Les Regrets
Les Regrets
Les Regrets
REGRETS
Du Bellay
Flammarion
SOMMAIRE
TOUT POUR COMPRENDRE
Pages 5 à 34
➤ Découvrir le contexte
Biographie ............................................................................... 6
Contexte historique ............................................................... 8
Contexte littéraire .................................................................. 10
En un coup d’œil .................................................................. 16
➤ Découvrir l’œuvre
Genèse de l’œuvre ................................................................ 18
Genre de l’œuvre .................................................................. 23
Pour mieux interpréter ......................................................... 26
Structure ................................................................................. 30
En un coup d’œil .................................................................. 32
2 | Sommaire
LES REGRETS
Pages 35 à 226
➤ Groupement de textes
Les premiers poèmes sur la vie urbaine ......................... 237
Villon, Scarron, Boileau
➤ Arts et médias
L’art du portrait ..................................................................... 243
Recommandations ................................................................ 246
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➤ Vers le bac
Commentaire guidé .............................................................. 247
Termes d’analyse poétique ................................................. 250
DÉCOUVRIR
LE CONTEXTE
L’ŒUVRE
HIE
BIOGRAPQU
Un poète à la
croisée des chemins
➤ Le goût humaniste de l’étude
Joachim Du Bellay est né en 1522, à Liré, en Anjou, dans une famille
dont la condition aristocratique est très ancienne. Le père de Joachim
est le cousin germain du futur cardinal Jean Du Bellay 1. La famille,
qui compte trois enfants, est établie en province, au bord de la Loire,
mais de nombreux parents de Joachim s’exilent pour mener des car-
rières enviables dans l’armée, la justice et les fonctions ecclésias-
tiques. Joachim n’a que dix ans lorsque ses parents meurent. Son
frère, de quinze ans plus âgé, devient alors son tuteur. Le poète mani-
festera à plusieurs reprises dans ses œuvres de la rancœur à
l’encontre de son aîné : il juge médiocres l’éducation et la formation
qu’il a reçues et l’en tient pour responsable. Lors de ses études de
droit à Poitiers puis au collège de Coqueret à Paris, de 1546 à 1547, il
fait la connaissance d’élèves qui deviendront des auteurs de premier
ordre ; à Poitiers, il fréquente les humanistes Marc Antoine de Muret
et Salmon Macrin, puis à Paris il reçoit l’instruction du poète reconnu
Jean Dorat – évoqué dans les sonnets 2 129 et 130. Quant à ses cama-
rades de classe, ils se nomment Pierre de Ronsard, Jacques Peletier
du Mans (évoqué dans les sonnets 78 et 189), Jacques Bouju (son-
nets 90 et 184), Pierre Antoine de Baïf (sonnets 24, 56, 154, 156). Avec
.............................
1 . Ce cardinal (1492 ou 1498-1560) a été ambassadeur de France sous Fran-
çois Ier et l'un des principaux hommes d’État de son époque.
2. Les termes surlignés à leur première occurrence sont dénis dans le Glos-
saire, p. 250.
➤ L’entrée en poésie
L’année 1549 marque les véritables débuts de Joachim Du Bellay
Découvrir le contexte
sur la scène littéraire. Il fait paraître coup sur coup la Défense et illus-
tration de la langue française et le recueil L’Olive. Quand le roi Henri II
(1519-1559) fait son entrée à Paris, Du Bellay lui adresse une Phospho-
nématique au roi très chrétien Henri II : c’est un recueil de poésie
d’éloge, de style élevé. Du Bellay mène d’importantes manœuvres
pour se faire connaître et protéger par la famille royale et la cour :
Marguerite de France (1523-1574), lle de François Ier et sœur
d’Henri II, devient sa protectrice.
En 1553, son oncle le cardinal Jean Du Bellay est envoyé en Italie
par Henri II an de mener une activité diplomatique pour le compte de
la Couronne française. Joachim l’accompagne pour y
être son secrétaire et intendant. En
1557, de santé fragile, il tombe malade
et son oncle le renvoie en France. À
l’automne, il s’attache à publier les
textes composés en Italie. Ce seront les
recueils des Regrets, des Divers jeux rus-
tiques et des Antiquités de Rome dans les-
quels s’expriment des choix poétiques et
personnels assumés.
Il meurt prématurément en 1560, à l’âge
de trente-sept ans.
