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Passerelle24 Decoloniser

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o r g N°24 03/2023

Décoloniser !
Notions, enjeux et
horizons politiques
Décoloniser !
Notions, enjeux
et horizons politiques
La collection Passerelle
La collection Passerelle est née dans le cadre de la Coredem
(Communauté des sites de ressources documentaires pour une
démocratie mondiale), un espace de partage de savoirs et de pratiques
par et pour les acteurs du changement. Elle a pour objectif de traiter des
sujets d’actualité qui font débat, à travers des analyses, des réflexions
et des propositions issues de travail de terrain et de recherche.
Chaque Passerelle rassemble et fait dialoguer des contributions
d’associations, de mouvements sociaux, de militant·es,
de chercheur·ses, de journalistes, de syndicats, etc.

Tous les numéros sont disponibles sur le site : www.ritimo.org


Et téléchargeables gratuitement sur le site : www.coredem.info

L’éditeur : ritimo
L’association ritimo est l’éditrice de la collection Passerelle.
Ritimo est un réseau d’information et de documentation pour
la solidarité internationale et pour un monde plus juste et plus
durable. Il accueille et informe le public dans plus de 75 lieux en
France, relaie des campagnes citoyennes, propose des animations
et des formations. Son travail éditorial contribue à rendre une
information plurielle et critique accessible aux publics, en privilégiant
les sources associatives, alternatives et indépendantes.
Introduction
Décolonial, colonialité, décoloniser… Soixante ans après la deuxième vague
d’indépendances nationales, la question décoloniale est toujours (voire encore plus)
d’actualité. Depuis des dizaines d’années, militant·es et universitaires démontrent
qu’en termes économiques et géopolitiques les pratiques coloniales n’ont pas
disparu : elles se sont recomposées et adaptées au contexte post-indépendance.
La Françafrique et les relations cordiales (et très intéressées) entre la France et ses
anciennes colonies n’est pas morte, comme en témoignent les interventions militaires
françaises dans le Sahel ou la survivance du franc CFA. Les accords de libre échange
et l’obligation de paiement des dettes – dont celles issues de la période coloniale
– continuent de répondre aux intérêts des anciens colonisateurs. Sur le plan des
idées également, les travaux de nombreux·ses chercheur·ses comme Samir Amin,
Immanuel Wallestein ou encore Arturo Escobar apportent une critique cinglante :
le concept de « développement », en se fondant sur la même ligne de fracture entre
anciens pays colonisateurs et anciens colonisés, n’est-il pas une injonction à imiter un
type d’organisation socio-économique capitaliste, calqué sur le modèle européen ?
Dans les représentations des pays du Sud en France, également, cette hiérarchie
issue de la colonisation est palpable : les représentations misérabilistes ou exotisantes
de ce qui a été appelé « tiers monde » ont des conséquences encore aujourd’hui.
Ainsi, on ne peut décrypter le présent, ses lignes de fractures et ses résistances,
sans comprendre l’histoire qui lie les peuples et les différentes régions du monde.

Fruit de cette décolonisation incomplète, dans sa dimension très concrète mais


également symbolique, l’actualité de la question décoloniale au niveau politique
reste brûlante et touche notamment à la place prise par les luttes anti-racistes. Il
est frappant de constater que la question des migrations (en réalité, des migrations
racialisées, c’est-à-dire non-blanches) est au cœur des discours réactionnaires. En
Europe avec la « gestion des flux migratoires » par l’agence Frontex ; aux États-
Unis avec les promesses d’édification du mur avec le Mexique ; mais aussi au Chili,

5
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

où pendant les élections de fin 2021 la question migratoire était centrale dans le
discours du candidat d’extrême-droite… Le caractère raciste du double standard
de l’accueil des réfugié·es ukrainien·nes et africain·es ou moyen-orientaux·ales est
d’ailleurs plus qu’évident et ne manque pas de rappeler cruellement les mots d’Aimé
Césaire dans son « Discours sur le colonialisme » en 1950 :

« Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches


d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très
chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler
l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de
logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime
en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi,
c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation contre l’homme blanc, et
d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici
que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique […] ».

Les crispations politiques sur des questions racistes sont évidentes et leurs racines
coloniales à peine couvertes : c’est le cas de l’obsession française vis-à-vis du hijab,
dont l’histoire remonte à la colonisation de l’Algérie. En parallèle, les mouvements
sociaux qui dénoncent le racisme structurel issu de ces rapports coloniaux se
multiplient : Black Lives Matter aux États-Unis, Réseau d’Entraide Vérité et Justice
pour les victimes de crimes policiers en France, le média indépendant Poder
Migrante en Espagne, les soutiens à la présidence de Pedro Castillo au Pérou face
aux attaques racistes de l’oligarchie blanche…

Or, les débats politiques autour de ces questions ont atteint des niveaux de tensions
et de violence très inquiétants. Depuis plusieurs années, les ‘nouveaux’ mouvements
anti-racistes brandissent des notions provenant de la sociologie, comme celles de
« personne racisée », « racisme structurel » ou encore « colonialité du pouvoir » –
termes qui bousculent un certain nombre de conceptions et de postures. Parallèlement,
certains secteurs intellectuels et politiques dénoncent avec véhémence le danger que
représenteraient « les décoloniaux », leurs visions « identitaires », voire « séparatistes »,
telle une véritable menace pour la cohésion sociale ou même la Nation en tant que
telle. Les universités et le monde associatif font l’objet d’une sorte de chasse aux
sorcières, comme le montre notamment le rapport sur « l’islamogauchisme » à
l’université, commandité par la ministre Frédérique Vidal, la dissolution du Collectif
contre l’islamophobie en France en 2021 et la loi dite « sur le séparatisme » portant
sur toutes les associations recevant un financement public.

Cependant, les termes de ce débat houleux – aux conséquences réelles et parfois


dramatiques – ne sont pas toujours très bien compris du grand public. En effet,
de nombreux concepts émergent de l’université et des sciences sociales et sont
repris hors contexte ou avec des sens différents dans le débat public. Ce numéro
de la collection Passerelle se propose de défricher les débats, les notions et les

6
stratégies concrètes de lutte qui agitent la scène nationale et internationale. Dans
la première partie, nous revenons sur des notions trop souvent agitées comme
des épouvantails, sans être vraiment définies par leurs détracteurs : colonialité,
racisme d’État ou systémique, personnes racisées, intersectionnalité, point de vue
situé, pluriversalité comme alternative à l’universel théorique et surplombant…
Comprendre les contextes sociopolitiques dans lesquels ont émergé les concepts,
comment ils ont circulé, comment et pourquoi ils ont été réappropriés, comment ils
sont mobilisés dans les différents mouvements sociaux, voilà l’objet des premiers
articles de ce numéro. C’est la raison même de la collection Passerelle d’offrir un
espace serein pour expliciter les concepts et les analyses, loin des excès de certains
débats médiatiques et politiques qui répondent plutôt aux injonctions à maximiser
l’audimat qu’au souci de donner des clés de compréhension.

La deuxième partie aborde les rapports coloniaux en France et dans le monde, en


se penchant sur l’« actualité » du colonialisme : qu’a-t-il engendré dans les rapports
sociaux, et comment cela continue-t-il de façonner les sociétés aujourd’hui ? Ce
regard sur les traces du passé dans l’organisation contemporaine du monde doit
être pris en compte pour comprendre en quoi les sociétés occidentales continuent à
bénéficier globalement de l’héritage colonial et comment celui-ci influence, encore
aujourd’hui, les visions et les comportements des acteur·rices – y compris de celles
et ceux qui œuvrent pour la justice sociale et contre les inégalités. Depuis les orga-
nisations de développement et de solidarité qui reproduisent souvent les rapports
de pouvoir coloniaux, jusqu’à nos modes de consommation alimentaires en passant
par le racisme environnemental à l’échelle globale et la dimension coloniale des
industries extractives, ces contributions proposent un regard qui mêle trajectoire
historique et analyse critique du présent. Elles montrent également qu’avec la per-
sistance de l’héritage du colonialisme et étant donné les effets de domination qu’il
continue de produire (ce qu’Aníbal Quijano a appelé la colonialité), la décolonisation
n’est pas arrivée à son terme.

Par conséquent, la troisième partie de ce numéro propose des pistes de réflexions et


d’action pour parachever la décolonisation du monde, dans tous ses aspects. Pêle-
mêle, on retrouve les revendications autour des réparations, l’organisation d’espaces
en non-mixité choisie, l’autonomisation des langues autochtones, le déboulonnement
des statues coloniales dans l’espace public… Certaines stratégies de lutte ont fait
couler beaucoup d’encre : pourquoi les militant·es y ont-ils recours, et dans quel
but ? Ces ‘nouveaux’ modes d’engagement se substituent-ils à d’autres sujets plus
anciens, comme la lutte contre les dettes coloniales et les réajustements structurels ?
Cette partie traite également la critique décoloniale de différents mouvements
sociaux – que peut vouloir dire « décoloniser le féminisme » ou « décoloniser l’éco-
logie » : quelles représentations, et quelles pratiques, sont concrètement mises en
cause ? Que peut signifier décoloniser les arts et la culture ? – et des critiques des
mouvements décoloniaux eux-mêmes : en effet, les luttes antiracistes et antidéco-
loniales ne sont pas homogènes et, comme tout espace contestataire, les analyses

7
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

et horizons politiques diffèrent. Les stratégies de décolonisation dépendent des


modes de lecture de l’histoire et des définitions de concepts. C’est l’objectif même
de la collection Passerelle de mettre en dialogue ces perspectives différentes, voire
divergentes. Alors, comment penser le fait décolonial pour lutter efficacement contre
le racisme, l’eurocentrisme et le capitalisme ?

Néanmoins, quelques précisions s’imposent, quant à la coordination et à la rédac-


tion de ce numéro : personne n’échappe à son lieu d’énonciation, il s’agit donc de
l’expliciter ici. Ce numéro a été écrit par des personnes qui s’inscrivent principa-
lement dans l’espace francophone. Si, en ce sens, on n’échappe pas à certaines
formes d’eurocentrisme, le comité éditorial a choisi de privilégier dans cet espace
des auteur·rices issu·es des migrations postcoloniales ou actuelles. Ce numéro
comporte également de nombreuses contributions de Latino-américain·es, de par
le vif intérêt pour la thématique décoloniale et l’investissement de nombreux·ses
penseur·ses latino-américain·es dans ce champ. Ensuite, nous avons tenu à porter
une attention particulière à la diversité des types de parole et à un certain équi-
libre entre chercheur·ses et militant·es. En effet, les débats autour de la question
décoloniale émanent des sciences sociales et de l’université (il n’est d’ailleurs pas
anodin que l’université soit un des théâtres majeurs de ces réflexions et des chasses
aux sorcières). Cependant, ce serait une erreur de décorréler les analyses univer-
sitaires des expériences concrètes, individuelles et collectives : les luttes existent
avant d’être nommées, et les aller-retours entre universités et mouvements sociaux
sont cruciaux. Enfin, insister sur l’ancrage des concepts et des analyses dans les
expériences et les luttes concrètes permet d’éviter – dans une certaine mesure – le
risque de « blanchiment » des concepts et de leur réappropriation par le statu quo.
Séparer la théorie de la pratique fait courir le risque de vider les concepts de leur
tranchant critique et transformateur.

La collection Passerelle a pour but d’apporter des analyses et des réflexions issues
du travail de terrain et de recherche, afin d’alimenter la critique sociale, les échanges
d’idées et la diffusion d’alternatives. L’ambition de ce numéro est donc également
d’accompagner le regard critique sur soi-même, les collectifs et organisations
d’appartenance, ainsi que la société dans laquelle ces acteur·rices se situent.

8
9
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Sommaire
Introduction 5

PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE


LES ENJEUX 13

Colonialité et décolonialité : modes d’emploi 14


STÉPHANE DUFOIX

Qu’est-ce que les « études décoloniales » latino-américaines ? 21


CAPUCINE BOIDIN

Vers un pluriversalisme transmoderne et décolonial 26


FATIMA HURTADO LÓPEZ

L’eurocentrisme, ou le mythe de la modernité capitaliste comme unique


possibilité 34
SEBASTIÁN LEÓN

Racisation, racialisation : émergences, résistances et appropriations 44


SARRA EL IDRISSI

Racisme d’État : politiques de l’antiracisme 52


ERIC FASSIN

Encadré : Pourquoi le racisme anti-Blanc·hes n’existe pas 60


ROKHAYA DIALLO

Intersectionnalité et mouvements sociaux : de quoi parle-t-on ? 63


FANIA NOËL

Encadré : Une objective subjectivité. Ou l’objectivisme sociologique


contre le point de vue situé 72
EMMANUEL WATHELET

10
SOMMAIRE

PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI


DE SE DÉCOLONISER 76

Habitudes alimentaires et colonialisme : de la naissance du commerce


colonial à l’économie mondialisée 77
MARÍA BLANCO BERGLUND

Racisme, colonialisme et changement climatique 83


ANTONIO ZAMBRANO ALLENDE

L’essor de l’extractivisme, moteur de la « recolonisation » du Pérou et


de l’Amérique latine 90
CAROLINE WEILL

À l’encontre de la colonialité de la coopération et solidarité internationales.


Pour une justice sociale de genre transformatrice 99
MOUNIA CHADI

Solidarité sélective : la stratégie contemporaine pour gérer les migrations


dans le monde 108
DÁNAE RIVADENEYRA

La féminité hégémonique ou la « culture (genrée) de la suprémacie » 115


HANANE KARIMI

Polices: le temps des colonies n’est pas fini 122


MATHIEU LOPES

PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER


À DÉCOLONISER 131

Décoloniser le système fiscal 132


NONHLANHLA MAKUYANA ET GUPPI KAUR BOLA

Dettes coloniales et réparations 136


ENTRETIEN AVEC SAÏD BOUAMAMA PAR LE CADTM

Encadré : Une histoire générale de l’Afrique : une lutte contre l’amnésie


historique 144

Mana tawnayuq qillqa / l’écriture quechua sans béquille :


dix ans après le coup de bluff 146
PABLO LANDEO MUÑOZ

11
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Encadré : Pourquoi on déboulonne les statues coloniales en Amérique 156


SABRINA VELANDIA

La Fabrique de l’absence : féminisme décolonial et négrophobie 160


ENTRETIEN AVEC SELAMAWIT D. TERREFE PAR FANIA NOËL

Décolonialité depuis les arts : stratégies, initiatives, propositions 169


MARCELLE BRUCE

Encadré : Breny Mendoza : les théories décoloniales comparées 177

Camp d’été décolonial : qui a peur de la non-mixité et de l’antiracisme


politique ? 180
SIHAME ASSBAGUE ET FANIA NOËL

Encadré : Une semaine ancrée dans l’histoire de l’anticolonialisme 189


LA SEMAINE ANTICOLONIALE

Liste des auteur·rices 191


Bibliographie 193
Sitographie et podcasts 195
Filmographie 196
Les derniers numéros de la collection Passerelle 197

12
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

01

DÉCOLONISER ?
DÉFINIR LES CONCEPTS,
COMPRENDRE LES ENJEUX

13 13
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Colonialité et décolonialité :
modes d’emploi

STÉPHANE DUFOIX, UNIVERSITÉ PARIS NANTERRE

D
epuis environ cinq ans, le terme « décolonialisme » a émergé dans le
débat public français, dans les discours politique, journaliste et intel-
lectuel. Accompagné de tout un ensemble de mots relevant de la même
constellation négative considérée par ses adversaires comme un danger
idéologique pour la France et pour la République – wokisme, indigénisme, écri-
ture inclusive, islamo-gauchisme, intersectionnalité, néo-féminisme, racialisme,
communautarisme –, il est devenu l’un des emblèmes des menaces visant l’identité
nationale (en favorisant la repentance) et l’éventuelle dissolution de l’unité française
(en mettant l’accent sur les différences de genre, de classe, de religion, de race,
d’ethnicité, etc.).

Le terme semble aisé à comprendre dans la bouche de ses adversaires. Ainsi,


l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, créé en 2021 par un
appel de 76 universitaires, invite à se dresser contre « un mouvement militant » qui,
dans l’enseignement supérieur et la recherche, entendrait « imposer une critique
radicale des sociétés démocratiques, au nom d’un prétendu “décolonialisme” et
d’une “intersectionnalité” qui croit combattre les inégalités en assignant chaque
personne à des identités de “race” et de religion, de sexe et de “genre” ». Sur le site
de l’Observatoire, la « définition » du « décolonialisme » est simple, mais il importe
de la citer assez longuement :

Le décolonialisme part d’un aphorisme simple : toute affirmation « tu es »


procède d’une grille de lecture culturelle liée à un « Je » qui reflète en miroir
l’opinion mainstream de cette culture. Soit le « Je » y adhère, soit au contraire
il s’y soumet. Ce mécanisme est un « colonialisme » de l’esprit reposant sur
un aphorisme simple :

14
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

Coloniser c’est mal.


Or éduquer : c’est coloniser les esprits.
Donc éduquer c’est mal.

Ce colonialisme existe à tous les niveaux d’une société : au niveau micro-local


où les rapports de force sont soutenus par une vision condescendante du
colon pour le colonisé ; au niveau démocratique où le colon impose sa grille
politique ; au niveau scolaire, où le colon impose sa vision de l’histoire ; au
niveau mondial, où le colon impose sa vision de l’économie.

Le colon, en l’espèce, est porteur des germes d’une culture dominante à tous
les niveaux : il est occidental et donc soumis à l’Empire américain, il est capi-
taliste, il est hétérosexuel : en un mot – il est blanc1.

On le voit, il ne s’agit finalement pas d’une définition. Ce qui est ici en jeu est la
formation d’un néologisme – « décolonialisme » – à partir de l’affirmation selon
laquelle il existerait un ensemble idéologique organisé autour de la dénonciation
d’une omniprésence du colonialisme à tous les niveaux de la société. Cette mise en
mot est problématique car, en dépit de la référence ci-dessus à l’Empire américain,
les détracteurs du décolonialisme lient son émergence aux campus états-uniens et
aux conséquences de l’appropriation, aux États-Unis, des écrits des philosophes
français Michel Foucault, Jacques Derrida ou Gilles Deleuze2. En ce sens, il serait
une « maladie étrangère », un virus qui menacerait non seulement l’intégrité de
l’enseignement supérieur et de la recherche, mais tout simplement l’unité de la
République française.

Il existe pourtant une tout autre généalogie permettant de saisir tout autrement ce
qu’est la colonialité et le décolonial. Elle s’inscrit au sein d’un collectif d’auteur·rices
latino-américain·es qui commencent à se réunir à partir de la première moitié des
années 1990. Elle s’articule notamment autour de deux figures : celles du sociologue
péruvien Aníbal Quijano et du philosophe argentino-mexicain Enrique Dussel.
Le premier a forgé en 1992 la notion de « colonialité du pouvoir » pour désigner
la face cachée de la modernité qui se met en place à partir du XVIe siècle3. Les
conséquences de la colonisation de l’Amérique latine par les Européens se mani-
festent par la création et la persistance, malgré la décolonisation, d’une matrice
hiérarchique raciale, sexuelle, économique et épistémique, par laquelle se manifeste
continûment la distinction entre les Occidentaux et les non-Occidentaux. Dussel,
quant à lui, insiste sur l’importance de voir la modernité naître après 1492, qui n’est
pas le moment de la « rencontre » entre les peuples mais celui de « l’occultation de

[1] « Décolonialisme ? », Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, sans date, en ligne :
[https://decolonialisme.fr/?page_id=73] (consulté le 15 décembre 2022).
[2] Pierre-André Taguieff, Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la
french theory, Lontblanc, H & O, 2022.
[3] Aníbal Quijano, « Colonialidad y Modernidad/Racionalidad », Perú Indígena, Vol. 13, n° 29, 1992, p.
11-20.

15
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

l’autre »4. Tout en critiquant le poids constant des structures de la colonisation, il


en appelle à la venue d’un moment nouveau, la transmodernité5, où l’universalisme
comme discours occidental céderait le pas à un pluriversalisme ouvert au dialogue
interculturel6.

Postcolonial et décolonial
De la même façon qu’il ne faut pas confondre colonialisme et colonialité, la fin du
premier (l’accès à l’indépendance politique) n’impliquant nullement la fin de la
seconde, il ne faut pas non plus assimiler pensée postcoloniale et pensée décoloniale.
En effet, cette dernière est largement née d’une rupture avec la première. Cette
rupture se fonde sur l’opportunité ou non de continuer à s’appuyer sur des auteurs
occidentaux comme Foucault, Derrida ou Gramsci pour développer une pensée
autonome. C’est ce qu’ont largement fait des auteurs dits postcoloniaux comme
Edward Said, Gayatri Chakravorty Spivak ou encore Ranajit Guha, le fondateur
des Subaltern Studies indiennes. Dans le cas de l’Amérique latine, au cours des
années 1990, une partie de la lutte pour la décolonisation du savoir passe par la
recherche d’une plus grande authenticité des concepts et des références, comme
le montre notamment la création en 2000 de la revue Nepantla7, qui matérialise la
constitution d’une nouvelle option épistémique, celle du décolonial par rapport au
postcolonial. Pour reprendre les termes de Ramón Grosfoguel, la rupture s’accom-
plit ainsi entre celles et ceux qui voyaient la subalternité à partir d’une critique
postmoderne (c’est-à-dire une critique eurocentrique de l’eurocentrisme) et celles
et ceux qui la lisaient à partir d’une critique décoloniale (à savoir une critique de
l’eurocentrisme à partir des savoirs subalternisés et réduits au silence)8.

La décolonialité consiste alors en un double mouvement : elle vise à réduire la


portée universelle des théories et des concepts occidentaux en les renvoyant aux
conditions historiques et géographiques de leur production, ainsi qu’à favoriser
les réémergences et les résurgences des formes de savoir ayant été historiquement
désavoués9. Dans ce cadre, aller vers la décolonialité ne signifie pas aller vers
une simple décolonisation, car la colonialité engage non seulement une vision
plus large que celle du colonialisme, mais elle n’implique pas non plus les mêmes

[4] Enrique Dussel, 1492. L’occultation de l’autre, Paris, Les Editions ouvrières, 1992 (1ère édition espagnole
1992).
[5] Sur le sujet de la transmodernité, voir l’article de Fatima Hurtado Lopez dans ce numéro de la
collection Passerelle.
[6] Enrique Dussel, « Transmodernité et interculturalité (une interprétation à partir de la philosophie de la
libération », in Claude Bouguignon, Ramón Grosfoguel et Philippe. Colin, dir., Penser l´envers obscur
de la modernité. Une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine, Limoges, Pulim, 2014, p.
177-212.
[7] Walter Mignolo, « From Cross-Genealogies and Subaltern Knowledges to Nepantla », Nepantla : Views
from South, vol. 1, n°1, 2000, p. 1-8.
[8] Voir notamment Ramón Grosfoguel, « The Epistemic Decolonial Turn », Cultural Studies, vol. 21, n°2-3,
2007, p. 211-223, p. 211 ; Voir aussi Eduardo Restrepo et Axel Rojas, Inflexión decolonial: fuentes,
conceptos y cuestionamientos, Popayan, Universidad del Cauca, 2010, p. 31-36.
[9] Walter Mignolo et Catherine Walsh, On Decoloniality. Concepts, Analytics, Praxis, Durham,
Duke University Press, 2018, p. 228.

16
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

CHANCELLERIE D’EQUATEUR (CC BY-SA 2.0)

RUTH CHÁVEZ PACHECO (CC BY-SA 4.0)


Aníbal Quijano, sociologue péruvien et Couverture du livre de Quijano « Modernité,
fondateur du concept de « colonialité ». identité et utopie en Amérique latine ».

réponses. Dans la perspective décoloniale, l’accent est mis sur la capacité des
populations culturellement ou scientifiquement dominées à se défaire de l’emprise
occidentale avant tout afin de pouvoir imaginer de nouvelles formes culturelles et
de nouveaux lexiques conceptuels, ou bien de « retrouver » des formes anciennes.
L’idée de « déconnexion », proposée par Samir Amin dans un ouvrage éponyme de
198610, mais aussi celles de « desprendimiento » de Quijano11, de « delinking », de
« détachement » ou de « désobéissance épistémique » que l’on trouve plutôt chez
le sémiologue argentin Walter Mignolo, visent plus largement à rendre possible un
changement de fondation afin de souligner l’existence autonome d’autres formes
de savoir. Au lieu de s’appuyer sur les perspectives d’un universalisme à l’occi-
dentale unique ou bien d’une hybridation générale des différents savoirs locaux,
l’approche décoloniale invite à inclure les différences au sein d’une autre vision
de l’universel. Selon les termes de Walter Mignolo, « la notion de détachement
oriente le tournant épistémique décolonial vers une universalité-autre, c’est-à-dire
vers la pluriversalité comme projet universel12. » La difficulté de cette vision est
la conciliation – apparemment paradoxale – entre l’universel et le pluriversel, le
second étant la condition du premier. Pour cela, l’accent est mis sur la reconquête

[10] Samir Amin, La déconnexion : pour sortir du système mondial, Paris, La Découverte, 1986.
[11] Aníbal Quijano, « Colonialidad y Modernidad/Racionalidad », art. cit., p. 19 : « Lejos de eso, es
necesario desprenderse de las vinculaciones de la racionalidad/modemidad con la colonialidad, en
primer termino, y en definitiva con todo poder no constituido en la decision libre de gentes libres. »
[12] Walter Mignolo, La désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et
grammaire de la décolonialité, Bruxelles, Peter Lang, 2015 (1ère édition argentine 2011), p. 39.

17
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

de formes de savoir antérieures qu’il s’agit alors de « reconstituer » comme de


vraies formes de savoir :

Alors que l’objectif de décolonisation se signalait par la lutte de la population


native ou autochtone afin d’expulser les colons des colonies et de former leurs
propres État-nations sur les ruines des anciennes colonies, la décolonialité ne
vise plus à la décolonisation. Son but et son orientation, si l’on suit le virage
proposé par Quijano, sont la reconstitution épistémique. Il est impossible de
l’atteindre par l’établissement d’une « nouvelle » école de pensée au sein de
la cosmologie occidentale.13

Envisagé sous cet angle, le passage à la décolonialité implique une redéfinition


des valeurs relatives du local et du global. Il s’oriente non plus vers la recherche
de l’universel promu par les grands récits occidentaux mais vers la promotion du
« pluriversel » :

Les reconstitutions épistémiques décoloniales (…) ne peuvent être considé-


rées comme de l’universel global mais comme du pluriversel global. Aucune
décolonialité universelle ne peut être cartographiée au moyen d’une histoire
locale unique et d’un projet unique. Telle était justement l’aberration des projets
globaux modernes (modern global designs). Telle est justement l’aberration de
la modernité occidentale, de l’occidentalisation et de la ré-occidentalisation.14

Cette pensée complexe, dont il nous est seulement possible ici de donner un aperçu
bien trop court, et qu’il faudrait par exemple approfondir par la mention des travaux
de l’anthropologue américano-colombien Arturo Escobar15, exerce aujourd’hui
une profonde influence à l’échelle mondiale. Ses hypothèses, ses concepts, nombre
de ses auteur·rices (Quijano, Dussel, Mignolo, Escobar, etc.) sont cité·es dans le
monde entier. Pourtant, le cas de la France montre que cette réception de la pen-
sée décoloniale peut être compliquée par des facteurs intellectuels et politiques.

Le cadre ancien du discours néo-républicain


Comment peut-on expliquer que des termes académiques comme « postcolonial »
ou « décolonial » – en particulier sous la forme hyper-politisée et donc scientifi-
quement disqualifiée de « décolonialisme » – soient ainsi devenus en France des
mots d’accusation, de véritables anathèmes contre celles et ceux qui les utilisent ?

L’une des raisons tient évidemment aux moments où ils acquièrent une plus grande
visibilité dans les débats intellectuels, médiatiques et politiques. Portés par certains
[13] Walter Mignolo et Catherine Walsh, On Decoloniality, op. cit., p. 228, souligné dans le texte original. (La
traduction est de l’auteur)
[14] Ibid., p. 231.
[15] Arturo Escobar, Sentir-penser avec la Terre. L’écologie au-delà de l’Occident, Paris, Le Seuil, 2018, 1ère
édition colombienne 2014.

18
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

groupes militants comme par exemple, en 2005, le Manifeste des Indigènes de la


République (devenu depuis le Parti des Indigènes de la République) mais aussi –
en ce qui concerne le terme « décolonial » – depuis le milieu des années 2010 par
différents mouvements sociaux se réclamant de la lutte contre les discriminations,
ils sont devenus la cible d’intellectuels et de membres du personnel politique qui y
voient le risque d’une histoire de France portée par la culpabilité de l’esclavage, de
la colonisation et de la gestion de l’immigration, ainsi qu’une atteinte à la dimen-
sion unitaire du peuple qui disparaîtrait au profit d’identités de race, de genre,
d’ethnie, de religion, etc.

Cette vision particulière trouve également une place spécifique à l’intérieur d’une
histoire plus longue, celle d’une néo-républicanisation progressivement installée
depuis un peu plus de trente ans. L’année 1989 est sans doute l’un des premiers
temps forts de la formation de ce discours néo-républicain largement organisé
autour de l’idée d’« exception française », d’abord avec la critique intellectuelle
des cérémonies du Bicentenaire de la Révolution, jugées trop multiculturalistes,
puis avec les débuts de l’« affaire du voile », à partir du mois de septembre. Les
années 1990 voient ainsi l’instauration d’un large consensus politique autour de
plusieurs notions : l’exception républicaine française, l’universalisme des valeurs
républicaines et l’indivisibilité du peuple français. Elles sont mobilisées pour dire
l’impossibilité et le danger de dépasser la France par le haut ou par le bas, par des
processus supranationaux, comme l’européanisation ou la mondialisation écono-
mique voulue par le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), ou bien par
des revendications de reconnaissance infranationale.

L’article 1 de la Constitution de 1958, qui précise que la France est une République
« indivisible, laïque, démocratique et sociale », sert de support à cette conception de
l’exceptionnalité nationale. Par ailleurs, la critique des États-Unis est omniprésente
au cours de cette période dans les discours politique et intellectuel, car elle offre
la possibilité de défendre la vision d’une nation unie s’opposant en tout point à un
pays gangrené par la violence, divisé entre communautés – raciales, ethniques,
religieuses, sexuelles… – et principal exportateur de l’« idéologie » multicultura-
liste. L’opposition fondamentale entre les deux modèles politiques ne concerne
pas seulement les régimes en question, mais aussi le moteur de ces régimes. Dans
le discours néo-républicain, l’universalisme français est l’antithèse du « commu-
nautarisme » états-unien.

Les décennies 2000 et 2010 sont sur la continuité de la précédente. Les discussions
relatives à la laïcité (en 2004) ou sur la loi relative à la dissimulation du visage dans
l’espace public (en 2010) poursuivent la même matrice discursive. Le « débat sur
l’identité nationale » de 2009-2010 ou les polémiques contemporaines sur la « repen-
tance » ou les déboulonnages de statues y contribuent en creux par la valorisation
d’une « légende nationale » dont l’unité historique, culturelle et civilisationnelle ne
saurait être mise en question.

19
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

En quoi cela touche-t-il la pratique des sciences humaines et sociales ? En fait,


très directement. D’une part, depuis les années 2000, les travaux constructivistes
en sciences sociales se retrouvent souvent accusés de ne pas « croire » à l’identité
nationale, à son essence, et de faire ainsi le lit du pluralisme et de la diversité ! Par
ailleurs, on ne peut que constater la transformation, au cours des vingt dernières
années, d’une partie des objets de recherche. La multiplication de travaux liés au
genre, à la race, à l’ethnicité, au religieux, aux identités et aux discriminations, autant
de thématiques souvent portées par une nouvelle génération de chercheur·ses se
sentant directement « concerné·es » par ces nouveaux objets, a contribué à « cris-
per » certain·es universitaires plus ancien·nes et à relativiser certaines perspectives
explicatives, comme celles des classes sociales, au profit d’approches plus largement
« identitaires » et constructivistes. Si les partisan·es d’une perspective universa-
liste prennent de plus en plus les sciences humaines et sociales pour cible, c’est
parce qu’ils et elles estiment que, pas plus que la loi française attentive à défendre
les « valeurs de la République », l’universalisme scientifique ne saurait tolérer les
attaques académiques à l’indivisibilité qui, tout comme le multiculturalisme poli-
tique et sous la même forme que lui, proviennent d’outre-Atlantique et mettent en
péril l’unité de la France.

Il semble pourtant bien que le péril le plus grand soit celui de la myopie et de l’insu-
larité qui caractérisent nos visions des sciences sociales. Largement incapables de
voir de loin et d’apprécier – sans nécessairement embrasser – les débats qui se
déroulent autour de nous, nous continuons à nous enfoncer dans un récit passéiste
et légendaire des sciences sociales alors que dans la plupart des grandes régions
du monde (Amérique latine bien sûr, mais aussi dans le monde arabe, en Afrique
subsaharienne, en Europe centrale et orientale, ou bien encore en Asie), les débats
sur le futur des sciences sociales sont en train d’être menés depuis bien longtemps.

20
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

Qu’est-ce que les


« études décoloniales »
latino-américaines ?

CAPUCINE BOIDIN, IHEAL

L
es mots « décolonial » et « décolonialisme » relèvent aujourd’hui surtout
du slogan politique, qu’il soit fièrement brandi par certain·es militant·es
anti-racistes ou qu’il devienne une cible à abattre pour une minorité
conservatrice. En réalité, la plupart connaissent peu ou mal les travaux
des chercheur·ses d’Amérique latine et des Caraïbes qui développent depuis le
milieu des années 1990 une série de travaux en sciences sociales (sociologie, éco-
nomie, philosophie, anthropologie et sémiotique) dans un groupe de recherche
tour à tour nommé « groupe modernité/colonialité », « transmodernité » « études
postoccidentales » ou « études décoloniales ». Ce courant fait l’objet de critiques
superficielles, liées aux débats politiques nationaux voire continentaux : ainsi les
études décoloniales sont plutôt critiquées sur leur gauche en Amérique latine et sur
leur droite en Europe. Mais qu’en est-il réellement ? Qu’écrivent les auteur·rices
latino-américain·es décoloniale·ux ?

Éclairons d’abord les différences entre l’anticolonialisme des années 1950-1960,


les études postcoloniales anglophones des années 1980 et les études décoloniales
hispanophones des années 1990-2000. L’anticolonialisme se développe pendant les
luttes des pays africains et asiatiques pour leurs indépendances, surtout vis-à-vis
des métropoles françaises et anglaises. Aimé Césaire et Franz Fanon, qui écrivent
en français, sont les grandes références de l’anticolonialisme : ils déconstruisent le
regard condescendant que les colonisateur·rices portent sur les sociétés qu’ils et
elles ont colonisées tout comme l’intériorisation d’une supériorité métropolitaine
par les élites locales.

Les études postcoloniales ont quant à elles deux épicentres, tous deux issus du
Commonwealth : les départements de lettres australiens autour de l’ouvrage emblé-

21
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

matique The Empire writes back de Bill Ashcroft et un groupe d’historien·nes d’Inde
qui coordonnent les Subaltern Studies. Critiques des grands récits de la modernité,
de l’orientalisme mais aussi des nationalismes réducteurs et essentialisants dans
leurs propres pays indépendants, ils et elles revendiquent et assument leur hybridité
comme celle de leurs mondes. Pour la plupart issu·es des castes supérieures de
leurs pays, ils étudient dans les meilleures universités d’Angleterre et écrivent en
anglais. Ils et elles acquièrent progressivement reconnaissance et légitimité dans les
centres mondiaux du savoir (États-Unis et Angleterre pour l’essentiel), célèbrent la
poétique du fragment dans un monde globalisé, dissèquent la complexité de leurs
cultures inextricablement liées et marquées par leur passé colonial et dissertent
depuis la philosophie sur la possibilité même que les subalternes parlent.

Les études décoloniales quant à elles émergent des sciences sociales latino-amé-
ricaines, un espace marqué par une histoire coloniale différente (ibérique), plus
ancienne (XVIe siècle) et surtout une indépendance plus précoce (XIXe siècle), parfois
antérieure à l’indépendance de certains pays européens comme la Grèce ou l’Ita-
lie. Le contexte historique et linguistique d’émergence diffère donc radicalement
des auteur·rices anticoloniaux·les – principalement francophones – et des études
postcoloniales anglophones. De plus, les études décoloniales émergent depuis les
sciences sociales, en particulier en sociologie, en anthropologie et en économie. Elles
sont nourries par toute une tradition marxiste et matérialiste latino-américaine qui
épouse le rythme des groupes révolutionnaires et des mouvements sociaux urbains
d’Amérique latine, et qui tranche avec les approches principalement littéraires
et historiques des études postcoloniales. Enfin leurs idées et leurs orientations
politiques diffèrent : selon la perspective décoloniale, le racisme est indissociable
du capitalisme mondial qui naît en 1492 avec la conquête de l’Amérique. Et l’indé-
pendance politique du XIXe siècle n’a pas mis fin à la domination économique et
symbolique qu’exercent les ex-métropoles : la colonialité du pouvoir, du savoir et
de l’être continue de se reproduire chaque jour dans les structures matérielles et
idéelles du système monde.

Il existe cependant un point de jonction entre les études postcoloniales et décolo-


niales : les auteur·rices latino-américain·es qui feront connaître ces études décolo-
niales circulent, étudient et publient dans les universités nord-américaines. C’est
d’ailleurs ce qui permet au groupe de prendre conscience de ses différences avec
les postcoloniaux·les. Notons toutefois qu’ils et elles tiennent tou·tes à publier en
espagnol et portent un intérêt marqué aux langues et sociétés autochtones, au point
parfois d’en avoir une vision romantique, déconnectée de la réalité. Ils et elles re-
nouent avec les grands récits émancipateurs auxquels les postcoloniaux·les avaient
renoncé, et de manière significative, relisent et intègrent des anticoloniaux·les
comme Franz Fanon parmi leurs auteurs de référence.

Que disent les décoloniaux·les que ne disaient pas déjà les anticoloniaux·les et les
postcoloniaux·les ? Aníbal Quijano, qui a forgé le terme « colonialité », ne pense

22
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

JÉRÉMY BOUCHEZ (CC BY-SA 2.0)


plus « la colonisation de l’imaginaire des dominés »1 comme étant seulement un
héritage de la colonisation que subissent encore les ex-colonisé·es dans le cadre
actuel d’États-Nations formellement indépendants. Ce n’est plus non plus un facteur
explicatif du sous-développement de la région latino-américaine. La « colonialité »
devient chez Quijano un phénomène socio-historique mondial de longue durée, à
expliquer, et coextensif de la modernité. Pour lui, « la simultanéité entre la colonialité
et l’élaboration de la rationalité-modernité ne fut en aucun cas accidentelle »2. Pour
que Descartes puisse écrire « je pense donc je suis » et se poser comme un sujet
pensant en soi et pour soi, qui produit une connaissance sur un objet extérieur
à lui-même et qui possède des qualités intrinsèques, il faut commencer par nier
que la connaissance est intersubjective et relationnelle. Pour considérer que son
point de vue est rationnel et universel, il faut faire partie des maîtres de la structure
mondiale du pouvoir, position que l’Europe de Descartes acquiert par la conquête
des Amériques. Dans les relations intersubjectives, seul le sujet occidental est
alors rationnel tandis que les autres ne peuvent être qu’irrationnels et « objets de
connaissance », appropriables. Pour penser autrement, il faut se libérer de « la
prison de la colonialité »3.

Dans l’article qu’il écrit la même année avec Immanuel Wallterstein, Aníbal Quijano
développe une deuxième idée socle, à savoir que le racisme n’est pas seulement une
idéologie justificatrice a posteriori du système monde, mais qu’il est consubstantiel
au fonctionnement du capitalisme : le capitalisme, tel qu’il prend forme avec la
conquête des Amériques, instaure une division raciale du travail au niveau mondial.
Plus tard, en 2000, Aníbal Quijano articule ensemble trois formes de colonialité -
la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être - et détaille la logique du système
mondial de pouvoir, en tant que système qui organise les existences, fondé sur la
classification sociale de la population mondiale (racisme), le contrôle des ressources
et des produits du travail (entreprise capitaliste), de la sexualité (famille bourgeoise),

[1] S’il fallait choisir un seul article à lire, ce serait celui-ci : Aníbal Quijano, “Colonialidad y modernidad/
racionalidad”, Peru indígena, 13(29): 11-20. Il paraît aussi comme chapitre dans Heraclio Bonilla (dir.),
Los conquistados, 1492 y la población indígena de las Américas, CLACSO, Ediciones Libri Mundi, 1992,
p. 437-447. Une traduction en français sera bientôt publiée dans une anthologie de sociologie mondiale
que prépare Stéphane Dufoix.
[2] Quijano, 1992, op. Cit., p. 14.
[3] Quijano, 1992, op. Cit., p. 20.

23
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

de l’autorité (État-Nation), de l’intersubjectivité (eurocentrisme)4. Autrement dit la


colonialité du pouvoir est avant tout une perspective pour comprendre non seule-
ment l’Amérique latine mais le système monde dans son ensemble.

En 2008, Maria Lugones élargit de manière significative la proposition d’Aníbal


Quijano en proposant le concept de « colonialité du genre » dans un article publié
à la fois en espagnol5 et en anglais6. Elle pointe tout d’abord une limite dans la
pensée de Quijano qui « paraît tenir pour acquis que les conflits sur le contrôle du
sexe sont des conflits entre hommes, autour du contrôle exercé par les hommes sur
les ressources, qui sont supposées être des femmes ». Cette vision, qui réduit les
femmes à l’état d’objet-ressource et leur nie toute capacité à penser et agir, provient
précisément de la « construction genrée de la connaissance »7 moderne/coloniale.
Maria Lugones s’appuie alors sur des travaux qui ont cherché à montrer que les
sociétés précoloniales d’Afrique et d’Amérique témoignaient soit d’une absence de
genre, soit de gynocraties, soit d’une reconnaissance de l’homosexualité féminine
et masculine. Le patriarcat ne serait apparu qu’avec la colonialité/modernité. Ce
dernier point est à son tour contesté par Rita Laura Segato qui propose plutôt de
distinguer le patriarcat de basse intensité des sociétés précoloniales et le patriarcat
de haute intensité des sociétés modernes/coloniales8.

Un autre point de débat porte sur la manière de penser le métissage et le devenir


des communautés amérindiennes et afro-américaines d’Amérique latine : si le
monde entier est en permanence travaillé par la colonialité du pouvoir, il n’existe
pas d’extériorité pure et radicalement autre à partir de laquelle la critiquer ou la
renverser, seulement des résidus et des failles toujours provisoires, des critiques
toujours partielles et fragiles. La possibilité même de pouvoir sortir de la « prison
de la colonialité » est en jeu dans ces réflexions.

Dernière ligne de débat interne, chacun·e des auteur·rices qui se revendique en-
core aujourd’hui comme étant décolonial·e articule à des degrés différents sa vie
académique et sa vie militante et nombreux·ses sont celles et ceux qui critiquent
l’« académisation des pensées critiques », voire leur marchandisation et chosifi-

[4] Aníbal Quijano, « Colonialidad del poder, eurocentrismo y América latina », dans Edgardo Lander
(dir.), Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina, Buenos Aires, CLACSO, 2000, p. 201‑46.
[5] María Lugones. « Colonialidad y Género », Tabula Rasa, no 9 (décembre 2008) : 73‑102.
[6] Maria Lugones. « The Coloniality of Gender », dans The Palgrave Handbook of Gender and
Development: Critical Engagements in Feminist Theory and Practice, dir. Wendy Harcourt (London :
Palgrave Macmillan UK, 2016), 13‑33. https://doi.org/10.1007/978-1-137-38273-3_2. Ce chapitre
reproduit l’article ‘The Coloniality of Gender’ initialement publié dans le webzine Worlds &
Knowledges Otherwise | Spring 2008.
[7] Je cite ici le paragraphe 22 de la traduction au français : María Lugones. « La colonialité du genre »,
Les cahiers du CEDREF. Centre d’enseignement, d’études et de recherches pour les études féministes,
trad. Javiera Coussieu-Reyes et Jules Falquet, no 23 (1 septembre 2019) : 46‑89. https://doi.org/10.4000/
cedref.1196.
[8] Rita Laura Segato, « Género y colonialidad : del patriarcado comunitario de baja intensidad al
patriarcado colonial moderno de alta intensidad », in Rita Laura Segato, La crítica de la colonialidad en
ocho ensayos: y una antropología por demanda (Buenos Aires, Argentina : Prometeo Libros, 2015).,
p. 69-99.

24
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

cation afin de préserver une pensée toujours en mouvement et en prise avec les
inquiétudes des hommes et des femmes qui les entourent.

————
La notice suivante s’appuie sur la coordination d’un dossier pour les Cahiers des
Amériques latines aujourd’hui identifié comme l’une des premières introductions
de ce courant en France (2010), sur un colloque organisé en collaboration avec
Ramon Grosfoguel en 2011 et publié dans les années suivantes9, sur le travail de
traduction et introduction de Claude Rougier Bourguignon depuis 201410 et sur les
critiques et traductions des collègues françaises qui font connaître les féminismes
décoloniaux en France : les Cahiers du CEDREF11 depuis 2011, le chapitre de syn-
thèse de Jules Falquet12, une anthologie et des traductions récentes de Rita Laura
Segato. L’objectif est de donner quelques éléments pour comprendre l’histoire
sociale des idées et du réseau de chercheurs et chercheuses pour la plupart latino-
américain·es et caribéen·nes qui s’en revendiquent à un public francophone. Il n’est
pas exhaustif et son histoire continuera de s’écrire dans les années qui viennent.

[9] Caroline Rolland-Diamond et al. « Déprovincialiser les universités européennes », IdeAs. Idées
d’Amériques, n°2 (8 février 2012). http://ideas.revues.org/278.
[10] Soulignons le travail de traduction de Claude Bourguignon Rougier, Philippe Colin et Ramón
Grosfoguel, Penser l’envers obscur de la modernité : une anthologie de la pensée décoloniale latino-
américaine, Collection Espaces humains 21 (Limoges : Pulim, 2014). Et sous la direction de Claude
Bourguignon Rougier Un dictionnaire décolonial, perspectives depuis Abya Yala Afro Latino América,
en ligne depuis 2022 : https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/colonialite/front-matter/
introduction/
[11] Voir les dossiers « Théories féministes et queer décoloniales » (n°18, 2011), « Intersectionnalité et
colonialité (n° 20, 2015) et « Épistémologies féministes décoloniales » (n° 23, 2019)
[12] Jules Falquet, Imbrication : femmes, race et classe dans les mouvements sociaux (Vulaines-sur-Seine :
Éditions du Croquant, 2019).

25
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Vers un pluriversalisme
transmoderne et décolonial

FÁTIMA HURTADO LÓPEZ


UNIVERSITÉ PARIS 1 – PANTHÉON-SORBONNE

L
’universalisme fait partie des concepts et des valeurs liés au mouvement des
Lumières, concept cher à la République française, avec celui de tolérance,
de liberté, de démocratie et d’égalité de droits et de devoirs. À l’époque des
Lumières la notion d’universalisme constituait un véritable progrès vers
l’émancipation. Défendre l’universalisme, c’était défendre l’idée qu’il existe une
essence commune à tous les êtres humains sans exception, indépendante de tout
ancrage ou enracinement particulier, et permettant de proclamer l’égalité de tous
les êtres humains en dignité et en droits1. Pourquoi donc cet universalisme moderne
s’est-il retrouvé au cœur de nombreuses controverses et débats politiques ? C’est
en fait que le concept moderne d’universalisme a en réalité aussi servi à justifier
le colonialisme. Comme le signale Samir Amin, « la culture moderne dominante
prétend être fondée sur l’universalisme humaniste. En vérité, dans sa version euro-
centrique, elle s’inscrit contre lui. Car l’eurocentrisme implique la destruction des
peuples et des civilisations qui résistent à l’expansion de ce modèle ». Ainsi, la visée
universelle des droits de l’homme qui était fondamentale lors de la Déclaration de
1948 a été depuis contestée depuis plusieurs fronts. On a pu en ce sens objecter le
fait que ces droits ont été inventés par l’Occident, et qu’ils sont donc nécessairement
marqués par cette origine particulière. Prétendre donc imposer cette conception
en réalité particulière des droits de l’homme à tous les êtres humains serait ainsi
considéré comme étant une nouvelle forme de l’ethnocentrisme et d’impérialisme
culturel occidental. La première critique forte adressée à l’universalisme moderne est
celle d’avoir en réalité érigé la particularité occidentale en modèle universel. Ainsi,
« la communication en vue de parvenir à des normes susceptibles d’être partagées
par tous apparaît, non pas comme un libre débat entre des sujets responsables de
ce qu’ils énoncent, mais comme une sublimation de rapports de force, où les uns
imposent aux autres, comme valeurs ou références universelles, ce qui n’est que

[1] Cf. Lochak, D., Le droit et les paradoxes de l'universalité, PUF, 2010.

26
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

l’expression de leurs perspectives particulières »2. L’universalisme moderne a été


également contesté quant à son abstraction. Il s’agit en effet d’une conception qui
réserve les manifestations des particularismes à l’espace privé. L’universalisme
moderne est ainsi fondé sur un sujet abstrait et une suspension des différences
considérée comme nécessaire pour parvenir à l’égalité. Le sujet d’énonciation de
l’universel est donc un sujet qui se veut « sans visage et sans lieu3 », « dégagé, vidé
de toute corporéité et de tout contenu, de toute localisation dans la cartographie
du pouvoir global à partir de laquelle s’opère la production de connaissances4 ».
Or l’effacement des différences permet-il réellement d’accéder à une universalité
et égalité effectives ?

Cependant, le risque en sortant de l’universalisme de surplomb, abstrait et aux


risques impérialistes et unificateurs est de tomber dans le travers inverse : un rela-
tivisme total, une négation de l’idée d’une unité du genre humain et une émergence
d’idéologies identitaires et communautaristes. Le risque est alors aussi de simplifier
les débats à ces deux alternatives et d’accuser toute critique de l’universalisme
moderne d’être nécessairement « indigéniste », relativiste et identitaire. Or les termes
du débat se réduisent-ils uniquement à cette dichotomie binaire et de polarisation
extrême ? Peut-on échapper au dilemme opposant les particularismes relativistes à
l’universalisme abstrait (un pseudo-universalisme au fond tout aussi particulier et
ethnocentrique) ? Comment décoloniser l’universalisme moderne sans pour autant
tomber dans des particularismes provinciaux isolés ? Le contexte actuel appelle à
une clarification des termes et à une définition nouvelle de l’universel, un universel
non pas de départ et de surplomb, mais d’arrivée et de dialogue. Critiquer les excès
de l’universalisme moderne occidentalo-centré, abstrait et homogénéisant aux dé-
rives impérialistes n’implique pas nécessairement un retour culturaliste aux accents
fondamentalistes, ni la négation de toute référence à l’universel. Des issues plus
nuancées sont possibles. Ainsi, il s’agit de souligner l’importance d’une réflexion
sur les conditions nécessaires pour un véritable universalisme. La troisième voie
proposée dans cette réflexion reste donc paradoxalement de l’ordre de l’universa-
lisme, mais d’un universalisme en construction permanente et ouvert à la diversité.

Un universalisme qui devra être, pour être authentique, concret et pluriversel.

Les apports des penseurs afro-caribéens aux débats entre


le particulier et l’universel
On retrouve cette critique de l’universel abstrait moderne, qui ne s’enferme pas
dans des identités particulières mais revendique l’ouverture de l’universel à la

[2] Renaut, A., « Les conditions d'un universalisme ouvert à la diversité », Sens public, 2007.
http://sens-public.org/articles/455/
[3] Grosfoguel, R., « Vers une décolonisation des "uni-versalismes" occidentaux : le "pluri-versalisme
décolonial » d'Aimé Césaire aux zapatistes », dans Ruptures Postcoloniales, Paris, La Découverte, 2010,
p. 123.
[4] Idem.

27
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

reconnaissance de la différence, chez un des penseurs afro-caribéens majeurs :


Aimé Césaire, né en Martinique en 1913 et professeur de Frantz Fanon. Césaire est
notamment connu pour avoir introduit et défendu, en réaction au projet colonial
d’assimilation culturelle, le concept de négritude pour désigner l’ensemble des
caractéristiques et valeurs culturelles des peuples noirs ainsi que l’appartenance à
ces peuples. Mais l’œuvre d’Aimé Césaire est aussi incontournable pour « dissiper la
confusion qui entoure les débats sur l’identité et traquer les faux universalismes5 ».
Dans sa lettre de démission du Parti communiste français en 1956, adressée au
secrétaire général de l’époque Maurice Thorez, Césaire énumère quelques-uns
des défauts très apparents qu’il a constatés chez les membres de ce parti, et en
particulier « leur conviction [...] de la supériorité omnilatérale de l’Occident ; leur
croyance que l’évolution telle qu’elle s’est opérée en Europe est la seule possible ;
la seule désirable ; qu’elle est celle par laquelle le monde entier devra passer6 ».
Césaire démissionne donc du Parti communiste français, car l’anti-colonialisme
même des communistes européen·nes porte encore les stigmates de ce colonia-
lisme qu’il combat. Il attaque ainsi le réductionnisme et l’universalisme abstrait
de la pensée marxiste européenne (et eurocentrique) qui fait qu’il n’y aura jamais
de variante africaine, ou malgache, ou antillaise, etc. du communisme parce que
le communisme français et européen trouve plus commode de leur imposer la
sienne. Aimé Césaire dénonce alors ce qu’il qualifie de réductionnisme européen,
« l’instinctive tendance d’une civilisation éminente et prestigieuse à abuser de son
prestige même pour faire le vide autour d’elle en ramenant abusivement la notion
d’universel à ses propres dimensions7 ». Or aucune civilisation n’a le « monopole
de la beauté ou de l’intelligence ». Mais Césaire prévient une objection :

Provincialisme ? Non pas. Je ne m’enterre pas dans un particularisme étroit.


Mais je ne veux pas non plus me perdre dans un universalisme décharné. Il y
a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou
par dilution dans « l’universel ». Ma conception de l’universel est celle d’un
universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfon-
dissement et coexistence de tous les particuliers8.

Césaire défend donc bien « l’universel, oui […] non pas par négation, mais comme
approfondissement de notre propre singularité […]. Notre engagement n’a de sens
que s’il s’agit d’un ré-enracinement certes, mais aussi d’un épanouissement, d’un
dépassement et de la conquête d’une nouvelle et plus large fraternité9 ». Contre
l’universalisme abstrait et monologique qui établit des relations verticales et impé-
riales entre les peuples, Césaire revendique un universalisme à la fois enraciné,
[5] Birnbaum, j., « Nadia Yala Kisukidi : "Aimé Césaire construit une politique des solidarités" », Le Monde,
10 avril 2019.
[6] Césaire, A., « Lettre à Maurice Thorez [1956] », dans G. Ngal, Lire Le Discours sur le Colonialisme
d'Aimé Césaire, Paris, Présence Africaine, 1994, p. 138.
[7] Césaire, A., Discours sur le colonialisme, suivi de Discours sur la négritude, Paris, Présence Africaine,
2004, p. 85.
[8] Césaire, A., « Lettre à Maurice Thorez [1956] », op.cit., p. 141.
[9] Idem.

28
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

MR. THEKLAN (CC BY-SA 2.0)


École Primaire Rebelle Zapatiste, Chiapas (sud du Mexique). La fresque murale dit : « L’éducation
autonome construit des mondes différents, dans lesquels de nombreux mondes aient leur place ».

c’est-à-dire prenant racine dans une réalité concrète, et dialogique, c’est-à-dire


horizontal et fraternel. Cette nouvelle et plus large fraternité contre ce que Césaire
appelle le réductionnisme européen est donc bien celle d’un universalisme « autre »
et concret dans lequel sont déposés tous les particuliers, ce qu’en 1988 Jean Ber-
nabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant ont appelé « la chance du monde
diffracté mais recomposé, l’harmonisation consciente des diversités préservées : la
diversalité10 ». Elle est un « pluri-vers » au lieu d’un « uni-vers », et surmonte ainsi
les écueils des fondamentalismes eurocentriques et tiers-mondistes. L’intuition
philosophique de Césaire a de ce fait constitué une source d’inspiration importante
pour l’élaboration de la notion de plurivers.

Les apports de la pensée critique latino-américaine


à la construction d’un universalisme « autre »,
concret et pluriversel
Dans ces débats entre le particulier et l’universel, les apports conceptuels des
chercheur·ses critiques latino-américain·es ont été d’une grande richesse. D’abord,
à partir des années 1960, avec la philosophie de la libération et en particulier avec
son fondateur, Enrique Dussel. Puis, à partir des années 1990, avec les auteur·rices
réuni·es autour des études dites « Modernes/Coloniales » ou « Décoloniales ». Ces
différents courants, bien que distincts, sont en étroite relation et s’approfondissent et

[10] Bernabé, J., Chamoiseau P. et Confiant, R., Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1993, p. 54.

29
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

enrichissent mutuellement. Ensemble, ils sont à l’origine de nombreuses innovations


conceptuelles dans la réflexion pour un universalisme autre, concret et pluriversel.

Enrique Dussel et la philosophie de la libération


Enrique Dussel est un philosophe argentin fondateur du courant nommé philo-
sophie de la libération. La philosophie de la libération est née en Amérique latine
dans les années 1960 et a été depuis ses origines un mouvement collectif, résultat
du travail de différent·es penseur·ses. Pris·es dans leur ensemble, les penseur·ses
qui ont développé ce courant de pensée critique partagent la conviction que pour
parvenir à une philosophie authentique et originelle, l’Amérique latine avait besoin
d’un double processus de libération. D’une part, les nouvelles sciences sociales
latino-américaines avaient montré le caractère essentiellement structurel de la
dépendance économique, de sorte que la libération était premièrement comprise
comme une rupture avec le système de dépendance. D’autre part, la libération
de la dépendance impliquait également une décolonisation intellectuelle, c’est-à-
dire une rupture avec les traditions de pensée occidentales, considérées par ces
auteur·rices comme insuffisantes pour penser leur propre réalité et la transformer.

Parmi les innovations conceptuelles majeures de Dussel au débat qui nous inté-
resse, il faut souligner l’introduction de la notion de transmodernité. Pour Dussel,
derrière le concept émancipateur de la modernité se cache un mythe d’occultation
de l’Autre, basé sur deux concepts étroitement liés : l’eurocentrisme, c’est-à-dire
« l’imposition violente à d’autres particularismes […] du particularisme européen
à prétention universaliste11 », et la tromperie développementiste, c’est-à-dire la
position selon laquelle on considère que le développement qu’a suivi l’Europe devra
être suivi unilinéairement par toute autre culture. L’eurocentrisme conduit donc
à un déni de co-temporalité entre les peuples : l’autre est nié, occulté, considéré
comme barbare, sauvage, arriéré ou sous-développé. Selon Dussel :

Les Indiens voient leurs propres droits niés, ainsi que leur civilisation, leur
culture, leur monde, leurs dieux, au nom d’un « dieu étranger » et d’une raison
moderne qui a donné aux conquistadors la légitimité nécessaire pour conqué-
rir. Tel est le processus de rationalisation propre à la Modernité : elle élabore
le mythe de sa bonté (« mythe civilisateur ») au moyen duquel elle justifie la
violence et se déclare innocente de l’assassinat de l’Autre12.

Cette « modernisation » est, comme un passage de la puissance (des mondes colo-


niaux) à l’acte (ou l’être de l’Europe), un processus d’imitation. Santiago Castro-
Gómez, participant du groupe Modernité/Colonialité, rejoint Dussel sur ce point
quand il écrit que « le mythe eurocentrique de la modernité [a identifié] la particularité
européenne avec l’universalité, et la colonialité avec le passé de l’Europe ». Dans ce
contexte, parler de « rencontre de deux mondes » est pour Dussel un euphémisme.

[11] Dussel, E., 1492. L'occultation de l'autre, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1992, p.13.
[12] Ibid., p. 56.

30
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

C’est pourquoi, d’après Dussel, l’Europe se trouve aujourd’hui confrontée au « besoin


d’une mondialité analogue13, et non d’une universalité univoque dominatrice14 ».

Dussel critique aussi les solutions « postmodernes » qui pour lui, tombent dans une
nouvelle absolutisation : celle d’un différentialisme se faisant lui aussi dogmatique
dans sa défense d’une hétérogénéité irréductible des différences qui empêche la
possibilité de tout dialogue. L’auteur reste ainsi paradoxalement dans l’ordre de
l’universel. En effet, si le différentialisme a l’avantage d’assurer un monde pluriel
dans lequel il est possible d’exercer le dissensus, du point de vue du philosophe de
la libération, il a cependant l’inconvénient majeur de ne pas transformer les termes
de la conversation puisque la dichotomie entre un « Nous » et des « Autres » est
malgré tout maintenue. Ainsi, si Dussel avait pu dans ses écrits des années 1970
qualifier sa propre proposition philosophique de « postmoderne » pour souligner
la nécessité de dépasser la modernité, à partir des années 1990, il va tâcher de se
distinguer des postmodernes et proposera le terme de « transmodernité » pour
sa philosophie :

Après la « fin de la modernité », il est nécessaire d’imaginer une utopie his-


torique de vie, une « transmodernité » planétaire […]. Et pour cela, l’Éthique
de la Libération doit compter avec la raison, avec des critères éthiques supra-
régionaux, planétaires […]. Il est donc nécessaire de savoir discerner le positif
de la critique des postmodernes, le positif de la modernité, et l’affirmation du
précieux de l’extériorité du monde de la vie du Sud pour imaginer un projet
de libération, alternatif, éthique et nécessaire pour la majorité de l’humanité,
ainsi que les médiations institutionnelles pour sa réalisation effective15.

