Passerelle24 Decoloniser
Passerelle24 Decoloniser
Passerelle24 Decoloniser
o r g N°24 03/2023
Décoloniser !
Notions, enjeux et
horizons politiques
Décoloniser !
Notions, enjeux
et horizons politiques
La collection Passerelle
La collection Passerelle est née dans le cadre de la Coredem
(Communauté des sites de ressources documentaires pour une
démocratie mondiale), un espace de partage de savoirs et de pratiques
par et pour les acteurs du changement. Elle a pour objectif de traiter des
sujets d’actualité qui font débat, à travers des analyses, des réflexions
et des propositions issues de travail de terrain et de recherche.
Chaque Passerelle rassemble et fait dialoguer des contributions
d’associations, de mouvements sociaux, de militant·es,
de chercheur·ses, de journalistes, de syndicats, etc.
L’éditeur : ritimo
L’association ritimo est l’éditrice de la collection Passerelle.
Ritimo est un réseau d’information et de documentation pour
la solidarité internationale et pour un monde plus juste et plus
durable. Il accueille et informe le public dans plus de 75 lieux en
France, relaie des campagnes citoyennes, propose des animations
et des formations. Son travail éditorial contribue à rendre une
information plurielle et critique accessible aux publics, en privilégiant
les sources associatives, alternatives et indépendantes.
Introduction
Décolonial, colonialité, décoloniser… Soixante ans après la deuxième vague
d’indépendances nationales, la question décoloniale est toujours (voire encore plus)
d’actualité. Depuis des dizaines d’années, militant·es et universitaires démontrent
qu’en termes économiques et géopolitiques les pratiques coloniales n’ont pas
disparu : elles se sont recomposées et adaptées au contexte post-indépendance.
La Françafrique et les relations cordiales (et très intéressées) entre la France et ses
anciennes colonies n’est pas morte, comme en témoignent les interventions militaires
françaises dans le Sahel ou la survivance du franc CFA. Les accords de libre échange
et l’obligation de paiement des dettes – dont celles issues de la période coloniale
– continuent de répondre aux intérêts des anciens colonisateurs. Sur le plan des
idées également, les travaux de nombreux·ses chercheur·ses comme Samir Amin,
Immanuel Wallestein ou encore Arturo Escobar apportent une critique cinglante :
le concept de « développement », en se fondant sur la même ligne de fracture entre
anciens pays colonisateurs et anciens colonisés, n’est-il pas une injonction à imiter un
type d’organisation socio-économique capitaliste, calqué sur le modèle européen ?
Dans les représentations des pays du Sud en France, également, cette hiérarchie
issue de la colonisation est palpable : les représentations misérabilistes ou exotisantes
de ce qui a été appelé « tiers monde » ont des conséquences encore aujourd’hui.
Ainsi, on ne peut décrypter le présent, ses lignes de fractures et ses résistances,
sans comprendre l’histoire qui lie les peuples et les différentes régions du monde.
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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
où pendant les élections de fin 2021 la question migratoire était centrale dans le
discours du candidat d’extrême-droite… Le caractère raciste du double standard
de l’accueil des réfugié·es ukrainien·nes et africain·es ou moyen-orientaux·ales est
d’ailleurs plus qu’évident et ne manque pas de rappeler cruellement les mots d’Aimé
Césaire dans son « Discours sur le colonialisme » en 1950 :
Les crispations politiques sur des questions racistes sont évidentes et leurs racines
coloniales à peine couvertes : c’est le cas de l’obsession française vis-à-vis du hijab,
dont l’histoire remonte à la colonisation de l’Algérie. En parallèle, les mouvements
sociaux qui dénoncent le racisme structurel issu de ces rapports coloniaux se
multiplient : Black Lives Matter aux États-Unis, Réseau d’Entraide Vérité et Justice
pour les victimes de crimes policiers en France, le média indépendant Poder
Migrante en Espagne, les soutiens à la présidence de Pedro Castillo au Pérou face
aux attaques racistes de l’oligarchie blanche…
Or, les débats politiques autour de ces questions ont atteint des niveaux de tensions
et de violence très inquiétants. Depuis plusieurs années, les ‘nouveaux’ mouvements
anti-racistes brandissent des notions provenant de la sociologie, comme celles de
« personne racisée », « racisme structurel » ou encore « colonialité du pouvoir » –
termes qui bousculent un certain nombre de conceptions et de postures. Parallèlement,
certains secteurs intellectuels et politiques dénoncent avec véhémence le danger que
représenteraient « les décoloniaux », leurs visions « identitaires », voire « séparatistes »,
telle une véritable menace pour la cohésion sociale ou même la Nation en tant que
telle. Les universités et le monde associatif font l’objet d’une sorte de chasse aux
sorcières, comme le montre notamment le rapport sur « l’islamogauchisme » à
l’université, commandité par la ministre Frédérique Vidal, la dissolution du Collectif
contre l’islamophobie en France en 2021 et la loi dite « sur le séparatisme » portant
sur toutes les associations recevant un financement public.
6
stratégies concrètes de lutte qui agitent la scène nationale et internationale. Dans
la première partie, nous revenons sur des notions trop souvent agitées comme
des épouvantails, sans être vraiment définies par leurs détracteurs : colonialité,
racisme d’État ou systémique, personnes racisées, intersectionnalité, point de vue
situé, pluriversalité comme alternative à l’universel théorique et surplombant…
Comprendre les contextes sociopolitiques dans lesquels ont émergé les concepts,
comment ils ont circulé, comment et pourquoi ils ont été réappropriés, comment ils
sont mobilisés dans les différents mouvements sociaux, voilà l’objet des premiers
articles de ce numéro. C’est la raison même de la collection Passerelle d’offrir un
espace serein pour expliciter les concepts et les analyses, loin des excès de certains
débats médiatiques et politiques qui répondent plutôt aux injonctions à maximiser
l’audimat qu’au souci de donner des clés de compréhension.
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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
La collection Passerelle a pour but d’apporter des analyses et des réflexions issues
du travail de terrain et de recherche, afin d’alimenter la critique sociale, les échanges
d’idées et la diffusion d’alternatives. L’ambition de ce numéro est donc également
d’accompagner le regard critique sur soi-même, les collectifs et organisations
d’appartenance, ainsi que la société dans laquelle ces acteur·rices se situent.
8
9
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Sommaire
Introduction 5
10
SOMMAIRE
11
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
12
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
01
DÉCOLONISER ?
DÉFINIR LES CONCEPTS,
COMPRENDRE LES ENJEUX
13 13
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Colonialité et décolonialité :
modes d’emploi
D
epuis environ cinq ans, le terme « décolonialisme » a émergé dans le
débat public français, dans les discours politique, journaliste et intel-
lectuel. Accompagné de tout un ensemble de mots relevant de la même
constellation négative considérée par ses adversaires comme un danger
idéologique pour la France et pour la République – wokisme, indigénisme, écri-
ture inclusive, islamo-gauchisme, intersectionnalité, néo-féminisme, racialisme,
communautarisme –, il est devenu l’un des emblèmes des menaces visant l’identité
nationale (en favorisant la repentance) et l’éventuelle dissolution de l’unité française
(en mettant l’accent sur les différences de genre, de classe, de religion, de race,
d’ethnicité, etc.).
14
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
Le colon, en l’espèce, est porteur des germes d’une culture dominante à tous
les niveaux : il est occidental et donc soumis à l’Empire américain, il est capi-
taliste, il est hétérosexuel : en un mot – il est blanc1.
On le voit, il ne s’agit finalement pas d’une définition. Ce qui est ici en jeu est la
formation d’un néologisme – « décolonialisme » – à partir de l’affirmation selon
laquelle il existerait un ensemble idéologique organisé autour de la dénonciation
d’une omniprésence du colonialisme à tous les niveaux de la société. Cette mise en
mot est problématique car, en dépit de la référence ci-dessus à l’Empire américain,
les détracteurs du décolonialisme lient son émergence aux campus états-uniens et
aux conséquences de l’appropriation, aux États-Unis, des écrits des philosophes
français Michel Foucault, Jacques Derrida ou Gilles Deleuze2. En ce sens, il serait
une « maladie étrangère », un virus qui menacerait non seulement l’intégrité de
l’enseignement supérieur et de la recherche, mais tout simplement l’unité de la
République française.
Il existe pourtant une tout autre généalogie permettant de saisir tout autrement ce
qu’est la colonialité et le décolonial. Elle s’inscrit au sein d’un collectif d’auteur·rices
latino-américain·es qui commencent à se réunir à partir de la première moitié des
années 1990. Elle s’articule notamment autour de deux figures : celles du sociologue
péruvien Aníbal Quijano et du philosophe argentino-mexicain Enrique Dussel.
Le premier a forgé en 1992 la notion de « colonialité du pouvoir » pour désigner
la face cachée de la modernité qui se met en place à partir du XVIe siècle3. Les
conséquences de la colonisation de l’Amérique latine par les Européens se mani-
festent par la création et la persistance, malgré la décolonisation, d’une matrice
hiérarchique raciale, sexuelle, économique et épistémique, par laquelle se manifeste
continûment la distinction entre les Occidentaux et les non-Occidentaux. Dussel,
quant à lui, insiste sur l’importance de voir la modernité naître après 1492, qui n’est
pas le moment de la « rencontre » entre les peuples mais celui de « l’occultation de
[1] « Décolonialisme ? », Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, sans date, en ligne :
[https://decolonialisme.fr/?page_id=73] (consulté le 15 décembre 2022).
[2] Pierre-André Taguieff, Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la
french theory, Lontblanc, H & O, 2022.
[3] Aníbal Quijano, « Colonialidad y Modernidad/Racionalidad », Perú Indígena, Vol. 13, n° 29, 1992, p.
11-20.
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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Postcolonial et décolonial
De la même façon qu’il ne faut pas confondre colonialisme et colonialité, la fin du
premier (l’accès à l’indépendance politique) n’impliquant nullement la fin de la
seconde, il ne faut pas non plus assimiler pensée postcoloniale et pensée décoloniale.
En effet, cette dernière est largement née d’une rupture avec la première. Cette
rupture se fonde sur l’opportunité ou non de continuer à s’appuyer sur des auteurs
occidentaux comme Foucault, Derrida ou Gramsci pour développer une pensée
autonome. C’est ce qu’ont largement fait des auteurs dits postcoloniaux comme
Edward Said, Gayatri Chakravorty Spivak ou encore Ranajit Guha, le fondateur
des Subaltern Studies indiennes. Dans le cas de l’Amérique latine, au cours des
années 1990, une partie de la lutte pour la décolonisation du savoir passe par la
recherche d’une plus grande authenticité des concepts et des références, comme
le montre notamment la création en 2000 de la revue Nepantla7, qui matérialise la
constitution d’une nouvelle option épistémique, celle du décolonial par rapport au
postcolonial. Pour reprendre les termes de Ramón Grosfoguel, la rupture s’accom-
plit ainsi entre celles et ceux qui voyaient la subalternité à partir d’une critique
postmoderne (c’est-à-dire une critique eurocentrique de l’eurocentrisme) et celles
et ceux qui la lisaient à partir d’une critique décoloniale (à savoir une critique de
l’eurocentrisme à partir des savoirs subalternisés et réduits au silence)8.
[4] Enrique Dussel, 1492. L’occultation de l’autre, Paris, Les Editions ouvrières, 1992 (1ère édition espagnole
1992).
[5] Sur le sujet de la transmodernité, voir l’article de Fatima Hurtado Lopez dans ce numéro de la
collection Passerelle.
[6] Enrique Dussel, « Transmodernité et interculturalité (une interprétation à partir de la philosophie de la
libération », in Claude Bouguignon, Ramón Grosfoguel et Philippe. Colin, dir., Penser l´envers obscur
de la modernité. Une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine, Limoges, Pulim, 2014, p.
177-212.
[7] Walter Mignolo, « From Cross-Genealogies and Subaltern Knowledges to Nepantla », Nepantla : Views
from South, vol. 1, n°1, 2000, p. 1-8.
[8] Voir notamment Ramón Grosfoguel, « The Epistemic Decolonial Turn », Cultural Studies, vol. 21, n°2-3,
2007, p. 211-223, p. 211 ; Voir aussi Eduardo Restrepo et Axel Rojas, Inflexión decolonial: fuentes,
conceptos y cuestionamientos, Popayan, Universidad del Cauca, 2010, p. 31-36.
[9] Walter Mignolo et Catherine Walsh, On Decoloniality. Concepts, Analytics, Praxis, Durham,
Duke University Press, 2018, p. 228.
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PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
réponses. Dans la perspective décoloniale, l’accent est mis sur la capacité des
populations culturellement ou scientifiquement dominées à se défaire de l’emprise
occidentale avant tout afin de pouvoir imaginer de nouvelles formes culturelles et
de nouveaux lexiques conceptuels, ou bien de « retrouver » des formes anciennes.
L’idée de « déconnexion », proposée par Samir Amin dans un ouvrage éponyme de
198610, mais aussi celles de « desprendimiento » de Quijano11, de « delinking », de
« détachement » ou de « désobéissance épistémique » que l’on trouve plutôt chez
le sémiologue argentin Walter Mignolo, visent plus largement à rendre possible un
changement de fondation afin de souligner l’existence autonome d’autres formes
de savoir. Au lieu de s’appuyer sur les perspectives d’un universalisme à l’occi-
dentale unique ou bien d’une hybridation générale des différents savoirs locaux,
l’approche décoloniale invite à inclure les différences au sein d’une autre vision
de l’universel. Selon les termes de Walter Mignolo, « la notion de détachement
oriente le tournant épistémique décolonial vers une universalité-autre, c’est-à-dire
vers la pluriversalité comme projet universel12. » La difficulté de cette vision est
la conciliation – apparemment paradoxale – entre l’universel et le pluriversel, le
second étant la condition du premier. Pour cela, l’accent est mis sur la reconquête
[10] Samir Amin, La déconnexion : pour sortir du système mondial, Paris, La Découverte, 1986.
[11] Aníbal Quijano, « Colonialidad y Modernidad/Racionalidad », art. cit., p. 19 : « Lejos de eso, es
necesario desprenderse de las vinculaciones de la racionalidad/modemidad con la colonialidad, en
primer termino, y en definitiva con todo poder no constituido en la decision libre de gentes libres. »
[12] Walter Mignolo, La désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et
grammaire de la décolonialité, Bruxelles, Peter Lang, 2015 (1ère édition argentine 2011), p. 39.
17
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Cette pensée complexe, dont il nous est seulement possible ici de donner un aperçu
bien trop court, et qu’il faudrait par exemple approfondir par la mention des travaux
de l’anthropologue américano-colombien Arturo Escobar15, exerce aujourd’hui
une profonde influence à l’échelle mondiale. Ses hypothèses, ses concepts, nombre
de ses auteur·rices (Quijano, Dussel, Mignolo, Escobar, etc.) sont cité·es dans le
monde entier. Pourtant, le cas de la France montre que cette réception de la pen-
sée décoloniale peut être compliquée par des facteurs intellectuels et politiques.
L’une des raisons tient évidemment aux moments où ils acquièrent une plus grande
visibilité dans les débats intellectuels, médiatiques et politiques. Portés par certains
[13] Walter Mignolo et Catherine Walsh, On Decoloniality, op. cit., p. 228, souligné dans le texte original. (La
traduction est de l’auteur)
[14] Ibid., p. 231.
[15] Arturo Escobar, Sentir-penser avec la Terre. L’écologie au-delà de l’Occident, Paris, Le Seuil, 2018, 1ère
édition colombienne 2014.
18
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
Cette vision particulière trouve également une place spécifique à l’intérieur d’une
histoire plus longue, celle d’une néo-républicanisation progressivement installée
depuis un peu plus de trente ans. L’année 1989 est sans doute l’un des premiers
temps forts de la formation de ce discours néo-républicain largement organisé
autour de l’idée d’« exception française », d’abord avec la critique intellectuelle
des cérémonies du Bicentenaire de la Révolution, jugées trop multiculturalistes,
puis avec les débuts de l’« affaire du voile », à partir du mois de septembre. Les
années 1990 voient ainsi l’instauration d’un large consensus politique autour de
plusieurs notions : l’exception républicaine française, l’universalisme des valeurs
républicaines et l’indivisibilité du peuple français. Elles sont mobilisées pour dire
l’impossibilité et le danger de dépasser la France par le haut ou par le bas, par des
processus supranationaux, comme l’européanisation ou la mondialisation écono-
mique voulue par le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), ou bien par
des revendications de reconnaissance infranationale.
L’article 1 de la Constitution de 1958, qui précise que la France est une République
« indivisible, laïque, démocratique et sociale », sert de support à cette conception de
l’exceptionnalité nationale. Par ailleurs, la critique des États-Unis est omniprésente
au cours de cette période dans les discours politique et intellectuel, car elle offre
la possibilité de défendre la vision d’une nation unie s’opposant en tout point à un
pays gangrené par la violence, divisé entre communautés – raciales, ethniques,
religieuses, sexuelles… – et principal exportateur de l’« idéologie » multicultura-
liste. L’opposition fondamentale entre les deux modèles politiques ne concerne
pas seulement les régimes en question, mais aussi le moteur de ces régimes. Dans
le discours néo-républicain, l’universalisme français est l’antithèse du « commu-
nautarisme » états-unien.
Les décennies 2000 et 2010 sont sur la continuité de la précédente. Les discussions
relatives à la laïcité (en 2004) ou sur la loi relative à la dissimulation du visage dans
l’espace public (en 2010) poursuivent la même matrice discursive. Le « débat sur
l’identité nationale » de 2009-2010 ou les polémiques contemporaines sur la « repen-
tance » ou les déboulonnages de statues y contribuent en creux par la valorisation
d’une « légende nationale » dont l’unité historique, culturelle et civilisationnelle ne
saurait être mise en question.
19
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Il semble pourtant bien que le péril le plus grand soit celui de la myopie et de l’insu-
larité qui caractérisent nos visions des sciences sociales. Largement incapables de
voir de loin et d’apprécier – sans nécessairement embrasser – les débats qui se
déroulent autour de nous, nous continuons à nous enfoncer dans un récit passéiste
et légendaire des sciences sociales alors que dans la plupart des grandes régions
du monde (Amérique latine bien sûr, mais aussi dans le monde arabe, en Afrique
subsaharienne, en Europe centrale et orientale, ou bien encore en Asie), les débats
sur le futur des sciences sociales sont en train d’être menés depuis bien longtemps.
20
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
L
es mots « décolonial » et « décolonialisme » relèvent aujourd’hui surtout
du slogan politique, qu’il soit fièrement brandi par certain·es militant·es
anti-racistes ou qu’il devienne une cible à abattre pour une minorité
conservatrice. En réalité, la plupart connaissent peu ou mal les travaux
des chercheur·ses d’Amérique latine et des Caraïbes qui développent depuis le
milieu des années 1990 une série de travaux en sciences sociales (sociologie, éco-
nomie, philosophie, anthropologie et sémiotique) dans un groupe de recherche
tour à tour nommé « groupe modernité/colonialité », « transmodernité » « études
postoccidentales » ou « études décoloniales ». Ce courant fait l’objet de critiques
superficielles, liées aux débats politiques nationaux voire continentaux : ainsi les
études décoloniales sont plutôt critiquées sur leur gauche en Amérique latine et sur
leur droite en Europe. Mais qu’en est-il réellement ? Qu’écrivent les auteur·rices
latino-américain·es décoloniale·ux ?
Les études postcoloniales ont quant à elles deux épicentres, tous deux issus du
Commonwealth : les départements de lettres australiens autour de l’ouvrage emblé-
21
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
matique The Empire writes back de Bill Ashcroft et un groupe d’historien·nes d’Inde
qui coordonnent les Subaltern Studies. Critiques des grands récits de la modernité,
de l’orientalisme mais aussi des nationalismes réducteurs et essentialisants dans
leurs propres pays indépendants, ils et elles revendiquent et assument leur hybridité
comme celle de leurs mondes. Pour la plupart issu·es des castes supérieures de
leurs pays, ils étudient dans les meilleures universités d’Angleterre et écrivent en
anglais. Ils et elles acquièrent progressivement reconnaissance et légitimité dans les
centres mondiaux du savoir (États-Unis et Angleterre pour l’essentiel), célèbrent la
poétique du fragment dans un monde globalisé, dissèquent la complexité de leurs
cultures inextricablement liées et marquées par leur passé colonial et dissertent
depuis la philosophie sur la possibilité même que les subalternes parlent.
Les études décoloniales quant à elles émergent des sciences sociales latino-amé-
ricaines, un espace marqué par une histoire coloniale différente (ibérique), plus
ancienne (XVIe siècle) et surtout une indépendance plus précoce (XIXe siècle), parfois
antérieure à l’indépendance de certains pays européens comme la Grèce ou l’Ita-
lie. Le contexte historique et linguistique d’émergence diffère donc radicalement
des auteur·rices anticoloniaux·les – principalement francophones – et des études
postcoloniales anglophones. De plus, les études décoloniales émergent depuis les
sciences sociales, en particulier en sociologie, en anthropologie et en économie. Elles
sont nourries par toute une tradition marxiste et matérialiste latino-américaine qui
épouse le rythme des groupes révolutionnaires et des mouvements sociaux urbains
d’Amérique latine, et qui tranche avec les approches principalement littéraires
et historiques des études postcoloniales. Enfin leurs idées et leurs orientations
politiques diffèrent : selon la perspective décoloniale, le racisme est indissociable
du capitalisme mondial qui naît en 1492 avec la conquête de l’Amérique. Et l’indé-
pendance politique du XIXe siècle n’a pas mis fin à la domination économique et
symbolique qu’exercent les ex-métropoles : la colonialité du pouvoir, du savoir et
de l’être continue de se reproduire chaque jour dans les structures matérielles et
idéelles du système monde.
Que disent les décoloniaux·les que ne disaient pas déjà les anticoloniaux·les et les
postcoloniaux·les ? Aníbal Quijano, qui a forgé le terme « colonialité », ne pense
22
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
Dans l’article qu’il écrit la même année avec Immanuel Wallterstein, Aníbal Quijano
développe une deuxième idée socle, à savoir que le racisme n’est pas seulement une
idéologie justificatrice a posteriori du système monde, mais qu’il est consubstantiel
au fonctionnement du capitalisme : le capitalisme, tel qu’il prend forme avec la
conquête des Amériques, instaure une division raciale du travail au niveau mondial.
Plus tard, en 2000, Aníbal Quijano articule ensemble trois formes de colonialité -
la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être - et détaille la logique du système
mondial de pouvoir, en tant que système qui organise les existences, fondé sur la
classification sociale de la population mondiale (racisme), le contrôle des ressources
et des produits du travail (entreprise capitaliste), de la sexualité (famille bourgeoise),
[1] S’il fallait choisir un seul article à lire, ce serait celui-ci : Aníbal Quijano, “Colonialidad y modernidad/
racionalidad”, Peru indígena, 13(29): 11-20. Il paraît aussi comme chapitre dans Heraclio Bonilla (dir.),
Los conquistados, 1492 y la población indígena de las Américas, CLACSO, Ediciones Libri Mundi, 1992,
p. 437-447. Une traduction en français sera bientôt publiée dans une anthologie de sociologie mondiale
que prépare Stéphane Dufoix.
[2] Quijano, 1992, op. Cit., p. 14.
[3] Quijano, 1992, op. Cit., p. 20.
23
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Dernière ligne de débat interne, chacun·e des auteur·rices qui se revendique en-
core aujourd’hui comme étant décolonial·e articule à des degrés différents sa vie
académique et sa vie militante et nombreux·ses sont celles et ceux qui critiquent
l’« académisation des pensées critiques », voire leur marchandisation et chosifi-
[4] Aníbal Quijano, « Colonialidad del poder, eurocentrismo y América latina », dans Edgardo Lander
(dir.), Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina, Buenos Aires, CLACSO, 2000, p. 201‑46.
[5] María Lugones. « Colonialidad y Género », Tabula Rasa, no 9 (décembre 2008) : 73‑102.
[6] Maria Lugones. « The Coloniality of Gender », dans The Palgrave Handbook of Gender and
Development: Critical Engagements in Feminist Theory and Practice, dir. Wendy Harcourt (London :
Palgrave Macmillan UK, 2016), 13‑33. https://doi.org/10.1007/978-1-137-38273-3_2. Ce chapitre
reproduit l’article ‘The Coloniality of Gender’ initialement publié dans le webzine Worlds &
Knowledges Otherwise | Spring 2008.
[7] Je cite ici le paragraphe 22 de la traduction au français : María Lugones. « La colonialité du genre »,
Les cahiers du CEDREF. Centre d’enseignement, d’études et de recherches pour les études féministes,
trad. Javiera Coussieu-Reyes et Jules Falquet, no 23 (1 septembre 2019) : 46‑89. https://doi.org/10.4000/
cedref.1196.
[8] Rita Laura Segato, « Género y colonialidad : del patriarcado comunitario de baja intensidad al
patriarcado colonial moderno de alta intensidad », in Rita Laura Segato, La crítica de la colonialidad en
ocho ensayos: y una antropología por demanda (Buenos Aires, Argentina : Prometeo Libros, 2015).,
p. 69-99.
24
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
cation afin de préserver une pensée toujours en mouvement et en prise avec les
inquiétudes des hommes et des femmes qui les entourent.
————
La notice suivante s’appuie sur la coordination d’un dossier pour les Cahiers des
Amériques latines aujourd’hui identifié comme l’une des premières introductions
de ce courant en France (2010), sur un colloque organisé en collaboration avec
Ramon Grosfoguel en 2011 et publié dans les années suivantes9, sur le travail de
traduction et introduction de Claude Rougier Bourguignon depuis 201410 et sur les
critiques et traductions des collègues françaises qui font connaître les féminismes
décoloniaux en France : les Cahiers du CEDREF11 depuis 2011, le chapitre de syn-
thèse de Jules Falquet12, une anthologie et des traductions récentes de Rita Laura
Segato. L’objectif est de donner quelques éléments pour comprendre l’histoire
sociale des idées et du réseau de chercheurs et chercheuses pour la plupart latino-
américain·es et caribéen·nes qui s’en revendiquent à un public francophone. Il n’est
pas exhaustif et son histoire continuera de s’écrire dans les années qui viennent.
[9] Caroline Rolland-Diamond et al. « Déprovincialiser les universités européennes », IdeAs. Idées
d’Amériques, n°2 (8 février 2012). http://ideas.revues.org/278.
[10] Soulignons le travail de traduction de Claude Bourguignon Rougier, Philippe Colin et Ramón
Grosfoguel, Penser l’envers obscur de la modernité : une anthologie de la pensée décoloniale latino-
américaine, Collection Espaces humains 21 (Limoges : Pulim, 2014). Et sous la direction de Claude
Bourguignon Rougier Un dictionnaire décolonial, perspectives depuis Abya Yala Afro Latino América,
en ligne depuis 2022 : https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/colonialite/front-matter/
introduction/
[11] Voir les dossiers « Théories féministes et queer décoloniales » (n°18, 2011), « Intersectionnalité et
colonialité (n° 20, 2015) et « Épistémologies féministes décoloniales » (n° 23, 2019)
[12] Jules Falquet, Imbrication : femmes, race et classe dans les mouvements sociaux (Vulaines-sur-Seine :
Éditions du Croquant, 2019).
