Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

BERSTEIN MILZA - LAllemagne de 1870 À Nos Jours

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 471

Table des Matières

Page de Titre

Table des Matières

Page de Copyright

Chapitre 1 - Les grandes étapes de l’Unité allemande


Des origines à 1815 : naissance du sentiment national allemand

De 1815 à 1850 : l’échec de la tentative libérale

Bismarck et la réalisation de l’Unité allemande (1850-1871)

Chapitre 2 - L’Allemagne de Bismarck (1871-1890)


L’Allemagne bismarckienne au lendemain de l’Unité

La vie politique et les grands problèmes intérieurs

Chapitre 3 - L’Allemagne de Guillaume II


Le tournant de 1890

Les transformations économiques du Reich

Les problèmes politiques de l’Allemagne wilhelmienne

Chapitre 4 - La politique extérieure de l’Allemagne impériale


(1871-1914)
La politique continentale de Bismarck

La « Weltpolitik » (1890-1914)

Portrait de l’Empereur

Le discours de Tanger

Chapitre 5 - La Première Guerre mondiale : remise en question


de la réussite allemande
La victoire manquée (1914-1917)

Le tournant décisif (1917-1918)

Le traité de Versailles

Chapitre 6 - La révolution allemande de 1918-1919 et la


fondation de la République de Weimar
Une révolution complexe

L’échec de la révolution allemande (décembre 1918-avril 1919)

Le compromis de Weimar

Article de Die Rote Fahn (9/11/1918)


Réponse de la SPD aux conditions posées par l’USPD pour sa participation au gouvernement

1. Nature des documents

2. Les protagonistes

3. Les circonstances

4. Les enseignements du texte

Chapitre 7 - Les années troubles de la République de Weimar


(1919-1924)
Les forces politiques en 1919-1924

Les troubles intérieurs

Inflation et déséquilibres sociaux

La lutte contre le Diktat

Chapitre 8 - Stabilisation et prospérité (1924-1929)


Stabilisation des finances et prospérité de l’économie

La stabilisation de la République

La politique extérieure de Stresemann : remise en cause du traité de Versailles

Chapitre 9 - Hitler et le parti nazi jusqu’en 1930


1919-1933 : naissance et développement du parti nazi

1924-1930 : le creux de la vague

Le maniement des masses

La défaite allemande vue par Hitler

La conception raciste

Chapitre 10 - La grande crise et la fin de la République de


Weimar
La crise économique

La crise politique de la République de Weimar

L’arrivée au pouvoir de Hitler

Chapitre 11 - La fondation de l’État nazi


Janvier-mars 1933 : du pouvoir légal à la dictature légale

La révolution nationale-socialiste (mars 1933-juin 1934)

La fin des oppositions et le triomphe de Hitler (janvier-juin 1934)

Extrait des « Mémoires » de von Papen (Paris, Flammarion éd., 1953)

Les caractères de l’État nazi

Ordonnance du 28 mars 1933 émanant de la Direction du Parti NSDAP

Rapport du Chef de la Sûreté Heydrich au Premier Ministre de Prusse, Goering, du 11 novembre 1938

L’exclusion des Juifs de la nation allemande

Chapitre 12 - La politique économique et sociale du nazisme


L’évolution des structures de l’économie allemande sous le nazisme

La lutte contre la crise (1933-1936)

1936-1939 : réalisation de l’autarcie et bilan économique et social du nazisme


Chapitre 13 - La marche à la guerre
L’armée allemande jusqu’en 1935

L’évolution diplomatique du IIIe Reich et le tournant des années 1935-1936

La politique d’annexions en pleine paix et la marche à la guerre

Chapitre 14 - La Seconde Guerre mondiale


La « guerre-éclair » et les victoires allemandes

L’Europe hitlérienne

La défaite allemande et le bilan de la guerre

Chapitre 15 - La reconstruction et la remise en cause de l’Unité


allemande (1945-1955)
La reconstruction politique (1945-1949)

La reconstruction économique

L’intégration dans les deux blocs et la consolidation de la séparation

Chapitre 16 - Deux États pour une nation (1955-1970)


Difficultés politiques et réussite économique de la République Démocratique Allemande

Le miracle économique ouest-allemand

Le miracle politique allemand : la démocratie de Bonn

Chapitre 17 - La République Fédérale d’Allemagne, première


puissance d’Europe occidentale
Une crise économique bien surmontée

Une vie politique marquée par l’alternance

Un géant politique ?

Chapitre 18 - La consolidation du « socialisme réel » en


République Démocratique Allemande
L’« ère Honecker »

Les aléas du « socialisme réel »

Un état souverain, reconnu sur le plan international

Chapitre 19 - La réunification allemande


Un anniversaire meurtrier : les quarante ans de la RDA

La réunification, un processus politique rapide

Les lendemains de l’unification

Chapitre 20 - L’Allemagne depuis la réunification (1991-2009)


Les lendemains difficiles de la réunification (1991-1998)

Le SPD au pouvoir et l’expérience douloureuse de la modernisation

L’Allemagne d’Angela Merkel (2005-2009)

Biographies
Bibliographie générale

Table des encadrés et des illustrations


© Armand Colin, 2010
© Armand Colin, 1971, 1997, 1999
ph © Ullstein Bild/Roger Viollet
978-2-200-25712-5
Collection U
Histoire
Illustration de couverture : Berlin. La tour de la télévision vue à
travers les tours du Dôme, 2002
Maquette de couverture : L’Agence libre
Armand Colin
21, rue du Montparnasse
75006 Paris
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous
procédés, réservés pour tous pays. Toute reproduction ou
représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit,
des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation
de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont
autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à
l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et,
d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère
scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont
incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la
propriété intellectuelle).
Chapitre 1

Les grandes étapes de l’Unité allemande


L’idée unitaire allemande, née à la fois du contact de la Révolution
française et de la réaction contre l’emprise napoléonienne, a subi un
long et difficile cheminement avant de servir de levier à l’action de
Bismarck. En effet, de même qu’en Italie l’Unité s’est faite sous
l’égide du Piémont et pour le plus grand profit de la monarchie de
Savoie, la fondation du Reich marque, avec le triomphe des
Hohenzollern, les débuts d’une prussianisation dont les effets seront
longtemps ressentis.

Des origines à 1815 : naissance du sentiment national


allemand

L’Allemagne à l’école de la France révolutionnaire et impériale

Préparée par le cosmopolitisme de la seconde moitié du


e
siècle, admiratrice des « idées nouvelles », répandues en
Europe par les philosophes français, l’intelligentsia allemande a
généralement accueilli avec faveur les débuts de la Révolution. Tandis
que des intellectuels comme Kant et Fichte saluaient avec
enthousiasme les premières victoires du peuple de Paris, on vit se
développer un peu partout les loges maçonniques, les sociétés de
lecture et les journaux libéraux. Quelques clubs firent même leur
apparition, tel celui de Mayence qui ne réunit, il est vrai, que quelques
centaines de personnes, parmi lesquelles beaucoup d’étrangers. On
pouvait donc penser que les idées libérales et nationales qui
animaient les révolutionnaires français allaient trouver en Allemagne
un terrain favorable. En fait, les rares mouvements d’inspiration
révolutionnaire qui se développèrent en Allemagne du Sud et en Saxe
durèrent peu et n’affectèrent qu’une faible partie de la population. La
bourgeoisie industrielle et commerçante des pays d’outre-Rhin était
encore trop éloignée des formes modernes du capitalisme, trop
attachée aux cadres corporatistes de l’économie, pour souhaiter un
bouleversement radical des structures et des institutions de l’Ancien
Régime. Ce conservatisme se trouva bientôt renforcé par le poids
matériel et moral de l’occupation française, et c’est en définitive
contre celle-ci que devaient se développer les premiers germes du
sentiment national allemand.
La brutalité de la domination napoléonienne devait évidemment
accentuer cette tendance. Mais la Révolution et l’Empire n’ont pas
seulement joué le rôle de réactif. Ils ont préparé les voies de
l’unification en simplifiant la carte de l’Allemagne, qui ne compte plus
que 39 États en 1815 au lieu de 350, en détruisant ou en ébranlant
fortement les bases de l’Ancien Régime socio-économique –
corporations interdites, servage et droits féodaux supprimés,
privilèges des États abolis – en introduisant enfin des réformes
administratives et juridiques (système préfectoral, Code Civil)
calquées sur le modèle français.

L’éveil national

Seule une mince frange de la bourgeoisie allemande – de riches


familles de Hambourg, les Sieveking ou les Voght, un Forster ou un
Joseph Görres en Rhénanie – a souhaité l’application dans son pays
des idées de la Révolution française. Très vite ces francophiles eux-
mêmes sont déçus par les excès des révolutionnaires et par les
maladresses des occupants, qui n’ont aucune peine à réveiller les
haines accumulées lors des guerres du e
et du e
siècle. Par la
suite, il apparaît clairement aux patriotes allemands que les réformes
introduites dans les pays soumis à la domination impériale visent
avant tout à assurer une meilleure exploitation de ceux-ci, Napoléon
n’hésitant pas à limiter leur champ d’application dès qu’elles peuvent
servir de ferment à l’idée nationale.
Dans ces conditions, la genèse du nationalisme allemand s’est
opérée non par contamination des idées jacobines françaises, mais
plutôt par réaction contre celles-ci. Au cosmopolitisme, au
rationalisme, aux idées de progrès et de droits naturels qui
caractérisent la pensée des philosophes français et les aspirations
des hommes de 1789, les penseurs allemands opposent des
conceptions tournées vers un passé médiéval idéalisé, mêlant à la
nostalgie du vieux Reich et à la vision mystique et universaliste de la
foi catholique l’image d’une société fondée sur l’harmonie des
rapports entre des groupes sociaux parfaitement hiérarchisés. Ce
courant réactionnaire et romantique, qu’illustrent des écrivains
comme Frédéric Schlegel, Novalis, von Brentano, Görres et surtout
Adam Müller, débouche sur un concept national fort différent de celui
qui est issu de la Révolution française et qui repose sur l’idée d’un
contrat librement consenti. Pour les romantiques allemands, la nation
est une réalité vivante qui plonge ses racines dans le passé le plus
lointain de la communauté germanique. Le folklore, les mythes hérités
de la légende, le passé national sacralisé ou idéalisé (des
cathédrales aux chevaliers teutoniques), la notion même d’un « droit
historique » coutumier développée par Carl von Savigny, entrent dans
ce concept d’esprit populaire, de Volkgeist, qui va constituer l’assise
fondamentale du nationalisme allemand.
À noter cependant que tous les patriotes allemands ne souscrivent
pas à une conception aussi résolument tournée vers le passé : il
subsiste, à côté de ces tendances romantiques et réactionnaires, un
courant progressiste qui demeure attaché aux notions de liberté et
d’égalité et qui s’oppose à la France napoléonienne, non pas par
nostalgie de l’Ancien Régime, mais parce que celle-ci, devenue
puissance oppressive, se trouve maintenant en parfaite opposition
avec les principes de 89. Ces tendances « jacobines » apparaissent
notamment dans les Discours à la Nation allemande prononcés par
Fichte, dans Berlin occupé par les troupes françaises, lors de l’hiver
1807-1808. Pour Fichte, le culte de la langue et de l’histoire
allemandes ne doit pas servir au renforcement des idées contre-
révolutionnaires, mais constituer au contraire le ferment d’une
Allemagne unifiée et démocratique.
Beaucoup de patriotes pensent que la Prusse, en pleine rénovation
après la paix de Tilsit, pourrait être le noyau autour duquel se
constituerait cette Allemagne nouvelle. En effet, pour les grands
ministres réformateurs que sont von Stein et Hardenberg dans le
domaine civil, Scharnhorst et Gneisenau pour les problèmes
militaires, la renaissance de l’État prussien implique, à côté de l’action
d’une haute bureaucratie fidèle aux principes du despotisme éclairé,
la participation de la nation tout entière à l’administration, au
gouvernement et à la défense du pays. C’est dans cette perspective
que sont adoptées des réformes propres à unifier les rapports entre
l’État et les sujets et à intéresser une partie d’entre eux à la vie
publique : adoption d’un système administratif inspiré du modèle
français et mise en place d’assemblées municipales élues au suffrage
censitaire. En même temps s’amorce, avec les réformes agraires,
l’accès à la propriété foncière de toutes les classes sociales,
l’abolition du servage et des corporations, un déblocage de la société
qu’accompagne la création d’une armée nationale dont l’encadrement
cesse d’être le monopole de la noblesse. Stein aurait voulu que cette
entreprise fût couronnée par l’établissement d’un véritable système
représentatif, mais sa disgrâce en 1809 mit un terme aux projets qui
avaient été ébauchés en ce sens. Son œuvre fut poursuivie par
Hardenberg mais dans un esprit plus proche de celui qui avait animé
les despotes éclairés du e
siècle. L’un et l’autre avaient cependant
montré suffisamment d’audace pour inquiéter la classe dirigeante
traditionnelle. Groupés autour de von der Marwitz, les Junkers
constituèrent un parti conservateur assez puissant pour faire prévaloir
auprès du prudent Frédéric-Guillaume III des thèses d’inspiration
féodale et particulariste. En agissant de la sorte, ils sacrifiaient à
leurs intérêts et à une vision médiévale du monde allemand une unité
qui leur semblait devoir assurer le triomphe des idées jacobines. Il
reste que les mesures libérales des ministres réformateurs ont
puissamment aidé à l’essor du mouvement patriotique qui, groupant
autour de la Prusse les patriotes allemands, aboutit en 1813 à la
guerre de libération et à l’expulsion des troupes napoléoniennes.

De 1815 à 1850 : l’échec de la tentative libérale

La Restauration

Ceux qui avaient cru aux chances d’une Allemagne unifiée autour
d’une Prusse libérale furent vite déçus par les traités de 1815 et par
la réaction qui suivit. Sans doute la carte politique des pays
germaniques se trouvait-elle considérablement simplifiée, mais la
redistribution territoriale s’était opérée en fonction du seul intérêt des
princes, et plus particulièrement des deux grands vainqueurs : Prusse
et Autriche. Metternich, qui voyait dans la constitution d’un Reich
unitaire et nationaliste, un danger pour l’ordre et l’équilibre de l’Europe
restaurée, imposa la création d’une Confédération germanique à peu
près dépourvue de pouvoir central. La Diète de Francfort, que
présidait l’Autriche, n’était en effet qu’un conseil groupant les
ambassadeurs des États membres, chacun de ces États conservant
sa souveraineté et pouvant refuser de ratifier telle ou telle décision de
la Diète. Ainsi constituée, la Confédération représente surtout pour
l’Autriche un moyen de surveiller les pays allemands et d’intervenir
pour briser toute velléité de subversion.
En même temps que s’effondre le rêve unitaire – limité il est vrai à
une faible minorité d’intellectuels – s’opère une réaction à la fois
idéologique, avec la diffusion en Allemagne des idées de Joseph
de Maistre et du Bernois Haller, et politique. En Prusse, où l’œuvre
de Stein et Hardenberg se trouve partiellement remise en question,
Frédéric-Guillaume III se garde bien de donner suite à la promesse
faite à ses sujets en mai 1815 de leur accorder une « représentation
du peuple ». Ils devront se contenter de diètes provinciales aux
attributions très restreintes et que dominent d’ailleurs les
propriétaires fonciers. Dans l’armée, on s’attache à faire disparaître
toute trace de « jacobinisme ». Le service militaire obligatoire est
maintenu mais la Landwehr est placée dans l’étroite dépendance de
l’armée de métier où les hauts grades redeviennent plus ou moins le
privilège de la noblesse. Cette réaction n’est pas limitée à la Prusse.
Seuls y échappent quelques États d’Allemagne du Sud où des
souverains au pouvoir mal affermi ont accordé à leurs sujets des
constitutions inspirées de la Charte concédée par les Bourbons.

L’agitation libérale

Jusqu’en 1848, les aspirations unitaires et libérales, souvent


confondues, ne se manifestent guère qu’au niveau des élites. Les
classes populaires des villes et des campagnes sont trop absorbées
par les difficultés de la vie quotidienne, trop attachées encore à la
tradition et aux dynasties locales, pour atteindre le stade de la
conscience révolutionnaire. L’opposition vient des milieux bourgeois et
plus particulièrement des intellectuels : historiens, juristes, publicistes,
professeurs. Il s’agit généralement d’ailleurs d’un libéralisme modéré,
bien qu’il se soit constitué, sous l’influence de la gauche hégélienne et
en particulier de Bauer, un courant « radical » d’inspiration
démocratique et laïcisante. Aux idées libérales et unitaires se mêle
d’autre part l’amour romantique et tourné vers le passé du vieux
Reich médiéval.
Toutes ces tendances se fondent dans l’agitation universitaire
qu’entretiennent des associations d’étudiants et de professeurs,
bientôt groupées autour de la Burschenschaft (camaraderie) d’Iéna.
Les principales manifestations en sont la fête de la Wartbourg en
1817 – célébration du troisième centenaire de la Réforme s’achevant
en autodafé de livres réactionnaires – et l’assassinat en 1819 du
poète Kotzebue, considéré comme un agent du tsar, par le jeune
Sand, ce qui permet à Metternich d’imposer en Allemagne une
politique de réaction (congrès de Carlsbad en 1819). D’autres
manifestations libérales et unitaires font suite aux événements de
1830, ainsi la Fête de Hambach (mai 1832) au cours de laquelle est
hissé le drapeau noir-rouge-or de la Burschenschaft, symbole d’une
Allemagne unifiée et démocratique, et l’année suivante le putsch
contre la Diète de Francfort. Metternich en profite pour accentuer,
avec l’accord des princes, une répression qui frappe à la fois les
milieux universitaires et les écrivains de la « Jeune Allemagne », un
Gutzkow ou un Laube. Pendant quelque temps, le mouvement
national disparaît sur le plan politique. Jusqu’en 1840, il lui manque en
effet l’indispensable assise sociologique que constitue une puissante
bourgeoisie capitaliste.

L’essor de la bourgeoisie et la politique de la Prusse

Paradoxalement, c’est au moment où le mouvement libéral et


unitaire se trouve complètement étouffé que se constituent les bases
de la future unité. Pour lutter contre le marasme qui fait suite à
l’effondrement du système économique impérial et à l’invasion du
marché allemand par les marchandises britanniques, la Prusse prend
d’importantes initiatives douanières. Dans un premier temps elle unifie
son propre régime douanier, à la fois pour satisfaire les intérêts
économiques des nouvelles provinces occidentales et pour servir de
modèle aux autres États allemands. Puis elle contraint ceux-ci,
d’abord groupés dans des associations douanières rivales, à passer
avec elle des traités bilatéraux. Ainsi se constitue, sous l’égide des
financiers Motz et Maassen et conformément aux idées de Frédéric
List, une union douanière, le Zollverein, qui groupe, en 1833, 25
États et dont l’Autriche se trouve exclue.
C’est dans ce cadre élargi que s’amorce à partir de 1840 le
démarrage économique de l’Allemagne. L’unification douanière et la
mise en place d’un réseau ferré qui, en 1849, représente déjà près
de deux fois celui de la France, stimulent l’activité industrielle. En
dix ans, la production de fer augmente de 50 %, celle de coton de
60 %, tandis que double en valeur le commerce extérieur. Aussi voit-
on se développer une bourgeoisie dynamique, composée d’hommes
d’affaires, d’industriels, de spéculateurs. Elle brasse des affaires
importantes et commence à penser, à la suite de David Hansemann,
un commerçant prussien des provinces rhénanes, que « l’unité
allemande devait être réalisée par la Prusse sur la base des intérêts
matériels ».
Mais les intérêts économiques ne sont pas seuls à pousser les
petits États allemands dans les bras de la Prusse. En 1840, la
mobilisation française sur le Rhin a provoqué une nouvelle poussée
de nationalisme et l’on a pris conscience de la nécessité d’une union
que seule la Prusse pourrait réaliser. Beaucoup d’Allemands sont
prêts à la suivre dans cette voie, à condition qu’elle se transforme en
un État libéral et constitutionnel. Or l’avènement de Frédéric-
Guillaume IV en 1840 suscite de grands espoirs. Lors de la
cérémonie qui clôt les travaux de la cathédrale de Cologne, il fait
allusion à l’unité spirituelle des Allemands (septembre 1842). Il
nomme ou réintègre des professeurs libéraux comme Arndt ou
Dahlmann. Surtout, il réunit en 1847 un Landtag où siègent les
députés des diètes provinciales et qui va prendre la tête du
mouvement libéral. Mais le roi de Prusse est moins un libéral qu’un
« romantique » qui croit à la communion mystique du peuple et de la
couronne. Lorsque le Landtag veut se transformer en parlement
annuel et lui refuse un emprunt ferroviaire, il le renvoie, à la
satisfaction des hobereaux. Mais déjà l’opposition politique se trouve
relayée par une agitation plus radicale que favorisent les graves
difficultés économiques des années 1845-1847.

La Révolution de 1848 et son échec

L’annonce des événements de Paris déclenche en mars 1848 une


vive agitation révolutionnaire. Tandis que l’Allemagne du Sud est la
proie de jacqueries spontanées, des manifestations encadrées par la
bourgeoisie des villes contraignent les souverains à accorder des
réformes libérales (Bade, Wurtemberg, Hesse), ou à abdiquer
(Louis Ier de Bavière). À Berlin, où Frédéric-Guillaume IV inquiet
promet de réunir un nouveau Landtag et d’agir en faveur de
l’unification de l’Allemagne, éclatent des émeutes qui livrent la ville aux
insurgés, ouvriers et étudiants (18 mars). Soucieux d’écarter le
danger d’une révolution démocratique, le roi, qui a besoin de l’alliance
temporaire de la bourgeoisie, renvoie les troupes et annonce l’octroi
d’une constitution avec une Assemblée élue au suffrage universel. En
même temps se développe le mouvement unitaire. Le 31 mars se
réunit à Francfort un parlement préparatoire (Vorparlament),
composé essentiellement de libéraux et qui décide d’élire un
Parlement constituant. Celui-ci s’installe à Francfort le 18 mai, adopte
le drapeau rouge, noir et or et désigne un ministère d’Empire tout en
commençant à préparer la constitution du futur Reich.

Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV expose à son ami


le baron de Bunsen les raisons pour lesquelles il a refusé
la couronne impériale que lui proposait l’assemblée libérale
de Francfort
« … Mais, mon très cher ami, toute la difficulté gît précisément là : je ne veux
ni l’assentiment des princes à ce choix, ni cette couronne impériale.
Comprenez-vous les mots soulignés ?
Je vais vous mewttre cela en pleine lumière, aussi brièvement et aussi
vivement que possible. D’abord cette couronne n’est pas une couronne. La
couronne que pourrait prendre un Hohenzollern, si les circonstances
permettaient que cela fût possible, ce n’est pas, même avec l’assentiment des
princes, la couronne fabriquée par une assemblée issue d’un germe
révolutionnaire, une couronne dans le genre de la couronne des pavés de Louis-
Philippe ; c’est la couronne qui porte l’empreinte de Dieu, la couronne qui fait
souverain par la grâce de Dieu celui qui la reçoit avec le saint-carême, la
couronne qui a fait rois des Allemands par la grâce de Dieu plus de trente-
quatre princes et qui associe toujours le dernier oint du Seigneur à l’antique
lignée qui le précède. La couronne qu’ont portée les Othon, les Hohenstaufen,
les Habsbourg, un Hohenzollern peut la porter, cela va sans dire ; elle est pour
lui une surabondance d’honneur, un rayonnement de mille années d’éclat. Celle-
là au contraire, celle dont vous vous occupez… pour votre malheur, elle est
déshonorée surabondamment par l’odeur de charogne que lui donne la
révolution de 1848, la plus niaise, la plus sotte, la plus stupide, et non pas
cependant, Dieu soit loué ! la plus criminelle des révolutions de ce siècle. Quoi !
cet oripeau, ce bric-à-brac de couronne pétri de glaise et de fange, on voudrait
la faire accepter à un roi légitime, bien plus à un roi de Prusse qui a eu cette
bénédiction de porter non pas la plus ancienne mais la plus noble des
couronnes royales, celle qui n’a été volée à personne…
… Je vous le dis nettement : si la couronne dix fois séculaire de la nation
allemande, après un interrègne de quarante-deux ans, doit être une nouvelle fois
donnée, c’est moi et mes pareils qui la donnerons. Et malheur à qui usurperait
ce qui ne lui appartient pas ! »

Cité par Saint-René Taillandier, Dix ans de l’histoire


d’Allemagne, Didier, 1879, p. 114-115.

Mais la vague est de courte durée. En Prusse, où les forces


conservatrices ont repris la situation en main et où l’agitation ouvrière
rapproche la bourgeoisie de la couronne, le roi, qui a proclamé l’état
de siège et rappelé les troupes à Berlin, dissout la Constituante et
promulgue une constitution très conservatrice. Pendant ce temps, le
Parlement de Francfort, divisé entre partisans de la Grande
Allemagne (avec l’Autriche) et de la Petite Allemagne (sans
l’Autriche), se trouve rapidement discrédité et sans moyens d’action.
Lorsqu’en mars 1849, les députés proposent à Frédéric-Guillaume
l’Empire héréditaire, le roi de Prusse qui se méfie des tendances
jacobines du Parlement et n’entend tenir son sceptre que des princes,
refuse le « bric-à-brac de couronne pétri de glaise et de fange » qui
lui est offert. Peu de temps après d’ailleurs le Parlement est dispersé
et les velléités d’insurrections qui secouent les États de l’ouest sont
écrasées par les armées prussiennes. Frédéric-Guillaume IV tente
alors de réaliser à son profit une fédération monarchique autour de la
Prusse. Mais l’Autriche intervient. Schwarzenberg convoque à
Francfort l’ancienne Diète et lance un ultimatum à la Prusse. Celle-ci
doit en novembre 1850 renoncer pour un temps à ses audacieux
projets (reculade d’Olmütz).
L’échec des révolutions de 1848 est aussi celui d’une Unité réalisée
par la voie libérale et par l’adhésion des élites bourgeoises. Il reste
une autre voie dans laquelle vont s’engager une dizaine d’années plus
tard la monarchie prussienne et la classe dirigeante traditionnelle :
elle est autoritaire, conservatrice et anti-autrichienne.
La Prusse rhénane à la veille de la Révolution de 1848,
vue par Frédéric Engels
« Depuis deux générations, la rive gauche du Rhin ne connaît plus la
féodalité ; la noblesse est privée de ses privilèges, la propriété foncière est
passée de ses mains et de celles de l’Église aux mains des paysans ; le sol est
morcelé, le paysan est libre propriétaire de ses terres comme en France. Dix
ans plus tôt que partout ailleurs en Allemagne, les corporations et la domination
patriarcale des patriciens disparurent des villes devant la libre concurrence ; et
finalement le Code Napoléon sanctionna toutes les institutions révolutionnaires.
Mais en second lieu, la Prusse rhénane possède – et c’est là son principal
avantage sur les autres régions de la rive gauche du Rhin – l’industrie la plus
évoluée et la plus variée de toute l’Allemagne. Presque toutes les branches de
l’industrie sont représentées dans les trois arrondissements gouvernementaux
d’Aix-la-Chapelle, de Cologne et de Dusseldorf ; l’industrie du coton, de la laine
et de la soie en tous genres, accompagnée des branches connexes de la
blanchisserie, de l’impression et de la teinture, de la fonderie et de la fabrication
de machines, en outre l’industrie minière, l’armurerie et toutes les autres
industries des métaux, s’y trouvent concentrées dans un espace de quelques
milles carrés, occupant une population de densité inouïe pour l’Allemagne. Le
district de la Mark se rattache immédiatement à la province rhénane ; région du
fer et du charbon, il l’alimente partiellement en matières premières et en fait
même partie au point de vue industriel. La meilleure voie fluviale de l’Allemagne,
la proximité de la mer, la richesse minérale de la contrée, favorisent l’industrie,
qui a en outre construit de nombreuses voies ferrées et qui travaille chaque jour
à compléter son réseau ferroviaire. En corrélation avec cette industrie on trouve
un commerce d’exportation et d’importation avec toutes les parties du monde
qui est considérable pour l’Allemagne, des relations directes importantes avec
tous les entrepôts du marché mondial, et une spéculation relativement
développée sur les matières premières et les actions de chemin de fer. Bref le
degré de développement industriel et commercial de la Province rhénane, bien
qu’assez insignifiant sur le marché mondial, n’a pas son pareil en Allemagne. »

Frédéric Engels, La révolution démocratique bourgeoise


en Allemagne Paris, Éditions sociales, 1951, p. 119-120.

Ce texte, comme celui qui suit, a été rédigé par Engels « à


chaud », au lendemain de l’échec de la Révolution de 1848. Il a été
écrit à Londres au cours du printemps 1850 et a paru dans la revue
économique et politique fondée par Marx, la Neue Rheinische
Zeitung sous le titre : « La campagne pour la constitution du Reich ».
Le texte suivant est également extrait d’une série d’articles d’Engels,
groupés sous le titre « Révolution et contre-révolution en Allemagne »
et publiés entre août 1851 et octobre 1852 dans le New York Daily
Tribune. À noter qu’ils portaient la signature de Karl Marx,
correspondant pour l’Europe de ce journal américain de tendance
libérale. Il a fallu la publication de la correspondance Marx-Engels
pour que soit connu le nom du véritable auteur.

La société allemande en 1848


« En résumé, voici la condition de la Prusse et des petits États d’Allemagne, à
la fin de 1847. La bourgeoisie, sentant sa force, était décidée à ne pas supporter
plus longtemps les entraves au moyen desquelles un despotisme féodal et
bureaucratique gênait ses transactions commerciales, sa capacité de
rendement industriel, son action commune en tant que classe ; une partie de la
noblesse foncière était transformée à tel point en producteurs de marchandises,
qu’elle avait les mêmes intérêts que la bourgeoisie et faisait cause commune
avec elle ; la petite bourgeoisie, mécontente, grommelait contre les taxes,
contre les obstacles qu’elle rencontrait dans ses affaires commerciales, mais
n’avait pas de plan défini de réformes capables de lui assurer une position dans
la société et l’État ; la paysannerie était opprimée ici par des exactions féodales,
là par les prêteurs d’argent, les usuriers et les avocats ; les ouvriers des villes,
gagnés par le mécontentement général, nourrissaient également une haine
contre le gouvernement et les grands capitalistes industriels, et étaient gagnés
par la contagion des idées socialistes et communistes ; bref, il y avait une
masse d’opposition hétérogène, issue d’intérêts divers, mais plus ou moins
dirigée par la bourgeoisie, au premier rang de laquelle marchait cette même
bourgeoisie prussienne, et notamment celle de la province rhénane. D’un autre
côté, des gouvernements en désaccord sur nombre de points, se méfiaient les
uns des autres et en particulier de la Prusse, dont la protection était pourtant
leur ressource ; en Prusse, un gouvernement abandonné par l’opinion publique,
abandonné même par une partie de la noblesse, s’appuyait sur une armée et
une bureaucratie que de jour en jour contaminaient davantage les idées de la
bourgeoisie oppositionnelle, et qui en subissaient toujours davantage l’influence,
un gouvernement par surcroît sans le sou, dans l’acception la plus littérale du
mot, et incapable de se procurer le premier centime pour couvrir un déficit
croissant, sans capituler sans conditions devant l’opposition de la bourgeoisie.
La bourgeoisie d’un pays eut-elle jamais une plus splendide position dans sa
lutte pour le pouvoir contre le gouvernement établi ? »

F. Engels, op. cit., p. 224-225.

Bismarck et la réalisation de l’Unité allemande (1850-1871)

De 1850 à 1862 la Prusse connaît un rapide essor économique

À la tête d’un Zollverein élargi et consolidé, elle développe son


réseau ferroviaire et ses industries, notamment dans la région rhéno-
westphalienne. Mais elle traverse en même temps de sérieuses
difficultés politiques, avec la constitution d’un parti libéral qui entend
contrôler les dépenses de la monarchie et contraindre celle-ci à
reprendre une politique unitaire. Peu de temps après son avènement
(1861), le nouveau souverain Guillaume Ier se heurte à la résistance
du Landtag à qui il a demandé une augmentation des crédits
militaires. Le roi songe d’abord à abdiquer, puis se décide à appeler
Bismarck à la chancellerie. Pour briser l’opposition des députés,
celui-ci use de procédés dictatoriaux, levant les impôts par décrets et
faisant voter le budget par la Chambre des seigneurs. Puis il réforme
et renforce l’armée en qui il voit l’outil de l’unité future. Mais qui est
Otto von Bismarck et quelles sont ses idées ?

Bismarck

Celui que l’on surnommera le « chancelier de fer » est né en 1815


dans une famille d’ancienne noblesse poméranienne. Son milieu social
est celui des Junkers de l’Est. Ces assises rurales et aristocratiques
influenceront profondément le futur chancelier qui se préoccupera
toujours de la mise en valeur de ses domaines et aimera se replonger
dans la vie active et rude du « gentilhomme campagnard ». Bismarck
connaît une enfance très dure. Dès l’âge de six ans, il est envoyé en
pension à Berlin. L’éducation « à la prussienne » marquera cette âme
sensible et passionnée. Sous une apparence de colosse autoritaire et
brutal, Bismarck cache en effet un tempérament émotif et nerveux.
Pendant ses études secondaires, il se fait surtout remarquer par sa
paresse et son insolence. À l’Université de Göttingen, ses duels et
ses beuveries lui confèrent un grand prestige auprès de ses
condisciples. Après un court passage dans l’administration, où
l’inaction lui pèse, et une année de service militaire, Bismarck est de
retour dans ses terres. Il y mène pendant quelques années une
existence de hobereau, gérant lui-même son domaine, partageant
ses loisirs entre l’activité physique et des lectures désordonnées.
Bien que farouchement hostile au régime parlementaire et à
« l’ignominieuse démocratie », Bismarck est élu en 1848 à la
Constituante, puis à la Chambre des députés. La violence de ses
propos et l’ardeur de ses sentiments monarchiques le font remarquer
et, en 1851, il est désigné pour représenter la Prusse à la Diète
fédérale. Il est ministre plénipotentiaire à Paris lorsqu’en 1862,
Guillaume Ier fait appel à lui pour diriger le gouvernement.
Sa personnalité est complexe. La sensibilité refoulée et
constamment maîtrisée réapparaît parfois chez ce géant à l’appétit
légendaire. Grand seigneur, il peut être courtois et séduisant mais
aussi d’une excessive brutalité et d’une parfaite insolence.
Personnellement désintéressé, il montre dans les affaires de l’État
une âpreté et un réalisme sans limites. Il ne manque ni d’audace ni de
ruse et sait parfaitement adapter ses objectifs politiques aux moyens
dont il dispose et aux risques éventuels. Sur le plan des idées,
Bismarck reste essentiellement un homme de l’Ancien Régime. Né
l’année du congrès de Vienne, de famille noble, il déteste le
libéralisme et cherche surtout à utiliser les aspirations unitaires du
peuple allemand. Sa conception de l’Unité est fort éloignée de celle
des bourgeois du Parlement de Francfort. Ce qui compte à ses yeux
c’est la grandeur de la Prusse et plus encore la puissance des
Hohenzollern. Le sentiment national vient après la fidélité au
souverain. L’Empire qu’il veut créer sera donc prussien et fondé sur
l’adhésion des princes, non sur l’assentiment des masses. De même
en politique extérieure. Ce terrien, peu ouvert aux problèmes
économiques, voudra pour son pays une prépondérance strictement
continentale et le détournera des ambitions coloniales. Mais c’est
aussi un opportuniste habile qui sait faire capituler les principes
devant la tactique. D’où ses concessions au libéralisme, le recours au
suffrage universel et la politique sociale.

L’élimination de l’Autriche

Bismarck songe depuis son arrivée au pouvoir à effacer


l’humiliation d’Olmütz et à en finir avec l’influence autrichienne en
Allemagne. La question des duchés lui permet à la fois de discréditer
son adversaire et de trouver un prétexte pour rompre avec Vienne.
Les duchés de Schleswig et de Holstein, peuplés d’Allemands et de
Danois, étaient rattachés au roi de Danemark par une union
personnelle. À la mort du souverain danois Frédéric VII, leurs
habitants se prononcent non pour l’héritier direct mais pour un prince
allemand, le duc d’Augustenbourg, que soutient la Diète de Francfort.
Bismarck prend alors l’initiative d’une intervention commune avec
l’Autriche. Après une campagne rapide et victorieuse, les deux alliés
obtiennent la cession des duchés, dont ils se partagent
l’administration par la convention de Gastein (1865). Cet accord
fournit à Bismarck le prétexte recherché. Dénonçant la « mauvaise
administration » autrichienne dans le Holstein, le chancelier prussien
envahit le duché, non sans avoir obtenu auparavant la neutralité de
Napoléon III (entrevue de Biarritz) et l’alliance de l’Italie. La guerre
dure peu. Vainqueurs des Italiens à Lissa et à Custozza, les
Autrichiens sont écrasés à Sadowa le 3 juillet 1866 et doivent signer
la Paix de Prague qui donne les duchés à la Prusse et impose à
Vienne la dissolution de la confédération germanique. L’année
suivante, Bismarck qui a annexé les petits États du centre, fait
admettre par les princes la constitution d’une Confédération de
l’Allemagne du Nord. Celle-ci est placée sous la présidence du roi de
Prusse qui nomme un chancelier fédéral et dispose d’une armée et
de finances communes.
Il ne reste plus, pour achever et cimenter l’unité de l’Allemagne,
qu’à dresser contre un ennemi commun les princes et les peuples
allemands, qu’ils appartiennent ou non à la Confédération. Certains
sont encore très réticents, notamment en Bavière où l’on redoute
beaucoup le militarisme autoritaire de la Prusse. Les imprudences et
les maladresses de Napoléon III vont permettre à Bismarck de
réaliser cet ultime objectif.
La thèse qui fait du chancelier prussien le principal responsable de
la guerre de 1870-1871, est toutefois très fortement confortée
aujourd’hui par la publication que développe l’historien allemand Josef
Becker. Contrairement à la thèse allemande défendue depuis 1870 –
celle de la responsabilité unilatérale de la France, et notamment celle
de Napoléon III et de l’impératrice –, Becker démontre, archives à
l’appui, que la guerre franco-prussienne a été préparée et voulue par
Bismarck, et qu’elle a été décidée le 12 juillet – donc avant l’affaire
d’Ems – au cours d’un conseil de guerre informel à Berlin avec le
général von Moltke, son collègue von Roon et le ministre de l’Intérieur
de Prusse Eulenburg.
Chapitre 2

L’Allemagne de Bismarck (1871-1890)


Les conditions dans lesquelles s’est opérée l’Unité allemande –
conquête prussienne et domination de la classe dirigeante
traditionnelle – pèsent fortement sur l’organisation et sur les
orientations du nouvel État.

L’Allemagne bismarckienne au lendemain de l’Unité

Le régime

Conçu par Bismarck, il est fondé sur un certain nombre de


compromis :
– d’une part entre les aspirations nationales du peuple allemand et
les tendances conservatrices de la classe dirigeante. À cet égard
Bismarck s’applique à tenir la balance à peu près égale entre les
intérêts des grands propriétaires de l’Est et ceux de la bourgeoisie
d’affaires, bénéficiaire de la révolution industrielle et que le chancelier
parvient à faire entrer dans son système ;
– compromis entre la monarchie absolue, fille du despotisme
éclairé du e
siècle, et le libéralisme, par l’intermédiaire d’une
Chambre, élue au suffrage universel, non pour gouverner, mais pour
permettre à tous les groupes d’intérêts de se manifester ;
– compromis enfin entre les tendances unitaires et les traditions
particularistes. La Prusse impose sa loi à toute l’Allemagne, mais
chaque État conserve son gouvernement et peut envoyer des
représentants au Conseil fédéral.
La constitution promulguée le 16 avril 1871 reprend dans ses
grandes lignes celle qui avait été rédigée en 1867 pour la
Confédération de l’Allemagne du Nord. Elle établit en théorie un
Empire fédéral qui comprend 25 États : 4 royaumes (Prusse,
Bavière, Saxe, Wurtemberg), 6 Grands-Duchés, 5 Duchés, 7
principautés et les trois villes libres de Brême, Lübeck et Hambourg.
Il s’y ajoute l’Alsace-Lorraine qui ne constitue pas un vingt-sixième
État mais un Reichsland, propriété commune des 25 autres. Chaque
État a son gouvernement souverain qui gère les finances locales et
décide en matière de justice, d’enseignement et de travaux publics. Il
conserve également son assemblée élue, le Landtag.
Le pouvoir fédéral a des attributions qui concernent la défense, la
conduite de la diplomatie, les douanes et les postes. Dans ce cadre,
le pouvoir exécutif appartient à l’Empereur, héréditaire en tant que roi
de Prusse. Celui-ci promulgue les lois, dirige les affaires extérieures
et l’armée, désigne le chancelier et les fonctionnaires fédéraux. Il est
assisté d’un chancelier, nommé et révoqué par lui et qui exerce en
même temps les fonctions de Premier ministre de Prusse. À partir de
1878, six secrétaires d’État, distincts des ministres prussiens, sont
placés à la tête des Offices impériaux. Il n’existe pas de solidarité
ministérielle ni de responsabilité devant les Chambres et par
conséquent pas de régime parlementaire. Le pouvoir législatif est
partagé entre deux chambres. Le Reichstag, élu au suffrage
universel, pour 3 ans puis pour 5 ans (à raison d’un député pour
100 000 habitants), n’a que l’initiative indirecte des lois, aucun droit
d’interpellation et aucun moyen d’action sur le chancelier. Sa fonction
essentielle est le vote du budget. Le Bundesrat (Chambre haute),
formé des représentants désignés par les États – 58 dont 17 pour la
Prusse – élabore le budget, vote les lois, autorise l’Empereur à
dissoudre le Reichstag. C’est cependant cette dernière assemblée
qui finira par jouer le rôle principal.

Un État imparfaitement unifié


En réalité, sous les apparences d’un État fédéral, la Prusse domine
étroitement le reste de l’Allemagne. Cette suprématie, elle la doit au
prestige de ses victoires militaires et de sa dynastie, mais aussi à
son étendue territoriale (348 000 km2 sur 540 000), à sa population
(24 millions d’habitants sur 41), à sa puissance économique. Cette
inégalité se traduit sur le plan institutionnel par la prépondérance des
représentants prussiens au Parlement fédéral : 17 sur 58 au
Bundesrat, alors que 14 opposants suffisent à bloquer toute décision
et 256 députés au Reichstag sur un total de 328. Or il existe une
contradiction entre l’emprise croissante de la Prusse sur le reste de
l’Empire et la faiblesse de l’État fédéral à qui il manque le pouvoir
essentiel de percevoir directement l’impôt. Les impôts directs et les
ressources des chemins de fer sont perçus par les différents États,
tandis que les communes se réservent l’impôt foncier. Dans ces
conditions, les finances fédérales ne peuvent disposer que de
ressources réduites : recettes des postes et des douanes, certains
impôts indirects et surtout les « contributions matriculaires » qui sont
octroyées par les États. Cette situation n’est guère favorable à
l’effacement des particularismes locaux qui demeurent forts. Ceux-ci
sont parfois consacrés par des institutions. C’est le cas par exemple
des États catholiques du Sud qui n’ont accepté d’entrer dans l’Empire
qu’à la suite de négociations serrées, destinées à préserver leur
originalité face au centralisme prussien protestant. Ainsi la Bavière et
le Wurtemberg ont gardé la direction de leur armée et de leurs
postes. Ils peuvent se traduire également par la fidélité à une
dynastie, symbole de l’autonomie provinciale, même si les hasards de
la guerre ont provoqué la chute de celle-ci. Windthorst, chef du
Centre catholique, reste par exemple obstinément attaché à la
dynastie déchue de Hanovre. D’une façon générale, ce sont d’ailleurs
les pays à majorité catholique – Bavière ou Rhénanie – qui présentent
les tendances autonomistes les plus marquées.
On comprend que ce soit en s’appuyant sur la Prusse, et non sur le
pouvoir fédéral, que le Praesidium (Empereur + chancelier) impose
son autorité à l’ensemble de l’Empire. Mais de ce fait, l’équipe
dirigeante transmet à toute l’Allemagne certains des traits particuliers
de la Prusse – domination de la caste aristocratique militaire,
insignifiance de la démocratie – qui surprennent dans un État qui
connaît entre 1860 et 1890 un remarquable essor économique. Il est
vrai que l’Empereur se fixe pour règle absolue d’unir autour de lui les
classes dirigeantes en assurant la domination des grands intérêts et
en désamorçant, par un mélange de réformes et de répression, les
revendications sociales.

Une société que dominent les grands intérêts

Du point de vue économique, l’Empire allemand présente une


dualité fondamentale entre une zone orientale à prépondérance rurale
et une zone occidentale où se développe la grande industrie
moderne. La première est le domaine de l’aristocratie foncière tandis
que dans la seconde prospère une bourgeoisie capitaliste de plus en
plus riche et de plus en plus puissante. Mais en dépit des
divergences d’intérêts de ces deux groupes, le pouvoir central saura
unir les classes dirigeantes pour tenir en lisière les revendications
d’un prolétariat nombreux et perméable aux idées socialistes.
Si l’on fait abstraction de Berlin, où s’est développée une puissante
industrie, les provinces qui s’étendent à l’est de l’Elbe – Prusse,
Poméranie, Bandebourg, Silésie – sont le domaine d’élection des
grands hobereaux qui constituent les cadres de l’État prussien.
Certes, l’agriculture n’est absente ni des provinces de l’Ouest, ni de
celles du Sud, où les terres sont souvent meilleures, mais elle ne
pèse pas du même poids social. Il s’agit en effet de petites ou de
moyennes exploitations, souvent mises en valeur de façon familiale
par de petits exploitants manquant de capitaux.
Au contraire, les grands domaines de l’Est sont la propriété de la
haute aristocratie des Junkers. Les propriétés de plus de 100 ha sont
la règle et toutes les tentatives de réformes vont échouer devant la
mauvaise volonté des Junkers et de l’Empereur. Ainsi lorsqu’après la
chute de Bismarck, en 1891, le nouveau chancelier Caprivi fait voter
par le Landtag prussien une loi autorisant la vente en lots de 20 à
40 ha des grands domaines mal cultivés, moins de 2 000 domaines
sont touchés sur un total de 38 000. D’ailleurs, disposant de capitaux
abondants, les grands propriétaires améliorent très sensiblement les
rendements de leurs terres et constituent dès 1870 des exploitations
de type capitaliste. Ils fournissent en grande quantité les céréales,
les pommes de terre et la betterave à sucre. Ils installent sur leurs
terres sucreries et distilleries et transforment eux-mêmes une partie
de la production agricole. Depuis 1807, les serfs ont été affranchis,
mais les ouvriers agricoles restent par rapport à leurs maîtres dans
une situation de totale subordination. Un règlement particulier
(Gesindeordnung) leur interdit d’attaquer leurs maîtres devant les
tribunaux, les contraint à accepter tous les ordres du maître et ne
leur permet de résister à celui-ci que si leur vie ou leur santé se
trouve en danger immédiat. En outre, des lois d’exception placent les
ouvriers agricoles dans la complète dépendance économique du
seigneur qui peut établir seul le contrat de travail, opérer des
retenues sur les salaires et congédier sans indemnité qui bon lui
semble. Ces grands seigneurs capitalistes, qui règnent ainsi sur leurs
paysans, exploitent rarement eux-mêmes leurs domaines. En règle
générale, ils les confient à des fermiers. Eux-mêmes se consacrent à
la haute administration et surtout aux carrières militaires. Ils
constituent la majorité des cadres de l’armée et de l’État prussien
comme ceux de l’Empire allemand.
Face à cette classe dirigeante traditionnelle se développe,
notamment dans les provinces occidentales, une bourgeoisie
capitaliste puissante et dynamique : armateurs et négociants des
ports rhénans et de la mer du Nord, dirigeants des banques et
capitaines d’industrie que favorise la très forte concentration
industrielle et financière. Les grands patrons de l’industrie lourde, un
Krupp, un Stinnes, un Thyssen, sont à la tête de véritables empires
économiques. Rassemblés dans un vaste groupement d’intérêts –
Zentralverband deutscher Industriellen – fondé en 1876, ils peuvent
en même temps aborder en position de force les offensives ouvrières
et faire pression sur l’équipe dirigeante. Ils peuvent ainsi peser très
fortement sur les grandes options de politique intérieure (douanes,
législation sociale) et extérieure. En principe, les intérêts de cette
classe capitaliste s’opposent à ceux de l’aristocratie foncière. En fait,
face aux revendications politiques de la petite bourgeoisie et à la
pression des masses, se constitue entre elles une véritable alliance
que favorisent la politique du pouvoir, les nombreuses liaisons entre
familles nobles et bourgeoises (par exemple le Dr von Bohlen épouse
Bertha Krupp, petite-fille du fondateur de la dynastie et la famille
devient Krupp von Bohlen und Halbach), les longs séjours dans
l’armée accomplis par les jeunes bourgeois et la formation commune
reçue dans les universités où règne une idéologie autoritaire et
nationaliste qui influence également la petite et la moyenne
bourgeoisie. Ce front commun des classes dirigeantes pour le
maintien d’un statu quo politique et social qui leur est favorable
explique la persistance jusqu’à la guerre, et au-delà, de structures
traditionnelles dans un pays en pleine mutation économique.
La relative prudence politique des classes moyennes – professions
libérales, artisanat, employés du secteur tertiaire et de la fonction
publique, petite et moyenne paysannerie –, l’adhésion d’une partie au
moins d’entre elles à l’idéologie dominante, la peur de la révolution
sociale et l’attachement à l’Empereur et aux dynasties locales,
facilitent d’ailleurs la tâche des catégories privilégiées. Quant au
prolétariat urbain, dont les effectifs croissent à un rythme rapide avec
l’essor de l’industrie allemande, il se caractérise au début de la
période par une combativité assez faible. Les débuts de l’ère
bismarckienne sont donc marqués par une domination à peu près
totale des grands intérêts.

La vie politique et les grands problèmes intérieurs

Les partis politiques, traduction des conflits d’intérêts

Face à une opposition divisée, deux grands partis, le Parti


conservateur et le Parti national libéral, dominent la vie politique
allemande et servent de point d’appui à la politique de Bismarck.
Le Parti conservateur peut être considéré comme celui des
hobereaux de l’Est. Il défend les intérêts du monde agricole est-
allemand, particulièrement menacé par le bas prix des céréales
russes et il est de ce fait un parti protectionniste. Politiquement, il est
attaché à la domination du royaume de Prusse sur l’Empire, fidèle à
une dynastie dont il entend conserver la toute-puissance politique. Il
est enfin profondément respectueux de la religion protestante et
entend lui garder dans l’État une place prééminente. On distingue
deux groupes dans le parti. D’une part les Deutsche Konservativen,
qui sont Prussiens avant d’être Allemands et hostiles dans leur
ensemble à l’Unité, ce qui leur vaut d’être écartés du pouvoir par
Bismarck jusqu’en 1878, et d’autre part le Deutsche Reichspartei, qui
avec la même origine et les mêmes idées, a au contraire d’emblée
accepté l’Empire.
Le Parti national-libéral est fondamentalement celui de la grande
bourgeoisie commerçante et industrielle. Fidèles aux traditions de la
bourgeoisie allemande, les nationaux-libéraux ont approuvé les efforts
de Bismarck en faveur de l’Unité et, en dépit d’un désaccord sur les
méthodes du chancelier, ont longtemps appuyé la politique de celui-ci.
En échange ils ont réclamé de lui l’appli cation du libre-échange,
favorable à leurs intérêts économiques. Écartés du pouvoir après
1878, lorsque Bismarck opte pour le retour au protectionnisme et
prend contre les socialistes des mesures coercitives, les nationaux-
libéraux entrent dans l’opposition. Jusqu’à cette date, le chancelier a
trouvé dans leur attitude anticléricale un levier pour sa politique
anticatholique.
À la gauche des nationaux-libéraux, mais très proche d’eux, on peut
placer le Parti du progrès. Héritier de l’ancien parti libéral prussien, à
base rhénane, il s’adresse à la moyenne bourgeoisie et plus
particulièrement à l’intelligentsia. Ses revendications, formulées de
façon très virulente, portent sur l’établissement en Allemagne d’un
véritable régime parlementaire. Nationaux-libéraux et progressistes,
les uns timidement, les autres avec plus de hardiesse, ont au fond un
idéal commun qui est celui d’une démocratie libérale et parlementaire.
C’est ce qui fera leur importance au moment de l’effondrement du
IIe Reich.
Il faut compléter le tableau des partis qui jouent le jeu du régime en
citant le Centre catholique ou Zentrum. Fondé en 1870 en Prusse
rhénane pour défendre les intérêts catholiques menacés par
l’unification, dirigé par le hanovrien Windthorst jusqu’à sa mort en
1891, il lutte contre Bismarck au temps du Kulturkampf. Son
recrutement est moins homogène que celui des conservateurs ou des
nationaux-libéraux. On y trouve des aristocrates de Bavière ou de
Silésie, des hommes d’affaires silésiens ou rhénans et même des
ouvriers des provinces occidentales, attirés par la politique sociale
des catholiques dont l’archevêque de Mayence, Mgr Ketteler, a
donné l’exemple aux premiers temps du Reich. On y rencontre enfin
des paysans conservateurs, comme en Bavière, ou plus démocrates,
tels ceux du Wurtemberg. Aussi la ligne politique du Zentrum est-elle
moins nette que celle des autres partis, sauf lorsque se pose le
problème de la défense des intérêts catholiques. Après 1878 et la fin
du Kulturkampf, ses représentants acceptent de soutenir Bismarck.
Désormais, et jusqu’à la guerre, ils vont constituer l’axe de toute
majorité.
Conservateurs, libéraux ou membres du Centre catholique sont en
fait séparés par des nuances ou par des divergences de détail. Les
uns souhaitent le maintien du statu quo, les autres une évolution plus
ou moins rapide du régime. Mais ni les uns ni les autres ne le
remettent en question. Il n’en est pas de même de la Social-
démocratie, que les autres groupes tiennent à l’écart du pouvoir mais
dont l’influence ne cesse de croître pendant toute la période.

Le mouvement ouvrier et l’essor de la social-démocratie

Le développement industriel de l’Allemagne s’est accompagné d’un


accroissement numérique du prolétariat urbain. Les premiers
syndicats, fondés avant 1848, ont disparu à l’occasion des troubles
révolutionnaires. En 1861, la Saxe a été la première à lever l’interdit
lancé contre les coalitions ouvrières. En 1871, l’autorisation est
étendue à l’ensemble du Reich. Il se crée alors des « syndicats
libres » qui nouent des liens étroits avec le parti socialiste. Aussi
lorsqu’à partir de 1878 Bismarck engage la lutte contre les
socialistes, les syndicats se trouvent à nouveau interdits. Il faut dire
d’ailleurs que, pendant toute l’ère bismarckienne, l’attitude du
mouvement syndicaliste est en somme assez peu combative. Il faut
attendre 1889 pour que se déclenche dans les mines une première
grève générale que Bismarck songe à réprimer par la force, ce qui
sera l’une des causes de sa disgrâce.
Quant aux idées socialistes, elles s’introduisent en Allemagne plus
lentement encore. C’est en 1862 que Ferdinand Lassalle, le fils de
riches commerçants de Breslau d’origine israélite, prononce à Berlin
un discours qui est publié par la suite sous le titre de Arbeiter
Programme. En 1863, Lassalle fonde l’Association générale des
travailleurs, premier groupement socialiste allemand. Reprenant les
théories marxistes sur le déroulement de l’Histoire, Lassalle estime
que l’instrument de la libération de la classe ouvrière n’est pas la
révolution mais le suffrage universel qui permet, affirme-t-il, de faire
pacifiquement la conquête de l’État. Celui-ci financera dès lors des
coopératives ouvrières de production, seules capables d’assurer aux
travailleurs des salaires décents. Cet idéal « évolutionniste » devait
avoir une grosse influence sur le prolétariat allemand, mais Lassalle
n’a guère le temps de compléter ses théories, car il est tué en duel
en 1864.
En 1869 August Bebel et Wiehelm Liebknecht fondent à Eisenach
un parti qui se réclame de la Ire Internationale, fondée à Londres en
1864. À la différence de l’association lassallienne, ce parti ouvrier
social-démocrate d’Allemagne préconise la conquête du pouvoir
politique par la force, la transformation révolutionnaire de la société
et une action internationaliste des travailleurs.
L’existence de deux groupements rivaux s’adressant à la même
clientèle constitue une cause d’affaiblissement pour le mouvement
ouvrier allemand. Conscient de cette situation, W. Liebknecht pousse
à l’unification des deux mouvements. Les lassalliens y consentent et
en mai 1875 au congrès de Gotha s’opère la fusion des deux partis
socialistes. La nouvelle formation prend officiellement le nom de Parti
social-démocrate (SPD). Son programme est né d’un compromis
entre les idées de Lassalle et celles de Liebknecht. Mais celui-ci a
dû, malgré les protestations de Marx et d’Engels, faire de larges
concessions aux lassalliens, beaucoup plus nombreux. Le programme
de Gotha adopte la théorie lassallienne de la loi d’airain des salaires
(la formation du capital implique des profits qui ne peuvent être
réalisés que sur les salaires ouvriers), qui est un frein aux
revendications ouvrières, fait le silence sur la prise de pouvoir
révolutionnaire et la solidarité internationale des travailleurs.
La social-démocratie restera marquée par cette influence et
jusqu’en 1933 les luttes de tendances s’y feront jour entre une
majorité réformiste d’inspiration lassallienne et une minorité
révolutionnaire se réclamant plus étroitement du marxisme. Mais –
probablement à cause de ce programme – la social-démocratie va
faire de très rapides progrès. De tous les partis socialistes
européens il est le plus « national », ce qui est un atout en un temps
où la vague nationaliste déborde très largement sur les classes
populaires. Solidement organisé par Bebel et Liebknecht, il a à sa
tête un directoire (Vorstand) de 5 membres élus (au départ 3
lassalliens et 2 eisenachiens) et 7 délégués à la surveillance. Il publie
des journaux, tient un congrès annuel et, aux élections générales de
1877, obtient déjà 500 000 voix et 12 députés.

La politique centralisatrice de Bismarck

Soucieux d’unifier le pays et de renforcer les moyens d’action du


pouvoir central, Bismarck commence par faire adopter d’importantes
mesures économiques et financières. Il s’agit tout d’abord d’assurer à
l’État fédéral des ressources suffisantes afin qu’il n’ait plus, selon le
mot de Bismarck, à « mendier devant la porte des États ». Pour cela,
le chancelier poursuit une politique d’augmentation des impôts
indirects et de généralisation des monopoles d’État. Il n’obtiendra
d’ailleurs qu’une satisfaction partielle, le Reichstag se bornant à voter
des impôts sur le tabac, l’alcool et le café. Les droits de douane
constituent une autre rentrée possible. Aussi Bismarck encourage-t-il
les tendances protectionnistes de certains milieux économiques. Mais
son souci d’unir en même temps les différentes fractions de la classe
dirigeante le contraint à transiger. En effet, les industriels sont
favorables à l’introduction de tarifs protecteurs sur les produits
fabriqués, mais hostiles à des droits sur les grains qui ne peuvent que
peser sur le prix de la main-d’œuvre. Les grands propriétaires de
l’Est, producteurs de céréales, sont évidemment d’un avis contraire.
Quant aux armateurs et aux négociants, ils souhaitent le maintien
d’une politique libre-échangiste. La loi du 12 juillet 1879 cherche à
établir une sorte d’équilibre entre ces intérêts divergents. Elle marque
le retour au protectionnisme et fait porter les droits sur le bois, les
céréales, les métaux et certains produits de consommation (alcool,
tabac). En même temps, Bismarck impose à l’Empire une unité
monétaire commune. En juillet 1873 le mark, défini par un poids d’or
de 0,398 g, devient monnaie fédérale et en mars 1875 est créée la
Reichsbank qui reçoit le monopole d’émission des billets pour
l’ensemble du Reich.
D’autres mesures centralisatrices sont adoptées. Certaines visant
essentiellement la Prusse comme la loi de 1872 qui retire aux Junkers
leurs pouvoirs de justice et de police, et qui divise le pays en douze
provinces dirigées par un Conseiller nommé, assisté d’une assemblée
élue. D’autres ont un carac tère plus général, telle la réforme
judiciaire par laquelle Bismarck impose à tout l’Empire un Code civil
commun. La même volonté d’unification apparaît encore dans la
création en 1873 d’un Office des chemins de fer qui reçoit
l’autorisation de construire des lignes dans tous les États et contrôle
les constructions de lignes privées. Enfin, si la loi militaire d’avril 1871
maintient l’autonomie des armées de la Saxe, de la Bavière et du
Wurtemberg, la Prusse, qui regroupe autour d’elle les armées de
tous les autres États, impose ses règles à l’ensemble des
contingents, placés en temps de guerre sous les ordres de
l’Empereur.

La lutte contre les forces centrifuges


Pour Bismarck, trois éléments menacent l’unité du nouvel État : les
minorités non allemandes, les catholiques et les socialistes. Aussi va-
t-il chercher à les assimiler ou à briser leur résistance. À l’égard des
minorités qui peuplent les zones marginales de l’Empire, le chancelier
pratique une politique de germanisation qui est menée principalement
en Alsace-Lorraine et en Pologne où le particularisme et le
nationalisme anti-prussien s’appuient sur un clergé catholique très
influent. Ce n’est pas le cas dans le Schleswig du Nord, pays
protestant plus aisément assimilable.
Contre les catholiques, soutenus par le Zentrum de Windthorst,
Bismarck va mener pendant plusieurs années le Kulturkampf, le
« combat pour la civilisation ». Pour le chancelier en effet, les
catholiques (15 millions contre 25 millions de protestants) constituent
un élément hétérogène dans l’unité allemande. Tournés d’une certaine
façon vers la Rome latine, ils peuvent éventuellement freiner
l’épanouissement d’une culture proprement allemande. Mais Bismarck
leur reproche surtout d’être hostiles à l’hégémonie prussienne et par
conséquent de soutenir les droits des États et les minorités
nationales. Prenant prétexte de l’affirmation du dogme de l’infaillibilité
pontificale, proclamé en 1870 par le Concile et refusé par certains
catholiques allemands (schisme des « vieux catholiques »), il fait
voter de 1872 à 1875 par le Landtag prussien ou par le Reichstag
une série de lois – les lois de mai – inspirées par le ministre des
cultes Falk : limitation du nombre des couvents, expulsion des
jésuites, obligation pour les futurs clercs d’étudier dans une université
d’État, laïcisation de l’État civil, etc. L’opposition catholique est très
vive. En 1875, huit évêchés sur douze sont vacants et le quart des
paroisses n’a plus de titulaire. Aussi Bismarck, qui a besoin de l’appui
du Zentrum pour imposer ses mesures protectionnistes, profite de
l’élection au pontificat du pacifique Léon XIII pour faire la paix avec
les catholiques. En 1880, la plupart des mesures sont suspendues et
en 1887 un nouveau concordat est conclu par la Prusse.
Bismarck expose les origines du Kulturkampf
« Pour moi, la direction de notre politique n’était pas déterminée par un but
confessionnel mais uniquement par la volonté de consolider, de la manière la
plus durable possible, l’unité conquise sur les champs de bataille. De tout temps
j’ai été, au point de vue religieux, tolérant jusqu’aux limites que fixe aux
prétentions de chaque croyance particulière la nécessité de la vie commune
des différentes confessions dans le même organisme politique… Mais le clergé
catholique, s’il veut pleinement remplir sa mission théorique, doit sortir du terrain
religieux et prétendre prendre sa part du pouvoir laïque. Il est, sous des formes
religieuses, une institution politique, et il fait partager à tous ses membres sa
conviction que sa liberté consiste dans la domination, et que, partout où l’Église
ne domine pas, elle a le droit de se plaindre de persécutions dioclétiennes…
Quand j’engageai le Kulturkampf, j’y étais principalement déterminé par le
côté polonais de la question…, les tableaux de statistiques ne permettaient plus
de mettre en doute les progrès rapides du nationalisme polonais, aux dépens du
germanisme… Dans le grand-duché de Posen et dans la Prusse occidentale,
comme le démontraient les rapports officiels, des milliers d’Allemands et des
villages entiers qui, dans la génération précédente, passaient officiellement pour
allemands, avaient reçu, avec l’appui de la « division catholique », l’instruction
en polonais et étaient officiellement désignés comme « Polonais »… La division
catholique du ministère des Cultes avait été à l’origine instituée pour que les
Prussiens catholiques pussent défendre les droits de leur État dans ses
rapports avec Rome. Par le changement de ses membres elle était devenue
peu à peu une autorité qui défendait contre la Prusse, au sein de l’administration
prussienne, des intérêts romains et polonais. J’ai plus d’une fois expliqué au roi
que cette division faisait plus de mal qu’un nonce du pape à Berlin… Je ne
réussis pas à triompher de l’aversion que l’empereur montrait pour la
nomination d’un nonce à Berlin… Mais il se convainquit du moins du danger
qu’offrait la « division catholique », et il donna l’autorisation de la supprimer,
malgré la résistance de l’impératrice. »

Bismarck, Pensées et souvenirs, Le Soudier, 1899, cité


par M. Laran et J. Willequet, in Recueil de textes
d’histoire Tome V, Dessain Ed., p. 108.
Le Programme de Gotha (1875)
« 1. Le travail est la source de toute richesse et de toute culture, et, comme
en général le travail productif n’est possible que par la société, son produit
intégral appartient à la société, c’est-à-dire à tous les membres de celle-ci, tous
devant participer au travail, et cela en vertu d’un droit égal, chacun recevant
selon ses besoins raisonnables.
Dans la société actuelle, les moyens de travail sont le monopole de la classe
capitaliste ; l’état de dépendance qui en résulte pour la classe ouvrière est la
cause de la misère et de la servitude sous toutes ses formes.
L’affranchissement du travail exige la transformation des instruments de
travail en patrimoine commun de la société et la réglementation par la
communauté du travail collectif, avec affectation d’une partie du produit aux
besoins généraux et partage équitable du reste.
L’affranchissement du travail doit être l’œuvre de la classe ouvrière, en face
de laquelle toutes les autres ne forment qu’une masse réactionnaire.
2. Partant de ces principes, le Parti ouvrier socialiste d’Allemagne s’efforce,
par tous les moyens légaux, de fonder l’État libre de la société socialiste, de
briser la loi d’airain des salaires par la destruction du système de travail salarié,
d’abolir l’exploitation sous toutes ses formes, d’éliminer toute inégalité sociale et
politique.
Le Parti ouvrier socialiste d’Allemagne, bien qu’il agisse tout d’abord dans le
cadre national, a conscience du caractère international du mouvement ouvrier,
et il est résolu à remplir tous les devoirs qui s’imposent de ce fait aux travailleurs
en vue de réaliser la fraternité de tous les hommes.
Le Parti ouvrier socialiste d’Allemagne réclame, pour préparer les voies à la
solution de la question sociale, l’établissement de sociétés ouvrières de
production avec l’aide de l’État, sous le contrôle démocratique du peuple
travailleur. Les sociétés de production doivent être suscitées dans l’industrie et
l’agriculture avec une telle ampleur que l’organisation socialiste du travail en
résulte. »

Cité par J. Droz, in Le socialisme démocratique, op. cit.,


p. 52.
Extraits de la loi de 1883 sur l’assurance-maladie
« Art. premier. – Les personnes qui sont occupées moyennant un traitement
ou un salaire :
1 1.
dans les mines, les salines, les établissements où l’on
traite les minerais, les carrières et lieux d’extraction,
dans les fabriques et les forges, dans l’exploitation
des chemins de fer et la navigation à vapeur à
l’intérieur, dans les chantiers et l’industrie des
constructions ;
2 2.
dans les métiers manuels et autres emplois industriels à
poste fixe ;
3 3.
dans les industries où il est fait usage de machines à
vapeur ou de machines mues par des forces
naturelles (vent, vapeur, gaz, air chaud, etc.), à
moins que cet usage ne consiste exclusivement dans
l’emploi momentané d’une machine n’appartenant pas
à l’outillage normal, seront assurées contre les
maladies conformément aux dispositions de la
présente loi…
Art. 5. – Les secours à fournir aux malades comprendront :
1 1.
à partir de la maladie, les soins gratuits du médecin, les
médicaments, ainsi que les lunettes, bandages, et
autres moyens curatifs ;
2 2.
en cas d’incapacité de travail, pour chaque journée de
travail à partir du troisième jour qui suit celui où la
maladie s’est déclarée, un secours en argent
s’élevant à la moitié du salaire journalier que gagne,
dans le lieu, un ouvrier ordinaire à la journée.
Les secours aux malades cessent au plus tard à la fin de la troisième
semaine depuis le commencement de la maladie… »

Cité par Éd. Vermeil, L’Allemagne contemporaine, Aubier,


T. I.

Contre les sociaux-démocrates, Bismarck tente d’abord d’employer


la force. Prenant prétexte d’attentats commis contre l’Empereur, il fait
voter en octobre 1878 une loi qui leur interdit toute propagande, toute
manifestation publique, supprime leurs associations et leurs journaux
et contraint leurs dirigeants à l’exil. Ces mesures s’avèrent vite
inefficaces. Aux élections de 1890 le SPD recueillera 1,5 million de
voix et 24 députés. En attendant, Bismarck adopte une autre
tactique. Voulant se concilier les masses et désamorcer les
revendications ouvrières, il adopte des mesures sociales
audacieuses. Il encourage les coopératives ouvrières et surtout, met
au point une législation sociale sans exemple en Europe à cette
époque. En 1883 est votée la loi créant l’assurance-maladie
obligatoire financée pour les 2/3 par les cotisations ouvrières et pour
1/3 par les versements patronaux. L’année suivante, la loi sur les
accidents du travail met ceux-ci à la charge du patron. En 1889 enfin
est adoptée la loi sur l’invalidité et la vieillesse. Elle s’applique aux
travailleurs agricoles et industriels assurés depuis l’âge de 16 ans.
Patrons et travailleurs cotisent à égalité, avec le cas échéant
complément de l’État. La caisse ainsi créée accorde des prestations
en cas d’incapacité de travail et assure une pension-retraite à partir
de 65 ans.
Si dans l’ensemble ces réformes ont été bien accueillies par les
ouvriers, le « socialisme d’État » inauguré par Bismarck n’a nullement
affaibli l’audience de la social-démocratie. Aussi le chancelier
s’apprête-t-il à engager une nouvelle épreuve de force contre le
mouvement ouvrier. Mais le nouvel empereur Guillaume II est très
opposé à l’aggravation des mesures répressives dirigées contre les
socialistes. Soucieux de ne pas commencer son règne par un « bain
de sang », l’Empereur annonce en 1890 sa volonté de poursuivre le
socialisme d’État et envisage de convoquer une Conférence
internationale pour la protection des travailleurs. Ce désaccord sur
l’attitude à adopter à l’égard de la classe ouvrière et du mouvement
socialiste est l’un des éléments du conflit qui oppose Guillaume II à
Bismarck et qui aboutit en mars 1890 au départ du chancelier.
Chapitre 3

L’Allemagne de Guillaume II

Le tournant de 1890

La chute de Bismarck

Après la mort de Guillaume Ier et le très court règne de Frédéric III,


Guillaume II devient empereur à 27 ans en juin 1888. Désireux
d’assumer seul les responsabilités du pouvoir et en désaccord sur la
plupart des points avec la politique de son vieux chancelier, il ne tarde
pas à entrer en conflit avec lui.
On a beaucoup parlé des oppositions de caractère entre les deux
hommes. En fait, si leurs tempéraments se heurtent effectivement, ce
sont des oppositions plus profondes qui déclenchent le conflit et
aboutissent à la chute du chancelier.
Sur le plan intérieur, Guillaume II reproche à Bismarck son échec
dans la lutte entreprise contre les socialistes. Ni les mesures
répressives, ni le « socialisme d’État » n’ont pu freiner les progrès de
l’extrême-gauche et, en 1890, les socialistes ont obtenu un million et
demi de voix aux élections. D’autre part, les organisations
clandestines de gauche se sont maintenues et les syndicats, dissous
depuis 1878, se sont reconstitués sous le nom d’associations de
secours mutuel. Bismarck envisage dans ces conditions de frapper un
grand coup et prépare une sorte de coup d’État devant aboutir à une
modification de la constitution. Il escompte bien que les socialistes
réagiront par des émeutes, ce qui lui permettrait, pense-t-il, d’écraser
définitivement leurs organisations. Mais Guillaume II manifeste une
vive hostilité à l’égard de cette vaste provocation. Il entend ne pas
commencer son règne par des fusillades et contraint le chancelier à
renoncer à son aventureux projet.
Dans le domaine de la politique extérieure, les idées des deux
hommes s’opposent plus radicalement encore. Pour important que
soit, aux yeux de Bismarck, le développement économique de
l’Allemagne, le vieux chance lier poméranien demeure un « rural », un
grand seigneur terrien pour qui l’essentiel de la puissance allemande
réside toujours dans les provinces agricoles de l’Est, berceaux de
l’Unité. Le système diplomatique qu’il a mis en place est donc
strictement continental. C’est aussi un système d’« Ancien Régime »,
fondé sur le principe de l’union des souverains légitimes et de la
solidarité des puissances conservatrices contre la France
révolutionnaire, même si Bismarck n’est pas entièrement dupe de
cette distinction.
Or, l’Allemagne de 1890 n’est plus celle de 1871. En 20 ans, le
rapide essor industriel a profondément modifié les structures
économiques et sociales du Reich. Les provinces agricoles de l’Est
ont cessé d’être le centre de gravité de la puissance allemande.
Celui-ci s’est déplacé vers l’Ouest pour se fixer autour de l’axe
rhénan, dans les régions qui, de la Forêt Noire à la mer du Nord,
possèdent, avec la plus belle voie fluviale d’Europe, les hommes, les
ressources énergétiques et les matières premières nécessaires au
développement d’industries puissantes. Aussi les dirigeants des
entreprises industrielles et financières qui ont prospéré dans cette
zone ont-ils tendance à peser de plus en plus fort sur les orientations
de la politique allemande. Qu’il s’agisse de trouver des débouchés
commerciaux extra-européens ou de désarmer l’hostilité des masses
en les intégrant au système, il y a sans aucun doute chez les hommes
d’affaires et chez les industriels allemands le sentiment qu’il est
temps de rompre avec les conceptions trop strictement continentales
de Bismarck et avec des méthodes répressives pouvant devenir
dangereuses.
La bourgeoisie est d’autant plus incitée à retirer son appui au
chancelier que le nouvel empereur semble proposer une solution de
rechange, plus conforme à ses vœux et à ses intérêts. En refusant
d’engager l’épreuve de force avec les organisations de la classe
ouvrière, et en affirmant hautement sa volonté d’élargir à l’ensemble
de la planète la politique étrangère de l’Allemagne, Guillaume II se
fait, consciemment ou non, l’écho de ces nouvelles tendances.
Bismarck, qui incarne au contraire les forces du passé, en
irrémédiable déclin, ne peut que s’incliner et céder la place à
l’Empereur lui-même et aux hommes du « nouveau cours ».
Le 15 mars 1890 Guillaume II, bien décidé à mettre fin à la
« dictature » de son chancelier, met celui-ci en demeure de se
soumettre. Outre la direction de la politique extérieure, qu’il entend
assumer personnellement, il veut pouvoir communiquer directement
avec les ministres prussiens sans passer par le chancelier, comme le
prescrivait un règlement de 1852 qu’il se propose d’abolir. Invité à
capituler sur les deux plans, Bismarck ne peut évidemment s’y
résoudre. Mais la lettre de démission que Guillaume II et la coterie
de Cour hostile au chancelier attendent avec impatience n’arrive
qu’avec plusieurs jours de retard. Sous une forme respectueuse,
Bismarck y décline avec hauteur le titre de duc de Lauenbourg que le
souverain lui offrait « sans doute pour lui permettre de voyager
incognito ». Il se retire dans ses terres où il mourra en 1898, sans
s’être consolé d’avoir dû quitter le pouvoir.

Guillaume II

Le nouvel empereur a 29 ans au moment où il contraint Bismarck à


la retraite. Physiquement, il a du panache et de la prestance mais
souffre d’une atrophie congénitale du bras gauche. Certes, il s’efforce
de dissimuler cette infirmité au prix d’un immense effort de volonté,
mais il n’y parvient pas toujours. Excellent cavalier, il lui faut de l’aide
pour monter à cheval et son caractère trahit un sentiment d’infériorité
qui le pousse à chercher des compensations. Ainsi, ce prince
intelligent et cultivé, remarquable par ses qualités de mémoire et par
ses talents d’orateur, se laissera dominer par ses tendances
tapageuses et fanfaronnes. Incapable de maîtriser ses impulsions, ni
de soumettre son orgueil aux nécessités de la politique et de la
diplomatie, il multiplie les discours théâtraux et accumule les
imprudences. Nerveux et inquiet, il passe en quelques heures de
l’exaltation au découragement, des témoignages d’amitié aux
reproches virulents. Aussi son entourage veille-t-il à filtrer ses
sources d’informations : coupures de presse, documents
diplomatiques, etc., et à censurer à son insu ses écarts de langage.
Sans parvenir toujours à limiter leurs effets ni à rendre plus cohérente
une ligne politique souvent privée d’idées directrices.

Les transformations économiques du Reich

Les conditions sont dans l’ensemble très favorables

Aux ressources naturelles, et tout particulièrement à la richesse en


charbon, base de la première révolution industrielle, s’ajoutent les
atouts du dynamisme démographique. De 1870 à 1913, la population
passe de 41 millions à plus de 67 millions d’habitants. Cette
croissance est due au recul de la mortalité, qui caractérise au
e
siècle tous les pays en cours d’industrialisation, et aussi,
phénomène moins répandu, au maintien d’une forte natalité (36 ‰ à
la fin du siècle). D’autre part, au fur et à mesure que le pays
s’industrialise, le rythme de l’émigration se ralentit : 1 800 000
départs en 1880-1895, 400 000 seulement pour les 15 années
suivantes. Bien entendu, l’accroissement s’accompagne d’un intense
exode rural et d’une forte poussée d’urbanisation. De 36 % du total
au moment de la fondation du Reich, la population des villes passe à
60 % en 1910, date à laquelle on compte 45 villes de plus de
100 000 habitants. Cette explosion démographique est un puissant
facteur de développement économique. Elle est d’autant plus
bénéfique pour l’industrie qu’elle ne s’accompagne pas, comme dans
d’autres pays, d’une véritable poussée révolutionnaire. La classe
ouvrière allemande, active et disciplinée, reste dans l’ensemble peu
combative.
Protégée par de hautes barrières douanières, l’économie
allemande bénéficie d’autre part du renversement de la conjoncture
mondiale qui, faisant suite à la dépression des années 1873-1895, se
traduit par une hausse rapide des prix et par un accroissement de la
production que ralentissent à peine les crises cycliques de 1901-1902
et de 1907.

Les manifestations de l’essor économique

L’agriculture progresse en dépit des médiocres conditions


naturelles et grâce à un emploi généralisé des engrais et des
machines, ainsi qu’à la mise en culture de terres nouvelles. De 1880 à
1914 la production double et les rendements augmentent d’au moins
80 %. L’Allemagne est alors au 4e rang européen ce qui ne l’empêche
pas, compte tenu de la forte augmentation de population, de devoir
importer une part importante des céréales qu’elle consomme
(2 millions de tonnes de blé, 3 millions de tonnes d’orge).
L’industrie connaît un essor beaucoup plus spectaculaire. En 1913
l’Allemagne, avec 260 millions de tonnes de charbon, se trouve au 3e
rang mondial, après la Grande-Bretagne et les États-Unis, au second
rang pour la fonte (16,7 millions de tonnes) et l’acier (17 millions de
tonnes), après les États-Unis, mais avant l’Angleterre qu’elle a
dépassée aux environs de 1900, au premier rang mondial enfin pour
les industries électroniques et chimiques. Géographiquement, cette
grande industrie se localise en quatre pôles bien déterminés : la Ruhr,
qui vient très largement en tête et qui reste la grande forteresse
industrielle, la Silésie dont le bassin houiller concentre, comme celui
de la Ruhr, les industries de base, la Saxe et la région de Berlin où
dominent au contraire les industries de transformation et les
industries différenciées. Deux traits caractérisent l’industrie allemande
et en font alors l’une des plus modernes du monde.
– En premier lieu, le rôle des banques. Les plus importantes
d’entre elles ont vu leur capital doubler pour la seule période 1890-
1900, comme en témoigne le tableau suivant, qui porte sur
l’augmentation du capital des quatre principaux établissements de
crédit (les « 4 D ») :

Or ces établissements, qui détiennent près de la moitié du capital


bancaire, ont une politique financière extrêmement dynamique et
résolument tournée vers les investissements industriels. L’industrie
obtient facilement de larges crédits qui permettent aux entreprises de
renouveler leur matériel et de rationaliser leur production. En
échange, les banques reçoivent une partie des actions de la grande
industrie et leurs représentants siègent au conseil d’administration
des établissements de crédit. Il s’opère ainsi, à un degré beaucoup
plus grand que dans les autres nations industrielles d’Europe, une
fusion, une interpénétration étroite entre le capital bancaire et le
capital industriel. À titre d’exemple, on peut citer la Diskonto qui
contrôle la plus grosse société charbonnière de la Ruhr, la
Gelsenkirchen.
– L’industrie allemande se caractérise également par sa très forte
concentration. Le mouvement, qui s’est trouvé accéléré par la
dépression des années 1873-1895 et par les crises cycliques,
s’achève au début du e siècle. Sur le plan vertical, il a abouti à la
création de très vastes sociétés par actions, les Konzerne, formées
d’entreprises d’une même branche liées par des participations
financières. Les opérations les plus spectaculaires ont été réalisées
dans ce domaine par les sidérurgistes : Krupp, qui emploie 70 000
ouvriers en 1913, Thyssen qui a acheté après 1900 des mines de fer
en Lorraine, en Algérie et en Normandie, et surtout Ugo Stinnes, qui
fournit l’exemple le plus remarquable de concentration verticale avec
ses mines de charbon dans la Ruhr et de fer en Lorraine, ses
industries métallurgiques, chimiques, ses fabriques de papier et ses
affaires de presse, ainsi que le contrôle d’une compagnie de
navigation sur le Rhin.
Sur le plan horizontal, la concentration revêt des caractères plus ou
moins poussés. Elle peut prendre la forme de l’absorption des petites
sociétés par les grosses. C’est le cas en particulier dans le domaine
de la chimie ou de l’électricité. Des firmes comme la Badische Anilin
(chimie) ou Siemens (industrie électrique) deviennent ainsi de
véritables géants qui dominent le marché. Elle revêt au contraire
l’aspect d’une association qui se partage le marché dans le domaine
du charbon ou de l’acier, ce qui sauve les petites sociétés en les liant
aux grosses affaires. On a alors un Cartel qui fixe les prix et
réglemente la production. L’exemple type est celui du Kohlensyndicat
(comptoir charbonnier) rhéno-westphalien, fondé en 1893 par Kirdorf.
Il a pris la forme d’une société par actions dont les actionnaires sont
les propriétaires des mines, chacun recevant un nombre d’actions
proportionnel à la capacité de production de son entreprise. Le
Syndicat achète toute la production de ses membres. Il se charge de
la vendre, pratiquant tantôt le prix fort, tantôt le dumping. Il règle la
production afin d’éviter l’engorgement du marché, impose des
amendes pour dépassement du contingent fixé et répartit les
bénéfices au prorata des actions. Tous les cinq ans l’accord est
renouvelé et l’on procède à une nouvelle répartition des actions, en
tenant compte des modifications de la capacité de production. En
1913, le Kohlensyndicat a 64 adhérents et fournit 53 % du charbon
allemand. Sur son modèle se sont constitués des centaines de
cartels, parmi lesquels celui de la potasse, Kalisyndicat et surtout
celui de la sidérurgie, Stahlwerksverband, fondé en 1904.
Le commerce. Le rythme de l’expansion allemande se trouve
conditionné par un outillage de plus en plus gigantesque et par la
main-d’œuvre, non par les possibilités d’absorption du marché
intérieur. Exporter devient donc une nécessité vitale pour l’industrie
allemande. De fait, les ventes à l’étranger connaissent un essor
considérable grâce aux prix de revient modérés des produits
allemands, à l’agressivité et à la qualité des méthodes commerciales
(dumping, facilités de paiement, activité inlassable des voyageurs de
commerce) et aux nombreux investissements. Les Allemands
s’implantent solidement sur les marchés chinois, sud-américain et
surtout dans l’Empire ottoman où ils exercent une véritable
hégémonie. En 1913, le commerce allemand est, avec une valeur de
22 milliards de marks, le second du monde après celui de la Grande-
Bretagne.

Les conséquences sociales de l’industrialisation

Dans la classe dirigeante, où la distinction entre noblesse et


grande bourgeoisie s’efface peu à peu, du fait des anoblissements et
des mariages fréquents, l’aristocratie foncière a perdu une partie de
son influence et de sa richesse avec l’évolution de l’économie. Elle
conserve cependant un rôle important dans les campagnes et dans
l’armée. La haute bourgeoisie d’affaires, d’industrie et de banque,
grande bénéficiaire de la révolution industrielle, voit au contraire son
prestige croître en même temps que sa puissance financière. Au total
ce milieu dirigeant, qui est le plus sûr soutien politique du régime, ne
groupe pas plus d’un demi-million de personnes.
La classe moyenne présente également un double visage. Une
moyenne bourgeoisie d’industriels et de commerçants plus modestes,
de hauts fonctionnaires et de membres des professions libérales,
disposant d’un revenu supérieur à 3 000 marks, soit 2,5 millions de
personnes. Une petite bourgeoisie de paysans propriétaires,
d’artisans, de petits commerçants, de fonctionnaires, qui rassemble
de 20 à 25 % de la population et se trouve en partie menacée par la
prolétarisation.
Le prolétariat représente près de 70 % de la population, la moitié
au moins étant constituée d’ouvriers d’usines. Le sort de ces
derniers, misérable au lendemain de l’unité, s’est très nettement
amélioré avec la politique sociale de Bismarck et l’action des
organisations syndicales et politiques. Ce mieux-être explique
d’ailleurs très largement la faiblesse de l’esprit révolutionnaire de la
classe ouvrière allemande et le succès du « révisionnisme » de
Bernstein.
Les problèmes politiques de l’Allemagne wilhelmienne

Les hommes du « nouveau cours »

Le départ de Bismarck marque le début d’une relative instabilité.


Après Caprivi (1890-1894) et Hohenlohe (1894-1900), fidèles à
l’Empereur mais très effacés, le poste de chancelier est assumé, de
1900 à 1909, par von Bülow, un homme d’ancienne noblesse qui
essaie de renouer avec l’esprit et les méthodes de Bismarck. Mais il
se heurte à Guillaume II dans l’affaire du Daily Telegraph (interview
dans laquelle l’Empereur prétend avoir fourni aux Anglais le plan de la
guerre contre les Boers). Ayant soutenu très mollement l’Empereur
devant le Reichstag, il est disgracié en 1909 et remplacé par
Bethmann-Hollweg (1909-1917), beaucoup plus docile aux initiatives
du Kaiser.

Immobilisme et tensions politiques

Il se pose, de façon de plus en plus pressante, un problème des


rapports entre l’exécutif et le Parlement. Les chanceliers s’efforcent
de prendre appui sur des majorités de coalition (conservateurs +
nationaux-libéraux + Zentrum, mais ce dernier parti passe parfois à
l’opposition), sans que soit instauré un véritable régime
parlementaire. L’Empereur en effet ne tient compte des votes du
Reichstag que lorsqu’ils sont conformes à ses propres objectifs. Il en
résulte à partir de 1909 un état de tension encore aggravé par la
contradiction entre le mode d’élection au Reichstag (suffrage
universel) et au Landtag prussien (vote par classes). À cette date se
constitue un cartel anti-conservateur (Hansabund), qui groupe les
membres de la petite bourgeoisie (artisans, petits commerçants,
fonctionnaires) et qui organise des manifestations. Aux élections de
1912, l’opposition (sociaux-démocrates, nationaux-libéraux et
progressistes) triomphe du bloc gouvernemental (197 sièges contre
163). À eux seuls les socialistes ont près du tiers des députés.
Conscient du danger Bethmann-Hollweg songe à promouvoir des
réformes mais il se heurte à l’hostilité des conservateurs, en majorité
au Landtag de Prusse et aux réticences de l’Empereur. L’Allemagne
se trouve donc en 1914 à la veille d’une grave crise politique.

La poussée syndicaliste et social-démocrate

Elle reste, pour la classe dirigeante et pour l’équipe au pouvoir, le


problème le plus préoccupant. Réorganisé par Bebel, le SPD
remporte des succès électoraux de plus en plus éclatants, devenant
en 1912 le premier parti du Reichstag, tandis que les syndicats se
développent et s’organisent.
Séparés jusqu’alors, ils se fédèrent en 1892, sous l’autorité de Karl
Legien. En 1913, les syndicats sociaux-démocrates, dits « syndicats
libres », ont 2 millions et demi d’adhérents, alors qu’ils en avaient
300 000 en 1890. À côté de ces organisations, liées à la social-
démocratie et groupées dans la Confédération générale ouvrière, il
existe des syndicats chrétiens, créés en 1894, avec 750 000
membres, des syndicats « indépendants » (apolitiques) avec 300 000
membres, des syndicats « libéraux » (lassalliens) avec 100 000
membres, sans compter les syndicats « jaunes » mis sur pied par le
patronat pour lutter contre les grévistes. Au total plus de 4 millions de
syndiqués à la veille de la guerre, contre 1 million en France à la
même date.
La social-démocratie et les syndicats libres pèsent d’un poids très
lourd sur le mouvement ouvrier international en raison de leur
puissance et du nombre de leurs adhérents. Legien réunit à Stuttgart
en 1902 la première conférence syndicale internationale. En 1889,
lorsque se fonde à Paris la IIe Internationale, l’influence de Bebel y est
très forte. C’est vers l’Allemagne, qui possède le plus puissant parti
socialiste d’Europe que se tournent, à la veille de la guerre, les
regards de tous les socialistes européens.
Mais ce fort courant socialiste, s’il gagne en influence en Allemagne
et en Europe, ne cesse de s’affaiblir sur le plan de la doctrine et c’est
là, incontestablement, la rançon de son succès. L’élévation du niveau
de vie des ouvriers, le nombre et l’importance des cotisations, le
succès du mouvement coopératif, les victoires électorales, tout cela a
profondément modifié la social-démocratie et les syndicats libres. Le
SPD a en effet à la veille de la guerre 15 000 « militants appointés »
qui sont en permanence à son service ; 100 000 adhérents du parti
sont employés dans les services d’assurances sociales, les bureaux
de placement, les coopératives ; 20 000 d’entre eux siègent dans les
conseils municipaux. À la même date les coopératives ouvrières ont
1 620 000 adhérents et un chiffre d’affaires de 500 millions de marks.
Dans ces conditions, l’une des préoccupations essentielles des
dirigeants est de conserver les positions acquises ou de les
développer, plutôt que de faire la révolution. Même ceux qui sont
d’origine ouvrière, comme Ebert ou Noske, songent au Parti comme
en une fin en soi, une machine puissante capable d’assurer l’élection
de ses membres, de jouer un rôle notoire dans l’État. D’ailleurs, le
recrutement change entre 1900 et 1913. La social-démocratie
triomphante voit venir à elle des intellectuels, des universitaires, dont
les compétences vont bientôt faire les hommes-clés du parti. À la
veille de la guerre de 1914, les dirigeants sociaux-démocrates sont
des administrateurs réalistes, plus préoccupés d’efficacité immédiate
que de doctrine. Quant au groupe parlementaire du Reichstag, son
chef, Philip Scheidemann, est très représentatif de cette mentalité. Il
rêve de faire de la social-démocratie un parti respectable, intégré au
régime impérial et à la société allemande.
Cette évolution dans le recrutement et dans la mentalité influe bien
entendu sur la doctrine du mouvement ouvrier allemand. Karl Legien
entre dès 1890 en conflit avec la direction du SPD Pour lui, les
syndicats ne doivent pas se fixer des objectifs politiques, mais
seulement lutter pour l’amélioration immédiate du sort de la classe
ouvrière. Il ne s’agit donc pas de renverser le régime mais de
l’amender, en faveur des ouvriers. C’est à une conclusion identique
que parvient le théoricien Édouard Bernstein, qui va procéder à une
révision fondamentale du marxisme : le « révisionnisme ».
Employé de banque, rédacteur du Sozial-Demokrat imprimé à
Zurich, Bernstein a dû prendre en 1888 le chemin de l’exil. À Londres,
il s’est lié à Marx et à Engels. En 1896, il publie un ouvrage doctrinal,
Problèmes du socialisme, qui met en cause certains points de la
doctrine marxiste. À la demande du congrès du SPD, il précise sa
doctrine en 1899 dans Prémisses du socialisme. Pour Bernstein, le
schéma marxiste de l’évolution des sociétés est infirmé par les faits.
La diminution du nombre et de la gravité des crises après la grande
dépression est la preuve que le capitalisme, loin de succomber à ses
contradictions, a trouvé des moyens d’éviter ou de limiter les
accidents graves. La hausse du niveau de vie des masses contredit
la thèse de la paupérisation absolue de la classe ouvrière. La
résistance des petites entreprises à la concentration capitaliste, la
multiplication du nombre des actionnaires, s’inscrivent à l’inverse du
processus de concentration des fortunes et du pouvoir économique
entre les mains de quelques-uns. D’ailleurs, si la classe ouvrière n’est
pas encore mûre pour assumer le pouvoir, la bourgeoisie allemande,
composée d’esprits éclairés, est prête à satisfaire une partie des
revendications ouvrières. « Les intérêts de classe reculent, l’intérêt
général gagne en puissance », écrit Bernstein : autrement dit, la lutte
des classes représente un stade dépassé.
Quelles sont les conséquences de cette critique de la théorie
marxiste ? Il faut, pense Bernstein, abandonner l’objectif
révolutionnaire, ainsi que les nationalisations qui risquent de perturber
la vie économique. Ce qu’il faut, c’est développer la démocratie en
utilisant le suffrage universel (cf. Lassalle dont Bernstein publie les
œuvres et étudie les idées). Ainsi, par la voie légale, s’établira
progressivement le socialisme. Quel socialisme ? Pour Bernstein, le
socialisme, c’est la suppression des formes d’exploitation les plus
brutales, l’amélioration des rapports entre individu et société : « La
social-démocratie ne désire pas dissoudre cette société et en
prolétariser tous les membres. Elle travaille bien plutôt sans relâche à
faire accéder l’ouvrier encore placé dans la condition d’un prolétaire à
celle d’un bourgeois. » Conception réformiste, lassallienne, de
l’évolution des sociétés, qui permet l’alliance avec les partis
bourgeois, en vue de réaliser l’émancipation de la classe ouvrière par
la réforme.
Bernstein définit de nouveaux objectifs pour la social-
démocratie
« La conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière, l’expropriation des
capitalistes, ne sont pas des buts finaux, mais des moyens seulement pour la
réalisation de certains efforts et de buts déterminés. Comme telles, elles font
partie du programme de la social-démocratie et ne sont combattues par
personne. On ne peut pas prédire, quant aux circonstances dans lesquelles se
fera leur réalisation. Mais, pour pouvoir conquérir le pouvoir politique, il faut des
droits politiques, et la plus importante des questions de tactique que la social-
démocratie ait à résoudre actuellement, me paraît être celle du meilleur moyen
d’élargir les droits politiques et économiques des ouvriers allemands. Et jusqu’à
ce qu’une solution satisfaisante soit trouvée à cette question, l’accentuation des
autres ne saurait être finalement que de la déclamation. »

E. Bernstein, Lettres au Congrès de Stuttgart, 1898, cité


in J. Droz, Le Socialisme démocratique, 1864-1960,
Paris, Armand Colin, coll. « U », 1966, p. 54-55.

Sous la double pression de Legien et de Bernstein, les dirigeants


du parti social-démocrate se trouvent peu à peu gagnés aux idées
révisionnistes. Le rapprochement avec la bourgeoisie va d’ailleurs
très loin. Bernstein approuve par exemple les tendances impérialistes
de la bourgeoisie allemande, estimant qu’il est concevable qu’un pays
hautement civilisé soumette des peuples dont le niveau de civilisation
est moins élevé. Considérant d’autre part la situation en Europe,
Bernstein et ses disciples estiment de la même façon que l’Allemagne
doit tout faire pour éviter d’être submergée par la Russie, pays
« barbare » qui menace le Reich sur ses frontières orientales.
Aussi ne faut-il pas s’étonner que lors des congrès de
l’Internationale qui étudient la possibilité pour les socialistes de mettre
fin à la guerre ou de l’utiliser à des fins révolutionnaires au cas où elle
éclaterait, le SPD joue le rôle de frein.
– En 1907, au congrès de Stuttgart, le SPD s’oppose à l’idée d’une
grève générale en cas de déclaration de guerre et se prononce
seulement en faveur de la propagande pacifique et de l’action
politique.
– En 1913, les députés sociaux-démocrates votent avec le Centre
et les libéraux l’impôt sur l’accroissement des fortunes, premier impôt
direct perçu pour le compte du pouvoir fédéral et qui va servir à
accroître le potentiel militaire allemand.
À la veille de la guerre de 1914, le régime inauguré par Bismarck
se trouve donc dans une véritable impasse. D’une part parce qu’il
n’existe pas d’authentique solution de rechange révolutionnaire. La
social-démocratie est hostile à la prise du pouvoir par la violence et à
une restructuration fondamentale de la société. Elle est prête en
majorité à miser sur l’alliance des partis bourgeois, à condition de voir
le régime évoluer vers une plus grande démocratisation de la vie
politique et elle estime, après son triomphe aux élections de 1912,
que le moment est venu de mettre sur pied un véritable régime
parlementaire. Or, et c’est l’autre aspect de cette situation critique, la
classe dirigeante est loin d’être unanimement disposée à franchir
cette étape. La bourgeoisie d’affaires est plus préoccupée
d’accroître sa récente puissance économique que de méditer sur
l’avenir politique de l’Allemagne. Quant à l’ancienne classe dirigeante,
elle comprend mal l’évolution de la nouvelle Allemagne. S’appuyant
sur les forces conservatrices traditionnelles, l’armée ou la haute
administration, elle n’est pas prête à abdiquer son pouvoir et à laisser
s’installer la démocratie, prélude à la révolution. On comprend qu’elle
ait, dans ces conditions, largement soutenu les initiatives parfois
dangereuses de Guillaume II en politique extérieure. En exaltant un
nationalisme répandu dans toutes les classes de la société, en
favorisant une propagande visant à démontrer aux masses qu’elles
ont un intérêt majeur dans le maintien et dans le renforcement de la
puissance allemande, elle prolonge son existence de classe
dominante. Mais elle prépare en même temps, consciemment ou non,
une guerre dont l’issue fatale va remettre en cause sa toute-
puissance.
Le parti conservateur, vu par un député alsacien au
Reichstag, l’abbé Wetterlé
Député d’Alsace-Lorraine au Parlement allemand, l’abbé Émile Wetterlé fonde
en 1909 le Nouvelliste d’Alsace-Lorraine et adhère au Landespartei. Il se signale
pendant et après la guerre de 1914 comme un ardent nationaliste français et
sera député à la Chambre de 1919 à 1924. C’est en 1918 qu’il publie son
ouvrage Les coulisses du Reichstag dont est extrait le texte suivant.
« Le conservateur prussien, le Junker, n’est nullement, comme on se
l’imagine à l’étranger, un politicien souple, soumis et gouvernemental par
destination. Les hobereaux de l’Elbe forment une caste très fermée, mais dont
les traditions rigides ne s’accommodent d’aucune tutelle, même royale. Ils ont
une doctrine étatique à laquelle, dans toutes les fluctuations de la vie publique,
ils restent inébranlablement fidèles. Comme par ailleurs ils se font payer leur
fidélité au trône par toutes sortes de privilèges, et qu’ils occupent toutes les
avenues du pouvoir, ils ont désappris l’obéissance et parlent en maîtres dans un
État qui est devenu leur propriété.
Les postes de ministres, de gouverneurs de provinces, de Landraethe
(préfets), comme le haut commandement de l’armée, leur reviennent de droit.
Quand Miquel et Demburg furent nommés l’un ministre prussien, l’autre
secrétaire d’État de l’Empire, l’élévation de ces bourgeois à des dignités
réservées à la caste, provoqua une explosion de fureur dans les milieux
conservateurs. Dans les régiments de la garde, comme dans certains
régiments de cavalerie, tous les officiers appartiennent à des familles de
hobereaux. De là pour la caste une puissance effective, dont souvent elle
abuse.
Les conservateurs savent, au besoin, se montrer les plus féroces des
opposants au Landtag prussien et au Reichstag. Les chanceliers les redoutent
et capitulent presque toujours devant leurs exigences. Le prince de Bülow fut
leur victime, M. de Bethmann-Hollweg fut constamment obligé d’acheter leur
neutralité malveillante par des concessions de principe…
… Cette oligarchie a toujours empêché le grand royaume du Nord de
démocratiser ses institutions étatiques. Que de fois les conseillers de la
couronne prussienne n’ont-ils pas, au cours du siècle dernier, sous la pression
des événements, promis des réformes que les Junkers ont toujours fait avorter !
De 1898 à 1905, l’étoile des conservateurs avait pâli au Reichstag. Elle devait
reprendre tout son éclat durant les années qui suivirent, quand tous les partis du
parlement, après l’affaire d’Algésiras, comprirent que la grande guerre, voulue
par la droite et par le parti militaire, allait bientôt et infailliblement éclater. »
Abbé E. Wetterlé, Les coulisses du Reichstag, Paris,
Bossard, 1918.
Chapitre 4

La politique extérieure de l’Allemagne


impériale (1871-1914)

La politique continentale de Bismarck

Le traité de Francfort, qui met fin à la guerre franco-prussienne de


1870-1871, consacre sinon l’hégémonie, du moins la prépondérance
allemande sur le continent. Bismarck, qui avait délibérément provoqué
la guerre, parce qu’elle lui semblait nécessaire à l’achèvement de
l’Unité allemande, et qui a été l’artisan du succès prussien, se montre
dès lors satisfait et va, pendant vingt ans consacrer son indomptable
énergie au maintien d’un statu quo favorable à son pays.
On a qualifié de « systèmes bismarckiens » les réseaux d’alliances
que le chancelier s’est efforcé de mettre en place après 1871 dans le
but essentiel d’isoler la France et de briser toute velléité de revanche
de sa part. Ils sont en effet l’œuvre personnelle de Bismarck et ne
survivront guère à sa disgrâce. Ils correspondent d’ailleurs à une
conception « prussienne » et « terrienne » du rôle international de
l’Allemagne, conception qui se trouve quelque peu dépassée en 1890.

Les objectifs de Bismarck

L’homme – ce hobereau des provinces orientales de la Prusse, né


l’année du congrès de Vienne – explicite les objectifs de politique
extérieure qu’il fixe au nouvel État.
Bismarck est en effet un homme d’Ancien Régime qui fonde ses
options diplomatiques sur des notions traditionnelles :
– l’idée de concert des nations européennes, d’après laquelle les
grandes puissances doivent s’efforcer de se mettre d’accord pour
maintenir le statu quo établi par les traités de 1815 et qui constituent
dans une large mesure un retour à l’ordre ancien, bouleversé par la
Révolution et par les conquêtes napoléoniennes. Bien sûr Bismarck
ne défend ce principe que lorsqu’il le sert. L’Unité allemande est à elle
seule une atteinte profonde au statu quo et à l’équilibre de l’Europe.
C’est donc surtout après 1871, une fois réalisée l’unité du Reich, que
le chancelier allemand va se révéler un zélateur ardent de la notion
d’équilibre et de concert européens (ainsi au congrès de Berlin en
1878 où il joue le rôle d’arbitre) ;
– l’idée d’autre part, que le remodelage de l’Europe doit se faire,
quand on ne peut l’éviter, en fonction des intérêts des grands États et
sans tenir compte du droit des peuples à disposer de leur sort.
Bismarck ignore et méprise les nationalités (cf. son attitude à l’égard
des Bulgares lors du congrès de Berlin) et pour lui, les intérêts des
grandes puissances sont avant tout ceux des dynasties qui les
gouvernent.
Bismarck est aussi un grand seigneur terrien pour qui, en dépit des
récentes transformations économiques, l’essentiel de la puissance
allemande réside toujours dans les provinces rurales et
aristocratiques de l’Est. Le système diplomatique qu’il incarne est
donc, au moins dans sa forme, un système d’Ancien Régime, fondé
sur le principe de l’union des souverains légitimes et de la solidarité
des puissances contre-révolutionnaires. Surtout, il est un système
continental. Bismarck vise en effet à assurer l’hégémonie, ou du
moins la prépondérance de l’Allemagne sur le continent. Il tourne le
dos, de façon délibérée, à l’expansion coloniale qu’il accuse de
détourner l’Allemagne de son véritable but. Il faudra qu’un puissant
courant se dessine dans l’opinion publique allemande, notamment
dans les milieux d’affaires de Brême et de Hambourg, pour que le
chancelier se résigne à donner son accord à des initiatives, le plus
souvent privées, et qui aboutiront à l’installation des Allemands dans
le Sud-ouest africain en 1884, puis au Togo et au Cameroun. Mais
c’est en général contre son gré et on le voit plus volontiers
encourager les initiatives coloniales de ses adversaires virtuels, de la
France par exemple, qu’il espère de cette façon détourner de l’idée
de revanche.
Enfin, Bismarck est avant tout Prussien et soucieux de la grandeur
prussienne. On a vu que sa conception même de l’Unité était, pour
ce champion de l’autorité et de la réaction, fort éloignée du sentiment
national, lequel est encore au e
siècle une idée libérale et
révolutionnaire. Ce qui compte pour Bismarck, c’est moins de réunir
dans une même nation les peuples de langue et de civilisation
germaniques que d’assurer la puissance de la Prusse et la grandeur
de sa dynastie. Autrement dit, il s’oppose aux pangermanistes qui
prêchent au contraire un nationalisme conquérant et veulent réaliser
l’unité du « peuple allemand ». Son « système » est donc
essentiellement défensif et conservateur.
Ainsi, au lendemain de la victoire de 1871, Bismarck se montre
satisfait. L’achèvement de l’Unité, la proclamation de l’Empire et
l’annexion de l’Alsace- Lorraine lui semblent des résultats suffisants et
il ne manifeste aucun désir de pousser plus avant l’expansion du
territoire de l’Allemagne. Mais, pour maintenir les choses telles
qu’elles sont, il faut d’abord tenir la France isolée. Bismarck est en
effet persuadé que celle-ci ne se résignera pas à la perte de ses
provinces orientales et cherchera un jour ou l’autre à les récupérer.
Pour réaliser cet objectif, le chancelier allemand va fonder un
système d’alliances basé sur l’union des puissances
« traditionnelles » et des souverains légitimes contre la France
« révolutionnaire ». Il semble d’ailleurs n’avoir pas été dupe de cette
idée qui avait surtout l’avantage de servir ses intérêts. Ainsi, lorsqu’en
1873 Thiers doit céder la place aux hommes de l’Ordre moral,
Bismarck s’inquiète. Il craint qu’une restauration monarchique ne
vienne remettre en question tout son échafaudage diplomatique, ce
qui provoque une crise des relations franco-allemandes en 1875 et
fait craindre un moment que l’Allemagne n’engage une action
préventive contre la France.
Genèse et évolution du système bismarckien

Le premier « système » vise à grouper dans une même alliance les


trois grandes puissances contre-révolutionnaires. Avec l’Autriche le
rapprochement se fait sans difficulté. Bismarck recueille les fruits de
sa politique modérée à l’égard de Vienne après la victoire de
Sadowa. L’Autriche, abandonnant toute idée de revanche, regarde
maintenant vers les Balkans et songe à tirer parti de la dissolution
prévisible de l’Empire ottoman. Bismarck l’encourage tout en veillant à
ce que ses ambitions ne heurtent pas trop celles de la Russie. Avec
cette dernière, l’alliance semble en principe plus facile à réaliser
puisqu’il n’existe pas de contentieux russo-allemand. Mais comment
appuyer l’Autriche dans sa « poussée vers Salonique » et gagner en
même temps les sympathies du tsar ? C’est ici qu’intervient le
machiavélisme de Bismarck qui use précisément de l’argument –
auquel il ne croit guère – de la solidarité monarchique en face de la
France républicaine. Jugeant d’autre part inévitable le rapprochement
austro-allemand, le tsar estime préférable de s’y associer. Ainsi se
constitue l’Entente des trois empereurs. Guillaume Ier, François-
Joseph et Alexandre II se rencontrent à Berlin en 1872 et jettent les
bases de leur accord. Suit une série de conventions entre les trois
puissances. Celle du 6 juin 1873, passée entre la Russie et
l’Allemagne, établit qu’en cas d’attaque contre l’un des empires l’autre
interviendra aussitôt avec 200 000 hommes. Le même jour, un accord
austro-russe prévoit des consultations entre les deux pays en cas
« d’agression d’une tierce puissance » ou en cas de divergences
entre leurs intérêts. Le 22 octobre 1873, Guillaume Ier s’associe à cet
accord. En 1874, l’Italie adhère à son tour à l’entente, si bien qu’à
cette date l’isolement de la France sur le continent semble à peu près
complet.
En réalité cet accord, dans lequel deux des partenaires se
regardent avec méfiance du fait de leurs ambitions balkaniques, est
loin d’être parfait. Dès 1875 la Russie, qui craint qu’une nouvelle
guerre franco-allemande n’entraîne une véritable hégémonie de
l’Allemagne, soutient la diplomatie française. Mais surtout, c’est la
crise balkanique de 1875-1878 qui va provoquer l’effondrement du
système. Le congrès de Berlin a fortement mécontenté le tsar qui
reproche à Bismarck d’avoir favorisé l’Autriche-Hongrie. Au lendemain
du Congrès, Alexandre II déclare caducs les accords de 1873 et
morte l’Entente des trois empereurs. C’est, dira plus tard Bismarck,
« la plus grande erreur de ma vie ».
Le second « système » de Bismarck. La crise orientale a montré
l’impossibilité de faire coexister officiellement dans le même réseau
d’alliances l’Empire russe et l’Autriche. Bismarck va devoir opter entre
Vienne et Saint-Pétersbourg. Il choisit l’Autriche comme base de son
nouveau système diplomatique, tout en parvenant d’ailleurs en 1881 à
maintenir un lien avec la Russie et à attirer en 1882 l’Italie dans le
camp des puissances centrales. Par tradition et par amitié pour le
tsar, Guillaume Ier aurait préféré une alliance avec la Russie et
Bismarck dut menacer de se retirer pour obtenir gain de cause.
Finalement le 7 octobre 1879 le traité est signé avec Vienne. Il
prévoit une alliance militaire au cas où l’une des deux puissances
serait attaquée par la Russie, la simple neutralité dans le cas d’une
attaque venant d’une autre puissance. Il donne donc satisfaction à
l’Autriche, ce qui n’empêche pas Bismarck de tenter un nouveau
rapprochement avec la Russie. Pour attirer celle-ci dans son camp, il
feint d’abord de se rapprocher de la Grande-Bretagne alors en
rivalité en Asie avec l’empire des tsars. Politique dangereuse mais qui
réussit. En septembre 1879 le tsar, qui répugne encore à une alliance
avec la France républicaine, fait les premières avances. L’Autriche
n’est guère enthousiaste mais elle finit par céder et le 18 juin 1881 un
nouveau « traité des trois empereurs » est signé qui porte sur deux
points :
– neutralité bienveillante des deux autres puissances si la troisième
se trouve en guerre avec un pays étranger à l’alliance ;
– Autriche-Hongrie et Russie s’engagent à ne pas modifier le statu
quo.
Bismarck est satisfait. Il va s’efforcer de « faire marcher entre les
éléphants apprivoisés, l’allemand et l’autrichien, l’impétueux éléphant
russe ».
L’année suivante, le système s’élargit par l’adhésion de l’Italie où
l’on a craint, pendant la période de l’Ordre moral, que soit rallumée la
question romaine. Surtout, Bismarck a eu l’habileté de faire entrevoir
aux Italiens la possibilité d’une installation définitive en Tunisie, tout en
poussant les Français à intervenir dans la Régence. C’est chose faite
en 1881. L’humiliation subie par l’Italie provoque dans la péninsule une
vague d’hostilité contre la France. Aussi le gouvernement italien se
tourne-t-il vers Berlin, à la recherche d’une alliance capable de lui
épargner dans l’avenir un semblable camouflet. Bismarck se fait
d’abord tirer l’oreille, se demandant ce que l’on peut faire de « ce
petit roquet qui aboie aux jambes ». Finalement il accepte l’alliance
italienne et le 20 mai 1882 est signé le traité de Triple-Alliance. Il
représente, avec des fortunes diverses, l’élément le plus durable de
la politique bismarckienne, puisqu’il devait, avec les modifications de
détail, être renouvelé pendant plus de 30 ans.
Les aménagements et l’apogée du système bismarckien. La
Triplice est renouvelable en 1887. La crise bulgare et la menace de
guerre contre la France consécutive à l’affaire Schnaebelé donnent
alors plus de prix à l’alliance italienne et le comte Robilant, ministre
italien des Affaires étrangères, entend exploiter cette situation. Il
pose comme condition au renouvellement du traité une garantie du
statu quo en Méditerranée, dirigée contre une éventuelle expansion
de la France en Tripolitaine et une promesse de compensation pour
le cas où l’Autriche réaliserait de nouveaux gains dans les Balkans.
La Triplice ayant été ainsi révisée avec une pointe offensive dirigée
contre la France et la crise franco-allemande s’étant apaisée,
Bismarck juge bien lourds les engagements qu’il a dû prendre vis-à-
vis de l’Italie. Il va donc s’efforcer de les partager avec une autre
puissance et favorise pour cela des pourparlers anglo-italiens qui
aboutissent à l’accord de février 1887 par lequel les deux pays
affirment leur volonté de maintenir le statu quo en Méditerranée (mer
Égée et mer Noire comprises). Ces accords sont donc autant dirigés
contre la politique balkanique de la Russie que contre la France,
l’Angleterre se trouvant indirectement associée à la politique de la
Triple-Alliance.
Mais Bismarck juge son œuvre inachevée tant qu’il n’aura pas
écarté le risque d’une alliance franco-russe. Il faut faire vite. L’Entente
des trois empereurs expire en juin 1887 et le tsar, inquiet et
mécontent des progrès autrichiens dans les Balkans, manifeste son
intention de se retirer. Cela est d’autant plus grave que pour la
première fois les avances françaises trouvent un écho en Russie.
Cependant le ministre germanophile Giers parvient à écarter le chef
du mouvement panslaviste favorable à la France, le journaliste
Katkov, et reçoit carte blanche pour traiter avec l’Allemagne. En
juin 1887 est signé le traité dit de « contre-assurance », qui assure
l’Allemagne de la neutralité russe en cas de guerre contre la France.
En échange, l’Allemagne promet son appui diplomatique dans la
question bulgare et dans des Détroits, ce qui n’était guère compatible
avec l’alliance austro-allemande.
La conclusion de ce traité marque l’apogée du système de
Bismarck. Liée à l’Autriche-Hongrie et à l’Italie, en contact avec
l’Angleterre et avec la Russie, l’Allemagne se trouve plus que jamais
au centre de la vie internationale. À aucun moment la France n’a été
plus isolée qu’à la fin de l’été 1887 quand triomphe la diplomatie du
chancelier de fer.

