrillon), Adélaïde di Borgogna (carnaval de 1818), et
Matilda di Ciabrano (carnaval de 1821).

Le chef-d'œuvre de Le Barbier. Le
cette période est
sujet était fort à la mode depuis comédie de Beaumar-
la
chais (1775), traduite et arrangée en plusieurs langues.
Parmi ceux qui en avaient déjà tiré un opéra, il y avait un
compositeur célèbre, applaudi, aimé entre tous Paisiello; :

et c'était une singulière audace, de la part d'un tout jeune


homme, de vouloir refaire l'œuvre d'un artiste consacré
par l'admiration universelle (sans parler des étrangers qui
avaient traité le même sujet Bencla à Hambourg en 1782,
:

Rlsperger en 1783, Schultz en 1786, Nicolo Isouard en


1797). L'imberbe Rossini avait déjà donné à une cantate.
Didone Abbandonata (1811), le titre d'un opéra de Paisiello
(Xaples, 1795), qui, lui aussi, avait écrit un Inganno felice
(Naples, 1793). Avait-il l'ambition insolente d'effacer la
gloire du vieux maître? En 1816, Rossini avait vingt-quatre
ans, Paisiello en avait soixante-quinze et allait bientôt
mourir (5 juin), après avoir écrit durant sa vie plus de
cent opéras. Pour désarmer une opposition qui paraissait
menaçante, Rossini, entre autres précautions, fit précéder
le livret de son opéra-bouffe d'un Avertissement nu public

dont voici la traduction (d'après A. Pougin) :


486 LES TEMPS MODERNES

La comédie de M. Beaumarchais, Le Barbier de Séville ou


intitulée
La Précaution inutile, se présente à Rome
sous forme de drame
comique, avec le titre à'Almaviva ou La Précaution inutile, dans le but
de convaincre pleinement le public des sentiments de respect et de
vénération qui animent l'auteur de la musique du présent drame
envers le si célèbre Paisiello, qui a déjà traité ce sujet sous son titre
primitif.
Appelé à entreprendre cette même tâche difficile, le maestro Gioa-
chino Rossini, afin de ne point encourir le reproche d'une rivalité
téméraire avec l'immortel auteur qui l'a précédé, a expressément
exigé que le Barbier de Séville fût entièrement versifié à nouveau et
qu'on y ajoutât, pour les morceaux de musique, plusieurs situations
nouvelles réclamées d'ailleurs par le goût théâtral moderne, qui a
tant changé depuis l'époque où le renommé Paisiello écrivit la
musique.
Quelques autres différences entre la contexture du présent drame
et celle de la comédie française ci-dessus citée, se sont produites par
la nécessité d'introduire dans le sujet les chœurs, soit pour se con-
former aux usages modernes, soit parce qu'ils sont indispensables
dans un théâtre dont les proportions sont si vastes. Le public cour-
tois est informé de ce fait, pour qu'il excuse aussi l'auteur du présent
drame, qui, sans le concours de circonstances aussi impérieuses,
n'aurait osé introduire le plus léger changement dans l'ouvrage fran-
çais consacré par les applaudissements de toute l'Europe.

Cet « avertissement » fut lui-même la précaution inutile.


Rossini passa pour un vaniteux et un ignorant. La
première représentation du Barbier n'eut aucun succès.
Quelques menus incidents la rendirent presque ridicule.
L'ouverture fut jouée au milieu d'une grande confusion et
à peine écoutée. Dans le public, agité de « mouvements
divers », une seule personne (d'après
le témoignage de
Zanolini) applaudissait :Rossini lui-même. Voici
c'était
deux documents qui nous renseignent sur ce que fut la
représentation du 5 février 1816. Le premier est une lettre
de la cantatrice qui « créa » le rôle de Rosine :

« ... Rossini avait eu la faiblesse de consentir à ce que le ténor


Garcia composât les ariettes, qui se chantent, après l'introduction,
sous les fenêtres de Rosine, pensant que cela pourrait contribuer à
donner de la couleur locale à la pièce car Garcia composa les
;

ariettes d'après des motifs de chansons populaires espagnoles. Mais


Garcia, en accordant sa guitare sur la scène, excita le rire des spec-
tateurs, et ses mélodies furent fort mal reçues. J'étais prête à tout.
Je montai tremblante l'escalier du balcon pour prononcer les mots :

« Segui o caro, deh! Segui cosi ». Les Romains, qui m'avaient tou-
ROSSINI ET SON TEMPS 487

jours applaudie dans Yltallana in Algeri. attendaient de moi une cava-


tiue agréable et amoureuse. Lorsqu ils entendirent les premiers mots,
ils commencèrent à siffler et à faire du tapage. Après cela, il arriva

ce qui devait arriver.


« La cavatine de Figaro, quoique chantée fort bien par Zamboni, et
le très beau duo de Figaro et Almaviva ne furent pas même écoutés.
« Enfin je parus sur la scène, et non sur le balcon, protégée par
une constante faveur de 39 représentations antérieures. Je n'étais pas
vieille, monsieur le journaliste; j'avais à peine vingt-trois ans; ma
voix était jugée à Rome comme la plus belle qu'on eût entendue. Par
conséquent le public fit silence et m'écouta.
« Trois salves d'applaudissements prolongés saluèrent ma cavatine.
Rossini, qui était au piano, se leva et remercia puis, se tournant
;

vers moi, il me dit en plaisantant « Ah, Natura! Rendez-lui grâce. »


:

Je lui répondis en souriant; « Sans elle, vous ne vous seriez pas


levé de votre chaise ».
Le brillant succès de cette cavatine fit croire à un retour de bonne
fortune pour l'opéra mais cet heureux moment ne dura pas. Pendant
;

que je chantais le beau duo avec Zamboni, l'hostilité, devenue plus


enragée, employa tous ses mauvais procédés. On sifflait partout. Le
finale, qui est une composition dont s'honoreraient les plus grands
compositeurs, se passa parmi les cris, les huées et les trépignements
les plus bruyants. Lorsqu'on arriva au bel unisson :Quest aventura,
une voix enrouée cria de la galerie « Voici les funérailles du D. C. »
:

Ce fut le bouquet. On lança les injui*es les plus vulgaires envers le


compositeur, qui pourtant restait toujours calme au piano, et il
semblait dire <c Veuille pardonner, ô Apollon, à ces hommes, car ils
:

ne savent pas ce qu'ils font!... »


« Le second acte obtint le même accueil... Rossini quitta le théâtre
avec la même tranquillité que s'il n'eût pas eu plus d'intérêt à la
soirée que l'un des spectateurs.
« Affligée par ce qui était arrivé, je me rendis chez lui pour le con-
soler; mais il n'avait pas besoin de mes consolations, car il dormait
tranquillement.
« Le lendemain Rossini ôta de sa partition tout ce qui lui parut avoir
été justement blâmé; puis il se remit au lit, prétextant une indispo-
sition, peut-être pour ne pas être obligé de paraître au piano.
« Les Romains accoururent en nombre à la seconde représentation ;

ils écoutèrent toute la pièce avec silence et attention, et l'applau-

dirent...
« A troisième représentation le succès grandit encore...
la
« Quant à moi, j'ai joué le rôle de Rosine à Rome, à Gênes, à
Bologne, à Florence avec le plus grand succès...
(Extrait de la brochure : Cenni di una donna giâ contante sopra il
maestro Rossini, in risposta a ciô che ne scrisse nell'estale del
l'anno 1822 il giornalista inglese in Parigi, e fu riportato in una
gazzeta di Milano dello stesso anno. —
Bologne, 1823. La donna
Buteur de celle lettre, est Mme Giorgi-Righetti, pour qui Rossini
écrivit le rôle de Rosine dans le Barhiere.)
488 LES TEMPS MODERNES

Le second document a plus de valeur encore; il est du


compositeur lui-même :

« Très cher Scitivaux,


«Puisque ma langue natale vous est familière, laissez-moi dans
celle-ci vous faire l'historique par vous désiré de mon Barbier de
Séville.
« Je fus appelé à Rome en 1815, pour composer, au théâtre Valle,

l'opéra de Torvaldo et Dorliska, qui eut un bon succès; mes inter-


prètes furent Galli, Donzelli et Remorini, les plus belles voix que
j'aie jamais entendues :le duc Cesarini, propriétaire du théâtre
Argentina et directeur dans la même saison de carnaval, faisant de
tristes affaires dans son entreprise, me proposa de lui faire (à la
hâte) un opéra, pour la fin de ladite saison; j'acceptai, et je m'asso-
ciai à Sterbini, secrétaire de trésorerie et poète, pour chercher un
sujet de poème que je devais mettre en musique; le choix tomba sur
Le Barbier; je me mis à l'œuvre, et en treize jours le travail fut
accompli. J'avais pour interprètes Garcia, Zamboni, et la Giorgi-
Righetti, tous trois vaillants. J'écrivis une lettre à Paisiello, lui décla-
rant n'avoir pas voulu entrer en concurrence avec lui, sentant mon
infériorité, mais seulement traiter un sujet qui me souriait, en évitant
autant que possible les mêmes situations de son libretto cette
:

démarche faite, je me crus à l'abri de la critique de ses amis et de


ses légitimes admirateurs. Je me trompais! A l'apparition de mon
opéra, ceux-ci se précipitèrent comme des bêtes fauves contre
l'imberbe maestrino, et la première représentation fut des plus ora-
geuses. Moi, pourtant, je ne me troublai pas, et, pendant que le public
sifflait, j'applaudissais mes exécutants. Cet orage passé, à la seconde

représentation, mon Barbier, qui avait un excellent rasoir (Beaumar-


chais), rasa si bien la barbe des Romains que je fus porté en
triomphe.
« Vous voici exaucé, mon bon ami; soyez heureux et croyez-moi
toujours votre affectionné,

Paris, 22 avril 1860.


G. Rossini. »

Les représentations ultérieures du Barbier, dans d'autres


villesde l'Italie, furent une revanche, parfois honorable,
souvent éclatante. Nous donnerons quelques extraits des
journaux italiens de l'époque pour montrer l'état de l'opi-
nion; nous verrons ensuite comment l'œuvre fut appréciée
à Paris.

Extraits des articles des correspondants de VAUgemeine Musikal.


Zeiiung de Leipzig :

Bologne, automne 1816 :

Les journaux et d'autres témoignages assurent, d'un commun


ROSSINI ET SON TEMPS 489

accord, que, dans cet ouvrage, le compositeur s'est copié trop sou-
vent lui-même.

Florence, automne 1816 :

Le Barbiere, dès qu'il fut représenté à Rome,


peu de plaisir; lit

partout, à Florence aussi, l'accueil Ce journal


fut défavorable.
florentin, qui, comme nos lecteurs se le l'appellent, il y a peu de
temps, comparait Rossini à Mozart, maintenant attaque l'auteur du
Barbiere sans aucune délicatesse. Il dit que Rossini, dans cet opéra,
s'est copié soi-même ainsi que d'autres maîtres, comme, par exemple,
Paër, Generali, etc.

Turin, printemps 1817 :

Il semble que le Barbiere a plu.

Milan, été 1817 (Théâtre Re) :

Le Barbiere n'a pas eu plus de succès ici qu'ailleurs. On remarque,


par-ci, par-là, les mêmes charmantes mélodies des autres partitions
de Rossini. Le premier acte a eu un passable succès; mais, au com-
mencement du second acte, plusieurs spectateurs ont quitté le
théâtre, et moi aussi avec eux, car nous nous étions ennuyés.

Venise, 20 septembre 1817 (Théâtre 5. Mose) :

Samedi soir on a donné la première du Barbiere di Siviglia. Le


théâtre était comble. Le succès très heureux de cette pièce ne doit
pas surprendre personne, car une étoile propice semble sourire
aujourd'hui à la musique de Rossini, dont les traits caractéristiques
sont facilement reconnaissables... Quant à la musique, nous avons dit
qu'elle est l'œuvre du génie de Rossini. Nous ajouterons seulement
que le public remarqua que le génie du maître sembla faillir dans le
deuxième acte, après qu'il s'était épanché, pour ainsi dire, dans le
premier.
(V Osservatore Veneziano du 23 septembre 1817.)

Padoue, octobre 1817 :

Le Barbiere di Siviglia est l'opéra qu'on joue aussi dans ce théâtre.


L'ouverture a fait plaisir, et l'introduction également... L'aria de
Don Basilio a été applaudi pour sa force expressive, mais il semble
qu'il n'ait pas produit le même effet qu'à Venise. L'aria de Don
Bartolo a eu du succès... Le finale a couronné dignement l'opéra. Le
deuxième acte n'a pas produit le même effet que le premier.
(L' Osservatore Veneziano du 30 octobre 1817.)

Milan, automne 1820 :

L'œuvre délicieuse de Rossini est jouée maintenant sur la scène de


la Scala pour la première fois: mais les spectateurs milanais, quoi-
qu'ils s'accordent avec les Parisiens en la trouvant chargée d'orne-
ments singuliers, et quoiqu'ils l'applaudissent, ne sentent pas les
mêmes transports.
Ceux qui ne veulent pas attribuer le molif principal de l'effet insufli-
490 LES TEMPS MODERNES

sant de cette pièce à la grandeur matérielle du théâtre, plus propre à


lamagnificence des ballets et aux somptueux décors de Y opéra séria
qu'au caractère de Yopera buffa, accusent quelques chanteurs, qui ne
semblent pas bien appropriés à certains rôles. Moi, sans incriminer
contre personne, je dirai que j'ai apprécié dans des théâtres beaucoup
plus petits que la Scala le même Barbiere, représenté par des chan-
teurs beaucoup moins capables que ceux de la Scala; la musique
parut plus vive, avec plus de variété dans ses parties, enfin plus
expressive et plus amusante. Mais alors le rôle de Figaro n'était pas
chanté avec une espèce de trépidation, Bartolo n'avait pas la voix
trop basse et Almaviva n'était pas enrhumé.
Cependant, le spectacle, dans son ensemble, fait plaisir au public
de notre théâtre...
(Gazzetta di Milano du 20 septembre 1820.)

Ce fut, dit-on, le peu de succès de Semiramide, jouée à


Venise pendant le carnaval de 1823, qui détermina Rossini
à quitter l'Italie et à accepter, pour l'Angleterre, un enga-
gement qui donna aux Parisiens l'idée de l'arrêter au
passage. A Londres, les concerts et les leçons privées
procurèrent au jeune compositeur une somme de deux
cent mille livres sterling. Au mois d'octobre 1823, couvert
d'or et de gloire, Rossini revint à Paris.
Le moment était favorable pour un homme d'énergie
qui aurait voulu prendre en main la direction artistique
du théâtre. Partout régnaient le désordre et le déficit.
Au début de son règne, Napoléon avait maintenu les
Italiens; mais ils dépendaient de l'Opéra qui était, de
toute façon, dans l'embarras; leurs représentations, sou-
mises tour à tour à des directions éphémères et peu
sérieuses, transportées d'un théâtre à l'autre, étaient
aussi mal assurées que les anciens jeux de la foire Saint-
Laurent. L'Opéra, qui avait la direction générale, était
victime d'intrigues incessantes qui le paralysaient. De
1814 à 1824, il compta cinq directeurs Picard, Choron,
:

Persini, Viotti, Habeneck. En 1821, Habeneck venait de


faire un rapport, sur les recettes présumées de 1822, où on
trouvait les doléances suivantes :

Le Théâtre Italien, naturalisé en France, depuis un assez grand


nombre d'années, a subi tant de variations, dans un laps de temps
assez limité, qu'on a dû rechercher les causes principales des mouve-
ments qui ont fait successivement tenter cette entreprise, l'aban-
donner et la reprendre, avec plus ou moins de succès.
ROSSINI ET SON TEMPS 491

Le goût du public, l'exemple de quelques États voisins, et une


volonté supérieure ont, sans contredit, amené cette innovation.
Des intérêts particuliers, des prétentions déplacées, et une gestion
souvent mal combinée, ont porté plus d'une atteinte à l'établissement,
onéreux d'ailleurs en lui-même, et hors d'état de se soutenir avec ses
propres ressources.
... Veuillez ne pas oublier que malgré la différence qui existe,
sous beaucoup de rapports, entre l'Académie Royale de Musique et
le Théâtre Italien, divers éléments les rapprochent entre eux. Le
maintien de leur existence a la même source la munificence Royale.
:

C'est d'ailleurs l'Administration de l'Opéra qui esi chargée de la


gestion du Théâtre Italien; et si l'on excepte les principaux artistes,
et quelques autres essentiellement attachés à ce dernier théâtre, c'est
le premier qui règle les intérêts de l'autre. Enfin, il est pourvu à
tout par des moyens tirés de l'Académie Royale de Musique.
... L'entretien du Théâtre Italien est devenu tellement onéreux
pour l'administration, déjà grevée de beaucoup d'autres charges de
même nature, qu'il a paru convenable d'en alléger le fardeau, rela-
tivement au spectacle en question.
Rien de plus juste que de sentir le mérite de plusieurs artistes
distingués de ce théâtre et de mettre un prix à leur talent; mais ce
qu'il y a de certain, c'est que le traitement des principaux d'entre
eux est énorme. Vous ne l'ignorez pas, messieurs, puisque les prin-
cipaux artistes coûtent annuellement 160 200 francs et que M mo Fodor,
qui semble avoir fait accuser d'ingratitude ou d'aveuglement l'admi-
nistration de l'Opéra, a reçu d'elle, pendant 1821, pour ses hono-
raires, représentation à bénéfice et feux, la modique somme de
55 400 francs.
Au reste l'administration s'est appliquée à concilier les vues de
l'autorité et l'intérêt de l'établissement avec lès plans d'économie
qui la guident sans cesse.
Si, malgré ses efforts pour atteindre son but, on voulait l'accuser
d'irréflexion ou de prodigalité, il faudrait jeter un coup d'ceil sur ce
qui se passe à ce sujet en Italie, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, à
Vienne et à Londres. La dépense de ces sortes d'établissements y est
bien plus considérable qu'à Paris.
Il faut aussi considérer que dans ces divers pays, où il existe, ainsi

qu'à Paris, d'autres théâtres réservés pour le peuple, et plusieurs


destinés aux personnes instruites, le Théâtre Italien, peu à portée de
beaucoup de monde, est réputé, sinon exclusivement le théâtre de la
bonne compagnie, du moins le spectacle des personnes aisées. Il est
donc convenable, quand l'administration est astreinte à supporter
d'aussi pénibles charges que celles résultant de l'entretien du
Théâtre Italien, je ne dirai pas de rançonner les amateurs, mais
d'imposer leurs plaisirs. On n'a pas fait difficulté d'en user ainsi, en
des théâtres où le goût et la raison sont blessés. Quel scrupule pour-
rait donc arrêter, quand il s'agit de recourir à des moyens qui, sans
nuire aux habitués, ne tendent, au fond, qu'à la conservation d'un
spectacle fait pour flatter plus d'un sens?
492 LES TEMPS MODERNES

Je crois donc avoir assez motivé l'augmentation que je propose


d'apporter au prix des places du Théâtre Italien. Cette augmentation,
graduellement progressive, frapperait particulièrement sur les loges,
les balcons, la première galerie et l'orchestre.

Rossini, impatient de conquérir Paris, comprit certaine-


ment la situation, et voulut en tirer parti. Le 1 er décem-
bre 1823, il adressa au Ministre de la Maison du Roi un
projet dont voici la partie essentielle :

Bases de l'engagement que M. Rossini pense pouvoir proposer au


Gouvernement français.
1° Il se chargera de composer un grand opéra, pour l'Académie
Royale de Musique, se réservant de choisir le poème et de jouir des
droits d'auteur.
2° Il composerait aussi un opéra semi-seria ou buffa pour le
Théâtre Royal Italien, et mettrait en scène, à ce théâtre, un opéra de
lui, déjà donné ailleurs, tel que la Séntiramis, la Zelmire, ou tout
autre, qu'il arrangerait pour la troupe de Paris.
3° Pour le bénéfice qui serait accordé à M. Rossini, libre de tous
frais et qui aurait lieu à l'Académie Royale de Musique, il montera
un opéra italien de lui, qui n'aura jamais été donné à Paris. Cet opéra
restera au répertoire du Théâtre Italien. On permettra à M. Rossini
de choisir dans le répertoire du Grand Opéra, le ballet qui sera donné
le jour de- son bénéfice.
4° M. Rossini s'engagera à remplir telles fonctions dont Sa Majesté
voudrait bien l'honorer en 1 attachant à son service.
En raison des engagements que M. Rossini se propose de prendre
avec le Gouvernement, il pense qu'il pourrait lui être alloué une
somme de quarante mille francs, qui serait répartie suivant le bon
plaisir de Son Excellence, soit comme prix de ses ouvrages, soit
comme appointements attachés aux fonctions dont il serait chargé.
Paris, le 1 er décembre 1823.
Signé : Gioacchino Rossini.

Trois mois après cette invite, le traité suivant était signé :

Le sieur Gioacchino Rossini s'engage à résider pendant la durée


d'une année près l'Académie Royale de Musique, aux clauses et con-
ditions ci-après :

Article premier. —
Il s'engage à composer un grand opéra français

en trois, quatre ou cinq actes, qui devra remplir, seul, toute la durée
du spectacle. Il s'engage également à composer un opéra italien,
semi-seria ou buffa en deux actes.
Art. 2. —Le sieur Rossini sera libre de choisir le poème français
en s'entendant, à cet égard, avec l'administration, mais il ne pourra
s'occuper de le mettre en musique, qu'après que l'ouvrage aura été
soumis au jury littéraire, et adopté dans une de ses séances, suivant
ROSSINI ET SON TEMPS 493

les formes réglementaires. A cet effet, l'administration aidera elle-


même lesieur Rossini en lui présentant plusieurs poèmes qui lui
paraîtront offrir le plus de chances de succès, et le sieur Rossini
devra avoir arrêté son choix, parmi eux, dans le cours du premier
mois de son arrivée à Paris.
Art. 3. —Le libretto italien demeure, comme de coutume, à la
charge de l'administration.
Art. 4. —Outre ces deux ouvrages nouveaux, le sieur Rossini
mettra en scène et arrangera, pour les chanteurs du Théâtre Louvois,
un opéra de sa composition, non encore représenté à Paris, et dont
le choix aura été arrêté entre l'administration et lui.
Art. 5. —
Comme le sieur Rossini demande que l'opéra à bénéfice
dont il sera parlé en Part. 6 soit joué dans les quatre mois de son
engagement;
Comme il importe que les deux ouvrages nouveaux, français et
italien,ne soient pas représentés à la même époque, les partitions
de ces deux ouvrages devront être livrées dans le cours des neut
premiers mois du présent règlement, afin que l'auteur de la musique
assiste aux répétitions et à la mise en scène de ses compositions
française et italienne. L'administration de l'Académie Royale de
Musique exprime seulement le désir que le sieur Rossini puisse
donner l'opéra français un des premiers.
Art. 6. —Pour raison des conditions stipulées ci-dessus, il sera
accordé au sieur Rossini :

1° Un traitement fixe de 40 000 francs, payable par douzièmes, de


mois en mois.
2° Les droits et honoraires des auteurs français pour le grand
ouvrage qu'il donnera à l'Académie Royale de Musique, ainsi que la
propriété de la partition de l'opéra italien nouveau qu'il composera
pour le Théâtre Louvois bien entendu que l'Académie Royale de
;

Musique aura toujours le droit de faire représenter cet opéra sans


avoir besoin d'une nouvelle autorisation.
3° Une représentation à bénéfice à l'Académie Royale de Musique,
libre de tous frais, excepté le droit des indigents. Cette soirée, qui
aura lieu un jour autre que celui des représentations ordinaires, sera
donnée dans le cours des quatre derniers mois du présent traité,
d'après la demande du sieur Rossini.
Art. 7. —Pour que ce bénéfice présente au sieur Rossini le plus
grand avantage possible, il se composera :

1° D'un opéra italien qui n'aura pas encore été représenté à Paris.
L'ouvrage, par la nature de ses décorations, divertissements et
accessoires, sera monté de manière à pouvoir être joué à Louvois,
pour y faire partie de son répertoire, et conséquemment, la dépense
qu'il exigera se fera dans les proportions établies pour les pièces
jouées jusqu'à présent à ce théâtre.
2° D'un ballet que le bénéficiaire choisira dans le répertoire
courant de l'Académie Royale de Musique.
Art. 8. —
La durée du présent traité est d'une année, qui commen-
cera dans le mois de juillet 1824, dans le courant duquel mois le
494 LES TEMPS MODERNES

sieur Rossini devra être rendu à Paris, et finira également dans le


mois de juillet 1825, au jour correspondant à celui de l'arrivée du
sieur Rossini à Paris, dans le mois de juillet de Tannée précédente.
Art. 9. —
Pendant le cours de l'année spécifiée à l'article ci-dessus,
le sieur Rossini s'engage très expressément à résider à Paris, à ne
travaillerque pour l'Académie Royale de Musique et le Théâtre
Royal comme aussi à ne faire exécuter en France aucun
Italien,
ouvrage, soit nouveau, soit déjà connu, et qu'il aurait pu avoir com-
posé jusqu'au jour où le présent traité aura son exécution.
Art. 10. — En cas de contestations, discussions ou difficultés sur
l'interprétation ou l'exécution des différents articles de ce traité, le
sieur Rossini consent, ainsi que l'ont fait tous les artistes au service
du Ministère de la Maison du Roi, à s'en rapporter aux décisions du
ministre, sans autre intervention.
Fait double à l'Hôtel de l'Ambassade de France à Londres, le
27 février 1824.
Signé : Gioacchino Rossini.
Pour copie conforme : Le chef de la deuxième division.
Le Comte de Tilly.

La mention de Y « Hôtel de l'Ambassade de France »,


observe M. A. Soubies, achève de donner du caractère à
cette pièce. Non moins intéressante est celle où, quelques
mois après, le 26 novembre 1824, Rossini fut chargé, par
décision royale, de diriger, à partir du 1 er décembre, la
musique et la scène du Théâtre Italien :

Article premier. —
Le sieur Rossini sera chargé de diriger la
musique et la scène du Théâtre Royal Italien. Il aura, en conséquence,
autorité sur tous les sujets de la scène et de l'orchestre, et pendant
la durée des représentations il commandera à tous les fonctionnaires
et employés de l'établissement.
Art. 2. —
Le sieur Rossini prendra le titre de directeur de la
musique et de la scène du Théâtre Royal Italien et son traitement,
en cette qualité, sera fixé à vingt mille francs par an; il lui sera, en
outre, et pendant la durée de ses fonctions, accordé un logement dans
les bâtiments dépendant du département des Beaux-Arts. Cette clause
devra être exécutée avant l'expiration d'une année, à compter de ce
jour.
Art. 3. —
L'administration du Théâtre Italien continuant d'être
réunie à celle de l'Opéra Français, les dispositions administratives
concernant la police, le matériel et la comptabilité continueront à
s'effectuer comme il a été fait jusqu'à ce jour, et sous l'autorité admi-
nistrative de l'Académie Royale de Musique.
Art. 4. —
Le sieur Rossini s'engage en outre à composer les
ouvrages qui lui seraient demandés, soit pour l'Opéra Italien, soit
pour l'Opéra Français, à raison de cinq mille francs pour ceux en un
acte et dix mille francs pour ceux en plusieurs actes; lesquelles
ROSSINI ET SON TEMPS 495

sommes ne lui seront payées qu'après la représentation desdits


ouvrages. 11 est bien entendu que le sieur Rossini jouira des droits
et honoraires des auteurs français pour les ouvrages qu'il composera
pour l'Académie Royale de Musique, et qu'il restera seulement pro-
priétaire des partitions de ses ouvrages composés pour l'Opéra
Italien sans que, pour les uns comme pour les autres, il ait le droit
de les faire représenter sur aucun théâtre français.
Art. 5. —Les présentes dispositions recevront leur exécution à
dater du 1 er décembre prochain. M. Rossini s'engage à prévenir six
mois d'avance de l'intention qu'il pourrait avoir de cesser ses fonc-
tions qui seront révocables du moment que les intérêts du service du
roi pourraient le réclamer, sans que cette résiliation donne à M. Ros-
sini le droit de réclamer aucune indemnité de quelque nature qu'elle
soit.

Il eût été difficile de témoigner plus d'égards et de con-


fiance à un compositeur étranger. Un traité signé à de
telles conditions évoque le souvenir du Roi-Soleil remettant

entre les mains de Lulli la direction de sa musique. L'obli-


gation d'écrire tous les ans quelques ouvrages équivalait
presque, pour un musicien comme lui, à une sinécure.
il arrivait
D'ailleurs, à Paris avec un bagage d'oeuvres
antérieures, connues seulement au delà des monts, qu'il
comptait bien utiliser.
Pour remplir ses engagements, il suivit l'exemple des
maîtres déjà venus en France pour y chercher une consé-
cration nouvelle il pratiqua le plus souvent le système
:

commode des remaniements, du vieux-neuf, du pastiche, de


la cuisine dramatique habile à servir un chaud-froid
repassé sur les fourneaux. Son premier ouvrage italien fut
Il Viaggio a Reims (1825), écrit à propos du sacre de
Charles X. Il eut pour interprètes des artistes dont quel-
ques-uns sont restés célèbres Mmes Pasta, Cinti, Monbelli;
:

MM. Bordogni, Levasseur, Zuchelli, Donzelli. En 1826, il


remania son Maometto Secondo et en fit, pour l'Opéra, le
Siège de Corinthe, où il introduisit quelques nouvelles
pages, un air pour Mme Cinti-Damoreau, la scène de la
bénédiction des drapeaux du 3° acte, l'air de soprano avec
chœurs du 4 e L'œuvre fut accueillie avec enthousiasme.
.

Le Comte Ory, opéra-comique de 1828, reproduisit à la fois


des fragments de Matilda di Sabran et du Viaggio. Enfin,
en 1829, Rossini donna son dernier et plus bel ouvrage :

Guillaume Tell. Le succès de la première représentation


496 LES TEMPS MODERNES

fut médiocre. L'indifférence du public fut une des causes


qui déterminèrent le compositeur à ne plus écrire pour le
théâtre. Dans la période qui s'étend de 1829 au 13 novem-
bre 1868, il ne donna, avec quelques chœurs et ariettes,
qu'une œuvre digne de son passé, le Stabat (dont le Pro
peccatis et X Inflammatus est figurent encore aux programmes
des plus beaux concerts). Rossini appartient à une catégorie
de compositeurs moins rares qu'on ne pense il aimait
:

peu la musique. L'hostilité fut d'ailleurs très vive autour


de lui; il voulut sans doute ne pas compromettre la gloire
acquise.
Revenons au Barbier de Sèvïlle. Lorsqu'il fut entendu
à Paris pour première fois, il ne provoqua aucun enthou-
la
siasme. On le trouva honorable, assez joli, mais avec des
lacunes et des langueurs fatigantes, nettement inférieur à
celui de Paisiello; en somme, il ne répondit pas à l'attente
que la renommée soudaine de l'auteur avait provoquée.
Nous reproduirons plusieurs témoignages de la critique
contemporaine, non pour instituer une discussion sur la
valeur de l'œuvre, mais pour montrer l'état de l'opinion
en 1819. Les journaux furent unanimes à proclamer le
peu de succès de l'œuvre et l'écrasante supériorité de
Paisiello sur Rossini.

Théâtre Royal Italien. Première représentation du Barbier de


Séi'ille, —
de Rossini (1819). Lorsque Beaumarchais porta au Théâtre
Français son Barbier, tombé à l'Opéra-Comique, il était loin de
s'attendre que de célèbres compositeurs iraient le reconquérir sur
la comédie pour en faire un opéra. Nous avons joui longtemps de
celui de Paisiello, à ce fameux Théâtre de Monsieur, qui fut à Paris
le régénérateur du goût. On nous assure aujourd'hui que la mélodie
fort suave, mais un peu nue, de ce Barbier tant applaudi jadis, ne
chatouillerait que faiblement nos oreilles; et l'on nous apporte la
nouvelle partition issue du cerveau de l'illustrissime signor Rossini.
Une ouverture originale, un duo assez joli et un finale à grand
fracas ont mérité un bon accueil au premier acte. Le second avait
parfaitement disposé l'auditoire à goûter la douce langueur d'une
nuit paisible. M me Debegnis avait cependant chanté pendant un gros
quart d'heure des variations sur la barcarole vénitienne si connue
[la Biondina) ; mais, comme rien au monde n'offre moins de variété
que des variations, on a trouvé ce plaisir un peu trop prolongé.
Pellegrini n'a presque point eu d'occasion de déployer son beau
talent dans le rôle très écouté de Figaro. Garcia, qui faisait sa troi-
sième ou quatrième rentrée sur notre Théâtre Italien, a vu dans la
ROSSINI ET SON TEMPS 497

réception qui lui a été faite que les Parisiens le revoyaient toujours
avec plaisir. Au total, le succès du Barbier de Rossini est de nature
à doubler celui de YAgnese.
[Gazette de France, 28 octobre 1819.)
(UAgnese mentionnée ici est Topera de Paër joué d'abord à Parme
en 1810, puis au Théâtre Italien de Paris.)

Le Barbier de Séville, musique de Rossini, a été donné ce soir au


Théâtre Italien, pour la rentrée de Garcia qui a été revu avec beau-
coup de satisfaction. Ou nous nous sommes étrangement trompés, ou
cet opéra ne répondra pas aux espérances qu'on en avait conçues. 11
a été accueilli assez froidement, et tout le talent des chanteurs, toute
l'habileté de l'orchestre n'ont paru servir qu'à étaler un luxe assez
stérile, une composition pénible, travaillée, dénuée de chant, et dans
laquelle on ne peut remarquer qu'un pelit nombre de passages
piquants et d'un effet heureux.
On assure cependant que cette composition, comme toutes celles
de son auteur, fait ce qu'on appelle fureur en Italie. Il faudra donc
l'entendre de nouveau; mais, s'il est permis de juger sur une pre-
mière impression, nous dirons que nous avons vu beaucoup de per-
sonnes prêtes à imiter l'usage de cette même Italie, quand un com-
positeur travaille sur un sujet déjà traité sans l'emporter sur son
prédécesseur, c'est-à-dire de s'écrier Bravo, Paisiello!
:

[Le Moniteur universel, 27 octobre 1819.)

Le Barbier de Séville, musique de Rossini, sans pouvoir rivaliser


avec le mérite classique de celui de Paisiello, est une composition qui
offre souvent du charme et parfois de l'originalité, surtout dans les
morceaux d'ensemble. Il a obtenu ce soir un succès flatteur au
Théâtre Italien.
(Journal de Paris, 27 octobre 1819.)

Plus fidèle que l'Italie à ses vieilles admirations, on peut déjà, sur
l'effetde cette première représentation, assurer que la France ne
mettra pas, comme le fait, dit-on, la première, les deux Barbiers à
peu près sur la même ligne, et que la suave mélodie de l'un des
chefs-d'œuvre de Paisiello sera toujours chez nous bien au-dessus
du brillante del signor Rossini, de ce qu'on pourrait nommer les
concetti de la musique italienne du jour.
Le souvenir d'un admirable ouvrage ne doit pas cependant nous
rendre injustes envers un opéra qui offre de belles parties et qui
peut varier agréablement le répertoire de notre Théâtre Italien. Il
faut que l'on sache d'ailleurs que le signor Rossini, voulant lui-même
esquiver quelques-uns des dangers de la comparaison, n'a point com-
posé sa partition sur le poème qui avait reçu l'empreinte du génie de
Paisiello. Par un trait d'adroite modestie, il a même fait supprimer,
dans le canevas qu'il a commandé à son poète habituel, la romance si
connue Je suis Lindor, sur laquelle le grand compositeur qui l'avait
:

précédé a placé un chant si pur, si gracieux! Il faut compter cette


suppression au nombre des inspirations heureuses de M. Rossini.
Combariec. — Musique, II. 32
498 LES TEMPS MODERNES

Peu de ses airs, on doit l'avouer, méritent un semblable éloge. Les


deux cavatines de Figaro et de Rosine n'ont point, chacun dans son
genre, un caractère bien déterminé; l'air de Bartolo est assez insi-
gnifiant, et le musicien aurait pu tirer un meilleur parti de cet air de
Basile, où le signor Poeia avait mis en tableau, d'une manière assez
heureuse, d'après Beaumarchais, les piano, les rinforzando, les cres-
cendo, de la calomnie. Ce n'est point là qu'il faut chercher
le vrai mérite de cette partition et la cause du succès agréable qu'elle
a obtenu; c'est dans les morceaux d'ensemble écrits en général avec
beaucoup de verve, et parmi lesquels on a surtout distingué trois
duos d'un caractère différent, qui ont produit beaucoup d'effet. Celui
qui est chanté par le Comte et Figaro est un morceau très remar-
quable et qui, après avoir été entendu plusieurs fois, sera encore
mieux apprécié.
Ce n'est pas que, même dans cette partie, la plus brillante de la
nouvelle partition, on ne puisse signaler aussi plus d'un défaut.
Yt' introduction a paru vague et sans couleur, et le final du premier

acte, très beau du reste, se termine par un tapage qui, en conscience,


passe les bornes prescrites à nos modernes vacarmini.

Nul doute que Le Barbier de Séville ne procure au Théâtre Italien


quelques recettes avantageuses, jusqu'au moment où celui de Pai-
siello viendra, comme on nous en a flatté, reprendre ses droits et
lui dire « Fais place à ton maître »
: !

[Journal de Paris, 28 octobre 1819.)

Le Barbier de M. Rossini n'a pas produit tout l'effet que semblait


promettre la renommée de l'auteur et de l'ouvrage même, annoncé
depuis longtemps comme un chef-d'œuvre. Ce n'en est pas moins une
composition très remarquable et qui témoigne au moins une grande
connaissance des ressources de l'art...
[Le Courrier français, 29 octobre 1819.)

Le respect que nous avons pour les ouvrages des grands maîtres
a livré à un ridicule ineffaçable ceux qui ont essayé de les refaire.

Mal en arriverait, en France, à celui qui voudrait s'amuser à


refaire YAlceste de Gluck, ou YOEdipe à Colone de Sacchini.
Laissons les Italiens refaire pour leur plaisir les chefs-d'œuvre de
Piccini, de Paisiello et de Cimarosa; laissons-les entendre les
paroles de Zeno et de Métastase, embellies de trois ou quatre musi-
ques diverses, et pardonnons au seigneur Rossini de s'être essayé
dans son pays sur le même sujet que Paisiello; il a donné du nou-
veau à ses compatriotes ses compatriotes ont dû l'applaudir. Il est
;

venu le dernier; un autre viendra après lui et sera le favori à son


tour.
J'avoue cependant que des divers opéras de Paisiello, Le Barbier
de Séville était celui sur lequel un nouveau compositeur pouvait
s'exercer avec le moins de scrupule; non que dans cette belle et
ROSSINI ET SON TEMPS 499

ingénieuse composition le célèbre musicien de Tarenle soit resté au-


dessous de lui-même. Tous les morceaux d'ensemble, tous les airs
sont dignes de son talent, mais la quantité en est malheureusement
peu considérable, et sous ce point de vue du moins, M. Rossini
avait un avantage relatif il offrait à son adversaire et à son rival un
;

moins grand nombre de points vulnérables.


M. Rossini a pris d'ailleurs ses précautions pour le diminuer
autant que possible il a évité de se rencontrer avec Paisiello, et
;

cette conduite est prudente, car, toutes les fois que la rencontre a
eu lieu, Paisiello est resté maître du champ de bataille. L'ouverture
n'a rien de commun avec l'ancienne; si, comme on l'assure, elle n'a
pas été faite pour Le Barbier de Séville, il était difficile de l'appli-
quer plus convenablement. Ce n'est plus Figaro qui ouvre la scène,
c'est le comte Almaviva, accompagné de nombreux musiciens, qui
donne une sérénade à sa maîtresse. La romance est supprimée; c'est
un accompagnement de guitare d'un effet très piquant qui la remplace.
A l'admirable trio qui terminait la scène du soldat, M. Rossini a
substitué un finale d'une harmonie forte et savante, qui rappelle
quelquefois le finale des Nozze di Figaro, mais qui ne dédommagera
jamais les connaisseurs du trio de Paisiello, l'un des morceaux les
plus délicieux de la musique italienne.
En général, le premier acte a produit de l'effet; on y trouve deux
duos fort agréables, et qui l'auraient paru davantage s'ils eussent été
plus courts. La cavatine de Figaro, parfaitement exécutée par Pelle-
grini, est d'une facture trop pénible et trop tourmentée, et l'air de
Basile, la Calumnia e un venticello, ne peut soutenir la comparaison
avec le même air de Paisiello.
Le second acte a été moins heureux que le premier: l'entrée de
don Alonzo, si charmante dans l'ancien Barbier, est faible dans la
nouvelle partition, et la leçon de musique est remplie par un air
d'une mélodie commune, mais varié avec habileté. Je serais fort sur-
pris s'il était de Rossini.
Je n'ai pas la prétention d'avoir pu juger dans une seule soirée
une partition aussi importante que celle de M. Rossini. Je rends
compte de la première impression. On annonce incessamment Le
Barbier, de Paisiello; je suppose que le goût présidera à cette
reprise, que le récitatif sera abrégé, que, par suite, les airs seront
rapprochés. Si cette opération est faite avec intelligence, le triomphe
de Paisiello sur son concurrent en deviendra non pas plus assuré,
mais plus éclatant. Heureusement M. Rossini, pour se consoler de sa
défaite, pourra se dire à lui-même ce qu'Enée dit à Turnus :

/Eneœ magni dextra cadis !


(Tu tombes, de la main du grand Enée!)
[Journal des Débats, 2b' octobre 1819.)

Un sujet d'origine française, la rentrée de Garcia, et la réputation


clun compositeur peu connu à Paris, avaient attiré, ce soir, la foule
des amateurs et des curieux au Théâtre Royal Italien, où l'on don^
500 LES TEMPS MODERNES

liait la première représentation du Barbier de


Séville, de Rossini.
L'attente générale n'a point été parfaitement remplie; le second
acte est à peu près nul, et le premier n'a pas été trouvé assez fort
pour faire oublier la musique de Paisiello.
(La Quotidienne, 27 octobre 1819.)

Tous ceux qui aiment musique savent par cœur la partition de


la
Paisiello, et ce n'était point une tâche facileque de lutter contre ce
célèbre compositeur. M. Rossini a eu le bon esprit de ne point refaire
les morceaux dans lesquels il serait inévitablement resté fort au-
dessous de Paisiello. Aussi, dans le nouvel opéra, Lindor ne chante-
t-il point sous les fenêtres de Rosine la romance dont les paroles

sont si connues. Un duo charmant entre le comte et Figaro la rem-


place. On peut citer dans ce même acte un autre duo entre Figaro et
Rosine, qui n'a pas excité de moins vifs applaudissements. Plusieurs
autres morceaux sont dignes d'éloges mais en général la musique
;

de M. Rossini est plus bruyante que ne l'est ordinairement la musique


italienne.
(L'Indépendant, 27 octobre 1819.)

L'ouverture est d'abord bizarre, et ensuite bruyante. L'introduc-


tion est assez harmonieuse. Le premier
air du Comte est convenable.
Celui de Figaro, où il vante la vie joyeuse que mène un barbier...
paraît long... Quant au duo du Comte et de Figaro, il est réellement
de la plus grande beauté... Les airs de Rosine n'ont rien de particu-
lier, et le final du premier acte... est ce qu'il est possible d'imaginer
de plus assourdissant.
... Le second acte du Barhiere di Siviglia est plus égal que le pre-

mier; il n'y a rien d'aussi saillant que le duo dont j'ai parlé, mais les
oreilles y sont un peu moins violemment attaquées, et l'on y a
remarqué un trio et un quatuor fort harmonieux.
... Cette composition ma paru faible, incohérente, sans caractère,
sans unité...
(La Renommée, 28 octobre 1819.)

Les dilettanti voulaient s'assurer si Rossini, déjà fameux, non par


Y Italienne à Alger et Y Heureux Stratagème, que nous connaissons,
mais par Tancrède, que nous ne connaissons pas, était digne de lutter
avec Paisiello, dont tous les amateurs connaissent les airs admira-
bles dans ce même Barbier qui passe pour son chef-d'œuvre...
Le premier acte du Barbier de Séville n'a point été au-dessous de
l'attentedes spectateurs... Garcia et Pellegrini ont été applaudis
avec des transports unanimes dans le charmant duo AU' idea di
:

quel métallo, etc.. Le beau final du premier acte a été exécuté avec
beaucoup d'ensemble.
Le deuxième acte devait souffrir d'un tel voisinage, et l'air si
connu de la Biondina, que M
me Ronzi a substitué, on ne sait pour-
quoi, à un air de scène composé pour la situation, n'était guère
propre à soutenir l'admiration. Un trio entre le Comte, Figaro et
Rosine a cependant mérité encore des suffrages. Il serait superflu
ROSSINI ET SON TEMPS 501

d'établir une comparaison entre la musique de Paisiello et celle de


Rossini ; ce dernier, d'ailleurs, ne saurait se plaindre de notre réserve.
Les deux compositions ont des beautés d'un ordre supérieur et d'une
nature différente, et il faut se borner à jouir de celles qui nous sont
offertes, en désirant néanmoins retrouver un jour celles dont nous
sommes privés.
(Le Constitutionnel, 28 octobre 1819.)

... D'abord, pour donner une idée de la diligence paresseuse de ce

maître qui écrit en poste, il est bon qu'on sache qu'il n'a pas fait
d'ouverture pour Le Barbier de Séville et qu'avant cet opéra-comique
on exécute l'ouverture d'Elisabeth, tragédie lyrique, qui sert encore
à l'opéra à'Aureliano.
... Il est impossible de ne pas reconnaître dans celte composition

une imagination vive et brillante on y voit régner aussi trop sou-


;

vent un désordre d'idées que les enthousiastes prennent pour la


hardiesse du génie. A côté d'un motif original et d'un chant vif et
facile, on trouve des phrases ou d'une irrégularité désagréable ou d'un
vague inintelligible.
La d'un duo entre Figaro et le comte Almaviva est ce qu'on a
fin
le plus applaudi dans le premier acte, si l'on excepte le finale, mor-
ceau plein de chaleur, de mouvement, et qui a été exécuté avec un
ensemble et une précision admirables.
Le second acte est bien inférieur au premier.
Dans tous les morceaux où Rossini n'a pu éviter de combattre
corps à corps avec Paisiello, il a succombé. L'air de la Calomnie...
et la scène où Almaviva... remet une lettre à Rosine, ne peuvent pas
soutenir la comparaison avec les mêmes endroits de la partition de
Paisiello, que les rossinistes fanatiques veulent immoler à leur
idole.
(Le Drapeau blanc, 27 octobre 1819.)

Les vieilles querelles entre partisansde la musique


italienne et partisans de la musique française furent ral-
lumées. Dans un singulier opuscule de 1821, intitulé De la
musique mécanique et de la musique philosophique, Berton
soutenait gauchement cette thèse que Rossini ne s'élève
pas au-dessus de la musique « mécanique » et n'a fait que
des « arabesques » musicales. D'Ortigue exprimait la même
opinion, sans arriver d'ailleurs à des formules plus heureuses
et plus nettes, dans une brochure qui ne manque ni de bon
sens ni d'impartialité : « Rossini, ainsi que Voltaire, ne
s'adresse qu'aux demi-savants... Il a trop de raffinements,

quelque chose qui s'éloigne un peu trop de la simplicité;


il est trop artificiel » [De la guerre des dilettanti, ou de la

révolution opérée par M. Rossini dans l'opéra fran-


502 LES TEMPS MODERNES

çais, etc.. par M. Joseph d'Oktigue, brochure de 77 p.,


1829).
Les critiques, entachées souvent de parti pris, étaient
loin de nuire au prestige de l'Italien dont beaucoup d'ama-
teurs avaient fait leur idole. Boïeldieu, après avoir un peu
hésité et fait des réserves, s'inclina devant le jeune dieu.
L'auteur de la Dame blanche habitait la même maison
(boulevard Montmartre) que Rossini, un étage au-dessus :

« Je ne vous suis supérieur, lui dit-il un jour, que quand


je vais me coucher! » Stendahl écrivait en 1823 « Depuis :

la mort de Napoléon, il s'est trouvé vin autre homme dont


on parle tous les jours à Moscou comme à Naples, à Londres
comme à Vienne, à Paris comme à Calcutta. La gloire de
cet homme ne connaît d'autres bornes que celles de la civi-
lisation ;et il n'a pas trente-deux ans! »
C'est surtout sur les Allemands que Rossini exerça
cette magique séduction de « Sirène » qu'on félicitait
Gluck d'avoir dédaignée. Weber lui-même, après avoir
résisté avec violence à l'entraînement, fit amende hono-
rable. Le métaphysicien Hegel écrivait « Tant que j'aurai
:

de l'argent pour aller au Théâtre italien, je resterai à


Vienne ». Meyerbeer appelait Rossini « le maître divin »,
le Giove délia musica, le « Jupiter de la musique! » Com-

ment conclure, après le cliquetis de ces jugements divers?


Rossini est un pur Italien. La plupart des grands musi-
ciens dont nous avons eu à parler jusqu'ici s'étaient formés
à des écoles diverses en subissant les influences venues
des quatre coins de l'horizon. Le cas de l'auteur du Barbier
est tout différent. En génie de la race, et,
lui, agit seul le
plus particulièrement, génie napolitain. Tout enfant, il
le
avait connu, avec les Saisons, les quatuors de Haydn et de
Mozart; son maître Mattei l'appelait même, en plaisantant,
il Tedeschino, le petit Allemand mais de ce bref contact
:

de l'écolier avec les maîtres de la symphonie et de la musi-


que de chambre, aucune impression durable ne resta dans
l'esprit de l'homme. Sa. grande force, comme le secret de
son charme, fut sa spontanéité. Paul de Saint-Victor
compare sa musique a l'explosion d'un volcan « qui ne
jetterait que des fleurs ». L'auteur du Barbier disait :

« Composer n'est rien ; le difficile,c'est de faire répéter


ROSSINI ET SON TEMPS 503

les artistes ».De principes, d'esthétique, de doctrine, il

n'en avait point. Pour trouver un texte nous indiquant la

conception qu'il avait de son art, il faut chercher dans


quelques pages écrites vers la fin de sa vie, alors que
depuis très longtemps il avait renoncé au théâtre. Ainsi,
dans une lettre du 29 février 1852 adressée à G. Servadio
(à propos de la création de gymnases pour futurs compo-
siteurs), Rossini oppose l'ancienne musique des maîtres
italiens à la nouvelle, dont il déplore les tendances; il
regrette le temps où c'était « une règle infaillible » que la
netteté du plan, l'élégance du style, le beau chant plein
d'expression et d'âme; il déclare préférer la logique du
cœur à la logique de l'esprit. laquelle, en altérant le naturel,
laisse souvent confondre la force avec l'effort, la
trop
nouveauté avec l'étrangeté. Sauf ce mot de « naturel »,
toujours équivoque, toujours susceptible d'interprétations
presque opposées, tout cela s'applique assez bien à ses
ouvertures si nettement construites, à son style sans effort
qui n'a jamais rien « d'étrange », et, de façon générale,
au bel canto de ses opéras. Dans une autre lettre, du
21 juin 1868, adressée à Rossi, directeur du Conservatoire
de Milan, on lit cette phrase typique où l'on croit trouver
une réponse tardive aux attaques de Berton, et où le point
de vue critique adopté par R. Wagner semble justifié :

«... Dans ne pren-


les Conservatoires, j'aime à l'espérer,
dront jamais racine les nouveaux principes philosophiques
qui voudraient faire de la musique un art littéraire, un art
d'imitation, une mélopée philosophique ». Ainsi, le grand
principe traditionnel, qui considérait la musique comme
un art à' imitation, principe si aimé du xvm siècle, proclamé
e

par Gluck avec tant de netteté dans la préface d'Alceste,


était rejetépar Rossini dans la « philosophie » c'est-à-dire
parmi des choses fort savantes sans doute, mais sans intérêt
pour un vrai musicien (et ceci est un des deux ou trois
points sur lesquels on pourrait songer à un parallèle entre
Rossini et Mozart).
Pur Italien, Rossini fut surtout un chanteur. Il écrit
pour les voix, on ne saurait le contester, mieux que Weber,
mieux que Bach, mieux que Beethoven lui-même, bien que
son nom ne mérite guère d'être cité en pareille compagnie;
504 LES TEMPS MODERNES

et il faudrait être sans entrailles pour rester insensible a


certaines pages de ses partitions. Il eut ce don de la
mélodie qui fait du compositeur-chanteur un dieu sur la
terre. Sa faiblesse, c'est l'absence de profondeur, la

recherche à tout prix du plaisir de l'oreille, le sensualisme,


l'abus des formules, l'indifférence pour cette chose très
vague, il est vrai, mais d'un sens précis pour un musicien :

la vérité. Nous croyons rester dans le programme d'une


histoire de la musique, en donnant pour caractériser —
et distinguer les époques —
quelques-uns des terribles
jugements de R. Wagner, soulignant les défauts que nous
venons d'indiquer :

« Ce un fabricant extraordinairemeut habile de fleurs artifi-


fut
cielles, qu'il faisaitde velours et de soie et qu'il peignait de couleurs
trompeuses... Si bien qu'elles ressemblaient presque aux fleurs
naturelles. (Gesam. Schr., t. III, p. 25o.)
>>

Rossini ne jeta pas un coup d'œil sur le pédantesque fatras des


partitions il écouta
: là où le peuple chantait sans musique; et ce
qu'il entendit, ce fut tout l'appareil de l'opéra, ce que retint incons-
ciemment son oreille, la mélodie simple, agréable à l'oreille, absolu-
ment mélodique, c'est-à-dire la mélodie qui n'était que mélodie et
rien autre chose; celle qui pénètre dans les oreilles on ne sait —
pourquoi; celle qu'on chante —
on ne sait pourquoi; qu'on remplace
aujourd'hui par celle d'hier et qu'on oubliera demain, toujours —
sans savoir pourquoi; celle qui résonne mélancoliquement quand
nous sommes gais, et gaiement quand nous sommes de mauvaise
humeur, et que nous chantons cependant, —
toujours sans savoir
pourquoi.
Rossini rendit le public d'opéra du monde entier témoin de cette
vérité bien évidente les gens ne voulaient entendre
: que de
« jolies mélodies » là où des artistes dans l'erreur avaient eu l'idée
de manifester par l'expression musicale le contenu et l'objet d'un
drame.
Tout le monde acclama, pour ses mélodies, ce Rossini qui
s'entendait admirablement à faire un art spécial de l'application de
ses chants. Tout à fait indifférent à la forme, puisqu'il la laissait
absolument intacte, il n'appliqua son génie qu'aux jongleries les
plus amusantes, qu'il pouvait exécuter dans cette forme. Aux chan-
teurs qui, auparavant, devaient étudier un texte ennuyeux et insigni-
fiant en vue de l'expression dramatique, il dit « Faites ce que vous
:

voudrez des paroles, mais n'oubliez pas surtout de vous faire applaudir
pour les traits amusants et les entrechats mélodiques. » Qui lui eût
mieux obéi que les chanteurs? — Aux instrumentistes qui, autrefois,
accompagner aussi intelligemment que possible les
étaient dressés à
phrases pathétiques du chant, par un jeu d'ensemble bien concerté, il
R0SS1NI ET SON TEMPS 505

dit: «Ne vous faites pas de bile, mais n'oubliez pas surtout que, là où
j'en aidonné l'occasion à Vun de vous, il vous appartient de vous faire
applaudir pour votre habileté personnelle. » Qui l'eût remercié plus
chaleureusement que les instrumentistes? —
Au librettiste qui,
auparavant, suait sang et eau, sous les ordres perplexes, capricieux
et confus du compositeur, il dit : « Ami, agis à ton gré ; je n'ai plus
du tout besoin de toi ». Qui donc lui eût été plus obligé que le libret-
tiste, ainsi débarrassé d'une tâche ingrate?
Qui fut, avec autant de puissance, aussi complaisant que Rossini?
— Savait-il que le public de telle ville écoutait avec une bienveillance
particulière les roulades des chanteurs, que celui de telle autre pré-
férait, au contraire, le chant langoureux? il ne donnait, pour la pre-
mière ville, que des roulades à ses chanteurs, et pour la seconde,
que du chant langoureux. Savait-il qu'ici, on aimait le tambour dans
l'orchestre? il faisait immédiatement commencer l'ouverture d'un
opéra pastoral par un roulement de tambour lui avait-on dit que là,
;

on aimait passionnément le crescendo dans les morceaux d'ensemble?


il donnait à son opéra la forme d'un crescendo incessamment répété ;

— il n'eut qu'une fois sujet de se repentir de sa condescendance. On

lui avait conseillé, pour Naples, d'apporter plus de soin à sa pièce :

son opéra, travaillé avec plus de sérieux, ne réussit pas; et Rossini


se promit bien de ne jamais plus rien soigner de sa vie, même si on
le lui recommandait! — [Ibid., t. IV, p. 253; cf. p. 288.)
La corrélation si étonnamment heureuse, entre le poète et le
compositeur, que nous observons dans les œuvres de Mozart, nous
la voyons disparaître de nouveau dans l'évolution ultérieure de
l'opéra, jusqu'au moment où, nous l'avons vu, Rossini, la supprimant
tout à fait, fit de la musique absolue le seul facteur autorisé de
l'opéra auquel tout autre intérêt, et surtout la participation du
poète, devait se soumettre entièrement. [Ibid., t. IV, p. 288.)
Rossini n'était guère qu'un réactionnaire, au regard de notre
public d'opéra, tandis que nous devons considérer Gluck et ses
successeurs comme des révolutionnaires par leur méthode et leurs
principes, mais impuissants à obtenir leur résultat essentiel. Au
nom du contenu somptueux, mais en réalité le seul véritable de
l'opéra et de l'évolution qui en dérive, Joachimo Rossini réagit contre
les doctrines révolutionnaires de Gluck.
... Avec Rossini, Y Histoire de l'Opéra proprement dite est terminée.

Elle fut terminée lorsque le germe inconscient de sa nature se fut


développé jusqu'à sa plénitude absolue, consciente, lorsque le musi-
cien fut reconnu comme le facteur absolu de cette œuvre d'art, avec
pleins pouvoirs illimités, et que le goût du public théâtral fut consi-
déré comme le critérium unique de sa conduite... Elle fut terminée
le jour où, divinisé par l'Europe, Rossini souriant, au sein du luxe
le plus voluptueux, trouva convenable de faire à Beethoven misan-
thrope, renfermé en soi-même, bourru et passant pour à moitié fou,
une visite de politesse — que celui-ci ne lui rendit pas. Que put bien
voir le gros œil cupide du fils voluptueux de l'Italie, lorsqu'il se
plongea involontairement dans l'éclat singulier de ce regard brisé
506 LES TEMPS MODERNES

par la douleur, languissant d'ardents désirs —


et cependant témé-
raire, jusqu'à la mort, de son incompréhensible adversaire? Se
secoua-t-elle devant lui, la chevelure terrible et sauvage de ce
masque de Méduse, que personne ne pouvait voir sans mourir?
Ce qui est certain, c'est qu'avec Rossini, mourut l'opéra. —
(Ibid., t. IV, p. 254-255.)

Nous n'insisterons pas sur certains traits de cette criti-


que passionnée. yIl a, surtout en musique, des esprits
auxquels il impossible de s'accorder, et qui échappent
est
à une commune mesure. Le mot le plus important et le
plus juste qu'il convienne de retenir —
au point de vue
historique —
dans les lignes que nous venons de citer,
c'est celui de réactionnaire appliqué à Rossini. Les opéras
sérieux du maître italien représentent évidemment, si l'on
songe à la réforme qui avait été commencée avant lui, une
rechute vers d'anciens abus rechute compensée par de
;

merveilleux dons mélodiques et acceptée par un public qui,


très simpliste, ne se pique point desprit de suite et prend
son délassement où il le trouve. Nous ferons cependant,
pour conclure, une distinction. Quand on ouvre la parti-
tion d'un opéra comme Sémiramis où une matière si riche
— la « grandeur de l'Assyrie », la « gloire de l'Eternel »,

la « splendeur de Bélus », la fête rayonnante qui « remplit


Babylone » — sollicitait, dès les premières pages du
livret, les ressources les plus nobles de l'expression musi-
cale, on est stupéfait de voir l'allure désinvolte, les rythmes
sautillants, la phraséologie pauvre et commune de Rossini.
Les scènes de passion (amour d'Idrène, amour d'Arsace,
ambition d'Assur, etc..) ne sont pas mieux traitées (bien
que Scudo ait osé parler des « beautés simples et grandioses »
de cet opéra) là où il fallait des accents douloureux, un
:

rythme pathétique, une couleur troublante, un peu de


mystère, le compositeur dilue tous les éléments poétiques
des situations dans la lumière crue d'une formule banale et
donne au mouvement un peu tremblé d'un monologue
d'amour la précision d'une marche guerrière et majes-
tueuse. Des roulades interminables surchargent le rôle de
Sémiramis; c'est comme un énorme manteau de cour qui,
jeté sur les épaules d'une femme, empêcherait de voir sa
personne et sa démarche naturelle. Il en est à peu près de
ROSSINI ET SON TEMPS 507

même pour Tancrede, pour Mahomet, pour Moi.se, sinon


pour Guillaume Tell. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que
les plus grands maîtres du temps, même dans les chefs-
d'œuvre qui suggéraient une esthétique supérieure, sacri-
fièrent au goût général pour la vocalise très ornée tel :

Mozart dans Y Enlèvement au sérail (rôle de Constance),


dans la Flûte enchantée (rôle de la Reine de la nuit), dans
Don Juan (rôles d'Elvire et de Donna Anna), dans la
Clémence de Titus (rôle de Vitellia). Beethoven lui-même
en fit un usage si immodéré dans une première version du
grand air de Léonore (Fidelio de 1805) que la jeune canta-
trice Milder refusa nettement d'affronter pareille épreuve
et exigea un changement du texte. D'autre part, lorsqu'on
entend Le Barbier, on n'a plus l'occasion d'être choqué par
des contresens aussi graves on est entraîné, ébloui,
:

charmé. L'éloquence est poussée quelquefois jusqu'au


bavardage, le bavardage jusqu'à la furie; mais le contre-
sens consisterait précisément à dire que la « vérité » en
souffre. Et dans cette distinction de deux genres si diffé-
rents peut s'assurer la conclusion d'une critique impar-
tiale : réserve faite d'un chef-d'œuvre qui resta isolé, le
rossinisme fut, dans l'opéra sérieux, un recul et un danger ;

dans l'opéra -bouffe, il fit aboutir le génie italien à un chef-


d'œuvre.

Bibliographie.

Beyle-Stendhal Rossini (1824).


: — H. Blaze de Bury : La vie de
Rossini (1854). —
AzEVEDO Rossini, sa
: œuvres (1865).
vie et ses —
Pougin :

Rossini, notes, impressions, souvenirs et commentaires (1870), et Musiciens


du XIX* siècle (1011, p. 63-87). — DAURIAC La psychologie dans Vopcra
:

français (1897), contenant trois études sur le « tragique », le « pathétique •>,


le « pittoresque » dans Guillaume Tell, et Rossini (1906); plus les ouvrages
cités au cours de ce chapitre.
Le Barbier de St'ville de Paisiello, préféré par nos pères à celui de Ros-
sini, est à la B. N., en partition d'orchestre, Vm 8 71.
CHAPITRE LVI

JOSEPH HAYDN

J. Haydn, compositeur « allemand ». — Jugement de R. Wagner sur ses


œuvres. — Esquisse biographique. —Les premières compositions de Haydn,
les quatuors, leurs cadres et leurs formes diverses. — Comment Haydn
s'est élevé du quatuor à la symphonie. —Principales périodes de la carrière
de Haydn symphoniste. —Caractères généraux de sa musique. —Sa piété;
ses compositions religieuses. —La Création et les Saisons.

L'étude de lasymphonie » au cours du xvm e siècle, à


«.

Paris et principalement à Mannheim, permet d'observer


des transformations et des gains parallèles à ceux du
théâtre lyrique. Elle conduit par une suite de brillants
progrès à ces chefs-d'œuvre de la période « viennoise » que
dominent les grands noms de Haydn, de Mozart, de
Beethoven. De tels compositeurs n'apparaissent plus
aujourd'hui avec une sorte de soudaineté miraculeuse; ils
se rattachent à des antécédents précis, suivant une évolu-
tion que le génie fit seulement rapide. Tout s'enchaîne
dans l'histoire de l'art, comme dans celle de la vie sociale;
l'idée de brusques révolutions est une idée aujourd'hui
périmée. Le progrès ne perd rien, d'ailleurs, à cette conti-
nuité de la civilisation; et les trois maîtres que nous venons
de nommer, furent —
inégalement —
des créateurs ouvrant
une ère nouvelle.
Haydn est le premier grand compositeur qui ait inauguré,
pour l'Europe musicale, la suprématie de l'art allemand.
J. S. Bach n'eut point cette fortune, pour les raisons que

nous avons données Hœndel était devenu à moitié anglais


; ;

Gluck avait fait sa réforme du théâtre à Paris Hasse et ;

Graun, de second ordre, étaient considérés comme des


JOSEPH HAYDN 509

Italiens. Haydn, aux yeux du public international, fut


nettement et complètement représentatif du génie germa-
nique. Le public, d'ailleurs, se trompait en le jugeant ainsi.
Autrichien, Allemand du Sud, Haydn a écrit une musique
plus italienne et française qu'allemande. S'il est vrai,
comme l'a dit Weber, que
compositeurs français ont
les
surtout de l'esprit, et que la qualité originale des Alle-
mands est la profondeur du sentiment et de la pensée,
qui hésiterait à rattacher à sa véritable origine l'influence
qui pénétra l'auteur des symphonies? Il composa pour une
société aristocratique et mondaine et cette société n'avait
;

d'autre modèle que les mœurs françaises. Son génie, essen-


tiellement mélodique, était à moitié italien. On sait le
jugement terrible porté par R. Wagner sur Haydn « Dans :

la musique instrumentale de Haydn, nous croyons voir le


démon enchaîné de la musique jouer devant nous avec la
puérilité d'un vieillard de naissance ». Dans la pensée de
Wagner, musique vaine, rabaissée à la fonction d'un
cette
art d'agrément, s'opposait à celle de Beethoven; or il est
important d'observer que le mérite décisif attribué par
R. Wagner à Beethoven et, spécialement, à sa 9 e sym-
phonie, c'est A' avoir libéré V esprit allemand de la tyrannie
des modes françaises .