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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Vers un pluriversalisme
transmoderne et décolonial
L
’universalisme fait partie des concepts et des valeurs liés au mouvement des
Lumières, concept cher à la République française, avec celui de tolérance,
de liberté, de démocratie et d’égalité de droits et de devoirs. À l’époque des
Lumières la notion d’universalisme constituait un véritable progrès vers
l’émancipation. Défendre l’universalisme, c’était défendre l’idée qu’il existe une
essence commune à tous les êtres humains sans exception, indépendante de tout
ancrage ou enracinement particulier, et permettant de proclamer l’égalité de tous
les êtres humains en dignité et en droits1. Pourquoi donc cet universalisme moderne
s’est-il retrouvé au cœur de nombreuses controverses et débats politiques ? C’est
en fait que le concept moderne d’universalisme a en réalité aussi servi à justifier
le colonialisme. Comme le signale Samir Amin, « la culture moderne dominante
prétend être fondée sur l’universalisme humaniste. En vérité, dans sa version euro-
centrique, elle s’inscrit contre lui. Car l’eurocentrisme implique la destruction des
peuples et des civilisations qui résistent à l’expansion de ce modèle ». Ainsi, la visée
universelle des droits de l’homme qui était fondamentale lors de la Déclaration de
1948 a été depuis contestée depuis plusieurs fronts. On a pu en ce sens objecter le
fait que ces droits ont été inventés par l’Occident, et qu’ils sont donc nécessairement
marqués par cette origine particulière. Prétendre donc imposer cette conception
en réalité particulière des droits de l’homme à tous les êtres humains serait ainsi
considéré comme étant une nouvelle forme de l’ethnocentrisme et d’impérialisme
culturel occidental. La première critique forte adressée à l’universalisme moderne est
celle d’avoir en réalité érigé la particularité occidentale en modèle universel. Ainsi,
« la communication en vue de parvenir à des normes susceptibles d’être partagées
par tous apparaît, non pas comme un libre débat entre des sujets responsables de
ce qu’ils énoncent, mais comme une sublimation de rapports de force, où les uns
imposent aux autres, comme valeurs ou références universelles, ce qui n’est que
[1] Cf. Lochak, D., Le droit et les paradoxes de l'universalité, PUF, 2010.
26
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
[2] Renaut, A., « Les conditions d'un universalisme ouvert à la diversité », Sens public, 2007.
http://sens-public.org/articles/455/
[3] Grosfoguel, R., « Vers une décolonisation des "uni-versalismes" occidentaux : le "pluri-versalisme
décolonial » d'Aimé Césaire aux zapatistes », dans Ruptures Postcoloniales, Paris, La Découverte, 2010,
p. 123.
[4] Idem.
27
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Césaire défend donc bien « l’universel, oui […] non pas par négation, mais comme
approfondissement de notre propre singularité […]. Notre engagement n’a de sens
que s’il s’agit d’un ré-enracinement certes, mais aussi d’un épanouissement, d’un
dépassement et de la conquête d’une nouvelle et plus large fraternité9 ». Contre
l’universalisme abstrait et monologique qui établit des relations verticales et impé-
riales entre les peuples, Césaire revendique un universalisme à la fois enraciné,
[5] Birnbaum, j., « Nadia Yala Kisukidi : "Aimé Césaire construit une politique des solidarités" », Le Monde,
10 avril 2019.
[6] Césaire, A., « Lettre à Maurice Thorez [1956] », dans G. Ngal, Lire Le Discours sur le Colonialisme
d'Aimé Césaire, Paris, Présence Africaine, 1994, p. 138.
[7] Césaire, A., Discours sur le colonialisme, suivi de Discours sur la négritude, Paris, Présence Africaine,
2004, p. 85.
[8] Césaire, A., « Lettre à Maurice Thorez [1956] », op.cit., p. 141.
[9] Idem.
28
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
[10] Bernabé, J., Chamoiseau P. et Confiant, R., Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1993, p. 54.
29
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Parmi les innovations conceptuelles majeures de Dussel au débat qui nous inté-
resse, il faut souligner l’introduction de la notion de transmodernité. Pour Dussel,
derrière le concept émancipateur de la modernité se cache un mythe d’occultation
de l’Autre, basé sur deux concepts étroitement liés : l’eurocentrisme, c’est-à-dire
« l’imposition violente à d’autres particularismes […] du particularisme européen
à prétention universaliste11 », et la tromperie développementiste, c’est-à-dire la
position selon laquelle on considère que le développement qu’a suivi l’Europe devra
être suivi unilinéairement par toute autre culture. L’eurocentrisme conduit donc
à un déni de co-temporalité entre les peuples : l’autre est nié, occulté, considéré
comme barbare, sauvage, arriéré ou sous-développé. Selon Dussel :
Les Indiens voient leurs propres droits niés, ainsi que leur civilisation, leur
culture, leur monde, leurs dieux, au nom d’un « dieu étranger » et d’une raison
moderne qui a donné aux conquistadors la légitimité nécessaire pour conqué-
rir. Tel est le processus de rationalisation propre à la Modernité : elle élabore
le mythe de sa bonté (« mythe civilisateur ») au moyen duquel elle justifie la
violence et se déclare innocente de l’assassinat de l’Autre12.
[11] Dussel, E., 1492. L'occultation de l'autre, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1992, p.13.
[12] Ibid., p. 56.
30
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
Dussel critique aussi les solutions « postmodernes » qui pour lui, tombent dans une
nouvelle absolutisation : celle d’un différentialisme se faisant lui aussi dogmatique
dans sa défense d’une hétérogénéité irréductible des différences qui empêche la
possibilité de tout dialogue. L’auteur reste ainsi paradoxalement dans l’ordre de
l’universel. En effet, si le différentialisme a l’avantage d’assurer un monde pluriel
dans lequel il est possible d’exercer le dissensus, du point de vue du philosophe de
la libération, il a cependant l’inconvénient majeur de ne pas transformer les termes
de la conversation puisque la dichotomie entre un « Nous » et des « Autres » est
malgré tout maintenue. Ainsi, si Dussel avait pu dans ses écrits des années 1970
qualifier sa propre proposition philosophique de « postmoderne » pour souligner
la nécessité de dépasser la modernité, à partir des années 1990, il va tâcher de se
distinguer des postmodernes et proposera le terme de « transmodernité » pour
sa philosophie :
[13] L'analogie renvoie à des concepts portants sur des réalités différentes mais qui cependant ont entre
eux une certaine proportion.
[14] Dussel, E., « Expansión de la cristiandad, su crisis y el momento presente », Concilium, n.220, 1988,
p.483.
[15] Dussel, E., Posmodernidad y transmodernidad. Diálogos con la filosoífa de Gianni Vattimo, Mexico,
Universidad Iberoamericana Plantel Golfo Centro, 1999, p.63.
[16] Dussel, E., 1492 : l'occultation de l'autre, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1992, pp.166-167.
31
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
L’intérêt porté aux philosophies latino-américaines trouve ainsi son origine dans
les contributions de ces penseur·ses critiques au « projet mondial analogique d’un
[17] Dussel, E., « La filosofía de la liberación ante el debate de la postmodernidad en los estudios
latinoamericanos », dans E. Dussel, Hacia una filosofía política crítica, Bilbao, Desclée, 2001, p. 450.
[18] Parmi les principales figures qui constituent le mouvement se trouvent : le philosophe de la libération
Enrique Dussel, les sociologues Aníbal Quijano, Ramón Grosfoguel et Edgardo Lander, le sémioticien
et théoricien de la culture Walter Mignolo, les philosophes Santiago Castro-Gómez, Eduardo Mendieta
et Nelson Maldonado-Torres, les anthropologues Arturo Escobar, Eduardo Restrepo et Fernando
Coronil, la sémioticienne Zulma Palermo, les linguistes Catherine Walsh et Freya Schiwy, entre autres.
[19] Epistémès : ensemble des connaissances réglées (conception du monde, sciences, philosophies…)
propres à un groupe social, à une époque.
[20] Voir l'article sur la colonialité dans ce numéro de Passerelle.
[21] Castro-Gómez, S. et Grosfoguel, R. (ed.), El giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica
más allá del capitalismo global, Bogotá, ed. Siglo del Hombre, 2007, p. 13.
32
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
[22] Dussel, E., « Pour un dialogue mondial entre traditions philosophiques », Cahiers des Amériques
latines, n°62, 2009/3, p.125.
[23] Fornet-Betancourt, R., La interculturalidad a prueba, Aachen, Verlagsgruppe Mainz, 2006, p.54.
[24] Dussel, E., « Pour un dialogue mondial entre traditions philosophiques », op.cit., p.124.
[25] Grosfoguel, R., « Descolonizando los universalismos occidentales : el pluri-versalismo transmoderno
decolonial desde Aimé Césaire hasta los zapatistas », dans S. Castro-Gómez et R. Grosfoguel (eds.),
El giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica más allá del capitalismo global, Bogotá,
Siglo del Hombre, 2007, p. 71. Version actualisée en français : « Vers une décolonisation des "uni-
versalismes" occidentaux : le "pluri-versalisme décolonial", d'Aimé Césaire aux zapatistes », dans A.
Mbembe (ed.), Ruptures Postcoloniales, Paris, La Découverte, 2010, p. 131-132.
33
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
L’eurocentrisme,
ou le mythe de
la modernité capitaliste
comme unique possibilité
U
n certain nombre de malentendus circulent à propos du concept d’« eu-
rocentrisme », non seulement dans le milieu universitaire, mais aussi
et surtout dans les cercles militants et chez les activistes politiques.
Dans certains de ces milieux, on entend souvent dire que la critique
de l’eurocentrisme est une mode issue du milieu universitaire néolibéral qui s’est
diffusée chez les militant·es par le biais de courants théoriques « post-marxistes »
et « post-modernes », comme le seraient les études post-coloniales. Cette critique
est souvent perçue comme une variante de la politique identitaire qui se focaliserait
exclusivement sur la dimension culturelle, et qui chercherait à réhabiliter une ou
plusieurs identités historiquement méprisées ou exclues du cadre sociopolitique
actuel (soit, concrètement, les identités « non occidentales », celles des peuples et
nations d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine). Cette perception de la critique de
l’eurocentrisme la fait apparaître comme moins centrée sur des enjeux « matériels »,
comme la lutte des classes ou l’abolition de l’ordre social capitaliste, que sur la
considération de la différence culturelle « spécifique » des peuples non-occidentaux :
s’ouvrir à des points de vue « alternatifs » sur la réalité sociale et culturelle dans son
ensemble, qui dépasseraient la « rationalité occidentale » et ses prétentions univer-
salistes et objectivistes et tiendraient compte des valeurs et savoirs traditionnels
de ces groupes, etc. Considérée sous cet angle, la critique de l’eurocentrisme peut
être comprise comme une posture purement cosmétique et sentimentale, qui ne
vise qu’une réévaluation des particularités non-occidentales de manière à donner
aux groupes marginalisés une fausse impression d’inclusion (a). Également, elle
serait une forme d’irrationalité romantique qui prétend saper l’idéal scientifique
en effaçant les frontières entre les faits objectifs et les croyances subjectives, en
entravant la connaissance de la réalité sociale et sa critique effective, tout en rejetant
34
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
tout projet ou horizon politique commun à l’humanité au nom d’une exaltation des
particularités ethniques et culturelles (b). Ou elle serait directement perçue comme
une forme d’« idéologie » qui maintient la critique au niveau « superficiel » du
discours (en l’éloignant des « vrais problèmes » du système capitaliste), et qui, en
mettant l’accent sur la différence culturelle, permet à la fois de produire des bénéfices
pour les universitaires et les chef·fes d’entreprise qui parrainent (ou, devrait-on
dire, marchandisent) ces spécificités culturelles, et d’accentuer les différences entre
les travailleur·ses du monde pour entretenir les divisions (c). Certain·es accusent
par ailleurs la critique de l’eurocentrisme de contribuer à l’essentialisation ou à
l’orientalisation des peuples non-occidentaux, en justifiant l’image que l’on peut
se faire d’eux (irrationnels, tribalistes et traditionalistes, autrement dit « arriérés »
ou « prémodernes ») ; une image paradoxalement eurocentrique.
35
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Je pense que c’est justement ce qui fait tout l’intérêt de la critique de l’eurocen-
trisme : sa capacité à faire le jour sur la complexité de la lutte des classes dans le
cadre du système capitaliste, et à interpréter ce système de façon plus complète,
et ainsi de contribuer à la lutte de toutes les classes et tous les groupes opprimés,
exploités et humiliés.
36
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
spécialistes des sciences sociales1. Il est aussi le fruit d’une histoire concrète, qui ne
remonte pas plus loin qu’au XVe siècle2. Nous considérons que l’eurocentrisme est
déformation car il masque ou déforme systématiquement la nature historique du
système capitaliste et des conflits qui le traversent. Le caractère paradigmatique
de l’eurocentrisme se vérifie en cela qu’il prétend poser la manière adéquate de
comprendre le capitalisme3. Tout ceci contribue, de façon intentionnelle ou non, à
la légitimation de cet ordre social.
[1] Comme nous le verrons plus loin, le préjugé principal de l’eurocentrisme réside dans la compréhension
du capitalisme comme un mode d’organisation socio-économique qui s’inscrit sur un territoire
national (au lieu de le comprendre comme un système mondial), et qui présuppose l’opposition entre
des pays « développés » et des pays « arriérés ».
[2] Amin, S., El Eurocentrismo. Crítica de una ideología, p. 9
[3] Voir note 1.
[4] Ibid.
[5] Le philosophe argentin Enrique Dussel a qualifié cette interprétation de l’histoire de « supercherie
développementiste » (cf. 1492. El encubrimiento del Otro. Hacia el origen del mito de la modernidad).
37
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
La réalité historique, c’est que ce qu’on appelle aujourd’hui l’« Europe », et son
caractère pseudo-central dans l’histoire universelle, sont le fruit d’une histoire
somme toute relativement récente. Nous l’avons dit, elle ne remonte pas au-delà
du XVe siècle, avec la Renaissance. En réalité, l’Europe pré-Renaissance ne jouait
qu’un rôle périphérique vis-à-vis du monde islamique, bien plus développé sur les
plans économique et politique, et qui exerçait sur elle une influence culturelle et
sociale presque aussi forte que celle de l’Europe, aujourd’hui, sur le reste du monde.
Le mythe de l’ancêtre grec et de la Grèce antique comme berceau de l’Occident
s’effondre lorsque l’on sait que les Grecs avaient conscience de leur immense dette
culturelle envers les civilisations « orientales », comme la Phénicie, la Mésopotamie,
la Perse et l’Égypte, et qu’ils estimaient appartenir à une sphère méditerranéenne
[6] Cf. Amin, S., El Eurocentrismo. Crítica de una ideología, México D.F.: Siglo XXI, 1989; E. Dussel, El
encubrimiento del Otro. Hacia el origen del mito de la modernidad, La Paz: Plural editores, 1994; I.
Wallerstein, “The Rise and Future Demise of the World Capitalist System: Concepts for Comparative
Analysis”, dans Introduction to the Sociologies of ‘Developing Societies’ (ed. H. Alavi y T. Shanin),
Londres: Macmillan Press, 1983; J. Abu-Lughod, Before European Hegemony: The World System AD
1250-1350, Oxford: Oxford University Press, 1991; A. Anievas et K. Nisanciongu, How the West Came
to Rule: The Geopolitical Origins of Capitalism, Londres: Pluto Press, 2015.
[7] Cf. Amin, S., El Eurocentrismo. Crítica de una ideología, México D.F.: Siglo XXI, 1989, pp. 76-77.
38
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Quijano, Wallerstein et d’autres estiment que s’il fallait identifier un événement fon-
dateur de la modernité, ce serait la conquête de l’Amérique11. Un événement né, en
fin de compte, du besoin des monarchies européennes de rompre avec l’hégémonie
islamique12. Le renforcement des États-nations européens, et l’interconnexion des
régions du monde au sein d’un même marché mondial qui s’en est suivie, n’auraient
pu avoir lieu sans la soumission des populations autochtones et la destruction de
leurs civilisations. Cette origine violente de l’hégémonie européenne sur le monde
a fait dire à Enrique Dussel que la genèse de la subjectivité moderne ne réside pas
dans l’ego cogito (« je pense ») cartésien (l’individu dépassionné, capable de se
séparer et de séparer ses croyances subjectives des objets du monde et de leurs
propriétés, et qui par leur intermédiaire peut exercer un contrôle efficace sur la
réalité) mais l’ego conquiro (« je conquiers »), soit l’individu rapace qui s’approprie
avec violence ce qu’il revendique arbitrairement comme sien, né dans les flammes
de la reconquête ibérique et porté à son paroxysme sanglant pendant la conquête
des Amériques13.
[8] I bid., p. 34. Voir également, E. Dussel, “Europa, modernidad y eurocentrismo”, dans La colonialidad
del saber: eurocentrismo y ciencias sociales, perspectivas latinoamericanas (comp. Edgardo Lander), pp.
39-51.
[9] Cf., E. Dussel, “Europa, modernidad y eurocentrismo”, dans La colonialidad del saber: eurocentrismo y
ciencias sociales, perspectivas latinoamericanas (comp. Edgardo Lander), pp. 39-51.
[10] Cf. Amin, S., El Eurocentrismo. Crítica de una ideología, México D.F.: Siglo XXI, 1989, p. 68.
[11] Cf. Quijano, A. et I. Wallerstein, “La americanidad como concepto, o América en el moderno sistema
mundial”, dans Revista Internacional de Ciencias Sociales nº134 vol. 44, 1992.
[12] Dussel, E., 1492, el encubrimiento del otro. Hacia el origen del mito de la modernidad, La Paz: Plural
editores, 1994, pp. 103-105.
[13] Ibid., pp. 40-48.
[14] Amin, S., El Eurocentrismo. Crítica de una ideología, México D.F.: Siglo XXI, 1989, p. 24.
40
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
[15] Wallerstein, I., “The Rise and Future Demise of the World Capitalist System: Concepts for Comparative
Analysis”, dans Introduction to the Sociologies of ‘Developing Societies’ (ed. H. Alavi y T. Shanin),
Londres: Macmillan Press, 1983, p. 36. A. Quijano, “Colonialidad del poder y clasificación social”, dans A.
Quijano, Cuestiones y horizontes: De la dependencia histórico-estructural a la colonialidad/descolonialidad
del poder, Lima: Universidad Nacional Mayor de San Marcos/CLACSO, [2014] 2020, p. 292.
[16] Ce qu’André Gunder Frank qualifiait de « développement du sous-développement ».
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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Le paradigme eurocentrique maquille ce qui est en réalité une lutte des classes à
l’échelle internationale. Comme l’explique si bien le philosophe Domenico Losurdo,
c’est lorsqu’il se détache du biais eurocentrique de certains de ses représentants
contemporains et comprend la lutte des classes exposée par Marx et Engels comme
une théorie générale du conflit social que le marxisme est le plus lucide et pertinent.
C’est-à-dire, lorsqu’au lieu de chercher à expliquer les fractures sociales à partir
d’invariants culturels ou de hiérarchies naturelles, il fait le lien entre les nombreuses
relations d’exploitation, de domination et de conflit qui traversent l’histoire et les
arrangements économiques et institutionnels concrets des sociétés concrètes17. La
lutte des ouvrier·es industriel·les contre leur patron est une expression de la lutte des
classes, tout comme la lutte des peuples autochtones qui défendent leur territoire, le
combat d’une femme contre l’ordre patriarcal qui la brutalise et minimise sa capacité
à agir, ou la lutte d’une nation périphérique qui cherche à défendre sa souverai-
neté face aux ingérences du « monde libre ». Tout conflit opposant des classes, des
secteurs ou des groupes sociaux est une expression de la lutte des classes dans le
cadre du système capitaliste ; l’oublier, c’est brouiller notre compréhension de ce
[17] Cf. Losurdo, D., La lucha de clases: Una historia política y filosófica, Madrid: El Viejo Topo, 2013, pp.
15-68.
42
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
système comme un tout. Pour des raisons de place, et pour rester dans le cadre qui
m’a été donné, je me suis limité à une poignée de ces luttes. J’espère néanmoins
avoir montré pourquoi une critique complète de l’ordre social capitaliste passe par
la bonne compréhension du problème que pose l’eurocentrisme.
43
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Racisation, racialisation :
émergences, résistances
et appropriations
Bien que la notion de race biologique n’existe pas, celle d’une construction sociale
et politique du racisme est bel et bien ancrée et on s’y réfère souvent par la notion
de « race sociale ».
Tout d’abord, il faut définir les contours des termes en question : la racisation est
définie d’un point de vue sociologique1 dès les années 2000 comme « le proces-
sus qui tend à assimiler une personne ou un groupe d’individus à une catégorie
humaine, une race pour ainsi dire et ce sur la base de caractéristiques spécifiques
et de critères subjectifs, c’est le cas lorsqu’on se réfère à un groupe de jeunes
français comme étant noirs ou africains, ou lorsqu’on assigne des Français nés en
France d’origine maghrébine à la case « arabe, rebeu » etc. sans prise en compte
d’autres caractéristiques qui pourraient les qualifier dans leur complexité indivi-
duelle ». L’adjectif « racisé » fait son entrée dans le dictionnaire Le Robert en 2018
et est défini comme personne touchée par le racisme et la discrimination. Cette
« reconnaissance linguistique » intervient assez tardivement, compte tenu de la
[1] Micheline Labelle, Un lexique du racisme : Étude sur les définitions opérationnelles relatives au racisme
et aux phénomènes connexes, Montréal/Paris, CRIEC/UNESCO, 2006, 49 p.
44
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
45
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Plus récemment, en 2011, le sociologue Christian Poiret définit dans ses travaux quatre
grandes formes d’apprentissage qui, bien que liées les unes aux autres, demeurent
distinctes : la racialisation, l’altérisation, la conscientisation et l’adaptation à la situation
subordonnée. La racialisation y est définie comme un processus cognitif de mise en
forme du monde et de définition de la situation, un processus de construction de la
réalité sociale, c’est-à-dire la face mentale du racisme compris comme un rapport
social. Parallèlement, la notion de racisation désignerait les pratiques et les attitudes
orientées et justifiées par la racialisation – qu’elles soient conscientes ou non – et qui a
pour effet d’actualiser l’idée de race en produisant des individus et des groupes racisés.
Il faut dire que le terme a permis de hisser dans le débat public la question de
la race sociale. C’est du moins un des objectifs des défenseur·es de la question,
qui estiment que celle-ci a été longtemps omise et invisibilisée par la doctrine de
l’universalisme républicain français. Cette mise en agenda « linguistique » vise a
priori à mettre en lumière les inégalités, mais surtout une double discrimination
dont sont l’objet les personnes et les groupes racisés : i) raciale d’une part et ii)
socioéconomique, urbaine et politique, d’autre part.
Résistances et intersectionnalités
Certain·es acteur·rices de la scène médiatique et politique française estiment qu’il
n’y aurait pas lieu de parler de couleur de peau, et encore moins de « race ». Le
46
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Bien évidemment, la loi garantit une égalité
de fait entre l’ensemble des citoyen·nes français·es, quelle que soit leur religion,
leur sexe, leur couleur de peau ou leur ethnie. Ceci dit, loin de la volonté de vouloir
enfermer les citoyen·nes de manière réductrice dans leurs caractéristiques dis-
tinctes, ni de les renvoyer à leurs groupes d’affiliation et/ou d’appartenance, qu’en
est-il socialement de cette prétendue égalité ? Comment se décline-t-elle dans la
réalité ? À défaut d’études « scientifiques » sur la question qui privilégieraient les
données, la science étant peu développée autour de ces questions, il est important
de se référer à la littérature existante à ce sujet qui met en avant des démarches
qualitatives basées sur le recueil de récits, de témoignages et de l’expression du
ressenti et du vécu des personnes étrangères résidant sur le sol français, ou encore
des Français·es issu·es de l’immigration qui subissent systématiquement des dis-
criminations raciales.
[2] En référence au terme « intersectionnalité » développé par la juriste Kimberle Crenshaw en 1989
pour aborder des formes d’oppression multiples vécues par les femmes afro-américaines, le terme est
également abordé comme cadre d’analyse des inégalités sociales.
47
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
SARRA EL IDRISSI
Collectif Kurde à Mulhouse.
[3] Voir son ouvrage Les ficelles du métier paru en 2002. Howard Becker est un sociologue qui s’inscrit
dans la lignée de la tradition de l’École de Chicago.
48
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
L’essence du wokisme, 30 ans plus tard, est toujours centrée autour de cette même
idée : ce que certain·es appellent « l’obsession de la race, du genre et de l’identité »
est proclamé par d’autres mouvements (notamment en France) comme une recon-
naissance des différences par le biais d’une analyse systémique des rapports de
domination, seule capable de corriger les inégalités systémiques qui persistent.
Le terme est perçu par beaucoup comme une énième forme de stigmatisation, sou-
vent couplée d’une série de questionnements et d’une curiosité des personnes non
racisées à vouloir comprendre les inégalités subies par la personne non-blanche.
Certaines personnes racisées estiment qu’en tant que personne « non-blanche »,
être racisée est quelque part être assignée à une discrimination. Ainsi, plusieurs
fractions des groupes dits « racisés » refusent d’être assignées aujourd’hui à cette
catégorisation qu’elles jugent réductrice et prétendent par là même dépasser les
formes sous-jacentes de l’oppression économique et sociale (soit parce que leur
ascension sociale et professionnelle les a hissées à un rang socialement plus élevé,
soit tout simplement par refus d’être réduites à un statut d’opprimées à qui on ôte
leur propre disposition d’elles-mêmes).
49
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Afin de trouver une issue à ce débat clivant, une brève escapade dans l’histoire
contemporaine française pourrait éventuellement nous éclairer. Qui désigne-t-
on comme personnes racisées en France ? Les personnes noires, arabes, juives,
musulmanes, les gens du voyage ? Les non-blanches ?
D’une part, cette histoire de l’immigration reste intimement liée à l’histoire coloniale, la
majorité des migrants ouvriers venus pour construire la France de l’après-guerre ve-
nant des anciennes colonies, de même que leurs pères qui ont servi du côté de l’armée
française lors des Première et Seconde Guerre mondiales, des guerres d’Indochine
ou encore d’Algérie. Beaucoup de ces soldats ont pu bénéficier de compensations,
ceux qui ont déserté pour rejoindre les mouvements de libération nationale de leurs
pays se sont vus en revanche refuser les indemnisations relatives au temps passé au
service de la France. Toutes les tentatives d’étouffement des luttes indigènes ont mené
à une prise de conscience de la nécessité d’une auto-émancipation précédée d’une
autodéfinition. Il s’agit donc pour les groupes racisés de dénoncer politiquement un
système d’assignation hérité de l’histoire coloniale que la France peine à reconnaître.
50
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
Face aux « acquis » relativement timides de ces mouvements jugés par certain·es
beaucoup trop proches de l’État et des institutions, le débat est encore tout aussi
vif ; et pour cause, les discriminations se durcissent et s’institutionnalisent. D’où
l’enjeu vital pour les groupes racisés et les mouvements qu’ils initient de maintenir
une autonomie à l’égard du pouvoir pour mieux s’émanciper. L’histoire coloniale
n’a quant à elle toujours pas fait sa grande entrée dans les manuels scolaires et
le rôle joué par l’immigration dans la construction de la France de l’après-guerre
demeure encore mal enseigné.
Il est important par ailleurs d’entrevoir le versant de résistance au racisme dans les
dynamiques que permettent d’apporter ces concepts au sein du paysage sociopo-
litique actuel. Ces résistances épistémologiques s’ancrent ainsi substantiellement
et de manière plus large dans la lutte décoloniale qui tend à rétablir une mémoire
des peuples, mais aussi à rompre avec les systèmes de domination et d’oppres-
sion économique des pays du Nord sur les pays du Sud. Accueillons-les dans une
perspective introspective centrée sur le regard que la société française porte sur
elle-même.
51
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Racisme d’État :
politiques de l’antiracisme
Dans les années 1990, l’expérience d’une deuxième génération issue de l’immigra-
tion postcoloniale a fait prendre conscience de l’importance des discriminations
raciales au quotidien : il n’est pas besoin d’idéologie raciste pour nourrir un racisme
systémique. Dans les médias comme à l’université, tout le monde ou presque est
antiraciste, et tout le monde ou presque est blanc. Ce deuxième âge de l’antira-
cisme, qu’on peut dire sociologique, se place donc du point de vue des effets sur
les minoritaires, et non pas des intentions des groupes majoritaires.
