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La Lettre Mensuelle: Revue Des ACF Et Des CPCT

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La lettre mensuelle

Revue des ACF et des CPCT

publiée par l’École de la Cause freudienne


Juillet-août 2013

320
6

7
8
9
10
Sommaire
–1–
la lettre mensuelle n° 320
1 ÉDITORIAL
Pipol VI tout en couleur, Francesca Biagi-Chai p. 3

2 ACF
actions
Du désir et de la loi, Michèle Dufour, ACF-MP p. 5

clinique
Pour un petit toast, Philippe Lienhard, ACF-ECA p. 7
À fleur de peau, Annie Ardisson, ACF-ECA p. 8
Pas sans embuches, Maï Linh Masset, ACF-RA p. 10
Faire « Un » avec le cosmos, Claude Helen p. 11
Peut-on être sûr d’exister ?, Patricia Loubet p. 13

réflexion
Traumatisme et passage à l’acte, Bénédicte Jullien p. 15
Qu’est-ce que l’inconscient ?, Jean-Charles Troadec, ACF-VLB p. 16

3 tiré-à-part
Savoirs, jouissance et non rapport sexuel dans L’éveil du printemps, Christiane Page p. 19

4 les Dossiers de la LM : DSM V


L’abandon du DSM V, Éric Laurent p. 21
L’avenir de la psychiatrie, Fabian Fajnwaks p. 23
Inauguration d’un nouvel hôpital à l’ère du DSM 5, Valérie Pera Guillot p. 25

5 CPCT
L’éphémère, Hélène Deltombe p. 27
Montaigne et moi, Françoise Denan p. 28
« T’as mal où ? », Daphné Leimann p. 30
Une femme douce, Francine Champion p. 32

6 Arts & lettres


Elles ont choisi : les homosexualités féminines, interview de Stella Harrison p. 35
S Almodovar & Tarantino, deux précieux ridicules, Guido Reyna p. 37
Au-delà de l’objet, Philippe De Georges p. 37
1
7 psychanalyste étonné
2 Test génétique symptomatique, Adela Bande-Alcantud p. 39

3
8 événements
La guerre sans fin et sans contour, Francis Ratier p. 40
4
Quand les désirs deviennent des droits, Pierre Falicon p. 41
5
9 Rebonds
6 L’enfant et le savoir, Véronique Villiers p. 43

7
10 LM galerie
8 Dominique Gayman p. 45

9 AGENDA p. 46
11
10

–2–
PIPOL VI tout en couleur
éditorial
Après l’Œdipe les femmes se conjuguent AU FUTUR
Le cas, l’institution et mon expérience de la psychanalyse
Francesca Biagi-Chai

Le second congrès européen de psychanalyse qui


s’est tenu ces 6 et 7 juillet à Bruxelles sous ce titre, a fait
entendre comme un écho les paroles du poète « L’avenir
de l’homme c’est la femme. Elle est la couleur de son
âme ». Si elle n’avait pas la couleur de l’âme, cette
rencontre avait celle du désir.

Le désir est constitué et constitutif de cette évidence


Photo Alexia-Sinclair / D.R.

aujourd’hui rejetée, à savoir que l’humain, privé d’une


identité de soi à soi, n’est pas Maître chez lui. Dans cette
inadéquation, la jouissance prend forme et donne sa
coloration au désir. Sans être un concept à proprement
parler, la couleur constitue un repère qui traverse
l’enseignement de Lacan. Éminemment subjective,
elle est un mixte de réel et d’imaginaire tout comme le
semblant est un mixte de symbolique et d’imaginaire.
Elle suppose la source lumineuse masquée, trop blanche et aveuglante, au profit du reflet comme
effet et nuance. Ce point est dans le champ du visible, un scotome, trou par lequel la notion même
de couleur est nouée au symbolique. La couleur permet d’entrevoir la jouissance mais ne relève pas
pour autant de l’expérience immédiate.

Séparant la psychanalyse de la psychologie, Lacan fait place à cet imaginaire troué, dès Le Séminaire
III, « Là comme en physique, ce n’est pas la couleur que nous retenons dans son caractère senti
et différencié (il parle là de l’expérience immédiate) c’est quelque chose qui est derrière et qui la
conditionne ». De prendre son fondement dans lalangue, la psychanalyse a couleur de castration. Dès
l’entrée en analyse, c’est à une déphallicisation que l’on aspire, au désencombrement de l’illusion
phallique comme mesure du réel. On entrevoit vers quels horizons totalisants pour ne pas dire
totalitaires nous conduirait ce pour tous élevé au rang de mesure unique. Quittant l’aune phallique
S où elle n’est pas toute, une femme donne à la jouissance qui répond à la castration la coloration du
singulier, puisque en tant qu’universalisée par le signifiant elle n’existe pas. La voie du singulier ouvre
1 celle du traitement de la psychose et de la prise en compte de ce nouvel imaginaire qui la caractérise.

Ces journées ont illustré comment il était possible de s’effacer activement, sans disparaître et
2 répondre ainsi au non sens, non par la compréhension ou l’empathie immanente mais par la topologie
– faire ainsi place au sujet réellement. Dans le monde actuel où sévit un pousse-à-la jouissance, il
3 n’est pas sûr que les mots puissent encore, dans l’équivoque, creuser une ouverture vers le sujet.
Comment dès lors agir, en particulier dans les institutions, de toujours en retard de par leur inertie,
4 autrement que par la mise en fonction de l’espace comme contre-jouissance ? On a pu saisir à PIPOL
6, l’indication de Lacan selon laquelle le discours analytique tourne avec les autres discours, et les
5 éclaire à jour frisant. À chacun de ceux qui travaillent au plus près de la détresse psychique et sociale
de s’en saisir ou non, d’entrevoir ce que recèle d’optimisme pour l’homme, l’impossible. Impossible
6 dont Freud qualifie les métiers d’éduquer, psychanalyser et gouverner.

7 Passer du silence à se faire entendre, prendre sa place, c’est aussi bien subvertir l’illusion du
politique que Lacan définit ainsi : « l’idée immanente que le savoir puisse faire totalité »1. Les exposés
8 du dimanche ont révélé l’efficience du discours analytique, seul capable de trouer le discours du
maître. Il s’agit d’autre chose que de le contrer purement et simplement et d’installer ainsi, dans
9 l’aveuglement de sa propre jouissance, un autre discours du maître. Un lieu pensé par Lacan pour
son École sert de boussole, de garantie à ce que le propre discours de l’analyste ne se referme pas
10 insidieusement. C’est la passe comme dispositif et lieu où les AE nommés un par un sans quota, ni
impératif, viennent rendre compte de ce qu’est un analyste garant du discours, et en rapport avec la
11 lalangue. Nous en avons eu témoignages à PIPOL.

–3–
En conclusion de ces deux journées intenses, Jacques-Alain Miller nous a donné une réflexion
éditorial
sur l’Œdipe qui brosse l’évolution de ce concept chez Lacan et indique la place essentielle qu’occupe
à ce sujet Le Séminaire, livre VI, le désir et son interprétation. C’est le moment où l’Autre apparait
comme troué et on interroge alors ce qui y répond ou tente de compléter cette incomplétude foncière.
Incomplétude qui ne serait rien d’autre que ce dont le trauma est le nom – thème des prochaines
journées de l’École les 16 et17 novembre.

C’est à partir d’Hamlet, réinterprété par Lacan, que cette Aufhebung du trou nous est livrée
naissante, indique Jacques-Alain Miller en mettant en valeur les pages 352 à 355. Il nous en donne la
rai(é) son et nous la fait entendre : contrairement à Œdipe, « le père d’Hamlet sait qu’il a été trahi et le
dit à son fils le chargeant d’une mission de vengeance. Par ce biais Hamlet a accès au sens du symbole
de l’Autre barré. En effet, le sens de ce qu’Hamlet apprend par ce père est là devant nous très clair. »
Jacques-Alain Miller ponctue son intervention en lisant « C’est l’irrémédiable, absolue, insondable
trahison de l’amour »2. « Il y a là la réponse. La vérité d’Hamlet est une vérité sans espoir »3. « On
doit pouvoir, de cette réponse donner une formule qui serre de plus près ce qui a motivé le choix de
ce sigle S de A barré. » « Le grand A barré veut dire ceci. En A – qui est, non pas un être, mais le lieu
de la parole, le lieu où repose, sous une forme développée ou enveloppée, l’ensemble du système des
signifiants, c’est à dire d’un langage – il manque quelque chose »4 qui, précise Lacan ne peut être
qu’un signifiant : « Le grand secret (de la psychanalyse), c’est – il n’ya pas d’Autre de l’Autre. »5

En conclusion de ce congrès, pas de point de capiton donc qui ne se prête ni au thème ni au


déroulement des journées, pas de thème pour le prochain congrès qui aura lieu dans deux ans, c’est
trop tôt, mais Jacques-Alain Miller nous a donné « en colophon, une réflexion sur l’Œdipe » à partir
de laquelle il réordonne ainsi Les Séminaires pour notre plus grand bénéfice.

« Dans Le Séminaire VI, on voit Lacan, déjà saisir que l’objet a du fantasme n’est pas l’image du
corps propre. Une bascule se fait vers l’arrivée des objets prégénitaux. Dans Le Séminaire suivant, le
VII, la place principale, celle du Nom-du-Père est occupée par la Chose, la jouissance. Le Séminaire,
Le transfert, confronte l’objet a à la chose à partir de quoi une nouvelle pensée sur le transfert se
dessine. Le Séminaire, L’identification, isole la fonction idéalisante du signifiant et travaille le concept
de sujet barré. Le Séminaire, L’angoisse, étale la liste complète des objets freudiens auxquels Lacan
ajoute le regard et la voix. Enfin dans Le Séminaire XI, Lacan avait prévu d’expliquer les conséquences
de l’absence d’Autre de l’Autre, à savoir qu’il n’y a pas le Nom-du-Père, au mieux les Noms-du-Père.
Mais considérant que le bâillon mis sur sa bouche avait du sens, il n’a jamais repris la question
comme il avait l’intention de le faire. »

Le congrès s’est terminé sur ce formidable parcours, repère de lecture et moteur du désir de lire.

1 1 Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 33.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, La Martinière, 2013, p. 352.
3 Ibid., p. 353.
2 4 Ibid.
5 Ibid.

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–4–
action le manque lié à l’objet : on entrevoit ce que l’on
ACF / action
pourrait être, un manque-à-être, ce qui pourrait
Du désir et de la loi nous satisfaire ou nous réaliser, le manque-à-
jouir. Ce manque est coordonné à l’appel, à la
Michèle Dufour • ACF-MP demande, à l’objet du désir. La seconde, c’est
le vide, le fait que le trou dans le symbolique
ne trouve pas un objet correspondant qui se
Au plus près de notre actualité, Francesca détacherait comme un objet du désir. Le sujet
Biagi-Chai, dans le cadre d’une rencontre en question qui n’a pas pu transformer le vide
clinique exceptionnelle1, a donné une leçon en manque va pallier le vide d’une manière
clinique structurée en trois temps, prenant le différente.
temps de rappeler la dimension de la parole Prenant le soin d’interroger la croyance
et de réintroduire la causalité psychique, là où dans le fait que le normal serait défini par la
l’époque est à la norme et à l’évaluation. majorité, Francesca Biagi-Chai se tourne vers
D’abord, avec la projection du film Drive, un Georges Canguilhem, médecin et philosophe :
débat a eu lieu autour de ce personnage illustrant ce dernier soutient qu’on ne peut généraliser le
une logique privée de l’acte, hors désir et hors normal et le pathologique dans le domaine de
loi, non dialectisable. Nous avons pu saisir que l’esprit, contrairement au scientisme actuel. Le
pour cet homme normal, pathologiquement normal, non prédéfini, est une fonction dont on
trop normal, usant d’un savoir-faire qu’il expose peut vérifier le bien-fondé et les variations. La
au monde et qui devient pour lui un équivalent frontière entre le normal et le pathologique est
d’être, jusqu’au bout du réel du passage à l’acte, imprécise, le normal n’ayant pas la rigidité d’un
car non arrêté par l’angoisse, la vie bascule lors fait de contrainte collective mais la souplesse
de sa rencontre d’une femme et de son enfant. d’une norme qui se transforme dans sa relation
Ensuite, avec l’univers du droit, lors à des conditions individuelles. La norme comme
d’une conversation réunissant autour de repère de structure n’est pas normative. En
la présentation d’un cas judiciaire des effet, si la normalité dans la névrose est l’Œdipe,
professionnels de la justice et des cliniciens, le recours au mythe de Totem et tabou permet
l’accent a été mis sur l’articulation nécessaire à Freud de donner à la fonction du père une
à inventer entre psychiatrie et justice dans une place centrale même sous la forme de l’absence
époque d’hyper-judiciarisation du lien social. ou de la forclusion. Il y a donc une normalité
Enfin, lors d’une conférence devant un public dans la psychose, avec toutefois des logiques
nombreux, sous le titre « Passages à l’acte, différentes et parallèles.
comportements, folie : mais où est donc passée Avec beaucoup de pertinence et de clarté,
la parole ? », Francesca Biagi-Chai a pris appui Francesca Biagi-Chai nous a permis de saisir
sur les concepts fondamentaux pour déployer quelques repères pour aborder la psychose
les conséquences d’une dévalorisation de la et sa langue, un peu à la façon de Lacan qui
S parole et de la fonction symbolique. préconisait de se forger à un nouvel imaginaire.
Dans la psychose, cette logique s’appelle la
1 Elle nous a invités à réinterroger la certitude. Pour un sujet psychotique, une
découverte freudienne dans son tranchant, certitude, comme équivalent d’un objet de
comme l’avait fait, dans les années 1950, satisfaction, est hors dialectique. Elle assure le
2 Jacques Lacan dans son retour à Freud en le sujet dans son être et est impossible à éliminer.
prenant à la lettre pour rendre son œuvre plus A contrario, le sujet est contraint d’éliminer
3 actuelle et la poursuivre là où ce dernier l’avait toute réalité qui vient en opposition symbolique
arrêtée. Freud avait indiqué qu’il devait y avoir avec elle. C’est pourquoi le désir dans la
4 pour la psychose quelque chose qui réponde psychose s’appelle une mission, une exigence.
de la même manière que le refoulement dans Le passage à l’acte n’est pas une suppléance
5 la névrose. Reprenant sa lecture, Lacan s’est mais plutôt son échec. Il s’inscrit toujours dans
attaché à retrouver, à prolonger avec et dans sa les coordonnées signifiantes d’une histoire qu’il
6 clinique, la signification du symptôme, de ce qui convient de retrouver parce qu’elle renseigne
cloche, la non-identité du sujet avec lui-même, sur ce qui avait pu faire stabilisation et empêcher
7 produite chez l’être parlant par le langage du de devenir fou. Aussi, Francesca Biagi-Chai
fait de l’incomplétude du symbolique. préconise-t-elle une véritable évaluation par le
8 L’homme du besoin n’existe pas ; existe dialogue permettant de passer d’un diagnostic
uniquement celui de la demande et du désir. La de structure à un diagnostic de réponse du sujet
9
linguistique a formalisé que le langage inclut un à la structure. Elle nous apporte un éclairage
impossible à tout dire. Deux modalités peuvent autrement plus enseignant que tout ce que
10
caractériser que le symbolique est troué et nous avions entendu jusque-là sur des cas
11 que le trou vaut pour tous. La première, c’est qui ont défrayé la chronique comme celui de

–5–
Mme C., la mère des enfants congelés, l’affaire seulement s’il peut les éclairer afin de bien-dire
ACF / action
d’Outreau, ou encore celle de Michel Fourniret la loi et d’aller au-delà des cours de criminologie2,
avant qu’il ne soit devenu ce que l’humanité du DSM, des formations de victimologie très en
aurait tendance à ne plus considérer comme vogue, où les comportementalistes sont souvent
quelqu’un. Pour chaque cas, il s’agit de dévoiler les seules références.
et de faire valoir la logique intime du sujet, sa
certitude qui, telle une vérité qui dure, soutient Point d’orgue de cette rencontre clinique
le sujet et le condamne à la fracture. Ce peut exceptionnelle dans notre région, : la conférence
être un fait d’expérience interprétatif − c’est de Francesca Biagi-Chai a permis la constitution
comme ça que le sujet comprend le monde −, ou d’un cartel qui s’est mis au travail sur les
un fait d’expérience corporelle, c’est-à-dire, un connexions des champs de la justice, de la
phénomène bizarre éprouvé dans le corps, ou psychiatrie et de la psychanalyse.
encore un phénomène hallucinatoire.

Nous rencontrons cette clinique-là dans nos 1 Rencontre clinique organisée par l’Antenne de Cahors
de l’ACF-MP, les 11et 12 mai 2012.
tribunaux. Tous les jours, des faits divers plus 2 Merle R. et Vitu A., Traité de droit criminel, Éd. Cujas.
ou moins spectaculaires nous font basculer de Extrait : « L’état dangereux − Le concept d’état dangereux,
l’horreur à la compassion. Il s’agirait de trouver inventé à la fin du siècle dernier par le positiviste italien
Garofalo, disciple de Lombroso, a connu parmi les
à chaque fois, avec simplicité et humilité, le ton criminologues de toutes tendances un grand succès.
et la forme pour soutenir une parole où le sujet, Garofalo définissait la temibilità comme “la perversité
victime ou auteur de faits graves, puisse se constante et agissante du délinquant et la gravité du mal
que l’on peut redouter de sa part, en d’autres termes,
reconnaître. En nous référant à la psychanalyse sa capacité criminelle”. Dans sa pensée, cette notion,
d’orientation lacanienne, nous avons les outils dans laquelle il englobait aussi le degré d’inadaptation
nécessaires et suffisants pour faire valoir une sociale, devait servir de guide dans le choix de la sanction
applicable à l’infracteur. Mais les criminologues ont
clinique du sujet, où sont convoqués parole, acte, considérablement étendu son champ d’utilisation, non
trauma, désir et jouissance. Une condition est seulement pour mesurer, après le crime, “le degré de
requise : apprendre à parler la langue de l’Autre. sociabilité qui reste”, mais aussi avant le crime pour
dépister, prévoir et faire cesser l’état dangereux [...] ».
Les magistrats, les avocats et les justiciables
sont sensibles et attentifs à notre discours

4
Marco Decorpeliada © DR

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–6–
clinique à nouveau. Je m’exclame : « Tout cela pour un
ACF / clinique
petit toast ». Il entend bien le pas grand-chose
Pour un petit toast ? à l’origine de son refus, mais c’est le terme
« petit » qu’il retient en se mettant à disserter
Philippe Lienhard • ACF-ECA sur sa petite taille. Je scande immédiatement
et, face à lui, je répète : « Tout cela pour un petit
toast ». Chamboulé, il dit alors, « Il accélère le
tempo, ça m’énerve ».
Arrivé à l’analyse, encombré par La cure peut s’engager. Le retour du matériel
tant d’autres… refoulé s’est réalisé à l’intérieur de la relation
transférentielle. Ce matériel, souvent retrouvé
Monsieur X, âgé de quarante ans, présente dans les cures de névrosés obsessionnels, est
depuis dix ans des symptômes obsessionnels. une haine infantile à l’égard de son père.
Il doit se laver plusieurs fois par jour à cause Au début de la séance suivante, au moment
de la saleté qu’il ne cesse de rencontrer. La où la maîtrise de lui-même s’est effondrée,
saleté est un danger dont il retrouve en séance il m’explique qu’à dix-neuf ans, il a, dans un
la dimension sexuelle, en se rappelant que le accident dont il n’était pas responsable, cassé
premier lavage intensif a concerné sa verge la voiture que son père lui avait offerte et qu’il
suite à un rapport non protégé. venait d’acheter avec lui. Il pleure sans savoir
Pendant dix ans, il a essayé les TCC et il a pourquoi, l’affect est bel et bien là. Le patient
fréquenté l’église de scientologie dont la sort de l’indifférence, il engage sa mise.
pratique de purification est conforme à ses Tout son roman familial est construit autour
défenses. Par ailleurs, le patient est entravé de sa mère, une femme humiliée, une femme
dans la vie par le fait de devoir faire un certain bafouée par la grand-mère qui préférait l’oncle,
nombre d’actes pour annuler une dimension puis par le père. Ce n’est qu’en analyse que le
agressive qu’il ne reconnaît pas. La présence patient pourra dire que son père est un homme
de l’agressivité permet de dire que ses TOC sont rustre. Dans l’enfance, il se taisait.
liés à une névrose obsessionnelle. Par exemple, Une seule fois, le patient a dit l’injure qui a fait
sachant qu’un ami, rival dans une histoire déchoir l’être idéal au statut d’objet. Son père
amoureuse, va rentrer dans sa voiture, il doit la lui confisque sa fronde. Un « Quel con ! » lui
déplacer, l’ayant garée sous un arbre où il a vu échappe et il reçoit une fessée mémorable.
des chenilles processionnaires dont les poils, L’agressivité est donc restée inconsciente
tombés sur la poignée de la porte, pourraient donnant, par formation réactionnelle, naissance
attaquer l’ami. à un caractère de bon samaritain où il s’occupe
Répondre au désir de l’Autre, c’est pour lui, se de la femme bafouée comme le jour où il
réduire à l’objet anal. Il lui faut donc détruire le rêve que, cheveux au vent, il promène dans la
désir de l’Autre, trop angoissant, en donnant ce campagne sa mère en moto.
S qu’il pense que l’autre a demandé. Ainsi, son La femme bafouée est aussi pour le patient un
amie ne demandant rien, voulant simplement point d’identification dans une soumission à son
1 désirer, le quitte car son oblativité tue le désir. père dont il attend le phallus. Cette soumission
Du coup, il se tient en deçà de la relation apparaît dans des tournures langagières, « mon
amoureuse. Il s’intéresse à des femmes, idéales père m’a toujours bien entretenu », ou dans des
2 pour se tenir à distance, pour se sustenter de lapsus, « mon mari, euh mon père, ne m’a pas
l’espoir, à savoir des femmes prises ou des donné… ».
3 femmes qui n’en veulent pas. Au cours de sa trentième année, un cataclysme
La mortification du désir de l’Autre est prise le précipite dans la maladie, en réveillant ce qui
4 dans le transfert. Il sait manier l’humour qui fait depuis l’enfance était resté en souffrance. Son
appel à un Autre à soi, un Autre de la connivence, père quitte sa mère pour une jeune femme à
5 un Autre plein qui partage le savoir. qui il fait un enfant. Il laisse la maison mais il
Il demande conseil afin de réduire le désir à ne donne pas d’argent. La mère doit aller faire
6 la demande. Le patient s’y connaît dans l’art des ménages. Pensant la conduite de son père
d’endormir l’Autre. Par chance, Lacan me inacceptable, le patient se contente de lui dire,
7 maintient éveillé. Je me souviens qu’il disait « ce n’est pas bien ».
que, si avec un patient il avait maintenu des Mais, il y a des échos inconscients. Ayant pris un
8 séances à durée fixe, il en serait resté à disserter poste à l’étranger, il pense, la veille du départ,
sur Dostoïevski. J’ai donc accéléré le tempo en « Pourvu que mon père ne meure pas ».
9
réduisant la durée des séances. Il y a répondu Puis, afin de gagner plus d’argent, il réoriente
par un rêve. Le chef de sa chorale lui propose un sa vie professionnelle, refusant de devenir le
10
toast avec du sel dessus. Il refuse, le sel étant gérant homme de paille de l’affaire familiale, ce
11 mauvais pour la santé. Le chef insiste, il refuse qui aurait rendu service au père.