Le concept de « transmodernité » est donc introduit par Dussel pour affirmer à la


fois la Modernité et son altérité niée. La philosophie de la libération n’est donc pas
« un projet pré-moderne » ni « une affirmation folklorique du passé ». Elle n’est pas
non plus « un projet anti-moderne » ni « un projet post-moderne, négation de la
Modernité en tant que critique de toute raison, pour tomber dans un irrationalisme
nihiliste. Ce doit être un projet «transmoderne» (donc une «Trans-modernité») grâce
à l’incorporation réelle du caractère émancipateur rationnel de la Modernité et de
son Altérité niée, grâce à la négation de son caractère mythique – lequel justifiant
l’innocence de la Modernité par rapport à ses victimes était irrationnel16 ». L’affirma-
tion dusselienne de la différence ne renonce donc pas aux conditions et aux principes
éthiques universels, et donc à l’universalité d’une raison éthique qui, tout en criti-
quant les excès de la raison moderne occidentale, vise une universalité autre, celle

[13] L'analogie renvoie à des concepts portants sur des réalités différentes mais qui cependant ont entre
eux une certaine proportion.
[14] Dussel, E., « Expansión de la cristiandad, su crisis y el momento presente », Concilium, n.220, 1988,
p.483.
[15] Dussel, E., Posmodernidad y transmodernidad. Diálogos con la filosoífa de Gianni Vattimo, Mexico,
Universidad Iberoamericana Plantel Golfo Centro, 1999, p.63.
[16] Dussel, E., 1492 : l'occultation de l'autre, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1992, pp.166-167.

31
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

qu’il nommera plus tard avec le groupe Modernité/Colonialité le « pluriversalisme


transmoderne ». Ainsi pour Dussel, « l’affirmation et l’émancipation de la Différence
construit une universalité novatrice et future. La question n’est pas Différence ou
Universalité mais Universalité dans la Différence et Différence dans l’Universalité17 ».

Le groupe de recherche Modernité/Colonialité :


vers un pluriversalisme transmoderne décolonial
Le groupe Modernité/Colonialité est un groupe de recherche hétérogène et plu-
ridisciplinaire né au milieu des années 1990 en Amérique latine18. Le postulat de
base du groupe affirme que la colonialité n’est pas dérivée de la modernité, mais
constitutive de celle-ci. En effet, le déni de co-temporalité issu de la modernité,
c’est-à-dire l’idée de vivre dans des espaces géographiques différents et, en même
temps, de ne pas partager le même temps historique, avait impliqué que le destin
de chaque région était conçu comme indépendant de celui des autres régions. La
modernité est ainsi considérée comme un phénomène exclusivement européen
qui trouve son origine dans des expériences intra-européennes. Dans la vision
traditionnelle de la modernité, la colonialité n’est donc pas considérée comme
un phénomène constitutif de la modernité, mais dérivé de celle-ci. Face à cela, le
groupe Modernité/Colonialité propose une relecture dé-constructive de la vision
traditionnelle de la modernité, une critique de l’eurocentrisme et une revalorisation
des cultures et épistémès19 subalternisées par la culture et l’épistémè occidentale.
Le groupe distingue colonialisme de colonialité et en conséquence, décolonisation
de décolonialité20. Ainsi, le terme « colonialité » fait référence à un type de pouvoir
qui est né du colonialisme moderne, mais qui s’applique à des domaines autres
que juridique ou politique. Le colonialisme a précédé la colonialité, mais celle-ci
a survécu au colonialisme et a prouvé être plus profonde et durable que celui-ci.
Par conséquent, le monde – aux débuts du XXIe siècle – a besoin d’une deuxième
décolonisation, c’est-à-dire, d’une decolonialité qui complète la décolonisation
juridique et politique qui avait été menée à bien aux XIXe et XXe siècles. Le groupe
affirme ainsi qu’au lieu de parler de l’époque actuelle comme une époque post-co-
loniale nous devrions parler du passage du colonialisme moderne à la « colonialité
globale »21, colonialité à la fois du pouvoir, du savoir et de l’être.

L’intérêt porté aux philosophies latino-américaines trouve ainsi son origine dans
les contributions de ces penseur·ses critiques au « projet mondial analogique d’un

[17] Dussel, E., « La filosofía de la liberación ante el debate de la postmodernidad en los estudios
latinoamericanos », dans E. Dussel, Hacia una filosofía política crítica, Bilbao, Desclée, 2001, p. 450.
[18] Parmi les principales figures qui constituent le mouvement se trouvent : le philosophe de la libération
Enrique Dussel, les sociologues Aníbal Quijano, Ramón Grosfoguel et Edgardo Lander, le sémioticien
et théoricien de la culture Walter Mignolo, les philosophes Santiago Castro-Gómez, Eduardo Mendieta
et Nelson Maldonado-Torres, les anthropologues Arturo Escobar, Eduardo Restrepo et Fernando
Coronil, la sémioticienne Zulma Palermo, les linguistes Catherine Walsh et Freya Schiwy, entre autres.
[19] Epistémès : ensemble des connaissances réglées (conception du monde, sciences, philosophies…)
propres à un groupe social, à une époque.
[20] Voir l'article sur la colonialité dans ce numéro de Passerelle.
[21] Castro-Gómez, S. et Grosfoguel, R. (ed.), El giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica
más allá del capitalismo global, Bogotá, ed. Siglo del Hombre, 2007, p. 13.

32
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

plurivers transmoderne (qui n’est pas simplement «universel» ni «postmoderne»)22 ».


Ces auteur·rices insistent donc pour dire qu’avec la Modernité, il s’est agi en réa-
lité d’un universalisme non-universel, abstrait et régional qui a pensé l’ensemble
de l’humanité à partir de sa propre expérience érigée en modèle de référence à
imiter. Mais avec Aimé Césaire, la perspective décoloniale se distingue aussi des
courants multiculturalistes et relativistes qui, affirmant un universel enraciné face
à la dilution dans un universel abstrait, proposent des « Nous » juxtaposés, frag-
mentés dans une multiplicité déconnectée et non communiquante. Ainsi, pour Raúl
Fornet-Betancourt, la nouvelle universalité vers laquelle on doit se diriger doit être
interculturelle : une universalité dans laquelle les différences communiquent entre
elles tout en étant protégées (contre la dilution dans un universalisme abstrait
homogénéisant). Cette conception de l’universel interculturel ne réduit pas les
différences à des identités fixes, et n’exclut pas la différence de l’universel. C’est
donc un universalisme qui exige dialogue et ouverture, accueil et « partage avec
l’autre de ce qui est propre pour le redimensionner en commun23 ».

Il importe donc de préciser qu’une perspective décoloniale ne saurait être assi-


milée à une critique antieuropéenne essentialisante, car le rejet des penseur·ses
européen·nes et la sacralisation des subalternes reviendrait à une simple inversion
de l’eurocentrisme. Cette simple inversion de l’eurocentrisme changerait le contenu
tout en gardant les termes de la conversation. La perspective décoloniale est donc
doublement critique : tant à l’égard du « fondamentalisme eurocentrique » que
des « fondamentalismes » tiers-mondistes, car les deux reproduisent de la même
manière les oppositions binaires entre un « Nous » et des « autres ». La perspective
décoloniale revendique certes un ré-enracinement et une affirmation de l’extério-
rité rejetée, mais ceux-ci doivent se réaliser « dans un dialogue constructif avec
la modernité européenne et nord-américaine [...] cela en vue d’une philosophie
mondiale future pluriverselle et de ce fait, transmoderne24 ». Cette nouvelle et plus
large fraternité contre ce que Césaire appelle le réductionnisme européen est donc
bien celle d’un universalisme, mais d’un universalisme « autre » et concret dans
lequel sont déposés tous les particuliers, un « pluri-vers » au lieu d’un « uni-vers », et
surmonte ainsi les écueils des fondamentalismes eurocentrique et tiers-mondiste25.
L’intuition philosophique de Césaire a de ce fait constitué une source d’inspiration
importante pour l’élaboration de la notion d’un « pluri-vers transmoderne » (Dussel)
et « décolonial » (Grosfoguel), d’une « diversalité comme projet universel » (Mignolo).

[22] Dussel, E., « Pour un dialogue mondial entre traditions philosophiques », Cahiers des Amériques
latines, n°62, 2009/3, p.125.
[23] Fornet-Betancourt, R., La interculturalidad a prueba, Aachen, Verlagsgruppe Mainz, 2006, p.54.
[24] Dussel, E., « Pour un dialogue mondial entre traditions philosophiques », op.cit., p.124.
[25] Grosfoguel, R., « Descolonizando los universalismos occidentales : el pluri-versalismo transmoderno
decolonial desde Aimé Césaire hasta los zapatistas », dans S. Castro-Gómez et R. Grosfoguel (eds.),
El giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica más allá del capitalismo global, Bogotá,
Siglo del Hombre, 2007, p. 71. Version actualisée en français : « Vers une décolonisation des "uni-
versalismes" occidentaux : le "pluri-versalisme décolonial", d'Aimé Césaire aux zapatistes », dans A.
Mbembe (ed.), Ruptures Postcoloniales, Paris, La Découverte, 2010, p. 131-132.

33
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

L’eurocentrisme,
ou le mythe de
la modernité capitaliste
comme unique possibilité

SEBASTIÁN LEÓN, UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LIMA

U
n certain nombre de malentendus circulent à propos du concept d’« eu-
rocentrisme », non seulement dans le milieu universitaire, mais aussi
et surtout dans les cercles militants et chez les activistes politiques.
Dans certains de ces milieux, on entend souvent dire que la critique
de l’eurocentrisme est une mode issue du milieu universitaire néolibéral qui s’est
diffusée chez les militant·es par le biais de courants théoriques « post-marxistes »
et « post-modernes », comme le seraient les études post-coloniales. Cette critique
est souvent perçue comme une variante de la politique identitaire qui se focaliserait
exclusivement sur la dimension culturelle, et qui chercherait à réhabiliter une ou
plusieurs identités historiquement méprisées ou exclues du cadre sociopolitique
actuel (soit, concrètement, les identités « non occidentales », celles des peuples et
nations d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine). Cette perception de la critique de
l’eurocentrisme la fait apparaître comme moins centrée sur des enjeux « matériels »,
comme la lutte des classes ou l’abolition de l’ordre social capitaliste, que sur la
considération de la différence culturelle « spécifique » des peuples non-occidentaux :
s’ouvrir à des points de vue « alternatifs » sur la réalité sociale et culturelle dans son
ensemble, qui dépasseraient la « rationalité occidentale » et ses prétentions univer-
salistes et objectivistes et tiendraient compte des valeurs et savoirs traditionnels
de ces groupes, etc. Considérée sous cet angle, la critique de l’eurocentrisme peut
être comprise comme une posture purement cosmétique et sentimentale, qui ne
vise qu’une réévaluation des particularités non-occidentales de manière à donner
aux groupes marginalisés une fausse impression d’inclusion (a). Également, elle
serait une forme d’irrationalité romantique qui prétend saper l’idéal scientifique
en effaçant les frontières entre les faits objectifs et les croyances subjectives, en
entravant la connaissance de la réalité sociale et sa critique effective, tout en rejetant

34
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

tout projet ou horizon politique commun à l’humanité au nom d’une exaltation des
particularités ethniques et culturelles (b). Ou elle serait directement perçue comme
une forme d’« idéologie » qui maintient la critique au niveau « superficiel » du
discours (en l’éloignant des « vrais problèmes » du système capitaliste), et qui, en
mettant l’accent sur la différence culturelle, permet à la fois de produire des bénéfices
pour les universitaires et les chef·fes d’entreprise qui parrainent (ou, devrait-on
dire, marchandisent) ces spécificités culturelles, et d’accentuer les différences entre
les travailleur·ses du monde pour entretenir les divisions (c). Certain·es accusent
par ailleurs la critique de l’eurocentrisme de contribuer à l’essentialisation ou à
l’orientalisation des peuples non-occidentaux, en justifiant l’image que l’on peut
se faire d’eux (irrationnels, tribalistes et traditionalistes, autrement dit « arriérés »
ou « prémodernes ») ; une image paradoxalement eurocentrique.

On comprend que cette interprétation de l’eurocentrisme et sa critique aient sus-


cité la méfiance et le rejet chez certaines branches de la gauche, notamment celles
qui défendent une partie de l’« héritage » des Lumières européennes, comme
les idéaux de rationalité, d’autonomie, de démocratie et d’universalité ; ou celles
qui promeuvent une perspective matérialiste mettant l’accent sur l’organisation
sociale de la production et sur la lutte des classes productrices à travers des intérêts
matériels « concrets » (c’est-à-dire qui ne soient pas « purement symboliques » ou
« culturels »). J’estime néanmoins que cette façon d’aborder la critique de l’euro-
centrisme à travers un prisme identitaire, purement discursif ou culturaliste, revient
d’une certaine manière à déformer cette critique, ce à quoi sa banalisation dans
certains cercles universitaires et certains discours politique d’ascendance libérale
a évidemment contribué. Je pense que cette déformation ne délégitime pas la cri-
tique de l’eurocentrisme, et ne lui ôte ni son urgence ni sa légitimité ; il est d’ailleurs
évident que l’histoire du capitalisme est marquée par la « récupération » incessante
de discours et de causes progressistes par sa machine idéologique, dans le but de
les vider de leur radicalité et de les domestiquer afin qu’ils ne représentent plus
aucune menace pour l’ordre social capitaliste (voire lui soient directement utiles).
Par exemple, on assiste depuis quelques années à des tentatives de dénaturation
des luttes féministes et antiracistes, en les limitant à des revendications identitaires
« purement symboliques » et en donnant l’illusion que la démocratie libérale est à
même d’en satisfaire toutes les demandes. En somme, qu’un capitalisme progres-
siste, égalitaire et inclusif est possible. Ces points de vue culturalistes oublient par
exemple le fait que le capitalisme a besoin, pour se reproduire, de la surexploitation
des femmes dans la sphère domestique, ou combien la racialisation de certains
groupes est imbriquée dans l’organisation effective de la division sociale du travail.
De même, celles et ceux qui prétendent se dresser contre le culturalisme identitaire
en opposant, aux luttes des femmes et des groupes racialisés, les dimensions éco-
nomiques et classistes en tant que domaines « purement matériels », et en faisant
de la question de la classe ouvrière le problème « fondamental » ou « véritable »,
finissent involontairement par tomber dans la même logique abstraite du libéra-
lisme, en séparant sans sourciller « le culturel » et « l’économique », et en défendant

35
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

un identitarisme ouvrier qui réduit la problématique du prolétariat et de la lutte


des classes au « purement économique ». Au début du XXe siècle, Lénine avait déjà
averti contre ce biais ouvriériste lorsqu’il critiquait l’économicisme « trade-unio-
niste » et la façon dont cette position se limite à la question économique. Pour lui,
l’économicisme renonçait à une compréhension complexe de la lutte des classes,
dans laquelle la position des travailleurs était nécessairement articulée dans un
large éventail de classes, de secteurs et de groupes sociaux dont les situations et
les luttes concrètes reconfiguraient en permanence l’espace social. On ne pourrait
donc pas comprendre correctement le capitalisme – ni la lutte des classes en général,
ni la position des travailleurs en particulier – sans cette compréhension complexe.
À cette époque, du fait la position trade-unioniste de la social-démocratie euro-
péenne, il a souvent été difficile de comprendre l’importance de la solidarité entre
les ouvier·es européen·nes et les peuples colonisés en lutte pour leur libération ;
à tel point que les leaders et les intellectuel·les de la social-démocratie ont fini par
justifier la colonisation comme un arrangement avantageux pour les ouvrier·es
européen·nes (dont les conditions de vie s’amélioreraient) et les peuples colonisés
(qui pourraient ainsi se « moderniser » et « sortir de l’arriération »). Lénine, au
contraire, comprenait que la libération nationale des colonies signifierait un coup
fatal porté aux capitalistes, qui tirent profit de la surexploitation des peuples colo-
nisés, ce qui renforcerait la position globale du mouvement ouvrier. Ainsi, la lutte
des colonies pour la libération nationale prenait un caractère révolutionnaire et
devenait par là même un mot d’ordre de la lutte pour l’abolition du capitalisme et
l’émancipation du genre humain.

Je pense que c’est justement ce qui fait tout l’intérêt de la critique de l’eurocen-
trisme : sa capacité à faire le jour sur la complexité de la lutte des classes dans le
cadre du système capitaliste, et à interpréter ce système de façon plus complète,
et ainsi de contribuer à la lutte de toutes les classes et tous les groupes opprimés,
exploités et humiliés.

Mais d’abord, qu’est-ce que l’eurocentrisme ? Un simple ensemble de préjugés


et d’erreurs nés de l’ignorance des Européen·nes à l’égard des autres peuples
du monde (un simple « provincialisme ») ? Une théorie sociale, dotée d’une cer-
taine cohérence interne et visant à expliquer toute une série de problématiques
spécifiques ? Ou bien une sorte de mal, de pathologie propre à la culture et à la
rationalité européennes ? Nous postulons que ce n’est rien de tout cela. Avec Samir
Amin, nous estimons que l’eurocentrisme est une déformation systématique de la
majeure partie des idéologies et des théories apparues au cours de l’horizon histo-
rique du capitalisme, qui fonctionne à la manière d’un paradigme hégémonique. Il
surgit ainsi spontanément et s’exprime aussi bien dans le bon sens quotidien et les
préjugés triviaux, que par le biais des médias et des connaissances savantes des

36
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

spécialistes des sciences sociales1. Il est aussi le fruit d’une histoire concrète, qui ne
remonte pas plus loin qu’au XVe siècle2. Nous considérons que l’eurocentrisme est
déformation car il masque ou déforme systématiquement la nature historique du
système capitaliste et des conflits qui le traversent. Le caractère paradigmatique
de l’eurocentrisme se vérifie en cela qu’il prétend poser la manière adéquate de
comprendre le capitalisme3. Tout ceci contribue, de façon intentionnelle ou non, à
la légitimation de cet ordre social.

Paradoxalement, ce n’est pas sa critique qui tombe inévitablement dans le cultu-


ralisme, mais au contraire l’eurocentrisme, dans le sens où « il suppose l’existence
d’invariants culturels qui donnent corps aux trajectoires historiques des différents
peuples [occidentaux et non-occidentaux], irréductibles les uns aux autres »4. Mais
que sont ces « invariants culturels » (des traits spécifiques jugés « essentiels » :
intrinsèques, éternels et anhistoriques) qu’implique l’eurocentrisme ? Et quelles
sont ces trajectoires historiques auxquelles il donne corps, et en quoi seraient-elles
irréductibles ? Pour l’expliquer, soulignons tout d’abord que l’eurocentrisme postule
un dualisme entre l’Europe et le reste des peuples du monde : l’Europe incarnerait
le progrès de l’humanité et la civilisation, tandis que le reste du monde incarnerait
l’arriération. Cette distinction repose sur une certaine compréhension progres-
sive de l’histoire et de son développement, qui se construirait par étapes selon
une trajectoire linéaire inévitable allant de l’arriération au développement, dont
l’Europe moderne et capitaliste serait le stade le plus avancé5. Ce développement
de l’Europe s’expliquerait par des attributs propres à la culture européenne, une
sorte de miracle qui, nous dit-on, n’aurait pu survenir dans aucune autre sphère
culturelle. L’Europe incarnerait, à travers le progrès scientifique et technique, le
triomphe de la raison sur l’obscurantisme et le dogmatisme qui caractérisent les
« modes de vie traditionnels » ou « prémodernes » (le monde non-européen). Si
l’Europe (et l’Europe seule) a pu effectuer ce bond qualitatif vers les Lumières, qui
libère les forces productives et sépare l’économique du politique et la politique
de la société civile (entraînant par là-même l’émergence de l’économie capitaliste
et de la démocratie libérale), ce serait en raison des origines bien particulières
de l’Europe, de son héritage - grec et chrétien - qui la démarque des barbares et
la pousse invariablement à privilégier la raison et la liberté du sujet. Ce discours
eurocentrique se décline en plusieurs variantes, plus ou moins populaires selon les
périodes et l’importance accordée à l’héritage philosophique rationaliste (dont le
Siècle des Lumières est l’expression ultime) ou bien aux racines chrétiennes ; des
variantes qui se positionnent sur un éventail allant du matérialisme mécaniciste

[1] Comme nous le verrons plus loin, le préjugé principal de l’eurocentrisme réside dans la compréhension
du capitalisme comme un mode d’organisation socio-économique qui s’inscrit sur un territoire
national (au lieu de le comprendre comme un système mondial), et qui présuppose l’opposition entre
des pays « développés » et des pays « arriérés ».
[2] Amin, S., El Eurocentrismo. Crítica de una ideología, p. 9
[3] Voir note 1.
[4] Ibid.
[5] Le philosophe argentin Enrique Dussel a qualifié cette interprétation de l’histoire de « supercherie
développementiste » (cf. 1492. El encubrimiento del Otro. Hacia el origen del mito de la modernidad).

37
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

(qui associe le progrès à la raison instrumentale) à l’idéalisme providentialiste


(qui l’associe à Dieu ou à la providence). Quoiqu’il en soit, l’Europe, propulsée au
rang de protagoniste de l’histoire universelle, se retrouve soigneusement séparée
de l’histoire des « autres », les peuples non-occidentaux, qui n’ont d’autre choix
que d’imiter la trajectoire européenne (s’ils le peuvent) ou d’être condamnés à
l’arriération et la barbarie.

Amin et al.6 soutiennent que derrière ce discours se cache la construction d’un


mythe, que l’on pourrait baptiser indifféremment « mythe de l’Europe » ou « mythe
de la modernité ». Quoiqu’il en soit, l’idée renvoie à la construction d’une Europe
mythologique, débarrassée des vases communicants qui relient inévitablement
son histoire réelle à celle du reste du monde, et des processus sociaux violents,
contradictoires et conflictuels qui caractérisent l’histoire mondiale. Ce mythe cache
les conditions particulières de la production capitaliste (le discours du progrès
anhistorique de la raison instrumentale/providentielle déplace le conflit social et
l’exploitation), brouille la compréhension des origines historiques du capitalisme (en
exacerbant les spécificités culturelles respectives de l’Europe et de ses homologues
« non-occidentaux », donnant ainsi l’impression que la modernité est d’origine
strictement européenne) et fait l’impasse sur la relation nécessaire entre les centres
développés du capitalisme et ses périphéries arriérées (en niant le caractère mon-
dialisé et interconnecté du système capitaliste, en persistant à imputer les inégalités
entre nations à des causes exclusivement internes, et en réitérant au passage les
préjugés sur les spécificités culturelles transhistoriques qui caractériseraient les
divers peuples du monde)7.

La réalité historique, c’est que ce qu’on appelle aujourd’hui l’« Europe », et son
caractère pseudo-central dans l’histoire universelle, sont le fruit d’une histoire
somme toute relativement récente. Nous l’avons dit, elle ne remonte pas au-delà
du XVe siècle, avec la Renaissance. En réalité, l’Europe pré-Renaissance ne jouait
qu’un rôle périphérique vis-à-vis du monde islamique, bien plus développé sur les
plans économique et politique, et qui exerçait sur elle une influence culturelle et
sociale presque aussi forte que celle de l’Europe, aujourd’hui, sur le reste du monde.
Le mythe de l’ancêtre grec et de la Grèce antique comme berceau de l’Occident
s’effondre lorsque l’on sait que les Grecs avaient conscience de leur immense dette
culturelle envers les civilisations « orientales », comme la Phénicie, la Mésopotamie,
la Perse et l’Égypte, et qu’ils estimaient appartenir à une sphère méditerranéenne
[6] Cf. Amin, S., El Eurocentrismo. Crítica de una ideología, México D.F.: Siglo XXI, 1989; E. Dussel, El
encubrimiento del Otro. Hacia el origen del mito de la modernidad, La Paz: Plural editores, 1994; I.
Wallerstein, “The Rise and Future Demise of the World Capitalist System: Concepts for Comparative
Analysis”, dans Introduction to the Sociologies of ‘Developing Societies’ (ed. H. Alavi y T. Shanin),
Londres: Macmillan Press, 1983; J. Abu-Lughod, Before European Hegemony: The World System AD
1250-1350, Oxford: Oxford University Press, 1991; A. Anievas et K. Nisanciongu, How the West Came
to Rule: The Geopolitical Origins of Capitalism, Londres: Pluto Press, 2015.
[7] Cf. Amin, S., El Eurocentrismo. Crítica de una ideología, México D.F.: Siglo XXI, 1989, pp. 76-77.

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PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

XILOTRÓPICO DIEGO SANCHEZ VIA ARTEENRESISTENCIA.ORG (CC BY-NC-ND 4.0)

« Le Sud est notre Nord »

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DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

où la distinction moderne entre « Occident » et « Orient » n’avait pas lieu d’être8.


Sans compter que le monde islamique, qui a joué un rôle prépondérant dans la
diffusion de la culture hellène chez les peuples européens, est tout autant l’héri-
tier de la Grèce que ne l’est l’Occident chrétien9. Il convient aussi de rappeler les
origines asiatiques du christianisme, et de souligner que la christianisation de
l’Europe est un phénomène relativement tardif dans la diffusion de cette religion.
Une analyse historique montre d’ailleurs que les éléments du christianisme les plus
mis en avant par le discours eurocentrique (comme l’universalisme ou la prépon-
dérance de l’être humain face à la création) sont tout aussi centraux dans d’autres
religions, comme l’Islam ou le bouddhisme10. Dans le fond, il n’y a pas de raisons
historiques de penser que les conditions sociales particulières qui ont débouché
sur l’émergence du capitalisme et de la modernité ne pouvaient être réunies qu’en
Europe. Mais ces conditions, justement, quelles sont-elles ?

Quijano, Wallerstein et d’autres estiment que s’il fallait identifier un événement fon-
dateur de la modernité, ce serait la conquête de l’Amérique11. Un événement né, en
fin de compte, du besoin des monarchies européennes de rompre avec l’hégémonie
islamique12. Le renforcement des États-nations européens, et l’interconnexion des
régions du monde au sein d’un même marché mondial qui s’en est suivie, n’auraient
pu avoir lieu sans la soumission des populations autochtones et la destruction de
leurs civilisations. Cette origine violente de l’hégémonie européenne sur le monde
a fait dire à Enrique Dussel que la genèse de la subjectivité moderne ne réside pas
dans l’ego cogito (« je pense ») cartésien (l’individu dépassionné, capable de se
séparer et de séparer ses croyances subjectives des objets du monde et de leurs
propriétés, et qui par leur intermédiaire peut exercer un contrôle efficace sur la
réalité) mais l’ego conquiro (« je conquiers »), soit l’individu rapace qui s’approprie
avec violence ce qu’il revendique arbitrairement comme sien, né dans les flammes
de la reconquête ibérique et porté à son paroxysme sanglant pendant la conquête
des Amériques13.

Comme l’explique Amin, l’idéal de l’universalisme, défendu par tant de religions


et de philosophies dans l’histoire de l’humanité, a fait un premier pas vers sa réa-
lisation concrète avec l’émergence de l’économie mondiale capitaliste, qui incarne
la promesse d’une humanité et d’une histoire unifiées14. Pourtant, cette promesse
a été trahie dès le départ, car la logique même de l’économie capitaliste naissante

[8] I bid., p. 34. Voir également, E. Dussel, “Europa, modernidad y eurocentrismo”, dans La colonialidad
del saber: eurocentrismo y ciencias sociales, perspectivas latinoamericanas (comp. Edgardo Lander), pp.
39-51.
[9] Cf., E. Dussel, “Europa, modernidad y eurocentrismo”, dans La colonialidad del saber: eurocentrismo y
ciencias sociales, perspectivas latinoamericanas (comp. Edgardo Lander), pp. 39-51.
[10] Cf. Amin, S., El Eurocentrismo. Crítica de una ideología, México D.F.: Siglo XXI, 1989, p. 68.
[11] Cf. Quijano, A. et I. Wallerstein, “La americanidad como concepto, o América en el moderno sistema
mundial”, dans Revista Internacional de Ciencias Sociales nº134 vol. 44, 1992.
[12] Dussel, E., 1492, el encubrimiento del otro. Hacia el origen del mito de la modernidad, La Paz: Plural
editores, 1994, pp. 103-105.
[13] Ibid., pp. 40-48.
[14] Amin, S., El Eurocentrismo. Crítica de una ideología, México D.F.: Siglo XXI, 1989, p. 24.

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PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

(les conditions nécessaires à sa reproduction) implique l’inégalité. Le système capi-


taliste, que l’on associe aujourd’hui à la production industrielle et au travail salarié,
implique surtout une division internationale du travail telle que les différentes
régions du monde produisent dans l’objectif de faire du profit dans le cadre d’un
marché mondial. Cette division internationale du travail est née au XVe siècle, et
présuppose non seulement une inégalité entre propriétaires et producteurs au sein
de chaque nation, mais aussi une inégalité entre nations, de sorte que les régions
du monde conquises par les puissances européennes sont reléguées au rang de
périphéries vouées à la production de matières premières à travers des systèmes de
surexploitation, où le capitalisme cohabite avec des formes oppressives de travail
servile15. L’émergence d’États-nations fortement bureaucratisés, dédiés à l’admi-
nistration de l’économie et des populations, l’homogénéisation de la langue et de
la culture à l’échelle d’un État et la constitution d’armées professionnelles allaient
donner l’ascendant aux diverses puissances européennes rivales, qui allaient pou-
voir fausser le marché international au profit de leurs classes capitalistes respectives.
Lorsque l’Angleterre s’impose comme la grande puissance européenne, entre les
XVIIe et XVIIIe siècles, la périphérie coloniale n’est plus qu’un vaste réservoir de
terres, de ressources naturelles et de main-d’œuvre surexploitée ; la domination
des populations autochtones, dont les formes d’organisation politique et socio-éco-
nomique ont été détruites par les conquérants (tout comme celles des Africain·es
arraché·es à leur continent et réduit·es en esclavage), est justifiée par leur « non-
européanité », leur infériorité culturelle et, en fin de compte, par l’émergence du
racisme scientifique, biologique. On constate donc que le « miracle européen » et
le « triomphe de la raison » impliquent dès le départ une relation particulièrement
violente avec le monde non-européen.

De la même façon, l’« infériorité » de la périphérie coloniale (son « arriération ») ap-


paraît, paradoxalement, comme une forme particulière de développement moderne.
Tandis que le centre capitaliste récolte les bénéfices de la division internationale
du travail moderne, l’Amérique latine d’abord, puis l’Asie et l’Afrique, récoltent
le sous-développement, sorte de développement moderne dégénéré, forcément
conditionné aux intérêts politiques et économiques des puissances d’Europe (et, plus
tard, des États-Unis)16. Dans un premier temps, à l’époque coloniale, cette situation
s’est enracinée avec la soumission politique non dissimulée des pays périphé-
riques ; et pendant, puis après, leur émancipation politique, avec leur dépendance
économique, en obligeant leurs États à accepter des conditions de développement
favorables aux pays du centre si ceux de la périphérie veulent avoir accès aux
capitaux (infrastructures, moyens scientifiques et techniques) nécessaires pour « se
moderniser » et s’élever dans la hiérarchie mondiale. L’Occident « développé » se

[15] Wallerstein, I., “The Rise and Future Demise of the World Capitalist System: Concepts for Comparative
Analysis”, dans Introduction to the Sociologies of ‘Developing Societies’ (ed. H. Alavi y T. Shanin),
Londres: Macmillan Press, 1983, p. 36. A. Quijano, “Colonialidad del poder y clasificación social”, dans A.
Quijano, Cuestiones y horizontes: De la dependencia histórico-estructural a la colonialidad/descolonialidad
del poder, Lima: Universidad Nacional Mayor de San Marcos/CLACSO, [2014] 2020, p. 292.
[16] Ce qu’André Gunder Frank qualifiait de « développement du sous-développement ».

41
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

permet ainsi de brandir l’économie de marché capitaliste et la démocratie libérale


comme le seul chemin vers le progrès ; les peuples qui rejettent cette formule ne
font que confirmer leur barbarie. L’universalisme européen apparaît alors comme
une homogénéisation, pourtant irréalisable puisque la reproduction du système
capitaliste passe nécessairement par l’opposition entre centre et périphérie.

Avec Amin, nous affirmons donc que le discours eurocentrique ne parvient à


s’imposer que lorsque les États européens (et les États-Unis en tant qu’héritier
principal de l’européanité) prennent conscience qu’ils peuvent imposer au reste du
monde leur hégémonie grâce à leur puissance économique et militaire. La nouvelle
organisation capitaliste du monde n’est pas une alternative offerte aux pays de la
périphérie coloniale : elle est d’abord imposée en ayant recours à la force ou à sa
menace, puis en renforçant le capitalisme à travers la dépendance. Étant donné que
les travailleur·ses ne peuvent survivre dans le système capitaliste sans les moyens de
production qui leur permettent de travailler (lorsque les moyens de production sont
la propriété privée du capitaliste), la nation périphérique assujettie à la production
capitaliste ne peut plus se développer sans les capitaux des pays du centre. Les
conditions de son développement lui seront donc imposées de l’extérieur ; quant
à savoir si ces conditions sont les mieux adaptées à sa situation, la question n’est
même pas posée. Bien entendu, la complicité des classes dominantes de la périphérie
avec les capitalistes du centre contribue de manière essentielle à l’asservissement
des nations périphériques. Le Bolivien René Zavaleta les avait ainsi taxées, en son
temps, de « classes antinationales ».

Le paradigme eurocentrique maquille ce qui est en réalité une lutte des classes à
l’échelle internationale. Comme l’explique si bien le philosophe Domenico Losurdo,
c’est lorsqu’il se détache du biais eurocentrique de certains de ses représentants
contemporains et comprend la lutte des classes exposée par Marx et Engels comme
une théorie générale du conflit social que le marxisme est le plus lucide et pertinent.
C’est-à-dire, lorsqu’au lieu de chercher à expliquer les fractures sociales à partir
d’invariants culturels ou de hiérarchies naturelles, il fait le lien entre les nombreuses
relations d’exploitation, de domination et de conflit qui traversent l’histoire et les
arrangements économiques et institutionnels concrets des sociétés concrètes17. La
lutte des ouvrier·es industriel·les contre leur patron est une expression de la lutte des
classes, tout comme la lutte des peuples autochtones qui défendent leur territoire, le
combat d’une femme contre l’ordre patriarcal qui la brutalise et minimise sa capacité
à agir, ou la lutte d’une nation périphérique qui cherche à défendre sa souverai-
neté face aux ingérences du « monde libre ». Tout conflit opposant des classes, des
secteurs ou des groupes sociaux est une expression de la lutte des classes dans le
cadre du système capitaliste ; l’oublier, c’est brouiller notre compréhension de ce
[17] Cf. Losurdo, D., La lucha de clases: Una historia política y filosófica, Madrid: El Viejo Topo, 2013, pp.
15-68.

42
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

système comme un tout. Pour des raisons de place, et pour rester dans le cadre qui
m’a été donné, je me suis limité à une poignée de ces luttes. J’espère néanmoins
avoir montré pourquoi une critique complète de l’ordre social capitaliste passe par
la bonne compréhension du problème que pose l’eurocentrisme.

43
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Racisation, racialisation :
émergences, résistances
et appropriations

SARRA EL IDRISSI, DOCTORANTE CHERCHEUSE EN SOCIOLOGIE

En guise d’introduction de ce numéro de la revue Passerelle dédié à la


pensée décoloniale, cet article a pour but de démêler les notions de raci-
sation, de racialisation et de race afin de mieux les situer dans le débat
sociétal français. Au travers d’un regard croisé mêlant à la fois éclairages
sociologiques et débats contemporains, nous proposons une lecture
transversale des enjeux socio-historiques et politiques qui traversent les
réalités que recoupent ces notions aujourd’hui.

Bien que la notion de race biologique n’existe pas, celle d’une construction sociale
et politique du racisme est bel et bien ancrée et on s’y réfère souvent par la notion
de « race sociale ».

Tout d’abord, il faut définir les contours des termes en question : la racisation est
définie d’un point de vue sociologique1 dès les années 2000 comme « le proces-
sus qui tend à assimiler une personne ou un groupe d’individus à une catégorie
humaine, une race pour ainsi dire et ce sur la base de caractéristiques spécifiques
et de critères subjectifs, c’est le cas lorsqu’on se réfère à un groupe de jeunes
français comme étant noirs ou africains, ou lorsqu’on assigne des Français nés en
France d’origine maghrébine à la case « arabe, rebeu » etc. sans prise en compte
d’autres caractéristiques qui pourraient les qualifier dans leur complexité indivi-
duelle ». L’adjectif « racisé » fait son entrée dans le dictionnaire Le Robert en 2018
et est défini comme personne touchée par le racisme et la discrimination. Cette
« reconnaissance linguistique » intervient assez tardivement, compte tenu de la

[1] Micheline Labelle, Un lexique du racisme : Étude sur les définitions opérationnelles relatives au racisme
et aux phénomènes connexes, Montréal/Paris, CRIEC/UNESCO, 2006, 49 p.

44
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

violence et de la brutalité des réalités que le processus de


racisation revêt en lui-même. De fait, le terme est couram-
ment utilisé depuis le début des années 2000 en France,
suscitant à la fois débat et controverse. Son émergence
dans les sciences sociales date pourtant des années 1970.

L’acception et l’usage dont cette notion fera l’objet ont


été indéniablement influencés par l’évolution du contexte
sociopolitique. En effet, les discriminations liées au ra-
cisme systémique sont encore fort présentes. Perceptibles
ou insidieuses, elles émanent bien d’un système qui les
produit, les nourrit et continue d’interroger les groupes
dits racisés sur leurs conditions de vie en France. Se
revendiquer racisé·e, c’est refuser de se soumettre aux
différentes formes d’objectification politique ; autrement
dit, c’est refuser d’être réduit·e à un objet politique, défini
par les autres mais jamais par soi-même, et par là-même
demander à être reconnu·e comme sujet politique.

Ce cri générationnel émergeant est un appel à être vu·e


et écouté·e, mais il porte également en son sein une dé-
nonciation, celle du racisme systémique : une prise de
conscience qui renvoie une grande partie de la société à
son propre mal-être et à ses propres clivages. C’est pro-
bablement l’une des raisons pour lesquelles la revendi-
cation politique du terme et le déploiement d’actions qui
le sous-tendent suscitent en France autant d’émoi et de
controverses.
SARRA EL IDRISSI

Émergence des notions de racisation et


de racialisation dans les sciences sociales
La parentalité du terme remonte à 1961 avec le philosophe et essayiste Frantz Fanon,
figure emblématique de l’anticolonialisme. Dans son ouvrage Les damnés de la terre
paru en 1961, Fanon décrit la racialisation comme processus politique producteur
de hiérarchies raciales. La racialisation est donc la manifestation de rapports de
pouvoir raciaux entre groupes humains située dans un contexte, une époque où
ce rapport de pouvoir permettait de légitimer l’exploitation de plusieurs groupes
humains (les colonisé·es) et, par extension, la colonisation mais aussi l’exploitation
de certaines catégories socioprofessionnelles, la classe ouvrière en l’occurrence. Ces
mécanismes aliénants conduisent à des processus d’intériorisation d’un sentiment
d’infériorité. L’usage du terme restera pourtant assez limité aux sciences sociales et
fera l’objet d’une théorisation une décennie plus tard dans le monde anglo-saxon.
Ce n’est que récemment que le terme trouve un regain d’intérêt aussi polémique.

45
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

On attribue l’émergence contemporaine du concept de racisation à la sociologue


française Colette Guillaumin, connue pour son ouvrage majeur L’idéologie raciste,
édité en 1972. C’est dans cet ouvrage qu’elle étaye son propos en faisant réfé-
rence aux personnes racisées. Guillaumin évoque la pluralité et la particularité
des racismes existants (xénophobie, antisémitisme, misogynie, racisme contre les
noir·es, racisme contre les colonisé·es, etc.). Si chacune de ces formes de racisme
se manifeste différemment avec des actes et mots distincts, elles présentent tou-
tefois des similitudes. Elles mettent les groupes dits racisés en état de minorité et
assoient de facto un rapport d’oppression, concept théorisé en 1957 par Albert
Memmi, essayiste franco-tunisien et auteur de l’ouvrage Portrait du colonisé, por-
trait du colonisateur. Les différents groupes minorisés seront ainsi plus enclins à
subir des discriminations quand elles émanent de failles légales ou de coutumes.
Discriminations auquel ne saura pas nécessairement soumis le groupe racisant,
comme le précise Guillaumin, qui continue de jouir de privilèges « raciaux » héri-
tés de l’époque coloniale auxquels il est difficile de renoncer. Le groupe racisant
contribue ainsi inconsciemment à perpétuer la spirale des discriminations.

Plus récemment, en 2011, le sociologue Christian Poiret définit dans ses travaux quatre
grandes formes d’apprentissage qui, bien que liées les unes aux autres, demeurent
distinctes : la racialisation, l’altérisation, la conscientisation et l’adaptation à la situation
subordonnée. La racialisation y est définie comme un processus cognitif de mise en
forme du monde et de définition de la situation, un processus de construction de la
réalité sociale, c’est-à-dire la face mentale du racisme compris comme un rapport
social. Parallèlement, la notion de racisation désignerait les pratiques et les attitudes
orientées et justifiées par la racialisation – qu’elles soient conscientes ou non – et qui a
pour effet d’actualiser l’idée de race en produisant des individus et des groupes racisés.

Autrement dit, la racisation fait partie du processus de racialisation qui ne doit en


aucun cas être dissocié de celui d’une hiérarchie entre racisant·es et racisé·es. Des
personnes peuvent ainsi être qualifiées de « racisées » ou « racialisées » lorsqu’elles
subissent l’un ou l’autre de ces processus (Guillaumin, 1972).

Il faut dire que le terme a permis de hisser dans le débat public la question de
la race sociale. C’est du moins un des objectifs des défenseur·es de la question,
qui estiment que celle-ci a été longtemps omise et invisibilisée par la doctrine de
l’universalisme républicain français. Cette mise en agenda « linguistique » vise a
priori à mettre en lumière les inégalités, mais surtout une double discrimination
dont sont l’objet les personnes et les groupes racisés : i) raciale d’une part et ii)
socioéconomique, urbaine et politique, d’autre part.

Résistances et intersectionnalités
Certain·es acteur·rices de la scène médiatique et politique française estiment qu’il
n’y aurait pas lieu de parler de couleur de peau, et encore moins de « race ». Le

46
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

terme a d’ailleurs été supprimé de la Constitution française de 1958 à l’issue d’un


vote à l’unanimité de l’Assemblée nationale en 2018.

Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Bien évidemment, la loi garantit une égalité
de fait entre l’ensemble des citoyen·nes français·es, quelle que soit leur religion,
leur sexe, leur couleur de peau ou leur ethnie. Ceci dit, loin de la volonté de vouloir
enfermer les citoyen·nes de manière réductrice dans leurs caractéristiques dis-
tinctes, ni de les renvoyer à leurs groupes d’affiliation et/ou d’appartenance, qu’en
est-il socialement de cette prétendue égalité ? Comment se décline-t-elle dans la
réalité ? À défaut d’études « scientifiques » sur la question qui privilégieraient les
données, la science étant peu développée autour de ces questions, il est important
de se référer à la littérature existante à ce sujet qui met en avant des démarches
qualitatives basées sur le recueil de récits, de témoignages et de l’expression du
ressenti et du vécu des personnes étrangères résidant sur le sol français, ou encore
des Français·es issu·es de l’immigration qui subissent systématiquement des dis-
criminations raciales.

Toutes disciplines confondues, le constat est plutôt frappant et sans appel : la


question de l’origine et de la race joue effectivement un rôle important dans la
construction sociale des inégalités en France.

Au-delà d’un dépassement du prisme de la lutte des classes couplée d’inégalités


spatiales, sociales et économiques, il s’agit d’affirmer dans une approche intersec-
tionnelle2 que ces luttes sont également traversées d’inégalités raciales, mais aussi
d’inégalités de genre, etc. La classe n’annulant point la race !

D’où l’impératif d’interroger, dans la sociologie française, la place de la race comme


construction sociale et politique dans les rapports de pouvoir et de l’articuler aux
côtés des rapports de classes comme facteur déterminant des inégalités dans
une approche d’imbrication des rapports sociaux. De fait, nous pouvons nous
demander : concrètement, dans quelle mesure les enjeux de classe et de race se
recoupent-ils ?

Pour cela, l’analyse contextuelle et intersectionnelle des inégalités produites dans


une société ou un territoire reste indispensable pour démêler la pelote des inégalités
qui peuvent revêtir des complexités plurielles.

Pourtant, ce paradigme de la classe vs la race est au cœur de divergences fonda-


mentales entre deux écoles et courants sociologiques distincts qu’il est important
de situer historiquement.

[2] En référence au terme « intersectionnalité » développé par la juriste Kimberle Crenshaw en 1989
pour aborder des formes d’oppression multiples vécues par les femmes afro-américaines, le terme est
également abordé comme cadre d’analyse des inégalités sociales.

47
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

SARRA EL IDRISSI
Collectif Kurde à Mulhouse.

La sociologie étatsunienne, comme l’explique Howard Becker3, s’est emparée très


tôt de l’ethnie et de la race comme critères de différenciation des groupes sociaux et
des communautés au sein de la société. Elle en fait une grille de lecture pour aborder
les problèmes sociaux afin de mieux en cerner les soubassements et agir sur les
inégalités. Ce prisme a amené aux États-Unis des politiques et des mesures spéci-
fiques propres au contexte et à l’histoire des mouvements sociaux de lutte contre
la ségrégation raciale. S’en décline une production de données statistiques basées
sur la race, des systèmes de quotas et des mécanismes de discrimination positive
pour garantir la représentativité des races dans les établissements universitaires,
les institutions politiques, etc. Toutefois, ce système quelque part clivé autour de
la race est le propre d’une histoire, de mouvements de lutte contre l’esclavagisme
en Amérique du Nord, à qui l’on a longtemps reproché d’omettre la question des
rapports de classes et sa transversalité dans la lutte anti-raciste. Cela n’est pas si
étonnant, car l’américanisme n’a jamais été friand des questions liées à la lutte des
classes qui cacheraient l’ombre de la menace communiste représentée comme l’axe
du mal freinant l’élan libéral de l’idéologie états-unienne.

Pourtant, a émergé récemment aux États-Unis, et dans la lignée des mouvements


historiques de lutte contre le racisme et la ségrégation, un mouvement dit du
« woke » et que l’on qualifie en France de « wokisme ». Ce mouvement devient
particulièrement visible à la suite du décès du jeune George Floyd sous les coups
de la violence policière. Il a alors pour objectif d’appeler les personnes « non raci-
sées » à s’éveiller (« to wake » en anglais) et à prendre conscience des violences,
injustices et discriminations subies par les groupes dits racisés.

[3] Voir son ouvrage Les ficelles du métier paru en 2002. Howard Becker est un sociologue qui s’inscrit
dans la lignée de la tradition de l’École de Chicago.

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PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

En France, l’affaire toujours en cours d’instruction d’Adama Traoré, mort en 2016,


a vu la mobilisation d’un comité « Vérité pour Adama » qui continue d’engager une
lutte acharnée pour la reconnaissance de réalités et pratiques raciales brutales du
corps policier. Cette affaire aura une grande influence sur la mise en agenda évoquée
plus haut des questions de racisation. Tout comme le mouvement du wokisme sera
perçu par certain·es observateur·rices comme une forme d’importation des luttes
américanisées. Il est pourtant important de situer ici les courants sociologiques
français prédominants, que l’on réunit aux États-Unis sous le nom de la « French
Theory » et qui ont immanquablement marqué l’histoire et la démarche politique
des mouvements de lutte, aussi bien en France qu’outre-Atlantique. De Derrida à
Foucault, en passant par Bourdieu et Deleuze, le courant du déconstructionnisme
pensé comme une approche critique du pouvoir et de la hiérarchie vus comme
des constructions sociales va rapidement s’imprégner et s’ancrer dans la culture
états-unienne. L’influence est donc, comme souvent, mutuelle et réciproque.

L’essence du wokisme, 30 ans plus tard, est toujours centrée autour de cette même
idée : ce que certain·es appellent « l’obsession de la race, du genre et de l’identité »
est proclamé par d’autres mouvements (notamment en France) comme une recon-
naissance des différences par le biais d’une analyse systémique des rapports de
domination, seule capable de corriger les inégalités systémiques qui persistent.

Appropriation par les mouvements et acteurs sociaux


Pour autant, en France, les personnes désignées comme « racisées » sont loin d’être
unanimes quant à l’usage de cet adjectif. L’appropriation du terme « racialisation »
ou de l’expression « personne racisée » demeure encore le propre de certaines
classes sociales et politiques, avisées et averties. L’appropriation de ces termes par
les groupes raciaux en est encore à ses premiers balbutiements.

Le terme est perçu par beaucoup comme une énième forme de stigmatisation, sou-
vent couplée d’une série de questionnements et d’une curiosité des personnes non
racisées à vouloir comprendre les inégalités subies par la personne non-blanche.
Certaines personnes racisées estiment qu’en tant que personne « non-blanche »,
être racisée est quelque part être assignée à une discrimination. Ainsi, plusieurs
fractions des groupes dits « racisés » refusent d’être assignées aujourd’hui à cette
catégorisation qu’elles jugent réductrice et prétendent par là même dépasser les
formes sous-jacentes de l’oppression économique et sociale (soit parce que leur
ascension sociale et professionnelle les a hissées à un rang socialement plus élevé,
soit tout simplement par refus d’être réduites à un statut d’opprimées à qui on ôte
leur propre disposition d’elles-mêmes).

Il s’agit pour d’autres au contraire de clamer son identité, sa différence et de mettre


à nu les discriminations et stigmates perpétués par la société.

49
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Afin de trouver une issue à ce débat clivant, une brève escapade dans l’histoire
contemporaine française pourrait éventuellement nous éclairer. Qui désigne-t-
on comme personnes racisées en France ? Les personnes noires, arabes, juives,
musulmanes, les gens du voyage ? Les non-blanches ?

Pour comprendre la place et la présence de ces différents groupes en France, nous


nous intéressons à l’histoire de l’immigration relativement récente et à la singularité
des mouvements de lutte qui ont amené une réalité sociale distincte.

D’une part, cette histoire de l’immigration reste intimement liée à l’histoire coloniale, la
majorité des migrants ouvriers venus pour construire la France de l’après-guerre ve-
nant des anciennes colonies, de même que leurs pères qui ont servi du côté de l’armée
française lors des Première et Seconde Guerre mondiales, des guerres d’Indochine
ou encore d’Algérie. Beaucoup de ces soldats ont pu bénéficier de compensations,
ceux qui ont déserté pour rejoindre les mouvements de libération nationale de leurs
pays se sont vus en revanche refuser les indemnisations relatives au temps passé au
service de la France. Toutes les tentatives d’étouffement des luttes indigènes ont mené
à une prise de conscience de la nécessité d’une auto-émancipation précédée d’une
autodéfinition. Il s’agit donc pour les groupes racisés de dénoncer politiquement un
système d’assignation hérité de l’histoire coloniale que la France peine à reconnaître.

En effet, à l’arrivée en France, rien dans le discours ne prêtait à une ségrégation


intentionnelle, la majorité des primo-arrivants étant censés repartir chez eux. Un
simple et banal « prêt » de main-d’œuvre docile, peu qualifiée et surtout peu coû-
teuse. L’histoire prendra pourtant un autre tournant, et la majorité de cette main
d’œuvre restera en France. Les conditions de vie des migrants et de leurs familles
font état d’une situation dégradante. Des logements insalubres, un accès inégal à
la santé et à l’éducation témoignent d’une faible ascension sociale et tendent à les
rendre responsables en cas d’échec. Car si la question des inégalités raciales n’est
pas mise en avant, celle de la « méritocratie », elle, est bien présente.

D’où l’importance de favoriser la continuité du débat parmi les groupes concernés


et dans la sphère publique, dans le cadre d’une réflexion et d’un cheminement
politique qui auront pour but de conscientiser et de renverser les discriminations
systémiques, et non pas d’opérer des adaptations qui enterrent et renforcent les
situations de subordination.

Le processus de racialisation se nourrit de son caractère collectif que l’on peut


observer dans les mouvements sociaux et dans leur façon d’investir cette question.

Perspectives pour les luttes antiracistes


En France, la lutte contre le racisme a été initiée dès les années 1980 par la Marche
pour l’égalité et contre le racisme, rebaptisée de manière caricaturale par les médias

50
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

de l’époque comme « la Marche des Beurs ». S’ensuivra l’émergence de tout un


mouvement qui rassemble de nouveaux acteurs associatifs (comme SOS Racisme)
venues se joindre à des dynamiques existantes et historiquement reconnues (la
LDH4, LICRA5, le MRAP6, etc.) et donnant lieu à des campagnes portées par des
groupes militants et des associations créées pour lutter contre les discriminations.

Si ces mouvements ont suscité un véritable soutien politique à l’époque, la manière


dont cette marche a été politiquement gérée reste toutefois sporadique avec un
accueil par le président de la République des leaders de la marche et l’adoption de
la carte de séjour de 10 ans pour les travailleur·ses étranger·es.

Face aux « acquis » relativement timides de ces mouvements jugés par certain·es
beaucoup trop proches de l’État et des institutions, le débat est encore tout aussi
vif ; et pour cause, les discriminations se durcissent et s’institutionnalisent. D’où
l’enjeu vital pour les groupes racisés et les mouvements qu’ils initient de maintenir
une autonomie à l’égard du pouvoir pour mieux s’émanciper. L’histoire coloniale
n’a quant à elle toujours pas fait sa grande entrée dans les manuels scolaires et
le rôle joué par l’immigration dans la construction de la France de l’après-guerre
demeure encore mal enseigné.

Le système de l’universalisme républicain a ainsi tendance à vouloir invisibiliser


cette partie de l’histoire qui continuera de hanter les aspirations à la mixité, à la
cohésion sociale et au vivre-ensemble jusqu’à ce qu’elle soit reconnue d’abord,
discutée ensuite, et qu’émane finalement une véritable volonté politique d’enclen-
cher un processus de réparation/réconciliation.

Il est important par ailleurs d’entrevoir le versant de résistance au racisme dans les
dynamiques que permettent d’apporter ces concepts au sein du paysage sociopo-
litique actuel. Ces résistances épistémologiques s’ancrent ainsi substantiellement
et de manière plus large dans la lutte décoloniale qui tend à rétablir une mémoire
des peuples, mais aussi à rompre avec les systèmes de domination et d’oppres-
sion économique des pays du Nord sur les pays du Sud. Accueillons-les dans une
perspective introspective centrée sur le regard que la société française porte sur
elle-même.

[4] La Ligue des droits de l’Homme (LDH)


[5] La Ligue contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA)
[6] Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP)

51
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Racisme d’État :
politiques de l’antiracisme

ERIC FASSIN, SOCIOLOGUE

Les trois âges de l’antiracisme


Qu’est-ce que l’antiracisme politique ? Pour le comprendre, il convient de revenir
sur l’histoire du racisme depuis le retour de l’extrême droite sur la scène politique,
et en réponse à ce que j’ai proposé d’appeler les trois âges de l’antiracisme. Dans
les années 1980, les premiers succès du Front national ont servi de catalyseur à un
antiracisme idéologique : pendant ce premier âge, il s’agissait de mener le combat
contre un parti xénophobe et raciste sur le terrain des idées et des valeurs, soit
d’opposer l’universalisme républicain au culturalisme identitaire de l’extrême
droite renouvelée.

Dans les années 1990, l’expérience d’une deuxième génération issue de l’immigra-
tion postcoloniale a fait prendre conscience de l’importance des discriminations
raciales au quotidien : il n’est pas besoin d’idéologie raciste pour nourrir un racisme
systémique. Dans les médias comme à l’université, tout le monde ou presque est
antiraciste, et tout le monde ou presque est blanc. Ce deuxième âge de l’antira-
cisme, qu’on peut dire sociologique, se place donc du point de vue des effets sur
les minoritaires, et non pas des intentions des groupes majoritaires.

Dans les années 2000, et en particulier avec l’ère Sarkozy, on a davantage pris
conscience du rôle des pouvoirs publics dans la production de ces logiques struc-
turelles – depuis le ministère de l’identité nationale jusqu’à la chasse aux Roms, en
passant par les campagnes répétées contre l’islam. Sans doute l’État revendique-t-il
haut et fort son engagement antiraciste ; il n’empêche : la dimension raciale des
politiques publiques nourrit une racialisation de la société. C’est dans ce contexte
que se développe un antiracisme politique.

Racisé·es et blanchité
Durant les années Mitterrand, après s’être vu taxer de multiculturalisme, l’antira-
cisme a répondu au racisme différentialiste dans une logique color-blind, aveugle

52
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

aux différences. C’est toutefois une nouvelle conception des victimes du racisme qui
s’est mise en place dans les décennies suivantes. Certes, il s’agit toujours d’égalité
et de droits humains ; mais plus encore qu’être victime d’insultes racistes, subir
des pratiques de discriminations ou être l’objet de politiques de stigmatisation,
ces expériences partagées contribuent à produire la subjectivité des « racisé·es ».

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le lexique condamné par le ministre
de l’Éducation. Mélusine, militante féministe et antiraciste, en rappelle dans le
quotidien Libération1 l’importance et pour la réflexion scientifique et pour l’enga-
gement politique. C’est l’assignation à une place minorée dans l’ordre social qui
définit la personne racisée : « le qualificatif ne désigne pas une qualité de l’être,
mais une propriété sociale. Non pas une identité sociale, mais une position dans la
société, résultant d’un processus collectif. »

La racialisation qui pèse sur ces minorités raciales traverse la société tout entière.
Pour cette raison, on parle aussi de blanchité, qui est « moins une question d’épi-
derme que de position sociale et économique dans un contexte socio-historique
donné ». C’est le privilège du dominant. On peut ainsi devenir blanc·he, comme
le montre l’histoire des Irlandais arrivés aux États-Unis au dix-neuvième siècle,
ou cesser de l’être, à l’instar des Arabes-Américains après le 11 septembre 2001.

Rien à voir avec la race biologique des racistes. La « blanchité » est un concept
abstrait qui a le mérite de nous éviter de prendre un substantif (« les Blanc·hes »)
pour une substance – de la même manière que parler de « racisé·es » nous évite de
prendre pour la vérité des choses un raccourci comme « les Noir·es et les Arabes ».
C’est en partant de ce concept qu’on peut comprendre, non pas que la France a été
blanche dans le passé, mais qu’elle est en train de le devenir, tant nos concitoyen·nes
racisé·es peuvent y être traité·es plus ou moins comme des étranger·es.

Politiques de racialisation et politiques de la race


Depuis des années, je m’efforce d’étudier les politiques de racialisation. L’action
publique produit en effet une racialisation qu’elle s’emploie par ailleurs à combattre.
C’est manifeste dès lors qu’on se place dans la perspective, non pas des intentions
proclamées, mais des résultats constatés. La ségrégation spatiale et scolaire en est
une indication importante. La justification de la loi de 2004 sur les signes religieux
est certes universaliste ; il n’empêche : dans ses effets, tout le monde le sait bien, elle
vise le voile, et donc les musulmanes. On est ici dans une logique de discrimination
indirecte : des mesures apparemment neutres affectent inégalement des groupes
différents. Sans doute dira-t-on que la religion n’est pas une race. Mais il en va de
même du judaïsme ; or l’antisémitisme peut porter indifféremment sur la religion
ou l’origine supposées. Faudrait-il donc croire à l’existence des races pour parler

[1] Libération du 23 novembre 2017.

53
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

de racisme ? Ne vaut-il mieux pas penser « un racisme sans race » ? D’ailleurs,


même celles et ceux qui refusent de parler d’islamophobie ne s’y trompent pas :
avec d’autres, la LICRA2 choisit de parler de « racisme anti-musulman ».

Mais il y a plus. Dans mon travail de recherche, mais aussi dans mon engage-
ment public, je n’hésite pas non plus à parler, comme dans le sous-titre du livre
Roms & riverains, de politique de la race. Comment la définir ? Nous l’écrivions
en 2014 dans notre ouvrage collectif (p. 40) : « C’est une politique qui justifie de
traiter des êtres humains de manière inhumaine sans pour autant se sentir moins
humain. Si “les Roms” étaient pleinement humains, alors, il faudrait se conduire à
leur égard avec humanité ; mais puisqu’on les traite comme on le fait, et d’autant
qu’on le sait, c’est bien qu’ils ne le sont pas tout à fait. » L’idée n’est pas si nouvelle :
« Montesquieu avait pareillement démonté la folle rationalité de l’esclavage dans
L’Esprit des lois : “Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient
des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à
croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.” La déshumanisation des
Roms est ainsi la condition nécessaire pour sauvegarder notre humanité malgré
ce que nous leur faisons. »

La différence avec les politiques de racialisation, c’est que la politique de la race


repose sur une discrimination directe. Les Roms sont nommés explicitement par
les discours qui les visent, et même par l’action publique. Mediapart analysait
l’ouvrage sous ce titre : « Comment la question rom fabrique un racisme d’État. Si
l’on peut parler de politique de la race, c’est que l’action publique s’emploie à pro-
duire la “question rom” ». Expulser sans cesse les Roms, c’est créer les conditions
qui permettent ensuite de dénoncer leur manque d’intégration, voire accréditer le
préjugé culturaliste selon lequel ils seraient nomades, puisqu’ils vont de squat en
bidonville. Les empêcher d’avoir accès à l’eau, et ne pas faire respecter l’obligation
de ramassage des ordures, c’est attiser le racisme de « riverains » qui protestent
contre le manque d’hygiène de ces pauvres parmi les pauvres.

