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Le Rêve Et Les Morts

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Santé mentale au Québec

Le rêve et les morts


Dreams and the dead
El sueño y los muertos
O sonho e os mortos
Claire Mestre

Volume 31, numéro 2, automne 2006 Résumé de l'article


Dans cet article, l’auteur aborde la question du rêve et des morts comme outil
Ethnopsychiatrie essentiel de la psychothérapie transculturelle et comment la vision onirique
des morts et son interprétation constituent un point important du travail
URI : https://id.erudit.org/iderudit/014805ar thérapeutique transculturel. À partir d’un exemple clinique, l’auteure
DOI : https://doi.org/10.7202/014805ar démontre comment l’analogie spatiale entre le rêve et le monde des défunts a
permis à un patient de reconstruire un espace psychique gravement ébranlé
par les traumatismes endurés.
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Éditeur(s)
Revue Santé mentale au Québec

ISSN
0383-6320 (imprimé)
1708-3923 (numérique)

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Citer cet article


Mestre, C. (2006). Le rêve et les morts. Santé mentale au Québec, 31(2), 97–107.
https://doi.org/10.7202/014805ar

Tous droits réservés © Santé mentale au Québec, 2006 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.
https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.


Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de
l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
https://www.erudit.org/fr/
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Le rêve et les morts

Claire Mestre*

Dans cet article, l’auteur aborde la question du rêve et des morts comme outil essentiel de la
psychothérapie transculturelle et comment la vision onirique des morts et son interprétation
constituent un point important du travail thérapeutique transculturel. À partir d’un exemple
clinique, l’auteure démontre comment l’analogie spatiale entre le rêve et le monde des
défunts a permis à un patient de reconstruire un espace psychique gravement ébranlé par les
traumatismes endurés.

e rêve est un espace métaphorique essentiel dans la psychothérapie


L transculturelle. Il se révèle être d’une richesse inépuisable comme
objet psychanalytique et anthropologique, témoin des mouvements
psychiques, mais également signe du monde invisible, dont il constitue
une clé d’entrée. L’articulation possible entre l’interprétation anthropo-
logique et psychothérapeutique, en accord avec l’outil complémentariste
de la consultation transculturelle que j’anime, repose sur l’analogie
entre des conceptions différentes du rêve. Dans ce lieu, anthropologues
et psychothérapeutes accueillent, selon des indications précises, des
patients migrants dans un cadre tenant compte de leur langue mater-
nelle, de leurs références culturelles et de leur situation migratoire.
L’apparition des rêves constitue un moment important de la
consultation, surtout quand ceux-ci mettent en scène des morts proches.
L’intérêt que la personne y porte, le déchiffrement possible selon une
tradition onirique laissant une place au monde invisible, sont les tenants
fondamentaux sur lesquels nous nous appuyons pour élaborer un sens.
Porteur de sens, il est aussi témoin d’une économie psychique. Avant
d’aborder précisément ces questions, j’analyserai le cadre de pensée qui
permet la lecture complémentariste du rêve pour préserver sa polysémie,
et les rapports d’analogie entre monde des rêves et monde invisible.

* Médecin et anthropologue, consultation de médecine transculturelle, CHU de Bordeaux.


Chercheur à l’UMR 5185, « Société, santé et développement », chargé d’enseignement,
Université Bordeaux 2.
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Le rêve et l’espace transitionnel