–7–
Une situation propice à l’explosion de sa névrose
À fleur de peau
ACF / clinique
se présente alors. Une femme veut construire
sa vie avec lui et il devient volage avec des plus
jeunes. Son attitude rejoint celle de son père. Il Annie Ardisson • ACF-ECA
prend la faute du père sur lui, le voilà aussi sale
que son père, un « salaud », terme qui a épinglé
son être pendant son enfance. Se faire un corps pour ne pas être
Alors qu’il m’expliquait qu’il craignait de recevoir
des fientes d’oiseau qui amèneraient des
problèmes de peau, je lui demande « comment Chez cet homme, venu consulter, c’est
écrivez-vous peau ? ». Discipliné, il se prête au jeu l’apparence, le look, qui s’impose. Il paraît sans
parlant du pot, de la chance. Puis il s’arrête et, âge et la série des accessoires qu’il affiche sont
ému, m’explique qu’il n’a été propre que tardi­ comme autant de repoussoirs de l’Autre. Ses
vement : à cinq ans, en visite chez un ami du bijoux en forme de tête de loup, griffes ou coups
grand-père, il se fait dessus et l’homme, aigri, de poing ainsi que ses nombreux tatouages
évoquent une mosaïque de représentations : du
malade, proche de la mort, l’invective en l’appe­lant
biker au rocker anglais, écologiste, adolescent
par son patronyme : « X, tu n’es qu’un salaud ».
d’une autre époque, ermite aux longs cheveux à
Il ajoute que dans la petite enfance, il avait
qui ne manque ni la pipe, ni la canne qui lui est
déféqué sur son père qui le tenait dans ses bras. indispensable pour marcher. Cette présentation
Dans cette histoire, la réactivation d’une est en contradiction avec sa vulnérabilité et son
problématique a été la conjoncture propice accablement après la perte de son emploi, il y a
à l’éclosion de la maladie névrotique. L’acte quelques mois.
du père a deux effets. Il destitue le père de la Malgré un handicap des membres inférieurs,
position d’idéal que le patient tentait de dépasser il a été élevé « comme un enfant normal » et a
en orientant sa vie dans le même domaine toujours cherché à avoir un travail comme tout
professionnel et il réactive chez le patient une le monde, conformément au vœu de sa mère.
jouissance sadique. L’échec à combler sa mère en perdant son travail
a précipité son effondrement. Il ne cache pas
C’est ce sadisme présent depuis la petite enfance ses excès alcooliques, un peu au bistrot mais
que le patient découvre avec son histoire de surtout chez lui, où il se tient loin des autres
pot, ce qui permet une avancée. Il peut dire que et du monde. Sa vie est une série de rituels et
la saleté a à voir avec les excréments, que quand d’habitudes, sans place possible pour l’imprévu,
un supérieur ne le considère pas, il se vit comme où nos entretiens hebdomadaires vont trouver à
une merde. Il fait un rêve où son collé à l’objet anal se loger alors que la parole n’est pas facile pour
lui : « Je ne sais pas m’exprimer ».
apparaît. « Je suis dans une grange, sur un jeu de
Après le tout premier entretien, il mentionne
dames, je veux dire un damier. Il y a un danger ;
l’irruption d’événements étranges survenus à son
d’abord une bouse de vache puis une botte de
domicile, dans son immeuble où « l’électricité a
S paille qui va me tomber dessus. Je m’en vais. » sauté », des bruits se sont produits, « déclenchés
Il prend conscience de son rapport agressif à par les rendez-vous » et qu’il interprète par
1 l’autre. Il sait maintenant que d’avoir été l’aîné la culpabilité d’avoir parlé. « C’est peut-être
protecteur vis-à-vis de son frère n’était pas sans pas ça… », lui dirai-je, sans contredire ce qu’il
lien avec une jalousie qu’il méconnaissait. Ne rapportait-là comme phénomènes psychotiques.
2 pas supporter l’arrivée d’un nouveau collègue Au fil de nos rencontres suivantes, c’est un flot de
dans son équipe de travail lui permet d’associer parole qui se produit, sans place pour la moindre
3 sur l’agressivité inconsciente qui se dissimule remarque. Souvent énervé ou en colère – « Je
sous son rejet. suis à fleur de peau » – il raconte son histoire ou
4 Il peut aussi prendre la mesure de son désir bien commente un détail de son quotidien, une
dans la mésentente parentale. D’un rêve où vie qu’il n’a pas choisie et où revient souvent la
5 il commet une erreur d’aiguillage qui fait se jouissance d’être rejeté qu’il libère dans son récit
télescoper puis dérailler deux trains, il dit, « ces par quelque grossièreté dont il s’excuse aussitôt.
6 trains, ce sont mes parents, leurs disputes ».
Le rapport à ses parents change. Il prend de « Je suis une erreur de la nature »
7 la distance avec sa mère et il fait un rêve où
il voit son père qui tente de l’aider, avec de la Né prématurément et victime de convulsions
8 compassion, à résoudre un ennui. à la naissance, la marche lui est difficile. Il
souffre de douleurs qu’il mentionne mais dont
Le patient a pris congé. Il a débuté puis investi
9 il ne souhaite pas parler, signalant son corps
une relation avec une femme plus jeune, sans
comme partenaire de jouissance1.
se soucier de l’avis des parents, surtout du père
10 Domine dans son récit une mère « surpro­
de la fille. Du père à l’analyste, de l’analyste à la tectrice autant que rejetante ». Il rapporte le
11 femme son chemin se poursuit. décès de son père, motard dans la gendarmerie,

–8–
d’un accident de la route alors qu’il est âgé Il fait de mon geste un acte qui rend possible
ACF / clinique
de cinq ans. Il retient les paroles mortifères une accroche dans le transfert. À l’alcool, il a
proférées par sa mère à ses douze ans : « Si substitué la parole, et demande une consultation
ton père est mort, c’est de ta faute ». Ce verdict avec un psychiatre pour un sevrage. Il y fait le
est peut-être à l’origine de la certitude qui naît récit d’un incident où ayant trop bu il a trébuché
peu à peu en lui qu’un mystère entoure ce décès et s’est retrouvé accroché à sa fenêtre qu’il
dont personne ne parle dans la famille, véritable tentait d’ouvrir. Le temps passé à se dégager
défense contre les paroles de sa mère. Il en vient du vide lui parut infiniment long, le décidant à
secrètement à supposer un suicide. Il reproche arrêter de boire.
son silence à sa mère ainsi qu’à l’Armée, celle Si la fenêtre est « un bord entre soi et le
qu’on définit, dit-il, comme « la grande muette ». monde », « celui qui passe par la fenêtre est un
À dix-sept ans, il fait sa première fugue qui sujet qui lui aussi cherche à répondre à cette
inaugure l’image du « mauvais garçon », du question qui habite chacun, comment rejoindre
« voyou » qu’il va dès lors chercher à se donner, l’Autre, comment sortir un peu de soi, comment
et ses premiers tatouages. Étymologiquement, se rencontrer ? », écrit Gérard Wajcman2 à propos
le voyou est celui qui court les routes, le de la position mélancolique, position traversée
vagabond qui cherche la voie. Ce signifiant dont ici. Pour ce sujet pour lequel prédomine l’objet
il se qualifie de manière récurrente réalise une regard, la fenêtre « ouverture optique sur une
sorte d’image à l’envers du père gendarme vie possible parmi les autres »3 qui « sépare et
motard, car à cette époque, il est passionné relie comme le langage » est le lieu où s’établit
de moto, bien qu’en faire lui soit impossible. un transfert au champ de l’Autre.
Cette image le soutient, il la cultive à la façon
d’un m’as-tu-vu qui signale la prévalence du Un amour fou
champ scopique et que l’on entend aussi dans le
rapport homophonique du « voyou » avec ce qui Si son statut d’allocataire adulte handicapé
se voit. Cette apparence, ce semblant paternel obtenu pour son handicap physique lui « indique
qu’il tente de faire consister, reste insuffisante sa place dans la société », une gêne persiste :
à réguler la toute-puissance de la figure est-il comme il faut ? Les autres voient-ils
maternelle, et à vingt-trois ans, il ne rentrera suffisamment son changement ? Il envisage
pas de sa dernière escapade qui le conduit très un temps une chirurgie esthétique de la face,
loin de ses proches, la distance géographique hypothèse qu’il me soumet et que je n’approuve
faisant solution à l’impossible séparation. pas. Une attirance pour une femme marque
Isolé socialement, ses contacts avec autrui une tentative de retour vers le lien social qui se
se limitent aux relations avec les commerçants solde par un nouvel échec qui fait réapparaître
du quartier. Dans sa vie, les relations amicales sa colère. Il crie : « Il y en a un là-haut qui veut
tournent toujours mal : il les surinvestit pour que je vive comme un ermite ! ».
y mettre fin après avoir trouvé la confirmation L’amour le déstabilise. Il a eu des ébauches
de l’abus de l’Autre. Il prédit à l’avance la de liaison avec des femmes toujours beaucoup
disparition des liens, sa lucidité à propos de plus âgées que lui, souvent déjà en couple et
S son fonctionnement relationnel n’apportant malheureuses avec leur compagnon. Il tente
aucune solution à ces impasses. Quant à alors d’occuper imaginairement la place
1 l’amour, c’est une suite de déceptions dont la de « super-héros ». Son argument est que
première a inauguré la série de ses tatouages : l’amour qu’il leur porte, il finit par les en rendre
un être hybride composé d’une tête de femme redevables. À chaque nouveau rejet, il projette
2 représentant son amoureuse et du corps de de faire un tatouage : « C’est symbolique », dit-
l’animal correspondant à son signe du zodiaque. il. Ici le symbole est une image incarnée dans le
3 Par ce dessin sur sa peau, il traite l’impossible corps qui inscrit ses interrogations sur son être
séparation car littéralement, il l’a dans la peau. et les moments importants de sa vie comme les
4 Peu après, il fait un deuxième tatouage, celui ruptures, les deuils.
de son signe astrologique chinois, cheval de
5 feu. Ce signe serait l’un des plus puissants Sculpter son corps grâce à la musculation
dans l’astrologie chinoise, mais ses effets finit par lui apparaître une solution satisfaisante
6 pourraient s’avérer négatifs pour la famille. pour montrer son mieux-être. Il pratique la
C’est pour lui « le signe des enfants qu’on tuait méthode Coué, comme une recherche infinie de
7 à la naissance ». Ce tatouage trace sur sa peau cet échange de regard narcissisant qui lui a fait
sa position de déchet, assignée par l’Autre défaut auprès de l’Autre maternel. Car s’il « croit
8 maternel qui lui dit : « Je m’en veux de t’avoir se mirer dans son reflet, [il] se pavane en fait
mis au monde ». sous l’œil de l’Autre sans lequel il ne saurait se
9 soutenir »4. « Je suis beau, je me trouve beau »,
Une fenêtre qui s’ouvre dit-il.
10 Récemment il a choisi de faire imprimer
« Au début vous aviez peur de moi, j’ai pu des phrases sur ses tee-shirts, « pour vous
11 vous parler quand vous avez ouvert la fenêtre ». montrer que maintenant je dis les choses »,

–9–
une autre façon d’inscrire visuellement ce qui ne lui adressa plus la parole pendant des mois,
ACF / clinique
fait événement, moins radicale que le tatouage, quand sa fille adolescente émit le souhait d’aller
véritable écriture sur son corps de son histoire vivre chez son père car elle ne supportait plus
qui fait tenir son être à fleur de peau. cette vie « toutes ensemble ». Sophie demeurait
alors dans l’attente, souvent insupportable, d’un
signe d’amour de la part de sa mère. Elle décline
1 Miller J-A., « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77,
p. 10. en revanche l’amour pour son père comme
2 Wajcman G., Fenêtre, chroniques du regard et de l’intime, celui qui « ne lui fera jamais défaut ». Pourtant,
coll. Philia, Éd. Verdier 2004, p. 18. Sophie trouve à situer ce défaut dans l’origine
3 Ibid., en référence à F. Kafka.
4 Soler C., « Regard sur le paranoïaque », in Le regard maghrébine de celui-ci qui la fait se sentir « en
et l’objet de la psychanalyse, Colloque de l’ACF Toulouse moins », comparée à la valeur qu’elle attribue
Midi-Pyrénées, 17 décembre 1994. à son origine française. Elle n’est pas « cent
pour cent », c’est-à-dire pas-toute française,
et déploie ses embrouilles en lien avec ce réel
qu’elle articule à son origine paternelle. Réel
qui surgit à nouveau lorsque Sophie, brune aux
yeux foncés et à la peau mate, met au monde

« Pas sans embûches » une petite fille blonde aux yeux bleus ! D’abord
« soulagée », elle est rapidement confrontée à
l’étrangeté. Un ça ne colle pas la rattrape. Sophie
Maï Linh Masse • ACF-RA se dit souvent « déçue ». Lorsqu’elle obtient ce
qu’elle voulait, elle s’aperçoit que « ce n’est
pas ça ». La déception est alors le nom qu’elle
Toute seule ! donne à cet écart entre le désir et la demande.
Au moment où elle énonce que « cela ne va pas
dans son couple » et que sa fille lui échappe
« Toute seule » est le signifiant avec lequel car elle ne comprend pas ses crises répétées,
Sophie s’est présentée et également celui qui a Sophie décide d’interrompre ses séances « pour
conclu la première année durant laquelle elle est essayer de se débrouiller toute seule », pour
venue me rencontrer. Sophie était devenue mère « reconstruire son couple et sa famille ».
et cette nouvelle expérience venait « chambouler
[sa] vie ». L’homme qu’elle avait choisi pour Confrontée à des impasses qui « l’obligent à
mari ne voulait pas d’enfant, mais consentit revenir », elle demande un rendez-vous six mois
à en donner un à sa femme, sans toutefois après cette interruption. « Aujourd’hui je sais que
« s’impliquer dans la grossesse ». « J’ai vécu tant que je n’aurai pas réglé mon rapport avec
ma grossesse toute seule et j’ai le sentiment de moi-même, je serai toujours autant embrouillée
devoir assumer seule cette responsabilité » dit dans mon rapport aux autres ». Ainsi, Sophie
S Sophie. L’annonce du sexe de l’enfant la plonge entrevoit sa responsabilité subjective dans son
dans une profonde déception : « c’était une fille lien à l’Autre, et les différentes « stratégies »
1 et je voulais un garçon. C’était viscéral ». Elle qu’elle a jusque-là tentées pour ne rien en
décline son insatisfaction face à cet homme vouloir savoir. Très vite, l’obligation de reprendre
« pas assez viril » qui n’est pas le père qu’elle ses séances devient désir d’en savoir un peu
2 attendait pour sa fille, et aussi son insatisfaction plus sur ses embrouilles et Sophie demande à
quant à cette fille qu’elle n’attendait pas. Elle ne venir deux fois par semaine. Face à ce qu’elle
3 sait pas comment organiser cette vie à trois : découvre avoir été « une tromperie », « des faux-
soit la présence de son mari l’embarrasse, soit semblants », un « ne pas voir », elle consent,
4 celle de sa fille la dérange car avant, elle et son non sans curiosité, à ces rendez-vous avec son
mari étaient « fusionnels ». C’est aussi elle- inconscient et amène ses rêves.
5 même qui parfois se sent « en trop », en écho Dans le premier rêve, elle était « un homme
à la solitude éprouvée déjà enfant et renforcée attiré par les hommes et sa mère était une femme
6 par l’arrivée de sa fille. Les semblants du « faire attirée par les femmes ». Elle associe sur le
couple » et du « faire famille », tentative de faire malaise qu’elle a éprouvé enfant et adolescente
7 un tout avec l’Autre, échouent à voiler le réel de en ne vivant qu’avec des femmes. « Il manquait
sa solitude. un homme » dit-elle. Elle poursuit : « Je crois
8 que j’ai voulu faire l’homme pour occuper cette
Sophie a vécu avec sa mère et sa sœur aînée place que j’ai crue vide ». Elle décline la valeur
9
suite au divorce de ses parents. Elle dit ne qu’elle attribue aux hommes et aux femmes et
pas avoir supporté cette mère parfois « trop ponctue : « Aujourd’hui, je ne sais pas comment
10
présente », mais qui pouvait aussi signer son me situer ». Elle évoque ce qu’elle nomme
11 absence de manière radicale. Ainsi, sa mère « les malentendus » avec son mari : « Lorsqu’il

– 10 –
vient vers moi pour faire l’amour, je ne sais pas le dos. Ce n’est pas sans embûches et c’est
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comment lui dire non et quand c’est moi qui ai difficile. Mais lorsqu’il revient, il se sent apaisé
envie, je ne sais pas comment le lui dire ». Ce dire et comme réconcilié avec lui-même. » Elle
non, ce corps qu’elle refuse à son mari apparaît conclut : « Finalement lorsque je viens ici, c’est
sous la forme des « mycoses à répétition ». «  Je un peu mon chemin de Compostelle ! ». Peu à
crois que c’est l’excuse valable que j’ai trouvée peu, Sophie poursuit ce chemin au cœur de sa
pour ne pas avoir de sexualité avec mon mari ». solitude, mais cette fois-ci, pas sans un gain de
Sophie associe avec l’énurésie nocturne dont savoir.
elle a souffert jusqu’à ses dix-huit ans, énurésie
qui se produisait essentiellement chez sa
mère. Elle rapporte alors un dire de celle-ci, au
moment où Sophie devait passer la nuit chez ses
grands-parents : « Si tu fais là-bas, tu ne sauras
plus si tu es une fille ou un garçon ». Elle met en
lien cet énoncé pour le moins énigmatique avec Faire « Un »
sa question sur l’être et sur le sexe : « C’était
comme si je n’étais ni l’un ni l’autre, sans plus avec le cosmos
savoir qui je suis ». Sophie confie également
s’être posée « la question de l’homosexualité », Claude Helen
dans l’idée d’un partenaire « qui serait peut-
être enfin le bon ». Elle cherche comment faire
exister la possibilité d’un rapport sexuel, là où L’autiste toujours en question !
dans une répétition elle y trouve plutôt le ratage :
« Je cherche sans cesse un terrain d’entente,
une conciliation, mais je m’y perds. Je ne sais Le sujet autiste n’est pas hors langage.
pas ce que je veux vraiment, alors tout devient Cependant lorsque nous nous adressons à lui,
un drame ». Ce tout prend aussi une allure de il nous donne le sentiment de se protéger de
drame pour Sophie, face à l’impossibilité de dire nos mots qui l’inquiètent. Alors il n’est pas rare
qu’il se bouche les oreilles. Par conséquent, son
non à sa mère qui exposait souvent sa nudité
rapport au langage ne va pas de soi, et notre
et « se plaisait à raconter dans les détails les
attention se porte sur sa singulière façon de
maladies rencontrées chez ses patients », alors
prendre la parole.
qu’elle exerçait comme infirmière. J’énonce
alors : « Oui, il ne s’agit ni de tout voir, ni de tout Pas de vie sans jouissance
dire ! ».
Elle amène alors un rêve de transfert : « Je La vie, c’est en quelque sorte soutenir
venais à ma séance avec ma sœur. Soudain, je dans l’existence une certaine modalité de
m’aperçois qu’elle se met à manger de la soupe jouissance singulière à chacun. Pour les uns
S alors je me fâche, très gênée par son attitude ». cette jouissance est bordée par le signifiant qui
Sophie a régulièrement confié à sa sœur ce représente le sujet auprès d’un autre signifiant,
1 qu’elle venait dire en séance mais ce rêve lui fait une jouissance à la fluidité continue dans les
dire alors : « J’étais fâchée parce que pour moi, défilés du signifiant1 ; pour les autres, les
manger la soupe est le comble de la familiarité. sujets autistes et psychotiques, la jouissance
2 Ici c’est différent, on ne parle pas comme on parle se manifeste comme erratique, du fait de la
à quelqu’un qu’on rencontre dans la rue… Fina– forclusion du Nom-du-Père, et se loge dans
3 lement, je crois que je ne peux pas tout lui dire ». l’Autre du langage comme détachée du sujet.
Lacan nous dit que la jouissance se rapporte
4 Dans le transfert donc, il n’y a pas un tout-dire, au corps vivant et parlant. Nous pouvons
mais plutôt l’éthique d’un bien-dire. Orienter le considérer que le corps du sujet autiste est
5 travail du côté du pas-tout et de l’énigme, semble globalement pris dans la Jouissance Autre qui
apparaît sous les espèces de l’Un.
avoir permis à Sophie de cheminer vers un désir
6 de savoir. Dans un rêve où il est question d’une
Jérémy, autiste, est passionné par le cosmos,
coquille Saint-Jacques qui s’accroche à elle, elle
7 un monde où il se replie dans une jouissance
associe de nouveau sur ce mari « trop collant » autistique et mortifère « de l’Un sans Autre ».
auquel elle dit avoir affaire. L’interrogeant sur Cependant, il est aux prises avec les effets
8 le signifiant Saint-Jacques, elle dit avoir été inquiétants du langage qu’il cherche à traiter
très touchée par le témoignage d’un collègue lors de nos rencontres. J’ai fait sa connaissance
9
de travail, marié et père de famille, qui part lors de son hospitalisation dans un internat
régulièrement faire le chemin de Saint-Jacques de pédopsychiatrie. Ce moment pour Jérémy
10
de Compostelle. Elle énonce : « C’est un choix faisait suite à de nombreuses prises en charge
11 personnel. Il part tout seul avec son sac sur institutionnelles.

– 11 –
Au début de l’hospitalisation, Jérémy portait de génération spontanée : il suffisait que cela
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un casque sur les oreilles sans que celui-ci ne soit dit pour que ce fût réel. Aussitôt entendu,
soit relié à un quelconque appareil électronique. aussitôt graphié. Jérémy écoutait tous les
Cela lui permettait de se boucher les oreilles bruits, notamment ceux qui viennent du ciel. Il
pour éviter les différentes sollicitations ne se trompait jamais sur l’identité d’un avion en
langagières. Le plus souvent, Jérémy vivait à fonction de sa sonorité.
l’écart des autres, soit dans sa chambre, soit Cependant, son savoir était parcellaire,
dans la cour où il déambulait en regardant le il n’était pas au centre d’une élaboration
ciel pour suivre du regard des petits objets construite. La nuit était son monde. Il tenait
en suspension qu’il appelait des pollens. Il toujours à ce que les persiennes ne soient pas
se déplaçait sur la pointe des pieds en nous complètement fermées pour se fondre dans
donnant le sentiment de flotter dans l’espace. cet univers lumineux. Il avait l’idée que le ciel
Malgré son long passé institutionnel et diverses bleu du jour était une protection de son monde
prises en charge éducatives, Jérémy ne savait ni de lumière et de musique. Le tonnerre, le bruit,
écrire ni lire, seulement quelques mots repérés l’orage, les éclairs l’inquiétaient, alors il n’avait
dans leur globalité lui servaient de balises. de cesse de venir se rassurer auprès de moi
À chaque début de séance, il parlait toujours de pour vérifier si les prédictions météorologiques
ce qui l’avait touché dans le service comme « les se réaliseraient. Jérémy vivait dans le cosmos. Il
cris » d’un enfant dans la nuit ou « la colère » faisait Un avec le cosmos, il se repliait dans ce
d’un autre. Jérémy, sur le qui-vive, contrôlait ce monde pour jouir autistiquement de cet univers.
qu’on pouvait lui dire en questionnant « pourquoi C’était une forme de liberté absolue, mais il s’y
tu dis ça ?» avec angoisse afin de banaliser notre perdait car il se coupait de l’autre.
énonciation.
Jérémy dessinait toujours pendant ses Le fini et l’infini
séances, assis face à la fenêtre, le regard vers
le ciel. Quand il commençait son dessin, il Jérémy se déplaçait dans des espaces de
traçait une ligne horizontale sur la feuille en jouissance où l’infini et le fini sont confondus.
guise de sol. De ce trait, il faisait partir tout un Le monde du langage l’angoissait, notamment
faisceau de lignes en dessinant à l’extrémité ce l’hémorragie infinie de jouissance du signifiant.
qu’il nommait « là c’est » : « là c’est un avion, là Toutes ses élaborations graphiques visaient
c’est des hélicoptères, là c’est un gros nuage », à traiter sa confrontation avec l’Autre du
etc. Le plus souvent, c’étaient des signifiants langage, à fixer le sens, en accrochant par le
pris au hasard qu’il déformait avec ironie et trait le signifiant. Il trouvait ainsi une sorte de
jouissance. Ou encore, il prenait au vol les mots gravitation.
que les enfants prononçaient dans la cour. Par Ainsi, grâce à l’espace fini de la feuille, il
conséquent, sur l’espace de la feuille, par son trouvait à traiter la jouissance du signifiant qui
là c’est, il accrochait au sol soit les mots qu’il le touchait corporellement. Regardant le ciel,
entendait et qu’il répétait de sa propre voix, soit les pieds sur terre, il dessinait ce qu’il avait
les objets dans l’air, qu’il voyait. Il se dessinait, vu et entendu car en définitive, ce qu’il traitait
S me dessinait aussi, regardant ensemble les dans cet espace se sont les objets pulsionnels
objets suspendus et accrochés dans l’espace : que sont la voix et le regard qu’il rencontrait
1 l’objet et le mot confondus. Ainsi, par le trait, la dans son rapport à l’Autre réel. Tous les mots,
trace, Jérémy négative ce trop de réel auquel il bruits, regards qu’il désignait avaient valeur de
est confronté, instaure un petit ravinement qui signifiant-maître. Son monde du silence de la
2 puisse faire accueil à cette jouissance. Jacques- nuit, lorsqu’il n’était pas perturbé par le cri d’un
Alain Miller nous indique qu’il y a entre autre enfant, était son « étoile à la grande ourse ». Les
3 une écriture qui est liée à la parole, qui constitue illuminations des étoiles le fascinaient, Jérémy
une précipitation du signifiant phonique. Par se dissolvait dans le cosmos. Dire que Jérémy
4 conséquent, il y aurait une forme de traduction faisait Un avec le cosmos c’est laisser entendre
de la parole. Ce qui se dépose sous la forme qu’il pouvait trouver sa satisfaction seul, sans
5 de cette première écriture « c’est ce dont la Autre.
voix, par ses accents, ses modulations, est le Les séances régulières avec Jérémy étaient
6 support »2. en quelque sorte des séances de topologie où
De plus, sur sa feuille, Jérémy dessinait des étaient traités l’espace et le temps : l’infini, le
7 avions proches ou lointains. La trace laissée fini, le lointain et le proche. Bref, c’étaient les
par leur passage indiquait leur direction et le coordonnées métriques de son existence qui lui
8 mouvement : « Ah ! Une étoile filante, Ah ! Ah ! permettaient de situer son corps dans l’espace
Regarde là, un nuage qui arrive par là, la terre, et le temps. Par le trait, il faisait advenir un
9 la France-là, une soucoupe volante, un avion point trou, un point limite qui passe d’un espace
qui passe ! ». Il s’extasiait de ce qui apparaissait illimité tel que la sphère à un espace limité,
sous son trait, il n’anticipait pas sa création, il c’est-à-dire un disque dont le périmètre est un
10
vivait le moment. La création de ces objets était bord.
11 fonction de l’ici et maintenant, tel un monde

