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Chapitre 1

Image et vérité dans la République


de Platon
Guillaume Tonning

Seule pour Platon la vérité compte. Éternelle, immuable comme les formes
qui l’expriment, elle représente pour le philosophe l’horizon d’une quête qui
règle sa conduite. S’il semble pour le reste condamné à errer dans un monde
d’apparences, quelle importance accorder à l’image ? Ne sont-elles pas éloignées
du vrai ? N’en éloignent-elle pas plus encore ceux qui succombent à leur charme ?
La lecture de la République et de la discussion qu’y mène Socrate nous
confronte à plus de complexité. À tous les niveaux – esthétique, moral, politique,
métaphysique – l’image se révèle ambivalente, c’est-à-dire aussi dangereuse
qu’utile. Bien sûr les trompeurs sauront en user pour plaire ou prendre au piège de
leur théâtre d’ombre. Mais le bon législateur, les philosophes, Socrate lui-même
pourront être pensés analogiquement aux peintres. Producteurs d’images, ils ne
sauraient en être de simples contempteurs. L’analyse de ce qu’est l’image doit
dès lors être complétée par une réflexion sur ce qu’elle peut et sur les ressources
qu’elle offre, y compris pour se rapporter à la vérité.

Chapitre 1 • Image et vérité dans la République de Platon

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L’affaire semble entendue : la philosophe platonicienne procéderait à une sévère
condamnation de l’image, renvoyée à la nullité et à la tromperie. Comme souvent
à propos de Platon, cette interprétation, bien qu’elle repose sur un fond de vérité,
est si lourdement caricaturale qu’elle obstrue l’accès à l’œuvre dont elle prétend
rendre compte… Sur quoi la défiance vis-à-vis de l’image repose-t-elle au juste,
quels en sont les fondements et la portée ?
L’étude de la République réserve quelques surprises. Socrate, s’il incrimine les
poètes donnant des dieux une image déformée, ou les peintres capables comme
des miroirs de reproduire n’importe quel objet (ou plutôt l’apparence des objets),
n’en mobilise pas moins un certain nombre d’images pour se faire comprendre.
Plus encore, il pense la réflexion philosophique centrale sur la cité idéale comme la
production d’une sorte de dessin dont la beauté est indépendante de son caractère
réalisable, puis présente les idéalités mathématiques comme des images des seuls
véritables objets intelligibles, les formes…
À part dans les moments de pure contemplation, où l’âme se détache du corps
et adhère directement aux réalités divines, philosopher ne consiste donc pas à
se dispenser des images – la chose n’est ni souhaitable ni même possible. Aussi
devient-il urgent de les interroger, ne serait-ce que pour en régler l’usage.

I. Le peintre philosophe

Plongeons au cœur de la République. Socrate – personnage principal, qui conduit


la discussion – semble y incriminer sévèrement les faiseurs d’image. Pourtant il
n’hésite pas à se comparer lui-même à un peintre au moment de dessiner sa « cité
idéale ». Comment comprendre cette apparente contradiction ?

Les « hommes multiples » et « l’homme équilibré »

Platon, dit-on (comme s’il était réductible à Socrate, mais passons…), chasserait
les poètes de sa « cité idéale », la « kallipolis » (littéralement « la belle cité ») évoquée
dans le livre vii de la République (527b). Pour plus de précision, rapportons-nous au
passage qui semble suggérer un tel ostracisme. Socrate vient de poser la nécessité
que chacun, dans une cité en ordre, n’exerce qu’une seule activité. « Les hommes
multiples » font n’importe quoi, et surtout n’importe comment : lorsque le labou-
reur fait le juge, l’homme de guerre le commerçant, ils sont en réalité semblables
à des acteurs jouant un rôle pour lequel ils n’ont pas de compétence véritable. Le
maître de tous ces comédiens n’est autre que l’artiste, peintre ou poète, capable de
Philosophie et littérature

tout imiter par simple fantaisie. Celui-ci, déclare Socrate, s’il se présentait à nous,
« nous le vénérerions comme un être sacré, merveilleux, délicieux, mais nous lui dirions
qu’il n’y a pas d’homme comme lui dans notre cité, et qu’il n’est pas conforme à la loi
qu’il s’y intègre » (République, livre iii, 398a). Malgré tout son art, le producteur
d’image serait donc hors-la-loi : il manquerait du sérieux essentiel au bon ordre