La liquidation du système bismarckien

En fait, le système est moins solide qu’il ne paraît. Il est fondé sur
le caractère secret du traité de contre-assurance et se trouve de ce
fait à la merci d’une indiscrétion. Il importe en effet que ni l’Angleterre
ni l’Autriche-Hongrie ne soient au courant des promesses relatives
aux Détroits, promesses inconciliables avec les accords antérieurs.
Bismarck a d’ailleurs conscience de ces faiblesses. Au début de 1889
il songe à remplacer l’entente avec le tsar par une alliance défensive
avec l’Angleterre dirigée contre la France et la Russie, sans que son
fils Herbert parvienne cependant à convaincre Salisbury. Peut-être
cherchait-il d’ailleurs seulement à inquiéter Saint-Pétersbourg. C’est
vers celui-ci en tout cas qu’il se tourne à nouveau en octobre 1889.
Le tsar qui ne se fait plus guère d’illusions sur la valeur de l’alliance
allemande, finit par accepter le principe de renouvellement, par
crainte de voir Berlin appuyer sans réserve la politique balkanique de
Vienne. Mais déjà Bismarck s’est heurté aux volontés du nouvel
empereur Guillaume II.
Bismarck parti, son successeur Caprivi se laisse diriger dans le
domaine extérieur par ses collaborateurs des affaires étrangères,
parmi lesquels émerge bientôt la personnalité du baron Fritz von
Holstein, pourvu du titre modeste de « conseiller référendaire » des
Affaires étrangères, en fait véritable éminence grise de la
Wilhelmstrasse. Il a été pendant longtemps l’un des collaborateurs
les plus fidèles de Bismarck, mais il est de ceux qui ont préparé sa
chute et il dirige aux Affaires étrangères une coterie de hauts
fonctionnaires auxquels pesait la dictature du vieux chancelier et qui,
par haine de celui-ci, vont soutenir une politique contraire à celle qu’il
avait menée à l’égard de la Russie : Marshall, Kiderlen et le sous-
secrétaire d’État Berchem. Ils sont d’accord avec Holstein quand il
juge que le traité de contre-assurance est en contradiction avec
l’esprit de la Triple-Alliance. C’est l’argument qu’ils développent
auprès de l’empereur. Celui-ci, soucieux de préserver l’honneur de
l’Allemagne et disposé à adopter à l’égard de ses alliés une politique
« claire et loyale », décide de ne pas renouveler le traité de contre-
assurance malgré l’insistance de Giers. En août 1890 la politique de
contre-assurance est irrémédiablement abandonnée et, avec elle,
c’est un pivot du système bismarckien qui disparaît.

La « Weltpolitik » (1890-1914)

L’essor de l’impérialisme allemand

Déjà, sous la pression des intérêts privés et de l’opinion publique,


Bismarck avait dû, en dépit de ses répugnances personnelles,
accepter de patronner les débuts de l’expansion en Afrique et dans le
Pacifique. Les établissements du Sud-ouest africain, du Cameroun,
du Togo, d’Afrique orientale et, dans le Pacifique, de Nouvelle-
Guinée, des îles Salomon et Marshall, font participer l’Allemagne au
partage du monde bien avant que la politique officielle de Guillaume II
n’engage le Reich dans les voies d’un impérialisme conscient.
Cependant, la chute du chancelier va accélérer le mouvement. C’est
que l’impérialisme allemand a des causes qui échappent très
largement à la volonté des dirigeants. Tout d’abord la pression
démographique. L’Allemagne, qui avait 41 millions d’habitants en
1871, soit un peu plus que la France, en a 49 en 1890 et 67 en 1914.
D’autre part, et surtout, le développement économique, qui lui fait une
nécessité de se tourner vers les marchés extérieurs. Dès la fin du
e
siècle l’Allemagne exporte plus de 30 % de sa production
industrielle. Dès lors les banques allemandes se tournent vers le
financement du commerce extérieur. Elles créent pour cela des
établissements à l’étranger et surtout à Londres, New York et
Anvers, plaques tournantes du grand commerce international. Elles
investissent dans des entreprises étrangères dont elles s’assurent le
contrôle, soit directement, soit indirectement par l’intermédiaire de
banques avec lesquelles elles conservent des relations étroites (c’est
le cas par exemple de la Banque commerciale italienne fondée en
1894 à Milan par des banquiers allemands). Des groupes allemands
s’intéressent ainsi à l’Extrême-Orient (Chine, Inde, Japon), à
l’Amérique latine, à l’Europe centrale (où les Allemands songent
surtout aux zones pétrolières de Galicie autrichienne et de Roumanie)
au Maroc, où la France contre leurs efforts, en Italie, en Russie et
surtout dans l’Empire ottoman, vaste domaine ouvert à la colonisation
européenne et dont les voies de communication restent à construire.
À ces causes profondes s’ajoute bientôt la mégalomanie de
Guillaume II, qui va donner à l’impérialisme une caution officielle et
favoriser le développement en Allemagne d’un vaste mouvement
nationaliste et conquérant, le pangermanisme.
L’avènement de Guillaume II et l’éviction de Bismarck ouvrent en
effet la voie d’une nouvelle politique qualifiée par l’Empereur de
« politique mondiale », Weltpolitik. L’Allemagne, qui jusqu’en 1890 a
assisté passivement au partage du monde, réclame, maintenant
qu’elle est consciente de sa puissance démographique et
économique, sa « place au soleil ». Pour cela l’Empereur dote le
Reich des instruments nécessaires à une politique d’expansion et de
prestige : l’armée, qui est renforcée et dont la place dans l’État
demeure éminente, et surtout la flotte, indispensable à l’expansion
outre-mer. La création d’une puissante marine de guerre est l’œuvre
du sous-secrétaire d’État à la marine, von Tirpitz, qui avec l’aide de la
grande industrie, directement intéressée à la construction navale,
développe la flotte de guerre allemande : croiseurs et destroyers
destinés à la protection des intérêts dans le monde, et aussi flotte de
ligne (cuirassés et croiseurs de bataille) capable d’affronter celle de
la Grande-Bretagne, ce qui doit inciter cette puissance estime
Guillaume II à faire une place à l’Allemagne dans le partage du
monde. En même temps est entrepris un vaste effort de propagande
pour rendre le développement de la flotte et l’expansion outre-mer
populaires dans l’opinion. Ce sont en particulier la fondation de la
Ligue navale (Flottenverein), des déclarations du style de celle de
Guillaume II qui proclame « notre avenir est sur l’eau », ou encore
des brochures comme celle de Stresemann (« Michel, écoute l’appel
du vent de la mer. »)

Guillaume II vu par le chancelier von Bülow

Portrait de l’Empereur

Le discours de Tanger

Von Bülow, op. cit.

Cette propagande en faveur de l’expansion allemande va au-devant


des idées sur la supériorité de la « race allemande » dont se font
l’écho les tenants du pangermanisme. C’est en 1891 qu’est fondée la
Ligue pangermaniste (Alldeutscher Verband), vaste mouvement qui
groupe des représentants de toutes les catégories de la classe
dirigeante allemande, qui manifeste ainsi son unanimité : amiraux et
généraux, industriels, hommes d’affaires, professeurs d’Université,
journalistes, hommes politiques. Sous la plume d’historiens comme
Ranke, de géographes comme Ratzel, de sociologues comme Max
Weber, les idées pangermanistes se présentent comme un corps de
doctrines vagues, d’aspects multiples, avec cependant des points
communs.
Se fondant sur Darwin et Malthus, les pangermanistes considèrent
que les peuples luttent entre eux pour la vie et qu’il est normal que le
plus apte l’emporte sur les moins doués. Or cette aptitude se
manifeste de deux façons :
– par la civilisation : certains peuples ont une « mission
civilisatrice », un haut degré de culture, d’autres au contraire, peuples
« inférieurs », sont incapables de s’organiser. Il appartient aux
premiers de soumettre les seconds ;
– par la guerre où se révèle le mieux l’aptitude d’un peuple à la
survie.
Or de tous les peuples, les Allemands sont dans tous les domaines
ceux qui ont la plus grande aptitude à la domination. Ces thèses,
exprimées souvent de façon naïve et proclamées comme des vérités
premières par les pangermanistes, trouvent une justification pseudo-
scientifique dans deux ouvrages principaux : l’Essai sur l’inégalité des
races humaines, du Français Gobineau, traduit en allemand en 1898
et les Fondements du e
siècle où l’Anglais Houston Stewart
Chamberlain, devenu sujet allemand et gendre de Richard Wagner
proclame que le fait majeur de la seconde moitié du e
siècle est le
réveil des peuples germaniques qui doivent imposer leur loi aux
peuples inférieurs. Renouant avec les vieux thèmes du romantisme et
déformant les données de la biologie, les pangermanistes aboutissent
à une véritable religion raciste, exaltation à la fois de l’instinct, de la
force et de la supériorité des Aryens. En même temps qu’ils rêvent
d’une Grande Allemagne qui regrouperait tous les peuples de
civilisation germanique (Allemands de l’Empire autrichien, des Pays
Baltes et de Russie, Suisses, etc.) et qu’ils affirment la vocation
coloniale de l’Allemagne, ils songent avec Naumann et Reimer à une
Mitteleuropa englobant l’Autriche et la France de l’Est, dominant les
Balkans et l’Empire turc jusqu’au Golfe persique. Directement ou
indirectement (théâtre, romans, musique de Wagner), ces thèmes
finiront par trouver une audience, sinon dans les masses, au moins
dans certains milieux dirigeants, dans l’armée et jusque dans
l’entourage de l’Empereur, notamment auprès du Kronprinz.

Les résultats de la Weltpolitik

L’Allemagne a payé d’un prix très lourd – la fin de l’isolement de la


France qui se lie à la Russie dès 1892 – l’élargissement de son
horizon diplomatique. Avec quel profit ? Elle établit solidement son
influence en Chine du Nord (intervention contre les Boxers en 1900),
pénétrant à partir de la baie de Kiao-Tchéou qui lui a été concédée
par la Chine dans la péninsule du Chantoung. Elle occupe des
positions économiques et financières extrêmement fortes dans
l’Empire ottoman, obtenant la concession du chemin de fer de
Bagdad, soit un réseau de 300 km avec le droit d’exploiter les mines
situées dans une zone de 20 km autour de la voie ferrée. Mais, tard
venue dans le partage du monde, elle ne peut guère obtenir
d’annexions territoriales qu’à la faveur d’une crise internationale
sciemment déclenchée. Après une tentative malheureuse en 1905
(discours de Guillaume II à Tanger), celle d’Agadir en 1911 lui permet
de recevoir une partie du Congo français en échange de la
renonciation de l’Allemagne à ses « droits » sur le Maroc. Ceci sous
la menace d’une guerre livrée à la France. En 1896 elle a de la même
façon tenté de prendre pied dans l’une des « chasses gardées » de
l’Angleterre, en soutenant les Boers dans leur résistance à la politique
britannique mais la crainte d’un conflit contre la Grande-Bretagne a
contraint Guillaume II à faire machine arrière. Enfin, elle ne cache pas
ses intentions de recueillir éventuellement la succession des petits
pays colonisateurs, Belgique ou Portugal (un traité secret de partage
des colonies portugaises est signé avec l’Angleterre en 1898 et
renouvelé en 1913).
Cette politique agressive a pour effet de dresser contre l’Empire
allemand nombre de pays et de rapprocher les autres grandes
puissances impérialistes, France, Grande-Bretagne et Russie qui,
entre 1904 et 1907, constituent face au bloc de la Triplice celui de la
Triple-Entente. La Triplice présente d’ailleurs quelques fissures.
Rompant, après la défaite éthiopienne d’Adoua (1896) avec les
ambitions africaines de Crispi, l’Italie se tourne vers les Balkans et
songe à nouveau à récupérer ses provinces « irrédentes », Trentin et
Trieste. Cette volte-face politique ne peut que l’opposer à l’Autriche et
la rapprocher de la France, ce que concrétisent les accords Prinetti-
Barrère de 1902, lesquels stipulent qu’en cas de guerre franco-
allemande non directement provoquée par la France, l’Italie resterait
neutre. Aussi, bien que la Triplice soit régulièrement renouvelée
jusqu’en 1912, Berlin et Vienne ne se font-ils plus beaucoup d’illusions
sur la fidélité de leur alliée latine. L’Allemagne, qui commence à se
sentir menacée d’encerclement, politiquement et économiquement,
n’en est que plus farouchement décidée à maintenir coûte que coûte
son alliance avec l’Empire austro-hongrois. Ce qui va la conduire peu
à peu à épouser les querelles de cette puissance, dont les ambitions
balkaniques se heurtent aux ambitions rivales de la Russie, elle aussi
soutenue de plus en plus fermement par la France. C’est dans ce
contexte qu’éclate la crise de l’été 1914.

Le déclenchement de la guerre

L’Allemagne et l’Autriche décident en juillet 1914 d’utiliser


délibérément l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo
pour en finir avec la Serbie, cheval de Troie de la Russie dans les
Balkans et de mettre fin de cette façon aux risques d’éclatement de
l’Autriche-Hongrie sous la pression des nationalités. À cette date en
effet, seule l’alliance autrichienne permet à l’Allemagne de ne pas se
trouver complètement isolée. Or Guillaume II a dû, lors des crises
balkaniques de 1912 et 1913, freiner le gouvernement de Vienne. La
« Duplice » résisterait-elle à une nouvelle dérobade allemande ? Le
Kaiser ne le pense pas et c’est pourquoi il se montre résolu, au
lendemain de l’attentat de Sarajevo, à soutenir la double monarchie. Il
ne souhaite sans doute pas la guerre générale, mais il en accepte le
risque s’il faut payer de ce prix la liquidation définitive du problème
serbe.
La classe dirigeante allemande accepte d’autant plus facilement de
suivre l’Empereur dans cette voie dangereuse – là encore, sans
doute, sans volonté délibérée de déclencher un conflit généralisé –
que l’Allemagne connaît à ce moment un certain nombre de
difficultés : problèmes politiques avec l’opposition parlementaire qui
pousse à une libéralisation du régime et se heurte de ce fait aux
défenseurs d’un pouvoir impérial fort, avec d’autre part la reprise de
l’agitation en Alsace-Lorraine, problème social avec les grèves de la
Ruhr et les progrès de la social-démocratie, problème économique
enfin. Il y a en 1914 un début de crise, provoqué par l’insuffisance
des débouchés commerciaux. La guerre peut paraître à certains une
solution possible. En fait, on l’accepte avec sérénité plus qu’on ne la
désire vraiment et il n’y a pas de trace de pressions exercées par les
milieux d’affaires pour entraîner le gouvernement dans l’aventure.
Pas de résistance non plus de la part de l’opinion publique qui va
se rallier unanimement à l’Union sacrée. La seule opposition pouvait
venir des socialistes, mais à Bruxelles, au bureau de l’Internationale,
les Allemands s’opposent à toute grève générale qui livrerait
l’Allemagne, pieds et poings liés, à la « barbarie russe ». Les
socialistes allemands sont convaincus que c’est la Russie qui, en
mobilisant, a provoqué la guerre, et que l’Allemagne, pays hautement
civilisé, a fait preuve de pacifisme. Autrement dit, l’attitude russe sert
d’alibi à la social-démocratie qui accepte une guerre pouvant aboutir
à libérer la Russie de l’oppression tsariste. Le chancelier Bethmann-
Hollweg est d’ailleurs sûr, en déclarant la guerre à la Russie, d’avoir
le SPD avec lui. Ne rappelle-t-on pas au sein du parti que Marx lui-
même n’écartait pas l’idée, en 1848, d’une guerre contre la Russie de
Nicolas Ier ? Le 29 juillet, la direction du SPD assure le chancelier
qu’elle n’entreprendra aucune action contre la mobilisation et le 2 août
celle des syndicats annonce son intention d’aider le gouvernement. Le
4, la totalité des députés sociaux-démocrates vote les crédits de
guerre, y compris la gauche du parti, conduite par Karl Liebknecht (un
des fils de Wilhelm, cofondateur du SPD), qui avait toujours lutté au
sein de la social-démocratie, pour une action énergique contre la
guerre. Le parti s’engage donc dans l’Union sacrée, comme au
même moment les socialistes français. À noter cependant qu’à la
différence de ceux-ci, les socialistes allemands ne participent pas au
gouvernement, la haine et la méfiance tenaces des classes
dirigeantes à leur égard les tenant écartés du pouvoir en dépit de leur
influence dans le pays.
C’est l’État-Major qui, pour des raisons techniques, exerce dans
ces conditions les plus fortes pressions sur les dirigeants politiques
du Reich. Si la guerre est inévitable – idée fréquemment énoncée par
Guillaume II – il faut profiter d’une situation qui pour l’instant est
favorable. Dans deux ans ou dans trois ans, les réformes militaires
adoptées par la Russie, rendront beaucoup plus aléatoire une lutte
engagée sur deux fronts. Une fois les premières mesures de
mobilisation prises par les Russes, il s’agit d’appliquer le plus vite
possible le plan offensif établi dès 1905 par le général Schlieffen.
Dès lors, ce sont les décisions des militaires qui dominent le débat et
qui aboutissent, entre le 1er et le 4 août 1914, au déclenchement de la
Première Guerre mondiale.
Au moment où le Reich se lance dans la guerre, l’Allemagne
demeure un État mal unifié, dominé par une Prusse qui lui a transmis
ses traditions aristocratiques et militaires. Dans cet État dépourvu de
toute tradition démocratique, la révolution industrielle a eu pour
principal effet de faire apparaître au sein des classes dirigeantes, à
côté de la haute aristocratie d’origine féodale, une classe de barons
de l’industrie très liée à celle-ci. Certes, les transformations
économiques ont fait naître en même temps un puissant mouvement
ouvrier s’appuyant sur le plus fort parti socialiste d’Europe, mais les
ambitions de la social-démocratie allemande se réduisent à la
création d’une démocratie bourgeoise par l’évolution sans heurts
brutaux du Reich impérial. Toutes les classes de la société sont
d’ailleurs emportées par cette forme spécifiquement allemande de
l’impérialisme qu’est le pangermanisme et l’Allemagne s’engage dans
la guerre avec la volonté de réaliser plus ou moins complètement le
programme pangermaniste.
Or le conflit qui s’ouvre va faire craquer les superstructures
politiques du Reich, en précipitant la chute des dynasties, sans
toutefois atteindre en profondeur les infrastructures sociales qui sous-
tendaient l’Empire allemand.
S’épancher, se défouler.
Chapitre 5

La Première Guerre mondiale : remise en


question de la réussite allemande

La victoire manquée (1914-1917)

Les échecs militaires

En s’engageant dans le conflit en août 1914, l’Allemagne escompte


une victoire rapide. Spéculant sur la lenteur de la mobilisation russe, le
plan Schlieffen prévoit un écrasement de la France en quelques
semaines qui permettrait de se débarrasser de l’adversaire le plus
redoutable, après quoi on se retournerait contre les armées du tsar
dont on pourrait venir aisément à bout en jetant contre elles l’ensemble
des forces libérées par la victoire à l’ouest. L’exécution du plan repose
donc essentiellement sur la rapidité de la manœuvre ; c’est pour
réaliser cet objectif prioritaire que le plan prévoit de tourner le dispositif
défensif français par une invasion de la Belgique, neutre et par
conséquent médiocrement préparée à faire face à une agression.
Au service de ses desseins, l’Allemagne peut compter sur des atouts
non négligeables. Militaires d’abord : la dotation en matériel lourd des
troupes du Kaiser est incontestablement supérieure à celle des armées
françaises ; la tactique mise au point par les stratèges du Grand État-
Major accorde à l’appui de l’artillerie une place essentielle, alors que
les chefs militaires français, imbus des théories du colonel de
Grandmaison, considèrent que le moral de la troupe est le facteur
principal de la victoire et que tout doit être subordonné à l’action du
fantassin dont l’aptitude à vaincre sera d’autant plus grande que son
contact avec l’adversaire sera plus direct.
Moraux ensuite : l’entrée en guerre a réalisé l’unanimité des
Allemands face à l’ennemi commun et les sociaux-démocrates eux-
mêmes en dépit des réticences de leur aile gauche conduite par Karl
Liebknecht ont voté les crédits de guerre ; la mobilisation de la Russie,
considérée par les socialistes comme le symbole même de
l’obscurantisme en lutte contre la civilisation, lève les derniers
scrupules et les syndicalistes affirment leur intention d’aider le
gouvernement dans la guerre défensive qu’il conduit contre l’agresseur
russe : aucune fausse note donc dans l’enthousiasme qui salue le
début de la « guerre fraîche et joyeuse ».
Économiques enfin : certes la structure de l’économie allemande qui
doit acheter à l’étranger 40 % de ses matières grasses, une grande
partie de ses céréales (dont 20 % viennent de Russie), l’essentiel de
son minerai de fer, la totalité de son pétrole, de son caoutchouc, de
son coton, de ses métaux non-ferreux la rend en théorie vulnérable.
Mais dès le début du conflit et sur les conseils de l’industriel Rathenau
ont été créé des Offices chargés de dresser un bilan des ressources
et de se procurer chez les neutres tous les produits nécessaires. À
court terme, la supériorité de l’industrie lourde allemande lui assure la
suprématie sur l’Entente ; mais une guerre longue risquerait d’être
catastrophique sur le plan économique. Une victoire rapide n’est donc
pas seulement nécessaire en raison des choix stratégiques ; elle
constitue un impératif qui résulte de la situation économique du pays.
L’échec de la guerre de mouvement à l’Ouest. À partir d’août 1914,
l’armée allemande a entrepris la réalisation du plan Schlieffen. Pendant
que l’aile gauche contient les tentatives de percées françaises en
Alsace, en Sarre et en Lorraine, l’aile droite commence un mouvement
tournant autour de Verdun, bousculant les armées belges du roi Albert,
puis l’armée britannique du maréchal French qui tente de s’opposer au
franchissement de la Sambre. Fin août, les Allemands se dirigent vers
Mantes (après avoir franchi la Somme), Paris, Château-Thierry,
Épernay, Vitry-le-François. Pendant que le gouvernement français
quitte la capitale, les troupes se replient vers le sud, poursuivies par
les armées des généraux von Klück, von Bülow, von Hausen. Une
initiative du général von Klück va remettre en cause le succès
allemand. Désireux de couper la retraite du général Lanrezac qui
commande l’aile gauche française et jugeant habile de couper de Paris
le gros de l’armée alliée, il s’écarte des instructions initiales et infléchit
sa marche vers le sud-est, franchissant l’Oise à Compiègne et se
dirigeant vers Meaux en négligeant la capitale (voir carte infra). Cette
initiative permet aux généraux français d’envisager d’attaquer von
Klück, avec l’armée qu’ils ont constituée en toute hâte à Paris. À partir
du 4 septembre, les troupes de Paris, commandées par le général
Maunoury, se jettent sur le flanc droit de

l’armée allemande. Transformée en offensive générale de Verdun à


Meaux, la contre-offensive française, que l’histoire retient sous le nom
de bataille de la Marne (voir carte infra), se déroule du 6 au
13 septembre. Elle aboutit à rejeter les Allemands sur l’Aisne où ils se
consolident durant les derniers jours du mois. Les ultimes tentatives
des deux armées pour se déborder réciproquement conduisent aux
affrontements de l’automne 1914 (batailles de la Somme, d’Arras,
mêlée des Flandres) improprement baptisés « course à la mer », bien
que celle-ci n’en soit pas le but. Fin 1914, le front est stabilisé à l’ouest
depuis la mer du Nord jusqu’à la frontière suisse. La guerre rapide
souhaitée par les Allemands a échoué.
De 1915 au début de 1918 commence alors à l’ouest une guerre de
positions. Enterrés dans les tranchées, décidés à ne pas céder un
pouce de terrain, les belligérants mettent toute leur énergie à résister
aux offensives adverses. Celles-ci sont nombreuses cependant.
Tentatives françaises de rupture du front en Artois et en Champagne
pendant l’hiver 1914-1915, seconde bataille d’Artois au printemps
1915, nouvelle attaque en Champagne à l’automne 1915. Mais toutes
sont éclipsées par le grand effort alle
mand entrepris à Verdun de février à octobre 1916 et qui est suivi
d’une nouvelle offensive française sur la Somme en juillet 1916. L’échec
de celle-ci n’empêche nullement le général français Nivelle de tenter
une nouvelle et vaine offensive en avril 1917 pour rompre le front. Mais
ce dernier exemple mis à part, le sens des offensives a changé. Les
États-majors, conscients de la vanité des tentatives de percée, lancent
leurs attaques depuis 1915 moins pour rompre le front que pour « user
l’adversaire », lui tuer le plus d’hommes possible afin de le contraindre
à la paix. En fait les pertes sont considérables de part et d’autre, et le
front ne bouge guère. Ce qui explique les mutations dans l’État-major
allemand. Après l’échec de la Marne, le chef d’État-major von Moltke a
été limogé et remplacé par le ministre de la guerre Falkenhayn ; après
Verdun celui-ci doit céder la place au feld-maréchal von Hindenburg
qui, pour conserver son adjoint Ludendorff considéré comme la « tête
pensante » de l’armée allemande, lui fait attribuer le titre de « quartier-
maître général ». Mais l’échec de la guerre à l’ouest conduit
l’Allemagne à une impasse et la pousse à porter toute son attention sur
le front oriental.
La guerre à l’Est jusqu’en 1917. Dès la fin août 1914, à la demande
des Français, les Russes ont attaqué la Prusse orientale. Mais le
« rouleau compresseur » de la cavalerie cosaque est arrêté à
Tannenberg en septembre 1914 par le maréchal Hindenburg qui
apparaît dès lors comme le sauveur de l’Allemagne et acquiert un
prestige immense qu’il conservera jusqu’à sa mort. Désormais, la
situation se trouve retournée au profit de l’Allemagne et, à partir de
1915, les combats se déroulent pour l’essentiel en Pologne, puis aux
frontières de la Russie. En dépit de quelques brusques contre-
offensives russes en 1915, puis en 1916, les progrès ininterrompus
des troupes allemandes les conduisent aux portes de Pétrograd début
1917. Et la situation présente d’autant plus d’intérêt pour le Reich que
l’on constate à cette date que le régime est en pleine décomposition et
que l’armée russe compte plus d’un million de déserteurs. D’où l’idée
de chercher sur le front oriental une décision qui semble plus éloignée
que jamais à cette même date sur le front occidental et que la gravité
de la situation économique et sociale rend urgente.
L’économie de guerre et les problèmes sociaux

Le blocus. Dès août 1914, la France et la Grande-Bretagne ont


décrété les côtes allemandes en état de blocus. Mesure largement
formelle dans la perspective d’une guerre courte puisque les flottes de
l’Entente ne peuvent véritablement bloquer la totalité des côtes
allemandes et que le commerce des neutres permet à l’Allemagne de
se procurer ce qui lui est nécessaire. Au demeurant, la constitution
sous l’autorité de Rathenau le 15 août, de l’Office des Matières
Premières de guerre, puis de l’Office de pommes de terre, de celui
des céréales, le groupement des industriels en « unions de guerre »,
permettent de faire face aux difficultés immédiates. Mais lorsqu’à partir
de la fin de l’année 1914, on s’oriente vers la perspective d’une guerre
longue, l’intérêt du blocus compte tenu de la structure de l’économie
allemande, apparaît évident aux yeux des puissances de l’Entente. À
défaut de vaincre l’Allemagne sur le terrain, on peut envisager de
l’asphyxier économiquement. Dès l’automne 1914, sont prises toute
une série de mesures destinées à rendre le blocus effectif : contrôle
étroit des navires par une définition extensive des marchandises dites
de contrebande de guerre, droit de visite en mer des bateaux neutres,
et surtout à partir de 1915, effort économique et financier pour
interdire aux neutres de ravitailler l’Allemagne.
Conséquences sociales du blocus. C’est à partir du milieu 1916 que
les effets du blocus se font sentir en Allemagne. Les importations ont
pratiquement cessé pour les produits alimentaires fondamentaux
(céréales, viande, produits laitiers, matières grasses) et pour les
produits tropicaux (café, thé, cacao). De surcroît, la récolte de 1916
est catastrophique. Il manque à l’Allemagne 150 000 tonnes de
céréales et l’Office du Ravitaillement de guerre propose pour faire la
soudure de manger une partie des pommes de terre de semence. Il en
résulte une forte hausse des prix et l’hiver 1916-1917 est, pour les
Allemands, « l’hiver des rutabagas ». On les utilise pour la fabrication
du pain, pour remplacer le café et les journaux publient des recettes
pour les manger en soupes, en soufflés, en puddings ou en côtelettes !
Un rationnement sévère doit être établi. Même déficit en ce qui
concerne les matières premières industrielles : les stocks constitués en
1914-1915 s’épuisent, les textiles deviennent rarissimes et on multiplie
les produits de remplacement : étoffes fabriquées avec cheveux et
orties, chaussures à semelles de bois, propagande en faveur de
l’usage des espadrilles.
Hausses des prix et misère ont pour corollaire l’agitation sociale. En
avril 1917 éclate une grève des ouvriers berlinois qui fait tache d’huile
dans toute l’Allemagne et qui est conduite par les « Revolutionäre
Obleute », les Délégués Révolutionnaires d’usines, qui s’insurgent
contre la politique d’Union sacrée de la direction syndicale. La
répression vient à bout du mouvement : le 19 avril les usines de
munitions sont placées sous l’autorité d’un officier et les meneurs
envoyés au front. Mais le mécontentement gronde dans l’armée et la
population, comme en témoigne l’agitation qui sévit sur les navires de
guerre durant toute l’année 1917.

L’opposition à la guerre

L’échec des grandes offensives et la misère croissante provoquent


la montée des oppositions à une guerre qui, désormais, apparaît sans
issue. L’opposition est d’abord celle des socialistes. Dès l’automne
1914 la gauche du parti, qui n’a accepté qu’à contrecœur le vote des
crédits de guerre, s’organise. Autour de Liebknecht, un groupe dont les
dirigeants sont Rosa Luxemburg, Clara Zetkin, Franz Mehring entame
la lutte contre la politique d’Union sacrée de la majorité du SPD. Il
s’exprime à partir de janvier 1916 dans des « Lettres Politiques »
signées Spartacus (d’où le nom de Spartakistes donné à ce groupe).
Sans accepter les positions de gauche, certains dirigeants du parti qui
se rendent compte de l’impopularité de la guerre et souhaitent éviter
l’éclatement du SPD constituent en 1916 un « groupe de travail »
destiné à infléchir la politique d’Union sacrée. En font partie, aux côtés
de l’ancien président du groupe parlementaire Haase, le révisionniste
Bernstein et son ancien adversaire Kautsky. En janvier 1917, le SPD
exclut en bloc tous les opposants qui constituent alors l’USPD, parti
social-démocrate indépendant. Mais, autour de son principal dirigeant,
Ebert, le Parti social-démocrate demeure, dans sa majorité, fidèle à la
politique d’Union sacrée, tout en souhaitant que le gouvernement
s’oriente vers une issue honorable d’un conflit jugé interminable.
Plus grave pour le gouvernement est la défection d’une partie des
groupes bourgeois du Parlement qui ont jusqu’alors soutenu fidèlement
la politique d’Union sacrée. Il en va ainsi des Progressistes, de certains
Nationaux-Libéraux, et surtout du chef de l’aile gauche du Zentrum,
Erzberger, qui, après avoir accepté de soutenir auprès des puissances
catholiques (Espagne, Vatican) les buts de guerre du gouvernement,
évolue à partir de 1917 sous l’influence de l’empereur Charles
d’Autriche et du pape Benoît XV en faveur d’une paix de compromis.
Après avoir approuvé (et peut-être participé à la rédaction) de l’appel à
la paix du pape durant l’été 1917, il propose au Reichstag le 6 juillet
1917 une motion de paix « sans annexion ni indemnité ». La motion est
votée, à la surprise générale, par une majorité comprenant le Zentrum,
le SPD, les Progressistes et quelques Nationaux-Libéraux. La réaction
des militaires à ce qu’ils considèrent comme une véritable trahison est
brutale. Aidés par le Kronprinz, ils obtiennent la démission du
chancelier Bethmann-Hollweg, jugé trop timide, et se font octroyer un
véritable droit de regard sur la nomination des chanceliers. Mais la
dégradation de la situation les conduit surtout à tenter d’obtenir à tout
prix une victoire rapide.

Le tournant décisif (1917-1918)

La guerre sous-marine

L’épreuve décisive de la guerre est engagée depuis le 1er février


1917 avec la guerre sous-marine. Dans l’esprit des Allemands, il s’agit
d’exercer à l’encontre de la Grande-Bretagne, qui ne peut se nourrir
que grâce aux importations, un contre-blocus qui la contraindrait à
demander la paix. Pour cela, dès la fin janvier 1917, le gouvernement
du Reich déclare que tous les navires marchands faisant route dans
une zone entourant les côtes de la France et de la Grande-Bretagne et
comprenant toute la Méditerranée et une partie de l’Atlantique seront
coulés par les sous-marins allemands. Le risque de l’opération est
clairement perçu, c’est celui de l’entrée en guerre des États-Unis qui
avaient déjà contraint l’Allemagne à renoncer en 1915 à une première
tentative de ce genre. Mais l’espoir de l’amiral Holtzendorff, chef
d’État-Major de la marine, est d’en finir avec la Grande-Bretagne avant
que les États-Unis puissent lui apporter une aide efficace. Dès
décembre 1916, il écrit à Guillaume II : « Le déclenchement de la
guerre sous-marine sans restriction (qui réduira de 39 % le commerce
maritime mondial) assez tôt pour amener la paix avant la moisson,
c’est-à-dire avant le 1er août 1917, mérite que l’on courre le risque
même de rompre avec l’Amérique, car il n’existe aucune autre
alternative. C’est le bon moyen et le seul de terminer victorieusement
la guerre. » L’Amirauté s’est fixée comme but de couler chaque mois
600 000 tonneaux de navires marchands ; en six mois la flotte
britannique se trouverait réduite d’un tiers et la Grande-Bretagne, qui
ne dispose de stocks de céréales que pour trois mois, contrainte à la
paix. Les premiers résultats semblent répondre aux espoirs allemands.
Le tonnage coulé est de 540 000 tonneaux en février, 578 000 en
mars, 874 000 en avril, 596 000 en mai, 687 000 en juin, etc. Mais le
pari allemand échoue. D’abord parce que l’entrée en guerre des États-
Unis en avril 1917 apporte un appoint considérable à la flotte
marchande de l’Entente ; dès le mois d’août la flotte de commerce
alliée est supérieure à ce qu’elle était avant le début de la guerre sous-
marine et, fin 1917, les Alliés disposent de 25 millions de tonneaux
marchands. Ensuite parce que la défense contre la guerre sous-marine
s’organise : pratique du convoi escorté de torpilleurs spécialement
équipés pour la lutte contre les sous-marins, barrage du Pas-de-Calais
par des filets d’acier, mouillage de mines en mer du Nord. Dès
l’automne, les Allemands ont virtuellement perdu la guerre sous-
marine : le tonnage marchand coulé décroît tandis qu’augmente le
nombre de sous-marins détruits. Mais à cette date, les Allemands ont
une autre carte à jouer.

Victoire à l’Est

Depuis février 1917, la Russie est en pleine révolution. Cependant,


sous l’influence du ministre des Affaires étrangères Milioukov, le
gouvernement provisoire se déclare résolu à continuer la guerre et il
tente une reprise en mains de l’armée. En juin 1917, alors que le
socialiste Kerensky est ministre de la Guerre, les troupes russes
tentent même une contre-offensive en Galicie, qui échoue d’ailleurs.
Dans ce contexte, l’Allemagne favorise le retour en Russie de Lénine,
dont elle espère qu’il sapera l’effort de guerre russe, lui laissant la
possibilité d’en finir avec le front de l’est et de reporter à l’ouest la
totalité de ses forces. La victoire bolchevik de novembre 1917 remplit
en partie ces espoirs.
Dès son arrivée au pouvoir, Lénine fait adopter par le Congrès des
soviets un « Décret sur la paix », et des négociations s’ouvrent à
Brest-Litowsk le 14 novembre, après promulgation d’un armistice. Elles
ne s’achèvent qu’en mars 1918 par un « diktat » de l’Allemagne dont
les troupes sont aux portes de Pétrograd et qui favorise un mouvement
sécessionniste ukrainien. Les conditions sont sévères : les Allemands
annexeront la Lituanie, la Courlande, la Livonie, l’Esthonie, la Pologne
et même une partie de la Russie blanche. Les soviets devront
reconnaître l’indépendance de la Finlande et de l’Ukraine, céder à la
Turquie Kars et Batoum et verser une indemnité de guerre aux
Puissances Centrales. Mais l’ampleur même de la victoire à l’est va
interdire à l’Allemagne de rapatrier ses divisions vers l’ouest. Il lui faut
en effet maintenir des troupes dans les pays baltes pour y soutenir les
autorités locales favorables au Reich ; il lui faut lutter en Pologne
contre l’agitation des partisans de l’indépendance ; il lui faut surtout
occuper l’Ukraine en proie à la guerre civile, mais dont le blé, le bétail,
les matières premières sont indispensables au Reich qui connaît un
blocus de plus en plus rigoureux. En avril 1918, les troupes allemandes
prennent en mains cette région et étendent leur occupation jusqu’à la
Crimée et aux plaines du Don ; un corps expéditionnaire s’établit même
à Tiflis en Géorgie : des provinces baltiques au Caucase, le quart du
territoire russe se trouve aux mains de l’Allemagne.
L’ampleur de cette victoire dépasse tous les rêves du
pangermanisme et ouvre au Reich des perspectives telles que, dès
l’été 1918, les dirigeants allemands songent à une paix de compromis
à l’ouest pour conserver leurs conquêtes de l’Est. L’évolution de la
guerre à l’ouest va ruiner ces espoirs.
La défaite allemande

Profitant de leur victoire à l’Est, Hindenburg et Ludendorff vont tenter


un suprême effort à l’Ouest pour en finir avant l’été 1918, date à
laquelle l’équilibre des forces risque de se renverser au profit de
l’Entente grâce à l’apport de renforts américains et à la fabrication en
série des chars. Entre mars et juillet 1918, l’État-Major allemand lance
ainsi 4 grandes offensives désespérées, les « coups de boutoir ».
Toutes se soldent par d’appréciables succès, mais aucune n’a le
caractère décisif souhaité par Hindenburg. Elles ont au contraire pour
résultat de faire apparaître la fin de la supériorité numérique des
Allemands. Dès juillet, la situation militaire se dégrade : l’offensive
lancée le 15 contre Reims échoue et les Français, prévenus à temps,
lancent une contre-offensive qui menace dangereusement les positions
allemandes.
Le 8 août, enfin, c’est le « jour noir » de l’armée allemande : les
alliés attaquent à Montdidier et le recul allemand commence.
Désormais, la guerre est perdue à l’ouest et l’État-Major ne l’ignore
pas. Ludendorff qui, jusqu’alors, s’était déclaré assuré de la victoire,
doit à la mi-août avertir l’Empereur de la gravité de la situation. L’État-
Major pousse dès lors le pouvoir civil à rechercher une paix, mais une
paix favorable à l’Allemagne dont les armées ne sont pas vaincues à
l’ouest et sont victorieuses à l’Est. La dégradation de la situation rend
cette position intenable. En septembre 1918, l’effondrement de
l’Autriche-Hongrie, celui de la Bulgarie, l’occupation de la Roumanie
livrent les frontières sud du Reich à l’invasion. Pendant que se nouent
des négociations avec Wilson qui amènent la constitution d’un ministère
parlementaire dirigé par le prince Max de Bade, les militaires fuient
leurs responsabilités en laissant aux civils le soin de conclure
l’armistice. La révolution qui éclate dans les premiers jours de
novembre 1918, l’abdication de Guillaume II le 9 novembre, précipitent
les choses. Le 11 novembre, Matthias Erzberger signe au nom de
l’Allemagne, dans la clairière de Rethondes, l’armistice qui met fin aux
espoirs de victoire du Reich.

Le traité de Versailles
Négocié entre janvier et juin 1919 par les quatre grands vainqueurs
de la guerre (France, Grande-Bretagne, États-Unis, Italie) qui mettent
au point un compromis entre leurs conceptions respectives de la paix, il
est en revanche imposé à l’Allemagne qui ne peut en discuter les
clauses. La délégation allemande, conduite par le comte von
Brockdorff-Rantzau, ministre des Affaires étrangères, n’a été
convoquée à Versailles que le 30 avril. Le 7 mai, on lui communique le
texte du traité avec la faculté de faire des observations. Le 20 mai, la
délégation allemande soumet des contre-propositions qui rejettent à
peu près sur tous les points les clauses alliées. À quelques nuances
près, les quatre vainqueurs repoussent les vues allemandes et, en
soumettant à Brockdorff-Rantzau la version définitive du traité, le
16 juin, ils l’assortissent d’un ultimatum donnant 5 jours à l’Allemagne
pour l’accepter sous menace d’une reprise des opérations militaires.
Dans ces conditions l’opinion allemande considérera toujours le traité
de Versailles comme un « diktat » imposé par la force. Les clauses du
traité peuvent se diviser en 3 grandes rubriques.

Clauses territoriales : les nouvelles frontières allemandes

À l’Ouest, on n’a résolu définitivement que deux cas : celui des


cantons d’Eupen, Malmedy et Moresnet, au total 64 000 habitants et
1 000 km2 qui, après un simulacre de plébiscite, reviennent à la
Belgique en 1920 ; celui de l’Alsace-Lorraine, reprise par la France dès
décembre 1918 sans qu’on juge même utile de procéder à un
plébiscite.
Au Nord, le problème du Slesvig donne lieu à une solution complexe,
à l’issue de laquelle le Nord-Slesvig redevient danois après un
plébiscite (février 1920) pendant que le sud du pays demeure allemand
en dépit des visées danoises sur Flensburg.
À l’Est, la question des frontières apparaît presque insoluble. Le
président Wilson, en faisant connaître en janvier 1918 par les
« Quatorze Points » la conception américaine de la paix, a
expressément prévu la constitution d’une Pologne indépendante avec
accès à la mer. La question des frontières polonaises va provoquer
des débats interminables jusqu’en 1921. On distingue trois problèmes :
– celui de la Posnanie devenue prussienne en 1772 qui fait retour à
la Pologne sans plébiscite ;
– celui de la Prusse occidentale, prussienne depuis 1792-1795, qui
est également attribuée à la Pologne. Mais reste la question de la zone
côtière de Prusse occidentale avec Danzig, où la majorité de la
population est incontestablement allemande, mais qui priverait la
Pologne de son accès à la mer si on la laissait au Reich. On décide
que Danzig deviendra une ville libre contrôlée par la SDN, mais qu’une
convention l’inclura dans les frontières douanières de la Pologne, ce qui
laisse à celle-ci libre accès au port. Un « corridor » joindra la Pologne
à Danzig, territoire appartenant à la Pologne et séparant par
conséquent la Prusse orientale du reste du Reich ;
– le problème de la Haute-Silésie, où l’enchevêtrement des districts
allemands et polonais rend insoluble le tracé des frontières, ne devait
être définitivement réglé qu’en 1921 par un partage de cette région
riche en fer, en charbon et en industries sidérurgiques.
La frontière orientale devait réserver à l’Allemagne deux autres
déceptions : la région de Ulcin (3 300 km2 ; 50 000 habitants) que les
Tchèques obtiennent sans plébiscite dès 1919 ; le port allemand de
Memel, situé dans un hinterland lithuanien dont la SDN finit par faire un
État libre, mais dont la Lituanie s’emparera par un coup de force en
1923.
L’Allemagne ne devait jamais accepter les frontières orientales fixées
par le traité de Versailles qui contrastaient si fort avec les espoirs
soulevés au début de 1918 par la victoire allemande à l’Est. En les
remettant en cause par la force en 1938-1939, Hitler répondait à de
profondes aspirations du peuple allemand. Au total, la paix était très
éloignée de ce qu’attendait une Allemagne qui avait espéré une paix
blanche à l’ouest pour conserver ses conquêtes orientales et dont
l’armée considérait qu’elle n’avait pas été vaincue : outre la perte de la
totalité de ses colonies distribuées aux vainqueurs, elle cédait
67 000 km2 (11 % de son territoire) et 6,5 millions d’habitants (11 % de
sa population). Les pertes représentaient sur la base des chiffres de
1913, 10 à 15 % de sa production agricole (blé, seigle, pommes de
terre, betteraves) et 10 % de sa production industrielle, surtout dans le
domaine des matières premières (75 % des minerais de fer et de
zinc), 30 % de la production de fonte, 25 % de celle de charbon et
d’acier.

Les clauses économiques

Pour imposer au vaincu des réparations destinées à compenser les


dommages causés aux populations civiles, Wilson, esprit juridique,
entend faire reconnaître à l’Allemagne sa responsabilité financière. Tel
est l’objet de l’article 231 du traité : « L’Allemagne reconnaît qu’elle est
responsable, pour les avoir causés, de tous les dommages subis par
les gouvernements alliés et associés et par leurs nationaux, par suite
de la guerre qui leur a été imposée par son agression. » Si la
délégation allemande fait peu d’objec
tions au principe même des Réparations, elle se refuse à accepter le
dernier membre de phrase qui apparaît à l’opinion publique allemande
et au gouvernement comme une déclaration de responsabilité morale
dans le déclenchement de la guerre. L’article 231 permettra aux
nationalistes de considérer comme des traîtres les signataires du
traité, bien que l’Assemblée de Weimar, en le ratifiant, ait
expressément rejeté toute reconnaissance de la responsabilité morale
de l’Allemagne dans la guerre. Enfin, sur demande des Britanniques qui
n’ont subi aucune perte sur leur territoire, il est décidé que les futures
Réparations couvriront également les pensions versées aux veuves et
invalides de guerre. En fait les autres clauses économiques (étudiées
au chapitre 7) s’inspirent essentiellement du droit du plus fort.

Les clauses limitatives de souveraineté

Elles concernent des domaines très différents, mais ont en commun


de faire de l’Allemagne un État juridiquement mineur, soumis à la tutelle
de ses vainqueurs.
Aspects territoriaux. La Rhénanie, revendiquée par la France,
demeure allemande, mais les droits de l’Allemagne sur ce territoire
sont considérable ment réduits. D’abord, et de manière permanente, la
rive gauche du Rhin et une bande de 50 km sur la rive droite doivent
être démilitarisées. Ensuite, et de manière temporaire, les armées
alliées occupent sur la rive gauche trois têtes de pont (Cologne,
Coblence et Mayence) qui seront évacuées progressivement en 1925,
1930, 1935 si l’Allemagne exécute convenablement les clauses du
traité.
– La Sarre, également revendiquée par la France, est détachée du
territoire du Reich pour 15 ans. En attendant, la propriété des mines
de charbon est donnée à la France et une union douanière franco-
sarroise établie. À l’issue de la période, un plébiscite devait décider du
sort du territoire qui aurait le choix entre trois formules : maintien du
régime international, rattachement à l’Allemagne ou annexion à la
France.
– Enfin, l’article 80 du traité de Versailles interdit l’Anschluss, c’est-
à-dire le rattachement de l’Autriche, désormais amputée de tous ses
territoires slaves, au Reich allemand. De fortes tendances favorables à
cette union, d’ailleurs conforme au principe des nationalités mis en
avant par Wilson, s’étaient manifestées en Autriche dès 1919, mais la
France et l’Italie, peu désireuses d’avoir à leurs frontières un puissant
État germanique, s’y étaient opposées.
Aspects militaires. L’article 8 du traité de Versailles présente le
désarmement allemand comme le prélude d’un désarmement général
qu’une Conférence du désarmement devra ultérieurement mettre en
œuvre. Pour effacer le passé on demande d’abord au Reich vaincu de
livrer tout son matériel militaire, de dissoudre le Grand État-Major, et
d’interdire le service militaire obligatoire. Pour l’avenir, l’armée
allemande sera réduite à 100 000 hommes, dont 4 000 officiers, tous
volontaires et recrutés pour 12 ans. Cette armée est conçue comme
une simple force de police, chargée de maintenir l’ordre intérieur. Aussi
cette « Reichswehr » connaît-elle toute une série de limitations : il lui
est interdit d’avoir du matériel lourd, des tanks et des avions ; elle ne
peut fabriquer de matériel de guerre ni préparer de plans de
mobilisation ; elle n’a pas le droit d’ouvrir d’écoles militaires.
En matière maritime, les Anglais exigent la livraison de la flotte
allemande aux vainqueurs, mais celle-ci se saborde à Scapa Flow le
21 juin 1919. Pour l’avenir, la flotte ne doit jouer qu’un rôle de garde-
côtes : aussi ne peut-elle posséder de sous-marins et doit-elle être
réduite à 36 navires de moins de 10 000 tonnes et à un personnel de
16 550 hommes. Toutes les fortifications côtières doivent être
détruites, Kiel devient un port ouvert et son canal est internationalisé.
Enfin, toute une série de commissions installées sur le territoire
allemand doivent servir de tuteurs tout-puissants à cet État mineur :
commission des Réparations, commission de contrôle du
désarmement, commission interalliée des régions occupées,
commission de plébiscite, commissions de navi gation sur le Rhin,
l’Elbe, l’Oder, commissions de gouvernement de la Sarre ou de Memel.
Aucun État dans l’histoire contemporaine n’a connu cette situation
d’État mineur, surveillé dans ses propres frontières, frappé d’un certain
nombre d’incapacités de souveraineté, pas même la France vaincue et
réduite à merci de 1815 et de 1870.
Cette situation bien propre à exalter le nationalisme allemand et
humiliant un État qui ne se considérait pas comme vaincu, va imprimer
une tache irrémédiable sur le régime né de la défaite et condamner
l’expérience de démocratie libérale de la République de Weimar.
Remettant en question la réussite de l’unité allemande, il va faire de la
lutte contre le diktat le thème majeur de la politique extérieure
allemande jusqu’en 1939.
Chapitre 6

La révolution allemande de 1918-1919 et


la fondation de la République de Weimar

Une révolution complexe

La chute du pouvoir impérial

L’abdication de Guillaume II, le 9 novembre 1918, est


l’aboutissement d’une évolution qui a commencé en 1917. Après
l’échec de la guerre sous-marine, devant l’agitation sociale qui se
développe et la campagne pacifiste, le chancelier Bethmann-Hollweg
a démissionné. Dès lors, la réalité du pouvoir est passée aux mains
des chefs de l’armée, Hindenburg et Ludendorff. L’Empereur, réduit
au rôle de marionnette, ne désigne plus que des chanceliers ayant la
confiance des militaires.
Or, à partir d’août 1918, les premiers revers sur le front
contraignent l’État-Major à envisager l’éventualité d’une paix qui
sauverait l’armée et ménagerait les intérêts allemands. Sur le conseil
de l’armée, c’est vers le président Wilson dont les quatorze points
laissent espérer une paix modérée que se tourne le gouvernement.
Mais le président des États-Unis n’entend pas négocier avec les
maîtres militaires et autocratiques du Reich. Dans ces conditions, on
assiste en trois étapes à l’effacement des dirigeants qui ont conduit
l’Allemagne à la guerre :
La première conduit l’Allemagne au régime parlementaire. Le
chancelier Hertling démissionne et est remplacé le 4 octobre 1918
par le prince Max de Bade, membre de la famille impériale, mais qui
a une réputation de libéralisme. Il constitue un ministère appuyé sur la
majorité qui s’est dessinée au Reichstag pour approuver en
juillet 1917 la motion de paix blanche (Progressistes, Zentrum, SPD).
Ainsi se trouve formé un gouvernement parlementaire susceptible de
satisfaire les exigences de Wilson, levant ainsi l’obstacle qui
s’opposait à l’ouverture de négociations. Contre toute attente, l’État-
Major ne s’est pas opposé à l’entrée des socialistes au
gouvernement ; il l’a même exigée avec le double espoir que ceux-ci
sauront faire accepter au peuple la défaite et qu’ils seront capables
d’obtenir des vainqueurs de meilleures conditions. En tout état de
cause, pour Hindenburg, il appartient aux « défaitistes » d’endosser la
responsabilité d’une paix qu’ils ont appelée de leurs vœux.
La seconde phase marque l’effacement du pouvoir militaire.
Ludendorff saisit, fin octobre, un prétexte mineur pour démissionner
et fuir ainsi ses responsabilités. Avec l’accord de Hindenburg, le
nouveau quartier-maître général Gröner déclare que l’armée restera
à l’écart des négociations d’armistice. C’est aux civils qu’il incombe de
tirer les conséquences de la défaite.
La troisième étape est la crise de régime ouverte le 23 octobre
par le refus de Wilson de discuter avec Guillaume II. Le 31 octobre,
les membres catholiques et socialistes du cabinet demandent au
Kaiser d’abdiquer. Celui-ci se réfugie à Spa auprès de l’État-Major
qui, encore une fois, est maître du jeu. Le 3 octobre, la révolution
commence à Kiel ; pour l’armée, la paix devient une nécessité. Et
c’est sans hésitation que les militaires sacrifient le 9 novembre
l’empereur Guillaume qui doit abdiquer sous la pression des ministres
et du Chancelier. Le pouvoir devient vacant au moment même où la
révolution gagne tout le pays. Et c’est précisément parce qu’il est
convaincu que seuls les socialistes du SPD, dont l’audience est
considérable dans la population, sont en mesure de préserver
l’Allemagne du bolchevisme que Max de Bade en démissionnant
nomme, avec l’accord de tous les ministres, le socialiste Ebert
chancelier du Reich. Au niveau national, cette transmission du pouvoir
revêt toutes les apparences de la continuité : « Je vous confie le
destin de l’Allemagne », aurait déclaré Max de Bade à Ebert et celui-
ci, en prenant ses fonctions, demande à tous les ministres de
conserver leurs postes. Mais, politiquement, le centre de gravité du
pouvoir s’est déplacé vers la gauche. Dans la journée du 9 novembre,
après des négociations serrées avec l’USPD, Ebert crée pour
exercer la direction du pouvoir exécutif un « Conseil des
Commissaires du Peuple », composé de six membres, trois SPD
majoritaires et trois USPD Liebknecht, leader du groupe spartakiste,
sollicité pour faire partie du Conseil, se dérobe en posant des
conditions inacceptables. Tout se passe donc comme si une
Allemagne inchangée était passée de la direction impériale à une
direction socialiste. Mais les nouveaux gouvernants doivent affronter
les mouvements révolutionnaires.

Les mouvements révolutionnaires

La révolution a éclaté à Kiel le 3 novembre 1918 sous forme d’une


mutinerie de la flotte, appuyée par les ouvriers des chantiers navals.
Un Conseil d’ouvriers et de marins a été constitué sur le modèle des
soviets russes. Dans les jours qui suivent, l’insurrection gagne les
grands ports de la mer du Nord, Brême, Lübeck et Hambourg. À ce
stade, le mouvement n’est guère politisé : il s’agit avant tout d’un
réflexe d’autodéfense de marins qui redoutent que les officiers ne
tentent une « sortie pour l’honneur » afin de couler pavillon haut plutôt
que de capituler. Et il est caractéristique que les conseils élus n’ont
comme revendications que la libération des marins emprisonnés, une
meilleure nourriture, l’engagement que la sortie-suicide de la flotte
n’aura pas lieu et qu’aucune sanction ne sera prise contre les mutins.
D’ailleurs, le député SPD Noske, envoyé à Kiel par le gouvernement
pour canaliser le mouvement, est accueilli avec enthousiasme et
porté à la présidence du Conseil d’ouvriers et de marins.
En gagnant les autres régions allemandes, le mouvement prend
un caractère plus nettement politique. À Stuttgart, le 4 novembre, un
Conseil ouvrier, constitué à l’issue d’une grève générale, se déclare
prêt à signer la paix au nom du Wurtemberg et réclame l’abdication
du roi Guillaume. À Munich, le 8 novembre un Conseil d’ouvriers, de
paysans et de soldats proclame la « République socialiste de
Bavière » qui porte à sa tête l’USPD Kurt Eisner pendant que
s’enfuient les membres de la dynastie Wittelsbach. Le même jour,
Dresde et Leipzig se soulèvent et la famille royale de Saxe est
chassée à son tour. Cologne, Hanovre et Brunswick passent de leur
côté aux mains de révolutionnaires.
À mesure que la révolution s’étend, elle prend donc un caractère
plus politique, nettement dirigé contre les dynasties régnantes. Mais
ses forces d’encadrement apparaissent très variables. Ce sont les
leaders locaux les plus populaires qui la prennent en mains : souvent
les SPD, quelquefois les USPD ou les Spartakistes qui font montre
d’un dynamisme remarquable.
L’insurrection de Berlin (9 novembre 1918) illustre l’ambiguïté du
mouvement. Depuis 1917, le monde ouvrier berlinois est sous
pression. Les éléments révolutionnaires y sont groupés en un
« Comité d’Action » qui comprend les délégués révolutionnaires
d’usines, des spartakistes et des Indépendants. Ce Comité prépare
un mouvement insurrectionnel qui éclate le 9 novembre lorsque le
gouverneur militaire, le général von Linsingen, fait arrêter un des
membres du Comité qui porte sur lui les plans de l’insurrection. Des
colonnes d’ouvriers convergent vers le centre de la capitale et
occupent les bâtiments publics. L’armée fraternise avec les insurgés.
À 4 heures de l’après-midi, Liebknecht fait hisser le drapeau rouge au
balcon du château royal de Prusse et proclame la « République
Socialiste Libre » ; deux heures plus tôt le ministre SPD Scheidemann
qui comprend la néces sité de prendre la tête de la révolution pour ne
pas être débordé par elle, a proclamé lui aussi la République du
balcon du Reichstag, à la grande indignation d’Ebert, épouvanté de
ce crime légal.
En ce 9 novembre, la République allemande est donc née. Mais il
reste à savoir ce qu’elle sera. Issue d’une conjonction de
mécontentements, la Révolution est à prendre. Elle appartiendra au
plus audacieux ou au plus habile.
Les forces d’encadrement de la révolution

Les socialistes et leurs divisions. Maître du pouvoir d’État, le


socialisme semble être la force directrice de la Révolution. Il est
toutefois affaibli par ses divisions en 3 groupes qui s’opposent :
– Le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands), le vieux
parti socialiste marxiste en théorie, réformiste en pratique, est dirigé
par Friedrich Ebert et Philip Scheidemann. Rallié en 1914 à l’Union
sacrée, il a exclu en janvier 1917 ceux de ses membres qui refusent
de voter les crédits de guerre. Hostile à la révolution de novembre,
son leader Ebert (qui aurait déclaré à Max de Bade « Je ne veux pas
de la révolution, je la hais à l’égal du péché ») s’y est rallié, mais avec
la volonté d’interdire tout dérapage vers un mouvement de type
bolchevique. Gérant du pouvoir, le SPD entend l’exercer avec
réalisme en s’appuyant sur le peuple allemand qui devra
démocratiquement décider de la forme du régime en élisant au
suffrage universel une assemblée constituante.
– L’USPD (Unabhängige Sozialdemokratische Partei
Deutschlands) rassemble les minoritaires du SPD, exclus en 1917.
Leur seul élément de cohésion est donc leur opposition à la politique
d’Union sacrée. Mais, au-delà de ce ciment, on trouve dans l’USPD à
la fois des hommes qui, sur le plan doctrinal et pratique, partagent les
vues du SPD, et l’aile gauche et internationaliste du socialisme
allemand. Haase, ancien chef de la fraction parlementaire SPD, le
théoricien marxiste révisionniste, Édouard Bernstein, son adversaire
orthodoxe Karl Kautsky y siègent aux côtés des dirigeants du groupe
Spartakiste.
– Les Spartakistes enfin constituent une tendance organisée au
sein de l’USPD. Dirigés par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, ils
sont pacifistes, antimilitaristes et internationalistes. Admirateurs de la
révolution bolchevique qu’ils souhaitent imiter, ils expriment leurs
exigences dans leur journal, Die Rote Fahne, exigences qui les
opposent sur tous les points au SPD : ils veulent aboutir à
l’établissement de la dictature du prolétariat dont l’instrument sera les
Conseils d’ouvriers et de soldats (les soviets) élus par le « peuple
travailleur ». Le nouveau pouvoir populaire établira la paix immédiate,
étendra la révolution en Europe avec l’aide des Russes et des autres
partis socialistes, démantèlera l’appareil répressif de l’Empire et
substituera aux cadres d’Ancien Régime des cadres nouveaux issus
des Conseils. Les Spartakistes rejettent donc toute idée de
Constituante élue au suffrage universel.
Par sa popularité dans l’opinion qui voit en lui le représentant du
monde ouvrier, par la puissance de son appareil, l’habileté de ses
leaders, Ebert, Scheidemann, le parti socialiste majoritaire possède
incontestablement la prépondérance. Aux yeux du peuple,
Indépendants et Spartakistes sont des scissionnistes.
L’isolement des Spartakistes. En refusant la participation au
pouvoir offerte par les Majoritaires, les Spartakistes accroissent leur
isolement. Les Indépendants acceptent en effet d’entrer au cabinet
qui est constitué sur une base paritaire, 3 SPD (Ebert, Scheidemann,
Landsberg), 3 USPD (Haase, Dittmann et Barth). Un Comité exécutif
révolutionnaire nommé par les Conseils d’ouvriers et de soldats de
Berlin doit coiffer par ailleurs les forces révolutionnaires. Entre le
cabinet et ce comité, une dualité des pouvoirs va-t-elle s’instaurer ?
En fait les premières mesures du cabinet d’inspiration libérale plus
que socialiste vont avoir pour effet d’accroître sa popularité : abolition
de l’état de siège et de la censure, libertés d’association, de réunion,
d’opinion, de culte, amnistie des délits politiques, suffrage universel
étendu à la Prusse, annonce de l’élection d’une Constituante, rallient
la plus grande partie de l’opinion.
Les atouts de la social-démocratie. En outre, les alliances
conclues par le SPD lui assurent l’appui de l’Entente et des classes
dirigeantes.
– Dédaignant les offres de blé de Lénine, Scheidemann demande
des vivres aux États-Unis et prend l’engagement qu’aucun
bouleversement révolutionnaire n’aura lieu en Allemagne. Le ministre
Erzberger, qui négocie l’armistice agite l’épouvantail bolchevique pour
obtenir des conditions plus favorables, et ses interlocuteurs sont
prêts à aider Ebert à réprimer ce « péril pire que la guerre » selon le
mot de Foch.
– Depuis le 9 novembre, Gröner a promis au nom de Hindenburg
l’appui de l’armée à Ebert pour lutter contre le Spartakisme. Une ligne
téléphonique directe relie désormais le bureau du Chancelier à l’État-
Major de l’armée. En échange, Ebert donne comme mission aux
conseils de soldats d’empêcher toute mutinerie et toute
désobéissance.
– Enfin, le 15 novembre, les dirigeants syndicaux liés à la social-
démocratie ont conclu avec les patrons (Stinnes pour la sidérurgie,
Hugenberg, directeur des usines Krupp, les trusts de l’électricité
Siemens et Rathenau) une convention qui, pour éloigner le danger
d’une socialisation des moyens de production, accorde aux ouvriers
d’incontestables avantages : journée de 8 heures, commissions
paritaires pour régler les conflits du travail, conventions collectives
par branches d’industrie, reconnaissance des syndicats comme
représentants qualifiés des ouvriers et même création d’une
« Commission de socialisation » présidée, il est vrai, par Rathenau.
Dans la lutte qui va s’ouvrir entre SPD, partisans d’une République
sociale, et Spartakistes, tenants d’une révolution socialiste, les atouts
sont sans conteste aux mains des premiers.

L’échec de la révolution allemande (décembre 1918-avril


1919)

L’échec légal de la révolution

Au lendemain du 9 novembre, le destin de la révolution repose sur


l’interprétation qui s’imposera quant à la nature du pouvoir en
Allemagne. Pour le cabinet, légalement investi par le dernier ministère
impérial, mais aussi pour les Conseils berlinois réunis le
10 novembre, la question ne saurait être discutée : c’est à lui
qu’appartiennent tous les pouvoirs.
Pour les Spartakistes et les Indépendants de gauche qui les
suivent, c’est la formule léniniste « tout le pouvoir aux soviets » qui
doit l’emporter ; c’est-à-dire qu’à Berlin le cabinet doit être
subordonné au Comité exécutif des conseils berlinois et que dans le
pays un Congrès national des Conseils ouvriers doit être réuni, qui
déciderait souverainement. Or à Berlin, comme dans le reste de
l’Allemagne, si la minorité de gauche joue un rôle actif dans les
conseils, les sociaux-démocrates entraînent souvent la majorité sur
leurs positions.
C’est ainsi que les Spartakistes vont se trouver désavoués par
ceux-là mêmes à qui ils veulent donner le pouvoir. Le gouvernement
obtient successivement du Comité exécutif des Conseils berlinois qu’il
conseille aux Conseils provinciaux de se subordonner aux autorités
locales, qu’il renonce à créer une « Garde rouge » et enfin qu’il
admette que ses compétences se réduisent au contrôle des actes du
cabinet auquel appartient la réalité du pouvoir exécutif.
Le 16 décembre se réunit à Berlin le Congrès national des Conseils
d’ouvriers et de soldats, seul pouvoir légitime aux yeux des
Spartakistes. Le SPD y dispose d’une confortable majorité et le
Congrès décide qu’il ne lui appartient pas de décider du sort futur de
l’Allemagne, mais qu’il faut laisser ce soin à une Assemblée
constituante élue au suffrage universel. Les Conseils refusent donc
d’être l’instrument d’une révolution de type bolchevique et se rangent
derrière les thèses légalistes d’Ebert. Pour décider du sort de la
révolution reste l’affrontement armé.

Vers l’affrontement armé

Le mois de décembre 1918 voit se préparer la lutte ouverte qui


s’annonce depuis novembre. Ne pouvant compter sur l’armée
travaillée par la propagande révolutionnaire, l’État-Major approuve
une initiative du général Maercker, qu’il généralise, et qui consiste à
recruter dans les unités en cours de démobilisation des officiers sûrs
et des soldats qui se portent volontaires pour constituer des « Corps
Francs », fer de lance contre-révolutionnaire.
À Berlin, les escarmouches se multiplient. À la demande du
gouvernement l’armée dissout après une ébauche de combat la
« Division de marine » formée de 3 000 marins venus de Kiel qui
déclarent ne vouloir obéir qu’au Comité exécutif et constituent une
force armée révolutionnaire.
Politiquement, enfin, les positions se durcissent. Après l’affaire de
la Division de marine, les membres USPD du cabinet, soumis aux
critiques véhémentes de l’aile gauche du parti donnent leur démission.
Ebert les remplace par les SPD Wissel et Noske. D’autre part, on
assiste à l’éclatement de l’USPD ; la gauche spartakiste qui lui
reproche sa mollesse s’en détache pour constituer le Parti
communiste allemand (le KPD, Kommunistische Partei
Deutschlands), parti révolutionnaire qui refuse de participer aux
élections et entend transformer l’Allemagne en une République de
Conseils.

L’écrasement de la révolution

À Berlin. Le 4 janvier, le gouvernement destitue le préfet de police


Eichhorn, un Indépendant de gauche. USPD, KPD et délégués
révolutionnaires d’usine appellent le peuple à manifester. Le 5 se
forme un Comité révolutionnaire, le 6 éclate la grève générale.
Pendant que les ouvriers occupent les bâtiments du centre de la ville,
Noske fait encercler Berlin par les 4 000 hommes des Corps Francs
du général Maercker. Du 6 au 13 janvier se déroule la « Semaine
Sanglante » de Berlin ; les Corps Francs reprennent méthodiquement
la ville et se livrent au massacre des insurgés. Liebknecht et Rosa
Luxemburg arrêtés sont assassinés « au cours d’une tentative
d’évasion ».
Pendant trois mois, la répression va bon train dans toute
l’Allemagne. Elle provoque en mars dans la capitale une grève
générale à laquelle le gouvernement répond en proclamant l’état de
siège. Du 9 au 13 mars, l’armée intervient avec chars, canons et
avions ; on compte près de 1 200 morts ; le mouvement
révolutionnaire berlinois semble définitivement écrasé.
En Bavière, la révolution a eu un destin tout différent. Kurt Eisner
s’appuie largement sur les conseils ouvriers, mais il rencontre
l’hostilité du SPD et des partis bourgeois qui détiennent ensemble la
majorité au Landtag local élu le 12 janvier. Mis en minorité en
février 1919, Eisner est abattu par un officier le jour où il va présenter
sa démission. Pendant que le SPD Hoffmann constitue un
gouvernement socialiste homogène, le Comité central des Conseils
bavarois déclenche une grève générale. En avril 1919, la situation se
détériore : les partis de gauche appuyés sur les Conseils proclament
le 7 avril une « République des Conseils » qui est dotée d’un
gouvernement installé à Munich. Mais Hoffmann réfugié à Bamberg
refuse de s’incliner ; il rallie les campagnes qui n’approvisionnent plus
la capitale, reçoit l’appui de Ebert et des Corps Francs qui se
grossissent d’étudiants et d’officiers démobilisés (dont Himmler et
Rudolf Hess). Le 23 avril commence l’assaut contre Munich, qui
s’achève début mai par des massacres et l’écrasement de
l’éphémère « République des Conseils ».
Dans le reste de l’Allemagne. Entre janvier et mai 1919, les Corps
Francs de Maercker ou l’armée sont intervenus à plusieurs reprises à
la demande de Noske pour réprimer les tentatives révolutionnaires :
en février pour écraser la « République socialiste » de Brême, entre
janvier et mars dans la Ruhr pour démanteler le mouvement ouvrier,
en avril contre la République des Conseils de Magdebourg, en mai
pour chasser le gouvernement USPD de Saxe. La pacification qui
s’accompagne partout de la levée d’une Garde Nationale encadrée
par d’anciens officiers, les Einwohnerwehren s’achève en juillet.
Le SPD a donc réussi à écraser en Allemagne la tentative de
révolution de type soviétique. Ce faisant, il a joué le rôle d’une force
d’ordre se substituant aux anciens cadres discrédités par la défaite.
Mais il n’a pu obtenir ce résultat qu’en se liant à ceux-ci et tout
particulièrement à l’armée dont il a fait l’arbitre de la situation. La
République qui naît début 1919 connaît donc la lourde hypothèque
que constitue la puissance inentamée des forces conservatrices
maintenues par la social-démocratie. L’avenir révélera que celle-ci n’a
été qu’un instrument au service de ces forces qu’elle avait cru utiliser.
Le compromis de Weimar

Les élections à l’Assemblée constituante (voir tableau dans le


chapitre 7) qui se déroulent le 19 janvier 1919 (quelques jours après
la semaine sanglante) voient le triomphe des trois partis qui appuient
le nouveau régime : Zentrum, SPD et Démocrates (la « Coalition de
Weimar »), groupant 76 % des suffrages. Ils disposent de 331
sièges sur 421. Au sein de cette majorité, le SPD détient une
écrasante prépondérance en remportant 40 % des sièges. Cette
victoire atteste que la majorité de la population a voté pour ceux qui,
après la défaite inattendue de novembre, proposaient un régime de
démocratie libérale inspiré de celui des vainqueurs : c’est la chance
offerte à la nouvelle République. Mais elle montre aussi qu’une
importante partie de la bourgeoisie, effrayée par la tentative
spartakiste, a fait confiance au SPD qui a prouvé sa volonté de
maintenir l’ordre. Enfin, les communistes ne par ticipent pas aux
élections, les Indépendants recueillent moins de 8 % des suffrages :
la coalition n’a d’ennemis qu’à droite (DNVP et DVP). La nouvelle
majorité met d’abord en place les pouvoirs publics : Ebert est élu le
11 février président de la République, la confiance est votée le
21 février au gouvernement constitué par Scheidemann et qui
comprend 6 SPD, 3 membres du Zentrum dont Erzberger, 3
démocrates du DDP dont Hugo Preuss (Intérieur). Entre février et
juillet 1919, l’Assemblée discute de la Constitution dont Preuss est le
principal rédacteur. Celle-ci apparaît sur tous les plans comme un
compromis entre tenants de la tradition et partisans du renouveau.

Nature de l’État allemand

Pour les Constituants, l’Allemagne reste le Reich, mais l’article 1er


précise qu’il est une République, que la souveraineté émane du
peuple. De même si la nouvelle Allemagne prend le drapeau noir-
rouge-or de 1848, le pavillon commercial conserve les couleurs
prussiennes (noir-blanc-rouge).
Compromis également lorsqu’il s’agit de savoir si le Reich sera un
État unifié comme le souhaitait Preuss ou bien si les Lander
conserveront une large autonomie ce qui reviendrait à assurer la
prépondérance prussienne. On décide finalement de donner à l’État
une structure fédérale avec 17 Lander dont les pouvoirs portent
uniquement sur la police, les cultes, la culture et l’instruction et qui
possèdent chacun des Assemblées et un gouvernement. Mais le
pouvoir fédéral est renforcé par rapport à ce qu’il était au temps de
l’Empire : il a compétence en matière diplomatique, militaire,
économique et financière, il perçoit la plupart des impôts (impôts sur
le revenu et le chiffre d’affaires, droits de cession, patentes) et
l’article 13 prévoit que le droit du Reich l’emporte sur celui des États.

La constitution du gouvernement du Reich (9 novembre


1918)

Article de Die Rote Fahn (9/11/1918)

Réponse de la SPD aux conditions posées par


l’USPD pour sa participation au gouvernement

1. Nature des documents

2. Les protagonistes

3. Les circonstances

4. Les enseignements du texte


Nature de la démocratie allemande

Le problème posé était de savoir si la reconnaissance de la


souveraineté populaire allait donner à l’Allemagne un régime
parlementaire, ou bien si, les forces traditionnelles l’emportant, le
Reichspresident aurait les pouvoirs de l’ex-empereur. La réponse est
un compromis ambigu.
L’article 54 faisait du Reich une démocratie parlementaire en
obligeant le gouvernement à se retirer devant un vote de méfiance du
Reichstag. Deux assemblées aux pouvoirs inégaux constituaient le
législatif :
– Le Reichstag, élu pour 4 ans au suffrage universel (les femmes
votent). Les députés sont élus dans 35 circonscriptions, par listes, à
la proportionnelle. Ils votent les lois fédérales et le budget et peuvent
renverser le gouvernement. Mais le président du Reich peut
dissoudre le Reichstag.
– Le Reichsrat comprend des représentants des Länder en
nombre proportionnel à leur population. Toutefois, aucun Land ne
peut disposer de plus de 2/5 des sièges, ceci afin d’éviter la
prépondérance prussienne. Au demeurant, ce n’est là qu’un Conseil
de réflexion car il n’a qu’un pouvoir suspensif, celui de différer
pendant 4 ans l’application d’une loi votée par le Reichstag, sauf si
elle a obtenu une majorité des 2/3.
Enfin le caractère démocratique est garanti par la possibilité du
référendum populaire (à l’initiative d’1/10 du corps électoral).
Mais les pouvoirs du Reichspresident peuvent transformer le
régime en République présidentielle. Élu pour 7 ans au suffrage
universel, il ne doit aucun compte au Reichstag qu’il peut dissoudre. Il
nomme et révoque les fonctionnaires et les ministres, dispose sur les
lois d’un veto suspensif de 2 ans, est le chef suprême de l’armée.
Sans doute l’obligation du contreseing d’un ministre sur tous ses
actes le soumet-il indirectement au contrôle du Parlement, mais deux
dispositions de la Constitution lui permettent de bénéficier de pouvoirs
énormes : l’article 48 l’autorise, en cas de nécessité, à proclamer
l’état d’urgence, à suspendre la Constitution d’un Land et à faire
appel à l’armée pour rétablir l’ordre ; l’article 73 lui permet de
soumettre au référendum toute loi votée par le Reichstag.
La Constituante s’est donc contentée de juxtaposer les deux
possibilités d’un régime parlementaire et d’un régime présidentiel,
laissant à la pratique constitutionnelle le soin de choisir.

Dispositions religieuses, scolaires et sociales

L’influence du Zentrum sur la coalition se marque par l’article 137


qui, décrétant qu’il n’existe pas d’Église d’État, fait perdre son statut
officiel à la confession luthérienne. Les diverses religions sont donc
placées sur un pied d’égalité, sans qu’il y ait réellement séparation de
l’Église et de l’État. Le statut scolaire en fait foi, qui prévoit trois
types d’écoles : confessionnelles, où l’enseignement religieux est
donné dans le cadre d’une seule confession ; mixtes, dans lesquelles
interviennent les membres des deux clergés ; laïques enfin, sans
instruction religieuse.
Le SPD a exigé de ses partenaires une « politique socialiste »,
définie dans les articles 151 à 165. Après avoir affirmé l’intangibilité
du droit de propriété, la Constitution prévoit toute une série de
Conseils ouvriers (au niveau de l’usine-Conseil d’exploitation – du
district, du Reich). Mais leurs compétences seront définies par une loi
votée par le Reichstag.
Telle qu’elle naît ainsi durant l’été 1919, la nouvelle République
apparaît bien fragile. Elle a dû, pour survivre, écraser les partisans
d’une révolution radicale et s’allier avec les forces conservatrices qui
sont ses pires ennemies ; sa Constitution, qui ne tranche aucun des
problèmes fondamentaux qui se posent au pays, apparaît comme
une œuvre de circonstance destinée à faire admettre l’Allemagne
dans le concert des nations démocratiques, comme une œuvre de
compromis reflétant les tendances des modérés de la coalition de
Weimar qui n’ont pas osé vraiment rompre les amarres avec le passé
impérial et s’engager résolument dans des voies nouvelles.
Chapitre 7

Les années troubles de la République de


Weimar (1919-1924)

Les forces politiques en 1919-1924

Les partis de la coalition de Weimar

La social-démocratie (cf. chapitre précédent pour son programme


et ses chefs).
Le Zentrum, le vieux parti du Centre catholique, très hétérogène
par son recrutement social puisque le seul ciment de ses membres
est l’appartenance confessionnelle. Son aile droite représente les
grands agrariens de Bavière ou de Silésie, son aile gauche animée
par Matthias Erzberger et Joseph Wirth s’appuie sur les ouvriers
catholiques de Rhénanie ou les petits paysans d’Allemagne du sud.
Sous l’influence de Erzberger, le Zentrum a pris l’initiative de la motion
de paix du Reichstag en 1917 et accepte la République.
Le Parti démocrate (Deutsche Demokratische Partei, DDP, qui
prend le nom de Parti d’État, Deutsche Staatspartei, à partir de
1930) est sans doute le plus représentatif des conceptions
démocrates-libérales du nouveau régime. Constitué de l’aile gauche
des Nationaux-Libéraux et des Progressistes, c’est un parti de petite
bourgeoisie libérale qui accepte la République, le régime
parlementaire, les conceptions wilsoniennes en politique étrangère. Si
on ajoute que, partisan du libéralisme économique, il admet
cependant la socialisation des monopoles, on aboutit à une formation
très proche du parti radical français. Comme ce dernier, c’est avant
tout un parti de personna lités aux leaders nombreux et marquants :
le pasteur Friedrich Naumann, son fondateur, qui meurt en 1919, le
juriste Hugo Preuss, père de la Constitution de Weimar, le sociologue
Max Weber, l’historien Troeltsch, et surtout Walter Rathenau,
président du trust de l’électricité AEG, mais aussi écrivain, poète,
musicien, philosophe qui préconise une planification de l’économie par
l’État.

Les adversaires de gauche de la coalition

Le parti socialiste indépendant (Unabhängige Sozialdemokratische


Partei Deutschlands, USPD) (Pour sa fondation et son attitude
jusqu’en 1918 voir chapitre précédent). Après l’assassinat de son
dirigeant Haase, le parti éclate en octobre 1920 sur l’adhésion à la
IIIe Internationale. La majorité rejoint le parti communiste ; la minorité
finit en 1922, après quelques hésitations, par rallier le SPD.
Le parti communiste (Kommunistische Partei Deutschlands, KPD).
Issu de la ligue spartakiste en décembre 1918, le Parti communiste
conteste radicalement le régime, ce qui le conduit à ne pas participer
aux élections à la constituante. Jusqu’en 1925, il est perpétuellement
divisé entre « droitiers » et « gauchistes » partisans de l’action
insurrectionnelle (c’est essentiellement contre eux que Lénine écrira
en 1920 « La maladie infantile du communisme »). À diverses
reprises, des purges écartent les gauchistes du parti (octobre 1919,
février 1920, octobre 1923).

Les adversaires de droite de la République

Le parti populiste (Deutsche Volkspartei, DVP). Parti des grands


milieux d’affaires, il regroupe l’aile droite des Nationaux-Libéraux qui a
refusé de se joindre au DDP, sous la direction de Gustav Stresemann
et Ugo Stinnes. Resté monarchiste de cœur, hostile à la nouvelle
République, dont il redoute les velléités sociales et dirigistes, le DDP
ne peut cependant rester totalement en marge du régime sans léser
les intérêts des groupes qu’il représente. Ce qui explique que sous
l’influence de Stresemann, il opère un ralliement tactique et qu’à partir
de 1920, il participe régulièrement aux combinaisons
gouvernementales.
Le parti National-Allemand (Deutschnationale Volkspartei, DNVP)
regroupe les deux tendances du conservatisme d’avant-guerre, le
parti conservateur et le parti du Reich. Parti des Junkers et de
certains milieux d’affaires ultra-conservateurs, il adopte sous la
direction du comte Westarp une attitude violemment hostile à la
République, qu’il juge non conforme aux traditions allemandes
(undeutsch), et violemment antisémite. Il souhaite ouvertement une
restauration monarchique. Toutefois le glissement à droite de la
République atténue son opposition et à partir de 1925 on le voit
participer à des gouvernements.
Le parti nazi (NSDAP) rejette aussi formellement la République que
le DNVP, mais en faveur d’un régime non pas aristocratique comme le
souhaitent les Nationaux-Allemands, mais dictatorial, exercé par un
homme providentiel issu du peuple et conduisant celui-ci vers un
avenir glorieux.

L’audience des forces politiques

Les deux élections de 1920 et mai 1924 illustrent les difficultés et


les mécomptes des partis fondateurs de la République. On constate
en effet que la coalition de Weimar (en y incluant le Centre Bavarois,
Bayerische Volkspartei, BVP, qui se sépare du Zentrum en 1920 et
qui en constitue une fraction particulariste et franchement
réactionnaire) voit ses positions s’effriter. En 1920, elle n’a que 2 voix
de majorité, 226 contre 224 aux divers opposants. Il sera nécessaire
d’élargir la coalition vers la droite, jusqu’au DVP Mais ce ralliement
sera néfaste à celui-ci qui subira en mai 1924 un sensible tassement,
conséquence du discrédit qui atteint tous les partis du régime.
L’échec le plus caractéristique est celui du DDP qui, de janvier 1919 à
mai 1924, perd 4 millions de voix, preuve que les classes moyennes
se détournent du régime. En revanche, les deux élections attestent
une poussée spectaculaire de l’extrême-gauche (alors que le KPD est
illégal jusqu’en février 1924) et surtout de l’extrême-droite où les
Nationaux-Allemands atteignent près de 20 % des suffrages et où les
nazis font leur entrée au Parlement. Au total 40 % des électeurs de
mai 1924 contestent formellement le régime. Le présent chapitre
tentera de dégager les raisons de cette profonde crise.

Les Élections au temps de la République de Weimar


(Nombre de sièges, nombre de voix et pour centage des
votants)

Les troubles intérieurs


Les crises de 1919-1921

L’agitation de droite se nourrit essentiellement de la signature du


traité de Versailles. Elle est favorisée par les maladresses d’Ebert et
Scheidemann qui, en insistant sur le fait que l’Allemagne n’a pas été
vaincue militairement, laissent l’État-Major accréditer l’idée du « coup
de poignard dans le dos » porté à l’armée par les Rouges et les
Juifs. D’autre part, la démission de Scheidemann le 20 juin 1919, qui
préfère se retirer plutôt que signer le traité, soin qu’il laisse à son
collègue de parti Bauer, renforce l’idée que le traité est inacceptable.
Il en résulte une très vive agitation nationaliste conduite par le DVP et
le DNVP qui trouvent un appui dans l’armée en pleine reconstitution.
En mars 1919, une loi organise la « Reichswehr » provisoire de
100 000 hommes, confiée au général von Seeckt qui va s’appliquer à
y maintenir l’esprit de l’ancienne armée, c’est-à-dire en faire un
véritable État dans l’État, indépendant du pouvoir politique. Certes,
von Seeckt s’est engagé à ne pas tenter de putsch, mais il existe
parallèlement à la Reichswehr d’autres troupes qui ne lui obéissent
guère : garde civique des Einwohnerwehren, Corps-Francs qui se
maintiennent dans les États baltes jusqu’en septembre 1919 et
sociétés secrètes constituées avec les hommes des Corps-Francs
lorsque les alliés obtiennent leur dissolution. À l’actif de ces dernières
toute une série d’assassinats, le député SPD Gareis et le leader
USPD Haase en 1920, le ministre Erzberger (août 1920), Rathenau
en 1922.
Ce sont ces éléments en rapports étroits avec la Reichswehr, mais
non contrôlés par elle, qui vont pousser un haut fonctionnaire
prussien, Kapp, à tenter un coup de force en mars 1920. En accord
avec le Commandant en chef des armées du nord, von Lüttwitz, avec
Ludendorff qui rêve de reprendre les choses en mains et avec le chef
d’un Corps-Franc de 6 000 hommes retour de la Baltique, le capitaine
Erhard, il s’empare de Berlin le 13 mars pendant que le
gouvernement s’enfuit à Dresde, puis à Stuttgart. Noske, qui a réuni
les généraux pour leur demander leur aide, s’est attiré cette réponse
de von Seeckt : « La Reichswehr ne tire pas sur la Reichswehr. »
Une grève générale déclenchée par les partis de gauche et le refus
de la Reichsbank d’avancer de l’argent à Kapp font échouer le
putsch, mais le régime a montré sa fragilité.
L’agitation de gauche. La crise économique qui sévit en 1919-
1921, la haine portée à l’armée et aux dirigeants SPD par l’extrême-
gauche après la répression de janvier-mars 1919 expliquent les
troubles permanents et spontanés venus du monde ouvrier :
– En décembre 1919 et janvier 1920, soulèvements à Berlin
lorsqu’on apprend que le Reichstag s’apprête à voter une loi
cantonnant les « Conseils d’exploitation » dans les œuvres sociales et
leur ôtant toute compétence économique.
– En mars 1920, à l’annonce du putsch Kapp, insurrections
ouvrières dans la Ruhr dont les principales villes tombent entre les
mains de Conseils dirigés par les communistes. Début avril, l’armée
réoccupe la Ruhr et se livre à une sanglante répression.
– En mars-avril 1920, combats sporadiques dans la région de Halle
et Mansfeld entre ouvriers armés conduits par le gauchiste Hoelz
(exclu du KPD) et la police.
La persistance de l’agitation provoque un glissement à droite aux
élections de 1920 (voir tableau) : le centriste Fehrenbach devient
chancelier d’un gouvernement comprenant DDP, Zentrum et
Populistes du DVP, soutenu au Parlement par le SPD qui ne participe
pas (juin 1920).

La crise de 1923

Les composantes de la crise. Elles sont à la fois économiques


(c’est le moment où l’inflation atteint son point maximum) et politiques
(la résistance allemande au paiement des réparations a entraîné la
constitution d’un cabinet dirigé par le chancelier Cuno et axé très à
droite, puisqu’il obtient l’appui du DNVP au Reichstag). Les tentatives
allemandes pour obtenir un moratoire aux réparations provoquent en
janvier 1923 l’occupation de la Ruhr par les Français et les Belges.
Pour faire face à la situation, le gouvernement donne l’ordre de
résistance passive. Pendant que l’économie s’effondre, que le
sentiment national humilié réagit avec vivacité, l’autorité de l’État
s’évanouit partout. Lorsque, pour sauver le pays, le Reichstag vote
en octobre les pleins pouvoirs à Gustav Stresemann, chancelier
depuis le 12 août, l’Allemagne est en pleine décomposition.
L’agitation nationaliste et séparatiste. En Rhénanie occupée, les
troupes françaises protègent un mouvement séparatiste sans
grandes racines dans la population. Alimenté par les fonds du
2e bureau, il est le fait de quelques intellectuels et de certains
hommes d’affaires. Il aboutira en octobre 1923 à la proclamation
d’une République rhénane qui s’effondrera d’elle-même dès le départ
des Français.
Plus sérieux est l’autonomisme bavarois. Depuis l’échec de la
République des Conseils, la Bavière est devenue le refuge de
l’extrême-droite nationaliste. Elle abrite les sociétés secrètes issues
des Corps-Francs et toute une série de groupuscules, dont le parti
nazi d’Hitler qui compte en 1923 environ 50 000 membres. La plupart
ont en commun l’espoir d’une dictature nationale dans un Reich uni et
se réclament de Ludendorff réfugié à Munich. Mais d’accord avec eux
sur l’antiparlementarisme, l’antisémitisme, et la nécessité d’une
dictature nationale, existe dans cette extrême-droite une tendance
autonomiste, monarchiste, restée fidèle à la dynastie des
Wittelsbach, et qui se trouve au pouvoir avec von Kahr, chef du
gouvernement local.
À l’automne 1923, profitant des troubles qui condamnent le
gouvernement à l’impuissance, von Kahr décide de rompre avec
Berlin et s’octroie le titre de Commissaire Général de l’État ; une
division envoyée par le gouvernement Stresemann et conduite par
von Lossow se met au service de von Kahr. Mais sur la route de la
sécession se dresse von Seeckt qui, le 4 novembre, désavoue les
Bavarois, fauteurs de guerre civile. Pendant que von Kahr hésite à se
dresser contre le chef de la Reichswehr, il est débordé par ses alliés
de la veille, les nationalistes unitaires qui tentent de lui forcer la main.
Le 8 novembre 1923 Hitler et ses partisans envahissent une
brasserie de Munich dans laquelle les dirigeants bavarois tiennent un
meeting et contraignent ceux-ci à constituer un gouvernement dont
Hitler fait partie. Ludendorff reçoit le commandement des troupes qui
doivent marcher sur Berlin pour en chasser le gouvernement
« rouge » (le SPD en fait partie) et établir la dictature nationale.
Stresemann décide de faire front ; sur son conseil, Ebert confie tous
les pouvoirs à von Seeckt. Dans ces conditions, von Kahr se ravise ;
il mobilise l’armée et la police bavaroises qui, le 9 novembre au matin,
tirent sur Hitler et les manifestants qu’il entraîne avec lui pour tenter
de déborder von Kahr. Il y a 14 morts, Ludendorff et Hitler sont
arrêtés. Le premier sera acquitté, le second condamné à une peine
de forteresse. Une fois de plus, l’armée apparaît comme la seule
force véritable en Allemagne.
La répression des mouvements de gauche. Pendant que
l’extrême-droite manifeste ainsi sa vitalité, la crise économique
favorise les progrès du parti communiste, renforcé par la majorité de
l’USPD depuis 1920. Mais les communistes hésitent sur la tactique à
suivre. Les dirigeants du parti, Brandler et Thalheimer préconisent
une prise de pouvoir légale en jouant le jeu parlementaire. C’est cette
conception qui aboutit en octobre 1923 à la constitution en Saxe et en
Thuringe de gouvernements ouvriers, appuyés sur la majorité dont
disposent communistes et SPD dans ces deux Lander. Mais Ebert,
en vertu de l’article 48 de la Constitution, décide de déposer les deux
gouvernements et la Reichswehr exécute la décision sans se heurter
à la moindre résistance. Cet échec renforce les thèses de la
tendance gauchiste du parti, qui trouve un appui dans les milieux
syndicaux. Son principal représentant à cette date, Thaelmann, a
préconisé en vain une insurrection en Saxe pour résister à l’action de
la Reichswehr. Il tente de la réaliser à Hambourg : le 22 octobre, à
l’issue d’une grève générale, les communistes s’emparent des postes
de police et dressent des barricades. Désavouée par les dirigeants
communistes, l’insurrection de Hambourg ne s’étend pas en
Allemagne et police et Reichswehr en viennent aisément à bout.
Comme en 1919, le régime a donc réussi à faire face à la très
grave crise qui le menace. Mais il est clair que son existence dépend
plus que jamais de la Reichswehr, corps de plus en plus autonome.
L’agitation révolutionnaire s’explique d’ailleurs par une situation
économique catastrophique et par ses conséquences sociales.

Inflation et déséquilibres sociaux

Conséquences économiques de la guerre

Le bilan de la guerre est très lourd pour l’Allemagne. Les pertes


humaines s’élèvent à 2 millions d’hommes tués au combat ou morts
des suites de leurs blessures. Il s’y ajoute 740 000 décès civils en
plus de la mortalité normale et un déficit de naissances évalué à
3 millions, soit au total une perte démographique de l’ordre de
6 millions d’hommes, d’autant plus sensible à l’économie qu’elle porte
surtout sur des individus jeunes.
Sur le plan matériel, l’Allemagne n’a pas connu la guerre sur son
territoire, mais elle subit le poids du non-renouvellement du matériel
qui a travaillé pendant plus de quatre ans et du déficit de production
dû à la fois à l’usure du matériel et à l’insuffisance de la main-
d’œuvre. En 1919, la production de charbon est de 108 millions de
tonnes contre 190 en 1913, celle d’acier de 7 millions de tonnes
contre 17 millions, celles de blé et de pommes de terre sont
inférieures de moitié aux chiffres d’avant-guerre.
Les pertes financières sont lourdes. Pour financer le conflit, l’État
fédéral a dû dépenser 140 milliards de marks-or. Comme il ne
dispose jusqu’en 1913 que de ressources assez faibles (droits de
succession depuis 1906 et impôt extraordinaire sur l’accroissement
des fortunes voté en 1913), il a dû pour y faire face s’endetter
considérablement. L’emprunt consiste pour une part en bons du
trésor à 4 ou 4,5 % à échéance de quelques mois dont l’ensemble
constitue en 1919 une dette flottante de 49 milliards de marks (contre
0,5 en 1914), et d’autre part en bons à long terme à 5 % qui forment
une dette consolidée de 96 milliards de marks en 1919 (contre 5 en
1914). Ce prodigieux endettement de l’État n’a cependant permis de
couvrir les dépenses de guerre qu’à 60 % ; pour solder le déficit, le
gouvernement a donc dû recourir à l’impression de nouveaux billets
non gagés, c’est-à-dire à l’inflation. Or, celle-ci est d’autant plus grave
que la Reichsbank a dû se dessaisir d’une partie de son stock d’or
pour solder le déficit de sa balance commerciale auprès des neutres
(Hollande, Suisse, Danemark, Suède) qui lui procurent à prix très
élevés matières premières et denrées alimentaires que le blocus allié
ne lui permet pas d’importer à son gré. Il en résulte une dépréciation
du mark sur les marchés des pays neutres et, en 1918, on échange
un dollar contre 8 marks (1 dollar pour 4,2 marks en 1913).
En 1919, au prix de la guerre s’ajoute celui de la paix. Pertes de
territoires de haute valeur économique : l’Alsace-Lorraine (fer,
potasse, houille, sidé rurgie et textile), le bassin houiller sarrois, les
mines de zinc de la région Eupen-Malmédy, la région houillère,
ferrifère et sidérurgique de Silésie, les colonies…
Livraisons en nature aux vainqueurs : 24 millions de tonnes de
charbon à la Belgique et à l’Italie, 5 000 locomotives, 15 000 wagons,
tous ses navires de plus de 1 600 tonneaux, la moitié de ses navires
de 1 000 à 1 600 tonneaux, le 1/4 de sa flotte de pêche, le 1/5 de sa
flotte fluviale.
Avantages économiques accordés aux alliés : internationalisation
de l’Elbe, de l’Oder et du canal de Kiel ; cession de tous les brevets
allemands ; octroi aux vainqueurs du traitement de la nation la plus
favorisée en matière douanière. L’Allemagne doit admettre en
franchise pendant 3 ans les marchandises venues de Posnanie et
pendant 5 ans celles venues d’Alsace-Lorraine.
Paiements en espèces aux vainqueurs. Non seulement l’Allemagne
perd tous ses avoirs à l’étranger, mais elle devra payer les
Réparations.

Les réparations et l’effondrement du mark

La fixation des Réparations. Tirant argument de la dépréciation du


mark qui s’accélère en raison de la fuite des capitaux, Erzberger, puis
Rathenau s’efforcent d’obtenir des alliés un aménagement des
Réparations et leur paiement partiel en nature. Sous la pression des
industriels qui redoutent la concurrence allemande, la France refuse
cette solution. Finalement, en mai 1921, la conférence de Londres
fixe le montant des Réparations à 132 milliards de marks-or, portant
6 % d’intérêts annuels, et payables sous forme d’annuités fixes de
2 milliards de marks-or, à quoi s’ajoute une somme variable
représentant annuellement 26 % des exportations allemandes. Le
5 mai un ultimatum donne six jours à l’Allemagne pour accepter cette
solution, sous menace d’occupation de la Ruhr.
Entre mai 1921 et l’automne 1923, le mark qui n’avait cessé de se
déprécier, connaît une chute catastrophique :

Pendant que l’Allemagne rend les Réparations et l’occupation de la


Ruhr responsables de cette situation (mais elle n’a versé fin 1922 que
5,4 milliards de marks), la France accuse le gouvernement du Reich
de mettre volontairement l’État en faillite pour justifier le refus de
paiement. Si effectivement durant les premiers mois de la
République, l’État a vécu au-dessus de ses moyens, il faut observer
que, depuis 1919, Erzberger, ministre des Finances du cabinet Bauer,
puis le chancelier Wirth (mai 1921-nov. 22), Stresemann enfin, ont fait
de réels efforts pour redresser la situation. L’explication de la
dépréciation réside dans les manœuvres spéculatives des industriels
allemands qui jouent à la baisse du mark. Empruntant aux banques
des sommes énormes, des hommes comme Thyssen ou Otto Wolf
placent des capitaux à l’étranger, puis profitant de la chute du mark
achètent à crédit des usines, mais aussi des hôtels, des agences de
voyage, etc. Les liens établis entre capital industriel et bancaire leur
offrent évidemment de larges facilités, mais il faut remarquer que la
Reichsbank a joué le jeu de l’inflation en maintenant jusqu’en
août 1923 son taux d’escompte à 5 %. Ce n’est qu’avec l’arrivée au
pouvoir de Stresemann dont la politique contraste avec celle de
Cuno, homme des grandes sociétés (c’est le président de la
Hamburg-Amerika Linie) que le taux d’escompte sera relevé à 30 %,
puis à 90 % en septembre 1923.
Les conséquences sociales de l’inflation. Dans l’ensemble, les
milieux d’affaires ont largement profité de la période de l’inflation.
Garantis contre la dépréciation du mark par le placement de capitaux
à l’étranger, ils ont également pu faire de gros bénéfices grâce au
stimulant que représente pour les exportations la chute de la
monnaie. Ils se font indemniser par le gouvernement des pertes
subies du fait du traité de Versailles, des marchandises versées au
titre des Réparations, des conséquences de la résistance passive sur
la production. Pour eux, la période de crise est une période
d’euphorie, ainsi d’ailleurs que pour les Américains et les Britanniques
qui peuvent acheter à vil prix des actions d’entreprises allemandes
(fin 1923, elles ne sont plus cotées sur les bourses étrangères qu’à
2,5 % de leur valeur d’avant-guerre).
En revanche, les salariés paient durement le prix de l’inflation. Sans
doute les salaires augmentent durant la crise et, en octobre 1923, on
paie même les ouvriers deux fois par jour. Mais comme les vendeurs
de produits de consommation courante devancent sans cesse la
chute du mark en augmentant leurs prix, les salaires réels baissent
(de 30 % à 75 % selon les estimations). On constate d’ailleurs que
ce sont les salaires les plus élevés (cadres de l’industrie, moyens
fonctionnaires) qui ont comparativement le plus baissé. Comme au
même moment les détenteurs de revenus fixes (rentiers, retraités,
créanciers de l’État qui ont placé leurs économies en bons du Trésor,
petits porteurs d’actions dont les dividendes sont calculés à l’année)
sont les principales victimes de l’inflation, on peut dire que la petite et
moyenne bourgeoisie sort ruinée de la crise. Elle va constituer un
groupe de déclassés et d’aigris, adversaires irréconciliables d’une
République qu’ils identifient à leur ruine.
Le relèvement de l’économie allemande

Ce n’est pas le moindre paradoxe des années 1919-1923 que la


crise financière s’accompagne d’une remarquable expansion de
l’économie. Affrontés au problème de la reconversion, les industriels
bénéficient de deux facteurs favorables :
– l’abondance des crédits : prêts de l’État, crédits étrangers venus
des États-Unis et de la Grande-Bretagne, crédits privés (durant la
guerre, du fait de la raréfaction des biens de consommation, les
dépôts des banques ont triplé, ceux des caisses d’épargne ont été
multipliés par 7), crédits bancaires enfin. L’inflation et la dépréciation
du mark sont un encouragement à emprunter puisque les
remboursements s’opèrent en monnaie dépréciée ;
– l’abondance de la main-d’œuvre, qui permet de maintenir de bas
salaires. En dépit des pertes démographiques dues à la guerre et au
traité de Versailles, le retour en Allemagne de réfugiés venus des
territoires perdus et des colonies permet de maintenir stables les
chiffres de la main-d’œuvre industrielle (7 millions en 1919, contre
7,5 millions en 1913).
Dans ces conditions, on assiste à un très rapide relèvement de la
production (les chiffres de 1913 sont retrouvés pour le charbon dès
1922, dépassés pour le lignite, cependant que la production d’acier
atteint 64 % de celle de 1913 malgré la perte de la Lorraine et de la
Haute-Silésie). Parallèlement, le mouvement de concentration amorcé
durant la guerre s’accélère, à la fois parce que l’État encourage les
grands Konzerne qui semblent les mieux armés pour redresser
l’économie et parce que c’est à eux que les banques prêtent le plus
volontiers. Thyssen, Krupp, Stinnes connaissent pendant la crise
financière une période d’intense prospérité et discutent d’égal à égal
avec un gouvernement qui a besoin d’eux.
En revanche, l’agriculture subit un marasme permanent dû à l’usure
des machines durant la guerre et à l’abandon du protectionnisme
exigé par le traité de Versailles. Il est particulièrement sensible dans
les grands domaines de l’est de l’Elbe, désertés par les ouvriers
agricoles qui connaissent un statut proche du servage : des millions
d’hectares y restent incultes. En août 1919, le Reichstag vote une
réforme agraire qui prévoit un morcellement des grands domaines
non cultivés (2 millions d’hectares) en moyennes propriétés. Réforme
qui ne va pas sans arrière-pensée politique : démanteler le bastion
des Junkers conservateurs, détourner les ouvriers agricoles de la
misère et de la tentation du communisme en les rendant
propriétaires. Mais la résistance des grands propriétaires, aussi bien
que la baisse des prix agricoles feront échouer la réforme. En 1931,
500 000 hectares seulement seront distribués (4 900 exploitations
sont ainsi créées).
La crise de 1919-1923 a donc profondément ébranlé la
République, cependant qu’elle permettait le renforcement de la
grande industrie et que les Agrariens de l’Est résistaient
victorieusement aux projets de réforme. Alors que l’État va
s’affaiblissant, les cadres traditionnels du Reich impérial épargnés
par la guerre et la révolution briguent, dès 1923, la succession de la
République. Ils sont favorisés dans ce dessein par la crise que
connaît celle-ci sur le plan de sa politique extérieure.

La lutte contre le Diktat

1919-1920 : la résistance à l’application du traité de Versailles

Le 22 juin 1919, après des débats difficiles, l’Assemblée de


Weimar vote par 237 voix contre 138 l’acceptation du traité de
Versailles en l’accompagnant toutefois de deux restrictions : elle
rejette l’article 231 qui déclarait l’Allemagne responsable du conflit ;
elle refuse de livrer aux alliés les responsables de la guerre (ainsi en
février 1920, le gouvernement refuse d’extrader comme le réclamait
l’Entente Hindenburg, Ludendorff, von Tirpitz, Bethmann-Hollweg, le
Kronprinz).
Mais, sur le terrain, l’armée avec l’appui de la population et souvent
l’accord tacite du gouvernement tente de remettre en cause le
nouveau tracé des frontières.
À l’ouest, la présence de l’armée française fait tourner court toute
tentative. Ainsi, au début de 1920, une grève de fonctionnaires dans
la Sarre est rapidement réprimée par les Français. Et lorsqu’à la
suite du putsch Kapp, la Reichswehr pénètre dans la zone
démilitarisée pour y rétablir l’ordre, l’armée française occupe
Francfort et Darmstadt.
À l’est en revanche, l’armée allemande est une armée victorieuse
et la crainte qu’inspire à l’Entente la révolution bolchevique lui a
permis de se maintenir dans les États baltiques et en Pologne. En
février 1919, il faut un ultimatum de Foch pour que le gouvernement
de Scheidemann donne l’ordre aux troupes d’arrêter la reconquête de
la part allemande de Pologne entreprise sur ordre de l’État-Major.
Jusqu’en décembre 1919 se poursuit l’équipée des Corps-Francs du
Baltikum qui vise à préserver les conquêtes de Brest-Litwosk. Enfin
en Haute Silésie, les Corps-Francs soutenus par l’armée luttent
jusqu’en 1921 contre les tentatives d’annexion polonaises et
obtiennent de la SDN un partage de la région contestée qui en laisse
les 2/3 à l’Allemagne.

1921-1922 : la renaissance de la diplomatie allemande

Dans les conférences internationales de 1920 destinées à fixer le


montant et les modalités du paiement des Réparations (San Remo,
Boulogne, Bruxelles, Spa), les diplomates allemands ont tenté de
limiter les paiements allemands et de jouer des désaccords entre
alliés à ce sujet. Mais la décision du Dr Simons en mars 1921 de
déclarer l’Allemagne hors d’état de payer a provoqué l’occupation par
l’Entente de Dusseldorf, Ruhrort, Duisbourg ; quelque temps plus
tard, l’ultimatum de mai 1921 a montré les limites du jeu allemand.
Sous l’influence de Rathenau, ministre des Affaires Étrangères du
cabinet Wirth, commence alors une politique plus habile : d’une part
l’Allemagne déclare vouloir pratiquer l’Erfüllungspolitik (politique
d’exécution du traité) afin de faire la preuve de sa bonne volonté
(ainsi Rathenau signe en 1921 avec les Français l’accord de
Wiesbaden, qui prévoit des livraisons en nature) ; d’autre part, ayant
ainsi désarmé les méfiances, elle va tenter d’obtenir un aménagement
des conditions qui lui sont faites. Cette politique semble réussir
lorsque, en janvier 1922 à la conférence de Cannes, Lloyd George
poussé par Rathenau propose au président du Conseil français
Briand le plan suivant : en échange d’un adoucissement des
Réparations, la Grande-Bretagne offre à la France la garantie
militaire de ses frontières. Puis, la détente étant obtenue, une
Conférence internationale à laquelle l’Allemagne et l’URSS seraient
conviées sur un pied d’égalité envisagerait la reconstruction
économique de l’Europe. Le plan échoue car Briand, désavoué par le
président de la République Millerand et la majorité des députés, doit
démissionner et il est remplacé par l’intransigeant Poincaré. Dans ces
conditions, la Conférence Économique de Gênes présente peu
d’intérêt pour les Allemands, mais elle va avoir une conséquence
imprévue : le 16 avril, Rathenau signe avec le ministre soviétique des
Affaires étrangères Tchitcherine un accord par lequel les deux pays
rétablissent leurs relations diplomatiques, renoncent réciproquement
à toute réparation de guerre et engagent des négociations
économiques.
Les Occidentaux, qui redoutent de voir l’Allemagne basculer dans
le camp soviétique, sont épouvantés. En fait, pour Rathenau, l’accord
a des objectifs plus limités : il permet d’abord à l’Allemagne d’affirmer
face à ses tuteurs alliés son autonomie diplomatique ; il constitue un
moyen de pression sur eux et particulièrement sur l’Angleterre pour
les amener à plus de souplesse dans la question des Réparations en
leur prouvant que l’Allemagne dispose de cartes de rechange. Si pour
Rathenau et les dirigeants de Weimar le traité de Rapallo est « un
arbre qui ne porte pas de fruit, mais qu’on voit de loin », il faut
cependant indiquer qu’il existe à la Wilhelmstrasse une tendance
« national-bolchevique » pour qui l’Allemagne doit chercher une
alliance avec la Russie, brimée elle aussi par l’Occident, étant
entendu que la puissante Allemagne industrielle ne saurait manquer
dans ce cas de prendre sous sa coupe le pays des soviets. En
application de ces idées, von Seeckt signe en 1921 avec l’URSS des
accords militaires secrets. Mais l’occupation de la Ruhr va
compromettre l’autonomie diplomatique retrouvée.