Joseph Haydn était le second de douze enfants, né en


1732 d'un charpentier très amateur de chansons et d'une
ancienne cuisinière dans un village de la basse Autriche,
près de la frontière hongroise. A huit ans, il entra comme
enfant de chœur à la cathédrale Saint-Etienne (Vienne), et
n'eut pas, durant son enfance, de « véritables maîtres »
comme il lui-même il se forma surtout « en écou-
le dit ;

tant », premières impressions vinrent d'un réper-


et ses
toire de musique religieuse où, avec les œuvres de Reutkr,
de Fux, de Galdara, dominait l'esprit italien. Un peu plus
tard, il étudia les traités de Mattheson sur la basse géné-
rale, les sonates de Ph. Em. Bach, et reçut quelques leçons
de Porpora dont il fut à la fois l'accompagnateur, l'élève et
un peu le domestique. Après une jeunesse un peu bohème,
il se fit assez remarquer par son talent pour prendre du

service chez de riches amateurs. Son premier quatuor, en si


bémol, est de 1755; sa première symphonie, de 1759. Il
510 LES TEMPS MODERNES

entra vers 1759 chez le comte Morzin et en 1761 chez le

prince hongrois Paul-Antoine Esterhazy, dont la résidence


magnifique était le château d'Eisenstadt, aux environs de
Vienne. Par contrat régulier, Haydn était nommé « vice-
maître de chapelle du prince », avec les obligations minu-
maison » il devait
tieuses et la livrée d'un « officier de la ;

tous les jours se tenir dans l'antichambre avant et après le


dîner, pour prendre les ordres du maître. Dès la première
année, Haydn porta de 15 à 21 le nombre des exécutants
placés sous ses ordres 5 violons, 1 violoncelle, 1 contre-
:

basse, 1 flûte, 2 hautbois, 2 bassons, 2 cors, 1 clavier,


2 cantatrices soprani, 1 contralto, 2 ténors, 1 basse. En
1762, Nicolas Esterhazy, mélomane magnifique comme un
Médicis, exécutant sérieux, succéda à son frère Paul-
Antoine. un palais somptueux, dans le goût français
Il bâtit
et italien, avec une salle d'opéra capable de contenir
400 personnes et un théâtre de marionnettes. Haydn fut
son lournisseur pendant trente ans, et étendit bientôt sa
réputation au delà du château d'Esterhaz. Les exécutants
de l'orchestre qu'il dirigeait avec grand soin pour le plaisir
d'une petite cour l'appelaient affectueusement papa; et il
recevait souvent de jeunes musiciens étrangers qui venaient
s'instruire à son école. Il eut surtout, dans cette période de

sa vie, à écrire de la musique de chambre.

La chapelle que le nom de Haydn allait rendre illustre avait éle


créée dans le Château d'Eisenstadt (bâti en 1683 au pied des monts de
la Leitha) par Paul Esterhazy, comte palatin, prince du Saint-Empire
romain, descendant d'une très ancienne et très riche famille hongroise,
qui régna sur un domaine comprenant 150 villages, 40 villes, 34 châ-
teaux, et donnant un revenu annuel d'environ dix millions... Haydn
touchait environ 500 francs par an (200 florins) comme maître de cha-
pelle du comte Morzin qui, étant criblé de dettes, dut bientôt se
passer du luxe musical. On a souvent raconté, d'après Stendhal, la
scène où le prince Paul-Antoine Esterhazy détermina l'avenir du
jeune compositeur en le prenant à son service. Comme on jouait une
symphonie de lui (22 avril 1761), il interrompt le chef d'orchestre
(Friedeberg) au milieu du premier allegro et demande qu'on lui fasse
venir l'auteur. Étonné de se trouver alors, en présence d'un petit
homme maigriot, au teint bronzé, mauricot sans prestance et sans
réplique dans la conversation, il le traite avec la cordialité mépri-
sante du grand seigneur qui parle à un enfant ou enrôle un page
d'élite « Va, et habille-toi en maître de chapelle! je ne veux plus te
:
JOSEPH HAYDN 5 H
voir ainsi tu es trop petit, ta figure est mesquine
: prends un habit
:

neuf, une perruque à boucles, le rabat, des talons rouges, —mais


je veux qu'ils soient hauts pour que ta taille réponde à ton mérite!
Tu entends; va, et tout te sera donné. » Huit jours après, Haydn était
vice-Kapellmeister chez les Esterhazy. La fonction avait déjà pour
titulaire, depuis 1728, Gregorius-Joseph Werner, qui recevait
400 florins par an, plus 28 florins d'indemnité de logement [Quar-
tiergeld). Werner s'intéressait surtout à la musique religieuse, prin-
cipalement la sienne, et à son oratorio pour le vendredi saint qu'on
chantait chaque année; il eut une estime médiocre pour les composi-
tions de son collègue et futur successeur Haydn. Il mourut en 1766 ;

le prince Paul-Antoine mourut le 18 mars de l'année suivante. Son


frère Nicolas-Joseph Esterhazy lui succéda :pour son entrée à
Eisenstadt, Haydn composa la Marchese di Napoli, et pour les
grandes fêtes de son mariage avec Marie-Thérèse, fille du comte
d'Erdody, la Festa teatrole d'Acide e Galatea. Généreux et fastueux
comme un Médicis, bon musicien aimant à jouer du baryton (sorte de
basse de viole, pour laquelle Haydn n'écrivit pas moins de 175 pièces),
ce prince dépensa plus de 24 millions pour édifier le château d'Es-
terhaz, surnommé « le Versailles hongrois » (achevé en 1769), situé
au milieu d'un parc qui n'avait pas moins de 8 kilomètres de tour,
et pour l'aménagement duquel les travaux de Marly semblent avoir
été renouvelés. « Le jardin, dit un voyageur français, contient tout
ce que l'imagination a inventé pour l'embellissement, ou, si l'on pré-
fère, pour l'enlaidissement de la nature. » Des milliers de visiteurs
de marque s'y rendaient tous les ans pour en contempler les mer-
veilles.
Nicolas-Joseph développa l'élément musical de son luxe : il trans-

forma peu à peu l'ancienne scène de marionnettes de son château en


scène d'opérette, puis construisit une véritable salle de théâtre où
l'on joua l'opéra sérieux et l'opéra-bouffe. La chapelle qui. en 1762,
comprenait une douzaine de musiciens, en eut, en 1782, vingt-quatre
(30, en 1790) avec douze chanteur!?; en 1788 ils exécutèrent la can-
tate de Haydn Deutschlands Klage auf den Tod Friedrichs des
Grossen. L'entretien de cette chapelle coûtait, dit-on, 400 000 florins
par an. C'est en 1766, après la mort de Werner, que Haydn devint
premier Kapellmeister en 1773, il fut nommé organiste en parta-
:

geant la fonction avec le maître d'école Dietzl. Il touchait un second


traitement, mais en nature (bœuf, sel, chandelle, blé, gruau, etc.,
selon la coutume de l'ancien Régime, même en France), d'une valeur
de 179 florins environ, avec deux costumes par an, et (à partir de 1789)
une petite gratification de viande de porc. Les fêtes les plus bril-
lantes furent données pour l'inauguration du château (1769), en l'hon-
neur du prince de Rohan, ambassadeur de France, et de l'impératrice
Marie-Thérèse (1772), dont le nom servit de titre à une symphonie
du maître. Chaque été, Haydn devait composer une ou deux pièces
comiques, Possenspiete, ou « farces »: c'est ainsi que, pour diverses
fêtes, il donna Ylnfidellà d élus a, Yliiconlrn improviso (I77f>. //
Mondo délia Luna (1777). En 1779, devant l'empereur qui était l'hôte
512 LES TEMPS MODERNES

du château, il fit jouer pour la première fois La vera Coslanza,


d ranima giocoso: en 1783, Acis e Galalea: en 1784, Armide; en 1785,
l'Isola disahitata. La chapelle (c'est-à-dire l'orchestre) fut dissoute
en 1790 par le successeur de Nicolas-Joseph (mais le traite-
fils et

ment du Kapellmeister honoraire porté à 1 000 florins). Elle fut


rétablie en 1794 par un autre prince, Nicolas, qui, par goût
de l'ostentation dans le luxe, lui donna 80 musiciens après avoir
rappelé Haydn de Londres. Lorsqu'il donnait un bal, le prince, vou-
lant montrer en quelle estime il tenait ses musiciens, les faisait
figurer dans ses salons à titre d'invités, et laissait à un orchestre
le soin d'accompagner les danses. D'illustres compositeurs vinrent
parfois à Eisenstadt pour diriger l'exécution de leurs ouvrages :

Salieri, l'abbé Yogler, Gyrowetz, Kreutzer, Beethoven. Devenu sep-


tuagénaire, Haydn ne dirigeait plus que ses propres compositions.
Fuchs, son élève, était chargé de la musique religieuse, et Hummel
des représentations dramatiques. Il prit sa retraite en 1804. Hummel
le remplaça jusqu'en 1811. Quant au prince, sa famille dut, à la suite
de ses prodigalités énormes, lui nommer un séquestre (1813) en lui
laissant seulement 80 000 florins de rente; à cette date, la chapelle
des Esterhazy fut définitivement dissoute.

Nous avons insisté sur cette « chapelle » des Esterhazy,


car elle est un des traits les plus brillants des mœurs
musicales du xvm c siècle. Cette demi-domesticité qu'elle
imposait au talent avait ses avantages, puisqu'elle favori-
sait et rémunérait libéralement la production des composi-
teurs; elle avait aussi de graves inconvénients, car elle
donnait à l'art une direction trop mondaine. D'ailleurs,
nous verrons souvent, dans la suite, combien intelligente
et artiste, combien précieuse pour le génie fut l'aristo-
cratie autrichienne. *

Haydndevintbientôtcélèbredanstouslespays. A Paris, dès


1764, on avait commencé à publier quelques-unes de ses pièces
instrumentales à Amsterdam, en 1765 à Vienne, en 1769. En
; ;

1781, Le Gros, directeur du Concert spirituel, l'invitait,


au nom des musiciens français, à envoyer en France toutes
ses nouvelles productions. En 1784, Haydn écrivait six
grandes symphonies pour la loge olympique de Paris.
En 1787, le roi de Naples, Ferdinand IV, voulait l'atta-
cher à sa cour. Lorsque le prince Nicolas mourut, en 1790,
le violoniste-imprésario allemand Salomon,en lui offrant
de très brillantes garanties de succès pécuniaire, l'emmena
à Londres où il fit un premier séjour (1790-1792) et fut
fêté avec enthousiasme. Il fut nommé, honoris causa, doc-
JOSEPH HAYDN 513

teur de l'Université d'Oxford (8 juillet 1791). Son. activité


musicale, déjà si grande, fut augmentée encore par suite

de d'un Professional Concert où on cherchait à


la rivalité

lui opposer un de ses anciens élèves, Ignace Plegel. « Pas


un jour, écrivait-il. ne se passe pour moi sans travail; et
je serai reconnaissant à Dieu quand il me fera quitter
Londres! » Il rentra à Vienne après s'être arrêté à Bonn
où il retrouva le jeune Beethov-en, alors âgé de vingt-deux
ans, qui allait devenir pendant quelque temps son élève.
Vienne le reçut avec de grands honneurs, auxquels man-
quait la présence de son ami Mozart (mort en 1791). Sur
de nouvelles propositions de Salomon, il fit un second
voyage à Londres pour y donner une série de concerts
(1794-1795). Les dernières années de sa vie, marquées par
la composition des Saisons et de la Création, s'écoulèrent
à Vienne, dans une gloire grandissante. La dernière visite
qu'il reçut fut celle d'un officier de Napoléon venu pour
lui rendre hommage. Il mourut le 31 mai 1809, quel-
ques jours après l'entrée à Vienne de l'armée fran-
çaise.
Beethoven reçut quelques leçons de Haydn; et Mozart
a écrit Haydn fut le premier qui m'ait enseigné la manière
:

d'écrire un quatuor. Ces deux faits seraient suffisants pour


imposer au moins quelque prudence au critique, et lui
interdire un jugement méprisant comme celui qu'a porté
R. Wagner sur l'aimable symphoniste. Il est vraiment trop
facile d'indiquer en quoi la musique d'un Haydn diffère de
celle d'un Beethoven. L'une s'amuse à la surface des choses;
l'autre pénètre jusqu'au secret du cœur et au mystère le plus
profond de la vie morale. L'une est un divertissement; l'autre
a été considérée comme une intuition des vérités fondamen-
tales et suprêmes, une révélation aussi riche de sens, mais
plus directe, que la doctrine du théologien, du savant ou du
philosophe. Certes, entre ces deux formes de l'art et de la
pensée il y eut souvent des différences de nature et non de
degré l'idée en est suggérée par la physionomie volontaire
:

et méditative de Beethoven qui fut parfois comme accablé


par le monde de pensées qui s'agitait en lui; mais il y eut
aussi des ressemblances réelles, nombreuses, qu'une
ambitieuse et chimérique conception du rôle de la musique
Combarieu. — Musique, II. 33
514 LES TEMPS MODERNES

ne saurait faire oublier. D'ailleurs, pourquoi juger par


comparaison? Comparer, c'est toujours faire tort a quel-
qu'un ou à quelque chose. Si les quatuors et les symphonies
de Beethoven devaient nous faire condamner comme trop
superficiels ceux de Haydn, combien d'autres exclusions il
faudrait prononcer! Le dédain de la musique appliquée à
divertir les gens du monde devrait s'étendre à l'ancien
opéra et aux œuvres des clavecinistes pendant deux siècles,
à Couperin et à Rameau, aux suites, aux concertos bran-
debourgeois et à l'Offrande musicale de J.-S. Bach, aux
sonates de Philippe-Emanuel, à Scarlatti, à toute l'école de
Mannhein, à Mozart, à une grande partie de ce qu'a écrit
Beethoven lui-même... Et si l'on jugeait par analogie des
choses voisines, que resterait-il de l'art charmant des
peintres du xvin c siècle? Enfin, il faut juger Haydn d'après
l'art de son temps, et non d'après le nôtre. Il apparut à
ses contemporains comme un génie aussi hardi et nouveau
que le fut l'auteur de la Tétralogie Em. Chabrier, dans
.

une lettre datée de Bayreuth, se déclarait « bouleversé


d'admiration » par les œuvres de Wagner or voici un cas
;

analogue Reichardt (dans ses Vertraute Briefe, 1802-4,


:

I, 97) dit que Cherubini, lorsqu'il entendit les symphonies

de Haydn aux Concerts de la Loge olympique, fut frappé


de stupeur, resta pâle et muet d'émotion, blass und ver-
stummt...
Dans sa première musique instrumentale, Haydn n'ap-
parut nullement comme un révolutionnaire, mais suivit
d'abord les usages et la mode d'un temps où le genre qua-
tuor et le genre symphonie n'étaient pas encore nettement
constitués. En 1755-6, il composa à Weinzirl les dix-huit
ouvrages formant le recueil de ses op. 1-3 qui, un peu plus
tard, furent publiés à Paris et à Londres sous le nom de
quatuors, mais qu'il avait appelés lui-même Nocturnes,
Divertissements ou Cassations; et M. Hadow estime avec
raison que l'un deux (op. 1, n° 5) « a tous les titres pour

être considéré comme première symphonie de Haydn »,


la
honneur qu'on accorde habituellement à la symphonie en
ré, écrite à Lukavec en 1759. Dans ces œuvres de début un
peu hésitant et où il détermine ses cadres non d'après une
idée esthétique personnelle mais d'après les ressources qu'il
JOSEPH HAYDN 515

a sous la main, Haydn écrivit tantôt pour lesinstruments


à cordes, tantôt pour cordes, cors et hautbois.Le plan est
encore incertain : il comprend tantôt trois, tantôt cinq
mouvements; à partir de l'op. 3, sauf de rares exceptions
(comme le n° 4 de ce recueil, qui n'a que deux parties),
Haydn se fixe au nombre de quatre mouvements qui
deviendra traditionnel : Allegro, Andante ou Adagio,
Menuet, Finale. Le plus important de tous, le premier,
suit les modèles de construction tripartite donnés par
Ph.-E. Bach :
1° Exposition, comprenant une première

idée, et, après une modulation à la dominante ou au ton


relatif, une seconde idée avec une série de phrases faisant
contraste; 2° Développement de phrases tirées de l'exposi-
tion et modulant librement; 3° Récapitulation reprenant
la première et la seconde idée à la tonique. Cette construc-

tion typique se trouve aussi dans l'adagio par lequel


débute le 3 e quatuor, dans un assez grand nombre de
menuets, parfois même dans les quatre mouvements de la
composition. Il en sera de même dans les œuvres de Mozart
et de Beethoven. Dès ses premiers quatuors, Haydn ne sut
pas donner au développement son étendue normale; il
n'arriva que peu à peu à l'équilibre satisfaisant des deux
premières parties de Y Allegro, h' Andante ou Adagio est,
habituellement, un solo ou un duo de violon, d'une mélodie
très chantante et expressive, comme l'adagio du quatuor
en ré majeur (op. 1, n° 3), et celui du quatuor en sol (op. 1,
n° 4). La sourdine ajoute une grâce caressante à la mélodie
dans l'adagio du quatuor en ut (op. 1, n° 6), dans VAndan-
tino du quatuor en mi (op. 3, n° 1 ;dans X adagio du
quatuor en mi bémol, op. 2, n° 3, toutes les cordes jouent
en sourdine). Les menuets ont un trio, forme qui se com-
bine dans le quatuor n° 3 de l'op. 2 (comme plus tard dans
quelques sonates pour piano) avec celle de l'air à variations
;

ils sont très soignés, d'une ingéniosité typique, et d'une

grande variété. Il n'y a pas moins de vingt-six menuets


dans les trois premiers volumes de quatuors. Les Finales
pourraient tous être caractérisés par le mot scherzando
inscrit en tête de deux d'entre eux. Ce sont des jeux pleins
d'humour. « Ils sont, dit M. Hadovv, extraordinairement
badins de caractère, pleins de saillies et de facéties,
516 LES TEMPS MODERNES

courant d'une vitesse à se rompre le cou, bouillonnants de


rires, de gaîté et d'entrain... Nous pouvons imaginer l'effet
de ces gambades sur un auditoire accoutumé aux manières
courtoises de Bonno, de Reutter et de Wagenseil. Personne
jusqu'alors n'avait osé exécuter de semblables tours dans
les salons de réception : même l'ironie de Couperin et les
épigrammes incisives de Dominique Scarlatti sont très
différentes de ces éclats de rire enfantins et spontanés. Et,
bien que de temps en temps pût se trouver un auditeur
pour hocher la tête et débiter de longues phrases, comme
l'ont toujours fait les pédants, sur la dignité de l'art, la
majorité des gens de nature saine et sensée acclama cette
innovation et, — comme l'ont toujours fait depuis lors les
vrais amis de la musique — fit un chaleureux accueil à

l'apparition, dans la musique de chambre, de l'esprit


même de la Comédie. » Telle est la physionomie générale
de ces premiers quatuors qui, pour la plupart, sont des
œuvres d'apprentissage, mais dont le plan passa dans l'usage
et fut adopté comme modèle.
Les sonates de Haydn pour piano seul ont été écrites
dans la période 1763-1797. Il y en a 39, grâce à M. Rie-
mann qui a réédité récemment une sonate retrouvée dans
une publication anglaise de 1791, et quatre autres pièces
datant de 1763 et 1766. Leur ensemble forme un réper-
toire varié, fort agréable, extraordinairement superficiel, où
il y a autant de gains que de pertes si on le compare à ce qui

a précédé et à ce qui a suivi. Cette musique encore chargée


des ornements de la composition pour clavecin est celle de
Ph. E. Bach, allégée, assouplie, clarifiée, ayant des cadres
prêts à porter une pensée personnelle et profonde, mais
encore dépourvus de cette pensée. Les thèmes et les
rythmes témoignent d'une grande richesse d'imagination,
mais la technique est loin de conserver l'intérêt et la
beauté que lui avaient donnés les anciens maîtres. On n'y
voit aucune recherche d'harmonie originale et peu de
construction savante. La main droite commence-t-elle a
dessiner un thème? On s'attend à ce que la main gauche,
en faisant son entrée, reprenne ce thème en imitation;
mais une banale répétition de notes remplace ce procédé
classique :
JOSEPH HAYDN 517

Vivace

m^ TO|
§gj^ ^££ HÉÉ

Voilà un échantillon (il y en a de plus sérieux!) de la


manière de Haydn (Cf. le Presto de la XXVIII e édition
,

Breitkopf). Quand thème a montré sa forme grêle, il


ce
esquisse une gambade, la répète, et conclut ensuite avec
assurance, comme s'il avait dit quelque chose. On ne
trouve pas partout cette pénurie d'éloquence réduite à un
geste si court; la suite même du texte que nous venons de
citer le prouve bien :

J>
iffl^
wm
m m Hé £^##

> •, r 1^7/^1
S
Uji&J =jE
518 LES TEMPS MODERNES

Sî^É

En vertu d'une continuité qui est la grande loi de l'his-


toire, ces gentillesses, musique
après être passées dans la
de Mozart, ne seront pas dédaignées de Beethoven par ;

une évolution insensible, elles nous conduiront jusqu'à ob-


server cet héroïque effort dans la concentration de la pensée
et de la volonté qui produira les chefs-d'œuvre de la der-
nière période beethovenienne. Il ne faut donc parler des

sonates de Haydn qu'avec respect, sans méconnaître ni leur


mérite ni leur valeur historique. Et comme ici la forme
est plus importante que la « psychologie » qu'elle recouvre,
ilconvient d'entrer dans quelques détails.
Les sonates de Haydn, assez diverses de plan, ont en
général trois mouvements Allegro, Adagio ou Andante,
:

Presto. Il y a des exceptions. Quelques sonates brèves et de


tonalité unique, n'ont pas d'adagio (n° XII en si bémol,
composé d'un Allegro moderato et d'un Moderato ;

n os XXII, XXIII, XXXIII, XXXIV, même édition, où le


mouvement lent est remplacé par un menuet). C'est
d'ailleurs dans le menuet et dans le presto qu'excelle
Haydn. Huit sonates n'ont que deux mouvements. (L'une
d'elles, n° XII en sol, contient un Allegro innocente dont le
titre est à retenir. Ces deux mots innocence et joie, ne sont-
:

ils pas une excellente formule pour résumer le génie du

compositeur?) La sonate XXI a quatre mouvements.


L'allégro de début, —
quelquefois remplacé par un
andante (n os XV, XXXII) ou un rondo (n° XVIII) a la —
structure propre à la sonate, conforme à la tradition. Nous
avons dit plus haut qu'il manquait a Ph.-E. Bach d'avoir
donné un intérêt égal aux thèmes de cette partie; la même
observation peut s'appliquer ici à Haydn. Assez rarement,
après l'idée principale, il introduit un second thème réel
indépendant, faisant équilibre par voie de contraste avec
le premier; c'est le cas de l'énergique et brillante sonate
JOSEPH HAYDN 519

n° XIV, des sonates XXIII et XXIV, aux idées un peu


minces mais d'allure charmante, et de la XXXI que Mozart
e

aurait pu lire comme on regarde un miroir. Ailleurs, les


idées secondaires ne sont qu'une déformation de l'idée prin-
cipale, ou des esquisses écourtées. Dans la seconde partie de
l'allégro, où l'idée fondamentale est reprise avec dévelop-
pement et qui a la forme caractéristique de la sonate,
Haydn suit rigoureusement le principe adopté par
Em. Bach, d'après lequel cette seconde partie ne doit rien
contenir qui ne soit déjà dans la première, au moins en
germe : principe excellent et d'importance capitale, qui
assure l'unité d'une œuvre et marque le progrès des com-
positions modernes sur celles du xvi siècle; mais Haydn
e

n'en fait pas une application uniforme. Dans Y Allegro


con brio de la simplette sonate V, il développe le second
thème avant le premier, à la manière de Scarlatti. Dans
cette jolie sonate XXVI, qui éveille l'idée d'une marche
d'enfants armés de trompettes et jouant au soldat, le déve-
loppement est présenté clans l'ordre ou le désordre suivant :

1° premières mesures du thème initial; 2° premières


mesures du second thème; 3° marche de transition
empruntée à la péroraison de la première partie; 4° réca-
pitulation de l'ensemble. Dans la sonate III, bâtie sur des
rythmes souvent repris par Mozart et Beethoven, il y a
un plan plus curieux la seconde partie de l'allégro
:

consacrée au développement, débute, de façon imprévue,


par le motif qui figure à la 3 e avant-dernière mesure de
la première partie. Sur ce motif très secondaire, Haydn
institue un travail de contrepoint et de modulations assez
serré; il reprend ensuite le second motif de la première
partie (lequel, n'étant qu'une transformation ou un arran-
gement du thème initial, rend superflu le rappel de ce
dernier). Le procédé, inconnu de Bach, souvent employé
par Haydn et ses successeurs, qui consiste h accrocher un
développement au motif final de la partie à développer, a
pour résultat indiscutable de resserrer encore l'unité de la
composition. Nous le retrouverons dans Beethoven. Comme
exemple d'unité obtenue par la concentration de toutes les
parties d'une œuvre autour d'une seule idée principale, on
peut citer la sonate XXII. Enfin, Haydn fait un usage très
520 LES TEMPS MODERNES

étendu de la liberté prise pour la première fois par Bach


dans un certain nombre de ses sonates il ne
: s'astreint
pas à reproduire avec une exactitude rigoureuse le thème
qu'il faut développer. Dans les mouvements où il adopte
la construction du lied ou du rondo, il aime les variantes
rythmiques et mélodiques. Il va, en somme, beaucoup plus
loin que son prédécesseur; Beethoven ira plus loin encore.
Les adagios encadrés par les mouvements vifs sont
écourtés et n'ont pas ce caractère grave, recueilli, profond,
ou même cette allure vocale qui nous paraissent insépa-
rables de ce genre de pièces :

Adagio

mm
Cette phrase légère et sautillante, jouée mezza voce,
(Sonate II)ressemble plus à un jeu de grâce, a un Scherzo,
qu'à un chant où s'exprime l'émotion. Nous en sommes
encore à la musique de clavecin, où il fallait multiplier
les notes et les « agréments » pour combler les vides de
la sonorité. Au point de vue de la construction, les mou-
vements lents sont divers. L'Adagio de la sonate XXV,
l'Andante de la sonate XXX, ont le même plan que l'allégro
classique. Le Larghetto de la sonate XXXI (composé de
deux parties à peu près égales dont la première va du ton
de fa naturel mineur au ton parallèle de la bémol majeur,
tandis que la seconde, construite sur les mêmes motifs,
s'étend sur plusieurs tonalités apparentées), a la forme du
lied à deux parties. L'Adagio de la sonate I a trois parties:

chacune reproduit le thème initial, mais la seconde le


traite en forme de variation,— ce qui est le schéma du lied
tripartite, ou encore celui de l'allégro avec une exposition,
un développement et une récapitulation. Le Cantabile
de la sonale III, une des compositions qui font le plus
d'honneur à Haydn en le rapprochant de Beethoven, tient
JOSEPH HAYDN 521

à la fois du dans l'exposé du thème


lied à trois parties
principal, de la pièce à variations, et du rondo.
Dans le dernier mouvement de la sonate, Haydn emploie
assez souvent la forme du rondo en suivant l'usage tradi-
tionnel. Il fait reparaître la phrase principale toujours dans
le même ton, parfois avec quelques modifications rythmiques

ou mélodiques ou en répétant avec elle une phrase secondaire


[molto vivace de la sonate II). Le Presto de la sonate XVI,
où il s'écarte exceptionnellement de ses habitudes dans
l'emploi des tonalités, est un des plus charmants du recueil.
Il y a là une légèreté de main et une verve qui n'ont pas

été dépassées.
Lentement, non sans quelque hésitation, Haydn s'est élevé
du quatuor et de la sonate à la symphonie. Il y fut comme
porté par les circonstances, lorsqu'il trouva chez le comte
Morzin en 1759, puis chez le prince Esterhazy en 1760, un
petit orchestre de choix à sa disposition. L'organe créa la
fonction. En principe le quatuor appartient à la musique
de chambre, et la symphonie à la musique de concert ;

l'un est fait pour une société d'élite réunie dans un salon,
l'aiitre pour le « public » mais cette limite fut inconnue
;

d'abord de Haydn entre les deux genres, participant à


:

la fois du premier et du second, régnaient « l'Ouverture »


et le « Divertissement » à l'italienne, comme le Divertis-
sement a sei écrit en 1759 pour deux violons, deux cors,
cor anglais et basson. A la même date, la « symphonie »
en ré, petite pièce de médiocre valeur, semble être un
compromis elle a un Andante pour cordes seules, un
:

Allegro et un Finale pour cordes, cor et hautbois. A partir


de 1760, durant les trente années passées à Eisenstadt,
Haydn apprit à tirer parti des instruments à vent, mais
cultiva également la musique d'intimité et la musique de
plus grande envergure c'est à cette période de progrès et
:

de maturité (1760-1776), qu'appartiennent les dix-huit qua-


tuors réunis sous les numéros d'opus 9, 17, 20, le char-
mant quatuor en ré mineur, op. 42, le premier trio avec
piano, les seize premières sonates pour piano, un assez
grand nombre de concertos et de divertissements. La série
des œuvres où le compositeur se dégagea des tâtonnements
et des entraves du début pour atteindre à une forme sans
522 LES TEMPS MODERNES

sécheresse et bien équilibrée commence en 1761 avec la


symphonie leMidi, où l'on trouve les cadres classiques
(brève et solennelle Introduction, Allegro étincelant, Adagio
avec un très heureux emploi des flûtes, Menuet avec trio,
Finale). C'est peut-être par suite d'un simple hasard de
transmission et de copie que, sur les douze premières
symphonies écrites avant 1763, quatre n'ont pas de menuet.
La symphonie en mi mineur (1772) marque, dans l'art de
traiter et de développer un thème, un progrès qui s'ac-
centua de plus en plus dans les trente symphonies écrites
jusqu'en 1781. A partir de cette date, Haydn ressentit
l'influence de Mozart dont le rapprochait, malgré la diffé-
rence d'âge, une rivalité fraternelle. On aime à se repré-
senter ces deux génies musicaux comme deux papillons qui
volent ensemble, décrivent des méandres parallèles,
se dépassent tour à tour l'un l'autre et
s'entrecroisent,
prennent alternativement la direction du jeu aérien où
s'ébat leur caprice.

Parmi les sources diverses qui ont alimenté le musique sympho-


nique de Haydn, on a signalé comme très importantes les mélodies
populaires. L'attention a été attirée sur leur rôle par le D Kuhac
1'

dans uue étude écrite en hongrois et publiée à Agram en 1880.


N'ayant pu en prendre connaissance, nous nous bornerons à traduire,
à titre de témoignage, ce que M. Hadow dit de cette question dans
Y Oxford History of Music :

« Déjà en 1755, Haydn avait manifesté sa nationalité par l'emploi,


de temps à autre, de rythmes et de cadences slaves. Pendant sa
période d'Eisenstadt, cet emploi devint fréquent au point d'en être
habituel. Aucune autre source n'eût pu lui fournir les mètres qui,
pour ne mentionner que quelques exemples, se trouvent au début des
premiers mouvements des quatuors, op. 9,'n os 1 et 2; du Finale,
op. 17, n° 1, et des quatre mouvements de l'op. 20, n° 3. Mais, outre
ces ressemblances indirectes, il commença bientôt à utiliser les
chants et les danses mêmes de la colonie croate au sein de laquelle il
vivait. La symphonie en ré majeur (catalogue de Haydn, n° 4)
commence par le rythme du Kolo, danse indigène des paysans
slaves du sud. La Cassation en sol (1765) a son premier mouvement
fondé sur une chanson à boire croate; le trio de la symphonie en la
majeur (Catalogue de Haydn, n° 11) est construit sur une ballade
croate. Le premier Allegro du quatuor en ré majeur, op. 17, n° 6,
le Finale de celui en mi U, op. 20, n° 1, le « Rondo à l'Hongroise », du
troisième concerto pour piano, fournissent des exemples également
frappants ; et l'on peut en dresser une liste ininterrompue dans
toutes les productions de sa vie entière. On peut ajouter que bon
JOSEPH HAYDN 523

nombre de ces mélodies, qui en tant que chants populaires peuvent


être identifiées exactement, sont précisément celles qu'un critique
choisirait comme étant spécialement caractéristiques du style de
Haydn parvenu à maturité. A partir de 1762, sa musique est de plus
en plus saturée de leur influence; il est en sympathie si étroite et si
intime avec elles que, lorsqu'il emprunte, il fait en réalité l'impres-
sion de rentrer dans son propre bien.
« ... Fils d'un paysan croate, Haydn conserva toute sa vie les
caractéristiques de sa race et de sa classe; il fut essentiellement
homme du peuple, et son heureuse destinée, loin d'en affaiblir l'effet,
ne servit qu'à le mettre en relief. Eisenstadt était près de son pays
natal; tout le pays était riche des chants populaires qu'il avait aimés
dès son enfance, —
chants du laboureur et du moissonneur, des
amours rustiques et des fêtes de village. Presque inconsciemment il
commença à les introduire dans la trame de sa composition, emprun-
tant ici une phrase, là un accord, là une mélodie entière, et façonnant
peu à peu ses propres airs sur les modèles de son pays natal. Il
commence à les employer couramment à partir de la symphonie en
ré (1762), jusqu'aux symphonies de Salomon en 1795; ils se frayent
un chemin partout quatuors, concertos, divertissements, même
:

hymnes et messes; ils renouvellent d'une vie fraîche et vigoureuse


un art qui paraissait vieillir avant son temps. Haydn n'avait plus
besoin dès lors d'antithèses sentencieuses et guindées, d'ornementa-
tion laborieuse, de procédés de rhétorique au moyen desquels la
pensée, si sincère qu'elle soit, peut prendre une allure boursouflée
et artificielle. A leur place nous avons une musique vivante, animée,
avec un sang généreux dans ses veines et une passion sincère dans le
cœur : l'expression libre et spontanée des joies et des tristesses
d'une nation.
« Dans de la symphonie, ce changement est profondément
l'histoire
significatif. chanson populaire fut pour Haydn plus que les
La
chorals ne furent pour les grands contrepointistes allemands. Ce
ne fut pas seulement un moyen de direction et un guide, ce fut sa
source d'inspiration, naturelle et immortelle. De là la fraîcheur
particulière de sa musique, et sa vitalité, spécialement dans ces
œuvres où l'influence populaire est la plus forte. Si nous comparons
l'Hymme National autrichien avec un air quelconque de Galuppi ou
de Hasse, ou même d'Emmanuel Bach, nous sentons que nous
sommes dans un monde différent. Ce n'est pas seulement une autre
langue, c'est un autre ordre d'existence une période de développe-
:

ment qui a franchi les grandes frontières organiques. Et l'hymne


autrichien n'est qu'une ballade croate, anoblie et élevée à une haute
dignité par la main d'un maître. »

Le D Kuhac
c
n'a-t-il pas un peu cédé aux suggestions
d'un nationalisme très honorable? Sa manière de voir nous
paraît exagérer l'importance de quelques détails et géné-
raliser abusivement un petit nombre de cas particuliers.
524 LES TEMPS MODERNES

En Haydn, on a peu l'impression d'une


lisant l'œuvre de
musique croate; on se sent plutôtengagé dans le courant
franco-italien qui traverse tout l'art du xvm c siècle.
Il est presque inutile de dire que le premier caractère

d'une telle production est son extrême facilité. Haydn


comparaît lui-même sa verve au jet d'un réservoir débor-
dant (n'entendez pas le jet d'un robinet toujours ouvert).
Sa musique est improvisée, allante, sans surprises, douée
de cette vertu d'entraînement et d'attraction qui fait qu'une
première entrée d'idées fait attendre et presque deviner
les idées qui suivront. On glisse, sans heurts de passion
et sans pauses pour la rêverie, sur des pentes gazonnées et
doux fleurantes. La clarté du discours est parfaite; on tra-
verse un monde de formes bien ordonnées et transparentes;
partout règne un enjouement obstiné, une bonne grâce sou-
riante, une pensée qui se complaît dans l'idylle, et qui, sans
être habituellement profonde, est capable, à l'occasion, d'élo-
quence et de pathétique. Esprit admirablement équilibré,
d'une santé morale inaccessible aux orages de l'âme, non
dépourvu de finesse et de malice, mais bourgeois, bon-
homme, très pratique, sans curiosité philosophique ou esthé-
tique, resté peuple, enfant et ingénu malgré les circonstances
de la vie et l'expérience de l'âge, Haydn a compris l'art
comme un divertissement, et s'est amusé, avec la naïveté
foncière d'un honnête Allemand, à de jolies bagatelles. Il
semble, — si l'on peut citer ici un pareil philosophe!—
qu'il ait fait l'application de l'excellente formule de Spinoza
:

bene agere et lœtari. Il y a une lettre de Haydn où, rentré à


Esterhaz après une bonne saison d'hiver passée à Vienne, il
se dépeint comme exilé au désert après un rêve enchanté
et se plaint de n'avoir plus à manger « de l'excellente
viande de bœuf, du ragoût aux petites boulettes (?), du
faisan de Bohême, des oranges, des pâtisseries, du chocolat
à la crème, des glaces à la vanille ou à l'ananas ». Il y a de
tout cela dans les quatuors, les sonates et les symphonies.
Cette lettre naïve, adressée à M mfi von Geuzinger, est du
9 février 1790 (Haydn avait alors près de soixante ans).
Elle révèle, plus qu'on ne croirait d'abord, la nature d'un
homme et d'une race. A ses visiteurs, le musicien qui
avait écrit la symphonie de la Poule, montrait volontiers
.

JOSFPH HAYDN 525

les trophées de sa carrière : les tabatières données comme


gratifications par des mains royales, la montre de Nelson,
la bague du roi de Prusse, la médaille des musiciens fran-
çais, celle de la Société philharmonique de Saint-Péters-
bourg, les diplômes des Académies de Paris, d'Amster-
dam et de Stockholm, le parchemin d'Oxford... Tous ces
bibelots amusaient honnêtement son amour-propre; il est
douteux qu'après la réunion de ces objets de vitrine, il ait
conçu pour l'art une mission plus haute. Qu'on imagine
l'aimable compositeur avec sa veste brodée, sa perruque
à queue et le sourire de bonté qui éclairait toujours sa
grosse figure un peu épaisse on aura une image symbo-
:

lique assez exacte du caractère de l'homme et aussi du


musicien. D'autres traits doivent s'ajouter à cette esquisse.
Joseph Haydn a écrit un assez grand nombre de compo-
sitions religieuses d'un caractère qui, parfois, les distingue
à peine de sa musique profane. Il était pieux, dévot même,
aimant les signes de croix et allant jusqu'à mettre une for-
mule liturgique (Laus omnipotenti deo in no mine do mini. .),
tout comme les anciens organistes, en tête d'une cantate ou à
la fin d'une partition d'opéra-bouffe; mais sa religion était
moins une conviction grave qu'une habitude ou un honnête
calcul de bourgeois jovial, bénisseur et timoré. « Je me
lève de bonne heure, disait-il (en 1770), et, sitôt habillé, je
me mets à genoux je prie Dieu et la sainte Vierge que
:

tout me réussisse encore aujourd'hui. Après que j'ai pris un


petit déjeuner, je m'assieds à mon clavier et je commence
à chercher. Si je trouve tout de suite, cela marche vite,
sans beaucoup de peine; mais quand cela n'avance pas, je
reconnais que j'ai perdu la grâce par un péché quelconque
et je me remets à prier jusqu'à ce que je me sente par-
donné. » Vingt-six messes, deux Requiems, deux TeDeum,
treize offertoires, un Stabat et trois oratorios sont les
produits principaux (nous ne parlons pas d'un nombre
indéterminé de motets et de pièces diverses) de cet état de
grâce, exempt de péché mais non d'esprit profane et
d'égoïsme un peu prosaïque. Mendelssohn, dans une lettre
du 26 octobre 1833, parlait ainsi d'une des messes de
Haydn « elle est scandaleusement gaie ». Haydn se ren-
:

dait compte de ce défaut de ses messes et l'avouait avec


526 LES TEMPS MODERNES

une ingénuité charmante « Je ne sais pas les écrire autre-


:

ment, disait-il; lorsque je pense à Dieu, mon cœur est


tellement plein de joie, que mes notes coulent comme
d'une fontaine : et puisque Dieu m'a donné un cœur
joyeux, il me pardonnera de l'avoir servi joyeusement. »
Pour excuser le compositeur qui avait cet heureux privi-
lège de la bonne humeur obstinée et du sourire quand
même, on a comparé son état d'esprit a celui des gens du
peuple qui, au moyen âge, ne distinguaient pas une fête
religieuse d'une fête de village, apportaient à l'église un
naïf désir de réjouissance, affublaient les statues de la Vierge
d'oripeaux éclatants et de diadèmes en fausses pierreries.
Vue ingénieuse et assez profonde! Cette inaptitude à
distinguer le sacré du profane suppose une sincérité et
comme une bonne santé de la foi qu'ignorent les âges
modernes : les règles qui firent de la musique religieuse
une chose à part, ne pouvaient avoir leur principe que dans
une corruption qu'il fallait combattre, de même qu'une
codification de préceptes moraux ou de recettes de médecine
sous-entendent leur raison d'être, à savoir une dégéné-
rescence du type humain qu'on veut relever.
Les Sept paroles du Christ, tour h tour écrites pour
symphonie, pour quatuor, puis arrangées comme oratorio
par Michel Haydn, sont pleines de sentiment et de majesté,
mais manquent de caractère dramatique.
Le texte de la Création (1798), tiré du Paradis perdu de
Milton par Lidley, puis traduit en allemand par van
Swieten, offrit à Haydn l'occasion d'écrire de grandes et de
petites choses dans le genre sacré. Il y a dans cet oratorio
quelques pages qui doivent à la forme fuguée une réelle
grandeur; mais l'ensemble de la composition musicale
n'est guère à la hauteur du sujet traité. Pour donner une
image du chaos, pour peindre le monde s'éclairant et s'or-
donnant à la parole de Dieu, pour commenter les phrases
sublimes de la Bible, pour faire enfin parler le premier
couple humain, il fallait un génie d'un autre caractère
que celui de Haydn; l'auteur de la Création est religieux
sans doute, mais comme un homme heureux qui a pris ses
sûretés avec le Ciel et n'a pas à s'inquiéter de la destinée.
Il veut traiter le plus grand drame que l'imagination
JOSEPH HAYDN 527

humaine puisse concevoir, mais il lui manque l'essentiel :

la puissance de Haendel et de Bach, l'intensité de lyrisme


qu'on devait trouver plus tard dans la Rédemption de
C. Franck, dans un poème comme le Sacre de la femme
de V. Hugo... Fait pour l'idylle, Haydn reste idyllique
en cette formidable entreprise. Il s'amuse aux détails, et
sa libre imagination s'attarde ti des puérilités; il est plus
voisin de la Chanson des oiseaux que d'Israël. Son œuvre
ressemble, selon le mot de Michel Brcnet, « à une arche de
Noé fabriquée à Nuremberg ».

Autour de cet oratorio de la Création (Die Schûpfung), qui, par son


succès, lit aux chefs-d'œuvre de Haendel, on peut grouper
suite
quelques œuvres du même genre, mais moins connues Die :

Schôpfungsfeier (1782) de K. Possm, maître de chapelle à Rheins-


berg; Die Schûpfung (1789) de Kraus, maître de chapelle à Weimar;
Halleluja der Schôpfung de Lunw. Aem. Kunzen, exécuté dans l'église
Saint-Esprit de Copenhague en 1796. Ces œuvres, comme la Création
de Haydn, sont moins des oratorios à la façon de Haendel, que des
cantates avec chœur et soli. Il en est de même de Vater unser de
Nau.yiann (un chef-d'œuvre) sur les vers de Klopstock, de Lob der
Musik (1784), le meilleur ouvrage de Schuster, de Die Religion (1788)
de L. Benda, etc.

Les Saisons (Die Jahreszeiten) furent composées aussitôt


après la Création et exécutées en 1801. Leur titre à' Ora-
torio est assez impropre et provoqua de justes critiques ;

c'est une suite de cantates, mais sans caractère vraiment


religieux, conçues un peu dans l'esprit réaliste ou natura-
liste des fêtes de la Révolution pour l'Agriculture, et où
Haydn, avec une tranquillité d'imagination et de sentiment
qui trouvent que tout est bien en ce monde, s'amuse à
d'aimables tableautins le chant du laboureur (qu'il veut
:

joyeux, alors qu'une chanson populaire, beaucoup plus


expressive, est d'un caractère opposé), le lever du soleil,
la chasse, les vendanges, le duettino amoureux de deux
paysans, un lied de fileuses, une scène d'orage, le prin-
temps... Ce sont des Géorgiques presque laïcisées, sans la
mélancolie secrète du poète antique et le « mortalibus
segris » de Virgile. On peut y signaler un chœur (fin de la
ro
l partie) qui ne serait pas indigne de Haendel, et une
fugue sur l'Abondance dont le thème a été repris par Mozart
8

S2 LES TEMPS MODERNES

(dans le Quam
olim Abrahœ de son Requiem). Beethoven,
dans la « Scène au bord du ruisseau » de sa 6 e sym-
phonie, s'est souvenu du premier chœur des Saisons.
Les innovations de Haydn nous paraissent, à distance,
peu de chose mais la grâce et la limpidité de son art ont
;

conservé leur charme. Il reste, comme Schubert, le modèle


d'une vertu nécessaire aux compositeurs l'ingénuité. :

Bibliographie.

G. F. Pohl
Joseph Haydn, 2 vol. (Leipzig, 1878, 1882).
: —
A. Sand-
Zur Geschichle der Haydn s quarletts (dans V Altbayerische Monal-
1

BERGER :

schrift, vol. II, n


os
2 et 3, Munich, 1900). —
Fr. S. Kuhac Joséf Haydn
:

(Zagreb, 1881). —
Hadow A croatian composer (Londres, 1897), et le vol. V
:

de Y Oxford History of Music, ch. vin (Londres, 1879). — GuiDO Adler :

Discours académique (Festrede) sur Haydn, dans Haydnzentenarfeier,


IIIKongress der Intern. Mus. Ges., 1 vol., Vienne, Artaria, 1909. MlCHEL—
Brenet Haydn (collection Chantavoine, Alcan, 1910. Ce dernier ouvrage
:

contient une abondante bibliographie).


Michel Haydn, frère de Joseph, a surtout cultivé le genre religieux. Un
choix de ses œuvres a été donné par L. H. Perger dans le volume XXIV, 2,
des Denkmàler der Tonkunst in Œslerreich; cf. WuZBACH, Joseph Haydn et
son frère Michel (en ail., 1862).
CHAPITRE LVII

MOZART

Sa vie.— Première période (1756-1773); de sa naissance jusqu'à la rentrée


d'Italie. — L'enfance merveilleuse. — Années d'apprentissage et de voyage.
— Vienne. Paris. Londres. Le retour à Salzbourg. Les trois voyages —
d'Italie. —
Deuxième période (1773-1781) de la rentrée d'Italie jusqu'à
:

l'installation à Vienne. —
La vie de Salzbourg. Mozart au service du—
prince-archevêque. —
Mannheim et Paris. —
Le retour à Salzbourg. —
Troisième période (1781-1791) de l'installation à Vienne jusqu à la mort.
:

— La rupture avec le prince-archevêque. —


Continuels soucis d'argent
malgré quelques succès au théâtre. —
L'inutile triomphe de la Flule
enchantée. —
L'homme. —
Son caractère gaité et tendresse.
: L'orgueil —
et la foi. —
L'appel du génie. —
L'œuvre (moins les œuvres dramatiques).
— Les œuvres vocales musique religieuse et Lieder.
: La musique instru- —
mentale symphonies, concertos, musique de chambre, sonates.
: Biblio- —
graphie.

Mozart appartient à la génération qui suivit, immédiate-


ment celle de Haydn. Son rôle ne fut pas seulement de
continuer son illustre prédécesseur en le répétant, mais
de diversifier et d'élargir la musique traditionnelle, d'y
mettre plus de pensée et de personnalité. et de préparer —
ainsi Beethoven.
Le plus extraordinaire musicien que le inonde ait jamais
vu n'a vécu que trente-cinq ans Sa carrière musicale est
!

admirablement riche en chefs-d'œuvre dès l'enfance, c était ;

déjà un maître.
Wolfgang Amadels Mozart naquit à Salzbourg (Autriche)
le 27 janvier 1756. Son père, Léopold Mozart, était maître

de chapelle du prince-archevêque de Salzbourg. Dès ses


premières années, le petit Wolfgang provoqua avidement
les leçons de son père; à peine âgé de quatre ans, il

Combariel-. — Musique, II. 3+


'J30 LES TEMPS MODERNES

s'exerçait à composer de petits morceaux pour clavecin.


Autour de lui, tout était musique sa sœur, plus âgée que
:

lui de cinq ans, était déjà une petite virtuose; son père,
solide musicien et auteur d'une excellente Ecole du violon,
s'était consacré avec passion à l'éducation musicale de ses
deux enfants; enfin, la ville entière de Salzbourg reten-
tissait nuit et jour de musiques de toutes sortes musique :

à la cour, à l'église, à l'Université, dans les salons, dans les


rues, musique tout autour de l'enfant prédestiné.
Quand il eut atteint sa sixième année, son père résolut
de mettre à profit ses talents surnaturels et d'entreprendre
une tournée de concerts à travers l'Europe pour exhiber
l'enfant prodige. Alors commença pour Mozart une vie de
vovages extrêmement utile à sa formation musicale, et qui
dura jusqu'à son retour d'Italie en mars 1773. Ces années
d'apprentissage et de voyage, qui n'en sont pas moins déjà
des années de création, peuvent constituer dans sa bio-
graphie une première période assez distincte.

Après un séjour de trois mois à Vienne (octobre-décembre 1762),


où Léopold Mozart et ses enfants reçurent un accueil enthousiaste à
la cour, la famille revint à Salzbourg pour se préparer à un plus
grand voyage. Wolfgang travailla sérieusement avec son père le
clavecin et la composition, et, entre temps, s'improvisa violoniste
presque sans leçons, si bien qu'il fut capable, au bout de six mois,
d'exécuter un concerto de violon devant l'Electeur de Bavière. En
juin 1763, le père, la mère et les deux enfants partent pour Paris et
Londres. Ils font la route par petites étapes, dans un confortable
équipage dû aux subsides de l'épicier Hagenauer. Ils s'arrêtent
notamment à Munich, à Augsbourg, à Stuttgart, à Mannheim, à
Bruxelles, donnant partout des concerts, autour desquels le père-
impresario fait une habile réclame. Ils arrivent à Paris en
novembre 1763 et y restent jusqu'en avril 1764. A Versailles, comme
nous l'apprennent de Léopold aux Hagenauer, « presque
les lettres
tout le monde raffole d'eux » et le père « encaisse force louis d'or ».
Il fait graver à Paris quatre sonates du petit prodige, pour clavecin

avec accompagnement d'un violon. A Londres, Mozart fait avec sa


famille un séjour de quinze mois (jusqu'en juillet 1765), séjour très
profitable pour son éducation, car il y trouve la tradition encore
vivante du style de Hœndel et y reçoit les leçons d'un aimable musi-
cien, Jean-Chrétien Bach. Il est en contact permanent avec les artistes
venus à Londres pour la saison d'opéra italien, et le soprano Manzuoli
lui apprend le chant. Bien accueilli à la cour de Londres, il y joue
du clavecin et de l'orgue, et accompagne un air à la reine. Puis, sur
l'invitation du prince d'Orange, il passe en Hollande, où il reste neuf
MOZART 531

mois, et rentre triomphalement à Salzbourg (novembre 1766), après


avoir visité au passage Amsterdam, Utrecht, Malines, Valenciennes,
Paris (où il s'arrêta de nouveau deux mois et demi), Dijon, Lyon,
Genève, Lausanne, Berne, Zurich, Schaffouse, Donaueschingen,
Biberach, Ulm, Gunzbourg, Dillingen, Augsbourg et Munich. A
Salzbourg, où il passe toute l'année 1767, il doit subvenir à de nom-
breuses commandes que lui adressent le prince-archevêque, l'Uni-
versité, l'aristocratie et les riches bourgeois. Mais il travaille aussi
pour lui et se perfectionne, sous la direction de son père, dans
l'étude de l'harmonie et du contrepoint. L'année suivante, Léopold
Mozart va montrer aux Viennois les nouveaux progrès de l'enfant
dans l'espoir de trouver à Vienne, pour Wolfgang et pour lui-
même, quelque emploi stable et lucratif cette fois le public est
:

presque indifférent, et il faut subir l'hostilité persistante des musi-


ciens qui se liguent pour empêcher la représentation du premier
opéra-bouffe du petit Mozart, La Finla Semplice. Décidément, il
manque à Mozart la consécration de l'Italie !

Le voilà reparti, tout seul avec son père, en décembre 1769. Il


visite Mantoue, Vérone, Milan, où la musique de théâtre l'attire telle-
ment qu'il en oublie presque, pour un temps, sa chère musique
instrumentale. Puis, à Florence, à Rome, à Naples, pleinement
accoutumé à l'art italien, il produit des œuvres tout à fait sembla-
bles à celles des musiciens du pays. Et partout ce sont les mêmes
prouesses de virtuosité et de science : exécutions surprenantes,
improvisations, fugues savantes jaillissant presque instantanément
de ses doigts sur les sujets les plus difficiles proposés par les
meilleurs maîtres de l'Italie et que l'adolescent traite, dit son
père, (c comme on mange une bouchée de pain ». A Bologne, où il
passa l'été de 1770, le célèbre P. Martini lui révèle les beautés du
contrepoint sévère des anciens. Pendant un nouveau séjour à Milan,
il fait représenter avec grand succès son opéra de Mithridate, et les

commandes d'opéras vont le ramener encore deux fois dans cette


ville. Il quitte l'Italie pour Salzbourg en mars 1771, mais revient à
Milan au mois d'août de la même année pour y donner le charmant
ballet à'Ascanio in Alba. Le jour même de son retour à Salzbourg,
(décembre 1771), meurt le bon prince-archevêque de Salzbourg
Sigismond de Schraltenbach, amateur passionné de musique
sérieuse : grave perte pour Mozart, carie nouvel archevêque, Jérôme
de Colloredo, sera pour lui un maître dur et grossier. Après plu-
sieurs mois de travail recueilli, le jeune Wolfgang revient une
dernière fois en Italie (Milan, octobre 1772) pour monter son opéra
de Lucio Sillet] il écrit en même temps, dans le plus pur style italien,
des œuvres instrumentales d'allure romantique, et quitte définitive-
ment l'Italie en mars 1773.
Alors commence pour Mozart, avec une vie plus stable, une
période de travail et d'abondante production juvénile. Cette deuxième
période, dont la fin est marquée par l'installation de Mozart à
Vienne (1781), s'écoule en grande partie à Salzbourg. Pourtant le
jeune maître cherchera toutes les occasions de quitter sa ville natale,
532 LES TEMPS MODERNES

où il avait trop à souffrir de la dureté inintelligente du nouveau


prince-archevêque. Il passe quelques semaines à Vienne avec son
père (juillet-septembre 1773), pour y chercher une place; mais ce
séjour ne lui rapporte ni argent ni emploi : les Viennois ne font
guère plus attention à lui. Il s'en console en donnant libre cours à
son besoin de créer l'influence de Michel Haydn, alors compositeur
:

et maître de concert du prince-archevêque, le soutient et le stimule.


A vrai dire, cette influence même, ainsi que le goût fâcheux de
l'archevêque pour la musique superficielle de l'art italien en déca-
dence, contribue à donner aux œuvres de Mozart, pendant presque
toute cette période, un caractère particulièrement léger et « galant ».
Les fonctions du jeune Wolfgang à la Cour et à la cathédrale
(payées vingt-cinq francs par mois!), ses premières relations avec
l'aristocratie salzbourgeoise, en particulier chez la comtesse Lodron,
et aussi un court séjour à Munich (décembre 1774-mars 1775), où il
fait représenter avec grand succès son opéra-bouffe italien La Finta
Giardiniera, tout cela explique aussi l'air d'élégance mondaine que
présente alors son style. Pourtant, Mozart veut tenter d'échapper à
la tyrannie de l'archevêque Colloredo. Après avoir demandé en vain
la permission d'aller faire avec son père une tournée de concerts en
Europe, il réussit enfin à partir, mais seul avec sa mère, pour un
nouveau voyage dont Paris est le but (septembre 1777).
Il fait une longue halte à Mannheim, d'octobre 1777 à mars 1778,

et assiste avec grand profit aux exécutions de l'orchestre de cette


ville, le meilleur de l'Europe entière à cette époque. Le directeur
de l'orchestre, Cannabich, lui ouvre sa maison. Mozart y rencontre
les meilleurs artistes de la ville et donne des leçons de clavecin à la
petite Rose Cannabich, une enfant de treize ans. Il fréquente chez
Fridolin Weber, copiste et souffleur du théâtre de Mannheim,
s'éprend de sa fille Aloysia, qu'il veut à tout prix épouser, et ne
renonce enfin à exécuter son projet que devant l'opposition formelle
du vieux Léopold Mozart. Il s'arrache douloureusemeut d'Aloysia et
de Mannheim.
Le séjour de Paris (mars-septembre 1778) ne fut guère de nature à
le consoler de ses chagrins. Le public parisien, tout à la querelle
de Gluck et de Piccini, fit au jeune maître un accueil beaucoup
plus froid que celui qu'il avait reçu quinze ans plus tôt. Mozart ne
put réussir à avoir la commande d'un opéra, et n'obtint qu'à grand
peine, grâce à l'influence de Noverre, de composer la musique du
ballet des Petits riens. Pour comble de malheur, sa mère tombe
malade et meurt à Paris (juillet). Sur les conseils de son père, il
ne tarde pas à regagner Salzbourg, où deux vacances viennent de
se produire parmi les musiciens du prince-archevêque. En pesant
à Mannheim, il entend deux mélodrames de Benda, Médée et Ariane
à Naxos, et il se passionne tellement pour la musique dramatique,
qu'il faut un ordre exprès de son père pour lui faire quitter la
ville. Le voilà de nouveau à Salzbourg (1779), maître de concert et
organiste du terrible prince-archevêque. Ses fonctions le rebutent :

il ne cesse pas de composer de la musique instrumentale ou reli-


MOZART 533

gieuse; mais voudrait par-dessus tout écrire un opéra. Enfin, il


il

obtient la d'un opéra séria à Munich pour le carnaval


commande
de 1781 c'est Idomeneo, accueilli avec enthousiasme, et qui classe
:

désormais Mozart parmi les meilleurs musiciens dramatiques de son


temps. Mais au milieu de la joie de son succès et des fêtes du car-
naval, il reçoit l'ordre de se rendre immédiatement à Vienne pour y

rejoindre le prince-archevêque qui s'y trouvait alors avec sa suite


(mars 1781).

C'est a Vienne que Mozart passa presque entièrement


la dernière période de sa vie. Tout d'abord, au sortir des
triomphes de Munich, l'auteur à'Idoménée retomba dans
l'esclavage; il fut traité par l'archevêque comme les domes-
tiques il prenait ses repas avec eux. Messieurs les deux
:

valets de chambre, écrit-il avec une ironie douloureuse, sont


placés au haut bout de la table. J'ai du moins l'honneur
d'être assis avant les cuisiniers. Cet état de choses ne pou-
vait durer. Après des scènes violentes où il fut grossière-
ment insulté par l'archevêque et même jeté dehors à coups
de pied par un chambellan (1781), Mozart sortit de cette
géhenne. Enfin libre, il alla loger chez la famille Weber
fixée a Vienne, réduite à la mère et à trois filles, depuis la
mort du père et le mariage d'Aloysia; une des sœurs
d'Aloysia, Constance Weber, allait bientôt devenir sa femme
(août 1782).
Ces dix années de Vienne, pendant lesquelles l'artiste
écrivit ses plus purs chefs-d'œuvre, furent presque constam-
ment empoisonnées par des soucis d'argent. Pour vivre et
pour faire vivre une femme souvent malade, Mozart ne pou-
vait compter que sur le produit de ses leçons et sur ce que
lui rapportaient ses œuvres. Il trouva quelques consolations
à ses ennuis dans la tendresse d'Aloysia et dans l'affection de
quelques amis comme le brave Puchberg ou Joseph Haydn,
avec qui il vivait dans une intimité artistique fort utile à
tous deux. En juillet 1782, X Enlèvement au Sérail, composé
pendant ses fiançailles, fut représenté sur l'ordre exprès de
l'empereur, malgré intrigues et cabales, et obtint un franc
succès. Mais l'hostilité des envieux ne cessait pas pour
cela, et l'attention du public se reporta pour un temps sur
d'autres musiciens, notamment sur Sakti et sur Paisiello,
de passage à Vienne vers cette époque. Ce n'est qu'en 1786
534 LES TEMPS MODERNES

que Mozart eut de nouveau l'occasion d'écrire pour le


théâtre le poète dramatique Lorenzo da Ponte rédigea
:

pour lui, avec le consentement de l'empereur, une adapta-


tion des Noces de Figaro de Beaumarchais. La représen-
tation de l'opéra à Vienne et, peu après, à Prague, fut
pour Mozart un véritable triomphe, sans cependant lui
procurer la situation stable dont il avait besoin pour tra-
vailler en paix. C'est l'année suivante (octobre 1787) qu'il
donna Don Juan, que les Viennois ne trouvèrent pas à leur
goût.
A ce moment, Mozart est plus que jamais à court d'ar-
gent le titre de « compositeur de la chambre », que l'em-
:

pereur lui a enfin octroyé, ne lui rapporte qu'un salaire


dérisoire. Et, admirable exemple d'énergie créatrice, c'est
alors, malgré la détresse que nous révèlent ses lettres, qu'il
écrit ses plus belles symphonies. Dans l'espoir d'améliorer
son sort, il accepte avec empressement l'invitation que lui
fait le prince Lichnowsky de l'accompagner à Berlin. Le
roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II, grand amateur de
musique, offre à Mozart le poste de Kapellmeister, avec
3 000 thalers d'appointements. Mais, après un instant
d'émotion et d'hésitation, le pauvre artiste refuse, pour ne
point abandonner son empereur. Il rentre à Vienne en
juin 1789 et reprend sa vie de travail auprès de sa femme
malade. Les représentations de son opéra-bouffe Cosi fan
tutte (janvier 1790) furent interrompues par la maladie et
la mort du souverain. Le couronnement de Léopold II à
Francfort permit à Mozart de faire encore une tournée de
concerts, qui fut la dernière. En septembre1791, pour le
couronnement de Prague, il représenter La Clemenza
fit

di Tito, opéra écrit en dix-huit jours et qui passa presque


inaperçu. Entre temps, il avait accepté, afin de sauver de
la ruine un ancien camarade de Salzbourg, de composer
pour un théâtre forain un opéra féerique ce fut La Flûte
:

enchantée, représentée à Vienne le 30 septembre 1791, avec


un succès sans précédent. Cette fois, c'était la gloire, et
même la fortune; de partout, il reçut des offres brillantes,
mais trop tard Epuisé par le travail et les privations, il ne
!

put même plus finir le Requiem qu'on lui avait commandé


et où il vit un présage de sa fin prochaîne. 11 mourut
MOZART 53T)

le 15 décembre 1791, une horrible tourmente


et. par
de neige qui dispersa quelques amis réunis pour
les
ses funérailles, son corps fut jeté dans la fosse com-
mune.
Telle fut la destinée glorieuse et lamentable de ce char-
mant Son âme transparait dans toute sa musique;
génie.
ses lettres achèvent de nous la révéler. Le trait dominant
est une spontanéité délicieuse, parfois adorablement puérile
et comme sans cesse émerveillée. Certains élans prime-
sautiers de ses lettres d'enfant se retrouvent jusque dans
ses dernières lettres. Mon cœur est ravi de joie, écrit l'ado-
lescent pendant son voyage d'Italie, parce que je m'amuse
tant en voyage! ... parce qu'il fait si chaud dans la voiture!
et parce que notre cocher est un brave garçon... J'ai eu
l'honneur de baiser le pied de saint Pierre à San Pietro; et,

vu que j'ai le. malheur d'être trop petit, on m'a soulevé à.


sa hauteur, moi en personne, votre vieux Wolfgang
Mozart. N'est-ce pas le même ton enjoué que l'on retrouve,
mêlé à l'attendrissement de l'amour, dans une lettre bien
connue qu'il écrivit de Dresde à sa femme, à l'âge de trente-
trois ans (avril 1789)? Petite femme chérie, si je voulais te
raconter tout ce que je fais avec ton cher portrait, tu rirais
bien souvent. Par exemple, quand je le tire de sa prison, je
lui dis : Dieu te bénisse, petite Constance!... Dieu te
bénisse, friponne, tête ébouriffée!... Et puis, quand je le
remets en place, je le fais glisser peu à peu, en disant tout
le temps : Allons... allons!... mais avec l'énergie particu-

lière que demande ce mot qui dit tant de choses... Et pour


finir, je dis bien vite Bonne nuit, petite souris et dors bien!
: ,

Je crois que je viens d'écrire là quelque chose de fort


s t upide (du moins pour le monde); mais, pour nous, qui
nous aimons si tendrement, ce n'est pas précisément sot.
Gaîté et tendresse presque tout Mozart est dans ces deux
:

mots. A la joie de vivre et d'être jeune, se mêle un perpé-


tuel besoin d'affection. Enfant, il ne cesse de demander à
ceux qui l'entourent M'aimez-vous.° M'aimez-vous bien.''
:

Il garda toujours le culte de l'amitié et du pur dévoùment.