Dans les années 2000, et en particulier avec l’ère Sarkozy, on a davantage pris
conscience du rôle des pouvoirs publics dans la production de ces logiques struc-
turelles – depuis le ministère de l’identité nationale jusqu’à la chasse aux Roms, en
passant par les campagnes répétées contre l’islam. Sans doute l’État revendique-t-il
haut et fort son engagement antiraciste ; il n’empêche : la dimension raciale des
politiques publiques nourrit une racialisation de la société. C’est dans ce contexte
que se développe un antiracisme politique.
Racisé·es et blanchité
Durant les années Mitterrand, après s’être vu taxer de multiculturalisme, l’antira-
cisme a répondu au racisme différentialiste dans une logique color-blind, aveugle
52
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
aux différences. C’est toutefois une nouvelle conception des victimes du racisme qui
s’est mise en place dans les décennies suivantes. Certes, il s’agit toujours d’égalité
et de droits humains ; mais plus encore qu’être victime d’insultes racistes, subir
des pratiques de discriminations ou être l’objet de politiques de stigmatisation,
ces expériences partagées contribuent à produire la subjectivité des « racisé·es ».
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le lexique condamné par le ministre
de l’Éducation. Mélusine, militante féministe et antiraciste, en rappelle dans le
quotidien Libération1 l’importance et pour la réflexion scientifique et pour l’enga-
gement politique. C’est l’assignation à une place minorée dans l’ordre social qui
définit la personne racisée : « le qualificatif ne désigne pas une qualité de l’être,
mais une propriété sociale. Non pas une identité sociale, mais une position dans la
société, résultant d’un processus collectif. »
La racialisation qui pèse sur ces minorités raciales traverse la société tout entière.
Pour cette raison, on parle aussi de blanchité, qui est « moins une question d’épi-
derme que de position sociale et économique dans un contexte socio-historique
donné ». C’est le privilège du dominant. On peut ainsi devenir blanc·he, comme
le montre l’histoire des Irlandais arrivés aux États-Unis au dix-neuvième siècle,
ou cesser de l’être, à l’instar des Arabes-Américains après le 11 septembre 2001.
Rien à voir avec la race biologique des racistes. La « blanchité » est un concept
abstrait qui a le mérite de nous éviter de prendre un substantif (« les Blanc·hes »)
pour une substance – de la même manière que parler de « racisé·es » nous évite de
prendre pour la vérité des choses un raccourci comme « les Noir·es et les Arabes ».
C’est en partant de ce concept qu’on peut comprendre, non pas que la France a été
blanche dans le passé, mais qu’elle est en train de le devenir, tant nos concitoyen·nes
racisé·es peuvent y être traité·es plus ou moins comme des étranger·es.
53
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Mais il y a plus. Dans mon travail de recherche, mais aussi dans mon engage-
ment public, je n’hésite pas non plus à parler, comme dans le sous-titre du livre
Roms & riverains, de politique de la race. Comment la définir ? Nous l’écrivions
en 2014 dans notre ouvrage collectif (p. 40) : « C’est une politique qui justifie de
traiter des êtres humains de manière inhumaine sans pour autant se sentir moins
humain. Si “les Roms” étaient pleinement humains, alors, il faudrait se conduire à
leur égard avec humanité ; mais puisqu’on les traite comme on le fait, et d’autant
qu’on le sait, c’est bien qu’ils ne le sont pas tout à fait. » L’idée n’est pas si nouvelle :
« Montesquieu avait pareillement démonté la folle rationalité de l’esclavage dans
L’Esprit des lois : “Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient
des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à
croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.” La déshumanisation des
Roms est ainsi la condition nécessaire pour sauvegarder notre humanité malgré
ce que nous leur faisons. »
On peut d’ailleurs mesurer l’impact sur l’opinion des discours et des politiques
contre les Roms : le rapport annuel de la CNCDH publié en 2015 sur « La lutte
contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie » a ainsi montré que, « fin 2014,
plus de 82 % de la population considère les Roms comme un “groupe à part” dans
la société, soit une augmentation de 16 pts depuis janvier 2011. » (p. 252) On voit ici
l’effet de la chasse aux Roms menée par Manuel Valls, en parole et en action, dès
sa nomination au ministère de l’Intérieur après l’élection de François Hollande.
Sans doute ne faut-il pas minimiser le racisme idéologique, ni les discriminations
systémiques ; il n’en est pas moins vrai que l’action publique, alors qu’elle prétend
souvent combattre le racisme d’en bas, et parfois se contenter de le refléter, contri-
bue à le nourrir par un racisme d’en haut.
54
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
DR
Photo de Jean Texier publiée dans L’Avant Garde, après le massacre d’état du 17 octobre 1961.
Faut-il le rappeler ? C’est pourtant Manuel Valls, alors Premier ministre, qui parlait
le 20 janvier 2015 d’un « apartheid territorial, social, ethnique ». Or personne n’avait
alors menacé le chef du gouvernement d’une plainte. Tout au plus, à l’époque,
trouvait-on sa formule exagérée. Il est vrai, j’avais tenté de le montrer4, que son
aveu avait valeur de dénégation : il déclarait qu’un apartheid « s’est imposé à notre
pays », et non pas que « notre pays a imposé un apartheid ». Autrement dit, l’état de
fait désignait le fait de l’État – mais comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe, le mot
n’était sur la table que pour mieux échapper au regard par son évidence même.
55
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Nombre de chercheur·ses répondront sans doute qu’il ne faut pas confondre « ra-
cisme institutionnel » et « racisme d’État », soit le racisme dans l’État et le racisme
de l’État. C’est le cas de Michel Wieviorka, dont les travaux ont contribué à faire
reconnaître le racisme institutionnel au début des années 1990 : « Il y a racisme
d’État quand le phénomène se hisse au niveau de
l’État. Ce qui n’est pas du tout la même chose que
s’il s’agit de mécanismes inacceptables qui existent
certes au sein de l’État. » En effet, selon lui, « il n’y
a pas de volonté explicite, ni même l’acceptation de
telles logiques de la part de l’État. Au contraire, la
République donne tous les signes d’une forte mobili-
sation contre le racisme. » Bref, le racisme dans l’État
existerait malgré l’État.
COLL. CM
Beaucoup de personnes racisées auront du mal à
partager l’optimisme du sociologue. Et le risque, c’est
qu’aujourd’hui on oppose, à l’expérience des victimes du racisme, le savoir des spé-
cialistes, soit une manière d’oublier que les premières sont parfois des chercheur·ses,
et de souligner qu’on a tendance à se représenter les second·es comme Blanc·hes.
Le sociologue et militant antiraciste Saïd Bouamama l’a souligné lors du Forum de
Reprenons l’initiative contre les politiques de racialisation à Saint-Denis, consacré
en 2016 à « l’antiracisme politique (convergences et divergences) » : tout se passe
comme si les mots des racisé·es – de l’islamophobie au racisme d’État – étaient
systématiquement frappés d’illégitimité.
Le point Godwin
Si, pour ma part, j’utilise assez peu l’expression « racisme d’État », c’est parce qu’elle
peut prêter à confusion : aussitôt s’engage une discussion sur les intentions des
divers acteurs et sur l’idéologie revendiquée par l’État. Il me paraît donc plus efficace
de mettre l’accent sur des politiques particulières (de racialisation, ou de la race).
La distinction me paraît d’autant plus utile qu’on peut dénoncer devant la justice
des politiques publiques, autrement dit, jouer l’État contre l’État. Toutefois, à mon
sens, il est des cas où l’on peut légitimement parler de racisme d’État aujourd’hui
56
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
sans pour autant effacer les différences avec l’Afrique du Sud de l’apartheid ou la
ségrégation aux États-Unis, avec le régime de Vichy ou le nazisme, et même avec
le colonialisme.
Ces propos lui ont valu deux plaintes. La première a été portée par le MRAP devant
la Cour de justice de la République, réservée aux politiques, qui l’a classée fin 2013 :
Manuel Valls aurait « essentiellement exposé que les pouvoirs publics tentaient de
mettre en œuvre une politique permettant d’aboutir à des solutions acceptables et
57
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
viables, dans le respect de ces populations et de leur mode de vie »… Une deuxième
plainte, déposée par la Voix des Rroms devant le Tribunal de grande instance,
tente de contourner l’obstacle : « la République française ne reconnaissant pas la
notion de race », Manuel Valls ne « pourrait
être dans l’exercice de ses fonctions lorsqu’il
prône un traitement différencié concernant
des personnes à raison de leur origine ». Le
tribunal s’est pourtant déclaré incompétent
fin 2014 ; et l’appel a été rejeté le 8 octobre
2015. À la différence d’un Brice Hortefeux
plaisantant lors d’une réunion politique
(« quand il y en a un, ça va… »), le ministre
socialiste s’exprimait donc bien en tant que
tel. Autrement dit, si les propos de Manuel
Valls ne sont pas condamnés, c’est qu’ils
expriment la politique de la France. Sans
doute la justice ne s’est-elle pas prononcée
sur le fond : cette politique à l’égard des
Roms est-elle raciste ou pas ? Mais c’est
l’État lui-même qui donne la réponse. Le 15
mai 2015, le Comité de l’ONU pour l’élimi-
COLL. CM
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PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
peut pourtant démontrer que le contrôle n’aurait pas été réalisé dans des conditions
respectueuses des libertés individuelles et du principe d’égalité. En effet, les policiers
étaient chargés d’enquêter notamment sur la législation sur les étrangers. »
L’État justifie les contrôles au faciès au nom de l’idée que les Noir·es et les Arabes
sont « d’apparence étrangère », impliquant ainsi que la France serait d’apparence
blanche… Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de racisme institutionnel, soit
de la perméabilité de la police au racisme de la société ; il est bien question de
racisme d’État. Comment dire aux personnes racisées qui subissent ces violences
répétées d’agents de l’État qu’il s’agit seulement de racisme institutionnel, et qu’il
leur est interdit de dénoncer un racisme d’État, quand l’État, non seulement laisse
faire, mais va jusqu’à les revendiquer ouvertement ?
————
Ce texte est une version légèrement réduite de l’article paru le n°8 de la revue Les
Utopiques (été 2018), éditée par l’Union Syndicale Solidaires. La version originale
est disponible en ligne : https://www.lesutopiques.org/racisme-detat-politiques-
de-lantiracisme/
[5]
www.quartiersxxi.org/la-volonte-de-segregation
59
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Jamais les personnes blanches n’ont été visées en tant que groupe blanc par des
politiques oppressives au profit de minorités non blanches, et ce, du seul fait de leur
couleur. Jamais elles n’ont fait l’objet de théories raciales faisant d’elles des êtres
inférieurs et se traduisant dans des pratiques institutionnelles. Certes, des personnes
blanches étrangèress peuvent être exposées à la xénophobie, des Blanc·hes ont été
réduit·es à l’esclavage par le passé, des personnes blanches et juives ont vécu la
tragédie du génocide et du racisme. Personne ne peut nier ces horreurs. Toutefois,
elles n’ont jamais été justifiées du fait de leur couleur de peau blanche, les Juif·ves
n’étant d’ailleurs pas considéré·es comme des Blanc·hes dans l’idéologie nazie.
Le fait d’être blanc·he n’est un désavantage ni en France, ni dans la plupart des pays
(y compris en Afrique où les personnes blanches dominent les personnes noires
60
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
sur le plan économique et social). Les préjugés contre les Blanc·hes se caractérisent
par le fait qu’ils sont un vécu individuel : chez les personnes blanches, il n’existe
pas de sentiment collectif d’oppression. Elles sont rarement hantées par l’idée
qu’elles peuvent subir une injustice à cause de leur couleur de peau dont elles n’ont
d’ailleurs que peu conscience.
Quel que soit leur degré de stigmatisation, les individus blancs ne sont jamais présu-
més étrangers et leur citoyenneté n’est ainsi pas remise en cause par le racisme. De
manière générale, le fait d’être blanc·he n’est pas associé dans l’imaginaire collectif
français à des caractéristiques dégradantes. Les brimades racistes instaurent chez
certain·es non-Blanc·hes des complexes d’infériorité ou des sentiments d’illégitimité
et un désir de ressembler à la majorité dont je doute qu’ils soient vécus dans les
mêmes proportions par des Blanc·hes.
Lorsque l’on est une minorité en France, il est impossible d’échapper au racisme.
Celui-ci ne se traduit pas toujours de la même manière : il peut s’exprimer dans
le cadre désagréable d’un contrôle policier injustifié, de façon violente lors d’une
agression ou prendre la forme plus légère d’une plaisanterie. Il est impossible de
ne pas avoir été à un moment ou à un autre de sa vie renvoyé au fait que l’on n’est
pas blanc·he. Si l’on ne connaît pas la proportion de personnes blanches qui sont
exposées à des préjugés liés à leur couleur, il est certain que la plupart des Blanc·hes
de France n’en font jamais l’expérience. Nombre d’entre elles et eux n’ont d’ailleurs
jamais côtoyé de minorités.
61
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Même exposées à des brimades raciales, les personnes blanches en dehors d’éven-
tuelles interactions violentes ponctuelles – et intolérables, je le répète - ne sont pas
réduites à leur couleur de peau. Alors que des minorités ethnoraciales sont visées
par un racisme protéiforme, diffus, permanent et sans échappatoire, puisque la
société dans son ensemble les minore. A-t-on déjà vu une seule fois une figure
publique tenir des propos anti-Blanc·hes dans les médias ? Non.
————
Cet article, initialement paru en ligne le 7 septembre 2018, est republié ici avec
l’autorisation de la revue Regards. L’article original est disponible ici : http://www.
regards.fr/actu/societe/article/pourquoi-le-racisme-anti-blancs-n-existe-pas
62
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
Intersectionnalité et
mouvements sociaux :
de quoi parle-t-on ?
M
a position de militante afroféministe et fondatrice d’une revue poli-
tique non universitaire sur l’intersectionnalité m’a permis d’avoir une
place de choix comme actrice et témoin des débats et confrontations
idéologiques autour de l’intersectionnalité, mais aussi de répondre
à de nombreuses questions, et la plus importante reste pour moi celle-ci : les mots
sont importants mais sont-ils le commencement des luttes ?
63
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
64
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
légitimité entre les universitaires et les militant·es qui n’ont pas de position dans
l’université mais qui évoluent en satellites.
Depuis la marche pour l’égalité de 19836, les discours sont fortement cadrés par
la question du statut administratif (nationalité, asile, loi immigration). À la fin des
années 1990, l’augmentation numérique de Français·es issu·es de l’immigration
postcoloniale conduit à un changement de paradigme dans le discours antiraciste
en France. L’horizon n’est plus le pays d’origine mais la France qui a fait naître
ces nouvelles générations. Ce déplacement produit un questionnement du cadre
imposé par la gauche (qui dirige la majorité des municipalités peuplées par des
groupes immigrés), en rejetant l’idée que la classe opère comme front primaire de
lutte. Des groupes comme le Mouvement de l’immigration et des banlieues, fondé
en 1993 et actif jusqu’en 20067, formulent une critique politique du réductionnisme
de classe au sein de la gauche. Leur position politique peut être considérée comme
la traduction politique de la mise en avant d’une forme d’autonomie de la race.
Lors des premiers débats publics autour de la loi de 2004 sur l’interdiction des signes
religieux dans les établissements scolaires, des organisations comme Mamans
toutes égales pointaient déjà la dimension raciale et sexiste de la loi du 15 mars
2004. Les révoltes de 2005, qui ont suivi la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré,
marquent la montée en puissance des organisations antiracistes déterritorialisées
en banlieue, se définissant comme autonomes. Ces nouvelles organisations (La voix
des Rroms, la Brigade anti-négrophobie, le Parti des indigènes de la République,
Les Indivisibles…), composées majoritairement de personnes venant de quartiers
populaires et diplômées de l’enseignement supérieur, se positionnent fortement
sur la question raciale. Elles ont été fondées et dirigées par des Noir·es, Arabes,
Rroms ou Asiatiques, principalement de nationalité française en situation de mobi-
lité sociale. La socialisation intellectuelle de ces militant·es leur donne accès à des
concepts étudiés et en circulation au sein de l’université. L’approche critique de la
race, souvent articulée à la classe, est au cœur de l’analyse de ces organisations et
de leur mobilisation. Au même moment, les femmes au sein de ces organisations
produisent des analyses de la racialisation genrée et de l’instrumentalisation des
conditions de vie des femmes issues de l’immigration dans les quartiers populaires
à des fins racistes. La racialisation de crimes comme les viols collectifs dans les
[5] Mogniss H. Abdallah, « 1983 : La marche pour l’égalité », Plein droit, n° 55, 2002, p. 37‑40.
[6] Ibid.
[7] Karim Taharount, « “Justice en banlieue” : une affiche de campagne du Mouvement de l’Immigration et
des Banlieues (1997) ». Parlement[s]. Revue d’histoire politique, n° 30, 2019, p. 138‑54.
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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
[8] Christelle Hamel, « “Faire tourner les meufs”. Les viols collectifs : discours des médias et des
agresseurs », Gradhiva, n° 33, 2003.
[9] Brûlée vive par son ex-petit ami à Vitry-sur Seine en 2002. Le retentissement médiatique de l’affaire
renforcera les discours et imaginaires autour des garçons de banlieues, spécifiquement autour de la
figure du garçon arabe.
[10] Marion Dalibert « Authentification et légitimation d'un problème de société par les journalistes :
les violences de genre en banlieue dans la médiatisation de Ni putes ni soumises », Études de
communication, n° 40, 2013, p. 167-180.
[11] « Appel des féministes indigènes », Bella Ciao, 26 janvier 2007.
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PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
Les mutations produites par les usages d’internet ont bousculé la marginalisation
et l’isolement des féministes non-Blanches au sein des organisations antiracistes,
de gauche, et des espaces féministes hégémoniques. Les réseaux sociaux et pla-
teformes participatives comme Facebook, Twitter, Tumblr et WordPress ont joué
un rôle important dans la circulation des idées entre les mouvements politiques et
dans la formation de réseaux qui partagent une éthique politique sans s’inscrire
dans une interconnaissance. La socialisation intellectuelle et politique autour de
l’intersectionnalité s’est faite pour la majorité d’entre nous sur internet à travers
les lectures et les échanges dans ces espaces participatifs. L’afroféminisme apparaît
autour des années 2010. Dans l’héritage de mouvements comme la Coordination
des femmes Noires, qui militait sur des enjeux similaires avec une organisation en
non-mixité, l’afroféminisme s’est nommé et rattaché aux féminismes Noirs. Dans
ce contexte, l’intersectionnalité s’est imposée comme un des principaux outils pour
analyser et dire l’oppression.
« Des Afroféministes, des Meufs, des Queers et Trans RaciséEs dénoncent les
rapports d’exploitation produits par le système capitaliste ainsi que la divi-
sion sexiste et raciste du travail. […] C’est pourquoi AssiégéEs et le Collectif
TERENCE FAIRCLOTH (CC BY-NC-ND 2.0)
Fresque murale représentant Angela Davis, l’une des premières à avoir analysé l’intersectionnalité
entre genre et race dans son livre Femmes, race et classe, par Shepard Fairey.
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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Afroféministe Mwasi défileront ensemble à Paris le 1er mai afin de dire haut et
fort qu’il ne peut y avoir d’anticapitalisme sans lutte radicale contre le racisme
d’État et le patriarcat. Il est urgent de prendre au sérieux les discriminations
au travail et les dimensions racistes et sexistes du système capitaliste, quand
bien même le but ultime est son anéantissement pour tou·tes. Ce système ne
pourra jamais être renversé sans celles et ceux qui en constituent les marges !12 »
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PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Loin des fantasmes portés par les réactionnaires de tout bord, l’intersectionnalité
est un champ de luttes de définitions au sein même des organisations féministes,
queer ou trans en France ; ces luttes se traduisent dans les discours, les analyses
et les mobilisations.
L’ennemi intérieur
C’est à la faveur de cette mainstreamisation que le terme devient un enjeu de bataille
politique à partir de 2016 avec l’investissement d’acteurs politiques, médiatiques ou
des institutions universitaires se prononçant publiquement « contre », reprenant les
arguments des mouvements féministes Blancs. En effet, si ce sont leurs arguments
qui sont mobilisés, et non ceux des mouvements antiracistes, c’est qu’au cœur de
l’intersectionnalité se trouve la question de la race, une notion qui déchaîne toutes
les passions et les oppositions idéologiques en France. L’intersectionnalité rejoint
[16] Mwasi, Afrofem, Syllepse, 2020. Ces critiques se sont aussi exprimées dans l’espace anglo-saxon ; on
peut citer l’article de Cameron Glover, « Intersectionality ain’t for white women », Wear Your Voice, 25
août 2017, ou encore le livre de Jennifer C. Nash, Black Feminism Reimagined: After Intersectionality,
Duke University Press, 2019.
70
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
les termes utilisés pour désigner les ennemis de l’intérieur qui portent la division
de la République : islamo-gauchisme, non-mixité, décolonial, indigénistes. Autant
de mots clé servant à constituer une nébuleuse qui serait organisée autour d’un
but commun : l’anéantissement de la République une et indivisible.
————
Ce texte est une version abrégée du chapitre “Intersectionnalité” paru dans l’ouvrage
Feu ! Abécédaire des féminismes présents, coordonné par Elsa Dorlin et publié en
octobre 2021 aux éditions Libertalia.
[17] Sirma Bilge, « Le blanchiment de l’intersectionnalité », Recherches féministes, vol. 28, n° 2, 2015, p. 9-32.
71
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
EMMANUEL WATHELET
Comme toujours dans les débats épistémologiques, la connaissance des faits sociaux
oppose généralement deux camps : une posture réaliste qui considère que les faits
sociaux existent indépendamment de leur observateur·rice et une posture subjec-
tiviste qui estime qu’on ne peut les dissocier de qui les observe.
Il y a pourtant ici un espace d’entente possible entre les marxistes et les « identi-
taires ». Les chercheur·ses parmi les féministes et les antiracistes marxistes ne s’y
sont d’ailleurs pas trompé·es. Pourquoi ? Parce que l’École de Francfort, d’inspi-
ration marxiste, a mis en évidence avec Horkheimer1 la théorie critique, laquelle
pose que la connaissance n’est pas extérieure à la réalité, qu’elle se doit d’être
transformatrice et de tenir compte de celui ou celle qui pense, ainsi que des intérêts
qu’il ou elle poursuit. Dans le camp d’en face, on retrouve l’approche durkhei-
mienne consistant à « traiter les faits sociaux comme des choses »2. Dans ce cas,
les outils méthodologiques de la sociologie « suffiraient » à garantir la distance
neutre d’avec son objet de recherche : la « société est extérieure à ce qui se passe
dans nos esprits singuliers »3.
Les personnes dominées se caractérisent notamment par leur relative absence des
lieux décisionnels des « appareils idéologiques d’État » (médias, école, politique,
[1] Horkheimer, Max. Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, 1974 [1937].
[2] Pinto, Louis. « Sociologie – La démarche sociologique ». Encyclopædia Universalis [en ligne].
[3] Ibid.
72
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
C’est à Donna Haraway, à la suite de Sandra Harding, que l’on doit la radicali-
sation de la prise en compte du sujet connaissant au service de la construction
d’une objectivité sociologique. Son concept de « savoirs situés » (voir le chapitre
éponyme dans son livre Le Manifeste cyborg et autres essais5) est une critique
explicite de l’objectivisme qui, mettant à distance les faits sociaux, invisibilise les
auteur·ices, leur permettant ainsi de ne pas être redevables. On « oublie » alors
que les chercheur·ses sont celles et ceux qui répondent aux questions, mais surtout
qui décident de celles qu’il faut poser. Or, par définition, on ne peut poser une
question… qu’on ne se pose pas ! Le risque est énorme de ne pas voir ses propres
biais. Et c’est ainsi qu’un penseur aussi essentiel que Karl Marx n’aurait pas vu
le travail gratuit – donc le travail volé – des femmes dans la sphère domestique…
Toutefois, le « point de vue situé » pose d’autres problèmes. Le danger est « d’idéa-
liser et/ou de s’approprier la vision des moins puissant·es alors qu’on revendique
de voir à partir de leur position »8. Tous les hommes se déclarant « féministes » ou
[4] Althusser, Louis. « Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche) ». Positions,
Les Éditions sociales, 1970, pp. 67-125.
[5] Haraway, Donna. Le Manifeste cyborg et autres essais, Exils Editeur, 2007 (1991).
[6] Ibid., p. 118.
[7] Ibid., p. 119.
[8] Ibid.
73
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
« alliés » profitent de leur maîtrise des codes, des théories, des pratiques militantes
féministes, mais certains de surcroît utilisent cette maîtrise pour gagner encore
en pouvoir. On comprend alors l’importance de « l’expérience encorporée », au
sens d’Haraway. Il ne s’agit pas seulement de voir « avec les yeux de », mais de
vivre, dans sa chair, « l’expérience de ». Or on ne s’invente pas noir·e, femme9 ou
ouvrier·e. En miroir – et ça continue de se compliquer –, il ne « suffit » pas d’avoir
l’expérience de la domination pour être capable de produire du savoir sur cette
domination : « Nous ne sommes pas directement présents à nous-mêmes »10. Les
outils méthodologiques de la production de savoir demeurent, pour moi, essentiels.
Que penser de tout ça ? Je vois une filiation entre le « point de vue situé » d’Haraway
et le concept de « savoir local » de l’anthropologue culturel Clifford Geertz11, lequel
considère (1) qu’il faudrait cesser de vouloir être prédictif car, après tout, si chaque
situation est singulière, rien ne permet d’élaborer une théorie générale ; (2) qu’il
faut prioritairement s’intéresser aux représentations des acteurs sociaux, au sens
qu’ils et elles donnent à leur vécu. J’y vois par conséquent aussi la plus grande
faiblesse : le risque de nier les structures. En évacuant les structures au profit d’un
réseau de vécus singuliers, ces auteur·ices font courir le risque de manquer les
mécanismes généralisant12, ce par quoi un fait est décrit, par la sociologie, comme
étant « social ». Or, comme le disait Durkheim, un fait social est un phénomène
« suffisamment fréquent dans une société pour être dit régulier et suffisamment
étendu pour être qualifié de collectif ; c’est-à-dire qui est au-dessus des consciences
individuelles et qui les contraint par sa préséance »13. Le rôle de ces sociologues sera
donc de partir des « points de vue situés », certes irréductibles à leurs similarités,
mais admettant que ces dernières pourtant autorisent la montée en généralité en
cristallisant par l’exemple l’effet des structures. On ne peut mener presque huit
milliards de batailles individuelles (contre qui ?).
En résumé, il me semble que le point de vue situé permet une richesse interprétative
et une honnêteté dont ne peuvent se targuer les tenant·es de l’objectivité socio-
logique, si et seulement si ce point de vue situé s’accompagne d’une rigoureuse
méthodologie. Quant aux sociologues « détaché·es » de leurs objets, je voudrais
leur demander combien de fois leur « objectivité » n’a-t-elle pas été l’argument
parfait pour ne pas avoir à écouter les personnes concernées et, par conséquent,
pour ne pas avoir à remettre en cause leurs propres privilèges ? La question, fina-
lement, serait donc moins de savoir s’il est possible de rendre compte d’une réalité
[9] Les femmes trans ne « s’inventent pas femmes » ; leur expérience de femme est au contraire si
« encorporée » que la tension entre leur genre assigné à la naissance et le genre dont elles ont
l’expérience est intenable.
[10] Haraway, Op. cit., p. 121.
[11] Geertz, Clifford. Savoir local, savoir global : les lieux du savoir, Presses universitaires de France, 2012.
[12] Je ne voudrais toutefois pas faire un « sophisme de l’épouvantail ». https://fr.wikipedia.org/
wiki/%C3%89pouvantail_(rh%C3%A9torique) Haraway n’est pas aussi explicite que ce que je laisse
entendre ici quant au caractère non systémique de sa perspective, mais on peut malgré tout lire un tel
tropisme dans ses positions épistémologiques (elle oppose par exemple « théorie maître » et « récits en
réseau »).