L’occupation de la Ruhr

En juillet 1922, le chancelier Cuno réclame un moratoire pour les


Réparations. Poincaré refuse et menace d’occuper la Ruhr pour
obliger l’Allemagne à payer. L’idée de la saisie du « gage productif »
fait son chemin et, en janvier 1923, prenant prétexte de la non-
livraison de poteaux de mine et de bois, le président du Conseil
français, après avoir fait constater le manquement par la Commission
des Réparations, ordonne l’occupation. Si le but français est
relativement clair, on peut se demander pourquoi le gouvernement
allemand a laissé s’opérer une action prévisible depuis 6 mois. Le
chancelier Cuno n’a-t-il pas voulu pratiquer la « politique du pire » en
déclenchant l’épreuve de force pour approfondir le fossé qui se
creuse entre la France et la Grande-Bretagne ? De même l’ordre de
résistance passive qui va aggraver la situation financière du Reich
n’a-t-elle pas pour objet de convaincre les Britanniques que les
solidarités économiques de l’après-guerre sont plus puissantes que
les alliances de guerre ? Quels sont les résultats de cette politique ?
– En apparence l’échec pour le Reich est complet. Si les
exportations textiles britanniques baissent de moitié, si la Grande-
Bretagne se voit privée des importations de coke de la Ruhr
nécessaires à son industrie chimique et si les sidérurgistes anglais
manifestent leur inquiétude devant le surcroît de puissance qui résulte
de la situation pour leurs concurrents belges et français, la réaction
de Londres ne dépasse pas le stade des protestations verbales.
Pendant ce temps, le Reich dépense 3,5 milliards de marks pour
couvrir la résistance passive, l’inflation galopante atteint les sommets
décrits plus hauts, les industries de transformation privées de
matières premières et de charbon s’arrêtent, les ouvriers sont
condamnés au chômage et l’Allemagne est en proie à une véritable
décomposition politique. Tirant les conséquences de cet échec,
Stresemann décide le 26 septembre 1923 de suspendre la résistance
passive.
– Mais les résultats à longue échéance transforment en victoire
cette apparente défaite. Poincaré, vainqueur, accepte de négocier
avec Stresemann, et même sur suggestion anglaise, de déterminer la
capacité de l’Allemagne en matière de Réparations, alors qu’il est
bien évident que cette enquête va aboutir à une réduction de celles-
ci, solution dont il ne voulait à aucun prix. Ce revirement inattendu
peut s’expliquer par des raisons de politique intérieure (la proximité
des élections de 1924), par des raisons diplomatiques (la crainte de
briser les alliances de guerre) mais surtout par des raisons
économiques (au moment où le franc est menacé par la spéculation
internationale, Poincaré a besoin de l’aide des banques anglaises et
américaines et ne peut par conséquent poursuivre en Allemagne une
politique qui leur est dommageable). Quoi qu’il en soit, pour la
première fois depuis 1918, la France, principal adversaire de
l’Allemagne, responsable du diktat de Versailles, qui a brisé par la
force toutes les tentatives du Reich pour s’en affranchir, est
contrainte de reculer parce qu’elle n’a plus les moyens de mener une
politique de contrainte. Cet échec ouvre à la diplomatie allemande
des perspectives nouvelles que Stresemann saura exploiter. Fin
1923, sur le plan intérieur, sur le plan financier, sur le plan
diplomatique s’achève le temps des troubles.
Chapitre 8

Stabilisation et prospérité (1924-1929)

Stabilisation des finances et prospérité de l’économie

Le redressement monétaire

Entrepris sous l’égide des Populistes arrivés au pouvoir avec


Stresemann, il est l’œuvre de trois hommes : le banquier Karl
Helfferich, homme des Nationaux-Allemands, secrétaire au Trésor, le
Dr Luther, Populiste, ministre des Finances de Stresemann, puis de
Marx, le Dr Schacht enfin, proche des Populistes, d’abord directeur
de la Darmstaedter Bank, nommé Commissaire à la monnaie, puis en
1923, directeur de la Reichsbank. Utilisant les pleins pouvoirs votés à
Stresemann en octobre 1923, puis obtenus à nouveau par son
successeur Marx, Luther et Schacht vont tenter une audacieuse
opération.
Le Rentenmark part de l’idée qu’il existe un paradoxe entre la
situation catastrophique de la monnaie et la prospérité de l’économie.
D’où l’idée de créer un nouveau mark, gagé non sur l’or, mais sur la
totalité de l’économie allemande et dont le rôle ne serait que
provisoire. Il ne se substituerait pas au mark déprécié, mais existerait
parallèlement et dans un rapport constant avec lui, ce qui aurait pour
effet, puisque le nouveau mark était gagé sur des richesses réelles,
de stabiliser la monnaie et de résorber l’inflation. Le but est de
rétablir la confiance, après quoi on pourrait supprimer cette béquille
du mark et remettre en circulation une monnaie gagée sur l’or. C’est
ainsi qu’est émis le 15 novembre 1923 le Rentenmark, qui vaut
1 000 milliards de marks. Il est émis par un Institut privé, indépendant
de l’État, la Rentenbank, au capital de 3 milliards 200 millions de
Rentenmarks, gagés par des hypothèques sur l’équipement agricole
et industriel de l’Allemagne. Il n’a pas cours forcé, mais l’État
l’accepte dans toutes ses caisses comme une monnaie officielle. Très
vite cette nouvelle monnaie qui inspire confiance fait prime sur le
marché et Luther décide de passer à une seconde phase en
s’attaquant aux causes mêmes de l’inflation.
Résolu à mettre fin à l’inflation, Luther emploie les grands moyens.
– Pour faire pièce aux spéculateurs qui, jouant sur la dépréciation
accélérée du mark avaient acheté des dollars à raison de 1 pour
12 trillions de marks-papier, il fixe le taux du dollar à 1 pour
4,2 trillions de marks-papier, leur faisant ainsi enregistrer une lourde
perte.
– Pour éponger la monnaie en circulation, il mène une sévère
politique déflationniste : suppression des subventions aux postes et
aux chemins de fer, diminution du nombre des fonctionnaires,
réduction de l’allocation-chômage, augmentation générale des impôts,
restriction du crédit.
– Enfin, il se débarrasse de la dette intérieure par une véritable
banqueroute : les porteurs d’anciens titres d’emprunt exprimés en
marks dépréciés voient le remboursement de leurs titres réévalués
seulement de 2,5 à 10 % selon la date d’émission, ce qui est ridicule
compte tenu de la dépréciation de la monnaie en 1923. À telle
enseigne que le Reich n’utilise que 180 millions de Rentenmarks du
prêt de 300 millions que lui a consenti la Reichsbank pour opérer ce
remboursement.
L’État sans déficit, la monnaie stabilisée, la situation économique
assainie, on voit remonter les réserves d’or de la Reichsbank et il est
possible de sortir de la phase transitoire pour créer une nouvelle
monnaie. C’est en août 1924 qu’une loi donne à la Reichsbank le
privilège de l’émission d’une monnaie gagée sur l’or, le Reichsmark
(d’une valeur de 358 mg d’or fin), sensiblement équivalent au
Rentenmark puisque sa parité avec le dollar s’établit à 4,2 RM pour
1 dollar (on échange 1 RM pour 1 trillion de marks 1923).
Cette stabilisation s’insère dans un plan plus vaste de remise en
ordre de l’économie européenne ; elle est en effet liée au plan qui doit
harmoniser les Réparations avec les facultés de paiement de
l’Allemagne.

Le règlement des réparations

En acceptant de négocier sur les bases proposées par les


Britanniques, la France abandonnait la position juridique qui était la
sienne, et selon laquelle les Réparations devaient compenser les
dommages subis, pour accepter la thèse anglo-allemande pour qui
elles devaient être liées aux facultés de paiement de l’Allemagne. En
diverses étapes, on aboutit ainsi à un amenuisement des
Réparations.
L’étape de 1924 et le plan Dawes. Préparé par un comité d’experts
internationaux, présidé par le banquier américain Dawes, c’est un
plan provisoire, prévu pour cinq ans, qui ne préjuge nullement du
montant total des Réparations, mais part du principe que l’Allemagne
doit effectuer des versements provisoires tout en relevant son
économie. Il préconise donc l’évacuation de la Ruhr, la création d’une
banque nationale, indépendante de l’État et contrôlée par des
commissaires étrangers. Les paiements seront progressifs, de
1 milliard de marks-or la première année à 2,5 milliards la 5e année,
mais l’Allemagne recevra dans l’immédiat un prêt de 800 millions de
marks-or pour se relever. Le plan prévoit les ressources sur
lesquelles seront fondés les paiements : prélèvement sur les impôts
indirects (pesant sur l’alcool, le tabac, la bière, le sucre et les
produits des douanes), produit d’une taxe sur les transports,
hypothèque mise sur les chemins de fer du Reich (ceux-ci sont réunis
en une Compagnie des chemins de fer allemands administrée par une
Commission germano-alliée qui doit émettre pour 26 milliards
d’actions et d’obligations, représentant la valeur des chemins de fer ;
11 milliards d’obligations sont remises à la Commission des
Réparations qui, à partir de la 4e année, perçoit un intérêt de 6 %
versé par les Compagnies), enfin hypothèque sur la grande industrie
(toutes les entreprises ayant un capital supérieur à 50 000 marks-or
doivent souscrire des obligations d’un montant total de 5 milliards de
marks-or et verser à partir de la 4e année un intérêt de 6 % à la
Commission des Réparations).
Pour gérer toutes ces opérations, on nomme un « Agent Général
des Réparations » installé à Berlin. Ce poste de « vice-roi de
l’économie allemande » sera détenu par deux Américains, d’abord
durant quelques semaines par le président de la General Electric,
Owen Young, puis plus durablement par Parker Gilbert. Approuvé par
la conférence de Londres, le plan est voté par le Reichstag en
août 1924. Il permettra jusqu’en 1929, le versement de 7 milliards de
marks-or. Si le gouvernement allemand a consenti les abandons de
souveraineté qu’il supposait et l’hypothèque placée sur son économie,
c’est qu’il y voit le meilleur moyen de rétablir la confiance de
l’étranger et de permettre ainsi la reprise des investissements
américains en Allemagne.
L’étape de 1929 et le plan Young. En 1929, dans le climat de
détente qui prévaut alors, un comité d’experts présidé par Owen
Young se réunit afin de mettre au point un plan définitif remplaçant la
dette politique de l’Allemagne par une dette commercialisable. Le
plan prévoit des remboursements échelonnés sur 59 annuités
jusqu’en 1988. Les sommes versées varieront de 1,6 à 2,4 milliards
de marks-or, mais en cas de difficultés économiques l’Allemagne
pourra obtenir un moratoire de deux ans. Tous les contrôles exercés
sur l’économie allemande sont levés, le poste d’Agent Général des
Réparations supprimé. Les transferts s’effectueront par
l’intermédiaire d’une « Banque des Règlements Internationaux »
créée pour la circonstance. Le plan entre en application le 17 mai
1930. Il sera suspendu en raison de la grande crise en juillet 1931
par le moratoire Hoover. Au total, l’Allemagne n’a versé au titre des
Réparations que 21,2 milliards de marks-or. Mais il faut remarquer
que pendant la période 1924-1929 durant laquelle les versements ont
été de 7 milliards, l’Allemagne a reçu en investissements américains,
anglais, néerlandais, une somme d’au moins 23 milliards de marks-or.
L’Allemagne redistribue donc en Europe une partie des
investissements étrangers qu’elle reçoit. Ce sont eux, et surtout ceux
qui viennent des États-Unis, qui sont à la base de la prospérité que
connaît l’Europe jusqu’en 1929, prospérité dont l’Allemagne offre le
meilleur exemple.

La prospérité économique allemande

Causes et conditions. La cause fondamentale de la prospérité tient


évidemment aux investissements massifs de capitaux étrangers qui
se substituent à partir de 1924 à l’épargne disparue au cours de la
crise. Mais la permanence de ces investissements s’explique par le
climat de confiance entretenu par la stabilité politique et sociale : la
période, on le verra, est celle des gouvernements de droite et
lorsqu’en 1928, le SPD revient au pouvoir, c’est avec un programme
de pause sociale. Les grèves sont rares, bien que le patronat
pratique une politique de bas salaires et d’allongement de la semaine
de travail, car les ouvriers se montrent sensibles à la stabilité de
l’emploi et à la diminution relative du chômage (il y a néanmoins
650 000 chômeurs en août 1928). Les syndicats et le SPD répudient
officiellement toute attitude révolutionnaire : les premiers à leur
congrès de Breslau en 1925 abandonnent le principe de la lutte des
classes et celui de la dictature du prolétariat pour se tourner vers une
politique contractuelle, fort bien vue des milieux d’affaires ; quant à la
social-démocratie elle adopte les idées de son spécialiste des
questions économiques, Hilferding, sur le « capitalisme organisé » : à
l’ère des ententes et des cartels, le capitalisme n’est plus mû par la
simple loi du profit conduisant à l’anarchie de la libre-concurrence, il
s’est organisé scientifiquement, rationalise sa production, admet
l’intervention de l’État ; il prend ainsi une allure socialiste et il suffit
que le SPD conquière l’État par le suffrage universel pour le pousser
plus loin encore dans cette voie.
Développement de la production et du commerce. En matière
agricole, les gouvernements de droite s’orientent vers une politique
de soutien systématique aux grands domaines : adoption en 1927
d’un tarif protectionniste ; création en 1929 de l’Ost Hilfe qui permet
aux agriculteurs de l’est de recevoir des prêts à faible intérêt ;
protection contre les liquidations judiciaires pour dettes ;
dégrèvements d’impôts ; rachat des stocks par l’État à des prix
garantis. L’agriculture peut ainsi se développer mais dans des
conditions anti-économiques et en pratiquant des prix très supérieurs
aux prix mondiaux.
Dans le domaine de l’industrie, on assiste à un boom remarquable
qui permet de dépasser de 15 % en 1928 les chiffres de production
de 1913 ; dès 1927, l’Allemagne est la première puissance mondiale
pour certains secteurs de pointe de l’économie : électrotechnique,
chimie, optique, industries mécaniques.
Enfin le commerce allemand retrouve en 1925 ses chiffres
d’exportation de 1913 (10 milliards de RM et 13,5 en 1929). C’est en
Europe centrale et orientale qu’elle trouve ses principaux clients ;
c’est aussi en Autriche, en Roumanie, en Silésie ou dans les marges
bohémiennes qu’elle réinvestit une partie des capitaux qu’elle reçoit
(10 milliards de RM de 1924 à 1931).
Les transformations de l’industrie sont marquées par trois traits
essentiels :
– La rationalisation. Le maître mot de l’industrie après 1923 est
celui de productivité. Pour l’atteindre on perfectionne le matériel, on
introduit le travail à la chaîne, on utilise l’énergie électrique. Les
résultats sont spectaculaires : un mineur qui fournissait 950 kg/par
jour en 1920 en fournit 1 350 en 1930 ; les nouveaux hauts-fourneaux
ont une capacité de 850 tonnes contre 160, etc.
– La concentration est largement nécessitée par les frais de
renouvellement du matériel. Les Konzerne hétérogènes nés durant les
années 1921-1923 ne résistent guère à la stabilisation : Wolf
s’effondre en 1924, Stinnes est en demi-faillite en 1925. Les
Konzerne familiaux eux-mêmes se fondent dans des entreprises plus
vastes, à forme de sociétés anonymes : ainsi font Thyssen en 1926,
Haniel en 1927. Surtout, on voit se constituer des ententes à
tendance monopoliste dont les principales sont les « Vereinigte
Stahlwerke » qui groupent les quatre plus grands producteurs d’acier
(à l’exception de Krupp) et fournissent 22 % du charbon et 40 % de
l’acier allemand, et l’IG Farbenindustrie (Interessen Gemeinschaft der
deutschen Farbenindustrie) qui regroupe les trois plus grandes
entreprises chimiques : Badische Anilin, Bayer et Hoechst, et domine
la production allemande.
– Les recherches scientifiques et techniques destinées à
développer la productivité sont financées à la fois par l’État et les
grands Konzerne. Les instituts de recherche se multiplient, équipés à
grands frais par un patronat qui considère que les frais engagés sont
amortis si un savant fait une découverte au bout de cinq ans de
travail. Dans ces conditions, les résultats obtenus en Allemagne par
la science appliquée sont spectaculaires : extraction de l’azote pour
les engrais, fabrication d’essence synthétique à partir du lignite,
découverte de la rayonne, du cinéma parlant, développement de la
TSF, etc.
Ce gigantesque développement économique, les succès
techniques, le rapide relèvement du pays font régner entre 1924 et
1928 un climat d’euphorie. L’Allemagne est entraînée dans un
véritable vertige économique, l’épargne se reconstitue. Seuls
quelques spécialistes, un Schacht, un Stresemann s’inquiètent. Ce
dernier déclare en 1928 : « Ces dernières années, l’Allemagne a vécu
de l’argent emprunté. Si une crise se produit et que les Américains
retirent leurs crédits à court terme, c’est la faillite. » En attendant, le
relèvement économique donne sa chance à l’expérience républicaine.

La stabilisation de la République

Une stabilisation qui s’opère au profit des conservateurs

En novembre 1923, la grande coalition constituée par Stresemann


éclate en raison de la désaffection de son aile droite nationale-
allemande et de son aile gauche SPD Le nouveau chancelier, Marx,
chef de la fraction conservatrice du Zentrum constitue alors un
ministère « bourgeois » : Populistes, Zentrum, Démocrates. Mais il
ne peut espérer gouverner sans l’appui du SPD qui désapprouve sa
politique déflationniste et autoritaire, ou des nationaux Allemands
hostiles à la détente pratiquée par Stresemann au ministère des
Affaires étrangères. C’est pour trouver une majorité que Marx dissout
le Reichstag et provoque de nouvelles élections en mai 1924. Or
celles-ci (voir tableau dans le chapitre 7) sont encore des élections
de temps de crise et, pendant que les partis de Weimar voient leur
majorité s’effriter, l’opposition au régime progresse nettement. Ce
renforcement des extrêmes oblige Marx à reconduire son
gouvernement de coalition qui demeure minoritaire et se heurte aux
mêmes problèmes qu’avant les élections. Ce qui explique la nouvelle
dissolution et les élections de décembre 1924.
Celles-ci se déroulent dans un climat très différent : le
gouvernement tire bénéfice du redressement monétaire, de la
signature du plan Dawes, de la reprise économique. Les voix qui, en
mai, avaient fui vers les extrêmes refluent vers le centre et les partis
gouvernementaux retrouvent voix et sièges perdus. Aux extrêmes, si
la chute des communistes et des nazis est sensible, les
traditionalistes du DNVP continuent cependant leur progression. Aussi
devant l’opposition du Centre Bavarois à toute alliance avec les
Socialistes voit-on en janvier 1925 le Dr Luther constituer un
gouvernement dans lequel entrent pour la première fois les
Nationaux-Allemands. Les élections et la constitution du cabinet
conduisent donc à la conclusion que la République est consolidée,
mais que c’est au profit de la droite conservatrice que s’opère cette
consolidation. Il en résulte d’ailleurs une grave crise au sein du
Zentrum : le chef de son aile gauche, Wirth, quitte le parti avec éclat
pendant que, derrière Marx, l’aile conservatrice appuyée par le
Bayerische Volkspartei soutient le gouvernement.

1925-1928 : le triomphe de la droite

La renaissance de la droite. À partir de 1925, encouragée par les


résultats électoraux, la droite conservatrice connaît une véritable
renaissance. Elle trouve un chef d’orchestre en Hugenberg, ancien
directeur de Krupp. Subventionné par la grande industrie, il achète de
très nombreux journaux, dont près de la moitié de la presse de
province, des agences d’information, des entreprises
cinématographiques. Il réunit les anciens des Corps-Francs dans une
formation paramilitaire, le Casque d’Acier (Stahlhelm) qui atteindra
400 000 hommes en 1927. Il anime une active propagande contre le
plan Dawes et entame une campagne de diffamation contre les
fondateurs du nouveau régime, en particulier le SPD Ebert est
personnellement accusé d’être responsable du « coup de poignard
dans le dos » pour avoir soutenu en janvier 1918 la grève des
ouvriers des usines de munitions et il doit intenter près de 150
poursuites pour se disculper.
Face à ces vives attaques, la gauche apparaît divisée et
impuissante. Elle a certes constitué des groupes d’autodéfense, la
Bannière du Reich (Reichsbanner) socialiste, le Front Rouge des
Combattants (Rotkampferbund) communiste. Mais elle souffre du
discrédit qui atteint les socialistes au pouvoir en Prusse, compromis
dans de nombreux scandales politico-financiers, accusés par les
communistes d’être des « social-traîtres », et des divisions
persistantes de ceux-ci (en 1925, Thaelmann, qui a l’appui de
l’Internationale, devient chef du parti et en exclut Brandler et
Thalheimer accusés d’être des « droitiers »).
L’élection présidentielle de 1925 provoquée par la mort d’Ebert va
accentuer la poussée à droite. Celle-ci présente à la succession
d’Ebert un candidat unique, le populiste Jarres, bourgmestre rhénan
expulsé par les Français en 1923, ce qui lui vaut l’appui des
Nationaux-Allemands. La gauche et les partis de Weimar présentent
chacun leur candidat. Le premier tour des élections donne ainsi
l’impression d’une victoire écrasante de la droite alors que l’addition
des voix des candidats qui se réclament de la coalition de Weimar
révèle que celle-ci aurait pu l’emporter. Lorsqu’au second tour, le
SPD, conscient du danger, décide de se désister pour le catholique
Marx, devenu candidat de la coalition de Weimar, la droite a l’habileté
de retirer son candidat en faveur du vieux maréchal Hindenburg qui
présente sa candidature sous le signe de l’apolitisme. En fait celui-ci
n’a accepté de se présenter qu’après qu’on l’eût convaincu qu’il devait
livrer une « nouvelle bataille pour le Reich » contre les défaitistes et
après avoir obtenu l’autorisation du Kaiser. Autour de lui la droite et
l’extrême-droite constituent le « Reichsblok ». La victoire du maréchal
va être assurée par la décision du Centre Bavarois de donner ses
voix, non à Marx, cependant chef du Zentrum, mais à Hindenburg, et
par le maintien du communiste Thaelmann, fidèle à la tactique du
« tout ou rien ».

Élection présidentielle de 1925

Premier tour 29 mars 1925 Deuxième tour 27 avril 1925

Jarres (Popul) = 10,4 M (38,7 %) Hindenburg = 14,6 M (48,3 %)

Braun (SPD) = 7,8 M (29 %) Marx = 13,7 M (45,3 %)

Marx (Z) = 3,8 M (14 %) Thaelmann = 1,9 M (6,3 %)

Thaelmann (KPD) = 1,8 M (6,9 %)

Hellpach (DDP) = 1,6 M (6 %)

Hell (BVP) = 0,99 M (4 %)

Ludendorff (NSDAP) = 0,21 M (1,4 %)

Le retour à la réaction. Désormais, la droite conservatrice va


pousser le vieux maréchal monarchiste à infléchir le régime dans le
sens du retour au Reich de Guillaume II. Si les Nationaux-Allemands
échouent en octobre 1925 lorsqu’ils ouvrent délibérément une crise
ministérielle pour pousser le Président à mettre au rancart le
Parlement et à gouverner en s’appuyant sur l’article 48, ils
réussissent à deux reprises à contraindre Hindenburg à afficher ses
opinions réactionnaires : en 1926, il oblige Luther à déposer un projet
de loi selon lequel ambassades et consulats hisseraient à côté du
drapeau de la République le pavillon impérial noir-blanc-rouge ; la
même année, il intervient pour soutenir un projet qui prévoit
l’indemnisation des princes allemands dont les biens ont été mis sous
séquestre en 1918 et pour faire échouer un référendum hostile à ce
projet proposé par Communiste et Socialiste.
Surtout, à partir de 1926, poussé par son conseiller, l’ambitieux
colonel von Schleicher, le Président prend l’armée en mains. Depuis
1919, celle-ci est patiemment reconstituée par von Seeckt avec le
concours de l’inamovible ministre de la Reichswehr, Gessler. Il en a
fait un corps autonome qui dispose de 10 % du budget de l’État (dont
l’emploi n’est pas contrôlé) ; il lui a donné un esprit offensif et a fait
fabriquer à l’étranger des prototypes d’armes modernes. Mais il est
resté relativement fidèle à la République et a écarté les officiers les
plus réactionnaires. En 1926, Hindenburg sous un prétexte mineur
renvoie le général ; deux ans plus tard, lorsque Gessler, compromis
par un scandale financier, doit démissionner, le Président, de sa
propre autorité et sans en référer à Marx, alors chancelier, nomme
au ministère de la Reichswehr son ancien adjoint Gröner.

Les élections de 1928 et le retour au pouvoir des socialistes

Les élections de 1928 (voir tableau dans le chapitre 7) permettent


de mettre en relief un double phénomène :
– le recul de la droite : les Nationaux-Allemands paient le prix de
l’obstruction systématique qu’ils pratiquent depuis 1925 et perdent
deux millions de voix et 30 sièges. Les partis bourgeois de la coalition
de Weimar connaissent un léger recul ;
– la victoire de la gauche, qui a fait campagne sur le double thème
de la journée de 8 heures et de l’hostilité au projet de construction
d’un cuirassé. Pendant que les communistes retrouvent presque leurs
voix de 1924, le SPD remporte un véritable triomphe.
Globalement, l’électorat s’est prononcé pour la République, mais
une République orientée plus à gauche qu’en 1924. Le régime semble
s’acheminer vers une alternance au pouvoir de la gauche et de la
droite qui constitueraient tour à tour la majorité et l’opposition.
Hindenburg confie au socialiste Hermann Müller le poste de
chancelier et celui-ci constitue avec le DDP, le Zentrum, le Centre
Bavarois et les Populistes une « grande coalition ».
Maintien de la République conservatrice. En réalité, l’arrivée au
pouvoir du SPD ne modifie en rien la politique poursuivie et l’état des
forces dans la République. Contraint de manœuvrer pour empêcher
l’éclatement de sa majorité déchirée entre les tendances
contradictoires des populistes et des socialistes, Hermann Müller finit
par reprendre à son compte la politique de ses prédécesseurs. C’est
ainsi que, malgré l’opposition de son propre parti, il fait voter par le
Reichstag les crédits nécessaires à la construction d’un cuirassé ;
c’est ainsi qu’il se trouve amené à réprimer brutalement les troubles
sociaux nés de la hausse des prix, d’autant que ceux-ci sont
largement exploités par le parti communiste (en mai 1929, le préfet
de police socialiste de Berlin interdit le défilé du 1er mai et la police
berlinoise réprime durant trois jours l’émeute qui suit la
manifestation).
Pendant ce temps, on assiste à l’extrême-droite à un reclassement
qui suit l’échec électoral du Parti national-allemand. Bien des milieux
d’extrême-droite considèrent qu’avec leur programme anachronique
de restauration monarchique et leurs divisions internes, les Nationaux-
Allemands sont désormais mal qualifiés pour mener le combat contre
la République. Ainsi s’explique le rapprochement de certains
industriels, tels Thyssen et Kirdorf, avec les nazis qui remportent dès
1929 des succès électoraux locaux (l’un d’eux, le Dr Frick, devient
ministre de l’Intérieur de Thuringe). En même temps le DNVP se
radicalise : l’extrémiste Hugenberg accède à la présidence du parti ;
quelques mois plus tard, une vingtaine de députés préfèrent le quitter
pour constituer le Parti Populaire Conservateur (Konservative
Volkspartei). C’est que Hugenberg n’hésite pas à mobiliser contre le
gouver nement toutes les forces de droite et à s’allier à Hitler dont il
finance une campagne de meetings. La cause de cette mobilisation ?
La politique étrangère du gouvernement.
La politique extérieure de Stresemann : remise en cause du
traité de Versailles

De son arrivée au pouvoir en août 1923 à sa mort le 3 octobre


1929, Stresemann a été l’inamovible ministre des Affaires étrangères
du Reich. L’imagerie d’Épinal a fait de lui un idéaliste pacifiste attaché
à ranger l’Allemagne dans le camp des démocraties ; pour d’autres,
c’est un nationaliste allemand qui a su dissimuler ses vues pour
tromper le naïf Briand. Les deux points de vue semblent également
faux. Homme d’État réaliste, il a fait part dans une lettre au Kronprinz
du 7 septembre 1925 des buts véritables de sa politique : évacuation
des territoires rhénans ; intervention diplomatique en faveur des
minorités allemandes à l’étranger ; rectification de la frontière
polonaise par la disparition du Corridor et l’annexion de celui-ci, de
Danzig et de la Haute-Silésie ; à plus long terme réalisation de
l’Anschluss. Mais, pour obtenir ce résultat qu’il se garde bien de
proclamer, il reprend la méthode inaugurée jadis par Rathenau : créer
un climat de confiance en consentant des sacrifices aux alliés et
exiger d’eux, en échange, des concessions progressives, quitte à
faire preuve de fermeté s’ils font la sourde oreille.

1924-1926 : la politique de conciliation

Le plan Dawes. En mettant fin à la résistance passive et en


acceptant comme base de négociations les suggestions du Comité
des Experts qui proposaient de financer les Réparations par des
prélèvements sur l’économie allemande, Stresemann indique dans un
discours la portée du sacrifice consenti : « Les questions politiques
sont à mon avis d’un ordre plus élevé que les questions économiques.
Bien misérable serait le gouvernement qui ne ferait pas n’importe quel
sacrifice pour libérer le Rhin et la Ruhr et qui ne chercherait pas à
réunir les conditions d’une évolution telle que finalement nous
puissions de nouveau être capables d’action politique. » C’est en
1925 qu’il trouve l’occasion de cette action.
Locarno. En octobre 1925, Stresemann accepte une suggestion de
l’ambassadeur britannique à Berlin, qui préconisait une Conférence
européenne permettant une réconciliation franco-allemande. La
rencontre de Locarno aboutit le 16 octobre 1925 à la signature d’une
série de traités entre l’Allemagne, la France (Briand), la Grande-
Bretagne (Austen Chamberlain), la Belgique (Vandervelde), l’Italie
(Mussolini). Le plus important est le Pacte rhénan par lequel les cinq
États garantissent les frontières occidentales de l’Allemagne, telles
qu’elles ont été fixées à Versailles : le Reich reconnaît donc
volontairement et non pas sous la contrainte, comme dans le
« diktat », la perte de l’Alsace-Lorraine. En échange, la France, la
Belgique et l’Allemagne renoncent à utiliser la force pour régler
d’éventuels différends.
Quelle est la portée de l’accord ? Stresemann, dans sa lettre au
Kronprinz, fait remarquer que les sacrifices allemands n’ont qu’une
portée morale puisque l’état de l’armée allemande ne permet pas, en
tout état de cause, d’engager une guerre de revanche à l’ouest ou à
l’est. Par contre, l’Allemagne obtient d’appréciables avantages : elle
se met à l’abri d’une nouvelle intervention militaire française ; elle
empêche la France et la Grande-Bretagne de signer contre elle un
traité de garantie ; elle obtient en novembre 1925 la promesse de
l’évacuation de la zone de Cologne, d’un siège permanent au Conseil
de la SDN (qui lui permettra de bloquer par un veto toute décision qui
lui serait défavorable) dès son adhésion. Toutefois Locarno n’inaugure
pas vraiment la politique de détente recherchée. Comme Stresemann
a refusé de reconnaître les frontières orientales de l’Allemagne, la
France a signé un traité d’alliance avec la Tchécoslovaquie et
renforcé celui qu’elle avait déjà avec la Pologne.
Le traité de Berlin avec l’URSS (1926). Cette persistance des
méfiances françaises et les retards subis par l’admission de
l’Allemagne à la SDN en raison de l’hostilité du Brésil vont conduire
Stresemann, comme jadis Rathenau, à montrer qu’il dispose de
cartes de rechange. Le 24 avril 1926 est signé un accord politique
avec l’URSS qui confirme Rapallo : les deux parties se promettent
mutuelle neutralité, décident de faire échec à tout projet de
boycottage économique ou financier dirigé contre l’autre, et
l’Allemagne s’engage si elle devient membre permanent du Conseil de
la SDN à empêcher toute agression contre l’URSS. Encore une fois
on peut s’interroger : simple moyen de pression sur ses partenaires
pour Stresemann, le traité ne constitue-t-il pas pour le courant
« national-bolchevik » appuyé par le comte von Brockdorff-Rantzau,
ambassadeur à Moscou, un utile contrepoids à la politique trop
occidentale de Locarno ?

1926-1929 : les succès de Stresemann

C’est la période durant laquelle Stresemann commence à recueillir


les fruits de la conciliation.
L’admission de l’Allemagne à la SDN se produit le 10 septembre
1926 au milieu d’un enthousiasme considérable. Briand prononce le
discours de bienvenue qui s’achève par la célèbre péroraison :
« Arrière, les fusils, les mitrailleuses, les canons, les voiles de deuil !
Place à la conciliation, à l’arbitrage, à la paix ! » Plus réaliste,
Stresemann réclame pour son pays, désormais réadmis dans le
concert des nations, « l’égalité des droits », c’est-à-dire la levée des
clauses restrictives de souveraineté du traité de Versailles, en
particulier en matière militaire. Il n’obtient sur le moment que la
suppression du Contrôle militaire allié.
Le plan Young et l’évacuation de la Rhénanie. Désormais
Stresemann ne manque pas une occasion de réclamer pour son pays
la fin des contraintes de Versailles. Venu à Paris en août 1928 signer
le pacte Briand-Kellog qui met la guerre hors-la-loi, il propose à
Briand et Poincaré un règlement définitif des Réparations en échange
d’une évacuation anticipée de la Rhénanie. La conférence de La Haye
réunie en août 1929 adopte le plan Young qui diminue la dette
allemande de 17 % et rend à l’Allemagne son autonomie financière ;
elle prévoit aussi l’évacuation des deux zones encore occupées de
Rhénanie qui doit s’achever en juin 1930, soit cinq ans avant la date
prévue. C’est là le dernier succès de Stresemann. Il meurt en
octobre 1929 ; sa fin est assombrie par la campagne forcenée que
nazis et Nationaux-Allemands mènent dans le pays contre le plan
Young et qui trouve de larges échos dans l’opinion nationaliste.

La fin des réparations et l’égalité des droits

Après la mort de Stresemann ses successeurs continuent sa


politique, mais dans un climat très différent marqué par la grande
crise et l’audience croissante des ultra-nationalistes. Pendant que
Briand dénonce à la SDN les « cris de haine » qui montent de
l’Allemagne, les dirigeants de la République obtiennent de nouvelles
concessions des vainqueurs de 1918, inquiets de la surenchère
nationaliste et désireux de sauver le régime de Weimar.
La fin des Réparations. En juin 1931, devant la crise économique,
le président Hoover fait décider un moratoire général d’un an des
paiements internationaux ; du coup, les Réparations se trouvent
suspendues. La crise persistant, la conférence de Lausanne de
juin 1932 décide que l’Allemagne sera libérée de toute dette au titre
des Réparations après paiement d’un solde de 3 milliards de RM,
plus des prestations en nature.
L’égalité des droits. Lorsque s’ouvre en février 1932 la Conférence
du désarmement prévue par le traité de Versailles, le chancelier
von Papen fait valoir qu’il risque d’être débordé par les nazis s’il
n’obtient pas comme préalable à toute discussion la proclamation du
principe de l’égalité des droits qui permettrait à l’Allemagne de
réarmer si aucun plan de désarmement n’était accepté. La France s’y
refusant obstinément, l’Allemagne retire sa délégation en
septembre 1932. Grande-Bretagne, États-Unis, Italie font alors
pression sur la France qui accepte à contrecœur le 11 décembre
1932 une formule qui donne à l’Allemagne « l’égalité des droits dans
un système qui assurerait la sécurité de toutes les nations ». En fait
la restriction devait être oubliée et lorsque Hitler parvient au pouvoir
un mois plus tard, il peut considérer qu’il n’existe plus d’obstacle légal
au réarmement allemand.
La tentative d’Anschluss de 1931. Enfin, dernier trait qui prouve
que la politique définie par Stresemann est poursuivie : en 1931, au
plus fort de la crise économique, on apprend que l’Allemagne et
l’Autriche ont signé un projet d’union douanière. Pour les Français, il
ne fait aucun doute que, comme le Zollverein a été le prélude de
l’unité allemande, l’union douanière est l’annonce d’un Anschluss
politique. L’opposition française contraint les deux États à renoncer à
leur projet. En dépit de ses succès, l’Allemagne reste donc une
puissance dont l’autonomie en matière internationale reste limitée par
les conséquences de la défaite.
Cependant fin 1932, les premières étapes du programme de
Stresemann sont réalisées : il n’y a plus en Allemagne de troupes
d’occupation, l’Allemagne se trouve déchargée du fardeau des
Réparations et elle a acquis l’égalité des droits. La route est libre
pour Adolf Hitler.

La social-démocratie en 1927, vue par un journaliste


français
L’expérience de la révolution d’une part, de l’autre l’intransigeance et la
maladresse des communistes ont eu pour résultat d’incliner les sociaux-
démocrates un peu plus à droite. En causant avec quelques-uns de leurs chefs,
à Berlin et ailleurs, j’ai été frappé de leur modération et de leur largeur de vues ;
je ne parle pas de leur patriotisme qui m’était connu. On demeure fidèle aux
doctrines ; mais quelle prudence, quel sage opportunisme dans l’application !
Où est le temps où, à l’Assemblée Nationale, le Ministre-Président Bauer
annonçait l’intention du gouvernement « de socialiser dans toute la mesure du
possible, les forces de production et de ne souffrir qu’aucun obstacle vint rendre
plus difficile pour l’avenir une socialisation plus complète ! »…
De cette terrible crise (l’inflation), la production capitaliste est sortie décimée,
mais fortifiée et moralement grandie ; elle a eu la sagesse de ne point abuser de
sa victoire et d’en faire bénéficier assez largement le monde du travail. L’ouvrier
allemand est devenu très sage, me déclarait le docteur Breitscheid, député
social-démocrate au Reichstag. Il sait qu’il n’a rien à attendre d’une révolution,
mais qu’il peut tout espérer de l’action méthodique de ses syndicats…
D’une manière générale, j’ai trouvé les socialistes allemands très assagis,
très raisonnables, et moins préoccupés de combattre les partis bourgeois que
de tenir les communistes en respect. Un démocrate, ancien ministre, à qui je
demandais s’il ne craignait pas que l’Allemagne souffrît longtemps de
l’impuissance où la crise financière avait réduit la bourgeoisie, me répondit :
« Non, l’Allemagne aura bientôt une bourgeoisie de rechange : la social-
démocratie. » Je crois qu’il n’exagérait qu’un peu.

M. Pernot, L’Allemagne d’aujourd’hui, Paris, Librairie


Hachette, 1927.

Les gouvernements du Reich de 1919 à 1933


Chapitre 9

Hitler et le parti nazi jusqu’en 1930


Né, comme la République, de la défaite allemande, le nazisme se
développe en position antagoniste avec elle puisqu’il symbolise le
refus de cette défaite et de l’alignement sur les conceptions
démocratiques libérales qui en a été la conséquence. Aussi son
histoire se développe-t-elle en contrepoint de celle du régime de
Weimar, les périodes de crise de la République étant des périodes
fastes pour le parti, la période de stabilisation correspondant au
contraire au creux de la vague pour le nazisme. Mais il n’est pas
possible d’assimiler Adolf Hitler à son parti et parallèlement à
l’histoire du NSDAP se déroule celle des rapports d’Hitler et du parti
nazi.

1919-1933 : naissance et développement du parti nazi

Adolf Hitler en 1919

Le 12 septembre 1919 se tient dans une brasserie de Munich la


réunion d’un petit parti, fondé par le serrurier Drexler, le « parti
ouvrier allemand ». Il s’agit d’un groupuscule nationaliste comme il en
fourmille à Munich, mais qui a l’originalité de recruter des éléments
ouvriers. Parmi les quelque vingt-cinq assistants, Adolf Hitler, envoyé
là par le département de l’armée en Bavière pour se renseigner sur
ce parti dont on craint qu’il ne soit communiste ou socialiste. Mais,
rendu furieux par les arguments d’un orateur qui réclame la rupture de
la Bavière catholique avec le Reich, Hitler intervient avec une telle
véhémence que Drexler lui glisse une de ses brochures et invite
l’inconnu à entrer au comité du parti ouvrier allemand. Qui est Hitler à
cette date ?
Un déclassé social. Né en Autriche en 1889, dans une famille
modeste mais non misérable comme il voudra le faire croire ensuite, il
fait très vite preuve d’une grande instabilité. Après de médiocres
études, il quitte sans certificat de fin d’études l’école secondaire de
Linz. Il se croit une vocation artistique et tente sans succès d’entrer à
l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. De 1909 à 1913, il mène à
Vienne une existence de clochard, mangeant à la soupe populaire,
couchant dans des asiles de nuit, subsistant misérablement grâce à
la vente de petits tableaux.
Un nationaliste allemand. C’est pendant ces années de Vienne
qu’Hitler, dépourvu de sens critique, adhère aux idées qui ont cours
chez les nationalistes et les pangermanistes et qu’il considère
aussitôt comme des vérités établies : idée que la vie est un combat
dans lequel les plus doués l’emportent, hostilité à la démocratie et
surtout au socialisme niveleur qui empêchent le triomphe des
meilleurs, antisémitisme, latent dans les milieux viennois et qui
deviendra chez Hitler la clé de son explication du monde, et surtout
exaltation de la nation allemande, par essence supérieure aux autres,
qui se mue chez les nationalistes viennois en une accusation de
trahison contre les Habsbourg qui n’ont cessé au cours du e
siècle
de faire des concessions aux peuples non allemands de leur empire.
Ce dernier point conduit tout naturellement à l’idée que l’Autriche
allemande doit se joindre au Reich. Ce nationalisme conduit Hitler, qui
vit à Munich depuis 1913, à s’engager lorsque se déclenche le conflit
dans l’armée bavaroise ; il y gagne le grade de caporal, est gazé en
octobre 1918 et apprend à l’hôpital la défaite allemande. De retour à
Munich en janvier 1919, il accepte d’enthousiasme, après
l’écrasement de la Révolution des Conseils, l’emploi que lui propose
l’armée dans son département politique.
Un théoricien de l’action politique. En même temps qu’il acquiert à
Vienne son mince bagage politique, il tire un certain nombre
d’enseignements de l’observation de la vie politique viennoise. S’il
déteste la social-démocratie, il est fasciné par son aptitude à
mobiliser les masses. Le parti nationaliste avec son programme
pangermaniste et antisémite l’enchante, mais il se rend compte que
son action est limitée parce qu’il s’adresse uniquement aux classes
moyennes. Réticent à l’égard du Parti chrétien-social du bourgmestre
Lueger en raison de sa fidélité aux Habsbourg et de la modération de
son programme nationaliste et antisémite, il admire cependant
l’habileté de son chef qui a su se créer une clientèle dans les classes
menacées par l’évolution économique, petits commerçants, artisans,
petits fonctionnaires. De ces trois conceptions, Hitler retiendra son
idéal du parti politique : un programme nationaliste, pangermaniste et
antisémite, une tactique qui permette de prendre appui sur les
classes menacées, une propagande qui atteigne les masses
populaires.

La fondation du parti nazi

Du petit groupuscule auquel il adhère comme 55e membre et 7e


membre du comité, Hitler va faire dans les années 1920-1923 un
élément important du jeu politique bavarois. Ceci par quatre moyens.
La propagande. Chargé par Drexler de la propagande du parti,
Hitler organise des réunions publiques qui obtiennent un net succès.
Surtout, il dote le parti ouvrier d’un programme spectaculaire en 25
points (voir encadré infra), lui donne un nom nouveau qui contient les
deux vocables susceptibles de galvaniser les masses, national et
socialiste (Parti national-socialiste des ouvriers allemands,
Nationalsozialistiche Deutsche Arbeiter Partei, NSDAP), lui fournit un
emblème frappant, le drapeau rouge frappé en son centre d’un cercle
blanc portant un svastika noir (on allie ainsi les trois couleurs de
l’Allemagne impériale, noir-blanc-rouge avec le symbole qu’Hitler
considère comme caractéristique des peuples aryens mais qui, à une
époque récente, avait été adopté par des organisations antisémites
viennoises et par la brigade Erhard lors du putsch Kapp). Œuvre de
propagande encore que la fondation en décembre 1920 d’un
hebdomadaire du parti, le Völkischer Beobachter (l’Observateur
raciste) et celle en août 1921 de la « Société de Gymnastique
sportive » qui deviendra bientôt les S.A. Sturm Abteilung, lesquels
apparaissent plus comme un moyen d’intimider les adversaires que
comme un instrument de prise du pouvoir.
Le programme. Il réside pour l’essentiel dans les vingt-cinq points
rédigés par Hitler avec la collaboration de Drexler, Feder et Dietrich
Eckart (voir encadré infra). Trois idées fondamentales dominent ce
programme.

Les 25 Points du parti nazi


… Le programme du parti ouvrier allemand est un programme à terme.
Lorsque les objectifs fixés seront atteints, les dirigeants n’en détermineront pas
d’autres dans le seul but de permettre par un maintien artificiel de l’insatisfaction
des masses, la permanence du parti.
1 1.
Nous demandons la constitution d’une Grande
Allemagne, réunissant tous les Allemands sur la base
du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
2 2.
Nous demandons l’égalité des droits du peuple
allemand au regard des autres nations, l’abrogation
des traités de Versailles et de Saint-Germain.
3 3.
Nous demandons de la terre et des colonies pour
nourrir notre peuple et résorber notre surpopulation.
4 4.
Seuls les citoyens bénéficient des droits civiques. Pour
être citoyen il faut être de sang allemand, la
confession importe peu. Aucun Juif ne peut donc être
citoyen.
5 5.
Les non-citoyens ne peuvent vivre en Allemagne que
comme hôtes et doivent se soumettre à la juridiction
sur les étrangers.
6 6.
Le droit de fixer la direction et les lois de l’État est
réservé aux seuls citoyens. Nous demandons donc
que toute fonction publique, quelle qu’en soit la
nature, ne puisse être tenue par des non-citoyens.
Nous combattons la pratique parlementaire,
génératrice de corruption d’attribution des postes par
relations de Parti sans se soucier du caractère et
des capacités.
7 7.
Nous demandons que l’État s’engage à procurer à tous
les citoyens des moyens d’existence. Si ce pays ne
peut nourrir toute sa population, les non-citoyens
devront être expulsés du Reich.
8 8.
Il faut empêcher toute nouvelle immigration des non-
Allemands. Nous demandons que tous les non-
Allemands établis en Allemagne depuis le 2 août
1914 soient immédiatement contraints de quitter le
Reich.
9 9.
Tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes
devoirs.
10 10.
Le premier devoir de tout citoyen est de travailler
physiquement ou intellectuellement. L’activité de
l’individu ne doit pas nuire aux intérêts de la
collectivité, mais s’inscrire dans le cadre de celle-ci et
pour le bien de tous. C’est pourquoi nous
demandons :
11 11.
La suppression du revenu des oisifs et de ceux qui ont
la vie facile, la suppression de l’esclavage de l’intérêt.
12 12.
Considérant les énormes sacrifices de sang et d’argent
que toute guerre exige du peuple, l’enrichissement
personnel par la guerre doit être stigmatisé comme
un crime contre le peuple. Nous demandons donc la
confiscation de tous les bénéfices de guerre, sans
exception.
13 13.
Nous demandons la nationalisation de toutes les
entreprises appartenant aujourd’hui à des trusts.
14 14.
Nous demandons une participation aux bénéfices de
grandes entreprises.
15 15.
Nous demandons une augmentation substantielle des
pensions des retraités.
16 16.
Nous demandons la création et la protection d’une
classe moyenne saine, la remise immédiate des
grands magasins à l’administration communale et leur
location à bas prix aux petits commerçants. La
priorité doit être accordée aux petits commerçants et
industriels pour toutes les livraisons à l’État, aux
Länder ou aux communes.
17 17.
Nous demandons une réforme agraire adaptée à nos
besoins nationaux, la promulgation d’une loi
permettant l’expropriation sans indemnité de terrains
à des fins d’utilité publique – la suppression de
l’imposition sur les terrains et l’arrêt de toute
spéculation foncière.
18 18.
Nous demandons une lutte sans merci contre ceux qui,
par leurs activités nuisent à l’intérêt public. Criminels
de droit commun, trafiquants, usuriers, etc., doivent
être punis de mort, sans considération de confession
ou de race.
19 19.
Nous demandons qu’un droit public allemand soit
substitué au droit romain, serviteur d’une conception
matérialiste du monde.
20 20.
L’extension de notre infrastructure scolaire doit
permettre à tous les Allemands bien doués et
travailleurs l’accès à une éducation supérieure et par
là, à des postes de direction. Les programmes de
tous les établissements d’enseignement doivent être
adaptés aux exigences de la vie pratique. L’esprit
national doit être inculqué à l’école dès l’âge de
raison (cours d’instruction civique). Nous demandons
que l’État couvre les frais d’instruction supérieure des
enfants particulièrement doués de parents pauvres,
quelle que soit la classe sociale ou la profession de
ceux-ci.
1 21.
L’État doit se préoccuper d’améliorer la santé publique
par la protection de la mère et de l’enfant,
l’interdiction du travail de l’enfant, l’introduction des
moyens propres à développer les aptitudes
physiques par l’obligation légale de pratiquer le sport
et la gymnastique, et par un puissant soutien de
toutes les associations s’occupant de l’éducation
physique de la jeunesse.
2 22.
Nous demandons la suppression de l’armée de
mercenaires et la création d’une armée nationale.
3 23.
Nous demandons la lutte légale contre le mensonge
politique conscient et sa propagation par la presse.
Pour permettre la création d’une presse allemande,
nous demandons que :
a a)
tous les directeurs et collaborateurs de journaux
paraissant en langue allemande soient des
citoyens allemands ;
b b)
la diffusion des journaux non allemands soit
soumise à une autorisation expresse. Ces
journaux ne peuvent être imprimés en langue
allemande ;
c c)
soit interdite par la loi toute participation
financière ou toute influence de non-allemands
dans des journaux allemands. Nous
demandons que toute infraction à ces mesures
soit sanctionnée par la fermeture des
entreprises de presse coupables, ainsi que
par l’expulsion immédiate hors du Reich des
non-Allemands responsables.
Les journaux qui vont à l’encontre de l’intérêt
public doivent être interdits. Nous demandons
que la loi combatte un enseignement littéraire
et artistique générateur d’une désagrégation
de notre vie nationale, et la fermeture des
organisations contrevenant aux mesures ci-
dessus.
4 24.
Nous demandons la liberté au sein de l’État de toutes
les confessions religieuses, dans la mesure où elles
ne mettent pas en danger son existence ou
n’offensent pas le sentiment moral de la race
germanique. Le Parti en tant que tel défend le point
de vue d’un christianisme constructif, sans toutefois
se lier à une confession précise. Il combat l’esprit
judéo-matérialiste à l’intérieur et à l’extérieur, et est
convaincu qu’un rétablissement durable de notre
peuple ne peut réussir que de l’intérieur, sur la base
du principe : l’intérêt général passe avant l’intérêt
particulier.
5 25.
Pour mener tout cela à bien, nous demandons la
création d’un pouvoir central puissant, l’autorité
absolue du Comité politique sur l’ensemble du Reich
et de ses organisations, ainsi que la création de
Chambres professionnelles et de bureaux municipaux
chargés de la réalisation, dans les différents Länder,
des lois-cadres promulguées par le Reich.
Les dirigeants du Parti promettent de tout mettre en œuvre pour la réalisation
des points ci-dessus énumérés, en sacrifiant leur propre vie si besoin est. »

Munich, le 24 février 1920. D’après W. Hofer, Le National-


Socialisme par les textes, Paris, Plon, 1963.

– La définition de la nationalité allemande. Elle est incluse dans le


point 4 : c’est une définition biologique (le « sang allemand ») et non
juridique ; elle exclut donc naturellement les Juifs. Elle entraîne toute
une série de conséquences.
D’abord pour les « non-Allemands ». Sur le plan juridique, le
point 19 préconise la création d’un droit allemand à substituer au droit
romain ; il faut entendre par là un droit raciste, respectant le principe
aristocratique de la nature et par conséquent jugeant inégalement
« Allemands » et « non-Allemands ». Le point 5 précise d’ailleurs que
les Juifs ne sauraient en bénéficier. Les conséquences sont aussi
politiques. Le point 6 prévoit que les « non-Allemands » seront
écartés des fonctions publiques et le point 23 leur interdit les activités
de presse. Il s’agit là de mesures frappantes, compte tenu du rôle
que jouent les Juifs dans la politique allemande en 1920 (rôle passé
de Kurt Eisner et Rosa Luxemburg ; rôle présent de Rathenau) et du
fait que les principaux journaux allemands de l’époque (la « Vossische
Zeitung », le « Berliner Tageblatt », la « Frankfurter Zeitung »)
appartiennent à des Juifs ou sont dirigés par eux. Enfin cette
définition porte des conséquences matérielles. Le point 8 sur le
contrôle de l’immigration et la seconde partie du point 7 qui prévoit
l’expulsion des Juifs en cas de crise donnent une idée du support
social de l’antisémitisme nazi : haine de déclassés pour les Juifs
supposés riches.
En ce qui concerne les « Allemands », l’État protège, développe,
encourage la race allemande. Voir le point 21 (protection de la mère
et de l’enfant) ; le début du point 20 (un développement intellectuel
qui doit réserver aux « Allemands » les emplois de cadres) ; la fin du
point 21 (développement de la culture physique avec une perspective
sans doute militaire).
– Organisation et buts de la nation allemande. La structure de la
nation allemande est définie au point 25 : un État centralisé dirigé par
le pouvoir dictatorial du « Comité Politique ». Cette expression du
Führerprinzip est surprenante dans la Bavière particulariste et même
chez les groupes nationalistes, traditionalistes et attachés aux
« Staaten ».
En ce qui concerne les limites de l’État allemand, le point 1 invoque
très habilement le principe wilsonien du droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes, ce qui doit conduire à une « Grande Allemagne »
comprenant nécessairement les minorités allemandes vivant au-delà
des frontières. Le confirment les points 2 et 3 qui réclament
l’abrogation des traités de 1919 (et pourquoi abroger le traité de
Saint-Germain, sinon pour réaliser l’Anschluss) et laissent prévoir des
annexions pour réaliser le « Lebensraum » (l’espace vital).
Le point 2 affirme enfin que cet État allemand doit jouir de l’égalité
des droits, autrement dit qu’il est nécessaire de mettre fin au statut
inégalitaire né du traité de Versailles.
Comment est organisé l’État tel que le voit Hitler ?
Le point 6 (3e phrase) éclaire l’hostilité nazie à la démocratie,
contraire au principe aristocratique de la nature et on a déjà vu quel
régime prévoit le point 25. Le point 9 précise l’égalité des citoyens
tels qu’ils ont été définis au point 4. Les droits et devoirs de ceux-ci
sont précisés au point 7 (le droit au travail, réservé aux citoyens
frappés par la crise d’après-guerre) et au point 22 (suppression de
l’armée de mercenaires prévue par le traité de Versailles et
remplacement par une armée de conscrits qui permettra aux
Allemands d’exercer leurs droits militaires).
L’un des aspects les plus originaux de ce programme concerne la
mise en condition de la nation allemande.
Le point 20 précise que, par le biais de l’instruction civique, la mise
en condition doit commencer dès l’âge scolaire. Sur le plan
intellectuel le dernier paragraphe du point 23 montre que le futur État
totalitaire entend contrôler la presse, mais aussi l’art et la littérature.
Il est difficile de ne pas voir ici une attaque contre l’art allemand des
années 1920, l’expressionnisme, proche du dadaïsme et du
surréalisme français (art désagrégateur) auquel Hitler veut substituer
un art réaliste (n’oublions pas sa vocation artistique !).
Enfin le point 24 donne une curieuse définition de la liberté
religieuse en posant deux conditions : elle ne doit pas mettre en
danger l’existence de l’État (c’est au nom de ce principe que
Bismarck a lancé le Kulturkampf) ; elle ne doit pas offenser le
sentiment moral de la race germanique (c’est-à-dire qu’elle doit
admettre le racisme, précisément inacceptable pour les Églises
chrétiennes). Aussi le christianisme constructif proposé, débarrassé
des germes « judéo-matérialistes », est-il lourd de menaces pour les
Églises, malgré la liberté promise.
– Contenu social du programme nazi (rédigé par Drexler et
Feder). Les points 15 et 16 précisent que le parti s’adresse aux
classes moyennes menacées par le développement du capitalisme
(retraités, petits commerçants, petits industriels). L’idéal nazi est
exprimé au point 10 : chacun doit travailler concrètement. Que
propose le programme nazi sur le plan social ?
En premier lieu, une expropriation des riches. L’expropriation des
bénéfices de guerre réalisés par les grandes sociétés (point 12 ; voir
chapitre 6) et surtout la grande idée de Feder, la suppression de
l’esclavage de l’intérêt (point 11), c’est-à-dire l’attaque du principe de
base du capitalisme, le profit par le revenu des capitaux, suggèrent
qu’on se trouve en face d’un réflexe primaire de déclassés sociaux
contre les riches. Il n’y a pas ici comme on le dit trop souvent un
programme socialiste qui supposerait une organisation sociale sur
une base collective, mais un simple réflexe anticapitaliste à courte
vue. Idée confirmée par la structure de la propriété dans
l’organisation proposée.
En ce qui concerne la propriété industrielle, les points 13 et 14
distinguent les trusts (sans doute les sociétés anonymes), qui doivent
être nationalisés, des grandes entreprises (Konzerne à structure
familiale, dirigés par les patrons qui par conséquent « travaillent »)
auxquelles il sera seulement demandé une participation aux bénéfices
pour les salariés. Il appartiendra à l’État de favoriser par ses
commandes les petits industriels (point 16).
Pour la propriété commerciale. Le point 16 prévoit de même une
intervention de la puissance publique contre les grands magasins et
au bénéfice des petits commerçants.
Enfin, la propriété agricole est évoquée au point 17 : une réforme
agraire par expropriation sans indemnité des grands domaines.
Donc un programme social nettement antilibéral (intervention de
l’État et des communes), anticapitaliste (opposé à l’esclavage de
l’intérêt, aux grandes concentrations), mais incontestablement
réactionnaire puisqu’il a pour but de freiner l’évolution naturelle de
l’économie et de protéger des formes économiques dépassées.
La prise en mains du parti. L’activité de Hitler suscite vite les
réserves des anciens dirigeants, inquiets de la désinvolture dont il fait
preuve à l’égard des thèmes anticapitalistes du programme. Durant
l’été 1921, ceux-ci tentent de l’éliminer. Mais la crise tourne à
l’avantage de Hitler, qui impose ses conditions et devient président du
parti avec des pouvoirs illimités. Le principe du chef (Führerprinzip)
triomphe dans le NSDAP. Hitler groupe autour de lui les hommes qui
vont l’aider à conquérir le pouvoir.
Les hommes. Leur personnalité éclaire assez bien les catégories
attirées par le nazisme. Deux grands groupes se discernent :
– les intellectuels ratés. Leur chef de file est Dietrich Eckart,
membre du parti ouvrier avant Hitler. Journaliste, poète et
dramaturge, il est aussi alcoolique et morphinomane, ce qui lui vaudra
une mort prématurée en 1923. À ses côtés, Rudolf Hess, étudiant à
l’université de Munich après la guerre, intelligence médiocre, mais
d’un dévouement sans bornes envers Hitler ; Alfred Rosenberg, né en
Estonie, diplômé d’architecture, qui saura impressionner Hitler par
l’aspect pseudo-scientifique de son antisémitisme ; Gottfried Feder,
illuminé fanatique qui prêche l’abolition de l’intérêt et sera le rédacteur
économique des 25 Points ; Julius Streicher enfin, instituteur révoqué
pour mauvaises mœurs, qui se fera une spécialité d’un antisémitisme
grossier et pornographique ;
– les militaires aigris ont pour prototype Ernst Röhm. Membre du
parti avant Hitler, ce soldat de métier, capitaine à l’État-Major de la
région de Munich, qui déteste la République, assurera au parti la
protection de l’armée et lui fournira les cadres des S.A. avec les
vétérans des Corps-Francs. À ses côtés, Hermann Goering, l’un des
as de l’aviation allemande durant la guerre ; incapable de s’adapter à
la paix, il adhère au parti nazi en 1922 alors qu’il fait des études en
dilettante à l’université de Munich. Époux d’une riche suédoise, il
apporte au parti son prestige et sa fortune.
À côté de ces deux groupes qui vont constituer les premiers cadres
du parti, Hitler noue, souvent grâce à eux, des relations avec de
riches munichois qui vont financer le parti naissant : des fabricants de
pianos, les Bechstein, le fils de l’éditeur Hanfstaengl, la baronne
von Seidlitz.

Le putsch de la brasserie

Les années 1921-1923 voient le parti nazi mêlé à tous les complots
contre la République qui s’ébauchent en Bavière. Grâce à l’impunité
dont ils jouissent du fait du ministre de la Justice de l’État, le
Dr Gürtner et d’un haut fonctionnaire de la police, le Dr Frick, ils
peuvent pratiquement agir au grand jour et constituent avec les autres
ligues nationalistes le Deutscher Kampfbund (union allemande de
combat) dirigé par un triumvirat dont fait partie Hitler et qui a l’appui
de Ludendorff. C’est à la tête de ce groupe qu’Hitler tente le putsch
de la brasserie (voir chapitre 7), non pour prendre le pouvoir mais
pour jeter les autorités bavaroises à l’assaut de la République.
Quelles en sont les conséquences ?
– Sur le plan de la prise de pouvoir, c’est un échec qui ne
surprend pas Hitler, lequel croit moins au putsch qu’à l’investissement
des pouvoirs établis.
– Sur le plan de son parti, Hitler peut calmer les impatiences des
S.A. en montrant qu’il n’hésite pas à agir, mais qu’il faut lui laisser le
choix du moment. Habile propagandiste, il fait du fiasco du
9 novembre 1923 une date historique pour le parti nazi.
– Sur le plan de l’action politique enfin, son procès permet à Hitler
de se faire connaître, de poser au patriote intègre, victime de la
pusillanimité des autorités bavaroises et de faire de son parti une
force importante sur l’échiquier bavarois. Mais la stabilisation qui
commence alors est néfaste à un groupe qui tire sa force des crises
qui agitent le régime.

1924-1930 : le creux de la vague

La crise de croissance du parti nazi


Les querelles de personnes. Hitler emprisonné a nommé à la tête
du parti Alfred Rosenberg. Le « philosophe » se montre vite un chef
incompétent et est en butte aux attaques de Streicher qui bloque
toutes ses décisions et l’accuse de vouloir supplanter Hitler, pendant
que les autres dirigeants, suivant un pharmacien bavarois, Gregor
Strasser, devenu chef du parti en Basse-Bavière, s’efforcent de faire
jouer au NSDAP un rôle politique malgré l’emprisonnement de son
chef. Sollicité d’arbitrer le conflit, Hitler s’y refuse, préférant voir le
NSDAP se disloquer plutôt que de courir le risque de la mise en place
d’un groupe dirigeant puissant qui pourrait s’opposer à lui.
Problème du rôle du parti dans la vie politique. Citoyen autrichien
et ne pouvant de ce fait solliciter un mandat électif, Hitler a toujours
professé que le parti devait se tenir à l’écart des luttes électorales.
En dépit de son opposition, Rosenberg, Strasser et Ludendorff
décident de participer aux élections de mai 1924. Mais le nazisme est
interdit depuis le putsch de la brasserie, le Völkischer Beobachter
régulièrement saisi ; pour tourner l’obstacle, les dirigeants nazis
s’unissent aux groupes antisémites et nationalistes du nord pour
constituer le « Mouvement allemand national-socialiste pour la
liberté ». Ce bloc Völkisch devient le second groupe du Landtag
bavarois et remporte 2 millions de voix et 32 sièges. Parmi les élus,
Strasser, Röhm, Ludendorff, Feder, Frick.
Pour Hitler le danger est triple : crainte de voir se révéler au
Reichstag un nouveau leader nazi (Strasser ?) ; crainte de voir le
nazisme se dissoudre dans l’union créée à l’occasion des élections
(c’est le vœu de Strasser) et lui échapper ; crainte que cette union se
réalise au bénéfice de Ludendorff.
Il va œuvrer pour éviter ce triple danger : il laisse se développer les
querelles au sein du parti, si bien que celui-ci perd un million de voix
aux élections de décembre 1924 et devient une force négligeable sur
le plan parlementaire ; il encourage Streicher à attaquer les dirigeants
des groupes Völkisch du nord, au point de provoquer en février 1925
la dissolution du « Mouvement allemand national-socialiste pour la
liberté » ; enfin, en se ralliant à Hindenburg au second tour des
élections présidentielles de 1925, il blesse Ludendorff qui rompt avec
lui.
Problème de la place des groupes paramilitaires dans le parti. Le
problème de la S.A. n’a cessé de troubler le nazisme naissant. Pour
Hitler, elle devait être une milice politique subordonnée au parti ;
Röhm au contraire, qui la porte à 30 000 hommes en 1924, exige une
totale indépendance par rapport à la direction politique. La crise
éclate dès 1925 et conduit Röhm à donner sa démission du parti et à
quitter l’Allemagne. En 1926, Hitler reconstitue la S.A. et lui donne
pour chef le capitaine Pfeffer von Salomon qui manifeste les mêmes
prétentions à l’indépendance que Röhm. Hitler doit s’incliner, pour
conserver les anciens membres des Corps-Francs qui tiennent à leur
autonomie. Mais l’indiscipline de la S.A. ne cesse de causer des
difficultés jusqu’au jour de septembre 1930 où une mutinerie de la
S.A. de la capitale aboutit au sac du Quartier-Général du parti à
Berlin. Hitler limoge alors Pfeffer von Salomon, se proclame lui-même
Chef Suprême des S.A. et demande à Röhm, alors officier de l’armée
bolivienne, de reprendre la situation en mains avec le titre de chef
d’État-Major de la S.A. Mais en même temps, Hitler cherche une
autre solution au problème. En 1928, il demande à Heinrich Himmler,
ancien assistant de Gregor Strasser, de réorganiser sa « garde
d’honneur », la S.S., qui comprend alors 200 hommes.
Les problèmes politiques. Depuis son emprisonnement, Hitler voit
avec inquiétude monter l’étoile de Gregor Strasser. Celui-ci a engagé
le parti dans des voies politiques que désavoue Hitler, et il ne se prive
d’ailleurs pas de critiquer le chef du NSDAP. Après sa libération, Hitler
tente de se le concilier en lui offrant la direction du parti en Allemagne
du Nord. Aidé de son frère Otto et de son secrétaire Joseph
Goebbels, Strasser constitue bientôt à Berlin une branche très
vigoureuse du parti avec un journal, le Berliner Arbeitszeitung et un
périodique, les National Sozialistische Briefe, qui réclament la
nationalisation de l’industrie lourde et des grands domaines et se
montrent attachés au caractère fédéral de l’État. En novembre 1925,
Strasser réunit à Hanovre un Congrès des dirigeants du nord qui
propose (comme les Socialistes et les Communistes) l’expropriation
sans indemnité des anciennes familles régnantes. Feder, envoyé par
Hitler, tente de s’opposer à ce programme ; son intervention
provoque une vive réaction de Goebbels qui propose d’expulser Hitler
du parti et suggère que le programme de Strasser remplace les 25
Points. Pour dompter la révolte, Hitler convoque à Bamberg en
Allemagne du Sud un Congrès du parti (février 1926). Il prend soin de
choisir un jour de semaine pour éviter la venue des dirigeants du Nord
qui exercent des professions salariées alors que ceux du Sud sont
fonctionnaires du parti. Goebbels, circonvenu, trahit Strasser, qui doit
s’incliner devant la majorité.
Hitler impose alors trois décisions : le président du parti, après son
élection, nommera les autres dirigeants : les 25 Points deviennent
programme intangible du parti (!) ; un tribunal chargé de régler les
différents est créé. C’est l’Uschla (Comité d’enquête et d’arbitrage)
dont les membres sont nommés par Hitler.
Enfin, Goebbels, devenu dirigeant du parti à Berlin, crée un journal,
Der Angriff (le Combattant) dans lequel il attaque les Strasser.

Mein Kampf et l’idéologie du parti nazi

Hitler a consacré ses quelques mois de prison à écrire ce livre afin


de donner au Parti nazi une doctrine plus précise que les 25 Points,
ouvrage de circonstance. Que peut-on retenir de ce volume confus et
touffu ?
D’abord une lacune : il n’est guère question de problèmes
économiques. Peut-être parce qu’ils n’intéressent pas Hitler ou que la
stabilisation les rend peu actuels. Plus probablement parce que Hitler,
qui a dû à l’aide de certains capitalistes de pouvoir développer son
parti, ne se soucie guère de se les aliéner en rappelant le programme
anticapitaliste des 25 Points. On peut de ce point de vue méditer la
définition assez particulière qu’il donne alors du terme socialiste :
« Quiconque est prêt à faire sienne la cause nationale assez pour
ignorer un idéal plus élevé que l’intérêt de son pays ; quiconque a
compris que notre grand hymne Deutschland über alles signifie que
rien dans ce vaste monde ne surpasse à ses yeux cette Allemagne,
avec son peuple et son sol, celui-là est un socialiste. »
Le fondement du système est la théorie raciste, qu’Hitler identifie à
sa conception du monde, sa Weltanschauung. Pour lui, la vie est un
combat, le monde une jungle où les hommes luttent pour leur survie
et où le plus fort l’emporte. À cette idée empruntée à Darwin, il ajoute
celle du Français Gobineau sur l’inégalité des races qui luttent pour
dominer le monde, la race supérieure étant la race blanche et dans la
race blanche, le noyau aryen, représenté par les hommes grands,
blonds et dolichocéphales, particulièrement nombreux en Allemagne
de l’Ouest. Enfin, il adhère d’enthousiasme aux idées de Houston
Stewart Chamberlain, qui voit dans la race juive le principe corrupteur
de l’humanité. De ce fatras découlent les conceptions hitlériennes en
matière politique.
La politique extérieure. L’homme allemand, supérieur aux autres,
doit devenir un jour le maître de la terre, une fois qu’il se sera
affranchi des liens qui pèsent sur lui. Par quel moyen ? Par la guerre,
seule modalité permettant au peuple supérieur de s’imposer dans la
lutte pour la vie. À qui faire la guerre ? D’abord à la France
« inexorable et mortelle ennemie du peuple allemand », responsable
de son asservissement à Versailles. Ensuite, il faut non seulement
reconquérir les frontières de 1913, mais encore donner au peuple
allemand des terres nouvelles aux dépens de la Russie, livrée aux
juifs et aux bolcheviques : « De la sorte, nous autres, Nationaux-
Socialistes, nous reprenons la tâche là où elle a été laissée il y a six
cents ans. Nous arrêtons l’interminable exode allemand vers le sud et
l’ouest et nous tournons nos regards vers les terres de l’est. Si nous
parlons du sol de l’Europe d’aujourd’hui, nous ne pouvons penser en
tout premier lieu qu’à la Russie et à ses États vassaux limitrophes. »
L’État raciste. Comme de nombreux Allemands, Hitler puise chez
Hegel la conception d’un État considéré comme une entité supérieure
aux individus qui le composent. Mais pour lui l’État doit être fondé sur
le principe de l’inégalité des races, respecter le « principe
aristocratique de la nature ». Son rôle premier doit être d’assurer la
domination de la race supérieure en préservant sa pureté et en lui
subordonnant les races inférieures : le mariage, la maternité ne
peuvent avoir d’autre but que de maintenir la pureté de la race.
L’État ainsi conçu ne peut s’accommoder de la démocratie, notion
purement quantitative, à laquelle il convient de substituer l’idée
qualitative du Führerprinzip. En application de ce même principe, les
droits souverains des Länder doivent disparaître au profit d’un Reich
unifié.

Origines et fondements du National-Socialisme (extraits de


Mein Kampf)

Le maniement des masses

La défaite allemande vue par Hitler

La conception raciste

Cité in W. Hofer, Le National-Socialisme par les textes,


op. cit.

La réorganisation du parti nazi

À sa sortie de prison en 1925, Hitler trouve un parti interdit, réduit à


27 000 membres cotisants, désorganisé. Il obtient la levée de
l’interdiction et se consacre à la réorganisation du parti selon un
principe qu’il exposera en 1936 : « Nous avons compris qu’il ne suffit
pas de renverser le vieil État, mais qu’il faut auparavant avoir mis sur
pied un nouvel État que l’on aura pour ainsi dire, sous la main… En
1933, il ne s’agissait plus de renverser un gouvernement par un coup
de force ; on avait cependant édifié le nouvel État et il ne restait plus
qu’à détruire les derniers vestiges de l’ancien État… » C’est donc à
l’édification d’un Parti-État et d’un Parti-Société qu’entend se
consacrer Hitler.
Un Parti-État. Le territoire du Reich a été divisé en 34 gaue
correspondant approximativement aux 34 secteurs électoraux du
Reichstag, à quoi s’ajoutent 7 autres gaue pour l’Autriche, Danzig, les
Sudètes… À la tête de chacun d’eux, un gauleiter. Chaque gau est
divisé en Kreise, dirigé par un Kreisleter ; au-dessous, l’Ortsgruppe,
groupe local qui peut encore en ville se subdiviser en groupes de rues
ou d’immeubles.
L’ensemble de l’organisation est dirigé par deux organes
principaux :
– le P.O. I (Organisation politique no I) dirigé par Gregor Strasser,
qui a pour mission d’attaquer et de saper le gouvernement ;
– le P.O. II, véritable « shadow cabinet » avec des sections
spécialisées pour les Affaires étrangères (Nieland), la presse (Otto
Dietrich), l’agriculture (Darré), la technique (Feder), les Affaires
juridiques (Hans Frank) ;
– un service de propagande, dirigé par Goebbels, est directement
rattaché à Hitler.
Celui-ci est un véritable chef d’État en puissance, avec le titre de
Chef Suprême du Parti et des S.A., Président de « l’organisation
nationale-socialiste des travailleurs allemands ». Il est assisté d’un
« Directorat du Reich » (Reichsleitung) constitué de ses principaux
conseillers et de fonctionnaires importants du Parti (comme le
« trésorier du Reich »).
Un Parti-Société. Entre 1925 et 1929, Hitler multiplie les
organismes nazis destinés à attirer au parti les diverses classes
d’âge (Jeunesses hitlériennes pour les jeunes de 15 à 18 ans, Ligue
des Écoliers nazis), les différents sexes (Ligue des Jeunes Filles
Allemandes, Ligue des Femmes Allemandes), les groupes
socioprofessionnels (Ligue des Étudiants, groupements d’avocats, de
juristes, de médecins, de professeurs, de fonctionnaires et même un
« nazi kulturbund » pour les intellectuels et les artistes).
Recrutement et effectifs. Une étude comparative de la composition
sociale du parti nazi par rapport à la société allemande permet de
voir quels sont, vers 1929, les groupes influencés par le nazisme :

NSDAP Société allemande

Ouvriers industrie 28,1 % des inscrits 45,9 %

Employés 25,6 % des inscrits 12 %

Professions libérales et indépendantes 20,7 % 9%

Fonctionnaires 8,3 % 5%

Paysans 14 % 10,6 %

On constate donc au sein du parti une sous-représentation des


ouvriers et une surreprésentation des classes moyennes et des
paysans. C’est de ce dernier groupe que le nazisme tire sa force.
Toutefois, en 1929, son audience n’est en cote inertre que bavaroise
pour l’essentiel et il ne dépasse guère 178 000 cotisants. Les cadres
créés par Hitler sont encore vides à ce moment ; la crise les remplira
bientôt.
Les « années creuses » 1925-1929 ont donc permis à Hitler de
s’assurer la direction exclusive du mouvement, de lui donner une
idéologie plus proche de ses volontés que les 25 Points, de le
réorganiser enfin pour en faire un « État dans l’État », instrument de
la conquête du pouvoir.
Chapitre 10

La grande crise et la fin de la République de


Weimar

La crise économique

Causes de la crise allemande

Ce n’est qu’en décembre 1930 que la crise économique mondiale


née aux États-Unis en octobre 1929 atteint l’Allemagne. Quelles sont
les causes spécifiques de la crise en Allemagne ?
La conjoncture mondiale. La baisse générale des prix, la
surproduction mondiale sont évidemment des causes essentielles.
Elles atteignent l’agriculture dès 1928 et s’étendent ensuite à toutes
les branches économiques. Le rapatriement des capitaux investis par
les Américains joue un rôle fondamental pour les raisons qui suivent :
Le surinvestissement. Sur les 25 milliards de marks-or investis en
Allemagne depuis 1924, la plupart en provenance des États-Unis, 10
sont des prêts à court terme (environ 3 mois). Or, les banques
allemandes, confiantes dans une expansion continue, les ont souvent
investis dans l’industrie, soit en crédits à long et moyen terme, soit en
obligations. Il leur est donc impossible de les mobiliser
immédiatement et, en cas de remboursement rapide exigé par les
créanciers américains, elles ne peuvent compter que sur les réserves
de la Reichsbank et sur leurs créances extérieures soit au total sur
5 milliards de marks-or, ce qui laisse à découvert 5 autres milliards.
La structure des banques allemandes. Il n’existe guère en
Allemagne de séparation nette entre banques d’affaires et banques
de dépôts. Depuis 1923, les banques ont pris l’habitude d’investir
avec l’argent des épargnants qui représente 95 % de leur capital et
elles ont réduit leur couverture qui permet de faire face aux
remboursements urgents à 5 ou 6 % de ce capital. Ajoutons que la
concentration bancaire rend très étroits les liens existant entre les
cinq grandes banques et ce fait va jouer un rôle d’amplificateur de la
crise.
La conjoncture politique. Les progrès spectaculaires aux élections
des nazis et des communistes qui les uns et les autres se proclament
anticapitalistes (voir tableau chapitre 9) provoquent en Allemagne un
affaiblissement de la confiance et une fuite des capitaux.

Les manifestations de la crise

Une crise bancaire. C’est à partir du 1er semestre 1931 que les
capitaux, étrangers d’abord, allemands ensuite, commencent à fuir le
Reich. L’encaisse de la Reichsbank qui, en avril 1931, était encore de
2,6 milliards de RM tombe en juin à 1,8 milliard de RM. À partir de
mai 1931, la faillite de la Kredit-Anstalt de Vienne précipite les
difficultés des banques allemandes : en juin-juillet, les retraits dans
les banques et caisses d’épargne atteignent 2 milliards de RM ; le
12 juillet, la Darmstaedter Bank annonce qu’elle suspend ses
paiements. C’est aussitôt la ruée vers les guichets des banques : la
banqueroute semble proche.
Une crise économique. Puissamment rationalisée et équipée pour
la production de masse, l’industrie allemande ne peut fonctionner que
grâce aux exportations. Or, dans un monde en crise où les cours
s’effondrent, il y a saturation de produits industriels. Les barrières
douanières élevées aux États-Unis gênent les exportations
allemandes ; la dévaluation du sterling en septembre 1931 a pour
effet de surévaluer les prix allemands. Dans ces conditions, les
exportations s’effondrent (leur valeur n’est plus en 1932 que de
5,7 milliards de RM contre 13,4 en 1929). Pour éviter un déficit de la
balance commerciale, le gouvernement décide alors de réduire les
importations, ce qui compromet l’approvisionnement en matières
premières de l’industrie. Chute des exportations et restriction
volontaire des importations aboutissent à une baisse spectaculaire de
la production (la production de charbon tombe à 105 millions de
tonnes en 1932 contre 163 en 1929, celle d’acier à 5,8 millions de
tonnes contre 16, celle d’automobiles à 52 000 véhicules contre
100 000). Elle conduit également les entreprises, privées de crédits
bancaires, à de grosses difficultés (les compagnies de navigation
Hapag et Norddeutscher Lloyd sont au bord de l’effondrement) ou à
la faillite (celles des Konzerne du coton, de la bière, du Comptoir
lainier du Nord et de près de 10 000 entreprises).
Conséquences de la crise économique. Faillites et diminution de la
production ont pour première conséquence le chômage. Le nombre
des chômeurs qui était de 600 000 en 1928, passe à 3 700 000 fin
1930, à 6 millions en décembre 1931. Il s’agit là de chômeurs totaux
auxquels il faut ajouter les 8 millions de chômeurs partiels qui ne
touchent plus que des salaires réduits de moitié. Au total, 50 à 60 %
de la population allemande sont touchés. Parmi eux, plus
particulièrement les milieux ouvriers et les jeunes (1,5 million de sans-
travail parmi les moins de 25 ans en 1931), mais aussi les cadres.
Au même moment, la crise se traduit pour l’État par une brutale
diminution de ses recettes alors que les charges ont tendance à
augmenter en raison de l’accroissement rapide de l’allocation-
chômage (dont l’État comble le déficit) et des subventions versées
aux banques et entreprises en difficulté. Dans ces conditions, le
déficit budgétaire qui atteignait déjà 600 millions de marks fin 1929 ne
cesse de s’accroître.

La lutte contre la crise

La politique d’austérité. Le chancelier Brüning, au pouvoir depuis


mars 1930, est résolu à ne pas dévaluer le mark. Aussi pour lutter
contre la crise pratique-t-il une politique de sévère déflation :
– dans le domaine des échanges extérieurs, il maintient une
balance commerciale excédentaire par une baisse autoritaire des
importations obtenue par un système de contingentements et de
droits de douanes prohibitifs ;
– sur le marché intérieur, la même politique aboutit à des baisses
autoritaires des traitements des fonctionnaires (juillet 1930-décembre
1931), à une réduction des prestations de l’allocation-chômage et à
une augmentation générale des impôts indirects. En 1932, le « plan
de septembre » de von Papen aggrave cette politique en diminuant
les prestations sociales et en annulant toutes les conventions
collectives et tous les accords de salaires conclus entre patronat et
syndicats.
L’intervention de l’État dans l’économie. En même temps que, par
sa politique, le gouvernement fait retomber le poids de la crise sur le
monde ouvrier et sur la classe moyenne, il met de côté le dogme du
libéralisme économique pour voler au secours des entreprises en
difficulté.
– Il accorde aux grandes entreprises des réductions d’impôts (AEG
se voit ainsi déduire 1 700 000 RM), des subventions (7 millions de
RM aux mines de cuivre de Mansfeld ou au Konzern Otto Wolf).
– Il intervient plus directement encore dans le domaine financier.
D’abord en établissant le contrôle des changes, nécessaire pour
mener à terme la politique de déflation, réduire les importations et
freiner la fuite des capitaux. Ensuite en donnant sa garantie à la
Darmstaedter Bank, puis en rachetant 300 millions d’actions de la
Dresdner Bank, elle aussi en difficulté. En septembre 1931, le
gouvernement, qui a dû consentir des prêts à la plupart des banques
et qui de ce fait contrôle les 3/5 du capital bancaire, crée pour
institutionnaliser son intervention dans le domaine bancaire une
société par actions, l’Akzept. Par son intermédiaire, l’État a la tutelle
des banques et, dans un pays où capital bancaire et capital industriel
sont étroitement liés, la main sur la plus grande partie de l’industrie.
– Il a d’ailleurs dû intervenir pour racheter directement certaines
entreprises menacées, par exemple la Gelsenkirchen.
L’une des conséquences de la crise – et non des moindres – est
donc de faire passer l’Allemagne d’un système d’économie libérale à
un système d’économie dirigée qui voit l’État contrôler le système
bancaire et la production, la consommation (en pesant sur les
salaires), les échanges extérieurs (contrôle des changes et licences
d’exportation). Mais, en 1933, il n’y a encore, selon l’expression
célèbre, que « socialisation des pertes » ; toutefois, le monde
économique peut à bon droit redouter que cet État qui tient les leviers
de l’économie ne tombe entre des mains qui perpétuent cette
situation en socialisant celle-ci, d’où l’extrême attention que les
milieux d’affaires portent à la crise politique qui secoue la République
de Weimar et dot l’issue est capitale pour leurs intérêts.

La crise politique de la République de Weimar

La fin du régime parlementaire

La chute d’Hermann Müller. Le gouvernement constitué par le SPD


Müller en 1928 avait pu se maintenir au pouvoir avec l’appui des
milieux d’affaires en raison de sa politique très modérée. Mais trois
événements vont sceller sa condamnation :
– la mort de Stresemann le 3 octobre 1929 le prive de l’appui des
Populistes, qui, leur chef disparu, se rapprochent des Nationaux-
Allemands ;
– la signature du plan Young en fait la cible de l’opposition
d’extrême-droite qui déclenche durant l’été une campagne contre lui ;
– le début de la grande crise rend indésirable pour la grande
industrie le maintien des Socialistes au pouvoir, à l’heure où il s’agit
de pratiquer une politique d’austérité. Caractéristique à cet égard est
l’évolution de Schacht, qui, après avoir été un des négociateurs du
plan Young, le désavoue et démissionne avec éclat de la présidence
de la Reichsbank en mars 1930.
Les milieux ultra-conservateurs de l’entourage de Hindenburg, en
particulier son fils Oskar, les généraux Gröner et von Schleicher
imaginent alors une solution de rechange : le remplacement de Müller
par un homme fort qui gouvernerait grâce à l’appui du Président, en
vertu de l’article 48, et qui mettrait sous le boisseau le régime
parlementaire. Pour ce rôle, la camarilla présidentielle songe à
Heinrich Brüning, chef de la fraction parlementaire du Zentrum. Le
27 mars 1930, Hindenburg saisit un prétexte pour contraindre Müller
à la démission et nommer Brüning chancelier.
Les élections de septembre 1930. Le gouvernement que constitue
le nouveau Chancelier est fortement orienté à droite, bien que
Hugenberg lui ait refusé la participation des Nationaux-Allemands.
Mais, dès juillet 1930, il est mis en minorité au Reichstag sur son
programme d’austérité économique par une coalition comprenant
Socialistes, Communistes et Nationaux-Allemands. Il fait promulguer
par Hindenburg en vertu de l’article 48 les mesures rejetées et
décider la dissolution du Reichstag. Brüning espère que des élections
sortira une majorité prête à l’appuyer ; mais en provoquant
imprudemment une consultation alors que la crise gagne l’Allemagne,
il a joué les apprentis-sorciers. Les grands vainqueurs des élections
sont les partis hostiles à la République, les nazis (6,5 millions de voix
et 107 sièges) les communistes (4,5 millions de voix et 77 sièges). Il
n’y a plus d’espoir de former une majorité de droite et la crise de
régime est ouverte.
Brüning en sursis. Le Chancelier va se maintenir cependant
jusqu’en octobre 1931. Ceci essentiellement grâce au SPD qui, pour
éviter une aggravation de la crise et un glissement vers le régime
présidentiel, soutient de ses votes une politique qu’il désapprouve et
un chancelier qui le tient à l’écart, afin de maintenir la fiction du
régime parlementaire. Vue théorique au demeurant puisque Brüning
est prêt à gouverner en s’appuyant sur le Président et l’article 48 et
que, depuis février 1931, nazis et communistes ont quitté le
Parlement, transportant le combat dans la rue.

La république présidentielle (octobre 1931-décembre 1932)

Le front de Harzburg. Brüning se trouve en butte aux attaques de


la droite qui lui reproche de maintenir la façade parlementaire, de
continuer la politique extérieure de Stresemann, de ménager le SPD
et de mener une politique économique trop sévère. Pour l’obliger à
céder la place, les Populistes quittent le gouvernement en
octobre 1931. Mais Hindenburg le reconduit dans ses fonctions et
négocie lui-même la formation d’un gouvernement qui a pour
principaux membres le général Gröner, homme de confiance du
Président qui cumule les portefeuilles de la Reichswehr et de
l’Intérieur et le dirigeant de l’IG Farben, Warmbold, ministre des
Finances. Contre ce cabinet présidentiel qu’il considère comme un
défi, Hugenberg réunit à Harzburg fin 1931 toute l’opposition
antirépublicaine. Autour des députés nationaux-allemands, on trouve
les hommes du Stahlhelm dirigés par le pharmacien Seldte et son
adjoint Düsterberg, Hitler et ses S.A., les gros agrariens du
Reichslandbund, des associations patriotiques avec à leur tête une
brochette d’amiraux et de généraux (von Seeckt, von der Goltz,
von Lüttwitz), deux des fils de Guillaume II dont le Kronprinz, des
hommes d’affaires groupés autour de Schacht et de Thyssen. Cette
opposition formule un « Programme de Harzburg » qui exige de
nouvelles élections, le renvoi de Brüning et celui du SPD Braun,
Président du Conseil en Prusse.
La lutte contre le front de Harzburg. La première tâche de Brüning
est d’obtenir la réélection de Hindenburg qui arrive au terme de son
mandat. Pour éviter au Président qui a 85 ans les fatigues et les
risques d’une campagne électorale, Brüning tente d’obtenir du
Reichstag la prorogation de ses pouvoirs. Mais il s’agit là d’une
modification constitutionnelle qui exigerait les 2/3 des voix, c’est-à-
dire l’accord des nazis. Ceux-ci n’y consentant point, la campagne
s’ouvre en mars 1932. Hindenburg, derrière qui se regroupent tous
les partis attachés à la République (y compris le SPD), doit affronter
le communiste Thaelmann et deux candidats d’extrême-droite, Hitler
et le dirigeant du Stahlhelm, Düsterberg. Le vieux maréchal ne
l’emporte qu’au second tour. Mais le principal enseignement des
élections est la révélation de la poussée nazie, puisque Hitler a
regroupé le 10 avril 13,4 millions de voix (36,8 %), doublant les
suffrages obtenus par son parti en 1930. Écrasant la droite
traditionnelle, le nazisme se pose désormais en héritier de la
République.
Pour briser la menace que les formations paramilitaires du nazisme
font peser sur le régime, Brüning et Gröner décident le 13 avril 1932
la dissolution de la S.A. et des S.S. La mesure provoque une levée
de boucliers à l’extrême-droite, mais aussi dans la Reichswehr qui
voit dans les S.A. un élément camouflé de l’armée allemande. Sous la
pression de celle-ci et en particulier de von Schleicher qui a la
confiance du Président, Gröner doit abandonner le ministère de la
Reichswehr. Après ce sensible échec, Brüning va enregistrer d’autres
difficultés dans sa lutte contre l’extrême-droite. Les élections aux
Landtage d’avril 1932 voient les nazis arriver partout en tête, sauf en
Bavière. Les milieux d’affaires abandonnent un gouvernement faible
qui paraît condamné et Warmbold donne sa démission en mai 1932.
Ayant largement échoué dans sa politique, Brüning ne se maintient en
place que grâce à Hindenburg. Le jour où il prétend remettre de
l’ordre dans l’Ost Hilfe dont les fonds sont dilapidés pour le plus
grand profit des agrariens, ceux-ci obtiennent sa tête. Par la voix de
Oskar von Hindenburg, ils dénoncent les projets de « bolchevisme
agraire » du Chancelier (partage des grands domaines hypothéqués
dont l’exploitation est déficitaire) et obtiennent du Président le renvoi
du Chancelier (30 mai 1932).
La camarilla au pouvoir. Ayant écarté Brüning, chef d’un important
parti politique, Hindenburg en est réduit à gouverner avec des
membres de son entourage. Les deux derniers chanceliers de la
République seront von Papen et le général von Schleicher.
Aristocrates, liés aux agrariens et aux milieux industriels, possédant
des relations dans la Reichswehr, ce sont cependant des hommes de
trop peu de poids pour représenter vraiment les forces
conservatrices dont ils se réclament et ils ne sauront pas débarrasser
le régime de l’hypothèque nazie.
Le premier projet de von Papen, qui constitue en juin 1932 le
« cabinet des barons » (von Neurath aux Affaires étrangères,
von Schleicher à la Reichswehr, von Gayl à l’Intérieur, Warmbold à
l’Économie et au Travail), est d’ailleurs d’intégrer au Reichsblock
constitué autour de Hindenburg les hommes du Front de Harzburg.
Pour cela, il multiplie les gages donnés à l’extrême-droite : dissolution
du Reichstag, levée de l’interdiction des S.A., annonce d’une
réduction des prestations sociales et d’un plan de lutte contre la crise
favorable à la grande industrie, fin des Réparations obtenue à
Lausanne, déposition avec l’aide de l’armée du gouvernement SPD
de Prusse. En vain. Non seulement les élections du 31 juillet 1932
voient se maintenir (le SPD) ou progresser (Communistes, Zentrum
et BVP) les partis qui s’opposent à lui pendant que la droite classique
sur laquelle il compte s’effondre au profit des nazis (voir tableau dans
le chapitre 7), mais encore Hitler refuse d’entrer dans tout
gouvernement dont il ne serait pas chancelier. La situation devient
intenable pour Papen. Le pays, soumis à la terreur des S.A., est au
bord de la guerre civile ; les grèves se multiplient ; au Reichstag, dont
le nazi Goering a été élu président, le chancelier ne peut disposer
que d’une quarantaine de voix. Pour sortir de l’impasse, Papen tente
la chance d’une nouvelle dissolution.
Pour briser la poussée nazie, Papen compte sur la lassitude des
électeurs ; son calcul n’est pas totalement faux. Il y a, en
novembre 1932, 1 million d’électeurs de moins qu’en juillet et les nazis
perdent 2 millions de voix et une quarantaine de sièges ; mais la
droite classique qui appuie Papen ne gagne qu’une vingtaine de
sièges, pendant que le Zentrum se maintient et que les communistes
progressent nettement. Papen n’a donc réussi ni à domestiquer les
nazis, ni à les briser. Le 1er décembre 1932, il propose à Hindenburg
de modifier la Constitution pour créer un État fort. Mais Schleicher
avertit le Président que la Reichswehr ne pourrait assurer l’ordre au
cas où nazis et Communistes réagiraient par la force. Von Papen
démissionnaire, Hindenburg confie le pouvoir à Schleicher.
L’expérience Schleicher, qui dure deux mois, va achopper sur un
échec et une maladresse.
– L’échec, c’est la tentative de Schleicher de dissocier au sein du
parti nazi les politiques des trublions. Il tente de gagner à ses vues
l’aile gauche du NSDAP et semble un moment devoir réussir. Le
8 décembre 1932, Gregor Strasser, l’homme le plus populaire du
parti après Hitler, en démissionne avec fracas ; le nazisme semble
menacé d’éclatement, puis tout rentre dans l’ordre et Strasser reste
isolé. La scission souhaitée par Schleicher a échoué.
– La maladresse, ce sont les allures sociales qu’affecte Schleicher.
Il espère gagner, par une politique favorable aux victimes de la crise,
les socialistes, les syndicats et l’aile gauche du NSDAP. Aussi annule-
t-il les réductions de salaires décidées par Papen, autorise-t-il à
nouveau les conventions collectives ; de plus il affecte 300 000 ha de
grandes propriétés en faillite dans l’est à la colonisation agricole et il
annonce l’élaboration de plans pour combattre le chômage.
Mais il ne réussit pas à gagner les sympathies de la gauche,
cependant qu’il s’attire la haine de Hitler, l’hostilité des milieux
d’affaires et des agrariens, et qu’il lui faut compter avec la vindicte de
Papen qui ne lui pardonne pas de l’avoir évincé. La voie est libre pour
Hitler qui depuis 1930 prépare méthodiquement sa venue au pouvoir.

L’arrivée au pouvoir de Hitler

Le renversement de la conjoncture politique (1929-1930)

On a vu que, jusqu’en 1929, le parti nazi reste un parti de second


ordre à l’audience presque exclusivement bavaroise. Deux faits vont
bouleverser la situation à son profit.
L’agitation nationaliste contre le plan Young (été 1929). Organisée
par Hugenberg, elle devait aboutir au vote d’un référendum populaire
rejetant le traité. Pour cela, il fallait toucher les masses et c’est la
raison pour laquelle Hugenberg finance une tournée de discours
d’Hitler dans toute l’Allemagne. Le référendum sera un échec, mais
l’opération permet à Hitler d’apparaître comme un leader de
dimension nationale et non plus seulement bavaroise et de gagner
l’appui de certains hommes d’affaires (Kirdorf, président du Cartel
charbonnier de la Ruhr), hostiles au plan Young et intéressés par les
talents d’agitateur du chef nazi.
La crise économique attire au parti nazi les électeurs des classes
moyennes qui redoutent la prolétarisation. Abandonnant les partis
traditionnels (voir à partir de 1930 la chute du DDP, des Populistes et
des Nationaux-Allemands), ils se tournent vers le parti qui leur offre
une explication simpliste de la crise (elle est due aux étrangers, aux
juifs, aux socialistes) et une alternative au socialisme marxiste, le
« socialisme national ». Mais les victoires électorales de 1930 et de
1932, si elles font du NSDAP le premier parti du Reichstag, ne lui
donnent pas pour autant le pouvoir. Or, depuis 1923 et le putsch de la
brasserie, Hitler est convaincu qu’on ne peut diriger l’Allemagne
qu’avec l’appui des forces profondes que sont l’armée et les milieux
d’affaires.

Hitler et les forces profondes du régime de Weimar

L’armée. S’il existe entre les nazis et la Reichswehr une identité de


buts : déchirer le diktat, refaire de l’Allemagne une grande puissance
militaire, lui permettre de retrouver ses frontières de 1914, il subsiste
un profond désaccord quant aux méthodes. L’armée, réorganisée par
von Seeckt, est dirigée par des aristocrates formés aux traditions de
l’Allemagne wilhelmienne, qui se méfient des trublions et des
démagogues. Ils sont d’autant plus hostiles au nazisme que celui-ci a
été tenté de noyauter l’armée pour parvenir au pouvoir et il est interdit
aux officiers d’adhérer au parti nazi. En 1930, Hitler va lever cette
difficulté. À l’occasion du procès de trois lieutenants d’Ulm accusés
d’avoir voulu constituer des groupes nazis dans leurs unités, il se
présente au procès comme témoin. Il y désavoue formellement
l’action des trois officiers et rend un hommage solennel à la
Reichswehr. Or au moment où cette attitude lui vaut la sympathie
d’une partie des officiers jusqu’alors méfiants, les dirigeants de
l’armée s’intéressent à la S.A., force disciplinée et bien entraînée,
réservoir dans lequel pourrait un jour puiser la Reichswehr. Ceci
explique leur hostilité à la dissolution de 1932 et le rapprochement qui
s’opère entre eux et le nazisme. En janvier 1933, alors que
von Schleicher s’imagine tenir en mains la Reichswehr, le général
von Blomberg qui commande la région militaire de Prusse-Orientale
promet son concours à Hitler si celui-ci devient chancelier.
Les milieux d’affaires. Les points 13, 14 et 17 du programme nazi
de 1920 étaient franchement anticapitalistes. Si l’aile gauche du parti
autour des frères Strasser y reste fidèle, Hitler prend, dès 1926-
1927, ses distances avec cet aspect des 25 Points. Il accepte la
propriété privée, Feder rend hommage aux « grands créateurs » de
l’industrie allemande et les nazis déclarent ne vouloir s’attaquer qu’aux
« entreprises anonymes et sans personnalité » appartenant à des
Juifs. Avec la crise, Hitler donne de nouveaux gages à la grande
industrie : Otto Strasser, qui avait soutenu une grève de mineurs, est
exclu du parti ; les députés nazis au Reichstag et dans les Länder
s’opposent à toute mesure qui ferait retomber le poids de la crise sur
la grande industrie. Mais deux hommes surtout vont permettre à Hitler
de gagner la confiance des milieux d’affaires :
– le banquier von Schroeder, qui prend en mains le programme
économique du parti. En janvier 1932, il réussit à organiser à
Düsseldorf une rencontre entre les principaux dirigeants de la grande
industrie et Hitler ; celui-ci donne des assurances sur ses projets
économiques et fait la promesse, s’il arrive au pouvoir, de relancer
l’économie allemande par une politique de réarmement. Les
industriels sont conquis ;
– Schacht, qui prend en novembre 1932 l’initiative d’une adresse à
Hindenburg pour lui conseiller d’appeler Hitler au pouvoir. Il la fait
contre signer par tous les grands noms de l’industrie allemande :
Krupp, Cuno, Reusch, Haniel, Siemens, Thyssen, Bosch, etc.

Le pouvoir

Le pouvoir est le résultat d’une intrigue conduite par von Papen. Le


4 janvier 1933, il rencontre Hitler dans la villa de von Schroeder à
Cologne et met au point avec lui un projet de gouvernement dans
lequel le chef nazi serait chancelier et lui-même vice-chancelier. Dans
les jours qui suivent, il gagne à cette formule Hugenberg et les
hommes du Casque d’Acier. Il peut alors se prévaloir auprès de
Hindenburg d’une solution qui permet de « domestiquer les nazis »,
de donner au nouveau gouvernement une majorité au Reichstag, qui a
l’appui de la Reichswehr (Blomberg devenant ministre de la
Reichswehr). Le 28, le Président demande à Schleicher sa
démission ; le 30 janvier 1933 le gouvernement Hitler-Papen prête
serment. La période hitlérienne commence.
Chapitre 11

La fondation de l’État nazi


Le 30 janvier 1933, Hitler est arrivé au pouvoir dans les formes
légales telles qu’elles sont pratiquées depuis 1930, c’est-à-dire investi
par le président du Reich. Il lui a fallu pour cela l’appui des forces
traditionnelles : extrême-droite classique (Hugenberg et Seldte),
entourage présidentiel, armée, milieux d’affaires dont il peut
apparaître comme le prisonnier. Il va lui falloir à peine plus d’un an
(janvier 1933-août 1934) pour transformer en dictature totalitaire
l’exercice légal du pouvoir.

Janvier-mars 1933 : du pouvoir légal à la dictature légale

C’est la période durant laquelle Hitler ménage ses associés pour


obtenir par des moyens légaux la dictature qu’il souhaite.

Le ministère Hitler et le mythe du « redressement national »

Dans le ministère constitué le 30 janvier, les nazis sont en minorité.


Outre Hitler chancelier, on trouve en effet le Dr Frick au ministère de
l’Intérieur (poste assez peu important compte tenu du fait que les
pouvoirs de police sont exercés par les ministres de l’Intérieur des
Länder) et Goering au ministère de l’Air. Toutefois, Hitler a obtenu
pour ce dernier un poste-clé, le ministère de l’Intérieur de Prusse ;
Papen a alors pris la précaution de se faire nommer Haut-
Commissaire en Prusse (c’est-à-dire qu’il exerce au nom du Reich le
pouvoir dans cet État où, depuis l’année précédente, il n’y a plus de
gouvernement légal). En revanche, la droite classique s’est taillé la
part du lion : outre Papen vice-Chancelier, on trouve des rescapés du
cabinet des « barons » : von Neurath aux Affaires étrangères,
von Schwerin-Krosigk aux Finances, Gürtner à la Justice. Hugenberg
est ministre de l’Économie, Seldte, chef du Stahlhelm, ministre du
Travail ; enfin, comme prévu, von Blomberg est ministre de la
Reichswehr.
C’est cette situation qui inspire à la droite l’illusion qu’elle va se
servir d’Hitler pour pratiquer enfin sa politique : après quatorze
années de honte durant lesquelles l’Allemagne a accepté le régime
des vainqueurs, elle va enfin revenir à ses traditions nationalistes et
autoritaires. Tel est le sens des multiples discours prononcés en
février 1933 par Hindenburg (qui retrouve, pour paraître en public,
son uniforme de feld-maréchal) et par Papen. Or non seulement Hitler
ne fait rien pour dissiper ces illusions, mais il les confirme. Il donne le
ton dans un discours du 1er février en plaçant son gouvernement sous
le signe du « Redressement National » et se présente comme
l’homme qui va réconcilier le passé historique du temps de l’Empire
avec le dynamisme de la jeune Allemagne qu’il incarne. Aux
déclarations patriotiques, il mêle les professions de foi chrétienne
(« Le christianisme, principe fondamental du gouvernement d’Adolf
Hitler » titre le Völkischer Beobachter).
Enfin le 21 mars, jour de l’inauguration du nouveau Reichstag, il fait
célébrer la « Journée du redressement national » : dans l’église de la
garnison de Potsdam, haut lieu du militarisme prussien où se trouve
le tombeau de Frédéric le Grand, Hitler en jaquette s’incline
solennellement devant Hindenburg en grand uniforme, après avoir
prononcé un discours dans lequel il remercie le Maréchal d’avoir
permis l’union « entre les symboles de notre ancienne grandeur et de
notre nouvelle puissance ». Assistent à la cérémonie tous les
généraux en grande tenue, les ministres, les députés nazis en
chemise brune, les Nationaux-Allemands et les députés du Zentrum.
Un fauteuil vide a été réservé au Kaiser, mais le Kronprinz le
représente à la cérémonie.
Pendant qu’il berce ainsi ses alliés d’illusions, Hitler entreprend une
action très concrète pour parvenir à la dictature.
La préparation des élections de mars 1933 et l’incendie du Reichstag

La dissolution du Reichstag. Hindenburg n’a accepté la proposition


d’un gouvernement Hitler que sur la promesse de Papen que le
nouveau cabinet obtiendrait une majorité au Reichstag. Pour cela, les
70 voix du Zentrum sont indispensables. Hitler entre donc en
négociations avec son président Mgr Kaas et saisit le premier
prétexte pour rompre les pourparlers en déclarant les exigences du
Centre inacceptables. Il obtient alors de Hindenburg la décision
souhaitée : la dissolution du Reichstag.
La préparation des élections. Apprenant la dissolution, Goebbels
s’écrie : « Maintenant ce sera facile de mener le combat, car nous
pouvons faire appel à toutes les ressources de l’État. La radio et la
presse sont à notre disposition. Nous allons organiser un chef-
d’œuvre de propagande. Et, cette fois, naturel lement, l’argent ne
manquera pas. » Effectivement tous les atouts sont dans les mains
des nazis.
– L’argent est fourni par la grande industrie. Schacht a pris le
20 février l’initiative de proposer aux grands industriels de financer la
campagne électorale des nazis. Il est vrai que Goering a affirmé qu’il
s’agissait des dernières élections avant 10 ans, et peut-être avant
100 ans. Il recueille d’emblée 3 millions de RM.
– La propagande orchestrée par Goebbels mobilise la radio d’État
qui retransmet inlassablement et jusque dans les rues les discours
des chefs nazis. Le NSDAP multiplie les réunions de masse pendant
que les S.A. tiennent la rue.
– L’intimidation est la spécialité de Goering. Ministre de l’Intérieur
de Prusse, il a destitué, malgré les protestations de Papen, tous les
fonctionnaires hostiles au nazisme et a placé à la tête de la police
des officiers S.A. et S.S. Cette police reçoit l’ordre d’éviter tout heurt
avec les nazis, mais de ne pas hésiter à se servir de ses armes
contre les marxistes. Le 22 février, il recrute en Prusse une force de
police auxiliaire de 50 000 hommes (essentiellement S.A. et S.S.)
pour combattre les adversaires politiques des nazis. Il est impossible
de tenir en Prusse la moindre réunion non nazie et les hommes du
Zentrum ne sont pas mieux traités que SPD et Communistes.
L’incendie du Reichstag est à ranger parmi les mesures
d’intimidation. Dans la nuit du 27 février, le Reichstag flambe. On
arrête sur les lieux un jeune Hollandais, Van der Lubbe, qui se déclare
communiste, mais est surtout à demi-idiot. Goering déclare aussitôt
que les communistes sont responsables et fait arrêter la plupart des
dirigeants du parti, 4 000 permanents et le bulgare Dimitrov, leader
du Komintern. Leur procès, qui aura lieu à Leipzig après les élections,
leur permettra de prouver sans peine leur innocence et les
recherches entreprises depuis ne laissent guère subsister de doute :
l’incendie du Reichstag est l’œuvre des nazis eux-mêmes. Il leur a
d’ailleurs profité : sous le coup de l’émotion provoquée par
l’événement, Hindenburg accepte de prendre, à la demande de Hitler,
Frick et Gürtner, le décret « Pour la protection du peuple et de
l’État » (28-2-33) qui devient la première base légale de la dictature
hitlérienne. L’article 1er suspend les libertés individuelles données par
la Constitution de Weimar ; l’article 2 autorise le gouvernement du
Reich à exercer les pleins pouvoirs dans les Länder en cas de
nécessité ; l’article 3 punit de la peine de mort la haute trahison, le
sabotage, l’empoisonnement et prévoit la mort ou les travaux forcés
en cas d’atteinte à l’ordre public. L’incendie du Reichstag procure
donc à Hitler le pouvoir d’éliminer ses ennemis ; dans l’immédiat, il
permet de donner quelque crédibilité aux propos de Goebbels sur le
complot communiste qui menace le Reich. Propagande fructueuse à
la veille des élections.

Les élections du 5 mars 1933 et la loi sur les pleins pouvoirs

Les élections du 5 mars 1933 sont un succès pour les nazis qui
recueillent 17 277 000 voix (44 % des suffrages) et 288 sièges, mais
non la majorité absolue qu’ils espéraient. Avec les Nationaux-
Allemands qui ont 52 députés (3 136 000 voix), ils atteignent la
majorité simple, mais non la majorité des 2/3, nécessaire pour
changer la Constitution. En effet, les autres grands partis ne
s’effondrent pas comme l’espérait Hitler. Si démocrates (5 sièges) et
Populistes (2) ne comptent plus guère, le Zentrum et les Bavarois
progressent de 200 000 voix par rapport à novembre 1932 et ont 92
députés, le SPD se maintient à 120 députés, et le parti communiste
lui-même, en dépit de la terreur dont il a été victime, a eu 12,3 % des
voix et 81 élus. Le problème pour Hitler est de parvenir à une majorité
des 2/3 qui pourrait lui voter les pleins pouvoirs.
Les 81 députés communistes ne pouvant siéger, puisqu’en vertu du
décret du 28 février ils sont arrêtés ou pourchassés, Hitler va
s’efforcer d’agir sur le Zentrum. Non sans moyens : Hitler a fait des
promesses sur le maintien des libertés religieuses ; une partie des
catholiques est attirée par le nationalisme nazi ; des pourparlers
s’engagent entre Hitler et le Vatican pour la signature d’un Concordat.
Finalement, Frick s’engage auprès des dirigeants catholiques à
suspendre le décret du 28 février si leur parti vote les pleins pouvoirs.
Moyennant cette promesse, qui ne sera jamais tenue, les députés du
Zentrum mêlent leurs voix à celles des nazis et nationaux-allemands
pour le vote de l’Acte d’Habilitation du 23 mars 1933. 441 députés
l’acceptent donc, contre 94 voix hostiles, celles de députés SPD Seul
Otto Wels, chef du groupe parlementaire socialiste a eu le courage
de protester, malgré les vociférations hostiles des députés nazis et
les hurlements des S.A. dans les couloirs : « Nous, sociaux-
démocrates allemands, faisons le vœu solennel, en cette heure
historique, de défendre les principes d’humanité et de justice, de la
liberté et du socialisme. Aucun acte d’habilitation ne peut vous donner
le pouvoir de détruire des idées qui sont éternelles et
indestructibles. »
En attendant, les 5 articles de l’Acte donnent au gouvernement le
droit de légiférer pendant quatre ans sans collaboration du Reichstag,
prévoient que les lois prises par le gouvernement peuvent s’écarter
de la Constitution et précisent que les lois doivent être rédigées par
Hitler lui-même. Investi du pouvoir exécutif comme chancelier depuis
le 30 janvier, il reçoit par la loi d’Habilitation le pouvoir législatif pour
quatre ans, sans contrôle du Reichstag. Le décret du 28 février lui a
donné d’exorbitants pouvoirs de police. Dès mars 1933, Hitler a
conquis le pouvoir de l’intérieur : il est légalement dictateur. C’est
alors que commence la « révolution nationale-socialiste », la
Gleichschaltung.

La révolution nationale-socialiste (mars 1933-juin 1934)

La Gleichschaltung (la « coordination » ou mieux la « mise au


pas ») s’inspire de la célèbre formule : « Ein Volk, Ein Reich, Ein
Führer. »

L’action sur les structures de l’État : l’unification du Reich

L’application du Führerprinzip à l’État supposait la fin des structures


fédérales du Reich. Mais il fallait d’abord se débarrasser des
gouvernements locaux.
Le cas de la Bavière, où l’autonomisme demeure vivace, est le
plus urgent. Début mars 1933, le général von Epp, sur ordre de Frick
et Hitler, chasse le gouvernement centriste du Dr Held. Nommé
Commissaire d’État en Bavière, le général forme un gouvernement
nazi : Röhm est son adjoint, Himmler est chef de la police. Dans les
jours qui suivent, des Commissaires d’État nazis sont nommés dans
la plupart des Länder (Bade, Wurtemberg, Saxe, etc.) et, au bout de
quelques jours, ils se débarrassent des gouvernements locaux.
En Prusse, où Papen est Commissaire d’État, l’opération est
délicate ; elle interviendra sur un plan plus général qui vise l’ensemble
des États.
– Le 31 mars 1933, tous les Landtage sont dissous. Hitler décide
leur reconstitution sur la base d’une désignation des députés
proportionnellement aux voix obtenues par les divers partis dans
chaque Land lors des élections de mars. En général on aboutit à des
majorités nazis-DNVP.
– Le 7 avril 1933 est nommé dans chaque land un Reichstatthalter
(le Commissaire d’État ou le gauleiter local) qui a pouvoir de nommer
et déposer les gouvernements locaux, de dissoudre les Diètes, de
nommer et congédier juges et fonctionnaires. Comprenant qu’il est
joué, Papen donne sa démission de Commissaire d’État en Prusse et
est remplacé par Goering.
La loi sur la reconstitution du Reich du 30 janvier 1934 consacre
l’évolution : les diètes des États sont supprimées, les pouvoirs
souverains des Länder transférés au Reich, les gouverneurs et
gouvernements locaux soumis au gouvernement du Reich. L’unité
totale est réalisée et consacrée le 14 février 1934 par la dissolution
du Reichsrat.