E La France,
CONTEXT UE
HISTORIQ entre ombre
et lumière
➤ Un royaume glorieux…
Au début du règne de François Ier (1494-1547, roi à partir de 1515),
la France est un État prospère grâce aux lourds impôts prélevés par
la Couronne. C’est le pays le plus peuplé d’Europe, ce qui permet à
François Ier d’entretenir une importante armée et, dans un premier
temps, de bien maîtriser son peuple.
En plus de son pouvoir politique, le Roi, incarnation d’un idéal chré-
tien et humain, représente un modèle de vie et encourage la produc-
tion des artistes qui célèbrent sa gloire. Les humanistes connaissent
une ascension sociale à mesure que la littérature acquiert un plus
grand prestige. Dans la dernière partie du recueil, consacrée à l’éloge
des puissants, on perçoit combien Du Bellay cherche leurs bonnes
grâces.
Découvrir le contexte
d’honneurs, d’emplois, de gratications nancières. La couronne de
France tente de montrer qu’elle est le centre du pouvoir de l’époque,
que sa gloire rayonne sur le monde, telles la Grèce ou de la Rome
antiques en leur temps. Pour ce faire, la puissance royale s’exprime
dans une vie de cour fastueuse, rythmée par des fêtes au luxe inouï.
Apparaît alors un nouveau type humain, le courtisan, prêt à tous les
sacrices pour obtenir les faveurs du prince.
Toutefois, la France n’est pas aussi unie ni puissante que le pouvoir
le souhaiterait : les révoltes contre le poids des impôts, la pauvreté
écrasante, les jeux d’alliances entre les Couronnes européennes sus-
citent beaucoup de tensions à l’intérieur comme à l’extérieur des fron-
tières. Les guerres d’Italie 1, le train de vie dispendieux 2 de la cour,
les pensions versées aux courtisans, la construction de différents châ-
teaux créent une crise nancière. Enn, l’unité religieuse de la France
est menacée par l’expansion de la Réforme protestante, en dépit de
la répression exercée au cours du siècle.
.............................
1 . Ensemble de 11 conits répartis entre 1494 et 1559.
2. Dispendieux : qui entraîne de lourdes dépenses.
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CONTEXT E
E
R
L’ébullition culturelle
LITTÉRAI de la Renaissance
Découvrir le contexte
l’autorise à pratiquer, mais seulement deux fois par an et sur des
cadavres de condamnés à mort… Il publie la même année que Coper-
nic son Sur le fonctionnement du corps humain, lequel contredit les théo-
ries du médecin grec Galien (IIe siècle) qui avaient cours jusque-là.
Dans le domaine pictural, la théorisation de la notion de perspective
– par Filippo Brunelleschi (1377-1446) et Léon Battista Alberti (1404-
1472), au XVe siècle – permet de jouer sur des effets de profondeur et
de proportion.
En matière architecturale, l’héritage du Romain Vitruve
(Ier siècle av. J.-C.), qui avait déni les ordres architecturaux (ionique,
dorique, corinthien), se trouve codié, et l’on voit s’ériger au début
du XVIe siècle des bâtiments d’un rafnement immense, comme les
châteaux de Chambord, de Chenonceau et de Fontainebleau.
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commentateur ou d’un copiste qui n’était pas l’auteur et qui opérait
une transmission subjective, voire dénaturée, de l’œuvre originale. Un
pied dans le Moyen Âge et un autre dans la Renaissance, Rabelais ne
manque pas de se moquer de ces savants idiots, nourris de textes
vidés de leur substance, et de leur opposer un rapport immédiat,
vivant et stimulant à la culture 1. Débarrassées des commentaires, les
œuvres réapparaissent dans leur authenticité à la Renaissance.
On s’intéresse particulièrement aux œuvres fondatrices de la
culture européenne, qu’elles soient sacrées ou profanes. Les hommes
de lettres ont une connaissance approfondie de la Bible, clef de voûte
de la foi et ensemble de textes à la portée tant spirituelle qu’esthé-
tique. Les poèmes antiques d’Homère, de Virgile, d’Ovide et
d’Horace 2 sont érigés en modèles indépassables. Plus proches de la
Renaissance, deux poètes italiens du Moyen Âge bénécient de toutes
les faveurs : Dante (1265-1321) qui, dans le triptyque de La Divine
Comédie, évoque d’une plume saisissante les traversées de l’Enfer, du
Purgatoire et du Paradis, et Pétrarque (1304-1374), qui porte le poème
amoureux à un sommet de rafnement : pendant plusieurs siècles,
son recueil en toscan Il Canzoniere [Le Chansonnier] oriente la sensibi-
lité et la création poétique européennes. Pour exister et faire entendre
leur voix, les poètes de la Renaissance doivent d’abord répondre à la
question : comment et à quoi bon écrire après ces maîtres antiques
ou médiévaux considérés comme des références absolues ?