Les meilleurs et les plus vrais amis sont les pauvres. Les
riches ne savent rien de l'amitié (7 août 1778). Ami!... —
J'appelle seulement ami celui qui, en que/que situation que
53G LES TEMPS MODERNES

ce soit, nuit et jour, ne pense à rien qu'au bien de son ami,


et fait toutpour le rendre heureux (18 décembre 1778).
A harmonieux mélange de gaité et de tendresse
cet
s'ajoute un sentiment plus dominateur, le seul peut-être
que Mozart ait jamais poussé jusqu'à la violence et à
la rudesse : conscience de sa valeur, la fierté de son
c'est la
génie, la de son indépendance d'artiste.
revendication
L'archevêque de Salzbourg le tenait pour « un homme pétri
d'orgueil ». On devine toutes les humiliations que cet
orgueil dut souffrir au service d'un pareil maître. Mozart
domestique d'un prince Cette pensée m est intolérable
!

(15 octobre 1778). Qu'on se rappelle la scène de 1781, les


injures de l'archevêque, les coups de pied du chambellan-
comte Arco // m'a menti en pleine figure, m'a appelé
:

gueux, parasite, crétin... Mozart « tremble de tout son


corps,... chancelle dans la rue comme un homme ivre »; il

doit rentrer chez lui et se mettre au lit; il en est encore


malade toute la matinée du lendemain (12 mai 1781). —
Je hais V archevêque jusquà la frénésie (9 mai 1781). —
C'est le cœur qui ennoblit l'homme; et si je ne suis pas
comte, j'ai peut-être plus d'honneur dans l'âme que bien des
comtes; valet ou comte, du moment qu'il ?n''insulte, c'est une
canaille!... Lorsque quelqu'un m'offense, il faut que je me
venge; et si je ne lui en faisais pas plus qu'il ne m'en a fait,
ce ne serait qu'un rendu et non une correction (20 juin 1781).
A vingt et un ans, il répondait à des gens d'Augsbourg
qui s'avisaient de semoquer de sa croix de l'Eperon d'or :

« Ilm'est plus facile d'obtenir toutes les décorations que


vous pouvez recevoir, qu'à vous de devenir ce que je
suis, même vous mouriez et ressuscitiez deux fois...
si

J'avais chaud de rage


et de colère! » (16 octobre 1777).
Comme il arrive quelquefois, cet orgueil indomptable
s'allie chez Mozart à la foi chrétienne la plus ferme et la
plus paisible. « Je compte sur de bonnes nouvelles, écrit-il
à son père mourant (4 avril 1787), bien que je me sois fait
une habitude de me représenter en toutes choses le pire.
Comme la mort est le vrai but final de notre vie, je me
suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec
cette vraie, cette meilleure amie de l'homme, que son
image non seulement n'a plus rien d'effrayant pour moi,
MOZART 537

mais est même au contraire très calmante et très conso-


lante. Et je remercie mon Dieu de m'avoir accordé le
bonheur... Je ne me mets jamais au lit sans penser que le
lendemain peut-être je ne serai plus; et pourtant aucun de
ceux qui me connaissent ne pourra dire que je sois chagrin
ou triste dans ma manière d'être. Je rends grâces à mon
Créateur de cette félicité, et je la souhaite de tout mon
cœur à mon prochain. »
Ce qui explique et excuse son orgueil, ce sont d'abord
les adulations dont il fut entouré pendant toute sa vie,
les témoignages d'admiration et de déférence qu'il reçut
dès son enfance de la part des hommes les plus émi-
nents dans son art. Aussi écrit-il avec la plus grande
simplicité : « Le prince de Kaunitz a dit de moi à l'ar-
chiduc que de tels hommes ne venaient au monde qu'une fois
en cent ans » (12 août 1782). De plus, cette fierté apparaît
toute naturelle, et comme inévitable, si l'on songe que
Mozart a senti à chaque instant de sa vie, sans une minute
de doute, la présence toute-puissante de son génie, le
besoin perpétuel de créer de la musique. Composer est
mon unique joie et ma seule passion (10 octobre 1777).
D'entendre seulement parler d'un opéra, d'être seulement au
théâtre, et d'entendre chanter, me voilà hors de moi!
(11 octobre 1777). Je suis jaloux de tous ceux qui écrivent
des opéras. J'en pleurerais, quand j'entends un air d'opéra..
.

Le désir d'écrire des opéras est mon idée fixe (2 et 7 fé-


vrier 1778).
La production totale de Mozart, pendant son existence
sicourte, est un monument étonnant de son génie. Elle ne
comprend pas moins de 754 œuvres différentes, dont
132 non terminées. Tels sont les résultats du décompte fait
par Charles Malhehbe dans le Courrier musical du 15 jan-
vier 1906. Sur les 622 œuvres terminées, il y en a 26 qui

n'ont pas été retrouvées jusqu'à ce jour et 14 qui sont


encore inédites. Messes et motets, opéras et cantates, airs
détachés pour une ou plusieurs voix, lieder et canons,
œuvres instrumentales de toutes sortes, symphonies, suites,
sonates d'église, divertissements et danses, concertos pour
piano, pour violon ou pour d'autres instruments, quintettes,
quatuors et trios, sonates et variations pour piano seul et
538 LES TEMPS MODERNES

pour piano et violon il a abordé tous les genres, et dans


:

tous a laissé des


il chefs-d'œuvre.
Bien qu'on ne l'ait pas assez mis en lumière jusqu'à ces
derniers temps, il n'exista peut-être pas un musicien dont
le style ait varié davantage. C'est sans doute parce que
jamais aucun musicien n'a tant composé avant d'arriver à
l'âge d'homme, et n'a eu l'occasion de subir des influences
aussi diverses. Les premières œuvres qu'il publia, à peine
âgé de huit ans, les sonates pour clavecin avec l'accompa-
gnement d'un violon gravées à Paris, montrent à plein
l'influence du goût français et des sonates de deux compo-
siteurs devenus en quelque sorte parisiens, Eckaiid et
Schubert. Pendant son long séjour à Londres, ses œuvres
portent l'empreinte plus durable du style italien, qu'il
connaît surtout par les représentations du théâtre de
Haymarket et par l'œuvre de Jean-Chrétien Bach, le plus
jeune des fils de Jean-Sébastien. Rentré en Allemagne,
son œuvre devient de plus en plus allemande ce sont :

Michel Haydn et le vieux maître salzbourgeois Eberlin qui


agissent sur lui à Salzbourg, comme, à Vienne, les opéras
de Gluck et de Hasse. Ses trois voyages d'Italie le trans-
formèrent pour un temps en un véritable musicien d'outre-
monts, et ses élans romantiques de 1773 s'exprimèrent
encore dans le langage musical des Italiens. Ce n'est qu'à
son retour à Salzbourg et à Vienne qu'il trouva sa voie défi-
nitive, sous l'influence prépondérante de Joseph Haydn. Il
sacrifia pourtant pendant quelques années à la mode du
goût « galant » qui gagnait tous les musiciens de cette
époque, jusqu'au moment où son génie sentit le besoin
d'une musique plus sérieuse et plus élevée. Il put alors,
pendant son dernier grand voyage (1777-1778), acquérir
à Mannheim la pratique de l'instrumentation moderne, et,
à Paris, les secrets de la grande expression dramatique.
Les tragédies de Gluck et l'opéra-comique français exercè-
rent à ce moment sur lui une action décisive dont l'effet

est visible jusque dans ses compositions religieuses ou


même dans ses œuvres instrumentales. Une fois installé à
Vienne, après s'être laissé aller à la douceur de l'atmo-
sphère viennoise et à la joie de sa liberté reconquise, il
se passionna pour le style sévère des vieux maîtres et
MOZART 539

(L'Emmanuel Bach, dont un amateur viennois, le baron


Van Svieten, lui fit connaître les œuvres; pendant plus
d'un an, il ne pensa plus qu'en style fugué. Puis Vienne le
reprend, et ses devoirs de musicien de cour l'amènent à
s'exprimer le plus souvent dans le style du concerto et
de la A'irtuosité. Il se ressaisit au bout de deux ans, à
mesure que la faveur du public l'abandonne, et produit
alors (1787-1789) des œuvres d'une expression particuliè-
rement profonde et personnelle, d'un romantisme parfois
beethovenien. Enfin, après son voyage à Berlin et à
Leipzig, il revient à un art plus classique et plus serein.
rayonnant de jeunesse à la veille même de la mort, et qui
trouvera son épanouissement merveilleux dans la Flûte
enchantée.
Avec les opéras, dont nous avons parlé dans un autre
chapitre, l'œuvre vocale de Mozart comprend encore deux
groupes importants la musique religieuse et les Lieder.
:

Sa musique religieuse nous montre l'influence alternative


et parfois la synthèse harmonieuse des deux styles très
différents qui se partageaient les églises d'Europe pendant
la seconde moitié du xvm siècle
e
le style nouveau, où la
:

polyphonie chorale était traitée comme une mélodie har-


monisée et où les messes étaient exécutées avec accompa-
gnement d'orchestre. — et le style ancien, fidèle à l'idéal

des vieux contrepointistes, exigeant une polyphonie très


soignée et fleurie, exécutée souvent encore a cappella. A
cet égard, Salzbourg Vienne exercèrent sur Mozart une
et
action toute diverse Salzbourg était conquise par le goût
:

nouveau, tandis qu'à Vienne subsistaient encore, dans de


nombreuses églises, des exécutions de musique en style
sévère. L'opposition est visible dans les toutes premières
œuvres de Mozart sa messe en sol, de Vienne (17G8), est
:

beaucoup plus riche de musique que X Offertorium en ré,


composé auparavant à Salzbourg après son retour de Paris,
et qui ressemble singulièrement aux motets français de
l'époque. De retour a Salzbourg, et au début de son voyage
en Italie, Mozart se laissa de plus en plus séduire par le
goût nouveau la messe en ut, écrite à Salzbourg en 17(>i>,
:

montre clairement cette mainmise du style de l'opéra et de


la symphonie sur la musique religieuse.
5 40 LES TEMPS MODERNES

Les leçons du P Martini à Bologne, pendant l'été de 1770,


.

orientèrent le jeune Mozart vers le style en contrepoint de

l'ancienne musique d'église. La Missa brevis en ut. écrite


à cette époque, fait entrevoir à quelle richesse polypho-
nique aurait pu arriver sa musique religieuse, s'il avait
persisté davantage dans ce sens. Cette influence bienfai-
sante subsiste d'ailleurs dans les œuvres écrites à Salzbourg
en 1771, notamment dans l'admirable De Profundis. La
grande Messe de la Sainte-Trinité en ut majeur, composée
en 1773, est déjà d'une allure beaucoup plus mélo-
dique et révèle le désir évident d'introduire dans la mu-
sique religieuse les procédés de la symphonie (exposition,
développement, rentrée variée et coda). La Missa brevis en
fa, de 1774, est remarquable par l'importance inusitée
donnée à la partie vocale et manifeste l'influence passagère,
mais très nette, du style religieux des maîtres napolitains :

Léo, Durante, Jommelli. Après quelques œuvres d'une


façon plus légère (1775-1776), Mozart s'adonna à peu près
exclusivement, pendant les quatre derniers mois de 1776, à
la composition de trois messes, qui lui fournirent un
moyen de se délivrer désormais de l'art « galant », trop
étroit pour son génie. Dans une lettre au P. Martini, du
7 septembre 1776. il se plaint des dures conditions impo-
sées dans sa petite ville à la musique religieuse. « Notre
musique d'église est très différente de celle qui se pratique
en Italie, d'autant plus qu'une messe, avec Kyrie, Gloria,
Credo, la Sonate après l'épître, X Offertoire ou Motet, le
Sanctus et YAgnus Dei, même dans les plus grandes fêtes,
quand c'est le prince en personne qui officie, ne doit pas
durer plus longtemps que trois quarts d'heure au maximum.
Aussi un tel genre de composition exige-t-il une étude
spéciale, sans compter que, malgré cette brièveté, la messe
susdite doit être avec tous les instruments, y compris des
trompettes militaires. Oui, mon bien cher père, cela est
ainsi! » On peut s'expliquer par là l'impression de con-
centration et de simplicité ramassée que donnent ces trois
messes en ut de 1776, dont la dernière nous montre la
renonciation de plus en plus complète aux procédés de la
musique profane et une écriture de plus en plus polypho-
nique. Cette polyphonie aisée, qui paraît être l'épanouisse-
MOZART 541

ment naturel des voix, se retrouve dans les œuvres reli-


gieuses de 1777. et en particulier dans le touchant Graduel
pour la fête de la Vierge. La musique d'église qu'il écrivit
à son retour du dernier voyage de Paris porte en outre la
trace de ce goût pour l'expression dramatique qu'il avait
pris en France. Ces influences diverses se fondent avec une
harmonie admirable dans la Grande messe en ut mineur,
de 1782-1783, malheureusement inachevée, qui révèle une
maîtrise de technique accrue encore par une étude récente
des vieux maîtres de l'Allemagne du Nord. Nous possédons
le Kyrie, le Gloria, le Sanctus et le Benedictus, avec une

partie du Credo : l'ensemble à huit voix, Qui Tollis,


est une étonnante création. Après cette Messe, la vie
viennoise ne permit plus guère à Mozart de composer
pour l'église. Ce n'est que l'année même de sa mort, et
sur une commande expresse, qu'il écrivit son fameux
Requiem, également inachevé, et où le pressentiment de sa
fin prochaine semble se trahir par des accents poignants.

Seuls les deux premiers morceaux, le Requiem et le Kyrie,


ont été sûrement terminés par Mozart. Le reste a été achevé
par son élève Sussmayer. Selon toute vraisemblance,
Mozart en avait écrit seulement (et non d'une manière
définitive) le Recordare et le Confutatis avec les premières
notes du Lacrymosa. En juin 1791, il avait composé un
de ses plus suaves motets Y Ave verum en ré, pour quatre
:

voix.
Les Liederde Mozart sont très inégaux en importance et
en valeur musicale. Bon nombre d'entre eux ne sont que
de brèves chansons, d'ailleurs charmantes, dont la musique
n'est écrite que pour le premier couplet. Pendant la
plus grande partie de sa vie, selon l'usage de la plupart
des contemporains (Joseph Haydn, Emmanuel Bach ou
Hiller), il les disposa sur deux lignes seulement, l'une
pour le chant, l'autre pour la basse, dont le claveciniste
devait réaliser l'harmonie. Certains Lieder au contraire,
en trop petit nombre, ont leur musique écrite d'un bout à
l'autre et atteignent parfois à l'expression touchante du
grand Lied allemand de la période romantique. Ces der-
niers ont été presque tous composés en 1787, à l'époque
de Don Juan et à la veille des grandes symphonies. De ce
5 42 LES TEMPS MODERNES

nombre sont A bendempfindung, Unglûckliche Liebe et Tren-


nung und Wiedervereinigung, où se devine une émotion
réelle et profonde. Quant à la délicieuse Violette [dus Veil-
cheti), écrite en 1785 sur les vers de Goethe, son expression
si parfaite dans sa simplicité nous fait vivement regretter
que Mozart ne se soit pas exercé plus souvent dans un
genre qui s'accordait si bien avec son génie.
Malgré le goût très prononcé de Mozart pour l'opéra
[Avant tout, pour moi, est l'opéra, dit-il dans une lettre du
17 août 1782), c'est la musique instrumentale qui tient la
plus grande place dans son œuvre. Sa première éducation
et les nécessités de sa carrière, sans parler des exigences
de son génie, le portèrent à écrire beaucoup pour les ins-
truments, si bien qu'on a pu lui reprocher de traiter quelques
œuvres vocales dans un style trop purement instrumental.
Il s'essaya au genre de la symphonie dès l'âge de huit

ans (1764), et, pendant le cours de sa brève existence, il


n'a pas composé moins de 49 symphonies et de 33 Suites
ou Divertissements pour orchestre. Tout n'y est pas d'un
égal intérêt, mais nombreuses sont les pages que Mozart a
marquées de son génie. Dans ses toutes premières sympho-
nies, Mozart enfant se conforma d'abord au style allemand
des symphonies de son père, et bientôt au style plus libre
et plus italien de Jean-Chrétien Bach (on y trouve une
coupe binaire sans développement et sans rentrée du sujet
au ton principal, comme dans les deux symphonies en mi
bémol et en ré, composées au début de 1765). Puis, dès
son séjour à Vienne en 1768, sans pouvoir s'assimiler
encore le fond d'idées de la naissante symphonie viennoise,
il en prit entièrement les procédés et la forme. Les mou-

vements, dont le contenu thématique paraît être influencé


par l'opéra, devinrent plus étendus, plus fondus ils pré- :

sentent une coupe nouvelle (ternaire, au lieu de la coupe


italienne ils comportent, après X exposition* une partie de
:

développement, consacrée au traitement d'une ou plusieurs


des idées précédentes, et suivie d'une reprise dans le ton
principal). La symphonie en ré, de 1768, permet de juger
des progrès accomplis en quatre ans par le jeune Mozart,
tant pour la construction générale que pour l'art de l'ins-
trumentation.
MOZART 543

En 1770, sous l'influence de l'Italie, ses œuvres instru-


mentales tendaient à perdre leurs qualités proprement sym-
phoniques pour devenir plus chantantes et plus proches du
style de l'opéra : le travail thématique fut remplacé par

l'abondance des idées juxtaposées. Quant à la construction,


elle revient souvent à la coupe binaire, employée alterna-
tivement avec la coupe ternaire. La symphonie en ré de
1770 et les quatre symphonies salzbourgeoises de 1771
peuvent fournir des exemples de cette manière nouvelle.
Celles de 1772, plus amples et d'une inspiration plus forte,
révèlent, avec l'influence italienne persistante, le travail de
perfectionnement auquel Mozart se livra pendant cette
année, grâce surtout à l'étude des œuvres de Joseph Haydn.
Une autre symphonie en ré dénote une maturité surpre-
nante d'inspiration et de technique. La symphonie en ut,
écrite en Italie pendant la crise romantique de 1772-1773,
a une force d'expression et de pathétique qui fait songer
à Gluck, surtout dans le tragique andante en ut mineur,
d'une intensité poignante et comme ponctué de sanglots.
Dès son retour en Allemagne, il assagit peu à peu cette
véhémence, comme on peut le voir dans ses dernières
symphonies-ouvertures de 1773 : des sentiments plus
posés s'expriment dans une langue plus allemande, dont le
caractère est encore accusé par l'importance inusitée que
Mozart donne aux instruments à vent, hautbois, flûtes,
cors ou bassons. Mais, dans cette évolution de son style
svmphonique, c'est le séjour à Vienne, pendant l'été de
1773, qui exerça l'influence décisive les symphonies qu'il
:

écrivit à son retour, plus amples et plus riches d'idées,


réalisent déjà la conception que Mozart se fera désormais
du genre de la symphonie. Il revient aux procédés du style
allemand, qu'il avait connus en 1768, et que le séjour
d'Italie lui avait fait momentanément oublier. A l'imita-
tion de Joseph Haydn, il redouble et amplifie les expo-
sitions et les reprises, il allonge les développements et les
nourrit d'un abondant travail thématique; il donne à ses
finales la forme et l'étendue de véritables morceaux de
sonate. De cette époque datent la symphonie en sol mineur,
— qui annonce déjà la grande symphonie en sol mineur
de 1788, — et la symphonie en la, qui, par l'ampleur
544 LES TEMPS MODERNES

harmonieuse des idées et par la sûreté du style, est le digne


couronnenent d'une des plus brillantes périodes de cette
carrière artistique.
Après ces œuvres, sous l'influence fâcheuse du goût
galant (1774), Mozart délaissa pour plusieurs années
la véritable symphonie au profit du genre plus léger
du concerto, ou du moins il borna à la recherche
se
facile de l'effet brillant et agréable dans de petits divertis-
sements où dominent les instruments à vent. Tels sont les
Six divertissements en cassation ou « musiques de table »,
composés entre 1775 et 1777 pour les repas du prince-
archevêque de Salzbourg, charmantes petites pièces
animées de la joie légère de la vingtième année et qui,
comme d'autres œuvres de la même période, portent la
trace évidente de l'imitation du style français.

Le mot de cassation, à peu près synonyme de divertissement,


désigne, selon l'étymologie la plus vraisemblable, de petites sym-
phonies, composées d'un nombre assez considérable de morceaux
détachés, et « cassées », c'est-à-dire interrompues après chaque
morceau, au contraire des symphonies véritables qui se jouaient sans
interruption. La sérénade, intermédiaire entre la cassation et la
symphonie, fut également cultivée par Mozart. Une des particularités
de la sérénade consistait à intercaler, entre le premier et le second
morceau, un concerto pour un ou plusieurs instruments.

Heureusement, vers de son second voyage


l'époque
a Mannheim et à Paris, Mozart fut de nouveau attiré vers
le grand style symphonique; et c'est l'esprit tout plein de
souvenirs de l'orchestre de Mannheim qu'il écrivit à Paris
en 1778 son alerte Symphonie française, en ré. L'emploi
tout nouveau de cette technique moderne de l'instrumen-
tation, joint au goût de l'expression dramatique, caracté-
rise les trois symphonies de 1779, dont la première, en
sol, était probablement destinée à servir d'ouverture à
une œuvre théâtrale. Désormais Mozart est en pleine pos-
session de son talent de symphoniste; s'il continue à
subir l'influence de Haydn (comme le montre la symphonie
en ut de 1783), celui-ci à son tour n'est pas sans profiter
beaucoup à la lecture des œuvres de son disciple et ami.
Dans ses quatre dernières symphonies, Mozart ne cessa
d'affirmer de plus en plus, pour la technique comme pour
MOZART 545

l'inspiration, sa libre personnalité.La symphonie en ré de


1786 continua innovations orchestrales des Noces de
les
Figaro. Quant aux trois dernières, elles sont les plus
connues de toutes à cause de la perfection de la forme, et
surtout parce qu'elles nous laissent un peu deviner, sous la
parure de la beauté sonore, le tragique de la destinée de
Mozart. Six semaines suffirent pour les composer toutes
les trois (du 26 juin au 18 août 1788). C'est au moment où,
las de la virtuosité et rebuté par les dédains du public-
viennois, il se repliait sur lui-même pour ne plus écouter
que son âme. Cette période de ferveur romantique se reflète
dans l'allure grave et un peu hautaine du début de la
symphonie en mi bénol, dans la tendre mélancolie de celle
en sol mineur et dans la noblesse sévère de celle en ut
majeur {Jupiter). Sans doute, ce n'est pas encore l'élan de
la passion beethovenienne; mais il y a déjà là quelques
accents qui font pressentir le maître de Bonn. Nous
sommes loin de l'éternel optimisme de Haydn.

Aux symphonies peuvent se rattacher les Sonates d'église, impro-


prement appelées « sonates d'orgue ». Ce sont des morceaux
symphoniques accompagnés par l'orgue et exécutés pendant l'épître
de la messe. Mozart a employé assez souvent ce genre à exprimer
les émotions pathétiques (voir, par exemple, la sonate en ré, de 1772,
et celle en la, de 1776).

symphonie devait encore acquérir après lui plus de


Si la
profondeur et plus de puissance, Mozart a élevé le genre
plus léger du concerto à une perfection qui n'a guère été
dépassée après lui. Dès l'âge de dix ans, il se familiarisait
avec les règles du genre en adaptant facilement des sonates
anglaises de Jean-Chrétien Bach et des groupes de trois
morceaux empruntés à des sonates françaises. Mais ce ne
sont là que des arrangements. Mozart attendit jusqu'en
1773 pour s'essayer d'une manière originale dans un genre
que désormais il affectionna particulièrement. Son pre-
mier essai est un chef-d'œuvre le concerto en ré, pour
:

clavecin et orchestre; le finale notamment fait songer, par


son ampleur, à ceux des grandes symphonies de la pleine
maturité. Le type de concerto adopté dès lors par Mozart,
et auquel il restera fidèle toute sa vie, est celui de Jean-
Combahieu. — Musique, II. 35
546 LES TEMPS MODERNES

Chrétien Bach et de Dittersdorf mais le contenu musical,


;

comme il est beaucoup avec les diverses


naturel, varia
périodes de la carrière du compositeur. C'est ainsi que les
cinq concertos de violon de 1775, écrits au moment où le
jeune maître subit de plus en plus l'influence du style
« galant » et de l'école française, présentent un tout autre
aspect que le premier on y chercherait en vain le même
:

travail thématique, la même richesse de contrepoint; en


revanche, on y trouve un extraordinaire déploiement de
mélodie gracieuse et légère, une verve qui se prolonge
en virtuosité, avec, ci» et là, quelques pages où reparait
dans toute sa beauté le plus pur accent personnel, comme
le merveilleux adagio du concerto en sol. Le concerto en

fa, pour trois pianos et orchestre, écrit en 1776 pour la


comtesse Lodron et pour ses deux filles, nous montre, dans
un approprié à sa destination, l'allure plus discrète
stvle
et plus moment la musique de
élégante que prend à ce
Mozart, lors de ses premières relations avec l'aristocratie
salzbour^eoise et ces caractères se confirment dans le
;
o
concerto de piano (en ut), composé à la même époque pour
la comtesse Liïtzow.
Mais déjà, illustrant par un nouvel exemple la réaction
progressive de Mozart contre le style « galant », le concerto
de piano en mi bémol, composé en janvier 1777 pour la
célèbre pianiste française M" e
Jeunehomme, marque un
progrès immense sur tous les concertos précédents par un
souci de l'expression intime et concentrée dont les deux
premiers morceaux, et surtout Yandantino, sont d'admi-
rables témoignages. Il n'est pas jusqu'au concerto pour
flûte et harpe, écrit sur commande à Paris en 1778, où
l'inévitable virtuosité ne soit corrigée par la tendre dou-
ceur de Yandante. C'est après son installation à Vienne
que Mozart produisit dans ce genre si périlleux ses œuvres
les plus magistrales. Si les concertos pour cor et orchestre
(1782^ 1783 et 1786) ne sont guère que des amusements
où la verve de Mozart se donne libre carrière, les années
suivantes nous fournissent des œuvres qui sont des
modèles du genre. De 1784 à 1786, Mozart, qui était alors
le musicien à la mode, écrivit pour la cour ou pour l'aristo-
cratie viennoise de nombreux concertos de piano (une
MOZART 547

douzaine environ), qu'il exécuta dans diverses « acadé-


mies » publiques ou privées : pièces charmantes, d'une
habileté raffinée, d'une élégance et d'un éclat rares. C'est à
cette époque qu'appartiennent les célèbres concertos en
ré mineur, en la, en ut mineur, et, en décembre 178C,
celui en ut, qui révèle déjà, avec l'influence de Clembnti
pour la construction et pour l'écriture pianistique, une
nouvelle orientation du génie de Mozart. En effet, à
partir de ce moment, attiré par d'autres genres favorisant
mieux son besoin d'expression concentrée, il n'écrivit
presque plus de concertos. Beethoven fera une étude
attentive de ces grands ouvrages de Mozart pour piano et
orchestre; et il ne pouvait trouver aucun modèle d'une
perfection plus achevée. La souplesse de la structure,
l'étonnante variété dans la disposition des idées, et, par-
dessus tout, l'équilibre toujours harmonieux entre les forces
de l'orchestre et celles de l'instrument solo, en font les
types par excellence de cette forme de musique.
Parmi ses œuvres de musique de chambre, les quatuors,
au nombre de trente et un, méritent une place particulière.
Ce genre a toujours été pour Mozart, depuis sa première
jeunesse, le mode favori de l'expression personnelle et de
l'épanchemcnt lyrique. Ses premiers quatuors, écrits au
moment de ses voyages d'Italie et généralement trop peu
appréciés de nos jours, nous révèlent déjà toute l'exquise
sensibilité du maître. Après le premier, en sol, écrit
en 1770 sous l'influence des quatuors mélodiques du
Milanais Sammartim. et les trois Divertimenti de Salz-
bourg (1772), qui s'inspirent en outre des quatuors de
Michel Haydn, Mozart composa, pendant son dernier
séjour en Italie (1772-1773), une série de six quatuors qui
comptent parmi ses productions les plus charmantes, et où
la grâce du style italien sert de parure à une sensibilité
parfois romantique. On peut s'en rendre compte par le
quatuor en ut, qui unit dans une harmonie merveilleuse
l'inspiration personnelle à la liberté du chant italien. Dès
son arrivée à Vienne, pendant l'été de 1773, Mozart écrivit,
avec une rapidité extraordinaire, une autre série de six
quatuors, qui font pendant aux six précédents sans en avoir
la belle spontanéité et qui sont tout imprégnés de l'art
K48 LES TEMPS MODERNES

viennois (notamment le quatuor en ré mineur, terminé,


à la manière de Haydn, par une fugue à intentions
expressives). Puis, plusieurs années se passèrent sans que
Mozart revînt à un genre où il s'était si brillamment
essayé. Ce n'est guère qu'en 1782 (sauf les deux quatuors
avec flûte écrits a Mannheim à la fin de 1777) qu'il se remit
à écrire des quatuors; mais ce sont de purs chefs-d'œuvre.
Les six dédiés à Haydn et composés au moment où
Van Svieten venait de révéler à Mozart la haute valeur du
style classique sévère, dénotent, avec une maturité d'inspi-
ration toute nouvelle, une maîtrise absolue de toutes les
finesses de l'art et de tous les moyens d'expression. Ils

sont, dit Mozart dans sa préface, « les fruits d'un long et


rude labeur »; il ajoute que c'est Haydn qui, le premier,
lui a fourni ses modèles et l'a initié. Toutes les beautés
savantes de ces œuvres ne furent pas comprises du premier
coup tel critique les trouva « trop épicées » pour son goût;
:

le prince Grassalkowicz déchira, de colère, un passage


qu'il ne parvenait pas à comprendre. Mais le vieux Haydn
dit à Léopold Mozart « Je déclare devant Dieu et en
:

homme d'honneur, que votre fils est le plus grand compo-


siteur que je connaisse! » (Lettre de Léopold Mozart,
1785.)
Parmi les autres œuvres de musique de chambre, les
pages de premier ordre abondent également. Dès son
premier trio, le Divertimento à trois, en si bémol (1776),
dont le style est beaucoup plus concertant que les trios
de Joseph Haydn de la même époque, Mozart mit son
empreinte géniale dans le suave adagio, qui n'est pas
indigne d'être comparé aux plus belles pages des grands
trios de la période viennoise. Les quintettes des dernières
années contiennent, sous une forme parfaite, une variété
d'inspiration où se résument les principales qualités du
génie de Mozart : le fameux quintette en mi bémol,

de 1784, pour piano et instruments à vent, celui en la (1789),


pour clarinette et cordes, d'une verve si charmante, et le
quintette à cordes en sol mineur, de 1787, tout débordant
de passion. Il n'est pas jusqu'au genre un peu incertain
du sextuor où Mozart n'ait répandu la beauté créatrice,
comme dans ce divertimento à six en si bémol pour deux
MOZART 549

violons, alto, deux cors et basse, dont l'élan juvénile se meut


dans lecadre d'un art achevé.
Il nous reste encore à parler des sonates. C'est le genre

clans lequel Mozart enfant s'essaya tout d'abord. Il y en


a dix-huit, plus cinq sonates à quatre mains et deux pour
deux pianos. Les premières, écrites par Mozart, jusqu'à son
retour d'Italie, sont « pour clavecin avec l'accompagne-
ment d'un violon », genre fort en honneur à cette époque,
mais qui disparaîtra vers 1775, pour faire place d'une part
à la sonate pour violon et piano, d'autre part à la sonate
pour piano seul. Celles qu'il composa à Paris (la première
œuvre publiée de Mozart), formées d'un grand allegro suivi
d'un andante et aboutissant à un double menuet, se modèlent
fidèlement sur le type des sonates parisiennes, notamment
sur celles de Schobert. Celles qu'il publia à Londres
révèlent tour à tour, par la coupe comme par l'énergie de
l'expression, l'influence de Haendel et des sonates italiennes
de Pescetti, Galuppi ou Paradisi, alors répandues à
Londres, puis l'action profonde des œuvres analogues de
Jean-Chrétien Bach. Mais c'est en Italie que le jeune
maître montra vraiment son originalité dans cette forme
d'art. Les six sonates pour clavecin avec accompagnement
d'un violon, composées pendant le dernier séjour en Italie
(1772-1773), présentent, comme les quatuors de la même
époque, un savoureux mélange de style italien et d'inspira-
tion romantique. Elles sont restées méconnues par la négli-
gence des biographes et des éditeurs, jusqu'au jour tout
récent où MM. T. de Wyzewa et G. de Saint-Foix en ont
déterminé la date et montré toute la valeur. Il y a là une
ardeur, une fantaisie, une expression tour à tour passionnée
et désolée, qui en font des pages uniques dans l'œuvre de
Mozart. Je songe par exemple à l'émouvant adagio de la
sonate en fa, ou à l'admirable plainte qui s'exhale de la
sonate en mi mineur.
Ce n'est que vers 1773 que Mozart s'essaya à la sonate
pour clavecin seul; on peut bien l'appeler sonate pour
piano, car depuis 1765 environ le piano prenait peu à peu
la place du vieux clavecin et, dès son voyage à Londres,
Mozart étudiait à fond les ressources de l'instrument
nouveau. La première que nous possédions est la sonate
550 LES TEMPS MODERNES

en ut, moins intéressante par la nature des idées que par


la recherche des effets propres à l'instrument. Elle fait
partie d'une suite de six qui se place au moment où Mozart
adopta de plus en plus le nouveau style « galant » (1773-
1775). On y peut noter l'influence de Haydn et celle de
l'école française, surtout dans la dernière, en ré, particu-
lièrement importante pour la connaissance de l'évolution
artistique de Mozart. Les sonates suivantes, en ré et en ut
(1777), nous montrent le jeune maître à la recherche d'un
style plus personnel et utilisant déjà les procédés sympho-
niques de l'école de Mannheim, tandis que la vibrante
sonate en la mineur (Paris, 1778) révèle des tendances
expressives et presque pathétiques auxquelles la musique
française de théâtre n'est sans doute pas étrangère. Après
sa dernière sonate de 1778, en si bémol, qui témoigne de
son effort vers un art plus ample et plus savant, Mozart
resta six ans sans toucher au genre de la sonate de piano,
Quand il y revint, en 1784, ce fut pour créer l'admi-
rable sonate en ut mineur, pleine d'ardeur passionnée,
d'une ampleur et d'un souffle déjà tout beethovéniens. Elle
s'apparente à merveille à la Fantaisie en ut mineur com-
posée quelques mois après (1785), et que Mozart réunit
lui-même à sa sonate comme une sorte de grande intro-
duction. A' cette même veine romantique appartiennent
deux pièces fort importantes, bien qu'elles se présentent
sous l'aspect de morceaux détachés Y allegro en si bémol,
:

de 1786, et le grand adagio en si mineur, de 1788, qui


résument ce qu'il y a déplus profond dans l'art du Maître.
Au contraire, la sonate en ré, la dernière que Mozart ait
écrite (1789), trahit la recherche d'un style plus savant et
laisse en même temps pressentir ce goût de la pure beauté
et cette grâce surnaturelle qui devaient donner à la Flûte
enchantée la magie d'une éternelle jeunesse.
Les sonates pour violon et piano n'apparaissent qu'à
partir de 1777. Mozart les a surtout composées pour ses
élèves :aussi sont-elles plus remarquables par le charme
de la veine mélodique que par la profondeur de l'expres-
sion ou la science du style. La dernière, en fa, écrite pen-
dant l'année romantique de 1788, est une sonatina « poul-
ies commençants ». Parmi les plus intéressantes, il fautoiter
MOZART 5 .il

celle en si bénol, de 1784, composée pour M" c Strinasacchi.


Telle l'ut l'étonnante carrière de ce musicien qui vécut
deux ans de moins que Raphaël et dont la fonction inces-
sante lut de produire des chefs-d'œuvre. Il était doué par
une puissance mystérieuse pour enchanter le monde et
arracher l'homme aux tyrannies de la pesanteur... Il lut le
« divin » Mozart. Comparé à J. Haydn, il apparaît comme

le. Maître qui déniaisa l'art instrumental et le fit sortir de

la période de naïveté. Après lui, pourtant, restait encore

pour la Musique une grande fonction à remplir!

Bibliographie.

Edifions Edition critique Breitkopf et Hâi'tel.


: Editions populaires — :

Breitkopf, Peters et Litolff. —


Principales études historiques et critiques '.

— Cramer (Gh. Fr.) Anecdotes sur Mozart (traduit de l'allemand), Paris,


:

1801. —Curzon (Henri de) Lettres de W.-A. Mozart; trad. avec une
:

introduction et des notes, Paris, Hachette, 1888. —


Nouvelles lettres des der-
nières années de la vie de Mozart, Paris, Fischbacher, 1898. FLEISCHER —
(Otto) Mozart, Berlin, 1900.
: —
Jahn (Otto) W.-A. Mozart, 3 e éd., publiée
:

par Herman-Deiters, Leipzig, 1889-1891. —


Klaesen (L.) Wolfgang Ama- :

deus Mozart, sein Leben und seine Werke, Vienne, 1897. KoECHEL (Ludwig —
von) Chronologisch-Themalisches V erzeichnis Leipzig, Breitkopf et Hiirtel,
: ,

1862. —
NiSSEN (G.-N. von) W.-A. Mozart's Biographie, Leipzig, 1828.
:

Nohl (Ludwig) Mozarfs Leben, 3° éd. revue par le d r Paul Sakolowski,
:

Berlin, 1906. —
OULIBICHEFF (Alex.) Nouvelle biographie de Mozart,
:

Moscou, 1843. —
ScHLiCHTEGROLL (Fr.-G.) Mozart' s Leben, Gràtz, 1794.
:

SoviNSKI (Albert) Histoire de W.-A. Mozart, sa vie et son œuvre, d'après
:

la grande biographie de G.-N. de Nissen, augmentée de nouvelles lettres


et de documents authentiques, Paris, 1869. —
Wilder (Victor) Mozart, :

l'homme et l'artiste, 2 e éd., Paris, 1889. —


Winckler (Th. Fred.) Notice :

biographique sur J. Wolfgang Mozart, Paris, 1801. Wyzewa (T. de) — :

La jeunesse de Moznrt, Revue des Deux-Mondes, 1904-1905. Rolland —


(Romain) Musiciens d'autrefois, Paris, Hachette, 1908.
: Bellaigue —
(Camille) Mozart (collection des musiciens célèbres), Paris, Renouard, s. d.
:

— Wyzewa (T. de) et Saint-Foix (G. de) W.-A. Mozart, sa vie musicale
:

et son œuvre, de l'enfance à la pleine maturité (Paris, Perrin, 1912).


CHAPITRE LVIII

LES COMMENCEMENTS DU ROMANTISME : WEBER


Éducation et premiers maîtres de Weber.— L'abbé Vogler. — Entre-
prises diverses et vie inquiète de Weber. — La direction du théâtre de
Prague; opinion de Weber sur opéras français. — Au théâtre de Dresde
les :

appel au public saxon. — Les dernières années. — Vue générale sur


l'œuvre de Weber; originalité de son romantisme. — Weber écrivain son :

opinion sur son propre style et sur italien. — Jugement sur J.-S.
l'art
Bach.

« Au trône sublime, il est assis. Près de lui se rangent,


tremblants, tous les autres. En cercle, autour, est la foule
immense des braves. » Ainsi parle-t-on de Wotan dans le
Crépuscule des Dieux; ainsi pourrait-on parler de Bee-
thoven, quand on songe aux dernières années du xvm e siècle
et au premier quart du xix e Beethoven est à la fois le plus
.

grand des classiques et le plus grand des romantiques.


Son nom est celui que nous inscrirons en tête de notre
dernière étude; de son œuvre se dégage la plus haute idée
qu'on puisse concevoir de l'art musical, et c'est par cette idée
que nous nous proposons de conclure. Mais, comme autour
du « pensif » Wotan, il y a des « braves », à la fois atta-
chés à l'art traditionnel et touchés par le romantisme, qui
brillent aux côtés de Beethoven ou jouent entre les jambes
du géant. Nous en parlerons d'abord. Les plus illustres
d'entre eux sont Weber et Schubert. Le premier avait
seize ans de moins que l'auteur de la neuvième symphonie;
le second, né en 1797, appartient à la génération suivante.

Nous les plaçons néanmoins ici, non pour déblayer le ter-


rain, car ce sont de belles et nobles figures de premier
LES COMMENCEMENTS DU ROMANTISME : WEBER 553

plan, mais pour nous préparer a mieux comprendre la


grandeur de celui qui les domine. D'ailleurs, quelques-uns
des chefs-d'œuvre de l'un et de l'autre sont antérieurs à
certaines compositions de Beethoven.
Nous avons déjà donné une analyse des opéras de Weber,
dont l'influence fut profonde sur les musiciens du xix c siècle.
Il nous reste à caractériser dans son ensemble l'homme et

l'artiste. Plus on a pénétré dans l'époque moderne, où l'art


devient personnel, plus on a voulu, pour des raisons diverses,
ne pas négliger la biographie. Cette méthode, en musique,
a des avantages très relatifs. Dans une note rédigée à
Dresde le 26 mars 1818, et publiée par son fils, Weber a
indiqué lui-même les principaux faits de sa vie. Elle peut
être divisée en deux périodes, séparées par la date de 1810.
Weber naquit le 18 décembre 1786 à Eutin (petite ville
du Holstein), d'une famille anoblie au xvi e siècle. Son père
jouait bien du violon; de bonne heure, une maladie de
poitrine lui fit perdre sa mère qu'il chérissait particu-
lièrement. Sa première éducation fut très soignée; la
société distinguée dans laquelle il passa son enfance déve-
loppa son goût instinctif pour les Beaux-Arts il fit du
:

dessin, de la peinture à l'huile, de la miniature, du pastel,


et même de la gravure, jusqu'au jour où la musique prit
possession de lui. Il eut d'abord un honnête praticien,
Ha.nschk.el, pour professeur de piano (1796-97), puis reçut,
à Salzbourg, des leçons de Michel Haydn, frère de Joseph ;

mais « cet homme sérieux, dit-il, était trop loin et trop


au-dessus d'un enfant; j'appris peu de chose avec lui ».
En 1798, son père fit imprimer, à titre d'encouragement,
son premier ouvrage : Six fuguettes. La même année, il
vint à Munich où il eut pour maître de chant Valesi, et
pour maître de composition Kalcher, organiste de la Cour,
qui, pour son plus grand profit, lui apprit l'écriture à
quatre parties; sous les yeux de ce dernier, il écrivit un
opéra, La puissance de Amour et du Vin, une « grande
l.

Messe », des Sonates pour piano, des Variations, des trios


pour violons, des Lieder, etc., œuvres plus tard brûlées
(par accident). De Munich, le jeune Weber se rendit avec
son père à Freiberg, en Saxe, avec le dessein d'exploiter,
après les avoir perfectionnés, les procédés de Senncfeldcr,
554 LES TEMPS MODERNES

inventeur de la lithographie; entreprise dans laquelle les


projets de publications musicales avaient leur part, mais
qui ne réussit pas. C'est à Freiberg que fut joué (1800)
Das stumme Waldmddchen {la jeune fille muelle de la
forêt), opéra qui, dans la suite, fut représenté à Vienne
quatorze fois, traduit en tchèque pour le théâtre de Prague,
accueilli avec faveur à Saint-Pétersbourg « Il n'est peut-
:

être pas, çà et là, dépourvu d'invention, dit l'auteur; j'en


écrivis le second acte en dix jours. » De Freiberg, Weber
se rendit àSalzbourg où il retrouva son vieux maître,
Michel Haydn, et où il écrivit Peter SchmolL und seine
Nackbarn (P. Sck. et ses Voisins), opéra-comique en deux
actes, joué sans succès à Augsbourg en 1801. En 1802,
Weber, pianiste virtuose de seize ans. fit avec son père
une tournée de concerts à Leipzig, Hambourg, Holstein, etc.,
au cours de laquelle il lut beaucoup d'oeuvres, musicales et
de traités, au risque de mettre de la confusion dans ses
idées sur la théorie de son art et d'hésiter beaucoup sur
le meilleur style à adopter; mais la période décisive de
son éducation allait commencer :c'est celle du séjour à
Vienne, où Weber connut, avec « l'inoubliable père Haydn »,
le maitre auquel il témoigna toujours la plus profonde

reconnaissance l'abbé Vogler.


:

Weber appelle Vogler « un grand esprit » possédant


« une inépuisable richesse de connaissances », qui, avec
une bienveillance affectueuse, lui ouvrit « le trésor de son
savoir ». Avec l'audace ingénue de l'enfance, il avait débuté
en écrivant des opéras, des messes, des trios, ce qui est
proprement bâtir une maison en commençant par le plus
haut étage; Vogler lui rendit le service de le détourner
provisoirement de ces grands desseins pour lui faire ana-
lyser « pendant deux ans » les chefs-d'œuvre des grands
maîtres et le plonger dans l'étude expérimentale de la
construction, du développement des idées, de tous les pro-
cédés de l'écriture. « Durant ce temps, dit W'eber, je ne
composai rien, sauf deux petits ouvrages des Variations.
:

et une réduction pour piano de Samori, opéra de Vogler. »


Ancien maitre de chapelle à Mannheim (1777) et à Stockholm
(1/86), organiste brillant, auteur d'un grand nombre de
compositions religieuses et profanes, Vogler est une figure
LES COMMENCEMENTS DU ROMANTISME : WEBER 555

dont l'originalité est difficile à saisir. M. Riemann dit qu'il


niait, en matière d'art, l'existence de règles absolues.
Pourtant, on a de lui un ouvrage posthume « System fur:

den Fugenbau » (système pour construire les fugues).


Weber, qui parle de son « génie » avec une tendresse
admirative, dit qu'il est « le premier qui fit de la compo-
sition uniquement d'après un système » {der Erste, der in
der Musik rein systématisait zu Werke geht); il ajoute que
son système « n'est pas exposé clans une forme très acces-
sible »; que sa mélodie coule de source (fliessend) et que, ;

quand on l'écoute, on oublie ses procédés, car tout, chez


lui, semble « partir du sentiment {rein vom Gefùhle) ».

Avec Karl Maria, Vogler eut deux autres élèves, dont l'un
devait être aussi célèbre que l'auteur du Freischiitz, et d'un
génie fort différent Meyehbeer et Gensbacher. Ses élèves
:

paraissent avoir été ses meilleurs ouvrages.


De Vienne, où il eut une existence frivole et dissipée,
Weber alla a Breslau pour y diriger (à dix-sept ans!) l'or-
chestre du théâtre. Il y écrivit Rubezahl, opéra roman-
tique sur un texte de Rhode (1805, inachevé); alors, il
arriva peu à peu « à l'indépendance de l'esprit et de la
création artistiques ». En 1806, le prince Eugène de Wur-
temberg l'appela à sa cour de Karlsruhe, en Silésie; niais
la guerre et l'invasion napoléonienne lui firent perdre cette
nouvelle fonction. Il se rendit alors à Stuttgart, clans la
résidence du prince Louis de Wurtemberg, frère d'Eugène.
Il y écrivit Silvana, opéra romantique en trois actes (rema-

niement de la Fille de la Forêt), la cantate Le Premier Son,


des ouvertures, des chœurs, des pièces pour piano.
La date de 1810 est signalée par W'cber lui-même comme
cellede sa pleine maturité d'artiste. Dans la suite, il ne
chercher « la clarté indis-
fera qu' « arrondir les coins » et
pensable ». Obligé de quitter Stuttgart après un délit d'es-
croquerie (commis par son père!) qui lui valut seize jours
de prison, il fit de nombreux voyages à travers l'Alle-
magne, donnant des concerts un peu partout. De 1813
ii1816, il dirigea le théâtre de Prague, où il fit jouer des
œuvres de Spontini, Mozart, Cherubini, Méhul, Dalayrae,
Nicolo, Boïeldieu, Spohr, et entra en relations avec Bee-
thoven; il s'était fait aussi journaliste et envoyait aux
556 LES TEMPS MODERNES

journaux des notes critiques sur les ouvrages représentés.


Ce fut un sincère admirateur de la musiqne française, dont
il ne méconnaissait pas d'ailleurs les lacunes. Voici comme

il parle d'un opéra-comique de Nicolo Isouard, Joconde,


intitulé plus tard Les Coureurs d'aventures (texte d'Etienne),
qui avait été joué à Paris le 28 février 1814. Ce témoi-
gnage est intéressant, car il montre la vogue des opéras
français en Allemagne, l'esprit critique de Weber, son
souci d'être exact et de mettre le public au point en pré-
venant tout malentendu :

« Depuis quelques années, les productions de la muse française


commencent à constituer en grande partie le répertoire des scènes
allemandes, et le goût pour ces spectacles qui se déroulent avec
aisance et savent par leur caractère aimable et superficiel fournir un
agréable passe-temps, est de plus en plus en faveur. Parmi les
dernières productions de ce genre, Topera de Joconde semble vouloir
se distinguer à bien des points de vue. Le compositeur de Cendrillon
et de bien d'autres opéras-comiques accueillis avec faveur, sans rien
perdre ici de ses qualités déjà connues, une franche bonne humeur,
une grande connaissance des effets de théâtre, etc., a recherché lui
aussi çà et là la grâce du chant italien, et par là il n'a certainement
pas diminué le nombre de ses admirateurs.
« Je crois qu'il est de mon devoir de faire rémarquer que toute
personne qui connaît cet opéra éprouvera certainement de la surprise
en voyant son titre; car non seulement le titre allemand die Aben-
teurer ne rend pas du tout exactement le français <c coureurs d'aven-
tures », mais il fait de Joconde le héros de la pièce, tandis qu'il n'y
joue en somme qu'un rôle ni plus ni moins important pour l'action
que presque tous les autres; je puis même dire que pour l'intérêt il
est inférieur à plus d'un autre. Comme nous avons eu l'occasion de
comparer la traduction avec l'original et de faire plus d'un change-
ment qui l'en rapprochait, nous avons dû écarter le soupçon d'at-
tribuer cet arrangement aux conditions locales nécessaires pour
faire vivre la pièce à Vienne; là, on n'a laissé de côté dans la tra-
duction qu'un air du comte; et pour le reste on a été aussi fidèle à
l'original que le permettaient la hâte avec laquelle on exécute habi-
tuellement de pareils travaux et l'allure pesante de notre langue
grave, par comparaison avec le badinage et les jeux de mots du
français. Ce n'est que la faveur immense que cet opéra a rencontrée
à Paris et à Vienne sous ce titre, qui a pu décider qu'on le lui
laisserait ici; égaré par lui, on a été conduit à croire, ce qui est une
erreur, que l'intérêt principal réside en un seul personnage comme
dans Jean de Paj-is, etc., tandis qu'au contraire la raison du succès
semble être le vif enchaînement de l'action et les situations piquantes
qu'il amène. »
LES COMMENCEMENTS DU ROMANTISME : WEBER 557

A Stuttgart, Weber
avait été l'amant d'une actrice, Mar-
guérite Lang; Prague, il s'éprit de la danseuse Thé-
à

rèse Brunetti, puis l'abandonna pour la chanteuse Carolina


Brandt, qu'il épousa (1817). Dégoûté de Prague, il se rendit
momentanément à Berlin (1814). On était alors en pleine
effervescence de l'esprit national, au lendemain de la mort
de Kœrner (1813), le poète-soldat, et de la guerre de déli-
vrance. Patriote de fibre très vibrante, Weber écrivit la
cantate Leyer und Schwert pour chœurs, soli et orchestre
(avec une invocation dramatique au dieu des combats et
un Adieu à la vie), exécutée à Prague en 1815. Il quitta
Prague une seconde fois, se rendit à Munich, y apprit la
victoire des Prussiens et des Anglais à Waterloo, et écrivit
une nouvelle cantate patriotique, Kampf und Sieg (Bataille
et Victoire).
La dernière et brillante période de sa vie commence
en 1817, à Dresde, où il va créer l'opéra allemand. Il a
alors trente ans. Bien qu'il boite un peu en marchant et
qu'il soit d'une santé débile, il est d'aspect séduisant :

« Visage maigre aux pommettes saillantes, au grand nez


busqué, yeux gris-bleu à fleur de tète, surmontés d'épais
sourcils sous un front vaste et bombé, la bouche sinueuse,
un sourire tendre aux lèvres, aimable, enthousiaste, gra-
cieux, il est d'abord sympathique. Le goût de l'élégance
dans la toilette est inné chez lui; il porte l'habit bleu à
boutons d'or, ouvert sur une chemise à jabot, une cravate
blanche piquée d'une épingle en diamant, le pantalon col-
lant avec bottes à gland. Il a des manières aristocra-
tiques. Mobile, dissipé, inconstant, il a toujours plu aux
femmes. » (G. Servièkes.) Tel est le brillant imprésario
qui entreprit de fonder un Opéra allemand. A son œuvre,
il donna une sorte de préface adressée au public, et
curieuse parce qu'elle contient encore un témoignage sur
l'expansion, l'influence et l'antériorité de la musique fran-
çaise. En voici quelques lignes :

Aux habitants de Dresde, amis de Vart!


« Au moment où leur noble souverain témoigne aux habitants de
Dresde sa bienveillante sollicitude et montre son goût bien connu
pour l'art en fondant un théâtre d'opéra allemand, qui, aujourd'hui
en bonne voie d'exécution, procurera aux habitants de Dresde un
558 LES TEMPS MODERNES

magnifique surcroît de jouissances, il semble utile, peut-être même


nécessaire à la prospérité de l'entreprise, que celui à qui sont confiés
pour le moment le soin et la direction de l'œuvre entière, cherche à
déterminer toutes les conditions qui la feront vivre.
Le cœur de l'homme éprouve une plus grande sympathie pour
<c

ce qu'il peut voir créer, grandir et progresser. Son affection et son


estime vont à ce qu'il apprend à observer jusque dans ses parties
et sa structure; et quel sujet pourrait lui offrir plus d'attraits et
d'intérêt que la vie et l'action de l'art
!

«... C'est donc un devoir, même pour ceux qui sont chargés de
metlre en valeur le trésor artistique commun qu'on leur a confié, de
dire au public ce qu'il peut attendre et espérer, et jusqu'à quel point
on peut compter sur son bienveillant accueil et son indulgence.
...Les manifestations artistiques de toutes les autres nations se
((

sont produites de tout temps avec plus de décision que celles des
Allemands, surtout à un certain point de vue. L'Italien et le Français
se sont donné une forme d'opéra dans laquelle ils se meuvent avec
succès. Il n'en est pas de même de l'Allemand. C'est une particularité
de l'Allemand de rechercher curieusement les qualités où les autres
excellent et de se les assimiler en s'efforçant sans cesse de les
porter plus haut mais il donne à tout plus de profondeur. Là où les
;

autres visent surtout au plaisir des sens éprouvé par intervalles, il


veut, lui, une œuvre d'art complète, dont toutes les parties s'arron-
dissent et s'unissent pour un bel ensemble. »

Avec des pièces de circonstance, une messe en sol pour


un mariage princier, Weber écrivit durant cette dernière
période le Freisckiïtz (terminé en 1820), dont le succès
grandit à chaque représentation. Entre temps, il fait une
nouvelle tournée de virtuose, revient à Berlin où il com-
pose son célèbre Concertstiïck, va triompher à Prague et
à Vienne avec son Freischûtz. De retour à Dresde en 1823,
il reçoit des offres de l'Académie de Musique de Paris lui
demandant un nouvel ouvrage; presque en même temps,
on l'invite à se rendre à Londres aux conditions les plus
avantageuses. Sa santé s'opposait à un tel voyage; mais il
avait à faire vivre sa famille, et disait, stoïquement « Que :

je parte ou ne parte pas, je suis un homme condamné! »


Il prit « cent cinquante-trois leçons » d'anglais (?), avant de
composer Oberon, passa par Paris où il entendit la Darne
blanche avec ravissement, et se rendit à Londres où on
l'accueillit triomphalement.
Epuisé de fatigue, il fut trouvé mort dans son lit le

5 juin 1826. L'autopsie révéla qu'il avait succombé à la


LES COMMENCEMENTS DU ROMANTISME : WEBER 559

phtisie. En 1844, ses restes furent ramenés à Dresde à la


suite de l'énergique propagande de R. Wagner.
Weber a écrit, dans tous les genres, des œuvres d'iné-
gale importance avec les six fuguettes et les huit canons
:

qui sont des exercices d'apprentissage (les premiers sont


de 1798), deux symphonies et trois ouvertures; des varia-
tions pour viole-alto (1806) et pour violoncelle (1810); six
concertos (1810-1821) pour piano et pour basson avec
orchestre; une musique de piano comprenant six grandes
sonates, plus six « sonates progressives » (1810-1822), des
variations diverses, deux grandes polonaises (1808-1819),
Y Invitation à la Valse (1819), le Rondo brillante (id.), douze
allemandes, six « Valses favorites »...; des cantates, des
hymnes, deux messes, huit opéras (en comptant les inter-
mèdes musicaux de Preciosa et les sept numéros de la
comédie des Trois Pintos), des mélodies dont plusieurs
avec accompagnement d'orchestre. C'est une production
peu considérable, si l'on songe que le compositeur fut un
enfant prodige comme Mozart et commença de si bonne
heure à écrire! « Peut-être, dit Philipp Spitta, un historien
de l'avenir aura-t-il l'idée de juger la musique du xix e siècle
en prenant l'art de Weber comme point de vue. » Il est
impossible de ne pas voir l'influence profonde —
égale à
celle de Schubert et presque de Beethoven —
que Weber
a exercée sur le dernier siècle que l'on compare les ouver-
;

tures du Freischûtz, d'OOeron et à'Euryanthe à celles de


Tannhâuser ou du Vaisseau Fantôme, et à certaines œuvres
contemporaines les plus « modernes » ne sont pas indi-
:

quées par leurs dates. Weber est un romantique de qualité


un peu particulière et tout individuelle. Romantique, il ne
l'est pas seulement par le choix des sujets traités dans ses
principaux ouvrages de théâtre. Il l'est d'abord, si on ne
sépare pas l'homme de l'artiste, par sa vie même, inquiète,
nomade, constamment divertie par de nouvelles entreprises,
et où les passions de la jeunesse furent aussi vives que les
émotions esthétiques; il lest aussi, peut-on l'ajouter? par
ce qui aurait passé, vers 1830, pour Un signe d'élection,
et ce qui le rapproche de l'auteur des Nocturnes les
:

misères de sa santé. Ces deux traits de la nature de


l'homme, — l'inquiétude tic l'esprit, la blessure de l'orga-
560 LES TEMPS MODERNES

nisme touché de bonne heure par la mort — ont leur part


de visible influence dans l'œuvre de l'artiste, mais sont
loin d'en déterminer l'aspect principal. On a signalé avec
raison, dans la musique de Weber, une agitation un peu
frémissante, une allure tour à tour fougueuse ou désin-
volte, qui volontiers multiplie les notes en des mouvements
rapides; cette tendance n'aboutit jamais au désordre ou à
l'incohérence de la forme, et conserve, dans les emporte-
ments les plus libres, une sorte de tenue classique. D'autre
part, au lieu de pénétrer dans l'œuvre et de l'empoisonner
ou de la troubler comme certaines symphonies de Berlioz,
la souffrance morale, épurée par un sens artistique supé-
rieur, tourne en une mélancolie diffuse, fine, non mignarde
et complaisante pour soi comme celle de Schubert et de
Schumann, non amère comme celle de l'auteur de la Dam-
nation de Faust, beaucoup moins sombre ou raffinée que
celle d'un Chopin, et comme éclairée par le sourire sérieux
d'une sorte de grâce aristocratique. Le premier mouvement
de la grande sonate en la bémol exprime bien tout cela :

avec ce noble et large chant bien posé sur le trémolo


pathétique de la basse, le trait beethovenien, un peu sac-
cadé, d'un chromatisme discret, qui donne à la seconde
idée un caractère passionné, — le mineur grave de la troi-
sième idée (main gauche), et toute la suite, à la fois dra-
matique et d'un charme enveloppant, elle laisse l'impres-
sion d'un grand sentiment et d'un libre génie s'exprimant
en des formes dont l'élégance, si l'on peut dire, a quelque
chose de chevaleresque. Cette élégance de race apparaît
bien aussi dans la célèbre Invitation à la Valse, œuvre
charmante et brillante, où Weber a réalisé un singulier
progrès sur les « Suites » d'autrefois, en jetant dans la
musique de danse, avec l'intérêt de l'amour et de la poésie,
celui de l'action. Ici, il transforme l'ancienne galanterie de
cour, toute de cérémonie, d'étiquette et de révérences, en
une courtoisie très personnelle de poète mondain, senti-
mentale et sentant son gentilhomme, comme a pu être celle
d'un Musset lorsqu'il était au bal chez une marquise; il ne
met pas dans la valse la rêverie nostalgique de Chopin
qui, lui aussi, idéalise les danses en poétisant, à ce qu'il
semble, des souvenirs; il est cependant romantique par
LES COMMENCEMENTS DU ROMANTISME : WEBER 561

l'élan et la fougue, aussi par une qualité qu'on retrouve


clans presque tout ce qu'il a écrit la saveur d'idées mélo-
:

diques exemptes de toute banalité, un peu étranges parfois


comme certaines ballades allemandes, originales jusqu'il
s'écarter, dans le chant lui-même, de la vocalité. Le style
de Weber est l'opposé de celui de Mozart et de Haydn :

ce n'est pas un joli courant d'eau transparente et unie,


mais une suite, avec remous et tourbillons, d'idées où
l'acte créateur de l'inspiration se renouvelle sans cesse,
comme en certaines pages de notre Bizet. Rien d'agressif,
d'ailleurs, dans sa manière; rien qui trahisse le moindre
parti pris d'étonner. Romantique, il l'est encore et surtout
par l'imagination et par la couleur. Nul n'eut à un plus
haut degré que lui le sens de l'orchestre; et c'est par là
qu'il a pu être considéré comme un des principaux créa-
e
teurs de l'art du xix siècle. Il excelle à mélanger les tim-
bres, à les faire valoir par les rythmes et par le registre
employé, à exprimer par des images sonores le merveilleux
d'une légende. Des instruments poétiques comme le cor
d'harmonie et la clarinette encadrés par les cordes, il a
tiré des effets qu'on ne se lasse pas d'admirer. Le caractère
d'un tel art se résume en un mot la distinction. A ce titre,
:

Weber s'oppose à Meyerbeer, génie puissant, décorateur


d'une adresse consommée, plus porté à s'étaler, et un peu
gros. Il faut ajouter que la distinction de Weber est, comme
il convient, parfaitement naturelle. Weber n'arrive pas au

romantisme après s'être échauffé sur des vers de Virgile,


de Shakespeare ou de Gœthe, ou par haine des enseigne-
ments d'école et par système; il suit sans effort un instinct
qui a ses origines dans le génie profond de la race alle-
mande. Aussi a-t-on pu dire que ce compositeur de goût si
aristocratique était représentatif de l'esprit populaire.
Au cours d'une carrière où il entreprit des taches si
diverses, Weber a été écrivain, journaliste, critique. Tantôt
très soigné, imagé, précis, éloquent même, tantôt un peu
flou et négligé, son style est en somme très remarquable.
Les jugements partis d'un compositeur tel que lui ne sau-
raient nous laisser indifférents. Voici quelques-uns de ses
« aphorismes », traduits de la petite brochure « Ausgewâhlle

Schriften von Karl Maria V. Weber », de Rudolf Kleinecke :

Combarieu. — Musiqur, II. 36


5 62 LES TEMPS MODERNES

Mon style (littéraire) me semble trop coloré parce qu'il voudrait


;

souvent épuiser son sujet, il est un peu précieux et emphatique. Mais


je ne puis pas me séparer de lui, malgré tout le respect et 1 amour
intime que je ressens pour la clarté d'un Gœthe, d'un Schlegel et
d'autres. Cela tient peut-être précisément à ce que je suis musicien.
Les nombreuses épithètes qui qualifient un objet sont presque comme
V instrumentation d'une idée musicale : j'ai conscience de pouvoir la
rendre (par les notes) aussi vigoureusement que je l'imagine mais ;

cela ne me presque jamais, quand il s agit


réussit au contraire
d'idées que je voudrais exposer clairement à des tiers par la parole.
—La plus grande difficulté, c'est de supporter l'approbation des
sots; l'on peut endurer patiemment d'être sifflé, tandis que les bravos
d'un sot vous donnent envie de le gifler. Celui qui est capable de se
dominer et d'avaler de tels éloges, est parvenu à un très haut degré
d'abnégation et de philosophie et je l'en félicite.
La voix est un présent de la nature dont je ne tiens pas compte,
parce que ses qualités excellentes ou moyennes parlent assez claire-
ment en faveur de chacun et ne suffisent pas à elles seules à faire le
chanteur, quelque merveilleuse qu'elle soit, de même qu'une belle
prestance ne fait pas le bon danseur. Mais se rendre maître du métal
que la nature vous a donné, qu'il soit rude, souple ou malléable, au
point qu'il se soumette volontairement et sans effort apparent à toutes
les formes nécessaires de l'exécution, voilà la pierre de touche du
véritable artis.te et ce que bien des gens veulent exprimer quand ils
disent méthode parfaite.
:

— Quelles formidables exigences n'a-t-on pas pour une bonne


cantatrice allemande Il faut qu'elle ait avant tout le charme magique
!

de la souplesse et de l'élégance italiennes; puis la parfaite aisance


et la fougue de la déclamation française et finalement aussi, bien
entendu, la simplicité, le sentiment profond, la sincérité de la
méthode allemande.
Qu'il est commode d'être cantatrice en Italie! L'artiste se meut
toute sa vie dans une seule et même sphère. Le compositeur doit
tout conformer à sa voix, à ses moyens, masquer les faiblesses,
mettre en valeur les beautés et les dons naturels. Si d'aventure il se
rencontre quelque passage gênant, eût-il la plus haute beauté artis-
tique, elle le laisse de côté par cette seule raison non e scritto per
:

me, et le remplace par le premier motif venu où son gosier triomphe.

