Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

SANKOFA N 14 Juin 2018

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 294

INSTITUT NATIONAL SUPERIEUR

DES ARTS ET DE L’ACTION CULTURELLE

REVUE IVOIRIENNE DES ARTS ET DE LA CULTURE

ISBN: 978-2-9535414-0-3 EAN: 9782953541441

ISSN : 2226-5503

N°14, juin 2018

1
N°14, juin 2018 ISSN : 2226-5503

Revue scientifique des Arts, de la


Culture, des Lettres et Sciences
Humaines
Publication semestrielle de l’Institut National
Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle
Numéro coordonné par

Institut National Supérieur des Arts et UFR Information, Communication et Art


de l’Action Culturelle (INSAAC) (UFRICA)
Boulevard de l’Université Université FELIX HOUPHOUËT-BOIGNY
08 BP 49 Abidjan 08 BP V 34 ABIDJAN

ISBN: 978-2-9535414-0-3 EAN: 9782953541441

2
REVUE IVOIRIENNE DES ARTS ET DE LA CULTURE

DIRECTION SCIENTIFIQUE : Prof. KOUADIO N’guessan Jérémie


Rédacteur en chef : Prof. GORAN Koffi Modeste Armand
Rédacteur en chef adjoint : Dr ADIGRAN Jean-Pierre

COMITE SCIENTIFIQUE ET DE LECTURE


Pr. KOUADIO N’guessan Jérémie, Université de Cocody
Pr. LEZOU Dago Gérard, Université de Cocody
Pr. KONATE Yacouba, Université de Cocody
Pr. SIDIBE Valy, Université de Cocody
Pr. N’DA Paul, Ecole Normale Supérieure
Pr. ABOLOU Camille Roger, Université de Bouaké
Pr. Eliane CHIRON, Université de Paris 1 (France)
Pr. Mohamed ABIDINE, Université de Tunis (Tunisie)
Pr. BROU Benjamin, Université de Lille/Ecole des Beaux-arts de la
Martinique (France)
Pr. Jean-Louis LELEU, Université de Nice Sophia-Antipolis (France)
Pr. Eric MELOCHE, François-Rabelais de Tours (France)
Pr. Michel De LANNOY, François-Rabelais de Tours (France)
Pr. SCHEINFEIGEL Maxime, Université Paul-Valery-Montpellier III (France)
Pr. LIBER Gérard, Université Paul-Valery-Montpellier III (France)
Pr. ROLOT Christian, Université Paul-Valery-Montpellier III (France)
Pr. ACHEMCHAME Julien, Université Paul-Valery-Montpellier III (France)
Pr. LE BIHAN Loig, Université Paul-Valery-Montpellier III (France)

COMITE DE REDACTION
ADIGRAN Jean-Pierre
NANGA-ADJAFFI Angéline
GORAN Koffi Modeste Armand
HIEN Sié
KAMATE Banhouman
KOUASSI Adack
OYOROU Benson
OUMOU Dosso

MARKETING ET PUBLICITE
INSAAC

INFOGRAPHIE/WEB MASTER
ALI Djaniklo
AMANI Yao

EDITEUR : INSAAC

3
Sommaire
Communication
DJE BI Kahou Albert 7
Le discours médiatique de l’État à propos de l’émergence à l’horizon 2020 en Côte
d’Ivoire : propagande politique ou communication publique ?

KAHI Oulaï Honoré 29


Entités communicantes et traçage : entre transparence et opacité

Arts
NDINGA NZIENGUI Alphonse 43
Création artistique et influence du christianisme en Afrique
subsaharienne précoloniale: rupture et évolution

KOUASSI Adack Gilbert 61


Système de codification esthétique du Êbe (bel homme en pays abouré)

Sociologie
TOUNG Nzue Jérôme 80
Enjeux et précarisation foncière au Gabon

KONE Ténon 96
Représentation du triptyque mariage-polygamie-procréation en Afrique : Cas de
Lambert Obama Ondo dans El metro de Donato Ndongo-Bidyogo

KONE Siandou 109


Les activités informelles et l’insertion socioprofessionnelle des jeunes dans
la ville d’Abidjan : une analyse socioéconomique.

Littérature
DJERE Youetto Roger Didier 123
D’Icare à Faust ou le schéma de la tragédie d’Afitémanou dans La Bible et le fusil
de Maurice Bandaman

KING-ZOK Melang Laititia Fleurette 133


Dzibayo, une figure de la modernité dans Féminin interdit d’Honorine Ngou

NKOULA-MOULONGO Solange 150


Fonctionnement du groupe nominal démonstratif comme anaphore conceptuelle
dans La Nouvelle romance et Une Enfant de Poto-Poto de Henri Lopes

4
EPOUNDA Mexan Serge & BOKOTIABATO MOKOGNA Zéphirin 169
Factsand political realism in Chinua Achebe’s anthills of the savannah.

Psychologie
BOULINGUI Jean-Baptiste 187
Étude des facteurs de stress en institution hospitalière et leurs effets
sur la motivation au travail du personnel

YEO Elisabeth 216


Étude de l'effet de l'iniquité perçue dans le travail et du plan de carrière
sur l'absentéisme professionnel chez les fonctionnaires d’Abidjan

Théâtre
KOUA Assey Félicie 233
La place du personnage féminin dans le théâtre de Giraudoux : cas de Judith,
Electre et pour Lucrèce

Sciences du langage
ANDREDOU Assouan Pierre & ALLOU Serge Yannick 245
Analyse du dérive nominal parasynthétique Dandji

SOME Paulin and BAMOGO Pascaline 243


Reflective teaching: a strategy for the improvement of english teachers’
professional development

Anthropologie
TOGOLA Kawélé 269
Esclavage et mobilité sociale au Mali : l’exemple de la commune rurale de Sokolo
au Mali

Culture et développement
COULIBALY Amadou Nanguin 283
Référencement des bibliothèques universitaires publiques dans les décrets
de création des universités de Côte d’Ivoire

5
Communication

6
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.7-28. ISSN : 2226-5503

LE DISCOURS MEDIATIQUE DE L’ÉTAT A PROPOS DE L’EMERGENCE A


L’HORIZON 2020 EN COTE D’IVOIRE : PROPAGANDE POLITIQUE OU
COMMUNICATION PUBLIQUE ?

DJE BI Kahou Albert


Enseignant-Chercheur
Maître-Assistant
Université Alassane Ouattara (Bouaké)
Contacts : (225) 09 59 98 22 / 01 21 89 64
Email : djeybs@yahoo.fr

Résumé :
Les autorités ivoiriennes, dans le souci de redonner une nouvelle identité politique,
économique, sociale et institutionnelle à la Côte d’Ivoire, décident de s’engager dans des
projets de (re) construction, de croissance et de développement, après la grave crise qu’a
connu le pays pendant plus de dix (10) ans, d’où le concept de « l’émergence ». Pour une
meilleure appréhension et une parfaite adoption de la lettre et l’esprit de ce projet de
grande envergure, le gouvernement va s’investir et investir dans la communication
publique tous azimuts. Communication publique qui se trouve être une branche de la
communication qui permet de répondre à l’obligation d’information du citoyen sur les
données et les actions à caractère public. Pour atteindre cet objectif, l’État va déployer
tout un arsenal de moyens et de stratégies de communication composés de textes,
d’images, de sons…, qui seront diffusés à profusion à travers les médias de service public
et certains médias privés. Au bout du compte, des années après, les signes de l’émergence
ne semblent pas très visibles, mieux, le flot de communication ne correspond toujours pas
à la réalité des faits. Les fruits n’auraient-ils pas tenu la promesse des fleurs ? L’on s’en
interroge avec raison. Tout cela donne lieu finalement à une véritable propagande
politique plutôt qu’à une communication publique de masse.
Mots clés : Discours médiatique, État, Émergence, communication publique, propagande
politique.

Abstract:
In the view to giving a new political, economic, social and institutional identity to the
country, the Ivorian authorities have decided to commit themselves in projects of
(re)construction, growth and development, after the difficult crisis that the country faced
during more than ten (10) years, hence the concept of “emergence”. For a better
understanding and perfect appropriation of the core of this important project, the
government will commit itself in sort of public communication investment. This public
communication which is an aspect of communication allows answering to the need of
information of the citizen on data and actions of public kinds. To reach this goal, the state
will deploy an arsenal of means and communication strategies made of texts, images and
sounds that are broadcasted unceasingly through media of public services but also
through some private media. Finally, some years after, the signs of emergence seem not
really visible, and worst, the flow of communication does not always correspond to the
reality of facts. Did the fruits not stand the promises of the flowers, people reasonably
wonder. All this finally leads to an actual political propaganda rather than a mass public
communication.
Key words: media discourse-State-emergence-public communication-political
propaganda.

7
INTRODUCTION

Après plus d’une décennie de crise politico-militaire, la Côte d’Ivoire


renoue en 2012 avec « sa politique de planification ». Le PND (Plan
National de Développement) 2012-2015 est donc élaboré. Selon les
gouvernants, il « constitue le cadre de référence de l’action publique pour
l’administration, les partenaires au développement et le secteur privé ». Ce
plan adopté le 10 mars 2012, devrait poser les fondements de
l’émergence1.
Selon le rapport d’évaluation du PND 2012-2015, qui est le PND1, la
paix a été retrouvée, la cohésion sociale a été rétablie et la réconciliation
nationale est en bonne voie. L’économie a également renoué avec une
forte croissance. Le pays se trouve depuis 2012 parmi les dix premiers pays
avec le plus fort taux de croissance au monde. Les premiers ouvrages
structurants prévus dans le cadre de l’émergence à l’horizon 2020 sont
livrés. Il s’agit entre autres de l’autoroute du Nord l’axe Singrobo-
Yamoussoukro, de l’échangeur de la Riviéra 2, du Pont Henri Konan Bédié,
du Pont de Bouaflé et celui de Jacqueville, sans oublier d’autres actions
dans le domaine de l’emploi des jeunes, d’équipement des établissements
scolaires, la construction des châteaux d’eau et pompes villageoises pour
l’accroissement de l’accès à l’eau potable, la réalisation des barrages hydro
électriques. Toutes ces réalisations vont faire l’objet de communication
gouvernementale à profusion et à répétition.
Le PND 2016-2020 s’est fait selon une approche participative aux
dires de ses concepteurs. Ils le présentent comme le fruit des concertations
avec les populations sur le terrain, de l’exploitation des travaux d’études,
des politiques sectorielles et de l’évaluation de la mise en œuvre du PND 1.
Il représente à ce titre, le cadre dans lequel le pays et ses partenaires
s’engagent en vue de relever le défi de faire de la Côte d’Ivoire un pays
émergent à l’horizon 2020.
La présente contribution se propose d’élucider le contexte de
production du discours médiatique de l’État sur la perspective de cette
émergence, son mode de diffusion, mais aussi et surtout, le caractère
propagandiste de ce discours à des finalités politiques et partisanes.
Pour ce faire, nous allons analyser les discours des médias de service
public en rapport avec la mise en œuvre effective des activités de
développement et le progrès social, toute chose qui devrait concourir à
l’émergence de la Côte d’Ivoire. Selon Charron Danielle (1991, p.15) : « À
première vue, on pourrait croire que le canal n’exerce qu’un rôle accessoire,
celui de favoriser la communication entre des personnes éloignées l’un de
l’autre ; or, son rôle est bien plus déterminant ». Et c’est le cas en Côte
d’Ivoire avec la RTI (Radiodiffusion Télévision Ivoirienne) et ses différents
supports d’information et de communication. Ainsi, des questionnements

1
Plan National de Développement PND 2016-2020, Diagnostique Stratégique de la Cote
d’Ivoire sur la trajectoire de l’émergence, République de Côte d’Ivoire, Ministère du Plan et
du Développement, Tome. P. 12.

8
vont émailler notre démarche argumentative pour une bien meilleure
articulation. Il s’agit entre autres de savoir si :
- Les populations savent-elles exactement ce qu’est l’émergence ?
- Existe-t-il une relation de cause à effet entre les discours
médiatiques du gouvernement et les actions posées dans la
perspective de l’émergence ?
- La Côte d’Ivoire a-t-elle les moyens d’atteindre l’émergence à
l’horizon 2020 ?
- L’émergence tant souhaitée, concerne-t-elle toute la Côte d’Ivoire
ou la capitale économique qu’est Abidjan seulement ?
- Les discours à propos de l’émergence sont-ils à propos et
appropriés ?
- N’y a-t-il pas de manipulation des esprits à travers le discours
médiatique public pour servir d’autres causes ou ambitions
politiques?
- Ne sommes-nous pas dans une spirale de propagande à finalité
politique ?
- L’État de Côte d’Ivoire ne met-elle pas les populations dans une
sorte de spirale du silence pour atteindre d’autres
objectifs inavoués?
Autant d’interrogations auxquelles nous allons essayer de trouver
des solutions à travers des entretiens qualitatifs, des observations directes
et indirectes, des questionnaires, des revues de presse nationale et
internationale, et les méthodes d’analyse en groupe. Nous mettrons
surtout en lumière le caractère propagandiste de la plupart des discours du
gouvernement ivoirien à propos du projet de l’émergence.
Avant toute forme de spéculation, nous présentons d’ores et déjà le
contexte et la justification du choix de ce sujet de réflexion.

I- CONTEXTE ET JUSTIFICATION DU CHOIX DU SUJET

L’État ivoirien depuis le 11 avril 2011, date de l’arrestation de Laurent


Gbagbo, par ailleurs ancien président de la république de Côte d’Ivoire, a
placé sa gouvernance sous le sceau de la croissance économique, du
développement, et de la cohésion sociale. Le raffermissement des relations
diplomatiques, et le repositionnement du pays sur l’échiquier international
font également parmi des défis à relever par les nouveaux gouvernants. Au
menu de cette politique de nouvelle gouvernance, figure en bonne place,
le projet de l’émergence à l’horizon 2020. Faire de la Côte d’Ivoire un pays
émergent à l’horizon 2020. Voilà un challenge que tente de relever le
Président Ouattara, qui a souhaité briguer un deuxième et dernier mandat
en 2015 afin de réaliser cet objectif très ambitieux. Aujourd’hui, l’atteinte
de cet objectif peut paraître utopique au regard de tant de
dysfonctionnements, d’indiscipline, de pauvreté et de retard en matière
économique, sociale et de développement en Côte d’Ivoire selon certains
observateurs critiques de la situation politique ivoirienne.

9
Cependant, il reste réalisable à condition que soient réunis plusieurs
facteurs qui le favorisent. Mais, avant toute chose, il faut d’abord préciser
cette notion d’émergence telle que la conçoit le Chef de l’État ivoirien.
Pour le Chef de l’Exécutif ivoirien, lors d’une interview accordée à la presse
nationale et internationale, un pays émergent : « c’est un peuple qui vit
dans un climat social serein, éduqué, qui a accès à des soins de qualité,
mange à sa faim, se développe en créant de nombreux emplois de manière
à réduire considérablement le chômage et surtout vit en harmonie, dans un
esprit de fraternité ». En tant que projet, objectif et politique
gouvernemental ; pour les atteindre et les réaliser, l’État mobilise toutes
les ressources possibles. Les médias de service public y occupent une place
de choix car, les gouvernés sont régulièrement informés des actions
menées par le gouvernement par l’entremise des canaux de diffusion de
ces médias de masse. C’est le traitement et la diffusion des informations à
propos de ce projet d’émergence qui a suscité la rédaction de cet article
car pour nous, il semble claire que la stratégie de communication à propos
de l’émergence à l’horizon 2020 frise plus la propagande politique, que la
simple communication publique faite par l’État.

II- ÉLUCIDATION DES TERMES DE RÉFÉRENCE DU SUJET

Pour la bonne conduite de la démarche argumentative de cet article,


la définition des mots clés et certains concepts importants sont
d’importance capitale. Nous en avons répertorié trois.

1- Le discours médiatique
Le terme discours médiatique est un groupe de mot composé de la
notion de discours et du mot médiatique.
En effet, le discours est un type de message verbal de diffusion,
préparé pour la communication immédiate et directe à des auditeurs. Par
extension, le texte même du discours transcrit est diffusé par les moyens
de communication de masse. En théorie des communications, le discours
est un type de message linguistique constitué d’une séquence plus ou
moins longue de mots et de phrases susceptibles d’être transmis,
principalement par voie orale en mettant l’accent sur la continuité d’un
message long et par conséquent sur ses superstructures par rapport aux
éléments linguistiques qui le constituent : les mots, les phonèmes etc. Le
discours c’est également le flux du langage parlé, c’est son déroulé. Le but
recherché dans un discours est le transfert depuis un individu créateur ou
émetteur du discours jusqu’à l’individu récepteur, non seulement d’une
« communauté » de connaissances de base, qui sont le fondement de la
communication, mais de le faire participer à un certain nombre de valeurs,
d’attitudes, ou d’opinions, de le vaincre (discours de l’avocat), de le
convaincre (discours du politicien), ou de le séduire (discours du poète)
.C’est en fin de compte, l’idée de transmission de la conviction, c’est-à-dire
de modification de la table de valeurs et des éléments de raisonnement du
récepteur en vue de modifier ultérieurement ses comportements.

10
En ce qui concerne le terme médiatique, il est d’une construction
suffixale et préfixale. Il dérive en effet du mot « média » qui en est
le préfixe et « tique», le suffixe. Le terme média se prête à de nombreuses
acceptions et acceptations. Les médias concernent en règle générale, les
supports matériels de diffusion des messages à caractère collectif, dans le
temps et dans l’espace, réalisant une liaison entre l’individu et
l’environnement culturel. Est médiatique tout ce qui est relatif aux médias
ou à la communication par les médias. Plusieurs auteurs ont défini et décrit
les médias selon les usages et les fonctions que l’on peut leur attribuer.
Pour Mc Luhan (1968), les médias constituent pour l’homme ce que
l’antenne représente pour les insectes. Il leur attribue une ambivalence
thermique : médias chaux et médias froids. Quant à Francis Balle (1988), il
catégorise les médias en deux grands groupes : médias autonomes et
médias non autonomes. Jean Cloutier (1975) à propos des médias, fait une
typologie de plusieurs ordres selon qu’ils sont audio, visuels, scripto,
scriptovisuels, audiovisuels, et audio-scripto-visuel.
En fin de compte, les médias comprennent les moyens de
communication de masse tels, la radio, la télévision, la presse écrite, le
Cinéma, les affiches, et internet avec tous ses dérivés. La liste des médias
présentée ici n’est pas exhaustive.
En fait, parler de discours médiatique, c’est parler de la
communication de masse car, seuls les médias de masse assurent et
diffusent les discours et communications des hommes politiques, des
leaders d’opinion, des gouvernants, etc. Pour Lazar Judith (1991), la
communication de masse est le processus social particulier qui se réalise en
faisant appel à la masse de l’audience, aux communicateurs et à la pratique
communicationnelle. En définitive, le discours médiatique dont nous
parlons dans cet article, est toute communication ou information que les
hommes politiques, les gouvernants, ou autres relais d’information parmi
les populations, utilisent pour entrer en relation avec les gouvernés dans le
cadre du projet d’émergence de la Côte d’Ivoire à l’horizon 2020.

2- Le concept de l’émergence
L’émergence est un terme difficile à cerner car lié à plusieurs réalités.
L’émergence concerne la réalité politique, économique, sociale, culturelle,
etc., d’une nation. Selon le Dictionnaire de Français Larousse, émerger
c’est sortir d’une situation difficile, confuse, etc., dans laquelle on était
comme englouti. Un pays émergent est un pays dont le PIB (Produit
Intérieur Brut) est supérieur à celui d'un pays développé. Le pays
émergent a pour caractéristique d'enregistrer une croissance rapide, avec
un niveau de vie qui tend vers celui d'un pays développé. C'est au sein
des pays en développement que sont apparus les pays émergents.
L’acronyme (BRIC) est le premier terme à désigner les quatre
principaux pays émergents que sont : le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine.
Ces États sont susceptibles de jouer un rôle de premier plan dans
l'économie mondiale dans un futur plus ou moins proche.

11
Le concept de « pays émergent » apparait dans les années 80 avec le
développement des marchés boursiers dans les pays en développement.
L’un des premiers auteurs à utiliser le terme « marché émergent » est
Antonio Van Agtmael, économiste néerlandais en 1981, à la Société
Financière Internationale, pour parler « de pays en développement offrant
des opportunités pour les investisseurs »1. Dans ce contexte, trois critères
sont donc indispensables à savoir :
- la rénovation juridique et institutionnelle ;
- le passage d’un type de production grégaire à un type industriel ;
- l’ouverture au marché mondial des produits et services et aux flux
internationaux de capitaux2.

3- La notion de propagande
L’origine du mot vient de « propagation », apparu en 1622 avec
l’institution de la Sacrée Congrégation de propagation et de la foi. L’objectif
vise à diffuser la foi catholique après la Reforme. Le sens du mot a changé
mais, elle a toujours gardé l’idée d’adversité. Le mot a été utilisé dans les
régimes totalitaires pour diffuser leur idéologie.
Le phénomène commence très tôt à intéresser les chercheurs en
étude de communication. Le politologue Lasswell a été le premier
chercheur à étudier la propagande et ses techniques. Il la définit en effet,
comme « le maniement des attitudes collectives par la manipulation des
symboles significatifs3 » et affirme par la même occasion, qu’il s’agit de l’un
des plus puissants instruments dans le monde moderne. Il souligne ici,
l’immense rôle joué par les moyens de communication de masse dans la
conscience nationale et patriotique.
La propagande est une politique de communication de masse de
grande envergure. Elle apparait étroitement liée à une ambition ou à une
pratique totalitaire, ce qui conduit évidemment à sa dépréciation. Selon
Georges Henein (1969) dans l’ouvrage ‘’une petite encyclopédie politique4’’,
la propagande est « une action de persuasion agissante qui tend à
substituer l’émotivité à la raison en abolissant la ligne de démarcation
entre le vrai et le faux ». La réputation de la propagande est pire que celle
de la publicité dont il faut la distinguer. Si en apparence, la publicité se
rapporte de la promotion des produits commerciaux, et la propagande de
celle des idées, des hommes et des partis politiques, il est sans doute plus
correct de considérer que la première se situe au niveau des choix, et la
seconde à celui de la modification culturelle.
Pour Thoveron Gabriel (1990), la propagande doit nous faire changer
d’idées. Elle vise à nous faire changer de croyances ; aspirations, actes de
foi nouveaux, qui modifie nos attitudes et comportement. Dans l’histoire

1
Pays émergents, http://fr.wikipedia.org/wiki/pays%C3%A9mergent, consulté le 24 Mai
2018 à 07 H 16 mn.
2
Pays émergents, http://fr.wikipedia.org/wiki/pays%C3%A9mergent, consulté le 24 Mai
2018 à 07 H 30 mn.
3
Lasswell H. D. Propaganda Technique in theWorld War, NewWork, 1927, p. 627.
4
Paris, Seuil, coll, ‘L’histoire immédiate’, 1969.

12
de la manipulation des esprits par la propagande, l’exemple le plus probant
reste certainement la propagande Nazi à l’époque d’Hitler en Allemagne.
Eric Maigret (2007, p47), dira de la propagande que : « L’étymologie du
mot ramène à l’idée de bouture, de jeune pousse coupée et plantée pour
donner une nouvelle plante. De même, dans le vocabulaire religieux, la
propagande s’apparente à l’idée de transmission, ou de diffusion édifiante
avant qu’il ne soit doté à partir de de la fin du XVIIIème siècle d’une
connotation négative, celle d’exercer une influence sur l’opinion ».
De façon générale, la propagande existe dans l’intention de
l’émetteur, qui désire noyer toute résistance, influencer, imposer son
opinion à l’interlocuteur. Elle ne permet pas de comprendre les actes du
récepteur qui dispose des capacités de fuite et de contradiction. La
propagande en tant que technique de communication de masse, peut
« marcher » parce qu’elle entre en résonnance avec les attentes des
populations auxquelles elle s’adresse.

III- LA COMMUNICATION INSTITUTIONNELLE PUBLIQUE AU SUJET DE


L’ÉMERGENCE EN CÔTE D’IVOIRE

Toute société humaine, indépendamment de son degré de


développement, dépend de son système de communication. Il permet à
ses membres de vivre ensemble, de maintenir ou de modifier ses règles et
de maitriser leur environnement existentiel.
Pour Well Pascale (1990), la communication institutionnelle est
apparue pour souligner une nouveauté : celle qui n’était pas destinée à
vendre un produit. En Côte d’Ivoire, l’objectif d’atteindre l’émergence à
l’horizon 2020 est une politique et une vision phare du gouvernement
actuel. Le chef de l’État lui-même en a fait un défi personnel et un cheval
de bataille économique, politique et social. Toutes les ressources publiques
de l’État y sont mobilisées. À l’endroit du monde entier, des bailleurs de
fonds, des partenaires au développement, des citoyens ivoiriens, etc., la
communication autour de l’émergence fait rage. Cette communication dite
institutionnelle se développe sous l’influence conjointe de tendance et
d’évènements qui poussent le pays à formuler globalement son identité et
à affirmer sa vocation de nation stable et en développement. La complexité
de la situation politique actuelle et les péripéties de la croissance
économique actuelle en Côte d’Ivoire, appellent un tel discours central.
C’est donc du ressort de l’État que d’exprimer le fil conducteur de la
gestion des affaires publiques. Le rôle de la communication publique est de
présenter les projets de l’État, d’y faire adhérer, pour contribuer à sa
réalisation.
Le discours de la communication institutionnelle par excellence en
Côte d’Ivoire, est celui basé sur la souveraineté davantage que sur les
activités ou autres vocations. C’est un discours de caution, de garantie qui
met exergue l’autorité de l’État, sa puissance, son rang, sa place dans le
concert des nations.

13
1- Les médias de service public, moyens privilégiés de la
communication institutionnelle publique
Le service public est un principe de droit qui se fonde sur le devoir
qu’a l’État de fournir à la population dont il a la charge, les services
nécessaires à son développement et à son épanouissement. Ces devoirs
pour l’État, qui sont des droits pour les citoyens, nous pouvons citer : le
droit à la santé, le droit à l’éducation ; le droit à la sécurité, au logement, et
surtout à l’information.
Dans le regard porté désormais sur la communication, l’accent est
largement mis sur les médias de masse par un effet de nouveauté évident,
ceux-ci ayant fait une bruyante irruption dans la grande majorité des
individus à partir de la fin du XIX ème siècle (Maigret E., 2007). Mais il
existe une autre raison à ce succès : les médias de masse constituent le fait
communicationnel le plus original et le plus déterminant dans les sociétés
qui se définissent désormais majoritairement par la démocratie.
En Côte d’Ivoire, la mission de service public de la RTI (Radiodiffusion
Télévision Ivoirienne) est assurée par trois chaînes de télévision (RTI1, RTI2
et la chaîne régionale de Bouaké, dénommée RTI Bouaké). La radiodiffusion
y est présente avec trois stations à savoir : Radio Cote d’Ivoire, Fréquence 2
et Radio Bouaké. Au niveau de la presse écrite, seule le quotidien
Fraternité Matin fait office de journal pro gouvernemental.

2- Organisation et fonctionnement des médias de service public en


Côte d’Ivoire
Selon Jaques. Barrat, (1992, p.9), « La mutation fondamentale la plus
importante depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale en matière
d’information est sans doute la convergence de l’informatique, des
télécommunications et de l’audiovisuel dans un contexte
d’internationalisation de tous secteurs de la communication ». Les progrès
réalisés dans l’informatique et la télématique ont permis depuis les années
soixante l’extraordinaire développement médiatique que nous connaissons
aujourd’hui. Les médias en Côte d’Ivoire ne sont pas en marge de cette
marche vers le progrès technologique.
En effet, depuis les années soixante, période de son accession à
l’indépendance, la Côte d’Ivoire s’est dotée de structures médiatiques sous
la tutelle de l’État dans un contexte de démocratie de l’époque avec le
parti unique le PDCI RDA (Parti Démocratique de Côte d’Ivoire
Rassemblement Démocratique Africain) du premier Président de la Côte
d’Ivoire indépendante Felix Houphouët Boigny. Ces médias d’État ou
encore appelés médias de service public vont toujours fonctionner en
fonction de l’évolution de la conjoncture politico-sociale du pays jusqu’en
1990 date du retour au multipartisme dans le pays. À cette époque, les
médias d’État, convertis en médias de développement selon les
gouvernants de l’époque, vont se frotter aux nombreux médias surtout au
niveau de la presse écrite aux médias proche des partis politiques de
l’opposition incarnés par Laurent Gbagbo et ses compagnons de lutte
politique. Ainsi, la nomenclature des médias en Côte d’Ivoire, se présente

14
de la façon suivante : Le secteur des médias audio et audio-visuel, restent
l’apanage de l’État. Le secteur de la presse écrite quant à lui, est aussitôt
libéralisé et y enregistre plusieurs titres aux cotés de la presse
gouvernementale incarnée par Fraternité Matin et ses supports. Comment
sont organisés et fonctionnent les médias de service public?

2.1- Fraternité Matin, le seul journal gouvernemental en Côte


d’Ivoire
Les informations gouvernementales à propos de l’émergence à
l’horizon 2020 ne tarissent pas dans les colonnes de Fraternité Matin.
Depuis que cette politique a vu le jour, plusieurs communications ont été
faites par des membres du gouvernement et le Chef de l’État lui-même
dans cet organe de presse du gouvernement ivoirien.
Médias scripto-visuel, autonome, de support papier, la presse écrite
est pour reprendre Charaudeau, une aire scripturale faite de mots, de
graphiques, de dessins, et d’images fixes1. Son caractère communicationnel
de type monologal, permet aux autorités ivoiriennes d’être en roue libre
dans le cadre de la sensibilisation au sujet de l’émergence. Les citoyens et
l’État ne sont pas en coprésence lors de la production du message. Il n’y a
pas non plus véritablement de possibilité de réversibilité du discours pour
les citoyens lecteurs. Ici, le journaliste écrit son article en fonction de la
représentation qu’il se fait de l’information et du lecteur. À Fraternité
Matin, tous les journalistes sont des fonctionnaires de l’instance du
pouvoir .Par conséquent, ils sont assujettis à suivre les programmes de
l’État. Les médias de service public en Côte d’Ivoire ont toujours eu les
mêmes habitudes en matière de traitement de l’information. Tous les
pouvoirs et gouvernements qui se sont succédés ont fait l’objet des mêmes
critiques et reproches par les opposants et souvent les populations. Les
médias d’État en règle générale, n’ont ainsi comme rôle que de diffuser les
ordres du pouvoir et d’inciter les masses à les exécuter, d’endoctriner,
inculquer l’idéologie officielle et de célébrer la magnificence du Chef de
l’État, de son pouvoir et de son culte, et de dénigrer les propos et actions
des pouvoirs précédents. Il faut dire le langage scripto visuel permet tout
de même de garder des traces durables des messages produits.
Dans le numéro 15327 du Mercredi 13 Janvier 2016 de Fraternité
Matin, l’éditorial rédigé par son Directeur Général M. Vénance KONAN, l’on
pouvait lire à la UNE « En avant pour l’émergence ». Le premier
responsable de cet organe de presse écrite pro-gouvernemental ne tarit
pas d’éloges à l’endroit des gouvernants. L’on peut lire par exemple ceci :

« Si aujourd’hui nous nous félicitons de l’état de notre


pays, avec ces grands travaux qui en ont changé le
visage, avec cette croissance que l’on nous envie et qui
attire de plus en plus d’investisseurs, c’est bien grâce au
travail de cette équipe…Le chemin qui conduit à
l’émergence est plein de promesses mais semé

1
P. Charaudeau, Le discours d’information médiatique, Paris, Ed. Nathan, 1997, p.71.

15
d’embuches. Chacun de nous doit en être pleinement
conscient et développer de nouvelles valeurs qui auront
pour noms travail, intégrité, compétence. Il nous suffit de
regarder les pays qui ont émergé ou sont sur le point de
le faire pour comprendre les efforts qui nous sont
demandés et les valeurs que doivent porter les peuples et
leurs leaders. Les pays émergents sont ceux des peuples
qui travaillent et des dirigeants qui cultivent la vertu1 ».

Ces propos sont une véritable litanie de la part du responsable de


l’organe de presse principal du gouvernement ivoirien.
Dans la même veine, le Patriote2, un journal proche du RDR, parti
politique au pouvoir dont est issu le président de la République Alassane
OUATTARA, n’a de cesse de publier régulièrement des articles à propos de
l’émergence. Dans sa publication du Mardi 1er aout 2017 à la page 3, l’on
pouvait lire ceci : « Infrastructures ultramodernes, voici les le top 6 des
projets qui vont changer Abidjan ». L’auteur de l’article Jean-Eric ADINGRA,
citera (l’aérocité, le métro d’Abidjan, l’élargissement du canal de Vridi et le
deuxième terminal à conteneur, la gare routière interurbaine,
l’aménagement de la baie de Cocody et le projet Promenade de la mer).
Tous des chantiers futuristes en vue de l’émergence à l’horizon 2020.
Aujourd’hui en 2018, les regards en Côte d’Ivoire sont focalisés sur
les élections présidentielles et législatives de 2020. Selon le représentant
du FMI, José GIJON3, dans son rapport qu’il a rendu relatif à l’édition 2017
des perspectives économiques régionales du FMI, à savoir : « Afrique
subsaharienne, ajustement budgétaire et diversification économique »,
publié le mardi 19 décembre 2017, la Côte d’Ivoire est classée parmi les
pays pré-émergents. Mais le fonctionnaire du FMI précise toutefois que
pour relever le défi de l’émergence, il reste beaucoup d’efforts à faire.
La presse écrite en Côte d’Ivoire étant une presse transnationale, car
diffusée à travers tout le territoire et sur internet, atteint la majorité des
citoyens lettrés, qui a leur tour, deviennent des relais d’opinion et
d’information auprès des autres populations. Les informations diffusées
dans les colonnes de Fraternité Matin, finissent par atteindre une grande
majorité des ivoiriens et tous ceux qui s’intéressent à ce pays.

2.2- L’affiche, système de communication de masse de l’État ou la


publicité institutionnelle
Dans la stratégie de communication à propos de l’émergence, l’État
de Côte d’Ivoire met un point d’honneur sur la communication par
l’affiche. En effet, un proverbe chinois stipule que : « Une image vaut mille
mots ». Le proverbe chinois désigne un gisement de productivité pour la
communication aujourd’hui (Joannes A. 2008).La productivité de la
communication visuelle résulte de la cohérence entre les messages, les

1
Editorial de Venance KONON, in Fraternité Matin du Mercredi 13 janvier 2016.
2
In Le Patriote, numéro 5292 du mardi 1er aout 2017, pp 3-4.
3
In le quotidien L’Expression, numéro 2432 du jeudi 21 décembre 2017, p.9.

16
images et leurs supports. Cette cohérence optimise la réceptivité, la
compréhension, et la mémorisation des messages par les destinataires.
En Côte d’Ivoire, les affiches publicitaires rivalisent de taille et de
forme. Tous les grands artères, les grands carrefours, plusieurs immeubles,
des véhicules de transport en commun, etc. sont utilisés comme supports
pour les affiches. L’affiche constitue ici, un système de communication de
masse par diffusion basé sur image commentée, plane, collée sur une
surface exposée au regard du passant. Toutes les grandes réalisations, les
projets d’infrastructures et toutes autres activités de l’État de Côte d’Ivoire
en vue de l’émergence, sont présentées sur de grandes affiches en termes
de publicité institutionnelle. De l’avis d’Abraham Moles (1969), l’image est
saisie instantanément dans l’affiche, et c’est le point fondamental. Sur
cette base de simplification s’est construit alors un nouveau code des
symboles, et, par là, un langage des images. La dimension esthétique
donne à l’affiche son autonomie psychologique. Les gouvernants l’ayant
bien compris, ne s’en privent pas.
Les grandes affiches de l’État de Côte d’Ivoire où il est souvent écrit
en lettre d’or « L’État travaille pour vous », en terme de message, construit
des réflexes conditionnés, des slogans, et des stéréotypes qui s’impriment
dans la culture individuelle et, par-là prennent une valeur autonome,
indépendante, de leur sujet. En stratégie de communication de masse, cela
constitue un matraquage psychologique de grande envergure.

2.3- Les chaînes de radiodiffusion sonores de service public


Au nombre de trois, les chaînes de la radio nationale couvrent
l’ensemble du territoire. Elles émettent en FM (Fréquence de Modulation)
24 heures sur 24, et synchronisent leurs programmes
d’actualité radiodiffusés jusqu’à 8 heures les matins. La station nationale
est plus tournée vers l’information institutionnelle et prend aussi en
compte les besoins d’information des auditeurs à travers des émissions
grand public, des débats sur des thèmes d’intérêts généraux et d’actualité
tels les faits de société, de politique, d’économie et de culture.
Fréquence 2, la deuxième station, vise un public plus jeune qui veut
se divertir. Son programme est fait pour l’essentiel de magazines et
d’émissions musicales.
À propos de Radio Bouaké, la troisième chaîne de radio publique, il
faut préciser qu’elle a été créée dans la cadre d’une politique de
communication dite « rapprochée » initiée par la RTI qui entendait jouer la
carte de la proximité avec les populations de l’intérieur du pays,
singulièrement celles de la région du Gbêkê et des régions environnantes.
Les trois chaînes radiophoniques qui ambitionnent d’être les meilleures et
les plus proches des auditeurs, sont handicapées par le manque de
moyens. Les journalistes et les animateurs se plaignent de leur traitement
salarial. Les structures de la RTI ont adopté depuis plusieurs années des
programmes d’information radio et télévisé en langues nationales
auxquelles s’ajoute le Moré, langue des Mossi, dont une communauté de 3
millions de personnes vit en terre ivoirienne.

17
2.4- Les chaînes de télévision publiques nationales, véritables
médias démonstratifs et visuels vers le peuple
Trois chaînes publiques de télévision existent en Côte d’Ivoire.
RTI 1 de son slogan, « La chaîne qui rassemble », est une chaîne
généraliste à vocation nationale et régionale. RTI 1 est diffusée par satellite
sur l’ensemble du territoire et par faisceaux hertziens à Abidjan. RTI 1
couvre près de 75% du territoire national et émet à partir de 25 émetteurs
TV repartis sur le territoire national. RTI 1, c’est 21 heures de programmes
journaliers avec un éventail de genres. Trois grandes éditions du journal
télévisé sont à distinguer : 13 heures, 20 heures et 23 heures. A celles-ci
s’ajoutent deux (2) flashs quotidiens à 10h et 18h. En termes d’audience,
RTI 1 occupe une bonne place avec 1.704.760 téléspectateurs par jour
selon un sondage en 2012 de TNS Sofres.
RTI2 qui a pour slogan « Un autre regard », est une chaîne de
télévision mini-généraliste qui couvrait environ 150 kilomètres dans le
rayon de la capitale ivoirienne Abidjan. Depuis le début de l’année 2014, la
zone de couverture de RTI2 s’est étendue peu à peu à tout le territoire
national. Aujourd’hui de l’Est à l’Ouest et du Nord au Centre de la Côte
d’Ivoire, nous retrouvons RTI 2 par réseau hertzien. Chaîne à vocation
culturelle, RTI 2 est la vitrine des valeurs traditionnelles, des faits de société
et des préoccupations quotidiennes des ivoiriens et principalement des
jeunes et des femmes. La chaîne est quotidiennement alimentée par divers
programmes composés des éditions du journal, de documentaires, de
fictions et de productions nationales. Le journal télévisé comporte deux
éditions d’une durée de 15 minutes chacune : 12h 30, 19h 30 auxquelles il
faut ajouter le JT (Journal Télévisé) en images de 6h 30 et 2 flashes
d’information, 30 minutes avant les deux éditions susmentionnées. Depuis
avril 2013, la chaine RTI 2 est reçue par satellite à l'étranger grâce à un
partenariat entre Canal Satellite et le Groupe RTI.
RTI Bouaké, « La chaîne de la nouvelle vision » est la troisième chaine
de télévision publique ivoirienne. RTI Bouaké (Radio Bouaké et TV Bouaké)
dont les activités avaient été interrompues en 2002) a recommencé à
émettre depuis le 29 décembre 2011. Pour une question de célérité, cette
station régionale est souvent sollicitée pour effectuer des reportages
d’intérêt national qu’elle traite et met ensuite à la disposition des chaînes
basées à Abidjan.
Dans le cadre de leur fonctionnement, ces médias de service et ceux qui
ont un statut privé, sont régis par des règles d’éthique et de déontologie

IV- LES INSTANCES DE RÉGULATION ET D’AUTORÉGULATION DES


MÉDIAS EN CÔTE D’IVOIRE

Le secteur des médias audiovisuel, audio et la presse écrite, sont


règlementés et encadrés par des instances de régulation et
d’autorégulation en Côte d’Ivoire.

18
Deux instances de régulations médiatiques de l’État sont en charge
de la gestion quotidienne et de ces moyens d’information et de
communication. Il s’agit entre autres de la HACA (Haute Autorité de la
Communication Audiovisuelle) et du CNP (Conseil National de la Presse).
Parmi ces instances de régulation l’on note une instance d’autorégulation à
savoir l’OLPED (Observatoire de la Liberté de la Presse de l’Éthique et de la
Déontologie) et des organisations interprofessionnelles telles, l’UNJCI
(Union Nationale des Journalistes de Côte d’Ivoire), le GEPCI (Groupement
des Editeurs de Presse de Côte d’Ivoire), etc.
La mainmise de l’État sur les instances de régulation des médias et
les prérogatives qui leur sont assignées ne garantit pas à notre sens la
liberté de la presse surtout, la presse proche de l’opposition. Il n’est pas
rare de voir des organes de presse écrite proche des partis politiques de
l’opposition être suspendu assorti des peines d’amande pour non
observation des principes d’éthiques et de déontologie du métier de
journaliste. Paradoxalement, chaque régime adopte la même attitude. Les
manquements à travers la presse écrite en Côte d’Ivoire sont présents dans
tous les journaux. Mais, les sanctions sont souvent prises à l’encontre des
seuls journaux de l’opposition.
Les chaînes de radio et de télévision publiques ne sont pas
accessibles aux partis politiques de l’opposition en dehors des périodes
électorales, notamment les élections présidentielles. Toutes ces situations
ne permettent pas aux citoyens dans leur grande majorité de participer au
débat public à travers les médias de service public. Face au pouvoir
répréhensible des instances de régulation des médias, les instances
d’autorégulation et les associations interprofessionnelles des médias n’ont
aucun pouvoir coercitif. Mieux ils sont réduits en un tribunal moral qui ne
fait que, interpeller et rappeler la bonne conduite à tenir. Dans ces
conditions, les médias d’État sont les seuls à jouir de tous les privilèges
sans se soumettre aux règles édictées par les instances de régulation, à
telle enseigne que le traitement des informations d’utilité publique telle
que celle concernant l’émergence ne sont pas soumis à un examen critique
ou encore à d’autres appréciations de validation de son exactitude. Alors
que lorsque des médias exercent dans de telles conditions ils s’adonnent
forcément à la propagande et des abus certains.

V- LES FACTEURS FAVORISANT L’ÉMERGENCE

Pour relever le défi de l’émergence, quatre principaux facteurs sont


déterminants. Les uns aussi importants que les autres, le gouvernement
ivoirien, dans sa politique de communication publique, rassure les
populations et les partenaires au développement sur les actions
entreprises dans ces différents domaines. Il s’agit en autres de :

1- Facteur politique
Le premier des facteurs les plus déterminants pouvant conduire la
nation ivoirienne à l’émergence à l’horizon 2020 reste de manière presque

19
indiscutable le facteur sociopolitique. Pour tous les observateurs de la vie
politique ivoirienne, pour atteindre l’émergence, le climat politique du pays
doit être considérablement apaisé. Mieux encore, l’État de droit ainsi que
les libertés individuelles et collectives doivent être une véritable réalité. En
Côte d’Ivoire, malgré les efforts du gouvernement, la situation politique
reste encore délétère. Les partis politiques de l’opposition rament à
contre-courant des décisions et de la gouvernance de l’État. Il n’y a pas de
véritable dialogue politique entre les gouvernants, la société civile et les
partis politiques de l’opposition. Plusieurs sujets sur le plan politique
restent des points de discorde. Nous en voulons pour preuve les récentes
élections sénatoriales. Les partis politiques de l’opposition n’ont pas pris
part à cette joute électorale qui s’est déroulée. Mieux, les partis de
l’opposition ont retiré leurs représentants de la CEI (Commission
Électorale Indépendante), instance chargée de l’organisation de toutes les
élections au plan national. Tout cela dans l’indifférence totale des
gouvernants. La presse écrite proche de l’opposition est régulièrement
sanctionnée par le CNP (Conseil National de la Presse). Les ondes de la
télévision publique ne sont pas accessibles aux partis politiques de
l’opposition en dehors des périodes de l’élection présidentielle. De l’avis de
Sonon Stéphane (2010), « La liberté de communication des pensées et des
opinions et son corollaire du droit à l’information, est l’un des droits les plus
précieux de l’Homme. Elle est le fondement de la démocratie. » En Côte
d’Ivoire, ce chantier reste en friche. Cependant, on peut être considéré
comme un pays émergent sans pour autant respecter ces critères
démocratiques. C’est le cas par exemple de la Chine ou de la Russie, pour
ne citer que ces deux nations emblématiques. La Côte d’Ivoire pourrait-elle
bénéficier de cette opportunité ? Rien n’est moins sûr.

2- Facteur économique
Aujourd’hui, l’émergence d’une nation se voit, se mesure ou se
considère essentiellement par son poids économique au niveau
international. Selon Françoise Lemoine dans «L’émergence des BRIC »
(Cahiers français n° 357 juillet-août 2010, La Documentation française), «
L’étude [de la banque américaine Goldman Sachs] montrait que la
croissance des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, South Africa/Afrique du
Sud), conjuguée à l’appréciation de leur monnaie, entraînerait un
renforcement de leur poids économique et une modification des rapports de
force dans le monde d’ici 2050 ». Ce poids économique dans l’économie
mondiale donne de fait, une forme de respectabilité et de toute puissance
dans les négociations internationales, en dépit des droits humains qui ne
sont pas très souvent respectés. Alors, en Côte d’Ivoire, le gouvernement
tente tant bien que mal de mettre en place de nouveaux mécanismes et
outils de développement économique afin de favoriser les conditions de
cette émergence. La diplomatie économique mise en place par le
gouvernement semble donner de bons résultats, reste maintenant
l’épineuse question de la répartition équitable des fruits de la croissance
entre les différentes régions du pays, mieux, les différentes couches des

20
populations. La Côte d’Ivoire a abrité du 29 au 30 novembre 2017 le 5ème
Sommet Union Africaine/Union Européenne. À cette occasion, le pays a mis
en avant son embellie économique et sociale. Mais il faut dire que le
quotidien de l’ivoirien ne rime pas toujours avec ces beaux discours qui ont
été tenus à cette rencontre. Il faut signifier que le coût de la vie devient
de plus en plus cher en Côte d’Ivoire. Malgré quelques prouesses
économiques réalisées par le pays depuis la fin de la crise post-électorale,
la majeure partie de la population vit encore sous le seuil de la pauvreté.
Des ménages peinent encore à s’assurer les trois repas par jour. Dans ces
conditions, plusieurs questions restent en suspens à propos de l’effectivité
de l’émergence du pays à l’horizon 2020.

3- Facteur social
Pour le Chef de l’État ivoirien, lors de l’entretien qu’il a accordé à la
presse, il a dit en substance que la notion d’émergence est aussi et avant
tout relative à un sentiment de bien-être social. Cela doit nécessairement
engendrer la réduction considérable de la pauvreté, du chômage de masse,
de la mortalité infantile, des grandes endémies, de l’illettrisme etc. Pour les
grandes institutions financières internationales qui déterminent les critères
de qualification d’une nation dite émergente, la dimension économique qui
engendre de fait le développement du pays reste le principal élément
d’appréciation. Dans le cas de la Côte d’Ivoire, le facteur social qui
s’organise autour de valeurs idéologiques, religieuses, politiques et
ethniques peut jouer un rôle déterminant dans les conditions favorisant
l’émergence du pays en 2020. Au plan social, plusieurs difficultés émaillent
le chemin de l’émergence. Des revendications sociales, des mouvements
de grèves intempestives dans de la fonction publique notamment, le
secteur éducation et le corps préfectoral, les forces armées, etc. Le tissu
social reste toujours fragmenté du fait de la crise post-électorale avec son
corollaire de prisonniers politiques, d’exilés internes et externes. Tout un
décor qui rassure sur le sentiment de pessimisme par rapport à ce projet
d’émergence.

4- Facteur culturel
Quoi qu’on puisse en penser, les arts et la culture de manière
générale sont également des éléments de développement non seulement
intellectuel, moral, social et économique. Dans certains pays tels que les
USA, la France, le Canada, l’industrie créatrice ou artistique représente une
véritable force économique et de développement. En Côte d’Ivoire, ce
n’est pas encore le cas. Et pourtant, pour les Occidentaux, l’Afrique est le
berceau, la source de toute inspiration et création artistique. À nous
désormais de repenser notre conception de l’art et de la culture comme un
facteur de développement et de richesse à divers niveaux, dans la
perspective d’une émergence en 2020, de manière réjouissante et créative
à partir de nos propres richesses culturelles.
Toutes ces belles idées et bonnes intentions au sujet de l’émergence
de la Côte d’Ivoire sont présentes de façon quasi permanente dans les

21
discours de tous les gouvernants et hommes politiques proches du Chef de
l’État ou de la coalition RHDP au pouvoir en Côte d’Ivoire. Les médias de
service public dans toute leur diversité en sont le relais obligatoire vers le
peuple ivoirien et le monde entier. L’industrie culturelle dont parlent tant
les gouvernants n’existe que dans les discours politiques. La réalité des
faits est toute autre. Il n’y a pas pour l’heure une véritable politique
culturelle mise en place qui garantisse la sauvegarde et la préservation des
objets, faits, manifestations, valeurs culturelles ivoiriennes. Ce pan de
l’émergence peut faire défaut au moment venu.

VI- MÉDIAS NOUVEAUX, NOUVELLES MÉTHODES DE


COMMUNICATION DE MASSE

Compte-tenu de la fragilité du tissu économique, politique et sociale


de la Côte d’Ivoire après avoir connu des années de conflits armés, l’on
peut affirmer sans aucun risque de se tromper que la gestion quotidienne
des affaires de l’État relève de la seule et unique volonté des gouvernants
voire du parti politique au pouvoir. L’alliance politique le RHDP qui a
conquis le pouvoir d’État n’a pas toujours gouverné convenablement et de
façon collégiale non plus. Il y a un déséquilibre au niveau du partage de
responsabilité au sommet de l’État. Le RDR parti du Président Ouattara
Alassane ne lâche du lest. L’essentiel des postes de responsabilité sont
concentrés entre les cadres de ce parti. Le malaise au sein de cette
coalition fait régulièrement la Une des journaux nationaux e
internationaux. Dans ces conditions, les médias de service en Côte d’Ivoire
que nous avons évoqué ne peuvent pas exercer en toute transparence. Vu
également leur mode de gestion et le système de régulation dans lequel ils
exercent, ces médias ne peuvent que faire preuve de traitement partial et
propagandiste de l’information en faveur du gouvernent, mieux, des partis
politiques au pouvoir. Les instances de régulation dépendent mordicus de
la tutelle trop lourde et trop forte de l’État. Cette situation ne leur permet
pas de travailler de façon libre, honnête et équitable. Dans ces conditions,
c’est la démocratie en Côte d’Ivoire qui se trouve être entamée et qui
peine à faire l’unanimité quant à son expression plurielle et sa bonne
implantation dans le pays contrairement à certains pays de la sous-région
ouest africaine notamment, le Ghana, le Bénin, le Sénégal, … pour ne citer
que ceux-là. Le discours sur l’émergence de la Côte d’Ivoire à travers les
médias de service public et les discours des gouvernants nous semble de
jour en jour, plus un slogan politique qu’une réalité politique, économique,
sociale et culturelle. Cette thèse réside dans la compréhension des
définitions que nous avons données aux paradigmes de la communication
politique, de la communication publique et de la propagande.
Il est tout à fait bien indiqué de faire remarquer que si le début du
vingtième siècle fut marqué par l’émergence de la communication de
masse, sa fin quant à elle, est caractérisée par l’explosion des nouvelles
technologies. Désormais, une société communicationnelle serait bien celle
où chacun serait également en relation potentielle avec tout le monde.

22
L’État de Côte d’Ivoire utilise ce réseau de communication pour la diffusion
des informations à propos de l’émergence. Ces outils instaurent une
relation entre l’État et les populations et cette relation reste subordonnée
au respect de l’audience ; voire ceux qui lisent, écoutent, regardent et
communiquent à travers ces outils.

