5banonyme-5d La Chanson de Roland (B-Ok - Xyz)
5banonyme-5d La Chanson de Roland (B-Ok - Xyz)
5banonyme-5d La Chanson de Roland (B-Ok - Xyz)
Lettres gothiques
LA
CHAN·SON
DE
ROLAND
•
LA CHANSON DE ROLAND
Dans Le Livre de Poche
« Lettres gothiques »
Chrétien de Troyes :
LE CONTE DU GRAAL.
LE CHEVALIER DE LA CHARRETTE.
EREC ET ENIDE.
LE CHEVALIER AU LION.
CUGÈS.
LA CHANSON
DE ROLAND
Édition critique et traduction
de Jan Short
2• édition
LE LIVRE DE POCHE
Ian Short est professeur de français à l'Université de Londres
(Birkbeck College). Il a enseigné aux États-Unis (Berkeley) et en
France (Paris X - Nanterre). Auteur de nombreux travaux sur la
langue et la littérature françaises du Moyen Age, il est spécialiste
de l'anglo-normand et, depuis 1974, secrétaire général de l'Anglo
Il est des textes qui sont notre trésor à tous, tant les héros et
les lieux qu'ils évoquent nous sont familiers : qui n'a dans sa
mémoire le preux Roland à Roncevaux, l'impérieux Charle
magne à la barbe fleurie, le sage Olivier, le trat"tre Ganelon?
C'est le propre des plus grands classiques que de nourrir,
jusque dans le quotidien, notre imagination. Si donc,
aujourd'hui encore, notre mythologie personnelle accueille
Roland et Charlemagne, c'est que l'œuvre qui les met en scène
est pour nous toujours vivante, fascinante et forte.
La seule mention de La Chanson de Roland suffit désormais
pour déclencher un déluge de superlatifs : le premier grand
monument de la littérature française, le premier en date, et le
plus riche, des poèmes épiques français, ou encore l'œuvre la
plus connue du Moyen Age français, la plus belle des épopées
nationales... Texte emblématique, texte des origines, donc, qui
s'est vu, au fil des années, promu au rang de chef-d'œuvre.
Loin de nous intimider, le prestige dont jouit La Chanson de
Roland devrait nous inciter à découvrir ou à redécouvrir par
nous-mêmes la splendeur et la valeur incontestées de cette
œuvre. Alors nous comprendrons, en la lisant, comment et
pourquoi La Chanson de Roland s'est imposée dans la culture
universelle. En effet, cette chanson de geste n'est pas unique
ment une des gloires de la littérature française : elle occupe une
place unique dans les lettres européennes, voire dans la littéra
ture mondiale : elle est, à juste titre, considérée comme le
témoignage le plus achevé du genre épique médiéval.
À l'épique on oppose communément le prosaïque. L'un est
apte à nous transporter et à nous émerveiller, l'autre reste ancré
dans le quotidien et n'inspire guère l'enthousiasme. L'un libère
l'imagination, l'autre l'étouffe. Ce n'est pas un hasard si les
Anciens associaient épopée, poésie et création. Quand, plus
près de nous, Voltaire faisait dire à M. de Malézieu que les
Français n'avaient pas la tête épique, il provoquait plus qu'il ne
6 Introduction
Jan SHORT
Vazerac (Tarn-et-Garonne).
L'édition du texte médiéval que nous avons établie est �ntiè
rement nouvelle, et elle a été soigneusement revue à partir du
manuscrit original. Elle est d' ailleurs destinée à faire partie, en
temps utile, d'une édition intégrale en plusieurs volumes du
corpus rolandien, qui sera publiée par les Presses Universi
taires de Californie. Dans le cadre de cette publication future,
j ' aurai le devoir d'exposer les principes d'édition que j ' ai
adoptés et de justifier, avec notes détaillées à l' appui, les chan
gements que j ' ai cru bon d' apporter au texte. En attendant,
qu'il suffise de dire que j ' ai suivi la lettre du manuscrit
d' Oxford de très près ; avec moins de fidélité (de servilité ?),
certes, que Bédier, dont l'édition (parue en 1 92 1 , revue en
1937) est devenue à juste titre un classique, mais avec beau
coup moins de corrections aussi que n' aurait pu en introduire
un éditeur interventionniste prêt à scruter les manuscrits colla
téraux afin d' « améliorer » le texte d' Oxford et d'en procurer
une édition à l' instar, par exemple, de celle qu'a publiée Cesare
Segre en 197 1 . Je me suis permis, néanmoins, dans le but de
rendre le texte plus lisible et plus accessible aux lecteurs non
spécialistes, de rétablir la mesure de certains décasyllabes
déformés par l' incurie des copistes, d' écarter certaines petites
irrégularités graphiques dans la prosodie, et de réduire, autant
que possible, le nombre d' assonances anormales. C' est ainsi
que le texte que nous présentons se fonde non sur une simple
transcription du manuscrit d' Oxford, mais sur une édition cri
tique de ce même manuscrit.
Les traductions françaises de La Chanson de Roland étant
sans doute plus nombreuses encore que les éditions, il y a tout
lieu d' hésiter avant de s' aventurer à en allonger la liste. Une
nouvelle version, me semble-t-il, ne saurait se justifier que si
elle se veut novatrice et sensiblement différente de toutes celles
qui l'ont précédée. Je dis bien « différente » et non « meil
leure », car la belle traduction qu' a imprimée Bédier en regard
22 Introduction
de son texte reste sans doute le nec plus ultra dans le domaine
du mot à mot. Cependant, il est peut-être permis de jouer sur
les possibilités d'adapter la structure de la phrase moderne pour
la rendre plus conforme au rythme de l 'original. Étant donné
l' importance de l'hémistiche comme unité d'énonciation, et de
la formule comme unité récurrente d'expression, il m'a semblé
intéressant de chercher à introduire dans ma version - dans la
mesure du possible, bien sûr - certaines des cadences sylla
biques de l ' ancien français, ainsi que les répétitions et reprises
littérales qui confèrent au texte sa dimension incantatoire de
commémoration. C'est ainsi que la traduction cherchera, en
début de vers, à se faire l 'écho de l' original en imitant la struc
ture rythmique de l'hémistiche initial de quatre syllabes. De
plus, notre version moderne conservera, là où la syntaxe le
permet, les nombreuses répétitions - lexicales et formulaires -
qui constituent l'un des traits les plus distinctifs et les plus
essentiels du discours épique. Seul le lecteur pourra juger du
succès de cette entreprise difficile et peut-être trop ambitieuse.
Il faut signaler, enfin, l 'existence d'une gamme de lexèmes
qui, dans la langue d'origine, revêtaient une importance toute
particulière à l 'intérieur d'un système de valeurs « féodo
morales », mais dont les équivalents en français moderne se
sont neutralisés au point de perdre leur signification première.
Il convient donc de les redéfinir dans le contexte de notre tra
duction. Loin de désigner de simples grades hiérarchiques, des
termes tels que « baron », « chevalier », « homme », « sei
gneur », « vassal » sont autant de mots clés d' une éthique guer
rière noble où sont mises en valeur des qualités masculines de
bravoure, voire d' agressivité féroce, de solidarité féodale, de
sens de l 'honneur personnel et familial, de dévouement incon
ditionnel à la cause embrassée, de fierté militaire et d' amour
propre chevaleresque. C' est dans un monde ainsi conçu que
sont valorisés les guerriers types, et qu' ils acquièrent, grâce à
des hauts faits et des actions de valeur, l' appellation de
« preux » - épithète intraduisible qui à elle seule recouvre
toutes les qualités nécessaires au héros, et qu' incarne si bien le
plus brillant de ses prototypes littéraires, Roland.
À moins d'en être réduit à tergiverser sans cesse et inutile
ment face aux exigences irréconciliables de la stricte fidélité
d'un côté, et du souci de rendre l 'original accessible au lecteur
moderne de l ' autre, le traducteur se doit - me semble-t-il -
d'opter résolument pour une démarche qui lui permette de sau
vegarder l ' essence poétique du texte dont il se fait l'interprète.
C'est à ce titre surtout que nous avons délibérément évité de
trop moderniser le poème, nous attachant avant tout à ne pas
.
Introduction 23
Principales éditions
Études critiques
RYCHNER J., La Chanson de geste : essai sur l 'art épique des
jongleurs, Publ. romanes et françaises 53, Genève, Droz,
1 955.
DE RIQUER M., Les Chansons de geste françaises, 2e éd. trad.
par 1.-M. Cluzel, Paris, Nizet, 1957.
MENÉNDEZ-PIDAL R., La Chanson de Roland et la tradition
épique des Francs, 2e éd. trad. par 1.-M. Cluzel, Paris,
Picard, 1 960.
LE GENTIL P., La Chanson de Roland, 2e éd. , Paris, Hatier
Boivin, 1 967.
VANCE E., « Roland et la poétique de la mémoire », dans
Cahiers d'Études Médiévales, 1 ( 1 973), 1 03- 1 1 5 .
BURGER A . , Turold, poète de la fidélité. . , Publ. romanes et
.
Répertoires bibliographiques
2
10 Li reis Marsilie esteit en Sarraguce :
Alez en est en un verger suz l' umbre ;
Sur un perron de marbre bloi se culched,
Envirun lui plus de vint milië humes.
Il en apelet e ses dux e ses cuntes :
1s 'Oëz, seignurs, quel pecchét nus encumbret :
Li empereres Carles de France dulce
·
2
lO Le roi Marsile se tient à Saragosse.
Dans un j ardin, à l'ombre, il est allé ;
là il s' allonge sur un bloc de marbre gris,
autour de lui plus de vingt mille hommes.
Lors il s' adresse à ses ducs et à ses comtes ;.
15 « Apprenez donc, seigneurs, quel malheur nous accable !
Saragosse sur une hauteur imprenable ; l' étendue des victoires impériales est
aussi de l' ordre de l'imaginaire.
8. Les Arabes d' Espagne sont présqntés d'emblée comme des païens, et
l'Islam, qui interdit formellement toute représentation figurale de la divinité,
travesti en religion idolâtre. De même que le poète prête au monde dit « sarrasin »
une hiérarchie féodale et une organisation sociale qui ne diffèrent guère de celles
des chrétiens, de même il se plaît à évoquer l' existence chez les musulmans
d'une structure religieuse qui est visiblement calquée sur la Trinité chrétienne :
le prophète Mahomet lui-même, Tervagan (que nous rencontrerons plus loin au
30 La Chanson de Roland
3
Blancandrins fut des plus saives paiens,
25 De vasselage fut asez chevaler :
Prodom' i out pur sun seignur aider,
E dist al rei : 'Or ne vus esmaiez !
Mandez Carlun, a l' orguillus, al fier,
Fedeilz servises e mult granz amistez :
30 Vos li durrez urs e lëons e chens,
Set cenz camelz e mil hosturs müers,
D'or e d' argent quatre cenz muls cargez,
Cinquante carre qu' en ferat carïer ;
Ben en purrat lüer ses soldeiers.
35 En ceste tere ad asez osteiét :
En France, ad Ais, s'en deit ben repairer.
Vos le sivrez a feste seint Michel,
Si recevrez la lei de chrestïens :
Serez ses hom par honur e par ben.
40 S'en volt ostages, e vos l'en enveiez,
U dis u vint pur lui afiancer.
Enveiuns i les filz de noz muillers :
Par num d' ocire i enveierai le men.
Asez est melz qu' il i perdent lé chefs
45 Que nus perduns l' onur ne la deintét,
Ne nus seiuns cunduiz a mendeier. ' AOI
4
Dist Blancandrins : 'Par ceste meie destre
E par la barbe ki al piz me ventelet,
L'ost des Franceis verrez sempres desfere :
50 Francs s'en irunt en France, la lur tere.
Quant cascuns ert a sun meillor repaire,
Carles serat ad Ais, a sa capele ;
A seint Michel tendrat mult halte feste.
Vendrat li jurz, si passerat li termes,
55 N' orrat de nos paroles ne nuveles.
3
Ce B lancandrin était l'un des plus sages païens :
25 par sa vaillance un très bon chevalier
et de grand prix pour aider son seigneur.
Il dit au roi : « Ne vous effrayez pas !
Faites annoncer à Charles, orgueilleux et farouche,
votre service fidèle, votre grande amitié ;
30 envoyez-lui des ours, des lions, des chiens,
sept cents chameaux et mille éperviers mués,
quatre cents mulets chargés d'or et d' argent,
cinquante chariots dont il fera son charro i ;
il en pourra bien payer ses soldats.
35 Dans ce pays il a déjà mené longue guerre :
il devrait bien s'en retourner en France, à Aix.
Vous l'y suivrez à la Saint-Michel,
vous recevrez la religion chrétienne,
et vous serez son vassal en terres et en biéns.
40 S'il en réclame, envoyez-lui des otages,
dix ou bien vingt, afm qu' il nous fasse confiance.
Envoyons-y les fils de nos femmes ;
dOt-il périr, j ' y enverrai le mien.
Il vaut bien mieux qu' ils y perdent leur tête
45 plutôt que nous, nous perdions terres et biens,
que nous soyons réduits à mendier. »
4
Blancandrin dit : « Par cette main droite
et par la barbe qui flotte sur ma poitrine,
l' armée des Francs, vous l a verrez aussitôt se disperser,
50 en leur pays de France les Francs retourneront.
Quand ils seront chacun dans son domaine principal,
que Charles sera à Aix, à sa chapelle,
il y tiendra cour plénière à la Saint-Michel.
Le jour viendra, le terme passera,
55 il n' entendra de nous ni message ni nouvelles.
épique (cf aussi le v. 3295.) Cene épithète est attachée au nom de la France de
façon systématique dans notre poème ; on en compte jusqu'à vingt-trois exem
ples.
36. Pour Aix, voir au v. 135.
43. Par num d'ocire : littéralement « par convention de [le voir] tuer », en
d' autres termes « au risque qu'il soit exécUJé ». Cf la même locution au v. 1 49 :
« au péril de sa vie ».
32 La Chanson de Roland
5
Li reis Marsilie out sun cunseill finét,
Si'n apelat Clarin de Balaguét,
Estramariz e Eudropin sun per,
65 E Prïamun e Guarlan le barbét
E Machiner e sun uncle Maheu
E Joüner e Malbien d'Ultremer
E Blancandrins por la raisun cunter.
Des plus feluns dis en ad apelez :
70 'Seignurs baruns, a Carlemagne irez ;
Il est al siege a Cordres la citét.
Branches d'olive en voz mains porterez :
Ço senefiet pais e humilitét.
Par voz saveirs se m' püez acorder,
75 Jo vos durrai or e argent asez,
Teres e fiez tant cum vos en vuldrez. '
Dïent paien : 'Bien dit nostre avoëz ! ' AOI
6
Li reis Marsilie out finét sun cunseill ;
Dist a ses humes : ' Seignurs, vos en ireiz ;
80 Branches d'olive en voz mains portereiz,
Si me direz Carlemagne le rei
Pur le soen Deu qu'il ait mercit de mei.
Ja ne verrat passer cest premer meis
Que je l' sivrai od mil de mes fedeilz,
85 Si recevrai la chrestïene lei :
5
Le roi Marsile avait mis fin à son conseil ;
il convoqua ensuite Clarin de B alaguer,
Estramarit et Eudropin, son pair,
65 et Prïamon et Guarlan le Barbu
et Machiner et son oncle Maheu,
et Joüner et Malbien d' Outremer,
et Blancandrin, pour leur faire part des débats.
Des plus félons il en a choisi dix :
10 « Seigneurs barons, vous irez trouver Charlemagne ;
il est au siège de la cité de Cordres.
Vous porterez en vos mains des branches d'olivier ;
c' est là un signe de paix et d' humilité.
Si par votre adresse vous me trouvez un accord avec lui,
15 je vous donnerai or et argent en grande quantité,
terres et fiefs tant que vous en voudrez. »
Les païens disent : « Notre seigneur parle bien ! »
6
Le roi Marsile avait mis fin à son conseil.
Il dit à ses hommes : « Seigneurs, vous partirez ;
80 vous porterez en vos mains des branches d' olivier,
et vous direz de ma part au roi Charlemagne
qu' il ait pitié de moi au nom de son Dieu.
Le mois présent ne passera pas, il le verra,
que je ne le suive avec mille de mes fidèles ;
85 je recevrai la religion chrétienne,
7
Dis blanches mules fist amener Marsilies
90 Que li tramist li reis de Süatilie ;
Li frein sunt d' or, les seles d' argent mises.
Cil sunt muntez ki le message firent ;
Enz en lur mains portent branches d'olive.
Vindrent a Charles ki France ad en baillie ;
95 Ne s' poet guarder quë alques ne l 'engignent. AOI
8
Li empereres se fait e balz e liez :
Cordres ad prise e les murs peceiez,
Od ses cadables les turs en abatiéd.
Mult grant eschech en unt si chevaler
100 D'or e d' argent e de guarnemenz chers.
En la citét nen ad remés paien
Ne seit ocis u devient chrestïen.
Li empereres est en Ùn grant verger,
Ensembl' od lui Rollant e Oliver,
105 Sansun li dux e Anseïs li fiers,
Gefreid d'Anjou, le rei gunfanuner,
E si i furent e Gerin e Gerers ;
La u cist furent, des aitres i out bien :
De dulce France i ad quinze milliers.
1 10 Sur palies blancs siedent cil cevaler,
As tables jüent pur els esbaneier,
E as eschecs li plus saive e li veill,
E escremissent cil bacheler leger.
Desuz un pin, delez un eglenter,
m Un faldestoed i unt fait tut d'or mer :
La siet li reis ki dulce France tient.
Blanche ad la barbe e tut flurit le chef,
Gent ad le cors e le cuntenant fier :
S'est ki l' demandet, ne l' estoet enseigner.
120 E li message descendirent a piéd,
Si l' salüerent par amur e par bien.
8
L' empereur se fait joyeux, il est dans la liesse :
il a pris Cordres, et mis les murs en pièces,
et abattu les tours avec ses perrières ;
ses chevaliers en ont un très grand butin
100 d'or et d' argent, d' équipements coûteux.
Il n' est resté nul païen dans la ville
qui ne soit tué ou devenu chrétien.
L' empereur se trouve dans un grand jardin,
avec lui sont Roland et Olivier,
105 le duc Samson et le féroce Anseïs,
Geoffroi d' Anjou, gonfalonier du roi,
présents aussi Gerin et Gerier,
et avec eux bien d' autres encore :
de France la douce il y en a quinze milliers.
uo Les chevaliers sont assis sur des couvertures blanches,
ils jouent aux tables pour se divertir ;
ceux qui sont vieux et plus sages font des parties d' échecs,
les jeunes sportifs, eux, de l'escrime.
C' est sous un pin, près d ' un églantier,
m qu'ils ont dressé un trône tout d'or pur :
là siège le roi qui gouverne France la douce.
Sa barbe est blanche et son chef tout fleuri ;
c'est un bel homme au visage imposant :
à qui le cherche, nul besoin de le montrer.
120 Les messagers descendirent de cheval
et le saluèrent en tout bien, tout amour.
avec un présage de malheur. Des deux côtés, donc, la tragédie se noue d' avance.
(Voir aussi les notes des vv. 1 78 et 7 19, et le v. 333.)
109. La surestimation numérique des foules est une constante tant dans la
littérature épique que dans les chroniques du Moyen Age.
36 La. Chanson de Roland
9
Blancandrins ad tut premereins parléd,
E dist al rei : 'Salvét seiez de Deu
Le glorïus que devuns aürer !
m Iço vus mandet reis Marsilies li bers :
Enquis ad mult la lei de salvetét ;
De sun aveir vos voelt asez duner :
Urs e leüns, veltres enchaïgnez,
Set cenz cameilz e mil hosturs müez,
130 D'or e d' argent quatre cenz muls trussez,
Cinquante care que carïer ferez ;
Tant i avrat de besanz esmerez
Dunt bien purrez voz soldeiers lüer.
En cest païs avez estét asez :
135 En France ad Ais repairer bien devez ;
La vos sivrat, ço dit, mis avoëz. '
Li empereres en tent ses mains vers Deu,
Baisset sun chef, si cumence a penser. AOI
10
Li empereres en tint sun chef enclin ;
140 De sa parole ne fut mie hastifs :
Sa custume est qu' il parole a leisir.
Quant se redrecet, mult par out fier lu vis ;
Dist as messages : 'Vus avez mult ben dit :
Li reis Marsilies est mult mis enemis.
145 De cez paroles que vos avez ci dit
En quel mesure en purrai estre fiz ?'
'Voelt par hostages' , ço dist li Sarrazins,
'Dunt vos avrez u dis u quinze u vint.
Par nurn d'ocire i rnetrai un mien filz,
150 E si' n avrez, ço quid, de plus gentilz.
Quant vus serez el palais seignurill
A la grant feste seint Michel del Peril,
Mis avoëz la vos sivrat, ço dit ;
9
Tout le premier, Blancandrin prit la parole
et dit au roi : « Salut au nom de Dieu,
Dieu le glorieux que nous devons adorer !
125 Voici ce que vous mande le vaillant roi Marsile :
il s' est enquis avec zèle de la religion de salut.
Ses possessions, il vous les offre en quantité :
ours, lions, et vautres dressés à la laisse,
sept cents chameaux et mille éperviers mués,
130 quatre cents mulets chargés d'or et d' argent,
cinquante chariots dont vous ferez un charroi ;
il y aura tant de besants d'or pur
que vous pourrez bien payer vos soldats.
Dans ce pays vous avez déj à séjourné fort longtemps ;
135 en France, à Aix, vous devriez bien rentrer ;
mon maître s'y engage, il vous suivra là-bas. »
L' empereur élève alors ses mains vers Dieu,
il baisse la tête, se met à réfléchir.
10
L' empereur garda l a tête inclinée ;
140 quand il parla, ce ne fut pas hâtivement :
sa coutume est de parler à loisir.
Se redressant, il montra un visage farouche ;
aux messagers il dit : « Vous avez bien parlé.
Le roi Marsile est mon grand ennemi ;
145 à ces paroles que vous venez de prononcer,
comment pourrai-je prêter foi ? »
« Par des otages », dit le Sarrasin,
« vous en aurez dix, ou quinze, ou vingt ;
j ' y enverrai un de mes propres fils, au péril de sa vie ;
1 50 vous en aurez, je pense, d' encore plus nobles.
Quand vous serez dans votre palais seigneurial
à la grande fête de saint Michel du Péril,
mon maître dit qu' il viendra vous rejoindre ;
fait aucune mention de Paris dans notre poème. La Tere Major a le sens de
« patrie », « terre des Aïeux » ; aux vv. 1489 et 1616 les Sarrasins l'utilisent pour
désigner la France.
138. C'est autour de la laisse que s' organise le récit ou, plus exactement, le
chant épique. En général, chaque laisse introduit et développe un seul fait,
formant ainsi un tout homogène. Souvent, comme ici, il y a enchainement entre
les laisses au moyen de la reprise, dans la seconde, des derniers mots de la
première : baisset sun chef du dernier vers de la laisse 9 est repris par tint sun
chef enclin du premier vers de la laisse 10. Parfois les reprises sont plus ou
38 La Chanson de Roland
11
Bels fut li vespres e li soleilz fut cler.
Les dis muiez fait Charles establer.
El grant verger fait li reis tendre un tref,
160 Les dis messages ad fait enz hosteler ;
Duze serjanz les unt ben cunrëez ;
La noit demurent tresque vint al jur cler.
Li empereres est par matin levét,
Messe e matines ad li reis escultét.
165 Desuz un pin en est li reis alez,
Ses barons mandet pur sun cunseill finer :
Par cels de France voelt il del tut errer. AOI
12
L i empereres s ' en vait desuz u n pin,
Ses barons mandet pur sun cunseill fenir :
110 Le duc Oger, l' arcevesque Turpin,
Richard li velz e sun nevuld Henri,
E de Gascuigne li proz quens Acelin,
Tedbald de Reins e Milun, sun cusin,
E si i furent e Gerers et Gerin ;
175 Ensembl'od els li quens Rollant i vint
E Oliver, li proz e li gentilz.
Des Francs de France en i ad plus de mil.
Guenes i vint, ki la traïsun fist.
Dés or cumencet le cunseill qu' en mal prist. AOI
13
1so 'Seignurs barons' , dist l ' emperere Carles,
'Li reis Marsilie m ' ad tramis ses messages :
De sun aveir me voelt duner grant masse,
moins littérales, comme, par exemple, aux vv. 1 988- 1989 ; parfois elles sont
plus complexes (voir la note au v. 3695). Sur les laisses dites similaires et
parallèles, voir les notes aux vv. 520 et 1 1 88.
154. L'idée que les émanations thermales à Aix auraient une origine divine
est mise dans la bouche d'un Sarrasin. (Notons que Bramimonde y sera baptisée,
v. 3984.) C'est également un Sarrasin qui, au vv. 524, 539, 552, évoquera l'âge
semi-mythique de Charlemagne : « deux cents ans et plus ».
165. Fréquent dans les scènes stylisées (de conseil, de descente de cheval,
de drame), le pin forme pour ainsi dire le point de mire du champ visuel du
Conseil de Charlemagne 39
11
12
13
poète (cf les vv. 1 14, 1 68, 407, 500, 2357, 2375, 2884). Il peut s'agir tout aussi
bien d'un olivier (366, 257 1 ) ou d'un if (406) selon les exigences métriques.
170. Au moins cinq des barons de Charlemagne semblent être connus de
l'histoire : la figure d'Ogier le Danois, héros légendaire qui apparai"t dans plu
sieurs chansons de geste, est supposée remonter à un certain Autcharius, défen
seur de l 'orphelin sous Carloman au vnt siècle ; Richard le Vieux serait Richard
F, duc de Normandie, mort deux siècles après Roncevaux en 996 ; un certain
Wenilo (Ganelon ?) était archevêque de Sens . sous Charles le Chauve, qui
l'accusa de trahison en 859 ; le prototype historique de Turpin était Tylpinus,
40 La Chanson de Roland
14
Li empereres out s a raisun fenie.
Li quens Rollant, ki ne l ' otrïet mie,
195 En piez se drecet, si li vint cuntredire.
Il dist al rei : 'Ja mar crerez Marsilie !
Set anz ad pleins qu' en Espaigne venimes.
Jo vos cunquis e Noples e Commibles ;
Pris ai Valterne e la tere de Pine
200 E Balasguéd e Tüele e Sebilie.
Li reis Marsilie i fist mult que traïtre :
De ses païens vos en enveiat quinze -
Chascuns portout une branche d' olive -
Nuncerent vos cez paroles meïsmes.
205 A voz Franceis un conseill en presistes,
Loërent vos alques de legerie.
Dous de voz cuntes al païen tramesistes :
L'un fut Basan e li aitres Basilics ;
Les chefs en prist es puis desuz Haltilie.
210 Faites la guerre cum vos l ' avez enprise,
En Sarraguce menez vostre ost banie,
14
On retrouve le même procédé dans la Bible, où il est parlé, bien avant sa tra
hlson, de Judas « qui le trahlt » (Luc VI, 16 ; en latin : qui fuit proditor).
194. Roland, le premier à prendre la parole, et cela au mépris de l' ordre
hlérarchlque féodal, est le seul à s'inscrire en faux contre la politique de l' apai
sement. La suite des événements lui donnera raison. Charlemagne, fatigué de
la guerre, sans doute, tout autant que son année, se rallie sans objection à la
majorité. La tragédie se dessine fatalement dès cette décision collective de
pactiser avec l'infidèle. On n 'oserait pas pour autant prétendre que la trahlson
de Ganelon est artistiquement superflue, mais on pourrait légitimement se
demander si celui-ci ne remplit pas en quelque sorte le rôle de bouc émissaire.
196. « Mar, qui désigne une tension, accompagne les moments nodaux du
récit ; il est la parole de haine, d'angoisse qu'on y prononce, quasi rituellement »
(B. Cerquiglini).
42 La Chanson de Roland
15
Li emperere e n tint sun chef enbrunc,
215 Si duist sa barbe, afaitad sun gernun,
Ne ben ne mal sun nevuld ne respunt.
Franceis se taisent, ne mais que Guenelun :
En piez se drecet, si vint devant Carlun ;
Mult fierement cumencet sa raisun
220 E dist al rei : · J a mar crerez bricun,
Ne mei në aitre, se de vostre prod nun !
Quant ço vos mandet li reis Marsilïun
Qu' il devendrat jointes ses mains vostre hom
E tute Espaigne tendrat par vostre dun,
225 Puis recevrat la lei que nus tenum,
Ki ço vos lodet que cest plait degetuns,
Ne li chalt, sire, de quel mort nus murjuns.
Cunseill d' orguill n'est dreiz quë a plus munt :
Laissun les fols, as sages nus tenuns ! ' AOI
16
230 Aprés iço i est N eimes venud -
Meillor vassal n' aveit en la curt nul -
E dist al rei : ·sen l'avez entendud,
Guenes li quens ço vus ad respondud.
Saveir i ad, mais qu 'il seit entendud.
235 Li reis Marsilie est de guere vencud :
Vos li avez tuz ses castels toluz,
Od voz caables avez fruisét ses murs,
Ses citez arses e ses humes vencuz.
Quant il vos mandet qu' aiez mercit de lui,
240 Pecchét fereit ki dune li fesist plus.
2 40 a [De voz baruns or li trametez un ;]
U par ostage vos voelt faire soürs,
Ceste grant guerre ne deit munter a plus.'
Dïent Franceis : ·sen ad parlét li dux.' AOI
15
L' empereur garda la tête baissée,
215 se caressa la barbe et tordit sa moustache,
à son neveu il ne répond ni en bien ni en mal.
Tous les Français se taisent, excepté Ganelon.
Il se dresse sur ses pieds, s' avance devant Charles,
d'un ton fougueux il prend la parole,
220 et dit au roi : « Malheur si vous croyez un fou,
moi ou tout autre, si ce n ' est dans votre intérêt !
Puisque le roi Marsile vous annonce
qu' il deviendra, mains jointes, votre vassal
et que de vous il tiendra toute l'Espagne,
225 puis recevra la religion qui est la nôtre,
qui vous conseille de rejeter cette offre
se soucie peu, sire, de quelle mort nous pourrions mourir.
Il n ' est pas juste qu' un conseil d'orgueil l ' emporte ;
laissons les fous, tenons-nous-en aux sages ! »
16
230 Après cela Naimes s ' est avancé ;
il n' était pas à la cour de meilleur vassal que lui.
Il dit au roi : « Vous l ' avez bien entendu :
le comte Ganelon vous a répondu ainsi,
c'est un conseil de sage, à condition qu' il soit bien compris.
235 Le roi Marsile est le vaincu de cette guerre :
tous ses châteaux, vous les lui avez enlevés,
ses murs brisés avec vos perrières,
ses villes brûlées et ses hommes vaincus.
Puisqu' il vous prie d' avoir pitié de lui,
240 on aurait tort d' aggraver ses souffrances.
240a Envoyez-lui donc un de vos barons ;
puisqu' il vous offre des otages en garantie,
une guerre si grande ne doit pas se prolonger. »
Les Français disent : « Le duc a bien parlé ! »
44 La Chanson de Roland
17
'Seignurs baruns, qui i enveieruns
245 En Sarraguce, al rei Marsilïun?'
Respunt dux Neimes : 'J'irai par vostre dun.
Livrez m'en ore le guant e le bastun. '
Respunt li reis : ' Vos estes saives hom :
Par ceste barbe e par cest men gemun,
250 Vos n' irez pas tian de mei si luign.
Alez sedeir quant nuls ne vos sumunt ! '
18
'Seignurs baruns, qui purruns enveier
Al Sarrazin ki Sarraguce tient?'
Respunt Rollant : 'J ' i puis aler mult ben ! '
255 'Nu ferez certes ! ' dist li quens Oliver,
' Vostre curages est mult pesmes e fiers :
Jo me crendreie que vos vos meslisez.
Se li reis voelt, jo i puis aler ben. '
Respunt li reis : 'Ambdui vos en taisez !
260 Ne vos në il n ' i porterez les piez.
Par ceste barbe que vëez blancheier,
Li duze per mar i seront jugez ! '
Franceis se taisent : as les vus aquisez !
19
Turpins d e Reins en est levét del renc
265 E dist al rei : 'Laisez ester voz Francs !
En cest païs avez estét set anz ;
Mult unt oüd e peines e ahans.
Dunez m 'en, sire, le bastun e le guant,
E jo irai al Sarazin espan
270 Si li dirai alques de mun semblant. '
Li empereres respunt par maltalant :
' Alez sedeir desur cel palie blanc !
N'en parlez mais se jo ne l' vos cumant ! ' AOI
17
« Seigneurs barons, qui donc enverrons-nous
245 à Saragosse, au roi Marsile ? »
« Permettez-moi d'y aller, » répond le duc Naimes ;
« remettez-moi donc le gant et le bâton ! »
Le roi répond : « Vous êtes un homme sage ;
par la moustache et par la barbe que voici,
250 vous n' irez pas à présent si loin de moi.
Rasseyez-vous ! Nul ne vous demande rien ! »
18
« Seigneurs barons, qui donc pourrons-nous envoyer
au Sarrasin qui tient Saragosse ? »
Roland répond : « Moi, je puis très bien y aller ! »
255 « Vous, que nenni ! » dit le comte Olivier,
« votre ardeur est farouche et bien dangereuse ;
je craindrais fort que vous vous querelliez.
Si le roi veut, je puis bien y aller. »
Le roi répond : « Taisez-vous tous les deux !
260 Ni vous ni lui n'y mettrez les pieds !
Par cette barbe que vous voyez toute blanche,
malheur à qui me désignera l'un des douze Pairs ! »
Tous les Français se taisent : les voilà cois !
19
Turpin de Reims s'est levé de son rang,
265 et dit au roi : « Laissez vos Francs en paix !
Dans ce pays vous êtes restés sept ans ;
ils y ont eu bien des peines et des souffrances.
Donnez-moi, sire, le bâton et le gant,
et j ' irai, moi, voir le Sarrasin d' Espagne ;
210 je lui dirai ce qu' il m'en semble. »
L' empereur répond d'un ton irrité :
« Rasseyez-vous sur cette couverture blanche ;
n'en parlez plus si je ne vous le commande ! »
20
'Francs chevalers' , dist l 'emperere Carles,
275 'Car m'eslisez un barun de ma marche
Qui a Marsilie me port cest men message . '
Ç o dist Rollant : 'C' ert Guenes, mis parastre. '
Dïent Franceis : 'Car il le poet ben faire !
Se lui lessez, n'i trametrez plus saive.'
280 E li quens Guenes en fut mult anguisables :
De sun col getet ses grandes pels de martre
E est remés en sun blialt de palie.
Vairs out les oilz e mult fier lu visage,
Gent out le cors e les costez out larges ;
285 Tant par fut bels, tuit si per l ' en esguardent.
Dist a Rollant : 'Tut fel, pur quei t' esrages ?
Ço set hom ben que jo sui tis parastres,
Si as jugét qu' a Marsilië en alge.
Se Deus ço dunet que jo de la repaire,
290 Jo t'en mu vrai une si grant contraire
Ki durerat a trestut tun edage. '
Respunt Rollant : 'Orgoill o i e folage.
Ço set hom ben, n ' ai cure de manace.
Mais saives hom, il deit faire message :
295 Se li reis voelt, prez sui por vus le face. ' AOI
21
Guenes respunt : 'Pur mei n ' iras t u mie !
Tu n'ies mes hom ne jo ne sui tis sire.
Carles comandet que face sun servise :
En Sarraguce en irai a Marsilie ;
300 Einz i ferai un poi de legerie
Que jo n'esclair ceste meie grant ire. '
Quant l' ot Rollant, si cumençat a rire. AOI
280. Dans les autres versions de notre poème, les éléments narratifs compris
entre les vv. 280-330 s 'enchaînent dans un ordre différent, et certains éditeurs
réorganisent ainsi le texte du manuscrit d' Oxford : ... 279] 3 19-330 3 1 0-3 1 8
280-3()<) (33 1 .. .
28 1 . E n général dans l e s textes médiévaux, o n enlève son manteau quand on
est sur le point de transmettre des nouvelles importantes (Foulet) ; cf le v. 464.
286. Leçon du manuscrit : Tut fol. Cf. fel dans la version V 4 et la locution
tut seit fel aux vv. 1924, 2062, 3559, 3897.
Nomination de Ganelon 47
20
« Chevaliers francs », dit l ' empereur Charles,
215 « désignez-moi un baron de mon empire
qui puisse porter mon message à Marsile. »
Et Roland dit : « Ce sera Ganelon, mon beau-père. »
Les Français disent : « Il peut bien le faire.
Le refuser, c 'est envoyer quelqu' un de moins avisé. »
2so Le comte Ganelon en fut tout oppressé,
de son cou il arracha ses grandes fourrures de martre ;
il est resté en son bliaut de soie.
Ses yeux étaient brillants et son visage farouche ;
un fort bel homme à la poitrine large,
285 il est si beau que tous ses pairs le regardent.
« Ah ! déloyal » , dit-il à Roland, « pourquoi cette fureur
On le sait bien, je suis ton beau-père, [ folle ?
et toi, pourtant, tu m ' as désigné pour aller à Marsile.
Si Dieu permet que je revienne de là-bas,
290 j ' attirerai sur toi une telle hostilité
qu' elle durera le reste de ta vie. »
Roland répond : « Paroles d' orgueilleux et de fou !
On le sait bien, je n ' ai cure des menaces.
C' est un homme sage, pourtant, qui doit porter le message.
295 Si le roi veut, je suis prêt, je prendrai votre place. »
21
22
Quant ço veit Guenes qu' ore s'en rit Rollant,
Dune ad tel doel pur poi d' ire ne fent -
305 A ben petit quë il ne pert le sens -
E dit al cunte : 'Jo ne vus aim nïent :
Sur mei avez tumét fals jugement.