[13] Durkheim, Emile. Les règles de la méthode sociologique.
74
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX
————
Ce texte est initialement paru sur le Blog du Radis. L’économie politique à la racine,
même si ça pique ! le 17 juin 2021, et republié avec l’autorisation de son auteur,
Emmanuel Wathelet. https://leblogduradis.com/tag/point-de-vue-situe/
75
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
02
LA COLONIALITÉ
AUJOURD’HUI :
UN MONDE QUI N’A PAS
FINI DE SE DÉCOLONISER
76
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
Habitudes alimentaires
et colonialisme :
de la naissance du
commerce colonial à
l’économie mondialisée
77
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Des produits comme le café, le chocolat, la banane, le sucre ou encore le riz, intro-
duits en Europe comme biens de luxe à destination d’une élite, sont désormais
consommés quotidiennement par les Européen·nes : « À l’origine, le café était
considéré comme un produit de luxe [en Suède]. Cette perception a évolué au fil
du XIXe siècle, lorsqu’il est devenu un produit de première nécessité ».1
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PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
tés massivement. L’Europe importait tant de café qu’il ne pouvait être exclusivement
destiné aux classes supérieures. À la fin du XVIIe siècle, la consommation de thé,
de café, de sucre, de tabac, de porcelaine, de soie, de toile et de coton a connu un
formidable essor en Europe. L’utilisation de ces nouveaux biens de consommation
s’est rapidement diffusée, à la fois sur les plans géographique et social. À partir
de l’étude de l’inventaire de divers foyers des Pays-Bas et d’Angleterre, McCants
a pu affirmer que bon nombre de ces produits dits « de luxe » se sont retrouvés
dans les foyers pauvres dès le milieu du XVIIIe siècle. Le prix de ces produits allait
en diminuant, tandis que les volumes importés augmentaient de plus en plus.
Étant donné que les anciennes colonies continuent de produire et d’exporter des
aliments, des matières premières et de la force de travail bon marché à destination
des ex-pays et peuples colonisateurs, il n’est pas exagéré de parler de néocolonia-
lisme, qui partage certains points communs avec le colonialisme, à commencer
par la continuité de l’exploitation des peuples et de l’environnement des anciennes
colonies. Le terme de néocolonialisme a été popularisé par l’ancien président gha-
néen, Kwame Nkrumah, dans les années soixante. Tout comme lors de la période
coloniale, l’impérialisme continue de prétexter une pseudo-supériorité pour inter-
venir de force dans les pays exploités et poursuivre son enrichissement sur le dos
de la nature et de la population. Tandis que, par le passé, les invasions militaires
étaient menées au nom du dieu chrétien, on invoque aujourd’hui la démocratie
pour les justifier, selon Noam Chomsky ; comme cela a été le cas des États-Unis
qui ont envahi l’Irak pour mettre la main sur son pétrole. À l’époque coloniale, le
pays colonisateur exerçait une influence directe en postant des représentants (qui
répondaient de leurs actes devant lui) au sein du gouvernement colonisé ; le néo-
colonialisme agit, lui, en coulisses, contraignant les gouvernements des anciennes
colonies à obéir à ses exigences en les menaçant de sanctions économiques et
militaires, ou en corrompant les responsables des institutions publiques occupant
des postes-clés.
79
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
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PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
RÉFÉRENCES
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PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
Racisme, colonialisme
et changement climatique
ANTONIO ZAMBRANO ALLENDE, MOCICC
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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Elle poursuit :
« La destruction en cours de notre planète nous frappe tou·tes. Mais les expert·es
soulignent aussi que la race, l’appartenance ethnique et l’origine nationale
continuent de se traduire par l’enrichissement inique d’une minorité, et par
l’exploitation crasse, la maltraitance et même la mort d’autres personnes en rai-
son de la discrimination qui est au cœur de l’injustice écologique et climatique ».2
Ce constat mérite d’être martelé, car au cours des dernières décennies le concept
de changement climatique s’est imposé dans l’imaginaire populaire comme un
concept inoffensif, immaculé, déconnecté des divisions sociales et de l’exploitation,
et qui transmet l’idée d’une responsabilité commune de l’humanité toute entière.
Or, le changement climatique discrimine les populations à la mesure du racisme
historique dont elles ont été victimes. Il les fragilise à travers le manque de soutien
de la part de l’État, le manque d’opportunités et d’accès à l’éducation et à la santé,
ou encore la baisse des ressources et des aides dont elles ont été privées par le
mépris des élites racistes de ces mêmes pays ou des métropoles capitalistes qui
les contrôlent.
[1] Tendayi Achiume, Rapporteuse spéciale des Nations unies, dans un communiqué de presse :
« The global climate crisis is a racial justice crisis: UN expert. » https://www.ohchr.org/en/press-
releases/2022/11/global-climate-crisis-racial-justice-crisis-un-expert 31/10/2022
[2] Ibid.
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PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
Les choses se compliquent maintenant que l’on sait, depuis les cinquième (2014) et
sixième (2022) rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution
du climat (GIEC), que la hausse des températures que peut supporter notre planète
se situe aux alentours de 1,5°C et que, de plus, au rythme où vont les choses, le
point de non-retour sera atteint en 2030. On entend par là le stade au-delà duquel
toutes les mesures réparatrices cesseront d’avoir l’effet escompté, et où la perte
d’écosystèmes sera inévitable. Une fois passé ce point de non-retour, les régions
les plus vulnérables seront justement les colonies ou ex-colonies qui manquent
de moyens et de ressources et n’ont pas accès aux mécanismes d’adaptation et
de résilience nécessaires pour encaisser les répercussions les plus violentes, qu’il
s’agisse de phénomènes extrêmes ou progressifs – comme l’élévation du niveau des
mers –, l’envahissement des aquifères côtiers par l’eau de mer ou encore la propa-
gation de maladies à transmission vectorielle (paludisme, dengue, chikungunya,
etc.). Ces régions, qui couvrent parfois des pays entiers, sont sur la corde raide.
Notons au passage que la modification des conditions climatiques n’est pas due à
l’exploitation de l’atmosphère proprement dite, mais à la colonisation dévastatrice
des territoires, du sol, de l’eau, des forêts et des espèces, ravagés au même titre
que les communautés qui les peuplent. Et cela au nom du « développement », au
détriment de la vie elle-même.
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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
À l’inverse, les dégâts et les externalités négatives liés à l’extraction des biens et
des richesses des territoires touchent les zones rurales et fragiles et les commu-
nautés autochtones racialisées et exclues, celles qui ont, dans le passé, été victimes
du génocide colonial et du pillage de leurs terres par les colons. Ces populations
assistent désormais à la détérioration de leur territoire, et des écosystèmes dont
elles dépendent pour vivre, par des projets de « développement » ; leurs ressources
ne profitent qu’aux descendant·es de leurs colonisateur·rices et sont transformées
par les États héritiers de la colonisation, les multinationales et les métropoles
occidentalisées.
Des exemples, le Sud géopolitique global en regorge, que ce soit dans le secteur
de l’extractivisme (minerais, pétrole, charbon, gaz), de la production alimentaire
(monoculture, agrocarburants) ou encore de la production d’énergie.
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PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
Le cas du secteur de l’énergie en Amérique latine est d’ailleurs bien singulier : d’un
côté, cette région dispose des plus importantes sources d’énergie renouvelable non
conventionnelles3 au monde ; de l’autre, les multinationales des énergies fossiles y
jouissent d’une influence considérable, qui pousse le sous-continent à poursuivre
l’extraction et la consommation insoutenables de pétrole, de gaz et de charbon.
On l’aura compris, le niveau de pollution élevé de ces zones sinistrées entraîne une
dégradation des écosystèmes et nuit à la santé des communautés qui y vivent –
des peuples autochtones qui, historiquement, ont été systématiquement oubliés
par l’État, dont les institutions censées s’occuper de ces zones sont gangrenées
par la corruption au point d’inspirer une réelle méfiance. En 2009, l’auteur du
massacre du « Baguazo », le président de la République d’alors en personne, Alan
García Pérez, les a qualifié·es de « citoyen·nes de seconde zone » qui sont « contre
le développement » au motif qu’ils et elles empêchent les entreprises de pénétrer
sur leurs terres et d’en extraire les ressources. Ces atteintes à l’environnement
frappent des corps et des vies que la colonialité a désignés comme jetables. Telle
est la nature du racisme environnemental, qui s’est construit dès la colonisation
et subsiste de nos jours.
Bien que ces dommages environnementaux aient été pointés du doigt et que l’État
les ait répertoriés, ils continuent de s’accumuler depuis près d’un demi-siècle sans
qu’aucun n’ait été réparé. Il faut dire que le coût des réparations serait nettement
supérieur aux profits générés par l’extraction de l’« or noir »5 ; exploitation qui n’a
d’ailleurs jamais bénéficié aux communautés directement concernées, que ce soit en
termes de qualité ou de modes de vie. On comprend donc que celles-ci s’opposent
aussi fermement à de nouveaux projets, et qu’elles exigent de l’État qu’il cesse de
[3] Nous entendons par là les énergies photovoltaïque, éolienne et géothermique, mais excluons de la
définition l’énergie hydroélectrique de par son impact éco-social.
[4] « L’État n’a nettoyé aucune des plus de 3 000 zones sinistrées par les hydrocarbures que compte
le Pérou. » Convoca. Septembre 2020. https://convoca.pe/investigacion/el-estado-todavia-no-ha-
remediado-ni-uno-de-los-3448-pasivos-ambientales-por
[5] León, A. y Zúñiga, M. (2020). La sombra del petróleo: Informe de los derrames petroleros en la
Amazonía peruana entre el 2000 y el 2019. Oxfam, Coordinadora Nacional de Derechos Humanos.
https://oi-files-cng-prod.s3.amazonaws.com/peru.oxfam.org/s3fs-public/file_attachments/La-sombra-
del-petroleo-esp.pdf
87
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
les reléguer au second plan et mette ainsi fin à leur exode et à la destruction de
l’environnement.
Dès lors, comment s’étonner que depuis la fin des années 1990, plus de 70 % des
conflits recensés par la Defensoría del Pueblo entrent dans la catégorie de conflits
« socio-environnementaux » ? En première ligne de ces conflits, on retrouve les
opposant·es historiques au colonialisme d’hier et à la colonialité d’aujourd’hui, les
communautés autochtones qui se dressent désormais face à la menace des grandes
compagnies extractives.
Bon nombre des habitant·es de ces régions se voient contraint·es de partir en raison
des conflits, de la pollution ou de la détérioration des conditions météorologiques
due au changement climatique. Les Nations unies s’attendent à ce que 250 millions
de personnes soient déplacées par le changement climatique d’ici 2050.6 Il s’agira
pour la plupart de personnes vivant sur les continents pauvres, qui se déplaceront
au sein de leur pays ou de leur région ; l’Amazonie sera l’une des régions comptant
le plus de déplacé·es internes au monde.
Responsabilité et justice
Comme le souligne le célèbre anthropologue et économiste Jason Hickel, « les
pays du Nord ont colonisé l’atmosphère commune à tou·tes et, ce faisant, se sont
enrichi·es, mais au prix de conséquences dévastatrices pour le reste du monde et
pour toute la vie sur Terre ». Dans une étude qu’il a publiée dans la revue The Lan-
cet, il ajoute : « Nous concluons que les pays du Nord sont responsables de 92 %
de l’excédent mondial d’émissions, contre seulement 8 % pour les pays du Sud7 ».
Et ce, malgré les émissions de la Chine et de l’Inde depuis quelques décennies,
qui bien que colossales ne changent pas grand-chose à l’énorme dette historique
accumulée par les pays du Nord géopolitique, ce qu’il appelle « l’impact cumulé
des Blanc·hes ».
[6] https://es.greenpeace.org/es/noticias/dia-internacional-racismo/
[7] « Quantifying national responsibility for climate breakdown: an equality-based attribution approach
for carbon dioxide emissions in excess of the planetary boundary. » The Lancet Journal - Planetary
Health. Septembre 2020.
88
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
subis par les communautés racialisées. Un débat dont l’objectif est de préparer
l’avenir de la planète, en tenant compte du passé. Concrètement, nous devons
œuvrer collectivement et de toute urgence à une transition écologique juste et à
un modèle de société différent, plus démocratique et inclusif.
Chaque pays peut en outre déjà compter, grâce à ses organisations et ses mouve-
ments sociaux, sur un grand nombre de plateformes, de propositions, de pratiques
et de savoirs alternatifs cumulés qui alimenteront la lutte contre le racisme climatique
et permettront d’être mieux préparé·es pour affronter l’avenir. Ce sont là quelques-
unes des mesures qu’il nous faut prendre d’urgence : il n’y a plus une seconde à
perdre, ni pour la planète, ni pour les communautés historiquement racialisées.
89
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
L’essor de l’extractivisme,
moteur de la
« recolonisation » du Pérou
et de l’Amérique latine
[1] Certain·es auteur·rices, comme Eduardo Gudynas ou Maristella Svampa, ont baptisé ce phénomène
« néo-développementisme ».
90
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
Par ailleurs, les cours des matières premières pas ou peu transformées et destinées
à l’exportation sont généralement très bas et volatils sur les marchés internationaux.
Les pays dont l’économie repose sur l’exportation de ces matières premières s’en
trouvent ainsi particulièrement vulnérables. À l’inverse, les pays qui transforment
les matières premières en produits manufacturés profitent de la grande stabilité de
91
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
leur prix de vente à l’exportation (en dollars ou en euros, et donc nettement plus
élevé). Le chocolat illustre bien cette dynamique : le cacao est produit à bas coût
en Amazonie, expédié vers des pays tels que la Belgique et la Suisse pour y être
transformé en produit de « luxe », puis revendu au prix fort en Amérique latine.
L’Europe, ancien épicentre de la colonisation, est désormais l’épicentre des circuits
commerciaux capitalistes.
Certain·es auteur·rices, tel Horacio Machado, à qui l’on doit Potosí: el origen, vont
encore plus loin. Selon ce chercheur, l’extraction minière à l’œuvre de nos jours
est au capitalisme moderne ce que le pillage des ressources d’Amérique latine fut
aux guerres européennes des XVe et XVIe siècles. De fait, l’industrie allemande est
entièrement tributaire du cuivre extrait dans les pays du Sud, tout comme l’indus-
trie électronique n’existerait pas sans l’exploitation du lithium bolivien ou chilien,
destiné à la production de batteries. Des auteur·rices tel·les que David Harvey ou
Silvia Federici affirment, à contre-courant de la thèse marxiste de l’accumulation
primitive du capital en tant que tournant historique, que le capitalisme dépend
fondamentalement, pour se reproduire, de l’éviction constante des biens communs
à travers une « accumulation par la dépossession ». C’est justement le pillage des
ressources naturelles (terre, eau, etc.) des peuples du Sud par des compagnies
extractives qui nourrit aujourd’hui la reproduction capitaliste. Machado et Quijano
vont jusqu’à soutenir que le capitalisme plonge ses racines dans la colonialité : le
système-monde capitaliste a vu le jour avec la conquête des Amériques et l’édifi-
cation d’une économie basée sur l’exploitation de l’or.
92
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
Il est frappant d’observer que les concessions accordées aux compagnies minières,
pétrolières et gazières portent sur des territoires considérés comme « vides »
d’habitant·es et d’activités productives. Lorsque Christophe Colomb, Hernán Cortés
et Francisco Pizarro débarquèrent sur les territoires de l’actuel continent américain,
ils les estimèrent vides, « vierges » et prêts à être accaparés par les nouveaux venus :
des terres immenses furent ainsi attribuées gratuitement et sans guère d’encombres
aux colons. De nos jours, il semblerait que des acteurs étrangers puissent mettre la
main sur la moindre parcelle de terre dans les montagnes ou les forêts péruviennes
sans plus de formalités que dans le passé. Il suffit qu’une entreprise ait quelques
avocats et un budget suffisant pour décrocher une concession minière sans trop
de peine, et sans avoir à obtenir le consentement des personnes qui vivent sur ce
93
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
territoire, comme si elles n’existaient pas, qu’elles n’occupaient pas cet espace. En
2011, le Pérou a adopté la loi de consultation préalable, libre et éclairée, dans la
continuité de la Convention 169 de l’OIT, signée en 1989 ; dans les faits, elle n’est
cependant que peu appliquée lorsqu’il est question des processus extractifs.
Soulignons par ailleurs que l’État (colonial) moderne soutient fermement les com-
pagnies extractives. La juriste Areli Valencia signale ainsi une « tendance historique
des gouvernements péruviens à s’aligner sur le secteur privé plutôt que sur les
intérêts des citoyen·nes concerné·es ». Cette tendance s’exprime à travers les lois
de réforme structurelle qui sapent les institutions environnementales (baisse des
budgets consacrés aux ressources humaines et matérielles alloués aux organismes
chargés de la protection de l’environnement, par exemple), l’affaiblissement des
normes en matière de seuils autorisés de métaux lourds dans l’environnement, ou
encore les contrats de stabilité budgétaire dont les multinationales retirent de juteux
bénéfices. Sans parler du jeu des « chaises musicales », lorsque des responsables
politiques troquent leur costume de fonctionnaire public·que pour occuper de
hautes fonctions dans ces mêmes sociétés privées qu’ils et elles étaient chargé·es
de réguler pendant leur mandat ou leur contrat de travail au sein d’un organisme
d’État. Pour exemple, Beatriz Merino, ancienne Défenseure du peuple3 entre 2005 et
2011, est devenue représentante de la Sociedad Peruana de Hidrocarburos en 2013.
Le soutien qu’apporte l’État aux compagnies extractives est d’autant plus criant
quand éclatent des conflits socio-environnementaux, car il se manifeste alors à tra-
vers la criminalisation de la contestation. D’une part, l’État criminalise les dirigeant·es
des organisations populaires qui sont visé·es par des plaintes et des procès abusifs.
D’autre part, la loi autorise les membres de la Police nationale du Pérou (PNP) à
fournir leurs services à des sociétés privées pendant leur temps libre, et à utiliser
pour cela leurs équipements de police. Dans les faits, la PNP fait donc office de bras
armé des compagnies extractives. Ces dernières années, on assiste à la militarisation
systématique des territoires riches en ressources à travers les « États d’urgence
préventifs », un dispositif qui suspend arbitrairement tout un ensemble de droits
constitutionnels au prétexte d’une menace suprême sur l’ordre social. La violence
dont font l’objet les dirigeant·es des peuples autochtones qui se dressent face à
l’extractivisme se termine parfois en drame : l’assassinat de Berta Caceres, une mili-
tante lenca du Honduras qui s’opposait à la création de centrales hydroélectriques
sur le territoire de son peuple, en est la plus triste illustration. Mais les meurtres
de dirigeant·es autochtones combattant l’extractivisme sont monnaie courante en
Amérique latine, comme en témoigne la mort pour le moins suspecte, il y a peu,
d’Oscar Mollohuanca, ancien maire de la province d’Espinar qui s’opposait à un
projet minier sur ce territoire. Cette violence s’inscrit dans une longue histoire de
[3] La Defensoría del Pueblo est un organisme public qui a pour mission de protéger les droits
constitutionnels et fondamentaux de la personne et de la communauté, de veiller au respect des devoirs
de l’administration de l’État et à ce que la population ait bel et bien accès aux services publics. En cas
de conflit avec des compagnies extractives, elle a ainsi pour rôle de défendre les droits de la population.
94
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
violence coloniale qui vise à maintenir l’ordre social colonial : comme le rappelle le
philosophe Malcom Ferdinand, « le projet colonial n’aurait pu être et se reproduire
sans la force des armes ». De même, la plupart des projets extractifs contemporains
ne seraient guère viables sur la durée sans le recours à des stratagèmes pernicieux de
corruption de dirigeant·es et à la force policière, militaire voire paramilitaire brute.
95
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
pole hier, le siège social de l’entreprise aujourd’hui) ; une dynamique fondée sur
la spoliation des terres, le massacre des « sauvages » et l’appropriation des plus
belles femmes du territoire par les colons. Trois facettes que l’en retrouve dans les
territoires miniers contemporains : expulsion des terres, violence systématique
allant jusqu’au meurtre pour imposer un projet, et explosion de la prostitution aux
abords du site d’un projet extractif.
La hiérarchie sociale introduite par l’« habiter colonial » fait écho au racisme viru-
lent que subissent les populations andines et amazoniennes, qui éprouvent un vif
sentiment de dépossession de leur territoire. Ce sont ainsi les « étranger·es » qui
tirent profit des activités extractives : les emplois les mieux rémunérés, le statut social
supérieur que leur confère le travail de mineur, au point de « voler » les femmes qui
quittent leur mari pour rejoindre un mineur. À l’inverse, les « nôtres » (locuteur·rices
du quechua, agriculteur·rices, pauvres, etc.) subissent les conséquences dramatiques
de ces activités : hausse du coût de la vie, pollution de l’environnement qui dévaste
l’économie agricole, problèmes de santé dus à la présence de métaux lourds dans
l’environnement, dissensions et conflits chez les communautés et les familles… Il en
découle un fort sentiment de perte de contrôle sur le territoire et sur les rapports
sociaux, consécutive à l’intervention d’acteurs étrangers ; un sentiment accentué
par le racisme latent dont font preuve les fonctionnaires d’État ou les employé·es
urbain·es de la compagnie minière envers la population locale (« on dirait des
bêtes », « nous avons des siècles de retard culturel [à cause d’eux] »).
96
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
Dans les faits néanmoins, les pratiques de résistance sont souvent complexes et
différentes d’un contexte à l’autre. Elles ne se bornent pas à des formules poli-
tiques simplistes. Il n’y a parfois pas d’autre choix que d’adopter la logique des
puissant·es pour ne pas se laisser anéantir. De nombreuses communautés des
Andes du Sud commencent ainsi à exploiter de manière informelle les ressources
minières en polluant leur propre environnement, car elles estiment que si elles ne
le font pas, une entreprise le fera à leur place, et que celle-ci polluera tout autant
en plus de s’approprier les richesses pour son seul profit. De même, le morcelle-
ment des terres communales et leur négociation selon la logique de la propriété
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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
98
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
À l’encontre de la colonialité
de la coopération et
solidarité internationales
Pour une justice sociale de genre
transformatrice
Introduction
Dans le secteur de la coopération et solidarité internationales (CSI), la stratégie
genre et « développement », qui réside derrière les politiques mises en œuvre depuis
les années 1990, contribue à la reproduction de la dominance du Nord global sur le
Sud global1, dans le cadre de la mondialisation institutionnalisée. Cette stratégie, qui
faisait partie des savoirs des Suds2, a été vidée de son sens politique transformateur
des rapports de colonialité et de genre, sous les orientations des parties puissantes
(États, bailleurs de fonds) qui commandent « l’aide au développement » et sous les
pratiques des organismes de coopération internationale (OCI).
Vider les savoirs des Suds de leur sens politique transformateur est une des pra-
tiques habitualisées (habitus) des parties puissantes en CSI et relève de la colonia-
lité du pouvoir et du savoir, au cœur de laquelle persiste l’idéologie raciste de la
suprématie blanche.
[1] L’expression « Sud global » décrit la position occupée par les États et territoires qui font face à des
désavantages politiques, économiques et sociaux, effets de la colonialité par les pays du « Nord global »
qui commandent la mondialisation institutionnalisée.
[2] Le terme « les Suds » met l’accent sur le fait qu’il n’y a pas seulement un Sud, mais plusieurs réalités à
travers le monde où se retrouvent des populations et des économies nationales qui sont marginalisées,
racisées et subalternalisées.
99
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
[3] Escobar Arturo (2008). Territories of Difference: Place, Movements, Life, Redes. Durham, NC, Duke
University Press.
[4] Costa Claudia de Lima (2000). «Being Here and Writing There: Gender and the Politics of Translation in
a Brazilian Landscape». Signs 25(3), p. 727–60.
[5] Nagar Richa (2002). «Footloose Researchers, ‘Traveling’ Theories, and the Politics of Transnational
Feminist Praxis ». Gender, Place and Culture 9(2), p. 179–86.
[6] Verschuur Christine (dir.) (2019). « Savoirs féministes au Sud. Expertes en genre et tournant
décolonial », Cahiers Genre et développement, n°11, L’Harmattan.
[7] Grosfoguel Ramón (2006). « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du
capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale ». Multitudes 3 (26).
https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-51.htm
100
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
Les parties puissantes imposent un modèle de partenariat Nord-Sud entre les OCI
et les ONG sous le terme « développement », qui constitue une finalité des Nations-
Unies en termes de 17 objectifs de développement durable (ODD) à atteindre en
2030. Le caractère colonial et raciste de ce terme-concept est flagrant, dès qu’on
le situe dans sa généalogie à un moment de l’après Seconde Guerre mondiale, où
les États-Unis s’affirmaient comme nouvelle puissance mondiale, dans un contexte
qui dessinait les règles du jeu de la guerre froide. C’est dans ce processus qu’un
discours fondateur de l’idée contemporaine du « développement » a été prononcé
le 20 janvier 1949 par Harry S. Truman, trente-troisième président des États-Unis.
Pour la première fois, ce terme était utilisé pour souligner l’importance de l’aide
aux régions « sous-développées ». Cet énoncé d’une stratégie civilisatrice visant
le Sud global s’inscrivait dans la continuité de la « mission » civilisatrice formulée
dès le XVIIIe siècle pour légitimer la stratégie de colonisation envers des « races »
inférieures.
101
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Cette perception erronée est à mettre en lien avec le fait que la notion de pouvoir,
qui est importante pour approcher le caractère structurel des inégalités de genre,
n’est pas réellement intégrée dans les programmes de CSI16, comme le montre la
manière dont deux concepts ont été réinterprétés et intégrés dans les programmes
de « développement » : 1) le concept de l’empowerment, émanant en 1987 du réseau
102
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
Development Alternatives with Women for a New Era (Dawn), réunissant des ONG
et des féministes issues des Suds ; 2) le concept de l’intersectionnalité, émanant en
1989 du black feminism états-unien17.
Ces deux théories ont été produites par des féministes des Suds dans un contexte de
crise, où les politiques d’ajustements structurels imposées par le pouvoir financier
international avaient abouti à l’échec et avaient renforcé la paupérisation dans le
Sud global. Elles reflètent un savoir situé, c’est-à-dire ancré dans la réalité et les
subjectivités vécues, où les populations – et particulièrement les femmes – sont
exposées au croisement des oppressions systémiques. Ces théories ont en commun
qu’au-delà du cadre des études féministes, elles ont été popularisées comme outils
d’analyse et approches dans tout projet ou action qui a une finalité sociale, que ce
soit dans les milieux universitaires des sciences humaines, dans les politiques et
actions sociales communautaires locales ou à l’échelle de la CSI.
[17] Crenshaw Kimberlé Williams; Oristelle Bonis (2005). « Cartographies des marges : Intersectionnalité,
politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », L’Harmattan | Cahiers du Genre.
2005/2 n°39 | pages 51 à 82.
103
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
C’est de cette même façon que l’empowerment est mis en pratique en CSI, dans une
logique de gestion de la pauvreté et des inégalités pour permettre aux individus de
développer et d’exercer leurs capacités individuelles et de prendre des décisions
rationnelles dans un contexte d’économie de marché. L’empowerment est alors lié
aux notions de choix, d’opportunité, de participation, de gouvernance, de propriété
et de reddition de comptes19. Or, lors de sa généalogie, l’empowerment ne signifiait
pas seulement l’autonomie économique des femmes, mais le renforcement de leur
pouvoir par une transformation radicale des structures économiques, politiques,
légales et sociales qui perpétuent la domination selon le sexe, l’origine ethnique
et la classe20.