VII- LA SPIRALE DU SILENCE, STRATÉGIE DE COMMUNICATION


APPLIQUÉE INSIDIEUSEMENT PAR L’ÉTAT

La théorie de la spirale du silence représente une tentative pour


comprendre la perception erronée de l’opinion publique selon Noelle
Neuman (1984). En effet, la spirale du silence est l’analyse que nous faisons
de la relation entre la perception de l’opinion publique majoritaire en Côte
d’Ivoire et le consentement à exprimer l’opinion privée au sujet de
l’émergence à l’horizon 2000. C’est donc une théorie qui prend appui à la
fois sur des mythes fondateurs de la société de masse et (sur le plan
théorique) sur la conformité entre les individus.
Noelle Neumann désigne les médias de masse comme le premier
responsable de ce processus, car elle estime que les citoyens sont surtout
informés par eux. L’auteure prétend que les médias de masse contribuent
à n’en point douter à structurer les perceptions des gens en désignant ce
qui est important et ce qui ne l’est pas. Dans le cadre de notre étude, et
fort de ce qui précède, les médias de service public en Côte d’Ivoire jouent
bien ce rôle. En outre, du fait de leur omniprésence et la répétitivité de
leurs messages à quoi il faut ajouter le consensus relatif qui règne entre la
plupart des journalistes concernant les événements devant être présentés,
l’on estime que les médias estompent la perception sélective des individus
et limitent leur possibilité de jugement. En réalité le soutien des mass
médias peut autant renforcer qu’affaiblir l’opinion publique minoritaire.
La gestion des médias de service public en Côte d’Ivoire a toujours
causé problèmes. Ces problèmes sont de plusieurs ordres. Nous en
énumérons quelques-uns.
- L’accès : l’accès à ces médias n’est facile pour beaucoup de
citoyens surtout les responsables des partis politiques de
l’opposition et leurs militants ;
- Le traitement de l’information. L’information diffusée sur les
ondes des médias de service public sont marquées par une
certaine partialité toujours en faveur de l’État ou du
gouvernement ;
- La diversité des sujets abordés. Il manque sur ces médias des
sujets d’intérêt politique sur la vie de la nation. Pas de débat qui
met en confrontation des responsables politiques de visions
différentes sur des questions d’intérêt national ;
- La proximité : On peut reprocher à ces médias de ne pas
favoriser la participation des populations défavorisées ou des
populations de l’intérieur du pays aux questions d’intérêt
publique, ou la vie de la nation.

23
Tous ces problèmes que nous avons évoqués, causent
inéluctablement la spirale du silence chez ces populations dans la mesure
où ces personnes constatent que leur opinion ne correspond pas à
l’opinion légitime (porté par les médias). Elles quittent donc l’espace public
et se réfugient dans leur espace privé. Les médias ont une part de
responsabilité significative dans ce mécanisme non seulement parce qu’ils
représentent la source essentielle d’informations et connaissances, mais
aussi en raison de la complicité entre les journalistes et l’information à
diffuser. Au final, nous disons que cette théorie, « la spirale du silence »
établit à n’en point douter une relation complexe entre individu, médias et
opinion publique. Elle s’appuie en effet sur une base empirique élaborée,
elle a aussi marqué le retour d’une conception des médias qui leur
attribue de puissants effets.

VIII- DE LA COMMUNICATION PUBLIQUE À LA PROPAGANDE


POLITIQUE AU SUJET DE L’ÉMERGENCE À L’HORIZON 2020 EN
CÔTE D’IVOIRE

L’introduction des médias a modifié le processus de la


communication établie entre les gouvernants et les gouvernés et entre les
individus. Des théories et approches ont été élaborées pour servir d’outils
à la compréhension du processus du processus de communication. Toutes
ces approches théoriques ajoutent une richesse au champ de recherche sur
la communication de masse et les débats qu’elles engendrent ne font que
garder en effervescence perpétuelle la recherche.
Dans les médias de service public en Côte d’Ivoire, il est dit à
profusion depuis quatre ans, de manière presque frénétique que, le
gouvernement multiplie les projets pour alimenter le moteur de
l’économie. De larges pans du plan national de développement présenté
aux bailleurs en 2012 ont été exécutés. Quelque 5 000 km de pistes ont été
remis en état, 800 localités électrifiées, 794 pompes manuelles installées
pour l’approvisionnement en eau. Quatre hôpitaux et 52 dispensaires et
maternités ont été construits. Entre autres… « À Korhogo [Nord], ma
maison a été raccordée à l’électricité, ça change tout ! » illustre un
économiste ivoirien en poste à Washington qui, comme d’autres expatriés,
songe à rentrer pour participer au redécollage de son pays. Dans ce
système de communication publique les théories du conflit ou théories
critiques sont utilisées par les gouvernants. En effet, les théories
regroupées sous le label « théories du conflit social » ou appelées encore
« théories critiques »rassemblent des propositions diverses, mais qui sont
toutes inspirées du marxisme. Selon cette théorie, la communication de
masse sert à renforcer et à reproduire l’idéologie dominante. Ici, sont
privilégiés dans les analyses, le facteur économique et idéologique qui, en
fin de compte déterminent le système des médias.
Aujourd’hui tout est dénommé communication : on ne parle plus de
publicité mais de communication publicitaire, plus de propagande mais de
communication politique, plus de société de consommation mais de

24
société de communication etc. Le terme est ainsi polysémique et son sens
extensif. Mais ipso facto, il est sémantiquement peu explicite. Comme le
souligne Yves Winkin (1999), « Le pari est de chercher malgré tout à faire
de la notion de communication un instrument de pensée pour permettre la
recherche empirique et l’analyse de la vie sociale».
Bien sûr, beaucoup de chantiers restent en souffrance. « Le
gouvernement n’a construit que 6 885 classes sur les 25 000 promises par le
président, et nous attendons toujours la livraison des nouvelles universités
», indique Antoine Assalé Tiemoko, fondateur du bihebdomadaire
L’Éléphant déchaîné, un magazine privé indépendant. Le chemin sera
encore long avant que l’éléphant ivoirien n’atteigne la promesse de
l’émergence à l’horizon 2020. Pour calmer les impatients, les autorités
savent qu’elles doivent multiplier les prises de parole, car les bénéfices de
tous ces travaux sont loin d’être palpables pour la grande majorité des
Ivoiriens. Ces prises de parole ne manquent pas. C’est ici qu’intervient la
théorie fonctionnaliste de la communication. Cette théorie s’intéresse aux
conséquences des phénomènes sociaux. Elle met un accent particulier sur
les besoins d’une société. Bien entendu, la société est considérée et
envisagée comme un ensemble de parties liées entre elles, les médias
étant une des parties et chacune contribuant à l’ensemble, Toute chose
qui fait dire aux sceptiques que la promesse de l’émergence, plus qu’un
programme de gouvernement, est un slogan politique, mieux, une
propagande politique.
Il n’est un secret pour personne que chaque message émis est
porteur d’information et qu’en tant que tel, il tente de nous persuader,
autrement dit d’agir sur nos comportements. Dans les messages
publicitaires, cet aspect apparait de manière évidente et ne choque guère.
A l’inverse, le message politique est ipso facto frappé du sceau de la
manipulation -bien que l’objectif soit le même- Les médias quoi qu’on en
dise ne sont pas de simples véhicules d’information ; d’une part, ils
fournissent les canaux à travers lesquels des acteurs politiques peuvent
diffuser leurs messages, d’autre part, ils permettent aux éditorialistes de
choisir parmi les informations et de produire des analyses confirmant leurs
engagements politiques. Ces pratiques journalistiques mettent en cause la
neutralité et l’indépendance de ces médias. En Côte d’Ivoire, cette pratique
est légion et presque toute la presse quotidienne d’information générale
s’y adonnent aux mépris des règles d’éthique et de déontologie de la
profession journalistique.

25
CONCLUSION

Le traitement de l’information et la communication au sujet du projet


de l’émergence de la Côte d’Ivoire à l’horizon 2000 par les gouvernants à
travers les médias publics est sujet à polémique. En effet dans un pays
comme le nôtre où l’on prône la démocratie en longueur de journée,
lorsque la télévision, la radio et la presse écrite n’ouvrent leurs antennes
qu’à un seul groupe politique ou religieux, elles agissent exactement
comme dans un système totalitaire. En Côte d’Ivoire, les médias de service
public fonctionnent comme si tout allait très bien. Cela ressemble à la face
visible de l’iceberg. Alors que les véritables tares de la société ivoirienne,
telle la face immergée de l’iceberg, ne sont pas souvent évoquées encore
moins débattues sur les ondes des médias de service public.
Les médias de service public en Côte d’Ivoire, devraient adopter le
modèle de responsabilité sociale. Selon ce modèle, on invoque la
responsabilité publique des médias. La liberté d’expression est
fondamentale mais elle est règlementée par une législation et des chartes
professionnelles déontologiques. Les médias ont pour but dans ces
conditions de satisfaire les besoins d’information. Mais ils doivent le faire
surtout dans un souci de responsabilité sociale et ne pas tomber dans la
trivialisation de l’information. Notre radio, notre télévision et notre presse
écrite ne doivent plus se comporter comme dans un modèle autoritaire ou
encore dans un modèle totalitaire, ou servir de caisse à résonnance pour
abrutir le peuple par la propagande et le matraquage des esprits. La Côte
d’Ivoire ayant choisi la démocratie, les médias de service public se doivent
de s’inscrire résolument dans l’élégance du pluralisme d’opinion, mais
aussi et surtout un traitement objectif et honnête de l’information
d’intérêt général. Dans cette lutte, les journalistes, les animateurs, les
réalisateurs, les producteurs, les dirigeants de ces médias et même les
pontes du pouvoir d’État, doivent se départir de leurs oripeaux de
militants de partis politiques. Dans le domaine il est dit qu’il n’ y a pas de
place au militantisme à la radio et la télévision d’État. Comme l’ont dit si
éloquemment Trudel Pierre et al. (1981), « le droit à l’information est un
droit fondamental lié à la démocratie, et il ne peut y avoir de démocratie
véritable sans citoyens pleinement et objectivement informés ».
Fort malheureusement, en Côte d’Ivoire, les médias de service public
dans leur fonctionnement quotidien, semblent rester à la traîne dans la
marche vers ce que Le Masurier J. a appelé « la démocratie
administrative1 ». Malgré toutes les tentatives de donner à la Côte d’Ivoire
une image rayonnante d’un pays où tout va bien à travers les médias d’État
et les nombreux discours officiels, il serait dirimant de croire que la
communication à propos de l’émergence est une simple communication
publique. Il s’agit en réalité d’une propagande politique pour assouvir des
desseins politiques inavoués. Comme le dit Dominique Wolton (1997), on
demande au chercheur d’être libre, d’explorer et de vérifier toutes les

1
Le Masurier J., « Vers une démocratie administrative : du refus d’informer au droit
d’être informé » RDP 1980, pp 1239-1269.

26
hypothèses mais en même temps, s’il dit quelque chose de différent du
discours des acteurs, des hommes politiques ou des journalistes, il perçoit
immédiatement une forte résistance… C’est un peu le double lien, « Aidez-
nous à mieux comprendre ce qui se passe, mais surtout ne dites autre chose
que ce que nous voulons entendre ».
La Cote d’Ivoire reste encore marquée par les stigmates de la guerre
qu’elle a connue. Elle peine à colmater les brèches. L’État fait de tout son
possible pour faire face aux nombreuses difficultés.
La situation socio politique dans la zone ouest africaine dont fait
partie la Côte d’Ivoire est précaire. Le Nigéria et le Mali sont en proie au
terrorisme, qui est aux portes de la Côte d’Ivoire. Les premiers attentats
ont déjà eu lieu, et malheureusement, ça risque de briser la Côte d’Ivoire
dans son élan. L’instabilité régionale risque d’être un frein mortel pour
l’économie ivoirienne. Dans ces conditions, la Côte d’Ivoire est-elle
susceptible de jouer un rôle de premier plan dans l’économie mondiale
d’ici à 2020 comme le stipule la définition et les caractéristiques d’un État
émergent ? Nous le disons tout net, l’émergence de la Côte d’Ivoire à
l’horizon 2020 tant prôné par les actuels gouvernants est un leurre, un
mirage, une utopie. Beaucoup trop de choses restent à faire et à parfaire.
L’émergence est un projet de grande envergure qui ne saurait se réaliser
au détour d’un propos de campagne électorale à des finalités
propagandistes.

BIBLIOGRAPHIE

BALLE F. (1988), Médias et société, Paris, Montchrestien.


BARRAT J. (1992), Géographie économique des médias, Médias et
développement, Paris, Editions Litec
CHARAUDEAU P. (1997), Le discours médiatique, Paris, Edition Nathan.
CHARLIER J-E. et CAMPENHOUDT (Sous la direction de) 2014, 4 méthodes
de recherche en sciences sociales, Cas pratiques pour
l’Afrique francophone et le Maghreb, Dunod.
CHARRON D. (1988), Une introduction à la communication, Québec,
Presses de l’Université du Québec.
CLOUTIER J. (1975) L’ère d’EMEREC ou la communication audio-scripto-
visuel à l’heure des self- média, Montréal, Les Presses de
l’Université de Montréal.
HENEIN G. (1969), Petite encyclopédie politique, sous la direction de
CHATELET F. Paris, Seuil.
JOANNES A. (2008), Communiquer par l’image, Valoriser sa communication
par la dimension visuelle, Paris, Dunod, 2eme édition.
LASWELL H. D. (1927), Propaganda Technique in theWorld War, NewWork.
LAZAR J. (1991) Sociologie de la communication de masse, Paris, Presses de
l’imprimerie Laballery.
LUHAN Mc. (1968), Pour comprendre les media, Paris, Seuil, Coll. Points.

27
MAIGRET E. (2007), Sociologie de la communication et des médias, Paris,
Armand Colin, 2ème édition.
MOLES A. (1969), L’affiche dans la société urbaine, Paris, Dunod
In: Communication et langages, n°4, pp. 73-82.
NOELLE-NEUMANN E. (1984), The Spiral of Silence, Public Opinion- Our
Social Skin, University of Chicago Press.
THOVERON G. (1990), La communication politique aujourd’hui, Paris, De
Boeck-Wesmael.
TRUDEL P. et al (1981), Le droit à l’information, Montréal : PUM.
WELL P. (1990), Communication oblige, Paris, Les Editions d’organisation.
WINKIN Yves (1999), Mumus ou la communication. L’étymologie comme
l’heuristique, MEI, numéro 10, p. 43-51.
WOLTON D. (1997), Penser la communication, Paris, Flammarion.
Sitographie
- http://fr.wikipedia.org/wiki/pays%C3%A9mergent, consulté le jeudi 24
Mai 2018 à 07 H 16 mn.
- http://fr.wikipedia.org/wiki/pays%C3%A9mergent, consulté le jeudi 24
Mai 2018 à 07 H 30 mn.
- http://www.lementor.net/?p=5645, site visité le jeudi 24 Juin 2018, à 9H
56 mn.

Revues et presse écrite

Cahier français N° 357, Juillet-Aout 2010, La Documentation française


Unesco, Janvier 2010, Médias et Bonne gouvernance en Afrique, Concepts
et cas pratiques.
Quotidien Fraternité Matin, N°15327 du Mercredi 13 Janvier 2016.
Quotidien Patriote, N° 5292, du Mardi 1er Aout 2017.
Quotidien L’Expression, N° 2432 du Jeudi 21 Décembre 2017.

28
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.29-41 ISSN : 2226-5503

ENTITES COMMUNICANTES ET TRAÇAGE :


ENTRE TRANSPARENCE ET OPACITE

KAHI Oulaï Honoré


Université Alassane Ouattara de Bouaké
honorekahi@uao.edu.ci
Résumé
Une numérisation, une quantification et une marchandisation intégrale de la vie
s'instituent, soutenues par la puissance toujours plus totalisante des systèmes
computationnels de traitement des données. Dans ce contexte, nous interrogeons
l’écosystème des objets connectés et les enjeux afférents ; les aspects du traçage, le
caractère intrusif et les aspects éthiques. L'objectif est donc de saisir les composantes du
traçage informatique ; faire une lecture efficiente de sa transparence en termes
d'opportunités et de son opacité au sens d'exploitation occulte. La recherche
documentaire et l'enquête mixte ont orienté l'étude sur la multiplicité des entités
communicantes, les opportunités liées aux produits et services offerts, les stratégies de
traçage, les registres de contrôle social, les orientations de l'exploitation des données et,
les enjeux sécuritaires et sociaux.
Mots clés : entité, traçage, transparence, opacité

Abstract
Full digitization, quantification and commercialization of life are established, supported by
the ever-increasing power of computational data processing systems. In this context, we
question the ecosystem of connected objects and related issues; aspects of tracing,
intrusiveness and ethical aspects. The aim is therefore to capture the components of
computer tracing; to make an efficient reading of its transparency in terms of
opportunities and its opacity in the sense of occult exploitation. The literature research
and joint survey focused on the multiplicity of connecting entities, opportunities related to
products and services offered, tracing strategies, social control registers, data exploitation
guidelines, and security and social issues
Key words: entitie, tracing, transparency, opacity

29
INTRODUCTION

A l'ère des objets intelligents, « nous allons devenir des hommes


augmentés, mesurés et quantifiés dans notre quotidien, dans notre
sommeil, notre consommation d'énergie, notre régime alimentaire et notre
activité physique. » (Barquissau et al., 2016, p. 8). Ces objets sont capables
de traiter des informations liées à nos habitudes de vie et de les
transmettre via des réseaux de communication alimentant ainsi des bases
de données dans le Cloud (Colombain et al., 2015). On assiste à une
numérisation du réel car «avec un objet connecté, on en sait plus sur vous
qu'avec votre empreinte digitale.» (Peres, in Dugain et Labbé, 2016, p. 75).
Ainsi, une quantification et une marchandisation intégrale de la vie
s'instituent, soutenues par la puissance toujours plus totalisante des
systèmes computationnels de traitement des données grâce à l'extension
des capteurs en lien avec les logiciels qui les pilotent (Sadin, 2015). Il existe
une multitude d'objets connectés repartis en diverses catégories (Morozov,
2015).
Ces études présentent un caractère convergent : la gestion des données
massives avec, d'un côté, l’accessibilité par les services de traçage
informatique à toutes les données collectées et, de l’autre, la limitation
d’accès à ces mêmes données, des utilisateurs les ayant mis à la portée de
tous et rendues visibles. C’est dans ce contexte de transparence opaque
que notre problématique prend source. L'objectif est d'en saisir les
composantes ; de faire une lecture efficiente de sa transparence en termes
d'opportunités et de son opacité au sens d'exploitation occulte
insoupçonnée. Dans cette optique, nous interrogeons l’écosystème des
objets connectés et les enjeux afférents ; les aspects du traçage, le
caractère intrusif et les aspects éthiques. Notre question de recherche est
donc : quels sont les différents enjeux qui orientent les usages des objets
connectés, la constitution et l’exploitation inapparente des données
massives qui conduisent les firmes à recourir à des stratégies de traçage
plus subtiles ?
Nous partons de la théorie des représentations sociales (Doise, 1992;
Jodelet, 1989 ; Moscovici, 1976 ; Abric, 1994 ; Piaser, 1999) et de celle de
l’adoption des technologies (Venkatesh et al., 2003 ; Venkatesh et Bala,
2008) pour comprendre les logiques d’usage des objets connectés. Par
ailleurs, notre lecture du contexte actuel des objets connectés sous le
regard croisé des deux théories induit l'hypothèse selon laquelle les
pratiques d’utilisation renvoient aux utilités perçues et au sentiment
d’efficacité personnelle face aux technologies.
La méthodologie utilisée a consisté en des recherches documentaires et
à l'application des méthodes d'enquête mixte (quantitatif et qualitatif). La
recherche documentaire a concerné d’abord notre fonds documentaire
personnel et ensuite les bibliothèques universitaires locales. Cette
recherche a permis de faire l'état des lieux sur la question à l'étude et de
renforcer nos connaissances à partir des livres et articles publiés. Des
personnes physiques ont été approchées pour la constitution des panels de

30
proximité en vue d'avoir des informations sur leurs pratiques d’utilisation.
Chaque strate de 2 répondants est utilisée comme échantillon élémentaire
(Miller, 2001) sur 35 strates. Les données collectées à partir des variables
retenues ont été analysées pour faire ressortir les tendances essentielles à
l'étude et organiser la réflexion articulée autour de la transparence opaque
en quatre axes : i) l'écosystème des entités communicantes et les enjeux
afférents ii) les stratégies de traçage et les registres de contrôle social iii)
l'orientation de l'exploitation des données massives iv) les enjeux
sécuritaires et sociaux.
Les enjeux liés à ces données massives sont si importants que les firmes
recourent au "traçage consenti et au reprofilage diffus, invisible et continu
des individus, usagers des espaces médiatisés" (Carré et Panico, 2010) pour
les faire mener une vie algorithmique à des fins de contrôle social.

I- MULTIPLICITÉ DES ENTITÉS COMMUNICANTES ET ENJEUX


Il existe une multitude d'objets connectés repartis en des domaines
aussi variées que la santé, la domotique, l'assurance, l'agriculture, les
transports, le commerce, les loisirs, l'habitronique et la communication
(tableau 1). Pour chacun de ces domaines, des dispositifs (traqueurs)
existent et sont en lien avec des logiciels qui les pilotent. (Sadin, 2015 ;
Barquissau et al., 2016 ; Colombain et al., 2015 ; Morozov, 2015). Ces
dispositifs sont des inventions de diverses firmes. Il appert qu'une nouvelle
révolution numérique (l'Internet des objets ou IoT) est en cours avec d'un
côté ses objets utiles et de l'autre les modes d'exploitation liés.

Tableau 1 : Services liés aux objets connectés par domaine.

Domaines Services offerts


Domotique Pilotage à distance, économie d'énergie, sécurité
Santé Analyse des données biométriques, santé en temps
réel
Assurances Proposition de nouveaux services en prévention
Agriculture Gestion des parcelles agricoles, élevage de précision,
gestion des paramètres environnementaux.
Transports Amélioration de l'expérience de conduite,
renforcement de la sécurité.
Habitronique Surveillance des données physiques de l'utilisateur,
analyse du champ de vision, sécurité physique,
sécurité numérique, relais vers le téléphone.
Commerce Localisation, accueil, paiement mobile.
Loisirs Réalité virtuelle, réalité augmentée.

Selon le sondage BWA effectué en 2014, les consommateurs


français estiment que les objets connectés sont utiles pour : faciliter la vie
quotidienne (23%) ; surveiller sa santé (21%) ; se déplacer (20%) ; se
protéger (14%) ; suivre ses performances sportives (9%). (Colombain et al.,
2015). En Côte d'Ivoire, ces nouveaux objets sont encore très peu répandus

31
; mais, notre enquête révèle que 90% des citadins disposent d'un
smartphone et 98% des étudiants en possèdent. Nos investigations
montrent que certains répondants disposent de tablettes et d'autres de
montres connectées. L'essor du Wi-Fi a permis l'exploitation des objets
connectés qui, il va sans dire continue de donner naissance à des nouveaux
usages (communication enrichie, auto mesure…). Ces innovations
indiquent que des enjeux sont liés aux objets connectés. En dehors des
enjeux commerciaux et économiques qui concernent les entreprises
fabricantes, il faut ajouter les enjeux techniques et sociaux.
Les enjeux techniques réfèrent aux nouveaux savoir-faire que ces objets
connectés permettent d'acquérir, aux nouveaux moyens à maîtriser pour
une utilisation efficiente et efficace. Les enjeux sociaux renvoient aux
compétences individuelles et collectives à développer et à la culture de
réseau à intégrer. Ces enjeux sont si importants (utilité perçue et facilité
d'utilisation) que les utilisateurs se procurent ces objets, services et
s'évertuent à s'approprier techniquement les usages liés ; chacun voulant
se donner la "capacité d'être artisan de son propre contexte" (Scoble et
Shell, 2014 : 9). Soulignons que les objets connectés, munis d'une couche
d'intelligence et de capteurs collectent et fournissent des informations à
d'autres équipements qui alimentent des bases de données dans le cloud
via les réseaux informatiques de communication. Avec ces fonctionnalités,
"ils transmettent continûment aux utilisateurs des données qui élargissent
en même temps qu'elles précisent les contenus des expériences" (Scoble et
Shell, 2014 : 10).
Les informations fournies permettent aux firmes qui les gèrent
d'adapter les services ; deux enjeux, économiques et commerciaux sont
ainsi mis en exergue. Cet échange tout azimut de données pose le
problème des stratégies mises en œuvre par ces firmes et autres
organisation pour gérer les masses d'informations disponibles. C'est l'objet
de la session suivante.

II- STRATÉGIES DE TRAÇAGE ET MODALITES DE CONTRÔLE SOCIAL


Les objets connectés et services afférents transforment profondément
les modes de vie. Tout ou presque se retrouve sur les réseaux avec les
habitudes de production active de contenus médiatiques spécifiques. Les
entreprises et autres organisations vont donc saisir l'occasion pour
développer des dispositifs sociotechniques de captation, la synchronisation
des appareils en lien avec des modalités cognitives et psychiques de
contrôle social.

1- Les dispositifs sociotechniques et leurs offres


Les dispositifs sociotechniques et leurs services incitent à rendre les
données visibles et à la portée de tous. C'est "un appel à la transparence"
(Byung-Chul, 2015) des données ; cette dernière "s'impose à la fois comme
valeur, comme style de vie et comme nécessité" (Jeannin, 2014). Sur ces
dispositifs, les utilisateurs rendent transparentes leurs vies. Les usagers
interrogés accèdent pour la plupart, aux dispositifs sociotechniques pour

32
des activités diverses. Ces activités réfèrent aux publications, partages,
rencontres, loisirs et les achats. Il leur a été demandé, pour cette étude,
d'apprécier quantitativement les types d'activités selon les dispositifs
utilisés, en les codants sur une échelle de 1 à 5 (tableau 2).

Tableau 2 : Principales activités des usagers sur les dispositifs.

Publication Partage Rencontre Achat Loisirs (jeu)


Facebook 5 4 4 3 4
Myspace 2 2 3 1 1
Twitter 5 4 2 0 0
LinkedIn 4 4 4 1 0
Youtube 5 5 2 0 5
Flickr 2 3 2 0 1
Instagram 4 4 4 0 2

Moyenne 4,28 3,71 3,14 0,71 1,85


Ecart type 0,75 0,95 0,89 1,11 1,95

Les valeurs obtenues sont des scores pour chaque types d'activités au
regard du dispositif utilisé. Les résultats du tableau montrent que la valeur
de la moyenne de chacune des trois premières activités est supérieure à la
moitié (2,5) du plus grand score (5). Les activités font donc sens pour les
usagers. De plus, la valeur de l'écart type est inférieure à 1 ; les réponses
sont donc similaires (données homogènes) pour ce qui est des
représentations sociales que les usagers ont des trois premières activités.
Ce sont leurs principales activités sur le dispositif par rapport aux deux
dernières. Les entretiens menés ont montré que les activités des usagers
s'inscrivent dans une démarche individuelle d'appropriation des dispositifs,
des outils numériques et surtout de la visibilité sur le Net. Ils ont affirmé
profiter de ces techniques pour développer une sociabilité sur le web à
partir des outils communicationnels disponibles. Ils ont mis l'accent sur :
- l'acquisition et l'amélioration des compétences numériques ;
- l'initiation des possibilités de collaboration ;
- les choix d'amis et la construction de lien social en ligne ;
- la publication de contenu ;
- le partage de vidéos, de photos et de services ;
- l'achat de produits et services en ligne ;
- les loisirs ou jeux en ligne.

Selon les répondants, ils accèdent aux offres gratuites disponibles à


partir des équipements de plus en plus performants captant aisément le
wifi désormais en accès libre pour certains et à coûts de connexion
dérisoire (formules prépayées forfaitaires) pour d'autres. Dans un tel
contexte de nouveaux dispositifs dans les échanges sociaux, les usagers se
sentent libres de diffuser des informations privées dans la présentation de
soi, exposant ainsi l'individu en ligne. Des groupes d'amis ou de

33
professionnels se constituent, échangeant des informations sensibles et
diverses pour atteindre souvent une certaines audience.
L'exposition des formes de réussite, de notoriété sont devenues des
stratégies relationnelles et de confiance. C'est un « 'soi exprimé', un 'soi
textualisé' qui se donne à lire, à écouter dans la multitude des billets postés
au travers de ces 'technologies du soi' » (Allard, 2007 : 58). Ainsi, les
gratifications résultant des services personnalisés ainsi que la
"médiatisation de soi" et la "publicisation des actions" (Carré et Panico,
2010) amènent les usagers à rendre transparentes leurs vies.

2- La synchronisation des appareils


La synchronisation des appareils (smartphones, tablettes, ordinateurs…)
devenue fréquente et utilisée par 20% de nos répondants, se caractérise
par une actualisation automatique des données et la réception instantanée
de notification. L'avantage est d'éviter la perte de données. Tous les
comptes sont accessibles et mis à jour simultanément sur tous les
terminaux. Cet "avantage" met les données à disposition sur les serveurs
même s'il semble gratuit à première vue ; il nécessite une création de
compte, donc une fourniture d'informations personnelles. C'est un
processus de captation de données volontairement accepté par les usagers
qui y voient un service gratuit. Jeannin (2014) explique que des dispositifs
de "quantified self" (objets connectés en santé) "peuvent également être
synchronisés avec des appareils mobiles et leur envoyer des informations"
rendant ainsi le "corps transparent aux yeux des institutions qui détiennent
lesdites bases de données et leurs modalités d'accès" (Jeannin, 2014 : 61).

3- Les cookies
"En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation
de cookies permettant d'améliorer votre expérience utilisateur" ; phrase
récurrente sur les sites où des offres gratuites sont proposées, elle illustre
une stratégie de traçage très dissimulée. Ce sont des fichiers cachés qui
permettent à des sites de surveiller notre déplacement sur le Net. 70% des
usagers que nous avons interrogé ne savent pas ce qu'est un cookie ; ceux
qui ont vu le message se sont empressé d'accepter puisqu'ils voulaient
"améliorer leur expérience utilisateur" ou accéder au site ou encore obtenir
le document à télécharger gratuitement. L'acceptation des cookies
automatise la captation des traces des usagers sur les sites visités. L'usager
devient acteur de la production des traces sous le prétexte de gratification.
Au total, la motivation des usagers est fortement liée aux avantages
perçus principalement dans les activités telles que la publication des
contenus, la gestion des rencontres et secondairement dans les loisirs et
les achats. Au cours des entretiens, des répondants ont énuméré les motifs
suivants qui justifient la conduite de ces activités : la facilité d'utilisation,
l'autonomie, la satisfaction, la notoriété et l'utilité perçue. Il leur a ensuite
été demandé comme précédemment d'apprécier ces avantages perçus en
les codant sur une échelle de 1 à 5 (Tableau3).

34
Tableau 3 : Motivations d'utilisation des dispositifs.

Avantages Age des répondants en années Moyenne Écart-type


perçus 10-20 21-30 31-40 40-50 50-60
Facilité 5 5 3 2 1 3,2 1,78
Autonomie 5 5 3 2 1 3,2 1,78
Satisfaction 5 5 4 4 4 4,4 0,54
Notoriété 5 4 3 2 2 3,2 1,30
Utilité 5 5 5 4 4 4,6 0,54

Les valeurs obtenues sont des scores pour chaque type d'avantage
perçu. Les résultats du tableau montrent que la valeur de la moyenne des
motifs "satisfaction" et "utilité" est supérieure à la moitié (2,5) du plus
grand score (5). Les motifs font donc sens pour les usagers. De plus, la
valeur de l'écart type de chacun des deux motifs est inférieure à 1 ; les
réponses sont donc similaires (données homogènes) pour ce qui est de
l'importance que les usagers accordent à leurs choix. Ce sont les deux
principaux motifs ; les trois autres sont secondaires sans être négligeables.
Ces motifs réfèrent aux valeurs et croyances partagées par les usagers en
tant que groupe social. Ils ont socialement construit un savoir ordinaire
reposant sur les interactions en ligne par le biais des entités
communicantes. En privilégiant les publications, le partage, la gestion des
rencontres, ils élaborent une vision commune des pratiques d'utilisation
voire des représentations sociales de leurs pratiques. Ces représentations
sociales permettent de comprendre l'adoption des technologies et les
logiques d'usage qui s'en suivent comme mis en évidence dans le "modèle
d'adoption des technologies" (TAM). Selon les auteurs du modèle,
plusieurs variables dont "l'utilité perçue" et la "facilité d'utilisation"
déterminent l'acceptation de la technologie.
Les pratiques d'utilisation des usagers renvoient effectivement aux
"utilités perçues" et au "sentiment d'efficacité personnelle" face aux
technologies comme indiqués sur la figure 1 (page suivante). Les motifs
cités par les répondants au cours de l'entretien font partie des variables qui
déterminent l'intention d'utilisation de la technologie.

35
Figure 1 : Technology Acceptance Model 3. Venkatesh et Bala (2008).

En utilisation individuelle ou collective, l'appropriation accrue des


technologies résulte du sentiment d'efficacité personnelle (SEP) éprouvé
par les usagers. C'est la perception qu’un individu entretient quant à sa
capacité à utiliser un ordinateur. Un SEP élevé dans l’utilisation des
technologies entraînerait une plus grande intensité d’usage ainsi qu’une
moindre anxiété face aux dispositifs numériques ; ce qui encouragerait
l’engagement du sujet dans ses pratiques. L’usage de la technologie est
susceptible de renforcer la sociabilité sur le web ; ce qui est une
satisfaction personnelle (plus grand sentiment d’accomplissement). Cette
dimension paraît importante dans le cadre des usages des dispositifs
sociotechniques. Un tel contexte d'utilisation des technologies ne rend pas
apparent les stratégies du contrôle social. Ce contrôle a la particularité de
ne pas concerner une cible particulière, de ne pas établir une distinction
entre les populations enquêtées et de ne pas avoir de caractéristiques
propres et exclusives. En outre, ce traçage des individus est diffus et

36
recueille des informations sans recourir à la contrainte. Les stratégies mises
en œuvre font des sujets enquêtés des parties prenantes activement
contributives de ce traçage à leur corps défendant. Ce sont des modalités
cognitives et psychiques qu'utilise le contrôle social pour amener les
usagers des espaces médiatisés à un traçage consenti et un reprofilage
diffus. La production de données rendus visibles et à la portée de tous est
la transparence à laquelle les médias sociaux utilisés massivement nous
incitent tant.
Les usagers ont rendu transparente leur vie par la production de
contenus ignorant que ces "informations sont autant de sources
supplémentaires potentielles pour une surveillance" (Jeannin, 2014). C'est
fort à propos que Wilhelm Carsten (2015) estime important que la position
des dispositifs socio techniques et leurs conditions d'utilisation soient
scrutés en détail ; les utilisateurs rendent leurs vies transparentes mais
n'ont pas de transparence sur l'utilisation des données. Quelles sont ces
utilisations ?

III- ORIENTATIONS DE L'EXPLOITATION DES DONNÉES MASSIVES


La littérature spécialisée est prolixe sur les modalités d'exploitation des
données recueillies. Nous retenons deux pour cette étude : l'orientation
économique et l'orientation institutionnelle.

1- Orientations économiques
Yves Citton (2014), caractérise cette orientation par deux pratiques
spécifiques : capter l'attention et vendre l'attention. Il estime que
l'attention des consommateurs est une ressource rare. La captation de
l'attention devient ainsi le premier facteur de profit ; elle s'appuie sur
l'offre gratuite de services et sur les phénomènes d'influence. Vendre
l'attention consiste à l'exploitation des identités numériques au moyen du
profilage renforcé par l'interconnexion des services. La capture des traces
et le croisement des données vont permettre aux professionnels du
marketing de reconstituer l'itinéraire de l'usager pour lui proposer des
offres ciblées. Les clients d'amazone sont bien habitués au message suivant
: "continuer les achats : les clients qui ont déjà acheté ces articles figurant
dans vos dernières commandes, ont également acheté…". Le site
amazon.com à partir des traces disponibles, sollicite régulièrement par
courrier électronique, ses clients pour leur proposer l'achat d'autres
produits susceptibles de leur plaire sur la base d'achats déjà effectués. Cet
exemple montre que les consommateurs transmettent des données sur
leurs goûts d'achat, ignorant que ces données seraient exploitées par des
entreprises pour "alimenter une chaîne de consommation". Carré et Panico
(2011) expliquent que le but escompté est d'anticiper les besoins de
chaque consommateur pour proposer une offre d'achat par courriel en
adéquation avec ce qu'il est censé recherché (Carré et Panico, 2011). C'est
un cas type de transparence opaque ou transparence à sens unique selon
les termes de Wilhelm Carsten (2015).

37
2- Orientation institutionnelle
Les services de renseignement, les entreprises privées telles que les
"Databrokers" se confondent dans leurs méthodes, leurs outils et
fusionnent de plus en plus pour disposer de données sur les usagers. Le cas
des fichiers d'abonnés aux réseaux téléphoniques en Côte d'Ivoire en est
une preuve. L'opération d'identification exigée par l'Etat est menée par les
maisons de téléphonie mobile qui exigent la fourniture d'informations
sensibles contenues sur la pièce d'identité. De plus, les abonnés à la
connexion Internet avec ces mêmes maisons de téléphonie mobile,
fournissent des informations additionnelles liées à leur identité numérique.
C'est un cas de panoptique numérique à propos duquel Byung-Chul (2015)
note que c'est une société de transparence psychopolitique. Ce nouveau
pouvoir peut lire et contrôler les pensées grâce à la surveillance
numérique. Selon l'auteur, "le psychopolitique numérique s'empare du
comportement social des masses" à leur insu. C'est une transparence
opaque. Ces nouveaux contextes ont fait "passer la transparence de
l'information vers les corps informatisés rendant ceux-ci plus visibles et
disponibles aux structures du pouvoir" (Jeannin, 2014 : 55). C'est avec
justesse que l'auteur ajoute :
« Cette transparence met toutefois à mal la notion d'identité,
et une perte de contrôle de l'individu sur soi. En effet, celui-ci
ne sait généralement pas comment, où, par qui, pendant
combien de temps, pour quelle finalité les informations
dérivées du corps seront utilisées. Il ignore les pratiques réelles
auxquelles elles donnent lieu… ». (Jeannin, 2014 : 61).

Facebook, l'un des GAFA, a même mentionné dans sa politique, à


propos des données qu'elle reçoit :
« Nous recevons des données à chaque fois que vous accédez
à un jeu, une application ou un site web qui utilise la Plate-
forme Facebook ou que vous consultez un site avec une
fonction de Facebook (comme un module social) et parfois par
l’intermédiaire de cookies. Ceci peut comprendre la date et
l’heure à laquelle vous avez consulté le site, votre adresse web
ou URL, les informations techniques relatives à l’adresse IP, au
navigateur et au système d’exploitation que vous utilisez, et
votre identifiant si vous êtes connecté(e) à Facebook. »

C'est dire que dans le panoptique numérique, la confiance n'est plus


possible et cela pose le problème de la nécessaire redéfinition du concept
de vie privée (Cardon, 2013). Selon Cardon, cette dernière prend fin
comme "noyau protégé" et devient "objet de négociation permanente"
avec autrui par le biais de la différenciation des accès. La transparence
opaque entraîne une perte du contrôle de soi par soi-même.

38
CONCLUSION

L'objectif de cette étude a été de montrer que la multitude des objets


connectés permet la mise à disposition des données massives. Les
stratégies de traçage vont de l'exploitation des dispositifs techniques aux
cookies en passant par la synchronisation des appareils et des données.
Ces stratégies de traçage sont fortement corrélées aux modalités
cognitives et psychiques du contrôle social. Les représentations sociales
que les usagers ont de leurs pratiques et les motifs qui les sous-tendent
induisent une acceptation de la technologie. Le fondement de cette
acception en lien avec les utilités perçues est expliquée par le modèle
d'acceptation de technologie tel qu'élaboré par Venkatesh et Bala (2008).
Les variables qui constituent le modèle permettent de comprendre les
activités de médiatisation de soi et de publicisation des actions sur les
dispositifs. La transparence dont les usagers font preuve n'est pas
réciproque de celle que les gestionnaires des sites d'échanges mettent en
œuvre. C'est une transparence à sens unique ou transparence opaque car
la logique de l'analyse prédictive qui est le fondement de la gestion des
données massives échappe aux usagers fournisseurs des informations. Une
telle transparence, régie par le panoptisme numérique est axée autour des
orientations économique et institutionnelle. Elle impacte la vie privée dont
la redéfinition s'impose eu égard aux mutations qui caractérisent
désormais l'identité numérique.
Les limites de cette étude est qu'elle devient rapidement caduque du
fait de l'accélération du progrès technologique ; ce qui change les données.
Les méthodes de contrôle social étant sans cesse renouvelées et mise à
jour. L'une des orientations à adopter pour de telles études est la veille
informationnelle pour ne pas être en déphasage avec les nouveautés en la
matière. Même en Afrique où on estime que la vitesse d'avancée des
technologies n'est pas identique à celle de l'Occident, on observe des cas
isolés d'utilisation des outils de dernier cri en la matière. Les
multinationales investissant sous les tropiques ont recours à de tels outils
technologiques. Le cas des cellulaires, des tablettes, de certains objets
connectés comme les montres et l'extension du wifi en sont des preuves
palpables à ne pas passer sous silence. Le plus important dans de telles
études est un questionnement permanent en rapport avec l'usage fréquent
des objets, les pratiques de plus en plus perfectionnées de contrôle social
et les objectifs toujours inavoués des institutions instigatrices de ce
contrôle. En outre, les méthodes pour une éventuelle protection s'avèrent
toujours inefficaces ou peu d'actualité du fait de l'avancée ou de l'existence
d'autres stratégies inconnues des usagers des plateformes de navigation.
Par ailleurs le prétexte de sécurité brandit par les autorités politiques dans
un contexte d'incertitude sociale maintiendra en place les stratégies de
contrôle social.

39
BIBLIOGRAPHIE

Barquissau et alii., Objets connectés, la nouvelle révolution numérique, ENI


Editions, St Herblain, 2016, 192 p.
Byung-Chul, Dans la nuée, réflexions sur le numérique, Actes Sud, Col.
Questions de société, Paris, 2015, 112 p.
Cardon Dominique, « Le design de la visibilité », in l’évolution des cultures
numériques : De la mutation du lien social à l’organisation
du travail, sous la direction de C. Licoppe, FYP Editions,
2009.
Carré Dominique et Panico Robert, « Du fichage subi, à l'affichage de soi,
éléments pour une approche communicationnelle du
contrôle social », Connexion, communication numérique
et lien social, (Proulx Serge et Klein Annabelle), PUN,
Namur 2012, 252 p.
Colombain Jérôme et alii., Ces objets connectés qui vont changer notre vie,
Editions FIRST, un département d'Edi8, Paris 2015, 230 p.
Compiègne Isabelle, La société numérique en question, Editions Sciences
Humaines, Auxerre, 2011, 128 p.
Dominique Carré et Robert Panico, « Le contrôle social à l’heure des
technologies de mobilité et de connectivité », Terminal,
108-109, 2011.
Dugain Marc et Labbe Christophe, L'homme NU, la dictature invisible du
numérique, Editions PLON, un département d'Edi8,
Editions Robert Laffont, Paris 2016, 206 p.
Gustave-Nicolas Fischer, Les concepts de fondamentaux de la psychologie
sociale, Dunod, Paris 2015, 320 p.
Hélène Jeannin, « Transparence et Big Data : revers et infortunes », Big
data – Open data, Quelles valeurs ? Quels enjeux ?, Actes
du colloque « Documents numériques et société », Rabat
2015, De Boeck Supérieur, Louvain-La-Neuve, 2015, 282
p.
Laurence Allard et al., « 2.0 ? Culture numérique, cultures expressives », in
MédiaMorphoses, N°21, septembre 2007, Armand Collin
– Ina.
Morozov Evgeny, L'aberration du solutionnisme technologique, Pour tout
résoudre, cliquez ici, Editions FYP, Paris 2014, 252 p.
Morozov Evgeny, Le mirage numérique, pour une politique du Big Data,
Editions les Prairies Ordinaires, Collection, «
Penser/Croiser », Paris 2015, 140 p.
Sadin Eric, La vie algorithmique, critique de la raison numérique, Editions
l'Echappée, Collection "Pour en finir avec", Paris 2015,
258 p.
Sadin Eric, L'humanité augmentée, l'administration numérique du monde,
Editions l'Echappée, Collection "Pour en finir avec", Paris
2013, 192 p.
Scoble Robert et Israel Shel, L'ère du numérique, ces technologies qui

40
bouleversent notre environnement, objets connectés,
géolocalisation, Big Data et capteurs, Les Editions
Diateino, Paris 2014, 286 p.
Venkatesh V. et Bala H. « Technology acceptance model 3 and a research
agenda on interventions », Décisions Sciences, Mai 2008,
Vol. 39, N°2, pp. 273-315.
Yves Citton, L'économie de l'attention, La Découverte, Col. « Sciences
humaines », Paris, 2014, 250 p.

41
Arts

42
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.43-60 ISSN : 2226-5503

CREATION ARTISTIQUE ET INFLUENCE DU CHRISTIANISME EN AFRIQUE


SUBSAHARIENNE PRECOLONIALE: RUPTURE ET EVOLUTION

NDINGA NZIENGUI Alphonse,


Institut de recherche en sciences humaines,
ndinga.nziengui.alphonse@gmail.com

Résumé:
L’Afrique, depuis la période précoloniale, s’est toujours appuyée sur un ensemble des
valeurs et des normes s’articulant autour des mœurs, des coutumes, des traditions et des
habitudes, dont l’Art et les Croyances religieuses constituent les repères essentiels. A la
base, la religion a servi de support culturel et de source d’inspiration à l’activité artistique ;
Mais l’Art, par la même occasion, dans ses fonctions de moyen d’expression et de
communication, s’est désolidarisé progressivement des croyances religieuses ancestrales,
suite aux influences culturelles occidentales. Une telle rupture, occasionnant l’immixtion
extérieure, va davantage favoriser l’esprit d’acculturation chez les Africains face à
l’adoption des normes nouvelles de création artistique, gages d’évolution.

Mots-clés : Croyances, religion, art, Afrique, culture, norme, mœurs, coutumes, tradition.

Summary:
Since the pre-colonial period, Africa has always relied on a set of values and norms based
on customs, customs, traditions and customs, of which Art and Religious Beliefs are the
essential reference points. Basically, religion served as a cultural medium and a source of
inspiration for artistic activity; But Art, at the same time, in its functions of means of
expression and communication, has gradually dissociated itself from ancestral religious
beliefs, following Western cultural influences. Such a rupture, occasioning external
interference, will further favor the spirit of acculturation among Africans in the face of the
adoption of new norms of artistic creation, guarantees of evolution.

Keywords: Beliefs, religion, art, Africa, culture, norm, customs, customs, tradition

43
INTRODUCTION

L’Afrique subsaharienne a toujours pris son envol sur la base d’un


ensemble homogène de valeurs traditionnelles reposant sur le legs
spirituel, culturel et religieux issu des ancêtres, et vécu comme étant un
véritable canevas moral régulant la vie des peuples au sein des
communautés. De cet ensemble de considérations, les croyances semblent
constituer le point névralgique, une sorte de source inépuisable
indispensable à toutes sortes d’activités susceptibles d’être entreprises par
les uns et les autres dans le cadre de la vie en communauté. L’hypothèse
de source inépuisable rime avec l’idée d’après laquelle les ancêtres
répondent à toutes sortes de doléances, conformément à l’esprit des
cultes traditionnels, vécus sous forme de religions locales.
Au même titre que toutes les activités quotidiennement réalisées
par les peuples autochtones dont les croyances ancestrales, les us et
coutumes et les traditions anciennes, ont servi de source d’inspiration,
l’Art, dans sa fonction de support spirituel et culturel, s’en est depuis
toujours inspiré, en s’abreuvant dans les mythologies, les cosmogonies, les
légendes et autres histoires populaires. Tous ces éléments vivants, très
chers dans la vie des Africains, contribuent au maintien de l’équilibre et au
mode de fonctionnement des sociétés locales, dont l’art est
essentiellement le mode d’expression le plus idoine, surtout dans sa
relation avec l’univers des croyances traditionnelles.
Par ailleurs, face à l’arrivée et à l’impérialisme des religions
étrangères sur le sol africain depuis la période de colonisation, et les
années soixante étant un tournant décisif en termes d’éducation des
masses, une telle immixtion ne saurait demeurer sans conséquences. Par
exemple, comment l’art négro-africain, façonné par les croyances
traditionnelles locales, parviendrait-il à conjuguer avec une modernité à
forte influence catholique, dont la moralité s’oppose à la pratique même
du culte des ancêtres ? Un culte que le Christianisme juge d’irréligieux et
de pratique fétichiste, à caractère païen. Serait-il donc légitime d’admettre
que l’influence du Christianisme soit perceptible au niveau de l’activité
artistique, au point de modifier les habitudes des artistes locaux, dans leur
inspiration et dans leur style de création ? De l’influence des croyances
ancestrales et traditionnelles à la domination des religions importées sur le
sol subsaharien, est-ce un moment de rupture avec les vieilles sources
d’inspiration locales, ou s’agit-il au contraire de l’expression d’une
véritable évolution aussi bien dans la pratique artistique que dans les
mœurs, bien qu’issues des traditions ancestrales ?
L’activité artistique, l’un des piliers de la culture et des mœurs des
peuples autochtones au même titre que les croyances ancestrales, va
connaître une réelle mutation, compte tenu des nouveaux repères moraux
et spirituels issus du phénomène d’acculturation, dont la colonisation est
assurément la cause directe. Derrière la colonisation, c’est sans aucun
doute le Christianisme qui s’en impose, avec davantage d’ambitions
impérialistes qu’évangélisatrices à proprement parler, dominant ainsi

44
toutes les Nations de la sous-région continentale. L’Art ne semble guère en
être épargné, les produits récents demeurent de véritables illustrations.

I- APPROCHE CULTURELLE ET TRADITIONNELLE

1- Croyances traditionnelles négro-africaines comme support de


création
La sempiternelle question du rapprochement de l’art négro-africain
aux croyances traditionnelles locales rappelle à chaque fois l’histoire d’une
communion à caractère universel, qui a toujours constitué un socle
essentiel de la vie des communautés, des clans et des tribus, les potentiels
référentiels de la sagesse ancestrale. S’il est difficile, voire inutile, de
prétendre dissocier l’art de la croyance religieuse ou de chercher à voir qui
des deux éléments lequel serait prioritaire sur l’autre, c’est sans aucun
doute parce que leur interaction commune est indispensable à l’équilibre
de la vie de tout Africain. Il semble y exister, ainsi le rappelle E. Mveng
(1966, p.15), une réelle identification entre les deux structures servant de
base à ladite sagesse négro-africaine. Il estime que :

« Le livre de l’art nègre est un livre de sagesse. Il


contient tous les aspects de notre vie culturelle. Il est le
livre de religion, de philosophie, de politique,
d’économie, de vie sociale ; il embrasse les techniques,
l’architecture, le mobilier, le vêtement, la parure, la
danse, la musique, la parole. Il est la somme universelle
de la sagesse d’autrefois. […] Dans l’antique capitale du
Bénin, les forgerons avant de couler le bronze, immolent
aux Esprits de la forge un bouc, un chien, un coq, une
tortue. Du sang de ces victimes, on arrose tous les
instruments de l’atelier du forgeron. Créer les
magnifiques bronzes du Bénin est un acte liturgique, qui
n’en demeure pas moins un travail de technicité et
d’adresse. »

La particularité de la liturgie s’inscrit dans son universalité, dans sa


fonction symbolique qui permet de situer le destin de l’humanité dans la
double relation ascendante et descendante entre la Terre et le Ciel puis
entre le Ciel et la Terre, c’est-à-dire dans une verticalité bien dynamique. La
finalité de tout processus liturgique dans ce contexte précis est de toute
évidence de situer la religion à la base de toute chose d’une part, de
manière à pouvoir expliquer et justifier toute existence, et d’autre part,
c’est l’occasion de rendre hommage aux illustres créateurs des premiers
clans et tribus, à savoir les ancêtres, suivis des Esprits et de divers Etres-
forces de la nature. Tout porte à croire qu’en Afrique Subsaharienne, la
religion demeure, sans équivoque, le véritable élément de référence dans
la quête de la piété et du bonheur des humains dans un premier temps,
puis dans l’équilibre de l’environnement naturel, dans lequel se construit la

45
vie en société, mais également toutes les activités qui y sont réalisées, à
l’exemple de l’art.
En effet, la fonction principale de la religion traditionnelle
dénommée culte de l’ancêtre, dont l’art a pour mission de servir de support
et de moyen de communication, n’est rien d’autre que le bonheur des
sociétés humaines à travers les relations spirituelles, inter-cosmiques et
mystiques mettant en dialogue, de façon harmonieuse, les différents êtres,
quelle que soit leur nature véritable. Une identification personnalisée à ce
niveau est souvent très complexe, car toutes les forces de la nature ne sont
pas forcément des êtres perceptibles physiquement, beaucoup n’ont pas
de corps matériels, en parlant des esprits, même si les artistes s’efforcent
de leur attribuer une enveloppe corporelle sous l’effigie de masque
surtout, de statuette ou d’autre chose. Toujours est-il que l’artiste, en tant
que créateur, n’invente pas à son gré les personnages des œuvres qu’il
crée, sans s’imprégner préalablement du contenu
sémantique des discours extirpés des contes, mythes et légendes, datant
de plusieurs millénaires, dont l’art de transmission passe de génération en
génération. Conformément aux prérogatives religieuses, c’est la religion
qui oriente le travail de l’artiste en lui dictant la conduite à tenir, surtout la
nature des objets à créer par rapport aux rituels dont ils devront servir soit
d’habitacles pour les esprits vénérés, soit de reliques cultuelles, en tant
que support et instrument d’usage liturgique.
Ainsi en rapprochant, mieux encore, en identifiant l’art négro-
africain à la religion, l’Africain a conscience qu’à travers les innombrables
discours sacrés qui supplantent l’acte liturgique à proprement parler, dont
les différentes ramifications touchent aussi bien les questions
archéologiques qu’anthropologiques, il apprend à mieux se connaître, a
connaître son histoire et celles de son ascendance tribale et clanique. Par
l’action religieuse, l’art négro-africain devient une possibilité
d’épanouissement pour le sujet qui, comme le souligne Mveng, s’auto-
découvre à travers ce qu’il découvre sur l’histoire de sa communauté et de
son lignage. Selon E. Mveng (1966 pp. 10-11), en effet :

« L’art négro-africain est porteur d’un message,


et cela constitue aussi sa spécificité. Quel est le contenu
de ce message ? L’art nègre raconte à l’homme sa propre
destinée. Il est la page écrite du drame qui tisse notre
existence. Il chante l’épopée de la Vie aux prises avec la
Mort, de la Liberté dressée contre le Déterminisme.
Combat de la vie, combat de la liberté, l’art en Afrique
est aussi chant de victoire : victoire de la vie sur la mort.
(…) Cet art est donc le livre qui raconte le génie créateur
de l’Afrique. »

En effet, le contenu du message auquel fait allusion Mveng est


justement les enseignements sacrés tirés des croyances traditionnelles
locales, dont l’art n’est qu’un mode de transmission, un support
pédagogique, spirituel et mystique. L’art sert ici de porte-voix à la religion

46
ancestrale négro-africaine, tout message émane du culte, et ce message
touche à la vie des sociétés autochtones de manière générale ; d’où, E.
Mveng (1966, p. 16) estime que « l’art nègre ne raconte pas seulement
l’histoire de nos peuples ; il ne célèbre pas seulement leurs liturgies. Il nous
découvre leur organisation et leurs structures. »
C’est à croire que n’inventant rien, en termes de contenu, l’artiste
se met donc au service de la religion, en attribuant à ses créations une
fonction liturgique de relique et de support spirituel comme on en voit
avec les statuettes Byéri des peuples Fang du Gabon et de la Guinée-
Equatoriale, ainsi que chez les Bétis du Cameroun. Il est question, en
parlant du byéri, à la fois d’un art et d’un culte ancestral à usage privé et
familial, consacré à la sollicitude des grâces d’un ancêtre bien précis, en cas
de soucis importants au sein de la communauté. Pour une compréhension
plus complète, il est préférable de ne pas dissocier l’art byéri du culte byéri,
étant donné que l’un ne va pas sans l’autre, il n’y as pas de culte sans la
statuette de l’ancêtre qui est justement le personnage principal à qui
l’hommage est voué, selon les prérogatives religieuses et traditionnelles en
vigueur en société fang. Aussi, sans le rituel de reconnaissance et de
consécration, l’Ancêtre serait simplement oublié des mémoires de ses
descendants, ce qui aurait, sans aucun doute, pour conséquence de le
bannir de l’univers des croyances locales.
En somme, si l’art a pour rôle de redonner symboliquement un
corps à l’Ancêtre décédé, au moyen de la sculpture, le culte religieux, par
ailleurs, lui redonne une âme vivante, de manière à ce qu’il retrouve
toujours sa place d’honneur auprès des siens, ne fut ce qu’en pensée ou
encore à travers la foi qui est régulièrement exprimée dans la pratique du
byéri.