Fin des partis, des syndicats et des groupements

La suppression des partis est déjà fort avancée. Depuis le


28 février 1933, le Parti communiste est virtuellement interdit ; en
mai 1933 ses biens et propriétés sont confisqués.
Le SPD est divisé. Une partie de ses chefs, conduits par Otto
Wels et Kurt Schumacher, a gagné Prague où est publié le journal
antinazi Neuer Vorwärts ; d’autres, tels Noske ou Karl Severing,
ancien ministre de l’Intérieur de Prusse, choisissent la retraite
politique et la passivité. Un certain nombre de parlementaires dirigés
par Loebe tentent de sauver le parti en pratiquant la politique de
présence et en faisant au régime des concessions : le SPD quitte la
IIe Internationale, désavoue toute attaque contre Hitler, demande leur
démission aux membres israélites du Comité Directeur. Peine perdue.
Le 22 juin 1933, le SPD est déclaré par Frick ennemi du peuple et de
l’État et frappé de dissolution.
Malgré les protestations de Hugenberg, les bureaux du Parti
national-allemand sont occupés par les nazis dans la plupart des
villes. Un appel à Hindenburg étant demeuré sans réponse, les
Nationaux-Allemands se résignent à sauver la face et annoncent le
27 juin 1933 la dissolution du parti.
Démocrates et Populistes qui n’ont plus guère d’audience ne
tentent aucune résistance et se sabordent le 28 juin et le 4 juillet.
Les 4 et 5 juillet disparaissent le Centre Bavarois et le Zentrum,
vraisemblablement sur ordre du Vatican, transmis par Mgr Kaas :
c’est le prix payé par le Saint-Siège pour la signature du Concordat
qu’il est en train de négocier avec l’Allemagne nazie.
Il n’y a plus de parti politique en Allemagne en dehors du NSDAP :
une loi du 14 juillet 1933 fait du parti nazi le seul parti autorisé et rend
passible de sanction la reconstitution des partis dissous.
Les Syndicats ont tenté eux aussi la politique de présence. Le
10 mars 1933, ils décident de ne pas prendre position sur les
questions politiques. Le 1er mai 1933, ils prêtent leur concours à la
« Fête du Travail » organisée par Hitler. Le lendemain, S.A. et S.S.
occupent les bureaux des syndicats, arrêtent leurs dirigeants. Tous
les syndicats (y compris les syndicats chrétiens) sont alors fondus
dans un nouvel organisme, le Front du Travail.
Enfin, les organisations paramilitaires rivales de celles du NSDAP
sont interdites ou absorbées. Interdits, la « Bannière du Reich » et le
« Front rouge des combattants ». En ce qui concerne le Stahlhelm,
Seldte accepte pour conserver son ministère de limoger Düsterberg
et d’adhérer au parti nazi. En dépit de résistances locales, le
Stahlhelm est définitivement incorporé à la S.A. le 1er février 1934,
après qu’un certain nombre de ses chefs ont été arrêtés.

L’action du parti dans l’État : installation du totalitarisme

Les obstacles écartés, il restait à réaliser la partie positive du


programme nazi, la prise en mains du peuple et de l’État : ce devait
être l’œuvre du NSDAP. Elle commence dès avril 1933, après les
élections.
Dans la fonction publique, la loi du 7 avril 1933 sur la
« revalorisation de la fonction publique » permet de remplacer par
des nazis tous les fonctionnaires suspects de tiédeur envers le
régime.
La prise en mains de la culture est l’œuvre de Goebbels, ministre
de la Propagande depuis le 11 mars 1933. Dès mai commencent les
autodafés de livres d’auteurs socialistes, libéraux, pacifistes,
israélites. En septembre 1933 est fondée, sous les auspices de
Goebbels, la Chambre culturelle du Reich qui, avec ses 7 filiales,
contrôle toutes les sphères de la vie culturelle et dont il faut
nécessairement faire partie pour exercer une profession culturelle.
Elle impose des formes d’art naturalistes. Plus étroitement encore,
Goebbels contrôle presse, radio et cinéma. La loi sur la presse du
4 octobre 1933 précise que pour être rédacteur en chef il faut être
politiquement et racialement insoupçonnable.
Dès février 1933, Bernhard Rust, ancien instituteur, destitué en
1930 par les autorités de Hanovre pour instabilité mentale, est
nommé ministre de la Science, de l’Enseignement et des Arts. Il
annonce son intention de « liquider l’école en tant qu’institution
d’acrobatie intellectuelle » et procède à la nazification de
l’enseignement. Les enseignants qui doivent faire partie de la Ligue
nationale-socialiste de l’enseignement accomplissent obligatoirement
des stages dans des écoles spéciales où on leur enseigne l’idéologie
nationale-socialiste.
De la même manière, les Ligues nazies constituées dans tous les
ordres de métier deviennent de véritables chambres professionnelles
avec pouvoirs de direction.
La loi du 1er décembre 1933 sur la « Sauvegarde de l’unité du parti
et de l’État » institutionnalise le rôle du parti nazi comme instrument
de la domination hitlérienne. Elle déclare que le NSDAP est le
« dépositaire de la notion allemande de l’État » ; en vertu de cette loi,
les chefs du parti prennent rang de ministres : Rudolf Hess, chef de
l’organisation civile, et Röhm, chef de l’organisation militaire, entrent
au cabinet.
Cette politique de prise en mains a-t-elle réussi ? On peut
considérer que fin 1933, alors que les rigueurs policières ne touchent
encore que la classe politique et les Juifs, la masse du peuple
allemand adhère à une conception de l’État qui le présente comme le
« sel de la terre ». À preuve les élections et le plébiscite de
novembre 1933 qui suivent le départ allemand de la SDN : 96 % des
électeurs inscrits participent au double vote ; 95 % des votants
approuvent la décision de quitter la SDN ; 92 % votent pour la liste
unique au Reichstag présentée par les nazis.
À cette date, les deux premiers points du programme nazi « Ein
Reich, Ein Volk » sont réalisés. Mais au printemps 1934 des
obstacles apparaissent quant à l’exécution du troisième volet du
triptyque : « Ein Führer ».

La fin des oppositions et le triomphe de Hitler (janvier-juin


1934)

Röhm et la « seconde révolution »

Les premières oppositions viennent du camp des vainqueurs. La


victoire obtenue, reparaissent les vieilles divergences entre Röhm et
Hitler sur le rôle de la S.A. Röhm voit dans sa formation le noyau de
la future armée allemande, ce qui suppose qu’on balaie les structures
traditionnelles de la Reichswehr. Les généraux, on s’en doute,
s’inquiètent de ces ambitions et ne cessent de faire pression sur
Hitler, qui a besoin d’eux, pour qu’il lève l’équivoque. Mais ce
désaccord se double vite d’un problème social : authentique
mouvement de masse, la S.A. a compris de tout temps des
déclassés sociaux, des chômeurs, des pauvres ; après le 30 janvier
1933, elle s’est gonflée d’une masse considérable d’hommes (plus de
3 millions !) attirés dans ses rangs par l’espoir de voir la révolution
nazie leur donner une promotion sociale. Dans les premières
semaines du nouveau régime, ils se répandent dans les rues, arrêtent
leurs adversaires, pillent les boutiques juives, lèvent des tributs sur
les chefs d’entreprise soupçonnés de tiédeur envers le nazisme, ou
exigent des emplois bien rémunérés, obligent les administrations à
chasser leurs fonctionnaires pour les remplacer par des nazis. C’est
à cette vaste dépossession des places et des fortunes qui s’adresse
à tous les gens en place, capitalistes, junkers, politiciens,
fonctionnaires, officiers, que Röhm donne le nom de « Seconde
Révolution » et qu’il place sous le signe du « socialisme ».
Cette résurgence de l’hérésie de Strasser gêne Hitler non
seulement parce qu’il redoute d’être débordé sur sa gauche par la
S.A., mais encore parce qu’elle risque de lui aliéner cette
« Reaktion » que combattent ses lieutenants et qui représente les
forces sur lesquelles il s’est appuyé pour parvenir au pouvoir :
Hindenburg et l’aristocratie, l’armée, les milieux d’affaires. Mais,
d’autre part, peut-il sacrifier la S.A. dont l’action subversive reste
pour lui une arme essentielle ? Aussi pratique-t-il de juin 1933 à
juin 1934 une politique d’atermoiements et de demi-mesures. D’une
part, il condamne sans équivoque la « Seconde Révolution », évince
les nazis qui avaient pris la tête de certaines grandes entreprises,
redonne tout pouvoir aux dirigeants de la grande industrie, met fin à
l’action des petits boutiquiers nazis qui luttaient contre des grands
magasins et place à la tête du ministère de l’Économie le directeur de
la plus grande compagnie d’assurances allemande, Schmitt. Mais,
par ailleurs, il fait entrer Röhm au gouvernement, lui adresse pour le
1er janvier 1934 une lettre publique particulièrement chaleureuse pour
lui et les S.A. qu’il qualifie de fer de lance de la révolution nazie, et
enfin, en février 1934, accorde des pensions et des allocations d’État
aux membres du parti blessés ou atteints de maladie au cours des
luttes politiques.

La naissance d’une opposition politique

Il serait plus exact de parler de malaise que d’opposition, à la fois


parce qu’il s’agit d’une juxtaposition de réactions partielles et parce
que la matérialité des faits eux-mêmes est difficile à établir. De toute
manière, ce malaise se greffe sur l’agitation entretenue autour du
thème de la « Seconde Révolution ».
Il provient d’abord de politiciens qui songent à s’appuyer sur Röhm
pour évincer Hitler et parvenir au pouvoir. C’est, semble-t-il, le cas de
Gregor Strasser et de von Schleicher. Si les contacts entre eux sont
établis, les rapports avec Röhm sont beaucoup plus douteux. Quant
au contenu du « complot » tel qu’il est révélé fin juin par Goering et
Himmler (imposer à Hitler un remaniement ministériel), il semble
n’avoir existé que dans l’imagination des adversaires de Röhm.
Toujours est-il qu’il y a là au moins une virtualité d’opposition de
gauche au régime.
Plus sérieuse est l’opposition conservatrice. Elle se définit par
opposition au thème de la « Seconde Révolution », s’appuie sur le
malaise de l’armée et tourne autour de Hindenburg. Perspective
redoutable pour Hitler qu’un désaveu venu du Président, qui ne
manquerait pas d’entraîner derrière lui les forces armées dont il est
constitutionnellement le chef. Or, dès juin 1933, Hindenburg avait
convoqué Hitler pour lui faire part de son mécontentement devant la
latitude laissée à Röhm et aux S.A. et devant les persécutions dont
les Protestants étaient l’objet de la part de la secte pro-nazie des
Chrétiens-Allemands. Surtout, en juin 1934, Papen qui reste le porte-
parole d’Hindenburg prononce à Marburg un discours retentissant : il
y prend vigoureusement position contre l’évolution du régime, ses
abus présents et la menace de « Seconde Révolution ». Pris entre
les exigences de la S.A. et celles des milieux conservateurs, Hitler
peut d’autant moins continuer à éluder le choix que la proximité de la
mort du Président pose pour lui le problème fondamental de la
succession de Hindenburg qui implique la haute main sur la
Reichswehr.

La crise de 1934

Extrait des « Mémoires » de von Papen (Paris,


Flammarion éd., 1953)

La purge du 30 juin 1934 et le triomphe de Hitler


Aux mois d’avril et mai 1934, Hitler sonde les chefs de l’armée pour
savoir si celle-ci accepterait qu’il succède à Hindenburg. Généraux et
amiraux répondent par l’affirmative, à la condition que Hitler
garantisse les droits exclusifs de l’armée et diminue les effectifs de la
S.A. qui serait détournée de ses prétentions. Or à ce moment Röhm,
appuyé par Goebbels, intensifie la propagande en faveur de la
Seconde Révolution. Une visite de Hitler à Hindenburg malade, le
21 juin, est décisive : Blomberg présent fait savoir au Chancelier que
les paroles de Papen à Marbourg traduisent effectivement les vues
de Hindenburg. Hitler se décide alors à l’action pour se débarrasser
de toutes les hypothèques qui pèsent sur son pouvoir.
Après avoir mis la S.A. en congé durant les mois de juin et juillet, il
profite d’une réunion de tous les chefs S.A. à Wissee, où Röhm est
en séjour, pour ordonner leur arrestation. La plupart sont abattus le
jour même par les S.S. sur place ou à Munich : Röhm est du nombre.
À Berlin, Goering et Himmler dirigent la répression : au total, on
compte 150 à 200 victimes. En même temps sont frappés les
membres du « complot de gauche » : Schleicher et Strasser sont
assassinés chez eux en même temps que von Bredow, adjoint de
Schleicher. La répression touche également des hommes de
l’opposition conservatrice. Durant la « Nuit des longs couteaux » sont
assassinés le chef de l’Action Catholique Klausener, von Kahr, ancien
Commissaire d’État en Bavière, et pendant que Papen est gardé à
vue dans sa maison et que son bureau est pillé, ses deux plus
proches collaborateurs, Bose son secrétaire et le journaliste Jung,
rédacteur du discours de Marburg, sont abattus.
Ce très large règlement de comptes permet à Hitler d’éliminer,
outre les tenants de la « Seconde Révolution », tous ceux qui sont
susceptibles de conduire une quelconque opposition. Or, les résultats
sont surprenants. Satisfaits de la disparition du danger S.A., les
Conservateurs et l’armée veulent ignorer les autres aspects de la
« Nuit des longs couteaux » : le 2 juillet, Hindenburg félicite Hitler et
Goering de leur esprit de décision et Blomberg exprime sa
satisfaction dans un ordre du jour à l’armée.
Lorsque meurt Hindenburg, le 2 août 1934, on apprend que le
cabinet a décidé la veille (1er août) que les fonctions de Président et
de Chancelier seraient désormais confondues entre les mains de
Hitler, qui devient naturellement chef des forces armées. Les
membres conservateurs du cabinet contresignent ce coup d’État
constitutionnel, qui est par ailleurs approuvé par l’armée, dont les
membres prêtent désormais un serment personnel au Reichsführer
Hitler, et par 90 % des électeurs qui votent « oui » le 19 août 1934 au
plébiscite par lequel Hitler fait ratifier sa dictature. En un an et demi,
Hitler, qui pouvait apparaître en janvier 1933 comme le prisonnier des
Conservateurs qui ont permis son accession au pouvoir, a réussi à
établir sur l’Allemagne le régime de dictature personnelle le plus
rigide que l’histoire ait connu.
Le processus d’établissement de cette dictature mérite d’être
noté : en ce qu’il s’appuie sur des bases légales (pouvoir
constitutionnel, plébiscites, accord du Chancelier et du Président) ; en
ce que Hitler ne perd jamais de vue la nécessité de l’alliance avec les
institutions établies et les classes dominantes ; mais aussi en ce qu’il
emploie comme élément moteur de l’action politique, soit en la faisant
accepter par les institutions légales, soit en intimidant celles-ci, la
violence physique, la contrainte morale, la mise en condition du
peuple. Instruments de conquête du pouvoir, la violence et la
subversion sont aussi pour Hitler moyens de gouvernement. Les traits
de la dictature nazie tels qu’ils sont fixés en 1934 ne se modifieront
plus jusqu’en 1945. Ils auront seulement tendance à s’accentuer.

Les caractères de l’État nazi

L’État dont les fondations sont jetées entre janvier 1933 et


août 1934 repose sur une double base. D’une part, le nazisme, après
avoir éliminé les opposants notoires, semble vouloir s’appuyer sur la
classe dirigeante traditionnelle dont les cadres demeurent en place, à
la tête de l’armée, des finances, de l’économie, de l’administration.
D’autre part, s’affirmant résolument nouveau et désireux de
manifester son dynamisme, l’État nazi entend privilégier une nouvelle
élite issue des couches profondes de la nation, élite rassemblée au
sein du parti nazi. Durant les premières années du régime, cette
dualité est, tant bien que mal, maintenue. Mais, à partir de 1937-
1938, le régime ayant choisi l’expansion extérieure (chapitre 13), met
fin au compromis passé avec les classes dirigeantes traditionnelles et
fait prévaloir, dans tous les domaines, les conceptions et les hommes
du nazisme. C’est alors que le Dr Schacht perd le ministère de
l’Économie (1937), puis la présidence de la Reichsbank (1939), que
les deux principaux dirigeants de l’armée von Blomberg et von Fritsch
sont éliminés en 1938, que le parti impose définitivement ses vues à
l’administration. À l’horizon se profile l’État-S.S. qui se mettra en
place durant la guerre. Mais dès 1937-1938 se dessinent les
véritables caractères de l’État nazi.

Führerprinzip ou polycratie ?

Le Führerprinzip qu’Hitler fait triompher dans tous les domaines à


partir de 1933 découle directement de sa conception inégalitaire de
l’homme et de la nature. Pour lui seuls doivent gouverner les
« meilleurs ». Comme aucun critère ne permet de déterminer avec
certitude la manière de distinguer les hommes racialement purs
destinés à gouverner les autres, dans la pratique on considère que
ceux qui ont réussi à être les chefs sont tout naturellement les
meilleurs, ce qui, dès lors, leur permet de recevoir des pouvoirs
dictatoriaux sur tous ceux qui relèvent de leur autorité. Le principe
s’applique en premier lieu à Hitler lui-même à la fois président du
Reich, Chancelier, chef du parti. Dans la pratique, il jouit comme
Führer de pouvoirs charismatiques qui font qu’un lien mystérieux le
rattache directement au peuple et qu’aucune loi, aucune
administration, aucune tradition, aucun droit acquis ne peut s’opposer
à sa volonté. De cette primauté absolue résulte le droit dont il
dispose de nommer ou de révoquer à son gré qui bon lui semble et
celui de créer une multiplicité d’administrations parallèles qui
dépendent directement de lui et doublent celles de l’État : Direction
du Service du Travail, Jeunesses Hitlériennes, Administration du Plan
de Quatre Ans, et par-dessus tout, parti nazi. De surcroît, en vertu du
Führerprinzip, Hitler délègue ses pouvoirs considérables, mais vagues
et extensifs, à une masse de Führer au petit pied, chefs de service,
dirigeants locaux du parti, industriels dans leur entreprise, paysans
dans leurs exploitations, dirigeants des Chambres culturelles de la
presse, de la radio, de la vie artistique.
Le résultat de cette pratique est la désintégration progressive de
l’État allemand au profit d’une pyramide hiérarchique de personnages
tout-puissants, dépendant du Führer, aux compétences mal définies,
n’ayant à répondre de leurs actes que devant leur supérieur au sein
de ces structures parallèles. Le Führerprinzip a ainsi fait naître en
Allemagne une multiplicité de centres de décision secondaires,
omnipotents et mal coordonnés entre eux, qui aboutissent à instaurer
une extraordinaire anarchie derrière le paravent de la formidable unité
d’inspiration que constitue la volonté de Hitler.
Ces deux caractères nettement contradictoires de l’État hitlérien
ont donné lieu à deux modèles d’interprétation du régime nazi chez
les historiens allemands. Pour l’école intentionnaliste (Klaus
Hildebrand, Andreas Hillgruber, Karl Dietrich Bracher…) toute la
politique hitlérienne s’expliquerait par l’inspiration de Hitler qui aurait,
de longue date, conçu méthodiquement des plans précis qu’il aurait
ensuite réalisés point par point sans se soucier des obstacles. Pour
eux, c’est donc l’unité imprimée par Hitler à la politique allemande qui
est le fait déterminant et elle serait particulièrement nette dans le
domaine de la politique raciale et de la politique extérieure. Au
contraire, pour l’école fonctionnaliste (Martin Broszat, Hans
Mommsen), c’est l’aspect polycratique du fonctionnement du régime
qui serait fondamental, chaque centre de décision prenant en ordre
dispersé des décisions en fonction d’une conjoncture accidentelle, le
rôle de Hitler se bornant à en donner une présentation cohérente,
conforme à la doctrine nazie et fournissant les apparences de plans
mûrement réfléchis. Le régime nazi évoluerait ainsi de façon
anarchique, sans réflexion préalable sérieuse, sa forte homogénéité
n’existant qu’au niveau du discours.
L’État totalitaire

Monocratique ou polycratique, l’État nazi peut se définir comme un


État totalitaire, négateur de tous les principes de l’État de droit, des
lois, des normes, des institutions. Il s’agit de soumettre, dans tous les
actes de leur existence, les individus à la doctrine, de les transformer,
de créer un « Homme nouveau » conforme aux principes du nazisme,
une nouvelle élite dont les nazis constituent le modèle.
Les nazis procèdent d’abord à l’instauration d’un nouveau droit.
Proclamant dépassées les conceptions juridiques traditionnelles, ils
affirment, avec Goering que « la loi et la volonté du Führer ne sont
qu’un ». Nommé commissaire à la Justice et chef du Droit Allemand,
Hans Frank déclare aux juristes en 1936 : « L’idéologie nationale-
socialiste est le fondement de toutes les lois fondamentales,
notamment telle qu’elle est exposée dans le programme du parti et
dans les discours du Führer. » Nantis de tels principes, les juristes
voient leurs rangs épurés de tous les juifs ou de tous ceux qui sont
d’une loyauté douteuse au nazisme ; ceux qui restent sont contraints
d’adhérer à la Ligue des juristes nationaux-socialistes allemands.
Frank révise le code en aggravant la sévérité des peines, en
diminuant les garanties données aux accusés et en créant, pour
diminuer les pouvoirs de la Cour Suprême d’Allemagne le Tribunal du
Peuple qui, sur 7 juges ne contient que deux juristes, les cinq autres
étant membres du parti, des S.S. et des forces armées, cependant
que les crimes politiques sont retirés aux tribunaux ordinaires pour
être confiés aux Tribunaux spéciaux. En fait, la justice en Allemagne
est devenue, en vertu du Führerprinzip, la chose d’Hitler et des nazis.
L’État nazi se dote d’un redoutable système répressif qui est
l’instrument de l’État totalitaire. Ministre de l’Intérieur de Prusse, le
plus grand Land d’Allemagne, Hermann Goering montre la voie en
1933 en concentrant entre ses mains les pouvoirs de police du Land
et en faisant de la S.A. une force de police supplétive, à quoi il ajoute
la création d’une police politique, la Gestapo (abréviation de
Geheime Staatspolizei, Police secrète d’État), d’abord confiée à un
fonctionnaire prussien, Rudolf Diels. Mais, dès avril 1934, les
pouvoirs de police passent entre les mains d’Heinrich Himmler, chef
de la S.S. depuis 1929. Chef de la police de Munich, puis de toute la
police politique de Bavière, il soumet à son autorité toutes les polices
politiques des Länder qui se trouvent, de fait, soumises à la S.S. En
1936, une nouvelle étape est franchie, Himmler devenant chef de
toute la police allemande sous l’autorité nominale de Frick, ministre
de l’Intérieur du Reich. En septembre 1939, il réorganise l’ensemble
des services de police placés sous sa direction pour en faire le
R.S.H.A. (Reichssischerheitshauptamt), la Gestapo devenant
l’Amt IV de cette nouvelle structure. À cette puissance policière
s’ajoute l’efficacité des services de renseignement (le S.D.), créés
par son lieutenant Reinhard Heydrich. La domination de ce redoutable
appareil répressif fait de la S.S. et de son chef, Himmler, la
puissance dominante de l’Allemagne nazie. À la tête de cette nouvelle
élite qui recrute parmi les anciens des Corps-Francs, des
intellectuels, des militaires et bientôt des aristocrates et qui ne
dépasse pas 250 000 hommes ayant leur propre organisation, leurs
tribunaux, leur code, Himmler en fait un véritable « État dans l’État »
ayant des allures d’ordre militaire imprégné de la doctrine nazie. La
guerre va porter la puissance de ce groupe à son comble et faire
parler « d’État-S.S. ».
C’est la S.S. qui est chargée à partir de 1937 de la gestion de
l’univers concentrationnaire, manifestation la plus significative de l’État
totalitaire nazi. D’abord conçus pour rééduquer les opposants, les
camps de concentration ne comprennent jusqu’en 1938 que trois
sites, Sachsenhausen, Dachau et Buchenwald. À partir de 1938,
l’arrivée d’opposants venus des territoires annexés par le Reich
(Autriche et Tchécoslovaquie) nécessite l’ouverture de nouveaux
camps dans lesquels commencent à arriver les juifs. À la veille de la
guerre, le système concentrationnaire est bien en place avec sa
direction par les S.S., ses règlements avec leurs tarifs de punition
prévoyant la mort pour tout détenu qui se révolte ou pratique des
actes de sabotage, sa hiérarchie d’exécutants choisis parmi les
condamnés de droit commun et ses profits tirés du travail forcé de la
population des camps.
La création de « l’homme nouveau » demeure cependant le but
fondamental du totalitarisme nazi. Le système répressif interdisant
l’expression de toute pensée hétérodoxe, les nazis possèdent depuis
1933, par leur mainmise sur la culture et l’école, les instruments
d’action qui leur sont nécessaires. Pendant qu’écrivains, artistes qui
refusent de s’incliner prennent le chemin de l’exil (comme Thomas
Mann) ou se réfugient dans le silence (comme l’écrivain nationaliste
Ernst Jünger), qu’on interdit les œuvres des musiciens juifs
Mendelssohn et Mahler, que les maisons d’édition et les académies
sont épurées, le régime exalte un style néoclassique lourd et figé,
s’efforce de lancer une musique völkisch et des écrivains qui chantent
les vieux mythes germaniques. La stérilité de cette culture importe
d’ailleurs peu aux nazis qui la jugent secondaire.
L’essentiel est ailleurs, dans l’effort de propagande et la mainmise
sur la jeunesse. Placée sous l’autorité de Goebbels, la propagande a
pour instru ments essentiels la presse et la radio. Depuis la
réorganisation de 1933, un collaborateur de Goebbels, Max Amann,
directeur de la maison d’édition Eher, constitue un véritable empire de
presse, en particulier par l’expropriation des entreprises juives. Des
ordonnances de 1935 édictent de nouvelles conditions de propriété et
de financement des journaux qui condamnent à mort de nombreuses
feuilles. Vers 1936 ne subsistent plus en dehors des journaux nazis
que quelques rares organes indépendants, tenus à l’autocensure pour
survivre, l’essentiel de la presse étant aux mains des nazis. Pour
tous, Goebbels organise chaque jour des conférences au cours
desquelles il indique aux directeurs des quotidiens ses consignes et
l’orientation de leurs articles. Instrument plus efficace encore, la radio
est entièrement aux mains du régime et son écoute prend l’aspect
d’un devoir civique. Elle sera l’instrument fondamental de la
propagande nazie, dont Goebbels se servira avec une redoutable
efficacité.
La clé de l’avenir demeure le façonnement d’une jeunesse éduquée
selon les principes du nouveau régime. Son creuset est la Jeunesse
hitlérienne, fondée en 1926 et placée en 1931 sous la direction de
Baldur von Schirach. Après avoir végété durant la République de
Weimar, ne dépassant pas 100 000 adhérents en 1932, elle
bénéficie, après l’arrivée au pouvoir des nazis, de la dissolution des
autres organisations de jeunesse : le 1er décembre 1936, un décret
met hors la loi toutes les associations non nazies et oblige tous les
jeunes Allemands à entrer dans la Jeunesse hitlérienne. Fin 1938, elle
compte 7 700 000 membres, entraînés sportivement et
soigneusement endoctrinés, les éléments les plus doués étant
recrutés comme cadres par le parti.
La mise au pas de l’école s’avère plus difficile, les disciplines
scolaires ne se prêtant pas toujours aisément aux vues proclamées
par les nazis et l’incompétence de Rust comme les excès des
« savants » nazis ayant parfois des effets contraires aux buts
recherchés. Si bien qu’assez rapidement, le régime se contente
d’exclure du corps enseignant les juifs et les démocrates, de mettre à
l’index les ouvrages soupçonnés de répandre des vues hostiles au
régime et de s’appuyer sur les professeurs et étudiants favorables au
nazisme en se contentant d’exiger des autres une adhésion de pure
forme, cependant que les Universités doivent adopter le Führerprinzip
et reçoivent des recteurs et des doyens désignés par le pouvoir et
souvent choisis parmi ses zélateurs. Pour former ses futurs
dirigeants, ce n’est pas sur le système scolaire et universitaire d’État
que compte le nazisme, mais sur des écoles spéciales, réservées à
l’élite en formation, les Nationalpolitische Erziehunganstalten (ou
Napola) où sont recrutés les futurs officiers de l’armée et les Führer
de la S.A., puis de la S.S., les Adolf Hitler Schulen, qui forment les
fonctionnaires, enfin les Ordensburgen réservés aux futurs dirigeants
civils et militaires afin de parfaire leur éducation et leur
endoctrinement. C’est là que se constitue l’élite nazie, prototype de
« l’homme nouveau », fer de lance de la transfor mation à grande
échelle de l’Allemagne, là que se forment les hommes appelés à
remplacer, dans les fonctions de direction de l’État, les vieilles
classes dirigeantes dont la mise à l’écart commence en 1937-1938 et
qui s’accélérera pendant la guerre, à mesure que se met en place
l’État-S.S.
L’État totalitaire ainsi mis en place doit avoir pour qualité première
de ne comprendre que des citoyens racialement purs, ce qui suppose
l’élimination de ceux qui pourraient entacher cette pureté raciale, au
premier rang desquels les juifs. L’État totalitaire est aussi un État
raciste.

L’État raciste

S’il est un but que l’État nazi a poursuivi de bout en bout et qui
apparaît comme l’obsession fondamentale de Hitler et de son régime,
c’est bien l’élimination des juifs pour maintenir la pureté de la race. À
l’arrivée de Hitler au pouvoir, il y a environ 500 000 juifs en
Allemagne, généralement bien intégrés à la société et dont le rôle est
important dans le commerce, la banque, la presse, la vie
intellectuelle. Inquiète de l’antisémitisme nazi qu’elle combat, cette
communauté pense généralement que les nazis au pouvoir, placés au
contact des réalités, ne sauraient appliquer les doctrines simplistes
qu’ils professent. Ils ne tardent guère à être détrompés. Toutefois, la
persécution qui s’abat sur eux va connaître une gradation constante
jusqu’à la guerre.
Dès l’arrivée au pouvoir de Hitler, des actions isolées,
généralement dues aux S.A., se multiplient contre les juifs, attaques
de personnes ou mesures de dissuasion contre les achats dans les
magasins juifs. Ces actions précèdent de peu les mesures de
persécution mises en œuvre par le parti nazi qui décide le 1er avril
1933 le boycottage généralisé des magasins juifs. Cette première
tentative fera long feu. La réprobation qu’elle entraîne à l’étranger et
dans une grande partie de la population allemande, la difficulté de
définir avec précision ce qu’est un magasin juif conduisent à la
rapporter. En revanche, la loi du 7 avril 1933, qui permet d’écarter les
juifs de la fonction publique dans le cadre de la « revalorisation » de
celle-ci, est relativement aisée à appliquer. Elle est suivie de textes
qui interdisent aux juifs l’exercice des professions libérales, les
carrières universitaires, les métiers de la presse, du théâtre, de la
radio, du cinéma. Le but semble être alors de pousser les juifs à
quitter l’Allemagne en commençant par les cadres et les intellectuels.
En fait, le nombre des émigrants juifs reste relativement restreint (un
peu plus de 150 000) et la plupart des Juifs allemands restent
profondément attachés à leur patrie.
Une nouvelle étape est franchie en 1935 avec les lois de
Nuremberg qui isolent les juifs du reste de la société allemande, en
interdisant les mariages entre juifs et aryens, ainsi que les relations
extraconjugales entre ces deux groupes. L’objet est de réaliser la
« séparation biologique » souhaitée par Hitler.
Cette politique antisémite connaît une certaine accalmie en raison
de la tenue des Jeux Olympiques de 1936 et de la crainte d’un
boycottage au cas où la persécution des juifs serait trop ostensible,
mais elle reprend en 1937 avec « l’aryanisation forcée » de
l’économie allemande, c’est-à-dire la spoliation des biens juifs, qui
prépare la mort économique de la communauté. Une preuve
spectaculaire des intentions nazies est fournie par la « Nuit de
cristal », gigantesque pogrom, organisé durant la nuit du 9 au
10 novembre 1938 par Heydrich, sur décision de Hitler et avec
l’orchestration de la propagande de Goebbels, afin de venger la mort
du conseiller d’ambassade von Rath, tué à Paris par un jeune juif de
dix-sept ans, Grynszpan. Des milliers de magasins et d’appartements
juifs sont pillés, la plupart des synagogues incendiées ou démolies
pendant que 20 000 juifs sont arrêtés et que 91 perdent la vie du fait
des brutalités qu’ils subissent. Sur quoi, les juifs seront imposés de
1,25 milliard de Reichsmarks pour payer les dégâts ! Exclus de la
nation allemande, dépouillés de leurs biens, soumis à toutes les
brimades organisées par l’État, totalement exclus des secteurs de la
vie économique où ils avaient pu se maintenir, distingués du reste de
la population par l’obligation de porter l’« étoile jaune », les 375 000
juifs qui restent en Allemagne voient ainsi se mettre en place un
« ghetto sans murs » qui fait d’eux un groupe de suspects promis à
l’élimination. Le 4 juillet 1939, ils sont officiellement constitués en
communauté « placée sous la protection de la police », l’Union des
juifs d’Allemagne. Tout est prêt pour la « Solution finale » que la
guerre va permettre de mettre en œuvre.
L’État raciste

Ordonnance du 28 mars 1933 émanant de la


Direction du Parti NSDAP

Rapport du Chef de la Sûreté Heydrich au Premier


Ministre de Prusse, Goering, du 11 novembre 1938

L’exclusion des Juifs de la nation allemande


Chapitre 12

La politique économique et sociale du


nazisme
Il est malaisé de connaître la doctrine économique des nazis au
moment de leur arrivée au pouvoir. Depuis longtemps, on l’a vu, le
programme anti-capitaliste des 25 Points avait été abandonné. À les
en croire, leur but était de soumettre l’intérêt privé à l’intérêt général
et, par conséquent, les objectifs purement économiques à leurs
desseins politiques. Compte tenu de cette affirmation, on peut dire
que, eu égard aux problèmes économiques posés, la tâche était
double :
– elle supposait d’abord la fin de la crise économique qui revêtait
un double aspect : paralysie du marché intérieur par manque de
capitaux circulants et paralysie du marché extérieur par diminution de
l’encaisse-devises. Il fallait donc remettre en route l’économie et
résorber le chômage ;
– elle supposait ensuite que l’économie remise en route soit placée
au service de la politique nazie.
Mais la réalisation de ce double but supposait au préalable la
fixation du cadre dans lequel devait s’opérer la politique économique
du nazisme, c’est-à-dire des structures de l’économie allemande.

L’évolution des structures de l’économie allemande sous le


nazisme

Il faut rappeler qu’au moment de l’arrivée au pouvoir de Hitler, le


libéralisme allemand est moribond et que l’État tient en mains les
rênes de l’économie. Profitant de cette situation, le nazisme a-t-il
tenté d’appliquer un programme socialiste ? L’étude des divers
secteurs économiques permet de s’en rendre compte.

Banques et compagnies d’assurances

Dès décembre 1933, le ministre de l’économie Schmitt se propose


de « reprivatiser » les parts du capital bancaire que détient l’État.
Dès 1937, il a liquidé toutes ses participations aux grandes banques
privées. Mais en même temps, la loi du 4 décembre 1934 institue
auprès de la Reichsbank un Office de Contrôle qui comprend
plusieurs ministres et qui possède un organe exécutif, le Curateur aux
banques. D’autre part, si la Reichsbank reste privée, son président
est nommé par l’État. Reprivatisé, le système bancaire allemand est
donc soumis au contrôle de l’État. Quel est le résultat de ce
contrôle ?
– Pour rendre confiance aux épargnants, le Curateur aux banques
contrôle leur bilan, l’emploi des fonds, le montant des liquidités. Il
impose un rapport de 1 à 5 entre capital et réserves propres d’une
part, engagements de l’autre.
– Pour protéger les établissements bancaires contre la
concurrence, il surveille les modifications de capital, les fusions, les
créations de succursales, etc. Il interdit la création de nouvelles
banques, la prolifération des succursales, la concurrence faite aux
banques par les caisses d’épargne.
– Enfin, l’État se réserve une part importante des disponibilités
bancaires. Banques et caisses d’épargne doivent acheter des titres
d’État et les actionnaires de toutes les sociétés doivent consacrer à
l’achat de fonds d’État la part de leurs dividendes qui dépasse 6 ou
8 %. En revanche l’État accepte les intérêts souvent fort élevés
demandés par les banques pour souscrire aux emprunts. Il en résulte
que la dette publique qui atteignait en 1933, 11, 6 milliards de RM
atteint 37,34 milliards de RM en 1939 et est détenue à 92 % par les
banques.
La situation de 1933 est donc renversée. Alors qu’à ce moment,
l’État soutenait financièrement un système bancaire, au bord de
l’effondrement, en 1939 la puissance financière de celui-ci est
reconstituée. Les banques traitent d’égal à égal avec l’État et sont en
mesure de défendre leurs intérêts face à lui.

Les structures industrielles

Suppression du syndicalisme ouvrier (voir chapitre précédent).


L’objectif du Front du Travail est double :
– encadrer les ouvriers, membres obligatoires du Front, contrôlés
jusque dans leurs loisirs par une filiale du Front, « La force par la
joie », qui absorbe tous les organismes culturels et organise
croisières, vacances, etc. ;
– assurer selon le Führerprinzip la domination du patron sur la
grande entreprise. La loi du 20 janvier 1934 le nomme Führer de son
entreprise. La grève est interdite ; lorsque surgit un conflit entre
patrons et ouvriers, celui-ci doit être réglé par le Conseil de
Confiance (militants nazis élus par les ouvriers de l’entreprise sur une
liste dressée par le patron en accord avec le secrétaire de la cellule
nazie). Si le désaccord subsiste, il appartient au Commissaire du
Travail, qui est un fonctionnaire gouvernemental, de trancher.
Aux relations habituelles entre chefs d’entreprise et syndicats
ouvriers, le régime nazi a substitué un dialogue entre État et patrons.
Accélération de la concentration. Comme dans le domaine
bancaire se sont opérées dans les années 1936-1937 un certain
nombre de reprivatisations (Vereinigte Stahlwerke, chantiers navals
Deschimag, etc.). Mais si l’industrie évolue dans un cadre privé, l’État
possède sur elle bien des moyens de pression par le biais de la
répartition des matières premières, des contingentements de
devises, du crédit, etc. Comment les a-t-il employés ?
– Faveur aux cartels. La loi du 15 juillet 1933 sur la cartellisation
obligatoire donne à l’État le droit de réunir toutes les entreprises
d’une branche donnée dans un Cartel. Comme ceux-ci servent
d’office de répartition des matières premières et sont dirigés par les
patrons des konzerne, la loi assure la domination du marché par ces
derniers.
– Faveur aux Konzerne. De 1933 à 1937, le nombre des
entreprises a diminué de 9 %, mais le capital moyen des sociétés
anonymes n’a cessé de croître, passant de 2,3 millions de marks en
1933 à 3,8 en 1937. D’autre part, des dispositions légales permettent
de favoriser la grande industrie : la loi du 5 juillet 1934 interdit la
création de sociétés anonymes d’un capital inférieur à 500 000 marks
et impose pour la valeur des actions un minimum de 1 000 marks ; le
décret du 4 mars 1939 décide que les artisans employés à un travail
inopportun ou « non conforme » à leurs capacités pourront être
obligés d’en exécuter d’autres ; le décret du 7 mars 1939 décide la
suppression pure et simple des petites entreprises qui n’atteignent
pas un chiffre d’affaires minimum, et donne jusqu’au 1er avril 1939 aux
industriels, commerçants ou artisans qui ont perdu leur gagne-pain
pour s’engager dans la grande industrie.
Au sein même de l’entreprise le Führerprinzip aboutit à accroître
les pouvoirs des Conseils d’administration au détriment de
l’assemblée générale des actionnaires qui perd en octobre 1937 le
droit de contrôler la marche de l’entreprise et la répartition des
dividendes.
Le nazisme a donc abouti à faire dominer l’économie allemande par
quelques gigantesques entreprises fortement centralisées et dirigeant
les Cartels : I.G. Farbenindustrie pour la chimie, Vereinigte
Stahlwerke pour l’acier, Siemens pour l’électricité, etc.
L’organisation économique. En février 1934, une loi organise les
Groupes Économiques qui sont des associations patronales. Au
nombre de sept (Industrie, Commerce, Banque, Sécurité, Énergie,
Transports, Assurances) ils sont dirigés chacun par un Führer,
nommé par le ministre de l’Économie. Leur rôle est quadruple : faire
pénétrer dans les entreprises l’esprit national-socialiste ; transmettre
les décisions du pouvoir et les vœux des membres ; contrôler et
orienter la production en vue de la réalisation des plans ; analyser le
marché et les besoins en matières premières.
Sur le plan régional, toutes les entreprises d’un même gau entrent
dans une Chambre Économique dirigée par un Curateur du Travail et
qui a compétence pour les problèmes sociaux locaux et les questions
régionales.
L’attitude du gouvernement nazi envers le grand capital, qu’il soit
bancaire ou industriel, peut donc se définir comme celle d’une faveur
systématique accordée aux grandes entreprises au détriment du
monde ouvrier ou des entreprises de petite taille, en échange d’une
alliance obligatoire, assurée d’ailleurs par un étroit contrôle.

Les structures agricoles

Là, politique très différente. L’effort principal porte sur la


consolidation de la moyenne propriété au moyen du système des
Erbhofe. La loi s’applique aux exploitations inférieures à 125 ha en
faire-valoir direct. Le paysan qui accepte de transformer son
exploitation en Erbhof reçoit le titre honorifique de Bauer. Führer de
son exploitation, il peut désigner son successeur et fixer le contrat de
travail de ses salariés. Le domaine ne peut être ni hypothéqué, ni
vendu, ni partagé. L’État subventionne les défrichements et les
amendements, fournit les engrais à un prix avantageux, garantit la
vente des produits. Mais, en revanche, il contrôle la gestion de
l’Erbhof et peut adjoindre au Bauer un Conseil de tutelle, s’il l’estime
insuffisante. Cette politique maintient ainsi en vie une forme d’activité
non rentable économiquement, pour diverses raisons : volonté de
maintenir intact un bastion du conservatisme social ; idée que la
paysannerie fournit la base des armées ; croyance en la forte natalité
du monde paysan.
Au total, l’étude des structures de l’économie allemande permet
d’affirmer qu’en dépit de son programme initial le nazisme n’est
nullement révolutionnaire. Conservateur, il s’appuie sur les cadres en
place, favorise les structures préexistantes, même si elles ne sont
pas économiquement rentables. Il reste à voir quelle a été son action
économique et sociale.
La lutte contre la crise (1933-1936)

Elle est mise en œuvre par le premier plan de quatre ans dont
l’auteur est le Dr Schacht.

Ouverture par l’État de nouveaux débouchés intérieurs

Devant une économie paralysée, incapable de trouver dans ses


propres forces l’impulsion nécessaire à la remise en route de la
production, il appartenait à l’État d’effectuer celle-ci pour relancer
l’économie.
L’initiative d’État s’exerce d’abord dans le domaine des grands
travaux (construction de routes et d’autostrades, aménagement de
ponts et de canaux, renouvellement du matériel de chemin de fer)
confiés à un organisme spécial, l’Arbeitschaffung, qui reçoit des
sommes considérables, variant de 3,5 milliards de RM en 1933 à
11 milliards en 1935.
Les commandes d’armementt constituent le second poste de la
reprise économique. La réalisation du programme d’armements est
facilitée par le fait que jusqu’en 1933 le Reich est pratiquement
désarmé, mais aussi parce que l’État-Major allemand a, de longue
date, construit des prototypes et préparé les cadres nécessaires
dans les usines étrangères. Enfin l’appareil de production disposait
d’une énorme réserve de puissance disponible puisque, en raison de
la crise, il ne tournait qu’à 30 % de sa capacité. Sous l’impulsion des
commandes d’État on voit reprendre très rapidement la production de
fonte et d’acier.

Fonte (millions de tonnes) Acier (millions de tonnes)

1932 3,9 5,8

1933 5,2 7,5

1934 8,7 11,8

1935 12,5 16
Enfin, le gouvernement nazi pratique dès 1933 une politique
d’orientation des prix. En matière agricole, il fixe des prix plus
rémunérateurs qui sont en hausse moyenne de 20 % par rapport à
1932. En revanche, dans le domaine industriel où existe une forte
conjoncture à la hausse, il s’efforce de stabiliser les prix. Mais il faut
d’ores et déjà noter qu’il est un moyen de reprise économique que le
nazisme a délibérément écarté, c’est l’augmentation du pouvoir
d’achat des masses. En matière de salaires, la stabilisation est
totale. Les chiffres suivants éclairent le problème (on prend pour
base l’indice 100 en 1936) : 1929 : 129,5 ; 1933 : 94,5 ; 1936 : 100.
En 1936, les salaires bruts horaires ne sont que les 3/4 de ceux de
1929.

Le financement de la politique économique

Résolu à ne pas pratiquer l’inflation et à éviter toute dévaluation,


Schacht en est réduit à pratiquer des procédés de prestidigitation
économique.
Il commence par isoler le marché monétaire allemand du marché
mondial. Se fondant sur le contrôle des changes établi en 1931, il
détache le mark de l’étalon-or. À l’intérieur, la monnaie n’a plus que la
valeur de son pouvoir d’achat ; sur les places extérieures, elle varie
selon les accords signés avec les pays étrangers. Le grand danger
est cependant l’inflation car la tentation est forte pour le
gouvernement d’émettre une quantité exagérée de billets pour
financer sa politique économique.
Le préfinancement doit permettre d’éviter l’inflation. L’État, qui
passe les commandes, ne disposant pas de capitaux, va financer
grands travaux et réarmement au prix d’une inflation déguisée,
l’inflation de crédit. Les entreprises travaillant pour l’État reçoivent en
même temps que les commandes le droit de tirer une traite spéciale
représentant le montant du travail achevé. L’industriel peut alors se
tourner vers une banque privée pour lui demander d’escompter cette
traite, préalablement acceptée par une banque de garantie qui est un
organisme d’État. L’économie peut ainsi tourner sans que l’État ait à
émettre des quantités excessives de monnaie. Toutefois, en 1933, au
moment où débute le système, la tentation était forte pour les
industriels de reconstituer leurs fonds de roulement épuisés par la
crise en mobilisant le plus rapidement possible leurs créances sur
l’État. Les banques ainsi sollicitées risquaient alors de se retourner
vers la Reichsbank pour lui demander de réescompter les traites
spéciales, ce qui provoquerait immanquablement l’inflation.
La ponction monétaire est le complément du système. Elle a pour
objet d’éponger une partie importante des disponibilités en circulation
pour éviter hausse des prix et inflation. C’est ainsi que banques et
compagnies d’assurances sont tenues de souscrire aux emprunts
d’État avec une importante partie de leurs disponibilités et que les
sociétés par actions sont soumises à la même obligation avec une
partie de leurs dividendes. Ce recours incessant à l’emprunt met
certes à l’aise la trésorerie d’État, mais accroît le poids de
l’endettement. La dette flottante, qui était de 1,5 milliard de RM en
1933, atteint en 1936 2,9 milliards de RM et la dette consolidée
passe durant la même période de 7,8 à 10 milliards. À l’emprunt
s’ajoute le recours à l’impôt, nécessaire non seulement pour éponger
la circulation et financer les grands travaux, mais aussi pour payer les
intérêts de la dette ; de 6,6 milliards de RM en 1932-1933, il passe à
9,6 milliards de RM en 1935-1936. Au total, on considère que l’État
draine par l’emprunt et l’impôt 85 % des capitaux qu’il met lui-même
en circulation.
Le circuit monétaire est donc générateur d’activité économique,
mais non d’inflation. Mais ceci à un double prix : endettement de l’État
vis-à-vis des banques ; stagnation du niveau de vie par compression
des salaires et ponction fiscale.

L’action de l’État sur le commerce extérieur

Dans ce domaine, le IIIe Reich n’a fait que poursuivre la politique de


Brüning destinée à éviter le déficit de la balance commerciale.
Mise en place d’un appareil dirigiste. Depuis 1931, en raison du
contrôle des changes, la Reichsbank a un droit de regard sur le
commerce extérieur. En 1934, une loi autorise le ministre de
l’Économie (Schacht depuis le mois de juillet, bien qu’il reste président
de la Reichsbank) à surveiller l’ensemble des importations. Il crée
alors 25 Offices chargés de canaliser les importations essentielles et
entre lesquels la Reichsbank répartit les devises disponibles selon
l’ordre de priorité fixé par Schacht.
Les moyens de paiement doivent permettre la reprise du
commerce extérieur.
– Les transferts s’opèrent en direction des pays qui exigent d’être
payés en or ou devises fortes (anglo-saxons, suisses, soviétiques).
Mais on s’efforce de limiter les transactions avec ces pays.
– Les accords de clearing n’exigent pas de transferts de fonds,
mais supposent qu’importations et exportations s’équilibrent.
L’Allemagne les conclut surtout avec les pays du sud-est européen
(Roumanie, Yougoslavie, Bulgarie, Hongrie) et, en leur achetant une
quantité considérable de leurs exportations, les oblige pratiquement à
avoir le Reich comme unique fournisseur. Ces accords apparaissent
ainsi comme un moyen de colonisation économique.
– Les marks bloqués (provenant des investissements étrangers,
puisque depuis 1931 les étrangers doivent obligatoirement dépenser
leurs revenus en Allemagne) constituent un autre moyen de paiement.
Leur masse est si importante que leurs propriétaires sont trop
heureux de les céder à leurs compatriotes qui veulent acheter des
produits allemands à 20 % au-dessous du cours. Il en résulte une
sorte de dévaluation de ces marks bloqués qui donne une prime aux
exportations allemandes.
L’ensemble de ces mesures mises au point par Schacht est
considéré comme provisoire et a pour objet de promouvoir une
reprise économique tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Ensuite,
l’Allemagne, réinsérée dans le circuit économique mondial, l’économie
stimulée, on pourrait, estime le ministre, en revenir au libéralisme.
Ces espoirs ont-ils été réalisés ?
1936-1939 : réalisation de l’autarcie et bilan économique et
social du nazisme

L’échec de la reprise

Vers 1936, il apparaît évident que la politique de Schacht a


échoué.
Sur le plan intérieur, la compression des salaires n’a pas permis la
création d’un vaste marché de consommation qui aurait pu prendre le
relais de l’initiative d’État. Il est d’ailleurs caractéristique que cette
situation ait conduit les industriels à se détourner des investissements
dans les industries produc trices de biens de consommation qui
s’avéraient peu rentables. On note que le pourcentage des
investissements privés par rapport aux investissements totaux ne
cesse de baisser, tombant de 38,5 % en 1929 à 32 % en 1933 et
29 % en 1938. C’est donc l’État qui, au prix de son propre
endettement, finance l’économie allemande et il le fait avec les
capitaux qui lui sont prêtés par les financiers qui préfèrent placer leur
argent en bons du Trésor.
C’est donc sur l’État, c’est-à-dire, en dernière analyse, sur la
collectivité des contribuables, que repose le poids du fonctionnement
de l’économie. Ce fonctionnement présente par ailleurs deux graves
inconvénients : sur le plan de la production, il s’oriente vers des
dépenses improductives comme les dépenses d’armement ; sur le
plan des revenus, il n’aboutit pas à l’élargissement du marché,
puisqu’il ne fait qu’accroître les bénéfices des capitalistes qui
n’investissent pas, mais prêtent à l’État.
Dans le domaine du commerce extérieur, l’échec n’est pas
moindre. La dévaluation du dollar en 1934, en donnant une prime aux
exportations américaines, gêne le commerce extérieur allemand qui
devient déficitaire. Schacht réussit à rétablir la balance en 1935, mais
les exportations allemandes demeurent en 1936 inférieures à ce
qu’elles étaient en 1933.
Valeur des exportations et importations (en milliards de RM)

Il apparaît donc qu’en 1936 l’échec est total : l’Allemagne n’est pas
réinsérée dans les circuits mondiaux ; la création spontanée de
débouchés intérieurs est rendue impossible par les conditions de la
reprise. Pour éviter à l’économie allemande l’effondrement, force est
de continuer à la soutenir par l’action du dirigisme d’État : l’autarcie
semble alors la seule solution après l’échec de la reprise.

La réalisation de l’autarcie

Causes de l’autarcie. En 1936, le réarmement tel qu’il avait été


conçu en 1933 touche à sa fin : l’état du potentiel militaire allemand
est tel que l’accroître ne pourrait qu’aboutir à accumuler un matériel
que l’évolution de la technique ferait apparaître comme rapidement
dépassé, à condition bien sûr de se fonder sur l’état de paix. Dans
ces conditions, Hitler, dans un discours à Nuremberg à l’automne
1936, définit les nouveaux objectifs économiques qui vont servir de
base à l’élaboration du Second Plan de quatre ans, préparé par le
Dr Funk, réalisé par Goering : « Dans quatre ans, l’Allemagne doit
être complètement indépendante de l’étranger en ce qui concerne
toutes les matières premières qui peuvent être fabriquées d’une
manière ou d’une autre par le génie allemand, par notre industrie
chimique et notre industrie mécanique ainsi que par nos mines. La
construction de cette grande industrie allemande de matières
premières occupera de façon économiquement utile les masses
d’hommes libérées par la fin de notre réarmement. » On ne saurait
mieux définir l’autarcie comme une nécessité résultant de l’échec de
la reprise intérieure. Mais en même temps, alors qu’on annonce la fin
du réarmement, les dépenses militaires ne cessent de croître :
6 milliards de RM en 1934-1935 ; 8 milliards de RM en 1935-1936 ;
12,6 milliards de RM en 1936-137 ; 15 milliards de RM en 1937-
1938 ; 18 milliards de RM en 1938-1939.
Ce poids accru des dépenses militaires pèse lourdement sur
l’économie allemande dont les disponibilités financières se trouvent
ainsi absorbées. Mais Hitler refuse de renoncer au réarmement
massif qui traduit ses objectifs politiques et lui permet d’entretenir
l’activité économique. L’économie allemande est alors dans une
impasse puisque c’est sur ce réarmement dont le seul débouché
logique est la guerre que repose l’ensemble de l’équilibre.
Les modalités de l’autarcie. Largement facilitée par la politique
protectionniste inaugurée en 1927-1931, l’autarcie en matière
agricole se marque par l’institution dès 1933 de la « Corporation
alimentaire du Reich », le Reichnärstand. Cette corporation groupe
sur une base locale tous ceux qui concourent à l’alimentation du
Reich : paysans producteurs, groupements de vente, coopératives de
transformation. Placée sous l’autorité de Darré, ministre de
l’Agriculture, elle règle tous les problèmes de main-d’œuvre, de
salaires, de technique et de commercialisation.
Dans le domaine industriel, la réalisation de l’autarcie supposait :
le développement maximum de toutes les ressources du sol et du
sous-sol allemand, qu’elles soient ou non rentables ; la création dans
tous les domaines de succédanés, « d’ersatz », pour les produits qui
n’existent pas en Allemagne et que celle-ci se refuse à importer
désormais.
La mise en œuvre de cette politique fut largement le fait de
l’industrie privée, subventionnée par l’État et les banques. Mais dans
tous les cas où la politique d’autarcie conduisait à l’exploitation dans
des conditions non rentables de sources d’énergie ou de matières
premières, l’État créa des entreprises publiques de production. Le
meilleur exemple en est les « Hermann-Goering Werke » pour la
recherche et l’exploitation du minerai de fer dans des mines
abandonnées en raison de leur faible rentabilité et de leur trop grande
profondeur.
Le financement de l’autarcie exige la poursuite par l’État des
pratiques provisoires mises au point par Schacht pour provoquer la
reprise.
– Le montant des traites spéciales, stabilisé par Schacht en 1936-
1937, augmente brusquement en 1937 après l’accession de Funk au
ministère de l’Économie.
– La dette à court terme, abaissée par Schacht après une
opération de consolidation en 1937 à 2,3 milliards de RM, monte à
6,5 milliards en 1938. À la veille de la guerre en 1939, le montant
total de la dette publique qui était de 14,3 milliards en 1936 atteint
30 milliards.
– La pression fiscale se resserre. L’impôt sur les sociétés ne cesse
d’être relevé (20 % en 1935 ; 25 % en 1936 ; 30 % en 1937 ; 35 %
en 1938 ; 40 % en 1939). En 1939 une surtaxe fiscale est imposée
aux célibataires et aux ménages sans enfants. Il s’y ajoute une foule
de prélèvements sur les salaires : retenue pour l’aide aux chômeurs,
secours d’hiver, etc.
– En mars 1939, après la démission de Schacht de la présidence
de la Reichsbank, Funk crée les bons d’impôts, donnés par le Reich
aux entreprises en paiement de leurs travaux et admis, après un
certain délai, pour solder les impôts.
Ainsi la politique d’autarcie, marquant la fin de tout espoir de
réinsérer l’économie allemande dans les circuits commerciaux
normaux, s’achevait-elle par une ponction sur toutes les catégories de
revenus pour permettre l’existence d’une économie tout entière
orientée vers la guerre. L’échec économique de 1936 et l’utilisation
d’expédients pour perpétuer une situation anormale devaient à la
longue décevoir les milieux d’affaires. Ainsi s’explique la rupture avec
le IIIe Reich de certains représentants de ces milieux, Schacht et
Thyssen par exemple.

Bilan de la politique économique et sociale du nazisme


Bilan social. L’un des résultats les moins contestables est la
résorption du chômage : 5,5 millions de chômeurs en 1932, 38 000
en 1939 (il faut toutefois apporter un correctif, car on a évidemment
écarté de la liste des chômeurs les incarcérés, les femmes dont le
mari travaille et qui restent chez elles moyennant une prime, les
250 000 jeunes gens incorporés dans le Service du Travail et les
700 000 recrues).
En revanche, la hausse des salaires a été faible. Alors que la chute
avait été de 25 % entre 1929 et 1933, la hausse des salaires en
1939 n’est que de 14 % depuis l’arrivée au pouvoir des nazis. Il est
vrai que les prix ne rattrapent pas non plus leur niveau de 1933. Au
total, il y a incontestablement stagnation du niveau de vie.
Bilan financier. On a déjà examiné le gonflement de la dette
publique. Par ailleurs les divers expédients employés pour financer la
vie économique finissent par aboutir, par le jeu de l’escompte et du
réescompte, à une inflation qu’on souhaitait éviter. Le portefeuille-
traites des banques et de la Reichsbank ne cesse de s’accroître, et
la circulation fiduciaire double entre 1933 et 1939, passant de 5 à
10 milliards de RM, ce qui est très loin de correspondre à la
croissance du revenu national qui passe durant la même période de
50 à 76 milliards de RM.
En définitive, en dépit des expédients monétaires (traites spéciales,
bons d’impôt) qui tentent de masquer la crise, la politique d’emprunts
à outrance conduit inévitablement le Reich à la banqueroute. De ce
point de vue, la guerre ne sera qu’un expédient de plus.
Bilan de production. L’incontestable reprise doit être nuancée. Au
plan agricole, il y a diminution de la jachère et augmentation
considérable de la production de betteraves à sucre (de 8 à
15 millions de tonnes), de pommes de terre (de 44 à 50 millions de
tonnes) et d’oléagineux (triplement de la production de colza). Mais la
production de céréales stagne.
Au plan industriel, les résultats sont spectaculaires dans le domaine
des matières premières, de l’énergie et des biens d’équipement : en
juin 1939, les biens de production ont dépassé de 47 % leur niveau
de 1928 et de 220 % celui de 1932, la production de houille
(186 millions de tonnes en 1938) atteint 98 % de celle de 1913, la
sidérurgie, les industries chimiques sont florissantes. Il existe
cependant des points noirs qui rendent imparfaite la réalisation de
l’autarcie : insuffisance du minerai de fer, du pétrole, des textiles. Et
surtout, la production de biens de consommation freinée par
l’étroitesse du marché n’atteint en 1939 que l’indice 113 (base 100 en
1928) alors que la population s’est accrue de 12,5 %.
Au total, la très réelle reprise de la production et la résorption du
chômage n’empêchent pas que se rapproche en 1939 la perspective
de crise que l’on tente vainement d’éviter depuis 1933. L’étroitesse du
marché intérieur condamne à l’asphyxie l’industrie à partir du moment
où se trouvent réalisés équipement et réarmement, sans que le
marché extérieur puisse offrir de véritables débouchés. Les capitaux
produits par la reprise des emprunts d’État se trouvent stérilisés par
des dépenses improductives, condamnant l’économie allemande à
vivre d’expédients. Cet échec s’explique incontestablement par la
nature des choix politiques et sociaux du nazisme.
L’alliance avec les milieux d’affaires conduit l’État nazi à freiner les
hausses de salaires qui permettraient d’élargir le marché ; mais pour
offrir des débouchés aux capitaux accumulés et financer l’expansion
artificielle, l’État multiplie les emprunts qui accroissent son
endettement. Toutefois ce qui était concevable dans une période de
reprise apparaît comme anormal à partir de 1936, lorsque celle-ci
étant théoriquement réalisée, l’économie ne parvient pas à retrouver
ses mécanismes normaux.
L’État est alors condamné à chercher dans l’autarcie et un
réarmement à outrance la solution de la crise menaçante et à utiliser
ces armes pour s’ouvrir de nouveaux débouchés à l’extérieur. Mais
ainsi, le politique l’emporte défini tivement sur l’économique et les
hommes d’affaires eux-mêmes deviennent les victimes d’un système
qui ne débouche plus que sur la guerre. Les deux éliminations de
Schacht du ministère de l’Économie en 1937 et de la présidence de la
Reichsbank en 1939 permettent de suivre les étapes de ce choix. À
cette dernière date, il n’est plus d’autre solution que la conquête ; la
guerre est dans la logique de l’échec économique, autant que dans
les tendances profondes du nazisme.
Chapitre 13

La marche à la guerre
Considérée dans Mein Kampf comme le moyen par lequel doit se
réaliser le programme nazi, la guerre apparaît dans la politique
allemande au temps de Hitler comme une possibilité permanente.
Toutefois, ce n’est que progressivement qu’elle devient une
probabilité qui se réalise finalement en 1939. C’est que, pour franchir
le pas, Hitler doit pouvoir compter sur une armée que le traité de
Versailles a réduit à l’impuissance ; il lui faut également éprouver la
résistance et la volonté de combattre de ses adversaires éventuels.
Jusqu’en 1935, la démarche nazie reste donc prudente et, si l’on peut
dire, expérimentale ; ce n’est qu’à partir de cette date que le
renforcement de la puissance militaire et l’évolution de la conjoncture
internationale vont permettre au dictateur d’opérer une série de coups
d’audace qui font débuter la conquête avant la guerre.

L’armée allemande jusqu’en 1935

1919-1930 : la Reichswehr de von Seeckt ou la préparation

L’action de von Seeckt. Au cours des années 1919-1920 le général


von Seeckt, avec le poste de chef de la Heeresleitung, est en réalité
le commandant en chef de l’armée allemande. Son action va
s’exercer dans un double sens :
– refaire de l’armée allemande une force autonome indépendante
du pouvoir civil. En dépit des réticences du SPD, il y parvient avec
l’aide du ministre de la Reichswehr, le démocrate Gessler qui, titulaire
de son portefeuille de 1920 à 1928, se fera en fait l’adjoint civil du
général von Seeckt ;
– transformer la Reichswehr de 96 000 hommes et 4 000 officiers
prévue par le traité de Versailles en une force militaire virtuelle qui
pourrait ressusciter l’ancienne armée impériale. La volonté de
continuité se marque par toute une série d’initiatives : officiers rétablis
dans leurs anciennes prérogatives (salut, marques extérieures de
respect), siège des 10 brigades (7 d’infanterie, 3 de cavalerie)
correspondant à celles de l’ancienne armée impériale, création d’un
tableau de concordance officiel indiquant à quel régiment de
l’ancienne armée impériale correspond chaque régiment de l’armée
nouvelle et maintien des « compagnies de tradition » qui, dans
chaque régiment, reprennent les emblèmes et les insignes de l’ancien
régiment impérial. Von Seeckt définit d’ailleurs clairement l’esprit de la
Reichswehr : « Je juge nécessaire que la nouvelle armée conserve
l’esprit monarchique de l’ancien corps des officiers. »
Par ailleurs, il s’agissait de faire en sorte que la Reichswehr soit
une véritable armée et non la simple force de police prévue à
Versailles. « L’armée ne peut avoir qu’une chose en vue, la guerre, et
non pas la paix éternelle », déclare dès 1920 le chef de l’armée. Pour
réaliser ses vues en dépit des clauses limitatives du traité de
Versailles, il expose dans un ouvrage, Mémoire sur la réorganisation
de l’armée du Reich, ses préférences pour une armée de haut niveau
technique, dotée d’un matériel moderne, très mobile et animée de
l’esprit d’offensive. Mais une telle conception suppose de l’argent, du
matériel et des hommes.
La question d’argent se heurte au fait que le budget de la
Reichswehr doit être voté par le Reichstag. Or, le SPD, pacifiste par
vocation, joue un rôle fondamental au Parlement. La coopération des
ministres successifs de la Reichswehr va permettre de lever
l’obstacle. Arguant de la nécessité du secret en matière militaire, ils
obtiennent que le budget de l’armée soit voté globalement et non par
chapitres et qu’il soit géré sous la seule responsabilité du ministère
de la Reichswehr. Ils obtiennent ainsi que leur soient allouées des
sommes considérables qu’ils s’efforcent d’ailleurs d’arrondir par des
pratiques spéculatives (Gessler devra démissionner en 1928 après la
faillite de la compagnie des films Phoebus dans laquelle il avait investi
une partie de son budget !)
Le problème du matériel est plus délicat encore en raison du
contrôle exercé par la Commission du Désarmement. Cependant,
promulguant en 1921 le règlement général de la Reichswehr,
von Seeckt écrivait : « Ce règlement prend pour base les effectifs,
l’armement et les équipements d’une grande puissance moderne et
non d’une simple force de police. » Mais, outre la difficulté de stocker
en Allemagne un armement lourd que la Commission du
désarmement pourrait découvrir, von Seeckt professe qu’il est inutile
d’accumuler un matériel qui risquerait de se démoder très vite. Il
préfère mettre au point des prototypes, à charge pour l’industrie
allemande, qui s’équipe après 1923 pour la production en série, de
fournir le moment venu, à partir de ceux-ci, les armements
nécessaires. Ainsi se développent à l’étranger les fabrications de
prototypes pour le compte de la Reichswehr : avions en URSS,
Suède et Suisse, autos blindées et chars d’assaut en Suède, sous-
marins en Espagne, fusils et mitrailleuses en Hollande, etc.
Le problème des hommes. Réduite à 100 000 hommes, la
Reichswehr, constitue une excellente armée de cadres, mais à
laquelle se posent deux problèmes graves :
– la qualification pour l’utilisation du matériel moderne. Elle s’opère
par des stages à l’étranger. Von Seeckt met à la retraite des officiers
de 40 ans qui partent en voyage à l’étranger et reviennent deux ans
plus tard pour se faire réintégrer avec une qualification nouvelle et un
grade supérieur. Beaucoup sont formés en URSS, en échange d’une
aide de la Reichswehr à l’Armée Rouge ;
– les effectifs. De nombreuses forces supplétives, de qualification
d’ailleurs inégale, permettent de donner des rudiments militaires à
des hommes qui, le moment venu, viendront grossir la Reichswehr :
la police, les troupes de couverture de la frontière (Grenzschutz), les
innombrables associations paramilitaires (S.A., Stahlhelm, sociétés
sportives), etc.
Schleicher, Blomberg et l’Umbau : le réarmement clandestin du Reich

Au tournant des années 1930, les modifications de la conjoncture


politique vont permettre de passer à la réalisation des virtualités
mises en place par von Seeckt : départ en janvier 1927 de la
Commission militaire Interalliée de contrôle du désarmement,
obtention fin 1932 de l’égalité des droits à la Conférence du
désarmement.
Schleicher et l’Umbau. Entre 1929 et 1932, von Schleicher, chargé
des relations entre la direction de l’armée et le ministère de la
Reichswehr puis ministre de l’Armée, met au point un plan de
transformation de l’armée allemande en 5 ans à partir du 1er janvier
1933, le plan Umbau. Approuvé par le général von Hammerstein,
Commandant en chef, ce plan de mobilisation prévoit : de porter
l’armée allemande de 7 à 21 divisions (de 100 à 300 000 hommes)
en « détriplant » les unités ; d’équiper une armée de frontières de 34
divisions (320 000 hommes) ; de former des troupes de forteresse ;
de constituer une armée de seconde ligne avec tous les réservistes.
Dès 1932-1933, certaines mesures préparatoires sont prises sous
l’autorité de Schleicher : création du « Curatoire du Reich pour la
formation de la jeunesse » destiné à superviser la formation donnée à
la jeunesse par les diverses organisations paramilitaires, du
Reichsbanner aux nazis, formation fondée sur la pratique du
Wehrsport ; création d’un service volontaire du Travail, théoriquement
destiné à employer les chômeurs qui y sont logés et nourris, mais qui
consiste en pratique à leur donner une formation militaire ; formation
d’unités dotées d’un matériel interdit par le traité de Versailles
(artillerie lourde, D.C.A., batteries antichars, bataillons de chars,
etc.).
Blomberg et le temps des réalisations. Avec l’arrivée au pouvoir de
Hitler et alors que Blomberg est ministre de la Reichswehr, on assiste
à un chan gement de rythme dans la réalisation du plan Umbau. C’est
d’abord, dès janvier 1933, le début de la « conjoncture d’armement »
dans le domaine économique (cf. chapitre 12) ; c’est ensuite, en ce
qui concerne les effectifs, l’accélération du recrutement qui va de pair
avec une diminution du temps de service, ce qui a pour effet
d’accroître l’importance numérique des réserves instruites (cf. tableau
ci-dessous).

Dates Effectifs Durée d’engagement

1932 96 000 h 12 ans

1/4/1933 130 000 h 3 ans

1/11/1933 160 000 h 3 ans

1/4/1934 215 000 h 18 mois

1/11/1934 290 000 h 1 an

15/3/1935 380 000 h service obligatoire

Sans que l’Allemagne ait dénoncé les clauses militaires de


Versailles, l’armée allemande est donc sortie des entraves que lui
imposait la défaite.
Parallèlement a eu lieu clandestinement un réarmement aérien. À
partir de 1930, on fabrique des appareils civils dont une partie peut,
en 8 ou 10 jours, être transformée en appareils militaires. À partir de
l’installation de Goering au ministère de l’Air, les choses s’accélèrent
et, dès 1935, on estime que fabrications et transformations
d’appareils civils donnent à l’Allemagne une flotte aérienne militaire
d’un millier d’appareils.
C’est à partir de 1935 que, la conjoncture diplomatique aidant,
l’Allemagne passe du réarmement clandestin au réarmement ouvert,
mais aussi que l’armée échappe à ses dirigeants traditionnels pour
tomber sous la coupe des nazis.

L’évolution diplomatique du IIIe Reich et le tournant des


années 1935-1936
Les hésitations des années 1933-1935 et l’isolement allemand

La lutte contre l’esprit de Genève est une des idées-clé de la


nouvelle politique hitlérienne. Elle pousse le Führer à tenter, pour faire
pièce à la sécurité collective, la conclusion d’accords bilatéraux.
C’est ainsi qu’en juin 1933, il adhère au « Pacte à Quatre » avec la
France, la Grande-Bretagne, et l’Italie. Mais les divergences
d’interprétation apparaissent très vite. Alors que pour Londres et
Paris, il s’agit d’un accord régio nal conclu dans le cadre du Pacte de
la SDN, Hitler et Mussolini y voient un instrument de révision des
traités par le directoire européen ainsi constitué. L’expérience ne sera
pas poursuivie.
En octobre 1933, il saisit un prétexte pour quitter la Conférence du
Désarmement et la SDN. Mais pour calmer les appréhensions
françaises, il propose aussitôt un contrôle réciproque des armements
entre les deux pays, qui permettrait au Reich de porter ses effectifs
militaires à 300 000 hommes et de se doter d’une aviation de guerre.
En dépit des pressions anglaises sur le gouvernement de Paris pour
le pousser à saisir l’offre, le ministre Barthou répond le 17 avril 1934
par une fin de non-recevoir, assortie d’un sérieux avertissement à
l’Allemagne : « La France assurera désormais sa sécurité par ses
propres moyens. »
En revanche, Hitler est plus heureux avec la Pologne. Désireux de
gagner du temps pour achever le réarmement et de désarmer les
méfiances de l’Europe à son égard, il réussit à signer avec la Pologne
un pacte de non-agression le 26 janvier 1934. Il porte ainsi un coup
fatal au réseau des alliances françaises en s’assurant la neutralité du
principal allié de Paris à l’est, celui qui, en cas de conflit, devait
prendre l’Allemagne à revers.
La volonté de modification des frontières constitue la seconde
ligne de force. Elle pousse Hitler à encourager la constitution d’un
parti nazi autrichien qui préconise l’Anschluss. Mais lorsque celui-ci
tente prématurément un coup de force en juillet 1934 en assassinant
le chancelier Dollfuss, Hitler voit se dresser sur sa route Mussolini qui
envoie 3 divisions à la frontière du Brenner et s’affirme résolu à
défendre par la force l’indépendance autrichienne. Le Führer préfère
reculer et laisser le gouvernement autrichien réprimer le putsch.
Cet échec est compensé par le retour de la Sarre à l’Allemagne
en janvier 1935, après un plébiscite au cours duquel 90 % des
habitants votent pour le rattachement au Reich.
Mais cette politique, à la fois audacieuse et timide, de remise en
cause du statu quo européen a provoqué l’isolement de l’Allemagne.
Pendant que la France cherche dans un traité avec l’Union soviétique
une solution de rechange à l’alliance polonaise, Mussolini, jusqu’alors
considéré avec méfiance par les États occidentaux, voit se
rapprocher de lui la France et la Grande-Bretagne qui comptent sur
sa fermeté pour faire échec à Hitler. Les mesures militaires prises
par le Führer en 1935 vont raffermir les alliances qui s’esquissent
contre lui.
Le réarmement ouvert. En mars 1935, presque simultanément,
Goering annonce que l’Allemagne dispose désormais d’une aviation
de guerre, la Luftwaffe et Hitler déchirant les clauses militaires du
traité de Versailles proclame une « loi sur la reconstruction de la
Wehrmacht » en 3 paragraphes : 1. le service militaire obligatoire est
rétabli ; 2. l’armée allemande comprend en temps de paix 12 corps
d’armée et 36 divisions ; 3. une loi doit réorganiser la nouvelle armée.
Cette dernière, publiée le 21 mai 1935, abandonne le terme de
Reichswehr qui avait servi à désigner une force de protection pour
celui de Wehrmacht (Forces Armées). Cette armée nationale,
recrutée par conscription, ne comprend que des « Allemands » au
sens racial du terme. Sous l’autorité du Führer, elle est dirigée par
Blomberg qui cumule le ministère de la Reichswehr et le
Commandement en chef. Indice d’une stratégie nouvelle, aux 36
divisions classiques s’ajoutent 3 divisions cuirassées
(panzerdivisionen) dont le rôle est de servir de fer de lance aux
offensives, selon les théories du général Guderian. Dirigée par le
général von Fritsch, l’armée de terre se situe d’emblée dans le cadre
d’une stratégie offensive et motorisée ; dès octobre 1935, l’Académie
de guerre est solennellement rétablie et aussitôt commence en
Allemagne une fiévreuse activité militaire qui aboutit à l’incorporation
de 650 000 hommes à l’automne 1935 et de 1 200 000 hommes en
1936. Réorganisée également, l’aviation dirigée par Goering dispose
début 1936 de 1 300 appareils, groupés en 6 régions aériennes
(Luftkreise). Sous la direction de l’amiral Raeder, la marine de guerre
ne dispose encore que d’un nombre restreint d’unités car on vient
seulement de mettre en chantier un cuirassé de 10 000 tonnes le
Graf Spee, 2 de 24 000 tonnes (Scharnhorst et Bismarck), 1
croiseur, 4 torpilleurs et 11 sous-marins.
Toutefois, l’annonce du réarmement a pour premier effet
d’accentuer l’isolement allemand : en mai 1935, la France, concluant
les négociations inaugurées par Barthou, signe un pacte avec
l’URSS ; et surtout, en avril, naît le Front de Stresa qui regroupe
l’Italie, la France et la Grande-Bretagne pour le maintien du statu quo
européen. Hitler s’est doté d’une puissance qui pourra devenir
considérable, mais en 1935 toute l’Europe semble coalisée contre lui.
Son problème fondamental est désormais de briser l’isolement
diplomatique.

Le tournant des années 1935-1936

L’accord avec l’Angleterre et le réarmement naval allemand. Une


première brèche dans le front de Stresa ne tarde guère à se
produire. La Grande-Bretagne, consternée du réarmement allemand,
en rend responsable l’obstination de la France qui a refusé tout
accord avec l’Allemagne. Aussi lorsque Hitler, après avoir fait
connaître les grandes lignes d’un plan de réarmement naval qui
inquiète les Britanniques, propose à l’Angleterre de discuter d’un
projet qui permettrait de porter la flotte allemande à 35 % de celle du
Royaume-Uni, celui-ci se hâte d’accepter. Les négociations
aboutissent en juin 1935 à un accord qui autorise la flotte allemande à
passer de 108 000 à 420 000 tonnes. Double succès pour Hitler : la
Grande-Bretagne accepte son réarmement naval et l’accord de
Stresa est en partie vidé de sa substance.
L’accord avec l’Italie et l’axe Rome-Berlin. Plus prometteur encore
est le conflit qui, en 1935-1936, dresse l’Italie qui vient de se lancer à
la conquête de l’Éthiopie contre ses anciens alliés de Stresa, la
France et la Grande-Bretagne. Hitler en tire doublement avantage :
– au plus fort du conflit alors qu’on évoque la possibilité d’une
guerre entre les deux grands États occidentaux et l’Italie, il se saisit
du prétexte de la ratification par les chambres françaises du pacte
franco-soviétique pour déclarer caduc le traité de Locarno et faire
entrer ses troupes dans la zone démilitarisée de Rhénanie. Il ne reste
plus rien du Titre V du traité de Versailles. Le moment est bien
choisi : embarrassées par le problème italien, France et Grande-
Bretagne se contentent d’une protestation verbale. Et surtout, Hitler
vient d’affirmer à la face du monde la solidarité de fait des dictatures
fasciste et nazie, passant ainsi outre à l’hostilité que lui témoigne
Mussolini depuis l’Anschluss manqué de 1934 ;
– d’autre part, alors que l’Italie était soumise aux sanctions
économiques de la SDN, l’Allemagne lui a fourni les produits qui lui
manquaient. L’Allemagne a également été le premier pays à
reconnaître l’annexion de l’Éthiopie par l’Italie. Tant de persévérance
devait trouver sa récompense. Après que le Reich eût signé avec
l’Autriche en juillet 1936 un traité par lequel il reconnaissait la
souveraineté de ce pays, Ciano, ministre des Affaires étrangères
italien, se rend en Allemagne et signe avec Hitler un traité d’amitié
(qui n’est nullement une alliance) que Mussolini baptise peu après
« l’axe Rome-Berlin » (novembre 1936).
L’Europe fasciste ? Depuis juillet 1936, la nouvelle amitié germano-
italienne fondée sur une approche commune des problèmes
européens envisagée dans une perspective fasciste est à l’œuvre en
Espagne. Hitler et Mussolini apportent au général Franco, qui lutte
contre la République, une aide importante en hommes et en matériel.
La fin de l’isolement allemand est d’autre part facilitée par l’éclosion
des régimes autoritaires et fascisants en Europe dans les
années 1935-1936. On voit tour à tour se doter de régimes
dictatoriaux que certains traits rapprochent du fascisme des pays tels
que la Lettonie, la Roumanie, la Bulgarie, la Yougoslavie.
La politique d’annexions en pleine paix et la marche à la
guerre

L’annexion des terres allemandes, Autriche et Sudètes

Le 5 novembre 1937, lors d’une Conférence à la Chancellerie du


Reich, Hitler révèle à ses généraux et à ses diplomates ses plans
d’annexion (voir encadré en fin de chapitre). Il se heurte aux
réticences des dirigeants de l’armée, en particulier de Blomberg et
Fritsch qui avaient déjà manifesté en mars 1936 leur opposition à la
remilitarisation de la Rhénanie. S’ouvre alors entre l’armée et le
Führer un conflit larvé. Tandis que les généraux se trouvent soumis à
l’influence du chef d’État-major de l’armée de terre, le général Beck
qui, dans un mémorandum, s’efforce de convaincre ses collègues de
résister à la politique d’aventure de Hitler, celui-ci se prépare à se
débarrasser des chefs traditionnels de l’armée, trop timides à son
gré. Il est encouragé dans cette voie par les effets de la conscription
qui fait entrer dans les unités des jeunes gens apportant avec eux les
idées politiques nazies, très éloignées des conceptions monarchistes
et réactionnaires qui sont celles des membres du haut État-Major.

La conférence du 5 novembre 1937 (procès-verbal du


colonel Hossbach)
Berlin, le 10 novembre 1937
Procès-verbal, relatif aux pourparlers à la Chancellerie du Reich du 5-11-
1937, de 16 h 15 à 20 h 30.
Étaient présents :
Le Führer et Chancelier du Reich,
Le Ministre de la Guerre du Reich, le Feld-Maréchal V. Blomberg,
Le Commandant en chef de l’Armée, le Colonel Général baron v. Fritsch,
Le Commandant en chef de la Marine de guerre, l’Amiral Dr h.c. Raeder,
Le Commandant en chef de la Luftwaffe, le Colonel Général Goering,
Le Ministre des Affaires Étrangères du Reich, baron v. Neurath,
Le Colonel Hossbach.
Le Führer déclare dans son introduction que le sujet des entretiens de ce jour
est de si grande importance que dans d’autres États il ferait probablement l’objet
d’un débat en Conseil des Ministres, mais que lui, Führer, du fait même de cette
importance, s’abstient justement d’une discussion devant un cabinet ministériel.
L’exposé qu’il va faire est le résultat de réflexions approfondies et de ses
expériences au cours des 4 années 1/2 de son Gouvernement ; il veut exposer
aux personnes présentes ses idées fondamentales sur les possibilités et les
nécessités de notre situation politique, et demande que, dans l’intérêt d’une
politique allemande à longue échéance, cet exposé soit considéré comme sa
volonté testamentaire s’il venait à mourir.
Le Führer déclare ensuite que :
Le but de la politique allemande a été la sécurité, la survie et l’accroissement
de la masse du peuple allemand. Se posait donc le problème de l’espace.
Avec ses 85 millions d’âmes, le peuple allemand représente un noyau racial
fermé sur soi si l’on considère le peuplement de l’Europe et la non-disponibilité
d’espace à exploiter, et l’on n’en trouve pas de semblable dans nul autre pays.
D’un autre côté, le peuple allemand est, plus que les autres peuples, porteur
d’un droit à un espace vital plus étendu.
Si, dans le domaine de l’espace, le résultat politique ne satisfait pas le noyau
racial allemand, cela résulte d’un développement historique de plusieurs siècles.
Si cet état politique persistait, il représenterait le plus grand danger pour le main
tien de la population allemande à son niveau actuel. Il était aussi peu possible
d’arrêter la régression du germanisme en Autriche et en Tchécoslovaquie que
de continuer à maintenir la situation actuelle en Allemagne. L’accroissement
cédait la place à la stérilisation, entraînant fatalement à sa suite des tensions
sociales après un certain nombre d’années, car les idées politiques et la
manière de concevoir le monde n’étaient valables qu’aussi longtemps qu’elles
pouvaient servir de base à la réalisation des véritables besoins vitaux d’un
peuple. L’avenir de l’Allemagne était donc exclusivement conditionné par la
solution du problème de l’espace, solution que l’on ne pouvait normalement
envisager que pour une période de temps prévisible d’environ 1 à 3 générations.
Le seul remède, qui nous paraît peut-être du domaine du rêve, consisterait à
acquérir un espace vital plus étendu, une aspiration qui a de tout temps été la
cause de la formation d’États et de migrations de peuples. Évidemment, cette
aspiration ne pouvait avoir l’approbation de Genève ou des États rassasiés. Si le
souci d’assurer notre alimentation se trouvait au premier plan, l’espace
nécessaire à cet effet ne pouvait être cherché qu’en Europe et non pas, se
basant sur des conceptions libérales et capitalistes, dans l’exploitation de
colonies. Il n’est pas question d’acquérir des hommes, mais un territoire
exploitable pour l’agriculture. Il était plus opportun de chercher des régions
productrices de matières avoisinant immédiatement le Reich en Europe, et non
dans les pays d’outre-mer, et il aurait fallu attendre les effets de cette solution
pendant une ou deux générations. Pour ce qui pourrait devenir nécessaire en
plus, à l’avenir, il faudrait abandonner la solution de ce problème aux générations
futures. Le développement de grandes formations mondiales ne se faisant que
lentement, le peuple allemand, avec son noyau racial dynamique, trouverait les
conditions les plus favorables pour ce développement au beau milieu du
continent européen. L’histoire de toutes les époques a prouvé (Empire romain,
Empire Britannique) que toute expansion ne pouvait se faire qu’en brisant des
résistances et en prenant des risques. Les contrecoups étaient également
inévitables. Ni jadis, ni aujourd’hui, il n’existait de territoire n’appartenant à
personne, l’agresseur se heurtait toujours au propriétaire.
Dans le cas de l’Allemagne, il s’agissait de savoir où on aurait le plus grand
profit aux moindres frais…
Pour résoudre le problème allemand, il n’y avait que le moyen de la force, et
celui-ci ne pouvait jamais être dépourvu de risques. Les luttes de Frédéric le
Grand pour la Silésie et les guerres de Bismarck contre l’Autriche et la France
avaient comporté des risques énormes et la rapidité d’action de la Prusse en
1870 avait évité l’entrée en guerre de l’Autriche. Une fois établie la décision
d’appliquer la force et de prendre des risques, il ne restait plus qu’à chercher
une réponse au « quand » et « comment ». Il faudrait distinguer trois cas :
1er cas (Période 1943 à 1945)
Après cette date, nous ne pouvons nous attendre qu’à une évolution en notre
défaveur. L’armement de l’Armée, de la Marine, de la Luftwaffe, ainsi que
l’instruction du corps d’Officiers sont presque terminés. L’équipement, les
armes sont modernisés et, si on attendait plus longtemps, on risquerait de les
voir tomber en désuétude. Il est surtout difficile de garder à la longue le secret
des armes spéciales. Les renforts en réserves ne pouvant plus se recruter que
parmi les classes de recrues devenant mobilisables, on ne dispose plus de
classes plus anciennes n’ayant pas fait de service militaire. En comparaison
avec l’armement du monde environnant, notre force militaire relative irait en
déclinant. Si nous n’agissions pas d’ici 1943-1945, étant donné le manque de
stocks, on pourrait s’attendre chaque année, dans le domaine de l’alimentation,
à une crise que nous ne pourrions pas éviter, faute de devises suffisantes. Cela
constituerait un moment « d’affaiblissement » du régime. Par ailleurs, le monde
attendant le coup que nous allons frapper, d’année en année il augmenterait ses
contre-mesures. Tandis que, le monde se garant et se verrouillant, il nous force
à prendre l’offensive.
Nul ne pouvait savoir aujourd’hui quelle serait la situation effective en 1943-
1945. Ce qui est sûr, c’est que nous ne pouvons plus attendre. D’une part, la
grande Wehrmacht et la nécessité d’en assurer l’entretien, le vieillissement du
mouvement et de ses dirigeants, d’autre part, la perspective d’une baisse du
niveau de vie et d’une chute de la natalité, ne nous laissent d’autre choix que
celui d’agir. Si le Führer était encore en vie, il prendrait l’inébranlable décision de
résoudre le problème de l’espace vital allemand au plus tard en 1943-1945. La
nécessité d’agir avant 1943-1945 était prise en considération dans les points 2
et 3.
2e cas
Les tensions sociales en France se développent jusqu’à une crise intérieure
politique telle qu’elle nécessite l’intervention de l’armée française et que celle-ci
n’est donc plus disponible pour une guerre contre l’Allemagne, le moment serait
venu d’agir contre la Tchécoslovaquie.
3e cas
La France est tellement accaparée par une guerre contre un autre pays,
qu’elle ne peut plus rien entreprendre contre l’Allemagne.
En vue d’améliorer notre position militaire et politique, dans tous les cas où
nous serions engagés militairement, notre premier objet devrait être de
terrasser la Tchécoslovaquie ainsi que simultanément, l’Autriche, pour éliminer
la menace sur nos flancs que représenterait une éventuelle poussée vers
l’Ouest…
Le Führer estime que la 3e possibilité était plus probable dans un avenir
proche, vu qu’elle pourrait résulter des tensions actuelles en Méditerranée ; si
elle avait lieu, il était décidé à la mettre à profit à n’importe quel moment, même
dès 1938…
Le moment de nos attaques contre la Tchécoslovaquie et l’Autriche devait
dépendre du déroulement de la guerre italo-franco-britannique et n’était pas
simultané par exemple avec l’ouverture des hostilités de ces trois pays. Le
Führer n’envisageait pas d’arrangements militaires avec l’Italie, mais voulait
commencer et exécuter la campagne contre la Tchécoslovaquie en toute
quiétude en mettant à profit cette occasion favorable unique, l’attaque de la
Tchécoslovaquie devant avoir lieu avec une rapidité foudroyante »…
Certifié conforme :
Le Colonel d.G.

Signé : Hossbach
Cité in W. Hofer, Le national-socialisme par les textes,
op. cit.

Ce document, cité comme pièce à conviction au tribunal de


Nuremberg, a été établi par l’aide de camp de Hitler, le colonel
Hossbach, à la suite d’une réunion secrète tenue à la Chancellerie du
Reich le 5 novembre 1937 et rassemblant les dirigeants militaires et
diplomatiques du Reich (dont la plupart sont des traditionalistes qui
se méfient des initiatives aventureuses du Führer).
Début 1938, alors qu’Hitler se prépare à mettre en œuvre la
politique d’annexions, il modifie les cadres de l’armée et de la
diplomatie. En ce qui concerne la première, Blomberg et Fritsch sont
contraints à la démission à la suite d’un scandale de vie privée pour le
ministre et d’une machination pour le chef de l’armée de terre. Hitler
prend aussitôt les attributions du ministre de la Reichswehr et du
commandant en chef de la Wehrmacht. Pour l’assister dans cette
tâche, un organisme technique placé sous ses ordres,
l’Oberkommando der Wehrmacht, avec comme chef d’État-major un
parfait courtisan bien incapable de lui résister, le général Keitel. Le
4 février, le nazi von Ribbentrop devient ministre des Affaires
étrangères à la place de von Neurath, trop traditionaliste, et un
important mouvement diplomatique concernant les ambassades de
Rome, Vienne et Tokyo permet de placer les nazis aux postes
essentiels. Si on rappelle que Funk remplace Schacht au ministère de
l’Économie préalablement réorganisé par Goering, on peut admettre
que, début 1938, l’appareil de la politique de conquête et de guerre
est en place.
Mars 1938 : l’Anschluss. Dès la mi-février, le chancelier autrichien
Schuschnigg a été convoqué par Hitler pour s’entendre imposer un
ultimatum : il doit libérer tous les nazis emprisonnés, donner toute
liberté de mouvement aux hitlériens d’Autriche, nommer le nazi Seyss-
Inquart ministre de l’Intérieur. Convaincu qu’il s’agit là de la
préparation de l’annexion par le biais d’un mouvement subversif
intérieur, Schuschnigg tente de réagir en organisant un référendum
sur l’indépendance autrichienne, de manière à placer Hitler dans
l’impossibilité de prétendre que l’Anschluss correspond aux vœux des
Autrichiens. Le 10 mars 1938, pendant que les partisans de
l’Anschluss sont mobilisés et que les troupes allemandes se pressent
à la frontière, les nazis d’Autriche, puis Goering, exercent une
pression directe sur les autorités pour obtenir successivement la
renonciation au référendum, la démission de Schuschnigg, la
nomination de Seyss-Inquart au poste de chancelier. Dans la nuit,
celui-ci demande l’aide des troupes allemandes, qui envahissent le
pays sans résistance le 11 mars. Le 13 mars, l’Autriche devient une
province du Reich allemand. Pour la première fois, l’Allemagne
hitlérienne procède à l’annexion d’un État indépendant. Les États
européens n’ont guère réagi.
Munich et l’annexion des Sudètes (septembre 1938). À peine
l’Autriche annexée, Hitler fait part à ses généraux de son intention
d’incorporer par la force au Reich les monts Sudètes, marge
montagneuse de la Bohême où vit une minorité de 3 millions
d’Allemands. Une nouvelle fois, le général Beck tente d’éviter
l’aventure, d’abord en adressant à Hitler un mémorandum pour le
dissuader d’agir, puis en tentant avec l’aide du Dr Goerdeler,
bourgmestre de Leipzig, de monter une conspiration contre Hitler.
Mais le Führer, exaspéré, refuse d’écouter le général, et les
dirigeants de l’armée de terre, von Brauchitsch et Halder, hésitent à
franchir le pas. Découragé, Beck donne sa démission. La voie est
ouverte à la force. Le rôle essentiel est dévolu à Konrad Heinlein,
chef du parti allemand des Sudètes, dont le rôle est de mettre en
avant des revendications inacceptables pour l’État tchécoslovaque.
La crise se noue ainsi à partir de mai 1938. Durant l’été, un
médiateur britannique envoyé en Tchécoslovaquie affirme le bien-
fondé de la revendication d’autonomie des Sudètes. C’est alors que
Heinlein réclame l’annexion des Sudètes au Reich et qu’Hitler, début
septembre, se déclare prêt à l’appuyer par la force. Pour éviter un
conflit européen (la France et l’URSS ont signé des pactes défensifs
avec la Tchécoslovaquie), le Premier ministre britannique Neville
Chamberlain se rend par deux fois en Allemagne et se déclare prêt à
accorder à Hitler l’essentiel de ses revendications. Toutefois, les
revendications exorbitantes du Chancelier (il réclame une annexion
sans référendum, le départ immédiat des Tchèques des territoires
contestés, la satisfaction des revendications territoriales de la
Pologne et de la Hongrie à l’égard de la Tchécoslovaquie) conduisent
à la rupture. Au dernier moment, les divers protagonistes acceptent,
pour éviter le pire, une proposition de Mussolini : réunir une
Conférence internationale pour régler la question tchèque.
Lorsque Français et anglais se présentent à Munich, ils sont déjà
vaincus : ils ont accepté les exigences d’Hitler et de Mussolini sur
l’exclusion des débats de la Tchécoslovaquie et de l’URSS. Le
30 septembre, ils accordent à Hitler l’essentiel de ce qu’il désire :
l’annexion pure et simple des territoires revendiqués, le départ des
Tchèques, l’examen des prétentions polonaises et hongroises.
L’Allemagne signe ensuite un traité d’amitié avec la Grande-Bretagne
et, quelques semaines plus tard, avec la France. Pendant que la
position personnelle du Führer est consolidée en Allemagne, les
coups de force hitlériens ont comblé les vœux les plus ambitieux des
nationalistes. L’humiliation de Versailles est effacée. La paix
hitlérienne va-t-elle s’étendre sur l’Europe ? C’est compter sans les
vues excessives de Hitler.

La liquidation de la Tchécoslovaquie, l’affaire polonaise et la guerre

Le dépècement de la Tchécoslovaquie. Munich a permis à


l’Allemagne d’annexer les Sudètes, mais a empêché Hitler de réaliser
son véritable dessein, la liquidation de l’État tchécoslovaque. Ce n’est
que partie remise. Dès l’automne 1938, la Tchécoslovaquie est
dépecée : les Polonais s’emparent du territoire de Teschen et les
Hongrois de la Slovaquie méridionale ; les Allemands encouragent les
menées séparatistes dans les deux provinces orientales du pays, la
Ruthénie et la Slovaquie, auxquelles le gouvernement de Prague doit
accorder une très large autonomie. Lorsque le président tchèque
Hacha tente de réagir contre la dégradation de la situation en
déposant les gouvernements ruthène et slovaque, le Führer, sous
prétexte de protéger l’autonomie des deux provinces, le convoque à
Berlin le 13 mars et lui impose, par l’intimidation, de placer son pays
« sous la protection de l’Allemagne ». Le 15 mars, la Bohême-
Moravie, envahie par les troupes allemandes, devient « Protectorat
du Reich » pendant que la Slovaquie et la Ruthénie, proclamées
indépendantes, signent des accords qui les placent dans l’étroite
dépendance de l’Allemagne.
La disparition de la Tchécoslovaquie a pour résultat de faire
prendre conscience aux Occidentaux de la véritable nature de la
politique hitlérienne. Jusqu’alors, on pouvait penser qu’Hitler ne
souhaitait rien d’autre que ramener au Reich des populations
allemandes qui s’en trouvaient séparées ; il devient clair désormais
que le Führer est décidé à entreprendre, comme l’annonçait Mein
Kampf, la conquête d’un espace vital aux dépens des peuples slaves.
Il en résulte que Londres et Paris, pour intimider Hitler, décident de
donner leur garantie militaire à l’indépendance des peuples menacés
par lui. Le premier État à en bénéficier est la Pologne (avril 1939), le
plus ouvertement menacé, puis la Turquie et la Roumanie. De son
côté, Hitler signe avec Mussolini, qui s’est emparé de l’Albanie en
avril 1938 et qui convoite la Grèce, un traité d’alliance, dit « Pacte
d’acier » qui est toutefois subordonné au fait que le Duce soit prêt à
faire la guerre ou que l’Allemagne lui fournisse les équipements
nécessaires (mai 1939). Des deux côtés, on se prépare donc à un
conflit jugé inévitable.
La crise polonaise. Dès fin mars 1939, après l’annexion de la
Tchécoslovaquie, Ribbentrop a fait connaître à l’ambassadeur de
Pologne les exigences allemandes : retour de Danzig au Reich, octroi
à l’Allemagne d’une route et d’une voie ferrée bénéficiant de
l’exterritorialité pour joindre, à travers le Corridor, la Prusse-Orientale
au reste du territoire allemand. Soutenue par la France et la Grande-
Bretagne (cf. supra) la Pologne, convaincue que l’Allemagne ne
cherche qu’à amorcer, comme en Tchécoslovaquie, des capitulations
qui lui permettront de s’emparer du pays, refuse tout net. Le
printemps et l’été sont une période de tension et d’attente dominées
par l’activité diplomatique. Tout en estimant que les démocraties
occidentales finiront par reculer comme à Munich, Hitler se prépare
cependant à l’éventualité d’un conflit. L’une des grandes inconnues
réside cependant dans l’attitude du dernier grand État européen à ne
pas se trouver engagé dans le conflit polonais, l’Union soviétique.
Depuis avril 1939 des négociations sont en cours entre la Grande-
Bretagne et la France d’une part, l’URSS de l’autre, pour la
conclusion d’un pacte d’assistance mutuelle assorti d’une convention
militaire. Mais les conversations stagnent en raison du peu
d’enthousiasme des Occidentaux à se lier avec l’Union soviétique ;
d’autre part, la convention militaire achoppe sur le refus de la Pologne
et de la Roumanie de laisser passer sur leur territoire les troupes
soviétiques pour que celles-ci puissent attaquer l’Allemagne. C’est
pendant que les conversations se trouvent ainsi dans l’impasse que
l’on apprend brusquement la conclusion, le 23 août 1939, d’un pacte
de non-agression germano-soviétique qui ruine tout espoir d’alliance
contre Hitler des occidentaux et de l’URSS.
Comment s’explique ce retournement ? Du côté allemand, Hitler
répond ainsi aux craintes de ses généraux quant au risque d’une lutte
sur deux fronts. Du côté de Staline, les raisons sont plus complexes :
s’il est convaincu que la guerre avec Hitler est, à long terme,
inévitable, il sait aussi que l’armée soviétique, décapitée par les
purges des années 1936-1938, n’est pas prête à l’attaque. Or,
depuis Munich, il n’a plus aucune confiance dans les Occidentaux qui
ont abandonné la Tchécoslovaquie et qui, il en est convaincu,
n’hésiteront pas à abandonner de même l’URSS ; la mollesse avec
laquelle se poursuivent les pourparlers anglo-franco-soviétiques n’est-
elle pas une preuve de cette mauvaise volonté ? S’entendre avec
Hitler, c’est donc détourner l’orage vers l’ouest, gagner le sursis
nécessaire à la préparation de l’URSS à la guerre.
Mais ce n’est pas tout. Au pacte de non-agression se trouve
annexé un protocole secret qui est un véritable plan de partage de
l’est européen, permettant à la Russie de retrouver les territoires
perdus au lendemain de la Révolution. Au nord, la première clause
place la Lituanie et Vilna dans la zone d’influence allemande, la
Finlande, l’Estonie et la Lettonie dans celle de l’Union soviétique ; la
seconde clause fixe le partage des zones d’influence en Pologne le
long du Narew, de la Vistule et du San ; enfin, la troisième clause
atteste le désintéressement de l’Allemagne vis-à-vis de la
Bessarabie, pour laquelle au contraire l’URSS affirme son intérêt.
Désormais assuré de ses arrières, Hitler peut tenter l’épreuve de
force.
La guerre. Dans les jours qui suivent la signature du pacte
germano-soviétique, Hitler lance une offensive diplomatique afin
d’obtenir que France et Grande-Bretagne se tiennent à l’écart du
conflit germano-polonais. Le refus énergique des Britanniques, plus
nuancé des Français, n’arrête pas le Führer. Tout en feignant de
continuer à négocier avec les Polonais, il donne l’ordre à ses troupes
de pénétrer en Pologne le 1er septembre 1939. Le 3 septembre,
après d’ultimes et vaines négociations, la Grande-Bretagne et la
France déclarent la guerre à l’Allemagne. La Seconde Guerre
mondiale est déclenchée.
Chapitre 14

La Seconde Guerre mondiale

La « guerre-éclair » et les victoires allemandes

Septembre 1939-juin 1940 : révélation de la supériorité militaire


allemande

La campagne de Pologne, conduite en trois semaines, stupéfie


l’Europe. Hitler, comptant sur la passivité française, n’hésite pas à
dégarnir la ligne Siegfried et à masser contre la Pologne le gros de
ses troupes, soit 70 divisions – dont 7 blindées, chacune avec 500
chars – soutenues par 3 000 avions. Les Polonais ne pourront opposer
à ces forces que 30 divisions – dont une blindée– et 400 avions. Il est
vrai qu’ils comptent sur leur cavalerie, chargeant sabre au clair comme
aux temps héroïques, pour l’emporter par sa souplesse sur les blindés
allemands, réputés moins maniables !
Le 3 septembre, les Panzerdivisionen passent la frontière en quatre
points et l’armée polonaise se trouve enveloppée avant d’avoir eu le
temps de se réunir ; l’aviation sème la panique parmi les troupes qui
refluent en désordre. Lorsque les Polonais réussissent enfin à établir
autour de Varsovie un point de résistance, on est déjà au
17 septembre, et ce même jour, l’armée soviétique pénètre en Pologne
par la frontière de l’est, non défendue, pour occuper les zones que le
traité germano-soviétique réserve à l’URSS. Le 28 septembre, après 8
jours de combats, Varsovie, en ruines, se rend. Depuis la veille,
Soviétiques et Allemands se sont partagé la Pologne ; la part
allemande atteint le Bug alors qu’on avait précédemment prévu la
Vistule, et l’Allemagne peut annexer le Corridor, la Posnanie, la Silésie.
Le reste de la Pologne occupée constitue le Gouvernement Général de
Pologne, où commencent aussitôt les persécutions contre les juifs.
Pendant la défaite de son alliée polonaise, la France n’a pas bougé
en dépit de l’opportunité que lui offrait l’affaiblissement de la ligne
Siegfried. C’est que son état-major, convaincu des vertus de la tactique
défensive, attend que les Allemands viennent se briser sur les
défenses imprenables de la ligne Maginot. Cette passivité encourage
Hitler à proposer à ses adversaires occidentaux des pourparlers de
paix (octobre 1939). Devant leur refus de ratifier ainsi le dépècement
de la Pologne, il décide de faire préparer l’attaque contre la France.
Retardée par les conditions météorologiques et par la mauvaise
volonté de l’état-major allemand (en particulier le commandant en chef
de la Wehrmacht, von Brauchitsch et le chef d’état-major Halder qui
redoutent les conséquences d’une telle aventure et tentent de
dissuader Hitler de la tenter, tout en complotant mollement contre lui),
la campagne de France sera finalement précédée d’une attaque de
l’Europe du Nord. La décision des Français et des Anglais de miner les
eaux norvégiennes, par lesquelles le fer suédois arrive en Allemagne,
donne à Hitler un prétexte pour se lancer le 9 avril 1940 à la conquête
du Danemark, puis de la Norvège. Un débarquement anglo-français à
Narvik ne retarde que de peu la conquête totale du pays. Pendant
qu’Haakon VII de Norvège s’enfuit à Londres, les Allemands installent
dans le pays un gouvernement à leur dévotion, présidé par le nazi
Quisling.
La campagne de France permet d’illustrer la supériorité stratégique
et tactique des Allemands. Elle commence du 10 au 12 mai par des
attaques contre la Belgique et la Hollande, dans lesquelles le rôle des
parachutistes largués au-dessus des villes (à Rotterdam par exemple)
est fondamental. Comme l’espéraient les Allemands, le général
français Gamelin envoie le gros de ses troupes vers le nord au secours
des Belges et des Hollandais. C’est alors que s’effectue ce
mouvement, que l’armée allemande perce brusquement par les
Ardennes au niveau de Sedan, enveloppant par le sud le gros des
forces françaises. En une semaine, du 13 au 20 mai 1940, les blindés
du général Guderian s’engouffrent par la brèche ainsi créée et
atteignent Abbeville, isolant la masse des troupes françaises, anglaises
et belges dans une gigantesque poche. La capitulation de l’armée
belge, l’échec de la tentative de percée par le sud du couloir allemand
des Ardennes à la Somme, tentée par le général Weygand, nouveau
commandant en chef français, condamnent à brève échéance les
troupes isolées au nord : 270 000 Anglais et 100 000 Français sont
embarqués à Dunkerque dans des conditions difficiles, mais le gros de
l’armée française est capturé par les Allemands. Le 5 juin, la poche de
Dunkerque résorbée, les Allemands percent le front français sur la
Somme et l’Aisne et entament une promenade militaire qui les conduit
à occuper une grande partie du pays pendant que les troupes
françaises refluent en désordre sur des routes encombrées par les
civils qui fuient l’invasion. L’armistice signé le 22 juin 1940 permet aux
troupes du Reich d’occuper la majeure partie du pays.
Comment s’explique la rapidité de cette triple victoire ? Moins par la
supériorité numérique ou technique des Allemands qui, face aux
Français, n’est nullement évidente, que par une tactique militaire
incomparablement plus efficace. Alors que leurs adversaires
raisonnent, comme en 1914, en termes de guerre défensive, les
troupes allemandes jouent à fond le jeu de la rapidité, de la « guerre-
éclair », utilisant jusqu’à la limite de l’usure leurs moyens motorisés.
Par ailleurs, et toujours en vertu de ce parti pris d’offensive à outrance,
ils concentrent leurs moyens modernes, chars et avions, en un point
précis du front pour en obtenir la rupture, comme à Sedan, alors que
blindés et avions français sont confinés dans un rôle d’appui à
l’infanterie. Finalement, l’audace et la rapidité expliquent la victoire
allemande et permettent de masquer les très nombreuses
insuffisances du matériel et de l’armement que seule révélera la
longueur de la guerre. Les victoires allemandes de 1939-1940 sont
celles de l’audace tactique d’un état-major de qualité sur un
commandement inefficace confiné dans la routine.

Le premier échec de Hitler : la bataille d’Angleterre

La France conquise, Hitler pense que l’Angleterre isolée demandera


la paix sans tarder. Il compte d’ailleurs sur les divergences qui
opposent au sein même du Cabinet les pacifistes à Winston Churchill,
Premier ministre depuis mai 1940 et partisan de la guerre à outrance.
Mais la détermination de celui-ci semblant impossible à entamer, il fait
décider en juin 1940, malgré les réserves de la Kriegsmarine, le
débarquement en Angleterre. Mais pour que la traversée puisse
s’effectuer, encore faut-il que la Luftwaffe s’assure la maîtrise des airs
au-dessus de la Manche.
Le 8 août 1940, Hitler déclenche la « bataille d’Angleterre », c’est-à-
dire le bombardement intensif et continu de l’île. L’objet en est double :
stratégique (il s’agit de détruire au sol l’aviation britannique pour
assurer la sécurité du futur débarquement) et psychologique (il s’agit,
en bombardant les villes anglaises, de détruire le potentiel industriel du
pays et d’ébranler la confiance du peuple britannique).
Sur les deux plans, l’échec est total. Churchill sait insuffler aux
Britanniques sa ténacité, et le peuple anglais, meurtri mais décidé, ne
se laisse pas impressionner par les bombardements ; d’autre part,
l’usage nouveau du radar permet aux escadrilles britanniques de
prendre l’air avant l’arrivée des avions ennemis qui sont repérés et
d’affronter leurs adversaires dans le ciel. La chasse britannique prouve
son efficacité en tenant en échec la Luftwaffe. En septembre 1940,
Hitler doit donner l’ordre à son aviation de cesser des attaques
désormais inutiles. La Royal Air Force a sauvé l’Angleterre. Mais celle-
ci, épuisée, isolée dans son île, sans allié, semble promise à un avenir
précaire alors que devant les armées de Hitler s’offre un continent à
conquérir.

Conquête de l’Europe danubienne et balkanique et offensive contre


l’URSS

Au sud, Roumanie et Bulgarie connaissent à quelques mois


d’intervalle un sort identique. Adversaire en puissance de l’Allemagne
en 1940, la première a connu entre juin et octobre 1940 un
dépècement qui évoque celui de la Tchécoslovaquie. Sous la pression
allemande, elle a dû céder des territoires à la Hongrie et la Bulgarie
après avoir été dépossédée de la Bessarabie par l’URSS. Devant ce
démembrement, le roi Carol a abdiqué en faveur de son fils Michel. En
octobre 1940, la Wehrmacht envahit le pays « pour protéger les
pétroles et instruire l’armée ». La Bulgarie pouvait espérer un sort
meilleur ; en mars 1941, elle a donné son adhésion au Pacte Tripartite
signé entre Italie, Allemagne et Japon pour instaurer dans le monde un
« Ordre Nouveau ». C’est donc pour protéger le pays d’un
débarquement britannique qu’Hitler le fait occuper aussitôt après cette
adhésion.

Grèce et Yougoslavie verront leur sort réglé en même temps en


avril 1941. La première a victorieusement résisté à une attaque de
Mussolini en octobre 1940 ; la seconde s’est débarrassée du
germanophile régent Paul pour esquisser autour du roi Pierre II un
rapprochement avec l’URSS sous forme d’un pacte de non-agression
signé en mars 1941. Le mois suivant, Hitler réagit : la Yougoslavie est
occupée en une semaine, la Grèce réduite en moins d’un mois.
L’Angleterre meurtrie et isolée, il ne reste plus qu’un obstacle sur la
voie de la conquête de l’Europe par Hitler, l’alliée d’hier, l’Union
soviétique. À vrai dire, l’alliance a connu bien des difficultés depuis
qu’Hitler s’est attaqué à l’Europe du Sud-Est. Staline n’a pas vu sans
inquiétude l’Allemagne occuper la Bulgarie en mars 1941 et, de son
côté, le Führer s’est ému du rapprochement soviéto-yougoslave. Mais
la passivité de l’URSS devant l’invasion de la Yougoslavie a convaincu
Hitler de la faiblesse soviétique. Dans la nuit du 21 au 22 juin 1941,
l’armée allemande, soutenue par des contingents finlandais et
roumains, envahit l’URSS par le Nord (pays baltes), le centre
(Biélorussie), le sud (Ukraine). En dépit de la résistance acharnée des
Russes, les troupes du Reich sont, dès l’hiver, aux portes de Moscou
et de Leningrad. Au printemps 1942, l’offensive reprend en se
concentrant au sud du front, vers le Don et la Volga, pour couper aux
Soviétiques la route du pétrole du Caucase. Durant l’été, les troupes
allemandes pénètrent dans Stalingrad et plantent le drapeau à croix
gammée sur le Mont Elbrouz, point culminant du Caucase.
À cette date, l’entreprise hitlérienne dépasse déjà les dimensions
d’une tentative de conquête de l’Europe, pour atteindre celles de
l’édification planétaire de « l’Ordre Nouveau ». Depuis décembre 1941,
l’attaque japonaise contre Pearl Harbor a fait entrer les États-Unis
dans le conflit ; pour venir en aide à l’allié italien en difficulté, l’Afrika
Korps du général Rommel a débarqué en Tripolitaine en février 1941
et, à la fin de l’année, refoule les Britanniques vers l’Égypte. Vers
1942, les États totalitaires, conduits par l’Allemagne hitlérienne, ont de
sérieuses raisons d’espérer dominer le monde. Quel visage prend,
dans l’Europe asservie, « l’Ordre Nouveau » instauré par Hitler ?

