Extrait
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Seule pour Platon la vérité compte. Éternelle, immuable comme les formes
qui l’expriment, elle représente pour le philosophe l’horizon d’une quête qui
règle sa conduite. S’il semble pour le reste condamné à errer dans un monde
d’apparences, quelle importance accorder à l’image ? Ne sont-elles pas éloignées
du vrai ? N’en éloignent-elle pas plus encore ceux qui succombent à leur charme ?
La lecture de la République et de la discussion qu’y mène Socrate nous
confronte à plus de complexité. À tous les niveaux – esthétique, moral, politique,
métaphysique – l’image se révèle ambivalente, c’est-à-dire aussi dangereuse
qu’utile. Bien sûr les trompeurs sauront en user pour plaire ou prendre au piège de
leur théâtre d’ombre. Mais le bon législateur, les philosophes, Socrate lui-même
pourront être pensés analogiquement aux peintres. Producteurs d’images, ils ne
sauraient en être de simples contempteurs. L’analyse de ce qu’est l’image doit
dès lors être complétée par une réflexion sur ce qu’elle peut et sur les ressources
qu’elle offre, y compris pour se rapporter à la vérité.
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I. Le peintre philosophe
Platon, dit-on (comme s’il était réductible à Socrate, mais passons…), chasserait
les poètes de sa « cité idéale », la « kallipolis » (littéralement « la belle cité ») évoquée
dans le livre vii de la République (527b). Pour plus de précision, rapportons-nous au
passage qui semble suggérer un tel ostracisme. Socrate vient de poser la nécessité
que chacun, dans une cité en ordre, n’exerce qu’une seule activité. « Les hommes
multiples » font n’importe quoi, et surtout n’importe comment : lorsque le labou-
reur fait le juge, l’homme de guerre le commerçant, ils sont en réalité semblables
à des acteurs jouant un rôle pour lequel ils n’ont pas de compétence véritable. Le
maître de tous ces comédiens n’est autre que l’artiste, peintre ou poète, capable de
Philosophie et littérature
tout imiter par simple fantaisie. Celui-ci, déclare Socrate, s’il se présentait à nous,
« nous le vénérerions comme un être sacré, merveilleux, délicieux, mais nous lui dirions
qu’il n’y a pas d’homme comme lui dans notre cité, et qu’il n’est pas conforme à la loi
qu’il s’y intègre » (République, livre iii, 398a). Malgré tout son art, le producteur
d’image serait donc hors-la-loi : il manquerait du sérieux essentiel au bon ordre
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comme une faute. La question n’est plus ici seulement esthétique mais morale et
politique.
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Quel est, outre de plaire au dieu, la fonction d’un tel tableau ? Socrate n’en fait
pas mystère : il s’agit de fournir un modèle aux hommes concrets que nous sommes,
ou aux hommes qui devront peupler la cité non plus idéale mais réalisée. Leur
excellence dépendra donc de leur capacité à y adhérer de telle sorte que l’image
proposée par le philosophe, loin d’être seulement abstraite, est puissamment
normative. L’obligation à la fidélité qui était le propre du peintre ou la condition
de son utilité, s’étend ainsi à tous les citoyens, qui doivent s’efforcer d’être des
citoyens « modèles », c’est-à-dire conformes à l’archétype dessiné par le législateur.
Voilà qui représente cependant une difficulté : à supposer qu’ils ne veuillent, le
pourront-ils seulement ? Tout ceci n’est-il pas utopique, ou n’est-il pas, puisque
l’utopie a mauvaise presse, qu’utopique ?
Les citoyens pourront-ils se conformer au modèle qui leur est proposé ? La cité
idéale pourra-t-elle plus largement être réalisée ? Socrate commence par balayer
l’objection d’un revers de main : « crois-tu qu’il serait un moins bon peintre celui
qui aurait peint un modèle de ce que serait l’homme le plus beau et qui en aurait rendu
tous les traits de manière satisfaisante dans son dessin, mais qui n’aurait pu démon-
trer qu’un tel homme est également susceptible d’exister ? » (V, 472d). De la même
manière, l’image-modèle de la cité idéale n’est pas moins belle, et le mérite de
son concepteur pas moins grand, si ce dernier échoue à prouver qu’elle est
réalisable. Emmanuel Kant vole d’ailleurs au secours de Platon dans sa Critique
de la raison pure en avertissant sévèrement les rieurs :
« La République de Platon est devenue proverbiale, comme exemple prétendu
frappant d’une perfection imaginaire qui ne peut avoir son siège que dans le
cerveau d’un penseur oisif. Mais il vaudrait bien mieux s’attacher davantage à
cette idée et (là où cet homme éminent nous laisse sans secours) la mettre en
lumière grâce à de nouveaux efforts, que de la rejeter comme inutile, sous le très
misérable et très honteux prétexte qu’elle est irréalisable ».
Car ce n’est qu’en faisant abstraction des obstacles pratiques que nous parvien- Chapitre 1 • Image et vérité dans la République de Platon
drons à dessiner l’idéal auquel il convient d’aspirer, c’est-à-dire pour parler à la
façon de Kant à prendre le maximum comme archétype et à nous régler sur lui
« pour rapprocher toujours davantage la constitution légale des hommes de la plus
grande perfection possible ».
Revenons à Platon : la production d’images ne revêt une telle importance
et ne fait l’objet d’une telle sévérité (jusqu’à exclure certains artistes de la cité)
que parce qu’elle joue un rôle politique majeur. Produites en considération d’un
modèle (les formes éternelles), elles deviennent à leur tour modèle de ce qui doit
être poursuivi. Sans elles la vie individuelle et collective se dérègle irrémédiable-
ment, puisque rien ne sert plus de boussole et que les hommes ne s’efforcent plus
de ressembler aux dieux – ou ressemblent à ces divinités colériques, menteuses,
capricieuses que dessinent les poètes.
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L’analogie de la ligne
de l’être : les réalités sensibles (images des réalités intelligibles) et les images
sensibles qui, ne faisant que les imiter, ne sont que des images d’images. Elles
seules peuvent être soupçonnées de nullité, ou d’une complète vacuité ontologique.
De même dans l’ordre le plus éminent, nous pouvons distinguer avec Socrate les
réalités intelligibles (les formes) de ce qui n’est est encore que l’image, c’est-à-
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L’allégorie de la caverne
Sans doute le dispositif de la « caverne » est-il trop fameux pour devoir être
exposé. Tenons-nous en à ce parallèle avec ce que nous venons d’évoquer. De
même que dans l’analogie de la ligne, deux domaines peuvent être distingués :
un dehors (le plein jour) et un dedans qui représentent les domaines intelligible
et sensible. Dans ces conditions, les prisonniers de l’antre sont condamnés aux
illusions sensibles, d’autant plus qu’ils ne se rapportent pas aux objets eux-mêmes
mais à leur ombre portée sur une paroi. Ils n’ont donc affaire qu’à des images
d’images, à de pures illusions vides d’être.
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qu’elles sont pour nous évocatrices ? C’est là un point difficile mais essentiel de
la métaphysique platonicienne : cette connaissance est connaissance oubliée,
connaissance qui précède notre incarnation et que cette dernière rend confuse.
Sur cette théorie, Platon lui-même n’avance qu’en parlant par image, c’est-à-dire
en recourant au mythe – que ce soit dans le Ménon ou à la fin de la République
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