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L’étranger pour le sujet autiste c’est le double passé la soirée. Des affaires de toilettes, des
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qui le tourmente, parce qu’il n’a pas une image vêtements pour bébé avaient fait l’épreuve de
de lui, un point d’où il pourrait se reconnaître. son ciseau rageur. Elle avait également saccagé
Pourtant, nous avons vu que la relation une boite de maquillage et remplit une couche
transférentielle avec Jérémy lui était profitable de dentifrice qui gisait dans le lavabo.
car elle lui permettait de traiter le réel de la L’institution représentait pour la mère de
voix et surtout de pouvoir arrimer les signifiants Lise un point d’appel et de rectification à cet
envahissants de l’Autre. La relation au double événement perçu comme un dérèglement
lui était possible pour autant que ce double inquiétant afin que sa fille puisse « prendre
se trouvait pacifié, c’est-à-dire non désirant à
conscience de la gravité de son action ».
son endroit. Alors, il trouvait-là un partenaire
Lise parla à plusieurs reprises de cet
pour traiter le trop de sens du signifiant qui
événement, expliquant qu’en milieu de soirée
l’envahissait en interrogeant : « Pourquoi tu dis
ça Claude ? », afin de contrôler mon énonciation. elle s’était isolée dans cette pièce. Son regard
avait alors été attiré par une couche dans le
lavabo puis par le tube de dentifrice, puis par le
1 Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son reste. Tout s’est déroulé dans un long moment
interprétation, Paris, Éd. de La Martinière, Le Champ
freudien, 2013, p. 41. d’aphanisis. Lorsqu’elle reprit ses esprits, elle
2 Miller J-A., « Le réel est sans loi », L’orientation s’inquiéta : « quand j’ai vu tout ce que j’avais
lacanienne, La Cause freudienne, n° 49, novembre 2001, fait, j’ai eu peur, je me suis dit que j’allais
p. 13.
tomber ». Tomber comme on fait tomber la tête
de quelqu’un, d’un coupable en somme, c’est
en ce sens que Lise employait cette expression.
Pourtant elle associa sur d’autres chutes,
d’autres vertiges mais du corps cette fois. Elle
se souvient à deux reprises avoir éprouvé
Peut-on être sûr « comme un vertige », « comme si elle était
retournée à l’envers » en présence de deux
d’exister ? filles « pas très sympas » rencontrées dans
son lotissement. Tomber, c’est aussi la chute
Patricia Loubet qu’elle fit à deux ans et demi dans les escaliers
au moment où elle vit sa mère porter sa sœur,
alors qu’à son âge (il s’agit d’elle) « les petits
Lise a onze ans, un peu moins lorsque je la sont dans les bras de leur mère ». Elle garde de
reçois au CMPEA où je travaille. cette chute une cicatrice sur le menton qu’elle
La première parole que Lise m’adressa fut la prit soin de me montrer et la satisfaction dans
suivante : « tu sais faire ça toi ? » Et elle fit vibrer son souvenir, d’être enfin sur les genoux de sa
l’iris de ses yeux en d’infimes mouvements très mère lorsqu’elle fut transportée à l’hôpital.
S rapides. Je pouvais ainsi la regarder dans les Sa sœur sera dès lors épinglée comme étant
yeux sans la voir ! sa rivale. Lise est convaincue que la parole de sa
1 L’énonciation et la présentation de Lise m’ont sœur a plus de poids auprès de sa mère. Malgré
d’emblée saisie. Elle donne très vite accès à un véritable attachement à cette sœur, Lise
une intériorité construite et habitée mais elle supporte mal les comparaisons incessantes qui
2 se plaint pourtant de ne pas pouvoir prendre la gomment leur différence d’âge, elle redoute que
parole, à l’école ou ailleurs. Elle a besoin d’un sa puînée soit « au même niveau qu’elle », voire
3 interlocuteur attentif qui ne lui fait pas la leçon. même qu’elle en sache un peu plus qu’elle. Pour
Je la reçois depuis un an, elle vient seule à ses faire comprendre cela elle donne, très affectée,
4 séances depuis son collège. Très fréquemment, le formidable exemple suivant : « Le verbe Être
parler la confronte à un éprouvé dans son je l’ai tellement récité que ma sœur le savait
5 corps sous la forme localisée de mains moites déjà en maternelle […] des fois les grands ils
et rougies par l’angoisse. Aucune inhibition en aident sans le savoir ! ».
6 séance bien au contraire, elle donne du corps Sa sœur lui a dérobé son être, la renvoyant
à la voix, s’aventure dans les méandres de à une certaine solitude qu’elle éprouve dans
7 la psyché, prenant parfois référence dans la sa relation aux autres. Souvent seule, ayant
littérature avec beaucoup de perspicacité. comme seule attache une fillette de son âge
8 Si elle n’est pas assurée d’un autre qui lui est pas très fidèle en amitié, elle me racontera
en quelque sorte dédié, sa vie se complique. sa joie lorsque cette amie l’embarquait dans
9
Sa mère appela en urgence en juillet dernier. son monde plein d’imagination, n’ayant pas
Lise avait avoué au bout de deux jours être son pareil pour inventer des rôles et créer
10
l’investigatrice d’un découpage terroriste dans des histoires puis son chagrin lorsqu’elle la
11 la salle de bain d’amis chez qui la famille avait laissait tomber : C’est la liberté de cette petite

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fille « unique en son genre » qui fascinait Lise. pas de ne pas comprendre »… Silence… « Je me
ACF / clinique
Meneuse du jeu, elle suivait avec amusement fais toute petite pour qu’on ne me voit pas… En
les inventions de son amie, mots fantasques ou fait, c’est comme si je n’existais pas ! »
code pour s’écrire, compris que par elles seules. Lise venait d’énoncer ce qui est chez elle une
Lorsqu’elle la quitta pour d’autres, Lise resta en condition de l’existence, c’est-à-dire qu’elle
plan : « je pleurais au coin de l’arbre ». L’enfant peut tomber, disparaître à chaque instant, une
revint vers elle plusieurs mois plus tard mais disparition à laquelle elle est exposée sans
Lise craignait alors de la perdre à nouveau en défense. Sous le regard de l’Autre elle choit, elle
entrant en sixième, dans un autre collège que tombe, révélant la dimension réelle de cet objet.
celui de cette amie ingénue. L’institution règle nos rencontres qui ne
l’exposent pas au caprice d’un Autre qui pourrait
Le laisser-tomber la renvoie à un sans objet. la laisser tomber à tout moment. Elle vient me
Elle exprima ceci dès la première séance : parler, dire à travers des formules percutantes
« j’ai envie d’économiser pour pas finir sur les la fragilité de l’arrimage de son être au monde,
trottoirs. J’ai peur d’être à la rue, être avec rien, « je m’agrippe sinon je tombe ». Mon expérience
être sans tout, je n’ai pas envie de finir comme de la psychanalyse m’a rendue sensible,
ça ! Je sais pas comment va être la vie plus tard attentive aux modalités particulières de cette
». Pendant plusieurs mois, cette consistance de articulation du sujet à l’existence. Lise parle
l’être sous la forme anticipée de l’objet déchet avec une précision inouïe de ce défaut au joint le
était saisissante chez Lise. Dans nos entretiens, plus intime du sujet.
cela n’apparaît plus. Dire « comme si je n’existais pas » n’a pas
Puis il eut cette séance. Lise faisait le récit constitué un savoir, je dirais même que ça n’a
d’un moment difficile vécu à l’école. Elle ne pas prêté à conséquence et tant mieux !
comprenait pas la leçon, elle se tourna alors En revanche, ce qui a eu du poids, ce qui a lesté
vers Léa qui refusa de lui expliquer. Lise se mit son dire c’est le profond intérêt que j’y ai porté !
à pleurer. Elle n’a pas interrogé l’enseignante Le soutien imaginaire par la présence délestée
parce que ça lui faisait peur, « je sais pas trop du regard qui la fait disparaître et rythmé par la
parler, je sais pas trop dire ». Elle précise : « J’ai temporalité de l’institution est un nouage qui lui
une peur bleue de me tromper, je ne supporte permet de parler et peut-être même d’exister.

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réflexion « Au moment où nous apprenons à parler nous
ACF / réflexion
faisons l’expérience de quelque chose qui vit
Traumatisme et autrement que le vivant, qui est le langage et les
significations »2. Alors que l’animal ou la plante
passage à l’acte ont le code nécessaire à leur existence (c’est-à-
dire ce qu’il faut faire pour vivre et se reproduire
Bénédicte Jullien et ainsi assurer la pérennité de l’espèce), l’être
humain, du fait qu’il parle, a perdu ce savoir
programmé, ce qu’on appelle l’instinct. Sa
Le traumatisme se voit, depuis quelques sexualité s’en trouve « dénaturée », séparant
années, propulsé à nouveaux frais dans la sexe et procréation. L’homme et la femme ne
clinique du passage à l’acte, à en devenir la cause. recouvrent pas le mâle et la femelle. L’identité
Pourquoi une personne vole, viole, torture, tue, sexuée n’est plus uniquement chromosomique,
se tue ? Parce qu’elle a subi un traumatisme, mais devient signifiante.
dans l’enfance, la plupart du temps du même Le langage fait bien autre chose que coder une
registre que l’acte qu’elle commet. Le mal a fait expérience du vivant. D’un côté il sépare l’humain
effraction dans cette période bénie de pureté et de son être, introduisant un manque-à-être et
d’innocence ! De quoi vous transformer un ange par là-même une indétermination subjective.
en démon ! D’un autre côté, c’est le langage sous la figure de
À regarder de plus près, nous apercevons l’Autre et d’un tu es qui résout partiellement cette
que le traumatisme en question est aussi du indétermination. Partiellement, car le langage
registre de l’acte, mais sur le versant passif. n’est pas un code. Il est une articulation de
Le sujet a subi l’acte d’un autre. D’un point de signifiants qui, selon les règles qui l’organisent,
vue logique, nous aurions : à un traumatisme produit des significations diverses, équivoques,
répond un passage à l’acte ; un passage à l’acte changeantes. Il ne parvient pas à rendre compte
fait traumatisme. de ce qu’est un homme, une femme, un père…
Traumatisme et passage à l’acte s’articulent, « C’est dans le même mouvement que nous
mais sont-ils pour autant de même nature ou de communiquons nos expériences libidinales et
même structure ? que nous faisons la découverte des limites de
cette communication, à savoir que le langage
Le traumatisme : est un mur »3. Le langage est un troumatisme.
rencontre avec un réel Le trauma est donc ce qui vient mettre au
jour la faille dans le langage, et ce qui reste
Le traumatisme est ce qui s’impose au sujet d’inassimilable par le langage. « N’est-il pas
et contre quoi il ne peut rien, ne disposant remarquable que, à l’origine de l’expérience
d’aucun savoir pour interpréter ce qui lui analytique, le réel se soit présenté sous la
S arrive. Avec Freud, le traumatisme est d’ordre forme de ce qu’il y a en lui d’inassimilable –
sexuel. Le sujet est confronté à une rencontre sous la forme du trauma, déterminant toute sa
1 avec le sexuel alors qu’il n’a pas les moyens suite, et lui imposant une origine en apparence
symboliques (un code de significations) pour y accidentelle ? »4 Dans le traumatisme, le sujet
2 répondre, provoquant un excès de jouissance. rencontre un réel auquel il ne peut donner sens.
Mais même si Freud s’est éloigné de la théorie Ce que chaque sujet fait de sa rencontre avec
3 du traumatisme, dans l’étiologie de la névrose, un réel, personne ne sait ce qu’il advient. La
il n’a pas manqué de souligner qu’il y a quelque réponse du sujet au traumatisme dépend aussi
4 chose de traumatique chez les êtres humains. de la structure préalable du sujet, c’est-à-dire
« Le Selbstbewußtsein de Hegel, c’est le je sais de comment il a pu s’inscrire dans le langage,
5 que je pense, tandis que le trauma freudien, dans les discours qui permettent aux parlêtres
c’est un je ne sais pas lui-même impensable, de faire lien social. Fantasme, symptôme,
6 puisqu’il suppose un je pense démantelé de phénomène psychosomatique, délire, passage
toute pensée. Le point origine, à entendre, à l’acte sont autant de réponses à cette tuchê.
7 non pas génétiquement, mais structurelle–
ment, quand il s’agit de comprendre l’inconscient, Le passage à l’acte :
8 est le point nodal d’un savoir défaillant »1. franchissement d’un seuil signifiant
Jacques Lacan suit la voie de Freud, et fait
9
du langage, le parasite traumatique de « Il n’y a d’acte que d’homme »5, nous dit Lacan.
10 l’Homme, le renommant parlêtre. Un être qui L’acte n’est ni une action, ni un comportement.
parle mais qui se retrouve traumatisé par cette Il prend ses coordonnées du langage, même si,
11 parole. selon Lacan, il est articulé à un je ne pense pas. Il

– 15 –
a toujours lieu d’un dire. Là où le langage défaille, l’acte est une réponse à ce qui fait trauma pour
ACF / réflexion
l’acte vient à la place du dire qui ne peut advenir. le sujet : en tant qu’un réel fait irruption et que le
Ce n’est pas que l’acte dise quelque chose, ou langage défaille à le symboliser, il n’y a plus que
soit une métaphore d’un dire tu. Il vient en lieu l’acte pour le traverser. En revanche, ce qui est
et place, court-circuitant le dire, manifestant difficile de mesurer c’est ce qui fait traumatisme
un je ne veux pas dire, la béance au cœur de la pour chacun. Seul le sujet peut en dire quelque
structure. Il témoigne d’une séparation d’avec chose, et non des événements ou des faits.
l’Autre du langage – on quitte les équivoques
de la pensée, de la parole et du langage – et
dans le même temps, il permet l’émergence 1 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre,
Paris, Seuil, 2006, pp. 273-274.
d’un nouveau sujet. « Tout acte vrai au sens de 2 Laurent É., « Le traitement de l’angoisse post-
Lacan est un “suicide du sujet”, […] il peut en traumatique : sans standards mais non sans principes »,
Quarto, n° 84, juin 2005, p. 27.
renaître, mais il en renaît différent »6. Car c’est 3 Ibid.
du sujet dont on parle et non d’individu, c’est-à- 4 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts
dire du sujet du signifiant, celui qui dit “je”. […] Il fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 55.
5 Ibid., p. 50.
est instauration du sujet comme tel »7. Par son 6 Miller J.-A., « Jacques Lacan : remarques sur son
acte, le sujet franchit un seuil, un seuil signifiant concept de passage à l’acte », Mental, n° 17, avril 2006,
p. 21.
qui lui fait devenir autre, qui le change. L’acte 7 Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du
est donc une transgression, « le franchissement fantasme », inédit, leçon du 22 février 1967.
d’un code, d’une loi, d’un ensemble symbolique 8 Miller J.-A., « Jacques Lacan : remarques sur son
concept de passage à l’acte », op. cit.
avec quoi peu ou prou il vient en infraction, et 9 Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne
c’est bien de venir en infraction qui permet à cet n° 23, Paris, Seuil, février 1993, p. 9.
acte d’avoir chance de remanier ce codage »8.

Freud a noué trauma et répétition au regard


des névroses traumatiques où le sujet répète
dans ses cauchemars les événements trauma–
tiques auxquels il a été confronté. Cette
répétition vient à l’encontre du principe de plaisir « Qu’est-ce que
et témoigne d’un au-delà, œuvre de la « pulsion
de mort ». Cet au-delà, Lacan lui a donné le nom
l’inconscient ? La
de jouissance. Il existe une disjonction entre les chose n’a pas encore
intérêts du vivant à sa survie, son bien-être, son
homéostase et autre chose qui l’habite, le ronge été comprise »1
et à l’occasion le détruit. La jouissance est cette
part de vivant qui échappe au langage mais qui
ou les psychothérapies
S en est, en même temps, le reste. C’est parce en perte de vitesse
que le langage ne parvient pas à symboliser
1 toute l’expérience du vivant qu’il produit de la Jean-Charles Troadec
jouissance. Cette jouissance est à la fois la cause
2 de notre désir, mais aussi son tourment. Quand
le langage défaille, la jouissance se manifeste
3 plus intensément, plus douloureusement. C’est Le XXe siècle a vu émerger un grand nombre
de psychothérapies dans le monde entier. Cette
cette jouissance, ce cœur de l’être que vise
tendance ne cesse de s’amplifier : il y en a pour
4 l’acte. « “Le mot est le meurtre de la Chose”
tous les goûts, toutes les bourses, pour tous
veut dire : la jouissance est interdite à celui
les symptômes, tous les surmoi, toutes les
5 qui parle comme tel [...]. Pour le paranoïaque,
fantaisies.
le mot n’est pas assez le meurtre de la Chose,
6 Mais depuis les années 1950, et spéciale-
puisqu’il lui faut, à l’occasion, frapper la Chose, ment aux USA, les nouvelles psychothérapies
le kakon, en l’Autre, dans un acte d’agression qui émergentes se sont développées sur le même
7 pourra lui servir, la vie durant, de métaphore, modèle que celui des neurosciences où chaque
de suppléance, comme on le voit dans le cas
8 module cognitif correspond à une région
Aimée »9. du cerveau. Il existe ainsi une multitude de
9 psychothérapies reliées plus ou moins avec un
Dans le trauma, comme dans le passage à module du cerveau les spécialisant de plus en
10 l’acte, le langage fait défaut à l’irruption d’un réel. plus : programmation neuro-linguistique, Eyes
Tout traumatisme n’est pas automatiquement Mouvement (EMDR), remédiation cognitive.
11 suivi par un passage à l’acte. Mais le passage à Cela sûrement pour gagner en crédit. Pourtant

– 16 –
la tendance à la spécialisation s’est tellement L’explication est simple et vient de la
ACF / réflexion
généralisée qu’on ne sait plus ce qu’il faut conception même de la parole de ces nouveaux
entendre par psychothérapie : thérapie de couple, chercheurs : « La parole s’origine dans la
guidance parentale, thérapeute spécialisé cognition, ou la zone de “pensée” du cerveau,
dans les nouvelles technologies, les cyber- et nos pensées sont souvent le problème »,
persécutions, dans la nourriture, les peurs, explique Wolf Mehling dans le même journal,
les échecs amoureux, thérapie par guidance médecin à l’Université de Californie de San
d’ima–gerie, thérapie de la pleine conscience, Francisco au Centre Osher pour la Médecine
etc. Intégrative, où des recherches sont menées
avec des approches moins conventionnelles
Des consultants en image de la médecine traditionnelle. « Pour aider
pour psychothérapeutes... les gens à combattre les pensées négatives
ou obsédantes, de plus en plus de nouvelles
D’ailleurs, comme l’explique, sur un mode approches thérapeutiques visent à laisser
humoristique, un journaliste du New York tomber les pensées pour se focaliser sur les
Times, sous un titre que nous pourrions sensations corporelles qui s’y rattachent »,
traduire par « Des consultants pour étiqueter poursuit-il.
les psychothérapeutes », il s’est créé Outre- Ainsi l’article laisse la part belle aux
Atlantique des consultants en psychothérapies nouvelles approches « issues de la recherche »
qui guident les patients vers le bon divan en comme par exemple la thérapie de la « pleine
étiquetant les psychothérapeutes afin de les conscience », (mindfulness practice), qui est une
rendre mieux identifiables. Cette nouvelle sorte de méditation de groupe qui vise à traiter
profession est venue en raison de la pression la dépression et l’anxiété. Elle est issue de la
du marché car il est saturé de différentes pratique bouddhique, mais est aussi connue
psychothérapies. Et face à cet imbroglio, les sous le nom plus occidentalisé de thérapie
consommateurs se sont désintéressés des cognitive basée sur la pleine conscience, ce qui
psychothérapies, comme l’atteste Casey Truffo, fait plus scientifique.
consultante en image pour psychothérapeutes : L’article présente également la thérapie par
« Plus personne ne veut faire une psychothérapie guidance d’imagerie, (guided imagery), dont
à présent. Les gens veulent une solution à un le but est d’apprendre aux gens à utiliser leur
problème. »2 imagination pour accéder à un état de mieux-
Ainsi, cette dernière encourage les psys à être et de relaxation. J’aime beaucoup celle-ci
se spécifier de plus en plus. Par exemple, une car elle focalise sur les pensées et j’imagine un
clinicienne dite « généraliste » qui aidait souvent sujet obsessionnel, déjà en proie à des pensées
les parents et qui avait un goût pour les nouvelles parasites, qui s’essaie à se relaxer par la pensée
technologies, s’est trouvée une nouvelle marque en regardant des images. Donnons encore plus
de fabrique pour un nouveau créneau lucratif : de poids à l’imaginaire. L’idée de cette thérapie
S elle aide les parents modernes à gérer la vie est de faire réagir le corps et l’esprit comme si
numérique de leur enfants (cyberbullying, les images étaient réelles.
1 sexting, etc.). Elle est même désignée depuis Puis, la thérapie par revécu somatique
comme experte dans les médias lorsqu’elle est (somatic experiencing) qui se pratique dans le
invitée à parler à la radio ou à la télévision. Le cadre des traumatismes. Dans ce cas là, il s’agit
2 pouvoir du signifiant. de faire revivre les événements traumatisants
Ce qui est à noter derrière cette tendance mais en se focalisant sur les sensations
3 est l’essor des thérapies sans divan (off the corporelles.
couch). En effet, il semblerait que les talking Enfin, ma préférée, car personne ne sait
4 cures deviennent de moins en moins populaires. vraiment pourquoi elle marche, c’est la
C’est la conséquence de la dissolution du dire Désensibilisation et Reprogrammation par
5 dans une liquéfaction des psychothérapies en Mouvement des Yeux (EMDR) qui intervient
tous genres. « Parler n’est pas rentable »3 disait aussi dans la clinique des traumatismes. Il s’agit
6 Agnès Aflalo et, en effet, les psychothérapies de faire revivre l’événement mais en agitant
telles que la guidance par imagerie, la un pendule devant les yeux du patient pendant
7 méditation et l’expérience somatique sont en la remémoration. Beaucoup d’hypothèses
plein développement. Le Los Angeles Times essaient de comprendre pourquoi cela à un
8 titrait récemment un article intitulé « Les effet, mais sa créatrice, Francine Shapiro, a
psychothérapies sans divans » dans lequel le reçu le prix Sigmund Freud par l’Association
9
journaliste Lily Dayton relate le propos quelque Mondiale de Psychothérapie et la ville de
peu troublant du Dr Rossman, professeur de Vienne pour l’invention de cette méthode
10
médecine à l’Université de San Francisco : « Les comportementale.5
11 thérapies par la parole sont un peu dépassées. »4

– 17 –
... et de la publicité pour les laboratoires On the couch
ACF / réflexion
Mais l’essor de toutes ces thérapies a une cause Lacan l’avait pressenti en 1967. Il met en
et a des conséquences importantes pour les cause les psychanalystes qui sont restés des
bénéficiaires eux-mêmes qui ne s’y retrouvent années repliés sur eux-mêmes à tel point
plus. La conséquence est tout simplement une qu’« ils réussirent à oublier la découverte »,
perte de vitesse des demandes de psychothéra- car « l’acquis en restait d’appréciation privée »9.
pies enregistrées par l’American Psychological C’est-à-dire des psychanalystes sans une école
Association. En 2010 cette dernière publiait un avec des Analystes de l’École pour témoigner de
article intitulé « Où sont passées les psychothé- la cure. En 1967, c’est la première élaboration
rapies »6 pour informer de la baisse de 30% des de Lacan sur la passe.
prises en charge psychothérapeutiques entre Ainsi, prendre la mesure de son dire : « Qu’est-
2008 et 1997. ce que l’inconscient ? La chose n’a pas encore
Et paradoxalement, c’est l’industrie pharma– été comprise », nous engage à sans cesse nous
ceutique qui a bénéficié de la multiplication pencher sur les formes que revêt l’inconscient
des psychothérapies depuis les années 1970. au XXIe siècle et à transmettre ce qui se dégage
L’article révélait également que depuis les d’une cure analytique, et de marquer toujours
années 1990 les assurances baissaient le plus la radicale différence entre la psychanalyse
remboursement des thérapies par la parole et la psychothérapie.
mais pas le remboursement des traitements
médicamenteux pour troubles psychiques.
De même qu’en 2005 les industries 1 Lacan J., « La méprise du sujet-supposé-savoir »,
pharmaceutiques ont dépensé 4,2 milliards Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 329.
2 Gottlieb L., “What brand is your therapist ?”, The New
de dollars en publicité directe envers les
York Times, 23 novembre 2012, disponible sur internet :
consommateurs et 7,2 milliards de dollars http://www.nytimes.com/2012/11/25/magazine/
de démarchage envers les prescripteurs, soit p syc h o t h e rap ys- i m ag e - p ro b le m - p u sh e s- so me-
therapists-to-become-brands.html?_r=0
pratiquement le double qu’ils dépensent pour la
3 Aflalo A., « E=HGM », La cause du désir, nouvelle revue
recherche et le développement !7 de psychanalyse, n° 83, Navarin, Paris, 2012.
Ce grand mouvement va même plus loin. La 4 Dayton L., « Off the couch mental health therapies »,
The Los Angeles Times, 29 septembre 2012, disponible
revue Prescrire a révélé au mois de septembre
sur internet : http://www.latimes.com/health/la-he-
2012 que les médias grand public comme les alternative-therapy-20120929,0,2605446.story
revues scientifiques surestiment le rôle de la 5 Selon Wikipedia.
6 Cité par Gottlieb L., in “What brand is your therapist ?”,
génétique et de la biologie lorsqu’ils traitent
op. cit.
des maladies psychiques. « Cette présentation 7 Ibid.
biaisée contribue à privilégier la recherche 8 Éditorial, « Ouverture » La Revue Prescrire, septembre
2012/Tome 32, n° 347, p. 693.
d’approches médicamenteuses au détriment
9 Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », op. cit.
d’approches psychologiques ou d’actions sur la
S société. »8