La monumentale œuvre de Freud (1900) bouleversa la compréhen-
sion du travail du rêve : accomplissement du désir, matériel d’origine
infantile, transformation des images du rêve qui satisfait la censure sont
les ingrédients qui les rendent figurables. Le rêve devient alors une clé
extraordinaire dans la compréhension et le déchiffrement de l’incons-
cient. Le rêve perdrait-il alors sa fonction de lien avec les dieux, les
ancêtres, le monde invisible et le mythe ? Cette représentation n’a toute-
fois pas disparu et des recherches dont celles de Perrin (1992) en
témoignent : dans nombre de sociétés les rêves possèdent une valeur de
communication sociale et sont les signes de la porosité des frontières
entre la personne, la société et le cosmos. Doit-on ainsi opposer tradition
onirique occidentale aux autres ?
Lors d’une psychothérapie transculturelle où thérapeutes et
patients n’ont pas la même « tradition » onirique, le rêve, selon nous,
peut garder sa potentialité d’interprétations plurielles. Sur les pas de
Devereux (1951), les rêves de nos patients sont soumis à une évaluation
culturelle : quelle place le rêve a-t-il dans leur culture ? Le plus souvent,
le rêve est une réalité du dehors, porteuse des valeurs de la culture de
référence. La double lecture psychanalytique et anthropologique du
discours dans une relation de complémentarité a été proposée par
Devereux : cette double lecture est non simultanée. Elle est cliniquement
possible selon un cadre inventé par Nathan (1986). À la suite de ces
travaux, notre groupe thérapeutique comprend un psychothérapeute
principal, un ensemble de co-thérapeutes : psychologues et anthropo-
logues, et un interprète-médiateur, parlant la langue du patient si besoin.
Tous ont une formation commune d’ethnopsychiatrie et plus précisé-
ment de l’utilisation du complémentarisme. Nous reprenons l’hypothèse
de l’existence d’un « espace intermédiaire » entre le groupe et le patient,
espace qui fait le lien entre les deux univers, la réalité psychique
personnelle et le monde existant tel qu’il est perçu. On reconnaîtra
l’« aire du jeu » de Winnicott (1971). En effet, Winnicott a conceptualisé
l’existence de cette aire, qui est opposée à la réalité psychique intérieure
ainsi qu’au monde environnant perçu par l’individu. Cette aire d’expé-
rience est dans l’espace potentiel entre la mère et le bébé, mais aussi
entre l’individu et son environnement. C’est là que se fait l’expérience
de la vie créatrice. Tout comme cette aire du jeu, l’espace intermédiaire
du groupe transculturel (où patient et thérapeutes ne partagent pas
forcément la même culture) est l’espace contenant l’histoire singulière
du patient et les modèles culturels auquel il peut se référer. Il est négocié
et aménagé selon les différentes cultures en présence : celle du
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thérapeute principal, celle des co-thérapeutes et celle du patient. Il est


donc un espace transitionnel, illusoire et créatif, où chacun peut puiser
un trésor de représentations culturelles et religieuses, au service de la
continuité de la pensée, du vécu du patient et de la construction du sens.
Cet espace intermédiaire ou potentiel comprend en particulier le
« monde du rêve » tel que défini par Guillaumin (1979, 279) : « Le rêve
est monde parce qu’il est espace et scène, chevet, berceau, lieu de
présence déployé non seulement autour des objets qu’il donne à voir,
mais aussi de celui qui les regarde et croit tout embrasser des yeux ». Ce
monde est espace enveloppe et n’est pas seulement un espace de
projection pour le spectateur qu’est le rêveur, mais aussi au monde dont
il fait partie intégrante, qu’il pénètre et habite. Le monde du rêve peut
comprendre ainsi un paysage comme forme de cet espace, où le rêveur
entre objectivation et subjectivation, projetterait ses objets et le
traverserait en personne.
Je fais l’hypothèse que le monde du rêve est un monde tran-
sitionnel, analogue à celui que le psychanalyste Guillaumin a décrit
comme espace psychique potentiel et enveloppant où l’objet s’engendre,
et analogue au monde invisible que les anthropologues ont découvert
dans nombre de sociétés. L’activité du rêve s’avère alors riche d’inven-
tion et de création.

Le rêve et le monde des morts : les rapports d’analogie


La réflexion développée ici concerne les rêves de certains de nos
patients mettant en scène des morts proches. Dans certaines sociétés, le
rêve est un moyen de communication avec les morts : ceux-ci leur
envoient des messages qu’il est bon de partager avec des spécialistes ou
des proches pour les déchiffrer. Cependant le sens accordé à ce type de
rêve n’est pas univoque. Les rêves sont interprétés selon les sentiments
qu’ils suscitent, la proximité et le type de mort ayant touché le défunt,
le contexte d’apparition.
Je fais l’hypothèse que le travail d’interprétation du rêve au plus
proche de la tradition onirique du patient peut être la trame sur laquelle
se construit psychiquement une relation au défunt, amenant dans les
meilleures conditions à un travail de deuil et de reconstruction psy-
chique en cas de traumatisme. Cette hypothèse repose sur deux types
d’analogie : celle existant entre le rêve et la mort, et celle liant processus
psychiques et rituels de deuil.
« Raisonner par analogie, [c’est] former un raisonnement fondé sur
les rapports ou sur les ressemblances en tant qu’elles indiquent des
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rapports » indique le Littré. Freud (1913) initia les rapports d’analogie