Weber a écrit sur J.-S. Bach une page qui mérite l'atten-
tion; il est curieux de l'entendre parler de romantisme
quand il apprécie le plus grand des classiques :

<c De temps en tempsProvidence envoie des héros qui s'attaquent


la
à la routine dans d'une main puissante les formes
l'art et, saisissant
à la mode qui se transmettent commodément d'élève à élève, les
purifient, les transfigurent, leur donnent un aspect si original, si
merveilleux, qu'elles sont considérées comme un art nouveau elles ;
LES COMMENCEMENTS DU ROMANTISME : WEBER 563

deviennent à leur tour des modèles qui gardent longtemps la fraî-


cheur de la jeunesse, déterminent toute une époque avec une puis-
sance irrésistible et font du héros d'où est parti le mouvement, le
centre et le foyer de cette époque et de ce goût. On oublie habituel-
lement, et non sans injustice, que ces géants n'étaient en somme que
les enfants de leur temps et qu'une lumière aussi vive, d'un rayonne-
ment aussi vaste, supposait nécessairement l'existence de nombreux
et excellents essais.
« J.-S. Bach un de ces héros. L'art lui doit tant de formes nou-
est
velles et parfaites dans leur genre que l'époque qui l'a précédé est
presque complètement rejetée dans l'ombre et que l'on considère,
chose étrange son contemporain Haendel comme appartenant à une
!

autre époque.
« L'œuvre de S. Bach avait, malgré sa rigueur, un caractère en
quelque sorte romantique d'une essence vraiment allemande, peut-
être par contraste avec la grandeur plutôt antique de Haendel. Son
style grandiose, sublime, splendide, cherchait ses efîets dans les
entrelacements les plus adroits du contrepoint, incomparable dans
l'enchaînement des thèmes, créant ainsi des rythmes étranges... Son
génie a construit une véritable cathédrale gothique pour la religion
de l'art, où tous les esprits de moindre envergure qui l'ont précédé
ont sombré dans le triomphe exclusif de l'habileté, dans la sécheresse,
et ont cherché, sans naturellement la trouver, la vie intime de l'art
uniquement dans la forme.

Weber trompait en ne voyant dans la musique de


se
Bach que de splendides « entrelacements » de contrepoint;
mais nous sommes avertis une fois de plus de l'esthétique
adoptée par ces grands compositeurs de la période vien-
noise, depuis Haydn pour eux, la musique est autre
:

chose que l'art de jouer avec les formes sonores et de


tracer de jolies arabesques. Si nous en doutions, un autre
maître délicieux va nous en convaincre.

Bibliographie.

Fr. W. Jahns K. M. von Weber in seinen Werken, 1871 (source princi'


:

pale pour l'étude de Weber, avec catalogue thématique et critique des


œuvres par ordre chronologique) et K. M. van Weber, 1873. Max Maria —
VON WEBER (fils du compositeur) K. M. von Weber, cin Lebensbil<l,3 vol.,
:

1864-66.— Karl VON Weber (petit-fils) Reisebriefe Webers an seine Galtin


:

Carolina (1886). —
Georc. Kaiser Sâmtliche Schriften von Kart Maria v«n
:

Weber (1908). —
H. GeHRMANN Karl Maria von Weber (1899, dans la
:

collection des Berii/imte Musiker). —


Georges ServiÈRES : Weber (s. d.,
dans la collection des Musiciens célèbres de Laurens).
CHAPITRE LIX

LE ROMANTISME (suite) : FRANZ SCHUBERT

L'enfance de Schubert. — L'homme physique et l'homme moral. —


Témoignage de sa sœur. — Son caractère; sa vie indépendante au milieu
de ses amis. — Sa musique de piano éléments romantiques et valeur
:

inégale des Impromptus. — La musique de chambre pour instruments à



cordes; le quintette en ut. Les symphonies de Schubert et leurs carac-
tères généraux. — La musique vocale. Les Lieder. — Le « Gemiith »
allemand et le Voyage d'hiver. — Les chœurs religieux et profanes. — Les
œuvres de théâtre; raisons de leur infériorité. — Esquisse d'une esthé-
tique musicale d'après les œuvres et le génie de Schubert.

Comme Mozart, comme Weber, Franz Schubert appar-


tient à ce groupe de génies —
aimés des dieux, s'il faut en
croire le poète antique —
dont l'œuvre créatrice fut limitée
par une vie brève. Que de lois, dans l'histoire de l'Art, on
songe au vers de Virgile Purpureas veluti cu/n flos suc-
:

cisus aratrol... Né en 1797 près de Vienne, Schubert est


mort à trente et un ans; et son œuvre est immense L'édi- !

tion critique qui en a été donnée par Eus. Mandyczewski


(1885-97, Leipzig) comprend 40 volumes. On a compté que,
dans la seule année 1815, le compositeur, alors âgé de dix-
huit ans, écrivit 6 ouvrages de théâtre, 2 messes, un Stahut
mater, un Salve regina, 12 Wiener Deutsche, 8 Ecossaises,
10 Variations pour piano seul, 2 symphonies, 4 sonates et
plus de 130 Lieder. « Dans cet esprit, disait de lui Beethoven
sur son lit de mort, il y a vraiment l'étincelle divine! ».
Son père était maître d'école; il eut, de deux mariages,
dix-neuf enfants. Bien qu'il soit malaisé de distinguer des
périodes dans une existence aussi courte, on peut consi-
LE ROMANTISME : FRANZ SCHUBERT 565

dérer deux dates comme en marquant les points culminants :

en 1819, une des compositions de Schubert, Schàfers Kla-


gelied (La plainte du Berger) est exécutée pour la première
fois en public; en 1821, grâce au Roi des Aulnes, chanté par
l'artiste Michaël Voci., commence sa renommée. Il eut,
comme Mozart, une enfance extraordinairement précoce. Il
semblait que les règles élémentaires de l'art fussent inscrites
par la Nature clans son esprit, et qu'il n'eût qu'à en prendre
eouseience selon la sollicitation des circonstances, comme
des principes de la raison et de la morale. « A quoi lui
suis-je utile? disait son maître Holzer; quand je veux lui
apprendre quelque chose, il se trouve qu'il le sait déjà. »
Sa jolie voix le fit entrer de bonne heure dans la chapelle
de la cour de Vienne et au « Convict », sorte de Conser-
vatoire-pension annexé à la chapelle impériale. Il en sortit
en 1813. Pendant. trois ans, sans cesser d'ailleurs de com-
poser, il fut comme un adjoint de son père et donna des
leçons aux enfants de l'école. En 1817, il fut délivré de
cette chaîne, hospitalisé, presque pensionné par son grand
ami Schobert. En 1818 et en 1824, il passa quelques mois
à Zélesz (Hongrie) dans la famille du Comte Esterhazy,
comme professeur de musique. En
1822, on lui offrit une
place d'organiste; mais cette sujétion répugnait à son carac-
tère. Dénué de tout esprit d'intrigue, il n'arriva pas à se
faire nommer chef d'orchestre du Karntner Théâtre, et
mena une un peu bohème, que les concerts
vie insouciante,
et le dilettantisme, les succès et la gêne remplirent égale-
ment. Son ami Lachner raconte qu'ayant porté à l'éditeur
Haslinger six Lieder, il en retira six gulden, soit environ
15 francs!
Franz Schubert avait l'aspect de l'honnête allemand un
peu lourd et primaire, ingénu comme Haydn, amusé par
des riens, goûtant fort les réunions intimes où la bonne
bière coule abondamment. Qu'on s'imagine une tête à
lunettes, des cheveux crépus, un gros visage avec de grosses
lèvres sur un corps petit, trapu et ventru. La vivacité des
yeux trahissait à peine ce qu'il y avait sous cette enveloppe
commune un poète, un génie créateur, très pur, virginal.
:

— un Ange de la mélodie, comme eût dit M me de Staël. Il


semble que l'amour ait très peu troublé sa vie; de trn-
566 LES TEMPS MODERNES

dres et exquises amitiés la remplirent. Tous les traits de


caractère qu'on rapporte de lui indiquent une nature saine,
généreuse, infiniment sensible mais très ouverte, sans
affectation de mystère intérieur (bien que le Gemùth alle-
mand y sévisse), à la fois idéaliste et peuple. On cite ce
témoignage de sa sœur Kathi : « C'était un cœur admirable;
il n'était pas jaloux et ne cachait pas sa joie en entendant
de belle musique. Il prenait sa tête dans ses mains, écou-
tait en extase, h' innocence et la paix de son cœur ne se
peuvent décrire ». Son admiration pour Mozart et pour
Beethoven fut sans bornes. « Mozart! écrit-il dans son
Journal, que d'impérissables notions d'une vie meilleure
tu as gravées en nous » Le dernier nom qu'il prononça
!

sur son lit de mort fut celui de Beethoven (ce qui fit conjec-
turer qu'il voulait être inhumé près de lui). Il a rendu
hommage à Rossini, sans approuver d'ailleurs les « galo-
pades » du chant italien qu'il n'employa jamais dans ses
Lieder. Il était religieux, mais sans bigotisme et d'instinct :

« Mon hymne à la Sainte-Vierge, écrit-il à ses parents

(1825), a ému tous les cœurs; on s'est émerveillé de ma


piété. Cela vient, je pense, de ce que je ne force jamais
ma dévotion et n'écris des hymnes ou des prières que quand
je me sens irrésistiblement inspiré, car alors seulement
c'est une dévotion sincère. » Schubert est le poète de la
musique intime, bien différent en cela de ceux qui, avant
lui, composaient pour une cour aristocratique ou un public

mondain. Son cadre préféré et celui où il parait si sédui-


sant, est le petit cercle fraternel, pauvrement
où installé,
il improvisait. En cela, il de Haydn, de
est très différent
Mozart, de Beethoven lui-même, qui vécurent auprès des
grands. On appelait « Schubertiades » ces séances où
le génie éclairait la jeunesse et l'amitié. « Jamais, dit
Mayrhofer, je n'oublierai les heures passées dans cette
pauvre mansarde... Nous n'avions qu'un méchant piano,
une pauvre bibliothèque, un mobilier misérable, un jour
insuffisant! Et pourtant, je passai là les moments les plus
heureux de ma vie. » Schobert dit dans une lettre du 2 no-
vembre 1821 « ... J'aurais voulu que tu fusses avec nous
:

pour voir naître toutes ces belles mélodies, d'une richesse


et d'une fraîcheur dépensées vraiment merveilleuses. Notre
LE ROMANTISME : FRANZ SCHUBERT 567

chambre à Saint-Pollen était fort agréable : deux lits


jumeaux, un sofa à côté d'un poêle bien chaud, un piano
la rendaient tout à fait intime et confortable. Le soir, on
faisait apporter de la bière, on allumait sa pipe, on se
racontait ce qui s'était passé dans la journée, on lisait; ou
bien Sophie et Nettel arrivaient et l'on chantait ». Schubert
a dit que ses amis étaient « tout pour lui » il écrit en 1825
;

(21 juillet) « Cher Spaun, tu peux juger combien il m'est


:

pénible de t'écrire de Linz pendant que tu es à Lemberg.


Au diable cette affreuse nécessité qui fait que les amis se
séparent quand ils ont à peine touché des lèvres la coupe
de l'amitié Je suis à Linz, à moitié mort de chaleur. J'ai
!

un nouveau cahier de Lieder, et tu n'es pas là n'as-tu pas


!

honte? Linz est sans toi comme un corps sans âme, un cava-
lier sans tête, une soupe sans sel. Si le garde-chasse n'avait
pas d'excellente bière, et si au Schossberg je ne trouvais
un vin passable, il ne me resterait qu'à me pendre. » Ce
musicien-né, d'une sérénité si aimable, connut la soufffrance
et la détresse mais ses œuvres n'en donnent pas la moindre
;

idée. Il écrit à un autre ami, Kupelwieser, (31 mars 1824) :

« ... Figure-toi un homme dont la santé ne se refera


jamais et qui, par le chagrin que cela lui cause, voit
empirer son état au lieu de s'améliorer; un homme, dis-je,
dont les plus brillantes espérances sont tournées à rien, à
qui l'amour et l'amitié ne donnent que des chagrins, chez
lequel l'enthousiasme, tout au moins celui qui vous sou-
tient et vous exalte, et le sens du beau menacent de s'éva-
nouir, et demande-toi si cet homme n'est pas malheureux
et misérable. Mon cœur est lourd, la paix m'a fui, je ne la
trouverai plus jamais, voilà ce que chaque jour je puis dire
(comme Mignon dans Willielm Meister); car chaque soir
j'espère que mon sommeil n'aura pas de réveil, et chaque
matin m'apporte en présent les soucis de la veille. » Mais il
écrit dans son Journal « La douleur aiguise l'intelligence et
:

fortifie lame; la joie, au contraire, rend égoïste et frivole ».


On peut distinguer dans les œuvres de Schubert plu-
sieurs groupes de richesse et de valeur inégales 1° la :

musique de piano; 2° les trios, quatuors et quintettes; 3° les


symphonies; 4° les œuvres de théâtre; 5° les Lieder; 6° la
musique religieuse.
568 LES TEMPS MODERNES

La musique de piano, digne d'être placée au même rang


que celle de Chopin, de Schumann, de Stephen Heller, com-
prend les Sonates, les Fantaisies ou pièces diverses en
style libre, et les Impromptus. Il y a dix sonates; les six
dernières sont particulièrement belles. Schubert, sans
d'ailleurs rien innover pour la forme, y a mis ses qualités
habituelles de tendresse, de rêverie délicate et sentimen-
e
tale. La plus remarquable est la 5 en la mineur, avec son
,

délicieux andante en fa majeur. Parmi les pièces de style


libre, les plus importantes sont la grande Fantaisie en ut,
composée de quatre parties qui s'enchaînent, avec un adagio
d'expression intense (sur un thème emprunté au Voyageur),
deux allégros et un presto d'une verve brillante, et la Fan-
taisie en ut, pour laquelle Liszt a écrit un accompagnement
d'orchestre : œuvres difficiles, dont l'exécution embarras-
sait Schubert lui-même.
Les Impromptus sont plus connus et méritent leur popu-
larité. Ils procèdent d'une technique beaucoup plus simple
que celle des maîtres ultérieurs du piano; mais, sauf quel-
ques banalités dues à une écriture un peu hâtive, ils ont
un charme unique on y voit, comme dans une eau trans-
:

parente et profonde, tout ce qu'il y avait d'honnête et d'ex-


quis dans l'âme de Schubert. Ils n'ont pas tous la même
importance.
Le n° 2 (op. 90), avec son début en style à' Etude et son
énergique épisode en si naturel mineur, fait penser à
Chopin. De l'opus 142, le n° 1 a quelques parties d'im-
provisation trop facile. On est indulgent pour cette aimable
idée mélodique :

mais on sourit lorsque ce chant^fpasse à la main gauche


tandis que le soprano gambade sur les octaves hautes :

P-
-# P^
—f-
&^-
:zf:
* "
:=V'-
8
* 1*
L

mmMm
-o- R

.
LE ROMANTISME : FRANZ SCHURERT :»69

Dans la suite, on trouve un dialogue charmant et prolongé


avec complaisance entre les deux parties. Le n° 3 fait
reparaître cette pureté de sentiment et cette fraîcheur
d'idylle qui font le charme des compositions de Schubert :

m
w
l|>

fr * r crpr

'K l

,
,! ,
Iff^f fP g mm Ï*^ + * +

m SS^
tir e/r.

mte^ i tf?

Ce thème si [bien posé, c'est la Mélodie-Vierge,


a vêtue
de probité candide blanc », à la démarche légère
et de lin
et calme comme celle d'une déesse; c'est la grâce du
xvm e siècle, sans fausse galanterie et sans maniérisme. Les
variations I et II ajoutent un badinage élégant, avec une
pointe de malice, à ce thème délicat; la variation III, en
mineur, avec un dessin obstiné à la basse, l'alourdit par
une expression d'un italianisme excessif. La 4 e est meilleure ;

la dernière est d'une virtuosité brillante et de bon aloi. L'im-

promptu n° 2 du mè*me recueil est peut-être le plus beau :

P Y f
J i ?^
1
570 LES TEMPS MODERNES

Dans cette composition grave et recueillie, d'une éloquence


parfois pathétique (se reporter au triolet aboutissant à la
modulation ff en la majeur), Schubert atteint à la grandeur
de Beethoven. Les éléments romantiques ne manquent pas
clans ces opuscules. L'admirable phrase en do dièze mineur
de l'impromptu n° 4 (op. 90) est d'un grand poète elle
:

exprime cette tendresse méditative, cette aspiration pas-


sionnée de l'âme vers l'indéfini, et, si l'on peut dire, le
plein ciel intérieur du sentiment (modulation très douce
en majeur après le pathétique violent de la seconde idée),
qui sont aussi les signes caractéristiques de certaines inspi-
rations de R. Schumann. Le n° 1 des Moments musicaux
(op. 94) a l'allure d'une Ballade de Chopin. Scarlatti,
Couperin, Rameau, Ph. E. Bach, Hrendel avaient fait un
divertissement de la musique de piano ou de clavecin :

Schubert y introduit le lyrisme de ses Lieder; il l'élève à


la poésie, comme Chopin et Field dans leurs Nocturnes,
comme Beethoven et Schumann, comme Mendelssohn dans
ses Romances sans paroles. C'est un précurseur, un maître
dont l'influence fut incontestable. A peine peut-on lui
reprocher, en certaines compositions, d'être un peu prolixe
et d'abuser parfois des répétitions.
Dans ses compositions pour instruments à cordes, Schu-
bert a montré quelquefois une étonnante maîtrise; si sa
mort n'eût pas été si prématurée, il se serait sans doute élevé
aussi haut que Beethoven. Il a composé vingt quatuors;
le premier date de 1811 :le compositeur avait alors qua-
torze ans! Parmi les cinq derniers, écrits après 1824, deux
méritent l'attention. Le quatuor en la mineur (1824), dont
l'andante est construit avec le thème d'un entr'acte de
Rosemunde, est fort honorable. Le quatuor en ré mineur
(1826) est de plus grande envergure il faut en signaler
:

l'allégro, d'un beau caractère dramatique, les variations


sur le thème de La jeune fille et la mort, le Scherzo, dont
le rythme a été repris par R. Wagner dans le chant de la
forge, au premier acte de Siegfried. Même en un tel genre,
comme le suggèrent ces indications, Schubert reste com-
positeur de Lieder. Le quatuor en sol majeur est d'un art
puissant et élevé. Dans l'andante, selon une heureuse et
juste formule, Schubert a trouvé le moyen de gouverner
LE ROMANTISME : FRANZ SCHUBERT 571

avec lesentiment par un morceau de quatuor solidement


construit. Son quintette en ut majeur, avec deux violon-
celles, est une œuvre de sentiment profond et de couleur
très variée où l'on retrouve les tendances instinctives et
habituelles du compositeur vers d'autres genres préférés.
Un excellent juge qui admirait Schubert avec une pointe
d'exagération généreuse, le regretté Bourgaut-Ducoudray,
en a donné une analyse que nous reproduirons, parce
qu'elle permet un intéressant rapprochement; au fond,
cette interprétationdu quintette de Schubert est identique
à celle que R. Wagner a donnée des grands ouvrages de
Beethoven et que nous résumerons plus loin; la seule
différence est que Wagner, bon « philologue » comme la
plupart des compositeurs allemands, et imbu de la philo-
sophie de Schopenhauer, a érigé ses idées en système
dogmatique, tandis que le musicien français, tout en étant
très voisin du même point de vue, laisse parler le senti-
ment artistique et l'enthousiasme tout seuls :

Allegro non troppo. — Le premier thème, par sa simplicité et


sa noblesse, fait penser au portique d'un temple à l'architecture
sévère et grandiose. La seconde idée est un motif de « marche »,
genre de rythme pour lequel Schubert a une prédilection très
marquée. Celui-ci a un caractère poétique tout spécial une impres-
:

sion mystérieuse s'en dégage, grâce à la couleur propre des modu-


lations et à l'emploi de la nuance pianissimo, dont nous savons
Schubert très friand. Ne croirait-on pas, en l'entendant, voir passer
à l'intérieur du noble édifice un blanc cortège de prêtresses?... Rien
n'égale la belle ordonnance de ce morceau dont les développements
toujours logiques témoignent d'une étonnante habileté de main, sans
que l'esprit de combinaison vienne jamais refroidir la verve de
l'inspiration.
Adagio. — Cette merveille peut servir de pendant à YAndante con
moto de la symphonie inachevée; depuis la première note jusqu'à la
dernière, une souffle divin l'anime. C'est plus qu'une impression
musicale que ce morceau nous procure c'est une vision de l'Infini,
:

une révélation de 1' « Au-delà ». Nous goûtons, en l'écoutant, une


félicité surhumaine. L' « Intangible » s'incarne en des harmonies
transparentes et vaporeuses qui font naître en nous comme un sens
nouveau; un rayon de l'éternelle lumière nous dévoile une perspec-
tive infinie de formes inconnues et de radieux horizons. Tout à coup
le rêve s'interrompt. Nous sommes ramenés sur la terre, où la
nostalgie de l'idéal entrevu exaspère nos ardeurs inassouvies et
rallume nos fièvres... Mais voici revenir bientôt la vision enchante-
resse! La mélodie céleste se fait entendre de nouveau, encore plus
572 LES TEMPS MODERNES

caressante, plus rafraîchissante et plus douce. Aux terrestres


angoisses, aux agitations douloureuses, succèdent une paix infinie,
un calme surprenant, un bonheur continu, sans intermittence et
sans fièvre. Nous savourons la nourriture immatérielle des Esprits :

nous nous baignons, renouvelés et rajeunis, dans l'azur éternel.


Scherzo. — Schubert, en grand artiste qu'il est, ne perd jamais
de vue la loi des contrastes. Si, au cours du morceau précédent,
il mariait, dans une synthèse sublime, les angoisses de la terre et

les extases du ciel, dans le scherzo il accouple un presto à trois


temps, en ut majeur, à un andante sostenuto à quatre temps, en
ré bémol. Aux contrastes du mouvement, de la tonalité et du rythme,
s'en ajoute un autre : celui du sentiment. Le presto est une chasse;
Yandante sostenuto est une marche au pays des rêves, d'une envolée
toute mystique. Cette révélation qui produit chez nous comme une
irradiation du sens « intérieur », intervient au milieu d'une mani-
festation de vie toute <c extérieure », d'une cohue, de la bagarre
d'une chasse. N'est-ce pas là une trouvaille hardie?
Li' andante sostenuto, placé au milieu du sclierzo en guise de trio,

est d'une prodigieuse beauté. On sent que Schubert, en l'écrivant,


fut encore impressionné par l'idée de Y « Au-delà ». Une fois de
plus il soulève un coin du voile qui cache les horizons « interdits ».
Une force irrésistible nous entraîne loin des régions terrestres; un
autre monde nous apparaît, des sentiments inconnus nous pénètrent:
nous devenons avec Schubert des hallucinés et des « voyants »...
En créant cet immortel andante, que lui seul pouvait écrire,
Schubert semble s'être trouvé dans un état d'âme analogue à celui
qui lui inspira le fragment littéraire intitulé Mon rêve. Il nous donne
l'impression d'une semblable libération des attaches terrestres.
L'esprit de Schubert a voyagé dans l'autre monde mais si l'écrivain
:

n'en a rapporté qu'une page curieuse, le musicien en exprime


l'éblouissante vision formulée en mélodies et en accords sublimes.
Final. — Le final n'a pas une signification psychologique aussi
profonde que l'adagio et Y andante sostenuto. C'est un morceau
plein de vie et d'entrain, bâti sur un rythme très accentué, caracté-
ristique et persistant, offrant de l'analogie avec les rythmes popu-
laires. Il n'est pas impossible que ce final soit le produit des
impressions causées par les thèmes hongrois entendus à Zélesz.
Malgré notre admiration sans bornes pour le quintette en ut, nous
pensons que son final présente quelques longueurs, — pas autant
toutefois que celui du quatuor en sol. Mais peut-on n'être pas
désarmé en face d'un morceau plein de verve débordante et de
couleur ethnique? Ce beau final renferme des modulations à la fois
naturelles et brusques dont Schubert a le secret (voir, au début, la
modulation qui va d'ut mineur en mi bémol mineur, avec un retour
soudain dans le ton initial d'ut naturel majeur).

Le Quintette de la truite (op. 11.4), ainsi appelé à cause


de ses variations sur le thème d'un Lied célèbre, est moins
LE ROMANTISME : FRANZ SCHUBERT o7 3

important. Les deux trios pour piano, violon et violoncelle


en si bémol (op. 99) et mi bémol (op. 100) contiennent des
pages d'un très beau lyrisme et permettent cette impor-
tante observation dans YAndante, qui est la pierre de
:

touche de la pensée musicale, Schubert se montre parfois


l'égal de Beethoven.
De l'auteur du Roi des Aulnes et de Marguerite au
rouet, il reste huit symphonies. La première fut écrite en
1811 par un compositeur de seize ans! Les plus impor-
tantes sont les deux dernières la symphonie en ut (1828?)
:

et la symphonie inachevée en si mineur (1822?)


La symphonie en ut avait été écrite pour la Société
viennoise des Amis de la musique, mais fut laissée de côté
comme trop difficile. Elle fut découverte en 1838 par
R. Schumann dans les papiers de Ferdinand Schubert.
Grand admirateur de Franz, Schumann a fait de cette
œuvre un éloge enthousiaste. Elle le séduisit, entre autres
mérites, par son romantique, son allure de
caractère
conte ou de ballade merveilleuse (Mdrchen, oder Zau-
berspiel). Il l'a placée aussi haut que les compositions de
Beethoven, tout en lui attribuant une virile indépendance
et en se félicitant de n'y pas trouver les « hardiesses
bizarres et les formes grotesques » {sic) qui ont gâté les
dernières œuvres du maître de Bonn. Elle porte en elle,
écrit-il dans sa Neue Zeitschrift fur Musik, une éternelle
jeunesse. » À la fin de l'Andante, où le cor résonne
comme dans le lointain, il croyait entendre « la voix
d'une autre sphère », celle « d'un hôte céleste faisant
son entrée dans l'orchestre ». Mendelssohn, ayant eu une
copie de l'œuvre, la fit exécuter au Gewandhaus de Leipzig
en 1839 et 1840. Elle eut alors un très gros succès,
mais, dans la suite, fut froidement accueillie à Vienne. A
Londres, en 1844, elle fut peu comprise. En France, elle
reste ignorée. C'est une œuvre de très haute valeur,
puissante et colorée, aussi intéressante par les idées mélo-
diques et les rythmes que par l'abondance des développe-
ments, et très différente de celles des symphonistes purs.
Le romantique Schubert est déjà dans la voie d'évolution
où l'on rencontrera plus tard les Rimski-Korsakof. les
Mahlcr, les R. Strauss. Il ne se borne pas, comme Haydn
574 LES TEMPS MODERNES

et Mozart, à l'expression subjective du sentiment; c'est


un peintre qui semble suivre un programme. Lequel? Il
ne nous en avertit pas explicitement, et peut-être en suit-il
plusieurs, successivement, au gré d'une libre fantaisie;
mais peu importe. On retrouve là, d'ailleurs soumises aux
lois d'une construction magistrale, ces miscellanées du
sentiment et de l'imagination où sa poétique nature aimait
à s'abandonner la
: marche mélancolique, la prière
(andante en la mineur), les danses viennoises tour à tour
emportées et pâmées (scherzo), ces modulations délicates
qui firent dire à Schumann « Schubert est à Beethoven ce
:

qu'une femme est à un homme ». La Symphonie inachevée


en si mineur, écrite en octobre 1822 et publiée seulement
en 1867, comprend un allegro et un andante (plus neuf
mesures de scherzo) le premier a une force virile et une
:

concision dont l'auteur est peu coutumier; le second est


d'une angélique suavité; jouée pour la première fois en
1865, l'œuvre figure aujourd'hui au répertoire de tous les
concerts.
Schubert a particulièrement excellé dans la musique de
chant, qu'il a traitée avec un sens profond de l'expression
vocale, simplement, de façon presque populaire, sans
jamais faire appel à la virtuosité. Il a écrit une cinquan-
taine dechœurs pour voix d'hommes avec ou sans accom-
pagnement, et une vingtaine de compositions chorales
pour voix mixtes, dont quelques-unes ont un accom-
pagnement d'orchestre mais il est avant tout le maître
;

du Lied monodique. Il a présenté le Lied sous cent


aspects différents d'expression, en traitant tous les genres
de poésie, en écrivant sur tous les rythmes, en accueillant,
on peut dire, toutes les pages lyriques, épiques, drama-
tiques, qui lui tombaient sous la main, —
mais en faisant
prédominer, malgré la souplesse et la facilité de son
génie, une note toute personnelle. Schubert, dans ses
compositions, est l'homme « sensible » du xvm e siècle, et,
ce qui accentue son cas, l'homme sensible allemand;
sensible, il l'est partout, jusque dans ses Marchesl
C'est en 1811, à l'âge de quatorze ans, qu'il écrivit ses
premières mélodies. Il serait impossible, pour plusieurs
raisons, d'indiquer l'évolution de son art. D'abord, dans
LE ROMANTISME : FRANZ SCHURERT 575

l'édition de ses œuvres qui a été donnée après sa mort, les


numéros dopas ne reproduisent pas chronolo-
l'ordre
gique des compositions et ont été placés tout arbitraire-
ment; ensuite, Schubert n'a jamais eu de « système » ou
de procédés; aussitôt qu'un texte littéraire avait fait
impression sur lui, il traduisait presque instantanément
cette impression dans une forme mélodique, avec une
sincérité parfaite, sans préoccupation de ces « effets »
sans lesquels, avant lui, on ne concevait guère la compo-
sition vocale cette sincérité fut toute son esthétique.
:

Elle fut la cause de son extrême fécondité car un procédé


;

fournit des ressources qui s'épuisent bientôt; au contraire,


on travaille sur un fonds dont la richesse est intarissable
lorsqu'on se replace en pleine nature et qu'on ne suit
d'autres principes que la vérité et la sincérité, ce qui.
pour l'artiste, est tout un. On doit donc se borner à
grouper les Lieder autour des noms des poètes principaux
qui ont fourni les paroles. Ce qu'on peut reprocher à
Schubert, c'est d'avoir accueilli trop facilement beau-
coup de textes dont la valeur était médiocre. Il aurait mis
en musique toute la littérature allemande Trop empressé
!

à traiter, sans esprit critique et sans choix, tous les sujets


que lui signalaient ses amis, il a forcément écrit des
œuvres de mérite inégal. Ce qui fait son charme, c'est sa
liberté d'esprit, son ingénuité et, comme suite de l'absence
d'un système préconçu, le renouvellement perpétuel de sa
manière. Son art est fragmentaire et un peu court, avec
une double tendance l'une sentimentale, l'autre réaliste.
:

Elles ont été suivies par deux musiciens qui se rattachent


directement à lui la première par Schumann, la seconde
:

par Moussorgski. Tous les compositeurs du xix e siècle


qui ont écrit des mélodies lui doivent quelque chose. On
peut dire néanmoins, en cherchant à fixer une nuance
délicate de son originalité, qu'il se distingue de la plupart
des mélodistes en ce qu'il ne cherche pas avant tout un
chant séduisant et brillant dont les paroles ne seraient que
le prétexte; il s applique a traduire exactement le langage
verbal par le langage sonore. Est-ce à dire que sa pensée
musicale est subordonnée à la pensée du poète et s'en
fait la suivante? nullement; elle est exactement son égale;
576 LES TEMPS MODERNES

et c'est là tout le secret de l'impression profonde qu'ont


faite,sur l'esprit populaire allemand, les Lieder, qui, au
lieu de diminuer les poètes nationaux en les réduisant à
un rôle secondaire, ont doublé leur éclat. Ainsi, des
compositions tour à tour tendres, fines, grandioses,
comme Geheimnis (le Secret), Erlkônig (le Roi des
Aulnes), An Schwager Kronos (au postillon Kronos),
Gruppe aus dem Tartarus, sont regardées avec raison
comme donnant l'équivalent parfait des poésies de Gœthe,
si bien que poète et musicien se sont fait valoir mutuelle-

ment et ont doublé leur gloire en la partageant. Pour


arriver à un tel résultat, Schubert est varié comme la
poésie elle-même. Tantôt il emploie la forme strophique
ou à couplets tantôt il suit le texte, analytiquement.
;

comme dans une scène d'opéra. Il use aussi bien du


récitatif que du cantabile et c'est un des signes de sa
;

manière que dans un de ses chefs-d'œuvre (le roi des


Aulnes) il ait osé finir par un bref récit. Parfois, sa com-
position a deux lignes (chanson de nuit du Voyageur);
parfois elle prend l'ampleur d'un vaste poème (le Plon-
geur). L'accompagnement est tour à tour simple, borné
à une suite d'accords ou participant à la mélodie, doté
d'un rythme unique ou diversifié d'après les paroles; le
plus souvent, c'est une image pittoresque, une peinture
illustrant une idée, une action, une scène.
Schubert est un génie pur, une âme limpide, un cœur
tendre; un musicien admirablement doué qui fut comme
l'incarnation du Lied. Il y a de lui de petites pièces
très joliment colorées, d'invention rythmique fort origi-
nale, non inférieures à ce que l'art ultérieur a produit
de plus beau. J'oserai pourtant faire une réserve. Dans
bon nombre de ses lieder, Schubert traduit la mentalité
poétique qu'on résume d'un mot le Gemiith allemand.
:

Mais le Gemùth est ici autre chose que le sentiment;


c'est la sentimentalité à la Greuze, la sensiblerie à la Jean-
Jacques, le noli me tangere séraphique opposé au contact
hardi des modernes avec la vie réelle c'est un attendris-
;

sement qui larmoie ronronne avec complaisance dans de


et
petits rêves ingénus; c'est aussi une façon de romantisme
nébuleux et très naïf, volontiers pessimiste, mais sans pro-
LE ROMANTISME : FRANZ SCHURERT 577

fondeur parce qu'il estsans base d'observation. Les 24 lieder


dont se compose le Winterreise (Voyuge d'hiver) peuvent
être considérés connue représentatifs de cette mentalité
d'homme « sensible ». Les paroles sont le long monologue
élégiaque d'un insupportable bavard. Que veut dire ce
faiseur de ballades? S'agit-il d'un amour malheureux et
d'un exil réel, loin de la femme aimée? Est-ce un symbole
signifiant tout simplement que le mois de mai est la
saison de la joie, et l'hiver une saison de tristesse? Quelle
étrange succession d'images! Ce voyage d'amoureux transi
dans le brouillard et dans la neige, c'est ce qu'il faudrait
appeler la « poésie »? Il faut voir plutôt là l'essai vraiment
trop juvénile d'un écrivain qui a sans doute un vague senti-
ment de ce que pourrait une œuvre poétique, mais qui
être
pour
n'a pas la maturité et l'énergie intellectuelle suffisante
aboutir, pour sortir de la brume, pour tout éclairer au
grand soleil de la Vérité. Si la Musique objectait qu'elle
a une sympathie spéciale pour cette pensée amorphe, pour
ce genre invertébré, et que l'expression dont elle est
capable est précisément celle de ce pessimisme enfantin,
gémissant et larmoyant, la Musique ne mériterait guère
que nous nous occupions d'elle. En pareil cas, le compo-
siteur et le poète ne nous serviraient, comme dit Shakes-
peare, que de la soupe froide. Schubert cependant s'est
senti attiré par le poème de Muller... A ce cycle de
24 chants minuscules, il a superposé un cycle de 24 mélo-
dies. Au point de vue purement musical, il a précisé le
dessin de la forme; mais au point de vue plus général de
l'expression poétique, il a épousé, souligné, exagéré ces
piètres idées. Partout (sauf n° 19 où il adopte la
dans le

manière forte, et le n° 22 qui est d'un rythme viril) il


garde le ton élégiaque et plaintif. Il croit à la détresse de
ce pâle et pitoyable voyageur; de ses larmes, il a entrepris
de faire des perles. Le chant est loin d'être ici un dérivatif;
il est une aggravation. Il donne une allure plus artistique

et plus distinguée à la phraséologie verbale, mais il en


garde, il en fait valoir tout le contenu.
Heureusement, Schubert a illustré d'autres sujets que
cette poésie vaine. Le même Muller a écrit les paroles de
la Belle Meunière, recueil de Lieder où on voit un jeune

Combaiueu. — Musique, II. 37


578 LES TEMPS MODERNES

meunier voyager encore de par monde, et, après des


le

joies, des illusions diverses, finir en maudissant l'amour.


L'œuvre est plus humaine et plus raisonnable; musicale-
ment, elle est « limpide comme le cristal » et a les ten-
dances du chant populaire.
Particulièrement intéressants, sont le n° 1, Le Voyage,
:

d'une allure simple et joyeuse; le n° 2, Où vais-je?, d'une


confiance saine dans la bonté de la vie le n° 4, Remer- ;

ciement au ruisseau, d'un charme enveloppant; le n" 5,


Soir de fête, jolie et aimable scène populaire; le n° 7,
Impatience, de caractère passionné; le n° 12, Silence, d'un
sentiment profond; le n° 16, la Couleur préférée, d'une
grande mélancolie, avec une note obstinée de l'accompa-
gnement {fa dièze), qui est d'une curieuse expression; le
n° 20, la Berceuse du ruisseau, idylle fraîche et reposante...
Ces deux recueils, qui appartiennent à la dernière période
de la vie de Schubert, sont les principaux; mais les chefs-
d'œuvre abondent dans les autres mélodies, qu'on peut
grouper ainsi 1° les Lieder sur des poésies de Schiller
:

(.54 parmi lesquels Le Plongeur (en deux versions,


pièces),
1813 et 1814), la Plainte de la jeune fille (en 3 versions),
Marguerite au rouet, le Tartare, le Mystère, l'Espérance... ;

2° les Lieder sur des poésies de Goethe (72 pièces), œuvres

de plus grande maturité que les précédentes, qui com-


prennent des chants tirés de Faust et de Wilhelm Meister,
le Divan oriental (4 lieder écrits en 1821), le pathétique et
sublime Roi des Aulnes...; 3° les Lieder d'après Walter
Scott (roman de la Dame du Lac) 4° les Lieder d'après
;

Ossian, dont plusieurs ont un assez grand développement


et rappellent la forme des ballades la Planète de Kolma
;

et la Fille d'Inistore sont parmi les plus beaux; 5° les


Chants sacrés, parmi lesquels de très belles pages comme
A l'infini, les Astres, Prière pendant la bataille. Feux du
Ciel...; 6° les Lieder d'après différents auteurs, en tête
desquels on aime à placer la Jeune religieuse et la Jeune
fille et la mort; 7° les mélodies groupées sous le titre de
Chants du Cygne, publication posthume d'œuvres écrites
en 1828, parmi lesquelles le Printemps, les Stances, la
Retraite, le Départ, VAtlas, la Ville, Au bord de la
mer.
LE ROMANTISME : FRANZ SCHUBERT 579

Parmi les plus beaux de ces chants, on peut citer le :

Chant des Esprits sur les eaux, de 1820, avec accompagne-


ment d'instruments à cordes; le Chant de bataille, de 1827,
avec piano; la Splendeur de la nuit (Naehthelle), de 1826.
pour voix d'hommes, avec piano; le Chant nocturne dans
la forêt, de 1827, avec parties de cors; les Petites stances,
de 1826, et l'admirable Dieu dans la Nature, pour voix de
femmes. A ces compositions, il faut ajouter un certain
nombre d'hymnes et de psaumes, six messes latines, une
messe allemande pour voix d'hommes, le Chant de victoire
de Miriam pour soprano, chœur et piano, et un oratorio
inachevé Lazare. A ce dernier groupe, où domine l'inspi-
:

ration religieuse, on peut rattacher L'Image de Marie,


mélodie d'une pureté de ligne et de sentiment qui fait
songer à Mozart, et la Participation aux douleurs de Marie,
sur une poésie de Schlegel. où Schubert a mis toutes ses
qualités d'élégance et d'émotion. L'emploi d'une formule
obstinée dans l'accompagnement est une de ses créations
les plus heureuses. « Cette musique, dit Grove, change
avec les mots comme un paysage, suivant qu'un ravon de
soleil l'éclairé ou qu'un nuage passe sur lui. »
Schubert n'a pas écrit moins de dix-huit ouvrages pour le
théâtre, sans laisser autre chose que des esquisses, des
essais inachevés, rien de définitif qui représente dignement
son génie. Il avait des qualités de premier ordre qui pou-
vaient trouver leur utile emploi dans le genre dramatique :

une extraordinaire facilité d'assimilation, et (comme le


remarque Liszt qui, en 1854, fit jouer un de ses opéras à
Weimar) ce don heureux de naturaliser la pensée poétique
dans la musique en l'unissant à la mélodie « comme l'âme
est unie au corps » ;en revanche, il n'avait ni l'esprit
critique indispensable pour déterminer les conditions pra-
tiquement favorables à l'union des deux arts, ni la faculté
de concentration nécessaire peut-être était-il aussi trop
;

ingénu, trop ami de la fantaisie délicate et libre, trop porté


à s'étaler dans la tendresse. Il n'était pas assez difficile

pour le choix des livrets, et acceptait tout, le médiocre et


le pire, au risque de dépenser son talent sur des pauvretés.

Ce qui lui manqua enfin, c'est le temps, —


le crédit de
la Destinée !
580 LES TEMPS MODERNES

Ses œuvres de théâtre sont, avec les Singspiele ou comédies à


Fernando, et Die Freunde von Sala-
ariettes [Der vierjtihrige Posten,
manca, 1815), les opérettesDes Teufels Lustschloss (1814), Der Spie-
gelritter (1815), Der hâusliche Krieg (1823), les opéras inachevés
Adrast (1815), Die Bùrgschafl (1816) et Sakuntala (1820), Alfohso und
Estrella (1822), Fierabras (1823), Der Graf von Gleichen (1827) et Die
Salzbergwerke (inachevés), enhn la musique pour Hosamunde (1823).
L'influence italienne et rossinienne est partout visible. Quelques
belles pages ont mérité d'être retenues : ainsi, dans Fierabras, le
commencement du 2 e acte, le duo de la scène 5, le quintette (n° 10),
le chœur (n° 11); dans les neuf numéros de la partition de Hosa-
munde, la célèbre romance insérée par les éditeurs dans le recueil
des mélodies, les entractes, l'air de ballet, le chœur des bergers...
En 1868, le théâtre des Fantaisies Parisiennes reprit, non sans
succès, Der hâusliche Krieg sous le titre de La Croisade des Daines.

Quoiqu'elle ait été interrompue par la mort avant l'heure


où l'artiste peut dire qu'il a rempli tout son mérite, l'œuvre
de Schubert est suffisante pour permettre une caracté-
ristique du compositeur et suggérer une idée peut-être
essentielle de l'esthétique musicale en général. Ce n'est
d'abord ni une œuvre de science réfléchie, ni un habile
emploi de procédés à effets, l'auteur des Lieder ayant eu
une première éducation technique assez incomplète et-
s'étant toujours tenu comme aux antipodes de cet art
aussi remarquable par l'adresse que par l'inspiration où
excella un Meyerbeer; ce n'est pas davantage, là même où
elle est associée à tant de textes verbaux, une œuvre à la
suite, conditionnée par la littérature elle a une valeur
:

originale et propre, se trouvant ainsi en harmonie avec


l'indépendance de caractère de Schubert, qui ne voulut
jamais aliéner sa liberté et vécut un peu en bohème, restant
sui juris. Et voilà trois éliminations qui permettent de
circonscrire notre sujet, sinon de le marquer par un trait
direct. Bien que les créations du génie musical soient un
mystère impénétrable, n'est-il pas possible d'aller plus
loin? Ce serait peu de dire que l'œuvre de Schubert est un
témoignage admirable de la vie de l'âme (et de la puissance
de l'instinct) ce qui apparaît dans les Impromptus, dans
;

l' Andanle de la symphonie inachevée, pour ne citer que


ces textes, — et même, et tout autant, dans les monodies
avec paroles — c'est une âme d'une qualité particulière,
une âme divinement pure, n'ayant de communication avec
LE ROMANTISME : FRANZ SCHURERT 581

le monde réel que par l'intermédiaire de quelques con-


cepts très généraux; une âme ayant retrouvé cet état d'in-
nocence primordiale que chante V. Hugo dans le Sacre de
la femme. Chacune de ses pensées musicales est 1' « inef-
fable lever du premier rayon d'or! »... Cet état d'ingénuité
immaculée est celui que les théologiens appellent l'état de
grâce, mais avec la puissance créatrice en plus; c'est celui
des vrais poètes comme Lamartine, mais plus fin encore,
sans la rhétorique et l'encombrement des vocables; c'est
celui de l'amour, mais sans la tyrannique sollicitation des
sens : ce fut celui de Franz Schubert, —
et c'est celui de
tout musicien digne de ce nom Ce lourdaud qui. en bon
!

Allemand, se délectait de bonne bière et de bonnes sau-


cisses dans la fumée des brasseries, avait une mentalité de
compositeur dont la physionomie des anges de Botticelli,
de Fra Angelico, de Raphaël, peut donner une idée. C'était
une vierge déesse, au sourire très doux, dont la tète bai-
gnait dans une lumière venue d'en haut. En cela, Schubert
est hautement représentatif de tout son art. Rejeter loin
de soi tout ce que la vie ordinaire met en nous d'artifices,
de servitudes et de souillures; faire réapparaître le fond
premier, la nature sans tache, en y ajoutant ce charme
magique de la pensée musicale qui est comme une fine
émanation du cœur et de l'intelligence telle est la fonction
:

de la musique. Sans doute, le compositeur peut renouer et


faire alliance avec les contingences les plus précises de la
vie sociale ou du monde réel; il peut écrire des symphonies
à programme, faire du théâtre, illustrer des vers de Goethe
ou un épisode de l'épopée napoléonienne; mais, en ce cas,
il transpose, il spiritualise, il épure tout ce qu'il touche,

non d'ailleurs sans danger pour lui. Sans doute aussi, il


peut exprimer certaines passions avec un sensualisme
allant jusqu'au dévergondage; et son action sur les audi-
teurs est alors doublement funeste, puisqu'il fait parler à
l'innocence le langage de la volupté; mais, en ce second
cas, il trahit et rabaisse sa mission. C'est ce que Franz
Schubert n'a jamais lait. Un tel art, et un tel représentant
de cet art font honneur à l'esprit humain.
Nous aurons à reprendre ces idées après avoir étudié
Beethoven.
582 LES TEMPS MODERNES

Bibliographie.

E. Mandyczewski : Édition critique des Œuvres de Fr, Schubert, 40 vol.,


(1885-97, Leipzig, chez Breitkopf). — Nottebohm Catalogue thématique
:

des compositions imprimées de Fr. Schubert (1874). —


KREISSLE VON
Hellborn (1865), Reissmann e
Heuberger (1902, collection
(1899, 3 éd.),
des Beruhmle Musiker), Bourgault-Ducoudray (1908, collection des Musi-
ciens célèbres) études sur la vie r.t les œuvres de Schubert. — Max Fried-
:

LÀNDER Beilràge zu einer Biographie Franz Schubert (1889).


: Henri—
de Curzon Les Lieder de Fr. Schubert (Fischbacher, 1899).
:
CHAPITRE LX
BEETHOVEN : L'HOMME ET LE MUSICIEN

Sa place dans l'Histoire de la musique. — Périodes de sa vie. — Bonn


à la fin du XVIII e siècle.— La formation musicale de Beethoven; ses amis
et ses protecteurs. — Analogies de son caractère avec celui de J.-J. Rous-
seau. — Les misères d'un grand homme. La surdité. —
La joie, dans
l'œuvre de Beethoven; les sentiments pénibles; explication de ces tendances
contradictoires. — L'emphase; la conception du pathétique. La grâce, —
l'esprit, l'expression sentimentale. —
Le penseur. —
Beethoven et ses divers
styles.

Beethoven est la cime lumineuse et sereine, voilée quel-


quefois par de magnifiques orages, de la période à laquelle
nous nous arrêtons. 11 a, dans l'Histoire musicale, une
importance égale à celle de J.-S. Bach, dont le génie est
pourtant séparé du sien par des différences protondes lui :

aussi, il est une résultante, il apparaît comme l'héritier des


compositeurs qui l'ont précédé; il résume et concentre clans
tous les genres (symphonie, théâtre, musique de concert et
d'église, monodie) tout l'art du xvm c
Mais Bach,siècle.
avons-nous dit. tient surtout au passé, couronne dont il

les efforts; son influence ultérieure a été faible. Beethoven


est à la fois l'homme du passé et l'homme de l'avenir d'un :

côté, on doit le rattacher à l'esprit de l'ancien régime et


à celui de la Révolution; d'autre part, il faut voir en lui le
« héros » qui ouvrit et éclaira toutes les voies où sont entrés

les musiciens modernes.


La vie de Beethoven peut être partagée diversement,
selon le point de vue il y a l'homme social, le malade, le
:

compositeur de génie. Pour l'étude du premier, on pourrait


distinguer deux périodes celle du séjour à Bonn (1770-
:
584 LES TEMPS MODERNES

1792), et celle du séjour à Vienne (1792-1827). où le maître


se fixe à vingt-deux ans. Dans une étude plus particulière
de l'homme, la date de 1801 serait très importante.
Beethoven est alors âgé de trente et un ans; sa surdité,
dont les origines remontent à 1797. l'oblige à de tragiques
confidences à ses deux grands amis, Amenda et Wegeler.
Enfin l'année 1800 est à peu près celle qui pourrait servir
de division dans la carrière du compositeur. La plupart
des biographes s'accordent à l'adopter en faisant com-
mencer avec le xix e siècle la plus belle période d'activité
du génie de Beethoven. Plusieurs de ses chefs-d'œuvre,
sans doute (les six premiers quatuors, op. 18, la l re sym-
phonie, op.*21), ont été écrits auparavant; les trois trios
(op. 1) furent publiés en 1795; les trois sonates dédiées
à Haydn (op. 2), en 1796; les deux sonates pour violon-
celle (op. 5), en 1797; les trois trios à cordes (op. 9), les
trois sonates pour piano (op. 10) et le trio pour clari-
nettes (op. 11), en 1798; les trois sonates pour violon
(op. 12) et les sonates pour piano (op. 14) en 1799 mais :

c'est avec l'aurore du siècle que la gloire du grand homme


commence à rayonner au delà de Vienne. Le septuor
(op. 20), frais et brillant comme un matin d'été, eut sa
première exécution le 2 avril 1800. On pourrait aussi
reculer la division jusqu'à la Symphonie héroïque (1803),
où apparaît bien une manière nouvelle. C'est un fait digne
de l'attention des philosophes, que la période de misère
physiologique coïncide avec la plus magistrale période de
création artistique. R. Wagner a émis une idée profonde
qui, à la suite de Schopenhauer, intéresse toute l'esthé-
tique musicale, lorsqu'il a considéré cette surdité comme
une délivrance. Il compare Beethoven à Tirésias, « le voyant
aveugle à qui le monde des apparences est fermé et qui, à
cause de cela, observe avec l'oeil intérieur, le principe de
toutes les apparences. C'est à lui que ressemble le Musi-
cien sourd qui, n'étant plus troublé par le bruit de la vie,
écoute désormais, uniquement, les harmonies de l'âme, et
continue, au fond de lui-même, à parler à ce monde qui,
pour lui, n'a plus rien à dire. »
Nous indiquons ces divisions sans en adopter exclusi-
vement aucune. Après avoir caractérisé par quelques traits
BEETHOVEN. L'HOMME 585

l'homme et l'artiste, nous indiquerons l'évolution de son


génie dans les groupes d'oeuvres les plus importants, en
suivant un ordre déterminé par le genre et la forme des
compositions, non par la chronologie de l'ensemble. Notre
dessein —ramenant une vue philosophique à un simple
exposé d'histoire —
est de montrer la continuité du progrès,
qui va de l'art aimable et formel du xvin e siècle aux sonates
pour piano, aux IX symphonies, aux XVI quatuors et à la
Messe solennelle, ou, plus exactement, des misères banales
de la vie personnelle à l'affranchissement de l'esprit, de la

gaité aux manifestations les plus hautes de la pensée musi-


cale. Quelle fut la formation musicale de Beethoven? Avec
quelle société vécut-il? Quels sont les contrastes que l'on
trouve d'abord entre sa vie et son œuvre, ensuite dans son
œuvre elle-même? Telles sont les questions autour des-
quelles nous grouperons d'abord les faits principaux.
Il naquit à Bonn, le 16 (?) décembre 1770, d'une
famille des Pays-Bas qui, depuis deux générations, était
établie dans la ville allemande. Son grand-père et son père
étaient des chanteurs attachés à la Cour du prince électeur;
le premier comme basse (depuis 1733), avec titre de musi-
cien de la chambre en 1746, et de maître de chapelle en
1761; le second, alcoolique et peu intelligent, comme
ténor. Sa mère était fille d'un cuisinier, veuve, après pre-
mières noces, d'un valet de chambre. Bonn, à la fin du
xvm e siècle, était presque une sorte de Weimar musical.
L'art y était aristocratique, concentré à la cour du prince
électeur et influencé par l'esprit italien; il était surtout
représenté par les compositeurs ou virtuoses Lucchesi, chel
d'une troupe d'opéra venue d'Italie; Mattioli, principal
créateur du répertoire en usage à la Cour; Joseph Reicha
et son neveu, le flûtiste compositeur et théoricien Antoine
Reicha; le corniste Nicolas Simrock; les violonistes Franz
Ries (père du pianiste Ferdinand Ries qui, à Vienne, en
1801-5, fut l'élève de Beethoven et, plus tard, son bio-
graphe); Andréas Romberc, qui vint à Paris en 1784 et fut
engagé, à la suite de ses succès, pour une saison des Con-
certs spirituels; les violoncellistes Berniiard Romuerc,
petit-neveu du précédent, applaudi aussi à Paris, où ses
succès le firent nommer professeur au Conservatoire (1800-
586 LES TEMPS MODERNES

3); Max \\ illmanx, et ses deux sœurs Marie (pianiste) et


:

Magdai.ena (chanteuse contralto).


L'enfance de Beethoven fut négligée en ce qui concerne
la culture et les études générales. Il quitta « l'école pri-
maire » de bonne heure, et n'alla point au gymnase, ou
lycée. Mais son esprit fut toujours curieux des grandes
choses lorçant l'admiration par le génie, il fréquenta des
;

gens d'élite et sut être autodidacte. On a eu récemment la


curiosité d'examiner les restes de sa bibliothèque conservés
à Bonn on y trouve, avec des traces d'usage telles que
:

signes et notules marginales. YOdyssée d'Homère traduite


par Yoss, où les passages contenant une sentence morale et
les traits de naïveté sont particulièrement soulignés; deux
livres de la traduction de Shakespeare par Eschenburg; un
ouvrage de théologie de Sturm (rationaliste); le Divan
oriental de Goethe, et les Réflexions du même sur les
ouvrages de Dieu dans la Nature; un dictionnaire italien-
français... Il convient de remarquer que, malgré sa connais-
sance de quelques beaux livres, et bien qu'il ait illustré
(assez gauchement parfois) un assez grand nombre de textes
verbaux, Beethoven répugnait à prendre, comme tant
d'autres compositeurs, un point d'appui ou un allié dans la
littérature; nul ne fut plus éloigné que lui de chercher la
force motrice de son inspiration dans les beaux vers ou les
belles légendes; nul ne songea moins — et ceci est tout à
son honneur — à faire de l'esthétique et de la critique, à
disserter, ou même à raisonner sur la technique de l'art.
Pas plus que Bach, il ne fut théoricien; c'est une incar-
nation du pur génie de la musique. — Si son instruction
première fut médiocre, son éducation de virtuose fut aussi
précoce et aussi soignée que celle de Mozart. Thayer, qui
a relevé les lacunes persistantes de son instruction litté-
raire, suppose que son père, soucieux de l'exploiter le plus
tôt possible comme enfant prodige et article d'exportation,
dirigea tous ses efforts, exclusivement, vers ce but. Pour
le faire valoir quand il l'exhibait, il le rajeunissait d'un

ou deux ans.
Il apprit de bonne heure le violon et l'alto (avec Rovax-

sixi, en 1780-1), et le piano. Avec les leçons (médiocres) de


son père, il reçut en 1779 celles de Pfeiffer, un hautboïste,
BEETHOVEN. L'HOMME 587

eu 1780 celles de Van de.\ Cedex, organiste de la Cour, et.


principalement, à partir de 1781, celles du compositeur
Chr. Gottlob Neefe. Ses progrès furent d'une étonnante
rapidité. Neefe, successeur officiel de Ceden, voulant faire
un voyage à Munster, se fit remplacer par lui pour toucher
l'orgue de l'église de la Cour (il avait alors onze ans!) et,
l'année suivante, se l'adjoignit à titre de suppléant pour
« diriger la musique » du théâtre où il était second artiste!
Durant cette période d'apprentissage magistral, Beethoven
composait déjà, mais il était surtout apprécié comme pia-
niste et comme improvisateur. Il eut deux désirs très vifs :

être l'élève de Mozart, puis (après la mort de ce dernier) de


Haydn. La première de ces deux ambitions le conduisit une
première fois à Vienne (1787); Mozart l'entendit au piano,
le jugea assez froidement comme exécutant, mais lui prédit

un bel avenir, lorsqu'il lui eût donné un thème à traiter


dans une libre improvisation. Rappelé à Bonn par la mort
de sa mère, Beethoven revint à Vienne en 1792, mais
Mozart venait de mourir. Il lut alors, jusqu'il la fin de
1793, l'élève de Haydn, dont il espérait des révélations
décisives sur les mystères de la composition. Haydn, qui
était un naïf et un homme fort occupé, ne lui apprit pas
grand'chosc et déçut son attente; il se faisait d'ailleurs
remplacer par un répétiteur, Joh. Schenk. Après 1793,
Beethoven eut des leçons cI'Albrechtsberger, compositeur
fécond, de valeur sérieuse, et surtout théoricien de grande
autorité, avec lequel il étudia le contrepoint simple et
double, le canon et la fugue. A quarante ans, il faisait encore
des extraits de traités techniques, ce qui montre bien que
tout cet ensemble des leçons antérieures lui paraissait
insuffisant; et c'est un trait caractéristique du génie de
Beethoven, depuis l'enfance jusqu'aux dernières années, de
ne s'installer jamais dans un cercle restreint de concepts
ou de procédés, mais de tendre toujours vers une conquête
nouvelle, et, en cherchant plus d'expression, plus de puis-
sance de pensée, d'être engagé dans un devenir à peu près
incessant. Parmi les professionnels de l'art, il connut de
célèbres pianistes le grand virtuose de Mannhcim (auteur
:

de 105 sonates pour piano), J.-B. Cramer, qui visita Vienne


en 1799 et dont il préférait le jeu à celui de tous les autres;
LES TEMPS MODERNES

Wôlffl, élève de Mozart, qui obtenait des effets spé-


ciaux grâce à une main extraordinaire couvrant l'étendue
dune octave plus une sixte; le pianiste berlinois Stei-
belt (1765-1823), qui, clans le salon du comte Fries, lui
fut opposé, sans le moindre succès d'ailleurs, comme jadis
Marchand l'avait été à J.-S. Bach et, plus récemment, dé-
menti à Mozart. Il apprécia beaucoup le compositeur Alois
Fôrstek (1757-1823), auteur de quatuors très estimés, en
qui il voyait « le meilleur maître du contrepoint », et qu'il
appela même « son vieux maître ». La technique des ins-
truments, que d'ailleurs il ne sut jamais de façon complète
(ou qu'il violenta délibérément par certaines écritures peu
appropriées), lui fut révélée par des virtuoses contempo-
rains : il admira beaucoup le célèbre corniste Giovanni
Punto (nom italianisé de Stich), de retour de Paris où il
avait été musicien de la chambre du comte d'Artois, le
futur Charles X, et auquel il dédia sa sonate pour cor,
op. 17.
Le jeune Beethoven, malgré les lacunes de son éduca-
tion, fréquenta chez les meilleures familles de la noblesse.
A Bonn, il d'abord choyé chez Mme de Breuning dont
fut
il eut les enfants comme élèves ou amis, et qui fut pour lui

une conseillère maternelle. Il se lia avec Fr.-G. Wegeler


(professeur de médecine à l'Université de Bonn, ouverte
en 1787); il fut compris et aimé par le comte von Waldstein
(à qui il dédia une de ses grandes sonates, op. 53). A Vienne,
où il arriva comme présenté par ce dernier, et protégé par
l'oncle même de l'empereur Léopold II, le prince Electeur
de Cologne, Beethoven connut la société la plus aristocra-
tique. Il fut l'hôte pensionné (600 florins par an) du prince
Karl Lichnowsky, chez lequel il y avait matinée musicale
tous les vendredis. Le prince Lobkowitz, le prince Kinsky
et l'archiduc Rodolphe lui donnèrent, en 1809, un beau
témoignage de leur admiration et de leur amitié. Comme
le roi de Westphalie, Jérôme Napoléon, voulait appeler

Beethoven h Cassel pour en faire son maître de chapelle,


ils voulurent le garder à Vienne ; et pour lui permettre de
travailler à loisir, ils s'engagèrent à lui verser une pension
annuelle de 4 000 florins, — générosité que la mort de
Kinsky et diverses circonstances réduisirent un peu dans
BEETHOVEN. L HOMME 589

la suite,mais qui permit au grand artiste de toucher par


an, jusqu'à sa mort, 1 360 florins d'argent. Beethoven lut

aussi l'ami du conseiller aulique von Kees. du baron van


Swieten. Au cours de ses voyages, il entra en relations
avec le prince Louis Ferdinand de Prusse, neveu de Fré-
déric II, pianiste distingué, auteur d'oeuvres de mérite
(quatuors, trios, quintette, octuor, diverses musiques de
chambre). Malgré ces hautes amitiés protectrices, Bee-
thoven ne lut jamais riche. Vers la fin de 1812, le compo-
siteur Spohr, alors à Vienne, lui demandait pourquoi il
avait passé plusieurs jours sans paraître au restaurant :

« Mes bottes étaient en mauvais état, répondit Beethoven;

et comme je n'en ai qu'une paire, je me suis trouvé aux


arrêts. »
Beethoven fut très malheureux. Un mal d'oreilles, con-
tracté en 1797, aggravé par des médications maladroites
et accompagné d'autres misères, aboutit lentement à cette
étrange contradiction de la Nature un musicien de génie
:

entièrement sourd! Il devint « laconique », comme le


remarqua Goethe au cours d'un entretien avec lui, et passa
bientôt pour misanthrope. A cette cause de souffrances
tragiques, s'ajoutèrent (à partir de 1812) les tourments
causés par un neveu qu'il avait adopté, qu'il aima profon-
dément, et qui fut indigne de son affection. Il paraîtra
peut-être singulier de comparer l'auteur des Symphonies à
un impuissant musical, et celui qui adoptait un neveu à
celui qui abandonnait ses propres enfants; il y a pourtant
un parallèle qui permettrait de résumer et d'éclairer bien
des faits et que nous indiquerons sans pousser très loin les
détails biographiques celui de Beethoven et de J.-J. Rous-
:

seau. Entre l'un et l'autre, nombreuses sont les ressem-


blances physiologiques, intellectuelles, morales. Tous deux
passèrent pour des bourrus, et lurent, en réalité, des âmes
tendres. (A partir de 1736, —
ceci est une coïncidence peu
importante — Rousseau lui-même est dur d'oreille, sinon
tout a fait sourd. Voir Confessions, I, vi. Ce ne fut d'ailleurs
qu'une de ses infirmités!)
« Hommes qui me regardez comme haineux, fou, misan-
thrope, combien cous êtes injustes pour moi!... Mon cœur
était enclin, depuis l'enfance, au doux sentiment de la
590 LES TEMPS MODERNES

bonté... Divinité! Tu pénètres d'en haut le fond de mon


cœur; tu le connais, tu sais que l'amour des hommes et
le désir de faire le bien y habitent! » Cette protestation de
Beethoven dans son testament- de Heiligenstadt, c'est,
pour la forme et pour le fond, du pur Jean-Jacques. Chez
celui-ci comme chez celui-là, il y eut une égale foi dans
l'action divine, dégagée des dogmes; un même amour de
la Nature, de la Liberté, de la Vertu, des héros à la Plu-
tarquc, — et des promenades pied; dans l'œuvre d'art
il

ou le style, une même tendance, tantôt à l'esprit, tantôt à


l'emphase, avec une même sentimentalité et un égal souci
de la construction logique. Lequel des deux eut l'imagi-
nation la plus passionnée? Beethoven écrit à son ami
Wegeler (1801) « Bien souvent j'ai maudit mon existence
:

et le Créateur. Plutarque m'a conduit à la résignation. Je


veux, si toutefois cela est possible, je veux braver mon
destin; mais il y a des moments de ma vie où je suis la
plus misérable créature de Dieu. » Et dans une autre lettre
de la même année « Oh! si j'étais libre de ce mal (la sur-
:

dité), je voudrais embrasser le monde! » Dans une lettre


adressée à Vazenna (1813), il se déclare prêt, « jusqu'à son
dernier souffle », à faire du bien, si possible, à « Y huma-
nité souffrante ». Il était bon-, surtout pour les artistes en
qui il trouvait du génie. Weber écrivit à sa femme Caroline
après Euryanthe « Beethoven m'a reçu avec une affection
:

touchante il m'a certainement embrassé six ou sept fois,


:

de tout cœur, et s'est écrié, dans un élan d'enthousiasme :

tu es un rude gaillard (ein Teufelskerl, ein braver Kerl!) »


C'est Beethoven qui écrit « Personne sur terre ne peut
:

aimer la campagne autant que moi... J'aime un arbre plus


qu'un homme... Tout-Puissant! Dans les bois je suis
heureux, heureux dans les bois, où chaque arbre parle de
toi! Dieu, quelle splendeur! Dans ces forêts, sur ces col-
lines, c'est le calme, le calme pour te servir! » — « Pour-

quoi j'écris? dit-il ailleurs ce que j'ai dans


: le cœur, il
faut que cela sorte! » En 1827, étant pressé d'argent, il
s'était adressé à la Société philharmonique de Londres et
ilMoscheles en vue d'organiser un concert à son bénéfice.
La Société, sachant son génie, lui envoya cent livres ster-
ling comme acompte « C'était un spectacle déchirant, dit
:
BEETHOVEN. L HOMME 591

un témoin, de le voir, au reçu de cette lettre, joignant les

mains, sanglotant de joie et de reconnaissance. » Cette sen-


sibilité, ces élans, ces larmes, tout cela n'évoque-t-il pas
le souvenir de Rousseau?
La vie sentimentale du grand homme qui, lui aussi, eût
pu écrire en tête d'une œuvre musicale « Consolations :

des misères de ma vie », n'est pas de nature à infirmer


le parallèle que nous esquissons. Avec un visage marqué de
petite vérole, des cheveux et des yeux noirs, un aspect rude
et un peu sauvage, en apparence plus fait pour réduire que
pour séduire, Beethoven eut une sensibilité très irritable,
un cœur toujours prêt à s'enflammer. Il était laid; il le dit
lui-même, sur un ton plutôt piteux; et un de ses intimes
le laisse entendre, quand il parle de ces entreprises « qu'il

eût été difficile, même pour un Adonis, de mener à bonne


fin ». Et pourtant, ces sortes d'entreprises l'occupèrent de

façon continue. Wasilewski a intitulé un chapitre de sa vie


In Amor's Bdnden; mais c'est sa biographie tout entière
qui mériterait une telle épigraphe « La vérité, écrit !