104
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
Sous ces politiques, l’ODD5, objectif de développement durable de l’ONU qui vise
l’égalité des sexes et l’empowerment de toutes les femmes et les filles dans l’horizon
de 2030, est irréalisable et irréaliste.
La plupart des OCI et ONG, même quand ils adoptent une posture plus ou moins
critique de cette stratégie dominante, s’y trouvent contraints car les financements
en dépendent. De plus, la professionnalisation du travail de conseillère en genre
favorise une « neutralité idéologique » qui éloigne du féminisme en tant que projet
[21] Chartier Sophie (2011). « Empoderamiento des femmes par l’économie solidaire : participation et
visibilité des femmes en Bolivie » Dans : Guérin I., Hersent M. et Fraisse L. (dir.). Femmes, économie et
développement : de la résistance à la justice sociale. IRD Éditions.
[22] Easterly William (2009), Le fardeau de l’homme blanc. L’échec des politiques occidentales d’aide aux
pays pauvres, Genève, Markus Haller.
[23] Ibid., Verschuur (2019).
[24] Murdock Donna F. (2003). « Neoliberalism, Gender, and Development: Institutionalizing Post-
Feminism ». Women's Studies Quarterly. Vol. 31, n°3/4, Women and Development: Rethinking Policy
and Reconceptualizing Practice (Fall - Winter, 2003), pp. 129-153. The Feminist Press
https://www.jstor.org/stable/40003324
[25] Weber Brenda R. (2010). « Teaching Popular Culture through Gender Studies: Feminist Pedagogy in a
Postfeminist and Neoliberal Academy?» Feminist Teacher 20(2), p. 124–38.
DOI : 10.5406/femteacher.20.2.0124
[26] Giroux Henry A. (2005). « The Terror of Neoliberalism: Rethinking the Significance of Cultural Politics»,
College Literature. Vol. 32, n°1 (Winter, 2005), pp. 1-19. The Johns Hopkins University Press.
https://www.jstor.org/stable/25115243
105
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Pour contrer une telle tendance, il est primordial de réhabiliter les savoirs sur le
genre, l’intersectionnalité et l’empowerment en retournant à leurs définitions lors de
leur généalogie. Plus généralement, la décolonisation des rapports pouvoir-savoir
passe par la déconstruction de l’idéologie du « développement » qui est foncière-
ment raciste. Cela signifie d’ouvrir la réflexion sur la question de la justice sociale
et de genre entre penseur·ses et militant·es aux Nords et aux Suds.
J’amènerai d’abord deux points critiques, l’un concernant les critères de choix des
ONG partenaires bénéficiant des financements, et l’autre relatif à la négligence des
alliances avec la société civile dans le Sud global. Ensuite, je soulignerai l’importance
de créer des ponts d’échanges des savoirs entre les OCI des Nords et les féministes
des Suds, en m’appuyant sur un projet transformateur proposé par le CQFD.
Lors d’une table ronde virtuelle tenue le 8 mars 2022 sur le féminisme décolonial,
organisée en partenariat par le CQFD et la Chaire Claire Bonenfant (CCB) de l’uni-
versité Laval, quatre conférencières issues des Suds ont abordé l’importance de
reconnaître que le secteur de la CSI a des rhétoriques et des pratiques coloniales,
racistes et civilisationnelles, et que le féminisme blanc qui y est mis de l’avant est
hégémonique29. Il s’ensuit qu’un travail de déconstruction et de reconstruction
des pratiques, des outils et des discours doit être amorcé. Dans cet esprit, la cher-
cheure camerounaise Rose Ndengue a invité à revoir les critères de choix des ONG
partenaires et les processus de financement. Car, souligne-t-elle, ces processus, en
plus d’être chronophages, s’inscrivent dans des régimes bureaucratiques qui les
rendent inaccessibles aux petites ONG actives sur le terrain. Il est donc primordial
106
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
de centrer l’accès aux fonds sur le véritable travail de terrain. De plus, il importe
de se baser sur l’agenda des ONG locales, au lieu de leur demander de répondre
à des appels d’offres avec un agenda, un langage et des critères préétablis par la
bureaucratie des OCI au Nord.
Lors d’une seconde table ronde virtuelle sur le féminisme décolonial, organisée
par les mêmes partenaires (CQFD-CCB) en octobre 202230, des participantes ont
remarqué que la déconnexion dans le Sud global entre les ONG qui travaillent
sur des programmes de « développement » et la société civile (organisations pour
les droits humains, les droits des femmes et la justice sociale) ne favorise pas une
perspective transformatrice des rapports de pouvoir. D’où l’importance que les
OCI dans le Nord envisagent de s’appuyer sur ces organisations locales, comme
alliées accompagnatrices des programmes envisagés, de façon que leur travail
éducatif et conscientisant aux droits contribue à donner une portée politique de
long terme aux partenariats autour des programmes.
L’intérêt de telles idées abordées dans les deux tables rondes susmentionnées est
qu’elles émanent des discussions de participantes actives en CSI aux Nords et
aux Suds.
[30] https://www.youtube.com/watch?v=bnXcSFVoRzs&list=PLmeBkVl9vfxYAGaWxzN8tH4bnLjMM9qa5
&index=1&t=3692s
107
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Solidarité sélective :
la stratégie contemporaine
pour gérer les migrations
dans le monde
L
’invasion russe en Ukraine a débuté le 24 février 2022 et dans la semaine
qui a suivi, toute l’Europe s’organisait déjà pour accueillir les centaines de
milliers d’exilé·es qui, depuis le début de la guerre, affluaient aux frontières
européennes. Lors d’une déclaration sans précédent, la présidente de la
Commission européenne Ursula von der Leyen affirmait que le bloc européen
était « pleinement préparé » à accueillir ces réfugié·es et qu’ils et elles étaient les «
bienvenu·es » en Europe. Pour la première fois, le bloc mettait en avant le discours
de défense des droits humains, et non pas celui de protection des frontières et
d’une logique sécuritaire.
Sur le plan concret, des dispositifs ont été mis en place pour les accueillir. La Pologne,
auparavant très réticente à ouvrir ses portes aux migrant·es – notamment lors de
108
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
DÁNAE RIVADENEYRA
Une femme migrante installée dans la zone frontalière entre l’Équateur et le Pérou, attendant une
réponse de l’un des deux pays.
la crise avec la Biélorussie qui avait provoqué la mort de plus d’une dizaine de
migrant·es, en novembre 2011 –, trois jours après l’invasion russe, recevait 10 000
Ukrainien·nes, et se montrait très fière d’ouvrir de nouveaux centres pour les
accueillir. Des mesures similaires ont été répliquées partout en Europe et même au
niveau budgétaire, l’Union Européenne a débloqué des fonds à hauteur de plus de
10 milliards d’euros, afin d’apporter des aides d’urgence aux refugié·es d’Ukraine.
Au plus fort de la guerre, la France, devenu alors le pays leader de cette solidarité
sans précédent, a accueilli jusqu’à 100 000 Ukrainien·nes et a transformé pendant
plusieurs mois son centre de foires et de salons le plus important, celui de Porte
de Versailles, en centre d’accueil aux migrant·es ; alors qu’en temps normal, ces
centres sont localisés dans des zones périphériques, loin des avenues principales
et touristiques. C’était la première fois que le même endroit qui accueille le salon de
l’Automobile ou le salon du Livre de Paris, des événements majeurs pour la capitale
française, laissait le glamour de côté pour accueillir des réfugié·es. L’objectif était
clair : l’image que la France voulait renvoyer à l’extérieur était celui de la solida-
rité internationale, une solidarité pourtant sélective car à Porte de Versailles, on
n’admettait que des Ukrainien·nes. Les autres, celles et ceux compris·es dans cette
large catégorie des migrant·es, ne bénéficiaient pas du même traitement.
109
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
110
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
Cette guerre a mis en évidence le fait que les pays membres de l’UE sont en mesure
de recevoir des personnes ayant besoin de protection et cela de manière immédiate,
mais que ces personnes devaient remplir certaines exigences pour être considé-
rées comme des bon·nes migrant·es. En 2018, le ministre de l’Intérieur français
de l’époque, Gérard Collomb, montrait à quel point le gouvernement avait une
vision binaire entre ceux et celles considéré·es comme de bon·nes et des mauvais·es
migrant·es. Lors d’une interview, il affirmait que : « La France doit accueillir les
réfugiés, mais elle ne peut accueillir tous les migrants économiques ». Une différence
s’imposait alors entre les « migrant·es économiques » et les « refugié·es », les vrai·es
refugié·es. Les Ukrainien·nes, avec ce cadre binaire, ne représentent aucun danger
puisque comme l’affirmait, en février de cette année, le président de la Commission
des Affaires Étrangères à l’Assemblée Nationale, le député Jean-Louis Bourlanges,
ils et elles représentent une « immigration de grande qualité dont on pourra tirer
profit ». L’utilitarisme migratoire dans toute sa splendeur. S’ajoutaient à sa décla-
ration, des discours culturalistes qui présentaient les Ukrainien·nes comme des «
intellectuels et pas seulement ». L’association n’était pas difficile à faire, tous·tes celles
et ceux pas compris·es dans la catégorie « ukrainien·ne » qu’ils et elles viennent de
la Géorgie, d’Albanie ou d’Afghanistan – la réponse de l’UE face à l’irruption de
talibans au pouvoir en 2021, en est la preuve - ne sont pas exempt·es de soupçons
et doivent prouver qu’ils et elles sont des vrai·es refugié·es, des bon·nes migrant·es
qui méritent d’être aidé·es.
Pour sa part, au tout début de la pandémie, la Maison Blanche affichait sur son
site internet des informations tendancieuses. Par exemple, l’une d’elles annon-
çait : « 150 000 immigrants de 72 pays avec le coronavirus arrêtés à la frontière ».
Cette statistique sensationnaliste s’appuyait sur les refus d’entrée sur le territoire
[1] Le Titre 42 devait être suspendu la première minute du 21 de décembre dernier, pourtant l’opposition
de 19 états qui considéraient que cela entraînerait un afflux massif des migrant·es, a bloqué cet arrêt.
Le 29 décembre, le Tribunal Suprême a prolongé la vie du Titre 42 en annonçant une étude approfondie
de la question aura lieu en 2023.
111
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Un peu plus au Sud, on peut également trouver des cas similaires où, sous différents
prétextes, des nationalités ont été accueillies et/ou refoulées en fonction du contexte
et des intérêts politiques. Au Pérou, au cours de la première vague de migration
vénézuélienne - environ 1,2 million de Venezuelien·nes y habitent aujourd’hui - le
gouvernement avait mené une politique de portes ouvertes. En janvier 2017, un
permis temporaire de séjour (PTP) est entré en vigueur : il s’agissait d’un document
dont pouvaient bénéficier exclusivement les migrant·es vénézuélien·nes, et qui les
autorisait à travailler de manière légale pour une période d’un an. La création de
ce dispositif juridique s’est faite sous prétexte de vouloir aider ces ressortissant·es,
alors qu’un accord international – l’Accord de Cartagena – existait déjà et permet-
tait également d’accueillir des populations fuyant des situations de crise comme le
Venezuela. Pourtant, l’utiliser ouvrait la porte à d’autres nationalités, comme les
Colombien·nes, qui depuis plus d’une dizaine d’années fuient leur pays à cause la
violence des groupes armés illégaux.
Le Pérou, tout comme d’autres pays de l’Amérique du Sud tels que le Chili ou la Co-
lombie, ont ainsi préféré créer des instruments particuliers pour régulariser l’entrée
et le séjour des migrant·es vénézuélien·nes : chaque territoire a donc adopté des
règles spécifiques, évoluant à différentes vitesses et plaçant souvent les migrant·es
face à un vide légal. Par exemple, au Pérou, la création du PTP n’accordait ni statut
migratoire, ni droits d’accès à la santé : il s’agissait d’un dispositif ponctuel visant,
dans le fond, la prise de position politique contre le régime dit « communiste » de
Hugo Chávez, et non la protection des droits des étranger·es. On peut voir une
forme d’opportunisme politique à la lumière des lignes suivantes.
Prenons le cas de la migration colombienne au Chili. L’une des causes les plus
importantes de cette migration est liée à la situation de violence en Colombie,
112
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
Entre 2014 et 2018, j’ai mené des entretiens auprès de personnes colombiennes
cherchant à s’installer au Chili, l’économie nationale la plus stable de la région. La
plupart de ces personnes avait une histoire commune : des proches assassiné·es
par la guérilla, des maisons confisquées par des gangs, des disparitions forcées, des
conditions de vie difficiles, une précarité économique qui les asphyxiait sans que
l’État colombien ne réagisse. Pour elles et eux, la seule alternative était de quitter
la Colombie. Pourtant, en arrivant à la frontière chilienne, ils et elles ont dû faire
face à une situation inattendue et se sont vu·es refoulé·es par la PDI (Police d’Inves-
tigation), du fait – toujours d’après les témoignages - d’être Colombien·nes et des
préjugés associés à cette nationalité : tueurs à gage, « famille de Pablo Escobar »,
narcotrafiquants, délinquants, etc. Mais un autre facteur s’ajoute à ce stigmate lié
à leur nationalité, celui de la couleur de la peau. Au Chili, d’après les entretiens
menés, être Colombien·ne est synonyme d’être « noir·e » et d’être associé·e à la
délinquance ou aux narco trafiquants.
[2] Organisme constitutionnel et autonome créé par la Constitution de la Colombie 1991, dans le chapitre II:
Ministère Public, afin d'« assurer la promotion, l'exercice et la diffusion des droits de l'homme ».
113
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
On retrouve ici les principes qui ont eu cours durant la colonisation, avec no-
tamment le rejet de l’altérité : cela vaut pour le cas des Colombien·nes, des
Vénézuélien·nes et les cas de tous·tes celles et ceux qui se situent en dehors de la
catégorie « Ukrainien·nes », les exemples ici cités. On voit aujourd’hui un alignement
concernant la gestion les flux migratoires dans le monde, avec plus ou moins de
restrictions en fonction du budget assigné aux entités en charge du contrôle des
frontières, que ce soit l’Europe ou les Amériques. Une logique sécuritaire s’est
imposée, dont le principal ennemi de l’intérieur est celle ou celui qu’on nomme
migrant·e. L’étranger·e incarne ainsi une figure dangereuse, surtout en période
de crise, mais dans le même temps, il ou elle crée l’illusion que tous les maux qui
rongent la société viennent de l’extérieur. Les politiques publiques pour gérer
les flux migratoires varient constamment, comme nous l’avons constaté : soit en
fonction de la conjoncture politique, des stratégies géopolitiques, des intérêts
nationaux, mais quelque chose semble invariable, c’est la représentation de la
figure de l’étranger·e par les sociétés d’accueil.
On peut voir dans le déploiement de cette solidarité sélective la marque d’un racisme
sous-jacent qui imprègne la gestion des flux migratoires en France comme ailleurs.
Pourtant, la guerre en Ukraine ou les mouvements migratoires sans précédents en
Amérique du Sud, ainsi que les réponses opportunes quand il y a eu de la volonté
politique, montrent que les gouvernements au pouvoir peuvent s’ils le veulent, gérer
la mobilité humaine avec une approche fondée sur le respect des droits humains.
114
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
La féminité hégémonique
ou la « culture (genrée)
de la suprémacie1 »
D
e manière régulière, les femmes musulmanes qui portent un foulard sont
les cibles de mesures prohibitives qui les somment de se conformer à
un apparaître « normal » qui postule que les manifestations du religieux
relèvent de l’espace privé. À travers les politiques de la nouvelle laïcité,
des mesures administratives et législatives, produisent des règles disciplinaires qui
ont pour fonction d’encadrer et de réglementer le port du voile qui perturbe les
règles d’une esthétique normative et dominante dans l’environnement esthétique
national, communément appelé espace public. Pour ce faire, le principe de laïcité
qui régit la neutralité de l’État en matière de religion est progressivement converti
en exigence de neutralité individuelle dans un espace public de plus en plus diffus.
Il devient l’instrument qui justifie la disqualification du voile et l’illégitimité des
femmes qui le porte.
115
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
116
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
Alors qui est « la femme voilée » ? Une femme pas comme les autres ? Une alié-
née qu’il faut émanciper de force ? Une réfractaire à l’émancipation féminine ?
Une ennemie de l’intérieur ou encore un danger pour les femmes, la nation et la
démocratie ? Le terrorisme est le danger, l’islamisme est l’ennemi, alors celles qui
affichent leur adhésion à l’islam sont désignées comme l’incarnation évidente de
ce danger. Au-delà des effets de la désignation elle-même, il me semble important
d’en comprendre les enjeux et les ressorts. Pour cela, il faut interroger l’ordre qui
assignent les femmes de confession musulmane à une place subalterne. Si leur
islamité assumée est perçue comme un problème, c’est qu’elle est aux antipodes
d’un ordre hégémonique, elle indique même une résistance à cet ordre.
117
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Ce faisant, on oppose aux femmes qui décident de porter le foulard en France, celles
qui souffrent ailleurs : en Iran, en Arabie Saoudite, en Afghanistan où elles sont
obligées de le porter. L’instrumentalisation des luttes de ces femmes permet de nier
la violence qu’on impose aux femmes musulmanes qui portent le foulard en France
et en Europe. Leur capacité d’agir est considérablement réduite et stéréotypée, elle
est même niée sous couvert d’aliénation et de fausse conscience. Le féminisme, dans
son acception universaliste, a participé à la stigmatisation des musulmanes. En effet,
la grande majorité des féministes françaises ont défendu la prohibition du voile
lors des débats précédents le vote de la loi du 15 mars 2004 qui interdit le port de
signes et de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les établissements
scolaires publics. Comme en France, en Belgique et ailleurs en Europe, les féministes
universalistes ont choisi le camp de l’État contre des femmes notamment parce que
ces dites femmes n’étaient pas vu comme telles, qu’elles n’étaient pas dignes de
leur solidarité féministe. Aujourd’hui encore, la plupart des projets de loi et des lois
restreignant la visibilité religieuse à l’école ou au travail sont défendues à partir du
[6] J’emprunte à Claire de Galembert la notion d’hérétique qu’elle attribue aux défenseurs de la cause
du voile dans « Le droit à porter le voile : cause perdue ou naissance d’une politics of rights ? », Revue
interdisciplinaire d'études juridiques, Vol. 75, no 2, 2015, p. 91-114. Elle l’emprunte elle-même à Johanna
Siméant, La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Science-Po, 1998.
118
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
119
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Dès lors, les femmes musulmanes, qui portent le hijab, accusées de résister à la
féminité hégémonique perdent le bénéfice de la cause des femmes, elles endossent
une féminité paradoxale : elles incarnent à la fois une féminité hérétique, vis-à-vis des
partisan·es de la nouvelle laïcité et une féminité hégémonique vis-à-vis des tenant·es
d’une lecture orthodoxe de l’islam. Cette condition ne peut se comprendre que dans
une perspective post-coloniale. En effet, elle est l’expression de la « colonialité du
pouvoir9 » que le sociologue péruvien Aníbal Quijano, définit comme une matrice
coloniale du pouvoir qui « se fonde à ses origines sur quatre piliers : l’exploitation
de la force de travail, la domination ethnoraciale, le patriarcat et le contrôle des
formes de subjectivité (ou imposition d’une orientation culturelle eurocentriste).
BIBLIOGRAPHIE
[9] Aníbal Quijano, « « Race » et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 51, no. 3, 2007, pp. 111-118.
120
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
121
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
L
orsque Georges Floyd a été tué au printemps 2020, les mobilisations ont dé-
passé le seul cadre des États-Unis et forcé les politicien·nes ou intellectuel·les
français·es à se positionner. La condamnation du racisme de cette police, de
notre côté de l’Atlantique, a été plutôt large. Les manifestations de solidarité
et de colère se sont vite orientées vers la dénonciation des crimes et du racisme
de la police française1. En réponse, nuances et différenciations se sont déversées
pour affirmer que les États-Unis n’étaient pas la France2. La différence résiderait
dans le fait que le racisme qui structure la société et la police états-uniennes s’est
fondé dans l’esclavage des Noir·es et dans la répression qui l’accompagnait. La
France a pourtant pratiqué elle aussi l’esclavage et a organisé elle-aussi la traque
des esclaves, jusqu’à créer une « Police des Noirs » au XVIIIe siècle3. Par ailleurs, la
colonisation structure profondément l’État et la police française, ancrant le racisme
dans les pratiques et l’idéologie.
122
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
Ce texte propose un regard sur les polices dans les colonies et leur évolution, vers
la métropole française et au sein des pays devenus parfois indépendants, sur la
base de quelques lectures de travaux de recherche et depuis les luttes antiracistes
et anticoloniales.
La police coloniale est d’abord marquée par une grande porosité avec la sphère
militaire. Les forces de police, peu nombreuses, interviennent souvent avec les
militaires. L’introduction rédigée par Emmanuel Blanchard et Joël Glasman6 per-
met d’appréhender le niveau de violence qui en découle, dans les colonies, mais
aussi en France contre les colonisé·es : « là où les colonisés étaient en situation de
s’organiser et de défier les forces de l’ordre, le massacre était une option du réper-
toire policier. […] On observe ainsi un véritable répertoire d’action policier, qui, de
décembre 1952 à Casablanca à octobre 1961 à Paris, unit le centre et la périphérie
de l’empire ». Le corps qui illustre le mieux cette hybridation militaro-policière est
la gendarmerie, capable de basculer de missions civiles à de véritables opérations
militaires, par exemple en Algérie ou en Indochine lors des guerres de libération.
Les auteurs du livre soulignent aussi que la police se fond aussi parfois avec des
milices de colons, lesquels avaient d’ailleurs de facto des pouvoirs policiers. « Dans
les colonies de peuplement, tout au long des XIXe et XXe siècles, les « Européens »
étaient dans les faits tous dotés de pouvoirs de police, en particulier celui de se
« faire justice » eux-mêmes à l’encontre de leurs personnels indigènes7. » La police
des colonies doit aussi se penser avec le système pénal spécifique, qui applique
[4] Respectivement et notamment : commandant de l’armée sudiste esclavagiste, trafiquant d’esclaves,
organisateur de l’exploitation coloniale et esclavagiste sous Louis XIV, gouverneur de Madagascar,
gouverneur du Sénégal.
[5] Livre collectif du Groupe d’études sur les mondes policiers en Afrique (GEMPA), co-dirigé par Jean-
Pierre Bat et Nicolas Courtin, aux Presses universitaires de Rennes, 2012.
[6] Blanchard, Emmanuel et Glasman, Joël. « Introduction générale. Le maintien de l’ordre dans l’empire
français : une historiographie émergente ».
[7] Blanchard et Glasman, op. cit.
123
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
[8] Idem.
[9] A ce sujet, le livre pointe qu’il est parfois difficile aux historiens de s’appuyer sur les seules sources
écrites, qui désignent souvent par euphémisme la violence du traitement infligé aux indigènes.
124
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
politaine10. Elle s’est d’abord faite par le biais de l’idéologie, portée par des anciens
administrateurs coloniaux à qui l’État a confié des positions d’organisation de
l’espace et de répression des ancien·nes colonisé·es dans les quartiers populaires.
Au-delà de la seule circulation des personnes, une idéologie et une culture raciste
s’est co-construite à la fois en métropole (par le développement d’argumentaires
racistes justifiant la colonisation15) et dans les colonies. On conçoit mal par quel
artifice magique le racisme aurait pu disparaître du cœur de l’État et de la police
française puisque la reconnaissance de la barbarie coloniale est toujours anec-
dotique, euphémisée et faite du bout des lèvres et qu’aucune majorité politique
française n’a jamais porté une quelconque volonté de combattre sérieusement le
racisme dans les rangs. En la matière, le déni du racisme structurel de la police, à
l’instar des propos tenus par Emmanuel Macron ou Christophe Castaner en 2020,
[10] En particulier, le travail de Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur (La Découverte, 2009) ou La
domination policière (La Fabrique, 2012).
[11] « Des massacres oubliés de mai 1967 en Guadeloupe aux prémices de l’ordre sécuritaire moderne dans
les quartiers », Mathieu Rigouste, basta.media, 29/05/2017.
[12] Le livre, États d’urgence, une histoire spatiale du continuum colonial de Leopold Lambert (PMN
éditions, 2021) fournit un grand nombre d’exemples.
[13] Blanchard, Emmanuel. La police parisienne et les Algériens (1944-1962), éd. Nouveau monde, 2011.
[14] Hmed, Choukri. « « Tenir ses hommes ». La gestion des étrangers « isolés » dans les foyers Sonacotra
après la guerre d'Algérie », Politix, vol. 76, no. 4, 2006, pp. 11-30.
[15] La défense de l’expansion de l’Empire colonial français par Jules Ferry s’est notamment faite en
invoquant que « les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures » le 28 juillet 1885 à
l’Assemblée nationale.
125
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Pour les descendant·es de colonisé·es en France, nul besoin de longues thèses d’his-
toire ou de sociologie pour savoir à quoi s’en tenir. De cette militante toulousaine
du quartier des Izards qui a perdu son grand-père dans le massacre d’Octobre
1961 à cette famille endeuillée dont un ancêtre est tombé sous les balles d’une
mitrailleuse à Thiaroye au Sénégal et qui organise aujourd’hui le combat pour la
« vérité et la justice » pour l’un des siens tué en région parisienne17, tou·tes savent
que ces hommes en arme qui contrôlent, insultent et parfois tuent dans les quar-
tiers populaires d’aujourd’hui sont, au fond, les mêmes que ceux qui ont envahi et
massacré dans les colonies.
126
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
En 2011, une vidéo filmée par un journaliste togolais illustrait à la fois l’ascendant
de ces français sur leurs homologues africains et le pouvoir dont ils ont l’habitude
de disposer dans les rues20. Le rapport Coopération militaire et policière en França-
frique, de l’héritage colonial au partenariat public-privé, rédigé en 2018 par Survie,
fournit un aperçu de l’actualité de cette coopération et l’esprit « d’influence » dans
lequel elle est menée par la France.
On retrouve donc encore aujourd’hui une grande porosité entre les sphères poli-
cières et militaires. L’usage de l’expression des « corps habillés » en Afrique fran-
cophone pour désigner indifféremment policiers, gendarmes (corps prédominant
dans bien des pays d’Afrique francophone), militaires ou douaniers, indique bien la
confusion qu’il existe entre leurs pouvoirs. Comme à l’époque coloniale, le recours
à la force pour la répression de mouvements civils est fréquent, avec un niveau de
violence important. Les pouvoirs tchadiens, gabonais, congolais ou togolais se sont
particulièrement illustrés par leur cruauté et des répressions sanglantes. Ainsi, la
FIDH a dénoncé au Togo en 2004 la « torture systématique dans les commissariats
en toute impunité, justice aux ordres du pouvoir, prisons surpeuplées, opposants et
[19] Tiquet, Romain. « Un policier français dans l'Empire. Pierre Lefuel, dernier directeur de la Sûreté
voltaïque (1959-1960) et pionnier du Service de coopération technique internationale de police
(SCTIP) », Histoire, économie & société, 2013.
[20] « Un coopérant militaire français menace un journaliste togolais », (https://youtu.be/wcVvyhgu_2M).
[21] Jean-Pierre Bat et Nicolas Courtin, op. cit.
127
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
128
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER
sont nombreux et ont parfois mené au pire : la racialisation extrême de la vie poli-
tique rwandaise, mise en place par les colons belges et allemands (qui ont figé en
« races » ou « ethnies » des groupes qui étaient plutôt des statuts sociaux), a mené
au génocide des Tutsis en 1994.