5
6
7
8
9
10
11

– 18 –
tiré-à-part
L’Éveil du printemps : Impossible apprentissage / refus de
savoir : un choix de jouissance
savoirs, jouissance et Moritz témoigne de la manière dont peut s’or-
non rapport sexuel ganiser la relation à la jouissance en conju-
guant la position subjective d’un personnage
Christiane Page ravagé par l’impossibilité de savoir quelque
chose du mystère de la sexualité avec les im-
pératifs culturels. Jacques-Alain Miller le sou-
ligne, la fonction de l’école est « de réduire, de
En 1890, Frank Wedekind fait scandale comprimer, de maîtriser, de manipuler la jouis-
avec L’Éveil du printemps1 qui met sur scène, à sance de celui que l’on appelle un enfant pour
partir de personnages sortant de l’enfance, la en extraire un sujet digne de ce nom, c’est-à-
question sexuelle séparée de celle de l’amour et dire un sujet assujetti »3. Ce que Moritz refuse.
se heurtant à celle du savoir. La construction de ce personnage, à partir de
Les personnages de la pièce représentent des deux traits – échec scolaire, angoisse devant la
positions différentes par rapport à la sexualité, au sexualité – fait émerger une écriture du symp-
savoir et au désir de savoir. La sexualité, comme tôme que Freud confirmera en 1908, liant l’in-
réel faisant irruption, introduit pour chacun une terdit de savoir sur la sexualité et la position
question mais aussi un savoir sur la jouissance, dans l’apprentissage4.
car, « nous savons tous parce que tous, nous
inventons un truc pour combler le trou dans le Le réel de Moritz est marqué par un
réel. Là où il n’y a pas de rapport sexuel, ça fait Autre menaçant face à l’attente duquel il est
troumatisme. On invente ! On invente ce qu’on défaillant : malgré ses efforts pour ne pas
peut, bien sûr »2. Mais, l’interdiction de savoir décevoir ses parents, il échoue à l’école. Le
(Wendla), le refus de savoir (Moritz), l’illusion de surgissement d’un événement de corps que son
savoir (Melchior) sont autant d’empêchements ami nomme « les excitations mâles » (signifiant
à l’invention. Avec l’intervention de l’homme qu’il ne peut, lui, prononcer) a été causé par un
masqué, Wedekind ouvre un espace, note Lacan rêve qui a provoqué l’angoisse de la mort ; il a cru
dans la préface à la pièce. « souffrir d’un mal intérieur », être incurable. Il
n’a aucun moyen de saisir ce réel, de lui donner
Interdiction de savoir, impossible un sens ni de se débrouiller de cette jouissance
accès à la féminité déliée de toute position oblative, comme une
manifestation du non rapport.
Wendla découvre une « jouissance du corps Il accepte les éclaircissements de Melchior
à partir de lui-même » mais, ce savoir n’est à la condition de ne pas prendre la décision de
S pas entériné par la mère qui lui refuse l’accès savoir et lui demande de glisser les informations
au symbolique, lui interdit d’aller plus avant dans un livre de classe afin de les découvrir
1 dans la tentative d’élaborer quelque chose sur « par hasard » et de les lire « sans le vouloir ».
ce réel. La mère affirme l’existence du rapport Il dira qu’il a tout lu « les yeux fermés ». Mais,
2 sexuel en lien avec l’amour et le mariage ; elle les révélations de son ami ne suffisent pas
refuse de mettre sa fille sur la voie de la vérité pour lever le symptôme de l’impossible accès
3 de la sexualité, vérité qui ne peut être que mi- au savoir et à la vérité du non rapport. Là où
dite (laissant donc la possibilité d’inventer). Moritz interroge la jouissance (qui concerne le
4 Wendla souscrit au dogme maternel tout en sujet tout seul), Melchior s’appuie sur le langage
refusant de se parer des attributs de la féminité comme fait de communication visant un effet
5 et déconnecte l’expérience de la jouissance et répond par une information scientifique
de la question de l’amour, du mariage et de la sur la reproduction (qui concerne deux sujets
6 procréation. La sexualité lui apparaît comme et fait l’impasse sur la jouissance). Or, savoir
une énigme indicible, trouble, interdite, intellectuellement ne résorbe pas l’angoisse et
7 occasionnant violences et mensonges. Elle Moritz refuse toute confirmation théorique de ce
cherche une explication, et se repérant sur ce que le réel lui a laissé entrevoir de la vérité de
8 que lui raconte Martha fouettée par son père, cette jouissance « une » (détachée de l’Autre tout
elle tente de boucher le trou dans le réel par un en y puisant sa cause), ce qui conduit Melchior
9 fantasme masochiste. Avec Melchior elle accède à le traiter de fille, soulignant sa position hors
à un savoir nouveau sur la jouissance sans en castration. Comme le dit Lacan, « c’est qu’à une
10 mesurer les conséquences. Sa mère la fera vérité nouvelle, on ne peut se contenter de faire
avorter, elle mourra. sa place, car c’est de prendre notre place en elle
11

– 19 –
qu’il s’agit. Elle exige qu’on se dérange »5, ce voque, ne donnant pas de réponse et visant à
tiré-à-part
que Moritz ne peut faire. vider le sens imaginaire attaché aux préceptes
L’impossible nouage réel, imaginaire et sociaux, permettant ainsi au sujet de s’en
symbolique le conduit au suicide. Au moment dégager pour inventer ses solutions quant à son
de passer à l’acte survient Ilse, jeune prostituée, rapport à la jouissance. Il s’agit que ce soit lui
dont il refuse les avances, ce qui aurait pu qui parle, lui dit l’homme masqué suscitant de
être le moyen d’en savoir plus sur la question Melchior un travail de parole qui trouve sa vertu,
sexuelle. Mais, à être révélée, cette vérité qui celle « d’un pouvoir. Le pouvoir de séparer, le
n’est pas du côté du sens mais du réel, et preuve pouvoir de désidentifier »10.
du « non-rapport », est dangereuse et est un L’homme masqué qui ne s’identifie pas au
« mal car elle comporte le mal du prochain »6, père ontologique que Melchior connaît, permet
conséquence que Moritz imagine évoquant la à ce dernier de se dégager de la culpabilité et
souffrance qu’il inflige, contre sa volonté, à de renoncer à une jouissance mortifère pour
ses parents. Choisissant de s’exclure du réel, il s’identifier à une promesse. Il ne donne pas de
incarne désormais un « non-dupe », écrit Lacan, solution, ne dit rien explicitement ; la question
au royaume des morts là où les « les non-dupes de la jouissance reste voilée, Melchior la saisit
errent »7. et décide de suivre l’inconnu qui lui propose
de faire partie de l’ensemble des hommes.
Du savoir universitaire à l’expérience L’expérience de la jouissance n’est plus preuve
de la jouissance d’inconduite, mais, occasion de devenir homme.
Ainsi, « Reste qu’un homme se fait L’homme à
Melchior, élevé selon les principes d’une se situer de l’Un-entre-autres, à s’entrer entre
éducation libérale, et prévenu, découvre les ses semblables. »11 Ce que recouvre le signifiant
« excitations mâles », avec simplement une « homme » reste non-dit, voilé. Mais, c’est sur
légère honte. Il met cette découverte en relation lui que s’appuie Melchior pour suivre l’homme
avec la perte de la foi : la jouissance « une » est, masqué, sans savoir où.
de fait, une contestation du discours de l’Église « Le point essentiel de la découverte
qui affirme l’existence du rapport sexuel8 et psychanalytique, c’est le pas décisif que Freud
enracine sa doctrine sur des règles en opposition a fait en révélant la relation de la curiosité
avec ce que la jouissance révèle. Mais, il n’a pas sexuelle avec tout l’ordre du savoir. »12 dit Lacan
compris que ce savoir livresque autorisé ne en 1969. En 1974, il souligne que Wedekind l’a
devait pas être mis en acte, ni que la jouissance anticipé.
« il ne convient pas qu’elle soit dite, et ceci pour
la raison justement que le dire ne peut être que
ceci – comme jouissance elle ne convient pas »9. 1 Wedekind F., L’Éveil du printemps, préface de J. Lacan,
Gallimard, 1974.
Le texte écrit pour Moritz et la relation sexuelle 2 Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les Non-dupes
avec Wendla font scandale. Il a transgressé errent », 1973-1974, inédit.
l’interdit brandi par cet Autre, qui dit non à la 3 Miller J.-A., Peurs d’enfants, Paris, Navarin, 2011, p. 15.
S 4 Freud S., La Vie sexuelle, Paris, PUF, p. 17-18.
jouissance. Se pensant coupable, il envisage 5 Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient »,
1 le suicide (dans la logique de la théorisation Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 521.
freudienne de l’interdit de la jouissance liée à 6 Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la
psychanalyse, [1959-1960], Paris, Seuil, 1986, p. 217.
la castration œdipienne) mais l’homme masqué
2 qui survient introduit une autre solution, au-
7 Lacan J., « Préface à L’Éveil du printemps », op. cit.,
p. 11.
delà de l’œdipe, plaçant la jouissance ailleurs 8 Lacan J., Le séminaire, livre XIX, « Le savoir du
3 qu’au niveau de l’interdiction et de la castration
psychanalyste », leçon du 4 novembre 1971, inédit.
9 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, [1972-1973],
et concernant le sujet tout seul. Paris, Seuil, 1975, p. 57.
4 La scène avec l’homme masqué suggère une 10 Lacadée P., Le malentendu de l’enfant, Castanet H.,
« Postface », Éd. Michèle, 2010, p. 442.
réponse du côté de l’initiation, entendue non pas 11 Lacan J., « Préface à L’Éveil du printemps », op. cit.,
5 comme acte éducatif imposant le point de vue de p. 11.
l’éducateur, mais comme un accompagnement, 12 Lacan J., D’un Autre à l’autre, [1968-1969], Paris, Seuil,
6 une ouverture, privilégiant l’énigme et l’équi–
2006, p. 322.

7
8
9
10
11

– 20 –
L’abandon du DSM-5 ont visé à corriger toutes les mauvaises
les dossiers dsm v
habitudes du peuple des praticiens. On peut
dire qu’à l’issue du processus, avec le DSM-5, la
Éric Laurent rupture est complète entre la recherche et les
cliniciens. C’est ce qu’a constaté le directeur du
NIMH, dans une intervention retentissante, le
Lacan part d’une opposition claire entre 29 avril, quinze jours avant la publication du
l’expérience d’une analyse et la question DSM-5. Il constate peu de variations entre
clinique1. Un écart est posé entre l’expérience le DSM-IV-R et la version 5. Le dictionnaire
qui reste singulière, qui ne s’additionne pas, organisant le champ de la psychopathologie
qui relève du « une par une » et la clinique conserve sa force et sa faiblesse. Sa force reste la
qui admet des types de symptômes, donc des « fiabilité inter-juges » et sa faiblesse reste son
« classes ». L’écart entre expérience et type absence de « validité scientifique ». Autrement
clinique a tout de suite une conséquence. On ne dit, la langue est parfaite mais elle ne veut rien
peut déduire le déroulement de l’expérience à dire dans la mesure où elle a complètement
partir du diagnostic du sujet. La psychanalyse oublié qu’elle doit mesurer autre chose qu’elle-
est d’un hippocratisme radical. Ce qui qu’il même. Le DSM, constate-t-il, est fondé sur
importe de connaître, c’est moins la « maladie » le « consensus, sur des regroupements de
que le « patient » et les effets que produisent le symptômes cliniques » qui se voient facilement
transfert. et non sur la mesure « objective » de quoi que
Les impasses des classifications des types ce soit. C’est pourquoi le NIMH, centre de la
de symptômes dans la clinique psychiatrique recherche en psychiatrie aux USA, a lancé
contemporaine mettent maintenant en question depuis près de deux ans un projet très différent
de façon radicale ce qui s’entend par « types du DSM-5. Il s’agit de rassembler dans un projet
de symptômes ». La publication du DSM-5, en intitulé Research Domain Criteria (RDoC) tout
mai, a été l’occasion de débats et de prises ce qui a été dégagé par la recherche de signes
de position qui permettent de penser la fin de objectifs dans le champ de la psychopathologie :
l’époque où les questions cliniques étaient neuroimagerie, marqueurs génétiques probables,
dominées par l’ombre portée du projet DSM. altération des fonctions cognitives et des circuits
Ce projet avait la vaste ambition de produire neurologiques objectivables dans le triple
une clinique d’inspiration logico-positiviste2. registre : cognition, émotions et conduites. La
La classification visait avant tout à corriger collecte et le rassemblement de ces éléments
les imprécisions de la Babel des traditions se fait sans égard aux catégories cliniques
cliniques au profit d’une langue désignant de communément admises qui ne sont que des
façon rigide des catégories cliniques rêvées effets de surface. « C’est pourquoi le NIMH
comme parfaitement distinctes, quelle que soit réorientera sa recherche loin des catégories
dans les faits la « comorbidité » irrésorbable. du DSM. Regardant vers l’avenir, nous sou-
S Cette univocité de la langue était obtenue par tiendrons des projets de recherche qui s’affran-
des définitions cliniques « opérationnelles ». chissent des limites actuelles ». La première
1 Déjà Lacan dans « La chose freudienne » en stupeur passée, le contrôle des dégâts (Spin)
1955 moquait le « o-pé-ra-tion-nel » par lequel a tout de suite commencé. Le 14 mai, juste
l’egopsychology voulait rejoindre la psychologie avant le début du Congrès de l’APA (American
2 générale3. Le projet DSM-III de Spitzer s’inspire, Psychiatric Association), le nouveau président
dans les années soixante-dix, des raffinements de l’Association, Jeffrey Lieberman a signé avec
3 statistiques des psychologues pour mettre la Thomas Insel une « Déclaration commune sur
clinique psychiatrique au niveau des exigences le DSM-5 et le RDoC », en assurant bien sûr que
4 statistiques les plus récentes. L’accent sera chaque projet avait sa pertinence.
mis sur les techniques permettant d’assurer Le NIMH veut maintenant attacher son projet
5 la « fiabilité inter-juges », sur le fait qu’il n’y aux recherches sur le fonctionnement et la
ait aucune variation possible sur la description modélisation du cerveau de la « Brain Initiative »
6 des phénomènes observés. La classification de l’administration Obama. Cependant, cette
« a-théorique » du DSM allait se révéler toujours modélisation du cerveau en est à ses balbu-
7 plus fondée sur une théorie de la statistique. tiements et John Horgan5 du « Scientific
Les questions cliniques comme telles allaient American » résume la situation en disant que
8 bientôt être noyées dans des questions de nous sommes dans une situation semblable à
technique statistique comme telles4. celle de la génétique avant la découverte de la
9 Le projet DSM est en ce sens marqué par double hélice. Les trente années de projet DSM
une prise de pouvoir des chercheurs sur n’ont amené aucune découverte significative,
10
les praticiens dans le champ clinique. Les mais le projet scientifique relais du RDoC
11 chercheurs, par la quête d’une langue parfaite, reste dans les limbes. Dénoncer l’absence de

– 21 –
pertinence scientifique du projet DSM ne modifie confirme à sa façon que « tout le monde est fou,
les dossiers dsm v
pas ceci qu’il n’y a rien pour le remplacer. La c’est-à-dire délire » mais dans une clinique qui
rupture ainsi consommée entre recherche et forclôt sans retour le sujet.
clinique est un abandon des cliniciens à eux- En France, c’est du côté des cliniciens qu’un
mêmes. Ils restent tout seuls, sans appui sur le mouvement de boycott du DSM a pris forme.
sol de la science. Éric Favereau interviewait, dans le Libération
L’impasse du projet DSM aboutit à l’évacuation du 8 et 9 mai, Patrick Landman, président du
des « types cliniques » au profit de chimères Collectif Stop DSM-5 qui regroupe largement des
qui s’éloignent dans l’empyrée des calculs. Si praticiens dans tout le champ clinique. François
l’instrument DSM n’a permis aucune découverte, Leguil, qui y participe, a déjà rendu compte dans
il s’est révélé un instrument puissant de gestion Lacan Quotidien des succès de mobilisation de la
des populations, assignant les sujets à des profession sur cette opposition. En Angleterre,
cases toujours mieux calculables par la langue les milieux universitaires ne sont pas muselés
administrative, puis en élargissant les usages comme sur le continent et l’on connaît les voix
administratifs de ces catégories, en dehors du dissidentes de German Berrios de Cambridge
champ sanitaire, aux champs des assurances, ou de David Healy de l’université de Cardiff. Cela
des droits sociaux, de la justice. Cette extension, fait aussi longtemps que la British Psychological
d’abord américaine, est maintenant globale. Association a pris parti contre l’orientation
Cet instrument de gestion trouve ses limites biologique et statistique du DSM. Elle a participé
voire son échec dans la création de bulles à la campagne de boycott du DSM par une lettre
inflationnistes où les sujets se trouvent rangés ouverte qui a recueilli de nombreux soutiens. À
ou dans lesquelles ils souhaitent être rangés. la veille de la publication du DSM, le 13 mai, sa
L’assignation aux catégories est calculable section de psychologie clinique vient de déclarer
par la bureaucratie sanitaire, les usages et qu’elle appelle à un changement de paradigme
les souhaits de ceux qui s’y trouvent assignés dans les questions de la santé mentale. Elle
sont imprévisibles. Des glissements se rappelle que « le diagnostic psychiatrique
produisent donc sans cesse, donnant lieu à est souvent présenté comme un fait objectif
un « effet savonnette » d’un type particulier6. alors qu’il est un jugement clinique basé sur
Lorsqu’ensuite les responsables veulent réduire l’observation et l’interprétation de conduites
les « épidémies » statistiquement constatables et de déclarations subjectives et donc sujet
en modifiant les critères de définition, ils se à variations et à biais ». C’est pourquoi elle
heurtent aux souhaits des sujets eux-mêmes qui maintient que les problèmes de santé mentale
souhaitent par exemple être considérés comme doivent être avant tout pensés en termes
hyperactifs entre 35 et 45 ans pour pouvoir psychologiques et sociaux. (On peut trouver sur
consommer des amphétamines7. Ou encore, ils son site tous les documents).
souhaitent être considérés comme bipolaires La fin d’une époque comporte toujours des
car l’étiquette est moins stigmatisante que soubresauts étranges. Nous sortons d’un
S d’autres. Ou enfin, être considérés comme moment où un paradigme dominant s’était
Asperger pour avoir accès à un programme installé, ne laissant d’opposition que dans les
1 d’éducation spéciale. marges. C’est maintenant tout le champ qui est
Les remaniements classificatoires désorientés traversé par de nouvelles contradictions entre
provoquent des effets contradictoires. La sortie scientifiques fondamentalistes, bureaucraties
2 des classifications pathologiques de la plupart sanitaires publiques et privées, tenants de
des conduites considérées comme sexuellement traditions cliniques diverses et appelants de la
3 déviantes au siècle précédent s’accompagne clinique du sujet. De nouvelles configurations
d’une pathologisation de multiples aspects de verront le jour, qu’il nous faudra déchiffrer.
4 la vie quotidienne, jusqu’aux émotions les plus
courantes. L’extension toujours plus grande du
5 domaine de la dépression en est l’exemple le 1 Lacan J., « Introduction à l’édition allemande des
Écrits » (1973), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 556-
plus frappant, mais les limites entre le normal 557.
6 et le pathologique partout s’affaissent. 2 Comme l’a bien noté l’auteur de Qu’est ce que le DSM ?,
Le caractère trop descriptif des catégories en s’y montrant favorable pour l’essentiel. Cf., Demazeux
7 cliniques héritées de la clinique du regard,
S., Qu’est-ce que le DSM ?, Paris, Les éditions d’Ithaque,
2013.
invalidées par la science, sont renvoyées à un 3 Lacan J., « La chose freudienne », (1955), Écrits, Seuil,
8 continuum de processus organiques supposés 1966, p. 421.
4 Comme l’a bien noté, dès 1992, l’ouvrage de Stuart
un jour objectivables. Au lieu de catégories
9 Kirk et Herb Kutchins publié sous le titre The selling of
conduisant à croire à de fausses distinctions, the DSM. The Rhetoric of science in psychiatry, mal traduit
les chercheurs préfèrent un modèle privilégiant en français en 1998 sous le titre Aimez-vous le DSM ?
10 Le triomphe de la psychiatrie américaine. Cf., Kirk S. &
le continu. Le DSM-5, dans sa difficulté à fixer Kutchins H., Aimez-vous le DSM ?, Le Plessis Robinson,
11 les limites entre le normal et le pathologique, Institut Synthélabo, 1998.

– 22 –
5 Sur son blog, hébergé par The Scientific, il poste en date situation : la fin de l’époque des classifications
les dossiers dsm v
du 4 mai 2013, un article « Psychiatry in crisis ! Mental
molles, inconsistantes, présentes dans le DSM.
Health Direction rejects psychiatric “Bible” and replaces
with… nothing ». La perspective dimensionnelle, choisie par les
6 Sur les « normes savonnettes », cf., Kirk S. & Kutchins task-forces qui ont débouché sur la présente
H., op. cit., pp. 277-288.
version du DSM, n’a fait que pousser jusqu’au
7 Cabut S., « Hyperactivité : la Ritaline est-elle mal
prescrite ? », Le Monde, 19 juin 2013. paroxysme ce qui se trouvait en germe au cœur
des éditions précédentes, même si, dans celles-
là, l’approche catégorielle donnait encore un
semblant de consistance aux catégories issues
du manuel. L’annonce par Thomas Insel de
la création d’une nouvelle classification, la
L’avenir de Research Domaine criteria (RDoc), sur laquelle
le NHMI travaille depuis 2009, basée cette-fois
la psychiatrie = La sur les résultats de l’approche biogénétique
et de l’imagerie cérébrale, sonne le glas du
neuroscience clinique projet classificatoire dans le diagnostic des
maladies mentales, en faisant appel à ce qui fait
Fabian Fajnwaks vraiment autorité aujourd’hui dans le domaine
de la neuropsychiatrie : les résultats issus de
la biologie moléculaire (les neurosciences et
Nous empruntons ce titre au blog de Thomas la génétique). Insel annonçait depuis 20101 le
Insel du 20 avril 2012, sur le site du National développement d’ici 2020 d’un changement de
Mental Health Institute (NMHI), qu’Éric Laurent paradigme en ce qui concerne les diagnostics,
nous a fait connaître. Il semble résumer et l’établissement d’une neuroscience clinique.
parfaitement le changement en cours du Éric Kandel l’annonçait déjà en 2006 : « Nous
paradigme en ce qui concerne les diagnostics ne pensons plus que seulement certaines
en psychiatrie. Dans ce blog, Insel s’étonnait, pathologies affectent les états mentaux à
à propos d’un article de la revue anglaise travers des modifications biologiques dans
The Lancet, de la « crise d’identité de la le cerveau. Le présupposé sous-jacent de la
psychiatrie », crise sensible dans le fait que le nouvelle science du mental c’est que tous les
nombre d’étudiants choisissant la spécialité de processus mentaux sont d’origine biologique »2.
la psychiatrie avait chuté au Royaume-Uni de 50 Le même Kandel, dans cet ouvrage où il
% en 2009. Il va donc consulter les chiffres dans retrace une autobiographie intellectuelle des
les universités américaines et interroger des prix Nobel, explique comment non seulement
étudiants qui participent à un Brain Camp que la psychanalyse – avec laquelle il avait flirtait
le NMHI organise tous les ans. Il constate alors dans sa jeunesse lorsqu’il fréquentait Marianne
que les étudiants en médecine, en Amérique, se Kris –, mais la psychiatrie elle-même, n’auront
S tournent de plus en plus vers la psychiatrie car été que de longues parenthèses entre le
les « recherches actuelles, en ce qui concerne développement de la neurologie du 19e siècle,
le cerveau et les découvertes en neurosciences, avec les travaux de Ramon y Cajal – puis son
1
sont l’un des champs les plus dynamiques et arrêt ou suspension faute de la technologie
les plus prometteurs actuellement et dans nécessaire pour continuer à étudier le cerveau
2 les années à venir ». Le déplacement de –, et sa ré-impulsion à la fin du 20e siècle avec
« la psychiatrie » vers « les neurosciences » le développement de l’imagerie cérébrale et la
3 est sensible : Lorsque Insel va chercher la neurogénétique. Le DSM aura fait partie de cette
psychiatrie, c’est les neurosciences qu’il trouve. parenthèse. Aura-t-il été le chant du cygne de
4 Rien ne nous empêche de conclure qu’en fait, la psychiatrie agonisante ? Dans un entretien
depuis quelques décennies, la psychiatrie avec Gary Greenberg dans la revue Wired, Allen
5 n’existe plus, même s’il existe des psychiatres, Frances alertait en 2010 du risque que le DSM
et que la psychiatrie est déjà devenue une pousse « la psychiatrie d’une falaise ». C’était
6 branche des neurosciences et de cette nouvelle probablement sans mesurer qu’en fait, elle avait
discipline qui réunit les sciences cognitives, la déjà glissé, et que peut-être le DSM était sa
7 génétique et les neurosciences, qu’on appelle tentative pour rester accrochée au mur, comme
« Le Mental ». dans les dessins animés.
8 À juger par les réactions qui ont précédé Faut-il voir dans la récente conférence du
et qui ont accompagné la publication récente président Obama sur la santé mentale, le 4 juin
9 du DSM-5, on peut peut-être conclure que dernier, avec le lancement du National Dialogue
nous assistons à la fin d’une époque, comme on Mental Health et le BRAIN3, qui disposent
10
l’énonçait Éric Laurent dans son article récent désormais d’un budget de cent millions de
11 dans Lacan Quotidien où il fait le point sur la dollars pour l’année 2014, seulement un