2- Du culte de l’ancêtre
Pour J.B. Bacquart (2010, p. 9), le culte religieux est sans aucun
doute la preuve de l’authenticité d’une œuvre d’art africaine. Il dit
clairement ce qui suit :

« Définir ce qu’est un objet d’art africain


authentique est un processus complexe. (…) un objet
d’art africain est considéré comme authentique s’il a été
réalisé par un artiste africain et utilisé durant des rites
tribaux. (…) Les objets d’art africains ne sont pas
uniquement des créations esthétiques. Il faut aussi en
comprendre le rôle et la signification. En effet, ils n’ont
été que très rarement conçus comme des objets
décoratifs, mais avaient toujours une fonction religieuse,
sociale, ou magique et étaient généralement
l’aboutissement d’un processus de création complexe
comprenant plusieurs personnes : le commanditaire, le
devin du village et le sculpteur. »

47
Les religions négro-africaines ne sont nullement déistes, même si
les Africains ont toujours eu bel et bien conscience de l’existence d’un Etre
Suprême et invisible qui n’est en aucune façon différent du Dieu chrétien
ou d’Allah musulman, que les peuples nomment diversement Nyambi,
Nzambe, Nzame, etc. Il ne s’agit pas d’un héritage de la colonisation et
encore moins d’une création moderne issue du contact de l’Afrique avec
les peuples occidentaux. Le terme de « culte de l’ancêtre » signifie tout
simplement que les Africains n’adressent jamais directement leurs
doléances et leurs prières à Dieu en tant qu’Etre Suprême, ils procèdent
plutôt par système d’intermédiaires qui sont éventuellement les Ancêtres.
Ces derniers ont pour mission d’écouter les problèmes des vivants et de les
transmettre aux plus hautes sphères afin d’y espérer trouver des solutions
idoines et pérennes, puisque un rituel dans le cadre du culte religieux
ancestral, interpelle la clémence aussi bien des ancêtres que des esprits et
de toutes les potentielles forces en présence. Jugés aussi bien proches des
vivants, des morts que de la Force Suprême par excellence, les Ancêtres
semblent être les mieux situés, à l’intersection de divers univers inter-
cosmiques, ils demeurent sans nul doute de réels intermédiaires entre les
uns et les autres, quelle que soit leur différence de nature.
Loin d’être une secte païenne comme le pensent les partisans du
christianisme, le culte de l’ancêtre n’a rien d’une pratique fétichiste
rassemblant des marabouts ou autres sorciers, c’est un mode de
fonctionnement très ancien, dont la particularité est de rendre hommage
aux ancêtres et aux morts pour leurs services rendus à la communauté. En
aucun moment l’Ancêtre est pris pour Dieu, la distinction étant claire,
aucune confusion ne peut être envisageable ; pour un Fang par exemple,
un Byéri reste un Byéri, Nzame reste Nzame. Sinon, comment pourrait-il
être possible de confondre une créature de son créateur, n’est-ce point
méconnaître l’essentiel de ses propres croyances à soi ? C’est une
profanation impardonnable pour tout Africain à une quelconque forme de
culte de consécration, c’est-à-dire à une sorte de baptême cultuel,
relativement aux prédispositions déjà préétablies depuis toujours.
Par ailleurs, à titre d’exemple de culte, le culte Byéri des fangs est
très illustratif, dans le rapport qui existe entre l’art en tant que support
liturgique et le culte à proprement parler dans lequel les objets artistiques
sont utilisés en qualité de relique. En effet, quid du culte du Byéri ?

48
Figure 1 : Photographie de deux statuettes byéri surplombant deux
boites reliquaires

Figure 2 : Photographie d’une boîte à relique à usage liturgique

La célébration du culte byéri exige essentiellement une boite


reliquaire contenant essentiellement comme le St Graal chétien, les restes
de l’ancêtre, dont la figurine placée au- dessus du paquettage est de façon
symbolique et sacrée un parfait témoignage de sa présence. Comme on en
voit sur les figures 1 et 2, les stauettes d’ancêtres sont fixées au-dessus des
boîtes d’ossements dont la pièce principale est le crâne du defunt. Et de
toute évidence, un tel contenu ne peut être vu par des personnes
étrangères au culte, qui est strictement résrvé aux seuls membres de la
famille, et spécialement à la gent masculine. La première photographie

49
montre qu’il est bel et bien question du culte byéri, les statuettes du même
nom repésentant deux ancêtres Fang le confirment ; par contre, la seconde
photographie dont la statuette est originaire des peuples Kotas du Gabon
et du Congo, fait allusion à une obédience religieuse similaire.
En effet, les cultes religieux négro-africains nécessitant la présence
des caissons à ossements humains symboles de la présence de la personne
décédée autrefois, ont pour vocation la célébration d’un hommage
solennel et gratifiant. Le rituel occasionne un contact direct avec l’ancêtre
auprès de qui les doléances de la famille sont adressées sous forme de
prière.

II- L’AVÈNEMENT ET L’INFLUENCE DU CHRISTIANISME

1- L’hypothèse chrétienne d’objets fétichistes et païens


A. Hampaté Ba (1965, p.33) dit au sujet des religions traditionnelles
africaines, que :

« Les diverses formes de croyances des africains


au sud de Sahara ont été dénommées par des
missionnaires des confessions révélées ou
parades sociologues et des ethnologues occidentaux, de
totémisme, fétichisme, paganisme voire polythéisme. Ces
qualifications de plus en plus décadentes sont
remplacées par un substantif plus propre et c'est
l'animisme. »

A travers ce propos, Amadou Hampaté Ba réitère la sempiternelle


critique que les catholiques ont toujours exprimé à l’endroit des croyances
africaines au point d’affecter les mœurs et les habitudes en vigueur.
L’opprobre est sans cesse jeté sur le comportement religieux des africains
dont les cultes sont réduits à des pratiques animistes, comme si l’Africain
n’avait point conscience de l’existence de l’Etre Suprême, au même titre
que n’importe quel autre individu. Et pourtant, d’après W. Raponda (1962,
p.377) au sujet de l’approche négro-africaine de Dieu, on retient ce qui
suit :

« Dieu est considéré par la population Ndjobiste1


comme l’unique Etre Suprême, Grand architecte de
l’univers, Créateur et Maître de toutes les choses. Ils
situent Dieu en dehors de ce que l’on appelle
habituellement le monde visible et invisible des humains.
Sur un plan totalement différent de celui des esprits et
infiniment plus élevé. »

L’avalanche des critiques touchant les croyances africaines a des


conséquences directes et inévitables sur les éléments de supports cultuels,

1
Le Ndjobi est une société secrète relevant des croyances traditionnelles négro-africaines,
c’est une obédience appartenant aux peuples Téké du Gabon et du Congo.

50
à savoir les statuettes reliquaires et tous les accessoires de même nature
qui deviennent automatiquement, selon les adeptes du christianisme, des
fétiches voire des objets démoniaques. Cet aspect négatif émane du
rapport existant entre un culte jugé inapproprié et la création et l’usage
d’un art entièrement consacré à la célébration des rituels qui s’y
rapportent, et c’est ainsi que la statuaire traditionnelle est tout de suite
touchée. Déjà depuis la première moitié du siècle précédent, elle était la
forme d’art la plus représentative et la mieux connue de l’art négro-
africain, elle se distingue tout de suite par deux approches essentielles de
conception : la statuaire reliquaire et la sculpture du masque. La première
étant portée sur les effigies des ancêtres devant servir aux cultes religieux
de consécration, elle est délibérément considérée comme étant l’ensemble
d’objets de magie et de sorcellerie, allusion faite aux pratiques des
marabouts et d’autres guérisseurs traditionnels. Quant à la sculpture du
masque, conçue et réalisée en vue d’éduquer et d’influencer les
populations, est le véritable livre des mythologies et des légendes
ancestrales, puisqu’il est question ici de figurer les esprits de toutes sortes.
Par ailleurs, qu’il s’agisse de la statuaire reliquaire ou de la sculpture
du masque, la sentence du Christianisme demeure la même, l’éternel alibi
des objets sans foi et sans esthétique, issus des cultes démoniaques et
barbares à caractère animiste, propres à être purement et simplement
éradiqués ; d’où la nécessité d’une évangélisation urgente et totale des
peuples négro-africains, jusque dans les zones rurales les plus reculées de
l’arrière pays. C’est ainsi que dans certains villages, des prêtres catholiques
organisent au sein de leurs églises, des séances d’expiation et d’exorcisme
consistant à brûler publiquement des amulettes et certains objets d’art de
peu de valeur, sous prétexte de supprimer tout ce qui incarnerait l’esprit
du mal. Malgré la réticence et le mécontentement des premiers chefs
traditionnels depuis la colonisation face à l’implantation du christianisme
sur les terres africaines, la nouvelle religion va progressivement gagner du
terrain jusqu’à devenir une réelle menace pour les religions traditionnelles
locales. J.-M. Elelaghe (2013, p.19) écrit à ce sujet :
Le christianisme se présente comme une machine implacable pour la
destruction de la religion traditionnelle et des assises philosophiques de la
société […] Dans les écoles, on apprend aux jeunes à mépriser les pratiques
sauvages de leurs parents et de leurs ancêtres. L’administration et la
mission conjuguent leurs efforts pour la destruction des organisations
politico-militaires et du culte des ancêtres, les missionnaires sur leur terrain
s’attaquent plus spécialement à ce dernier.
Tout porte à croire que la domination du Christianisme sur le sol
africain devient une évidence, car outre la mission évangélisatrice sans
cesse utilisée comme alibi pour justifier un impérialisme barbare et sans
pitié de la religion occidentale, c’est l’Afrique tout entière qui subit
sévèrement des conséquences énormes tous azimuts. Le patrimoine
culturel est lourdement affecté, en particulier l’activité artistique, dont les
artistes, au même titre que le reste des populations, tendent à changer
leurs habitudes quotidiennes sous l’influence des enseignements

51
catholiques et des prérogatives bibliques. Ils sont interdits de pratiquer un
art de culte représentant des ancêtres et utilisés dans des rituels
traditionnels taxés d’immoraux et d’irréligieux, ils sont donc tenus, au lieu
des ancêtres, de s’inspirer de la démarche de l’art gothique, dont le
contenu et les thématiques s’articulent autour des récits bibliques.
Nouvellement reconvertis et sous la pression des autorités religieuses
catholiques, les artistes sont tenus d’obtempérer et de revoir leurs style,
technique et méthode de travail, surtout la pertinence du contenu de leurs
œuvres futures.
Il s’agit finalement pour les créateurs africains d’oublier les
mythologies, les légendes et les contes anciens au profil de la bible,
l’unique repère de prédilection, vers lequel les catholiques tiennent
absolument à orienter le regard des nègres, et par la même occasion le
travail des artistes. Sur le plan artistique, précisément, les œuvres autrefois
jugées mystiques, à savoir les statuettes ancestrales, les masques
d’incarnation spirituelle et les objets de toutes sortes à usage liturgique,
doivent disparaître au profil de la nouvelle source d’inspiration qu’est la
pensée biblique essentiellement. Cependant, les objets qui peuvent servir
dans des églises catholiques afin de faciliter et de légitimer l’inculturation,
sont récupérés et insérés dans les nouveaux cultes, ce sont en particulier
des instruments de musique, tels les tambours, des clochettes, des sifflets
traditionnels, des sonnailles et divers xylophones.
La musique est si fondamentale dans toute liturgie que J.-B. Obama
et B. Mubesala Lanza (1966, pp. 207-208), pensent que :
L’élément « parole », en tant que verbe poétique et rythmique
chanté, est si capital, si fondamental, qu’il influe sur la facture des tam-
tam, tambour, cloches à double battant, sifflet, etc., pour l’un, et au second
d’en préciser, B. Mubesala Lanza (2006, p.124), que :
Les croyances africaines sont des croyances vécues et non un
quelconque système rigide de pensée ; plus pratiques que spéculatives.

1- Un art reformé et réorienté : les arts sacrés des églises

Figure 3 : Une vue de l’église St Michel de Nkembo


à Libreville au Gabon

52
L’Eglise St Michel de Nkembo à Libreville, à l’instar de beaucoup
d’autres églises catholiques en Afrique subsaharienne, est une parfaite
illustration du virement opéré par les artistes africains, qui sont passés de
la création des minuscules statuettes à des œuvres surdimensionnées à
valeur architecturale. Et si autrefois le travail d’artiste n’était guère
rémunéré, étant donné qu’il était essentiellement destiné à la création
d’objets du culte de l’ancêtre, et au service donc de toute la communauté
villageoise, la nouvelle foi qu’apporte le Christianisme instaure une vision
du travail récompensé, même au sein de l’Eglise. Ce qui est loin de déplaire
à des populations rurales démunies financièrement, et c’est par ailleurs
une façon d’attirer davantage les artistes qui commencent à comprendre
que grâce à la nouvelle religion, il est possible de travailler et de tirer profil
du fruit de son labeur. Il s’agit pour l’Eglise de s’attirer toutes les bonnes
grâces des populations dont la confiance et la foi sont à conquérir à tout
prix, surtout en leur faisant croire que la nouvelle religion est nettement
mieux pour le salut que leurs croyances animistes.
En effet, les artistes africains vont davantage réaliser des œuvres
pour orner les architectures ecclésiastiques, à l’image de l’église St Michel
de Nkembo, dont la valeur esthétique et artistique relève assurément,
outre de son immensité et de sa simplicité, mais surtout de ses dix
portiques soigneusement sculptés à la main. La structure n’a véritablement
rien de moderne, son charme repose plutôt sur son entrée principale, à
cause justement de ces différents portiques sur lesquels est représenté
l’essentiel du contenu de la bible. Les sculpteurs ont pris le soin, sous le
contrôle du clergé, de faire figurer de façon symbolique chaque détail
important, dans le strict respect de la foi chrétienne.
Par ailleurs, il est nullement question de penser que de la même
façon que les créateurs d’objets négro-africains réalisaient des statuettes
d’ancêtres, ils en feraient autant pour les personnages de la bible. Ils ne
réalisent aucune statuette de Jésus ou de Marie, ce qui serait simplement
une sorte de blasphème, l’orientation de leur art vers de nouvelles sources
d’inspiration sous-entend des nouveaux repères susceptibles d’éradiquer
les normes classiques de conception négro-africaine. Autrefois, la
dimension esthétique des œuvres était secondaire face à l’usage
utilitariste, tandis que la nouvelle orientation tend à mettre en avant-
première la foi et l’idée du beau, de sorte que l’œuvre liturgique soit
attrayante et captivante. La beauté des églises dans l’Afrique
subsaharienne témoigne du sérieux des artistes locaux dans l’exécution des
tâches qui leur sont confiées, surtout le fait de savoir que leurs œuvres
participent à l’hommage aux vertus divines.

53
Figure 4 : sculptures de scènes bibliques

Figure 5 : sculptures de scènes bibliques

Comme par hasard, c’est davantage par les œuvres musicales,


citées plus haut, que les sculpteurs font le plus introduire l’art traditionnel
négro-africain, bien que désormais bénis par le clergé, dans l’univers
liturgique catholique. Cette fois-ci il ne s’agit pas de modifier les techniques
de fabrication, mais seulement l’usage et la finalité, puisqu’il n’est plus
question de communier avec les ancêtres et les esprits de la nature, mais
plutôt de solliciter le concours du fils de Dieu, Jésus-Christ. C’est à croire
qu’il devient désormais en quelque sorte « l’ancêtre » de tout le monde, à
en croire le théologien Nkongol Wa Mbiye lorsqu’il dit : « Jésus Christ est
donc au-dessus de tous les esprits. Il est notre esprit à nous parce que nous
sommes (…) le grand esprit reste toujours le Christ ».
Cependant, malgré la nouvelle orientation de l’art négro-africain, les
artistes n’ont jamais créé des œuvres figurant Jésus-Christ sous forme de
masque incarnant les esprits comme autrefois dans les cultures des
peuples noirs. Par ailleurs, aussi bien dans les religions négro-africaines que
dans les évangiles du Christianisme, aucune figuration artistique de Dieu
n’est envisageable, aucune forme matérielle ne peut lui être attribuée,

54
compte tenu de sa nature. Pourtant les artistes africains ont tendance à
attribuer une forme physique même à des êtres invisibles, tels les esprits,
au moyen de l’art du masque, conformément aux mythologies et aux
légendes qui reviennent quotidiennement dans la plupart des cultes
religieux et traditionnels. C’est ainsi que les Africains préfèrent simplement
se tourner du côté des ancêtres desquels ils se sentent beaucoup plus
proches, et des cultes d’hommage leur sont ainsi adressés
quotidiennement. D’ailleurs à ce sujet écrit R. Luneau (2004, p. 104):

« Presque partout en brousse africaine, on ne boit


jamais de vin de palme ou de bière de mil sans verser
quelques gouttes à terre pour les défunts, on évite de
jeter de l’eau chaude sur le sol de la case pour ne pas
brûler les âmes des défunts favorables. »

III- LA GENÈSE D’UN ART AFRICAIN CONTEMPORAIN

1- Une nouvelle plastique ou le début d’une rupture ?


Les artistes africains au même titre que le reste des populations se
trouvent pour beaucoup perdus entre deux modes de cultures imposant
des normes d’orientation religieuse a priori opposées, malgré les quelques
rares similitudes sur la conception de Dieu en tant qu’Etre ou Force
Suprême. D’un côté l’art négro-africain a sa source dans les croyances
religieuses locales reposant essentiellement sur les mythologies, les
légendes, les contes, les us et coutumes, etc. c’est un legs à valeur
inestimable hérité des ancêtres, ces êtres si sacrés que Boka di Mpasi
(2006, p. 124) nomme « intermédiaires ». Il rappelle que :

« L’ancêtre vénéré en Afrique traditionnelle n’est pas


uniquement défini par sa position d’origine, mais
essentiellement par sa position de charnière entre Dieu,
d’une part, et, d’autre part, l’échelle des valeurs vécues
en communauté, c’est-à-dire qu’il est médiateur :
médiateur de vie et de santé, médiateur de bonté et de
sagesse, modèle de justice et de liberté, etc. De ces
qualités, Dieu seul est la source et la plénitude. Etant
médiateur, de par son identité même, l’ancêtre n’est ni la
source ni la plénitude, deux prérogatives exclusives du
Créateur. »

De l’autre côté, l’avènement du Christianisme ne passe pas


inaperçu, toutes les communautés locales subissent l’influence de la
nouvelle religion venue d’ailleurs, avec une vision et des pratiques tout à
fait différentes, innovatrices mais surtout vécues comme un ombrage aux
mœurs en vigueur, jugées sacrées, parce que issues des ancêtres. De part
et d’autre, les artistes sont tenus de suivre les orientations édictées par les
religions, puisque la foi est vécue comme une source d’inspiration, et nul
ne saurait s’en écarter délibérément. Mais dans cette confrontation
culturelle et religieuse, le Christianisme aux multiples atouts demeure, de

55
toute évidence, le plus puissant face aux croyances traditionnelles locales,
et aux autorités africaines de reconnaître cette supériorité qu’elles n’ont
pas pu véritablement combattre, bien au contraire, elles ont fini par
faciliter l’impérialisme occidental à travers l’idée de la liturgie.
Toujours est-il que la domination du Christianisme ne pouvait avoir
de conséquence majeure que la rupture pour les artistes d’avec les
croyances traditionnelles négro-africaines, pour la principale raison de
mécréance, de fétichisme et de sorcellerie par opposition à la foi véritable
qu’apporte l’église. Aujourd’hui cette rupture est très évidente, mais
seulement la reconversion qui est toujours en marche ne se fait pas aussi
facilement, les artistes n’étant pas habitués aux enseignements bibliques,
n’ont pas forcément une véritable culture de la bible, dont ils sont
incapables d’en maîtriser les préceptes fondamentaux. Ils semblent agir sur
instructions et orientation du clergé et non par foi ou par conviction,
comme ce fut le cas pour les objets sculpturaux des cultes traditionnels
locaux en l’honneur des ancêtres. Généralement initiés très jeunes, ils
avaient connaissance de toutes les procédures de réalisation et les
motivations liturgiques dont ils connaissaient parfaitement l’importance
pour la famille, le clan et la tribu. Ils étaient conscients que les ancêtres
étaient là pour régler leurs problèmes, ils connaissaient parfaitement le
sens et l’orientation de chaque culte en fonction des soucis exprimés,
puisque les morts ne sont véritablement pas morts, ils sont avec nous,
selon Gwembe et Jahn (1995, p.56). Le premier pense que les morts « sont
seulement partis pour la réunion avec leurs ancêtres, ils nous ont quittés,
se sont retirés, sont allés se reposer, telle est la façon dont de nombreux
Africains l’expriment ».
Et dans la même orientation que Gwebe, Jahn (1958, p.117) écrit :

« Les morts, par le fait de quitter physiquement ce


monde des vivants, gagnent, en changement de ce
statut, une capacité de connaissance profonde des forces
naturelles et vitales que ne peuvent atteindre en général
les vivants. »

En effet, si la rupture est déclarée à l’égard des anciens repères


culturels religieux d’un côté, et que de l’autre, l’adoption d’un nouveau
canevas normatif imposant styles et techniques de création se fait
lentement et avec beaucoup de peine, il va sans dire que les artistes locaux
soient dubitatifs et un peu perdus dans leur travail. Le moment de rupture,
similaire à un obstacle épistémologique, situe l’art négro-africain à l’entre-
deux des deux réalités en conflit, sans qu’une issue immédiate ne soit
clarifiée, même si cela n’annonce en aucune façon la mort dudit art, il
s’agira plutôt d’une période propédeutique, annonçant une reconversion
certaine.
Tout porte à croire que sous l’influence du Christianisme les repères
issus des religions négro-africaines sont à bannir, et que par ailleurs
l’assimilation du renouveau culturel n’est pas facile, surtout pour des
peuples très peu lettrés, l’urgence demeure la quête d’une issue de cette

56
impasse momentanée. Cette période de crise culturelle donnera lieu à des
réalisations artistiques disparates et très désordonnées, dont les œuvres
d’art d’aéroport et autres objets diligemment créés sont mis à la
disposition des touristes et non à destinés aux cultes, quelles que soient les
obédiences. Au lieu d’un art sacré négro-africain ou encore d’inspiration
biblique, il est tout simplement question d’un art païen destiné au grand
public, susceptible de permettre aux artistes de bénéficier de quelques
avantages financiers. C’est d’ailleurs au profit des artistes, qui pourront
désormais prendre conscience de la valeur marchande de leur travail, car
sans véritablement rechercher une gloire financière proprement dite, la
vente de leurs objets auprès des touristes dont la majorité sont des
asiatiques et des occidentaux, semble nettement répondre à leurs
attentes.
L’art africain n’est plus véritablement un pur produit local, c’est-à-
dire imbibé des traditions, des mœurs et de la foi des ancêtres, l’esprit
tribal et clanique a cédé le terrain à toutes sortes de ratiocination, tant du
point de vue stylistique que technique. Le vide culturel a aussitôt entrainé
un vide artistique, d’où les objets destinés à la vente ne constituent qu’un
ensemble de pacotilles, sans intérêt esthétique ou artistique à proprement
parler, parce que fabriqués sans émotion et ni foi certaines. C’est la raison
principale pour laquelle il est destiné au grand public, en l’occurrence aux
touristes qui, généralement, n’ont guère le temps de mieux apprécier les
qualités des objets qu’ils achètent en guise de souvenir de vacances en
Afrique. Et si pour eux ce ne sont que des bibelots, leurs créateurs, par
contre, ne regrettent pas d’avoir un peu d’argent, tant qu’ils peuvent
subvenir à leurs besoins essentiels, ils continueront à créer leurs objets,
même si en réalité, ce n’est pas de l’art africain.
En effet, tous les changements opérés sur l’art africain de
manière générale est sans aucun doute dus en grande partie à l’immixtion
de la foi chrétienne sur le sol africain, la chute des repères artistiques
classiques a favorisé l’émergence d’un art prolixe et sans âme véritable.
C’est un art-charnière entre les cultures traditionnelles négro-africaines et
l’esprit créatif des mouvements artistiques occidentaux, vers lesquels le
Christianisme oriente l’Art négro-africain progressivement depuis les
années des indépendances.

2- Un Art mimétique et acculturé.


R. Louvel (1996, p. 51) écrit, en souvenir à l’art traditionnel négro-
africain qui se meurt :

« La grande statuaire négro-africaine est aujourd’hui


défunte : comme partout, les traditions se perdent… De
nos jours, les pratiques traditionnelles périclitent sous la
poussée du modernisme qui, propageant l’instruction
publique et généralisant l’usage de l’argent, bouleverse
les règles de la vie communautaire où s’enracinait cette
statuaire rituelle… La veine créatrice se tarit par
dépérissement du lien communautaire et l’anthropologie

57
de l’art peut désormais se pencher en toute sérénité sur
ces vestiges d’un passé révolu. Maintenant qu’elle est
bien morte, la statuaire africaine peut entrer au Musée
du Louvre par la grande porte. »

Les artistes africains, loin des impératifs religieux de la « grande


statuaire négro-africaine » dont parle Roland Louvel, spécialiste de
l’Afrique, s’arrogent désormais le droit de rêver de la célébrité dans l’espoir
d’être plébiscités au même niveau que les grands noms de l’art occidental,
à l’instar de Picasso, Mondrian, Malévitch, Pissaro, etc. Face à la folie de
grandeur, tous les créateurs s’improvisent peintres et laissent de côté ce
qui a toujours constitué le fer de lance du patrimoine culturel et artistique
négro-africain, à savoir la sculpture sur bois. Ce changement d’orientation
justifie les propos de Louvel lorsqu’il dit que « la veine créatrice se tarit par
dépérissement », en faisant allusion à ladite statuaire africaine; car les
préoccupations religieuses ne semblent pas constituer réellement la
préoccupation des artistes qui se voient délivrer d’une lourde mission au
service de la communauté et non pour une gloire individuelle.
En devenant tous des peintres, les artistes africains se voient libérés de
toutes contraintes culturelles et espèrent surtout devenir riches, parce que
leur nouvel art les sortira de l’anonymat, puisqu’ils devront désormais
signer leurs tableaux, en y mettant des signes d’appartenance individuelle.
Tandis que le grand art du culte est la propriété de toute la communauté
mieux encore de la congrégation religieuse qui en fait usage sous forme de
support et de relique. Il fut donc de tradition que les objets créés et utilisés
dans n’importe quel culte religieux ne soient guère signés des empreintes
de leurs créateurs ; phagocytés dans un anonymat socialement voulu et
organisé, ces artistes deviennent de simples exécutants, en tant que
membres des sociétés initiatiques. Cependant, dans le cadre cultuel, nul
n’ose s’en plaindre, créer des objets devant servir au culte des ancêtres
étant un devoir communautaire et mystiquement gratifiant, tout jeune au
sein des communautés rêvait d’avoir de tels talents artistiques, juste pour
une question d’honneur.
Par ailleurs, il est difficile depuis la fin du siècle précédent pour les
africains de pouvoir créer une peinture qui leur soit propre, mais surtout
différente de celle des pays européens, puisque c’est par mimétisme qu’ils
découvrent véritablement cet art qui semble désormais les fasciner.
Seulement, tout semble se faire dans la plus grande improvisation totale,
sans une qualification appropriée faute de structures de formation en
nombre suffisant au sortir de la période de la décolonisation. Alors, les
prétendus nouveaux peintres africains réalisent des tableaux par imitation
de ceux des artistes européens, en copiant dans les grands détails comme
des faussaires les œuvres venues d’ailleurs. Beaucoup ont simplement
ignoré qu’une œuvre d’art est unique en son genre, un doublon n’est pas
une œuvre d’art, mais une simple copie sans valeur esthétique ou
artistique.
Et afin de tenter d’attribuer une valeur locale à cet art issu de
l’esprit d’acculturation, nombreux furent, hâtivement et maladroitement,

58
ceux qui ont cru bon de parler d’un art négro-africain contemporain par
comparaison à l’art occidental. Or copier et imiter ce qui existe n’est plus
de l’art ; aussi, de telles réalisations, bien que faites par les africains, n’a
aucun lien avec la culture, la pensée ou les mœurs des peuples africains. Il
est simplement inadmissible que sous l’étiquette de l’art négro-africain, il
soit créé des objets hybrides susceptibles de ternir l’image du grand art
sacré autrefois respecté. Ce qui amène Sodogandji (1966, p.469) à dire ce
qui suit :

« Les arts jouent un rôle très important dans la vie de


l’Afrique Noire. Si l’art est l’expression directe de la
religion comme on l’a si souvent répété, il est aussi le
premier langage des hommes, langage plus révélateur et
plus fort que tout langage abstrait. »

La peinture africaine dite contemporaine n’est en fait qu’un ensemble


d’objets hétérogènes issus de l’imitation des réalisations abstraites
européennes, relativement à l’art de la nouvelle plastique du XXe siècle.
D’aucuns peignent en ayant sous les yeux des photographies en catalogues
de vrais tableaux, de manière à reproduire les éléments caractéristiques
d’un courant artistique existant. Or la particularité de l’art africain est sans
aucun doute cette liberté qu’ont les artistes de ne point connaître les
exigences de la systématisation qu’impose l’appartenance à un courant ou
à une école quelconque. Les seules prérogatives qui régulent la création
artistique sont les orientations traditionnelles des croyances ancestrales,
qui relèvent plus d’une moralité communautaire que des règles d’école en
forme de législation à retenir par cœur, dans l’espoir de bénéficier d’une
véritable reconnaissance de la part des instances académiques.

CONCLUSION

En somme, le christianisme au sortir de la période des indépendances


des pays africains au sud du Sarah a su imposer une nouvelle dynamique
dont les conséquences ont fortement contribué à la transformation des
cultures, des habitudes et des coutumes locales. Après avoir très
lourdement affecté la foi des peuples autochtones par des critiques
condescendantes à l’égard des religions traditionnelles locales, c’est
désormais l’art en tant qu’activité principale qui est complètement
dénaturé. D’aucuns parlent de la libération dudit art du poids des
croyances et des traditions figées par l’action salvatrice du christianisme,
comme si ces artistes donnaient l’impression de se plaindre de leurs
conditions de travail et de leur vie en communauté. Et si la solidarité
africaine s’appuie sur les différentes réalités socioculturelles dont les
croyances religieuses traditionnelles sont le point focal, les artistes, en tant
que membres à part entière desdites sociétés, sont amenés à vivre les
mêmes valeurs, coutumes et traditions que leurs compatriotes. Donc, Il ne
saurait être question que leur statut d’artiste souffre d’une quelconque
forme de discrimination ou de déconsidération, surtout dans un

59
environnement culturel où l’art se greffe sur les croyances traditionnelles,
le cœur principal de la vie communautaire.
En somme, malgré l’hypothèse d’évolution que certains évoquent
pour légitimer et justifier l’action du Christianisme sur le destin des
sociétés traditionnelles négro-africaines en général et de l’art en
particulier, la rupture d’avec les cultures locales est plutôt une certitude.
Par contre le prétendu art négro-africain contemporain, l’art pictural, n’est
en aucune façon un signe de progrès, l’imitation des courants artistiques
européens est davantage une pratique qui n’honore en rien les artistes
africains qui sont désormais en perte de repère, en fin de compte. Le fait
de détourner les artistes autochtones des croyances traditionnelles,
principales sources d’inspiration en tant que voie de création d’objets
sacrés de culte, à savoir les statuettes, les bracelets, les objets de
décoration, etc., ne signifie pas, non plus, que l’église a pu s’approprier
entièrement l’activité artistique locale. Elle a certes créé la rupture,
cependant elle n’a su bénéficier assez longtemps de cet avantage, les
influences extérieures ont fini par fasciner les artistes en quête de repère
et de nouvelle source d’inspiration. Du coup, la peinture européenne les
séduit et les emporte, et chacun se voit déjà dans la peau de Picasso,
Braque, Matisse, Delaunay, loin des aspirations chrétiennes et des
croyances ancestrales négro-africaines.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Bacquart (J.-B.), Art tribal d’Afrique Noire, Thames & Hudson, Paris, 2010.
Gwembe, « La piété envers les ancêtres dans la religion africaine », dans
Telema 2/95, 1995.
Hampate BA (B), « Animisme en savane africaine » in AA.V.V les religions
africaines traditionnelles, Ed. du Seuil, Paris, 1965.
Jahn (J.), Muntu, L’homme africain et la culture négro-africaine, Paris, seuil,
1958.
Louvel (R), L’Afrique Noire et la différence culturelle, l’Harmattan, Paris,
1996.
Mveng (E.), Signification africaine de l’art, Colloque sur l’Art nègre, 1er
Festival mondial des Arts nègres, Dakar, 1-24 Avril 1966,
Paris, Présence Africaine, 1966.
Mubesala Lanza (B.), in La religion traditionnelle africaine – permanences
et mutations, Paris, l’Harmattan, 2006.
Raponda (W.) et Sillans (R.), Rites et Croyances des peuples du Gabon,
Présence Africaine, Paris, 1962.
Obama (J.-B.), La musique africaine traditionnelle, Colloque sur l’art nègre,
1er Festival mondial des Arts nègres, Tome 1, Dakar, 1-24
avril 1966, Paris, Présence Africaine.
Thomas (L.V.) et Luneau (R.), La terre africaine et ses religions, Harmattan,
Paris, 2004.
Sodogandji (M), A la recherche de l’architecture négro-africaine moderne,
Colloque sur l’Art nègre. Op. cit., p. 469.

60
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.61-78. ISSN : 2226-5503

SYSTEME DE CODIFICATION ESTHETIQUE


DU ÊBE (bel homme en pays abouré)

KOUASSI Adack Gilbert


Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan
adackouassi@yahoo.fr

Résumé :
Les stéréotypes de l’homme et de la femme « idéal » aujourd’hui font débat face à la
montée des mouvements féministes, dans un contexte de mondialisation où les canons
esthétiques davantage se multiplient ou parfois se contredisent au nom du libéralisme de
la pensée et de la libération du corps. Le beau critère selon les normes de l’industrie, des
marques, des médias, des concours de beauté institutionnalisés (MISS) ne fait plus
l’unanimité. La beauté se démocratise et voit ses types esthétiques se diversifier ainsi que
ses critères se mêler à l’affirmation de soi, au fait d’être compétitif, et à la notion de bien-
être.
A propos, l’on assiste à l’affirmation de nouveaux codes et normes esthétiques plus ancien
et décomplexés. En clair, les canons de beauté sont divers et variables. Ils varient d’un
individu à un autre et même d’une société à l’autre au nom du relativisme de la notion de
« beauté ». Par conséquent, chaque système social a sa conception de la beauté comme
c’est le cas des abouré éhivè de Côte d’Ivoire qui célèbrent le bel homme à travers le
concours du êbé ; fait culturel plastique qui fera l’objet de cette étude.

Mots clés: esthétique, beauté, art plastiques, culture, êbé(bel homme)

Abstract:
The stereotypes of the "ideal" man and woman today are debating the rise of feminist
movements, in a context of globalization where the aesthetic canons are multiplying or
sometimes contradicting each other in the name of the liberalism of thought. of the
liberation of the body. The beautiful criterion according to the standards of industry,
brands, media, institutional beauty contest (MISS) is no longer unanimous. Beauty is
becoming more democratic and its aesthetic types are becoming more diversified, as well
as its criteria being mingled with assertiveness, being competitive, and the notion of well-
being.
By the way, we are witnessing the affirmation of new codes and aesthetic norms that are
older and uninhibited. Clearly, beauty canons are diverse and variable. They vary from one
individual to another and even from one society to another in the name of the relativism
of the notion of "beauty". Consequently, each social system has its conception of beauty,
as is the case with the Ivorian abodes, which celebrate the handsome man through the
help of the bishop; cultural fact that will be the subject of this study.

Key words: aesthetics, beauty, plastic art, culture, bib (handsome man)

61
INTRODUCTION

Désigné comme le bel homme en pays abouré Ehivè, le êbé est une
rubrique du Popo Carnaval. Il fait partie intégrante de cet ensemble
culturel global dès les premières éditions. Les jeunes qui prétendaient
incarner « la beauté » les qualités esthétiques du bel homme selon la
culture abouré, constituaient pour l’occasion le groupe des êbè. Ils
participaient comme les autres festivaliers aux différents défilés festifs du
Popo Carnaval. Oints d’huiles odoriférantes, ornées de toutes sortes de
parures (végétaux, étoffes, perles, amulettes, bijoux), les Êbè en tenue
ablacon donnaient à voir des scènes de la vie paysanne abouré
accompagnés d’autres objets et équipements issus par exemple de la
chasse, de la pêche, de l’agriculture (outils champêtres, gibiers, récoltes,
filet de pêche). Aussi, pouvait-on les voir incarner l’univers des nobles
(autorité coutumière, bourgeois, jeune marié) dans les tenues de noblesse
constituées des grands pagnes Akan, de bijoux et autres types
d’ornements. A travers, différents styles vestimentaires les êbe affirmaient
dans l’espace public leurs attraits physiques, leur élégance.
Les parades des êbé à travers les rues de Bonoua cèdent la place à un
concours de beauté masculin organisé sur les estrades du Foyer des jeunes
de Bonoua dans un décor moderne accompagné de sons et de lumières.
Sur la base des normes esthétiques abouré, le êbe et ses dauphins sont
désignés par une équipe de cinq (05) membres du jury au sortir des trois
passages des candidats dans les tenues respectives que sont le djampah,
l’ablacon, la tenue de noblesse. Dans ce contexte, chaque édition du Popo
carnaval, connaît l’élection de son plus bel homme.
Si en Côte d’Ivoire, il existe au sein de nos sociétés des institutions1à
caractère esthétique dont la visée est de magnifier la beauté qu’elle soit
masculine ou féminine, le concours du êbé en terroir abouré a des
fondements spécifiques qu’il convient d’étudier. Cette étude donc du êbé
nous permettra d’aller à la découverte de la célébration du bel homme en
pays abouré pour comprendre son l’évolution sociale, ses fondements
socioculturels ainsi que son système de codification esthétique.
Mon objectif vise à élaborer le code de la beauté masculine
(esthétique) du peuple abouré à travers le système de représentation
plastique du êbé.
Ce projet préconise une enquête rigoureuse du sujet aussi bien sur
l’art, sur les conceptions esthétiques au sein de la société abouré dans son
rapport avec les fondements socioculturels dont il émane. En somme,

1
« Il existe dans la société traditionnelle des Bété en Côte d’Ivoire, une institution relative à
la beauté : l’institution du bagnon. Il s’agit d’un véritable culte rendu à la beauté et organisé
autour d’un homme qui incarne aux yeux de la communauté villageoise, les attributs de la
beauté physique » (Wondji, 1986 :43).

62
l’observation et l’analyse du êbe fondés sur la théorie de Aby Warburg1
qui témoigne que : « l'analyse d'une œuvre et ses usages sociaux vont de
pair ».

I- IDENTITE SOCIALE DU ÊBE

Le terme êbé qualifie le bel homme en abouré. Au niveau sémantique


et linguistique, cette unité de sens renferme entièrement les qualités de la
beauté masculine.
Le bel homme (êbé) est avant tout un abouré de souche. Il est
membre légitime d’un des sept clans primitifs ayant son ebiente (trône de
famille) dans le village. En tant que tel, il jouit sans discrimination des
mêmes droits et devoirs que tous les Ediyè (abouré légitime). Un rôle lui
est déterminé au sein de son Odwé (clan) en lien avec le système des
classes d’âge2 qui régit la société abouré. Membre d’une classe spécifique,
il partage avec ses confères un esprit l’égalité, des relations entraide
mutuelle et de solidarité lors les moments de joie et de peine.
Les membres d’une classe vont par exemple s’organiser lors d’un
mariage pour soutenir un des leurs. En cas de sinistre, de maladie, ou de
décès, ils sont les personnes en première ligne. Ils s’occupent de tout. Ils
soutiennent financièrement et moralement la femme et les enfants du
membre affligé. Au sein des classes, ce mode de fonctionnement est pour
les membres un atout pour un affranchissement économique car elle
permet aux membres d’avoir à disposition une force humaine pour la
réalisation de projets communs ou individuels. A propos, l’esprit de
solidarité dans la société abouré permis la réalisation de grandes
plantations de café et cacao à moindre frais par le passé.
Etant donné que notre recherche aborde la question du bel homme
(êbé) dans la société abouré, j’ai opté pour une démarche esthétique. Le
caractère transdisciplinaire de cet outil conceptuel de référence choisi me
permet de saisir à la fois la dimension sociale, artistique, symbolique et
esthétique du êbé. En adéquation avec la vision du père Engelbert M’Veng,
selon laquelle il existe un processus symbolique qui anime la vie des
créations africaines, il est question de comprendre les fondements

1
ABY Warburg a été présenté par Evelyne Pinto, des essais florentins Klineksied,
1990, P.22, il est réputé pour sa théorie sur l'analyse iconographique.
2
« Dans l’abouré c’est un événement extrêmement important : pour les jeunes, c’est
l’émancipation. Ils auront à partir de cemoment un rôle jouer et une responsabilité à
assumer dans le village. Indépendants ils ne seront plus humiliés et traités par les aînés ou
parents de petits garçons et par conséquent de bons à rien. On devra leur classe âge le
même respect que celui dont bénéficiaient les classes âge de leurs pères et grands-pères.
Leur opinion fera pencher un plateau de la balance quand il agira de prendre importantes
décisions dans intérêt de toute la collectivité villageoise. Désormais hommes libres les
jeunes resteront fidèles leur classe aussi bien ici-bas que dans au-delà. »Niangoran-Bouah
Georges. Le village abouré. In: Cahiers d'études africaines, vol. 1, n°2, 1960. pp. 113-127;
doi : 10.3406/cea.1960.3668 http://www.persee.fr/doc/cea_0008-
0055_1960_num_1_2_3668, Document généré le 02/06/2016

63
socioculturels sous-jacents des attributs et symboles afférents au êbe dans
le sens d’une approche systémique et multidisciplinaire :

« Systémique parce qu'elle interroge l'ensemble du


système social avec ses principes organisateurs, ses
valeurs, ses finalités, ses rétro contrôles, etc.;
multidisciplinaire parce qu'elle fait appel à l'histoire, à
l'anthropologie, à la psychologie, à l'ontologie, aux
sciences de la communication, neurobiologiques, voire
mathématiques mais aussi à la physique quantique. »1

En outre, la communauté villageoise bénéficie aussi des actions des


membres des classes d’âge. Selon la classe et la génération à laquelle ils
appartiennent, chaque membre va intervenir auprès de la communauté en
fonction de son rôle social.

II- MANIFESTATION DE LA BEAUTE TENUE ABLACON

L’ablacon est un apparat en tissu satin brillant est mis pour révéler le
corps nu du êbé. Dans cette tenue dite de « vérité », les parties du corps
fortement appréciées comme les fesses, l’équilibre et harmonie des formes
du corps, sa corpulence, l’homogénéité de son teint noir éclatant sont
exposés. Au cou, autour du front, aux poignets, le êbé porte les accessoires
(colliers, bandeaux, bracelets) réalisés à partir d’écorce d’arbre réduite en
fibres végétales et des perles dont les tons plus clairs contrastent avec le
ton foncé de la peau qu’ils concourent à mettre en relief ; rehaussant ainsi
le pigment noir et éclatant de la peau. La prestation en tenue ablacon
abordée sous une forme de mise en scène (théâtralisation), le êbe dévoile
sa beauté sous les traits d’un cultivateur ou d’un pêcheur, d’un chasseur
ou d’un guerrier abouré accompagné. Les éléments et accessoires (houe,
machette, gourde, gibier, récoltes, filet de pêche, sabre) en lien avec les
rôles campés sont exploités par le êbé pour donner de voir des
représentations réalistes qui mettent en scène des séquences la vie
quotidienne et paysanne abouré.
L’ablacon (fig.1) est une sorte de cache sexe connu chez les Akan
parfois sous le nom alacoun ou kodjo (Baoulé). Constitué d’une étoffe
aménagée pour passer entre les jambes, il cache les parties intimes du
porteur ou de la porteuse tout en laissant en évidence le postérieur
(fesses). L’ablacon présente le corps dénudé des êbé que l’on voit paré et
embelli d’autres accessoires (bandeau, collier, bracelet, amulettes) réalisés
à partir de d’éléments naturels (écorces d’arbres, de feuilles, fibres
d’écorces). Dans cette tenue, certains êbé se présentent avec des

1
Esthétique de l'art africain : symbolique et complexité, Mbog Bassong,l'Harmattan, 2007,
p14

64
équipements traditionnels (houe, machette, gourde, corbeille, filet de
pêche) aussi bien que des provisions issues de la chasse ou de l’agriculture
(régimes de banane plantains, de graines, gibier). D’autres par contre,
peuvent tenir en main des éléments comme l’épée utilisée lors des danses
guerrières.

Figure 1 : Êbé en tenue ablacon

Tableau récapitulatif des symboles de l’ablacon

Vêtements Parures Autres accessoires


Corps dénudé Couronne végétale Chasse mouche fait de
matière végétale

Ablacon Collier végétal épée (l’ohoto)

Nue pieds Bracelets de Trophée de chasse


végétaux et de
perles Machette

amulettes Gourde végétale

Attelage de corbeille

65
1- Le symbolisme du êbé en ablacon
Corps nus, le êbé est oint d’huile odoriférant préparée pour rependre
l’odeur agréable des arômes naturels. L’huile abondamment appliquée
pour faire ressortir les volumes et qualités physiques. Objet de plaisir, de
désir et de séduction, les caractères physiques de la masculinité-abouré
sont ainsi affichés. Homme beau, fort et viril, le êbé affiche la capacité à
procréer non pas pour le plaisir de le faire, mais pour contribuer à la vitalité
et à la perpétuation du lignage et asseoir une représentativité sociale et
politique. Ces défis sociaux qui engagent une responsabilité du chef de
famille à l’endroit de son clan, conditionnent celui-ci au travail, facteur
d’émancipation et de prospérité économique.
En scène, le êbé, ressasse ses vérités socioculturelles comme pour en
assumer ses parts de responsabilités. À travers les activités (agriculteur, de
pêcheur, de chasseur) qu’il incarne, les provisions en nourriture (gibiers,
régimes de graines et de bananes plantains, poisson) qu’ils apportent sur
scène traduisent bien cette bienveillance paternelle, le sens du devoir
familial et conjugal. En outre, le sacrifice, le courage, la persévérance
investis au travail sont révélés dans le caractère précaire et rudimentaire
du matériel(machette, houe, gourde traditionnelle, filet) avec lesquels le
paysan abouré défit des contraintes de la nature (forêt, lagune) pour
parvenir à mettre en place ces grandes plantations (hévéaculture, palmier
à huile) qui font leur fierté et contribuent au développement de la région
de Bonoua.
De même, la présentation du êbé en ablacon évoque le passé du
peuple abouré. Période très ancienne où hommes et femmes se revêtaient
en tenues primitives (ablacon, tenue en écorces d’arbres) ou encore
l’époque des pionniers, des pères fondateurs du royaume abouré. Aux
côtés des acteurs abouré qui ont participé au rayonnement économique du
royaume par la force du travail de la terre ou de la pêche, l’on voit ceux qui
par leur bravoure ont combattu et repoussé les ennemis afin de garantir au
peuple abouré un territoire et des terres. Le Sanflan KADJO Amangoua1en
est un personnage clé. Chefs de guerre, les Sanflan ont pour symbole le
sabre (ohoto) qui inspire au peuple la sécurité, la protection physique et
spirituelle. Les Sanflan ne sont pas choisis uniquement pour leurs exploits
ou pour leur rang social mais pour leurs valeurs morales, leur constitution
et qualités physiques.

2- Symboles du êbe en tenue de noblesse


La tenue de noblesse (fig.2) est constituée du grand pagne et ses
accessoires (couronne d’or ou d’étoffe, de pendentifs, des bagues et

1
KADJO Amangoua, chef guerrier abouré lutta contre l’oppresseur blanc. Capturé, il fut
déporté au Gabon où mourut. Ses restes seront ramenés sur sa terre natale où un monument
est dressé en sa mémoire.

66
bracelet, de chevillière, chasse mouche, canne, de sandale abodjé). Comme
son nom l’indique, cet apparats est une tenue privilégiée par les nobles en
pays Akan (roi, notables, bourgeois, cadres).

Figure 2 : Êbé en tenue de noblesse

Tableau récapitulatif des symboles de la tenue de noblesse

Vêtements Parures Autres accessoires


Boubou en Pendentifs Akan en Sceptre ou bâton en or
dentelleet grand fonte
pagne Chasse mouche
Collier fait de perles
Couronne ou de différentes
Chapeau en or couleurs

Chaussures Bracelets en
« Abodjé »
Bague

III- MANIFESTATION DE LA BEAUTE EN TENUE DE NOBLESSE

Les tenues djampah et de noblesse vont se démarquer de la tenue


ablacon. Plus intégrales, ils présentent les êbé avec le corps pratiquement
recouvert. Laissant apparaître la tête, le cou, les bras,les jambes, les pieds,

67
ces parties du corps sont ornées d’accessoires. Soit, d’une couronne d’or
ou d’étoffe, de pendentifs, des bagues et bracelet, de chevillière, de
sandales abodjé. Conçus pour la plupart en or massif et autres matières de
valeur (perles), les accessoires et les tenues de valeurs anoblissent les êbé,
rajoutent du prestige à leurs qualités physiques. Sous les traits de nobles
abouré (roi, notables, bourgeois), les êbé à travers leurs vêtements
laissent découvrir la richesse des apparats et des accessoires.

1- Symboles du êbe en tenue djampah


Le djampah(fig.3) est un boubou aux grandes manches associé d’une
culotte descendant à hauteur du genou ou un peu au-dessus assortis
d’autres accessoires qu’on pourrait lui associer (couronne d’étoffe, de
pendentifs, des bagues et bracelet, de chevillière, de sandale abodjé).
Cousu en tissu dentelle de grande valeur il entre avec le tenu de noblesse
dans la catégorie des tenues de prestige mis lors des grandes occasions.