À l’image de la période coloniale, ces polices africaines traitent avec bien plus
d’égards les « Blanc·hes », dont ils savent qu’ils peuvent bénéficier de la protection
de leur puissante diplomatie. Une délégation de militant·es de Survie présente au
Forum social africain à Dakar en 2014 a ainsi assisté à une anecdote révélatrice
de cette différence de traitement : à l’aéroport, un « Blanc » a ainsi pu s’emporter
contre un des gendarmes de la sécurité de l’aéroport qui lui avait confisqué des
cartouches de gaz lors du contrôle à l’embarquement, jusqu’à aller physiquement
au contact du militaire et à le pousser. Le gendarme garda son calme tout au
long de l’interaction, le visage tendu, conscient qu’il ne pouvait pas se permettre
de porter des coups. Il est certain qu’une telle scène en France, de la part d’une
personne noire, aurait mené à une réaction violente du fonctionnaire. Le racisme
continue d’imprégner les sociétés et les polices africaines, avec une hiérarchie où
les « Blanc·hes » sont globalement bénéficiaires.
129
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
ensuite été braqué sur sa tête »26. Entre autres crimes, il convient de citer l’exécution
par des snipers du GIGN de leaders du FLNKS en 1985 : Eloi Machoro et Marcel
Nonnaro. Sur l’île d’Ouvéa, c’est directement à des unités des forces spéciales de
l’armée, et pas uniquement à la gendarmerie, que la France confia les opérations,
menant au tristement célèbre massacre de la grotte d’Ouvéa.
La culture raciste a ses spécificités dans les forces de l’ordre outre-mer, dans des
pays où la majorité de la population est non-blanche. Un chef d’escadron de gendar-
merie s’était permis de comparer la population guyanaise à des « singes hurleurs » ou
aux « paresseux », autre animal amazonien, « dont la réactivité et l’envie de travailler
n’ont d’égal que les résultats qu’ils obtiennent ». S’il ne s’agit là que d’un cas qui a
connu un certain retentissement médiatique28, il illustre la coloration locale d’un
racisme plus général au sein des forces de l’ordre françaises, qui a des conséquences
plus structurelles. Signe évocateur de la discrimination raciale par le système
judiciaire et policier dans les « Outre-mer », Christiane Taubira, alors ministre de
la Justice, chiffrait la part des Kanaks dans les prisons de l’archipel à 93 % en 2012
(alors qu’ils représentaient environ 40 % de la population). De la même manière,
là-bas aussi, la couleur de peau est surdéterminante dans le risque d’être tué par
la police ou la gendarmerie. Et du cas de William Décoiré en Kanaky-Nouvelle
Calédonie à celui de Claude Jean-Pierre en Guadeloupe, l’impunité reste la règle.
[26] Dans le film de Mehdi Lallaoui, Jean-Marie Tjiabou, le Kanak qui rêvait d’indépendance, décrit dans
l’article « Ouvéa, terreur d’État », Mathieu Lopes, Billets d’Afrique n°277, mai 2018.
[27] Voir par exemple le rapport de la commission des finances du Sénat qui s’intitule « La présence
militaire dans les outre-mer : un enjeu de souveraineté et de protection des populations », octobre 2022.
[28] Le Monde et LCI, 21/04/2018.
130
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
03
131 131
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Chiffrer la richesse qui a été prélevée des nations et des peuples colonisés
et investie dans les institutions anglaises et ses organes publics est une
affaire cruciale pour comprendre les liens entre fiscalité et racisme, en
Grande-Bretagne et dans le monde.
C
hercher des solutions aux inégalités raciales de richesse sans prendre
en compte les racines coloniales du système financier, c’est courir le
risque de continuer à s’appuyer sans esprit critique sur les mêmes ins-
titutions et instruments qui sont à l’origine de l’extraction raciale de
richesses. En somme, il est nécessaire d’analyser le rôle persistant de l’extraction
dans le Sud global et dans les communautés marginalisées (communautés raci-
sées, travailleur·ses, communauté trans, femmes et personnes handicapées) par
la bourse de la City de Londres.
Ceux qui ont historiquement façonné le système fiscal à leur avantage – des hommes
privilégiés, propriétaires terriens, également impliqués dans la mise en esclavage
des descendant·es d’Africain·es – doivent faire l’objet d’enquêtes et de poursuites,
si l’on veut pouvoir réformer les privilèges qu’ils se sont construits à l’intérieur du
système. Les paradis fiscaux doivent être la cible principale des militant·es pour
l’égalité économique et raciale : en effet, ces paradis fiscaux, héritage de l’Empire
britannique, continuent de jouer un rôle majeur dans la persistance de ces inégalités
de revenus au niveau mondial.
[1] Cet article est adapté d’un rapport produit par Decolosing Economics et Tax Justice Netword: «Tax as a
Tool for Racial Justice» [Les impôts, outil pour la justice raciale], septembre 2022.
132
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
mais bien autour du monde de la finance. Les banques de la City de Londres ont
financé l’Empire auquel les colonies ont versé des intérêts. L’indépendance juridique
de la City a également facilité et impulsé le rôle de Londres en tant que locomotive
de la compétition coloniale, motivée par l’exploitation racialisée.
« Afin de créer ces espaces, ils ont mis à profit l’expertise développée sous
l’Empire et dans les territoires résiduels de l’Empire – par exemple les territoires
britanniques dépendants –, l’expertise financière, les réseaux développés sous
l’Empire ainsi que le savoir-faire spécifique pour mettre en place, gérer et tirer
profit d’un système financier international » Tax Justice Network.
133
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
tion2 est un point de départ important. En effet, il offre des repères pour penser le
changement systémique, en reconnaissant le but et le mode de fonctionnement de
l’économie actuelle (une économie financiarisée et extractive), et le but et le mode
de fonctionnement d’une économie ancrée dans la justice sociale (une économie
du soin, pour le respect de la vie).
Ce cadre d’analyse propose une définition d’une économie extractive comme étant :
« une économie basée sur le retrait de richesse d’une communauté par l’appau-
vrissement et la dégradation de ses ressources naturelles, l’exploitation du travail
humain (une ressource naturelle particulièrement précieuse) et l’accumulation de
richesse par des intérêts extérieurs à la communauté (par exemple, les grandes
banques, les grandes industries pétrolières, les magasins de grande surface). Le
but de l’économie extractive est l’accumulation de richesse et de pouvoir entre
quelques mains, rendue possible par la privatisation violente de la terre, de la force
de travail et du capital. La violence de cette privatisation ne peut que provoquer
l’érosion de la diversité biologique et culturelle ».
[2]
https://movementgeneration.org/justtransition/
134
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
135
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Dettes coloniales
et réparations
Entretien avec Saïd Bouamama
Plusieurs pays africains (Côte d’Ivoire, RDC, Guinée, etc.) ont récemment
demandé la restitution de leurs biens culturels pillés durant l’époque colo-
niale. La Belgique et la France, deux des acteurs majeurs de la colonisation,
sont particulièrement concernés au travers notamment de la réouverture du
musée de Tervuren et du récent « rapport Savoy-Sarr ». En quoi cela constitue
aujourd’hui une question essentielle ?
136
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
La réappropriation de soi (dont les œuvres culturelles sont une des dimensions)
comme phase nécessaire de l’émancipation est l’objet d’une longue littérature
produite par les penseur·ses et les acteur·rices du combat contre l’esclavage, la
colonisation et le racisme et par les pratiques culturelles populaires des dominé·es
d’autre part. Sur le plan des pratiques, on peut citer pêle-mêle les esclaves révolté·es
d’Haïti réinvestissant le culte Vaudou, la pratique clandestine des cultes indigènes
dans l’Amérique colonisée par les espagnols ou la sauvegarde et la cache des
manuscrits musulmans de Tombouctou à Alger pour les soustraire au coloni-
sateur. Sur le plan de la pensée, on pense bien sûr à Césaire et à la négritude, à
Fanon et aux « masques blancs », à Malcolm X et sa redécouverte de l’histoire et
des civilisations africaines, à Cabral et à la « culture comme noyau de résistance »,
etc. La restitution des œuvres culturelles spoliées est une des dimensions de cette
résistance et réappropriation culturelle.
137
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Que l’on ne se trompe pas. Ce dont il s’agit ici n’est pas une affaire du passé mais
bien une exigence du présent et de l’avenir. Il n’est pas question ici seulement d’une
récupération nostalgique de traces d’un passé révolu. Nous sommes en présence
d’un moment de la lutte pour une culture vivante sans laquelle l’indépendance
nationale est un leurre ou une imitation du modèle jadis imposé par la force mili-
taire coloniale. Cette culture ne peut fleurir qu’en se ré-enracinant dans le terreau
nié et/ou détruit et/ou dévalorisé et/ou folklorisé par le colonialisme puis par le
néocolonialisme, non pas pour tenter de reproduire nostalgiquement cet héritage
mais pour ouvrir et créer de nouveaux possibles. Loin de se réduire au retour à
une origine, cette culture signe surtout la possibilité d’un nouveau commencement
ou d’une reprise de l’histoire propre. La restitution des œuvres culturelles spoliées
apparaît dès lors comme une des phases de la lutte de libération nationale qu’il faut
entendre comme un long processus dont l’indépendance politique n’est qu’une des
premières étapes en appelant d’autres : combat pour l’indépendance économique,
lutte pour la désaliénation culturelle et identitaire.
Je partage entièrement cette position pour deux raisons au moins. La première est
que la « mission civilisatrice » de la colonisation est en fait un projet de dé-civilisation.
Elle suppose une chosification de l’autre soulignera Césaire, une déshumanisation
intégrale précisera Cabral. En détruisant les modes d’être au monde de peuples
entiers, elle les plonge dans la désintégration, l’incohérence et le non-sens. En
imposant la propriété privée de la terre et les rapports sociaux capitalistes, elle sape
l’ensemble des repères moraux et sociaux. En dévalorisant comme « sauvages »
tous les héritages issus des histoires pluriséculaires, elle confisque le passé et rend
indisponibles les liens de cohérence entre passé et présent. La violence physique
de masse accompagne, on le voit, une violence encore plus ample, plus profonde,
plus destructrice et aux effets plus durables. Le dépassement d’un tel crime contre
l’humanité est-il possible sans sa reconnaissance ? J’ai tendance à penser qu’une
page scandaleuse de l’histoire ne peut se dépasser qu’en se lisant jusqu’au bout
à haute voix.
La seconde raison est la prise en compte des conséquences sur la longue durée
d’une telle violence à la fois systémique et atmosphérique étalée sur plus d’un siècle
et se surajoutant pour de nombreux territoires à plusieurs siècles d’esclavage.
Une telle intrusion marquée du sceau de la violence ne peut pas ne pas avoir de
conséquences « traumatiques » sur les victimes, qui sont ici des peuples entiers. Il
se trouve que nous savons désormais que la disparition totale des conséquences
[1]
https://aoc.media/analyse/2018/10/05/a-propos-de-restitution-artefacts-africains-conserves-musees-
doccident/
138
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
d’un trauma suppose et nécessite qu’il soit nommé et reconnu dans son intégralité.
Se débarrasser de ces conséquences suppose la reconnaissance des victimes qui
nécessite elle-même au minimum la fin de la négation du crime. La restitution des
œuvres culturelles spoliées est ainsi un des moyens de ce dépassement mais pas
le seul. Sans être exhaustif, d’autres moyens peuvent être cités : la reconnaissance
de la réalité pour ce qu’elle a été réellement mais aussi des réparations collectives
pour les destructions matérielles et humaines.
139
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Cette mutation des positions de l’État français est à la fois le résultat de la lutte
Kanak et une stratégie de sa part visant à susciter un abandon de la revendication
indépendantiste en échange d’une reconnaissance culturelle. Plus largement, cette
stratégie consiste à affirmer la volonté et la possibilité d’une décolonisation sans
indépendance nationale. Outre les concessions que constituent la reconnaissance
de l’identité Kanak et le « retour » de certains biens culturels, cette stratégie prend
aussi la forme du soutien à certaines ONG revendiquant non plus l’indépendance
mais le respect des droits des peuples autochtones. Alors que les indépendantistes
saisissent le « comité spécial des Nations Unies sur la décolonisation », ces ONG
140
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
En revanche la restitution des biens culturels pour les pays africains corsetés dans
les rapports néocoloniaux prend un sens plus large. Elle s’inscrit dans la logique
d’un combat pour une indépendance réelle et prend de ce fait plus facilement et
plus fréquemment le sens d’une remise en cause du néocolonialisme. Elle ne peut
qu’encourager d’autres combats allant dans le même sens : contre la dette, contre
le franc CFA, contre les accords de coopération, etc. Autrement dit le lien entre
la restitution et l’indépendance réelle est posé logiquement dans le cas des pays
néo-colonisés. Une dynamique de lutte africaine imposant la restitution aidera à
reposer celle-ci dans son véritable cadre, celui du combat contre la dépendance, le
néocolonialisme et les indépendances et souverainetés en carton. Un tel recadrage
ne peut qu’être positif face aux stratégies étatiques françaises dans ses dernières
colonies visant à faire des concessions pour garder l’essentiel en promouvant une
illusoire décolonisation sans indépendance.
L’écho des actions de ces différents mouvements dépasse largement les fron-
tières du continent africain. Comment les différentes diasporas africaines,
personnes et organisations présentes en Europe dénonçant les mécanismes
néocoloniaux peuvent-ils leur apporter un soutien ? Quelles actions préco-
niserais-tu ?
141
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
entreposés dans les musées mais aussi dans le nom des rues, avenues et places,
dans les images et représentations de nos concitoyens noirs, arabo-berbères ou
musulmans des médias, illustrations publicitaires, bandes dessinées, chansons
ou blagues, etc. C’est donc une véritable décolonisation de l’imaginaire qu’il
convient de mettre en action pour assécher le fertilisant idéologique du néoco-
lonialisme que sont ces préjugés issus de notre histoire coloniale. C’est ce que
nous avons proposé d’appeler la lutte contre « l’espace mental colonial » sans
laquelle le racisme ne reculera pas et le néocolonialisme gardera ici une de ses
assises idéologiques essentielles.
142
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
l’invisible. Si le combat essentiel se mène dans les pays africains, ces mobilisations
ici peuvent les renforcer considérablement.
————
Ce texte est une version réduite de l’article du même nom, initialement paru
dans la revue Les Autres Voix de la Planète (AVP n°76), édité par le CADTM.
Pour lire l’entretien complet : https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.
com/2019/05/10/dettes-coloniales-et-reparations-entretien-pour-la-revue-du-
cadtm-les-autres-voix-de-la-planete/
143
DÉCOLONISER
DÉCOLONISER !! NOTIONS,
NOTIONS, ENJEUX
ENJEUX ET
ET HORIZONS
HORIZONS POLITIQUES
POLITIQUES
Au cours des années 1960, et alors que le continent Afrique conquiert son indé-
pendance formelle, l’UNESCO se lance dans un défi de taille : celui de rédiger une
Histoire Générale de l’Afrique, qui sera publiée entre 1980 et 1999 – la plus ancienne
et la plus aboutie de la collection des Histoires générales et régionales de l’UNESCO.
Un travail titanesque, qui a rassemblé environ 350 historien·nes pour huit volumes
publiés et environ 10 000 pages ; et cela dans l’objectif de rectifier l’eurocentrisme
qui a jusque-là caractérisé les récits historiques mondiaux (par exemple, seul 1,5 %
de l’Histoire du développement scientifique et culturel de l’humanité, rédigée par
l’UNESCO à partir de 1947, est consacré au continent africain).
[1] « UNESCO against historical amnesia: Elikia M'Bokolo addresses the issue on General History of
Africa ». https://en.unesco.org/news/unesco-against-historical-amnesia-elikia-m-bokolo-addresses-
issue-general-history-africa
144
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
145
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
D
ans la littérature écrite quechua, il demeure courant d’écrire et de
publier un texte accompagné de sa traduction (son autotraduction)
en espagnol. Cette pratique fut instaurée peu après la création de la
vice-royauté du Pérou (1543), à l’occasion de la publication de recueils
de sermons bilingues destinés à évangéliser les autochtones. Pourtant, en 1650,
Juan de Espinosa Medrano publia El robo de Proserpina y sueño de Endimión (Le
rapt de Prosperpine et le rêve d’Endymion), première grande œuvre dramatique
en langue quechua, dont la traduction en espagnol ne verrait le jour que tardi-
vement. Le IIIe Concile de Lima, qui se tint en 1582, déboucha sur la publication,
deux ans plus tard, de la Doctrina Cristiana y Catecismo para la instrucción de los
indios (Doctrine chrétienne et catéchisme pour l’instruction des Indiens) en espa-
gnol, en quechua et en aymara, ce qui marqua un tournant dans la rhétorique de
l’évangélisation. Depuis lors, les éditions de ces textes, élaborées par les différents
diocèses péruviens, sont bilingues (quechua-espagnol, aymara-espagnol, etc.) et
suivent peu ou prou les mêmes critères coloniaux. On observe néanmoins, depuis
le début du siècle dernier, une rupture thématique et une volonté de compiler et
de publier les littératures orales, née d’un souci de préservation de la mémoire
orale des peuples quechuas, et notamment leurs contes et chansons. La seconde
moitié du XXe siècle a été féconde et a vu la rédaction et la publication de poésies
écrites en quechua, pour la plupart autotraduites en espagnol, tandis que la fin
du siècle a été marquée par l’émergence d’un art du conte moderne reprenant les
mêmes canons d’édition.
146
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
faisaient partie de l’ouvrage, mais étaient réduits au silence, comme pour ne pas
détourner l’attention des lecteur·rices qui lisaient le texte en espagnol. Muet et
relégué à une condition subalterne, le quechua était associé au passé, synonyme
de « retard » et d’« ignorance » pour les classes dominantes et leur culture ; il en
est, malheureusement, toujours ainsi, y compris au sein des populations andines
qui parlent encore cette langue. Ainsi, seul un petit nombre de locuteur·rices du
quechua instruit·es était en mesure de lire les publications dans cette langue. Cette
anomalie linguistique qui est apparue avec l’école – où les élèves de langue ma-
ternelle quechua reçoivent une éducation pensée selon les canons occidentaux,
dans une langue qui n’est pas la leur, et sont par ailleurs confronté·es à un cadre
socioculturel colonisant et raciste – explique en partie pourquoi le quechua et ses
locuteur·rices occupent désormais une place subalterne, à la marge, et pourquoi
cette langue est en voie d’extinction, quoi qu’en dise l’Unesco.
C’est de ce constat qu’est née notre proposition d’une littérature en quechua qui se
passerait d’autotraduction (de traduction) : une « écriture sans béquilles » ou mana
tawnayuq qillqa, que nous défendons dans notre Qayakuy, notre « manifeste ».
Dans cet article, j’apporterai quelques précisions au manifeste et m’arrêterai sur
certaines critiques visant les publications monolingues ; à cet égard, il est utile
d’avoir à l’esprit les propositions théoriques découlant des concepts andins (Landeo,
2014), des épistémologies du Sud (Rivera, 2018) et de celles du Nord relevant d’une
perspective décolonisante (Krögel, 2021), etc.
147
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Iskay
Iquyaq runahinam siminchikqa kastillasimiwan tawnachakusqalla ichirin.
Chaynalla kawsakuynin kanqa hinaptinqa, manam wiñaypaq sayariyta atin-
qachu, aswanmi pisi pisillamanta qullurunqa. Chayna kaptinqa llakillapaq
kumuykachastinmi purisunchik runasimipi qillqasqanchikta kastillasimimanraq
tikraykuspanchik paqarichiqkunaqa. « Édition bilingue » liwrukunapi ñawin-
chaykunchikchu runasimipi qillqasqa rakita ? Manam riki! Kastillasimiman
tikrasqallatam liyiykunchik. Runasimipi liyiykuyta qallariptinchikqa qillakuyllam
atiparuwanchik, qallunchkipas lliwmi watarikurqun hinaptinmi maskaykunchik
kastillasimichaman tikrasqata. Runasiminchikqa chayna ñawinchaytapas qillqay-
tapas yachakaruptinchikmi mana chaninchasqañachu; wañusqa simihinañam.
Kunanqa tapunakusunchik: haykapikamataq kaynalla kanqa?
Deux
Notre langue, le quechua, avance tant bien que mal, telle une personne souffrant
d’une maladie incurable, s’appuyant sur l’espagnol qui lui tient lieu de béquille.
Si cette situation perdure, jamais notre langue ne pourra devenir autonome :
pire, elle finira par s’éteindre à petit feu, et alors nous errerons sans but, tête
basse, déshonoré·es à jamais. Lisons-nous vraiment les textes écrits en que-
chua dans les « éditions bilingues » ? Non ; nous n’en lisons que la traduction
en espagnol. Et même si l’on essaye, à peine avons-nous commencé que la
[1] Littéralement, runasimi veut dire « la langue des personnes » ou « la langue des humain·es ».
148
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
paresse l’emporte car notre langue stagne ; et l’on se rabat sur la traduction.
Voilà pourquoi le quechua a perdu de son importance. Combien de temps
cette situation va-t-elle durer ?
Le quechua, nous dit-on, est une langue atteinte d’une maladie chronique, le mal de
la dépendance linguistique et culturelle, puisqu’il s’agit d’une langue incapable de
s’exprimer de son propre chef ; autrement dit, le quechua est une langue dépourvue
d’autonomie. Pour être compris, tout texte écrit en quechua doit demander l’aide
de l’espagnol : c’est cette langue qui donne corps à l’existence du quechua. En ce
sens, l’image de la béquille (tawna, tanwa), qui renvoie au handicap, se veut une
dénonciation de la condition subalterne, marginalisée et culturellement estropiée
du quechua et de ses locuteur·rices.
Il faut souligner à quel point une langue est un élément essentiel de l’identité car elle
est associée à un territoire, à une histoire, à une société de locuteur·rices et à des
pratiques culturelles spécifiques. Voir sa langue maternelle agoniser et s’éteindre
(ou être méprisée et marginalisée) provoque chez nous un déchirement viscéral,
pareil à ce que l’on ressent en voyant nos parents agoniser sur leur lit de mort :
nous avons le sentiment qu’une partie de notre être souffre, agonise, et se meurt.
Voilà pourquoi l’écriture sans béquilles est cruciale pour celles et ceux d’entre
nous qui avons bu le quechua au sein maternel, pour paraphraser l’Inca Garcilaso.
Tawa
Ñuqallay runasimipi qillqaspaqa manañam kunanmanta kastillasimiman tikrasa-
qñachu: “Icha kayta qawaykuspanku runasimipi qillqaq wawqi-panillaykunaqa
ñuqahina ruwallanman” nispa. “Hamutasqayqa, imallamantapas runasimipi
qillqasqayqa ichiriykuchunyá tawnachanta wikutiykuspa, tampi-tampillapas,
wichiykustin hataristinpas”, nispaypas.
Quatre
Dorénavant, lorsque j’écrirai en quechua, je ne traduirai pas : « Peut-être ser-
virai-je d’exemple et qu’ainsi d’autres m’emboîteront le pas », me disais-je,
pensant que les actions sont tout aussi décisives que les mots. De même, je
149
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Nous le savons, les bébés, s’ils se déplacent d’abord à quatre pattes pendant
une longue période, éprouvent l’envie naturelle de se dresser et de marcher, et
s’aident pour cela des murs ou de tout autre support et, ce faisant, retombent
parfois au sol, se font mal et pleurent, mais ils se relèvent et reprennent de plus
belle. Je souhaite que mes écrits en fassent de même et se déplacent jusqu’à
pouvoir marcher de leur propre chef, et avec assurance. Après avoir appris
à marcher librement, un bébé part dans tous les sens, heureux, en riant, en
criant ; c’est ainsi que je m’imagine le quechua, dans un avenir pas si lointain.
Ce que je convoque, c’est cette image heureuse du bébé qui ne savait que se déplacer
à quatre pattes, mais qui apprend, moyennant de grands efforts, à marcher d’un
pas assuré sur ses deux jambes, et donc de façon autonome. Une image qui, par
extension, fait ressortir l’état de dépendance, l’infirmité du quechua qui, pourtant,
grâce au travail conjoint de locuteur·rices du quechua et d’autres passionné·es de
cette langue, saura conquérir son autonomie. Je ferais aussi le rapprochement avec
une personne qui, souffrant d’une maladie tenace, sans l’assistance des proches
qui l’entourent, aurait épuisé toutes les possibilités de se remettre sur pied.
150
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
Cela étant, je m’arrêterai brièvement sur quelques voix critiques du mana tawnayuq
qillqa. Pour commencer, je profiterai d’un commentaire qu’a laissé Niel Palomino
Gonzales sur une publication que j’ai postée le 12 octobre 2022 sur mon mur Face-
book, au sujet de Sayri de Genaro Cahuana, un recueil de poèmes paru il y a peu,
dont j’ai signé l’introduction en quechua :
Pablo Landeo :
Niel Palomino Gonzales Añay, wawqiy Niel. Kuyakusqay librukunallapaqmi
kapka-kapka yaykuchiq [simikuna]llatapas qillqaykuni, T’aniwipaqhina. May-
raqya tukuy yachananchikqa suyawachkanchik, qillqananchikpas. Qampas
qaillqanaykim wawqillay. Qqillqananchikmi [qillqananchikmi]. Construisons la
critique littéraire avec notre propre langue, c’est un autre des défis qu’il nous
faut relever. Kuyakuyniywan (Consulté le 12/10/22 à 10h07).
Bien que je sois reconnaissant envers Niel Palomino pour la générosité de ses
remarques, je me dois de préciser qu’il existe déjà quelques études critiques en
quechua qui sont antérieures aux miennes. L’écriture sans béquilles peut ainsi
s’appuyer sur la revue Atuqpa Chupan Riwista, un formidable support pour la dif-
fusion des productions critico-littéraires en quechua. J’ai participé à sa création en
2011 et j’en assure la direction depuis cette date. Depuis, sept publications physiques
ont vu le jour, qui contiennent une pluralité d’articles et de critiques littéraires en
provenance du Pérou bien sûr, mais aussi de pays frères où le quechua est parlé :
Bolivie, Argentine et Équateur. Soulignons que l’arrivée quelque peu tardive mais
cruciale d’Olivia Reginaldo (à partir du 4e numéro) a permis de dépasser les clivages
naturels qui émaillaient la revue. Avec sept numéros, Atuqpa Chupan est la revue
universitaire la plus ancienne et jouit d’un prestige international.
Voilà bientôt 10 ans que j’ai publié mon manifeste « Runasimipi Qillqaqmasiyku-
nata Qayakuy ». Sur Facebook, le poète, narrateur et professeur universitaire Niel
Palomino Gonzales a écrit, depuis Cusco :
151
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Cela fait 10 ans que Pablo Landeo a lancé son appel en faveur d’une écriture
quechua sans traduction, et 9 ans que nous nous connaissons. Un soir, à la
Casa de la literatura, suite à une réunion d’Atuqpa Chupan, il m’a offert son
livre Wankawillka. Je l’ai lu d’une traite cette nuit-là, d’abord en quechua,
bien entendu, puis en espagnol. J’en profitais aussi pour lire son appel, un
texte lucide et, contrairement à ce que d’aucun·es pensent, conciliateur. Je
me souviens lui avoir écrit, le lendemain : « Ichayá allinta yuyarispa, ñuqapas
152
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
153
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
devenue un fardeau plus qu’un appui (voir Landeo Muñoz 2013 : 1, 17-18). Les
projets esthétiques mis au point (mana tawnayuq) sont des exemples de ce
que le philosophe Boaventura de Sousa Santos décrit comme le passage d’une
« épistémologie de la cécité à une épistémologie de la vision », dont le but est
d’ébranler les cadres hégémoniques de la représentation (Santos 2009 : 60-
74). Cette stratégie cherche à rendre visible l’invisible, pensable l’impensable,
présent l’absent (Krögel, 2021 : 74).