On peut d’ailleurs mesurer l’impact sur l’opinion des discours et des politiques
contre les Roms : le rapport annuel de la CNCDH publié en 2015 sur « La lutte
contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie » a ainsi montré que, « fin 2014,
plus de 82 % de la population considère les Roms comme un “groupe à part” dans
la société, soit une augmentation de 16 pts depuis janvier 2011. » (p. 252) On voit ici
l’effet de la chasse aux Roms menée par Manuel Valls, en parole et en action, dès
sa nomination au ministère de l’Intérieur après l’élection de François Hollande.
Sans doute ne faut-il pas minimiser le racisme idéologique, ni les discriminations
systémiques ; il n’en est pas moins vrai que l’action publique, alors qu’elle prétend
souvent combattre le racisme d’en bas, et parfois se contenter de le refléter, contri-
bue à le nourrir par un racisme d’en haut.

[2] Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme.

54
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

DR
Photo de Jean Texier publiée dans L’Avant Garde, après le massacre d’état du 17 octobre 1961.

Racisme institutionnel et racisme d’État


Reste à discuter un terme, le plus controversé sans doute, qui justifie la menace du
ministre à l’Assemblée nationale : « puisque ce syndicat a décidé de parler aussi de
racisme d’État, j’ai décidé de porter plainte pour diffamation3 ». Pour le sociologue
Michel Wieviorka, à qui Libération demande si le ministre a « bien fait » de se
tourner vers la justice, la réponse est claire : « Oui, il a raison. S’il n’avait rien dit,
cela signifiait qu’il laissait faire. » Quel est donc le problème ? « Parler de racisme
d’État veut dire que l’État pratique et professe le racisme. C’est mettre la France sur
le même plan que l’Afrique du Sud de l’apartheid ! »

Faut-il le rappeler ? C’est pourtant Manuel Valls, alors Premier ministre, qui parlait
le 20 janvier 2015 d’un « apartheid territorial, social, ethnique ». Or personne n’avait
alors menacé le chef du gouvernement d’une plainte. Tout au plus, à l’époque,
trouvait-on sa formule exagérée. Il est vrai, j’avais tenté de le montrer4, que son
aveu avait valeur de dénégation : il déclarait qu’un apartheid « s’est imposé à notre
pays », et non pas que « notre pays a imposé un apartheid ». Autrement dit, l’état de
fait désignait le fait de l’État – mais comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe, le mot
n’était sur la table que pour mieux échapper au regard par son évidence même.

Pour le politologue Olivier Le Cour Grandmaison, historien de la République colo-


niale, le racisme d’État « est parfaitement compatible avec un régime démocratique ou
républicain dès lors que certaines catégories de citoyen·nes et d’étranger·es racisé·es

[3] Il s’agit du syndicat Sud éducation 93.


[4] « Apartheid : aveu ou libération ? », dans Libération du 1er février 2015.

55
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

sont victimes de discriminations systémiques liées à des pratiques dominantes au


sein d’administrations et d’institutions spécialisées, la police par exemple. » On voit
bien l’enjeu : il serait difficile de nier le racisme d’État dans la France coloniale.
Mais aujourd’hui, peut-on affirmer que la France postcoloniale s’est affranchie
de cet héritage ? Il n’est pas certain que dans les Outre-mer, tout le monde en soit
convaincu. Même en métropole, on se rappelle que le manifeste qui choisit juste-
ment de s’intituler « les Indigènes de la République » coïncide en 2005 avec la loi
sur les apports positifs de la colonisation… quelques mois avant la proclamation
d’un couvre-feu aux relents coloniaux dans les « quartiers ».

Nombre de chercheur·ses répondront sans doute qu’il ne faut pas confondre « ra-
cisme institutionnel » et « racisme d’État », soit le racisme dans l’État et le racisme
de l’État. C’est le cas de Michel Wieviorka, dont les travaux ont contribué à faire
reconnaître le racisme institutionnel au début des années 1990 : « Il y a racisme
d’État quand le phénomène se hisse au niveau de
l’État. Ce qui n’est pas du tout la même chose que
s’il s’agit de mécanismes inacceptables qui existent
certes au sein de l’État. » En effet, selon lui, « il n’y
a pas de volonté explicite, ni même l’acceptation de
telles logiques de la part de l’État. Au contraire, la
République donne tous les signes d’une forte mobili-
sation contre le racisme. » Bref, le racisme dans l’État
existerait malgré l’État.

COLL. CM
Beaucoup de personnes racisées auront du mal à
partager l’optimisme du sociologue. Et le risque, c’est
qu’aujourd’hui on oppose, à l’expérience des victimes du racisme, le savoir des spé-
cialistes, soit une manière d’oublier que les premières sont parfois des chercheur·ses,
et de souligner qu’on a tendance à se représenter les second·es comme Blanc·hes.
Le sociologue et militant antiraciste Saïd Bouamama l’a souligné lors du Forum de
Reprenons l’initiative contre les politiques de racialisation à Saint-Denis, consacré
en 2016 à « l’antiracisme politique (convergences et divergences) » : tout se passe
comme si les mots des racisé·es – de l’islamophobie au racisme d’État – étaient
systématiquement frappés d’illégitimité.

Le point Godwin
Si, pour ma part, j’utilise assez peu l’expression « racisme d’État », c’est parce qu’elle
peut prêter à confusion : aussitôt s’engage une discussion sur les intentions des
divers acteurs et sur l’idéologie revendiquée par l’État. Il me paraît donc plus efficace
de mettre l’accent sur des politiques particulières (de racialisation, ou de la race).
La distinction me paraît d’autant plus utile qu’on peut dénoncer devant la justice
des politiques publiques, autrement dit, jouer l’État contre l’État. Toutefois, à mon
sens, il est des cas où l’on peut légitimement parler de racisme d’État aujourd’hui

56
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

sans pour autant effacer les différences avec l’Afrique du Sud de l’apartheid ou la
ségrégation aux États-Unis, avec le régime de Vichy ou le nazisme, et même avec
le colonialisme.

On se rappelle la controverse de l’été 2010, après le discours prononcé par Nico-


las Sarkozy à Grenoble, autour de la question rom. Après avoir découvert une
circulaire du ministère de l’Intérieur visant en priorité les « campements roms »,
la commissaire européenne Viviane Reding, en charge de la justice, des droits
fondamentaux et de la citoyenneté déclare le 14 septembre : « J’ai été personnelle-
ment choquée par des circonstances qui donnent l’impression que des personnes
sont renvoyées d’un État membre juste parce qu’elles appartiennent à une certaine
minorité ethnique. Je pensais que l’Europe ne serait plus le témoin de ce genre de
situation après la Seconde Guerre mondiale. »

Le président français parvient aussitôt à renverser le scandale. Dès le lendemain,


la commissaire est contrainte de reculer : « Je n’ai en aucun cas voulu établir un
parallèle entre la Deuxième guerre mondiale et les actions du gouvernement fran-
çais. » Or il ne s’agissait effectivement pas de confondre Nicolas Sarkozy avec Adolf
Hitler, mais de tirer les leçons de l’histoire : viser une population sur un critère
« ethnique », c’est bien une politique de la race – avec ou sans le mot. La réaction
contre les propos de Viviane Reding, plutôt que contre la politique française à
l’égard des Roms, traduit l’usage paradoxal du fameux point Godwin que j’avais
analysé en 2012 dans l’essai introductif de mon livre Démocratie précaire (p. 42-
48) : « ce ne sont pas seulement les invocations évidemment hors de propos qui
relèveraient du “point Godwin” ; en réalité, toute référence à la Seconde Guerre
mondiale, à Vichy, voire aux années 1930, est jugée a priori abusive. C’est ainsi qu’il
devient illégitime de juger que l’Europe aurait dû être vaccinée contre les dérives
du racisme d’État par l’expérience du nazisme. »

Casuistique étatique de la race


La question s’est posée à nouveau avec les propos de Manuel Valls contre les Roms.
On s’en souvient aussi, le ministre de l’Intérieur déclarait en 2013 que ceux-ci « ne
souhaitent pas s’intégrer dans notre pays pour des raisons culturelles ou parce
qu’ils sont entre les mains de réseaux versés dans la mendicité ou la prostitution »,
ajoutant qu’ils « ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont
évidemment en confrontation » : « nous le savons tous, la proximité de ces cam-
pements provoque de la mendicité et aussi des vols, et donc de la délinquance. »
Et de conclure : « les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie ».

Ces propos lui ont valu deux plaintes. La première a été portée par le MRAP devant
la Cour de justice de la République, réservée aux politiques, qui l’a classée fin 2013 :
Manuel Valls aurait « essentiellement exposé que les pouvoirs publics tentaient de
mettre en œuvre une politique permettant d’aboutir à des solutions acceptables et

57
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

viables, dans le respect de ces populations et de leur mode de vie »… Une deuxième
plainte, déposée par la Voix des Rroms devant le Tribunal de grande instance,
tente de contourner l’obstacle : « la République française ne reconnaissant pas la
notion de race », Manuel Valls ne « pourrait
être dans l’exercice de ses fonctions lorsqu’il
prône un traitement différencié concernant
des personnes à raison de leur origine ». Le
tribunal s’est pourtant déclaré incompétent
fin 2014 ; et l’appel a été rejeté le 8 octobre
2015. À la différence d’un Brice Hortefeux
plaisantant lors d’une réunion politique
(« quand il y en a un, ça va… »), le ministre
socialiste s’exprimait donc bien en tant que
tel. Autrement dit, si les propos de Manuel
Valls ne sont pas condamnés, c’est qu’ils
expriment la politique de la France. Sans
doute la justice ne s’est-elle pas prononcée
sur le fond : cette politique à l’égard des
Roms est-elle raciste ou pas ? Mais c’est
l’État lui-même qui donne la réponse. Le 15
mai 2015, le Comité de l’ONU pour l’élimi-
COLL. CM

nation de la discrimination raciale (CERD)


s’est inquiété de « la stigmatisation crois-
sante des Roms par le discours de haine raciale, y compris par des élus politiques »,
mais aussi de leur « exclusion massive » ; la France réplique alors, non seulement
que « la justice condamne les propos discriminatoires tenus à leur égard », mais
aussi que « l’action du gouvernement ne vise pas des populations particulières mais
vise les campements en tant que tels ». La réponse contredit la défense du ministre,
mais c’est pour défendre la France : sinon, sa politique pourrait légitimement être
qualifiée de raciste.

Il est au moins un autre exemple, plus explicite encore, où l’expression « racisme


d’État » paraît appropriée. Il s’agit des contrôles au faciès, soit une réalité avérée
– depuis l’enquête sociologique de l’Open Society et du CNRS à la fin des années
2000 jusqu’à celle du Défenseur des droits sur les relations entre police et population
publiée début 2017. On sait que l’État ne fait rien pour les combattre : la promesse
de récépissés pour les contrôles d’identité reste lettre morte ; et aucune circulaire
n’est venue rappeler aux forces de l’ordre l’interdiction des contrôles au faciès. Cela
ne doit évidemment rien au hasard. Lorsque l’État est condamné par la justice pour
faute lourde en 2015, il fait appel. Et sa défense mérite d’être soulignée : l’État plaide
qu’il n’est pas besoin de respecter la règle de non-discrimination dans les contrôles
d’identité. Comme Mediapart l’a révélé, à défaut de pouvoir nier les faits, un mémoire
remis à la justice les justifie. « La circonstance que, à ce moment de la journée, les
officiers de police n’auraient contrôlé que des personnes d’apparence étrangère ne

58
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

peut pourtant démontrer que le contrôle n’aurait pas été réalisé dans des conditions
respectueuses des libertés individuelles et du principe d’égalité. En effet, les policiers
étaient chargés d’enquêter notamment sur la législation sur les étrangers. »

L’État justifie les contrôles au faciès au nom de l’idée que les Noir·es et les Arabes
sont « d’apparence étrangère », impliquant ainsi que la France serait d’apparence
blanche… Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de racisme institutionnel, soit
de la perméabilité de la police au racisme de la société ; il est bien question de
racisme d’État. Comment dire aux personnes racisées qui subissent ces violences
répétées d’agents de l’État qu’il s’agit seulement de racisme institutionnel, et qu’il
leur est interdit de dénoncer un racisme d’État, quand l’État, non seulement laisse
faire, mais va jusqu’à les revendiquer ouvertement ?

Sans doute en 2016 la justice a-t-elle confirmé en appel la condamnation de l’État :


celui-ci ne parle donc pas d’une seule voix. C’est pourquoi on peut, comme le
sociologue Abdellali Hajjat5, discuter les limites de l’expression « racisme d’État » :
à quel point s’applique-t-elle à la situation française aujourd’hui ? Mais on voit
mal de quel droit on pourrait l’interdire – qui plus est pour un stage syndical sur
l’antiracisme. On l’a vu, le front républicain (contre le Front national) est mort.
Vive le front républicain (contre l’antiracisme politique), s’écrie la représentation
nationale, comme un seul homme. Dans un pays qui n’a jamais interdit le Front
national, le gouvernement va-t-il, avec le soutien de toute la classe politique, bannir
le vocabulaire qui permet de nommer les politiques de la race en France ?

En outre, si l’État parvenait à censurer le vocabulaire politique, il faut supposer que


la recherche sociologique serait également touchée. Plus jamais ça ? L’expression
changerait de sens : on n’aurait plus le droit de parler de racisme d’État qu’au
passé. On peine donc à comprendre que, à l’instar des député·es, des universi-
taires, et même des sociologues, applaudissent le ministre. On s’étonnait déjà de
la rareté des protestations contre la censure qui se répand dans le monde acadé-
mique ; faudra-t-il maintenant s’habituer à ce que nos collègues s’en fassent les
défenseurs ? Tout se passe comme si l’on s’accommodait aujourd’hui en France,
peut-être sous prétexte d’état d’urgence, des renoncements démocratiques les plus
graves. Étrange défaite…

————
Ce texte est une version légèrement réduite de l’article paru le n°8 de la revue Les
Utopiques (été 2018), éditée par l’Union Syndicale Solidaires. La version originale
est disponible en ligne : https://www.lesutopiques.org/racisme-detat-politiques-
de-lantiracisme/

[5] 
www.quartiersxxi.org/la-volonte-de-segregation

59
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Pourquoi le racisme anti-Blanc·hes


n’existe pas

ROKHAYA DIALLO, JOURNALISTE ET MILITANTE

En septembre 2018, la diffusion du clip du rappeur Nick Conrad, « Pendez


les Blancs », avait enflammé les réseaux sociaux et suscité de nombreuses
réactions au sein du gouvernement et de la classe politique, condamnant le
« racisme anti-blanc ». Dans cet article publié par la revue Regards, Rokhaya
Diallo revient aux fondamentaux afin d’expliquer ce qu’est, et ce que n’est
pas, le racisme. Et pourquoi le racisme anti-Blanch·es n’existe pas.

Les propos tenus dans le clip de ce rappeur – dont vraisemblablement personne ne


connaissait l’existence avant hier – sont d’une violence difficilement soutenable. Si
l’auteur invoque la fiction, le renversement du stigmate, j’ai du mal à y voir autre
chose que la glaçante mise en scène d’une abominable escalade criminelle. Dans
tous les cas, et indépendamment de ce clip, une chose est certaine : des personnes
noires peuvent nourrir des sentiments de haine à l’égard de personnes blanches.
Pour autant, on ne peut qualifier ce phénomène de racisme. Pourquoi ? Le racisme
est un système, fruit de l’histoire de dominations multiséculaires. Le racisme actuel
est la conséquence de siècles d’oppression, d’esclavage, de colonisation, de théo-
ries raciales qui ont placé les personnes blanches au sommet de l’échelle humaine.
Notre pays est allé jusqu’à codifier le statut des esclaves noir·es réduit·es au rang
de bien meubles et celui des indigènes des colonies (dont mes propres parents
faisaient partie) à celui de sujets de la République, des sous-citoyen·nes. C’est de
cette histoire, pas si lointaine, que le racisme que vivent les descendant·es d’esclaves
et de colonisé·es, découle.

Jamais les personnes blanches n’ont été visées en tant que groupe blanc par des
politiques oppressives au profit de minorités non blanches, et ce, du seul fait de leur
couleur. Jamais elles n’ont fait l’objet de théories raciales faisant d’elles des êtres
inférieurs et se traduisant dans des pratiques institutionnelles. Certes, des personnes
blanches étrangèress peuvent être exposées à la xénophobie, des Blanc·hes ont été
réduit·es à l’esclavage par le passé, des personnes blanches et juives ont vécu la
tragédie du génocide et du racisme. Personne ne peut nier ces horreurs. Toutefois,
elles n’ont jamais été justifiées du fait de leur couleur de peau blanche, les Juif·ves
n’étant d’ailleurs pas considéré·es comme des Blanc·hes dans l’idéologie nazie.

Le fait d’être blanc·he n’est un désavantage ni en France, ni dans la plupart des pays
(y compris en Afrique où les personnes blanches dominent les personnes noires

60
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

sur le plan économique et social). Les préjugés contre les Blanc·hes se caractérisent
par le fait qu’ils sont un vécu individuel : chez les personnes blanches, il n’existe
pas de sentiment collectif d’oppression. Elles sont rarement hantées par l’idée
qu’elles peuvent subir une injustice à cause de leur couleur de peau dont elles n’ont
d’ailleurs que peu conscience.

Les Blanc·hes, présumés dominant·es


Lorsque ces préjugés s’expriment à leur encontre, ils sont généralement le fait
de propos ou d’actes isolés. Contrairement à ceux visant les minorités, cela ne
s’inscrit pas dans un processus de répétition ni dans un système national. Le fait
d’être blanc·he n’empêche pas l’accès à des biens ou à des services. Les Blanc·hes
qui recherchent un appartement ou un emploi ne le font pas avec la crainte d’être
rejeté·es du simple fait de leur couleur de peau. Il est rare que l’on soit privé·e d’une
opportunité parce que l’on est blanc·he. Enfin, dans un pays comme la France, être
blanc·he n’induit jamais de remise en cause de l’appartenance nationale.

Quel que soit leur degré de stigmatisation, les individus blancs ne sont jamais présu-
més étrangers et leur citoyenneté n’est ainsi pas remise en cause par le racisme. De
manière générale, le fait d’être blanc·he n’est pas associé dans l’imaginaire collectif
français à des caractéristiques dégradantes. Les brimades racistes instaurent chez
certain·es non-Blanc·hes des complexes d’infériorité ou des sentiments d’illégitimité
et un désir de ressembler à la majorité dont je doute qu’ils soient vécus dans les
mêmes proportions par des Blanc·hes.

Lorsque l’on est une minorité en France, il est impossible d’échapper au racisme.
Celui-ci ne se traduit pas toujours de la même manière : il peut s’exprimer dans
le cadre désagréable d’un contrôle policier injustifié, de façon violente lors d’une
agression ou prendre la forme plus légère d’une plaisanterie. Il est impossible de
ne pas avoir été à un moment ou à un autre de sa vie renvoyé au fait que l’on n’est
pas blanc·he. Si l’on ne connaît pas la proportion de personnes blanches qui sont
exposées à des préjugés liés à leur couleur, il est certain que la plupart des Blanc·hes
de France n’en font jamais l’expérience. Nombre d’entre elles et eux n’ont d’ailleurs
jamais côtoyé de minorités.

Des actes isolés ne créent pas le racisme


Des discriminations et des préjugés peuvent émaner de n’importe qui mais le
racisme, produit d’une histoire de domination, est nécessairement la combinaison
de la détention d’un pouvoir et de privilèges. Il n’y a pas d’équivalence entre le
racisme historique et systémique perpétué en partie par des institutions contre des
populations collectivement minorées et les discriminations contre des personnes
blanches qui, bien que condamnables, sont commises à des niveaux individuels. Le
racisme revêt non seulement une dimension interpersonnelle mais aussi, contrai-

61
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

rement aux discriminations et aux préjugés, structurelle (conséquence parfois


indirecte de pratiques passées) et institutionnelle ou systémique. À cela s’ajoutent
des manifestations liées au genre, à la classe sociale, à l’orientation sexuelle, au
handicap, à l’âge ou à d’autres facteurs.

Même exposées à des brimades raciales, les personnes blanches en dehors d’éven-
tuelles interactions violentes ponctuelles – et intolérables, je le répète - ne sont pas
réduites à leur couleur de peau. Alors que des minorités ethnoraciales sont visées
par un racisme protéiforme, diffus, permanent et sans échappatoire, puisque la
société dans son ensemble les minore. A-t-on déjà vu une seule fois une figure
publique tenir des propos anti-Blanc·hes dans les médias ? Non.

En revanche, les minorités sont en permanence exposées à des propos racistes


émanant d’intellectuel·les ou de personnalités politiques. Je me joins donc volontiers
aux voix qui dénoncent les invectives anti-Blanc·hes, et me place en solidarité avec
toute personne victime de violences du fait de sa couleur de peau, quelle qu’elle
soit. En aucun cas je ne nierai la détresse qui est la leur. Toutefois, je n’entretien-
drai pas cette confusion bien commode pour nos politiques : le racisme n’est pas
la somme d’actes isolés, aussi ignobles fussent-ils ; c’est une idéologie qui opère
de manière systémique et qui tue encore de nos jours, sans que cela ne suscite la
même controverse.

————
Cet article, initialement paru en ligne le 7 septembre 2018, est republié ici avec
l’autorisation de la revue Regards. L’article original est disponible ici : http://www.
regards.fr/actu/societe/article/pourquoi-le-racisme-anti-blancs-n-existe-pas

62
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

Intersectionnalité et
mouvements sociaux :
de quoi parle-t-on ?

FANIA NOËL, MILITANTE, AUTRICE ET ESSAYISTE AFROFÉMINISTE

« À partir de la confrontation de notre vécu en tant que femmes et en tant que


noires, nous avons pris conscience que l’histoire des luttes, dans nos pays et
dans l’immigration, est une histoire dans laquelle nous sommes niées, falsi-
fiées. (...) C’est pourquoi notre lutte en tant que femmes est avant tout autonome
car de la même façon que nous entendons combattre le système capitaliste
qui nous opprime, nous refusons de subir les contradictions des militants qui,
tout en prétendant lutter pour un socialisme sans guillemets, n’en perpétuent
pas moins dans leur pratique, à l’égard des femmes, un rapport de domination
qu’ils dénoncent dans d’autres domaines1. » Coordination des femmes Noires

M
a position de militante afroféministe et fondatrice d’une revue poli-
tique non universitaire sur l’intersectionnalité m’a permis d’avoir une
place de choix comme actrice et témoin des débats et confrontations
idéologiques autour de l’intersectionnalité, mais aussi de répondre
à de nombreuses questions, et la plus importante reste pour moi celle-ci : les mots
sont importants mais sont-ils le commencement des luttes ?

Aux États-Unis, le concept d’intersectionnalité est venu formaliser, dans un cadre


universitaire, des analyses déjà présentes dans les mouvements du Black Feminism.
Ces mouvements ont produit leurs propres termes pour analyser l’articulation des
oppressions2 (de classe, de race, de genre, d’orientation sexuelle entre autres),
comme en témoigne l’introduction du Combahee River Collective :

[1] Brochure de la Coordination des femmes Noires, 1978


[2] Keeanga-Yamahtta Taylor, How we get free: Black feminism and the Combahee River Collective.
Haymarket Books, 2017.

63
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

YEZA (CC BY-SA 4.0)


Un graffiti affirme : « Ni les femmes ni le territoire ne sommes des objets de conquête ».

« C’est dans le concept de politique de l’identité [identity politics] que s’incarne


notre décision de nous concentrer sur notre propre oppression. La politique la
plus profonde et potentiellement la plus radicale émane directement de notre
propre identité – et non pas de luttes pour en finir avec l’oppression d’autres
personnes. Dans le cas des femmes Noires, il s’agit d’un concept répugnant,
dangereux, menaçant et donc révolutionnaire, car au vu de l’ensemble des
mouvements politiques qui nous ont précédées, il est évident que n’importe
qui mérite davantage sa libération que nous3. »

2005, une année charnière


En France, la traduction en 2005 dans une revue universitaire de « Cartographies
des marges » de Kimberley Crenshaw4 marque l’entrée officielle du concept tant
dans les espaces universitaires que dans des espaces militants en pleine recom-
position, dans un contexte de quasi herméticité entre le monde académique et les
mouvements militants non blancs. Dès son émergence dans le contexte français,
l’intersectionnalité est l’objet de luttes de définition dans les champs universitaires
et militants, mais aussi entre les espaces universitaires et militants où un antago-
nisme persiste autour de la question de la légitimité des savoirs. Cette herméticité
rend difficile le décloisonnement de concepts de l’université pour les implémenter
dans les luttes. Un décloisonnement nécessaire pour sortir de l’affrontement de
[3] « Déclaration du Combahee River Collective », Les Cahiers du CEDREF, n° 14, 2006, p. 53-67, traduit
par Jules Falquet.
[4] Kimberlé Williams Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et
violences contre les femmes de couleur », Cahiers du genre, no 39, 2005, p. 51‑82, traduit par Oristelle
Bonis.

64
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

légitimité entre les universitaires et les militant·es qui n’ont pas de position dans
l’université mais qui évoluent en satellites.

Pour comprendre la pénétration de ce concept dans les mouvements de femmes


issues de l’immigration postcoloniale, on ne peut faire l’économie d’une compré-
hension globale des mutations5 de l’antiracisme en France. Ce sont les femmes
évoluant dans les milieux antiracistes qui ont fondé par la suite des organisations
employant l’intersectionnalité comme un outil analytique.

Depuis la marche pour l’égalité de 19836, les discours sont fortement cadrés par
la question du statut administratif (nationalité, asile, loi immigration). À la fin des
années 1990, l’augmentation numérique de Français·es issu·es de l’immigration
postcoloniale conduit à un changement de paradigme dans le discours antiraciste
en France. L’horizon n’est plus le pays d’origine mais la France qui a fait naître
ces nouvelles générations. Ce déplacement produit un questionnement du cadre
imposé par la gauche (qui dirige la majorité des municipalités peuplées par des
groupes immigrés), en rejetant l’idée que la classe opère comme front primaire de
lutte. Des groupes comme le Mouvement de l’immigration et des banlieues, fondé
en 1993 et actif jusqu’en 20067, formulent une critique politique du réductionnisme
de classe au sein de la gauche. Leur position politique peut être considérée comme
la traduction politique de la mise en avant d’une forme d’autonomie de la race.

Lors des premiers débats publics autour de la loi de 2004 sur l’interdiction des signes
religieux dans les établissements scolaires, des organisations comme Mamans
toutes égales pointaient déjà la dimension raciale et sexiste de la loi du 15 mars
2004. Les révoltes de 2005, qui ont suivi la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré,
marquent la montée en puissance des organisations antiracistes déterritorialisées
en banlieue, se définissant comme autonomes. Ces nouvelles organisations (La voix
des Rroms, la Brigade anti-négrophobie, le Parti des indigènes de la République,
Les Indivisibles…), composées majoritairement de personnes venant de quartiers
populaires et diplômées de l’enseignement supérieur, se positionnent fortement
sur la question raciale. Elles ont été fondées et dirigées par des Noir·es, Arabes,
Rroms ou Asiatiques, principalement de nationalité française en situation de mobi-
lité sociale. La socialisation intellectuelle de ces militant·es leur donne accès à des
concepts étudiés et en circulation au sein de l’université. L’approche critique de la
race, souvent articulée à la classe, est au cœur de l’analyse de ces organisations et
de leur mobilisation. Au même moment, les femmes au sein de ces organisations
produisent des analyses de la racialisation genrée et de l’instrumentalisation des
conditions de vie des femmes issues de l’immigration dans les quartiers populaires
à des fins racistes. La racialisation de crimes comme les viols collectifs dans les

[5] Mogniss H. Abdallah, « 1983 : La marche pour l’égalité », Plein droit, n° 55, 2002, p. 37‑40.
[6] Ibid.
[7] Karim Taharount, « “Justice en banlieue” : une affiche de campagne du Mouvement de l’Immigration et
des Banlieues (1997) ». Parlement[s]. Revue d’histoire politique, n° 30, 2019, p. 138‑54.

65
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

quartiers populaires et de l’immigration postcoloniale, dénommés tournantes8,


offrent une illustration particulièrement saillante de cette forme de racisme qui
emprunte à un registre antisexiste.

L’Étau : front primaire, front secondaire


La question du féminisme des femmes Noires, Arabes ou Musulmanes en France
déchaîne beaucoup moins d’opposition même dans ses formes non-mixtes, à condi-
tion d’épouser le récit de libération de communautés intrinsèquement barbares et
patriarcales. Le mouvement Ni putes, ni soumises, formé en 2003 par Fadela Amara
à la suite de l’assassinat de Sohane Benziane9, qui a participé à l’authentification
d’un problème sexiste en banlieue, a été soutenu y compris financièrement par l’État
et a fait l’objet d’une forte médiatisation10. Les féminismes issus de l’immigration
postcoloniale marquent leur autonomisation en clarifiant leurs positions vis-à-vis
de l’État qu’elles caractérisent comme raciste, sexiste, néolibéral et comme l’un des
médiateurs des dominations qu’elles subissent en tant que femmes non-Blanches.
Les premières déclarations féministes de la marge sont marquées par le constant
aller-retour entre la critique de l’instrumentalisation de l’antisexisme et les injonc-
tions à la solidarité vis-à-vis des hommes de leur communauté.

L’organisation la plus visible médiatiquement, Ni putes, ni soumises, cristallise


l’antagonisme entre les différents courants féministes des femmes issues de l’immi-
gration postcoloniale. L’Appel des féministes indigènes datant de 2007 assume une
fracture avec ce féminisme qui polarise l’antisexisme et l’antiracisme11 :

« Nous refusons d’être l’enjeu de la concurrence et de la bataille que se livrent


le patriarcat des dominés et celui des dominants. Par conséquent, nous nous
inscrivons dans ce féminisme paradoxal afin de ne plus jamais être le cheval
de Troie de la suprématie blanche ou les traîtresses à l’ordre communautaire. »

L’autonomisation du mouvement antiraciste d’avec la gauche et son élargissement


au-delà de la question des banlieues ont permis une reconfiguration des lignes de
front, en mettant la race sur le front principal avec la question de la classe. Mais ce
mouvement a aussi introduit un implicite stratégique : la question de la domination
patriarcale ne constitue pas une priorité étant donnée la force de l’instrumentali-
sation raciste de l’antisexisme en France.

[8] Christelle Hamel, « “Faire tourner les meufs”. Les viols collectifs : discours des médias et des
agresseurs », Gradhiva, n° 33, 2003.
[9] Brûlée vive par son ex-petit ami à Vitry-sur Seine en 2002. Le retentissement médiatique de l’affaire
renforcera les discours et imaginaires autour des garçons de banlieues, spécifiquement autour de la
figure du garçon arabe.
[10] Marion Dalibert « Authentification et légitimation d'un problème de société par les journalistes :
les violences de genre en banlieue dans la médiatisation de Ni putes ni soumises », Études de
communication, n° 40, 2013, p. 167-180.
[11] « Appel des féministes indigènes », Bella Ciao, 26 janvier 2007.

66
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

Les mutations produites par les usages d’internet ont bousculé la marginalisation
et l’isolement des féministes non-Blanches au sein des organisations antiracistes,
de gauche, et des espaces féministes hégémoniques. Les réseaux sociaux et pla-
teformes participatives comme Facebook, Twitter, Tumblr et WordPress ont joué
un rôle important dans la circulation des idées entre les mouvements politiques et
dans la formation de réseaux qui partagent une éthique politique sans s’inscrire
dans une interconnaissance. La socialisation intellectuelle et politique autour de
l’intersectionnalité s’est faite pour la majorité d’entre nous sur internet à travers
les lectures et les échanges dans ces espaces participatifs. L’afroféminisme apparaît
autour des années 2010. Dans l’héritage de mouvements comme la Coordination
des femmes Noires, qui militait sur des enjeux similaires avec une organisation en
non-mixité, l’afroféminisme s’est nommé et rattaché aux féminismes Noirs. Dans
ce contexte, l’intersectionnalité s’est imposée comme un des principaux outils pour
analyser et dire l’oppression.

Intersectionnalité partout, politique (presque) nulle part


En 2015, les membres du collectif AssiégéEs et de Mwasi-Collectif Afroféministe
organisent le premier cortège de personnes racisées pour le 1er mai. L’appel à ce
cortège est la première mobilisation politique à utiliser explicitement l’intersec-
tionnalité comme outil d’analyse en vue d’une mobilisation collective en France :

« Des Afroféministes, des Meufs, des Queers et Trans RaciséEs dénoncent les
rapports d’exploitation produits par le système capitaliste ainsi que la divi-
sion sexiste et raciste du travail. […] C’est pourquoi AssiégéEs et le Collectif
TERENCE FAIRCLOTH (CC BY-NC-ND 2.0)

Fresque murale représentant Angela Davis, l’une des premières à avoir analysé l’intersectionnalité
entre genre et race dans son livre Femmes, race et classe, par Shepard Fairey.

67
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Afroféministe Mwasi défileront ensemble à Paris le 1er mai afin de dire haut et
fort qu’il ne peut y avoir d’anticapitalisme sans lutte radicale contre le racisme
d’État et le patriarcat. Il est urgent de prendre au sérieux les discriminations
au travail et les dimensions racistes et sexistes du système capitaliste, quand
bien même le but ultime est son anéantissement pour tou·tes. Ce système ne
pourra jamais être renversé sans celles et ceux qui en constituent les marges !12 »

Ces dernières années, on constate une prolifération d’organisations féministes,


queer et trans racisées (Lallab, QTR, Nta Rajel, Qitoko, Mille et Une Queer, Topines).
Nous avons assisté dans un premier temps à la multiplication de controverses
médiatiques et politiques où s’opposaient des lectures divergentes de certains
évènements13. Ces polémiques ont ensuite progressivement ciblé l’existence des
organisations antiracistes autonomes et féministes portées par les femmes issues de
l’immigration postcoloniale comme étant l’objet même de la controverse (demande
de suspension des subventions à Lallab [2017], demande d’interdiction du festival
Nyansapo par la maire socialiste de Paris Anne Hidalgo [2017], polémiques autour
du camp d’été décolonial [2017] ou des réunions en non-mixité au sein de l’UNEF
[2021]). Ces affrontements se sont centrés principalement sur la question raciale
avec une surreprésentation des sujets autour des Musulmanes. Cette lutte de sens
a conduit à des ruptures à l’intérieur même des organisations féministes, qui ont
contribué à reconfigurer les positionnements de certaines d’entre elles, comme de
certaines personnalités du féminisme sur le voile. Le changement de rapport de
force a élargi la scène du débat : dès 2014, les débats sur l’intersectionnalité ne sont
plus cantonnés aux cercles militants et s’imposent sur la scène médiatique à travers
des cadrages réducteurs qui polarisent les positionnements « pour » et « contre »14.

La large diffusion de l’intersectionnalité a conduit à d’autres formes de réductions


au sein des mouvements qui s’en sont emparés. L’intersectionnalité apparaît comme
un mouvement, une théorie ou une nouvelle vague de féminisme. Une lecture
cumulative des oppressions s’impose comme l’une des plus répandues, alors que
la conceptualisation de Kimberley Crenshaw évoque l’articulation. Ces glissements
sémantiques liés à la circulation du concept caractérisée par une désassociation
du signifiant et du signifié transforme le terme « intersectionnalité », ce qui a pu
générer une forme de dépolitisation. En effet, « intersectionnel » a pu signifier
un marqueur d’identité politique, voire un attribut des individus (« une personne
intersectionnelle »). Les pièges tendus par la « ruse de la pensée dominante15 »
sont difficiles à éviter lorsque le sentiment d’impuissance individuelle face aux
discriminations et la faiblesse politique collective sont des réalités quotidiennes.
[12] « 1er mai : cortège AssiégéEs et Mwasi-Collectif Afroféministe », AssiégéEs [en ligne], 2015.
[13] L’affaire de la crèche Baby-Loup (2008), la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public
et qui visait le niqab (2010), le traitement de l’affaire Dominique Strauss-Kahn / Nafissatou Diallo (2011),
le projet de loi visant à la criminalisation du harcèlement de rue (2017), etc.
[14] Juliette Gramaglia, Tony Le Pennec, « "Universalistes" contre "intersectionnelles" : à chaque média ses
féministes », Arrêt sur images, 7 mars 2019.
[15] Elsa Dorlin, « De l’usage épistémologique et politique des catégories de “sexe” et de “race” dans les
études sur le genre », Cahiers du genre, n° 39, 2005, p. 83‑105.

68
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

MOKARENT14 (CC BY-SA 4.0)


Conférence de la Féminité Noire dans le Connecticut, 1969.

Dans cette situation reste l’attachement à la sémantique, au pouvoir de nommer et


de dire, mais cette première étape libératrice, en étant érigée comme seul horizon
politique, se transforme en cul-de-sac :
– déclaratif : militer contre tout revient à avoir une déclaration sur tout,
– performatif : centraliser la question de la reconnaissance des privilèges comme
acte préexistant l’organisation ou l’interaction collective.

Intersectionnel s’est mué au fil des années en un synonyme de diversité et d’inclu-


sivité pour les organisations féministes à majorité Blanche. L’intersectionnalité est
vidée de sa dimension raciale par des organisations majoritairement Blanches, et
un processus d’effacement des femmes Noires, tant comme sujet politique principal
du concept que comme analystes et théoriciennes, a lieu. Le collectif MWASI a
produit une critique des effets de la circulation du concept dans son livre Afrofem
paru en 2018 :

« Le fait que les femmes et groupes majoritairement blancs s’emparent de


l’intersectionnalité est une nouvelle démonstration d’un des ressorts de la
négrophobie : prendre tous les outils que nous créons justement parce que
ce monde ne nous accorde rien. […] Nous utilisons l’intersectionnalité comme
outil dans nos analyses, et comme tout outil, il a des avantages (très nombreux)

69
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

et des limites. L’intersectionnalité est un outil conceptuel, qui a été théorisé


par Kimberley Crenshaw. Elle a donc été la première à mettre un mot sur ce
phénomène : “intersectionnalité”, désignant le fait que l’on puisse subir à la
fois racisme et sexisme, et que ces oppressions ne s’accumulent pas comme
un plat de lasagne mais créent ensemble une forme particulière de racisme et
de sexisme. Dans le cas des femmes noires, on parle de misogynoir avec la
racialisation du sexisme que nous subissons. [...] Pour nous, l’intersectionnalité
est indissociable de la question raciale. Il s’agit de comprendre comment le
racisme et le patriarcat interagissent entre eux, mais aussi comment ces sys-
tèmes interagissent avec la classe, l’hétérosexisme, etc.16 »

Loin des fantasmes portés par les réactionnaires de tout bord, l’intersectionnalité
est un champ de luttes de définitions au sein même des organisations féministes,
queer ou trans en France ; ces luttes se traduisent dans les discours, les analyses
et les mobilisations.

Des nuances et subtilités : réduction du concept


et sa re-signification
Pour certaines organisations féministes, queer et trans racisées, le terme renvoie
à l’ambition de lutter contre toutes les formes d’oppression en même temps, dans
le même espace, ainsi qu’à la constitution d’une échelle de domination à la faveur
des nombreux ateliers sur les privilèges. Au lieu d’être pensés dans leur interaction
et complexité, les individu·es pris·es dans les systèmes de domination comme le
patriarcat sont considéré·es comme statiques et immuables, et l’intersectionnalité
comme une pensée magique. Ces évolutions créent de nouvelles lignes de démar-
cation, plusieurs organisations revendiquent l’intersectionnalité comme un outil
théorique parmi d’autres à leur disposition, et analysent les limites de l’outil alors
que d’autres en font le cœur de leur politique. Plus largement, l’intersectionnalité
est aussi utilisée pour caractériser des projets ou productions culturelles.

L’ennemi intérieur
C’est à la faveur de cette mainstreamisation que le terme devient un enjeu de bataille
politique à partir de 2016 avec l’investissement d’acteurs politiques, médiatiques ou
des institutions universitaires se prononçant publiquement « contre », reprenant les
arguments des mouvements féministes Blancs. En effet, si ce sont leurs arguments
qui sont mobilisés, et non ceux des mouvements antiracistes, c’est qu’au cœur de
l’intersectionnalité se trouve la question de la race, une notion qui déchaîne toutes
les passions et les oppositions idéologiques en France. L’intersectionnalité rejoint

[16] Mwasi, Afrofem, Syllepse, 2020. Ces critiques se sont aussi exprimées dans l’espace anglo-saxon ; on
peut citer l’article de Cameron Glover, « Intersectionality ain’t for white women », Wear Your Voice, 25
août 2017, ou encore le livre de Jennifer C. Nash, Black Feminism Reimagined: After Intersectionality,
Duke University Press, 2019.

70
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

les termes utilisés pour désigner les ennemis de l’intérieur qui portent la division
de la République : islamo-gauchisme, non-mixité, décolonial, indigénistes. Autant
de mots clé servant à constituer une nébuleuse qui serait organisée autour d’un
but commun : l’anéantissement de la République une et indivisible.

Dans cette cartographie d’un mouvement de circulation paradoxale de l’intersec-


tionnalité, je me suis moins focalisée sur les batailles définitionnelles que sur ce que
l’intersectionnalité fait aux luttes dans le contexte français. L’intersectionnalité, qui a
généré des fractures importantes, est tout de même présentée comme un ensemble
homogène et unifié. Autre paradoxe : les critiques de l’intersectionnalité au sein
des mouvements politiques de gauche se focalisent sur son potentiel de cooptation
par le néolibéralisme ou le fémonationalisme alors que, à la faveur d’une reconfi-
guration réactionnaire en France, l’intersectionnalité a rejoint le lexique codifié
pour signifier « islamisme / racialiste / anti-universalité ». Malgré les tentatives de
dépolitisation, récupération et de blanchiment17, il semble que la dangerosité des
concepts et critiques provenant de la pensée féministe Noire résiste et persiste.

————
Ce texte est une version abrégée du chapitre “Intersectionnalité” paru dans l’ouvrage
Feu ! Abécédaire des féminismes présents, coordonné par Elsa Dorlin et publié en
octobre 2021 aux éditions Libertalia.

[17] Sirma Bilge, « Le blanchiment de l’intersectionnalité », Recherches féministes, vol. 28, n° 2, 2015, p. 9-32.

71
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Une objective subjectivité.


Ou l’objectivisme sociologique
contre le point de vue situé

EMMANUEL WATHELET

Comme toujours dans les débats épistémologiques, la connaissance des faits sociaux
oppose généralement deux camps : une posture réaliste qui considère que les faits
sociaux existent indépendamment de leur observateur·rice et une posture subjec-
tiviste qui estime qu’on ne peut les dissocier de qui les observe.

Il y a pourtant ici un espace d’entente possible entre les marxistes et les « identi-
taires ». Les chercheur·ses parmi les féministes et les antiracistes marxistes ne s’y
sont d’ailleurs pas trompé·es. Pourquoi ? Parce que l’École de Francfort, d’inspi-
ration marxiste, a mis en évidence avec Horkheimer1 la théorie critique, laquelle
pose que la connaissance n’est pas extérieure à la réalité, qu’elle se doit d’être
transformatrice et de tenir compte de celui ou celle qui pense, ainsi que des intérêts
qu’il ou elle poursuit. Dans le camp d’en face, on retrouve l’approche durkhei-
mienne consistant à « traiter les faits sociaux comme des choses »2. Dans ce cas,
les outils méthodologiques de la sociologie « suffiraient » à garantir la distance
neutre d’avec son objet de recherche : la « société est extérieure à ce qui se passe
dans nos esprits singuliers »3.

Pourquoi ce débat, apparemment très théorique, est-il important ? Parce qu’il


dit quelque chose de qui est légitime dans la prise de parole, dans la production
de connaissances, dans la prise de décision – notamment lorsqu’il est question
d’exploitation. Des débats qui ont des conséquences très concrètes, par exemple
sur les plateaux télés (des hommes blancs, comme Zemmour, ne sont pas légitimes
pour parler de l’oppression vécue par les femmes noires), mais aussi lorsqu’il s’agit
de penser qui fait les lois, qui rédige les manuels scolaires, etc.

Les personnes dominées se caractérisent notamment par leur relative absence des
lieux décisionnels des « appareils idéologiques d’État » (médias, école, politique,

[1] Horkheimer, Max. Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, 1974 [1937].
[2] Pinto, Louis. « Sociologie – La démarche sociologique ». Encyclopædia Universalis [en ligne].
[3] Ibid.

72
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

église – au sens d’Althusser4). Par conséquent, si on peut démontrer qu’on ne tient


pas compte d’elles et eux en leur absence, ni d’un point de vue théorique, ni d’un
point de vue politique fondé sur ces théories (ne fut-ce que parce que les phéno-
mènes de dominations raciale et patriarcale persistent), alors il faudra considérer
que « l’objectivisme sociologique » est une imposture et que tout est organisé pour
reproduire en l’état les dominations dont nous sommes témoins. Et avec la possi-
bilité de conclure que la parole des non-concerné·es est tout simplement incapable
de rendre compte fidèlement des situations d’oppression.

C’est à Donna Haraway, à la suite de Sandra Harding, que l’on doit la radicali-
sation de la prise en compte du sujet connaissant au service de la construction
d’une objectivité sociologique. Son concept de « savoirs situés » (voir le chapitre
éponyme dans son livre Le Manifeste cyborg et autres essais5) est une critique
explicite de l’objectivisme qui, mettant à distance les faits sociaux, invisibilise les
auteur·ices, leur permettant ainsi de ne pas être redevables. On « oublie » alors
que les chercheur·ses sont celles et ceux qui répondent aux questions, mais surtout
qui décident de celles qu’il faut poser. Or, par définition, on ne peut poser une
question… qu’on ne se pose pas ! Le risque est énorme de ne pas voir ses propres
biais. Et c’est ainsi qu’un penseur aussi essentiel que Karl Marx n’aurait pas vu
le travail gratuit – donc le travail volé – des femmes dans la sphère domestique…

Au contraire, un « point de vue situé » précisément produit, selon Haraway, de


l’objectivité. Le point de vue situé responsabilise. Il ne prétend pas dire au-delà de
ce qu’il permet, par l’expérience, de connaître. Cette posture est modeste, elle ne
prétend à aucune « transcendance ». L’idée est avant tout de « faire confiance au
point de vue des assujettis »6, d’autant que ces dernier·es, parce qu’ils et elles font
quotidiennement l’expérience d’être réduit·es au silence, sont « moins susceptibles
d’autoriser le déni »7 accompagnant la production de savoir. Ainsi, une chercheuse
faisant une étude sur les violences des hommes au sein du foyer posera d’autres
questions, trouvera d’autres chemins pour faire émerger la parole, interprétera
autrement les silences. Son « point de vue situé », loin d’être un handicap, devient
un véritable atout pour sa recherche, tandis qu’on observe au contraire une « cris-
pation » vis-à-vis de la libération de la parole des femmes victimes, bien trop souvent
jugées coupables a priori (de mensonge, d’exagération, de provocation, etc.). On
voit combien le fossé est grand.

Toutefois, le « point de vue situé » pose d’autres problèmes. Le danger est « d’idéa-
liser et/ou de s’approprier la vision des moins puissant·es alors qu’on revendique
de voir à partir de leur position »8. Tous les hommes se déclarant « féministes » ou

[4] Althusser, Louis. « Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche) ». Positions,
Les Éditions sociales, 1970, pp. 67-125.
[5] Haraway, Donna. Le Manifeste cyborg et autres essais, Exils Editeur, 2007 (1991).
[6] Ibid., p. 118.
[7] Ibid., p. 119.
[8] Ibid.

73
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

« alliés » profitent de leur maîtrise des codes, des théories, des pratiques militantes
féministes, mais certains de surcroît utilisent cette maîtrise pour gagner encore
en pouvoir. On comprend alors l’importance de « l’expérience encorporée », au
sens d’Haraway. Il ne s’agit pas seulement de voir « avec les yeux de », mais de
vivre, dans sa chair, « l’expérience de ». Or on ne s’invente pas noir·e, femme9 ou
ouvrier·e. En miroir – et ça continue de se compliquer –, il ne « suffit » pas d’avoir
l’expérience de la domination pour être capable de produire du savoir sur cette
domination : « Nous ne sommes pas directement présents à nous-mêmes »10. Les
outils méthodologiques de la production de savoir demeurent, pour moi, essentiels.

Que penser de tout ça ? Je vois une filiation entre le « point de vue situé » d’Haraway
et le concept de « savoir local » de l’anthropologue culturel Clifford Geertz11, lequel
considère (1) qu’il faudrait cesser de vouloir être prédictif car, après tout, si chaque
situation est singulière, rien ne permet d’élaborer une théorie générale ; (2) qu’il
faut prioritairement s’intéresser aux représentations des acteurs sociaux, au sens
qu’ils et elles donnent à leur vécu. J’y vois par conséquent aussi la plus grande
faiblesse : le risque de nier les structures. En évacuant les structures au profit d’un
réseau de vécus singuliers, ces auteur·ices font courir le risque de manquer les
mécanismes généralisant12, ce par quoi un fait est décrit, par la sociologie, comme
étant « social ». Or, comme le disait Durkheim, un fait social est un phénomène
« suffisamment fréquent dans une société pour être dit régulier et suffisamment
étendu pour être qualifié de collectif ; c’est-à-dire qui est au-dessus des consciences
individuelles et qui les contraint par sa préséance »13. Le rôle de ces sociologues sera
donc de partir des « points de vue situés », certes irréductibles à leurs similarités,
mais admettant que ces dernières pourtant autorisent la montée en généralité en
cristallisant par l’exemple l’effet des structures. On ne peut mener presque huit
milliards de batailles individuelles (contre qui ?).

En résumé, il me semble que le point de vue situé permet une richesse interprétative
et une honnêteté dont ne peuvent se targuer les tenant·es de l’objectivité socio-
logique, si et seulement si ce point de vue situé s’accompagne d’une rigoureuse
méthodologie. Quant aux sociologues « détaché·es » de leurs objets, je voudrais
leur demander combien de fois leur « objectivité » n’a-t-elle pas été l’argument
parfait pour ne pas avoir à écouter les personnes concernées et, par conséquent,
pour ne pas avoir à remettre en cause leurs propres privilèges ? La question, fina-
lement, serait donc moins de savoir s’il est possible de rendre compte d’une réalité
[9] Les femmes trans ne « s’inventent pas femmes » ; leur expérience de femme est au contraire si
« encorporée » que la tension entre leur genre assigné à la naissance et le genre dont elles ont
l’expérience est intenable.
[10] Haraway, Op. cit., p. 121.
[11] Geertz, Clifford. Savoir local, savoir global : les lieux du savoir, Presses universitaires de France, 2012.
[12] Je ne voudrais toutefois pas faire un « sophisme de l’épouvantail ». https://fr.wikipedia.org/
wiki/%C3%89pouvantail_(rh%C3%A9torique) Haraway n’est pas aussi explicite que ce que je laisse
entendre ici quant au caractère non systémique de sa perspective, mais on peut malgré tout lire un tel
tropisme dans ses positions épistémologiques (elle oppose par exemple « théorie maître » et « récits en
réseau »).
[13] Durkheim, Emile. Les règles de la méthode sociologique.

74
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE LES ENJEUX

de domination sans la subir elle-même, mais de se demander si celles et ceux qui


prétendent le faire le font vraiment dès l’instant où rendre cette description fidèle
c’est, potentiellement, se mettre soi-même en difficulté.

————
Ce texte est initialement paru sur le Blog du Radis. L’économie politique à la racine,
même si ça pique ! le 17 juin 2021, et republié avec l’autorisation de son auteur,
Emmanuel Wathelet. https://leblogduradis.com/tag/point-de-vue-situe/

75
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

02

LA COLONIALITÉ
AUJOURD’HUI :
UN MONDE QUI N’A PAS
FINI DE SE DÉCOLONISER

76
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

Habitudes alimentaires
et colonialisme :
de la naissance du
commerce colonial à
l’économie mondialisée

MARÍA BLANCO BERGLUND, LUCHA INDÍGENA


En Suède, une femme se lève et, par la fenêtre, observe la neige tomber
sur l’asphalte et les arbres du parc. Dehors, il fait –8 °C et le soleil ne s’est
pas encore levé. Elle se prépare un café chaud dont elle a besoin pour
démarrer sa journée. Avant de partir, elle emporte une banane pour
la manger dans l’après-midi car elle sait que, si elle meurt de faim au
retour du travail, elle cédera à la tentation et s’achètera du chocolat dans
la supérette près de la station de métro. Au bureau, elle mangera de la
nourriture industrielle contenant du soja OGM d’Argentine ou du riz de
Chine et de la viande du Danemark.

Dans un village des Andes péruviennes, une femme se lève, réchauffe


les humitas [NdT : pâte de maïs cuite] qu’elle a préparées avec sa famille
avec la récolte des champs, puis se prépare un café dont elle a besoin
pour démarrer sa journée, que lui a si gentiment envoyé la grand-mère
qui vit dans les forêts d’altitude de sa province. Lorsqu’elle se rend au
marché de la place du village, tous les fruits, les tubercules et les légumes
proviennent de sa région, des montagnes ou des forêts d’altitude. Le riz
et les mangues viennent de la côte péruvienne. Seules exceptions, les
raisins et les pommes, qui viennent du Chili voisin, ainsi que les pâtes
et le pain, certes produits localement mais à partir d’une farine importée
des États-Unis.

77
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

JLHINTON (CC BY-ND 2.0)


Tasse de café.

La façon dont nous mangeons et produisons nos aliments reflète l’organisation


coloniale du monde. Moins d’un pour cent des Suédois·es sont des agriculteur·rices,
contre un quart des Péruvien·nes. Au Pérou, les aliments du quotidien proviennent
de la production nationale. D’après la sociologue Jasmín Giocochea Medina, la
production agricole est le deuxième pourvoyeur d’emploi du pays, et l’agriculture
familiale y représente environ 97 % des 2,2 millions d’exploitations agricoles que
compte le Pérou. Tandis que les pays du Sud sont largement autosuffisants en nour-
riture, les pays industrialisés suivent un régime mondialisé aux racines coloniales.

Des produits comme le café, le chocolat, la banane, le sucre ou encore le riz, intro-
duits en Europe comme biens de luxe à destination d’une élite, sont désormais
consommés quotidiennement par les Européen·nes : « À l’origine, le café était
considéré comme un produit de luxe [en Suède]. Cette perception a évolué au fil
du XIXe siècle, lorsqu’il est devenu un produit de première nécessité ».1

Dans un article sur la mondialisation au début de l’époque moderne, l’historienne


Anne E. C. McCants souligne que la commercialisation de produits de luxe a
remodelé en profondeur l’économie européenne, et que ces produits sont arrivés
en Europe plus tôt que ne le pensaient jusqu’alors les historien·nes. En Hollande, la
première vente de café remonte à 1661. Mais dès 1740, le thé et le café étaient impor-

[1] Ahlberger, Christer, Konsumtionsrevolutionen. Om det moderna konsumtionssamhällets framväxt.


1750-1900.

78
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

tés massivement. L’Europe importait tant de café qu’il ne pouvait être exclusivement
destiné aux classes supérieures. À la fin du XVIIe siècle, la consommation de thé,
de café, de sucre, de tabac, de porcelaine, de soie, de toile et de coton a connu un
formidable essor en Europe. L’utilisation de ces nouveaux biens de consommation
s’est rapidement diffusée, à la fois sur les plans géographique et social. À partir
de l’étude de l’inventaire de divers foyers des Pays-Bas et d’Angleterre, McCants
a pu affirmer que bon nombre de ces produits dits « de luxe » se sont retrouvés
dans les foyers pauvres dès le milieu du XVIIIe siècle. Le prix de ces produits allait
en diminuant, tandis que les volumes importés augmentaient de plus en plus.

L’historienne Ragnhild Hutchinson estime que les habitudes des Norvégien·nes en


matière de consommation de produits de luxe ont changé au fil du XVIIIe siècle.
Leur consommation de produits exotiques s’explique par la présence de colonies
dano-norvégiennes dans les Caraïbes. Entre 1740 et 1848, la consommation de
sucre est passée de 0,06 kg par personne à 2,5 kg : cette denrée a cessé d’être
un produit de luxe réservé aux classes supérieures urbaines pour se diffuser et
pénétrer dans les foyers des zones rurales, jusqu’à devenir un indispensable du
quotidien.

Étant donné que les anciennes colonies continuent de produire et d’exporter des
aliments, des matières premières et de la force de travail bon marché à destination
des ex-pays et peuples colonisateurs, il n’est pas exagéré de parler de néocolonia-
lisme, qui partage certains points communs avec le colonialisme, à commencer
par la continuité de l’exploitation des peuples et de l’environnement des anciennes
colonies. Le terme de néocolonialisme a été popularisé par l’ancien président gha-
néen, Kwame Nkrumah, dans les années soixante. Tout comme lors de la période
coloniale, l’impérialisme continue de prétexter une pseudo-supériorité pour inter-
venir de force dans les pays exploités et poursuivre son enrichissement sur le dos
de la nature et de la population. Tandis que, par le passé, les invasions militaires
étaient menées au nom du dieu chrétien, on invoque aujourd’hui la démocratie
pour les justifier, selon Noam Chomsky ; comme cela a été le cas des États-Unis
qui ont envahi l’Irak pour mettre la main sur son pétrole. À l’époque coloniale, le
pays colonisateur exerçait une influence directe en postant des représentants (qui
répondaient de leurs actes devant lui) au sein du gouvernement colonisé ; le néo-
colonialisme agit, lui, en coulisses, contraignant les gouvernements des anciennes
colonies à obéir à ses exigences en les menaçant de sanctions économiques et
militaires, ou en corrompant les responsables des institutions publiques occupant
des postes-clés.

Peut-encore encore parler de néocolonialisme au XXIe siècle, avec son système


économique mondialisé et ses entreprises multinationales ? Dans un article sur le
néocolonialisme à l’ère de l’économie mondialisée moderne, publié dans la revue
universitaire Momentum Quarterly, Aram Ziai soutient que le terme reste perti-
nent pour décrire les relations Nord-Sud. Le commerce intrarégional entre les

79
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

anciennes colonies est relativement limité, tandis que 75 % à 90 % des échanges se


font avec des entreprises étrangères à la région. En Asie, en Amérique du Nord et
en Europe de l’Ouest, les échanges avec des pays extérieurs à la région concernée
représentent moins de la moitié du total. La règle qui impose un plafond de 50 %
pour les actions d’investisseurs étrangers est bien mieux appliquée dans les pays
industrialisés que dans les anciennes colonies. Plus de 80 % des cent plus grosses
multinationales au monde sont basées aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. Le
nombre élevé de sites de transformation destinés à l’exportation dans les anciennes
colonies témoigne également de la persistance d’un système colonial. Ces pays ont
inséré de nombreuses exceptions dans leur droit du travail, leur code des douanes,
leur fiscalité et leur législation environnementale pour attirer les investissements
étrangers. Si l’on compare les profits des multinationales basées dans les pays du
Nord et la dette extérieure dont s’acquitte le Sud, on constate que les transferts
d’argent du Sud vers le Nord sont environ deux fois plus importants que l’inverse.
Les institutions qui régissent l’économie mondiale sont verrouillées par les pays du
Nord, qui y détiennent plus de voix et/ou y exercent une plus grande influence et
peuvent ainsi escroquer les pays du Sud. L’Organisation mondiale du commerce,
la Banque mondiale et le Fonds monétaire international obligent les anciennes
colonies à ouvrir leurs marchés, alors que les pays du Nord doivent leur croissance
économique à des lois protégeant leur marché interne.

En matière de politique agricole, le néocolonialisme est étroitement lié à l’accapa-


rement des terres. C’est la raison d’être de certaines organisations financées par
le secteur privé, comme le GFP (German Food Partnership), qui négocient des
accords entre les entreprises privées du Nord et les petit·es exploitant·es agricoles
du Sud. Leur objectif affiché est de lutter contre la faim et la pauvreté en dopant la
production et en réorganisant les chaînes de valeur au bénéfice des paysan·nes.
Pourtant, des ONG allemandes se sont penchées sur le cas du GFP et ont découvert
que de grandes entreprises agricoles et chimiques, comme Bayer Crop Science et
Syngenta, participaient au financement de cette organisation, et que l’opération
se faisait en réalité au détriment des revenus des paysan·nes dont les terres étaient
accaparées.