entre le processus du rêve et le récit littéraire ou mythique dans « le
thème des trois coffrets » : un prétendant a à choisir entre trois coffrets
et son choix est interprété comme celui d’une femme muette. Le
mutisme est associé à la représentation de la mort, l’homme entretenant
un rapport ambivalent entre la mort et l’amour. Au delà d’une démons-
tration d’anthropologie psychanalytique, Freud, selon Guillaumin, fait
un lien fantasmatique entre la naissance et la mort, le monde secret de
l’utérus (le coffret) et le royaume des morts. Roheim (1954) à travers
une œuvre prolifique perpétue l’analogie entre le rêve et les mythes.
Selon lui, le rêve serait l’une des sources les plus importantes de la
culture humaine et le royaume des morts se situerait au pays des rêves :
« s’il est vrai que le moment du passage entre ce monde et l’autre
correspond à l’instant où l’on sombre dans le sommeil, il s’ensuit que
toutes nos conceptions relatives à l’autre monde prennent également
leur source dans le sommeil et dans le rêve » (Roheim, 1954, 283). Cette
intuition prolonge celle de Freud : monde des morts et rêve sont dans
une relation analogique étroite.
Ce même auteur poursuivit le travail d’analogie entre les rites
d’initiation et le travail psychique dans une perspective délaissant
l’évolutionnisme de Freud, qui, selon Nathan (1999, 124) « n’a fait que
laïciser des procédures rituelles et les fourrer telles quelles à l’intérieur
du sujet. Car la description par Freud des mécanismes psychiques est
curieusement superposable — quoique inversée, et cette différence est la
marque de fabrique de la psychanalyse — à ce que l’on sait par ailleurs
des activités explicites lors des rituels ». En poursuivant l’analogie entre
le travail psychique et les implications culturelles après la disparition
d’un être cher, on peut proposer d’autres rapports : l’exigence du mort
d’emmener le survivant, sous la forme de l’existence de fantômes, serait
l’équivalent des auto-reproches formulés par l’endeuillé… rapport
d’équivalence, et non pas supériorité de l’ambivalence du « civilisé »
exprimée psychiquement sur celle du « primitif » projetée vers l’exté-
rieur, comme le propose Freud (1912-1913). De même les procédures
culturelles de rupture d’avec un défunt (par exemple purification et
isolement des personnes proches) seraient l’équivalent de la nécessité du
désinvestissement psychique du défunt en tant qu’objet vivant, au contact
du principe de réalité… toutes ses opérations renseignent sur le travail de
deuil. Dans tous les cas, il s’agit de liminalité de frontières, psychiques
ou culturelles, entre le monde des morts et le monde des vivants.
Ce qui m’intéresse ici, c’est comment les processus psychiques du
deuil poursuivent le même but que les rituels de deuil : donner une
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nouvelle place au défunt, que ce soit celui d’ancêtre ou de souvenir, et


redéfinir les liens à son égard, notamment sur le plan psychique, sous la
forme d’espérance dans l’au-delà ou de respect des ancêtres. Or, dans ce
processus, le rêve a une place de choix quand il peut être interprété
comme le désir du défunt à l’égard du vivant ou bien comme la place
que le vivant accorde au défunt.
J’ai déjà eu l’occasion d’explorer la potentialité du rêve dans le
travail de deuil comprise selon sa dimension analogique au monde des
défunts. Le rêve fait ainsi partie d’une véritable clinique anthropolo-
gique au service du fonctionnement psychique (Lkhadir et Mestre,
2004) : il est éclairé selon des représentations, des métaphores, des
symboles et un code faisant sens selon un système socioculturel donné.
Ce n’est pas seulement une activité de décodage, mais de co-construc-
tion de sens dans un aller retour entre les propositions du groupe
thérapeutique et ce qu’en accepte le patient. Le rêve est aussi un puissant
facteur de transformation et peut permettre la réorganisation de l’espace
psychique (Mestre, 2001).
Je poursuis cette réflexion selon laquelle l’interprétation de
l’apparition des défunts selon des références au monde invisible aide le
patient à se reconstruire psychiquement après un grave traumatisme.