Dreiz emperere, vëez mei en present :
Ademplir voeill vostre comandement. ' AOI
23
310 'En Sarraguce sai ben qu' aler m 'estoet ;
Hom ki la vait repairer ne s'en poet.
Ensurquetut si ai jo vostre soer,
Si ' n ai un filz, ja plus bels n ' en estoet :
C 'est Baldewin, ço di, ki ert prozdoem ;
315 A lui lais jo mes honurs e mes fieus.
Guardez le ben ; ja ne l ' verrai des oilz. '
Carles respunt : 'Trop avez tendre coer.
Puis que l' cornant, aler vus en estoet. ' AOI
24
Ço dist li reis : 'Guenes, venez avant
320 Si recevez le bastun e lu guant !
Oït l ' avez, sur vos le jugent Franc. '
'Sire' , dist Guenes, 'ço ad tut fait Rollant :
Ne l' amerai a trestut mun vivant
Në Oliver, por ço qu ' est si cumpainz ;
325 Li duze per, por ço qu' il l ' aiment tant,
Desfi les ci, sire, vostre veiant . '
Ç o dist li reis : 'Trop avez maltalant !
Or irez vos certes, quant jo l' cumant. '
'J'i puis aler, mais n ' i avrai guarant ;
330 Nul n ' out Basilies ne sis freres Basant. ' AOI
25
Li empereres li tent sun guant, le destre,
Mais li quens Guenes iloec ne volsist estre :
Quant le dut prendre, si li caït a tere.
22
Quand Ganelon voit que Roland se moque de lui,
il souffre tant que peu s'en faut qu' il n' éclate de colère ;
305 il est bien près d ' en perdre la raison.
Il dit au comte : « Je n ' ai aucun amour pour vous.
Vous avez fait porter sur moi un choix injuste.
Mon juste empereur, me voici devant vous,
prêt à remplir votre commandement. »
23
310 « À Saragosse, je le sais, il me faut aller.
Qui va là-bas ne peut en revenir.
Et qui plus est, j ' ai votre sœur pour femme ;
j 'en ai un fils ; impossible d ' en trouver un plus beau,
c' est Baudoin, dis-je, qui sera bon chevalier ;
315 à lui je laisse mes terres et mes fiefs.
Gardez-le bien, car je ne le reverrai plus. »
Et Charles répond : « Vous avez le cœur bien tendre !
Tel est mon ordre : il vous faut partir. »
24
Le roi lui dit : « Ganelon, avancez
320 et recevez le bâton et le gant.
Le choix des Francs se porte sur vous·; vous l ' avez entendu. »
« Sire », dit Ganelon, « tout cela, c 'est Roland qui l ' a fait :
de toute ma vie je ne l ' aimerai,
ni Olivier, parce qu' il est son compagnon ;
325 les douze Pairs, parce qu' ils l ' aiment tant,
je les défie, sire, ici en votre présence. »
Le roi lui dit : « Vous êtes bien dépité !
Vous partirez, certes, sur l 'heure, puisque je l ' ordonne. »
« J' irai sans doute, mais je n' aurai aucun protecteur ;
330 Basile n' en eut aucun, ni son frère Basan. »
25
L' empereur lui tend son gant, celui de droite ;
le comte Ganelon aurait voulu n 'être pas là :
quand il alla pour le saisir, il lui tomba des mains.
seul (cf aussi les vv. 764 et 769), et le présage est immédiatement compris par
la collectivité.
50 La Chanson de Roland
26
'Sire' , dist Guenes, 'dunez mei le cungiéd :
Quant aler dei, n ' i ai plus que targer. '
Ço dist li reis : 'Al Jhesu e al mien ! '
340 De sa main destre l' ad asols e seignét,
Puis li livrat le bastun e le bref.
27
Guenes li quens s ' en vait a sun ostel,
De guamemenz se prent a cunrëer,
De ses meillors quë il pout recuvrer :
345 Esperuns d'or ad en ses piez fermez,
Ceinte Murgleis s' espee a sun costéd.
En Tachebrun sun destrer est muntéd :
L' estreu li tint sun uncle Guinemer.
La veïsez tant chevaler plorer,
350 Ki tuit li dïent : 'Tant mare fustes ber !
En cort al rei mult i avez estéd ;
Noble vassal vos i soit hom clamer.
Ki ço jugal que doüsez aler
Par Charlemagne n' ert guariz ne tensez.
355 Li quens Rollant ne l' se doüst penser,
Quë estrait estes de mult grant parentéd. '
Enprés li dïent : 'Sire, car nos menez ! '
Ç o respunt Guenes : 'Ne placet Damnedeu !
Mielz est sul moerge que tant bon chevaler.
360 En dulce France, seignurs, vos en irez :
De meie part ma muiller salüez,
E Pinabel mun ami e mun per,
E Baldewin mun filz, que vos savez ;
E lui aidez e pur seignur tenez. '
365 Entre en sa veie, si s ' est achiminez. AOI
28
Guenes chevalchet ; suz une olive halte
Asemblét s'est as sarrazins messages.
Mais Blancandrins ki envers lui s' atarget :
Adieux de Ganelon 51
26
« Sire », dit Ganelon, « donnez-moi congé :
puisqu'il me faut partir, rien ne sert de tarder. »
Le roi lui dit : « Allez au nom de Jésus et au mien ! »
340 De sa main droite, il l'a absous d'un signe de croix,
lui a remis le bâton et la lettre.
27
Le comte Ganelon s'en va à son logis,
et il se met à revêtir ses armes,
les meilleures armes qu' il puisse se procurer :
345 il a fixé des éperons d'or à ses pieds,
à son côté il a ceint son épée Murgleis ;
il est monté sur son destrier Tachebrun ;
c'est Guinemer son oncle qui lui tenait l'étrier.
Vous auriez vu là tant de chevaliers pleurer
350 qui tous lui disent : « Quel malheur pour un baron de votre
Depuis longtemps vous êtes à la cour du roi, [ valeur !
on vous y tient pour un noble vassal ;
celui qui vous a désigné pour aller là-bas
ne trouvera chez Charlemagne ni protecteur ni défenseur.
355 Le comte Roland n ' eût jamais dO y songer,
car vous êtes né d'un très haut lignage. »
Puis ils disent : « Sire, emmenez-nous ! »
Ganelon répond : « À Dieu ne plaise !
Plutôt mourir seul que voir périr tant de bons chevaliers.
360 Vous rentrerez, seigneurs, en France la douce,
et de ma part vous saluerez ma femme
et Pinabel, mon ami et mon pair,
mon fils Baudoin aussi, que vous connaissez ;
vous l' aiderez, le tiendrez pour votre seigneur. »
365 Puis il se met en route ; il est parti.
28
Ganelon chevauche ; sous un haut olivier
il a rejoint les messagers sarrasins.
C'est Blancandrin qui s'attarde auprès de lui ;
52 La. Chanson de Roland
29
Dist Blancandrins : ' Francs sunt mult gentilz home.
Mult grant mal funt e cil duc e cil cunte
A lur seignur ki tel cunseill li dunent :
380 Lui e altrui travaillent e cunfundent.'
Guenes respunt : 'Jo ne sai veirs nul hume
Ne mes Rollant, k'uncore en avrat hunte.
Er main sedeit l' emperere suz l' umbre :
Vint i ses niés, out vestüe sa brunie
385 E out predét dejuste Carcasonie ;
En sa main tint une vermeille pume :
"Tenez, bel sire", dist Rollant a sun uncle,
"De trestuz reis vos present les curunes."
Li soens orgoilz le devreit ben cunfundre,
390 Kar chascun jur de mort sei abandunet.
Seit ki l' ocïet, tute pais puis avrumes . ' AOI
30
29
Blancandrin dit : « De très nobles hommes, les Francs !
Ces ducs, pourtant, et ces comtes font très grand tort
à leur seigneur quand ils lui donnent un tel conseil :
380 ils l ' accablent et le perdent, lui et d' autres aussi. »
Ganelon répond .: « Je n'en connais certes pas qui soient
sinon Roland, qui un jour en sera déshonoré. [ ainsi,
L' autre matin encore, l 'empereur était assis à l 'ombre ;
vient son neveu, revêtu de sa brogne :
385 il avait fait du butin aux abords de Carcassoine,
et dans sa main tenait une pomme vermeille :
"Tenez, beau sire", dit Roland à son oncle,
"de tous les rois, je vous offre les couronnes."
Un tel orgueil devrait bien le perdre,
390 car tous les jours il s' expose à la mort.
Si on le tue, nous aurons une paix totale. »
30
Blancandrin dit : « Roland est bien dangereux,
lui qui désire soumettre tous les peuples,
qui revendique pour lui toutes les terres.
395 Pour accomplir de tels exploits, sur qui compte-t-il ? »
Ganelon répond : « Sur les Français :
ils l ' aiment tant qu' ils ne lui failliront en rien,
tant il leur offre d'or et d' argent,
tant de mulets, de destriers, d'étoffes et d'équipements.
31
Tant chevalcherent Guenes e Blancandrins
Que l ' un a l' altre la süe feit plevit
Quë il querreient que Rollant fust ocis.
405 Tant chevalcherent e veies e chemins
Qu 'en Sarraguce descendent suz un if.
Un faldestoet out suz l ' umbre d ' un pin,
Envolupét d'un palie alexandrin :
La fut li reis ki tute Espaigne tint,
410 Tut entur lui vint milie Sarrazins ;
N ' i ad ceioi ki mot sunt ne mot tint
Pur les nuveles qu' il vuldreient oïr.
Atant as vos Guenes e Blanchandrins !
32
Blancandrins vint devant Marsilïun,
415 Par le puign tint le cunte Guenelun ;
E dist al rei : 'Salfs seiez de Mahum
E d' Apollin qui seintes leis tenuns !
Vostre message fesimes a Charlun :
Ambes ses mains en levat cuntremunt,
420 Loat sun Deu, ne fist altre respuns.
Ci vos enveiet un sun noble baron
Ki est de France, si est mult riches hom :
Par lui orrez së avrez pais u nun. '
Respunt Marsilie : 'Or dïet ! Nus l' orrum. ' AOI
33
31
Tant chevauchèrent Ganelon e t Blancandrin
que l ' un à l' autre ils engagèrent leur foi :
ils chercheront à faire tuer Roland.
405 Ils chevauchèrent tant par routes et par chemins
qu ' à Saragosse, sous un if, ils descendirent.
A l'ombre d'un pin se dressait un trône,
tout recouvert de soie d' Alexandrie :
dessus siégeait le roi qui gouvernait toute l 'Espagne,
410 autour de lui, vingt mille Sarrasins ;
il n' est personne qui parle, qui prononce un seul mot,
tant tous voudraient entendre des nouvelles.
Voici qu' arrivent Ganelon et B lancandrin !
32
Blancandrin vient devant Marsile,
415 il conduisait le comte Ganelon par le poing ;
il dit au roi : « Soyez sauvé par Mahomet
et Apollyon, dont nous gardons les saintes lois !
Auprès de Charles nous avons fait votre message :
il éleva ses deux mains vers le ciel,
420 il rendit grâces à son Dieu, et ne fit d' autre réponse.
Il vous envoie un de ses nobles barons,
un homme de France, et d' une très grande puissance :
vous apprendrez par lui si vous aurez la paix ou non. »
Marsile répond : « Qu' il parle ; nous l 'écouterons ! »
33
34
Li reis Marsilies ad la culur müee,
De sun algeir ad la hanste crollee.
Quant le vit Guenes, mist la main a l' espee,
Cuntre dous deies l' ad del furrer getee,
445 Si li ad dit : 'Mult estes bele e clere !
Tant vus avrai en curt a rei portee !
Ja ne l' dirat de France l' emperere
Que suis i moerge, en l' estrange cuntree,
Einz vos avrunt li meillor cumperee. '
450 Dïent paien : 'Desfaimes la meslee ! '
35
Tant li preierent li meillor Sarrazin
Qu' el faldestoed s' est Marsilies asis.
Dist l' algalifes : 'Mal nos avez baillit
Que le Franceis asmastes a ferir ;
455 Lui doüssez esculter e oïr. '
' Sire' , dist Guenes, 'mei l' avent a suffrir.
Jo ne lerreie, por tut l ' or que Deus fist
Ne tut l' aveir ki seit en cest païs,
Que ne li dïe, se tant ai de leisir,
460 Que Charlemagnes, li reis poësteïfs,
Par mei li mandet, sun mortel enemi. '
Afublez est d'un mantel sabelin
Ki fut cuvert d'un palie alexandrin ;
Getet l' a tere, si l' receit Blancandrin.
465 Mais de s' espee ne volt mie guerpir :
En sun puign destre par l' orié punt la tint.
Dïent païen : 'Noble baron ad ci ! ' AOI
34
Le roi Marsile a changé de couleur,
a empoigné le bois de son dard.
Ganelon le vit, mit la main à l ' épée,
il l ' a tirée du fourreau, la longueur de deux doigts.
445 Il lui a dit : « Vous êtes fort belle, étincelante !
Je vous aurai tant de fois portée en cour royale !
L' empereur de France ne dira jamais
que j 'aie trouvé la mort seul en pays étranger ;
les plus vaillants vous auront d'abord payée cher. »
450 Les païens disent : « Désamorçons la querelle ! »
35
Les conseillers sarrasins le prièrent tant
que sur son trône Marsile se rassit.
Le calife dit : « Vous nous avez mis en mauvaise posture
en menaçant de frapper le Français.
455 Vous auriez dO l 'écouter et l ' entendre. »
« Sire », dit Ganelon, « ce sont des choses qu' il faut bien
Je ne pourrais, pour tout l ' or que Dieu fit, [ que j 'endure.
toutes les richesses qui peuvent exister dans ce pays,
ne pas lui dire, si l 'occasion s'en présente,
460 ce que lui mande le puissant roi Charles :
il le lui mande par moi, lui qui est son mortel ennemi. »
Il est vêtu d' un manteau fourré de zibeline,
tout recouvert de soie d' Alexandrie.
Il le rejette à terre ; Blancandrin le ramasse ;
465 de son épée, il ne voulait pas se séparer ;
il la tenait au poing droit par le pommeau doré.
Les païens disent : « Le noble baron que voici ! »
58 La Chanson de Roland
36
Envers le rei s' est Guenes aproismét
Si li ad dit : 'A tort vos curuciez,
410 Quar ço vos mandet Carles, ki France tient,
Que recevez la lei de chrestïens ;
Demi Espaigne vus durat il en fiét,
L' altre meitét avrat Rollant sis niés ;
Mult i avrez orguillos parçuner !
475 Se ceste acorde ne volez otrïer,
En Sarraguce vus vendrat aseger ;
Par poëstét serez pris e lïez,
Menét serez en France ad Ais le siét.
Vus n'i avrez palefreid ne destrer
480 Ne mul ne mule que puissez chevalcher ;
Getét serez sur un malvais sumer.
Par jugement iloec perdrez le chef.
Nostre emperere vus enveiet cest bref. '
El destre poign l ' ad livrét al paien.
37
485 Marsilies fut tut desculurez d' ire,
Freint le sëel, getét en ad la cire ;
Guardet al bref, vit la raisun escrite.
473-474. C'est ici que Ganelon, dans le but de rendre Roland encore plus
dangereux aux yeux des Sarrasins, fausse le message dont l'a chargé Charle
magne.
485. Leçon du manuscrit : esculurez de l 'ire. Le texte de la version CN7
·Remise de la lettre impériale 59
36
Le comte Ganelon s'est approché du roi
et lui a dit : « Vous vous fâchez à tort ;
470 voici ce que mande Charles, qui gouverne la France :
que vous preniez la religion chrétienne ;
il vous donnera en fief la moitié de l ' Espagne.
L' autre moitié sera pour son neveu Roland :
vous aurez là un partenaire bien orgueilleux !
475 Si vous voulez refuser cet accord,
dans Saragosse il viendra vous assiéger ;
vous serez pris de force et mis aux fers,
conduit en France à Aix, notre siège ;
vous n ' y aurez ni palefroi ni destrier,
480 ni même mulet ni mule à chevaucher ;
on vous jettera sur un ignoble cheval de somme,
par jugement vous y perdrez la tête.
Voici la lettre, notre empereur vous l' envoie. »
Dans son poing droit il l'a tendue au païen.
37
485 Sous la colère Marsile perdit ses couleurs ;
il brise le sceau, en jette la cire,
regarde la lettre, voit ce qui est écrit.
(Marsilles sot des ars bien la maistrie / Escoler fu en la loi paenie) incite à
voir ici une déformation de escolez de lire (ou de livre), « instruit et sachant
lire », mais c'est là une conjecture bien hasardeuse.
487. Après ce vers, il manque une ouverture au discours de Marsile.
60 La Chanson de Roland
38
Enz e l verger s'en est alez li reis,
Ses meillors humes en meine ensembl' od sei :
E Blancandrins i vint, al canud peil,
E Jurfarét, k' est ses filz e ses heirs,
505 E l' algalifes, sun uncle e sis fedeilz.
Dist Blancandrins : 'A pelez le Franceis !
De nostre prod m' ad plevie sa feid. '
Ço dist li reis : 'E vos l ' i amenreiz.'
Guenelun prist par la main destre as deiz,
510 Enz el verger l'en meinet josqu' al rei.
La purparolent la traïsun seinz dreit. AOI
39
40
520 Ço dist Marsilies : 'Guenes, par veir crëez
En talant ai que mult vos voeill amer.
De Carlemagne vos voeill oïr parler.
Il est mult vielz, si ad sun tens usét :
Men escïent, dous cenz anz ad passét.
525 Par tantes teres ad sun cors demenéd,
Tanz colps ad pris sur sun escut bucler,
Tanz riches reis cunduit a mendistéd,
Quant ert il mais recrëanz d'osteier ?'
Guenes respunt : 'Carles n' est mie tels.
530 N'est hom ki l' veit e conuistre le set
38
Dans le jardin le roi s'en est allé,
il y emmène ses principaux vassaux,
et Blancandrin au poil chenu y vient
et Jurfaret, son fils et héritier,
505 et le calife, son oncle et son intime.
Blancandrin dit : « Appelez le Français :
pour notre cause il m' a prêté serment. »
Le roi lui dit : « Amenez-le donc ici ! »
Il prend Ganelon par les doigts de la main droite,
510 et le conduit dans le jardin jusqu' au roi.
C 'est là qu' ils trament l ' injuste trahison.
39
« Beau sire Ganelon », lui dit le roi Marsile,
« à votre égard j ' ai assez mal agi
quand par colère je faillis vous frapper.
515 Pour compenser, voici en gage ces zibelines ;
elles valent en or plus de cinq cents livres.
Dès demain soir amende honorable sera faite. »
Ganelon répond : « Je ne la refuse pas.
S ' il plaît à Dieu, qu'il vous en récompense ! »
40
520 Et Marsile dit : « Ganelon, sachez-le en vérité,
j ' ai très à cœur de bien vous aimer.
De Charlemagne je veux vous entendre parler.
Il est bien vieux, il a fini sa vie ;
il a, je pense, plus de deux cents ans.
s25 Par tant de terres il s' est dépensé,
sur son bouclier il a pris tant de coups,
tant de rois forts il a réduit â mendier,
quand voudra-t-il enfin déposer les armes ? »
Ganelon répond : « Charles n' est pas ainsi.
530 Nul ne le voit, n' apprend à le connaître,
80-8 1 , si Olivier gravit deux hauteurs différentes, ou s ' il demande trois fois à
Roland de sonner du cor, aux laisses 83-85, et si Roland s'y refuse trois fois.
Il existe des ensembles que Rychner juge « plus majestueux encore », par
exemple, trois groupes de deux fois trois laisses similaires chacun : 1 33 - 1 3 8,
1 7 1 - 1 76 et 205-210. De telles laisses sont « un pur procédé de chant »
(P.-Y. Badel). Pour des laisses parallèles, voir la note au v. 1 1 88.
524. Hyperbole épique qui sert à articuler le caractère surhumain, voire
mythique, de Charlemagne (voir la note v. 24 1 6).
62 La Chanson de Roland
41
Dist li paiens : 'Mult me puis merveiller
De Carlemagne, ki est canuz e vielz :
Men escïentre, dous cenz anz ad e mielz.
540 Par tantes teres ad sun cors traveillét,
Tanz cols ad pris de lances e d' espiét,
Tanz riches reis cunduiz a mendistiét,
Quant ert il mais recrëanz d' osteier ?'
'Ço n' iert' , dist Guenes, 'tant cum vivet sis niés ;
545 N' at tel vassal suz la cape del ciel.
Mult par est proz sis cumpainz Oliver.
Les duze pers, que Carles ad tant chers,
Funt les enguardes a vint mil chevalers.
Soürs est Carles, que nul home ne crent. ' AOI
42
550 Dist li paiens : 'Merveille en ai mult grant
De Carlemagne, ki est canuz e blancs :
Mien escïentre, plus ad de dous cenz anz.
Par tantes teres est alét cunquerant,
Tanz colps ad pris de bons espiez trenchanz,
555 Tanz riches reis morz e vencuz en champ,
Quant iert il mais d'osteier recrëant ?'
'Ço n' iert' , dist Guenes, 'tant cum vivet Rollant ;
N'ad tel vassal d' ici qu' en Orïent.
Mult par est proz Oliver sis cumpainz.
560 Li duze per, que Carles aimet tant,
Funt les enguardes a vint milie de Francs.
Soürs est Carles : ne crent hume vivant.' AOI
43
'Bel sire Guenes' , dist Marsilies li reis,
'Jo ai tel gent, plus bele ne verreiz ;
565 Quatre cenz milie chevalers puis aveir.
Puis m ' en cumbatre a Carle e a Franceis ? '
Guenes respunt : ' N e vus a ceste feiz !
De voz paiens mult grant perte i avreiz.
Le double jeu de Ganelon 63
41
Le païen dit : « J' ai bien sujet d 'être étonné
par Charlemagne qui est chenu et vieux :
il a, je pense, plus de deux cents ans.
540 Par tant de terres il s' est dépensé,
il a tant pris de coups de lance et d'épieu,
tant de rois forts il a réduit à mendier,
quand voudra-t-il enfin déposer les armes ? »
« Pas », dit Ganelon, « tant que vivra son neveu ;
545 il n'est baron tel que lui sous la chape du ciel.
Son compagnon Olivier est un preux aussi ;
et les douze Pairs, que Charles aime tant,
font l 'avant-garde avec vingt mille chevaliers.
Charles est tranquille, car il ne craint nul homme. »
42
550 Le païen dit : « Je suis vraiment étonné
par Charlemagne qui est chenu et blanc :
il a, je pense, plus de deux cents ans.
Sur tant de terres il a porté ses conquêtes,
il a tant pris de coups de bons épieux tranchants,
555 tant de rois forts il a tué et vaincu sur le champ de bataille,
quand voudra-t-il enfin déposer les armes ? »
« Pas », dit Ganelon, « tant que vivra Roland ;
jusqu'en Orient il n'est baron comme lui.
Son compagnon Olivier est uri preux aussi ;
560 et les douze Pairs, que Charles aime tant,
font l' avant-garde avec vingt mille Francs.
Charles est tranquille, il ne craint homme qui vive. »
43
« Beau sire Ganelon », dit Je roi Marsile,
« j ' ai une armée, vous n'en verrez pas de plus belle ;
565 je peux avoir quatre cent mille chevaliers.
Puis-je avec eux combattre Charles et les Français ? »
Ganelon répond : « Non, pas cette fois-ci !
Vous y perdrez grand nombre de vos païens.
64 La Chanson de Roland
44
580 'Bel sire Guenes' , ço dist li reis Marsilies,
'Cumfaitement purrai Rollant ocire ?'
Guenes respont : 'Ço vos sai jo ben dire :
Li reis serat as meillors porz de Sizre,
Sa rereguarde avrat detrés sei mise ;
585 Iert i sis niés, li quens Rollant li riches,
E Oliver, en qui il tant se fiet ;
Vint milie Francs unt en lur cumpaignie.
De voz païens lur enveiez cent milie ;
Une bataille lur i rendent cil primes.
590 La gent de France iert blecee e blesmie.
Ne l' di por ço, des voz iert la martirie.
Aitre bataille lur livrez de meïsme ;
De quel que seit, Rollant n ' estoertrat mie.
Dune avrez faite gente chevalerie,
595 N' avrez mais guere en tute vostre vie. ' AOI
45
44
580 « Beau sire Ganelon », dit le roi Marsile,
« par quel moyen pourrais-je tuer Roland ? »
Ganelon répond : « Je vous le dirai bien.
Le roi sera aux plus hauts cols de Cize
et derrière lui il aura placé son arrière-garde ;
585 le puissant comte Roland, son neveu, en sera,
et Olivier, en qui il a toute confiance.
Leur compagnie sera de vingt mille Francs ;
de vos païens envoyez-leur cent mille ;
et que d' abord ils leur livrent bataille.
590 L' armée de France sera blessée, saignée à blanc.
Je ne dis pas qu' il n'y aura pas massacre des vôtres.
Livrez-leur donc, de même façon, une seconde bataille :
de l' une des deux, Roland ne réchappera pas.
Vous aurez fait ainsi une prouesse éclatante ;
595 de votre vie vous n' aurez plus de guerre. »
45
46
Ço dist Marsilies : 'Qu ' en parlereiens mais ?
Cunseill n'est proz dunt hum fiance n' ait.
605 La traïsun me j urrez e le plait ! '
Ço respunt Guenes : 'Issi seit cum vos plaist ! '
Sur les reliques de s' espee Murgleis
La traïsun jurat, si s ' est forsfait. AOI
47
Un faldestoed i out d'un olifant.
610 Marsilies fait porter un livre avant :
La lei i fut Mahum e Tervagan.
Ço ad jurét li Sarrazins espans :
S'en rereguarde troevet le cors Rollant,
Cumbatrat sei a trestute sa gent,
615 E, së il poet, murrat i veirement.
Guenes respunt : 'Ben seit vostre cornant ! ' AOI
48
Atant i vint uns paiens V aldabruns, -
Icil levat le rei Marsilïun -
Cler en riant l' ad dit a Guenelun :
620 'Tenez m'espee ! Meillur n'en at nuls hom :
Entre les helz ad plus de mil manguns.
Par amistiez, bel sire, la vos duins,
Que nos aidez de Rollant le barun,
Qu' en rereguarde trover le poüsum. '
625 'Ben serat fait' , le quens Guenes respunt.
Puis se baiserent es vis e es mentuns.
49
50
Atant i vint reïne Bramimunde :
635 'Jo vos aim mult, sire' , dist ele al cunte,
Le pacte de trahison 67
46
Marsile dit : « Pourquoi en parler plus avant ?
Sans foi jurée un accord reste sans suite.
605 Vous jurerez devant moi la trahison et le pacte. »
Ganelon répond : « Qu' il en soit comme il vous plaît ! »
·
47
Il y avait là un trône d ' ivoire massif.
610 Marsile y fait apporter un livre devant lui :
il contenait la loi de Mahomet et Tervagan.
Il a juré ainsi, le Sarrasin d'Espagne :
s'il trouve Roland à l 'arrière-garde,
il se battra contre toute son armée,
615 et, s'il le peut, Roland y mourra à coup sûr.
Ganelon répond : « Que votre ordre s' avère bon ! »
48
Se présenta alors un païen, V aldabrun -
du roi Marsile il était parrain -,
le visage riant, il dit à Ganelon :
620 « Acceptez donc mon épée ; nul n'en a de meilleure.
La garde en vaut plus de mille mangons ;
par amitié, beau sire, je vous la donne,
à vous, notre allié contre Roland le preux,
que nous puissions le trouver à l 'arrière-garde. »
625 « Ce sera fait », répond le comte Ganelon.
Ils s'embrassèrent alors au visage et au menton.
49
50
Se présenta alors la reine, l3ramimonde.
635 « Sire, j ' ai beaucoup d'amour pour vous », dit-elle au comte,
68 La Chanson de Roland
51
Li reis apelet Malduit sun tresorer :
'L' aveir Carlun est il apareilliez ?'
E cil respunt : 'Oi1, sire, asez bien :
645 Set cenz cameilz d'or et argent cargiez,
E vint hostages, des plus gentilz suz cel.' AOI
52
53
51
Le roi convoque Malduit son trésorier :
« Et les présents pour Charles, sont-ils préparés ? »
Il lui répond : « Oui, sire, ils sont nombreux :
645 sept cents chameaux chargés d'or et d' argent,
et vingt otages, des plus nobles qui soient au monde. »
52
Marsile saisit Ganelon par l'épaule,
et il lui dit : « Vous êtes fort vaillant et très sage.
Par votre foi, celle qui procure, croyez-vous, le salut,
650 faites attention à ne pas détourner de nous votre cœur.
Mes possessions, je vous les offre en quantité :
ces dix mulets chargés du plus pur or d'Arabie,
il ne passera d'année que je ne vous en donne autant.
Prenez les clés de cette ville considérable,
655 présentez-en à Charles les grandes richesses ;
faites-moi ensuite désigner Roland à l 'arrière-garde.
Si je le trouve à un col ou à un défilé,
c'est une bataille à mort que je lui livrerai. »
Ganelon répond : « Je m' attarde trop, me semble-t-il ! »
660 Il s' est donc mis en selle et passe son chemin.
53
667. Burger reconstruit un scénario temporel dans notre poème, selon lequel
le poète aurait réparti son récit en six jorirs en marquant explicitement le passage
du jour à la nuit ou vice versa : 1 : vv. ( 1 )- 162 ; 2 : vv . 1 63-667 ; 3 : vv. 669- 7 1 7 ;
4 : vv . 737-248 1 ; 5 : vv. (2645)-3098 ; 6 : vv. 3658-399 1 .
70 La Chanson de. Roland
54
Li empereres est par matin levét,
670 Messe e matines ad li reis escultét ;
Sur l' erbe verte estut devant sun tref.
Rollant i fut e Oliver li ber,
Neimes li dux e des aitres asez.
Guenes i vint, li fels, li parjurez ;
675 Par grant veisdie cumencet a parler
E dist al rei : 'Salvez seiez de Deu !
De Sarraguce ci vos aport les clefs.
Mult grant aveir vos en faz amener
E vint hostages ; faites les ben guarder !
680 E si vos mandet reis Marsilies li ber :
De l' algalife ne l' devez pas blasmer ;
A mes oilz vi quatre cenz milie armez,
Halbers vestuz, alquanz healmes fermez,
Ceintes espees as punz d'or neielez,
685 Ki l'en cunduistrent entresquë en la mer :
Mar s ' en fuïrent por la chrestïentét
Quë il ne voelent ne tenir ne guarder !
Einz qu' il oüssent quatre liues siglét,
Si' s aquillit e tempeste e oréd :
690 La sunt neiez ; jamais ne' s reverrez.
Së il fust vif, jo l' oüsse amenét.
Del rei païen, sire, par veir crëez :
J a ne verrez cest premer meis passét
Qu' il vos sivrat en France le regnét
695 Si recevrat la lei que vos tenez,
Jointes ses mains iert vostre comandét ;
De vos tendrat Espaigne le regnét. '
Ç o dist l i reis : 'Gracïét e n seit Deus !
Ben l' avez fait ; mult grant prod i avrez. '
100 Parmi cel ost funt mil grailles suner :
Franc desherbergent, funt lur sumers trosser ;
Vers dulce France tuit sunt achiminez. AOI
55
Carles li magnes ad Espaigne guastede,
Les castels pris, les citez vïolees.
105 Ço dit li reis que sa guere out finee.
671. La formule épique sur l 'erbe verte est l'une des plus fréquentes dans
notre poème ; on en compte jusqu'à seize exemples. Vient Franceis et si valvunt
ferir comptent également seize exemples chacun. Sun/le cheval brochet et que
mort l 'abat reviennent quatorze fois chacun. (Voir la note au v. 1530.)
Retour du traître 71
54
De grand matin l 'empereur s •est levé,
670 messe et matines le roi a écouté.
Sur l' herbe verte il s • installa devant sa tente.
Roland y fut et le vaillant Olivier.
et le duc Naimes et bien d' autres encore :
Ganelon y vint. le félon, le parjure.
675 Très astucieux. il prend la parole
et dit au roi : « Que Dieu vous sauve !
Je vous apporte ici les clés de Saragosse.
et de là-bas je vous fais amener de grands trésors
et vingt otages - faites-les bien garder.
680 Le vaillant roi Marsile vous fait dire
que vous ne devez pas le blâmer au sujet du calife.
car. de mes yeux. j ' ai vu quatre cent mille hommes armés.
haubert au dos. certains à heaume lacé.
et épée ceinte, à pommeau d ' or niellé,
685 · qui avec lui s ' embarquèrent sur la mer :
ils ont eu tort de fuir à cause de la religion chrétienne
qu ' ils ne veulent pas accepter ou observer.
Avant qu' ils eussent navigué quatre lieues.
le mauvais temps et la tempête s ' abattirent sur eux :
690 tous sont noyés ; vous ne les reverrez pas ;
si le calife avait été vivant. je l' aurais amené.
Et quant au roi païen, soyez-en sûr, sire.
le mois présent ne passera pas, vous le verrez.
sans qu' il vous suive au royaume de France.
695 Il recevra la religion que vous observez,
et. les mains jointes. deviendra votre vassal ;
c ' est de vous-même qu ' il tiendra le royaume d'Espagne. »
Le roi lui dit : « Que Dieu en soit remercié !
C ' est très bien fait ; vous y trouverez bien votre compte. »
100 On fait sonner mille clairons à travers l' armée :
les Fnµ1çais lèvent le camp. chargent les bêtes de somme.
Vers France la douce tous se sont mis en route.
55
703. Ce vers reprend les vers du début (vv. 1 -5), lesquels seront repris à
nouveau aux vv. 260'J-261 l ; division, donc, du drame en trois actes ?
72 La Chanson de Roland
56
Tresvait le jur, la noit est aserie.
Carles se dort, li empereres riches :
Sunjat qu ' il eret as greignurs porz de Sizre,
720 Teneit sa lance a la hanste fraisnine.
Guenes li quens l' ad desur lui saisie ;
Par tel aïr l' at crollee e brandie
Cuntre le cel en volent les esclices.
Carles se dort qu ' il ne s' esveillet mie.
57
725 Aprés iceste aitre avisiun sunjat :
Qu ' il ert en France a sa capele ad Ais ;
El destre braz li morst uns vers si mals.
Devers Ardene vit venir uns leuparz,
Sun cors demenie mult fierement asalt.
730 D' enz de la sale une veltres avalat
Que vint a Carles lé galops e les salz ;
La destre oreille al premer ver trenchat,
Irëement se cumbat al lepart.
Dïent Franceis que grant bataille i ad,
735 Mais il ne sevent liquels d' els la veintrat.
Carles se dort, mie ne s' esveillat. AOI
Songes prémonitoires 73
56
Le jour s ' en va, la nuit est tombée ;
Charles, le puissant empereur, est endormi.
Il �ut un songe : il était aux plus hauts cols de Cize,
no tenait sa lance à la hampe de frêne ;
le comte Ganelon s'en est emparé :
il l ' a brandie et brisée avec une telle violence
que les éclats en volent vers le ciel.
Et Charles dort, il ne s'éveille pas.
57
ns Après ce songe, il eut une autre vision :
il se voyait en France, à Aix, dans sa chapelle,
là un verrat étonnamment féroce le mordit au bras droit ;
il vit venir, du côté de l' Ardenne, un léopard,
à son corps même il s' attaque avec violence.
130 De la grande salle un vautre dévala,
courut vers Charles au galop et par bonds.
Le roi trancha l 'oreille droite du verrat en premier,
puis il s' acharne sur le léopard.
Les Français disent qu' une grande bataille s'engage ;
735 ils ne savent pas lequel 1 'emportera.
Et Charles dort, il ne s'éveille pas .
58
Tresvait la noit e apert l a clere albe.
Parmi cel host sunt les menees haltes ;
Li empereres mult fierement chevalchet.
740 'Seignurs barons ' , dist li emperere Carles,
'Vëez les porz e les destreiz passages :
Kar me jugez ki ert en rereguarde ! '
Guenes respunt : ' Rollant, cist miens fillastre :
N ' avez baron de si grant vasselage. '
745 Quant l' ot li reis, fierement le reguardet,
Si li ad dit : ' Vos estes vifs dïables :
El cors vos est entree mortel rage !
E ki serat devant mei en l' ansguarde ?'
Guenes respunt : 'Oger de Denemarche :
750 N ' avez baron ki mielz de lui la facet. ' AOI
59
Li quens Rollant, quant il s'oït juger,
Dune ad parléd a lei de chevaler :
'Sire parastre, mult vos dei aveir cher :
La rereguarde avez sur mei jugiét.
755 N ' i perdrat Carles, li reis ki France tient,
Men escïentre, palefreid ne destrer,
Ne mul ne mule que deiet chevalcher ;
Nen i perdrat ne runcin ne sumer
Quë as espees ne seit einz eslegiét.'
760 Guenes respunt : 'Veir dites, jo l' sai bien.' AOI
60
Quant ot Rollant qu' il ert en rereguarde,
lrëement parlat a sun parastre :
'Ahi ! cul vert, mal vais hom de put aire,
Quïas le guant me caïst en la place,
765 Cum fist a tei le bastun devant Carle ?' AOI
58
La nuit s'en va et l ' aube apparaît claire.
Dans toute l' armée les sonneries retentissent.
L' empereur chevauche terrible et fier :
740 « Seigneurs barons », dit l ' empereur Charles,
« voici les cols et les étroits défilés ;
désignez-moi qui sera à l' arrière-garde. »
Ganelon répond : « Ce sera Roland, mon beau-fils ;
vous n'avez pas de baron si vaillant. »
745 Le roi l 'entend, lui jette un regard farouche,
et il lui dit : « Vous êtes le diable incarné !
Une rage mortelle habite votre corps.