Vandana Shiva, militante et scientifique indienne, souligne que le néocolonialisme


a recours à la « biopiraterie », c’est-à-dire au brevetage de sources génétiques du
Sud par des entreprises du Nord. L’entreprise Monsanto a notamment modifié le
génome de semences ancestrales, telles que le maïs et le soja, en y introduisant la
toxine Bt. En plus de produire des semences transgéniques, elle commercialise le
pesticide cancérigène Roundup (l’« agent orange »), qui tue plantes et insectes, à
l’exception des plantes issues de semences génétiquement modifiées avec la toxine
Bt. Monsanto a été rachetée par la compagnie pharmaceutique Bayer, qui domine
aujourd’hui le marché mondial de l’alimentation, des pesticides et des médicaments.
Une même entreprise nous vend donc les médicaments qui soignent les maladies
causées par son agroindustrie et ses monocultures transgéniques.

80
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

© MIGUEL GUTIÉRREZ CHERO


Un jeune agriculteur andin pose fièrement à côté de la grande diversité de tubercules qu’il cultive.

La monoculture entraîne un appauvrissement des nutriments dans le sol et le déve-


loppement d’agrotoxiques dans les eaux, la terre et le corps humain, notamment
chez les ouvrier·es de l’agroindustrie. Elle transforme les paysan·nes – qui auraient
pu jouir d’une souveraineté alimentaire – en ouvrier·es salarié·es sans terres ni
communauté. Il reste bien des petit·es exploitant·es agricoles qui sont propriétaires
de leurs terres, mais ils et elles n’en suivent pas moins la logique coloniale d’une
production tournée vers l’exportation. Or une économie fondée sur l’exportation
de ces produits est une économie fragile, qui crée peu de valeur ajoutée et se
révèle vulnérable à la grande volatilité des cours sur les marchés mondiaux. En
2021, la Suisse – un pays européen – était le deuxième pays exportateur de café
au niveau mondial. Dans un article du Brussels Research Group, on peut lire que
la Suisse est « un géant du café sans semer un seul grain ». Ce pays est désormais
un marché incontournable pour la vente de café écologique, et l’un des plus gros
transformateurs de café au monde, qui a signé des contrats à long terme avec
des sociétés comme Starbucks et Nestlé. Autrement dit, le néocolonialisme use de
moyens sophistiqués pour perpétuer une exploitation qui dure depuis toujours.

Du fait de l’hégémonie culturelle du colonialisme alimentaire, l’humanité n’a jamais


cultivé aussi peu d’espèces différentes de toute son histoire : quatre cultures (blé,

81
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

riz, maïs et pomme de terre, en grande partie transgéniques) représentent 60 %


des apports caloriques des êtres humains. Toutefois, les pays du Sud ont su pré-
server une diversité d’espèces et de variétés qui pourraient bien nous sauver si, un
jour, les plantes les plus consommées venaient à être ravagées par une épidémie
ou devenaient incultivables à cause du changement climatique. Il est essentiel que
ces cultures et ces semences restent libres et non brevetées, que l’on conserve leur
diversité et leur complémentarité, que l’on continue à les échanger avec amour et
dans un respect mutuel envers celles et ceux qui sèment la terre et représentent
l’espoir pour les générations à venir.

RÉFÉRENCES

• Velásquez Benites, Orlando (2021), Agudización de la pobreza del campesinado


peruano y el subsidio al bienestar de la ciudad, Alfa Revista de investigación en
Ciencias Agronómicas y Veterinaria, Universidad César Vallejo, Trujillo, Pérou.
• Giocochea Medina, Jasmín, Una mirada a la pequeña producción agrícola en el
Perú en tiempos de cuarentena. En ligne : https://www.clacso.org/una-mirada-a-
la-pequena-produccion-agricola-del-peru-en-tiempos-de-cuarentena/ (Consulté
le 04/12/2022)
• Ahlberger, Christer (1994), Konsumtionsrevolutionen. Om det moderna konsum-
tionssamhällets framväxt. 1750–1900. Faculty of Humanities, Göteborg.
• McCants, Anne E. C. (2007), Exotic goods, popular consumption and the standard
of living: Thinking about globalization in the early modern world. Hawaii, Journal
of World History. Hawaii Press.
• Hutchinson, Ragnhild (2012), In the doorway to development: An enquiry into
market oriented structural changes in Norway ca 1750-1830, Université d’Oslo.
• Nkrumah, Kwame (1965), Neo-Colonialism: The last stage of imperialism, Londres.
• Chomsky, Noam (2010), US Foreign Policy in the Middle East, transcription du
discours prononcé au Palais de l’Unesco à Beyrouth, Liban.
• Ziai, Aram (2020), Neocolonialism in the globalized economy of the 21st century:
An overview, en ligne : https://www.momentum-quarterly.org/ojs2/index.php/
momentum/article/view/3478/2728
• Shiva, Vandana, Llama Vandana Shiva a parar la biopiratería, “nuevo colonialismo”,
entretien avec La Jornada, lundi 6 juin 2016.
• En ligne : https://www.worldstopexports.com/coffee-exports-country/ (consulté
le 21/12/2022)
• En ligne : https://oec.world/en/profile/hs/coffee-tea-mate-and-spices#latest-trends
(Consulté le 21/12/2022)
• En ligne : https://brusselsresearchgroup.org/a-coffee-giant-without-growing-a-
single-bean/ (Consulté le 21/12/2022)
• Esquinas Alcázar, José, entretien publié par la FAO le 7 juin 2009.

82
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

Racisme, colonialisme
et changement climatique
ANTONIO ZAMBRANO ALLENDE, MOCICC

Dans toute crise, ce sont les plus marginalisé·es et


vulnérables qui subissent les pires conséquences, et le
changement climatique n’échappe pas à la règle.
Blacklivesmatter.com

L’idée de race est, à n’en pas douter, l’instrument de domination


social le plus puissant inventé ces 500 dernières années.
Aníbal Quijano

L’idée selon laquelle le changement climatique est un phénomène d’origine humaine


à une échelle mondiale fait l’objet d’un consensus de plus en plus large, indiscutable
et universel. En revanche, on entend rarement dire que ce n’est pas de « n’importe
quel humain » dont il est question, mais bien de l’être humain pris dans le système
capitaliste de ces 200 dernières années, qui s’est doté de la capacité industrielle de
polluer à grande échelle.

Néanmoins, cette précision ne suffit toujours pas à bien appréhender le phénomène,


car là encore ce n’est pas de n’importe quel «être humain pris dans le système
capitaliste» dont il est question, mais précisément d’une élite polluante qui n’a
cessé de se battre pour construire et entretenir ses privilèges vis-à-vis des autres.
Ce tout petit groupe de personnes a asservi, discriminé, colonisé, déraciné, purgé
et dévasté le reste de la planète.

En plus d’être responsable de la dépendance humaine à la combustion de carbu-


rants fossiles, cette élite polluante, qui vit dans ce que l’on appelle aujourd’hui le
Nord géopolitique global, a accaparé l’énorme majorité des bénéfices en découlant.

83
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Changement climatique et justice raciale


Fin octobre 2022, la Rapporteuse spéciale des Nations unies sur les formes contem-
poraines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance
qui y est associée a publié un rapport pour le Haut-Commissariat des Nations unies
aux droits de l’homme.1 Elle y délivre un message clair : la crise climatique est une
crise de justice raciale. Un message fort opportun, puisqu’il coïncidait avec le début
des négociations de la 27e Conférence des parties sur les changements climatiques,
la COP27, hébergée par l’Égypte. La Rapporteuse y attire l’attention sur le racisme
systémique qui nous frappe, et assène dès les premières lignes :

« La justice climatique œuvre au remboursement d’une dette historique de


la part des nations et des entités responsables du changement climatique, et
appelle une métamorphose radicale des systèmes contemporains qui façonnent
les rapports entre l’être humain et le reste de la planète. Le statu quo fait que
les systèmes mondiaux et nationaux répartissent les souffrances liées à la crise
écologique mondiale d’une façon racialement discriminatoire ».

Elle poursuit :

« La destruction en cours de notre planète nous frappe tou·tes. Mais les expert·es
soulignent aussi que la race, l’appartenance ethnique et l’origine nationale
continuent de se traduire par l’enrichissement inique d’une minorité, et par
l’exploitation crasse, la maltraitance et même la mort d’autres personnes en rai-
son de la discrimination qui est au cœur de l’injustice écologique et climatique ».2

La rapporteuse résume de manière limpide une évidence qui se confirme depuis


quelques années : le combat pour la justice climatique est aussi un combat pour
la justice raciale.

Ce constat mérite d’être martelé, car au cours des dernières décennies le concept
de changement climatique s’est imposé dans l’imaginaire populaire comme un
concept inoffensif, immaculé, déconnecté des divisions sociales et de l’exploitation,
et qui transmet l’idée d’une responsabilité commune de l’humanité toute entière.
Or, le changement climatique discrimine les populations à la mesure du racisme
historique dont elles ont été victimes. Il les fragilise à travers le manque de soutien
de la part de l’État, le manque d’opportunités et d’accès à l’éducation et à la santé,
ou encore la baisse des ressources et des aides dont elles ont été privées par le
mépris des élites racistes de ces mêmes pays ou des métropoles capitalistes qui
les contrôlent.

[1] Tendayi Achiume, Rapporteuse spéciale des Nations unies, dans un communiqué de presse :
« The global climate crisis is a racial justice crisis: UN expert. » https://www.ohchr.org/en/press-
releases/2022/11/global-climate-crisis-racial-justice-crisis-un-expert 31/10/2022
[2] Ibid.

84
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

UN WOMEN ASIA AND THE PACIFIC (CC BY-NC-ND 2.0)


Au Bangladesh, une famille pose devant leur abri temporaire après la destruction de leur maison
par les inondations.

Les choses se compliquent maintenant que l’on sait, depuis les cinquième (2014) et
sixième (2022) rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution
du climat (GIEC), que la hausse des températures que peut supporter notre planète
se situe aux alentours de 1,5°C et que, de plus, au rythme où vont les choses, le
point de non-retour sera atteint en 2030. On entend par là le stade au-delà duquel
toutes les mesures réparatrices cesseront d’avoir l’effet escompté, et où la perte
d’écosystèmes sera inévitable. Une fois passé ce point de non-retour, les régions
les plus vulnérables seront justement les colonies ou ex-colonies qui manquent
de moyens et de ressources et n’ont pas accès aux mécanismes d’adaptation et
de résilience nécessaires pour encaisser les répercussions les plus violentes, qu’il
s’agisse de phénomènes extrêmes ou progressifs – comme l’élévation du niveau des
mers –, l’envahissement des aquifères côtiers par l’eau de mer ou encore la propa-
gation de maladies à transmission vectorielle (paludisme, dengue, chikungunya,
etc.). Ces régions, qui couvrent parfois des pays entiers, sont sur la corde raide.

Notons au passage que la modification des conditions climatiques n’est pas due à
l’exploitation de l’atmosphère proprement dite, mais à la colonisation dévastatrice
des territoires, du sol, de l’eau, des forêts et des espèces, ravagés au même titre
que les communautés qui les peuplent. Et cela au nom du « développement », au
détriment de la vie elle-même.

85
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

CODE ROOD. (CC BY-SA 2.0)


Des manifestant·es portent une banderole qui affirme : « Le racisme climatique tue. Décolonisez ! »

Victimes du développement et distribution raciale


de la souffrance
L’idée d’un racisme climatique ou environnemental met en regard celles et ceux
qui bénéficient du « développement » (les habitant·es des pays ex-colonisateurs) et
les autres, les victimes du pillage sans quoi ce « développement » ne pourrait avoir
lieu (les peuples autochtones dont les terres n’ont jamais cessé d’être pillées, de la
colonisation aux projets de « développement » actuels).

Cet essor du bien-être et de l’accès aux biens de consommation qui améliorent la


qualité de vie profite d’abord et avant tout aux élites urbaines, selon leur proximité
avec les grandes métropoles capitalistes mondiales, tandis que les communautés
qui en sont les plus éloignées n’en bénéficient pas, moins, ou moins bien.

À l’inverse, les dégâts et les externalités négatives liés à l’extraction des biens et
des richesses des territoires touchent les zones rurales et fragiles et les commu-
nautés autochtones racialisées et exclues, celles qui ont, dans le passé, été victimes
du génocide colonial et du pillage de leurs terres par les colons. Ces populations
assistent désormais à la détérioration de leur territoire, et des écosystèmes dont
elles dépendent pour vivre, par des projets de « développement » ; leurs ressources
ne profitent qu’aux descendant·es de leurs colonisateur·rices et sont transformées
par les États héritiers de la colonisation, les multinationales et les métropoles
occidentalisées.

Des exemples, le Sud géopolitique global en regorge, que ce soit dans le secteur
de l’extractivisme (minerais, pétrole, charbon, gaz), de la production alimentaire
(monoculture, agrocarburants) ou encore de la production d’énergie.

86
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

Le cas du secteur de l’énergie en Amérique latine est d’ailleurs bien singulier : d’un
côté, cette région dispose des plus importantes sources d’énergie renouvelable non
conventionnelles3 au monde ; de l’autre, les multinationales des énergies fossiles y
jouissent d’une influence considérable, qui pousse le sous-continent à poursuivre
l’extraction et la consommation insoutenables de pétrole, de gaz et de charbon.

Rien qu’au Pérou, au potentiel photovoltaïque, éolien et géothermique exceptionnel,


la population cohabite avec plus de 3 000 zones sinistrées par le pétrole, réparties
à travers le bassin amazonien septentrional et la côte Nord4, deux régions reliées
par l’Oleoducto NorPeruano, qui en cinquante ans d’existence a profondément
meurtri l’environnement. Les habitant·es ne peuvent plus pêcher, car les cours
d’eau et les poissons contiennent des résidus de pétrole, n’ont pas accès à l’eau
courante et ne peuvent pas boire l’eau polluée des cours d’eau. Ils et elles n’ont
pas de ressources économiques à échanger et ne sont pas intégré·es aux chaînes
de production agricole ; leur santé pâtit gravement du contact direct et indirect
avec les dérivés du pétrole.

On l’aura compris, le niveau de pollution élevé de ces zones sinistrées entraîne une
dégradation des écosystèmes et nuit à la santé des communautés qui y vivent –
des peuples autochtones qui, historiquement, ont été systématiquement oubliés
par l’État, dont les institutions censées s’occuper de ces zones sont gangrenées
par la corruption au point d’inspirer une réelle méfiance. En 2009, l’auteur du
massacre du « Baguazo », le président de la République d’alors en personne, Alan
García Pérez, les a qualifié·es de « citoyen·nes de seconde zone » qui sont « contre
le développement » au motif qu’ils et elles empêchent les entreprises de pénétrer
sur leurs terres et d’en extraire les ressources. Ces atteintes à l’environnement
frappent des corps et des vies que la colonialité a désignés comme jetables. Telle
est la nature du racisme environnemental, qui s’est construit dès la colonisation
et subsiste de nos jours.

Bien que ces dommages environnementaux aient été pointés du doigt et que l’État
les ait répertoriés, ils continuent de s’accumuler depuis près d’un demi-siècle sans
qu’aucun n’ait été réparé. Il faut dire que le coût des réparations serait nettement
supérieur aux profits générés par l’extraction de l’« or noir »5 ; exploitation qui n’a
d’ailleurs jamais bénéficié aux communautés directement concernées, que ce soit en
termes de qualité ou de modes de vie. On comprend donc que celles-ci s’opposent
aussi fermement à de nouveaux projets, et qu’elles exigent de l’État qu’il cesse de

[3] Nous entendons par là les énergies photovoltaïque, éolienne et géothermique, mais excluons de la
définition l’énergie hydroélectrique de par son impact éco-social.
[4] « L’État n’a nettoyé aucune des plus de 3 000 zones sinistrées par les hydrocarbures que compte
le Pérou. » Convoca. Septembre 2020. https://convoca.pe/investigacion/el-estado-todavia-no-ha-
remediado-ni-uno-de-los-3448-pasivos-ambientales-por
[5] León, A. y Zúñiga, M. (2020). La sombra del petróleo: Informe de los derrames petroleros en la
Amazonía peruana entre el 2000 y el 2019. Oxfam, Coordinadora Nacional de Derechos Humanos.
https://oi-files-cng-prod.s3.amazonaws.com/peru.oxfam.org/s3fs-public/file_attachments/La-sombra-
del-petroleo-esp.pdf

87
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

les reléguer au second plan et mette ainsi fin à leur exode et à la destruction de
l’environnement.

Dès lors, comment s’étonner que depuis la fin des années 1990, plus de 70 % des
conflits recensés par la Defensoría del Pueblo entrent dans la catégorie de conflits
« socio-environnementaux » ? En première ligne de ces conflits, on retrouve les
opposant·es historiques au colonialisme d’hier et à la colonialité d’aujourd’hui, les
communautés autochtones qui se dressent désormais face à la menace des grandes
compagnies extractives.

Division, colonisation, exploitation des ressources et expropriation des territoires :


tels sont les maux qui s’abattent sur les terres des communautés autochtones ori-
ginelles, appauvries et éloignées des centres de pouvoir urbains et des grandes
capitales. En effet, ces territoires sont essentiels pour l’exportation des ressources
vers les grandes métropoles mondiales – jadis métropoles des empires coloniaux.

Bon nombre des habitant·es de ces régions se voient contraint·es de partir en raison
des conflits, de la pollution ou de la détérioration des conditions météorologiques
due au changement climatique. Les Nations unies s’attendent à ce que 250 millions
de personnes soient déplacées par le changement climatique d’ici 2050.6 Il s’agira
pour la plupart de personnes vivant sur les continents pauvres, qui se déplaceront
au sein de leur pays ou de leur région ; l’Amazonie sera l’une des régions comptant
le plus de déplacé·es internes au monde.

Responsabilité et justice
Comme le souligne le célèbre anthropologue et économiste Jason Hickel, « les
pays du Nord ont colonisé l’atmosphère commune à tou·tes et, ce faisant, se sont
enrichi·es, mais au prix de conséquences dévastatrices pour le reste du monde et
pour toute la vie sur Terre ». Dans une étude qu’il a publiée dans la revue The Lan-
cet, il ajoute : « Nous concluons que les pays du Nord sont responsables de 92 %
de l’excédent mondial d’émissions, contre seulement 8 % pour les pays du Sud7 ».
Et ce, malgré les émissions de la Chine et de l’Inde depuis quelques décennies,
qui bien que colossales ne changent pas grand-chose à l’énorme dette historique
accumulée par les pays du Nord géopolitique, ce qu’il appelle « l’impact cumulé
des Blanc·hes ».

Au vu de ce constat, il est primordial que l’appel en faveur d’une prise de conscience


à l’égard de la crise climatique intègre au débat la justice écologique, les droits
humains, les droits des peuples et la reconnaissance des pertes et des dommages

[6] https://es.greenpeace.org/es/noticias/dia-internacional-racismo/
[7] « Quantifying national responsibility for climate breakdown: an equality-based attribution approach
for carbon dioxide emissions in excess of the planetary boundary. » The Lancet Journal - Planetary
Health. Septembre 2020.

88
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

subis par les communautés racialisées. Un débat dont l’objectif est de préparer
l’avenir de la planète, en tenant compte du passé. Concrètement, nous devons
œuvrer collectivement et de toute urgence à une transition écologique juste et à
un modèle de société différent, plus démocratique et inclusif.

Pour aller de l’avant, le mouvement climatique mondial se doit également d’être


antiraciste, et intégrer à son projet la lutte contre toutes les formes de discrimina-
tion causées par le changement climatique et la détérioration de l’environnement.
Certes, c’est un défi de taille, mais diverses mesures pourraient être prises rapi-
dement pour nous y aider :

— La création d’instruments et de mécanismes juridiques, aux échelles nationale


et internationale, qui compensent les conséquences du racisme et reconnaissent
les formes de discrimination, les dénoncent et les traquent. Il faudra pour cela
codifier et judiciariser le racisme environnemental et l’externalisation des coûts
écologiques pour en faire des crimes sanctionnables.
— La création de fonds publics destinés à améliorer substantiellement les conditions
de vie des populations racialisées.
— La réparation et la compensation des pertes et dommages liés à la violence
écologique. Cela passe nécessairement par des taxes, des impôts, des amendes
et des sanctions proportionnels aux atteintes à l’environnement et à la pollution.
— La réduction rapide des émissions de gaz à effet de serre sur tous les territoires,
et plus particulièrement sur les territoires fragiles et où vivent les communautés
vulnérables, en diminuant, en cessant ou en évitant l’extraction d’hydrocarbures,
ainsi qu’en respectant les grands accords telle que la Convention n° 169 de l’OIT,
en laissant les énergies fossiles dans le sol et en appliquant tous les instruments
favorisant la participation des communautés directement concernées. Il convient
également d’instaurer d’urgence un moratoire sur l’extraction d’hydrocarbures
sur les parcelles mises en vente en vue de leur exploitation prochaine.
— La création de fonds d’adaptation destinés en priorité aux catastrophes inévi-
tables, et l’internalisation du coût des projets qui endommagent ou nuisent à
l’environnement, de façon à dresser un bilan réaliste des coûts et des bénéfices
de tout projet d’investissement dans un écosystème. Ces fonds devront être
pilotés par les États, dont les organismes compétents devront veiller à l’identi-
fication précise des coûts internalisables à prendre en compte dans tout projet.

Chaque pays peut en outre déjà compter, grâce à ses organisations et ses mouve-
ments sociaux, sur un grand nombre de plateformes, de propositions, de pratiques
et de savoirs alternatifs cumulés qui alimenteront la lutte contre le racisme climatique
et permettront d’être mieux préparé·es pour affronter l’avenir. Ce sont là quelques-
unes des mesures qu’il nous faut prendre d’urgence : il n’y a plus une seconde à
perdre, ni pour la planète, ni pour les communautés historiquement racialisées.

89
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

L’essor de l’extractivisme,
moteur de la
« recolonisation » du Pérou
et de l’Amérique latine

CAROLINE WEILL, EHESS


Le processus colonial a toujours eu pour objectif premier d’extraire les richesses
(or, argent) des territoires « découverts » par les Européen·nes. Le cas de Potosí,
dans l’actuelle Bolivie, en témoigne : des siècles de travail forcé dans les mines
du Cerro Rico, une réorganisation sociale, économique et politique de toute la
région andine pour faciliter cette exploitation et exporter l’argent qui allait servir
à financer les guerres des monarchies européennes, une accumulation fondatrice
du capitalisme naissant. Dans son magnum opus, Las venas abiertas de América
latina, Eduardo Galeano rappelle toutefois que l’extractivisme colonial ne s’est pas
arrêté là : au cours des 500 ans qui ont suivi la conquête initiale de la région, la
monoculture de la canne à sucre, du coton et de la laine a elle aussi alimenté l’essor
du capitalisme en Europe, de même que l’exploitation du caoutchouc en Amazonie
et, par la suite, l’extraction du pétrole et du gaz à travers tout le continent. Ainsi,
la place qu’occupe l’Amérique latine dans l’économie mondiale n’a guère changé
depuis la colonisation : elle continue de fournir à l’Europe les ressources naturelles
sur lesquelles reposent sa domination économique et le modèle économique qui
s’y est développé : le capitalisme. Aujourd’hui encore, l’extractivisme (c’est-à-dire
l’extraction à grande échelle de ressources naturelles vendues brutes sur les mar-
chés internationaux) joue un rôle crucial dans les économies nationales des pays
du Sud, et contribue dans une large mesure au budget des États. Se détacher du
modèle basé sur l’exportation de matières premières s’avère difficile, voire impos-
sible, même pour les pays qui, depuis les années 2000, cherchent à mettre en place
des politiques publiques de redistribution, comme le Venezuela, l’Équateur ou la
Bolivie, où subsistent les mêmes conflits nourris par les conséquences sociales et
environnementales de l’extractivisme1.

[1] Certain·es auteur·rices, comme Eduardo Gudynas ou Maristella Svampa, ont baptisé ce phénomène
« néo-développementisme ».

90
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

En ce sens, les structures économiques héritées de la colonisation demeurent


intactes. Aníbal Quijano a proposé le terme de « colonialité » pour qualifier les
rapports de force qui caractérisent toujours les modèles sociaux, économiques et
politiques hérités de la colonisation européenne, fondés sur trois piliers : l’euro-
centrisme, le capitalisme et le racisme. La sociologue aymara Silvia Rivera Cusi-
canqui fait état pour sa part d’une « recolonisation interne », un concept décrivant
particulièrement bien les dynamiques qui sous-tendent l’implantation et le déve-
loppement de projets extractifs sur le sous-continent. Depuis les années 1980 et
1990, l’expansion internationale du néolibéralisme s’est faite en parallèle à l’essor
de l’extractivisme dans toute l’Amérique latine ; un phénomène que l’on peut
étudier à travers le prisme des concepts de colonialité et de recolonisation interne
afin d’analyser comment l’extractivisme, aux échelles internationale (I), nationale
(II) et locale (III), (re)produit avec force l’eurocentrisme, les logiques capitalistes et
le racisme. Cependant, la résistance s’organise naturellement et des mouvements
anticoloniaux voient le jour (IV), qu’ils se revendiquent de la sorte ou non. Voilà
d’ailleurs cinq siècles que les peuples colonisés résistent, et ce n’est pas un hasard
si les combats les plus âpres et visibles ciblent les compagnies minières, gazières
et pétrolières et la monoculture intensive, dans le droit fil des luttes anticoloniales.

À l’échelle internationale, l’extractivisme est le point de départ


et la continuité de l’eurocentrisme capitaliste
Les rapports géopolitiques qui sous-tendent les activités extractives sont fon-
cièrement eurocentrés, ou plus largement occidentalocentrés. Bon nombre de
compagnies minières internationales sont ainsi canadiennes ; et leurs activités
sur leurs propres territoires sont à l’origine de conflits majeurs et récurrents avec
les peuples autochtones2, de même qu’aux États-Unis, en Australie et ailleurs.
Lorsqu’elles exploitent ailleurs, ces entreprises, généralement immatriculées dans
les pays occidentaux, produisent des bénéfices colossaux qu’elles rapatrient dans
le pays de leur siège social. Par exemple, dans le village minier et métallurgique
de La Oroya, dans les Andes centrales au Pérou, la société étasunienne Doe Run
a fait faillite en 2009 en laissant derrière elle une dette considérable vis-à-vis de
ses travailleur·ses, mais n’en a pas moins rapatrié des sommes astronomiques au
profit de sa société-mère à Saint-Louis, dans le Mississipi. Cette exportation nette
de richesses par des multinationales s’est accompagnée de lourdes dettes écolo-
giques, que doivent ensuite éponger l’État péruvien et les communautés locales.

Par ailleurs, les cours des matières premières pas ou peu transformées et destinées
à l’exportation sont généralement très bas et volatils sur les marchés internationaux.
Les pays dont l’économie repose sur l’exportation de ces matières premières s’en
trouvent ainsi particulièrement vulnérables. À l’inverse, les pays qui transforment
les matières premières en produits manufacturés profitent de la grande stabilité de

[2] Andrew Crosby (2021) « Répression policière et criminalisation de la résistance autochtone au


Canada », Passerelle n°23.

91
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

leur prix de vente à l’exportation (en dollars ou en euros, et donc nettement plus
élevé). Le chocolat illustre bien cette dynamique : le cacao est produit à bas coût
en Amazonie, expédié vers des pays tels que la Belgique et la Suisse pour y être
transformé en produit de « luxe », puis revendu au prix fort en Amérique latine.
L’Europe, ancien épicentre de la colonisation, est désormais l’épicentre des circuits
commerciaux capitalistes.

Certain·es auteur·rices, tel Horacio Machado, à qui l’on doit Potosí: el origen, vont
encore plus loin. Selon ce chercheur, l’extraction minière à l’œuvre de nos jours
est au capitalisme moderne ce que le pillage des ressources d’Amérique latine fut
aux guerres européennes des XVe et XVIe siècles. De fait, l’industrie allemande est
entièrement tributaire du cuivre extrait dans les pays du Sud, tout comme l’indus-
trie électronique n’existerait pas sans l’exploitation du lithium bolivien ou chilien,
destiné à la production de batteries. Des auteur·rices tel·les que David Harvey ou
Silvia Federici affirment, à contre-courant de la thèse marxiste de l’accumulation
primitive du capital en tant que tournant historique, que le capitalisme dépend
fondamentalement, pour se reproduire, de l’éviction constante des biens communs
à travers une « accumulation par la dépossession ». C’est justement le pillage des
ressources naturelles (terre, eau, etc.) des peuples du Sud par des compagnies
extractives qui nourrit aujourd’hui la reproduction capitaliste. Machado et Quijano
vont jusqu’à soutenir que le capitalisme plonge ses racines dans la colonialité : le
système-monde capitaliste a vu le jour avec la conquête des Amériques et l’édifi-
cation d’une économie basée sur l’exploitation de l’or.

De même, la « modernité » est un concept qui, dans le contexte de l’extractivisme,


révèle un double visage. En Europe, la modernité est associée aux métropoles vertes,
aux panneaux photovoltaïques, aux voitures électriques ou aux objets connectés,
des technologies omniprésentes et intériorisées au point d’en devenir invisibles
(c’est le mythe de la « dématérialisation ») ; en revanche, dans les pays du Sud, l’idée
de modernité évoque des machines lourdes, des hommes en bleu de travail, des
paysages meurtris, des fleuves empoisonnés. L’un ne va pas sans l’autre : le collectif
Modernidad/Colonialidad parle de « face cachée de la modernité », qui désigne les
paysages et les réalités socioenvironnementales nécessaires – et nécessairement
invisibilisés – à l’existence même de la face « lumineuse » de la modernité en Europe.
Les bénéfices de la modernité européenne sont subventionnés par les externalités
négatives de la modernité dans les pays jadis colonisés, mais la modernité est pré-
sentée de part et d’autre comme un horizon souhaitable, une source de bien-être
pour les anciens colons et les ancien·nes colonisé·es.

À l’échelle nationale, l’extractivisme est un moteur de reproduction


de la violence coloniale contre les peuples autochtones
Au Pérou, la plupart des projets extractifs sont implantés sur des territoires peuplés
par des communautés rurales et paysannes et des populations autochtones. La

92
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

© MIGUEL GUTIÉRREZ CHERO


Une femme d’une communauté andine pose à côté de la grille qui délimite la propriété de
l’entreprise minière à Espinar, au sud des Andes péruviennes.

Constitution politique du Pérou promulguée en 1993 stipule que ces communautés


sont uniquement propriétaires de la surface du sol, le sous-sol appartenant à l’État
qui est chargé de l’exploiter dans l’intérêt national. Mais on est en droit de se deman-
der à quelle réalité renvoie concrètement cet « intérêt national », a fortiori dans un
contexte où l’État est le fruit d’un processus colonial : l’administration coloniale
a obtenu son indépendance en 1821 pour former un État certes autonome, mais
qui n’en a pas pour autant redessiné les structures sociales et économiques alors
en vigueur. Sur le plan sociologique, les fonctionnaires d’État, des rangs les plus
élevés aux agents au contact direct de la population, demeurent dans une large
mesure urbain·es, hispanophones, occidentalisé·es, et fortement concentré·es dans
la capitale, Lima, située sur la côte. La distance (géographique et sociale) qui les
sépare des populations vivant sur les territoires de l’Amazonie et des montagnes
péruviennes, où sont implantés les projets extractifs, se fait cruellement sentir.

Il est frappant d’observer que les concessions accordées aux compagnies minières,
pétrolières et gazières portent sur des territoires considérés comme « vides »
d’habitant·es et d’activités productives. Lorsque Christophe Colomb, Hernán Cortés
et Francisco Pizarro débarquèrent sur les territoires de l’actuel continent américain,
ils les estimèrent vides, « vierges » et prêts à être accaparés par les nouveaux venus :
des terres immenses furent ainsi attribuées gratuitement et sans guère d’encombres
aux colons. De nos jours, il semblerait que des acteurs étrangers puissent mettre la
main sur la moindre parcelle de terre dans les montagnes ou les forêts péruviennes
sans plus de formalités que dans le passé. Il suffit qu’une entreprise ait quelques
avocats et un budget suffisant pour décrocher une concession minière sans trop
de peine, et sans avoir à obtenir le consentement des personnes qui vivent sur ce

93
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

territoire, comme si elles n’existaient pas, qu’elles n’occupaient pas cet espace. En
2011, le Pérou a adopté la loi de consultation préalable, libre et éclairée, dans la
continuité de la Convention 169 de l’OIT, signée en 1989 ; dans les faits, elle n’est
cependant que peu appliquée lorsqu’il est question des processus extractifs.

Soulignons par ailleurs que l’État (colonial) moderne soutient fermement les com-
pagnies extractives. La juriste Areli Valencia signale ainsi une « tendance historique
des gouvernements péruviens à s’aligner sur le secteur privé plutôt que sur les
intérêts des citoyen·nes concerné·es ». Cette tendance s’exprime à travers les lois
de réforme structurelle qui sapent les institutions environnementales (baisse des
budgets consacrés aux ressources humaines et matérielles alloués aux organismes
chargés de la protection de l’environnement, par exemple), l’affaiblissement des
normes en matière de seuils autorisés de métaux lourds dans l’environnement, ou
encore les contrats de stabilité budgétaire dont les multinationales retirent de juteux
bénéfices. Sans parler du jeu des « chaises musicales », lorsque des responsables
politiques troquent leur costume de fonctionnaire public·que pour occuper de
hautes fonctions dans ces mêmes sociétés privées qu’ils et elles étaient chargé·es
de réguler pendant leur mandat ou leur contrat de travail au sein d’un organisme
d’État. Pour exemple, Beatriz Merino, ancienne Défenseure du peuple3 entre 2005 et
2011, est devenue représentante de la Sociedad Peruana de Hidrocarburos en 2013.

Le soutien qu’apporte l’État aux compagnies extractives est d’autant plus criant
quand éclatent des conflits socio-environnementaux, car il se manifeste alors à tra-
vers la criminalisation de la contestation. D’une part, l’État criminalise les dirigeant·es
des organisations populaires qui sont visé·es par des plaintes et des procès abusifs.
D’autre part, la loi autorise les membres de la Police nationale du Pérou (PNP) à
fournir leurs services à des sociétés privées pendant leur temps libre, et à utiliser
pour cela leurs équipements de police. Dans les faits, la PNP fait donc office de bras
armé des compagnies extractives. Ces dernières années, on assiste à la militarisation
systématique des territoires riches en ressources à travers les « États d’urgence
préventifs », un dispositif qui suspend arbitrairement tout un ensemble de droits
constitutionnels au prétexte d’une menace suprême sur l’ordre social. La violence
dont font l’objet les dirigeant·es des peuples autochtones qui se dressent face à
l’extractivisme se termine parfois en drame : l’assassinat de Berta Caceres, une mili-
tante lenca du Honduras qui s’opposait à la création de centrales hydroélectriques
sur le territoire de son peuple, en est la plus triste illustration. Mais les meurtres
de dirigeant·es autochtones combattant l’extractivisme sont monnaie courante en
Amérique latine, comme en témoigne la mort pour le moins suspecte, il y a peu,
d’Oscar Mollohuanca, ancien maire de la province d’Espinar qui s’opposait à un
projet minier sur ce territoire. Cette violence s’inscrit dans une longue histoire de

[3] La Defensoría del Pueblo est un organisme public qui a pour mission de protéger les droits
constitutionnels et fondamentaux de la personne et de la communauté, de veiller au respect des devoirs
de l’administration de l’État et à ce que la population ait bel et bien accès aux services publics. En cas
de conflit avec des compagnies extractives, elle a ainsi pour rôle de défendre les droits de la population.

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PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

© MIGUEL GUTIÉRREZ CHERO


Sur la place centrale d’Espinar (Pérou), un policier met en joue la population avec son arme.

violence coloniale qui vise à maintenir l’ordre social colonial : comme le rappelle le
philosophe Malcom Ferdinand, « le projet colonial n’aurait pu être et se reproduire
sans la force des armes ». De même, la plupart des projets extractifs contemporains
ne seraient guère viables sur la durée sans le recours à des stratagèmes pernicieux de
corruption de dirigeant·es et à la force policière, militaire voire paramilitaire brute.

À l’échelle locale, l’extractivisme reproduit le racisme et diffuse


les logiques capitalistes au sein des communautés riveraines
Ce qui frappe, lorsqu’on arrive sur le site d’un projet extractif, c’est la métamor-
phose radicale du paysage. La montagne a laissé place à un trou béant, les routes
sont coupées ou déviées ; déviés aussi, les cours d’eau, du jour au lendemain, vers
le centre des opérations minières ; disparus, les bofedales [zones humides d’alti-
tude] et les sources d’eau avec l’éventrement des terres ; et tant de zones interdites
d’accès aux personnes non autorisées. Mais ces changements ne sont pas le fruit
du hasard : ils répondent soigneusement aux besoins de la compagnie minière,
une entité étrangère dont les priorités et les intérêts résident bien loin du site du
projet extractif, lequel n’est qu’un moyen de parvenir à une fin : l’accumulation de
richesses (à la différence des communautés locales, pour qui vivre sur ce territoire
est une fin en soi). On doit à Eduardo Galeano la maxime « le ventre au Pérou, le
cœur en Espagne », qui fait référence aux territoires colonisés ayant servi d’espace
d’accumulation pour les colons, mais pas de lieu de leurs projections de vie. Elle
s’applique tout autant aux compagnies minières et à leurs employé·es, pour qui les
territoires miniers ne sont que des lieux de passage, de transition et d’accumulation
éphémère. Cette capacité à modeler le paysage selon ses intérêts personnels, à
s’approprier un territoire, est typique de l’« habiter colonial ». Malcom Ferdinand
définit l’« habiter colonial » comme un espace subordonné à un autre (la métro-

95
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

pole hier, le siège social de l’entreprise aujourd’hui) ; une dynamique fondée sur
la spoliation des terres, le massacre des « sauvages » et l’appropriation des plus
belles femmes du territoire par les colons. Trois facettes que l’en retrouve dans les
territoires miniers contemporains : expulsion des terres, violence systématique
allant jusqu’au meurtre pour imposer un projet, et explosion de la prostitution aux
abords du site d’un projet extractif.

La hiérarchie sociale introduite par l’« habiter colonial » fait écho au racisme viru-
lent que subissent les populations andines et amazoniennes, qui éprouvent un vif
sentiment de dépossession de leur territoire. Ce sont ainsi les « étranger·es » qui
tirent profit des activités extractives : les emplois les mieux rémunérés, le statut social
supérieur que leur confère le travail de mineur, au point de « voler » les femmes qui
quittent leur mari pour rejoindre un mineur. À l’inverse, les « nôtres » (locuteur·rices
du quechua, agriculteur·rices, pauvres, etc.) subissent les conséquences dramatiques
de ces activités : hausse du coût de la vie, pollution de l’environnement qui dévaste
l’économie agricole, problèmes de santé dus à la présence de métaux lourds dans
l’environnement, dissensions et conflits chez les communautés et les familles… Il en
découle un fort sentiment de perte de contrôle sur le territoire et sur les rapports
sociaux, consécutive à l’intervention d’acteurs étrangers ; un sentiment accentué
par le racisme latent dont font preuve les fonctionnaires d’État ou les employé·es
urbain·es de la compagnie minière envers la population locale (« on dirait des
bêtes », « nous avons des siècles de retard culturel [à cause d’eux] »).

Par ailleurs, l’existence de projets miniers implique la diffusion de notions écono-


miques foncièrement capitalistes qui supplantent les logiques locales, à commencer
par certains concepts d’appropriation du territoire comme la clôture des terres. La
présence d’entreprises extractives s’accompagne d’un conflit entre l’imposition du
droit à la propriété privée et le droit d’usage au sens où l’entendent généralement
les communautés andines. Lors d’une enquête de terrain effectuée en 2019 dans
le Sud des Andes péruviennes, j’avais été interpellée par des femmes ayant perdu
leurs terres suite à leur achat par la mine. L’une d’elles m’avait expliqué que sa
communauté avait accepté de vendre une partie des pâturages à la compagnie
minière ; elles ont constaté avec étonnement qu’après la vente, les pâturages avaient
été clôturés avec des barbelés, alors qu’elles pensaient pouvoir continuer à y faire
paître leurs bêtes malgré la vente. Cette rupture dans la logique d’appropriation
et d’utilisation de la terre entraîne un conflit entre le droit d’usage, qui prédomine
encore dans les communautés concernées, et le droit de propriété privée, imposé
par la compagnie minière et nécessaire à la reproduction du capitalisme colonial
via l’extractivisme, qui en est la colonne vertébrale.

Résistances anticoloniales et propositions politiques


Face à la reproduction et au renforcement des logiques coloniales (eurocentrées,
capitalistes et racistes) qu’implique le développement de projets extractifs déme-

96
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

© MIGUEL GUTIÉRREZ CHERO


Au cours d’une manifestation contre le projet minier Las Bambas, un homme brandit le drapeau
péruvien en levant le point en signe de résistance.

surés, les résistances sont nombreuses et plurielles, et s’organisent autour de la


défense du territoire. Il s’agit d’une volonté de prendre des décisions qui vont à
l’encontre des intérêts et des actions des acteurs extérieurs : compagnies extrac-
tives, pouvoirs publics, communautés voisines. Souvent, cette défense du territoire
est moins un projet politique réfléchi qu’une intuition, un sentiment partagé, une
nécessité pratique. De ce genre de pratiques naissent toutefois des projets politiques
plus larges. C’est le sens de la théorie de la « résistance depuis le corps-territoire »
de la féministe communautaire guatémaltèque Maya Kekchi-Xinca Lorena Cabnal :
d’un côté, elle part du postulat que le corps des femmes est au cœur de toutes les
oppressions, et que ce corps fait l’objet d’une dispute territoriale ; de l’autre, elle
fait le lien et le parallèle entre les agressions que subissent les femmes dans leur
corps et celles que subit la nature, et défend une même lutte globale contre le
patriarcat colonial et contre l’extractivisme, la « défense du corps-territoire et du
territoire-Terre ».

Dans les faits néanmoins, les pratiques de résistance sont souvent complexes et
différentes d’un contexte à l’autre. Elles ne se bornent pas à des formules poli-
tiques simplistes. Il n’y a parfois pas d’autre choix que d’adopter la logique des
puissant·es pour ne pas se laisser anéantir. De nombreuses communautés des
Andes du Sud commencent ainsi à exploiter de manière informelle les ressources
minières en polluant leur propre environnement, car elles estiment que si elles ne
le font pas, une entreprise le fera à leur place, et que celle-ci polluera tout autant
en plus de s’approprier les richesses pour son seul profit. De même, le morcelle-
ment des terres communales et leur négociation selon la logique de la propriété

97
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

privée se révèle nécessaire dans un contexte de négociation avec les pouvoirs


publics ou les entreprises, pour faire face au risque de tout perdre. L’historienne
Cecilia Méndez évoque quant à elle un « nationalisme des pauvres » : aussi sur-
prenant que cela puisse paraître, le fait que les peuples autochtones revendiquent
leur appartenance à une collectivité nationale héritée du passé colonial est une
manière de revendiquer l’égalité de traitement, de droits et de reconnaissance,
sachant que leurs vies sont régies dans les faits par un gouvernement central basé
à Lima. À La Oroya, un village des Andes centrales qui accueillit pendant 100 ans
une usine métallurgique très polluante, la défense du territoire s’inscrit dans un
discours dominant de revendication du « travail digne » plutôt que dans le droit
à un environnement sain. Dans ce village, où l’économie et l’identité collective se
sont restructurées autour du complexe métallurgique, l’émergence d’une scène
musicale « underground » apparaît comme un élément important de construction
d’une identité et d’une culture, voire une façon de résister au rouleau-compresseur
de l’industrie métallurgique.

La lutte anticoloniale peut prendre des formes en apparence surprenantes : exiger


le respect de la propriété privée, introduite à l’origine par le capitalisme colonial ;
revendiquer diverses expressions d’un nationalisme colonial ; mener des combats
qui semblent n’avoir rien en commun de prime abord, mais qui sont les seuls
possibles au vu de l’étroite marge de manœuvre dont disposent les communautés
dans tel ou tel contexte. Ce sont des résistances concrètes mais ambiguës, qui
relèvent d’une tendance dominante tout en émanant de divers horizons, et qui ont
en commun la volonté des communautés de continuer à exister selon leurs propres
conditions, à décider de leurs vies et de leurs territoires. « Résister pour exister »,
résister pour continuer à exister.

98
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

À l’encontre de la colonialité
de la coopération et
solidarité internationales
Pour une justice sociale de genre
transformatrice

MOUNIA CHADI, AQOCI

Introduction
Dans le secteur de la coopération et solidarité internationales (CSI), la stratégie
genre et « développement », qui réside derrière les politiques mises en œuvre depuis
les années 1990, contribue à la reproduction de la dominance du Nord global sur le
Sud global1, dans le cadre de la mondialisation institutionnalisée. Cette stratégie, qui
faisait partie des savoirs des Suds2, a été vidée de son sens politique transformateur
des rapports de colonialité et de genre, sous les orientations des parties puissantes
(États, bailleurs de fonds) qui commandent « l’aide au développement » et sous les
pratiques des organismes de coopération internationale (OCI).

Vider les savoirs des Suds de leur sens politique transformateur est une des pra-
tiques habitualisées (habitus) des parties puissantes en CSI et relève de la colonia-
lité du pouvoir et du savoir, au cœur de laquelle persiste l’idéologie raciste de la
suprématie blanche.

[1] L’expression « Sud global » décrit la position occupée par les États et territoires qui font face à des
désavantages politiques, économiques et sociaux, effets de la colonialité par les pays du « Nord global »
qui commandent la mondialisation institutionnalisée.
[2] Le terme « les Suds » met l’accent sur le fait qu’il n’y a pas seulement un Sud, mais plusieurs réalités à
travers le monde où se retrouvent des populations et des économies nationales qui sont marginalisées,
racisées et subalternalisées.

99
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

L’anthropologue colombien Arturo Escobar3 (2008) et la philosophe brésilienne


Claudia de Lima Costa4 (2006) préviennent contre les appropriations et traductions
erronées des théories qui questionnent la colonialité. Il est en effet pertinent de
suivre le cheminement de ces « théories voyageuses »5 et voir comment les concepts
qui les fondent sont transformés, traduits, voire trahis ou resignifiés, durant ces
voyages entre Nord et Sud6.

Cet article aborde le cas des concepts du genre, de l’intersectionnalité et de l’em-


powerment, tel qu’intégrés et mis en pratique dans le cadre de la stratégie genre
et « développement » dans le secteur de la CSI.

Signifiant, lors de leur généalogie, une finalité de transformation des rapports de


pouvoirs et de genre, l’usage de ces concepts est réduit à des visées économiques
et à des résultats quantitatifs de court terme, dans le cadre de programmes éco-
nomiques et sociaux liant en partenariat des OCI dans le Nord global et des ONG
dans le Sud global. Les conséquences sont graves en termes de justice sociale et
de justice de genre à l’international.

Cet extractivisme épistémique7 s’insère dans la dynamique des rapports de pou-


voir-savoir, où les parties puissantes redirigent les savoirs des Suds en leur don-
nant un sens qui sert une stratégie de reproduction de l’hégémonie coloniale. Les
chercheur·es et militant·es décoloniaux·ales s’efforcent de contrer cette tendance
qui domine dans la CSI, en creusant des marges de manœuvre pour resignifier
une stratégie de justice sociale transformatrice, qui réhabilite le sens politique
des savoirs des Suds et qui soit à l’écoute des évolutions récentes novatrices de
ces savoirs.

J’aborderai ces aspects systémiques de la colonialité du pouvoir et du savoir dans


le secteur de la CSI, tout en précisant que cet article reflète ma positionnalité de
sociologue féministe issue de l’immigration arabo-africaine au Canada et active
dans ce secteur. C’est sous cette posture que je témoignerai de quelques expériences
qui s’inscrivent dans une perspective décoloniale, telle que je les ai vécues au sein
du Comité québécois femmes et développement (CQFD), entité de l’Association
québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI).

[3] Escobar Arturo (2008). Territories of Difference: Place, Movements, Life, Redes. Durham, NC, Duke
University Press.
[4] Costa Claudia de Lima (2000). «Being Here and Writing There: Gender and the Politics of Translation in
a Brazilian Landscape». Signs 25(3), p. 727–60.
[5] Nagar Richa (2002). «Footloose Researchers, ‘Traveling’ Theories, and the Politics of Transnational
Feminist Praxis ». Gender, Place and Culture 9(2), p. 179–86.
[6] Verschuur Christine (dir.) (2019). « Savoirs féministes au Sud. Expertes en genre et tournant
décolonial », Cahiers Genre et développement, n°11, L’Harmattan.
[7] Grosfoguel Ramón (2006). « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du
capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale ». Multitudes 3 (26).
https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-51.htm

100
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

Aspects systémiques de la colonialité du pouvoir


et du savoir en CSI
L’idée raciste de la suprématie blanche qui caractérise la modernité est primordiale
pour comprendre l’évolution de la CSI en termes de rapports pouvoir-savoir dans
le système-monde8. Il s’y exerce clairement la colonialité du pouvoir9, dans le sens
de l’usage de la racialisation par le système capitaliste, pour se maintenir et se ren-
forcer ; et la colonialité du savoir10, dans le sens de systèmes de pensée qui, par le
discours hégémonique d’un modèle civilisateur universel, justifient l’infériorisation et
la domination de l’Autre ; le non-européen, le non-occidental, le non-« développé ».

Les parties puissantes imposent un modèle de partenariat Nord-Sud entre les OCI
et les ONG sous le terme « développement », qui constitue une finalité des Nations-
Unies en termes de 17 objectifs de développement durable (ODD) à atteindre en
2030. Le caractère colonial et raciste de ce terme-concept est flagrant, dès qu’on
le situe dans sa généalogie à un moment de l’après Seconde Guerre mondiale, où
les États-Unis s’affirmaient comme nouvelle puissance mondiale, dans un contexte
qui dessinait les règles du jeu de la guerre froide. C’est dans ce processus qu’un
discours fondateur de l’idée contemporaine du « développement » a été prononcé
le 20 janvier 1949 par Harry S. Truman, trente-troisième président des États-Unis.
Pour la première fois, ce terme était utilisé pour souligner l’importance de l’aide
aux régions « sous-développées ». Cet énoncé d’une stratégie civilisatrice visant
le Sud global s’inscrivait dans la continuité de la « mission » civilisatrice formulée
dès le XVIIIe siècle pour légitimer la stratégie de colonisation envers des « races »
inférieures.

Arturo Escobar11 part de la généalogie de la thématique du développement à travers


ce discours, pour considérer que le problème n’est pas en soi l’échec inévitable du
projet de « développement » ; ses succès sont aussi problématiques sous l’angle de la
colonialité pouvoir-savoir. Car, à la base, la vision épistémique du « développement »
et les pratiques politiques qu’elle génère constituent historiquement l’imposition
d’un modèle de pensée et d’action par les parties puissantes du Nord global. Le
discours de Truman établissait ainsi une construction discursive des pays du Sud
global comme « tiers-monde » et légitimait l’hégémonie états-unienne et occidentale.

C’est de cette façon qu’au lendemain de l’indépendance juridico-politique des


colonies aux XIXe et XXe siècles se mettait en place une stratégie pour pérenniser

[8] Bidet Jacques (2007). « Le système-monde et l’État-monde en gestation ». Revue Internationale de


Philosophie, 2007, Vol. 61, n°239 (1), pp. 57-80 https://www.jstor.org/stable/23961175
[9] Quijano Aníbal E. Obregón (2007). « « Race » et colonialité du pouvoir », Mouvements, 2007/3 (n°51), p.
111-118. DOI : 10.3917/mouv.051.0111. https://www.cairn.info/revue-mouvements-2007-3-page-111.htm
[10] Lander Edgardo (2000). « Ciencias sociales: saberes coloniales y eurocéntrico. » Dans : La colonialidad
del saber: eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas Latinoamericanas. Edgardo Lander (comp.)
CLACSO, Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales, Buenos Aires, Argentina. Juillet 2000.
p. 246. http://bibliotecavirtual.clacso.org.ar/ar/libros/lander/lander1.rtf
[11] Escobar Arturo ; Eduardo Restrepo (2009). « Anthropologies hégémoniques et colonialité ». Cahiers
des Amériques latines (62) : 83-95. http://journals.openedition.org/cal/1550

101
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

la colonialité12. Aller à l’encontre des rapports pouvoir-savoir coloniaux exige donc


un processus de re-signification sur le long terme, qui, au-delà du statut formel de
l’indépendance, devra déstabiliser structurellement les rapports socio-économiques,
épistémiques, ethniques et de genre13.

C’est en partant de ce constat de colonialité du pouvoir et du savoir dans le système-


monde que diverses approches dénoncent les inégalités économiques et sociales
dans le cadre de l’ordre mondial institutionnalisé et y opposent des alternatives
mettant en perspective un monde plus juste, basé sur une solidarité internationale
et intégrant l’égalité des genres.

Déconstruire le savoir sur le « développement » fait partie de ce long processus


décolonial car ce concept incarne un savoir colonial émis par le Nord global et
véhiculé à travers les programmes de CSI, auxquels se soumettent les partenaires
dans le Sud global, sous la contrainte du financement international.

Impacts de l’extractivisme des savoirs des Suds


sur les programmes de « développement »
La sociologue indo-états-unienne Chandra Talpade Mohanty14 attire l’attention sur la
méconnaissance des populations concernées par les programmes de CSI. Elle fait le
constat que « c’est dans la littérature libérale sur les femmes dans le développement
international que l’on trouve les meilleurs exemples d’universalisation à partir d’un
réductionnisme économique ». C’est-à-dire qu’on suppose que les femmes forment
un groupe cohérent, avec des problèmes et des besoins similaires et comme une
catégorie préexistante à l’implication dans le « processus de développement ». Elle
ajoute que ces comparaisons transculturelles réductrices entraînent une colonisation
des détails de la vie quotidienne et des intérêts politiques représentés et mobilisés
par des femmes de différentes classes sociales et de différentes cultures. Cette
démarche analytique limite la définition du sujet féminin à l’identité de genre et
fait totalement abstraction des identités de classe et d’ethnie15.

Cette perception erronée est à mettre en lien avec le fait que la notion de pouvoir,
qui est importante pour approcher le caractère structurel des inégalités de genre,
n’est pas réellement intégrée dans les programmes de CSI16, comme le montre la
manière dont deux concepts ont été réinterprétés et intégrés dans les programmes
de « développement » : 1) le concept de l’empowerment, émanant en 1987 du réseau

[12] Ibid., Grosfoguel (2006).


[13] Hountondji Paulin J. (2019). « Extraversion des savoirs ». Dans : Christine Verschuur (dir.). Savoirs
féministes au Sud. Expertes en genre et tournant décolonial, Cahiers Genre et développement n°11,
L’Harmattan.
[14] Mohanty C. T. (2010). « Sous les yeux de l’Occident. Recherches féministes et discours coloniaux ».
Dans : Genre, postcolonialisme et diversité des mouvements de femmes. Cahiers genre et
développement. n°7. (Dir.) C. Verschuur. 171-202. Paris: L’Harmattan.
[15] Ibid., Mohanty (2010).
[16] Ibid., Verschuur (2019).

102
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

UN WOMEN (CC BY-NC-ND 2.0)


L’équipe d’ONU Femmes et les partenaires organisent une réunion communautaire pour les
femmes dans le camp de réfugié·es de Gado-Badzere, au Cameroun.

Development Alternatives with Women for a New Era (Dawn), réunissant des ONG
et des féministes issues des Suds ; 2) le concept de l’intersectionnalité, émanant en
1989 du black feminism états-unien17.

Ces deux théories ont été produites par des féministes des Suds dans un contexte de
crise, où les politiques d’ajustements structurels imposées par le pouvoir financier
international avaient abouti à l’échec et avaient renforcé la paupérisation dans le
Sud global. Elles reflètent un savoir situé, c’est-à-dire ancré dans la réalité et les
subjectivités vécues, où les populations – et particulièrement les femmes – sont
exposées au croisement des oppressions systémiques. Ces théories ont en commun
qu’au-delà du cadre des études féministes, elles ont été popularisées comme outils
d’analyse et approches dans tout projet ou action qui a une finalité sociale, que ce
soit dans les milieux universitaires des sciences humaines, dans les politiques et
actions sociales communautaires locales ou à l’échelle de la CSI.

Les parties puissantes qui commandent la stratégie du « développement » se sont


approprié ces deux concepts, au point qu’un programme de partenariat entre
une OCI et une ONG ne peut accéder au financement s’il ne fait pas montre de les
intégrer. Mais cette appropriation s’est faite d’une manière qui a castré les finalités
des concepts d’intersectionnalité et d’empowerment, entravant de la sorte l’abou-
tissement des programmes de « développement » à des changements qualitatifs
en termes de rapports de pouvoir et de rapports de genre.

[17] Crenshaw Kimberlé Williams; Oristelle Bonis (2005). « Cartographies des marges : Intersectionnalité,
politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », L’Harmattan | Cahiers du Genre.
2005/2 n°39 | pages 51 à 82.

103
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Dans ce processus, la technique de captation des concepts consiste à exclure le


long terme et se limiter au court terme, à exclure la finalité de transformer les rap-
ports de pouvoir et se limiter à répondre aux besoins de survie, dans une logique
de gestion de la pauvreté. L’intégration de ces concepts ainsi retaillés dans les
programmes de « développement » sert des visées économiques, sans question-
nement politique. Ce sont ces visées qui sont objet de financement et d’évaluation
par les bailleurs de fonds. Le sociologue portoricain Ramón Grosfoguel18 qualifie
d’« extractivisme idéologique ou épistémique » de telles pratiques de piratage des
savoirs autochtones dans le Nord global. Il considère que le « vol épistémicide »
fait partie de l’extractivisme mondial occidental.

Telle que mise en pratique dans les programmes de « développement », l’approche


intersectionnelle subit un extractivisme épistémique qui la réduit à un usage pour la
capacitation individuelle, pour la réalisation d’objectifs de court terme, négligeant
la transformation stratégique des rapports de pouvoir-savoir coloniaux et de genre.
On veillera par exemple à ce qu’une femme racisée ait une part égale aux hommes et
aux femmes blanches dans les revenus générés par le programme et qu’elle participe
sur une base d’égalité à la gestion des ressources de ce programme. Mais, au-delà
de cette amélioration momentanée dans sa situation économique, rien n’est envisagé
en vue de l’après programme, pour que cette femme exposée aux discriminations
croisées (de classe, de genre, de « race ») puisse acquérir une conscience politique
de sa situation et soit impliquée d’une manière ou d’une autre dans le mouvement
socio-politique de lutte contre les systèmes d’oppression imbriqués.

C’est de cette même façon que l’empowerment est mis en pratique en CSI, dans une
logique de gestion de la pauvreté et des inégalités pour permettre aux individus de
développer et d’exercer leurs capacités individuelles et de prendre des décisions
rationnelles dans un contexte d’économie de marché. L’empowerment est alors lié
aux notions de choix, d’opportunité, de participation, de gouvernance, de propriété
et de reddition de comptes19. Or, lors de sa généalogie, l’empowerment ne signifiait
pas seulement l’autonomie économique des femmes, mais le renforcement de leur
pouvoir par une transformation radicale des structures économiques, politiques,
légales et sociales qui perpétuent la domination selon le sexe, l’origine ethnique
et la classe20.

C’est cette dimension individuelle économiciste caractérisée par une sous-estimation


du caractère foncièrement conflictuel des rapports de pouvoir que mesurent des
procédés tels que la gestion axée sur les résultats (GAR) ou la grille de Harvard,
utilisée pour évaluer les rôles sociaux genrés dans les programmes d’empower-

[18] Ibid., Grosfoguel (2006).


[19] Bacqué Marie-Hélène; Biewener Carole (2015). « L’empowerment, une pratique émancipatrice ? » La
Découverte. https://www.cairn.info/l-empowerment-une-pratique-emancipatrice--9782707186348.htm
[20] Calvès Anne-Emmanuèle (2009) « « Empowerment » : Généalogie d’un concept clé du discours
contemporain sur le développement », Armand Colin | Revue Tiers Monde, 2009/4 n°200 | pages 735 à 749.

104
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

ment21. C’est en ce sens que William Easterly22, ex-chercheur à la Banque mondiale,


constate que la majorité de l’aide internationale est basée sur des solutions frac-
tionnées pour régler de grands problèmes et qu’elle annihile l’innovation locale et
le développement autonome des populations du Sud.

Sous ces politiques, l’ODD5, objectif de développement durable de l’ONU qui vise
l’égalité des sexes et l’empowerment de toutes les femmes et les filles dans l’horizon
de 2030, est irréalisable et irréaliste.

Cette acception et cette pratique de l’intersectionnalité et de l’empowerment vont


donc dans le même sens que la manière dont le concept de genre a été « récupéré »
par les agences internationales de développement, en lui ôtant son pouvoir ana-
lytique foncièrement critique et sa capacité mobilisatrice pour transformer des
rapports de pouvoir inégaux au sein de la société23. C’est en ce sens que Donna F.
Murdock24 constate que les États néolibéraux s’appuient sur un discours de type
« genre et développement » pour délégitimer et domestiquer la politique féministe
radicale. Brenda R. Weber25 note une orientation qui privilégie le succès entrepre-
neurial et l’idéologie de l’agency (capacité à agir) individuelle comme solutions
aux maux sociaux, brisant activement les formes de solidarité politique qui sont le
soubassement des luttes collectives pour l’égalité des genres et la justice sociale.

Ces manières de capter et de pratiquer le genre, l’intersectionnalité et l’empower-


ment sous la stratégie « genre et développement » en CSI sont favorisées par une
gouvernance qui construit discursivement un domaine public dénué de rapports
de pouvoir entre classes sociales et d’histoires d’oppression, où l’accent est mis
sur les identités individuelles, au point de camoufler la responsabilité collective et
où les rationalités du marché redéfinissent la démocratie26.