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politique. Homère en particulier, « l’éducateur de la Grèce », capable de présenter
des dieux et des héros pleins de vices, serait poliment célébré pour sa capacité à
divertir… mais prié de rejoindre une autre cité.
Est-ce tout ? Produire des images, ce n’est pourtant pas toujours dévier de
ce qui est. L’image d’un héros, d’un dieu, ne peut-elle s’efforcer d’être fidèle à
leur nature véritable ? Cela suppose certes une restriction à la faveur de laquelle
seulement, l’artiste pliant son art à la réalité, respecte la « loi » évoquée par Socrate
au moment de reconduire les imitateurs peu scrupuleux en dehors de la cité : « en
ce qui nous concerne, nous exigerons un poète plus austère et moins plaisant, et un
raconteur d’histoires utile, qui n’imiterait pour nous que la manière de s’exprimer de
l’homme vertueux, et qui proposerait ses discours selon ces modèles que nous avons
prescrits dans nos lois dès l’origine, lorsque nous avons entrepris de former nos guer-
riers » (398a-b). Que conclure de cette remarque ? D’abord que tous les fabricateurs
d’images ne sont pas logés à la même enseigne, c’est-à-dire que certains d’entre eux
sont jugés utiles à la cité dans laquelle ils ont une place. Ensuite que ces derniers
ne cherchent pas à plaire mais proposent des images austères, c’est-à-dire rigou-
reusement fidèles à ce qu’elles reproduisent. Enfin qu’outre ce premier critère
de recevabilité de l’image (la conformité au réel) nous pouvons en dégager un
autre : la fidélité au beau, c’est-à-dire à ce qui mérite d’être reproduit en raison
de sa qualité propre – comme la vertu. Souvenons-nous que les grecs du ive et
ve siècles avant Jésus-Christ, les contemporains de Platon, sont nourris d’une
riche culture du théâtre et des concours de rhétorique, de telle sorte qu’il peut
apparaître essentiel de poser comme critère de l’homme « équilibré » (métrios) la
capacité à discriminer entre imitation bénéfique et imitation néfaste. Il acceptera,
souligne Socrate, de prendre la parole pour imiter « un homme bon dans une action
ferme et sensée », mais « il l’imitera de moins en moins si cet homme est diminué par
les maladies, le désir amoureux, l’ivresse ou quelque autre infortune », et aura honte
d’imiter les êtres médiocres.
Ce n’est donc pas toute imitation qui est ainsi critiquée, mais celle à laquelle
s’abandonne l’homme sans vertu. L’image peut être fidèle, l’art de l’imitation
accompli : si ce qui est imité ne mérite pas de l’être, la re-reproduction apparaîtra
Chapitre 1 • Image et vérité dans la République de Platon

comme une faute. La question n’est plus ici seulement esthétique mais morale et
politique.

Socrate, « peintre des constitutions »

Socrate lui-même n’est-il pas après tout un producteur d’image ? Dans la


République, il importe de rappeler que la cité idéale demeure une « construction
en parole » (II, 369c) – même si une telle expression renvoie au raisonnement et
non à la fantaisie. D’une manière générale, Socrate et Glaucon, dans la discussion,
imaginent un certain nombre de cités, de la « cité véritable » (« alèthinè polis ») à
la « belle cité » (« kallipolis ») en passant par la « cité malade » ou « atteinte d’in-
flammations » (II, 372e), c’est-à-dire pervertie par le goût du confort et l’avidité
(« truphôsa polis », la cité du luxe).