Et qui sera donc devant moi à l' avant-garde ? »
Ganelon répond : « Ce sera Ogier de Danemark ;
150 vous n' avez pas de baron qui la fasse mieux que lui. »
59
60
Lorsque Roland entend qu'il sera à l ' arrière-garde,
il s' emporte contre son beau-père :
« Ah ! vil truand, sale individu de basse race,
as-tu donc cru que le gant me tomberait par terre
765 comme le bâton à toi devant Charles ? »
une (il pourrait s' agir d'un accident banal de copiste), aurait sans doute passé
inaperçue dans des conditions de récitation orale. Les symboles de l'investiture
sont, de toute façon, interchangeables ; il peut être question tout aussi bien d' une
paille que d'un bâton ou d'un gant.
76 La Chanson de Roland
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L'empereur s' adresse à Roland :
« Beau sire neveu, vous le savez à coup sûr,
785 je mettrai bien la moitié de mon armée à votre disposition.
Gardez ces troupes avec vous ; c' est votre salut. »
Le comte lui dit : « Non, je n ' en ferai rien.
Dieu me confonde si jamais je démens la tradition de ma
[ famille !
Je garderai avec moi vingt mille Francs bien vaillants.
190 Passez les cols en toute assurance :
de mon vivant, vous aurez tort de craindre qui que ce soit. »
64
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Li quens Rollant Gualter de l' H um apelet :
'Pemez mil Francs de France nostre tere,
805 Si purpemez les destreiz e les tertres,
Que l ' emperere nisun des soens n ' i perdet. ' AOI
Respunt Gualter : 'Pur vos le dei ben faire. '
O d mil Franceis d e France, l a lur tere,
Gualter desrenget les destreiz e les tertres ;
810 N'en descendrat pur malvaises nuveles
Enceis qu 'en seient set cenz espees traites.
Reis Almaris del regne de Belfeme
Une bataille lur livrat, le jur, pesme.
66
Hall sunt li pui e li val tenebrus,
8t5 Les roches bises, les destreiz merveillus.
Le jur passerent Franceis a grant dulur :
De quinze liues en ot hom la rimur.
Puis quë il venent a la Tere M aj ur,
Virent Guascuigne, la tere lur seignur.
820 Dune lur remembret des fius e des honurs
E des pulceles e des gentilz oixurs :
Cel nen i ad ki de pitét ne plurt.
Sur tuz les altres est Carles anguissus :
As porz d'Espaigne ad lessét sun nevold ;
825 Pitét l 'en prent ; ne poet müer n 'en plurt. AOI
67
Li duze per sunt remés en Espaigne,
Vint milie Francs unt en la lur cumpaigne ;
Nen unt poür ne de murir dutance.
Li emperere s'en repairet en France ;
s30 Suz sun mantel en fait la cuntenance.
Dejuste lui chevalchet li dux Neimes
65
Le comte Roland convoque Gautier de l ' Hum :
« Prenez mille Francs de notre terre de France,
805 investissez défilés et hauteurs,
que notre empereur n ' y perde pas un seul des siens. »
Gautier répond : « Pour vous je dois bien le faire. »
Accompagné de mille Français de France, leur terre,
Gautier s'en va parcourir les défilés et les hauteurs ;
810 en aucun cas, il n ' en redescendra
avant de voir dégainer sept cents épées.
Et ce jour même, le roi Almari du royaume de Belferne
leur livra une bataille acharnée.
66
Hauts sont les monts et les vals ténébreux,
815 les rochers durs, les défilés sinistres.
Ce jour-là, les Français les franchirent à grand-peine ;
on les entend passer de quinze lieues.
Dès qu' ils arrivent à la Terre des Aïeux,
ils aperçoivent la Gascogne, le pays de leur seigneur.
820 Ils se souviennent alors de leurs fiefs et de leurs domaines,
et des jeunes filles et de leurs nobles épouses ;
il n ' en est pas qui ne pleure d'émotion.
Plus que tout autre, Charles est oppressé d' angoisse :
il a laissé son neveu aux cols d' Espagne.
825 Il s ' attendrit, ne peut se retenir de pleurer.
67
Les douze Pairs sont restés en Espagne
accompagnés de vingt mille Francs ;
ils n' ont pas peur, ne craignent pas la mort.
L'empereur revient en France ;
830 sous son manteau il perd contenance.
À son côté chevauche le duc Naimes,
830. Charlemagne a beau se cacher Je visage pour ne pas laisser voir son
angoisse ; Naimes la lit dans ses yeux.
80 La Chanson de Roland
68
Carles li magnes ne poet müer n ' en plurt.
Cent milie Francs pur lui unt grant tendrur
E de Rollant merveilluse poür.
Guenes li fels en ad fait traïsun ;
845 Del rei païen en ad oüd granz duns :
Or e argent, palies e ciclatuns,
Muls e chevals e cameilz e leüns.
Marsilies mandet d 'Espaigne les baruns,
Cuntes, vezcuntes e dux e almaçurs,
850 Les amirafles e les filz as cunturs :
Quatre cenz milie en ajuste en treis jurz.
En Sarraguce fait suner ses taburs ;
Mahumet levent en la plus halte tur :
N ' i ad païen ne l ' prit e ne l ' aort.
855 Puis si chevalchent par mult grant cuntençun
Tere certeine e les vals e les munz ;
De cels de France virent les gunfanuns.
La rereguarde des duze cumpaignuns
Ne lesserat bataille ne lur dunt.
69
860 Li niés Marsilie, il est venuz avant
Sur un mulet od un bastun tuchant ;
Dist a sun uncle belement en riant :
'Bel sire reis, jo vos ai servit tant,
Si' n ai oüt e peines e ahans,
865 Faites batailles e vencues en champ :
Dunez m ' un feu, c' est le colp de Rollant !
Jo l ' ocirai a mun espiét trenchant,
68
Charles le Grand ne peut se retenir de pleurer.
Cent mille Français s ' attendrissent pour lui,
et pour Roland ils éprouvent une sinistre peur.
C' est le félon Ganelon q�i l ' a trahi ;
845 il a reçu du roi païen de riches présents :
or et argent, étoffes de soie et brocarts,
mulets, chevaux, chameaux et lions.
Marsile convoque les barons d' Espagne,
comtes et vicomtes, ducs et almaçours,
850 et les émirs et les fils des comtors.
Il en rassemble quatre cent mille en trois jours ;
à Saragosse il fait battre ses tambours.
Et on érige Mahomet sur la plus haute tour ;
il n' est païen qui ne le prie et ne l ' adore.
855 Puis ils chevauchent, à qui mieux mieux,
par la terre sûre, par vaux et par monts.
De ceux de France ils virent les gonfanons.
À l ' arrière-garde, les douze compagnons
ne manqueront pas d' engager le combat.
69
860 Sur un mulet, qu' il touchait d ' un bâton,
s' est avancé le neveu de Marsile.
Riant tout haut, il dit à son oncle :
« Beau sire, mon roi, je vous ai tant servi,
je n ' en ai eu que peines et souffrances,
865 tant de batailles livrées et gagnées sur le champ de bataille.
En récompense, laissez-moi porter le premier coup à
je le tuerai de mon épieu tranchant, [ Roland ;
70
Li niés Marsilie tient le guant en sun poign,
875 Sun uncle apelet de mult fiere raisun :
'Bel sire reis, fait m ' avez un grant dun.
Eslisez mei duze de voz barons,
Si m' cumbatrai as duze cumpaignuns.'
Tut premerein l ' en respunt Falsaron : -
71
72
888. Lacune évidente que l ' on pourrait peut-être combler, en suivant les
autres versions, par :
Se truis Rollam, ne /errai ne l 'asaill.
Jo sui li tien ; or eslisez le quart !
890. Comme figure de rhétorique, la comparaison est peu employée dans
Préparatifs des Sarrasins 83
70
71
... »
Voici venir à toute allure Malprimis de Brigal ;
890 il court plus vite à pied qu' un cheval.
Devant Marsile il s' écrie à haute voix :
« Je me rendrai à Roncevaux ;
si je le trouve, impossible que je n' abatte Roland ! »
72
Il y a là un émir, de Balaguer :
895 c' est un bel homme au visage hardi et clair ;
notre poème, et les exemples en sont assez banals : cf. les vv. 1 1 1 1 , 1492, 1 573,
1874, 1 888, 3 1 73, 33 19, 3503, 352 1 .
893. O n notera l a reprise verbale d u premier hémistiche aux vv. 902 , 9 1 4,
935.
84 La Chanson de Roland
73
Uns almaçurs i ad de Morïane :
910 N'ad plus felun en la tere d ' Espaigne.
Devant Marsilie ad faite sa vantance :
'En Rencesvals guïerai ma cumpaigne ;
Vint milie sunt ad escuz e a lances.
Se trois Rollant, de mort li duins fiance.
915 Jamais n' ert j o r que Carles ne s ' en pleignet . ' AOI
74
D' aitre part est Turgis de Turteluse ;
Cil est uns quens, si est la citét süe ;
De chrestïens voelt faire male vode.
Devant Marsilie as aitres si s ' ajustet ;
920 Ço dist al rei : 'Ne vos esmaiez unches !
Plus valt Mahum que seint Perre de Rume :
Se lui servez, l 'onur del camp ert nostre.
En Rencesvals a Rollant irai juindre ;
De mort n' avrat guarantisun pur hume.
925 Vëez m' espee ki est e bone e lunge :
A Durendal jo la metrai encuntre ;
Asez orrez laquele irat desure !
Franceis murrunt, së a nus s' abandunent.
Carles li velz avrat e doel e hunte :
930 Jamais en chef ne porterat curone. '
75
D' aitre part est Escremiz de Valterne :
Sarrazins est, si est süe la tere.
Devant Marsilie s' escrïet en la presse :
Défilé des douze pairs sarrasins 85
73
Un almaçour est là, de Moriane :
910 pas un plus grand félon en la terre d'Espagne.
Devant Marsile il fait sa vantardise :
« Je conduirai mes hommes à Roncevaux ;
ils sont vingt mille avec écus et lances.
Si je le trouve, Roland est mort, j ' en suis garant.
915 Sa vie durant, Charles ne cessera de s ' en lamenter. »
74
Arrive d'en face Turgis de Tortelose,
le comte à qui la cité appartient.
Il veut vouer les chrétiens à la ruine.
Devant Marsile il s 'aligne avec les autres.
920 Il dit au roi : « N ' ayez aucune crainte !
Mahomet vaut plus que saint Pierre de Rome :
l' honneur du champ est à nous si vous le servez.
J' irai me battre avec Roland à Roncevaux,
personne ne pourra le préserver de la mort.
925 Voyez un peu mon épée qui est bonne et longue :
à Durendal je vais la mesurer ;
vous saurez certes laquelle aura le dessus !
Les Francs mourront s' ils se risquent contre nous.
Charles le vieux aura et douleur et honte,
930 il ne portera plus j amais sa couronne en tête. »
75
Arrive d'en face Escremis de Valteme :
ce Sarrasin est maître de ce pays.
Devant Marsile dans la foule il s 'écrie :
86 La Chanson de Roland
76
77
76
77
955 À toute allure y vint Margarit de Séville :
il tient la terre jusqu'aux Cazmarines.
Par sa beauté il plaît beaucoup aux femmes :
nulle à sa vue qui ne s'épanouisse de joie,
aucune ne sait, en le voyant, réprimer son rire ;
960 pas un païen qui soit un chevalier aussi accompli.
Il s' avança dans la foule, s'écria par-dessus les autres
et dit au roi : « N' ayez aucune crainte !
Moi, j ' irai tuer Roland à Roncevaux,
et Olivier non plus ne sauvera pas sa vie.
965 Les douze Pairs sont restés pour leur martyre.
Voyez un peu mon épée dont la garde est en or -
l' émir de Primes la fit envoyer :
je vous promets qu'elle sera plongée dans le sang vermeil.
Les Francs mourront, la France en sera honnie.
910 Charles le vieux, à la barbe fleurie,
tant qu' il vivra ne cessera de souffrir et d' enrager.
D'ici un an, nous aurons pris possession de la France,
88 La Chanson de Roland
78
975 D'altre part est Chemubles de Muneigre :
Josqu' a la tere si chevoel li baleient ;
Greignor fais portet, par giu quant il s' enveiset,
Que set muiez ne funt, quant il sumeient.
Icele tere, ço dit, dunt il est seindre,
980 Soleill n'i luist ne blét n'i poet pas creistre,
Pluie n'i chet, rusee n'i adeiset ;
Piere n'i ad que tute ne seit neire.
Dïent alquanz que dïables i meignent.
Ce dist Chemubles : 'Ma bone espee ai ceinte ;
985 En Rencesvals jo la teindrai vermeille.
Se trois Rollant li proz enmi ma veie,
Se ne l' asaill, dune ne faz jo que creire ;
Si cunquerrai Durendal od la meie.
Franceis murrunt e France en ert destreite. '
990 A icez moz li duze per s' aleient,
Itels cent milie Sarrazins od els meinent
Ki de bataille s' argüent e hasteient.
Vunt s' aduber desuz une sapeide.
79
78
m Arrive d'en face Chemuble de Muneigre :
ses cheveux flottent, tombent jusqu ' à terre ;
pour s' amuser, il se plaît à porter un poids plus lourd
que ne supportent sept mulets bien bâtés.
Dans le pays, dit-on, dont il est seigneur,
980 on ne voit pas le soleil, le blé ne peut pas croître,
jamais la pluie ne tombe, la rosée ne se dépose pas ;
il n'y a pierre qui ne soit toute noire.
Certains déclarent que les diables y habitent.
Chemuble dit : « J'ai ceint ma bonne épée ;
985 je la teindrai en vermeil à Roncevaux.
Si, sur ma voie, je trouve le preux Roland,
sans l' attaquer, je ne suis pas digne d'être cru ;
et je vaincrai Durendal avec mon épée.
Les Francs mourront, la France sera démunie. »
990 Sur ce les douze pairs païens s' assemblent,
et ils emmènent avec eux cent mille Sarrasins
qui s' impatientent et brulent de combattre.
Ils vont s' armer dans un bois de sapins.
79
80
Oliver muntet desur un pui halçur ;
Guardet sur destre parmi un val herbus,
Si veit venir cele gent paienur,
1020 Si'n apelat Rollant sun cumpaignun :
'Devers Espaigne vei venir tel brunur,
Tanz blancs osbercs, tanz elmes flambïus ;
lcist feront nos Franceis grant irur.
Guenes le sout, li fel, li traïtur
1025 Ki nus jugat devant l' empereUr. '
'Tais, Oliver ! ' l i quens Rollant respunt,
'Mis parrastre est ; ne voeill que mot en suns.'
81
Oliver est de sur un pui muntét ;
Or veit il ben d'Espaigne le regnét
1030 E Sarrazins, ki tant sunt asemblez.
Luisent cil elme ki ad or sunt gemmez,
E cil escuz e cil osbercs safrez,
E cil espiez, cil gunfanun fermez.
Sul les escheles ne poet il acunter :
1035 Tant en i ad que mesure n'en set.
E lui meïsme en est mult esguarét ;
Cum il einz pout, del pui est avalét,
Vint as Franceis, tut lur ad acuntét.
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80
82
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85
1070 'Cumpainz Rollant, sunez vostre olifan,
Si l' orrat Carles, ki est as porz passant- ;
Je vos plevis, ja retumerunt Franc. '
'Ne placet Deu ' , ço li respunt Rollant,
'Que ço seit dit pur nul hume vivant
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87
1093. « Quelle que soit l'interprétation que l'on donne du v. 1093, des
nuances subsistent qui permettent de distinguer le comportement de ces deux
héros : ils apprécient diversement leur devoir et, ce faisant, s'opposent l'un à
l'autre. Mais entre ces nuances, le poète, lui, ne choisit pas, se plaisant plutôt
à nous montrer qu'Olivier peut devenir Roland et Roland Olivier, tellement
Proposition d 'Olivier rejetée 95
87
riche et complexe est l 'idéal vassalique » (F. Suard). « Des deux héros, c'est
peut-être Olivier qui joue le rôle le plus ingrat, non seulement parce que tel est
le lot de ceux qui réfléchissent et n'acceptent qu' à regret les prestiges de la folie
héroïque, mais aussi parce que son ironie, lors de la seconde scène du cor, est
cruelle et déplacée » (J.-C. Payen).
96 La Chanson de Roland
88
1 1 10 Quant Rollant veit que bataille serat,
Plus se fait fiers que lëon ne leupart.
Franceis escrïet, Oliver apelat :
'Sire cumpainz, amis, ne l' dire ja !
Li emperere, ki Franceis nos laisat,
1 115 ltels vint mille en mist a une part :
Sun escïentre, n'en i out un cuard.
Pur sun seignur deit hom susfrir granz mals
E endurer e forz freiz e granz chalz,
Si'n deit hom perdre del sanc e de la char.
1 120 Fier de la lance e jo de Durendal,
Ma bone espee que li reis me dunat.
Se jo i moere, dire poet ki l' avrat
Que ceste espee fut a noble vassal . '
89
D' aitre part est l ' arcevesques Turpin :
1 125 Sun cheval broche e muntet un lariz,
Franceis apelet, un sermon lur ad dit :
'Seignurs barons, Carles nus laissat ci ;
Pur nostre rei devum nus ben murir.
Chrestïentét aidez a sustenir !
mo Bataille avrez, vos en estes tuz fiz,
Kar a voz oilz vëez les Sarrazins.
Clamez voz culpes, si preiez Deu mercit !
Asoldrai vos pur voz anmes guarir ;
Se vos murez, esterez seinz martirs :
1 1 35 Sieges avrez el greignor pareïs. '
Franceis descendent, a tere s e sunt mis,
E l ' arcevesque de Deu les beneïst :
Par penitence les cumande a ferir.
90
Franceis se drecent, si se metent sur piez ;
1 140 Ben sunt asols e quîtes de pecchez,
1 129. Le Turpin des légendes épiques représente le type, bien attesté dans
l' histoire médiévale, de l'évêque-guerrier ; l'exemple le plus notoire, peut-être,
était celui du belliqueux évêque de Beauvais, Philippe de Dreux, au temps de
Philippe Auguste. Les « Mémoires de guerre » de Turpin, réinventés et rédigés
en latin vers 1 140 (peut-être par les moines de Saint-Denis), ont perpétué son
Invitation à l 'héroïsme 97
88
89
90
nom comme l'auteur d'une des plus célèbres et des plus influentes supercheries
de la littérature médiévale, la Chronique du Pseudo-Turpin.
1134. En lançant son appel à la F croisade en 1095, le pape Urbain II laisse
entendre que tous ceux qui mourront comme « soldats du Christ » pourront
gagner la gloire du martyre.
98 La Chanson de Roland
91
As porz d' Espaigne en est passét Rollant
Sur Veillantif, sun bon cheval curant.
Portet ses armes ; mult li sunt avenanz.
1 1 55 Mais sun espiét vait li bers palmeiant,
Cuntre le ciel vait la mure turnant,
Laciét ensum un gunfanun tut blanc ;
Les frenges d'or li batent josqu' as mains.
Cors ad mult gent, le vis cler e riant -
1 160 Sun cumpaignun aprés le vait sivant -
E cil de France le cleiment a guarant.
Vers Sarrazins reguardet fierement
E vers Franceis humles e dulcement,
Si lur ad dit un mot curteisement :
1 165 'Seignurs barons, süef le pas tenant !
Cist paien vont grant martirie querant.
Encoi avrum un eschec bel e gent :
Nuls reis de France n' out unkes si vaillant. '
A cez paroles vunt les oz ajustant. AOI
92
1 170 Dist Oliver : 'N'ai cure de parler.
Vostre olifan ne deignastes suner,
Ne de Carlun mie vos nen avez ;
Il n'en set mot, n ' i ad culpes li bers ;
Cil ki la sunt ne funt mie a blasmer.
1 175 Kar chevalchez a quanque vos pliez !
Seignors barons, el camp vos retenez !
91
Aux cols d'Espagne Roland est passé
sur Veillantif, son bon destrier rapide.
Il porte ses armes ; elles lui siéent fort bien.
1 155 Et voici que le vaillant brandit son épieu,
fait tournoyer la pointe en l ' air ;
un gonfanon tout blanc est attaché au fer ;
les franges dorées viennent lui battre les mains.
C' est un bel homme, au visage clair et riant -
1 160 son compagnon vient à sa suite -
et ceux de France se réclament de lui en protecteur.
D'un œil farouche il regarde vers les Sarrasins,
vers les Français avec affection et tendresse.
Il leur a dit ces mots de circonstance :
1 165 « Seigneurs barons, avancez toujours au petit pas !
Ces païens viennent au-devant d'un grand massacre.
Avant ce soir nous aurons un butin bel et splendide ;
nul roi de France n'en eut jamais de si riche. »
Et à ces mots, les armées en viennent aux prises.
92
1 170 Olivier dit : « Je ne perds pas mon temps à parler.
Votre olifant, vous n'avez pas daigné le sonner,
et Charles vous manque par conséquent.
Le vaillant roi, il ignore tout et n'est pas en faute,
ceux qui sont là avec lui ne méritent aucun reproche.
1 175 Chevauchez donc le mieux que vous pouvez !
Seigneurs barons, tenez ferme dans la bataille !
93
93
C' est Aëlroth, le neveu de Marsile,
qui le premier chevauche devant l' armée.
1 190 A nos Français il lànce de grandes injures :
« Français, félons, vous aurez à lutter avec nous aujour-
[ d'hui.
Il vous trahit, celui qui avait le devoir de vous protéger.
Dément le roi qui vous laissa aux cols !
Avant le soir, France la douce va perdre son renom,
1 195 et Charlemagne, son propre bras droit ! »
Quand il l 'entend, Dieu ! Roland est accablé de peine.
Il pique des deux, laisse bondir son destrier,
de toutes ses forces le comte va frapper Aëlroth,
lui brise l ' écu, lui entaille le haubert,
1200 fend sa poitrine et fracasse ses os,
et lui sépare toute l ' échine du dos ;
il lui arrache l' âme du corps avec son épieu,
l 'enfonce à fond, fait chanceler son corps,
il l ' abat mort du cheval, de toute la longueur de sa lance,
12os en deux morceaux il lui a brisé le cou.
Il aura bien, se dit-il, le dernier mot :
« Truand fini ! Charles n'est pas dément ;
la trahison, il n'a jamais été prêt à la tolérer.
Il eut raison, le preux, de nous laisser aux cols,
94
Un duc i est, si ad num Falsaron -
Icil ert frere al rei Marsilïun,
1215 Il tint la tere Dathan e Abirun ;
Suz cel n'en at plus encrisme felun.
Entre dous oilz mult out large le front :
Grant demi piéd mesurer i pout hom.
Asez ad doel quant vit mort sun nevold ;
1220 Ist de la presse, si se met en bandun
E si escrïet l'enseigne paienor.
Envers Franceis est mult cuntrarïus :
'Enquoi perdrat France dulce s'onur ! '
Ot l' Oliver, si' n ad mult grant irur.
1225 Le cheval brochet des oriez esperuns,
Vait le ferir en guise de baron :
L' escut li freint e l 'osberc li derumpt,
El cors li met les pans del gunfanun,
Pleine sa hanste l ' abat mort des arçuns.
1230 Guardet a tere, veit gesir le glutun,
Si li ad dit par mult fiere raison :
'De voz manaces, culvert, jo nen ai soign.
Ferez i, Francs, kar tresben les veintrum ! '
Munjoie escrïet, c'est l ' enseigne Carlun. AOI
95
1235 Uns reis i est, si ad num Corsablix -
B arbarins est d'un estrange païs -
94
95
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97
E sis cumpainz Gerers fiert l ' amurafle :
1210 L' escot li freint e l ' osberc li desmailet,
Sun bon espiét li met en la curaille,
Empeint le bien, parmi le cors li passet,
Pleine sa hanste mort l ' abat en la place.
Dist Oliver : ' Gente est nostre bataille ! '
98
1275 Sansun li dux vait ferir l ' almaçur :
L' escut li freinst k' est ad or e a flurs ;
96
97
Son compagnon Gerier frappe l ' émir :
1210 lui brise l'écu, lui entaille le haubert,
son bon épieu, il le lui plonge dans le cœur,
l'enfonce à fond, le lui passe à travers le corps,
il l' abat mort sur place de toute la longueur de sa lance.
Olivier dit : « Elle est belle, notre bataille ! »
98
99
E Anseïs laiset le cheval curre,
Si vait ferir Turgis de Turteluse :
L'escut li freint desuz l'oree bucle,
De sun osberc li derumpit les dubles,
1 285 Del bon espiét el cors li met la mure,
Empeinst le ben, tut le fer li mist ultre,
Pleine sa hanste el camp mort le trestumet.
Ço dist Rollant : 'Cist colp est de produme ! '
1 00
101
1 02
99
Et Anseïs lance son destrier,
et va frapper Turgis de Tortelose :
lui brise l ' écu sous la boucle dorée,
de son haubert lui entaille les doubles mailles,
1285 du bon épieu lui plonge la pointe dans le corps,
l 'enfonce à fond, le transperce <l' outre en outre,
le renverse mort dans le champ de toute la longueur de sa
Et Roland dit : « Un vrai coup de preux ! » [ lance.
1 00
Et Engelier, le Gascon de Bordeaux,
1290 il pique des deux, lâche la bride,
et va frapper Escremis de Valterne :
lui brise l'écu qu' il porte au cou, le réduit en morceaux,
de son haubert il lui déchire la ventaille,
et il le frappe en plein milieu de la poitrine,
1295 il l' abat mort de sa selle de toute la longueur de sa lance.
Puis il lui dit : « Vous voilà voué à la perdition ! »
101
Et Oton frappe un païen, Esturgant,
sur son écu, en haut sur le rebord :
il en enlève les quartiers de vermeil et de blanc,
1 300 de son haubert il lui entaille les pans,
et dans le corps lui plonge son bon épieu tranchant,
il l ' abat mort de son destrier rapide.
Puis il lui dit : « Personne ne vous protégera plus ! »
1 02
Et Berengier, il frappe Estramarit :
1305 lui brise l'écu, lui défait le haubert,
son fort épieu, il le lui plonge à travers le corps,
il l ' abat mort au milieu de mille Sarrasins.
Sur les douze pairs, dix sont déjà tués ;
n'en restent vivants que deux, sans plus :
1310 ce sont Chernuble et le comte Margarit.
1 08 La Chanson de Roland
1 03
Margariz est mult vaillant chevalers,
E bels e forz e isnels e legers ;
Le cheval brochet, vait ferir Oliver :
L' escut li freint suz la bucle d'or mer,
1315 Lez le costét li conduist sun espiét.
Deus le guarit, qu ' el cors ne l' ad tuchét.
La hanste fruisset, mie n ' en a:batiét.
Ultre s'en vait, qu 'il n ' i ad desturber,
Sunet sun gresle pur les soens ralïer.
1 04
1 320 La bataille est merveilluse e cumune.
Li quens Rollant mie ne s' asoüret :
Fiert de l' espiét tant cum hanste li duret,
A quinze cols l' ad fraitë e rompue ;
Trait Durendal, sa bone espee, nue,
ms Sun cheval brochet, si vait ferir Chernuble :
L' elme li freint u li carbuncle luisent,
Trenchet le chef e la cheveleüre,
Si li trenchat les oilz e la faiture,
Le blanc osberc dunt la maile est menue,
1 330 Et tut le cors tresqu' en la furcheüre.
Enz en la sele, lei est a or batue,
El cheval est l' espee aresteüe ;
Trenchet l 'eschine, une n ' i out quis j ointure,
Tut abat mort el préd sur l ' erbe drue.
1 335 Aprés li dist : 'Culvert, mar i moüstes !
De Mahumet ja n' i avrez aiüde.
Par tel glutun n' ert bataille oi vencue.'
1 05
Li quens Rollant parmi le champ chevalchet,
Tient Durendal, lei ben trenchet e taillet ;
1 340 Des Sarrazins lur fait mult grant damage.
Ki lui veïst l ' un geter mort sur l ' aitre,
1 03
Margarit est un chevalier très vaillant,
beau, fort, rapide et agile.
Il pique des deux, va frapper Olivier :
lui brise l ' écu sous la boucle d ' or pur,
1315 le long des côtes il dirige son épieu.
Dieu le protège ; le coup ne l ' a pas touché au corps ;
la hampe se brise, elle n' abattit rien.
Sans empêchement, Margarit passe à côté,
sonne son clairon pour rallier les siens.
1 04
1320 Redoutable est la bataille, el1e se fait générale.
Le comte Roland ne se met pas à l ' abri du danger,
frappe de l ' épieu tant que la hampe reste entière,
au quinzième coup, il l ' a brisé et rompu ;
il met à nu Durendal, sa bonne épée,
1325 il pique des deux, va frapper Chernuble :
lui brise le heaume où brillent des escarboucles,
lui fend le crâne et la chevelure,
lui fend les yeux et le visage,
et le haubert qui brille, aux fi nes mailles,
1330 et tout le corps j usqu ' à l 'enfourchure.
Et son épée traverse la selle incrustée d'or,
et elle s' arrête dans le corps du cheval,
lui tranche l ' échine sans avoir à chercher la jointure,
les abat morts tous deux dans le pré sur l ' herbe drue.
1335 Puis il lui dit : « Vil truand, vous avez eu tort de venir ici.
De Mahomet vous n' aurez jamais d ' aide.
Un lâche comme vous ne gagnera pas la bataille aujour
[ d ' hui. »
1 05
Le comte Roland chevauche à travers le champ,
tient Durendal, qui tranche et frappe de taille,
1340 des Sarrasins il fait un grand massacre.
Vous l ' auriez vu là jeter les morts les uns sur les autres,
1 06
E Oliver chevalchet par l ' estor -
Sa hanste est frait' , n ' en ad quë un trunçun -
E vait ferir un païen Malsarun :
L ' escut li freint, k' est ad or e a flur,
1 355 Fors de la teste li met les oilz ansdous,
E la cervele li chet as piez desuz ;
Mort le tresturnet od tut set cenz des lur.
Pois ad ocis Turgis e Esturguz ;
La hanste briset, esclicet josqu ' as poinz.
1 360 Ço dist Rollant : 'Cumpainz, que faites vos ?
En tel bataille n ' ai cure de bastun ;
Fers e acers i deit aveir valor.
U ' st vostre espee ki Halteclere ad num ?
D'or est li helz e de cristal li punz. '
1 365 'Ne la poi traire' , Oliver li respunt,
' Kar de ferir oi jo si grant bosoign . ' AOI
1 07
Danz Oliver trait ad sa bone espee
Que ses cumpainz li ad tant demandee,
E il li ad cum cevaler mustree :
1 370 Fiert un païen, Justin de Valferree,
Tute la teste li ad parmi sevree,
Trenchet le cors e la bronie safree,
La bone sele ki a or est gemmee,
E al ce val a l' eschine trenchee ;
1375 Tut abat mort devant loi en la pree.
Ço dist Rollant : <Vos reconois jo, frere !
Por itels colps nos eimet l ' emperere. '
D e tutes parz est Munjoie escrïee. AOI
Hauts faits d'Olivier 111
1 06
Et Olivier chevauche à travers la mêlée, -
il a la lance brisée ; il n'en reste qu' un tronçon -
il va frapper un païen, Malsaron :
lui brise l'écu à or et à fleurons,
1 355 lui fait sauter de la tête les deux yeux,
et la cervelle se répand à ses pieds,
le renverse mort au milieu de sept cents des leurs.
Puis il a tué Turgis et Esturgot :
jusqu' à ses poings sa lance vole en éclats.
t360 Roland lui dit : « Compagnon, que faites-vous ?
Moi, le bâton, je ne m'en sers pas dans une telle bataille ;
il faut l ' acier et le fer pour montrer sa valeur.
Mais où est donc votre épée Hauteclaire ?
Sa garde est d'or, de cristal son pommeau. »
1365 « Je n'ai pas pu la tirer », lui répond Olivier,
« car à frapper j ' avais tant à faire. »
1 07
Sire Olivier a tiré sa bonne épée
que lui a tant réclamée son compagnon,
et il la lui fait voir en vrai chevalier :
1310 frappe un païen, Justin de Val-Ferrée,
lui coupe le crâne en deux par le milieu,
lui fend le corps et la brogne laquée or,
et la bonne selle aux gemmes serties dans l' or,
et tranche l 'échine du destrier ;
1 375 il les abat morts tous deux devant lui dans le pré.
Roland lui dit : « Là je vous reconnais, frère !
Pour de tels coups l ' empereur nous aime. »
De toutes parts on crie « Monjoie ! »
1 12 La. Chanson de Roland
1 08
Li quens Gerins set el ceval Sorel
1 380 E sis cumpainz Gerers en Passecerf ;
1381 �e l ' oï dire ne jo mie ne l' sai ( 1 386)
Liquels d'els dous en fut li plus isnels. ( 1 387)
Lachent lor reisnes, brochent amdui a ait ( 1 38 1 )
E vunt ferir un paien Timozel,
1385 L'un en l ' escut e li aitre en l ' osberc ;
Lur dous espiez enz el cors li unt frait,
1387 Mort le trestument trés enmi un guarét. ( 1 385)
Espervaris i fut, li filz Burel,
[Celui ocist Engelers de Burdel.]
1 390 E l' arcevesque lor ocist Siglorel,
L'encanteür ki ja fut en enfer :
Par artimal l ' i cundoist Jupiter.
Ço dist Turpin : ' Icist nos ert forsfait. '
Respunt Rollant : 'Vencut est l e culvert.
1395 Oliver, frere, itels colps me sunt bel ! '
1 09
La bataille est aduree endementres :
Franc e païen merveilus colps i rendent,
Fierent li un, li aitre se defendent.
Tant' i ad hanste e fraitë e sanglente,
1400 Tant gunfanun rompu e tant' enseigne,
Tant bon Franceis i perdent lor j uvente ;
Ne reverront lor meres ne lor femmes,
Ne cels de France ki as porz les atendent. AOI
Karles li magnes en plure e se demente.
1405 De ço qui calt ? Nen avrunt sucurance.
Mal vais servise le jur li rendit Guenes
Qu' en Sarraguce sa maisnee alat vendre.
Puis en perdit e sa vie e ses membres :
El plait ad Ais en fut jugét a pendre,
1410 De ses parenz ensembl ' od lui tels trente
Ki de murir nen ourent esperance. AOI
1 381. Nous changeons l 'ordre des vv. 1 3 8 1 - 1 387 tels qu'ils paraissent dans
le manuscrit ; voir, pour la numérotation, la note au v. 1467.
1 389. Le copiste, en sautant de Burel à Burdel, a omis un vers que nous
restituons d'après les autres versions.
Les Français tiennent bon 1 13
1 08
Le comte Gerin est sur son destrier Sorel,
nso son compagnon Gerier sur Passecerf ;
1181 je ne sais pas, jamais je n' entendis dire,
lequel des deux était le plus rapide.
Ils lâchent les brides, piquent fort des deux,
et vont frapper un païen, Timozel,
1385 l ' un sur l ' écu, l' autre sur le haubert.
Leurs deux épieux, ils les ont brisés dans son corps,
1387 le renversent mort au beau milieu d'un guéret.
Espervaris y fut, fils de Burel,
et Engelier de Bordeaux le tua.
1390 Et l' archevêque leur tua Siglorel,
le magicien qui avait été, on le sait, en enfer ;
par sortilège Jupiter l ' y conduisit.
Et Turpin dit : « Celui-là nous portait préjudice. »
Roland répond : « Il est vaincu, le truand.
1395 Olivier, frère, ce sont là les coups qui me plaisent ! »
1 09
Pendant ce temps la bataille s' est faite plus acharnée :
Francs et païens échangent des coups redoutables,
les uns attaquent, les autres se défendent.
Autant de lances rompues et sanglantes,
1400 de gonfanons et d' enseignes coupés en pièces,
de bons Français tués à la fleur de l' âge ;
ils ne reverront plus ni mères ni femmes,
ni ceux de France qui les attendent aux cols.
Charles le Grand en pleure et se lamente.
1405 Mais à quoi bon ? Ils n ' auront pas de secours de lui.
Et ce jour-là Ganelon le servit indignement
quand il alla à Saragosse vendre les proches vassaux du
Il en perdit ensuite et les membres et la vie : [ roi.
au procès d' Aix il fut condamné à être pendu
1410 et, avec lui, trente de ses parents
qui ne s ' attendaient pas à une telle mort.
1 10
La bataille est merveilluse e pesant :
Mult ben i fiert Oliver e Rollant,
Li arcevesques plus de mil colps i rent,
1415 Li duze per ne s ' en targent nïent,
E li Franceis fierent cumunement.
Moerent païen a millers e a cent :
Ki ne s'en fuit, de mort n'i ad guarent,
Voillet o nun, tut i laisset sun tens.
1420 Franceis i perdent lor meillors guarnemenz ;
Ne reverront lor peres ne parenz,
Ne Carlemagne, ki as porz les atent.
En France �n ad mult merveillus turment :
Orez i ad de tuneire e de vent,
1425 Pluie e gresilz desmesurëement ;
Chiedent i fuildres e menut e suvent,
E terremoete ço i ad veirement :
De Seint Michel del Peril josqu' as Seinz,
Dés Besençun tresqu' al port de Guitsand,
1430 Nen ad recét dunt del mur ne cravent.
Cuntre midi tenebres i ad granz :
N'i ad clartét se li ciels nen i fent.
Hume ne l' veit ki mult ne s' espoënt ;
Dïent plusor : 'C'est li definement,
1435 La fin del secle ki nus est en present. '
Icil ne l' sevent, ne dïent veir nïent :
C'est li granz doels por la mort de Rollant.
111
Franceis i fierent de coer e de vigur ;
Païen sunt morz a millers e a fuls :
1440 De cent millers n'en poënt guarir dous.
Dist l' arcevesques : 'Nostre hume sunt mult proz ;
Suz ciel n' ad rei plus en ait de meillors.
Il est escrit en la Geste Francor
Que bons vassals out nostre empereür. '
1423. Les signes funestes qui présagent la mort de Roland et qui font croire
à la fin du monde rappellent certains passages de !'Apocalypse (VIII, 5 et XVI,
1 8) ainsi que la scène de la Passion (Matthieu XXVII, 45 ; Luc XXIII, 44).