La plupart des OCI et ONG, même quand ils adoptent une posture plus ou moins
critique de cette stratégie dominante, s’y trouvent contraints car les financements
en dépendent. De plus, la professionnalisation du travail de conseillère en genre
favorise une « neutralité idéologique » qui éloigne du féminisme en tant que projet

[21] Chartier Sophie (2011). « Empoderamiento des femmes par l’économie solidaire : participation et
visibilité des femmes en Bolivie » Dans : Guérin I., Hersent M. et Fraisse L. (dir.). Femmes, économie et
développement : de la résistance à la justice sociale. IRD Éditions.
[22] Easterly William (2009), Le fardeau de l’homme blanc. L’échec des politiques occidentales d’aide aux
pays pauvres, Genève, Markus Haller.
[23] Ibid., Verschuur (2019).
[24] Murdock Donna F. (2003). « Neoliberalism, Gender, and Development: Institutionalizing Post-
Feminism ». Women's Studies Quarterly. Vol. 31, n°3/4, Women and Development: Rethinking Policy
and Reconceptualizing Practice (Fall - Winter, 2003), pp. 129-153. The Feminist Press
https://www.jstor.org/stable/40003324
[25] Weber Brenda R. (2010). « Teaching Popular Culture through Gender Studies: Feminist Pedagogy in a
Postfeminist and Neoliberal Academy?» Feminist Teacher 20(2), p. 124–38.
DOI : 10.5406/femteacher.20.2.0124
[26] Giroux Henry A. (2005). « The Terror of Neoliberalism: Rethinking the Significance of Cultural Politics»,
College Literature. Vol. 32, n°1 (Winter, 2005), pp. 1-19. The Johns Hopkins University Press.
https://www.jstor.org/stable/25115243

105
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

social27. Ces évolutions signifient que la théorie de transformation des rapports


sociaux et de genre risque de devenir un bien de consommation, un signe de
prestige dans un paysage élitiste néolibéral, n’étant plus perçue et utilisée comme
un savoir libérateur des oppressions systémiques28.

Pour contrer une telle tendance, il est primordial de réhabiliter les savoirs sur le
genre, l’intersectionnalité et l’empowerment en retournant à leurs définitions lors de
leur généalogie. Plus généralement, la décolonisation des rapports pouvoir-savoir
passe par la déconstruction de l’idéologie du « développement » qui est foncière-
ment raciste. Cela signifie d’ouvrir la réflexion sur la question de la justice sociale
et de genre entre penseur·ses et militant·es aux Nords et aux Suds.

Mise en perspective d’une justice sociale de genre


transformatrice
Sous le concept de justice sociale de genre transformatrice, je mets en perspective
des changements de savoirs et de politiques en CSI, en me basant sur ma subjec-
tivation de processus auxquels je participe au sein du Comité québécois femmes
et développement (CQFD), entité de l’Association québécoise des organismes de
coopération internationale (AQOCI).

J’amènerai d’abord deux points critiques, l’un concernant les critères de choix des
ONG partenaires bénéficiant des financements, et l’autre relatif à la négligence des
alliances avec la société civile dans le Sud global. Ensuite, je soulignerai l’importance
de créer des ponts d’échanges des savoirs entre les OCI des Nords et les féministes
des Suds, en m’appuyant sur un projet transformateur proposé par le CQFD.

Lors d’une table ronde virtuelle tenue le 8 mars 2022 sur le féminisme décolonial,
organisée en partenariat par le CQFD et la Chaire Claire Bonenfant (CCB) de l’uni-
versité Laval, quatre conférencières issues des Suds ont abordé l’importance de
reconnaître que le secteur de la CSI a des rhétoriques et des pratiques coloniales,
racistes et civilisationnelles, et que le féminisme blanc qui y est mis de l’avant est
hégémonique29. Il s’ensuit qu’un travail de déconstruction et de reconstruction
des pratiques, des outils et des discours doit être amorcé. Dans cet esprit, la cher-
cheure camerounaise Rose Ndengue a invité à revoir les critères de choix des ONG
partenaires et les processus de financement. Car, souligne-t-elle, ces processus, en
plus d’être chronophages, s’inscrivent dans des régimes bureaucratiques qui les
rendent inaccessibles aux petites ONG actives sur le terrain. Il est donc primordial

[27] Ibid., Weber (2010).


[28] Mohanty Chandra Talpade (2015). « Traversés féministes transnationales : du néolibéralisme et de la
critique radicale », Les cahiers du CEDREF http://journals.openedition.org/cedref/835
[29] CQFD-CCB (2022). Weerawardhana Chamindra; Auclair Isabelle; St-Georges Jade; Robitaille
Katherine, Chadi Mounia; Narváez Guzman Nohely; Ndengue Rose; Zaragocin Sofia (2022).
« Les incontournables féminismes décoloniaux », (Fiche synthèse) https://aqoci.qc.ca/wp-content/
uploads/2022/08/Fiche_synthese_Feminisme-decolonial_sept-2022_Finale.pdf

106
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

de centrer l’accès aux fonds sur le véritable travail de terrain. De plus, il importe
de se baser sur l’agenda des ONG locales, au lieu de leur demander de répondre
à des appels d’offres avec un agenda, un langage et des critères préétablis par la
bureaucratie des OCI au Nord.

Lors d’une seconde table ronde virtuelle sur le féminisme décolonial, organisée
par les mêmes partenaires (CQFD-CCB) en octobre 202230, des participantes ont
remarqué que la déconnexion dans le Sud global entre les ONG qui travaillent
sur des programmes de « développement » et la société civile (organisations pour
les droits humains, les droits des femmes et la justice sociale) ne favorise pas une
perspective transformatrice des rapports de pouvoir. D’où l’importance que les
OCI dans le Nord envisagent de s’appuyer sur ces organisations locales, comme
alliées accompagnatrices des programmes envisagés, de façon que leur travail
éducatif et conscientisant aux droits contribue à donner une portée politique de
long terme aux partenariats autour des programmes.

L’intérêt de telles idées abordées dans les deux tables rondes susmentionnées est
qu’elles émanent des discussions de participantes actives en CSI aux Nords et
aux Suds.

Pour encourager davantage de tels échanges et leur donner un caractère plus


structuré, le CQFD a pris l’initiative d’inviter des féministes actives en CSI aux
Nords et aux Suds ainsi que des universitaires issues des Suds à fonder le 11 juin
2022 le comité « Solidarités féministes avec les Suds » (SFAS). Ainsi s’est constitué
un premier noyau de réseau international d’échanges des savoirs et expertises
entre féministes intersectionnelles pour une perspective transformatrice de la CSI.

La plateforme adoptée par les membres du SFAS établit le mandat de ce réseau


comme suit : 1) être à l’écoute des savoirs et expériences des Suds en matière de
féminisme intersectionnel, d’égalité des genres et de justice sociale ; 2) contribuer à la
transformation des politiques et pratiques en CSI, sous des regards féministes inter-
sectionnels et décoloniaux ; 3) renforcer les solidarités féministes à l’international.

La décolonisation du pouvoir et du savoir en CSI passe par la création de tels ponts


d’échanges permettant un dialogue ouvert ayant pour finalité de réhabiliter le sens
politique de la transformation des rapports de pouvoir et des rapports de genre
au cœur des politiques et pratiques, à même de déconstruire l’idéologie raciste et
coloniale du « développement » et de co-construire une stratégie de justice sociale
de genre à l’international.

[30] https://www.youtube.com/watch?v=bnXcSFVoRzs&list=PLmeBkVl9vfxYAGaWxzN8tH4bnLjMM9qa5
&index=1&t=3692s

107
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Solidarité sélective :
la stratégie contemporaine
pour gérer les migrations
dans le monde

DÁNAE RIVADENEYRA, DOCTORANTE CHERCHEUSE EN SOCIOLOGIE

La guerre russe en Ukraine et la solidarité inédite de l’Europe pour traiter


ce mouvement migratoire montrent une réponse sélective qui utilise
des dispositifs juridiques pour créer une hiérarchie entre nationalités,
laissant ainsi entrevoir les traces d’un racisme qui imprègne la politique
migratoire du bloc européen. Pourtant, ceci n’est pas une exclusivité de
l’Europe : les États-Unis, ou dans le Sud, des pays comme le Pérou ou
le Chili ont également créé des dispositifs juridiques pour appuyer la
mise en place d’une solidarité sélective selon des critères qui renvoient
aux principes de la colonisation, dont un parmi eux, l’altérité radicale
incarnée dans la figure de « l’étranger ».

L
’invasion russe en Ukraine a débuté le 24 février 2022 et dans la semaine
qui a suivi, toute l’Europe s’organisait déjà pour accueillir les centaines de
milliers d’exilé·es qui, depuis le début de la guerre, affluaient aux frontières
européennes. Lors d’une déclaration sans précédent, la présidente de la
Commission européenne Ursula von der Leyen affirmait que le bloc européen
était « pleinement préparé » à accueillir ces réfugié·es et qu’ils et elles étaient les «
bienvenu·es » en Europe. Pour la première fois, le bloc mettait en avant le discours
de défense des droits humains, et non pas celui de protection des frontières et
d’une logique sécuritaire.

Sur le plan concret, des dispositifs ont été mis en place pour les accueillir. La Pologne,
auparavant très réticente à ouvrir ses portes aux migrant·es – notamment lors de

108
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

DÁNAE RIVADENEYRA
Une femme migrante installée dans la zone frontalière entre l’Équateur et le Pérou, attendant une
réponse de l’un des deux pays.

la crise avec la Biélorussie qui avait provoqué la mort de plus d’une dizaine de
migrant·es, en novembre 2011 –, trois jours après l’invasion russe, recevait 10 000
Ukrainien·nes, et se montrait très fière d’ouvrir de nouveaux centres pour les
accueillir. Des mesures similaires ont été répliquées partout en Europe et même au
niveau budgétaire, l’Union Européenne a débloqué des fonds à hauteur de plus de
10 milliards d’euros, afin d’apporter des aides d’urgence aux refugié·es d’Ukraine.

Au plus fort de la guerre, la France, devenu alors le pays leader de cette solidarité
sans précédent, a accueilli jusqu’à 100 000 Ukrainien·nes et a transformé pendant
plusieurs mois son centre de foires et de salons le plus important, celui de Porte
de Versailles, en centre d’accueil aux migrant·es ; alors qu’en temps normal, ces
centres sont localisés dans des zones périphériques, loin des avenues principales
et touristiques. C’était la première fois que le même endroit qui accueille le salon de
l’Automobile ou le salon du Livre de Paris, des événements majeurs pour la capitale
française, laissait le glamour de côté pour accueillir des réfugié·es. L’objectif était
clair : l’image que la France voulait renvoyer à l’extérieur était celui de la solida-
rité internationale, une solidarité pourtant sélective car à Porte de Versailles, on
n’admettait que des Ukrainien·nes. Les autres, celles et ceux compris·es dans cette
large catégorie des migrant·es, ne bénéficiaient pas du même traitement.

Une des différences de traitement concerne le montant attribué aux réfugié·es


ukrainien·nes et celui perçu par celles et ceux d’autres nationalités. Alors que
les premiers ont reçu un montant de 14,20 euros quotidien même s’ils et elles
étaient hébergé·es dans un centre d’accueil, les autres réfugié·es vivant des
situations similaires, ont reçu un montant de 6,80 euros par jour, montant qui
pouvait augmenter en fonction du nombre d’enfants.

109
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Cette différence de traitement s’explique par l’utilisation d’un dispositif juridique


créé en 2001 mais qui n’avait jusqu’alors jamais été utilisé. Ce dispositif, appelé de
protection temporaire, a été créé par les membres de l’Union Européenne dans le
contexte de la guerre des Balkans pour faire face à d’éventuels afflux massifs de
personnes nécessitant de la protection internationale pour cause de « guerres, vio-
lences ou violations des droits humains » dans leurs pays d’origine. Pourtant, malgré
les nombreuses opportunités de l’utiliser, l’UE ne s’est jamais mise d’accord pour le
faire. Ce dispositif n’a pas été utilisé en 2011, lors du printemps arabe, quand près
d’un million de personnes se sont échappées de Libye après une résolution de l’ONU
autorisant le bombardement du pays par des avions de la coalition internationale.
Il ne s’agissait pas que de Libyen·nes mais aussi de Soudanais·es, d’Erythréen·nes,
de Somalien·nes, d’Ethiopien·nes, d’Iraqien·nes. Finalement, l’Europe n’a reçu que
300 réfugié·es provenant de ce pays, et ces 300 personnes ont été ensuite reparties
dans sept pays européens ; le reste a été reçu par la Tunisie et par les pays les plus
pauvres de la planète, tels que le Tchad ou le Niger.

En 2015, l’Europe a eu une deuxième opportunité d’utiliser ce dispositif, lors de


ladite « crise des migrant·es », mais là non plus, les membres ne se sont pas mis
d’accord pour le faire. Au contraire, ils ont décidé de signer un accord avec la
Turquie pour que le pays arrête toutes les personnes cherchant à rejoindre la
Grèce, porte d’entrée vers l’Europe. Une situation similaire s’est produite avec le
conflit syrien, où près de 5 millions de personnes ont été forcées de quitter le pays,
entre 2011 et 2015. Ce n’est que lors de la diffusion médiatique de deux naufrages
dans la Méditerranée au cours desquels près de 1500 personnes sont décédées,
que l’Europe est un peu sortie de son sommeil. Et c’est surtout lorsque le corps de
l’enfant syrien Aylan Kurdi a fait la une des journaux que l’Union Européenne a
finalement mis en place un plan pour accueillir près de 160 000 personnes, réparties
entre ses 25 membres. En pratique, seulement 30 000 réfugié·es ont été accueilli·es
en 4 ans. La France, qui s’était engagée initialement à recevoir 30 000 personnes,
a en reçu moins de 10 000.

Cette différence de traitement de la part des autorités - au niveau administratif et


juridique - s’est reflétée au niveau pratique. Il existe un lien profond entre le plan
juridique et le plan sociologique puisque, comme l’affirme Ferrajoli (2001), « l’iné-
galité des droits crée l’image de l’autre comme inégal, c’est-à-dire inférieur sur le
plan anthropologique, précisément parce qu’inférieur sur le plan juridique ». Encore
une fois, cela a été évident lors de la guerre en Ukraine, où les mots généralement
associés aux mouvements migratoires tels que sécurité, délinquance, ordre, travail,
ont disparu, et un grand nombre de familles françaises se sont portées volontaires
pour accueillir des Ukrainien·nes chez elles. Ce dispositif de protection temporaire,
dont ils et elles bénéficient exclusivement, les mettait presque au même niveau sur
le plan juridique que le reste des Européen·nes : ils et elles étaient donc considéré·es
comme des personnes égales. D’ailleurs, le terme « migrant·e » n’a pas été utilisé
pour nommer la nationalité ukrainienne.

110
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

Cette guerre a mis en évidence le fait que les pays membres de l’UE sont en mesure
de recevoir des personnes ayant besoin de protection et cela de manière immédiate,
mais que ces personnes devaient remplir certaines exigences pour être considé-
rées comme des bon·nes migrant·es. En 2018, le ministre de l’Intérieur français
de l’époque, Gérard Collomb, montrait à quel point le gouvernement avait une
vision binaire entre ceux et celles considéré·es comme de bon·nes et des mauvais·es
migrant·es. Lors d’une interview, il affirmait que : « La France doit accueillir les
réfugiés, mais elle ne peut accueillir tous les migrants économiques ». Une différence
s’imposait alors entre les « migrant·es économiques » et les « refugié·es », les vrai·es
refugié·es. Les Ukrainien·nes, avec ce cadre binaire, ne représentent aucun danger
puisque comme l’affirmait, en février de cette année, le président de la Commission
des Affaires Étrangères à l’Assemblée Nationale, le député Jean-Louis Bourlanges,
ils et elles représentent une « immigration de grande qualité dont on pourra tirer
profit ». L’utilitarisme migratoire dans toute sa splendeur. S’ajoutaient à sa décla-
ration, des discours culturalistes qui présentaient les Ukrainien·nes comme des «
intellectuels et pas seulement ». L’association n’était pas difficile à faire, tous·tes celles
et ceux pas compris·es dans la catégorie « ukrainien·ne » qu’ils et elles viennent de
la Géorgie, d’Albanie ou d’Afghanistan – la réponse de l’UE face à l’irruption de
talibans au pouvoir en 2021, en est la preuve - ne sont pas exempt·es de soupçons
et doivent prouver qu’ils et elles sont des vrai·es refugié·es, des bon·nes migrant·es
qui méritent d’être aidé·es.

Les Amériques, ses gouvernements et la solidarité sélective


Pourtant, faire des exceptions en fonction des nationalités n’est pas une caracté-
ristique exclusive de l’Union Européenne. Lors de l’explosion de la pandémie de
la Covid-19, en mars 2020, le président de l’époque Donald Trump annonçait la
fermeture des frontières entre les États-Unis et l’Europe – avec pour seule exception
l’Angleterre et l’Irlande, dans un premier temps - soulignant que le problème était
la liberté de circulation entre les pays qui la composent. Parallèlement, un dispo-
sitif juridique connu sous le nom de « Titre 42 » fut créé. Grâce à cela, le Service
des douanes et de protection de frontières (CBP) interdisait l’entrée de certaines
personnes qui « représentent potentiellement un danger pour la santé ». Ainsi,
d’après la CBP, les personnes concernées étaient expulsées immédiatement. Entre
2020 et avril 2022, 1,7 million de migrant·es ont été refoulé·es1.

Pour sa part, au tout début de la pandémie, la Maison Blanche affichait sur son
site internet des informations tendancieuses. Par exemple, l’une d’elles annon-
çait : « 150 000 immigrants de 72 pays avec le coronavirus arrêtés à la frontière ».
Cette statistique sensationnaliste s’appuyait sur les refus d’entrée sur le territoire

[1] Le Titre 42 devait être suspendu la première minute du 21 de décembre dernier, pourtant l’opposition
de 19 états qui considéraient que cela entraînerait un afflux massif des migrant·es, a bloqué cet arrêt.
Le 29 décembre, le Tribunal Suprême a prolongé la vie du Titre 42 en annonçant une étude approfondie
de la question aura lieu en 2023.

111
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

états-unien d’étranger·es en provenance d’un pays où des cas d’infection avaient


été détectés. Cependant, au regard des nationalités arrêtées à la frontière, force
est de reconnaître que l’objectif était bien de donner une légitimité à ces refus en
faisant le lien entre certaines nationalités et la maladie : ainsi, cette publication
de la Maison Blanche affirmait que les services d’immigration avaient refoulé
110 000 ressortissant·es du Mexique, où l’on comptait 7 cas de Covid-19, et 21 000
citoyen·nes du Honduras, où 2 cas avaient été rapportés. Selon les services états-
uniens, il semblerait bien qu’une personne devienne contagieuse du simple fait de
résider dans un pays touché par la pandémie.

Il faut également prendre en compte qu’à ce moment-là, le Royaume-Uni, initiale-


ment épargné de la liste noire des États-Unis, comptait dix fois plus de cas que, par
exemple, la Pologne et que le pays avait décidé de laisser la maladie se propager
dans l’espoir d’atteindre l’immunité collective. Privilège de certaines nationalités
sur d’autres, xénophobie d’État, solidarité sélective ou opportunisme politique :
autant de noms pour une même réalité.

Un peu plus au Sud, on peut également trouver des cas similaires où, sous différents
prétextes, des nationalités ont été accueillies et/ou refoulées en fonction du contexte
et des intérêts politiques. Au Pérou, au cours de la première vague de migration
vénézuélienne - environ 1,2 million de Venezuelien·nes y habitent aujourd’hui - le
gouvernement avait mené une politique de portes ouvertes. En janvier 2017, un
permis temporaire de séjour (PTP) est entré en vigueur : il s’agissait d’un document
dont pouvaient bénéficier exclusivement les migrant·es vénézuélien·nes, et qui les
autorisait à travailler de manière légale pour une période d’un an. La création de
ce dispositif juridique s’est faite sous prétexte de vouloir aider ces ressortissant·es,
alors qu’un accord international – l’Accord de Cartagena – existait déjà et permet-
tait également d’accueillir des populations fuyant des situations de crise comme le
Venezuela. Pourtant, l’utiliser ouvrait la porte à d’autres nationalités, comme les
Colombien·nes, qui depuis plus d’une dizaine d’années fuient leur pays à cause la
violence des groupes armés illégaux.

Le Pérou, tout comme d’autres pays de l’Amérique du Sud tels que le Chili ou la Co-
lombie, ont ainsi préféré créer des instruments particuliers pour régulariser l’entrée
et le séjour des migrant·es vénézuélien·nes : chaque territoire a donc adopté des
règles spécifiques, évoluant à différentes vitesses et plaçant souvent les migrant·es
face à un vide légal. Par exemple, au Pérou, la création du PTP n’accordait ni statut
migratoire, ni droits d’accès à la santé : il s’agissait d’un dispositif ponctuel visant,
dans le fond, la prise de position politique contre le régime dit « communiste » de
Hugo Chávez, et non la protection des droits des étranger·es. On peut voir une
forme d’opportunisme politique à la lumière des lignes suivantes.

Prenons le cas de la migration colombienne au Chili. L’une des causes les plus
importantes de cette migration est liée à la situation de violence en Colombie,

112
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

plus spécifiquement dans les villes de Buenaventura et de Cali, dont la popula-


tion est, majoritairement, afro-descendante. En 2013, la Defensoría del Pueblo2
colombienne avait classé 35% des quartiers de Buenaventura comme de zones
à risque. D’ailleurs, en 2016, d’après la Chancellerie colombienne, une personne
était enregistrée comme disparue toutes les heures ; en 2018, 85 900 personnes
enregistrées comme disparues. Du fait de cette violence omniprésente, la plupart
des Colombien·nes qui ont quitté et qui quittent toujours leurs régions d’origine,
reçoivent le statut juridique de « déplacé·e de force ». C’est-à-dire qu’à cause des
menaces de mort ou des agressions physiques, ils et elles ont été obligé·es d’aban-
donner leurs maisons et leur pays.

Entre 2014 et 2018, j’ai mené des entretiens auprès de personnes colombiennes
cherchant à s’installer au Chili, l’économie nationale la plus stable de la région. La
plupart de ces personnes avait une histoire commune : des proches assassiné·es
par la guérilla, des maisons confisquées par des gangs, des disparitions forcées, des
conditions de vie difficiles, une précarité économique qui les asphyxiait sans que
l’État colombien ne réagisse. Pour elles et eux, la seule alternative était de quitter
la Colombie. Pourtant, en arrivant à la frontière chilienne, ils et elles ont dû faire
face à une situation inattendue et se sont vu·es refoulé·es par la PDI (Police d’Inves-
tigation), du fait – toujours d’après les témoignages - d’être Colombien·nes et des
préjugés associés à cette nationalité : tueurs à gage, « famille de Pablo Escobar »,
narcotrafiquants, délinquants, etc. Mais un autre facteur s’ajoute à ce stigmate lié
à leur nationalité, celui de la couleur de la peau. Au Chili, d’après les entretiens
menés, être Colombien·ne est synonyme d’être « noir·e » et d’être associé·e à la
délinquance ou aux narco trafiquants.

Les stigmates associés à la nationalité colombienne se traduisent en « bombar-


dements » de questions aux personnes colombiennes, y compris à celles ayant le
statut de déplacées de force, car soupçonnées de mentir systématiquement par
la PDI. On observe à nouveau une relation intime entre les discours globalisants,
culturalisants et racialisants envers les personnes colombiennes et le traitement
reçu à la frontière, entre le plan sociologique et le plan juridique et vice-versa.

La nationalité colombienne est la véritable cible de cette méfiance, puisqu’entre


2016 et 2017, la nationalité vénézuélienne bénéficiait d’un traitement complètement
différent à la même frontière, un traitement bienveillant tant au niveau pratique
qu’au niveau juridique. Alors que les Colombien·nes étaient de « la famille de
Pablo Escobar », des « vautours noirs », les femmes « de la viande noire », les
Vénézuélien·nes incarnaient dans les discours quotidiens les bon·nes travailleur·ses,
les gens bien formés qui, à cause du régime de Hugo Chávez, avaient tout perdu, « et
en plus ils sont beaux », pouvait-on aussi écouter à la frontière. À partir de l’année
2015 et d’après une classification de Paéz et Vivas (2017), une troisième phase de

[2] Organisme constitutionnel et autonome créé par la Constitution de la Colombie 1991, dans le chapitre II:
Ministère Public, afin d'« assurer la promotion, l'exercice et la diffusion des droits de l'homme ».

113
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

la migration vénézuélienne a commencé, appelée la « migration du désespoir »


qui comprenait les familles les plus pauvres du pays qui, n’ayant pas les moyens
pour aller en Europe ou aux États-Unis, cherchaient à s’installer au Chili, comme
première option. La plupart de ces personnes correspondaient phénotypiquement
aux canons de beauté occidentaux : peau blanche, des cheveux et des yeux clairs.

Entre le statut de déplacé·e de force des populations afro-descendantes et le permis


temporaire de séjour de la population vénézuélienne, ce dernier bénéficiait de plus
de privilèges, car plus mobilisé dans le discours public des autorités. Des privi-
lèges qui se traduisaient par l’attitude bienveillante de la population d’accueil qui,
à ce moment-là, autant Chili qu’au Pérou, les recevait à bras ouverts. Un an plus
tard, lorsque le manque des structures pour recevoir un afflux migratoire de cette
ampleur est devenu évident, le PTP a été supprimé et les préjugés bienveillants ont
cédé la place à d’autres représentations, associant la nationalité vénézuélienne aux
trafiquants de drogue, à la délinquance, à la prostitution, et aux préjugés classiques
associés aux personnes migrantes.

On retrouve ici les principes qui ont eu cours durant la colonisation, avec no-
tamment le rejet de l’altérité : cela vaut pour le cas des Colombien·nes, des
Vénézuélien·nes et les cas de tous·tes celles et ceux qui se situent en dehors de la
catégorie « Ukrainien·nes », les exemples ici cités. On voit aujourd’hui un alignement
concernant la gestion les flux migratoires dans le monde, avec plus ou moins de
restrictions en fonction du budget assigné aux entités en charge du contrôle des
frontières, que ce soit l’Europe ou les Amériques. Une logique sécuritaire s’est
imposée, dont le principal ennemi de l’intérieur est celle ou celui qu’on nomme
migrant·e. L’étranger·e incarne ainsi une figure dangereuse, surtout en période
de crise, mais dans le même temps, il ou elle crée l’illusion que tous les maux qui
rongent la société viennent de l’extérieur. Les politiques publiques pour gérer
les flux migratoires varient constamment, comme nous l’avons constaté : soit en
fonction de la conjoncture politique, des stratégies géopolitiques, des intérêts
nationaux, mais quelque chose semble invariable, c’est la représentation de la
figure de l’étranger·e par les sociétés d’accueil.

On peut voir dans le déploiement de cette solidarité sélective la marque d’un racisme
sous-jacent qui imprègne la gestion des flux migratoires en France comme ailleurs.
Pourtant, la guerre en Ukraine ou les mouvements migratoires sans précédents en
Amérique du Sud, ainsi que les réponses opportunes quand il y a eu de la volonté
politique, montrent que les gouvernements au pouvoir peuvent s’ils le veulent, gérer
la mobilité humaine avec une approche fondée sur le respect des droits humains.

114
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

La féminité hégémonique
ou la « culture (genrée)
de la suprémacie1 »

HANANE KARIMI2, UNIVERSITÉ DE STRASBOURG

D
e manière régulière, les femmes musulmanes qui portent un foulard sont
les cibles de mesures prohibitives qui les somment de se conformer à
un apparaître « normal » qui postule que les manifestations du religieux
relèvent de l’espace privé. À travers les politiques de la nouvelle laïcité,
des mesures administratives et législatives, produisent des règles disciplinaires qui
ont pour fonction d’encadrer et de réglementer le port du voile qui perturbe les
règles d’une esthétique normative et dominante dans l’environnement esthétique
national, communément appelé espace public. Pour ce faire, le principe de laïcité
qui régit la neutralité de l’État en matière de religion est progressivement converti
en exigence de neutralité individuelle dans un espace public de plus en plus diffus.
Il devient l’instrument qui justifie la disqualification du voile et l’illégitimité des
femmes qui le porte.

Si la figure de la « femme musulmane » ou de la « femme voilée » est l’objet de


luttes de pouvoir pour définir ce qu’est la conformité à une culture et à un ordre
hégémonique, la bonne conduite, les bonnes manières de mener leurs vies, qui
répond à des enjeux de pouvoir situés culturellement, notamment entre l’Orient
et l’Occident, ou encore localement, sur le maintien d’un ordre social sexué ; il est
nécessaire de dépasser cette désignation des femmes de confession musulmane afin
de révéler au nom de quoi elles sont identifiées comme une catégorie particulière
de la population et plus précisément comme catégorie distincte des femmes. On

[1] Sophie Bessis, L’Occident et les autres, La Découverte, 2003.


[2] Ce texte est un aperçu du propos que je développe plus amplement dans le livre Les femmes
musulmanes ne sont-elles pas des femmes ?, Hors d’atteinte, 2023.

115
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

peut au préalable souligner la grande circulation et la banalité de cette idée que


l’on retrouve également chez les femmes concernées, car elle est naturalisée et
normalisée. Pourtant, dire « la femme musulmane » ne dit pas tout : « La « femme
musulmane » occupe un espace intermédiaire, qui transcende l’opposition binaire
entre soi et l’autre ou entre « l’esclave et le maître ». » (Zayzafoon, 2005). La produc-
tion des discours, politiques et médiatiques, qui construisent la catégorie « femme
musulmane » ou « femme voilée » nécessite d’être déconstruite.

Je propose d’interroger l’essentialisation des femmes à l’œuvre dans la catégorie


des « femmes musulmanes » qui sert d’écran au processus d’altérisation raciale et
genrée à l’œuvre. D’une part, cette catégorisation réduit l’identité des femmes de
confession musulmane à leur religion ou à leur « voile », ce qui relève de procédés
de différenciation (elles sont des femmes différentes), et de marginalisation (la
stigmatisation des femmes musulmanes les marginalise) et d’altérisation : elles
sont les Autres.

Dans le cas de la France, il faut remonter au moins à la politique impériale et à la


colonisation pour comprendre la construction et l’assignation des femmes indigènes
à la figure de la femme musulmane. Cette assignation a eu pour effet d’altériser de
manière radicale et héréditaire la féminité des femmes d’ascendance migratoire et
musulmane d’Occident. C’est ce que propose de déconstruire Zayzafoon (2005), une
chercheuse tunisienne qui s’est intéressée à l’invention de la catégorie de femme
musulmane en se basant sur les discours orientalistes occidentaux, dans la psy-
chanalyse occidentale, dans les discours nationalistes arabes et dans le féminisme
islamique nord-africain en contexte colonial et postcolonial. Elle montre que « la
femme musulmane » n’existe pas en dehors des discours et des idéologies basés
sur des mécanismes de pouvoir qui opèrent à l’intersection de la race, la nation,
le genre, la classe et la religion. Comme le rappelle Bruno Nassim Aboudrar dans
Comment le voile est devenu musulman : « Le long épisode colonial – 1830-1962
dans sa plus grande extension algérienne – a joué un rôle déterminant dans ce
processus de transformation du voile traditionnel en symbole féminin de l’islam.
Ce sont les Occidentaux, en effet, qui, les premiers, regardent le voile, c’est-à-dire
appliquent à cet objet qui soustrait à leur vue le corps et le visage des femmes, l’ordre
visuel qui est le leur, intolérant à la dissimulation3 ». La figure fixe et réductrice
de la « femme voilée » est une construction, un sujet d’énonciation coloniale4 des
femmes colonisées et musulmanes. C’est également ce qui permet de comprendre
les mises en scène organisées, durant l’histoire de la bataille d’Alger, en 1957, par
les femmes des généraux Salan et Massu avec le bureau d’action psychologique
de l’armée, des cérémonies de dévoilement où celui-ci était célébré comme une
allégeance à l’ordre colonial5.
[3] Comment le voile est devenu musulman, Flammarion, 2021, p.69.
[4] Homi K.Bhabha, The location of culture, London: Routledge, 1994, p.72.
[5] Todd Sheppard, « “La bataille du voile” pendant la guerre d’Algérie », in Charlotte Nordmann (éd.), Le
Foulard islamique en question, Amsterdam, 2004 ; Stella Magliani-Belkacem, Félix Boggio Éwanjé-
Épée, Les Féministes blanches et l’Empire, la Fabrique, 2012.

116
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

Alors qui est « la femme voilée » ? Une femme pas comme les autres ? Une alié-
née qu’il faut émanciper de force ? Une réfractaire à l’émancipation féminine ?
Une ennemie de l’intérieur ou encore un danger pour les femmes, la nation et la
démocratie ? Le terrorisme est le danger, l’islamisme est l’ennemi, alors celles qui
affichent leur adhésion à l’islam sont désignées comme l’incarnation évidente de
ce danger. Au-delà des effets de la désignation elle-même, il me semble important
d’en comprendre les enjeux et les ressorts. Pour cela, il faut interroger l’ordre qui
assignent les femmes de confession musulmane à une place subalterne. Si leur
islamité assumée est perçue comme un problème, c’est qu’elle est aux antipodes
d’un ordre hégémonique, elle indique même une résistance à cet ordre.

Intéressons-nous donc à la perception dominante, celle qui permet les politiques


de la nouvelle laïcité à partir de l’approche philosophique que propose Hourya
Bentouhami sur le voile. Elle analyse la manière dont la dimension esthétique du
voile est investie par le politique, qui permet alors de s’intéresser à l’apparaître d’un
« corps qui est au monde et non seulement dans le monde ». Pour la philosophe,
à l’instar de tout un courant de la philosophie sociale et politique, la perception
visible est une construction sociale et politique. La philosophe rend alors compte
des catégories d’individus qui sont légitimes ou non à apparaître et à circuler (Ben-
touhami, 2017). Les restrictions que vivent des femmes musulmanes qui portent
un foulard dans le marché de l’emploi, dans la participation aux activités scolaires,
dans les compétitions sportives ou encore dans l’accès au service public en sont
des réalités concrètes. La construction des « femmes voilées » comme « une caté-
gorie monstrueuse du visible » qui heurte et indigne, permet que l’apparaître de
jeunes filles et femmes qui portent un foulard soit rendu insupportable, ce qui rend
acceptable de le réglementer.

La monstruosité elle-même, conséquente à un processus de déshumanisation, révèle


l’ordre normatif, basé sur la similitude comme condition de légitimité sociale, et
une hiérarchisation des apparences dans laquelle le corps de celles qui portent le
voile occupent une place subalterne. Pour Hourya Bentouhami, le voile est soumis
à une catégorisation raciale qui opère au niveau de cet apparaître. L’exigence de
changer d’apparence est motivée par la nécessité de maintenir un ordre racial
des apparences pour lequel « ce n’est pas tant les manifestations du religieux que
de l’islam qui sont considérées comme répugnantes ». « La femme voilée » qui se
soustrait à cet ordre est exclue du féminin validé par l’ordre sexué national. Le
voile agit alors comme un élément phobogène – qui provoque la phobie, la peur –
selon la philosophe, et perturbe « le champ de vision ordinaire de la nation ». La
non-conformité à l’homogénéité culturelle et esthétique caractéristique de l’ordre
hégémonique et plus spécifiquement à la féminité hégémonique implique que
les musulmanes qui portent le voile sont renvoyées à une féminité dissidente qui
est hérétique, une hérésie à l’ordre séculier au même titre que la cause qu’elles

117
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

défendent en déclarant le droit de porter le voile6. En cela, cette catégorisation


implique la constitution « de la ‘féminité’ comme ressource politique » (Dorlin,
2005) et c’est à ce titre qu’elle est identifiée comme active dans l’illégitimité de la
féminité incarnée par les femmes musulmanes. « La femme musulmane » révèle
ainsi un ordre hégémonique qui se donne à voir en négatif à travers la catégorie
de « femmes voilées » qui est une hérésie à cet ordre séculier.

Les politiques de la nouvelle laïcité, qui sont le socle de l’entreprise politique de


disciplinarisation des femmes musulmanes, sont alors le lieu de production des
règles d’un ordre genré et racial. Si les femmes musulmanes qui portent le fou-
lard sont des femmes, leur non-conformité aux règles de l’ordre hégémonique du
genre est claire parce qu’elles n’endossent pas « la bonne » féminité, c’est-à-dire
qu’elles ne se conforment pas à son aspect genré : la féminité hégémonique. Ces
femmes qui subissent l’islamophobie genrée (Zine, 2006) sont illégitimes, comme
leur reconnaissance à une commune féminité selon la hiérarchie des genres. L’enne-
mie musulmane n’est pas reconnue comme une femme digne ni des luttes ni de la
cause des femmes. Elles sont exclues des droits que l’on défend pour les femmes,
les « bonnes » femmes, celles qui sont dignes d’être défendues. Pourtant, les musul-
manes ne sont-elles pas des femmes ? (Karimi, 2023 ; Truth, 2021 ; hooks, 2015) Si
elles le sont, leur disqualification indique que le genre est fracturé par un ordre de
distinction raciale qui fait le jeu du fémonationalisme (Farris, 2022), c’est-à-dire
« la mobilisation contemporaine du féminisme par les partis nationalistes et les
gouvernements néolibéraux, en particulier (mais pas exclusivement) contre les
populations musulmanes » (Farris, 2015).

Ce faisant, on oppose aux femmes qui décident de porter le foulard en France, celles
qui souffrent ailleurs : en Iran, en Arabie Saoudite, en Afghanistan où elles sont
obligées de le porter. L’instrumentalisation des luttes de ces femmes permet de nier
la violence qu’on impose aux femmes musulmanes qui portent le foulard en France
et en Europe. Leur capacité d’agir est considérablement réduite et stéréotypée, elle
est même niée sous couvert d’aliénation et de fausse conscience. Le féminisme, dans
son acception universaliste, a participé à la stigmatisation des musulmanes. En effet,
la grande majorité des féministes françaises ont défendu la prohibition du voile
lors des débats précédents le vote de la loi du 15 mars 2004 qui interdit le port de
signes et de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les établissements
scolaires publics. Comme en France, en Belgique et ailleurs en Europe, les féministes
universalistes ont choisi le camp de l’État contre des femmes notamment parce que
ces dites femmes n’étaient pas vu comme telles, qu’elles n’étaient pas dignes de
leur solidarité féministe. Aujourd’hui encore, la plupart des projets de loi et des lois
restreignant la visibilité religieuse à l’école ou au travail sont défendues à partir du

[6] J’emprunte à Claire de Galembert la notion d’hérétique qu’elle attribue aux défenseurs de la cause
du voile dans « Le droit à porter le voile : cause perdue ou naissance d’une politics of rights ? », Revue
interdisciplinaire d'études juridiques, Vol. 75, no 2, 2015, p. 91-114. Elle l’emprunte elle-même à Johanna
Siméant, La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Science-Po, 1998.

118
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

principe d’égalité hommes-femmes. Le registre féministe mobilisé par le pouvoir


agit contre des femmes dont l’islamité est désignée comme hérétique au regard
de la tradition séculière. L’approche fémonationaliste y est donc centrale (Farris,
2017). Les discours laïques au Québec et en France analysés par la sociologue Leïla
Benhadjoudja relèvent ce qu’elle nomme le sécularo-nationalisme : une « narration
normative sur le processus de sécularisation perçue comme un caractère national,
source de l’égalité de genre et de sexualités, et qui opère à une dichotomisation
entre ‘bonne’ et ‘mauvaise’ sécularisation à partir de postulats homonationalistes7
(Puar, 2012) et fémonationalistes. C’est ce qui permet de donner au hijab une forte
charge symbolique et politique et de présenter les femmes voilées comme une
menace pour la sécularisation nationale (et les valeurs d’égalité) » (Benhadjoudja,
2017). L’enjeu de la régulation de la visibilité des femmes qui portent le hijab est
révélateur de ce qui se joue en termes de frontières nationales et raciales, dans le
sens où l’islam connaît un processus de racialisation et d’altérisation de ceux et celles
qui sont perçu·es comme musulman·es. Benhadjoudja renforce cette critique, elle
analyse la nième réplique de la prohibition du hijab dans les institutions publiques
au Québec en 2014. Le débat autour de la « Charte des valeurs » accentue le regard
assignant et essentialisant porté sur les femmes musulmanes qui portent le hijab.
Elle souligne que « ce qui se jouait sur le fond était une renégociation des frontières
nationales et leur racialisation ». Les populations musulmanes, essentialisées en
une communauté unique et homogène, sont assignées à une altérité radicale dont
l’un des effets est la montée de l’islamophobie. La majorité de ses victimes sont des
femmes qui portent le hijab. Dans ces contextes spécifiques, elle rappelle que la
racialisation ne relève pas seulement d’une perception des corps, « elle paramètre
nos cadres perceptifs, cognitifs et imaginaires. Plus encore, la racialisation trace
les voies de division politiques, économiques, spatiales, temporelles et sociales des
corps par le colonialisme et la suprématie blanche, de façon à les exploiter et les
dominer » (Al-Saji, 2017 :54 ; Benhadjoudja, 2018). Elle propose d’appréhender
l’islam dans ces contextes à partir d’une approche intersectionnelle : de la race,
de la religion et du genre, dans le but « de multiplier les historiographies et les
généalogies » autrement dit d’éviter les épistémicides8 et l’hégémonie à l’œuvre
dans la production des savoirs sur les femmes musulmanes, et « de rendre compte
de la pluralité des expériences historiques des femmes » (Benhadjoudja, 2018).
La marginalisation des pratiques et expériences des femmes, conséquente a une
telle homogénéisation, comme s’il n’y avait qu’une voie possible d’émancipation,
reconduit « la marginalisation engendrée par les violences historiques que sont
[7] Jasbir Puar affirme « que les formes contemporaines d’acceptation de l’homosexualité participent
de la formation d’une homonormativité nationale – un « homonationalisme » faisant apparaître les
États-Unis comme une terre de progrès éclairant de son « exceptionnalisme sexuel » l’obscurité de
territoires « retardés », en particulier les pays du Moyen-Orient et de l’Afrique subsaharienne. » in
Cervulle, Maxime, et Nelly Quemener. « Queer », Juliette Rennes éd., Encyclopédie critique du genre. La
Découverte, 2021, pp. 632-642.
[8] L’épistémicide est une hiérarchisation des savoirs occidentaux sur d’autres savoirs et connaissances
qui conduit à l’éradication des connaissances non occidentales (du Sud global) , tout au long de la
modernité capitaliste, et de l’imposition hégémonique de connaissances et de langue impériale du
Nord vers le Sud. Voir Boaventura de Sousa Santos, Epistemologies of the South. Justice against
Epistemicide. Boulder/Londres: Paradigm Publishers, 2014.

119
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

l’esclavage et le colonialisme ». Benhadjoudja pointe l’omission de la dimension


raciale de l’articulation entre féminisme, islam et engagement politique des femmes.

Dès lors, les femmes musulmanes, qui portent le hijab, accusées de résister à la
féminité hégémonique perdent le bénéfice de la cause des femmes, elles endossent
une féminité paradoxale : elles incarnent à la fois une féminité hérétique, vis-à-vis des
partisan·es de la nouvelle laïcité et une féminité hégémonique vis-à-vis des tenant·es
d’une lecture orthodoxe de l’islam. Cette condition ne peut se comprendre que dans
une perspective post-coloniale. En effet, elle est l’expression de la « colonialité du
pouvoir9 » que le sociologue péruvien Aníbal Quijano, définit comme une matrice
coloniale du pouvoir qui « se fonde à ses origines sur quatre piliers : l’exploitation
de la force de travail, la domination ethnoraciale, le patriarcat et le contrôle des
formes de subjectivité (ou imposition d’une orientation culturelle eurocentriste).

BIBLIOGRAPHIE

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Ponty, Fanon », Tumultes, Vol. 48, 2017.
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l’épreuve de la race, du genre et de la sexualité, in Sciences Religieuses, Vol.46,
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S’en Sortir ? [En ligne], n°1 | 2015.

[9] Aníbal Quijano, « « Race » et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 51, no. 3, 2007, pp. 111-118.

120
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

• Farris, Sara R. Au nom des femmes, « Fémonationalisme » : les instrumentalisa-


tions racistes du féminisme, Éditions Syllepses, 20221. Traduction de In the Name
of Women’s Rights, The Rise of Femonationalism, Duke University Press, 2017.
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Sorcières, 2015.
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2021
• Nordmann, Charlotte (éd.), Le Foulard islamique en question, Amsterdam, 2004
• Puar, Jasbir K. Homonationalisme. Politiques queer après le 11 Septembre, Paris,
Éditions Amsterdam, (2012 [2007]).
• Scott, Joan W. La politique du voile, Paris, Amsterdam, 2017, p. 44.
• Quijano, Aníbal. « « Race » et colonialité du pouvoir », Mouvements, Vol. 51, no.
3, 2007, pp. 111-118.
• Truth, Sojourner. Et ne suis-je pas une femme, Hors Collection Payot, 2021
• Zayzafoon, Lamia Ben Youssef. The production of Muslim woman. Negotiating
text, history and ideology, Maryland, 2005.
• ZINE, Jasmin. « Unveiled Sentiments: Gendered Islamophobia and Experiences of
Veiling among Muslim Girls in a Canadian Islamic School », Equity & Excellence
in Education, 2006, Vol.39, no 3, p. 239-252.

121
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Polices : le temps des


colonies n’est pas fini

MATHIEU LOPES, SURVIE

L
orsque Georges Floyd a été tué au printemps 2020, les mobilisations ont dé-
passé le seul cadre des États-Unis et forcé les politicien·nes ou intellectuel·les
français·es à se positionner. La condamnation du racisme de cette police, de
notre côté de l’Atlantique, a été plutôt large. Les manifestations de solidarité
et de colère se sont vite orientées vers la dénonciation des crimes et du racisme
de la police française1. En réponse, nuances et différenciations se sont déversées
pour affirmer que les États-Unis n’étaient pas la France2. La différence résiderait
dans le fait que le racisme qui structure la société et la police états-uniennes s’est
fondé dans l’esclavage des Noir·es et dans la répression qui l’accompagnait. La
France a pourtant pratiqué elle aussi l’esclavage et a organisé elle-aussi la traque
des esclaves, jusqu’à créer une « Police des Noirs » au XVIIIe siècle3. Par ailleurs, la
colonisation structure profondément l’État et la police française, ancrant le racisme
dans les pratiques et l’idéologie.

Le printemps 2020 a démontré la puissance des résistances à la violence raciste


de la police aux États-Unis, dans les anciennes métropoles coloniales et en France
en particulier. Au-delà de la police, les mobilisations ont mis explicitement sur la
table la généalogie coloniale de ces sociétés, dans les prises de paroles, sur les
pancartes mais aussi par plusieurs actions contre des représentations esclavagistes
et coloniales dans l’espace public : le général Lee aux États-Unis, Edward Coltson
[1] À l’image, par exemple, du slogan : « Toulouse, Minneappolis, Beaumont, même police, même
racisme » cf. https://iaata.info/TOULOUSE-MINNEAPOLIS-BEAUMONT-Meme-police-meme-
racisme-4278.html
[2] « Bien que tentante, la comparaison avec l'affaire Adama Traoré est injuste » pour Caroline Fourest
(Marianne, 06/06/2020), « Racisme et violences policières : la France n'est pas l'Amérique » pour
Dominique Moïsi (Les Échos, 26/06/2020).
[3] Florian Bobin, notamment, cite la « Déclaration du roi pour la Police des Noirs » (août 1777), dans « Les
forces du désordre, de la répression coloniale aux violences policières », Contretemps.eu, 30/11/2020.

122
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

en Angleterre, Jean-Baptiste Colbert, Joseph Gallieni, Louis Faidherbe en France


(et au Sénégal pour ce dernier), etc4.

Ce texte propose un regard sur les polices dans les colonies et leur évolution, vers
la métropole française et au sein des pays devenus parfois indépendants, sur la
base de quelques lectures de travaux de recherche et depuis les luttes antiracistes
et anticoloniales.

La police aux temps des colonies : une violence immodérée


et raciste
Le colonialisme s’est construit par une violence extrême, racialisée, contre les
peuples qu’il a dominé. Ce sont d’abord des armées, sous la forme des compagnies
coloniales ou de corps issus des armées régulières, qui envahirent les pays. Les
polices furent créent plus tard, lorsque furent formalisées les administrations colo-
niales. Entre autres travaux, le livre Maintenir l’ordre colonial, Afrique et Madagascar,
XIXe-XXe siècles5 étudie l’histoire de ces polices dans plusieurs pays, en l’illustrant
par plusieurs portraits de policiers coloniaux. Sa lecture indique les grandes carac-
téristiques des systèmes policiers, riches d’enseignements pour penser le présent.

La police coloniale est d’abord marquée par une grande porosité avec la sphère
militaire. Les forces de police, peu nombreuses, interviennent souvent avec les
militaires. L’introduction rédigée par Emmanuel Blanchard et Joël Glasman6 per-
met d’appréhender le niveau de violence qui en découle, dans les colonies, mais
aussi en France contre les colonisé·es : « là où les colonisés étaient en situation de
s’organiser et de défier les forces de l’ordre, le massacre était une option du réper-
toire policier. […] On observe ainsi un véritable répertoire d’action policier, qui, de
décembre 1952 à Casablanca à octobre 1961 à Paris, unit le centre et la périphérie
de l’empire ». Le corps qui illustre le mieux cette hybridation militaro-policière est
la gendarmerie, capable de basculer de missions civiles à de véritables opérations
militaires, par exemple en Algérie ou en Indochine lors des guerres de libération.

Les auteurs du livre soulignent aussi que la police se fond aussi parfois avec des
milices de colons, lesquels avaient d’ailleurs de facto des pouvoirs policiers. « Dans
les colonies de peuplement, tout au long des XIXe et XXe siècles, les « Européens »
étaient dans les faits tous dotés de pouvoirs de police, en particulier celui de se
« faire justice » eux-mêmes à l’encontre de leurs personnels indigènes7. » La police
des colonies doit aussi se penser avec le système pénal spécifique, qui applique
[4] Respectivement et notamment : commandant de l’armée sudiste esclavagiste, trafiquant d’esclaves,
organisateur de l’exploitation coloniale et esclavagiste sous Louis XIV, gouverneur de Madagascar,
gouverneur du Sénégal.
[5] Livre collectif du Groupe d’études sur les mondes policiers en Afrique (GEMPA), co-dirigé par Jean-
Pierre Bat et Nicolas Courtin, aux Presses universitaires de Rennes, 2012.
[6] Blanchard, Emmanuel et Glasman, Joël. « Introduction générale. Le maintien de l’ordre dans l’empire
français : une historiographie émergente ».
[7] Blanchard et Glasman, op. cit.

123
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

SERVICE DE SÉCURITÉ DIPLOMATIQUE DES ÉTATS-UNIS (DOMAINE PUBLIC)


Le 30 octobre 2021, l’ambassade états-unienne a organisé à Nairobi (Kenya) un Exercice Conjoint
de Préparation, incluant l’entraînement de différentes unités partenaires et leur équipement par le
Programme d’Assistance Antiterroriste.

« travail forcé, privation de libertés publiques, internement administratif, amendes


collectives, etc. »8.

L’ensemble de l’appareil policier et judiciaire se déploie de manière racialisée : la


police a avant tout comme fonction de maintenir l’ordre colonial en appliquant un
contrôle des colonisé·es dans une violence extrême, mais les « Blanch·es » ne font
évidemment pas l’objet du même traitement, même dans le cas où ils sont respon-
sables de « désordres ». Le fait que, à l’image des troupes coloniales, les polices
comprennent un grand nombre d’indigènes dans leurs rangs renforcent encore
cette discrimination : il est impensable que des policiers non-blancs puissent s’en
prendre à des Européens, face auxquels ils étaient de facto « sans prérogatives ».

Ces traitements discriminatoires étaient à la fois écrits, par l’ensemble de textes


qu’on a nommé le « code de l’indigénat », mais surtout tacites, définis par les pra-
tiques racistes de l’administration coloniale9.

L’empreinte coloniale en France


À la suite des indépendances, de nombreux travaux ont montré comment l’admi-
nistration violente et raciste des colonisé·es a été réutilisée dans la police métro-

[8] Idem.
[9] A ce sujet, le livre pointe qu’il est parfois difficile aux historiens de s’appuyer sur les seules sources
écrites, qui désignent souvent par euphémisme la violence du traitement infligé aux indigènes.

124
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

politaine10. Elle s’est d’abord faite par le biais de l’idéologie, portée par des anciens
administrateurs coloniaux à qui l’État a confié des positions d’organisation de
l’espace et de répression des ancien·nes colonisé·es dans les quartiers populaires.

L’itinéraire de Pierre Bolotte11 en est édifiante : après avoir sévi en Indochine, en


Algérie puis en Guadeloupe lors du massacre de mai 1967, il devient le premier
préfet de la Seine-Saint-Denis nouvellement créée. Il y fera développer notamment
la première expérience de Brigade anti-criminalité (BAC), en 1971. De la même
manière, Maurice Papon, préfet de police de Paris lors du massacre du 17 octobre
1961, avait été dépêché après la Seconde Guerre mondiale au Maroc et en Algérie,
comme préfet régional à Constantine lors de la guerre de libération. Lors de cette
affectation, il a notamment déployé les unités spécialisées dans les interrogatoires
et la torture. Bien d’autres haut-fonctionnaires ont eu des trajectoires similaires12. Ils
adaptent au contexte civil français la doctrine de « guerre révolutionnaire » déve-
loppée en Indochine et Algérie, qui consiste à désigner et combattre un « ennemi
intérieur » (les arabes musulmans et les communistes) tapi au sein de la population,
à laquelle il convient d’appliquer des méthodes de contrôle et de coercition physique
et psychologique, notamment par la terreur.

La France recycle bon nombre de cadres policiers ou militaires ayant servi en


Algérie pour diriger les services de police de la métropole13. Mais ce sont aussi
des personnels « de base » qui sont réutilisés dans la police ou plus largement
dans les structures de contrôle des ancien·nes colonisé·es dans l’hexagone : on
retrouve ainsi de nombreux anciens de l’Algérie comme gardiens des nouveaux
foyers Sonacotra14.

Au-delà de la seule circulation des personnes, une idéologie et une culture raciste
s’est co-construite à la fois en métropole (par le développement d’argumentaires
racistes justifiant la colonisation15) et dans les colonies. On conçoit mal par quel
artifice magique le racisme aurait pu disparaître du cœur de l’État et de la police
française puisque la reconnaissance de la barbarie coloniale est toujours anec-
dotique, euphémisée et faite du bout des lèvres et qu’aucune majorité politique
française n’a jamais porté une quelconque volonté de combattre sérieusement le
racisme dans les rangs. En la matière, le déni du racisme structurel de la police, à
l’instar des propos tenus par Emmanuel Macron ou Christophe Castaner en 2020,

[10] En particulier, le travail de Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur (La Découverte, 2009) ou La
domination policière (La Fabrique, 2012).
[11] « Des massacres oubliés de mai 1967 en Guadeloupe aux prémices de l’ordre sécuritaire moderne dans
les quartiers », Mathieu Rigouste, basta.media, 29/05/2017.
[12] Le livre, États d’urgence, une histoire spatiale du continuum colonial de Leopold Lambert (PMN
éditions, 2021) fournit un grand nombre d’exemples.
[13] Blanchard, Emmanuel. La police parisienne et les Algériens (1944-1962), éd. Nouveau monde, 2011.
[14] Hmed, Choukri. « « Tenir ses hommes ». La gestion des étrangers « isolés » dans les foyers Sonacotra
après la guerre d'Algérie », Politix, vol. 76, no. 4, 2006, pp. 11-30.
[15] La défense de l’expansion de l’Empire colonial français par Jules Ferry s’est notamment faite en
invoquant que « les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures » le 28 juillet 1885 à
l’Assemblée nationale.

125
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

est la règle. Fondamentalement, avec d’autres structures d’État, la police remplit


la fonction de maintenir l’ordre capitaliste, raciste et patriarcal de la société, la
possibilité que les bénéficiaires de cet ordre sabotent volontairement cet outil
relève de la science-fiction16.

Pour les descendant·es de colonisé·es en France, nul besoin de longues thèses d’his-
toire ou de sociologie pour savoir à quoi s’en tenir. De cette militante toulousaine
du quartier des Izards qui a perdu son grand-père dans le massacre d’Octobre
1961 à cette famille endeuillée dont un ancêtre est tombé sous les balles d’une
mitrailleuse à Thiaroye au Sénégal et qui organise aujourd’hui le combat pour la
« vérité et la justice » pour l’un des siens tué en région parisienne17, tou·tes savent
que ces hommes en arme qui contrôlent, insultent et parfois tuent dans les quar-
tiers populaires d’aujourd’hui sont, au fond, les mêmes que ceux qui ont envahi et
massacré dans les colonies.

Essaimage et séquelles dans les colonies


L’impact de la violence coloniale n’est pas seulement d’avoir imprégné la société et
la police française. D’une part, la France a su exporter son « savoir-faire » au-delà de
son seul empire, et, surtout, les pays colonisés ont gardé la marque de cette histoire.

Après la guerre d’Algérie, la doctrine de « guerre révolutionnaire » (DGR) devient


presque un produit d’exportation français. D’une part, plusieurs officiers praticiens
de la DGR sont envoyés aux États-Unis et en Amérique du Sud pour dispenser des
formations à destination de l’U.S. Army ou des régimes autoritaires de la région
(Argentine, Brésil, etc.). Le savoir-faire français est apprécié dans la sanglante lutte
anti-communiste qui est menée18. La doctrine développée par la France dans ses
guerres coloniales est aujourd’hui encore mobilisée par les armées occidentales,
de l’Irak au Sahel en passant par l’Afghanistan.

Au moment des guerres d’indépendances, la France, de concert avec des élites


locales qui lui sont favorables, a écrasé les mouvements indépendantistes dans ses
colonies africaines. Elle a assuré la continuité de ses intérêts par l’appui ou la mise
en place de régimes autoritaires « amis » qui lui assurent, jusqu’à aujourd’hui (avec
bien évidemment des évolutions), soutien diplomatique et accès aux ressources : la
Françafrique, décrite par les travaux de François-Xavier Verschave et l’association
Survie. Constitutions, monnaie, économie : dans tous les domaines, il y a une grande
continuité entre l’administration coloniale et les pays devenus ainsi indépendants.
C’est notamment le cas pour les systèmes policiers.

[16] Sur ces considérations, lire La domination policière, de Mathieu Rigouste.


[17] Ces trajectoires sont bien réelles mais je préfère ne pas nommer les personnes dont il s’agit.
[18] Sur cette diffusion, voir Escadrons de la mort, l'école française de Marie-Monique Robin, soit en film
soit en livre à La Découverte.

126
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

La France laisse en place du personnel d’encadrement policier et surtout militaire.


Cette politique des « coopérants » menée par la France se retrouve dans bien
des domaines des États africains, où la position centrale de ces personnels va
permettre à l’ancien colonisateur de modeler à sa guise les systèmes, usages, doc-
trines, normes. La prédominance de ces « conseillers » et « coopérants » entretient
durablement le lien de subordination entre les armées et polices françaises d’une
part, et africaines de l’autre. Un service ad hoc de la police française est créé en
1961, le Service de coopération technique internationale de police (SCTIP), dirigé
par l’ancien directeur, français, de la police de Haute-Volta (devenu depuis Bur-
kina Faso). L’historien Romain Tiquet écrit à son sujet que « le SCTIP, tant par ses
missions que par le personnel employé, a orienté les pratiques des futurs policiers
selon des schémas professionnels et procéduriers propres à la police française, et
proches des anciens choix du pouvoir colonial […] permettant à l’ancienne métropole
de conserver son influence dans son « pré carré » africain »19.

En 2011, une vidéo filmée par un journaliste togolais illustrait à la fois l’ascendant
de ces français sur leurs homologues africains et le pouvoir dont ils ont l’habitude
de disposer dans les rues20. Le rapport Coopération militaire et policière en França-
frique, de l’héritage colonial au partenariat public-privé, rédigé en 2018 par Survie,
fournit un aperçu de l’actualité de cette coopération et l’esprit « d’influence » dans
lequel elle est menée par la France.

Si la relation de subordination des polices africaines a ainsi été travaillée par la


France, celles-ci sont aussi marquées intérieurement par la colonisation et certaines
grandes caractéristiques de la police coloniale se retrouvent dans leur pratique
actuelle. Cela s’explique notamment par le fait que bon nombre des policiers colo-
niaux « de la base » sont des colonisés, formés par le colonisateur, qui restent en
place au moment des indépendances. C’est aussi le cas, dans une moindre mesure,
pour les cadres locaux, tardivement mis en place par la France21.