Tableau récapitulatif des symboles de la tenue djanpan

Vêtements Parures Autres accessoires


Tenue Djampah : Pendentifs Akan en - Chasse mouche
Boubou et Culotte fonte
qui arrive au genou.
Collier fait de perles de
Chaussures différentes couleurs
« Abodjé »
Bracelets en

Bague

Chevillière

Figure 3 : Êbé en tenue djanpan

68
Pour élection du bel homme, les jeunes abouré ou les candidats non
abouré défilent sur l’estrade de foyer jeunes de Bonoua devant le public et
les membres du jury vêtus des trois tenues vestimentaires imposées que
sont djampah, l’ablacon, la tenue de noblesse. Ces tenus et accessoires
revêtues par les candidats renferment un ensemble de symboles qui
participent à l’éclosion de leur beauté d’ou à la construction de
l’esthétique des bels homme en pays abouré.

2- Le symbolisme du êbe en tenue de noblesse et djampah


Souvent de qualité Kita ou Kenté, les grands pagnes ont une valeur
historique majeur en ce sens qu’ils rattachent l’Akan à ses origines Ashanti.
Chargés de motifs géométriques aux couleurs vives ou de motifs figuratifs
aux significations liés à la mythologie Ashanti et Akan, les grands pagnes
accompagnés des accessoires en or ou de perles de valeurs distinguent les
nobles (roi, notables, bourgeois, cadres) des citoyens ordinaires pendant
les cérémonies (fête des ignames, fête des générations). Dans la culture
Akan, l’or est un métal chargé de sens. Il y recouvre les dimensions
économique, divine, spirituelle, intellectuelle. Associé au grand pagne de
valeur, l’or à travers les accessoires artistiquement travaillés (couronne,
pendentifs, bagues, bracelet, chevillière) renforce le prestige du êbé,
affirme aussi la puissance économique des individus, des familles qui l’ont
habillé ou encore témoigne du rayonnement économique du royaume
abouré. En lieu et place de la couronne en or, la couronne d’étoffe est
nouée par le êbé. Réalisée dans différents tissus colorés éclatants
savamment entrelacées, elle établit ici une harmonie spontanée avec le
reste des vêtements du êbé pour donner le caractère de modernité aux
créations traditionnelles. La canne royale supplantée des symboles
(tabouret, personnages, oiseau rapace) participe aussi à l’expression
esthétique du êbe. Cependant, ces symboles institutionnels rompent avec
la vie ordinaire pour nous transporter dans l’univers royal et politiques (roi,
porte-canne). Généralement, les êbe en tenues de noblesse, restituent le
statut social (fonction, rang, dignité) des nobles lors de leurs prestations. A
cet effet, le djampah entre dans cette dynamique esthétique. Tenue non
typiquement abouré, il fut emprunté des Yoruba du Nigéria par les abouré
qui finissent par l’adopter comme mode vestimentaire. Fait en tissu
dentelle de grande valeur, il anobli le êbé. Egalement ce dernier est paré
des autres accessoires en or (couronne, pendentifs, bagues, bracelet,
chevillière). Reconnu comme un style vestimentaire moins contraignant
que le grand pagne Akan, le djampah incarne la modernité et traduit à la
fois richesse et sobriété.
Toutefois, les tenues de noblesse (grand pagne ou djampah) ne sont pas à
mettre au compte des nobles uniquement. Elles sont également portées
par les jeunes lors des cérémonies de mariage communément appelées
(Atôflê) en pays abouré.

69
IV- MANIFESTATION DE LA BEAUTE DANS LES GESTES ET
MOUVEMENTS

L’aspiration du êbé est de séduire du public (hommes et femmes). En


tenus ablacon, la grâce, accompagne son entrée en scène. Après avoir
salué l’ensemble du public selon la tradition coutumière abouré et réalisé
une bonne occupation de la scène, vient l’instant attendu du public surtout
de la gente féminine. Le êbé adopte la posture de dos ou l’on peut admirer
son postérieur (fesse) avant de laisser contempler les autres facettes de sa
plastique sous d’autres angles de vue (pose de profil, de face).
Dans les tenues de noblesse (grand pagne + accessoires, djampah) les
êbé se dévoilent au public sous les signes de l’élégance, de l’assurance, de
l’autorité tels le fond ces personnages dans la vrai vie. Toute la gestuelle ne
manque pas d’accompagner la façon de se déplacer sur la scène en forme
de « T » qu’ils doivent harmonieusement occuper. Mais avant, la salutation
traditionnelle qui prélude aux rencontres entre les citoyens abouré est
adressée au public. Le but étant d’attirer en sa faveur les suffrages du
public et du jury, les êbé s’appliquent à miner les codes esthétiques de la
noblesse pour plaire et captiver l’action du spectateur.

1- Exploitation de la beauté du êbé


« Toute personne considérée comme belle, est une des personnalités
de marque de la société villageoise, symbole de la beauté physique mais
aussi de la beauté morale. Ces belles personnes, qu’il s’agisse d’une jeune
fille ou d’un garçon, feront la fierté de leurs familles qui seront à tout
moment sollicitées. Ces personnes seront représentées à l’intérieur ou à
l’extérieur de la société comme un élément de prestige et de publicité. »1
La façon d’exprimer la beauté chez l’Akan lors des cérémonies de
réjouissance converge avec la manière de l’exprimer chez les abouré éhivè
de Bonoua sauf qu’aujourd’hui l’on note une évolution des choses. La fête
de l’igname ayant fait place au Popo Carnaval, les modes d’expression vont
s’adapter au nouveau contexte culturel. Les bels hommes (êbé) et belles
femmes (awoulaba) en tenue d’apparts vont donc participer aux défilés
carnavalesques du Popo pour être admirés du public et se faire élire
comme les plus « beaux hommes » ou la plus « belle femme » au sortir de
leurs prestations. Particulièrement, la mise en valeur des qualités
esthétiques masculines chez les abouré va se faire à travers les prestations
des êbé en tenues ablacon, djampah et la tenue de noblesse.

1
Concept traditionnel de l’esthétique chez la femme akanen cote d’ivoire, Assoumou NM,
Gnagne-Koffi ND, Adou J, Assoumou AA, Mansila-Abouattier EC, 1998 Juin, Vol 21,
Num 81, p 6 , Revue :Odonto-stomatologie tropicale = Tropical dental journal, Type de
publication : article de périodique http://www.lissa.fr/rep/articles/11372120

70
2- Le symbolisme de l’union des « êbé » et « awoulaba »
Le destin croisé des êbé et des awoulaba remet sur la table le rapport
de l’homme et la femme dans la société abouré. Cette relation, certains
observateurs la construise autour de la pensée attachée au cœur même du
Popo Carnaval depuis qu’il existe : « Les hommes se déguisent en femme,
les femmes en homme comme pour célébrer la dualité qui existe en
chacun ». Si les caractères doubles de l’homme et la femme sont relevés
dans cette thèse, sa finalité est de parvenir à un équilibre retrouvé dans un
rapport de fusion de l’homme et la femme. Somme toute, la rencontre des
êbé et des awoulaba au défilé final du Popo, est l’accomplissement de
cette osmose recherchée. En pays abouré, le mariage (attôflê) est le moyen
par lequel l’homme se lie la femme pour s’unir avec elle. Ils se rencontrent
pour former un couple, asseoir le cadre familial gage de stabilité et
d’équilibre social. En effet, le mariage en pays abouré, garanti beaucoup de
liberté à la femme maintenant intacte son égalité entre elle et l’homme.
Cependant celle-ci garde une position d’arrière plan. Elle peut néanmoins
être consultée par son mari. C’est au mari que revient la charge de prendre
soin de son épouse. La fécondité chez la femme est source de célébration
et honneur pour la femme. Chaque accouchement opéré sans risques par
la femme en pays abouré mérite célébration. La nouvelle mère est soumise
à une séance de purification avant de faire l'objet d’une attention
particulière au niveau alimentaire et esthétique. « Lorsque la femme est
belle et suffisamment en chair ; cela est une preuve d’honneur pour sa
famille et son époux qui le suppose-t-on prenne soin de son épouse ». Le
dixième enfant issu d'une même femme est un don de Dieu et en avoir dix
est le signe d'une bénédiction abondante pour la femme qui connaît une
autre célébration festive à travers la fête du Obrou te apapoua1.
L’union du êbé et de l’awoulaba est un symbole qui ouvre une lueur
d’espoir sur l’avenir du peuple abouré. Pendant que l’incinération du Roi
du Popo carnaval se faite comme un acte de purification en vue d’un
lendemain dépouillé de toutes forces négatives, l’union sacrée des deux
symboles de la beauté (êbé et awoulaba) demeure signe du
renouvellement, le début d’une autre vie.

1 ème
La célébration du 10 enfant est un hommage aux familles nombreuses et un
encouragement à perpétuer la race humaine en générale et le peuple Abouré.

71
Figure 4 : Parés en tenus de noblesse, les Êbè et les awoulaba installés à la
tribune assistent aux différents défilés des festivaliers

3- Synthèse des valeurs socioculturelles en lien avec l’esthétique du


êbé
L'organisation sociale et politique des abouré repose sur les trois
institutions que sont les familles claniques, les générations et classes d'âge,
l'institution royale. Ces institutions sont au cœur de la promotion et de la
fixation des valeurs socioculturelles et en sont même l’épicentre. Chez
l’abouré, la beauté est en rapport avec l’éthique. Par contre, cette éthique
se veut conformiste en ce sens qu’il demeure en phase avec les principes
de la vie interne aux institutions. L’accomplissement du devoir
institutionnel, social, familial érige l’homme en modèle social. L’union
sacrée du mariage pointe en perspective du projet esthétique institué par
l’abouré. Les différentes tenues vestimentaires (ablacon, tenue de
noblesse, djampah) que revêt le êbé sont un langage riches de signifiés qui
expriment les réalités socioculturelles de l’univers abouré conçu comme un
monde organisé, une société en quête de développement, d’équilibre, de
stabilité, de modernité. A ce titre, certains symboles évoquent le passé
mais aussi l’avenir du peuple abouré. Ils confirment son attachement à sa
culture. Témoigne de son esprit d’ouverture d’ou sa capacité à transcender
sa culture pour aller à la rencontre des autres. Le travail, facteur
d’émancipation et d’autonomie financière, sur la base des valeurs telles le
courage, la bravoure et la persévérance participe au rayonnement
économique, au progrès de la société abouré. De même, en plus de
contribuer à la construction de l’esthétique du êbé, d’autres symboles nous
plongent dans la sphère de la noblesse abouré. Lieu où les apparats et
accessoires de prestige évoquent à la fois la royauté et ses signifiants
institutionnels, la bourgeoisie et sa force économique, la puissance des
familles et de la société abouré dans son ensemble.

72
La beauté est liée à l’identité culturelle des peuples en ce sens qu’elle
a toujours fait l’objet déconstructions sociales. Ainsi, la conception de la
beauté dans une société reflète ses valeurs culturelles en intégrant l’art, les
rites initiatiques, les symboles, les idéaux sociaux, politiques, économiques,
culturelles… au sein du système social. Dans cette perspective, la
conception de la beauté en pays abouré repose sur les valeurs
socioculturelles elles-mêmes édifiées sur les fondements
institutionnels essentielles que sont la famille, les générations et classes
d'âge, la royauté. C’est dans cet univers que les codes esthétiques du êbé
sont à rechercher.
Mais avant, il est important de faire un travail récapitulatif des
données socioculturelles et en lien avec la célébration du bel homme (êbé)
pour appréhender quelques axes de réflexions intéressantes en vue de
l’identification de codes esthétiques.

IV- IDENTIFICATION DES NORMES ESTHETIQUES DU EBE

1- Au niveau des critères de participation


Le concours du êbé met en compétition des candidats dont l’âge part
de 30 ans à 50 ans1. La différence d’âge entre les deux extrêmes (30-50
ans) est de 20 ans pour les générations les plus éloignées et d’au moins 10
ans pour les générations les plus proches. En effet, l’écart d’âge de 10 ans
minimum entre les générations les plus proches est suffisamment
important pour qu’on oppose les candidats entre eux. Nous nous
retrouvons donc face à des candidats « âgés » (Ainés) et des candidats
« moins âgés » (cadets). L’élection du êbé fait évoluer conjointement deux
générations que la différence d’âge semble opposer. Il associe à la fois
beauté juvénile et beauté sénile sur un même plateau. De même,
concernant le statu matrimonial, s’il n’est pas n’exigé pas que le candidat
soit marié, il n’y a également pas de contraintes au niveau de la paternité.
Cela dit, le êbé peut être père d’un ou de plusieurs enfants.

2- Au niveau des critères physiques et valeurs morales


Il ressort de nos enquêtes une conception synthétique au niveau des
qualités physiques du êbé qui se résume à une taille relativement normale
(plus d’1m70), à la corpulence du physique (être en forme et fessu), à la
beauté du visage avec une dentition saine et blanche et à un teint à la
pigmentation homogène et harmonieux. Ce teint se veut naturel sans
effets décapants.
Au niveau des valeurs morales, la salutation traditionnelle adressée
par le êbé au public est l’acte au travers duquel ces valeurs sont rendues
visibles. Que pense l’abouré du dualisme beauté physique / beauté morale

1
ABLE Kodiané Pierre 47 ANS (Planteur) élu deuxième dauphin derrière M. N’Guessan
ème
Montana, à la 36 édition du Concours du êbe Popo carnaval 2016

73
cher à la conception esthétique des Akan; groupe culturel auquel
appartiennent les abouré ?

3- Au niveau de la façon d’exploiter les tenues vestimentaires de la


mise en scène des prestations
Les apparats utilisés par les êbé lors des prestations sont classés en
deux catégories de tenues. Il y a la catégorie de tenue qui dévoile le corps
(ablacon) et la catégorie des vêtements qui voilent le corps (djampah,
tenue de noblesse). La conception esthétique abouré dans ce cas est
orientée vers une apologie à la fois du « corps nu » et du « corps paré ».
Cette perception de la beauté fait une synthèse des approches esthétiques
reconnues chez les groupes Bété à travers le bagnon1dont le corps est
entièrement exposé lors des célébrations et celles des groupes Akan qui
ont plutôt tendance à présenter le bel homme dans les apparats de
noblesse (grand pagne et ses accessoires). A travers leurs apparts
spécifiques, les êbé mettent en scène des réalités de la vie sociale abouré.
En ablacon ils campent les rôles de cultivateurs, de pêcheurs ou de chefs
de guerre. Dans les tenues de noblesse, ils nous plongent dans l’univers des
nobles abouré pour rappeler les institutions (royauté et ses symboles,
notabilité) puis la bourgeoisie abouré.

4- Au niveau de la rencontre du êbé et de l’awoulaba


La rencontre du êbé et de l’awoulaba au défilé final du Popo Carnaval
est l’accomplissement de la fusion de l’homme et la femme en vue d’un
équilibre social dont le couple, la famille en est le socle. L’union sacrée des
deux symboles de la beauté (êbé et awoulaba) contribue à la vitalité et au
renouvellement du peuple abouré.

V- LES DIFFERENTS NIVEAUX D’ANALYSES

1- Synthèse des critères


Le fait que le concours de êbé mette conjointement en compétition
des personnes âgées et des personnes jeunes, ouvre de nouveaux champs
de perceptions sur la beauté chez l’abouré. Ce type d’association des
compétiteurs n’est pas complaisant ou faite au profit d’un parti. Pour
l’abouré, la beauté n’a pas d’âge. Elle est don, un acquis. C’est un capital
esthétique qu’on garde toute la vie pourvu qu’elle fasse l’objet de soin et
d’attention. Derrière cette idée, la beauté se conserve. Alors, parvenir à la
préserver intact face au temps et ses avenants devient en soit une qualité,
une compétence qui mérite d’être saluées et honorer. Cela suppose une
hygiène de vie particulière et une prise en charge de la beauté. En abouré,
on dira que la beauté est viagère. Il faut savoir la conserver et l’entretenir
dans la durée. Dans ce sens, quelques astuces et bonnes habitudes
peuvent être adoptées par l’abouré. Comme conseils, nombre
d’interlocuteurs conseillent par exemple de :
1
Wondji (op.cit.:43) « La beauté du bagnon imprègne le corps humain tout entier, depuis
la tête jusqu’aux pieds »

74
 Bien se nourrir
Mangez à des heures de repas régulières, Ne pas manger trop de
produits chimiques, trop de sel, Manger de la viande, du poisson, des
légumes, des fruits, des féculents, Mangez varié;

 Bien se reposer
Le repos est primordial à la santé. Elle permet au corps de se
régénérer

 Prévenir des maladies


Se soigner, anticiper les maladies

 S’appliquer une hygiène corporelle


Prendre soin du corps (toilette, huile traditionnelle), Eviter de
transformer le corps ou de l’agresser. En pays abouré la beauté est viagère.
Elle transcende le temps et tente de résister aux limites du corps. Les
moyens de conservation de la beauté résident dans des d’entretien du
corps et de sa modification. Les méthodes de transformation somatique
sont rejetés par l’abouré qui de foncièrement apprécie la beauté naturelle
sans artifice.

2- Niveaux d’appréciations
Jeffery Sobal, maître de conférences en science de la nutrition à
l’université Cornell fait remarquer : « Au XIXe siècle, presque toutes les
sociétés associaient la corpulence à un rang social élevé. L’embonpoint
était synonyme de prospérité et de bonne santé, la maigreur le signe
qu’une personne était trop pauvre pour manger à sa faim. » Cette
conception de la beauté est courante chez l’abouré même si ce critère ne
se résume pas à une question de poids et de muscles hypertrophiés. La
corpulence appréciée est plutôt forte et ferme car elle reflète la richesse, la
réussite et l’embonpoint. L’abouré n’étant pas généralement grand, la
taille du êbé correspond à une taille relativement normale (plus d’1m70).
Au niveau de la couleur de sa peau, il doit être noire, mais d’un noir
homogène et brillant. Le visage, on le préfère harmonieux (sans bajoues et
aux pommettes saillantes). Il doit être est jugé symétrique avec un front
dégagé qui laisse entrevoir tous les traits du visage (nez assez droit, yeux
bien visibles, dentition saine et éclatante). Enfin, la forme ovale du visage
fait référence en matière de beauté chez l’abouré. De préférence, le cou
strié ou plissé est un atout à l’avantage du êbé car cette qualité corporelle
est une caractéristique recherchée et fortement appréciée chez l’ensemble
des peuples Akan que ce soit au niveau de la femme (Awoulaba ou
Aoulaba) que de l’homme. En définitive, la trame fondamentale
caractéristique de la beauté masculine en pays abouré est la
proportionnalité du corps corpulent et son harmonie, associée à la beauté
du visage. Par ailleurs, si tant est vrai que les valeurs morales sont peu
visibles pendant les prestations des êbé, mais perceptibles à travers le

75
geste de salutation traditionnelle adressé par les êbé au public, l’on retient
qu’au-delà de ce symbole; les valeurs morales en terroir abouré sont
inhérentes à la formation au sein du système des classes d’âge et des
générations. Ces institutions prescrivent la nature des relations entre les
membres à l’intérieur des classes et générations et celles qui régissent les
actions de l’abouré à l’endroit de sa communauté. Par conséquent,
l’abouré est naturellement généreux, solidaire, respectueux des ainés et du
prochain, hospitalier. En effet, il tient à la solidarité au sein des classes et
celle à l’égard de la communauté. Par ailleurs, concernant les critères de la
beauté masculine, plusieurs amalgames se sont révélés dans les sondages.
Les intervenants n’ont eu cesse d’associer la beauté morale à la beauté
physique quand il était question de nous donner une explication de la
beauté ou d’en parler. Cela confirme le dualisme de la beauté physique et
de la beauté morale chez l’abouré également. Hegel pouvait dire : « Le
beau est l’éclat du vrai ». Cette thèse, atteste de la perception des deux
notions chez l’abouré quant à sa conception de la beauté. L’abouré perçoit
le beau à travers ce qui a du sens et de la valeur pour lui. Le beau ne se
rattache pas exclusivement à l’esthétique mais à l’accomplissement des
valeurs sociales chères au peuple abouré. Ces valeurs assumées fondent le
statu d’homme idéal, celui qu’on qualifie de « vrai abouré » ou de « belle
personne ». La beauté est spontanément liée à l’intelligence, la gentillesse,
la solidarité, la sympathie, etc. En somme, « ce qui est beau est bien » pour
l’abouré comme le résument Jean-Yves Baudouin et Guy Tiberghien1.
Le dualisme entre beauté physique et beauté morale coexiste chez
l’abouré comme chez les Akan en général. L’accomplissement des valeurs
socioculturelles est fondamental car le bel homme est la synthèse de
« beauté physique» et de l’« éthique ».

CONCLUSION

L’exploitation de la beauté en pays abouré à travers le êbé vise


plusieurs buts qui sont à la fois culturel, institutionnel, esthétique et
publicitaire. Au nom du relativisme de la beauté, le peuple abouré
développe sa propre vision de la beauté masculine qui procède d’un
ensemble de référents socioculturels qu’on pourrait comprendre comme
les principes qui fondent l’idée de la beauté chez l’abouré.
S’il existe des similitudes entre les normes esthétiques abouré et
celles des autres peuples du groupe akan ou même Bété, les particularités
du peuple abouré reste toujours prégnantes dans leur façon de célébrer la
beauté masculine à travers êbé. Cette idée de la beauté intègre donc ses
institutions, son art, sa culture, son passé et son avenir, la vie et la mort.
Ces codes se résument dans les points que nous abordons.

1
Jean-Yves Baudouin et Guy Tiberghien, Ce qui est beau… est bien. Psychosociobiologie de
la beauté, Presses universitaires de Grenoble, 2004.

76
La beauté n’a pas d’âge, elle est éternelle
La beauté est viagère en ce sens que pour l’abouré l’être est beau aussi
longtemps qu’il vit. La vieillesse comme la mort n’anéantissent pas cette
reconnaissance sociale admise par société.

Beauté physique et beauté morale


L’abouré situe la beauté physique et la beauté morale sur la même échelle
de valeur. Les deux notions sont complémentaires et concourent ensemble
à l’édification de l’homme idéal, de l’ « abouré parfait ».

La mise en valeur du « corps nu » et du « corps paré »


Le « corps nu » dévoile la vérité du corps. Il obéit à l’idée qui est que ; ce
est beau ne se cache pas. Le « corps paré » obéit à un besoin esthétique et
publicitaire.

Théâtralisation et mise en scènes des faits de la vie quotidienne.


Cette vision est de rappeler au peuple sa culture et rester en phase avec
l’esprit du Popo Carnaval.

Union du êbé et de l’awoulaba


La beauté à une fin, celle de participer à la vie sociale cela à travers les liens
sacrés du mariage.

BIBLIOGRAPHIES

KOUASSI Adack Gilbert, L'art royal agni de Côte d'Ivoire, Editions


L'Harmattan, 2010, 144 p.
MEIDANI Anastasia, Les fabriques du corps, Presse Universitaire du Mirail,
2007, 353 p.
BONY (J), « Une institution relative à la beauté dans la société bété : le
Bagnon », In bulletin de liaison des Institut d’Ethnosociologie et de
Géographie Tropicale, N02, 1967, 11 p.
VIGARELLO Georges, Histoire de la beauté. Le corps et l’art d’embellir de la
Renaissance à nos jours, Paris, Seuil, 2004, 352 p.
KONAN K., L’esthétique Akan Annale de l’Université d’Abidjan, Tome XI
(ethnosociologie), ABIDJAN 1983
MEMEL FOTÉ (H)., La vision du beau dans la culture négro-africaine,
Colloque sur l’art nègre, Edit. Présence africaine, Tome 1, PARIS, 1967, 54p.
NIANGORAN-BOUAH Georges, « Le village abouré », In: Cahiers d'études
africaines, vol. 1, n°2, 1960. pp. 113-127;
NIANGORAN-BOUAH Georges, « Symboles institutionnels chez les Akan »,
In: L'Homme, 1973, tome 13 n°1-2. Etudes d'anthropologie politique. 232
p.;

77
Web graphie
http://www.librairieharmattan.com
diffusion. harmattan@wanadoo.fr
harmattan 1(fYwanadoo. Fr)
ISBN: 978-2-296-043 15-2
EAN : 9782296043152

78
Sociologie

79
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.80-95 ISSN : 2226-5503

ENJEUX ET PRECARISATION FONCIERE AU GABON

TOUNG Nzué Jérôme,


Chargé de recherche (CAMES)
en sociologie du développement
Institut de Recherche en Sciences Humaines (IRSH /
CENAREST- GABON)
PB. 846 Libreville (Gabon)
Tél. (241) 06.41.27.70
toungzue@live.fr

Résumé :
Au Gabon, l’enjeu foncier reste une préoccupation majeure autant pour les populations
que pour l’Etat. Pour les populations, dans leur quête de disposer d’un cadre de vie viable.
Pour l’Etat, dans sa mission régalienne de mettre en place une politique foncière
compatible avec les objectifs de développement du pays. Et pourtant, au Gabon, la terre
ne manque pas. En effet, sur les 22 millions ha de forêt sur les 26,7millions de la superficie
du Gabon, le pays ne réalise que 0,1% de déforestation annuelle et seulement 0,4%
d’occupation du milieu forestier par l’activité agricole. Qui plus est, en faisant le ratio
superficie et données démographiques, on obtient un rapport de 15 ha de forêt par
personne. Ce qui est largement suffisant pour que chaque famille gabonaise puisse jouir
légalement d’un lopin de terre de quelques m². C’est pourquoi, dans la crise foncière
actuelle, le problème n’est pas tant un manque de terre mais plutôt une question
d’organisation et de répartition rationnelle des superficies exploitables.

Mots-clés : précarisation foncière – insécurité foncière –habitat précaire – légalité


foncière – légalité foncière – conflits fonciers

Abstract:
In Gabon, land ownership stake remains a major issue to the inhabitants and to the State.
Regarding the inhabitants it is about seeking better living conditions. As far as the State is
concerned, it is about establishing land ownership policy compatible with the country’s
growth when accomplishing welfare State. However, in Gabon the land is abundant. On
the 22 million ha of forest of the 26, 7 million ha area, the country only makes 0, 1 %
annual deforestation and only 0, 4 % forest is occupied by agriculture activity. Moreover,
the ratio between the area demographic data gives a 15 ha forest per inhabitant. This is
2
far enough to each Gabonese family to fairly benefit from a couple of m piece of land. In
this regard, the current land ownership crisis is due to a matter of organization and
rational share of exploitable area and not about the lack of land.

Keywords: Land ownership security threatened – land ownership insecurity – precarious


settlement

80
INTRODUCTION

La question foncière se présente actuellement comme une


préoccupation majeure dans la politique d’émergence amorcée par les
nouvelles autorités politiques gabonaises. En effet, à l’issue du deuxième
Conseil des Ministres délocalisé qui s’est tenu dans la ville d’Oyem le 22
décembre 2010, le gouvernement a réitéré la nécessité de moderniser la
politique foncière au Gabon. Quelques mois plus tard, lors du quatrième
Conseil des Ministres délocalisé tenu à Koula-Moutou du mercredi 25 mai
2011, le problème du foncier a de nouveau été mis sur la sellette. Ainsi,
pour exprimer sa profonde désolation de la politique nationale en la
matière, le Conseil des Ministres a dû se résoudre à prendre deux mesures
astreignantes en vue d’une réforme foncière sécurisée et efficace. Ces
deux mesures majeures concernent la mise à disposition de la Fonction
publique des responsables du Ministère de l’Habitat et de l’Urbanisme
d’une part, et la tenue d’un forum national sur foncier à Libreville du 13 au
15 juillet 2011, d’autre part.
Dans le cadre de cet article, pour une meilleure compréhension de la
précarisation foncière au Gabon, nous allons, dans un premier temps,
relever les principaux enjeux qui résultent des intérêts conflictuels entre
les multiples acteurs qui se disputent le foncier au Gabon. Par la suite, nous
allons remonter aux origines de la crise foncière qui datent bien d’avant
l’indépendance du pays en 1960 et qui se traduit aujourd’hui par des
tensions graves entre droit coutumier et droit foncier moderne et finissent
par opposer la légitimité contre la légalité. En fin, nous tenterons de tirer
les conséquences qui découlent de cette gouvernance foncière ambiguë,
en termes de précarisation et d’insécurité foncière au Gabon.

I- MULTIPLICITE D’ACTEURS ET ENJEUX FONCIERS

La gouvernance foncière est définie comme la façon dont un Etat


détermine les droits de propriété sur la terre est sur les ressources
naturelles. Dans ce cadre, la façon dont un gouvernement distribue la terre
entre les différents acteurs et la manière dont il garantit et administre les
droits fonciers sont révélatrices de la façon dont le pays est géré.
Autrement dit, la gouvernance foncière renvoie aux arbitrages entre des
fonctions concurrentes du sol. Elle vise ainsi « à concilier dans le respect
des lois et règles, les intérêts entre les différents catégorie d’acteurs »
(Mapangou, 2011 : 1). C’est pourquoi, il apparaît clairement qu’au Gabon,
le refus d’organiser et de mieux répartir la terre semble davantage
s’expliquer par les enjeux cruciaux qui traversent la question foncière.
Essentiellement, ces principaux enjeux sont inhérents notamment à la
multiplicité des acteurs et à la divergence d’intérêts défendus par les uns
et les autres.
Aussi, notre approche sociologique de la précarisation foncière au
Gabon tenterait-elle de mettre en exergue les conflits d’intérêts qui
résultent des enjeux qui sont au centre de l’appropriation de la terre par

81
les différents protagonistes. Car, la multiplicité des conflits résulte de la
multiplicité des intérêts des acteurs. D’où, la nécessité de partir des
fondements de la politique foncière en vigueur pour comprendre les
difficultés d’accès des gabonais à la propriété et la précarité foncière qui en
résulte.
En termes d’acteurs, la problématique du foncier met aux prises une
multiplicité de protagonistes. Toutefois, dans le fond, la plupart des
tensions générées par la gestion du foncier sont sous-tendues par un
conflit de compétence entre deux acteurs majeurs, à savoir : le citoyen et
l’Etat. En effet, le foncier interroge le rapport espace / société à partir de
plusieurs couples de concepts liés aux pratiques individuelles et sociales
inscrites spatialement (territoire vécu) et aux pratiques sociales localisées
(territoire institutionnalisé). D’où l’importance d’analyser les enjeux et les
relations de pouvoir entre le social (citoyen), le spatial (terre) et le politique
(Etat).
Dans ce cadre, le domaine foncier gabonais se caractérise une diversité
d’acteurs aux logiques multiples, multiformes et divergentes. Car, dans la
problématique de l’appropriation de la terre et de l’occupation de l’espace
au Gabon, chaque protagoniste a un statut et une compétence foncière.
Cette dernière qui est rarement juridique et légale est souvent politique,
spatiale, sociale ou culturelle. D’où, la complexité et les conflits
inextricables qui traversent ce domaine. Autrement dit, au Gabon, la
gestion du foncier met aux prises une variété d’acteurs ayant des statuts et
des intérêts particuliers souvent inconciliables. On notera par exemple :
- l’administration de l’habitat et de l’urbanisme dont le rôle est de
gérer l’espace urbain ;
- l’administration des Eaux et Forêts dont le rôle est de gérer la
ressource forestière ;
- l’administration des mines dont le rôle est de gérer et de valoriser
les ressources du sous-sol ;
- l’administration agricole : gérer et valoriser l’espace cultivable
- les opérateurs économiques dont l’objectif est d’exploiter et de
valoriser les ressources naturelles (bois, mines, pétrole, etc.)
- les populations locales dont la terre représente un enjeu vital pour
leurs conditions de vie et d’existence.
Mais, d’une façon systématique, trois catégories d’acteurs majeurs
entretiennent des rapports conflictuels dans le champ foncier gabonais. Il
s’agit de l’Etat et ses démembrements, les communautés autochtones, et
les opérateurs individuels et privés. En rapport avec notre l’approche
sociologique, il appert que chaque catégorie d’acteurs en fonction de ses
intérêts est confrontée à des enjeux qui le mettent en conflit avec les
autres protagonistes :
- l’administration de l’habitat est souvent confrontée au
déclassement les aires protégés à des fins d’habitation en zone
périurbaine (forêt classée de la Mondah, Arborétum de Sibang) ;

82
- les mines sont confrontées au déclassement des aires protégées ou
de concessions forestières au profit de permis pétroliers ou miniers,
souvent plus rentables ;
- les Eaux et Forêts confronté à l’exploitation des zones forestières
(production/régénération) à des fins agricoles ;
- les populations rurales dans l’attribution et l’exploitation des forêts
riveraines. Les populations urbaines, confrontés à la dictature des
domines d’utilité publique (D.U.P)

De la multiplicité des acteurs aux statuts et aux compétences mal


définis, il en résulte de multiples conflits fonciers inextricables. Parmi les
plus récurrents on peut citer notamment les conflits liés à la mauvaise
gouvernance foncière et judiciaire, ceux liés à la méconnaissance et à la
complexification des règles de gestion foncières et ceux liés à la
superposition du système foncier coutumier et du système moderne.
Finalement, si, à chaque type d’acteurs correspondent des conflits
spécifiques liés aux intérêts en jeu. Cependant, comme enjeu fondamental
de la question foncière au Gabon depuis l’époque coloniale, il n’y a pas que
de la jouissance du sol, mais il y a surtout l’appropriation du sous-sol. En
effet, au Gabon, « le foncier est constitué à la fois par la terre et les
ressources naturelles qui y sont directement attachées et l’ensemble des
relations entre individus et groupes pour l’appropriation et l’utilisation de
ses ressources ». Finalement, connaissant l’importance du contenu du
sous-sol gabonais pour le colonisateur et pour l’Etat gabonais, par la suite ;
on comprend la difficulté des pouvoirs publics à légaliser la jouissance de la
terre par citoyen. Pourtant, la loi n°016/1 portant code forestier en
République gabonaise dans son article 5 dispose : « le domaine forestier
comprend un domaine forestier permanent de l’Etat et un domaine
forestier rural » dont la jouissance est réservée aux communautés
villageoises autochtones. Dans ce domaine forestier rural, les populations
locales bénéficient d’un droit d’usage libre et gratuit, mais, « sous réserve
des règlements restrictifs pour nécessité d’aménagement ou de
protection » (art.253). Autrement dit, les populations rurales n’ont qu’un
droit d’usage du sol. Ce droit leur confère une jouissance sous réserve,
donc précaire. En effet, dans son ensemble, la gestion du foncier au Gabon
se caractérise « par une insécurité juridique non propice à l’occupation
productive des terres » (Nkoa, 2011 :1-2). Cette insécurité juridique a pour
corollaire, la situation de précarité foncière à laquelle se trouve confronté
les populations gabonaises.
Comment en est-on arrivé là ?

II- AUX ORIGINES DE LA CRISE FONCIERE : UNE GOUVERNANCE


FONCIERE SOUS INFLUENCE DU PACTE COLONIAL

La gouvernance foncière en vigueur actuellement au Gabon tire son


origine dans les objectifs en la matière de la puissance tutélaire. En effet,
bien avant l’indépendance de l’ancienne colonie, la gestion du foncier au

83
Gabon était naturellement sous la responsabilité de la métropole. Dans ce
cadre, il faut noter avec Guy Lasserre que les premiers permis d’occuper
ont été délivrés par l’administration coloniale en 1916. Quelques années
plus tard, c’est-à-dire en 1919, par un arrêté, il fut créé « une commission
chargée du lotissement général du chef-lieu de la colonie du Gabon ». Il est
évident que ni les permis, ni le lotissement dont il est question ici, ne
concernaient les populations autochtones. Car, en matière de lotissement,
les populations locales avaient la latitude de s’installer « là où bon leur
semblait, sans rien demander à personne, pour vu que la case fût construite
en dehors du quartier européen » (Toukou Moubedi ; Nguema Edzang,
2011 : 6).
Plus de cinquante ans après les indépendances, le recours à l’habitat
spontané et l’occupation de terrain vaque pour construire son logis ne sont
pas très éloignés de la pratique en vigueur, à l’époque coloniale. Quant aux
permis d’occuper délivrés, il s’agissait, sans doute, de répartir le territoire
entre les différentes compagnies concessionnaires notamment dans le
secteur forestier et minier.
Ainsi, quand le Gabon accède à l’indépendance en 1960, les principales
compagnies concessionnaires forestières et minières s’étaient déjà
approprié des pans entiers du territoire national pour l’exploitation des
ressources naturelles indispensables à la métropole. Il n’est pas sûr que les
permis et les autorisations délivrés à l’époque coloniale aient été remis en
cause par le nouvel Etat indépendant. C’est pourquoi, une analyse
topographique des superficies sous permis d’exploitation forestière et
minière permet de constater que plus des ¾ du territoire national sont
rétrocédés aux exploitants privés.
La réalité étant celle-là, c’est-à-dire un territoire national largement
concédé, on comprend les hésitations des autorités gabonaises à ouvrir la
boite de pandore d’un dossier aussi complexe et sensible. Car, pour éviter,
sans doute d’échauder, les compagnies concessionnaires, le verrouillage du
titre foncier reste le moyen le plus efficace pour maintenir les
déséquilibres et s’assurer le statut quo ante. C’est pourquoi, il est difficile
de déceler une once de sincérité dans les larmes de veuves effarouchées
des politiques gabonais qui dénoncent le verrouillage dans la délivrance du
titre foncier, mais qui ne font rien pour y remédier alors qu’ils en ont les
prérogatives.
Et pour cause, après les indépendances, le nouvel Etat indépendant n’a
fait qu’appliquer mécaniquement la politique foncière de la France au
Gabon. Certes, « le droit moderne a été introduit en République gabonaise
dans les années 1960, en remplacement des règles traditionnelles ». Mais,
en réalité cette nouvelle réglementation n’est qu’une pâle copie du « vieux
droit colonial » qui stipule, entre autres, que la terre appartient
exclusivement à l’Etat. Plus clairement, c’est la loi n°14/63 et 15/63 du 8
mai 1963 qui reconnait l’Etat comme « autorité foncière légitime et le
garant du système foncier sur le territoire national » (Nguema Rano,
2011 :3). Or, tous les exégètes de la coopération franco-gabonaise
reconnaissent que tous les textes des premières années des indépendances

84
ont pour assise la « Convention d’Etablissement » qui scelle le pacte entre
les deux Etats après l’octroie de l’indépendance Gabon. Et, malgré les
multiples amendements ; certes, ce texte fondateur reconnaît,
l’indépendance du Gabon, mais il permet surtout à la France de conserver
l’essentiel de ses prérogatives, surtout dans le domaine économique.
C’est pourquoi, la terre étant un élément essentiel dans les intérêts
économiques de la France au Gabon, sa gestion n’a jamais été réellement
cédée au Gabon. Depuis l’époque coloniale, cette terre a toujours
appartenu à la France qui’ l’en a dépossédé aux populations autochtones.
En effet, dans le processus de colonisation, au-delà des hommes, c’était
aussi la terre qui était colonisée et surtout ce que le sol et le sous-sol
pouvaient receler comme richesses. Comble du cynisme, pendant la
période coloniale, les populations autochtones étaient astreintes à payer à
la puissance tutélaire un impôt foncier (n’fong si, en fang, traduisez : impôt
de terre). Autrement dit, depuis l’époque coloniale, les populations locales
devaient déjà payer une taxe pour jouir de la terre de leurs ancêtres.
On comprend, dès lors, pourquoi, jusqu’à présent, l’accès à la propriété
foncière demeure pour le gabonais une arlésienne. Car, la politique et la
gestion foncière au Gabon, à l’instar de nombreux pays d’Afrique, sont
dominées par des préoccupations plus économiques que sociales. C’est
pourquoi, au Gabon, l’accès à la propriété foncière n’a jamais été sécurisé
comme le sont les activités économiques, avec notamment l’existence d’un
code minier pour sécuriser les activités minières et l’existence également
d’un code forestier pour sécuriser les activités forestières. Quant au code
foncier, il ne semble pas être une préoccupation pour l’Etat gabonais,
malgré le désordre qui règne dans ce domaine et qui a pour fondement la
coexistence des règles administratives et d’utilisation du sol conflictuelles.
En effet, l’appropriation ancestrale du sol s’oppose très souvent aux
mécanismes et concepts juridiques inadaptés aux réalités locales et
empruntés à l’ancienne puissance coloniale. Aussi, poser la question de
savoir à qui apparient réellement la terre au Gabon loin d’être incongrue
reste-t-elle une interrogation problématique essentielle pour comprendre
une inaccessibilité à la propriété foncière qui confine les gabonais à la
squattérisation.
Mais, plus fondamentalement, l’inaccessibilité à la propriété foncière
semble résulter d’une gouvernance foncière qui oscille entre le respect de
l’appropriation ancestrale de la terre et l’application des règles du droit
moderne, en vigueur.

III- L’ACCESSION A LA PROPRIETE FONCIERE : ENTRE LEGITIMITE ET


LEGALITE

Le régime foncier au Gabon est caractérisé par la coexistence des


normes juridiques foncières modernes, en vigueur, d’une part ; et l’usage
coutumier de la terre, non reconnues. D’autre part. Dans ce cadre, le droit
foncier moderne est une législation écrite, fondée sur l’enregistrement des
terres en toute reconnaissance de propriété. En revanche, le droit

85
coutumier est une législation non écrite qui fait de la terre une propriété
collective où la terre appartient aux communautés autochtones et ne
saurai être aliénée.
Malheureusement, comme dans la plupart des pays africains, ce droit
moderne inconnu des communautés autochtones, a fini par s’imposer en
supplantant le droit coutumier. Car, dans la pratique, le droit moderne ne
reconnait aux populations locales qu’un droit d’usage et non de propriété.
Aussi, les communautés villages en sont-elles réduites à de simples
usufruitiers, c’est-à-dire qu’elles peuvent bien consommer les fruits, mais
l’arbre ne leur appartient pas.
Finalement, l’Etat en tant qu’entité supra communautaire et supra
ethnique en Afrique, s’est arrogé le droit des groupes sociaux (ethniques,
claniques, familiaux) pour une mise en commun de leurs ressources, en vue
d’une meilleure répartition entre les différents membres du corps social. Il
s’agit donc d’une reconfiguration des rapports entre le citoyen et l’Etat.
Cependant, en tant qu’élément constitutif de base d’un Etat, la terre
représente un enjeu existentiel. En effet, sans une portion de terre définie
à l’intérieur des frontières territoriales, point d’Etat. A partir de là, on peut
comprendre le refus, sinon la difficulté de l’acteur étatique d’accorder un
titre foncier à ses habitants. Aussi, pour garder une mainmise et un
contrôle absolu sur le territoire et sur les citoyens, l’Etat gabonais rechigne-
t-il à accorder aux citoyens la possibilité de jouir légalement de leur terre
légitime.
Or, l’Etat a le devoir régalien de donner à ses citoyens le droit d’en
bénéficier en toute légalité. En effet, dans le contexte traditionnel, la terre
appartient au premier occupant, donc aux populations autochtones. Ces
derniers ont ainsi une antériorité sur la possession et la jouissance de la
terre. L’Etat étant une création récente, c’est-à-dire postérieure à
l’existence des autochtones et leur terre, il va s’arroger tous les pouvoirs
autant sur les autochtones que sur leur terre. De ce fait, si les autochtones
devenus citoyens sont des propriétaires légitimes de la terre, l’Etat quant à
lui se présentera comme un prédateur et un usurpateur légal ; d’où, les
conflits permanents entre citoyens d’une part, mais également entre les
citoyens et l’Etat, d’autre part, sur la gestion légale de la terre patrimoine
étatique et communautaire.
Tout compte fait, au Gabon, malgré la multitude de statuts fonciers,
seules trois sortes de titre de propriété sont réellement reconnues de fait
et de droit. Il s’agit d’abord des terrains ancestraux », qui appartiennent
aux premiers occupant et qui jouissent du « droit de hache. Il s’agit ensuite
des « les terrains appartenant au clergé, et enfin, les terrains issus de
l’immatriculation qui confère le titre de propriétaire foncier ». Mais, dans
les faits, si les deux dernières appropriations sont toujours concédées et
conservent un « droit irréfragable, c’est-à-dire qu’il ne peut souffrir
d’aucune contestation » (Toukou Moubedi ; Nguema Edzang, op. cit : 2);
ce n’est pas toujours le cas des terres legs ancestraux, dont la jouissance
relève plutôt du droit foncier populaire.

86
En effet, les communautés autochtones, ont bien la permission
d’occuper les espaces libres entourant leur environnement de vie.
Cependant, cette appropriation collective et libre de la terre ne saurait se
réduire à une propriété légale de jouissance. Or, ces communautés
autochtones ont toujours entretenu avec la terre ancestrale des rapports
quasi mystiques. Car, la terre est pour elles un objet d’imprégnation et
d’invocation ancestrale, c’est-à-dire que la terre legs ancestral assure « la
médiation entre les morts, les vivants et leurs descendants à venir ». Voilà
pourquoi, pour ces populations, la terre est sacrée. Malheureusement, de
cet objet sacré, le droit moderne ne reconnait qu’un droit d’usage qui ne
confère nullement l’acquisition du droit réel de propriété.
D’ailleurs, en milieu rural, ils ne sont pas nombreuses les communautés
qui entreprennent une quelconque démarche administrative pouvant leur
permettre d’acquérir des concessions avec titre de propriété foncière. Avec
ce titre, communautés villageoises pourraient ainsi utiliser la terre comme
garantie ou hypothèque en la vendant ou en la cédant en bail. Dans cette
optique, elles donneraient à la terre une valeur marchande. Une telle
démarche aurait donné plus de crédibilité aux populations rurales des
zones périphériques des centres urbains quand l’Etat a des visées sur leurs
terres pour réaliser ses projets de développement. On comprend, par
exemple, le désarroi des populations d’Essassa. Dans cette bourgade
proche de Libreville, l’Etat envisage la construction de 5000 logements,
mais, les populations autochtones et allochtones s’y opposent violemment.
Car, ledit lotissement empiète sur leur zone agricole et sur leurs
habitations. Ainsi, lors d’une rencontre avec le ministre de l’Habitat, les
populations de cette banlieue ont exprimé leur opposition à ce projet
pourtant salutaire. Car, ces populations y voient un moyen de détruire
leurs zones agricoles pour les faire partir définitivement du village (Mabika,
2011 :4).
Mais, ces populations ont-elles quelques arguments juridiques pour
motiver légalement leur refus ? Car, en ne se contentant que de la
jouissance de leur droit d’usage, les populations locales n’ont aucun droit
légal « qui pussent leur garantir une sécurisation foncière en cas de conflit
d’usages concurrentiels de leurs terres ». Au finish, l’Etat dans l’exercice de
sa puissance légale, finit toujours par s’imposer, en octroyant, à la rigueur,
des compensations dérisoires aux populations lésées et dépossédées de
leur bien le plus précieux : la terre de leurs ancêtres. D’où, la situation
d’insécurité foncière devant laquelle se retrouve très souvent les
populations autochtones, quand l’Etat ou les grands opérateurs
économiques privés jettent leur dévolu sur une terre qu’elles croient
naïvement être la leur, alors qu’elles ne peuvent opposer un quelconque
document de propriété légalement valable. Il en est de même pour tous les
projets que le gouvernement initie dans des zones déjà occupées par des
propriétaires légitimes, mais illégaux ou par d’autres squatters que l’Etat
fabrique au Gabon. Pourtant, « malgré la pléthore des textes existant au
Gabon sur le foncier, la pratique semble avoir réduit la question foncière à
des opérations cadastrales ». Quoique, l’article 12 de la loi 16/2001

87
reconnait bien le domaine forestier rural. Celle-ci « regroupe les forêts et
les terres dont la jouissance est réservée aux communautés villageoises »
». Toutefois, au-delà de cette jouissance, aucune autre droit de propriété
n’est reconnu n’est reconnu à ces propriétaires naturels de la terre
ancestrale. Or, cette ressource naturelle représente pour ces
populations : « source de la nourriture, de revenu, d’habitat et même
d’identité sociale » (Mapangou, 2011 : 8 ; 6 ; 1). D’où la nécessité pour les
ruraux d’avoir des prérogatives légales sur un produit d’une telle
importance. Le cas échéant, ils se retrouveront toujours dans une situation
d’insécurité foncière qui confine à la précarisation.