1428. Voir au v. 1 35. Seinz : est-il question de Saintes, de Sens, ou de Xanten
sur Je Rhin ?
Signes de mauvais augure 1 15
1 10
Redoutable est la bataille et dure à supporter :
Roland frappe bien, et Olivier aussi,
et l' archevêque rend plus de mille coups,
1415 et les douze Pairs ne sont pas lents à attaquer,
et les Français frappent tous ensemble.
Les païens meurent par centaines et milliers :
qui ne s' enfuit n' a aucune protection contre la mort ;
bon gré mal gré, il y· laisse sa vie.
1420 Les Francs y perdent leurs meilleurs guerriers ;
ils ne reverront plus ni leurs parents ni leurs pères,
ni Charlemagne qui les attend aux cols.
En France éclate une prodigieuse tourmente :
tempêtes de vent et de tonnerre,
1425 pluie et grêle exceptionnelles ;
la foudre tombe coup sur coup, maintes et maintes fois,
c'est, à vrai dire, un tremblement de terre :
de Saint-Michel-du-Péril jusqu' à Xanten,
de Besançon jusqu' au port de Wissant,
1430 aucune maison dont une partie des murs ne s' affaisse.
Et, dès midi, le jour s' obscurcit :
aucune lumière sinon quand le ciel se fend.
Nul ne le voit qui ne s'en épouvante,
et plusieurs disent : « C'est la fin du monde,
1435 et nous voici à la consommation des temps. »
Ils ne savent pas, ils ne disent pas la vérité :
c' est là le deuil universel pour la mort de Roland.
111
De tout leur cœur les Français frappent, et avec vigueur,
et les païens sont morts en foule, par milliers :
1440 sur les cent mille, il n'en est pas deux qui survivent.
L'archevêque dit : « Nos hommes sont bien preux ;
nul roi au monde qui n'en ait plus, et de meilleurs.
Il est écrit dans la Geste des Francs
que notre empereur eut de vaillants vassaux. »
1 12
Marsilie vient parmi une valee
1450 Od sa grant ost quë il out asemblee.
Tels vint escheles ad li reis anumbrees :
Luisent cil elme as perres d'or gemmees
E cil escuz e cez bronies sasfrees ;
Set milie graisles i sunent la menee ;
1455 Grant est la noise par tute la contree.
Ço dist Rollant : 'Oliver, compaign, frere,
Guenes li fels ad nostre mort juree :
La traïsun ne poet estre celee ;
Mult grant venjance en prendrat l' emperere.
1460 Bataille avrum e fort e aduree ;
Unches mais hom tel ne vit ajustee.
Jo i ferrai de Durendal m' espee,
E vos, compainz, ferrez de Halteclere.
En tantes teres les avum nos portees,
1465 Tantes batailles en avum afinees !
Male chançun n'en deit estre cantee. ' AOI
1 13
1467. Dans le passage compris entre les vv. 1467 et 1670, la plupart des
éditeurs changent l'ordre des laisses telles qu'elles se suivent dans le manuscrit.
Dans notre édition, les vers ainsi réorganisés sont signalés par une numérotation
en italique, et nous ajoutons à droite du texte, entre parenthèses, les numéros
qui représentent l ' ordre réel dans lequel les vers en question figurent dans le
manuscrit. Nous suivons l' agencement adopté par Segre. Bédier et, à sa suite,
Moignet ont opté pour une solution moins interventionniste qui consiste à inter
vertir uniquement les vv. 1 66 1 - 1670 et 1 653- 1 660 :
Renforts sarrasins en perspective 1 17
1 12
Marsile avance le long d'une vallée,
1450 et avec lui la grande armée qu' il avait réunie.
Le roi a ordonné vingt corps de bataille :
les heaumes brillent, aux gemmes serties dans l'or,
et les écus, les brognes laquées or ;
sept mille clairons sonnent la charge ;
1455 le bruit résonne dans tout le pays.
Roland dit : « Olivier, compagnon, frère,
c'est le félon Ganelon qui a juré notre mort.
La trahison ne peut être cachée ;
Charles en prendra une terrible vengeance.
1460 Nous, nous aurons une bataille dure et acharnée ;
jamais personne ne vit pareil affrontement.
De Durendal, mon épée, je frapperai,
et vous de même, compagnon, de Hauteclaire.
En tant de lieux nous les avons portées,
1465 et grâce à elles nous avons mené à terme tant de batailles !
Il ne faut pas qu'on chante sur elles de chanson déshono
[ rante. »
1 13
114
115
1494. Un par un, les douze Pairs vont mourir. A tour de rôle, ils seront
vengés par Olivier ( 1 509), Roland ( 1 546), Turpin ( 1 569), et Roland encore deux
Cruel revers : mort d 'Engelier 1 19
1 14
fois ( 1 607, 1904). Seule la mort d'Oton n'est pas décrite ; son corps est retrouvé
par Roland au v. 2 1 87.
1 20 La Chanson de Roland
116
117
116
D'en face arrive un païen, Valdabrun -
1520 du roi Marsile il était parrain -,
il est, en mer, maître de quatre cents dromons ;
pas un marin qui ne se réclame de lui.
Par trahison il prit bel et bien Jérusalem,
et il viola le temple de Salomon,
1525 devant les fonts il tua le patriarche.
C'est lui qui prit le sennent du comte Ganelon,
et lui offrit son épée et mille mangons.
Il monte le cheval qu'il appelle Gramimont -
plus rapide encore que ne l'est un faucon -,
1530 il pique des deux, des éperons aigus,
et va frapper le puissant duc Samson :
lui brise l'écu, lui entaille le haubert,
et lui enfonce dans le corps les pans de son gonfanon ;
il l' abat mort des arçons de toute l a longueur de s a lance.
117
1 18
1550 D' Affrike i ad un Affrican venut,
C'est Malquïant, le filz al rei Malcud.
Si guarnement sunt tut a or batud : ( 1 595)
Cuntre soleil sur tuz les aitres luist.
Siet el ceval qu'il cleimet Salt Perdut ;
1555 Beste nen est ki poisset curre a lui.
Il vait ferir Anseïs en l' escut :
Tut li trenchat le vermeill e l ' azur, ( 1 600)
De sun osberc li ad les pans rumput,
El cors li met e le fer e le fust.
15()() Morz est li quens, de sun tens n ' i ad plus.
Dïent Franceis : 'Baron, tant mare fus ! '
1 19
Par le camp vait Turpin li arcevesque ; ( 1 605)
Tel coronét ne chantat unches messe
Ki de sun cors feïst tantes prœcces.
1565 Dist al paien : 'Deus tut mal te tramette !
Tel as ocis dunt al coer me regrette. '
Sun bon ceval i ad fait esdemetre, ( 1 6 10)
Si l' ad ferut sur l' escut de Tulette
Que mort l ' abat desur cele herbe verte.
120
1570 De l' aitre part est un paien Grandonies,
Filz Capüel, le rei de Capadoce.
Siet el cheval quë il cleimet Marmorie, ( 1 615)
Plus est isnels que n' est oisel ki volet.
Laschet la resne, des esperuns le brochet,
1575 Si vait ferir Gerin par sa grant force :
L' escut vermeill li freint, del col li portet,
Aprof li ad sa bronie tut desclose, ( 1 620)
El cors li met tute l' enseingne bloie
Que mort l 'abat en une halte roche.
Mort d'Anseïs et de Gerin 1 23
1 18
1550 Un Africain est là, venu d'Afrique,
c'est Malquïant, le fils du roi Malcud.
Son équipement est tout d'or battu ;
il resplendit au soleil plus que tous les autres.
Il monte le cheval qu' il appelle Saut-Perdu ;
1555 il n'y à bête qui puisse courir aussi vite que lui.
Il va frapper Anseïs sur l'écu :
il en enlève les quartiers de vermeil et d' azur,
de son haubert il a déchiré les pans,
et dans le corps lui plonge la pointe et le bois.
1560 Le comte est mort ; son temps est épuisé.
Les Français disent : « Quel malheur pour toi, baron ! »
1 19
Turpin l' archevêque chevauche à travers le champ ;
jamais tel clerc tonsuré ne chanta la messe
qui de ses mains eOt fait tant de prouesses.
1565 « Que Dieu te comble de maux ! » dit-il au païen.
« J' ai le regret au cœur de celui que tu as tué. »
Son bon destrier, il l ' a fait s 'élancer,
frappe Malquïant sur l'écu de Tolède ;
sur l'herbe verte il l' abat mort.
1 20
1570 D'en face arrive un païen, Grandoine,
le fils de Capüel, le roi de Cappadoce.
Il monte le cheval qu'il appelle Marmoire,
plus rapide encore que n'est oiseau qui vole.
Il lâche la bride, il pique dçs deux,
1575 de toutes ses forces il va frapper Gerin :
lui brise l'écu de vermeil, le lui arrache du cou,
puis il lui perce toute la brogne,
et dans le corps lui plonge toute son enseigne bleue ;
il l ' abat mort sur le haut d'un rocher.
1 24 La Chanson de Roland
121
122
123
121
Le comte Roland tenait son épée sanglante.
Quand il entend que les Français se lamentent,
il souffre tant qu' il pense éclater :
« Que Dieu t' accable de maux ! » dit-il au païen.
1590 « Tu me paieras, et bien cher, je pense, celui que tu as tué ! »
Il pique des deux, son destrier lutte pour s' élancer.
Ils sont aux prises : c'est à qui le paiera.
122
Grandoine était preux et vaillant,
brave au combat et d'une très grande force.
1595 Sur son chemin, il rencontra Roland ;
sans l' avoir vu avant, il le reconnut sans faute
à son visage farouche, à sa belle carrure,
à son regard et à sa contenance :
il s'épouvante, ne peut s'en empêcher ;
1600 il veut s' enfuir, mais il ne le peut pas.
Le comte le frappe avec une telle violence
qu' il lui fend tout le heaume jusqu'au nasal,
lui tranche le nez, et la bouche et les dents,
et tout le corps et le haubert d' Alger,
1605 la selle dorée et ses pommeaux d' argent,
profondément jusqu'au dos du cheval,
les tue tous deux sans espoir de salut.
Et ceux d' Espagne en crient leur désolation.
Les Français disent : « Notre protecteur frappe bien ! »
123
1610 Redoutable est la bataille, elle se fait acharnée ;
les Français frappent avec violence et fureur,
ils tranchent les poings, les côtés, les échines,
et les vêtements jusqu' aux èhairs vives :
sur l' herbe verte le sang clair coule à flots.
1 26 La Chanson de Roland
1 24
1 25
1 24
1620 Redoutable est la bataille, et elle s' agrandit ;
les Français frappent des épieux brunis.
Vous auriez vu là bien des. gens souffrir,
tant d'hommes blessés, couverts de sang, morts,
tous étendus, face contre terre ou sur le dos.
1625 Les Sarrasins ne peuvent tenir davantage :
bon gré mal gré, ils abandonnent le champ.
De vive force les Francs les poursuivirent.
125
Quand Marsile voit le massacre de ses gens,
il fait sonner ses cors et ses trompettes,
1630 puis il chevauche avec la grande année qu' il a levée.
Au premier rang chevauche un Sarrasin, Abisme,
le pire félon de toute sa compagnie :
de mœurs honteuses, il est chargé de grands crimes,
il ne croit pas en Dieu, le fils de sainte Marie ;
1635 la poix fondue n'est pas plus noire que lui ;
il aime bien mieux le meurtre et la trahison
qu' il ne ferait de tout l'or de Galice ;
jamais personne ne le vit se divertir ni rire.
Il est hardi, plein de témérité :
1640 c' est pour cela qu' il est l'ami du roi félon Marsile ;
c'est lui qui porte son dragon, auquel se rallient ses
Jamais l' archevêque ne l' aimera : [ troupes.
dès qu'il le voit, il désire le frapper.
À voix très basse, Turpin se dit :
1645 « Ce Sarrasin me paraît bien hérétique ;
plutôt mourir que de ne pas aller le tuer !
Je n'ai jamais pu aimer ni couard ni couardise. »
1631. Les crimes, les mœurs honteuses, la soif de la trahison qui sont imputés
à Abisme, sans parler de son aspect lugubre et de la couleur de sa peau, font
de lui un adversaire diabolique tout à fait à la mesure de l'archevêque.
1 28 La Chanson de Roland
126
Li arcevesque curnencet la bataille :
Siet el cheval qu ' il tolit a Grossaille -
1650 Ço ert uns reis qu ' ocist en Denemarche.
Li destrers est e curanz e aates : ( 1490)
Piez ad copiez e les gambes ad plates,
Curte la quisse e la crupe bien large,
Lungs les costez e l' eschine ad ben halte,
1655 Blanche la eue e la crignete jalne,
Petite oreille, la teste tute falve ; ( 1 495)
Beste nen est ki encontre lui alge.
Li arcevesque brochet par vasselage,
Ne laisserat qu' Abisrne nen asaillet,
1660 Vait le ferir en l' escut a miracle :
Pierres i ad, rnetistes e topazes, ( 1 500)
Esterrninals e carbuncles ki ardent ;
En Val Metas li dunat uns dïables,
Si li trarnist li arniralz Galafres.
1665 Turpins i fiert, ki nïent ne l' esparignet ;
Enprés sun colp ne quid qu ' un dener vaillet : ( 1 505)
Le cors li trenchet trés l'un costét qu ' a l' altre
Que mort l' abat en une voide place.
Dïent Franceis : 'Ci ad grant vasselage !
1670 En l' arcevesque est ben la croce salve ! '
1 27
Li quens Rollant apelet Oliver :
' Sire cumpaign, se l ' volez otrïer,
Li arcevesque est mult bon chevaler ;
N ' en ad rneillor en tere ne suz cel :
1675 Ben set ferir e de lance e d ' espiét.'
Respunt li quens : ' Kar li aluns aider ! '
A icest mot l ' unt Francs recumencét.
Dur sunt li colps e li caples est grefs ;
Mult grant dulor i ad de chrestïens.
1680 Ki puis veïst Rollant e Oliver
De lur espees ferir e capleier !
Li arcevesque i fiert de sun espiét.
Cels qu' il unt mort, ben les poet hom preiser :
Il est escrit es cartres e es brefs,
1 26
1 27
128
L i quens Rollant des soens i veit grant perte ;
Sun cumpaignun Oliver en apelet :
'Sire cumpainz, pur Deu, que vos en haitet ?
Tanz bons vassals vëez gesir par tere !
1695 Pleindre poüms France dulce, la bele,
De tels barons cum or remeint deserte !
E ! reis, amis, que vos ici nen estes !
Oliver, frere, cum le purrum nus faire ?
Cumfaitement li manderum nuveles ?'
1700 Dist Oliver : 'Jo ne l' sai cument quere.
Mielz voeill murir que hunte en seit retraite.' AOI
1 29
Ço dist Rollant : 'Cornerai l ' olifant,
Si l' orrat Carles ki est as porz passant ;
Jo vos plevis, ja retumerunt Franc. '
1705 Dist Oliver : 'Vergoigne sereit grant
E reprover a trestuz voz parenz ;
Iceste hunte dureit a lur vivant !
Quant je l' .vos dis, n'en feïstes nïent,
Mais ne l' ferez par le men loëment.
1 7 10 Se vos cornez, n' ert mie hardement :
Ja avez vos ambsdous les braz sanglanz. '
Respont li quens : 'Colps i ai fait mult genz ! ' AOI
1 30
Ço dit Rollant : 'Forz est nostre bataille ;
Jo cornerai, si l' orrat li reis Karles.'
1702. Cette seconde scène du cor est le pendant de la première aux vv. 105 1
et ss. Justifié par son propre héroïsme, ayant sauvegardé son honneur personnel,
familial et féodal, et ayant évité la honte, Roland décide de sonner du cor.
Olivier Je couvre de reproches, mais Turpin intervient pour mettre fin à la dis
pute (ou, plus exactement, au dialogue de sourds) ; il approuve la décision de
Roland se résigne à sonner du cor 131
1 28
Le comte Roland voit la grande perte des siens,
et il s' adresse à son compagnon Olivier :
« Cher compagnon, que vous en semble, par Dieu ?
Tous ces vaillants, voyez-les étendus à terre !
1695 Nous pouvons plaindre France la douce, la belle,
si démunie à présent de tels chevaliers !
Ah ! roi, ami, que n ' êtes-vous ici !
Olivier, frère, comment pourrons-nous faire ?
De quelle façon lui envoyer des nouvelles ? »
1700 Olivier dit : « Je ne sais comment le faire venir.
J ' aime mieux mourir que si on devait en parler à notre
[ honte. »
1 29
Roland lui dit : « Je sonnerai l ' olifant,
et Charles, qui passe les cols, l ' entendra,
et les Français, je vous jure, reviendront bien. »
1705 Olivier dit : « Ce serait grand opprobre,
sujet de blâme pour tous vos parents ;
leur vie entière cette honte les suivrait !
Quand je l ' ai dit, vous n ' en avez rien fait ;
ce n ' est pas moi qui vous approuverai à présent.
mo Si vous sonnez le cor, ce ne sera pas un acte de bravoure :
vous avez déjà les deux bras couverts de sang. »
Le comte répond : « J ' ai donné de beaux coups ! »
1 30
Roland lui dit : « Notre bataille est dure ;
je vais sonner le cor, le roi Charles l' entendra. »
Roland : inutile, bien sQr, d'appeler à l'aide, mais nùeux vaut avertir l'empereur
qui pourra alors châtier les Sarrasins et donner aux morts une sépulture chré
tienne. Certains critiques prétendent que l' attitude de Roland est un aveu qu'il
regrette son refus d' appeler à l' aide plus tôt, mais ce serait là un aveu bien
implicite.
1 32 La Chanson de Roland
131
Ço dist Rollant : 'Porquei me portez ire ?'
E il respont : 'Cumpainz, vos forsfeïstes,
Kar vasselage par sens nen est folie :
1725 Mielz valt mesure que ne fait estultie.
Franceis sunt morz par vostre legerie ;
Jamais Karlon de nus n'avrat servise.
Se m' creïsez, venuz i fust mi sire ;
Ceste bataille oüsum ja fenie,
1730 U pris u mort i fust li reis Marsilie.
Vostre proëcce, Rollant, mar la veïmes !
Karles li magnes de nos n' avrat aïe -
N'ert mais tel home entresqu' al Deu juïse -.
Vos i murrez, e France en ert hunie.
1735 Oi nus defalt la leial cumpaignie :
Einz l' avesprer ert gref la departie.' AOI
1 32
Li arcevesques les ot cuntrarïer ;
Le cheval brochet des esperuns d'or mer,
Vint tresqu' a els, si' s prist a castïer :
1 740 ' Sire Rollant, e vos, sire Oliver,
Pur Deu vos pri, ne vos cuntralïez !
Ja li corners ne nos avreit mester,
Mais nepurquant si est il asez melz :
Venget li reis, si nus purrat venger ;
1745 Ja cil d' Espaigne n ' en deivent turner liez.
Nostre Franceis i descendront a piéd,
Truverunt nos e morz e detrenchez,
Leverunt nos en bieres sur sumers,
Si nus plurrunt de doel e de pitét,
1722. Le mot ire en ancien français a souvent un sens plus large et plus
nuancé que « colère » (Kleiber) ; voir, par exemple, le v. 2944. Devrait-on tra
duire ici par « ressentiment » (Foulet) ?
Reproches d'Olivier : Turpin intervient 1 33
131
Roland lui dit : « Pourquoi vous emporter contre moi ? »
Et il répond : « Compagnon, vous avez commis un tort,
car la vaillance sensée n' est pas la folie ;
1725 mieux vaut mesure que bravoure téméraire.
Les Francs sont morts à cause de votre inconscience,
et jamais plus Charles n' aura notre service.
Notre seigneur serait revenu, si vous m' aviez cru,
et cette bataille, nous l ' aurions déjà terminée ;
1130 le roi Marsile aurait été prisonnier ou mort.
Votre prouesse, Roland, nous a causé du tort !
Charles le Grand ne recevra plus d' aide de nous -
il n'y aura plus d' homme comme lui jusqu'au Jugement
[ dernier -.
Vous, vous mourrez, la France en sera déshonorée.
1735 C'est aujourd'hui que prend fin notre loyale amitié :
avant ce soir, la séparation sera pénible. »
1 32
L' archevêque les entend se quereller ;
il pique des deux, des éperons d'or pur,
vient jusqu' à eux, se met à les reprendre :
1140 « Vous, sire Roland, et vous, sire Olivier,
au nom de Dieu, je vous en supplie, ne vous querellez pas !
Sonner du cor ne nous serait plus utile,
mais cependant mieux vaut encore sonner :
revienne le roi, il pourra nous venger.
1745 Il ne faut pas que ceux d' Espagne repartent joyeux.
Nos Français descendront ici de cheval,
nous trouveront morts et taillés en morceaux,
nous mettront en bière sur des bêtes de somme,
nous pleureront avec douleur et pitié,
1723. Leçon du manuscrit : vos le feïstes. Cf les vv. 2029, 3758, 3827, et
la note de Segre.
1 34 La Chanson de Roland
1 33
Rollant ad mis l' olifan a sa buche,
Empeint le ben, par grant vertut le sunet.
1755 Hait sunt li pui e la voiz est mult lunge :
Granz trente liwes l' oïrent il respundre.
Karles l' oït e ses cumpaignes tutes.
Ço dit li reis : ' Bataille funt nostre hume ! '
E Guenelun l i respundit encuntre :
1760 ' S ' altre l' desist, ja semblast grant mençunge. ' AOI
1 34
Li quens Rollant, par peine e par ahans,
Par grant dulor, sunet sun olifan.
Parmi la buche en salt fors li cler sancs :
De sun cervel le temple en est rompant.
1765 Del corn qu' il tient l' oïe en est mult grant :
Karles l 'entent, ki est as porz passant,
Naimes l'oïd, si l ' escultent li Franc.
Ce dist li reis : 'Jo oi le corn Rollant !
Une ne l' sunast se ne fust cumbatant. '
1 770 Guenes respunt : ' De bataille est nïent !
Ja estes vus veilz e fluriz e blancs ;
Par tels paroles ben resemblez enfant.
Asez savez le grant orgoill Rollant ;
Ço est merveille que Deus le soefret tant.
1775 Ja prist il Noples seinz le vostre cornant :
Fors s'en eissirent li Sarrazins dedenz,
Si s' cumbatirent al bon vassal Rollant ;
Puis od les ewes lavat 1' espiét del sanc :
Pur cel le fist ne fust aparissant.
1780 Pur un sui levre vait tute jur cornant.
Devant ses pers vait il ore gabant.
Suz cel n' ad gent ki l' osast querre en champ.
1763. Invulnérable comme tous les grands héros, Roland ne mourra pas d'une
blessure infligée par l'ennemi, mais de l ' effort surhumain qu' il fait pour avertir
Charlemagne du désastre militaire en sonnant du cor. Sur le plan narratif, la
mort du héros est exagérément prolongée et s'échelonne sur non moins de
633 vers. Elle commence ici avec la rupture de sa te_mpe (reprise aux vv. 1786,
2 1 02, 22 1 8, 2260), et ne s ' achève qu'au v. 2396, le tout étant encadré par deux
séries de trois laisses similaires ( 1 33- 1 35, 174- 1 76).
Charlemagne averti du désastre 1 35
133
Roland a mis l' olifant à sa bouche,
il le serre bien, il sonne de tout son souffle.
1755 Hauts sont les monts, et le son porte loin ;
on entendit l'écho à trente lieues et plus.
Charles l ' entendit, et toute son armée.
Le roi déclare : « Nos hommes livrent bataille ! »
Et à l ' inverse Ganelon lui répondit :
1160 « Si un autre que vous le disait, cela semblerait un grand
[ mensonge. »
1 34
Le comte Roland, avec peine et souffrance,
à grande douleur sonne son olifant.
Le sang jaillit, clair, par la bouche :
de son cerveau la tempe se rompt.
1765 Du cor qu' il tient le son porte très loin :
Charles l ' entend au passage des cols,
Naimes l 'entendit, et les Français l ' écoutent.
Le roi déclare : « J ' entends le cor de Roland !
Il ne l ' aurait jamais sonné s'il n' avait pas eu à se battre. »
1770 Ganelon répond : « Pas du tout, il n'y a pas de bataille !
Vous êtes bien vieux, votre chef est fleuri et blanc ;
par de tels mots, vous ressemblez à un enfant.
Vous connaissez fort bien le grand orgueil de Roland ;
on est surpris que Dieu le tolère si longtemps.
1775 Déjà il prit Noples sans votre ordre :
les Sarrasins de la ville firent une sortie,
livrèrent bataille au bon vassal Roland ;
il fit laver alors son épieu avec de l ' eau
pour que leur sang répandu ne se vît pas.
11so Pour un seul lièvre, il sonne le cor à longueur de journée.
En ce moment, il fait de l 'effet devant ses pairs.
Personne au monde n' oserait engager le combat avec lui.
1778. Leçon du manuscrit : ... lavai les prez del sanc, c'est-à-dire « il inonda
les prés » (Bédier). « Hyperbole efficace » (Segre) ou simple faute de lecture ?
La correction de lesprez en s 'espee (G. Brault) donnerait au vers une syllabe
de trop.
1 36 La Chanson de Roland
1 35
1785 Li quens Rollant ad la buche sanglente :
De sun cervel rumput en est li temples.
L'olifan sunet a dulor e a peine.
Karles l' oït, e ses Franceis l'entendent.
Ço dist li reis : 'Cel corn ad lunge aleine ! '
1790 Respont dux Neimes : 'Baron i fait la peine !
B ataille i ad, par le men escïentre.
Cil l' at tra'it ki vos en roevet feindre.
Adubez vos, si crïez vostre enseigne,
Si sucurez vostre maisnee gente ;
1795 Asez œz que Rollant se dementet ! '
1 36
Li empereres ad fait suner ses coms.
Franceis descendent, si adubent lor cors
D'osbercs e d' elmes e d'espees a or.
Escuz unt genz e espiez granz e forz
1800 E gunfanuns blancs e venneilz e blois.
Es destrers montent tuit li baron de l' ost,
Brochent ad ait tant cum durent li port.
N'i ad celoi a l ' aitre ne parolt :
' Se veïssum Rollant einz qu' il fust mort,
1 805 Ensembl' od lui i durrïums granz colps. '
D e ç o qui calt ? Car demurét unt trop.
1 37
Esclargiz est li vespres e li jurz ;
Cuntre soleil reluisent cil adub,
Osbercs e helmes i getent grant flambur,
1810 E cil escuz ki ben sunt peinz a flurs,
E cil espiez, cil orét gunfanun.
Li empereres cevalchet par irur,
E li Franceis dolenz e curuçus :
N ' i ad celoi ki durement ne plurt,
1815 E de Rollant sunt en mult grant· poür.
Li reis fait prendre le cunte Guenelun,
Si l' cumandat as cous de sa maisun ;
Tut le plus maistre en apelet, Besgun :
'Ben le me guarde si cume tel felon !
1820 De ma maisnee ad faite tra'isun. '
Charlemagne rebrousse chemin 1 37
1 35
1785 Le comte Roland a la bouche sanglante ;
de son cerveau la tempe est rompue.
Avec douleur et peine il sonne l 'olifant.
Charles l 'entendit, et ses Français l' écoutent.
Le roi déclare : « Ce cor a longue haleine ! »
1790 « Un chevalier y met toutes ses forces », répond le duc
« À mon avis, il est en train de se battre, [ Naimes.
et celui-là l'a trahi qui vous demande de ne rien y faire.
Armez-vous donc, poussez votre cri de guerre,
et secourez vos nobles et proches vassaux ;
1795 vous entendez bien que Roland se lamente ! »
1 36
L'empereur a fait sonner ses cors,
les Francs descendent de cheval et s' annent
d' épées dorées, de hauberts et de heaumes ;
leurs écus sont beaux, leurs épieux gtands et forts,
1800 leurs gonfanons blancs, vermeils et bleus.
Tous les barons de l ' année montent sur leurs destriers,
piquent fort des deux en traversant les cols.
Il n'est pas un qui ne dise à l' autre :
« Si nous pouvions revoir Roland avant sa mort,
1805 nous frapperions avec lui de grands coups. »
Mais à quoi bon ? Ils ont trop tardé.
1 37
138
1830 Halt sunt li pui e tenebrus e grant,
Li val parfunt e les ewes curant.
Sunent cil graisle e derere e devant,
E tuit rachatent encuntre l'olifant.
Li empereres chevalche irëernent,
1835 E li Franceis curuçus e dolent :
N'i ad celoi n'i plurt e se dement,
E prïent Deu qu' il guarisset Rollant
Josquë il vengent el camp cumunernent :
Ensembl' od lui i ferrunt veirernent.
1840 De ço qui calt ? Car ne lur valt nïent :
Demurent trop, n ' i poedent estre a tens. AOI
1 39
Par grant irur chevalchet Charlernagnes,
Desur sa brunie li gist sa barbe blanche.
Puignent ad ait tuit li baron de France ;
1845 N' i ad icel durement ne s'en pleigne
Quë il ne sunt a Rollant le cataigne
Ki se curnbat as Sarrazins d'Espaigne ;
Si est blecét, ne quit qu' anme i remaigne.
Deus ! quels seisante i ad en sa cumpaigne :
1850 Unches meillurs n'en out reis ne cataignes. AOI
1 40
Rollant reguardet es rnunz e es lariz ;
De cels de France i veit tanz rnorz gesir,
E il les pluret curn chevaler gentill :
138
1830 Hauts sont les monts et ténébreux e t grands,
les vals profonds, et rapides les torrents.
Les clairons sonnent à l ' arrière, à l' avant,
et tous répondent au son de l' olifant.
L' empereur chevauche plein de fureur,
1835 et les Français avec chagrin et colère ;
il n'en est pas qui ne pleure ni ne se lamente,
et ils prient Dieu qu'il préserve Roland
jusqu ' à ce qu' ils arrivent tous en force sur le champ de
là, avec lui, ils frapperont de vrais coups. [ bataille :
1 840 Mais à quoi bon ? Cela ne leur sert à rien :
ils tardent trop et ne peuvent y être à temps.
1 39
L' empereur chevauche plein de fureur,
sa barbe blanche s'étale sur sa brogne.
Tous les barons de France piquent fort des deux ;
1 845 il n'en est pas qui ne se plaigne
de n'être pas avec Roland le capitaine
qui se bat contre les Sarrasins d' Espagne ;
mais Roland est blessé, et son âme, je pense, l ' abandonne.
Mon Dieu ! quels hommes, les soixante qu ' il a avec lui !
I85o Ni capitaine ni roi n'en eut jamais de meilleurs.
1 40
Roland regarde vers les monts et les coteaux ;
de ceux de France, qu'il en voit étendus morts !
Et il les pleure en noble chevalier :
141
L i quens Rollant e l champ est repairét,
1 810 Tient Durendal, cume vassal i fiert :
Faldrun de Pui i ad parmi trenchét
E vint e quatre de tuz les melz preisez ;
Jamais n ' iert home plus se voeillet venger.
Si cum li cerfs s ' en vait devant les chiens,
1 875 Devant Rollant si s ' en fuient païens.
Dist l' arcevesque : 'Asez le faites ben !
ltel valor deit aveir chevaler
Ki armes portet e en bon cheval set :
E en bataille deit estre forz e fiers,
1880 U altrement ne valt quatre deners,
Einz deit monie estre en un de cez mustiers,
Si prïerat tuz jurz por noz peccez.'
Respunt Rollant : 'Ferez ! Ne' s esparignez ! '
A icest mot l ' unt Francs recumencét ;
1885 Mult grant damage i out de chrestïens.
142
Hom ki ço set que ja n' avrat prisun,
En tel bataille fait grant defensïon ;
Pur ço sunt Francs si fiers cume leüns.
As vus Marsilie en guise de baron !
141
Le comte Roland est revenu sur l e champ de bataille,
1810 comme un vaillant il tient Durendal et frappe :
il a tranché en deux Faldron de Pui
et vingt-quatre hommes des mieux prisés ;
jamais personne ne sera plus assoiffé de vengeance.
Comme le cerf court devant les chiens,
1875 devant Roland les païens s' enfuient.
L' archevêque dit : « Voilà qui est très bien !
Voilà comment doit montrer sa valeur
un chevalier armé et monté sur son bon destrier :
dans la bataille il doit être fort et farouche,
1880 ou autrement il ne vaut pas quatre deniers ;
il doit se faire moine, plutôt, dans quelque monastère
où toute sa vie il priera pour nos péchés. »
Roland répond : « Frappez, ne les épargnez pas ! »
Et à ces mots, les Francs ont repris le combat,
1 885 mais il y eut massacre des chrétiens.
1 42
Celui qui sait qu ' il n'y aura pas de prisonniers,
il se défend obstinément dans une telle bataille ;
pour cela, les Francs sont aussi farouches que des lions.
Voici Marsile qui arrive en vrai chevalier !
143
De ço qui calt ? Fuït s'en est Marsilies,
Remés i est sis uncles l' algalifes
1915 Ki tint Kartagene, Alfeme, Garmalie
E Ethïope, une tere maldite.
La neire gent en ad en sa baillie ;
Granz unt les nés e lees les oreilles,
E sunt ensemble plus de cinquante milie.
1920 Icil chevalchent fierement e a ire,
Puis si escrïent l 'enseigne paënime.
Ço dist Rollant : 'Ci recevrums martyrie,
Or sai jo ben, n' avons guaires a vivre ;
Mais tut seit fel cher ne se vende primes !
1925 Ferez, seignurs, des espees furbies,
1903. La mutilation de Marsile, reprise aux vv. 270 1 , 27 19, 278 1 , 2795,
2809, rappelle la menace portée contre Charlemagne de le priver de son bras
droit (vv. 597, 1 195). On appréciera l'ironie avec laquelle il est précisé, au
v. 2678, que le gant de Baligant doit être mis au poing droit de Marsile.
Marsile s 'enfuit, le poing tranché 1 43
143
Mais à quoi bon ? Marsile s' est enfui,
mais le calife, son oncle, est resté ;
191 5 il tie!lt Carthage, Alferne et Garmalie,
et l' Ethiopie, une terre maudite.
De la race noire il est le gouverneur ;
ils ont le nez énorme, et les oreilles larges,
ils sont en tout plus de cinquante mille.
1920 Ceux-là chevauchent terribles et furieux,
ils poussent alors le cri de guerre païen.
Roland déclare : « C ' est ici que nous recevrons le martyre ;
je le sais bien, nous n'avons plus guère à vivre ;
mais maudit soit qui d' abord ne vendra pas cher sa vie !
1925 Frappez, seigneurs, de vos épées fourbies,
144
Quant Rollant veit la contredite gent
Ki plus sunt neirs que n ' en est arrement,
Ne n' unt de blanc ne mais que sui les denz,
1935 Ço dist li quens : ' Or sai jo veirement
Quë hoi murrum, par le mien escïent.
Ferez, Franceis, car jo l' vos recumenz ! '
Dist Oliver : ' Dehét ait li plus lenz ! '
A icest mot Franceis se fierent enz.
145
1940 Quant païen virent que Franceis i out poi,
Entr' els en unt e orgoil e cunfort.
Dist l'un a l ' aitre : 'L' emperëor ad tort ! '
L i algalifes sist sur u n ceval sor,
Brochet le ben des esperuns a or,
1945 Fiert Oliver derere enmi le dos ;
Le blanc osberc li ad desclos el cors,
Parmi le piz sun espiét li mist fors,
E dit aprés : 'Un colp avez pris fort !
Carles li Magnes mar vos laissat as porz !
1950 Tort nos ad fait, nen est dreiz qu' il s ' en lot,
Kar de vos sui ai ben vengét les noz. '
1 46
Oliver sent quë a mort est ferut.
Tient Halteclere dunt li acer fut bruns ;
Fiert l' algalife sur 1' el me a or agut,
1955 E flurs e perres en acraventet jus,
Trenchet la teste d'ici qu 'as denz menuz,
Brandist sun colp, si 1' ad mort abatut.
E dist aprés : 'Païen, mal aies tu !
Iço ne di, Karles n ' i ait perdut ;
1960 Në a muiler n'a dame qu' as veüd
N'en vanteras el regne dunt tu fus
Vaillant dener que m ' i aies tolut,
Olivier frappé à mort 1 45
1 44
Quand Roland voit cette race de mécréants
qui sont plus noirs que l 'encre
et n'ont de blanc que les seules dents,
1935 il dit, le comte : « Je sais maintenant en vérité
que nous mourrons aujourd' hui même, j ' en suis sûr.
Frappez, Français, car je reprends la lutte pour vous ! »
Olivier dit : « Maudit soit le plus lent ! »
Et à ces mots, les Français foncent sur l 'ennemi.
1 45
1940 Quand les païens virent qu'il restait peu de Français,
ils se rassurent et leur orgueil croît.
Ils disent entre eux : « L'empereur est dans son tort ! »
Le calife montait un cheval fauve,
il pique des deux, des éperons d' or,
1945 frappe Olivier par-derrière, en plein dos,
contre le corps lui a fracassé son haubert brillant,
de son épieu lui a transpercé la poitrine.
Alors il dit : « Vous avez pris un joli coup !
Pour son malheur Charles le Grand vous laissa aux cols !
1950 Il nous fit tort ; il n'est pas juste qu' il s ' en vante,
car sur vous seul j ' ai bien vengé les nôtres. »
1 46
Olivier sent qu ' il est frappé à mort.
Il tient Hauteclaire, dont l'acier est bruni,
frappe le calife sur son heaume doré et pointu,
1955 en fait tomber les fleurons et les cristaux,
lui tranche le crâne jusqu' aux dents de devant,
retourne la lame et l ' a abattu mort.
Alors il dit : « Païen, maudit sois-tu !