L’apparition des morts ou l’inquiétante étrangeté


William, 16 ans, orphelin venant de Sierra Leone 1, vint à la
consultation et nous l’accueillîmes au sein d’un groupe comprenant une
anthropologue (marocaine et musulmane), une psychologue et des
stagiaires psychologues, dont l’une faisait fonction d’interprète. Ce
patient avait été conduit par son éducateur qui nous avait demandé de le
recevoir devant un ensemble de symptômes dont il pensait qu’ils étaient
en lien avec son passé traumatique récent. William est considéré comme
un mineur étranger isolé, il a mis en place une procédure de demande
d’asile politique.
Dans un mélange d’anglais et de français, William nous annonce
d’emblée « Il y a la guerre chez moi, ils ont tué mon père », il voit son
fantôme (ghost), « I see, I see » répète-t-il, cela l’empêche de faire toute
chose. À travers un récit haché et confus, nous apprenons que William
est en France depuis un an. Son père est mort ainsi que toute sa famille
dans la cruelle guerre civile qui a ravagé son pays. Il était l’aîné d’une
famille de quatre enfants. Il vient de Freetown et est Krio et musulman.
Le fantôme arrive la nuit, et le jour, quelqu’un « derrière » clame sans
répit : « Prends soin de toi ! ». Cette voix est arrivée peu de temps après
la mort de sa famille, mais il n’y a personne ! Désormais le fantôme
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entre dans sa chambre et vient s’allonger à côté de lui. Les rebelles ont
tué son père ; William jouait au foot quand ils sont arrivés à Freetown.
Son père devait soupçonner cette fin tragique car il lui a alors lancé :
« Saute derrière le grillage ». Protégé derrière le grillage, il a « tout vu » :
les rebelles ont fait brûler la maison… Il s’est ensuite enfui, a sauté par
dessus un pont et s’est retrouvé en zone protégée. Quand il dort « le père
s’amuse avec nous » et puis « il y a du sang, quelqu’un pleure, il y a
beaucoup de sang », puis le rêve continue « de nombreuses personnes
pleurent, elles appellent au secours, il y a beaucoup de sang ». Le jour,
« il me tape pour me réveiller », William cherche mais il n’y a personne.
Et la voix qui continue : « Ta vie n’est pas terminée, il faut prendre soin
de toi ! ».
À l’issue de ce premier récit confus, angoissé et angoissant,
l’équipe formule plusieurs propositions : le père mort est là présent dans
la réalité des vivants, et ceci est dangereux pour William. La voix aussi
vient du monde invisible, et témoigne d’une présence menaçante malgré
des propos qui se voudraient rassurants : « prends soin de toi ! ». Ces
propositions de fin de consultations sont faites par le thérapeute
principal qui s’appuie sur celles faites en consultation par le groupe de
cothérapeutes : « On dirait un mort qui revient », ou bien « C’est un mort
qui n’est pas parti dans la paix », toute formule comprise par le patient.
Elles n’éliminent pas pour autant une compréhension psychanalytique
de la situation. Elles ont principalement pour fonction de permettre la
construction d’un récit qui aura plusieurs potentialités : nommer un vécu
indicible, reconstituer une vérité et reconstruire un lien à autrui.
Les hallucinations visuelles et auditives et les cauchemars sont les
signes de la confusion psychique dans laquelle de nombreux trauma-
tismes ont jeté William. Le jour comme la nuit, il est sous l’emprise
d’une rencontre avec un réel traumatique ne lui laissant aucun répit.
L’utilisation de l’analogie du monde des vivants et des morts sera la
trame sur laquelle nous proposons à William une réorganisation de sa
pensée.