– 23 –
concours de circonstances ? Sur son blog du 4 en train de jouer le rôle de Humpty-Dumpty.
les dossiers dsm v
juin, Thomas Insel se réjouissait du lancement Maintenant qu’il est sorti du projet, il peut dire
de ce programme, auquel le NMIH participera que the rule of thumb (« la règle empirique,
activement. Et comme le signalaient récemment approximative ») consiste en ce que « si jamais
deux jeunes chercheurs français dans les quelque chose dans le DSM peut être mal
colonnes de Libération, pour attaquer ceux qui utilisé, cela le sera », sans aller quand même
en France ont pu se réjouir des critiques d’Allen jusqu’à dire que cette règle pourrait s’appliquer
Frances ou de Thomas Insel au DSM-5, il ne faut à the entire DSM… Le problème est que le
pas trop se réjouir de ces critiques, car « cette « maître », celui qui décide ce que les choses
attaque vise à promouvoir le développement veulent dire, pour continuer la métaphore de
d’une classification alternative au DSM Humpty-Dumpty, c’est aujourd’hui la recherche
beaucoup plus biologique encore, cette-fois- neurogénétique. Et que « tous les chevaux et
ci entièrement fondée sur le cerveau et aux tous les hommes du roi » n’ont pas pu coller à
antipodes des revendications françaises »4. Face nouveau Humpty-Dumpty.
à l’inconsistance des classifications du DSM, Allen fait ici son mea culpa et se déchire
face aux négociations auxquelles elles avaient légèrement les vêtements : Sa plus grande
donné lieu dans les troisième et quatrième honte en quarante cinq ans de carrière médicale
éditions, face à l’hyperinflation des diagnostics est le « Trouble bipolar infantil », ce syndrome où
et aux changements issus de la cinquième l’on croyait pouvoir déceler le trouble bipolaire
édition – notamment l’élimination du « risque chez les enfants, sans aucune altération
du syndrome de psychose » qui aurait permis de évidente de changement de l’humeur ; le DSM-IV
dépister et de traiter de manière préventive la a seulement « partiellement » contribué à
psychose chez les enfants –, les neurosciences l’épidémie d’autisme, à son diagnostic, avec
apparaissent aujourd’hui comme une caution l’inclusion du syndrome d’Asperger. Mais s’il
de garantie, matérialiste et scientifique. y a eu épidémie c’est seulement parce que les
Aucune surprise, alors qu’Insel propose le diagnostics ont été mal effectués pour pouvoir
développement d’une clinique basée sur les apporter aux enfants plus d’attention dans les
résultats (à venir) de la biologie moléculaire et écoles et pour pouvoir leur apporter « plus de
de l’imagerie cérébrale et que le gouvernement traitement intensif ».6 Allen s’indigne aussi que
fédéral soutient directement ce projet. Des néo- des cinq critères nécessaires pour diagnostiquer
phénoménologues de la John Hoskins University le « trouble dépressif majeur », seulement deux
se moquaient il y a quelques années du projet soient appliqués et que le critère de la durée
DSM, en évoquant le fait que les astrophysiciens au-delà des deux semaines s’impose à chaque
avaient eu beaucoup moins de mal à déclassifier fois, sans tenir compte du fait que la patient
Pluton en tant que planète, que les groupes se trouve en situation de deuil, par exemple,
de travail du DSM à construire leurs troubles. ou qu’il s’agisse d’un patient mélancolique, tel
Pas d’inconvénient : Au National Mental Health que Jérome Wakefield, que Allen Frances cite
S Institute, on essaiera de faire désormais des ici, l’avait déjà prouvé dans The Loss of sadness7.
phénomènes psychopathologiques quelque Bref, il reprend toutes les critiques qui avaient
1 chose d’aussi solide que les planètes, grâce à la été faites au DSM-IV, pour les retourner contre
neurogénétique. le DSM-5.
On n’apprend pas grand chose à la lecture
2 Allen Frances : La belle âme de son livre : Big Pharma a « seulement nourrit
l’hyperinflation diagnostique »8, mais celle-ci
3 Le recours aux neurosciences pour le est dû au fait qu’Icarus s’est brûlé les ailes en
diagnostic, dans les projets RDoc et Brain, voulant s’approcher trop du soleil… On changera
4 apparaît ainsi comme une manière d’arrêter le soleil.
l’hyperinflation diagnostique à laquelle on
5 assiste avec le DSM depuis son début. Dans
son dernier livre5, publié pour contrer la sortie 1 Cité par Gary Greenberg dans son article « Inside the
6 du DSM-5, le pathétique Allen Frances évoque
battle to define Mental Illness », sur le site de la revue
Wired, http://www.wired.com/magazine/2010/12/ff_dsmv/
l’analogie économique avec l’hyperinflation dans all/.
7 un pays, lorsqu’un gouvernement est obligé 2 Kandel E., In Search of memory. The emergency of a new
science of mind, Norton Press, New York, 2006, p. 334.
d’imprimer des tonnes de billets pendant que
8 les prix continuent à grimper vertigineusement.
C’est nous qui traduisons.
3 Brain research through Advancing Innovative
Certains pays ont connu cette situation, et on Neurotechnologies : Recherches sur le cerveau à travers
9 des neurotechnologies avancées et innovantes.
connaît la suite de l’histoire. Dans « Le révolté 4 Demazaeux S. et Singy P., « La psychiatrie française
de l’intérieur », sous-titre de son livre, Frances dans le miroir du DSM », Libération, 28 mai 2013.
10 5 Frances A., Saving Norma, N.Y.,W. Morrow editions,
écrit ne pas avoir mesuré, lorsqu’il a dirigé le
2013, p.170.
11 task force groups du DSM-IV, combien ils étaient 6 Op. cit., p. 147.

– 24 –
7 Wakefield, J. et Horwitz, C. The Loss of Sadness, N.Y., son exposé en présentant un courant trans-
les dossiers dsm v
OUP éditions, 2007.
nosographique, qui se concentre sur les
8 Op. cit., p. 168.
phénomènes élémentaires, sans recourir à ce
qu’il désigne comme le « conglomérat de la
schizophrénie ».
Le docteur François Leguil a poursuivi sur
cette thématique du diagnostic en la mettant en
Inauguration d’un perspective avec le principe démocratique. Il a
rappelé que la psychiatrie est née au début du
nouvel hôpital à l’ère XIXe siècle de cette volonté de quelques-uns de
décrire des faits de paroles pour élaborer une
du DSM-5 classification rudimentaire qui donne accès à la
nature des causes. Cependant, à peine un siècle
Valérie Pera Guillot1 plus tard, dans son Interprétation des rêves, Freud
constate que « tout ce qui pourrait indiquer une
indépendance de la vie mentale à l’égard de
En l’espace de quelques mois, l’asile de modifications organiques démontrables effraie
Navarre, dans l’Eure, datant du XIXe siècle, aujourd’hui nos psychiatres »2. Le préjugé
s’est transformé en un hôpital du XXIe siècle ; organiciste a placé la psyché en tutelle. Notre
les patients, leurs familles et l’ensemble du modernité cherche à rétablir la diversité des
personnel ont accompagné ces bouleversements approches en pariant sur le consensus, avec cet
architecturaux, qui s’inscrivent dans une vision effet en retour, que nos pratiques sont de moins
renouvelée de la psychiatrie devenue santé en moins à même de lutter contre la montée
mentale. Mais quel est ce renouvellement ? des ségrégations. Pour F. Leguil, il ne s’agit
Quelle pratique auprès des patients peut s’en pas de promouvoir l’éclectisme des discours
déduire ? C’est autour de ces questions qu’Éric mais de faire coexister différentes approches,
Laurent et François Leguil sont venus débattre ce qui implique de préciser à chaque fois dans
avec des psychiatres hospitaliers le 4 avril quel contexte on se situe, d’où l’on parle. Ainsi,
dernier, à Évreux. poursuivant la conversation avec le docteur
Le docteur Olivier Guillin fit un exposé très Guillin, il a noté que dans la pratique clinique, le
argumenté sur l’histoire des neuroleptiques à concept de discordance est indispensable pour
travers la découverte de la dopamine et de ses comprendre la dissociation entre le monde du
récepteurs. Dans le processus de recherche, langage et celui du sens, et il lui paraît clair en
il souligna la dimension de la contingence revanche qu’il soit difficilement utilisable dans
dont le chercheur, observateur informé, sait un protocole de recherche neurobiologique. Pour
s’emparer pour faire avancer les découvertes. conclure, F. Leguil a souligné que la qualité de
Il centra son exposé sur l’étude de la dopamine ce qui se déroule dans un hôpital psychiatrique
S chez des patients schizophrènes. Il déploya une dépend de l’idée que chacun se fait du lien de la
étude comparant les effets d’une stimulation démocratie avec la science.
1 des neurones dopaminergiques par de Dans la séquence suivante, le professeur
l’amphétamine au cours d’une expérimentation Priscille Gérardin nous a présenté quatre
avec un groupe de schizophrènes et un groupe jeunes médecins en formation, venus partager
2 dit contrôle. Cette étude ne révélant pas les avec nous leurs craintes, leurs questions, leur
différences attendues, il fit part de son doute engagement. Maud Rotharmel a abordé les
3 sur la validité du concept de schizophrénie, maladies mentales sous l’angle des protocoles
voyant dans celle-ci un « trouble clinique sans d’évaluation et des études statistiques avec
4 doute peu vrai ». En tant qu’elle considère la perspective d’objectiver les observations
uniquement l’effet produit par les molécules cliniques. Boris Chaumette a interrogé la
5 sur les symptômes observables, la recherche difficulté du dialogue entre l’abord psycho-
en neurobiologie est conduite à reconsidérer dynamique des maladies mentales et les
6 l’ensemble de la nosographie et les concepts neurosciences. À quoi tient cette difficulté ?
qu’elle utilise. Ainsi en est-il du concept « Est-ce parce que la science a besoin de
7 psychiatrique de dissociation. Le docteur Guillin connaissances mesurables et reproductibles,
note qu’un tel concept n’est pas utilisable dans alors que la clinique nécessite le maintien de la
8 le champ de la recherche en psychiatrie car singularité ? » Prolongeant les interrogations de
trop soumis à la subjectivité de l’observateur. Il Boris Chaumette, Erwan Rozier a mis l’accent
9
lui est préféré la notion de « désorganisation » sur la dimension politique de la psychiatrie,
du langage et du comportement qui permet en pointant la judiciarisation qui pèse sur la
10
d’obtenir des données mesurables et pratique psychiatrique. Pour sa part, Tristan de
11 reproductibles. Le docteur Guillin conclut Laage a interrogé la liberté du sujet psychotique

– 25 –
avec cette question, plus proche de la position semblait à portée de prévision, se trouble. Les
les dossiers l’enfant et le savoir
du docteur Ey que du docteur Lacan : comment sujets s’emparent de ces nouveaux diagnostics,
concilier la demande de sécurité, qui vient les uns pour obtenir les subventions qui leur
du corps social tout en obtenant l’alliance reviennent, comme dans l’autisme, les autres
thérapeutique du patient, si l’on considère que pour justifier du bien-fondé d’une vie sous
la pathologie psychiatrique attaque la liberté du amphétamines, dans l’hyperactivité, mais aussi
sujet ? bien pour revendiquer sa « normalité » comme
Éric Laurent est venu clore cet après-midi le groupe des voices hearers. Faut-il s’alarmer
en centrant son propos sur les débats que la de cette crise des classifications que connaît
parution de la dernière version du manuel de notre époque ? É. Laurent a souligné comment
classification américain, le DSM-5, a suscités. les sujets parviennent à trouver leur chemin
Le but du manuel, a rappelé É. Laurent, était au milieu de tout cela, en inventant des usages
de fabriquer une nomenclature des symptômes singuliers, que la psychanalyse aide à déchiffrer.
commune à la planète entière, permettant une Suivant ce principe, l’avènement du Nouvel
gestion intégrée de la psychiatrie, allant du Hôpital de Navarre peut innover une façon
consensus sur le diagnostic au consensus sur la de faire. Il revient maintenant à chacun de
pratique et le traitement. Loin de réaliser cette transformer le « tu iras à Navarre ! » qui sonnait
belle unité, la mise au point de ce nouveau manuel comme une menace, en un « dans ce Nouvel
a donné lieu à des débats et à des affrontements Hôpital de Navarre, tu pourras trouver ton
d’une intensité inégalée au sein de l’association chemin avec les nouvelles classifications », ce
américaine de psychiatrie, l’APA. L’un des que la psychiatrie au XXIe siècle rend possible.
reproches majeurs fait au DSM est de créer
des épidémies incontrôlables, parmi lesquelles
l’autisme, le TDHA (hyperactivité) et le trouble 1 « Après coup » rédigé par Valérie Pera Guillot, en
collaboration avec A. Dumont, E. Garcin, C. Grosbois, E.
bipolaire. Une telle création est un symptôme Guillot, C. Jannodet, T. Mazouzi.
qui ne cesse pas d’insister d’une version à 2 Freud S., L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1e édition
l’autre du DSM. La gestion des populations, qui 1926, 7e tirage 1997, p. 46.

5
6
7
8
9 Marco Decorpeliada, vue de l’exposition à la maison rouge, 2010 © Marc Domage

10
11

– 26 –
L’éphémère avec elle car elle ne souhaite pas avoir d’enfant
CPCT
ni envisager avec lui un engagement durable.
Elle se sent coupable de ne pas lui répondre sur
Hélène Deltombe ces points et ajoute même : « Je ne mérite pas
tout ce bonheur. »
Je lui propose de la nommer « l’éphémère »,
Si beaucoup de demandes adressées au CPCT et lui fais remarquer que se maintenir dans cette
se fondent sur un sentiment de malaise intense position subjective entretient son angoisse. Sa
– tout va mal –, le temps de la consultation demande de parole s’articule à cette découverte
favorise la mise en forme d’un symptôme et dont elle s’emploie à tirer les conséquences
l’établissement d’un diagnostic afin de décider durant le traitement au CPCT. Elle entrevoit
de l’orientation du traitement. Une demande que l’angoisse de mort est plutôt l’angoisse
émerge, ouvrant une voie au sujet vers la question d’affronter son existence, rejoignant ainsi ce
de son désir. La consultation se conclut sur un que démontre Freud, que l’angoisse de mort est
nom donné à la demande à partir de laquelle toujours angoisse de castration.
peut se nouer la relation transférentielle. Sa situation s’annonce précaire tant qu’elle
reste prisonnière de cette conjoncture familiale
Une urgence subjective où elle s’est appuyée sur l’adulation de son
père. Elle a tout eu de lui et son frère, rien. Il a
Tania est venue consulter au CPCT dans un répondu à tous ses caprices alors qu’il n’avait
moment d’urgence subjective. Elle est envahie qu’exigences pour son fils à qui il ne passait
par l’angoisse de mort. Elle tente d’y parer rien. Aujourd’hui, son frère a une existence
par l’alcool mais l’angoisse ne se résorbe pas. bien remplie tandis qu’elle n’accomplit rien. Et
D’emblée, elle m’exprime avec terreur que la elle ne peut plus avoir tout ce qu’elle veut car
mort rôde, frappe autour d’elle. Son père, très son père est mort. Elle idéalise son père avec
âgé, est mort récemment. Il y a un an, son qui elle a confondu les soins et le don d’amour
copain est mort tragiquement. Elle se demande qui comporte la dimension du manque et la
si elle donne la mort à ceux qu’elle aime. question de la dette.
Elle a toujours été hantée par la mort et ces Elle souffre d’autre part d’avoir toujours
événements n’ont fait qu’attiser son angoisse. été en conflit avec sa mère qu’elle stigmatise
Quand elle se regarde dans le miroir, elle d’un : « elle est gamine, grave ! », ce qui lui a
éprouve une angoisse de mort. valu, croit-elle, d’avoir été élevée par sa grand-
Boire un peu trop d’alcool lui procure un mère maternelle à laquelle elle s’est durement
soulagement vite relayé par un dégoût, une opposée à l’adolescence, ce dont elle a honte.
détresse et de la honte qui relancent son Elle s’interroge : elle qui a été un enjeu entre
angoisse. Elle se saoule aussi de bavardages mère et grand-mère, comment pourra-t-elle
futiles et d’amitiés multiples, de fêtes, mais cela néanmoins devenir mère ? Cette question la
S ne la détourne qu’un moment de son angoisse. tourmente.
À trente-cinq ans, elle est toujours étudiante.
1 Son père lui offrait tout, la dédouanant d’avoir à Le piège des identifications
gagner sa vie, et elle s’est crue très privilégiée
d’être en récréation permanente. Elle s’est Une de ses amies se moque d’elle en lui
2 inscrite en thèse de doctorat à Paris, mais la disant que toutes les femmes veulent un enfant
laisse en plan, pour profiter de cette ville dont à trente-cinq ans et que ce n’est pas la peine
3 elle rêvait avant de rentrer dans son pays. de voir un psy pour ça ! Cependant, Tania, en
Je l’incite à me parler de sa famille, de ses me rapportant ces propos, ajoute que « pour
4 amis, et le vide de son avenir lui apparaît : quand chacune, la question se pose différemment ».
elle retournera chez elle, elle se rend compte Par cette remarque, elle s’institue comme
5 qu’elle n’aura plus aucun projet. Cet aveu vient sujet dans un mouvement de chute des
interpréter son angoisse de mort, une évidence identifications. Immédiatement, je lui demande
6 surgit qu’elle n’apercevait pas, toute étourdie comment cela se pose pour elle. Elle s’inquiète
qu’elle était de profiter du moment présent, parce qu’elle a tout eu et qu’elle n’aura jamais
7 pour tenter d’oublier passé et avenir, et c’est de d’aussi bonnes conditions pour son enfant, elle
ce point qu’il a été possible de se saisir. ne pourra jamais lui donner autant qu’elle a
8 reçu. Pourtant, elle observe que ses amies ont
Repérer le symptôme des enfants dans des conditions matérielles
9
souvent difficiles et que cela se passe bien. Elle
Son symptôme, c’est qu’elle ne fait rien de se rend compte qu’elle confond la satisfaction
10
sa vie. Elle ne sait quelle activité elle pourrait des besoins avec la présence symbolique d’une
11 avoir, ni si son nouveau copain voudra rester mère.

– 27 –
La question de la transmission est pour elle l’envie de demander à sa mère si c’est vrai. Elle
CPCT
en impasse, elle éprouve une insatisfaction se souvient que c’était la crainte de ses amies
qu’elle attribue à la mort de son père, ce qui quand elle était petite, pas la sienne, car elle
masque le ressentiment qu’elle éprouve envers ressemblait beaucoup à sa mère. Ne s’interroge-
sa mère et que son père apaisait faussement en t-elle pas plutôt sur son lien à sa mère ?
lui donnant tout ce qu’elle ne recevait pas de sa Puis elle fait ce rêve : « Je suis enceinte et je
grand-mère et de sa mère. l’annonce à ma famille. » Elle en déduit : « J’étais
Dans ce mouvement de bascule entre une ado et je deviens une femme. Mon copain
angoisse et culpabilité, elle discerne qu’elle est et moi parlons d’attendre un enfant. » Sa thèse
elle-même défaillante : elle ne fait pas sa thèse avance. Cependant, elle a peur d’un drame si
dont le thème touche pourtant chez elle un point tout se réalise selon son vœu. L’angoisse de mort
d’idéal qui est de vouloir se préoccuper de la est facilement présente car il n’y a pas encore
situation politique de son pays. Elle se réfugie d’abord du fantasme sous-jacent. Il faudrait
derrière une fausse question : « Suis-je faite pour cela le cheminement d’une analyse.
pour écrire ? » Je lui fais remarquer qu’elle ne D’ailleurs, un cauchemar fait suite à ce
s’autorise pas à formuler une problématique rêve : « Je manque de me faire écraser par
qui orienterait ses recherches. Et pourtant, une voiture au moment de traverser la rue
pourquoi s’inscrit-elle dans le champ des avec une amie. Mon père crie. J’entends le cri
sciences politiques ? Elle découvre un lien entre de mon père. La voix de mon père. En criant,
ce qui est en impasse pour elle et ce qu’elle veut il m’a sauvée. » Elle associe sur le fait qu’elle
étudier. Elle dévoile à son insu la question de n’est pas attentive, elle se montre négligente,
son propre désir à travers son questionnement insouciante, inconséquente. « Je suis grave »,
sur le destin politique de son pays. dit-elle. Le traitement au CPCT se termine sur un
De nouveaux deuils la touchent pendant le apaisement de l’angoisse, tout en restant dans
traitement – sa grand-mère, un ami – mais l’interrogation de sa position subjective, ce qui
cette fois elle peut en parler, dire son chagrin est propice à relancer le travail de l’inconscient.
sans se laisser écraser par la mort. Elle se rend Elle me demande une adresse d’analyste dans
compte que l’angoisse de mort cachait chez elle son pays où elle repart bientôt pour y vivre avec
le refus de consentir à rechercher les modalités son copain qui a trouvé un projet à réaliser là-
particulières de son désir. Elle travaille bas. Avec le CPCT, elle est sortie de l’impasse
sérieusement sa thèse de doctorat et se saisit subjective mais pas de sa névrose qu’elle désire
de l’occasion d’un retour dans son pays pour résoudre par la psychanalyse.
des funérailles suivies d’un temps de vacances,
pour y rassembler le matériau nécessaire à
donner corps à son travail. Elle en revient avec
une quinzaine d’entretiens avec des acteurs de
la vie politique, ce qui va donner consistance à
S sa recherche dont elle a déjà rédigé la partie
historique et la problématique. L’insatisfaction « Montaigne et moi »
chronique et l’angoisse de mort commencent à
1
se réduire. Françoise Denan
2 Le travail de l’inconscient
Sylvie, soixante-quatre ans, explique ce qui
3 Nos séances reprennent à son retour de l’amène au CPCT : elle est « submergée par les
voyage, avec un rêve qu’elle en rapporte. Dans larmes », mais elle a « honte de [s’]occuper de
4 ce rêve, un homme et ses trois fils la désirent [son] nombril en venant parler ». Elle illustre de
sexuellement et, ajoute-t-elle, « je me sentais la sorte ce que dit Lacan de la mélancolie dans
5 très motivée ». Elle associe en affirmant « Télévision »1 : pour elle, la dépression n’est
avec étonnement : « Je suis nymphomane ! » pas du ressort de l’humeur. Ce n’est pas un état
6 Elle prend ses rêves pour des vérités. Je lui d’âme (elle ne se plaint pas d’une quelconque
indique que le rêve est là pour interpréter son tristesse), mais une faiblesse, une faute, un
7 désir. Elle se plaint que son compagnon ne la péché, une lâcheté morale.
désire que peu, pas assez, elle déplore d’avoir
8 à demander… Elle manifeste une grande La place du mort
insatisfaction qui menace de s’étendre à la
9 relation transférentielle. Aussi je lève la séance. Au téléphone, au moment de prendre rendez-
Elle revient avec un autre rêve dans lequel vous, Sylvie s’excuse de peut-être prendre la
10 sa mère lui dit qu’elle a été adoptée après que place de quelqu’un qui en aurait davantage
11 ses parents se soient battus. Ce rêve lui donne besoin qu’elle. Prendre la place d’un autre