Je ne dis pas que Charles n' ait pas eu de pertes,
1 960 mais pour ta part, tu ne te vanteras,
ni à ta femme ni à autre dame dans le pays où tu es né,
de m' avoir pris la valeur d'un denier,
146 La Chanson de Roland
1 47
1965 Oliver sent qu' il est a mort nasfrét,
De lui venger jamais ne li ert sez :
En la grant presse or i fiert cume ber,
Trenchet cez hanstes e cez escuz buclers
E piez e poinz e seles e costez.
1970 Ki lui veïst Sarrazins desmembrer,
Un mort sur altre a la tere geter,
De bon vassal li poüst remembrer.
L' enseigne Carle n ' i volt mie ublïer :
Munjoie escrïet e haltement e cler.
1975 Rollant apelet, sun ami e sun per :
'Sire cumpaign, a mei car vus justez !
A grant dulor ermes hoi desevrez. ' AOI
1 48
Rollant reguardet Oliver al visage :
Teint fut e pers, desculurét e pale ;
1980 Li sancs tuz clers parmi le cors li rai�t,
Encuntre tere en chëent les esclaces.
'Deus ! ' dist li quens, 'or ne sai jo que face.
Sire cumpainz, mar fut vostre bamage !
Jamais n' iert hume ki tun cors cuntrevaillet.
1985 E ! France dulce, cun hoi remendras guaste
De bons vassals, cunfundue e chaiete !
Li emperere en avrat grant damage. '
A icest mot sur sun cheval se pasmet. AOI
1 49
As vus Rollant sur sun cheval pasmét,
1990 E Oliver ki est a mort naffrét.
Tant ad seinét, li oil li sunt trublét :
Ne loinz ne prés ne poet vedeir si cler
Que reconoistre poisset home mortel.
Sun cumpaignun, cum il l' at encuntrét,
1995 Si l' fiert amunt sur l' elme a or gemét ;
Tut li detrenchet d'ici quë al nasel,
Mais en la teste ne l' ad mie adesét.
A icel colp l' ad Rollant reguardét,
Si li demandet dulcement e süef :
2000 'Sire cumpain, faites le vos de gréd ?
Roland s 'évanouit 1 47
147
1965 Olivier sent qu'il est blessé à mort.
De se venger jamais il ne sera rassasié :
en vrai baron il frappe au plus fort de la mêlée,
et il fracasse écus à boucles et lances,
et pieds et poings, selles et flancs.
1970 Qui l 'aurait vu démembrer les Sarrasins,
jeter les morts les uns sur les autres,
aurait souvenance de ce qu'est la vaillance.
Le cri de guerre de Charles, il ne veut pas l 'oublier :
il crie « Monjoie ! » d'une voix haute et claire.
1975 Puis il appelle Roland, son ami et son pair :
« Compagnon, sire, rejoignez-moi donc !
À grande douleur nous serons aujourd'hui séparés ! »
1 48
Roland regarde Olivier au visage :
il est livide, blême, pâle et décoloré.
1980 Le sang tout clair lui ruisselle le long du corps ;
il se caille et tombe à terre.
« Dieu ! » dit le comte, « je ne sais que faire maintenant.
Compagnon, sire, quel malheur pour votre noblesse !
Jamais personne ne pourra te valoir.
1985 Comme tu seras, douce France, démunie aujourd' hui ·
149
Voilà Roland évanoui sur son cheval,
1990 et Olivier qui est blessé à mort.
Sa vue est trouble, il a tant perdu de sang :
il ne peut pas voir assez clair, de près ou de loin,
pour reconnai"tre qui que ce soit.
Son compagnon, quand il l'a abordé,
1995 il le frappe fort sur le heaume aux gemmes serties dans
et le lui fend du haut jusqu'au nasal, [ l'or,
niais à la tête il ne l ' a pas touché.
Roland reçoit le coup, et il l'a regardé,
il lui demande d'une voix tendre et douce :
2000 « Compagnon, sire, le faites-vous exprès ?
1 48 La Chanson de Roland
150
2010 Oliver sent que la mort mult l' angoisset :
Ansdous les oilz en la teste li turnent,
L'oïe pert e la veile tute.
Descent a piét, a la tere se culchet,
Durement halt si recleimet sa culpe,
201 5 Cuntre le ciel ambesdous ses mains juintes,
Si prïet Deu que pareïs li dunget,
E beneïst Karlun e France dulce,
Sun cumpaignun Rollant sur trestuz humes.
Falt li le coer, le helme li embrunchet,
2020 Trestut le cors a la tere li justet :
Morz est li quens, que plus ne se demuret.
Rollant li ber le pluret, si l' duluset ;
Jamais en tere n'orrez plus dolent hume.
151
Li quens Rollant, quant veit mort sun ami,
2025 Gesir adenz, a la tere sun vis,
Mult dulcement a regreter le prist :
'Sire cumpaign, tant mar fustes hardiz !
Ensemble avum estét e anz e dis ;
Ne m' fesis mal, ne jo ne l' te forsfis.
2030 Quant tu es morz, dulur est que jo vif ! '
A icest mot se pasmet l i marchis
Sur sun ceval qu' en cleimet Veillantif.
Afermét est a ses estreus d'or fin ;
Quel part qu' il alt, ne poet mie chaïr.
1 52
2035 Ainz que Rollant se seit aperceüt,
De pasmeisuns guariz ne revenuz,
Mult grant damage li est apareilt :
Morz sunt Franceis, tuz les i ad perdut
Mort d'Olivier 1 49
- 1 50
2010 Olivier sent que la mort le serre de très près :
ses deux yeux lui tournent dans la tête,
il perd l 'ouïe et la vue tout à fait,
descend à pied, se couche par terre,
et à haute voix il confesse ses péchés,
201 5 les deux mains jointes, levées vers le ciel :
il implore Dieu de lui accorder le Paradis,
il bénit Charles, France la douce,
son compagnon Roland par-dessus tous les hommes.
Le cœur lui manque, son heaume retombe,
2020 et tout son corps s' affaisse sur le sol.
Le comte est mort ; son temps est épuisé.
Le preux Roland le pleure et se lamente ;
jamais au monde vous n' entendrez homme plus accablé.
151
Quand Roland voit que son ami est mort,
2025 tout étendu, face contre terre,
avec tendresse il se met à le regretter :
« Compagnon, sire, quel dommage pour vous si hardi !
Des jours, des ans nous avons été ensemble ;
tu ne me fis jamais tort, jamais je ne t'en fis.
2030 Te voilà mort ; quelle douleur pour moi que de vivre ! »
Et à ces mots, le marquis s'évanouit
sur son destrier qu 'on appelle Veillantif.
Par ses étriers d'or pur il est retenu :
de quelque côté qu 'il aille, il ne peut tomber.
1 52
2035 À peine Roland a-t-il repris ses sens,
à peine est-il revenu de sa pâmoison,
que l ' étendue des pertes s' est révélée à lui :
les Francs sont morts, il les a tous perdus
1 50 La Chanson de Roland
153
Rollant ad doel, s i fu t maltalentifs,
En la grant presse cumencet a ferir.
De cels d' Espaigne en ad getét mort vint,
E Gualter sis, e l' arcevesque cinc.
2060 Dïent païen : 'Feluns humes ad ci !
Guardez, seignurs, qu 'il ne s ' en algent vif !
Tut par seit fel ki ne' s vait envaïr,
E recrëant ki les lerrat guarir ! '
Dune recumencent e le hu e le cri,
2065 De tutes parz les revunt envaïr. AOI
1 54
Li quens Rollant fut noble guerreier,
Gualter de l' Hum est bien bon chevaler,
Li arcevesque prozdom e essaiét ;
Li uns ne volt l ' aitre nïent laisser.
2070 En la grant presse i fierent as paiens.
Mil Sarrazins i descendent a piét,
E a cheval sunt quarante millers.
Men escïentre, ne' s osent aproismer,
Si lor lancerent e lances e espiez,
2075 Wigres e darz, museras e agiers.
As premers colps i unt ocis Gualter,
Turpins de Reins tut sun escut percét,
Quassét sun elme, si l ' unt nasfrét el chef,
Apparition de Gautier de l 'Hum 151
1 53
Roland s' afflige, il est rempli de colère,
il vient frapper au plus fort de la mêlée.
De ceux d'Espagne, il en jette morts vingt,
et Gautier six, et l' archevêque cinq.
2060 Les païens disent : « Les félons que voilà !
Faites attention, seigneurs, à ne pas les laisser partir
Et maudit soit qui ne va pas les attaquer, [ vivants !
et lâche celui qui les laissera se sauver ! »
Et ils reprennent aussitôt huées et cris,
2065 de tous côtés ils vont les attaquer de plus belle.
1 54
Le comte Roland était un noble guerrier,
Gautier de l' Hum un excellent chevalier,
et l' archevêque preux et éprouvé :
à aucun prix l ' un ne voudrait abandonner l ' autre.
2010 Ils vont frapper les païens au plus fort de la mêlée.
Mille Sarrasins descendent à pied,
quarante milliers restent à cheval.
Ils n'osent, je pense, les approcher,
et ils leur jettent lances et épieux,
2015 piques, dards, traits, flèches et javelots.
Aux premiers chocs, ils ont tué Gautier,
percé l ' écu de Turpin de Reims,
brisé son heaume, ils l ' ont blessé à la tête,
1 52 La Chanson de Roland
1 55
Turpins de Reins, quant se sent abatut,
De quatre espiez parmi le cors ferut,
2085 Isnelement li ber resailit sus ;
Rollant reguardet, puis si li est curut
E dist un mot : 'Ne sui mie vencut !
Ja bon vassal nen ert vif recretit. '
Il trait Almace, s' espee d' acer brun,
2090 En la grant presse mil colps i fiert e plus.
Puis le dist Carles qu' il n'en esparignat nul :
Tels quatre cenz i troevet entur lui,
Alquanz nafrez, alquanz parmi ferut,
S ' i out d' icels ki les chefs unt perdut.
2()1)5 Ço dit la Geste e cil ki el camp fut,
Li ber seinz Gilie, por qui Deus fait vertuz
E fist la chartre el muster de Loüm ;
Ki tant ne set ne l' ad prod entendut.
1 56
Li quens Rollant gentement se cumbat,
2 1 00 Mais le cors ad tressüét e mult chalt.
En la teste ad e dulor e grant mal :
Ruz est li temples por ço quë il cornat.
Mais saveir volt se Charles i venclrat :
Trait l' olifan, fieblement le sunat.
2105 Li emperere s' estut, si l' escultat :
' Seignurs, ' dist il, 'mult malement nos vait !
Rollant mis niés hoi cest j ur nus defalt ;
J'oi al corner que guaires ne vivrat.
Ki estre i voelt isnelement chevalzt !
2 1 10 Sunez voz graisles tant quë en cest ost ad ! '
Seisante milie en i cornent si hait,
Sunent li munt e respondent li val.
2096. Faut-il comprendre que saint Gilles avait assisté à la bataille de Ron
cevaux et qu'il en fit le récit dans un document conservé au monastère de Laon ?
Saint Gilles passait aussi pour être le confesseur de l'empereur. La légende de
Exploits héroïques de Turpin 153
1 55
Turpin de Reims, quand il se sent abattu,
atteint au corps de quatre épieux,
2os5 en vrai vaillant il se redresse tout de suite,
regarde Roland, court vers lui,
et il lui dit : « Je ne suis pas vaincu !
U n bon vassal, tant qu' il reste e n vie, n e s e rendra jamais. »
JI tire Almace, son épée d'acier bruni,
2090 il frappe mille coups et plus au plus fort de la mêlée.
Il n 'épargna personne, Charles le dit par la suite :
autour de lui il a trouvé quatre cents morts,
les uns blessés, les autres transpercés,
d' autres encore qui avaient la tête tranchée.
2œs En sont témoins la Geste et celui qui fut au champ de
[ bataille,
le noble saint Gilles, pour qui Dieu fait des miracles,
et qui en fit la charte au monastère de Laon ;
qui ignore cela n' est pas bien informé.
1 56
Le comte Roland se bat vaillamment,
2100 le corps lui brûle et il est tout en nage,
la tête lui fait affreusement mal :
il s' est rompu la tempe en sonnant le cor.
Il veut savoir si Charles reviendra ;
il tire l 'olifant, faiblement le sonne.
2 1 05 L'empereur s' arrête, prête l' oreille.
« Seigneurs », dit-il, « les choses tournent mal pour nous !
On nous enlève aujourd'hui Roland mon neveu ;
au son du cor j ' entends qu'il ne vivra plus guère.
Qui veut y être, qu'il chevauche au plus vite !
2110 Tous les clairons de cette armée, sonnez-les ! »
On sonne si fort soixante mille clairons
que tous les monts en résonnent et les vals font écho.
Charlemagne fait mention d'un péché grave, qui pourrait être un inceste avec
sa sœur, dont Roland serait issu. Charles n'osait pas confesser un tel péché, et
ce fut un ange qui le dévoila à saint Gilles en lui envoyant une charte du ciel.
1 54 La Chanson de Roland
1 57
2115 Dïent païen : 'L' emperere repairet :
De cels de France oëz suner les graisles !
Se Carles vient, de nus i avrat perte ;
Se Rollant vit, nostre guerre novelet,
Perdud avuns Espaigne nostre tere. '
2 1 20 Tels quatre cenz s ' en asemblent a helmes,
E des meillors k.i el camp quïent estre ;
A Rollant rendent un estur fort e pesme.
Or ad li quens endreit sei sez que faire. AOI
158
L i quens Rollant, quant il les veit venir,
2 1 25 Tant se fait fort e fiers e maneviz :
Ne s'en fuirat tant cum il serat vif.
Siet el cheval qu' om cleimet Veillantif,
Brochet le bien des esperuns d'or fin,
En la grant presse les vait tuz envaïr,
2 1 30 Ensembl' od lui l ' arcevesques Turpin.
Dist l ' un a l ' aitre : 'Ça vus traiez, ami !
De cels de France les coms avuns oït :
Carles repairet, li reis poësteïfs ! '
1 59
Li quens Rollant unkes n' amat cuard,
2 1 35 N' orguillos hume, mal vais de male part,
Ne chevaler s ' il ne fust bon vassal.
E l' arcevesque Turpin en apelat :
'Sire, a piéd estes, e jo sui a ceval ;
Pur vostre amur ici prendrai estai ;
2 1 40 Ensemble avruns e le ben e le mal,
Ne vos lerrai pur nul hume de car.
Encui savrunt païens a cest asalt
Le num d' Almace e cel de Durendal ! '
Dist l' arcevesque : 'Fel seit k.i n ' i ferrat !
2145 Carles repairet, k.i ben nus vengerat.'
1 60
Dïent païen : 'Si mare fumes nez !
Cum pesmes jurz nus est hoi ajumez !
Roland et Turpin aux abois 1 55
1 58
Le comte Roland, quand il les voit venir,
2 1 25 se fait si fort, si farouche, si ardent !
Tant qu'il vivra, il ne s' enfuira pas.
Il monte le cheval qu'on appelle Veillantif,
il pique des deux, des éperons d'or pur,
va se jeter sur eux au plus fort de la mêlée,
mo et avec lui l ' archevêque Turpin.
Les païens disent entre eux : « Sauvez-vous, les amis !
De ceux de France nous avons entendu les cors :
il revient, Charles, le puissant roi ! »
1 59
Le comte Roland ne put jamais aimer un couard,
2 1 35 un orgueilleux, un homme ignoble de vile race,
un chevalier qui ne fût vaillant.
À l ' archevêque Turpin il s ' adressa :
« Vous êtes à pied, sire ; moi, je suis à cheval ;
je tiendrai bon ici, pour l ' amour de vous ;
2140 nous connaîtrons ensemble le meilleur et le pire,
pour aucun homme au monde je ne vous quitterai.
Par cet assaut, les païens apprendront à l ' instant
le nom d' Almace et celui de Durendal ! »
L' archevêque dit : « Honte à celui qui ne frappera pas !
2145 Il revient, Charles, et il va bien nous venger. »
1 60
Les païens disent : « Malheur de nous !
Funeste le jour qui s ' est levé pour nous !
156 La Chanson de Roland
161
Paien s'en fuient curuçus e irez,
2 1 65 Envers Espaigne tendent de l' espleiter.
Li quens Rollant ne' s ad dunt encalcer :
Perdut i ad Veillantif sun destrer ;
V oellet o nun, remés i est a piét.
A l' arcevesque Turpin alat aider ;
2 1 70 Sun elme ad or li deslaçat del chef,
Si li tolit le blanc osberc leger,
E sun blialt li ad tut detrenchét,
En ses granz plaies les pans li ad butét ;
Cuntre sun piz puis si l' ad embracét,
2 1 75 Sur l' erbe verte puis l ' at süef culchét.
Mult dulcement li ad Rollant preiét :
'E ! gentilz hom, car me dunez cungét !
Noz cumpaignuns quë oümes tanz chers,
Or sunt il morz ; ne' s i devuns laiser.
2 1 80 Jo' s voell aler e querre e entercer,
Dedevant vos juster e enrenger. '
Dist l' arcevesque : ' Alez e repairez !
Cist camp est nostre, mercit Deu - vostre e mien. '
162
Rollant s ' en tumet, par le camp vait tut suis,
2 1 85 Cercet les vals e si cercet les munz.
Truvat Gerin, Gerer sun cumpaignun,
E si truvat Berenger e Otun ;
Roland réunit les morts 1 57
161
Pleins d e colère et dépités, les païens s 'enfuient,
2 165 et ils font tout pour regagner l ' Espagne au plus tôt.
Le comte Roland n'a pas de quoi les poursuivre :
il a perdu Veillantif, son destrier ;
bon gré mal gré il est resté à pied.
Il s 'en alla aider l' archevêque Turpin :
2110 lui délaça son heaume doré de la tête,
lui enleva son haubert brillant et léger,
·
1 63
2200 Rollant s ' en turnet, le camp vait recercer,
Sun cumpaignun ad truvét, Oliver.
Cuntre sun piz estreit l' ad enbracét,
Si cum il poet, a l' arcevesque en vent,
Sur un escut l' ad as aitres culchét,
2205 E l' arcevesque l' ad asols e seignét.
Idunc agreget le doel e la pitét.
Ço dit Rollant : ' Bels cumpainz Oliver,
Vos fustes filz al riche duc Reiner
Ki tint la marche de cel val de Runers ;
2210 Pur hanste freindre, pur escuz peceier,
Pur orgoillos e veintre e esmaier
E pur prozdomes tenir e cunseiller,
E pur glutun e veintre e esmaier,
En nule tere n ' ad meillor chevaler.'
1 64
221s Li quens Rollant, quant il veit mort ses pers
E Oliver, qu' il tant poeit amer,
Tendrur en out, cumencet a plurer.
En sun visage fut mult desculurét ;
Si grant doel out que mais ne pout ester :
2220 Yoeillet o nun, a tere chet pasmét.
Dist l ' arcevesque : 'Tant mare fustes, ber ! '
165
Li arcevesques, quant vit pasmer Rollant,
Dune out tel doel, unkes mais n ' out si grant.
Tendit sa main, si ad pris l' olifan.
Les mons bénis 1 59
1 63
2200 Roland repart, va chercher encore sur le champ de bataille,
il a trouvé Olivier son compagnon,
il l ' a serré dans ses bras tout contre sa poitrine,
vers l ' archevêque il revient comme il peut,
sur un écu il l ' a couché avec les autres,
2205 et l ' arc;hevêque l ' a absous d'un signe de croix.
Alors redoublent sa douleur et sa pitié,
et Roland dit : « Beau compagnon Olivier,
vous qui êtes né fils du puissant duc Renier,
qui gouvernait la marche du V al de Runers ;
22 1 0 pour mettre en pièées des écus, pour briser des lances,
pour faire tomber et confondre les orgueilleux,
pour conseiller et soutenir les vaillants
et pour confondre et vaincre les truands,
en nul pays il n ' y a meilleur chevalier que vous. »
1 64
1 65
Quand l ' archevêque vit Roland s ' évanouir,
il ressentit la plus grande douleur qu' i l eût jamais eue.
Il étendit la main, prit l 'olifant.
160 La Chanson de Roland
1 66
Li quens Rollant revient de pasmeisuns,
Sur piez se drecet, mais il ad grant dulur.
2235 Guardet aval e si guardet amunt :
Sur l' erbe verte, ultre ses cumpaignuns,
La veit gesir le nobilie baron,
C' est l' arcevesque, que Deus mist en sun num.
Cleimet sa culpe, si reguardet amunt,
2240 Cuntre le ciel amsdous ses mains ad juinz
Si prïet Deu que pareïs li duinst.
Morz est Turpin, le guerreier Charlun.
Par granz batailles e par mult bels sermons
Cuntre païens fut tuz tens campïuns.
2245 Deus li otreit seinte beneïçun ! AOI
1 67
Li quens Rollant veit l' arcevesque a tere ;
Defors sun cors veit gesir la büele,
Desuz le front li buillit la cervele ;
Desur sun piz, entre les dous furceles,
2250 Cruisiedes ad ses blanches mains, les beles.
Forment le pleint a la lei de sa tere :
'E ! gentilz hom, chevaler de bon aire,
Hoi te cumant al Glorïus celeste :
Jamais n' ert hume plus volenters le serve.
2255 Dés les apostles ne fut hom tel prophete
Pur lei tenir e pur humes atraire.
Ja la vostre anme nen ait doel ne sufraite ;
De pareïs li seit la porte uverte ! '
2249. Dans l' iconographie médiévale (et sur les effigies funéraires surtout),
on retrouve de nombreux exemples du geste des mains jointes sur la poitrine.
Le geste du croisement des mains, en revanche, est moins courant ; il représente
la fermeté dans la foi, et indique que le mourant « se met sous ! 'insigne protection
de la croix » (Ph. Ménard).
Turpin rend l 'âme 161
166
Le comte Roland reprend ses sens,
il se redresse, mais souffre vivement.
2235 Puis il regarde en aval, regarde en amont :
sur l'herbe verte, par-delà ses compagnons,
c'est là qu' il voit le vaillant baron,
notre archevêque, que Dieu envoya en son nom.
Il lève les yeux, confesse ses péchés,
2240 joint ses deux mains, les tend vers le ciel,
et il prie Dieu de lui accorder le Paradis.
Turpin est mort, le guerrier de Charles.
Par ses grands coups et par ses beaux sermons,
il fut toujours champion contre les païens.
2245 Dieu lui accorde sa sainte bénédiction !
1 67
Le comte Roland voit l' archevêque à terre ;
les entrailles sortent de son corps,
et sous son front la cervelle suinte ;
au beau milieu de sa poitrine,
2250 il a croisé ses belles mains blanches.
Selon le rite, il commence à faire sa grande plainte :
« Noble seigneur, chevalier de haut lignage,
au Roi de gloire je te recommande aujourd' hui :
jamais personne ne fera plus volontiers son service.
2255 I l n ' y eut pas, depuis les apôtres, u n pareil homme de
pour maintenir la foi et y attirer les hommes. [ Dieu
Que votre âme vive sans souffrances dans la plénitude,
et que la porte du Paradis lui soit ouverte ! »
1 68
Ço sent Rollant que la mort li est prés :
2260 Par les oreilles fors s'en ist li cervel.
De ses pers primes prïet Deu que' s apelt,
E pois de lui a l' angle Gabriel.
Prist l' olifan, que reproce n ' en ait,
E Durendai s' espee en l ' aitre main ;
2265 Plus qu' arc baies te ne poet traire un quarrel,
Devers Espaigne en vait en un guarét.
Ensum un tertre, desuz dous arbres bels,
Quatre perrons i ad de marbre faiz ;
Sur l' erbe verte si est c!ieit envers,
2210 La s'est pasmét, kar la mort li est prés.
1 69
Hait sunt li pui e mult sunt hait les arbres.
Quatre perrons i ad luisant de marbre.
Sur l' erbe verte li quens Rollant se pasmet.
Uns Sarrazins tute veie l' esguardet,
2215 Si se feinst mort, si gist entre les aitres,
Del sanc lüat sun cors e sun visage ;
Met sei en piez e de curre se hastet.
Bels fut e forz e de grant vasselage,
Par sun orgoill cumencet mortel rage :
22so Rollant saisit e sun cors e ses armes,
E dist un mot : 'Vencut est li niés Carle !
Iceste espee porterai en Arabe. '
E n cel tirer l i quens s' aperçut aiques.
1 70
· 1 68
1 69
1 70
Quand Roland sent qu 'on lui enlève son épée,
2285 il ouvre les yeux, et lui a dit :
« Toi, sauf erreur, tu n'es pas des nôtres ! »
De l'olifant, qu'il ne voulait pas lâcher un instant,
il l ' a frappé sur le heaume aux gemmes serties dans l'or ;
il brise l ' acier, le crâne et les os,
2290 et de la tête lui a fait sortir les deux yeux,
puis à ses pieds il l ' a renvtjrsé mort.
Alors il dit : « Vil païen, comment as-tu osé
porter la main sur moi, à tort ou à raison ?
Nul n'entendra parler de toi qui ne te prenne pour un fou.
·
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1 64 La Chanson de Roland
171
Ç o sent Rollant la veüe ad perdue,
Met sei sur piez, quanqu'il poet s ' esvertüet ;
En sun visage sa culur ad perdue.
2300 Dedevant lui une perre ad veüe :
Dis colps i fiert par doel e par rancune ;
Cruist li acers, ne freint ne ne s ' esgruignet.
'Eh ! ' dist li quens, 'seinte Marie, aiüe !
E ! Durendal, bone, si mare fustes !
2305 Quant jo mei perd, de vos nen ai mais cure.
Tantes batailles en camp en ai vencues
E tantes teres larges escumbatues
Que Carles tient ki la barbe ad canue !
Ne vos ait hume ki pur aitre s ' en fuiet !
2310 Mult bon vassal vos ad lung tens tenue ;
Jamais n ' ert tel en France l ' asolue.'
172
Rollant ferit el perron de saidanie :
Cruist li acers, ne briset ne n 'esgranie.
Quant il ço vit que n ' en pout mie freindre,
ms A sei meïsme la cumencet a pleindre :
'E ! Durendal, cum es e clere e blanche !
Cuntre soleill si luises e reflambes !
Carles esteit es vals de Morïane,
Quant Deus del cel li mandat par sun angle
2320 Qu'il te dunast a un cunte cataignie ;
Dune la me ceinst li gentilz reis, li magnes.
Jo l ' en cunquis e Anjou e Bretaigne,
Si l ' en cunquis e Peitou e le Maine ;
Jo l ' en cunquis Normendie la franche,
2325 Si l ' en cunquis Provence e Equitaigne
E Lumbardie e trestute Romaine,
Jo l ' en cunquis Bai ver e tute Flandres
E Buguerie e trestute Puillanie,
Costentinnoble, dunt il out la fiance,
2330 E en Saisonie fait il ço qu' il demandet ;
Jo l ' en cunquis e Escoce e Irlande,
E Engletere, qu� il teneit sa cambre ;
Cunquis l ' en ai païs e teres tantes,
Que Carles tient ki ad la barbe blanche.
171
Quand Roland sent qu' il a perdu l a vue,
il se redresse, rassemble ses forces tant qu' il peut ;
tout son visage a perdu sa couleur.
2300 Droit devant lui il a vu une pierre :
plein de chagrin et de dépit, il y frappe dix coups ;
l'acier grince fort, mais ne se brise ni ne s' ébrèche.
« Eh ! » dit le comte, « sainte Marie, aide-moi !
Eh ! Durendal, quel dommage pour vous si bonne !
2305 Puisque je meurs, je ne me charge plus de vous.
Que de victoires j ' ai remportées sur les champs de
que de grandes terres j ' ai conquises avec vous, [ bataille,
qui maintenant sont à Charles, à la barbe chenue !
Qu'il ne soit pas couard, celui qui vous possédera !
2310 C' est un vaillant qui vous a longtemps tenue.
En France la sainte, jamais il n'y en aura de tel. »
172
Roland frappa sur le bloc de sardoine :
l'acier grince fort, mais ne se rompt ni ne s' ébrèche.
Quand Roland voit qu' il ne peut la briser,
2315 tout bas, pour lui, il commence à faire sa plainte :
« Eh ! Durendal, comme tu es claire et brillante !
Comme tu flamboies et resplendis au soleil !
Charles se trouvait aux vallons de Maurienne
quand, par son ange, Dieu lui manda du ciel
2320 qu'il te donnât à un comte qui soit capitaine ;
alors le grand, le noble roi, me la ceignit.
Je lui conquis l' Anjou, la Bretagne avec elle,
et lui conquis le Poitou et le Maine,
je lui conquis Normandie la franche,
2325 et lui conquis la Provence et l ' Aquitaine,
la Lombardie et toute la Romagne ;
je lui conquis la B avière et toute la Flandre,
la Bulgarie et toute la Pologne,
Constantinople, dont il reçut l'hommage ;
2330 en Saxe aussi il commande à son gré ;
je lui conquis l ' Écosse et l ' Irlande,
et l ' Angleterre, qu' il possédait en domaine personnel ;
et avec elle je lui ai conquis tant de pays et de terres
qui maintenant sont à Charles à la barbe blanche.
1 66 La Chanson de Roland
1 73
Rollant ferit en une perre bise,
Plus en abat que jo ne vos sai dire.
2340 L'espee cruist, ne fruisset ne ne brise,
Cuntre le ciel amunt est resortie.
Quant veit li quens que ne la freindrat mie,
Mult dulcement la pleinst a sei meïsme :
'E ! Durendal, cum es bele e seintisme !
2345 En l' oriét punt asez i ad reliques :
La dent seint Perre e del sanc seint Basilic
E des chevels mun seignor seint Denise,
Del vestement i ad seinte Marie.
Il nen est dreiz que paiens te baillisent ;
2350 De chrestïens devez estre servie.
Ne vos ait hume ki facet cuardie !
Mult larges teres de vus avrai cunquises,
Que Carles tient ki la barbe ad flurie ;
Li empereres en est e ber e riches. '
1 74
2355 Ço sent Rollant que la mort le tresprent,
Devers la teste sur le quer li descent ;
Desuz un pin i est alét curant,
Sur l' erbe verte s' i est culchét adenz,
Desuz lui met s • espee e l' olifan.
2360 Tumat sa teste vers la paiene gent :
Pur ço l' at fait quë il voelt veirement
Que Carles dïet e trestute sa gent,
Li gentilz quens, qu' il fut mort cunquerant.
Cleimet sa culpe e menut e suvent,
2365 Pur ses pecchez Deu puroffrid Io guant. AOI
175
Ç o sent Rollant d e sun tens n'i ad plus.
Devers Espaigne est en un pui agut ;
A l'une main si ad sun piz batud :
173
Roland frappa sur une pierre dure,
en fait tomber plus que je ne sais vous dire.
2340 L' épée grince fort, mais ne se casse ni ne se brise,
haut vers le ciel elle a rebondi.
Quand le comte voit qu' il ne la brisera pas,
avec tendresse il fait sa plainte tout bas, pour lui :
« Eh ! Durendal, comme tu es belle, et si sainte !
2345 Dans ton pommeau à or, il y a bien des reliques :
de saint Basile du sang, une dent de saint Pierre,
et des cheveux de monseigneur saint Denis,
et du vêtement de sainte Marie ;
il n'est pas juste que des païens te possèdent ;
2350 par des chrétiens tu dois être servie.
Qu ' il ne soit pas couard, celui qui te possédera !
J ' aurai par toi conquis de grandes terres
qui maintenant sont à Charles à la barbe fleurie ;
l' empereur en est célébré et puissant. »
1 74
2355 Quand Roland sent que la mort s'empare de lui,
que de la tête elle lui descend au cœur,
il est allé en courant sous un pin ;
sur l ' herbe verte il s' est couché face contre terre,
sous lui il met son épée et l 'olifant.
2360 Il se tourna, la tête face à l 'ennemi païen ;
et il l ' a fait parce qu' il veut à tout prix
que le roi Charles et tous les siens disent
du noble comte qu' il est mort en conquérant.
Il bat sa coulpe à petits coups répétés,
2365 pour ses péchés il présenta à Dieu son gant.
1 75
Roland sent bien que son temps est fini.
Face à l ' Espagne, il est sur un sommet à pic,
il s' est frappé la poitrine d1 une main :
de Roland [mais pour quel(s) péché(s) ?], et en même temps acte d'allégeance
à son vrai seigneur, Dieu.
1 68 La Chanson de Roland
1 76
2375 Li quens Rollant se jut desuz un pin,
Envers Espaigne en ad tumét sun vis.
De plusurs choses a remembrer li prist :
De tantes teres cume li bers cunquist,
De dulce France, des humes de suB lign,
23so De Carlemagne, sun seignor, ki l' nurrit ;
Ne poet müer n ' en plurt e ne suspirt.
Mais lui meïsme ne volt mettre en ubli,
Cleimet sa culpe, si prïet Deu mercit :
'Veire Paterne, ki unkes ne mentis,
2385 Seint Lazaron de mort resurrexis
E Danïel des lëons guaresis,
Guaris de mei l' anme de tuz perilz
Pur les pecchez quë en ma vie fis ! '
Sun destre guant a Deu en puroffrit ;
2390 Seint Gabrïel de sa main li ad pris.
Desur sun braz teneit le chef enclin,
Juntes ses mains est alét a sa fin.
Deus li tramist sun angle Cherubin
E seint Michel de la Mer del Peril,
2395 Ensembl' od els seint Gabrïel i vint ;
L' anme del cunte portent en pareïs.
1 77
Morz est Rollant ; Deus en ad l' anme es cels.
Li emperere en Rencesvals parvient ;
Il nen i ad ne veie ne senter
2400 Ne voide tere në aine ne plein piéd
2384. Exemple de ce qu'on appelle le « Credo épique ,., inséré dans la prière
dite « du plus grand péril ,., qui se retrouve dans de nombreuses chansons de
geste. La recette sera reprise par Charlemagne aux vv. 3 100-3 1 07, avec des
allusions liturgiques plus élaborées : Daniel jeté dans la fosse aux lions (Daniel
VI, 16-23 ; élément commun aux deux prières), Jonas avalé par la baleine (Jonas
1, 15 - II, 10), le roi de Ninive épargné (Jonas m, 6-10), et les enfants jetés
dans une fournaise par Nabuchodonosor et préservés (Daniel m. 12-27).
Roland bat sa coulpe 1 69
1 76
2375 Le comte Roland était étendu sous un pin ;
face à l'Espagne il a tourné son visage.
De bien des choses il se prit à se souvenir :
de tant de terres qu' il avait conquises, le vaillant,
de France la douce, des hommes de son lignage,
2380 de Charlemagne, son seigneur, qui l' avait élevé ;
il ne peut faire qu' il ne pleure ni ne soupire.
Il ne veut pas, pourtant, s'oublier lui-même,
il bat sa coulpe, demande pardon à Dieu :
« Père véritable, qui restes toujours fidèle,
2385 qui de la mort ressuscitas saint Lazare,
et qui des lions sauvas Daniel,
préserve mon âme de tous les périls
que, dans ma vie, m' ont valus mes péchés ! »
Il présenta à Dieu son gant droit,
2390 et de sa main saint Gabriel l ' a reçu.
Il a laissé pencher sa tête sur son bras,
et, les mains jointes, il est allé à sa fin.
Dieu envoya son ange Chérubin,
et saint Michel du Péril de la Mer,
2395 et, avec eux, y vint saint Gabriel ;
au Paradis ils emportent l'âme du comte.
1 77
2393. C'est Rapha�l qui est l'acolyte traditionnel de saint Michel et de saint
Gabriel ; Chérubin, promu au rang de nom propre, se conforme mieux à l 'asso
nance qu'à la théologie.
2394. La célèbre abbaye du Mont-Saint-Michel en Normandie était connue
sous le nom de Saint-Michel-du-Péril-de-la-Mer.
170 La Chanson de Roland
178
Il nen i ad chevaler ne baron
Que de pitét mult durement ne plurt :
2420 Plurent lur filz, lur freres, lur nevolz
E lur amis e lur lige seignurs ;
Encuntre tere se pasment li plusur.
Naimes li dux d ' iço ad fait que proz,
Tuz premereins l' ad dit l' empereür :
2425 'Vëez avant, de dous liwes de nus
Vedeir püez les granz chemins puldrus,
Qu ' asez i ad de la gent paienur.
Car chevalchez ! Vengez ceste dulor ! '
'E ! Deus ! ' dist Carles, 'ja sunt il nus si luinz ;
2430 Cunsentez mei e dreiture e honur ;
De France dulce m' unt tolüe la flur . '
L i reis cumandet Gebuïn e Otun,
Tedbalt de Reins e le cunte Milun :
'Guardez le champ e les vals e les munz !
2435 Lessez les morz tut issi cun il sunt ;
Que n ' i adeist ne beste ne lïon,
2402. Planctus rehaussé par l ' énumération épique et par le thème classique
Ubi sunl. . . ?
Charlemagne se vengera 171
178
2416. Pâmoison des vingt mille soldats : la rhétorique des chansons de geste,
à la différence de son équivalent clérical, qui est un phénomène de surface
plutôt, sert à intensifier la portée émotive et dramatique de l'action en exploitant
avant tout les ressources de l'hyperbole (S. Kay).
1 72 La Chanson de Roland
179
1 80
Pur Karlemagne fist Deus vertuz mult granz,
Car li soleilz est remés en estant.
2460 Païen s'en fuient, ben les enchalcent Franc ;
El Val Tenebres la les vunt ateignant,
Vers Sarraguce les en meinent forant,
A colps pleners les en vunt ocïant,
Tolent lur veies e les chemins plus granz.
2465 L' ewe de Sebre, el lur est dedevant :
Mult est parfunde, merveilluse e curant ;
Il n'i ad barge ne drodmund ne caland.
Païens recleiment un lur deu, Tervagant,
Puis saillent enz, mais il n'i unt guarant :
2470 Li adubez en sunt li plus pesant,
Envers les funz s ' en tumerent alquanz,
Li aitre en vunt encuntreval flotant ;
Li mielz guariz en unt boüd itant,
1 79
L' empereur a fait sonner ses clairons,
puis il chevauche, le vaillant, avec sa grande armée.