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Bien entendu le philosophe ne produit pas de fictions plaisantes à la façon de
ces inventeurs d’histoires qui s’éloignent de la réalité pour mieux charmer leurs
auditeurs. Son effort tout au contraire consiste à découvrir ce qui est vraiment,
ce qu’est dans le cas de la République la Justice en soi (ce qu’en est la forme) pour
obtenir un modèle (paradeigmatos) d’existence individuelle (l’homme juste) et
collective (la cité juste). Si Socrate peut être pensé analogiquement au peintre,
c’est donc à condition seulement d’ajouter qu’il fixe obstinément son regard
(celui de l’esprit, non du corps) sur ce qui vaut d’être contemplé, et qu’il en
dessine par le moyen de la parole l’image aussi précise que possible.
L’austérité d’un tel projet ne rend pas le philosophe populaire auprès du peuple,
qui lui préfère les producteurs de tableaux enjôleurs. Il demeure cependant essentiel
pour construire la cité réelle en gardant de vue le nouveau modèle, la cité idéale,
obtenu par considération de l’idée de Justice. Socrate espère qu’une telle évidence
s’imposera à la conscience de tous :
« Si pour la plupart les gens prennent conscience que nous disons la vérité au sujet du
philosophe, demeureront-ils hostiles aux philosophes et se méfieront-ils de nous quand
nous affirmons qu’une cité ne connaîtra jamais autrement le bonheur si l’esquisse n’en a
été tracée par ces artistes peintres qui travaillent selon le modèle divin ? » (VI, 500d-e).
C’est donc au tour du peuple, et non plus du philosophe, de se méfier des
images ! Le parallèle entre l’homme de la vérité et l’artiste peintre nous engage
à reformuler la question supposément socratique : « faut-il se méfier des images
et exclure les producteurs d’images de la cité ? », pour lui donner une forme plus
rigoureuse : « de quelles images faut-il se méfier, à quelles conditions les produc-
teurs d’images sont-ils utiles à la cité ? ». Faut-il écouter Homère ou Socrate ? Ce
dernier n’hésite pas à décrire en détail le travail du « peintre des constitutions » (VI,
501c), bon philosophe et bon politique qui prend « la cité et les caractères comme
une tablette à esquisser » (VI, 501a). Pour rappel, les tablettes de cire ou d’argiles
servaient aux grecs de support à l’écriture. La première opération consiste pour
notre peintre-philosophe à les nettoyer comme on efface une ardoise pour y déposer
de nouveaux caractères. Il sera alors possible, en regardant vers « ce qui est juste
par nature comme vers ce qui est beau et modéré » (501b), c’est-à-dire vers les formes
éternelles, de leur associer les vertus à implanter dans l’humanité. C’est ce mélange
qui produit la « représentation humaine1 », l’homme exemplaire qui, à la façon de
l’Achille d’Homère (mais avec de toutes autres qualités), est « pareil aux dieux »
(Iliade, I, 131). Il n’est plus alors question que de retouches, c’est-à-dire d’effacer
certains traits, d’en dessiner de nouveaux pour rendre les caractères humains « le
plus possible agréables au dieu » et le dessin lui-même « tout-à-fait sublime » (501c).
Philosophie et littérature

1. « Andreikelon », terme renvoyant à la technique picturale, et désignant un pigment produisant la ressem-


blance de l’être humain.