Analogie et espace
Le désordre vécu par le patient se manifeste par l’inversion, ou
plus exactement par la confusion du vécu de la réalité : le rêve est la
réalité (c’est comme si il y était) et la réalité est vécue comme un rêve
(non, ce n’est pas possible). Ainsi, le monde des morts envahit celui des
vivants, broyant l’espace intérieur du patient. En localisant la voix et le
« fantôme » comme faisant partie d’un monde invisible (et donc
extérieur à lui-même), on sous-entend qu’il existe en effet des mondes
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différents, on construit des espaces au sein de la consultation de groupe.


Sur le plan anthropologique, cette construction est en accord avec les
conceptions culturelles et religieuses du patient : les hommes quand ils
meurent ne disparaissent pas, ils changent d’univers. Nombre de
conceptions culturelles reconnaissent que les défunts ont du mal à
s’éloigner des vivants et leur apparition en rêve est alors vécue avec
effroi (Kilborne, 1978). Mais, on conçoit également que les morts
peuvent envoyer des messages aux vivants à travers des rêves qu’il faut
alors déchiffrer. L’analogie, grâce à sa dimension spatiale, et la
représentation culturelle de cet espace, créent en conséquence un espace
qui a des limites ; cette construction nous permet de faire l’hypothèse
qu’elle induit et soutient la réorganisation d’un espace psychique
pouvant réduire son effraction.
Cependant, le rêve et l’hallucination n’ont pas le même statut dans
l’économie psychique même si sur le plan d’une clinique anthropo-
logique nous les interprétons comme les témoins d’un espace commun.
En d’autres termes délire et rêve, malgré leur formation selon les mêmes
procédés psychiques, ne sont pas équivalents, le premier étant plutôt le
signe de l’échec du second. Leur imbrication est le témoin de la
confusion des espaces, et la disparition d’une limite que la fonction
pare-excitante pouvait assurer (Racamier, 1976).
Le suivi de William selon cette opposition analogique, monde des
vivants/monde des morts, se met ainsi en place. Des éléments seront
alors perceptibles et très significatifs ; les hallucinations vont disparaître,
les cauchemars vont laisser la place aux rêves, et le déroulement d’un
récit cohérent va progressivement émerger de la confusion. D’ailleurs,
quand William rechute, les mêmes signes réapparaissent : invasion du
monde des morts dans sa réalité, réapparition des hallucinations (qui
n’auront toutefois jamais la même consistance dramatique du début) et
cauchemars.