2445 De ceux d' Espagne ils ont retrouvé les traces,
ils les poursuivent, tous d'un commun accord.
Quand le roi voit que le soleil décline,
sur l ' herbe verte dans un pré il descend de cheval,
se couche à terre, et prie le Seigneur
2450 qu'il fasse pour lui arrêter le soleil,
et qu'il retarde pour lui la nuit et prolonge le jour.
Voici venir à lui l ' ange qui lui parle de coutume,
qui aussitôt lui donne cet ordre :
« Charles, chevauche, car la clarté ne te manque pas !
2455 La fleur de France, Dieu sait que tu l ' as perdue,
mais tu peux bien te venger de cette race d' impies. »
Et à ces mots l' empereur est remonté à cheval.
1 80
Pour Charlemagne, Dieu fit un grand miracle,
car le soleil s'est arrêté, immobile.
2460 Les païens fuient, l e s Francs les poursuivent grand train.
À Val-Ténèbres ils les rejoignent,
vers Saragosse ils les refoulent de vive force,
ils les massacrent à coups acharnés,
leur coupent la route et les principaux passages.
2465 Le cours de l ' Èbre se trouve devant eux :
profonde, rapide, redoutable en est l ' eau ;
il n'y a là ni barge, ni dromon, ni chaland.
Les Sarrasins invoquent un de leurs dieux, Tervagan,
puis sautent dans l ' eau, mais nul ne les protège :
2410 les mieux armés sont les plus pesants ;
certains coulèrent tout de suite au fond,
d' autres s'en vont au gré du courant ;
les plus heureux ont avalé tant d' eau
1 74 La Chanson de Roland
181
Quant Carles veit que toit sunt mort païen,
Alquanz ocis e li plusur neiét, -
Mult grant eschec en unt si chevaler -
Li gentilz reis descendut est a piét,
24so Culchet s ' a tere, si'n ad Deu gracïét.
Quant il se drecet, li soleilz est culchét.
Dist l ' emperete : 'Tens est del herberger ;
En Rencesvals est tart del repairer.
Noz chevals sunt e las e ennuiez :
2485 Tolez les seles, lé freins qu' il unt es chefs,
E par cez prez les laisez refreider. '
Respundent Franc : 'Sire, vos dites bien . ' AOI
1 82
Li emperere ad prise sa herberge.
Franceis descendent en la tere deserte,
2490 A lur chevals unt toleites les seles,
Les freins a or en metent jus des testes,
Livrent lur prez, asez i ad fresche herbe ;
D' aitre cunreid ne lur poeent plus faire.
Ki mult est las, il se dort contre tere ;
2495 lcele noit n' unt unkes escalguaite.
1 83
Li emperere s 'est culcét en un prét,
Sun grant espiét met a sun chef li ber ;
lcele noit ne se volt desarmer,
Si ad vestut sun blanc osberc sasfrét,
2500 Laciét sun elme ki est a or gemmét,
Ceinte Joiuse - unches ne fut sa per -
Ki cascun j ur müet trente clartez.
Asez oïstes de la lance parler
Dunt nostre Sire fut en la cruiz nasfrét :
181
Quand Charles voit que tous les païens sont morts,
certains d' entre eux tués, la plupart noyés -
ses chevaliers y font un grand butin -,
le noble roi est descendu de cheval,
2480 se couche à terre, rend grâces à Dieu.
Et quand le roi se relève, le soleil est couché.
Lors l 'empereur dit : « Il est temps de camper ;
il est trop tard pour revenir à Roncevaux.
Nos chevaux sont las et épuisés :
2485 ôtez leurs selles, et les mors de leurs têtes,
et laissez-les se rafraîchir dans les prés ! »
Les Francs répondent : « Sire, vous dites bien. »
1 82
L' empereur a fait établir son camp.
En rase campagne les Français descendent de cheval,
2490 à leurs destriers ils ont enlevé les selles,
et de la tête ils retirent les mors dorés ;
là ils les lâchent, dans les prés où l ' herbe fraîche abonde,
ils ne peuvent pas leur donner d' autres soins.
Qui est très las s'endort à même le sol,
2495 et cette nuit-là ils n' ont aucune sentinelle.
1 83
Là, dans un pré, l ' empereur s ' est couché.
À son chevet le vaillant pose son grand épieu ;
cette nuit-là il n'a pas voulu se désarmer,
il ne quitte pas son haubert brillant, laqué or,
2500 il garde lacé son heaume aux gemmes serties dans l ' or,
à son côté il garde Joyeuse -jamais elle n' eut d' égale
qui chaque jour change trente fois de reflets.
Vous avez bien entendu parler de la lance
dont le Seigneur fut blessé sur la croix :
1 84
Clere est la noit e la lune luisant.
Carles se gist, mais doel ad de Rollant,
E d' Oliver li peiset mult forment,
2515 Des duze pers, de la franceise gent
Qu 'en Rencesvals ad laisét morz sanglenz ;
Ne poet müer n ' en plurt e ne s' dement,
E prïet Deu qu' as anmes seit guarent.
Las est li reis, kar la peine est mult grant :
2520 Endormiz est, ne pout mais en avant.
Par tuz les prez or se dorment li Franc.
N'i ad cheval ki puisse estre en estant :
Ki herbe voelt, il la prent en gisant.
Mult ad apris ki bien conuist ahan.
1 85
2525 Karles se dort cum hume traveillét.
Seint Gabrïel li ad Deus enveiét,
L' empereür li cumande a guarder.
Li angles est tute noit a sun chef.
Par avisiun li ad anuncïét
2530 D' une bataille ki encuntre lui ert ;
Senefiance l'en demustrat mult gref.
Carles guardat amunt envers le ciel,
Veit les tuneires e les venz e les giels
E les orez, les merveillus tempers,
2535 E fous e flambes i est apareillez :
Isnelement sur tute sa gent chet.
Ardent cez hanstes de fraisne e de pumer,
E cez escuz jesqu' as bucles d'or mier,
Fruisent cez hanstes de cez trenchanz espiez,
2540 Croissent osbercs e cez helmes d'acer.
1 84
Claire est la nuit, et la lune brillante.
Charles est couché, mais il sou ffre en pensant à Roland,
pour Olivier il est profondément accablé,
25 1 5 pour les Français et pour les douze Pairs
qu'il a laissés morts, sanglants à Roncevaux ;
il ne peut faire qu ' il ne pleure ni ne se lamente,
et il prie Dieu qu 'il protège leurs âmes.
Le roi est las, car ses peines sont très grandes :
2520 il n'en peut plus, il est endormi.
Par tous les prés les Francs dorment à présent.
Pas un cheval qui puisse rester debout :
celui qui veut de l' herbe, il la mange couché.
Il a appris beaucoup, celui qui a beaucoup souffert.
1 85
2525 Charles dort comme un homme accablé.
Dieu lui envoie saint Gabriel,
il lui commande de garder l' empereur.
À son chevet l' ange reste toute la nuit.
Par une vision, il lui a annoncé
2530 qu' il y aura une bataille livrée contre lui ;
il lui en montre le sens, lourd de conséquences.
Charles lève les yeux vers le ciel,
voit les tonnerres, les vents et les gelées,
et les orages, les tempêtes redoutables,
2535 les feux, les flammes ; tous sont prêts :
d'un coup ils tombent sur toute son armée.
Les lances de frêne et de pommier s' enflamment,
et les écus, jusqu 'aux boucles d'or pur,
les hampes éclatent sur les épieux tranchants,
2540 les hauberts grincent, et les heaumes d'acier.
1 86
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l ' épisode de Baligant, qui, bien loin d'être une interpolation, une répétition
intempestive et inintelligente, s' avère être le point culminant, l ' aboutissement
logique du poème » (P. Aebischer). « Il demeure que l'épisode de Baligant se
distingue des deux premières parties de la Chanson en ce qu' il est moins concis,
moins dépouillé, moins fondé sur le jeu des mécanismes psychologiques. On
en éprouve d'abord une certaine gêne . . . » (P. Le Gentil).
1 82 La Chanson de Roland
1 90
2630 Granz sunt les oz de cele gent averse,
Siglent a fort e nagent e guvernent.
Ensum cez maz e en cez haltes vernes,
Asez i ad carbuncles e lanternes :
La sus amunt pargetent tel luiserne,
2635 Tute la noit la mer en est plus bele ;
E cum il vienent en Espaigne la tere,
Tut li païs en reluist e esclairet.
Jesqu ' a Marsilie en parvunt les noveles. AOI
191
Gent paienor n e voelent cesser unkes :
2640 lssent de mer, venent as ewes dulces,
Laisent Marbrise e si taisent M arbrose,
Par Sebre amunt tut lur naviries turnent.
Asez i ad lanternes e carbuncles :
Tute la noit mult grant clartét lur dunent.
2645 A icel jur venent a Sarraguce. AOI
1 92
Clers est li jurz e li soleilz luisant.
Li amiralz est issut del calan :
Espaneliz fors le vait adestrant,
Dis e set reis aprés le vunt siwant,
2650 Cuntes e dux i ad ben, ne sai quanz.
Suz un lorer, ki est enmi un camp,
Sur l' erbe verte getent un palie blanc ;
La flotte de Baligant accoste 1 83
1 90
191
1 92
1 93
2665 Puis qu' il l ' ad dit, mult s'en est afichét :
Que ne lairat pur tut l ' or desuz ciel
Que il n ' ait ad Ais, o Carles soelt plaider.
Si hume 1' Iodent, si li unt cunseillét.
Puis apelat dous de ses chevalers,
2610 L 'un Clarifan e l ' aitre Clarïen :
'Vos estes filz al rei Maltraïen, .
Ki mes messages soelt faire volenters.
Jo vos cumant qu' en S arraguce algez,
Marsilïun de meie part nunciez,
2615 Cuntre Franceis li sui venut aider ;
Se jo. truis o, mult grant bataille i ert.
Si l ' en dunez cest guant ad or pleiét,
El destre poign si li faites chalcer,
Si li portez cest bastuncel d ' or mer,
2680 E a mei venget reconoistre sun feu !
En France irai pur Carle guerreier :
S ' en ma mercit ne se culzt a mes piez
E ne guerpisset la lei de chrestïens,
Jo li toldrai la corune del chef.'
2685 Païen respundent : 'Sire, mult dites bien. '
1 94
Dist Baligant : 'Car chevalchez, barun !
L ' un port le guant, li altre le bastun ! '
E cil respundent : 'Cher sire, s i ferum. '
Tant chevalcherent qu' en Sarraguce sunt ;
2690 Passent dis portes, traversent quatre punz,
1 93
2665 Et cela dit, il le réaffirme tout haut :
même pour tout l'or du monde, il ne renoncera pas
à aller à Aix, où Charles rend la justice.
Ses hommes approuvent et le lui conseillent.
Il convoqua ensuite deux de ses chevaliers,
2610 l ' un Clarifan, et l' autre Clarïen :
« Vous êtes les fils du roi Maltraïen,
qui volontiers porte toujours mes messages.
Je vous ordonne d' aller à Saragosse,
et d' annoncer de ma part à Marsile
2675 que je lui viens en aide contre les Français ;
il y aura une grande bataille si le moment m' est propice.
Remettez-lui en gage ce gant tout brodé d'or,
faites-le-lui passer à la main droite,
apportez-lui aussi ce bâtonnet d'or pur,
2680 et qu' il vienne me rendre hommage de son fief !
J 'irai en France pour faire la guerre à Charles :
je veux le voir couché à mes pieds, à ma merci,
et abjurer la religion des chrétiens,
ou autrement je lui ôterai la couronne de la tête. »
2685 Les païens répondent : « Sire, vous dites très bien. »
1 94
Baligant leur dit : « À cheval donc, barons !
Que l ' un de vous porte le gant, l' autre le bâton ! »
Ceux-ci répondent : « Beau sire, nous le ferons. »
Ils chevauchèrent tant qu'ils arrivèrent à Saragosse ;
2690 ils passent dix portes, traversent quatre ponts
1 86 La Chanson de- Roland
1 95
2705 Lur chevals laisent dedesuz un' olive ;
Dui Sarrazin par les resnes les pristrent.
E li message par les mantels se tindrent,
Puis sunt muntez sus el paleis altisme.
Cum il entrerent en la cambre voltice,
271 0 Par bel' amur malvais saluz li firent :
'Cil Mahumet ki nus ad en baillie,
E Tervagan, Apollin nostre sire,
Salvent le rei e guardent la reïne ! '
Dist Brarnimunde : 'Or oi mult grant folie !
27 1 5 Cist nostre deu sunt en recrëantise ;
En Rencesvals malvaises vertuz firent :
Noz chevalers i unt lessét ocire,
Cest mien seignur en bataille faillirent ;
Le destre poign ad perdut, n ' en ad mie,
2720 Si li trenchat li quens Rollant, li riches.
Trestute Espaigne avrat Carle en baillie.
Que devendrai, duluruse, caitive ?
Lasse ! que n ' ai un hume ki m ' ocïet ! ' AOI
1 96
Dist Clarïen : ' Darne, ne parlez tant !
2725 Messages sumes al païen B aligant :
Marsilïun, ço dit, serat guarant,
Si l ' en enveiet sun bastun e sun guant.
En Sebre avum quatre milie calant,
Eschiez e barges e galees curant ;
2730 Drodmunz i ad, ne vos sai dire quanz.
Sarrasins plongés dans le désespoir 1 87
1 95
2105 Ils laissent leurs chevaux sous un olivier,
deux Sarrasins les saisirent par les rênes.
Les messagers se prirent par leurs manteaux,
et puis montèrent jusqu' au palais élevé.
Quand ils entrèrent dans la chambre voûtée,
21 1 0 en toute bonne foi ils lui firent un salut mal à propos :
« Que Mahomet, qui règne en maître sur nous,
196
Clarïen dit : « Dame, trêve de discours !
2125 De Baligant le païen nous sommes les messagers :
il sera prêt, dit-il, à protéger Marsile,
en gage de quoi il lui envoie son bâton et son gant.
Nous avons, là, sur l' Èbre, quatre mille chalands,
barges et esquifs, et galées rapides,
2130 dromons aussi, je ne sais vous dire combien.
1 88 La Chanson de Roland
1 97
'Laissez c' ester ! ' dist Marsilies li reis.
Dist as messages : 'Seignurs, parlez a mei !
Ja vëez vos quë a mort sui destreit ;
Jo si nen ai filz ne fille në heir ;
2745 Un en aveie, cil fut ocis ber seir.
Mun seignur dites qu ' il me vienge vëeir.
Li amiraill ad en Espaigne dreit ;
Quite li cleim, së il la voelt aveir,
Puis la defendet encuntre li Franceis.
2750 Vers Carlemagne li durrai bon conseill :
Cunquis l ' avrat d'oi cest jur en un meis.
De Sarraguce les clefs li portereiz,
Puis si li dites, n ' en irat, s'il me creit. '
E cil respundent : 'Sire, vus dites veir.' AOI
1 98
2155 Ço dist Marsilie : 'Carles li emperere
Mort m' ad mes homes, ma tere deguastee,
E mes citez fraites e vïolees ;
Il jut anuit sur cel' ewe de Sebre,
Jo ai cunté, n'ad mais que set liwees.
2760 L' amirail dites que sun host i ameine ;
Par vos li mand, bataille i seit justee . '
D e Sarraguce l e s clefs lur a d livrees.
Li messager ambedui l' enclinerent,
Prenent cungét, a cel mot s'en tumerent.
1 99
2765 Li dui message es chevals sunt muntét,
Isnelement issent de la citét.
A l' amiraill en vunt tut esfreét ;
De Sarraguce li presentent les clés.
Marsile cède l 'Espagne à l 'émir 1 89
1 97
« Laissez cela ! » dit le roi Marsile.
« Parlez plutôt à moi, seigneurs ! » dit-il aux messagers.
« Vous le voyez, je suis dans l ' angoisse de la mort,
je n ' ai ni fils ni fille ni héritier :
2145 j ' en avais un ; il fut tué hier soir.
À mon seigneur dites qu ' il vienne me voir.
L ' émir a des droits sur l ' Espagne,
et, s'il la veut, je la lui cède en franchise ;
qu' il la défende après contre les Français !
2150 Et à l ' égard de Charles, je lui donnerai un bon conseil :
d'ici un mois il l ' aura vaincu.
De Saragosse vous lui porterez les clés ;
dites-lui ensuite qu' il ne s'en ira pas, s ' il me croit. »
Ceux-ci répondent : « Sire, vous dites vrai. »
198
2155 Marsile leur dit : « L'empereur Charles
m'a tué mes hommes, a dévasté ma terre,
a violé et détruit mes cités.
Il a campé cette nuit auprès de l ' Èbre :
j ' ai bien compté ; il n ' y a pas plus de sept lieues.
2160 Dites à l ' émir qu ' il y mène son armée.
Je lui demande par vous que bataille soit livrée. »
De Saragosse il leur a remis les clés.
Les messagers, tous deux, s' inclinèrent devant . lui,
ils prennent congé, et là-dessus s ' en retournent.
1 99
2765 Les messagers, tous deux, sont montés à cheval,
à toute allure ils sortent de la cité,
et, fort troublés, vont retrouver l ' émir ;
de Saragosse ils lui présentent les clés.
1 90 La Chanson de. Roland
200
2190 ' Sire amiralz,' ço li dist Clarïens,
'En Rencesvals une bataille out ier :
Morz est Rollant e li quens Oliver,
Li duze per que Carle aveit tant cher ;
De lur Franceis i ad mort vint millers.
2195 Li reis Marsilie le poign destre i perdiét,
E l' emperere asez l' ad enchalcét.
En ceste tere n' est remés chevaler
Ne seit ocis o en Sebre neiét.
Desur la rive sunt Franceis herbergiez ;
2800 En cest païs nus sunt tant aproeciez,
Se vos volez, li repaires ert grefs.'
E B aligant le reguart en ad fiers,
En sun curage en est joius e liét.
Del faldestod se redrecet en piez,
2sos Puis si escrïet : 'Baruns, ne vos targez !
Eissez des nefs, muntez si cevalciez !
S ' or ne s'en fuit Karlemagne li veilz,
Li reis Marsilie enqui serat vengét :
Pur sun poign destre l ' en liverai le chef. '.
Baligant s 'informe 191
200
2190 Clarïen dit : « Émir, sire,
il y eut hier une bataille à Roncevaux :
Roland est mort, et le comte Olivier,
et les douze Pairs que Charles aimait tant ;
de leurs Français vingt mille sont morts.
2195 Le roi Marsile y perdit son poing droit,
et de très près l 'empereur le poursuivit.
En cette terre, il n'est plus un seul chevalier
qui ne soit tué ou noyé dans l ' Èbre.
Là, sur la rive, les Français sont campés ;
2800 ils sont venus si près de nous ici
que le retour leur sera bien difficile, si vous le voulez. »
Lors Baligant reprend son air farouche,
il est joyeux et allègre dans son cœur.
Il se relève de son trône, tout droit,
2805 puis il s' écrie : « Ne tardez pas, barons !
Débarquez donc, montez et chevauchez !
Si Charlemagne, le vieux, ne s'enfuit pas sur-le-champ,
le roi Marsile sera dès aujourd' hui vengé :
pour son poing droit, je lui rendrai la tête de Charles ! »
�
1 92 La Chanson de Roland
20 1
2810 Paien d' Arabe des nefs se sunt eissut,
Puis sunt muntez es chevals e es muls,
Si chevalcherent ; que fereient il plus ?
Li amiralz, ki trestuz les esmut,
Si'n apelat Gemalfin, un sun drut :
2815 'Io te cumant, tutes mes oz aün . '
Puis est munté e n u n sun destrer brun ;
Ensembl'od lui em meinet quatre dux.
Tant chevalchat qu' en Saraguce fut,
A un perron de marbre est descendut,
2820 E quatre cuntes l ' estreu li unt tenut.
Par les degrez el paleis muntet sus,
E Bramimunde vient curant cuntre lui,
Si li ad dit : ' Dolente, si mar fui !
A hunte, sire, mon seignor ai perdut ! '
2825 Chet li as piez, l' amiralz la reçut.
Sus en la chambre ad doel en sunt venut. AOI
202
Li reis Marsilie, cum il veit Baligant,
Dune apelat dui Sarrazin espans :
'Pernez m ' as braz, si m' drecez en sedant ! '
2830 Al puign senestre ad pris un de ses guanz.
Ço dist Marsilie : ' Sire reis, amiralz,
Trestute Espaigne ici quite vos rent,
E Sarraguce e l ' onur qu' i apent ;
Mei ai perdut e trestute ma gent.'
2835 E cil respunt : 'Tant sui jo plus dolent,
Ne pois a vos tenir lung parlement :
Jo sai asez que Carles ne m' atent,
E nepurquant de vos receif le guant. '
Al doel qu' il ad s ' en est turnét plurant. AOI
2840 Par les degrez jus del paleis descent,
Munte el ceval, vient a sa gent puignant ;
Tant chevalchat qu' il est premers devant,
D' ures ad aitres si se vait escrïant :
' Venez, paien, car ja s ' en fuient Franc ! ' AOI
203
2845 Al matinet, quant primes pert li albe,
Esveillez est li emperere Carles.
Seint Gabrïel, ki de part Deu le guarde,
Levet sa main, sur lui fait sun signacle.
L 'émir arrive à Saragosse 1 93
201
28 10 Les païens d'Arabie ont débarqué,
ils sont montés sur leurs chevaux et leurs mulets ;
ils chevauchèrent ; que feraient-ils de plus ?
Ce fut l'émir qui les mit tous en route,
il convoqua ensuite un de ses intimes, Gemalfin :
ms « Je te commande de rassembler toutes mes troupes. »
Il est monté alors sur son destrier brun,
et avec lui il emmène quatre ducs.
Il chevaucha tant qu' il arriva à Saragosse.
Sur un perron de marbre il est descendu de cheval,
2820 et quatre comtes lui ont tenu l 'étrier.
Il monte les marches jusque dans le palais,
et Bramimonde vient courant à sa rencontre.
Elle lui a dit : « Quelle tristesse de moi, malheureuse !
Dans quelle honte, sire, j ' ai perdu mon mari ! »
2825 Elle tombe aux pieds de l' émir, qui la relève.
Pleins de douleur, ils sont montés dans la chambre.
202
Le roi Marsile, quand il a vu B aligant,
s' est adressé à deux Sarrasins d'Espagne :
« Vous, prenez-moi dans vos bras et redressez-moi ! »
2830 De son poing gauche, Marsile a pris un de ses gants,
et il lui dit : « Sire roi, émir,
à vous je cède ici toute l' Espagne en franchise,
et Saragosse et le domaine qui en dépend.
Je suis perdu et j ' ai perdu toute mon armée. »
2835 L' émir répond : « J' en suis tout accablé,
mais je ne peux vous parler longuement :
je sais fort bien que Charles ne m' attend pas,
et cependant j ' accepte de vous le gant. »
Il est parti tout en larmes, tant il est affligé.
2840 Puis il descend du palais par les marches,
il monte à cheval, revient à toute vitesse à son armée ;
il chevauche tant qu'il se met à la tête des troupes,
là il leur crie à plusieurs reprises :
« Venez, païens, les Francs s'enfuient déjà ! »
203
2845 De grand matin, dès que l'aube point,
Charles l' empereur est réveillé.
Son ange gardien de par Dieu, saint Gabriel,
la main levée, fait sur lui le signe de la croix.
194 La, Chanson de Roland
204
2855 En Rencesvals en est Carles entrez,
Des morz qu' il troevet cumencet a plurer,
Dist as Franceis : ' Segnurs, le pas tenez,
Kar mei meïsme estoet avant aler
Pur mun nevud que vuldreie truver.
2860 A Eis esteie, a une feste anoel,
Si se vanterent mi vaillant chevaler
De granz batailles, de forz esturs campels ;
D' une raisun oï Rollant parler :
Ja ne murreit en estrange regnét
2865 Ne trespassast ses humes e ses pers,
Vers lur païs avreit sun chef tumét,
Cunquerrantment si finereit li bers. '
Plus qu'en n e poet u n bastuncel jeter,
Devant les aitres est en un pui muntét.
205
2870 Quant l' empereres vait querre sun nevold,
De tantes herbes el pré truvat les flors,
Ki sunt venneilles del sanc de noz barons !
Pitét en ad, ne poet müer n'en plurt.
Desuz dous arbres parvenuz est Carluns,
2875 Les colps Rollant conut en treis perruns ;
Sur l' erbe verte veit gesir sun nevuld.
Nen est merveille se Karles ad irur :
Descent a piéd, aléd i est pleins curs,
Si prent le cunte entre ses mains ansdous ;
2880 Sur lui se pasmet, tant par est anguissus.
2861. Allusion aux gabs, vantardises ritualisées d' après-dîner ; les guerriers
s'y livrent également juste avant d'engager le combat (voir vv. 866 et ss.).
2863. Raison et ses dérivés en ancien français connotent en général l'inter
pellation et le discours ; on comparera raisonner en français moderne dans le
sens de « sermonner ».
Charlemagne revient à Roncevaux 1 95
204
2855 À Roncevaux Charles est entré,
et pour les morts qu' il trouve, il se met à pleurer.
« Seigneurs », dit-il aux Français , « allez au pas ;
je dois moi-même aller en avant
chercher mon neveu que je voudrais trouver.
2860 J ' étais à Aix, à une fête solennelle :
mes chevaliers, les vaillants, se vantaient
de grandes batailles, de rudes assauts en plein champ ;
j ' ai entendu Roland s ' exprimer ainsi :
il ne mourrait jamais en royaume étranger
2865 qu' il ne se mît en avant de ses hommes, de ses pairs,
et il aurait la tête tournée vers le pays ennemi,
il finirait ses jours en vaillant conquérant. »
Plus loin encore qu ' on ne peut lancer un bâton,
devant les autres Charles a gravi une hauteur.
205
2810 Comme l 'empereur part à la recherche de son neveu,
dans l' herbe du pré il trouve tant de fleurs
qui sont vermeilles du sang de nos barons !
Pris de pitié, il ne peut s' empêcher de pleurer.
Charles arriva sous deux arbres,
2875 et reconnut les coups de Roland sur trois blocs de marbre ;
sur l 'herbe verte il voit son neveu étendu.
Rien d'étonnant à ce que Charles soit au désespoir ;
de son cheval il descend, se précipite,
il prend le comte entre ses deux bras ;
2880 il s 'évanouit sur lui, tant il est étreint par l ' angoisse.
206
Li empereres de pasmeisuns revint.
Naimes li dux e li quens Acelin,
Gefrei d' Anjou e sun frere Tierri
Prenent le rei, si l' drecent suz un pin.
2885 Guardet a tere, veit sun nevold gesir,
Tant dulcement a regreter le prist :
'Amis Rollant, de tei ait Deus mercit !
Unques nuls hom tel chevaler ne vit
Por granz batailles j uster e defenir.
2890 La meie honor est tumee en declin. '
Carles se pasmet, ne s ' en pout astenir. AOI
207
Carles li reis revint de pasmeisuns,
Par mains le tienent quatre de ses barons ;
Guardet a tere, veit gesir sun nevuld :
2895 Cors ad gaillard, perdue ad sa culur,
Tumez ses oilz, mult li sunt tenebros.
Carles le pleint par feid e par amur :
'Ami Rollant, Deus metet t' anme en tlors,
En pareïs, entre les glorïus !
2900 Cum en Espaigne venis mare, seignur !
Jamais n 'ert jum de tei n ' aie dulur.
Cum decarrat ma force e ma baldur !
Nen avrai ja ki sustienget m ' onur ;
Suz ciel ne quid aveir ami un sui ;
2905 Se j ' ai parenz, n ' en i ad nul si proz. '
Trait ses crignels pleines ses mains amsdous.
Cent milie Franc en unt si grant dulur,
N'en i ad cel ki durement ne plurt. AOI
208
'Ami Rollant, jo m ' en irai en France :
2910 Cum jo serai a Loün, en ma chambre,
De plusurs regnes vendront li hume estrange,
Demanderont : "U est li quens cataignes ?"
Jo lur dirrai qu' il est morz en Espaigne.
A grant dulur tendrai puis mun reialme ;
29 1 5 Jamais n' ert jur que ne plur ne n ' en pleigne. '
2910. Lorsque c e vers sera repris à la laisse suivante (v. 29 1 7), Ai x sera
substitué à Laon (voir la note au v. 1 35).
L 'empereur s 'attendrit sur Roland 1 97
206
L' empereur revient de sa pâmoison.
C ' est le duc Naimes et le comte Acelin,
Geoffroi d' Anjou et son frère Thierry
qui prennent le roi, l' adossent à un pin.
2885 Il baisse les yeux, voit son neveu étendu,
avec tendresse il se met à le regretter :
« Ami Roland, que Dieu ait pitié de toi !
Jamais personne ne vit un tel chevalier
pour engager et mener à bien de grandes batailles !
2890 Vers le déclin mon honneur a tourné. »
Charles s 'évanouit, il ne peut s'en garder.
207
Charles le roi revient de pâmoison.
Quatre barons le soutiennent de leurs mains ;
il baisse les yeux, voit son neveu étendu :
2895 il a le corps indemne, mais a perdu sa couleur,
il a les yeux retournés, tout remplis de ténèbres.
En toute foi et tout amour Charles le plaint :
« Ami Roland, que Dieu mette ton âme parmi les fleurs
au Paradis, avec les saints de gloire !
2900 Ce fut, seigneur, pour ton malheur que tu vins en Espagne !
Je ne serai jamais un seul jour sans souffrir pour toi.
Comme vont déchoir ma force et mon ardeur !
Pour soutenir mon honneur, je n ' aurai plus personne ;
je pense qu' au monde je n ' ai plus aucun ami ;
2905 j ' ai des parents, mais aucun n'est aussi vaillant. »
Et à pleines mains il s' arrache les cheveux.
Cent mille Français ont un si vif chagrin
qu' il n ' en est nul qui ne pleure à chaudes larmes.
208
« Ami Roland, je m'en irai en France :
2910 quand je serai à Laon, dans mon domaine,
des étrangers viendront de plusieurs royaumes
me demander : "Où est le comte capitaine ?"
Je leur dirai qu' il est mort en Espagne.
C'est désormais dans la douleur que je gouvernerai mon
[ royaume ;
29 1 5 je ne serai jamais un seul jour sans pleurer ni me plaindre. »
209
'Ami Rollant, prozdoem, juvente bele,
Cum jo serai a Eis, em ma chapele,
Vendront li hume, demanderont noveles.
Je' s lur dirrai merveilluses e pesmes :
2920 "Morz est mis niés, ki tant me fist cunquere."
Encontre mei reveleront li Seisne
E Hungre e Bugre e tante gent averse,
Romain, Puillain e tuit cil de Paleme
E cil d' Affrike e cil de Califeme ;
2925 Puis entreront mes peines e suffraites.
Ki guïerat mes oz a tel poëste
Quant cil est morz ki tuz jurz nos cadelet ?
E ! France dulce, cum remeins or deserte !
Si grant doel ai que jo ne vuldreie estre ! '
2930 Sa barbe blanche cumencet a detraire,
Ad ambes mains les chevels de sa teste ;
Cent milie Francs s ' en pasment cuntre tere.
210
'Ami Rollant, s i mare fu t t a vie !
L' anme de tei seit en pareïs mise !
2935 Ki tei ad mort, dulce France ad hunie.
Si grant doel ai que ne voldreie vivre,
De ma maisnee, ki pur mei est ocise !
Ço duinset Deus, le filz seinte Marie,
Einz que jo vienge as maistres porz de Sizre,
2940 L' anme del cors me seit oi departie,
Entre les lur fust alüee e mise,
E ma car fust delez els enfuïe ! '
Ploret des oilz, sa blanche barbe tiret.
E dist dux Naimes : ' Or ad Carles grand ire.' AOI
21 1
2945 'Sire emperere,' ço dist Gefrei d'Anjou,
'Ceste dolor ne demenez tant fort !
Par tut le camp faites querre les noz
209
« Ami Roland, preux chevalier, belle jeunesse,
quand je serai à Aix, dans ma chapelle,
les hommes viendront me demander des nouvelles ;
je leur en donnerai d'effroyables et de funestes :
2920 "Il est mort, mon neveu, qui me conquit tant de terres."
Et contre moi se révolteront les Saxons,
et les Hongrois, les Bulgares, et tant d' autres mécréants,
les gens de Rome, de la Pouille, tous ceux de Palerme
et ceux d'Afrique et ceux de Califeme ;
2925 pour moi viendront les souffrances et les peines.
Qui conduira mes armées avec tant de puissance
puisque est mort celui qui a toujours été notre chef ?
Eh ! France la douce, comme tu es démunie à présent !
Je souffre tant que je voudrais ne plus vivre ! »
2930 Sa barbe blanche, il commence à l ' arracher,
et à deux mains les cheveux de sa tête.
Cent mille Français tombent par terre évanouis.
210
21 1
212
Gefreid d'Anjou ad sun greisle sunét ;
Franceis descendent, Carles l' ad comandét.
Tuz lur amis qu' il i unt morz truvét,
Ad un camer sempres les unt portét.
2955 Asez i ad evesques e abez,
Munies, canonies, proveires coronez,
Si' s unt asols e seignez de part Deu.
Mirre e timoine i firent alumer,
Gaillardement tuz les unt encensez.
2960 A grant honor pois les unt enterrez,
Si's unt laisez ; qu'en fereient il el ? AOI
213
Li emperere fait Rollant costeïr
E Oliver, l' arcevesque Turpin :
Dedevant sei les ad fait tuz uvrir,
2965 E tuz les quers en paile recuillir ;
En blanc sarcou de marbre sunt enz mis.
E puis les cors des barons si unt pris,
En quirs de cerf les treis seignurs unt mis ;
Ben sunt lavez de piment e de vin.
2970 Li reis cumandet Tedbalt e Gebuïn,
Milun le cunte e Otun le marchis :
'En treis carettes les guïez al chemin ! '
Bien sunt cuverz d ' un palie galazin. AOI
214
Venir s'en volt l i emperere Carles,
2975 Quant de paiens li surdent les enguardes.
De cels devant i vindrent dui messages,
De l' amirail li nuncent la bataille :
'Reis orguillos, nen est fins que t'en alges !
Veiz Baligant, ki aprés tei chevalchet !
2980 Granz sunt les oz qu' il ameinet d' Arabe.
Encoi verrum se tu as vasselage. ' AOI
Carles li reis en ad prise sa barbe,
Si li remembret del doel e del damage ;
Mult fierement tute sa gent reguardet,
Enterrements au champ d 'honneur 201
212
Geoffroi d' Anjou a sonné son clairon.
Les Francs descendent de cheval, Charles l ' a commandé.
Tous leurs amis qu'Hs ont trouvés morts,
dans une même fosse ils les ont aussitôt portés.
2955 Il y a là bon nombre d'évêques et d' abbés,
moines et chanoines, et prêtres tonsurés,
et de par Dieu ils les ont absous et bénis.
Ils font brûler de la myrrhe et de l ' encens,
ils les ont tous encensés avec cérémonie,
2960 et enterrés ensuite en grande pompe,
et puis laissés ; que feraient-ils d' autre ?
213
L' empereur fait faire l a toilette d e Roland
et d' Olivier et de l ' archevêque Turpin :
il les a fait tous trois ouvrir devant lui,
2965 dans une étoffe de soie il a fait recueillir leurs cœurs ;
dans un cercueil de marbre blanc ils sont placés.
Puis ils ont pris les corps des trois barons,
ils les ont mis, les seigneurs, dans des peaux de cerf,
tous bien lavés d' aromates et de vin.
2910 Le roi commande à Thibaud et à Gebuin,
au comte Milon et au marquis Oton :
« Conduisez-les sur trois charrettes le long du chemin ! »
Ils sont couverts d'un drap de soie de Galaza.
214
Charles l 'empereur s e dispose à repartir
2975 lorsque surgissent les avant-gardes des païens.
Des premiers rangs viennent deux messagers
qui lui annoncent la bataille de la part de l ' émir :
« Roi orgueilleux, tu ne partiras pas de si tôt !
Vois B aligant qui chevauche derrière toi.
29so Grandes sont les troupes qu'il amène d ' Arabie.
Avant ce soir, nous verrons bien si tu es vaillant. »
Charles le roi porte la main à sa barbe,
il lui souvient de sa douleur et de sa perte,
d'un œil farouche il regarde toute son armée,
202 La Chanson de Roland
215
L i empereres tuz premereins s ' adubet :
Isnelement ad vestüe sa brunie,
Lacet sun helme, si ad ceinte Joiuse,
2990 Ki pur soleill sa clartét nen escunset ;
Pent a sun col un escut de Gironde,
Tient sun espiét, si' n fait brandir la mure,
En Tencendur, sun bon cheval, puis muntet, -
Il le cunquist es guez desuz Marsune,
2995 Si'n getat mort Malpalin de Nerbone -
Laschet fa resne, mult su vent l ' esperonet,
Fait sun estais vëant cent milië humes,
Recleimet Deu e l' apostle de Rome. AOI
216
Par tut l e champ cil d e France descendent,
3000 Plus de cent milie s ' en adubent ensemble :
Guarnemenz unt ki ben lor atalentent,
Cevals curanz e lur armes mult gentes.
Puis sunt muntez e unt grant escïence ;
S ' il troevent ou, bataille quident rendre.
3005 Cil gunfanun sur les helmes lur pendent.
Quant Carles veit si beles cuntenances,
Si'n apelat Jozeran de Provence,
Naimon li duc, Antelme de Maience :
'En tels vassals deit hom aveir fiance !
3010 Asez est fols ki entr' els se demente.
Së Arrabiz de venir ne s' repentent,
La mort Rollant lur quid cherement vendre.'
Respunt dux Neimes : ' E Deus le nos cunsente !' AOI
217
Carles apelet Rabet e Guineman.