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Image et utopie

Quel est, outre de plaire au dieu, la fonction d’un tel tableau ? Socrate n’en fait
pas mystère : il s’agit de fournir un modèle aux hommes concrets que nous sommes,
ou aux hommes qui devront peupler la cité non plus idéale mais réalisée. Leur
excellence dépendra donc de leur capacité à y adhérer de telle sorte que l’image
proposée par le philosophe, loin d’être seulement abstraite, est puissamment
normative. L’obligation à la fidélité qui était le propre du peintre ou la condition
de son utilité, s’étend ainsi à tous les citoyens, qui doivent s’efforcer d’être des
citoyens « modèles », c’est-à-dire conformes à l’archétype dessiné par le législateur.
Voilà qui représente cependant une difficulté : à supposer qu’ils ne veuillent, le
pourront-ils seulement ? Tout ceci n’est-il pas utopique, ou n’est-il pas, puisque
l’utopie a mauvaise presse, qu’utopique ?
Les citoyens pourront-ils se conformer au modèle qui leur est proposé ? La cité
idéale pourra-t-elle plus largement être réalisée ? Socrate commence par balayer
l’objection d’un revers de main : « crois-tu qu’il serait un moins bon peintre celui
qui aurait peint un modèle de ce que serait l’homme le plus beau et qui en aurait rendu
tous les traits de manière satisfaisante dans son dessin, mais qui n’aurait pu démon-
trer qu’un tel homme est également susceptible d’exister ? » (V, 472d). De la même
manière, l’image-modèle de la cité idéale n’est pas moins belle, et le mérite de
son concepteur pas moins grand, si ce dernier échoue à prouver qu’elle est
réalisable. Emmanuel Kant vole d’ailleurs au secours de Platon dans sa Critique
de la raison pure en avertissant sévèrement les rieurs :
« La République de Platon est devenue proverbiale, comme exemple prétendu
frappant d’une perfection imaginaire qui ne peut avoir son siège que dans le
cerveau d’un penseur oisif. Mais il vaudrait bien mieux s’attacher davantage à
cette idée et (là où cet homme éminent nous laisse sans secours) la mettre en
lumière grâce à de nouveaux efforts, que de la rejeter comme inutile, sous le très
misérable et très honteux prétexte qu’elle est irréalisable ».
Car ce n’est qu’en faisant abstraction des obstacles pratiques que nous parvien- Chapitre 1 • Image et vérité dans la République de Platon
drons à dessiner l’idéal auquel il convient d’aspirer, c’est-à-dire pour parler à la
façon de Kant à prendre le maximum comme archétype et à nous régler sur lui
« pour rapprocher toujours davantage la constitution légale des hommes de la plus
grande perfection possible ».
Revenons à Platon : la production d’images ne revêt une telle importance
et ne fait l’objet d’une telle sévérité (jusqu’à exclure certains artistes de la cité)
que parce qu’elle joue un rôle politique majeur. Produites en considération d’un
modèle (les formes éternelles), elles deviennent à leur tour modèle de ce qui doit
être poursuivi. Sans elles la vie individuelle et collective se dérègle irrémédiable-
ment, puisque rien ne sert plus de boussole et que les hommes ne s’efforcent plus
de ressembler aux dieux – ou ressemblent à ces divinités colériques, menteuses,
capricieuses que dessinent les poètes.

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II. Les images et leurs modèles

Socrate ne s’en tient pas à exclure de sa cité idéale certains producteurs


d’images. Il développe aux livres vi (rendu fameux par l’analogie de la ligne) et
vii (qui expose la plus fameuse encore allégorie de la caverne) de la République
une critique de l’image pour des raisons non seulement politiques mais aussi
ontologiques – c’est-à-dire en incriminant leur manque d’être. Mais là encore une
lecture prudente s’impose…

L’analogie de la ligne

Partons de la connaissance de l’idéalisme platonicien telle qu’en dispose tout


lycéen convenablement formé : seules existeraient pleinement les formes intelligibles
(ou les « idées » pour reprendre une traduction vieillie), universelles, immuables
et éternelles, dont les réalités sensibles ne seraient que des copies. L’effort du
philosophe consisterait à saisir par le moyen de l’esprit ce à quoi les formes et les
choses que ses sens lui présentent ne font que participer. Dans une telle saisie
de la vérité, les images ne joueraient plus aucun rôle, au contraire : ce n’est qu’en
allant au-delà d’elles que nous pourrions espérer quitter un monde d’illusions.
Monde d’images, monde d’illusions, est-ce cependant la même chose ? Pour
y voir clair, il semble impossible de faire l’économie d’une brève exposition de
l’analogie de la ligne présentée par Socrate dans son échange avec Glaucon. Tout
commence par la distinction de deux domaines ou de deux genres, le sensible et
l’intelligible. Imaginons, propose Socrate, une ligne coupée en deux segments
d’inégale longueur, eux-mêmes coupés selon la même proportion. Le premier
segment représente le domaine intelligible, sur lequel peuvent être disposés les
objets lui appartenant ; le second le domaine sensible, sur lequel peuvent être
disposés de la même manière les objets sensibles. Nous pouvons d’ores et déjà
poser une première hiérarchie, les objets intelligibles étant plus éminents, c’est-
à-dire ayant plus d’être, que les objets sensibles qui n’en sont que des images.
Ces dernières sont bien caractérisées par le manque, ce qui ne suffit cependant
pas à les renvoyer à la nullité, sauf à outrer le dualisme et à rejeter sans nuance
l’ensemble du sensible.
Mais pourquoi diviser à nouveau chaque domaine, pourquoi quatre segments
plutôt que deux ? Dans l’ordre sensible, Socrate distingue les réalités naturelles
ou fabriquées (un arbre, une chaise) des fictions produites par imitation (la repré-
sentation peinte d’un arbre ou d’une chaise). S’il n’est question dans les deux cas
que d’images, nous devons distinguer ce qui s’éloigne de deux ou de trois degrés
Philosophie et littérature