Culpabilité et travail de deuil


Je ne peux pas relater la totalité et la richesse de ce suivi 2. William
est venu très régulièrement dans le groupe durant environ trois ans. Il a
interrompu quand il a eu un statut administratif et des conditions de vie
acceptables : un travail et un logement. Il était devenu soudeur comme
son père. D’un point de vue psychique, il allait alors bien, gardant tout
au fond de lui une inquiétude. Il avait pu nous raconter la constitution de
sa famille : un père de confession musulmane, venu des États-Unis après
un premier mariage, une mère krio de culture animiste, quatre frères et
sœurs. Son père, très aimé était sévère mais bienveillant avec lui. Il était
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« dans les affaires ». Il avait des relations plus distantes avec la mère. Il
avait pu aussi nous raconter sa longue errance dans le continent africain
(la Gambie, la Guinée Conakry), d’où il était parti pour les États-Unis
rejoindre une improbable famille (la famille de son père) et son retour
en France. Sa vie d’enfant orphelin devenu enfant des rues avait été
effroyable, faite de menaces, de coups et de terreur.
J’évoquerai cependant des « morceaux » de cette thérapie per-
mettant d’illustrer mon propos.
Un jour, William évoque la mort de son petit frère, le plus petit de
sa fratrie. Son père, voyant venir le désastre, enjoignit William de se
sauver et de prendre avec lui le petit frère. « Mais je n’ai pas pu le
prendre, car il y avait des morceaux de verre sur le mûr ». Je lui suggère
alors qu’il n’avait pu « prendre soin » de l’enfant, il répondit : « Oui, ce
n’est pas ma faute…, je ne suis pas mauvais… Tant mieux qu’il soit
mort sinon j’aurais eu du mal à m’en occuper… ». Puis, plus tard
évoquant ses nuits, il dit rêver à son père, mais « je ne le vois pas, on
rigole beaucoup, on danse, il n’y a pas de sang ». L’équipe, acquiescée
du patient, conclut à la « réconciliation » avec le père, qui peut alors
s’éloigner de sa réalité.
Ainsi, William retisse les fils de sa pensée éclatée, en racontant
sous la forme d’un récit cohérent le traumatisme qui l’avait sidéré. Selon
l’analogie formulée, le père défunt n’était plus vécu comme menaçant et
susceptible de l’emmener avec lui : les hallucinations auditives
(véritables équivalents d’auto-reproches) et les visions disparurent,
laissant place à une organisation psychique permettant un travail d’éla-
boration de sa culpabilité d’avoir laissé les siens périr malgré
l’injonction paternelle. Le travail du deuil du père se montra cependant
long et douloureux et le « destin » psychique du père s’avéra hésitant.
William rejouait à l’égard de ses éducateurs l’ambivalence qui le
liait à l’image paternelle : conflits vécus de façon persécutrice émail-
lèrent son parcours d’insertion sociale. Plus d’un an après la première
rencontre, il fait le rêve suivant : il voit sa maison de Sierra Leone
détruite. Sur ses ruines des gens nagent dans une piscine. Il voudrait y
aller, mais on l’en empêche. Cette maison est celle où les siens ont été
brûlés vifs : William se demande où sont les cadavres. De l’autre côté de
la piscine, sa grand-mère (morte dans la réalité avant la guerre) est assise
calmement et le regarde. Le rêve amène plusieurs associations du
groupe et du patient : l’eau est le symbole du passage entre le monde des
vivants et des morts (limite analogue à la limite psychique entre le
monde des vivants et des morts). Les nageurs appartiennent au monde
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des défunts et lui intiment l’ordre de ne pas venir les rejoindre, signifiant
ainsi que William fait partie du monde des vivants. La grand mère
(tranquille et à l’air bienveillant) détermine la place des ancêtres, ceux
qui ont trouvé leur place dans un autre monde. Mais le sort de sa famille,
brûlée vive, demeure plus mystérieux « disparue » au fond de l’eau…
Selon l’analogie proposée, ils n’auraient pas trouvé leur place d’un côté
ou de l’autre des frontières, dans un état encore ambigu.

Conclusion
La vision onirique des morts et son interprétation constituent un
point important du travail thérapeutique transculturel. L’interprétation
repose sur le fait que le rêve chez nos patients est important du fait de
leur appartenance religieuse et/ou culturelle ou plus largement de leur
tradition onirique 3.
Dans cet exemple clinique, l’analogie spatiale entre le rêve et le
monde des défunts a permis à notre jeune patient de reconstruire un
espace psychique gravement ébranlé par les traumatismes endurés. Le
récit peut ainsi se déployer et les mécanismes psychiques sont alors à
l’œuvre permettant l’élaboration de la culpabilité et le travail de deuil.
Hallucinations et cauchemars, témoins et signes de la confusion mentale
et de l’envahissement du monde des vivants par celui des morts,
disparaissent au profit de l’intériorisation psychique de cette frontière.
L’eau est ainsi dans le dernier rêve le symbole (universel) de cette
frontière. L’assurance d’être bien vivant est signifiée par l’interdit
« psychisé » de rejoindre les morts. Néanmoins, l’interrogation par
rapport aux cadavres nous renseignerait de la difficulté du travail de
deuil.
Ces interprétations du rêve reposent sur une alliance thérapeutique,
et sur un espace intermédiaire ou aire transitionnelle, où groupe théra-
peutique et patient vont puiser images et métaphores au service de la
continuité psychique. Le monde transitionnel du rêve garde ainsi toute
sa richesse d’interprétation possible.