Quand je repense aux mois qui ont suivi la publication de mon roman en quechua
Aqupampa, premier fruit du projet mana tawnayuq qillqa, il me vient à l’esprit la
première interview que j’ai donnée à ce sujet, dans laquelle j’avais évoqué l’écri-
ture en quechua sans béquilles. En effet, je ne m’attendais pas du tout à recevoir
un courrier des États-Unis, de la journaliste colombienne Vanessa Londoño, qui
travaillait à l’époque pour la revue Americas Quarterly. Cet entretien, nous l’avions
fait en espagnol, puis la journaliste l’avait traduit en anglais et publié dans ladite
revue. Le projet n’a cessé de revenir dans les interviews et les commentaires, par
exemple dans la revue Pueblos indígenas y Educación (Landeo, 2017). Le premier
commentaire critique de ce roman est toutefois à mettre au compte du professeur
César Itier, qui a produit, depuis Paris et bien qu’il s’en défende, une critique qui
fait office de « guide » pour celles et ceux qui souhaiteraient découvrir le roman et
en connaître les qualités narratives. Au Pérou, ce mérite revient à Niel Palominos
Gonzales, auteur de T’aniwi ([2019] 2022).
Comme nous l’avons vu, il est important de souligner que les prémices de ce que
nous pourrions qualifier de future critique littéraire en quechua sont déjà là et qu’elles
circulent dans des revues papier et numériques. Espérons que ces prémices don-
neront lieu à de beaux fruits mûrs, à une critique intelligente, objective et critique.
154
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
féminine (Bellido, Wendy ; Castro, Luz Castro ; Mamani, Carmen ; et. al, 2018,
blog d’Atuqpa Chupan). Enfin, comment ne pas mentionner le Premier concours
international de prose quechua, qui s’est tenu sous les auspices des éditeur·rices
d’Atuqpa Chupan, dont les textes lauréats ont été publiés dans un dossier du n° 7
de la revue, 2021-2022.
Conclusion
Le runasimi est ma langue maternelle. Mes premiers balbutiements, l’appren-
tissage des mots, je les ai faits dans cette langue. Rappelons que dans toutes les
sociétés humaines, la langue fait partie intégrante de l’identité, elle est propre à un
territoire et un contexte socioculturel donnés, associée à la mémoire historique de
ses locuteur·rices, à leurs récits fondateurs, leurs mythes, légendes et héros·ïnes
nationaux·ales, leurs divinités, leurs dynasties familiales, leurs grands-parents et
parents, leur enfance ; autant d’éléments qu’ils et elles sentent couler dans leurs
veines. Comme elles et eux, quand l’adversité se présente sous l’aspect de forces
colonisatrices, la langue agonise et souffre, pâtit, succombe devant la férocité de
la langue de l’envahisseur. Une fois le territoire colonisé et la langue asservie,
celle-ci accuse un lent mais grave déclin du nombre de ses locuteur·rices, jusqu’à
disparaître, tandis que la langue officielle, dominante, se renforce avec l’aide du
nouvel appareil colonial et de ses institutions tutélaires.
Dans une telle situation, que faire quand sa langue maternelle agonise ? Rester
les bras croisés ? L’abandonner à son sort ? J’ai fait ce que mes moyens et mes
ressources me permettaient : rédiger le qayakuy dans l’espoir qu’il trouve son
public, tout en participant à la consolidation de la langue à travers sa littérature ;
plus précisément, en lui donnant le genre qui lui faisait défaut, c’est-à-dire la prose
et, notamment, le roman, avec la publication d’Aqupampa. À présent, c’est aux
locuteur·rices de cette langue d’en entreprendre la diffusion et l’examen critique,
en même temps que le lectorat s’élargira. De plus, ces œuvres constitueront un
réel défi pour les locuteur·rices du quechua les plus éduqués, qui ont trop pris
l’habitude de lire en espagnol.
Le manifeste est une invitation, et non une injonction, mais il marque néanmoins
une rupture avec les façons traditionnelles d’appréhender la littérature péruvienne
malgré la proposition du concept d’hétérogénéité et la nécessité de les étudier
sous l’angle des littératures péruviennes, en ne s’arrêtant pas à la langue dans
laquelle elles sont écrites. Cette démarche a du mal à passer auprès de la critique
nationale, désemparée face à l’émergence de littératures dans les langues autoch-
tones. Peinant à s’en sortir sans les habituelles autotraductions, elle exprime son
mal-être à la vue des textes monolingues en quechua au lieu de se plonger dans
l’apprentissage de cette langue.
155
DÉCOLONISER
DÉCOLONISER !! NOTIONS,
NOTIONS, ENJEUX
ENJEUX ET
ET HORIZONS
HORIZONS POLITIQUES
POLITIQUES
E
n septembre 2020, des membres de l’ethnie indigène Piurek, du départe-
ment du Cauca en Colombie1, ont déboulonné2 la statue du colonisateur
espagnol Sebastián de Belalcázar – fondateur des villes de Cali et Popayán.
Cette statue se trouvait au sommet de la pyramide du Morro de Tulcán,
sur un cimetière sacré datant de l’époque précolombienne. Selon un communiqué
officiel du Mouvement des autorités indigènes du Sud-Ouest, la décision a été prise
après le déroulement d’un procès symbolique, dans lequel Belalcázar a été déclaré
coupable3 pour les crimes et les massacres commis sur les peuples indigènes, ainsi
que pour les dépossessions et appropriations de leurs terres et héritages.
Deux jours plus tard, cette fois à La Paz (Bolivie), un groupe d’activistes de l’orga-
nisation Mujeres Creando7 (en français : littéralement « Femmes qui créent ») ont
pris la Place d’Isabel de Castille, et l’ont rebaptisée8 la Plaza de la Chola globalizada.
Durant l’évènement, la statue d’Isabelle la Catholique, la reine qui avait financé
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cauca_(département)
[2] https://www.elespectador.com/noticias/cultura/indigenas-tumban-la-estatua-de-sebastian-de-
belalcazar-en-popayan/
[3] https://www.eltiempo.com/colombia/cali/tras-derribo-de-estatua-indigenas-del-cauca-exigen-que-se-
erija-imagen-de-cacique-538466
[4] https://cnnespanol.cnn.com/video/estatua-cristobal-colon-retirada-ciudad-de-mexico-restauracion-
papa-carta-lopez-obrador-mirador-mundial-rafael-romo-cnnee/
[5] https://elpais.com/mexico/2020-10-10/el-gobierno-de-ciudad-de-mexico-retira-la-estatua-de-colon-a-
dos-dias-de-la-conmemoracion-de-su-arribo-a-america.html
[6] https://elpais.com/mexico/2020-10-10/el-gobierno-de-ciudad-de-mexico-retira-la-estatua-de-colon-a-
dos-dias-de-la-conmemoracion-de-su-arribo-a-america.html
[7] http://mujerescreando.org/
[8] https://verne.elpais.com/verne/2020/10/13/mexico/1602547344_629889.html?utm_
source=Facebook&ssm=FB_CM#Echobox=1602595097
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PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
Dans une interview accordée au journal El País10, l’activiste explique que leurs
actions ont pour but de mettre en évidence les conséquences du colonialisme et
de contester les idéaux de beauté et de vertu qui dénigrent la femme indigène.
[9] https://es.wikipedia.org/wiki/Chola_boliviana#Vestimenta
[10] https://verne.elpais.com/verne/2020/10/13/mexico/1602547344_629889.html?utm_
source=Facebook&ssm=FB_CM#Echobox=1602595097
[11] [en] https://en.wikipedia.org/wiki/Removal_of_Confederate_monuments_and_memorials
[12] https://es.wikipedia.org/wiki/Estallido_social
[13] https://www.eldiario.es/desalambre/protestas-chile-ahora-estatuas-conquistadores_1_1271892.html
[14] https://www.elnacional.com/papel-literario/historia-estatuas-e-historiografia/
157
DÉCOLONISER
DÉCOLONISER !! NOTIONS,
NOTIONS, ENJEUX
ENJEUX ET
ET HORIZONS
HORIZONS POLITIQUES
POLITIQUES
l’acte avait été remis en question15, car il semblait nourrir les intérêts politiques de
l’époque et ne venait pas de l’initiative de groupes indigènes.
Aux États-Unis, pays où ces types d’action ont été plus fréquents, certaines des sta-
tues déboulonnées étaient celles de personnalités liées à la colonisation hispanique.
À Los Angeles, en juin 2020, un groupe de manifestants contre le racisme, dont
des personnes indigènes d’origine latino-américaine, ont abattu16 la statue de Fray
Junípero Serra – le fondateur des premières missions chrétiennes de Californie.
Jessa Calderón, artiste et activiste indigène, a déclaré : « ceci n’est que le début de
la cicatrisation des blessures de notre peuple. ». Elle a également souligné le fait
que l’imposition historique de la religion est un évènement associé à « l’horreur,
la violence et l’oppression ». Calderón affirme que, pour les indigènes, tolérer la
présence de ce type de monuments serait comme obliger un·e juif·ve à « passer
devant une statue d’Hitler tous les jours ».
Dans une interview publiée par le journal El País17, les professeur·es et activistes spé-
cialistes de ce sujet disent « comprendre la colère qui habite ceux qui déboulonnent
les statues, puisque le débat n’a jamais pu s’ouvrir sur un plan démocratique ».
Roberto Ignacio Díaz, professeur de littérature hispanique à l’Université du sud de
la Californie, considère « [qu’]il y a une espèce de fureur collective (…). Non dans un
sens négatif. C’est une rébellion dans un sens positif et épique ». Bien que le profes-
seur reconnaisse que détruire des statues peut être considéré comme du vandalisme,
il souligne également que cet acte peut devenir mémorable, et marquer l’histoire.
[15] http://news.bbc.co.uk/hi/spanish/latin_america/newsid_3738000/3738306.stm
[16] https://www.voanoticias.com/estadosunidos/caen-estatuas-san-junipero-serra-al-cuestionarse-
misiones-california
[17] https://elpais.com/cultura/2020-06-29/cuando-las-estatuas-caen-del-pedestal.html
158
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
Selon Erika Pani, historienne au Colegio de México, l’histoire « doit toujours être
réexaminée », de la même manière que la « médecine est actualisée ». À cet égard,
la professeure d’Histoire Manisha Sinha, de l’Université du Connecticut, considère
que ce procédé reviendrait à évaluer si les statues existantes depuis des décennies,
voire des siècles, renvoient une image en accord avec les valeurs démocratiques
promues par les pays dans lesquels on les trouve.
De son côté, l’activiste indigène mexicaine Yásnaya Aguilar Gil se concentre18 sur le
symbolisme de la destruction des statues, qui « ne va pas toujours à l’encontre d’un
personnage concret, mais plutôt contre la charge symbolique qu’il représente »,
que ce soit dans l’acte de l’ériger ou de l’abattre. Les personnes qui démolissent
ces statues cherchent aussi à détruire symboliquement les idées d’oppression,
d’esclavage, et de colonialisme.
————
Cet article, initialement paru le 10 février 2021 sur le site de Global Voices (CC BY
3.0), a été traduit de l’espagnol vers le français par Chloé Bonvallet.
[18] https://lanetaneta.com/cuando-las-estatuas-caen-del-pedestal/
[19] https://fr.globalvoices.org/2020/07/29/254188/
[20] https://www.elespectador.com/noticias/cultura/indigenas-tumban-la-estatua-de-sebastian-de-
belalcazar-en-popayan/
[21] https://www.eltiempo.com/colombia/cali/misak-derribaron-monumento-de-belalcazar-por-delitos-
contra-indigenas-538244
159
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
La Fabrique de l’absence :
féminisme décolonial
et négrophobie
ENTRETIEN AVEC SELAMAWIT TERREFE PAR FANIA NOËL
160
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
161
Fania Noël : Les lecteur·rices français·es ne connaissent pas les travaux d’Hor-
tense Spillers4. Du fait des évolutions récentes dans la pensée décoloniale en
français, ils et elles sont plus susceptibles de connaître Maria Lugones5, étant
donné que le féminisme décolonial est impulsé par de nombreuses féministes
non-blanches, et notamment des féministes non-noires. Pourquoi invoquer
précisément Hortense Spillers dans votre critique du féminisme décolonial
de Maria Lugones, plutôt que Joy James et son concept de « captive mater-
nals » par exemple ?
[4] Hortense J. Spillers, universitaire et critique littéraire, est l’une des théoriciennes-clés des féminismes
noirs aux États-Unis. Son article « Mama's Baby, Papa's Maybe: An American Grammar Book » fait
figure de référence. Elle est professeure à Vanderbilt University.
[5] María Cristina Lugones (1944-2020) était une philosophe et militante féministe argentine. Elle
enseignait la littérature comparée et les Women’s Studies à Carleton College à Northfield (Minnesota)
et Binghamton University dans l’État de New York. Elle est connue pour ses théories autour du
féminisme décolonial, en particulier pour son article « La colonialité du genre » (https://journals.
openedition.org/cedref/1196).
[6] Les théories post-coloniales sont souvent associées aux théoricien·nes d’Inde (Gayatri Chakravorty
Spivak), et les théories décoloniales aux théoricien·nes d’Amérique latine (Aníbal Quijano).
162
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
j’ai opté pour une analyse féministe noire hémisphérique au lieu d’une analyse
africaine continentale.
Enfin, j’ai constaté que l’utilisation et la critique du féminisme noir dans la pensée
de Lugones étaient prévisibles dans leur anti-noirité et pernicieuses, car elles mobi-
lisent une dimension érotique particulière que l’on retrouve constamment dans ces
projections théoriques, historiques et sociales sur la relation entre les pensées, les
pratiques noires et la souffrance noires d’un côté, et le projet politique colonial
aux Amériques et la production discursive dans le milieu universitaire de l’autre.
On pourrait dire que ce pornotropisme (ou le terme en lui-même, que j’ai amené
de façon heuristique) a été pensé pour (tenter de) scruter à la loupe les courants
de l’anti-noirité qui étaient manifestes mais jamais discutés.
[7] Conceptualisé par Joy James (professeure et théoricienne du Radical Black feminism) dans The
Womb of Western Theory: Trauma, Time Theft and the Captive Maternal https://www.thecarceral.
org/cn12/14_Womb_of_Western_Theory.pdf, Carceral Notebooks, Vol. 12, 2016, le terme de « Captive
maternal » renvoie à une fonction : il s’agit de la captation par les systèmes de la capacité des individus
(même si ce n’est pas une fonction genrée, ce sont majoritairement des femmes noires) à fournir des
soins, du support matériel et émotionnel à leurs proches afin de leur permettre de continuer d’être
exploité·es et violenté·es. C’est une fonction qui stabilise le système. « Un·e captive maternal est une
personne prisonnière de la violence de l’État par le biais de son agentivité non-transférable en ce
qu’elle doit s’occuper de quelqu'un d’autre. »
[8] Fondé en 1974, le Combahee River Collective était une organisation socialiste lesbienne Black Feminist.
Dans sa déclaration constitutive, l’organisation conceptualise le terme d’« identity politics ». Voir
l’épisode 8 du podcast de Fania Noël « Isolation termique » à ce sujet : https://podcasts.google.com/
feed/aHR0cHM6Ly9hbmNob3IuZm0vcy8zNjE1NTJiYy9wb2RjYXN0L3Jzcw/episode/ZjY3ZTk4ZTUtM
DMzMi00MmRkLWI5MzMtMjNiMzhiNzg2NzJl?hl=en&ved=2ahUKEwj-3ozMq5z7AhVejokEHem7Ag
0QieUEegQICRAR&ep=6
[9] George Lester Jackson (1941-1971) était un auteur, activiste et prisonnier étasunien. Alors incarcéré,
il fonde depuis la prison la Black Guerrilla Family et devient une figure des Noir·es révolutionnaires.
Il publie en 1970 Soledad Brother: The Prison Letters of George Jackson, un livre autobiographique
contenant des manifestes à destination de la communauté noire. Il est tué en 1971 lors d'une tentative
d'évasion.
163
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
réaliser une analyse à partir d’une universitaire féministe noire hémisphérique, c’est
parce que le cadre de Lugones prétend être une forme de théorisation universaliste
alors qu’il est plus ou moins calqué sur l’Amérique hémisphérique.
ST: C’est une problématique cruciale. Je dirais d’abord qu’il est très généreux de
considérer que Jacobin, par exemple, dans son souci de recentrage sur l’anti-noi-
rité, dissuade les gens de s’organiser et se coaliser. Les ripostes intellectuelles de
plus en plus basées sur l’affect et les émotions, dont les auteur·rices ne sont guère
tenu·es de sourcer leurs affirmations, témoignent de la tendance des marxistes
blanc·hes étasunien·nes et des organisations communistes à vouloir dicter les
termes du débat. Si l’on se penche dans le détail sur l’histoire de la participation
des Noir·es à ces organisations, et de leur départ de celles-ci, on aura bien du mal,
du moins aux Amériques, à trouver une organisation communiste ou marxiste aux
États-Unis qui ait activement appelé à une organisation noire révolutionnaire ou
qui l’ait accompagnée.
164
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
Là encore, ce qui est particulièrement violent quand des Noir·es ou des formations
politiques noires sont taxé·es de réactionnaires ou de séparatistes en réponse à leurs
critiques légitimes des pratiques organisationnelles, c’est d’abord le révisionnisme
des discours sur la politique radicale et révolutionnaire noire. Ensuite, la critique
s’exprime dans la théorie et dans les faits à travers l’agression, une agressivité
projetée sur les formations noires qui ont consenti les plus grands sacrifices cor-
porels, en partageant des stratégies et des techniques pour la libération de toutes
les communautés marginalisées. Quand je parle d’agressivité, j’inclus le besoin et le
désir de déployer des lieux communs conservateurs et réactionnaires anti-noir·es
(on en revient au séparatisme), j’irais même jusqu’à dire le plaisir et la jouissance
qui en découlent, comme des appels du pied subliminaux, ceci afin de dire aux
Noir·es de passer à autre chose ou de rester à leur place.
ST : Ce n’est jamais la noirité qui est visée, sauf s’il s’agit d’un public captif à invi-
sibiliser. C’est le message qui est constamment envoyé à la noirité en réponse à la
moindre tentative noire de renverser quoi que ce soit. Je dirais donc qu’en effet, on
observe une injonction globale à inventer des idées, mais tout en effaçant l’énergie
et l’imagerie du féminisme révolutionnaire noir au sein d’une coalition. C’est une
injonction d’universitaire et de militant·e, ou d’« universitaire militant·e » comme on
l’entend de plus en plus dans le milieu universitaire. Si le terme apparaît dans une
offre d’emploi publiée par une entité publique ou privée qui, hier ou aujourd’hui,
était ou est financée par des marchés aux esclaves, par les revenus des plantations,
par les complexes carcéro-industriels et militaro-industriels, par un apartheid ou
par l’exploitation de terres volées ou occupées, le poste en question n’a rien de
165
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
radical, pas plus que les travaux de l’universitaire qui en arborera fièrement le
titre. Cela s’inscrit dans le droit fil de la prise de contrôle de certaines institutions
voilà plusieurs décennies, chargées de la production et de l’obfuscation discursive
par des groupes qui se sont dressés contre la suprématie blanche et les idéologies
impérialistes. Par exemple les Black studies ou les départements d’études ethniques.
Le fait est qu’il existe plusieurs courants féministes noirs, et qu’il y a une marchan-
disation du féminisme noir à travers le féminisme abolitionniste, disons libéral.
Concrètement, qu’ont apporté les universitaires-militant·es aux masses ? La question
se pose aussi pour le féminisme décolonial. Regardez le fléau des féminicides en
Amérique centrale. J’attends de voir ce que peut bien faire le féminisme décolonial
pour lutter contre la violence concrète des féminicides. Je n’ai pas le sentiment que
le milieu universitaire cherche à remédier à une quelconque forme de violence. J’ai
plutôt l’impression qu’il cherche à instrumentaliser la souffrance des masses au
bénéfice des intérêts professionnels de certains domaines d’étude ou de certain·es
chercheur·ses, qu’il s’agisse des féministes noires appelant à voter ou du DNC
(Democratic National Commitee)11.
C’est l’antithèse même de ce qu’a pu faire un groupe féministe noir comme Com-
bahee dans les années 1970. Combahee a été pensé comme un collectif œuvrant à
la libération de tou·tes. C’est un postulat féministe noir. Et puis quelques années
après sa création, Boston a été frappée par une série de meurtres visant des femmes
noires. C’était en 1979 je crois. Le Combahee River Collective a écrit au sujet de ces
meurtres. Il me semble qu’il y en a eu 15 au total. Mais au bout du cinquième ou du
sixième assassinat, le collectif a publié une déclaration avec une série de conseils
pour se protéger contre les tueurs en série, et a distribué des pamphlets dans toute
166
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
la ville. Ces femmes noires ont été étranglées, poignardées et battues à mort. Cinq
femmes noires ont été étranglées à mort et une autre poignardée à mort, chez elle,
et c’est à ce moment que Combahee a publié « Six Black Women: Why Did They
Die? » (« Six femmes noires : pourquoi sont-elles mortes ? ») dans Radical America.12
Ce faisant, le collectif a véritablement créé un lien avec les masses, un lien avec le
monde extérieur au milieu universitaire. Les membres de ce collectif avaient rejoint
ce milieu pour enseigner la théorie féministe noire comme une praxis. Il n’y a pas
d’équivalent au XXIe siècle, si ce n’est à des fins politiques libérales.
ST : À mon sens, pas du tout. Comme je l’ai dit, il n’est jamais question de révolu-
tion. J’en parle dans mon article14, où j’évoque une tentative de déformation ou de
discréditation du féminisme noir ; ça ne va pas aussi loin, mais les féminismes des
femmes de couleur et du tiers monde ainsi que la critical race theory sont visés.
Une théorie féministe, décoloniale, noire, tiers-mondiste, abolitionniste dans la
pratique ne peut être associée à quoi que ce soit de révolutionnaire, dans la théo-
rie ou la pratique, si elle met l’accent sur les différences en termes de catégories
d’identité, tout en considérant de façon réductrice la violence comme quelque
[12] Combahee River Collective, « Six Black Women: Why Did They Die? », Radical America 13, no 6,
November–December 1979.
[13] La positionnalité est une façon d’approcher la recherche et d’être dans l’institution, comment est
déployée son éthique et sa politique d’identité.
[14] Terrefe, Selamawit D. « The pornotrope of decolonial feminism ». Critical Philosophy of Race 8.1-2
(2020) : 134-164.
167
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Prenons Lugones : elle dit porter un point de vue libératoire sur la noirité et l’indi-
généité en invoquant la multiplicité, et s’empresse de les unir au sein d’une même
coalition idéalisée sans analyser en détail en quoi ces catégories de différence ont
recours à la violence ou en font l’expérience différemment, en fonction de divers
corps au sens cartographique ou corporel. Les coalitions ne sortent pas de nulle
part, elles ont des antécédents. La décolonialité et le féminisme décolonial insistent
sur cette idéalisation, qui serait peut-être plus crédible si elle renvoyait aux alliances
concrètes du passé dans les histoires continentales et insulaires de l’Occident, de
l’hémisphère occidental.
C’est là l’une des plus grandes énigmes et l’une des plus grandes hypocrisies : il y
a un groupe qui lutte contre la suprématie blanche, l’impérialisme, le nationalisme
et le fascisme, tout en luttant pour l’abolition, la décolonisation, les droits humains
et civiques. Un groupe qui a réclamé et obtenu des avancées qui ont profité à
tou·tes, voire ont été libératoires pour tout le monde, pas juste pour les membres
de ce groupe, mais qui se sont également faites au détriment des membres de
l’avant-garde noire qui se bat pour de telles avancées. C’est ce même groupe qui
est fustigé, raillé au motif qu’il serait régressif ou tribaliste ou refuserait de former
des coalitions.
168
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
Décolonialité depuis
les arts : stratégies,
initiatives, propositions
L
’Art, tel que nous le concevons aujourd’hui, est un concept né dans le
long processus de constitution du système-monde moderne/colonial dont
l’une des caractéristiques est la rationalisation et la différenciation des
structures sociales en différentes sphères de valeurs. En effet, jusqu’à la
Renaissance, le mot « art » (technê en grec ou ars en latin) désignait un savoir-faire,
une habileté ou une capacité à faire quelque chose. Ainsi, ces vocables pouvaient
identifier toute sorte d’activité qui nécessitait une habileté technique : les sciences,
les métiers manuels, la peinture, la danse, etc. En outre, ces habilités techniques
devaient respecter des règles du métier ; c’est-à-dire qu’elles n’étaient pas de l’ordre
de l’inspiration mais du savoir-faire et qu’elles devaient pouvoir être transmises,
c’est-à-dire, enseignées.
Les premiers pas vers l’autonomisation de la sphère de l’art des autres sphères
d’activités, notamment la sphère spirituelle ou religieuse, débutent vers la fin du XVe
siècle, dans l’Italie de la Renaissance, quand des groupes de peintres commencent
à exiger la reclassification de leur métier, jusque-là qualifié d’art mécanique, en art
libéral. Ce processus est naturellement accompagné par l’émancipation des artistes
des corporations d’artisans. À la fin du XVe siècle, à Florence, l’artiste apparaît
pour la première fois comme sujet créateur. Ce passage de l’artisan faisant partie
des corporations, à l’artiste travaillant tout seul dans son atelier, est inhérent au
passage à un mode de production capitaliste et à la constitution d’une nouvelle
subjectivité qui met en avant la raison, la liberté et l’individualité. En 1563, les arts
visuels sont séparés officiellement des arts mécaniques pour la première fois en Italie
169
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
L’autonomisation de l’Art arrive à son plus haut point au XVIIIe siècle avec la nais-
sance de l’esthétique comme branche de la philosophie. Les changements dans le
statut de l’art, l’institutionnalisation de sa pratique par les académies et les salons,
le développement d’un marché de l’art, l’apparition d’une littérature de critique
d’art et la diversification des publics posent la question de pourquoi trouvons-nous
des choses belles ou laides, au centre de la réflexion philosophique de l’époque. Il
fallait, alors, repérer la faculté humaine qui nous permet d’expérimenter la beauté.
C’est Immanuel Kant qui mène la nouvelle discipline à son aboutissement à partir
de la définition de cette faculté, qu’il nomme le goût, comme une espèce de sixième
sens qui permet de juger un objet ou une représentation par une satisfaction
dégagée de tout intérêt. Le goût, malgré son caractère subjectif, est pour Kant
un élément suffisamment invariable pour qu’il soit universel à la nature humaine.
De cette façon, l’Art est conçu comme une activité autonome dont l’objectif est
désintéressé : les œuvres d’art sont faites pour être contemplées et non pas avec
une fin utilitaire et les artistes sont des sujets créateurs avec un don exceptionnel.
Au moment où l’Europe devient, grâce à la colonisation de l’Amérique, pour la
première fois de l’histoire le centre du système-monde, le particularisme de la sub-
jectivité européenne s’impose comme le modèle universel à suivre pour l’ensemble
de la planète. Cette conception produit une séparation géo-esthétique entre l’Art et
toutes les autres expressions sensibles et de sens qui seront reléguées à un statut
inférieur : l’artisanat, la magie, l’art primitif, etc.
C’est dans ce sens que le sémiologue argentin Walter Mignolo explique que l’esthé-
tique, comme science du beau, « a colonisé » l’aisthesis, comme faculté de perception
sensible. En effet, le mot grec aisthesis, dont le mot esthétique dérive, fait référence
à la faculté de percevoir et de sentir. Ainsi, tout être vivant possède la capacité de
l’aisthesis. Or, lors de la constitution de l’esthétique comme théorie du beau et du
sensible, elle a rendu universelle une manière de percevoir la beauté tout en niant
toute autre forme. Dans une opération fondée sur ce que le philosophe argentin-
mexicain Enrique Dussel appelle le « mythe de la Modernité », les origines de
l’histoire de l’esthétique (et de l’Art comme pratique) ont été retracées à la Grèce
classique et un récit linéaire entre la Grèce classique et l’Europe occidentale a
été formé tout en excluant les histoires et les créations des autres populations.
À partir de ce constat, Mignolo propose la notion d’aisthesis décoloniale comme
une invitation à provincialiser l’esthétique, comme une discipline normative de la
perception qui émane de l’expérience de l’Europe moderne, et à dévoiler l’aisthesis
dans toute son ampleur pour revaloriser d’autres façons de percevoir, de sentir et
de faire l’expérience du monde.