de l’être : les réalités sensibles (images des réalités intelligibles) et les images
sensibles qui, ne faisant que les imiter, ne sont que des images d’images. Elles
seules peuvent être soupçonnées de nullité, ou d’une complète vacuité ontologique.
De même dans l’ordre le plus éminent, nous pouvons distinguer avec Socrate les
réalités intelligibles (les formes) de ce qui n’est est encore que l’image, c’est-à-

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dire les objets mathématiques qui représentent nombre, figures, proportion des
objets naturels ou fabriqués. On l’aura compris : les images intelligibles (les objets
mathématiques) sont aux réalités intelligibles (les formes) ce que les images
sensibles sont aux réalités sensibles. Dans ces conditions, loin de pouvoir nous
en tenir à une incrimination de l’image, nous devons convenir qu’hormis les
formes tout est image : les fictions les poètes, mais aussi les réalités matérielles,
la rivière qui serpente aux pieds de la colline, et jusqu’aux équations que conçoit
le savant retiré du monde. Est image tout ce qui n’est pas pleinement, et non pas
seulement ce qui n’est pas du tout.
N’abandonnons pas trop vite notre ligne. Car aux quatre types d’objets corres-
pondent encore quatre modes de pensées, qui sont autant de moyens de s’y rapporter,
c’est-à-dire de les connaître. Au domaine sensible est associée l’opinion (« doxa »),
qui se subdivise entre imagination ou copiage (« eïcasia », qui nous rapporte
aux illusions) et croyance (« pistis », qui nous rapporte aux objets sensibles). Au
domaine intelligible est associé le savoir (« epistêmê »), qui se subdivise entre
pensée raisonnante (« dianoïa », qui nous rapporte aux objets mathématiques) et
intellection ou connaissance intuitive (« noêis », qui nous rapporte aux formes). La
hiérarchie ontologique est ainsi doublée par une hiérarchie épistémologique :
tout comme l’échelle de l’être s’étend des illusions sensibles jusqu’aux formes,
l’échelle du savoir s’étend de l’ignorance radicale à la connaissance absolue. Si
cette dernière demeure un horizon inaccessible, celui de la pure contemplation des
formes, nous devons nous garder de nous laisser prendre au charme des images
sensibles, qui entraînent et perdent, à la façon dont les sirènes perdent les marins
imprudents, ceux qui ont la faiblesse de croire à leur réalité.
Que conclure de tout cela ? Que l’image demeure toujours inférieure à ce qu’elle
copie, qu’elle est toujours à ce titre caractérisée par un défaut ou un manque d’être.
Elle ne fait que ressembler. Pour autant, hormis la pure illusion, elle peut enve-
lopper une demi-vérité, ou représenter une étape pour celui qui souhaite, s’aidant
des images avant de pouvoir les abandonner, remonter jusqu’à la pleine lumière
de ce qui n’est plus un reflet – c’est-à-dire les formes. Tel est le sens par exemple
de la dialectique ascendante du Banquet, mais aussi de la sortie de la caverne dont
Chapitre 1 • Image et vérité dans la République de Platon

l’allégorie n’est pas présentée sans raison, dans la construction de la République,


immédiatement après l’analogie de la ligne.