– 28 –
organise en effet toute sa vie : « Je suis née fille handicapée et la fréquentation assidue
CPCT
fille pour remplacer un garçon, le frère mort des grands écrivains. Comme le fait remarquer
de ma mère. J’avais conscience de remplacer Jacques-Alain Miller, « un rapport bien senti
quelqu’un. Il n’y a rien que je puisse faire pour avec l’horreur » favorise le rapport au beau
que ce soit bien. » Pour elle, la dépression, au « pour voiler l’horreur »3.
sens freudien d’identification à l’objet perdu, est
de naissance. Sans le moindre affect, elle énonce L’irruption du père jouisseur
simplement un fait (« Je remplace un mort ») et
en déduit une conséquence (« C’est impossible Qu’est-ce alors qui fait déflagration ? Sa
donc je ne conviens pas et je ne conviendrai fille aînée s’est aperçue que « [son] mari
jamais »). On ne saurait mieux dire sa position était pervers, qu’il allait sur internet sur des
d’objet déchet. Elle en déduit sa place dans le chats porno ». Sylvie va vérifier : elle a « vu
monde au service des autres : « Si je vivais pour sur un site une photo de lui de trois-quarts
moi, je serais égoïste. » dos dans une scène bestiale (il a une nuque
caractéristique) ». Cette certitude établie à
La mort, ma compagne partir de la reconnaissance de la nuque confine
au délire. Qu’y a-t-il de grave là-dedans ? « Il
La mort est « [son] partenaire », mais c’est fait des orgies sur internet au moment où elle
aussi « [son] soutien, [son] issue »2. D’abord, tombe enceinte. Donner la vie, c’est créer la
ce compagnonnage de toujours avec la mort beauté, on ne peut pas être laid par ailleurs. »
lui a procuré une définition de la maternité, En introduisant un hiatus entre ce qui est et ce
puisqu’être mère, c’est « apprendre à [ses] qui se voit, le gendre déchire le voile du beau,
enfants à se passer d’[elle] ». Or, sa fille cadette révélant l’ignominie : « Rien n’a changé, mais
est trisomique. Est-elle accablée par ce nouveau on a levé le voile. Derrière les mots superficiels
coup du sort ? Non, mais elle avance en âge et que ma fille dit, je n’entends que des choses pas
sa fille n’est pas prête à se passer d’elle. Sylvie banales. Tout me paraît faux. »
a alors cette phrase sidérante : « Je l’ai mise
en institution pour l’habituer à ma mort. » Par État d’urgence
ailleurs, de cette familiarité avec la mort, elle a
fait son métier. Sylvie est en effet infirmière, non D’où provient l’urgence à consulter ? Sa fille
pour guérir les malades, mais en soins palliatifs. lui a demandé de passer un Noël tous ensemble,
comme d’habitude. C’est là ce qui épuise ses
Conversation avec les morts ressources, en créant deux impasses.
La première, c’est que sa fille la somme de
Enfant unique, elle s’est élevée seule : cautionner une duplicité : « Passer un Noël
« J’étais solitaire, sauf quand j’apprenais », dit- normal, alors qu’on est une famille anormale,
elle. Elle ne fait pas ici allusion à d’éventuels ce serait mentir à mon petit-fils : comment
S camarades rencontrés à l’école qui l’auraient pourrait-il me faire confiance après ça ? » Le
sortie de son milieu, à la manière par exemple seconde c’est que « mon-gendre-qui-n’est-
1 d’Annie Ernaux. Non, ses compagnons d’étude plus-mon-gendre-mais-le-géniteur-de-mon-
sont morts. Ce sont les écrivains : « Le seul petit-fils contamine ma fille. Il est tordu, ça
moment où je me frotte aux autres, c’est quand touche ma fille. J’ai peur pour ma fille, j’ai peur
2 je lis. Quelquefois, je trouve une phrase qui dit pour mon petit-fils ».
que l’auteur a senti comme moi. Il dit ce que je Avant de se résoudre à consulter au CPCT, elle
3 ne sais pas dire. Et alors j’habite le même pays a cherché des solutions. Elle a relu Montaigne
que celui qui écrit. » – « De la tolérance » – : celui-ci accepte de
4 De cette culture qu’elle accumule s’ensuit la discuter, sauf si cela porte atteinte à la morale,
réussite scolaire, mais sans aucune satisfaction à ses valeurs fondamentales, ce qui est ici le
5 narcissique : « J’ai toujours eu le sentiment cas. Elle a aussi relu Sénèque – Consolation
de ne pas être à la hauteur : j’avais une bonne à Marcia –, mais c’est un écrit destiné à une
6 note à la copie, pas à mon être. » La lecture a mère en deuil et sa fille n’est pas morte. Cela
permis le lien avec sa fille aînée, aujourd’hui ne convient pas non plus. Elle n’a trouvé aucune
7 agrégée de lettres : la jeune fille lui demandait réponse chez ses alliés de toujours.
conseil pour préparer examens et concours, On peut évoquer ici le risque que le sujet soit
8 puis pour construire ses cours. Mais ce lien s’est éjecté de la chaîne signifiante, qu’il s’en sépare
récemment défait et désormais celle-ci préfère en tant qu’objet a4, s’égalant à l’objet déchet. Le
9
« les mangas que lui a faits connaître son mari ». risque de suicide – y compris de suicide altruiste,
Voilà donc ce qui lui a permis de tenir jusque c’est-à-dire précédé du meurtre de sa fille –
10
là sans traitement, ni médication d’aucune n’est pas exclu ! Sa conviction de devoir « rester
11 sorte : un métier dans les soins palliatifs, une debout à cause de sa fille handicapée » et la

– 29 –
mission qu’elle s’assigne de veiller à ce que son
T’as mal où ?
CPCT
petit-fils « pousse droit » malgré la proximité de
son père pervers paraissent solides.
Ainsi sa toute première phrase au premier Daphné Leimann
entretien – « J’ai besoin qu’on me parle » –
prend-elle une acuité particulière : il s’agit de
l’aider à ce que ne se rompe pas tout à fait le Hortense est une petite fille de quatre ans
lien à l’Autre, déjà réduit à quelques lignes dans amenée par sa maman qui s’inquiète de la
certains livres. Sylvie demande en somme, voir traverser un moment douloureux pour
comme elle le faisait jadis avec sa fille, de tenir toute la famille : sa rupture avec le père de ses
conversation avec quelqu’un de vivant. Son deux filles et une maladie, un cancer du sein,
mari lui apparaît en effet comme bien falot en dont elle commence le traitement. Bientôt,
comparaison de tous ces grands hommes, lui la maman me confie la principale cause de sa
qui ne lit que des romans policiers. souffrance : une série d’avortements dont le
Je parle donc littérature avec Sylvie. Je récit la laisse effondrée et en pleurs. « Il y a
lui suggère des lectures, dont elle note les beaucoup de naissances et de morts », dit-elle.
références. Quand elle fait mention de l’ouvrage C’est donc sur sa plainte de malade et sur sa
de Raymond Queneau5, Exercices de style, qui douleur d’épouse délaissée qu’elle rapporte
consiste en « 100 000 façons de dire la même surtout à sa souffrance de mère meurtrie par
chose et à la fin, ça change la chose elle- les avortements, que se noue le transfert de
même », je lui dis que c’est justement cela que cette maman au CPCT. Le traitement montrera
nous visons avec la psychanalyse. comment, pour cette petite fille qui arrive avec
sa version de la maladie et du danger de mort
Un tout petit peu de vie qui plane sur sa mère, le transfert fonctionnera
comme soutien d’une élaboration de ses
Comment penser la fin du traitement ? En questions propres, interrogeant son être de fille
réponse à son souci que son petit-fils soit et conduira ce jeune sujet à boucler son trajet au
perturbé par la « perversion » de son père, CPCT par des histoires d’amour.
je lui ai souligné que sa propre influence ne
comptait pas pour rien pour faire contrepoids, T’as mal où ?
d’autant qu’elle passait de longues heures avec
lui. Quand elle ajoute qu’elle lui lit beaucoup « Le docteur » et « madame mourir » sont
d’histoires, je l’invite à continuer et même à les premiers signifiants qu’Hortense articule
proposer ses services à l’école maternelle. Elle au CPCT. Lorsqu’elle me rencontre pour la
y souscrit bien volontiers. Elle parle alors d’un première fois, après m’avoir lancé un « j’adore
projet de voyage avec son mari, signe qu’elle maman », elle joue au médecin et tandis
s’extrait un peu de la tyrannie dont sa vieille qu’elle m’ausculte, elle me demande : « T’as
S mère l’accable au quotidien. mal où ? » Alternant les faire mal, avoir mal
Je lui suggère d’arrêter là la prise en charge, et soigner, Hortense donne une place au père
de manière à ne pas recouvrir le peu de vie qui dès la première séance. Elle prend un jouet
1
apparaît là. composé de trois canards attachés les uns
derrière les autres. Le plus grand est pour elle
2 le papa, tandis que les autres sont les enfants.
1 Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Seuil, 2001, Elle saisit les ciseaux pour couper le bec du
3 p. 525-526.
papa et commente : « papa mal ». Je souligne
2 Sous la direction de Jacques-Alain Miller, Variétés de
l’humeur, Navarin, 2008, p. 81. que les ciseaux sont en colère contre papa.
4 3 Ibid., p. 102. Elle répète énergiquement : « oui, les ciseaux
4 Ibid., p. 168.
en colère contre papa. » Lors de la seconde
5 Queneau R., Exercices de style, Paris, Folio, 1982. Ce livre
5 raconte quatre-vingt-dix-neuf fois la même histoire, de séance, il est toujours question de jouer à
quatre-vingt-dix-neuf façons différentes. Chaque version attacher/détacher la poupée, qui est aussi une
6 de l’histoire illustre un genre stylistique particulier.
malade à soigner, et elle me confie la place
de médecin. L’appel au père devient plus clair.
7 Hortense se plaint que sa maman lui refuse
un jouet : il s’agit d’un Barbapapa. À l’issue des
8 premières consultations, la séance se termine
toujours dans les cris et les pleurs, Hortense
9 ne voulant pas laisser la poupée. Témoignage
des difficultés auxquelles elle a affaire dans la
10 séparation d’avec l’autre maternel.
11

– 30 –
Se servir du père élabore sa solution pour mieux supporter cette
CPCT
mère toute à ses filles.
Le premier moment de bascule dans le
traitement se constitue au travers d’une Suis-je un garçon ou une fille ?
nouvelle adresse au père lors du jeu avec la
poupée. L’effet est immédiat : pour la première À partir de cette séance, Hortense va déployer
fois et pour toutes les autres séances, Hortense jusqu’à la fin du traitement la question d’être
ne s’accroche plus à sa poupée. Quelque chose fille ou garçon. Lors de cette dernière série de
d’une séparation est possible pour cette petite séances, elle me demande de lui lire La Belle
fille qui n’est plus seule avec le désir de la mère. et la Bête puis invente une histoire où la poupée
En effet, lors de la troisième séance, enfant et n’a pas encore de dents et cherche à les faire
maman semblent d’abord interchangeables pousser tandis qu’elle lui coupe les cheveux
comme le dit la réplique qu’elle attribue à la et déclare : « c’est un garçon ». Puis, elle se
poupée : « Tu sais, quand j’étais petite, j’étais fait appeler par un autre prénom que le sien
dans le ventre de maman, et maman aussi était qu’elle attribue aussi à un petit garçon qu’elle
dans mon ventre ; j’étais malade dans le ventre dessine. Lorsque je l’interroge sur ce prénom,
de maman. » J’interviens alors : « Non, maman elle le range d’abord côté masculin puis côté
était dans le ventre de sa maman ». Hortense féminin. Conjointement, elle me fait part de
ajoute que « bébé soigne maman », je remarque son goût pour les paillettes et pour la couleur
alors qu’elle n’est pas une grande personne rose ; le prénom qu’elle choisit consonne à la
tandis qu’il faut une grande personne pour fois avec le prénom de sa mère et avec celui
soigner maman. Alors Hortense m’indique que de sa grand-mère paternelle et lorsque nous
la poupée va voir papa pour qu’il la soigne, et regardons un livre d’images mettant en scène
en partant, la poupée dit au revoir au papa. Pour une famille d’animaux, elle s’écrie : « on est
la première fois, Hortense peut partir et laisser des mamortes ! », se situant côté maman pas
la poupée sans pleurer. À la séance suivante, la sans l’ombre de la mort. Elle met en scène
poupée demande encore « je veux voir papa », la souffrance maternelle en me demandant
et joue à tomber tout en se rattrapant dans une de jouer à cracher les médicaments qu’elle
acrobatie en s’écriant : « je ne me fais pas mal ». m’administre et s’écrie avec délectation : « Tu
Ce que je répète pour souligner qu’Hortense est ne vas pas guérir ! » Lors d’une autre séance,
moins fixée à la place de malade. Conjointement, Hortense continue à interroger son être de fille
alors que la maman me fait part de ses difficultés et sa place dans le désir de son père. Ainsi, me
à conduire sa fille étant donné la fatigue de son montrant un cheval ailé dessiné avec la maman,
traitement, je lui suggère de demander l’aide elle commente : « on lui a mis des ailes », puis
d’une baby-sitter. Elle pense que ce ne sera pas « c’est une fille, elle a peur du vilain monsieur,
possible, pourtant, dès la semaine suivante, une elle se sauve avec ses ailes », que l’on peut
jeune fille accompagne les enfants qui ne seront aussi écrire E-L-L-E-S. Dans ce scenario, les
S plus soumises au rythme des chimiothérapies filles restent donc entre elles, se méfiant des
pour se rendre au CPCT. hommes. Hortense déploie une nouvelle version
1 du « t’as mal où ? » Elle interroge la cause de
Le Petit Chaperon rouge la souffrance maternelle au-delà de la maladie
en la rapportant à son être de femme délaissée
2 par un homme, mère toute à ses filles. S’ouvre
Une troisième période s’amorce autour du
jeu du Petit Chaperon rouge. Hortense y met alors la dernière période qui sera marquée par
3 en scène un loup dont elle parle au féminin : des histoires d’amour.
« Le loup, elle veut manger le chaperon
4 rouge », dit-elle. Je demande comment elle Des histoires d’amour
va faire pour se défendre : « Elle se cache
5 derrière un arbre », me répond-elle tandis que Hortense s’exclame : « papa et maman, ils
je dois le dessiner. Puis elle s’inquiète : « Le sont plus amoureux. Maman elle est souvent
6 loup va la manger ». Je lui rappelle qu’il y a énervée ! ». Dans notre jeu, le papa invite la petite
un chasseur dans l’histoire. Elle me demande fille et Hortense dessine une princesse qu’elle
7 de le dessiner et, sur une autre page, me fait choisit d’emporter chez elle. En répondant à
représenter le Chaperon rouge « toute seule », l’invitation du père, Hortense choisit donc de se
8 faire princesse. Une autre fois, elle me parle de
puis « le loup tout seul » et ensuite « papa
loup et maman loup ensemble », à propos sa robe de Cendrillon et avec sa baguette de fée
9
desquels elle commente qu’ « ils s’ennuient elle observe : « C’est pas gentil de transformer les
10 de la petite chérie » puis prend soin de faire hommes en grenouilles. » Hortense interprète
figurer « maman toute seule ». Par cette mise une nouvelle fois le discours maternel selon
11 en scène de la métaphore paternelle, Hortense lequel le père ne vaut pas plus qu’une vilaine

– 31 –
grenouille. Puis, après m’avoir demandé de la de gouffre qu’il ne peut désigner que par un
CPCT
transformer en cheval, elle se roule par terre, geste, la main tordue sur l’estomac. Il évoque
hennit, se cache et me demande : « tu me l’absence de dialogue avec ses parents et son
retransformes en fille » et commente aussitôt : angoisse face à l’anorexie inquiétante de sa
« Je suis une petite fille abandonnée. ». C’est fille qui refuse maintenant tout traitement. Il
donc sur le mode de l’abandon qu’elle interprète fait de fréquentes colères démarrant par ce
son être de fille. Abandon qui équivaut à n’être qu’il nomme une « fulgurance », « désordre
pas toute prise dans l’être maternel comme intime, brèche dans laquelle le corps se défait »,
en témoigne le jeu au cours duquel elle prend modalité pulsionnelle dont on perçoit que cela
les canards qui sont cette fois bébé, petite fille pourrait faire déclenchement. Ce signifiant
et maman et m’indique que l’une est au pays auquel il ne peut donner aucune signification
des bananes, la seconde en Afrique et maman n’est pas pris dans la chaîne signifiante,
en France. Hortense construit une géographie exprimant une angoisse pure.
dans laquelle maman et les filles sont donc Lorsqu’il entreprend le traitement, il dit avoir
désormais séparées. Lors de la dernière été soulagé par les deux séances de consultation.
séance, tandis qu’elle me propose que nous Il a pu, dit-il, s’expliquer clairement, ce terme
dessinions un cirque dans lequel nous plaçons « s’expliquer » signalant une opacité, non une
deux personnages qui se donnent la main, elle demande de savoir. Il a été écouté, lui qui ne
commente : « elle, c’est la chérie de lui ». À la l’avait jamais été, signe du nouage d’un transfert
fin de cette dernière séance, je lui demande : au CPCT.
« Alors, les amoureux, tu me les laisses ou tu les Dès la première séance, la méfiance est sensi-
emportes ? ». « Je veux les emporter », dit-elle. ble. Distant, le regard inquisiteur, il m’observe,
tente de vérifier la pertinence de ma présence
Pour conclure et de mon écoute, indiquant ainsi le risque d’un
transfert négatif, ce qui a rendu d’autant plus
Parce que le « t’as mal où ? » lancé par nécessaire l’attention à porter aux points sur
Hortense n’a pas d’emblée été figé dans un lesquels pourrait se fonder le nouage du transfert.
savoir sur la maladie de la mère mais accueilli Il fut enfant solitaire, détestant les groupes et
comme une énigme, il a pu ouvrir à un amour l’école. Sa mère, autoritaire, savait tout, décidait
de savoir sur son être de fille, via une nouvelle tout. Avec elle, on ne discutait pas. Avec son
façon de se servir de son père, la conduisant père non plus, car celui-ci n’avait rien à dire.
finalement à élaborer ses premières versions de Carent, sans opinion personnelle, il avait suivi
l’amour. Moins vouée à soulager la souffrance sa femme, lui renvoyant toute décision, tout avis.
maternelle, Hortense a pu se dégager de la Partenaire de jeu et de sport, il a donné le goût
« mamorte » pour préférer l’éclat de la Princesse. du football à L. qui a voulu en faire son métier.
Après une scolarité médiocre, L. est parti,
animé par la passion du football, dans une ville
S éloignée du domicile parental pour faire un
cursus Sport-Études. Perdu sans ses repères
1 habituels, pour contenir la sensation de gouffre,
il marchait, errant. Il ne se sentait bien que
Une femme douce lorsqu’il jouait au foot car c’est « un terrain clos
2 dans lequel personne n’a le droit de pénétrer »
Francine Champion ou parce qu’il était avec un éducateur qui
3 reconnaissait et ses capacités et son mal-être.
S’il a échoué à être un grand sportif, du moins
4 Dans un état de profond désespoir, L. est-il devenu éducateur.
s’adresse au CPCT. Il souhaite être enfin Il a énormément travaillé pour sa formation
5 entendu. Il y a dix ans, un rêve l’avait beaucoup d’éducateur puis, pendant dix ans, dans la
angoissé. Le médecin qu’il avait consulté avait restauration pour devenir éducateur spécialisé,
6 dit, péremptoire : les rêves, ça se dépasse. Sa formant des jeunes à faire la cuisine.
demande était restée lettre morte. À ma demande, il me dit son rêve : « Ma
7 Âgé de quarante-six ans, meurtri, ravagé, femme était dans une coulée de boue. Je voulais
traits tirés, son regard exprime une tristesse l’en sortir. Un jeune était là. Il a dit : Il n’y a rien
8 insondable, une attente anxieuse. à faire. »
Il voulait parler de ce rêve non pour en
9 Une urgence subjective demander une signification, car il dit le trouver
très simple, mais à cause de l’horreur et de
10
Au CPCT, reçu en consultation, il est en l’angoisse qu’il a éprouvées et dont j’ai pris acte.
11 souffrance, désarrimé. Il éprouve une sensation Il ne peut rien y associer ou interpréter, signe

– 32 –
de la forclusion phallique. Il s’agit d’un voile mis Il y a son ex-femme, choisie parce qu’elle
CPCT
sur « l’émergence d’un Réel sans loi »1, rejet était douce. Alcoolique, droguée, pas moyen de
d’une haine pour sa femme, inconcevable pour s’expliquer avec elle, « soit elle gueulait, soit elle
lui mais à l’œuvre dans le rêve. Ce qu’il vient se taillait ! », source de colères irrépressibles. Il
chercher au CPCT, c’est, dit-il, « une certaine aurait néanmoins préféré rester avec elle, mais
paix », demande humble, mesurée. elle est partie avec un amant.
Il y a l’autre femme qui l’aimait « d’un amour
La question de la structure fou ». Rencontrée lorsqu’il avait dix-sept ans, elle
incarne la féminité. Elle possède le savoir et est
Au commencement, il y eut, pour lui, un hors normes. Libre, elle vient, elle repart, d’où
bruit qu’il a été possible d’identifier comme leurs relations toujours difficiles. Elle lui avait
phénomène élémentaire au fur et à mesure de proposé de la suivre hors métropole. Informée,
l’éclairage apporté par le traitement. Âgé de sa femme, en réaction, décida de cesser de boire
cinq ans, jouant seul dans le jardin, il entendit et commença une psychothérapie. Craignant un
un moteur d’avion au bruit si particulier qu’il échec insupportable, il resta. Il ajoutera qu’il
pourrait encore le reconnaître. Pour la première n’aurait pu annoncer son départ à ses parents,
fois, il éprouva une sensation de vide étrange surtout que cette femme avait dit : « Quand je
soufflant comme le vent qu’il redoute encore veux quelque chose, je l’obtiens toujours. » Mots
maintenant. C’est peut-être ici le moment de qu’il ne fallait pas, mots de trop, le ravalant au
déclenchement de la psychose, dans cette scène rang d’objet.
où le père est absent, bricolant dans la maison, Il y a sa fille aînée, aimée et aimante mais qui
absence non symbolisable, il n’a pas la bobine refuse les repas d’un père cuisinier, « grignotant
du petit Hans, qui revient dans le réel sous la des saloperies qu’elle recrache », et qui un jour
forme de ce bruit singulier qui le laisse perplexe, partira. Or il redoute la solitude. Ce sont des
perplexité propre à la psychose. Ce phénomène sources d’angoisse.
élémentaire a détaché le sujet de son corps, le
laissant étranger à lui-même. Il est alors, dans Transfert et nouage
ce moment, devenu ce bruit.
Il évoque les repas, suivis de jeux sportifs, Le vent du vide, ressenti par ce patient dans
souvenirs heureux dans la famille paternelle. l’enfance et qui évoque les mots de Marguerite
Côté maternel, les repas étaient sans plaisir. Duras dans La pluie d’été s’est transformé en
La sœur de sa mère n’est-elle pas anorexique sensation de « gouffre ». Ces phénomènes,
elle aussi ? J’interviens : « La question de dont jusque là il n’avait jamais parlé, il a pu me
la nourriture est omniprésente dans votre les dire, ce qui lui a permis d’affirmer : « Je ne
famille ! » Ce commentaire sera repris, d’abord suis plus seul ». Et, ajoute-t-il, lorsque surgit
avec réticence puis comme signe de mon écoute. une source d’angoisse ou de colère, « Je pense
Plus tard, il pourra dire : « La nourriture n’est à vous et ça me calme ». C’est l’appui que lui
S pas omniprésente, elle est omnipotente ! », offre le transfert en cela qu’il confie un savoir
comme la mère. qui le rend perplexe. L’analyste est supposé
1 À la quatrième séance il dira qu’il avait pensé savoir se débrouiller de cette perplexité. Il fait
que je pourrais ne pas l’écouter, ou même le de l’analyste son partenaire-symptôme.
trahir. Cet aveu marque la confiance établie, Comme effet du traitement, s’est construite
2 modalité du transfert. « Vous m’aviez à l’œil ! », une solution de nouage entre réel, imaginaire
lui dis-je en plaisantant, pointant ici le risque et symbolique. De l’objet oral qu’il engouffrait,
3 apaisé d’un transfert négatif, ce qu’on peut déjà remplissage avide du corps, il a pu faire une
lire grâce à la prise en compte et au respect de création reconnue, un lien social. Son travail
4 sa structure. constitue pour lui un Nom-du-Père.
Il y a la mère qui dirige, ordonne, n’écoute Il est apaisé, l’inquiétude quant à sa fille
5 qu’elle-même. Enfant, passif, il obéissait. est devenue supportable, la tenue soignée,
Maintenant, ne sachant guère faire autrement, l’expression souriante. Il s’est mis à parler à
6 il a besoin de règles. À la fin de chaque séance, l’analyste au lieu de parler en restant seul,
je lui donnerai donc un thème à aborder lui plongé dans l’angoisse. Pour que le transfert
7 permettant de tenir compte de l’omnipotence tienne, je me suis faite « instrument » docile
maternelle à laquelle il s’est toujours soumis, à sa position subjective : obéir pour éviter la
8 tout en l’en extrayant par la recherche de sa précipitation dans l’angoisse. L’analyste a mis
singularité, d’un appui possible. C’est une la plus grande attention à respecter cette forme
9
modalité essentielle du nouage du transfert à du rapport à l’Autre qui lui permet d’éviter le
l’instar de celle qui, pour lui, fait exister l’Autre déclenchement de phénomènes élémentaires
10
comme sur le terrain de football. Des règles et a pris soin de renforcer suppléances, et goût
11 dans un terrain clos. pour des activités diverses.

– 33 –
Je lui demande : « Votre ex-femme avec son Le transfert noué au CPCT a fait bord et a
CPCT
alcoolisme, ses gueulements, en quoi était- permis de subjectiver ce qui était phénomène
elle douce ? » Il me répond : « Elle avait la voix élémentaire. Le transfert lui a permis une
douce ». Espérons donc que j’aie la voix douce, bascule subjective. Il a pu opérer un passage de
hypothèse d’un appui sur un objet a, et que j’aie l’objet voix qui le persécute à la prise en compte
pu en jouer pour boucler un cycle et arrimer ce d’une voix qui l’apaise, se mettant à aimer la voix
sujet en équilibre si précaire qu’il a pu lui faire douce, s’accrochant ainsi à l’objet voix comme
dire : « Il faut que je décolle ». Le « il faut » pacificateur.
signe la soumission à l’injonction. Cependant
ne témoigne-t-il pas ainsi du fait qu’il est dans
l’avion, cherchant à décoller de l’omnipotence 1 Miller J.-A., « Le réel est sans loi », La Cause freudienne,
n° 49, novembre 2001, pp. 7-19.
maternelle afin de n’être plus précipité dans
le gouffre, de n’être plus assailli par un bruit
insolite et angoissant ?