Wegeler, comme la savent Etienne de Breuning, Ferdinand


Ries, Bernard Romberg et moi-même, c'est que Beethoven
ne vécut jamais sans un amour dont il était, d'habitude,
violemment possédé (in hohem Grade von ihr ergriffen),
surtout pendant le séjour à Vienne. » Il aimait avec une
sorte de naïveté mystique et un fougueux emportement
d'imagination, comme un collégien. Le poète dépassait le
but; l'homme ne l'atteignait pas. A sa suite, l' « éternel
féminin » traînait un éternel enfant. M. Bekker a publié
en 1911 une lettre d'amour (adressée à Giulietta Guicciardi,
« l'immortelle bien-aimée? » en 1801?...); M. Prod'homme
la traduit ainsi :

« Aimée de tout cœur!


« Ma lettre est partie —
je l'ai mise hier à la poste, et déjà le
regret me saisit —
regret le plus furieux et le plus amerW
le de —
ce que je t'aie écrit ainsi, de ce que j'aie provoqué les ennuis de l'éloi-
gnement, le déchirement intérieur de mon Ame —
par la douloureuse
séparation de Toi, de l'Etre si cher —
si lamentablement confiés au
papier, cela me peine au delà de toute mesure. —
Découragé je veux
T'apparaître pour la toute dernière t'ois dans Tes yeux qui me [un
mot illisible]. —
Je sais, bien plus j'espère, que loin de moi Tes
regards ne peuvent tomber que sur des hommes qui T'aiment moins
592 LES TEMPS MODERNES

qu'eux-mêmes. —
Mais dans Tes yeux je veux rester grand divi- —
nement béni et grand par conséquent, si immérité même que puisse
être le don gracieux de ton affection. — D'une autre condition
[qu'eux], environné de fonctionnaires qui abaissent en quelque sorte
leurs regards sur moi, je suis doublement obligé de montrer ce que
je puis et représente dans le royaume de l'Art. —
Un généralissime
est ton Ludwig —
aussi bien né que quiconque —
Ah! si-je pouvais
te dire en musique combien Tu es Tout pour moi — ce me serait
plus facile. — Un thème [qui n'est] pas mal m'est venu [à l'esprit] et
commence ainsi :

Ichliebe Dichvon g-anzem Her.zen,ichlie . beein.zig- Dichal.


Je t'ai . me de tout moncœur, je t'ai . me toi seu
D.C. in

.lein,
. Le. oui!

Mais les paroles qui sont au-dessus, je dois les taire, quand je
voudrais les crier de joie. —
Je T'ai donné mon portrait, et Tu vois
la laide enveloppe de l'âme qui T'appartient dans les heures d'isole-
ment. — Je ne possède pas Ton image, et cependant je Te vois — —
mon oreille fait raisonner Ta voix, et souvent je me demande si c'est
un rêve —
ou si c'est une réalité? —
Ah! puisse cela être bientôt
vrai, aussi vrai que T'aime très fidèlement
Ton abandonné d'une Déesse,
Ludwig.

Au demeurant, un sentiment de haute moralité dirigeait


tous ses actes. A Baden,
dans son journal (1818)
il écrivait :

« L'amour, oui l'amour seul pourra te rendre plus heureux.


Dieu! —
fais que je la trouve enfin celle qui me con-—
firmera dans la vertu —
celle que je pourrai dire mienne
licitement'. »
Les côtés un peu âpres de son caractère ne sauraient
être dissimulés. Fier, peu disposé à travailler sur com-
mande, il avait, comme Mozart, un vif sentiment de sa
valeur et n'aimait pas qu'on le méconnût. Un jour, une
comtesse l'invita à une soirée musicale donnée à l'occasion
de la présence à Vienne du prince Louis Ferdinand (1806).
« Quand on alla souper, il n'y avait de couverts à la table
d'honneur que pour les convives de rang élevé, et rien
BEETHOVEN. L HOMME 593

pour Beethoven, Il se fâcha, dit quelques duretés, prit son


chapeau et partit. » (Ries.) Il rudoyait les musiciens de
l'orchestre jusqu'à leur imposer brutalement silence au
milieu d'une exécution; bientôt après il leur demandait
pardon de l'offense et s'excusait « avec la cordialité qui lui
était particulière » (d'après un récit du ténor Rœckel). Nous
aurons l'occasion de voir, plus loin, qu'il ne fut pas tou-
jours juste envers ses amis.

La surdité fut pendant longtemps un mal d'autant plus terrible


pour lui,que Beethoven voulait le cacher à son entourage et à ses
meilleurs amis; rien ne lui était plus douloureux qu'un interlocuteur
haussant ton de la voix pour mieux se faire entendre. Mais dans
le
cette lutte avec soi-même et avec la destinée, il fut bientôt vaincu !

Un des moments les plus tragiques de sa vie fut, en 1822, la répéti-


tion de Fidelio, dont Schindlir nous a laissé un récit qu'on ne saurait
lire sans un frisson de pitié. « Beethoven demanda à diriger la
répétition générale... Dès le duetto du premier acte, il fut évident
qu'il n'entendait rien de ce qui se passait sur la scène. Il retardait
considérablement le mouvement; et, tandis que l'orchestre suivait
son bâton, les chanteurs pressaient pour leur compte. Il s'ensuivit
une confusion générale. Le chef d'orchestre ordinaire, Umlauf,
proposa un instant de repos, sans en donner la raison; et, après
quelques paroles échangées avec les chanteurs, on recommença. Le
même désordre se produisit de nouveau. Il fallut faire une seconde
pause. L'impossibilité de continuer sous la direction de Beethoven
était évidente; mais comment le lui faire comprendre? Personne
n'avait le cœur de lui dire « Retire-toi, pauvre malheureux, tu ne
:

peux pas diriger » Beethoven, inquiet, agité, se tournait à droite et


!

à gauche, s'efforçait de lire dans l'expression des différentes physio-


nomies, et de comprendre d'où venait l'obstacle de tous côtés, le
:

silence... Tout à coup, il m'appela d'une façon impérieuse. Quand je


fus près de lui, il me présenta son carnet et me fit signe d'écrire. Je
traçai ces mots Je vous supplie de ne pas continuer ; je vous expli-
:

querai à la maison pourquoi. D'un bond, il sauta dans le parterre,


me criant Sortons vite! » Il courut d'un trait jusqu'à sa maison;
: <c

il entra et se laissa tomber inerte sur un divan, se couvrant le visage

avec les deux mains; il resta ainsi jusqu'à l'heure du repas. A table,
il ne fut pas possible d'en tirer une parole; il conservait l'expression

de l'abattement et de la douleur la plus profonde. Après dîner, quand


je voulus le laisser, il me retint, m'exprimant le désir de ne pas
rester seul... Il avait été frappé au cœur; jusqu'au jour de sa mort,
il vécut sous l'impression de cette terrible scène. »

Artistiquement, son existence fut le triomphe de la volonté


sur la mauvaise fortune. Sa mort (26 mars 1827) fut tra-
Combariku. — Musique, II. 38
594 LES TEMPS MODERNES

gique comme Dans l'après-midi, quelques moments


sa vie.
avant un formidable orage, tonnerre et tour-
la fin, éclata
mente de grêle. Un témoin (dont le récit parait un peu
arrangé), dit que Beethoven ouvrit les yeux tout grands,
souleva sa main droite, et, le poing crispé, fixa pendant
quelques secondes son regard en haut, comme s'il eût voulu
dire « Puissances ennemies, arrière Dieu est avec moi
: ! » ! . . .

Quelle fut l'œuvre musicale de cet homme qu'une puis-


sance ignorée de nous combla de ses dons et persécuta
tout ensemble si cruellement? Il a vécu cinquante-six ans
et trois mois, et laissé une série de compositions en tous
genres, religieuses et profanes, dont la dernière porte le
numéro 138. Il est vrai qu'un même numéro désigne quel-
quefois plusieurs grandes compositions l'op. 1, trois :

trios; l'op. 9, trois trios à cordes; les op. 2, 10, 14, 31,
chacun trois sonates pour piano; l'op. 5, deux sonates pour
violoncelle; les op. 12 et 30, trois sonates pour violon;
l'op. 18, six quatuors; l'op. 59, trois quatuors; l'op. 70.
deux trios. L'édition critique qui en a été donnée à Leipzig,
de 1864 1887 (avec supplément en 1888), sous la direc-
à
tion de Rietz, Nottebohm, Reinecke, David, Hauptmann,
comprend trente volumes. Comme quantité, c'est une pro-
duction moyenne. Bien qu'il leur fût supérieur par la
richesse foncière, et, si l'on peut dire, par la qualité sub-
stantielle du génie, Beethoven est très différent de ces
intarissables créateurs d'arabesques musicales, vrais déco-
rateurs sonores, qui s'appellent Lassus, Hœndel, Scarlatti,
Haydn, Mozart. Sa méthode de travail et la nature de sa
pensée d'artiste ne permettent pas de le classer parmi les
écrivains « faciles », bien qu'il appartienne à cette caté-
gorie par ses premiers ouvrages. Quels sont les caractères
généraux de ses compositions?
D'après l'opinion célèbre émise en 1852-55 par le cri-
tique russe Wilhelm Lenz, Beethoven aurait eu « trois
styles » et parcouru trois phases d'évolution. La première
irait des trois sonatines de 1784 à la Symphonie héroïque
(1803-4), à l'admirable sonate en ré mineur, op. 31, n° 2,
sorte de Fantaisie et d' « Appassionata » dont l'adagio a
une poésie sublime, et dont l'allégretto final semble imiter
le galop ailé d'un Pégase de rêve... ;

la seconde irait de
BEETHOVEN. LE MUSICIEN 595

la troisième symphonie neuvième, op. 125, terminée


à la

en 1823, un caput sacrum


de l'art du xix siècle la
,;

;

troisième s'étendrait aux chefs-d'œuvre ultérieurs, enve-
loppant ces compositions que M. W.-II. IIauoyv compare
au second Faust de Gœthe et qui, d'après lui, sont « la
musique du monde la plus difficile à comprendre ». Cette
division vient d'un principe qui n'est pas applicable seule-
ment à Beethoven, mais à tous les artistes. Elle est admis-
sible,pourvu qu'on n'en fasse pas une formule pédantesque
et qu'en traçant les limites on estompe au lieu de graver.
Comme Bach, Beethoven eut une faculté de création prodi-
gieusement diverse. Il a certainement évolué. Son imagi-
nation a pu être comparée à celle de Shakespeare. Ce n'est
pas « trois styles » qu'il a eus; c'est dix, vingt; mais tous,
sauf quelques exceptions qu'il est malaisé d'expliquer, ont
quelques caractères communs.
I. —
Le premier et le plus général est déterminé par un
fait qu'il importe de mettre en lumière pour le plus grand

honneur de l'esprit humain, de l'art, et de la musique en


particulier c'est que les misères de toute sorte qui rem-
:

plirent la vie de l'homme sont le plus souvent négligeables


lorsqu'il s'agit de comprendre les créations du compositeur et
furent sans influence prépondérante sur son génie. L'homme
fut un martyr asservi le musicien fut un libre souverain de
;

la pensée. L'un est le Prométhée enchaîné; l'autre est le


Prométhée délivré, possesseur radieux et triomphant du feu
céleste. Nous désignons par des mots identiques les senti-
ments éprouvés dans la vie réelle et les sentiments exprimés
dans l'œuvre musicale; ceux-ci ont peut-être ceux-là pour
origine, et, sans doute, l'oncle de Karl en proie aux méde-
cins est le même personnage qui écrivit l'adagio de la
ix
e
symphonie. Gratia naturam non tollit, comme disent
les théologiens; mais les uns et les autres sentiments ne
sont pas de même nature. Entre la tristesse que beaucoup
de circonstances firent éprouver à Beethoven et celle qu'il
traduit dans un adagio, il y a la même différence qu'entre
le lourd chariot qui passe, grinçant et cahoté, sur le pavé

de la rue, et le Chariot, constellation du ciel.


Les qualités principales et les plus visibles de son œuvre
sont d'abord la grâce, l'élan de la jeunesse, l'équilibre et
596 LES TEMPS MODERNES

la santé parfaite de toutes les puissances de la personne


morale; c'est la sérénité, la joie de vivre allant souvent
jusqu'au badinage et à l'humour; c'est l'expansion à la fois
libre et réglée d'un génie aimable et noble, tendre et pro-
fond, méditatif et religieux, où le « mal du siècle », pas plus
que lemal individuel, n'a mis de trouble chronique. Dans
la vie réelle apparaît l'homme que font les circonstances
et les contingences; l'otite, le mal d'entrailles, le mal
d'estomac, les médecins tyrans et ignares, la méfiance des
éditeurs, le neveu infernal, le besoin d'argent, etc. dans ;

les œuvres apparaît le héros, qui n'a nul besoin de se révolter


et de maudire. Beethoven ne s'est pas borné à chanter la
joie dans une de ses œuvres les plus grandioses; presque
toutes ses compositions sont éclairées d'un sourire d'allé-
gresse ou d'agrément. Liszt a comparé l'œuvre de ce Maître
des maîtres à la colonne de nuéede feu qui conduisait les
et
Israélites dans le mais observons quelques
désert; soit!
faits en feuilletant les recueils les plus connus.
Dans le Septuor, revit l'aimable esprit de société du
xvm e siècle œuvre vive, légère, lumineuse, sans un nuage!
:

L'adagio lui-même n'a rien d'un état psychologique pénible ;

par le rythme, il ressemble à celui de la symphonie pasto-


rale; c'est, comme dit V. Hugo, « le bercement des flots
sous la chanson des branches » il évoque moins l'idée
:

d'un Pensieroso maladif que X Embarquement pour Cythère.


Pour entendre son Menuet (qu'on retrouve dans les sonates
pour piano) en lui donnant un cadre bien approprié, il fau-
drait être en costume de cour avec perruque poudrée, ou
bien en costume italien comme dans le tableau de Watteau.
Le thème à variations a le même genre de charme ces :

demandes et réponses qui s'échangent d'abord entre l'alto


et le violoncelle (le violon intervenant comme un arbitre
très courtois), puis entre le cor et la clarinette, témoins
imoartiaux du débat, ont l'intérêt d'une conversation bien
conduite et très distinguée entre honnêtes o-ens. —
Ce sont
les Grâces qui semblent avoir écrit, non sans une pointe de
malice, le Larghetto de la II e symphonie. Y,' Allegro molto du
même chef-d'œuvre, si coquettement volontaire, est une
explosion d'ardeur printanière. Toutes les symphonies —
sans exception, et non pas seulement YHymne a la joie
BEETHOVEN. LE MUSICIEN i)97

de la IX
e

supposent le même état d'esprit musical;
pour juger chacune d'elles, il faut voir l'ensemble, ne pas
être dupe d'un artifice de composition, et, en appréciant
un mouvement, tenir compte de celui epui suit. Le finale
de la symphonie III débute par un dialogue entre le pizzi-
cato des cordes et l'harmonie, qui, avec son air entendu et
cachotier, comiquement mystérieux, serait bien à sa place
dans un opéra-bouffe. L'effet comique se renouvelle par
voie de contraste et de jeu lorsque le thème est repris en
notes blanches par le second violon, soutenu par les croches
du violoncelle, personnage bonhomme qui semble dire « Je :

n'en peux mais!... » Et le second motif, exposé par la flûte


sur une batterie d'accompagnement digne de Monsigny et
de Dalayrac, a l'allure d'un loustic assez goguenard qui
quitte la partie et se dérobe en sifflotant, h' Allegro vivace
de la symphonie IV, comme le finale de la symphonie 1,
avec les anacrouses développées du début, sont des modèles
d'enjouement, de jeunesse allante et décidée. Comme type
de badinage aimable, on peut citer encore, dans la première
partie de cette IV e symphonie, le canon entre la clarinette
et le basson (variation du second thème, en fa majeur), et,
dans le Scherzo, ce rythme contrarié qui, joliment, non
sans mutinerie, introduit un groupement binaire dans la
mesure à trois temps. Dans les sonates pour piano, sura-
bondent des exemples de caractère analogue si nous en ;

indiquons ici quelques-uns, c'est parce qu'ils ont une


valeur représentative, et non exceptionnelle les scherzi des
:

sonates 2 et 3, op. 2, dédiées à J. Haydn; le Rondo de la


sonate en mi bémol, op. 7; le Presto de la sonate n° 2, et le
Menuet du n° 3, op. 10; le trio du menuet de la sonate n° 3,
op. 31 ; toute la sonate op. 78, dédiée à la comtesse de
Brunswick; le Rondo de l'op. 90; le premier mouvement
de l'op.101 (dédié à la baronne de Ertmann). Dans le
recueil des sonates pour piano et violon, combien de pages
pourrait-on rappeler qui ne sont pas simplement exemptes
de toute expression douloureuse ou tragique, mais qui
réalisent avec une parfaite aisance le dessein visible de
faire avec les sons et les rythmes un jeu ailé d'élégance,
d'esprit, d'insouciance juvénile et de fantaisie! Goethe était
dans le vrai lorsqu'il écrivait en parlant de Beethoven :
598 LES TEMPS MODERNES

« Sa surdité semble affecter le côté social de son être


plus encore que le côté musical » (lettre à Zelter,
2 sept. 1812).
Un critique, parlant du « riant Septuor », de la « limpide
première symphonie », s'étonne que ces deux œuvres si

fraîches, si jeunes, soient de 1800, c'est-à-dire d'une époque


où ses infirmités obligeaient Beethoven à fuir le monde;
et il donne sans doute qu'il faut
cette explication : « c'est

du temps à l'âme pour s'accoutumer à la douleur. Elle a un


tel besoin de la joie que, quand elle ne l'a pas, il faut
qu'elle la crée. Quand le présent est trop cruel, elle vit
sur le passé. Les jours heureux qui furent ne s'effacent pas
d'un coup, etc. » Cette analyse est ingénieuse; je crois
qu'elle fait tort àBeethoven en le jugeant comme un homme
ordinaire et non comme un artiste supérieur. Le grand
musicien est en possession d'un monde très différent du
nôtre; c'est là seulement qu'il est lui-même. On serait tenté
de lui dire ta vraie nature n'est pas en toi, mais infini-
:

ment au-dessus de toi Au moins sait-il se dégager et s'affran-


!

chir il opère sur des émotions abstraites, comme le mathé-


;

maticien sur des idées abstraites. Déjà, il prend pour matière


non des sensations sonores, mais (étant sourd) des souve-
nirs de sensations. Il a le Weltgeist hégélien. Ceux qui tien-
nent à un Beethoven détraqué, à une sorte de Manfred
compositeur, croient trouver une justification de leur thèse
dans le plan des derniers quatuors et des dernières sonates.
Il suffit de répondre que, sur la fin de sa carrière, Bee-

thoven, comme tous les créateurs de génie, a essayé des


formes nouvelles; rien ne nous assure que, s'il avait vécu
plus longtemps, il les eût conservées. Voici, par exemple,
la célèbre sonate op. 111 dédiée à l'archiduc Rodolphe.
Elle se termine par une « Arietta » à variations (molto sim-
plice e cantaBilé) dont le thème (à 9/16) est comme une
poésie diffuse de ciel étoile après une journée d'orage. Une
telle façon de conclure est sans doute contraire à la tradi-
tion mais, dans la suite, Beethoven n'a-t-il pas écrit des
;

pièces d'un tout autre esprit, les Bagatelles, les Variations


sur la valse de Diabelli, etc.?
Et nous n'avons rien dit des quatuors! Inutile de par-
ler des six premiers qui sont des divertissements de salon
BEETHOVEN. LE MUSICIEN 599

dans le goût de Haydn et de Mozart. Le presto 2j'l du grand


quatuor en /// dièze mineur est d'une indicible joie. Si
l'on vent un type parlait de « l'esprit de joyeuse malice et
de fantaisie humoristique du Scherzo bcethovenien », c'est
dans le Presto du XV e quatuor qu'on le trouvera. Un cri-
« A cet accès de gaîté (Presto du XV
e
tique nous dit ceci :

quatuor) succède une grave réflexion exposée par la voix


la plus intime du quatuor, le ferme et pénétrant alto. L'àme
semble se repentir de sa folie. » Mais non! Pas plus que
dans tel portrait de Titien (musée de Munich) les noirs du
vêtement ne sont un « repentir » du blanc admirable de
la collerette et des tons dorés du visage, ou inversement;
pas plus que la méditation d'Hamlet n'est un « repentir »
de la chanson du fossoyeur!
II.— Ici, nous allons paraître nous contredire, et il

faudra s'entendre. Beethoven est le poète de la joie; il est


aussi le poète du recueillement, de la rêverie profonde, de
la passion fougueuse, des luttes épiques du sentiment et de
la pensée, parfois même le poète de la douleur. Comment
concilier ces contraires? Essayer de les expliquer, c'est
être au cœur même du plus difficile sujet que la critique
puisse se proposer.
Observons d'abord que Beethoven vécut en un temps
où des événements graves devaient forcément faire impres-
sion sur son génie et fixons quelques dates. La première
;

représentation de Fidelio, entre l'Héroïque et la IV e sym-


phonie, est du 20 novembre 1805 : elle se place donc
douze jours avant le coup de tonnerre d'Austerlitz et une
semaine après l'entrée triomphale à Vienne de Napoléon
et de ses maréchaux, les vainqueurs d'Ulm et d'Elchingen,
qui venaient de détruire une armée de cent mille hommes,
de prendre quatre-vingt-dix drapeaux à l'Autriche et de se
rendre maîtres de la vallée du Danube. En 1809, quelques
jours avant Essling etWagram, Beethoven vit une seconde
fois l'armée française victorieuse forcer les portes de
Vienne. La bataille de Leipzig est de 1813, au lendemain
des symphonies VII et VIII; cette même année, Beethoven
chanta Wellington dans une œuvre pour orchestre (op. 91).
Témoin de l'épopée révolutionnaire et de l'épopée impé-
riale, Beethoven était très patriote. Dans une pétition
600 LES TEMPS MODERNES

adressée en 1807 à la direction des théâtres de la cour pour


l'intéresser à des vœux modestes,
il compte son patriotisme

d'Allemand parmi les raisons qui ont prolongé son séjour


à Vienne. Dans une lettre de la même année aux éditeurs
Breitkopf et Hârtel, de Leipzig, il explique ainsi son
départ éventuel « Je suis donc enfin obligé par les
:

intrigues, les cabales et les infamies de tout genre, à quitter


la patrie qui est encore la seule allemande ». Il assista au
réveil qui suivit la domination napoléonienne au delà du
Rhin. (La Chanson des épées de K cerner, qui eut tant de
succès à la cour de Vienne, est de la même année que la
VIII e symphonie, 1812). Ilsinon entendre, les
a pu lire,
Sonnets cuirassés de Ruckert. —
Dans le domaine de la
littérature et de la philosophie, l'activité était presque
aussi grandiose que dans le domaine politique. Beethoven
fut le contemporain de Gœthe, de Schiller et de Herder,
les rénovateurs de la pensée allemande; Slurm und Drang,
« Tempête et violence », c'était leur devise (empruntée
au titre d'un drame de Klinger). Il n'est pas sans intérêt
de noter que ces trois poètes, après avoir débuté par un
romantisme violent, tendirent (Gœthe principalement) à
la forme classique, tandis que Beethoven suivit une évo-
lution contraire et alla de la forme classique à la forme
romantique. Enfin, le musicien à qui l'on doit la Messe
solennelle et les seize quatuors fut le contemporain de
métaphysiciens qui s'appelaient Kant (1724-1804), Hegel
(1770-1831), Schelling (1775-1854)... A ce moment de
l'histoire de l'esprit allemand, la pensée poétique était toute
voisine de la pensée philosophique, et l'une et l'autre
n'étaient pas sans analogies, à des titres différents, avec
la pensée musicale. Comment s'étonner que Beethoven
n'ait pas chanté uniquement la joie?
Voici un fragment des Hymnes à la Nuit de Novalis
(1772-1801), dont on serait tenté de dire qu'il a la signifi-
cation d'un adagio de Beethoven si, pour fixer une
ambiance, de tels rapprochements étaient permis. C'est
un nocturne où il y a une sorte de cantabile sentimental et
romanesque avec de curieuses modulations d'idées :

« Un jour je versais des larmes amères; dans la douleur


s'écoulait mon espérance brisée, et je me tenais solitaire
BEETHOVEN. LE MUSICIEN 601

sur une colline désolée qui, lieu étroit et sombre, renfer-


mait la vision de ma vie; solitaire comme personne ne l'a
jamais été. saisi d'une indicible angoisse, sans force, avec
la seule pensée de ma misère, comme je regardais de tous
côtés pour chercher du secours, sans pouvoir avancer ni
reculer, je m'accrochai à la vie écoulée, à la vie éteinte
avec une ardeur infinie alors vint des lointains bleus, des
:

hauteurs de mon
ancien bonheur", une vision du crépuscule,
et tout à coup le lien de la naissance (la Nuit originelle)
remplaça les chaînes de la lumière. C'est là que je m'en-
fuis loin de la magnificence terrestre, et nous mêlâmes
nos tristesses dans un nouveau, dans un impénétrable
monde. Toi, inspiration de la nuit, apaisement du ciel, tu
descendis sur moi. Le pays s'élevait; au-dessus du pays
planait mon esprit délivré et nouveau-né. La colline se
changea en un nuage de poussière; à travers le nuage je
vis les traits radieux de la bien-aimée. Dans ses yeux
reposait l'éternité; je prenais ses mains, et les larmes for-
maient entre nous un étincelant, un indestructible lien.
Les milliers d'années disparaissaient dans le lointain
comme des orages. A son cou, je pleurais des larmes de
ravissement pour la nouvelle vie. Ce fut le premier, le
seul rêve, et depuis ce premier je garde éternellement une
foi inaltérable au ciel de la Nuit et à sa lumière, la Bien-
Aimée. » (Trad. Maurice Pujo, Le Règne de la Grâce.)
Une telle poésie n'a pas la netteté de ligne de la musique
de Beethoven; elle est pourtant toute musicale. Elle peut
servir à caractériser un état de la pensée à un moment
précis de l'histoire générale. Elle nous montre combien
l'ambiance est autre que celle de l'ancien régime.
III.— Une seconde raison peut justifier l'expression triste
à côté de l'expression gaie; celle-là est indépendante des
circonstances et d'ordre purement artistique. Nul, plus (pic
Beethoven, n'a soumis sa pensée à la loi des contrastes;
et rien n'est plus naturel. La littérature s'est emparée «le

la musique applique indiscrètement ses habitudes


et lui
d'analyse en essayant d'expliquer des choses très simples
par les considérations les plus subtiles.
La mélancolie et la joie appartiennent au musicien comme
les couleurs sombres et les couleurs claires appartienne^
602 LES TEMPS MODERNES

au peintre. Le Largo de la sonate op. 10 (n° 3) a la majesté


recueillie d'une pièce pour orgue; il est d'un sentiment
profond; mais si c'est là qu'il faut chercher l'état habituel
du compositeur, comment expliquer le menuet suivant qui
se joue et lutine dans une claire tonalité majeure? Il en est
de même pour le premier mouvement de la IX e symphonie,
qu'il ne faut pas juger en l'isolant, pas plus que les « dou-
loureux accents » de l'adagio en si bémol.
Aux raisons que nous venons de donner peut s'en
ajouter une dernière. La vie n'est que joie et tristesse,
heur et malheur, avec luttes plus ou moins aiguës entre
les deux. Or, Beethoven n'a pas tardé à s'inspirer d'une
conception complète de la vie; mais, pour y arriver, son
instinct d'artiste lui suffisait. Que drames et les émo-
les
tions de sa vie aient exercé quelquefois une influence sur
son œuvre et semblent en traverser une partie, c'est ce
qui était inévitable. Faut-il pour cela leur demander la clé
de tous les mystères de la musique beethovenienne? Ce
serait, pensons-nous, une méthode fort peu artistique.
Ces idées vont nous servir de guide dans l'analyse des
œuvres de musique instrumentale du compositeur. Elles
sont de beaucoup les plus importantes. Nous les parta-
geons en trois groupes les Sonates, les Quatuors, les
:

Symphonies (la messe en ré pouvant être considérée comme


le couronnement de l'ensemble). Dans chacun de ces
groupes on peut observer une évolution identique.
CHAPITRE LXI

LE GENIE DE BEETHOVEN
LES SONATES ET LES CONCERTOS

Importance des sonates. —


Beethoven pianiste. —Rappel des œuvres
de Mozart et de Haydn. — Le premier recueil, opus 2. —Les chefs-d'œuvre :

la sonate 3 de l'opus 10, la Pathétique, la Fantaisie, la sonate en ut dièze,


la Pastorale. — La sonate en ré mineur ouvre une nouvelle période. —
L'Aurore.— Suite des œuvres jusqu'à l'opus 111; Beethoven abandonne les
cadres traditionnels de la composition. —
Les variations sur la valse de
Diabelli.— Les concertos pour piano. —
Les sonates pour piano et violon.

Il y a un certain nombre de compositions, les Lieder

par exemple, et la musique de théâtre (sauf les Ouvertures),


qui ne sont pas indispensables à la connaissance de l'ex-
ceptionnel génie de Beethoven. Si elles étaient perdues,
l'idée que nous nous faisons du grand artiste inspiré ne
souffrirait aucune diminution grave. Il n'en est pas de
même des sonates pour piano; comme les symphonies et
les quatuors, elles représentent la vie la plus personnelle
du musicien-poète : c'est un microcosme où l'on voit à
plein le maître, sa grâce d'abord apparentée à celle des
clavecinistes du xvm e
siècle, sa double faculté d'improvi-
sateur et de critique sévère pour lui-même, la profondeur
de ses sentiments, l'audace et l'indépendance de sa pensée,
son romantisme commençant, l'évolution et l'éblouissante
variété de son art.

Beethoven d'abord un pianiste; il se fit entendre en public dès


fut
l'âge de huit ans, mais sans provoquer le même enthousiasme que
Mozart enfant. Il ne fut jamais un virtuose, au sens que les amateurs
de concerts attachent à ce mot, et paraît avoir toujours considéré
le piano comme un instrument « insuffisant ». Sa technique était
inférieure à celle des pianistes contemporains Clemf.nti, \\ oli fi.,
:
604 LES TEMPS MODERNES

Lipavski, Gelim.k. Instruit par Neefe d'après les traditions de


Ph. E. Bach, il avait plus de puissance epue de charme. « Sa manière,
disait avec raison le chapelain Junker en 1791, se distingue de
toutes les autres; on dirait qu'il veut entrer dans un chemin nou-
veau. » Romgerg, en 1789, Cherubini un peu plus tard, trouvèrent son
jeu dur et sec. On lui opposait la délicatesse italienne des exécutants
viennois. Hummel lui était préféré. Pleyel dit de lui en 1805 : // n'a
pas d'école; il ne faut pas le regarder comme un pianiste; et ce mot
semble d'une justesse parfaite quand on songe à l'indépendance qui
apparaît dans les œuvres de Beethoven, et à son caractère, d'après
lequel on imagine son jeu; mais il est difficile de dire qu'il « n'avait
pas d'école ». Beethoven déclara nettement (en 1818) qu'il avait
l'intention d'écrire une Ecole du piano, où il aurait exposé des prin-
cipes en vue de protéger ses propres ouvrages contre une exécution
mauvaise (Verhunzung;, les Ecoles alors en usage lui paraissant insuf-
fisantes. Le fait est attesté par son fidèle ami Schindler (pages 182
et 183 du 2 e vol., 3 e édition, de la Biographie) et par Gerhard de
Breuning (dans le supplément aux Notions biographiques de We-
geler). D'autre part, il y a un ouvrage que, d'après le témoignage de
Schindler, Beethoven estimait particulièrement comme étant la meil-
leure préparation à l'intelligence et à l'exécution de ses sonates ce
:

sont les Études de Cramer. Il en a annoté une vingtaine pour son


neveu J. S. Shedlock les a rééditées avec le précieux commentaire
;

(Beethoven- Cramer, Sélection Siudies, etc., Londres, chez Augener,


in-4° de 44 pages). Ces notes de Beethoven, — est très important
il

de le remarquer — sont surtout relatives au rythme et à place des


la
accents.

Les sonates de Beethoven sont peut-être plus intéres-


santes que des compositions d'un genre techniquement
supérieur, en ce sens qu'elles nous offrent un document
psychologique de premier ordre la simplicité et la facilité
:

relatives de l'écriture diminuent la part de convention qui


intervient entre le poète et le langage par lequel il s'exprime,
et en font des images à la fois plus directes et plus aisément
saisissables de son caractère. Ce sont, comme les sympho-
nies, des chefs-d'œuvre de construction bien équilibrée;
et l'artiste personnel est là tout entier. Certains critiques
(Klauwkll, HelmJ se sont appliqués à marquer surtout le
lien qui rattache Beethoven à Haydn, et ont attribué à
Mozart une originalité qui le met un peu en debors c'est :

une manière devoir qui peut être justifiée par des faits assez
nombreux mais d'ordre formel si l'on apprécie surtout
;

une musique d'après la pensée qu'elle exprime, et, pour


ainsi dire, d'après la quantité d'âme qu'elle contient, les trois
LE GENIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 605

grands compositeurs —
qui se sont connus de près, étant, nés
le premier en 1732, le second en 1756, le dernier en 1770
— apparaissent comme représentant l'adolescence, la jeu-
nesse, l'âge viril de l'art instrumental. Haydn, avec cette
Heur de naïveté qui le rend si aimable, vaut surtout par le
rythme, comme le montre bien, dans son œuvre, la pré-
pondérance des mouvements vifs; il vaut par la clarté,
par la verve, par la souple et jolie arabesque de ses varia-
tions et de ses menus développements thématiques. Dans
les sonates de Mozart, règne la mélodie, enjouée sans
doute et sereine, d'une ligne toujours très pure, mais
portant d'autres pensées. L'andante de la première sonate
(en fa) est d'une mélancolie un peu amère et comme lassée :

dans le dessin de la phrase, dans la persistance du mineur,


dans ces accords de septième diminuée avec leurs notes
dissonantes accentuées sur les temps forts, il y a l'indice
d'un état d'Ame d'où la douleur, réelle ou fictive, n'est pas
absente. L'adagio de la sonate en ut mineur de Mozart,
malgré les idées légères évoquées par le titre de « Fantai-
sie », a le même accent (la seconde mesure semble faite de
deux gémissements), mais avec une ampleur, une majesté,
une concentration qui la rapprochent de la Pathétique. Et
dans la conduite des développements, quelle plénitude!
quel progrès! L'allégro initial de la sonate n° 4 peut être
cité comme modèle, pour l'importance donnée non seu-
lement au thème secondaire, mais même aux idées de tran-
sition. Comme Haydn, comme J.-S. Bach, Beethoven est un
grand inventeur de rythmes; comme Mozart, Beethoven est
un grand mélodiste; mais il y a dans son œuvre des modes
d'émotion que Haydn ignora, et qui ne furent qu'incom-
plètement ceux de Mozart.

Les premières sonates formant l'opus 2 (postérieur de cinq mois


environ aux trios de l'opus 1) sont œuvre de toute première jeunesse.
Elles furent publiées avec ce titre : Trois sonates pour le clavecin
ou le piano-forte, composées et dédiées à M. Joseph Haydn, Docteur
en musique, par Louis Beethoven (1796); mais elles étaient connues
et appréciées dans les salons depuis quelques années. La première,
en fa mineur, est antérieure à l'arrivée de Beethoven à Vienne (1787).
V Allegro initial, si simple et si net, montre que le titre accolé dans
la dédicace au nom de Haydn, n'a rien d'ironique (malgré la suppo-
sition diabolique admise ou effleurée par Shf.dlock). L'Adagio, dont
606 LES TEMPS MODERNES

le début est emprunté au quatuor en ut de 1785, a déjà un caractère


beethovenien, remarquable encore dans la première partie du
Menuelto et surtout dans le Prestissimo en forme de rondo, notam-
ment dans la belle phrase en la bémol majeur, déjà digne de la
Pathétique. — La sonate n° 2, en la majeur, est plus importante.
h' Allegro vivace débute par un thème, fondé sur la division classique
de l'octave, qui a une soudaineté piquante, avec la franchise et la
vivacité d'un jeu d'enfant. La seconde idée accessoire (marquée
express, à la fin de la page 14 de l'édition Litolff) forme, par son allure
lyrique et l'ampleur oratoire de la période, un très heureux contraste
avec la première. L'ensemble est intéressant au double point de vue
adopté sans doute par le jeune Beethoven, lequel avait alors à
paraître comme pianiste et comme technicien. Le développement de
la première partie rappelle la manière de Haydn, non celle de
Mozart, car tous ses élémeuts sont empruntés aux idées déjà énon-
cées. Le Largo appassionato est déjà l'œuvre d'un penseur.
Le Scherzo, qui reprend l'allure enjouée, est construit comme un
menuet des anciens maîtres, et reproduit en abrégé le plan d'un
allegro de sonate :A, B, A'. Le Rondo, d'une ligne souple et gra-
cieuse, fait honneur à l'originalité de Beethoven; il se distingue
des anciennes compositions de ce genre par l'importance des idées
qui relient les reprises du thème fondamental : autrefois, elles
n'étaient guère que des remplissages; ici, elles ont une valeur égale
et soutenue. — La sonate n° 3, plus ample que les deux précédentes,
est une œuvre purement musicale, qu il faut lire comme telle, et qu'on
chercherait inutilement à rattacher à tel ou tel dessein conçu dans
les à-côtés de la musique, h' Allegro du début, qui module du mode
majeur d'ut au mode mineur, puis au mode majeur de la dominante, est
caractérisé par l'énergie rythmique du 1 er thème que fait valoir, par
contraste, le dolce pastoral et lié de la 3 e idée. Dès la 2 e ligne, il prend
un peu l'allure brillante du concerto pour piano. Le point d'orgue qui
précède la dernière reprise du thème principal est comparable, pour
son dessin fantaisiste, à celui de la sonate intitulée V Aurore: mais
ce sont des traits de virtuosité pure, alors que la cadence de 1 op. 53
a une signification pittoresque. La seconde partie de cet Allegro,
au lieu de développer le thème initial conformément à l'usage,
reprend d'abord, à la seconde supérieure, le motif qui sert de
cadence à la première partie, et le transpose plusieurs fois pour
aboutir au ton de la dominante de mi bémol majeur où de nouvelles
modulations, sur des accords arpégés en doubles croches, font une
sorte d'exorde magistral avant la reprise du thème fondamental (en
ré majeur). Le Largo a un pathétique surtout sensible dans la partie
où il y a croisement des mains avec une croche accentuée sur les
temps faibles de la mesure. Le Scherzo, avec son anacrouse brodée,
est d'abord une charmante construction, toute de grâce et de légè-
reté, un peu déparée par un trio qui ressemble trop à un fragment
d'Etude en forme d'arpèges. h'Allegro final a, comme le premier, le
brio d'un morceau de virtuosité, avec une fantaisie et un humour qui
semblent parfois résulter dune gageure.
LE GENIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 607

La sonate en mi bémol majeur, op. 7, dédiée à la comtesse de


Klegevics, une des élèves pianistes de Beethoven à Vienne, fut publiée
en 1797 et devint bientôt la pièce favorite, die Verliebte, des exécu-
tants. Le premier Allegro (débutant par 4 mesures que Marx prend
à tort pour une sorte d'introduction) a une ardeur juvénile où res-
pire la joie de vivre; mais il paraît superficiel à côté du Largo cou
gran espreseione qui est la partie la plus importante de cette œuvre.
Ce second mouvement a une puissance pathétique de premier ordre:
on y peut signaler, avec l'emploi du registre grave, les dramatiques
silences sur les derniers temps des trois premières mesures; dans la
seconde phrase en sol majeur, les deux formules passionnées et
d'une intensité d'expression croissante caractérisées par un saut de
quarte, puis un saut de sixte (avec broderie supérieure et inférieure
du ré)] après la belle phrase en la bémol majeur, le brusque arrêt
sur un fa dièze, suivi, à la double octave supérieure, d'un gruppetto
sur la septième diminuée (mi bémol), qui est comme un lointain
appel d'angoisse, et la transition —
image de détresse suppliante,
désespérée, —
par laquelle on revient à une sorte de calme tragique
avec le motif principal. Dans le contenu de ce langage sonore on
peut faire entrer ce que la raison humaine conçoit de plus grand et
ce que le sentiment a de plus profond. Le second Allegro n'est ni un
scherzo ni un menuet, mais une sorte d' « intermède lyrique ».
Le Rondo, poco allegretto grazioso, qui fait, avec le largo et le minore
du second allegro, le contraste habituellement recherché par Bee-
thoven, est une des pages les plus gracieuses et les plus enjouées
que le compositeur ait écrites, réserve faite, s'il est permis, de la
phrase qui débute en ut mineur (avec triples croches à la main
gauche) et où reparaît un peu la sécheresse du style d'Etude.
Le recueil des trois sonates en ut, fa, et ré, op. 10, parut en 1798,
chez le nouvel éditeur Eder il est dédié à la comtesse Browne, dont le
;

mari, général au service de la Russie, avait fait de nombreux voyages


à Vienne; après avoir ressenti les effets de sa munificence, Bee-
thoven lui avait déjà dédié le trio opus 9 Les deux premières sonates,
.

d'une allure simple et d'un rythme franc, semblent revenir à la


manière de Haydn. La 3 e leur est supérieure par l'ampleur et par
l'originalité.

Cette sonate n" 3 de l'op. 10 compte parmi les œuvres


grandioses; elle débute en presto, à l'unisson des deux
mains, par un trait d'une ardeur passionnée; l'harmonisa-
tion de ce thème, l'emploi de la forme arpégée puis synco-
pée, ne font qu'accentuer ensuite la puissance de cet exorde
ex abrupto qui est comme la prise de possession, par la
volonté d'un géant, de l'objet de sa pensée. La seconde et
la troisième idée renchérissent encore. Ici nous sommes
très loin de Haydn et même de Mozart, en plein déchai-
608 LES TEMPS MODERNES

nement de l'inspiration beethovenienne et la vie pro-


;

fonde de l'â'me s'exprime avec cette fougue d'éloquence


que J.-S. Bach mettait souvent dans le contrepoint pure-
ment formel. La 4e idée (fin de la l re mesure, ligne 2,
p. 79 de ledit. Litolff) est d'une tendresse délicate, apaisée;
et ses premières notes ne sont que la reprise, en mineur,
du thème initial, d'une violence si dramatique!... L'orage
reprend bientôt après; la grandeur, l'éclat, la force impé-
rative du morceau sont dus en partie à l'emploi très
simple de la gamine de la majeur descendue d'abord en
octaves par la main gauche, puis montée en crescendo
furieux par la main droite sous forme d'octaves arpégées
avec broderie de la note supérieure. Après une belle phrase
de tendresse et d'accalmie qui débute par des blanches à
l'unisson, cette partie se termine par un bref et cocjuet
dialogue des deux mains, modulant du majeur au mineur,
sur la pédale de la. (Dans le développement, cette note est
employée comme sensible, et conduit à la tonalité de si
bémol.) Tout cet ensemble, d'une unité si puissante,
semble avoir été improvisé on connaît cependant des
;

esquisses qui attestent un assez long travail de prépara-


tion. Le deuxième mouvement de cette sonate, Largo emesto,
a une telle majesté, empreinte de mélancolie, que cette
pièce, écrite pour piano forte ou clavecin, évoque le sou-
venir des plus nobles et des plus grandioses compositions
pour orgue. Le motif est d'ailleurs très simple; on l'a rappro-
ché delà musique pour la mort de Claire, dans Egmont; il
n'a pourtant rien de funèbre. Il se compose de deux parties,
l'une de 5 mesures modulant de ré mineur à sol mineur,
l'autre de 4 mesures faisant retour au ton initial. Dans la
suite, d'une parfaite clarté de construction, abondent les
traits pathétiques et dramatiques. Tout cela n'est plus, à
l'ancienne manière, un jeu d'arabesques discrètement colo-
rées une grande âme a pénétré dans la musique et parle un
:

langage d'un accent profondément personnel. Le Menuet


est très différent des innocents badinages de l'ancien genre ;

e
la 2 idée, et les imitations qui en sont faites, rappellent
plus le stvle de la fugue que celui du scherzo. Les dialo-
gues du trio sont eux-mêmes très affranchis de la tradi-
tion. Le Rondo parait un peu abstrait, froid et pénible,
LE GÉNIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 609

faible en somme, dans le voisinage écrasant de ce qui pré-


cède.
La sonate « pathétique », la plus populaire du recueil à
cause de son titre suggestif, fut publiée vers la fin de
1799. Nous en avons donné plus haut une brève apprécia-
tion à laquelle nous n'ajouterons que peu de mots. Ici encore,
dès la première page, Beethoven transforme la sonate. Les
phrases lentes et majestueuses, au début d'une œuvre, ne
sont pas rares chez Haydn mais elles forment un simple por-
;

tique d'introduction qui pourrait être supprimé sans que


la suite en souffrit une altération essentielle; le grave ini-
tial de la « pathétique » est tout autre : il reparaît deux
fois dans le premier mouvement; il est une partie organi-
que de l'ensemble, un élément nécessaire de la pensée
qui en fait l'unité. Il est, au demeurant, très inférieur
au « maestoso » de la 32 e sonate op. 111. L'Allégro molto e
con brio, qui débute par une gamme mineure sans inter-
valle de seconde, est certainement remarquable par la
richesse des idées et des modulations, mais inférieur, lui
aussi, pour le pathétique, au premier mouvement de la
V e symphonie. L'Adagio, plus encore que celui de la
7 e sonate, est un chant; la phrase en 8 mesures du début,
écrite à trois parties si bien équilibrées, est un type de
beauté simple et noble, de sentiment contemplatif, digne
d'être comparé aux plus hauts chefs-d'œuvre de l'art grec.
On y peut signaler l'audace géniale avec laquelle Beethoven
passe du ton de la bémol mineur au ton de mi naturel
majeur, grâce à un/à dièze qui parait substitué àunso^bémol :

Cette tonalité de mi majeur est bientôt abandonnée par


un changement non moins expressif du groupe sol dièze-si
naturel en la bémol-r/o bémol :

Combarieu. — Musique, II. 39


610 LES TEMPS MODERNES

Le Rondo final est encore la partie la moins pathétique


de cette sonate.
Les deux sonates qui forment l'opus 14 parurent en 1799.
La première se trouve partiellement ébauchée dans des
esquisses qui remontent à 1795. Elle fut remaniée en un
« quatuor pour deux violons, alto et violoncelles, d'après
une sonate composée et dédiée à la baronne de Braun par
L. V. Beethoven, arrangé par lui-même » (1802). C'est une
œuvre de style tempéré. La partie la meilleure est Y Alle-
gretto; on est étonné du témoignage de Schixdler nous
apprenant que Beethoven le jouait comme un allegro
furiosol — Supérieure à la précédente, la sonate en sol,
n° 2 de l'op. 14, est d'un bout à l'autre un chef-d'œuvre de
grâce enjouée; après avoir persisté dans YAndante, ce
caractère prend, dans le Rondo, un air et une allure de
mutinerie humoristique allant presque jusqu'au baroque.
La sonate en si bémol, op. 21, parue en 1802, est une
œuvre purement musicale, pleine d'élan et de jeunesse;
Y Adagio n'est pas des plus originaux, mais a une belle
ligne mélodique, avec une ampleur qui rappelle la manière
de Hœndel. Le Menuet (dont le mineur permet d'admirer
une fois de plus l'indépendance d'esprit de Beethoven) et
le Rondo ont la verve infiniment aimable de Mozart.
L'usage de l'anacrouse dans les thèmes de début a rare-
o
ment produit des effets plus séduisants.
La sonate en la bémol majeur, op. 26, est composée
d'un Andante avec cinq variations, d'un Scherzo, d'une
Marche funèbre et d'un Allegro. Ces diverses parties
expriment des nuances différentes d'un même sentiment
qui paraît les dominer et faire l'unité de l'ensemble. Dans
le premier mouvement et dans ces variations qui sont une
reprise de la pensée (non un de ces jeux qu'on prolonge
indéfiniment), il y a une mélancolie souriante et qui, si
l'on peut dire, cherche à se distraire :elle s'anime de
forte passion dans les deux premières périodes du
Scherzo, s'enveloppe, dans le trio, d'une tendresse très
douce, et s'assombrit d'un deuil tragique dans YAndante
maestoso, complété par un épilogue non sans analogie
avec celui que Chopin a donné à sa Marche funèbre.
D'après Ries et Czerxv, Beethoven aurait emprunté l'idée
LE GENIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 611

de cette Marcia sulla morte d'un Eroe à un opéra de


Paër, Achille, représenté à Vienne le 6 juin 1801. La
sonate en la parut à la fin de la même année; mais,
d'après Nottebohm, un cahier d'esquisses en fait remonter

le projet à 1799. M. Quittaud a repris la question (Reçue


musicale de 1808), sans conclure. Czerny a dit aussi que,
dans le finale, Beethoven avait imité la sonate en la
bémol dédiée par Cramer à Haydn. Trop de différences,
malgré des ressemblances de forme, séparent les deux
ouvrages, pour qu'on s'arrête à cette opinion.
L'opus 27, publié en 1802, comprend deux sonates. La
première, en mi bémol majeur, débute par un Andante
assez bref, de caractère élégiaque (Nagel). On pourrait
aussi bien dire que c'est un récit de ballade, ou encore
une pastorale... Il est coupé, de façon insolite, par un
Allegro brillant, dont l'allure fait songer à certaines pages
de Weber, et qui a paru rompre l'unité de l'ensemble.
Cette œuvre est purement musicale; elle a, par surcroît,
le titre de Fantaisie. Là est toute l'explication de son
étrangeté. h' Allegro molto e vivace, tout en noires, a une
signification dramatique très originale, justifiant le titre
adopté par Beethoven. Il en est de même du bref Adagio
d'expression intense et grave qui s'enchaîne avec un Allegro
un peu spécial et divers, commençant de façon mysté-
rieuse, preste et joyeux dans la suite, et concluant, après
un retour du thème grave et une cadence brillante, par
une coda très rapide. Cette sonate est une sorte de conte
musical auquel on ne peut faire qu'un reproche celui :

d'être écourté.
La sonate n° 2 de l'opus 27 est présentée aussi avec le
titre « quasi una fantasia » ; et ce mot explique suffisam-
ment du compositeur qui, au lieu de donner au
la liberté
premier mouvement la forme typique de la sonate, déve-
loppe un Adagio un peu rhapsodique. Mais c'est une
« fantaisie » pour le plan seulement; en ce qui concerne
l'expression, Beethoven n'a jamais rien écrit qui vint plus
directement de son cœur et eût plus de pathétique élo-
quence. Sur le rythme de triolets qui règne immuable-
ment dans cet Adagio, soutenu par des basses admirables,
chante une mélodie à la fois tendre et résignée, doulou-
612 LES TEMPS MODERNES

reusement suppliante parfois. Tout ce qui est individuel


est ineffable, a dit Leibniz. On ne peut que signaler ici
des moyens d'expression vus du dehors : la répétition, si

belle en sa simplicité, de la même formule (au soprano,


mesures 5-7); les modulations à' ut dièze mineur au ton
parallèle (mi), au ton de si naturel, de fa dièze; les
brusques passages du majeur au mineur (mesures 9-10) et
inversement (mesure 15) : les passages du registre grave

au registre aigu, les alternances de crescendo et de dimi-


nuendo ; cet intervalle de neuvième (si naturel, do naturel)
qui est un suprême appel de tendresse, répété deux fois,
puis transposé à la seconde supérieure dans la dernière
partie; et, sur la pédale de sol dièze, tenue durant douze
mesures, ces arpèges, banals par eux-mêmes, qui, par un
mystérieux effet de la pensée musicale, deviennent le lan-
gage de lame la plus passionnée, la plus tendrement sup-
pliante... Ce monologue où se concentre tant de vie per-
sonnelle est suivi d'un Allegretto qui semble continuer
l'appel de tendresse, mais sous forme aimable, souriante,
courtoise, à la française, avec une éclaircie d'espérance.
Le finale, Presto agitato, est une explosion de passion
éperdue... Par un des traits de génie qui abondent dans
cette partie, il est d'abord relié, en un dessin purement
rythmique, à l'Adagio du début. Au lieu d'être arpégé
en triolets immobilisés sur un intervalle de sixte, le
même accord bondit dans une montée d'assaut, haletante
et furieuse. La chevauchée des Valkyries, dans le drame de
R. Wagner, n'a pas plus de fougue sauvage. Le thème de la
symphonie en ut mineur, dont on a dit Ainsi frappe le
Destin..., n'est pas aussi tragique que le sforzato soudain du
double accord qui termine le trait initial, en croches posées
sur un temps faible. Cette formule est encore plus expres-
sive quand elle est répétée dans la suite sous forme abrégée.
Il n'y a pas ici de mélodie proprement dite : ce sont des
formes rythmiques traduisant, sans intervention apparente
de la pensée, l'agitation de l'âme. Il en est de même des
six mesures suivantes où, sur la pédale de sol dièze, la voix
du milieu se meut à intervalles de sixte des notes infé-
rieures de la partie de soprano. Après un point d'orgue
dramatique, suivi par la reprise impétueuse du thème de
LE GÉNIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 613

début, reparaît (l'agitation passant à la basse)


la vocalité

dans une phrase qui est pathétique d'une autre façon, par
l'accentuation des temps faibles, et par des progressions
comme celle-ci :

I&É xi m.ë m um $
On peut signaler, comme équivalent des coups de
théâtre qu'on admire chez les [plus grands dramaturges,
ces modulations hardies :

i^dêmm
Ce Presto, d'un réalisme psychologique saisissant et
d'une allure toute romantique, est cependant construit sur
le plan normal de la sonate (ABA'), avec cette réserve
que
la troisième partie est une très libre récapitulation de la

première. Les arpèges et la cadence qui précèdent, vers

la fin, les deux mesures d'adagio, sont particulièrement


remarquables. Dans cette œuvre de Titan, quelle influence
ont eue certains faits de la vie intime et sentimentale du
compositeur? Goethe disait que la musique n'a besoin
d'attache avec aucune donnée expérimentale (et, pour cette
raison, il considérait Mozart comme le musicien idéal).
Beethoven n'est pas précisément, ou toujours, dans ce cas;
mais on rabaisserait ses chefs-d'œuvre en les expliquant
par des chagrins d'amour. Il faut se garder de dire post :

hoc, ergo profiter hoc! Cette sonate fut appelée par les

Viennois « Sonate de la tonnelle » (die Laubensonate),


Beethoven en ayant improvisé le début dans un jardin.
La sotte appellation « Sonate du clair de lune » est impu-
table à Rellstab qui, dans l'Adagio, croyait voir un ell'et de
la lune sur le lac des Quatre Cantons!
A cette tragique sonate en ul dièze où bouillonne tant
de passion, succède, op. 28, l'aimable Pastorale qui,
d'après le manuscrit original, fut achevée en 1801 : elle
614 LES TEMPS MODERNES

parut ii Vienne en 1802. Dès début, elle s'annonce


le
comme une œuvre ingénue
mais l'ingénuité d'un
;

Beethoven, ainsi qu'il apparaît dans la deuxième partie


du premier mouvement, dans l'Andante et dans le finale,
n'est pas celle de Haydn! Dans l'Allégro initial, on a
remarqué le grand nombre des points d'orgue, la forme
non rigoureuse de l'écriture à quatre parties, la longueur
de la ligne mélodique (on pourrait dire, par exemple, que
la première idée ne finit qu'à la 39 e mesure!). On peut
y
joindre la douceur générale du discours musical, qui
n'abuse pas des accents et se maintient (l re partie) dans la
sonorité caressante du piano. Sur une pédale de ré naturel,
qui, d'abord à la basse, passe ensuite au ténor, se pose,
comme entrée de jeu, un accord de septième, qui, faisant
attendre sa résolution et supposant même un membre de
phrase antécédent (lequel serait ici sous-entendu), a la
même valeur expressive que des yeux ingénus, au regard
direct et légèrement interrogateur. (On peut comparer la
Symphonie qui débute par un accord de septième sur
I,

la dominante du ton de fa majeur; le premier accord


arpégé de l'Allégro final de la sonate op. 26, l'Allégretto
de la sonate op. 27 n°2. C'étaient des nouveautés hardies.)
Une page exquise est celle qui débute en do dièze majeur,
et où le chant se réduit d'abord à une seule note (do dièze),
brodée au demi-ton inférieur. Beethoven a écrit là ses
« Murmures de la forêt », —
ceux du bocage tout au moins.
Ce chant qui se développe par intervalles chromatiques très
doux, cet accompagnement délicieux où le simple change-
ment d'un mi dièze en mi naturel conduisant, par l'accord
de septième de dominante, au ton de la, donne une impres-
sion de bien-être si pénétrante; ce n'est pas le tableau
décoratif de la forêt germanique, mais la poésie intime d'une
nature moins inquiétante, la paix estivale goûtée sous les
arbres

Dont l'ombrage incertain lentement se remue...

L'Andanteest un mélange de noblesse beethovenienne


et de grâce légère. Le piquant épisode en ré majeur qui
l'éclairé d'un sourire de malice n'est pas sans analogie
avec le Larghetto de la Symphonie II (achevée en 1802). Le
LE GÉNIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 615

Scherzo est un jeu dont la fantaisie nous l'ait penser à ce


que Chabrier ou Saint-Saëns ont écrit de plus original.
Le caractère « pastoral » en est absent; il reparait dans
le Rondo final qui, par son thème initial rapproché de
l'Allégro du commencement, a suggéré sans doute le titre
« pastoral » de la sonate (lequel n'est pas l'œuvre de
Beethoven lui-même). Il faut cependant observer que
Beethoven ne maintient pas jusqu'au bout ce caractère
naïf, et que la puissance de son génie musical l'entraîne
en des épisodes de grande envergure son inspiration
:

dépasse le cadre de l'idylle comme aussi l'esprit du rondo,


et tend à pénétrer dans un monde plus complexe. L'épisode
en sol mineur (p. 183, 1. 6, éd. Litolff) est rapproché par
Nagel d'un passage de la grande sonate en fa majeur
(andante) de Mozart.
Les sonates en sol majeur, ré mineur et mi bémol
majeur forment aujourd'hui l'opus 31. La deuxième de ce
recueil est la plus importante.

Les deux premières sonates de l'opus 31 parurent en 1803, dans


le 5 e cahierdu Répertoire des clavecinistes de Nagell. La dernière
parut dans le 11 e cahier du même recueil, en formant, avec la sonate
pathétique, l'opus 23. A Vienne, Simrock édita les deux premières
compositions en 1803. Un peu plus tard fut publié l'ensemble : Trois
sonates pour le clavecin ou piano-forte, œuvre 29 (sic) à Vienne, chez
Jean Cappi. La sonate n° 1, en sol, est considérée avec raison comme
inférieure aux œuvres habituelles du maître. Czerny, qui lavait
étudiée avec Beethoven lui-même, trouve le premier mouvement
« énergique, amusant et spirituel » (launig und geistreich). Cet
Allegro vivace débute de façon franche et décidée mais on ne tarde
;

pas à rencontrer des remplissages purement pianistiques. Le compo-


siteur génial qui, à la fin de la sonate en ut dièze mineur, donne
une expression tragique à une simple gamme chromatique et à un
trait sur les notes d'un accord de neuvième, introduit ici, dès la
doubles croches, des gammes et des arpèges
4 e ligne, des dessins en
qui sont un peu vides. L'Adagio, que Czerny appelle une romance au
un « nocturne », mérite la première qualification, mais dans le sens
défavorable du mot. Plein de traits à effet, il est « italien » (Marx),
ou trop près de la première manière de Mozart (Elterlein). Nagel
en rapproche le thème du passage de la Création de Haydn que nous
donnons en tête de la page 616.

Avec la sonate en ré mineur, nous entrerions, d'après


certains critiques, dans cette « seconde période » où le
616 LES TEMPS MODERNES

f JirâpTP J ^
j

r[ia'^

maître a modifié son style, et dont le début est marqué,


pour la symphonie, par l'Héroïque. Czerny n'a-t-il pas
rapporté cette parole de Beethoven « Je ne suis pas
:

content de mes ouvrages antérieurs; je veux entrer dans


une nouvelle voie »? 11 nous paraît cependant difficile de
parler d'un progrès, après le n° 1 de l'opus 27 que nous
regardons comme une limite dans l'expression du senti-
ment et la réalisation du beau purement musical. Ce qu'on
peut dire de plus élogieux de la sonate en ré, c'est qu'elle
est à la même hauteur que ce chef-d'œuvre. Elle débute,
de façon solennelle, par l'arpège d'un accord de sixte, à
la dominante du ton de ré, mais prend bientôt une allure
passionnée, inquiète, romantique.

Au sujet des 13 premières mesures de l'Allégro qui suivent la


transposition en ut de la formule du début, nous ferons une obser-
vation qui pourrait trouver place presque à chaque page du recueil
usuel des sonates. Elle concerne les diérèses marquant les divisions
rythmiques et qui sont comme la ponctuation d'un texte musical. On
lit dans les éditions courantes (pour nous borner à ce fragment):

Nous comprenons ainsi cette pathétique période :

1
LE GÉNIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 617

Il est inutile d'insister sur la différence de ces deux


versions. La
seconde nous paraît seule conforme à la pensée de Beethoven. L'écri-
ture que le compositeur peut avoir adoptée sur son manuscrit ne
fournirait nullement un argument décisif pour adopter ou repousser
l'une de ces formes. D'abord, les signes rythmiques sont la ponctua-
tion d'un texte; et la ponctuation d'un texte appartient à celui qui
l'édite. En second lieu, il y a quelque chose de bien plus important
que l'observation ou l'inobservation graphique de la diérèse par le
compositeur lui-même sur le papier à portées c'est la structure de
:

la phrase. Notre Allegro commence par une anacrouse qui se repro-


duit nécessairement dans les membres de phrase qui suivent; aussi
pensons-nous qu'au lieu de

il faut dire, à moins de ne voir là qu'un paquet de notes,

^JJ i fl jjj
j'^ i
JT Jj jjV i
^^ ^nî i

Ces diérèses, en dégageant Tanacrouse des membres de phrase,


leur restituent Y énergie du discours musical, énervé, affadi, par l'ha-
bituelle absence de ponctuation rythmique. Et cette correction nous
paraît indispensable dans le texte d'une œuvre où se déchaîne
une volonté obstinée, presque menaçante.

Ce premier mouvement est dramatique comme le finale

de sonate en ut dièze, mais avec une nuance différente


la
et très spéciale c'est encore un ouragan de passion,
:

mais dirigé par une force consciente qui semble vouloir


dominer un obstacle et affirmer sa toute-puissance. Les
notes isolées que la main gauche frappe au-dessus de la
droite (p. 202, lignes G et 7) ont la valeur d'un geste impé-
ratif; et, après la modulation en mi naturel majeur, les
formules brèves, haletantes (avec des anacrouses, cette
fois, indéniables), qui répètent la même idée en morcelant
la période, éveillent l'idée d'une lutte pathétique... La
forme de l'ensemble, sans que l'unité d'expression en
soit jamais troublée, est libre comme le génie lui-même.
Ainsi, dans 3 e
partie,
la après avoir reproduit le Largo de
début, Beethoven ajoute un récitatif d'une dizaine de
mesures, sans accompagnement, coupé par 3 mesures
618 LES TEMPS MODERNES

d'allegro et 2 mesures d'adagio. Et rien n'est plus émou-


vant, après le point d'orgue et le changement enharmo-
nique de la bémol en sol dièze, que les accords mystérieux
qui suivent, pianissimo, interrompus, de quatre en quatre,
par des arpèges qui sont des éclairs de passion. Tout cela
est inexplicable par les règles du genre ou les habitudes tra-
ditionnelles, mais souverainement beau. Dans Fidelio,
dans les opéras antérieurs, il n'y a rien de comparable à
cette dernière page. Beethoven crée, avec les sons et les
rythmes, un langage direct de l'âme. Ces observations
s'appliquent aussi à l'Adagio en si bémol, d'une gravité
recueillie où reparaît, après le triomphe douloureux, une
sorte de tendresse réparatrice et presque repentante.
h' Allegretto final, remarquable par sa forme tripartite et
l'unité de son rythme, semble vouloir effacer tout souvenir
pénible par un retour normal à la joie de vivre.