301 5 Ço dist li reis : 'Seignurs, jo vos cumant,
Seiez es lius Oliver e Rollant :
L' un port l ' espee e l ' altre l' olifant,
Si chevalcez el premer chef devant,
Ensembl' od vos quinze milie de Francs,
3020 De bachelers, de noz meillors vaillanz.
Aprés icels en avrat altretant,
Si ' s guïerat Gibuïns e Loranz. '
Reprise des hostilités 203
215
Tout l e premier l 'empereur prend ses armes :
sans plus tarder il revêt sa brogne,
il lace son heaume, il ceint Joyeuse -
2990 le soleil même ne l'éclipse pas en clarté -,
pend à son cou un écu de Gérone,
tient son épieu et en brandit la pointe,
et monte alors sur Tencendur, son bon cheval -
il le gagna aux gués sous Marsonne
2995 quand il jeta Malpalin de Narbonne mort à terre -,
il lâche la rêne, l ' éperonne à coups répétés,
prend son galop devant ses cent mille hommes ;
il invoque Dieu et l ' apôtre de Rome.
216
Par tout le champ, ceux de France mettent pied à terre,
3000 plus de cent mille s' arment tous ensemble.
Leurs équipements leur siéent fort bien,
de très belles armes et des destriers rapides.
Ils sont montés en selle et se rangent avec adresse ;
ils comptent livrer bataille si le moment est propice.
3005 Leurs gonfanons pendent jusque sur leurs heaumes.
Quand Charles vit leur prestance magnifique,
il convoqua Jozeran de Provence,
et le duc Naimes et Antelme de Mayence :
« De tels vassaux inspirent bien confiance !
3010 Entouré d'eux, seul un fou s' inquiéterait.
Si les païens ne renoncent pas à venir,
ils vont payer bien cher, je crois, la mort de Roland. »
« Que Dieu le veuille ! » répond le duc Naimes.
2 17
Charles convoque Rabel et Guineman.
3015 , Le roi leur dit : « Seigneurs, je vous le commande,
prenez la place d' Olivier et de Roland :
que l 'un de vous porte l' épée, l ' autre l ' olifant,
et chevauchez au premier rang devant,
et avec vous quinze mille Francs,
3020 de nos jeunes gens et des plus vaillants.
Derrière ceux-ci il y en aura autant
que conduiront Gebuin et Lorant. »
204 La Chanson de Roland
218
De Franceis sunt les premeres escheles.
Aprés les dous establisent la terce :
En cele sunt li vassal de Baivere,
A quinze milie chevalers la preiserent ;
3030 Ja devers els bataille n' ert lessee ;
Suz cel n ' ad gent que Carles ait plus chere,
Fors cels de France, ki les regnes cunquerent.
Li quens Oger li Daneis, li puinneres,
Les guïerat, kar la cumpaigne est fiere. AOI
219
3035 E treis escheles ad l' emperere Carles.
Naimes li dux puis establist la quarte
De tels barons qu' asez unt vasselage :
Alemans sunt e si sunt d' Alemaigne ;
Vint milie sunt, ço dïent tuit li aitre,
3040 Ben sunt guamiz e de chevals e d ' armes ;
Ja por murir ne guerpirunt bataille.
Si' s guïerat Hermans, li dux de Trace,
Einz i murat que cuardise i facet. AOI
220
Naimes li dux e li quens Jozerans
3045 La quinte eschele unt faite de Normans :
Vint milie sunt, ço dïent tuit li Franc.
Armes unt beles e bons cevals curanz,
Ja pur murir cil n' erent recrëanz :
Suz ciel n' ad gent ki plus poisset en camp.
3050 Richard li velz les guïerat el camp,
Cil i ferrat de sun espiét trenchant. AOI
22 1
La siste eschele unt faite de Bretuns :
Quarante milie chevalers od els sunt.
lcil chevalchent en guise de baron,
3055 Dreites lur hanstes, fermez lur gunfanuns.
Le seignur d'els est apelét Oedun ;
Icil cumandet le cunte Nevelun,
Préparatifs de guerre 205
218
Les premiers corps sont formés de Français.
Après ces deux, on établit le troisième :
dans celui-ci se trouvent les vassaux de Bavière,
on l ' estima à quinze mille chevaliers ;
3030 jamais ceux-ci n ' abandonneront le combat ;
il n' est au monde peuple que Charles estime autant,
sauf les Français, les conquérants des royaumes.
Le comte Ogier le Danois, le grand guerrier,
les conduira, car c'est une troupe farouche.
219
3035 Charles l ' empereur a trois corps d e bataille.
Puis le duc Naimes établit le quatrième
de chevaliers au courage bien trempé :
ils sont alemans de la terre d' Alemanie ;
ils sont vingt mille, tous les autres le disent,
3040 bien équipés en chevaux et en armes ;
dussent-ils mourir, ils n' abandonneront jamais le combat.
Le duc de Thrace, Herman, les conduira ;
il aimerait mieux mourir que d' agir en lâche.
220
C ' est le duc Naimes et le comte Jozeran
3045 qui de Normands ont formé le cinquième corps :
ils sont vingt mille, tous les Francs le disent.
Leurs armes sont belles, leurs bons chevaux rapides ;
dussent-ils mourir, ils ne se rendront jamais ;
nul peuple au monde n ' est plus fort au combat.
3050 Richard le Vieux les conduira en bataille,
de son épieu tranchant il frappera de bons coups.
22 1
Le sixième corps, ils l ' ont fait de Bretons :
quarante mille hommes sont avec eux.
Ceux-ci chevauchent en vrais vaillants,
3055 leurs hampes toutes droites, leurs gonfanons fixés.
Eudes est le nom de leur seigneur ;
il donne ses ordres au comte Nevelon,
206 La Chanson de Roland
222
3060 Li emperere ad sis escheles faites.
Naimes li dux puis establist la sedme
De Peitevins e des barons d' Alveme :
Quarante milie chevalers poeent estre.
Chevals unt bons e les armes mult beles.
3065 Cil sunt par els en un val suz un tertre,
Si' s beneïst Carles de sa main destre.
Els guïerat Jozerans e Godselmes. AOI
223
E l' oidme eschele ad Naimes establie :
De Flamengs est e des barons de Frise ;
3070 Chevalers unt plus de quarante milie ;
J a devers els n' ert bataille guerpie.
Ço dist li reis : 'Cist ferunt mun servise. '
Entre Rembalt e Hamon de Galice
Les guïerunt tut par chevalerie. AOI
224
3075 Entre Naimon e Jozeran le cunte
La noefme eschele unt faite de prozdomes :
De Loherengs e de cels de Borgoigne ;
Cinquante milie chevalers unt par cunte,
Helmes laciez e vestües lor bronies.
3080 Espiez unt forz e les hanstes sunt curtes.
Së Arrabiz de venir ne demurent,
Cil les ferrunt, s ' il a els s' abandunent.
Si' s guïerat Tierris, li dux d' Argone. AOI
225
La disme eschele est des baruns de France :
3085 Cent milie sunt de noz meillors cataignes ;
Cors unt gaillarz e fieres cuntenances,
Les chefs fluriz e les barbes unt blanches,
Osbercs vestuz e lur brunies dubleines,
Ceintes espees franceises e d' Espaigne,
Disposition des troupes 207
222
3060 L' empereur a fait six corps de bataille.
Puis le duc Naimes établit le septième
de Poitevins et de barons d' Auvergne ;
ils peuvent bien être quarante mille chevaliers.
Leurs armes sont belles, et leurs destriers sont bons.
3065 Ils restent à part dans un val au pied d' une hauteur.
De sa main droite Charles les a bénis.
Ce sont Godselme et Jozeran qui les conduiront.
223
Le huitième corps, Naimes l ' a établi :
il est formé de Flamands et de barons de Frise,
3070 et ils ont plus de quarante mille chevaliers ;
jamais ceux-ci n' abandonneront le combat.
Et le roi dit : « Ils feront bien mon service. »
Ce sont Rembalt et Hamon de Galice ensemble
qui les conduiront avec vaillance chevaleresque.
224
3015 Ensemble, Naimes et le comte Jozeran
ont établi le neuvième corps de vrais preux :
il est formé de Lorrains et de ceux de Bourgogne.
On les estime à cinquante mille chevaliers,
les heaumes lacés, les brognes revêtues.
3080 Leurs épieux sont solides, les hampes en sont courtes.
Si les païens ne renoncent pas à venir,
et s' ils s'y risquent, ceux-là les frapperont.
Le duc d' Argonne, Thierry, les conduira.
225
Le dixième corps est fait des barons de France :
3085 ils sont cent mille de nos meilleurs capitaines ;
ils ont le corps robuste, et la prestance farouche,
ils ont le chef fleuri et la barbe toute blanche,
hauberts au dos, brognes à double épaisseur,
à leurs côtés épées de France et d' Espagne,
208 La Chanson de Roland
226
226
L'empereur descend de son destrier,
sur l' herbe verte il s'est couché face contre terre,
et vers l ' orient il tourne son visage,
de tout son cœur il invoque Dieu :
3 1 00 « Père véritable, aujourd'hui défends-moi,
toi qui sauvas Jonas, c' est la vérité,
de la baleine qui l' avait avalé,
qui épargnas le roi de Ninive,
qui préservas Daniel d'un terrible supplice
3 1 05 quand il était dans la fosse aux lions,
et les trois enfants jetés dans une fournaise,
que ton amour m' accompagne aujourd' hui !
Par ta bonté, accorde-moi de pouvoir,
je t'en supplie, venger mon neveu Roland. »
3110 Sa prière finie, il se redresse,
signe sa tête de la croix toute-puissante.
Lors le roi monte son destrier rapide -
Naimes et Jozeran lui tenaient l' étrier -,
prend son écu et son épieu tranchant.
3115 C' est un bel homme, au corps robuste et bien assis,
le visage clair, le regard confiant ;
puis il chevauche avec résolution.
Les clairons sonnent à l ' arrière, à l ' avant ;
227
Mult gentement li emperere chevalchet,
Desur sa bronie fors ad mise sa barbe ;
Pur sue amor altretel funt li aitre :
Cent milie Francs en sunt reconoisable.
3 1 25 Passent cez puis e cez roches plus haltes,
Cez vals parfunz, cez destreiz anguisables,
Issent des porz e de la tere guaste ;
Devers Espaigne sunt alez en la marche,
En une plaigne si unt pris lur estage.
3 1 30 A Baligant repairent ses enguardes ;
Uns Sulïans li ad dit sun message :
' Veüd avum li orguillus reis Carles ;
Fiers sunt si hume, n ' unt talent qu 'il li faillent.
Adubez vus, sempres avrez bataille ! '
3 1 35 Dist Baligant : ' Or oi grant vasselage.
Sunez voz graisles, que mi païen le sacent ! '
228
Par tute l' ost funt lur taburs suner
E cez buisines e cez greisles mult cler ;
Paien descendent pur lur cors aduber.
3140 Li amiralz ne se voelt demurer :
Vest une bronie dunt li pan sunt sasfrét,
Lacet sun elme ki ad or est gemmét,
Puis ceint s 'espee al senestre costét.
Par sun orgoill li ad un num truvét :
3 145 Par la Carlun, dunt il oït parler,
31 19. Quoique « fendu par le bout » contre le crâne d'un Sarrasin au v. 2295,
l' olifant est remis en service, ici et au v. 33 1 0, à la gloire de Roland.
Deux puissances s ' affrontent 21 1
227
228
Par toute l ' armée ils font retentir leurs tambours,
et les trompettes et les cors, haut et clair ;
pour revêtir leurs armes, les païens descendent de cheval.
3140 L'émir entend ne pas s' attarder :
il vêt une brogne aux pans laqués or,
il lace son heaume aux gemmes serties dans l ' or,
ceint son épée à son côté gauche.
En son orgueil il lui a inventé un nom :
3 1 45 il connaissait celui de l ' épée de Charles,
3137. Selon M. de Riquer, les allusions aux tambours des Sarrasins (voir
également le v. 852) ne remonteraient pas plus loin qu'à la bataille de Zalaca,
en 1086, el permettraient ainsi de cerner la date de composition de la version
d' Oxford.
212 La Chanson de Roland
229
Li amiralz ben resemblet baron ;
B lanche ad la barbe ensement cume flur,
E de sa lei mult par est saives hom,
3 1 75 E en bataille est fiers e orgoillus.
Ses filz Malprimes mult est chevalerus,
Granz est e forz e trait as anceisurs ;
Dist a sun perre : ' Sire, car cevalchum !
Mult me merveill se ja verrum Carlun. '
3 1 so Dist Baligant : 'Oïl, car mult est proz.
En plusurs gestes de lui sunt granz honurs.
Il nen at mie de Rollant sun nevold,
N' avrat vertut que s' tienget cuntre nus. ' AOI
3146. Restitution d' un vers manquant d' après les autres versions.
3152. Les noms à préfixe néfaste sont attribués volontiers aux Sarrasins
Portrait de Baligant 213
229
230
23 1
232
230
23 1
232
233
E dis escheles establisent aprés :
La premere est des Canelius les laiz,
De V alfuït sunt venuz en traver ;
3240 L' altre est de Turcs, e la terce de Pers,
E la quarte est de Pinceneis engrés,
E la quinte est de Soltras e d' A vers,
E la siste est d' Ormaleus e d' Euglez,
E la sedme est de la gent Samüel,
3245 L' oidme est de B ruise, la noefme d 'Esclavers,
E la disme est d' Occïan le Desert :
C'est une gent ki Damnedeu ne sert -
De plus feluns n' orrez parler jamais -
Durs unt les quirs ense ment cume fer,
3250 Pur ço n' unt soign dë elme ne d'osberc ;
En la bataille sunt felun e engrés. AOI
234
Li amiralz dis escheles ajusted :
La premere est des jaianz de Malprose,
L' aitre est de Hums, e la terce de Hungres,
3255 E la quarte est d� B aldise la Lunge,
E la quinte est de cels de Valpenuse,
E la siste est de la gent de Maruse,
E la sedme est de Leus e d' Astrimonies,
3241. Les Pincenois font peut-être penser aux Petchenègues, des Tartares
mercenaires à la solde de l 'empereur de Byzance au xf siècle.
Les forces de l 'est réunies 2 17
233
Ils établissent ensuite dix autres corps :
dans le premier sont les hideux Chananéens,
de Val-Fuït ils sont venus par le travers ;
3240 le second est de Turcs, le troisième de Persans,
et le quatrième de cruels Pincenois,
et le cinquième de Soltras et d' Avers,
et le sixième d' Ormaleus et d'Euglets,
et le septième du peuple de Samuel,
3245 le huitième est de Bruise, le neuvième de Slaves,
et le dixième d'Occïant-le-Désert :
c ' est là un peuple qui ne sert pas notre Seigneur ;
de plus félons vous n 'entendrez jamais parler :
ils ont la peau aussi dure que le fer,
3250 et c ' est pourquoi ils n'ont cure ni de heaume ni de
à la bataille ils sont déloyaux et cruels. [ haubert ;
234
Dix autres corps l' émir réunit :
dans le premier sont les géants de Malprose,
le second est de Huns, le troisième de Hongrois,
3255 et le quatrième de ceux de Baldise-la-Longue,
et le cinquième de ceux de Val-Peneuse,
et le sixième du peuple de Marose,
et le septième de Leus et d' Astrimoines,
3245. Bruise : il s'agit sans doute du pays des Borusses, voisins des Slaves
(Esclavers).
218 La Chanson de Roland
235
3265 Li amiralz mult par est riches hoem ;
Dedavant sei fait porter sun dragon
E l 'estandart Tervagan e Mahum
E un' ymagene Apolin le felun.
Dis Canelius chavalchent environ,
3270 Mult haltement escrïent un sermun :
'Ki par noz deus voelt aveir guarison,
Si' s prit e servet par grant afflictïun ! '
Paien i baissent lur chefs e lur mentun,
Lor helmes clers i suzclinent enbrunc.
3275 Dïent Franceis : ' Sempres murrez, glutun !
De vos seit hoi male confusïun !
Li nostre Deu, guarantisez Carlun !
Ceste bataille seit vüee en sun num ! ' AOI
236
Li amiralz est mult de grant saveir,
3280 A sei apelet sis filz e les dous reis :
'Seignurs barons, devant chevalchereiz,
E mes escheles, tutes les guïereiz,
Mais des meillors voeill jo retenir treis :
L'un' ert de Turcs e l ' aitre d' Ormaleis,
3285 E la terce est des jaianz de Malpreis.
Cil d' Ocïant ierent ensembl' ot mei,
Si justerunt a Charle e a Franceis.
Li emperere, s ' il se cumbat od mei,
Desur le bue la teste perdre en deit.
3290 Trestut seit fiz, n'i avrat aitre dreit. ' AOI
237
Granz sunt les oz e les escheles beles.
Entr' els nen at ne pui ne val ne tertre,
Selve ne bois ; asconse n'i poet estre ;
Ben s' entreveient enmi la pleine tere.
3295 Dist Baligant : 'La meie gent averse,
Car chevalchez pur la bataille quere !
Invocations aux dieux 219
235
3265 C'est un seigneur de grande puissance, l'émir ;
il fait porter devant lui son dragon
et l 'étendard de Tervagan et de Mahomet
et une statue d' Apollyon le félon.
Autour de lui chevauchent dix Chananéens,
3210 d'une voix très haute ils lancent cet appel :
« Qui veut avoir la protection de nos dieux,
qu' il les supplie, prosterné, et les serve ! »
Les païens baissent alors têtes et mentons,
et ils inclinent très bas leurs heaumes clairs.
3275 Les Français disent : « Truands, vous allez mourir sur
Qu' aujourd'hui soit votre ruine, votre honte ! [ l' heure !
Vous, notre Dieu, préservez Charles !
Que cette bataille soit vouée à son seul nom ! »
236
C' est un seigneur d' une grande adresse, l 'émir :
32so il fait appeler son fils et les deux rois :
« Seigneurs barons, vous chevaucherez devant,
vous conduirez tous mes corps de bataille,
mais des meilleurs, j ' en veux garder trois avec moi :
l'un sera fait de Turcs, et l' autre d' Ormaleis,
32ss et le troisième des géants de Malpreis.
Ceux d' Occïant resteront avec moi,
ils combattront Charles et les Français.
Si contre moi l' empereur livre combat,
il en perdra la tête sur ses épaules.
3290 Qu'il en soit sûr, il n' aura droit qu ' à cela. »
237
Les deux armées sont grandes, beaux les corps de bataille.
Ni mont ni val ni tertre ne les séparent,
pas de forêt, de bois où s'embusquer ;
ils se voient bien en terrain découvert.
3295 Baligant dit : « Mes troupes païennes,
chevauchez donc, engagez le combat !
220 La Chanson de Roland
238
3305 Grant est la plaigne e large la cuntree.
Luisent cil elme as perres d'or gemmees,
E cez escuz e cez bronies safrees,
E cez espiez, cez enseignes fermees.
Sunent cez greisles, les voiz en sunt mult cleres ;
3310 De l ' olifan haltes sunt les menees.
Li arniralz en apelet sun frere,
C'est Canabeus, li reis de Floredee -
Cil tint la tere entresqu'en Valsevree -
Les dis escheles Charlun li ad mustrees :
3315 'Vëez l 'orgoil de France la loëe !
Mult fierement chevalchet l' emperere ;
Il est darere od cele gent barbee :
Desur lur bronies lur barbes unt getees
Altresi blanches cume neif sur gelee.
3320 Cil i ferrunt de lances e d' espees.
Bataille avrum e forte e aduree ;
Unkes nuls hom ne vit tel ajustee.'
Plus qu' om ne lancet une verge pelee,
Baligant ad ses cumpaignes passees ;
3325 Une raisun lur ad dit' e mustree :
'Venez, païen, kar j 'irai en l ' estree ! '
De sun espiét l a hanste en ad branlee,
Envers Karlun la mure en ad tumee. AOI
239
Carles li magnes, cum il vit l ' arniraill
3330 E le dragon, l' enseigne e l' estandart, -
De cels d' Arabe si grant force i par ad,
De la contree unt purprises les parz
238
3305 Grande est la plaine, dégagée la campagne.
Les heaumes brillent, aux gemmes montées sur l ' or,
et les écus, les brognes laquées or,
et les épieux, les enseignes attachées.
Les clairons sonnent, les voix en sont très claires ;
3310 de l'olifant les sonneries sont fortes.
L'émir convoque son frère,
c ' est Canabeu, le roi de Floredée -
il tient la terre jusqu'à Val-Sevrée -
et il lui montre les dix corps de bataille de Charles :
33 1 5 « Voyez l ' orgueil de France la renommée !
239
Charles le Grand, quand il vit l ' émir,
3330 et le dragon, l' enseigne et l' étendard -
la force de ceux d' Arabie était telle
qu' ils occupaient la région tout entière,
222 La Chanson de Roland
240
3345 Clers fut li jurz e li soleilz luisanz ;
Les oz sunt beles e les cumpaignes granz.
Justees sunt les escheles devant :
Li quens Rabels e li quens Guinemans
Lascent les resnes a lor cevals curanz,
3350 Brochent a eit, dune laisent curre Francs,
Si vunt ferir de lur espiez trenchanz. AOI
24 1
Li quens Rabels est chevaler hardiz :
Le cheval brochet des esperuns d'or fin,
Si vait ferir Torleu, le rei persis.
3355 N' escut ne bronie ne pout sun colp tenir :
L' espiét a or li ad enz el cors mis,
Que mort l ' abat sur un boissun petit.
Dïent Franceis : ' Darnnesdeus nos aït !
Carles ad dreit, ne li devom faillir. ' AOI
242
3360 Guineman justet a un rei de Leutice :
Tute li freint la targe k' est flurie,
Aprés li ad la bronie descunfite,
Tute l ' enseigne li ad enz el cors mise,
Que mort l ' abat, ki qu' en plurt u ki' n rïet.
3365 A icest colp cil de France s' escrïent :
'Ferez, baron, si ne vos targez mie !
Carles ad dreit vers la gent paënisme.
Deus nus ad mis al plus verai juïse.' AOI
L 'offensive se déclenche 223
240
3345 Clair est le jour, éclatant le soleil,
belles les armées, et grands les bataillons.
Les premiers corps de bataille en viennent aux prises :
Le comte Rabel et le comte Guineman
lâchent les rênes à leurs destriers rapides,
3350 piquent fort des deux, les Francs prennent le galop
et vont frapper de leurs épieux tranchants.
24 1
Le comte Rabel est un chevalier courageux :
il pique des deux, des éperons d'or pur,
et va frapper Torleu, le roi persan.
3355 Ni son écu ni sa brogne ne peuvent parer le coup :
l'épieu doré, il le lui a plongé dans le corps,
et l ' abat mort sur un petit buisson.
Les Français disent : « Que notre Seigneur nous aide !
Charles a le droit pour lui, nous ne devons pas lui faire
[ défaut ! »
242
3360 Guineman lutte contre un roi de Leutice :
lui a brisé toute la targe ornée de fleurons,
lui a défait ensuite la brogne,
lui a plongé dans le corps toute l'enseigne,
et l ' abat mort, qu'on en pleure, qu' on en rie.
3365 Voyant ce coup, ceux de France s'écrient :
« Frappez, barons, et ne tardez pas !
Charles a le droit pour lui contre le peuple païen.
Dieu nous a fait administrer sa justice ultime. »
224 La Chanson de Roland
243
Malprimes siet sur un cheval tut blanc,
3310 Cunduit sun cors en la presse des Francs,
D' ures en altres granz colps i vait forant,
L ' un mort sur l ' aitre suvent vait trestumant.
Tut premereins s' escrïet Baligant :
'Li mien baron, nurrit vos ai lung tens ;
3375 Vëez mun filz, qui Carlun vait querant,
E a ses armes tanz barons calunjant, -
Meillor vassal de lui ja ne demant -
Succurez le a voz espiez trenchant ! '
A icest mot païen venent avant,
3380 Durs colps i fierent, mult est li caples granz.
La bataille est merveilluse e pesant :
Ne fut si fort enceis ne puis cel tens. AOI
244
Granz sunt les oz e les cumpaignes fieres,
Justees sunt trestutes les escheles,
3385 E li païen merveillusement fierent.
Deus ! tantes hanstes i ad parmi brisees,
Escuz fruisez e bronies desmaillees !
La veïsez la tere si junchee,
L'erbe del camp, ki est verte e delgee,
3390 [Del sanc qu' en ist est tute envermeille] .
Li amiralz recleimet sa maisnee :
'Ferez, baron, sur la gent chrestïene ! '
La bataille est mult dure e afichee :
Une einz ne puis ne fut tel ajustee ;
3395 Josqu' a la noit n ' en ert fins otrïee. AOI
245
Li amiralz la süe gent apelet :
'Ferez, païen, por el venud n ' i estes !
Jo vos durrai muillers gentes e beles,
Si vos durai feus e honors e teres. '
3400 Paien respundent : ' Nu s l e devuns ben fere.'
A colps pleners de lor espiez i perdent,
Plus de cent milie espees i unt traites.
Ais vos le caple e dulurus e pesmes !
Bataille veit cil lei entr' els volt estre. AOI
243
Malprimes monte un cheval tout blanc,
3370 il se dirige au plus épais des troupes franques,
à maintes reprises il assène de grands coups,
et les renverse morts, les uns sur les autres.
Tout le premier Baligant s ' écrie :
« Depuis longtemps, mes barons, je vous nourris ;
3375 voyez mon fils qui s' attaque à Charles
et qui défie de ses armes tant de barons -
je ne demande pas de meilleur vassal que lui -,
secourez-le de vos épieux tranchants ! »
À ces mots les païens s' avancent,
3380 frappent de durs coups ; le combat est très rude,
redoutable est la bataille et dure à supporter :
depuis ce temps, ni avant, il n ' en fut d'aussi violente.
244
Les armées sont grandes, les compagnies intrépides,
et tous les corps de bataille sont aux prises ;
3385 les païens frappent de façon terrifiante.
Dieu ! tant de hampes brisées en deux,
d'écus cassés, de brognes déchirées !
Vous auriez vu là la terre si jonchée
que l 'herbe du champ, verte et tendre,
3390 est rendue toute vermeille par le sang qui se répand.
L' émir exhorte ses plus proches vassaux :
« Frappez, barons, sur le peuple chrétien ! »
La bataille est très rude et serrée :
depuis ce temps, ni avant, il n'y eut pareil affrontement ;
3395 jusqu ' à la nuit, la fin n'en sera pas accordée.
245
L' émir s' adresse à ses troupes :
« Frappez, païens ; vous n'êtes là que pour cela !
Je vous donnerai des femmes nobles et belles,
je vous donnerai des fiefs, des terres, des domaines. »
3400 « Nous devons bien le faire », répondent les païens.
Ils frappent si fort qu' ils y perdent de leurs épieux ;
ils ont tiré plus de cent mille épées.
Et le voici, le combat, doùloureux et violent !
Celui qui lutte parmi eux voit ce qu 'est une vraie bataille.
226 La Chanson de Roland
246
3405 Li emperere recleimet ses Franceis :
' Seignors barons, jo vos aim, si vos crei.
Tantes batailles avez faites pur mei,
Regnes cunquis e desordenét reis !
Ben le conuis que gueredun vos dei
3410 E de mun cors, de teres e d' aveir.
Vengez voz filz, voz freres e voz heirs
Qu'en Rencesvals furent ocis ier seir !
Ja savez vos, cuntre païens ai dreit. '
Respondent Franc : 'Sire, vos dites veir.'
3415 Tels vint miliers en ad Charles od sei,
Cumunement l ' en prametent lor feiz :
Ne li faldrunt pur mort ne pur destreit.
N'en i ad cel sa lance n i empleit,
•
247
Li ber Malprimes parmi le camp chevalchet,
De cels de France i fait mult grant damage.
Naimes li dux fierement le reguardet,
Vait le ferir cum hume vertudable :
3425 De sun escut li freint. la pene halte,
De sun osberc les dous pans li desaffret,
El cors li met tute l' enseigne jalne,
Que mort l' abat entre set cenz des aitres.
248
Reis Canabeus, le frere a l' amiraill,
3430 Des esperuns ben brochet sun cheval ;
Trait ad l' espee - le punt est de cristal -
Si fiert Naimun en l'elme principal :
L'une meitiét l ' en fruissed d'une part,
Al brant d • acer l ' en trenchet cinc des laz.
3435 Li capelers un dener ne li valt :
Trenchet la coife entresquë a la char,
Jus a la tere une piece en abat.
Granz fut li colps, li dux en estonat :
Sempres caïst. se Deus ne li aidast.
3440 De sun destrer le col en enbraçat ;
246
3405 L' empereur exhorte ses Français :
« Seigneurs barons, je vous aime bien, je crois en vous.
247
Malprimes le noble chevauche à travers le champ,
de ceux de France il fait un grand massacre.
D'un œil farouche, le duc Naimes le regarde,
va le frapper en homme très vigoureux :
3425 lui brise l ' écu en haut sur le rebord,
et fait sauter la laque des deux pans de son haubert,
il lui enfonce dans le corps toute l ' enseigne jaune,
et l ' abat mort au milieu de sept cents autres.
248
Le roi Canabeu, le frère de l 'émir,
3430 de ses éperons pique bien son cheval ;
il a tiré l ' épée au pommeau de cristal,
et en frappe N aimes sur le sommet du heaume :
sur un côté il en brise une partie,
et il lui tranche cinq des lacets avec sa lame d' acier.
3435 La chapeline ne lui vaut pas un denier :
jusqu ' à la chair il lui tranche la coiffe,
en fait tomber à terre un morceau.
Le coup fut fort, le duc en fut étourdi :
il serait certes tombé, si Dieù ne l ' avait pas secouru.
3440 Il s' accrocha au cou de son destrier ;
228 La Chanson de Roland
249
Naimes li dux tant par est anguissables,
3445 E li paiens de ferir mult le hastet.
Carles li dist : 'Colvert, mar le baillastes ! '
V ait le ferir par sun grant vasselage :
L' escot li freint, contre le coer li quasset,
De sun osberc li desrumpt la ventaille,
3450 Que mort l'abat ; la sele en remeint guaste.
250
Mult ad grant doel Carlemagnes li reis,
Quant Naimun veit nafrét dedevant sei,
Sur l' erbe verte le sanc tut cler cüeir.
Li empereres li ad dit a cunseill :
3455 'Bel sire Naimes, kar chevalcez od mei !
Morz est li gluz k' en destreit vus teneit ;
El cors li mis mun espiét une feiz. '
Respunt li dux : 'Sire, jo vos en crei.
Se jo vif alques, mult grant prod i avreiz. '
3460 Puis sunt justez par amur e par feid,
Ensembl' od els tels vint milie Franceis :
N' i ad celoi n' i fïerge o n' i capleit. AOI
25 1
Li amiralz chevalchet par le camp,
Si vait ferir le cunte Guineman :
3465 Cuntre le coer li fruisset l' escut blanc,
De sun osberc li derumpit les pans,
Les dous costez li deseivret des flancs,
Que mort l'abat de sun cheval curant.
Puis ad ocis Gebuïn e Lorant,
3470 Richart le veill, li sire des Normans.
Païen escrïent : 'Precïuse est vaillant !
Ferez, baron, nus i avom guarant ! ' AOI
252
Ki puis veïst li chevaler d' Arabe,
Cels d' Occïant e d' Argoillie e de B ascle !
3475 De lur espiez ben i fierent e caplent,
Pertes chez Charlemagne 229
249
Le duc Naimes est tout oppressé d' angoisse,
3445 et le païen menace de le frapper.
« Truand », dit Charles, « vous avez eu tort de le toucher ! »
Plein de vaillance, il va le frapper :
lui brise l ' écu, le lui écrase contre le cœur,
lui fait voler la ventaille de son haubert,
3450 et l ' abat mort ; la selle reste dégarnie.
250
Le roi Charlemagne souffre cruellement
quand, devant lui, il voit Naimes blessé,
et son sang clair tomber sur l ' herbe verte.
Tout bas, l ' empereur lui a dit :
3455 « Chevauchez donc, beau sire N aimes, avec moi !
25 1
L' émir chevauche à travers le champ,
et va frapper le comte Guineman :
3465 lui brise l ' écu blanc contre son cœur,
et lui déchire les pans de son haubert,
il lui sépare des hanches les deux flancs
et l ' abat mort de son destrier rapide.
Puis il a tué Gebuin et Lorant,
3470 Richard le Vieux, le seigneur des Normands.
Les païens s' écrient : « Elle est vaillante, Précieuse !
Frappez, barons, nous avons notre protecteur ! »
252
Vous auriez vu alors les chevaliers d' Arabie,
ceux d' Occïant, d' Argoille et de Bascle !
3475 De leurs épieux ils frappent et refrappent.
230 La Chanson de Roland
253
Mult ben i fierent Franceis e Arrabit ;
Froissent cez hanstes e cil espiez furbit.
Ki dune veïst cez escuz si malmis,
Cez blancs osbercs ki dune oïst fremir,
3485 E cez escuz sur cez helmes cruisir,
Cez chevalers ki dune veïst caïr
E humes braire, contre tere murir,
De grant dulor li poüst suvenir.
Ceste bataille est mult fort a suffrir.
3490 Li amiralz recleimet Apolin
E Tervagan e Mahum altresi :
'Mi damnedeu, jo vos ai mult servit,
E voz ymagenes referai tut d'or fin ; AOI
[Cuntre Carlun devez mei guarantir.' ]
3495 A s l i devant u n soen drut, Gemalfin,
Males nuveles li aportet e dit :
'Baligant, sire, mal estes oi baillit :
Perdut avez Malprimes, vostre filz,
E Canabeus, vostre frere, est ocis.
3500 A dous Franceis belement en avint :
Li empereres en est l' uns, ço m' est vis ;
Granz ad le cors, ben resenblet marchis,
Blanche ad la barbe cume flur en avrill. '
Li amiralz en ad l e helme enclin,
3505 E enaprés si' n enbrunket sun vis.
Si grant doel ad, sempres quïad murir ;
Si' n apelat Jangleu l' Ultremarin.
254
Dist l' amiraill : 'Jangleu, venez avant !
Vos estes proz, vostre saveir est grant,
mo Vostre conseill ai jo creü tuz tens.
Que vos en semblet d' Arrabiz e de Francs,
.
_tapon � _vv 34?0-»?.S -��J� � l�s éditions de Bédier et de Moignet. .
. .. .
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253
Ils frappent très fort, les Francs et les Arabes ;
les lances se brisent, et les épieux fourbis.
Qui aurait vu alors les écus disloqués,
qui aurait entendu crisser les hauberts brillants,
3485 et les écus grincer sur les heaumes,
qui aurait vu alors les chevaliers tomber,
les hommes hurler, mourir par terre,
aurait souvenance d ' une grande douleur.
Cette bataille est très dure à supporter.
3490 L' émir invoque Apollyon,
et Tervagan, et Mahomet aussi :
« Dieux, mes seigneurs, je vous ai beaucoup servis ;
toutes vos statues, je les referai d'or pur ;
vous devez bien me protéger contre Charles. »
3495 Voici qu ' arrive Gemalfin, un de ses intimes,
il lui apporte de mauvaises nouvelles, et dit :
« Baligant, sire, c 'est un jour funeste pour vous,
car vous avez perdu votre fils Malprimes,
et votre frère Canabeu est tué.
3500 À deux Français la fortune a souri :
l ' un est l 'empereur, si je comprends bien ;
il a le corps grand, et tout l ' air d ' un marquis,
sa barbe est blanche comme fleur en avril. »
L' émir en a incliné son heaume,
3505 et puis après il baisse la tête.
Il souffrait tant qu ' il pensait en mourir aussitôt ;
il convoqua Jangleu d' Outremer.
254
L' émir lui dit : « Jangleu, avancez donc !
Vous êtes un preux, et d' une grande sagesse :
3510 j ' ai toujours pris conseil de vous.
Que vous en semble, des Arabes et des Francs ?
3500. C'est Charlemagne qui a tué le frère de Baligant aux vv. 3446-3450,
et Naimes qui a été responsable de la mort de son fils Malprimes aux
vv. 342 1 -3428.
232 La Chanson de Roland
255
3520 Li amiraill ad sa barbe fors mise,
Altresi blanche cume flur en espine :
Cument qu' il seit, ne s' i voelt celer mie.
Met a sa buche une clere buisine,
Sunet la cler, que si païen l' oïrent ;
3525 Par tut le camp ses cumpaignes ralïent.
Cil d' Ocïant i braient e henissent,
E cil d' Arguille si cume chen glatissent ;
Requerent Franc par si grant estultie,
El plus espés si' s rompent e partissent ;
3530 A icest colp en jetent mort set milie.
256
Li quens Oger cuardise n' out unkes ;
Meillor vassal de lui ne vestit bronie.
Quant de Franceis les escheles vit rompre,
Si apelat Tierri, le duc d' Argone,
3535 Gefrei d' Anjou e Jozeran le cunte.
Mult fierement Carlun en araisunet :
'V�z païen cum ocïent voz humes !
Ja Deu ne placet qu' el chef portez corone
S 'or n' i ferez pur venger vostre hunte ! '
3540 N' i ad icel ki un sui mot respundet.
Brochent ad eit, lor cevals laissent cure,
Vunt les ferir la o il les encuntrent. AOI
257
Mult ben i fiert Carlemagnes li reis,
Naimes. li 4ux e Oger li Dane�.
3545 Geifreid d'Anjou, ki l'enseigne teneit.
255
3520 Sur ce, l'émir a étalé sa barbe
tout aussi blanche que fleur d' aubépine :
quoi qu' il arrive, il ne cherche pas à se cacher.
Puis à sa bouche il met une claire trompette,
il la sonne clair, et ses païens l'entendirent ;
3525 par tout le champ ils rallient ses bataillons.
Ceux d'Occïant braient et hennissent,
et ceux d' Argoille glapissent comme des chiens ;
tout téméraires, ils attaquent les Francs,
en rompent les rangs, les divisent dans la mêlée ;
3530 du coup ils jettent morts sept mille hommes.