IV- ENTRE PRECARISATION ET INSECURITE FONCIERE

La précarité foncière peut être définie comme « la situation dans


laquelle un ménage ou une entreprise n’ont pas de capacité d’anticipation à
court, moyen, ou long termes sur les droits d’accès à la terre dont il
dispose » (Mapangou, 2011 : 4). Quant à l’insécurité foncière, elle peut être
définie comme la situation dans laquelle les droits fonciers légitimement
détenus, quel qu’ils soient, peuvent être remis en cause sans raison et ne
peuvent être réaffirmés par les mécanismes d’arbitrage en cas de
contestation. Au Gabon, le caractère nébuleux du statut juridique des
acteurs et de l’occupation de l’espace est à l’origine de l’engorgement des
tribunaux où les litiges fonciers selon les statistiques officielles
constitueraient la majorité des affaires en cours dans les prétoires.
L’insécurité et la précarisation foncières ont pour dénominateur
commun la mauvaise gouvernance foncière. Cette mauvaise gouvernance
se traduit, entre autres, par l’ambiguïté entretenue par l’Etat sur le statut
du droit coutumier. En effet, au Gabon, l’Etat reconnait la légitimité de la
propriété ancestrale de la terre que l’on acquiert par héritage. C’est la
reconnaissance de cette légitimité du terrain ancestral qui est à l’origine du
"cafouillage" et de "l’imbroglio" qui règnent dans le domaine foncier au
Gabon. D’ailleurs, ceux qui se prévalent de ce mode d’appropriation
foncière n’entreprennent aucune démarche administrative pour régulariser
et légaliser leur possession. Toujours est-il qu’à Libreville notamment, la
plupart des vendeurs de terrains prétendent céder des terrains
appartenant à leurs ancêtres, sans être en mesure de présenter un
quelconque document administratif pour confirmer leurs affirmations.
Ironie du sort, il arrive très souvent que des individus non originaires de
l’Estuaire usent de ce genre de subterfuge pour arnaquer les éventuels
acquéreurs. A noter également la stratégie des allochtones. Ces derniers
créent des plantations et « progressivement étendent ces terrains cultivés
qu’ils considèrent comme des réserves foncières » qu’ils cèdent par la suite
de gré à gré. Il en résulte le phénomène de spéculation foncière où une
même parcelle peut être vendue à deux trois, voire quatre personnes, sans
que ni le vendeur ni les acquéreurs floués ne puissent exhiber un
quelconque acte légal : « c’est ainsi que s’est développé le droit foncier
populaire qui s’exprime en dehors du fonctionnement et de la légitimation

88
de l’Etat ». Résultat : aujourd’hui à Libreville, plus de 80% d’accès à la
propriété foncière sont irréguliers. C’est le règne du phénomène de
squattérisation. Ce dernier se traduit par la multiplication des zones de non
droit et par l’implantation des habitats dans des emplacements
vacants, « sans se soucier d’obtenir une autorisation de l’administration, et
sans posséder un titre foncier » (Nguema Rano, op. cit : 8). Car, l’Etat n’en
délivre presque pas aux populations démunies.
Voici la démarche : soit l’éventuel acquéreur repère un terrain vague
dans un quartier ou dans la périphérie de Libreville, soit il est renseigné
par un tiers de la disponibilité d’une parcelle. Ensuite, le contact est pris
avec le probable propriétaire. De gré à gré, le prix de la parcelle est arrêté.
Après versement du montant convenu, une attestation de cession de
terrain ancestral est délivrée, parfois en présence du chef de quartier. Le
terrain est acquis et les travaux peuvent être dorénavant lancés. C’est à ce
niveau que la plupart des conflits naissent. Car, informé de la réalisation
des travaux sur le site qu’ils pensaient être le leur, les autres acquéreurs
peuvent se manifester. Car, en cas de parcelles vendus auparavant mais
sans exécution immédiate des travaux le vendeur véreux peut revendre à
d’autres personnes à des montants plus onéreux. Et, dans ce cas de figure,
c’est le plus fort qui gagne. C’est le règne de la loi de la jungle, car
personne ne peut opposer un acte légal. En cas de non conflit, l’heureux
acquéreur peut poursuivre ses démarches administratives. Dans ce cadre,
chacun y va de sa propre régularisation. Les uns passent par la mairie,
d’autres par les préfets ou les gouverneurs ou directement par le cadastre,
sans que les prérogatives des uns et des autres soient clairement définies
dans l’accès à la propriété foncière. Le plus souvent, le bornage de la
parcelle par copinage est l’ultime étape administrative entreprise par la
majorité des propriétaires fonciers au Gabon. Car, nous avons vu
qu’entreprendre toute autre démarche pour obtenir un titre foncier
apparait comme une perte de temps. En effet, annuellement, il n’y a que
quelques terrains qui reçoivent un titre définitif. Ce qui n’empêche pas la
construction de milliers de logement « sans permis de construire, dans
l’insécurité juridique la plus totale ». (Nguema Rano, op. cit : 2).
Tout compte fait, la précarité ici est le résultat d’un mode d’accès à la
propriété illégal. En effet, l’insécurité nait d’abord du fait que le nouveau
propriétaire acquiert qui n’appartient pas légalement au vendeur. Par la
suite, il se retrouve en possession d’une multitude de documents fonciers
« n’ayant pas de valeur juridique et donc n’apportant aucune sécurité
légale à ceux qui les possèdent ou les brandissent ». La conséquence de ce
désordre organisé et entretenu par les pouvoirs publics est « la fréquence
de la corruption, et des abus de pouvoir qui aboutissent à la spoliation des
faibles, des déguerpissements et mêmes des expropriations non suivies
d’indemnisations conséquentes ». Concernant le cadre rural, cette
situation se traduit par usage précaire des terres par les villageois. Car,
pour la majorité d’entre eux, ils n’ont ni autorisation administrative, ni
aucun titre, juste un droit d’usage. En effet, du fait des habitudes sociales
et de l’ignorance de la loi, « seule une infime minorité s’avisait d’obtenir un

89
permis d’exploitation. La grande majorité des acteurs ne disposaient
d’aucun titre leur permettant de se prémunir contre d’éventuels troubles
juridiques». Cette situation est d’autant entretenue et persistante que les
populations villageoises trouvent légitimes d’avoir des prérogatives sur la
terre de leurs ancêtres. Malheureusement, cette conviction et cette
quiétude de jouir d’une terre qui ne peut leur être contestée vole en éclat
quand l’Etat dans ses prérogatives jette son dévolu sur ce bien acquis
naturellement, mais dont on n’a aucun élément juridique et légal à
opposer en cas de contestation du droit d’usage et de jouissance.
Autrement dit dans le milieu rural, la cession légitime de la terre se fait par
héritage ou par la primauté sur l’occupation de l’espace : « ce que ne
reconnait pas la législation en vigueur qui considère illégale cette forme
d’être propriétaire du sol » (Engo Assoumou, 2011 : 7 ; 8).
On comprend dès lors la situation d’insécurité foncière dans laquelle se
retrouvent les populations rurale en pensant être propriétaire d’un bien
dont la majorité n’a aucun droit légal de propriété. La situation est plus
dramatique dans les centres urbains. . Car, en refusant le droit à la terre,
l’Etat prend le risque de précariser ses propres citoyens. Il réduit ainsi des
propriétaires immobiliers à de simples squatters que l’on peut déguerpir,
sans autre forme de procès. Dans le cas d’espèce, le cas de la décision
gouvernemental de déguerpir dans les six mois les habitants du Boulevard
triomphal et de Cocotiers en est la parfaite illustration de la volonté
gouvernemental de précariser les populations. En effet, même si le
gouvernement est revenu sur cette décision, le fait d’y avoir commencé
l’exécution par le marquage des habitations prouve à suffisance le très peu
de considération que l’Etat gabonais accorde au statut social des acteurs
fonciers. Autrement dit, penser qu’une simple déclaration d’utilité
publique peut constituer à elle seule un argument même juridiquement
défendable pour déguerpir des populations autochtones (pour certains) qui
occupent une portion de terre depuis des générations et d’autres
propriétaires immobiliers, en les indemnisant en monnaie de singe et venu
donner la preuve qu’en refusant le titre foncier aux populations du cru,
l’Etat les met volontairement dans une insécurité juridique qui finit par
réduire les Gabonais à de simples squatteurs dans une terre qui est censée
appartenir à leurs ancêtres, avant l’arrivée des Blancs et la création de
l’Etat.
Par cette même décision, l’Etat ne semble pas mesurer la nécessité
vitale pour les citoyens d’appropriation foncière. Car, sans titre légal,
malgré leur primauté sur l’occupation ou leur installation qui débordent
plusieurs générations, les Gabonais sont ainsi considérés comme de
simples squatters qu’on peut mettre à la rue par un simple décret pris en
conseil des ministres. D’ailleurs, le gouvernement est si fondé de la légalité
de son acte qu’il sait pertinemment que parmi les milliers de citoyens à
déguerpir, il ne peut y avoir plus de 2% détenteur d’un titre foncier,
puisque l’Etat n’en délivre qu’au compte-gouttes, sinon presque pas du
tout aux simples citoyens, à Libreville, entre autres, « plus de 80% des
occupations sont illicites. Ces modes d’occupation spatiale frises les 100%

90
dans certains quartiers sous-intégrés de la capitale gabonaise, voire
certains chefs –lieux de provinces et départements » (Engo Assoumou,
2011 : 4).
Ainsi, de l’opération du gouvernement « libérez les trottoirs » qui, au
départ, avait pour objectif de lutter contre l’insalubrité. Mais, selon le
quotidien pro gouvernemental L’union elle a fini par devenir sujette à
caution. Certes, l’opération est salutaire, en l’espèce, au vu des
constructions anarchiques qui ornent le cadre urbain Librevillois. Toutefois,
il se trouve que cette décision gouvernementale s’exécute en toute
illégalité. En effet, les squatters lésés déplorent « le fait de n’avoir pas été
prévenus, ou dénoncent les délais trop courts qui leur ont été accordé pour
quitter les lieux ». Voilà comment, par une mauvaise gouvernance foncière,
on finit par transformer une action bien fondée, en une opération qui met
les populations déshéritées dans une insécurité aux conséquences et aux
dommages frisant l’atteinte aux Droits de l’Homme. Car, pour le cas
d’espèce, plusieurs familles se retrouvent sans abris et de nombreux
opérateurs économiques « ont tout perdu, faute de n’avoir pas pu trouver
un local à temps » (Mbang Nguema, 2011 :4). D’ailleurs, les habitants ne
manquent pas de s’interroger sur la suite qui sera donnée à cette
destruction d’un nombre important du parc immobilier de la capitale
gabonaise. Car, au-delà du préjudice causé aux déshérités, voilà comment
l’Etat crée des squatters de plus. Car, aucune mesure palliative n’a été
envisagée, ni aucune zone de relogement.
Ainsi, tous les habitants de la capitale gabonaise sont exposés à cette
forme de gouvernance foncière où l’Etat imbu de ses prérogatives de
gestionnaire exclusif de la terre, peut déguerpir des populations, au gré des
projets souvent mal ficelés, sans autre forme de procès.
Par ailleurs, toujours comme processus de précarisation, la gestion du
foncier au Gabon a d’autres effets induits plus directs sur le niveau de vie
des Gabonais, mais surtout sur leur cadre de vie. En effet, le refus, sinon la
limitation d’octroi de titre foncier, outre qu’il réduit plus de 95 % des
propriétaires immobiliers à de simples squatters, en plus cette situation ne
permet pas à ceux qui ont des revenus modestes d’avoir des habitations
viables. Car, une des conditionnalités pour bénéficier d’un crédit
immobilier dans des établissements bancaires privés ou parapublics est la
détention d’un titre foncier. On aboutit ainsi à une sorte de quadrature du
cercle. Car, en rendant l’obtention du titre foncier hypothétique en amont,
l’Etat sait pertinemment qu’il rend aléatoire en aval la possibilité pour la
majorité des Gabonais de disposer de moyens suffisant pour réaliser une
habitation décente. Le processus de précarisation est ainsi assuré. Dès lors,
les Gabonais en sont réduits à passer les ¾ de leur vie active à tirer le
diable par la queue pour pouvoir garantir à leurs progénitures un logement
décent. Au-delà de pouvoir trouver un terrain en empruntant des circuits
où ils sont souvent grugés, les plus chanceux parviennent à engager des
travaux sur un terrain souvent litigieux où c’est le plus fort qui parvient à
s’imposer, en toute illégalité. Une fois la bataille d’acquisition d’un lopin de
terre gagnée le plus dur sera d’engager les travaux de construction avec les

91
moyens de bord dans un secteur où les coûts des matériaux restent
rédhibitoires. Ces coûts sont d’autant élevés que l’Etat n’a aucune prise sur
la détermination des prix des produits au Gabon. C’est pourquoi, au regard
du nombre trop élevé de mal logés et du très grand nombre de quartiers
sous-intégrés, le logement est l’une des preuves irréfutable de faille de
l’Etat dans le domaine de la gestion foncière (Mbang Nguema, 2011 :4).
Autrement dit, depuis 1960, l’Etat gabonais ne parvient pas toujours « à
maîtriser le patrimoine foncier en tant que gestionnaire exclusif des terre »
(Nguema Rano, op. cit : 2). En effet, à Libreville notamment, les ¾ des
parcelles construites n’ont aucun décret d’attribution l également valable.
Certains occupants ne daignent même pas entreprendre une quelconque
démarche administrative. Ainsi, face à cette faiblesse de l’Etat l’accès à la
propriété par les couches populaires dans les grandes villes au Gabon se
fait par l’invasion des terres vacantes : « d’où une occupation anarchique
de terrain et la prolifération des quartiers sous intégrés ». Il en résultat un
habitat précaire qui expose les populations à tous les risques sanitaires et
environnementales mortifères. En effet, si « les sites aménagés ou ne
faisant l’objet d’aucune menace naturelle abritent les quartiers structurés.
En revanche, les zones inondables ou marécageuses accueillent les
quartiers populaires ou sous-intégrés » (Engo Assoumou, op. cit : 5).
Dès lors, la précarisation des populations apparaît bien comme une
stratégie politique élaborée et appliquée au plus haut sommet de l’Etat. On
ne saurait expliquer autrement les blocages que l’Etat met en place pour
ne pas délivrer le titre foncier aux propriétaires légitimes de la terre
gabonaise. Dans ces conditions, si on n’a pu apprécier la sincérité de
l’actuel chef de l’Etat, qui ne comprenait qu’on puisse exiger plus de 120
visas pour obtenir le précieux sésame, on ne manquera pas de faire
constater que c’est le système dont font partie tous les membres de
l’actuel exécutif qui est l’initiateur et l’exécutant d’une telle politique
inique1. Qui plus est, l’Etat lui-même n’échappe pas au phénomène de
squattérisation. En effet, la majorité des bâtiments administratifs de l’Etat
sont des propriétés privées. Autrement dit, l’Etat n’ayant jamais consenti à
ériger des édifices publics pour ses agents se trouve contraint de verser des
loyers à des "particuliers". Dans, ce cadre, il n’est pas rare qu’un ministre,
un général ou toute haute personnalité de la république transforme sa
propriété privé en une institution républicaine moyennant des loyers
faramineux.
Tout compte fait, la gouvernance foncière gabonaise condamne le
citoyen à l’illégalité. La multiplication de zones de non droit fait en sorte
qu’au Gabon, l’illégalité foncière devient la norme. Dans ce cadre, les
populations sont astreint à appliquer le droit foncier populaire qui consiste
à s’approprier des espaces vacants en toute illégalité et par la suite
entamer une procédure de régularisation d’une situation de fait en une

1
Pour le ministre en charge de l’Habitat, lors de son audition à l’Assemblée Nationale, en
juin 2011, on dénombrerait plus de 134 étapes pour obtenir le titre foncier au Gabon. Ainsi,
les plus chanceux peuvent obtenir le papier entre 5 et 10ans, pour la grande majorité des
postulants, le texte n’aboutit jamais.

92
situation de droit. Sans grand espoir d’aller jusqu’au bout de la procédure.
En effet, en l’absence d’une politique de viabilisation de site et de terrains
légalement disponibles, les populations sont contraintes de s’installer et de
s’approprier des espaces vacants ou recourir à l’achat de parcelle chez des
propriétaires illégaux. Une telle réalité expose ainsi les citoyens à une
insécurité foncière qui ne permet pas toujours vivre décemment,
développer leurs activités économiques et investir dans leurs habitats sans
avoir la garantie de tout risque.
Finalement, s’il est reconnu que « le statut juridique de la terre
détermine le mode d’occupation et d’exploitation de celle-ci et que le droit
foncier un élément moteur de la politique du développement » (Moutsinga;
Akoghe Nsome; Nah-Oke, 2011: 4), alors on ne peut être surpris par le
sous-développement durable du pays en matière foncière. Car, au Gabon la
gouvernance foncière met en exergue l’irresponsabilité de l’Etat dans son
incapacité d’exercer sa prérogative régalienne de gestion exclusif de la
terre. En effet, l’existence dans la gestion foncière d’une multitude
d’acteurs aux statuts et aux compétences mal définis, exposent les
populations locales à des conflits fonciers inextricables.

CONCLUSION

En définitive, comme le rappelait un consultant canadien invité au


forum à l’atelier 4, la souveraineté doit être quelque chose de tangible. On
ne peut pas se dire souverain quand la terre n’appartient pas aux
autochtones, mais notamment aux multinationales. C’est pourquoi, en
termes d’enjeu sociologique, la problématique du foncier au Gabon suscite
une double interrogation fondamentale, à savoir : à qui appartient la terre
au Gabon, au citoyen, à l’Etat ou aux opérateurs privés? Et, dans quelle
mesure l’Etat peut-il accepter de perdre une ses prérogatives régaliennes
pour les céder aux tiers (citoyens) au regard des intérêts en jeu ?
Dans la pratique, le système se complexifie par la multiplicité des
acteurs et des institutions aux attributions et aux compétences qui se
superposent, se concurrencent et sont rarement complémentaires.
Certes, notre perspective sociologique, pose comme principe de base
que la terre appartient aux hommes, mais la terre représente pour l’Etat un
enjeu régalien de souveraineté. Or, dans un pays rentier comme le Gabon,
l’Etat peut bien céder aux citoyens ses prérogatives sur la jouissance du sol,
peut-il raisonnablement en être de même pour ce qui concerne les
ressources naturelles du sol et du sous-sol ?
Dans ce cadre, la légalisation de la jouissance légitime de la terre par les
populations rurales pourrait constituer l’une des réponses à la crise
actuelles. Car, en réglant le problème à la source, on atténue ses effets
pervers en aval. En effet, la résolution du problème par le rural tire sa
pertinence par le fait très simple que l’urbain d’aujourd’hui était le rural
d’hier. Et, le rural d’aujourd’hui pourrait être l’urbain de demain. D’où, la
nécessité de mieux définir le statut social de l’occupant rural. Ce qui

93
réduirait au maximum la récurrence des conflits liés aux multiples ventes
de parcelles, aux immatriculations contestées, aux expropriations. Car, tous
ces conflits résultent, en grande partie, par le nombre trop important
d’acteurs sociaux qui revendiquent une propriété légitime sur la terre, alors
qu’ils ne disposent d’aucun titre légal pouvant les départager.
Or, le citoyen peut être défini comme un acteur social ayant un statut
légal. Dans ces conditions, l’appropriation légale de la terre pourrait
donner droit également à l’appropriation légale de ce qui est sous la terre.
Autrement dit, l’enjeu central de la question foncière au Gabon entre l’Etat
et le citoyen est une légalisation du titre de propriété qui induirait une
légalisation de l’appropriation du sous-sol. D’où, la diversité des modes
d’acquisition foncière et la complexité de la procédure d’obtention d’un
terrain avec les pesanteurs administratives y relatives. Autrement dit, en
refusant de trancher le problème de fond qui est la légalisation de la
jouissance légitime de la terre par les citoyens, l’Etat est contraint de gérer
collégialement la terre avec des acteurs aux statuts sociaux variés et
ambigus (les autochtones, les héritiers, droit première hache, etc.), créant
ainsi cette sorte de désordre organisé qu’on déplore dans la gestion du
foncier au Gabon. Il en résulte un statut juridique du sol écartelé entre le
droit populaire et le droit moderne. D’où la complexité des conflits
récurrents entre l’Etat, les populations et les opérateurs économiques,
mais également entre les administrations publiques elles-mêmes.
En somme, la crise actuelle trouve plonge ses racines dans la non
clarification et définition du statut social de l’occupant, avec pour point
d’achoppement la légitimité de la jouissance de la terre par citoyen et
l’appropriation légale de la terre par l’Etat. Ainsi, en refusant sciemment de
trancher, l’Etat expose la gestion du foncier au Gabon à des
dysfonctionnements institutionnels et techniques. Car, la répartition des
terres n’obéit pas à une logique de planification territoriale. D’où, des
procédures foncières inadaptées qui freinent l’accès à la propriété. Or,
pour son existence terrestre, l’homme n’a pas d’autres possibilités que
d’avoir les pieds sur terre et posséder un pied-t-à- terre. Lui refuser le droit
de jouir en toute légalité de ce bien précieux, c’est le contraindre à
l’errance, jusqu’à ce qu’il retourne à la terre : une société où les citoyens
n’ont pas les pieds sur terre est menacée de désintégration sociale.

BIBLIOGRAPHIE

ENGO Assoumou (H.C), « Statut social et occupation de l’espace dans les


villes du Gabon ». Libreville, Forum sur le Foncier, 2011,
10p.
LASSERRE (G.), cité par ; Toukou Moubedi (I.) ; Nguema Edzang (MT),
« Aménagement du territoire et enjeux fonciers au
Gabon ». Contribution au Forum du foncier, Libreville, 13-
15 juillet 2011, 10 p.

94
MABIKA (GR), « Projet immobilier d’ESSASSA : les populations campent sur
leur position ». In, L’Union, n°10785. Libreville, 2011, P.4.
MAPANGOU (M.), « La problématique de la sécurisation fonction au regard
des enjeux environnementaux du Gabon ». Contribution
au Forum du foncier, Libreville, 13-15 juillet 2011, 10 p.
MBANG Nguema (J), « Faut-il vraiment tout détruire ? ». In L’union,
n°10786. Libreville, 2011, p.9.
MINISTÈRE DES EAUX ET FORÊTS, « la gestion des écosystèmes forestiers et
la problématique de l’affectation des terre ».
Contribution du Ministère au Forum National sur le
Foncier, Libreville, 13-15 juillet 2001, 10 p.
MOUTSINGA (JB) ; Akoghe Nsome (P.) ; Nah-Oke (A), « Le foncier et le
développement de l’agriculture”. Contribution au Forum
du foncier, Libreville, 13-15 juillet 2011, p.5.
NGUEMA (R.), « Pratiques foncières, logiques des acteurs et aménagement
des villes du Gabon ». Contribution au Forum du foncier,
Libreville, 13-15 juillet 2011, 10 p.
Nkoa (A.), « La problématique de la gestion du domaine forestier rural au
Gabon ». Contribution au Forum du foncier, Libreville, 13-
15 juillet 2011, 10 p.
OVONO Edzang (N.), « Acteurs et enjeux fonciers dans l’agglomération de
Libreville ». Contribution au Forum sur le foncier,
Libreville, 13-15 juillet 2011, p.4.
TOUKOU Moubedi (I.) ; Nguema Edzang (MT), « Aménagement du territoire
et enjeux fonciers au Gabon ». Contribution au Forum
National sur le Foncier, Libreville, 13-15 juillet 2001, 10p.

95
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.96-108 ISSN : 2226-5503

REPRESENTATION DU TRIPTYQUE MARIAGE-POLYGAMIE-PROCREATION


EN AFRIQUE : CAS DE LAMBERT OBAMA ONDO DANS EL METRO DE
DONATO NDONGO-BIDYOGO

KONE Ténon,
Assistant au Département d’Etudes Ibériques
et Latino-Américaine (DEILA)
de l’Université Félix Houphouet-Boigny
(Côte d’Ivoire)
Kontnon@gmail.com

RESUME :
Les chercheurs s’accordent à reconnaître que la question des migrations aujourd’hui est
devenue un enjeu majeur de la vie politique, sociale et imaginaire des régions du « Tout-
Monde » (E.Glissant). On assiste à une accentuation des migrations intra-africaines,
transafricaines et transcontinentales. Aux migrations Sud-Sud s’ajoutent les migrations
vers l’Europe qui retiennent encore davantage l’attention des médias. L’avènement du
soi-disant village planétaire semble favoriser paradoxalement la « mondialisation de
l’indifférence » (Pape François) face à cette nouvelle tragédie. El metro (publié en 2007) de
l’équato-guinéen Donato Ndongo-Bidyogo sur lequel porte notre article aborde cela sans
détours. L’œuvre évoque le drame de la migration de la jeunesse africaine vers l’Europe à
travers les péripéties d’un jeune africain noir animé par le mirage de l’Occident. Mais si les
causes de départ sont multiples et variées, Donato Ndongo met en relief ici la caducité et
rigidité de certaines traditions qui poussent la jeunesse à partir. Dans El metro, Obama
Ondo souffre de la trahison de la loi ancestrale dans laquelle il avait fermement mis toute
sa confiance. Il est obligé de renoncer à son mariage avec sa fiancée pour sauver l’amour
né entre son propre père et la mère de celle-ci. Après l’échec donc de son mariage,
Obama Ondo entreprend d’aller refaire sa vie ailleurs, notamment en Espagne où son
adaptation sera des plus difficiles.
Mots-clés : Migration – Jeunesse africaine – Europe – Représentation – Traditions –
Mariage – Roman african

ABSTRACT:
Evidence suggests that the question of migrations nowadays has become a major
challenge of political, social and imaginary life of the « Tout-Monde » (E.Glissant). We are
witnessing an accentuation of the intraAfrican, transAfrican and transcontinental
migrations. In addition to South-South migrations, the migrations from Africa to Europe
are which mass media pay more attention. The advent of the so called global village seems
to promote paradoxically the “globalization of the indifference” (Pope Francis) facing that
new tragedy. El metro (published in 2007) by the Equatoguinean Donato Ndongo-Bidyogo
on which is based this article addresses directly the question. El metro is about the drama
of the African youth migration towards Europe through the adventures of a young African.
The latter is motivated by the Occident mirage. But if the causes of the departure are
multiples, Donato Ndongo denounces here the caducity and rigidity of some African
traditions and costumes which oblige the youth to leave the continent. In El metro, Obama
Ondo is suffering the betrayal of the ancestral law in which he trusted firmly. He is obliged
to give up his marriage with his fiancée to save the love between his father and his fiancée
mother. After the failure of his marriage, Obama Ondo decides to go to Europe especially
to Spain where his integration will be difficult.
Key words: Migration - Young African – Europe - – Représentation – Traditions – Mariage
– African novel

96
INTRODUCTION

Il n'est pas toujours très facile de donner une définition du mariage.


Dans cet article, nous allons nous appuyer sur celle donnée par Gilles
Ferréol1 qui le considère à la fois comme une cérémonie (civile ou
religieuse), un acte symbolique et une institution sociale. Le mariage
représente aussi pour lui la légalisation de l'union entre deux personnes de
sexe opposé soumis à des obligations réciproques et la reconnaissance de
droits spécifiques. Nous devons dire ici que cette définition de Gilles
Ferréol ne prend pas en compte le mariage homosexuel qui a droit de cité
de nos jours. Etudier donc le mariage, c'est sans nul doute confronter les
usages en vigueur en Afrique avec les idées que la « civilisation »
occidentale actuelle a adoptées. Si sur le plan juridique seul le mariage civil
a une valeur légale, il faut dire qu’en Afrique le mariage traditionnel
communément appelé mariage coutumier reste une étape importante
pendant laquelle se déroule la cérémonie symbolique de la dot. Mais la
question fondamentale que nous nous proposons d’examiner dans cette
étude est simplement la suivante : faut-il revisiter/reformer certaines
traditions africaines qui entravent l’épanouissement de la jeunesse sur le
continent ? Pour mener à bien cette réflexion, nous nous baserons sur les
présupposés méthodologiques de l’école sociocritique de Cros2 qui
considère toute œuvre littéraire comme un produit social et une
représentation de la société qui la féconde. Ce mode opératoire théorique
montpelliérain débouche ici sur la conclusion selon laquelle le « sujet
culturel », protagoniste principal de l’œuvre, souffre de la trahison de la loi
ancestrale dans laquelle il avait fermement mis toute sa confiance. De ce
point de vue, El metro apparaît comme un plaidoyer en faveur d’une
révision de certaines traditions africaines jugées obsolètes/caduques.

I- BREVE PRESENTATION DE DONATO NDONGO ET SA CONCEPTION


DU MARIAGE EN AFRIQUE

1- Présentation de l’auteur et de l’oeuvre


Donato Ndongo-Bidyogo est né le 12 décembre 1950 à Niefang
(Guinée Equatoriale). Il est à ce jour l’un des écrivains les plus
emblématiques de la littérature équato-guinéenne. Sa production est
immense mais peu connue. L’écrivain excelle aussi bien dans le roman, le
récit court, l’essai, la critique littéraire, le journalisme et dans une moindre
mesure la poésie. Il est l’auteur des romans Las tinieblas de tu memoria
negra (1987), Los poderes de la tempestad (1997) et El metro (2007). Il est
aussi auteur de deux anthologies : Antología de la literatura guineana
(1984) et Literatura de Guinea Ecuatorial (Antología) (2000), co-écrite avec
Mbare Ngom. Donato Ndongo a fait de l’écriture une véritable « arme » de
résistance politique (même s’il ne se considère pas politique). Pour lui, la

1
Ferréol (Gilles), Dictionnaire de sociologie. Paris : Armand Colin, 2009, 242p. ; p.102.
2
Cros (Edmond), Le sujet culturel. Sociocritique et psychanalyse. Paris : L’Harmattan,
2005, 270p. ; p.162.

97
littérature joue un rôle d’éveil de conscience. El metro n’est pas la
première œuvre dans laquelle l’écrivain aborde le thème du mariage en
Afrique. Trente quatre ans auparavant, c’est-à-dire en 1973, Donato
Ndongo abordait déjà le même thème dans son récit court El sueño. Nous
allons donc nous arrêter sur ce thème du mariage (de la polygamie et de la
procréation) qui semble si cher à l’écrivain équato-guinéen et par ricochet
à l’Afrique en général. Si l’auteur revient ici sur le mariage en Afrique dans
un contexte de migration généralisée, c’est justement parce que le mariage
et plus concrètement les sommes faramineuses à débourser pour payer les
dots constituent un autre facteur déterminant dans le départ
problématique de la jeunesse subsaharienne vers l’ailleurs Euro-occidental.

2- Conception de l’auteur sur le mariage en Afrique

« Obama Ondo recordó lo que sabía desde siempre: un


matrimonio no es una unión caprichosa entre dos
jóvenes inexpertos. Siendo, junto al nacimiento y la
muerte, uno de los actos decisivos de la vida […]. La
decisión primera había pasado a la exclusiva
responsabilidad de los novios, principales protagonistas
de sus propias nupciales. Pero de ahí a dejarlos solos, sin
el consejo y la asistencia moral de sus mayores, de sus
familiares, de los miembros de sus respectivas tribus, va
un abismo. El matrimonio es también una alianza entre
dos tribus, la consagración de un vínculo perenne entre
dos clanes, la fusión duradera de dos familias que, a
partir de la ceremonia nupcial, tendrán una sola sangre.
Por eso no caben bromas, ni ligerezas, ni descuidos, ni
decisiones precipitadas. Un matrimonio que no reúna
estas condiciones no puede ser válido, no puede
prosperar, no puede cumplir su función, no puede durar1.
[Obama Ondo se souvint de ce qu’il savait depuis
toujours: un mariage n’est pas une union capricieuse
entre deux jeunes inexpérimentés. Etant donné qu’il est,
comme la naissance et la mort, l’un des actes décisifs de
la vie […]. La décision préalable a toujours été la
responsabilité exclusive des fiancés, principaux
protagonistes de leur propre noce. Mais de là à les laisser
seuls sans conseil ni assistance morale des anciens, de
leurs familles ou des membres de leurs tribus respectives
peut leur être préjudiciable. Le mariage est aussi une
alliance entre deux tribus, la consécration d’un lien
permanent entre deux clans, la fusion durable de deux
familles qui auront un même sang à partir de la
cérémonie nuptiale. C’est pourquoi, il n’y a pas de place
pour la plaisanterie, la légèreté, la négligence ni pour des
décisions précipitées. Un mariage qui ne remplit pas ces

1
Ndongo-Bidyogo (Donato), El metro, Barcelona : Ediciones del Cobre, 2007, 458p. ;
p.143.

98
conditions ne peut être valable, prospère ni accomplir sa
fonction ni durer]. »

Ce que ce long passage nous donne à voir n’est rien d’autre que la
représentation, l’importance que le mariage revêt pour la réputation et le
prestige des tribus et autres clans en Afrique. C’est un rituel millénaire qui
a gardé toute (ou presque) son importance dans beaucoup de sociétés
africaines (et d’ailleurs) malgré l’usure du temps et l’influence des temps
dits modernes. C’est un acte qui engage et atteste du degré de
responsabilité des conjoints (de l’homme en premier, dans le cas d’un
mariage classique) à se prendre en charge. Dès lors toute union qui est
censée saper, salir l’image et la réputation du groupe, de la famille est
automatiquement rejetée. Donato Ndongo revient donc sur le thème du
mariage dans El metro pour montrer combien la tradition contrôle et joue
toujours un rôle prépondérant voire absolu vis-à-vis de la nouvelle
génération qui reste dépendante du bon vouloir des « vieux » en la
matière. Comme nous l’annoncions dans l’introduction, le thème du
mariage et les difficultés qu’il engendre pour la nouvelle génération a été
déjà évoqué par l’écrivain dans son récit court El sueño. Dans cette œuvre,
l’auteur raconte l’histoire d’un jeune sénégalais casamançais qui fut obligé
de migrer, de partir parce qu’il n’arrivait pas à payer la dot (de douze
vaches) que lui imposaient les parents de sa fiancée Traoré. Le jeune
homme étant donc dans l’incapacité de payer tout ce bétail, a choisi d’aller
en Europe (en Espagne précisément) se faire un peu d’argent pour arriver à
ses fins. Dans El metro, il suffit d’analyser l’histoire d’Obama Ondo avec sa
fiancée Anne Mengue pour comprendre la mainmise des anciens sur le
mariage en Afrique et la manière dont cela entrave sérieusement la vie des
jeunes. En effet, après lui avoir révélé son intention de l’épouser, Anne
Mengue s’est enfuie subitement des bras d’Obama Ondo parce qu’elle
savait que ce dernier allait découvrir le pot-aux-roses à savoir la romance
entre le père d’Obama Ondo et sa propre mère à elle. C’est justement au
moment où Anne Mengue annonce à sa mère (Jeanne Bikie) qu’elle est
enceinte d’Obama Ondo que cette dernière réalise la gravité de sa relation
amoureuse « illicite » avec Guy Ondo Ebang (père d’Obama Ondo). Guy
Ondo, pris de panique, décide de mettre alors les choses au clair : « para
hacer las cosas bien ante Dios y ante el mundo, expondría el caso al padre
Martín Essomba y a los ancianos de la tribu, para que les aconsejaran tanto
a él mismo como a su hijo » (Ndongo, p.169). [Pour bien faire les choses
devant Dieu et devant les hommes, il expliquerait le problème au père
Martín Essomba et aux anciens de la tribu afin qu’ils donnent des conseils
aussi bien à son fils qu’à lui]. Mais le conseil que donnèrent les « vieux » à
Obama Ondo ruina tous ses espoirs de se marier avec Anne Mengue et
d’élever ensemble leur future progéniture, leur enfant. Pour les « vieux »,
en effet, le fait que Guy Ondo entretienne des rapports intimes avec
Jeanne Bikie et qu’il compte l’épouser à son tour interdit d’emblée tout
mariage d’Obama Ondo avec sa fille, malgré son état de grossesse. Pour
eux, au regard de la tradition, Anne Mengue devient automatiquement la

99
sœur d’Obama Ondo. Un tel mariage « incestueux » ne sera pas bon pour
la stabilité du clan parce qu’il entrainera une confusion des rôles, c’est-à-
dire que les pères deviendront en même temps les beaux-parents. Les
anciens ont donc préféré étouffer très tôt le poussin dans l’œuf. Mais si
cette sentence permet d’une façon ou d’une autre d’éviter le scandale que
pourrait créer un tel mariage, elle semble priver Obama Ondo de liberté
dans le choix de sa femme. Il convient de dire ici que le conseil-sentence
des « vieux » à Obama Ondo fut l’élément déclencheur de sa décision de
partir en exil (en Europe), périple qui le conduira de Yaoundé (capitale
politique du Cameroun) à Madrid en Espagne (où il connaîtra sa violente et
triste fin) en passant par Douala (capitale économique camerounaise) et
Dakar au Sénégal. Comme nous pouvons le voir, la nouvelle génération
semble désillusionnée par certaines traditions qui restent ancrées dans le
passé et ne leur laissent pas toujours libre cours pour choisir en mariage la
fille qui leur convient. C’est sans doute pour ces raisons, à savoir ici la
rigidité de la tradition et les dots parfois trop couteuses, que nous
entendons souvent dire que « se marier à une européenne revient moins
cher et plus simple qu’un mariage en Afrique ». Il est vrai qu’il sera ainsi
difficile au protagoniste casamançais (sénégalais) de El sueño de trouver
une femme s’il doit payer au-delà de ses moyens. C’est aussi vrai qu’il sera
difficile à Obama Ondo d’oublier l’échec de son mariage avec Anne
Mengue à cause d’une loi traditionnelle trop rigide et
« dépassée/rétrograde » mais de là à encourager la jeunesse africaine au
péril de la migration à travers de tels propos est, à notre avis, encore plus
suicidaire. De plus, faut-il encore que ce type de mariage aille à son terme
car en cas de divorce (ce qui devient de plus en plus la règle en Europe et
ailleurs), l’on sait combien la pension alimentaire détruit parfois des vies
notamment celle du mari divorcé. Nous pouvons aussi ajouter ici que ce
que ces deux cas de mariage frustré (celui de El sueño et de El metro), mais
également l’allusion faite au mariage avec une blanche, nous donne à
voir/lire n’est rien d’autre que la représentation que l’africain a en général
du mariage. Nous disons cela car il nous semble que le protagoniste
principal du roman, Lambert Obama Ondo, en tant qu’africain très attaché
aux valeurs traditionnelles africaines, est victime de son extrême
représentation du mariage. Si sous d’autres cieux (en l’occurrence
l’Europe/Occident), le mariage à tendance à perdre de sa valeur/saveur,
cela n’est pas encore tout à fait le cas en Afrique où l’on y voit tout un
honneur, un prestige et une dignité parfaite pour le/la marié (e) et sa
famille. L’on constate que de plus en plus de couples euro-occidentaux, s’ils
ne choisissent pas de vivre en concubinage et donc de ne jamais se marier,
préfèrent opter pour le pacs. Pour justifier ces différents choix, certains
évoquent le coût exorbitant et/ou les procédures interminables et donc
trop prenantes des divorces. D’autres parlent de la simplicité que leur
octroie le pacs en cas de divorce c’est-à-dire, par exemple, la possibilité de
divorcer par un simple SMS (Short Message System).

100
II- TRADITION ET RIGUEUR EN AFRIQUE : UNE REALITE EN PERTE DE
VITESSE ?

Si la mainmise des « vieux » sur la tradition, en particulier ici le


mariage, peut être considérée comme indéniable, Donato Ndongo a
juxtaposé à juste titre l’exemple du mariage de Rosalie (sœur cadette
d’Obama Ondo) dans l’œuvre pour montrer que la rigueur que l’on attribue
à la loi traditionnelle est désormais obsolète voire discutable. Comme le dit
ce passage explicite :

« No veía [Obama Ondo] en ello problema alguno: los


presentes de los eseng serían transferidos a la familia de
Anne Mengue si, como esperaba, los parientes de su
novia seguían bien predispuestos hacia él y no se subían
a la parra poniéndoselo difícil y exigiendo lo imposible.
Todo debía salir a pedir de boca, pues ni siquiera se
había tenido que forzar ninguna situación, como hacía la
mayoría de las familias, las cuales, ante la necesidad de
casar a uno de sus varones, paseaban de pueblo en
pueblo a sus hijas como si fuesen ganado, o las ofrecían
al mejor postor, imponiendo así unos matrimonios de
conveniencia que a menudo perjudicaba a la chica. Ellos
no habían actuado con un criterio tan anticuado. No la
habían obligado a casarse con el primer desconocido. No
habían influido para nada en su decisión (Ndongo,
p.150). [Il ne voyait [Obama Ondo] en cela aucun
problème : les cadeaux des eseng seraient transférés à la
famille d’Anne Mengue si, comme il le souhaitait, les
parents de sa fiancée étaient toujours prédisposés à lui
donner leur fille en mariage et n’avaient surtout pas trop
fait monter les enchères pour le mettre en difficulté et lui
exiger l’impossible. Tout devrait lui être à portée de la
main car il n’avait forcé aucune situation comme le
faisait la majorité des familles qui, face à la nécessité de
marier l’un de leurs garçons, allaient de village en village
avec leurs filles comme si elles étaient du bétail ou les
donnaient au plus offrant imposant ainsi des mariages
intéressés qui nuisaient souvent à la fille. Eux n’avaient
pas usé d’un critère aussi dépassé. Ils n’avaient pas
obligé Rosalie à se marier avec le premier venu. Ils ne
l’avaient pas influencée du tout dans sa prise de
décision]. »

Dans ce passage, il ressort qu’Obama Ondo et son père refusent


que Rosalie soit traitée comme certaines filles du village, c’est-à-dire
comme un objet à valeur lucrative. Les deux (y compris les « vieux ») lui ont
laissé la liberté de choisir son homme, son mari. Dans cette perspective,
Montuori semble avoir raison de dire que : « this deviation from the archaic
tradition that Lambert described earlier proves that marriage rituals have
evolved in their rural town ». Et Montuori d’ajouter que : « the tradition has

101
never been static and needs to continue to evolve so that young people are
not lured into migrating in order to finance its high cost. It is important that
Africans are the ones who recognize the importance of regulating the price
of the bridewealth and not outsiders1 ». L’allusion faite par Montuori aux «
outsiders » renvoie ici à l’époque coloniale car les colons européens ont
tenté partout en Afrique de réguler le mariage et/ou la polygamie.

III- LE MARIAGE SOUS L’ERE COLONIALE ESPAGNOLE EN GUINEE


EQUATORIALE

La Guinée Equatoriale, pays d’origine de Donato Ndongo, n’a pas


fait l’exception des affres des reformes du mariage sous l’ère coloniale
espagnole. Loin s’en faut. Selon l’écrivain lui-même :

« La Orden del 10 de agosto de 1943, del gobernador


Mariano Alonso, pretendía dar solución a las elevadas
dotes, pues, según asegura, muchos jóvenes indígenas
no encontraban esposa por haber subido excesivamente
“el precio de la mujer” de las 300 pesetas que costaba
hasta hacía poco la dote, a las 3.000 […]2. [Le décret du
gouvernement Mariano Alonso du 10 août 1943
prétendait trouver une solution aux prix exorbitants des
dots car, selon ledit décret, beaucoup de jeunes
indigènes ne trouvaient pas d’épouse parce que ‘‘le prix
de la femme’’, de la dot, était excessivement élevé
passant de 300 pesetas a 3000 […]]. »

Au regard donc de ces prix trop élevés des dots qui empêchaient
beaucoup de jeunes de se marier, les nouvelles autorités coloniales ont
entrepris des reformes conséquentes, comme l’indique le passage suivant:

« Además, se prohibía el matrimonio entre personas que


no hubieran llegado a la pubertad, que tuvieran taras
fisiológicas o la mujer estuviese aún ligada por un vínculo
matrimonial anterior no disuelto oficialmente. […] La
poligamia, que no se podía abolir por decreto, pasó a ser
penalizada: además de pagar la dote correspondiente a
los familiares de la novia, el polígamo debía satisfacer a
la administración 500 pesetas por la tercera mujer, 1.000
por la cuarta, 1.500 por la quinta y 2.000 por cada una
de las sucesivas […] (Ndongo ; De Castro, pp.157-158).
[Le mariage était interdit entre personnes qui n’avaient
pas atteint l’âge de la puberté, avaient des handicaps
physiologiques ou la femme qui n’avait pas encore
divorcé officiellement d’un précédent mariage. […] La

1
Montuori (Chad), El Metro, Department of Spanish and Portuguese (UCLA), USA:
University of California, 2010, <http://www.escholarship.org/uc/item/3tr5v9g8#page-2>
59669 , mis en ligne en 2010, Consulté le 14.11.2013.
2
Ndongo-Bidyogo (Donato) ; De Castro (Mariano), España en Guinea. Construcción del
desencuentro: 1778-1968, 240p. ; p.157.

102
polygamie qui ne pouvait être interdite par décret fut
sanctionnée : outre le payement de la dot
correspondante à la famille de la fiancée, le polygame
devait payer à l’administration 500 pesetas pour la
troisième femme, 1000 pour la quatrième, 1500 pour la
cinquième et 2000 pour chacune des femmes suivantes
[…]]. »

Il convient de dire ici que certaines de ces reformes que les


autorités coloniales ont tenté d’imposer à l’époque en matière de mariage
et/ou de polygamie restent en vigueur de nos jours dans beaucoup de pays
africains, même si la tradition essaie de son côté de résister. Selon Edwige
Rude-Antoine : « en Afrique subsaharienne, entre le droit traditionnel et le
droit moderne, l’opposition est fondamentale. Le droit traditionnel accorde
une prépondérance des intérêts du groupe sur ceux de l’individu. Le
consentement des futurs époux n’est pas une condition nécessaire au
mariage1 ». Le mariage est certes sacré mais il semble nécessaire voire
indispensable une évolution des conditions, si nous nous en tenons à
l’histoire de Lambert Obama Ondo décrite dans El metro (et par extension
celle du protagoniste casamançais de El sueño). Pour nous, les prémisses
de cet indispensable changement sont incarnées dans le roman par
Rosalie. Son acte de « bravoure » a certes perturbé Obama Ondo et son
père mais ceux-ci ont compris et accepté sa volonté et mieux ils l’ont
défendue auprès des anciens. Si dans Survey of African Marriage and
Family Life, Phillips pense que « the main characteristics of customary
African marriage: Marriage is potentially polygynous; procreation is the
foundation of marriage; making “dowry‟ (i.e. bridewealth) payments and
counter-payments on the occasion of ceremonies is the basis for the
principle of legitimacy […]2 », Donato Ndongo veut attirer l’attention dans
son roman, à travers l’attitude de la sœur d’Obama Ondo, sur la nécessité
d’une révision de certaines coutumes et traditions. Car leur immobilisme et
intransigeance constituent aussi, à côté des facteurs économiques et
autres guerres, une des raisons de départ de la jeunesse subsaharienne
vers l’Europe/Occident.

IV- LA POLYGAMIE, AUTRE FORME DE MARIAGE EN AFRIQUE

Peut-on dire que le mariage en Afrique rime toujours avec la


polygamie ou que celle-ci tend automatiquement à être le corollaire du
mariage sur le continent africain ? Si Edwige Rude-Antoine, tout en
reconnaissant que les lois actuelles ne sont pas unanimes, affirme que : «
dans les Etats d’Afrique subsaharienne, la polygamie est une institution de
droit coutumier. [Et que] du temps de la colonisation, le législateur, tout en

1
Rude-Antoine (Edwige), Des vies et des familles. Les immigrés, la loi et la coutume,
Paris : Editions Odile Jacob, 1997, 321p. ; p.160.
2
PHILLIPS (Arthur), Survey of African marriage and family life, London: Oxford
University Press, 1953 Cité par Montuori (Chad), op. cit.

103
encourageant la monogamie, a maintenu le droit pour un homme de se
marier avec plusieurs épouses », Lilyan Kesteloot pense que :

« La polygamie, structure archaïque, était valable dans


des groupes où la mortalité infantile est intense, et la
survie de l’espèce en danger. Le fait qu’elle perdure dans
les Etats modernes, malgré une modification sensible des
pratiques sanitaires et l’explosion démographique
consécutive, n’est dû qu’à la volonté masculine de
conserver des privilèges et des agréments, aux dépens
des aspirations du sexe opposé1. »

Pour ce chercheur belge, la polygamie installe les femmes dans le


cycle infernal de la rivalité, non seulement pour les attentions du mari,
mais aussi pour les avantages de leurs enfants respectifs. C’est à qui
obtiendra du père le plus de faveurs. Ce qui, en termes actuels, signifie le
plus d’argent, d’habits, de moyens de poursuivre la scolarité, etc. Ce
combat de tous les jours à l’intérieur même du foyer est le lot quotidien
des femmes africaines. Nous pouvons ajouter à ce constat que de plus en
plus en Afrique aujourd’hui l’on parle de « second bureau ». Cette
expression qui n’est qu’un euphémisme du terme polygamie semble
socialement acceptée pour désigner la seconde épouse qui vit sous un
autre toit parfois loin de la première épouse/dame. C’est au regard donc
de ce quotidien mouvementé et parfois redouté dans les familles dites
polygames qu’Anne Mengue s’était réjouie de ne pas être issue d’une
famille polygame. Voici comment le narrateur nous le dit dans l’œuvre :

« Daba gracias al Cielo porque ella no había crecido en


un ambiente de intrigas, conspiraciones y rivalidades,
pues, por fortuna, su padre no fue polígamo, nunca
sabría si por convicción o por conveniencia, porque sabía
que hasta su madre se había peleado alguna vez con una
rival demasiado descarada y lenguaraz, que vino a
escupirle en la cara no te comportes conmigo con esa
altivez, qué te crees si no puedes ni imaginar cuántas
más acariciamos con nuestros dedos el lunar que tu
hombre esconde en la bragadura (Ndongo, p.127). [Elle
remerciait Dieu de n’avoir pas été élevée dans un
environnement d’intrigues, de conspirations et de
rivalités car, heureusement, son père n’avait pas été
polygame. Mais elle ne saura jamais s’il le fit par
conviction ou par commodité puisqu’elle savait que sa
mère s’était battue une fois avec une rivale trop
effrontée et insolente qui était venue lui cracher à la
figure en lui disant de ne pas se comporter de manière
hautaine avec elle et qu’elle ne pouvait s’imaginer

1
Rude-Antoine (Edwige), op. cit., p.198. Voir aussi Kesteloot (Lilyan), Histoire de la
littérature négro-africaine, Paris : Karthala, 2001, 386p. ; p.283.

104
combien les deux caressaient ce que son mari cachait
dans son pantalon]. »

Ce passage montre clairement l’opposition d’Anne Mengue à une


éventuelle polygamie de son homme, Lambert Obama Ondo. Mais il faut
dire qu’elle a une fois souffert d’une plaisanterie de mauvais goût d’une de
ses cousines qui lui avait dit : « que sabía de buena tinta que Lambert se
dedicaba a solazarse con alguna frívola de buen ver en los mediodías
calurosos en el bosque solitario. Pero no se lo había tomado en serio, y, en
cualquier caso, no había reaccionado como su madre […] » (Ndongo,
p.127). [Qu’elle savait de source sûre que Lambert couchait avec une autre
belle fille frivole en plein midi dans la forêt. Mais elle ne l’avait pas prise au
sérieux et, dans tous les cas, elle n’avait pas réagi comme sa mère]. Selon
Kesteloot : « des enquêtes sociologiques en campagnes, faites pourtant par
des hommes, ont démontré que 90% des paysannes souffraient de la
polygamie, et préféraient demeurer seule épouse, malgré le travail
supplémentaire que cela suppose1 ». En réalité, la polygamie perdure chez
certaines familles africaines dont le projet repose sur de nombreuses
représentations qui n’ont pas pu être altérées par les temps modernes
(même s’il faut reconnaître un net recul de la pratique dans un monde
globalisé régi par le capitalisme et l’individualisme à outrance). La plupart
du temps certaines personnes évoquent des arguments coutumiers (ou
religieux) comme la pratique du « lévirat », c’est-à-dire l’obligation
d’épouser la ou les veuves de son frère. D’autres justifient leur pratique de
la polygamie par le prestige de la descendance, des arguments personnels,
la solution à la mésentente avec une épouse. Quant aux plus « macho », ils
n’hésitent pas à justifier le maintien de cette forme de mariage par la place
de la femme dans la société (africaine) qui, pour eux, reste le foyer et la
procréation, la fécondité.

V- LA FECONDITE DANS LE MARIAGE EN AFRIQUE

Si Aminata Maïga Ka pense que : « le mariage est la seule gloire de


la femme2 », nous pouvons ajouter à la suite de Kesteloot qu’il faut que ce
mariage soit assorti d’enfants, de beaucoup d’enfants même si ces
maternités répétées se font parfois aux dépens de la santé, de la vie de la
mère. Nous pensons ici à Dorothée Oyana, la mère d’Obama Ondo, qui à
force de nombreuses maternités (parfois non planifiées) et autres fausses
couches, a fini par s’affaiblir et mourir relativement jeune. Mais Kesteloot
va plus loin pour dire que : « la femme idéale a un enfant à la main, un
autre dans le dos, un troisième dans le ventre. Encore aujourd’hui, près de
10% des femmes africaines meurent en couches. […] Tout devient tragique
dès qu’une femme ne peut enfanter. La stérilité, c’est le drame intégral »
(Kesteloot, p.284). L’affirmation de Kesteloot sur la stérilité en Afrique

1
Enquêtes du sociologue Abdoulaye Bara Diop, IFAN, Dakar cité par Kesteloot (L.), op.
cit., p.283.
2
Maïga Ka (Aminata) citée par Kesteloot (L.), op. cit., p.284.

105
trouve ici toute sa teneur vu les nombreuses questions qu’Anne Mengue se
posait après avoir vécu quatre années d’affilées avec Obama Ondo sans la
moindre grossesse :

« ¿Acaso sería estéril? ¿Era quizá su cuerpo yermo la


causa de que Lambert no se decidiera a formalizar su
relación? ¿Accedería a casarse con ella cuando no había
demostrado que podía darle hijos? En tal caso, ¿Cómo
sería su vida, obligada por la tradición a consentir que su
marido tomara otras esposas que perpetuaran su
memoria sobre la Tierra? (Ndongo, p.125). [Serait-elle
stérile ? Serait-ce peut-être à cause de son infertilité que
Lambert ne se décidait pas depuis à officialiser leur
relation ? Accepterait-il de se marier avec elle si elle ne
démontrait pas qu’elle pouvait lui faire des enfants ?
Dans un tel cas, comment serait sa vie, sera-t-elle
contrainte par la tradition d’accepter que son mari
épouse d’autres femmes capables de perpétuer sa
descendance sur terre ?]. »

Comme nous pouvons le voir, les préoccupations légitimes d’Anne


Mengue sont nombreuses et diverses mais la préoccupation qu’elle semble
le plus redouter est celle de voir Obama Ondo se marier à d’autres femmes
qui auront des enfants et qu’elle soit rangée aux oubliettes, tout
simplement. Il faut dire que la stérilité (généralement et parfois
abusivement/arbitrairement attribuée qu’à la femme) suffit, dans les cas
les plus sévères, comme cause de répudiation en Afrique. D’autres vont
jusqu’à taxer la femme stérile de sorcière. Et pire, s’il y a répudiation, il faut
que la famille de la femme rembourse la (colossale) dot dans certaines
tribus. Tous ces désagréments obligent certaines femmes à recourir aux
tradipraticiens (médecins traditionnels africains), aux guérisseurs
traditionnels et autres génies pour avoir des enfants. Anne Mengue n’en a
pas fait l’exception dans El metro puisqu’elle est allée voir une guérisseuse
du village qui a dû la soigner avant qu’elle ne tombe finalement enceinte
de sa fille qu’Obama Ondo ne verra jamais. Si comme le dit Lilyan
Kesteloot : « la femme doit à tout prix « produire », comme une terre (à
laquelle la poésie de la négritude la compare si souvent), et produire
beaucoup » (Kesteloot, p.284), nous pensons que le thème du mariage (de
la polygamie et de la procréation) que Donato Ndongo évoque ici dans El
metro transcende la simple fiction. C’est un thème qui reflète la condition
de tout être humain qui aspire, à l’instar de Lambert Obama Ondo (et de sa
sœur Rosalie), à fonder un foyer avec celle qu’il aime. Donato Ndongo-
Bidyogo semble joindre ici sa modeste voix/voie à celle de la littérature
dite féministe (nous pensons ici à l’écrivaine Maïga Ka) qui illustre cette
pratique avec une acuité telle qu’il est impossible désormais de nier sa
« nature autodestructrice ». Mais dans le cas précis de Donato Ndongo,
celui-ci semble davantage attirer l’attention des africains notamment des
« vieux » sur la nécessité de réviser certaines traditions (le mariage ici) qui,

106
au lieu d’aider les jeunes à s’épanouir sur le continent, obstruent plutôt
leur avenir et les obligent parfois à fuir bien entendu au péril de leur vie.