On retrouve donc encore aujourd’hui une grande porosité entre les sphères poli-
cières et militaires. L’usage de l’expression des « corps habillés » en Afrique fran-
cophone pour désigner indifféremment policiers, gendarmes (corps prédominant
dans bien des pays d’Afrique francophone), militaires ou douaniers, indique bien la
confusion qu’il existe entre leurs pouvoirs. Comme à l’époque coloniale, le recours
à la force pour la répression de mouvements civils est fréquent, avec un niveau de
violence important. Les pouvoirs tchadiens, gabonais, congolais ou togolais se sont
particulièrement illustrés par leur cruauté et des répressions sanglantes. Ainsi, la
FIDH a dénoncé au Togo en 2004 la « torture systématique dans les commissariats
en toute impunité, justice aux ordres du pouvoir, prisons surpeuplées, opposants et
[19] Tiquet, Romain. « Un policier français dans l'Empire. Pierre Lefuel, dernier directeur de la Sûreté
voltaïque (1959-1960) et pionnier du Service de coopération technique internationale de police
(SCTIP) », Histoire, économie & société, 2013.
[20] « Un coopérant militaire français menace un journaliste togolais », (https://youtu.be/wcVvyhgu_2M).
[21] Jean-Pierre Bat et Nicolas Courtin, op. cit.

127
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

ASOKERETOPE (CC BY 4.0)


Au Nigeria, les manifestant·es exigent le démantèlement du SARS (Special Anti-Robbery Squard),
forces de police qui se sont rendues coupables de nombreuses violences et assassinats policiers.

presse sous étroite surveillance », concluant que « la violence omniprésente au Togo,


était érigée en véritable système de gouvernement22 ». En 2005, le fils du général
Eyadéma reprend illégalement le pouvoir de son père décédé. La répression de la
protestation, menée en bonne partie par la gendarmerie, fait selon la Ligue togolaise
des Droits de l’Homme « 811 morts et à 4508 blessés »23. En 2012 encore, la FIDH
dénonçait la torture pratiquée par les forces togolaises. Là où la police coloniale
intervenait en fusion avec des milices de colons, les polices nationales sont main
dans la main avec celles des partis politiques des différents régimes. Pour ces
peuples colonisés, il n’y a pas eu de véritable rupture dans le niveau de violence
infligé par les systèmes policiers de la colonisation au moment des indépendances.

Autre héritage colonial : l’aspect racialisé du traitement policier et politique en


général dans plusieurs pays. Les colonisateurs ont défini des races et figé des
frontières ethniques, qu’ils ont utilisées pour régner, en confiant souvent à certains
groupes « ethniques » ou « raciaux » des positions de pouvoir supérieur. Ils ont
ainsi installé une racialisation de la vie politique et policière dans les pays coloni-
sés, qui se retrouve encore aujourd’hui dans les sociétés indépendantes. Ainsi, les
Alaouites, en Syrie, ont été favorisé·es pendant l’occupation française et sont la
base du pouvoir de Bachar el-Assad, occupant la plupart des postes actuels des
forces de sécurité. Au Tchad (et au Soudan colonial), les administrations anglaises
et françaises se sont appuyées sur les Zaghawa, qui dominent aujourd’hui encore
la vie politico-militaire du Tchad : des forces armées à la présidence. Les exemples

[22] Rapport « L’arbitraire comme norme et 37 ans de dictature »


[23] Le Monde, 14/05/2005.

128
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI DE SE DÉCOLONISER

sont nombreux et ont parfois mené au pire : la racialisation extrême de la vie poli-
tique rwandaise, mise en place par les colons belges et allemands (qui ont figé en
« races » ou « ethnies » des groupes qui étaient plutôt des statuts sociaux), a mené
au génocide des Tutsis en 1994.

À l’image de la période coloniale, ces polices africaines traitent avec bien plus
d’égards les « Blanc·hes », dont ils savent qu’ils peuvent bénéficier de la protection
de leur puissante diplomatie. Une délégation de militant·es de Survie présente au
Forum social africain à Dakar en 2014 a ainsi assisté à une anecdote révélatrice
de cette différence de traitement : à l’aéroport, un « Blanc » a ainsi pu s’emporter
contre un des gendarmes de la sécurité de l’aéroport qui lui avait confisqué des
cartouches de gaz lors du contrôle à l’embarquement, jusqu’à aller physiquement
au contact du militaire et à le pousser. Le gendarme garda son calme tout au
long de l’interaction, le visage tendu, conscient qu’il ne pouvait pas se permettre
de porter des coups. Il est certain qu’une telle scène en France, de la part d’une
personne noire, aurait mené à une réaction violente du fonctionnaire. Le racisme
continue d’imprégner les sociétés et les polices africaines, avec une hiérarchie où
les « Blanc·hes » sont globalement bénéficiaires.

La police dans les actuelles colonies


Il faut enfin mentionner que toutes les colonies de l’Empire français n’ont pas réussi
à accéder à l’indépendance et composent aujourd’hui les « Outre-mer ». Comme
d’autres champs étatiques, l’appareil policier qui s’y déploie a gardé des spécificités
coloniales. La France y a recours de manière massive aux forces de gendarmerie,
ce qui permet de basculer en cas de besoin de missions habituelles de maintien de
l’ordre à des opérations militaires.

Deux épisodes de recours au registre de violence coloniale « immodérée » marquent


encore les esprits aux Antilles. Ainsi, en février 1974 en Martinique, les gendarmes
ouvrent le feu sur des ouvriers agricoles en grève, faisant deux morts24. En mai
1967, en Guadeloupe, ce sont plusieurs dizaines de manifestants qui sont abattus
par les gendarmes25.

Plus récemment encore, dans les années 80 en Kanaky-Nouvelle Calédonie, la gen-


darmerie prit en main, aux côtés des milices de colons, la répression de l’insurrection
Kanak pour l’indépendance. Des militant·es ont décrit la campagne de terreur :
« Adèle Jorédié, témoigne ainsi d’une descente d’une trentaine de militaires qui ont
ouvert le feu sur le village, brûlé des maisons, puis attaché ses enfants à des arbres
près d’une fourmilière pour leur faire avouer où se trouvait leur mère. Un Famas a

[24] « Basse-Pointe. La grève des ouvriers de la banane de 1974 », l’Humanité, 19/08/2013.


[25] Le secrétaire d’État à l’outremer, Maurice Lemoine, a reconnu le chiffre de 87 morts. Le préfet de
l’époque était Pierre Bolotte, mentionné plus haut.

129
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

ensuite été braqué sur sa tête »26. Entre autres crimes, il convient de citer l’exécution
par des snipers du GIGN de leaders du FLNKS en 1985 : Eloi Machoro et Marcel
Nonnaro. Sur l’île d’Ouvéa, c’est directement à des unités des forces spéciales de
l’armée, et pas uniquement à la gendarmerie, que la France confia les opérations,
menant au tristement célèbre massacre de la grotte d’Ouvéa.

Ce niveau de violence, pas si lointain, reste une option vu la prédominance de la


gendarmerie « outremer ». Dans ces pays, les blindés de la gendarmerie, vus en
France sur la ZAD de Notre-dame des Landes ou lors du mouvement des Gilets
Jaunes, sont régulièrement sortis en répression des manifestations. L’État français
considère d’ailleurs que ce corps hybride militaro-policier est la principale com-
posante des « forces de souveraineté », verbiage contemporain qui a remplacé
celui de « troupes coloniales », la domination française sur ces pays étant toujours
susceptible d’être remise en cause par des mouvements indépendantistes27.

La culture raciste a ses spécificités dans les forces de l’ordre outre-mer, dans des
pays où la majorité de la population est non-blanche. Un chef d’escadron de gendar-
merie s’était permis de comparer la population guyanaise à des « singes hurleurs » ou
aux « paresseux », autre animal amazonien, « dont la réactivité et l’envie de travailler
n’ont d’égal que les résultats qu’ils obtiennent ». S’il ne s’agit là que d’un cas qui a
connu un certain retentissement médiatique28, il illustre la coloration locale d’un
racisme plus général au sein des forces de l’ordre françaises, qui a des conséquences
plus structurelles. Signe évocateur de la discrimination raciale par le système
judiciaire et policier dans les « Outre-mer », Christiane Taubira, alors ministre de
la Justice, chiffrait la part des Kanaks dans les prisons de l’archipel à 93 % en 2012
(alors qu’ils représentaient environ 40 % de la population). De la même manière,
là-bas aussi, la couleur de peau est surdéterminante dans le risque d’être tué par
la police ou la gendarmerie. Et du cas de William Décoiré en Kanaky-Nouvelle
Calédonie à celui de Claude Jean-Pierre en Guadeloupe, l’impunité reste la règle.

La construction de la police (au sens large) ne se résume pas à son ascendance


coloniale, que ce soit en France ou dans les colonies d’hier et d’aujourd’hui. En
plus du racisme, elle est un des rouages importants du capitalisme et du patriarcat,
comme d’autres structures médiatiques, d’aménagement de la ville, d’éducation,
etc. Mais la violence qu’elle exerce, dans le quotidien de certaines personnes ou
lors de grands mouvements sociaux, est un puissant révélateur des lignes qui
structurent l’ensemble de nos sociétés et qui peuvent faire intrusion directement
dans nos vécus. Il s’agit donc un objet de lutte qui peut permettre, en partant par
exemple des crimes policiers, d’ouvrir à bien d’autres champs.

[26] Dans le film de Mehdi Lallaoui, Jean-Marie Tjiabou, le Kanak qui rêvait d’indépendance, décrit dans
l’article « Ouvéa, terreur d’État », Mathieu Lopes, Billets d’Afrique n°277, mai 2018.
[27] Voir par exemple le rapport de la commission des finances du Sénat qui s’intitule « La présence
militaire dans les outre-mer : un enjeu de souveraineté et de protection des populations », octobre 2022.
[28] Le Monde et LCI, 21/04/2018.

130
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

03

DES LUTTES MULTIPLES


POUR CONTINUER
À DÉCOLONISER

131 131
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Décoloniser le système fiscal

NONHLANHLA MAKUYANA ET GUPPI KAUR BOLA,


DECOLONISING ECONOMICS1

Chiffrer la richesse qui a été prélevée des nations et des peuples colonisés
et investie dans les institutions anglaises et ses organes publics est une
affaire cruciale pour comprendre les liens entre fiscalité et racisme, en
Grande-Bretagne et dans le monde.

C
hercher des solutions aux inégalités raciales de richesse sans prendre
en compte les racines coloniales du système financier, c’est courir le
risque de continuer à s’appuyer sans esprit critique sur les mêmes ins-
titutions et instruments qui sont à l’origine de l’extraction raciale de
richesses. En somme, il est nécessaire d’analyser le rôle persistant de l’extraction
dans le Sud global et dans les communautés marginalisées (communautés raci-
sées, travailleur·ses, communauté trans, femmes et personnes handicapées) par
la bourse de la City de Londres.

Ceux qui ont historiquement façonné le système fiscal à leur avantage – des hommes
privilégiés, propriétaires terriens, également impliqués dans la mise en esclavage
des descendant·es d’Africain·es – doivent faire l’objet d’enquêtes et de poursuites,
si l’on veut pouvoir réformer les privilèges qu’ils se sont construits à l’intérieur du
système. Les paradis fiscaux doivent être la cible principale des militant·es pour
l’égalité économique et raciale : en effet, ces paradis fiscaux, héritage de l’Empire
britannique, continuent de jouer un rôle majeur dans la persistance de ces inégalités
de revenus au niveau mondial.

Au moment de la chute de l’Empire britannique, le Royaume-Uni a progressivement


structuré son économie non pas autour des industries et des secteurs productifs,

[1] Cet article est adapté d’un rapport produit par Decolosing Economics et Tax Justice Netword: «Tax as a
Tool for Racial Justice» [Les impôts, outil pour la justice raciale], septembre 2022.

132
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

mais bien autour du monde de la finance. Les banques de la City de Londres ont
financé l’Empire auquel les colonies ont versé des intérêts. L’indépendance juridique
de la City a également facilité et impulsé le rôle de Londres en tant que locomotive
de la compétition coloniale, motivée par l’exploitation racialisée.

« Afin de créer ces espaces, ils ont mis à profit l’expertise développée sous
l’Empire et dans les territoires résiduels de l’Empire – par exemple les territoires
britanniques dépendants –, l’expertise financière, les réseaux développés sous
l’Empire ainsi que le savoir-faire spécifique pour mettre en place, gérer et tirer
profit d’un système financier international » Tax Justice Network.

Rien de surprenant donc à ce que le Royaume-Uni ait systématiquement défendu


ses propres paradis fiscaux face aux efforts internationaux pour aborder la question
de leur rôle dans l’évasion fiscale, la violation des droits humains et la corruption. Et
cela, malgré la pression croissante au sein même du Royaume-Uni, par exemple de
la part du groupe parlementaire de Margaret Hodge sur la fiscalité et la corruption.

Ainsi, la déconstruction du réseau mondial de paradis fiscaux, ainsi que d’autres


activités d’abus fiscal, est probablement l’un des centres névralgiques de la lutte
contre les inégalités raciales et économiques dans le monde. Cependant, les actions
menées contre les paradis et autres abus fiscaux ont toujours une dimension raciale,
puisque les États-Unis et les nations européennes se concentrent sur les paradis
fiscaux situés dans des régions majoritairement habité·es par des Noir·es, sans
aucune réflexion critique sur leur propre rôle dans la création et l’existence de
paradis fiscaux dans les territoires européens ou états-uniens ; c’est le cas, par
exemple, de la façon dont les paradis fiscaux au Liberia sont pris pour cible.

Une transformation de l’économie


La Transition Juste est un terme dont les racines et traditions proviennent des
mouvements environnementaux dirigés par les travailleur·ses dans les Amériques.
Ce terme décrit un faisceau de principes, de processus et de pratiques qui visent à
construire une puissance économique et politique à même de passer d’une écono-
mie extractive à une économie régénérative. La transition en soi doit être juste et
équitable ; il s’agit de remédier aux dommages causés dans le passé et de construire
de nouveaux rapports de pouvoir pour le futur, par le biais de réparations.

Decolonising Economics utilise le terme Transition Juste dans la perspective d’an-


crer la vision d’un changement systémique qui aborde les inégalités raciales et
d’autres formes d’injustices sociales. Avant de commencer à aborder des éléments
racialisés du système fiscal ou de formuler des stratégies pour construire un sys-
tème fiscal ancré dans des principes de justice raciale, il est crucial de construire un
cadre d’analyse clair de ce que serait la décolonisation du système économique. La
Stratégie pour un Cadre de Transition Juste construit par le Mouvement Généra-

133
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

tion2 est un point de départ important. En effet, il offre des repères pour penser le
changement systémique, en reconnaissant le but et le mode de fonctionnement de
l’économie actuelle (une économie financiarisée et extractive), et le but et le mode
de fonctionnement d’une économie ancrée dans la justice sociale (une économie
du soin, pour le respect de la vie).

Ce cadre d’analyse propose une définition d’une économie extractive comme étant :
« une économie basée sur le retrait de richesse d’une communauté par l’appau-
vrissement et la dégradation de ses ressources naturelles, l’exploitation du travail
humain (une ressource naturelle particulièrement précieuse) et l’accumulation de
richesse par des intérêts extérieurs à la communauté (par exemple, les grandes
banques, les grandes industries pétrolières, les magasins de grande surface). Le
but de l’économie extractive est l’accumulation de richesse et de pouvoir entre
quelques mains, rendue possible par la privatisation violente de la terre, de la force
de travail et du capital. La violence de cette privatisation ne peut que provoquer
l’érosion de la diversité biologique et culturelle ».

Les conditions qui permettent à l’économie extractive de se perpétuer sans heurt


sont, entre autres, le développement et la diffusion d’une « mentalité coloniale »
– une vision du monde qui s’est imposée au cours de l’époque coloniale à travers
la construction de la « race » – c’est-à-dire l’idée que différents groupes humains
ont une valeur différente, en fonction de leur appartenance ethnique et de leur
distance par rapport à la blanchité. La construction sociale de la race prend racine
à l’époque coloniale, car elle fait partie de la construction de l’altérité, de « l’Autre »,
qui assigne quiconque dévie de la « blanchité » dominante à la « marginalité ».

Ce sont ces mises en récit dominantes autour de groupes largement marginalisés


qui ont été instrumentalisées pour expliquer les inégalités, qualifiant même les
personnes queer et trans d’immorales, les personnes handicapées d’inutiles, les
travailleur·ses de paresseux·ses et les personnes racisées de « sauvages ». Selon
Nim Ralph : cette idée de l’altérité a été utilisée pour justifier toute forme de vio-
lence contre les peuples africains, autochtones, d’ascendance latino-américaine et
asiatique, dans la quête de profit.

La Stratégie pour un Cadre de Transition Juste, développée par le Mouvement


Génération, est notre cadre de compréhension du changement systémique, à même
de s’attaquer aux racines coloniales du système économique. Ce cadre considère
que toute réforme de l’économie actuelle n’aura aucun effet sur la justice raciale, à
moins de reconnaître le rôle et la fonction de la suprématie blanche dans l’impact
ininterrompu des inégalités raciales et économiques dans le monde. Que ce soit
par l’adaptation du système actuel, la construction de nouveaux systèmes ou la
facilitation de la transition, tout le monde a un rôle à jouer dans ce cadre.

[2] 
https://movementgeneration.org/justtransition/

134
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

Remettre en cause le système fiscal par la critique de la mentalité coloniale aura


pour effet de mettre en lumière l’histoire de l’extraction de richesse des popula-
tions racisées. En effet, il est crucial de reconnaître l’influence qu’a exercée cette
mentalité sur la façon dont nous concevons des solutions au problème de l’inégalité
économique et raciale. La mentalité et l’histoire coloniales ont été occultées par
tant d’organisations traditionnelles qui luttent pour la justice sociale et fiscale par
le passé – une erreur fatale dans leur travail pour la justice raciale.

135
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Dettes coloniales
et réparations
Entretien avec Saïd Bouamama

Interview de Saïd Bouamama pour le numéro daté du premier trimestre 2019


de la revue Les autres voix de la planète ayant pour titre « Dettes coloniales
et réparations ». Les questions étaient formulées par Robin Delobel, Jérome
Duval et Milan Rivié pour le CADTM.

Plusieurs pays africains (Côte d’Ivoire, RDC, Guinée, etc.) ont récemment
demandé la restitution de leurs biens culturels pillés durant l’époque colo-
niale. La Belgique et la France, deux des acteurs majeurs de la colonisation,
sont particulièrement concernés au travers notamment de la réouverture du
musée de Tervuren et du récent « rapport Savoy-Sarr ». En quoi cela constitue
aujourd’hui une question essentielle ?

Répondre à cette question suppose de prendre la mesure de ce qu’est la colonisation


dans son essence. Elle est, selon nous, un processus de spoliation totale c’est-à-dire
touchant l’ensemble des sphères de la vie d’un peuple. Si la spoliation terrienne
et plus largement la mainmise sur la sphère économique (agricole et minière) en
est l’objectif premier, celui-ci ne peut être atteint qu’en produisant une aliénation
du colonisé dont une des dimensions est la dépossession de son histoire, de son
patrimoine et en définitive de son identité. Amilcar Cabral soulignait à juste titre
que la colonisation était l’interruption de l’histoire des colonisé·es et la libération
nationale sa remise en marche. Ce redémarrage historique suppose logiquement
une réappropriation identitaire et une désaliénation dont une des dimensions
incontournables est la réappropriation culturelle et identitaire. Bien entendu cette
réappropriation ne se limite pas, ni ne nécessite absolument le retour des œuvres
spoliées. Ce retour est cependant un facilitateur et un symbole de la désaliénation
dans la mesure où il est un des marqueurs d’une histoire autonome redémarrée
ou d’une rupture avec la séquence de dépossession coloniale.

136
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

HORACE WALLER: THE LAST JOURNALS OF DAVID LIVINGSTONE IN CENTRAL


AFRICA, FROM 1865 TO HIS DEATH. LONDON, 1874. (DOMAINE PUBLIC)
Gravure représentant un groupe d’esclaves est mené à travers l’Afrique Centrale vers la côte
atlantique.

La fréquence de la revendication de restitution est, à elle seule, un analyseur de


l’enjeu sous-jacent : de la Grèce exigeant la restitution des frises du Parthénon, à
l’Égypte réclamant celle de la pierre de Rosette ou le buste de Nefertiti en passant
par le Pérou revendiquant celle des œuvres Incas volées dans la citadelle du Machu
Picchu. Les revendications africaines qui se multiplient ces dernières années s’ins-
crivent ainsi dans un mouvement plus ample reliant restitution et réappropriation
culturelle. Car tel est en effet, selon nous l’enjeu central. Si l’esclavage et la colonisa-
tion nécessitent pour s’installer dans la durée une « honte de soi », l’émancipation
suppose une réappropriation de soi et une fierté de soi. La restitution des œuvres
culturelles spoliées est un des outils de ce processus de réappropriation de soi.

La réappropriation de soi (dont les œuvres culturelles sont une des dimensions)
comme phase nécessaire de l’émancipation est l’objet d’une longue littérature
produite par les penseur·ses et les acteur·rices du combat contre l’esclavage, la
colonisation et le racisme et par les pratiques culturelles populaires des dominé·es
d’autre part. Sur le plan des pratiques, on peut citer pêle-mêle les esclaves révolté·es
d’Haïti réinvestissant le culte Vaudou, la pratique clandestine des cultes indigènes
dans l’Amérique colonisée par les espagnols ou la sauvegarde et la cache des
manuscrits musulmans de Tombouctou à Alger pour les soustraire au coloni-
sateur. Sur le plan de la pensée, on pense bien sûr à Césaire et à la négritude, à
Fanon et aux « masques blancs », à Malcolm X et sa redécouverte de l’histoire et
des civilisations africaines, à Cabral et à la « culture comme noyau de résistance »,
etc. La restitution des œuvres culturelles spoliées est une des dimensions de cette
résistance et réappropriation culturelle.

137
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Que l’on ne se trompe pas. Ce dont il s’agit ici n’est pas une affaire du passé mais
bien une exigence du présent et de l’avenir. Il n’est pas question ici seulement d’une
récupération nostalgique de traces d’un passé révolu. Nous sommes en présence
d’un moment de la lutte pour une culture vivante sans laquelle l’indépendance
nationale est un leurre ou une imitation du modèle jadis imposé par la force mili-
taire coloniale. Cette culture ne peut fleurir qu’en se ré-enracinant dans le terreau
nié et/ou détruit et/ou dévalorisé et/ou folklorisé par le colonialisme puis par le
néocolonialisme, non pas pour tenter de reproduire nostalgiquement cet héritage
mais pour ouvrir et créer de nouveaux possibles. Loin de se réduire au retour à
une origine, cette culture signe surtout la possibilité d’un nouveau commencement
ou d’une reprise de l’histoire propre. La restitution des œuvres culturelles spoliées
apparaît dès lors comme une des phases de la lutte de libération nationale qu’il faut
entendre comme un long processus dont l’indépendance politique n’est qu’une des
premières étapes en appelant d’autres : combat pour l’indépendance économique,
lutte pour la désaliénation culturelle et identitaire.

Dans un récent article1 du politologue camerounais Achille Mbembé paru dans


AOC, celui-ci considère que la restitution des biens culturels africains doit
aller de paire avec une reconnaissance des pays colonialistes de l’ensemble
de leurs méfaits à cette époque. Que penses-tu de cette position ?

Je partage entièrement cette position pour deux raisons au moins. La première est
que la « mission civilisatrice » de la colonisation est en fait un projet de dé-civilisation.
Elle suppose une chosification de l’autre soulignera Césaire, une déshumanisation
intégrale précisera Cabral. En détruisant les modes d’être au monde de peuples
entiers, elle les plonge dans la désintégration, l’incohérence et le non-sens. En
imposant la propriété privée de la terre et les rapports sociaux capitalistes, elle sape
l’ensemble des repères moraux et sociaux. En dévalorisant comme « sauvages »
tous les héritages issus des histoires pluriséculaires, elle confisque le passé et rend
indisponibles les liens de cohérence entre passé et présent. La violence physique
de masse accompagne, on le voit, une violence encore plus ample, plus profonde,
plus destructrice et aux effets plus durables. Le dépassement d’un tel crime contre
l’humanité est-il possible sans sa reconnaissance ? J’ai tendance à penser qu’une
page scandaleuse de l’histoire ne peut se dépasser qu’en se lisant jusqu’au bout
à haute voix.

La seconde raison est la prise en compte des conséquences sur la longue durée
d’une telle violence à la fois systémique et atmosphérique étalée sur plus d’un siècle
et se surajoutant pour de nombreux territoires à plusieurs siècles d’esclavage.
Une telle intrusion marquée du sceau de la violence ne peut pas ne pas avoir de
conséquences « traumatiques » sur les victimes, qui sont ici des peuples entiers. Il
se trouve que nous savons désormais que la disparition totale des conséquences

[1] 
https://aoc.media/analyse/2018/10/05/a-propos-de-restitution-artefacts-africains-conserves-musees-
doccident/

138
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

d’un trauma suppose et nécessite qu’il soit nommé et reconnu dans son intégralité.
Se débarrasser de ces conséquences suppose la reconnaissance des victimes qui
nécessite elle-même au minimum la fin de la négation du crime. La restitution des
œuvres culturelles spoliées est ainsi un des moyens de ce dépassement mais pas
le seul. Sans être exhaustif, d’autres moyens peuvent être cités : la reconnaissance
de la réalité pour ce qu’elle a été réellement mais aussi des réparations collectives
pour les destructions matérielles et humaines.

La querelle sémantique qui secoue les organismes internationaux est significative


du lien nécessaire entre restitution des œuvres culturelles spoliées et reconnaissance
du crime colonial. Les anciennes puissances coloniales n’aiment pas le concept de
« restitution » et lui préfère celui de « retour ». La France en particulier mais aussi
l’Allemagne sont montées au créneau lors de la conférence de Venise de 1976 sur
cette question. L’enjeu était la dénomination du comité en charge de la question de
la restitution. Sur la pression de ces actuelles puissances néocoloniales, le comité
s’appelle désormais « comité intergouvernemental pour la promotion du retour
des biens culturels à leurs pays d’origine ou leur restitution en cas d’appropriation
illégale ». Ce qui est refusé dans le terme restitution, c’est son implicite d’illégalité
c’est-à-dire la caractérisation de vol pour désigner la présence de ces œuvres
dans les grands musées occidentaux. L’utilisation du concept de « restitution »
n’est acceptée qu’en l’accolant à l’expression réductrice « en cas d’appropriation
illégale ». Les querelles de mots dans les instances internationales ne sont jamais
anodines. Ce qui est refusé dans le terme « restitution », c’est une caractérisation de
la période coloniale. Ce qui est apprécié dans le terme « retour », c’est sa neutralité
c’est-à-dire son silence sur la caractérisation.
LINDA DE VOLNER (CC BY-NC-ND 2.0)

Statue du mémorial de l’esclavage en Tanzanie.

139
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Soulignons au passage l’hypocrisie de celles et ceux qui au sein des anciennes


puissances coloniales s’opposent à une telle reconnaissance de la colonisation
comme crime contre l’humanité. Celle-ci nous dit-on relèverait de la « repentance »,
ouvrirait à un processus de « honte de soi », voire de « haine de soi », c’est-à-dire
exactement ce qu’ont produit l’esclavage et la colonisation. La négation du statut
de responsables et de coupables pour les États colonisateurs signifie dans le même
temps la négation du statut de victimes pour les peuples colonisés.

Bien que la colonisation est – officiellement – révolue, certains pays comme


la France gardent sous leur contrôle de nombreux territoires dit « d’Outre-
mer » (Nouvelle-Calédonie, Guyane « française », La Réunion, Mayotte, etc.).
Pour toi, les questions de la restitution des biens culturels africains et d’une
éventuelle indépendance de ces territoires sont-elles liées ?

Commençons par souligner l’importance de la dimension culturelle et identitaire


dans la lutte des organisations indépendantistes des colonies françaises pudique-
ment appelées « Outre-mer » en nous appuyant sur l’exemple Kanak. C’est ainsi
un festival culturel en 1975 (« Mélanésia 2000 ») qui marque l’affirmation et les
progrès du mouvement nationaliste contemporain en Kanaky. Réaffirmation cultu-
relle et nationalisme politique sont ainsi étroitement liés dans l’histoire politique
de la colonie. Rappelons également l’attachement des militant·es et organisations
Kanak à la « coutume », nom par lequel ils désignent la « tradition », c’est-à-dire
leur culture. Toutes les initiatives et mobilisations politiques Kanak débutent par
l’acte de « faire la coutume ». Comme en Afrique, la dépossession culturelle a rimé
avec la domination et la lutte pour l’émancipation nationale avec la réaffirmation
culturelle et identitaire. En témoigne l’insistance des indépendantistes pour que la
reconnaissance de l’identité Kanak figure explicitement dans les accords de Nou-
méa en 1998. Ces mêmes accords prévoient d’ailleurs le « retour d’objets culturels
Kanak » se trouvant dans des musées métropolitains. En Kanaky, comme dans les
autres colonies, la spoliation des biens culturels a été massive. La spoliation s’est
même étendue aux traces de l’histoire Kanak, comme en témoigne le maintien
dans un musée de la métropole du crâne du chef des insurgés de la révolte de 1878
Ataï, ainsi que celui de son sorcier. Il faudra attendre 2014 pour ces crânes soient
enfin rapatriés.

Cette mutation des positions de l’État français est à la fois le résultat de la lutte
Kanak et une stratégie de sa part visant à susciter un abandon de la revendication
indépendantiste en échange d’une reconnaissance culturelle. Plus largement, cette
stratégie consiste à affirmer la volonté et la possibilité d’une décolonisation sans
indépendance nationale. Outre les concessions que constituent la reconnaissance
de l’identité Kanak et le « retour » de certains biens culturels, cette stratégie prend
aussi la forme du soutien à certaines ONG revendiquant non plus l’indépendance
mais le respect des droits des peuples autochtones. Alors que les indépendantistes
saisissent le « comité spécial des Nations Unies sur la décolonisation », ces ONG

140
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

s’adressent-elles à « l’Instance permanente des Nations unies sur les questions


autochtones ». Si la restitution des biens culturels est un élément de l’émancipation
nationale, elle peut aussi être mise en avant pour freiner ou détourner le combat pour
l’indépendance vers une impasse. Nous parlons d’impasse car la restitution de ces
biens n’est émancipatoire que si elle s’inscrit dans une logique de réappropriation
d’une souveraineté économique, politique et culturelle. Sans cette dimension, elle
tend à se réduire à une reconnaissance dans la domination, à un respect dans la
soumission, à une réduction à un folklore non vivant.

En revanche la restitution des biens culturels pour les pays africains corsetés dans
les rapports néocoloniaux prend un sens plus large. Elle s’inscrit dans la logique
d’un combat pour une indépendance réelle et prend de ce fait plus facilement et
plus fréquemment le sens d’une remise en cause du néocolonialisme. Elle ne peut
qu’encourager d’autres combats allant dans le même sens : contre la dette, contre
le franc CFA, contre les accords de coopération, etc. Autrement dit le lien entre
la restitution et l’indépendance réelle est posé logiquement dans le cas des pays
néo-colonisés. Une dynamique de lutte africaine imposant la restitution aidera à
reposer celle-ci dans son véritable cadre, celui du combat contre la dépendance, le
néocolonialisme et les indépendances et souverainetés en carton. Un tel recadrage
ne peut qu’être positif face aux stratégies étatiques françaises dans ses dernières
colonies visant à faire des concessions pour garder l’essentiel en promouvant une
illusoire décolonisation sans indépendance.

L’écho des actions de ces différents mouvements dépasse largement les fron-
tières du continent africain. Comment les différentes diasporas africaines,
personnes et organisations présentes en Europe dénonçant les mécanismes
néocoloniaux peuvent-ils leur apporter un soutien ? Quelles actions préco-
niserais-tu ?

Elles peuvent jouer un rôle important en reliant la revendication de la restitution à


la revendication plus large d’abolition du néocolonialisme. Pour le comprendre, il
convient de ne pas oublier que le colonialisme n’a pas eu qu’un impact sur les pays
colonisés et sur leurs peuples. Il a également travaillé en profondeur et impacté
les pays colonisateurs et leurs peuples. Pour que l’esclavage et la colonisation
soient possibles, il faut que ces crimes apparaissent comme justifiés, légitimes et
en conséquence souhaitables. Le racisme en tant qu’idéologie de hiérarchisation
de l’humanité connaît son âge d’or dans la même ère historique où se déploient
l’esclavage et la colonisation. L’esclavage et la colonisation ne sont pas possible
sans racisme et inversement, le racisme nécessite une base économique (l’esclavage
et le colonialisme hier, le néocolonialisme aujourd’hui). Une société qui en domine
d’autres ne peut être que raciste.

L’héritage colonial et le présent néocolonial sont banalisés dans la quotidien-


neté des sociétés européennes. On en trouve des traces dans les biens culturels

141
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

MIKI JOURDAN (CC BY-NC-ND 2.0)


Une manifestante brandit une pancarte exigeant des réparations immédiates pour les
descendant·es d’esclaves.

entreposés dans les musées mais aussi dans le nom des rues, avenues et places,
dans les images et représentations de nos concitoyens noirs, arabo-berbères ou
musulmans des médias, illustrations publicitaires, bandes dessinées, chansons
ou blagues, etc. C’est donc une véritable décolonisation de l’imaginaire qu’il
convient de mettre en action pour assécher le fertilisant idéologique du néoco-
lonialisme que sont ces préjugés issus de notre histoire coloniale. C’est ce que
nous avons proposé d’appeler la lutte contre « l’espace mental colonial » sans
laquelle le racisme ne reculera pas et le néocolonialisme gardera ici une de ses
assises idéologiques essentielles.

Quant à la question du souhaitable en terme de mobilisation, nous devons le défi-


nir en gardant à l’esprit le lien entre domination et invisibilité ou entre visibilité et
émancipation. Il s’agit en conséquence d’inventer des actions publiques rendant
visible l’invisible. Des ballades anticoloniales permettant de visibiliser les traces
de la colonisation dans nos villes, aux opérations de débaptisation des noms de
rue, place ou avenue rendant hommage à des esclavagistes et assassins coloniaux,
aux campagnes exigeant que les statues symbolisant la colonisation par la mise
à l’honneur de ses acteurs soient démontées et exposées dans des musées (avec,
si le rapport de forces est réuni, l’exigence d’un texte de légende condamnant la
colonisation), en passant par des sit-in devant les musées en soutien aux revendi-
cations de restitution des biens culturels, etc., le point commun est de visibiliser

142
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

l’invisible. Si le combat essentiel se mène dans les pays africains, ces mobilisations
ici peuvent les renforcer considérablement.

Terminons en soulignant que ce combat n’est pas seulement un soutien au combat


des peuples africains. Il est aussi une lutte pour le type de société dans laquelle nous
voulons vivre ici. À moins de se résoudre à vivre dans une société raciste, nous
avons à soutenir de manière beaucoup plus offensive qu’aujourd’hui les combats
contre le néocolonialisme des peuples africains d’une part et à mener un combat
radical pour décoloniser nos sociétés d’autre part.

————
Ce texte est une version réduite de l’article du même nom, initialement paru
dans la revue Les Autres Voix de la Planète (AVP n°76), édité par le CADTM.
Pour lire l’entretien complet : https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.
com/2019/05/10/dettes-coloniales-et-reparations-entretien-pour-la-revue-du-
cadtm-les-autres-voix-de-la-planete/

143
DÉCOLONISER
DÉCOLONISER !! NOTIONS,
NOTIONS, ENJEUX
ENJEUX ET
ET HORIZONS
HORIZONS POLITIQUES
POLITIQUES

Une histoire générale de l’Afrique :


une lutte contre l’amnésie historique

Au cours des années 1960, et alors que le continent Afrique conquiert son indé-
pendance formelle, l’UNESCO se lance dans un défi de taille : celui de rédiger une
Histoire Générale de l’Afrique, qui sera publiée entre 1980 et 1999 – la plus ancienne
et la plus aboutie de la collection des Histoires générales et régionales de l’UNESCO.
Un travail titanesque, qui a rassemblé environ 350 historien·nes pour huit volumes
publiés et environ 10 000 pages ; et cela dans l’objectif de rectifier l’eurocentrisme
qui a jusque-là caractérisé les récits historiques mondiaux (par exemple, seul 1,5 %
de l’Histoire du développement scientifique et culturel de l’humanité, rédigée par
l’UNESCO à partir de 1947, est consacré au continent africain).

Mais au-delà de dédier ces volumes à l’histoire de ce continent, décentrer le regard


vers l’Afrique a surtout impliqué la « décolonisation ou la désoccidentalisation d’une
série de notions et de concepts, comme Blanc et Noir, Afrique noire et Afrique
blanche, précolonial, colonial et postcolonial, etc. »1. En effet, les concepts par les-
quels on pense le monde sont le reflet des contextes sociaux qui les ont produits :
car dans le fond, qu’est-ce qu’un Africain ?, se demande E. M’Bokolo, historien
congolais et président du Comité scientifique chargé de promouvoir l’utilisation
pédagogique de l’Histoire générale de l’Afrique. Avant de pointer par exemple
l’importance de réintégrer, dans cette Histoire de l’Afrique, celle des diasporas
africaines issues de la mise en esclavage, notamment en Amérique latine et dans
les Caraïbes.

Cette décolonisation de l’Histoire a également signifié un défi méthodologique


majeur : celui de recourir aux traditions orales en tant que source historiographique,
et donc aux interprétations locales de leur propre passé. En termes de contenu,
il s’est agi de mettre en lumière la participation des Africain·es aux grands évé-
nements de l’Histoire : l’ère des révolutions, la vague socialiste du XXe siècle, les
indépendances nationales, etc. Mais également de mettre en lumière les enjeux et
conséquences de l’esclavage dans le monde, jusqu’à aujourd’hui. Dans un contexte
où l’Europe met régulièrement en doute le caractère de crime contre l’humanité
qu’a impliqué la traite négrière et la colonisation, la récupération de l’histoire par
celles et ceux qui l’ont subie est nécessaire.

[1] « UNESCO against historical amnesia: Elikia M'Bokolo addresses the issue on General History of
Africa ». https://en.unesco.org/news/unesco-against-historical-amnesia-elikia-m-bokolo-addresses-
issue-general-history-africa

144
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

L’enjeu de la production de cette Histoire Générale de l’Afrique est également d’ordre


pédagogique. En effet, la façon dont les écoles enseignent l’histoire construit les
imaginaires collectifs : l’histoire nationale racontée depuis le point de vue du colo-
nisateur a un effet fondamentalement aliénant pour le peuple colonisé. Dans un
contexte où de nombreux dirigeants européens répètent à l’envi que « l’Homme
africain n’est pas rentré dans l’Histoire », revendiquer l’historicité des peuples
africains est donc porteur d’une position politique forte. Pour reprendre les mots
de Patrice Lumumba, « l’histoire dira un jour son mot, mais ce ne sera pas l’histoire
qu’on enseignera à Bruxelles, Washington, Paris ou aux Nations Unies, mais celle
qu’on enseignera dans les pays affranchis du colonialisme et de ses fantoches.
L’Afrique écrira sa propre histoire et elle sera au nord et au sud du Sahara une
histoire de gloire et de dignité ».

145
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Mana tawnayuq qillqa /


l’écriture quechua
sans béquilles : dix ans
après le coup de bluff

PABLO LANDEO MUÑOZ, ÉCRIVAIN ET TRADUCTEUR

D
ans la littérature écrite quechua, il demeure courant d’écrire et de
publier un texte accompagné de sa traduction (son autotraduction)
en espagnol. Cette pratique fut instaurée peu après la création de la
vice-royauté du Pérou (1543), à l’occasion de la publication de recueils
de sermons bilingues destinés à évangéliser les autochtones. Pourtant, en 1650,
Juan de Espinosa Medrano publia El robo de Proserpina y sueño de Endimión (Le
rapt de Prosperpine et le rêve d’Endymion), première grande œuvre dramatique
en langue quechua, dont la traduction en espagnol ne verrait le jour que tardi-
vement. Le IIIe Concile de Lima, qui se tint en 1582, déboucha sur la publication,
deux ans plus tard, de la Doctrina Cristiana y Catecismo para la instrucción de los
indios (Doctrine chrétienne et catéchisme pour l’instruction des Indiens) en espa-
gnol, en quechua et en aymara, ce qui marqua un tournant dans la rhétorique de
l’évangélisation. Depuis lors, les éditions de ces textes, élaborées par les différents
diocèses péruviens, sont bilingues (quechua-espagnol, aymara-espagnol, etc.) et
suivent peu ou prou les mêmes critères coloniaux. On observe néanmoins, depuis
le début du siècle dernier, une rupture thématique et une volonté de compiler et
de publier les littératures orales, née d’un souci de préservation de la mémoire
orale des peuples quechuas, et notamment leurs contes et chansons. La seconde
moitié du XXe siècle a été féconde et a vu la rédaction et la publication de poésies
écrites en quechua, pour la plupart autotraduites en espagnol, tandis que la fin
du siècle a été marquée par l’émergence d’un art du conte moderne reprenant les
mêmes canons d’édition.

Dans les publications susmentionnées, les textes en quechua ne jouaient (et ne


jouent) qu’un rôle décoratif, dans le sens ou ils donnaient aux lecteur·rices une
impression d’exotisme et d’étrangeté. Ils étaient certes imprimés sur le papier et

146
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

SARA SHUMAN (CC BY-NC 2.0)


Fresque murale représentant José Maria Arguedas, anthropologue bilingue espagnol-quechua et
promoteur de la culture quechua.

faisaient partie de l’ouvrage, mais étaient réduits au silence, comme pour ne pas
détourner l’attention des lecteur·rices qui lisaient le texte en espagnol. Muet et
relégué à une condition subalterne, le quechua était associé au passé, synonyme
de « retard » et d’« ignorance » pour les classes dominantes et leur culture ; il en
est, malheureusement, toujours ainsi, y compris au sein des populations andines
qui parlent encore cette langue. Ainsi, seul un petit nombre de locuteur·rices du
quechua instruit·es était en mesure de lire les publications dans cette langue. Cette
anomalie linguistique qui est apparue avec l’école – où les élèves de langue ma-
ternelle quechua reçoivent une éducation pensée selon les canons occidentaux,
dans une langue qui n’est pas la leur, et sont par ailleurs confronté·es à un cadre
socioculturel colonisant et raciste – explique en partie pourquoi le quechua et ses
locuteur·rices occupent désormais une place subalterne, à la marge, et pourquoi
cette langue est en voie d’extinction, quoi qu’en dise l’Unesco.

C’est de ce constat qu’est née notre proposition d’une littérature en quechua qui se
passerait d’autotraduction (de traduction) : une « écriture sans béquilles » ou mana
tawnayuq qillqa, que nous défendons dans notre Qayakuy, notre « manifeste ».
Dans cet article, j’apporterai quelques précisions au manifeste et m’arrêterai sur
certaines critiques visant les publications monolingues ; à cet égard, il est utile
d’avoir à l’esprit les propositions théoriques découlant des concepts andins (Landeo,
2014), des épistémologies du Sud (Rivera, 2018) et de celles du Nord relevant d’une
perspective décolonisante (Krögel, 2021), etc.

Haro sur le mana tawnayuq qillqa / « l’écriture sans béquilles »


Le manifeste est né d’un acte de réactivation de la mémoire, de mon auto-re-
connaissance en tant qu’Andin et qichwaruna [NdT : personne quechua], après
40 années de vie à Lima.

147
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Le manifeste Runasimipi qillqaqmasiykuna (« À mes frères et sœurs qui parlent et


écrivent en runasimi1 [quechua] ») lance un triple défi aux jeunes écrivain·es : penser
des projets esthético-narratifs capables de dialoguer avec d’autres littératures du
monde, déterritorialiser la langue et opérer un renouvellement thématique. Tou-
tefois, le « mana tawnayuq qillqa » ne cherche pas seulement à revendiquer une
littérature moderne en langue quechua : il considère l’acte de création qu’est la
littérature comme une stratégie pour consolider la vitalité du quechua (en publiant
et en diffusant, notamment dans l’espace andin). En écartant les versions classiques
en espagnol, ce mouvement encourage ainsi les locuteur·rices quechuas bilingues
sensibilisé·es à lire les textes dans leur propre langue. En outre, le qayakuy s’adresse
aux érudit·es qui, sans être des locuteur·rices du quechua, ont fait de la littérature
produite dans cette langue leur objet d’étude. Plus qu’un défi, il s’agit d’une invita-
tion à apprendre la langue (comme le ferait un·e étudiant·e en littérature anglaise,
française, etc.), et à étudier cette littérature à travers le prisme de sa langue de
production en lieu et place des traductions parfois douteuses, instrumentalisées
ou écrites avec trop de libertés.

Dix ans après la publication de ce manifeste indépendant, je l’aborde pour la pre-


mière fois à travers l’analyse des arguments iskay « deux » et tawa « quatre » sur
les huit qui composent ce projet esthético-littéraire :

Iskay
Iquyaq runahinam siminchikqa kastillasimiwan tawnachakusqalla ichirin.
Chaynalla kawsakuynin kanqa hinaptinqa, manam wiñaypaq sayariyta atin-
qachu, aswanmi pisi pisillamanta qullurunqa. Chayna kaptinqa llakillapaq
kumuykachastinmi purisunchik runasimipi qillqasqanchikta kastillasimimanraq
tikraykuspanchik paqarichiqkunaqa. « Édition bilingue » liwrukunapi ñawin-
chaykunchikchu runasimipi qillqasqa rakita ? Manam riki! Kastillasimiman
tikrasqallatam liyiykunchik. Runasimipi liyiykuyta qallariptinchikqa qillakuyllam
atiparuwanchik, qallunchkipas lliwmi watarikurqun hinaptinmi maskaykunchik
kastillasimichaman tikrasqata. Runasiminchikqa chayna ñawinchaytapas qillqay-
tapas yachakaruptinchikmi mana chaninchasqañachu; wañusqa simihinañam.
Kunanqa tapunakusunchik: haykapikamataq kaynalla kanqa?

Deux
Notre langue, le quechua, avance tant bien que mal, telle une personne souffrant
d’une maladie incurable, s’appuyant sur l’espagnol qui lui tient lieu de béquille.
Si cette situation perdure, jamais notre langue ne pourra devenir autonome :
pire, elle finira par s’éteindre à petit feu, et alors nous errerons sans but, tête
basse, déshonoré·es à jamais. Lisons-nous vraiment les textes écrits en que-
chua dans les « éditions bilingues » ? Non ; nous n’en lisons que la traduction
en espagnol. Et même si l’on essaye, à peine avons-nous commencé que la

[1] Littéralement, runasimi veut dire « la langue des personnes » ou « la langue des humain·es ».

148
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

paresse l’emporte car notre langue stagne ; et l’on se rabat sur la traduction.
Voilà pourquoi le quechua a perdu de son importance. Combien de temps
cette situation va-t-elle durer ?

Le quechua, nous dit-on, est une langue atteinte d’une maladie chronique, le mal de
la dépendance linguistique et culturelle, puisqu’il s’agit d’une langue incapable de
s’exprimer de son propre chef ; autrement dit, le quechua est une langue dépourvue
d’autonomie. Pour être compris, tout texte écrit en quechua doit demander l’aide
de l’espagnol : c’est cette langue qui donne corps à l’existence du quechua. En ce
sens, l’image de la béquille (tawna, tanwa), qui renvoie au handicap, se veut une
dénonciation de la condition subalterne, marginalisée et culturellement estropiée
du quechua et de ses locuteur·rices.

Il faut souligner à quel point une langue est un élément essentiel de l’identité car elle
est associée à un territoire, à une histoire, à une société de locuteur·rices et à des
pratiques culturelles spécifiques. Voir sa langue maternelle agoniser et s’éteindre
(ou être méprisée et marginalisée) provoque chez nous un déchirement viscéral,
pareil à ce que l’on ressent en voyant nos parents agoniser sur leur lit de mort :
nous avons le sentiment qu’une partie de notre être souffre, agonise, et se meurt.
Voilà pourquoi l’écriture sans béquilles est cruciale pour celles et ceux d’entre
nous qui avons bu le quechua au sein maternel, pour paraphraser l’Inca Garcilaso.

D’aucun·es contestent mon point de vue, mon opposition à la traduction et à l’auto-


traduction, et exigent les traductions ; d’autres voient dans la résistance à traduire un
texte un acte « égoïste » qui signifierait que nous refusons de partager nos créations,
que nous nous « enfermons dans une bulle », etc. Mais il ne s’agit pas uniquement de
répondre aux exigences des universitaires et des lecteur·rices qui n’ont pas encore
pris le temps de réfléchir à tout cela. Ces remises en question trahissent également
le manque d’intérêt des lecteur·rices non andin·es (à de rares exceptions) pour
l’apprentissage du quechua ou d’autres langues autochtones qui sont par ailleurs
des outils de travail universitaire ; ils et elles n’auraient pas les mêmes réticences
à apprendre l’anglais ou le français si les circonstances l’exigeaient.

Tawa
Ñuqallay runasimipi qillqaspaqa manañam kunanmanta kastillasimiman tikrasa-
qñachu: “Icha kayta qawaykuspanku runasimipi qillqaq wawqi-panillaykunaqa
ñuqahina ruwallanman” nispa. “Hamutasqayqa, imallamantapas runasimipi
qillqasqayqa ichiriykuchunyá tawnachanta wikutiykuspa, tampi-tampillapas,
wichiykustin hataristinpas”, nispaypas.

Quatre
Dorénavant, lorsque j’écrirai en quechua, je ne traduirai pas : « Peut-être ser-
virai-je d’exemple et qu’ainsi d’autres m’emboîteront le pas », me disais-je,
pensant que les actions sont tout aussi décisives que les mots. De même, je

149
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

pensais de mon écriture en quechua : « Qu’elle jette sa béquille. Qu’elle avance


d’une démarche incertaine s’il le faut, mais qu’elle le fasse seule ».

Ainsi, l’écriture mana tawnayuq devient un acte de subversion et de libération,


grâce auquel le quechua met fin à sa dépendance à l’espagnol et entame le combat
pour son autonomie. La condition du quechua, confrontée à ce nouveau défi, et
celle de mon écriture naissante, peut aussi être comparée à l’image d’un bébé qui,
petit à petit, découvre l’aventure et le plaisir de marcher, ainsi que les risques que
cela implique. J’insiste :

yachasqanchikmanhinam wawapas lluqasqallanmanta ichiytaña munan, chay-


paqmi hatarispan pirqamanpas imamanpas hapipakun hinaspa pisipisillamanta
ichiyta qallarin, wichiykustin hataristin, takakustinpas, waqastinpas; chaynayá
ichirichun kay qillqaypas sapallanmanta puriy yachanankama. Chaynallam
wawakunapas. Ichiyta yacharuspanqa wawapas sapallanmantañam maymanpas
siqakuykunku, kusisqallalla asikustin, qaparistin, chaynatam qawana runasi-
minchiktapas

Nous le savons, les bébés, s’ils se déplacent d’abord à quatre pattes pendant
une longue période, éprouvent l’envie naturelle de se dresser et de marcher, et
s’aident pour cela des murs ou de tout autre support et, ce faisant, retombent
parfois au sol, se font mal et pleurent, mais ils se relèvent et reprennent de plus
belle. Je souhaite que mes écrits en fassent de même et se déplacent jusqu’à
pouvoir marcher de leur propre chef, et avec assurance. Après avoir appris
à marcher librement, un bébé part dans tous les sens, heureux, en riant, en
criant ; c’est ainsi que je m’imagine le quechua, dans un avenir pas si lointain.

Ce que je convoque, c’est cette image heureuse du bébé qui ne savait que se déplacer
à quatre pattes, mais qui apprend, moyennant de grands efforts, à marcher d’un
pas assuré sur ses deux jambes, et donc de façon autonome. Une image qui, par
extension, fait ressortir l’état de dépendance, l’infirmité du quechua qui, pourtant,
grâce au travail conjoint de locuteur·rices du quechua et d’autres passionné·es de
cette langue, saura conquérir son autonomie. Je ferais aussi le rapprochement avec
une personne qui, souffrant d’une maladie tenace, sans l’assistance des proches
qui l’entourent, aurait épuisé toutes les possibilités de se remettre sur pied.

Approches critiques de l’écriture sans béquilles


En réalité, la critique officielle n’a rien dit. Inopérante de par son ignorance ou sa
piètre connaissance de la langue, elle n’a pas su lire ni interpréter le qayakuy, ce qui
témoigne de la suprématie de l’espagnol en tant que langue savante dans un contexte
linguistique et culturel hétérogène. Sans les autotraductions classiques, c’est-à-dire
les publications en deux langues, il n’y aurait ni commentaire, ni critique, ni étude.
Dix ans après la parution du « manifeste », on constate un essor des publications

150
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

monolingues en quechua, ce que l’on peut en partie associer à la proposition mana


tawnayuq qillqa, à Lima comme dans les départements où le quechua reste la langue
parlée au quotidien. L’« écriture sans béquilles » a accentué la crise qui frappe l’étude
des littératures péruviennes et pose un constat : l’hétérogénéité littéraire au Pérou est
et demeurera un problème sans solution tant que les langues autochtones n’auront
pas été reconnues à leur juste valeur. Cette situation semble par ailleurs annoncer,
pour ce qui nous intéresse, la nécessité d’une critique en quechua comme consé-
quence naturelle, laquelle doit émaner du substrat même des écrivain·es quechuas.

Cela étant, je m’arrêterai brièvement sur quelques voix critiques du mana tawnayuq
qillqa. Pour commencer, je profiterai d’un commentaire qu’a laissé Niel Palomino
Gonzales sur une publication que j’ai postée le 12 octobre 2022 sur mon mur Face-
book, au sujet de Sayri de Genaro Cahuana, un recueil de poèmes paru il y a peu,
dont j’ai signé l’introduction en quechua :

Niel Palomino Gonzales :


Ce beau recueil de poèmes n’en est que meilleur grâce au prologue que tu as
écrit intégralement en quechua. De toute évidence, tu as inauguré la critique
littéraire en runasimi, cher Pablo.

Pablo Landeo :
Niel Palomino Gonzales Añay, wawqiy Niel. Kuyakusqay librukunallapaqmi
kapka-kapka yaykuchiq [simikuna]llatapas qillqaykuni, T’aniwipaqhina. May-
raqya tukuy yachananchikqa suyawachkanchik, qillqananchikpas. Qampas
qaillqanaykim wawqillay. Qqillqananchikmi [qillqananchikmi]. Construisons la
critique littéraire avec notre propre langue, c’est un autre des défis qu’il nous
faut relever. Kuyakuyniywan (Consulté le 12/10/22 à 10h07).

Bien que je sois reconnaissant envers Niel Palomino pour la générosité de ses
remarques, je me dois de préciser qu’il existe déjà quelques études critiques en
quechua qui sont antérieures aux miennes. L’écriture sans béquilles peut ainsi
s’appuyer sur la revue Atuqpa Chupan Riwista, un formidable support pour la dif-
fusion des productions critico-littéraires en quechua. J’ai participé à sa création en
2011 et j’en assure la direction depuis cette date. Depuis, sept publications physiques
ont vu le jour, qui contiennent une pluralité d’articles et de critiques littéraires en
provenance du Pérou bien sûr, mais aussi de pays frères où le quechua est parlé :
Bolivie, Argentine et Équateur. Soulignons que l’arrivée quelque peu tardive mais
cruciale d’Olivia Reginaldo (à partir du 4e numéro) a permis de dépasser les clivages
naturels qui émaillaient la revue. Avec sept numéros, Atuqpa Chupan est la revue
universitaire la plus ancienne et jouit d’un prestige international.

Voilà bientôt 10 ans que j’ai publié mon manifeste « Runasimipi Qillqaqmasiyku-
nata Qayakuy ». Sur Facebook, le poète, narrateur et professeur universitaire Niel
Palomino Gonzales a écrit, depuis Cusco :

151
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

KELLY WRITERS HOUSE (CC BY 2.0)


Portrait de Pablo Landeo et Irma Alvarez-Ccosco à l’Université de Pennsylvanie, octobre 2019.

POUR UNE ÉCRITURE QUECHUA INSUBORDONNÉE À L’ESPAGNOL


Ce manifeste, ou cet appel, je l’ai lu en 2013 quand je suis tombé dessus à
la bibliothèque de Ciro Palomino, à la Faculté des lettres de l’université de
San Marcos. Ses 8 points firent l’effet de 8 coups de hache sur ma rationalité
émotionnelle. C’est pourquoi je n’ai écrit mon T’aniwi qu’en quechua. C’est
un droit qui nous appartient, il n’y a rien d’anti-interculturel là-dedans, car
personne n’irait dire à un·e écrivain·e russe qu’il ou elle doit traduire son œuvre
en quechua au prétexte de l’interculturalité, ni à Mario Vargas Llosa d’en faire
autant. Mais si, au nom de l’interculturalité, vous souhaitez traduire quelque
chose en espagnol ou en quechua, allez-y. Jamais nous ne nous y sommes
opposé·es ! En revanche, nous obliger à traduire en castillan pour que l’on
s’intéresse à nous relève du colonialisme, cela revient à maintenir le quechua
dans une position de subordination à l’espagnol. La traduction encourage
uniquement la lecture en espagnol, car les lecteur·rices préféreront lire en
espagnol plutôt qu’en quechua.

Le 1er septembre 2022, la poétesse Olivia Reginaldo commentait, depuis Strasbourg :

Cela fait 10 ans que Pablo Landeo a lancé son appel en faveur d’une écriture
quechua sans traduction, et 9 ans que nous nous connaissons. Un soir, à la
Casa de la literatura, suite à une réunion d’Atuqpa Chupan, il m’a offert son
livre Wankawillka. Je l’ai lu d’une traite cette nuit-là, d’abord en quechua,
bien entendu, puis en espagnol. J’en profitais aussi pour lire son appel, un
texte lucide et, contrairement à ce que d’aucun·es pensent, conciliateur. Je
me souviens lui avoir écrit, le lendemain : « Ichayá allinta yuyarispa, ñuqapas

152
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

runasimipi qillqaykuyman wichiykustin hataristinpas ». Je me suis alors mise


à écrire en quechua, et ce fut le début d’une grande amitié.

Le qayakuy est une invitation à revendiquer un droit si fondamental que l’expli-


quer en est absurde : écrire dans sa langue maternelle, voilà tout. Sans avoir
à se justifier. La traduction est un complément qui, s’il doit arriver, arrivera en
temps et en heure, et dont nous devons faire en sorte qu’il soit fidèle à l’original.

Le qayakuy est un appel à la persévérance, car les locuteur·rices du quechua


n’ont pas été alphabétisé·es en quechua, et le premier contact avec un texte
en quechua peut rebuter. Toutefois, comme le dit Pablo : « Hikutaykuchkaptil-
lanchikmi qallunchikpas sumaqchallata paskarikunqa, qunqasqa simikunapas
yuyayninchikman chayamunqa (Nunanchikpaq / animunchikpaq musuqmanta
kawsariymi kanqa) ».

Depuis sa publication, plusieurs écrivain·es ont adhéré au qayakuy, ouver-


tement ou non. De nombreux·ses lecteur·rices ont également relevé le défi.
Nous verrons comment les choses évoluent dans les 10 années à venir. Merci
pour tout, Pablo.

À ces considérations critiques vient s’ajouter la première étude consacrée à notre


projet, le texte « Mana tawnayuq: La postura hacia una literatura en runasimi, escrita
sin muletas » (Mana tawnayuq : en marche vers une littérature en runasimi, une
écriture sans béquilles », Capítulo 2, de l’ouvrage Musuq Illa. Poética del Harawi
en Runasimi (2000-2020), de la professeure Alison Krögel de l’université de Den-
ver, États-Unis (2021). Dans cet essai, point de départ de l’étude de la littérature
quechua actuelle, cité par des publications monolingues en Équateur, en Bolivie
et au Pérou, Alison Krögel (qui parle quechua) s’essaye avec acuité et poésie à de
nouvelles façons d’aborder cette littérature « en empruntant des chemins critiques
à la fois des concepts philosophiques et esthétiques andins et des théories cri-
tiques émanant d’autres traditions ». Mme Krögel crée en effet deux termes, deux
facettes lyriques, « ukun qucha » et « ch’uya qucha », qu’elle associe à la nouvelle
poésie quechua et les étudie à travers le prisme de concepts quechuas comme le
pachacuti, le (mana) tinkuy et le tinkuy-tikray. De la même façon, ses méthodes
d’analyse et d’interprétation de texte jonglent avec les propositions théoriques
de Silvia Rivera Cusicanqui, Boaventura de Sousa Santos, Derrida, Spivak, Linda
Tuhiwai et autres auteur·rices post- ou décoloniaux·ales reconnu·es dans la sphère
des sciences sociales.

Sur notre proposition d’écriture quechua sans béquilles, Krögel déclare :

Plutôt qu’un discours anti-traductionniste (ama kastillasimiman tikrayñachu),


il s’agit d’une posture anti-béquille (mana tawnayuq) ; la « béquille » étant
ici une canne linguistique qui, selon bon nombre d’intellectuel·les runas est

153
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

devenue un fardeau plus qu’un appui (voir Landeo Muñoz 2013 : 1, 17-18). Les
projets esthétiques mis au point (mana tawnayuq) sont des exemples de ce
que le philosophe Boaventura de Sousa Santos décrit comme le passage d’une
« épistémologie de la cécité à une épistémologie de la vision », dont le but est
d’ébranler les cadres hégémoniques de la représentation (Santos 2009 : 60-
74). Cette stratégie cherche à rendre visible l’invisible, pensable l’impensable,
présent l’absent (Krögel, 2021 : 74).