256
Le comte Ogier ne connut jamais la couardise ;
meilleur vassal que lui ne revêtit j amais la brogne.
Quand il vit rompre les corps de bataille des Français,
il rassembla Thierry, le duc d' Argonne,
3535 Geoffroi d' Anjou et le comte Jozeran.
À Charles il lance ces paroles fougueuses :
« Voyez un peu comme les païens tuent vos hommes !
Ne plaise à Dieu que vous portiez la couronne sur la tête,
si aussitôt vous ne frappez pas pour venger votre honte ! »
3540 Il n'en est nul qui réponde un seul mot.
Ils piquent des deux, laissent courir les chevaux,
vont les frapper où qu'ils les rencontrent.
257
. Le roi Çhéifle�agne fr�ppe foit bien,
et le duc Naimes, Ogier le Danois aussi, . .
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354s et Geoffroi d'Anjou, qµi tenait 1 enseigne. !
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234 La Chanson de Roland
25 8
259
258
3 5 60 Le jour s'en va, il tourne au soir.
Francs et païens frappent de leurs épées.
Ceux qui dirigent les armées sont des vaillants,
et ils n'ont pas oublié leur cri de guerre :
l'émir a crié « Précieuse ! » ,
3565 et Charles « Monjoie ! » , cette enseigne renommée.
À leurs voix hautes et claires, ils se reconnaissent l ' un
tous deux se rencontrèrent au milieu du champ : [ l' autre ;
ils vont se frapper, se donnent de grands coups
de leurs épieux sur leur targes à rosaces ;
3510 sous les larges boucles, ils les ont brisées,
de leurs hauberts ils firent voler les pans,
mais dans leur chair ils ne se touchèrent pas.
Les sangles rompent, les selles basculent,
les deux rois tombent par terre, à la renverse ;
3575 ils se relèvent aussitôt sur leurs pieds ;
très vaillamment ils ont tiré leurs épées.
Et cette bataille ne peut que suivre son cours :
elle ne pourra finir sans que l ' un d'eux ne meure.
259
Il est vaillant, Charles de France la douce :
3580 quant à l 'émir, il ne le redoute ni ne le craint.
Ils brandissent leurs épées toutes nues,
sur les écus ils s'en donnent de rudes coups :
ils tranchent les cuirs, les ais à double épaisseur ;
les clous èp tonibettt, les bo�cles volent en éclats ;
3585 sans proteetion, ils se frappent sur leurs brognes,
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236 La Chanson de Roland
260
Dist l' amiraill : 'Carles, kar te purpenses,
3590 Si pren cunseill que vers mei te repentes !
Mort as mun filz, par le men escïentre,
A mult grant tort mun païs me calenges ;
Deven mes hom ; en fiét le te voeill rendre ;
Ven mei servir d' ici qu' en Onente ! '
3595 Carles respunt : ' Mult grant viltét me semblet :
Pais në amor ne dei a paien rendre.
Receif la lei que Deus nos apresentet,
Chrestïentét, e puis t' amerai sempres ;
Puis serf e crei le rei omnipotente ! '
3600 Dist Baligant : 'Malvais sermun cumences ! '
Puis vunt "ferir des espees qu' unt ceintes. AOI
26 1
Li amiralz est mult de grant vertut :
Fiert Carlemagne sur l' elme d' acer brun,
Desur la teste li ad frait e fendut ;
3605 Met li l' espee sur les chevels menuz,
Prent de la carn grant pleine palme e plus ;
Iloec endreit remeint li os tut out.
Carles cancelet, por poi qu 'il n' est catit,
Mais Deus ne volt qu' il seit mort ne vencut.
3610 Seint Gabrïel est repairét a lui,
Si li demandet : ' Reis magnes, que fais tu ?'
262
Quant Carles ot la seinte voiz de l ' angle,
Nen ad polir ne de murir dutance.
Repairet loi vigur e remembrance :
3615 Fiert l ' amiraill de l 'espee de France,
L' elme li freint o les gemmes reflambent,
Trenchet la teste pur la cervele espandre
E tut le vis tresqu' en la barbe blanche,
Que mort l ' abat senz nule recuvrance.
3620 Munjoie escnet pur la reconuisance.
A icest mot venuz i est dux Neimes,
Prent Tencendur, muntét est li reis magnes.
Baligant abattu par Charlemagne 237
260
« Charles », dit l 'émir, « réfléchis donc,
3590 et résous-toi à te repentir par-devers moi !
C ' est toi, je sais, qui as tué mon fils ;
à très grand tort, tu me disputes ce pays ;
sois mon vassal ; je suis prêt à te le donner en fief ;
viens me servir d' ici jusqu' en Orient ! »
3595 Charles lui répond : « Cela me semble fort déshonorant :
à un païen, je ne dois rendre ni paix ni amour.
Reçois plutôt la religion que Dieu nous révèle,
la loi chrétienne, puis je t'aimerai aussitôt ;
sers par la suite le roi tout-puissant, et crois en lui ! »
3600 Baligant dit : « Tu prêches un sermon indigne ! »
Ils vont alors se frapper des épées qu' ils ont ceintes.
26 1
L' émir possède une très grande force :
il frappe Charlemagne sur le heaume d'acier bruni,
et le lui brise et fend sur la tête,
3605 lui met l ' épée sur ses cheveux drus,
et lui enlève une pleine paume, et plus, de chair ;
1' os reste à vif à cet endroit.
Charles chancelle, peu s'en faut qu' il ne soit tombé,
mais Dieu ne veut pas qu' il soit tué ou vaincu.
3610 Saint Gabriel est revenu vers lui,
et lui demande : « Grand roi, que fais-tu ? »
262
Quand Charles entend la sainte voix de l ' ange,
il ne redoute ni ne craint de mourir.
Il a repris ses sens et il reprend ses forces :
361 5 il frappe 1' émir de l ' épée de France,
lui brise le heaume aux gemmes flamboyantes,
lui ouvre le crâne - la cervelle s'en répand -
et le visage jusqu ' à la barbe blanche,
et l ' abat mort sans espoir de salut.
3620 Il crie « Monjoie » pour se faire reconnaître.
Et à ce mot, le duc Naimes est venu,
il lui attrape Tencendur, le grand roi y est remonté.
238 La Chanson de Roland
263
264
265
Paien sunt morz, alquant tumét en fuie ;
E Carles ad sa bataille vencue.
3650 De Sarraguce ad la porte abatue ;
Or set il ben que n' ert mais defendue.
Prent la citét, sa gent i est venue ;
Par poëstét icele noit i jurent.
Fiers est li reis a la barbe canue,
3655 E Bramimunde les turs li ad rendues :
263
3625 Comme le Seigneur le veut, les païens s'enfuient.
Les Francs les poursuivent, et avec eux l'empereur.
Le roi leur dit : « Seigneurs, vengez vos souffrances,
apaisez vos désirs, éclaircissez vos cœurs,
car ce matin je vous ai vus pleurer des yeux. »
3630 Les Francs répondent : « Sire, il le faut bien ! »
Et chacun frappe d'aussi grands coups qu' il peut.
Peu réchappèrent de ceux qui étaient là.
264
Il fait très chaud, et la poussière s'élève.
Les païens fuient, les Francs les serrent de près ;
3635 la poursuite dure jusqu'à Saragosse.
Au sommet de sa tour, Bramimonde est montée,
et avec elle, ses clercs et ses chanoines
du culte perfide que jamais Dieu n ' aima :
ils ne sont pas dans les ordres, ne portent pas la tonsure.
3640 Quand elle a vu les Arabes mis en déroute,
elle s ' est écriée à haute voix : « Aidez-nous, Mahomet !
Eh ! noble roi, voilà nos hommes vaincus,
et l ' émir tué si indignement ! »
Quand il l 'entend, Marsile se tourne vers la paroi,
3645 il pleure des yeux, baisse toute la tête ;
tout accablé par le malheur, il est mort de douleur.
Il rend son âme aux diables incarnés.
265
Les païens sont morts, certains se sont enfuis ;
Charles a gagné la bataille.
3650 Il démolit la porte de Saragosse ;
il sait alors qu'elle ne sera plus défendue.
Il a pris donc la cité : son armée est arrivée ;
en occupant, elle y coucha cette nuit-là.
Il est farouche, le roi à la barbe chenue,
3655 et B ramimonde lui a livré les tours :
266
Passet li jurz, la noit est aserie ;
Cler luist la lune, les esteiles flambïent.
3660 Li emperere ad Sarraguce prise,
A mil Franceis fait ben cercer la vile,
Les sinagoges e les mahumeries ;
A mailz de fer e cuignees qu' il tindrent
Froissent Mahum e trestutes les ydeles ;
3665 N ' i remeindrat ne sorz ne falserie.
Li reis creit Deu, faire voelt sun servise,
E si evesque les eves beneïssent,
Meinent paiens entresqu' al baptistirie.
S 'or i ad cel qui Carle cuntredie,
3670 Il le fait prendre o ardeir ou ocire.
B aptizét sunt asez plus de cent milie,
Veir chrestïen, ne mais sui la reïne :
En France dulce iert menee caitive,
Ço voelt li reis, par amur cunvertisset.
267
3675 Passet la noit, si apert le cler jor.
De Sarraguce Carles guamist les turs :
Mil chevalers i laissat puigneürs,
Guardent la vile a oés l' emperëor.
Muntet li reis e si hume trestuz,
3680 E Bramimunde meinet en sa prisun ;
Mais n ' ad talent li facet se bien nun.
Repairez sunt a joie e a baldur,
Passent Nerbone par force e par vigur.
Vint a Burdeles, la citét de renun,
3685 Desur l ' alter seint Sevrin le baron
Met l' oliphan plein d ' or e de manguns -
Li pelerin le veient ki la vunt.
Passet Gironde a mult granz nefs qu' i sunt,
Entresqu' a Blaive ad cunduit sun nevold
3690 E Oliver, sun noble cumpaignun,
3683. Narbonne étant célèbre dans l 'épopée (cf les chansons de geste Aymeri
de Narbonne et Les Narbonnais), on peut dire que la poésie l 'emporte ici sur
la vraisemblance géographique. Restituer « Arbonne » (au sud de Biarritz) est,
par conséquent, courir le risque de dépoétiser notre texte.
Le chemin du retour 24 1
266
Le jour s' en va et la nuit est tombée ;
la lune est claire et les étoiles scintillent.
3660 L' empereur a pris Saragosse,
il fait fouiller la ville avec mille Français,
les synagogues, les temples des idolâtres ;
avec des masses de fer, des cognées, à la main,
ils mettent en miettes Mahomet et toutes les idoles ;
3665 ni maléfice ni fausseté n'y subsisteront.
Le roi, lui, croit en Dieu et veut le servir,
et ses évêques bénissent les eaux,
et ils conduisent les païens jusqu ' au baptistère.
S ' il en est un qui s' oppose alors à Charles,
3670 il le fait mettre en prison, ou brûler, ou tuer.
Plus de cent mille sont ainsi baptisés,
de vrais chrétiens ; la reine fait exception :
en France la douce elle sera emmenée captive,
car le roi veut qu ' elle se convertisse par amour.
267
3675 La nuit s'en va, le jour apparaît clair.
À Saragosse, dans les tours, Charles mit une garnison :
il y laissa mille chevaliers guerriers,
ils gardent la ville au service de l ' empereur.
Puis le roi monte à cheval, et tous ses hommes aussi,
3680 et i l emmène Bramimonde sous bonne garde ;
il ne lui veut, d'ailleurs, que du bien.
Allégrement ils ont pris le chemin du retour,
ils passent devant Narbonne en étalant leur force.
Charles arriva à Bordeaux, la cité renommée,
3685 et sur l ' autel du noble saint Seurin
il fait l ' offrande de l ' olifant, plein d'or et de mangons ;
ceux qui y vont en pèlerinage le voient.
Puis il traverse la Gironde avec les grands bateaux qui y
et jusqu' à Blaye il a conduit son neveu, [ sont,
3690 et Olivier, son vaillant compagnon
268
31os Li empereres est repairét d'Espaigne
E vient a Ais, al meillor siéd de France,
Munte el palais, est venut en la chambre.
As li venue Alde, une bele dame.
Ço dist al rei : 'O ' st Rollant le catanie,
31 10 Ki me jurat cume sa per a prendre ?'
Carles en ad e dulor e pesance,
Pluret des oilz, tiret sa barbe blance :
'Soer, cher' amie, d' hume mort me demandes.
Jo t'en durai mult esforcét eschange :
ms C 'est Loëwis ; mielz ne sai jo a rendre ;
Il est mes filz, si tendrat mun reialme.'
Alde respunt : ' Cest mot mei est estrange.
Ne place Deu ne ses seinz ne ses angles
Aprés Rollant que jo vive remaigne ! '
3120 Pert la cul or, chet as piez Carlemagne,
Sempres est morte ; Deus ait mercit de l ' anme !
Franceis barons en plurent si la pleignent.
269
Alde la bel' est a sa fin alee.
Quidet li reis quë el se seit pasmee ;
3725 Pitét en ad, si' n pluret l 'emperere,
268
269
3708. L'épisode de la mort d' Aude, traité ici avec une singulière sobriété,
est considérablement amplifié dans certains textes plus tardifs, en particulier
dans la Chanson de Roland de Châteauroux.
3715. L'épopée fait fi de la précision historique : Louis le Pieux est né l ' année
même de la bataille de Roncevaux.
244 La Chanson de Roland
270
Li emperere est repairét ad Ais.
3735 Guenes li fels, en caeines de fer,
En la citét est devant le paleis ;
A un' estache l' unt atachét cil serf,
Les mains li lïent a curreies de cerf.
Tresben le batent a fuz e a jamelz ;
3740 N ' ad deservit quë altre ben i ait.
A grant dulur iloec atent sun plait.
27 1
Il est escrit en l' ancïene Geste
Que Carles mandet humes de plusurs teres.
Asemblez sunt ad Ais, a la capele.
3745 Halz est li jurz, mult par est grant la feste,
Dïent alquanz, del baron seint Silvestre.
Dés or cumencet le plait e les noveles
De Guenelun, ki traïsun ad faite.
Li emperere devant sei l' ad fait traire. AOI
272
3750 'Seignors barons ' , ço dist Carles li reis,
' De Guenelun car me jugez le dreit !
Il fut en l ' ost tresqu 'en Espaigne od mei,
Si me tolit vint mil de mes Franceis,
E mun nevold, que jamais ne verreiz,
3755 E Oliver, li proz e li curteis ;
Les duze pers ad trait por aveir.'
Dist Guenelon : 'Fel seie se jo l' ceil !
Rollant forfist en or e en aveir,
3758. En plaidant non coupable, Ganelon fait valoir son droit à la vengeance
personnelle et rappelle qu'il avait bien défié Roland dans les formes juridiques
.
(vv. 322-326). Impressionnés par ce plaidoyer, les juges hésitent, mais Thierry
nie que Ganelon ait eu ce droit, car Roland était au service de l'empereur : dès
lors, Ganelon a fait tort à Charles, rompant ainsi son serment de fidélité et le
Procès de Ganelon 245
270
27 1
272
3150 « Seigneurs barons », dit le roi Charles,
« selon le droit jugez sur le cas de Ganelon.
Jusqu' en Espagne il fut dans l ' armée avec moi ,
il m e priva d e vingt milJe d e mes Français,
de mon neveu, que vous ne reverrez plus,
3755 et d' Olivier, le preux et le courtois ;
il a trahi les dou�e Pairs pour de l ' argent. »
Ganelon déclare : « Que je sois maudit si je le cache !
Roland a fait du tort en argent et en biens,
273
Devaht le rei la s' estut Guenelun :
Cors ad gaillard, el vis gente color ;
S'il fust leials, ben resemblast baron.
3765 Veit cels de France e tuz les jugeürs,
De ses parenz trente ki od lui sunt.
Puis s'escrïat haltement, a grant voiz :
'Pur amor Deu, car m' entendez, seignors !
Jo fui en l' ost avoec l'empereür,
mo Serveie le par feid e par amur.
Rollant sis niés me coillit en haür,
Si me jugat a mort e a dulur.
Message fui al rei Marsilïun ;
Par mun saveir vine jo a guarisun.
3775 Jo desfiai Rollant le poignëor,
E Oliver e tuiz lur cumpaignun ;
Carles l' oïd e si noble baron.
Vengét m'en sui, mais n ' i ad traïsun.'
Respundent Francs : 'A conseill en irums. '
274
3780 Quant Guenes veit que ses granz plaiz cumencet,
De ses parenz ensembl' od li out trente ;
Un en i ad a qui li aitre entendent,
C'est Pinabel del castel de Sorence ;
Ben set parler e dreite raisun rendre,
3785 Vassals est bons por ses armes defendre. AOI
Ço li dist Guenes : 'En vos ai jo fiance ;
Getez mei hoi de mort e de calenje ! '
Dist Pinabel : ' Vos serez guarit sempres.
N'i ad Franceis ki vos juget a pendre,
3790 U l' emperere noz dous cors en asemblet,
Al brant d' acer que jo ne l'en desmente.'
Guenes li quens a ses piez se presente.
275
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'".'.'8avi�r e Saisnes sunt alét a êonseill,
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Ganelon plaide non coupable 247
273
274
275
276
A Charlemagne repairent si barun,
Dïent al rei : ' Sire, nus vos prïum
Que clamez quite le cunte Guenelun,
38to Puis si vos servet par feid e par amor.
Vivre l' laisez, car mult est gentilz hoem.
Ja por murir n' ert rendud gueredun,
Ne por aveir ja ne l' recuverum. '
Ç o dist l i reis : 'Vos estes m i fe lu n ! ' AOI
277
3815 Quant Carles veit que tuz li sunt faillid,
Mult l'enbrunchit e la chere e le vis ;
Al doel qu' il ad si se cleimet caitifs.
Ais li devant uns chevalers, Tierris,
Frere Gefrei, a un duc angevin.
3s20 Heingre out le cors e graisle e eschewid,
Neirs les chevels e alques brun le vis ;
N'est gueres granz ne trop nen est petiz.
Curteisement a l' emperere ad dit :
'Bels sire reis, ne vos dementez si !
3825 Ja savez vos que mult vos ai servit ;
276
277
278
Devant lu rei est venuz Pinabel.
Granz est e forz e vassals e isnel -
3840 Qu'il fiert a colp, de sun tens n ' i ad mais -
E dist al rei : 'Sire, vostre est li plaiz :
Car cumandez que tel noise n ' i ait !
Ci vei Tierri k:i jugement ad fait ;
Jo si li fais, od lui m' en cumbatrai. '
3845 Met li el poign le destre guant de cerf.
Dist l 'empereres : 'Bons pleges en avrai. '
Trente parenz l ' i plevissent a plait.
Ço dist li reis : 'E jo l' vos recrerai. '
Fait cels guarder tresqu'en ert l i dreiz faiz. AOI
279
3850 Quant veit Tierri qu' or en ert la bataille,
Sun destre guant en ad presentét Carle.
Li emperere l' i recreit par hostage,
Puis fait porter quatre bancs en la place :
La vunt sedeir cil k:i s' deivent cumbatre.
3855 Ben sunt malez par jugement des aitres -
Si l' purparlat Oger de Denemarche -
E puis demandent lur chevals e lur armes. AOI
280
Puis quë il sunt a bataille justez,
Ben sunt cunfés e asols e seignez,
3860 Oënt lur messes e sunt acuminiez ;
Mult granz offrendes metent par cez musters.
Devant Carlun andui sunt repairez :
Lur esperuns unt en lor piez calcez,
Vestent osbercs blancs e forz e legers,
3865 Lur helmes clers unt fermez en lor chefs,
Ceinent espees enheldees d'or mier,
En lur cols pendent lur escuz de quarters,
En lur puinz destres u nt lur trenchanz espiez ;
Puis sunt muntez en lur curanz destrers.
3870 Idunc plurerent cent rnilie chevalers
Qui pur Rollant de Tierri unt pitiét.
Deus set asez cument la fins en ert !
Thierry champion de Charlemagne 25 1
278
Devant le roi Pinabel se présente. _
279
3850 Quand Thierry voit que le duel va se faire,
il présente à Charles son gant droit.
L' empereur reçoit sa caution par la remise d' otages,
puis fait porter quatre bancs sur la place :
là vont s' asseoir ceux qui doivent combattre.
3855 Les autres jugent qu ' ils ont respecté les formes -
ce fut Ogier de Danemark qui s ' en chargea -,
puis ils demandent leurs chevaux et leurs armes.
280
Une fois qu'ils sont prêts à se battre en duel,
ils se confessent, ils sont absous et bénis,
3860 puis ils entendent la messe et communient ;
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252 La Chanson de Roland
28 1
Dedesuz Ais est la pree mult large ;
Des dous baruns justee est la bataille.
3875 Cil sunt produme e de grant vasselage,
E lur chevals sunt curanz e 1iates.
Brochent les bien, tutes les resnes lasquent,
Par grant vertut vait ferir li uns l' aitre :
Tuz lur escuz i froissent e esquassent,
3880 Lur osbercs rompent e lur cengles departent,
Les seles tument, chaeites sunt les alves.
Cent milië humes i plurent ki' s esguardent. AOI
282
A tere sunt ambdui li chevaler ;
Isnelement se drecent sur lur piez.
3885 Pinabels est forz, isnels e legers ;
L'uns requiert l' aitre ; n 'unt mie des destrers.
De cez espees enheldees d'or mer
Fierent e caplent sur cez helmes d' acer :
Granz sunt les colps as helmes detrencher.
3890 Mult se dementent cil franceis chevaler.
'E ! Deus,' dist Carles, 'le dreit en esclargiez ! '
283
Dist Pinabel : 'Tierri, car te recreiz !
Tes hom serai par amur e par feid,
A tun plaisir te durrai mun aveir,
3895 Mais Guenelun fai acorder al rei ! '
Respont Tierri : 'Ja n ' en tendrai cunseill.
Tut seie fel se jo mie l' otrei !
Deus facet hoi entre nus dous le dreit. ' AOI
284
Ço dist Tierri : 'Pinabel, mult ies ber,
3900 Granz ies e forz, e tis cors ben mollez ;
De vasselage te conoissent ti per ;
Ceste bataille, car la laisses ester !
A Carlemagne te ferai acorder ;
De Guenelun justise ert faite tel,
3905 Jamais n'ert jur quë il n'en seit parlét. '
Dist Pinabel : 'Ne placet Damnedeu !
Sustenir voeill trestut mun parentét,
Ne m' recrerrai pur nul hume mortel ;
Duel judiciaire 253
28 1
Au-dessous d' Aix la prairie est très large ;
des deux barons le duel s'engage.
3875 Tous deux sont preux et de grande vaillance,
et leurs chevaux sont rapides et vifs.
Ils piquent des deux et leur lâchent toutes lés rênes,
de toutes leurs forces ils vont frapper l ' un sur l ' autre :
leurs deux écus se brisent, volent en éclats,
3880 et leurs hauberts se déchirent, les sangles se rompent,
leurs selles basculent, les troussequins sont tombés.
Cent mille hommes pleurent en les regardant.
282
Les chevaliers, tous deux, sont à terre ;
ils se relèvent aussitôt sur leurs pieds.
3885 Pinabel est fort, rapide et agile ;
les deux s' affrontent ; ils n'ont plus de destriers.
De leurs épées à la garde d'or pur
ils frappent et refrappent sur les heaumes d' acier :
les coups sont rudes, à en fendre les heaumes.
3890 Les chevaliers français se lamentent tout haut.
« Ah ! Dieu ! » dit Charles, « faites rayonner le droit ! »
283
Pinabel dit : « Thierry, abandonne la partie !
En tout amour et toute foi je serai ton vassal ;
tant que tu veux je te donnerai de mes richesses,
3895 mais que tu fasses accorder Ganelon avec le roi ! »
Thierry répond : « Je n ' y songerai même pas.
Malheur à moi si jamais j ' y consens !
Entre nous deux, que Dieu fasse aujourd'hui le droit ! »
284
Thierry lui dit : « Pinabel, tu es très vaillant,
3900 et grand et fort, et tu as le corps bien fait ;
pour ta vaillance tes pairs te connaissent bien ;
mais renonce donc à ce duel !
Avec Charlemagne je te réconcilierai ;
quant à Ganelon, telle justice sera faite de lui
3905 que pas un jour ne passera qu 'il n'en soit parlé. »
Pinabel dit : « Ne plaise à notre Seigneur !
Je veux soutenir toute ma parenté,
et pour nul homme qui vive je ne me rendrai ;
254 La Chanson de Roland
285
391 5 Mult par est proz Pinabel de Sorence,
Si fiert Tierri sur l' elme de Provence :
Salt en li fous que l' erbe en fait esprendre.
Del brant d'acer la mure li presentet,
Desur le frunt li ad faite descendre,
3920 Parmi le vis le helme li detrenchet :
La destre joe en ad tute sanglente,
L' osberc desclot josque parsum le ventre.
Deus le guarit, que mort ne l' acraventet. AOI
286
Ço veit Tierris quë el vis est ferut :
3925 Li sancs tuz clers en chiet el préd herbut.
Fiert Pinabel sur l ' elme d ' acer brun,
Jusqu'al nasel li ad frait e fendut,
Del chef li ad le cervel espandut,
Brandit sun colp, si r ad mort abatut.
3930 A icest colp est li esturs vencut.
Escrïent Franc : 'Deus i ad fait vertut !
Asez est dreiz que Guenes seit pendut
E si parent, ki plaidét unt pur lui . • AOI
287
Quant Tierris ad vencue sa bataille,
3935 Venuz i est li emperere Carles,
Ensernbl • od lui de ses barons ad quatre :
Naimes li dux, Oger de Danemarche,
Geifrei d' Anjou, e Willalme de Blaive.
Li reis ad pris Tierri entre sa brace,
3940 Tert lui le vis od ses granz pels de martre ;
Celes met jus, puis li afublent aitres.
Mult süavét le chevaler desarment.
Munter l ' unt fait en un mulet d' Arabe,
Repairet s • en a joie e a barnage ;
3945 Vienent ad Ais, descendent en la place.
Dés or cumencet r ocisïun des aitres.
Thierry sort vainqueur 255
285
391 5 Il est très preux, Pinabel de Sorence,
il frappe Thierry sur le heaume de Provence :
le feu jaillit si bien qu' il enflamme l ' herbe.
Il lui présente la pointe de la lame d' acier,
il la lui fait descendre sur le front,
3920 lui fend le heaume jusqu ' au milieu du visage :
sa joue droite en est ensanglantée,
et le haubert entaillé jusqu' au-dessus du ventre.
Dieu le préserve d' être renversé mort.
286
Thierry voit qu' il est blessé au visage :
3925 son sang tout clair tombe sur le pré herbeux.
Il frappe Pinabel sur le heaume d ' acier bruni,
jusqu'au nasal il l ' a brisé et fendu,
hors de la tête il lui répand la cervelle,
retourne la lame et l ' a abattu mort.
3930 Avec ce coup, le duel est gagné.
Les Francs s' écrient : « Dieu a fait un miracle !
Il est bien juste que Ganelon soit pendu,
et ses parents aussi, qui lui ont été garants. »
287
Lorsque Thierry eut gagné son duel,
3935 Charles l ' empereur est venu vers lui ;
il a quatre de ses barons avec lui :
le duc Naimes et Ogier de Danemark, ·
Geoffroi d' Anjou et Guillaume de Blaye.
Le roi a pris Thierry entre ses bras,
3940 il lui essuie le visage avec ses grandes fourrures de martre ;
il les rejette ; on lui en remet d ' autres.
Avec douceur on désarme le chevalier.
On l ' a monté sur un mulet d' Arabie,
il s ' en revient joyeux et en grande pompe ;
3945 tout le monde rentre dans Aix, met pied à terre sur la place.
Dès lors commence le supplice des autres.
256 La Chanson de Roland
288
Carles apelet ses cuntes e ses dux :
'Que me loëz de cels qu ' ai retenuz ?
Pur Guenelun erent a plait venuz,
3950 Pur Pinabel en ostage renduz. '
Respundent Franc : 'Ja mar en vivrat uns ! '
L i reis cumandet u n soen veier, B asbrun :
'Va, si ' s pent tuz a l ' arbre de mal fust !
Par ceste barbe dunt li peil sunt canuz,
3955 Së uns escapet, morz ies e cunfunduz. '
Cil li respunt : 'Qu ' en fereie joe plus ?'
Od cent serjanz par force les cunduit ;
Trente en i ad d' icels ki sunt pendut.
Hom ki traïst, sei ocit e altroi. AOI
289
3960 Puis sunt tumét Bavier e Aleman
E Peitevin e Bretun e Norman ;
Sor tuit li aitre l' unt otrïét li Franc
Que Guenes moerget par merveillus ahan.
Quatre destrers funt amener avant,
3965 Puis si li lïent e les piez e les mains.
Li cheval sunt orgoillus e curant,
Quatre serjanz les acoeillent devant.
Devers un' ewe ki est enmi un camp
Tumét est Guenes a perdicïun grant :
3970 Trestuit si nerf mult li sunt estendant,
E tuit li membre de sun cors derumpant ;
Sur l' erbe verte en espant li cler sanc.
Guenes est mort cume fel recrëant.
i-Iom ki traïst, nen est dreiz qu ' il s ' en vant.
290
3975 Quant l' empereres ad faite sa venjance,
Si'n apelat ses evesques de France,
Cels de Baviere e icels d' Alemaigne :
'En maisun ai une caitive franche ;
Tant ad oït e sermuns e essamples,
3980 Creire voelt Deu, chrestïentét demandet.
B aptizez la, pur quei Deus en ait l' anme ! '
Cil li respundent : ' Or seit fait par marrenes
Asez creües e haltes nëes dames ! '
As bainz ad Ais mult sunt granz les cumpaignes ;
Jugement : Ganelon écartelé 257
288
Charles convoque ses comtes et ses ducs :
« Pour ceux que j ' ai retenus, que me conseillez-vous ?
Ils avaient pris parti pour Ganelon au procès,
3950 pour Pinabel ils s' étaient portés caution. »
Les Francs répondent : « On aura tort d'en laisser vivre
[ un seul ! »
Le roi commande à Basbrun, un de ses magistrats :
« Va, pends-les tous à l ' arbre au bois funeste !
Par cette barbe dont les poils sont chenus,
3955 s ' il en échappe un seul, tu es perdu et mort. »
Il lui répond : « Que ferais-je de plus ? »
Il les emmène de vive force avec cent hommes d 'armes ;
ils étaient trente, tous ont été pendus.
Qui a trahi perd et soi-même et autrui.
289
3960 Puis Bavarois et Alemans sont entrés en conseil,
et Poitevins et Bretons et Normands ;
plus que tout autre, les Francs ont jugé
que Ganelon doit mourir d'un terrible supplice.
On fait alors amener quatre destriers,
3965 on y attache ses pieds et ses mains.
Les chevaux sont fougueux et rapides,
quatre servants les poussent en avant.
Près d' un cours d' eau au milieu d' un champ,
Ganelon est livré à une fin lamentable :
3910 de plus en plus tous ses nerfs se distendent,
et tous les membres de son corps se rompent ;
sur l ' herbe verte son clair sang se répand.
Ganelon est mort comme un misérable félon.
Qui a trahi, il n' est pas juste qu' il s'en vante.
290
3975 Lorsque l' empereur eut pris sa vengeance,
il convoqua ses évêques de France,
ceux de Bavière et ceux d' Alemanie :
« En ma maison j ' ai une noble captive,
et elle a tant entendu de serqions et de pieux récits
39so qu'elle désire croire en Dieu et se faire chrétienne.
Baptisez-la, pour que Dieu ait son âme ! »
Ils lui répondent : « Que cela se fasse par des marraines
dignes d' estime et des dames de haute naissance ! »
Aux bains, à Aix, très grande est l' assemblée ;
258 La Chanson de Roland
29 1
Quant l' emperere ad faite sa justise,
E esclargiee est la süe grant ire,
3990 En Bramimunde ad chrestïentét mise.
Passet li jurz, la nuit est aserie.
Li reis se culcet en sa cambre voltice.
Seint Gabrïel de part Deu li vint dire :
'Carles, sumun les oz de tun empire !
3995 Par force iras en la tere de Bire,
Reis Vivïen si succuras en Imphe
A la citét que païen unt asise ;
Li chrestïen te recleiment e crïent.'
Li emperere n' i volsist aler mie :
4000 'Deus ! ' dist li reis, ' si penuse est ma vie ! '
Pluret des oilz, s a barbe blanche tiret.
29 1
Quand l 'empereur eut bien fait sa justice,
et apaisé son grand ressentiment,
3990 il convertit Bramimonde à la foi chrétienne.
Le jour s'en va et la nuit est tombée.
Le roi se couche dans sa chambre voOtée ;
saint Gabriel de par Dieu vient lui dire :
« Charles, rassemble les armées de ton empire !
3995 De vive force tu iras dans la terre de Bire
et secourras le roi Vivien à Imphe,
car les païens ont assiégé la cité,
et les chrétiens te réclament et t' appellent. »
L' empereur aurait voulu ne pas y aller :
4000 « Dieu ! » dit le roi, « comme est dure la vie que je mène ! »
Il pleure des yeux, il tire sa barbe blanche.
decliner (sans doute un latinisme), qui a été traduit par « composer », « trans
crire », « réciter », « proclamer », aurait peut-être le sens technique de « poé
tiser ». Enfin, qui est Turoldus ? Chanteur, auteur, copiste ? Le nom Turold,
d' origine scandinave, est typiquement normand ; Adigard de Gautries en enre
gistre au moins vingt-huit en Normandie entre 9 1 1 et 1066. Toutes les identi
fications proposées sont plus ou moins gratuites, et la candidature, par exemple,
de Turold moine de Fécamp est tout aussi peu soutenable que celle de Turold
abbé de Peterborough, sans parler de Turold évêque de Bayeux, ni du petit
personnage représenté sur la Tapisserie de Bayeux et nommé Turold en toutes
lettres.
Glossaire
almaçour : dignité sarrasine au même titre qu' « émir » et
« calife » ; dérive de l' arabe Al Mançur, « le Victorieux » ,
nom d u célèbre calife d e Bagdad mort e n 1 1 02.
arbalète : arme de trait.
arpent : ancienne mesure de superficie.
aune : ancienne mesure de longueur.
barge : navire de grandes dimensions.
baron : implique à la fois un rang très élevé dans la hiérarchie
sociale (homme de haute naissance, proche vassal du roi ou
d'un seigneur), et les qualités les plus appréciées de la caste
guerrière, la vaillance et la force (voir vassal).
besant : monnaie d'or de Byzance.
bliaut : longue tunique ou robe d' étoffe fine portée sous le
haubert ou sous le manteau.
boucle : voir écu.
brogne : cuirasse, à l 'origine justaucorps de cuir garni d' une
armature métallique sous forme de plaques, qui au xne siècle
se trouve remplacé par le haubert. Dans notre poème, les
deux termes sont employés indifféremment.
chaland : sorte de bateau plat, transport de guerre.
chapeline : voir haubert.
cité : ville forte, forteresse.
coitTe : voir haubert.
comtor : titre féodal ; le sens est sans doute « comte ».
denier : monnaie d'argent de très petite valeur : la douzième
partie du sou (sol), lequel est la vingtième partie de la livre.
En Grande-Bretagne, ce système a persisté jusqu' en 1 97 1 .
destrier : cheval de combat (mené par l 'écuyer de sa main
droite, d'où son nom). ,
dragon : étendard des Sarrasins (voir gonfanon).
dromon : navire de guerre.
écu : bouclier allongé et creux, composé d'ais recouverts de
cuir et divisé en quartiers par des bandes métalliques ;
comporte en son centre une bosse, la boucle (d' où le terme
264 Glossaire
Valence 1 583. Valence sur Rhône Veillantif 1 1 53, 2032, 2 1 27, 2 1 60,
Valentineis 998. De Valence (voir 2 1 67. Cheval de Roland
Glossaire) Vianeis 997. Viennois (voir Glos
LA CHANSON DE ROLAND . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Glossaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26 1
Index des noms propres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267
Dans Le Livre de Poche
Extraits du catalogue
La Chanson de Roland
Fa bliaux érotiques
Lancelot du Lac
La ncelot du Lac II
Tristan et Ise u t
Les poèmes français - . La saga norroise
Le Mesnagier de Paris
CHARLES - D 'ÜRLÉANS
Ballades et Rondeaux
CHRÉTIEN DE TROYES
Erec et Enide
C HRÉTIEN DE TROYES
Le Con te du Graal
ou l e roman d e Perceval
Le Roman de la Rose
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La Flèche ( Sarthe).
N ° d'imprimeur : 2 1 440 - Dépôt légal Éditeur. 4 1 60 1 - 1 2/2003
Édition 08
LIBRAIRIE GÉNÉRALE FRANÇAISE - 43 , quai de Grenelle - 7 50 1 5 Paris.
ISBN : 2 - 253 - 0534 1 - 4 � 3 0/452 4/2
Lettres gothiques
Collection dirigée par Michel Zink
LA CHANSON DE ROLAND
La Chanson de Roland est le premier grand texte littéraire
français, celui qui a fixé pour toujours dans les mémoires
la mort de Roland à Roncevaux. Composée, telle que
nous la connaissons, à la fin du x1e siècle, c'est la plus
ancienne, la plus illustre et la plus belle des chansons de
geste, ces poèmes épiques chantés qui situent tous leur
action trois siècles en arrière, à l'époque carolingienne,
sous le règne de Charlemagne ou de son fils. La Chanson
de Roland est un poème d'une âpre grandeur, dense et
profond, jouant avec une sobre puissance de ses réso
nances et de ses échos. L'édition et la traduction qu'en
donne ici Ian Short sont l'une et l'autre nouvelles.
1 Texte in tégral 1
Couverture : Médaillon du vitrail de Charlemagne à la cathédrale de
Chartres. Archives LGF.