Un peu pâle et dépourvue d'intérêt humain, paraît, à côté de ce


monument, la sonate n° 3 de l'opus 31. Elle fut publiée en 1804.
C'est une œuvre du genre tempéré, d'une musicalité discrètement
colorée de passion, et où prédominent les sentiments aimables. Il y
a un art de sourire en musique Beethoven y excelle dans YAndantc
;

et dans le Menuet. Le do bémol qui, seul, empêchait Lenz de rattacher


cette petite pièce à la manière de Haydn et de Mozart, n'est qu'une
touche un peu plus vive dans un tableautin, un mot un peu plus
accentué dans un madrigal, une moue de coquetterie; et le trio
semble avoir été écrit par la plus charmante des trois Grâces... Le
finale, qui réunit la forme rondo et la forme sonate, est, d'après
Nagel, un « torrent de feu » (feurig strbmende Finalel) Sans doute;
mais ce tourbillon est celui d'une danse sautillante cette flamme est
:

celle d'une joie un peu superficielle. Les sentiments profonds y ont


peu de part.— Les deux petites sonates de l'opus 49, de cinq pages
chacune, sont d'innocentes et faciles œuvrettes, au bas desquelles on
ne s'étonnerait point de trouver la signature de Haydn enfant. Leur
publication fut anuoncée par la Wiener Zeitung du 19 janvier 1805,
mais elles étaient très vraisemblablement composées bien avant cette
date.

Nous revenons à la grande poésie et au romantisme


dépassant l'art traditionnel avec L Aurore, op. 53. D'après
Thayer, cette sonate éblouissante fut composée, ainsi que
Y Appassionata, à Dôlling, durant l'été de 1804. On ima-
gine sans peine qu'elle ait été inspirée par une de ces
journées du mois de juin où les levers de soleil sont si
LE GENIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 619

beaux. Elle est annoncée par la Gazette de Vienne du


15 mai 1806, comme « Grande Sonate pour le piano-forte,
dédiée au comte de Waldstein » (lequel s'était rendu à
Bonn en 1787 et s'était lié d'amitié avec Beethoven). On
pourrait lui donner la même épigraphe générale qu'à la
symphonie pastorale la description réelle y est discrète,
:

et le sentiment anime tout. Quant au plan, bien qu'il soit


classique dans ses grandes lignes, il serait difficile d'en
rendre compte en entrant dans le détail du discours, telle-
ment est riche et continue l'inspiration du musicien. Beetho-
ven entre tout de suite in médias res. Un thème de quatre
mesures prélude au grave, dans un pianissimo approprié à
l'idée de commencement, et le voilà qui se hâte de
moduler à dominante sur laquelle se pose,
la le dans
registre aigu, un dessin bref qui est comme un geste indi-
cateur. Autre anomalie, au regard des maîtres d'école : à
la cinquième mesure, ce thème se répète, mais brusque-
ment, sans liaison, dans le ton éloigné de si bémol,
seconde inférieure du ton initial. Faut-il aller jusqu'au
point d'orgue de la treizième mesure pour trouver, comme
le pensait Lenz, la fin de ce qui constitue l'antécédent de
la première idée? Peut-être; mais, demande Nagel, où finit
le conséquent, la seconde partie de la période?... Sans
doute à la mesure 31 mais elle conclut sur le ton de si
;

naturel majeur, après avoir débuté en ut! Tout va, tout se


renouvelle, sans souci des règles de la rhétorique sonore.
Le génie de Beethoven semble emprunter à la Nature
quelque chose de son indépendance et de sa diversité. Il a
des brusqueries qui sont des trouvailles de génie. Ainsi,
dans la troisième partie de l'Allégro, il ne peut se
résoudre à une simple récapitulation, et introduit un épi-
sode entre le thème fondamental et sa reprise en substi-
tuant brusquement un la bémol au sol normal :

Partout l'expression est intense, mais obtenue par les


moyens les plus simples. Après une page qui a un carac-
620 LES TEMPS MODERNES

tèrepurement instrumental, chante (à la 35 e mesure) une


mélodie qui se ramène à la suite descendante et remon-
tante : sol, fa, mi, ré, do, ré, mi, fa, sol, et cette belle

phrase, où la vision des choses semble devenir une religion


de la Nature, fait songer aux vers du poète :

L'Aurore apparaissait. Quelle aurore? un abîme


D'éblouissement vaste, insondable, sublime :

Une ardente lueur de paix et de bonté,

Beethoven avait d'abord un Andante pour faire


écrit
suite à l'Allégro. Ries raconte que cet andante parut trop
long à un ami, et que Beethoven, se rendant enfin à la cri-
tique, le remplaça par Y Adagio actuel. Cette page qui sert
d'introduction au finale est un monologue sans rapport
apparent avec le sujet de l'aurore, mais d'un sentiment
profond, rêveur, plaintif, caractérisé par la brièveté des
premiers motifs qui semblent ébauchés comme des gestes
d'admiration, par le chromatisme (basses des mesures 1-6),
la liberté des modulations, et, clans la phrase chantante du
milieu, par l'usage de l'écriture tantôt à trois, à deux et à
quatre parties. A la 17 e mesure, il y a une reprise de
l'ensemble avec ébauche d'un développement qui s'arrête
bientôt devant le Rondo. Ce finale, fresque éblouissante, a

plus de 500 mesures il nous révèle un Beethoven aussi éton-


;

nant dans la musique décorative que dans l'expression de la


vie la plus intime et la plus profonde de l'àme. L'imagina-
tion d'où il est sorti est d'un autre genre que celle de
Hœndel écrivant presque mécaniquement une soixantaine
de variations sur un air de chaconne le coloris est :

d'une richesse magnifique, les rythmes abondent comme


les sources et les torrents dans certaines montagnes, mais
tout est œuvre de sentiment. Beethoven agrandit et géné-
ralise son sujet il y voit surtout, sans souci du détail à
:

effet, la remise en marche, le réveil chantant et comme le


ruissellement de la vie universelle. Pour peindre l'aurore,
il semble n'avoir regardé que dans son propre cœur.

La sonate en fa majeur, opus 54, parue en 1806, n'a que deux


mouvements un Tempo di menuelto qui n'est ni un menuet, ni un
:

premier acte de sonate, mais peut être regardé comme un petit


LE GENIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 621

rondo, et un Allegretto, sorte d'étude magistrale, qui affecte la même


forme. L'œuvre est aimable et souriante, mais sans caractère très
personnel.

La sonate en fa naturel mineur, op. 57, compte parmi


les œuvres où on reconnaît le mieux le génie du Maître.
La première édition est de 1807 (à Vienne, au bureau des
Arts et d'Industrie); mais les cahiers d'esquisses montrent
que certaines parties furent en préparation dès 1804. Elle
est dédiée « au comte Françoisde Brunswick », admirateur
et ami de Beethoven, violoncelliste distingué. Schindlejr
fait observer qu'elle enrichit la tessiture du piano en l'éten-
dant jusqu'au miv Ries parle d'une très longue promenade,
où on avait perdu son chemin, et au cours de laquelle
Beethoven avait grommelé, quelque peu hurlé même
(geheult), sans rien chanter de précis. C'était le dernier
Allegro de sa sonate qui grondait clans sa tête! « Au retour,
ajoute Ries, Beethoven entra dans sa chambre et, sans
ôter son chapeau, se mit au piano. Je m'assis dans un coin,
et bientôt il oublia ma présence. Pendant plus d'une heure,
il fit tempête sur le clavier en essayant le nouveau et
la
beau de son œuvre. Enfin, il se leva, parut étonné de
finale
me voir, et dit Aujourd'hui, je ne peux rien vous jouer;
:

il faut que je travaille! » A cette composition —


dont la
caractéristique n'est embarrassante que si on a des préoc-
cupations de critique étrangères à l'art musical —
on a
donné diverses étiquettes compliquées unbewusste Pro-
:

grammusik, musique à programme inconsciente, Situation-


musik (Kohler), Gelegenheitmusik, musique de circonstance
(Nagel), dans le sens où Gœthe entendait ce mot pour ses
propres poésies... Des concepts qui entrent dans ces voca-
bles composés, nous inclinerions à ne retenir tout simple-
ment que le dernier Musik. Le titre à' appassionata
: —
qui
conviendrait à tous les chefs-d'œuvre de Beethoven. \
compris la Messe solennelle —
suggère, il est vrai, l'idée
d'intentions réalistes, de modèles empruntés à l'expérience,
de dessous très humains permettant de livrer en langage
commun le secret de cette sonate, dont il n'est pas une
mesure qui n'exprime quelque chose de la vie de l'âme.
Mais une telle musique épure et transforme tous les fer-
ments de souffrance ou de joie dont elle est alimentée. Ici,
622 LES TEMPS MODERNES

Beethoven traite le sujet « passion » comme il a traité le


sujet de 1' « aurore », avec toutes les puissances de son
cœur inséparablement unies à celles de son imagination,
objectivement et de façon très générale, en penseur et non
en martyr, en artiste qui construit et non en homme qui
se confesse. Si c'est une tragédie, elle ressemble à celles
de Sophocle, à la fois pathétiques et sereines, construites,
comme les temples grecs, avec un sentiment divin de
l'harmonie. Vainement, on y chercherait le signe d'une
1
âme malade ou troublée. Dans Y Allegro en ~q- qui débute,

au grave, par un thème d'une ligne si noble et si nette, la


partie la plus admirée est la deuxième {développement de
69 mesures), œuvre de géant dont la puissance persiste
dans la libre reprise de la première partie et dans la coda
qui la complète. L'Andante con moto, d'une tonalité qui
est à la tierce majeure au-dessous du ton régnant dans
l'ensemble de la sonate, a cette grandeur et cette noblesse
beethoveniennes qui sont faites de simplicité. Beethoven
varie un thème de 16 mesures, aux basses magnifiques,
décomposable en formules qui ont peu de traits communs,
mais sans tomber dans l'étalage de virtuosité habituel aux
Variations proprement dites, ce qui eût arrêté le mouve-
ment de l'œuvre et rompu son unité. Le Finale, fruit d'un
travail de méditation et de corrections qui est connu par
plusieurs esquisses, a une forme qui appartient plus au
plan d'une sonate qu'au genre rondo. Il a deux parties
(avec reprise), dont la seconde introduit une pensée nou-
comme un épisode. Pour l'expression, il est
velle, traitée
du même genre que le finale de la sonate en ut dièze
mineur. Après une introduction de cinq mesures, dont le
rythme énergique ne reparaîtra plus, et qui est comme un
coup de théâtre (dissonance de septième impérieusement
frappée) annonçant une âpre reprise de la lutte, il se
déchaîne en sourd grondement d'orage, avec une véhémence
toujours grandissante, suivant une progression d'abord
sensible dans la transposition du thème à la seconde supé-
rieure (ré bémol au lieu d'ut). C'est là surtout que l'éti-
quette appassionata est justifiée. Il y a de br efs fugatos, des
imitations serrées, des strettes qui sont comme des corps à
LE GENIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 623

corps pathétiques clans un combat de héros. Et tout s'apaise


à la fin, dans la sérénité de l'art triomphant.
La 25 e sonate en fa dièze mineur, op. 78, est séparée de
la précédente par un intervalle que remplirent, entre autres
chefs-d'œuvre, la composition de l'ouverture pour Coriolan,
la V
e e
et la VI symphonie, le 5 e concerto pour piano.
D'après le catalogue de la Bibliothèque de l'archiduc
Rodolphe, à qui Beethoven en avait envoyé une copie
manuscrite, elle fut terminée en octobre 1807 (en Hongrie,
dans le château du comte de Brunswick). Elle fut publiée
en 1810 (Leipzig, chez Breitkopf) avec le titre de a Grande
Sonate pour le piano forte dédiée à M mc
la comtesse Thé-
rèse de Brunswick ». On a cherché, sans beaucoup de
succès, à préciser la nature des relations (amour ou amitié?)
qui avaient motivé cette dédicace. En mai 1807, Beethoven
disait dans une lettre au comte : « Embrasse ta sœur Thé-
rèse ». Et Thérèse, qui a droit, comme quelques autres
femmes, au titre « d'immortelle bien aimée », puisque son
nom est au frontispice d'une œuvre de tendresse signée
d'un tel nom, envoyait son portrait à l'ami de son frère
avec ces mots « Au rare génie, au grand artiste, à l'homme
:

bon! » Le document le plus précieux qui puisse nous


éclairer est cette sonate n° 25. Elle est profondément
expressive, et d'un caractère tout intime, comme ces pièces
de R. Schumann pour lesquelles la publicité de la salle de
concert paraîtrait brutale ou indiscrète et qui doivent être
senties dans un a-parte recueilli. Techniquement, c'est
une fantaisie, presque une rhapsodie, où sont abandonnées
les règles ou les habitudes concernant la disposition de la
forme et le traitement des motifs. Elle débute par un adagio
de quatre mesures, d'une ligne très pure et très élégante,
dont le thème ne reparaîtra plus. C'est comme l'agenouil-
lement devant l'autel et l'acte préliminaire d'adoration
avant l'office du jour! Infiniment douce, toute pénétrée
d'un respect attendri, la pensée monte, invisible encens,
dans la tonalité blonde et dorée de fa dièze :

_. n\
4&
624 LES TEMPS MODERNES

Beethoven n'a rien écrit de plus pénétrant que cette


courte phrase, simple pourtant! belle comme un de ces
si

vers fameux qui en disent plus long qu'une tirade, et qu'on


aime à citer pour résumer tout un ordre d'idées.
Dans la suite, on trouve une série de périodes dont
chacune est un tout, ce qui donne à l'ensemble un air
rhapsodique ou fragmentaire; l'unité est néanmoins par-
faite :elle a son principe dans le sentiment, non dans
l'emploi de moyens extérieurs. La partie de développement,
qui conserve ce caractère, est remarquable par les modu-
lations. Elle reprend d'abord le thème fondamental en fa
dièze mineur, puis passe en la majeur, en sol dièze mineur,
arrive enfin au ton d'ut dièze qui nous ramène facilement
au point de départ. Dans la 3 e partie (que complète une
très belle coda), il faut signaler cette solution de la ligne
mélodique, où le sentiment se retient (ici encore, on pense
à Schumann) :

Le second mouvement, un peu inférieur au premier pour


profondeur de l'expression, porte l'étiquette
la netteté et la
« Allegro Vivace », mais peut être assimilé à un Rondo.
Il n'est pas exempt de singularités d'écriture, et de har-

diesses de modulation. Un exécutant d'intelligence supé-


rieure peut seul en pénétrer et en faire comprendre le sens
un peu fuyant.

La sonatine en parue en décembre 1810 à Leipzig,


sol majeur,
revient à la forme primitive
et simpliste de Haydn. C'est de la
musique pure, agréable, superficielle. Dans YAndante, la phrase
en mi bémol est légèrement poncive, et d'un italianisme où on
reconnaît mal l'auteur des œuvres colossales dont nous venons de
parler. Wasilewski conjecture, non sans raison, que c'est un essai
de première jeunesse que Beethoven aura publié pour satisfaire aux
exigences d'un éditeur.

Fort au-dessus de cette aimable brunette du piano, mais


à une assez grande distance des compositions de premier
rang, est la sonate en mi bémol majeur qui, avec le sextuor
du même ton, forme l'opus 81. Dans la série que nous
LE GENIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 62:;

passons en revue, son originalité fait apparaître le génie


de Beethoven sous un nouvel aspect. Elle fut publiée en
1810 avec ce titre Les Adieux, l'Absence et le Retour,
:

sonate pour le piano-forte composée et dédiée à Son Altesse


impériale V Archiduc Rodolphe à' Autriche (Leipzig, chez
Breitkopf). Des circonstances tragiques ont mis sur ses
deux premiers mouvements l'ombre d'une tristesse pro-
fonde où le patriotisme et l'amitié ont une part égale.
L'Autriche avait déclaré la guerre à la France en 1809;
mais Napoléon, prenant l'offensive, avait bientôt marché
sur Vienne. L'archiduc Rodolphe dut abandonner la capi-
tale (4 mai 1809), et c'est ce départ qui inspira le mélan-
colique adagio au-dessus duquel le compositeur a inscrit
ce mot de sa propre main das Lebewohl (l'Adieu).
:

Rodolphe rentra à Vienne le 10 janvier 1810. De là, un « pro-


gramme » de musique en trois parties, ce qui ne signifie pas que
cette sonate est une musique à programme ». si l'on entend par là
<c

une musique au service d'un texte littéraire donnant des indications


précises. Les chagrins de la séparation et de l'absence chantés ici
sont aussi bien ceux d'Israël que ceux de l'Autriche, aussi bien ceux
de Tite et Bérénice que de Beethoven et de son ami l'archiduc. On
peut hasarder que le côté faible de cette sonate, malgré la sincérité
et la profondeur du sentiment, est une technicité musicale parfois un
peu sèche ou trop courte. Ce mot Lebewohl, directement noté, donne
lieu à un rythme mélodique d'abord languissant et comme abattu,
puis — suivant la loi des contrastes si chère à Beethoven d'un pathé- —
tique presque éperdu. Nous comprenons ainsi le début de l'Allégro '.

le.bewohl, le. bewohl, le.be . wohl,

un épiphonème (c'est-à-dire la phrase ressemblant


le la initial étant
à un vers qui commencerait par une exclamation). Il n'est guère de
mesure, dans tout l'Allégro, où ce thème ne reparaisse. Dans le déve-
loppement, il est associé à la forme (plus ou moins altérée) qu'il a
dans l'Adagio. Les critiques (Lenz, Fétis, Marx, Wasilewski, Nagel)
ont été assez embarrassés pour expliquer le célèbre passage où la
quinte de dominante sonne sur l'accord de tonique. On peut y voir,
Combarieu. — Musique, II. 40
62o LES TEMPS MODERNES

tout simplement, une image musicale traduisant l'idée de séparation


par la désagrégation d'un thème; l'idée ou le sentiment du chagrin
appellent assez naturellement une dissonance. Il faudrait avoir vrai-
ment la superstition des règles d'école, pour dire, comme l'a osé
Fétis, qu'une telle hardiesse « n'est plus de la musique ». Dans le
finale, ouvert par un prélude brillant et terminé par la coda Poco
andante, l'esprit musical prend l'allure d'une gaîté franche, mais
dans l'expression de laquelle n'apparaît pas l'imagination ordinaire
du Maître.

Après Beethoven passa cinq années sans


cette œuvre,
rien écrire pour le piano il serait vain de rechercher les
;

causes de cet abandon momentané. Le 9 juin 1815, la


Gazette de Vienne annonça la sonate en mi mineur op. 90,
qui, nouveauté remarquable, fut publiée avec un titre rédigé
en allemand. Le comte Lichnowski. auquel elle est dédiée,
était un musicien distingué, élève de Mozart. Il voulait,
raconte Schindler, épouser une chanteuse du théâtre de la
Cour, ce qui ne laissait pas d'être difficile pour un homme
de sa condition il interpréta l'œuvre de son ami Beethoven
;

comme un témoignage de sympathie dans lequel il s'amu-


sait à reconnaître une histoire d'amour le premier mou-
:

vement, disait-il, pourrait être intitulé Lutte de la tête et


du cœur; le second, Conversation de V amant et de V amante
Avant tout, cette sonate est un très bel exemple de discours
musical qui, d'une formule très simple (les deux premières
mesures) tire un développement d'une ampleur admirable
où tout s'enchaîne avec une noblesse soutenue, une logique
et un art des contrastes qui sont la perfection du genre.
L'idée principale, reprise sur les degrés d'une gamme
ascendante (mes. 1-8), est suivie d'une seconde idée en
majeur très doux et de mouvement contraire, qui aboutit,
dans le grave, au ton de la dominante. Une reprise du
premier rythme ramène à la tonique (mes. 16 24); elle
se lie à une très longue période où abondent les thèmes les
plus variés et qui ne prend fin qu'à la mesure 81. Tout
cela doit être joué mit Empfindung und Ausdruck, avec
sentiment et expression. —
Expression de quoi? Les critiques
aimant l'anecdote ont cherché une réponse plus ou moins
romanesque en voulant faire marcher de pair la biographie
et l'analyse; mais pour un musicien, un pareil discours
musical est très clair par lui-même, et tout « programme »
LE GENIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 627

ne pourrait que l'obscurcir. L'illusion d'une lutte « entre


la tète et le cœur » est d'autant plus puérile que, dans les
œuvres de Beethoven, le sentiment est toujours pensée, la
pensée toujours expressive, etl'un et l'autre toujours dominés
par le génie musical. A la fin de la partie qui commence
à la mesure 82 et qui est consacrée au développement, on
trouve un thème transformé d'abord par allongement de
valeurs dans une imitation en canon, puis abrégé, et abou-
tissant (mes. 140), comme dans la sonate de l'Adieu, à une
dissonance hardie (sol naturel contre fa dièze); cette har-
diesse est adoucie par un p.p.; comme dans un célèbre
passage de la symphonie héroïque, elle annonce la reprise
du thème fondamental (3 e partie de l'Allégro). Dans le
Rondo, qui débute de la façon la plus aimable, mais qui,
dans la suite, incline vers l'élégie, devient abstrait et un
peu touffu, on trouve (p. 321 de l'éd. Litolff) une pierre
d'achoppement plus insolite la main droite attaque le si
:

naturel qu'elle brode à la seconde supérieure, tandis que la


main gauche, à l'intervalle de neuvième, attaque un do dièze
qu'elle brode à la seconde inférieure, si bien que, quinze
fois de suite, on entend si frotter contre do et do frotter
contre si; immédiatement après, en des mouvements con-
traires, durant deux mesures, les deux mains ne s'accordent
pas mieux on entend la tierce la naturel-efo dièze sonner
:

contre si naturel-//?' dièze. Il faudrait être bien pédant pour


crier au scandale, ou bien naïf pour expliquer cette ano-
malie en rappelant que Beethoven était sourd et ne s'en-
tendait pas lui-même, car de telles formes d'écriture
parlent aux yeux aussi bien qu'à l'oreille. Il faut y voir la
libre fantaisie d'un compositeur qui, après avoir exprimé
dans les mouvements vifs de la sonate toute la grâce et
tout l'esprit dont ils sont susceptibles, cède, inconsciem-
ment ou non, au désir de dépasser les cadres du genre et
d'élever l'idylle à sa taille. Cette tendance d'un génie qui
ne s'endort pas sur la tradition et tente des voies nouvelles
est encore plus remarquable dans les cinq poèmes dont il
nous reste à parler.
La sonate en la majeur, op. 101, achevée en 1815,
publiée en 1817, et dédiée à une pianiste très distinguée
(Dokothea Grauman, qui épousa l'officier autrichien baron
628 LES TEMPS MODERNES

de Ertmann), est en dehors, pour ce qui concerne le plan,


de toutes les traditions. Son premier mouvement est un
Allegretto sentimental et délicat, dont les modulations et
les formules rythmiques ont un charme rare, mais qu'il
serait impossible de soumettre aux analyses coutumières
distinguant une première et une seconde idée, une exposi-
tion, un développement, une reprise. C'est une chaîne
d'idées mélodiques, un discours où la pensée est si riche
qu'elle semble ne pas pouvoir conclure (bien que le mor-
ceau n'ait pas plus de deux pages). Ici, le génie ne consi-
dère plus les cadres de la composition comme un point
d'appui il domine la forme et s'abandonne à l'inspiration
:

en tirant tout de lui-même. La seconde pièce n'est pas


moins extraordinaire : c'est une marche à grandes enjam-
bées, d'un mouvement très rapide et violent, marche de
géant qui voudrait forcer l'entrée d'une région interdite. Il
y faut signaler, avec ce rythme volontaire et persistant,
l'écriture à 3 et 4 parties, l'usage fréquent du style d'imi-
tation (début canonique de la phrase en ré bémol, fin de la
page 325) une mesure après le point d'orgue d'ut, fugato
;

d'une nouvelle idée où le thème a trois réponses succes-


sives, et une sorte de trio en si bémol, où le rythme de
marche est abandonné pour un dialogue entre les deux
mains qui fait contraste avec toute la première partie.
L'Allégro final est plus original encore. Il est précédé d'un
très bref adagio de caractère contemplatif et sentimental
suivi d'une cadence (arpège de l'accord de mi naturel
majeur avec notes essentielles brodées à la seconde infé-
rieure) qui n'est nullement un trait de bravoure, mais qui,
par des voies insinuantes et douces, ramène le motif de
l'aimable et délicat Allegretto par lequel commence la
sonate. Puis, comme si le compositeur voulait échapper,
par une résolution soudaine, au charme de souvenirs trop
séduisants, l'Allégro est attaqué sur un thème de joie un
peu maussade qui remplit toute la première partie, avec
persistance de la même formule, sans second thème bien
reconnaissable. A peine peut-on relever quelques transi-
tions formant épisode. Une phrase de huit mesures semble
vouloir donner a la pensée une direction nouvelle; mais
brusquement, en fortissimo, sont frappées les deux pre-
LE GÉNIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 629

mières notes du motif initial, sur lequel, en mineur et


piano, vient s'édifier une fugue énorme, traitée avec autant
d'indépendance que tout le reste. La seconde partie fait
son entrée par une réponse à la dixième, la troisième par
une réponse à la neuvième; les modulations, le rythme, les
formes traditionnelles du contrepoint sont si librement
conçues qu'on ne sait trouver une étiquette exacte. Dans
cette composition où Beethoven revient de façon un peu
énigmatique à la polyphonie, on est frappé du retour obs-
tiné du même motif c'est comme une idée fixe dans un

:

esprit puissant, qu'il faudrait comprendre d'abord ce


qui exige longue réflexion, — avant de l'accuser de mono-
tonie. Cette œuvre de haute imagination est une rêverie
un peu nerveuse, grandiose, où la recherche d'un art nou-
veau a peut-être autant de part que le sentiment pur.
Cette irrésistible tendance à sortir des cadres tradition-
nels devient formidable dans la sonate en si bémol majeur,
op. 106, que la Gazette de Vienne (15 septembre 1819),
annonça comme ouvrant une nouvelle période. Elle est
contemporaine de la IX e symphonie et a la même étendue
inaccoutumée. C'est une composition colossale, une libre
fantaisie très claire en certaines parties, complexe et
inquiétante en d'autres pages, défiant l'analyse de détail,
d'une indépendance de formes que seule pouvait se per-
mettre le génie, et dont l'unité nous paraît impossible a
déterminer en dehors de ce fait très général qu'on observe
dans toutes ses parties : le dynamisme intense et, si 1 on
peut dire, le tour héroïque de la pensée. A ce point de vue,
une fugue énorme comme celle qui termine cette sonate ne
fait aucune disparate avec ce qui la précède. H y a une
musique de contemplation et de repliement sur soi-même;
il y a aussi une musique d'action, très en dehors, où une

puissante personnalité d'artiste semble vouloir magnifier


et embraser tous les horizons de la pensée c'est celle de
:

la sonate en si bémol. L'Allégro débute par un thème de


deux mesures, répété à la tierce supérieure, suivi d une
très longue période, différente d'apparence mais non de
caractère, qui prend une ampleur magnifique et s élargit
étonnamment (aux deux mains, par des sauts contraires
d'octave, de dixième, de douzième, puis de double octave
630 LES TEMPS MODERNES

avant la reprise).Rien de plus simple et de plus net


comme construction rythmique et comme harmonie mais ;

aussi rien de plus franc, de plus volontaire et de plus fier.


La richesse des épisodes et des transformations de l'idée
fondamentale, la soudaineté dramatique de certaines
modulations, les formes fuguées de la partie consacrée au
développement (à partir de la dernière ligne de la page 336)
viennent du même principe une activité de feu qui donne
:

au langage des sons une vie extraordinaire. Il en est de


même du Scherzo, si peu semblable par son allure impé-
rative aux badinages anciens. Par son canon en ré bémol
et les mouvements très divers qui suivent, il s'élève au ton
épique de l'Allégro. — L'Adagio, chargé de pensée jusqu'à
en paraître pesant, était d'abord privé des deux notes (la,
do) constituant sa première mesure. Beethoven avait déjà
envoyé sa sonate à Ries, pour la publier à Londres, lors-
qu'il lui écrivit en demandant que ces deux noires pointées
(formant anacrouse?) fussent ajoutées. Ries raconte qu'il
fut d'abord stupéfait d'une demande aussi bizarre, mais
qu'il l'approuva fort lorsqu'il en eut constaté, au piano,
les excellents effets. Quoi qu'il en soit, cette addition tar-
dive dérange la symétrie d'une période qu'elle transforme
en 5 -j- 4 au lieu de la construction régulière 4 -(- 4. Peu
importent ces minuties en une œuvre gigantesque !Le
caractère de cet Adagio, où agit la même force que dans le
premier mouvement, mais concentrée, est indiqué par
cette note de l'auteur lui-même inscrite au frontispice :

Appassionato e con molto sentimento, et un peu plus loin,


dans une même ligne, pour trois mesures consécutives :

espressivo, — tutte le corde,— con grand' espressione. Dans


ces huit grandes pages solennelles où il faudrait tout citer,
on peut signaler comme particulièrement belles, l'entrée
de la seconde idée (sur une modulation soudaine et très
douce de fa dièze mineur en sol majeur), inspiration d'une
poésie simple et profonde; la phrase pathétique accompa-
gnée en syncopes par la voix de milieu, et tenant une si
grande place dans la partie consacrée au développement. —
Le dernier mouvement de la sonate est le plus formidable.
Il est précédé d'un bref largo, débutant, sans mesure
précise, par des sauts d'octave en triples croches, inter-
LE GENIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 631

rompu par un fugato rapide de cinq mesures, et terminé, en


s'accélérant jusqu'au prestissimo, par une série d'accords
passionnés, en rythme libre, et d'arpèges, d'octaves,
alternant d'une main à l'autre. Ici encore, c'est la même
force créatrice qui agit, mais en se privant systématique-
ment de toute mélodie, soit pour donner un contraste au
monumental cantabile de Y Adagio, soit pour avertir que
nous ne sommes plus dans le lit habituel de la sonate et
que le courant de la fantaisie va nous porter dans un pays
nouveau. — Allegro risoluto, Fuga a tre voci con alcune
licenze : tel est le titre de la dernière partie, ouverte par
cinq mesures d'introduction, où la tête du thème de l'ada-
gio est reproduite en majeur, sur des trilles pendant les-
quels la main gauche reprend les sauts caractéristiques de
dixième, de douzième, de double octave. Il semble
qu'avant de marcher sur les traces de Bach et en accumu-
lant les introductions, Beethoven ait voulu ramasser toutes
ses forces pour un élan sublime. Il écrivait à Karl Holz
(celui qui se déclarait heureux de vivre quand il pensait à
la musique de Beethoven) « Une fugue n'est pas une véri-
:

table œuvre d'art; j'en ai écrit des douzaines quand j'étais


étudiant. La fantaisie réclame aussi ses droits; aujourd'hui,
il faut introduire dans ces vieilles formes un élément nou-

veau, une poésie réelle. » Celui qui traçait un programme


si audacieux, l'a réalisé; il est sorti vainqueur de cette

épreuve où la seule gêne, pour lui, était la richesse et l'in-


dépendance toujours bouillonnante de son imagination :

rendre la fugue d'école, telle qu'il avait commencé à l'étu-


dier avec Albrechtsberger, capable d'exprimer une poésie
toute personnelle, et l'intégrer dans la sonate. La fantaisie
éclate d'abord dans le sujet, exposé par la main gauche,
où il faut distinguer deux parties donnant lieu dans la
suite à des imitations très distinctes la première est le
:

trille sur le la qui s'élève, après la broderie inférieure, au


si bémol; la seconde est ce long- dessin en doubles croches
qui ne remplit pas moins de dix mesures et que Beethoven
va soumettre à sa maîtrise habituelle dans l'art de traiter
un thème. Dans les premiers développements, on voit
reparaître ces sauts de grands intervalles qui donnent
un caractère épique aux mouvements précédents et qui
632 LES TEMPS MODERNES

sont un des caractères persistants de cette composition tout


entière. Après l'épisode en sol bémol, suivi de modulations
hardies et de jeux de contrepoint où la seconde partie du
thème est reprise à rebours (partiellement), puis associée
à sa première partie, on arrive à une oasis rafraîchis-
sante, à un intermède en ré issu du sujet, sempre —
dolce, cantabile, una corda, —
tout en notes noires bien
calmes, où en adoptant le style serré des anciens polypho-
nistes d'école, Beethoven met la grâce charmante de cer-
tains trios de ses scherzi :

JPr

1 î
ipF rr «TTT
L

Suivre une à une toutes les idées de cette composition


m
touffue, obstinée, inspirée, serait impossible. Dans la
péroraison, elle accentue jusqu'au bout ce caractère
d'énergie et d'ampleur grandiose qu'elle a montré dès les
premières mesures de l'Allégro. Après la pédale de mi
bémol sur laquelle s'étagent des arpèges de septième,
reparaissent encore les sauts d'octave, suivis des premières
doubles croches du sujet; après une pathétique modifica-
tion du tempo, cet enchaînement est repris à l'unisson des
deux mains, mais dans l'ordre inverse d'abord la tête du
:

sujet, puis les sauts d'octave une progression


suivant
ascendante et triomphale... Tout est grand dans cet admi-
rable poème. Si le nom symbolique de Prométhée peut
être associé à celui de Beethoven, on ne saurait dire si le
Prométhée de la musique apparaît ici au moment où il
rapporte aux hommes le feu divin, ou bien au moment où
il veut escalader le ciel!
La sonate en mi naturel majeur,op. 109, parut en 1821.
Elle est dédiée à M lle
Maximiliana Brentano, fille de Franz
Brentano, un ami que Beethoven considérait comme « un
des deux hommes les plus nobles du monde » (l'autre
était l'archiduc Rodolphe), et qu'il aimait profondément
ainsi que sa famille. Pour qui veut essayer de pénétrer le
LE GÉNIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 63 3

sens du langage musical le plus chargé de sentiment et de


pensée que les hommes aient jamais entendu, une intéres-
sante introduction à la lecture de cette sonate est la lettre
datée du 6 décembre 1821 où Beethoven parle ainsi à celle
qui reçut l'hommage de son œuvre :

Une dédicace !

Ah! ce n'est point ici une chose selon l'usage
!

vulgaire! Ily a un Esprit, inaccessible aux injures du temps, qui


rapproche sur cette terre les êtres les meilleurs et les plus nobles ;

c'est Lui qui vous parle en ce moment, et vous montre à moi avec
vos traits d'enfant, ainsi que vos parents bien-aimés, votre mère si
distinguée, votre père si noble et si bon, toujours attentif au bonheur
des siens... Je vous vois devant moi en pensant aux vertus éminentes
:

de vos parents, je ne doute pas que vous cherchiez avec enthousiasme


à imiter de si beaux modèles, et je suis sûr que vous vous en rappro-
chez chaque jour. Jamais ne pourra s'éteindre en moi le souvenir
d'une noble amie puissiez-vous quelquefois penser amicalement à
:

moi! Adieu, de tout cœur! Que le ciel vous protège, vous et tous
les vôtres! Cordialement et pour toujours votre ami, Beethoven.

Cette lettre si noble et si affectueuse indique le ton de


l'œuvre qui suit. « L'Esprit » que fait intervenir Beethoven
n'est autre que le génie de la Musique c'est lui qui :

exalte, unifie — et généralise! — tous les sentiments du


poète-compositeur. Dès les premières mesures, la sonate
prend l'allure aimable, aérienne, d'un dialogue en mouve-
ment rapide entre les deux mains. La mélodie est, comme
d'habitude, d'une ligne extrêmement simple (sol, fa, mi, ré,
do), mais chantante et enveloppée d'une harmonie très
douce; l'équilibre des deux parties, l'alternance régulière
des mouvements contraires dans les brèves formules rythmi-
ques, lui donnent une grâce attendrie et une sérénité sou-
riante. Elle exprime, avec la de vivre, « un amour
joie
sûr, profond, paternel, amical Et voici un de ces traits
! »
d'inspiration qui sont familiers à Beethoven. Cette phrase
ne finit pas... Brusquement, sur le septième degré du
ton parallèle, elle s'arrête un tragique arpège de l'accord
:

de septième diminué sur la dominante de mi, commence


un bref Adagio. Pourquoi cette soudaine interruption?
Comment expliquer, après un tel début, ce geste éperdu
de souffrance ou de mélancolie? Beethoven fait-il un retour
sur lui-même ? Au moment où il chante \v bonheur d'une
famille tendrement aimée, songe-t-il qu'il n'a pas de
634 LES TEMPS MODERNES

famille? et le souvenir de sa misérable destinée traverse-


t-il comme un fantôme éploré l'effusion de sa sympathie?

Peut-être de telles idées sont-elles, vaguement, au fond de


son cœur. Les arpèges qui suivent paraissent avoir la
même expression de souffrance intime et ne sont nulle-
ment des ébats pianistiques. La Musique est discrète; elle
est le langage direct de l'âme, et ne dit pourtant rien de
précis. On pense aux vers du poète antique :

... medio de fonte leporum

Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat!

Dans ces premières pages de l'op. 109, le psychologue


peut admirer un génie qui, d'instinct, exprime une concep-
tion complète de la vie, et associe par conséquent l'idée de
souffrance à l'idée de joie. Quant au musicien, il peut se
borner a observer une fois de plus l'application de Bee-
thoven à pratiquer, avec indépendance, cet art des con-
trastes qui, en une sonate comme en un tableau de pein-
tre, veut des ombres et de la lumière. La succession des
deux mouvements, d'expression si différente, se reproduit
dans la suite, si bien que le schéma de l'ensemble est A,
B, A' B'. Reinecke veut ramener ce plan à celui de la
sonate : il considère les mesures 1-8 (A) comme exposant

le premier thème, et l'adagio (B) comme représentant le

second avec la reprise du tempo primo (A') commencerait le


;

développement et, à la dixième mesure avant le second


adagio (B'), la récapitulation. Avec H. de Bùlow, que
semble approuver Nagel, on peut, plus raisonnablement,
considérer l'adagio comme une « libre fantaisie ». La —
deuxième partie de cette composition d'accent si person-
nel, est un Prestissimo dont l'expression est malaisée à sai-
sir, le jeu d'un exécutant pouvant, à son choix, l'éclairer

ou l'assombrir, lui conserver le tour aimable et léger ou


l'estomper d'humeur maussade cette dernière interpréta-
:

tion nous parait plutôt lui convenir; il est énergique, pas-


sionné, inquiet, un peu haletant, très simple d'ailleurs en
ce qui concerne l'invention du thème, lequel s'élève sur les
notes de l'accord parfait de mi naturel mineur, tandis que
des basses puissantes suivent une direction contraire. Son
plan, très régulier, adopte la forme tripartite de la sonate.
LE GÉNIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 635

Le en variations extrêmement remarquables


finale consiste
sur un beau thème d'andante. Alors que le thème est
très
écrit à trois parties, la première variation est un chant
monodique, très pur et ingénu, accompagné d'une simple
harmonie de soutien, et d'un dessin tel qu'il a l'air de
s'ajouter au chant initial au lieu de le varier; et ceci est
caractéristique du génie de Beethoven le penseur-musi-
:

cien ne varie pas les notes, selon l'usage, mais le senti-


ment qu'il y a sous les notes, si bien qu'une telle « varia-
tion », un peu surprenante pour un technicien, mérite
exactement son titre. Les autres doivent être jugées du
même point de vue. Dans la seconde (p. 369, 1. 5 de l'édition
Litolff), avant l'épisode en mi majeur, il faut signaler une
suite de modulations d'une hardiesse et d'un modernisme
étonnants.
A un monde supérieur du sentiment et de la pensée
appartient la sonate en la bémol majeur, op. 110, ter-
minée, d'après du manuscrit original, le
l'indication
21 décembre 1821. Le premier mouvement est un thrène ;

il a cette expression noble, calme et profonde, que Bee-


thoven a donnée h ses plus belles compositions. La mélo-
die, dans laquelle se concentre l'état d'une àme comme
accablée de tristesse résignée, est une période composée
de deux idées (mes. 1-5 et 5-12) formant un cantabile
lent, molto expressivo. Les arpèges qui suivent sont l'image
d'une tristesse qui sort de l'état contemplatif pour se
traduire en gestes éplorés. Ce double caractère de tristesse
résignée, puis douleur inquiète, nous parait confirmé par
le retour obstiné du premier thème, par tout le pas-
sage épisodique (commençant par des sauts alternés d'oc-
tave et de septième) où la pensée semble hésiter et se cher-
cher elle-même avec lassitude et amertume par ce fait
;

que la partie de développement ne traite que les deux pre-


mières mesures si mélancoliques de la sonate, qu'elle
reprend (d'abord au ton parallèle de fa naturel mineur),
transpose et répète jusqu'à huit fois, en lui adjoignant. ;i

la basse, des traits pathétiques; enfin, et surtout, pour ne

pas pousser plus loin l'analyse, par les trois douloureux


accords, véritables cris d'angoisse (le dernier accentue par
un forte) qui forment l'appoggiature de la douce mais
636 LES TEMPS MODERNES

sombre harmonie finale. Une telle interprétation, il faut


en convenir, rend difficile à expliquer, dans la 3 e partie,
la modulation à la claire tonalité de mi naturel majeur,
obtenue par le changement enharmonique d'un ré bémol
en do dièze. Remarquons cependant que cet emploi d'un
ton si peu approprié à l'expression de la tristesse ne cor-
respond pas à une idée essentielle dans le plan de l'en-
semble; ce n'est qu'un bref épisode. Peut-être faut-il y
voir un nouveau signe de l'inquiétude que nous avons
signalée, h' Allegro molto, qui a la coupe, sinon le rythme
du menuet, traduit de façon charmante un réveil de la
volonté; c'est comme une voix doucement grondeuse qui
vient tirer le poète de sa torpeur de rêve, le raffermir en
lui-même, le ramener à la lumière et à la vie normale en
lui donnant, par sa fermeté, l'exemple de l'énergie elle :

va jusqu'à faire entendre, ainsi qu'un rappel à la saine


réalité, un air populaire, un « cri » de la rue (mes. 17-32)
que les Allemands, paraît-il, reconnaissent sans peine :

Jch bin liederlich... La phrase du milieu est dans le genre


de ces fantaisies originales et délicates de R. Schumann
où se joue une poésie infiniment éloignée de toutes les for-
mules banales et où une sorte de coquetterie subtile, déli-
cieuse, s'allie au génie musical le plus sûr. (Toute cette
sonate fournirait d'ailleurs des rapprochements du même
ordre; il semble que Schumann lui doive beaucoup.) Le
Finale, plein de surprises, nous paraît confirmer la façon
de comprendre ce curieux poème que nous avons pro-
posée. Il débute par une introduction lente, de forme très
libre, qui égale en pathétique ce qui a été écrit de plus
beau dans les chefs-d'œuvre du théâtre lyrique un ada- :

gio, coupé par un récitatif, qui, en trois lignes, change


huit fois de mouvement et trois fois de tonalité, puis un
Arioso dolente, soit une page et demie, où Beethoven
s'est mis tout entier. On est là en communion directe avec
son génie dramatique, avec son imagination passionnée, en
un mot avec sa personnalité géniale débordant tous les
genres, toutes les formes de la composition et nulle part
;

on ne sent mieux l'impuissance du langage verbal à parler


convenablement de pareilles choses. Si cependant un
commentaire était permis, nous dirions qu'en cette page
LE GÉNIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 637

émouvante, le thème reparait, mais avec une autre signifi-


cation : c'est le monologue d'une souffrance qui n'est pas
encore guérie sans cloute mais qui semble s'excuser et
plaider pour soi de façon suppliante, en s'ouvrant à la
tendresse et à une foi éperdue. Voici cependant que les
nuages disparaissent : l'énergie, l'ordre, la lumière, la
sérénité, vont succéder à ces gémissements, à ces incerti-
tudes et à ces ombres. Sur des noires pointées formant
une progression d'intervalles de quarle, la main gauche
pose un thème net et carré, la main droite répond à la
quinte, soutenue par les jolies arabesques d'un contre-sujet,
et par là s'engage une fugue à trois voix, —
fugue dra-
matique, coupée, au moment où elle risquerait de traîner,
par un retour de YArioso dolente, dernière résistance du
thème initiai arrêtée à son tour par un impérieux accord
de sol majeur frappé dix fois de suite, à contre-temps,
sans réplique, —
après quoi commence une seconde fugue,
ayant pour sujet le thème renverse de la première, repris
ensuite sous des formes différentes et simultanées (aug-
mentation de valeurs au soprano, diminution aux deux
autres formant un canon d'accompagnement très
voix
serré). Beethoven n'écrit pas une fugue d'école déroulant
tranquillement les aspects obligés de sa rhétorique ou de
son lyrisme; en ce cas, il aurait fait une œuvre incomplète
et irrégulière. Il veut donner toute sa force d'éloquence à
un motif qui a la même signification (mais beaucoup plus
accentuée) que celui de l'Allégretto, et qu'on pourrait appe-
ler le motif de V énergie et du relèvement. La technique est
ici au service d'une idée dramatique elle n'étale franchement
;

ses ressources que dans cette idée en a besoin.


la mesure où
Beethoven en l'associant à un dessein qui la
l'utilise

dépasse; et quand il en a tiré des effets suffisants, il aban-


donne ses rigoureux procédés ou les modifie avec indépen-
dance. Ainsi, dans la seconde partie, il réduit à deux le
nombre des voix qu'il fait dialoguer en un canon où
l'imitation se fait d'abord par renversement (première
mesure du finale en la bémol); quand
il fait reparaître ce

motif obstiné aux basses puissantes et majestueuses de la


main gauche, il écrit pour l'autre partie un accompagne-
ment en doubles croches issu, il est vrai, du motif fonda-
638 LES TEMPS MODERNES

mental, mais ne donnant plus au discours l'allure de la


fugue; et, après avoir changé le rôle des deux mains en
substituant à l'une le langage de l'autre, ce qui lui per-
met d'exalter son motif triomphal en le poussant peu à
peu jusqu'aux dernières limites du registre supérieur, il
termine par une péroraison pianistique de cinq mesures,
en ai'pèges brillants mais volontairement inexpressifs, la —
lutte semblant finie par la victoire de la volonté. Tel nous
paraît être le sens très général de cet admirable poème,
que son caractère personnel et son intérêt psychologique
placent dans un mode musical à part. A défaut d'une exé-
gèse, toujours dangereuse, comme celle que nous avons
tentée, on pourrait se borner à signaler une fois de plus la
puissance et la richesse d'imagination avec lesquelles
Beethoven sait pratiquer l'art des contrastes, traiter un
thème, donner à la sonate pour piano la variété pathétique
du drame et la rendre capable de porter les pensées les
plus hautes.
Le dernier chef-d'œuvre de la série est la sonate en
ut mineur, op. 111, dédiée à l'archiduc Rodophe d'Au-
triche, cardinal prince archevêque d'Olmùtz ; elle parut
simultanément à Berlin, Paris et Londres (chez Schlesin-
une composition à deux mouve-
geu), en avril 1913. C'est
ments où Beethoven, admirable par sa technique, atteint,
en ce qui concerne l'expression, deux limites celle de la :

fougue passionnée et celle de la rêverie calme. L'introduc-


tion maestoso, non exempte d'emphase, a d'abord un carac-
tère soudain, dissonant, grandiose et presque brutal; elle
semble débuter comme le chœur de Shakespeare dans
Henri V « Oh! quen'ai-je une Muse de feu pour escalader
:

le ciel éclatant de l'Art! » Puis elle devient solennelle, tra-


gique. L'Allégro qui suit a la vivacité d'un ouragan; c'est
peu de dire qu'il est appassionato il a une àpreté, un empor-
:

tement sauvages. Le thème initial, au lieu de s'arrondir en


période et de conclure, se prolonge et se perd dans le
grondement de traits furieux. Alors même qu'il est soumis
à un très beau contrepoint (mes. 6 et suivantes du déve-
loppement où l'idée est reprise en sol mineur), il reste
agressif et violent. Une sorte de colère exaspérée domine et
entraîne les formes de l'écriture d'école. Partout éclate une
LE GÉNIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 639

puissance de tempête. Le second thème, plus posé en appa-


rence, procède du même état d'esprit : c'est une affirmation
obstinée de volonté de vaincre et de commander.
la — Quel
contraste dans le second mouvement! Le spectacle le plus
beau, le plus capable de faire descendre la paix dans le cœur
de l'homme est certainement celui du ciel quand les étoiles
brillent et que la voix lactée est visible on dirait qu'un
:

géant a versé dans l'espace une coupe pleine de diamants


pour faire une libation à l'Infini. Or, de toutes les images
qu'on peut appeler à son aide pour essayer de donner une
idée de l'inexprimable, celle du ciel étincelant et calme
pendant les nuits d'été est peut-être la moins éloignée de
l'impression que laissent certains adagios de Beethoven et,
en particulier, celui de la sonate 111, dont l'originalité nous
paraît unique. D'habitude, il y a dans ces sortes de poèmes
une grande concentration des sentiments les plus forts :

l'amour contemplatif, la douleur morale repliée sur soi, la


résignation, la foi recueillie. Le pathétique y devient d'au-
tant plus intense qu'il est plus ramassé. Ici, rien de sem-
blable. Beethoven ne traduit pas l'émotion et semble même
appliqué à l'exclure pas davantage il ne recherche les effets
;

descriptifs ou ne fait appel à de spéciales ressources de


technique le thème qu'il traite a le titre modeste d' « ariette »,
;

molto simplice e cantabile : et pourtant, grâce au pouvoir


magique de la mélodie et du rythme, il s'élève à une
incomparable poésie. Après avoir traversé tous les orages
de la passion, il semble que l'âme du poète-musicien se
détourne d'elle-même et oublie, pour faire sa paix avec la
vie,pour se réconcilier avec le monde et avec la destinée,
dans un abandon où elle retrouve un équilibre parfait. Le
chant qui s'élève n'est plus celui d'une voix isolée, mais
le chant de l'homme et de la nature identifiés par une
harmonie tranquille et profonde. Beethoven se complaît
visiblement dans cette musique sereine, digne d'envelopper
un Booz endormi; son œuvre est celle d'un musicien qui
s'enchante lui-même. Avec une grâce que R. Schumann ne
dépassera jamais, il varie une première fois son thème,
en l'animant un peu, mais de mouvements très doux, avec
des formules de basses caressantes et syncopées qui res-
semblent aux souffles frais et indécis de la nuit: et d'autres
640 LES TEMPS MODERNES

variations suivent, enchaînées, élargissant l'idée en des

cadres inusités (mesures à jttt), conservant toujours le

grand calme de ce rêve étoile, cette ingénuité du can-


tabile,molto simplice. Il faut ajouter que Beethoven n'a
songé sans doute à rien de ce que nous venons dédire;
et que si on lui avait parlé de ce nocturne qui nous parait
chanter et scintiller dans son « arietta », il aurait eu
probablement le sourire indulgent des artistes à qui on
propose l'explication de leurs œuvres. Ce qui agit, en une
telle composition, c'est « l'Esprit » comme il est dit dans
la lettre à Maximiliana Brentano... Et l'Esprit sait sans
doute ce qu'il fait; mais l'homme qui est en sa possession
ne le sait pas toujours clairement!
Dans cet op. 111, Beethoven abandonna définitivement
les formes régulières de la sonate pour piano, comme
aussi les traditions de la musique de chambre écrivant :

pour un ami qui était un musicien consommé affranchi lui-


même de tyrannie des modes de salon, il s'éleva libre-
la
ment conception d'un monde musical où aucun des
à la
compositeurs contemporains ne put atteindre. On ne sau-
rait trop admirer son audace puissante mais rien ne serait;

plus faux que de voir en lui un homme de génie qui devient


un égaré à moitié inconscient. Les Bagatelles (op. 119)
pour piano sont de 1822 comme cette magnifique et trou-
blante sonate; de 1823 sont d'autres Bagatelles, celles de
l'op. 126, et les six Ecossaises, et l'humoristiqueRondo
capricisso en sol majeur, comiquement intitulé Die Wuth iiber
den verlorenen Groschen, et les 33 Variations (opus 120)
sur le thème de valse proposé par l'éditeur Diabelli.

Hans de Bulow voit dans ces Variations « un microcosme du génie


de Beethoven », —
« une image en raccourci de tout le monde des
sons », —« un abrégé des évolutions de la pensée et de la fantaisie
musicales ». Paul Bekkeu fait observer, non sans exagération, que,
comme la sonate en si (op. 106), ces Variations sont écrites pour un
instrument qui n'existe pas et li'existera jamais, les deux ouvrages
étant les créations les plus abstraites et les plus immatérielles de
l'art humain, et (ceci est beaucoup plus juste) Beethoven s'étant
servi du piano pour traduire des idées qui le dépassent.

L'évolution qu'on peut facilement observer dans la série


LE GENIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 641

des Sonates se retrouve dans les Concertos. Beethoven en


a écrit 7 seulement. On peut s'en étonner, alors que
J.-S. Bach en a composé 18 (pour clavier ou pour orgue)
et Mozart plus de 40. La raison principale est peut-être
dans le caractère même de ces œuvres, qui sont autre
chose que des divertissements conçus selon la tradi-
tion. Beethoven, en qui on peut voir le premier grand
musicien allemand ne s'étant pas formé à l'école des Ita-
liens, se distingue, sans avoir rompu complètement avec
elle, de l'école viennoise qui, dans le concerto, avait sur-
tout en vue l'agrément ou la virtuosité, et dont Mozart est
le représentant le plus aimable.

Il y a d'ailleurs des nuances à observer dans cette distinction.


Ainsi le concerto de Mozart en ré mineur est considéré à juste titre
comme ayant déjà un caractère beethovenien. Les autres composi-
teurs de concertos, appartenant à l'école viennoise, sont Dittersdokf,
Wanhall, Kozelucii, Hoffmeister, J. L. Dussek (période de 1760
environ à 1812). Beethoven se rattache plus exactement à l'école du
nord de l'Allemagne, pénétrée de la tradition de Ph.-Em. Bach qui,
dans son 2 e concerto (1734), avait confié au clavecin des soli assez
étendus en cela, il avait commencé à modifier la manière de J.-S. Bach
;

qui, dominé par l'influence de la sonate d'église, ne concevait pas le


concerto comme fondé sur le dialpgue de deux groupes adverses,
mais comme un ensemble où les soli ont rarement plus de 4 ou
6 mesures (cf. Spitta, J.-S. Bach, II, p. 617 et suiv., et p. 620).
Des quatre concertos les plus anciens de Beethoven, le premier,
en mi bémol majeur, ne nous a été conservé qu'avec la partie de
piano. Du concerto en ré majeur (écrit probablement à Bonn en
1790, vingt ans avant le premier concerto de Weber), il ne reste que
le premier mouvement. Les concertos en si bémol majeur, op. 19, et
en ut, op. 15, ont la netteté de rythme, la simplicité et le tour aimable
de l'art du xvin e siècle. Le triple concerto, op. 56, pour piano, violon
et violoncelle avec accompagnement d'orchestre, est de 1805. c'est-à-
dire contemporain de Fidelio et des grandes sonates pour piano il ;

n'a cependant ni la profondeur ni l'originalité des chefs-d'œuvre de


premier plan.

Le concerto en sol majeur, op. 58, est de 180G; il a une


mélancolie très douce avec une grâce exquise, et contient
un des plus admirables exemples de la composition con-
certante c'est YAndante con moto, où l'on trouve un pathé-
:

tique dialogue entre l'orchestre et le piano. Jamais opposi-


tion dedeux états d'âme et de deux personnages ne fut
mieux marquée; et là encore, on peut observer que, sans
Comoarieu. — Musique, II. 41
642 LES TEMPS MODERNES

écrire sur des paroles et sans faire du théâtre, Beethoven


est éminemment dramatique. Comme le concerto en sol,
l'op. 73, en mi bémol majeur (1809), a une grande unité de
sentiment : il est, d'un bout à l'autre, plein de joie triom-

phale et d'énergie, en un mot héroïque. La loi des con-


trastes qui veut habituellement des thèmes d'expression
différente ne brise nulle part cette unité et l'Adagio lui-
;

même, exempt de toute tristesse, est volontaire, affirmatif,


d'allure virile. Le Rondo final est une explosion d'allé-
gresse. Le début de cette composition mérite d'être
signalé. Un usage dont on ne saurait trop regretter
l'abandon voulait autrefois que le pianiste montrât surtout
son habileté en improvisant. De là les « cadences », sortes
de haltes ménagées au cours d'une exécution et où le vir-
tuose, s'inspirant d'un thème principal, prenait un instant
la place du compositeur et jouait un intermède. Par une
hardiesse bien caractéristique, Beethoven ne s'est pas con-
tenté d'écrire lui-même la cadence du concerto en mi en
:

l'incorporant à son œuvre, il l'a placée au commencement


du premier Allegro, transformant ainsi une digression en
un exorde magnifique qui indique tout de suite le carac-
tère héroïque et triomphal de tout son discours.
Le concerto 37 est en ut mineur; mais ses intentions,
dès la première mesure, ne sont nullement méchantes.
L'Allégro du début a tout juste le froncement de sourcils
indispensable pour faire contraste avec les deux visages
qui paraissent après lui et dont le premier a l'air infini-
ment bon [Largo). Le Rondo qui suit a la jovialité des dan-
seurs villageois, un jour de fête patronale (il semble
même, au cours du morceau, qu'il y ait une intention
franchement comique, analogue à certains traits de la
Pastorale, lorsque le thème léger de ce rondo est repris
et un peu alourdi par la clarinette).
Le concerto en ré majeur est une transcription pour
piano de l'unique concerto de Beethoven pour violon,
op. 61 (1806). On a supposé que cet « arrangement » avait
été sollicité par un éditeur; mais n'était-il pas conforme à
la tradition? Sur les 18 ouvrages de J.-S. Bach pour clavier,
il y en a 13 qui sont des adaptations de concertos pour

violon. Celui de Beethoven ne paraît pas avoir gagné à la


LE GENIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 643

métamorphose; il est un peu sec;


en tout cas, d'une
expression difficile à définir. En somme,
les concertos de
Beethoven pour piano sont intermédiaires entre la compo-
sition toute personnelle, et les concessions à la « bra-
voure ». Pour cette raison, et bien qu'un tel compromis se
retrouve plus ou moins dans toutes les grandes œuvres
pour piano, ils nous paraissent offrir moins d'intérêt que
les sonates.
Les sonates pour piano et violon, tout en ayant une
très haute valeur, sont moins importantes que les sonates
pour piano, parce que la personnalité de l'auteur s'y reflète
avec moins d'indépendance et de variété technique.
Beethoven en a composé dix (période 1799-1812). Les trois
premières (op. 12), dédiées à Salieri, sont une musique
de saine, vive et souple jeunesse, avec des moments d'ins-
piration grave et des visions géniales de beauté, comme
l'Andante à variations de la sonate en ré majeur, l'Adagio
de la sonate en mi bémol, le mélancolique Andante du n° 2.
La sonate, op. 23 (1801), est plus originale elle débute,
:

en presto, 6/8, par une formule éveillant l'idée d'un


brusque appel d'angoisse, avec la tonalité voilée de la
mineur qui reparaît dans le final Allegro molto, d'une fan-
taisie inquiète, encadrant les scherzi d'un andante en
majeur. L'op. 24 en fa (1801) peut être annexé au groupe
des pastorales de Beethoven. On l'appelait la Frùhlings-
Sonate, ou sonate du printemps elle mérite ce titre par sa
;

grâce insinuante, sa sérénité, son allégresse; on y trouve


un Scherzo plein d'humour où les deux instruments
semblent s'amuser, en dialoguant, aux propos interrompus :

c'est comme un jeu de cache-cache dans un bocage à la


Watteau. L'op. 30 est de 1802; il comprend trois sonates
dédiées à l'empereur de Russie, écrites dans des tonalités
qui déterminent leur caractère expressif la majeur, ut
:

mineur, sol majeur. L'Adagio de la première, et, dans la


troisième, le Tempo di minuetto, comptent parmi les pages
les plus charmantes de Beethoven. La plus belle du groupe
est la deuxième; suivant le principe que parait avoir suivi
le grand compositeur dans l'usage de la tonalité d'ut
mineur, elle est d'un pathétique profond et concentré.
Son début, énergique et à l'unisson, ressemble à celui
644 LES TEMPS MODERNES

d'une tragédie; un sourd grondement des basses vient


bientôt accentuer cette impression. L'Adagio, en la bémol
majeur, forme un saisissant contraste c'est un chant de
:

foi, un retour calme a l'espérance. Après un Scherzo-inter-

mezzo d'une étonnante gaieté, le Finale prend l'allure pas-


sionnée du début et conclut avec une puissance qui a
quelque chose de « démoniaque » (Bekker). La sonate
op. 47, dédiée à Rodolphe Kheutzer (1803), peut être consi-
dérée comme la plus brillante de la série; non qu'elle soit
supérieure, en tant qu'oeuvre de poète-compositeur, à la
sonate en ut mineur, mais parce qu'elle est à la fois ins-
pirée, novatrice en certaines formes, et exceptionnellement
favorable à la virtuosité des exécutants.

Elle fut d'abord écrite pour le violoniste mulâtre Bridgetower,


avec qui Beethoven la joua deux fois en public (1803). Kreutzer est
un compositeur et virtuose français, né à Versailles en 1765. En 1790,
il était violon solo au Théâtre italien; en 1796, professeur au Conser-

vatoire, où il créa, avec Rode et Baillot, notre école de violon. Il


fut, en 1801, violon solo à l'Opéra; virtuose de la Chambre sous
Louis XVIII, il fut, en 1816, second, puis, en 1817, premier chef
d'orchestre de l'Académie de musique. Il fit en Italie et en Alle-
magne de grandes tournées. Comme compositeur, il a été très fécond.
Ses 40 opéras (1790-1823) sont aujourd'hui oubliés; mais ses Qua-
rante études ou caprices pour le violon sont encore classiques. Il a
écrit 19 concertos pour le violon, 15 quatuors et 15 trios pour
cordes, un assez grand nombre de sonates et de pièces diverses.

Cette « Sonate à Kreutzer » commence, de façon originale,


par un solo de violon, puis un solo de piano, qui, en
adagio solennel, posent le thème principal soumis à de
hardis changements d'harmonie. Dans tout ce qui suit, en
passant par les variations, jusqu'au finale qui a l'allure
d'une tarentelle, il ne faut pas chercher l'expression d'un
état d'âme personnel, mais voir l'oeuvre de l'imagination et
de la fantaisie au service de la virtuosité. La grande et
libre poésie beethovenienne a pourtant sa place dans cette
œuvre étincelante on la retrouve dans le thème de
:

l'Andante. Par le rythme et par la direction de la ligne


mélodique, ce thème atteint, dès la première mesure, au
plus haut point l'expression d'une rêveuse et ineffable ten-
dresse ;c'est comme une grâce du ciel tombant sur le
cœur extasié d'un Saint. —
Un gazouillis, un battement
LE GENIE DE BEETHOVEN. SONATES ET CONCERTOS 643

d'ailes d'oiselet qui vaprendre son essor : tel est le début


de la dixième et dernière sonate en sol, op. 96, écrite
en 1812 à l'occasion de l'arrivée à Vienne du violoniste
français Rode elle est d'un style tout différent des précé-
;

dentes : bien que délicate et très fine, suggérant l'idée


d'un art de la miniature musicale, elle donne, par l'origi-
nalité des idées, un équivalent aux dernières sonates pour
piano. C'est bien une œuvre à part, affranchie de toute
formule conventionnelle, la plus romantique de la série,
si l'on doit entendre par ce mot l'indépendance parfaite

de la pensée.
Plus encore que la plupart des sonates pour violon, les
cinq sonates pour piano et violoncelle sont des œuvres de
circonstance, où le génie a d'ailleurs laissé sa marque
authentique. Il est à remarquer que les deux premières,
datées de 1796, sont légèrement supérieures à celles qui,
l'année suivante (op. 12), ouvrirent la série des sonates
pour violon. Beethoven les écrivit pour le roi de Prusse
Frédéric-Guillaume II, qui était violoncelliste, et à l'occa-
sion de la présence à Berlin du virtuose français Duport,
avec qui il les joua. La distance qui sépare les diverses
publications de ce genre montre assez qu'elles ne réali-
sèrent pas un dessein suivi et furent occasionnelles. La
sonate en la majeur, op. 69, est de 1808; les deux der-
nières, op. 102, sont de 1815. En ces sortes d'ouvrages,
on n'avait pas encore donné au piano un rôle important;
Beethoven créa les premiers modèles du véritable duo.
Particulièrement remarquables sont les deux premiers
mouvements des sonates de 1796, débutant lune et
l'autre par une lente introduction, et si nobles, si riches de
substance musicale; Y Adagio sostenuto ed espressivo de la
sonate en sol mineur, où l'expression est tour à tour
rêveuse, hautaine, plaintive, et où l'art du dialogue
musical est supérieurement traité; dans la sonate en la
majeur, d'une si forte unité de pensée, le thème délicieux
du Scherzo; toute la sonate en ut majeur, Fantaisie, freie
Sonate, comme dit Beethoven lui-même sur le manuscrit,
dont la forme (quoique inférieure pour le charme mélo-
dique), n'est pas sans analogie avec la sonate contempo-
raine dédiée à la baronne de Ertmann (op. 101); dans la
646 LES TEMPS MODERNES

seconde pièce de l'op. 102, l'Allégro, volontaire et puis-


sant, l'Adagio qui justifie l'indication con molto sentimento
daffetto, et la fugue finale.On a cru voir dans les deux
dernières compositions un essai de Beethoven pour
dépasser le style concertant de la sonate-duo et arriver au
dialogue de caractère intime. On peut douter que cet
essai ait pleinement réussi. « Il en est résulté, dit Bekker,
des œuvres d'un genre double, qui, en raison de leur forme
et de leur contenu, comptent parmi les chefs-d'œuvre de
Beethoven dans le domaine de la musique de chambre
pour deux instruments, mais sont cependant inférieures
aux ouvrages anciens, parce qu'elles ne sont pas enve-
loppées de cette grâce indispensable qui parle aux sens. »

Nous mentionnerons seulement deux autres compositions de moin-


dre valeur. La sonate pour piano et flûte (?) est de 1792 et appartient
à la période des débuts. La sonate pour piano et cor, op. 17, fut
improvisée (1800) à l'occasion d'un concert donné à Vienne par le
corniste de Bohême, Wenzel Stich (dit Giovanmi Punto). « Le concert,
raconte F. Ries, était déjà annoncé ainsi que la sonate, alors que
cette dernière n'était pas encore commencée. Elle fut prête seulement
la veille de l'exécution. » On peut en citer l'adagio en fa mineur, dont
la forme ressemble à celle d'une Fantaisie.
CHAPITRE LXII
LE GÉNIE DE BEETHOVEN LES TRIOS :

ET LES QUATUORS
Caractéristique des premiers trios de Beethoven. — Les trois quatuors

pour piano, violon, alto et violoncelle. Les quatuors pour cordes seules:

1° les six quatuors de l'opus 18; 2° les trois quatuors de l'op. 59; 3° le
quatuor en mi bémol, op. 74; 4° le quatuor en fa mineur, op. 95; 5° les
cinq derniers quatuors. — Valeur des épigraphes insérées par Beethoven
dans son dernier quatuor. — Diversité et transformation du génie de
Beethoven. — —
Retour à la sérénité et à la joie triomphante. Compositions
qui pourraient former la transition entre le quatuor et la symphonie.