CONCLUSION

Au terme de notre analyse, nous pouvons dire que El metro est un


roman réaliste dans la mesure où les histoires, parfois juxtaposées, qu’il
relate trouvent toutes un écho dans notre société (africaine) actuelle. A
commencer par le phénomène planétaire de la migration. Dans le cas
spécifique de l’Afrique, l’on n’est pas sans savoir qu’aux migrations Sud-Sud
s’ajoutent les migrations vers l’Europe qui retiennent encore davantage
l’attention des médias. El metro évoque le drame de la migration de la
jeunesse africaine vers l’Europe/Occident. Mais si les causes de départ sont
multiples et variées (nous pensons ici au chômage chronique, la corruption
généralisée, aux guerres, etc.), Donato Ndongo dénonce également ici
l’immobilisme, la « caducité » et rigidité de certaines traditions (le mariage
coutumier notamment) qui empêchent la jeunesse de s’épanouir sur le
continent. Ces lois les poussent donc à partir. Dans El metro, Obama Ondo
souffre d’une certaine trahison de la tradition ancestrale dans laquelle il
avait fermement mis toute sa confiance. Il est obligé de renoncer à son
mariage pour sauver la romance née entre son propre père et la mère de
sa fiancée. Après l’échec de son mariage, le protagoniste principal se voit
contraint d’abandonner précipitamment son village innommé de la région
de Mbalmayo pour aller s’exiler en Europe/Espagne où son intégration sera
des plus difficiles. L’intransigeance donc de la loi ancestrale a montré
l’incapacité d’Obama Ondo de tenir tête à une norme sociale dont il sait
qu’elle est devenue caduque. Mais au-delà de l’aspect anecdotique, El
metro opère comme une véritable œuvre de prise de conscience. Si le
narrateur semble attirer l’attention des africains, en l’occurrence des
« vieux », sur la nécessité de reformer certaines traditions et coutumes
ancestrales parce qu’inadaptées et donc incomprises de la jeunesse, celui-
ci va plus loin à travers le récit de l’assassinat d’Obama Ondo par des
skinheads/néonazis pour dire que la migration n’est pas la solution. Il faut
dire que les néonazis, bourreaux de Lambert Obama Ondo, sont les
gardiens de la « pureté » culturelle et surtout raciale européenne,
coutume/tradition également rétrograde, caduque et intransigeante. Les
skinheads défendent violemment la suprématie blanche et veillent à ce
que l’Europe/Occident ne soit pas « contaminé/souillé » par des races dites
inférieures ou infériorisées. Donato Ndongo veut donc contribuer à travers
ce roman à décourager de nouveaux candidats au départ vers ce qu’ils
imaginent être l’Eldorado Euro-occidental.

107
BIBLIOGRAPHIE

CROS (Edmond), Le sujet culturel. Sociocritique et psychanalyse. Paris :


L’Harmattan, 2005.
FERRÉOL (Gilles), Dictionnaire de sociologie. Paris : Armand Colin, 2009.
KESTELOOT (Lilyan), Histoire de la littérature négro-africaine, Paris :
Karthala, 2001.
MONTUORI (Chad), El Metro, Department of Spanish and Portuguese
(UCLA), USA: University of California, 2010,
<http://www.escholarship.org/uc/item/3tr5v9g8#page-
2> 59669 , mis en ligne en 2010, Consulté le 14.11.2013.
NDONGO-BIDYOGO (Donato), El metro, Barcelona : Ediciones del Cobre,
2007.
NDONGO-BIDYOGO (Donato) ; DE CASTRO (Mariano), España en Guinea.
Construcción del desencuentro: 1778-1968, Madrid,
Sequitur, 1998.
phillips (Arthur), Survey of African marriage and family life, London: Oxford
UNIVERSITY PRESS, 1953.
RUDE-ANTOINE (Edwige), Des vies et des familles. Les immigrés, la loi et la
coutume, Paris : Editions Odile Jacob, 1997.

108
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.109-120 ISSN : 2226-5503

LES ACTIVITES INFORMELLES ET L’INSERTION SOCIOPROFESSIONNELLE


DES JEUNES DANS LA VILLE D’ABIDJAN : UNE ANALYSE
SOCIOECONOMIQUE.

KONE Saindou,
Doctorant en Gestion des projets,
Chaire UNESCO
de l’Université Félix Houphouët-Boigny
(Côte d’Ivoire)
Saindou2008@gmail.com

RESUME
Cet article a pour objectif de mesurer les effets des activités informelles sur l’insertion
socioprofessionnelle des jeunes dans le district d’Abidjan. Pour ce faire, une enquête a été
menée dans la capitale économique ivoirienne. L’article s’appuie sur l’approche de
l’économie populaire couplée à celle des réseaux sociaux. En référence à cette approche,
après la présentation de la situation de travail des jeunes à Abidjan et ses implications en
termes d’initiatives économiques populaires, l’étude montre que les activités informelles
constituent un levier essentiel d’insertion socioéconomique des jeunes à Abidjan. Ces
différentes activités de survie mettent en évidence l’ingéniosité des acteurs informels à
développer une forte résilience face aux divers chocs sociaux et économiques.

Mots clés : activités informelles, chômage, jeunes, insertion socioprofessionnelle,


inclusion sociale, économie populaire.

ABSTRACT
This paper has objective to measure the effect of informal activities on social and
professional young people insertion in the Abidjan district. Therefore, an inquiries has
been lead in the Ivoirian economic capital. This paper leans on popular economy approach
and social networks. To refer to this approach, after presentation of young people’ work
situation in Abidjan and their implications on popular economic initiatives, the inquiries
show that informal activities constitute an essential lever of social and economic insertion
for young people in Abidjan. These different activities of livelihood highlight the ingenuity
of informal actors to develop a strong resilience facing social and economic crisis.

Keywords: informal activities, unemployment, young people, insertion survey, social


inclusion, popular economy.

109
INTRODUCTION :

La Côte d’Ivoire, à l’image de la plupart des pays de l’Afrique


subsaharienne est confrontée au problème endémique du chômage des
jeunes. Pour un taux de chômage national de 11% (ENSETE 2013), les 14-35
ans constituent près des trois quarts des chômeurs. Le chômage touche
donc en priorité les jeunes. Ceux-ci représentent une proportion élevée de
la population. Ils constituent au moins 79% de la population ivoirienne
(RGPH, 2014), c’est pourquoi leur insertion socioprofessionnelle reste un
enjeu majeur pour les autorités. Ces dernières, sans cesse initient diverses
actions en faveur de cette frange sensible de la population afin d’arriver à
un taux de socialisation inclusif honorable. Toutefois, le marché du travail
reste dominé par les activités informelles de façon générale en Côte
d’Ivoire et, plus particulièrement à Abidjan. Dans cette ville, capitale
économique, le secteur informel représente plus de 77% des emplois
(EEMCI 2012). Les emplois informels sont analysés dans cet article qui
cherche à répondre à la question suivante : quels sont les mécanismes, les
pratiques sociales et les dispositions par lesquelles les activités informelles
assurent l’insertion socioéconomique des jeunes à Abidjan ?

I- THEORIES DE REFERENCE ET METHODOLOGIE

Il s’agit de montrer dans cette étude que le secteur informel permet


une insertion sociale, économique et professionnelle d’une frange
importante de jeunes à Abidjan.
L’analyse de l’effet des activités informelles sur l’insertion
socioéconomique des jeunes dans le district d’Abidjan se fera à partir de
l’approche de l’économie populaire, FAVREAU (2014), Odile CASTEL (2006),
et celle des réseaux sociaux, SOKO (2010), Jean-Philippe BERROU et Claire
GONDARD –DELCROIX (2011), GRANOVETTER (1992).
« On entend par économie populaire l’ensemble des activités
économiques et des pratiques sociales développées par les groupes
populaires en vue de garantir, par l’utilisation de leur propre force de
travail et des ressources disponibles, la satisfaction des besoins de base,
matériels autant qu’immatériels. » (Sarria Icaza et al., 2006). Pour
FAVREAU (2014), l’économie populaire est aujourd’hui de plus en plus
examinée dans sa relation avec une famille de dynamiques
socioéconomiques (économie sociale et solidaire et développement local).
Cet aspect a longtemps été négligé par les institutions internationales et
par de nombreux universitaires. Ce qui a conduit à marginaliser les facteurs
suivants : les activités économiques non régies par la recherche du profit ;
l’ancrage territorial et communautaire de nombreuses initiatives
économiques de proximité ; les échelles complémentaires du
développement économique (du local à l’international). Selon FAVREAU,
cette économie populaire, dans la plupart des sociétés du Sud, constitue

110
aujourd’hui le mode prévalent d’ascension économique pour plusieurs
groupes.
Cette « économie de la débrouille », caractérisée principalement par
l’auto-emploi, la création d’entreprises familiales, la forte présence sur le
marché des biens et services liés à la vie quotidienne. Cette économie
populaire est un domaine où les activités sont fondées sur les initiatives
privées individuelles ou collectives développées par les populations
démunies, notamment les jeunes et les femmes. Ces activités occupent
une frange importante des populations urbaines.
Une même approche est développée par Odile CASTEL (2006). Pour
elle, l’économie populaire peut, si elle est en croissance, devenir une
entreprise du secteur privé ; mais elle peut aussi devenir une entreprise de
l’économie solidaire (coopératives, mutuelles, associations). A certaines
conditions, elle participe d’une stratégie d’organisation collective en
s’inscrivant dans la construction de systèmes d’échange local et dans une
plus grande coopération entre pairs au niveau du travail. Ainsi, dans les
pays du Sud, les travailleurs exclus du marché du travail formel, au travers
de leur auto-organisation, créent de plus en plus d’initiatives de l’économie
populaire solidaire qui forment des groupes de production à caractère
familial ou communautaire. Ce sont des situations précaires nées du
chômage endémique qui seraient à la base des activités d’économie
populaire et d’économie populaire solidaire. Ces activités seraient une
sorte de planche de salut pour de nombreuses personnes aussi bien en ville
qu’en campagne. Sans ces initiatives personnelles et collectives de survie, il
n’aurait certainement pas d’autres solutions viables et fiables pour les
populations qui y ont recours. Elles jouent ainsi, un rôle social et
économique de premier plan pour de nombreux jeunes en quête de travail.
Dans leur mise en œuvre, ces activités informelles conduisent bien souvent
au développement de réseaux sociaux. Pour SOKO (2010), à partir d’une
étude sur l’entrepreneuriat informel à Abidjan, les activités économiques
informelles s’insèrent dans des réseaux sociaux. Pour lui, sur le plan
sociologique, la question des activités informelles présente des affinités
avec les réseaux sociaux, ceux en particulier sur lesquels sont basés les
grands courants entrepreneuriaux du secteur informel à Abidjan. Ici,
l’approche structurelle et les réseaux sociaux sont privilégiés. Ces constats
confirment l’importance de disposer dans son réseau de relations hors-
famille (Cleaver, 2005) sans pour autant mettre à jour, comme le fait
Guichaoua (2007), une opposition stricte entre le soutien obtenu par la
famille et celui obtenu en dehors de cette dernière. Contrairement aux
résultats de Lourenço-Lindell (2002) nous ne pouvons non plus conclure
que les liens forts familiaux soient plus résilients que les autres : il apparaît
ici que même les liens faibles peuvent avoir un rôle majeur dans la
résilience des micro-entrepreneurs, que ces derniers relèvent de la sphère
de l’amitié, du voisinage, voire de la sphère professionnelle. Ces réseaux et
ces relations d’affaires, peuvent déboucher sur la constitution de
communautés, d’associations ou d’organisations qui jouent un rôle
important en termes de sécurisation de l’accès aux ressources en cas de

111
crise. C’est souvent le cas en ce qui concerne les liens de coopération entre
entrepreneurs.
Cette approche permet d’affirmer que l’insertion des jeunes à travers
les activités économiques informelles est influencée par les réseaux de
relations sociales. Comme GRANOVETTER (1992) qui soutient qu’à partir du
moment où l’opportunisme et la malhonnêteté sont présents dans cette
dynamique économique, la notion d’encastrement est d’une importance
fondamentale. Elle souligne le rôle joué par les relations personnelles
concrètes et ses réseaux qui génèrent la confiance et découragent la
transgression des règles. Les formes d’organisation sociale en milieu urbain
et surtout dans le secteur informel, se structurent autour de multiples
réseaux. L’appartenance à ceux-ci détermine très largement les pratiques
entrepreneuriales informelles. Ainsi, l’insertion des acteurs de l’informel
dans des réseaux stables de relations personnelles permet de diffuser les
informations et de contrôler le comportement, en générant de la confiance
et en isolant rapidement ceux qui ne la méritent pas. Les moyens financiers
pour entreprendre se résument à l’étendue des relations sociales qui
donnent la capacité de mobiliser des fonds rapidement à travers la
confiance. Ainsi, sur cette base, un entrepreneur informel peut mobiliser
une somme substantielle en un temps record sans signer le moindre
papier.
Cette approche théorique, appliquée à notre sujet, nous apprend que
l’argent et les relations sociales sont au centre des préoccupations des
activités économiques informelles commerciales et artisanales. L’argent
circule très rapidement, il alimente des chaînes de solidarité de dons et de
contre - dons. Ce qui permet à l’acteur informel de maintenir le lien social
sans effacer la dette. De là, plus le temps passe, plus les acteurs
s’éternisent dans le secteur informel à cause des coûts d’entretien élevés.
Il faut donc un puissant réseau social aux acteurs informels afin de faire
face à ces coûts d’entretien et maintenir de la sorte l’activité initiale. Ce qui
nous permet de mettre l’accent sur le processus en jeu dans le tissu social
au travers d’une enquête sur le terrain réalisée sur les activités
économiques informelles à Abidjan, la capitale économique ivoirienne.
Sur le plan Méthodologique, cet article s’appuie sur une enquête
qualitative menée dans le district autonome d’Abidjan. Elle a duré un mois.
L’enquête a porté sur les modalités d’insertion des jeunes dans le tissu
socioéconomique du secteur informel. A cet effet, un guide d’entretien a
été élaboré. Les données ont été recueillies au moyen d’entretiens
individuels et collectifs. Les entretiens ont porté sur les conditions d’accès
des jeunes aux emplois publics et privés, le niveau d’instruction des
demandeurs, les relations de travail et humaines, les conditions de gestion
des activités, les relations entre les travailleurs informels. Les entrevues
ont porté sur soixante-dix jeunes tirés au hasard dans la ville d’Abidjan. Ils
ont été étudiés par rapport à leurs occupations ou non vis-à-vis de diverses
activités informelles à Abidjan (commerce, artisanat, transport,
restauration, TIC). Les entretiens ont fait l’objet d’enregistrement et de

112
prises de notes, les données ont été analysées à partir d’une analyse de
contenu.

II- RESULTATS

A l’issue de l’enquête, il ressort que les activités informelles occupent


quatre-vingt-deux pour cent de jeunes, soit cinquante-sept jeunes sur les
soixante-dix sélectionnés. Nous avons identifié les pratiques
entrepreneuriales informelles suivantes : les cabines cellulaires, les
« garbadromes », les kiosques à café, les cybercafés, les « allocodromes »,
le transport (gbaka, woro-wôrô, gnambro), commerce de tous genres, la
couture, la coiffure. Ces activités sont reparties entre les secteurs du
commerce, l’artisanat, les TIC et le transport (Tableau 1).

Tableau 1 : Répartition des activités informelles par secteur

Activité Effectif Pourcentage


Commerce 19 27,14
Artisanat 10 14,29
TIC 25 35,71
Transport 16 22,86
Total 70 100

Source : notre enquête

On note une présence importante de la gente féminine dans les


activités informelles à Abidjan avec 53% des enquêtés. L’organisation des
activités est, soit faite sur la base familiale où le chef de famille est le chef
d’atelier, soit en collectivité autour de métiers précis comme la mécanique,
la maintenance d’appareils, la vente de pièces détachées, etc. En dehors de
ces activités, les jeunes affirment qu’ils seraient restés sans emploi. Ils ont
pour la plupart (95%) tenté d’obtenir un emploi salarié sans succès. Les
niveaux d’instruction varient dans la mesure où on retrouve divers niveaux
d’instruction. Ces niveaux vont du primaire au supérieur avec une
prédominance des niveaux secondaire et primaire avec respectivement 34,
29% et 25,72% des enquêtés (Fig.1). Les jeunes de niveau supérieur sont
dans des activités qui font appel à la réflexion (TIC), notamment la gestion
de cybercafés, la gestion de cabines téléphoniques, la maintenance
(Tableau 2). Ces jeunes de niveau supérieur se retrouvent mieux dans les
activités de réflexion qui leur permettent de faire appel aux acquis de leur
formation. Ces activités constituent ainsi une voie de socialisation donc de
réalisation de soi pour ces jeunes intellectuels.

113
Figure 1 : le niveau d’instruction des acteurs informels jeunes

Tableau 2 : niveau d’instruction des acteurs informels

Niveau
Effectif Pourcentage
d’instruction
Aucun 10 14,28
Primaire 18 25,72
Secondaire général 24 34,29
Secondaire
10 14,28
technique
Supérieur 08 11,43
Total 70 100

Source : notre enquête

L’enquête révèle que la durée de vie des activités informelles reste


limitée (Tableau 3). La tranche d’âge la plus importante est celle de moins
d’un an avec 47,15% des activités, suivie de la tranche d’un an à trois ans
avec 31,43% et celle de trois à cinq ans avec 14,28%. Seulement 7,14% des
activités informelles ont plus de cinq ans d’existence (Fig.2). Ces durées de
vie courtes traduisent l’inexpérience et le déficit de formation des acteurs
informels à Abidjan. Ces acteurs, s’essayent à plusieurs activités qui sont
sanctionnées au départ, pour la plupart par des échecs qui leur permettent
d’apprendre au fil des expériences vécues. Ainsi, après plusieurs
expériences, les acteurs informels acquièrent un certain savoir-faire qui
débouche sur la stabilité des activités qui n’intervient généralement
qu’après plusieurs années.

114
Tableau 3 : durée de vie des activités informelles à Abidjan

Durée de vie Effectif Pourcentage


Moins d’un an 33 47,15
1 à 3 ans 22 31,43
3 ans à 5 ans 10 14,28
5 ans et plus 05 7,14
Total 70 100

Source : notre enquête

Figure 2 : les activités informelles selon leur durée d’existence

La forte présence des jeunes dans le secteur informel a été mise en


exergue par des études précédentes menées par l’Agence d’Etudes et de
Promotion de l’Emploi (AGEPE). En 2012 et 2013, l’AGEPE a mené deux
études dont l’une sur la situation des jeunes vis-à-vis de l’emploi (Tableau
4) et l’autre sur l’emploi par secteurs institutionnels selon le milieu de
résidence (Tableau 5). Selon la première étude, le taux de chômage des
jeunes de 15-24 ans est de 13,80% et celui des jeunes de 15-35 ans est de
12,20%. Le taux d’insertion des jeunes dans l’activité informelle pour les
tranches précédentes est respectivement de 91,10% et 58,90%. Ces
résultats montrent la place essentielle qu’occupe l’activité informelle dans
l’insertion socioprofessionnelle des jeunes en Côte d’Ivoire.
Selon l’AGEPE (2012), à Abidjan, le secteur informel occupait 77,3%
de personnes contre 9,3% pour le secteur privé formel, 7,6% pour le
secteur public et parapublic et 5,8% pour les ménages. L’essentiel des
emplois à Abidjan est offert par l’informel qui reste un grand pourvoyeur
d’emploi et un levier de socialisation des jeunes. Cette forte présence
d’emplois informels est due à la situation économique difficile que vit la

115
Côte d’Ivoire suite à la dernière décennie de crise sociopolitique et à la
faible employabilité des jeunes.
Ces différents résultats précédents appellent plusieurs
interprétations.

Tableau 4 : Données de base concernant la situation des jeunes vis-à-vis de


l’emploi

Tranche d’âge de
Indicateur jeunes
15-24 ans 15-35 ans
Taux de jeunes au chômage 13,80 % 12,20%
Dont
• Taux de chômage des jeunes hommes 9,70%
• Taux de chômage des jeunes femmes 15%
Taux de jeunes chômeurs découragés 39,13% 36,10%
Taux d’insertion des jeunes dans l’économie n/a 53,10%
formelle 26,40%
Dont taux d’insertion des femmes
Taux d’insertion des jeunes dans l’économie 91,10% 58,90%
informelle
Dont taux d’insertion des jeunes femmes 44%

Source : AGEPE 2013

Tableau 5° : Emplois par secteurs institutionnels selon le milieu de


résidence

Abidjan Urbain Autre urbain Rural Ensemble


Eff 1 602 550 3 560 325 1 957 775 4 929 058 8 489 383
Secteur informel
% 77,3% 81,8% 85,9% 95,9% 89,4%
Secteur privé Eff 192 516 332 031 139 515 130 447 462 478
formel % 9,3% 7,6% 6,1% 2,5% 4,9%
Secteur public Eff 157 510 305 386 147 876 62 740 368 126
et parapublic % 7,6% 7,0% 6,5% 1,2% 3,9%
Eff 121 268 155 605 34 337 16 558 172 163
Ménages
% 5,8% 3,6% 1,5% 0,3% 1,8%
Eff 2 073 844 4 353 347 2 279 503 5 138 803 9 492 150
Ensemble
% 100,0% 100,0% 100,0% 100,0% 100,0%

Source : AGEPE, à partir des données de l’EEMCI, 2012, page 8

116
III- DISCUSSION

1- Types d’activités exercées selon le genre


La forte présence de femmes dans l’informel montre le niveau faible
d’instruction de ces dernières qui sont bien souvent retirées de l’école pour
accompagner leur mère dans les travaux ménagers. Les raisons de la courte
scolarité des filles sont entre autres, les grossesses précoces, la faiblesse
des revenus familiaux, la discrimination basée sur le genre,
l’analphabétisme de certaines mères (qui s’inspirent de leurs expériences
pour les appliquer à leurs filles). La présence importante des jeunes dans
l’informel à Abidjan est due aux conséquences de diverses crises que la
Côte d’Ivoire a connues, les difficultés rencontrées par les entreprises
formelles, le taux de recrutement faible dans l’administration publique par
rapport à la demande, le niveau de qualification jugé de plus en plus faible
constaté chez les jeunes. Ces jeunes sont plus présents dans les TIC car plus
qu’un effet de mode, ces TIC sont de véritables moyens d’expression et
d’épanouissement pour la jeunesse.
La présence féminine dans l’informel de même que celle des jeunes a
été mise en évidence par l’(AGEPE 2013), (Tableau 4). En créant des
activités génératrices de revenu (AGR) à travers les activités informelles, les
jeunes intègrent ainsi le tissu socioéconomique ce qui débouche sur leur
autonomie financière. Devenant des acteurs économiques à part entière,
ces jeunes payent des taxes et s’occupent de leur famille, réduisant du
coup, le taux de paupérisation.
Au regard des précédents résultats, les activités informelles
constituent un amortisseur social, une source de revenus pour ses acteurs
de plus en plus nombreux et un levier d’insertion professionnelle pour de
nombreux jeunes à Abidjan (Tableau 5). Toutefois, ces activités informelles
ont pour la plupart une durée de vie courte.

1- Cycle de vie des activités exercées


Les activités pratiquées relèvent des petits métiers et petits
commerces qui nécessitent peu de capital de départ et de formation
spécifique. Ce qui montre la facilité avec laquelle les jeunes s’insèrent dans
le secteur informel. Les activités, au-delà des travailleurs a proprement
parlé, intègre dans son sillage de nombreux apprentis qui ont l’occasion de
se former et plus tard de devenir des patrons à leur tour. Ainsi, on assiste à
un cycle vertueux de socialisation des populations moins nanties.
Toutefois, les activités informelles exercées par les jeunes à Abidjan sont
fragiles, peu organisées et évoluent dans un environnement très
concurrentiel. Ainsi la rentabilité de ces activités est faible avec des modes
de gestion approximatifs. Ces derniers s’inscrivent dans des relations
sociales qui s’appuient sur la culture ivoirienne.
Selon l’enquête, la durée de vie des activités informelles reste courte
à cause des pratiques de gestion non efficientes, le peu de qualification des
acteurs, le poids de la famille (Tableau 3). Les activités de moins d’un an et
celles de d’un an à trois sont dominantes (Fig.2). Ici, la logique sociale et les

117
rapports de force qui en découlent mettent à mal la survie des activités
informelles de subsistance. En effet, la priorité est donnée aux personnes
et surtout à la résolution quotidienne des problèmes faisant ainsi de
l’activité informelle un facteur important de résilience.

2- Activité informelle vecteur de résilience face aux divers chocs


sociaux et économiques.
Pour de nombreux jeunes à Abidjan, les activités informelles restent
une solution pour s’insérer dans le tissu socioéconomique. En effet, face à
un environnement social et économique peu propice suite à de
nombreuses crises que la Côte d’Ivoire a traversé, l’employabilité des
jeunes s’est fortement amenuisée. Cette situation s’explique aussi par le
nombre limité d’emplois offerts par le secteur public et privé. Ainsi, de
nombreux jeunes n’ont d’autres alternatives que d’entreprendre des
initiatives personnelles pour faire face aux divers chocs au plan social et
économique. Du coup, les activités de fortune de survie, loin d’être
passagères, deviennent des occupations pérennes de refuge pour un
nombre élevé de jeunes. C’est pourquoi, on assiste de plus en plus à la
création d’activités informelles de tous genres. Les principales initiatives
informelles personnelles ont trait aux activités commerciales, artisanales et
celles en rapport avec les TIC.
Face aux conséquences de la dernière crise sociopolitique ivoirienne
qui a duré une décennie, la création de micro-entreprises dans l’économie
informelle constitue l’une des principales stratégies de résilience des
différents groupes sociaux précarisés (jeunes diplômés, femmes, immigrés,
licenciés, fonctionnaires etc.) (TOURE, 1985, LEPAPE, 1997, KPONHIASSA,
1998).
A Abidjan, les activités informelles constituent à bien des égards un
socle permettant à de nombreuses personnes de s’insérer dans la vie
active. En la matière, il s’agit pour de nombreuses femmes et de nombreux
jeunes un moyen d’insertion socioéconomique.
En somme, ce sont des centaines de milliers de personnes qui
exercent dans l’informel à Abidjan. Ce secteur apparaît de ce point de vue
comme un amortisseur de chômage. Il s’agit aussi d’un régulateur social
d’autant plus que ni le secteur moderne ni le secteur public ne peuvent
offrir qu’un nombre limité d’emplois aux demandeurs de plus en plus
nombreux et jeunes.
En absorbant un flot important de chômeurs et de laissés pour
compte, l’activité informelle permet la socialisation, l’épanouissement (en
offrant aux acteurs des petits métiers et commerces un accès aux services
sociaux de base) et l’amélioration de la sécurité à Abidjan. Les jeunes qui
sont ainsi insérés dans la vie sociale grâce à leurs initiatives personnelles,
se détournent des activités criminelles, deviennent des citoyens à part
entière ; des agents économiques qui, bien souvent payent des taxes,
notamment les taxes municipales. Il s’agit pour de nombreuses
populations, à travers les activités informelles, d’assurer leur survie dans
un environnement de plus en plus difficile leur offrant peu d’opportunités

118
d’emploi. Les activités informelles apparaissent ainsi comme une planche
de salut pour l’insertion sociale et économique de couches vulnérables
aussi bien dans le milieu urbain que rural.

CONCLUSION

La question du chômage des jeunes reste une préoccupation réelle,


et pour les intéressés, et pour les gouvernants Ivoiriens. Avec plus de 79%
de la population, la jeunesse en âge de travailler devrait constituer une
opportunité au plan socioéconomique et non un problème comme on le
constate aujourd’hui. A Abidjan, les jeunes, confrontés à de réelles
difficultés d’insertion socioprofessionnelle se tournent de plus en plus vers
les activités économiques informelles. Fruit d’initiatives privées
personnelles ou collectives, les entreprises informelles ou de subsistance
s’exercent dans un cadre d’économie populaire ou solidaire avec des
relations sociales fortes qui rythment la vie de ces activités. Les jeunes à
Abidjan, développent de plus en plus à travers leur ingéniosité et leur
esprit de créativité, une forte capacité de résilience aux problèmes de
chômage endémique auxquels ils sont confrontés. Ainsi au plan
socioéconomique, les activités informelles par l’insertion qu’elles offrent à
la jeunesse, contribuent à la recomposition sociale et économique en
offrant aux différents acteurs de nouveaux champs d’expérience et surtout
d’espoir.

BIBLIOGRAPHIE

AGEPE, ENSETE (2013), Rapport final, Côte d’Ivoire, août 2014.


AGEPE (2013), Situation de l’emploi en Côte d’Ivoire en 2012, Rapport de
synthèse Rapport Enquête emploi 2012, 2013.
ASSOGBA Y. (2003), « L’autre mondialisation, le développement et
l’économie populaire en Afrique », Economie et Société :
économie sociale et solidaire. Une perspective Nord-Sud,
hors-série, Presses de l’Université du Québec, pp. 151-
165.
BERROU J-P. et GONDARD-DELCROIX C. (2011), « Dynamique des réseaux
sociaux et résilience socio-économique des micro-
entrepreneurs informels en milieu urbain africain », in :
Mondes en développement, n°156, vol. 4, 2011/4, pp.73-
88.
CASTEL O. (2016), « De l’économie informelle à l’économie populaire
solidaire : Concepts et pratiques », HAL, Neuchâtel.
FAVREAU L. (2014), « Économie informelle, économie populaire et
économie sociale et solidaire : une mise en perspective
Nord-Sud », in : Haïti Perspectives n°3, vol. 3, pp.31-34.

119
GRANOVETTER M. (1992), « Economic Institutions as Social Constructions :
A Framework for Analysis », in: Acta Sociologica, no 35,
p. 3-11
KOUAKOU K. C. et KOBA A.T. (2015), L’emploi des jeunes en Côte d’Ivoire,
une étude diagnostique, CRDI, Ottawa.
KOUAKOU, K. C. (2006), Insertion professionnelle des jeunes urbains et
politique active d’emploi en Côte d’Ivoire, thèse de
doctorat unique, Université de Cocody, Abidjan.
MEMEASFP (2014), Côte d’Ivoire, Politiques et dispositifs d’insertion
professionnelle et création d’emploi, Rapport Pays de
l’ADEA « Formation, insertion professionnelle et emploi
des jeunes », document de travail réalisé par Pierre Ange
Désiré DANHO, économiste, directeur général de
l’Emploi.
Ministère d’Etat, Ministère de l’Emploi, des Affaires Sociales et de la
Formation Professionnelle (2014), Politiques et
dispositions d’insertion professionnelle et de création
d’emplois, Cas de la Côte d’Ivoire, MEMEASFP, Abidjan,
mars 2014, 43 p.
NANCY B. et AHMADOU A. M. (2012), Les entreprises informelles de
l’Afrique de l’ouest francophone, taille, productivité et
institutions, éditions Pearson, Paris, 274 p.
NDIAYE A.., BOUTILLIER S. (2011), De l’économie sociale à l’économie
populaire solidaire via l’économie solidaire. Quelles leçons
tirer du social business ? L’Harmattan, PARIS, pp.85-109.
PNUD (2009), Programme d’appui aux initiatives pour l’emploi des jeunes
et la cohésion sociale en Côte d’Ivoire, Programme
régional emploi des jeunes et cohésion sociale.
SOKO C. (2010), « Les pratiques entrepreneuriales informelles dans les
secteurs du transport et des Nouvelles technologies de
l’Information et de la Communication (NTIC) à Abidjan :
une analyse socioéconomique », in : Sciencesud N° 3, vol.
2, pp. 1-10.
TCHOUASSI G. (2007). « L’entrepreneuriat social et solidaire : cas du
commerce équitable entre le Nord et le Sud », dans
L’économie solidaire dans les pays en développement,
L’Harmattan, collection Mouvements Economiques et
Sociaux, pp. 61-84.

120
Littérature

121
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.122-132 ISSN : 2226-5503

D’ICARE A FAUST OU LE SCHEMA DE LA TRAGEDIE D’AFITEMANOU DANS


LA BIBLE ET LE FUSIL DE MAURICE BANDAMAN

DJERE Youetto Roger Didier,


doctorant en Lettres Modernes,
Université Félix Houphouët-Boigny

RESUME
Crimes rituels et croyances mythologiques ; voici qui motive cette réflexion sur Icare et
Faust dans le roman La Bible et le fusil de l’écrivain ivoirien Maurice Bandaman. Les
Bouba, il en existe dans toute l’Afrique et même dans le monde entier, de l’ère des
premiers hommes jusqu’à nos jours. Et Afitémanou, fils de Mamie Awlabo et de Ba’a
Assazan, devenu un homme politique de manière inattendue, permet de lever un voile sur
les rites sacrificiels portant sur l’homme. En réalité, il ne s’agit que des avatars des mythes
d’Icare et de Faust que de telles pratiques funestes développent.

Mots-clés : Rites – Mythes – Sacrifices – Pratiques funestes – Croyances – Divinité


africaine – Roman africain

ABSTRACT
Ritual crimes and mythological beliefs; Here is what motivates this reflection on Icarus and
Faust in the novel The Bible and the rifle of the Ivorian writer Maurice Bandaman. The
Bouba, there are in all Africa and even in the whole world, from the era of the first men to
the present day. And Afitémanou, son of Mamie Awlabo and Ba'a Assazan, who has
become a politician in an unexpected way, allows to lift a veil on the sacrificial rites
concerning man. In reality, it is only the avatars of the myths of Icarus and Faust that such
deadly practices develop.

Keywords: Rites - Myths - Sacrifices - Deadly practices - Beliefs - African deity - African
romance

INTRODUCTION

Icare et Faust sont d’une part, pour le premier un visage mythologique


emprunté à la Grèce, et d’autre part pour le second un visage plus ou
moins historique convoqué par plusieurs écrivains occidentaux dont
Shakespeare, en littérature. Les relever revient à étudier leur prégnance
dans le personnage d’Afitémanou. En la matière, l’approche analytique de
ces figures se fera suivant la mythocritique. Elle est utile, puisque le
comportement d’Afitémanou dans le roman La Bible et le fusil de l’écrivain
ivoirien Maurice Bandaman s’inscrit dans un canevas mythologique. En
effet, pour Yves Chevrel, quatre indices permettent de déterminer un

122
mythe1. « Le mythe est [d’abord] une réponse », pour dire qu’il réfléchit à la
possibilité de sa répétition en littérature, une fois élaboré. Il est également
une interpellation ou « un appel » à la sensibilité du récepteur qui à son
tour « continuera à [le] faire vivre ». Voilà pourquoi d’un destinateur à un
autre, il peut être modifié. Ensuite, il « est répétable et il se maintient par la
répétition ». De là, se perçoit « la puissance de la transmission orale ».
Enfin, il ne peut y avoir de mythe sans le moindre « degré de croyance
qu’on lui accorde ».
Au demeurant, la tragédie d’Afitémanou permettra de réfléchir sur ces
mythes, suivant trois événements de sa vie : la volonté de sa mère, ses
rêves prémonitoires et l’étude (l’onomastique) de son nom. Pour y
parvenir, « sur les chemins de la mythocritique », selon Simone Vierne, il
serait nécessaire de se demander « comment cerner, ou discerner, ce qui,
dans une œuvre ou un groupe d'œuvres donnés, a servi de schéma
dynamique, de processus de cristallisation ?» Elle y répond en affirmant
que le préalable est de commencer « par lire, bien entendu, mais
s'efforçant de relever tous les éléments "mythiquement significatifs",
(définition du mythème), dans les situations, le déroulement des
événements, les personnages, les éléments du décor.» 2 D’ailleurs, tous les
trois événements de la vie d’Afitémanou reposent sur des substrats
mythologiques déterminatifs de mythèmes.

I- LA VOLONTÉ DE MAMIE AWLABO

La volonté de la mère d’Afitémanou est l’élément catalyseur de toute


sa tragédie, d’où l’importance de commencer par l’analyser. Il y a un abus
du pouvoir maternel de la part de ce dernier. Que ce soit une
recommandation ou un ordre, il y a l’existence d’une enfreinte de la part
d’Afitémanou vis-à-vis de sa mère. Ce faisant, la mère devient un avatar de
Dédale et Afitémanou celui d’Icare.
Au demeurant, Icare est le fils de Dédale, concepteur du labyrinthe.
Avant de s’y soustraire, il recommanda à son fils de ne pas trop se
rapprocher du soleil, de peur de voir ses ailes se libérer et le perdre
définitivement (mort). Icare désobligeant vis-à-vis des conseils de son père,
vit, par conséquent, ses ailes collées avec de la cire se détacher. Il fut
précipité dans la mer où il se noya3.
D’une part, le comportement d’Afitémanou est fort allusif à ce mythe
antique de manière implicite avec les exigences de sa mère à venger le
père. Cette volonté maternelle est également une interpellation à ne pas
composer avec l’ennemi familial. En effet, Mamie Awlabo recommanda à
Afitémanou et à ses deux autres frères que « souillée par le sang innocent
de [leur] père, la terre réclame vengeance. [Autrement dit,] le sang de [leur]

1
Yves Chevrel, « Réception et mythocritique » in Questions de mythocritique, pp. 283-284
2
Simone Vierne, « Mythocritique et mythanalyse » in Iris, n° 13, p 43-56
3
Anna et Fabian da Costa, Les Grands mythes et l’histoire des hommes, pp.65-67

123
père crie vengeance. »1 A lui personnellement, plus tard, elle avertira que
sa connivence avec l’ennemi le conduira à « fini[r fou] comme un chien
enragé devant une foule de gens ! »2
A ce niveau, l’appel de la mère se présente comme un périple, du
fait qu’il est question d’affronter le puissant et totalitaire pouvoir politique
et administratif en place. Mieux, il est question d’une entreprise périlleuse
qui se mue dans le labyrinthe mythologique. Faut-il le rappeler, le
labyrinthe fut initié par le Roi Minos « dans une cache souterraine si
compliquée que jamais nul ne pourra en sortir »3. Il n’y a alors pas de
possibilité de s’évader, surtout par la voie terrestre et maritime. Voilà qui a
motivé la voie aérienne empruntée par Dédale et son fils Icare, parce qu’ils
y furent enfermés. Les recommandations et ordres de Mamie Awlabo sont
intéressantes parce qu’ils permettent de les interpréter comme les conseils
donnés par Dédale à son fils Icare pour en sortir.
Et c’est prenant en compte cette réalité que l’histoire d’Afitémanou
s’apparente au mythe canonique car il s’agit de mettre l’homme en face
des situations qu’il affronte tous les jours, sur le chemin de la construction
de son bonheur. Mais Afitémanou ne s’en sortira pas sur la voie
empruntée. Conséquemment aux modifications canoniques, le labyrinthe
finit par symboliser le voyage spirituel et psychologique que l’homme
accomplit à l’intérieur de lui-même, afin de trouver le vrai sens de sa vie.
Sous cet angle, il est question d’un cheminement initiatique qui mène à de
nombreux égarements existentiels dans la connaissance de soi. Ainsi, le
labyrinthe implicite convoqué dans La Bible et le fusil de Maurice
Bandaman rejoint l’objectif canonique du mythe initial : celui de s’y perdre
car il ne devait « y avoir de plus complexe, de plus trompeur, de plus
inquiétant »4 que ce labyrinthe mythologique.
D’autre part, le second volet du comportement icarien d’Afitémanou se
perçoit lorsqu’il se dérobe par deux fois des avis de sa mère. Il y a primo le
fait de son indolence à l’égard de sa mère qui frise le refus. Il ne tente pas
de contenter sa mère et il imprime une passivité déconcertante à la mettre
en colère5. Il renforce secundo le sentiment de la mère courroucée,
lorsqu’il s’allie à l’ennemi de la famille : la pouvoir politique en fonction.
« Toi, aussi, tu seras maudit »6, martèle Mamie Awlabo à son fils. Il ne
serait pas inopportun d’alléguer que la mère n’est pas celle qui déclenche
la tragédie d’Afitémanou, mais plutôt lui-même. Comme Icare, son salut ne
serait manifeste que dans l’obéissance aux recommandations.
En somme, l’enfreinte d’Afitémanou illustre dès lors le mythème qui
permet de « tenir pour essentiellement signifiant tout élément mythique,
patent ou latent, et donc d’organiser à partir de lui toute l’analyse de

1
Maurice Bandaman, La Bible et le fusil, op. cit, p. 13
2
Maurice Bandaman, idem, p. 31
3
Anna et Fabian da Costa, Les Grands mythes et l’histoire des hommes, op.cit, p.66
4
Anna et Fabian da Costa, idem.
5
Maurice Bandaman, La Bible et le fusil, op. cit, p. 13. 17
6
Maurice Bandaman, idem, p. 17

124
l’œuvre. »1 Il ne peut y avoir de tragédie sans désobligeance ; il ne peut y
avoir de punition sans désobligeance, puisqu’elles constituent les réponses
apportées par une divinité courroucée dans la mythologie2.
A la suite de la discursivité mythologique mis en évidence dans le
mythème de l’enfreinte, se découvrent ceux des rêves prémonitoires
d’Afitémanou.

II- LES RÊVES PRÉMONITOIRES D’AFITÉMANOU


L’environnement onirique qui conduisit Afitémanou à la tragédie3 est
l’une des expressivités du canevas des mythes d’Icare et de Faust. A ce
propos, Jean Chevalier et Alain Gheerbrant arguent que « le rêve n’est
étudié ici qu’au titre de véhicule et de créateur de symboles. Il manifeste
aussi la nature complexe, représentative, émotive, vectorielle du symbole
(…) »4. Son premier rêve permet ainsi de comprendre qu’il est un
personnage bien que résigné et meurtri qui aspire en des lendemains
meilleurs. En effet, ses activités syndicales l’avaient réduit à néant. Il ne
menait alors qu’une vie de libertin.5 Le narrateur bandamannien donne à
voir qu’
« Un grand oiseau est venu se poser sur le toit de sa
maison. Un vent magique l’enleva du sol. Il se retrouva
sur le dos de l’oiseau qui s’envola aussitôt fendant l’air,
dévorant des kilomètres et des kilomètres, survolant un
océan, pour se perdre dans les nuages. Une fois les
nuages traversés, l’oiseau descendit dans une bâtisse où
des mains féminines, douces comme de la soie,
entraînèrent Afitémanou dans une chambre somptueuse
pour le caresser, fredonner dans ses oreilles de
merveilleuses mélodies. Après quoi, elles le poussèrent
dans une autre chambre où une eau dorée coulait contre
le mur. Afitémanou but de cette eau jusqu’à s’enivrer, en
recueillit dans sept gourdes ; mais quand il voulut
remonter sur le dos de l’oiseau pour rejoindre sa
demeure, toute la bâtisse se mit à cracher du feu,
pendant que l’eau dorée se transformait en sang et que
les femmes riaient. Afitémanou se réveilla et ne dormit
plus. »6

Plusieurs symboles deviennent éruptifs de substrats mythologiques. Il y


a l’oiseau qui transporte Afitémanou qui se rapproche du vol d’oiseau
d’Icare. A cet égard, Gilbert Durand le rapproche des symboles
ascensionnels car « l’outil ascensionnel par excellence, c’est bien l’aile. […]
1
Danielle chauvin et Philippe Walter, dans la préface de Questions de mythocritique, op.
cit, p. 7
2
Liz Grenne, « L’oracle et la malédiction familiale »,
http://www.astro.com/astrologie/in_oracle.f.htm, consulté le 20/03/ 18
3
Maurice Bandaman, La Bible et le fusil, op. cit, pp. 119. 127-131
4
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 935
5
Maurice Bandaman, La Bible et le fusil, op. cit, p. 28
6
Maurice Bandaman, idem, p. 27

125
Les images ornithologiques renvoient toutes au désir dynamique
d’élévation, de sublimation. »1 Afitémanou, par cette expressivité
ornithologique, matérialise son désir de liberté, d’évasion et d’élévation.
Dans la relation parents/enfant, le mythe d’Icare avec lui devient la volonté
de s’affranchir de la tutelle parentale et surtout maternelle, quitte à y
parvenir par la désobligeance. Dans le cadre social, il devient celui de la
volonté de sortir de la précarité, même par des voies détournées qui
pourront lui être préjudiciables. Ainsi en est-il du liquide doré dont
Afitémanou s’enivre, puisqu’il est l’or «symbole d’âpreté au gain, d’avidité
possessive, […] motif de richesse comme cause de malheurs. »2 Il
s’apparente dans ces conditions au sang qui coule dans ce rêve-ci, mais
également dans celui qui précède sa mort immédiate, dans son second
rêve3.
Quant à la figure féminine sous-tendue par les caresses féminines, elle
n’est que l’avatar de la « féminisation du péché originel qui vient converger
avec la misogynie que laissent transparaître la constellation des eaux
sombres et du sang. La femme, d’impure qu’elle était par le sang
menstruel, devient responsable de la faute originel »4, d’où son
rapprochement aux symboles catamorphes. Puisque des symboles
ascensionnels précèdent des symboles catamorphes dans ces rêves, il en
sera conséquemment dans la vie du personnage. Sa vie passera d’une
ascension chimérique fulgurante à une tragédie catamorphe.
Afitémanou connaît effectivement un changement inattendu de vie,
allant d’ « un cadre subalterne, constamment endetté, un célibataire
endurci » à celui d’un tout puissant ministre marié, en transitant par celui
d’ambassadeur5, au grand désarroi de sa mère et de manière surprenante.
Il connut les joies dues aux transgressions commises, à l’image d’Icare
volant jusqu’à se rapprocher du soleil qui le perdit. Dans le mythe
labyrinthique, Icare, figure parmi les plus illustres de la mythologie
grecque, se fait remarquer par ses soifs de grandeur, de liberté et de
pouvoir. Trop ambitieux à ne point prêter attention aux règles préétablies,
il met en lumière les conséquences de la soif inextinguible de l’homme à la
grandeur et à l’orgueil, faisant fi des limites, au risque de "se brûler les
ailes", c’est-à-dire au risque d’en pâtir, jusqu’à la tragédie. Il est l’archétype
de l’homme de la démesure, de l’orgueil, l’homme sourd et aveugle face
aux interdits et conseils. Mieux, l’on constate avec lui que l’homme se
glorifie de ce qui pourra occasionner sa perte.
De plus, en agissant de la sorte, Afitémanou finit, tout comme Faust
dans le mythe qui lui est rattaché, par pactiser avec le diable et l’ennemi,
pour passer d’une situation de manque extrême à une situation de manque
comblé. De même qu’Icare transgresse les interdits, Faust en fait

1
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit, pp. 144. 145
2
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit, pp. 302. 303
3
Maurice Bandaman, Maurice Bandaman, La Bible et le fusil, op. cit, p. 119
4
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit, p. 126
5
Maurice Bandaman, Maurice Bandaman, La Bible et le fusil, op. cit, pp. 28-39. 101

126
également. D’ailleurs, bien avant d’être récupéré comme un mythe
littéraire et un personnage mythologique, Faust a bel et bien existé.

« Marlowe, qui le met en scène en 1590 – soit seulement


dix ans après sa biographie et cinquante ans après sa
mort, dans une pièce de théâtre. Cette version du XVIe
siècle est celle d’un humaniste et liée à ce courant : elle
met en avant un homme prêt à tout pour transgresser les
frontières de la connaissance et de l’humanité. Débutant
par un chœur antique – comme le veut la tradition de la
tragédie grecque, la pièce présente Faust comme le
nouvel Icare consumé par l’hubris (la démesure) propre
aux héros grecs. Elle le pousse à devenir autre : un
homme au-dessus des hommes, un dieu. Lui aussi se
brûlera les ailes pour avoir voulu en savoir trop. À la
manière des humanistes, le Faust de Marlowe
questionne la religion et la place de l’homme dans le
monde. Porte-étendard de son auteur athée, la pièce est
une superbe négation de la morale religieuse et un pied
de nez aux institutions en place. Toutefois à la fin, Faust
est bien perdant. »1.

Mis à part leur discursivité mythologique, Icare et Faust sont la


représentation de l’homme tiraillé entre le bien et le mal, l’esclavage et la
liberté. Ce dernier se voit sans-cesse motivé par le désir de repousser
toujours plus loin ses limites existentielles – des abus, somme toute -
jusqu’à être victime du fatum. Afitémanou a violé par deux fois le désir
maternel. De plus, son désir de transgression et d’ambition démesurée le
motive à l’infanticide pour un crime rituel2. De même que Faust qui loue
les services de la magie noire3 pour atteindre une renommée après laquelle
il a toujours aspiré, Afitémanou invite le diable à signer un pacte avec lui,
par l’entremise du féticheur Moussou. Il nie alors les normes sociales,
religieuses et les lois républicaines par des voies illicites. C’est un désir de
toute puissance. Le narrateur bandamannien stipule qu’ « Afitémanou, que
sa triste mission ne comblait pas, pensait, lui, à la présidence de
l’Assemblée nationale ou à renforcer sa puissance occulte. C’est donc pour
transformer son rêve en réalité qu’il entreprit un voyage chez Moussou, un
célèbre féticheur ».4
Le chemin de sa chute est partant tout tracé, surtout que « la chute
devient (…) l’emblème des péchés de fornication, de jalousie, de colère,
d’idolâtrie et de meurtre (…), gourmandise »5. En raison de ce désir
insatiable, Afitémanou brûla ses ailes, au moment où il croyait alors tout
1
« L’homme qui avait tenté de négocier avec le diable : le mythe de Faust » on
https://www.actualitte.com/article/monde-edition/l-homme-qui-avait-tente-de-negocier-
avec-le-diable-le-mythe-de-faust/64088, consulté le 13 mars 2018
2
Maurice Bandaman, La Bible et le fusil, op. cit, pp. 101-117
3
« L’homme qui avait tenté de négocier avec le diable : le mythe de Faust », idem
4
Maurice Bandaman, La Bible et le fusil, op. cit, p. 102 : Afitémanou est également
l’exécutant des crimes politiques du régime (p.101).
5
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit, pp. 125. 129

127
sous son pouvoir, à l’image d’Icare et de Faust. Il mourut désillusionné
suivant les paroles de sa mère : « (…) tu mourras fou. Tu finiras comme un
chien enragé devant une foule de gens ! »1 Le narrateur décrit les
circonstances de sa triste fin signifiant que :

« (…) nu comme un silure (…) le voilà qui prend la rue,


marchant de travers. Il cria, cria et cria (…) Les enfants
couraient derrière lui en hurlant : "le fou ! Le fou ! Le
fou !", pendant qu’il dansait (…) Un coup de fusil retentit,
Afitémanou jappa, (…) ; un second coup de fusil lui
dynamita la poitrine et il plongea sur le trottoir pour
s’allonger de tout son long ; un troisième coup broya son
crâne, il était étalé sur le sol et son sang noya le
gazon. »2

A l’image des tragédies grecques où les personnages n’entreprennent


rien pour obvier le mauvais sort, soit par ignorance, soit par méprise,
Afitémanou se laissera griser par ses ambitions personnelles. Il n’est pas
ignorant des recommandations de sa mère et des sanctions qui les
accompagnent. « Elle mourra d’aigreur, cette folle. Tant pis ! Je ne
tournerai pas le dos à la réussite pour la contenter »3, répliqua-t-il.
En terme de résumé, les rêves d’Afitémanou, qu’ils soient ceux de ses
ambitions ou ceux qui fit durant son sommeil, construisent le schéma
catamorphe de sa vie. Ces mythèmes viennent renforcer ceux des
enfreintes dans la mythologisation icarienne et faustienne de la tragédie
d’Afitémanou.
Au demeurant, que dire de la question de son nom dans ce
processus de mythologisation ?

