Le Rêve Et Les Morts
Le Rêve Et Les Morts
Le Rêve Et Les Morts
Éditeur(s)
Revue Santé mentale au Québec
ISSN
0383-6320 (imprimé)
1708-3923 (numérique)
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Claire Mestre*
Dans cet article, l’auteur aborde la question du rêve et des morts comme outil essentiel de la
psychothérapie transculturelle et comment la vision onirique des morts et son interprétation
constituent un point important du travail thérapeutique transculturel. À partir d’un exemple
clinique, l’auteure démontre comment l’analogie spatiale entre le rêve et le monde des
défunts a permis à un patient de reconstruire un espace psychique gravement ébranlé par les
traumatismes endurés.
entre dans sa chambre et vient s’allonger à côté de lui. Les rebelles ont
tué son père ; William jouait au foot quand ils sont arrivés à Freetown.
Son père devait soupçonner cette fin tragique car il lui a alors lancé :
« Saute derrière le grillage ». Protégé derrière le grillage, il a « tout vu » :
les rebelles ont fait brûler la maison… Il s’est ensuite enfui, a sauté par
dessus un pont et s’est retrouvé en zone protégée. Quand il dort « le père
s’amuse avec nous » et puis « il y a du sang, quelqu’un pleure, il y a
beaucoup de sang », puis le rêve continue « de nombreuses personnes
pleurent, elles appellent au secours, il y a beaucoup de sang ». Le jour,
« il me tape pour me réveiller », William cherche mais il n’y a personne.
Et la voix qui continue : « Ta vie n’est pas terminée, il faut prendre soin
de toi ! ».
À l’issue de ce premier récit confus, angoissé et angoissant,
l’équipe formule plusieurs propositions : le père mort est là présent dans
la réalité des vivants, et ceci est dangereux pour William. La voix aussi
vient du monde invisible, et témoigne d’une présence menaçante malgré
des propos qui se voudraient rassurants : « prends soin de toi ! ». Ces
propositions de fin de consultations sont faites par le thérapeute
principal qui s’appuie sur celles faites en consultation par le groupe de
cothérapeutes : « On dirait un mort qui revient », ou bien « C’est un mort
qui n’est pas parti dans la paix », toute formule comprise par le patient.
Elles n’éliminent pas pour autant une compréhension psychanalytique
de la situation. Elles ont principalement pour fonction de permettre la
construction d’un récit qui aura plusieurs potentialités : nommer un vécu
indicible, reconstituer une vérité et reconstruire un lien à autrui.
Les hallucinations visuelles et auditives et les cauchemars sont les
signes de la confusion psychique dans laquelle de nombreux trauma-
tismes ont jeté William. Le jour comme la nuit, il est sous l’emprise
d’une rencontre avec un réel traumatique ne lui laissant aucun répit.
L’utilisation de l’analogie du monde des vivants et des morts sera la
trame sur laquelle nous proposons à William une réorganisation de sa
pensée.
Analogie et espace
Le désordre vécu par le patient se manifeste par l’inversion, ou
plus exactement par la confusion du vécu de la réalité : le rêve est la
réalité (c’est comme si il y était) et la réalité est vécue comme un rêve
(non, ce n’est pas possible). Ainsi, le monde des morts envahit celui des
vivants, broyant l’espace intérieur du patient. En localisant la voix et le
« fantôme » comme faisant partie d’un monde invisible (et donc
extérieur à lui-même), on sous-entend qu’il existe en effet des mondes
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« dans les affaires ». Il avait des relations plus distantes avec la mère. Il
avait pu aussi nous raconter sa longue errance dans le continent africain
(la Gambie, la Guinée Conakry), d’où il était parti pour les États-Unis
rejoindre une improbable famille (la famille de son père) et son retour
en France. Sa vie d’enfant orphelin devenu enfant des rues avait été
effroyable, faite de menaces, de coups et de terreur.
J’évoquerai cependant des « morceaux » de cette thérapie per-
mettant d’illustrer mon propos.
Un jour, William évoque la mort de son petit frère, le plus petit de
sa fratrie. Son père, voyant venir le désastre, enjoignit William de se
sauver et de prendre avec lui le petit frère. « Mais je n’ai pas pu le
prendre, car il y avait des morceaux de verre sur le mûr ». Je lui suggère
alors qu’il n’avait pu « prendre soin » de l’enfant, il répondit : « Oui, ce
n’est pas ma faute…, je ne suis pas mauvais… Tant mieux qu’il soit
mort sinon j’aurais eu du mal à m’en occuper… ». Puis, plus tard
évoquant ses nuits, il dit rêver à son père, mais « je ne le vois pas, on
rigole beaucoup, on danse, il n’y a pas de sang ». L’équipe, acquiescée
du patient, conclut à la « réconciliation » avec le père, qui peut alors
s’éloigner de sa réalité.
Ainsi, William retisse les fils de sa pensée éclatée, en racontant
sous la forme d’un récit cohérent le traumatisme qui l’avait sidéré. Selon
l’analogie formulée, le père défunt n’était plus vécu comme menaçant et
susceptible de l’emmener avec lui : les hallucinations auditives
(véritables équivalents d’auto-reproches) et les visions disparurent,
laissant place à une organisation psychique permettant un travail d’éla-
boration de sa culpabilité d’avoir laissé les siens périr malgré
l’injonction paternelle. Le travail du deuil du père se montra cependant
long et douloureux et le « destin » psychique du père s’avéra hésitant.