L’allégorie de la caverne

Sans doute le dispositif de la « caverne » est-il trop fameux pour devoir être
exposé. Tenons-nous en à ce parallèle avec ce que nous venons d’évoquer. De
même que dans l’analogie de la ligne, deux domaines peuvent être distingués :
un dehors (le plein jour) et un dedans qui représentent les domaines intelligible
et sensible. Dans ces conditions, les prisonniers de l’antre sont condamnés aux
illusions sensibles, d’autant plus qu’ils ne se rapportent pas aux objets eux-mêmes
mais à leur ombre portée sur une paroi. Ils n’ont donc affaire qu’à des images
d’images, à de pures illusions vides d’être.

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Bien sûr l’enjeu demeure de sortir de la caverne, le saisir par le moyen de l’esprit
ce qui est vraiment plutôt que de s’en tenir à des images trompeuses. Mais quelque
chose a changé, ou a été ajouté au modèle de la ligne : la source de lumière qui rend
toute chose saisissable par l’œil – du corps comme de l’esprit. À l’extérieur, le soleil
symbolise la forme du Bien, tandis qu’à l’intérieur le feu est comme l’image du
soleil. Ces sources invisibles, aveuglantes pour qui voudrait les fixer du regard,
confèrent leur visibilité aux images qui nous apparaissent, ou sont conditions
de leur apparition. Notre réflexion porte donc à présent sur quatre termes : les
images (une ombre, un objet sensible, une entité mathématique), ce dont elles sont
images (un objet, une forme), ce qui nous permet de les saisir (la vue, l’intellect),
ce qui les fait apparaître (le feu, le soleil, le Bien). C’est à cette source qu’il s’agit
de remonter progressivement – et douloureusement ajoute Socrate en insistant sur
le fait qu’il est pénible d’habituer son regard à quitter l’obscurité pour la lumière.
Les images de différentes natures, disposées sur le parcours sont autant d’étapes à
dépasser pour qui se montre du moins à la hauteur de la tâche, tant il est vrai qu’il
est plus facile de s’en tenir aux images (d’abord sensibles, ensuite intelligibles)
que de remonter à leurs modèles. Ne mérite d’être dit « philosophe » que celui
qui cesse complètement d’être prisonnier du sensible ainsi que des images en
général – car le mathématicien lui-même, bien que tourné vers des réalités intel-
ligibles, ne saisit pas les formes. Il contemple le « soleil », c’est-à-dire le Bien, et
parvient à distinguer sans recourir à la médiation (toujours obscurcissante) des
images ce qui apparaît par soi.
Faisons un pas de plus en suivant l’analyse de Monique Dixsault : « dans la
Caverne nous sommes des images dans une sombre image, mais à l’intérieur de cette
image que le Démiurge constitue comme un vivant éternel parfait, le Monde, nous
sommes aussi des images » (Platon, Vrin 2003). Ne sommes-nous pas en effet, en
tant que réalités sensibles, images dans un monde d’images ? Mortel, périssable,
l’homme vit une existence fugitive et ne diffère en rien des ombres qui l’entourent
aussi longtemps qu’il ne prend pas soin de son âme. L’injonction à s’efforcer de
dépasser les images pour saisir les formes apparaît donc comme le symétrique
d’une autre : cesser d’être une image, ou de n’être que cela, s’identifier à son
âme en se détourant du corps. Ce dernier, cette part de nous qui n’est qu’image,
nous rappelle cependant régulièrement à lui et interdit que nous échappions tout
à fait à notre condition humaine…
Prenons garde toutefois à ne pas retomber dans la dénonciation sans nuance
que nous incriminions au début de notre analyse ! Car les images entretiennent,
lorsqu’elles ne sont pas du moins ce pur simulacre qu’elle la copie d’une copie, un
rapport avec la vérité. Ne renvoient-elles pas à un modèle plus vrai qu’elles ? Et
n’est-ce pas surtout parce que nous avons de ce modèle une certaine connaissance
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qu’elles sont pour nous évocatrices ? C’est là un point difficile mais essentiel de
la métaphysique platonicienne : cette connaissance est connaissance oubliée,
connaissance qui précède notre incarnation et que cette dernière rend confuse.
Sur cette théorie, Platon lui-même n’avance qu’en parlant par image, c’est-à-dire
en recourant au mythe – que ce soit dans le Ménon ou à la fin de la République

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