L’Europe hitlérienne

L’« Ordre Nouveau » selon lequel Hitler prétendait organiser l’Europe


apparaît tout au plus comme un commode thème de propagande. La
réalité est tout autre : elle est dans la subordination totale des pays
européens aux intérêts allemands, alors que l’Allemagne elle-même est
plus étroitement que jamais soumise à la dictature nazie.
L’Allemagne et ses conquêtes

La Grande Allemagne victorieuse a vu ses limites territoriales


accrues. Elle englobe désormais 100 millions d’habitants et, aux
conquêtes des années 1938-1939, ajoute les territoires de langue
allemande, considérés comme « aryens » selon la terminologie nazie,
Eupen et Malmédy, le Luxembourg, l’Alsace-Lorraine, la Slovénie du
nord et la Styrie.
Liées à cette Grande Allemagne, les autres conquêtes connaissent
des statuts différents, selon de subtiles distinctions déterminées par le
caractère plus ou moins « aryen » des populations, leur participation
plus ou moins importante à la « croisade contre le bolchevisme » ou
des circonstances fortuites. Il en résulte une géographie complexe de
ce que l’on peut appeler « l’Empire allemand ».
– Au bas de l’échelle, les Protectorats, peuplés de Slaves et, de ce
fait, jugés indignes de l’annexion au « Grand Reich » : la Bohême-
Moravie, le Gouvernement Général de Pologne, les territoires conquis
de Russie. Ils sont de simples réservoirs de main-d’œuvre et de
matières premières et semblent destinés à servir de zone d’expansion
aux Allemands après la paix, pendant que leur population tomberait en
esclavage.
– Les États vassaux se subdivisent en deux catégories : ceux qui
sont placés directement sous contrôle des militaires allemands sans
que leur statut soit clairement défini, ni qu’un gouvernement soit en
mesure de les administrer : Belgique, France occupée, Grèce, Serbie ;
ceux qui ont conservé leurs gouvernements, lesquels gardent des
pouvoirs d’administration, mais dont la liberté politique est limitée par la
pression allemande : France de Vichy, Danemark, Norvège ou Pays-
Bas.
– Les alliés enfin, qui se sont rangés volontairement dans le camp
allemand et dont les contingents combattent à ses côtés en URSS :
Finlande, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Croatie et bien sûr
Italie. En fait, seule cette dernière a connu quelque temps un statut
d’égalité avec l’Allemagne. Ses défaites successives de Grèce et
d’Afrique le lui ont fait perdre et, à partir de 1942, elle est placée
comme les autres alliés dans une situation inférieure et subordonnée à
l’Allemagne. Leur sort tend à s’aligner sur celui des pays vassaux.
Qu’il s’agisse de l’Allemagne ou des territoires de son empire,
l’« Ordre Nouveau » se manifeste par le même caractère d’oppression
politique. En Allemagne même, la guerre a servi de prétexte à un
renforcement de la dictature hitlérienne ; un décret d’avril 1942 donne
au Führer droit de vie et de mort sur la population ; tout manquement à
l’obéissance est considéré comme une trahison vis-à-vis de la nation
en guerre et la Gestapo frappe lourdement tous ceux qui sont
simplement soupçonnés de tiédeur envers le nazisme et sa guerre :
emprisonnements par milliers, exécutions sommaires, tortures,
déportation sont le lot des victimes. Les pressions des autorités
allemandes s’efforcent de contraindre les autres territoires de l’empire
à la même « unanimité ». La chose est aisée là où les Allemands sont
les seuls maîtres. Ailleurs, on demande aux gouvernements des pays
vassaux ou alliés de « collaborer » avec l’Allemagne, c’est-à-dire
d’administrer le pays selon les intérêts allemands : en Norvège,
Quisling se fera ainsi le docile auxiliaire des occupants dans la
soumission du pays, pendant qu’au Danemark, l’énergique refus du roi
d’accepter les exigences allemandes permettra à son pays de
conserver une certaine marge d’autonomie.
Le cas de la France est plus complexe. Sous l’influence de Pierre
Laval, le maréchal Pétain patronne une politique de collaboration dont
l’objet est de donner aux occupants un certain nombre de satisfactions
limitées pour obtenir de lui un meilleur sort à la paix. En fait, seuls les
dirigeants français et l’ambassadeur allemand Otto Abetz croient à une
collaboration bilatérale ; l’expérience prouvera que les dirigeants du
Reich ne la conçoivent que comme un moyen d’obtenir des Français
des avantages volontaires sans contrepartie.
La lourde dictature nazie a suscité en Allemagne et en Europe la
naissance de mouvements de résistance politique et militaire.
En Allemagne, deux obstacles s’opposaient à l’efficacité de la
résistance anti-nazie. Le premier était d’ordre psychologique :
combattre le Führer, n’était-ce pas trahir la nation en guerre, attenter
au patriotisme ? Le second était plus matériel ; l’arrestation massive
des antinazis, permanente depuis 1933, privait la résistance de ses
chefs éventuels et l’omniprésence de la Gestapo condamnait d’avance
tout mouvement à l’inefficacité. Dans ces conditions, la résistance
allemande n’est le fait que de petits groupes à l’action limitée : cercle
de Kreisau, réuni autour du comte Helmut von Moltke qui cherche
moins à renverser le régime qu’à prévoir la manière de combler le vide
politique après son effondrement militaire, petit groupe d’étudiants de
l’Université de Munich (le mouvement est baptisé la « Rose Blanche »)
qui distribue des tracts à partir de 1942. Plus lourdes de dangers pour
Hitler sont les organisations de résistance communiste : si le Comité
national de l’Allemagne Libre installé à Moscou et dirigé par les
émigrés Wilhelm Pieck et Walter Ulbricht a peu d’influence dans le
pays, sur place l’organisation d’espionnage Rote Kapelle se montre
d’une grande efficacité. Mais la Gestapo aura raison de tous ces
mouvements : de 1942 à 1944, ils sont démantelés et leurs chefs
arrêtés. Finalement, le seul mouvement de quelque importance résulte
de la convergence de deux courants traditionnels d’opposition : celui
des démocrates qui attendent d’un coup d’État la fin du nazisme et
dont l’inspirateur est l’ex-bourgmestre de Leipzig, Karl Goerdeler ; celui
des militaires groupés autour de l’ancien chef d’État-Major de l’armée,
le général Beck, partisan depuis 1938 d’un complot militaire. L’union de
ces deux courants conduira au seul acte de résistance effectif de la
guerre : l’attentat à la bombe du 20 juillet 1944, exécuté contre la
personne de Hitler par le colonel Claus von Stauffenberg. Son échec
entraîne des milliers d’arrestations et 5 000 exécutions : toute une
partie de la vieille caste aristocratique et militaire prussienne disparaît.
En revanche, les mouvements de résistance européens sont d’une
grande efficacité dans la mesure où ils condamnent à l’échec l’Europe
de l’Ordre Nouveau. Nés d’un réflexe de défense patriotique contre
l’occupant, ils sont nourris des exactions allemandes qui suscitent
l’exaspération des habitants des pays conquis et voient leur
recrutement assuré par tous ceux que le régime d’occupation conduit à
la clandestinité : démocrates, communistes (après 1941), juifs,
prisonniers évadés, réfractaires au travail obligatoire en Allemagne. En
Europe occidentale, l’activité de la résistance est surtout propagande
hostile à l’Allemagne et à la collaboration, constitution de filières
d’évasion, renseignement au profit des Alliés. Ce n’est qu’à partir de
1943 que les activités militaires croissent, essentiellement en France :
sabotages, actions de guérilla et constitution d’une armée clandestine
qui servira d’auxiliaire aux Anglo-Américains en 1944. En revanche, en
Europe de l’Est et dans les Balkans, la résistance revêt d’emblée un
caractère militaire, condamnant les occupants à l’insécurité et à une
répression de plus en plus violente.

Un tract du groupe de résistance : « La Rose Blanche »


Camarades,
Notre peuple a appris, et avec quelle émotion, la défaite de Stalingrad. 300 000
Allemands ont été réduits sans raison à la mort et à la ruine. Voilà où nous a
conduits la géniale stratégie du caporal de la Première Guerre mondiale. Führer,
nous te rendons grâce !
L’agitation fermente dans le peuple. Continuerons-nous à confier le sort de nos
armées à ce dilettante, à sacrifier aux vils appétits de puissance de cette clique ce
qui subsiste encore de la jeunesse allemande ? Non, mille fois non ! Le jour est
venu où la jeunesse allemande va régler son compte à l’odieuse tyrannie qu’a
endurée notre peuple. Au nom de cette jeunesse, nous réclamons à Hitler le bien
cher à tout Allemand : la liberté individuelle, cette liberté dont il nous a si tristement
frustrés.
Nous avons grandi dans un État où était impitoyablement bâillonnée toute liberté
d’expression. Durant nos années de jeunesse, les plus propices à la formation
des Jeunesses Hitlériennes, les S.A. et les S.S. ont essayé de nous uniformiser,
de transformer notre nature, d’annihiler notre personnalité… Il serait difficile
d’imaginer élite plus diabolique et plus bornée que celle choisie par Hitler ; elle
recrute les futurs hauts dignitaires du parti parmi des profiteurs immondes,
effrontés et sans scrupule. Et toute cette clique forme la suite aveugle et stupide
du Führer…
Pour nous, il n’existe qu’un seul mot d’ordre : « Luttez contre le Parti ! » Sortez
de ces filières où l’on veut vous tenir bâillonnés…
Le nom allemand restera à jamais entaché de honte si la jeunesse allemande
ne se soulève pas enfin pour venger son peuple, tout en faisant pardonner ses
fautes, pour écraser ses tortionnaires et édifier la nouvelle Europe intellectuelle.
Étudiants, étudiantes, les yeux du peuple allemand sont fixés sur nous. Nous
représentons à ses yeux la force de l’Esprit… en 1943, le peuple allemand attend
de nous la… lutte contre la terreur nationale-socialiste…
Cité in W. Hofer, Le national-socialisme par les textes, op.
cit.

L’économie de guerre

Conquise par Hitler, l’Europe voit son économie pliée aux buts de
guerre des nazis.
En Allemagne, l’effort de guerre a été finalement assez tardif. Hitler
écarte les suggestions du général Georg Thomas qui aurait souhaité
dès 1938 une politique d’armement « en profondeur », de manière à
donner une priorité absolue à l’industrie lourde dans l’économie
allemande et à assurer au cours d’une guerre longue une production
suffisante de matériel de guerre. Le Führer redoute les effets
psychologiques sur la population d’une limitation trop importante des
industries de consommation et, par ailleurs, il compte sur la Blitzkrieg
pour lui éviter les inconvénients résultant d’un allongement de la guerre.
Jusque fin 1941, les événements lui donnent raison et, de ce fait,
l’Allemagne ne connaît pas les effets de l’économie de guerre : le
ravitaillement de la population, la production de denrées de
consommation ne varient guère par rapport à la période d’avant-guerre
et le niveau de vie demeure presque identique.
En revanche, la guerre en Russie change la face des choses. Dès
1942, Speer, devenu ministre de l’Armement, fait admettre par Hitler la
nécessité de planifier l’ensemble de l’économie allemande et de la
soumettre aux nécessités de la guerre ; désormais le « Bureau pour la
planification centrale » dresse la liste des besoins, établit les priorités,
répartit la main-d’œuvre et contrôle la production. Il en résulte un
accroissement continu jusqu’à l’été 1944 de la production de matériel
de guerre. Après cette date, les effets des bombardements et
l’incorporation massive de tous les hommes disponibles compromettent
définitivement l’effort économique entrepris. La population ressent les
effets de cette mobilisation sur son niveau de vie, à partir de 1943 :
denrées alimentaires et produits de consommation courante deviennent
plus rares ; le rationnement apparaît et avec lui le marché noir. Cette
situation ne cesse de se dégrader jusqu’en 1944, où la pénurie prend
des allures catastrophiques.
En Europe occupée, la pénurie débute dès 1940. Hitler assigne en
effet aux pays conquis la tâche de fournir à l’Allemagne l’argent, les
produits et la main-d’œuvre qui lui seront nécessaires dans son effort
de guerre. C’est d’ailleurs à ce prix qu’il peut jusqu’en 1942 maintenir le
niveau de vie des Allemands.
– L’argent vient des contributions de guerre, théoriquement
destinées à couvrir les frais d’entretien des armées d’occupation, en
fait fixées unilatéra lement par l’Allemagne à un montant beaucoup plus
élevé. La France verse ainsi à l’occupant 400 millions de francs par
jour, qui deviendront 500 millions après novembre 1942.
– Les produits proviennent soit des réquisitions, soit des achats
effectués selon la procédure des accords de clearing que le Reich ne
soldera d’ailleurs jamais. On assiste pratiquement à une exploitation
éhontée des territoires occupés. Pendant que les denrées alimentaires
prennent le chemin de l’Allemagne, où elles permettent d’assurer à la
population une alimentation quelquefois supérieure à celle de l’avant-
guerre, les usines passent sous contrôle allemand et doivent fournir le
matériel dont le Reich a besoin. Pratiquement toute l’industrie
européenne doit prioritairement satisfaire les besoins allemands,
militaires ou civils. Il en résulte évidemment une grande pénurie dans
les pays occupés qui connaissent très tôt rationnement et marché noir.
– La main-d’œuvre doit remplacer en Allemagne les hommes
mobilisés sur les divers fronts. Ce sont d’abord les prisonniers de
guerre qui assument cette tâche ; mais, très vite, ce palliatif s’avère
insuffisant. Après avoir tenté d’attirer en Allemagne des travailleurs
volontaires, les nazis procèdent plus brutalement : Sauckel est chargé
de réquisitionner dans les pays occupés les hommes nécessaires. En
Europe occidentale, il crée le Service du Travail Obligatoire qui fixe les
contingents que doit fournir chaque État ; à l’Est, il procède lui-même
aux rafles de main-d’œuvre. Au total, 14 millions d’Européens (dont les
2/3 sont Polonais et Russes) ont ainsi dû travailler de force pour le
Reich.
L’exploitation économique révèle donc le véritable caractère de
l’Ordre Nouveau en Europe : il ne s’agit pas de reconstruire le continent
selon de nouveaux principes, il s’agit de mettre l’Europe au service de
l’Allemagne.

La politique raciale

C’est dans le domaine de la persécution raciale qu’apparaissent


surtout les objectifs « idéologiques » de l’« Ordre Nouveau ».
Les juifs furent les principales victimes de la politique raciale
hitlérienne. Il est vrai que, dans ce domaine, la politique nazie trouve un
appui dans l’antisémitisme qui règne dans un certain nombre de pays
conquis : en Pologne, les juifs sont tenus à l’écart ; en Hongrie une
législation raciale est très vite mise en place et en France même le
gouvernement de Vichy, pétri de principes maurassiens, promulgue un
« statut des juifs » dès le 18 octobre 1940, avant même que l’occupant
en fasse la demande. Il semble qu’au départ, les nazis aient songé à
parquer les juifs dans une « région-ghetto » : le Gouvernement Général
de Pologne, où sont organisés toute une série de ghettos, est le
premier lieu désigné ; après la défaite de la France, on songe à
Madagascar. Mais dans l’euphorie des premières victoires en Russie
s’ébauche un plan bien plus ambitieux : la « solution finale », c’est-à-
dire l’extermination de tous les juifs européens. Chargé en juillet 1941
de dresser un rapport sur la question, Heydrich fait adopter en
janvier 1942 un plan qui entre aussitôt en application : construire des
camps où les juifs seront parqués et exterminés dans des chambres à
gaz. Dans toute l’Europe commencent les grandes rafles destinées à
alimenter les convois qui convergent vers Auschwitz, Maïdenek,
Belzec, Treblinka, etc., où périront six millions de juifs.
Les Slaves, ces « sous-hommes » dont le territoire doit servir de
champ de colonisation aux Allemands, connaissent d’autres formes de
persécution. En Pologne, soumise au « gauleiter » Hans Frank, les
nazis détruisent la classe dirigeante polonaise (intellectuels,
fonctionnaires, prêtres et grands propriétaires), interdisent toute forme
d’activité intellectuelle (écoles, théâtres, musées, bibliothèques doivent
fermer), de manière à préparer une génération d’esclaves qui serviront
leurs maîtres. Himmler déclare qu’il suffit d’apprendre aux enfants à
compter jusqu’à 500, à obéir aux Allemands et à être honnêtes,
travailleurs et sages ! Des procédés du même ordre sont employés
avec une égale sauvagerie en URSS occupée et en Tchécoslovaquie.
L’Europe orientale et centrale paie un très lourd tribut aux folies
raciales du nazisme !
Mais, à partir de 1943, le retournement militaire et les premières
défaites allemandes font prévoir l’effondrement de l’empire nazi.

La défaite allemande et le bilan de la guerre

Le retournement militaire de 1942-1943

En quelques mois, de l’automne 1942 à l’été 1943, les contre-


offensives des alliés vont réduire à néant les espoirs nazis de
domination du monde.
À l’Est, les Allemands arrêtés devant Stalingrad depuis l’été 1942
subissent en novembre une vigoureuse contre-offensive russe.
Encerclé, le maréchal von Paulus doit capituler le 5 février 1943 avec
les 70 000 survivants de son armée. Au total, ce désastre coûte au
Reich 300 000 hommes tués, blessés ou prisonniers. C’est le début du
reflux allemand ; brisant toutes les contre-attaques des troupes de
Hitler, les Soviétiques, qui possèdent désormais l’avantage du nombre,
poursuivent inexorablement leurs offensives, aboutissant au printemps
1944 à repousser les Allemands hors du territoire de l’URSS, sur leurs
lignes de 1941.
En Afrique, les troupes de Rommel subissent en octobre 1942 un
échec à El-Alamein à 80 km d’Alexandrie, et doivent reculer vers
l’ouest. Mais elles sont prises à revers par un débarquement anglo-
américain en Afrique du Nord (novembre 1942) qui provoque le
ralliement aux alliés des troupes françaises d’Algérie et du Maroc. En
mai 1943, les dernières troupes germano-italiennes d’Afrique doivent
capituler en Tunisie.
En Europe occidentale, un débarquement anglo-américain en Sicile
(en juillet 1943), puis dans la péninsule italienne, provoque la chute de
Mussolini et la signature d’un armistice par le gouvernement du
maréchal Badoglio (septembre 1943). L’intervention hâtive des troupes
allemandes permet de bloquer l’avance alliée sur le Garigliano, mais le
Reich doit supporter le poids de la guerre en Italie.

L’effondrement allemand

La libération de la France sonne le glas des espoirs allemands de


résister aux alliés en Europe. Le 6 juin 1944, malgré les défenses du
Mur de l’Atlantique, les troupes anglo-américaines commandées par le
général Eisenhower réussissent à débarquer en Normandie. Bloquées
quelque temps par des renforts allemands, elles parviennent en juillet à
percer le front à Avranches. Dans tout le Nord de la France, les
Allemands doivent reculer en déjouant les actions de harcèlement et
les sabotages de la Résistance. Le 25 août, le général von Choltitz
capitule dans Paris devant le général Leclerc et le colonel Rol-Tanguy,
commandant les résistants parisiens. Le 15 août 1944 un second
débarquement en Provence, suivi de la libération de la vallée du
Rhône, contraint les chefs allemands à évacuer rapidement le Sud-
Ouest et le centre de la France avant que ne se referment les deux
branches de la tenaille, près de Dijon (10 septembre 1944). Fin 1944,
à l’exception de l’Alsace, le territoire français est perdu pour Hitler.
L’effondrement. De la fin 1944 au printemps 1945, la domination
allemande se décompose. À l’Est, les Soviétiques, après avoir pénétré
en Pologne, libèrent les Balkans ; à l’Ouest, Anglais, Américains et
Français franchissent le Rhin et pénètrent sur le territoire du Reich.
Pour gagner du temps et permettre aux savants de mettre au point les
armes nouvelles sur lesquelles il compte pour redresser la situation
(fusées, avions à réaction et peut-être la bombe atomique), Hitler lance
durant l’hiver 1944-45 des contre-offensives désespérées dans les
Ardennes et en Hongrie. Mais après quelques succès initiaux, elles
tournent court. Dès le début 1945, à l’Est et à l’Ouest, les Alliés
reprennent leur avance inexorable.
Les Allemands connaissent à leur tour les rigueurs de la guerre et de
la défaite : le ravitaillement manque cruellement, de même que le
combustible ; les bombardements font des ravages (100 000 morts à
Dresde au printemps 1945). L’action de la Gestapo et la propagande
de Goebbels poussent les Allemands à résister avec acharnement à
l’invasion. Vieillards et jeunes gens sont enrôlés, défendent les villes,
maison par maison, pratiquent la tactique de la terre brûlée. Mais
l’énergie du désespoir ne peut empêcher la défaite : le 22 avril, les
Américains atteignent l’Elbe ; le 25 avril 1945, les Russes encerclent
Berlin où Hitler se suicide le 30, après avoir destitué Himmler et
Goering, coupables de rechercher un accommodement avec les Alliés.
Nommé président du Reich, l’amiral Doenitz cherche à retarder la
capitu lation pour permettre au plus grand nombre possible de ses
concitoyens de se réfugier dans les territoires contrôlés par les
Occidentaux. Mais, le 8 mai, il doit s’incliner : le maréchal Keitel signe
à Berlin la capitulation sans conditions du Reich. Refusant de
reconnaître le gouvernement provisoire de Doenitz, les Alliés décident
de placer l’Allemagne sous le contrôle des quatre commandants en
chef alliés, cependant que Berlin est également divisé en quatre
secteurs d’occupation. L’unité allemande a vécu.

Bilan de la guerre

Quelle est la situation de l’Allemagne au lendemain de la guerre


entreprise par Hitler pour la domination du monde ?
Territorialement, le Reich sort diminué du conflit. À l’Ouest et au
Sud, la perte de l’Alsace-Lorraine, de l’Autriche et des régions
annexées de Tchécoslovaquie le ramènent à ses frontières de 1937. À
l’Est où les Alliés n’ont pu s’entendre lors des diverses conférences
internationales sur une ligne frontière, la victoire russe établit une
situation de fait : tous les territoires situés à l’Est d’une ligne
déterminée par les fleuves Oder et Neisse passent sous administration
polonaise pendant que la Prusse orientale est partagée entre Russie et
Pologne. L’Allemagne perd ainsi 100 000 km2 et 12 millions d’habitants.
En revanche, les projets de démembrement du pays ne reçoivent
aucune suite ; en attendant de régler la question, les quatre zones
d’occupation, auxquelles s’ajoute Berlin, deviennent des entités
politiques indépendantes les unes des autres et entre lesquelles le
passage est malaisé.
Économiquement, une très lourde menace pèse sur l’Allemagne.
Sans aller jusqu’à adopter les vues du secrétaire américain au Trésor
Morgenthau, qui veut transformer le Reich en une zone agricole, les
Alliés entendent empêcher pour l’avenir la constitution d’une puissante
industrie lourde capable d’entraîner le pays dans de nouvelles
aventures militaires. Dans ces conditions, les fabrications de matériel
de guerre sont interdites et les autres fabrications industrielles
étroitement contrôlées. Il s’agit de limiter l’ensemble de la production
industrielle à 50 % de celle de 1938. D’autre part, les industriels qui ont
soutenu le nazisme doivent abandonner leurs fonctions, et pour l’avenir,
les cartels sont interdits. Enfin les Réparations seront payées en
nature : les avoirs allemands à l’étranger, évalués à 10 milliards de
Reichsmarks, sont confisqués de même que les brevets et marques de
fabrique, la flotte de guerre et de commerce est livrée aux Alliés, des
usines doivent être démontées et transférées chez les vainqueurs.
L’économie allemande est menacée de mort.
Or ces décisions sont d’autant plus graves qu’une effroyable misère
règne dans le pays. La vie économique est totalement désorganisée :
3,5 millions d’Allemands sont morts durant le conflit, 6 millions sont
prisonniers ; la destitution d’un grand nombre de fonctionnaires et de
chefs d’entreprise para
lyse l’activité ; des milliers de ponts et des centaines de kilomètres de
voies ferrées sont détruits ; la production s’est effondrée : elle est en
matière industrielle à l’indice 27 (base 100 en 1936), dans le domaine
agricole à l’indice 50 (base 100 en 1939) ; les bombardements ont
détruit les 2/3 des immeubles des grandes villes. Et, pour ajouter au
marasme, des millions de civils déracinés affluent dans le pays :
habitants de l’est fuyant devant l’Armée Rouge, expulsés des Sudètes
(3 millions), de Pologne ou des territoires annexés par les Russes
(10 millions), des Balkans (1 million). Dès l’hiver 1945-1946, la situation
devient effroyable : il faut loger hâtivement dans les villes cette masse
de sans-abris, les nourrir au prix d’un sévère rationnement, lutter
contre le froid, la sous-alimentation des enfants, les épidémies.
Moralement et politiquement. Tous ceux qui ont occupé un poste de
responsabilité, aussi infime soit-il, deviennent suspects aux yeux des
vainqueurs.
Les dirigeants du IIIe Reich, considérés comme criminels de guerre
sont jugés de novembre 1945 à octobre 1946 par un tribunal
international réunissant des juges des quatre puissances victorieuses,
qui siège à Nuremberg : douze accusés sont condamnés à mort, trois
à la détention à vie, quatre à des peines de prison. Mais la
« dénazification » touche aussi des responsables de moindre
envergure : fonctionnaires, enseignants, chefs d’entreprise doivent
remplir un questionnaire qui permettra de juger de leur culpabilité.
Beaucoup sont destitués, ce qui contribue à paralyser le pays en le
privant d’une bonne partie de sa classe dirigeante ; certains sont jugés
par les tribunaux militaires des vainqueurs dans chaque zone
d’occupation. Des excès et des erreurs, ajoutés au climat de suspicion
générale, donnent aux Allemands le sentiment que leurs vainqueurs les
traitent en peuple globalement coupable.
La folle aventure hitlérienne laisse un pays en ruines, menacé
d’éclatement, une population en pleine misère et moralement atteinte.
Après la période hitlérienne, l’Allemagne semble retourner au néant.
Chapitre 15

La reconstruction et la remise en cause


de l’Unité allemande (1945-1955)
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne n’est
plus qu’un champ de ruines. Maîtres par leur victoire du destin du
pays, les Alliés doivent d’abord assurer sa survie, ensuite procéder à
la reconstruction, pratiquement à partir du néant, de ce qui n’est plus,
politiquement et économiquement, qu’un grand vide au centre de
l’Europe. Mais parce que cette reconstruction s’opère dans le
contexte de la guerre froide qui oppose ses vainqueurs et occupants,
l’Allemagne en sort scindée en deux États étrangers et hostiles.

La reconstruction politique (1945-1949)

Par la déclaration du 5 juin 1945, les Alliés annoncent qu’ils


prennent en charge le sort de l’Allemagne ; le 30 juillet, en application
de cette décision, le Conseil de contrôle quadripartite qui réunit les
quatre commandants en chef américain, soviétique, anglais et
français tient à Berlin sa première réunion ; au mois d’août, la
conférence de Potsdam, après avoir entériné les annexions de fait
opérées par la Pologne et l’Union soviétique, prévoit que
« l’Allemagne sera traitée comme une entité économique unique » et,
à cette fin, envisage la création d’une administration centrale capable
de gérer les finances, les transports et le commerce extérieur ; pour
donner à cet embryon de gouvernement une certaine représentativité,
la reconstitution des partis politiques pour l’ensemble de l’Allemagne
est autorisée (toutefois, le parti national-socialiste est interdit en
septembre). Telles sont les bases sur lesquelles va s’opérer la
reconstruction politique : elles permettent aux Allemands d’espérer la
reconstitution de leur État ; les pratiques différentes des Alliés et
l’opposition des vainqueurs vont en décider autrement.

Les occidentaux face au problème allemand

La renaissance de la vie politique est largement due aux initiatives


américaines. Si le conseil de contrôle quadripartite est théoriquement
souverain, en fait chaque commandant en chef est maître de sa
« zone » et l’Allemagne de 1945 constitue 5 tronçons pratiquement
indépendants (les quatre zones d’occupation et Berlin). À l’Ouest, des
oppositions se font jour entre les Français, partisans d’une Allemagne
morcelée, et les Anglo-Saxons qui souhaitent l’application des
accords de Potsdam ; mais les nécessités de la vie quotidienne
poussent les Alliés de l’Ouest à procéder à la constitution d’une
dizaine de Länder avant même d’envisager sérieusement le problème
des structures du futur État allemand. Dès 1945, désireux de voir les
Allemands participer à leur propre reconstruction, les Américains font
procéder dans leur zone à des élections aux conseils municipaux et
aux Landtage (assemblées des Länder dotées de pouvoirs
constituants). Anglais et Français finissent par les imiter. Ces
élections révèlent la renaissance des courants politiques supprimés
par le nazisme mais sur des bases notablement différentes.
Le premier enseignement de ces consultations électorales est la
très nette et toute nouvelle tendance à la bipolarisation de la vie
politique. Si, ici ou là, des notables libéraux qui s’uniront plus tard
dans le Parti Libéral démocratique (Freie demokratische Partei,
FDP) sont élus, deux forces fondamentales dominent l’échiquier
politique.
– Les Chrétiens-Démocrates regroupent des militants des deux
confessions catholique et protestante (à la différence de l’ancien
Zentrum, uniquement catholique), dont beaucoup sont des résistants
anti-hitlériens (c’est dans la prison berlinoise de Moabit qu’est née
l’idée de la constitution du nouveau parti), décidés à construire une
Allemagne nouvelle sur des bases de démocratie, de solidarité
sociale et de liberté. D’abord organisés sur la base territoriale des
Länder, ils se fédèrent en 1946 à l’initiative de l’association de
Cologne présidée par Konrad Adenauer pour former la CDU
(Christlich Demokratische Union, Union Chrétienne Démocrate) ;
cependant la branche bavaroise, reprenant une tradition solidement
établie, demeurera indépendante sous le nom de CSU (Union
Chrétienne Sociale) et avec une idéologie sensiblement plus
conservatrice.
– Les Socialistes tentent de reconstituer le vieux Parti social-
démocrate et une Conférence se tient à cet effet à Wenningsen, près
de Hanovre, en octobre 1945. Elle voit se dessiner une vigoureuse
opposition entre Otto Grotewohl (qui a passé la guerre en Union
soviétique), partisan d’une fusion avec le parti communiste, et Eric
Ollenhauer et Kurt Schumacher qui refusent cette solution ; cette
dernière thèse l’emporte et Schumacher, rescapé des camps nazis,
est porté à la présidence du parti en 1946, alors qu’en zone orientale
les Soviétiques imposent la fusion rejetée à l’Ouest.
La guerre froide va tout à la fois consolider la renaissance de la vie
politique à l’Ouest et creuser le fossé entre zone soviétique et zones
occidentales. Au cours des années 1946-1947, les désaccords entre
alliés font échouer toutes les rencontres destinées à concrétiser les
accords de Potsdam ; pour les occidentaux, l’ex-allié soviétique
devient l’adversaire potentiel, l’ancienne ennemie vaincue un enjeu et
un atout. Cette modification du contexte politique général explique les
initiatives anglo-américaines, suivies d’assez mauvais gré par les
Français pour unifier les zones occidentales et leur donner des
structures d’État :
– fin 1946, les zones anglaise et américaine sont réunies et
constituent la « Bizone », gérée économiquement par un Conseil
siégeant à Minden, politiquement par deux Conseils élus ;
– en mars 1948, la Charte de Francfort donne à la Bizone un
véritable gouvernement économique avec un Exécutif (le Directoire,
dans lequel le principal rôle est tenu par Ludwig Erhard) et une
Assemblée législative. La « Bizone » et la zone française sont
admises au bénéfice de l’aide Marshall ;
– en juin 1948, après une conférence tenue à Londres, la France,
qui avait jusque-là résisté aux sollicitations anglo-américaines, mais
que la guerre froide rend de plus en plus solidaire de ses alliés
occidentaux, accepte, contre la création d’une autorité internationale
de la Ruhr, la réunification des trois zones occidentales en un État de
type fédéral, dont la création sera préparée par des élections à une
Assemblée Constituante.
La naissance de la République fédérale, en 1949, est la
conséquence de cette décision. Elle entraîne d’ailleurs une vive
réaction soviétique : le blocus des secteurs occidentaux de Berlin par
voie de terre (juin 1948), qui obligera les Américains à ravitailler la
ville au prix d’un « pont aérien » ininterrompu jusqu’en 1949. Mais les
conséquences de cet événement seront capitales :
– il révèle qu’à l’ancienne hostilité du temps de guerre s’est
substituée une solidarité de fait entre les Allemands de l’Ouest et
leurs vainqueurs occidentaux face à ce qui leur apparaît comme la
menace soviétique ;
– de ce fait, il a raison des réticences des nouveaux milieux
politiques allemands face à la création d’un État qui aurait pour
conséquence de consolider la division allemande (seuls les Bavarois
demeureront à l’écart de cette création alors que tous les autres
Länder de l’Ouest y participent).
En septembre 1948 arrivent à Bonn les délégués des dix Länder de
l’Ouest qui constituent un Conseil Parlementaire constituant ; celui-ci
élit à sa présidence Konrad Adenauer. Le 23 mai 1949 est publiée la
Constitution du nouvel État, la « Loi Fondamentale » ; en août est élu
le premier Bundestag ; députés du Bundestag et des Landtage
élisent Theodor Heuss à la présidence de la République ; en
septembre 1949, Konrad Adenauer est élu Chancelier Fédéral par la
majorité des députés du Bundestag. La République Fédérale
Allemande est née.

La politique soviétique en Allemagne


Les débuts de la zone d’occupation soviétique. Plus encore que
ses collègues occidentaux, le commandant en chef soviétique jouit
dans sa zone d’une indépendance totale. Il va la mettre en œuvre
pour réaliser deux objectifs : l’un à court terme, l’octroi à l’URSS de
substantielles réparations de guerre (voir seconde partie) ; l’autre,
plus ambitieux, consistant à inclure l’Allemagne (si possible tout
entière) dans la zone d’influence soviétique, en procédant à sa
« démocratisation ».
Dans le cadre de cet objectif essentiel, la première arme semble
être la terreur ; durant les premières semaines de l’occupation, la
population est livrée au bon plaisir des troupes victorieuses (cf.
encadrés) : il s’ensuit une véritable panique qui provoque la fuite vers
l’ouest d’une fraction de la population, souvent la plus aisée
économiquement. Très vite, à ce procédé vont se substituer les
mesures de socialisation et de dénazification. Les premières
atteignent les grands domaines agricoles qui sont partagés et
certaines industries de base, sapant ainsi la puissance économique
de la classe dirigeante ; quant à la « dénazification », elle revêt une
acception très large, puisqu’elle atteint non seulement d’authentiques
nazis, mais aussi de grands bourgeois et des membres des classes
moyennes, un « capitaliste » étant par définition fasciste. Au total,
plus de 500 000 personnes sont révoquées, 100 000 enfermées dans
des camps. Très vite, il n’y a plus en zone orientale de classe
dirigeante susceptible de s’opposer à la « démocratisation » telle que
la conçoivent les Soviétiques.
À partir de juin 1945, celle-ci va recevoir un contenu positif. Un
décret autorise la reconstitution des partis politiques antifascistes.
Dans le mois qui suit, quatre grandes formations voient le jour : le
Parti communiste allemand (KPD), dirigé par des émigrés retour
d’URSS. (Wilhelm Pieck et Walter Ulbricht) ; le Parti social-démocrate
(SPD), dont le principal animateur est, en zone orientale, Otto
Grotewohl ; le Parti libéral démocratique et l’Union chrétienne-
démocrate. Sous la pression des autorités d’occupation, ces quatre
partis forment un Front d’unité antifasciste et démocratique.
Cependant, le Parti social-démocrate offre une très forte résistance
aux projets de fusion avec les communistes, souhaitée par ceux-ci
comme par les Soviétiques ; malgré les décisions hostiles à la fusion
de la conférence de Wenningsen d’octobre 1945, décisions qui
traduisent le sentiment de nombreux cadres et militants du parti, le
ralliement de Grotewohl à cette solution permet la mise en place au
Congrès d’avril 1946 du Parti socialiste unifié (Sozialistische
Einheitspartei Deutschlands, SED) qui réunit socialistes et
communistes. Au sein de la nouvelle formation, l’appui de l’URSS et le
rôle joué par les communistes dans la socialisation et la dénazification
leur assurent très vite la prépondérance, bien que, numériquement,
57 % des 1 300 000 membres du Parti viennent du SPD. Lors des
élections locales de 1946, le nouveau parti obtient 47 % des voix
contre 24,6 % aux libéraux et 24,5 % aux chrétiens-démocrates.
C’est lui qui constitue la force politique principale des gouvernements
des cinq Länder de l’Est (Saxe, Thuringe, Saxe-Anhalt, Brandebourg,
Mecklembourg) constitués après ces élections et auxquels le
commandant en chef soviétique transfère les pouvoirs nécessaires à
l’organisation de la vie quotidienne.
Vers la création d’organismes d’État à l’Est. À la différence des
Occidentaux partisans d’une fédéralisation de l’Allemagne, voire d’un
morcellement, les Soviétiques se déclarent favorables à la
reconstitution d’un État unitaire et centralisé ; leur espoir est de voir
l’Allemagne nouvelle s’organiser autour de leur zone. C’est la raison
pour laquelle, ils précipitent la transformation de celle-ci, creuset de
la future Allemagne socialiste, en interdisant aux Occidentaux tout
droit d’intervention, tout en s’efforçant d’obtenir un droit de regard sur
les zones occidentales, en particulier la gestion quadripartite de
l’industrie allemande et de la zone de la Ruhr. L’échec en mars-
avril 1947 des conversations de Moscou sur ce thème entre les
quatre ministres des Affaires étrangères va pousser les Soviétiques à
doter leur zone d’organismes centraux, destinés à préfigurer ceux de
la future Allemagne réunifiée et dont l’existence va en réalité
accélérer la division.
En décembre 1947 est convoqué un « Congrès du Peuple »
Allemand, amorce d’assemblée législative ; en mars 1948, un second
« Congrès du Peuple » décide de procéder à l’élaboration d’une
Constitution.
En juin 1947 est créée une Commission économique pour la zone
orientale qui, en mars 1948, devient un embryon de gouvernement,
au moment même où un organisme semblable est créé dans la
Bizone.
Le mois de juin 1948 marque l’époque de la rupture définitive entre
les quatre alliés du temps de guerre, mais aussi celle de l’échec de la
politique allemande des Soviétiques. Depuis mars 1948 le maréchal
Sokolowski, commandant en chef soviétique, cesse de paraître au
Conseil de Contrôle, entraînant la mise en sommeil de celui-ci.
Désormais, l’URSS va répondre coup par coup à l’édification de
structures d’État à l’ouest, en procédant à la création de structures
identiques à l’est. De ce fait, elle renonce en fait à l’espoir de créer à
son profit une Allemagne unifiée sur une base socialiste et se
contente d’opposer son Allemagne à celle des Occidentaux. Ainsi, le
23 juin 1948, l’introduction d’un mark de l’Allemagne de l’Est répond à
celle du deutsche mark à l’ouest.
Quelques jours plus tard, l’introduction du mark occidental à Berlin-
Ouest déclenche le blocus soviétique de la ville. La scission des deux
Allemagnes se répercute aussitôt dans l’ancienne capitale du Reich.
Aux élections berlinoises du 20 octobre 1946, le Parti socialiste unifié
d’Allemagne de l’Est n’avait obtenu que 19,7 % des voix contre
48,8 % au SPD ; l’élection comme maire du SPD anticommuniste
Ernst Reuter avait fortement déplu aux Soviétiques. Aussi, dès le
26 juin 1948, le Conseil Municipal se transporte dans le secteur
américain. Les Soviétiques rispostent en faisant élire en septembre
un nouveau conseil qui élit comme président un membre du Parti
socialiste unifié, Ebert.
La création de la République Démocratique Allemande va
consacrer la scission. Le processus de formation de l’État est
désormais parallèle à celui qui s’accomplit à l’ouest. Alors que
s’élabore la République Fédérale Allemande, à l’est un Conseil issu
du Second Congrès du Peuple prépare une Constitution. Toutefois,
avant que ne se prépare l’étape définitive qui doit mener à la création
d’une République socialiste, certaines précautions sont prises pour
éviter des surprises politiques comme celle résultant des résistances
de certains dirigeants des partis « bourgeois » à la transformation
socialiste des structures de la société et de l’État. En 1947-1949 ces
partis sont « mis au pas », certains dirigeants écartés (comme Jacob
Kaiser, leader de la CDU à l’est), d’autres émigrent (Ernst Lemmer
également chrétien-démocrate, en 1949). Pour rallier au futur État les
diverses couches de la population sont créées de nouvelles
organisations : le Parti national-démocrate qui recrute dans les
classes moyennes, l’Union paysanne allemande pour le monde rural.
Enfin, les organisations de masse : Jeunesse Allemande Libre (FDJ),
Syndicats (FDGB), Union Démocratique des Femmes, sont invitées à
se joindre au Bloc Antifasciste. Il est décidé que ce bloc constituera
une liste unique pour les élections au IIIeCongrès du Peuple en
mai 1949 ; à l’intérieur de cette liste unique, un système invariable de
répartition des sièges assure au SED et à ses filiales des
« organisations de masse » contrôlées par les communistes, une
majorité absolue (169 sièges pour SED et Union Paysanne, 52 pour
chacun des trois partis bourgeois, chrétiens-démocrates, libéraux et
nationaux-démocrates, 140 pour les organisations de masse). Le
IIIe Congrès du Peuple réuni à Berlin approuve la Constitution
préparée depuis 1948 et qui, en théorie, s’applique à toute
l’Allemagne. Ce n’est que le 7 octobre 1949 que la Chambre du
Peuple, issue du Congrès, proclame la République Démocratique
Allemande (Deutsche Demokratische Republik) dont le territoire n’est
pas délimité ; un gouvernement présidé par Grotewohl est constitué ;
le 11 octobre, le communiste Wilhelm Pieck devient président de la
République. Une seconde Allemagne est créée.
En même temps que s’opère ainsi une scission politique qu’aucun
des deux nouveaux États ne considère comme définitive, la
reconstruction éco nomique en fondant les deux Allemagnes sur des
bases antithétiques, contribue à rendre la scission difficilement
réversible.
L’occupation soviétique en Allemagne de l’Est
« Quand les Russes ont envahi notre ville au début de 1945, mon père était à
la guerre. Pendant trois semaines, les Russes ont pénétré jour et nuit dans
notre maison. Ils bouleversaient et pillaient tout, importunaient ma mère et ma
sœur. C’était une époque terrible. Dans la nuit du 3 au 4 mars, les Russes ont
incendié notre ville et prétendu que c’était les Allemands qui l’avaient fait. Alors
les gens qui restaient ont dû quitter les rues incendiées et ont été rassemblés
dans une maison. Là, les Russes ivres ont tiré sur les gens sans défense : il y
eut quarante-cinq tués et plusieurs blessés. Le lendemain matin, nous avons
été chassés de notre maison par des cavaliers russes et amenés dans la
maison où les gens avaient été tués. Mais juste avant que nous soyions fusillés
l’ordre est arrivé de nous emmener en Russie. Nous étions vingt. Une sentinelle
russe nous a emmenés quinze kilomètres plus loin vers l’est. Nous sommes
restés là une semaine, puis nous avons dû continuer à pied. Plusieurs vieillards
sont morts en route. Bientôt sont arrivés des Russes qui cherchaient de la
main-d’œuvre. Nous avons dû partir avec eux et nous sommes arrivés dans
une grande ferme. Les femmes devaient faire la lessive pour les Russes et
donner à manger au bétail… Après le 8 mai, les Russes ont quitté le pays et
nous sommes partis secrètement pour revenir chez nous… »

Récit publié dans le journal Wacht et cité in G. Castellan,


D.D.R., Allemagne de l’Est, Paris, Le Seuil, 1955.

La reconstruction économique

Parallèle à la mise en place des nouvelles structures politiques, la


reconstruction économique divise plus profondément l’Allemagne que
ne le fait la création de deux États.

La reconstruction à l’Ouest

La lutte contre la misère et la mise en question des accords


interalliés sur l’industrie allemande marque la première phase de
cette reconstruction. La première tâche des Alliés était en effet
d’éviter que le marasme que connaît l’économie allemande après la
défaite n’aboutisse à la disette, au chômage et aux troubles politiques
favorisant l’extension du communisme. Aussi, dès 1945 et jusqu’en
1947, un système de fournitures gratuites de matières premières et
de denrées alimentaires est mis en place par les Anglo-Américains.
Le coût élevé de ces fournitures pour les Alliés apparaît d’autant plus
absurde qu’en même temps la politique de démontage d’usines et de
limitation industrielle a pour effet de perpétuer les causes de la
misère en maintenant un taux de chômage élevé et en interdisant à
l’Allemagne de financer ses achats par des exportations industrielles.
Cette situation, jointe à la tension croissante entre l’Est et l’Ouest, va
conduire à remettre en question les plans de démontage d’usines et
de décartellisation. Un grand nombre d’usines promises au
démontage sont rayées de la liste ; de 1947 à 1949, le nombre
d’entreprises démontées ne cesse de diminuer et le démontage
s’arrête pratiquement en 1950. Il en va de même pour la
décartellisation ; poursuivie énergiquement jusqu’en 1948 par
l’éclatement de la plupart des grands Konzerne miniers,
métallurgiques, chimiques et des grandes banques, il cesse dès 1949
et les Alliés, pour des raisons d’efficacité, ne s’opposent guère à leur
reconstitution après cette date. À partir du moment où les nécessités
concrètes du redressement allemand et la logique de la guerre froide
poussaient à autoriser le redressement allemand dans les structures
capitalistes d’avant-guerre, il importait de permettre aux Allemands
de se doter d’une monnaie sans laquelle il était illusoire de songer à
une véritable reconstruction.
La réforme monétaire de 1948-1949 apparaît ainsi comme l’étape
décisive de la reconstruction économique. Émis en grande quantité
durant la guerre, le Reichsmark a perdu toute valeur et le manque de
produits de première nécessité aggrave encore l’inflation. En 1947,
les Anglo-Saxons décident de créer une Banque Centrale dans
chaque Land et à Francfort une « Banque des banques » pour
coordonner l’ensemble du système. Les experts allemands, parmi
lesquels le Pr Ludwig Erhard tient une place essentielle, décident en
juin 1948 une vaste opération de déflation approuvée par les Alliés.
Le Reichsmark est remplacé par une nouvelle monnaie, le Deutsche
Mark, mais chaque Allemand ne perçoit dans l’immédiat que 50 DM,
le reste est bloqué en banque et ne sera débloqué qu’en échange de
10 RM pour 1 DM ; encore une certaine partie sera-t-elle purement
et simplement annulée. Au total, on considère que 93,5 % de la
masse monétaire existante en 1948 est ainsi supprimée ; la nouvelle
monnaie est dévaluée par rapport au dollar de 36 % si on considère
la valeur du RM en 1939. Pour ne pas avantager les possesseurs de
biens réels, un impôt sur le capital est établi, qui doit permettre
d’aider à l’installation des 13 millions de réfugiés que reçoit la
République Fédérale. Enfin, la plus grande partie de l’ancienne dette
publique est supprimée. Pour corriger un peu les effets de cette
déflation draconienne qui ramène la masse monétaire de
148 milliards de RM à 10 milliards de DM, le Pr Erhard décide, en
septembre 1949, de dévaluer la nouvelle monnaie de 20,6 %, ce qui
doit permettre la reprise des exportations.
Le démarrage économique et la marche vers la prospérité. En
donnant à l’Allemagne de l’Ouest une monnaie stable, la réforme
monétaire constitue la pierre angulaire du redressement économique
et va permettre à la République Fédérale de faire jouer à fond les
atouts qu’elle possède par ailleurs.
– Au premier plan, une masse considérable de réfugiés, souvent
qualifiés, qui amène sur le marché du travail plusieurs millions d’actifs.
Il en résulte un maintien des salaires à un niveau relativement bas, qui
permet aux prix allemands de demeurer compétitifs sur le marché
mondial. L’échec d’une grève générale organisée par les syndicats en
novembre 1948 pour obtenir un contrôle des prix porte un coup très
dur au mouvement syndical et assure au patronat en voie de
reconstitution plusieurs années de paix sociale.
– Ensuite, l’importance des investissements étrangers, surtout en
provenance des États-Unis. L’aide Marshall, plus importante pour
l’Allemagne que pour tout autre pays européen, est vite relayée par
des capitaux privés attirés par un taux d’escompte de 6 % et la
perspective de fructueux bénéfices dans une économie en voie de
relèvement rapide.
– Enfin, les banques, reconstituées, n’hésitent pas à parier sur
l’avenir en acceptant de préfinancer les entreprises industrielles.
C’est en fonction de ces atouts que le Pr Erhard décide, dès
juillet 1948, de parier sur les mécanismes de l’économie libérale pour
aboutir au redressement du pays : il libère le prix de tous les produits
sauf ceux des matières premières et des produits de première
nécessité. Les prix connaissent une certaine hausse (de l’ordre de
10 %) mais les marchandises réapparaissent, remettant en route la
vie économique et permettant à la production industrielle d’augmenter
de 50 % dès le second semestre de 1948.
Le démarrage effectué en 1948 va rapidement faire place à une
croissance dont la rapidité stupéfie l’Europe. L’indice de la production
industrielle (base 100 en 1936) passe à l’indice 76 en janvier 1949,
100 en novembre 1949, 143 en novembre 1950. À partir de cette
date, l’Allemagne entre dans l’ère de la prospérité et, de 1950 à
1956, son produit national brut augmente de 9 % par an, deux fois
plus vite que celui de la France. Cette croissance s’effectue par
ailleurs sans inflation, durant cette période, en raison du maintien des
salaires à des niveaux modérés.
Dès 1950, la réussite est évidente. Elle permet de revenir en 1952
à la liberté complète des échanges. La balance commerciale, jusque-
là déficitaire, devient à partir de cette date franchement excédentaire.
Les réserves de devises, presque nulles en 1950, atteignent huit ans
plus tard 6 milliards de dollars.
Au total, dans le cadre capitaliste et libéral qu’elle a choisi, la
République Fédérale Allemande a réussi en 1955 à devenir une très
grande puissance économique, dix ans après une défaite qui l’a
plongée dans la misère et le marasme.

Le relèvement économique de la République Fédérale (indice


100 en 1936)
Articles et Documents, no 2366, 18 mars 1952, La
Documentation Française.

Caractères de la reconstruction économique en Allemagne de l’Est

Le temps des prélèvements dure jusqu’en 1948. L’objectif


primordial de l’URSS en plein effort de reconstruction économique est
de tirer des territoires occupés le maximum de matières premières et
de biens d’équipement : l’économie allemande est, durant quelques
années, véritablement mise au pillage. Le caractère le plus
spectaculaire de l’opération consiste dans les démontages d’usines
qui dépassent très largement les pourcentages prévus entre les Alliés
en 1946. Commencée avec l’enlèvement de rails sur les voies ferrées
ou de fils télégraphiques, elle prend un caractère plus méthodique
avec le transfert en Union soviétique d’entreprises sidérurgiques,
électriques, chimiques, d’usines de chaussures, de mécanique,
d’optique, d’imprimeries, etc. Au total, on peut considérer qu’au moins
40 % de l’industrie allemande de la zone orientale sont transférés
ainsi en URSS de mai 1945 à décembre 1947. Avec les usines
passent aussi en Union soviétique techniciens et savants qui vont
constituer un aspect original des Réparations de guerre exigées par
les Soviétiques.
Assez rapidement, l’occupant se rend compte que, les besoins
immédiats satisfaits, le démontage d’usines n’est guère rentable. Il
inaugure alors un nouveau procédé : transformer un certain nombre
d’entreprises expropriées en Sociétés soviétiques par actions (SAG,
Sowjetische Aktiengesellschaften) dont la production appartient à
l’URSS. Fin 1946, il existe ainsi plus de 200 SAG qui représentent la
totalité de la production chimique de base de l’Allemagne orientale, la
moitié de la production d’acier, une grande partie de celle de métaux
non-ferreux et de constructions mécaniques. Si on ajoute les
prélèvements sur les biens de consommation, on évalue les
Réparations à un chiffre de 40 à 50 milliards de marks, soit
12 milliards de dollars 1938, ce qui dépasserait de 20 % le montant
fixé par les Soviétiques eux-mêmes.
Parallèlement à ce rigoureux prélèvement qui va, plusieurs années
durant, provoquer misère et pénurie en Allemagne de l’Est, les
Soviétiques procèdent à la modification des structures économiques
de leur zone.
Dès septembre 1945 commence la mise en œuvre de la réforme
agraire décidée à Potsdam et qui est, à la différence de la zone
occidentale, rigoureusement poursuivie. Tous les domaines de plus de
100 hectares sont expropriés et partagés en lots de petite dimension
(5 à 15 ha selon les régions) ; plus de 2 millions d’hectares sont ainsi
expropriés, ce qui porte un coup mortel à l’assise économique de la
vieille caste des Junkers ; la réforme économique attache ainsi au
nouveau régime une partie du monde rural ; cependant, ces petites
exploitations étant économiquement peu rentables, sont créées des
coopératives, amorce des futures exploitations collectives.
Sur le plan industriel, les démontages et la création des SAG
laissent assez peu de possibilités pratiques d’opérer une
transformation des structures. Toutefois les sociétés industrielles sont
expropriées dès 1945 et nationalisées ; des Conseils d’entreprise
sont créés pour les gérer, mais la production industrielle de la zone
n’atteint pas en 1947 la moitié de celle de 1936.
Enfin, le commerce intérieur, les banques, les compagnies
d’assurances sont également nationalisés. En 1948, en réponse à la
réforme monétaire de l’Ouest, est créé en Allemagne de l’Est un
nouveau mark, mais les conditions de la réforme sont beaucoup
moins draconiennes (seuls les dépôts supérieurs à 1 000 RM
connaissent une réduction de 90 % ou sont supprimés) et très vite le
mark oriental se trouvera déprécié par rapport au mark occidental.
Mais c’est à partir de 1950 que commence véritablement en
Allemagne de l’Est l’instauration du socialisme. En 1951, un plan
quinquennal (1951-1955) est édifié sur le type soviétique avec priorité
donnée à l’industrie lourde. Il prévoit le doublement en cinq ans de la
production, grâce à la mise en place de combinats comme celui de
Eisenhüttenstadt (à la frontière orientale de la RDA) qui travaille avec
le charbon polonais et le fer soviétique.
Au plan des structures commence en 1952 un vigoureux effort de
socialisation. Le mouvement de transformation des entreprises
industrielles en usines nationalisées (VEB, Volkseigene Betriebe)
s’accélère et en 1955 plus de 80 % des entreprises appartiennent au
secteur des VEB (la quasi-totalité dans le domaine de l’industrie
lourde).
Mais c’est dans le monde agricole que la transformation est la plus
spectaculaire après 1950. Jusqu’alors, les fermes d’État
représentaient moins de 6 % de la superficie des terres cultivées ;
désormais sont créées des coopératives de production, les LPG
(Landwirtschaftlische Produktiongenossenschaften), plus ou moins
communautaires selon les catégories, et dans lesquelles on oblige
pratiquement les petits propriétaires à entrer. Il en résulte un très vif
mécontentement, la fuite vers l’ouest de dizaines de milliers de
paysans et une très grave pénurie alimentaire. Le malaise paysan
n’est que le premier signe de celui que connaît le pays tout entier
avec l’accélération de la socialisation : la mise en place de nouvelles
structures, le durcissement du régime, les difficultés de ravitaillement
se conjuguent pour aviver le mécontentement. Lorsqu’en mai 1953,
peu après la mort de Staline, le SED annonce un relèvement de 10 %
des normes de production (soit une augmentation du temps de travail
sans augmentation de salaires) les ouvriers du bâtiment se soulèvent
à Berlin, le 16 juin 1953. Imité par d’autres catégories
professionnelles, le mouvement gagne les principales villes ouvrières
du pays (Magdebourg, Leipzig, Dresde). L’Armée Rouge doit
intervenir pour écraser la révolte. Mais un frein est mis à la
socialisation qui ne reprendra qu’à partir de 1956.
Il n’en reste pas moins qu’au plan des structures économiques plus
encore que dans le domaine politique un fossé s’est creusé entre les
deux Allemagnes.

L’intégration dans les deux blocs et la consolidation de la


séparation

La théorie : une seule Allemagne promise à la réunification

En dépit de la formation de deux États, l’Allemagne continue à se


considérer comme une nation provisoirement séparée. Aucun des
deux gouvernements allemands n’a voulu prendre, en 1949, la
responsabilité de rompre par un texte constitutionnel l’unité forgée au
e
siècle. C’est ainsi que la Constitution de la RDA d’octobre 1949
est faite par « le peuple allemand » et définit l’Allemagne comme une
« République démocratique indivisible ». Plus explicite, le préambule
de la Loi Fondamentale de la République Fédérale précise que le
texte a été rédigé par le « Peuple Allemand » de onze Länder qui a
« également agi au nom des Allemands à qui il a été interdit de
collaborer à cette tâche » et précise : « Le Peuple Allemand dans
son ensemble, disposant librement de lui-même, reste convié à
parachever l’unité et la liberté de l’Allemagne. »
Cette unité, qui demeure sentimentalement réelle mais qui est
aujourd’hui une fiction politique, sert de surcroît de thème de
propagande aux deux États allemands. Estimant que la RDA est une
simple zone d’occupation soviétique, le gouvernement de Bonn obtient
en 1950 une déclaration des Trois États occidentaux considérant le
gouvernement de la République Fédérale comme « le seul
gouvernement allemand, librement et légitimement constitué, fondé en
droit à parler pour l’Allemagne, représentant du peuple allemand dans
les affaires internationales ».
Au service de cette propagande se multiplient les initiatives
destinées à rejeter sur l’autre État la responsabilité de la séparation.
En 1950, Adenauer (qui refuse de reconnaître l’existence de la RDA
en tant qu’État) propose des élections libres dans toute l’Allemagne
et, en 1951, demande à l’ONU d’organiser le contrôle de la liberté du
scrutin. Grotewohl, attaché à faire reconnaître la réalité juridique de
la RDA, réagit en proposant que des délégués des deux États se
réunissent pour constituer un gouvernement unique.
Ce dialogue de sourds continue jusqu’en 1955, Adenauer refusant
toute négociation qui conduirait à une reconnaissance d’un
gouvernement est-allemand, l’Union soviétique faisant de cette
reconnaissance la condition sine qua non de toute négociation.
Pendant que la fiction de l’unité sert ainsi de thème de propagande, la
réalité de l’intégration des deux Allemagnes aux deux blocs de la
guerre froide se confirme.

L’intégration aux blocs

La République Fédérale et son intégration dans l’Alliance


Atlantique. Dès 1949, il devient évident que les Américains entendent
traiter la République Fédérale moins comme l’adversaire d’hier que
comme l’allié d’aujourd’hui contre l’URSS. Dès lors, l’Allemagne de
l’Ouest retrouve très vite les attributs de sa souveraineté.
– Entre 1949 et 1954 disparaît le statut d’occupation. En
novembre 1949, les accords de Petersberg limitent les démontages
d’usines et autorisent l’Allemagne à ouvrir des consulats à l’étranger.
En 1950, elle reçoit le droit d’avoir un ministère des Affaires
étrangères et, en 1951, devient membre du Conseil de l’Europe. Fin
1952 cesse le contrôle sur la Ruhr. Enfin, les accords de Paris
d’octobre 1954, qui entrent en vigueur en mai 1955, mettent fin au
régime d’occupation et rendent à la République Fédérale sa situation
d’État souverain, sauf en ce qui concerne Berlin et la future
réunification allemande pour laquelle les Alliés possèdent un droit
d’intervention.
– Intégration économique et politique à l’Europe sont la
contrepartie de l’indépendance restaurée. La date de 1952, qui voit
le Bundestag accepter la proposition française de création d’un
« pool charbon-acier » (la CECA), est de ce point de vue
déterminante et apparaît comme un point de départ. Mais, dès 1950,
Adenauer, allant d’ailleurs contre le sentiment des socialistes et des
syndicalistes, a offert aux Alliés la participation de contingents
allemands à une défense militaire européenne commune contre
l’URSS. Ce projet donne lieu à la signature du traité instituant la
Communauté Européenne de Défense (CED) en mai 1952 : 500 000
Allemands seront intégrés dans les troupes occidentales en
Allemagne. Le rejet de la CED par le Parlement français aboutit aux
accords de Paris qui prévoient pour 1955 l’entrée de la République
Fédérale dans l’OTAN et la constitution d’une Bundeswehr de
350 000 hommes.
L’Allemagne de l’Ouest est, économiquement, politiquement,
militairement intégrée à l’Europe occidentale.
L’entrée de la RDA dans le camp socialiste. Du côté soviétique,
les préventions contre l’adversaire d’hier sont trop fortes pour
permettre une normalisation rapide de la situation de la zone
orientale. Cependant les initiatives occidentales conduisent les
Soviétiques à renforcer l’intégration dans le bloc socialiste de leur
zone d’occupation.
En 1949, lors de la création de la République démocratique, les
autorités d’occupation remettent leurs pouvoirs aux fonctionnaires du
nouvel État. En 1952, l’entrée de la RDA au COMECON répond à
celle de la RFA dans la CECA Mais c’est entre 1954 et 1956 que se
produisent les faits décisifs : après l’échec d’une proposition de la
RDA préconisant un gouvernement panallemand, le départ des
troupes d’occupation et des élections libres, appuyée par une
suggestion soviétique de neutralisation du futur État allemand unifié,
l’entrée de la République Fédérale dans l’OTAN a pour résultat la
signature d’un traité de paix entre l’URSS et la RDA (janvier 1955).
Pour l’URSS, la réunification allemande devient ainsi impossible et
l’intégration de l’Allemagne de l’Ouest au bloc atlantique a pour effet
de consolider l’existence d’une seconde Allemagne.
En mai 1955, la RDA signe le pacte de Varsovie qui l’intègre
militairement dans le bloc de l’Est et, après que sa pleine
souveraineté eût été reconnue en septembre par les Soviétiques,
commence la constitution d’une armée populaire.
La guerre froide a ainsi pour résultat de rendre difficilement
réversible la rupture de l’unité. Il existe désormais deux États dans la
nation allemande et ces deux États sont séparés par leur statut
politique, leurs structures économiques, leurs alliances, et vingt-cinq
ans d’évolution distincte.
Chapitre 16

Deux États pour une nation (1955-1970)

Difficultés politiques et réussite économique de la


République Démocratique Allemande

Le régime politique : un socialisme intransigeant marqué par l’esprit


de la guerre froide

Les dirigeants de la République Démocratique Allemande n’ont


jamais oublié que leur État était né de la guerre froide. Ils ont
soutenu sans failles l’URSS stalinienne, leur protectrice, et la révolte
de 1953 n’a pas peu contribué à leur rappeler la nécessité d’une
solidarité sans laquelle le régime risquait de sombrer. Aussi bien est-il
caractéristique de constater que si, devant le soulèvement, les
autorités de RDA acceptent de relâcher quelque peu les rigueurs de
leur régime et d’adoucir la politique de socialisation (c’est le
« nouveau cours » qui durera jusqu’en 1955), le mouvement de
juin 1953 renforce la position personnelle du secrétaire général
Walter Ulbricht, ancien fonctionnaire du Komintern, tenu pour le plus
stalinien des responsables allemands, et qui s’était opposé à toute
mesure de ralentissement de la socialisation. Ayant rétabli le régime
par leur intervention militaire, les Soviétiques renouvellent leur
confiance à Ulbricht et le laissent limoger ceux des dirigeants du Parti
qui avaient tenté de profiter de la crise pour l’éliminer : après Franz
Dahlem, dirigeant historique du Parti communiste allemand révoqué
en mai 1953, c’est le tour en juillet de Paul Fechner, ministre de la
Justice, de Wilhelm Zaisser, ministre de la Sécurité d’État, etc.
Resté seul maître du parti, Ulbricht impose à la RDA une
conception intransigeante et dogmatique du socialisme qui freine
toutes les tentatives d’évolution. Ainsi en 1956, la IIIe Conférence du
SED, convoquée après le XXe Congrès du Parti communiste
soviétique (celui de la déstalinisation) se prononce certes pour un
« élargissement de la démocratie » et la répudiation du culte de la
personnalité, mais lorsque les milieux intellectuels osent réclamer une
application pratique des intentions proclamées, le SED condamne
l’« anarchisme étudiant » et stigmatise ceux qui ont préconisé
l’élection directe des dirigeants par la base ! Cette nouvelle crise sera
l’occasion pour M. Ulbricht de se débarrasser d’une autre fournée
d’opposants au sein des instances dirigeantes en révoquant les deux
hommes autour desquels s’était organisée la contestation : Ernst
Wollweber et Karl Schirdewan. Cette attitude intransigeante, qui
exclut toute faiblesse dans l’application des mesures de défense du
nouvel État, apparaît encore en 1961, lorsqu’une grave crise
économique déferle sur la RDA, provoquant une hémorragie de
population qui s’enfuit vers l’ouest : le gouvernement est-allemand
décide alors de construire à la frontière entre les zones occidentale
et orientale de Berlin un mur qui fermera le dernier couloir par lequel
les deux Allemagnes communiquaient encore ; la construction du mur
de Berlin (le « rempart de la paix » pour la RDA, le « mur de la
honte » pour la République Fédérale) achève de faire de l’Allemagne
de l’Est un monde isolé.
Enfin, sous la houlette de Ulbricht, le SED d’Allemagne de l’Est
veille avec un soin inquisitorial à étouffer toute déviation du
socialisme. Les conférences de Bitterfeld de 1963 et 1964
définissent une sozialistische Nationalkutur inspirée du « réalisme
socialiste », c’est-à-dire de l’illustration conformiste des thèmes
idéologiques définis par le parti. Les écrivains hétérodoxes sont mis à
l’index et le professeur Havemann, membre de l’Académie des
Sciences et partisan d’une rénovation du SED, en est exclu en 1964.
C’est d’ailleurs un réflexe du même ordre qui conduit la RDA à
appuyer en juillet 1968 l’intervention des troupes du pacte de
Varsovie qui met fin à l’expérience libérale en Tchécoslovaquie,
formellement désapprouvée par Berlin-Est.
Au service de ce régime intransigeant, les institutions de la
République Démocratique Allemande assurent la primauté du SED
sur tous les organes de l’État. En 1968, une nouvelle Constitution est
approuvée par le peuple, qui a surtout pour effet de codifier des
modifications intervenues depuis 1949 dans la vie politique de la
RDA. Tout d’abord, fait caractéristique, la Constitution de 1968
constate qu’il existe deux États Allemands et souhaite leur
coopération « sur la base de l’égalité ». Elle définit la RDA comme un
« État socialiste de nation allemande » et n’envisage d’union possible
avec la RFA que « sur la base de la démocratie et du socialisme » :
ainsi s’inscrivent dans le texte fondamental les options défendues par
les dirigeants est-allemands depuis 1949 sur le problème de la
réunification. Autre fait important : la suppression des Länder
remplacés par des districts et des cercles : la RDA est un État
centralisé.
Non moins importants sont les articles qui traitent de l’organisation
des pouvoirs publics. Le pouvoir législatif est exercé par une
Assemblée unique élue au suffrage universel, la « Chambre du
Peuple » (Volkskammer). En fait le système de liste unique assure,
on l’a vu, la prépondérance du SED et de ses annexes (organisations
de masse et parti paysan) qui ont régulièrement près de 70 % des
sièges. Pratiquement, la Chambre du Peuple se contente
d’enregistrer les décisions de l’Exécutif. Or la structure de celui-ci est
complexe : en 1949, le président de la République Wilhelm Pieck est
confiné dans un rôle honorifique pendant que la réalité du pouvoir
appartient à Otto Grotewohl, président du Conseil des Ministres, en
accord avec le bureau politique du SED dont il est membre. Mais la
mort de Pieck en 1960 entraîne une réorganisation de l’Exécutif
ratifiée par la Constitution de 1968. La présidence de la République
est supprimée et remplacée par un organisme collégial, le Conseil
d’État dont les compétences sont immenses du point de vue exécutif,
législatif et même judiciaire.
L’importance du nouvel organisme est encore accrue par le fait que
Walter Ulbricht, premier secrétaire du SED, devient président du
Conseil d’État pendant que Grotewohl, président du Conseil, n’en est
que vice-président. Désormais on assiste à une subordination du
Conseil des ministres au Conseil d’État, ce dernier étant l’organe de
décision, le gouvernement l’organe d’exécution. La mort de Grotewohl
en 1964 et son remplacement par Willi Stoph, dont la carrière s’est
faite au gouvernement dans l’ombre d’Ulbricht, renforce cette nouvelle
hiérarchie des pouvoirs qui marque l’alignement des institutions d’État
sur celles du SED et atteste la très réelle domination du parti sur les
rouages institutionnels de la RDA. Et la retraite de M. Ulbricht en
mai 1971 et son remplacement à la tête du SED par M. Erich
Honecker, ancien responsable du Mouvement de la Jeunesse,
homme de parti avant tout et depuis longtemps considéré comme le
dauphin d’Ulbricht, témoigne à nouveau de la prépondérance du parti
sur l’État.

Transformations sociales et développement économique de la RDA

Les difficultés de la socialisation depuis 1945 ont été évoquées


plus haut. Après la crise de 1953, il faut attendre 1955 pour voir
s’élaborer à nouveau une politique cohérente de socialisation en
Allemagne orientale. Ce n’est qu’en 1957 qu’est mis au point un
second plan quinquennal qui doit être abandonné dès 1958, en raison
de la nouvelle planification soviétique. En 1959 est lancé un plan
septennal dont les dates coïncident avec celles du plan soviétique.
L’objectif du plan consiste à rattraper en 1962 le niveau de vie de la
République Fédérale Allemande en mettant l’accent – fait nouveau –
sur le développement des industries de consommation et de
l’agriculture. D’autre part, l’originalité du plan septennal est de
coordonner le développement de l’économie de la RDA avec celui
des autres pays socia listes membres du COMECON, la part de
l’Allemagne orientale dans cette division du travail portant sur le
secteur des industries mécaniques et chimiques.
En réalité, le nouveau plan connaît vite des mécomptes. Il
s’accompagne en effet d’une accélération de la collectivisation des
campagnes par la multiplication des LPG et d’un renforcement de la
mainmise du parti sur la société. Il en résulte une fuite de la
population vers la République Fédérale, particulièrement des paysans
qui refusent d’entrer dans les LPG, mais aussi des intellectuels
(ingénieurs, professeurs, médecins) et des cadres qui rejettent le
régime. La République Démocratique se trouve une nouvelle fois
confrontée au grave problème qu’elle connaît depuis 1945, celui de la
stagnation démographique.
En effet, depuis 1945, sa population n’a guère varié. Elle est de
17 millions d’habitants, et ce chiffre représente un nombre de
personnes actives en rapide diminution depuis 1955. Situation
résultant à la fois du phénomène de classes creuses dû à la guerre,
mais aussi du fait que ceux qui fuient à l’ouest sont généralement des
jeunes en âge de travailler. C’est pour mettre fin à cette situation qui
semble condamner à terme tous les efforts de développement
économique qu’en 1961 la République Démocratique prend la grave
décision de construire le mur de Berlin, coupant ainsi en deux
l’ancienne capitale du Reich et interdisant aux citoyens de la RDA de
gagner la République Fédérale par Berlin-Ouest.
Cette mesure draconienne, qui montre à quel point le
développement économique est prioritaire pour le gouvernement de la
RDA, s’accompagne de toute une série d’efforts pour rendre efficace
le système de la planification. Depuis 1965, on applique à grande
échelle les idées du Professeur Liebermann sur l’autonomie de
gestion des entreprises, qui doit conduire celles-ci à prévoir leur
production en fonction des besoins du marché et à assurer leur
équilibre financier. Dès 1963-1964, production industrielle et
production agricole reprennent très rapidement et, entre 1964 et
1967, on assiste à une augmentation de 18 % du revenu national.
Depuis 1961, la production des divers secteurs est en nette
augmentation. Dans le domaine agricole, en dépit d’aptitudes
naturelles particulièrement défavorables (la plaine glaciaire couvre les
2/3 du territoire), la création de LPG et ses corollaires (utilisation
massive d’engrais et de machines, développement de l’enseignement
agricole) ont eu pour effet d’accroître la productivité et d’orienter
l’agriculture vers l’élevage de bœufs et de porcs. Mais la réussite la
plus spectaculaire est certainement celle de l’industrie, principal levier
de la révolution sociale : la RDA est, de tous les pays du bloc
socialiste, celui où la part de l’industrie dans le revenu national est la
plus importante (64 % contre 62 % en Tchécoslovaquie et 52 % en
URSS). Résultat d’autant plus remarquable que la RDA ne possède
pratiquement pas de charbon ni de pétrole et que ses matières
premières sont insuffisantes pour permettre le développement d’une
industrie valable. Aussi est-ce sur le lignite qu’elle possède en
abondance en Saxe et en Basse-Lusace que l’Allemagne orientale a
édifié une puissante industrie sidérurgique et chimique ; grâce aussi à
la collaboration des pays du COMECON dont elle importe pétrole,
charbon et minerai de fer. Mais c’est dans les domaines des
industries chimiques et mécaniques, véritables spécialités
traditionnelles de l’industrie allemande, que la place de la RDA est
fondamentale : c’est elle qui fournit aux pays socialistes les dérivés
de la potasse, le caoutchouc synthétique, les films, mais surtout les
machines-outils, le matériel électrique, les appareils d’optique et de
précision.
La République Démocratique est devenue en 1970 la 5e puissance
industrielle d’Europe et, dix ans après la construction du mur de Berlin
qui a marqué les débuts de son démarrage économique, on peut
considérer sa réussite comme réelle.
Les transformations sociales ont suivi celles de l’économie.
Pratiquement, les classes dirigeantes de l’ancienne Allemagne
(Junkers et patrons de l’industrie) ont disparu et 80 % des personnes
actives sont salariées en 1970.
– Les ouvriers, qui constituent le fondement social du régime, sont
groupés au sein d’une confédération unique, la FDGB, dont le rôle est
moins de défendre leurs intérêts que de stimuler leur ardeur à
produire et d’éviter les frictions à propos des problèmes de salaires.
Ces derniers sont restés longtemps stationnaires, mais depuis 1955
ils connaissent une augmentation lente mais continue.
– Les paysans qui ont accepté d’entrer dans les LPG ont un statut
proche de celui des kholkoziens soviétiques et sont rémunérés,
proportionnellement à leur travail, en fonction du produit des récoltes,
évidemment variables d’une LPG à l’autre.
– Les classes moyennes enfin représentent en 1970 20 % de la
population active de la RDA : il s’agit de dirigeants de petites
entreprises, d’artisans indépendants, de médecins, d’avocats, de
notaires. Leur statut social varie considérablement, depuis le petit
artisan qui arrive péniblement à nourrir sa famille jusqu’au médecin ou
à l’avocat que la pénurie d’intellectuels valorise et qui parvient à
s’assurer un revenu relativement élevé (amputé il est vrai par un
système d’impôts draconiens).
Les travailleurs salariés bénéficient en outre des nombreuses
institutions sociales mises en place par le régime : crèches,
dispensaires donnant des soins médicaux gratuits, théâtres,
bibliothèques, centres de vacances, instituts de formation
professionnelle, etc. Le niveau de vie de cette population, s’il
demeure inférieur à celui de la République Fédérale, ne cesse de
progresser : la pénurie de produits de consommation courante est
désormais un fait dépassé et on peut admettre que les succès
économiques de la RDA se répercutent à ce moment sur le plan des
conditions de vie de ses habitants par une évolution qui les rapproche
de celles de l’Allemagne de l’Ouest.
La République Démocratique Allemande a célébré à l’automne
1969 son 20e anniversaire, affirmant ainsi aux yeux du monde une
existence et une vitalité que nombre de pays lui ont longtemps
contestées. Son poids économique (elle figure parmi les dix
premières puissances industrielles du monde) est d’ailleurs suffisant
pour rendre impossible l’ignorance dans laquelle le Dr Adenauer
souhaitait qu’elle fût tenue par les pays non communistes ; il est
caractéristique de constater que depuis 1969 une dizaine de ces
derniers ont, malgré les mises en garde de Bonn, accepté de
reconnaître le régime est-allemand. D’autre part, il est peu
contestable que plus de vingt ans d’existence aient fait naître un
véritable sentiment national dans le pays et que la normalisation
économique en cours ait pour effet de fortifier le régime. Cependant
la RDA n’est pas un État comme les autres : d’abord parce que, pour
de nombreux Allemands, son existence même est le symbole de
l’échec de l’œuvre unitaire patiemment entreprise depuis le
e
siècle ; ensuite parce qu’en raison de cette situation, elle reste
attachée à un dogmatisme idéologique qui la fait apparaître au sein
du bloc socialiste comme un État demeuré stalinien ; enfin parce que
sa situation géographique et politique lui commande d’accepter une
étroite solidarité avec l’URSS qui limite son indépendance plus que
celle de tout autre État de l’Europe de l’Est.

Le miracle économique ouest-allemand

Les fondements de la prospérité

C’est véritablement à partir de 1955 que la République Fédérale


entre dans une ère de prospérité qu’elle n’a guère quittée pendant
vingt ans. Quelles en sont les causes ?
L’accroissement de la population joue à coup sûr un rôle essentiel.
L’afflux de réfugiés après la guerre n’a pas seulement accru les
chiffres de population active ; il a également donné à la République
Fédérale une population jeune à la fécondité élevée qui assure le
renouvellement démographique du pays. Jusqu’en 1966-1967, il y a
moins d’emplois que de personnes disponibles et les chômeurs sont
nombreux, ce qui permet un maintien des salaires à un taux assez
bas et limite l’inflation. Mais, à partir de 1967, la croissance
économique est telle que l’Allemagne manque de bras et qu’elle est
contrainte d’importer une main-d’œuvre étrangère de plus en plus
nombreuse. Essentiel pour expliquer le démarrage de l’économie
allemande après-guerre, le facteur démographique ne l’est plus pour
comprendre les bases de la prospérité.
La solidité de la monnaie et l’afflux des capitaux demeurent, eux,
fondamentaux. Depuis la réforme monétaire de 1948 et la dévaluation
qui a suivi, le mark est la monnaie européenne la plus solide. Son
attrait est tel que les capitaux spéculatifs affluent en Allemagne
fédérale, d’autant plus que la santé de la monnaie allemande
contraste avec les faiblesses que connaît le dollar. Afin d’éviter les
risques d’inflation que comporte cette situation, le gouvernement de
Bonn a dû, à diverses reprises, prendre des mesures destinées à
faire cesser l’entrée des capitaux et à juguler les tendances
inflationnistes : ainsi en 1969 le mark a-t-il connu une première
réévaluation et la décision prise en mai 1971 de le laisser flotter
annonce une mesure identique. Ainsi les prix allemands ont-ils
tendance à augmenter sur le marché international, atteignant quelque
peu les exportations, mais sans porter véritablement atteinte à la
brillante situation de l’économie allemande.
Car si l’afflux des capitaux est générateur de problèmes, il est
aussi à la base de la prospérité. De 1945 à 1962, plus de 40 milliards
de marks se sont investis en Allemagne ; depuis lors, ce courant n’a
cessé de se renforcer, soit pour les raisons spéculatives évoquées
plus haut, soit du fait des taux d’intérêt élevés.
La structure des entreprises est le troisième élément d’explication
de la réussite économique allemande. La décartellisation voulue par
les vainqueurs apparaît très vite comme un non-sens économique, à
partir du moment où l’objectif fondamental devient celui de l’efficacité
et de la rentabilité. Avec la création de la CECA qui lie le sort des
industries française et allemande du charbon et de l’acier, la
discrimination dont l’Allemagne est l’objet devient impensable ; aussi
en 1954 débute le mouvement de reconstitution des Konzerne :
Mannesmann d’abord, Stinnes ensuite, enfin Thyssen, le plus puissant
groupe sidérurgique européen. D’autre part, ces sociétés sont
étroitement liées aux banques qui représentent leurs clients dans les
conseils d’administration, et l’interpénétration du capital industriel et
bancaire constitue l’une des forces de l’industrie allemande ; en 1967,
la dernière et la plus prestigieuse des entreprises familiales, Krupp, a
disparu pour céder la place à une société par actions dans laquelle la
Dresdner Bank et la Deutsche Bank jouent maintenant un rôle
essentiel.
Fortement concentrées, liées aux grandes banques, les entreprises
allemandes le sont enfin aux grands groupes étrangers,
essentiellement américains, qui passent aisément de la participation
au contrôle : la firme Braun est depuis 1967 aux mains de Gillette et
IBM contrôle 80 % de la production allemande d’ordinateurs.

Développement industriel et modernisation de l’agriculture

C’est évidemment l’industrie qui profite au premier chef de la


rapide croissance économique que connaît la République Fédérale.
Jadis fondée sur la houille de la Ruhr, elle tend à se diversifier depuis
que la prépondérance du charbon est remise en cause par les
nouvelles sources d’énergie, en particulier les hydrocarbures. En fait
le charbon, trop coûteux, est devenu dans les années 1960 une
charge pour l’État contraint de subventionner des entreprises
déficitaires et de prendre en mains le reclassement de la main-
d’œuvre. Et c’est essentiellement avec des matières premières
d’importation que se développe une sidérurgie qui, pour être la
première d’Europe occidentale, n’en connaît pas moins le
ralentissement qui frappe dans tous les pays développés les
industries de base.
C’est surtout sur l’industrie de transformation que repose la
puissance industrielle allemande : grosses constructions métalliques
et mécaniques, en particulier machines-outils, constructions navales
pour lesquelles la République Fédérale se classe au 4e rang dans le
monde et surtout industrie automobile (3e producteur du monde),
industries de la construction électrique et industries chimiques avec
les trois firmes Bayer, Hoechst et Badische Anilin qui se sont partagé
l’empire de l’IG Farben. Première puissance économique d’Europe
occidentale, l’Allemagne Fédérale a largement profité des possibilités
que lui offrait un Marché Commun dont elle est dès 1959 la principale
bénéficiaire et l’État prépondérant.
L’agriculture, desservie par des conditions naturelles peu
favorables, n’a cependant pas été sacrifiée aux intérêts industriels.
Le puissant groupe de pression constitué par les organisations
agricoles (Fédération allemande des exploitants agricoles et
Fédération allemande des Coopératives) a permis au monde rural de
défendre ses positions. Mais le maintien d’une agriculture
subventionnée par l’État pose de graves problèmes dans le cadre
des règlements communautaires de l’Europe des Six. Aussi l’effort du
gouvernement allemand porte-t-il sur une modernisation des
exploitations agricoles destinées à leur permettre d’affronter dans de
bonnes conditions la concurrence internationale. Chaque année, un
Plan Vert voté par le Parlement prévoit un certain nombre de
subventions destinées à permettre le financement des modifications
de structure, du remembrement, de la réorganisation des marchés,
etc. L’objectif ultime est de précipiter l’exode des propriétaires
d’exploitation de moins de 10 hectares (un million au total) jugées non
rentables, et de permettre la modernisation des 300 000 exploitations
comprises entre 10 et 20 hectares qui ne pourront survivre qu’au prix
d’aménagements sérieux.
Mais il ne s’agit là que de faciliter l’évolution d’un secteur marginal
de l’économie allemande, dont le poids dans le revenu national ne
cesse de décroître (moins de 5 % en 1970) et qui apparaît bien
secondaire par rapport à l’éclat et à la puissance du secteur
industriel.

Une société homogène et intégrée

Si la réussite économique allemande de l’après-guerre est réelle,


on n’en trouve pas de preuve plus frappante que l’aisance avec
laquelle les divers groupes sociaux se sont intégrés dans la société et
qui contraste avec les tensions sociales subies par le Reich entre les
deux guerres.
Une idéologie sociale originale, la « Soziale Marktwirschaft »
sous-tendait l’œuvre de redressement économique du Pr Erhard. Il
s’agissait de concilier les intérêts des diverses classes de la société
allemande pour créer une société dans laquelle le principe de
solidarité l’emporterait sur la lutte des classes. En vertu de ce
principe, une loi de 1952 instituait la « péréquation des charges » : il
s’agissait d’imposer les plus riches au moyen d’un prélèvement sur le
capital (touchant la moitié de celui-ci), l’État disposant des sommes
ainsi récupérées pour indemniser les réfugiés expulsés des territoires
orientaux en 1945, payer les dommages de guerre subis par les
particuliers, aider ceux que la guerre ou la défaite avait ruinés,
construire des logements, etc. En réalité, la « péréquation des
charges » a été assez modeste et la Soziale Marktwirschaft
demeure une notion théorique : l’estimation des fortunes a été faite
d’après les déclarations fiscales de l’année 1948-1949 (celle de la
réforme monétaire) et est donc très inférieure à ce que sont
devenues les fortunes après les années de grande prospérité qui ont
suivi ; d’autre part, l’impôt est prélevé en versements trimestriels
échelonnés sur trente ans, ce qui rend la ponction fort supportable.
Enfin, après un effort réel accompli au cours des années difficiles
pour aider les plus défavorisés et lutter contre la misère et le manque
de logements, l’État a abandonné, les temps de prospérité venus, sa
timide esquisse de politique d’interventionnisme social pour laisser
jouer en ce domaine comme dans celui de l’économie les
mécanismes naturels du libéralisme.
Pour défendre leurs intérêts, les diverses catégories sociales se
sont donc organisées en groupes de pression chargés de peser sur
les décisions de l’État.
– Le grand patronat, reconstitué en dépit des lois de
décartellisation, modernisé par l’acquisition de positions de force
dans des secteurs de pointe grâce aux indemnités compensatoires
versées après l’expropriation de l’industrie lourde, a formé un
puissant groupe qui réunit plus de 100 000 sociétés, le
Bundesverband der Deutschen Industrie, dont le poids est
considérable dans la vie économique et politique de la République
fédérale.
– Les ouvriers se réunissent dès 1949 en un syndicat unique, la
Confédération des Syndicats Allemands (DGB, Deutscher
Gewerkschaftsbund) rassemblant seize groupes d’industries et plus
de six millions d’adhérents. Ce syndicalisme qui se veut indépendant
des partis politiques ne remet pas en cause les structures sociales
de l’Allemagne et se contente de lutter pour des améliorations
immédiates du sort des travailleurs : salaires, plein emploi, conditions
de travail. Sa grande revendication de l’après-guerre est la cogestion
des entreprises, qu’il obtient en partie après 1952 : des
représentants des syndicats siègent au Conseil de surveillance et
même au Comité de direction des entreprises, mais ils y sont
minoritaires et apparaissent assez vite comme des gestionnaires,
attachés à la survie des affaires et finalement solidaires, pour
l’essentiel, du patronat qu’ils étaient supposés contester. En fait,
l’augmentation continue des salaires, la réalisation du plein-emploi et
la diminution de la journée de travail, font du monde ouvrier allemand
un groupe relativement satisfait de son sort et inclinent le
syndicalisme vers des positions conservatrices. D’autre part, la
puissance des syndicats leur a fait retrouver la vieille attitude du
« socialisme installé » du Reich de Guillaume II : le DGB est à la tête
de nombreuses coopératives de consommation, de compagnies
d’assurances et même de la 4e banque allemande : Die Bank fur
Gemeinwirtschaft. On conçoit que la conservation des avantages et
des positions acquises fasse aujourd’hui du DGB le principal
instrument d’intégration du monde ouvrier à la société allemande.
– Les classes moyennes enfin, qui ne cessent de grossir en
effectifs du fait de la prospérité, ont constitué elles aussi des
organisations de défense de leurs intérêts : associations de
l’artisanat et du petit commerce (Zentralverband des deutschen
Handwerks, Hauptgemeinschaft des deutschen Einzelhandels),
Deutscher Bauernverband qui regroupe un million de paysans,
syndicats des fonctionnaires (DBB) et des employés (DAG), autant
de groupes de pression qui savent faire entendre la voix de leurs
adhérents et contribuent, en faisant accepter leurs revendications, à
faciliter leur intégration dans la société allemande.
Au total, s’il existe sans doute des intérêts divergents qu’expriment
les multiples associations qui représentent les divers groupes de la
société ouest-allemande, la prospérité économique a pour effet
d’affaiblir les tensions et de faire accepter par la quasi-totalité des
Allemands leur place dans cette société. Et ce climat de sérénité
sociale n’a pas peu contribué à ce qui est peut-être la plus éclatante
réussite allemande d’après-guerre, la création et l’implantation d’une
démocratie vivante dans un pays où il semblait que des régimes
autoritaires puissent seuls s’acclimater.

Le miracle politique allemand : la démocratie de Bonn

Des institutions démocratiques

Ce n’est pas un État unitaire comme celui qu’avait voulu créer


Hitler, mais un État Fédéral que met en place la Loi Fondamentale
votée en 1949. Cet État (le Bund) réunit des Länder (pays) créés
pour la plupart par les Alliés préalablement à la constitution de la
République Fédérale. Actuellement, ces Länder sont au nombre de
dix (non compris Berlin, dont le statut particulier est garanti par les
quatre vainqueurs de 1945). Chacun d’entre eux a sa Constitution,
son assemblée, le Landtag, et un gouvernement dirigé par un
Ministre-Président (il existe en Allemagne plus de 100 ministres et
près de 2 000 députés). La constitution du Bund laisse aux Länder
des compétences étendues, à condition toutefois que celles-ci ne
contredisent pas les décisions fédérales qui l’emportent dans tous les
cas. Il en résulte que si les Länder possèdent de réels pouvoirs dans
le domaine judiciaire, dans celui de l’économie et des travaux publics,
leur autonomie n’est réellement complète qu’en matière religieuse,
scolaire et universitaire (et il est caractéristique de noter qu’il n’existe
pas au niveau fédéral de ministère de l’Instruction publique et des
Cultes). Pour donner aux Länder les moyens d’exercer leurs
prérogatives, le législateur a prévu que 33 % des recettes fiscales
seraient retenues par eux, tandis que 55 % sont versées au Bund et
12 % aux communes. Enfin un système compliqué de péréquation
permet une relative égalisation des ressources entre Länder pauvres
et Länder riches.
La structure fédérale de l’État a été voulue par les Alliés pour éviter
les tentations autoritaires pouvant résulter d’une centralisation
excessive. En revanche, ce sont les Allemands eux-mêmes qui ont
voulu inscrire dans leur Constitution les principes démocratiques qui
marquaient la répudiation du passé hitlérien et fondaient le nouveau
régime sur un système de valeurs que le nazisme avait foulé aux
pieds. La première section de la Loi Fondamentale insiste sur « la
dignité de la personne humaine », précise que « nul ne peut être ni
désavantagé, ni favorisé en raison… de son ascendance, de sa
race… » et garantit aux côtés des libertés fondamentales de réunion,
d’association, d’expression, l’objection de conscience elle-même. Or,
il ne s’agit pas là de pure phraséologie. La Constitution érige en effet
en gardien de la Loi Fondamentale et de ses principes le Tribunal
Constitutionnel de Karlsruhe qui statue sur l’interprétation de la Loi et
tranche les conflits nés de son application. À diverses reprises le
Tribunal, dont les sentences motivées se réfèrent aux principes de
droit énoncés dans la Constitution, a fait preuve de son indépendance
à l’égard des pouvoirs publics et son rôle est essentiel dans un État
qui, par opposition au temps du nazisme, se veut un Rechtstaat (un
État fondé sur le Droit).
La répartition des pouvoirs est enfin celle d’une démocratie
parlementaire classique.
Le pouvoir législatif dans le Bund est détenu par deux assemblées.
Le Bundestag est élu au suffrage universel selon un système fort
complexe qui combine scrutin uninominal majoritaire (pour 247
« sièges directs » correspondant chacun à une circonscription
électorale) et représentation proportionnelle (pour l’autre moitié des
sièges) selon une répartition qui dépend des voix obtenues par
chaque parti dans les divers Länder au cours d’un second vote. Pour
éviter les inconvénients résultant habituellement de la représentation
proportionnelle (multiplication des petits groupes parlemen taires
marginaux), un seuil de 5 % des voix est exigé au niveau national pour
qu’un parti soit représenté au Bundestag. Le Bundestag vote les lois
et le budget et c’est de sa majorité que dépendent les
gouvernements. Beaucoup plus modeste est le rôle de la seconde
assemblée, le Bundesrat, constitué de délégués des gouvernements
des Länder, qui dispose d’un droit de veto sur certaines lois et peut
demander au Bundestag de délibérer une seconde fois sur les autres.
Le président de la République, élu par le Bundestag et un nombre
égal de délégués des Landtage, est confiné dans un rôle
représentatif car on a voulu éviter de lui donner un pouvoir qui avait
jadis permis à Hindenburg de porter un coup mortel au régime de
Weimar. Élu pour cinq ans, son rôle se borne à désigner comme
chancelier le candidat choisi par le parti majoritaire au Bundestag et à
signer des lois à l’élaboration desquelles il n’a à aucun moment
participé. Toutefois, en fonction de sa personnalité, il peut disposer
d’une autorité morale considérable : ce fut le cas du premier
président de la République Fédérale, le libéral Theodor Heuss qui n’a
pas peu contribué à favoriser l’implantation dans son pays des
pratiques démocratiques, et après lui, du socialiste Gustav
Heinemann, élu en 1969, antinazi authentique et homme d’une grande
rectitude morale, qui a symbolisé à la tête de l’État la répudiation de
la période nazie dont il n’a d’ailleurs cessé de dénoncer les crimes.
Mais le véritable maître du pouvoir exécutif est le Chancelier. Élu
par le Bundestag sur proposition du Président, il se trouve garanti
contre les risques d’un renversement inopiné par l’article 67 qui
précise que le Bundestag ne peut exprimer sa défiance envers lui que
s’il lui a auparavant élu un successeur. Il en résulte qu’en dehors des
périodes électorales, le chancelier est assuré de sa longévité
politique, sauf en cas de crise au sein de son propre parti (et c’est ce
qui se produisit en 1963 lorsque les Chrétiens-Démocrates
contraignirent le Dr Adenauer à démissionner et choisirent pour le
remplacer le Pr Erhard et en 1966 lorsque la CDU décida de
substituer à ce dernier M. Kiesinger). En fait le texte constitutionnel,
et plus encore la pratique, telle que l’a conçue Konrad Adenauer
pendant quatorze ans, fait du Chancelier dont les pouvoirs sont
considérables le véritable maître de la vie politique en Allemagne.
Le régime démocratique prévu par la Constitution a pu fonctionner
parce que les forces politiques allemandes se placent dans le cadre
des institutions et acceptent les principes de la Loi Fondamentale.
Des partis politiques qui acceptent les institutions

L’absence de véritable force de contestation au sein du monde


politique allemand est le premier fait à noter. À l’extrême-gauche, le
Parti communiste dont l’influence avait d’ailleurs été déclinante (5,6 %
des voix en 1949, 2,2 % en 1953), après avoir été interdit par le
Tribunal de Karlsruhe a, à nouveau, été autorisé en 1968, mais la
médiocrité de ses résultats aux élections de 1969 prouve que son
audience demeure très réduite. L’opposition d’extrême-gauche renaît
depuis 1966 autour du mouvement des étudiants socialistes (SDS)
animé par Rudi Dutschke, mais il s’agit plus d’une contestation de la
société allemande, dont le succès est au demeurant réduit, que d’une
opposition politique.
À l’extrême-droite, nationalisme et nazisme ont laissé des traces
dont l’émergence politique se retrouve au sein du Parti national-
démocratique (NPD) dirigé par M. von Thadden, dont les thèmes
politiques hostiles à la démocratie retrouvent la tradition des attaques
d’extrême-droite contre le régime « undeutsch » de Weimar. Le parti
cristallise ainsi des nostalgies refoulées, mais son principal
adversaire est incontestablement la prospérité économique
allemande et l’intégration sociale qu’elle provoque. Si, lors de la
stagnation économique de 1966-1967, le NPD a remporté quelques
succès locaux qui lui ont donné accès aux Landtage de Bavière et de
Hesse, les élections générales de 1969 ne lui ont pas donné les 5 %
de suffrages nécessaires pour entrer au Bundestag. Le maintien de
la prospérité, l’implantation de l’idée démocratique et la relève des
générations qui ont connu le nazisme par des groupes plus jeunes,
semblent le condamner à la disparition à terme.
Les autres forces politiques se réclament de l’idéologie
démocratique et offrent à l’électeur un choix limité entre des partis
que ne sépare aucune divergence fondamentale.
– La CDU apparaît de plus en plus comme le grand parti
conservateur dans lequel se reconnaît la bourgeoisie allemande.
Sous l’influence de son électorat et la pression de son homologue
bavarois, la CSU, le Parti démocrate-chrétien a abandonné son
idéologie primitive, critique à l’égard du capitalisme et favorable à la
planification et à la direction de l’économie par l’État. Dès 1949, elle
se réclame du libéralisme professé par Erhard, et se reconnaît dans
la manière autoritaire dont le chancelier Adenauer gère la démocratie
de Bonn. Au demeurant, cet alignement de la CDU sur les vœux de
l’électorat s’avère payant puisque chaque élection, depuis 1949, lui
apporte la preuve d’une audience qui fait d’elle le premier parti
allemand et lui a permis d’exercer le pouvoir sans discontinuer de
1949 à 1969.
– C’est une évolution beaucoup plus profonde qu’a connue le Parti
social-démocrate (SPD). Reconstitué en 1945 par Schumacher et
Ollenhauer, il se réclame de l’idéologie marxiste et revendique une
politique de planification, de nationalisations (mines, sidérurgie,
chimie), de cogestion, ainsi qu’une réforme agraire. Son succès est
considérable : il a 875 000 membres en 1947 (dont 45 % d’ouvriers)
et son leader Schumacher peut espérer devenir le principal dirigeant
du futur État allemand. Mais les débuts de la guerre froide et la
méfiance croissante d’une Allemagne libérale contre tout ce qui
évoque le marxisme vont lui valoir bien des déboires. Les élections de
1949 lui apportent une première déception : le SPD n’arrive qu’en
seconde position derrière la CDU et Adenauer, et non Schumacher,
accède à la Chancellerie ; cet échec est encore accentué en 1953 et
l’écart se creuse entre socialistes et chrétiens-démocrates au
détriment des premiers ; en 1957 enfin, la légère remontée du SPD
(3 % des voix) résulte plus de la disparition progressive des petits
partis que d’un déclin de la CDU (qui a gagné 5 % des voix).
Sans doute faut-il nuancer cette série d’échecs en rappelant que,
condamnée à l’opposition au Bundestag, la Social-Démocratie
remporte des succès dans les Länder et qu’elle se trouve au pouvoir
dans nombre d’entre eux. Toutefois, les échecs répétés conduisent
les Socialistes à admettre que leur optique révolutionnaire est
inadaptée aux réalités de la société allemande de leur temps et le
congrès de Bad-Godesberg de 1959 met au point un nouveau
programme qui représente une révision déchirante de l’idéologie du
parti. Répudiant le marxisme et la lutte des classes, le SPD ne se
veut plus seulement le « parti de la classe ouvrière », mais le « parti
du peuple ». Il se réclame de la Loi Fondamentale de la République
Fédérale, approuve l’idée de défense nationale (tout en se déclarant
contre les armes nucléaires) et, s’il reste attaché à la planification, se
proclame partisan de la protection de la propriété privée.
À ce renouvellement de la doctrine s’ajoute celui des hommes.
Après la mort de Schumacher en 1952, Ollenhauer, conscient du fait
qu’il attire peu les masses, se retire volontairement et une nouvelle
équipe prend en mains les destins du SPD, contribuant à lui donner le
visage moderne et dynamique qu’il cherche à offrir de lui-même :
Herbert Wehner, l’inspirateur du programme de Bad-Godesberg, le
professeur Karl Schiller, défenseur de principes économiques qui ne
doivent plus rien au socialisme d’antan, et surtout Willy Brandt qui
commence en 1962 son ascension au sein du parti. L’effort
d’intégration du SPD à la société allemande est couronné de succès :
en 1966, les Socialistes entrent dans le gouvernement de coalition de
M. Kiesinger et, en 1969, grâce à l’alliance des libéraux, ils font élire
Gustav Heinemann à la présidence de la République et portent Willy
Brandt à la Chancellerie. Cette relève politique des Chrétiens-
Démocrates par les Socialistes atteste d’ailleurs la solidité de la
démocratie de Bonn, où s’opère désormais l’alternance au pouvoir de
la majorité et de l’opposition, critère fondamental d’un fonctionnement
harmonieux des institutions.
Mais les succès des deux grands partis confirment la tendance à la
bipolarisation qui est, depuis 1949, un fait majeur de la vie politique
allemande. En dehors des petits partis qui contestent les institutions,
il n’existe qu’un seul rival pour les Chrétiens-Démocrates et les
Socialistes, le Parti libéral, issu des anciens partis bourgeois
démocrates de la République de Weimar, comme le DDP En fait,
depuis 1949, son audience a été très limitée et il n’a jamais dépassé
13 % des suffrages du corps électoral. C’est un parti de person
nalités, constamment déchiré entre une aile gauche libérale dont
Theodor Heuss a été le meilleur représentant et une aile
conservatrice proche de la CDU. Ces tensions ont provoqué une série
de scissions qui n’ont cessé d’affaiblir le Parti. Toutefois son
importance résulte du fait que, sauf de 1957 à 1961 où la CDU a eu
la majorité des députés, l’appoint des voix libérales a été
indispensable à la constitution des ministères et le FDP a figuré dans
tous les cabinets. Allié de la CDU depuis 1949 (allié quelquefois
incommode), le Parti libéral opère en 1969 un renversement
d’alliances en décidant de soutenir, sous l’influence de Walter Scheel,
la candidature du socialiste Willy Brandt à la Chancellerie. Il en
résulte d’ailleurs une nouvelle scission et le départ du parti de son
ancien président Erich Mende. Seul le système de la proportionnelle
aux élections fédérales paraît encore maintenir en vie un parti qui
semble bien anachronique alors que se manifeste une tendance de
plus en plus nette à la bipolarisation.
Le fonctionnement normal des institutions démocratiques et
l’alternance au pouvoir ont eu pour résultat de provoquer en 1969 une
transformation essentielle dans la manière dont l’Allemagne envisage
depuis 1949 sa propre situation en Europe et de poser en termes
nouveaux la question allemande.

Une Allemagne qui s’accepte elle-même

Le long gouvernement du chancelier Adenauer a contribué à figer


le problème allemand dans des termes qui étaient ceux de la guerre
froide.
– La République Fédérale se considérait comme la seule
Allemagne légitime habilitée à rassembler un jour sous sa coupe les
populations d’Allemagne orientale. D’où l’ignorance dédaigneuse dans
laquelle se trouvait tenue la République Démocratique et la mise au
point de la « Doctrine Hallstein » qui supposait la rupture de Bonn
avec tous les États reconnaissant diplomatiquement l’Allemagne de
l’Est.
– La République Fédérale, intégrée au bloc occidental, considérait
l’URSS et ses alliés comme l’ennemi potentiel contre lequel il fallait
exercer une surveillance assidue et méfiante. Le principal point de
cristallisation de cette hostilité était Berlin, menacé selon Bonn
d’absorption dans la zone d’occupation soviétique et dont la
République Fédérale cherchait à affirmer le caractère occidental par
des manifestations symboliques comme la réunion périodique du
Bundestag dans l’ancienne capitale du Reich.
– Enfin la République Fédérale, reprenant l’attitude de l’Allemagne
de Weimar en 1919, se refusait à admettre la validité de sa frontière
orientale, la ligne Oder-Neisse, jusqu’à la signature d’un traité de paix
définitif qui ne pourrait avoir lieu qu’après la réunification.
En fait, l’ensemble de ces revendications s’inscrivait davantage
dans le contexte de la guerre froide que dans celui d’une politique
réaliste. Excellent thème de propagande, la réunification était jugée
impossible par Adenauer lui-même et vraisemblablement peu
souhaitable, compte tenu du remarquable équilibre atteint par la
République Fédérale. Mais cet écart entre les réalités et les thèmes
de propagande aboutissait à maintenir en Allemagne un
mécontentement de caractère nationaliste, attesté par exemple par
les congrès de réfugiés. Depuis son arrivée au pouvoir, le cabinet
socialiste de M. Willy Brandt s’est attaché à régler la question
allemande et à rapprocher doctrine officielle et réalité.
« L’Ostpolitik » du chancelier Brandt (politique à l’est) s’inscrit dans
un contexte sensiblement différent de celui de la guerre froide qui a
marqué les gouvernements Adenauer. Inaugurés par la « coexistence
pacifique », les nouveaux rapports américano-soviétiques sont
marqués par la volonté d’éviter entre les deux États toute cause de
conflit pouvant dégénérer en guerre. La question allemande est une
de ces causes de conflit. En signant en août 1970 un traité de
renonciation à la force avec l’Union soviétique, le chancelier Brandt se
place ainsi dans le cadre d’une politique de détente généralisée. Le
traité crée un climat d’entente qui permet d’envisager la solution des
problèmes fondamentaux. En particulier la question de Berlin, qui
figurait au premier plan des préoccupations de la République
Fédérale, non évoquée dans le traité, semble devoir être résolue
grâce à des concessions soviétiques.
À l’automne 1970 le traité germano-polonais est la suite logique du
traité de Moscou qui affirmait l’inviolabilité des frontières existantes.
Pour la première fois depuis 1949, l’Allemagne accepte de
reconnaître la validité de la ligne Oder-Neisse. Ainsi, rompant avec la
rigidité des positions des prédécesseurs de M. Brandt, la République
Fédérale sort-elle du contexte de la guerre froide et accepte-t-elle les
conséquences de la situation créée par sa défaite de 1945. En même
temps, les deux traités de 1970 donnent à l’Allemagne Fédérale sa
« majorité » dans le domaine diplomatique en la libérant de la tutelle
exercée depuis la défaite de Hitler par ses trois vainqueurs
occidentaux.
L’évolution des relations entre les deux Allemagnes est le second
aspect spectaculaire de la politique extérieure réaliste du
gouvernement fédéral. Dans sa déclaration gouvernementale du
28 octobre 1969, M. Brandt faisait savoir qu’il était disposé à
entamer des négociations sur des problèmes précis et concrets
(relations ferroviaires et postales par exemple) avec la RDA ; tout en
admettant qu’il existait désormais deux États allemands, il se refusait
néanmoins à une reconnaissance diplomatique de l’Allemagne de l’Est
qui aurait pour effet de faire de celle-ci un État étranger et
apparaîtrait comme une ratification de la coupure en deux du pays. À
la suite d’un échange de lettres entre M. Walter Ulbricht et
M. Heinemann, une rencontre entre les chefs des deux
gouvernements a lieu à Erfurt en mars 1970. Elle fait apparaître tout
à la fois la volonté de dialogue des deux États, mais aussi le
caractère inconciliable de leurs positions, la RDA exigeant de la
République Fédérale sa reconnaissance en tant qu’État séparé. Et de
fait, c’est sur ce problème qu’achoppe deux mois plus tard une
nouvelle rencontre à Cassel.
Sans doute la route est-elle encore longue qui verra les deux États
allemands nés de la défaite s’accepter mutuellement, mais n’est-ce
pas là l’issue nécessaire d’une politique réaliste qui entend
s’accommoder de la situation existante pour éviter les tensions
résultant du refus d’accepter les réalités ?
Un siècle après la réalisation de l’unité allemande, on peut
s’interroger sur le destin d’une nation réunie par la force au e
siècle
et qui a tenté par deux fois de dominer l’Europe par la force.
Apparemment, le rêve d’une puissante Allemagne unifiée et
s’imposant au continent s’est effondré ; deux États sont nés que
vingt ans d’évolution économique et politique dans des contextes
divergents séparent plus que ne les réunit la conscience commune
d’appartenir à la même nation. Même si elle est encore éloignée en
droit, la reconnaissance de l’existence des deux Allemagnes est
admise par tous dans les faits. Mais au-delà de cet échec apparent,
comment ne pas constater l’étonnante réussite des Allemagnes dans
des conditions sans doute très différentes de celles qu’avaient
envisagées et Bismarck et Guillaume II et Hitler ? La République
Fédérale est la première puissance économique d’Europe occidentale
comme la République Démocratique joue un rôle prépondérant en
Europe orientale. Dans l’un comme dans l’autre cas, la puissance
économique est génératrice de puissance politique : le poids de la
République Fédérale est prépondérant dans le Marché Commun
pendant que la République Démocratique joue un rôle sans cesse
croissant dans le monde communiste d’Europe de l’Est. Les deux
États, traumatisés par une guerre qui a pesé si lourdement sur
l’Allemagne, entendent l’un et l’autre renoncer à toute politique de
force pour ne plus rechercher que les avantages de la paix. La
politique de détente qui, en dépit des frictions, prévaut dans un
monde dominé par l’équilibre de la terreur semble conduire à la
reconnaissance du fait que la nation allemande est séparée en deux
États qui, chacun séparément, évoluent vers le développement
économique, le bien-être social et la puissance politique dans un
cadre pacifique.