2
© Romain Gajac
3

5
6
7
8
9
10
11

– 34 –
Interview de Stella Harrison à impliquait-elle de se « mêmer », comme l’écrit
arts & lettres
Lacan dans Encore, conduisait-elle à l’illusion de
propos de l’ouvrage collectif
complétude ? Il fallait démontrer, et par des cas
qu’elle a dirigé, aux éditions saisis au un par un, que le non-rapport sexuel
Michèle, mars 2013 : pensé par Lacan entre un homme et une femme
pouvait s’appliquer à deux sujets de même sexe.
Elles ont choisi : Et c’est alors, précisément grâce à une
seconde rencontre, joyeuse cette fois-ci, que je
les homosexualités me suis sentie moins seule avec ces questions.
Fabian Fajnwaks évoquait en mars 2012, à l’ECF,
féminines le cas paradoxal d’une femme hétérosexuelle
dont la rencontre homosexuelle avait ouvert
pour elle la voie de l’hétéros, la voie à l’Autre
Par Marie-Christine Bruyère
sexe, « là où le rapport hétérosexuel l’avait
laissée, l’avait enfermée dans l’hommosexualité,
avec deux « m » comme l’écrit Lacan dans
Lettre mensuelle : Cet ensemble de textes,
Encore »3.
unis par une réflexion et des témoignages sur les
homosexualités féminines, « tombe » dans une
LM : Vous donnez à la notion de choix la dignité
actualité des plus brûlantes. Vous avez pris la
d’un titre et l’élevez à la hauteur d’un concept.
direction de ce travail collectif ; pouvez-vous nous
Pouvez-vous nous dire un mot sur ce terme et
dire en quoi votre désir a anticipé sur les récents
son développement dans l’article dont vous êtes
événements ?
l’auteur ?
SH : Je n’ai rien anticipé. La réalisation de
SH : Je vous remercie de cette si juste lecture !
l’ouvrage et ces événements (que vous évoquez)
Freud ne l’a-t-il pas fait avec ses textes sur le
sont tout à fait indépendants. Une heureuse
« choix de la névrose », Neurosewahl ? Et Lacan
tuché que cette concordance... des temps ! Je
ne nous éclaire-t-il pas avec cette formidable
n’avais pas en tête qu’un projet de loi sur « le
révolution, qui fait d’un homme un sujet qui a
mariage des couples de personnes de même
« choisi » de se ranger côté mâle de la sexuation,
sexe » était en cours lorsque l’idée de cet ouvrage
dans la fonction phallique ? Tirons jusqu’au bout
m’est venue en mars 2012. J’étais depuis
les conséquences de cette affaire pour l’un et
longtemps interrogée, et par des questions
l’autre sexe, à savoir que celui qui choisit de
théoriques, et par des critiques répétées contre
se ranger côté Homme, dans les tableaux de la
la psychanalyse. Certains auteurs attaquent
sexuation, jouit du fantasme et ne peut atteindre
Freud, et Lacan particulièrement, sur leurs
son partenaire sexuel que par celui-ci, cause
théories dites homophobes.
de son désir. Si La femme n’existe pas, nous dit
Deux soirées à l’ECF ont été à la source de
S Lacan, une femme, ça existe, et c’est un sujet
cette nécessité d’un ouvrage pour répondre à
divisé dans sa jouissance. Une femme peut
ces points.
1 avoir rapport à S(A/) et au phallus. Une femme
La première date déjà du siècle précédent,
peut encore, sous certaines conditions, et sans
avec l’invitation de Didier Éribon, en 1997.
doute doit-elle le choisir, se trouver Autre à elle-
2 Il n’avait eu de cesse d’attaquer Lacan, ne
même.
mentionnant alors que ses premiers Séminaires
Lacan reprend à plusieurs reprises ce concept
3 qui s’appuient solidement sur le Nom-du-Père
et surtout dans Le sinthome. Dans Encore il
et l’Œdipe. Il n’avait pas encore écrit son livre au
nous dit que le choix est là. « Il est permis à
4 titre alléchant : Échapper à la psychanalyse.
tout être parlant, qu’il soit homme ou femme
Je me demandais, par ailleurs, comment
anatomiquement, de s’inscrire dans un mode de
5 penser « les homosexualités féminines » au
jouissance ou dans un autre, dans un discours
regard de la féminité. Dans l’enseignement
ou dans un autre ».4
6 de Lacan, la position féminine consiste
Le concept de choix m’est en effet paru
pour une femme, avec un homme, à se faire
fondamental pour éclairer le cas de Jane :
7 semblant de phallus. Comment comprendre
après une interprétation de l’analyste, il y eut
les homosexualités féminines dans l’optique de
un avant et un après, une mutation subjective
8 ces deux citations : « Disons hétérosexuel par
sidérante, un virement de bord radical et décidé
définition, ce qui aime les femmes quel que soit
de l’orientation sexuelle du sujet. Rien moins
9 son sexe propre »1, et « Ce dont il s’agit quand
qu’un choix. Sortie de sa séance, Jane quitte son
il s’agit de sexe, c’est de l’autre sexe, même
amant pour choisir rapidement de rencontrer
10 quand on lui préfère le même »2  ? Une femme
une femme ; elle peut choisir de vouloir ce
pouvait-elle rendre une autre femme Autre à
11 elle-même ; une relation sexuelle entre femmes
qu’elle désire.

– 35 –
LM : Ce qui est remarquable au travers des aussi, la distinction de Freud : non sur le choix
arts & lettres
témoignages cliniques ou pris dans la littérature d’objet, mais sur la position affirmée et décidée,
c’est la grande variété. Cette diversité autorise à précoce, consciente et agie, en opposition
parler des homosexualités et des homosexualités avec la tendance inconsciente, insue du sujet
féminines : un pluriel. C’est un grand chantier et n’aboutissant pas à un acte sexuel, qui
théorique que vous avez ouvert. caractérise Dora.
Je dirai qu’avec Le sinthome, il ne s’agit plus
SH : Il s’agit bien d’un chantier. Je le réalise dans une analyse, de déchiffrer le symptôme,
en reprenant l’ouvrage à crayon reposé. Pas pervers ou pas, mais de faire usage du sinthome.
de séries, de répartitoires tranchés, mais des Comment Sylvaine, Jane, Mathilde, Mireille
aperçus sur des sujets au un par un. C’est parce se débrouillent-elles avec ce symptôme qui
que ces homosexualités ne relèvent pas d’une concourt à leur être ?
structure unique que Marie-Hélène Brousse
cherche à dégager trois fonctions cliniques
différentes de l’homosexualité féminine. 1 Lacan J., « L’Étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001,
p. 467.
Rien à voir entre la plongée dans le désir de 2 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, ... ou pire, Paris, Seuil,
Mathilde, l’héroïne de Colette Audry, et l’amour 2011, p. 155.
des femmes exclamé de Mireille Havet, si loin 3 Harrison S., Elles ont choisi : Les homosexualités
féminines, Ouvrage collectif, éditions Michèle, Mars 2013,
lui-même du « Féminissime L Word » avec ses p.112.
variations infinies ; rien de comparable entre le 4 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil,
cas d’homosexualité très précoce, non adressé 1976, p. 74.
5 Harrison S., op. cit., p. 26.
à l’analyste de Sylvaine, et celui de Jane, dont 6 Mahjoub L., « En quoi la jeune homosexuelle est-elle
l’homosexualité est fruit de l’analyse. Rappelons perverse ? », La Lettre mensuelle, n° 88, avril 1990, p. 26.
que Freud, lui, n’a pas encouragé celle d’Anna... 7 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 187.
Freud !
COUV HOMOFEM COMPLETE 16/01/13 21:10 Page 1

LM : Est-on autorisé à penser que la psycha-

Elles ont choisi


nalyse, à contrario de ceux de ses détracteurs Ouvrage collectif dirigé par
Ouvrage collectif dirigé par Stella Harrison

qui la qualifient de réactionnaire, a ouvert la voie Stella Harrison

Je est un autre
àLesunehomosexuaLiTés
reconnaissanceféminines des positions subjectives
homosexuelles
Ouvrage collectif dirigé par ? En particulier la lecture du
Stella Harrison
dernier enseignement de Lacan a-t-elle permis une
révision de
Cet ouvrage est l’homosexualité,
né de au-delà
ce constat : la psychanalyse est très attaquéedes anciennes
sur le terrain
de l’homosexualité, elle est souvent tenue pour normative, nostalgique d'un Nom-
catégories indexées de
du-Père et d’un ordre symbolique de fer. la « perversion » ?
De nombreux théoriciens du genre, et des auteurs queer, souvent relayés par les
Les homosexualités féminines

medias, critiquent encore beaucoup Freud et Lacan en raison de leurs théories


SH : N’oublions pas en effet que ce n’est qu’en
prétendues conservatrices.

1973 que la catégorie d’homosexualité a été


Il se trouve pourtant que la psychanalyse, pratique qui remet sans cesse la doctrine
en chantier, modifie le discours tenu sur l’homosexualité. Freud la sortit définiti-
S retirée
vement du champ de des la déviances,
liste des voire destroubles
dégénérescences, mentaux
quant à Lacan, c’est du DSM.
en s’attachant à définir l’hétérosexualité qu’il a ouvert la voie des homosexualités.
Pourquoi placer les homosexualités
Si cet ouvrage collectif évoque « les » homosexualités féminines, c’est que l’orien-
féminines
1 dans le registre
tation lacanienne appelle à penserde l’homosexualité
la perversion au pluriel. Les alorsavancéesque sur la Lacan Marie-Hélène Brousse
sexuation rendent nécessaire cette distinction saisissante : tout sujet, qu’il soit Fabian Fajnwaks
dit
homme hétérosexuel
ou femme anatomiquement, tout peutsujet
se rangerqui aime
côté homme lesfemme,
ou côté femmes, Nathalie Georges-Lambrichs
dans un mode de jouissance ou dans un autre, dans un discours ou dans un autre.
quel que soit son sexe propre ? Père-version, Stella Harrison
2 De ce fait, l’expérience de la psychanalyse est audacieuse.
subversion ?
Catherine Lazarus-Matet
Pascale Pillet
Ce livre fait le pari de démontrer que cette démarche, hors-standard et hors-normes,
Laura Sokolowsky
Nous utilisons à plus soif le cas de la jeune
peut conduire à une légèreté inédite, une fierté, oui, discrète, car un peu à soi.

3 homosexuelle, mais avons-nous saisi les


Préface de Éric Laurent
Postface de Philippe Lacadée
Elles ont choisi

Avec la contribution de Marie-Hélène Brousse, Fabian Fajnwaks, Nathalie Georges-Lambrichs,

Elles ont choisi


ressorts de Lazarus-Matet,
Stella Harrison, Catherine sa « perversion Pascale Pillet et Laura » ? M.-H.
Sokolowsky. .
Brousse5
4 mentionne
ciation Mondiale de Psychanalyse (AMP), de l’Envers de Paris-ECF. Elle est co-vice-présidente de l’associationqui ne
l’état des travaux récents
Stella Harrison est psychologue, psychanalyste, membre de l’École de la Cause Freudienne (ECF) et de l’Asso-

valident pas nécessairement le diagnostic de


des Psychologues freudiens.

5 Collection Je est un autre dirigée par Philippe Lacadée


9 782815 600125
ISBN : 978-2-8156-0012-5

perversion. Lilia Mahjoub, réexaminant jadis ce Les homosexuaLiTés féminines


cas, interrogeait ce point crucial6 : « Comment,
6 dès lors, trancher la question de la perversion
chezEditions un sujetwww.editionsmichele.com
Michèle qui, de toute façon19–€comme il en va Editions Michèle
7
Editions Michèle

de toute perversion – est introduit à l’Œdipe ? »


Elle insiste sur ce pas décisif de Lacan : « Ce
8 n’est pas parce que son père la déçoit que la
petite malade de Freud, dite l’homosexuelle,
9
devient homosexuelle – elle aurait pu prendre
un amant. Chaque fois que nous sommes
10
dans la dialectique de la pulsion, autre chose
11 commande. »7 M.-H. Brousse rappelle, elle

– 36 –
Almodovar et démarche tout à fait fantaisiste, elles réinventent
arts & lettres
les rapports sociaux par le seul moyen de la
Tarantino, deux parole – l’invention d’une lalangue –, ouvrant
ainsi la voie à une modernisation des mœurs
précieux ridicules et mettant l’accent sur la prise en main de tout
un chacun sur son propre désir. Benedetta
Craveri dans L’âge de la conversation, dira que
Guido Reyna
par cette mise en avant de sa singularité et
grâce aux artifices de la mondanité, la précieuse
« pouvait triompher finalement de la réalité
Les deux enfants terribles du septième en l’emprisonnant dans une métaphore […],
art viennent de nous offrir cette année, des n’existant pour elle que ce qu’elle acceptait de
deux côtés de l’Atlantique, des scansions nommer »1. Outre la question du style singulier
baroques et ludiques sur notre époque de crise et baroque, manié aussi bien par le réalisateur
contemporaine : un Django Unchained et des du Tennessee que par celui de La Mancha, une
Amants passagers. Ces deux films s’appuient marque partagée avec les Précieuses sera celle
sur des œuvres cinématographiques singulières du rapport à l’humour ironique, subversif, cruel.
dont le traitement du réel a toujours été marqué Cependant il ne faut pas y oublier la dimension
par un mouvement paradoxal : entre une sexuelle, qui traverse et marque les corps de
certaine légèreté « perverse polymorphe » et manière très différente et cocasse dans les deux
une dimension dialectique consistante. Cette films, puisque, comme le dira Lacan, « le jeu
fois-ci ils abordent, avec des façons plus ou sexuel le plus cru peut être l’objet d’une poésie,
moins initiatiques, plus ou moins anecdotiques sans que celle-ci perde pour autant une visée
mais toujours décalées, l’organisation de la sublimante »2. Et c’est justement à cet endroit
Chose freudienne qui a pris la forme d’une sorte que nous pouvons parfaitement imaginer
de sauvagerie et de compulsion du plus-de-jouir comment Molière se serait joué de nous,
globalisé, aussi bien dans la Vieille Europe que puisqu’en écrivant et créant Les Précieuses
dans le Nouveau Monde. ridicules en 1659, au lieu de les caricaturer,
Une première remarque, peut-être en il essayait tout simplement de se moquer
résonance directe avec la problématique des de ce qu’il y avait de plus « moderne » parmi
43e Journées de l’ECF, consisterait à dire que ses contemporains. De ce fait nous tenons à
l’un comme l’autre font du « trauma » et de inscrire les dispositifs cinématographiques
cet événement qui a laissé sa marque dans le de Tarantino et d’Almodovar comme étant de
corps, une bonne part de leur matière première. ceux qui articuleraient, à travers une parole
Cette manipulation artistique de la notion de déliée, subversive et « précieuse », une position
« trauma » se ferait ainsi sur plusieurs niveaux : subjective fabriquée dans la singularité de notre
à travers une détermination du destin singulier rapport au « trauma », en nous permettant de
des sujets à leur insu, des conséquences sur la façon ludique, et traversée aussi souvent par le
S configuration des liens sociaux dans lesquels ils ridicule, un accès à un aperçu sur notre propre
évoluent et des effets sur les enjeux politiques désir : « tantôt trauma, tantôt plaisir exquis »3.
1 auxquels ils sont en proie. Ainsi, pourrait-on voir
cette opération parfaitement traduite par les
2 métaphores identificatoires que nous offre ce 1 Craveri B., L’âge de la conversation, Paris, Gallimard/
Chevalier-esclave noir traversant les épreuves NRF, 2002, p.180.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la
3 du Far West pour rejoindre sa Dame : « Quand psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 191.
un allemand croise un Siegfried dans la vraie 3 Lacan J., Conférence John Hopkins Université 1966, cité
4 vie, ce n’est pas rien », ou ce radeau loufoque et dans Lacan Quotidien, n°308, 2013.
débridé de la compagnie Péninsule (Ibérique?) :
5 « Sur ce vol va se passer un truc énorme qui
nous affectera tous ! ». Notre commentaire
6 portera plutôt sur les incidences d’un arrière
fond plus profond pour les deux réalisateurs,
7 que nous articulerons comme héritant du Grand Au-delà de l’objet
Siècle et plus précisément avec celui qui fut
8 le mouvement des « précieuses ». En effet il Philippe de Georges
s’agit de ce groupe de femmes qui, pendant le
9 règne absolutiste du Roi Soleil, et jusqu’alors
contraintes à un rôle purement domestique, Il ne ferait pas bon vivre dans La République
10 revendiquent leur droit à la liberté sentimentale de Platon. Pas plus dans sa version new look
et même conjugale. S’inspirant dans l’idéologie imaginée par Alain Badiou1. Comment loger la
11 et la littérature de l’amour courtois, et par une psychanalyse dans une cité où la vérité supposée

– 37 –
serait une, entière, droite et éternelle ? La Aimer, c’est changer de discours, c’est-à-
arts & lettres
singularité à laquelle l’analyse s’attache plus dire de place et d’énonciation. Telle est l’une des
que tout, la différence absolue et le souci du clefs que J.-P. Lucchelli met en évidence dans sa
sujet n’y auraient vraisemblablement pas plus lecture éclairée par Lacan – et par Rimbaud aussi.
de place que les poètes, accusés par Socrate de Pour autant, la relation asymétrique, et cependant
se vouer à la parole menteuse. réciproque, de l’aimant et de l’aimé est-elle conçue
dans Le Banquet comme un échange où le savoir
À priori, l’air est plus respirable dans Le est un des termes qui se transmet.
Banquet qu’on ne cesse de revisiter. Quelle Reste la question de la cause, c’est-à-dire de
époque n’a pas eu sa lecture de ce dialogue ce qui pousse à l’amour. Unité perdue et nostalgie
étrange et parfois déroutant ? Quelle école de de l’harmonie sont autant de fantasmes ou de
pensée n’y a pas consacré débats, séminaires baudruches que le dialogue crève. Mais les uns
et colloques ? Le champ analytique n’est pas en et les autres interrogent la part de la sexualité,
reste, depuis que Lacan y a puisé, par une lecture de la différence des sexes, des conditions sociales
rigoureuse et serrée, un précieux matériau et des âges dans l’échange, démontrant à l’envi
éclairant la question de l’amour de transfert. que l’amour s’inscrit précisément sur le fond
Presque deux cents pages de ce Séminaire2 sont de l’inexistence du rapport sexuel. En tout cas,
consacrées pour notre bonheur au commentaire impossible est-il d’atteindre « l’être véritable »,
du Banquet, avec comme visée principale « Le tant la perte de l’objet elle-même apparaît comme
ressort de l’amour ». C’est là qu’émergent cause ultime du désir et de l’amour. Lucchelli met
rien de moins que le sujet supposé savoir et brillamment en valeur l’a-topie de Socrate, qui
l’agalma. situe son discours, et le dispositif dialectique, dans
les antécédents du discours analytique.
On ne s’étonne donc pas que de nombreux Il n’y a pas trop de références précieuses et
analystes aient repris le texte de Platon en précises – parmi lesquelles on retrouve avec
amont de ce qu’en dit Lacan, cherchant dans plaisir Alexandre Kojève, Léo Strauss et Hannah
l’affrontement qui s’y joue les clefs des questions Arendt – pour nous faire saisir tout ce que ne
toujours actuelles du désir et de l’amour. Ainsi, cesse de receler cette sorte de silène. Laideur
Juan-Pablo Lucchelli s’y risque-t-il à son tour, proverbiale de Socrate, mystère toujours
avec une érudition certaine qu’il met au service de nouveau de ce que l’enveloppe charnelle est
cette « étude lacanienne ».3 Le titre met l’accent supposée voiler.
sur ce qui est sans doute pour nous l’enjeu
principal de l’œuvre comme son apport principal C’est à cet « objet noyau », l’agalma que tout
à la doctrine analytique. Au-delà du contexte remonte sans cesse, au-delà des embrouilles
immédiat que Lacan décrivait ironiquement dont la petite affaire de Socrate et Alcibiade
comme « assemblée de tantouses, réunion de n’est qu’une illustration. Le Banquet nous
vieilles lopes » – ce qui a au moins le mérite de introduit à un au-delà de l’objet, qui dessine une
S souligner que l’amour ne tient pas compte de la authentique mutation dans la position du sujet
différence des sexes –, l’éloge de l’amour est en au regard du désir. « Plus il désire (le sujet), plus
1 effet ce qui permet le jeu dialectique subtil par il devient lui-même désirable »4.
lequel Socrate dévoile à Alcibiade l’objet de son D’où l’envoi final de Lacan : « C’est tous les
désir méconnu de lui-même. La manœuvre, qui jours la naissance d’Aphrodite ».
2 est proprement manœuvre du transfert, opère un
renversement par lequel l’aimé devient l’aimant,
3 c’est-à-dire celui qu’anime le manque. 1 Badiou A., La République de Platon, Paris, Fayard, 2012.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris,
Le récit de cette longue agape est une suite Seuil, 1991.
4 de propos où erastès et éromenos se succèdent, 3 Lucchelli J.-P., Métaphores de l’amour, étude lacanienne
dans leurs tentatives, à l’occasion comiques et sur Le Banquet de Platon, Presses Universitaires de
5 souvent vaines, de définir le secret de l’amour.
Rennes, 2012.
4 Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, op. cit., p. 158.
L’asymétrie des places est aussitôt ce qui
6 apparaît évident, tandis que se fait jour le fait
énigmatique, qu’au-delà de l’objet, chacun
7 dit viser « l’être de l’autre » qui s’avère n’être
jamais que le sien propre.
8
9
10
11

– 38 –
Test génétique individu la possibilité de connaître sa carte
psychanalyste étonné
génétique3, au-delà de tout discours médical.
symptomatique Maintenant, considérons le demandeur confronté
aux différents cas de figure que présen-
tent les résultats de l’autotest. Un des
Adela Bande-Alcantud résultats peut être la mise en jeu du pronostic
vital du demandeur voire de sa descen-
dance. Un autre peut confirmer le diagnostic
Récemment, j’écoutais quelqu’un de mon d’une maladie dont il a déjà les symptômes.
entourage revendiquer le droit à se faire un Un autre résultat encore peut apprendre
test génétique, sans raison précise, juste par à l’individu qu’il est porteur d’une maladie
curiosité, disait-elle. dont il n’a pas encore les symptômes mais
Dans la même semaine, je lisais les il sera porté à sa connaissance un certain
déclarations de la professeure généticienne pourcentage de risque de développer cette
Dominique Stoppa-Lyonnat1 : « Nous sommes maladie. Autant de possibles pour répondre à
plus sollicités qu’avant sur cette question, l’utopie d’une maitrise du risque et du hasard.
mais les demandes n’explosent pas ». En Le sujet peut-il échapper à son génome4
effet, aujourd’hui, le test génétique ne dépend sans être rattrapé par les effets aliénants
plus d’un acte médical car il est possible de du signifiant ? L’expérience analytique nous
réaliser soi-même « l’autotest » génétique. apprend que le plus grand risque pour le sujet
Il suffit de commander le kit du test sur est celui de la détermination du signifiant.
internet (comme n’importe quelle autre Pour conclure, j’apprendrai par cette
marchandise), puis d’envoyer un prélèvement personne de mon entourage, qu’après avoir
à l’entreprise étrangère (Eurodiag, DDC-DNA reçu les résultats, elle a préféré, à mon agréable
Diagnostic Center, Neodiagnostica). Cette surprise, ne pas en prendre connaissance. Cet
entreprise possède, dans différents pays acte signe ce qui est propre au sujet qui, en
(Allemagne, Espagne, Suisse, États- dernière instance, décide de se passer du
Unis…), plusieurs laboratoires (Gentest, résultat. Par là même, elle échappe à l’offre
Genomica, Identigene…) Ainsi, on peut du savoir-gadget scientifique. Ainsi, la pratique
trouver le test de Prédisposition Génétique de des tests génétiques n’évitera ni le réel de
certaines maladies (cancer, maladies du la rencontre du sujet avec le signifiant, ni la
côlon, maladies héréditaires) à des prix qui réponse du sujet face au réel.
vont de 160 € à 600 €. Les résultats sont
prêts dans la semaine. En France, cet acte de
« l’autotest » est réglementé et même pénalisé 1 Chef de service de génétique oncologique à l’Institut
d’une amende (15.000 € pour le test ADN de la Curie, Paris, 3e Journées de l’Agence de la biomédecine
qui ont eu lieu le 30 et 31 mai 2013.
paternité), mais ceci n’empêche pas sa pratique 2 De nombreux tests génétiques, vendus en accès direct,
commerciale. La réglementation française face ne sont pas considérés comme valides dans le système
S à la « génétique-gadget » est considérée par de santé en place. Cela signifie que leur qualité et leur
utilité n’ont pas été prouvées.
une certaine critique comme la conséquence du
1 retard de la France face à l’Amérique quant au
3 On apprend grâce à ses chromosomes quelles maladies
on a des chances de développer, avec le score de chacune
droit de l’individu à connaître son génome. en pourcentage ou quels sont les gènes dominants.
2 Ainsi, aujourd’hui, les progrès en biomédecine 4 Giacobino A., Lacan Quotidien, n° 331, 3 juin 2013.

et la liberté du marché2 donnent à chaque


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– 39 –
La guerre sans fin et
événements
sans contour