Quand je repense aux mois qui ont suivi la publication de mon roman en quechua
Aqupampa, premier fruit du projet mana tawnayuq qillqa, il me vient à l’esprit la
première interview que j’ai donnée à ce sujet, dans laquelle j’avais évoqué l’écri-
ture en quechua sans béquilles. En effet, je ne m’attendais pas du tout à recevoir
un courrier des États-Unis, de la journaliste colombienne Vanessa Londoño, qui
travaillait à l’époque pour la revue Americas Quarterly. Cet entretien, nous l’avions
fait en espagnol, puis la journaliste l’avait traduit en anglais et publié dans ladite
revue. Le projet n’a cessé de revenir dans les interviews et les commentaires, par
exemple dans la revue Pueblos indígenas y Educación (Landeo, 2017). Le premier
commentaire critique de ce roman est toutefois à mettre au compte du professeur
César Itier, qui a produit, depuis Paris et bien qu’il s’en défende, une critique qui
fait office de « guide » pour celles et ceux qui souhaiteraient découvrir le roman et
en connaître les qualités narratives. Au Pérou, ce mérite revient à Niel Palominos
Gonzales, auteur de T’aniwi ([2019] 2022).

Comme nous l’avons vu, il est important de souligner que les prémices de ce que
nous pourrions qualifier de future critique littéraire en quechua sont déjà là et qu’elles
circulent dans des revues papier et numériques. Espérons que ces prémices don-
neront lieu à de beaux fruits mûrs, à une critique intelligente, objective et critique.

Mana tawnayuq qillqapa rurun / les fruits de l’écriture


sans béquilles
L’adhésion au manifeste est un acte presque militant, mesurable grâce au nombre
de publications monolingues qui va croissant. Un acte qui impose non seulement
de renverser les canons littéraires construits à partir de la langue dominante,
l’espagnol, mais aussi de développer une conscience littéraire (une responsabilité,
pourrait-on dire) qui incite à s’adonner à l’écriture en tenant compte des exigences
propres à toute littérature digne de ce nom.

Actuellement, écrire aussi bien de la poésie que de la prose en quechua et la publier


sans traduction est une tendance appelée à se renforcer si l’on regarde dans le détail
des publications telles que la revue Atuqpa Chupan Riwista, fondée en 2011, ou
encore Kallpa, Ñawray, Unaypacha ou Urkutanpu. De même, des revues papier et
numériques, Facebook, YouTube et consorts participent à la diffusion des poèmes
d’Irma Alvarez Ccoscco, d’Olivia Reginaldo, ou d’un petit échantillon de poésie

154
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

féminine (Bellido, Wendy ; Castro, Luz Castro ; Mamani, Carmen ; et. al, 2018,
blog d’Atuqpa Chupan). Enfin, comment ne pas mentionner le Premier concours
international de prose quechua, qui s’est tenu sous les auspices des éditeur·rices
d’Atuqpa Chupan, dont les textes lauréats ont été publiés dans un dossier du n° 7
de la revue, 2021-2022.

Conclusion
Le runasimi est ma langue maternelle. Mes premiers balbutiements, l’appren-
tissage des mots, je les ai faits dans cette langue. Rappelons que dans toutes les
sociétés humaines, la langue fait partie intégrante de l’identité, elle est propre à un
territoire et un contexte socioculturel donnés, associée à la mémoire historique de
ses locuteur·rices, à leurs récits fondateurs, leurs mythes, légendes et héros·ïnes
nationaux·ales, leurs divinités, leurs dynasties familiales, leurs grands-parents et
parents, leur enfance ; autant d’éléments qu’ils et elles sentent couler dans leurs
veines. Comme elles et eux, quand l’adversité se présente sous l’aspect de forces
colonisatrices, la langue agonise et souffre, pâtit, succombe devant la férocité de
la langue de l’envahisseur. Une fois le territoire colonisé et la langue asservie,
celle-ci accuse un lent mais grave déclin du nombre de ses locuteur·rices, jusqu’à
disparaître, tandis que la langue officielle, dominante, se renforce avec l’aide du
nouvel appareil colonial et de ses institutions tutélaires.

Dans une telle situation, que faire quand sa langue maternelle agonise ? Rester
les bras croisés ? L’abandonner à son sort ? J’ai fait ce que mes moyens et mes
ressources me permettaient : rédiger le qayakuy dans l’espoir qu’il trouve son
public, tout en participant à la consolidation de la langue à travers sa littérature ;
plus précisément, en lui donnant le genre qui lui faisait défaut, c’est-à-dire la prose
et, notamment, le roman, avec la publication d’Aqupampa. À présent, c’est aux
locuteur·rices de cette langue d’en entreprendre la diffusion et l’examen critique,
en même temps que le lectorat s’élargira. De plus, ces œuvres constitueront un
réel défi pour les locuteur·rices du quechua les plus éduqués, qui ont trop pris
l’habitude de lire en espagnol.

Le manifeste est une invitation, et non une injonction, mais il marque néanmoins
une rupture avec les façons traditionnelles d’appréhender la littérature péruvienne
malgré la proposition du concept d’hétérogénéité et la nécessité de les étudier
sous l’angle des littératures péruviennes, en ne s’arrêtant pas à la langue dans
laquelle elles sont écrites. Cette démarche a du mal à passer auprès de la critique
nationale, désemparée face à l’émergence de littératures dans les langues autoch-
tones. Peinant à s’en sortir sans les habituelles autotraductions, elle exprime son
mal-être à la vue des textes monolingues en quechua au lieu de se plonger dans
l’apprentissage de cette langue.

Andahuaylas, ayamarqay killa, 2022

155
DÉCOLONISER
DÉCOLONISER !! NOTIONS,
NOTIONS, ENJEUX
ENJEUX ET
ET HORIZONS
HORIZONS POLITIQUES
POLITIQUES

Pourquoi on déboulonne les statues


coloniales en Amérique
Une destruction symbolique de l’oppression,
de l’esclavage et du colonialisme

SABRINA VELANDIA, JOURNALISTE

E
n septembre 2020, des membres de l’ethnie indigène Piurek, du départe-
ment du Cauca en Colombie1, ont déboulonné2 la statue du colonisateur
espagnol Sebastián de Belalcázar – fondateur des villes de Cali et Popayán.
Cette statue se trouvait au sommet de la pyramide du Morro de Tulcán,
sur un cimetière sacré datant de l’époque précolombienne. Selon un communiqué
officiel du Mouvement des autorités indigènes du Sud-Ouest, la décision a été prise
après le déroulement d’un procès symbolique, dans lequel Belalcázar a été déclaré
coupable3 pour les crimes et les massacres commis sur les peuples indigènes, ainsi
que pour les dépossessions et appropriations de leurs terres et héritages.

Un mois après, sur l’avenue de la Réforme à Mexico, une statue de Christophe


Colomb a été retirée4 par les autorités locales, prétendument pour des travaux
d’entretien. Cependant, le fait que ce retrait survienne seulement deux jours avant
la commémoration de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique nous laisse
plutôt croire5 que la décision était motivée par la peur de voir cette statue subir des
dommages. Surtout quand l’on sait que quelques mois auparavant, un appel avait
été lancé sur internet pour que le Gouvernement de la capitale mexicaine retire
les statues qui rendent “hommage au colonialisme“6.

Deux jours plus tard, cette fois à La Paz (Bolivie), un groupe d’activistes de l’orga-
nisation Mujeres Creando7 (en français : littéralement « Femmes qui créent ») ont
pris la Place d’Isabel de Castille, et l’ont rebaptisée8 la Plaza de la Chola globalizada.
Durant l’évènement, la statue d’Isabelle la Catholique, la reine qui avait financé
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cauca_(département)
[2] https://www.elespectador.com/noticias/cultura/indigenas-tumban-la-estatua-de-sebastian-de-
belalcazar-en-popayan/
[3] https://www.eltiempo.com/colombia/cali/tras-derribo-de-estatua-indigenas-del-cauca-exigen-que-se-
erija-imagen-de-cacique-538466
[4] https://cnnespanol.cnn.com/video/estatua-cristobal-colon-retirada-ciudad-de-mexico-restauracion-
papa-carta-lopez-obrador-mirador-mundial-rafael-romo-cnnee/
[5] https://elpais.com/mexico/2020-10-10/el-gobierno-de-ciudad-de-mexico-retira-la-estatua-de-colon-a-
dos-dias-de-la-conmemoracion-de-su-arribo-a-america.html
[6] https://elpais.com/mexico/2020-10-10/el-gobierno-de-ciudad-de-mexico-retira-la-estatua-de-colon-a-
dos-dias-de-la-conmemoracion-de-su-arribo-a-america.html
[7] http://mujerescreando.org/
[8] https://verne.elpais.com/verne/2020/10/13/mexico/1602547344_629889.html?utm_
source=Facebook&ssm=FB_CM#Echobox=1602595097

156
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

l’expédition de Colomb en 1942, a été habillée d’une pol-


lera9 – jupe traditionnelle portée par les femmes indigènes
ou « Cholas » du pays – d’un chapeau bolivien typique et
d’un aguayo – une couverture colorée, de laine tradition-
nelle, utilisée pour porter leurs bébés sur le dos.

Les trois femmes à la tête des activistes « ont commencé


comme femmes au foyer, aujourd’hui l’une étudie la Socio-

ROGER MAZARIEGOS (CC BY-SA 3.0)


logie, une autre le Droit, et la troisième est la première
cheffe indigène diplômée de l’école hôtelière de La Paz ».

María Galindo, la fondatrice de l’organisation, affirme


avoir reçu de nombreuses critiques pour cette action. Vêtir
la statue du costume traditionnel indigène a été perçu par
beaucoup comme une insulte au monument. Pour Galindo, Déjà en 1992, la statue dédiée au
ces critiques reflètent le racisme présent dans la société conquistador Diego de Mazariegos
est démolie au sud du Mexique.
bolivienne envers la population indigène.

Dans une interview accordée au journal El País10, l’activiste explique que leurs
actions ont pour but de mettre en évidence les conséquences du colonialisme et
de contester les idéaux de beauté et de vertu qui dénigrent la femme indigène.

“Le colonialisme espagnol a amené l’idée de la femme blanche comme la reine,


la patronne et la maîtresse du monde (…) un modèle de femme, de beauté et
de vertu, un sujet de féminité très spécifique qui fonctionne encore aujourd’hui
dans les sociétés latino-américaines”. Selon elle, c’est cette idée qui a forgé la
perception de la femme indigène comme “la moche, la non désirée, celle qui
est destinée au travail dur et précaire”.

Dans d’autres régions du monde, la dégradation et la démolition des statues et des


monuments sont loin d’être un phénomène récent11. Si en Amérique latine, moins
de cas ont été recensés par le passé, on note ces dernières années une montée de
l’activisme autour des statues publiques. En 2019, en parallèle des manifestations
de Santiago du Chili12, des membres de la communauté mapuche – la plus impor-
tante communauté indigène du Chili – ont abattu plusieurs statues de colonisa-
teurs espagnols13, comme celle de Pedro de Valdivia et de Diego Portales. Avant
cela, en 2004, la statue de Colón en el Golfo Triste à Caracas, au Venezuela, a été
démolie14 pour être remplacée par des statues de personnes indigènes. Cependant,

[9]  https://es.wikipedia.org/wiki/Chola_boliviana#Vestimenta
[10] https://verne.elpais.com/verne/2020/10/13/mexico/1602547344_629889.html?utm_
source=Facebook&ssm=FB_CM#Echobox=1602595097
[11] [en] https://en.wikipedia.org/wiki/Removal_of_Confederate_monuments_and_memorials
[12] https://es.wikipedia.org/wiki/Estallido_social
[13] https://www.eldiario.es/desalambre/protestas-chile-ahora-estatuas-conquistadores_1_1271892.html
[14] https://www.elnacional.com/papel-literario/historia-estatuas-e-historiografia/

157
DÉCOLONISER
DÉCOLONISER !! NOTIONS,
NOTIONS, ENJEUX
ENJEUX ET
ET HORIZONS
HORIZONS POLITIQUES
POLITIQUES

BLOG PERSPECTIVES DÉCOLONIALES D’ABYA YALA, DE LISSELL QUIROZ


Une femme amazonienne pose le poing levé à côté des statues des colonisateurs.

l’acte avait été remis en question15, car il semblait nourrir les intérêts politiques de
l’époque et ne venait pas de l’initiative de groupes indigènes.

Aux États-Unis, pays où ces types d’action ont été plus fréquents, certaines des sta-
tues déboulonnées étaient celles de personnalités liées à la colonisation hispanique.
À Los Angeles, en juin 2020, un groupe de manifestants contre le racisme, dont
des personnes indigènes d’origine latino-américaine, ont abattu16 la statue de Fray
Junípero Serra – le fondateur des premières missions chrétiennes de Californie.
Jessa Calderón, artiste et activiste indigène, a déclaré : « ceci n’est que le début de
la cicatrisation des blessures de notre peuple. ». Elle a également souligné le fait
que l’imposition historique de la religion est un évènement associé à « l’horreur,
la violence et l’oppression ». Calderón affirme que, pour les indigènes, tolérer la
présence de ce type de monuments serait comme obliger un·e juif·ve à « passer
devant une statue d’Hitler tous les jours ».

Dans une interview publiée par le journal El País17, les professeur·es et activistes spé-
cialistes de ce sujet disent « comprendre la colère qui habite ceux qui déboulonnent
les statues, puisque le débat n’a jamais pu s’ouvrir sur un plan démocratique ».
Roberto Ignacio Díaz, professeur de littérature hispanique à l’Université du sud de
la Californie, considère « [qu’]il y a une espèce de fureur collective (…). Non dans un
sens négatif. C’est une rébellion dans un sens positif et épique ». Bien que le profes-
seur reconnaisse que détruire des statues peut être considéré comme du vandalisme,
il souligne également que cet acte peut devenir mémorable, et marquer l’histoire.

[15] http://news.bbc.co.uk/hi/spanish/latin_america/newsid_3738000/3738306.stm
[16] https://www.voanoticias.com/estadosunidos/caen-estatuas-san-junipero-serra-al-cuestionarse-
misiones-california
[17] https://elpais.com/cultura/2020-06-29/cuando-las-estatuas-caen-del-pedestal.html

158
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

Sandra Borda, professeure de sciences politiques à l’Université de Los Andes, pré-


fère au contraire ne pas qualifier ces actes de vandalisme, et propose d’analyser les
raisons et messages sous-jacents. Díaz explique aussi que déboulonner des statues,
« ce n’est pas effacer l’histoire. L’histoire s’écrit dans les livres. Le monument, lui,
est en général érigé pour honorer les évènements qui font la fierté d’un pays, et
les évènements sur lesquels il souhaite réfléchir. »

Selon Erika Pani, historienne au Colegio de México, l’histoire « doit toujours être
réexaminée », de la même manière que la « médecine est actualisée ». À cet égard,
la professeure d’Histoire Manisha Sinha, de l’Université du Connecticut, considère
que ce procédé reviendrait à évaluer si les statues existantes depuis des décennies,
voire des siècles, renvoient une image en accord avec les valeurs démocratiques
promues par les pays dans lesquels on les trouve.

De son côté, l’activiste indigène mexicaine Yásnaya Aguilar Gil se concentre18 sur le
symbolisme de la destruction des statues, qui « ne va pas toujours à l’encontre d’un
personnage concret, mais plutôt contre la charge symbolique qu’il représente »,
que ce soit dans l’acte de l’ériger ou de l’abattre. Les personnes qui démolissent
ces statues cherchent aussi à détruire symboliquement les idées d’oppression,
d’esclavage, et de colonialisme.

Pour en revenir au déboulonnement de la statue de Belalcázar, celui-ci est survenu


dans le cadre de diverses mobilisations sur le territoire colombien, contre la violence
et les menaces historiques à l’encontre des peuples indigènes, mais aussi contre
la récente vague d’assassinats19 de certains de leurs leaders. On peut également
souligner une volonté de réécrire l’histoire pour se libérer des traces laissées par
le colonialisme. Ainsi, les Piurek exigent d’abord de ne pas restaurer la statue de
Belalcázar – comme l’a déclaré le maire de Popayán20. Ils souhaitent par ailleurs
que soit érigé un monument représentant une figure qui permette au peuple de
« retrouver sa dignité ». Enfin, ils exigent21 de l’État colombien « une réparation
historique en ces temps de racisme, de discrimination, de féminicides, de corruption
et d’assassinats des leaders de mouvements sociaux ».

————
Cet article, initialement paru le 10 février 2021 sur le site de Global Voices (CC BY
3.0), a été traduit de l’espagnol vers le français par Chloé Bonvallet.

[18] https://lanetaneta.com/cuando-las-estatuas-caen-del-pedestal/
[19] https://fr.globalvoices.org/2020/07/29/254188/
[20] https://www.elespectador.com/noticias/cultura/indigenas-tumban-la-estatua-de-sebastian-de-
belalcazar-en-popayan/
[21] https://www.eltiempo.com/colombia/cali/misak-derribaron-monumento-de-belalcazar-por-delitos-
contra-indigenas-538244

159
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

La Fabrique de l’absence :
féminisme décolonial
et négrophobie
ENTRETIEN AVEC SELAMAWIT TERREFE PAR FANIA NOËL

« Parfois, la noirité [blackness] est un phénomène phobique défiguré et


défigurant ; parfois, c’est un outil conscient que l’on déploie gaiement
pour des raisons et selon un agenda qui ont très peu à voir avec la libé-
ration noire. [...] Un constat m’a sauté à la figure, à savoir qu’en plus d’être
tenu, dès l’origine, à l’écart du dénouement de la rédemption historique
et politique, les frontières de cette rédemption sont patrouillées à la fois
par des blancs et des non-blancs, quand bien même ils s’entretuent1 ». Ce
constat de Wilderson, à savoir comment le fait-Noir est utilisé pour servir
les projets et théorisations politiques qui ne sont pas liés aux personnes,
voire les exclut et crée leur absence, est une position que l’on retrouve
dans l’article de Selamawit Terrefe sur le féminisme décolonial tel que
théorisé par Maria Lugones2. Si j’ai été frappée par son article, c’est que
cette question parcourt mes deux livres3 mais aussi mon travail uni-
versitaire. En effet, ma thèse de doctorat portant sur les espaces de la
politique noire en France, la question de la fabrique de notre absence
par différents mouvements politiques est une problématique centrale.
L’analyse méticuleuse de la théorie de Lugones par Terrefe nous permet
de comprendre qu’il ne s’agit pas d’effacement et/ou de silenciation, mais
de la création de l’absence, un procédé qui suit les lignes de la violence
négrophobe. En effet, les théories venant dans la pensée radicale noire,
et spécifiquement des féminismes noirs, sont nommées et mobilisées
pour mieux être mises de côté en fabriquant leur absence.

[1] Wilderson III, Frank B. Afropessimism. Liveright Publishing, 2020, p.12


[2] Terrefe, Selamawit D. « The pornotrope of decolonial feminism ». Critical Philosophy of Race 8.1-2
(2020) : pp. 134-164
[3] Noël-Thomassaint, Fania, éd., Afro-communautaire : appartenir à nous-mêmes. Syllepse, 2020 ; Noël-
Fania. Et maintenant le pouvoir. Un horizon politique Afroféministe. Cambourakis, 2022.

160
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

Manifestation pour le Black Lives


Matter (« Les vies noires sont
importantes ») à Washington D.C.,
novembre 2015.

161

JOHNNY SILVERCLOUD (CC BY-SA 2.0)


DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Fania Noël : Les lecteur·rices français·es ne connaissent pas les travaux d’Hor-
tense Spillers4. Du fait des évolutions récentes dans la pensée décoloniale en
français, ils et elles sont plus susceptibles de connaître Maria Lugones5, étant
donné que le féminisme décolonial est impulsé par de nombreuses féministes
non-blanches, et notamment des féministes non-noires. Pourquoi invoquer
précisément Hortense Spillers dans votre critique du féminisme décolonial
de Maria Lugones, plutôt que Joy James et son concept de « captive mater-
nals » par exemple ?

Selamawit Terrefe : Lorsque j’ai commencé à me pencher sur l’analyse du fémi-


nisme décolonial, et de la décolonialité en général, ma motivation était double.
J’étais d’abord intéressée par l’effacement des Africain·es continentaux·ales, mais
aussi par ce que je considère comme une corporatisation de la profession. J’entends
par là que certains courants de pensée qui affirment corriger leur mise à l’écart
fondatrice sont, en réalité, des discours révisionnistes (joliment présentés) qui
prétendent à l’exactitude historique alors qu’ils sont erronés. Par exemple, l’idée
selon laquelle la théorie post-coloniale6 n’est pas originaire d’Afrique n’est valable
que si cette théorie est présentée comme un domaine ou une profession formalisée
et délimitée. Quant à la théorie décoloniale, ce qu’elle prétend faire en tant que
pratique en lieu et place de la théorie qu’elle propose est invoqué par ces mêmes
masses qui sont exclues du discours professionnalisé.

Je constate un effacement à plusieurs niveaux. « Effacement » n’est pas vraiment le


mot, car il n’est pas porteur des mêmes connotations violentes qu’un terme comme
«amputation », qui ne peut s’appliquer qu’aux pensées, aux savoirs, aux pratiques
ou au « néant » dans le cadre du « n’est pas » employé par David Marriott dans
son dernier ouvrage, Whither Fanon? Pour ce qui est de l’effacement de l’Afrique,
c’est à une analyse différente mais connexe qu’il faut procéder. L’amputation de
l’indigénéité africaine et des apports fondamentaux de l’Afrique aux féminismes
post-colonial et décolonial fait écho à l’omission violente de la théorie décoloniale
des universitaires autochtones latino-américain·es, avec lesquelles le féminisme
décolonial interagirait s’il souhaitait réellement proposer quelque chose de pratique.

Nous avons donc affaire à une forme de colonisation de la pensée et de construc-


tion de paradigmes historiques et théoriques qui parasite ou instrumentalise la
souffrance des Noir·es pour brouiller et effacer, et c’est principalement pourquoi

[4] Hortense J. Spillers, universitaire et critique littéraire, est l’une des théoriciennes-clés des féminismes
noirs aux États-Unis. Son article « Mama's Baby, Papa's Maybe: An American Grammar Book » fait
figure de référence. Elle est professeure à Vanderbilt University.
[5] María Cristina Lugones (1944-2020) était une philosophe et militante féministe argentine. Elle
enseignait la littérature comparée et les Women’s Studies à Carleton College à Northfield (Minnesota)
et Binghamton University dans l’État de New York. Elle est connue pour ses théories autour du
féminisme décolonial, en particulier pour son article « La colonialité du genre » (https://journals.
openedition.org/cedref/1196).
[6] Les théories post-coloniales sont souvent associées aux théoricien·nes d’Inde (Gayatri Chakravorty
Spivak), et les théories décoloniales aux théoricien·nes d’Amérique latine (Aníbal Quijano).

162
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

j’ai opté pour une analyse féministe noire hémisphérique au lieu d’une analyse
africaine continentale.

Enfin, j’ai constaté que l’utilisation et la critique du féminisme noir dans la pensée
de Lugones étaient prévisibles dans leur anti-noirité et pernicieuses, car elles mobi-
lisent une dimension érotique particulière que l’on retrouve constamment dans ces
projections théoriques, historiques et sociales sur la relation entre les pensées, les
pratiques noires et la souffrance noires d’un côté, et le projet politique colonial
aux Amériques et la production discursive dans le milieu universitaire de l’autre.

On pourrait dire que ce pornotropisme (ou le terme en lui-même, que j’ai amené
de façon heuristique) a été pensé pour (tenter de) scruter à la loupe les courants
de l’anti-noirité qui étaient manifestes mais jamais discutés.

Dans votre question, vous mentionnez le concept de « Captive Maternal » de Joy


James.7 Pour moi, ce n’est pas la même chose, car il s’agit d’un concept relativement
nouveau de la part de James et qui constitue une pierre de touche sinon politique,
du moins corrective pour les différents types de pensée et de production féministe
noire aux Amériques, si l’on veut bien rejoindre James dans son interprétation du
Combahee Collective8, de son projet et de sa définition des féminismes noirs, sur
la base de ses précédents travaux publiés. Présenter George Jackson9 comme le
captive maternal par essence, au lieu d’y reconnaître un sujet genré réducteur à
travers le prisme de la politique identitaire (qui ne sert selon moi qu’une finalité
contre-révolutionnaire), revient à étouffer la critique politique légitime au XXIe siècle
(a minima). Mais je me réjouis de l’ouvrage de James sur les captive maternals et
de voir qu’il y a désormais un vrai débat public sur la façon dont le féminisme noir
a été marchandisé et corporatisé, à l’instar du féminisme décolonial, quand bien
même ce dernier repose sur des fondations libératoires plutôt que sur des fonda-
tions opportunistes et associées à l’exploitation. Je pense donc que si j’ai choisi de

[7] Conceptualisé par Joy James (professeure et théoricienne du Radical Black feminism) dans The
Womb of Western Theory: Trauma, Time Theft and the Captive Maternal https://www.thecarceral.
org/cn12/14_Womb_of_Western_Theory.pdf, Carceral Notebooks, Vol. 12, 2016, le terme de « Captive
maternal » renvoie à une fonction : il s’agit de la captation par les systèmes de la capacité des individus
(même si ce n’est pas une fonction genrée, ce sont majoritairement des femmes noires) à fournir des
soins, du support matériel et émotionnel à leurs proches afin de leur permettre de continuer d’être
exploité·es et violenté·es. C’est une fonction qui stabilise le système. « Un·e captive maternal est une
personne prisonnière de la violence de l’État par le biais de son agentivité non-transférable en ce
qu’elle doit s’occuper de quelqu'un d’autre. »
[8] Fondé en 1974, le Combahee River Collective était une organisation socialiste lesbienne Black Feminist.
Dans sa déclaration constitutive, l’organisation conceptualise le terme d’« identity politics ». Voir
l’épisode 8 du podcast de Fania Noël « Isolation termique » à ce sujet : https://podcasts.google.com/
feed/aHR0cHM6Ly9hbmNob3IuZm0vcy8zNjE1NTJiYy9wb2RjYXN0L3Jzcw/episode/ZjY3ZTk4ZTUtM
DMzMi00MmRkLWI5MzMtMjNiMzhiNzg2NzJl?hl=en&ved=2ahUKEwj-3ozMq5z7AhVejokEHem7Ag
0QieUEegQICRAR&ep=6
[9] George Lester Jackson (1941-1971) était un auteur, activiste et prisonnier étasunien. Alors incarcéré,
il fonde depuis la prison la Black Guerrilla Family et devient une figure des Noir·es révolutionnaires.
Il publie en 1970 Soledad Brother: The Prison Letters of George Jackson, un livre autobiographique
contenant des manifestes à destination de la communauté noire. Il est tué en 1971 lors d'une tentative
d'évasion.

163
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

réaliser une analyse à partir d’une universitaire féministe noire hémisphérique, c’est
parce que le cadre de Lugones prétend être une forme de théorisation universaliste
alors qu’il est plus ou moins calqué sur l’Amérique hémisphérique.

FN : Vous soulignez l’utilisation du « nous » par Lugones, mais ce « nous »


fait l’impasse sur la distinction ontologique entre femme noire, minorité de
genre noire et non-Noir·e. Doit-on faire un rapprochement avec la panique
morale qui s’est emparée des médias de la gauche marxiste radicale, comme
le magazine Jacobin pour ne pas le citer ? La question est de savoir si le
recentrage sur la noirité et l’anti-noirité empêche les personnes noires de
s’investir dans des formes d’organisation de classe et, donc, de genre. Pour le
dire autrement, on constate que certain·es redoutent un séparatisme noir, et
craignent que si l’on sombre dans le séparatisme noir, et que si le féminisme
et le radicalisme noirs sombrent dans le séparatisme, alors les personnes
noires délaisseront les autres enjeux, effaçant ainsi leur mobilisation bien
réelle sur ces autres enjeux.

ST: C’est une problématique cruciale. Je dirais d’abord qu’il est très généreux de
considérer que Jacobin, par exemple, dans son souci de recentrage sur l’anti-noi-
rité, dissuade les gens de s’organiser et se coaliser. Les ripostes intellectuelles de
plus en plus basées sur l’affect et les émotions, dont les auteur·rices ne sont guère
tenu·es de sourcer leurs affirmations, témoignent de la tendance des marxistes
blanc·hes étasunien·nes et des organisations communistes à vouloir dicter les
termes du débat. Si l’on se penche dans le détail sur l’histoire de la participation
des Noir·es à ces organisations, et de leur départ de celles-ci, on aura bien du mal,
du moins aux Amériques, à trouver une organisation communiste ou marxiste aux
États-Unis qui ait activement appelé à une organisation noire révolutionnaire ou
qui l’ait accompagnée.

FN : En France, nous avons la fameuse lettre d’Aimé Césaire au Parti com-


muniste français.

ST : Exactement. Par exemple, le Communist Party of the United States of Ame-


rica10 a toujours été une organisation très anti-révolutionnaire, en fin de compte.
Prenez le mouvement révolutionnaire et radical noir : il a été de toutes les luttes
internationalistes, anti-impérialistes, et parfois même armées. Pourtant, à ma
connaissance, aucune organisation, aucun mouvement non-noir ne défend le même
genre de programme politique tout en laissant de la place pour les autres groupes,
et notamment les groupes noirs... Seules les revendications politiques qui iraient
dans l’intérêt du groupe concerné se voient accorder une place, alors que c’est
l’inverse lorsque ce sont des Noir·es qui militent et s’organisent.

[10] Fondé en 1919.

164
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

Là encore, ce qui est particulièrement violent quand des Noir·es ou des formations
politiques noires sont taxé·es de réactionnaires ou de séparatistes en réponse à leurs
critiques légitimes des pratiques organisationnelles, c’est d’abord le révisionnisme
des discours sur la politique radicale et révolutionnaire noire. Ensuite, la critique
s’exprime dans la théorie et dans les faits à travers l’agression, une agressivité
projetée sur les formations noires qui ont consenti les plus grands sacrifices cor-
porels, en partageant des stratégies et des techniques pour la libération de toutes
les communautés marginalisées. Quand je parle d’agressivité, j’inclus le besoin et le
désir de déployer des lieux communs conservateurs et réactionnaires anti-noir·es
(on en revient au séparatisme), j’irais même jusqu’à dire le plaisir et la jouissance
qui en découlent, comme des appels du pied subliminaux, ceci afin de dire aux
Noir·es de passer à autre chose ou de rester à leur place.

MANGOKEYLIME (CC BY-SA 4.0)


C’est la même chose avec le « nous » et l’aplanissement des
positionnalités en termes de différences ontologiques, dans le
féminisme décolonial. Le terme de « panique morale » ne m’était
jamais venu à l’esprit, mais il me plaît bien. Il exprime combien il
est irrationnel de craindre la noirité, d’y voir une menace pour la
sécurité ou le bien-être des personnes, cela reviendrait à avancer
une analyse dépourvue de toute structure. La noirité, la pensée
Poing levé, symbole du
noire et la politique noire comme injonctions contre le passé, Black Power (pouvoir noir).
le présent et le futur. C’est le fantasme de la temporalité et de
la spatialité qui fait de la souffrance noire le pivot des mythes, donne des airs de
métaphysique, narrativise sa violence comme une loi positive, lisible à travers
toutes sortes d’investissements libidinaux, d’agressivités et d’anxiétés, de sorte
que la noirité recèle le potentiel de renverser ce qui jusqu’ici était voilé dans ces
catégories d’articulation.

FN : Pour rester sur la question du milieu universitaire, le féminisme décolo-


nial tel que Lugones l’a conceptualisé fait office de passerelle entre ce milieu
et les militant·es, en étant porteur de l’intention ou d’une injonction d’unifier
(le féminisme). Selon vous, quel public est visé par cet appel à l’unité ?

ST : Ce n’est jamais la noirité qui est visée, sauf s’il s’agit d’un public captif à invi-
sibiliser. C’est le message qui est constamment envoyé à la noirité en réponse à la
moindre tentative noire de renverser quoi que ce soit. Je dirais donc qu’en effet, on
observe une injonction globale à inventer des idées, mais tout en effaçant l’énergie
et l’imagerie du féminisme révolutionnaire noir au sein d’une coalition. C’est une
injonction d’universitaire et de militant·e, ou d’« universitaire militant·e » comme on
l’entend de plus en plus dans le milieu universitaire. Si le terme apparaît dans une
offre d’emploi publiée par une entité publique ou privée qui, hier ou aujourd’hui,
était ou est financée par des marchés aux esclaves, par les revenus des plantations,
par les complexes carcéro-industriels et militaro-industriels, par un apartheid ou
par l’exploitation de terres volées ou occupées, le poste en question n’a rien de

165
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

radical, pas plus que les travaux de l’universitaire qui en arborera fièrement le
titre. Cela s’inscrit dans le droit fil de la prise de contrôle de certaines institutions
voilà plusieurs décennies, chargées de la production et de l’obfuscation discursive
par des groupes qui se sont dressés contre la suprématie blanche et les idéologies
impérialistes. Par exemple les Black studies ou les départements d’études ethniques.

À un moment, on a assisté à une prise de contrôle de ces institutions dans le but


d’affronter les idéologies en vigueur et de défier l’État. Au départ, cette proximité
avec la jeunesse blanche a suscité une certaine panique, il y a eu une remise en
question de l’État et une forme de radicalité. Mais je dirais que le rôle de l’uni-
versitaire et du/de la militant·e, ou de l’universitaire-militant·e, a bien changé ces
dernières décennies. Il/elle ne menace plus le statu quo, au contraire. Il n’y a plus
aucun domaine d’études académique qui, à travers la cooptation d’autres groupes,
représente une menace ou une injonction. À la place, une bourgeoisie ou une petite
bourgeoise s’est créée, constituée d’universitaires féministes noires dont les intérêts
politiques, professionnels et personnels sont calqués sur ceux de l’État plutôt que
sur ceux d’un groupe ou d’une idéologie politique appelant au démantèlement
de l’État ou à la révolution. Donc quand on dit qu’il existe un public de féministes
noires ou de personnes noires, il s’agit en fait d’une petite bourgeoisie noire qui
fait le jeu de la gauche blanche ou non-noire en étouffant la moindre étincelle
féministe noire révolutionnaire.

Le fait est qu’il existe plusieurs courants féministes noirs, et qu’il y a une marchan-
disation du féminisme noir à travers le féminisme abolitionniste, disons libéral.
Concrètement, qu’ont apporté les universitaires-militant·es aux masses ? La question
se pose aussi pour le féminisme décolonial. Regardez le fléau des féminicides en
Amérique centrale. J’attends de voir ce que peut bien faire le féminisme décolonial
pour lutter contre la violence concrète des féminicides. Je n’ai pas le sentiment que
le milieu universitaire cherche à remédier à une quelconque forme de violence. J’ai
plutôt l’impression qu’il cherche à instrumentaliser la souffrance des masses au
bénéfice des intérêts professionnels de certains domaines d’étude ou de certain·es
chercheur·ses, qu’il s’agisse des féministes noires appelant à voter ou du DNC
(Democratic National Commitee)11.

C’est l’antithèse même de ce qu’a pu faire un groupe féministe noir comme Com-
bahee dans les années 1970. Combahee a été pensé comme un collectif œuvrant à
la libération de tou·tes. C’est un postulat féministe noir. Et puis quelques années
après sa création, Boston a été frappée par une série de meurtres visant des femmes
noires. C’était en 1979 je crois. Le Combahee River Collective a écrit au sujet de ces
meurtres. Il me semble qu’il y en a eu 15 au total. Mais au bout du cinquième ou du
sixième assassinat, le collectif a publié une déclaration avec une série de conseils
pour se protéger contre les tueurs en série, et a distribué des pamphlets dans toute

[11] L’instance démocratique interne du Parti démocrate aux États-Unis.

166
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

la ville. Ces femmes noires ont été étranglées, poignardées et battues à mort. Cinq
femmes noires ont été étranglées à mort et une autre poignardée à mort, chez elle,
et c’est à ce moment que Combahee a publié « Six Black Women: Why Did They
Die? » (« Six femmes noires : pourquoi sont-elles mortes ? ») dans Radical America.12
Ce faisant, le collectif a véritablement créé un lien avec les masses, un lien avec le
monde extérieur au milieu universitaire. Les membres de ce collectif avaient rejoint
ce milieu pour enseigner la théorie féministe noire comme une praxis. Il n’y a pas
d’équivalent au XXIe siècle, si ce n’est à des fins politiques libérales.

FN : Vous pensez donc que très peu de domaines ou disciplines universitaires


sont effectivement à même de déstabiliser le milieu universitaire ?

ST : Un domaine d’études, non, mais peut-être ce que Wilderson qualifierait de


structure de sentiment ou de positionnalité13. Je parlerais tout simplement de noi-
rité, de pensée noire. C’est la seule chose qui soit capable de déstabiliser quoi que
ce soit. Voilà pourquoi les garde-fous du milieu universitaire, qu’ils et elles soient
noir·es ou non, cherchent à préserver l’espèce d’hégémonie, d’emprise qu’ils et elles
ont sur la théorisation noire, et donc sur ce qu’ils et elles qualifieraient de pratique
politique noire. Le XXIe siècle n’a rien produit de révolutionnaire. Lugones ne parle
jamais de révolution dans Toward a Decolonial Feminism ni dans La colonialité du
genre. Les termes « révolution » et « révolutionnaire » n’apparaissent jamais dans
ses travaux. L’accent est toujours mis sur les luttes de libération. Quelles sont ces
luttes ? À part le vote, quelle lutte concrète ce mouvement a-t-il défendu à l’égard
du féminisme noir ? Il est incapable d’en mentionner ne serait-ce qu’une, car il sait
que la seule forme de lutte qui permettrait effectivement de renverser le système,
c’est la lutte violente, or il ne veut pas parler de violence, n’est-ce pas ?

FN : Pensez-vous que le féminisme décolonial propose une vision satisfaisante


pour notre statut paradigmatique potentiel (en tant que femmes noires) dans
le cadre d’une vraie révolution féministe décoloniale ?

ST : À mon sens, pas du tout. Comme je l’ai dit, il n’est jamais question de révolu-
tion. J’en parle dans mon article14, où j’évoque une tentative de déformation ou de
discréditation du féminisme noir ; ça ne va pas aussi loin, mais les féminismes des
femmes de couleur et du tiers monde ainsi que la critical race theory sont visés.
Une théorie féministe, décoloniale, noire, tiers-mondiste, abolitionniste dans la
pratique ne peut être associée à quoi que ce soit de révolutionnaire, dans la théo-
rie ou la pratique, si elle met l’accent sur les différences en termes de catégories
d’identité, tout en considérant de façon réductrice la violence comme quelque

[12] Combahee River Collective, « Six Black Women: Why Did They Die? », Radical America 13, no 6,
November–December 1979.
[13] La positionnalité est une façon d’approcher la recherche et d’être dans l’institution, comment est
déployée son éthique et sa politique d’identité.
[14] Terrefe, Selamawit D. « The pornotrope of decolonial feminism ». Critical Philosophy of Race 8.1-2
(2020) : 134-164.

167
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

chose d’unidirectionnel ou en l’examinant à travers le seul prisme de la morale. Je


crois que c’est de là que découle la distorsion, la cooptation, la marchandisation,
la dépolitisation des féminismes non-noirs, le tout avec l’aval des chercheur·ses
non blanc·hes. Ce n’est donc pas forcément apolitique dans le sens de neutre. C’est
ouvertement anti-révolutionnaire, et tacitement contre-révolutionnaire, justement
de par le refus de faire quoi que ce soit qui changerait concrètement les choses, ce
qui passerait peut-être par une nécessaire violence pour mettre fin à la violence.

Ces paradigmes continuent de profiter aux populations non-noires et non-blanches


qui pâtissent de la suprématie blanche, mais qui obtiennent souvent une légitimité
en rejoignant les rangs de la blanchité à travers la pratique de l’anti-noirité.

Pour répondre plus directement, je ne crois pas que le féminisme décolonial ni


que toute autre théorie politique contemporaine, féministe ou non, propose une
interprétation satisfaisante du statut paradigmatique des Noir·es dans le monde,
hormis l’analyse afropessimiste. Comment parler de révolution ou d’idéologie
révolutionnaire en tant que produit d’une théorie quand cette même théorie ne
considère toujours pas la révolution comme une pratique ou un objectif politique
viable ? À ma connaissance, aucun domaine d’études, aucune théorisation ne com-
prend ou ne réfléchit véritablement, sérieusement à la violence révolutionnaire, à
l’exception de l’afropessimisme.

Prenons Lugones : elle dit porter un point de vue libératoire sur la noirité et l’indi-
généité en invoquant la multiplicité, et s’empresse de les unir au sein d’une même
coalition idéalisée sans analyser en détail en quoi ces catégories de différence ont
recours à la violence ou en font l’expérience différemment, en fonction de divers
corps au sens cartographique ou corporel. Les coalitions ne sortent pas de nulle
part, elles ont des antécédents. La décolonialité et le féminisme décolonial insistent
sur cette idéalisation, qui serait peut-être plus crédible si elle renvoyait aux alliances
concrètes du passé dans les histoires continentales et insulaires de l’Occident, de
l’hémisphère occidental.

C’est là l’une des plus grandes énigmes et l’une des plus grandes hypocrisies : il y
a un groupe qui lutte contre la suprématie blanche, l’impérialisme, le nationalisme
et le fascisme, tout en luttant pour l’abolition, la décolonisation, les droits humains
et civiques. Un groupe qui a réclamé et obtenu des avancées qui ont profité à
tou·tes, voire ont été libératoires pour tout le monde, pas juste pour les membres
de ce groupe, mais qui se sont également faites au détriment des membres de
l’avant-garde noire qui se bat pour de telles avancées. C’est ce même groupe qui
est fustigé, raillé au motif qu’il serait régressif ou tribaliste ou refuserait de former
des coalitions.

168
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

Décolonialité depuis
les arts : stratégies,
initiatives, propositions

MARCELLE BRUCE, UNAM – UNIVERSITÉ DE LILLE

L
’Art, tel que nous le concevons aujourd’hui, est un concept né dans le
long processus de constitution du système-monde moderne/colonial dont
l’une des caractéristiques est la rationalisation et la différenciation des
structures sociales en différentes sphères de valeurs. En effet, jusqu’à la
Renaissance, le mot « art » (technê en grec ou ars en latin) désignait un savoir-faire,
une habileté ou une capacité à faire quelque chose. Ainsi, ces vocables pouvaient
identifier toute sorte d’activité qui nécessitait une habileté technique : les sciences,
les métiers manuels, la peinture, la danse, etc. En outre, ces habilités techniques
devaient respecter des règles du métier ; c’est-à-dire qu’elles n’étaient pas de l’ordre
de l’inspiration mais du savoir-faire et qu’elles devaient pouvoir être transmises,
c’est-à-dire, enseignées.

Les premiers pas vers l’autonomisation de la sphère de l’art des autres sphères
d’activités, notamment la sphère spirituelle ou religieuse, débutent vers la fin du XVe
siècle, dans l’Italie de la Renaissance, quand des groupes de peintres commencent
à exiger la reclassification de leur métier, jusque-là qualifié d’art mécanique, en art
libéral. Ce processus est naturellement accompagné par l’émancipation des artistes
des corporations d’artisans. À la fin du XVe siècle, à Florence, l’artiste apparaît
pour la première fois comme sujet créateur. Ce passage de l’artisan faisant partie
des corporations, à l’artiste travaillant tout seul dans son atelier, est inhérent au
passage à un mode de production capitaliste et à la constitution d’une nouvelle
subjectivité qui met en avant la raison, la liberté et l’individualité. En 1563, les arts
visuels sont séparés officiellement des arts mécaniques pour la première fois en Italie

169
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

par la création de l’Accademia del Disegno à Florence. Cette innovation précoce


devra attendre presque un siècle pour se formaliser en France et presque deux
pour arriver en Espagne, et marque la tendance d’autonomisation d’une nouvelle
sphère de l’activité humaine : l’Art.

L’autonomisation de l’Art arrive à son plus haut point au XVIIIe siècle avec la nais-
sance de l’esthétique comme branche de la philosophie. Les changements dans le
statut de l’art, l’institutionnalisation de sa pratique par les académies et les salons,
le développement d’un marché de l’art, l’apparition d’une littérature de critique
d’art et la diversification des publics posent la question de pourquoi trouvons-nous
des choses belles ou laides, au centre de la réflexion philosophique de l’époque. Il
fallait, alors, repérer la faculté humaine qui nous permet d’expérimenter la beauté.
C’est Immanuel Kant qui mène la nouvelle discipline à son aboutissement à partir
de la définition de cette faculté, qu’il nomme le goût, comme une espèce de sixième
sens qui permet de juger un objet ou une représentation par une satisfaction
dégagée de tout intérêt. Le goût, malgré son caractère subjectif, est pour Kant
un élément suffisamment invariable pour qu’il soit universel à la nature humaine.

De cette façon, l’Art est conçu comme une activité autonome dont l’objectif est
désintéressé : les œuvres d’art sont faites pour être contemplées et non pas avec
une fin utilitaire et les artistes sont des sujets créateurs avec un don exceptionnel.
Au moment où l’Europe devient, grâce à la colonisation de l’Amérique, pour la
première fois de l’histoire le centre du système-monde, le particularisme de la sub-
jectivité européenne s’impose comme le modèle universel à suivre pour l’ensemble
de la planète. Cette conception produit une séparation géo-esthétique entre l’Art et
toutes les autres expressions sensibles et de sens qui seront reléguées à un statut
inférieur : l’artisanat, la magie, l’art primitif, etc.

C’est dans ce sens que le sémiologue argentin Walter Mignolo explique que l’esthé-
tique, comme science du beau, « a colonisé » l’aisthesis, comme faculté de perception
sensible. En effet, le mot grec aisthesis, dont le mot esthétique dérive, fait référence
à la faculté de percevoir et de sentir. Ainsi, tout être vivant possède la capacité de
l’aisthesis. Or, lors de la constitution de l’esthétique comme théorie du beau et du
sensible, elle a rendu universelle une manière de percevoir la beauté tout en niant
toute autre forme. Dans une opération fondée sur ce que le philosophe argentin-
mexicain Enrique Dussel appelle le « mythe de la Modernité », les origines de
l’histoire de l’esthétique (et de l’Art comme pratique) ont été retracées à la Grèce
classique et un récit linéaire entre la Grèce classique et l’Europe occidentale a
été formé tout en excluant les histoires et les créations des autres populations.
À partir de ce constat, Mignolo propose la notion d’aisthesis décoloniale comme
une invitation à provincialiser l’esthétique, comme une discipline normative de la
perception qui émane de l’expérience de l’Europe moderne, et à dévoiler l’aisthesis
dans toute son ampleur pour revaloriser d’autres façons de percevoir, de sentir et
de faire l’expérience du monde.

170
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

Dans cet ordre d’idées, l’Art a fonctionné dans la structure coloniale du pouvoir
comme un moyen de façonner et de contrôler la sensibilité, la subjectivité et les
modes de relation au monde, c’est-à-dire la façon dont nous faisons l’expérience
du monde. Or des multiples formes de résistance, à l’intérieur et à l’extérieur
du champ artistique, ont toujours été en tension avec les formes et les discours
hégémoniques. L’art, en ce sens, a toujours été porteur de sa propre résistance.
Cependant, la plupart de ces résistances sont restées dans le cadre épistémique
de la modernité.

La spécificité de l’option décoloniale est qu’elle part d’une prise de conscience


que l’art est une activité inhérente à la Modernité/Colonialité et que, par consé-
quent, il a été un élément de hiérarchisation, d’exclusion et d’infériorisation des
autres manières de percevoir, d’exprimer et de donner sens au monde. La tâche
décoloniale est ainsi de dévoiler la façon d’opérer de la structure coloniale du
pouvoir. Deux stratégies coexistent et se complémentent dans ce but. La première
consiste à reconnaître ces «autres» formes sensibles et de sens comme des formes
légitimes, différentes mais non inférieures, aux formes artistiques. Ces pratiques
aisthésiques (car nous ne pouvons pas les qualifier d’artistiques ou d’esthétiques),
présentées comme exotiques, folkloriques ou alternatives, stérilisées et vidées de
leur sens pour être consommées dans un marché avide d’altérité et d’originalité,
sont des formes vivantes de résistance et d’existence de différentes communautés
et coexistent, depuis les marges, avec les pratiques reconnues comme artistiques
qui se développent au sein des sociétés contemporaines depuis le début de la
colonisation et jusqu’à nos jours. Ce sont des chants et des danses exécutés en
collectif, lors de cérémonies ou de festivités, pour se mettre en relation avec la
Nature, pour remercier ou demander des faveurs à des entités non humaines ou
aux différentes déités, dans une réciprocité ; des objets quotidiens ou des offrandes
faites pour la reproduction de la vie même et non pas avec des fins de contem-
plation ; des vêtements qui symbolisent des cosmovisions, etc. Il ne s’agit pas de
les incorporer au champ de l’Art et les exposer dans des musées (comme ce fut le
cas de la célèbre exposition Les Magiciens de la Terre de Jean-Hubert Martin en
1989) car cela équivaudrait à les sortir de leur contexte et les cannibaliser. Il s’agit
humblement de prendre conscience que différentes populations de la planète ont
des façons différentes de faire l’expérience du monde et que l’Art n’est qu’une
façon parmi d’autres.

La deuxième stratégie concernant la décolonialité de l’art émerge au sein même du


champ de l’art à partir des pratiques des artistes, des conservateurs, des chercheurs
et des critiques d’art qui, à travers des pratiques et des discours situés, utilisent les
outils de leurs propres disciplines pour dévoiler les façons dont l’esthétique, l’art
et ses institutions ont été complices de la reproduction de la structure coloniale
du pouvoir. En effet, avec l’expansion du système-monde moderne, notamment
par les colonisations, l’Art s’est répandu comme activité autonome jusqu’à être
adopté par la grande majorité des sociétés de la planète qui ont fondé à leur tour

171
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

des académies, des écoles, des musées, etc. La circulation des marchandises, des
idées et des personnes dans le nouveau système-monde s’est reflétée dans la pro-
duction artistique des différents pays et communautés qui ont adapté les normes
esthétiques occidentales à leurs expériences et réalités locales. Ces expressions
artistiques ont pourtant été subalternisées par le circuit institutionnel de l’Art qui
les a traitées d’art dérivatif ou exotique en le présentant toujours accompagné d’un
adjectif : art latino-américain, art asiatique, art indigène, etc. Cette adjectivisation,
en plus de souligner la différence géo-esthétique entre l’Art tout-court (réservé à
l’art occidental) et les autres expressions artistiques, envoyait une image homo-
gène des sociétés : l’Amérique latine, l’Asie ou l’Afrique devenaient des régions
culturellement uniformes qui se caractérisaient par leurs différences culturelles
avec l’Occident.

Dans cette même logique, pendant longtemps la reproduction de la colonialité


dans les pays dits « périphériques » a réservé l’art à des expressions de la culture
nationale hégémonique et a conduit la grande majorité des artistes à chercher
à imiter les courants artistiques euro-étatsuniens et à obtenir la reconnaissance
des institutions hégémoniques du circuit de l’art. Or, depuis quelques décennies,
des narratives alternatives percent à travers les interstices de l’art institutionnel
pour dévoiler les façons dont l’esthétique, l’art et ses institutions ont reproduit la
colonialité et se servent des stratégies, des langages et des institutions de l’art pour
inverser l’opération et se positionner depuis des lieux d’énonciation de frontière,
c’est-à-dire, des subjectivités construites à cheval entre la modernité et la colonialité.

C’est le cas de l’artiste guatémaltèque maya tz’utujil Benvenuto Chavajay Ixtetela


qui a quitté l’école picturale traditionnelle de son natal San Pedro La Laguna,
caractérisée par la représentation réaliste des scènes de la vie quotidienne des
communautés mayas autour du lac Atitlán, pour construire un style artistique
propre, en dialogue avec le monde contemporain et ses enjeux, mais depuis une
vision locale. Chavajay récuse le concept d’art pour nommer sa pratique car il
explique qu’en tz’utujil, sa langue maternelle, ce concept n’existe pas. Or, formé
à l’École Nationale d’Arts Plastiques de Guatemala, il utilise le langage de l’art
pour faire un retour à ses origines et soigner la blessure coloniale. En employant
la performance ainsi que des matériaux liés à la cosmovision des peuples mayas,
tels l’argile ou le maïs, Chavajay crée des œuvres conceptuelles dans lesquelles il
invite à « dé-couvrir » des formes de concevoir et de se mettre en relation avec le
monde qui ont été passées sous silence et « couvertes » par la colonialité.

En 2019, par exemple, Chavajay profite de son séjour à Paris, invité par le Centre
Pompidou et la plateforme Cosmopolis, pour faire une performance dans laquelle il
s’est couvert d’une pâte de maïs et a marché jusqu’au cimetière du Père-Lachaise où
se trouve la tombe de l’écrivain guatémaltèque Miguel Ángel Asturias, prix Nobel
de littérature en 1967 et dont le roman Hommes de maïs est considéré comme
son chef-d’œuvre. En effet, Asturias, qui a étudié l’anthropologie à Paris dans les

172
173
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

Photographie de l’œuvre Hombre de maíz de Benvenuto Chavajay (2019).


DÉPÔT PHOTOGRAPHIQUE INDÉFINI DU RITUEL-PERFORMANCE COMPOSÉ DE 24 PHOTOS. MUSÉE NATIONAL DU CENTRE D’ART DE LA REINE SOFÍA. (DON DE JULIA BORJA)
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

années 1920, contraste dans son roman les traditions des peuples autochtones
guatémaltèques – les Hommes de maïs, d’auprès le Popol Vuh, le livre sacré des
Mayas – avec la société métisse/blanche en pleines transformation et modernisa-
tion. L’écrivain montre une vision mélancolique et idéalisée du monde autochtone
et conclut que la modernisation et l’occidentalisation ont eu raison de ce monde
magique qui est resté dans le passé. Avec sa performance, Chavajay dit vouloir
montrer que le véritable Homme de maïs, le Maya, est vivant et existe avant et
après l’œuvre d’Asturias.

L’œuvre de Chavajay est une opération d’interculturalité dans laquelle l’art est uti-
lisé comme moyen pour mettre en relation des subjectivités dans un espace-temps
partagé. La cosmovision tz’utujil s’exprime dans des œuvres d’art contemporain
ce qui renverse le déni de co-temporalité que les sciences modernes ont imposé
aux sociétés non-occidentales. Dans une région comme l’Amérique centrale où
être autochtone est synonyme d’exclusion et de discrimination, Chavajay réussit
à décentrer le discours de l’art à partir d’une énonciation située dans sa réalité de
maya tz’utujil contemporain.

Le déni de co-temporalité ainsi que la colonialité du savoir et de l’être sont inter-


rogés également par l’artiste mexicain Eduardo Abaroa qui, en 2012, entame son
projet Destruction totale du musée d’anthropologie où il conçoit un plan détaillé
pour détruire le musée le plus visité du Mexique, symbole patrimonial du Mexique
moderne. Avec ce projet, Abaroa met en évidence comment l’État national mexicain
sauvegarde et reproduit un récit idéalisé de son héritage culturel autochtone – réifié
et appartenant au passé – tout en mettant en œuvre des politiques de discrimination
et de marginalisation des populations autochtones vivantes. Cette politique est
fondée sur le récit de la « nation » moderne qui dissout les différences dans une
prétendue homogénéité qui fonctionne comme ciment de la nation et qui, dans le cas
du Mexique, ainsi que de la plupart des pays de l’Amérique latine, a trouvé dans le
« métissage » le moyen d’exclure les populations autochtones et afro-descendantes
de l’histoire officielle. En outre, le musée national d’anthropologie, comme tout
musée de ce genre, est un dispositif colonial d’extractivisme matériel et culturel,
et c’est en ce sens que l’artiste propose sa destruction totale.

Et si le musée est effectivement un produit de la modernité qui, depuis des siècles,


reproduit la colonialité par la représentation, l’exposition et l’appropriation de
l’autre, tout en réaffirmant le même normatif – moderne/occidental – qui cache
son énonciation dans l’universalité de l’art, la théorie décoloniale ne cherche pas
la destruction réelle des musées mais la contextualisation de leurs origines, la prise
de conscience de leur rôle dans la structure coloniale du pouvoir et la transparence
dans des lieux d’énonciation depuis lesquels leurs collections et leurs récits sont
conçus. Plusieurs musées entament depuis quelques années ce travail de réflexion.
Une autre étape de ce processus consiste à ouvrir des espaces pour les voix qui
ont été historiquement réduites au silence. Cette étape est délicate car le risque est

174
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

de tomber dans la logique de la représentation du subalterne, ce qui impliquerait


la reproduction des rapports de pouvoir où il y aurait un sujet capable d’analyser
et d’énoncer – à partir de ses propres grilles d’analyse – et un autre sujet, objétisé,
qui n’aurait pas de voix. Comme nous le rappelle souvent le sociologue mexicain
Rolando Vázquez, la méthode décoloniale est celle de l’écoute. En ce sens, il ne
s’agit pas d’incorporer l’autre dans le regard du moi (ce qui a été fait à diverses
reprises depuis les années 1980 dans le cadre des politiques multiculturalistes en
matière d’art), mais de fournir des espaces d’égalité pour que les autres puissent
s’énoncer dans un processus de construction pluriverselle de la transmodernité.

Un effort dans cette voie est celui du centre d’art contemporain le plus important
de Rotterdam, auparavant appelé Witte de With d’après un officier naval qui a par-
ticipé à l’expansion coloniale néerlandaise, et qui a changé de nom en 2021, après
trois ans de processus de concertation, pour devenir le Kunstinstituut Melly, en
référence à l’œuvre de l’artiste canadien d’origine chinoise Ken Lum « Melly Shum
déteste son travail », affichée sur la façade du bâtiment du centre d’art contempo-
rain depuis 1990. L’œuvre de Lum montre la photographie d’une femme d’origine
asiatique qui sourit à côté de la phrase « Melly Shum déteste son travail » et fait
référence à la réalité d’une grande partie des immigré·es qui se voient forcé·es
d’accepter des travaux précaires. Selon la propre institution, le nom a été choisi
pour sa capacité à montrer sa volonté d’être responsable, vulnérable, réactive et
plus accueillante d’une société plurielle. Or, si la politique de (re)nommer est fon-
damentale dans le processus de prise de conscience de la modernité/colonialité,
les changements de nom ne sont évidemment pas suffisants. Avec son nouveau
nom, le Kunstinstituut Melly a lancé aussi une nouvelle philosophie et un nouveau
programme institutionnel fondé sur les méthodologies d’apprentissage collectif
et la réflexion sur les sociétés actuelles.

Décoloniser l’art et ses institutions n’implique donc pas seulement l’incorporation


de la diversité sous la même structure de pouvoir (en incluant simplement des
artistes racialisé·es aux collections ou aux expositions, par exemple), mais surtout
de prendre conscience de la position que chaque individu et chaque institution
occupe dans la structure coloniale de pouvoir et d’œuvrer à son démantèlement.
Dans le monde global dans lequel nous vivons, il ne s’agit donc pas de détruire
les institutions de la modernité ou de refuser leurs apports, mais de rendre visible
les lieux d’énonciation pour construire des rapports d’égalité entre la pluralité de
formes de faire l’expérience du monde.

BIBLIOGRAPHIE

• Albán Achinte, A. (2009) ‘Artistas indígenas y afrocolombianos: entre las memo-


rias y las cosmovisiones. Estéticas de la re-existencia’, in Arte y estética en la
encrucijada descolonial. Buenos Aires: Ediciones del Signo, pp. 83–112.

175
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

• Mignolo, W. (2010) ‘Aiesthesis decolonial’, CALLE14: revista de investigación en


el campo del arte, 4(4), pp. 10–25.
• Mignolo, W. and Gómez Moreno, P.P. (eds) (2012) Estéticas y opción decolonial.
1. ed. Bogotá: Universidad Distrital Francisco José de Caldas (Creaciones).
• Mignolo, W.D. and Gómez Moreno, P.P. (2015) ‘Estéticas decoloniales: sentir,
pensar, hacer en Abya Yala y la Gran Comarca’, in Trayectorias de re-existencia:
ensayos en torno a la colonialidad/decolonialidad del saber, el sentir y el creer.
Primera edición. Bogotá: Universidad Distrital Francisco José de Caldas, Facultad
de Artes-ASAB (Colección Doctoral), pp. 99–121.
• Mignolo, W.D. and Vázquez, R. (2015) ‘Aesthesis decolonial: heridas coloniales/
sanaciones decoloniales’, in Trayectorias de re-existencia: ensayos en torno a la
colonialidad/decolonialidad del saber, el sentir y el creer. Primera edición. Bogotá:
Universidad Distrital Francisco José de Caldas, Facultad de Artes-ASAB (Colec-
ción Doctoral), pp. 123–137.
• Palermo, Z. (2009) Arte y estética en la encrucijada descolonial. Buenos Aires:
Ediciones del Signo.
• Vázquez, R. (2018) ‘El museo, decolonialidad y el fin de la contemporaneidad’,
Otros Logos, Revista de estudios críticos, (9), pp. 46–61.

176
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

Breny Mendoza : les théories décoloniales


comparées

Rédigé par la coordination de ce numéro de la collection Passerelle,


cet encadré est un résumé de l’article de Breny Mendoza (professeure
en études de genre à l’Université de l’État de Californie) : « Decolonial
Theories in Comparision », publié dans le Journal of World Philosophies à
l’été 20201, et qui présente une analyse comparée des différentes théories
sur la (dé)colonisation.