170
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
Dans cet ordre d’idées, l’Art a fonctionné dans la structure coloniale du pouvoir
comme un moyen de façonner et de contrôler la sensibilité, la subjectivité et les
modes de relation au monde, c’est-à-dire la façon dont nous faisons l’expérience
du monde. Or des multiples formes de résistance, à l’intérieur et à l’extérieur
du champ artistique, ont toujours été en tension avec les formes et les discours
hégémoniques. L’art, en ce sens, a toujours été porteur de sa propre résistance.
Cependant, la plupart de ces résistances sont restées dans le cadre épistémique
de la modernité.
171
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
des académies, des écoles, des musées, etc. La circulation des marchandises, des
idées et des personnes dans le nouveau système-monde s’est reflétée dans la pro-
duction artistique des différents pays et communautés qui ont adapté les normes
esthétiques occidentales à leurs expériences et réalités locales. Ces expressions
artistiques ont pourtant été subalternisées par le circuit institutionnel de l’Art qui
les a traitées d’art dérivatif ou exotique en le présentant toujours accompagné d’un
adjectif : art latino-américain, art asiatique, art indigène, etc. Cette adjectivisation,
en plus de souligner la différence géo-esthétique entre l’Art tout-court (réservé à
l’art occidental) et les autres expressions artistiques, envoyait une image homo-
gène des sociétés : l’Amérique latine, l’Asie ou l’Afrique devenaient des régions
culturellement uniformes qui se caractérisaient par leurs différences culturelles
avec l’Occident.
En 2019, par exemple, Chavajay profite de son séjour à Paris, invité par le Centre
Pompidou et la plateforme Cosmopolis, pour faire une performance dans laquelle il
s’est couvert d’une pâte de maïs et a marché jusqu’au cimetière du Père-Lachaise où
se trouve la tombe de l’écrivain guatémaltèque Miguel Ángel Asturias, prix Nobel
de littérature en 1967 et dont le roman Hommes de maïs est considéré comme
son chef-d’œuvre. En effet, Asturias, qui a étudié l’anthropologie à Paris dans les
172
173
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
années 1920, contraste dans son roman les traditions des peuples autochtones
guatémaltèques – les Hommes de maïs, d’auprès le Popol Vuh, le livre sacré des
Mayas – avec la société métisse/blanche en pleines transformation et modernisa-
tion. L’écrivain montre une vision mélancolique et idéalisée du monde autochtone
et conclut que la modernisation et l’occidentalisation ont eu raison de ce monde
magique qui est resté dans le passé. Avec sa performance, Chavajay dit vouloir
montrer que le véritable Homme de maïs, le Maya, est vivant et existe avant et
après l’œuvre d’Asturias.
L’œuvre de Chavajay est une opération d’interculturalité dans laquelle l’art est uti-
lisé comme moyen pour mettre en relation des subjectivités dans un espace-temps
partagé. La cosmovision tz’utujil s’exprime dans des œuvres d’art contemporain
ce qui renverse le déni de co-temporalité que les sciences modernes ont imposé
aux sociétés non-occidentales. Dans une région comme l’Amérique centrale où
être autochtone est synonyme d’exclusion et de discrimination, Chavajay réussit
à décentrer le discours de l’art à partir d’une énonciation située dans sa réalité de
maya tz’utujil contemporain.
174
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
Un effort dans cette voie est celui du centre d’art contemporain le plus important
de Rotterdam, auparavant appelé Witte de With d’après un officier naval qui a par-
ticipé à l’expansion coloniale néerlandaise, et qui a changé de nom en 2021, après
trois ans de processus de concertation, pour devenir le Kunstinstituut Melly, en
référence à l’œuvre de l’artiste canadien d’origine chinoise Ken Lum « Melly Shum
déteste son travail », affichée sur la façade du bâtiment du centre d’art contempo-
rain depuis 1990. L’œuvre de Lum montre la photographie d’une femme d’origine
asiatique qui sourit à côté de la phrase « Melly Shum déteste son travail » et fait
référence à la réalité d’une grande partie des immigré·es qui se voient forcé·es
d’accepter des travaux précaires. Selon la propre institution, le nom a été choisi
pour sa capacité à montrer sa volonté d’être responsable, vulnérable, réactive et
plus accueillante d’une société plurielle. Or, si la politique de (re)nommer est fon-
damentale dans le processus de prise de conscience de la modernité/colonialité,
les changements de nom ne sont évidemment pas suffisants. Avec son nouveau
nom, le Kunstinstituut Melly a lancé aussi une nouvelle philosophie et un nouveau
programme institutionnel fondé sur les méthodologies d’apprentissage collectif
et la réflexion sur les sociétés actuelles.
BIBLIOGRAPHIE
175
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
176
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
[1] Mendoza, Brenny. « Decolonial theories in comparison », Journal of World Philosophies 5 (Summer
2020): 43-60. e-ISSN: 2474-1795 • http://scholarworks.iu.edu/iupjournals/index.php/jwp • doi: 10.2979/
jourworlphil.5.1.03
177
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
178
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
Dans les deux courants, le genre (en tant que catégorie d’analyse) reste secondaire
et il faut alors se tourner vers les féministes décoloniales. Du côté des Latino-
américaines, Segato affirme que l’implosion du « village » sous le régime colonial
et la reconfiguration patriarcale (d’un patriarcat autochtone de basse intensité à
un patriarcat colonial de haute intensité) sont des clés pour comprendre la colo-
nialité du pouvoir aujourd’hui. Lugones affirme plutôt que le genre n’existait pas
dans les sociétés autochtones et qu’en tant que mode d’organisation de la société
déshumanisant et violent, il est constitutif de la société coloniale. Selon les Anglo-
saxonnes Tuck et Yang, mais aussi Smith, la violence sexuelle est un mécanisme
intrinsèque et indispensable à la colonisation, autant que la race. La destruction de
la matrilinéarité, l’introduction de l’hétéropatriarcat, la politique de dégradation des
femmes autochtones sont essentielles à la disparition des peuples autochtones et
à l’expropriation de leurs terres : l’objectif reste donc la disparition de l’État usur-
pateur, ainsi que la récupération de l’autonomie féminine et de l’autorité politiques
des femmes autochtones.
La position que soutient Breny Mendoza a donc le mérite de tisser des liens entre
position sociale des penseur·ses, niveau d’analyse, sujets d’intérêts prioritaires et
horizons de décolonisations ; elle a aussi le mérite de proposer des complémenta-
rités entre les différents courants critique du colonialisme et de la colonialité, afin
de parachever de façon efficace la décolonisation du monde.
179
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
En 2016, une polémique enfle autour du projet de camp d’été décolonial porté par
Sihame Assbague et Fania Noël. En cause, la non-mixité politique de l’événement,
choisie et revendiquée par les militantes. Après avoir essuyé de nombreuses cri-
tiques et attaques diffamatoires, et pour répondre aux nombreuses interrogations
des premier·es concerné·es, elles se sont lancées dans la rédaction d’un dialogue
fictif avec elles-mêmes.
Après, plus nous militons et plus nous nous rendons compte que le rouleau com-
presseur de l’antiracisme moral aka Touche-pas-à-mon-pote a fait des dégâts et a
180
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
181
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
[3]
http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/04/21/a-la-nuit-debout-les-reunions-non-mixtes-des-
feministes-font-debat_4905848_3224.html
182
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
Et alors ? Peut-être que c’est tout simplement parce que ce qu’ils et elles
disent est pertinent ?
Dans un monde absolument juste et égalitaire, on pourrait effectivement envisager
cette hypothèse. Dans le monde réel, où les rapports de domination sont violents
même quand ils sont invisibles, il faut se rappeler que les personnes qui ne vivent pas
une oppression (qu’ils et elles aient conscience ou non de leur position) partent avec
une longueur d’avance. D’autant que, comme l’a très bien montré Frantz Fanon4,
la domination a été intériorisée. Aussi, leurs paroles, leurs avis et leur présence
influent forcément sur l’orientation des réunions, des prises de décision et même
183
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Est-ce que ça signifie que ce combat/sujet ne peut concerner que les personnes
victimes de racisme ?
Par définition, le racisme concerne l’ensemble de la société. On le souligne rare-
ment mais si certains sont désavantagés par les processus de racialisation négative,
d’autres en tirent des avantages nets, directs ou indirects… C’est ce que l’on appelle
les privilèges. Ainsi, et par exemple, le pendant de la discrimination raciste au
logement c’est le bénéfice qu’en tirent les « membres de la population majoritaire »,
pour reprendre une expression en vogue. Si l’on devait résumer ça de manière
cynique et grossière, on dirait qu’il y a les perdant·es et les gagnant·es du racisme
structurel, comme il y a les perdant·es et les gagnant·es du patriarcat. Après, c’est
évidemment plus complexe que cela dans la mesure où la blanchité ne préserve pas
d’autres oppressions liées, par exemple, au genre, à la classe sociale, au handicap, etc.
Pour en revenir à la question, si tout le monde est concerné, nous n’occupons pas
tou·tes la même place dans les processus de racialisation et n’avons donc évidem-
ment pas le même rôle à jouer. Encore une fois, le racisme est lié à la question du
pouvoir… Il est donc primordial que l’incarnation, la définition de l’agenda, des
modalités et des objectifs politiques reviennent aux personnes concernées. Les
autres peuvent aider de mille et une manières à condition de ne pas entraver le tra-
vail d’auto-détermination et d’émancipation en cours. Est-ce si difficile à accepter ?
184
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
[5]
http://www.cineffable.fr/fr/c_asso1.htm
185
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Pour caricaturer, vous avez trois grands types d’opposition à cela : les protecteurs
du pouvoir qui ne supportent pas qu’il soit remis en cause et qui voient d’un très
mauvais oeil que les racisé·es s’organisent ; les adeptes de théories racistes pour qui
l’organisation d’espaces non-mixtes est une nouvelle étape dans le processus du grand
remplacement ; enfin, les super(wo)men de l’antiracisme qui sont vexé·es de ne pas
pouvoir participer à la réunion alors même qu’ils et elles ont dédié leur vie à ce com-
bat. En trame de fond se posent aussi deux réalités majeures : les blanc·hes ne savent
pas qu’ils et elles sont blanc·hes et ne sont pas habitué·es à être remis·es à leur place.
Que répondez-vous à ceux qui vous disent « Nique la race, vive la lutte des
classes ! » ? N’avez-vous pas l’impression de vous tromper de combat ?
De manière un peu provoc’, nous répondrions : « nique-toi toi… qui fait le ménage
à la fête de l’Huma ? ». Nous avons effectivement l’habitude d’entendre ce genre de
186
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
[6] http://indigenes-republique.fr/
[7] Cela étant, pour être tout à fait honnête, si le PIR n’est pas lié à ces deux initiatives, l’apport
considérable de leurs productions et de leurs pensées sur la question raciale et décoloniale a forcément
été d’une grande inspiration.
187
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Le fait que tout ceci agite dans les plus hautes sphères de l’État prouve bien que
l’antiracisme politique est vu comme un problème, non pas à cause de la non-mixité
mais à cause du contenu. Notre camarade, João Gabriell, l’a très bien explicité8 :
« C’est le contenu tourné vers la rupture avec la pensée dominante sur le racisme,
ainsi que l’auto-organisation des victimes du racisme systémique, mais pas la non
mixité en soi (...) qui les gêne. » On nous accuse de promouvoir une vision « raci-
sée et raciste de la société », comme si nous étions responsables des processus de
racialisation à l’œuvre dans ce pays depuis des siècles. Doit-on rappeler à toutes ces
personnes que ce sont elles qui sont au pouvoir d’une France qui a institutionnalisé
l’islamophobie, légitimé les contrôles au faciès, évacué la question des réparations
liées à l’esclavage et la colonisation, développé la chasse aux sans-papiers, pour-
suivi des enfants de huit ans en les accusant d’apologie du terrorisme, dépolitisé
et étouffé les luttes de l’immigration et des quartiers populaires en finançant des
associations inefficaces, enraciné le néo-colonialisme à travers des guerres impé-
rialistes, des déstabilisations politiques et une domination économique et militaire ?
Doit-on rappeler aux journalistes qui nous accusent de « racialiser » le débat qu’ils
et elles travaillent pour des médias qui n’ont de cesse de stigmatiser une partie de la
population, de relayer les pires stéréotypes racistes, de se servir de l’islamophobie
comme moyen de subsistance, de servir de caisse de résonance à des politiques
sécuritaires, liberticides et xénophobes sans leur opposer une contradiction solide,
de dépolitiser les luttes sociales et antiracistes ? Vraiment, doit-on rappeler tout
ça ? Si le racisme, le racialisme et les injustices les touchent tellement, qu’ils et elles
aillent les combattre là où ils et elles sont : dans les alcôves de leurs petites vies de
privilégié·es qui ont le luxe de pouvoir ignorer la question raciale.
————
Ce texte est une version réduite et légèrement remaniée d’un article paru le 1er mai
2016 sur le site du magazine Contre-attaque. Il est disponible en ligne : http://contre-
attaques.org/magazine/article/camp-d-ete
[8]
https://joaogabriell.com/2016/04/30/les-comparaisons-entre-la-non-mixite-femmes-et-la-non-mixite-
racisee-sont-problematiques/
188
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
Le racisme
Le racisme a servi de porte-drapeau à l’idéologie coloniale élaborée par les puis-
sances impérialistes et de justification à leur domination sur les peuples d’Afrique,
d’Asie et d’Amérique latine. Il a laissé des traces qui imprègnent toujours les popu-
lations et les institutions des pays colonisateurs. Comme l’a écrit récemment notre
camarade Gus Massiah, « le racisme trouve ses sources dans l’histoire longue et on
voit resurgir la question de l’esclavage et de la traite, dont les conséquences marquent
encore profondément l’organisation du monde et l’imaginaire des sociétés ».
189
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Plus que jamais, un travail d’éducation populaire est nécessaire pour faire connaître
les réalités historiques et déconstruire le discours de l’idéologie dominante à l’heure
où, en France, dix milliardaires possèdent quasiment toute la presse écrite, ainsi
que des chaînes de télévision qui tournent en boucle dans nombre de foyers.
190
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
1. Stéphane Dufoix est professeur des universités 6. Rokhaya Diallo est une journaliste française,
à l’Université de Paris-Nanterre. Membre militante féministe et antiraciste, éditorialiste
senior de l’Institut universitaire de France, il et réalisatrice. Cofondatrice de l’association
enseigne également à Sciences Po Paris et à Les Indivisibles, elle est l’autrice de plusieurs
l’Université Paris-Cité. Dernier ouvrage paru : livres et documentaires engagés.
Décolonial, Paris, Anamosa, janvier 2023.
7. Fátima Hurtado López est docteure en
2. Capucine Boidin est professeure Philosophie à l’Université de Paris 1 –
d’anthropologie à l’IHEAL (Institut des Hautes Panthéon-Sorbonne et enseignante en
Études d’Amérique latine), à la Sorbonne Philosophie au Lycée Audiberti à Antibes.
Nouvelle et enseigne le guarani à INALCO. Parmi ses publications: « Universalisme ou
Elle s’est intéressée aux théories postcoloniales pluriversalisme ? Les apports de la philosophie
sur l’hybridité (Atlantique noir, une polyphonie latino-américaine », Tumultes, nº 48 (2017),
de perspectives) et a participé à introduire pp. 39-50; « Pensée critique latino-américaine:
les théories décoloniales en France (dossier de la philosophie de la libération au tournant
« Le tournant décolonial et la philosophie décolonial », Cahiers des Amériques latines,
de la libération » dans la revue Cahiers des nº 62 (2009/3), pp. 23-36; et « Colonialité et
Amériques latines). Elle a dirigé l’IHEAL de 2019 violence épistémique en Amérique latine :
à 2022 et coordonne actuellement la mention une nouvelle dimension des inégalités ? »,
de master Sciences sociales, coopération Revue Interdisciplinaire de Travaux sur
et développement de l’Amérique latine. les Amérques (RITA), nº 2 (Août 2009).
3. Sebastián León est titulaire d’un master 8. Militante, autrice et essayiste afroféministe,
en philosophie de l’Université Catholique Fania Noël poursuit son PhD en sociologie
de Lima, où il enseigne désormais les cours à The New School for Social Research (New
d’Éthique et Sciences et de Philosophie. Il a York). Elle est cofondatrice et directrice
également milité dans différents milieux de de publication de la revue AssiégéEs, et
gauche. Il a publié des articles dans des revues a été membre du collectif afroféministe
spécialisées mais qui se dirigent également Mwasi en charge notamment de l’idéologie
à un public plus militant et activiste. politique et de la formation. Elle est
l’autrice de deux livres : Et maintenant le
4. Eric Fassin, sociologue, est professeur pouvoir. Un horizon politique afroféministe
à l’université Paris-8 (Vincennes – Saint- Cambourakis, 2022; et Afro-communautaire.
Denis), département de science politique Appartenir à nous-mêmes Syllepse, 2019.
et département d’études de genre. Il est
l’auteur, notamment, de Liberté, égalité, 9. Emmanuel Wathelet est journaliste,
sexualités : actualité politique des questions chercheur et professeur en Belgique.
sexuelles, avec Clarisse Fabre ; De la
question sociale à la question raciale ? 10. Outre sa fonction de coordinatrice de la
Représenter la société française (avec et revue Passerelle pour ritimo, Caroline Weill
sous la direction de Didier Fassin) ; et Une est doctorante en anthropologie sociale
politique municipale de la race, avec Carine à l’EHESS et étudie les reconfigurations
Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels. des rapports sociaux de sexe en contexte
minier dans les Andes sud péruviennes.
5. Sarra El Idrissi est doctorante chercheuse Ses travaux mobilisent le cadre d’analyse
en sociologie à l’Université de Haute- des féminismes décolonial et matérialiste.
Alsace, et militante associative en France
et au Maghreb. Elle a travaillé au cours 11. Antonio Zambrano Allende est
des dix dernières années dans le milieu politologue, militant et membre du MOCICC
de la coopération internationale en (Mouvement Citoyen face au Changement
Égypte et dans les pays du Maghreb. Climatique), une organisation péruvienne
qui articule les luttes pour les territoires
impactés par le changement climatique.
191
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
12. María Blanco Berglund est éducatrice 20. Interviewée par Fania Noël (voir plus haut),
populaire et membre du comité éditorial du Selamawit D. Terrefe est professeure de
journal Lucha Indigena basé à Cusco (Pérou). littérature et de culture afro-américaines
à Tulane Université. Son travail est
13. Mounia Chadi est PhD, sociologue et spécialisé dans les Global Black Studies,
chargée de programmes en droits des le genre et la sexualité, la psychanalyse,
femmes et égalité des genres à l’Association la philosophie, la théorie critique et la
québécoise des organismes de coopération politique radicale et révolutionnaire.
internationale (AQOCI). Elle est également
coordonnatrice du Comité québécois femmes 21. Marcelle Bruce a une formation en sciences
et développement (CQFD) de l’AQOCI. politiques, spécialité relations internationales
à l’UNAM au Mexique. Elle est arrivée en
14. Dánae Rivadeneyra est journaliste France grâce à une bourse de la Commission
et doctorante en sociologie et Européenne pour suivre un Master en
anthropologie à l’Université Paris Cité. relations interculturelles. Elle soutiendra
en 2023 sa thèse sur le débat autour de
15. Hanane Karimi est maîtresse de conférences la décolonialité des arts en l’Amérique
en sociologie - Université de Strasbourg et Latine à l’Université de Lille où elle est aussi
Fellow à l’Institut Convergences Migrations. enseignante au département d’espagnol.
Elle est par ailleurs coordinatrice adjointe
de l’ANR RIGORAL « Religiosités intensives, 22. Co-autrice avec Fania Noël (voir
rigorismes et radicalités » et membre de plus haut), Sihame Assbague est
l’ANR-ORA: ENCOUNTERS « Muslim-Jewish journaliste et militante antiraciste.
encounter, diversity & distance in urban
Europe: religion, culture and social model ». 23. Sabrina Velandia est une avocate
vénézuelienne spécialiste en Droit
16. Mathieu Lopes est descendant de colonisé·es. International et Droits fondamentaux,
Il est membre de l’association Survie, au sein qui se trouve actuellement en Anglettre.
du groupe de travail sur la Kanaky, et a été
engagé dans les luttes en Guadeloupe et en
France, dans différents collectifs antiracistes.
192
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
BIBLIOGRAPHIE
193
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Djamila Ribeiro
Petit manuel antiraciste et féministe
Anacaona – 132 p.
Collectif, 2018
Décolonisons les arts !
Editions L’Arche – 144 p.
194
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
SITOGRAPHIE
PODCASTS
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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
FILMOGRAPHIE
Pour quelques bananes de plus. I am not your negro. Raoul Peck, 2016 – 93 min.
Le scandale du chlordécone. Ce film retrace la lutte des Noirs américains
Bernard Crutzen, 2019 – 53 min. pour les droits civiques à partir d’un texte
Aux Antilles, tout le monde le connaît. inédit de James Baldwin (Remember this
9 personnes sur 10 l’ont dans le sang. house), qui se déroule notamment pendant
C’est un perturbateur endocrinien qui la période des meurtres de Medgar Evers,
fait de la Martinique la championne du Malcolm X, et Martin Luther King.
monde des cancers de la prostate.
Trop noire pour être française ?
Nouvelle-Calédonie, histoire d’un Isabelle Boni-Claverie, 2015 – 52 min.
décolonisation. Patrick Benquet, Éclairé par les analyses d’Eric Fassin, Pap
Anne Pitoiset, 2018 – 52 min. Ndiaye, Achille Mbembe, Patrick Simon et
Les habitants de la Nouvelle-Calédonie n’ont, Sylvie Chalaye, ainsi que par les témoignages
pour la plupart, pas choisi de vivre ensemble. d’anonymes, ce documentaire propose une
C’est la France du XIXe siècle qui l’a décidé réflexion sur les inégalités et les discriminations
pour eux. Depuis, ils essayent tant bien que mal raciales, tout en interrogeant le racisme
de partager un destin dont les contours restent ordinaire au sein de notre société.
flous. Le référendum d’autodétermination
de 2018 invite les citoyens calédoniens à se ——
projeter et définir l’avenir auquel ils aspirent. La filmographie proposée a été réalisée
par l’association Autour du 1er mai :
http://autourdu1ermai.fr/ (n° 5 et 8)
196
LES DERNIERS NUMÉROS DE LA COLLECTION PASSERELLE
N°22/2021 : D
émocraties sous pression. Autoritarisme, répression, luttes
(Disponible en français et en anglais)
N°21/2020 : L
ow tech : face au tout-numérique, se réapproprier la technologie
N°20/2020 : V
illes contre Multinationales
(Co-édition par ENCO, disponible en français, anglais et espagnol)
N°18/2018 : E
au, Bien Commun. Climat, territoire, démocratie
(Co-édition par l’Observatoire des Multinationales),
disponible en français et en anglais)
N°17/2017 : F
éminismes ! Maillons forts du changement social
(Disponible en français et en espagnol)
N°16/2017 : L
a vigilance sociétale en droit français
(Co-édition par Sherpa, disponible en français)
N°14/2016 : M
ultinationales : les batailles de l’information
(Co–édition par l’Observatoire des multinationales, disponible en
français et en anglais)
N°12/2015 : L
a Prochaine Révolution en Afrique du Nord : la lutte pour la justice
climatique
(Co-édition par Platform London et Environmental Justice North
Africa, disponible en français et en arabe, en version papier)
N°11/2014 : P
our une information et un Internet libres, Journaliste
indépendants, médias associatifs et hacktivistes s’engagent
(Disponible en français, anglais et espagnol)
N°10/2014 : L
a terre est à nous ! Pour la fonction sociale du foncier,
Résistances et Alternatives
(Co-édition par l’Aitec, disponible en français, anglais et espagnol)
N°9/2013 : P
aysages de l’après-pétrole ?
(Co–édition par La Compagnie du Paysage)
197
Ritimo
21 ter rue Voltaire, 75011 Paris
Tél : +33 (0)1 44 64 74 14
www.ritimo.org / www.coredem.info
Réalisation et coordination
Caroline Weill (ritimo)
Comité éditorial
Sihame Assbague (journaliste & militante anti-raciste), Amzat Boukari (historien du panafricanisme),
Amina Legrand-Mahamdou (Bioforce – ritimo), Danielle Moreau (CDTM-Monde Solidaire La
Flèche – ritimo), Fania Noël (militante, autrice et essayiste afroféministe), Lissell Quiroz (professeure
d’Études Latino-américaines, université de Cergy), Severine Renard (ritimo), Maboula Soumahoro
(maîtresse de conférences en civilisation américaine, Université de Tours) et Caroline Weill (ritimo).
Traductions
Adrien Gauthier
Relectures
Line Delestrée, Sophie Gergaud, Amina Legrand-Mahamdou, Myriam Merlant, Danielle Moreau,
Nathalie Samuel
Conception graphique
Guillaume Seyral
Impression
Corlet – 01 49 26 03 95
Droits de reproduction
La reproduction et/ou la traduction dans d’autres langues de cette publication sont non seulement
autorisées mais encouragées, à la condition de mentionner l’édition originale et d’en informer
ritimo. Tous les articles de la collection Passerelle sont en ligne sur le site de la Coredem sous licence
Creative Commons : CC BY NC ND (www.creativecommons.org)
Illustrations
Sauf mention explicite du contraire, toutes les illustrations de cette publication sont des images sous
licence Creative Commons issues du site flickr : www.flickr.com/creativecommons
Photo de couverture
Roger Mazariegos (CC BY-SA 3.0)
Soixante ans après la deuxième vague d’indépendances nationales,
la question décoloniale est toujours (voire encore plus) d’actualité.
Depuis des dizaines d’années, militant·es et universitaires démontrent qu’en termes
économiques et géopolitiques, les pratiques coloniales n’ont pas disparu : elles se sont
recomposées et adaptées au contexte post-indépendance. Fruit de cette décolonisation
incomplète du monde, dans sa dimension très concrète mais également symbolique,
l’actualité de la question décoloniale au niveau politique reste brûlante.
Ce numéro revient d’abord sur des notions trop souvent peu ou mal comprises : colonialité,
racisme d’État, personnes racisées, intersectionnalité… afin d’expliciter les concepts et les
analyses, loin des excès des débats médiatiques et politiques. Puis, il fait un tour d’horizon
des rapports coloniaux en France et dans le monde, en se penchant sur l’« actualité » du
colonialisme : qu’a-t-il engendré dans les rapports sociaux, et comment continue-t-il de
façonner les sociétés aujourd’hui ? Enfin, il propose des pistes de réflexions et d’action pour
parachever la décolonisation du monde, dans tous ses aspects : revendications autour des
réparations, organisation d’espaces en non-mixité choisie, autonomisation des langues
autochtones, déboulonnement des statues coloniales dans l’espace public… Comment
penser le fait décolonial pour lutter efficacement contre le racisme, l’eurocentrisme et
le capitalisme ?
La collection Passerelle a pour but d’apporter des analyses et des réflexions issues du travail
de terrain et de recherche afin d’alimenter la critique sociale, les échanges d’idées et la
diffusion d’alternatives. L’ambition de ce numéro est donc également d’accompagner le
regard critique sur soi-même, les collectifs et organisations d’appartenance, et la société
dans laquelle ces acteurs se situent.
Ritimo
L'association ritimo anime la Coredem et est l'éditeur de la collection Passerelle. ritimo
est un réseau d’information et de documentation pour la solidarité internationale et le
développement durable. Dans 75 lieux en France, ritimo accueille le public, relaie des
campagnes citoyennes, propose des animations et des formations. ritimo s’engage dans la
production et la diffusion d’une information plurielle et critique sur le Web : www.ritimo.org.
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La collection Passerelle
est réalisée avec l’appui de
la Fondation
Charles Léopold Mayer
pour le Progrès de l’Homme.