En France, c’est au milieu du XVIe siècle que ce mouvement atteint
sa pleine expansion. Si les artistes sont unanimes à penser qu’on ne
.............................
1 . On peut se reporter à la harangue de maître Janotus de Bragmardo au cha-
pitre XIX de Gargantua (1534), ou à l’épisode de l’écolier limousin au chapitre VI
de Pantagruel (1532).
2. Homère, poète grec, aurait vécu au VIIIe siècle avant notre ère, tandis
qu’Ovide (43 av. J.-C.-17 ou 18 ap. J.-C.), Virgile (70-19 av. J.-C.) et Horace (65-8
av. J.-C.) sont des poètes latins du Ier siècle avant notre ère.
Découvrir le contexte
Le rôle de Gutenberg
Parmi les éléments de cette dynamique se trouve l’invention de Gutenberg (vers
1400-1468) : s’appuyant sur des techniques inspirées de l’orfèvrerie, il fabrique des
caractères en plomb gurant les lettres. Puis il met au point un système permettant
de les assembler et d’imprimer une page en un seul passage sous la presse. En
1455, la Bible devient le premier livre imprimé. Le livre est alors la seule voie d’accès
à la culture. Il n’est pas encore réduit au format « poche » et n’en a pas non plus
le prix. C’est un objet rare et précieux dont le contenu est révéré comme une
source inépuisable de connaissances, une somme de situations héroïques, et le
lieu d’une langue portée à son plus haut degré d’élégance. L’apparition de la presse
va démultiplier en peu de temps le nombre d’exemplaires en circulation et partici-
per à la diffusion de la culture en Europe.
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langue. L’argumentaire qu’il établit est le suivant : si le français est
moins reconnu que le grec ou le latin en tant que langue poétique,
c’est parce qu’il n’a pas bénécié du même travail d’enrichissement
– lexical, prosodique, syntaxique, sémantique – que les langues de
l’Antiquité. Aussi Du Bellay appelle-t-il à illustrer la langue française,
c’est-à-dire à la rendre illustre. La même année, Du Bellay est le pre-
mier à publier un recueil en français intégralement composé de son-
nets, et construit sur une thématique unique et féconde : il s’agit de
L’Olive (1549), consacré à l’évocation de l’amour pour une femme
idéale.
Sur la scène poétique de l’époque émerge aussi le nom de Pierre
de Ronsard (1524-1585) ; ami de Joachim Du Bellay, il sera aussi son
éternel rival. Les deux hommes ont eu les mêmes maîtres, partagent
les mêmes constats sur l’état de la langue française et de la création
poétique, et nourrissent des ambitions similaires : célébrer par des
vers pour être célébrés en retour. Ils forment une « Brigade » littéraire
qui évolue en « Pléiade 1 », groupe de sept auteurs – Du Bellay, Ron-
sard, Jodelle, Baïf, Belleau, Peletier du Mans, Pontus de Tyard –, dont
la Défense et illustration de la langue française est considérée comme
le manifeste. Ce groupe ouvre la voie à une littérature en langue natio-
nale, renouvelée dans ses thématiques comme dans ses outils
d’expression.
.............................
1 . En référence au nom choisi par des poètes alexandrins du IIIe siècle. Dans la
mythologie grecque, les Pléiades, lles d’Atlas, avaient été transformées en étoiles
pour devenir une constellation.
La première édition du recueil des Regrets, imprimée en 1558 par Frédéric Morel,
permet de mesurer l’écart entre la graphie employée à l’époque de Du Bellay et celle
qu’on connaît aujourd’hui. Nous reproduisons ici le sonnet 1. Il s’ouvre sur une let-
trine : la première majuscule du poème est ornée et s’étend sur la hauteur de la pre-
mière strophe. Les « u » et « v » ne sont pas distingués (ueulx), tout comme les « i »
et les « j » (ie). Les « s » sont marqués par le signe « ſ » (i’eſcris).