La récente prolifération de théories décoloniales a donné naissance à divers cou-


rants, comme les études postcoloniales indiennes et moyen-orientales, les études
« colonialité/modernité » latino-américaines et les études du « colonialisme de
peuplement » (settler colonialism) anglo-saxonnes – très à la mode depuis quelques
années dans les universités. Bien que cette production intellectuelle reste concen-
trée – majoritairement – entre les mains d’hommes blancs universitaires, ce sont
les mobilisations autochtones, de personnes migrantes et issues des migrations
d’anciennes colonies faisant irruption sur les scènes politiques du monde entier
qui ont mis le sujet à l’ordre du jour. Une des critiques portées envers ces études
est l’invisibilisation des formes de colonisation qui n’ont pas été perpétrées par
les Européen·nes (notamment les colonisations chinoises et japonaises en Asie) –
une forme d’eurocentrisme dans le sujet même du décolonial. Une autre critique
est que les courants théoriques se diviseraient par aire d’influence coloniale – la
colonisation britannique d’un côté et la colonisation espagnole de l’autre – reflétant
un certain « provincialisme » ainsi qu’une myopie historique dans leurs analyses
qui ne permettent pas d’aborder les origines communes, les processus imbriqués
et les juxtapositions des différentes expériences coloniales. Cet article propose
donc une analyse comparative et relationnelle des théories décoloniales latino-
américaines et anglo-saxonnes, afin de montrer que les conceptions divergentes
de l’expérience coloniale impliquent des horizons politiques de décolonisation très
différents également.

Patrick Wolfe et Lorenzo Veracini définissent le « colonialisme de peuplement »


(settler colonialism) comme un type de colonisation mené par les colons origi-
naires d’outremer qui viennent sur un territoire qui ne leur appartient pas dans
l’intention de s’y établir de manière permanente – ce qui implique le déplacement

[1] Mendoza, Brenny. « Decolonial theories in comparison », Journal of World Philosophies 5 (Summer
2020): 43-60. e-ISSN: 2474-1795 • http://scholarworks.iu.edu/iupjournals/index.php/jwp • doi: 10.2979/
jourworlphil.5.1.03

177
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

et/ou l’extermination de la population qui y vit et l’installation d’un nouvel ordre


politique. Ces auteurs l’opposent au colonialisme d’exploitation, caractérisé par
l’exploitation et le contrôle de la population autochtone – celle de l’Amérique latine.
Dans le premier cas, l’accès à la terre serait l’enjeu principal, dans le deuxième, le
contrôle de la force de travail autochtone. Pour Mendoza, il s’agit d’une opposition
binaire qu’il faudrait dépasser, car elle ne résisterait pas à une analyse plus fine des
réalités historiques. Au contraire, la théorie de la colonialité du pouvoir d’Aníbal
Quijano propose un cadre d’analyse planétaire, un régime de pouvoir global qui
caractérise le monde depuis 1492 avec différentes nuances à des périodes et dans
des régions diverses. Dans les deux cas, cependant, la colonialité est un processus
actif, continu et structurel, et non pas les restes d’un passé lointain.

La conception de l’État-nation est un autre point de divergence important. Pour


Quijano, c’est dans les formes d’exploitation du travail basée sur la race que se
forge l’État-nation – l’occupation du territoire est assumée comme un fait accompli
et évacuée des analyses. Mendoza se demande si la position sociale de Quijano, un
métis blanc et lettré, n’influence pas cette conception que la dépossession territo-
riale et de la présence des métis·ses comme des faits accomplis ; conception qui
conditionne fortement les projets de décolonisation. Au contraire, dans les études
sur le colonialisme de peuplement, l’État-nation est fondamentalement illégitime
car basé sur (et reproduit par) l’occupation ininterrompue et violente du territoire
autochtone, et quiconque revendique des droits accordés par l’État usurpateur est
également un usurpateur de souveraineté autochtone. Cela a des conséquences
aiguës en terme de projets politiques. En Amérique latine, les mouvements au-
tochtones réclament à la fois l’autonomie sur leurs territoires et l’accès aux droits
garantis par l’État-nation (issu de la colonisation). En Bolivie, la refondation de
l’État en État plurinational, l’incorporation de concepts dits autochtones comme
le « Buen Vivir » et les droits de la nature dans la constitution sont des exemples
de la réforme de l’État créole-métisse qui ne remettent pas en cause le caractère
intrinsèquement colonial de l’État. Au contraire, la politique autochtone qui dérive
des analyses des études du colonialisme de peuplement appelle au rejet total et non
négociable de l’État colonial et usurpateur comme autorité légitime – une position
politique assez utopiste selon Mendoza.

Par ailleurs, la conception de la race implique également des divergences impor-


tantes. Aux États-Unis, une goutte de sang blanc suffirait à rendre un autochtone
blanc (afin de l’assimiler et de faire disparaître son groupe social) et une goutte de
sang noir suffirait à rendre une personne noire (afin de la ségréguer et de l’exploiter).
Mais l’idée de race n’émergerait qu’avec le siècle des Lumières et la formalisation
de l’idéologie raciste. Dans l’Amérique latine coloniale, au contraire, l’idéologie
du métissage a été très forte et très régulée par les normes sociales pour chaque
groupe, dans un système de caste très élaboré qui a permis d’occulter le racisme
comme mécanisme d’élimination des éléments indésirables. La racisme était latent,
ce que reconnaît le courant décolonial : le racisme précède le capitalisme mais en

178
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

deviendra un mécanisme central. La lutte contre le racisme implique donc des


perspectives également différentes et plus ou moins structurelles.

Dans les deux courants, le genre (en tant que catégorie d’analyse) reste secondaire
et il faut alors se tourner vers les féministes décoloniales. Du côté des Latino-
américaines, Segato affirme que l’implosion du « village » sous le régime colonial
et la reconfiguration patriarcale (d’un patriarcat autochtone de basse intensité à
un patriarcat colonial de haute intensité) sont des clés pour comprendre la colo-
nialité du pouvoir aujourd’hui. Lugones affirme plutôt que le genre n’existait pas
dans les sociétés autochtones et qu’en tant que mode d’organisation de la société
déshumanisant et violent, il est constitutif de la société coloniale. Selon les Anglo-
saxonnes Tuck et Yang, mais aussi Smith, la violence sexuelle est un mécanisme
intrinsèque et indispensable à la colonisation, autant que la race. La destruction de
la matrilinéarité, l’introduction de l’hétéropatriarcat, la politique de dégradation des
femmes autochtones sont essentielles à la disparition des peuples autochtones et
à l’expropriation de leurs terres : l’objectif reste donc la disparition de l’État usur-
pateur, ainsi que la récupération de l’autonomie féminine et de l’autorité politiques
des femmes autochtones.

En terme de projet de décolonisation, les Latino-américain·es décoloniales·aux se


centrent davantage sur l’aspect épistémique de la décolonisation : le rôle de l’euro-
centrisme dans les formes légitimes de savoir et de connaissances, dans la façon
d’être au monde, détruisant les connaissances ancestrales des peuples autochtones
par pur racisme. La décolonisation passerait donc par la désoccidentalisation
et la ré-autochtonisation de la société. Pour Mendoza, cette logique répondrait
au lieu d’énonciation des penseur·ses du décolonial, des métis·ses-blanc·hes de
classe supérieure travaillant dans des université états-uniennes. Au contraire,
le colonialisme de peuplement a une vision bien plus nette des positions et lieux
d’énonciations, ainsi qu’un projet politique plus pragmatique : « sans récupération
des terres, de la souveraineté et de la communauté, la décolonisation n’est qu’une
métaphore », nous dit Mendoza. Ce courant devrait néanmoins abandonner sa
position « provincialiste » afin de proposer des projets de décolonisation plus
larges : la décolonisation est trans, elle est globale et doit être totale.

La position que soutient Breny Mendoza a donc le mérite de tisser des liens entre
position sociale des penseur·ses, niveau d’analyse, sujets d’intérêts prioritaires et
horizons de décolonisations ; elle a aussi le mérite de proposer des complémenta-
rités entre les différents courants critique du colonialisme et de la colonialité, afin
de parachever de façon efficace la décolonisation du monde.

179
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Camp d’été décolonial : qui


a peur de la non-mixité et
de l’antiracisme politique ?

SIHAME ASSBAGUE ET FANIA NOËL, ORGANISATRICES DU CAMP


DÉCOLONIAL

En 2016, une polémique enfle autour du projet de camp d’été décolonial porté par
Sihame Assbague et Fania Noël. En cause, la non-mixité politique de l’événement,
choisie et revendiquée par les militantes. Après avoir essuyé de nombreuses cri-
tiques et attaques diffamatoires, et pour répondre aux nombreuses interrogations
des premier·es concerné·es, elles se sont lancées dans la rédaction d’un dialogue
fictif avec elles-mêmes.

Pourquoi avoir choisi de créer ce camp d’été décolonial ?


L’idée de ce camp est née d’un échange sur la nécessité de multiplier les espaces
de transmission, de rencontres et de formation politique. Il en existe déjà ; ils font
écho à une longue tradition d’organisation autonome des immigrations et des
quartiers populaires. Les anciens, comme notre génération d’ailleurs, n’ont jamais
attendu qu’on vienne les sauver. Ils se sont engagés, ont milité et résisté sur tous
les fronts. C’est important de rappeler ça car tout militant est l’héritier de luttes
passées et même en cours. On connaît très mal cette Histoire, on en sait très peu
sur ces luttes et leurs enjeux. Du coup, l’un des objectifs du camp d’été c’est jus-
tement de se réapproprier tout ça. Il s’agit également de poser des termes sur ce
que nous vivons et de partager méthodes et savoirs, qu’ils soient théoriques ou
pratiques. En tant que militantes autodidactes, nous savons à quel point certains
concepts ou certaines techniques peuvent paraître abstraits, complexes, etc. et
puis, de manière générale, on a toujours besoin de creuser ce que l’on croit savoir
(nous les premières), de se confronter à d’autres pensées, d’autres prismes, d’autres
réalités. C’est un peu le principe de l’éducation populaire.

Après, plus nous militons et plus nous nous rendons compte que le rouleau com-
presseur de l’antiracisme moral aka Touche-pas-à-mon-pote a fait des dégâts et a

180
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

très largement contribué à la dépolitisation de ces sujets. On se retrouve avec des


campagnes similaires à #TousUnisContreLaHaine qui, en se focalisant uniquement
sur le racisme interpersonnel et sur les sentiments haine/amour, occultent volon-
tairement sa dimension structurelle, étatique et donc éminemment politique. Cette
formation nous a semblé d’autant plus opportune que les racisé·es sont voué·es à
rester le sujet de discussion favori de la classe politique et médiatique de ce pays.
Il faut juste voir les polémiques autour du voile… Tout ça, on a besoin de l’analyser,
de le comprendre afin de le déjouer.

Pourquoi avoir choisi de limiter l’accès uniquement « aux personnes subissant


à titre personnel le racisme d’État » ?
La vraie question serait plutôt « pourquoi une formation organisée par et pour des
personnes subissant le racisme d’État pose autant de problèmes ? ». Ce n’est pas un
projet de vie, ce sont des universités d’été de trois jours réservées aux personnes
directement concernées par le sujet… C’est d’ailleurs ce qui est indiqué sur tous
nos supports. Contrairement à ce qu’ont relayé les deux/trois journalistes mal-
intentionnés qui ont lancé la “polémique”, nulle part nous n’écrivons que le camp
d’été est interdit « aux blancs de peau ». Pour la simple et bonne raison que ça
ne veut pas dire grand-chose. On ne fait pas de la peinture là, on s’intéresse aux
effets de la production de races sociales1 par le colonialisme européen… Géné-
ralement, quand on dit cela, on a le droit au fameux « mais vous êtes racistes, les
races n’existent pas ! »

C’est un peu l’objection que j’allais vous faire… pourquoi parlez-vous de


« races » ?
Dans nos bouches à nous, militant·es de l’antiracisme politique, le concept de
race ne renvoie pas du tout à une réalité biologique mais à une réalité sociale. Il
ne s’agit pas de faire des classifications entre les ethnies mais de reconnaître que
les mythes autour de la race, qui ont été produits par l’esclavage et la colonisation,
ont eu des effets catastrophiques, destructeurs, dont on paie aujourd’hui encore le
prix fort. Oui, il n’y a qu’une seule race, la race humaine, blabla mais là n’est pas
la question. Comme l’a très bien résumé Colette Guillaumin : « la race n’est certes
pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale,
des réalités.2 » En d’autres termes, la science a beau avoir prouvé qu’il n’y avait
pas de différence biologique fondamentale entre les différents groupes humains,
les catégorisations raciales et les valeurs (positives et négatives) qui leur sont
attribuées n’ont pas disparu. Loin de là. D’un côté, une racialisation positive qui
s’accompagne de bénéfices et de positions sociales et économiques avantageuses
à l’échelle systémique ; de l’autre, une racialisation négative qui se manifeste par
les effets inverses.
[1] Sur ce sujet, lire notamment le livre de Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France : de De
Gaulle à Sarkozy, éd. La Fabrique.
[2] Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir, éd. Indigo & Côté femmes, 1992 - ouvrage
notamment cité par Horia Kebabza dans l’article « « L’universel lave-t-il plus blanc ? » : « Race »,
racisme et système de privilèges », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 14 | 2006.

181
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Cela étant dit et les formes du racisme


ayant évolué, la couleur de peau est
loin de constituer le seul marqueur
de racialisation. À cela s’ajoutent des
marqueurs plus ou moins visibles tels
que le patronyme ou des signes dis-
tinctifs, notamment d’appartenance
à la religion musulmane, qui ren-
voient à une origine, une différence
réelle ou supposée. Ainsi, on peut
être arabe, avoir « la peau blanche » et
Banderole appelant à l’organisation antiraciste.
être impacté·e par le racisme d’État,
de même qu’une blanche convertie à
l’islam et ayant fait le choix de porter le voile sera renvoyée à une assignation raciale.
On peut donc continuer à dépolitiser le sujet et à faire des comparaisons abjectes
et anachroniques du type « mon Dieu, ce camp d’été c’est comme la ségrégation
raciale dans les bus aux USA » ou on peut accepter que c’est bien plus complexe
que cela. D’autant que la ségrégation raciale consistait à exclure socialement,
politiquement et économique un groupe au profit d’un autre. Quel rapport avec
le camp d’été ? Quelle exclusion sociale, politique, économique produira-t-il sur
les personnes « blanches de peau » pour reprendre les termes des journalistes ?

Le camp d’été se fera donc en non-mixité ?


Oui, le camp d’été décolonial se fera en non-mixité avec celles et ceux qui, parmi les
millions de citoyen·nes subissant le racisme structurel, souhaitent y participer. C’est
un choix politique que nous assumons à 3 000% et qui nous semble indispensable
à l’auto-émancipation et l’auto-organisation des concerné·es. Évidemment, dans
un pays qui a érigé l’universalisme en valeur absolue et dans lequel beaucoup se
sentent investi·es d’une mission de sauveur·ses de l’humanité, ça peut être difficile
à avaler. Mais ces espaces sont importants et ils ne sont donc pas négociables.

Pourquoi sont-ils importants ? On a vu que c’était aussi le cas à Nuit Debout


avec des réunions non-mixtes des féministes3. Est-ce que vous pensez, plus
largement, que la non-mixité est une nécessité politique ?
Si le parallèle avec la non-mixité féministe semble évident, il n’est pas forcément
juste dans la mesure où la non-mixité n’est qu’un prétexte pour s’attaquer au
contenu politique. Cela étant dit, quels que soient les groupes sociaux dominés
concernés, il nous semble que oui, la non-mixité est une nécessité politique. C’est
d’ailleurs pour ça qu’elle a été pensée et utilisée par des milliers de militant·es, qu’ils
soient féministes, antiracistes ou anticapitalistes, depuis des décennies. Comme
nous, ils ont dû constater que les réunions mixtes sont certainement nécessaires
pour faire avancer les luttes mais que comme tout le reste, elles ont leurs limites.

[3] 
http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/04/21/a-la-nuit-debout-les-reunions-non-mixtes-des-
feministes-font-debat_4905848_3224.html

182
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

DOUBICHLOU14 (CC BY-NC-ND 2.0)


Des limites qui peuvent constituer une vraie perte de temps, d’énergie mais aussi
de leadership. C’est le cas, par exemple, de ces rencontres où l’on va passer trois
heures à redéfinir le mot « islamophobie » alors que les concerné·es préféreraient
que l’on s’attaque au cœur du problème, à savoir la réalité de l’islamophobie ;
idem quand tu te retrouves à expliquer que non, quand tu parles de « races », tu
ne sous-entends pas qu’il y a des êtres supérieurs aux autres mais qu’il existe un
système d’assignation hérité de l’Histoire esclavagiste et coloniale française… ce
qu’il te faudra rapidement compléter en expliquant que non, évidemment tu ne
vises pas les grands-parents de Marie-Pierre en disant cela et que tu sais très bien
qu’elle n’est pas raciste mais que ce n’est pas la question, etc., etc. Ça peut paraître
caricatural mais c’est précisément ce que nous vivons dans la majorité des réunions
mixtes, du moins avec les gens qui ne sont pas au clair sur ces questions. Avec les
autres, les allié·es, c’est plus pernicieux car leur compréhension des enjeux occulte
la manière dont ils et elles servent – souvent à leurs dépens – la reproduction des
mécanismes de domination. Ainsi, un·e antiraciste blanc·he jouira d’une double
reconnaissance admirative, celle d’une partie de ses pairs (et de l’élite) qui trouveront
ça « super engagé » et celle des racisé·es qui donneront davantage de poids à sa
parole. Rien d’étonnant car les paroles blanches sont survalorisées, surinterprétées,
surlégitimées comparées aux paroles et pensées non-blanches.

Et alors ? Peut-être que c’est tout simplement parce que ce qu’ils et elles
disent est pertinent ?
Dans un monde absolument juste et égalitaire, on pourrait effectivement envisager
cette hypothèse. Dans le monde réel, où les rapports de domination sont violents
même quand ils sont invisibles, il faut se rappeler que les personnes qui ne vivent pas
une oppression (qu’ils et elles aient conscience ou non de leur position) partent avec
une longueur d’avance. D’autant que, comme l’a très bien montré Frantz Fanon4,
la domination a été intériorisée. Aussi, leurs paroles, leurs avis et leur présence
influent forcément sur l’orientation des réunions, des prises de décision et même

[4] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, éd. La Découverte.

183
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

de l’organisation… Évidemment que les paroles peuvent être pertinentes ! Mais ce


n’est pas la question. Qui dit lutte contre une oppression dit empowerment, c’est-
à-dire renforcement du pouvoir des opprimé·es. C’est une dimension qu’on oublie
trop souvent alors que c’est très certainement l’un des enjeux les plus importants.
On a besoin de reprendre confiance en nous, de croire en nos paroles, en nos
actions, en notre organisation. On a besoin de faire les choses par nous-mêmes,
pour nous-mêmes et avec nous-mêmes, c’est une forme de reconquête d’un pouvoir
muselé. Et c’est l’un des atouts de la non-mixité. À cela s’ajoute aussi, et c’est lié, la
libération de la parole. C’est plus simple de parler de son vécu, de ses doutes, de
ses espoirs, de ses rancœurs, avec des personnes qui ont des expériences similaires
et qui ne vont pas vous opposer des “et la lutte des classes ?!” ou des nuances à
chaque bout de phrase. Après, il faut aussi remettre les choses dans leur contexte :
la non-mixité est un outil circonscrit dans le temps et l’espace ; un outil comme
il en existe bien d’autres, avec ses qualités et ses limites, servant à accompagner
un objectif politique précis. Notre objectif, en l’occurrence, est l’auto-définition,
l’auto-détermination et l’auto-émancipation des personnes subissant le racisme
d’État… donc forcément, elles sont au cœur du processus. Contrairement à nos
détracteur·rices, on ne se pose pas la question de la non-mixité à l’échelle de la
société ou d’une temporalité indéfinie, ça n’a jamais été le sujet.

Est-ce que ça signifie que ce combat/sujet ne peut concerner que les personnes
victimes de racisme ?
Par définition, le racisme concerne l’ensemble de la société. On le souligne rare-
ment mais si certains sont désavantagés par les processus de racialisation négative,
d’autres en tirent des avantages nets, directs ou indirects… C’est ce que l’on appelle
les privilèges. Ainsi, et par exemple, le pendant de la discrimination raciste au
logement c’est le bénéfice qu’en tirent les « membres de la population majoritaire »,
pour reprendre une expression en vogue. Si l’on devait résumer ça de manière
cynique et grossière, on dirait qu’il y a les perdant·es et les gagnant·es du racisme
structurel, comme il y a les perdant·es et les gagnant·es du patriarcat. Après, c’est
évidemment plus complexe que cela dans la mesure où la blanchité ne préserve pas
d’autres oppressions liées, par exemple, au genre, à la classe sociale, au handicap, etc.

Pour en revenir à la question, si tout le monde est concerné, nous n’occupons pas
tou·tes la même place dans les processus de racialisation et n’avons donc évidem-
ment pas le même rôle à jouer. Encore une fois, le racisme est lié à la question du
pouvoir… Il est donc primordial que l’incarnation, la définition de l’agenda, des
modalités et des objectifs politiques reviennent aux personnes concernées. Les
autres peuvent aider de mille et une manières à condition de ne pas entraver le tra-
vail d’auto-détermination et d’émancipation en cours. Est-ce si difficile à accepter ?

Est-ce que vous comprenez que cela puisse interpeller ?


Oui et non. On opère une distinction entre les interrogations sincères et légi-
times de personnes découvrant ces sujets et outils et les accusations fallacieuses

184
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

LANGLADURE (CC BY-SA 4.0)


Dans le 17e arrondissement de Paris, un collage proclame « Pas de Justice Pas de Paix ».

de défenseurs du pouvoir qui sentent leur petit monde se dérober progressive-


ment sous leurs pieds. C’est pour les premier·es, en particulier celles et ceux qui
subissent le racisme structurel, que nous prenons le temps de répondre à ces
questions. C’est marrant – et surtout très hypocrite – que l’on fasse tant de bruit
sur la non-mixité d’un événement militant somme toute assez confidentiel alors que
tous les jours des réunions en non-mixité politiques ont lieu. On pourrait parler
d’initiatives féministes, comme celle de la Maison des femmes de Montreuil ou de
Paris, deux espaces non-mixtes recevant des aides de l’État, des départements et
des municipalités sans que cela fasse sourciller personne. Alors que, à en croire
l’argumentaire des détracteur·rices du camp d’été, ce genre d’initiatives conduit
au « communautarisme » et « à la destruction du vivre-ensemble » ! On pourrait
aussi parler de Cinéffable et de son Festival International du Film Lesbien et Fémi-
niste, exclusivement réservé aux femmes5. Là encore le festival est soutenu par la
Mairie de Paris et n’a jamais suscité d’opposition si ce n’est de la part de quelques

[5] 
http://www.cineffable.fr/fr/c_asso1.htm

185
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

sites d’extrême-droite. De même, il ne viendrait à l’idée de personne d’imposer la


présence du MEDEF ou d’actionnaires du CAC 40 dans des réunions syndicales
de salarié·es souhaitant s’organiser.

C’est cette différence de traitement qui devrait interpeller. Ou bien la Mairie de


Paris finance des groupuscules communautaristes, discriminatoires et dangereux
pour la République ou bien il y a une non-mixité tolérée, comprise, encouragée et
une autre profondément dérangeante. On sait très bien quelle option l’emporte.

Pour caricaturer, vous avez trois grands types d’opposition à cela : les protecteurs
du pouvoir qui ne supportent pas qu’il soit remis en cause et qui voient d’un très
mauvais oeil que les racisé·es s’organisent ; les adeptes de théories racistes pour qui
l’organisation d’espaces non-mixtes est une nouvelle étape dans le processus du grand
remplacement ; enfin, les super(wo)men de l’antiracisme qui sont vexé·es de ne pas
pouvoir participer à la réunion alors même qu’ils et elles ont dédié leur vie à ce com-
bat. En trame de fond se posent aussi deux réalités majeures : les blanc·hes ne savent
pas qu’ils et elles sont blanc·hes et ne sont pas habitué·es à être remis·es à leur place.

Pourquoi les espaces non-mixtes de l’antiracisme politique provoquent-ils


autant de remous ?
D’une certaine manière, la réponse est dans la question et dans tout ce qui vient
d’être dit. L’antiracisme politique c’est quoi ? C’est un mouvement, une démarche,
une vision rompant intégralement avec la tradition de centrer l’antiracisme autour
de la question morale et interpersonnelle. Nous envisageons le racisme, non pas
comme quelque chose de « mal » et d’individuel (même si ça peut l’être aussi hein)
mais comme un système dont l’État est l’un des principaux actionnaires et bénéfi-
ciaires. On ne le dira jamais assez, le racisme est lié à la question du pouvoir : c’est
un rapport de domination. L’antiracisme politique s’évertue donc à dénoncer et
combattre les manières dont le pouvoir, qu’il soit médiatique, politique, économique,
militaire, ou autre, se nourrit et renforce la racialisation négative d’une partie de
la population. Cela sous-entend donc, par exemple et contrairement à ce que l’on
nous martèle en continu, que le racisme n’est l’apanage d’aucun parti politique. La
présidence de Hollande aura eu le mérite de démontrer cela aux derniers sceptiques.
Porter ce discours, c’est évidemment moins « mignon » que de « lutter contre les
clichés et le FN ». Mais ce ne sont ni les clichés ni le FN qui, depuis 40 ans au moins,
ont des conséquences dramatiques sur nos vies, celles de nos aîné·es et celles de
nos petits frères et sœurs. Ce sont des discours politiques, des discriminations de
masse, des lois, des humiliations généralement produites par des agents de l’État,
des politiques publiques, etc. C’est ce fond politique qui dérange.

Que répondez-vous à ceux qui vous disent « Nique la race, vive la lutte des
classes ! » ? N’avez-vous pas l’impression de vous tromper de combat ?
De manière un peu provoc’, nous répondrions : « nique-toi toi… qui fait le ménage
à la fête de l’Huma ? ». Nous avons effectivement l’habitude d’entendre ce genre de

186
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

slogans ou d’oppositions. Il faudrait « rejeter le logiciel racial au profit du logiciel


social ». Nous on veut bien hein, mais aucune de ces affirmations péremptoires,
aucune de ces œillères n’estompe les effets du racisme structurel. À un moment
donné, il faut sortir de sa zone de confort et comprendre que ce n’est pas parce
qu’on n’est pas touché·e par la question raciale qu’elle n’existe pas. Ce qu’oublient
les daltoniens raciaux c’est qu’ils et elles ont le luxe de ne « pas voir les couleurs »
comme ils et elles disent. Ces réalités, ces « couleurs », saisissent à la gorge les non-
blanc·hes dès leur plus jeune âge. Souvent de manière violente d’ailleurs. Ce qu’ils
et elles oublient surtout c’est que dans le cadre du capitalisme racialisé dans lequel
nous sommes, la lutte des classes comprend nécessairement la question raciale ;
cette dernière étant aussi à envisager en toute autonomie. Et puis, comme on a pu
notamment le voir dans le traitement politique et médiatique de l’affaire Benzema,
la classe n’efface pas la race. Tu peux être millionnaire et te voir constamment
renvoyé sous les feux de la racialisation.

Le 27 avril 2016, le député Bernard Debré et la ministre de l’Éducation,


Najat Vallaud-Belkacem, ont tous deux condamné le camp d’été décolonial
en expliquant que ce type d’initiatives favorisait le « communautarisme », le
« désordre », la « mise en danger de la démocratie », le « racisme anti-blanc »
et « l’antisémitisme » ? Que vous inspirent ces réactions ?
Il est intéressant de noter que ces deux responsables politiques mélangent tout.
Ainsi, l’initiative « Paroles non-blanches », impulsée par des étudiant·es racisé·es
de Paris 8, est mise dans le même sac que le camp d’été décolonial qui est, lui, mis
dans la valise du Parti des Indigènes de la République6. Ces trois organisations
qui, même si elles peuvent être en lien, sont indépendantes les unes des autres,
leurs textes et initiatives sont ainsi confondus dans le plus grand calme. Comme
d’habitude, quand ça parle d’arabes et de noir·es autonomes engagé·es contre le
racisme d’État, le PIR est accusé d’être derrière7 et, comme d’habitude, tout est
déformé... Prenons « Paroles non-blanches », par exemple ; les étudiant·es qui ont
organisé ça devraient être respecté·es, admiré·es, encouragé·es. Mobilisé·es contre
la loi travail, ils et elles se sont vite rendu·es compte que les prises de paroles au
sein du mouvement (comme dans toutes les sphères de pouvoir) étaient très majo-
ritairement blanches. Créatif·ves, organisé·es et force de proposition, ils et elles
ont donc décidé de pallier ce communautarisme en blanc en donnant la parole à
celles et ceux que l’on n’a pas l’habitude de voir et d’entendre. Contrairement à ce
qui pu être dit, le cycle de conférences qui en est né était ouvert à tou·tes, seul·es
les intervenant·es étaient en non-mixité. Les gens se plaignent de ça depuis des
salles de rédaction ou des assemblées composées à 98% de blanc·hes. Les plateaux
TV, conférences, réunions, syndicats, partis, associations, etc, composé·es exclu-
sivement de blanc·hes.

[6] http://indigenes-republique.fr/
[7] Cela étant, pour être tout à fait honnête, si le PIR n’est pas lié à ces deux initiatives, l’apport
considérable de leurs productions et de leurs pensées sur la question raciale et décoloniale a forcément
été d’une grande inspiration.

187
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

Le fait que tout ceci agite dans les plus hautes sphères de l’État prouve bien que
l’antiracisme politique est vu comme un problème, non pas à cause de la non-mixité
mais à cause du contenu. Notre camarade, João Gabriell, l’a très bien explicité8 :
« C’est le contenu tourné vers la rupture avec la pensée dominante sur le racisme,
ainsi que l’auto-organisation des victimes du racisme systémique, mais pas la non
mixité en soi (...) qui les gêne. » On nous accuse de promouvoir une vision « raci-
sée et raciste de la société », comme si nous étions responsables des processus de
racialisation à l’œuvre dans ce pays depuis des siècles. Doit-on rappeler à toutes ces
personnes que ce sont elles qui sont au pouvoir d’une France qui a institutionnalisé
l’islamophobie, légitimé les contrôles au faciès, évacué la question des réparations
liées à l’esclavage et la colonisation, développé la chasse aux sans-papiers, pour-
suivi des enfants de huit ans en les accusant d’apologie du terrorisme, dépolitisé
et étouffé les luttes de l’immigration et des quartiers populaires en finançant des
associations inefficaces, enraciné le néo-colonialisme à travers des guerres impé-
rialistes, des déstabilisations politiques et une domination économique et militaire ?
Doit-on rappeler aux journalistes qui nous accusent de « racialiser » le débat qu’ils
et elles travaillent pour des médias qui n’ont de cesse de stigmatiser une partie de la
population, de relayer les pires stéréotypes racistes, de se servir de l’islamophobie
comme moyen de subsistance, de servir de caisse de résonance à des politiques
sécuritaires, liberticides et xénophobes sans leur opposer une contradiction solide,
de dépolitiser les luttes sociales et antiracistes ? Vraiment, doit-on rappeler tout
ça ? Si le racisme, le racialisme et les injustices les touchent tellement, qu’ils et elles
aillent les combattre là où ils et elles sont : dans les alcôves de leurs petites vies de
privilégié·es qui ont le luxe de pouvoir ignorer la question raciale.

————
Ce texte est une version réduite et légèrement remaniée d’un article paru le 1er mai
2016 sur le site du magazine Contre-attaque. Il est disponible en ligne : http://contre-
attaques.org/magazine/article/camp-d-ete

[8] 
https://joaogabriell.com/2016/04/30/les-comparaisons-entre-la-non-mixite-femmes-et-la-non-mixite-
racisee-sont-problematiques/

188
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER

Une semaine ancrée dans l’histoire


de l’anticolonialisme

LA SEMAINE ANTICOLONIALE ET ANTIRACISTE

Le vote par l’Assemblée nationale, le 23 février 2005, de l’amendement sur « le bilan


positif de la colonisation » fut le signe du retour en force de l’idéologie colonialiste
et raciste au sein des institutions de la République en France. À cette date, une
quinzaine de monuments à la gloire de fascistes de l’Organisation armée secrète
(OAS) et d’officiers militaires qui avaient pris les armes contre la République étaient
déjà érigés en France. Il y en a une centaine aujourd’hui.

En réaction salutaire, un collectif s’est créé contre cette dangereuse tentative de


réhabilitation des crimes d’État que furent les guerres coloniales et la colonisation
française, héritière de quatre siècles de traite négrière et d’esclavage. L’association
Sortir du colonialisme organise, avec de nombreux groupes militants, associations,
mouvements, une Semaine anticoloniale et antiraciste depuis plus de 15 ans. Y
participent aussi des personnes à titre individuel qui se retrouvent dans ces valeurs.
Au fil des ans, des manifestations du même type se sont construites dans d’autres
villes, par exemple à Bordeaux, Valence, Montargis, Lille, Saint-Etienne, Toulouse…

Le racisme
Le racisme a servi de porte-drapeau à l’idéologie coloniale élaborée par les puis-
sances impérialistes et de justification à leur domination sur les peuples d’Afrique,
d’Asie et d’Amérique latine. Il a laissé des traces qui imprègnent toujours les popu-
lations et les institutions des pays colonisateurs. Comme l’a écrit récemment notre
camarade Gus Massiah, « le racisme trouve ses sources dans l’histoire longue et on
voit resurgir la question de l’esclavage et de la traite, dont les conséquences marquent
encore profondément l’organisation du monde et l’imaginaire des sociétés ».

En France, comme dans d’autres pays d’Europe, le racisme redouble de violence à


l’occasion de la crise économique et politique – nous en avons vu les effets lors des
élections nationales françaises au printemps 2022. Un racisme décomplexé s’est ins-
tallé : des propos nauséabonds de haine et des prophéties mystificatrices largement
médiatisés s’infiltrent dans toute la population. S’y opposer activement est un impératif.

L’histoire de l’émancipation des peuples s’écrit aujourd’hui de la Palestine au Sahara


occidental, du Kurdistan à la Kanaky, en passant par le territoire mapuche du Chili. Le
droit à l’autodétermination des peuples colonisés a été proclamé depuis Bolivar et Ho
Chi Minh par tou·tes les penseur·ses etacteur·rices de la décolonisation et de la liberté,
dont Fanon, Lumumba, Mandela, Sankara, les peuples autochtones de la Caraïbe et de

189
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

l’Amérique… qui se dressent contre les régimes corrompus soutenus politiquement et


militairement par les puissances impérialistes et leurs multinationales qui pillent leurs
richesses naturelles. La pérennisation de ces pouvoirs répressifs et la misère qu’ils
génèrent poussent chaque année des milliers de personnes de tous âges à fuir leur pays
en quête d’avenir meilleur, au péril de leur vie, pour franchir les murs de la forteresse
Europe. Au sein même de l’Empire français, les peuples des Antilles, de la Guyane, de
la Réunion ou de Mayotte sont soumis à l’émigration et au racisme qui l’accompagne.

Si de magnifiques élans de solidarité s’expriment à leur égard, ils ne suppriment


pas les insultes et propos discriminatoires, la traque des sans-papiers, les délits de
faciès, les expulsions de demandeurs d’asile… en un mot, le racisme institution-
nel qui permet l’utilisation des ex-colonisé·es et de celles et ceux qui sont encore
colonisé·es comme boucs émissaires des difficultés de tous ordres.

La Semaine anticoloniale et antiraciste s’inscrit dans le sillon de la Conférence de


Bandung, qui a réuni en 1955 les pays non alignés, et dans celui de la Tricontinen-
tale, portée en 1965 par Che Guevara, Ben Barka et Amilcar Cabral.

Le Salon anticolonial, qui ouvre la Semaine, est un forum politico-culturel à travers


ses stands, ses débats, ses films et des liaisons internet avec des peuples en lutte
sur divers continents. Il met ainsi en synergie les luttes qui ont la même origine
prédatrice : la course aux profits de l’économie capitaliste mondialisée qui cherche
à mettre en concurrence les peuples du monde. Et c’est leur rapprochement que
la Semaine anticoloniale et antiraciste cherche au contraire à réaliser. Ces peuples
qui sont seuls à préserver de la voracité productiviste une planète où le capitalisme
conduit à la mise en cause du bien commun qu’est notre Planète Terre.

Anticolonialisme et lutte pour la défense des droits, ici et ailleurs


La finance internationale entend régenter les États au Nord comme elle l’a fait avec
ceux du Sud.

Les mauvaises « recettes » qu’elle y a expérimentées pour affaiblir la souveraineté des


pays et de leurs peuples sont aujourd’hui mises en œuvre dans les pays du Nord où
les services publics, les droits économiques, sociaux et culturels sont remis en cause.

Plus que jamais, un travail d’éducation populaire est nécessaire pour faire connaître
les réalités historiques et déconstruire le discours de l’idéologie dominante à l’heure
où, en France, dix milliardaires possèdent quasiment toute la presse écrite, ainsi
que des chaînes de télévision qui tournent en boucle dans nombre de foyers.

Nous devons poursuivre et amplifier l’esprit de Manouchian, l’esprit de fraternité


entre les habitant·es de ce pays qui est devenu le ciment de La Semaine. Le combat
anticolonial, héritier de toutes ces luttes, continue. Il est plus que jamais d’actualité.

190
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

LISTE DES AUTEUR·RICES

1. Stéphane Dufoix est professeur des universités 6. Rokhaya Diallo est une journaliste française,
à l’Université de Paris-Nanterre. Membre militante féministe et antiraciste, éditorialiste
senior de l’Institut universitaire de France, il et réalisatrice. Cofondatrice de l’association
enseigne également à Sciences Po Paris et à Les Indivisibles, elle est l’autrice de plusieurs
l’Université Paris-Cité. Dernier ouvrage paru : livres et documentaires engagés.
Décolonial, Paris, Anamosa, janvier 2023.
7. Fátima Hurtado López est docteure en
2. Capucine Boidin est professeure Philosophie à l’Université de Paris 1 –
d’anthropologie à l’IHEAL (Institut des Hautes Panthéon-Sorbonne et enseignante en
Études d’Amérique latine), à la Sorbonne Philosophie au Lycée Audiberti à Antibes.
Nouvelle et enseigne le guarani à INALCO. Parmi ses publications: « Universalisme ou
Elle s’est intéressée aux théories postcoloniales pluriversalisme ? Les apports de la philosophie
sur l’hybridité (Atlantique noir, une polyphonie latino-américaine », Tumultes, nº 48 (2017),
de perspectives) et a participé à introduire pp. 39-50; « Pensée critique latino-américaine:
les théories décoloniales en France (dossier de la philosophie de la libération au tournant
« Le tournant décolonial et la philosophie décolonial », Cahiers des Amériques latines,
de la libération » dans la revue Cahiers des nº 62 (2009/3), pp. 23-36; et « Colonialité et
Amériques latines). Elle a dirigé l’IHEAL de 2019 violence épistémique en Amérique latine :
à 2022 et coordonne actuellement la mention une nouvelle dimension des inégalités ? »,
de master Sciences sociales, coopération Revue Interdisciplinaire de Travaux sur
et développement de l’Amérique latine. les Amérques (RITA), nº 2 (Août 2009).

3. Sebastián León est titulaire d’un master 8. Militante, autrice et essayiste afroféministe,
en philosophie de l’Université Catholique Fania Noël poursuit son PhD en sociologie
de Lima, où il enseigne désormais les cours à The New School for Social Research (New
d’Éthique et Sciences et de Philosophie. Il a York). Elle est cofondatrice et directrice
également milité dans différents milieux de de publication de la revue AssiégéEs, et
gauche. Il a publié des articles dans des revues a été membre du collectif afroféministe
spécialisées mais qui se dirigent également Mwasi en charge notamment de l’idéologie
à un public plus militant et activiste. politique et de la formation. Elle est
l’autrice de deux livres : Et maintenant le
4. Eric Fassin, sociologue, est professeur pouvoir. Un horizon politique afroféministe
à l’université Paris-8 (Vincennes – Saint- Cambourakis, 2022; et Afro-communautaire.
Denis), département de science politique Appartenir à nous-mêmes Syllepse, 2019.
et département d’études de genre. Il est
l’auteur, notamment, de Liberté, égalité, 9. Emmanuel Wathelet est journaliste,
sexualités : actualité politique des questions chercheur et professeur en Belgique.
sexuelles, avec Clarisse Fabre ; De la
question sociale à la question raciale ? 10. Outre sa fonction de coordinatrice de la
Représenter la société française (avec et revue Passerelle pour ritimo, Caroline Weill
sous la direction de Didier Fassin) ; et Une est doctorante en anthropologie sociale
politique municipale de la race, avec Carine à l’EHESS et étudie les reconfigurations
Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels. des rapports sociaux de sexe en contexte
minier dans les Andes sud péruviennes.
5. Sarra El Idrissi est doctorante chercheuse Ses travaux mobilisent le cadre d’analyse
en sociologie à l’Université de Haute- des féminismes décolonial et matérialiste.
Alsace, et militante associative en France
et au Maghreb. Elle a travaillé au cours 11. Antonio Zambrano Allende est
des dix dernières années dans le milieu politologue, militant et membre du MOCICC
de la coopération internationale en (Mouvement Citoyen face au Changement
Égypte et dans les pays du Maghreb. Climatique), une organisation péruvienne
qui articule les luttes pour les territoires
impactés par le changement climatique.

191
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

12. María Blanco Berglund est éducatrice 20. Interviewée par Fania Noël (voir plus haut),
populaire et membre du comité éditorial du Selamawit D. Terrefe est professeure de
journal Lucha Indigena basé à Cusco (Pérou). littérature et de culture afro-américaines
à Tulane Université. Son travail est
13. Mounia Chadi est PhD, sociologue et spécialisé dans les Global Black Studies,
chargée de programmes en droits des le genre et la sexualité, la psychanalyse,
femmes et égalité des genres à l’Association la philosophie, la théorie critique et la
québécoise des organismes de coopération politique radicale et révolutionnaire.
internationale (AQOCI). Elle est également
coordonnatrice du Comité québécois femmes 21. Marcelle Bruce a une formation en sciences
et développement (CQFD) de l’AQOCI. politiques, spécialité relations internationales
à l’UNAM au Mexique. Elle est arrivée en
14. Dánae Rivadeneyra est journaliste France grâce à une bourse de la Commission
et doctorante en sociologie et Européenne pour suivre un Master en
anthropologie à l’Université Paris Cité. relations interculturelles. Elle soutiendra
en 2023 sa thèse sur le débat autour de
15. Hanane Karimi est maîtresse de conférences la décolonialité des arts en l’Amérique
en sociologie - Université de Strasbourg et Latine à l’Université de Lille où elle est aussi
Fellow à l’Institut Convergences Migrations. enseignante au département d’espagnol.
Elle est par ailleurs coordinatrice adjointe
de l’ANR RIGORAL « Religiosités intensives, 22. Co-autrice avec Fania Noël (voir
rigorismes et radicalités » et membre de plus haut), Sihame Assbague est
l’ANR-ORA: ENCOUNTERS « Muslim-Jewish journaliste et militante antiraciste.
encounter, diversity & distance in urban
Europe: religion, culture and social model ». 23. Sabrina Velandia est une avocate
vénézuelienne spécialiste en Droit
16. Mathieu Lopes est descendant de colonisé·es. International et Droits fondamentaux,
Il est membre de l’association Survie, au sein qui se trouve actuellement en Anglettre.
du groupe de travail sur la Kanaky, et a été
engagé dans les luttes en Guadeloupe et en
France, dans différents collectifs antiracistes.

17. Nonhlanhla Makuyana et Guppi Kaur


Bola impulsent le projet Decolonising
Economics, un projet qui vise à développer
les stratégies nécessaires pour rediriger
le pouvoir et les ressources vers les
acteur·rices d’une transition juste.

18. Saïd Bouamama est sociologue et chargé


de recherche à l’IFAR (Lille). Militant
associatif et politique, il est membre du
Front Uni des Immigrations et des Quartiers
Populaires. Il a publié de nombreux ouvrages
portant sur les milieux populaires, les
jeunesses et l’immigration, et notamment
La France, Autopsie d’un mythe national
(Larousse, 2008) et Les Classes et Milieux
populaires (Éditions du Cygne).

19. Traducteur, écrivain et professeur de


langue et de littérature quechua, Pablo
Landeo Muñoz a gagné le Prix National
de Littérature en Langue Autochtone du
Pérou en 2018 avec son roman Aqupampa.

192
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

BIBLIOGRAPHIE

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Editions du commun
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Anamosa – 96 p. Les Ratonnades d’Alger, 1956. Une
histoire de racisme colonial
Jérémie Piolat, 2021 Éditions Seuil – 336 p.
Portrait du colonialiste. L’effet boomerang
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ÉditionsLibre, Collection Critique Ici on noya les algériens
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En quête d’Afrique(s) : universalisme suprématie blanche dans l’assiette
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C’est quoi le colonialisme aujourd’hui ?
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Les damnés de la Terre RACISMES
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Discours sur le colonialisme Éditions Anamose, Collection
Présence Africaine – 92 p. Le mot est faible – 96 p.

James Baldwin, Malcom X et Olivier Le Cour Grandmaison


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Nous, les Nègres Racismes de France
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Femme, race et classe Le racisme est un problème de blanc
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Layla F. Saad, 2021


Moi et la suprématie blanche
Éditions Marabout – 256 p.

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Fragilité blanche : Ce racisme que
les Blancs ne voient pas Revue Antipodes – deux numéros.
Editions Les arènes – 256 p. •D
 e la décolonisation : Prélude. Quelques idées
pour analyser, décortiquer, décoloniser.
Sylvie Laurent, 2020 N° 232, 06/2021, http://www.iteco.be/revue-
Pauvre petit blanc. Le mythe de antipodes/de-la-decolonisation-prelude/
la dépossession raciale •D
 e la décolonisation : suite. D’autres
Éditions de la Maison des sciences voix sur les questions décoloniales, n°
de l’homme, Paris – 204 p. 233, 09/2021, http://www.iteco.be/revue-
antipodes/de-la-decolonisation-suite/
Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang, 2022
Universalisme Revue Billet d’Afrique. Décoloniser la
Éditions Anamosa, protection de la nature, Survie, n° 309, 08/2021.
Collection Le mot est faible – 104 p.
Revue Les Autres Voix de la Planète. Dettes
Fatima Ouassak, 2020 coloniales et réparations, CADTM, n°76, 05/2019
La Puissance des mères : Pour un https://www.cadtm.org/IMG/pdf/
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Un féminisme décolonial à la recherche en sciences sociales et
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https://scienceetbiencommun.
Sabine Masson, 2016 pressbooks.pub/projetthese/
Pour une critique féministe décoloniale
Antipodes

Djamila Ribeiro
Petit manuel antiraciste et féministe
Anacaona – 132 p.

Lélia Gonzalez, Maria Lugones


et Sueli Carneiro, 2022
Pensée féministe décoloniale
Anacaona – 320 p.

Collectif, 2018
Décolonisons les arts !
Editions L’Arche – 144 p.

194
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

SITOGRAPHIE

Histoire coloniale et postcoloniale Revue d’études décoloniales


https://histoirecoloniale.net/ https://etudesdecoloniales.press/
spip.php?page=sommaire
QG Décolonial
Post-Colonialisms Today https://qgdecolonial.fr/
https://regionsrefocus.org/initiatives/
post-colonialisms-today/ Perspectives décoloniales d’Abya Yala
https://decolonial.hypotheses.org/

PODCASTS

L’Histoire un podcast de Paradiso Les enfants du bruit et de l’odeur


Media https://lnk.to/lhistoire un podcast de Prisca Ratovonasy et Ulriche Ale
Ce podcast nous immerge dans les pans https://play.acast.com/s/les-enfants-
méconnus de notre histoire collective : du-bruit-et-de-lodeur/
évènements passés sous silence, faits insolites, Ce podcast a pour but de parler de toutes les
figures invisibilisées, personnages interlopes, expériences, les ressentis, les problématiques
grands oubliés du roman national… Pour des parents et des enfants racisés au sein de
comprendre le présent, ses enjeux et ses l’école. Nous avons nommé ce podcast les
structures, il faut éclairer le passé : nos récits enfants du bruit et de l’odeur en réaction au
grattent le vernis de l’histoire officielle et nous discours prononcé par Jacques Chirac, le 19 juin
font découvrir ses parts d’ombre et de mystère. 1991, à Orléans, dépeignanr « l’immigré »
comme étant un envahisseur « bruyant et
Kiffe ta race un podcast de odorant ». Force est de constater que depuis
Rokhaya Diallo et Grace Ly 1991, les problématiques sont inchangées :
https://www.binge.audio/podcast/kiffetarace/ immigrés profitant du système, infantilisation des
Pourquoi le mot « race » est-il tabou ? Qu’en parents racisés, enfants racisés marginalisés.
est-il quand on est, à la fois, victime de
discriminations raciales et sexuelles ? Comment Afrotopiques un podcast de
assumer son identité plurielle ? Un mardi sur Marie-Yemta Moussanang
deux, Rokhaya Diallo et Grace Ly reçoivent un·e https://soundcloud.com/afrotopiques
invité·e pour explorer les questions raciales Cultures, écologies, épistémologies,
sur le mode de la conversation et du vécu. philosophies, économies, politique,
technologies... Afrotopiques est un moment
Isolation thermique un podcast de la d’oralité et une invitation à poser notre attention
C.A.A.N (Coordination Action Autonome sur les enjeux civilisationnels de notre époque,
Noire), produit par Kizû Studio, sur Spotify. afin explorer les voies – et entendre les voix –
Chaque épisode d’Isolation Termique vise en dissonance avec le discours dominant.
à isoler un concept important pour notre
engagement, mettre en lumière d’où il Chaînes YouTube :
vient, ce qu’il veut dire et à quoi il sert : • Histoires Crépues
des mots-clés pour ouvrir les portes ! • Tant que je serai noire

N’Autre Histoire un podcast de Lissell


Quiroz https://podcasts.apple.com/fr/
podcast/nautre-histoire/id1511417581
N’Autre Histoire, le podcast qui parle de
l’histoire autrement ! Une fois par mois, il
aborde un sujet historique du point de vue
des Subalternes, c’est-à-dire de celles et ceux
invisibilisé·es par l’histoire dominante.

195
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES

FILMOGRAPHIE

Décolonisations. Karim Miské et Marc Ball, Restituer ? L’Afrique en quête de ses


2019. Production : ARTE France, Program33, chefs-d’œuvre. Nora Philippe, 2021 – 83 min
AT Production, RTBF, RTS Sénégal En retraçant l’histoire des pillages coloniaux,
Synthétiser cent cinquante ans d’une histoire la réalisatrice revient sur la question de
planétaire dont les non-dits, comme les dénis, la restitution des objets d’art à leurs pays
réactivent au présent fractures et polémiques : d’origine et fait ainsi entendre les voix qui
c’est ce que les auteurs ont choisi de tisser luttent pour le retour de leurs œuvres exilées,
chronologiquement grande et petites histoires, de leurs objets sacrés, de leurs ancêtres.
continents et événements. En racontant l’histoire
du point de vue des colonisés, ils prennent le Les Statues de la discorde. S’attaquer
contre-pied d’un récit historique qui reflète aux symboles du passé pour changer le
d’abord le regard de l’Europe colonisatrice, présent. Émile Rabaté, 2020 – 52 min
et ont préféré braquer le projecteur sur une En allant à la rencontre de militants et
série de destins et de combats emblématiques, d’intellectuels qui défendent la lutte contre le
certains célèbres, d’autres méconnus. racisme de la Martinique à La Réunion, et de
Paris à Saint-Ouen, Les Statues de la discorde
Décolonisons l’écologie. Reportage explore la dynamique à l’œuvre derrière le
au cœur des luttes décoloniales et déboulonnement de statues, mouvement
écologistes. Jérémy Boucain, Annabelle contemporain aux multiples facettes qui s’attaque
Aim, Cannelle Fourdrinier, 2021 – 100 min. aux symboles du passé pour changer le présent.
Les personnes racisées sont les premières
concernées par la crise capitaliste, ses impacts Sur les traces de Frantz Fanon.
environnementaux, sanitaires et sociaux, et Mehdi Lallaoui, 2021 – 90 min
pourtant, celles-ci sont invisibilisées au sein Qui était Frantz Fanon, l’auteur des « Damnés de
de la lutte écologique mainstream. C’est la terre » et de « Peau noire, masques blancs », ce
pourquoi, nous avons écouté et appris de celles penseur et psychiatre panafricain engagé dans
et ceux qui, depuis la Caraïbe, et notamment les luttes anti-colonialistes ? Soixante ans après
en Martinique, sont les mieux placé(e)s pour sa disparition, ce documentaire télévisé part sur
apporter des solutions radicales à ce système ses traces aux côtés de ceux qui l’ont côtoyé,
colonial, capitaliste, écocidaire, génocidaire. pour redécouvrir cet homme d’exception.

Pour quelques bananes de plus. I am not your negro. Raoul Peck, 2016 – 93 min.
Le scandale du chlordécone. Ce film retrace la lutte des Noirs américains
Bernard Crutzen, 2019 – 53 min. pour les droits civiques à partir d’un texte
Aux Antilles, tout le monde le connaît. inédit de James Baldwin (Remember this
9 personnes sur 10 l’ont dans le sang. house), qui se déroule notamment pendant
C’est un perturbateur endocrinien qui la période des meurtres de Medgar Evers,
fait de la Martinique la championne du Malcolm X, et Martin Luther King.
monde des cancers de la prostate.
Trop noire pour être française ?
Nouvelle-Calédonie, histoire d’un Isabelle Boni-Claverie, 2015 – 52 min.
décolonisation. Patrick Benquet, Éclairé par les analyses d’Eric Fassin, Pap
Anne Pitoiset, 2018 – 52 min. Ndiaye, Achille Mbembe, Patrick Simon et
Les habitants de la Nouvelle-Calédonie n’ont, Sylvie Chalaye, ainsi que par les témoignages
pour la plupart, pas choisi de vivre ensemble. d’anonymes, ce documentaire propose une
C’est la France du XIXe siècle qui l’a décidé réflexion sur les inégalités et les discriminations
pour eux. Depuis, ils essayent tant bien que mal raciales, tout en interrogeant le racisme
de partager un destin dont les contours restent ordinaire au sein de notre société.
flous. Le référendum d’autodétermination
de 2018 invite les citoyens calédoniens à se ——
projeter et définir l’avenir auquel ils aspirent. La filmographie proposée a été réalisée
par l’association Autour du 1er mai :
http://autourdu1ermai.fr/ (n° 5 et 8)

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LES DERNIERS NUMÉROS DE LA COLLECTION PASSERELLE

Tous les numéros sont disponibles en ligne et téléchargeables gratuitement sur :


www.ritimo.org et www.coredem.info

N°23/2022 :  inance et communs : pour une réappropriation collective de la


F
finance (Co-édition par Remix the Commons)

N°22/2021 : D
 émocraties sous pression. Autoritarisme, répression, luttes
(Disponible en français et en anglais)

N°21/2020 : L
 ow tech : face au tout-numérique, se réapproprier la technologie

N°20/2020 : V
 illes contre Multinationales
(Co-édition par ENCO, disponible en français, anglais et espagnol)

N°19/2019 : (Dé)passer la frontière


(Disponible en français et en anglais)

N°18/2018 : E
 au, Bien Commun. Climat, territoire, démocratie
(Co-édition par l’Observatoire des Multinationales),
disponible en français et en anglais)

N°17/2017 : F
 éminismes ! Maillons forts du changement social
(Disponible en français et en espagnol)

N°16/2017 : L
 a vigilance sociétale en droit français
(Co-édition par Sherpa, disponible en français)

N°15/2016 :  e quoi le droit à la ville est-il le nom ?


D
(Co-édition par HIC, disponible en français, anglais et espagnol)

N°14/2016 : M
 ultinationales : les batailles de l’information
(Co–édition par l’Observatoire des multinationales, disponible en
français et en anglais)

N°13/2015 :  limat : choisir ou subir la transition ?


C
(Disponible en français, anglais et espagnol)

N°12/2015 : L
 a Prochaine Révolution en Afrique du Nord : la lutte pour la justice
climatique
(Co-édition par Platform London et Environmental Justice North
Africa, disponible en français et en arabe, en version papier)

N°11/2014 : P
 our une information et un Internet libres, Journaliste
indépendants, médias associatifs et hacktivistes s’engagent
(Disponible en français, anglais et espagnol)

N°10/2014 : L
 a terre est à nous ! Pour la fonction sociale du foncier,
Résistances et Alternatives
(Co-édition par l’Aitec, disponible en français, anglais et espagnol)

N°9/2013 : P
 aysages de l’après-pétrole ?
(Co–édition par La Compagnie du Paysage)

197
Ritimo
21 ter rue Voltaire, 75011 Paris
Tél : +33 (0)1 44 64 74 14
www.ritimo.org / www.coredem.info

Paris, mars 2023

Réalisation et coordination
Caroline Weill (ritimo)

Comité éditorial
Sihame Assbague (journaliste & militante anti-raciste), Amzat Boukari (historien du panafricanisme),
Amina Legrand-Mahamdou (Bioforce – ritimo), Danielle Moreau (CDTM-Monde Solidaire La
Flèche – ritimo), Fania Noël (militante, autrice et essayiste afroféministe), Lissell Quiroz (professeure
d’Études Latino-américaines, université de Cergy), Severine Renard (ritimo), Maboula Soumahoro
(maîtresse de conférences en civilisation américaine, Université de Tours) et Caroline Weill (ritimo).

Traductions
Adrien Gauthier

Relectures
Line Delestrée, Sophie Gergaud, Amina Legrand-Mahamdou, Myriam Merlant, Danielle Moreau,
Nathalie Samuel

Conception graphique
Guillaume Seyral

Mise en page et création couverture


Clara Chambon — www.clara-chambon.fr

Impression
Corlet – 01 49 26 03 95

Droits de reproduction
La reproduction et/ou la traduction dans d’autres langues de cette publication sont non seulement
autorisées mais encouragées, à la condition de mentionner l’édition originale et d’en informer
ritimo. Tous les articles de la collection Passerelle sont en ligne sur le site de la Coredem sous licence
Creative Commons : CC BY NC ND (www.creativecommons.org)

Illustrations
Sauf mention explicite du contraire, toutes les illustrations de cette publication sont des images sous
licence Creative Commons issues du site flickr : www.flickr.com/creativecommons

Photo de couverture
Roger Mazariegos (CC BY-SA 3.0)
Soixante ans après la deuxième vague d’indépendances nationales,
la question décoloniale est toujours (voire encore plus) d’actualité.
Depuis des dizaines d’années, militant·es et universitaires démontrent qu’en termes
économiques et géopolitiques, les pratiques coloniales n’ont pas disparu : elles se sont
recomposées et adaptées au contexte post-indépendance. Fruit de cette décolonisation
incomplète du monde, dans sa dimension très concrète mais également symbolique,
l’actualité de la question décoloniale au niveau politique reste brûlante.

La nouvelle parution de la collection Passerelle se propose de défricher les débats, les


notions et les stratégies concrètes de lutte qui agitent la scène nationale et internationale
lorsqu’on parle de « décoloniser » : on ne peut décrypter le présent, ses lignes de fractures
et ses résistances, sans comprendre l’histoire qui lie les peuples et les différentes régions
du monde.

Ce numéro revient d’abord sur des notions trop souvent peu ou mal comprises : colonialité,
racisme d’État, personnes racisées, intersectionnalité… afin d’expliciter les concepts et les
analyses, loin des excès des débats médiatiques et politiques. Puis, il fait un tour d’horizon
des rapports coloniaux en France et dans le monde, en se penchant sur l’« actualité » du
colonialisme : qu’a-t-il engendré dans les rapports sociaux, et comment continue-t-il de
façonner les sociétés aujourd’hui ? Enfin, il propose des pistes de réflexions et d’action pour
parachever la décolonisation du monde, dans tous ses aspects : revendications autour des
réparations, organisation d’espaces en non-mixité choisie, autonomisation des langues
autochtones, déboulonnement des statues coloniales dans l’espace public… Comment
penser le fait décolonial pour lutter efficacement contre le racisme, l’eurocentrisme et
le capitalisme ?

La collection Passerelle a pour but d’apporter des analyses et des réflexions issues du travail
de terrain et de recherche afin d’alimenter la critique sociale, les échanges d’idées et la
diffusion d’alternatives. L’ambition de ce numéro est donc également d’accompagner le
regard critique sur soi-même, les collectifs et organisations d’appartenance, et la société
dans laquelle ces acteurs se situent.

Ritimo
L'association ritimo anime la Coredem et est l'éditeur de la collection Passerelle. ritimo
est un réseau d’information et de documentation pour la solidarité internationale et le
développement durable. Dans 75 lieux en France, ritimo accueille le public, relaie des
campagnes citoyennes, propose des animations et des formations. ritimo s’engage dans la
production et la diffusion d’une information plurielle et critique sur le Web : www.ritimo.org.
www.ritimo.org

La collection Passerelle
est réalisée avec l’appui de
la Fondation
Charles Léopold Mayer
pour le Progrès de l’Homme.

Prix : 10 euros ISBN : 978-2-914180-95-5

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