Extraits du discours prononcé à Erfurt le 19 mars 1970


par M. Willi Stoph, président du conseil des ministres de la
RDA
« … Le gouvernement de la République démocratique allemande estime
nécessaire que dans les négociations futures… nous nous penchions sur les
questions fondamentales suivantes :
1 1.
Création de relations normales et égales entre la RDA
et la RFA sur la base du droit international et sans
aucune discrimination. Renonciation de la prétention
du gouvernement de la RFA à être le seul
représentant (du peuple allemand).
2 2.
Non-intervention dans les affaires étrangères de l’autre
État, rejet définitif et clair de la doctrine Hallstein.
1 3.
… Renonciation à l’emploi de la force entre la RDA et la
RFA, avec reconnaissance pleine et égale de
l’existence juridique, de l’intégrité territoriale et de
l’inviolabilité des frontières.
2 4.
Candidatures de la RDA et de la RFA à l’ONU.
3 5.
Renonciation à la possession d’armes nucléaires de
toutes sortes…
4 6.
Discussion des problèmes relatifs à l’élimination
nécessaire de tous les vestiges de la Deuxième
Guerre mondiale.
5 7.
Règlement de toutes les dettes de la RFA envers la
RDA et règlement des réparations…

Extraits du discours prononcé à Erfurt le 19 mars 1970


par M. Willy Brandt, chancelier de la RFA
1 1.
Les deux États ont le devoir de préserver l’unité de la
nation allemande. Ils ne sont pas étrangers l’un par
rapport à l’autre. De plus les principes généralement
reconnus du droit des États doivent s’appliquer en
particulier à l’exclusion de toutes formes de
discrimination, le respect de l’intégrité territoriale,
l’engagement à régler pacifiquement les différends et
le respect des frontières mutuelles.
2 2.
Ceci comprend l’engagement de ne pas souhaiter
modifier par la force la structure sociale dans le
territoire des partenaires contractuels.
3 3.
Les deux gouvernements devraient tendre leurs efforts
pour une coopération entre voisins, particulièrement
pour le règlement de la coopération technique et
entre spécialistes…
4 4.
Les droits existants et les responsabilités des Quatre
en ce qui concerne l’Allemagne dans son ensemble et
Berlin doivent être respectés.
5 5.
Les efforts des Quatre pour aboutir à des accords sur
une amélioration de la situation à Berlin et autour de
Berlin doivent être appuyés par nous. … Je pense
essentiellement aux difficultés humaines que nous
devrions améliorer autant que nous le pouvons. Pour
donner deux exemples : là où des enfants ne vivent
pas avec leurs parents, nous devrions trouver des
moyens pour qu’ils puissent à nouveau vivre
ensemble ; là où des fiancés s’attendent de chaque
côté de la frontière, nous devrions leur permettre de
se marier.
À mon point de vue, une normalisation véritable doit aider à surmonter les
murs et les barrières en Allemagne. Ils symbolisent le côté lamentable de notre
situation…

(Extraits publiés par le journal Le Monde, 21/3/1970)


Chapitre 17

La République Fédérale d’Allemagne,


première puissance d’Europe
occidentale

Une crise économique bien surmontée

La crise allemande

La République Fédérale d’Allemagne a connu depuis la réforme


économique de 1948-1949 une croissance spectaculaire et continue.
Toutefois, elle subit à partir de 1974-1975 une crise qui est l’exact
reflet de celle de l’ensemble du monde industriel. Cette crise a pour
première cause la décision prise en 1973 par le gouvernement
allemand de lutter contre l’inflation par des mesures de stabilisation
monétaire. Les restrictions du crédit et le freinage de la
consommation qui en résultent ont pour effet de diminuer l’activité
économique d’ensemble. C’est dans le contexte de ce ralentissement
que se produit à l’automne 1973 la décision de l’Opep de diminuer les
livraisons de pétrole aux pays industriels, qui aboutit en quelques
semaines au quadruplement du prix du pétrole. L’Allemagne entre
alors dans la récession économique. On constate durant les années
1974-1975 une importante baisse de la consommation, une chute de
la production industrielle qui tombe à l’indice 103 (contre 115 en
1974) à la mi-1975, une diminution des investissements et des
exportations. Conséquence de cette détérioration des indicateurs
économiques, le chômage, maintenu à un taux extrêmement faible
jusqu’en 1973, passe à 750 000 personnes à l’automne 1974, puis à
1 350 000 en février 1975.
Le gouvernement social-démocrate au pouvoir depuis 1969, mais
qui, depuis 1974, est dirigé par Helmut Schmidt décide alors de
tenter ce qui est la quadrature du cercle en matière économique, une
relance qui permette de faire repartir l’économie, de rétablir
l’excédent de la balance commerciale sur lequel compte l’Allemagne,
de réduire le chômage, mais sans faire repartir l’inflation qui, depuis
l’expérience de 1923 apparaît comme le mal absolu. Une politique
budgétaire, favorisant les investissements et la consommation, est
engagée (programme spécial d’investissements, dégrèvements
fiscaux), qui a pour résultat de provoquer un redémarrage de
l’économie allemande dès 1976. Parallèlement, tout est fait pour que
cette relance n’aboutisse pas à une renaissance des pressions
inflationnistes. Un accord tacite est passé avec les syndicats sur un
« partage des sacrifices », qui permet de limiter les hausses de
salaires, et l’essentiel du financement de la relance provient de
l’emprunt intérieur, ce qui accroît dans de spectaculaires proportions
l’endettement intérieur de l’État. Mais il est de fait que les résultats ne
tardent pas à se faire sentir. La production industrielle redémarre dès
l’automne 1975 et atteint l’indice 112 au début de 1977 ; le nombre
des chômeurs tombe à un million en 1976, 850 000 en 1977 ; la
balance commerciale reprend son ascension dès 1977 passant de
16,6 milliards de dollars d’excédent en 1976 à 19,3 milliards en 1977,
puis 23,3 milliards en 1978. Enfin la balance des paiements retrouve
un excédent important (+ 3,8 milliards de dollars en 1976,
+ 3,7 milliards en 1977, + 5,5 milliards de dollars en 1978) qui
marque un contraste avec la situation des autres pays européens. Le
résultat en est, sous la pression des partenaires commerciaux de la
République Fédérale d’Allemagne, une tendance permanente à
l’appréciation du deutschemark, que le gouvernement allemand est
conduit à réévaluer à diverses reprises. En 1979, le deutschemark
est devenu, derrière le dollar, la seconde monnaie de réserve du
monde et son éclatante santé témoigne de ce que la République
Fédérale a su, mieux que les autres pays du monde, dominer la crise
du monde industriel.
Cette relance des années 1976-1977 ne résiste guère au second
choc pétrolier, né en 1979 de la révolution iranienne qui renverse le
Shah et a pour résultat, du fait de la guerre civile qu’elle provoque, de
diminuer la production iranienne de pétrole, privant ainsi le marché
mondial d’un de ses principaux fournisseurs. La nouvelle flambée des
prix des produits pétroliers rend ceux-ci, en 1979, neuf fois plus
élevés qu’en 1973. L’Allemagne, comme les autres pays industriels,
rechute dans la crise. Sa facture pétrolière s’alourdit, sa balance
commerciale se détériore. Au début des années 1980, l’Allemagne
reste certes une grande puissance financière, tant la politique
monétaire anti-inflationniste qu’elle poursuit provoque la confiance des
milieux d’affaires, mais si elle demeure au premier rang pour ce qui
concerne les réserves en devises, son activité économique stagne à
nouveau. À ce moment, le taux de croissance de l’économie
allemande est à peu près nul, le chômage dépasse la barre des deux
millions en 1982 (8 % de la population active) et le géant de l’industrie
électronique allemande AEG-Telefunken (un groupe de 124 000
salariés) est au bord de l’effondrement et ne sera sauvé que par
l’intervention du gouvernement. C’est d’ailleurs cette rechute dans la
crise qui provoque l’éclatement de la coalition politique au pouvoir et
une nouvelle politique de lutte contre la récession économique, qui
paraît, au fil des années, donner des résultats tangibles.

La lutte contre la crise

La politique de lutte contre la crise en République Fédérale


d’Allemagne est dominée par un fait fondamental : la RFA tire de ses
exportations l’essentiel de sa richesse. Plus du quart de son produit
national brut dépend de ses ventes à l’étranger. De surcroît, le
gouvernement allemand, qu’il soit dirigé par les sociaux-démocrates
ou les chrétiens-démocrates, est parfaitement conscient que la
réussite politique de la démocratie de Bonn est intimement liée au
maintien de la prospérité économique, et les souvenirs de la grande
crise de 1929 sont encore trop présents aux esprits pour que les
Allemands ne soient point convaincus qu’ils sont condamnés à la
croissance.
Toutefois, dans le cadre de cette politique indispensable de lutte
contre la crise, les vues des sociaux-démocrates et celles des
chrétiens-démocrates diffèrent sensiblement. Liés à la politique
sociale traditionnelle de leur parti, les sociaux-démocrates se sont
refusé à envisager de revenir sur les acquis sociaux qui ont été le
principal bilan de leur période gouvernementale, préférant trancher
pour les financer dans les investissements publics. Au demeurant, la
pression des syndicats, clients traditionnels de leur parti leur aurait
sans doute interdit de pratiquer ce type de politique. C’est d’ailleurs
parce qu’ils refusaient de s’engager dans cette voie que les libéraux
décident de les abandonner en 1982 pour conclure une alliance avec
les chrétiens-démocrates. Ceux-ci se trouvent dès lors affrontés à
une situation économique contrastée. La politique de rigueur
monétaire menée avec constance par les sociaux-démocrates et
qu’ils poursuivent a conduit la République Fédérale à se montrer la
championne européenne de la réduction du taux d’inflation ; dès 1982,
celui-ci est réduit à 5 %. Il ne cesse ensuite de diminuer pour
atteindre un taux voisin de 0 en 1986, certains mois bénéficiant d’un
taux négatif. Résultat de cette excellente tenue des prix, l’Allemagne
reste un grand pays exportateur dont la balance commerciale est
nettement excédentaire, ce qui conduit à une solidité toujours
renforcée du deutschemark sur la scène monétaire mondiale, d’autant
que le dollar connaît, depuis 1986, un mouvement à la baisse qui ne
fait que renforcer l’intérêt des cambistes pour la monnaie allemande.
En janvier 1987, celle-ci est une nouvelle fois rééva luée par rapport
aux autres monnaies. En revanche, deux des indicateurs sont
clairement négatifs. Il s’agit, d’une part de l’endettement extérieur,
legs des gouvernements sociaux-démocrates, mais sur ce point, les
confortables excédents enregistrés depuis 1982 par la balance des
paiements devraient permettre à l’Allemagne de régler assez
rapidement ce problème. Plus grave est le poids du chômage.
Maintenu jusqu’en 1981 autour d’un million de personnes, il croît
rapidement à partir de 1982. Non que le chancelier Kohl ait pratiqué
une politique de remise en cause des acquis sociaux identique à celle
qu’ont connue la Grande-Bretagne ou les États-Unis, mais tout
simplement, parce que la politique de rigueur et d’assainissement des
finances publiques interdit d’accroître le poids des prestations
sociales et que, dans ces conditions, rien ne semble pouvoir arrêter
les effets d’une rationalisation des entreprises qui débouche sur des
suppressions d’emploi. De 1,8 million en 1982, le nombre des
chômeurs est passé à 2,5 millions en 1985. Si bien que la République
Fédérale d’Allemagne présente le visage paradoxal d’un pays qui a
réussi à surmonter la crise économique, annulant pratiquement
l’inflation, réduisant le déficit du budget, retrouvant une croissance
modérée, reprenant ses exportations, mais au prix d’un chômage qui
se situe à 10 % de la population active.

Une société qui demeure stable

La crise économique et la poussée du chômage n’ont pas


véritablement remis en cause le consensus social qui constitue depuis
1949 une des forces de la République Fédérale. Sans doute, dans
des zones marginales de la population, l’opposition extra-
parlementaire a-t-elle trouvé des appuis dans une jeunesse privée
d’emploi et poussée au désespoir, mais le phénomène est demeuré
limité. En fait, les grandes forces du monde ouvrier demeurent
encadrées par la puissante centrale syndicale DGB qui a accepté
« l’économie sociale de marché » et qui ne songe nullement à
remettre en cause le régime capitaliste. Les tentatives faites en 1982
pour constituer des syndicats de chômeurs se sont soldées par des
échecs. Même en situation difficile, le monde ouvrier allemand
demeure fidèle aux conceptions qui ont fait la prospérité des temps
du « miracle ».
Les syndicats ont accepté de négocier avec le chancelier Schmidt
une politique de modération des salaires pour lutter contre l’inflation.
Il est vrai que, depuis 1976, ils ont obtenu le vote d’une loi sur la
cogestion, promise depuis longtemps par les sociaux-démocrates et
qui devait étendre à toutes les entreprises industrielles et
commerciales de plus de 2 000 salariés le bénéfice de la loi de 1951
sur les entreprises du charbon et de l’acier. En fait, cette grande
réforme réalise l’exemple le plus poussé de participation des salariés
à la direction des entreprises qui ait jamais été pratiqué dans un pays
capitaliste. La réforme n’a réellement satisfait ni le patronat, ni les
syndicats. Le premier a déposé contre la loi de 1976 un recours
devant la Cour constitutionnelle, recours qui a été rejeté en 1979. Il a
alors procédé à des tentatives de contournement, s’efforçant de faire
éclater les sociétés, de manière que les entreprises issues de
l’éclatement soient au-dessous du seuil des 2 000 salariés à partir
desquels la loi s’applique. De leur côté, les syndicats critiquent une loi
qu’ils ne jugent pas vraiment paritaire, dans la mesure où, en cas de
désaccord entre actionnaires et salariés, ce sont les premiers qui
l’emportent nécessairement. Avec ses imperfections, la loi de 1976
traduit cependant les aspirations sociales d’un pays résolu à intégrer
sa classe ouvrière dans la société de prospérité qu’il entend créer.
Globalement, cette volonté a été couronnée de succès. On
s’interroge toutefois sur la pérennité du consensus social allemand.
Les jeunes générations, de plus en plus mal à l’aise dans un pays qui
vieillit et où le conformisme des attitudes et des valeurs semble peu
attrayant pour la jeunesse, paraissent de plus en plus tentées, sinon
par la contestation radicale, du moins par les formes nouvelles de la
politique que proposent les écologistes, les « Verts », défenseurs de
l’environnement, peu respectueux des valeurs traditionnelles de
l’Allemagne bourgeoise. Il est vrai que l’acuité de cette contestation
est amortie par un phénomène démographique qui, à court terme,
permet de limiter le chômage, mais qui n’en constitue pas moins une
redoutable menace pour l’avenir. Depuis 1974, la population
allemande diminue, le nombre des décès dépassant celui des
naissances. Cette diminution de la population a été compensée par
l’appel aux travailleurs étrangers, volant de main-d’œuvre sur lequel il
est plus aisé de jouer en période de chômage et qui permet de traiter
celui-ci en renvoyant une part des travailleurs étrangers. En fait, la
République Fédérale tente depuis quelques années de freiner les
arrivées massives d’étrangers attirés par un pays qui semble moins
touché que d’autres par la crise. Mais ce traitement de la crise
économique par la crise démographique pose néanmoins le problème
de l’avenir d’une société en voie de disparition lente. C’est cependant
sur les problèmes à court terme davantage que sur les grandes
interrogations de l’avenir que se joue la politique allemande depuis les
années 1970.

Une vie politique marquée par l’alternance

Depuis sa création, la démocratie de Bonn a fait la preuve de sa


solidité. Elle a résolu les problèmes politiques posés au pays par une
pratique régulière de l’alternance, les forces politiques dont les
oscillations entraînent les changements de majorité se trouvant
amenées à faire ratifier par le corps électoral les grands
changements de ligne politiques. De surcroît, la République Fédérale
a bien résisté à la poussée terroriste des années 1970 et semble par
venir à intégrer dans les règles classiques du jeu parlementaire la
nouvelle contestation écologiste et pacifiste.

L’ère social-démocrate

C’est en 1969, à l’issue d’élections qui maintiennent la démocratie-


chrétienne au rang de premier parti allemand, mais qui donnent une
majorité en sièges à la social-démocratie alliée aux libéraux (242
sièges pour la CDU contre 224 aux socialistes et 30 aux libéraux) que
Willy Brandt, président du SPD, accède à la chancellerie. C’est le
début d’un règne social-démocrate qui va durer jusqu’en 1982. Cette
étroite majorité, affaiblie par des défections, conduit le nouveau
Chancelier à provoquer des élections en 1972. La coalition au pouvoir
en sort renforcée avec 272 sièges (230 socialistes, 42 libéraux)
contre 224 chrétiens-démocrates. Confirmée par des progrès dans
les élections régionales, elle fait élire à la présidence de la
République le libéral Walter Scheel en 1974. Cette même année, la
découverte d’une affaire d’espionnage dans laquelle se trouve
compromis un homme de l’entourage du Chancelier, Günther
Guillaume, contraint Willy Brandt à démissionner précipitamment de
la chancellerie, tout en conservant la présidence du parti social-
démocrate. Mais la coalition socialiste-libérale ne s’en trouve pas
disloquée pour autant. Un nouveau chef du gouvernement, Helmut
Schmidt, spécialiste d’économie politique, chef du groupe
parlementaire SPD s’installe à la chancellerie et va, huit ans durant,
diriger le gouvernement allemand, conduisant la coalition socialiste-
libérale à la victoire en 1976 et en 1980. Ces élections de 1980, bien
qu’elles représentent un net succès présentent cependant pour les
socialistes des symptômes inquiétants. Les victoires électorales
remportées par la CDU-CSU dans les élections aux Länder privent
les partis au pouvoir de la majorité au congrès qui doit donner en
1979 un successeur au président Scheel. Celui-ci renonce à l’espoir
d’être réélu et c’est le chrétien-démocrate Carstens qui accède à la
présidence. Par ailleurs, les élections de 1980 semblent gagnées
surtout en fonction de l’extrémisme dont fait preuve le candidat CDU
à la chancellerie, le bavarois Franz-Josef Strauss. La progression de
la majorité est due pour l’essentiel à la poussée des libéraux qui
atteignent 10,6 % des voix et 53 sièges alors que les socialistes se
maintiennent à peu de chose près à leur chiffre de 1976. Cette
progression des libéraux se traduit chez eux par la volonté de peser
davantage sur la politique de la coalition et il en résulte des
désaccords de plus en plus nets entre les deux partis de la majorité
sur la manière de lutter contre la crise, le point d’achoppement
portant sur le maintien de la politique sociale ou sur sa mise en
cause. Le désaccord entre SPD et FDP sur le projet de budget
pousse celui-ci, conduit par son principal dirigeant, Hans-Dietrich
Genscher, à décider de quitter le gouvernement en septembre 1982.
La rupture de la coalition qui gouverne l’Allemagne depuis 1969 met
fin à l’ère social-démocrate.
En treize ans, les sociaux-démocrates ont assez profondément
transformé la physionomie de l’Allemagne. Non qu’ils aient eu
l’intention de procéder à quelques-unes de ces réformes de structure
qui font les grands débats entre socialistes et libéraux en Europe
occidentale. Depuis le programme de Bad-Godesberg, la social-
démocratie a assez largement renoncé à ces vues de caractère
idéologique. Son objectif était seulement de compléter la démocratie
politique de Bonn par une démocratie économique. Dans cet ordre
d’idées, la loi sur l’extension de la cogestion constituait la pièce
maîtresse du programme, puisqu’il s’agissait de faire entrer dans les
faits le partage du pouvoir au sein de l’entreprise. Commencée sous
le gouvernement Willy Brandt, l’institution de la cogestion n’aboutit
finalement sous le gouvernement Schmidt qu’en 1976 et aux prix de
délicates négociations avec les libéraux. Mais plus que cette loi qui a
polarisé l’attention, l’essentiel est sans doute dans une législation
concernant la famille, les relations dans l’entreprise, le travail, la
commune ou le système de formation, qui a accompagné la
transformation des mœurs et modifié assez profondément les
comportements de la société allemande.
Jusqu’en 1976, date à laquelle la crise économique atteint en
profondeur l’économie allemande et change fondamentalement les
données du problème, d’importantes réformes sont ainsi entreprises.
Elles concernent en premier lieu la politique sociale et se traduisent
par une volonté d’accroître les droits des travailleurs dans l’entreprise
(accroissement des pouvoirs des comités et des sections
syndicales ; droits pour les travailleurs, y compris étrangers de
participer dès l’âge de dix-huit ans aux élections dans les
entreprises), d’accroître les ressources fiscales en faisant payer les
plus fortunés (ajustement de l’impôt foncier à la montée du prix des
terrains urbains, accroissement de l’impôt sur les grandes fortunes et
les gros patrimoines), mais d’alléger la charge pesant sur les plus
modestes (relèvement du seuil de l’impôt sur le revenu, exemptions et
réductions pour les personnes âgées, les familles nombreuses, les
handicapés…), enfin d’apporter une aide à tous ceux qui connaissent
des difficultés : augmentation des rentes et pensions, amélioration
des retraites, garanties aux salariés en cas de faillite de leur
entreprise, accroissement de la protection contre les accidents et les
maladies professionnelles, relèvement des prestations destinées aux
chômeurs totaux ou à temps partiel. Le second volet de l’action
réformatrice des gouvernements à prépondérance social-démocrate
concerne les problèmes de formation et d’éducation : les allocations
familiales ont été étendues au premier enfant, 400 000 bourses par
an destinées aux jeunes gens des milieux modestes ont été créées
pour améliorer leur formation professionnelle, les dépenses de
formation et d’éducation ont doublé entre 1970 et 1972 et 30 000
places supplémentaires créées dans les universités dont des
réformes ont consacré la démocratisation. Sans empiéter sur les
prérogatives des Länder des ministères fédéraux de la Technologie et
de la Recherche d’une part, de la Science et de la Formation de
l’autre ont été créés, mettant l’accent sur les priorités
gouvernementales. Enfin, un troisième domaine de l’action du
gouvernement concerne les libertés du citoyen et la libération des
mœurs. Des réformes introduisent le divorce par consentement
mutuel et autorisent l’avortement sous certaines conditions ;
l’information sur les moyens anticonceptionnels est libérée ; une loi
autorise les transsexuels à changer de sexe et de nom ; le système
pénitentiaire est humanisé, une loi protège les citoyens contre les
abus des fichiers informatisés ; un statut des objecteurs de
conscience est adopté qui permet à une importante partie de chaque
classe de conscrits de ne pas porter l’uniforme.
Au total, de 1969 à 1976, les gouvernements Brandt et Schmidt,
sans bouleverser les structures de la société allemande réalisent de
très profondes transformations de celles-ci, dans la ligne des
réformes voulues par la social-démocratie. Toutefois, ces réformes
ne sont adoptées qu’avec difficultés. L’opposition chrétienne-
démocrate ne les accepte que du bout des lèvres, les jugeant trop
hardies. Les libéraux, associés au gouvernement, s’y résignent,
désapprouvant l’intervention croissante de l’État dans le domaine
social. En revanche, la jeunesse les juge beaucoup trop modérées et
peu exaltantes, surtout après le départ de Willy Brandt de la
Chancellerie. Helmut Schmidt plus préoccupé de saine gestion que de
mesures hardies se heurte au radicalisme de la Jeunesse socialiste –
les Jusos – qui lui reproche sa timidité et la lenteur des
transformations. Ce jeu d’équilibre difficile entre une gauche qui veut
un comportement plus révolutionnaire et une aile conservatrice qui
souhaite freiner les réformes devient impossible à tenir à partir du
moment où la crise atteint l’Allemagne. Désormais ce qu’Helmut
Schmidt peut offrir au pays, ce ne sont plus des réformes, mais une
répartition des sacrifices. Or, cette nouvelle logique apparaît
inacceptable aux jeunes intellectuels qui forment désormais les
cadres de la social-démocratie et qui trouvent une oreille attentive
chez Willy Brandt, président de leur parti. En porte-à-faux avec son
propre parti, Helmut Schmidt se heurte en outre à ses alliés libéraux
qui exigent un budget de sacrifices sur la politique sociale, favorable
aux intérêts des grandes affaires, ainsi que l’octroi d’avantages aux
entreprises pour relancer l’investissement et l’emploi. Ces
revendications contenues dans un mémoire du comte Lambsdorff,
ministre libéral de l’Économie apparaissent inconciliables avec les
vues de la social-démocratie. Helmut Schmidt s’apprête à mettre fin à
la coalition en septembre 1982, lorsque le 17, les quatre ministres
libéraux précipitent la crise en démissionnant.

Le retournement de 1982 et le retour de la CDU

Malgré le désaccord de l’aile gauche de son parti, Hans-Dietrich


Genscher, président du parti libéral entame aussitôt des négociations
avec le leader de la CDU, Helmut Kohl afin de constituer une nouvelle
majorité au Bundestag. En dépit de résultats électoraux médiocres
lors des élections aux Länder (en Hesse ou en Bavière), libéraux et
chrétiens-démocrates décident d’utiliser l’article 67 de la Loi
fondamentale qui permet de renverser le gouvernement si le
Bundestag vote une « motion de défiance constructive » désignant à
la majorité absolue un successeur au Chancelier en place. Le
1er octobre, cette procédure aboutit à l’élection de Helmut Kohl
comme chancelier avec 256 suffrages (la majorité absolue étant de
249 voix). Quelques jours plus tard est formé le nouveau
gouvernement de coalition CDU-CSU-FDP qui ramène au pouvoir,
après treize ans d’opposition, la démocratie-chrétienne.
Le nouveau chancelier Helmut Kohl ne dispose pas dans l’opinion
d’un prestige considérable. Président de la CDU depuis 1973, il a
pour principal atout de tenir l’appareil de son parti au sein duquel
personne ne paraît en mesure de l’affronter. Personnage peu
charismatique, il apparaît comme un Allemand moyen en qui se
reconnaissent nombre de ses concitoyens. Mais son autorité semble
faible au sein du gouvernement et il doit affronter le redoutable leader
de la CSU, le bavarois Fanz-Josef Strauss, qui apparaît comme
l’homme fort de la coalition au pouvoir. Néanmoins, en dépit de ces
handicaps et des critiques qui se font jour sur ses méthodes de
gouvernement, Helmut Kohl a réussi à maintenir, depuis 1982, la
cohésion de sa majorité et son audience dans l’opinion, quoique de
justesse. En 1983, il organise des élections anticipées pour tenter
d’élargir une majorité fragile. Elles aboutissent à un net succès de la
CDU qui réalise un excellent score de 48,8 % des suffrages, les
libéraux ne se maintenant que de justesse (6,9 %). Mais avec 244
députés CDU et 34 libéraux, la coalition est consolidée, d’autant que
la social-démocratie, très divisée après le retrait d’Helmut Schmidt,
entre une gauche qui a le vent en poupe et un candidat chancelier fort
modéré Hans Jochen Vogel subit une lourde défaite (38,2 % des
suffrages, 193 députés). En revanche, les « Verts » (écologistes et
pacifistes) franchissent la barre de 5 % des suffrages et font élire 27
députés au Bundestag. En janvier 1987, les élections législatives
confirment Helmut Kohl à la chancellerie, mais dans des conditions
qui diminuent encore son autorité. La démocratie-chrétienne subit en
effet de lourdes pertes (tombant à 44,3 % des voix et 223 députés)
et la majorité ne conserve le pouvoir que grâce à la poussée des
libéraux (9,1 % et 46 députés). Il est vrai que la social-démocratie
poursuit son déclin, tombant à 37 % des sièges et 186 députés, ses
pertes étant compensées par un nouveau succès des « Verts » qui
effectuent une percée à 8,2 % et font élire 42 députés.
En fait, pris entre son succès économique et son échec social,
victime du caractère incertain de sa politique étrangère, le
gouvernement Kohl tire moins sa force de ses résultats que de la
faiblesse de ses adversaires. Mais, au lendemain des élections de
1987, la situation politique allemande paraît bloquée et le jeu des
partis perburbé.
Parti conservateur, la démocratie-chrétienne, incarne une
Allemagne vieillissante, soucieuse de bonne gestion, méfiante envers
les intellectuels, réaliste, qui trouve ses bases électorales chez les
entrepreneurs, les paysans les hommes d’affaires et les membres
des professions libérales. Son sens de la mesure lui fait écarter la
tentation droitière qu’incarne Franz-Josef Strauss, leader de la CSU
bavaroise, mais pour choisir des dirigeants modérés et peu
susceptibles d’enthousiasmer la population dont Helmut Kohl est le
symbole. La social-démocratie apparaît pour sa part comme un parti
dont l’image est en train de se brouiller. Partagée entre une aile
gauche formée de jeunes intellectuels ardents à secouer le
réformisme social-démocrate, sensibles aux thèses écologistes et
pacifistes et critiques envers le capitalisme et l’alliance américaine, et
un groupe de gestionnaires prudents et compétents dont Helmut
Schmidt est le symbole, elle hésite sur son avenir. La direction du
parti apparaît résolue à ancrer celui-ci dans les voies choisies à Bad-
Godesberg et la personnalité des candidats successifs à la
chancellerie, Hans-Jochen Vogel en 1983, Johannes Rau en 1987
s’inspirent du précédent Helmut Schmidt. Lorsqu’en mars 1987, Willy
Brandt, sensible aux thèses des jeunes générations doit abandonner
la présidence du SPD, c’est Hans-Jochen Vogel et non le radical
Oskar Lafontaine qui lui succède. Mais le double visage de la social-
démocratie ne lui nuit pas moins auprès de l’électorat que le
conservatisme dépourvu d’imagination de la CDU. Situation qui profite
aux « petits partis », les libéraux et les « Verts », dont les scores
électoraux font désormais des forces qui comptent sur l’échiquier
politique allemand. Le parti libéral qui ne cesse depuis sa création de
lutter pour sa survie, oscillant entre 12 % et 5 % des suffrages (le
seuil d’élimination pour la représentation au Bundestag) tente de se
faire une image originale de l’ambiguïté congénitale qui est la sienne
puisqu’il rassemble à la fois des nationalistes droitiers et
d’authentiques démocrates, les défenseurs de la grande industrie et
ceux de la petite entreprise, les tenants du libéralisme économique et
les partisans de la libéralisation de la société, ce qui l’a conduit à
soutenir les mesures d’émancipation de la femme, la légalisation de
l’avortement, l’humanisation de l’exécution des peines. Avec Walter
Scheel, artisan de l’alliance avec les sociaux-démocrates, c’est
l’acception humaniste qui l’a emporté. Ses successeurs, Hans-
Dietrich Genscher et le comte Lambsdorff incarnent au contraire la
sensibilité de droite du FDP qui trouve son aboutissement dans la
rupture de la coalition de gauche en 1982 et l’alliance avec les
chrétiens-démocrates.
Le « parti Vert », constitué pour les élections européennes de
1979, rassemble toute une série d’organisations aux origines
politiques diverses, mais dont la revendication écologique a été le
point de rassemblement. En fait, derrière l’écologie, se développe
chez les « Verts » une contestation radicale du contenu de la société
capitaliste et de son idéologie productiviste, un refus des formes
traditionnelles du politique et du consensus bourgeois de l’Allemagne
de Bonn, un rejet de l’énergie nucléaire, une opposition à l’alliance
américaine et un choix de la voie neutraliste. Ce contenu idéologique
du « parti Vert », hétérogène, mais qui en fait un groupe d’opposition
fondamentale, a été concrétisé par les grandes manifestations
hostiles à la construction de centrales nucléaires (en particulier celle
de Brockdorf, près de Hambourg), qui fut l’occasion de heurts
violents avec la police, ou par les mouvements de protestation contre
l’extension de l’aéroport de Francfort. Du coup, les « Verts » ont servi
de point de ralliement à tous les contestataires ouest-allemands,
rassemblés jusqu’alors lors des élections sur des listes
« alternatives » condamnées à la marginalité. Si bien que le « parti
Vert » apparaît de plus en plus clairement comme une formation
d’extrême-gauche, anticapitaliste, adepte d’une « démocratie de
base » qui maintient son hétérogénéité, mais dont l’importance va
croissante dans la mesure où il draine les voix de tous ceux qui ne se
satisfont pas du régime tel qu’il existe. Présents dans les parlements
de plusieurs Länder, les « Verts » viennent d’opérer en 1987 une
percée majeure au Bundestag, qui pose pour la social-démocratie,
dont ils grignotent les positions, un problème majeur. Le SPD doit-il
constituer avec eux une coalition politique, comme le pense Oskar
Lafontaine, chef de la gauche du parti, qui le conduirait à infléchir
dans un sens plus radical des positions très modérées ? Mais une
alliance entre les SPD et les « Verts », demeurerait minoritaire si on
tient compte des résultats des récentes élections ; de surcroît, un
réajustement à gauche des positions social-démocrates rendrait
radicalement impossible toute alliance ultérieure entre le SPD et les
libéraux. Si bien que, paradoxalement, le succès des « Verts »
condamne la social-démocratie à l’opposition et renforce la coalition
CDU-FDP en excluant tout renversement d’alliances. Mais, en même
temps, cette situation provoque une crise du système politique qui est
la retombée du mouvement de contestation violente qu’a subie
l’Allemagne durant les années 1970.

La contestation et le terrorisme

La contestation violente du régime de Bonn naît en Allemagne


précisément au moment où la social-démocratie devient en 1966 un
parti de gouvernement. Nombre de ceux qu’elle avait mobilisés dans
ses campagnes contre le réarmement allemand, l’entrée dans
l’OTAN, l’alliance américaine, l’équipement atomique de la
Bundeswehr sont déçus de son ralliement à des vues qu’elle
combattait peu auparavant. Les intellectuels, syndicalistes, étudiants,
militants protestants, la plupart du temps jeunes et n’ayant pas connu
la période nazie, s’enrôlent alors sous les bannières d’une
contestation radicale du pouvoir, de la société, des valeurs établies,
de la respectabilité dont la société allemande a soif, portant au
pinacle les idées de Marx et de Freud, fraternellement unis contre
l’impérialisme, le capitalisme ou les interdits sexuels. Cette
« opposition extra-parlementaire » recourt à la violence dans les
manifestations dès 1967, provoquant une contre-violence policière qui
radicalise le mouvement. De la contestation, de petits groupes
minoritaires passent à l’idée d’un renversement par la violence de la
société bourgeoise. Ainsi se crée la « Fraction Armée Rouge » (Rote
Armee Fraktion, RAF), autour d’Andreas Baader. Comme les
anarchistes au début du siècle, les membres de la « bande à
Baader » font vivre la société allemande sous la terreur de l’attentat
et des bombes terroristes. C’est plus que n’en peut supporter une
société qui entend exorciser les cauchemars de la guerre et se
consacrer tout entière à la prospérité économique. Sous la pression
de l’opinion publique, le chancelier Brandt et les ministres-présidents
des Länder publient alors L’Édit contre les radicaux, en janvier 1972,
qui décide de mettre en application des dispositions de la loi de 1953
sur le statut des fonctionnaires, les obligeant à manifester leur
adhésion à l’ordre institué par la Loi Fondamentale. L’application de
ce texte entraîne des enquêtes sur les fonctionnaires et les candidats
à la fonction publique, que l’opposition extraparlementaire utilise
contre le gouvernement et les institutions en dénonçant des pratiques
inquisitoriales. Il en va de même des mesures prises pour rendre
efficace la lutte contre le terrorisme : limitation des contacts que les
détenus peuvent avoir avec l’extérieur, fouille des avocats, isolement
des prévenus, vote de textes contre les associations de malfaiteurs
et les associations terroristes, aménagement de prisons-forteresses.
Refusant à la démocratie de Bonn le droit d’utiliser les armes légales
pour se défendre, les terroristes et leurs avocats, qui trouvent des
appuis dans les milieux intellectuels, dénoncent le caractère
« fasciste » de l’État, font des procès des terroristes des tribunes de
propagande, organisent des attentats contre les magistrats,
déclenchent des grèves de la faim, etc. La crise atteint son point
culminant durant l’été et l’automne 1977 avec l’enlèvement, puis
l’assassinat, du président du patronat allemand, Hans Martin
Schleyer ; le détournement par des terroristes liés à la Fraction
Armée Rouge d’un appareil de la Lufthansa et la libération par la
force sur l’aéroport de Mogadiscio des otages ; enfin le suicide
collectif dans la prison de Stammhein des dirigeants de la « bande à
Baader », présenté par leurs amis comme un assassinat perpétré
par l’État. Après cette crise majeure, on ne saurait parler d’une fin du
terrorisme en Allemagne, les petits groupes héritiers de la Fraction
Armée Rouge poursuivant une activité sporadique en accord avec
des extrémistes du Proche-Orient et concentrant leur action contre
les installations américaines en République Fédérale. Mais l’action de
la police qui traque les terroristes, la mise en place progressive de
procédures de consultation avec les polices européennes ont abouti à
une marginalisation progressive du terrorisme. La République
Fédérale a, pour l’essentiel, réussi à surmonter cette contestation
violente sans véritablement remettre en cause l’essentiel des libertés
fondamentales et en demeurant un État de droit. Depuis la fin des
années 1970, l’opposition extra-parlementaire tend à se réfugier dans
les rangs du mouvement écolo-pacifiste et les « Verts » recueillent
pour une part les thèmes critiques des terroristes vis-à-vis de la
démocratie de Bonn, mais dans un cadre légal et parlementaire qui
modifie radicalement la nature du mouvement.

Un géant politique ?

Jusqu’à la fin des années 1960, il était admis que la République


Fédérale d’Allemagne était un « géant économique, mais un nain
politique », tant les conséquences de la Seconde Guerre mondiale, la
proximité de la zone d’influence soviétique et la nécessité absolue que
représentait dans cette circonstance la protection américaine,
paraissaient condamner l’Allemagne à renoncer à toute politique
autonome et à se tenir à la remorque des positions de ses alliés
occidentaux et spécifiquement des volontés de Washington. Mais,
dès cette époque, se posait la question de savoir jusqu’à quand cette
limitation du rôle international de la République Fédérale serait
compatible avec la situation d’un État qui est devenu le numéro deux
du commerce mondial et dont la monnaie apparaît, aux côtés du yen
japonais, comme la plus solide du monde. La réponse est venue dans
le courant des années 1970 sous une double forme. D’une part, dans
le droit fil de la politique internationale de détente voulue par les deux
« Grands », les accords d’Helsinki de 1975 ont débouché sur la
reconnaissance des frontières européennes telles qu’elles existent,
ce qui, pour l’Allemagne, signifie la consolidation d’un statu quo qui
consacre l’existence de deux États allemands et donc l’abandon de
tout espoir de réunification grâce à l’aide américaine. Mais, en même
temps, la politique de détente éloigne la perspective d’un conflit
européen dont l’Allemagne serait le théâtre et autonomise la politique
allemande, permettant aux atouts économiques dont elle peut se
prévaloir de donner leurs pleins effets politiques. En novembre 1975
à Rambouillet, le chancelier Schmidt figure parmi les « grands » du
monde libéral, réunis par le président Giscard d’Estaing aux côtés du
président des États-Unis, du président de la République Française,
des Premiers Ministres japonais, britannique et italien. Dès lors,
peuvent se développer des virtualités que le chancelier Brandt avait
commencé à mettre en œuvre dès 1969. Elles se déroulent selon
deux axes complémentaires qui témoignent d’une autonomie
retrouvée de la politique extérieure de l’Allemagne.
Le premier se situe incontestablement dans la continuité des
initiatives de Willy Brandt, initiateur dès 1969 d’une Ostpolitik qui vise
à obtenir, par des concessions permises par la détente envers les
pays de l’Est, un aménagement des relations entre les deux
Allemagnes. À cet égard, Willy Brandt est convaincu que la route de
Berlin-Est passe par Moscou et que c’est des dirigeants soviétiques
qu’il faut obtenir la levée des obstacles à des contacts plus étroits
avec la RDA. Dans ces circonstances, la signature par le
gouvernement Brandt du traité germano-soviétique du 12 août 1970
impliquant la renonciation à l’emploi de la force pour le règlement des
différends et la reconnaissance des frontières, puis celle du traité
germano-polonais du 7 décembre 1970, au contenu identique,
apparaissent comme le prix à payer par la République Fédérale pour
un déblocage des relations entre les deux États. Cette
reconnaissance de la « ligne Oder-Neisse » approuvée par les alliés
de l’Allemagne a pour contrepartie la lettre adressée par le
gouvernement fédéral à l’Union soviétique précisant que la signature
du traité d’août 1970 n’implique aucune renonciation au
rétablissement de l’unité allemande. En dépit de la vivacité des luttes
politiques, les deux traités sont ratifiés par le Bundestag en mai 1972,
les députés CDU et CSU s’abstenant. Mais ce préalable a comme
objet véritable le rapprochement avec l’autre Allemagne. Dès le
17 décembre 1971, un accord est signé entre la RDA et la
République Fédérale garantissant la libre circulation des personnes et
des biens entre les deux Allemagnes. En novembre 1972, un « Traité
Fondamental » règle de manière originale les relations entre les deux
États, sans reconnaissance formelle de droit international qui aurait
consacré l’existence de deux entités juridiques. Le traité laisse
subsister l’idée d’une nation commune unique, mais séparée en deux
territoires administrés de façon autonome, qui reconnaissent
réciproquement l’inviolabilité de leurs frontières, s’engagent à
respecter l’indépendance et l’autonomie de chacun, échangent des
représentants permanents et promettent de normaliser leurs
relations. Ratifié en mai 1973 par le Bundestag, le traité
interallemand permet la multiplication des visites familiales, surtout de
l’Ouest vers l’Est où six millions de personnes franchissent
annuellement la « frontière », cependant que deux millions de
résidents d’Allemagne de l’Est (retraités ou personnes âgées pour la
plupart) se rendent à l’Ouest. Plus importantes encore sont les
relations économiques qui établissent entre les deux Allemagnes des
liens de solidarité concrète : les crédits accordés par la République
Fédérale permettent une intensification des échanges qui rendent les
deux économies interdépendantes. La République Fédérale prend à
sa charge l’amélioration des réseaux de communication entre Berlin-
Ouest et son propre territoire (routes, canaux, voies ferrées,
autoroutes). Elle rachète la liberté de prisonniers politiques détenus
en RDA. Enfin, elle fait connaître ses idées par la diffusion
d’émissions télévisées qui atteignent la plus grande partie du ter
ritoire est-allemand. Ces éléments d’incontestable rapprochement
entre les deux parties de l’Allemagne se trouvent accentués par les
visites des chefs de gouvernement ; en 1970, le chancelier Brandt se
rend à Erfurt où il est acclamé ; en 1981 le chancelier Schmidt
rencontre Erich Honecker à Güstrow. Cette reconnaissance mutuelle
des deux Allemagnes a permis leur entrée commune à l’ONU en
1973. Toutefois, il est clair que la politique de rapprochement
interallemande n’est qu’un pion dans le jeu des relations Est-Ouest et
que l’Union soviétique maintient une étroite surveillance sur elles.
C’est pour répondre à la décision allemande d’autoriser l’installation
des euromissiles Pershing II sur son sol que Moscou s’est opposé à
une visite de M. Honecker en RFA en 1984. Dans ces circonstances,
le remplacement de la social-démocratie par la démocratie-
chrétienne à la tête du gouvernement a fait s’interroger sur la
continuité de l’Ostpolitik. M. Kohl se trouve en effet soumis à la
surenchère de M. Strauss et de la CSU bavaroise qui demandent une
révision de cette politique. Par ailleurs, durant la campagne électorale
de 1986-1987, il se laisse aller à comparer à Goebbels le dirigeant
soviétique Gorbatchev, ce qui entraîne une tension entre la RFA et
l’URSS. Le problème se trouve dès lors posé d’une révision de
l’Ostpolitik, perspective sur laquelle M. Kohl ne se prononce pas
clairement. Mais le résultat des élections qui renforcent la position
des libéraux de M. Genscher, praticien de cette politique dans les
gouvernements socialistes, rend fort douteuse une remise en cause
de celle-ci.
Le second axe de la nouvelle politique étrangère allemande est
celle d’une relative prise de distance par rapport au protecteur
américain. Non que les dirigeants chrétiens-démocrates (non plus
d’ailleurs que leurs prédécesseurs socialistes) aient le moins du
monde songé à un renversement des alliances que la position
géopolitique de l’Allemagne exclut d’ailleurs. L’installation des
Pershing II en dépit de la vive opposition d’une partie de l’opinion
publique est éclairante sur ce point. Mais, dès 1974, les dirigeants
allemands se préoccupent du caractère instable, aventureux, qui leur
semble parfois improvisé, de la politique des États-Unis. Le
chancelier Schmidt juge sévèrement les revirements du président
Carter en matière de politique de détente comme l’abandon de la
fabrication de la bombe à neutrons. Il ne s’inquiète pas moins de la
politique de réarmement à outrance du président Reagan qui
provoque dans les rangs de la social-démocratie une très vive
opposition, et il va s’efforcer d’encourager des conversations
américano-soviétiques sur le désarmement qui répondent aux
angoisses du peuple allemand, traumatisé par l’idée d’un nouveau
conflit. L’Allemagne Fédérale devient le grand avocat de la limitation
des armements. Sur ce point, il est clair que la démocratie-chrétienne
est plus proche de l’alliance américaine que la social-démocratie.
Toutefois, le chancelier Kohl ne peut ignorer la perte de prestige du
modèle américain dans la société allemande. Il est clair que, dans sa
majorité, l’esprit public est de plus en plus critique sur le capitalisme
américain et sur les injustices sociales aux États-Unis, sur le poids
exercé dans l’ensemble du monde par la prédominance économique
des États-Unis, sur le rôle du dollar, etc. Tous ces éléments font que
le gouvernement chrétien-démocrate où le libéral Genscher occupe le
ministère des Affaires étrangères, comme au temps d’Helmut
Schmidt, ne pratique guère dans ce domaine une politique très
différente de celle de son prédécesseur. L’élément le plus
remarquable en est sans doute le recentrage sur l’Europe, devenu le
centre de gravité de la politique extérieure allemande. Et dans ce
recentrage, les relations avec la France constituent le pôle le plus
solide de la politique allemande. On touche ici à l’apport propre
d’Helmut Schmidt à la politique extérieure de son pays. C’est en effet
avec son arrivée au pouvoir en 1974 que se consolide un axe Bonn-
Paris, fortement ébranlé depuis le retrait d’Adenauer de la vie
politique. Concrétisé par des rencontres périodiques où sont
examinés tous les aspects politiques, économiques, diplomatiques,
militaires des relations internationales, il débouche sur la mise au
point de solutions communes et de compromis qui dégagent
incontestablement une ligne privilégiée franco-allemande sur les
problèmes mondiaux. Ligne qui tient si fortement compte des réalités
géopolitiques qu’elle semble ne devoir être remise en cause par
aucun des changements de majorité qui affectent chacun des pays.
Commencée par un dialogue Schmidt-Giscard d’Estaing qui révèle
nombre de points communs, elle se poursuit par des conversations
Schmidt-Mitterrand après 1981, ne subit aucun infléchissement du fait
de l’arrivée à la chancellerie d’Helmut Kohl et survit à l’expérience
française de la cohabitation en 1986. Et dans ce dialogue, le poids
économique et financier de la République Fédérale s’ajoute au
dynamisme politique de Paris pour dégager des positions qui jouent
un rôle international non négligeable. Si la discrétion des dirigeants
allemands laisse souvent les Français jouer le premier rôle politique, il
n’est pas certain que dans le couple franco-allemand la décision
n’appartienne pas à celui des deux partenaires qui détient la
puissance économique. Il est clair que la République Fédérale a
cessé d’être un nain politique et que seule la prudence de ses
gouvernants leur interdit de revendiquer ouvertement la place de
première puissance de l’Europe occidentale qui est maintenant la leur.
Chapitre 18

La consolidation du « socialisme réel »


en République Démocratique Allemande

L’« ère Honecker »

Le nouveau cours

Il est peu douteux que le remplacement, le 3 mai 1971, au poste


de Premier Secrétaire du SED de Walter Ulbricht par Erich Honecker,
marque un tournant essentiel dans l’histoire de la République
Démocratique Allemande. Au créateur de la démocratie populaire
allemande, à l’homme qui avait tenté de définir une culture socialiste
nationale succède avec Erich Honecker un militant de l’appareil,
apparemment peu soucieux de théorie, dont l’expérience se limite aux
problèmes de la jeunesse et de la sécurité et qui paraît se méfier de
toute formulation idéologique conduisant à s’engager dans des voies
différentes de celles d’une Union soviétique, plus que jamais
considérée comme le modèle à imiter. Nommé président du SED,
Ulbricht voit son influence décliner jusqu’à sa mort en 1973, d’autant
que Honecker qui peut compter sur l’appui de l’appareil du Parti
assure son contrôle sur les leviers de commande. Dès juin 1971, le 8e
Congrès du SED, bien que placé sous le signe de la continuité,
assure la promotion au Bureau politique de quelques-uns de ses plus
proches collaborateurs. De la même manière, il écarte des postes
fondamentaux ses rivaux en puissance. En 1973, après la mort
d’Ulbricht, il fait nommer le Premier ministre Willi Stoph à la tête d’un
Conseil d’État dont le rôle va déclinant et écarte du secré tariat du
Comité central chargé des questions économiques Günter Mittag,
dont il fait l’adjoint du nouveau Premier ministre Horst Sindermann. En
quelques années, Erich Honecker s’assure la maîtrise de tous les
organes dirigeants de l’État est-allemand. Fin 1976, il dirige le Parti,
le Conseil national de Défense et préside le Conseil d’État, les
difficultés économiques ayant contraint à ramener Willi Stoph au
poste de Premier ministre et Günter Mittag au secrétariat du Comité
central pour les questions économiques. Mais désormais, le pouvoir
du Premier Secrétaire (qui prend au 9e Congrès du SED, en mai 1976
le titre de Secrétaire général) est suffisamment consolidé pour qu’il
n’ait plus rien à craindre de ses rivaux éventuels.
Le nouveau cours institué par Erich Honecker se marque sur le plan
idéologique par le rejet de l’effort de conceptualisation qui avait
marqué la période d’Ulbricht, lequel considérait la société comme un
tout dans lequel devaient coexister les diverses classes, les
arbitrages nécessaires étant effectué par le gouvernement, garant de
l’intérêt général, ce qui rendait compte de la place fondamentale
réservée au Conseil d’État. Sans que la conception du rôle dirigeant
de la classe ouvrière et de son avant-garde, le SED, ait été
totalement abandonnée, elle était passée au second plan devant les
nouvelles théories. Avec Honecker au contraire, le rôle du Parti
comme organe dirigeant de l’État est réaffirmé, de même que son
droit de contrôler l’action du gouvernement et de l’administration en
ce qui concerne le respect des normes socialistes légales. Sur
l’origine de ces normes, aucune ambiguïté ne subsiste puisque dès
avril 1971, le Bureau politique du SED insiste sur l’importance des
directives données par le 24e Congrès du parti communiste de l’Union
soviétique qui permettraient de résoudre les problèmes posés par la
création de la société socialiste développée en République
Démocratique Allemande. Signe des temps, à la conception
ulbrichtienne d’une « communauté humaine socialiste », concept
vague et englobant se substitue celle d’une « société de classe de
type spécial » qui représente incontestablement un retour à
l’orthodoxie.
Le but que se fixe Honecker est d’accroître le niveau de vie et le
niveau culturel de la population, grâce aux progrès de la production,
aux gains de productivité, au progrès scientifique et technique.
Toutefois, il prend clairement ses distances avec les pratiques des
dirigeants de la période précédente qui, pour obtenir ces résultats,
n’avaient pas hésité à jouer sur l’émulation en accordant des
augmentations substantielles de revenus à ceux dont le rôle dans le
progrès technique paraissait essentiel. Tenant compte du
ralentissement de la conjoncture économique, Erich Honecker
présente désormais le progrès comme devant résulter d’un
processus lent et graduel et remet l’accent sur la nécessité d’un
progrès égalitaire du niveau de revenu.
Ainsi peut-on considérer globalement l’« ère Honecker » comme
celle d’un retour relativement conservateur vers l’orthodoxie du
modèle sovié tique après les innovations de la période Ulbricht. Rien
ne manifeste mieux ces tendances que le rôle prépondérant du Parti
dans l’État.

La prépondérance du Parti

Retrouvant le rôle fondamental que le « socialisme réel » lui


assigne, le Parti communiste est redevenu, depuis 1971, l’élément
moteur de l’État est-allemand. Les divers instituts qui, à l’époque
d’Ulbricht, s’étaient préoccupés de recherches scientifiques sur le
communisme ou l’économie politique ont été étroitement rattachés à
l’Académie des Sciences sociales du Comité central et placés sous la
surveillance étroite des idéologues du parti. Les concepts de
centralisme démocratique et de discipline de fer du parti ont été
remis en honneur. Les dirigeants locaux ont été largement remplacés
par des hommes nouveaux issus des rangs du Mouvement de la
Jeunesse et liés au nouveau Secrétaire général ; aux échelons de
responsabilité, les fonctionnaires se sont substitués aux techniciens.
Ce parti, situé au cœur du dispositif étatique, a 2 millions de
membres en 1981. La majorité est constituée d’ouvriers (57 %), mais
plus des 3/4 des membres sont, par leur famille, d’origine ouvrière.
Le fait le plus frappant (davantage que la proportion d’ouvriers,
visiblement souhaitée par les dirigeants du Parti) est la croissance du
groupe des intellectuels qui atteint en 1981 22 % des effectifs. Il
s’agit là, à n’en pas douter, d’une politique volontaire visant à intégrer
dans le Parti les intellectuels, afin de mieux les surveiller. On constate
ainsi une osmose croissante entre cette catégorie de la population et
le Parti, la plupart des secrétaires de l’appareil étant désormais des
diplômés (il faut toutefois nuancer cette conclusion en rappelant que
l’on considère comme diplômés ceux des membres du Parti qui ont
suivi des cours dans les écoles supérieures de celui-ci). Dans cette
volonté d’avoir au sein du Parti des membres hautement qualifiés, il
faut voir l’évidente intention de contrôler étroitement le
développement économique du pays en faisant en sorte que les
dirigeants soient en même temps des experts. Encore faut-il que
leurs directives pénètrent dans la population et l’appareil de
production. C’est là le rôle des « activistes » qui, au sein de chaque
entreprise, doivent suivre à la lettre les instructions des échelons
supérieurs du parti. La volonté de donner au SED un rôle moteur est
perceptible au soin avec lequel s’opère le recrutement des nouveaux
membres de l’appareil. On exige d’eux qu’ils soient de préférence
d’origine ouvrière, qu’ils aient des connaissances techniques et
politiques, se soient montrés des activistes de bonne volonté, soient
dévoués au marxisme-léninisme et à l’Union soviétique, aient une vie
privée irréprochable. Ainsi se constitue un réservoir de cadres au sein
duquel le SED recrute les futurs dirigeants et pourvoit aux postes de
la nomenklatura. Il est évident que, dans ces conditions, aucune
opposition, même loyale, n’est possible, tous ceux qui s’écartent de la
ligne apparaissant comme déployant une activité « anti-parti ». Le
sort de ceux qui se sont risqués à émettre des critiques à l’égard de
la politique suivie est à cet égard éloquent. En 1977, Rudolf Bahro,
membre du SED publie en Allemagne de l’Ouest un pamphlet contre
la « politbureaucratie » qui gère le pays de manière inefficace, faisant
obstacle à un réel socialisme. Jugeant la planification totalement
inutile, il préconise le retour à un marxisme originel qui prendrait la
forme d’associations économiques libres. Le SED choisit de refuser
le débat : Bahro est emprisonné, puis expulsé en République
Fédérale. Le professeur Robert Havemann qui poursuit ses attaques
contre la politique du SED doit d’échapper à l’emprisonnement ou à
l’expulsion au fait qu’il a partagé la prison du Secrétaire général
durant la période nazie. Mais jusqu’à sa mort, en mars 1982, il est
l’objet d’une surveillance étroite, condamné à des amendes, isolé.
Quant aux autres partis et organisations, s’ils ne sont pas
supprimés, ils servent de simples courroies de transmission des
directives du SED auprès des catégories de la population qu’ils ont
vocation à atteindre. Ainsi en va-t-il des partis non-socialistes qui
subsistent à la condition qu’ils reconnaissent le rôle directeur du SED
et voient positivement l’Union soviétique. Avec ses 125 000 membres
en 1982, l’Union chrétienne-démocrate (CDU) a pour charge de
montrer que christianisme et socialisme peuvent marcher de pair et
d’encourager les chrétiens à participer à la construction du
socialisme ; le parti libéral-démocratique (LDPD), fort de 82 000
membres en 1982, décline en raison de l’extension des
nationalisations car il est avant tout le parti du petit patronat et des
travailleurs indépendants. À ces partis, il est formellement interdit de
faire adhérer des ouvriers, ceux-ci devant obligatoirement être
inscrits au SED. En revanche, ils recrutent assez largement dans la
jeunesse, car l’appartenance à un parti est indispensable pour
accéder à des postes officiels : 40 % des membres du LDPD en
1982 sont fonctionnaires d’État. Courroies de transmission
également, les syndicats et l’organisation de jeunesse. Les syndicats
(FDGB) ont plus de 9 millions de membres en 1982 (97 % des
salariés) et leur rôle est de faire passer dans le monde du travail la
politique économique décidée par le parti. Depuis 1975, ils sont
dirigés par Harry Tisch, un permanent du parti. C’est l’organisation de
masse des femmes, le DFD, qui se charge de transmettre au
1,5 million de membres (dont les 2/3 ont moins de trente-cinq ans)
les directives du Parti. Une attention particulière est accordée au
problème de la jeunesse : on redoute en effet que les retombées de
la normalisation des relations avec la République Fédérale et la
multiplication des relations avec l’Ouest qui en est la conséquence, ne
la poussent dans des voies éloignées du socialisme ; aussi pour
combattre les influences occidentales jugées délétères insiste-t-on, à
la demande de Margot Honecker, épouse du Premier Secrétaire et
ministre de l’Éducation sur la formation idéologique, ainsi que sur la
préparation militaire qui commence dès l’âge de huit ans. L’accent est
également mis sur les pratiques sportives avec un but à la fois
militaire et de prestige international de la RDA. Une loi sur la jeunesse
votée en 1974 insiste sur les obligations (y compris militaires) de la
jeunesse envers l’État. Dans le cadre de ce resserrement du contrôle
du SED sur l’État et la société allemande, un problème spécifique est
posé par les Églises. Moins soucieux d’idéologie que d’efficacité,
Honecker qui juge les Églises chrétiennes peu dangereuses, souhaite
entretenir de bonnes relations avec elles : en mars 1978, il reçoit le
comité exécutif de l’Association des Églises évangéliques. Mais deux
faits vont modifier ces bonnes dispositions. En premier lieu, les
événements de Pologne de 1980 font apparaître l’Église catholique
comme une force d’opposition au communisme. En second lieu, les
contacts entre les milieux religieux de République Fédérale et de
République Démocratique débouchent sur des discussions
concernant les problèmes de la paix et du désarmement, si bien
qu’en novembre 1980 une période d’action pour la paix de dix jours a
lieu en RDA qui doit se clore par des sonneries de cloches dans les
églises (sonneries que l’État fait couvrir en actionnant les sirènes
d’alarme). Enfin, les autorités s’inquiètent de l’appui fourni par les
Églises aux objecteurs de conscience. Il en résulte une méfiance
vigilante du SED envers celles-ci.

Un parti renforcé pour un État-nation lié à l’URSS

Rien n’illustre mieux les conceptions qui se font jour durant l’« ère
Honecker » que les tendances affirmées par les nouveaux
programmes et statuts du parti adopté en 1976.
Confirmant la perte du rôle moteur du Conseil d’État dont, depuis
1972, les prérogatives sont passées pour l’essentiel au Conseil des
Ministres, les statuts définissent avec précision les conditions
d’admission au SED (avoir dix-huit ans, deux parrains membres du
SED, faire une période probatoire d’un an), le rôle d’organe suprême
joué par le congrès du Parti, le Comité central étant souverain entre
deux congrès et élisant un Bureau politique chargé de diriger le Parti.
Plus important est le programme du Parti. Il constate le rôle
dirigeant de l’Union soviétique, le SED s’engageant à suivre les lois
de la révolution socialiste dégagées par l’URSS (on est loin de
l’égalité, du respect mutuel et de la souveraineté affirmés par le
programme du parti de 1963). Le but de la RDA est la réalisation
d’une « société socialiste développée », permettant l’amélioration du
niveau de vie de la population, ce qui explique l’accent mis sur les
tâches économiques.
Enfin, en matière de politique étrangère, si la préservation de la
paix dans le cadre de la coexistence pacifique est réaffirmée, la
volonté de combattre l’influence de l’Ouest que les échanges de
visites entre les populations des deux États pourraient encourager se
marque par la constatation selon laquelle l’épanouissement d’une
société socialiste en RDA est lié au développement de relations
étroites avec les autres pays de la communauté socialiste.
Dans le droit fil de cette ligne, le but du parti communiste n’est plus
d’obtenir l’unité nationale, ni une confédération avec la République
Fédérale, mais tout au plus une coexistence pacifique avec elle.
La même volonté de considérer la RDA comme une entité se
suffisant à elle-même, un État à part entière et non une fraction de la
nation allemande peut s’observer dans la Constitution de 1974
rédigée pour le vingt-cinquième anniversaire de la fondation de la
RDA et qui se substitue au texte voté en 1968. Là où celui-ci
affirmait : « La RDA est un État socialiste de la nation allemande »,
celui de 1974 déclare : « La RDA est un État socialiste des ouvriers
et paysans. » Aucune allusion n’est faite dans le document à la nation
allemande ou à une quelconque réunification. De nombreux
organismes officiels voient remplacé dans leur titre l’adjectif allemand
par l’expression « de la RDA ». Ainsi en va-t-il de l’Académie des
Sciences ou du Front national. Il est clair qu’il s’agit de faire
comprendre à la population que toute réunification est inenvisageable
et que le présent est au resserrement des liens avec l’Union
soviétique et le camp socialiste.

Les aléas du « socialisme réel »

Une économie socialiste face à la crise

Les débuts de l’« ère Honecker » voient la République


Démocratique Allemande devenir un grand État industriel moderne de
structure socialiste. En 1975, date qui représente l’apogée de sa
réussite, 38 % de sa population active est employée dans l’industrie,
soit 3 millions de personnes. Il faudrait y ajouter 500 000 personnes
engagées dans les coopératives, l’artisanat ou les entreprises
privées. En revanche, seulement 10,6 % de la population active est
employée dans l’agriculture (proportion la plus basse de tous les
pays socialistes). À ce premier symptôme de modernisation, il faut
ajouter le haut niveau de qualification d’une population dont 12,9 % de
la population active est, en 1975, diplômée des universités ou des
collègues techniques. 53 % des ouvriers sont à cette même date
considérés comme qualifiés, de même que 42 % des femmes qui
travaillent. Enfin, il est frappant de constater que c’est dans les
jeunes générations que l’on trouve la plus forte proportion de
qualification, la tranche d’âge des 25-30 ans étant qualifiée à 80 %
contre 45 % seulement pour celle des 55-60 ans. On conçoit que
l’espoir des dirigeants est-allemands en un avenir marqué par le
progrès technique et scientifique ait été grand.
De surcroît cette économie évoluée, de haut niveau, se situe tout
entière dans un cadre socialiste. Durant la première moitié de 1972,
une loi prononce la nationalisation de toutes les entreprises semi-
privées et privées des secteurs de l’industrie et de la construction et
des coopératives artisanales travaillant pour l’industrie. Avec cette
vague de nationalisations, 99,4 % de la main-d’œuvre industrielle est
désormais employée par les VEB. La même évolution peut s’observer
dans le secteur agricole. L’agriculture est presque complètement
socialisée, les coopératives de production (LPG) se transformant
progressivement pour devenir des fermes totalement collectivisées,
regroupées en grandes unités rationalisées. Cette incontestable
réussite économique est-allemande va se trouver remise en cause
par la crise économique mondiale qui atteint la RDA à partir de 1976
par le biais d’une détérioration de son commerce extérieur.
Durant les années 1960-1975, le commerce extérieur de la RDA a
connu une croissance moyenne de 9,7 % par an. Vers 1975, il
représente 25 % du PNB est-allemand (un pourcentage identique à
celui de la République Fédérale). Ces excellents résultats tiennent à
la structure des échanges est-allemands, fondés sur l’exportation de
produits industriels, machines, biens d’équipement et matériel de
transport et l’importation d’énergie et de matières premières. Or les
effets de la crise, née en 1973 de la guerre du Kippour, vont aboutir
pour la RDA à une détérioration des termes de l’échange, puisque le
prix des produits finis augmente désormais beaucoup moins vite que
celui de l’énergie et des matières premières. Sur une base 100 en
1952-1956, le prix des denrées alimentaires en 1975 est à l’indice
218,1, celui des matières premières à 294,6, celui de l’énergie à
470,9. Entre 1972 et 1975, les importations de la RDA s’accroissent
en valeur de 34 % tandis que ses exportations n’augmentent que de
17 %. Encore les effets de cette détérioration sont-ils atténués par le
fait que l’Union soviétique continue jusqu’en 1975 à vendre aux pays
du bloc socialiste énergie et matières premières à un prix très
inférieur aux cours mondiaux. À partir de cette date, les difficultés
s’accélèrent. Dès 1973, l’excédent de la balance commerciale laisse
place à un déficit qui ne cesse de s’accroître. Or, à mesure que le
commerce extérieur de la RDA se détériore, sa structure
géographique se modifie. Tout en demeurant majoritaires, les
échanges avec les pays du bloc socialiste tendent à diminuer au
profit d’un accroissement du commerce avec les pays occidentaux :
les importations de la RDA en provenance des pays socialistes
chutent de 76 % en 1961-1965 à 65 % en 1971-1975 pendant que
corrélativement les importations en provenance de l’Ouest passent de
20 à 31 %. Même évolution des exportations (de 76,9 à 72,7 % vers
les pays socialistes, de 19 à 23,3 % vers les pays occidentaux).
L’explication de l’évolution paraît tenir aux crédits que les pays
occidentaux ont consenti à la République Démocratique à mesure que
se développait la crise et qui se traduisent par un considérable
endettement de l’État est-allemand vis-à-vis du monde occidental, et
tout particulièrement de la République Fédérale qui a profité de la
conjoncture pour resserrer ses relations avec la RDA en lui ouvrant
des crédits (voir chapitre 17). Entre 1970 et 1975, le commerce
interallemand double cependant que la dette cumulée de la RDA
envers la RFA atteint 2 600 millions de DM en 1976. Parallèlement à
la même date, ce sont 3 500 millions de dollars que la RDA doit aux
autres pays occidentaux. En 1982, la totalité de sa dette atteint
12 000 millions de dollars.
La lutte contre la crise a été rendue difficile dans un pays où la
planification met en jeu des procédures rigides, encore accrues par la
centralisation mise en place par Honecker. De surcroît, on constate
un certain essoufflement de l’innovation dans un pays où les taux de
natalité stagnent comme en République Fédérale. Les efforts pour
accroître les gains de productivité n’ont pas donné les résultats
attendus. Cependant des efforts ont été faits pour trouver des
solutions à la crise, d’autant que celle-ci a pour résultat d’orienter
vers l’Occident un pays dont les dirigeants entendent précisément se
rapprocher des pays socialistes. C’est ainsi que, pour améliorer la
rentabilité de l’industrie, ont été créés, à partir du 1er janvier 1980, des
« Combinats », rassemblement d’entreprises de même nature,
placées sous la direction d’un directeur-général, celui d’une des
entreprises-clés du groupe. Chacun de ces « Combinats » emploie
ainsi 20 000 à 40 000 salariés, le total représentant 95 % de la main-
d’œuvre industrielle et 95 % de la production industrielle. L’objet est
de rationaliser la fabrication, de pratiquer des économies d’échelle,
de redonner au pays son dynamisme économique d’antan. Les
résultats sont inégaux, les « Combinats » rassemblant des
entreprises efficaces antérieurement à la crise atteignant de bons
résultats, les autres végétant. Le grand espoir de la RDA est de
pouvoir jouer sur son avance technologique par rapport aux autres
pays socialistes et c’est pourquoi elle ne cesse de préconiser une
accélération de l’intégration économique des pays du COMECON
tout en s’efforçant de mettre l’accent sur les technologies les plus
sophistiquées. Le XIe Congrès du SED, tenu en avril 1986, manifeste
son ambition d’atteindre un niveau comparable à celui des pays
occidentaux dans le domaine de l’informatique, de la micro-
électronique, des conceptions et fabrications assistées par
ordinateurs, de l’énergie nucléaire, des nouveaux matériaux, de la
biotechnique. L’urgence de résultats dans ce domaine est d’autant
plus grande que la RDA voit la demande d’accroissement du niveau
de vie de sa population formulée de façon de plus en plus nette et
stimulée par les contacts plus étroits avec la République Fédérale.

Une société socialiste avancée ?

Les premières années de l’« ère Honecker » ont été marquées par
la retombée sur la société est-allemande des progrès économiques
des années 1960. Entre 1970 et 1975, le niveau de vie de la
population augmente dans des proportions sensibles, le salaire
moyen mensuel passant de 762 marks en 1970 à 897 marks en
1975. Cette augmentation du niveau de vie se traduit par
l’accroissement du confort dans la vie quotidienne, et l’acquisition de
biens de consommation fait des progrès dont témoigne le tableau
suivant :

Nombre d’appareils pour 100 foyers


Mais dès 1975, la croissance du niveau de vie marque le pas et, à
partir de 1980, on peut parler d’une stagnation qui entretient un sourd
mécontentement. Aussi l’objectif majeur du SED, comme en témoigne
le XIe Congrès de 1986, est-il une reprise de la croissance,
permettant de nouveaux gains de niveau de vie.
Mais l’augmentation globale du niveau de vie de la population, s’il
apparaît comme indispensable, ne saurait suffire à caractériser une
politique socialiste. À cet égard, une discussion s’est engagée en
République Démocratique Allemande pour savoir si une politique
sociale distincte de la politique économique se justifiait dans un pays
socialiste dont les structures sont naturellement égalitaires. Honecker
tranche le débat en considérant que les intérêts des divers groupes
constituant la société socialiste avancée n’étant pas identiques, le
pouvoir politique doit intervenir pour résoudre les contradictions et
aider ceux qui sont incapables de satisfaire à leurs besoins. De
surcroît, le développement d’une société socialiste harmonieuse exige
selon lui une planification de l’évolution sociale. C’est ainsi que, dès
1972, un décret conjoint du Parti, des syndicats et du gouvernement
décide de relever les pensions et retraites, de prendre des mesures
d’aide en faveur des mères qui travaillent, d’aider les jeunes couples,
de favoriser le redressement du taux de natalité et d’améliorer les
conditions de vie des salariés.
Un des domaines les plus constants d’action sociale est
probablement la construction de logements. De 1971 à 1975,
400 000 logements neufs sont construits et 209 000 rénovés, chiffres
qui montent respectivement à 550 000 logements neufs et 200 000
rénovés de 1976 à 1980. Le but que se fixe le pouvoir est de
construire ou rénover 2,8 à 3 millions de logements d’ici 1990. Pour
parvenir à ce résultat, on a d’abord fait appel aux coopératives
ouvrières de construction, mais depuis 1980, la construction privée
est encouragée.
Le problème de la natalité apparaît comme un des plus graves
qu’ait à affronter la République Démocratique Allemande. En raison
du nombre croissant de femmes qui travaillent, du déclin des
croyances religieuses, de la légalisation de l’avortement en 1972 et
de la vente libre des produits contraceptifs, le taux de natalité est
tombé de 17,6 % en 1963 à 10,6 ‰ en 1974. La population connaît
dès lors une régression naturelle qui explique l’adoption d’un grand
nombre de mesures destinées à enrayer la crise de la natalité :
accroissement des congés de maternité de 18 à 26 semaines, prime
de 1 000 marks à chaque naissance, autorisation d’une année
d’absence sans traitement après la naissance du premier enfant,
d’une année d’absence au tarif des congés de maladie après la
naissance d’un second enfant, réduction à 40 heures de la semaine
de travail sans perte de salaires pour les mères de trois enfants et
octroi de 21 jours (au lieu de 18) de congé annuel, construction de
crèches et de jardins d’enfants, etc. En dépit de tous ces efforts, la
famille de un enfant demeure la règle en RDA, l’évolution des mœurs
qui veut que les pères de famille participent aux travaux ménagers
n’ayant guère suivi celle de la législation.
L’accroissement du niveau de vie se marque par l’augmentation en
1976 du salaire minimum qui passe de 350 à 400 marks, avec des
accroissements plus faibles pour ceux qui gagnent entre 400 et
500 marks. Mais, le grand espoir des dirigeants est de lier
accroissement du niveau de vie et augmentation de la productivité du
travail. Toutefois, le souvenir de la révision des normes de 1953 et de
ses conséquences incite Honecker et son équipe à la prudence. En
1980, est esquissée une réforme salariale qui reclassifie les emplois
et accroît les normes en même temps que les salaires. Mais seuls
1,5 million de travailleurs sont concernés par cette réforme. Au
chapitre des améliorations de la situation des salariés, il faut faire
figurer les innovations prévues par le Code du travail de 1978 :
paiement du temps de travail consacré à consulter un médecin,
amélioration de la sécurité sur les lieux de travail, garantie de
reclassement avec salaire identique des salariés auxquels la
rationalisation fait perdre leur emploi. À partir de 1971, on assiste à
une revalorisation des pensions de retraite.
Bien que la politique du nouveau pouvoir n’ait cessé de mettre
l’accent sur l’impératif de la formation, les résultats dans ce domaine
sont inégaux. D’une part, jusqu’en 1973, on assiste à une croissance
continue du nombre des étudiants ou des élèves des collèges
techniques, si bien qu’on peut considérer que plus de 90 % des
enfants d’une classe d’âge donnée reçoivent sous une forme ou sous
une autre une éducation post-secondaire. C’est ainsi qu’en 1971, les
universités et les collèges techniques comptent 158 000 étudiants
(dont 44 000 dans les universités). Mais on constate ensuite une
chute constante des effectifs, si bien qu’en 1979 il n’y a plus que
32 000 étudiants dans les universités. Le groupe le plus touché par
cette réduction des effec tifs universitaires est celui des ouvriers qui
avaient entrepris pour améliorer leur situation des études à temps
partiel. Si bien qu’en dépit des avantages offerts aux membres des
mouvements de jeunesse ou aux jeunes gens qui suivent la
préparation militaire, ce sont les enfants d’intellectuels qui tendent à
monopoliser les places à l’université, de telle sorte qu’on voit
s’esquisser la naissance d’une classe dirigeante issue de
l’intelligentsia.
La priorité accordée par les hommes au pouvoir à la politique
sociale (les dépenses sociales par tête ont pratiquement doublé entre
1971 et 1980, alors que le revenu national n’augmentait que de 47 %)
se marque ainsi dans nombre de domaines auxquels il faudrait ajouter
celui de la santé. Les subventions accordées par le gouvernement
pour maintenir le prix des produits de première nécessité et des
services ont eu pour contrepartie la nécessité où s’est trouvé le
pouvoir de trancher dans les investissements (le pourcentage du
revenu national investi qui était de 24,4 % en 1970 est tombé à 20 %
en 1979, le plus bas de tous les pays socialistes) et d’accroître
considérablement le prix de tous les produits considérés comme
n’étant pas de première nécessité. Si bien que le maintien de
l’harmonie sociale est payé par une perte de compétitivité qui est le
grand problème de la RDA.

Une ouverture culturelle ?

Les débuts de l’« ère Honecker » marquent une véritable lune de


miel entre le régime et les intellectuels, écrivains, artistes auxquels le
SED fait confiance pour contribuer au développement du socialisme
en RDA. Le Premier Secrétaire n’affirme-t-il pas au Plenum du
Comité central de décembre 1971 que dans le domaine de la culture,
il ne saurait y avoir d’interdits, mais une entière liberté de création
artistique ? Il en résulte une véritable explosion d’ouvrages critiques à
l’égard du socialisme à l’allemande, le plus célèbre étant le livre
d’Ulrich Plenzdorf, Les nouvelles souffrances du jeune W., où,
pastichant l’œuvre de Goethe, l’auteur décrit les états d’âme d’Edgar,
socialiste exclu, qui doit supporter les normes du Parti et la pression
conformiste qu’il exerce sur la société. En dépit des protestations
officielles, le livre a un profond écho dans la jeunesse et rencontre
l’approbation du FDJ lui-même. Il s’ensuit une vague d’œuvres qui
mettent à nu tous les problèmes de la RDA, y compris des ouvrages
dénonçant la condition féminine.
Cette ouverture culturelle, tentée par le SED sous son nouveau
premier Secrétaire, fait long feu avec l’affaire Bierman. Le
17 novembre 1976, le chanteur Rolf Bierman, né à Hambourg mais
qui vivait en RDA et figurait parmi les intellectuels critiques, est privé
de sa nationalité de citoyen de la République Démocratique alors qu’il
effectuait une tournée en République Fédérale. Malgré cet
avertissement sur les limites posées à l’ouverture culturelle, approuvé
par quelques écrivains proches du régime, une lettre ouverte de
protesta tion est aussitôt adressée aux autorités par quelques
dizaines d’intellectuels. Le pouvoir réplique par une campagne contre
les signataires, accompagnée d’emprisonnements, d’expulsions de
l’Union des écrivains ou de la RDA. Il s’ensuit un exode d’intellectuels,
écrivains, artistes, producteurs, acteurs, musiciens, compositeurs, le
pouvoir en encourageant d’autres à demander des visas de longue
durée. Pour ceux qui choisissent de rester, commence le temps des
difficultés. La principale est l’impossibilité de faire éditer en RDA des
œuvres critiques. Nombre d’auteurs tournent le problème en se
faisant éditer en République Fédérale. Le pouvoir réplique par des
amendes qui atteignent par exemple Robert Havemann en 1979. Peu
après, le Code criminel est amendé de telle sorte que tout auteur qui
publie à l’étranger un ouvrage qui « porte atteinte aux intérêts de la
RDA » est passible d’emprisonnement. Une lettre ouverte adressée à
Erich Honecker contre cette politique de restrictions à la création vaut
à leurs auteurs d’être, en juin 1979, expulsés de l’Union des écrivains.
En matière culturelle, comme dans le domaine politique, l’« ère
Honecker » est bien celle de la réaction.

Un état souverain, reconnu sur le plan international

La reconnaissance internationale

Depuis sa création, la République Démocratique Allemande a été


considérée par le monde non communiste comme une simple annexe
de l’Union soviétique. L’« ère Honecker », marquée par une volonté
de plus en plus affirmée d’alignement sur Moscou, n’a fait que
confirmer ce point de vue. Toutefois, le développement économique
du pays, le rôle croissant qu’il joue dans les échanges internationaux
ont progressivement conduit une grande partie des pays du monde à
nouer avec la RDA des relations économiques, puis des relations
diplomatiques.
De surcroît, depuis 1949, l’Union soviétique n’a cessé dans toutes
les négociations internationales auxquelles elle participe, d’insister
pour obtenir la reconnaissance internationale de l’État est-allemand.
Cet appui de l’Union soviétique s’est avéré d’une grande efficacité et
justifie a posteriori la fidélité sans faille dont Berlin-Est a toujours
témoigné à l’égard de Moscou. Le couronnement de cette action pour
la reconnaissance internationale de la RDA est atteint, le
18 septembre 1973, lorsque la RDA et la RFA sont conjointement
admises à l’Organisation des Nations unies. À ce moment, la
République Démocratique Allemande a noué des relations
diplomatiques avec plus de 100 États. Mais cette reconnaissance
internationale a sa contre partie. Lors de la signature de l’accord des
Quatre Puissances sur Berlin en août 1971, l’Union soviétique a
reconnu l’existence de liens étroits entre Berlin-Ouest et la
République Fédérale et a dû s’engager à garantir le transit des biens
et des personnes entre Berlin-Ouest et la République Fédérale. À la
suite de quoi, la RDA s’est trouvée contrainte à son corps défendant
de signer des conventions destinées à la mise en œuvre de ces
décisions avec Bonn et avec le Sénat de Berlin-Ouest. Enfin,
l’admission des deux États allemands à l’ONU a été soumise à la
condition expresse de la signature d’un « Traité Fondamental »
réglant les relations entre les deux Allemagnes.
La conquête par la RDA de la souveraineté internationale se paie
ainsi du resserrement des liens avec l’Ouest, faisant évoluer l’État
est-allemand entre deux pôles contradictoires, celui de Bonn vers
lequel l’opinion publique est attirée, celui de Moscou qu’entendent
imposer les dirigeants du SED.

La République démocratique entre Bonn et Moscou

Les négociations imposées à la République Démocratique


Allemande préalablement à son entrée à l’ONU s’ouvrent, pour elle,
dans des conditions difficiles. Son but est de faire reconnaître sa
totale souveraineté, de n’admettre en aucun cas le principe d’une
responsabilité collective des Quatre Puissances victorieuses sur
l’Allemagne, de rejeter l’idée d’une nation allemande et d’une
nationalité allemande uniques, enfin de ne reconnaître aucune
perspective d’unification comme juridiquement valide. En d’autres
termes, elle entend que la République Fédérale reconnaisse sa
propre existence comme celle d’un État étranger. Or sur tous les
points, Bonn émet des vues nettement antithétiques. Lorsque le
« Traité Fondamental » est enfin signé le 21 décembre 1972, le
gouvernement de la République Démocratique a dû céder sur à peu
près tous les points. Sans doute, Erich Honecker, s’exprimant devant
le congrès du SED réaffirme-t-il la thèse souvent exprimée en
daubant sur la prétendue unité de la nation allemande, en affirmant la
spécificité de la RDA, « l’Allemagne socialiste », en insistant sur
l’existence d’une citoyenneté de la RDA et en faisant modifier en
conséquence la Constitution en 1974. Il n’en reste pas moins que les
textes de 1971-1972 portent leurs effets. Une série d’accords signés
avec la RFA règle les multiples problèmes posés par le
rapprochement entre les deux Allemagnes et les relations
interallemandes ne cessent de s’intensifier. Il en résulte un flux
croissant de visiteurs ouest-allemands en RDA, de passages
temporaires entre Berlin-Ouest et Berlin-Est, les mouvements en
sens inverse étant plus rares et beaucoup plus soumis à la
surveillance des autorités est-allemandes. Ce resserrement des liens
entre les deux Allemagnes débouche sur des conséquences diverses.
Sur le plan des contacts humains, les idées occidentales pénètrent
largement en République Démocratique et y entretiennent un évident
désir de libéralisation. Sur le plan économique, le flot des visiteurs
amène à la RDA des devises, bien venues en période de crise.
Toutefois, ces devises introduisent des inégalités sociales qui
inquiètent les dirigeants de l’État dans la mesure où les citoyens est-
allemands qui, en raison de leur métier ou de leurs relations sont en
contact avec les visiteurs de l’Ouest, voient leur niveau de vie
s’améliorer dans de notables proportions, cependant que la plupart
des fonctionnaires du parti et de l’État qui se voient interdire les
contacts avec l’étranger sont exclus de la manne. Ainsi le SED
manifeste-t-il une sourde inquiétude devant les risques de
déstabilisation économique et politique que comporte le
rapprochement avec la RFA. Mais comment y échapper dans la
mesure où l’État lui-même tire profit du rapprochement ? La RFA n’a-
t-elle pas accepté de payer l’essentiel de la facture pour
l’aménagement des routes, des voies d’eau et des chemins de fer
entre Berlin-Ouest et la République Fédérale ? La RFA ne
subventionne-t-elle pas l’État est-allemand (près de 1 300 millions de
DM en 1984) ? N’accepte-t-elle pas de payer des sommes
considérables pour la libération des prisonniers politiques ? N’a-t-elle
pas garanti, en 1983 et 1984 deux prêts d’environ un milliard de
dollars chacun accordés à la RDA par un consortium de banques
privées ? Dans les difficultés économiques que connaît la RDA, cette
aide est trop précieuse pour pouvoir être ignorée. Le gouvernement
de Berlin-Est se trouve ainsi pris entre son intérêt économique et ses
choix politiques. Car, sur ce point, il est clair que ni M. Honecker, ni
son protecteur soviétique n’entendent prendre le risque de laisser
s’opérer une attraction vers l’ouest de la RDA.
Parallèlement au développement des relations interallemandes, le
gouvernement est-allemand resserre ses liens avec l’Union
soviétique. Le 7 octobre 1975 un traité d’amitié, de coopération et
d’aide mutuelle est signé entre les deux pays, traité qui accroît les
obligations militaires de la RDA dans le cadre de l’alliance et prévoit
une action commune des deux pays au cas où la communauté
socialiste se trouverait menacée. Le rôle de meilleur élève de la
classe communiste tenu par la RDA se trouve confirmé, en 1976, par
la tenue à Berlin-Est de la Conférence des partis communistes et
ouvriers d’Europe. La RDA y propose en vain que le rôle dirigeant de
l’Union soviétique soit reconnu par tous les partis.
Que de tels sentiments s’accordent mal avec le développement
des relations interallemandes, on le conçoit sans peine. Aussi, tout en
maintenant des liens trop profitables pour être rompus, le SED fait-il
en sorte que leurs effets soient limités. L’intervention soviétique en
Afghanistan en décembre 1979 et les événements de Pologne
d’août 1980 vont avoir pour effet une restriction des relations
interétatiques en Allemagne. La situation polonaise conduit le
gouvernement est-allemand à suspendre l’octroi de visas entre les
deux pays. Lorsque les contacts reprennent, le gouvernement est-
allemand quadruple la somme que chaque visiteur est tenu de
changer quotidiennement à Berlin-Est et double celle qu’il doit
changer en RDA. Il en résulte une chute de 50 % des visites en 1981.
Jusqu’à l’instauration de l’état d’urgence en Pologne le 13 décembre
1981, les autorités est-allemandes vivent dans un état de grande
nervosité, préconisant inlassablement une intervention militaire en
Pologne des troupes du pacte de Varsovie. De surcroît, les relations
interallemandes demeurent soumises à la bonne volonté des
dirigeants soviétiques et apparaissent étroitement liées aux relations
entre la République Fédérale et Moscou. L’installation des fusées
américaines en République Fédérale a pour corollaire, en 1984,
l’interdiction faite par Moscou à Erich Honecker, en septembre de
cette même année, de se rendre en République Fédérale. La visite
accomplie par le secrétaire général du SED en RFA, à l’automne
1987, apparaît comme la contrepartie de bonne volonté du chancelier
Kohl vis-à-vis des plans soviétiques de désarmement en Europe.
Ainsi la souveraineté est-allemande apparaît-elle comme une
souveraineté limitée à la bonne volonté des dirigeants soviétiques. Si
la République Démocratique dispose d’une certaine marge de
manœuvre, c’est dans le cadre de la stratégie d’ensemble du camp
socialiste, comme le montre la présence de la RDA dans le Tiers-
Monde.

La présence dans le Tiers-Monde

Depuis 1959, la RDA s’efforce de développer une politique de


présence active dans le Tiers-Monde, et tout particulièrement en
Afrique. Elle a noué des liens avec les partis révolutionnaires et réussi
à jouer un rôle dans les États qui ont choisi un mode de
développement socialiste comme l’Éthiopie, l’Angola, le Mozambique
ou la Guinée-Bissau. La République Démocratique fournit à ces pays
des techniciens hautement qualifiés (en particulier dans le domaine
minier), des spécialistes de l’informatique, des instructeurs militaires.
Elle y trouve, en revanche, les matières premières et l’énergie que
l’URSS ne parvient plus à lui fournir. De surcroît, elle apparaît à
beaucoup de pays du Tiers-Monde comme un modèle dans le
domaine industriel et agricole et cette réputation lui vaut de nouer de
fructueux contacts au Vietnam, en Mongolie comme en Afghanistan.
Cette présence internationale dans le Tiers-Monde lui apporte de
surcroît une influence politique non négligeable dans le cadre de la
concurrence qui s’exerce entre elle et la RFA et du contentieux qui
oppose les deux Allemagnes sur Berlin et le problème national
allemand.
À l’heure où l’« ère Honecker » semble sur le point de s’achever en
République Démocratique Allemande, où la froideur des félicitations
adressées par M. Gorbatchev au secrétaire général du SED lors du
XIe Congrès d’avril 1986 a été remarquée, où on commence à
s’interroger sur le nom du successeur probable, un bilan des seize
années de pouvoir de l’actuel maître de la RDA peut désormais être
dressé. En dépit de la crise mondiale et des difficultés qu’elle a
suscitées dans l’État est-allemand, cette période est bien celle de la
normalisation, de la consolidation et de la reconnaissance
internationale d’une Allemagne communiste, de plus en plus
clairement distincte de son homologue occidentale par la volonté de
ses gouvernants. Mais les liens noués avec le monde occidental ne
condamnent-ils pas à terme l’expérience de l’Allemagne socialiste ?
Chapitre 19

La réunification allemande
Séparée en deux États opposés par leurs conceptions politiques
comme par leurs structures économiques et sociales, l’Allemagne
d’après 1945 paraît vouée à constituer une nation en deux États. La
normalisation intervenue depuis le début des années 1970 rapproche
sans doute les deux Allemagne, mais elle consolide en même temps
la reconnaissance mutuelle de deux États séparés. À dire vrai,
l’évolution incline plutôt à penser à une pérennisation pour une très
longue période de la situation imposée par la défaite de Hitler et
l’affrontement des deux blocs. C’est en fait un événement totalement
extérieur à l’Allemagne, la disparition de fait de l’un des camps créés
à l’époque de la guerre froide qui condamne à mort le régime
allemand qu’il inspirait et conduit à une réunification allemande dont le
fait même et la rapidité de réalisation sont largement inattendus.

Un anniversaire meurtrier : les quarante ans de la RDA

Le raidissement politique d’Erich Honecker

Pour un État qui, depuis sa naissance, a trouvé sa raison d’être


dans l’affirmation de sa fidélité à une forme de communisme dont
l’Union soviétique était à la fois le chef de file et la garantie de la
survie du régime, l’avènement à la tête de l’URSS de Mikhaïl
Gorbatchev et sa décision de lancer son pays dans la voie des
réformes apparaît comme un insupportable désaveu. La perestroïka
n’est rien moins que la remise en cause des fondements mêmes du
système établi en RDA par Erich Honecker.
Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que, dès 1986, le
gouvernement est-allemand fasse connaître ses réserves sur la
politique suivie par le parti communiste de l’Union soviétique, le
secrétaire à l’idéologie du SED déclarant, par exemple, en
avril 1987 : « Si votre voisin change la tapisserie de son appartement,
vous sentiriez-vous obligé de retapisser le vôtre ? » Ce refus d’entrer
dans la voie des réformes repose de la part de la direction du SED
est-allemand sur une triple analyse. En premier lieu, Erich Honecker
considère que la mise en œuvre de la perestroïka est directement
liée à l’échec économique de l’Union soviétique. Or il estime que les
performances économiques de la RDA en font le pays qui a le mieux
réussi au sein du bloc soviétique et que, par voie de conséquence,
aucune nécessité ne pousse l’Allemagne de l’Est à imiter le « grand
frère » soviétique. En second lieu, les fortes résistances qui
s’opposent en URSS même aux réformes proposées par Gorbatchev,
venant des milieux conservateurs avec lesquels Honecker se sent en
parfaite communion d’esprit, ne l’inclinent nullement à se précipiter
dans une direction qui lui paraît vouée à l’échec. Enfin, en troisième
lieu, la RDA est fière de l’équilibre politique et social qu’elle est
parvenue à créer en dépit de la force croissante de l’opposition et
elle n’entend en aucune manière risquer de le remettre en cause.
Pour toutes ces raisons, et probablement plus encore par
attachement viscéral à un système dont il est un des artisans, Erich
Honecker est, en dépit de certaines déclarations lénifiantes, un
opposant déterminé à la perestroïka, proche en cela des Tchèques
ou des Roumains.
Comment concilier la fidélité à l’Union soviétique, tenue pour le chef
de file du camp communiste avec le refus, pour la première fois, des
impulsions venues de Moscou ? Longtemps les dirigeants de la RDA
ont tenté d’éluder ce problème embarrassant. D’une part, ils
réaffirmaient leur sympathie ou leur respect pour l’URSS, feignant de
voir dans la perestroïka la version soviétique de mesures d’adaptation
prises de longue date en Allemagne de l’Est. D’autre part, ils
tentaient de censurer les nouvelles en provenance d’URSS faisant
état des réformes opérées dans ce pays ou ils publiaient les critiques
des dirigeants conservateurs sur la politique gorbatchévienne. Mais,
alors que les habitants de la RDA peuvent capter la télévision ouest-
allemande, voire lire La Pravda, la précaution est vite apparue
dérisoire. D’autant que Mikhaïl Gorbatchev ne dissimule guère à
partir de 1988 son désaveu du conservatisme d’Erich Honecker et
encourage directement les réformistes d’Allemagne de l’Est et que,
dans le pays même, les contestataires se réclament de la
perestroïka pour attaquer la politique de leurs dirigeants. En
mai 1987 les membres du mouvement indépendant de la paix
déposent une lettre à l’ambassade d’URSS pour se plaindre de
l’opposition aux réformes des dirigeants de la RDA. En juin 1988,
5 000 jeunes gens, rassemblés pour un festival de rock, acclament le
nom du secrétaire général du parti communiste de l’Union soviétique.
Aussi dès décembre 1988, Erich Honecker change-t-il de ton.
Désormais ses critiques se font plus vives. Il dénonce l’anarchie des
réformes en URSS, critique la révision de l’histoire conduite en
Russie, censure des films soviétiques mettant en cause la période
stalinienne. Plus énergiques encore sont les refus formels d’entrer
dans la voie d’une économie de marché, jugée incompatible avec le
socialisme puisqu’elle comporte un risque de chômage qui « viole le
droit au travail » et aura pour effet de déstabiliser la société. Signe
des temps, pour la première fois dans l’histoire de la RDA, la
célébration du Premier mai 1989 se fait sans aucune référence à
l’Union soviétique.
Face au risque de remise en question du régime qu’implique la
perestroïka, le silence ne saurait suffire et la censure s’avère
impuissante. Aussi le régime s’efforce-t-il de conjurer les dangers
qu’elle recèle en réaffirmant les fondements du système et en
combattant avec une énergie renouvelée, fort éloignée des tentatives
du compromis de naguère, la dissidence politique encouragée par
l’évolution soviétique. Sur le premier point, le chef d’État est-allemand
a fait célébrer avec un faste particulier en lui donnant un éclat
international le 750e anniversaire de Berlin en 1987, en faisant une
manifestation culturelle de première grandeur et en profitant pour
souligner aux yeux du monde la réussite de l’État socialiste. De la
même manière, il poursuit avec constance sa politique de
reconnaissance internationale de la RDA. Au plan des relations
interallemandes, la multiplication des autorisations de visite en
Allemagne de l’Ouest ou dans d’autres pays occidentaux est attestée
par l’accroissement du nombre des visas. Consécration de la
normalisation interallemande, mais aussi du nouveau statut
international de la RDA, Erich Honecker se rend en visite officielle en
République fédérale du 7 au 11 septembre 1987. Enfin, confirmant
ses fonctions de chef d’État jouissant d’une large reconnaissance
internationale, il multiplie les voyages en Europe de l’Ouest, se
rendant en Belgique et aux Pays-Bas en 1987, en France en 1988,
puis en Espagne. Mais les résultats à attendre de cette
reconnaissance internationale ne risquent-ils pas d’être compromis
par la recrudescence d’une dissidence qu’encourage la perestroïka ?
Aussi le pouvoir est-allemand engage-t-il contre celle-ci une lutte sans
merci. À partir de 1988 où le raidissement devient particulièrement
perceptible, celle-ci vise en premier lieu l’Église évangélique qui sert
de creuset et de lieu d’accueil à la contestation : saisie de
publications, interdiction de rassemblements et de congrès,
arrestations lors de manifestations et même en 1988, encouragement
de l’État à la création d’une association de libre-penseurs destinée à
faire contrepoids à l’influence croissante de l’Église. La répression
vise également les manifestations pacifistes ou celles qui, à Leipzig
par exemple, réclament la liberté d’expression et d’association. Elle
atteint les intellectuels, chanteurs comme Stephan Krawczyk déchu
de sa nationalité et contraint d’émigrer en RFA, écologistes
emprisonnés, écrivains comme Lutz Rathenow dont les livres sont
retirés de la foire de Leipzig en mars 1989.
La reconnaissance internationale, la répression contre les
dissidents peuvent-ils suffire à maintenir en place un régime qui
entend rester ce qu’il est, contre vents et marées, en ignorant
délibérément le vent réformiste qui souffle de Moscou, longtemps
tenu comme le modèle qu’il convenait d’imiter ? L’essoufflement d’une
économie dont la réussite proclamée apparaissait comme la
principale justification du régime va interdire à celui-ci toute possibilité
de survie.

Un essoufflement économique lourd de conséquences

L’argument mis en avant par Erich Honecker d’une réussite


économique est-allemande qui rendrait inutile l’application dans le
pays des réformes nécessaires en Union soviétique par suite de
l’échec de celle-ci, apparaît précisément dépassé au moment même
où il est utilisé. Il est de fait que, depuis 1985, la croissance, qui
jusqu’alors faisait de la RDA le modèle de la réussite économique du
camp socialiste, marque le pas. Sans doute les chiffres globaux
restent-ils satisfaisants si on se réfère aux statistiques officielles. Elle
tombe à 4,3 % en 1986 (contre des prévisions du Plan de 4,4 %) à
3,6 % en 1987 (contre des prévisions de 4,5 %), à 2,7 % en 1988
(prévisions 4,1 %). Mais tous les experts sont d’accord pour
considérer les statistiques est-allemandes comme peu fiables et la
croissance réelle comme vraisemblablement très inférieure à celle
qu’indiquent les chiffres officiels. Comment rendre compte de cet
essoufflement de la croissance qui prive la RDA du principal
argument opposé à la perestroïka et aussi des sources de la stabilité
sociale sur laquelle le régime entendait fonder sa survie ?
Une série de causes, conjoncturelles et structurelles permet de
comprendre les raisons de cette quasi-stagnation de l’économie. Il
faut tout d’abord se souvenir que l’Allemagne de l’Est est un pays
pauvre en ressources naturelles, et tout particulièrement en énergie
et en matières premières. Pour faire face à la crise, elle a réalisé
toutes les économies possibles et se trouve désormais face à un
seuil qui ne peut être franchi que grâce aux progrès techniques.
L’utilisation du lignite comme principale source d’énergie se heurte à
l’obstacle de coûts d’extraction élevés et de la pollution massive qu’il
provoque. Le programme nucléaire a accumulé les retards en raison
de la charge financière qu’il représente et la RDA ne peut satisfaire
ses besoins en électricité à partir de 1987 que par des achats à
l’Ouest (Autriche et République fédérale). Les matières premières
manquent cruellement au point que l’industrie chimique accumule les
retards de livraison. La récupération et le recyclage qui fournissent
68 % de l’acier brut et du cuivre, 50 % du papier et du carton ont
atteint leurs limites. À quoi s’ajoute le manque de main-d’œuvre.
Depuis le milieu des années 1980, agriculture et industrie voient
diminuer le nombre de leurs actifs. Pour pallier cette dramatique
situation, la RDA décide, pour le court terme, d’encourager par une
réglementation mise en place en 1988 les économies de main-
d’œuvre et de faire appel à des travailleurs vietnamiens. Pour l’avenir
une politique d’encouragement à la natalité est mise en place, mais
elle ne peut évidemment produire d’effets qu’à long terme.
Le seul remède à l’insuffisance des ressources humaines et
naturelles réside donc dans le progrès technique, qui est directement
fonction de l’investissement. La modernisation par l’introduction de
technologies de pointe dans les divers secteurs de l’économie est une
priorité absolue pour la RDA si elle veut continuer à fournir l’URSS et
les démocraties populaires en machines de haute précision et à
exporter vers l’Occident. La production électronique et
électrotechnique connaît ainsi une remarquable expansion avec des
chiffres de production d’ordinateurs, de mémoires, d’imprimantes qui
connaissent de spectaculaires croissances. Mais le dynamisme de ce
secteur de pointe ne paraît guère irriguer l’ensemble de l’appareil
économique. Les grands complexes de l’industrie lourde dans les
domaines de la chimie et de la sidérurgie ou des constructions
mécaniques continuent pour leur part à travailler avec un matériel
vieilli. Ce déséquilibre illustre les insuffisances de la politique
d’investissement. Face à la crise et à la restriction des ressources qui
en résulte, les investissements ont été diminués au début des
années 1980. Il en résulte des effets perceptibles à partir de 1985-
1986 : appareil industriel en partie obsolète, retard pris par les
nouveaux projets industriels, matériel non renouvelé. De surcroît, la
gestion des investissements apparaît déficiente : beaucoup de devis
sont sous-évalués et une grande partie des investissements se dirige
vers les secteurs non productifs.
À ces causes structurelles s’ajoutent des éléments conjoncturels
comme les médiocres conditions climatiques des années 1987 et
1988 qui aboutissent à des récoltes catastrophiques. Les productions
agricoles de 1988 sont toutes inférieures aux prévisions, qu’il s’agisse
des céréales, du sucre ou de l’alimentation pour le bétail. De son
côté, la production industrielle est inférieure aux prévisions du plan,
dans le domaine de la production minière ou métallurgique, de
l’extraction du lignite, de la chimie, de l’industrie légère. Dans tous les
secteurs, la baisse des coûts, recherchée pour accroître la
productivité, ne s’est pas produite. Les années 1987-1988 sont bien
celles de l’échec économique de l’Allemagne de l’Est.
Il en résulte des effets redoutables. D’abord sur le plan du
commerce extérieur. Dès 1986, on constate une stagnation de celui-
ci en raison de la chute du prix du pétrole à l’Ouest, la RDA étant
exportatrice de pétrole soviétique vers l’Occident. À partir de 1987 on
enregistre une chute de ce commerce due à l’adjonction, à la
diminution des ressources du commerce pétrolier, de la non-
compétitivité des produits industriels de la RDA sur les marchés
occidentaux. Pour éviter un effondrement de la balance commerciale
et un endettement trop important vis-à-vis de l’Ouest (et
particulièrement de la RFA) qui pourrait être source de dépendance
politique, le pouvoir est-allemand est conduit à freiner ses achats en
Occident. Ce sont les biens de consommation courante qui subissent
principalement les effets de ces restrictions (la diminution est de
l’ordre de 33 %), surtout les produits agricoles et alimentaires, le
textile, la chaussure, les fourrages. En dépit de cette politique
drastique, le déficit commercial avec la RFA s’est creusé, ce qui a
nécessité un large appel aux crédits commerciaux spéciaux de la
République fédérale.
L’ampleur des difficultés et les choix politiques opérés pour y faire
face se soldent directement par des difficultés en matière
d’approvisionnement de la population en biens de consommation.
C’est à partir de 1987 que commencent à se faire jour de sérieuses
pénuries qui entretiennent le mécontentement de la population. Elles
s’aggravent nettement en 1988 et la liste des produits devenus rares
sur le marché ne cesse de s’allonger. Au textile, aux vêtements pour
enfants s’ajoutent les produits électroménagers, les appareils hi-fi, les
jouets, les meubles, les instruments de musique. La pénurie qui avait
relativement épargné la RDA fait désormais son apparition. Sans
doute le gouvernement est-allemand, fidèle à la politique qu’il poursuit
depuis des années, s’efforce-t-il d’accroître les revenus en
augmentant les allocations familiales, les salaires et les primes des
employés des administrations d’État. Mais ces hausses des revenus,
de même que la coûteuse politique de subventions destinée à
stabiliser les prix est de peu d’intérêt dès lors que manquent des
produits de première nécessité. Et la situation est d’autant plus
insupportable pour la population que la multiplication des contacts
avec l’Ouest permet de prendre conscience du niveau de vie de la
République fédérale et qu’en RDA même, ceux qui ont la chance de
pouvoir se procurer des deutschemarks peuvent se fournir en
produits occidentaux dans les intershops, où on paie en devises, ou
commander à la société de vente par correspondance Genex tous les
biens disponibles en Occident.
L’échec économique patent de la RDA alimente donc la colère
d’une population qui ressent douloureusement le manque de liberté,
mais au moins autant la frustration de ne pouvoir consommer avec
autant de facilité que ses compatriotes de République fédérale. En
1989, au moment où le régime s’apprête à célébrer avec éclat le
quarantième anniversaire de la fondation de la République
démocratique allemande, l’exaspération de la population et le vent de
réformes venues de l’Est vont se combiner pour faire de cette
célébration l’acte de décès du régime.

La fin du système Honecker

À l’automne 1989, c’est un régime incontestablement sur la


défensive qui s’obstine à affirmer contre toute réalité que le modèle
de gestion socialiste qu’il préconise finira par l’emporter. Il dénonce
comme la conséquence de l’échec des hommes au pouvoir les
réformes en cours en Hongrie et en Pologne. Mais en dépit des
satisfecits qu’il se décerne, le système Honecker paraît aux abois.
1989 voit l’accélération de la détérioration de la situation économique
du pays avec l’aggravation des pénuries en biens de consommation,
la chute des investissements productifs, l’accumulation des retards de
livraison aux industries. Dès l’été 1989 cette accumulation de
difficultés provoque un exode massif des Allemands de l’Est. Début
septembre 1989, plus de dix mille citoyens de ce pays émigrent vers
la République fédérale dans de vieilles Trabant poussives en passant
par la Hongrie. Ce pays qui s’oriente alors vers les réformes et qui se
trouve submergé de réfugiés venus d’Allemagne de l’Est décide le
11 septembre de les laisser partir vers la République fédérale, en
dépit des protestations d’Erich Honecker. À cette fuite de la
population qui ne peut qu’aggraver les problèmes de main-d’œuvre,
déjà dramatiques, s’ajoute une contestation interne qui secoue le
régime. Celle-ci se trouve stimulée à la fois par les difficultés de la vie
quotidienne et par l’exemple de la Pologne (où après les élections du
printemps a été formé sous la direction de Taddeus Mazowiecki le
premier gouvernement à direction non communiste depuis la guerre)
et celui de la Hongrie (dont la direction est passée aux communistes
réformistes). Elle prend la forme d’un rassemblement des divers
groupes d’opposition autour de l’un d’entre eux, Nouveau forum, et
de l’organisation par celui-ci, à partir du 25 septembre et tous les
lundis, de manifestations monstres à Leipzig pour exiger des
réformes politiques. Enfin, au sein même du SED, se manifeste une
aile réformatrice qui trouve son chef de file en Hans Modrow, chef du
parti à Dresde.
C’est dans cette situation tendue que doivent avoir lieu les
cérémonies du quarantième anniversaire de la fondation de la RDA,
cérémonies auxquelles doit assister Mikhaïl Gorbatchev dont la venue
est prévue pour le début du mois d’octobre. Visite à coup sûr délicate
dans la mesure où le dirigeant soviétique sert de symbole des
réformes aux contestataires allemands et que les applaudissements
qui montent vers lui sont une manière de conspuer les dirigeants de la
RDA. De fait, la venue de Gorbatchev donne le signal d’une série de
manifestations d’ampleur croissante que le régime se montre
incapable d’endiguer. Pour désamorcer un mouvement qui menace de
les emporter les dirigeants du SED décident de sacrifier Erich
Honecker. Le 18 octobre, désigné. Le nouveau dirigeant de
l’Allemagne de l’Est tente de reprendre la situation en main en se
désolidarisant de la politique d’Honecker et en faisant un certain
nombre de concessions aux revendications populaires. Il promet un
changement de gouvernement, une profonde épuration de la direction
du parti dont seront éliminés les éléments les plus conservateurs et
annonce la tenue en 1990 d’élections libres. Mais ces concessions
viennent trop tard pour qu’une simple relève de la garde au sein de
l’équipe dirigeante apaise un mouvement populaire qui a le vent en
poupe et qui est encouragé à la fois par l’Occident, par la République
fédérale et par les éléments réformateurs à l’Est. La date tournante
est celle du 10 novembre. Devant la vague protestataire qui s’enfle,
Egon Kranz doit lâcher du lest sur un plan fondamental. Il autorise les
Allemands de l’Est à voyager à l’étranger et décide d’ouvrir
immédiatement la frontière interallemande. Cette décision-clé
représente une véritable rupture de la digue qui protégeait
politiquement le régime est-allemand. Aussitôt, des dizaines de
milliers de citoyens de la RDA se précipitent à l’Ouest pour y faire
des achats et céder enfin aux aspirations à la consommation qui
constituent une grande partie de l’attrait qu’ils éprouvent pour
l’Occident. En même temps une foule en liesse commence la
destruction du mur de Berlin, symbole de l’isolement de Berlin-Est et
de son appartenance au bloc communiste. Avec le démantèlement du
mur derrière lequel il s’abritait depuis 1961 commence l’effondrement
du communisme en Allemagne de l’Est, préalable d’une réunification
dont la perspective se dessine aussitôt.

La réunification, un processus politique rapide

L’essoufflement des chrétiens-démocrates en République fédérale et


la « divine surprise » est-allemande
Vainqueur des élections de 1987, le chancelier Kohl paraît
difficilement en mesure de résoudre l’ensemble des difficultés que
connaît la société allemande et qui se manifestent par la multiplication
des controverses, des querelles et par le sourd mécontentement
d’une population qui voit se multiplier les problèmes de tous ordres.
Il faut d’abord noter qu’après cinq années passées au pouvoir, le
chancelier Kohl, qui manque de charisme, apparaît comme un leader
usé, ne parvenant pas à maîtriser véritablement la situation de son
pays. Témoignent de cette usure les échecs enregistrés par le parti
chrétien-démocrate lors des élections dans les Länder. Si le parti du
Chancelier parvient à reconquérir le Land de Hesse en 1987, la
plupart des autres élections régionales se soldent par des pertes
sensibles de suffrages, la CDU voyant à diverses reprises lui
échapper la majorité absolue qu’elle détenait. À ces pertes
électorales s’ajoute le poids des scandales politiques. Le suicide en
octobre 1987 d’Uwe Barschel, ministre-président CDU du Land de
Schleswig-Holstein, accusé de manœuvres et de manipulations
contre ses adversaires politiques, prélude à la perte de cette région
par les chrétiens-démocrates. Enfin l’épilogue judiciaire de l’affaire
Flick, née de la découverte d’une caisse noire destinée au
financement illégal des partis politiques, atteint les partis de la
majorité (en la personne des anciens ministres libéraux de l’Économie
Otto Lambsdorff et Hans Friederichs et de l’ancien président CDU du
Bundestag, Rainer Barzel).
Ces difficultés politiques font naître en 1987 une querelle entre la
CDU du chancelier Kohl et la CSU bavaroise de son associé et rival
Franz-Josef Strauss. Les deux formations font en effet une analyse
différente des conséquences à tirer des pertes de suffrage
enregistrées. Pour le secrétaire général de la CDU Heiner Geissler,
la solution est dans une ouverture au centre-gauche qui rapprocherait
la coalition majoritaire des modérés du SPD Au contraire, inquiet de
la percée de l’extrême-droite des « Républicains » dans l’opinion,
Strauss refuse cette perspective et souhaite renforcer son discours
conservateur qui répond mieux à la sensibilité de son électorat. Il est
vrai que la mort de Strauss, survenue brusquement le 3 octobre
1988, et qui prive la CSU de son leader incontesté, a pour effet de
faire disparaître l’une des causes majeures de dissension entre les
deux partis. Pour autant, la CDU ne trouve guère de solution à la
désaffection de l’opinion.
Il est vrai que les conséquences de cet essoufflement sont limitées
sur le plan politique par les difficultés au sein desquelles se débattent
les autres formations politiques.
La social-démocratie qui profite arithmétiquement dans les
sondages du recul de la CDU ne parvient cependant pas à capitaliser
véritablement autour d’elle un courant porteur et dynamique. Elle
reste divisée entre une aile gauchiste et une aile modérée qui ne
parviennent pas à s’entendre, si bien que tout espoir pour elle de
représenter l’image d’un parti uni paraît vain. En 1987, elle a
enregistré la démission de son président Willy Brandt qui, après avoir
imposé à la direction du parti réticente, la désignation comme porte-
parole d’une jeune femme de nationalité grecque et non membre du
parti, se déclare excédé des allusions qui se multiplient sur sa sénilité
et ses caprices. Elle le remplace par Hans-Jochen Vogel, président
de son groupe parlementaire, cependant que monte au firmament
socialiste une nouvelle étoile, Oskar Lafontaine, ministre-président de
la Sarre, leader de l’aile gauche du parti et en qui l’opinion voit son
futur candidat à la Chancellerie.
De leur côté, les Verts sont perpétuellement déchirés entre une aile
fondamentaliste qui réagit au pillage du programme de ce courant par
les autres partis en préconisant un durcissement idéologique et une
aile réaliste qui propose un rapprochement avec le SPD afin de
constituer une nouvelle coalition majoritaire. Quant au parti libéral, il
demeure un groupe charnière de notables qui porte à sa présidence
en 1988 le comte Lambsdorff, condamné l’année précédente pour
fraude fiscale.
Or, cet épuisement du parti au pouvoir, accompagné de l’usure ou
de la crise qui affecte ses concurrents est d’autant plus grave que la
République fédérale voit se multiplier ses problèmes cependant que
s’accroît son rôle international.
Les problèmes allemands concernent tout à la fois l’économie, la
société et les enjeux de mémoire.
Le climat économique est marqué par une incontestable morosité.
Alors que depuis 1982, les chrétiens-démocrates pouvaient se
féliciter d’avoir maintenu une croissance ralentie, mais réelle, celle-ci
marque le pas en 1987, en particulier en matière de production
industrielle. La crise atteint alors des secteurs comme le charbon,
l’acier, l’agriculture, le bâtiment. Mais il est vrai que, dès 1988, la
République fédérale redresse la situation et que le taux de croissance
de 3,4 % enregistré à ce moment apparaît plus qu’honorable. La
morosité est d’autant moins explicable que la balance commerciale
allemande continue à enregistrer des records qui confirment la
République fédérale à son rang de premier exportateur mondial, les
excédents du commerce international ne cessant de s’accroître. De
surcroît, la part de la Communauté européenne dans les exportations
allemandes devient de plus en plus fondamentale, consolidant une
balance commerciale positive vis-à-vis de pays solvables à haut
niveau de vie. Dès lors comment expliquer que cette situation
enviable ne soit pas ressentie comme telle par les Allemands eux-
mêmes ? C’est que l’économie allemande comporte un certain
nombre de points noirs qui font douter du caractère durable de la
reprise et dessinent pour l’avenir d’inquiétantes perspectives. Le plus
grave est la poussée du chômage. Depuis qu’en 1981 la barre du
million a été franchie, le gouvernement allemand n’a pu que freiner
une poussée impossible à enrayer. Il n’en reste pas moins que depuis
1983 le chiffre du chômage s’est stabilisé entre 2 200 000 et
2 300 000 soit 9,3 % de la population active, touchant en particulier
les femmes, les Allemands venus des pays de l’Est (Aussiedler) et
les habitants de certaines régions comme Brême. Également
préoccupante, la tension inflationniste, jugulée en 1987, mais qui
connaît un retour de vigueur en 1988 du fait de la pression fiscale
indirecte, du renchérissement des importations et de la lourdeur des
charges entraînées par les transferts aux Communautés
européennes, par les subventions au charbon et à l’industrie
aéronautique, par l’indemnisation du chômage ou par l’aide aux
Länder en difficulté. Il en résulte un effritement du deutschemark qui
atteint un des symboles de la réussite allemande et auquel la
Bundesbank tente de réagir par une augmentation des taux d’intérêt.
Les problèmes de société qu’affronte la République fédérale ne
sont pas moins graves. Sans doute le débat sur l’euthanasie, les
polémiques soulevées par la politique de lutte contre le sida qui
oscille entre répression et prévention ou le renforcement de la lutte
antiterroriste ne sont ni nouveaux, ni spécifiques à la RFA. En
revanche la publication des résultats du recensement de 1987 porte
sur le devant de la scène des problèmes qui cheminent depuis
longtemps sans véritablement avoir occupé l’actualité. Le
recensement révèle en effet qu’en vingt ans la population allemande
est restée stagnante autour de 61 millions d’habitants. Encore ce
maintien est-il dû à l’immigration, les étrangers étant désormais
4,1 millions, soit 6,8 % de la population. C’est-à-dire que, pour sa
part, la population de souche allemande diminue. Encore les experts
considèrent-ils que le palliatif de l’immigration est insuffisant pour
enrayer un déclin démographique inéluctable. Et cependant l’essentiel
du dynamisme démographique provient des Aussiedler (Allemands
de souche, qui viennent des pays de l’Est et surtout de Pologne,
d’Union soviétique et de Roumanie) et des Ubersiedler en
provenance de RDA. L’intégration de ces Allemands de l’extérieur
(essentiellement les Aussiedler), qui ont une connaissance imparfaite
de la langue allemande et une formation professionnelle insuffisante,
qui recherchent emplois et logements, pèse lourdement sur le budget
de la RFA et suscite des critiques dans la population. D’autant que s’y
ajoutent des réfugiés « politiques » dont les motivations réelles sont
surtout économiques et dont le nombre va croissant. Cette
immigration massive fait naître en République fédérale des débats
nouveaux : faut-il, pour faciliter l’insertion des immigrés donner le droit
de vote aux élections municipales aux étrangers ou se contenter des
« conseils consultatifs » pour l’intégration créés dans certaines
municipalités ? Comment éviter que l’alourdissement du poids
budgétaire de l’aide sociale, due non seulement à l’afflux des
immigrés mais aussi à la croissance du chômage, ne place Länder et
communes en péril financier ? Enfin l’Allemagne pourra-t-elle éviter
une vague de xénophobie, conséquence difficilement éludable d’une
importante immigration en période de difficultés économiques ?
La question mérite d’autant plus d’être posée que l’Allemagne de la
fin des années 1980 se trouve une fois de plus placée face aux
enjeux de mémoire hérités de la Seconde Guerre mondiale. Le
quarantième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale,
célébré en 1945, ravive le débat sur l’hitlérisme et les responsabilités
allemandes. L’affaire Waldheim en Autriche, évoquant le passé du
président de la République autrichienne, en 1987, et la même année
le procès Barbie en France, la visite en Allemagne du président
d’Israël, Chaïm Herzog ou le suicide de Rudolf Hess, semblent
montrer que, malgré la place éminente qu’elle occupe en Europe,
l’Allemagne ne peut s’affranchir du poids de son passé. C’est
précisément le débat qu’ont ouvert en 1986 les intellectuels
allemands avec ce qu’on a appelé improprement la « Querelle des
historiens ». Celle-ci est lancée par l’historien Ernst Nolte dans un
article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung de juin 1986 qui tend à
banaliser le IIIe Reich et le génocide en présentant celui-ci comme la
suite logique (et strictement défensive) des méthodes d’extermination
des bolchéviques contre lesquels le Führer avait à lutter. Tout au plus
peut-on admettre, affirme Nolte, que l’originalité nazie réside dans
l’utilisation des chambres à gaz, mais, pour le reste, le régime nazi
n’a fait que se défendre en reprenant à son compte les pratiques
« asiatiques » des bolchéviques. Contre cette volonté de nier la
spécificité des crimes nazis et d’en atténuer l’horreur par la
comparaison s’élève le philosophe Jürgen Habermas dans Die Zeit,
reprochant à Nolte et à d’autres historiens conservateurs une volonté
déguisée d’apologie d’un nazisme qu’on tente de comprendre avec
une extrême bienveillance. La querelle (non dénuée d’arrière-pensées
politiques) sera nourrie par les projets controversés du gouvernement
Kohl de créer un Musée historique allemand à Berlin ou une Maison
de l’histoire de la RFA à Bonn. Une autre preuve du caractère brûlant
que conserve en Allemagne le passé nazi est administrée par la
démission forcée du président du Bundestag Philipp Jenninger après
le discours maladroit qu’il prononce en novembre 1988 pour le
cinquantième anniversaire de la Nuit de cristal et qui fait recevoir
comme une apologie du nazisme une tentative d’explication des
raisons qui ont fait adhérer le peuple allemand à ce régime.
Il reste que l’usure du pouvoir, les difficultés de l’économie et de la
société, les débats et les controverses suscités par l’encombrant
passé nazi donnent le sentiment que l’Allemagne n’est plus guère
gouvernée et paraissent condamner à terme le chancelier Kohl et son
pouvoir. Or cet essoufflement contraste vivement avec le rôle
croissant joué à l’échelle internationale par la République fédérale :
centre de gravité de la Communauté économique européenne en
raison de son poids économique, respectée par les deux Grands,
courtisée par les petits États, la RFA apparaît comme un État de tout
premier plan sur la scène mondiale. Aussi conçoit-on que son
principal dirigeant cherche avidement à ressaisir une initiative qui
paraît lui échapper à l’intérieur. C’est à point nommé que
l’effondrement du communisme en Allemagne de l’Est et les
perspectives de réunification vont lui en fournir l’occasion.