William rejouait à l’égard de ses éducateurs l’ambivalence qui le
liait à l’image paternelle : conflits vécus de façon persécutrice émail-
lèrent son parcours d’insertion sociale. Plus d’un an après la première
rencontre, il fait le rêve suivant : il voit sa maison de Sierra Leone
détruite. Sur ses ruines des gens nagent dans une piscine. Il voudrait y
aller, mais on l’en empêche. Cette maison est celle où les siens ont été
brûlés vifs : William se demande où sont les cadavres. De l’autre côté de
la piscine, sa grand-mère (morte dans la réalité avant la guerre) est assise
calmement et le regarde. Le rêve amène plusieurs associations du
groupe et du patient : l’eau est le symbole du passage entre le monde des
vivants et des morts (limite analogue à la limite psychique entre le
monde des vivants et des morts). Les nageurs appartiennent au monde
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des défunts et lui intiment l’ordre de ne pas venir les rejoindre, signifiant
ainsi que William fait partie du monde des vivants. La grand mère
(tranquille et à l’air bienveillant) détermine la place des ancêtres, ceux
qui ont trouvé leur place dans un autre monde. Mais le sort de sa famille,
brûlée vive, demeure plus mystérieux « disparue » au fond de l’eau…
Selon l’analogie proposée, ils n’auraient pas trouvé leur place d’un côté
ou de l’autre des frontières, dans un état encore ambigu.
Conclusion
La vision onirique des morts et son interprétation constituent un
point important du travail thérapeutique transculturel. L’interprétation
repose sur le fait que le rêve chez nos patients est important du fait de
leur appartenance religieuse et/ou culturelle ou plus largement de leur
tradition onirique 3.
Dans cet exemple clinique, l’analogie spatiale entre le rêve et le
monde des défunts a permis à notre jeune patient de reconstruire un
espace psychique gravement ébranlé par les traumatismes endurés. Le
récit peut ainsi se déployer et les mécanismes psychiques sont alors à
l’œuvre permettant l’élaboration de la culpabilité et le travail de deuil.
Hallucinations et cauchemars, témoins et signes de la confusion mentale
et de l’envahissement du monde des vivants par celui des morts,
disparaissent au profit de l’intériorisation psychique de cette frontière.
L’eau est ainsi dans le dernier rêve le symbole (universel) de cette
frontière. L’assurance d’être bien vivant est signifiée par l’interdit
« psychisé » de rejoindre les morts. Néanmoins, l’interrogation par
rapport aux cadavres nous renseignerait de la difficulté du travail de
deuil.
Ces interprétations du rêve reposent sur une alliance thérapeutique,
et sur un espace intermédiaire ou aire transitionnelle, où groupe théra-
peutique et patient vont puiser images et métaphores au service de la
continuité psychique. Le monde transitionnel du rêve garde ainsi toute
sa richesse d’interprétation possible.
Notes
1. La Sierra Leone est un petit état à l’Ouest du continent africain, ancienne
colonie puis protectorat britannique, dont la capitale est Freetown. Elle
rassemble un peuple pluriethnique, dont la principale langue véhiculaire
est le krio. C’est un pays au sous-sol riche de diamants, et jusqu’à la
guerre civile, présentait l’apparence d’un pays riche, structuré avec de
nombreuses élites. La guerre civile du Libéria s’étendit en Sierra Leone
en 1992 avec le Front Révolutionnaire Uni (RUF) qui rassemblait des
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ABSTRACT
Dreams and the dead
In this article, the author examines the issue of dreams and the
dead as an essential tool for transcultural psychotherapy and how the
dreamlike vision of the dead and its interpretation constitute a turning
point in transcultural threapy. Drawing from a clinical example, the
author illustrates how the spatial analogy between dreams and the world
of the dead has allowed a patient to reconstruct a psychological space
severely disturbed by trauma endured.
RESUMEN
El sueño y los muertos
En este artículo el autor aborda la cuestión del sueño y los muertos
como una herramienta esencial de la psicoterapia transcultural, y de
cómo la visión onírica de los muertos y su interpretación constituyen un
punto importante del trabajo terapéutico transcultural. A partir de un
ejemplo clínico, el autor demuestra cómo la analogía espacial entre el
sueño y el mundo de los difuntos ha permitido a un paciente reconstruir
un espacio psíquico gravemente estremecido por los traumas padecidos.
RESUMO
O sonho e os mortos
Neste artigo, o autor aborda a questão do sonho e dos mortos como
ferramenta essencial da psicoterapia transcultural e como a visão onírica
dos mortos e sua interpretação constituem um ponto importante do
trabalho terapêutico transcultural. A partir de um exemplo clínico, o
autor demonstra como a analogia espacial entre o sonho e o mundo dos
mortos permitiu a um paciente reconstruir um espaço psíquico grave-
mente comprometido pelos traumatismos suportados.