EN UN
IL
Chronologie
COUP D’Œ
Découvrir le contexte
; 1553 : début du séjour romain pendant lequel Du Bellay, tout en
étant secrétaire de son oncle cardinal, écrit abondamment. Sa
détermination à être reconnu en tant que poète de cour se
renforce.
; 1555 : le cardinal s’endette, son secrétaire doit faire face aux créan-
ciers. Monsieur d’Avanson, futur dédicataire des Regrets, est
nommé ambassadeur de France à Rome par Henri II. Le cardinal
Du Bellay perd de son crédit auprès d’Henri II et du pape Paul IV.
; 1557 : Du Bellay quitte Rome. Il est nommé vicaire général du
cardinal Jean Du Bellay et obtient ainsi un revenu de 3 000 francs.
Installation au cloître de Notre-Dame de Paris, où il travaille en
faveur des intérêts du cardinal resté à Rome.
; 1558 : Du Bellay publie Les Regrets, Les Antiquités de Rome et les
pièces latines des Poemata.
; 1559 : Marguerite de Navarre publie L’Heptaméron. Du Bellay
publie Le Poète courtisan et un Tombeau poétique pour la mort
d’Henri II.
; 1560 : décès de Joachim Du Bellay (1er janvier), inhumation à
Notre-Dame de Paris (le 4 janvier). Première édition collective
des Œuvres de Ronsard.
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La Pléiade,
GENÈSE E
DE L’ŒUV
R une génération
conquérante
Découvrir l'œuvre
humble, sans prétention – ou plutôt, qui se dit sans prétention… Un
tel parti pris d’écriture vise à délaisser les sophistications antiques
et contemporaines – celles de Ronsard, par exemple, qui publie ses
impressionnants Hymnes, poèmes de plusieurs centaines de vers,
dont les thématiques et l’ampleur constituent un sommet de la
poésie savante du XVIe siècle.
Les Regrets témoignent de l’adoption d’un style « bas », moins abs-
trait et moins impressionnant que celui des précédents poèmes de
Joachim Du Bellay, et se font l’écho des tensions politiques fortes
entre la France et les cités italiennes. Rome constitue à la fois une
opportunité d’ascension sociale et mondaine sans égale, et le prétexte
d’une prétendue descente aux Enfers. Cette expérience de l’exil appa-
raît comme la ligne de démarcation de deux versants poétiques dis-
tincts de l’auteur. La modestie prétendue des Regrets contribue à
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ouvrir une voie encore peu explorée à la n des années 1550, si ce
n’est par François Villon (1431 ?-1463 ?) ou Clément Marot (1496-
1544). Cette volonté de se démarquer des usages énonciatifs, lexicaux,
prosodiques est bien une spécicité de ce recueil et de l’œuvre de
l’auteur dans son ensemble.
Découvrir l'œuvre
l’auteur souhaite projeter.
.............................
1 . Il faut attendre deux siècles et les efforts de Beaumarchais pour que le partage
des gains générés par les ouvrages se fasse davantage en faveur des auteurs.
2. Le mécène accorde un domaine au poète en lui donnant un titre, une fonction
religieuse. Être nommé prieur, abbé, chanoine, chapelain, c’est avoir l’assurance
de recevoir le domaine associé à cette fonction et une rente confortable grâce
aux productions agricoles qu’il pourra exploiter.
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➤ Un je fuyant et mémorable
À la lumière de ces éléments, Les Regrets font apparaître l’impossibi-
lité d’un dévoilement, l’incapacité d’atteindre une parole sincère. Les
poèmes oscillent entre la stupeur, la raillerie, le dégoût, l’écœurement
et l’éloge sublime. Le je poétique est habité aussi bien par la mélanco-
lie que par l’habileté de celui qui veut réussir. Dans cette perspective,
les poèmes des Regrets sont le reet d’une vie affective toujours uc-
tuante, voire insaisissable. Comment le moi pourrait-il être stable
dans un univers perpétuellement mouvant et fuyant, où un dresseur
de singe peut devenir cardinal (sonnet 105), où l’argent circule à une
vitesse étourdissante ? La volonté de se dévoiler est occultée par des
contraintes littéraires et sociales : se dire, c’est nécessairement
mentir, c’est chercher une vérité qui échappe indéniment.
La période de production poétique de Du Bellay fut brève, en raison
de la mort prématurée du poète, mais elle fut retentissante et admi-
rée. Si, parmi les poètes de la Pléiade, Ronsard est aujourd’hui plus
célèbre que Du Bellay, c’est parce que l’auteur des Amours continuera
à produire des poèmes pendant vingt-cinq ans après la disparition de
celui des Regrets. Mais au début de leurs œuvres respectives, jusqu’à
la mort du poète des Regrets, leurs ascensions sont similaires. Ils
seront les deux gures les plus écoutées du mouvement de la Pléiade.