La fin du communisme est-allemand

Le régime communiste d’Allemagne de l’Est peut-il survivre à la


chute du mur et à l’ouverture des frontières ? C’est là tout l’enjeu des
quelques mois qui vont de novembre 1989 aux premières élections
libres tenues en Allemagne orientale depuis 1933, qui ont lieu en
mars 1989. Or, durant ces quelques mois, le sort du communisme en
Allemagne de l’Est se trouve scellé par les coups de boutoir d’une
population qui entend se débarrasser d’un régime honni et par le
combat en retraite des dirigeants communistes de la RDA. La
première victime du nouveau rapport de forces est l’éphémère
successeur d’Erich Honecker, Egon Kranz. À l’issue d’un mois de
pouvoir, il doit céder la place en décembre 1989 au leader de l’aile
réformiste du SED Hans Modrow. À celui-ci va échoir l’impossible
tâche de tenter de sauver le régime communiste d’Allemagne de
l’Est, alors que la chute du mur a fait sauter le verrou du maintien du
bloc communiste en Europe orientale et qu’après la Pologne et la
Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie, la Roumanie secouent à leur
tour le joug de l’héritage stalinien. Sous la pression des événements,
Hans Modrow va être conduit à mener un combat en retraite,
multipliant les concessions pour sauver ce qui peut l’être sans
d’ailleurs y parvenir et aboutissant ainsi à précipiter le démantèlement
du communisme est-allemand. C’est ainsi que, en décembre 1989,
les responsables de la République démocratique abolissent le rôle
dirigeant du parti SED Quelques jours plus tard, après des
révélations sur les abus de pouvoir du régime qui provoquent
l’indignation populaire, le comité central et le bureau politique du SED
annoncent leur dissolution. Virtuellement, le système de parti-État, clé
de voûte du régime, est aboli. Le 7 décembre, Hans Modrow réunit
une table ronde de l’ensemble des partis politiques qui fixe la date
des futures élections libres au 6 mai 1990. Enfin le 18 décembre, la
redoutable Stasi, police politique du régime est dissoute. Alors que le
régime est visiblement en perdition, le chancelier Kohl, à qui son sens
politique a permis de se rendre compte de l’extraordinaire opportunité
qui, dans la situation générale de l’Europe, s’offrait à lui, intervient
dans le processus. Il se rend à Dresde les 19 et 20 décembre et
conclut avec Hans Modrow un accord destiné à promouvoir une
« communauté contractuelle » entre les deux Allemagnes, première
étape sur la voie d’une future réunification pour Helmut Kohl, ultime
concession pour sauver la spécificité de l’État est-allemand de la part
de Modrow.
En fait, la pression populaire et l’habileté d’Helmut Kohl vont
bousculer les obstacles et les subtiles tentatives de gagner du temps
des dirigeants du SED. La multiplication des manifestations en RDA
qui exigent la rupture totale avec le communisme et la réunification
allemande, en particulier les manifestations populaires du lundi à
Leipzig contraignent Hans Modrow à s’appuyer de plus en plus sur la
table ronde où l’opposition est représentée. Sous la pression de
celle-ci, il accepte d’avancer au 18 mars la date des élections, puis
de former un gouvernement où le SED, rebaptisé Parti du socialisme
démocratique est minoritaire. Du moins, après un voyage à Moscou
au cours duquel Mikhaïl Gorbatchev a reconnu le 30 janvier le
caractère inéluctable de la réunification allemande, tente-t-il une
dernière manœuvre qui traduit les vœux des dirigeants communistes
d’Allemagne et d’Union soviétique. Début février il propose un plan en
quatre étapes pour promouvoir la réunification, le futur État allemand
devant relever d’un statut de neutralité entre l’OTAN et le pacte de
Varsovie. Cette prétention est fermement appuyée par Gorbatchev,
mais rejetée par le chancelier Kohl qui propose en revanche qu’une
commission soit créée immédiatement pour examiner, dans les délais
les plus brefs, les modalités de l’union économique et monétaire.
Mise en place le 13 février elle se met aussitôt à l’œuvre.
À ce stade, la tactique du chancelier Kohl est claire. Prenant acte
de l’effondrement du régime communiste est-allemand, il entend
brûler les étapes et réaliser la réunification en offrant aux citoyens de
la RDA ce à quoi ils aspirent le plus, la parité économique et
monétaire avec la RFA, c’est- à-dire la promesse d’un niveau de vie
et de consommation calqué sur celui de l’Ouest. Et l’histoire
n’enseigne-t-elle pas que, dans le passé, l’unification économique du
Zollverein a précédé et ouvert la voie de l’unification politique ? Mais
c’est oublier un peu vite qu’un passé plus récent a montré que la
puissance d’une Allemagne unifiée n’était pas sans conséquences sur
la vie des autres États européens. Au demeurant les réticences que
suscite la perspective de la réunification en France ou en Pologne
sont là pour rappeler au chancelier Kohl qu’il ne peut conduire la
politique de réunification en feignant d’ignorer le passé, les intérêts
des autres États européens et le fait que le statut de l’Allemagne est
garanti par les quatre grandes puissances victorieuses de la Seconde
Guerre mondiale. Conscient des réactions internationales, Helmut
Kohl prend en compte cette nouvelle dimension et, le 13 février,
accepte que les deux États allemands et les quatre puissances
garantes de son statut ouvrent des discussions sur les problèmes
extérieurs liés à la réunification. De ceux-ci, le plus grave est
incontestablement le refus jusqu’alors opposé par le gouvernement
de Bonn à la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse, refus qui
suscite les alarmes de la Pologne qui ne peut que se sentir menacée
par une réunification opérée dans ces conditions. Alors que Hans-
Dietrich Genscher, ministre des Affaires étrangères propose une
reconnaissance sans restriction de la frontière germano-polonaise, le
Chancelier, de crainte de perdre les suffrages d’une extrême-droite
renaissante, tente de temporiser. Les pressions internationales le
conduisent cependant à donner cet apaisement à la communauté
internationale et le 8 mars, avant les élections est-allemandes, le
Bundestag, à l’unanimité moins cinq abstentions, accepte de
reconnaître l’intangibilité de la frontière Oder-Neisse.
La dernière étape avant la mise en route du processus conduisant
à la réunification réside dans la consultation libre des Allemands de
l’Est le 18 mars. En fait, dès avant cette date, la réunification est
opérée dans les esprits et presque dans les faits, puisque ce sont les
dirigeants des grands partis d’Allemagne de l’Ouest, le chancelier
Kohl en tête, qui ont conduit la compagne électorale en République
démocratique allemande.
Les élections du 18 mars représentent un véritable plébiscite en
faveur de l’unification. Si le Parti du socialisme démocratique avec
16,3 % des suffrages enregistre un net échec, celui-ci n’est
cependant pas l’effondrement prédit. Les 65 sièges qu’il recueille
montrent que le communisme a laissé des traces en Allemagne de
l’Est et qu’il conserve des partisans. Mais l’écrasante victoire des
champions les plus déterminés de la réunification ne laisse guère de
doute sur la volonté des Allemands de l’Est. Le Parti chrétien-
démocrate (celui du Chancelier) rassemble plus de 40 % des voix et
recueille 164 sièges, la coalition qu’il a réunie autour de lui frôlant la
majorité absolue avec 193 sièges sur 400. En revanche, les sociaux-
démocrates qui se prononçaient pour un processus plus lent,
ménageant les étapes, connaissent une réelle déception puisqu’ils ne
peuvent se targuer que de 21,8 % des voix et de 87 sièges. Le

La composition de la Chambre du peuple


Il y avait 123 777 732 inscrits. La participation au scrutin a atteint
93,22 %. Treize partis seront représentés à la Chambre du peuple.
Le Conseil d’État de la RDA dispose de trente jours pour convoquer
la nouvelle assemblée, qui élira un premier ministre.
Source : D’après Le Monde, 20 mars 1990.
résultat des élections conduit tout naturellement à la formation d’un
gouvernement présidé par le chef du Parti chrétien-démocrate est-
allemand, Lothar de Maizière, lequel constitue le 12 avril un
gouvernement de grande coalition avec les sociaux-démocrates et les
libéraux dont les communistes sont exclus. Le résultat des élections
signifie donc sans ambages la mort du communisme est-allemand. Il
est clair que le nouveau gouvernement n’a d’autre mission que de
mettre en œuvre une réunification qui fait l’objet à l’Ouest comme à
l’Est d’un très large consensus et que, derrière la fiction d’une
collaboration entre les gouvernements d’Allemagne de l’Est et de
l’Ouest, le seul véritable maître d’œuvre du processus en cours est le
chancelier Kohl.

Source : D’après Le Monde, 20 mars 1990.

La réunification
Poursuivant la tactique au pas de charge inaugurée en
décembre 1989 le Chancelier va précipiter les choses, de telle sorte
que le processus de réunification sera achevé en décembre 1990.
Trois éléments concourent à expliquer cette précipitation : la volonté
d’exploiter une conjoncture favorable durant laquelle les obstacles
prévisibles paraissent surmontables ; la crainte que la remise en
cause du pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en Union soviétique ne
ramène au Kremlin des conservateurs qui s’opposeraient
formellement au processus ; le désir de ne pas laisser les inévitables
difficultés que soulève une telle transformation aboutir à l’enlisement
de celle-ci dans d’interminables discussions.
Le chancelier Kohl conduit son action selon trois axes
complémentaires : l’unification économique, la négociation
internationale du futur statut de l’Allemagne, l’unification politique.
Sur le premier point, le Chancelier peut compter sur l’aspiration des
Allemands de l’Est à accéder au niveau de vie et de consommation
de l’Ouest et il n’ignore pas que des solutions généreuses en la
matière sont le meilleur moyen d’aplanir les obstacles à l’union
politique. Mais il se heurte sur ce point à l’orthodoxie financière
défendue par la Bundesbank, qui s’appuie sur le fait que la valeur du
mark ouest-allemand est sans rapport avec celle de son homologue
est-allemand. Ce débat technique est tranché en avril par le
Chancelier qui prend une décision politique : les marks est-allemands
seront échangés contre des marks d’Allemagne de l’Ouest sur la
base de la parité pour les salaires, les retraites et une partie de
l’épargne. Helmut Kohl et Lothar de Maizière fixent alors au 1er juillet
1990 la date de l’union économique et monétaire dont les modalités,
longuement négociées, sont ratifiées en juin par les deux Parlements.
Le 1er juillet, comme prévu, l’union économique, monétaire et sociale
entre en vigueur. Tout contrôle aux frontières entre RDA et RFA est
supprimé. Le deutschemark devient la monnaie unique de
l’Allemagne. Reste la question de savoir comment l’économie de
l’Allemagne de l’Est, en partie mal adaptée au marché, supportera la
concurrence avec l’économie allemande de l’Ouest, la plus
performante d’Europe. L’ombre du chômage plane sur l’Allemagne de
l’Est et freine la flambée de consommation redoutée.
Le second axe est international. Si les grandes puissances
occidentales sont acquises (parfois sans enthousiasme) à la
réunification allemande, les principales réticences viennent d’URSS,
Mikhaïl Gorbatchev n’acceptant l’idée de réunification que si
l’Allemagne est neutralisée et sort de l’OTAN, perspective
inacceptable pour les Allemands de l’Ouest. Ce désaccord entre les
grandes puissances est mis en évidence lorsque le 5 mai 1990 se
tient à Bonn la première séance de la conférence « 2+4 » réunissant
les deux Allemagnes et les quatre puissances garantes de son statut.
C’est pour dénouer la situation qu’Helmut Kohl se rend à Moscou à la
mi-juillet 1990. Après des discussions serrées avec Gorbatchev, le
Chancelier allemand parvient à le convaincre de signer un accord.
Moscou lève toute opposition à l’unification et à l’appartenance à
l’OTAN de la future Allemagne unifiée. En échange, les effectifs de
l’armée allemande sont limités à 370 000 hommes et Bonn accepte
de financer le retrait et le reclassement des 380 000 soldats
soviétiques stationnés en RDA avant fin 1994. Le montant de cette
aide sera fixé en septembre 1990 à douze milliards de
deutschemarks, à quoi s’ajoute un prêt sans intérêt de trois milliards.
Cet accord lève l’obstacle international fondamental à la réunification.
Le 17 juillet la réunion de la conférence « 2+4 » à Paris entérine
l’accord de Moscou et enregistre la promesse allemande d’un traité
germano-polonais garantissant l’intangibilité de la frontière Oder-
Neisse. Il ne reste plus aux quatre grandes puissances qu’à constater
que la situation née en 1945 de la défaite allemande est désormais
révolue. Le 12 septembre, la quatrième et dernière réunion de la
conférence « 2+4 » rétablit l’Allemagne dans sa pleine souveraineté,
mettant fin au statut de surveillance qui lui avait été imposé après la
guerre.
En fait, cet acte international entérine une réunification politique
déjà entamée de longue date par le chancelier Kohl. Résolu à brûler
les étapes, celui-ci propose dès le mois d’avril que la réunification soit
opérée à temps pour que les élections au Bundestag prévues pour
décembre 1990 soient les premières élections de l’Allemagne
réunifiée. Les réticences des sociaux-démocrates qui accusent le
Chancelier de précipiter les choses pour tirer avantage du processus
en cours, les inquiétudes des dirigeants est-allemands qui redoutent
de voir la RDA et ses intérêts sacrifiés par une absorption pure et
simple dans la RFA pèsent de peu de poids face à la volonté du
Chancelier. Dans cette perspective, le fédéralisme qui avait été
supprimé en République démocratique allemande est rétabli le
23 juillet 1990 par le Parlement de Berlin-Est qui aligne ainsi la
structure de l’Est sur celle de l’Ouest, la future République fédérale
comptant désormais 16 Länder.
CDU : Union chrétienne-démocrate. SPD : Parti social-
démocrate.
CSU : Union chrétienne-sociale. PDS : Parti du socialisme
démocratique (ex-communiste)
FDP : Parti libéral. « Alliance 90 » : Écologistes et gauche
alternative.
Source : D’après Le Monde, 5 décembre 1990.
En dépit des tensions entre partis suscitées par la date des
élections et l’adoption d’un mode de scrutin, le traité d’unification
entre RDA et RFA auquel se rallie Lothar de Maizière est paraphé à
Berlin-Est le 31 août avant d’être ratifié par les deux Parlements le
20 septembre. Enfin le 3 octobre l’unification entre RFA et RDA est
solennellement proclamée. Quarante-cinq ans après, les
conséquences de la folle aventure hitlérienne et de la Seconde
Guerre mondiale sont effacées. Il n’existe plus qu’une seule
Allemagne qui siégera à l’ONU et qui a reconquis sa pleine
souveraineté.
On conçoit que, dans ces conditions, les premières élections qui
ont lieu le 2 décembre 1990 dans l’Allemagne unifiée s’annoncent
comme un triomphe pour le chancelier Kohl, qui a été le principal
artisan de la réunification et qui a donné à l’occasion toute la mesure
de son talent politique. De fait, la coalition de centre-droit
rassemblant la CDU-CSU et les libéraux s’assure 54,8 % des
suffrages alors que les sociaux-démocrates conduits par Oskar
Lafontaine n’atteignent que 33,8 % et que les Verts subissent une
véritable déroute perdant 40 des 48 sièges qu’ils possédaient au
Bundestag. L’unification allemande a bien été pour la CDU la divine
surprise qu’avait espérée le Chancelier.

Les lendemains de l’unification

Si la réunification allemande est un phénomène historique de


première grandeur, il reste qu’elle n’abolit en rien la situation
antérieure, non plus qu’elle n’efface les problèmes qui étaient ceux
des deux États préexistants. Telle qu’elle s’est réalisée, la
réunification n’est rien d’autre qu’une absorption par la République
fédérale de l’ex-République démocratique, avec l’accord, largement
manifesté par l’élection, de la population allemande tout entière. Il
reste que, pour avoir déplacé la nature des problèmes, l’unification
pose autant de questions qu’elle en résout.

Le problème de l’identité nationale allemande

Dans le processus de réunification, l’essentiel de l’apport vient de


la République fédérale allemande. Le système communiste de la
RDA a fait l’objet d’un large rejet de la population et l’audience des
idées communistes se mesure par la faible représentation au
Bundestag du Parti du socialisme démocratique (ex. : SED).
On peut donc admettre que c’est autour des valeurs défendues en
République fédérale que s’organise la nouvelle Allemagne. Or celles-
ci ont fait l’objet d’un très large débat. Globalement, la thèse la plus
couramment admise est le refus d’inclure l’apport historique dans
l’identité nationale allemande, d’ignorer délibérément l’histoire du e

et de la première partie du e siècle, de l’unité bismarckienne « par


le fer et par le feu » à l’entreprise hitlérienne d’État raciste et
d’asservissement de l’Europe. Un consensus s’est donc opéré pour
bâtir l’identité allemande autour des principes de la Loi
Fondamentale, de l’État de droit créé en 1945 et de l’appartenance
continue au camp des États de démocratie libérale depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale. Idéal non directement formulé, mais
toujours présent, l’éclatante réussite économique de la République
fédérale, facteur d’attrait dans le processus de réunification et de
cohésion du nouvel ensemble pour peu que la croissance se
maintienne.
Et cependant, c’est en République fédérale qu’est née la très
révélatrice « Querelle des historiens ». Un peuple au sein duquel
l’idée de nation est largement fondée sur la culture et sur l’histoire
peut-il durablement faire l’impasse sur son passé ? C’est le problème
posé par Ernst Nolte. Mais à vouloir le réintégrer dans l’histoire
allemande en refusant d’admettre son exceptionnalisme, on passe
par profits et pertes la nature spécifique du nazisme et l’horreur du
génocide, inscrivant de fait l’identité nationale allemande dans une
attitude de rupture avec les principes dont se réclame (sans toujours
les mettre en pratique) le monde civilisé. À un demi-siècle de la fin de
la Seconde Guerre mondiale, l’identité nationale allemande se trouve
affrontée à un double défi : oublier l’histoire pour parachever son
intégration au monde des démocraties libérales et des valeurs
humanistes ou oublier le génocide pour affirmer la continuité
allemande. Reconnaissons que la solution est difficile à trouver et que
l’Allemagne réunifiée est aux prises avec un problème quasi insoluble.
Plus classique est le problème de l’intégration de deux économies
et de deux sociétés qui ont connu depuis un demi-siècle des
évolutions antagonistes.
Économie et société : une ou deux Allemagnes ?

Avant l’unification, l’Allemagne apparaît comme le géant


économique de l’Europe. Situation due avant tout à l’énorme
supériorité dont jouit la République fédérale. Le pays a connu depuis
1945, à quelques années près, une croissance quasi continue et
après le récent coup de frein subi par l’expansion, celle-ci reprend
dès 1988. La stabilité du mark, périodiquement réévalué, en fait la
monnaie de réserve internationale aux côtés du dollar. Le commerce
extérieur ne cesse d’enregistrer des excédents qui accroissent le
solde positif de la balance commerciale. Ce succès économique est
largement dû à une série de facteurs favorables instaurés dans
l’après-guerre : un large consensus social fondé sur la redistribution
des bénéfices de la croissance en termes de salaires ou de
diminution du temps de travail (la semaine de 35 heures tend à se
généraliser) ; des structures économiques fondées sur la puissance
des grandes entreprises et le dynamisme des PME, la
décentralisation de l’économie et la formation professionnelle,
l’existence d’un large marché de consommation à l’intérieur comme
dans la Communauté garantissant l’écoulement de la production. Or,
à certains égards, bien que les différences avec cette économie
performante soient évidentes, l’économie de la RDA apparaît comme
l’homologue de celle de la RFA pour le bloc de l’Est. On vante sa
position dans les technologies de pointe, ses efforts de rentabilité, la
qualité d’un personnel solidement formé. Si bien que les perspectives
d’unification dessinent généralement l’avenir sous la forme d’une
période assez courte de troubles due au vieillissement de certains
matériels et au passage d’une économie socialiste à l’économie de
marché, mais permettant ensuite à l’Allemagne unifiée de peser d’un
tel poids sur l’économie européenne que la République fédérale
deviendrait ipso facto maîtresse du continent.
Or, les réalités que découvrent progressivement les observateurs
sont assez clairement différentes. L’inventaire de l’économie est-
allemande montre à quel point les statistiques de la RDA étaient peu
fiables et révèle une situation proche de l’effondrement, en dépit de
l’aide massive de l’Ouest. L’infrastructure économique du pays
s’avère tout à fait désuète et exige rénovation et modernisation, la
pollution contre laquelle rien n’a été fait étend ses ravages, le marché
agricole s’effondre, le matériel de la plupart des entreprises s’avère
obsolète et la productivité industrielle est au plus bas. Le
Treuhandanstalt, organisme chargé de la restructuration et de la
privatisation des firmes d’État est-allemandes dresse un constat de
délabrement général des entreprises dont la majorité travaille avec
une main-d’œuvre surabondante, des équipements vieillis, une
organisation archaïque. Elles apparaissent dans la totale incapacité
de résister à la concurrence des entreprises de l’Ouest et
l’introduction du deutschemark leur a fait perdre leurs marchés des
pays de l’Est qui devraient payer en devises fortes des produits de
qualité médiocre et peu attractifs. Dans ces conditions, le diagnostic
du Treuhandanstalt apparaît de plus en plus pessimiste. Il considère
désormais qu’un quart ou au plus un tiers des entreprises est-
allemandes pourraient être sauvées du naufrage. Si les entreprises
récupérables sont privatisées à grande allure, les autres se voient
condamnées à fermer leurs portes ou à licencier une grande partie
de leur personnel, les crédits injectés par le Treuhandanstalt les
empêchant seuls de sombrer.
Les conséquences de cette situation sont lourdes, sur le plan
financier, comme sur le plan social. Sur le plan financier, la
République fédérale a dû transférer vers l’Est plus de cent milliards
par an en 1990 et 1991. Encore ces estimations ne prennent-elles
pas en compte les dépenses publiques d’investissement nécessaires
à la modernisation des infrastructures, ni celles des besoins de
financement des régimes sociaux, alourdis par la poussée du
chômage. Pour financer ces dépenses, la République fédérale
compte certes sur les investissements des entreprises allemandes ou
étrangères. Mais ceux-ci se font attendre, compte tenu des freins de
tous ordres qui existent dans l’ex-RDA. L’essentiel du financement
viendra donc des caisses publiques. En dépit des promesses
imprudemment prodiguées, le chancelier Kohl n’a pu se contenter du
recours à l’emprunt et a dû faire appel à la fiscalité, provoquant un vif
mécontentement dans la population.
Au demeurant la gravité de la situation commande d’aller vite.
L’effondrement de l’économie est-allemande a pour corollaire la
poussée du chômage, assez faible dans l’ex-RDA mais qui connaît
une redoutable expansion dès lors que sont appliquées les lois du
marché. Le chiffre du million de chômeurs est dépassé à la mi-1991
(près de 10 % de la population active) et les prévisions font craindre
que la restructuration ne porte ce chiffre à trois millions soit un tiers
de la population active. C’est dans l’industrie que la menace est la
plus lourde, un emploi sur deux étant compromis. Il résulte de cette
situation une profonde déception de la population de l’ex-RDA. Sans
doute les salaires ont-ils augmenté, mais cet avantage ne joue que
pour ceux qui ont du travail. L’amertume est d’autant plus forte que la
montée du chômage et l’effondrement de l’appareil économique
s’accompagnent de la reprise de la croissance et de la diminution du
chômage dans l’ancienne RFA, stimulée par l’effort à entreprendre à
l’Est. La venue des cadres formés à l’Ouest, la mise en question de
la valeur des qualifications, si longtemps louées, de l’ex-RDA, la
sous-évaluation systématique des diplômes ou des compétences
longtemps reconnues à l’Est, donnent le sentiment à la population
est-allemande d’une colonisation. Paradoxalement, la réunification a
creusé un fossé psychologique entre l’Est et l’Ouest. Par ailleurs, les
difficultés sociales à l’Est et le discrédit du communisme ont pour
résultat de faire naître dans le pays, mais surtout à l’Est, des
comportements d’extrême-droite qu’on croyait définitivement réduits
par la victoire de l’État de droit : xénophobie, racisme, attaque contre
les foyers de travailleurs immigrés qui servent de boucs émissaires
aux difficultés, manifestations néo-nazies.
L’Allemagne modèle née en 1949 va-t-elle se briser sur les
conséquences de sa réunification au moment où elle parachève son
grand dessein ou saura-t-elle une fois de plus surmonter des
difficultés que l’on peut croire temporaires ? C’est tout l’enjeu de la
réunification.
La puissance dominante de l’Europe de demain ?

Au moment même où elle se réunifie, l’Allemagne retrouve sa


pleine souveraineté, effaçant le statut mineur qui avait été le sien
depuis 1945 et la tutelle des quatre Grands qui pesait sur sa
souveraineté. Que va-t-elle faire de sa souveraineté retrouvée, dès
lors qu’à terme la réunification lui procurera un incontestable surcroît
d’influence ? Pays de 357 000 km2, peuplé de près de 80 millions
d’habitants, première puissance économique du continent, disposant
d’une richesse financière sans égale, vers quel avenir international se
dirigera-t-elle ?
Depuis 1949, l’Allemagne, diminuée par le désastreux épisode du
nazisme, s’est accommodée de sa situation de « nain politique »
renonçant à tout rêve de grandeur pour stabiliser l’État de droit et
consacrer toutes ses forces à la réussite économique. Au demeurant
la construction européenne lui a fourni une compensation, d’autant
que son poids économique n’a cessé d’accroître son influence réelle
au sein de la CEE. Mais elle a accepté d’exercer une prépondérance
indirecte, laissant la France occuper le devant de la scène politique,
le rapprochement franco-allemand lui permettant de faire valoir ses
vues sans qu’on puisse l’accuser de céder à nouveau à ses
tendances dominatrices. Aussi bien, l’alliance américaine, bouclier
protecteur contre le danger soviétique, et l’Europe, ancrage dans la
démocratie libérale et garantie d’un fructueux débouché économique,
ont-elles constitué le maître mot de sa position internationale.
Or, l’évolution des années 1989-1990 a bouleversé ces équilibres.
Au moment où l’Allemagne se réunifie, le danger communiste
disparaît, remettant en question la nécessité de l’alliance américaine.
L’utilité de l’Europe pourrait elle aussi être remise en cause. À
diverses reprises, l’Allemagne a témoigné de son impatience devant
les coûts, les charges et les contraintes que représentait pour elle la
construction européenne. En 1989-1990, pendant que se déroule le
processus d’unification, elle a ostensiblement manifesté que là était
sa principale source d’intérêt et que la poursuite de la construction
européenne passait pour elle au second plan. Enfin, à l’heure où se
sont effondrés les régimes communistes d’Europe de l’Est et où les
démocraties issues du naufrage du communisme recherchent une
ouverture économique vers l’Allemagne, celle-ci ne peut-elle être
tentée de réaliser ce qui a longtemps été l’aspiration des
gouvernements du Reich dans le passé, la constitution d’une
Mitteleuropa ? Le dynamisme des hommes d’affaires allemands qui
explorent ces nouveaux marchés n’indiquent-ils pas le vif intérêt que
suscitent ces perspectives ?
Rien ne dit que l’Allemagne renoncera à continuer l’aventure du
Marché Commun. Celui-ci a été d’un profit considérable dans le
passé et la réalisation du Marché unique le 1er janvier 1993 devrait,
selon les experts, permettre à l’Allemagne d’augmenter sa croissance
de 4 à 6 %. Il reste qu’au moment où elle se réunifie et où elle
retrouve sa totale souveraineté, l’Allemagne a, pour la première fois
depuis 1945, les mains totalement libres pour choisir une politique
étrangère qui, jusqu’alors, lui avait été imposée par les contraintes de
la conjoncture internationale. Mais quels que soient ses choix, il est
clair que l’Allemagne de demain sera la puissance principale du
continent européen et que son rôle dans l’évolution du monde sera de
tout premier plan.
Chapitre 20

L’Allemagne depuis la réunification


(1991-2009)
La période qui suit la réunification allemande et ses premiers pas
est une des plus dures que l’Allemagne ait traversée depuis la fin de
la Seconde Guerre mondiale. Non seulement, l’entrée dans la
République fédérale des Länder de l’Est ne s’opère pas avec la
facilité qu’avait imprudemment prédite le chancelier Kohl, mais
l’Allemagne subit très durement le contrecoup de la récession qui
commence en 1990, ce qui rend d’autant plus difficile l’intégration de
l’ancienne RDA. De surcroît, l’État allemand réunifié voit se poser à
lui une foule de problèmes aggravés par les nouvelles conditions
politiques : celui d’un chômage croissant qui semble devoir faire voler
en éclat le consensus social de l’après-guerre, celui d’une immigration
qui ajoute aux problèmes du pays et suscite des réactions
xénophobes et racistes rappelant des souvenirs que l’Allemagne
voudrait voir à jamais effacés, celui enfin de la nécessité de s’adapter
à l’inévitable rôle international que l’Allemagne, première puissance
européenne par sa population (80 millions d’habitants) et son
économie, ne peut manquer de jouer dans le monde et qui exige de
sortir d’un repli d’un demi-siècle. Or, quelques années après la fin du
processus d’unification, l’Allemagne semble en voie de relever tous
ces défis et de retrouver une puissance qui inquiète ses voisins, et, à
beaucoup d’égards, elle-même.

Les lendemains difficiles de la réunification (1991-1998)


Les remous économiques

La récession allemande. Première puissance économique du


continent européen, ayant constamment mené une politique de
rigueur monétaire et de consensus social, l’Allemagne paraissait
pouvoir traverser sans dommages la récession mondiale qui débute
en 1990. De fait, dans un premier temps, il apparaît que le pays
résiste bien aux difficultés que connaît le reste du monde
industrialisé. Il est vrai que l’existence à l’Est d’un immense marché
tourné vers une consommation dont il a été longtemps frustré ainsi
que les besoins considérables d’équipement de l’ex-RDA
entretiennent dans l’économie allemande un climat d’euphorie qui
explique l’optimisme généralisé. Il permet de passer avec les
syndicats de généreux accords salariaux et évite à la République
fédérale de prendre les mesures drastiques que paraît exiger
l’intégration de l’Est.
C’est à partir de l’été 1992 que le vent tourne brusquement
entraînant la République fédérale dans la crise économique la plus
grave qu’elle ait connue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale,
révélant des faiblesses des structures économiques dont le pays
paraissait devoir être à jamais épargné : des coûts de production
trop élevés et une insuffisante modernisation face aux concurrents les
plus performants, et en particulier les Japonais. Née en 1992, la crise
s’aggrave en 1993, l’année la plus noire de l’économie allemande
depuis 1945. Elle atteint au premier chef l’industrie automobile,
industrie-clé de la RFA dont la production chute de 23 % en 1993. Au
total, le produit intérieur brut de la République Fédérale diminue de
1,2 %, cette moyenne reflétant en réalité les différences entre
l’Ouest, cœur de la puissance économique allemande, où vivent plus
de 65 millions d’habitants et qui fournit 91 % de la production où le
recul atteint 1,9 % et l’Est qui connaît certes une croissance de
7,1 % mais qui fournit moins de 9 % du PIB.
Cette sévère récession entraîne un taux de chômage
particulièrement élevé, d’autant plus que l’entrée de l’économie est-
allemande dans le système du marché y a fait naître un sous-emploi
catastrophique. Au début de 1994, le chômage dépasse la barre
symbolique des quatre millions, inégalement répartis entre l’Ouest (où
8,3 % de la population active est privée d’emploi) et l’Est où le taux
est de 15,8 %. Tout naturellement, on constate un fort recul de
l’investissement et une importante baisse de la consommation des
ménages contrastant avec une progression en 1992. Si on ajoute que
l’Allemagne connaît une importante inflation, la hausse des prix étant
de 4,2 % en 1993, que le volume des échanges se contracte,
l’Allemagne voyant sa part du commerce mondial tomber de 13,5 %
en 1987 à 11,4 % en 1993, que l’endettement de l’État, des
collectivités publiques et de la Treuhandanstalt chargée de privatiser
les industries de l’Est monte à 1 740 milliards de deutschemarks, soit
56 % du PIB, on peut concevoir l’inquiétude éprouvée par une opinion
habituée à voir la République fédérale accumuler les succès
économiques.
Cette situation est pour beaucoup dans l’opinion, généralement
répandue, selon laquelle la réunification a été un échec dû à la
mauvaise gestion des hommes au pouvoir, et c’est pourquoi les
sondages préélectoraux des débuts de 1994 donnent une forte
avance aux sociaux-démocrates, considérés comme les vainqueurs
probables des élections législatives qui doivent avoir lieu à l’automne,
pronostic que semblent confirmer les victoires de ces derniers dans
les élections locales. Et cependant, dès l’été 1993 s’amorce une
politique de redressement dont les fruits sont plus rapides que prévu.
Le redressement économique de 1994. Il est le résultat à la fois
de l’action du gouvernement fédéral et de celle des entreprises
décidées à reconquérir les fortes positions qu’elles étaient en train de
perdre. Du côté de la chancellerie se trouve entamée dès l’été 1993
une énergique politique de redressement. Celle-ci passe par tout un
programme de réduction des déficits publics, par des économies
comportant en particulier des coupes drastiques dans les prestations
sociales, par une augmentation des impôts et des taxes et par un
plan de consolidation des dettes liées à la réunification. Pour amortir
celles-ci, l’État fédéral décide de créer au 1er janvier 1995, un fonds
d’amortissement qui, sur une période de trente ans, réglera les
dettes de la Treuhandanstalt et celles de l’ex-RDA.
Du côté des entreprises, une action d’envergure est entreprise
pour restaurer la compétitivité, en particulier en diminuant les coûts.
Cette politique s’est soldée par une réduction des coûts salariaux et
des avantages sociaux. La renégociation des conventions collectives
aboutit à la flexibilité dans l’organisation du travail, la course aux
hauts salaires est brusquement arrêtée et les primes fastueuses
disparaissent. L’aspect le plus spectaculaire de cette remise en
question est l’importance des réductions d’effectifs qui frappent tous
les secteurs en récession. L’industrie automobile supprime 150 000
emplois en 1993-1994, la construction mécanique 250 000, la chimie
30 000, le secteur bancaire lui-même suit le mouvement. Pour éviter
les licenciements, Volkswagen décide de réduire le temps de travail
de ses salariés en 1994-1995 de 36 à 28,8 heures, en maintenant le
salaire mensuel, mais en supprimant primes et heures
supplémentaires. Cette rigoureuse politique qui n’est possible qu’en
raison de la forte syndicalisation du monde ouvrier allemand et de
l’accord des syndicats pour sauver la machine économique entraîne
un rapide redressement. Dès le début de l’été 1994, l’économie
allemande paraît relancée : les instituts de conjoncture révisent à la
hausse leurs prévisions et prévoient désormais une croissance de
2 % pour 1994. La cure d’amaigrissement prescrite aux entreprises
et mise en œuvre par les suppressions d’emploi et les accords de
modération salariale ont eu pour effet de moderniser l’appareil de
production allemand, si bien que, dès 1996-1997, les firmes
allemandes renouent avec les profits. La Bourse de Francfort dont
l’indice est passé de 2 000 à 5 000 points entre 1993 et 1998 traduit
cette confiance retrouvée dans les vertus de l’industrie allemande.
Car l’Allemagne reste le géant industriel de l’Europe, avec 37,5 % de
sa population active employée dans l’industrie et un dynamisme qui
se manifeste par la conquête de nouvelles parts de marché à
l’étranger. C’est en effet très largement sur les exportations qui ont
battu un record en 1997 en atteignant 885 milliards de marks qu’est
fondée la croissance retrouvée de l’économie allemande. Avec deux
correctifs dont la prise en compte s’impose : les rythmes de
croissance sont très modérés, généralement inférieurs à 2 % ; le
moteur de cette croissance risque d’être remis en cause par des
phénomènes sur lesquels la République Fédérale est sans action, en
particulier la crise asiatique, responsable d’un tassement de la
croissance en 1998 en raison de la diminution des exportations à
destination de cette zone. Quoi qu’il en soit, l’idée, avancée au début
de la décennie, d’un affaiblissement de l’industrie allemande apparaît
désormais fallacieuse. L’entreprise de télécommunications Deutsche
Telekom, l’assureur Allianz, le groupe de communications
Bertelsmann, le fabricant de logiciels d’entreprises SAP sont aux
côtés des valeurs sûres que sont la firme automobile Daimler-Benz,
le chimiste Hoechst ou le métallurgiste Mannesmann des groupes
dynamiques qui animent le nouveau marché des valeurs de Francfort,
dopé par la présence dans cette ville du siège de la Banque centrale
européenne. La confiance dans les vertus de la politique économique
allemande revient, d’autant plus qu’on peut constater dès ce moment
que l’intégration de l’économie est-allemande est en passe de réussir
en dépit des multiples difficultés rencontrées.
L’intégration de l’Est en bonne voie. La découverte de l’état réel de
l’économie est-allemande au lendemain de l’unification fait l’effet d’une
douche froide sur les responsables de la République Fédérale,
confiants dans la promesse du chancelier Kohl d’un épanouissement
de l’Allemagne de l’Est sans sacrifice pour celle de l’Ouest. Chargée
de privatiser les entreprises de l’Est, la Treuhandanstalt opte pour la
voie d’une entrée rapide dans l’économie de marché, permettant aux
produits est-allemands d’être compétitifs sur le marché international.
Il en résulte la fermeture de milliers d’entreprises jugées incapables
de s’adapter sans une aide massive de l’État et la mise au chômage
de centaines de milliers de salariés. Une politique aussi drastique
risquait fort de provoquer des troubles sociaux graves, si bien que la
Treuhandanstalt modifie peu à peu sa ligne d’action, incluant dans les
contrats de privatisation le maintien de l’emploi, cependant que l’État
fédéral et les collectivités locales interviennent pour freiner la rapide
désindustrialisation des Länder de l’Est qui se traduit par un taux
spectaculaire de chômage, dont les conséquences politiques sont
partiellement masquées par le versement d’indemnités qui pèsent sur
le budget fédéral. Au total, la Treuhandanstalt qui cesse son activité
fin 1994 peut considérer qu’elle a finalement sauvé l’essentiel :
14 500 entreprises ont été privatisées et 1,5 million d’emplois
préservés. Mais le prix à payer a été lourd. Les entreprises est-
allemandes ont dû abandonner les positions qu’elles détenaient dans
les pays de l’Europe de l’Est. La plupart des privatisations se sont
faites à perte, à l’exception de la cession aux nouveaux Länder des
réseaux d’électricité et de la vente des mines de lignite. Mais l’État a
dû, pour pouvoir vendre les entreprises qu’il jugeait possible de
sauver, investir 200 millions de marks. Encore le processus n’est-il
pas parvenu à son terme puisque l’État conserve un patrimoine
foncier et immobilier et des participations dans les entreprises non
encore privatisées que diverses sociétés auront à gérer (dans le
domaine des centrales nucléaires, de la potasse ou des constructions
ferroviaires).
Pour permettre l’intégration réelle des Länder de l’Est dont la
rentabilité économique exclut dans l’immédiat et à moyen terme qu’ils
assurent eux-mêmes leur équilibre économique et social, l’État
fédéral a dû se charger de payer l’infrastructure et de compenser le
manque à gagner de la production. Chaque année, 5 % du produit
intérieur brut de la RFA est consacré au redressement de l’Est.
Grâce à quoi les nouveaux Länder s’équipent en autoroutes, réseaux
électriques et téléphoniques, bâtiments publics. Les subventions qui
ne cessent de s’accroître (120 milliards de marks en 1992, 150 en
1993) permettent une frénésie de consommation. Si bien
qu’individuellement, les citoyens de l’Allemagne de l’Est ne peuvent
que constater une amélioration de leur condition, en même temps
qu’ils éprouvent collectivement un sentiment d’humiliation devant la
situation d’assistance dont ils bénéficient.
Toutefois, au moment où la crise atteint l’Allemagne en 1992, va se
révéler un tournant qui incite à l’optimisme. Alors que des critiques de
plus en plus vives se faisaient jour sur les subventions à fonds perdus
dilapidés dans l’Est, on constate que les entreprises d’Allemagne de
l’Est, stimulées par les milliards de marks distribués, connaissent une
croissance qui contraste avec la stagnation de l’Est. La construction,
les industries lourdes, l’énergie, le verre, les industries alimentaires
enregistrent des taux de croissance élevés. L’agriculture est-
allemande s’impose. Au premier trimestre 1994, la production
manufacturière est 20 % plus élevée que celle du premier trimestre
1993 et la productivité a augmenté de 10 %.
Sans doute, ces résultats doivent-ils être relativisés. Ils permettent
tout au plus à l’économie est-allemande de retrouver le niveau de
production des années antérieures à 1987, avant que la crise
n’atteigne la RDA d’Erich Honecker. L’Est demeure une zone
désindustrialisée qui ne subsiste que grâce aux subventions de
l’Ouest et la parité qu’exigent les syndicats entre les salaires de l’Est
et ceux de l’Ouest ne pousse guère les industriels allemands à s’y
installer. Il reste que l’effort de la RFA a incontestablement enclanché
un véritable processus d’intégration qui peut faire espérer aux
Allemands ce « rattrapage » promis par le chancelier Kohl, non point
aussi rapidement qu’il l’avait fait miroiter, mais dans la première
décennie du e
siècle.
Toutefois, le phénomène de l’intégration des Länder de l’Est n’est
pas sans effet sur une société qu’il contribue à fragiliser.
Une crise structurelle de l’économie allemande. Les prévisions
optimistes liées à l’embellie de la conjoncture mondiale durant la
période qui débute en 1997 sont rapidement démenties par les faits.
Si l’économie allemande connaît une croissance qui reflète celle des
grands pays industriels de la planète, celle-ci est notablement
moindre à partir du milieu des années 1990 que celle de la France
voisine, alors que la situation avait toujours été inverse dans les
périodes précédentes. Sans doute la croissance est-elle encore de
3 % en 2000, mais, dès 2001 elle chute à 0,6 % (contre 2 % en
France) et guère plus de 0,5 % pour 2002, cependant qu’en dépit
des déclarations optimistes on ne soit guère assuré d’échapper à la
récession en 2003. La faible croissance de l’investissement des
entreprises, passé de 9 % en 2000 à 7,5 % en 2002 (contre 10,9 %
pour l’ensemble de la zone euro), la chute de la consommation des
ménages (1,1 % en 2001), la détérioration du pouvoir d’achat
annulant l’effet des baisses d’impôts décidées pour relancer
l’économie, la diminution du taux d’épargne tombé à 8 % en 2002
contre 11,2 % en 1995 dressent le paysage d’un marasme
économique inhabituel pour un pays qui tirait gloire d’être la
locomotive économique de l’Europe.
Les conséquences de cette langueur économique allemande sont
redoutables. Elles résident d’abord dans les faillites en cascade qui
touchent le tissu des petites et moyennes entreprises allemandes,
mais aussi quelques géants industriels dont l’effondrement symbolise
la crise économique : le fabricant de machines Babcock Borsig
implanté depuis cent ans dans la Ruhr, l’empire médiatique de Léo
Kirch, le constructeur d’avions Fairchild Dornier, le fabricant de
matériel de bureau Herlitz… Plus dramatique encore est la
persistance d’un chômage élevé qui dépasse les 4 millions d’individus,
soit 9,7 % de la population active. Après une baisse en 1999-2000
due à la bonne conjoncture économique, le chiffre atteint fin 2002 est
identique à celui de 1998 alors que le chancelier social-démocrate
Schröder avait promis de le faire reculer, ce chômage étant
particulièrement marqué dans les Länder de l’Est (17,8 % contre
7,6 % dans ceux de l’Ouest). Enfin, la dégradation économique
entraîne un dérapage des déficits publics, aggravé par les baisses
d’impôts décidées en 2000 et qui ont permis de réduire de 25 à 40 %
l’imposition des bénéfices des entreprises et les contributions des
particuliers. En déclarant un déficit de 34,6 milliards d’euros pour
2002, soit 3,8 % du Produit intérieur brut, l’Allemagne transgresse la
règle du pacte de stabilité européen, qu’elle avait elle-même exigé
lors de la mise en place de l’euro et qui interdit de dépasser la barre
des 3 %. De surcroît, la Bundesbank juge impossible de ramener ce
déficit au-dessous de la limite permise en 2003. En décidant fin 2002
de lancer contre l’Allemagne une procédure pour « déficit excessif »,
la Commission européenne souligne cruellement la détérioration de la
position allemande.
Comment expliquer ces contre-performances de l’État qui a été la
locomotive économique de l’Europe et l’élève modèle de ses règles
de stabilité ? Sans doute les difficultés conjoncturelles y jouent-elles
un rôle, de la diminution de la croissance mondiale à l’essoufflement
du secteur des bâtiments et des travaux publics, une fois les
investissements liés aux nécessités de la reconstruction des Länder
de l’Est effectués. Mais, plus fondamentalement, il faut faire intervenir
deux données spécifiques : le coût de la réunification, clairement
sous-évalué par le chancelier Kohl, et une crise structurelle de
l’économie allemande. Sur le premier point, le transfert annuel de 70
à 90 milliards d’euros d’Ouest en Est (avec l’aide de l’Union
européenne, il est vrai) plombe l’économie allemande, même si elle a
évité l’effondrement des Länder de l’ex-RDA et permis au niveau de
vie de ceux-ci d’atteindre 70 % de celui de l’Ouest. Toutefois, on est
en présence d’une aide sous forme d’allocations et non d’une
restructuration des entreprises de l’Est qui permettrait la reprise
d’une vie économique normale. La seconde cause est sans doute
plus essentielle et réside dans les faiblesses structurelles de
l’économie allemande. L’industrie manufacturière, clé de voûte de
l’économie, est rudement concurrencée par celle des pays à bas coût
de main-d’œuvre, sans que l’Allemagne ait opéré la conversion
nécessaire vers les nouvelles technologies et les activités de service.
Les exportations allemandes sont évidemment victimes de cette
concurrence, d’autant que le taux retenu pour l’entrée du
deutschemark dans l’euro a probablement été surévalué. Il s’y ajoute
le fait aggravant que l’Allemagne est l’un des pays d’Europe où le
temps de travail annuel est le plus faible et le coût du travail le plus
élevé, la hausse des cotisations retraite décidée à partir de
janvier 2003 renchérissant encore le facteur travail.
Cette crise structurelle exige des réformes fondamentales que le
chancelier Schröder avait promises à ses électeurs en 1998 pour
rompre avec l’immobilisme reproché à Helmut Kohl. Mais celles-ci
n’ont été qu’esquissées durant son premier mandat et restent à
compléter après sa réélection en septembre 2002 pour sortir
l’Allemagne du marasme.

Une société en proie au doute


« Ossis » et « Wessis ». Le passé historique de l’Allemagne, la
tache ineffaçable de la période nazie alimentent, on l’a vu, un débat
récurrent sur la nature même de l’État allemand et sur son rapport à
l’histoire. Or, le fait que la partie orientale de l’Allemagne ait vécu un
demi-siècle dans un système étatique, économique et social
totalement différent de celui de la RFA ne peut qu’ajouter au doute
qu’éprouvent bien des Allemands de constituer véritablement une
nation. Alors que l’Ouest peut se targuer d’avoir renforcé une
intégration déjà ancienne à une Europe occidentale individualiste,
démocratique, fondée sur des rapports sociaux apaisés et
contractuels, l’Est, lui, apparaît comme retardataire, figé durant
cinquante ans dans un système totalitaire, collectiviste, écrasant
l’individu et lui interdisant d’exercer son esprit critique. Les Allemands
de l’Ouest sont confortés dans leur vision d’un stéréotype d’Allemand
de l’Est rétrograde par le fait que la chute du communisme a stimulé
dans les Länder de l’Est une réaction contre l’antifascisme officiel de
l’ancienne RDA qui prend la forme de la manifestation ostensible de
sentiments pro-nazis par les skinheads qui défilent avec des croix
gammées et des symboles nazis et hurlent leur antisémitisme et leur
xénophobie. Pour marginal que soit le phénomène et pour sommaire
que soit cette réaction, elle n’en confirme pas moins aux yeux des
« Wessis » (habitants de l’Ouest) le manque de maturité des
« Ossis », groupe à rééduquer si on veut qu’une véritable intégration
soit possible.
Cette vision d’une rééducation nécessaire passe entre autres, aux
yeux des dirigeants et de l’opinion de la RFA, par l’épuration frappant
les anciens responsables de la RDA, ce qui alimente le reproche
d’une partie des habitants de l’Est de la recherche d’une vengeance
qui frapperait les hommes de l’Est, coupables d’avoir collaboré avec
le communisme. Or, le caractère décevant de ces procès, le risque
d’imputer à toute la population de l’Est une responsabilité collective,
rendent pour le moins difficile ces procès expiatoires. Les tentatives
de juger Erich Honecker et ses compagnons débouchent vite sur des
impasses. Détenu depuis juillet 1992, Erich Honecker, atteint d’un
cancer, voit s’ouvrir son procès en novembre 1992. Il doit répondre
de l’ordre de tir donné aux miliciens contre les fugitifs qui tentaient de
fuir Berlin-Est. Mais dès janvier 1993, les audiences sont arrêtées
par le tribunal constitutionnel de Berlin en raison de l’état de santé de
l’accusé. Autorisé à partir en exil pour le Chili où se trouve sa femme
Margot, il y mourra en 1994. Les autres responsables voient soit
leurs procès interrompus pour raisons de santé comme Willi Stoph,
ancien chef du gouvernement de la RDA, soit sont libérés après
condamnation en raison de leur âge comme l’ex-ministre de la
Défense Heinz Kessler ou son adjoint Fritz Streletz, ou encore
condamnés à des peines de prison qui laissent subsister un malaise
sur les motifs de leur condamnation comme Erich Mielke, ministre de
la Sécurité d’État, jugé pour des meurtres commis contre des
policiers en 1931 ou Markus Wolf, ancien chef des services
d’espionnage de la RDA, condamné pour haute trahison et qui peut à
bon droit rétorquer que, serviteur d’un État qu’il jugeait légitime, il ne
saurait être inculpé pour ce motif sans que soit violé le principe
d’égalité entre les citoyens allemands. En cassant son procès en
1995, la Cour constitutionnelle fédérale paraît lui donner raison. Enfin,
le même sentiment de malaise prévaut quant aux procès intentés aux
soldats qui gardaient la frontière entre les deux Allemagnes et le mur
de Berlin et qui ont tué, sur ordre, des fugitifs, de même que ceux
intentés contre tous ceux qui auraient servi la Stasi, ce qui aboutit à
l’inculpation des avocats Wolfgang Vogel qui a servi d’intermédiaire
entre les deux États allemands et Klaus Croissant, avocat de la
fraction Armée rouge, sans compter les innombrables poursuites
engagées contre les « informateurs » de la Stasi (et peu de cadres
de l’ex-Allemagne de l’Est semblent avoir échappé à ce statut).
Ces procès d’épuration donnent le sentiment à une partie des
« Ossis » qu’ils sont tous peu ou prou suspects d’avoir vécu sous un
régime totalitaire que peu d’entre eux avaient choisi et entretiennent
leur exaspération vis-à-vis de la bonne conscience et du sentiment de
supériorité des « Wessis ». Et s’y ajoute l’humiliation d’être
considérés par ceux-ci comme des assistés qui coûtent cher aux
citoyens de l’Ouest.
C’est le sentiment de cette coupure en deux de la société qui
pousse le chancelier Kohl à envisager de proposer pour l’élection
présidentielle de mai 1994 un homme issu des Länder de l’Est. Son
choix se porte sur le théologien Steffen Heitmann, pasteur de l’Église
protestante de Dresde, objecteur de conscience, devenu en 1990
ministre de la Justice du gouvernement de Saxe. Choix malheureux
car le pasteur Heitmann, après avoir annoncé sa candidature en
septembre 1993, multiplie les déclarations intempestives sur le passé
de l’Allemagne, le rôle des femmes dans la société ou la construction
de l’Europe qui révèlent en lui un conservateur et un traditionaliste.
Les vives réactions de l’opinion et de la CDU elle-même, l’évidence
qu’il ne saurait rassembler une majorité le conduiront à retirer sa
candidature en novembre 1993.
L’espoir que le dynamisme économique de l’Ouest soit en mesure
de combler rapidement le fossé avec les Länder de l’Est afin d’unifier
véritablement la société allemande a été largement déçu. Plus d’une
décennie après la réunification et en dépit des gigantesques
transferts publics réalisés, les lignes de fracture héritées de l’histoire
du second e siècle demeurent visibles et les « Ossis » continuent à
se sentir des citoyens de seconde zone. Là où ils attendaient des
emplois et des salaires à l’occidentale, ils ont trouvé le chômage. Là
où ils espéraient la liberté et l’accès aux responsabilités, ils
constatent que les hauts fonctionnaires, les chefs d’entreprise, les
intellectuels venus de l’Ouest détiennent majoritairement les postes
de cadres. Ils s’irritent de voir que le statut des femmes de l’Ouest,
volontiers femmes au foyer, contrastant avec la volonté d’autonomie
de celles de l’Est, a rendu les crèches payantes alors qu’elles étaient
jadis gratuites. De même s’inquiètent-ils de la possibilité d’extension à
l’Est du système scolaire de la RFA qui libère les enfants vers
13 heures et les place à la charge de leur famille alors que l’école
toute la journée (la Ganztagschule) libérait les femmes de l’Est.
Enfin, les rapports sociaux collectifs ont largement laissé la place à
des comportements individualistes qui modifient les modes de vie.
Ces différences jouent jusque sur les attitudes politiques. C’est ainsi
que le communisme, inexistant à l’Ouest, conserve, à la faveur des
nostalgies du passé et des déceptions du présent, une réelle
importance dans les Länder de l’Est, le PDS (Parti du socialisme
démocratique) qui rassemble les ex-communistes atteignant entre 10
et 25 % des suffrages. Aux élections de l’automne 2002, il remporte
à Berlin (à la fois ville et Land) 22,4 % des suffrages, ce qui lui
permet d’entrer en janvier 2003 au gouvernement de la capitale aux
côtés des sociaux-démocrates.
Il est clair que la réunification reste à achever, dans les faits
comme dans les mentalités.
Ces difficultés de l’intégration sociale des « Ossis » se conjuguent
avec le poids de l’immigration et les effets de la crise économique
pour susciter un climat de xénophobie et de racisme, qui, s’il ne
touche qu’une faible fraction de la population, n’en éveille pas moins
des souvenirs douloureux en Allemagne.
Immigration, xénophobie, racisme. Les difficultés d’intégration
sociale des « Ossis », les effets de la crise économique et de la
poussée du chômage ont eu pour résultat une extension de la
pauvreté qui touche les personnes âgées et les familles nombreuses.
La prise de conscience de la misère dans une société riche, la
menace qui pèse ainsi sur le modèle allemand de prospérité ont
conduit à une attitude restrictive à l’égard des immigrés et des
demandeurs d’asile, dénoncés comme occupant, aux dépens des
Allemands, les foyers d’accueil et pesant sur le budget d’aide aux
plus démunis.
Du fait d’une législation particulièrement libérale, la République
fédérale a accueilli en 1992 plus de 430 000 personnes venues de
l’étranger. Pour mettre fin à ce flot croissant, la loi est révisée par le
Bundestag, après de longues discussions et l’accord des socialistes,
en mai 1993. Elle permet de refuser le droit d’asile aux personnes
venues des autres pays de l’Union européenne ou des États jugés
politiquement sûrs. Il en est résulté une chute importante des entrées
en République fédérale et un quasi-quadruplement des reconduites à
la frontière par rapport à 1992. Parallèlement se trouvent freinées les
autorisations de retour en Allemagne des Aussiedler, c’est-à-dire des
Allemands vivant dans les pays de l’Est et qui souhaitent regagner la
République fédérale.
Toutefois, cette législation restrictive va directement à l’encontre
des besoins de l’industrie allemande, certaines activités voyant leur
développement entravé par la pénurie de main-d’œuvre. Aussi le
gouvernement propose-t-il en mars 2002 un projet qui, tout en
maintenant la limitation globale de l’immigration (l’âge auquel les
enfants peuvent rejoindre leurs parents dans le cadre du
regroupement familial étant abaissé de 14 à 12 ans), entend ouvrir
les frontières aux personnels qualifiés en fonction des attentes du
marché du travail. Les candidats à l’immigration seraient admis en
fonction de divers critères tels que la formation, la profession, la
connaissance de la langue allemande, etc. Il reste que ce problème
n’est abordé qu’avec une extrême prudence, la présence de
7,3 millions d’étrangers en Allemagne pouvant fournir un thème
évident de débats politiques dans un pays qui compte plus de
4 millions de chômeurs.
En freinant l’immigration, il s’agit aussi de mettre un terme aux
flambées de racisme et de xénophobie qu’entretient la présence des
émigrés. Si elles débutent en 1991-1992 dans les Länder de l’Est, à
Hoyerswerda, en Saxe et à Rostock, par des attaques contre les
foyers d’immigrés, elles se répandent rapidement dans toute
l’Allemagne. À l’Est, elles résultent de la naissance d’un néo-
nationalisme raciste et xénophobe que l’Ouest rejette avec horreur.
Mais c’est à l’Ouest où la crise a alimenté une profonde inquiétude
sociale, que se sont produits les actes les plus graves avec l’incendie
criminel à Molle dans le Slesvig-Holstein d’une maison occupée par
des Turcs et où trois femmes périssent en novembre 1992, et à
Solingen, en Rhénanie du Nord-Westphalie, où un autre incendie
criminel en mai 1993 provoque la mort de deux femmes et de trois
fillettes turques. Ces attentats provoquent une horreur profonde et, à
l’invitation des Églises, des syndicats, des municipalités, des
manifestations qui attirent des foules considérables montrent que
l’Allemagne n’est nullement prête à emprunter les voies douteuses
d’une histoire qui n’en finit pas de traumatiser le peuple allemand.
C’est le même réflexe qui conduit les autorités allemandes à interdire
les défilés pro-nazis (le secrétaire d’État du gouvernement de Hesse
est démis de ses fonctions pour avoir laissé s’organiser un défilé de
nazis à Fulda le 14 août 1993 pour l’anniversaire de la mort de Rudolf
Hess) et le gouvernement fédéral à demander à la cour fédérale
constitutionnelle de Karlsruhe l’interdiction du Parti libéral allemand
des travailleurs, une organisation d’extrême droite.
Les grands débats de société. Confrontée à l’intégration des
Allemands de l’Est, aux problèmes posés par une forte immigration
engendrant xénophobie et racisme, la société allemande connaît en
outre une partie des grands débats qui agitent toutes les sociétés
d’Europe occidentale.
Le plus grave est assurément celui qui, comme en Italie ou en
France, révèle par scandales publics interposés, les liens noués entre
les responsables politiques, sur le plan fédéral ou celui des Länder, et
les milieux d’affaires et qui ont nom corruption, trafic d’influence, délit
d’ingérence, délit d’initiés ou abus de biens sociaux et recel d’abus de
biens sociaux. La multiplication des scandales touche indifféremment
des membres de tous les partis politiques, la CDU (avec Günther
Krause, ministre des Transports, Max Streibl, ministre-président de
Bavière, Werner Münch, ministre-président de Saxe Anhalt), la SPD
(impliquant Oskar Lafontaine, ministre-président de Sarre, Richard
Klimmt, président du groupe SPD au Landtag du même Land, Björn
Engholm, ministre-président du Slesvig-Holstein) ou le parti libéral
(Jürgen Möllemann, ministre fédéral de l’Économie est contraint de
démissionner). Au total, le chancelier Kohl est conduit à remanier
trois fois son gouvernement en 1993 et à changer six ministres
fédéraux sur dix-neuf. Après sa défaite électorale de 1998, l’ex-
chancelier Kohl sera lui-même impliqué dans un scandale donnant lieu
à des suites judiciaires à l’automne 1999, son parti, la CDU ayant
bénéficié de financements occultes. L’alternance de 1998 qui porte au
pouvoir la social-démocratie ne met pas fin à la crise et, en
juillet 2002, le chancelier Schröder sera conduit à démettre de ses
fonctions son ministre de la Défense Rudolf Scharping, déjà fragilisé
par les frasques de sa vie privée, pour avoir perçu à titre d’honoraires
des versements importants de la part d’un conseiller en relations
publiques, en violation de la loi interdisant à un ministre de recevoir
des honoraires durant la durée de son mandat. Comme toutes les
démocraties occidentales, la République fédérale est confrontée à un
grave problème d’intégrité de son personnel politique qui, pas plus
que dans les pays voisins, ne parvient à résister aux tentations que
l’argent exerce sur les hommes qui détiennent un pouvoir. Ce qui est
vrai des hommes politiques l’est également pour les autres
détenteurs de pouvoir comme le montre la démission en mai 1993 du
président du syndicat de la métallurgie I.G. Metall, membre du
conseil de surveillance de la firme Daimler-Benz, et qui semble avoir
utilisé des informations confidentielles pour réaliser sur les actions de
cette société d’importantes plus-values boursières.
L’Allemagne connaît aussi un interminable débat sur l’interruption
volontaire de grossesse, la loi votée par le Bundestag en juillet 1992
qui autorisait l’IVG après consultation médicale dans un délai de 12
semaines de grossesse avec remboursement par les caisses
d’assurance-maladie, ayant été déclarée partiellement
anticonstitutionnelle par la cour fédérale constitutionnelle de
Karlsruhe. Si bien que, si l’IVG n’est pas autorisée, elle ne fera pas
l’objet de poursuites mais ne saurait être remboursée, sauf cas
exceptionnels.
Enfin, la République fédérale connaît elle aussi un scandale du
sang contaminé dû au manque de précautions d’une entreprise de
produits pharmaceutiques de Cologne et à l’absence de vigilance d’un
certain nombre de hauts fonctionnaires.
Mais le principal débat qui intéresse l’opinion allemande porte sur le
rôle international du pays, subitement confronté à des responsabilités
que sa situation de vaincu de la Seconde Guerre mondiale lui avait
épargnées durant un demi-siècle.

Le nouveau rôle international de l’Allemagne


Un poids géostratégique déterminant. L’une des conséquences de
la réunification allemande a été de faire retrouver à ce pays une
souveraineté complète dont il avait été privé durant un demi-siècle.
En mettant fin au statut d’État mineur surveillé par ses vainqueurs de
la Seconde Guerre mondiale, l’accord de septembre 1990 donne à
l’Allemagne une marge d’action internationale nouvelle, mais lui
impose en revanche des responsabilités de l’absence desquelles elle
s’était aisément accommodée.
En fait, renonçant à être une grande puissance sur la scène
internationale, elle avait pu se consacrer à son développement
économique et le partage des responsabilités avec la France au sein
de la Communauté européenne a longtemps consisté à faire d’elle un
« nain politique » en même temps qu’un géant économique. Toutefois,
la situation nouvelle inaugurée en 1989-1990 bouleverse cet état de
choses. État totalement libre de ses choix internationaux, riche de
80 millions d’habitants, première puissance économique européenne,
située à la charnière d’une Union européenne où elle joue un rôle
majeur et des États nouvellement indépendants de l’ancien bloc
communiste, elle dispose désormais d’un poids géostratégique sans
équivalent en Europe. Quittant Bonn au début de l’année 1994,
l’ambassadeur américain Richard Holbrooke peut déclarer avec une
forte crédibilité : « L’Allemagne était la première puissance en Europe
au début du siècle, et elle est en train de le redevenir maintenant que
ce siècle s’achève. » De fait, ce poids retrouvé de l’Allemagne la fait
considérer par les grandes puissances mondiales comme la clé de
voûte de toute politique en Europe et pousse la France et la Grande-
Bretagne à adopter vis-à-vis de la nouvelle puissance allemande une
attitude défensive. Des voix ne se sont-elles pas élevées pour
préconiser que les sièges de membres permanents du Conseil de
sécurité détenus par ces deux États soient attribués à l’Allemagne et
au Japon, afin de rendre mieux compte de la hiérarchie des
puissances mondiales. Si la République fédérale ne s’est nullement
engagée dans cette voie qui la brouillerait avec Paris et Londres, du
moins est-elle ouvertement candidate à un siège supplémentaire de
membre permanent.
Toutefois, cette reconnaissance d’un statut de grande puissance
politique s’accompagne de l’exigence de plus en plus forte de la
communauté internationale de voir l’Allemagne prendre sa part du
fardeau des responsabilités mondiales. L’attitude de la République
fédérale qui, durant la guerre du Golfe en 1991, s’était contentée
d’apporter une aide financière aux belligérants sans envoyer de
troupes ne semble plus acceptable. Ses partenaires de l’Union
européenne exigent sa participation, les États de l’Europe centrale et
orientale ex-communiste demandent sa protection contre un retour
éventuel de l’hégémonie russe.
Toutefois, ce n’est qu’avec une grande prudence que l’Allemagne
s’engage sur ce terrain, d’autant que les rigueurs budgétaires dues à
la politique d’économie lancée par le chancelier ne laissent à la
Bundeswehr qu’une faible capacité d’action. La RFA a accepté une
mission sanitaire au Cambodge et une participation à la surveillance
des élections en 1992-1993 dans ce pays. Toutefois, lorsque des
soldats allemands participent à bord d’avions américains à la
surveillance aérienne du sol de Bosnie-Herzégovine, le parti libéral et
le SPD décident de saisir la cour constitutionnelle de Karlsruhe de
cette intervention qu’ils jugent inconstitutionnelle, dès lors qu’elle se
déroule hors du territoire des pays de l’Alliance Atlantique. Le
jugement rendu par la Cour en avril 1993 donne à ces interventions un
statut légal et permet des vols humanitaires en Bosnie de l’aviation
allemande. La question rebondit lorsque le gouvernement fédéral
décide d’envoyer des troupes en Somalie durant l’été 1993, mais, une
nouvelle fois, la cour constitutionnelle, puis le Bundestag, donnent leur
accord en septembre 1995, lors des bombar dements effectués par
l’OTAN en Bosnie contre des positions serbes, des aviateurs
allemands interviennent, se contentant, il est vrai, de vérifier les
résultats de cette opération. Toutefois un pas décisif paraît franchi
lorsqu’en 1996, l’Allemagne approuve la décision de l’OTAN de mettre
les moyens de l’Alliance à la disposition de l’UEO, faisant de celle-ci
le bras armé d’une Europe capable d’intervenir sans participation
américaine dans un conflit du Vieux Continent. Après le 11 septembre
2001, le gouvernement du chancelier Schröder n’hésite pas à envoyer
en Afghanistan un important contingent combattre aux côtés des
Américains, avec l’accord du ministre Vert des Affaires étrangères,
Joschka Fischer. Sur le moment, l’émotion est grande au sein des
Verts et la coalition « rouge-vert » au pouvoir depuis 1998 manque de
peu de voler en éclats. Mais à leur congrès de Berlin de mars 2002,
les militants de ce parti reconnaissent que l’intervention militaire a été
positive en débarrassant l’Afghanistan d’un régime qui constituait un
défi aux principes démocratiques. Désormais, la page est tournée. Il
fait peu de doute que l’Allemagne est redevenue une grande
puissance sur le plan de la politique internationale et que son poids
géostratégique fait désormais d’elle un partenaire à part entière de
toutes les grandes décisions internationales.
Dès lors, la question se pose de savoir si le cadre de l’Union
européenne et l’appui de la France lui sont aussi nécessaires qu’ils
l’ont été dans le passé.
« Mitteleuropa » ou Union européenne ? Le statut recouvré de
grande puissance internationale de l’Allemagne suscite, on l’a vu, les
inquiétudes de la France et du Royaume-Uni. Libre de ses
mouvements, l’Allemagne ne peut-elle être tentée de jouer son propre
jeu politique, indépendamment d’une Union européenne dans laquelle
nombre de responsables allemands voient désormais des entraves
plus que des avantages ? Et tout d’abord, l’unification, en déplaçant
vers l’Est le centre de gravité de l’Allemagne, (Berlin n’a-t-elle pas été
choisie au détriment de Bonn comme nouvelle capitale ?) n’incline-t-
elle pas la nouvelle Allemagne à tenter de reconstituer autour d’elle la
« Mitteleuropa » déjà considérée comme sa zone d’influence naturelle
au e
siècle ? Il est peu douteux que les pays ex-communistes
d’Europe de l’Est regardent économiquement vers la puissante et
riche Allemagne, mais ils attendent aussi de celle-ci une protection
contre un retour offensif de l’expansionnisme russe. De fait, la RFA,
qui entretient des relations privilégiées avec des pays comme la
Pologne, la Hongrie, les Républiques tchèque et slovaque, est aussi
le meilleur avocat de leur entrée dans l’Union européenne. Mais une
telle perspective n’est pas sans inquiéter la Russie avec laquelle
l’Allemagne réunifiée entretient des relations ambiguës. Sans doute
les Allemands sont-ils reconnaissants aux Russes (mais surtout à
Mikhaïl Gorbatchev) d’avoir permis la réunification du pays. Ils sont
parvenus à obtenir (moyennant finances) l’évacuation des dernières
troupes russes du territoire allemand en 1994. Mais la crainte d’un
réveil de l’impérialisme russe demeure, et c’est contre ce danger
qu’ils pensent se prémunir en aidant financièrement les tentatives de
réforme en Russie (où les banques allemandes sont fortement
engagées) et en soutenant Boris Eltsine, réputé représenter la
« démocratie » russe. Aussi, parallèlement à l’action entreprise en
faveur de l’entrée des ex-satellites de la Russie en Europe, le
chancelier Kohl se fait-il le principal avocat d’une aide massive de
l’Occident à la Russie.
En dépit de ces possibles ouvertures, les risques politiques et
économiques de la constitution d’une « Mitteleuropa » autour de
l’Allemagne ne constituent nullement une alternative crédible à l’union
européenne.
Celle-ci demeure plus que jamais, en dépit des craintes franco-
britanniques, la colonne vertébrale de la politique extérieure
allemande et le chancelier Kohl ne se fait pas faute de le rappeler,
multipliant les rencontres avec les dirigeants français comme les
professions de foi européennes et ne manquant aucune occasion
d’affirmer que l’axe Paris-Bonn constitue à ses yeux la clé de voûte
de la construction européenne. Simplement, le poids de la RFA au
sein de l’Europe s’est singulièrement accru.
Si l’Allemagne applaudit sans état d’âme à l’entrée en vigueur du
grand marché unique européen le 1er janvier 1993, l’enthousiasme
semble moindre en ce qui concerne la mise en œuvre du traité de
Maastricht, d’autant que la crise financière de l’été 1993 qui voit la
Bundesbank contrainte de soutenir le franc et les marges de
fluctuation du système monétaire européen élargies, font redouter
aux Allemands d’entrer dans une zone de turbulence monétaire. De
surcroît, la perspective de voir le mark disparaître au profit de la
monnaie européenne suscite de fortes réticences en Allemagne. En
octobre 1993, le Conseil européen de Bruxelles tente de les vaincre
en décidant que le siège du futur Institut monétaire européen sera
installé à Francfort-sur-le-Main (il est vrai que le ministre fédéral des
Finances Théo Waigel avait menacé en août 1993 de faire échouer
l’Union monétaire européenne si un autre choix était opéré).
Finalement, ce n’est qu’en octobre 1993 que l’Allemagne est
autorisée par la cour fédérale constitutionnelle à ratifier le traité de
Maastricht, après qu’aient été rejetés cinq recours en
anticonstitutionnalité.
Le doute sur les sentiments européens des Allemands est encore
entretenu par la chaleur avec laquelle la RFA se fait l’avocate de
l’élargissement de l’Union d’abord avec les pays du Nord (qui
renforceront, inévitablement son rôle), puis avec ceux de l’Est, aux
dépens d’un approfondissement. Conscients que ces doutes, non
dénués d’arguments objectifs, peuvent conduire à la remise en cause
de la politique européenne, le chancelier Kohl comme le président
français Mitterrand et son successeur Jacques Chirac multiplient les
contre-feux. L’invitation aux soldats allemands de l’Eurocorps à défiler
sur les Champs-Élysées le 14 juillet 1994 se veut une démonstration
de l’inanité des craintes françaises devant la renaissance d’une
Allemagne puissante, indépendante et éventuellement agressive.
Mais l’aspect le plus déterminant demeure l’engagement profond,
sincère et actif du chancelier Kohl en faveur de la poursuite de la
construction européenne et la conviction qui est la sienne que celle-ci
ne peut réussir que grâce à l’entente avec la France. Le départ de
l’Élysée de François Mitterrand, les incertitudes sur les sentiments
européens de son successeur Jacques Chirac introduisent quelques
flottements dans la mise en œuvre de cette politique. Les
divergences d’appréciation qui, entre 1995 et 1998, se révèlent entre
la France et l’Allemagne sur les conditions qui doivent présider à
l’entrée en vigueur de l’euro sont l’objet de négociations permanentes
et difficiles qui révèlent la distance entre les conceptions très libérales
du gouvernement allemand et l’approche des Français. Faut-il
considérer les critères de convergence définis lors du traité de
Maastricht pour participer au lancement de l’euro (des déficits publics
inférieurs à 3 % du PIB) comme une obligation absolue selon la thèse
de la Bundesbank ou comme une indication tendancielle selon la
préférence des Français ? Est-il nécessaire, pour préserver le
contrôle des États, de créer, comme le souhaitent les Français, un
gouvernement économique de la zone euro ou faut-il maintenir à tout
prix l’indépendance et la marge d’action de la Banque centrale
européenne comme l’exige l’opinion allemande ? D’autres craintes se
font jour en Allemagne : le solide mark ne risque-t-il pas d’être
sacrifié au profit d’un euro faible ? La nouvelle monnaie ne fera-t-elle
pas de la République fédérale une « vache à lait » ponctionnée au
profit des pays les plus pauvres d’Europe ? L’euro ne sera-t-il pas
utilisé dans une guerre commerciale contre le dollar ? C’est une
opinion hostile aux deux tiers à l’euro que le chancelier Kohl doit
convaincre de la pertinence de sa politique et, pour ce faire, il doit
demander des concessions à ses partenaires. L’un des aspects
majeurs de celles-ci sera l’adoption en 1996 au sommet de Dublin du
pacte de stabilité et de croissance destiné à rassurer les Allemands.
En ce sens, l’entrée en vigueur de l’euro auquel participent onze des
quinze pays de l’Union européenne le 1er janvier 1999 apparaît comme
une victoire d’Helmut Kohl, mais c’est une victoire politiquement
posthume puisqu’à cette date le Chancelier a perdu le pouvoir, et
peut-être une victoire à la Pyrrhus car son engagement européen a
sans nul doute érodé sa position politique aux yeux d’une opinion
allemande dont une partie est tentée par le repli et la frilosité.
Les mêmes incertitudes prévalent après le remplacement d’Helmut
Kohl par Gerhard Schröder en 1998. Elles se marquent d’abord par
les réticences croissantes de l’Allemagne vis-à-vis de la commission
de Bruxelles avec laquelle les contentieux ne cessent de s’aigrir,
l’Allemagne échappant de justesse à une mise en garde publique de
celle-ci à propos du dérapage de ses déficits, s’inquiétant de la
volonté européenne de contrôler OPA et fusions industrielles, et
admettant mal que les autorités de Bruxelles envisagent de réduire
les aides aux Länder de l’Est pour soutenir les territoires plus
défavorisés des futurs adhérents à l’Union européenne. Par ailleurs,
les relations avec la France paraissent incontestablement refroidies,
d’autant que le chancelier Schröder plaide pour une « troisième voie »
entre libéralisme et socialisme, fort éloignée des idées du Premier
ministre français Lionel Jospin. Le moteur franco-allemand de
l’Europe paraît clairement en panne, la tension entre Paris et Berlin
se trouvant alimentée par le financement de la Politique Agricole
Commune dont l’Allemagne, principal contributeur au budget
européen, souhaite diminuer le poids financier avec l’appui de la
Grande-Bretagne, tandis que la France n’entend pas que soit remise
en cause une politique qui bénéficie largement à ses paysans.
Toutefois, cette fragilisation de l’axe Paris-Berlin n’est pas sans
danger pour l’avenir. L’Allemagne ne peut ignorer que va se poser à
l’automne 2002 le problème de l’élargissement à l’Union européenne
à dix pays dont huit anciens membres du bloc soviétique situés à ses
frontières et dont l’adhésion est capitale pour son rôle économique et
stratégique en Europe. Aussi le chancelier Schröder est-il partagé
entre la volonté de ne pas rompre avec Paris et celle de donner
satisfaction, à la veille d’élections qui s’annoncent très incertaines en
septembre 2002, à une opinion publique dont l’enthousiasme
européen a beaucoup diminué.
Tant il est vrai que les choix politiques de l’Allemagne dépassent de
très loin son propre destin pour déterminer l’avenir de la construction
européenne.

Continuité ou nouvelle donne politique ?

L’état des forces politiques après la réunification. La réunification


allemande, en modifiant les problèmes posés à la République
fédérale va-t-elle conduire à une nouvelle donne politique ? Rien ne
permet de le penser, les structures traditionnelles paraissant résister
aux nouvelles problématiques que l’évolution de la situation allemande
semblait devoir entraîner. La chose est évidente au niveau de la
CDU. Au pouvoir depuis douze années, le chancelier Kohl a
progressivement mis hors jeu tous ses rivaux et s’est révélé un
remarquable animal politique dont la longévité a dépassé celle de
Konrad Adenauer. Auréolé du succès de l’unification allemande, sa
position paraît un moment menacée par les effets de la crise qui,
depuis 1992, frappe la RFA. Mais, outre qu’il n’a guère au sein de la
CDU de rivaux susceptibles de lui disputer la direction de la
démocratie-chrétienne, son savoir-faire paraît indispensable à un
parti en perte de vitesse, car, il faut bien le constater, de 1992 au
printemps 1994, tous les sondages donnent le SPD vainqueur des
élections et ces prévisions sont confirmées par une suite d’élections
locales qui voient les socialistes accumuler les succès, s’emparant
des Länder gouvernés de longue date par la CDU ou imposant à
celles-ci de « grandes coalitions », en d’autres termes, un partage du
pouvoir avec lui. Il faudra l’effet de la reprise manifestée durant l’été
1994, pour redonner des chances de l’emporter au parti du
Chancelier.
Il est vrai que l’éventuelle victoire du SPD ne signifierait en rien un
bouleversement pour l’Allemagne. Sur bien des points le programme
très modéré du SPD ne se distingue que par des nuances de celui de
la CDU qu’il s’agisse de politique extérieure ou de politique intérieure.
Même dans un domaine sensible et porteur de symboles comme celui
de l’immigration, les sociaux-démocrates ont voté les lois restrictives
proposées par le gouvernement. De surcroît, le SPD n’a pas été
épargné par les remous politiques des dernières années. La
démission en 1993 de Björn Engholm, ministre-président du Slesvig-
Holstein et candidat à la chancellerie pour les élections de 1994 le
prive de chef. Pour trouver un nouveau président, il organise alors un
référendum parmi ses adhérents qui désignent par 56,6 % des voix
Rudolf Scharping, ministre-président de Rhénanie-Palatinat depuis
1991, après qu’il ait vaincu la CDU qui administrait le Land (dont
Helmut Kohl lui-même avait été ministre-président de 1969 à 1976).
Devançant son concurrent Gerhard Schröder, ministre-président de
Basse-Saxe qui a recueilli 33,2 % des voix, il est élu président du
SPD et candidat à la chancellerie. Jusqu’à l’été 1994 tous les
sondages font de lui le futur chancelier de la RFA.
Pour le SPD, le principal danger est à gauche. D’abord avec le
poids retrouvé des Verts. Poursuivant la fusion amorcée depuis 1992
avec le groupe Alliance 90, les Verts se dotent de nouveaux
dirigeants et entendent jouer, après leur échec des élections de 1990
qui avaient vu leur représentation parlementaire réduite à une poignée
d’élus (pour l’essentiel anciens dissidents de la RDA), un rôle
important afin d’y défendre leurs idées. Et surtout, il rencontre dans
l’est du pays la concurrence des anciens communistes reconvertis en
Parti du socialisme démocratique (PDS), formé de dirigeants
réformateurs qui avaient souhaité une libéralisation du régime d’Erich
Honecker. Le PDS trouve une partie de son audience dans la
constatation des citoyens de l’ancienne RDA qu’ils forment un groupe
d’Allemands de seconde zone. Dirigé par Gregor Gysi, il apparaît
dans l’Est comme la principale force d’opposition à la CDU, menaçant
d’y laminer les candidats du SPD.
Il est vrai que, pour sa part, la CDU a également du souci à se
faire. Moins avec la force d’extrême-droite, conservatrice et
xénophobe plus que néo-nazie, que constitue le parti Républicain de
Franz Schönhuber que tous les sondages décrivent en perte de
vitesse qu’avec ses alliés du parti libéral (FPD). Solidement tenu en
main et maintenu dans la coalition avec la CDU par son nouveau
président Klaus Kinkel, élu en juin 1993, et par ailleurs ministre des
Affaires étrangères et vice-Chancelier, le parti libéral n’est nullement
sûr de franchir la barre des 5 % lui permettant de siéger au
Bundestag. Or, sans l’appui du parti libéral, la CDU qui ne peut
espérer atteindre à elle seule (même avec l’appoint des sociaux-
chrétiens bavarois) la majorité absolue serait contrainte de constituer
une « grande coalition » avec le SPD.
Tel est au fond le véritable enjeu des élections de 1994. Le
problème ne réside pas dans la possibilité d’un bouleversement
drastique, mais dans le choix des électeurs entre la continuité
assurée par le chancelier Kohl et la CDU et une ouverture plus ou
moins marquée selon que l’électorat donnera la majorité à une
coalition de gauche SPD-Verts ou contraindra le Chancelier à une
« grande coalition » avec le SPD.
Les élections de 1994 et le choix de la continuité. Au soir du
16 octobre 1994, la réponse est claire. Les électeurs ont choisi la
continuité, mais ils l’ont choisie de justesse. La coalition formée
depuis douze ans entre la CDU, la CSU bavaroise et le parti libéral
(FDP) rassemble 48 % des voix et maintient une majorité de dix
sièges contre 134 dans le précédent Bundestag. Mais, alors que tous
les partis de la coalition majoritaire ont perdu des voix et des sièges,
les diverses forces d’opposition ont progressé. Sans doute, avec
36,4 % des voix, le SPD de Rudolf Scharping voit-il échapper tout
espoir de parvenir au pouvoir. Mais il a fait bonne figure dans ce
scrutin, d’autant que les élections aux Länder qui ont lieu le même
jour, en lui confirmant sa majorité en Sarre et en contraignant la CDU
à gouverner avec lui en Thuringe et au Mecklembourg-Poméranie
occidentale, renforcent la majorité dont il disposait déjà à la seconde
chambre, le Bundesrat. La coalition Verts-Alliance 90 réussit, avec
7,3 % des voix, un retour en force au Bundestag où elle disposera
d’une cinquantaine de députés, cependant que les Länder de l’Est
envoient siéger au Parlement une trentaine de communistes
réformateurs du PDS conduits par Gregor Gysi et l’écrivain Stefen
Heym, ancien dissident de RDA.

On peut, au choix, considérer ces élections comme celles de la


continuité ou celles de la transition. La première interprétation est
celle du chancelier Kohl qui juge que l’électorat lui a confié un nouveau
mandat lui permettant de renforcer la réunification en achevant
l’intégration des Länder de l’Est et de poursuivre la construction
européenne en collaboration avec la France. L’étroite majorité dont il
dispose n’effraie pas cet habile manœuvrier politique qui déclare
qu’elle aura pour effet un renforcement de la discipline. La seconde,
qui est celle de l’opposition, n’est pas sans valeur. Elle s’appuie sur la
constatation que le chancelier pourra difficilement gouverner, pris
entre une opposition renforcée au Bundesrat et qui se sent le vent en
poupe, et une majorité dont les composantes risquent de se servir de
leur indispensable appoint pour monnayer au plus cher leurs
suffrages. Si bien que c’est sans doute de cette dernière que vient la
principale cause de fragilité du chancelier. La CSU bavaroise qui a
maintenu ses positions, va sans doute tenter de faire prévaloir une
politique du mark fort aux dépens de toute mesure sociale et
s’opposer à la monnaie unique européenne. Quant aux libéraux dont
le déclin paraît s’accentuer et qui semblent devoir leur salut au vote
stratégique d’électeurs de la CDU, il leur faut d’urgence, s’ils ne
veulent pas disparaître, affirmer leur identité face à la CDU. Et il faut
s’attendre à une offensive de grand style d’un SPD concurrencé par
les Verts et le PDS pour se faire le champion d’une politique sociale.
En dépit de la volonté de continuité manifestée par les électeurs, il
est évident qu’une époque s’achève. La courte victoire d’Helmut Kohl
lui laisse la possibilité d’assurer sa succession, en position de force,
mais il paraît clair que les hommes politiques qui parviendront
désormais au pouvoir auront à gérer une situation inédite, celle d’une
Allemagne, puissance dominante du continent européen, grande
puissance mondiale de tout premier plan, face à des États européens
légitimement inquiets devant la renaissance d’un État que la mémoire
des peuples retient comme le symbole de l’agressivité et qui a légué
au monde l’horreur indicible de l’expérience nazie.

Le SPD au pouvoir et l’expérience douloureuse de la


modernisation

L’alternance de 1998

Le retour au pouvoir de la social-démocratie. La victoire à


l’arraché d’Helmut Kohl en 1994 et le succès représenté par les
avancées de la construction européenne peuvent-ils permettre au
Chancelier, après seize années de pouvoir, de remporter un nouveau
succès en 1998 en obtenant un sixième mandat successif ? Si lui-
même ne paraît pas en douter, la situa tion intérieure de l’Allemagne
rend l’hypothèse peu crédible. Sans doute, nombre d’Allemands sont-
ils reconnaissants au père de la réunification qui a mis fin à
l’éclatement connu par le pays depuis un demi-siècle, à l’homme
politique prudent et expérimenté qui a redonné à l’Allemagne un rang
de grande puissance, permis à la République fédérale de traverser
sans trop de dommages les remous économiques de la dernière
décennie, fait de son pays la clé de voûte économique de l’Europe en
construction. Mais face à ce bilan positif se dressent l’usure du
pouvoir, l’inéluctable montée du chômage qui atteint 4,8 millions
d’Allemands (soit 12,6 % de la population active) au début de 1998,
le mécontentement des länder de l’Est dans lesquels le Chancelier ne
peut se rendre sans être hué et où la reprise économique ne s’est
pas concrétisée par une remontée de l’emploi, le chômage y
dépassant la barre des 20 % et l’extrémisme s’y manifestant de
façon inquiétante (lors des élections régionales du Land de Saxe-
Anhalt le 26 avril 1998 l’extrême-droite capitalise 13,2 % des voix
cependant que les anciens communistes du PDS préservent avec
près de 20 % des suffrages leur capital électoral).
De surcroît, les sondages prédisent depuis plusieurs mois un large
succès des sociaux-démocrates aux élections de septembre 1998.
Sans doute le Chancelier, habitué à redresser in extremis des
situations difficiles, feint-il de ne pas s’inquiéter de cette situation,
d’autant qu’il peut valablement penser affronter comme chef de file de
l’opposition le président du SPD, Oskar Lafontaine, que son image
d’homme de gauche dessert aux yeux de l’opinion et qu’il a déjà
vaincu par le passé. Mais les élections régionales de Basse-Saxe le
1er mars 1998 changent brusquement les données du problème. La
spectaculaire victoire enregistrée aux élections de Basse-Saxe par le
ministre-président SPD de ce Land Gerhard Schröder en fait le
candidat naturel des socialistes aux élections de septembre. Or cet
homme jeune (il a 53 ans), issu d’un milieu modeste, se présente
comme le chef de file d’une gauche modernisée. Assez peu populaire
au sein de son parti, irrité par son image médiatique, il incarne par
son pragmatisme, le flou de son programme, voire ses volte-face
successives (sur les problèmes de l’énergie, du réarmement, de la
politique économique), une ligne politique aussi peu idéologique que
possible, dégagée de tout tabou, dont le réalisme séduit l’opinion.
Jusqu’à l’extrême veille du scrutin de septembre 1998, les sondages
lui prédisent une large victoire sur un Chancelier qui paraît usé par sa
longue présence au pouvoir et par la conjonction des
mécontentements sectoriels. Toutefois, la très nette victoire
remportée début septembre par la CSU, alliée de la CDU, lors des
élections régionales de Bavière, marque le signal d’une contre-
offensive du Chancelier qui réduit son retard dans les sondages, si
bien qu’à la veille des élections du 27 septembre, la plus grande
incertitude règne sur leur issue. Il n’est pas évident que, même avec
l’appui des Verts qui paraissent décidés à soutenir M. Schröder, les
socialistes puissent atteindre la majorité absolue. Beaucoup dépend
du vote des Länder de l’Est où les écologistes sont mal implantés et
où un succès des ex-communistes du PDS interdirait à la coalition de
gauche d’atteindre la majorité absolue. Dès lors, il n’y aurait d’autre
solution qu’une « Grande coalition » entre CDU et SPD, le Chancelier
appartenant alors au parti qui aurait le plus grand nombre de
députés.
Les résultats des élections du 27 septembre démentent ces
pronostics. L’élection de 298 députés sociaux-démocrates et de 47
Verts assure à la coalition de gauche une majorité de 11 sièges, alors
que la CDU enregistre une sévère défaite en ne conservant que 245
sièges, à quoi s’ajoutent les 44 députés de leurs alliés libéraux.
Helmut Kohl lui-même, qui reste député, grâce à sa présence sur la
liste de la CDU en Rhénanie-Palatinat, a été battu dans sa
circonscription de Ludwigshafen. Enfin, grâce au vote des länder
issus de l’ex-RDA, les ex-communistes du PDS franchissent la barre
des 5 % qui leur permet d’être présents au Bundestag avec 35
députés.
Le nouveau cours et ses limites. L’Allemagne a donc clairement
choisi l’alternance. Sur quel nouveau contexte politique débouche la
situation ainsi créée en République fédérale ? Tout d’abord sur
l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle équipe politique. Représentant des
socialistes d’une Allemagne du nord fortement imprégnée de
protestantisme, Gerhard Schröder dont le programme joue sur toutes
les nuances du flou, présente sa victoire électorale comme celle du
« nouveau centre » et considère que le mandat qui lui a été donné
consiste à moderniser l’Allemagne sans la bouleverser. S’il s’apprête
à faire quelques concessions à la gauche sur le plan social (et son
propre passé d’enfant pauvre ne permet pas de douter de la sincérité
de son attention aux plus démunis), il n’entend en rien compromettre
la compétitivité des entreprises allemandes. À ses côtés, les hommes
clés du futur gouvernement fournissent cependant quelques
indications sur la tonalité du nouveau cours de l’Allemagne de
l’alternance. À l’évidence, le rôle de numéro deux (mais certains
murmurent d’éminence grise, véritable homme fort de la nouvelle
équipe) sera dévolu à Oskar Lafontaine, probable ministre des
Finances, président du SPD qui se reconnaît en lui. Ami de la France,
proche du parti socialiste français, ce keynésien convaincu est
déterminé à accentuer la dimension sociale de la construction
européenne. À ses côtés, un syndicaliste de la métallurgie, Walter
Riester, pressenti pour prendre le ministère du Travail et des Affaires
sociales, et dont le pragmatisme et la modération inquiètent la
gauche du parti socialiste. Enfin, ce n’est pas sans surprise que les
Allemands apprennent que le futur Chancelier s’apprête à créer pour
le journaliste et éditeur Michael Naumann un poste de ministre de la
Culture, alors que, jusqu’à présent, l’État fédéral laissait aux Länder
la politique culturelle. Plus surprenant encore, la présence des Verts
au sein de la future équipe. Trois portefeuilles leur sont réservés,
dont celui des Affaires étrangères, promis à Joschka Fischer, ancien
contestataire des années 1960, converti au « réalisme » et revenu de
ses provocations initiales (il avait fait scandale en 1983 en se
présentant au Bundestag en jean et baskets).
Cette équipe qui modifie de façon drastique le visage du nouveau
pouvoir allemand négocie au cours du mois d’octobre le programme
de modernisation sans bouleversement destiné à unir pendant la
durée de la législature socialistes et verts. Il réaffirme sans ambages
l’engagement européen de l’Allemagne, tout en insistant sur sa
volonté de donner à l’Union européenne une tonalité nettement plus
sociale (et plus écologiste) en favorisant un pacte européen pour
l’emploi. Il demeure fidèle à l’Alliance atlantique, à l’amitié américaine
et s’engage à participer aux opérations de maintien de la paix et de la
sécurité internationale. C’est sans doute sur le plan intérieur que le
programme apparaît comme le plus novateur : relance de la
demande intérieure par une réforme fiscale permettant de diminuer
les impôts et, en contrepartie, suppression des « niches fiscales »
dont bénéficiaient entreprises et particuliers, taxation de l’énergie
dans un but à la fois écologique et social afin de faire baisser le poids
des charges salariales, remise en cause du projet d’Helmut Kohl de
réforme des retraites qui devait aboutir à leur diminution, pacte pour
l’emploi passé avec les entreprises afin de lutter contre le chômage
des jeunes, abandon progressif du nucléaire négocié avec les
industriels, réforme du code de la nationalité substituant le droit du
sol au droit du sang et tolérant la double nationalité pour les
étrangers ayant huit ans de présence en Allemagne…
Dès l’automne 1998, cette politique entre en application. Gerhard
Schröder réserve à la France sa première visite, manière de signifier
que l’axe franco-allemand demeure plus que jamais la clé de voûte de
la politique européenne, alors qu’on disait cet Allemand du Nord plus
proche du Royaume-Uni. Sous la double impulsion de l’Allemagne et
de la France, mais avec l’accord du Royaume-Uni et des
gouvernements sociaux-démocrates majoritaires dans l’Union
européenne, les conseils européens prennent une nouvelle tonalité
dans laquelle la dimension sociale devient prioritaire. Enfin, les
premières mesures sont préparées par le nouveau gouvernement,
concernant l’abandon du nucléaire, la substitution du droit du sol au
droit du sang, etc.
Le succès de la nouvelle équipe gouvernementale va s’avérer de
courte durée. Au lendemain de sa victoire sur le plan fédéral, le
Chancelier doit enregistrer une série d’échecs lors des élections dans
les Länder, déconvenues lourdes de conséquences dans un système
politique très décentralisé où les gouvernements locaux détiennent
d’importants pouvoirs. De plus, ces victoires locales de l’opposition
chrétienne-démocrate lui donnent la majorité dans la seconde
Chambre du Parlement de la République Fédérale, le Bundesrat, la
Chambre des États, permettant aux adversaires du Chancelier de
bloquer ses projets de réforme ou le contraignant à passer des
compromis. Sur fond de difficultés économiques, de chute de la
croissance à partir de 2001, de poussée du chômage, de persistance
du fossé séparant les Länder de l’Est de ceux de l’Ouest, du
sentiment d’amateurisme politique qui conduit, pour diverses raisons,
le Chancelier à se séparer de huit de ses ministres durant la
législature, l’impression d’échec de la majorité sociale-démocrate-
verts finit par s’imposer à l’opinion. Sentiment en partie injuste
puisqu’on peut porter au crédit du gouvernement des réformes
ajournées de longue date par le chancelier Kohl. L’équipe de Gerhard
Schröder a abordé avec courage, même si elle n’a pas toujours pu
les mener à bien, des problèmes comme ceux du code de la
nationalité où elle a imposé comme critère essentiel le droit du sol et
non le seul droit du sang, traditionnel en Allemagne, comme la
nouvelle politique de l’immigration, comme la réforme des retraites
fondée sur un système de répartition, complété dans le privé par des
fonds de pension, comme la mise sur pied d’une réforme fiscale. Elle
a redonné à l’Allemagne un statut de puissance internationale à part
entière en la faisant participer, y compris militairement, à des
opérations de maintien de la paix ordonnées par les Nations unies. Il
reste qu’à la veille des élections de 2002, les chances de
reconduction de la coalition rouge-vert semblent des plus minces.

Les déconvenues du réformisme

Les élections de 2002 : la victoire paradoxale de la gauche. Les


premiers mois de l’année 2002 paraissent la mise en scène
programmée de la défaite annoncée de la coalition sortante. Tous les
sondages donnent en effet aux chrétiens-démocrates une sensible
avance sur l’alliance des verts et des sociaux-démocrates. Situation
qui ne manque pas d’être paradoxale, les niveaux de popularité du
chancelier Gerhard Schröder et surtout de son ministre des Affaires
étrangères, Joschka Fischer, restant élevés, alors que l’audience de
leurs partis respectifs est nettement détériorée. Le choix en
janvier 2002 comme candidat chrétien-démocrate à la Chancellerie du
ministre-président de Bavière, Edmund Stoiber, dirigeant de l’Union
chrétienne-sociale (CSU) plutôt que la présidente de la CDU, Angela
Merkel, originaire de l’Est, mais inexpérimentée politiquement, paraît
sceller le sort de la majorité sortante, dans la mesure où le candidat
de droite a parfaitement réussi dans son Land où la croissance
économique est nettement plus forte que dans le reste de l’Allemagne
et le taux de chômage beaucoup plus bas. En dépit de son absence
de charisme personnel, M. Stoiber peut donc se targuer aux yeux des
Allemands de présenter un bilan positif là où le Chancelier a échoué.

Si la campagne électorale est assez terne, les sondages ne


cessent de marquer, jusqu’à l’été 2002, une légère avance des
chrétiens-démocrates sur les sociaux-démocrates en dépit d’une cote
de popularité personnelle de M. Stoiber assez nettement inférieure à
celle du Chancelier. Ni les débats télévisés entre les deux candidats,
ni la publication de leurs programmes ne modifient fondamentalement
les positions. En fait, deux facteurs inattendus vont déterminer le
résultat des élections de septembre 2002. Le premier est lié à une
catastrophe naturelle, la crue de l’Elbe et l’inondation qui touche la
Saxe. La réaction très rapide du Chancelier qui se rend
immédiatement sur place, se montre solidaire des difficultés de la
population, décide aussitôt de suspendre pour une année les baisses
d’impôts décidées en 2000 afin d’apporter une aide rapide et
substantielle aux victimes, lui valent une remontée de popularité,
particulièrement dans les Länder de l’Est, le faisant apparaître
comme plus apte à surmonter les crises que son rival de droite,
davantage homme de dossiers. Le second facteur est lié à la
situation internationale. Alors que la pression des États-Unis sur l’Irak
révèle la volonté américaine de faire la guerre au dictateur Saddam
Hussein, la prise de position extrêmement nette du chancelier
Schröder, affirmant qu’en aucun cas son pays ne prendrait part à ce
conflit s’il était réélu, lui donne un avantage qui pourrait être décisif,
dans un pays profondément hostile à la guerre, sur son rival qui
n’exclut pas, pour sa part, une participation à une guerre décidée par
le Conseil de sécurité de l’ONU. La remontée des sociaux-
démocrates et des Verts dans les intentions de vote des Allemands
rend fort incertains jusqu’à la dernière minute les résultats des
élections du 22 septembre.
C’est en effet à l’issue d’un scrutin extrêmement serré que la
coalition « rouge-vert » est finalement reconduite. Moins en raison de
la très courte victoire des sociaux-démocrates qui ne l’emportent que
de trois sièges (251 contre 248) sur la CDU-CSU que du bon score
des Verts qui ont rassemblé 8,6 % des suffrages (1,9 % de plus
qu’en 1998) grâce à la popularité de Joschka Fischer et fait élire 55
députés, alors que les libéraux du FDP, alliés naturels de la CDU-CSU
n’ont pu faire mieux que 7,4 % des voix et l’élection de 47 députés.
Quant aux ex-communistes du PDS, ils paraissent en voie de
disparition, n’ayant pu atteindre les 5 % des suffrages et ne
disposant plus que de 2 élus.
Le temps des réformes. Toutefois la reconduction de l’équipe
sortante ne résout aucun des problèmes posés au pays et qui avaient
provoqué les difficultés de la gauche durant la précédente législature.
Ni le risque de récession, ni le dérapage des finances publiques, ni la
situation préoccupante de l’emploi n’ont disparu d’un coup de
baguette magique. Le Chancelier ne dispose pas davantage de
marge de manœuvre qu’auparavant, les élections locales de
février 2003 en Hesse et en Basse-Saxe (le fief de Gerhard
Schröder) ayant donné de fortes majorités aux chrétiens-démocrates
qui renforcent ainsi leur contrôle sur le Bundesrat, et paraissent
désormais en mesure d’imposer au gouvernement une « grande
coalition informelle » en le contraignant au compromis avec
l’opposition sur la plupart de ses projets. Conséquence secondaire :
les chrétiens-démocrates paraissent en mesure d’imposer leur
candidat en 2004 à la présidence (honorifique il est vrai) de la
République fédérale.
Soumis à la pression d’une opposition qui dispose de réels atouts,
le Chancelier doit également compter sur son flanc gauche avec le
poids de son allié écologiste et des syndicats qui ont soutenu (sans
grand enthousiasme) la coalition sortante et qui n’entendent pas
accepter les mesures défavorables aux salariés réclamées par le
patronat.
Or l’urgence de la situation ne permet pas au gouvernement de
tergiverser. Pour sortir le pays de la crise, il lui faut réformer le
système social allemand et Gerhard Schröder envisage des mesures
allant de la réduction des dépenses sociales en matière d’aide aux
chômeurs et de soins médicaux à l’assouplissement des règles
protectrices des salariés sur le marché du travail, afin de permettre la
reprise de l’embauche et de diminuer le chômage. Mais il est douteux
que les syndicats, la base du parti social-démocrate et les Verts se
rallient à ces mesures. Quelques semaines après les élections de
2002, les sondages révèlent qu’une nouvelle consultation se traduirait
par une cuisante défaite de la coalition majoritaire et une arrivée au
pouvoir de l’opposition, dont le chef de file, Angela Merkel, devance
désormais nettement Gerhard Schröder en popularité.
Les seuls succès notables du gouvernement résident dans la
politique étrangère. Dès l’automne 2002, le chancelier Schröder a
résolu le contentieux qui l’opposait à la France en concluant, lors du
sommet de Bruxelles en octobre 2002, un compromis sur le
financement de la Politique agricole commune avec le président
français Jacques Chirac. Cet accord relance le couple franco-
allemand comme moteur de l’Union européenne. Il permet au sommet
de Copenhague en décembre 2002 de décider l’élargissement de
l’Union à dix nouveaux pays dont l’adhésion devrait être signée en
2003 pour prendre effet le 1er janvier 2004. Il conduit à célébrer dans
l’euphorie en janvier 2003 le 40e anniversaire de la signature du traité
franco-allemand de l’Élysée, le Bundestag venant siéger à Versailles
avec l’Assemblée nationale française. Il conduit surtout la France et
l’Allemagne à prendre une attitude commune de refus de l’intervention
militaire américano-britannique en Irak au Conseil de sécurité de
l’ONU, condamnant celle-ci lorsqu’elle est déclenchée unilatéralement
en mars 2003. Si l’idée, un moment évoquée par des responsables
des deux pays d’une union franco-allemande qui servirait de socle à
l’Europe et permettrait de conclure positivement les négociations sur
la Constitution européenne fait long feu à l’automne 2003 devant la
perplexité des autres capitales des pays de l’Union et les réserves du
président français Jacques Chirac, le renforcement des liens entre
les deux pays est un fait attesté.
En revanche, les réformes préparées à la fin de la précédente
législature par le chef du personnel de Volkswagen, Peter Harz et qui
visent à remettre en cause les fondements mêmes de l’État-
Providence afin de rendre à l’industrie allemande sa compétitivité, de
réduire un déficit qui dépasse annuellement 4 % du PIB et de
permettre une résorption du chômage qui ne cesse de croître font
figure d’objectif prioritaire du second mandat de Gerhard Schröder.
Annoncées dans un grand discours le 14 mars 2003 sous le titre
d’« Agenda 2010 », elles visent à réformer progressivement le
système de santé, le marché du travail et les retraites. Le Chancelier
doit batailler pour imposer ces mesures, d’abord à son propre parti,
le SPD qui se résigne à les accepter en novembre 2003 mais
considère qu’il perd son identité dans l’opération, ensuite à ses alliés
dans la coalition gouvernementale, les Verts, qui se laissent
difficilement convaincre d’accepter un faisceau de mesures anti-
sociales, enfin à l’opposition chrétienne-démocrate elle-même qu’il
s’efforce de désarmer en proposant dès juillet 2003 des baisses
d’impôts qui font partie de son propre programme. Les protestations
des syndicats restent lettre morte, d’autant que ceux-ci ne sont pas
parvenus à mobiliser véritablement leurs adhérents. Le 19 décembre
2003, le Parlement allemand adopte définitivement l’Agenda 2010.
Dès lors, la mise en œuvre des réformes prévues se déroule
inexorablement, transformant profondément les structures
économiques et sociales sur lesquelles vivait l’Allemagne depuis la fin
de la Seconde Guerre mondiale, cette « économie sociale de
marché » autrement baptisée « modèle rhénan » qui conjuguait le
libéralisme économique, locomotive de la croissance allemande et la
solidarité sociale dont la cogestion des entreprises était le symbole le
plus marquant.. Ce sont les piliers de cet édifice que sapent les
réformes de Gerhard Schröder, même si leur objectif officiel est de
sauver, au prix d’un certain nombre de sacrifices, un système de
protection sociale qui remonte au e
siècle. Les réformes du
système de santé mettent fin à la quasi-gratuité des soins en
prévoyant une cotisation des assurés, une limitation du nombre
d’examens pris en charge, un forfait hospitalier. Sur le marché du
travail, l’octroi des allocations-chômage est soumis à des conditions
rigoureuses dont l’obligation d’accepter une offre de travail, même
rémunérée en dessous des tarifs prévus par les conventions
collectives et ces allocations ne sont versées que durant une année,
une aide sociale d’un peu plus de 300 euros par mois prenant le
relais au-delà.. En matière de retraites, l’âge de la préretraite passe
de 60 à 63 ans, les possibilités de rachat d’annuités étant réduites.
Or ces sévères mesures paraissent inutiles puisqu’elles ne
parviennent pas véritablement à enrayer les difficultés économiques
de l’Allemagne, du moins dans l’immédiat. La croissance stagne, les
grandes entreprises, confrontées à une chute de leurs ventes,
licencient une partie de leur personnel à l’image du constructeur
automobile Opel qui annonce en octobre 2004 la suppression de
8 000 emplois en Allemagne ou du distributeur Karstadtquelle qui
projette 5 500 suppressions, voire qui, comme Volkswagen, naguère
entreprise symbole du modèle rhénan, propose de geler durant deux
ans les salaires de ses ouvriers. Quant au chômage, il ne cesse de
croître, franchissant au début de l’année 2005 la barre des 5 millions.
Sans doute, à terme, peut-on considérer que les réformes de
Gerhard Schröder auront pour résultat un assainissement de
l’économie allemande qui permettra à celle-ci de repartir sur de
bonnes bases pour retrouver un rythme de croissance plus
satisfaisant. Mais, dans l’immédiat, cette politique libérale conduite
par un gouvernement de gauche et qui demande aux plus fragiles des
sacrifices douloureux, provoque dans la population allemande et, en
particulier dans les milieux d’ouvriers et d’employés qui constituent la
clientèle du SPD un sentiment d’incompréhension et de colère dont la
traduction politique est l’impopularité de la coalition au pouvoir.
Les retombées sociales et politiques des réformes. Dès l’été
2004, naissent dans les Länder d’Allemagne de l’Est des
manifestations de protestation de la population contre les mesures de
rigueur prises par le gouvernement. Alors que les taux de chômage
de ces régions avoisinent parfois les 20 %, des rassemblements
réunissant des dizaines de milliers de personnes s’organisent à partir
du mois d’août 2004, d’abord à Berlin, puis dans des villes comme
Magdebourg, Leipzig, Halle, Dresde. etc., organisés
hebdomadairement tous les lundis sur le modèle de celles qui avaient
conduit à l’ébranlement du pouvoir communiste en RDA. Si le
mouvement s’essouffle durant l’automne, de crainte d’une
récupération par des éléments d’extrême-droite, il traduit le sentiment
d’exaspération de nombreux habitants d’Allemagne de l’Est, ulcérés
d’être traités en citoyens de seconde zone et convaincus que l’Ouest
fait peser sur eux le poids essentiel du chômage, des
restructurations, voire des délocalisations d’emplois vers la Pologne
voisine où le coût du travail est très inférieur. Le principal bénéficiaire
de cette colère des Allemands de l’Est est incontestablement l’ancien
parti communiste, devenu PDS, sous la direction de Gregor Gysi dont
les sondages révèlent la remarquable percée, menaçant les positions
du SPD dans ces Länder.
Or cette opposition de gauche en plein essor dans l’est du pays
n’est pas la seule à menacer le pouvoir de Gerhard Schröder. Au sein
même du SPD, tenu dans sa majorité à la fidélité au Chancelier, le
malaise est perceptible depuis 2003. De nombreux adhérents ont
démissionné ou sont partis sur la pointe des pieds. Les liens avec les
syndicats sont d’autant plus rudement ébranlés que les dirigeants de
ceux-ci n’ont obtenu du gouvernement que des aménagements
mineurs aux mesures de rigueur. Et surtout, l’ancien président du
SPD, l’homme fort du gouvernement de 1998, Oskar Lafontaine, est
en situation de dissidence ouverte. Opposant résolu à la politique
mise en œuvre par Gerhard Schröder, il a démissionné en 1999 de la
présidence de son parti et de son poste de ministre des Finances. En
mai 2005, il claque la porte du SPD et préconise désormais la
formation d’un nouveau parti de gauche unissant les déçus du SPD et
les communistes réformateurs du PDS, perspective que ne rejette
pas Gregor Gysi, conscient que le cantonnement de sa formation
dans les Länder de l’ancienne RDA entrave son expansion.
Au début de l’année 2005, le Chancelier et son gouvernement
paraissent avoir le dos au mur. Il ne saurait être question de revenir
sur les réformes, jugées indispensables. Mais comment motiver des
électeurs découragés qui ont le sentiment d’avoir été trahis par leur
parti ? Les efforts du président de celui-ci, Franz Müntefering, pour
redonner de l’allant à sa formation le conduisent à tenir un discours
violemment anticapitaliste reprochant aux milieux financiers de
poursuivre une logique de pur profit sans aucun souci de l’intérêt des
travailleurs, retrouvant ainsi des accents marxisants que le SPD
paraissait avoir abandonnés depuis son congrès de Bad-Godesberg.
En fait, l’élection régionale dans le Land de Rhénanie-du-Nord-
Westphalie pré vue le 22 mai 2005 va précipiter les événements.
Place forte du SPD dont sont issus un grand nombre de ses militants,
elle est gouvernée depuis des décennies par un ministre-président
social-démocrate. Or, le discrédit qui frappe ce parti est tel qu’une
défaite, inconcevable jusque-là, ne l’est plus dans le contexte
spécifique du printemps 2005. Une victoire de la CDU aurait pour
résultat de lui permettre de réunir une majorité des deux tiers au
Bundesrat, rendant plus difficile la tâche du gouvernement et surtout
d’affirmer au grand jour son déclin dans l’opinion. Or le verdict du
22 mai est sans appel. En ne réunissant que 37 % des voix contre
44,8 % à l’Union chrétienne-démocrate, le SPD est largement battu
face à une CDU qui réalise son meilleur score dans ce Land. La leçon
est claire : le SPD ne dispose plus de la confiance du peuple
allemand.
Le Chancelier en tire aussitôt les conséquences en annonçant le
soir même qu’il posera la question de confiance aux électeurs
allemands en devançant d’une année les élections législatives
normalement prévues en septembre 2006. Ce faisant, il entend éviter
de conduire durant seize mois un gouvernement paralysé par sa
situation virtuellement minoritaire dans l’opinion et prendre de vitesse
l’opposition chrétienne-démocrate avant qu’elle n’ait le loisir de se
renforcer en gênant l’action gouvernementale. Mais il compte aussi
sur un ressaisissement de l’électorat populaire en démontrant que
l’opposition n’a pas de programme alternatif à proposer à la politique
économique et sociale conduite par son gouvernement, que la
politique scolaire et démographique qu’il propose en jouant sur une
école plus égalitaire et une journée scolaire plus longue afin de
permettre aux femmes ayant des enfants de travailler est en
adéquation avec les attentes de la société, enfin que le retour de la
droite au pouvoir pourrait signifier un retour au nucléaire que la social-
démocratie combat.
Le 21 juillet 2005, après que Gerhard Schröder ait provoqué le
1 juillet un vote de méfiance contre lui au Bundestag afin d’obtenir de
er

nouvelles élections, le président de la République annonce la


dissolution de la chambre et la tenue de nouvelles élections
législatives le 18 septembre. Quelques jours plus tôt, le 17 juillet, le
PDS est-allemand change son nom pour devenir le Parti de gauche
(Linkspartei), ouvrant ainsi la voie à un rassemblement antilibéral
avec les sociaux-démocrates en rupture de ban, des syndicalistes,
des altermondialistes et des militants trotskystes, parti aussitôt
crédité par les sondages de 8 à 12 % des suffrages, et co-dirigé par
Gregor Gysi et Oskar Lafontaine. Le SPD, part donc dans l’épreuve
électorale provoquée par Gerard Schröder avec le double handicap
d’une CDU donnée gagnante par tous les instituts de sondage et d’un
nouvel adversaire à sa gauche dont le leader est son charismatique
ancien président.