© Romain Gajac
Francis Ratier

Le Séminaire de l’Université Populaire


Jacques Lacan sur la guerre recevait, mardi
16 avril 2013, Alain Joxe, directeur d’études à une radicale nouveauté : révolution informatique,
l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. subversion de l’économique par le pouvoir de la
Marie-Hélène Brousse et Éric Laurent finance, effacement de la dimension politique et
s’entretenaient avec lui à partir de son dernier omniprésence de la guerre.
ouvrage : Les guerres de l’Empire global1. La révolution informatique imprime à la
guerre contemporaine sa temporalité.
« Anthropologue des stratégies »2 au long Elle ne l’impose pas qu’à la guerre.
cours de son œuvre, Alain Joxe nous parle des L’économie, sous sa forme financière, en subit
guerres de notre temps et nous en montre, à parallèlement le tempo. Guerre et économie
la fois, la logique complexe et les implications avancent désormais au pas du court terme
anthropologiques. et le système devient global en passant par la
Chaque époque a les siennes et la saisie de révolution informatique.
la Guerre s’éloigne sous les particularités des La gouvernance des marchés réduit à peu le
guerres effectives. rôle de l’état, de tous les états. Elle le limite à
Chevillés aux dimensions de la civilisation l’exercice de la fonction répressive qui permet
toute entière, les discours sur la guerre à «la main invisible du marché» de marquer
changent au fur et à mesure que le rythme chacun dans sa chair via « l’addiction »5 et
de l’histoire s’accélère. Alain Joxe en suit les relègue aux oubliettes de l’histoire leur rôle
méandres d’aujourd’hui, dans un contexte où les pacificateur et régulateur.
formes de la guerre se modifient rapidement. Cette profonde « métamorphose du
La « guerre sans fin » est désormais toujours politique »6 efface « la médiation politique
davantage au régime de l’illimité. Ni « duel à d’État » et rend « la politique insaisissable »7,
plus vaste échelle » ni « acte de violence destiné ne lui permet plus de saisir quoique ce soit
à contraindre l’adversaire à exécuter notre d’un monde à « configuration sans tête »8
volonté » et pas davantage « continuation de dans lequel les différentes temporalités se
la politique par d’autres moyens »3 la guerre réduisent à l’instantané. Disparaissent ainsi le
n’oppose plus des Tout(s) les uns aux autres. temps proprement militaire et celui de l’action
Ni le temps, ni l’espace, ni les populations politique.
S
concernées, ni son couplage avec la paix, ni « [...] Le centre de ce pouvoir financier
même les buts poursuivis ne lui font terme est partout, et sa configuration sans tête,
1 ou limite. Peu importe que « l’hirondelle parle l’irresponsabilité politique des “marchés” et
barbare », que tel ou tel peuple se trouve de les désordres de la spéculation augmentent
2 ce côté-ci du limes ou bien de celui-là, que la probabilité d’une catastrophe économique
les frontières soient ou non perçues comme mondiale »9, celle d’une catastrophe militaire
3 naturelles, que les valeurs et les sentiments aussi bien « [...] d’une guerre globale, pulvérisée
soient ou non partagées, la guerre discontinue en versions locales sur l’ensemble des sociétés.
4 de tous contre tous menace tout le temps en Cette “guerre” se chargerait de maîtriser la
tous lieux. révolte des différents niveaux d’esclavage
5 Les contours de la guerre modélisée par confédérés dans la globalisation. C’est en quoi
Clausewitz s’estompent tandis qu’apparaissent cette anthropologie prospective concerne le
6 des formes semi aléatoires de la guerre, débat stratégique… »10.
marquées par une profonde discontinuité dont Alain Joxe en appelle au « soulèvement
7 Marie-Hélène Brousse fait une caractéristique démocratique contre la finance mondiale »11
majeure des conflits actuels. dès lors que « La démocratie est une paix »12.
8 Il oppose en somme à « la guerre sans fin » les
Le sous-titre de l’ouvrage d’Alain Joxe en ressources de la civilisation et plonge loin en
9 énonce la thèse : Spéculations financières, arrière son regard pour discerner une issue.
guerres robotiques, résistances démocratiques.
10 Nous sommes entrés dans l’ère d’un Sur la longue, très longue durée, la narration
« néolibéralisme de guerre »4 qui entrelace dans continue proposée par Alain Joxe et mise en
11

– 40 –
valeur par Éric Laurent ordonne l’apparent
Quand les désirs
événements
chaos et la pulvérulence des phénomènes à la
matrice de l’expérience et de la théorisation
économico-politiques de la Grèce ancienne.
deviennent des droits
Il utilise la subordination de l’économique au
politique à l’aube de la cité pour comprendre le Pierre Falicon
monde contemporain et mettre en évidence que
la modernité confond ce que l’Antiquité disjoint. Le colloque1 a eu comme effet principal de
Dans le droit fil de la loi de Dracon sur le déplacer les lignes de perspective sur l’apport
meurtre qui interdit la vengeance privée et de la psychanalyse dans le siècle avec comme
installe la justice en pouvoir régalien, la forme ambition le refus de l’instrumentalisation de la
politique de l’état subordonne la production et psychanalyse.
l’accumulation de la richesse à son utilité sociale En effet, le constat est que l’Autre social
et la borne par les nécessités du maintien de n’existe plus comme distributeur de places, de
«la bonne loi» instituée par Solon au début du limites. Apparaissent d’autant plus présents
VIe siècle avant notre ère. Ce dernier « lève », les sujets de désirs qui demandent le droit au
« soulève le fardeau », interdit l’esclavage pour mariage pour tous, le droit à procréer pour tous,
dette et préserve ainsi l’existence d’un groupe le droit de décider de changer de sexe, de genre.
d’hommes, que l’on ne saurait encore dire La psychanalyse doit tenir sa place en ce qu’elle
citoyens, mais pourtant pas totalement définis questionne sur le devenir, clinique, éthique du
par leur sujétion économique. La polis, la cité, désir. D’autant que la psychanalyse avec Freud
dans les prolégomènes de sa construction, et Jacques Lacan, comme le rappelle Clotilde
veille à la conservation d’une commune mesure Leguil dans son intervention, a été pionnière
politique entre « le bon et le méchant ». dans la traversée des genres : la psychanalyse
Effacement des dettes comme symbole de interroge le sexe comme facticité contingente.
la libération de l’humanité, selon l’expression À leur suite, Judith Butler déconstruit le genre
d’Alain Joxe, la réforme de Solon est tout autant pour laisser le champ à l’improvisation de vie
affirmation de la suprématie du politique, de la livrée à la contingence. La différence des sexes
force de ses moyens d’action, de sa capacité à existe, mais n’est pas.
saisir et organiser le monde, de l’instauration
d’une limite au « modèle du chaos privé de Lacan dans le siècle
Hobbes »13. Elle plaide en faveur de la civilisation.
Jacques-Alain Miller nous rappelle que
Il n’est pas certain que nous puissions suivre J. Lacan lui-même n’a cessé déplacer les lignes
l’auteur jusqu’à ce point dès lors que, comme de perspective sur l’enseignement de Freud et
Éric Laurent nous le rappelle, la civilisation ne sur son propre enseignement. Il nous apprend
s’oppose pas à la guerre car « elle est mensonge un usage renouvelé de l’apport de Lacan. Ainsi
le Séminaire VI, Le désir et son interprétation,
S et poursuite de la pulsion par d’autres voies »,
daté de 1958-1959, peut nous aider à inaugurer
en même temps que la paix n’est pas l’horizon
des guerres de notre temps. Et pas davantage un autre abord de Lacan lui-même à travers
1 justement la question du désir. Non pas Lacan
celui des guerres d’hier à lire L’Europe Barbare
de Keith Lowe14. contre Lacan, mais une lecture plurielle de
2 ses apports qui nous remettent au travail
différemment.
3 1 Joxe A., Les guerres de l’Empire global, Éditions La De l’incroyable actualité de ce texte par rapport
Découverte, Paris, 2012.
2 Ibid., p. 70.
aux remaniements actuels des conformismes,
4 3 Selon les trois définitions que Clausewitz donne de la Jacques-Alain Miller d’emblée nous fait la
guerre. démonstration : « Lacan parle de nous. »2
4 Joxe A., op.cit., p. 59.
5 5 Ibid, p. 64.
« Je terminerai sur une remarque qui
6 Ibid, p. 17. introduit la place à laquelle nous devons nous
6 7 Ibid, p. 7. situer, nous analystes, par rapport au désir. Ça
8 Ibid, p. 6.
9 Ibid.
n’ira pas, en effet, si nous ne savons pas nous
7 10 Ibid, p. 88. faire une certaine conception cohérente de
11 Ibid., p. 207. notre fonction par rapport aux normes sociales
8 12 Ibid., p. 249.
13 Ibid., p. 67.
[…]. Cette dimension, celle du désir, se trouve
14 Lowe K., L’Europe Barbare 1945-1950, Perrin, 2012. dans un rapport d’interaction, d’échange, avec
9 tout ce qui, de là, se cristallise dans la structure
sociale. »3
10 Les deux journées, à travers les cas cliniques
présentés, précis, dessinant peu à peu la
11

– 41 –
nouvelle cartographie de notre réel, sont un embarras du désir ». Ainsi que le dit Stella
événements
apport précieux pour déchiffrer ce qui « nous » Harisson, « il ne suffit pas de se dire hétéro,
arrive aujourd’hui, grâce à Lacan éclairé par homo pour avoir la solution préformée aux
J.-A. Miller. Jacqueline Dhéret nous a introduits embarras du sexe ».
magnifiquement à la question de l’éthique et de Un apport particulièrement intéressant de ces
la politique lacanienne en montrant comment cas d’homosexualité est le nouage particulier de
dans les « épaves œdipiennes » propres au la signification phallique et de la mort : ainsi pour
monde contemporain, la psychanalyse s’appuie les trois sujets présentés par Hervé Castanet il y
sur l’abri qu’offre le langage au sujet. Elle a f0, « noce de la mort et de la vie », ainsi que le
soutient l’invention du dire de l’enfant. La petite montrent les dernières pages sur la perversion
fille qui se posait la question : « Si mon père du Séminaire Le désir et son interprétation. Là
est une fausse femme, que suis-je ? », se saisit aussi, comme pour les transgenres, il y a une
autrement de la rencontre avec la psychanalyste, interrogation sur le temps qui prend couleur
elle reprend sa voix pour dire des choses à sa d’éternité. La psychanalyse, elle, a comme mise
mère. a minima de parier sur la contingence, sur ce
qui vivifie le sujet à l’époque de la sortie de l’ère
Non au Réel du père où il était possible de déduire le choix
sexuel du sujet à partir du père, de l’universel.
Ainsi, le Séminaire Le désir et son interprétation
vient éclairer la difficulté rencontrée à définir la Nuancier du fantasme
certitude du transsexuel : le fait qu’il se sent
bien souvent très tôt, homme ou femme, en Jaques-Alain Miller amène le point décisif
dehors de tout marqueur biologique. S’agit-il de de ces deux journées à l’aune du Séminaire VI
la certitude psychotique, en lien avec un pousse- qui nous permet de retrouver les fondements
à-la femme ? François Ansermet déplace la de l’apport de la psychanalyse par l’École :
question. En une série de phrases percutantes, couleur et précision. Les certitudes univoques,
il rend compte avec précision de la clinique ainsi que l’ont montré ces journées d’études, se
contemporaine. Il ne s’agit pas tant de certitude sont élimées au profit de cinquante nuances de
que d’un gender fucker. Les sujets, à l’image de certitudes à l’époque où l’Autre n’existe pas, où il
la société liquide ne veulent plus d’irréversible, n’y a pas d’Autre de l’Autre, pas de garantie. Cela
il ne faut plus que l’enfant soit otage de son a comme conséquence, au-delà des normes
corps. La question se déplace en fait sur la sociales remaniées, l’effacement du terme de
temporalité plus que sur la différence des sexes. perversion, comme du terme de psychose.
Les sujets veulent revenir en amont de l’origine, Or, Jacques-Alain Miller remarque que le mot
et cela a pour conséquence d’affecter le réel de fantasme n’a pas été prononcé. Pourtant, se
d’un non. Pour eux l’origine fait symptôme, « ils référer au fantasme serait utile pour préciser
revendiquent un genre fluide. On veut jouir selon ces nuances et renouveler les perspectives sur
S son identité et pas seulement selon l’objet ». On l’expérience du désir.
se démarque du phallus en ce que la marque Le dernier mot avant le brouhaha qui nous
1 n’est plus faite pour marquer mais a effet de attend au-dehors de la Mutualité avec la
jouissance. manifestation contre le mariage pour tous,
à contre-courant du « remaniement des
2 Les embarras du désir conformismes antérieurement instaurés, voire
[de] leur éclatement », nous servira de viatique :
3 Ce que font apparaître les cas qui ont « Ces normes sociales, s’il est une expérience
présenté toutes les facettes des chassés- qui doive nous apprendre combien elles sont
4 croisés du désir sur ces deux jours – homme problématiques, combien elles doivent être
qui aiment les hommes, femmes qui aiment interrogées, combien leur détermination se situe
5 les hommes, femmes qui changent de genre ailleurs que dans leur fonction d’adaptation,
pour aimer une femme, etc. – c’est que l’amour c’est bien celle de l’analyste. »4
6 est enfant de bohême et que le désir du sujet
n’est pas réductible à la Loi. De même, ces
7 journées ont montré que l’homosexualité n’est 1 Colloque UFORCA pour l’Université Populaire Jacques
Lacan, le 25 et 26 Mai 2013 – Mutualité, Paris.
pas forcément liée à la parentalité ainsi que
8 l’actualité tente de le faire croire. Il n’y a pas
2 Miller J.-A., « Quatrième de couverture » in Lacan J.,
Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris,
« unification des comportements, comme le édition de La Martinière, collection Le Champ freudien,
9 2013.
rappelle Éric Laurent, mais diverses façons 3 Ibid., pp. 568-569.
10 d’être homo et ainsi pas quitte avec les 4 Ibid., p. 569.

11

– 42 –
L’enfant et le savoir
rebonds
Journée de l’Institut de l’Enfant, le 23 mars 2013
Véronique Villiers

Dans son allocution pour l’ouverture de la faux-semblant afin que le sujet puisse tenir
journée de l’Institut de l’Enfant1, Éric Zuliani dans le monde.
donne la tonalité de cette rencontre en situant Au cours de cette matinée il aura été question
dans la langue, voire le bout de la langue, ce également de la singularité de la traduction où
qui du savoir se révèle comme défaillant et la lettre sans signifié peut être le premier pas
se manifeste pourtant comme à venir. Dans pour traiter un réel, un premier chiffrage de
Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud la jouissance permettant l’accès à une langue
s’est intéressé à l’oubli des noms. Un mot partagée pour peu que le sujet puisse loger dans
vient à manquer, d’autres se bousculent à sa l’Autre la construction d’un savoir. Ce traitement
place mais pas le mot qui manque. À partir de du réel par la lettre construisant un bord entre
ce trébuchement, il met en lumière un savoir jouissance et savoir devient un maillage de la
nouveau, celui de l’inconscient qui ne relève jouissance.
d’aucun apprentissage mais révèle son lien à la
jouissance, sa profonde équivocité. En somme, L’après-midi présidée par Patricia Bosquin-
pas de savoir sans le nom qui manque. Caroz s’intéressera plus particulièrement à
Freud va porter un autre regard sur le savoir l’articulation entre savoir et apprentissages,
en s’intéressant aux théories sexuelles infantiles notamment lorsque ceux-ci font symptôme.
que se construisent les enfants face à l’urgence Telle cette fillette qui peut ne pas s’investir
de répondre à leur existence. Il trouvera alors dans le savoir scolaire en raison de son intérêt
dans le recel de ces élucubrations de savoir mobilisé par le désir de l’Autre maternel auquel
une vérité, mais aussi une réelle articulation il est nécessaire de plaire jusqu’à s’en faire
qui révèle en son sein un impossible logique le fétiche pour exister et se sentir aimée. Pas
procédant du réel du corps auquel les enfants d’attrait alors pour le savoir scolaire qui ne
se heurtent. En somme, pas de savoir sans se s’inscrit pas comme sublimation car ce que
faire son éducation seul avec un corps, et seul l’enfant veut savoir n’est pas lisible, cela ne
avec parfois quelques autres. Pas de savoir non s’écrit pas, il n’y a pas de rapport sexuel. Le
plus sans faire de la place à ce qui n’a pas de symptôme d’un enfant indique qu’il ne peut
sens comme le montreront les interventions au tenter de lire ce qui s’écrirait du rapport entre
cours de cette journée. un homme et une femme sans en être affecté
S dans son corps et dans son rapport au savoir.
Au cours de la matinée présidée par Alexandre Le symptôme est une écriture du non rapport
Stevens, les interventions soulignent comment sexuel même chez l’enfant. Pour la petite fille,
1
les inventions du sujet dans le transfert peuvent l’angoisse peut surgir face à ce qui est en jeu
traiter un réel mortifiant et l’effet de la coupure dans l’opacité même de la féminité quand par
2 symbolique redonner force de vie. En ménageant exemple elle y est confrontée à travers le corps
un accueil pour la singularité du sujet peuvent de la mère. En déconnectant le savoir de l’objet
3 alors s’opérer des scansions à partir de ses dires pulsionnel regard (pour savoir ce qu’il en est de
afin de les faire résonner autrement pour lui la féminité, la pulsion scopique était convoquée,
4 dans le cadre d’une analyse ou même de l’école il fallait voir pour ce sujet en analyse), Hélène
comme certaines interventions le montreront. Bonnaud nous a montré comment la fillette a pu
5 Ce travail qui permet un nouage corps et de nouveau investir le savoir autrement dans la
langue par l’effet d’une nomination, d’une mesure où celui-ci n’est plus recouvert par une
6 coupure (notamment lorsque le sujet se décolle autre question, c’est-à-dire un « vouloir savoir »
d’une identification mortifiante) constitue un qui concerne la féminité et l’absence de rapport
7 arrimage symbolique et redonne à certains sexuel. Face à ce qui faisait impasse pour lui,
sujets le goût d’apprendre en introduisant un l’enfant proposait son corps fétichisé en réponse
8 rapport nouveau au savoir. La création d’un à sa question portant sur le sexuel. Le transfert
espace vide laisse alors cette liberté au sujet aura été le lieu de la mise en acte de ce savoir
9 de pouvoir y loger son être. Si certains mots insu sur la féminité et permis le desserrage de
se situent un peu trop du côté du réel, alors l’identification précoce de la petite femme qui
10 celui qui les accueille doit soutenir la création manque à l’Autre. L’analyse aura empêché que
d’autres mots du côté du semblant voire du ne se stabilise un circuit de répétition, grâce à
11

– 43 –
l’analyste qui a su se faire point d’adresse du qui aura à se déployer dans la relation à l’Autre
rebonds
symptôme. pour peu que son message y trouve son accusé
de réception.
Nous avons pu entendre au cours de cette
journée comment et avec quelle adresse
l’analyste, l’enseignant et les adultes travaillant 1 « L’enfant et le savoir », Journée organisée par l’Institut
de l’Enfant – Université Populaire Jacques Lacan, le
auprès d’enfants ou d’adolescents, opèrent samedi 23 mars 2013, au Palais des Congrès d’Issy-les-
par leur position de réserve, de non savoir Moulineaux.
− « Le non-su s’ordonne comme le cadre du 2 Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le
psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil,
savoir », indique Jacques Lacan2 − à partir de 2001, p. 249.
la construction d’un savoir nouveau de l’enfant

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Dominique Gayman
LM galerie

Artiste plasticienne, Dominique Gayman vit et travaille à Paris.


Son univers, marqué par le voyage dont de nombreux séjours en forêt tropicale, associe des
préoccupations sociologiques et environnementales à ses pratiques artistiques.
L’expérience de la jungle, territoire de l’expédition et de l’observation de la biodiversité devient source
d’inspiration pour créer des installations et un univers pictural baroque et insolite.
Explorer cet uni-vert, le confronter à la société contemporaine, exprimer les tensions entre nature et
culture, penser un futur urbain où la nature reprend sa place, brouiller les frontières entre fiction et
réalité, multiplier les champs d’exploration dans des pratiques diversifiées : peinture, installations,
vidéos, sons.

3 « La nature sous perfusion »


Installation in situ, présentée aux Rencontres
4 d’Arts Visuels de Yaoundé 2012, Cameroun, au
Centre de création de la mode du Cameroun.
5 Que serait l’homme sans la forêt ? Partout
dans le monde, la forêt tropicale est menacée,
6 en survie. Imaginons un scénario de science
fiction où l’ensemble des ressources naturelles
7 épuisé nécessiterait des mesures urgentes de
secours.
8
Les hommes et la nature sous perfusion.. un
9 scénario de science fiction ? Pas si sûr.

10
11
http://dominiquegayman.com/

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Agenda 2013
agenda

14 septembre 2013 5 octobre 2013


« Le traumatisme, sa juste place dans nos « Nouvelles pratiques du corps : entre désir et
vies ? », Intercartels organisé par l’ACF Aquitania droits », Forum de l’ACF-VLB à Rennes.
et l’ACF Midi-Pyrénées, à Agen.

16 et 17 novembre 2013
19, 20 et 21 Septembre 2013 « Les traumatismes dans la cure analytique.
5e Colloque de Médecine et Psychanalyse en Bonnes et mauvaises rencontres avec le réel »,
liaison avec la Section clinique de l’Institut 43e Journées de l’Ecole de la Cause freudienne,
du Champ freudien, Faculté de Médecine de Palais des Congrès, Paris.
Clermont-Ferrand. http://www.causefreudienne.org/
http://www.medecine-psychanalyse-clermont-
ferrand.fr/

30 novembre 2013
« Nouvelles formes de la famille », Forum de
21 septembre 2013 l’ACF-Voie Domitienne à Montpellier.
« Changer de sexe au XXIe siècle » , Forum de
l’ACF Aquitania à Bordeaux
http://psychanalyse-aquitaine.blogspot.com/p/
acf-aquitania.html 14-18 avril 2014
« Un réel pour le XXIe siècle », 9e Congrès de
l’AMP, Palais des Congrès, Paris.
http://www.wapol.org

2 Abonnement à la Lettre en ligne


3 http://www.ecf-echoppe.com/index.php/catalogue-produits/abonnements/lettre-
mensuelle/abonnement-d-un-an-a-la-lettre-mensuelle.html
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Liste des responsables de l’ACF
La lettre mensuelle
Aquitania Marie-Agnès MACAIRE-OCHOA : marieagnes.macaire@orange.fr
Ile-de-France Charles-Henri CROCHET : chcrochet@free.fr
Midi-Pyrénées André SOUEIX : asoueix@gmail.com
Rhône-Alpes Pierre-Régis FORESTIER : pierreregis.forestier@wanadoo.fr
Val-de-Loire – Bretagne Anne-Marie LE MERCIER : lemercier.am@wanadoo.fr
Voie Domitienne Julia RICHARDS : julia.richards@wanadoo.fr
Belgique Yves VANDERVEKEN : yves.vanderveken@skynet.be
Bourgogne-Franche Comté Didier MATHEY : didier.mathey@wanadoo.fr
CAPA Jean-Philippe PARCHLINIAK : parchliniak@wanadoo.fr
Est Pierre EBTINGER : pierre.ebtinger@orange.fr
Esterel-Côte d’Azur François BONY : fr.bony@wanadoo.fr
La Réunion Georges YCARD : ycardg@wanadoo.fr
Massif Central Michèle ASTIER : michle.astier@orange.fr
MAP Patrick ROUX : PRFB@wanadoo.fr
Normandie Valérie PERA-GUILLOT : valpera@numericable.fr
Restonica Marie-Rosalie DI GIORGIO : mr.digiorgio@wanadoo.fr
L’Envers de Paris Carolina KORETZKY : carokor@yahoo.fr

La rédaction
Rédactrice en chef :
Francesca Biagi-Chai (bia.chai@free.fr)
Rédactrices en chef adjointes :
Beatriz Gonzalez-Renou (beatrizgonzalezrenou@yahoo.fr),
Marie-Agnès Macaire-Ochoa (marieagnes.macaire@orange.fr)
Comité éditorial :
Élodie Bernard (elodie.b2@wanadoo.fr),
Marianne Bourineau (marianne.bourineau@wanadoo.fr),
Françoise Kovache (francoise.kovache@wanadoo.fr),
Lise Roullet (lise.roullet@bbox.fr)
Comité de rédaction :
Agnès Bailly (agnes.bailly@noos.fr),
Marie-Christine Baillehache (baillehache.mariechristine@9business.fr),
Chantal Bonneau (bonneau5.chantal@orange.fr),
S Marie-Christine Bruyère (mcbruyere@wanadoo.fr),
Cinzia Crosali (cinziacrosali@gmail.com),
Fabian Fajnwaks (fabian.fajnwaks@orange.fr),
1
Pascal Feinte (pascalfeinte@wanadoo.fr),
Françoise Haccoun (frhaccoun@orange.fr),
2 Florence Hautecoeur (florence.hautecoeur@gmail.com),
Dominique Jammet (djammet@gmail.com),
3 Bertrand Lahutte (bertrandlahutte@wanadoo.fr),
Emmanuel Maudet (emaudet@gmail.com),
4 Romain-Pierre Renou (romainpierre.renou@yahoo.fr),
Giorgia Tiscini (giorgia.tiscini@gmail.com)
5 Avec la participation de Pascale Fari

6 Iconographie : Léonor Matet


Conception graphique & réalisation :
7 atelier Patrix (atelier@atelierpatrix.com)

8 Directeur de publication : Jean-Daniel Matet

9 Nous remercions les auteurs de bien vouloir envoyer leur texte sous format Word avec deux mots-clés
et de respecter les longueurs demandées.
10 Les textes sont à envoyer à
F. Biagi-Chai : bia.chai@free.fr
11 Beatriz Gonzalez-Renou : beatrizgonzalezrenou@yahoo.fr
Marie Agnès Macaire : marieagnes.macaire@orange.fr
Dans l’objet de votre envoi, vous indiquerez LM.
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