➤ La forme du sonnet
À partir des années 1550, le sonnet se voit codié par des règles,
son rafnement est reconnu et apprécié. Les quatorze vers qui le
composent, en décasyllabes ou en alexandrins, se répartissent néces-
sairement en deux quatrains et deux tercets, non distingués dans la
mise en page de l’époque 1. Une certaine souplesse existe dans la
disposition des rimes, même si elles sont traditionnellement embras-
sées (ABBA ABBA) dans les quatrains ; dans les tercets, différentes
Découvrir l'œuvre
combinaisons peuvent apparaître. Les deux plus fréquentes sont CCD
EDE, qui caractérise le sonnet dit « français », et CCD EED, qui carac-
térise le sonnet dit « italien ». Mais la force du sonnet réside surtout
dans la tension extrême entre un moule poétique très contraignant
– qui sera perçu comme un corset étouffant dans les siècles sui-
vants – et des variations innies de contenu, de musicalité, de tona-
lité. Les 191 poèmes de ce recueil en sont l’illustration : sans se
répéter, avec une diversité de tons, de prosodie, de motifs évoqués,
le recueil des Regrets donne l’impression de pouvoir toujours engen-
drer des vers ; c’est le signe concret de l’étendue de la force créatrice
de leur auteur. Le nombre de sonnets suggère l’afrmation d’une
autorité et d’un prestige poétiques.
.............................
1 . Voir le fac-similé du premier poème du recueil, p. 15.
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➤ La poésie élégiaque et le séjour romain
Les Regrets semblent nourris par la volonté d’allier à une expérience
vécue des motifs et des démarches d’écriture rendant hommage à
des écrivains majeurs. Du Bellay n’est pas le premier à éprouver
l’expérience du déracinement et de la désillusion. Ce motif a été
abordé par Ovide, au Ier siècle av. J.-C., notamment dans les Tristes.
Pour avoir développé des passages jugés immoraux dans L’Art
d’aimer, Ovide fut banni de Rome et partit pour les rives de la mer
Noire. Son exil l’amena à rédiger de nombreuses épîtres, poèmes
qu’il adressait à ses amis restés à Rome. Le projet des Regrets est à
rapprocher de cette entreprise. Mélancolie, colère et désir de retour
aux origines nourrissent une poésie de l’exilé que Du Bellay reprend
amplement à son compte.
Plus près de notre auteur, Clément Marot fut contraint au même
sort pour éviter la répression de ses idées religieuses : on l’accusa
d’avoir mangé du lard pendant le carême 1, mais aussi d’avoir des
sympathies pour l’évangélisme et le protestantisme. Il quitta la France
pour l’Italie en s’installant à Ferrare puis à Venise. À l’image d’Ovide,
il écrivit lui aussi des épîtres d’exil.
Plutôt que de lire Les Regrets à la lumière du vécu de Du Bellay
– largement déformé dans ses poèmes (voir Genèse de l’œuvre,
p. 20-21) –, il semble plus pertinent de considérer le recueil comme
une variation sur une posture d’écrivain, une mise en scène de soi
sous des traits rappelant de glorieux exilés, réels ou ctifs. C’est en
ce sens que l’on peut interpréter les fréquentes allusions à d’illustres
voyageurs comme Ulysse et Énée, mais aussi l’hommage à Ovide :
la vie est peinte à travers le prisme et les masques de la littérature.
.............................
1 . Il s’agit d’un blasphème car le carême est une période de jeûne, commémo-
rant celui du Christ dans le désert ; seule la nourriture maigre est donc autorisée.
Découvrir l'œuvre
d’« étranger ». Mélange de fascination, de curiosité mais aussi
d’anxiété et de répulsion pour un vécu inédit, l’étrange est au cœur
du séjour romain de Joachim Du Bellay. Délaisser « la douceur ange-
vine » pour « le Tibre latin », comme l’évoque le célèbre poème
« Heureux qui comme Ulysse… » (sonnet 31), c’est changer d’horizon
et d’échelle, et sûrement s’enrichir de cette expérience. Mais cela sup-
pose de passer par une épreuve personnelle et une adaptation par-
fois douloureuse.
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