L’Allemagne d’Angela Merkel (2005-2009)

Les élections de 2005 et la formation de la « Grande coalition »

Une campagne électorale indécise. Au moment où s’ouvre la


campagne électorale de l’été 2005, tous les sondages prévoient une
nette victoire de la CDU, sans doute moins due à ses propres mérites
qu’au recul dans l’opinion d’une social-démocratie qui paie ainsi le prix
de la profonde mutation que ses réformes ont fait subir à l’Allemagne.
Toutefois les élections sont d’autant moins jouées que l’audience dans
l’opinion des deux compétiteurs principaux paraît en contradiction
avec les prévisions des sondeurs.
Chancelier sortant, habile politique, le flamboyant Gerhard
Schröder entend imposer les termes du débat politique tel qu’il les a
conçus en jouant les élections anticipées. Ayant pris le risque
d’imposer à l’Allemagne les douloureuses réformes de l’« Agenda
2010 », il veut convaincre l’électorat que le moment est venu de
profiter des retombées des mesures de rigueur adoptées et qu’il
entend poursuivre, mais qu’il juge désormais nécessaire d’assortir de
mesures sociales plus conformes aux traditions de la social-
démocratie et d’autant plus nécessaires qu’il est soumis sur sa
gauche à la surenchère de Die Linke et de son charismatique
dirigeant Oskar Lafontaine. Aussi le Chancelier sortant s’engage–t-il
à assouplir la réforme des allocations-chômage (le très contesté
programme « Hartz IV), à créer une couverture maladie universelle, à
instaurer un salaire minimum négocié par branche. Un impôt sur les
plus riches (ceux dont le revenu dépasse 250 000 euros annuels)
financera les dépenses de recherche et de formation. Et surtout, le
SPD propose une nouvelle politique familiale permettant aux femmes
de concilier vie professionnelle et exigences familiales par la création
d’un congé parental d’un an avec une indemnisation des 2/3 du salaire
et par une augmentation importante des places de crèche, de garde,
et de jardins d’enfants.
Du côté de la CDU /CSU, les choses sont beaucoup moins claires.
Candidate désignée à la Chancellerie, la présidente de la CDU,
Angela Merkel, apparaît comme une personnalité discrète et
longtemps considérée avec une certaine condescendance par les
poids lourds de la droite allemande à commencer le puissant
ministre-président de Bavière Edmund Stoiber, chef de file de la CSU,
mais dont l’avenir politique est obéré par sa défaite de 2002 contre le
Chancelier Schröder. Née à Hambourg, fille de pasteur, elle passe
son enfance et sa jeunesse en RDA où elle suit des études de
physique et de chimie, s’efforce de s’intégrer à la société communiste
est-allemande sans toutefois s’engager dans le SED communiste.
L’effondrement de la RDA à laquelle elle ne participe d’aucune
manière la conduit à s’inscrire dans un petit parti démocrate-chrétien,
et à devenir la collaboratrice de l’éphémère Premier ministre Lothar
de Maizière, chargé de préparer les voies de l’intégration à la
République fédérale. La réunification allemande va la propulser dans
un rôle politique à l’échelle nationale. Elle devient l’une des protégées
d’Helmut Kohl qui apprécie le symbole que constitue cette jeune
femme originaire d’Allemagne de l’est, mais qui se situe d’emblée
dans la position d’une citoyenne de la République réunifiée. Aussi
accède-t-elle au gouvernement dès 1991, à 37 ans, d’abord comme
ministre de la famille et de la jeunesse, puis, en 1994, de
l’environnement. La défaite de la CDU aux élections de 1998 conduit
cette jeune femme, que son parti et l’opinion surnomment « la
gamine », à accéder au secrétariat général de la CDU. Peu après,
lorsqu’éclate l’affaire des fonds secrets illégalement reçus par la
CDU, elle prend parti pour la démission d’Helmut Kohl invité à
s’expliquer devant la justice. Cette image d’intégrité poussera ce parti
à l’élire à sa présidence en 2000 avec 96 % des suffrages, mais non
à lui confier deux ans plus tard la charge d’affronter Gerhard
Schröder pour conduire le parti aux élections législatives. En 2005,
les choses ont changé. Son sérieux, sa ténacité, sa puissance de
travail, mais aussi son refus de toute ostentation, sa modestie
naturelle apparaissent comme de puissants atouts, même si
beaucoup redoutent son apparente naïveté face à la rouerie du
Chancelier sortant. D’autant que, comme l’avait fort bien vu ce
dernier, la CDU ne peut guère proposer un programme radicalement
différent de celui du SPD, ni remettre en cause l’Agenda 2010 qui est
largement conforme à ses propres options. Tout au plus, la candidate
à la Chancellerie propose-t-elle une augmentation du taux de la TVA
pour financer une baisse des impôts et des cotisations chômage et
des mesures destinées à faciliter les licenciements dans les petites
entreprises. C’est finalement sur la question de l’énergie, où la droite
affirme qu’il faut revenir au nucléaire, et sur la politique étrangère où
elle préconise un rapprochement avec les États-Unis et moins de
complaisance à l’égard de la Russie que le programme de la CDU
tranche le plus clairement avec les vues de la gauche.
Toutefois, il apparaît que la brièveté de la campagne électorale
(elle ne commence véritablement que dans la deuxième quinzaine
d’août, soit un mois avant le scrutin) n’est pas véritablement de
nature à modifier les prévisions des sondages. Sans doute,
Mme Merkel tente-t-elle de frapper l’opinion en s’entourant d’une
équipe de compétences reconnues, mais la tentative est compromise
par le fait que le doute subsiste sur la participation et le rôle du
leader bavarois Edmund Stoiber, ulcéré à l’évidence de n’avoir pas
été choisi comme candidat à la chancellerie et qui laisse planer le
doute sur sa participation au futur gouvernement et sur le choix du
spécialiste de l’économie, l’ancien juge constitutionnel Kirchhof,
partisans d’un taux fiscal unique de 25 % mais qui s’est résolument
prononcé contre l’augmentation de la TVA. De surcroît, M. Schröder,
rappelant son expérience de 2002 affirme que, les électeurs se
décidant dans les derniers jours, il aura, d’ici là, inversé la tendance
des sondages défavorables. Toutefois, un atout lui fait défaut : les
inondations qui atteignent le sud du pays à la fin du mois d’août
provoquent une ruée des hommes politiques dans les zones atteintes
par la crue, alors qu’en 2002 la sollicitude du Chancelier pour les
populations victimes des inondations, contrastant avec l’indifférence
des conservateurs, avait coûté à ceux-ci la victoire électorale.
Si bien qu’à la fin du mois d’août 2005, les jeux semblent faits et
les chrétiens-démocrates célèbrent déjà une victoire qui ne semble
plus pouvoir leur échapper et accentuent la tonalité libérale de leur
programme en rapport avec leur intention de gouverner le pays en
accord avec les libéraux du FDP. Le duel télévisé du 4 septembre, le
seul de la campagne à permettre une confrontation directe entre les
deux candidats est sans doute la dernière chance de Gerhard
Schröder de renverser la tendance. De fait, le dirigeant socialiste
apparaît comme un debater plus habile que sa concurrente et se
montre plus sympathique aux yeux du public. Mais, contre toute
attente, la candidate chrétienne-démocrate fait mieux que résister au
Chancelier, en particulier dans son réquisitoire contre le bilan de ce
dernier. Mais il est vrai que les critiques de Mme Merkel sont
relayées, voire amplifiées par, Oskar Lafontaine et le Parti de gauche
qui règlent leurs comptes avec le Chancelier.
Un scrutin sans résultat clair. À la veille du scrutin du
18 septembre, l’érosion du vote en faveur de la CDU et la timide
remontée des sociaux-démocrates fait régner l’incertitude sur les
possibles résultats du scrutin, même si la CDU conserve encore sept
points d’avance sur le SPD. Et, fait plus surprenant, le résultat du
scrutin ne lève pas véritablement cette incertitude. Sans doute la
coalition sortante paie-t-elle le prix des réformes impopulaires du
gouvernement Schröder puisque ses deux composantes perdent des
suffrages, le SPD tombant de 38,5 % à 34, 2 % et les Verts de
8,6 % à 8,1 %. Recul, mais non effondrement, qui exclut en tout cas
la reconduction au pouvoir d’une coalition qui ne rassemble que
42,3 % des voix. Avec 273 députés au Bundestag ( 222 sociaux-
démocrates et 51 Verts) alors que la majorité absolue se situe à 307
sièges, ce résultat est hors d’atteinte. Mais la surprise réside dans le
fait que la coalition rivale n’est guère mieux lotie malgré le net progrès
des libéraux du FDP qui passent de 7,4 à 9,8 %. La CDU-CSU recule
en effet elle aussi, de 38,5 % à 35, 2 %, ce qui représente une claire
déconvenue pour Mme Merkel qui culmine avec ses alliés libéraux à
45 % des suffrages et dont les effectifs parlementaires (225
CDU/CSU et 61 FDP) n’atteignent que 286 sièges, à vingt unités de
la majorité absolue. En définitive, outre les libéraux, seul le Parti de
gauche apparaît comme le véritable vainqueur du scrutin avec 8,7 %
des suffrages et 54 élus. Mais aucun des deux grands partis
n’envisage de s’allier avec lui. Dans ces conditions d’incertitude, les
scénarios les plus divers s’ébauchent dans la coulisse, et hormis les
libéraux du FDP qui excluent toute autre alliance qu’une coalition avec
la CDU, aucune hypothèse n’est véritablement exclue. Et la situation
est d’autant plus confuse que Mme Merkel et M. Schröder
revendiquent l’un et l’autre la Chancellerie, la première arguant du fait
que la CDU/CSU est arrivée en tête de tous les partis, le second
répliquant qu’il n’a pas été véritablement désavoué par les électeurs.
Il ne faudra pas moins de trois semaines de négociations serrées
pour sortir de l’impasse. Ce n’est que le 10 octobre que la CDU/CSU
et le SPD décident finalement de constituer un gouvernement de
« grande coalition », Mme Merkel devant accepter, pour accéder à la
Chancellerie, de partager de façon égale les ministères entre les
chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates, à raison de seize
portefeuilles pour chacune des deux grandes forces politiques. La
négociation a également porté sur le programme, les socialistes et
l’aile sociale de la CDU conjuguant leurs efforts pour convaincre
Mme Merkel de renoncer aux initiatives les plus libérales qu’elle avait
proposées. Pour autant, il faudra plus d’un mois de négociations
serrées pour aboutir à la formation du gouvernement de grande
coalition, un mois marqué par les manœuvres de M. Stoiber pour
mettre en tutelle Mme Merkel, d’abord en exigeant un vaste ministère
de l’Économie qui aurait fait de lui l’homme fort de l’équipe, puis en
renonçant finalement à faire partie du gouvernement, tout en
déléguant aux fonctions qu’il ambitionnait le président du groupe
parlementaire de la CSU, mais un mois également marqué par la
crise provoquée au sein du SPD par son demi-échec, la mise à l’écart
de Gerhard Schröder et la mise en minorité du lieutenant de celui-ci,
Franz Müntefering, président du SPD, qui renonce à ses fonctions et
menace d’abandonner le poste de vice-Chancelier qui lui est destiné.
Finalement, le gouvernement investi par le Bundestag le 22 novembre
2005 voit la position de Mme Merkel nettement renforcée, les
laborieuses discussions ayant mis en avant son habileté
manœuvrière. Elle peut compter sur l’expérience du ministre de
l’Intérieur Wolfgang Schäuble, sur le ministre de la Chancellerie
Thomas de Maizière qu’elle connaît de longue date et sur les deux
femmes nommées au ministère de la Famille (Ursula von der Layen)
et à la Culture et l’Éducation (Annette Schavan), qui occupaient des
fonctions identiques dans leur Land d’origine, respectivement la
Basse-Saxe et le Bade-Wurtemberg. Côté social-démocrate, ce sont
les lieutenants de M. Schröder qui détiennent les postes-clés, le
Travail et les Affaires sociales avec Franz Müntefering, nommé en
outre vice-Chancelier, les Affaires Étrangères avec Frank-Walter
Steinmeier, ex-chef de cabinet du chancelier sortant et les Finances
avec Peer Steinbruck. Si on ajoute à ce trio le ministère de la Santé,
dévolu à Ulla Schmidt qui occupait les mêmes fonctions dans le
gouvernement Schröder, il est clair que les sociaux-démocrates ont
choisi de poursuivre au sein de la grande coalition la réforme de
l’État-providence.
Composition du Bundestag après les élections de 2005

La « Grande coalition » au pouvoir et l’affirmation d’Angela Merkel

Un programme d’austérité tempéré par des mesures d’aide aux


plus fragiles. C’est le 11 novembre 2005, quelques jours avant
l’investiture du gouvernement devant le Bundestag, que celui-ci définit
son programme qui représente une synthèse équilibrée des
propositions de ses deux composantes et qu’on peut définir comme
une poursuite des réformes de l’État-Providence entreprises par le
chancelier social-démocrate sortant. Au niveau du marché du travail,
il inclut l’extension à deux ans de la période d’essai pour les salariés
nouvellement embauchés qui était jusqu’alors de six mois,
l’accroissement d’une heure de l’horaire hebdomadaire de travail des
fonctionnaires, désormais fixé à 41 heures, et le renforcement du
contrôle des chômeurs cependant que les cotisations d’assurance-
chômage baisseront de 6,5 % à 4,5 % et le montant des allocations
versées aux chômeurs de longue durée unifié à 345 euros à l’Est
comme à l’Ouest. Pour ce qui concerne l’âge du départ à la retraite il
sera progressivement relevé de 65 à 67 ans, alors que les cotisations
passeront de 19,5 % à 19,9 %. Sur le plan fiscal, la TVA sera
relevée de 16 % à 19 % et le taux d’imposition des hauts revenus de
42 à 45 %. L’objet de cette politique d’austérité est clairement de
ramener dès 2007 les déficits publics sous le seuil de 3 % du PIB
comme le prévoit le Pacte de stabilité et de croissance européen, et,
sur ce point, ce sont bien les vues libérales de la CDU qui l’ont
emporté. La compensation réside dans la nouvelle politique familiale
souhaitée par les sociaux-démocrates avec l’institution à partir de
2008 d’un salaire parental de 1 800 euros par mois versé après la
naissance d’un enfant.
Si ce programme a supposé de part et d’autre que soient consentis
des compromis entre les vues plus diverses qu’antagonistes des deux
partenaires, sa mise en œuvre dépend largement de la cohésion
d’ensemble de la politique gouvernementale dessinée par la
chancelière. Or, contre toute attente, celle-ci qui s’est révélée une
habile manœuvrière dans les jours difficiles qui ont suivi le résultat
des élections, va rapidement s’affirmer comme une personnalité
politique de premier plan et imposer au monde l’image d’un chef de
gouvernement sérieux et travailleur, se gardant de toute prise de
position fracassante et de toute ostentation, mais résolue à mener
une politique cohérente et conforme à ses convictions comme aux
accords passés avec ses partenaires-rivaux de la social-démocratie.
L’affirmation d’Angela Merkel. Sous-estimée par la classe politique
allemande comme par les hommes politiques européens, la nouvelle
chancelière va, en quelques semaines dissiper le sentiment d’un chef
de gouvernement dépassé par l’ampleur des problèmes qu’elle doit
assumer et empêtrée dans les marécages de la perpétuelle
recherche de compromis qui caractérise une grande coalition.
C’est d’abord dans le domaine où on ne l’attendait guère, celui de
la politique étrangère qu’elle surprend les observateurs par la netteté
de ses positions et les exigences de principe qu’elle met en avant, à
cent lieues de la Realpolitik qui marque généralement ce type de
prises de position. Dès le lendemain de son investiture, elle se rend à
Paris pour y déjeuner avec le président Jacques Chirac et y
réaffirmer la permanence de l’axe franco-allemand malgré le
changement de gouvernement. Mais aussitôt après, elle gagne
Bruxelles où elle a des entretiens à la Commission européenne et au
siège de l’OTAN, montrant par là que l’intégration européenne et
l’Alliance atlantique constituent des éléments majeurs de sa vision
internationale. Conviction qui entraîne d’ailleurs quelques divergences
avec la France, prête à faire son deuil du traité constitutionnel
européen rejeté par le référendum français de mai 2005, alors que
l’Allemagne qui l’a ratifié tient, comme le fait savoir la Chancelière, à
relancer le processus. De même que Mme Merkel n’envisage pas de
s’associer à la volonté française de prise de distance à l’égard des
États-Unis. Mais surtout, elle surprend par son refus de passer aux
pertes et profits de la diplomatie la question des droits de l’Homme.
En visite à Washington en janvier 2006, elle n’hésite pas à faire part à
George Bush de son désaveu sur les pratiques de la prison de
Guantanamo comme elle soulève en recevant à Berlin la secrétaire
d’État Condoleeza Rice le problème des transferts secrets de
prisonniers par la CIA. Rencontrant à Moscou Vladimir Poutine, elle
lui fait connaître son désaccord sur la guerre en Tchétchénie et reçoit
à l’ambassade d’Allemagne à Moscou des opposants et des
représentants d’ONG qui défendent les droits de l’Homme. Enfin, elle
s’oppose fermement à la demande, formulée par Paris, de la levée
d’embargo sur les ventes d’armes à la Chine décidé après le
massacre de la place Tiananmen.
Mais, parallèlement à l’envergure désormais reconnue que lui vaut
sa nouvelle stature internationale, il est clair que l’opinion allemande
attend d’elle des résultats significatifs sur le plan économique et
financier. Sans doute, dès son arrivée au pouvoir a-t-elle d’ores et
déjà supprimé toute une série d’avantages fiscaux qui pesaient sur le
budget, permettant ainsi la réduction d’une partie du déficit de la
République fédérale. Mais il est évident qu’elle est attendue non
seulement sur la rigueur budgétaire, conforme à ses principes et
appuyée par la coalition, y compris par les sociaux-démocrates, mais
avant tout sur la relance de l’économie afin de réduire un chômage
qui atteint 11 % de la population active, mais souvent près de 20 %
dans les Länder de l’Est. C’est à tenter de répondre à cette attente
qu’est consacrée la réunion gouvernementale des 9 et 10 janvier
2006 qui décide d’investir en trois ans 25 milliards d’euros afin de
soutenir la croissance et de stimuler la création d’emplois. Le pari est
d’accentuer la timide reprise qui paraît s’esquisser en Allemagne, de
manière à rendre possible l’augmentation prévue en janvier 2007 de
trois points de TVA, laquelle devrait jouer un rôle décisif dans la
réduction du déficit. Or, la conjoncture paraît combler les vœux du
gouvernement. L’annonce début janvier 2006 que le chômage a reculé
en décembre 2005 de 110 000 unités, repassant sous la barre des
5 millions fait l’effet d’une bouffée d’oxygène, conduisant le SPD à
l’analyser comme le résultat des réformes du chancelier Schröder et
la CDU à y voir l’effet de la confiance revenue grâce à Mme Merkel.
Du coup, un vent nouveau d’optimisme souffle sur l’Allemagne, les
instituts de conjoncture évoquant désormais la possibilité d’une
croissance de 2 % en 2006, le ralentissement des restructurations, la
reprise des investissements. Dans les mois qui suivent, l’embellie se
confirme, dopée par la perspective de la tenue en Allemagne de la
coupe du monde de football en juillet, réputée créatrice de 60 000
emplois. De fait, l’année 2006 enregistre un incontestable
redressement économique essentiellement dû au redressement des
exportations, à la reprise de l’investissement, à l’accroissement des
rentrées fiscales qui permettent de réduire les déficits publics et
même d’envisager le retour dès la fin de l’année 2006 de celui-ci sous
la barre des 3 % du PIB. Enfin la courbe du chômage continue de
décroître au cours de l’année. À ce riant tableau, il faut cependant
ajouter quelques ombres, la stagnation, voire la baisse de la
consommation intérieure et le fait que la reprise de la croissance ne
paraît pas profiter aux Länder de l’Est où le chômage dépasse en
moyenne les 16 % de la population active.
Le redressement allemand et la poursuite des réformes.
Considéré avec un certain scepticisme par les instituts de conjoncture
qui redoutent qu’il ne s’agisse que d’une embellie éphémère, le
rebond de l’économie allemande se poursuit durant les années 2006-
2008, en dépit des inquiétudes suscitées par la hausse de la TVA au
1er janvier 2007. Celle-ci, qui permet de réduire le déficit et de baisser
les cotisations chômage de 6 à 4,2 % est facilement absorbée et
tous les indicateurs économiques évoluent positivement, qu’il s’agisse
des carnets de commande, de l’investissement, du moral des patrons
ou des exportations pour lesquelles l’Allemagne conserve son premier
rang mondial. Les chiffres du chômage eux-mêmes en registrent une
décrue significative grâce à la création de plusieurs centaines de
milliers d’emplois salariés. L’atmosphère d’euphorie qui résulte de ces
données est encore accrue par le retour à l’équilibre des finances
publiques, constaté dès l’été 2007 avec l’annonce que, durant le
premier semestre de l’année, le budget a dégagé un excédent de
1,2 milliards d’euros, phénomène qui ne s’était pas produit depuis la
réunification allemande. Tout se passe donc comme si, grâce à l’effet
cumulé des réformes engagées dans la douleur par les sociaux-
démocrates sous les gouvernements Schröder et de la politique
prudente des « petits pas » d’Angela Merkel, les effets déstabilisants
pour l’économie allemande de la réunification semblaient désormais
absorbés.
Dans ce contexte économique favorable se poursuit la mise en
place des réformes structurelles dans la suite de l’« Agenda 2010 »
de Gerhard Schröder que Mme Merkel poursuit sans vraiment le
remettre en question, mais aussi des quelques mesures plus limitées
que celle-ci y ajoute dans le cadre des principes libéraux qui inspirent
la politique de la CDU/CSU, avec pour souci principal l’équilibre des
finances publiques et la résorption du déficit. Mais chacune de ces
réformes exige désormais de délicates négociations entre membres
de la grande coalition dont chacun veille à ménager les intérêts de
son électorat et, par conséquent, son audience dans l’opinion. C’est
par exemple le cas de la décision, prise en janvier 2006, de
fermeture des mines de charbon allemandes d’ici 2018, activité
économique qui ne subsiste que grâce aux subventions de l’État.
Ardemment défendue par le SPD, l’extraction charbonnière qui se
concentre dans le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, bastion de
la social-démocratie, perdu par celle-ci en 2005, est finalement
sacrifiée sur l’autel de l’équilibre budgétaire, après un baroud
d’honneur du vice-chancelier Müntefering. Après de laborieuses
négociations, les partis de la grande coalition finissent en
octobre 2006 par trouver un compromis sur la refonte du système de
santé, à partir des positions divergentes de la CDU et du SPD. À
dater de 2009 un fonds centralisé percevra les cotisations des
salariés et des employeurs, puis reversera aux caisses d’assurance-
maladie un forfait par assuré, à charge pour elles de mettre en
harmonie leurs dépenses et leurs recettes par l’appel à des
cotisations supplémentaires de leurs adhérents. Des discussions plus
délicates se poursuivent entre les deux formations pour l’instauration
d’un salaire minimum auquel le SPD tient particulièrement et qui
suscite les réserves de la CDU. En revanche, les chrétiens-
démocrates, en dépit des engagements pris lors de la constitution de
la grande coalition, entendent remettre en cause la décision prise par
les socialistes et les Verts sous le gouvernement Schröder de sortir
du nucléaire en arrêtant progressivement les centrales jusqu’en 2021.
Or la droite, aiguillonnée par le président français Nicolas Sarkozy,
défend désormais l’allongement de la durée d’activité des installations
nucléaires.
Il n’en reste pas moins que le redressement économique, la
poursuite à pas mesurés des réformes, les débats autour de
nouvelles avancées, conclus finalement par des compromis jugés
raisonnables, donnent le sentiment à l’opinion que l’Allemagne sort du
trou d’air qu’elle a connu au tournant du siècle. Même si les réformes
accomplies par Gerhard Schröder expliquent pour une large part ce
redressement, c’est la Chancelière qui capitalise ces résultats en
termes de popularité dans l’opinion.
Les retombées sociales et politiques du redressement allemand.
En fait le retour, même limité, à la croissance, s’il fait régner dans le
pays un climat d’optimisme et assoit durablement l’autorité de la
Chancelière est aussi générateur d’un certain nombre de problèmes
dans le domaine social et politique.
En premier lieu, il apparaît que la prospérité économique retrouvée
profite inégalement aux Allemands en fonction du groupe social
auquel ils appartiennent ou de la région du pays qu’ils habitent. Ainsi,
si le chômage a incontestablement régressé, de plus de 11 % de la
population active en 2005 à 8,7 % à l’automne 2007, un nombre
croissant de citoyens de la République fédérale connaît une situation
de pauvreté. Les bénéficiaires d’aide sociale ont vu en deux ans
(2005-2007) leur nombre croître de 800 000 à 1,3 million et plus de
450 000 salariés ne gagnent pas assez pour subvenir à leurs
besoins. La hausse importante des prix de l’énergie et des denrées
alimentaires, l’augmentation de trois points de la TVA en janvier 2007,
la reprise de l’inflation posent au pays un problème de pouvoir
d’achat. Le contraste entre la rapide croissance des revenus des
entreprises et du capital et la stagnation des salaires, retombés en
2006 à leur niveau de 1986 selon les statistiques du ministère du
Travail, entretient chez les salariés un malaise latent, générateur de
mouvements sociaux comme le conflit des conducteurs de chemins
de fer, déclenché pour exiger une augmentation de 31 % des
salaires.
Or ce mécontentement se trouve accentué dans les Länder de l’Est
où la crise a été plus profonde qu’à l’Ouest et la reprise beaucoup
moins rapide et moins accentuée. Il en résulte un profond
mécontentement qui frappe en particulier les jeunes des populations
immigrées. Maîtrisant mal la langue allemande, beaucoup d’entre eux
se trouvent en situation d’échec scolaire. Leurs aînés connaissent un
chômage endémique. Et à l’image des banlieues françaises à la fin
des années 1990 un phénomène de ghettoïsation se pro duit dans
certains quartiers, livrés à la délinquance (y compris celle de mineurs
d’une dizaine d’années) et à une violence aveugle qui n’épargne pas
le milieu scolaire. Par contrecoup les Länder de l’Est voient renaître
le phénomène du néo-nazisme autour du parti NPD que Gerhard
Schröder avait échoué à faire interdire en 2003 et qui tend à
déborder à l’ouest du pays. Des manifestations néo-nazies se
déroulent dans différentes villes comme à Francfort-sur-Oder et, lors
des élections régionales, l’extrême-droite parvient à obtenir des élus
dans des régions comme la Saxe, le Brandebourg, ou le
Mecklembourg-Poméranie-occidentale, voire à Brême, à l’ouest du
pays. Lors de son congrès de 2006 organisé à Berlin, le NPD ne
dissimule pas son ambition d’entrer au Bundestag lors des élections
de 2009.
À dire vrai, dès la mi-2007, à mi-mandat du Bundestag élu en
2005, la perspective de la consultation de 2009 est présente à l’esprit
de tous et entretient dans les forces politiques comme au sein de la
grande coalition une incontestable fébrilité. Il s’avère en effet que le
bilan très positif de celle-ci est largement porté par l’opinion au crédit
de la Chancelière et, par contrecoup, tend à profiter à son parti,
même si la popularité des chrétiens-démocrates s’avère pour le
moins limitée. La conséquence immédiate en est le malaise de la
social-démocratie qui fait, un peu injustement, figure de parent pauvre
de la coalition (les sondages ne lui attribuent que 30 % d’opinions
favorables), les succès étant systématiquement attribués à
Mme Merkel, cependant que, sur sa gauche, Die Linke se fait le
champion d’une politique de justice sociale que le gouvernement ne
paraît nullement prêt à endosser. Pris entre la nécessaire solidarité
gouvernementale et la surenchère de l’extrême-gauche, le parti
social-démocrate doit donc dégager une voie moyenne qu’il tente, à
l’initiative du président du parti Kurt Beck, de trouver dans un
rééquilibrage à gauche. Celui-ci se manifeste, lors du congrès du
SPD tenu en octobre 2007, par la volonté de remettre en cause, ou,
tout au moins, d’adoucir sur le plan social un certain nombre de
mesures de l’Agenda 2010. Mais si le président du parti et la majorité
des militants approuvent cette évolution, tel n’est pas le cas des
ministres SPD qui n’ignorent pas qu’ils se heurteront sur ce point à la
fermeté de Mme Merkel. Ces tensions internes à la social-
démocratie ne sont pas étrangères à la démission du gouvernement,
en novembre 2007, du vice-chancelier Franz Müntefering, même si
des raisons privées jouent un rôle dans cette décision. Et son
remplacement au poste de vice-chancelier par le ministre des
Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier, ex-lieutenant de
M. Schröder et inspirateur de ses réformes, n’est pas fait pour
combler le fossé entre ministres et militants.
La crise de la social-démocratie et la popularité de Mme Merkel ne
sont pas non plus sans influence sur les Unions chrétienne-démocrate
et chrétienne-sociale. Les succès de la chancelière garantissent en
effet qu’elle sera inévitablement candidate à sa propre succession
lors des élections de 2009, ce qui ne peut que décevoir les ambitions
de nombreuses personnalités ayant généralement rang de ministre-
président dans leur Land et qui, ayant sous-estimé la Chancelière,
contesté son autorité et, plus ou moins clairement, parié sur son
échec, doivent constater qu’aucun d’entre eux n’est véritablement en
mesure de lui disputer la direction de la droite lors des élections
futures. Un symbole de cette situation est administré fin
septembre 2007 par la démission d’Edmund Stoiber, le principal rival
de Mme Merkel dans son camp, qui abandonne ses fonctions de
président de la CSU et de ministre-président du Land de Bavière.
Mais surtout, lors de son congrès de Hanovre de décembre 2007, la
CDU, à la demande de Mme Merkel, adopte un nouveau programme
qui la situe clairement au centre de l’échiquier politique en réponse à
l’infléchissement à gauche du SPD. Rejetant catégoriquement tout
socialisme (fût-il démocratique comme le proclame la « social-
démocratie »), elle prend assez systématiquement le contre-pied des
propositions social-démocrates visant à adoucir les réformes de
l’Agenda 2010. Mais elle tempère son libéralisme en acceptant
d’envisager des minimums salariaux dans plusieurs branches ou de
contrôler les salaires excessifs des patrons, sans toutefois y
renoncer puisque le programme envisage des baisses d’impôts, une
réforme de l’assurance-maladie et de l’allocation-dépendance. Enfin,
la CDU prend quelques distances avec ses conceptions
traditionnelles concernant les problèmes de société et la famille. Si
elle considère toujours le mariage comme la forme normale du
couple, elle accepte d’améliorer le système fiscal des couples non
mariés et reconnaît les couples homosexuels, tout en leur refusant le
droit à l’adoption. Enfin, sans renoncer au rôle traditionnel de la
femme comme ménagère et mère de famille, la CDU préconise un
égal partage des tâches au sein du couple et propose de verser à
partir de 2013 une prime aux familles dont l’un des parents se
consacre exclusivement à l’éducation des enfants. Autre évolution, la
CDU juge favorablement l’immigration légale, à condition qu’elle
débouche sur l’intégration qui exige l’acceptation des valeurs et des
normes démocratiques et la maîtrise de la langue allemande.
Programme très renouvelé et habile, dans la mesure où il apparaît
comme susceptible de convaincre une large majorité de la population,
rejetant le SPD vers une impasse politique.
Toutefois celui-ci n’a guère le choix de sa stratégie. Quitter la
grande coalition serait provoquer des élections anticipées qui le
rejetteraient dans l’opposition. Aussi bon gré mal gré lui faut-il
demeurer dans l’alliance avec une CDU qui tire seule les avantages
de la gestion modérée d’une Allemagne convalescente. De même, la
Chancelière ne voit-elle aucun intérêt à précipiter les échéances et
entend-elle jusqu’en 2009 poursuivre une cohabitation dont elle est la
principale bénéficiaire.

La crise économique et les élections de 2009

L’Allemagne face à la crise économique mondiale. Jusqu’à l’été


2008, la marche d’Angela Merkel vers une confirmation aisée de son
pouvoir sur l’Allemagne, lors du scrutin de septembre 2009, apparaît
comme une certitude inéluctable. L’hypothèse la plus probable réside
dans la possibilité pour la Chancelière de l’emporter assez nettement
sur une social-démocratie qui ne parvient pas à retrouver son identité
ni sa cohésion entre un électorat qui exige des avancées sociales et
des ministres qui n’envisagent que la continuation des réformes
engagées par Gerhard Schröder et poursuivies par la grande
coalition. La crise qui débute aux États-Unis à partir de l’été 2007 et
qui affecte les prêts hypothécaires américains à risque, les
subprimes, ne semble pas devoir affecter ce scénario. Sans doute
quelques banques allemandes qui, par la pratique de la titrisation, ont
acheté des avoirs « toxiques » connaissent-elles des difficultés, mais
la croissance économique allemande qui a atteint 2,5 % en 2007 n’en
semble nullement affectée. La trésorerie des entreprises, fortement
accrue par l’expansion des années 2006-2008, n’est nullement gênée
par la restriction des crédits bancaires et l’industrie allemande,
restructurée, ayant comprimé ses coûts salariaux à la faveur des
réformes des années 2002-2007, se montre particulièrement
compétitive pour maintenir à un très haut niveau ses exportations,
moteur principal de la croissance. D’autant que le marché de l’Union
européenne, son principal débouché, connaît un bon climat
économique et que la hausse de l’euro par rapport au dollar ne joue
dans ces conditions qu’un rôle limité au moins dans le court terme.
Les choses changent toutefois à partir du second trimestre 2008.
Les indicateurs économiques qui avaient enregistré au premier
trimestre une croissance record de 1,5 % mettent en évidence une
chute de 1 % entre avril et juin. Parallèlement, on constate un recul
des commandes industrielles, en particulier en provenance de la zone
euro. L’industrie automobile, une des locomotives des exportations
allemandes, est lourdement touchée. On prévoit une baisse des
investissements, d’autant que la consommation intérieure, comprimée
par la chute du pouvoir d’achat du fait des réformes, n’est pas en
mesure de prendre le relais. À l’automne, c’est le système bancaire
allemand qui est à son tour ébranlé, enregistrant le contrecoup de la
faillite de la banque américaine Leman Brothers, abandonnée à son
sort par le gouvernement américain en septembre 2008. Des
banques qui ont multiplié les placements hasardeux connaissent une
crise des liquidités. Début octobre, c’est la banque immobilière Hypo
Real Estate, quatrième banque du pays, qui frôle l’effondrement,
entraînant une action gouvernementale pour contraindre un
consortium bancaire à venir à son secours. Car, pour la chancelière,
les choses sont claires : les difficultés sont dues à l’action des
banquiers qui se sont lancés dans des opérations irresponsables et il
leur appartient d’en supporter les conséquences, et non d’attendre du
gouvernement qu’il fasse appel aux contribuables pour leur venir en
aide. Mais, quelques jours plus tard, afin d’éviter un scénario-
catastrophe à l’américaine et une panique généralisée, elle montre
son pragmatisme en décidant que le gouvernement garantira la
totalité des dépôts bancaires du pays.
Désormais, le spectre de la récession plane sur l’Allemagne. Si,
pour l’année 2008, grâce aux carnets de commande bien remplis des
industriels en début d’année, la croissance estimée est encore de
1,8 %, les prévisions pour l’année 2009 varient entre une croissance
quasi nulle à 0,2 % et une croissance négative de – 0,8 % en raison
de la dégradation de la conjoncture aux États-Unis et dans les pays
de la zone euro. En ce qui concerne le marché du travail, les
prévisions sont tout aussi sombres. Alors que, grâce à la bonne tenue
de l’économie allemande, le chômage n’avait cessé de diminuer, de
5 millions début 2005 à moins de 3 millions en octobre 2008, il repart
désormais à la hausse. Encore est-il freiné par les entreprises
industrielles, préoccupées d’éviter les licenciements secs, tout au
moins jusqu’aux élections de 2009, en ayant recours au chômage
partiel et à la suppression d’emplois intérimaires.
Or, face à ces difficultés économiques, la Chancelière refuse,
comme l’en pressent ses partenaires européens et en particulier le
président français Nicolas Sarkozy, de se lancer dans l’aventure d’un
vaste plan de relance européen. Appuyée par son ministre des
Finances, le social-démocrate Peer Steinbrück, elle considère qu’il
appartient à chacun des pays de l’Union européenne de gérer la crise
selon ses intérêts nationaux et n’envisage qu’un modeste plan de
31 milliards sur deux ans, se réservant de donner plus d’ampleur à
l’intervention de l’État dans l’économie avant les élections de 2009, le
cas échéant. Prudence qui s’explique par son souci de l’orthodoxie
financière et par le souci de ne pas remettre en cause l’équilibre des
finances publiques, difficilement rétabli, mais aussi par la structure
d’une économie allemande tributaire des exportations et, par
conséquent, de la compétitivité des entreprises. En d’autres termes,
elle entend laisser jouer, autant qu’il sera possible, les mécanismes
de la crise sans injecter des sommes considérables dans le circuit
économique, afin que l’Allemagne se retrouve en bonne position pour
profiter de la reprise lorsqu’elle aura lieu. Toutefois, à mesure que se
rapproche la perspective des élections, la pression se fait plus forte
sur le gouvernement allemand. Les difficultés qui affectent certains
grands groupes industriels comme le constructeur automobile Opel,
filiale de l’américain General Motors qui se trouve pour sa part en
perdition aux États-Unis, ou l’équipementier automobile Schaeffler qui
vient de racheter le fabricant de pneus Continental, risquent, en cas
de dépôt de bilan, de provoquer la mise en chômage de dizaines de
milliers de salariés, précipitant l’Allemagne dans un marasme
générateur de panique sociale. Mais comment venir en aide à ces
grands groupes sans provoquer les demandes de milliers
d’entreprises en difficulté, risquer de fausser les règles de la
concurrence et remettre en cause l’équilibre des finances publiques ?
Dans cette situation critique où le gouvernement hésite sur une fragile
ligne de crête entre deux politiques dont aucune ne paraît totalement
satisfaisante, Mme Merkel et son compétiteur social-démocrate, le
vice-chancelier Steinmeier ne voient d’autre solution que de geler le
plus longtemps possible la campagne électorale pour éviter
l’éclatement de la grande coalition et se consacrer à la difficile
gestion d’un pays en crise.
Les élections de 2009 et la victoire d’Angela Merkel. Étrange
élection en vérité que celle de 2009. Sur fond de crise économique et
de gouvernement de grande coalition quel débat ouvrir sans que
chacune des formations politiques ne soit amenée à critiquer ses
propres options en attaquant l’adversaire, mais quelle solution
envisager pour gouverner l’Allemagne qui puisse avoir la moindre
crédibilité auprès de l’électorat ? Chrétiens-démocrates et sociaux-
démocrates souhaitent ardemment la fin de la grande coalition dont
ils estiment chacun qu’elle ne leur a pas permis d’appliquer leurs
idées au pouvoir, mais ne peuvent le dire, dans l’incertitude où ils sont
que les résultats électoraux ne les contraindront pas à la reconduire,
pas plus qu’ils ne peuvent critiquer son bilan dont ils sont
solidairement responsables. La CDU/CSU rêve de reconstituer son
alliance traditionnelle avec les libéraux sans qu’il soit certain qu’une
telle solution lui permettra de disposer d’une majorité au Bundestag
et, dans ces conditions, ne sera-t-il pas nécessaire de faire appel aux
Verts ? Le SPD se verrait bien retrouver l’alliance des Verts comme
de 1998 à 2005, mais si les résultats électoraux l’exigeaient un appel
aux libéraux ne s’imposerait-il pas ? Compliquant le jeu, des
exclusives sont lancées : les libéraux refusent l’idée d’une alliance
avec le SPD, ce dernier comme les Verts, n’envisage pas de faire
appel à Die Linke dont le score est la grande inconnue du scrutin
(mais dans certains Länder comme la Sarre cette solution n’est pas
exclue).
Dans ces conditions, les rivaux de demain sont amenés à scruter
les enseignements supposés des élections régionales en tentant d’en
augurer les résultats des futures législatives, mais les préoccupations
locales, la personnalité des chefs de file, la situation propre de
chaque Land, ne permettent d’en tirer aucune conclusion fiable. Plus
significatives sont les données fournies par les élections européennes
de juin 2009 qui révèlent que, malgré un recul de 6 % par rapport à
2004 la CDU/CSU demeure la principale force politique du pays avec
37,9 % des suffrages, loin devant le SPD qui n’en rassemble que
20,8 %. En termes de coalitions possibles le bon score des Verts
(12,1 %) n’est pas de nature à ramener la gauche au pouvoir alors
que le redressement des libéraux du FDP (11 %) rend vraisemblable
une coalition de droite.
Quoi qu’il en soit, la conséquence qu’en tire la Chancelière va irriter
aussi bien son parti que ses rivaux sociaux-démocrates. Tirant les
leçons d’une situation qui fait contraster l’extraordinaire popularité que
lui vaut dans le pays son apparente modestie, son calme, sa
prudence politique et une éthique qui teinte son libéralisme de
préoccupations sociales et de critiques à l’encontre des excès du
patronat et des banques, et la médiocre audience d’une démocratie-
chrétienne en perte de vitesse, elle choisit de conduire une non-
campagne électorale qui met en avant sa propre personnalité comme
une incarnation de l’Allemagne sérieuse et modérée dans laquelle se
reconnaissent nombre d’électeurs. Mais ce refus de la Chancelière
d’entrer dans un débat polémique avec ses adversaires fait redouter
à beaucoup de dirigeants de la CDU que la base de leur parti se
détourne d’eux pour voter en faveur des libéraux faute que
Mme Merkel ait clairement affirmé des options tranchées, comme les
membres catholiques du parti craignent que les vives critiques de la
Chancelière envers la décision du pape Benoît XVI de réintégrer
l’évêque intégriste Williamson, malgré ses déclarations
négationnistes, n’éloignent leurs coreligionnaires du vote CDU. Aussi
les critiques se multiplient-elles contre la Chancelière au sein de son
parti, surtout lorsque, peu avant les législatives du 27 septembre, la
CDU enregistre de lourdes pertes dans les élections régionales de
Sarre et de Thuringe. Sans que ces attaques émeuvent le moins du
monde Mme Merkel, résolue à montrer que la lutte contre la crise
demeure sa priorité, bien avant les polémiques idéologiques.
Il est vrai que ce calme est également alimenté par les sondages
qui lui prédisent une nette victoire électorale (80 % des Allemands
estiment qu’elle gagnera les élections) et par la stagnation du SPD
qui ne parvient pas à dépasser les 25 % des intentions de vote. Les
efforts de Frank-Walter Steinmeier pour mobiliser l’électorat
traditionnel du parti paraissent voués à l’échec, tant du fait de
l’absence de charisme du candidat social-démocrate, que du
décalage de son programme avec les attentes de la population. En
agitant le spectre d’une augmentation des impôts (pour les plus
riches, il est vrai) là où Mme Merkel promet à tous des baisses
d’impôts, le vice-Chancelier tente de faire oublier la proximité
pragmatique des programmes économiques de la CDU/CSU et du
SPD.
À ce jeu, la lecture des résultats du scrutin du 27 septembre peut
être double. En termes d’audience dans l’opinion, on peut considérer
que l’électorat a sanctionné la grande coalition puisque ses deux
composantes apparaissent en recul en termes de suffrages. Avec
33,8 % des voix la CDU/CSU est en recul sur son résultat déjà
médiocre de 2005 cependant que le parti social-démocrate qui ne
rassemble que 23 % des voix enregistre son plus mauvais score
depuis 1945. Par contraste, les petits partis bénéficient tous du
discrédit qui frappe les grandes formations. Avec 10,7 % des
suffrages, les Verts ont recueilli une partie des voix qui se portaient
d’ordinaire sur le SPD. Mais c’est surtout le parti d’extrême-gauche
dirigé par Oskar Lafontaine qui effectue une réelle percée aux
dépens du SPD en rassemblant près de 12 % des voix. À droite, les
libéraux qui atteignent 14,6 % des voix s’enrichissent visiblement des
dépouilles des déçus de la CDU/CSU. Mais la seconde lecture qui
peut être faite des élections de 2009 est celle de la victoire d’Angela
Merkel contrastant avec la contre-performance de sa formation.
Grâce aux 239 élus des unions chrétiennes et aux 93 députés
libéraux, elle dispose d’une majorité absolue étroite, mais cohérente,
de 332 sièges et peut constituer la coalition qu’elle envisageait avec
le FDP. Sans doute devra-t-elle affronter une opposition de 290
députés, plus vigoureuse que celle du Bundestag sortant, mais
divisée entre trois partis sans vues communes (146 SPD, 68 Verts et
76 gauche radicale). Toutefois, cette éclatante victoire a son revers,
car elle contraint la Chancelière à tenir compte de ses alliés libéraux
dont les vues sont nettement plus conservatrices que les siennes,
qu’il s’agisse de l’intégration européenne, de la lutte contre le
réchauffement climatique et surtout de la défense des intérêts de
l’industrie allemande.
La composition et le programme du nouveau gouvernement, connu
à la fin du mois d’octobre 2009, enregistrent le résultat des
négociations conduites entre la Chancelière et le président du parti
libéral Guido Westerwalle, qui devient ministre des Affaires
étrangères avec le titre de vice-Chancelier. En ce qui concerne la
répartition des portefeuilles les libéraux héritent de cinq ministères
contre huit pour la CDU et trois pour la CSU. Wolfgang Schäuble
(CDU), ministre de l’Intérieur du gouvernement de grande coalition
hérite du poste-clé des Finances, et Karl-Theodor zu Guttenberg
(CSU), qui avait été quelques mois ministre de l’Économie du cabinet
sortant, est nommé à la Défense. Le FDP gérera le ministère de la
Justice avec Sabine Leutheusser-Schnarrenberger, celui de la Santé
avec Philipp Rössler et celui de l’Économie et des Technologies avec
Rainer Brüderie. La marque libérale s’imprime également dans le
programme du gouvernement puisque deux des principales
revendications de ce parti deviennent des objectifs gouvernementaux,
les réductions d’impôts et la réforme du système de santé qui exigera
des caisses d’assurance-maladie des augmentations de cotisations
salariales, lesquelles annuleront le bénéfice des baisses d’impôts.
Principale victime de cette politique, au grand dam de la Chancelière,
l’équilibre des finances publiques est renvoyé à plus tard, après la
sortie de crise. En attendant, l’Allemagne devra s’accommoder des
déficits, évalués à 6 % du PIB. Au-delà de ces annonces un peu
floues, le sentiment prévaut que la Chancelière entend continuer à
pratiquer la politique des petits pas qui lui a si bien réussi depuis
2005.
Quant au SPD, étrillé par sa défaite électorale, il tente de se
reconstruire en faisant, lors de son congrès de Dresde en
novembre 2009, un examen de conscience public et en se donnant un
nouveau président pour rempla

cer Franz Müntefering démissionnaire, en la personne de Sigmar


Gabriel, un pragmatique, ministre sortant de l’environnement du
gouvernement de grande coalition.
L’Allemagne à l’aube du e
siècle. Près de vingt années après sa
réunification, on peut parler de la fin de l’exception allemande léguée
par sa défaite durant la Seconde Guerre mondiale. L’Allemagne
réunifiée a retrouvé un statut de grande puissance internationale et
pris ses distances avec la modestie et l’effacement qui ont été
longtemps son lot dans le jeu planétaire. Soutenue par de nombreux
États, elle réclame, avec quelque apparence de raison, un siège de
membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, qui serait la
rançon de son rôle international. Si elle entend demeurer une alliée
fidèle des États-Unis, elle a incontestablement acquis une autonomie
d’action par rapport à ceux-ci et n’envisage plus sans discussion sa
participation aux actions internationales. Si elle a accepté d’intervenir
en Afghanistan aux côtés des forces de la coalition pour lutter contre
le terrorisme, elle a, de concert avec la France et la Russie, refusé
de les suivre dans la guerre d’Irak.
Première puissance économique de l’Europe, elle apparaît comme
la locomotive de l’Union européenne et ses partenaires au sein de
celle-ci considèrent qu’elle est le facteur d’équilibre capable de
déterminer par ses choix l’expansion économique ou la stagnation du
Vieux Continent. L’élargissement de l’Europe à la plupart des États
ex-communistes de l’Europe de l’Est a accentué son statut de centre
de gravité de l’Union européenne et stimulé ses échanges intra-
européens. Principal moteur de la construction et de l’intégration
européenne, elle joue, aux côtés de la France, le rôle-clé dans les
initiatives de développement de l’Union et elle a largement œuvré
pour sauver le projet de nouvelle organisation de celle-ci telle que le
traité de Lisbonne l’a finalement mise en place. Toutefois, il apparaît
qu’elle s’interroge aujourd’hui sur la direction à donner à cette
politique européenne au moment où elle compare le prix à payer, en
particulier en termes financiers, entre ce qu’elle donne à l’Europe et
les avantages qu’elle en tire. Plutôt que de tirer derrière elle les pays
de l’Union, ne conviendrait-il pas qu’elle ne se préoccupe que de ses
intérêts nationaux, de l’accumulation des excédents commerciaux
résultant de son dynamisme industriel retrouvé et du développement
de ses exportations ? Or cet état d’esprit, présent dans la nouvelle
Allemagne, paraît trouver un fondement juridique avec l’arrêt pris en
juin 2009 par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe et qui a été
interprété comme un coup d’arrêt porté à la construction européenne
et à la perspective, longtemps caressée outre-Rhin, de donner à
l’Union européenne un statut fédéral. En effet le 30 juin, la Cour
constitutionnelle donne un avis favorable à la ratification du traité de
Lisbonne qui accroît le poids de l’Allemagne dans les institutions de
l’Union, mais considère par ailleurs qu’il n’est pas question d’aller au-
delà dans le processus d’intégration à moins de modifier la
constitution de la République fédérale. Et de rappeler les
prérogatives qui restent du domaine exclusif des États souverains et
qu’il ne saurait être question de transférer à l’Europe, qu’il s’agisse
des politiques sociale, culturelle, cultuelle, éducative, militaire,
policière, pénale ou fiscale…
On est bien en présence d’une nouvelle Allemagne qui ne compte
plus sur l’Europe pour s’affirmer, mais sur ses propres forces. Un
moment ébranlée par les retombées de la réunification et par des
conjonctures économiques difficiles, elle paraît avoir surmonté ces
difficultés et s’orienter désormais vers une stabilité fondée sur sa
puissance économique et sur une politique sociale libéralisée qui
s’éloigne du modèle keynésien. Sans doute le fossé entre l’Est et
l’Ouest n’a-t-il pas été totalement comblé, même si les niveaux de vie
se sont rapprochés grâce aux efforts du gouvernement fédéral. Et il
est clair qu’un chômage beaucoup plus important dans les Länder de
l’Est, le vieillissement de la population, l’absence de grands centres
industriels dynamiques en dépit de l’installation d’industries modernes
de haute technologie, pèsent encore sur les régions de l’ancienne
RDA. Ce statut de parent pauvre y entretient d’ailleurs une nostalgie
de l’ancien régime disparu, l’« ostalgie », l’absence de liberté étant
oubliée au profit du regret d’une stabilité sociale, d’une sécurité de
l’emploi et d’un accès aisé aux services de santé en voie de
disparition dans le contexte d’une Allemagne libérale. Ainsi s’explique
l’influence maintenue à l’Est des héritiers du communisme, aujourd’hui
rassemblés avec les déçus de la social-démocratie au sein du parti
de la gauche radicale, Die Linke.
Mais cette Allemagne puissante est aussi une Allemagne
vieillissante qui connaît un important problème démographique. Le
taux de natalité y est le plus faible d’Europe. La culture familiale
allemande reste attachée aux « trois K » du statut des femmes
(Kinder-Küche-Kirche, enfants, cuisine, église) qui obligent celles-ci à
choisir entre une carrière professionnelle et le soin de leur ménage et
de leurs enfants. Le nombre croissant de femmes décidées à
travailler a donc eu pour conséquence une chute de la natalité. Aussi
les gouvernements du début du e
siècle tentent-ils par diverses
mesures de pallier une évolution jugée inquiétante : octroi d’un salaire
parental, construction de crèches, ouverture des écoles l’après-midi,
aménagement du temps de travail…
Les transformations touchent également le modèle rhénan de
« l’économie sociale de marché » qui tentait de concilier le libéralisme
économique et le progrès social par l’intégration d’un syndicalisme
réformateur à la gestion des entreprises. Victime des difficultés
économiques qui frappent l’Allemagne depuis sa réunification, de la
concurrence internationale liée à la mondialisation, de la recherche
vitale de compétitivité d’un pays dont la prospérité est liée aux
exportations, le modèle rhénan est en voie de démantèlement. Les
réformes initiées par la social-démocratie sous la houlette de
Gerhard Schröder et poursuivies par la grande coalition ont mis à mal
la cogestion. Les restructurations industrielles, la volonté du patronat
de diminuer le coût du travail par les licenciements et la délocalisation
ont eu pour résultat un accroissement du chômage et surtout un
relâchement, voire une rupture, des liens entre les entreprises et
leurs salariés qui avaient permis de fonder le modèle social allemand.

Des convulsions qui ont marqué le pays depuis la réunification


jusqu’aux débuts du e
siècle émerge donc une nouvelle Allemagne,
dont les caractères spécifiques nés de l’après-Seconde Guerre
mondiale tendent à s’estomper au profit de son insertion dans une
planète mondialisée, dépassant le rêve européen, et tournée vers un
modèle économique et social qui est celui du libéralisme
concurrentiel, tempéré (au moins provisoirement) par quelques
aménagements hérités des conceptions de la social-démocratie ou
du christianisme social.
Biographies
A (K ) (1876-1967)
Né à Cologne, il entre dans l’administration après des études de
droit, mais se dirige très vite vers une carrière politique. Il adhère au
parti catholique Zentrum en 1906, se fait élire conseiller municipal,
puis maire de Cologne. Membre et président du Conseil d’État de
Prusse de 1920 à 1933, il se montre partisan d’une autonomie
rhénane, mais rejette tout séparatisme. À l’arrivée au pouvoir de
Hitler en 1933, cet antinazi est révoqué de toutes ses fonctions et
connaîtra la prison à deux brèves reprises en 1934 et 1944. La chute
du nazisme le place au premier plan de la politique en République
fédérale. Fondateur de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), il en est
élu président en 1950 et le demeure jusqu’en 1966. Président du
Conseil parlementaire qui prépare la Constitution de la République
fédérale, il devient le premier Chancelier de celle-ci en 1949 et
conserve cette fonction jusqu’en 1963, remportant les élections
législatives successives de 1953, 1957 et 1961. À ce titre, il est le
principal artisan du relèvement économique de l’Allemagne, de
l’élaboration du modèle social rhénan, de la renaissance de la
souveraineté du pays et de son intégration dans l’Europe de l’ouest,
l’alliance atlantique et le Marché commun. Enfin, il conduira avec le
général de Gaulle la réconciliation franco-allemande, signant en 1963
le traité de l’Élysée qui pose les bases d’une coopération entre les
deux pays. Il démissionne en octobre 1963 sous la pression de son
parti, las de subir son autorité.

B -H (1856-1921)
Theobald von Bethmann-Hollweg appartient lui aussi à la
génération des hommes qui ont une quarantaine d’années à
l’avènement de Guillaume II. Il est né en 1856 dans une famille de
banquiers de Francfort, alliée aux Junkers prussiens. C’est dire qu’il
incarne à la fois les deux branches de la classe dirigeante allemande
et s’efforcera de maintenir, comme Bismarck, la « balance égale »
entre la bourgeoisie d’affaires et l’aristocratie foncière, de plus en
plus étroitement liées l’une à l’autre. Il a été le compagnon d’études
de Guillaume II et c’est ce qui lui vaut son ascension rapide. Il est
successivement Préfet régional du Brandebourg, ministre de
l’Intérieur de Prusse (1905) puis de l’Empire (1907). La chute de
Bülow fait de lui en 1909 un chancelier d’Empire entièrement dévoué
à l’Empereur. Il manque d’ailleurs totalement d’envergure et de vues
personnelles. Il ne saura empêcher ni les progrès rapides des
sociaux-démocrates, ni la guerre de 1914. Il quitte d’ailleurs le
pouvoir en pleine guerre, en avril 1917. Après s’être exilé au
lendemain du conflit aux Pays-Bas, il meurt en Allemagne en 1921.
B (W ) (1913-1992)
De son véritable nom Herbert Ernst Karl Frahm, le futur Willy
Brandt est né à Lübeck dans un milieu modeste (sa mère était
vendeuse). Apprenti chez un courtier maritime, il milite dès 1929 dans
les Jeunesses socialistes et adopte le pseudonyme de Willy Brandt
après l’arrivée au pouvoir de Hitler pour continuer à participer aux
activités illégales du mouvement socialiste. En avril 1933, il fuit
l’Allemagne nazie pour se réfugier en Norvège. De là, il poursuit ses
activités antifascistes dans des organisations révolutionnaires et rend
compte en 1938, comme journaliste, de la guerre civile d’Espagne, ce
qui lui vaut d’être déchu par les nazis de la nationalité allemande. La
conquête de la Norvège par les nazis le pousse à fuir en Suède en
1940, muni d’un passeport norvégien. Cet authentique antifasciste ne
regagne l’Allemagne qu’en 1946 comme représentant du
gouvernement norvégien à Berlin. Ayant recouvré la nationalité
allemande, il adhère au parti social-démocrate et, à ce titre, est élu
bourgmestre de Berlin-ouest de 1957 à 1966, à l’époque où les
Soviétiques multiplient les pressions sur cette enclave occidentale
derrière le rideau de fer et construisent en 1961 le mur coupant la
ville en deux. Candidat malheureux des sociaux-démocrates au poste
de Chancelier en 1961 et 1965, il accède néanmoins au
gouvernement du Chancelier chrétien-démocrate Kiesinger, dans le
cadre d’une « grande coalition » en 1966. Il est alors vice-Chancelier
et ministre des Affaires étrangères. En 1969, il conduit le SPD à la
victoire et accède à la Chancellerie. Son action essentielle consiste
dans la mise en œuvre de la politique à l’Est, l’Ostpolitik, marquée
par la reconnaissance officielle de la RDA, le rapprochement
diplomatique avec l’URSS, la Pologne et les autres pays du bloc
soviétique, politique qui lui vaut en 1971 de recevoir le prix Nobel de
la paix. Il démissionne de la Chancellerie en 1974, après la révélation
de l’appartenance d’un de ses collaborateurs aux services secrets de
la RDA.

B (H ) (1885-1970)
Né à Munster, en Rhénanie, il est fils d’un négociant en vins. Après
de solides études de droit, il fait la guerre de 1914-1918, y gagne la
Croix de Fer et lutte contre les révolutionnaires de gauche à Aix-la-
Chapelle en 1918-1919. Il commence alors à Berlin une carrière de
syndicaliste chrétien, puis en 1924, élu député de Silésie, il s’inscrit
au groupe du Zentrum et devient une des illustrations de son aile
droite. Spécialiste des questions financières, il montre un zèle à faire
voter les crédits militaires qui lui vaut la sympathie de la Reichswehr.
Devenu chef de la fraction parlementaire du Zentrum, il est désigné
par Hindenburg comme Chancelier sur le conseil de von Schleicher.
Celui-ci compte sur cet homme, froid, fermé, profondément
conservateur pour instaurer en Allemagne un régime autoritaire. De
fait, il jouera un rôle essentiel dans le démantèlement du régime
parlementaire et dans la dégradation du régime de Weimar. En 1934,
il quitte l’Allemagne pour les États-Unis où il s’engage dans la carrière
universitaire et où il meurt en 1970, après avoir vainement tenté de
jouer un rôle dans l’Allemagne d’après-guerre.

C (1831-1899)
Georg di Caprara de Montecuccoli, comte de Caprivi est né à
Charlottenburg en 1831 dans une famille d’origine italienne
relativement peu fortunée. Aussi sera- t-il assez mal considéré dans
les milieux de la haute aristocratie prussienne. À partir de 1849 et
jusqu’en 1890 il franchit toutes les étapes de la carrière militaire. Chef
de l’Amirauté en 1883, il est général et chef de corps d’armée
lorsqu’après la disgrâce de Bismarck, Guillaume II le désigne comme
chancelier du Reich. C’est un homme ferme et discipliné, très dévoué
à l’Empereur, mais qui manque d’expérience des affaires et qui
compense son manque d’envergure par une raideur qui finit par
déplaire à Guillaume II. Celui-ci laisse se développer, parallèlement à
l’action du Chancelier, l’influence de Philippe d’Eulenburg en politique
intérieure et celle du baron von Holstein en politique étrangère.
Finalement, les critiques dirigées contre Caprivi par les hobereaux et
les agriculteurs, inciteront l’Empereur à se séparer de son chancelier
en 1894. Celui-ci meurt à Skyren, dans le Brandebourg, en 1899.

E (F ) (1875-1925)
Né en 1875 dans le Palatinat, artisan sellier, il entre au SPD en
1893. Très vite, il devient permanent du parti, membre du Comité
central, puis Secrétaire en 1905. Cet homme d’appareil est élu
député en 1912 et, en 1913, à la mort de Bebel, il lui succède à la
tête du parti. En 1914, c’est lui qui décide le parti à voter les crédits
de guerre. Il se montre un ferme partisan de l’Union sacrée. Le
cheveu dru, le cou puissant et court, c’est un homme de sang-froid
qui sait agir vite. Il connaît à fond l’appareil du parti et sait dire aux
ouvriers les mots qu’ils attendent. Il a été président du Reich de 1919
à sa mort en 1925.

E (M ) (1875-1921)
Fils d’un artisan du Wurtemberg, il commence sa carrière comme
journaliste. Membre du Zentrum, député en 1903 il devient le chef de
l’aile gauche du parti, se faisant remarquer en particulier par son
opposition à la politique coloniale. Rallié à l’Union sacrée durant la
guerre, il est chargé par Bethmann-Hollweg de faire la propagande
de guerre allemande auprès des puissances catholiques (Vatican et
Espagne). Mais son séjour auprès du Pape et ses contacts avec
l’empereur catholique Charles d’Autriche le persuadent que la guerre
risque de s’achever en catastrophe pour les puissances germaniques
et qu’elle est de toute façon moralement condamnable. Il prend alors
l’initiative de la motion de paix du Reichstag et c’est lui qui est chargé
en novembre 1918 de signer au nom de son pays l’armistice de
Rethondes. Cohérent avec lui-même, il accepte le traité de Versailles
et siège comme vice-Chancelier dans le cabinet Bauer qui signe celui-
ci. Les nationalistes ne le lui pardonneront pas : Erzberger est
assassiné le 26 août 1921 en Forêt-Noire par deux membres de
l’Organisation Consul.

H (P B ) (1847-1934)
Sa carrière est classique de celle des officiers prussiens
traditionnels. Né dans une famille militaire du Brandebourg, destiné à
la carrière des armes, il fait ses études à l’école des Cadets,
participe à la guerre franco-prussienne, puis après un passage à
l’Académie Militaire, devient officier d’État-Major. En 1911, il achève
comme général cette carrière traditionnelle et est mis à la retraite.
C’est la guerre qui va lui offrir une seconde carrière, inattendue et
brillante. Après l’offensive russe sur le front oriental, il est nommé
commandant en chef de la VIIIe armée. Sa victoire sur les Russes à
Tannenberg, puis aux lacs Mazures en fait le « sauveur de
l’Allemagne » et donne naissance à une légende qui survivra aux faits.
C’est le début de la grande ascension. Après Verdun, il remplace
Falkenhayn à la tête de l’armée allemande. Ses échecs n’atteignent
pas sa légende et il laisse les civils endosser en novembre 1918 la
responsabilité de l’armistice ; démissionnaire en 1919, il se retire
comme le symbole de l’armée allemande invaincue, face à la trahison
des fondateurs de la nouvelle République.
Ce n’est pas le dernier paradoxe de sa carrière. Monarchiste
convaincu, il accepte en 1925 de se laisser porter à la tête de la
République, non sans avoir auparavant consulté le Kaiser déchu.
Président du Reich, il porte une responsabilité essentielle dans le
déclin de la République de Weimar, pour avoir en 1930, provoqué la
chute du gouvernement parlementaire d’Hermann Müller et appelé au
pouvoir avec Brüning un homme qui, pour trouver une majorité,
n’hésite pas en pleine crise économique à dissoudre le Reichstag.
Enfin, dernier paradoxe : en janvier 1933, le marasme politique qu’il
a largement contribué à créer le contraint d’appeler à la chancellerie
le « caporal bohémien » Hitler pour lequel cet officier traditionaliste
éprouve le plus profond mépris. Et, ironie du sort, c’est ce dernier
qui, à la mort de Hindenburg en 1934, lui succède à la présidence du
Reich.

H (1819-1901)
Chlodwig, prince de Hohenlohe-Schillinsfürst, est né à Rotenburg
en 1819. Ce grand seigneur bavarois est donc un homme de la
génération de Bismarck, mais il est catholique. Cela ne l’empêche
pas, en tant que Président du conseil de Bavière, de soutenir la
politique anticléricale du « chancelier de fer ». De 1874 à 1885, il est
ambassadeur d’Allemagne en France et joue à ce titre un rôle
modérateur, notamment lors de la crise de 1875. En 1885, il devient
Staathalter d’Alsace-Lorraine et commence par soutenir les
tendances autonomistes, avant d’être amené, sous la pression de
Bismarck, à pratiquer une politique d’intense germanisation. Il se
trouve encore à ce poste lorsque Guillaume II fait appel à lui pour
remplacer Caprivi. Grand seigneur un peu désabusé mais plein
d’expérience politique, il a beaucoup plus de souplesse que son
prédécesseur et s’il se heurte parfois à l’Empereur, c’est plutôt par
excès de libéralisme. Laissant Bülow et Holstein diriger les affaires
extérieures, il se consacre à la politique intérieure et gouverne avec
une coalition des conservateurs, des nationaux-libéraux et du Centre.
Il quittera le pouvoir en 1900 pour céder la place à von Bülow en qui
Guillaume II voit l’homme capable d’appliquer la politique de
puissance dont il rêve pour l’Allemagne. Il meurt à Ragaz, en Suisse,
en 1901.
K (H ) (né en 1930)
Né à Ludwigshafen en Rhénanie dans une famille conservatrice et
catholique, il poursuit des études de droit à Francfort sur le Main,
puis s’oriente vers l’histoire et la science politique à l’Université de
Heidelberg où il obtient en 1958 un doctorat sur la reconstruction des
partis politiques dans le Palatinat après 1945. Il entre ensuite dans
l’industrie privée à Ludwigshafen. Parallèlement, il s’engage
précocement en politique, adhérant dès sa fondation en 1946 à
l’Union chrétienne-démocrate et fonde une section de jeunesses de
ce parti à Ludwigshafen en 1947. Il poursuit régulièrement son
ascension dans ce parti politique accédant au comité de direction de
la CDU en Rhénanie-Palatinat en 1955. En 1959, Helmut Kohl est élu
député à la diète de Rhénanie-Palatinat, et devient en 1969 ministre-
président de ce land. En 1973, le « géant noir du Palatinat » accède
à la présidence de la CDU, ce qui en fait potentiellement le candidat
de ce parti à la Chancellerie de la République fédérale. Son heure
vient en 1982 lorsque les libéraux, jusque-là alliés au SPD dans une
coalition gouvernementale, rompent avec celui-ci et décident de
s’allier à la CDU. Helmut Kohl devient alors Chancelier et le demeure
jusqu’en 1998, remportant toutes les élections de la période et
battant le record de durée d’Adenauer à la Chancellerie. Européen
convaincu, attaché à une étroite collaboration avec la France, il va
conduire avec le président français François Mitterrand une politique
européenne fondée sur l’axe franco-allemand dont le point fort sera
en 1984 la célébration commune des morts français et allemands de
Verdun. Mais surtout Helmut Kohl reste dans l’histoire comme l’artisan
de la réunification allemande après l’effondrement du mur de Berlin et
la chute du communisme en Allemagne de l’Est. Toutefois la
récession que connaît l’Allemagne dans les années 1990 et dont la
rapide réunification du pays est en partie responsable porte atteinte à
sa popularité. S’il est réélu en 1994, il sera battu par le social-
démocrate Schröder en 1998. Quelques mois plus tard, il doit
abandonner la présidence de la CDU. En 1999, il est atteint par un
scandale financier, lié à la révélation de l’existence de comptes
secrets alimentant les caisses de la CDU sous sa présidence et sera
poursuivi en justice.

L (K ) (1871-1919)
Fils de Wilhelm Liebknecht, fondateur du SPD, il mène de concert
sa carrière d’avocat et une carrière politique. Adversaire déterminé
du militarisme, fondateur du « Mouvement socialiste de la jeunesse »,
il connaît la prison en 1906 pour avoir publié un violent pamphlet
contre l’armée. En relations depuis 1905 avec les dirigeants du parti
bolchevik russe, il est à la veille de la guerre de 1914 un des
principaux dirigeants de l’aile gauche de son parti. Député au
Reichstag depuis 1908, il demeure cohérent avec lui-même en
refusant en août 1914 (le seul de son parti !) de s’associer au vote
des crédits de guerre. En 1916, il est à nouveau emprisonné pour
avoir crié « À bas la guerre ! » au centre même de Berlin. Libéré par
la révolution de 1918, il prend la tête du spartakisme et mourra
assassiné lors de la répression de janvier 1919.

L (R ) (1871-1919)
Née en Pologne russe, dans une famille israélite, elle adhère en
1889 au parti socialiste-révolutionnaire qui prétend renverser le
tsarisme grâce au terrorisme. Elle doit quitter son pays pour la
Suisse, où elle participe aux activités du mouvement socialiste
international et où elle fonde le parti social-démocrate polonais. À
partir de 1898, elle vit en Allemagne, sauf un bref séjour en Pologne
durant la révolution russe de 1905. Proche des dirigeants de gauche
du SPD allemand, surtout de Liebknecht, elle participe de très près à
la vie de la social-démocratie. Adversaire du révisionnisme de
Bernstein, elle développe une œuvre théorique importante et
polémique avec Lénine sur le problème du rôle de la spontanéité des
masses dans la révolution. Avec la guerre, son rôle devient essentiel.
Principal rédacteur des Lettres de Spartacus, elle est la théoricienne
de l’extrême-gauche allemande. Elle mourra assassinée en
janvier 1919 au cours de la répression du mouvement spartakiste
dont elle avait été l’animatrice.

M (A ) (née en 1954)
Fille d’un pasteur et d’une institutrice, née à Hambourg, Angela
Kastler gagne avec sa famille en 1954 la République démocratique
allemande où son père vient d’être nommé. Elle va passer son
enfance et sa jeunesse dans l’Allemagne de l’Est communiste, y
suivant des études de physique conclues par un doctorat en 1986.
Entre-temps, elle se marie à un physicien, Ulrich Merkel dont elle
conserve le nom après son divorce en 1982. Intégrée à la société de
la RDA, elle appartient à l’organisation officielle de jeunesse, la
Jeunesse libre allemande, et y exerce même des responsabilités.
Mais elle se tient soigneusement à l’écart des institutions
communistes et de la Stasi, la police politique, qui cherche à la
recruter. Ce n’est qu’à la fin de 1989 qu’elle adhère à un mouvement
démocratique d’opposition au régime. Ce qui lui permet, au moment
où le régime communiste s’effondre, de jouer un rôle politique,
d’abord comme porte-parole adjoint du dernier chef de gouvernement
de la RDA, le démocrate-chrétien Lothar de Maizière en août 1990,
puis comme membre de la CDU qui la fait élire au Bundestag en
décembre 1990. Cette jeune intellectuelle est-allemande est élue
vice-présidente du Bundestag et Helmut Kohl fait d’elle un ministre
des Femmes et de la Jeunesse, puis, en 1994, de l’Environnement,
de la Protection de la nature et de la Sécurité nucléaire.
Parallèlement, elle est élue en 1993 présidente de la CDU dans le
land de Mecklembourg-Poméranie occidentale. Sa grande carrière
politique commence avec l’éviction d’Helmut Kohl dont elle
apparaissait jusque-là comme la protégée. En 1998, elle devient
secrétaire générale de la CDU, fonction qu’elle exerce jusqu’en 2000
où elle est élue présidente de ce parti. Toutefois, pour les élections
de 2002, la CDU-CSU lui préfère comme candidat à la Chancellerie le
bavarois Edmund Stoiber qui est battu. Elle prend sa revanche en
2005 où, après des élections indécises et d’interminables
négociations, elle accède à la Chancellerie à la tête d’une grande
coalition avec le SPD. Elle y acquerra assez rapidement une
réputation de femme d’État sérieuse, solide et prudente, attachée
aux droits de l’homme et soucieuse de mesures sociales. Ce qui lui
permet de remporter les élections de 2009 et de constituer l’alliance
qu’elle espérait avec les libéraux.

N (G ) (1868-1947)
Né à Brandebourg. Ouvrier dans une fabrique de voitures, puis
menuisier, il devient fonctionnaire du parti en 1897. Dirigeant
socialiste de Saxe, il est élu en 1906 député au Reichstag. Membre
de l’aile droite du SPD, il approuve la politique coloniale de
l’Allemagne. Spécialiste des questions militaires, tenu par Bebel pour
un militariste, il approuve évidemment le vote des crédits de guerre
et, durant tout le conflit, assure la liaison entre son parti et l’État-
Major. On a vu son rôle à Kiel. Nommé fin décembre membre du
Conseil des Commissaires du peuple avec la mission de maintenir
l’ordre, il aurait alors déclaré : « Il faut que quelqu’un soit le chien
sanguinaire. Je n’ai pas peur de cette responsabilité. »
R (Walter) (1876-1922)
Fils du grand industriel israélite Emil Rathenau, fondateur du trust
de l’électricité AEG, il succède à son père à la tête de celui-ci en
1915. Remarquablement intelligent, doué pour la musique comme
pour la philosophie, attiré par la politique, conscient que le
développement prodigieux de l’économie doit se faire pour éviter
l’anarchie et les catastrophes dans un cadre défini par l’État, il se fait
connaître par de multiples écrits et de nombreux discours. Principal
artisan de l’organisation économique allemande du temps de guerre,
il se rallie à la République en 1919 et est l’une des personnalités
marquantes du DDP Ministre de la Reconstruction en 1921, des
Affaires étrangères en 1922, il inaugure à ce dernier poste une
diplomatie active et habile marquée par la renaissance des initiatives
allemandes (Rapallo) et la politique d’exécution du traité. Son
assassinat en juin 1922 par deux officiers d’extrême-droite met fin à
une carrière qui s’annonçait brillante.
S (H ) (1877-1970)
Né en 1877 à Tingleff (actuel Danemark), il fut avant tout un
banquier et un technicien de l’économie. Directeur de banque dès
1916, nommé commissaire à la monnaie en 1923, puis président de
la Reichsbank, il joue un rôle essentiel dans le redressement du
mark. Conservateur, convaincu de la nocivité du traité de Versailles, il
démissionne de son poste en 1929 pour protester contre le plan
Young. Cette attitude lui attire la sympathie des ultra-nationalistes et
même de Hitler dont il soutient financièrement la campagne électorale
en février 1933 et auquel il ne ménage pas les compliments. Ce qui
lui vaut de retrouver la présidence de la Reichsbank, puis le ministère
de l’Économie. Il donne à Hitler les moyens économiques de réaliser
le réarmement, mais se détache du nouveau régime après 1937. Mis
dans un camp de concentration en 1944 sous l’inculpation de
complicité dans l’attentat contre Hitler (à tort, semble-t-il), il en est
libéré par les Américains, puis est acquitté au procès de Nuremberg.
Il continue alors sa carrière de technicien des finances appelé en
consultation dans le monde entier jusqu’à sa mort en 1970.

S (P ) (1865-1939)
Ce typographe, devenu lui aussi permanent du SPD, est avant tout
un homme de parlement, à l’aise dans les conseils ministériels.
Moustache blanche, barbiche en pointe, c’est un orateur
parlementaire, très émotif. D’une extraordinaire vanité, il rêve d’être
traité en égal par les puissants du jour et il souhaite faire du SPD un
parti respectable, intégré au régime. Il y parvient en 1919.

S (H ) (né en 1918)
Né à Hambourg en décembre 1918, membre du SPD, il est élu en
1953 député au Bundestag. Il devient en 1967 président du groupe
social-démocrate du Bundestag et symbolise la mutation de la social-
démocratie allemande après l’abandon du marxisme et de l’option
révolutionnaire par ce parti à son congrès de Bad-Godesberg.
Socialiste modéré, rallié à l’économie de marché, il apparaît comme
un ministrable sérieux et compétent lorsque la social-démocratie
accède à la Chancellerie en 1969. Helmut Schmidt devient alors le
premier socialiste à accéder au poste de ministre de la Défense de la
République fédérale et conserve cette fonction jusqu’en 1972. À cette
date, le Chancelier Willy Brandt le nomme ministre de l’Économie et
des Finances, et il acquerra dans ces fonctions une réputation de
spécialiste reconnu de l’économie. En 1974, lorsque Willy Brandt est
contraint à la démission en raison de la révélation qu’un de ses
conseillers était en fait un espion de la RDA, Helmut Schmidt lui
succède tout naturellement et conserve ses fonctions jusqu’en 1982.
Dans une conjoncture économique difficile, marquée par les deux
chocs pétroliers de 1973-1974 et de 1979-1980, il parvient à faire
traverser à l’économie allemande sans trop de difficultés cette
mauvaise passe. Européen convaincu, très proche du président
français Valéry Giscard d’Estaing avec lequel il entretient des liens
d’amitié, il fera progresser de concert avec lui la Communauté
européenne. Son départ de la Chancellerie en 1982 n’est pas dû à
une défaite électorale, mais à la défection de ses alliés libéraux,
conduits par son ministre des Affaires étrangères Hans-Dietrich
Genscher, qui choisissent de former une nouvelle majorité avec la
CDU d’Helmut Kohl.

S (G ) (né en 1944)
Gerhardt Schröder naît en 1944 à Mossenberg dans une famille
modeste. Il quitte l’école à 14 ans, fait l’apprentissage du métier de
vendeur et exerce même un moment comme ouvrier du bâtiment.
Pour accéder à l’enseignement supérieur, il suit à partir de 1962 des
cours du soir qui lui permettent de faire des études de droit, puis de
devenir avocat à Hanovre. En 1963, il adhère au SPD et occupe des
postes de responsabilité dans le mouvement des Jeunesses
socialistes dont il devient le président fédéral en 1978. Membre du
comité directeur du SPD dans la région de Hanovre en 1977,
président de ce comité en 1983, il entre bientôt dans la direction
fédérale de ce parti. En 1999, il devient président fédéral du SPD en
remplacement d’Oskar Lafontaine et est réélu en 2001 et 2003 avant
d’en démissionner en 2004.
Ces importantes fonctions au sein du SPD s’accompagnent de
mandats électifs dans le land de Basse-Saxe. Tête de liste du SPD
dans ce land dès 1986, il en devient ministre-président en 1990 et
conserve cette fonction après ses victoires électorales de 1994
et 1998. Parallèlement il est élu député au Bundestag en 1980. En
1998, le SPD le désigne comme candidat à la Chancellerie face à
Helmut Kohl qui sollicite un sixième mandat. La victoire du SPD qui
l’emporte sur la CDU-CSU permet à Gerhard Schröder d’accéder à la
Chancellerie à la tête d’une coalition réunissant le SPD et les Verts. Il
demeure Chancelier jusqu’en 2005 avec la même majorité au
Bundestag. Son action gouvernementale est marquée par des choix
écologiques (sortie du nucléaire prévue en 2020, taxe carbone), une
libéralisation des naturalisations, l’institution d’une union civile., mais
une politique à contre-courant des conceptions social-démocrates sur
le plan économique et social où il procède à un rigoureux
assainissement des finances publiques, à une réforme de la fiscalité
et des retraites et à la mise en œuvre de l’« Agenda 2010 » qui rogne
les acquis de l’État-providence. Politique qui entraîne la démission du
ministre des Finances Oskar Lafontaine contre une pratique jugée
trop libérale et vaut une impopularité croissante au Chancelier. La
lourde défaite électorale subie par le SPD dans le land de Rhénanie
du Nord-Westphalie en mai 2005 le décide à provoquer des élections
anticipées. Celles-ci, qui ont lieu en septembre 2005, débouchent sur
une courte défaite du SPD, qui reste néanmoins au pouvoir au sein
d’une grande coalition avec la CDU. Mais Gerhard Schröder ne
parvient pas à y conserver le poste de Chancelier qui revient à la
chrétienne-démocrate Angela Merkel. Refusant tout autre poste,
Schröder abandonne alors la vie politique pour les affaires, devenant
président du conseil de surveillance du consortium germano-russe
North-European Gas Pipeline, nomination très critiquée car, comme
Chancelier, il avait approuvé le tracé du gazoduc et fait garantir par
l’État fédéral le prêt bancaire nécessaire à sa construction.
S (G ) (1878-1929)
Né dans une modeste famille berlinoise, il fait des études
d’économie politique, puis adhère en 1903 au parti national-libéral. Il
est député au Reichstag de 1907 à 1912, puis de 1914 à 1918. En
1917, à la mort du leader national-libéral Bassermann, il devient chef
de la fraction parlementaire du parti. Il croit à la mission civilisatrice
de l’Allemagne et dès l’avant-guerre est lié aux milieux pan-
germanistes. Pendant la guerre, il est le porte-parole de la grande
industrie et réclame en son nom l’annexion du reste du bassin lorrain.
Il entraîne son groupe à l’assaut de Bethmann-Hollweg et soutient
Ludendorff. Pendant la Semaine sanglante, il appuie Ebert et la
République mais restera toujours un monarchiste mal repenti et sous
son influence les Populistes auront vis-à-vis de la République une
attitude équivoque.

V B (1849-1929)
Bernhard, prince von Bülow, est un homme d’une autre génération,
puisqu’il est né en 1849 dans une vieille famille du Mecklenbourg. Il a
d’abord été officier puis a fait une brillante carrière diplomatique.
Ambassadeur en Roumanie jusqu’en 1893, il est à cette date nommé
à Rome où il a une certaine influence dans les milieux aristocratiques
et auprès des hommes politiques italiens, du fait de son mariage avec
dona Laura Minghetti, la fille de l’un des leaders du Risorgimento.
Remarqué par Eulenburg, il est nommé en 1897 secrétaire d’État aux
Affaires étrangères, puis chancelier d’Empire en 1900 en
remplacement de Hohenlohe. Il sera pendant 9 ans l’homme de la
Weltpolitik. En politique intérieure, il lutte activement contre la social-
démocratie et s’appuie pour cela, d’abord sur la coalition qui a
soutenu son prédécesseur, puis sur le « bloc » des conservateurs et
des nationaux-libéraux. Bülow voulait être un second Bismarck, mais
il a beaucoup moins d’autorité que le Chancelier de fer. C’est un
excellent orateur, un homme séduisant et très cultivé (ses Mémoires
sont truffées de citations grecques et latines), mais il est souvent
hésitant et ne sait pas imposer à l’Empereur ses idées. Il commettra
quelques maladresses jusqu’à la malheureuse affaire de l’interview au
Daily Telegraph qui lui vaut d’être disgrâcié en 1909.

V P (F ) (1880-1969)
Cet élégant officier de cavalerie, issu d’une famille de l’aristocratie
westphalienne, homme du monde achevé, se croit des talents
politiques que les faits démentent cruellement. Attaché militaire aux
États-Unis, il s’en fait expulser en 1916 pour avoir trop visiblement fait
de l’espionnage et il contribue à indisposer l’opinion américaine vis-à-
vis de son pays. Député du Zentrum, il se range naturellement dans
son extrême-droite, mais l’ambassadeur François-Poncet assure que
« ni ses amis, ni ses ennemis ne le prenaient tout à fait au sérieux ».
C’est cependant à cet homme qu’il apprécie pour ses bons mots
qu’Hindenburg confie le pouvoir en 1932. On a vu comment, évincé du
pouvoir par Schleicher, il s’en venge en introduisant les nazis au
gouvernement. Il est d’ailleurs convaincu qu’il a joué Hitler puisque les
membres de son parti sont en minorité dans le cabinet. Lorsqu’il
s’aperçoit de son erreur, il laisse éclater son indignation dans un
discours prononcé à Marbourg le 17 juin 1934. Démissionnaire après
la « nuit des longs couteaux », il reprend du service peu après
comme ambassadeur, à Vienne d’abord, à Ankara ensuite. Acquitté à
Nuremberg, mais condamné par un tribunal allemand aux travaux
forcés, il publie peu après son auto-justification qui prouve que ce
dilettante de la politique n’a pas davantage compris, malgré le recul
du temps, le rôle qu’il a joué entre 1932 et 1934.

V S (H ) (1866-1936)
Fils d’un officier prussien, il entre comme enseigne dans l’armée en
1885. Sa carrière se déroule entièrement dans les états-majors ; il
fait la guerre de 1914 pour une part sur le front oriental, pour l’autre
comme chef d’état-major de l’armée turque en 1917. Expert militaire
à Versailles, il trouvera les idées nécessaires pour tourner les articles
du traité qui limitent la souveraineté allemande. Autoritaire,
franchement réactionnaire, il va veiller à ne pas confondre l’armée
avec un régime républicain qu’il déteste. Sous son influence, la
Reichswehr devient un corps autonome dans l’État de Weimar.
Principal artisan du réarmement clandestin du Reich dont il fixe la
doctrine (cf. chapitre 13), il rêve dès 1924 de jouer un rôle politique
et se rapproche du DNVP en espérant pouvoir briguer la succession
de Ebert à la présidence du Reich. La mort de celui-ci en 1925 et
l’élection de Hindenburg représentent à la fois l’effondrement de ses
ambitions politiques et la fin de son pouvoir militaire : Hindenburg se
considère comme le véritable chef de l’armée et relègue von Seeckt
à un simple rôle technique jusqu’en 1926 où il saisit un prétexte
mineur pour se débarrasser de lui. Désormais son action de premier
plan est terminée : élu député au Reichstag en 1930, il s’inscrit au
groupe populiste et se rallie au nazisme en 1933.
Bibliographie générale

Chapitre 1

Parmi les très nombreux ouvrages en allemand on pourra consulter


utilement :
H. H , Die Epochen des bürgerlichen Nationalstaates
1789-1870, Brunswick, 1960.
G. M , Deutsche Geschichte des neunzehnten und zwangzisten
Jahrunderts, Francfort, 1964.
Mais il existe également sur cette période une abondante littérature
en français :
P. A , L’Unité allemande, Paris, PUF, coll. « Que sais-
je ? », 1968.
H. B , La Société allemande, 1871-1968, Paris, Arthaud,
1969.
F.-G. D , Histoire des Allemagnes, Paris, Armand Colin,
coll. « U », 1970.
J. D , Histoire de l’Allemagne, Paris, PUF, coll. « Que sais-
je ? », 14 éd., 2003.
e

– Le Romantisme politique en Allemagne, Paris, 1966.


– Histoire de l’Allemagne, tome I : La Formation de l’unité
allemande, 1789-1871, Paris, Hatier, coll. « Histoire
contemporaine », 1984.
E. V , L’Allemagne contemporaine, 2 vol., Paris, Aubier,
1953.
– L’Allemagne, essai d’explication, Paris, Gallimard, 1940,
ouvrage capital pour la compréhension des conditions politiques et
psychologiques de l’Unité.
Enfin sur l’ensemble de la question :
F.-G. D , L’Allemagne contemporaine 1815-1990, Paris,
PUF, coll. « Nouvelle Clio », 1991.

Chapitre 2

On peut ajouter aux ouvrages généraux présentés dans le


chapitre 1 les livres suivants :
O. B , Pensées et souvenirs, présentation de
J. Rovan, Paris, Calmann-Lévy, 1984.
F.-G. D , Histoire des Allemagnes, (voir biblio., chap. 1).
L. G , Bismarck, Paris, Fayard, 1984.
P. G , L’Allemagne de 1848 à nos jours, Paris, Nathan,
coll. « Fac », 1970.
M. K , The Political Economy of Germany, Londres, Croom
Helm, 1978.
Sur la période étudiée dans ce chapitre, on consultera :
J. D , Le Socialisme démocratique, Paris, Armand Colin,
coll. « U », 1966.
W. R , Bismarck, New York, GP Putnam’s Sons, 1965.
Et en allemand :
K.E. B , Staat und Sozialpolitik seit Bismarcks Sturz,
Wiesbaden, 1957.
E. E , Bismarck. Leben und Werk, Zurich, 1944.
H. H , A history of Modem Germany, 1840-1945, Londres,
1969.

Chapitre 3

F. A , Édouard Bernstein et l’évolution du socialisme


allemand, Paris, Didier, 1961.
P. B , La Dynastie des Krupp, Paris, Robert Laffon, coll.
« L’histoire que nous vivons », 1967.
P. B , La Vie quotidienne en Allemagne à l’époque de
Guillaume II, Paris, Hachette, 1962.
F.-G. D , L’Allemagne contemporaine (voir biblio., chap. 1).
E. L , Wilhelm der Zweite, Munich, 1964.
R. P , L’Allemagne impériale et républicaine, 1900-1933,
Paris, Éditions Richelieu, 1972.
G. R , Die Arbeiterbewegung im wilhelminischen Reich,
Berlin, 1959.
E. V , L’Allemagne contemporaine, tome I : Le règne de
Guillaume II (1890-1918), Paris, Aubier, 1952.

Chapitre 4

F.-G. D , L’Allemagne contemporaine (voir biblio., chap. 1).


Sur le nationalisme allemand et le pangermanisme, on lira :
J. D , Le Nationalisme allemand de 1871 à 1939, Paris, cours
CDU, 1963.
– L’Europe centrale, évolution historique de l’idée de Mitteleuropa,
Paris, Payot, 1960.
On pourra consulter également :
P. G , L’Allemagne et le Maroc de 1870 à 1905, Paris, PUF,
1967.
A. K , Geschichte des Alldeutschen Verbands 1890,
Wiesbaden, 1954.
R. P , L’Allemagne et le monde au e
siècle, Paris,
Masson, 1983.
R. P , J. B , Les Relations franco-allemandes, 1815-
1975, Paris, Armand Colin, 1977.
H.U. W , Bismarck und der Imperialismus, Cologne, 1961.
Sur les relations internationales et les problèmes posés par
l’impérialisme allemand :
J. D , Histoire diplomatique de 1919 à nos jours, Paris, Dalloz,
1959, 2 éd.
e

J.B. D , L’Europe de 1815 à nos jours, Paris, PUF, coll.


« Nouvelle Clio », 1970, 3e éd.
F. F , Griff nach der Weltmach, Düsseldorf 1961.
I. G , Juli 1914, Munich, 1965.
P. G , L’Allemagne et le Maroc de 1870 à 1905, Thèse,
Paris, PUF, 1967.
W.-F. H , Imperialismus vor 1914, Munich, 1951, 2 vol.
P. M , Les Relations internationales de 1871 à 1914, Paris,
Armand Colin, coll. « Cursus », 2009, 3e éd.
R. P , Les Relations économiques et financières entre la
France et l’Allemagne de 1898 à 1914, Paris, Armand Colin, 1969.
P. R , Histoire des relations internationales, tome 6 : Le
e
siècle : De 1871 à 1914. L’apogée de l’Europe, Paris, PUF,
1955.
W. W , Bismarck und die europäischen Mächte 1879-
1885, Essen, 1942.

Chapitre 5

F.-G. D , L’Allemagne contemporaine (voir biblio., chap. 1).


Les principaux ouvrages sur l’Allemagne en guerre sont en
allemand :
F. F , Deutchland im Ersten Weltkrieg, Francfort, 1965.
G. R , Staatskunst und Kiregshandwerk, tomes 3 et 4,
Munich, 1964 et 1968.
W. H , Deutschland im Weltkrieg 1914-1918, Berlin, 1966.
En français, on pourra consulter :
G. B , Histoire de l’Allemagne contemporaine, tome I, Paris,
Éditions sociales, 1965.
P. G , L’Empire allemand 1871-1918, Paris, Hatier, 1970.
Sur l’étude du traité de Versailles, deux ouvrages indispensables :
J.-B. D , Histoire des relations diplomatiques de 1919 à
nos jours, Paris, Dalloz, 1960.
P. R , Histoire des relations internationales, tome 7, Paris,
Hachette, 1960.
– La Première Guerre mondiale, Paris, PUF, coll. « Que sais-
je ? », 1967.

Chapitre 6

En allemand :
K.D. B , Die Auflösung der Weimarer Republik, Stuttgart,
1955.
F. C , Reichswehr und Politik, Cologne, 1963.
E , Geschichte der Weimarer Republik, 2 tomes, Erlenbach
1956-1957.
H. L , Die Weimarer Republik, Munich, 1961.
En français, on dispose d’un ouvrage fondamental :
G. B , Les Spartakistes : 1918, l’Allemagne en révolution,
Bruxelles, Aden, coll. « Petite bibliothèque d’Aden », 2008.
J. B , J. D , L’Allemagne, République de Weimar et
régime hitlérien 1918-1945, Paris, Hatier, 1981.
G. C , L’Allemagne de Weimar, Paris, Armand Colin,
1969.
E. V , L’Allemagne contemporaine, tome II, Paris, Aubier,
1953.

Chapitres 7 et 8
P. B , « L’Allemagne des Révolutions », analyse
bibliographique in Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine,
1965.
H. D , Reich und Republik Deutschland 1918-1933,
Stuttgart, 1969.
A. E , Geschichte der Weimarer Republik, 2 vol., Erlenbach-
Zurich, 1962.
H. H , Die Republik von Weimar, P.T.V., 1966.
R. P , L’Allemagne de Guillaume II à Hindenburg, Paris,
Éditions Richelieu, 1972.
Pour la politique intérieure, voir les ouvrages cités au chapitre
précédent.
Questions économiques et financières :
C. A , M. B et T. T , Histoire et géographie
économiques des grandes puissances, Delagrave, Paris, 1968.
Questions diplomatiques :
G. B , Le Putsch de Hitler à Munich en 1923, Les Sables-
d’Olonne, Bonnin, 1966.
R. C , Les Réparations allemandes, Paris, PUF, 1953.
J.-B. D , Histoire diplomatique de 1919 à nos jours (voir
biblio., chap. 5)
P. R , Histoire des relations internationales (voir biblio.,
chap. 5).

Chapitre 9

P. A , La Question nazie, les interprétations du national-


socialisme, Paris, Seuil, 1979.
G. B , Les Spartakistes :1918, l’Allemagne en révolution (voir
biblio chap. 6).
S. B , Le Nazisme, Paris, M.A. Éditions, 1985.
A. B , Hitler ou les mécanismes de la tyrannie, trad.
française, Verviers, 1963.
R. ’O. B , The Roots of National-Socialism, 1783-1933,
Londres, 1941.
C. D , L’Allemagne de Hitler, Paris, PUF, coll. « Que sais-
je ? », 1963.
J. F , Hitler, Paris, Fayard, 1973.
A. H , Mein Kampf, trad. française, Paris,1934.
W. H , Le National-Socialisme par les textes, trad. française,
Paris, Plon, 1963.
H. M et H. K , Le National-Socialisme, Paris,
Casterman, 1962.
W. S , Le IIIe Reich, trad. française, Paris, Stock, 1959-1960.
M. G. S , L’Allemagne nationale-socialiste, 1933-1945,
Paris, Éditions Richelieu, 1972.
E. V , Doctrinaires de la Révolution allemande, Paris,
Fernand Sorlot, 1938.

Chapitre 10

Aux ouvrages généraux cités aux chapitres précédents, on ajoutera


les ouvrages suivants sur la fin de la République de Weimar :
K.D. B , Die Anflösung der Weimarer Republik ; eine
Studie zum problem des Machtverfalls in der Demokratie, Villingen,
1960.
G. H , Hitler, Reichswehr und Industrie, zur Geschichte
der Jahre 1918-1933, Francfort, 1955.
E. M et M. M , Das Ende der Parteien (1933),
Düsseldorf, 1960.
V P , Mémoires, traduction française, Paris, 1953.
Chapitre 11

Aux ouvrages précédemment indiqués on ajoutera :


K.J. B -K , Das Leben der Juden in Deutschland,
Francfort-sur-le-Main, 1963.
Ch. B , La Nuit des longs couteaux, Paris, Julliard, coll.
« Archives », 1967.
K.D. B , Die Deutsche Diktatur. Entstehung Struktur, Folgen
des National-Sozialismus, Cologne et Opladen, 1969 ; Trad.
française : Hitler et la dictature allemande, naissance, structures et
conséquences du national-socialisme, Bruxelles, Complexe, 1995.
– Deutschland zwischen Demokratie und Diktatur, Berne, 1964.
K.D. B , W. S , G. S , Die National-Sozialistische
Machtergreifung ; Studien zur Errichtung des totalitören
Herrschaftesystems in Deutschland 1933-1934, Cologne 1960.
M. B , Der Staat Hitlers, Grundlegung und Entwicklung
seiner inneren Verfassung, Munich, Deutscher Tagebuch Verlag,
1969.
J.-C. F , Les maîtres du IIIe Reich, Paris, Grasset, 1955.
S. F , L’Antisémitisme nazi, Histoire d’une psychose
collective, Paris, Seuil, 1971.

Chapitre 12

Aux ouvrages généraux précédemment indiqués on ajoutera :


C. B , L’Économie allemande sous le nazisme, Paris,
Maspero, 1946.
R. D , Une Expérience d’économie dirigée, l’Allemagne
nationale-socialiste, Paris, Imprimerie des publications périodiques,
1962.
H. K B , Germany’s economic preparations for War,
Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1959.
D. P (D.), Autarkiepolitik im Dritten Reich, Der
nationalsozialistische Vierjahresplan, Suttgart, Deutsche Verlags-
Anstalt, 1968.

Chapitre 13

La politique extérieure des nazis a été très étudiée. On pourra lire


à ce sujet les excellents chapitres consacrés à cette question par :
J. B -M , Histoire de l’armée allemande, tomes 4, 5 et
6, Paris, Albin Michel, 1941.
A. B , Hitler ou les mécanismes de la tyrannie (voir biblio.,
chap. 9).
J.-B. D , Histoire diplomatique de 1919 à nos jours (voir
biblio., chap. 5)
H. A. J , Nationalsozialistiche Aussenpolitik 1933-1938,
Francfort, 1968.
P. R , Histoire des relations internationales (voir biblio.,
chap. 5).
W. S Le IIIe Reich (voir biblio., chap. 9).
Sur des aspects particuliers :
J.-B. D (dir.), Les Relations germano-soviétiques 1933-
1939, Paris, Armand Colin, 1954.
E. W , L’Axe Rome-Berlin, trad. française, Paris, 1950.
Pour les questions militaires, des ouvrages de base :
G. C , Le Réarmement clandestin du Reich, 1930-1935,
Paris, Plon, 1954.
G.C. C , The Politics of the Prussian Army, 1640-1945, 1960.
H.J. G , The Reichswehr and the german republic, 1919-
1926, Princeton, 1957.
G. M , Hitler und die Deutsche Aufrüstung, Wiesbaden, 1959.
K.-J. M , Das Heer und Hitler, Armee und
nationalsozialistiches Regime 1933-1940, Stuttgart, 1968.
J. W. W -B , The Nemesis of Power, The German
Army in Politics, 1918-1945, Londres, 1953.

Chapitre 14

Sur la guerre, on trouvera d’intéressants renseignements dans :


J.-B. Duroselle, Histoire diplomatique de 1919 à nos jours (voir
biblio., chap. 5).
H. Michel, La Seconde Guerre mondiale, 2 vol., Paris,1968-1969,
Omnibus, 2001.
P. Renouvin, Histoire des Relations Internationales, tome 8, 2e
partie, Paris, Hachette, 1958.
M. G. Steinert, Hitlers Krieg und die Deutschen, Stimmung und
Haltung der Bevölkerung im Zweiten Weltkrieg, Düsseldorf, Vienne,
1970.
G. Wright, L’Europe en guerre, 1939-1945, Paris, Armand Colin,
coll. « U », 1971.
On pourra consulter en outre sur divers aspects :
E. Jackel, La France dans l’Europe de Hitler, Paris, Fayard, 1968.
A. S. Milward, The German Economy at War, Londres, 1965.
L. Poliakov, Le IIIe Reich et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, coll.
« Liberté de l’esprit », 1958.
A. Wieviorka et al., Les Procès de Nuremberg et Tokyo, Bruxelles,
Complexe, 1996.
O. Wormser-Migot, Le Système concentrationnaire nazi, Paris,
PUF, 1968.

Chapitre 15
Parmi les principaux ouvrages publiés sur la période de l’après-
guerre, il faut signaler en allemand :
S. D , Die Geburt eines neuen Deutschlands 1945-
1949, Berlin, 1959.
H. D , Deutschland unter den Besatzungsmächten,
Munich, 1967.
En français, les ouvrages sont relativement nombreux :
G. B , Histoire de l’Allemagne contemporaine, tome II, Paris,
Éditions sociales, 1964.
G. C , D.D.R., Allemagne de l’Est, Paris, Seuil, 1955.
A. G , L’Allemagne de l’Occident 1945-1952, Paris,
Gallimard, 1953.
G. K et G. S , L’Allemagne 1945-1955. De la
capitulation à la division, Paris, Université Sorbonne
nouvelle/Asnières, PIA, 1996.
A. P , L’Économie allemande contemporaine, 1945-1952,
Paris, M.-Th. Génin, 1952.
G. R , Le Développement économique de l’Allemagne
orientale, Paris, Sedes, 1963.

Chapitre 16

Ouvrages allemands sur la période :


E. D , Deutschland nach dem zweiten Weltkrieg,
Constance, 1963.
S. D , Kurze Geschichte der D.D.R., Berlin, 1964.
K. J , Wohin treibt die Bundesrepublik, Munich, 1966.
P. N , Deutschland von 1945 bis 1960, Munich, 1960.
E. R , Das Zweite Deutschland, Ein Staat der nicht sein
darf, 1964.
Nous disposons en français d’excellents ouvrages sur l’Allemagne
d’après-guerre :
A. G , La Démocratie de Bonn, Paris, Gallimard, 1958.
– La République Fédérale Allemande, Paris, PUF, coll. « Que
sais-je ? », 1967.
A. G et H. M , La Vie politique en Allemagne
fédérale, Paris, Armand Colin, 1971.
Et surtout :
H. B , La Société allemande, 1871-1968, Paris, Arthaud,
1969.
G. C , La République Fédérale Allemande, Paris, 1966.
F.-G. D (dir.), Le Syndicalisme allemand contemporain,
Paris, Dalloz, 1968.
A. G , L’Allemagne de notre temps, Paris, Fayard, 1970.

Chapitre 17

M. M , L’Allemagne inachevée, Paris, Denoël, 1976.


J. R , L’Allemagne du changement, Paris, Calmann-Lévy,
1983.
A. G , L’Allemagne en Occident. La République fédérale
40 ans après, Paris, Fayard, 1985.

Chapitre 18

H. K , The German Democratic Republic, Boulder, 1985.

Chapitre 19

Les deux Allemagnes 1984-1989, Paris, La Documentation


française, 1990.
R. F -B , L’Allemagne unie dans la nouvelle
Europe, Bruxelles, Complexe, 1991.
H. M (dir), L’Allemagne de la division à l’unité,
Publications de l’Institut d’Allemand d’Asnières, 1991.

Chapitre 20

I. B (dir.), Le Modèle social allemand en mutation,


Cergy-Pontoise, CIRAC, 2005.
I. B et R. L , La République fédérale
d’Allemagne : chronique politique, économique et sociale (1949-
2009), Cergy-Pontoise, CIRAC, 2009.
R. B , Citoyenneté et nationalité en France et en
Allemagne, trad. de l’anglais par J.-P. B , Paris, Belin, 1997.
J.-C. C , L’Allemagne, hier et aujourd’hui, Paris, Hachette,
1996.
G. C , S. L , S. L (dir), L’Autre Allemagne,
1990-1995, de Rostock à Leipzig, cinq ans d’unification, Paris,
Autrement, 1995.
J.-P. D et S. M , Économie et société allemandes,
l’après-réunification, Paris, Nathan, 1996.
Esprit, « L’Allemagne de nos incertitudes », mai 1996.
J.-P. G , Où va l’Allemagne ? Paris, Flammarion, 1997.
F. G , « L’évolution des forces politiques en Allemagne »,
Problèmes politiques et sociaux, no 762, Paris, La Documentation
française, 1996.
P. G , La Question allemande, Paris, Imprimerie nationale,
1995.
M. H , L’Allemagne en mutation. Histoire de la population
allemande depuis 1815, Paris, Presses de Sciences-Po, 1995.
E. H , Une autre Allemagne, Paris, Gallimard, 2005.
H. J , Patrons d’Allemagne, Sociologie d’une élite industrielle
1933-1989, Paris, Presses de Sciences-Po, 1995.
R. K , La France, l’Allemagne et leurs immigrés, Paris,
Armand Colin, 1996.
R. L , L’Unification sans miracle, l’économie allemande
en mutation (1990-1995), Paris, Cirac, 1995.
F. R , Petite histoire de l’Allemagne au e
siècle, Paris,
Armand Colin, coll. « U », 2002.
Table des encadrés et des illustrations
Lettre du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV à son ami le baron de Bunsen 9
La Prusse rhénane à la veille de la Révolution de 1848, vue par Frédéric Engels 10
La société allemande en 1848 11
Bismarck expose les origines du Kulturkampf 24
Le Programme de Gotha (1875) 24
Extraits de la loi de 1883 sur l’assurance-maladie 25
Bernstein définit de nouveaux objectifs pour la social-démocratie 36
Le parti conservateur, vu par un député alsacien au Reichstag, l’abbé Wetterlé 37
Guillaume II vu par le chancelier von Bülow 46
La constitution du gouvernement du Reich (9 novembre 1918) 73
La social-démocratie en 1927, vue par un journaliste français 107
Les 25 Points du parti nazi 111
Origines et fondements du National-Socialisme (extraits de Mein Kampf) 120
La crise de 1934 143
L’État raciste 153
La conférence du 5 novembre 1937 (procès-verbal du colonel Hossbach) 176
Un tract du groupe de résistance : « La Rose Blanche » 191
L’occupation soviétique en Allemagne de l’Est 205
Extraits du discours prononcé à Erfurt le 19 mars 1970 par Willi Stoph 229
Extraits du discours prononcé à Erfurt le 19 mars 1970 par Willy Brandt 230
Les étapes de l’Unité allemande 14
L’offensive allemande d’août-septembre 1914 53
La bataille de la Marne 54
L’Allemagne en 1919 62
Victoires allemandes à l’Est (1941-1942) 186
La domination allemande sur l’Europe en 1942 188
L’Allemagne en 1945 197
La répartition des sièges à la Chambre du peuple 278
Les Länder de l’Allemagne réunifiée 279
La répartition des 662 sièges au Bundestag 281
Élections de 1994 307
Le Bundestag (1998) 310
Le Bundestag (2002) 313
Composition du Bundestag après les élections de 2005 323
Composition du Bundestag après les élections de 2009 335

Vous aimerez peut-être aussi