III- LE NOM « AFITÉMANOU » ET LA TRAGÉDIE DU PERSONNAGE

Le nom véhicule un pouvoir certain. En même temps qu’il peut motiver


les actes, il peut empreindre des traits à la personne qui le porte. De la
Bible au Coran, en passant par les écrits païens et la tradition orale, il a une
signification. Eu égard à son importance, en grammaire, il sert à qualifier
les personnes ou les choses4. Il est question d’une qualification morale,
appliquée soit aux personnes, soit aux choses. Mieux, il recèle une
idéologie. En tant que telle, Jean-Pierre Sironneau affirme que « la question
de l’idéologie a partie liée avec celle de l’imaginaire social, du symbolique
et du mythique. »5 Mieux, pour qualifier, l’homme a recours à son
imaginaire anthropologique, à ses relations avec la nature, le sacré et son
altérité. Le nom donné devient par ricochet l’image idéelle et sapientiale
de ce qu’il ressent ou projette.
1
Maurice Bandaman, La Bible et le fusil, op. cit, p. 31
2
Maurice Bandaman, idem, pp. 129- 131
3
Maurice Bandaman, ibidem, p. 31
4
Dictionnaire Le littré
5
Jean-Pierre Sironneau, « Idéologie et mythe » in Questions de mythocritique, op. cit, p.
183

128
Afitémanou, dans sa portée onomastique, signifie « Tu ne t’en sortiras
point. »1 Comment pouvait-il en être autrement dans sa vie, si ce n’est que
l’échec et la désillusion à percevoir ? Ce nom constitue le fatum qui
l’accable et pèse sur lui de manière inéluctable. Le portrait qui est fait de
lui est édifiant. Du retour des funérailles de son père et face aux
sollicitations de sa mère, « Assazan Afitémanou, l’aîné, les mains entre les
cuisses, le cou ployé, avait les yeux rivés sur le sol ; il ne disait rien. »
Lorsqu’elle l’interpelle, il « [la] regarda, posa le regard sur les armes
[qu’elle lui proposa] et ploya encore le cou pour fixer le sol, impuissant. »2
Le narrateur décrit, dans ces conditions, un personnage passif et indolent.
Sans personnalité aucune, il mène sa vie de manière irresponsable, de
sorte à devenir un contre-modèle et un danger: fornication, beuverie,
endettement, solitude, errance, etc.3 Afitémanou se trouve prisonnier de
son nom qui lui marque sa puissance nyctomorphe et catamorphe. Devenu
homme d’Etat, il ne peut que se laisser emporter dans la corruption de son
âme.
Au demeurant, il ne peut y avoir de tragédie icarienne et faustienne
avec Afitémanou, si la portée de son nom n’est pas révélée. Du reste,
« connaître le nom, le prononcer d’une façon juste, c’est pouvoir exercer
une puissance sur l’être ou l’objet […], le nom est étroitement lié à la
fonction. »4 Alors, lorsque Mamie Awlabo prononce dans toute sa
prestance le nom « Afitémanou » et révèle ou rappelle sa valeur à son fils,
elle ne fait que le damner davantage sur le chemin méandrique de sa triste
vie. Pour s’en soustraire ou pour son amélioration, il devint Faust, en
commettant un infanticide. Le narrateur décrit l’ignominie commise en ces
termes :

« [Afitémanou s’arma d’] une hache à la lame effilée,


capable de trancher en une seule fois trois cous posés
côte à côte(…) au-dessus du cou de Raïssa, la tint
solidement dans sa main. La hache crissa au contact de
l’air qui hurla, l’air hurla comme un enfant qu’on piétine,
la hache descendit avec chaleur, sa lame brilla, produisit
des étincelles, cracha et vomit du feu ; elle descendit
lourdement, la hache descendit, descendit, descendit
et……jaaak ! s’abattit sur le cou de Raïssa. La fillette
comme te lâcha un cri "ha !", sa tête sauta, tourna, se
retourna, sauta, tourna, se retourna, s’élançant dans
l’air (…) – Je veux être et rester ministre, multi-
milliardaire et président à vie et à sang de la République
démocratique libre et paisible de Ikse ! Tu m’entends, ma
fille ? »5

1
Maurice Bandaman, La Bible et le fusil, op. cit, p. 16
2
Maurice Bandaman, idem, pp. 13. 17
3
Maurice Bandaman, ibidem, pp. 27-38.
4
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit, pp.781. 782
5
Maurice Bandaman, La Bible et le fusil, op. cit, p. 115

129
Crime de trop pour Faust, transgression de trop pour Icare, Afitémanou
s’embarqua sur le chemin du non retour de la tragédie. Il dut payer pour
ses transgressions comme Icare et Faust. Le soleil, à trop s’y approcher finit
par aveugler et perdre. C’est un personnage froid, funeste et insatiable.
Pour « couper le cordon ombilical » d’avec sa mère et ses parents, il rompt
tout contact. Libre à l’égard de tout, il donne libre court à sa soif
inextinguible de grandeur : la censure familiale n’existe plus, la censure
sociale et religieuse aussi, parce que devenu un surhomme, le tout puissant
ministre chargé des affaires occultes. Une telle liberté, l’on finit par en
abuser, à l’image d’Icare fendant les airs, jusqu’à se rapprocher du soleil.
Afitémanou, l’homme dont le nom rime avec l’échec ne vit que dans le
désespoir, l’échec et la résignation. Ses relations avec sa mère sont
exécrables à cause de l’emprise d’une mère autoritaire et dominatrice. Un
défaut de communication s’instaure alors entre les deux, de sorte à devenir
un langage de sourd. Ce défaut de communication existe également entre
lui et ses frères car à aucun moment, il ne parle d’eux ni n’entre en contact
avec eux. Personnage solitaire, il lui est difficile d’établir des relations avec
les autres, à plus forte raison draguer une femme pour en faire sa
compagne : il préférait les prostituées. De ce fait, sa situation matrimoniale
est également un échec et partant sa vie socioprofessionnelle. Voilà ainsi
exprimée toute la pesanteur onomastique contre laquelle il veut
s’affranchir, puisqu’elle se matérialise dans sa vie. Il décide alors de
répondre comme Faust à la main tendue du diable : le pouvoir politique et
l’infanticide rituel.
« Demain, vous serez nommé ambassadeur en République de Zaide »1,
lui révéla le Directeur du protocole d’Etat, lui ouvrant une carrière politique
et une ascension sociale fulgurante. Afitémanou devint un homme
métamorphosé. Corrompu par les avantages du pouvoir et de la stabilité
financière, il gravit les échelons de l’estime du pouvoir. Il meurt, pour que
son nom retrouve sa quintessence en ses actes posés. Afitémanou échoue
et meurt parce qu’il est puni du fait de ses frasques et transgressions. Son
nom est à percevoir comme une censure sociale. Par ricochet, il désigne les
lois et normes sociales contre lesquelles il est suicidaire d’agir, au risque
d’en pâtir. Afitémanou s’en trouve intérieurement tiraillé. Freud considère
ce tiraillement comme l’« instinct de vie [Eros] » qu’il oppose à l’« instinct
de mort [Thanatos ou désir d’autodestruction] »2. Mais son choix étant fait,
celui de pencher vers Thanatos, il meurt, par conséquent.
Cette vie bloquée en amont et en aval par son nom qui le damne fit de
lui, en plus du portrait de lui plus haut fait, un personnage morne et
irascible à la fois, malicieux, dévergondé, marginal, trivial et impudique
dans les propos3. Il devient un animal, une bête sauvage parmi des
hommes, de sorte à donner raison à Luc Ferry et à Jean-Didier Vincent qui
affirment que « l’homme n’est, du point de vue de la science à tout le

1
Maurice Bandaman, idem, p. 29
2
Dictionnaire encyclopédique pour tous, dictionnaire des noms communs en couleurs,
p.522
3
Maurice Bandaman, La Bible et le fusil, op. cit, pp. 16-17, 31, 33-34, 107-117

130
moins, qu’un être de nature, un animal parmi d’autres. Il est doué, sans
doute, de facultés exceptionnelles (…) mais (…) en [son] fond, [il] ne se
distingue pas de ceux auxquels ont dû recourir pour survivre les calamars,
les termites ou les éléphants. »1
En réalité, la bête sauvage est ce qui répugnant en l’homme et le met en
marge de la société. Afitémanou est cette bête sauvage qui tue
impunément au nom du parti au pouvoir et pour ses intérêts personnages.
Sans état d’âme, il enlève la petite Raïssa et l’isole de la communauté à
l’image d’un animal à l’affût, avant de l’assassiner. Avec lui, il est à
comprendre que « le contre-modèle le plus abouti de notre humanité se
révèle être la bête sauvage, qui incarne de par son hostilité intrinsèque
toute la distance s’étant créée entre l’homme et la nature. »2 Un tel
comportement antisocial en l’homme fait naître une volonté de l’écarter,
de l’éliminer.
En somme, la mort d’Afitémanou est à ranger dans les symboles
catamorphes. Il est à l’image de :

« l’épisode de Bundebesh où l’on voit Ahriman précipité


sur la terre pour avoir tenté de prendre d’assaut les cieux
et sa chute creuser un gouffre qu’habitera à l’avenir le
Prince des Ténèbres. Comme l’on bien souligné les
ethnologues, ce schème de la chute n’est rien d’autre
que le thème du temps néfaste et mortel, moralisé sous
forme punition. »3

La mort est la réponse d’une divinité courroucée à une méprise, c’est-à-


dire une réponse de la colère sociale. Elle exclut alors Afitémanou du
monde des vivants, pour Hadès ou les enfers, les Ténèbres. Son appétence
effrénée pour le prestige du pouvoir n’a fait que renforcer la parole
consubstantielle à son nom : « Tu ne t’en sortiras point. »

CONCLUSION

Afitémanou, le personnage sur lequel a porté cette analyse


mythocriticienne, a permis de comprendre les points d’encrage des mythes
d’Icare et de Faust dans la diégèse bandamannien. Cet encrage n’est
qu’implicite. En effet, cette scription bandamannienne sur Afitémanou
(dans La Bible et le fusil) a été analysée en trois étapes : la volonté de
Mamie Awlabo, les rêves prémonitoires d’Afitémanou et l’impact de ce
nom dans sa tragédie. Elle est inscrite dans la grande tragédie du peuple de
la République iksène dominée par un régime totalitaire, d’où l’expressivité
tout aussi tragique dont la vie d’Afitémanou est le corollaire.

1
Luc Ferry et à Jean-Didier Vincent, « Qu’est-ce que l’Homme ? » Sur les fondamentaux
de la biologie et de la philosophie, p. 11
2
Jean William Cally, La bête dans la littérature fantastique, Thèse de doctorat, doc pdf, p.
38
3
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit, p. 125

131
Bien de mythèmes aux relents icariens et faustiens y ont été décelés et
mis en lumière. Il a aussi permis de ressortir le portrait d’un personnage
intrinsèquement égoïste, paresseux, opportuniste, vicieux et immoral, qui
pour assouvir ses penchants personnels sacrifie tout sur son passage, viole
impunément les droits humains, en abusant de ses privilèges politiques.
Vomi par sa mère Mamie Awlabo, ayant coupé tout lien avec ses parents,
solitaire et criminel, seule la sanction divine ne pouvait que neutraliser un
pareil psychopathe. Qu’il en soit ainsi pour tous les bourreaux des enfants
de tous les criminels.

BIBLIOGRAPHIE

BANDAMAN Maurice, La Bible et le fusil, Abidjan, CEDA, 1997.


CALLY Jean William, La bête dans la littérature fantastique, Thèse de
doctorat (document PDF), Université de la Réunion, 2007.
CHAUVIN Danielle et WALTER Philippe, la préface de Questions de
mythocritique (Collectif), Paris, Editions Imago, 2005, pp.
7-9.
CHEVALIER Jean et GHEERBRANT Alain, Dictionnaire des symboles
(Collectif), Paris, Editions Robert Laffont, 2014.
CHEVREL Yves, « Réception et mythocritique » in Questions de
mythocritique (Collectif), Paris, Editions Imago, 2005, pp.
283-294.
DA COSTA Anna et Fabian, Les Grands mythes et l’histoire des hommes,
Paris, Editions De Vecchi, 2004.
Dictionnaire encyclopédique pour tous, dictionnaire des noms communs en
couleurs, Paris, Editions Larousse France Loisirs, 1979.
DURAND Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, 11e
édition, Paris, Editions Dunod, 2011.
FERRY Luc et VINCENT Jean-Didier, « Qu’est-ce que l’Homme ? » Sur les
fondamentaux de la biologie et de la philosophie, Paris,
Éditions Odile Jacob, 2000.
GRENNE Liz, « L’oracle et la malédiction familiale »,
http://www.astro.com/astrologie/in_oracle.f.htm, consulté le 20/03/ 18.
« L’homme qui avait tenté de négocier avec le diable : le mythe de Faust »
on https://www.actualitte.com/article/monde-edition/l-homme-qui-avait-
tente-de-negocier-avec-le-diable-le-mythe-de-
faust/64088, consulté le 13 mars 2018.
SIRONNEAU Jean-Pierre, « Idéologie et mythe » in Questions de
mythocritique (Collectif), Paris, Editions Imago, pp. 183-
192, 2005.
VIERNE Simone, « Mythocritique et mythanalyse » in Iris, n° 13, Grenoble,
Université Stendhal, p 43-56, 1993.

132
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.133-149 ISSN : 2226-5503

DZIBAYO, UNE FIGURE DE LA MODERNITE DANS FEMININ INTERDIT


D’HONORINE NGOU

Laititia Fleurette Melang KING-ZOK


Faculté des lettres, arts et sciences humaines
Université Marien Ngouabi

Résumé
Cet article s’intéresse à l’héroïne du roman Féminin interdit d’Honorine Ngou. Dzibayo
exprime une posture de modernité par un ensemble d’idées et de valeurs en rupture
d’avec la tradition gabonaise. Après une prise en compte de la modernité française, des
critères pouvant déterminer la modernité gabonaise ont été identifiés. La réflexion illustre
la dynamique de modernité gabonaise en relevant la rupture, les oppositions dialectiques,
la faculté de présent, le renouvellement de la forme et du sens… comme des marques de
modernité de l’héroïne Dzibayo.
Mots clés : modernité, littérature gabonaise, tradition, renouvellement des formes et
sens, sujet, femme.

Abstract :
This article is about the heroine of Féminin interdit, a novel of Honorine Ngou. Dzibayo
expresses a posture of modernity by a set of ideas and of values in break from the
Gabonese tradition. After a consideration of the French modernity, criteria which can
determine the Gabonese modernity were identified. Our analysis illustrates the dynamics
of Gabonese modernity by finding the break, the dialectical oppositions, the faculty of
present, the renewal of the shape and the sense as marks of modernity of the heroine.
Dzibayo.
Keywords: modernity, literature Gabonese, tradition, renewal of the forms and the sense,
subject, woman.

INTRODUCTION

Vers la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, la littérature


gabonaise connaît l’éveil de la plume féminine avec Chantal Magalie
Mbazoo-kassa, Angèle Rawiri, Justine Mintsa, Sylvie Ntsame… Ces
écrivaines font, des mutations sociales au Gabon, un objet d’écriture. La
société gabonaise traditionnelle, en contact avec l’occident en général et
avec la France en particulier, est en pleine restructuration. Les conflits
entre tradition et modernité sont explorés et donnent aux différents récits
leur substance narrative. Pour inscrire des moments historiques et
individuels dans le récit, ces romancières recourent à des figures
emblématiques qui sont souvent des femmes. Aussi avons-nous Igowo
dans Elonga d’Angèle Rawiri, Sidonie dans Sidonie de Mbazoo-Kassa, Awu

133
dans Histoire d’Awu de Justine Mintsa, Dzibayo dans Féminin interdit 1
d’Honorine Ngou…
Dans le cadre restreint de cette réflexion, nous avons choisi de lire le
cheminement narratif de Dzibayo comme une figure de la modernité dans
le roman Féminin interdit. C’est la lecture du parcours de l’héroïne Dzibayo
que nous entreprenons sous les critères d’une modernité dans le contexte
postcolonial gabonais. En effet, dans un récit marqué par des forces
opposées, Dzibayo est une femme qui choisit la modernité, c’est-à-dire la
part d’inconnu qu’offre, dans un Gabon traditionnel, l’image d’un monde
occidental lointain. Nous nous posons la question suivante : Quelles sont
les marques de modernité exprimées par le personnage Dzibayo ?
En partant d’une certaine conception de la modernité propre à la
société et à la littérature française, nous allons, d’une part, identifier et lire
les principaux marqueurs de modernité dans le contexte gabonais et,
d’autre part, apprécier les attributs de la modernité manifestés par Dzibayo
dans le roman Féminin Interdit. Nous dégagerons en dernière instance la
valeur symbolique de ce personnage comme figure identitaire de la femme
gabonaise moderne.

I- LITTERATURE ET MODERNITE, DES PRISES EN COMPTE DES


POSTURES FRANÇAISES

Au cours de son histoire, la France est marquée par plusieurs postures


ou idéologies comme celles de la religion, de l’humanisme, de la liberté, du
rationalisme, de la modernité, de la postmodernité, etc. L’idéologie de la
modernité prend forme au XIXe siècle et a contribué à concevoir la société
nouvelle, celle où la religion passait au second plan. Elle ne propose pas un
sens définitif. La notion de la modernité est en effet continuellement
revisitée. Il existe donc plusieurs interprétations au point où des variantes
formelles indiquent le dynamisme du mot modernité : hypermodernité,
modernité instantanée, modernité théologique, modernité écologique,
modernité ethnique...
De façon générale, la modernité se définit comme « le caractère : de ce
qui est moderne, qui est conforme à l’usage actuel, qui appartient au
temps présent ou à une époque relativement contemporaine ou qui
bénéficie des progrès les plus récents »2. Yves Vadé (1994 : 52) fait une
recension intéressante des conceptions de la modernité en France dans le
domaine de la littérature. Aussi note-t-il les propos de Balzac, de
Châteaubriand, Baudelaire…

« On voit sans peine que ces premières


attestations du mot correspondent à des signifiés
différents. Chez le jeune Honoré de Balzac, "modernité"
désigne très clairement les "temps modernes" depuis la

1
Nous utilisons l’abréviation FI particulièrement pour les citations pour lesquelles, il n’y aura pas
d’appels de notes mais une indication du numéro de la page. Par ailleurs, pour les références, nous
avons utilisé la version numérique de ce roman.
2
Le Petit Larousse, grand format, Larousse, Paris, pp. 660-661.

134
Renaissance italienne. Chez Châteaubriand, le mot
appelle nécessairement un complément déterminatif : il
ne s’agit pas de la modernité tout court, mais de la
modernité d’une chose, dénotant l’ensemble de
caractères qui la font reconnaître comme moderne par
opposition à l’ancien. »

C’est à la fois le nouveau et l’appropriation de ce nouveau qui


permettent de parler de modernité. Le nouveau se pense à partir de la
rupture ou du changement. Yves Vadé (1994 : 55) note encore un aspect
singulier de la modernité exprimé par Charles Baudelaire. Il s’agit de l’idée
du neutre, de l’instant présent et de ce qui est fugitif :

« la modernité baudelairienne est neutre quant au


choix des thèmes. Elle exige seulement que l’artiste soit
de son temps, qu’il ne méprise pas les sujets
contemporains, qu’il s’applique au contraire à tenir
compte de la mode, de l’actualité fugitive, de ce qu’on a
vu une fois et qu’on ne reverra plus […] »

Baudelaire a écrit sur la modernité et en a fait un concept universel, la


modernité ne se cloisonne pas mais elle traverse les frontières physiques et
intellectuelles en se définissant comme « le transitoire qui vient habiller et
colorer de manière indéfiniment changeante, les traits permanents de la
beauté »1. S’il est vrai comme le disent les philosophes que le beau est ce
qui plait universellement, la modernité serait en ce sens ces traits
particuliers qui viennent apporter plus de caractères et de charme à une
beauté déjà apparente.
La modernité renvoie à d’incessants changements. Yves Vadé souligne
en effet cet aspect quand il évoque la modernité baudelairienne laquelle
n’implique aucun choix moderniste, aucune préférence systématique
donnée à la nouveauté en tant que telle, en particulier aux nouveautés
techniques dues à la modernisation. Pour Yves Vadé (1994 : 57), Baudelaire
compare la modernité :

« à une enveloppe, un élément circonstanciel, relatif


qui sera si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble,
l’époque, la mode, la morale, la passion. Sans ce second
élément, qui est comme l’enveloppe amusante, titillante,
apéritive, du divin gâteau, le premier élément serait
indigeste, inappréciable, non adapté et non approprié à
la nature humaine ».

Au XIXe siècle, Arthur Rimbaud énonce également une certaine


conception française de la modernité. Omer Massoumou (2002 : 190)
identifie l’éthique rimbaldienne de l’action, une éthique qui pose la
continuité comme une quête permanente du sens : « il faut être moderne,

1
Yves Vadé, modernités 5, ce que modernité veut dire (I), op.cit., p. 53

135
c’est-à-dire recherche de façon permanente la forme et le sens de
l’écriture. » Le renouvellement incessant des formes et du sens de
l’écriture correspond ainsi à un marqueur de la modernité.
Plusieurs autres auteurs français et européens ont conceptualisé la
modernité. Alain Touraine (1992) saisit la modernité à ses origines au
moment de la rupture entre la Renaissance et la Réforme et la situe
actuellement dans l’écoute de la voix du sujet qui aspire à la liberté1. Dans
son ouvrage Histoire de la modernité. Comment l’humanité pense son
avenir, Jacques Attali (2013 : 14) établit quelques correspondances de la
modernité. Ainsi, la modernité est pour Auguste Comte la science, pour
Karl Marx, la lutte des classes, pour Saint Simon l’industrie et pour Max
Weber une théorie de la rationalisation. Jacques Attali examine
particulièrement la modernité dans le sens de la rationalité et considère la
modernisation comme l’acceptation d’un projet d’avenir de la raison et de
ce qui en découle2.
Jacques Attali considère la modernité comme une conquête. La
modernité désigne une époque, une civilisation et une conception de
l’avenir, mêlant liberté individuelle, droit de l’homme, rationalisme,
positivisme, foi dans le progrès technique et l’industrie3.
En somme, la manifestation de la modernité se lit à travers des données
ou des critères appréciables dans une œuvre littéraire comme le nouveau
(issu d’une rupture), le renouvellement incessant des formes et du sens
dans une certaine foi dans le progrès, l’alliance des contraires, la
rationalité, la faculté de présent.

II- CRITERES DE LA MODERNITE DANS LA LITTERATURE GABONAISE

Au regard des idées qui se dégagent sur la modernité dans le contexte


français, nous voulons, avant la lecture de la situation de l’héroïne Dzibayo,
relever les données sur la modernité dans la littérature gabonaise. Nous
estimons que la colonisation française a influencé et influence entre les
rapports entre le sujet et le groupe social, qui, dans le contexte gabonais,
peut correspondre à une communauté ethnique. Et du fait que l’école
gabonaise est calquée sur le modèle français ; des rapprochements
peuvent être faits. Quels critères esthétiques permettent de parler de
modernité dans la littérature du Gabon ? Pour répondre à cette question,
nous pensons de façon systématique à l’essai de Fortuna Obiang-Essono
sur Les registres de la modernité dans la littérature gabonaise. Ce dernier
définit la modernité comme étant la lecture du rapport direct de l'Homme
au monde, ce qui, selon lui, n'est possible que par l'intuition. Autrement
dit, l'auteur relie l'herméneutique de Paul Ricœur et dresse un tableau
historico-littéraire qui énonce l'histoire de la littérature gabonaise en lui

1
On peut à la quatrième de couverture l’affirmation suivante : « La modernité est faite des
complémentarités et des oppositions entre le travail de la raison, la libération du sujet et
l’enracinement dans un corps et dans une culture. »
2
Jacques Attali, Histoire de la modernité. Comment l’humanité pense son avenir, Paris, champs
essais, Flammarion, p. 15.
3
Jacques Attali, histoire de la modernité, comment l’humanité pense son avenir, op. cit., p. 14.

136
donnant un sens. Par sa nature « tricéphale » (exigeante, moyenne et
problématique), la littérature gabonaise assume une modernité littéraire. Il
affirme :

« Si la modernité est prise comme travail du sujet,


en nous centrant sur la littérature gabonaise, nous
accordons le privilège au rapport entre la littérature et la
culture, le langage et le sujet. Les fondements
anthropologiques de la modernité européenne nous
autorisent à postuler une modernité gabonaise. Au
Gabon, nous pouvons bien historiciser le rôle du sujet
lyrique en littérature. Par rapport au langage, il ne s'agit
pas de viser le statut téléologique du signe, mais plutôt
de cerner le fonctionnement du « je » comme indicateur
de la subjectivité. Le sujet capable de créativité littéraire
est lui-même la parabole des autres sujets » (F. Obiang-
Essono, 2006a : 29).

Pour Géorice Madebé, les écrivains gabonais n’ont pas à écrire comme
les auteurs modernes occidentaux. En Europe, il y a eu « une historicisation
et une sociologisation de la modernité » ; ce qui n’est pas le cas au Gabon.
Il note finalement que la modernité gabonaise serait à comprendre dans la
perspective d’un échec : « Dans le cas de l’Afrique et du Gabon, notre
modernité s’affirme par une incapacité à inventer un ordre symbolique qui
tienne en relation non conflictuelle notre passé, notre histoire, notre
avenir. »
La notion d’un « ordre symbolique » peut être perçue de diverses
manières surtout quand elle est associée ici à une relation non conflictuelle
au temps. En fait, la société gabonaise peut avoir vécu des événements
importants mais des événements que la mémoire collective symbolise ou
ne symbolise pas suffisamment. L’historisation et la sociologisation dont il
est question correspondent à des moments de rupture, de renouvellement
de l’être-au-monde du Gabonais. Les écrivains interrogent parfois les lieux
de mémoire et permettent ainsi de négocier un rapport soit violent soit
apaisé avec le passé, le présent ou le futur.

« Si les schèmes sociologiques et historiques plantés


par Madebé permettent d’établir une certaine
modernité, alors, lisons toutes les productions faites par
les Gabonais au fil des années et espérons y trouver une
intertextualité capable à un moment donné de signaler
non seulement des ruptures mais aussi quelques
avancées dans ces conditions seulement nous pourront
envisager une modernité, pas comme une rupture
absolue avec le passé, mais uniquement comme un
prolongement profond, signe de progrès »

137
L’intertextualité dont il est question peut en fait concerner des liens
entre textes de la littérature orale et textes de la littérature écrite. Dans
une dynamique de réécriture des réalités locales, la littérature pose la
faculté de présent à laquelle Baudelaire fait allusion.
La société gabonaise connaît aussi la modernité par l’alliance des
contraires. Par l’opposition tradition/modernité, le récit pose à son début
le principe dialectique de la modernité. Dzibayo vient au monde dans une
société en mutation, une société écartelée entre la parole traditionnelle en
perte de vitesse et la parole moderne, nouvelle et illustrée
particulièrement par la langue, la littérature et la civilisation françaises.
Dans le récit, les personnages n’évoluent pas dans une société française,
mais il apparaît que l’ouverture à la modernité marquée par l’urbanisation
et la scolarisation traduisent le nouveau. Ainsi l’ancien et le nouveau pose
la réalité de la modernité.
A la recherche des indices de modernité, nous remarquons que les
thématiques abordées dans la littérature gabonaise permettent d’explorer
les concepts de rupture, d’alliance des contraires, de renouvellement des
formes et de ses sens, de rationalisme. C’est particulièrement le cas dans
Féminin interdit avec l’héroïne Dzibayo qui est ici l’objet de notre étude.

III- DZIBAYO, UNE GABONAISE AU CŒUR DE LA MODERNITE

Le cheminement narratif de l’héroïne Dzibayo se caractérise par


plusieurs étapes qui construisent une modernité soit en raison des
données historiques soit en fonction des réalités sociologiques. De la
naissance à l’âge adulte en passant par l’adolescence, l’héroïne de Féminin
interdit se retrouve au cœur de la modernité tantôt en raison du contexte
tantôt en raison de son propre fonctionnement. Dzibayo vient au monde
dans une société en rupture, elle grandit en tentant de concilier les
oppositions et elle exprime sa faculté de présent par un renouvellement
continu de sa forme et de son sens. A partir de quelques critères, nous
analysons la posture ou l’enracinement dans la modernité de l’héroïne
Dzibayo. Le récit présente la naissance de l’héroïne dans un espace-temps
de modernité, il présente un parcours marqué par l’alliance des contraires,
par une posture mettant en avant la rationalisation.

1- Naissance et évolution de Dzibayo dans un espace-temps de


rupture
Nous avons relevé supra que la rupture exprimait, dans le contexte
français, une certaine idée de la modernité. Cette idée semble également
avoir une réelle pertinence dans le contexte gabonais. Dans le roman
Féminin interdit, nous relevons une présentification de l’espace-temps de
rupture, celui d’une société traditionnelle en conflit avec une urbanisation
ou une modernisation émergente. L’héroïne Dzibayo vient au monde dans
ce contexte social où ses chances ne sont pas les mêmes si elle évolue dans
le sens de la tradition ou si elle va vers une modernité encore impensée ou
méconnue. Le père redoute la naissance d’une fille.

138
« Pour Dzila, avoir une fille, c’est ne rien avoir du tout. Un fils est plus
sûr : il reste au village, le bâtit et l’agrandit. Il défend aussi les intérêts de la
famille et du clan, tandis qu’une fille va faire la richesse d’une autre
famille » (FI, 13).
La société traditionnelle pose la naissance d’une fille comme l’échec. Ce
à quoi le père adhère dans un premier temps. Le titre du roman évoque
cette réalité de façon forte par une formule paradoxale et elliptique. En
fait, l’élan de négation de la femme est si forte que même le titre se
décline au masculin. On ne dit pas ici femme interdite. Il apparaît donc que
le Féminin interdit milite contre un certain féminin mais pas contre la
femme. Nous estimons que le féminin interdit est le féminin qui s’abaisse,
qui refuse la modernité… Des idées nouvelles sur la femme prennent le
dessus et c’est dans cette optique que le père Dzila change radicalement
de point de vue et s’engage dans l’éducation de sa fille :

« il passait des heures à lui chanter des berceuses et à


la dorloter pendant qu’Ebii se trouvait à la rivière ou aux
champs. Il la soignait comme la prunelle de ses yeux.
Nourrie au sein, Dzibayo jouissait d’une santé florissante.
Le désespoir et l’exaspération du début avaient fait place
à une complicité voulue et entretenue par Dzila » (FI,
18).

Par ailleurs, si par le nom fang Dzibayo (qui pose un questionnement


initial, est-ce nécessaire de lui donner un nom ?), le récit expose un
problème existentiel de dénomination et donc de reconnaissance d’un être
(ce qui, fondamentalement, pose la problématique de la forme). Il apparaît
intrinsèquement une volonté d’affirmation ou de construction d’une
identité nouvelle. Dzibayo sera la femme moderne, celle que la société
traditionnelle ne connaît pas, ne peut pas désigner et ne saura désigner1.
De façon involontaire, l’héroïne vient au monde dans une société qui
l’accepte à peine parce qu’elle est une première née là où on attend un
garçon, dans une société fang où le premier enfant doit être un garçon
sinon c’est un échec que la femme assume seule. Le personnage du père,
Dzila, pose le cadre social traditionnel de façon forte par les propos ci-
après :

« On dit que tous les enfants se valent. C’est faux. La


fille qui vient de naitre sera la propriété d’un homme.
Moi j’avais besoin d’un superbe remplaçant. La présence
d’un fils dans mon foyer aurait donné un sens à ma vie et

1
Une telle réalité correspond à ce qu’écrit Alain Touraine (1992 : 11) au sujet de la modernité :
« L’idée de modernité, sous sa forme la plus ambitieuse, fut l’affirmation que l’homme est ce qu’il
fait, que doit donc exister une correspondance de plus en plus étroite entre la production, rendue plus
efficace par la science, la technologie ou l’administration, l’organisation de la société réglée par la loi
et la vie personnelle, animée par l’intérêt, mais aussi par la volonté de se libérer de toutes les
contraintes. »

139
plus de force à mon action. Pourquoi faire une fille dans
un monde ou l’Homme triomphe ? » (FI, 14).

Ecartelé entre les valeurs traditionnelles et l’amour de sa fille, le père


choisit de l’élever selon les valeurs de la modernité et d’en faire son
héritière. Par cette posture, le père pose une rupture conceptuelle
sociologique. Il brave la tradition et laisse sa fille évoluer dans un monde
ouvert dont il n’a même pas une connaissance approfondie. Elle sera ainsi
éduquée comme un homme. Elle fera les activités des hommes et ne sera
pas impliquée dans les travaux ménagers et champêtres. Elle connaîtra une
éducation « occidentale » dès son cadre traditionnel :

« Dans la classe de Dzibayo, on comptait plus de


garçons que de filles ; beaucoup de parents pensaient
que l’école était l’affaire des garçons et le mariage le
destin des filles. Submergées par les travaux champêtres,
les mères préféraient garder les filles auprès d’elles et les
transformaient en précieuses alliées » (FI, 13).

Dans un contexte historique de mutations sociales, l’héroïne, par un


concours de hasard se retrouve orientée vers la modernité. Elle n’est pas
dans la même situation que sa mère. Celle-ci est en effet davantage
marquée par les valeurs traditionnelles. Dzibayo ne sera pas comme sa
mère, née et grandie dans une société immuable. Béatrice Bikene Bekale
évoque les femmes de la société traditionnelle gabonaise en ces termes :

« Ces personnages féminins généralement enfermés


dans un temps anhistorique ou temps social, condamnés
à accomplir des tâches répétitives dans l’intérêt du
groupe, sans pouvoir agir sur le cours de leur vie, ni se
déterminer selon leurs principes et idéaux »1.

L’enfermement dans un espace-temps de routine et d’inaction


correspond à un ordre ancien que les parents de Dzibayo connaissent bien.
L’avènement de l’ordre social nouveau bouscule les représentations. Pour
les parents, il est question de faire des choix en faveur de l’enfant. Ainsi,
Ebii, la mère de Dzibayo, est marquée par la tradition ; elle assume son
identité. En langue fang, Ebii veut dire « les pleurs ». Au fil du roman, nous
nous rendons compte que la vie de cette dernière est faite de sanglots et
de lamentations. Ebii est la risée de tout le village car elle n’a enfanté que
des filles avec Dzila et même après son deuxième mariage avec Edzima. Il a
fallu du temps et des progrès scientifiques pour démontrer aux hommes et
femmes que le sexe de l’enfant n’est en rien engendré par le féminin mais
que c’est l’homme qui, biologiquement détermine le sexe de l’enfant. Dans
la société traditionnelle, l’on croyait que c’est femme qui avait le pouvoir

1
Béatrice Bikene Bekale, « De la dimension historique des personnages féminins dans le roman
gabonais », Les écritures gabonaises : histoire, thèmes et langues, tome 1, op.cit., 2009, p. 81.

140
de choisir le sexe de l’enfant à naître. Dans la société nouvelle,
l’organisation et les représentations changent
Ebii représente à la fois l’une des raisons du combat pour la modernité
de Dzibayo mais aussi l’archétype d’un statut social de la femme qu’elle
veut fuir. Ebii est une femme très effacée qui ne parle pas ou sinon très
peu. Le silence de cette femme dans le roman est porteur de sens ; il
représente la soumission face aux traditions et son effacement est
justement le reflet d’une vie sans pouvoir d’agissement et de décision. En
raison des exigences de la tradition, Ebii ne prendra jamais la parole en
public. Elle ne s’exprimera que sous forme de confidence dans les
dialogues avec son mari ou sa fille ; elle connaît son statut et ses
responsabilités. Personnage plein de douceur, Ebii critique pourtant cette
tradition. Elle ne partage pas véritablement la vision traditionnaliste de la
femme gabonaise. Elle pense et souhaite un devenir autre pour sa fille, elle
la laissera aller vers un inconnu, se remettant à la providence :

« Depuis que ton père n’est plus de ce monde,


j’apprends à encaisser des coups et à ne plus compter
que sur moi-même. Je vais vous élever grâce à mes
plantations. Je me débrouille avec le peu d’argent que je
peux gagner en vendant les produits au marché. C’est toi
qui doit travailler dur afin qu’un jour tu puisses aider tes
jeunes sœurs. Dieu nous aidera, j’en suis sûre Il nous
aidera » (FI, 95).

Ebii donnera à son enfant une éducation nouvelle, moderne qu’elle


ignore. Elle n’est certes pas allée à l’école mais elle y envoie son enfant
pour qui elle souhaite un avenir différent, un avenir de la modernité qui
rompt d’avec la tradition. Ainsi le devenir moderne de Dzibayo est
construit dans ce contexte1. Face à l’âpre réalité, Ebii réalise les énormités
de la tradition. Et, elle ne peut les combattre qu’en feignant d’accepter un
ordre qu’elle juge négatif. Dans cette société, le personnage masculin est
vil et passif. Il pèse sur la femme. On peut lire dans l’extrait ci-après
quelques traits du portrait du second mari d’Ebii :

« Edzima allait être père pour la première fois, mais il


n’avait pas l’air d’être très heureux. Il passait le clair de
son temps au corps de garde et ne venait à la cuisine que
pour manger. Quand Ebii rentrait des champs le panier
plein de vivres, sous un soleil accablant, il ne se gênait
pas de l’arrêter dans la cour pour prendre une canne à
sucre. Il ne tenait compte ni de la grossesse d’Ebii ni du
lourd fardeau qu’elle portait. Chaque jour la pauvre

1
Alain Touraine (1992 : 14) note : « Si la modernité ne peut pas être définie seulement par la
rationalisation et, inversement, une vision de la modernité comme flux incessant de changements fait
trop bon marché de la logique du pouvoir et de la résistance des identités culturelles, ne devient-il pas
clair que la modernité se définit précisément par cette séparation croissante du monde objectif, créé
par la raison en accord avec les lois de la nature, et du monde de la subjectivité, qui est d’abord celui
de l’individualisme, ou plus précisément celui d’un appel à la liberté personnelle ? »

141
femme trainait sa grossesse aux champs sans qu’Edzima
lui donna un coup de main » (FI, 34).

La société traditionnelle présente une figure masculine veule qui jure


avec une modernité peu conceptualisée mais à laquelle des êtres de
modernité aspirent. Le récit reproduit ainsi un contexte historique où la
rupture se lit au niveau des êtres et au sein de la société. Et cette rupture
scelle corrélativement la dynamique de la modernité relative à l’alliance
des contraires.

2- Dzibayo, au cœur de l’opposition dialectique


L’héroïne Dzibayo assume une certaine modernité parce qu’elle aspire à
une certaine liberté et se situe dans l’opposition dialectique, dans la
dynamique moderne de l’alliance des contraires. Dzibayo concilie les
tensions entre tradition et modernité et vit par plusieurs faits ou éléments.
La prise en compte des valeurs traditionnelles, les activités quotidiennes, la
fréquentation de l’école, le mariage, etc. Nous relevons que Dzibayo
construit une vie de modernité par des choix de vie qui s’opposent au
monde traditionnel. Nous relevons par exemple sa posture au regard de la
rupture (problème de subordination dans la société traditionnelle), de
l’institution du mariage…
Dans le roman Féminin interdit, des critères de la modernité par la
stigmatisation de la rupture, de l’alliance des contraires. La naissance de
Dzibayo est mythique. Dzibayo en tant que sujet émerge, non pas à partir
d’une pensée religieuse, mais à partir d’une parole libératrice portée par le
père et un autre personnage1. Avant de mourir son père lui lègue des
leçons de vie :

« En partant, je veux avoir la certitude que j’ai laissé


quelqu’un derrière moi. Ne méprise pas mes paroles, ni
celle de l’être humain tout court (…) prends soin des
vieillards, des plus faibles, tu verras, cela t’apportera le
bonheur… » (FI, 20).

Tout au long de son parcours, elle veillera à mettre en pratique, comme


le montre le passage suivant avec la vieille recluse Eyuii, les
recommandations de son père : « Toi tu as eu pitié de moi et tu m’as
donné à manger (…) je t’assure que tu feras des études jusqu’où tu
voudras. On n’entendra que ton nom. Tu ne passeras pas inaperçue et tu
seras toujours au-dessus de la mêlée » (FI, 24-25). Dzibayo est une femme
moderne parce qu’elle concilie les contraires : indépendante et autonome,
mais c’est vers la tradition qu’elle cherche refuge lorsqu’elle est brisée
pour tenter une reconstruction identitaire ; elle retournera se confesser sur
la tombe de son père :

1
Le thème de la naissance du sujet « s’est formé depuis la pensée religieuse monothéiste jusqu’à
l’image contemporaine du sujet […] » (A. Touraine, 1992 : 267).

142
« Papa j’ai compris aujourd’hui, la profondeur et
l’intérêt de ce que tu me disais quand je n’étais qu’une
enfant. Tu avais raison lorsque tu aimais à répéter que
mieux vaut compter sur soi que de faire de l’autre sa
raison d’être. (…) Atsango vient de me démolir papa,
mais je m’en remettrai, parce que tu m’as appris à
surmonter les situations les plus difficiles (…) je te
demande pardon pour tout » (FI, 281).

La voix de la modernité est ouverte, le processus de changement


amorcé par la rupture d’avec la tradition ne va cesser de changer chez
Dzibayo. Elle n’aura plus qu’à tracer son chemin. Elle a accès à l’école
occidentale ; à l’instruction ; elle fera de grandes études et fera preuve
d’une ouverture d’esprit au contact de l’altérité ; ce qui lui permettra de
remettre en question certaines valeurs traditionnelles. Dans une société
gabonaise peu ouverte aux valeurs modernes, Dzibayo surmonte les
multiples obstacles qui jalonnent son parcours grâce à une symbiose des
contraires. Ce qu’Alain Touraine (1992 : 268) précise en ces termes :

« Le respect du sujet est aujourd’hui la définition du


bien : qu’aucun individu ou groupe ne soit considéré
comme un instrument au service de la puissance ou du
plaisir. Le mal n’est pas l’impersonnalité supposée de la
tradition, car celle-ci confond plutôt l’individuel et
l’universel ; il est le pouvoir qui réduit le sujet à n’être
qu’une ressource humaine entrant dans la production de
la richesse, de la puissance ou de l’information. »

Par son mariage avec un homme d’une ethnie différente de la sienne,


Dzibayo exprime une certaine liberté face aux lois traditionnelles. La
thématique du mariage mixte pose un enjeu culturel et politique dans la
société gabonaise. L’affirmation individuelle face au groupe ethnique
participe à un processus de reconnaissance de la personne, c’est une
aspiration à l’identité que pose l’héroïne du Féminin interdit. Pendant bien
longtemps et, surtout dans la coutume fang, il était inconcevable qu’une
jeune fille ou un jeune fang épouse une personne d’une ethnie différente.
Les fangs ne se mariaient qu’entre eux.
La tradition ne respecte pas la liberté de l’individu. C’est la survie du
groupe qui prime. Ainsi, le mariage entre fangs est préférable pour
différentes raisons. Pour certains, cela était souhaitable car la barrière de la
langue ne se pose pas. La mère de Dzibayo pourrait de façon directe
dialoguer avec son beau-fils Atsango. Malheureusement, ils ne peut y avoir
de véritablement communication entre la belle-mère (fang) et le beau-fils
(un punu). En sus, il y a l’obstacle des différences culturelles. Le fang et le
punu ont des coutumes et traditions différentes. Le ou la marié(e) n’est pas
accepté(e) dans l’ethnie de l’autre. Dzibayo accepte de vivre dans la
tension de l’alliance des contraires en acceptant un homme d’une autre

143
ethnie et culture. Elle exprime ainsi une posture idéologique, une
modernité dans une société en mutation.
La liberté de l’héroïne révèle la mentalité des jeunes ayant été au
contact de la culture occidentale. Ces jeunes rejettent les compromis de la
tradition et les jugent opprimants, contraires à leurs intérêts. Le mari de
Dzibayo affirme sa modernité et ne laisse pas la tradition décider pour lui :
« Ma mère décidait pour moi quand j’étais petit. Maintenant je suis adulte,
je suis libre d’épouser, celle que j’aime d’où qu’elle vienne » (FI, 220). La
mère ou le groupe social n’a désormais plus le pouvoir de décision dans les
choix des jeunes. Le sujet moderne assume ainsi sa part d’ancrage aux
sociétés traditionnelles et modernes par l’expression des oppositions
dialectiques. Et cette dynamique est particulièrement intéressante parce
qu’elle met en œuvre le renouvellement des formes et des sens.

3- Renouvellement des formes et des sens


Dans le récit narratif, le renouvellement formel et sémantique qui
concerne l’héroïne peut se lire à partir du sujet en tant qu’actant. Nous
avons déjà noté quelques aspects liés à Dzibayo. Nous pensons à la
naissance et au mariage. Le renouvellement des formes et des sens de
Dzibayo va se lire par la prise en compte de quelques étapes de la vie du
personnage. Nous voulons nous limiter à Dzibayo bébé et à Dzibayo femme
adulte. A ces deux étapes correspondent des formes et des sens
spécifiques qui nous intéressent.
Le roman décrit l’héroïne bébé aux pages 13, 14 et 15. Du point de vue
formel, plusieurs expressions sont citées pour désigner Dzibayo. La vieille
matrone dit à Dzila : « ta mère vient de naître. » De tels propos établissent
la dynamique de la tradition. Même si elle sait que l’homme s’attendait
davantage à un garçon comme premier enfant, la matrone met en avant le
côté positif d’avoir une fille. Par sa parole, elle pose la naissance de la fille
comme le retour de la mère ; une façon implicite de poser déjà le problème
de dénomination. Ce que le père comprend très vite et il répond : « j’étais
entrain de réfléchir au nom que je donnerai au bébé ». La matrone se
ressaisit et présente la forme du bébé : « c’est une jolie petite fille […] Elle a
ta bouche et ton front, tu as vraiment le sang fort. » Ces propos ont certes
une valeur descriptive mais la dernière phrase exprime une valeur
épilinguistique et tend à inciter Dzila, le père, à la positivité. Il apparaît que
si la tradition gabonaise voit dans la naissance d’une fille, premier enfant,
comme une négativité, le discours contextualisant élude le sujet.
La forme et le sens du bébé fait encore l’objet d’une description du
narrateur quand il énonce une enfant « née avant terme mais viable, la
petite fille, emmitouflée dans un pagne multicolore, était dans les bras de
la jeune matrone. » On apprend encore que le bébé « laissait voir une tête
légèrement plus grosse qu’un pamplemousse. Tout était menu chez cet
être qui gigotait avec robustesse. » Avant même d’être dénommé, le bébé
est comme une femme « qui permettra de manger des paquets de viande
et d’obtenir une dot faramineuse. » En fait, pour éviter que le papa
continue à penser au « désastre traditionnel » qui lui arrive en donnant un

144
premier enfant fille, les matrones construisent un discours
d’encouragement. On dirait qu’elles sont moins traditionnelles que les
hommes. Elles sont conscientes du drame que vit le père et s’en moquent
avec une certaine joie.
L’expression de la forme est aussi lisible par les actes que posent les
personnages. Le père colle son front sur celui du bébé tout en prononçant
des paroles imperceptibles. Ce geste correspond à un acte de bénédiction.
Il traduit l’acceptation de la fille par le père et par la suite, le nom phrase
interrogative qu’il attribue à sa fille comme nom (Est-ce nécessaire de lui
donner un nom ?) pose l’existence de l’enfant dans la dynamique de la
nouveauté, de cette réalité nouvelle, difficile à désigner qu’est la
modernité. L’interrogation-nom place l’inconnu au cœur d’une vie, au
cœur de la vie du sujet mais aussi de la vie de la société. Le père est inapte
à penser l’avenir ; c’est pourquoi il n’exprime ni joie ni tristesse.
« L’indésirable fille » finit par devenir l’objet de toute l’affection du père.
Adolescente et adulte, Dzibayo reste marquée par des composantes de
la modernité. Elle vit le changement de forme avec une curiosité de celui
qui veut savoir. Ainsi quand elle a ses premières menstrues, elle comprend
le changement de statut et demande à savoir si elle est à mesure d’avoir
déjà un enfant. A la « pauvre Fidéline » Dzibayo, il est rappelé son statut
d’enfant qui doit encore étudier avant de se marier et penser par la suite à
faire des enfants : « Tu n’es qu’une enfant. Une enfant ne peut faire un
autre enfant. Il faut attendre que tu sois mariée et que tu fasses de
brillantes études, ma belle. » (FI, 176). C’est la vision positive de la
modernité qui oriente l’héroïne vers des choix que la société traditionnelle
gabonaise rejetait. La société de roman dans laquelle vit Dzibayo est
porteuse de marques de modernité. Ce discours est certes simple mais un
discours de formation de la femme nouvelle, celle à qui on dit qu’elle peut
attendre la maternité, à qui on demande d’apprendre. La tradition
gabonaise qui ne favorise pas la scolarisation des filles aurait pensé déjà au
mariage de la jeune fille avec un homme plus âgé et sans son
consentement.
Tout en poursuivant ses études, Dzibayo rencontre Hémiel et entretient
une relation intime avec lui. Quand elle tombe enceinte, elle est juste
contrariée par le fait d’avoir des enfants sans être mariée au préalable. La
vie maritale apporte un autre lot de problèmes.
L’expérience de la dualité au sein du couple, les contradictions avec la
belle-famille traduisent à l’adulte les effets de la modernité de l’héroïne
Dzibayo. Les différences d’ethnies et de cultures ont raison de la vie du
couple Fidéline-Hémiel. Par des pratiques occultes, la belle-mère
déconstruit l’union de son fils avec celle qu’elle n’aime pas. Si le sort
semble s’acharner sur Dzibayo, elle ne laisse pourtant pas abattre : « Après
tout, le monde ne va pas s’arrêter parce que je ne suis plus mariée à
Atsango. Mon père m’a transmis le goût de me battre. Je dois être debout
malgré tout » (FI, 429).
Entre traditions et modernité, Fidéline Dzibayo n’opte pas de façon
exclusive pour la modernité. Elle offre finalement l’image singulière d’une

145
femme qui s’assume dans une société qui n’offre pas de modèle. Elle
devient une figure emblématique de la femme moderne et manifeste une
dualité. Elle négocie constamment une conciliation entre tradition et
modernité et obtient ainsi un certain équilibre. Elle parvient à un
renouvellement identitaire sans s’effondrer dans l’échec. Dans le récit, il y
a une constante reconsidération de ce personnage féminin. A ses débuts,
l’héroïne est très impétueuse, elle est animée par la fougue de ce pouvoir
de libération du joug traditionnel, mais elle découvre au fil des péripéties
que cette liberté a un prix. Honorine Ngou présente une héroïne non
sclérosée dans ce tumultueux renouvellement de forme et de sens. Le
changement d’état (de jeune fille à femme célibataire puis de femme
mariée et divorcée peu après) permet de circonscrire le parcours narratif.
Dzibayo devient au bout de tous ces étapes ce que la modernité désigne
par une Wonder Women. C’est de cette manière qu’elle assume l’image de
la Gabonaise moderne dans la société nouvelle où le sujet est
constamment sollicité entre plusieurs valeurs.
La figure féminine de Dzibayo assume encore l’expression de la
modernité par sa tendance au discernement ou à la rationalité.

4- Fidéline Dzibayo, une femme rationnelle


La rationalité est l’un des piliers de la vision l’héroïne du roman Féminin
interdi ; toutes ses décisions sont régies par la logique de la raison. Nous
avons relevé supra que la modernité correspondait à un moment où
l’expression de la liberté individuelle mettait en exergue le droit de
l’homme mais pas seulement de l’homme, être masculin ; il est aussi
question des droits de la femme. Dans cette entreprise, le rationalisme
devient une arme qui contribue à favoriser le progrès technique, individuel
et social. Dans la société gabonaise où elle évolue, dans le milieu
professionnel où elle passe pour un « féminin interdit », Dzibayo ne cesse
de repousser ses limites de l’ordre traditionnel et de se frayer un chemin.
Dans un milieu hostile aux femmes, elle parvient à mériter une place sans
avoir recours à des pratiques avilissantes. L’héroïne refuse de choisir le
chemin de la facilité pour réussir dans la vie. Elle veut réussir par le travail
et par le mérite. Elle accepte de vendre des feuilles de manioc au marché
car, pour elle, seul le travail récompense. A ce titre, Fidéline Dzibayo
marque une certaine fidélité aux conseils de son père. Le discernement
dont elle fait montre procède d’une application d’une morale de la forme
initiale telle que le père l’avait recommandé. Plusieurs actes témoignent de
la pratique de la raison chez Dzibayo.
Elle n’a aucun regret d’avoir été violente envers son patron comme le
montre les propos suivants car elle juge qu’elle avait raison face au
comportement de celui-ci : « J’ai perdu mon emploi. Tu sais pourquoi ?
Mon patron voulait me séduire au lieu de me payer pour mes compétences.
Je lui en ai collé une. Il s’en souviendra toute sa vie (…) » (FI, 398).
Suite à l’échec de son mariage, son raisonnement demeure logique, il lui
donne la force d’aller de l’allant car elle déclare : « qu’après tout le monde
ne va pas s’arrêter parce que je ne suis plus mariée à Atsango. Mon père

146
m’a transmis le gout de me battre. Je dois être debout malgré tout » (FI,
429). Ni son licenciement, parce qu’elle a refusé les avances de son patron.
Ni son divorce, suivi du décès de son mari, n’affaibliront pas le caractère de
Dzibayo. Il y a une âpre volonté d’aller de l’avant. Elle est à l’opposé de sa
mère Ebii qui comme nous l’avons mentionné se plaint d’être seule à
élever ses enfants. Dzibayo devenue mère tout comme elle, assume en
revanche ce choix, grâce à son éducation, l’ayant appris à se forger dans la
vie et à ne pas baisser les bras. Les leçons de son père la guident toujours :
« Tout acte que tu poseras contre ou pour l’homme aura forcément des
conséquences sur ta vie (…) avant de songer à ma mort rappelle-toi que
l’école te rendra plus autonome et plus heureuse » (FI, 30).
Elle décide de laisser son espoir reposer une fois de plus sur le chemin
du travail. Elle montera plus tard, une clinique juridique pour aider tous
ceux qui sont privés et marginalisés dans leurs droits. Elle mènera avec brio
sa petite entreprise tout en s’adonnant à des activités caritatives. Par ce
personnage principal, l’écrivain s’offre un projet didactique, elle émet le
souhait que Dzibayo soit un modèle d’encouragement pour les jeunes filles
à travailler et obtenir des résultats par le biais de l’action méritante ; c’est
pourquoi elle dira :

« Ainsi, Dzibayo pensa-t-elle qu’elle pouvait acheter


ses livres en pilant et en vendant des feuilles de manioc
au marché les samedis et les dimanches matin. Aussitôt
pensé aussitôt fait ! La pauvreté donne parfois de bonnes
idées à ceux qui veulent en sortir » (FI, 241).

« Elle pensait même que dans une société où il fallait


avoir de l’argent pour exister, la manière pour le gagner
ne devait pas bafouer la dignité humaine. Certains gains
sont sordides, sentent mauvais et avilissent. Il lui arriva
de rabrouer une fille de sa classe qui lui avait dit en
plaisantant qu’elle était une excellente pileuse. Accoudée
sur la table-banc, Dzibayo s’assit face à sa camarade et
la regarda droit dans les yeux comme elle aimait à le
faire quand elle était en colère : « Benjamine, tu crois
que c’est de gaieté de cœur que je me suis assise sur un
tabouret pendant des heures pour piler les feuilles de
manioc ? Laisse-moi te dire que je suis orpheline de père.
Ma mère élève plein d’enfants toute seule. Je ne suis pas
le genre de filles qui sortent avec des hommes pour de
l’argent. Mon style de vie est un choix. Ma tête et mes
mains sont d’inestimables richesses que j’exploite à bon
escient pour garder la tête hors de l’eau. Je suis sûre qu’il
y a beaucoup de filles parmi nous qui bradent leur corps
pour régler leurs problèmes ou pour boucler les fins de
mois Moi, je trouve noble de vendre les feuilles de
manioc afin d’acheter mes livres, non à la sueur de mes
f..., mais à la sueur de mon front, où est le mal ? » (FI,
242-243).