Notes
1. La Sierra Leone est un petit état à l’Ouest du continent africain, ancienne
colonie puis protectorat britannique, dont la capitale est Freetown. Elle
rassemble un peuple pluriethnique, dont la principale langue véhiculaire
est le krio. C’est un pays au sous-sol riche de diamants, et jusqu’à la
guerre civile, présentait l’apparence d’un pays riche, structuré avec de
nombreuses élites. La guerre civile du Libéria s’étendit en Sierra Leone
en 1992 avec le Front Révolutionnaire Uni (RUF) qui rassemblait des
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jeunes rebelles ainsi que des anciens soldats de l’armée régulière. Le


RUF revendiquait un régime plus juste et moins corrompu, mais le
contrôle du diamant fut aussi un des enjeux des combats. L’anarchie a
régné jusqu’à tout récemment et beaucoup de civils ont été exécutés ou
mutilés.
2. La dimension de l’écoute est bien sûr une condition du déploiement du
récit de William, aspect que je ne peux développer ici. Kirmayer (2002)
rappelle l’importance de la narration dans le processus de guérison lors
d’expériences traumatiques et la portée de l’écoute empathique du
thérapeute, qui devenant témoin, reconstitue une communauté humaine.
3. J’ai déjà eu avec Aïcha Lkhadir (2002) l’occasion d’analyser la portée
structurante de la religion dans la psychothérapie transculturelle.

Références
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cheurs de tourner en rond.
DEVEREUX, G., 1972, Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flamma-
rion.
DEVEREUX, G., 1951, Psychothérapie d’un Indien des Plaines, Paris, Fayard.
FREUD, S., 1912-1913, Totem et tabou, Paris, Payot.
FREUD, S., 1913, Le thème des trois coffrets. Essai de psychanalyse appliquée,
Paris, Gallimard, 87-103.
FREUD, S., 1901, Le rêve et son interprétation, Paris, PUF.
GUILLAUMIN, J., 1979, Le rêve comme objet et le monde du rêve, Le rêve et le
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KILBORNE, B., 1978, Interprétation du rêve au Maroc, Paris, Claix.
KIRMAYER, L. J., 2002, Le dilemme du réfugié, L’Évolution psychiatrique, 67,
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LKHADIR, A., MESTRE, C., 2004, Le rêve dans la psychothérapie transculturelle,
L’autre, Cliniques, cultures et sociétés, 5, 1, 59-68.
MESTRE, C., 2001, Le rêve comme facteur de transformation. De l’envoûtement
à la réconciliation, Perspectives Psy, 40, 5, 371-375.
MESTRE, C., LKHADIR, A., 2002, Histoire d’un adolescent survivant de la guerre
en Sierra Leone, in Massé et Benoist éds., Convocations thérapeutiques
du religieux, Paris, Khartala, 385-402.
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Le rêve et les morts 107

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RACAMIER, P. C., 1976, Rêve et psychose, rêve ou psychose, Revue française de
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WINNICOTT, D. W., 1971, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Paris, Gallimard.

ABSTRACT
Dreams and the dead
In this article, the author examines the issue of dreams and the
dead as an essential tool for transcultural psychotherapy and how the
dreamlike vision of the dead and its interpretation constitute a turning
point in transcultural threapy. Drawing from a clinical example, the
author illustrates how the spatial analogy between dreams and the world
of the dead has allowed a patient to reconstruct a psychological space
severely disturbed by trauma endured.

RESUMEN
El sueño y los muertos
En este artículo el autor aborda la cuestión del sueño y los muertos
como una herramienta esencial de la psicoterapia transcultural, y de
cómo la visión onírica de los muertos y su interpretación constituyen un
punto importante del trabajo terapéutico transcultural. A partir de un
ejemplo clínico, el autor demuestra cómo la analogía espacial entre el
sueño y el mundo de los difuntos ha permitido a un paciente reconstruir
un espacio psíquico gravemente estremecido por los traumas padecidos.

RESUMO
O sonho e os mortos
Neste artigo, o autor aborda a questão do sonho e dos mortos como
ferramenta essencial da psicoterapia transcultural e como a visão onírica
dos mortos e sua interpretação constituem um ponto importante do
trabalho terapêutico transcultural. A partir de um exemplo clínico, o
autor demonstra como a analogia espacial entre o sonho e o mundo dos
mortos permitiu a um paciente reconstruir um espaço psíquico grave-
mente comprometido pelos traumatismos suportados.

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