C'est dans la musique instrumentale que Beethoven est


vraiment lui-même et qu'il a fixé des modèles qu'on n'a
pas surpassés. Peut-être la sonate et la symphonie ont-
elles connu après lui quelques transformations heureuses ;

mais qui oserait dire que le trio et le quatuor à cordes ont


progressé depuis 1827? Dans ces deux genres, Beethoven
écrivit de bonne heure des chefs-d'œuvre et arriva peu à
peu, pour un mode de composition qui est la pierre de
touche du compositeur, à la forme parfaite celle où :

chacun des instruments est un protagoniste, où le premier


violon n'est que primus inter pares, et où tout se tient,
sans tricherie ou remplissage possibles.
Nous parlerons d'abord des trios, qui peuvent, coin m e
les quatuors, être partagés en deux groupes, le second étant
formé par les œuvres écrites pour cordes seules. h'Qput
que Beethoven eut l'intention de publier avec le numéro 1,
est le trio en mi bémol majeur, pour piano, violon et
violoncelle. 11 fut probablement écrit à Bonn, en 17'.*2.
la même année que les douze Variations sur le Se vttol
648 LES TEMPS MODERNES

ballare de Mozart. C'est une œuvre de joie — Allegro,


Scherzo, Rondo — sans mouvement lent. A
1 sont l'op.
rattachés aujourd'hui deux autres trios. Le premier, en
sol, débute par un Adagio d'introduction qui, sous forme
libre, annonce l'idée principale du joyeux Allegro suivant;
il aun Largo pénétré de cette mélancolie très douce
qui devait trouver sa plus belle expression dans le
Larghetto de la deuxième Symphonie. Le dernier, en ut
mineur, est plus inquiet, plus passionné. La première
exécution des trois ouvrages eut lieu dans une soirée
donnée par le prince Lichnowski. L'élite des artistes et
des amateurs avait été invitée. Haydn était du nombre;
avec le sentiment que la nouvelle génération allait pra-
tiquer un art différent du sien, il loua les deux premiers
trios, mais fit des réserves sur le dernier. Beethoven en
fut piqué et crut à une jalousie secrète (dont Haydn était
incapable), car la composition critiquée était justement
celle qu'il préférait. Treize ans plus tard (1808) parurent
les deux trios de l'op. 70. Le premier, en ré, est une claire
idylle, qu'on a comparée à la modeste et jolie sonate en
mi bémol, (op. 31 n° 3, écrite en 1802). Avec le second,
conçu d'abord avec la forme d'une sonate, et les trois trios
de l'op. 97 (1811), Beethoven atteignit, en ce genre, une
limite qu'il ne dépassa point dans la suite. Le petit trio à
un seul mouvement (1812), écrit pour la jeune Maximiliana
Brentano. est peu important; et le trio en fa mineur
esquissé en 1816 ne fut jamais exécuté. Beethoven ne
revint qu'une fois, en 1823, à la composition pour piano,
violon et violoncelle, en écrivant des variations sur l'air
devenu populaire Ich bin der Schneider Kakadu.
:

Il y a quatre trios pour cordes seules. Le premier, en

mi bémol, appartient à la période du séjour à Bonn (1797).


C'est un divertissement d'une sérénité imperturbable,
composé d'un Allegro, d'un Andante, d'un Menuet, d'un
Adagio, d'un second Menuet et d'un Finale. Les trois trios
de l'op. 9 sont justement caractérisés par le compositeur
lui-même dans la dédicace au comte russe Browne Au :

premier Mécène de ma Muse, la meilleure de mes œuvres;


à cette époque (1798), Beethoven n'avait encore rien
publié d'aussi magistral. Le premier trio, en sol, et le
LE GÉNIE DE BEETHOVEN. TRIOS ET QUATUORS 649

dernier, en ut mineur, sont d'une beauté sérieuse qui, à


l'occasion, n'exclut pas l'humour; entre les deux, le
second fait l'effet d'un aimable intermède.

Au même groupe appartiennent encore quelques faciles ouvrages


de jeunesse le petit trio pour piano, flûte et basson (1787); le trio
:

pour deux hautbois et cor anglais (1795), op. 67, important et supé-
rieur aux autres compositions de Beethoven écrites en ut; les Varia-
tions, de la même année et pour mêmes instruments, sur le La cida-
rem de Mozart; enlin les deux charmantes Sérénades, op. 8 et 25,
toutes deux de 1797, pour flûte, violon et alto.

Nous dans une des régions les plus hautes de l'art


voici
de Beethoven, de la musique tout entière, et, plus exacte-
ment, de la pensée la régions des quatuors. Ce qui nous
:

arrête ici, ce n'est pas un art exceptionnellement savant


de la construction et de la composition sonores, un jeu
d'arabesques très beau et plus ou moins compliqué, mais
la manifestation d'une vie supérieure de l'àme que la
musique seule connaît et peut exprimer. Le psychologue
et le métaphysicien devraient être aussi intéressés par ces
quatre vents de l'Esprit qu'on appelle un quatuor de
Beethoven, que le musicien de profession. Pour arriver
à ces sommets où la passion, la volonté de vaincre, la fan-
taisie, le génie soufflent parfois en tempête, nous n'avons
pas suivi l'ordre chronologique de l'ensemble des laits.
Cet ordre ne peut produire que le désordre; ainsi, il nous
aurait obligé à parler successivement du trio en si bémol,
de la symphonie n° 7 et de l'ouverture du Roi Etienne,
qui sont de 1811, puis du canon sur le Tata de Menzel et
de pièce pour quatre trombones (1812), pour passer
la
ensuite à la symphonie sur la victoire de Wellington (1813),
aux deux Cantates et aux Lieder de 1814. A chaque ins-
tant, toute ligne suivie eût été brisée. Nous avons préféré
et nous préférons grouper les chefs-d'œuvre de même
nature (en donnant date de chacun d'eux). Comme dans
la
les Sonates, il y a dans les Quatuors une évolution assez
nette. Les années 1785, 1800, 1806, 1810, 1824 en mar-
quent les étapes principales.
Les trois quatuors pour piano, violon, alto, violoncelle,
sont des œuvres de jeunesse (1785) que Beethoven ne
voulut pas publier, mais dont il utilisa, plus tard, quelques
650 LES TEMPS MODERNES

idées :ainsi, c'est du premier qu'est sorti l'Adagio


de la sonate pour piano en fa mineur, op. 2; le thème
en mi bémol mineur de l'Allégro du second quatuor,
est devenu, transposé en ut mineur, un projet de sym-
phonie. Le meilleur ouvrage du groupe est le quatuor en
mi bémol, composé de deux parties, un Allegro passionné,
et une série de Variations précédées d'un court adagio. Le
défaut général de ces essais, auxquels Beethoven ne donna
aucune suite dans sa période de maturité, c'est que les
trois instruments à cordes n'ont trop souvent qu'un rôle
d'accompagnement et abandonnent au piano le rôle de
brillant protagoniste.

Les six premiers quatuors à cordes de Beethoven (1800),


dédiés au prince Lobkowitz et formant l'op. 18, ont un
caractère commun sauf quelques traits personnels dont
:

le génie les a marqués çà et là, ils sont écrits dans la


manière de Haydn et de Mozart. De là leur charme et leur
grâce, leur clarté, leur verve aimable et sereine. Sur six,
il y en a cinq en mode majeur. C'est peu de dire qu'on
y
voit briller le sourire d'un optimisme idéaliste et jeune, et
que, loin des souvenirs de l'expérience, on y sent un artiste
heureux de vivre la galanterie et l'humour y abondent.
;

L'auteur s'amuse en prenant conscience de sa maîtrise, et,


comme on dit, s'en donne à cœur joie. Sempre scherzando :
telle est l'épigraphe qu'ils mériteraient. L'Ancien Régime
comprenait ainsi la musique il en faisait un auxiliaire de
:

l'art d'être heureux dans une société d'honnêtes gens, et


non une matière à réflexions désenchantées. Si, en vertu
des inévitables contrastes de la composition, quelques pages
sont d'un accent plus profond, ou si une ombre de mélan-
colie semble passer sur elles, c'est que la jeunesse la plus
saine et la plus enjouée a ses moments de rêverie. L'ima-
gination musicale a d'ailleurs des ressources très souples
pour varier ses jeux. Amenda raconte qu'après lui avoir
joué l'Adagio affetuoso ed appassionato du quatuor en fa,
Beethoven lui dit :

« Qu'exprime ce morceau, d'après vous?


—Il me semble, répondit l'ami, que c'est la séparation

de deux amants.
LE GENIE DE BEETHOVEN. TRIOS ET QUATUORS 651

— Fort bien! dit Beethoven; j'ai pris comme thème la

scène du tombeau dans Roméo et Juliette. »


Parole digne de réflexion car elle met une certaine cri-
!

tique en garde contre de graves erreurs de méthode. Un


jeu d'imagination ne doit pas être confondu avec des émo-
tions réelles.

Comme particulièrement imprégnés de l'esprit de Mozart, on peut


citer : le et le Finale (remarquable par la partie de dévelop-
Menuet
pement) du quatuor en ré; tout le quatuor en sol, surnommé le qua-
tuor des compliments, et surtout son Allegro, qui, débutant et finis-
sant par un adagio, fait dire à Helm « On croit voir passer une
:

bande de joyeux loustics avec, au milieu d'eux, un prêcheur de


morale à qui ils jouent de bons tours... A la fin, ils reviennent à leur
point de départ; mais on devine qu'ils ont bu du Champagne »; tout
le quatuor en fa, où SroHR voyait le modèle du genre, causerie vive
où les quatre instruments prennent part avec un égal brio dans le ;

quatuor en ut mineur, qu'on a rapproché de la Sonate pathétique, du


début du quintette de Mozart en sol mineur et du quatuor en ut de
Haydn, le spirituel Andante, dont le thème piquant est traité en
canon, et le facétieux Finale. Nulle part l'influence de Mozart n'est
aussi visible que dans le quatuor en la majeur, et surtout dans son
dernier mouvement. Le quatuor en si rappelle Haydn aussi bien que
2
Mozart; son Adagio, qui, malgré la mesure y, a le caractère d'un

menuet tendre, a pu être appelé par un critique « la pièce favorite

des femmes du monde » (?)

Les trois quatuors de 1806 formant l'op. 59 sont très


supérieurs aux précédents par la richesse des idées musi-
cales et par la beauté de la forme. Déterminer leur place
dans l'évolution de l'art beethovenien, en dehors de l'ex-
tension de la maîtrise technique, est assez difficile. On a
dit qu'ils étaient d'une grande « objectivité » et semblaient
consommer une sorte de victoire sur un monde extérieur,
si bien qu'après eux ne restait plus au compositeur qu'à
il

exprimer sa propre personnalité, œuvre de lyrisme « sub-


jectif » réservée aux derniers quatuors. La distinction peut
être admise, bien que trop simpliste et trop rigoureuse.
La personnalité de Beethoven est présente dans toutes ses
œuvres; se dérober ne serait pour elle qu'une façon inté-
rieure de se manifester et il est bien difficile de ne pas
:

attribuer à ces « travaux d'Hercule » la valeur d'un monu-


ment où s'exprime le caractère fondamental de l'artiste,

652 LES TEMPS MODERNES

sinon celui de l'homme. Les trois poèmes de cet op. 59,


dédiés à l'ambassadeur russe à Vienne, le comte Rasu-
mowski, musicien et exécutant distingué, déroutent d'abord
l'analyse psychologique tout autant que l'analyse technique,
par l'extraordinaire variété des motifs accumulés parfois
dans un même mouvement et par la variété tout aussi
grande des sentiments auxquels peuvent être rattachés ces
motifs. On y trouve de tout, depuis le thème le plus péné-
trant jusqu'à des gaietés de pince-sans-rire. Ce dernier mot
ne nous paraît pas trop fort pour apprécier, par exemple,
le motif principal de Y Allegro du Quatuor 1, en fa. Il fit
rire, paraît-il, les premiers auditeurs contemporains :il se

réduit à une seule et même note, un si bémol, répété


quinze fois, pianissimo, par le violoncelle, comme ferait
une baguette sur une peau de tambour en figurant un
rythme de danse. Si le romantisme consiste à introduire
dans le genre noble des formules d'une vulgarité voulue,
à s'écarter de l'usage, ou, plus simplement, à faire ce qu'on
veut, Beethoven est ici romantique au premier chef; il est
impossible de tourner plus complètement le dos aux tra-
ditions de la phraséologie musicale. Berlioz n'eût pas
trouvé mieux pour se moquer des classiques. Mais clans
cette partie du quatuor qui débute ainsi, quel renouvelle-
ment perpétuel de l'inspiration! C'est un jeu de sentiments
hétérogènes, de mélancolie et de bravade, de rêverie et
de malice, de doutes et d'affirmations, d'épisodes, d'inter-
mèdes hardis, de grâce, d'hilarité faisant explosion. Aucun
Allegro de Beethoven n'est plus divers et plus expressif.
C'est une galerie de tableaux où, sans d'autres moyens
que des vibrations sonores, le magicien-compositeur peint
la vie invisible de l'âme avec de fines et insaisissables
nuances.
Le quatuor en mi mineur a un motif d'entrée construit
de façon originale : d'abord deux accords, de tonique et
de dominante, énergiquement frappés sur le premier et

le troisième temps (ô)> — puis une pause d'une mesure,


ensuite deux brefs dessins peu mélodiques, l'un en cro-
ches, l'autre en doubles croches, et une autre pause d'une
mesure, avant la reprise et transposition en fa majeur.
LE GENIE DE BEETHOVEN. TRIOS ET QUATUORS 653

Dans ce début, dont la première mesure fait songer à celle


de la symphonie héroïque, il semble qu'il y ait encore un
parti pris (cum grano salis?) d'éviter les formules tradi-
tionnelles de la rhétorique musicale en ce qui concerne la
construction d'un motif. Voici d'autres surprises. Dans le
Finale du quatuor en fa, et dans le charmant Allegretto du
quatuor en mi, on entend deux airs populaires russes,
introduits d'ailleurs par Beethoven parce qu'ils s'adaptent
au sentiment qu'il veut exprimer, si bien que ces textes
slaves ont l'air d'une invention originale et nullement
d'une citation. Ajoutons que les diverses parties de ces
quatuors n'ont, au point de vue technique, aucun lien,
même s'il arrive qu'un Allegro soit soucié par le change-
ment de fonction d'une note à un Adagio; chacune d'elles
forme un ensemble complet. L'unité n'est pourtant pas
absente de cette triade de compositions; mais c'est dans
la psychologie du poète-musicien qu'il faudrait la chercher.
Au fond, les trois poèmes sont l'expression de la même
idée le triomphe de l'allégresse sur les obstacles et sur
:

les sentiments pénibles. Ce triomphe éclate dans les finales


des trois quatuors de l'op. 59 comme il éclatera bientôt
(1808) de façon Supérieure dans le finale de la Symphonie
en ut mineur. Dans le quatuor en fa, c'est un air populaire
plein de saveur qui est la matière de cette éloquence
brillante dans le quatuor en mi, c'est le Presto-alla
;

brève qui atteint à l'effet éblouissant d'une symphonie ;

dans le quatuor en ut, appelé, dit Helm, le quatuor des


héros par les musiciens d'Autriche, c'est la fugue énorme,
d'architecture légère et grandiose, où la joie, la raison et
la fantaisie se donnent libre carrière sans qu'on puisse
dire quelle est celle des trois qui conduit les deux autres.
Le quatuor en mi bémol majeur, op. 74, composé en
1809, peut être rattaché au quatuor en ut par des ressem-
blances plus qu'extérieures, telles que l'introduction lente,
e
la soudure des 3 et 4 mouvements
e
il est, lui aussi, une
:

affirmation du triomphe et de la joie de l'activité créatrice.


Il n'en est pas de même du quatuor en fa mineur, op. 95

(1810). Beethoven lui a donné lui-même une étiquette


digne d'attention « quatuor serioso ». Il nous avertit par là
:

de la distinction nécessaire entre l'œuvre nouvelle et les


654 LES TEMPS MODERNES

œuvres antérieures qui sont surtout des divertissements Il .

serait excessif de dire qu' « il prend un masque » mais il ;

annonce qu'il va traiter un sujet musicalement déterminé,


comme il le ferait en usant du mot pathétique, du mot pas-
toral, ou de tout autre. On devine ce que peut être le « sé-
rieux » d'un homme de génie. Le premier Allegro du qua-
tuor débute, au grave, par un sombre motif à l'unisson qui
a le caractère impératif d'un Lasciate ogni speranza, bien-
tôt accentué, à la dominante, par de brusques accords,
tandis que lepremier violon alterne par des sauts d'octave
semblables au vol d'oiseaux effarouchés par une voix
sinistre. Ce motif menaçant, répété d'abord en ré bémol
par le violoncelle, domine toute la pièce il semble lutter
:

obstinément et victorieusement contre les plaintes et les


supplications qui viennent à la traverse, avec la volonté de
réduire à néant tout ce qui lui fait obstacle; à la fin, c'est
lui qui sert de conclusion, en se disloquant il est vrai,
mais en répétant ses notes les plus « sérieuses » (le groupe
initial de doubles croches), diminuendo très piano, comme
,

s'il descendait « dans une tombe creusée par lui-même »

(Bekker). L'Andante-allegretto qui suit montre que cette


fin n'est pas un dénouement il développé une action tout
;

intérieure comme ferait une tragédie jusqu'au seuil d'un


3 e acte. L'expression des sentiments douloureux ou rési-
gnés y abonde elle revêt même les formes supérieures de
;

la technique, comme dans la fugue qui se développe libre-


ment (un peu péniblement, selon Maux), et dont le thème
très ample a un chromatisme plaintif; mais la mélodie en
ré chantée d'abord par le premier violon est une voix d'ac-
cent religieux et consolateur : c'est elle qui domine finale-
ment, — sans conclure, car l'Andante s'arrête, comme
l'Adagio de la sonate appassionata, sur un accord interro-
gateur de septième diminuée après ce point d'orgue pathé-
;

tique, recommence dans l'Allégro vivace, dans le Finale


agitato, le conflit tumultueux des passions qui se heurtent,
se contredisent, ressemblent, selon le mot du poète, à
des matelots se battant pour le choix de la route. Les
cieux de la musique beethovenienne sont plus d'une fois
tendus de noir; l'heure choisie pour le tableau est minuit,
et les quatre instruments qui parlent ressemblent aux
LE GENIE DE BEETHOVEN. TRIOS ET QUATUORS 655

personnages groupés, autour du Faust de


à pareille heure,
Schumann : la Détresse, le Doute, la Misère...
Souci, le

Mais que signifie la fin du quatuor? Aux nuages tra-


versés d'éclairs, au pathétique instable de tout ce qui
précède, succède l'expression d'une joie qui est plus
qu'un chagrin consolé. Après le poco ritard et l'entrée,
en ppp très doux, d'un accord de fa majeur, il y a comme
une réapparition d'un coin de ciel bleu après l'orage; et
dans Y Allegro molto qui suit, formant un épilogue de
43 mesures, se joue une verve (parfois une coquetterie mali-
cieuse) attestant un parfait affranchissement de l'art et de la
pensée; elle s'élève jusqu'à un lyrisme triomphal lorsque,
pour finir, le motif fondamental est repris d'abord par l'alto,
puis par les deux violons, enfin par les quatre instruments
réunis. L'oppression a cessé; les cieux de la musique
beethovenienne se sont rouverts et étincellent de lumière.
Les cinq derniers quatuors forment une œuvre à part, éga-
lement redoutée par le musicien qui veut expliquer les textes
et parle musicien qui veut exécuter. Leur forme complexe,
leur romantisme parfois violent, leur poésie profonde, font
songer à certaines compositions fantastiques d'Albert Durer
et rappellent ce que les maîtres du lyrisme ont écrit de
plus audacieux. On ne peut s'étonner d'abord du progrès
ou de l'écart qui les sépare des op. 18, 59, 74 et 95, quand
on précise les dates. L'autographe du « Quatuor sérieux »,
déjà si éloigné de l'ancienne manière, porte cette indica-
tion de la main même de Beethoven 1810, mois d'octobre;
:

et le premier des quatuors qui terminent la série, l'op. 127,


e
est de 1824, postérieur de quelques mois à la IX sym-
phonie. Un grand espace de la vie mortelle s'étend donc
de l'un à l'autre, plein de méditations et d'expériences
douloureuses. Comment n'y aurait-il pas un changement
de style, un art nouveau? Pour aider le regard qui s'arrête
sur de tels monuments, on a proposé divers systèmes de
classification. Antoine Schindler, l'ami fidèle et biographe,
distinguait deux périodes, dont l'une finit en 1800, l'autre
en 1814, et il annexait toutes les compositions ultérieures
à une « troisième période ». Lenz estime que le style du
maître est traditionnel jusqu'à l'op. 20, personnel jusqu'à
l'op. 100, et hautement personnel dans tout ce qui est au
656 LES TEMPS MODERNES

delà. Liszt, dans une lettre célèbre, admet deux catégories :

« la première, est celle des œuvres où la forme traditionnelle


et convenue contient et régit la pensée du maître la seconde ;

est celle où la pensée étend, brise, recrée et façonne au gré


de ses besoins et de ses inspirations la forme du style ».
Th. Helm reprend la distinction si allemande de l'œuvre
objective et de l'œuvre subjective. Ces façons de comprendre
l'Histoire sont trop simplistes; elles ressemblent au geste
du géomètre traçant une ligne sur le tableau noir et la
divisant en deux points marqués chacun d'une lettre. La vie
réelle est plus compliquée; dans l'évolution la plus éton-
nante de l'âge mûr, il y a des retours de jeunesse, de même
que dans les compositions de début il y a des pages qui
semblent être une anticipation sur l'avenir. Quant aux
causes déterminantes des chefs-d'œuvre, elles sont loin-
taines et obscures ;en chercher l'occasion dans des anec-
dotes biographiques est rarement avantageux. La dernière
vibration d'un quatuor de Beethoven, si on la rattache à
l'ensemble mélodique dont elle est la fin, a des causes qui
seraient plus difficiles à saisir que celles du mouvement
qui fait mourir une vague sur le rivage de l'océan; car elle

suppose, en plus des lois du Cosmos, tout le monde moral


et toute son histoire! Modestement, à partir de 1824, on
peut distinguer avec Bekker 1° un quatuor qui, comparé aux
:

suivants, est une sorte d'introduction l'op. 127


: 2° une ;

triade centrale, les opéra 132, 130, 131 (écrits en 1825 et


1826); 3° un quatuor terminus, l'op. 135 (1826). De ces
œuvres, une analyse verbale ne peut indiquer que des
caractères très généraux.
Le quatuor en mi bémol majeur, op. 127, est écrit sui-
vant les cadres traditionnels de la composition il en a ;

l'ordre et la clarté, avec une technique et une expression


d'ensemble qui sont d'ordre très élevé. Le fier et majes-
tueux prélude par lequel il débute est un portique d'en-
trée pour un monde nouveau dans ces harmonies puis-
;

santes, rappelant la musique d'orgue (et où un trille du


violon I fait passer un sourire), on sent une volonté sûre
d'elle-même, affranchie des passions, dominant tous les
orages. Dans la suite, c'est la joie qui prédomine joie de :

la création et de « l'enfantement dans la beauté », qui a,


1

LE GENIE DE BEETHOVEN. TRIOS ET QUATUOKS 657

comme la joie vulgaire, ses fantaisies, ses coquetteries et


ses caprices; elle règne -dans l'Allégro, clans les deux pre-
mières variations du second Adagio, dans le Scherzo, dans
tout le Finale. Elle se traduit, tantôt par des jeux spirituels
(comme, dans le Scherzo, le thème piquant du violoncelle
reprisa rebours par l'alto), tantôt par l'ampleur des thèmes
(celui de l'Adagio a 18 mesures), tantôt par une verve iné-
puisable qui étend démesurément la composition (Scherzo).
A voir les choses du dehors, c'est-à-dire à considérer
seulement le plan de la composition, les quatuors en si, en
la mineur, et en ut dièze, sont très divers. Le nombre des
mouvements est porté à 6 dans le premier, à 5 dans le
second, à 7 dans le dernier (dans le quatuor en fa,
op. 135, Beethoven reviendra aux quatre mouvements
classiques). Le quatuor en si se compose de parties non
liées l'une à l'autre, comme seraient celles d'une Suite :

Allegro, Presto (ayant le caractère d'un scherzo), Andante,


Alla danza tedesca (allegro), Cavatine (adagio), et Fugue.
morceaux indépendants l'un de l'autre, juxtaposés par un.
jeu de fantaisie, et dont l'unité ne pourrait être cherchée
que dans des faits d'ordre psychologique. Au contraire, le
quatuor en ut dièze est un bloc où tout se tient, sans
pauses entre les mouvements. L'op. 132 participe aux
deux méthodes. Quant aux sentiments exprimés, ils sont
aussi variés que les mélodies et les rythmes; il faut
renoncer à les classer et surtout à en préciser la nature.
Sans doute, ils ont pour origine les émotions communes,
— plaisir ou douleur, joie ou tristesse... —
et tiennent à
l'universelle humanité comme la fleur tient aux racines de
la plante; mais ce sont des sentiments abstraits, spéciaux
à la musique, et qui n'existeraient pas sans elle, si bien
que les désigner par nos termes usuels, —
écueil inévitable
de toute critique —
c'est se tromper autant que si on appli-
quait les mêmes noms à des objets dénature différente.
Malgré ces faits qui semblent décourager l'analyse < » 1

voit apparaître un lien qui rattache l'un à l'autre les qua-


tuors en sï, en la et en ut c'est un thème singulier, étranger
:

aux formules habituelles du cantabile, sur le traitement


duquel la fantaisie de Beethoven s'est exercée avec prédi-
lection. Dans les quatuors antérieurs, et d'une façon géné-
Comdarieu. — Musique, II. 42
6o8 LES TEMPS MODERNES

raie, on peut constater assez souvent que quand une idée


s'estemparée de l'esprit du poète-musicien, elle s'y installe
pour évoluer, et que cette prise de possession prolongée est
le pvimum movens le plus sûr du travail de la composition.

Ainsi, dans le premier mouvement du quatuor en fa de


l'op. 18, le mêmemotif (d'après l'arithmétique de Marx),
n'est pas repris moins de 131fois, en 437 mesures; et les

« Variations », qui sont assez nombreuses dans cette série


d'oeuvres, doivent être considérées comme un témoignage
de la persistance et du renouvellement de certaines idées
obstinées. Voici que l'action continue d'une de ces idées-
forces se fait sentir, non dans un même mouvement, mais
dans les trois quatuors 130, 131 et 132. Elle apparaît pour
la première fois dans la « grande fugue » qui termine le
quatuor 130 (et dont elle est le vrai finale, bien qu'elle ait
été remplacée par un Allegro-rondo, probablement sur la
demande d'un éditeur, et, ensuite, publiée à part avec le
numéro d'op. 133). Les principaux avatars de ce thème
si important peuvent être observés aux places suivantes :

1° Y Introduction de la fugue a) blanches pointées dont


:

chacune remplit une mesure, formant des sauts de sep-


tième diminuée et de sixte, avec progression chromatique
au grave et à l'aigu; b) même dessin, mais ramassé, en
croches et en noires, sur les mêmes degrés c) même dessin,
;

une tierce plus haut; d) même dessin encore, un peu plus


bas, uniquement avec des noires. Ces quatre groupes sont
séparés par des points d'orgue, comme pour mieux poser
le sujet en laissant à l'idée le temps de faire impression;
2° le Thème de la fugue (première partie), où le motif est
disloqué, haletant, tout en croches, mais en croches placées
sur les temps faibles, sempre p. p., et comme coupées de
hoquets 3° YAndante en sol bémol, et l'Allégro faisant suite
;

a la fugue, ou ce qu'on a appelé le quatuor 133 4° ce thème


;

sibyllin, mystique, dénué de grâce, austère, est étroitement


apparenté avec celui du quatuor en la mineur, op. 132
(huit premières mesures, Assai sostenuto), qui a été conçu,
comme l'a montré Nottebohm, a la même époque; le mode
mineur est ici substitué au mode majeur, et la note ini-
tiale —hardiesse à noter en passant, et qui n'est point un
cas unique —
est une septième substituée à la tonique.
LE GENIE DE BEETHOVEN. TRIOS ET QUATUORS 659

5° YAllegro ma non tanto du même, quatuor, où les instru-


ments débutent à l'unisson, peut être considéré comme une
variation très libre du mêmemotif; 6° et 7° les deux Adagios,
et 8° Y Allegro appassionato de la fin sont dans le même cas
(peut-être faudrait-il ajouter à cette liste la marche assai
vivace qui précède ce dernier); 9° enfin, lethème qui
règne dans le quatuor en do dièze mineur, op. 131, est
apparenté à celui de la grande fugue. Dans ce fugato
d'introduction, où R. Wagner a vu « la plus belle expres-
sion de la tristesse que l'on doive à la musique », l'inter-
valle caractéristique de septième est réduit à une tierce
augmentée, probablement pour satisfaire aux nécessités du
contrepoint (et éviter, par exemple, la dissonance mi
naturel-re dièze à l'entrée de l'alto, fin de la 8 e mesure);
l'intervalle chromatique est renversé et prend une direc-
tion ascendante; mais il n'y a aucun paradoxe à voir là
une suite, par association d'idées, par nouveau traitement
d'une donnée ou par transformation d'un jeu, de la même
idée première.
Il y a donc dans ces trois quatuors un principe d'unité,

une sorte de fil d'Ariane. Quelle est la signification de


cette idée lorsqu'elle est énoncée pour la première fois?
Quels nouveaux sens lui donnent les transformations ulté-
rieures du dessin mélodique, du rythme, de la mesure,
du mode, de la tonalité, de l'intensité du son, de la place
des accents, du legato ou du piqué, du tempo? M. Bekker,
dans de pénétrantes études, a essayé de préciser le sym-
bolisme de ces formes sonores évidemment chargées
d'une substance très riche. D'après lui, nous aurions suc-
cessivement le thème du « Destin considéré comme une
puissance ennemie », le thème du « Destin faisant prendre
à l'homme une pleine conscience de soi », le thème « de
la liberté reconquise », le thème « qui fait repasser les
sentiments de la région transcendantale dans l'existence
réelle »... Ces interprétations contiennent probablement
une certaine part de vérité; leur défaut est d'échapper à
tout contrôle en dehors des impressions individuelles. Le
sentiment est inséparable de tout discours musical, lequel,
nécessairement, est toujours caractérisé d'une certaine
façon, comme la couleur dans un tableau; mais les senti-
660 LES TEMPS MODERNES

ments que nous trouvons. dans ces quatuors sont si généraux,


qu'à les ramener aux classifications ordinaires on risque
de méconnaître le processus d'abstraction dont ils sont le
point terminus, et, par suite, leur originalité. Il semble
assez souvent que Beethoven veuille couper les communi-
cations avec la vie, — avec notre vie— non certes pour
,

tomber dans la sécheresse et le travail d'école, mais au


contraire pour donner une force plus intense à sa person-
nalité purement musicale et jouir lui-même de son art en
organisant avec une fantaisie géniale un monde de pos-
sibles. Ce que nous pouvons dire avec certitude, c'est
qu'il manie la langue musicale avec une indépendance
inspirée, et qu'en cherchant des voies nouvelles, il

s'applique à faire rendre à la technique tout ce qu'elle


peut donner. Ses moyens favoris sont, comme toujours, le
traitement d'un thème et le contraste des formes expres-
sives il emploie ce dernier avec une liberté souveraine,
;

par exemple dans l'Allégro à trois temps du quatuor en


la mineur où, au milieu d'un épisode pastoral évoquant
de clairs souvenirs de musette et de tambourin, il fait
brusquement reparaître, durant seize mesures de diver-
sion, des idées déjà exprimées ailleurs et d'un caractère
sombre. Une seule pièce, dans ce même quatuor, semble
inviter le critique à rapprocher l'œuvre d'art de la biogra-
phie c'est l'Adagio où Beethoven a réalisé le vrai tour
:

de force qui consiste à écrire un fugato pour quatre ins-


truments dans le mode lydien (échelle diatonique de fa
naturel majeur), sans lui infliger d'altérations. Le morceau
a un italien qui signifie
titre Chant d'actions de grâces
:

offertà la divinité par un [malade] guéri. Ces deux der-


niers mots méritent l'attention. Oui, Beethoven avait été
très malade (inflammation d'intestins, avril-mai 1825),
l'année même où fut écrit ce quatuor, op. 132; mais
Beethoven fut-il jamais un malade « guéri »? Peut-on
parler d'un retour à la santé, surtout dans la dernière
période de son existence? Pour un psychologue, cet
Adagio si calme est donc tragique!... Il fournit le plus
curieux argument qu'on puisse invoquer quand on parle
de la distance qui, dans une même personne, sépare
l'homme de l'artiste.
LE GENIE DE BEETHOVEN. TRIOS ET QUATUORS 661

Cette séparation, d'ailleurs, n'est pas sans dangers.


Quand il s'agit d'un homme de génie, elle peut laisser le
champ libre à une beauté supra-terrestre; et le cas est
fréquent chez Beethoven. La cavatine du quatuor en mi bémol
(op. 130). avec une allure grave et un accent profond, a la
poésie troublante qui remplit sans doute le cœur d'une jeune
fille pieuse, lorsqu'il l'Eglise, pendant l'élévation, elle
entend chanter les voix de l'orgue. Dans le quatuor
en la mineur, l'adagio qui suit le choral en mode
lydien (p. 22 et 23 de l'édition de poche) est une de ces
nombreuses pages où l'art s'élève à ce que nous appelle-
rions volontiers le plein- ciel beethovenien, c'est-à-dire un
état prolongé de pleine harmonie intérieure et d'élargisse-
ment du moi qu'on ne saurait connaître que directement,
par l'inexprimable émotion qui l'accompagne. Mais quand
l'homme de génie aune imagination très libre, et que, par
surcroît, une évolution naturelle le conduit à modifier et
même à abandonner (provisoirement?) les cadres usuels,
il risque, nous ayant un peu oubliés, de nous étonner par

des étrangetés; et le cas n'est pas rare chez Beethoven.


La grande fugue « tantôt libre, tantôt recherchée », déta-
chée du quatuor, op. 130, abonde en duretés. Elle n'est
vraiment pas agréable à entendre. Dans le quatuor en ut
dièze, on trouve des dissonances comme celles-ci :

* FF +sJ\-

* h,
ïÉÉï î Élâ!

m
mm
662 LES TEMPS MODERNES

Mozart, Haydn, les clavecinistes du xvm e siècle, ont sans


doute plus de ménagements pour nos oreilles; mais se
sont-ils élevés aussi haut que Beethoven? En somme, ces
œuvres, plus que tonte autre, méritent l'épithète allemande :

elles sont « colossales » et quelques taches, rançon iné-


;

vitable du génie, n'en diminuent pas la puissante origi-


nalité.
Le quatuor en fa, op. 135 (1826), dernier de la série,
est beaucoup moins chargé de pensées sublimes et de
drames métaphysiques. On a comparé son caractère géné-
ral à celui de la symphonie du même ton, op. 93, écrite
en 1811. Il est d'abord moins long que les quatuors anté-
rieurs et réduit à quatre mouvements distincts. Dès la pre-
mière mesure, avec l'alto qui expose un thème piquant et
léger, il s'annonce comme un personnage de bonne com-
pagnie dont le commerce n'aura rien d'inquiétant, la
grâce, l'humour, la fantaisie y reprenant leurs droits sans
rendre d'ailleurs la composition inférieure aux précédentes.
Mais voici qui semble nous ramener aux problèmes les
plus obscurs. En tête de la dernière partie, Beethoven a
inscrit trois épigraphes d'abord ce titre
; Der schwer- :

gefasste Entschluss (la résolution pénible), et, au-dessous,


ces formules notées inuss es sein? (le faut-il?)
: Es —
muss sein! (Il le faut.) La première
est en mineur et
constitue le thème fondamental de l'Adagio qui s'inter-
cale dans l'Allégro suivant; la seconde est en majeur et
sert de thème à cet Allegro. L'une et l'autre reproduisent
assez exactement les inflexions qu'on peut observer dans le
langage courant direction ascendante de la voix pour la
:

question, descendante pour la réponse. Quelle est la


signification de ces formules? à quelle pensée, à quel
sentiment convient-il de les rattacher?

D'après l'ami premier biographe du maître, A. Schindler, qui


et
d'ailleurs n'est pas très affirmatif, Beethoven aurait tiré ces deux
thèmes des intonations observées au cours d'un entretien avec sa
cuisinière. N'oublions pas que nous sommes en 1826, et que la lettre
à Wegeler où Beethoven commence à se plaindre de sa surdité est du
28 juin 1800 ! —
D'après une lettre adressée à Moriz Schlesinger (repro-
duite de mémoire par ce dernier et publiée par Max), Beethoven
aurait voulu dire : Je prends une résolution pénible, en vous
envoyant cet ouvrage, car « j'avais songé à écrire tout autre chose ;
.

LE GENIE DE BEETHOVEN. TRIOS ET QUATUORS 663

mais j'acquitte une promesse, et suis d'ailleurs pressé de le faire,


car j'ai besoin d'argent. Les mots Es muss sein peuvent vous faire
comprendre combien je suis malchanceux. Ajoutez à cela que je n'ai
pas trouvé de copistes à Modling, et que j'ai dû tout écrire moi-
même. Ouf! Amen » La valeur d'un tel document se trouve infirmée
!

par ce fait que Beethoven ne pouvait se plaindre, en 1826, du « man-


que de copistes » à Modling, car, de sa propre main, il a daté son
quatuor de « Gneixcndorf, 30 oktober 1826 ».

« Il ne manque pas de récits, écrit M. Bekker, qui rap-


portent l'origine des trois épigraphes à des faits extérieurs.
Qu'ils soient vrais ou faux, il est impossible d'établir un
lien entre des anecdotes de ménage et l'état d'âme qui a
déterminé le musicien-poète à insérer de tels mots dans
son œuvre. Les contrastes de sa composition ne sont pas
d'ordre extérieur, mais d'ordre psychologique c'est
:

l'opposition de la rêverie et de la nécessité de l'action.


Le douloureux déchirement de soi-même (das schmerzliche
Sichlosreissen) par lequel Beethoven sort de la paix du rêve
pour se remettre à la lutte et reprendre le sentiment de la
vie réelle, en un mot, le désir de proclamer l'Evangile de
l'action : telle est la résolution pénible —« der schwerge-

fasste Entschluss » — mais immuable, qu'il faut voir dans les


deux formules [question et réponse) placées en épigraphes »
Cette opinion n'est nullement la nôtre. Il nous répugne
d'imaginer un Beethoven qui, dans le cas où un tel état
d'âme serait le sien et aurait servi de sujet au quatuor 135,
éprouverait le besoin d'avertir. Quand un grand artiste
raconte de tels drames, il ne se sert pas d'une étiquette
pour faire comprendre sa pensée. Que dirait-on d'un
peintre qui, au bas d'un tableau, piquerait un papier indi-
quant le nom de l'objet représenté? Pourquoi Beethoven
n'a-t-il pas usé de ce procédé singulier, peu digne de lui,
lorsqu'il écrivit des quatuors beaucoup plus obscurs que le
quatuor en fa? Dans le titre et les deux épigraphes en
question nous ne voyons qu'une boutade fantaisiste de ce
maître de la fantaisie. Peut-on rappeler ici le mot, d'ail-
leurs incomplet, de Kant musique et matière à rire sont
:

deux formes de jeu (Musik und Stoff zum Lachen sind


zweierlei Arten des Spiels)? Beethoven aime souvent à
jouer. Quandoque bonus Iascivit Homerus. Sourd, il enten-
664 LES TEMPS MODERNES

dait au dedans de lui-même son propre langage intérieur,


et, au surplus, il se souvenait. S'il lui a plu, à lui qui excel-
lait à traiter un motif de quelques notes, de prendre la
matière la plus banale et la plus simple —
les inflexions
de la voix qui interroge et de celle qui répond pour en —
tirer une pathétique composition, et promouvoir sa cui-
sinière au rang de collaboratrice, en cela il s'est montré
réellement artiste de premier ordre et grand compositeur,
l'homme de génie étant celui qui fait quelque chose de
rien. Nous confessons d'ailleurs que cette manière de voir
est une hypothèse, comme toutes les explications proposées
jusqu'ici.

Les œuvres qui, par leur forme polyphonique, constitueraient une


transition entre les quatuors et les symphonies, sont les suivantes :

I. Quintettes. 1° pour instruments à cordes l'opus 4, en mi bémol,


:

(1796); l'op. 29, en ut (1801); l'op. 104, arrangement du trio en ut


op. 1 et Quintette avec fugue, tous deux de 1817; 2° pour instru-
ments à vent (hautbois, clarinette, cor, basson et piano) Top. 16, en
:

mi bémol (1796). —
II. Sextuor pour 2 clarinettes, 2 bassons,

2 cors, composé en 1806 et publié en 1810, op. 71, écrit en une nuit,
peu estimé par Beethoven (dans une lettre à l'éditeur Breitkopf), mais
contenant un admirable Adagio. —
III. Le Septuor, op. 20 (1800), pour
clarinette, cor, basson, violon, alto, violoncelle et contrebasse;
expression élégante et étincelante de la joie de vivre. —
IV. L'Octuor
en mi bémol, op. 103 (1792), pour 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons,
2 cors. Beethoven le composa pour la musique de table du prince
électeur Max Franz, dont la chapelle se composait de ces instru-
ments. L'esprit et l'humour y abondent (voir dans le Menuet, le thème
en staccato des deux hautbois, qui devait, primitivement, être le thème
du Scherzo dans la IX e symphonie). —
V. Les onze Ouvertures.
.

CHAPITRE LXIII

LE GÉNIE DE BEETHOVEN : LES SYMPHONIES

Les premières symphonies. —


De YHeroïque à la IX e —
Circonstances
.

dans lesquelles parurent les diverses compositions; leurs caractères géné-


raux; accueil des contemporains et des critiques. Attitude de Beethoven.
— La Messe solennelle; examen de l'opinion qui la considère comme une
œuvre de concert. —
Conclusions sur Beethoven; sort de ses œuvres durant
sa vie et après sa mort. —
R. Wagner, appréciant l'ensemble des œuvres
de Beethoven, leur applique les idées de Schopenhauer valeur de ce mode
;

d'interprétation
Coup d'œil rétrospectif sur l'histoire de la musique depuis les origines
jusqu'en 1827 ; identité de quelques contraires.

Ily a neuf symphonies de Beethoven. On peut leur appli-


quer le mot du poète latin parlant des neuf Muses Elles :

n'ont pas même visage, et se ressemblent pourtant; comme


il convient à des sœurs. Elles s'étendent sur une période

de vingt-cinq ans, 1799-1823, dont la division est marquée


par la date de X Héroïque (1806) ou de Y Ut mineur (1807).
Beethoven commença en 1826 l'esquisse d'une dixième
symphonie elle est restée à l'état de projet comme quel-
;

ques autres ouvrages (une Ouverture sur Bach, une messe


en ut dièze mineur, des Oratorios sur la Victoire de la
croix, les Eléments. Judith, Saiïl, un opéra sur le texte de
la Mélusine de Grillparzer, un Requiem...) De la première
à la dernière, l'évolution est visible, sinon continue. La
série des Symphonies débute, comme celles des Sonates et
des Quatuors, par des œuvres d'agrément, de charme et de
clarté, avec maintien des cadres traditionnels de la com-
position; elle s'élève peu à peu, avec des retours momen-
tanés vers le point de départ, une inspiration plus forte
;i
666 LES TEMPS MODERNES

et un sentiment plus intense, mais sans arriver jusqu'à


indépendance de la forme que nous avons
cette excessive
signalée dans les derniers chefs-d'œuvre de musique de
chambre. Il est inexact de considérer comme révolution-
naire et comme
signe d'une ère nouvelle l'introduction du
chœur vocal, dans la IX e ne trouve-t-on pas un chœur
;

dans la Fantaisie de 1808, pour piano et orchestre? Les


neuf Symphonies conservent jusqu'au bout une sorte de
plasticité particulière. Beethoven y apparaît comme le
maître de la grande architecture sonore et du coloris ins-
trumental on y retrouve aussi le poète profondément
;

expressif et hardi, ayant exploré un monde du sentiment et


de l'imagination qui n'est accessible qu'à la pensée musi-
cale. Notre rôle d'historien doit se borner, le plus souvent,
à inscrire des dates, à marquer les circonstances d'une
exécution et à indiquer les faits qui peuvent être observés
du dehors; mais nous aurons souvent l'occasion de con-
firmer les idées générales exposées dans les chapitres pré-
cédents. Nous terminerons par la Messe solennelle, que
Beethoven lui-même considérait comme sa plus belle com-
position.
re
La symphonie, en ut majeur (op. 21), fut exécutée
I

dans un concert au bénéfice de Beethoven, concert donné


par faveur spéciale, au théâtre impérial de Vienne, le
2 avril 1800. Elle figurait à la fin d'un programme qui,
avec une symphonie de Mozart et deux fragments de la
Création, comprenait deux autres ouvrages du Maître le :

grand concerto pour piano (écrit en 1794-5), et une impro-


visation sur le thème de l'hymne à l'Empereur (thème
trouvé par Haydn ; ce dernier numéro fut particulièrement
apprécié). L'orchestre était celui de Mozart et de Haydn,
avec la clarinette en plus le quatuor à cordes, deux flûtes,
:

deux hautbois, deux bassons, deux cors, deux trompettes et


deux timbales. Les contemporains paraissent avoir goûté
la « nouveautéde cette composition. Beethoven com-
»
mence par un accord de septième de dominante, ce qui
était alors une grande hardiesse, bien qu'il y en ait des
exemples dans les œuvres de J.-S. Bach. Sans enthou-
siasme dans la sympathie, on reprocha au compositeur un
usage trop fréquent des instruments à vent. Dans la suite,
LE GENIE DE BEETHOVEN. LES SYMPHONIES 667

cette première symphonie fut jugée comme un très agréable


badinage, une ingénieuse imitation de deux maîtres anté-
rieurs, dépourvue d'une idée poétique, caractérisée sur-
tout par un Scherzo « d'une agilité et d'une fraîcheur
exquises » (Berlioz). « Ce serait une merveille, si d'un
côté Haydn et Mozart n'avaient pas vécu, et si, d'autre
part, elle n'eût été suivie de ses cadettes. » (Oulidicheff.)
On y voit l'ongle qui fait présager le lion; mais le lion n'a
pas encore jugé prudent de s'élancer (Colombani). C'est
une heureuse fusion du style de Haydn et de celui de
Mozart (Carpani, Fétis). Bekker voit dans l'introduction
du spirituel Allegro final une parodie du pathétique ordi-
naire des on peut douter que cette vue soit
adagios;
exacte, mais ilremarquable que chez un compositeur
est
dont s'est emparé une sorte de littérature pessimiste pous-
sant tout au noir, on trouve tant de pages qui suggèrent
des interprétations de ce genre. De cette œuvre si nette,
si vive, et de proportions si harmonieuses, nous dirions

volontiers que, pour le style, c'est un divertissement


génial où règne le goût aimable du xvin e siècle, et, poul-
ie contenu exprimé, une explosion de joie saine, un
rayonnement continu de jeunesse souriante et triomphante,
avec des traits annonçant les chefs-d'œuvre qui paraîtront
dans la suite. —
Beethoven commençait alors a être le plus
malheureux des hommes.
Avec la II e symphonie, dont la première exécution est du
5 avril 1803, le désaccord entre les chefs-d'œuvre de
l'artiste et sa vie réelle devient tragique. Dans cette période
des trois premières années du siècle, Beethoven connut
les pires angoisses. A un
certain point de vue, sa situation
n'était pas mauvaise.Ses œuvres, assez nombreuses depuis
quelque temps, se vendaient facilement sinon très cher;
il lui était même difficile de satisfaire aux commandos
qui lui venaient de divers côtés. Le prince Charles de
Lichnowski, dont il faillit se séparer plus d'une fois en
cédant à son « mauvais caractère », était resté son ami
et lui faisait une rente de six cents florins. Bref, son
pain quotidien était assuré. Mais que de misères, par une
ironique contradiction de la nature, semblaient vouloir
paralyser son génie! Ses lettres à Wegclcr et Amenda sont
668 LES TEMPS MODERNES

lamentables. Sa surdité n'était pas seulement l'impuissance


à entendre : elle était accompagnée de hourdonnements
d'oreille qui semblaient vouloir rendre impossible ou fausser
en lui toute musique intérieure. Des médecins, qui ne
s'entendaient pas, le soumettaient à des régimes vio-
lents, et ilcommençait à juger son mal incurable Ses .

entrailles sont plus malades que jamais il est constam-


:

ment incommodé « d'une diarrhée qui provoque une


faiblesse extrême » et il a « de terribles coliques » on lui ;

ordonne des bains tièdes, des bains froids; du thé pour


l'oreille, des «pilules pour l'estomac »... Avec cela, on lui
met sur les bras des vésicatoires qui sont fort désagréables,
car, « à chaque fois, ils le privent de l'usage de ses bras
pendant plusieurs jours ». —
« On peut à peine croire
quelle vie triste et désolée est la sienne depuis deux ans. »
Il a songé au suicide!... Est-ce tout? L'amour devrait le
consoler; mais s'il glisse un rayon dans son existence,
c'est pour mieux éclairer sa détresse et lui faire connaître
que le bonheur lui est interdit. Il aime « une charmante
enfant », une Italienne qui en 1801 avait dix-sept ans,
Juliette Guicciardi; et il est aimé d'elle, il le pense au
moins. Malheureusement, elle n'est pas de son rang. Il
demande sa main on la refuse à « un homme sans fortune
:

et sans position fixe! ». —


C'est de cette humanité
e
pitoyable que sortit la II symphonie en ré, chef-d'œuvre
tout baigné de lumière, et d'une sérénité surhumaine. On
a dit qu'elle marquait « le point culminant de l'ancien
régime pré-révolutionnaire de la musique » (Grove).
L'éloge est exact, mais incomplet. Une telle composition
— dès V Adagio du début — une profondeur de sentiment,
a
une plénitude de pensée que Haydn n'a jamais connues et
qu'on trouve rarement chez Mozart. L Allegro con bi-io est
d'un génie de feu qui embrase tout ce qu'il touche. Dans
le Larghetto, qui justifie mieux l'opinion de Grove, on
retrouve la grâce angélique des deux premiers maîtres de
la symphonie, leur façon en quelque sorte virginale de
sentir et de s'exprimer, mais avec une paix qui semble due
moins à l'ingénuité qu'à un état d'esprit religieux. Le
Scherzo, d'une légèreté incomparable, est plein d'étincelles
de gaieté; et le Finale ne fait qu'accentuer cette impression
LE GENIE DE BEETHOVEN. LES SYMPHONIES 669

en v ajoutant l'énergie du rythme, la lougue du mouvement


dans une joie débordante. « Héroïque mensonge! » a
dit un critique (Camille Bellaigue), en rapprochant cette
œuvre de la biographie de l'ouvrier. Non parler ainsi ;

est injuste. Soupçonner Beethoven de mensonge » est


«
inutile, et serait nier son génie musical. Cette symphonie
est le résultat d'un double triomphe; d'abord, triomphe
de la en plusieurs passages de sa correspondance,
volonté :

Beethoven ne dit-il pas qu'il ne se résout point à être un


maudit, qu'il veut saisir son destin à la gorge, et que l'Art
seul empêché de désespérer? en second lieu, triomphe
l'a

de Musique
la entre elle et l'homme vulgaire, il y a la
:

distance que Pascal mettait entre le monde des corps,


celui de la pensée, et celui de la charité. On pourrait
ajouter du beau musical. Cela est d'un autre ordre.
: celui
— Encore une fois, on reprocha à Beethoven d'abuser des
instruments à vent. La gazette de Leipzig (1804) trouva
que le finale était bizarre, dur, « sauvage ». En France,
Méhul fut le seul à applaudir aux premières exécutions.
En 1821, lorsqu'il entendit des fragments de la svmphonie
en ré aux concerts de l'Opéra, Kreutzer prit la fuite en se
bouchant les oreilles.
Un progrès décisif et de nature à déconcerter tout autant
certains contemporains, fut réalisé par la III e symphonie,
dite 1' « Héroïque » œuvre achevée au printemps de 1804,
:

directement inspirée des idées de la Révolution, et qui nous


montre Beethoven en possession d'un « monde nouveau ».
Le nom de Bonaparte fut mêlé à son titre, puis retranché;
quand il s'agit de pareils hommes et d'un pareil ouvrage, de
tels faits prennent tout de suite une importance exception-
nelle la critique les examine
: la loupe et se plaît à en
ii

tirer d'abondants développements. Il convient de remettre


les choses au point. La copie, appartenant aujourd'hui à la
Société des Amis delà musique, à Vienne, porte les inscrip-
tions suivantes, que nous reproduisons d'après M. Pho-
d'homme en numérotant les lignes :

1 Sinfonia grande,
2 (In)titolata Bonapaute.
3 S6ten S. (2G sept.).
670 LES TEMPS MODERNES

4 4804- im August,
5 del Signor
6 Louis van Beethoven.
7 Geschrieben
8 A uf Bonaparte.
9 Sinfonia S — op. 55.

La rédaction de ce titre montre qu'il n'est pas de la


main de l'auteur. Il faut faire cependant exception pour
les lignes 7 et 8, que Beethoven ajouta au crayon, après
avoir « criblé la dédicace de furieux coups de plume »
(1. 2). Beethoven admirait Bonaparte général de la Révo-

lution et propagateur de ses idées dans le monde ; il raya


de ses papiers, c'est le cas de le dire, le nom de l'Empereur,
qui, en faisant fléchir ses principes devant son ambition
personnelle, lui parut rentrer dans la catégorie des hommes
vulgaires. En 1806 et 1820, la Symphonie fut publiée avec
.un titre italien, signifiant Symphonie héroïque pour célé-
:

brer le souvenir d'un grand homme et dédiée à S. A. Séré-


nissime le prince de Lobkowitz. Que ce titre réduit réponde
encore à une intention primitive et réelle de Beethoven,
c'est ce qui parait incontestable; mais qu'il soit plutôt
fâcheux, et qu'il risque d'engager dans une très fausse
route l'esprit du lecteur, c'est ce qui nous paraît également
certain. Dans cette symphonie, il n'y a rien de particuliè-
rement « héroïque », et surtout rien de spécial au souvenir
de Bonaparte.
On a signalé déjà que Beethoven use habituellement de
moyens très simples pour arriver à la grande éloquence,
que l'accord parfait n'est pas seulement la base de son
système musical, comme chez les compositeurs d'autre-
trefois, mais celle de ses plus hautes inspirations mélodi-
ques. Ce qu'il convient d'ajouter pour compléter cette
observation, c'est qu'un tel fondement de la musique de
Beethoven en précise le caractère de sérénité, d'équilibre
psychique, de claire et solide construction logique. On sait
qu'un philosophe moderne (Nietzsche) a soutenu cette
thèse : la musique, opposée par sa nature à tous les arts
dits « de l'apparence », est l'expression du réel en soi;
or, le réel, c'est la souffrance : la dissonance est donc le
LE GENIE DE BEETHOVEN. LES SYMPHONIES 671

fond du discours musical. Rien n'est plus opposé au génie


de Beethoven! son œuvre, en même temps qu'elle rayonne
de grâce et de jeunesse, est bâtie, comme le début de
l'Héroïque, sur le roc, à savoir sur l'inébranlable assise
fournie par la nature (les premiers harmoniques),
trois
autrement dit sur la consonance. C'est tout le recueil des
sonates, tout le recueil des concertos qu'il faudrait citer
ici.

Beethoven, nourri de la lecturede Plutarque, pensait


comme un homme de la Révolution, quand il parlait de
Héros, comme lorsqu'il parlait de Vertu, de Nature, d'Être
suprême... Si, en célébrant l'Héroïsme, il voulut céder à
l'ancienne mode de donner à une svmphonie un titre
capable de séduire l'imagination, le nom de Bonaparte, qui
remplissait alors le monde et, pour un homme de Vienne,
avait le prestige des héros antiques, devait se présenter
h lui tout naturellement. Mais ce ne fut jamais qu'une éti-
quette, étrangère au sujet traité.On ne saurait rien ima-
giner de plus éloigné du style qui conviendrait, musicale-
ment, à l'épopée napoléonienne, que ce début tranquille
et pastoral, sur l'arpège de l'accord parfait de mi bémol
majeur, imité d'une idylle de Mozart, Bastien et Bastienne.
Dans son Beethoven à Paris, Schindler nous apprend
qu'après l'audition de ce premier mouvement, « tout le
monde éclata de rire ». Il faut excuser cette inconvenance,
si, sur la foi du titre, les auditeurs s'attendaient à voir
évoquée devant eux la destinée de Bonaparte jusqu'en 1804.
On a dit que dans l'Allégro du début « le héros essaie sa
force, puis se retourne et regarde le chemin parcouru »
(Neitzel) on a dit encore que dans la marche funèbre « on
;

croit trouver la traduction des beaux vers de Virgile sur le


convoi du jeune Pallas » (Berlioz) que dans le Scherzo,
;

il y a « des jeux comme ceux que célébraient les héros

de l'Iliade autour des tombeaux de leurs chefs » (id.) :

commentaires ingénieux, dont le défaut est de pouvoir


s'appliquer à tous les autres chefs-d'œuvre de Beethoven !

La III e symphonie est une œuvre purement musicale,


admirable par son ampleur inusitée, par la richesse de
ses formes, sa profondeur de sentiment et de pensée. Ici,
nous sommes très loin de Haydn et de Mozart. A l'inspi-
672 LES TEMPS MODERNES

ration ua art du développement, une liberté


s'ajoute
d'écriture, une science du style en imitation poussée
jusqu'à l'emploi de la fugue, qui mettent cette symphonie
au même rang que Yut mineur (V ). Ce qu'il faut remar-
e

quer dès le début, c'est la ligne admirable que Beethoven


donne à ses constructions, par les moyens les plus simples.
Cette symphonie est le triomphe de l'accord parfait on:

le trouve arpégé dès le début dans le thème initial; la

3 e mesure de ce thème transposée en fa fournit un peu


plus loin, dans un épisode, le contre-sujet des basses;
re
et la l mesure du même, transformée par mouvement
rétrograde, fournit l'épisode final. On trouve l'accord par-
fait, après modulation de nouveaux épisodes en mi
la
bémol majeur, puis en sol bémol majeur, dans le continuo
des basses soulignant une pédale (si, ré, si, fa, si, si), en
ut bémol mineur (hautbois et basson), dans le finale où,
complété par des notes de passages, il produit la gamine
de mi bémol majeur. Il reparait dans le 3 e mouvement
avec déplacement des temps forts sur lesquels tombent
les notes essentielles, et, après la marche funèbre, dans
le trio du Scherzo (cors). La tonique et la quinte du
même accord fournissent le thème de Y Allegro molto sur
lequel la fantaisie exubérante de Beethoven établit succes-
sivement quatre contre-sujets, et qui, renversé ensuite,
fournit le sujet d'une fugue. Remarquons que dans cette
symphonie improprement et inutilement appelée « héroï-
que », Beethoven n'emploie pas les trompettes et les
trombones, instruments épiques; si elle était réellement
destinée à glorifier un homme de guerre, il faudrait la
considérer comme manquée.
Les contemporains sentirent bien qu'un génie créateur
leur ouvrait des horizons nouveaux, tout en s'étonnant de
la fantaisie,des hardiesses bizarres et parfois « sauvages »
qu'on imposait à leurs oreilles. La symphonie « héroïque »
parut difficile à comprendre (Allg. Mus. Zeitung du
1 er mai 1805); on lui reprocha son peu d'unité (id.), en
regrettant que « beaucoup de choses sublimes fussent
mélangées à des duretés et à des longueurs » (id., 6 jan-
vier 1808). Weber lui-même regretta de ne pas y trouver
la « netteté » qu'avait la musique au temps de Gluck, de
LE GENIE DE BEETHOVEN. LES SYMPHONIES 673

Hrendcl et de Mozart. A Leipzig en 1807. à Cassel et à


Hanovre en 1815, En Angle-
l'accueil fut plus favorable.
terre, aux exécutions de 1824, 1825, 1827, on reprocha à
Beethoven de fatiguer et de dérouter l'attention par une
œuvre trop longue et peu cohérente. A Paris, aux premiers
essais d'interprétation, dus au Conservatoire en 1811, puis
à l'initiative cI'Urhan, de Stockhausen et de Habenkck
en 1815, on trouva que « l'Héroïque contenait quelques
morceaux assez bien... et qu'il n'était pas impossible,
malgré un bon nombre d'incohérences, de longueurs et de
divagations, qu'elle produisit son effet » (Meifred). C'est à
partir de 1828 seulement, après les concerts des 9 et 24 mars
donnés par le Conservatoire, que, peu à peu, sans triom-
pher encore des critiques anciennes, le chef-d'œuvre fut
mis à la place qui convenait.
La IV e symphonie est de 1806. Au point de vue politi-
que, cette date rappelle l'exode de la Cour de Vienne
fuyant l'approche de l'armée française victorieuse. Dans la
vie du grand compositeur, elle se rattache à un épisode
d'amour qui, d'après certains critiques, permettrait d'expli-
quer les caractères de cette œuvre nouvelle. A ce moment,
Beethoven aimait avec passion celle qui, toute petite fille,
durant les premiers temps de son séjour à Vienne, avait
reçu de lui des leçons de piano, Thérèse de Brunswick,
« l'immortelle bien-aimée ». Un soir de dimanche, raconte
Thérèse, après dîner, au clair de lune, Beethoven s'assit
au piano « Il préluda par quelques improvisations, selon
:

une habitude que mon frère François et moi connaissions


bien; puis, avec une solennité mystérieuse, il joua un
chant de J.-S. Bach Si tu veux me donner ton cœur, que
:

ce soit d'abord en secret; notre pensée commune, que nul


ne puisse la deviner! Ma mère et le curé s'étaient endormis ;

mon frère regardait devant lui gravement; et moi, que son


chant et son regard pénétraient, je sentis la vie en sa plé-
nitude... » Scène charmante, et d'une poésie bien alle-
mande, avec son réalisme bourgeois et son Gemùth! Dans
l'exaltation de son amour, Beethoven aurait eu une vision
enchantée du bonheur, et aurait interrompu la composi-
tion de la V symphonie, pour écrire celle-ci, d'un seul jet
e

(R. Rolland). Dans le premier mouvement, « on dirait un


Comdariku. — Musique, II. 43
674 LES TEMPS MODERNES

prélude à la saison (?) des amours... Il est possible qu'une


réponse favorable aux épîtres brûlantes qu'il adressait
alors à sa fiancée ait suggéré au grand artiste l'idée d'une
symphonie dans la douce tonalité de si bémol majeur et lui
en ait fourni tous les motifs. Un moment, il aura oublié son
infirmité et retrouvé ses vingt ans. De cet épanouissement
fortuit de son âme, il aura tiré le thème joyeux de l'Allégro,
le passage suivant qui court avec tant de légèreté et de

grâce, etc.. » (Oulidicheff.) A ce compte, tous les allégros


de Beethoven, sans exception, auraient une genèse du
même genre et supposeraient une fiancée animée de senti-
ments favorables mais ici, le lien entre la vie réelle et le
;

chef-d'œuvre musical ne nous apparaît pas. D'abord, dans


les trois lettres d'amour de cette période (7 et 8 juillet 1806,
d'après Thayer) on trouve des formules comme éter- —
nellement à toi, éternellement à moi, éternellement à nous
— qui excluent l'idée mesquine de l'attente « d'une réponse
favorable )) en second lieu, tout en faisant comprendre
;

que sa passion est partagée, le pathos effroyable dans


lequel s'exprime Beethoven est plus traversé d'angoisse
q'uéclairé de joie « Pourquoi, écrit-il, cette tristesse
:

profonde quand la nécessité parle? —


notre amour peut-il
vivre d'autre chose que de sacrifices, de renoncements?
peux-tu faire que tu ne sois toute à moi, que je ne sois
tout à toi? — Ah Dieu contemple la belle nature et apaise
! !

ton âme au sujet de ce qui doit arriver, l'amour exige —


tout et avec raison, il en est ainsi pour moi avec Toi, pour
Toi avec moi. —
Seulement tu oublies trop facilement que
pour moi et pour toi, etc.. » (d'après la tra-
je dois vivre
duction donnée par M. Prod'homme). Et encore « Quand je :

me considère dans l'ensemble de l'univers, que suis-je? et


qu'est celui —
qu'on appelle le plus grand et pourtant —
— là aussi est le divin de l'homme je pleure quand je—
pense que tu ne recevras probablement pas avant samedi
les premières nouvelles de moi —
combien que tu m'aimes,
je t'aime encore plus fort —
mais ne te cache jamais de
moi — bonne nuit — etc.. » (Ibid.) « Ton amour m'a fait
le plus heureux plus malheureux à la fois. » {Ibid.)
et le
Pour comprendre l'originalité du génie musical, il suffit
de comparer deux textes celui des lettres incohérentes
:
LE GENIE DE BEETHOVEN. LES SYMPHONIES 675

dont nous venons de donner un échantillon, et celui de la


IV e symphonie. De l'un à l'autre, tout s'ordonne et s'idéa-
lise dans une haute généralisation. Une pensée souveraine
et « d'un autre ordre » dirige, filtre, épure le torrent de
cette sentimentalité dont le lyrisme était trouble, doulou-
reux, empêtré. En composant cette symphonie qui, avec
les préparations et les contrastes nécessaires, est une
prouesse continue de verve et de joie, Beethoven eût pu
répéter ce qu'il disait en écrivant Fidelio « tout est lumière,
:

pureté, clarté. Jusqu'à présent, je ressemblais à cet enfant


des contes de fées qui ramasse les cailloux et ne voit pas
la fleur splendide, ouverte sur son chemin... » L'amour
banal est comme transposé dans un monde unique de
rythme et de mélodie grâce à la musique et par sa vertu
;

toute-puissante, l'éphémère fiancée est devenue l'immor-


telle bien-aimée. Plus facile à comprendre que la III e cette ,

symphonie, exécutée en 1807, parait s'être imposée à


l'admiration avec moins de lenteur, sans échapper partout
au reproche de « bizarrerie ». Ses principales caractéris-
tiques sont, pour l'ensemble, l'abandon des développe-
ments énormes et le retour à l'usage traditionnel des pro-
portions moyennes; la longueur de l'Adagio d'introduction
(38 mesures), dont le mineur constitue un exorde par insi-
nuation en opposition avec ce qui suit, exorde renouvelé
par la curieuse anacrouse (7 mesures!) que forment le
tutti final et le début de Y Allegro vivace; dans l'Allégro,
plusieurs pages d'un caractère pastoral, comme les dialo-
gues entre le basson, le hautbois et la flûte, puis entre la
clarinette et le basson; la tendresse ineffable du cantabile
dans le second Adagio dans le 3 e mouvement, la réappari-
;

tion du menuet, que Beethoven, dans les symphonies II


et III, avait remplacé par un scherzo, et l'emploi d'un
rythme binaire dans une mesure ternaire [fa, si, fa, ré, —
— si, fa, etc.. en j J,
enfin la verve éblouissante du dernier

Allegro.
Le 22 décembre 1808, à Vienne, Beethoven donna un
d'un rare intérêt; il y avait au programme
festival sa :

Symphonie pastorale, qui portait alors le numéro 5; son


Concerto pour piano en sol majeur, qu'il exécuta lui-même;
676 LES TEMPS MODERNES

le Sanctus de sa messe en ut, op. 8(5 sa Fantaisie avec


;

chœurs où il tint encore le piano, et enfin sa « Grande


symphonie en ut mineur », op. 67. Cette dernière sym-
phonie, la plus connue et une des plus appréciées parmi
les œuvres du grand musicien, fut le résultat d'un assez
long travail d'essais et de méditation, comme en témoignent
les feuillets d'esquisses. Elle a des pareilles pour la beauté,
mais nulle part on ne pourrait mieux observer la puissance
de ce génie musical, intellectuel et profondément expressif,
classique de forme et romantique par le contenu de la
forme, ouvrant à l'imagination étonnée « l'empire du colossal
et de l'immense » (Hoffmann). Ici, Beethoven a bien jus-
tifié sa lettre au directeur des théâtres royaux de Vienne,

où, conscient de son indépendance à l'égard des misères


banales de là vie, il déclare « avoir toujours pris pour
guide, dans sa carrière... V essor du génie vers l'idéal de
l'art le plus élevé, et la perfection ». Il y a un « idéal » de
l'art musical, un idéal classique réalisé, dans l'Allégro du
début qui, ex abrupto, pose un thème énergique et très
simple de quatre notes, et ne remplit pas moins de
5oo mesures avec cette seule idée soumise à divers traitements
du contrepoint et de l'orchestre transposition, renverse-
:

ment, imitation mélodique ou rythmique, développement,


reprise par les cordes, par les instruments à vent, en solo
ou en tutti; construction qui donne au langage musical
une saisissante unité, et, avec son éloquence impérieuse,
représente la logique spéciale à laquelle un compositeur
peut s'élever. Négligeable est la légende qui prête à
Beethoven une explication emphatique de ce motif obstiné :

Ainsi frappe le Destina la porte ! La critique aurait grand


tort de voir là une occasion de rattacher le chef-d'œuvre
de Beethoven à des données expérimentales tirées de sa
biographie. La phrase So pocht das Schicksal an die Pforte
peut être une simple boutade lancée après coup, pour
satisfaire aux questions indiscrètes d'un Schindler. Berlioz
considérait comme au-dessus de ses forces l'analyse d'une
telle création; et en effet, le matériel sonore et la techni-
que se trouvent plies à l'expression d'une mentalité si
supérieure, que l'analyse de la forme semble très insuf-
fisante et le langage verbal impuissant. « Ce ne sont pas
LE GENIE DE BEETHOVEN. LES SYMPHONIES 677

des des cors, des violons et des basses qu'on entend;


flûtes,
c'est le c'est l'univers qui s'ébranle. » (Fétis.) On
monde,
peut signaler cependant, comme points de repère, l'Andante
à la fois grave et angélique, avec cette rondeur de période
et cette plénitude d'éloquence qu'on retrouve (exagérée
peut-être et faisant longueur) dans la péroraison du finale;
le Scherzo, de couleur romantique, son trio avec « l'ef-
froyable course des contrebasses» (Spohr), et la pathétique
transition qui le fait aboutir aux fanfares triomphales d'une
marche, à cet Allegro final où reparaît une âme de joie,
volontaire et obstinée. Une musique est un torrent
pareille
de feu. Avant d'être applaudie avec enthousiasme dans
tous les pays civilisés, la Symphonie en ut mineur fut très

discutée, et n'échappa point comme ses aînées à ce


reproche de « bizarrerie » et de « divagation » qui se
rattache à l'éternel conflit entre les forces conservatrices
et les forces révolutionnaires de l'Art.

Les compositeurs français ne furent pas les moins hostiles.


Prod'homme rappelle, d'après les témoignages de Berlioz, la pitié
de Berton pour toute l'école allemande, la surprise enfantine de
Boïeldieu, la bile et V irritation de Cherubini. les racontars de Paër
sur Beethoven, l'indifférence de Catel, l'indolent dédain de Kreutzer,
l'injustice de Lesueur qui, après s'être déclaré bouleversé par une
première audition, se reprit en disant « C'est égal, il ne faut pas
:

faire de la musique comme celle-là —


Rassurez-vous, cher maître,
!

répondit Berlioz on n'en fera pas beaucoup »


;
!

Exécutée pour la première fois le 22 décembre 1808,


et publiée en partition d'orchestre, in-8° de 188 pages
(1826) à Leipzig, la Symphonie pastorale partage avec
Y Ut mineur le privilège des œuvres classiques presque
populaires. C'est un poème de tendresse, original et char-
mant, ayant un double aspect on y trouve une image à
:

la fois réaliste et très conventionnelle de la Nature. Il


était accompagné d'un programme dont la rédaction a
varié plusieurs fois, mais dont les traits essentiels sont au
verso d'une page du manuscrit appartenant aujourd'hui h
la Société des Amis de la musique, à Vienne « 1° Agréables :

impressions joyeuses qui s'éveillent dans l'homme à son


arrivée dans la campagne Allegro ma non troppo;
:

2° Scène au bord du ruisseau Andante quasi allegretto ;


:
678 LES TEMPS MODERNES

3° Joyeuse réunion de paysans Allegro; 4° Tonnerre,


:

orage Allegro;
:
5° Chant des bergers; sentiments bien-
faisants avec actions de grâces a la divinité après l'orage :

Allegretto. Beethoven adorait la campagne; on le sait


»
par de nombreux témoignages et ceux qui connaissent
;

les environs de Vienne devinent aisément les émotions que


dut éprouver, dans ses promenades solitaires, ce penseur
passionné, « misanthrope » au cœur tendre. Mais Bee-
thoven est profondément pénétré par les traditions du
8
xviii siècle le lyrisme oratoire de la Révolution et l'esprit
;

de Jean-Jacques sont en lui des idées très générales,


:

entretenues par une sensibilité ardente et favorisées d'ail-


leurs par les tendances propres de l'art musical, viennent
assez souvent s'interposer entre le sujet qu'il traite et sa
pensée personnelle; il peint tour à tour la campagne telle
qu'elle est, et telle que son rêve la compose, comme un
monde possible vu à travers le prisme de l'imagination
et de la convention. Réaliste, il l'est lorsqu'il emprunte à
un air populaire (retrouvé par Kuhac) le thème du premier
Allegro, leitmotiv de toute la symphonie, lorsqu'il note
e
la danse des paysans (2 Allegro) avec une vérité saisis-
sante dans le choix des rythmes et des timbres, ou encore
lorsqu'il obtient de beaux effets descriptifs à l'aide de
simples citations empruntées au modèle naturel; traditio-
naliste, il l'est dans le strjle et la couleur générale de la
symphonie, dont certaines parties transforment la vraie
campagne, le rus vere barbarum, en idylle antique et en
vallée virgilienne de Tempe, toute d'eurythmie chantante
et de poésie un peu arrangée. Ces bergers qui, après l'orage,
adressent un hymne d'actions de grâces à la divinité, sont
académiques comme ceux du Poussin. La « scène au bord
du ruisseau », si douce à l'oreille et au cœur, est une scène
à la Watteau. L'originalité de Beethoven, avec ce double
aspect de son œuvre, est d'en avoir assuré l'unité par le
sentiment dont elle est comme saturée. Il ne manquait pas
de compositeurs qui, avant lui, s'étaient amusés à de pitto-
resques imitations des voix et des mouvements de la
nature mais, un peu comme les écrivains du xvn e siècle,
:

qui peignaient la vie champêtre d'après des souvenirs clas-


siques, ils s'étaient bornés à d'aimables jeux et à de jolis
LE GENIE DE BEETHOVEN. LES SYMPHONIES 679

tableautins de genre. Beethoven, dans la peinture des


choses, met tout lyrisme d'un poète attendri; il y verse
le
l'émotion d'une âme qui, à la manière de Rousseau.
cherche dans une communion intime avec le monde un
écho sympathique à l'amour dont elle est pleine, et,
grâce à cette sympathie, un apaisement presque religieux.
« Mehr Ausdruck der Empfindung als Malerei, expression
du sentiment plus que peinture », dit le manuscrit ori-
ginal. C'est ici qu'un paysage est réellement un état psy-
chologique. Ce sentiment a quelquefois une couleur
romantique, comme dans l'admirable scène de l'orage; il
faut remarquer aussi que rien d'amer ne vient l'altérer.
Virgile, dont les Géorgiques offriraient beaucoup de points
de comparaison avec le génie de Beethoven, s'émeut
de pitié en parlant des paysans, et fait passer sur eux
une ombre de mélancolie; dans la Pastorale, il n'y a pas
trace de pessimisme : tout est pur, lumineux, sain,
débordant d'amour ou étincelant de verve.
Ces nuances diverses du sentiment qui domine l'œuvre
presque entière de Beethoven, —
la joie —
se retrouvent
dans les symphonies VII et VIII (1812). Les années qui les
séparent de la VI e sont marquées d'événements pénibles :

la rupture avec Thérèse de Brunswick. (1810), le renon-


cement à l'aimable Bettina (1811), la liaison et l'échec du
projet de mariage avec une autre Thérèse (Malfatti), la
passion pour Amélie Sebald, et la santé toujours lamen-
table, les voyages aux eaux de Bohème, la surdité qui.
lorsque Beethoven sortait de son rêve intérieur pour se
mêler à une société, le faisait ressembler à « un poisson
qu'on aurait tiré sur le sable du rivage », comme il dit
lui-même, sans amertune, dans une lettre à l'amie de
Gœthe. Au lendemain de je ne sais quelle fête, il déclare :

« Il m'a fallu beaucoup rire pour pleurer presque autant


aujourd'hui ».— « Pauvre Beethoven! écrivait-il en 1808 :

il n'est point de bonheur pour toi en ce monde. » Et dans

une note, au moment où Amélie Sebald le tient sous son


charme, il se dit à lui-même : « Tu ne saurais être un
homme, non pour toi, mais seulement pour les autres;
pour toi, il n'y a plus aucun bonheur que dans toi-même,
dans ton art. » C'est dans un de ces tragiques mono-
680 LES TEMPS MODERNES

logues que la Muse vint toucher le front du poète d'un


nouveau baiser de réconfort, et lui inspira la VII e sym-
phonie. Incapable d'être un homme, il fut un héros
de l'humanité, un dieu de la musique. Cette VIP sym-
phonie est un poème d'allégresse continue, une « apo-
théose de la danse » (Wagner), un irrésistible torrent de
vie saine et souriante dont le cours est réglé par les forces
légères du rythme. Ici, comme pour rendre plus évident
ce caractère général de l'inspiration, la loi des contrastes
est à peine observée l'Adagio traditionnel est sup-
:

primé, et les quatre mouvements principaux de l'œuvre


sont un Vicace, un Allegretto, un Presto, un Allegro con
brio. On ne saurait parler d'un caprice passager, car les
esquisses thématiques sont antérieures à 1810. L'œuvre
fut exécutée pour la première fois en 1813, dans un con-
cert de bienfaisance patriotique dirigé par l'auteur. Un
critique y a vu « l'expression de la joie de l'Allemagne
enfin libérée du joug de l'invasion française ». Parlant le
langage d'un homme de 1793, Beethoven dit publique-
ment qu'il était heureux de « déposer le fruit de son
labeur sur l'autel de la Patrie ». F. Wieck, le père de
Clara Schumann, estima que cette symphonie avait été
conçue dans un état d'ivresse [in einem trunkenen Zus-
tand); et le mot n'est pas tout à fait une sottise c'est une
:

sorte d'ivresse dionysiaque, mais d'une ivresse à laquelle


s'abandonnerait Apollon ! Weber lui-même, qui avait été
déjà si sévère pour la IV e symphonie, ne comprit pas
cette explosion continue de joie, contraire au plan habi-
tuel de la composition musicale, et trouva que Beethoven
était « mûr pour les Petites-maisons ». Le seul mouvement
qui, de bonne heure, ait paru rallier tous les suffrages,
est l'admirable Allegretto, noble et caressant, d'un dessin
mélodique et d'un rythme si nets avec une pointe de
mélancolie dans une grâce coquette, et d'une douceur très
enveloppante. Pour le reste, on trouva que Beethoven
manquait de suite logique dans les idées (André), que
l'idée du premier morceau n'était pas exempte de trivia-
lité (Castil-Blaze), que des traits vagues et de peu d'inté-
rêt laissaient l'auditeur dans l'incertitude sur le plan de
l'ensemble et que le finale était une création inconcevable
LE GENIE DE BEETHOVEN. LES SYMPHONIES 68 i

n'ayant pu que d'un cerveau sublime et malade


sortir
(Fétis) ; que du caviare »
tout, excepté l'Allégretto, « n'était
(W. Ayrtox, à Londres). Les interprétations furent aussi
diverses dans cette VII e symphonie, on a vu une seconde
:

Pastorale avec noce villageoise, cortège, danses, etc.


(Lexz), une fête chevaleresque (Noul), une mascarade où
s'ébat une multitude ivre de joie et de vin (Oulibicheff),
l'image du caractère guerrier d'un peuple méridional tel
que les anciens Maures d'Espagne (Marx). L'Allégretto,
que Berlioz appelle « le miracle de la musique moderne »,
représentait pour d'OuTicuE « une procession dans les cata-
combes » et pour un Dùremberg (cité par M. Prod'homme)
« le songe d'une belle odalisque ». Ces gloses, visant tout

ou partie du chef-d'œuvre, ne sont contradictoires


qu'en apparence. L'art de Beethoven, comme celui de
tous les grands écrivains classiques, a une signification
si générale, que l'on peut s'attacher, à volonté, à cha-

cun des sens particuliers qu'elle enveloppe et qu'elle


unifie dans un idéalisme dominateur.
Datée de Linz, « octobre 1812 », sur le manuscrit qui appar-
tient à la Bibliothèque royale de Berlin, et publiée en 1816,
la VIII e symphonie peut être appelée la sœur cadette de la
VIP, non pas seulement à cause des dates, mais en raison
de l'air de famille qui permet de rapprocher les deux
poèmes. Comme son aînée, la VIII e n'a pas d'adagio ou d'an-
dante, et étincelle de la même verve elle se compose d'un
:

Allegro vivace, d'un Allegretto scherzando, d'un Tempo di


menuetto et d'un dernier Allegro vivace de 503 mesures,
où un psychologue trouverait un nouveau champ d'obser-
vations pour l'étude de la joie et des nuances de ses
divers langages. C'est même l'obstination de Beethoven à
traiter un tel sujet en le présentant sous tous ses aspects,
qui poussa certains auditoires à donner à cette symphonie
un rang légèrement inférieur. Après avoir rappelé le peu
d'enthousiasme qu'elle suscita en Angleterre, Grove
ajoute la raison en est peut-être dans l'exubérante gaieté
:

de cette musique... non seulement l'humour domine chaque


mouvement, mais chacun a son expression particulière
d' allégresse raison tirée d'un fait très exact, mais mau-
:

vaise en soi, car, au pays de Dickens, elle aurait pu ser-


682 LES TEMPS MODERNES

vir à justifier un succès autant qu'à expliquer un échec.


Berlioz, qui admirait particulièrement Y Allegretto scher-
zando, vante avec raison la « douce joie » —entendez la :

joiemêlée de tendresse —
qui règne dans toute la VIII e sym-
phonie, « à laquelle on ne peut trouver ni modèle, ni
pendant ».
Après avoir donné des formes si nombreuses à l'expres-
sion de la joie, depuis le badinage humoristique et piquant
jusqu'au chant de triomphe le plus noble, Beethoven était
loin d'avoir épuisé les ressources de son génie. Il voulut
composer une dernière symphonie qui, en reprenant de
façon grandiose le sujet préféré de ses œuvres antérieures,

en serait le couronnement. La IX e symphonie est encore le


poème de la joie, mais de la joie rattachée à deux grandes
idées : la première, dont la formule littéraire est prise
dans Schiller, mais qui, en réalité, vient de J.-J. Rousseau,
c'est que « tout être boit la joie sur le sein de la Nature » ;

la seconde, conforme, comme la précédente, à la morale


des hommes de la Révolution, c'est qu'un pareil sentiment,
puisé à pareille source, doit faire remonter la pensée
jusqu'au Créateur (puisque la joie est le puissant ressort de
la nature éternelle). A la reprise de son sujet favori,
Beethoven va donc ajouter une sorte de philosophie de
ce sujet, élargissant jusqu'à l'infini un thème assez banal
en soi, et l'enrichissant à la fois d'un acte d'amour adressé
à la vie et d'une méditation tournée vers Dieu. La con-
ception d'un tel programme implique une œuvre qui,
nécessairement, aura de très grandes proportions et utili-
sera, pour une aussi vaste synthèse, les deux grandes
ressources de l'art musical, les voix et l'orchestre les
:

voix, aussi bien pour énoncer les vers essentiels du texte


de Schiller, point de départ de cette composition, que pour
employer un moyen d'expression non utilisé dans les pré-
cédentes symphonies, autorisé d'ailleurs par la tradition
des symphonies religieuses et profanes du xvi e siècle;
l'orchestre, pour donner à ce Credo de l'allégresse, —
identique à celui que pourraient faire l'Optimisme, la Fra-
ternité ou la Vertu — non seulement toute son ampleur
d'éloquence, mais son cadre grandiose et indispensable,
son commentaire, et en même temps pour marquer sa
LE GENIE DE BEETHOVEN. LES SYMPHONIES 683

triple attache avec les instincts fondamentaux du cœur


humain, avec le sentiment de la Nature, avec la foi. Il ne
s'agit plus ici d'idylle champêtre, de danse, de badinage;
il s'agit d'une doctrine sentimentale sur le bonheur, sur la

création et sur Dieu et cette philosophie de la joie, à côté


:

de pages vives et enjouées, exige des pages graves. Une


loi esthétique, celle des contrastes, le veut tout autant que
e
le sujet lui-même. Telle nous apparaît la IX symphonie.
Plusieurs critiques contemporains, quelques-uns de
sérieuse valeur, ont déclaré ne pas comprendre ce qu'avait
voulu faire Beethoven. « Quel rapport y a-t-il, dit l'an-
glais Ayrton, entre cet hymne à la joie, commençant par
un récitatif, allégé par plusieurs soli, et le reste de la sym-
phonie? Je ne puis le dire, car ici, comme dans les autres
parties, l'absence d'un plan intelligible se laisse trop voir. »
La Musikalische Zeitung de Berlin ne vit dans la IX e
qu'une « Fantaisie ». Fétis, en 1831, allait plus loin : « Ce
n'est que dans la finale que le chœur se joint aux instru-
ments; quelle a été la pensée de Beethoven dans ce mor-
ceau? Voilà ce que je ne puis comprendre... Quelques
éclairs d'un rare et beau talent percent à travers toute
cette obscurité; mais en général la fatigue, oserai-je dire
l'ennui, est l'impression qui reste de tout cela. » De tels
jugements ne laissent pas d'étonner. Pour un génie indé-
pendant comme pour un génie fidèle à la tradition, rien
n'était plus naturel que d'introduire dans une « sym-
phonie » un chœur accompagné par l'orchestre et en ;

parlant du « plan » d'une telle œuvre, de ses développe-


ments énormes, de la répartition inégale des rôles entre
les instruments et la voix, le critique doit se garder de
prendre pour base d'un jugement ses propres habitudes
d'esprit, substituées à celles d'un compositeur de génie.
WiLDcn a cru renouveler la critique en soutenant que
l'hymne de Beethoven chantait la liberté, sinon la joie;
A. Bazaillas a montré que dans l'esprit du compositeur
ces deux concepts étaient identiques.
La IX e symphonie se compose de quatre parties : Allegro
un poco maestoso, Molto vivace, Adagio, Allegro final avec
chœur. Son histoire est particulièrement intéressante, car
elle fait apparaître le caractère du grand musicien-poète
684 LES TEMPS MODERNES

avec des aspects très différents. Elle fut d'abord le fruit


d'un travail intermittent, commencé en 1817-18, plus régu-
lier à partir de 1822, dans lequel il convient de distinguer
deux genres d'activité. Beethoven n'avait aucune difficulté
à construire, à développer et à « varier », en un mot a
satisfaire aux convenances de la technique mais c'est à la
;

suite d'une méditation profonde et d'une recherche obs-


tinée, accompagnée d'une critique très attentive de soi-
même, qu'il fixa ce qui, en apparence, est le plus facile en
matière de symphonie, à savoir les thèmes, les « airs »,
comme on dit, dans lesquels se concentre la pensée musi-
cale. « Je l'ai! Je l'ai! » disait-il avec un accent de vic-
toire à Schindler entrant dans sa chambre au moment où
il venait de trouver l'introduction à l'ode de Schiller.
Combien différente de celle de Rossini était cette manière
de travailler! Terminée en février 1824, la symphonie était
destinée à la Société philharmonique de Londres, qui avait
offert 50 livres pour rester pendant dix-huit mois la pro-
priétaire exclusive du manuscrit. Les frais énormes et les
difficultés d'exécution firent probablement reculer les
Anglais. Beethoven s'adressa à la Société des Amis de la
musique de Vienne; elle lui opposa un refus. Dans un fier
esprit de revanche, il se tourna vers la Prusse, intéressa le

comte de Brùhl à son œuvre et lui fit agréer le projet d'une


exécution à Berlin. C'est alors que l'élite des nobles, des
financiers et des amateurs de Vienne remit à Beethoven
une pétition respectueuse et enthousiaste où on le suppliait
d'épargner une honte à la capitale, en ne permettant pas
qu'un chef-d'œuvre d'art national fût envoyé à l'étranger
avant d'avoir été apprécié par ses admirateurs naturels.
Beethoven, après avoir lu la requête, la montra à son ami
Schindler et garda longtemps le silence, restant à la fenêtre
de sa chambre comme un homme distrait, les yeux fixés
sur les nuages qui passaient. Puis il dit, d'une voix qui
trahissait son émotion « C'est vraiment très beau!... ça me
:

fait plaisir ». Après des répétitions assez pénibles et trop


écourtées, l'exécution eut lieu à Vienne, le 7 mai 1824,
avec le violoniste viennois Schuppanzigh comme chef
d'orchestre, M lles Sontag et Ungheb, MM. Haitzinger et
Seipelt pour les soli, et, dans les chœurs, une clame
LE GÉNIE DE BEETHOVEN. LA MESSE SOLENNELLE 685

Grebner qui vivait encore il y a quelques années, et dont


le témoignage a pu être recueilli par M. Wkingartner.
Beethoven était assis au milieu des exécutants, ayant devant
lui un pupitre sur lequel était placé son manuscrit. A
chaque nouveau mouvement, il indiquait la mesure, et sui-
vait des yeux, sinon de l'oreille. Dans la seconde partie
du Scherzo, l'émotion fut intense certains musiciens de
:

l'orchestre avaient les yeux pleins de larmes le public


;

éclata en applaudissements. Umlauf toucha Beethoven de


la main, lui signalant le délire de l'auditoire. Beethoven
se leva et s'inclina, très calme. Il eut la même attitude à
la fin du concert, lorsqu'il dut s'avancer au bord du pros-
cenium, au milieu des cris de la foule. Le résultat matériel
de ce concert, donné au bénéfice du compositeur, et où on
avait joué, avec une grande ouverture (op. 124), le Kyrie,
le Credo et YAgnus Dei de la Messe solennelle en ré, fut
le suivant tous frais déduits, 300 francs de recette! Après
:

avoir pris connaissance du rapport de la caisse, Beethoven


« s'affaissa par terre » (Schindler); on dut le relever et le
porter sur un sofa où, sans avoir rien mangé, sans mot
dire, il resta jusqu'au lendemain matin, « encore revêtu
de son habit de concert ». Quelques jours après, Schindler
lui offrit, dans un restaurant du Prater, un diner où il
convia ses principaux interprètes et un certain nombre
d'amis. Au cours du repas, Beethoven fit éclater une colère
terrible; il se plaignit du résultat pitoyable du concert,
en accusant Schindler, Schuppanzigh, Umlauf (qui durent
quitter la table), de l'avoir desservi et trahi.

Le chef-d'œuvre de Beethoven, d'après son propre juge-


ment, est la Messe solennelle (op. 123). Elle était d'abord
destinée à célébrer l'intronisation de l'archiduc Rodolphe
au siège archiépiscopal d'Olmùtz. Elle coûta beaucoup de
travail et ne fut pas la fleur d'un seul été. Le Kyrie fut
commencé en 1818; le Gloria en 1819; le Credo en 1820.
Le manuscrit ne fut achevé qu'en 1822. En 1823, Beethoven
fit encore quelques changements à cette messe qui lui prit,

en somme, cinq années de travail. Elle n'est pas supé-


rieure, pour l'expression et la poésie, à certains adagios
des symphonies et de la musique de chambre, au delà des-
686 LES TEMPS MODERNES

quels on ne conçoit rien; mais elle est d'abord d'une foi


sincère et profonde qui, dépassant la limite des dogmes,
a une portée générale « mon dessein principal, écrit
:

Beethoven, a été d'exprimer le sentiment religieux et de


l'inspirer aux auditeurs ». En tète du Sanctus, il écrit :

mit Andacht (avec piété), et ce n'est pas un vain mot. Cet


homme qui fut plus accablé de misères que tous les roman-
tiques réunis de 1830, note les termes du Credo avec une
virile et admirable fermeté de sentiment.
En comparant le Kyrie de la première messe (en ut
majeur) avec celui de cette messe solennelle, Wasilewski
dit avec raison que le premier implore la pitié de Dieu
pour « les fidèles », tandis que le second supplie pour
l'humanité tout entière. Mais la mise en concert des
masses vocales et instrumentales donne à l'ensemble une
grandeur et un éclat extraordinaires.
Sur un simple mot, Kyrie, ou miserere, sanctus, amen...,
Beethoven construit des monuments grandioses On a dit
!

que cette musique religieuse était bonne pour le concert,


non pour l'Eglise. Une telle opinion ne nous parait
exacte que partiellement et nous ferions volontiers des
distinctions. Certes, en raison de son étendue, l'œuvre est
inexécutable pendant un office qu'elle couperait nécessaire-
ment en tronçons et réduirait à un* rôle secondaire; mais
est-elle, en soi, dans les traditions musicales de l'art reli-
gieux? C'est une tout autre question. Il y a deux parties
peu compatibles avec l'esprit qui règne dans le temple, et
moins bien venues que les autres. La première est le Glo-
ria il a, au début, des rythmes un peu communs mar-
:

qués par les trompettes il commente le texte avec une


;

minutie excessive, il est parfois trop dramatique, il est enfin


trop chargé de matière musicale, surtout dans la dernière
partie; et son unité apparaît mal. Le Credo, malgré des
pages admirables, prête à des critiques du même genre. Il
est très difficile, pour ne pas dire impossible, à un art
qui ne peut se passer du sentiment et de la couleur, de
s'adapter exactement à un texte qui est l'énoncé de dogmes
précis; et en dehors du plain-chant liturgique, nous ne
concevons pas une expression musicale des paroles sacrées
qui ne laisse aucun regret. De la contradiction fondamen-
LE GÉNIE DE BEETHOVEN 687

taie qui existe entre le déchaînement des puissances


mouvantes de l'orchestre et les formules lapidaires de la
foi, Beethoven éprouva une gêne visible après avoir
;

employé tour à tour l'expression virile, pathétique, élé-


giaque, il semble avoir voulu se tirer d'affaire en écrivant
une fugue énorme qui, a l'exécution, ne laisse pas d'être
un peu lourde et confuse.
Il y a enfin, ça et là, des traits imposant des associa-

tions d'idées vraiment profanes. R. Wagner s'est souvenu,


dans ses Maîtres Chanteurs, de l'introduction instrumen-
tale qui précède le « gratias agimus tibi » du Gloria. Dans
YAgnus, on entend, à trois reprises, un bref solo mysté-
rieux des timbales comme dans une symphonie de Berlioz.
Mais les trois autres parties de cette Messe solennelle le :

Kyrie, le Sanctus et YAgnus, sont ce que la musique a


écrit de plus religieux, de plus sublime, de plus digne de
la majesté des autels. Beethoven n'emploie pas, comme
Bach, une instrumentation épisodique; pour éviter la
monotonie, il se borne à faire alterner le quatuor vocal, —
qu'il traite magnifiquement, mais comme un quatuor à
cordes —
avec les chœurs. Une seule fois (dans le Sanctus),
il met en vedette le premier violon. Dans ces flots puis-

sants d'harmonie passe toute son âme. L'ampleur sans


cesse élargie de l'expression et le renouvellement continu
de l'intérêt mélodique font imaginer l'exécution d'un tel
poème dans une nouvelle Sixtine qu'un second Michel-
Ange aurait faite encore plus vaste que l'ancienne. Trans-
formant la composition d'une messe comme il avait trans-
formé la sonate, le quatuor et la symphonie, Beethoven a
concentré là toute la puissance et toute la poésie de ses
œuvres antérieures il dérange les habitudes du catholi-
;

cisme au moins est-il conforme au lyrisme des Psaumes.


:

Le manuscrit original de la Messe solennelle est à la


bibliothèque de Berlin. Obligé « par sa situation critique »,
comme il l'écrivait lui-même, « de ne pas tourner unique-
ment ses pensées vers », Beethoven voulut tirer
le ciel
quelque argent de son chef-d'œuvre. Les éditeurs l'accueil-
lirent mal. Il eut alors recours au système dangereux des
souscriptions, et offrit à des souverains, à des artistes, des
copies manuscrites de sa composition, à 600 francs l'exem
088 LES TEMPS MODERNES

plaire. Le roi de Suède, le roi de Naples, le grand-duc


de Saxe-Weimar firent la sourde oreille. Le roi de Prusse
fit proposer, par son ambassadeur, de remplacer la somme

d'argent par une décoration. Chernbini ne répondit même


pas à une lettre personnelle. Le roi de France fut le plus
généreux avec le prix demandé, Louis XVIII envoya une
:

médaille en or ayant, sur une face, son portrait, et, au


revers, ces mots gravés Donné par le Roi à M. Beethoven.
:

Nous avons traité ce redoutable sujet du génie de Bee-


thoven en nous efforçant d'être impartial. Avant de con-
clure, nous avons à indiquer encore quelques traits géné-
raux et à noter un curieux jugement de R. Wagner.
Comme Jean-Jacques, Beethoven a une tendance à
l'emphase, sa nature foncière étant sentimentale, et, par
suite, très naïve, mais son intelligence étant toujours occupée
d'idées sublimes. Cette emphase n'apparaît pas seulement
dans des œuvres secondaires, qui sont aujourd'hui vieillies,
comme les romances Adélaïde, Ah! Perfido, etc. (lesquelles
font aussi songer à certaines pages de l'auteur de Corinne),
mais aussi dans quelques œuvres de premier rang. Une des
plus typiques est la Sonate pathétique. Cette emphase est
toujours associée à une belle pensée musicale qui la fait
accepter et en est comme l'excuse; elle désarme ensuite la
critique à force de conviction : elle laisse deviner un génie
grand et noble, une âme généreuse qui s'abandonne naïve-
ment à sa tendance naturelle vers la beauté, vers l'harmonie
sereine du beau langage et les sentiments héroïques.
Un autre caractère de la musique de Beethoven, c'est
d'être toujours expressive. Beethoven se distingue des
musiciens antérieurs en ce que jamais il ne traite un genre
de composition en comptant sur sa valeur purement techni-
que pour créer l'intérêt. Ce ne sont plus les formules toutes
faites ou les cadres de l'éloquence musicale qui viennent
solliciter la pensée : ils sont plutôt créés par elle.

Par ces qualités, Beethoven apparaît d'abord comme le


continuateur de Mozart, et comme l'auteur d'une musique
vraiment dix-huitième siècle, qui aurait pour équiva-
lents ou symboles successifs, dans les arts plastiques,
des œuvres telles que le Menuet de Watteau, la Leçon de
LE GENIE DE BEETHOVEN 689

musique de Lancret, la Pastorale de Boueher. Mais il


dépasse de bonne heure la tradition qu'il suit; il y ajoute
sa personnalité puissante étant d'une époque où ce qu'on
:

appelait « la Nature » ne suffit plus et où ce mot a un sens


beaucoup plus profond pour un homme de génie tel que
lui. il ne se contente pas d'ajouter de nouvelles et plus

riches arabesques aux faciles divertissements d'un Stamitz,


d'un Haydn, d'un Mozart, et de leurs épigones un Pleyel,
:

un Wanhal... Ses cahiers d'esquisses (publiés par Notte-


bohm, en 1856 et 1880) montrent le travail de réflexion
et de critique sur soi-même d'où ses chefs-d'œuvre sont
sortis; ses idées mélodiques furent souvent le résultat
d'une méditation assez longue où l'inspiration s'élevait
en se corrigeant. Et un problème s'est posé comment
:

admettre que Beethoven ait composé péniblement, alors


que dès l'âge le plus tendre il étonnait son entourage par
sa facilité d'improvisation? Son principal biographe,
Thayer, n'a pas craint de nier précisément cette facilité
en croyant à un Beethoven qui, même en musique, aurait
eu, selon lui, quelque peine à s'exprimer. Les lacunes de
sa formation musicale, mal connue en somme, en seraient
la cause. Hypothèse intolérable, que suffit à écarter la
nature même des corrections contenues dans les cahiers
d'esquisses elles ont pour objet le thème à traiter, et non
:

le traitement de ce thème. Beethoven, comme tant d'autres


symphonistes de son temps, était assez maître de la
langue courante, pour courir avec elle s'il lui plaisait; mais
c'est un penseur qui médite et qui cherche. De quelle
nature fut ce penseur? Jusqu'où recula-t-ii les limites de
son art?
Nous touchons ici à ce qu'il y a d'essentiel dans la
musique et à ce que R. Wagner, dans son Beethoven, con-
sidérait comme un mystère impénétrable. Ce n'est nul-
lement par l'abandon des formes traditionnelles et par
l'invention de formes nouvelles que Beethoven est admi-
rable. Dans le genre de la sonate, où il a composé tant de
chefs-d'œuvre, il se rattache suivant une évolution toute
naturelle a Mozart et a Haydn, par l'intermédiaire de
E. A. Fohster et celui de Clementi (1752? —
18.52). auteur
de plus de cent sonates pour piano dont les premières
Combafueu. — Musique, II. 4^
690 LES TEMPS MODERNES

parurent en 1777, et pour lequel il avait à la fois haute


estime et x*econnaissance. Ses libertés clans l'établissement
du plan tonal ne sont pas sans précédents :ainsi, dans
l'Adagio de sa sonate en mi bémol majeur, Haydn fait
succéder à un mouvement dans ce ton un adagio d'un
ton aussi éloigné que mi naturel majeur (7 altérations!);
Schubert en use de même dans l'Adagio en do di'eze mineur
d'une sonate en mi bémol majeur. Son oiûginalité, c'est
d'avoir rempli les formes léguées par ses prédécesseurs en
y versant à flots, jusqu'à les faire éclater, la pensée musicale.
Un fait singulier dans l'histoire musicale, signalé déjà
mais non expliqué par M. F. Weingartner, et dont la raison
nous semble apparaître ici, est l'étonnante rapidité avec
laquelle la symphonie a évolué. La sonate s'est formée
lentement; la fugue (celle qui est complète et d'étroite
observance) fut le résultat de plusieurs siècles de contre-
point, de motet et de ricercare entre les créateurs florentins
;

de l'Opéra et Rameau ou Gluck, il y a plus d'un siècle et


demi de distance. Or, entre Haydn et Beethoven, il n'y a
pas un demi-siècle Peut-être faut-il dire que, dans les
!

genres purement formels, le progrès fut lent parce que la


forme n'est que le côté accessoire de la musique, qu'elle
est même, en soi, chose morte, et ne peut arriver à donner
l'illusion de la vie que par des artifices patiemment accu-
mulés et combinés; le vrai principe générateur, c'est la
pensée et lorsque Beethoven, délaissant les agréments de
:

surface pour parler un langage venant du tréfonds de


l'âme, fit pénétrer la pensée dans les cadres d'ailleurs
préparés et assouplis par les « symphonistes » du
xvni c siècle, tout s'anima d'une vie nouvelle : il y eut une

transformation profonde, un renouveau intégral, et comme


un embrasement soudain.
Par « pensée » musicale et beethovenienne, nous enten-
dons un acte psychologique où la passion a une part aussi
grande que la raison pure. Beethoven fut un grand penseur
et un grand passionné; il aima toute sa vie, chacun de ses
amours — ce fut habituellement la cause de leur échec en
tant que recherche du bonheur humain — était surchargé
d'un intellectualisme lyrique, mvstique, philosophique.
Les tendances de sa nature qui, dans la vie commune, ne
LE GENIE DE BEETHOVEN 69J

pouvaient être que douloureusement contradictoires, trou-


vèrent leur unité et s'exaltèrent harmonieusement dans le
génie du musicien. Haydn et Mozart ont été, certes, les
chantres de l'amour; mais de l'amour sensuel, léger, à fleur
d'âme, comme le comprenait la galanterie du xvm e
siècle.
Relisez, pour n'en pas citer d'autres, les sonates dédiées
à la baronne de Ertmann, à Juliette : ici, l'Amour a tou-
jours des ailes et garde son sourire éginétique; mais son
langage est celui d'une sincérité profonde, d'une passion
à la lois ardente et délicate, d'une raison recueillie!
Beethoven a cherché Dieu dans la nature, l'infini dans
l'amour, et la pensée dans la musique.
Jamais Beethoven n'a fait acte d'esthétique formelle en
traitant un genre pour lui-même. Ses rythmes, d'une
variété si étonnante, ne sont pas, comme autrefois, des
moules fixés, transmis du dehors ils sont inventés poul-
:

ies besoins de l'expression. Tout vient du cœur et de la


pensée. Beethoven compose « avec toute l'âme »; il pense,
il sent, il imagine; et la parole suit. C'est pour ce motif
qu'il n'est pas un maitre de la fugue; car lorsqu'il l'em-

y mettre (comme dans le 14 quatuor,


e
ploie, il veut
op. 131), une expression intense, et il est gêné. Il lui
arrive même de commencer une fugue puis de l'abandonner
(comme dans le Christ sur le mont des Oliviers): Il n'adopte
guère, comme on avait fait pendant si longtemps, des danses
de type traditionnel; mais il donne volontiers (comme dans
e
la VII symphonie) la forme danse à l'expression de sa joie.
Il ne traite pas la mélodie comme un sujet autour duquel

on met des formules de préparation, des remplissages, des


agréments; en lui, tout est mélodie il chante presque con-
:

stamment, et son chant est un acte de foi. Quand il varie


un thème, il fait presque toujours autre chose qu'altérer et
diversifier une forme; chaque variation est une reprise
de sentiment l'émotion et la pensée s'y renouvellent sans
:

rien perdre de leur spontanéité. Quand il fait de la musique


descriptive, c'est encore le sentiment qui domine il :

n'emploie jamais la citation pure et simple; il veut que sa


symphonie pastorale soit « plus sentiment que peinture »,
et il n'est pas jusqu'au chant du coucou et du rossignol
qui ne participe ce langage de l'âme dont il pénètre
\\
692 LES TEMPS MODERNES

tout. Dans le manuscrit du Kyrie de sa messe solennelle,


on trouve cette phrase : « Vom Herzen môge es wieder

zum Herzen gehen Ceci vient du cœur et voudrait aller


!

au cœur! » Cette épigraphe pourrait convenir k tous les


autres ouvrages du grand compositeur. Innigkeit, Inner-
lichkeit! (Intimité, intériorité) ces mots, aimés de R. Schu-
:

mann, s'appliquent bien à lui; son art vient des profon-


deurs de la nature humaine. Or, l'âme d'un artiste, faite
d'humanité transposée et idéalisée, est infiniment plus
riche en émotions de tout genre que celle de l'homme
ordinaire. Beethoven est tour à tour mondain et galant,
spirituel, coquet, tendre, épique et tragique, rêveur péné-
tré de mélancolie ou extasié dans des rêves sublimes.
Recherchant presque partout les contrastes, il est h la
fois le roi du scherzo enjoué et le maître incomparable de
l'adagio religieux, transcendantal, où, très loin des choses
terrestres, l'âme s'abandonne et chante, et avec une « divine
longueur » d'inspiration, de passion recueillie, et d'intui-
tion. Un artiste tel que lui n'exprime pas sa vie indivi-
duelle; il exprime celle d'une Humanité affranchie, pre-
nant conscience d'elle-même dans une idée supérieure de
sa propre nature.
Beethoven eut des admirateurs passionnés et connut aussi
les pires injustices de la critique. Comme tous les génies
créateurs, il étonna quelques-uns de ses contemporains,
qui parfois le jugèrent mal. Ainsi, Weber trouvait que la
III
e
symphonie {l'héroïque), d'une audace sauvage (kùhne
und wilde Phantasie), dépassait les limites du « bizarre » ;

Cherubini ne comprit pas Fidelio, auquel on reprochait une


instrumentation trop savante... En France la Société des
concerts, dirigée par Habeneck, ne pénétra dans son œuvre
que peu à peu; une lente éducation des exécutants et du
public fut nécessaire. La Symphonie avec chœurs fut long-
temps regardée comme à peu près inexécutable avec des
ressources de valeur moyenne. Aujourd'hui, les œuvres du
maître, y compris la grande Messe, figurent sur tous les
programmes de concert dans les deux mondes, les grands
chefs d'orchestre dirigent par cœur les neuf symphonies,
les sonates sont presque populaires, il n'est pas rare de
trouver des sociétés de virtuoses qui exécutent intégrale-
LE GENIE DE BEETHOVEN 693

ment la série des quatuors, et Beethoven, dont les chefs-


d'œuvre n'ont pas vieilli, n'a pas un détracteur.
A de telles œuvres, toutes chargées de pensée profonde,
R. Wagner a appliqué la théorie la plus grandiose qui ait
été donnée de la musique celle de Schopenhauer. On
:

peut la reprendre en la réduisant aux propositions sui-


vantes. 1° Le inonde se révèle à nos sens par des apparences
qui ne sont que la forme inférieure et illusoire de son
existence; derrière elles, y a la vraie réalité qui les sou-
il

tient et les domine : que les philosophes ont tour


c'est ce
à tour appelé les Idées (Platon), la Substance (Spinoza), le
Noumène (Kant), la Volonté (Schopenhauer), ou encore ce
que les savants appellent les Lois. 2° Les arts plastiques,
arts d'imitation obligés de parlera nos sens, ne nous élèvent
au sentiment de cette vraie réalité que par exception, et
lentement, comme conséquence des émotions qu'ils pro-
duisent en nous. Le musicien au contraire ne s'arrête pas
au monde des apparences n'ayant rien à faire avec lui, il
;

saisit directement, par une intuition sûre, les Idées, les


Principes, la vraie et éternelle Réalité; il n'a même pas
besoin de « dialectique » et de « concepts » pour réaliser et
formuler une telle conquête. Le langage des sons lui suffit;
et ce langage est beaucoup plus clair sans paroles qu'avec
paroles. 3° Comme les lois de l'univers sont incluses dans
l'esprit humain comme la Volonté qui est dans l'âme
;

humaine est identique à la volonté qui anime et soutient la


nature, il résulte de cette communion sans intermédiaires
du musicien et du monde suprasensible, un état d'exalta-
tion et d'extase qu'on ne saurait décrire par des mots et
qu'on peut connaître seulement en l'éprouvant, mais sans
pouvoir se rendre compte à soi-même de ce qu'on éprouve,
parce qu'ici la raison discursive et analytique n'a plus
aucun rôle « Prise en soi et pour soi, la musique appar-
:

tient à la catégorie du sublime car sitôt qu'elle nous


;

envahit, elle provoque l'extase suprême de la conscience


de l'Infini... La musique dégage l'intellect des liens exté-
rieurs des choses qui sont hors de nous,- et nous fait
regarder dans l'être intérieur des choses. » (R. Wagner.)
En somme, au lieu d'aller de la forme aux Idées, comme les
autres artistes, le compositeur suit un processus inverse.
694 LES TEMPS MODERNES

Voyant privilégié, il saisit d'abord les Idées pures, puis les


projette dans des formes originales et troublantes, nous
révélant ainsi un monde « dont le plus grand chef-d'œuvre
de Raphaël ne peut nous donner le pressentiment » (id.).
Voilà ce qu'a fait Beethoven. Il fut semblable à un « véri-
table possédé » il exprime la vérité la plus haute dans
;

une langue que sa raison ne comprend pas. Sa mission fut


d'élever et d'affranchir un art qui, avant lui, avait été
rabaissé à une simple fonction d'agrément. C'est le génie
même de la Musique !

Cette admirable théorie est une chimère. Si elle était


exacte, elle aboutirait à confondre l'œuvre de l'artiste avec
celle du savant; elle la condamnerait même à l'uniformité
et la frapperait d'immobilité, car les lois du monde ne
changent pas, grands compositeurs en ont l'intui-
et si les
tion, ils devraient tous lesexprimer en un même langage...
Si l'on admet, comme nous l'avons fait dans un autre
chapitre, que le musicien de génie revient à l'état de nature
qui est, pour l'âme, pour le sentiment et la raison, « état
de neuf» en même temps qu'état d'exaltation lyrique, il est
exact de dire que, grâce à ce dépouillement de son humanité
vulgaire, le compositeur est tout près des lois qui régissent
cette même Nature où il se replonge, et sent directement
leur action sur sa pensée. L'esthétique proposée plus haut,
quand nous avons eu à caractériser l'œuvre de Franz
Schubert, serait ainsi un acheminement vers celle qu'adopte
sans hésitation R. Wagner en parlant de Beethoven. Mais
si l'on veut aller plus loin et préciser, que de difficultés

inextricables! Il faudrait expliquer comment la vérité uni-


verselle peut se forme d'une mélodie;
révéler sous la
comment pour la saisir, regarde dans
l'œil intérieur qui,
l'âme et non hors de l'âme, se transforme selon les —
propres expressions de Wagner —
en « organe d'audi-
tion » comment une certaine beauté de forme peut sortir
;

de ce mystérieux commerce du génie avec les immatériels


et éternels Principes; et comment une intuition directe
peut se concilier avec ce travail de corrections patientes et
même de tâtonnements qu'attestent les cahiers d'esquisses
de Beethoven. Le secret du Beau ne se laisse pas pénétrer
aussi aisément, à l'aide d'une doctrine philosophique, d'ail-
LE GENIE DE BEETHOVEN 695

leurs fort belle. Beethoven fait, en réalité, une œuvre de

sentiment et de haute imagination. Il crée de véritables


mondes qui sont, si l'on veut, des possibles; et comme ces
mondes sont parfaitement organisés, d'après des lois qui,
tout en étant les lois spécifiques et techniques de l'art
musical, satisfont la raison, le cœur, toute l'âme, il nous
donne l'illusion d'avoir pénétré tous les mystères de l'uni-
vers et de nous en livrer, inconsciemment, les formules.
Bornons-nous à dire, sans préciser aucune doctrine, que
nul n'a atteint plus haut que lui dans ces régions du senti-
ment et de la pensée créatrice. Qui peut fixer les bornes
de la fantaisie, du rêve, de la pensée?... Dans ce royaume
illimité, Beethoven s'installe et se meut avec une aisance
inlassable. Il lui arrive, dans la première partie d'un ada-
gio, de nous donner la sensation d'un infini étoile qui se
découvre à l'esprit; puis, sur une modulation très simple,
un autre monde un autre infini semble apparaître et
, ;

c'est comme une ascension lente, sans fin, en plein ciel;


comme nous sommes loin des réalités dont se compose la
biographie de l'homme!... où nous conduit-il?...

Andromède étincelle, Orion resplendit;


L'essaim prodigieux des Pléiades grandit,
Sirius ouvre son cratère;
Arcturus, oiseau d'or, scintille dans son nid.
Il voit, comme en face de lui,

Là-haut Aldebaran par Géphée ébloui,


Persée, escarboucle des cimes,
Le chariot polaire aux flamboyants essieux,
Et plus loin, ô lueur lactée, ô sombres cieux,
La fourmilière des abîmes!

Encore faudrait-il supposer, — pour trouver quelque vague


équivalent verbal à des beautés musicales —
que ces images
sidérales, refuge de notre impuissance critique, sont enve-
loppées de tendresse, commes les astres réels sont enve-
loppés d'azur tendresse recueillie, sereine, résultant de ce
:

que l'Esprit se sent fait pour l'amour et la certitude, qu'il


concentre dans son unité tout ce qui est. et qu'au chant qui
est en nous, semble répondre un chant qui est hors de nous:
d'où cet apaisement universel, celui dont parle Pindare lors-
qu'il dit que sous l'influence de la mélodie et du rythme,
696 LES TEMPS MODERNES

l'aigle même s'endort sur le sceptre de Zeus, baigné dans


un nuage d'harmonie :

Violons et Altos

^m ^M
S Contre Basses et Bassons

|i j c
fffi g

m^ etc

S'il y a une musique des sphères, les violons et les altos


semblent ici nous la faire entendre, tandis que les basses,
comme un balancier mystérieux, marquent le rythme du
Temps, dans l'infini...

Nous terminons en nous arrêtant au point de vue le plus


élevé qu'on puisse choisir dans l'histoire de la musique.
De cette cime, il nous sera permis de jeter un regard sur
le chemin parcouru. Un historien n'est pas obligé de
mettre un clair enchaînement logique entre toutes les par-
ties du sujet qu'il traite et où les innombrables causes qui
déterminent le mouvement de la civilisation introduisent
une complexité inextricable. Il semble même qu'une tenta-
tive de ce genre ait quelque chose de très artificiel et
réponde moins à la réalité des choses qu'à un besoin de
notre esprit. La théorie de R. Wagner que nous avons
résumée plus haut nous permet cependant d'oser cela. Le
lien qui rattache l'un à l'autre tous les faits, depuis les plus
lointaines origines jusqu'à l'époque moderne, ne nous
parait point difficile à saisir.
Ce que nous avons observé dans la période préhistorique,
LE GEiNIE DE BEETHOVEN 697

d'après les monuments les plus reculés ou les plus naïfs de


la civilisation primitive, c'est l'existence du chant /?/rt^i(/iic,

auquel sont attribuées les vertus les plus extraordinaires;


avant l'invention des arts et des sciences tels que nous les
comprenons, avant l'invention de l'écriture elle-même, les
hommes ont cru qu'à l'aide de certains chants ils pouvaient
se rendre maîtres de toutes les passions, maîtres des Esprits,
maîtres de la vie et de la mort, maîtres de la nature entière.
A l'aide du chant magique, ils croyaient pouvoir réaliser
tous les miracles !

Ce que nous observons, au moment où paraît Beethoven


et où nous sommes sur un des sommets de la civilisation
moderne, après des milliers de siècles de travail et de pro-
grès, c'est l'existence d'une musique qui, d'après l'opinion
longuement motivée de R. Wagner (conforme à celle des
plus grands métaphysiciens allemands), est « une intuition
des lois du monde »; elle exprime, selon la formule de
Schopenhauer, ce qui est supérieur et antérieur à toute
réalité sensible,Unwersalia ante rem.
Or ces deux conceptions de la musique celle des sau- :

vages primitifs, et celle des esthéticiens allemands com-


mentateurs de Beethoven, sont identiques l'une à Vautre :

et leur identité explique toute la série des faits qui relie


ces deux extrêmes.
Si les primitifs croyaient au pouvoir magique du chant,
c'est qu'ils avaient ce sentiment obscur et inconscient que
lamusique peut atteindre à une réalité invisible et mettre
l'homme en possession directe des Principes qui gouvernent
tout. Les philosophes allemands, lorsqu'ils ont fait de
l'esthétique musicale et voulu expliquer Beethoven, n'ont
pas fait autre chose que reprendre cette idée et l'ériger en
système dogmatique. Beethoven lui-même disait « la :

musique va plus loin que la théologie et la philosophie. ».


Entendez maintenant les métaphysiciens « la musique :

donne à l'auditeur une impression analogue à celle qu'il


éprouverait en assistant à la création du monde par Dieu »
(Nietzsche). « Le monde n'est qu'une musique réalisée. —
De ce que la musique est au cœur des choses et vit de leur
essence, il résulte qu'elle a prise sur tous les objets, quels
qu'ils soient. » (ScnopiiMiAUEu.) « La puissance du compo-
698 LES TEMPS MODERNES

siteur n'est autre chose que celle du magicien. » (R. Wa-


gner.) Une anthologie de textes analogues empruntés aux
penseurs modernes formerait un volume.
Le chant magique étant posé comme forme initiale de
l'art, tout le reste s'explique, s'ordonne de la façon la plus

claire, et se ramène à deux faits principaux 1° des pra-


:

tiques de la magie, le chant passe dans celles des religions


organiques (cultes antiques, culte chrétien du Moyen Age,
de la Renaissance et de la période moderne); 2° de la
religion, suivant le mouvement général qui, peu à peu,
émancipe l'esprit humain, il passe dans la vie profane,
soit pour être un art d'agrément, soit, avec Beethoven,
pour se plonger dans un naturalisme affranchi des dogmes.
Au cours de cette évolution, bien entendu, il y a un inces-
sant travail technique, purement formel, dont le but est
de perfectionner, de varier les ressources du chant, de les
étendre à l'usage des instruments et d'en trouver les règles
pour l'usage pratique. Ces trois faits représentent le schéma
d'une évolution qui s'est répétée dans les temps anciens
comme dans les temps modernes, et où se résume toute
l'histoire de la musique.
Nous ne voulons point dépasser le domaine déjà si vaste
que nous avons eu à parcourir. Et cependant, une con-
clusion plus générale encore s'impose à notre esprit, quand
nous nous demandons pourquoi la musique a tenu une
si grande place dans l'histoire de la civilisation. L'idée du

pur agrément ne suffit pas à l'expliquer, car pendant un


très grand nombre de siècles, elle a été tout autre chose
qu'un art d'agrément. D'autre part, la théorie deR. Wagner
et de Schopenhauer nous paraît aussi ambitieuse et inac-
ceptable, comme expression de la vérité, que la croyance
des primitifs au pouvoir souverain des incantations. Pour
trouver une réponse à la question posée, nous répéterions
volontiers ce que nous avons inscrit sur le titre de notre
premier volume : l'homme est avant tout un être de foi,
d imagination et de sentiment.
LE GENIE DE BEETHOVEN 699

Bibliographie.

WeGELER et RlES Biographisehe Notizcn ïiber L. v. Beethoven (réédité


:

par Kalischer, 1908). —


Schindler Biographie L. v. B (réédité et rema- :

nié par Kalischer, 1909). —


A.-W. Thayer Ludwig van Beelhovcris Leben, :

publié par H. Deiters et H. Riemann, S vol., 1866-1908 (Biographie de B.


jusqu'en 181/). L. Nohl —
Beethovens Leben, 4 vol., Vienne et Leipzig,
:

1864-1877. —
W.-J. VON WasilewSKI Ludwig van Beethoven, 2 vol., Berlin, :

1888. —
Jean DE la Lal'RENCIE Le dernier logement de Beethoven, Paris, :

Bureau d'éd. de la Schola Cantorum. G. Nottebohm Thcmalisches — :

Verzeichniss der im Druck ersehienenen Werkc v. Lud. V. B., Leipzig, Br.


et H., 1868. —
Vincent d'Indy Beethoven (collection des Musiciens :

célèbres, Laurens).
A. Chr. Kalischer Beethovens Sàmtliche Bricfe,
: vol., li;06-8; 2 e éd.
remaniée et complétée par Th. von Frimmel, Leipzig, Schuster et Lœffler,
1910. —
Jean Chantavoine Correspondance (choisie) de Beethoven, Paris,
:

1904, et Beethoven (7 e édit.). —


H. DE CURZON Les Lieder et airs détachés de :

Beethoven, Paris, 1906, Fishbacher.


W. Nagel Beethoven und seine Klaviersonaten, 2 vol., Langensalza,
:

1903-5. —A. B. Marx Einteitung zum Vortrag Beethovenscher Klavierwerke,


:

4 e éd. revue par HôVKER. E. G. ELTERLEIN —


Beethovens Klaviersonaten, :

5° éd., 1884. —
Reinecke Die Becthovenschen Klaviersonaten, 1899 (3 e éd.,
:

1905).
Helm Beethoven s Slrcichquartelle, Leipzig, 1910.
:

GROVE Beethoven and his nine Symphonies, Londres, Novello, 1890. —


:

DoRSAN VAN REYSSCHOOT, professeur d'harmonie et de contrepoint au Con-


servatoire de Gand Analyse thématique, rythmique et métrique des sympho-
:

nies de Beethoven (texte complet de chaque symphonie, format de poche, à


l'usage des auditeurs de concerts, avec préface de J. Combarieu, Bruxelles,
Br. et H.). —
J.-G. Prod'hOMME Les symphonies de Beethoven, Paris, 1906,
:

Delagr. — R. STERNFELD : Zur Einfiïhrung in L. v. B*S Missa Solemnis


(Berlin, Ilarmonia).
Paul Bekker : Beethoven, 1 vol., Berlin, Schuster et Loeffler, 1911,
2 e éd. 1913.
TABLE DES MATIERES

TOME PREMIER

DES ORIGINES A LA FIN DU XVI SIÈCLE

Pages.

Préface v

I. — L'INCANTATION MAGIQUE CHEZ LES PRIMITIFS

CHAP. I
er
. — La magie musicale. Généralités 3
— IL — Les plus anciens monuments. Divers emplois de
l'incantation 10
— III. — La danse magique 22
— IV. — La lutherie magique 27
— V. — Légendes connexes aux superstitions primitives.
Evolution des arts du rythme 34
— VI. — La musique non-hellénique 47

II. — LA PRIÈRE SUCCÈDE A L'INCANTATION.


LE LYRISME RELIGIEUX DE L'ANTIQUITÉ

Ciiap. VIL — L'antiquité grecque 61


— VIII. — La théorie musicale des Grecs 83
— IX. — La musique pour Dionysos socialisée 99
— X. — La musique socialisée pour Apollon et les autres
divinités 133
— XL — La musique et les philosophes antiques 153
— XII. — Les théoriciens grecs 1(32

— XIII. — La musique chez les Latins antiques 17.">


702 TABLE DES MATIERES

III. — LE LYRISME RELIGIEUX ET PROFANE DU MOYEN AGE.


LA CONQUÊTE DU CONTREPOINT
Pages.

Chap. XIV. — Le lyrisme religieux du christianisme 191


— XV. — Organisation du chant liturgique chrétien. . . . 214
— XVI. — La théorie musicale au moyen âge 221
— XYIf. — La notation musique plane et musique mesurée.
: 242
— XVIII. — La beauté originale du plain-chant 254
— XIX. — Les commencements de la musique mesurée. . . 273
— XX. — Le théâtre religieux et lyrique 282
— XXI. — Le chant profane les troubadours
: et les trouvères. 329
— XXII. — La conquête du contrepoint. Aperçu général . . . 350
— XXIII. — Les deux formes de l'écriture polyphonique dans
la musique du xm e siècle 3C7
— XXIY. — La musique au XIV e siècle 383
— XXV. — L'âge d'or du contrepoint 411

IV. — LA RENAISSANCE

Chap. XXVI. — L'alliance du contrepoint et de l'expression; le

XVI e siècle 451


— XXVII. — Les chansonniers et la chanson française au
XVI e siècle 471
— XXVIII. — Les madrigalistes italiens 504
— XXIX. — La musique religieuse au xvi e siècle 530
— XXX. — La musique instrumentale au XVI e siècle 580
— XXXI. — La symphonie sacrée au XVI e siècle ........ 611
XXXII. — Yers l'opéra : le ballet en Italie, en France et en
Angleterre 622

TOME SECOND
DU XVII e
SIÈCLE A LA MORT DE BEETHOVEN
(1827)

V. — SECONDE PÉRIODE DE LA RENAISSANCE

Chap. XXXIII. — L'opéra italien et l'humanisme. — Le théâtre


lyrique à Florence, à Venise, à Naples .... 3
— XXXIV. — Le rayonnement de l'opéra italien en Europe . . 42
— XXX 7
. — La monodie en Italie et en France. L'opéra —
français Gl
TABLE DES MATIERES 703

Pages.

Ciiap. XXXVI. — La dictature de Lulli 84


— XXXVII. — L'opéra, de Lulli à Rameau 101
— XXXVIII. — La musique d'orgue et de clavecin au xvn" siècle. 115
XXXIX. — Maîtres italiens et allemands de l'orgue et du
clavier 147
— XL. — La sonate pour violon 187
— XLI. — La musique religieuse en Italie 208
— XLII. — Heinrich Schtltz et J. Chr. Bach 229
— XLIII. — De Formé à Gampra 243
— XLIV. — La musique religieuse de Haendel et de Bacli. . . 260
— XLV. — L'œuvre de J.-Ph. Rameau et de J.-S. Bach . . . 272

VI. — LES TEMPS MODERNES

Giiai*. XLVI. — Caractères généraux du xviii 6 siècle 299


— XLVII. — Gluck et Piccini 318
— XLVIII. — L'opéra-comique et les innovations lyriques du
xvm e
siècle 331
— XLIX. — Les brunettes et les chansons 352
— L. — L'aube de la symphonie 367
— LI. — La Révolution française et la musique 383
— LU. — L'Institut et Conservatoire
le 421
— LUI. — L'Empire et la Restauration 438
— LIV. — Les chefs-d'œuvre du théâtre allemand 458
— LV. — Rossini et son temps 483
— LVI. — Joseph Haydn 508
— LVII. — Mozart 529
— LVIII. — Les commencements du romantisme Webcr. : . . 552
— LIX. — Le romantisme (suite) Franz Schubert : 564
— LX. — Beethoven l'homme et: musicien le 583
— LXI- — Le génie de Beethoven les sonates et :concertos. les 603
— LXII. — Le génie de Beethoven les trios et quatuors.
: les 647
— LXIII. — Le génie de Beethoven les symphonies : 665

Coulommiers. — Imp. Paol BRODARD. — 12-13.


LIBRAIRIE ARMAND COLIN
103, Boulevard Saint-Michel, PARIS.

L'accueil fait par le public à l'ouvrage de

M. J. COMBAR/EU nous a décidés à publier

ultérieurement un troisième volume qui conduira

/'Histoire de la Musique jusqu'à nos jours.

L'Index annoncé se trouve naturellement rejeté

à la fin de ce troisième volume.

P. N" 9.999.
BRIGHAM YOUNG UNIVERSITY

3 1197 20608 4052

Vous aimerez peut-être aussi