147
La pensée de l’héroïne est marquée par la rationalité. Par cette faculté à
raisonner, Dzibayo assume son statut de femme moderne. Elle participe
ainsi, d’après Béatrice Bikene Bekale, à « l’institution d’une identité à
travers laquelle les femmes s’autorisent à être autre chose que des mères
et des épouses comme le prescrit la culture patriarcale dominante ».

CONCLUSION

Le roman Féminin interdit exprime sans aucun plusieurs


problématiques. Nous avons choisi de lire le statut de l’héroïne Fidéline
Dzibayo sous le prisme de la modernité.
Notre conception est construite à partir des principes définis dans le
contexte français par plusieurs chercheurs. Des critères ou des marqueurs
de modernité ont ainsi été définis et ont favorisé l’analyse du personnage
qui nous intéressait. Dzibayo incarne une révolution, un symbole fort, les
prémices d’une ère nouvelle, d’une modernité de la femme gabonaise. Le
sort de Dzibayo est l’un des dénouements les plus attendu car il oriente le
lecteur sur, comme le dit Jacques Attali, « le projet d’avenir » de la société
gabonaise : pure fiction ou réalité probante cette modernité féminine
serait-elle capable de changer le visage de la société allant jusqu’à une
remise en question d’un pouvoir post-patriarcale ? Que ce soit de son père
adoptif Edzima, de ces harceleurs ou de son mari Atsango qui lui porte le
coup de grâce, Dzibayo pose la figure féminine comme une figure moderne
de progrès. Cette force de caractère de la femme moderne que Ngou
insuffle à son personnage lui est salvatrice car elle lui permet de dépasser
les injustices.
Nous avons énoncé une certaine forme de révolution du personnage
féminin gabonais. Il semblerait qu’Honorine Ngou avec ce personnage
principal colle à la description de la femme gabonaise contemporaine ;
c’est une femme émancipée qui se préoccupe de plus en plus des
problèmes de son temps et de sa condition. Elle corrobore la pensée de
Were-were Liking selon laquelle: « les personnages féminins revendiquent
le droit de décider librement de leur sort, de l’orientation à donner à leur
vie ; ils ne se laissent plus voler leur avenir, ils ne veulent plus vivre par
procuration, convaincus qu’il leur faut devenir créateurs de leur destin ».

BIBLIOGRAPHIE

ATTALI Jacques, Histoire de la modernité. Comment l’humanité penser son


avenir, Paris, Flammarion, champs essais,
BIKENE BEKALE Béatrice, « De la dimension historique des personnages
féminins dans le roman gabonais », Ndemby Mamfoumby
Pierre, Les écritures gabonaises : histoires, thèmes et
langues Tome1, Yaoundé, Edition Clé, 2009.

148
MASSOUMOU Omer, « Henri Lopes : l’accomplissement de la modernité »,
Bokiba André-Patient et Yila Antoine, Une écriture
d’enracinement et d’universalité, Paris, L’harmattan,
2002, pp. 190-201.
NGOU Honorine, Féminin interdit, Paris, l’Harmattan, « Encres noires »,
2007.
OBIANG Essono Fortunat, Les registres de la modernité dans la littérature
gabonaise, Vol. 1. Ferdinand Allogho Oke, Lucie Mba,
Auguste Moussirou Mouyama et Ludovic Obiang, Paris,
l’Harmattan, 2006, 157p.
OBIANG Essono Fortunat, Les registres de la modernité dans la littérature
gabonaise Vol. 2. Maurice Okoumba Nkoghe, Laurent
Owondo et Justine Mintsa, Paris, Paris, l’Harmattan, 2006,
177p.
RENOMBO Steeve et Mbondobari Sylvere, Créations littéraires et
artistiques au Gabon, Libreville, Raponda Walker, 2009.
TOURAINE Alain, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992, 463p.
VADE Yves, « L’invention de la modernité », Modernités 5. Ce que
modernité veut dire (I), Presses universitaires de
Bordeaux, 1998, pp. 51-71.

149
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.150-168 ISSN : 2226-5503

FONCTIONNEMENT DU GROUPE NOMINAL DEMONSTRATIF COMME


ANAPHORE CONCEPTUELLE DANS LA NOUVELLE ROMANCE ET UNE
ENFANT DE POTO-POTO DE HENRI LOPES

Solange Nkoula-Moulongo
solangenm1@gmail.com
Ecole normale supérieure
Université Marien Ngouabi, Congo Brazzaville

Résumé :
Cet article traite de l’anaphore démonstrative d’un point de vue de la linguistique
textuelle. Il démontre que le fonctionnement du groupe nominal démonstratif participe à
une actualisation narrative plus saillante. L’analyse a mis l’accent sur les GN démonstratifs
déterminés par cette. Elle a permis de relever le fait que la continuité textuelle établit des
relations d’hyponymie, d’hyperonymie et d’hypotypose pour bien mettre en exergue le
réalisme narratif.

Mots clés : anaphore démonstrative, reclassification, relation sémantique, continuité


textuelle.

Abstract:
This article deals with the demonstrative anaphora according to the textual linguistics’
approach. It demonstrates that the functioning of the demonstrative nominal group
participates in a more striking narrative updating. The analysis emphasized the
demonstrative GN determined by cette. It admitted the fact that the textual continuity
establishes relations of hyponymy, hyperonymy and hypotypose in order to show the
narrative realism.

Keywords: demonstrative anaphora, reclassification, semantics’ relation, textual


continuity.

150
INTRODUCTION

L’usage des anaphores dans le discours narratif témoigne d’un


fonctionnement spécifique des mots de la langue et du récit. La structure
narrative pose la trame narrative comme un ensemble de phrases ou
d’énoncés analysables. L’argumentation peut aider à comprendre les
spécificités de fonctionnement d’un récit. La linguistique textuelle offre des
outils intéressants pour interpréter la répétition anaphorique ou la
progression thématique. Nous estimons que sa théorie sur les anaphores
(anaphores pronominales et les anaphores lexicales ou anaphores
conceptuelles (AC) et anaphores conceptuelles résomptives (ACR)) peut
aider à lire le fonctionnement des anaphores conceptuelles dans le
discours narratif. Des auteurs comme Michel Maillard (1974), Jean François
Jeandillou (2000 ; 2011)1, Denis Le Pesant (2002), Jean-Michel Adam (1990,
2008) … ont globalement étudié la nature fidèle ou infidèle de l’anaphore
lexicale.
La lecture de deux romans de l’écrivain congolais Henri Lopes nous a
permis de relever des enchaînements argumentatifs singuliers impliquant
des anaphores lexicales. Nous avons formulé notre contribution de la
manière suivante : Le fonctionnement du groupe nominal démonstratif
(GNdém) comme anaphore conceptuelle dans La Nouvelle romance et Une
Enfant de Poto-Poto de Henri Lopes.
Notre réflexion s’intéresse au fonctionnement du groupe nominal
précédé du démonstratif cette. Il s’agit des structures dont la syntaxe se
schématise de la manière suivante : Cette + GN. Le GN démonstratif qui
nous intéresse est celui qui fonctionne comme une anaphore conceptuelle
(AC).
Jean-Michel Adam (2008 :83) retient cinq opérations garantissant la
continuité textuelle (liages du signifié, liages du signifiant, implications,
connexions et séquences d’actes de discours). Nous nous intéressons à ces
opérations parce qu’elles sont « des systèmes de connaissances
linguistiques activés tant à la production qu’à l’interprétation » (JM Adam,
2008 : 83). S’il existe une imbrication entre ces différentes opérations, JM
Adam reconnait la possibilité d’une description séparée. C’est à ce titre que
le fonctionnement de l’anaphore démonstrative fait l’objet de cette
réflexion.
Notre objectif est de lire les « effets de sens spécifiques » (JM Adam
2008 : 89) générés par les GNdém. Après une présentation des opérations
de liages et après avoir indiqué la méthodologie observée pour construire
notre corpus d’étude, nous aborderons les reclassifications discursives des
groupes nominaux démonstratifs. Nous proposerons, par la suite, une
lecture des effets stylistiques des GNdém.

1
Jean-François Jeandillou (2011 : 85-86) indique : « tandis que les marqueurs de connexité
contribuent à manifester la progression structurée du texte, les processus anaphoriques préservent sa
continuité (dans sa cohésion)... grâce à la reprise d’éléments préalablement introduits… l’anaphore
instaure une relation dissymétrique entre les éléments de statut différent, dont l’un (le représentant
dépend de l’autre (le représenté) dans un environnement limité ».

151
I- DONNEES THEORIQUES ET METHODOLOGIE

De nombreuses publications permettent aujourd’hui de comprendre la


teneur de la linguistique textuelle. Dans son ouvrage La linguistique
textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des discours, Jean-Michel Adam
présente les données théoriques de la linguistique textuelle sur les
anaphores démonstratives. Ces données interviennent au niveau du
chapitre 3 qui traite des « types de liages des unités textuelles de base ».
L’auteur identifie cinq opérations de liage assurant la continuité textuelle.
La première opération porte sur les « liages du signifié » et se subdivise
en deux sous-opérations. La première est celle qui porte sur « la
construction textuelle de la référence (liages sémantiques 1). Il est indiqué
que les reprises d’éléments garantissent la continuité de la référence
textuelle. Après un point sur la « co-référence et anaphores », le chapitre
présente successivement les anaphores pronominales, définies et
démonstratives. Il se termine par une description du « Fragment 128 des
« Caractères » de la Bruyère <2> ». La seconde sous-opération concerne
l’« isotopie du discours et collocations (liages sémantiques 2) ». Les sous-
points sur « co-topie, polyisotopie, hétérotopie », « "Le Gymnaste" de
Francis Ponge <1> », Fragment 128 des « Caractères » de la Bruyère <3> et
« les collocations : textualité et intertextualité ».
La deuxième opération porte sur les « liages du signifiant ». Jean-Michel
Adam (2008 : 103) note : « […] nous retiendrons essentiellement le fait que
les unités de la langue, du phonème et du graphème aux constructions
morphosyntaxiques, en passant par les syllabes et leur décompte ainsi que
les reprises de signifiants, peuvent jouer un rôle structurant dans les liens
entre énoncés ». Les sous-points traités à ce niveau sont : « de l’allitération
aux parallélismes grammaticaux », « la "fureur du jeu phonique" dans un
sonnet de Baudelaire », « "le Gymnaste" de Francis Ponge <2> »
La troisième opération, avec pour titre « entre dit et non-dit : de l’ellipse
à l’implicite », traite de l’incomplétude du discours. Les points sur « l’ellipse
comme figure de construction textuelle », « formes de l’implicite :
présupposés et sous-entendus » sont les deux orientations de l’étude à ce
niveau.
La quatrième opération porte sur les « formes et portée des
connecteurs ». Dans la classe des connecteurs, on compte les conjonctions
de coordination, de subordination, certains adverbes et locutions
adverbiales et des groupes nominaux ou prépositionnels. Les
« organisateurs textuels », les « marqueurs de la portée d’une prise en
charge énonciative », les « connecteurs argumentatifs », la « lecture d’un
péritexte journalistique <1> » et le « Fragment 128 des « Caractères » de la
Bruyère <4> sont les cinq sous-points de cette rubrique.
La cinquième et dernière opération étudient les « chaînes d’actes de
discours ». Elle comprend deux sous-opérations dont l’une traite du « texte
comme structure hiérarchique d’actes » et l’autre de la « lecture d’une
affiche de la Seconde Guerre mondiale ».

152
De toutes ces opérations de liages des unités textuelles, nous nous
intéressons à la première et particulièrement au point sur les anaphores
démonstratives. Ces anaphores interviennent dans la construction
textuelle de la référence de façon spécifique. En effet, la lecture de deux
romans de l’écrivain congolais Henri Lopes, nous a permis de relever
quelques groupes nominaux démonstratifs fonctionnant comme des
anaphores conceptuelles. Ces groupes expriment tantôt des résomptions
tantôt des reclassifications discursives. Nous nous intéressons à leur
expressivité et c’est pourquoi nous avons choisi d’analyser « le
fonctionnement du groupe nominal démonstratif comme anaphore
conceptuelle dans La Nouvelle romance et Une Enfant de Poto-Poto de
Henri Lopes. » La syntaxe de la structure se schématise de la manière
suivante : Cette + GN. Le GNdém. qui nous intéresse est celui qui
fonctionne comme une anaphore conceptuelle (AC) avec une certaine
teneur de résomption.
À partir des deux romans cités, un corpus a été construit. Ces livres ont
été choisis de façon aléatoire. Nous pouvons toutefois signaler que l’un est
publié au début de la carrière littéraire de l’écrivain et l’autre est l’une des
dernières œuvres du romancier. Comme il est question d’apprécier le
fonctionnement du GNdém pour savoir si son emploi correspond à un
marquage discursif dans l’expression de la reclassification des références
textuelles, nous aurons recours à la linguistique textuelle.
S’agissant de la méthodologie, nous travaillons à partir d’exemples tirés
des textes narratifs. Pour la construction de notre corpus d’étude, nous
avons eu recours à des versions numériques des romans de Henri Lopes.
L’exploitation des fichiers par le logiciel Lexico 3 a permis de sélectionner
les formes occurrences pertinentes pour notre étude. Nous avons en effet
recherché les segments discursifs pertinents à partir du démonstratif cette.
Les GNdém. ne sont repérables par le logiciel lexico3 que grâce à une
combinaison de fonctions. La recherche automatique a été faite par
l’élément cette et a été poursuivie de façon manuelle pour vérifier les co-
occurrences pertinentes. Nous avons retenu quelque 15 et 14 occurrences
respectivement pour LNR et UEP. Le corpus ainsi construit est joint à la fin
de cette réflexion.

II- REFERENCES ET RECLASSIFICATIONS DISCURSIVES

Du point de vue théorique, différente de l’anaphore définie (lexicale),


l’anaphore démonstrative est comprise comme une « référentialisation
déictique cotextuelle » (JM Adam, 1990 : 55). Ce qui voudrait dire que
l’anaphore démonstrative renvoie à une séquence du texte à la manière
d’un déictique ; dans le sens où, ce n’est que le (con)texte en lui-même qui
permet de comprendre la référence et de fixer le sens de l’énoncé qu’elle
reconceptualise. L’emploi du démonstratif joue un rôle déterminant dans
la construction du sens ; Encore Jean-Michel Adam note que « l’article
défini serait tout à fait possible […] mais l’anaphore démonstrative vient
signaler l’identification, ou mise en rapport avec un segment mis en

153
mémoire auparavant, tout en opérant une sorte de reclassification ». Dans
le cas de Henri Lopes, nous avons identifié des anaphores démonstratives
exprimant des enchaînements argumentatifs. Les liens entre anaphores
conceptuelles et leur référent ne traduisent pas que des reclassifications ;
ils expriment parfois aussi des reformulations.

3- Reclassification et/ou reformulation dans LNR


Dans les romans, les occurrences retenues en annexe construisent
globalement un passage de phrases à énoncés. Le discours narratif produit
des phrases dont la signification pose plusieurs cheminements
sémantiques. Mais, par l’argumentation, des éléments du contexte sont
apportés grâce à des expressions singulières et au GNdém ; ce qui change
les données contextuelles. La fixation du sens singulier devient possible. Le
récit narratif construit en effet des liens avec l’histoire et l’interprétation
du discours se fait par la relation énoncé-sens.
Sur les 15 occurrences des anaphores démonstratives dans La
Nouvelle romance, nous lirons la dynamique de reclassification à partir
d’un échantillon de quatre exemples. Nous retenons deux cas où le GNdém
pose une reformulation lexicale et deux autres cas où il est question de
reconceptualisation ou de résomption. Nous procéderons de la manière
pour les 14 occurrences tirées du roman Une Enfant de Poto-Poto.
Dans LNR, les deux exemples ci-après, l’anaphore démonstrative est
employée pour identifier une réalité ou un individu de façon plus singulière
ou plus précise. Avec le GNdém « cette revue » (exemple 1), le narrateur
renvoie au segment « Jeune Afrique » employé dans la phrase précédente.
Il donne ainsi une information supplémentaire au lecteur qui ne saurait
éventuellement pas la signification du terme mis en mémoire dans la
structure phrastique précédente. On est très proche de l’anaphore lexicale
associative.

(1) La nation entière s'en était rendu compte, il y a un an, en achetant


Jeune Afrique. Cette revue lui avait consacré un article de trois
pages, qu'il gardait soigneusement dans une chemise avec les
autres coupures de journaux le concernant. LNR

Comme l’affirme Jean-Michel Adam (2008 : 90), « l’anaphore


démonstrative signale certes l’identification, la mise en rapport avec un
segment mis en mémoire auparavant, mais elle le fait en opérant une
reclassification de l’objet du discours. On peut parler de l’introduction d’un
nouveau point de vue sur l’objet ». Dans cet exemple, le segment mis en
mémoire est bien Jeune Afrique et que reprend l’anaphore démonstrative
par une inférence qui détermine ou précise la nature du premier segment
énoncé. Le terme « revue » est un hyperonyme qui identifie la réalité
désignée par une certaine logique associative. Le fonctionnement du
GNdém « cette revue » est de contribuer à identifier l’objet évoqué dans le
discours par la mise en avant d’un point de vue singulier et
complémentaire sur l’objet du discours. Nous réalisons aussi que dans

154
cette structure narrative, il était difficile d’avoir une anaphore associative
dans le sens de (1’) :

(1’) On s’en était rendu compte […] en achetant Jeune Afrique. La


revue lui avait consacré un article de trois pages.

Dans le cadre de l’anaphore associative, la saisie référentielle passe


par l’identification de la source ou de l’antécédent alors que pour
l’anaphore démonstrative, le fonctionnement dépend du « désignateur
direct, qui saisit le référent par le truchement du contexte d’énonciation »
(JM Adam, 2008 : 91).
Le second exemple tiré de LNR où le référent est une anaphore
démonstrative est le suivant :

(2) Il s'assit sur le sable. La fille en fit autant. Il lui passa le bras autour
de l'épaule et resta ainsi un moment immobile. Elle ne disait rien,
n'avait rien à dire sans doute. Il sentait qu'elle n'éprouvait aucun
intérêt à regarder la mer. Il rapprocha son visage du sien. Elle
sentait déjà l'odeur de la grande salée.//Un peu plus haut la
chambre était prête. La petite lampe à pétrole avait bien été
allumée, suivant les instructions données à la sentinelle. Mais
Zikisso se trouvait gauche devant cette gamine. L'attirant par la
nuque ; il voulut l'embrasser. Quand les lèvres se rencontrèrent, il
eut beau insister elle n'ouvrit pas la bouche. LNR, p. 33-34.

Au niveau de cet exemple, l’anaphore démonstrative « cette


gamine » opère une reclassification. Le segment préalablement mis en
mémoire (fille) est en quelque redéfinie sémantiquement. Entre le groupe
nominale « la fille » et le GNdém « cette gamine », il y a une relation
hyponymique. L’anaphore démonstrative actualise davantage l’énoncé en
précisant le genre de fille dont il est question. « La fille » correspond à un
segment presque neutre (on ne sait pas s’il est question d’une jeune ou
vieille fille) mais « cette gamine » actualise ou détermine le sujet de la
narration. Ce GNdém met en exergue le côté enfant, mineur de la fille. La
dynamique de reformulation par une anaphore démonstrative pose la
continuité textuel en exploitant les liens sémantiques entre deux lexèmes
et en apportant des informations nouvelles au niveau de l’élément
anaphorique.
Après ces deux exemples ayant une certaine parenté avec les
anaphores associatives, nous allons considérer les anaphores
démonstratives manifestant une certaine résomption. Il existe plusieurs
occurrences de ce type d’anaphores dans le roman LNR mais, pour le
besoin de la démonstration ici, nous n’en retenons que deux : les exemples
(3) et (4).

(3) Le retour au village ressemblait à l'aller. La mère toujours ployant


sous le poids, une cuvette sur la tête. Elle courait, par moment, à

155
petites foulées, pour alléger le poids. Et Wali trottinait alors
derrière la mère. Au village, les hommes attendaient, sous un
hangar à toit bas, les calebasses de vin de palme à leurs pieds. Ils
parlaient haut et fort, comme s'ils allaient se battre. Quelques-
uns, las de la palabre, s'endormaient sur leur chaise longue.
Souvent, la mère de Wali s'arrêtait pour regarder la scène. Elle
soupirait alors// fortement par le nez, hochait à peine la tête, puis
disparaissait pour s'adonner à des activités plus sérieuses :
préparer le repas du soir. Ces scènes sont gravées dans la
mémoire de Wali. Quand viennent ces moments, où elle se
demande à quoi bon cette chienne de vie, ce sont toujours ces
souvenirs-là qui la hantent. LNR, pp. 15-16.

Le GNdém qui nous intéresse dans cette séquence textuelle est bien
« cette chienne de vie » qui reprend non pas une unité lexicale mais un
ensemble de termes mentionnant des activités ou des scènes bien
identifiées. Le discours narratif donne les indications suivantes :
- la mère qui ploie sous le poids, une cuvette sur la tête
- elle courait […] à petites foulées pour alléger le poids
- l’enfant suivait derrière la mère
- des hommes inactifs, passant leur temps à s’enivrer et à bavarder ;
- la mère, observatrice et impuissante, ne se rebelle pas, elle garde
son sérieux et s’active pour le repas du soir.

Cette réalité vécue par la femme est reprise par l’anaphore


démonstrative par l’expression « cette chienne de vie ». L’existence de
plusieurs segments mis en mémoire et repris plus loin permet de parler de
résomption. Le GNdém redéfinit en effet la réalité vécue. Une chienne de
vie signifie une vie misérable et cela est identifié dans le texte narratif par
les scènes citées. Le narrateur restructure le discours à plusieurs reprises.
Après avoir énuméré les faits contextuels désignant une chienne de vie, il
opère une première reprise par la séquence : « Ces scènes sont gravées
dans la mémoire de Wali » et une seconde reprise : « […] à quoi bon cette
chienne de vie […] ». Une chienne de vie est donc caractérisée par des
scènes sociales où la femme assure la vie et où l’homme s’illustre
négativement.
L’exemple (4) présente un autre usage d’une anaphore
démonstrative dans le roman LNR.

(4) Youlou fut renversé. Par qui ? La réponse varie suivant vos
lunettes politiques : pour les uns la Révolution est l'œuvre
d'intrépides syndicalistes et étudiants appuyés par le peuple, pour
d'autres on doit son triomphe à la glorieuse armée congolaise,
pour d'autres encore rien n'aurait été possible sans l'action de
Tante Yvonne, la femme de Papa de Gaulle, à qui le nom de
Youlou, sa liberté de mœurs, ses soutanes en soie de chez Dior,

156
ses maîtresses, ses enfants... donnaient l'urticaire. Poto-Poto avait
un faible pour cette version.

L’interdépendance sémantique des deux segments s’interprète par


un enchaînement argumentatif sélectif. Le premier segment porte sur la
troisième cause éventuelle du renversement du président Youlou. En fait, il
existerait trois versions de la chute du président. Mais à Poto-Poto, un
arrondissement qui, n’était pas acquis au président déchu, le peuple
exprimait une préférence pour la version dégradante voire dénigrante. On
peut parler d’une « polyphonie sémantique » (M. Carel, 2011 : 5) parce que
le locuteur communique plusieurs contenus avec une affirmation de la
mention retenue par une partie des acteurs. L’identification du premier
segment est construite sur la base de trois possibilités ou expressions. La
chute de Youlou serait due à :

- des revendications sociales ;


- une action de l’armée
- un désaveu de la femme du général de Gaulle.

La reclassification discursive est possible parce que le lecteur peut


construire une argumentation permettant une reformulation sélective
assemblant les deux premières mentions comme les moins attendues. La
prise en compte du co-texte permet de sélectionner la troisième
expression pour déterminer un sens marqué de l’énoncé. L’argumentation,
qui y est associée, permet de faire la paraphrase (1’) :

(4’) Youlou fut renversé à cause des revendications sociales ou d’une


action de l’armée mais Poto-Poto avait un faible pour une version
mentionnant un désaveu de la femme du général de Gaulle en
raison de son libertinage.

On comprend que l’expression « Poto-Poto avait un faible pour cette


version » recatégorise, sélectionne un antécédent parmi plusieurs
possibles. Il s’agit aussi d’une restriction prédicative au niveau de la
structure narrative, une restriction qui permet de penser à des relations de
termes hyperonyme ou hyponyme. Le narrateur ne parle pas d’une
« information » ou d’une « nouvelle ». L’usage du GNdém « cette version »
n’implique pas une négation des deux premières versions mais une
spécification de la dernière. La reclassification discursive devient ici une
opération de mise en exergue d’un signifié spécifique dans la construction
globale du sens. S’il existe plusieurs versions de la chute de Youlou, il existe
une qui est particulièrement appréciée par les habitants de Poto-Poto. Ici
l’anaphore démonstrative est davantage proche de la figure
macrostructurale de l’hypotypose.

L’exemple (2) suivant contient également une anaphore


démonstrative.

157
Le deuxième segment construit un enchaînement argumentatif
qu’une résomption. Sa valeur sémantique dépend du lien entre les
expressions en présence. L’anaphore lexicale « cette version » reprend un
aspect particulier de l’expression linguistique employée par l’écrivain1.

4- Reclassification et/ou reformulation dans UEP


Dans le roman Une Enfant de Poto-Poto, nous avons également
retenu quelques occurrences pour la lecture des entrelacements
syntaxiques et sémantiques.

(5) Suivaient, dans une prose phonétique, des nouvelles de Papa dont
elle brossait un portrait affectueux, sans manquer l'occasion, au
détour d'une phrase, d'évoquer ses manies qui ajoutaient à
l'affection que je lui portais. Elle narrait la chronique de la famille
et du quartier, campait un personnage typique de Poto-Poto,
rapportait là une de radio-trottoir qu'elle commentait d'une saillie
dont elle avait le secret. Je ne me suis pas débarrassée de cette
correspondance transcrite tantôt par Papa, tantôt par ces
écrivains publics de quartier qui, je crois, ont aujourd'hui disparu.

Au niveau de ces propositions, il est possible de relever deux


segments discursifs qui permettent de penser à l’enchaînement
argumentatif exprimé dans la narration. D’une part, il est question d’une
activité d’écriture diversement désignée. Les structures syntaxiques : prose
phonétique, des nouvelles de papa, elle brossait un portrait, elle narrait la
chronique, rapportait une radio-trottoir renvoient à un premier aspect
sémantique que le second segment « cette correspondance » reprend et
argumente. L’expression contenant le GNdém acquiert un sens plus précis
en fonction du contexte. Ce n’est pas la forme dont la signification est
définie dans un dictionnaire ; le GNdém acquiert un sens pertinent en
fonction de la situation socio-historique. Dans la démarche
d’argumentation, nous aurons tendance à recourir à un marqueur
d’opposition pour évoquer le lien entre ces deux segments. A partir du
dispositif de la théorie des blocs sémantiques, nous pouvons interpréter
ces propositions de la manière suivante :

[5’] Les lettres de mon papa étaient une prose phonétique mais je ne
me suis pas débarrassée de cette correspondance.

Si on suppose que des lettres qualifiées de « prose phonétique »


manquent d’intérêt, on s’attend qu’elles soient jetées. Mais ce n’est pas ce
1
Kohei Kida (2015 :2) précise la nuance sémantique dans la démarche interprétative : « J’appellerai
par ailleurs, à la suite de Ducrot, « signification » la valeur sémantique de la phrase et « sens » celle
de l’énoncé. Je parlerai également de signification pour chacun des éléments qui composent une
phrase (mots ou groupes de mots). La signification est par définition constante et invariable d’un
contexte à l’autre. »

158
que fait le personnage. Si, au contraire, la prose phonétique est considérée
comme un ensemble de document ayant une valeur personnelle et intime,
la forme de l’argumentation sera traduite par donc.

[5’’] Les lettres de mon papa étaient une prose phonétique donc je
ne me suis pas débarrassée de cette correspondance.

Le sens des énoncés est validé par la prise en compte des éléments
du contexte. Le récit définit ainsi un cadre qui permet le passage de la
signification au sens. Le fonctionnement de l’anaphore démonstrative
intègre ainsi un processus de liage des éléments de la structure narrative.
Le sixième exemple retenu ici établit un lien entre un GNdém et un
segment mis en mémoire par plusieurs référents.

(6) Pélagie avait secrètement donné consigne aux musiciens de ne


pas jouer Floretta, ma Floretta. Une romance des années
soixante où l'identité de Floretta est un secret de polichinelle.
Un musicien, flirt d'adolescence de Pélagie, avait composé cette
rumba à l'époque où il l'avait surprise dans les bras d'un autre.

La relation anaphorique s’établit entre les segments :


- Floretta ;
- ma Floretta ;
- une romance des années soixante.

Ces différents termes sont repris par le GNdém « cette rumba » qui
formule une reclassification discursive. La relation sémantique entre ce
terme est les premiers est de nature hyperonymique. Et le réalisme narratif
est manifeste en raison de l’emploi d’un congolisme désignant à la fois
comme un type de chant et de danse spécifiques. Au cœur de la variation
lexicale et sémantique, l’anaphore démonstrative apparaît l’expression qui
énonce un sens certes singulier mais déterminant dans la construction du
sens du récit. Parler de « Floretta » en termes de « cette rumba » devient
une façon de la distinguer parmi d’autres rumbas. Il s’agit d’une rumba qui,
n’est peut-être pas, la meilleure des rumbas, mais une rumba qui est
associée à la vie passée des personnages. C’est autrement le récit qui
amplifie son rayonnement en associant l’histoire sociale dans l’évocation
de l’histoire de ces personnages.
Dans l’exemple (7) tiré du roman UEP, l’anaphore démonstrative
fonctionne par la mise en relation des lexèmes « anglais » et « cette
langue ». La relation sémantique permet aussi de parler d’un lien
d’hyperonymie parce que le signifiant langue englobe toutes les langues
dont l’anglais. Le dispositif anaphorique embraye le discours dans le sens
d’un déictique.

(7) Il était heureux que je lui parle en anglais. Il a sauté sur


l'occasion pour utiliser cette langue.

159
Le GNdém « cette langue » n’a de sens que par rapport au co-texte
narratif qui permet de lire dans la phrase précédente le segment mis en
mémoire par le narrateur. Par l’usage de l’anaphore démonstrative, le
texte assume une actualisation plus visible. La reformulation que propose
l’anaphore ne fait pas que reprendre autrement un terme déjà énoncé, elle
apporte dans le récit des indications nouvelles qui permettent d’actualiser
ou de spécifier le récit. Les problèmes de la cohésion et de la cohérence
(ou de la connexité des éléments pour reprendre le mot d’Anna Jaubert,
2005 : 7) apparaissent alors.
Dans le huitième exemple retenu ici, nous avons un procédé
semblable à celui de l’exemple (6). Le narrateur met en relation les
signifiants « indépendance cha-cha » et « cette rengaine ».

(8) Sans plus attendre, Pélagie et moi nous sommes levées pour
danser ensemble Indépendance cha-cha. Cette rengaine avait
plus de succès que le nouvel hymne national.

Le segment « cette rengaine » est une anaphore conceptuelle


démonstrative qui apparaît à la fois comme une forme associative et un
hyperonyme. Le lien sémantique se fait non seulement avec le premier, mis
en mémoire à droite du texte, mais aussi avec le groupe nominal adjectival
« nouvel hymne national ». On pourrait avoir la reclassification de la
structure ainsi qu’il suit :

(8’) Sans plus attendre, Pélagie et moi nous sommes levées pour
danser ensemble Indépendance cha-cha ; cette chanson était une
rengaine qui avait plus de succès que le nouvel hymne national.

La relation sémantique entre les deux segments évoque une actualité


et une causalité. L’anaphore démonstrative parle de rengaine au sujet du
chant « indépendance cha-cha » comme un refrain adulé par les
mélomanes. Le chant est si loué qu’il incite à la danse. Le GNdém amplifie
encore le phénomène parce qu’il ajoute une dimension temporelle et une
comparaison qui n’est pas explicité avec le premier GN.

L’usage du GNdém dans le récit narratif tend à poser une réalité de la


continuité textuelle qu’on peut encore analyser par la lecture des effets
stylistiques suscités par ce procédé. L’hyperonymie d’une part et
l’hypotypose d’autre exposent principalement des aspects de l’anaphore
démonstrative dans le corpus étudié. Nous allons en déterminer le
fonctionnement.

160
III- DE LA RELATION SEMANTIQUE ENTRE LEXEMES

La relation sémantique qui nous intéresse au niveau de ce point est


en effet celle qui relie le segment mis en mémoire ou antécédent et le
GNdém compris comme anaphore démonstrative. Le procédé anaphorique
est très important dans l’organisation du récit. On sait que la progression
textuelle dépend d’un ensemble de dispositifs textuels dont le jeu de
l’écriture se fonde sur la répétition. Par l’usage du GNdém, le romancier
exploite la relation d’inclusion sémantique qui existe entre certains mots.
C’est le cas avec la majorité des exemples (1, 3, 5, 6 et 7) notés ci-dessus.
Ces occurrences permettent de relever que la relation entre le GNdém et le
segment phrastique mis en mémoire, il y a une hyperonymie (exemples 1
et 7) et une hyponymie (exemples 2 et 8)

(1) Jeune Afrique Cette revue Hyperonymie


(7) anglais cette langue
(2) La fille Cette gamine Hyponymie
(8) Indépendance chacha Cette rengaine

Dans l’exemple (7), le mot « anglais » est mis en relation avec le mot
« langue ». Il existe une relation de taxinomie qui permet d’identifier le lien
d’hyperonymie. La langue est une réalité qui englobe l’anglais. De même
pour le cas de l’hyponymie, on apprécie, pour l’exemple (8), l’anaphore
démonstrative « cette rengaine » (refrain) qui n’est qu’un élément de la
chanson. On perçoit que le discours construit avec les anaphores
démonstratives postule pour une progression textuelle1 où les arguments
ne se contredisent pas.
S’intéresser à l’incidence sémantique liée à l’exploitation narrative de
la relation d’inclusion de certains mots de la langue, c’est autrement ouvrir
la boîte de la polysémie ou de la polyphonie narrative.

(3)
- la mère qui ploie sous le poids,
une cuvette sur la tête
- elle courait […] à petites foulées
pour alléger le poids
- l’enfant suivait derrière la mère cette chienne de vie
- des hommes inactifs, passant leur
temps à s’enivrer et à bavarder ;

1
Nous savons que « Le texte macrostructurellement cohérent repose sur la continuité textuelle et la
progression thématique. Le texte avance par l’insertion de nouvelles informations sur le thème (cf.
Roberte Tomassone, 2002, 87). Le respect du lien entre les informations constitue une
interdépendance des éléments en présence. Le critère de la non-contradiction établit une absence
d’opposition sémantique des éléments qui se succèdent dans un texte car une proposition ne peut être
à la fois vraie et fausse », cf. Solange Nkoula-Moulongo, La cohérence discursive dans les
productions écrites des apprenants du secondaire en république du Congo : anaphores et
connecteurs, Thèse de doctorat unique, Université Sorbonne Nouvelle, Paris III, 2016, p. 23.

161
- la mère, observatrice et
impuissante, ne se rebelle
pas, elle garde son sérieux et
s’active pour le repas du soir.
(4)
- des revendications sociales ;
- une action de l’armée
- un désaveu de la femme du général Cette version
(5)
prose phonétique,
des nouvelles de papa,
elle brossait un portrait, cette correspondance
elle narrait la chronique,
rapportait une radio-trottoir

(6)
- Floretta ;
- ma Floretta ; cette rumba
- une romance des années soixante.

Dans l’ensemble, nous constatons que la relation hyperonymique est


plus employée dans les romans de Lopes. Elle tend à poser la co-référence
comme une organisation habituelle du récit. Elle correspond ainsi à
l’hypotypose qui, comme l’écrit Georges Molinié (2002 : 167) « constitue la
détermination fondamentale du lieu de la description. »
L’anaphore conceptuelle tend à situer le discours narratif dans une
réalité congolaise globale garantissant une actualisation fictionnelle. Le
récit devient un énoncé narratif qui exploite les variations et les nuances
sémantiques des lexèmes mis en relation. Voici ce qu’écrit Yves le Bozec
(2002 : 3) au sujet de l’hypotypose :

« Une étymologie plus complète du terme fut


ensuite proposée par Dumarsais, qui rattachait le terme
hypotypose au grec hypotypoô (dessiner), mot dans
lequel il isole hypo (sous) et typoô (image, tableau). De
nos jours, B. Cassin affine cette étymologie en rattachant
le terme à hypetypôsato, construit sur typtô avec le sens
frapper, et en le liant à typos, l'empreinte que laisse la
frappe d'une matrice, le type dans tous les sens du
terme. Selon elle, le terme d'hypotypose signifie tracer,
grandes lignes.
La définition aujourd'hui partagée de l'hypotypose
comme la figure qui consiste à mettre sous les yeux,
semble toutefois être le fruit d'une évolution et d'une
réduction assez complexe. »

162
Par l’anaphore démonstrative, le narrateur dans ces deux romans de
Lopes cherche à mettre sous les yeux du lecteur la réalité de l’imaginaire
littéraire. Mais on se rend aussi compte qu’il s’agit de saisir ou retenir
fortement le lecteur. L’anaphore démonstrative assume cette fonction
dans les différents exemples étudiés.

CONCLUSION

Nous avons montré que la question de la continuité textuelle du


texte narratif est lisible à partir des anaphores démonstratives, une des
cinq opérations de liage textuel citée par Jean-Michel Adam. Grâce à une
certaine propension à la vraisemblance, nous avons relevé que les
occurrences des GNdém, dans les deux romans étudiés, apparaissent
comme des marqueurs de mise en œuvre non pas de la signification mais
du sens. Et, les effets de sens inscrits dans les textes narratifs par les
hyperonymes et les hypotyposes participent à la manifestation du réalisme
narratif.
Au regard de ces considérations, il peut être intéressant de
questionner le GNdém s’il peut inscrire dans le récit un discours
épilinguistique sur l’œuvre narrative.

BIBLIOGRAPHIE

Adam Jean-Michel. Eléments de linguistique textuelle. Théorie et pratique


de l’analyse textuelle, Paris, Editions Pierre Mardaga, coll.
Philosophie et langage, 1990, 265p.
Adam Jean-Michel. La Linguistique textuelle, Introduction à l’analyse
textuelle des discours, Paris, Armand Colin, coll. Cursus,
2005, 2008, 239p.
Ana-Maria Coma (2010). « La construction discursive de la signification : le
point de vue argumentatif », Synergies, Roumanie, pp.
155-175.
Carel Marion (2011). L’Entrelacement argumentatif. Lexique, discours, blocs
sémantiques, Paris, Champion, 478p.
Jaubert Anna (dir.) (2005). Cohésion et cohérence. Etudes de linguistique
textuelle, Paris, ENS Editions.
Jeandillou JF (2011). L’analyse textuelle, Paris Armand Colin, Coll. Cursus.
Kida Kohei (2015), « L'inscription de l'argumentation dans le langage : le
cas de la Théorie des Blocs Sémantiques »,
Argumentation & Langage, Sep 2015, Lausanne, Suisse.
2015. Voir https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-
01512444 consulté en mai 2018.
Le Bozec Yves, « L’hypotypose : un essai de définition formelle »,
L’Information grammaticale, n°92, janv. 2002, pp. 3-7.

163
Disponible sur http://www.persee.fr/doc/igram_0222-
9838_2002_num_92_1_3271, consulté en juillet 2018.
Molinié Georges, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie générale
française, 1992, 351p.
Nkoula-Moulongo Solange, La cohérence discursive dans les productions
écrites des apprenants du secondaire en république du
Congo : anaphores et connecteurs, Thèse de doctorat
unique, tome 1, Université Sorbonne Nouvelle, Paris III,
2016, 496p.

Corpus

Roman 1 : La Nouvelle romance

1. La nation entière s'en était rendu compte, il y a un an, en achetant


Jeune Afrique. Cette revue lui avait consacré un article de trois
pages, qu'il gardait soigneusement dans une chemise avec les
autres coupures de journaux le concernant. LNR
2. Le retour au village ressemblait à l'aller. La mère toujours ployant
sous le-faix, une cuvette sur la tête. Elle courait, par moment, à
petites foulées, pour alléger le poids. Et Wali trottinait alors
derrière la mère. Au village, les hommes attendaient, sous un
hangar à toit bas, les calebasses de vin de palme à leurs pieds. Ils
parlaient haut et fort, comme s'ils allaient se battre. Quelques-uns,
las de la palabre, s'endormaient sur leur chaise longue. Souvent, la
mère de Wali s'arrêtait pour regarder la scène. Elle soupirait alors//
fortement par le nez, hochait à peine la tête, puis disparaissait pour
s'adonner à des activités plus sérieuses : préparer le repas du soir.
Ces scènes sont gravées dans la mémoire de Wali. Quand viennent
ces moments, où elle se demande à quoi bon cette chienne de vie,
ce sont toujours ces souvenirs-là qui la hantent. LNR, pp. 15-16.
3. Delarumba prit le dossier. L'enfant était revenu « avec la bière
qu'elle versait en penchant les verres obliquement.
- Dis, neveu, reprit Makouala en clignant de l'œil derrière ses
lunettes : ça fait trois jours que je n'ai pas mangé.
- derrière ses
Il fit des cercles avec la paume de la main sur son ventre. - Pourtant
tu es aussi chic qu'un caméléon.
Effectivement, le vieux caméléon était habillé avec la même rigueur
qu'il s'imposait, il y avait de cela dix ans, quand il était conseiller
territorial. Son titre d'évolué, et ses indemnités l'astreignaient et lui
permettaient alors de paraître a., Delarumba détailla la veste en
tissu pied-de-poule, la cravate, le pantalon à plis impeccables, et
des lunettes à grosses montures noires. Ce n'était pas en vérité des
verres correcteurs, mais des vitres qui permettaient de se donner
l'air intellectuel.

164
- Ça, mon neveu, c'est don de la famille. C'est Ngoko le
douanier qui m'a offert tout cet ensemble. C'est un bon
gendre.
- Vraiment tu tombes mal, tonton. Je suis fauché.
- Tu n'as pas honte, un grand joueur comme toi ?
L'Empereur//du ballon runu : paquet de cigarettes, oui.
Le vieux ne comprenait pas et il fallait sauver sa réputation. 1)
Delarumba était pressé et ne pouvait poursuivre longtemps cette
conversation. Il mit sa main en poche et en tira un long carnet rose.
LNR, pp. 20-21.
4. -haute qu'un être humain. C'était la garçonnière de Delarumba.
Avec des planches écartées et du chaume il s'était fait construire,
pour trois fois rien, cette bicoque par un pêcheur des environs.
LNR, p.
5. Il s'assit sur le sable. La fille en fit autant. Il lui passa le bras autour
de l'épaule et resta ainsi un moment immobile. Elle ne disait rien,
n'avait rien à dire sans doute. Il sentait qu'elle n'éprouvait aucun
intérêt à regarder la mer. Il rapprocha son visage du sien. Elle
sentait déjà l'odeur de la grande salée.//Un peu plus haut la
chambre était prête. La petite lampe à pétrole avait bien été
allumée, suivant les instructions données à la sentinelle. Mais
Zikisso se trouvait gauche devant cette gamine. L'attirant par la
nuque ; il voulut l'embrasser. Quand les lèvres se rencontrèrent, il
eut beau insister elle n'ouvrit pas la bouche.
LNR, p. 33-34.
6. Finalement elle agrippa le réveil. Il appuya sur le bouton qui
interrompit cette sonnerie stridente et agaçante.
LNR, p. 37.
7. Il s'en alla, traînant les jambes vers le bureau du Directeur Général.
C'était un gros blanc chauve comme un aérodrome. En entrant dans
cette pièce où les pieds foulaient une moquette silencieuse, et où la
lumière extérieure ne pénétrait pas, on était saisi de paralysie par
l'atmosphère de retraite confortable.
LNR, p. 38.
8. Elise était penchée, la tête de côté, sur une machine à coudre Singer
avec l'application d'une écolière recopiant un devoir. Awa qui la
voyait de dos, regardait, rêveuse, cette échine cambrée et ces
cuisses écartées sous le pagne frappé de médaillons du pape Paul
VI. Elle trouvait à Elise un je ne sais quel air d'animalité obscène.
"l'out ce monde de désirs obscurs et intimes qu'Awa portait au fond
d'elle et qu'elle tic laissait échapper cri soupirs que lorsqu'elle se
trouvait seule avec elle-même, on aurait dit qu'Elise, elle, l'affichait
sans fausse honte. C'était sans doute cette sensualité aguichante,
cette légitimation du défendu, plus en tout cas que sa beauté, qui
expliquaient le succès d'Elise.
LNR, p.

165
9. Les gens ne savaient pas qu'elle allait s'enfermer chez elle pour lire
les nombreux ouvrages qu'elle empruntait dans les diverses
bibliothèques des centres culturels. Il arrivait même qu'un membre
de sa famille étant venu lui rendre visite, elle ne se donnàt qu'un
temps pour l'écouter. Après ce délai, -elle prenait ostensiblement
un livre, ou les cahiers d'écolier à corriger, et se plongeait dans sa
lecture ou son travail sans plus tenir compte du visiteur. Cette
discipline n'était pas gratuite. LNR, p.
10. Que veux-tu ? (en dialecte on se tutoie toujours). J'ai trop vécu en
Europe. Je ne comprends pas cette coutume de nos familles qui
demandent sans cesse de l'argent à celui qui travaille.
11. Mais c'était facile à dire. Etait-elle « bourgeoise >, elle ? En quoi ?
Elle n'avait pas peur, en principe, d'abandonner Bienvenu. Mais que
deviendrait-elle ? Qui la ferait vivre ? Evidemment cette hésitation
était une forme de lâcheté, qui perpétuait son esclavage.
12. Sur la gauche il y avait un jeune couple cri train de gober des
escargots farcis. La jeune fille, les yeux battus de fatigue récente, se
tamponna les lèvres avec sa serviette et embrassa l'homme dans le
cou. Wali ressentit un malaise devant cette scène. LNR, p. 171.
13. Si vous voulez avoir des étudiants communistes, envoyez-les dans
les pays capitalistes. Si vous voulez en faire des capitalistes, faites-
les étudier, à Moscou D. Il avait pensé produire un effet, mais dut
constater que Wali ne broncha pas. Ce n'était pas la première fois
qu'on lui rapportait cette boutade.
LNR, p. 175.
14. En se remémorant les moindres détails de la veille, Wali comprenait
qu'elle s'était profondément attachée aux Impanis et à leur manière
de vivre. Cela avait été trop court. Elle aurait voulu qu'il lui fût
permis de rejouer cette séquence de sa vie.

Roman 2 : Une enfant de Poto-Poto


1. Sans plus attendre, Pélagie et moi nous sommes levées pour danser
ensemble Indépendance cha-cha. Cette rengaine avait plus de
succès que le nouvel hymne national.
2. Il approchait son visage du mien, je tournais la tête. Il disait des
bêtises, Floribert, mais troublantes, sensées, convaincantes et moi
j'avais peur. Une idée m'a traversé l'esprit ; j'ai dit que j'avais mes
règles. Il a desserré son étreinte. Toucher à une femme durant cette
période constitue chez nous un sacrilège. Le surnaturel peut vous
foudroyer, oui.
3. En sixième, nous n'étions que deux Noires : Pélagie et moi. Des
curiosités : tenues à distance par nos condisciples blancs, nos
congénères noirs nous trouvaient drôles, nous intriguions nos
professeurs. Cette double ségrégation nous rapprocha, nous
stimula.
4. Après quelques verres d'alcool, il s'est détendu. Sans ambages,
Pélagie lui a déclaré avec une fierté un peu naïve que nous étions

166
ses élèves. J'ai trouvé cette révélation maladroite. Le professeur
remonterait à la surface et reprendrait ses distances.
5. La conversation est revenue sur la chanson congolaise. Franceschini
en possédait une connaissance étonnante. Il avait dû déjà séjourner
en Afrique. À deux reprises, il s'est proclamé congolais. Avec cette
peau ? Sans doute un fils de colon qui avait joué avec les indigènes
et appris nos langues.
6. Youlou fut renversé. Par qui ? La réponse varie suivant vos lunettes
politiques : pour les uns la Révolution est l'œuvre d'intrépides
syndicalistes et étudiants appuyés par le peuple, pour d'autres on
doit son triomphe à la glorieuse armée congolaise, pour d'autres
encore rien n'aurait été possible sans l'action de Tante Yvonne, la
femme de Papa de Gaulle, à qui le nom de Youlou, sa liberté de
moeurs, ses soutanes en soie de chez Dior, ses maîtresses, ses
enfants... donnaient l'urticaire. PotoPoto avait un faible pour cette
version.
7. Quant à nous, les adolescents de Dipanda, nous n'étions pas mieux
lotis. Nos condisciples emboîtaient le pas au mouvement général et,
la nuit venue, endossaient la tenue vert olive pour « vigiler ».
Quelques-uns par conviction, beaucoup par lâcheté. Je date de
cette époque mon besoin d'écrire.
Suivaient, dans une prose phonétique, des nouvelles de Papa dont
elle brossait un portrait affectueux, sans manquer l'occasion, au
détour d'une phrase, d'évoquer ses manies qui ajoutaient à
l'affection que je lui portais. Elle narrait la chronique de la famille et
du quartier, campait un personnage typique de Poto-Poto,
rapportait la une de radio-trottoir qu'elle commentait d'une saillie
dont elle avait le secret.
Je ne me suis pas débarrassée de cette correspondance transcrite
tantôt par Papa, tantôt par ces écrivains publics de quartier qui, je
crois, ont aujourd'hui disparu.
8. Surtout cette phrase : « II est plus facile à un Africain de s'intégrer
en Europe, ou en Amérique, que dans un autre pays d'Afrique ».
9. Après la signature de quelques livres, il y a eu un temps mort. Ni
mon visage ni le titre de mes livres n'attiraient le public. Peut-être
aurais-je dû, afin de mieux racoler, m'habiller d'un pagne ?
J'étais habituée à cette situation. Je ne suis pas un auteur de best-
seller. Mon voisin, militant francophone endurci, m'a gentiment
reproché mon franglais.
10. Pélagie avait secrètement donné consigne aux musiciens de ne pas
jouer Floretta, ma Floretta. Une romance des années soixante où
l'identité de Floretta est un secret de polichinelle. Un musicien, flirt
d'adolescence de Pélagie, avait composé cette rumba à l'époque où
il l'avait surprise dans les bras d'un autre.
11. C'était bon de cesser d'être intello. Parfois, je me laissais porter par
le charme et le tourbillon du flot de ses paroles, parfois j'étais à

167
bout de souffle, je me maîtrisais et me demandais comment
Franceschini supportait cette logorrhée.
12. Il était heureux que je lui parle en anglais. Il a sauté sur l'occasion
pour utiliser cette langue.
13. Franceschini a retrouvé sa verve. Il allait et venait du lingala au
français. Il s'est redressé et, pour bien appuyer son propos, il s'est
exprimé avec de grands gestes du bras en faisant parler ses mains, à
l'africaine. Cela a débuté, je crois, par une remarque sur un
événement qu'il avait, de son lit d'hôpital, suivi sur l'écran de
télévision. Il l'analysait avec cette lucidité et cette pénétration qui
nous fascinaient quand il nous faisait cours.
14. Oyé ! Qui donc avait lancé la mode de cette interjection stupide ?
Depuis quelque temps, elle s'était substituée à bravo, ou à vivat.

168
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.168-185 ISSN : 2226-5503

FACTSAND POLITICAL REALISM IN CHINUA ACHEBE’S ANTHILLS OF THE


SAVANNAH.

Mexan Serge EPOUNDA


(Université Marien Ngouabi)
&
Zéphirin BOKOTIABATO MOKOGNA
(Université Marien Ngouabi)

ABSTRACT:
The present article aims at evidencing facts and some aspects of realism in Chinua
Achebe’s Anthills of the Savannah.In fact,Chinua Achebe has proven his worth among
English-speaking African novelists by representing the African social and political
environment in a thoroughly realistic way. This appears true since his novels depict life
within a particular historical background and convey a sense of growing disgust and unrest
within Nigerian society. In Anthills of the Savannah, Achebe details the societal and
th
individual turbulence within a fictional late 20 century African country named Kanga,
which is actually Nigeria.

Key words: Facts, realism, post-colonialism, evils, power, politician.

RESUME :
Le présent article vise à démontrer les faits et quelques aspects de réalisme dans le roman
Anthills of the Savannah de Chinua Achebe. En effet, Chinua Achebe a prouvé son mérite
parmi les romanciers africains anglophones en représentant l’environnement socio-
politique africain d’une façon réaliste complète. Ceci, apparait vrai puisque ses romans
décrivent la vie dans un contexte historique particulier et transmettent un sentiment de
dégout croissant et d’agitation dans la société nigériane. Dans Anthills of the Savannah,
eme
Achebe détaille la turbulence sociale et individuelle dans un pays fictif africain du 20
siècle nommé Kanga, qui est en réalité le Nigeria.

Mots clés : Faits, réalisme, post-colonialisme, maux, pouvoir, politicien.

169
INTRODUCTION

In the 1950s the African politician was a hero. He was fighting to


bring an end to European colonial rule; leading his nation to independence,
and was the voice and symbol of African aspirations for a glorious future.
When independence was achieved, his people hailed him as father of the
nation, paramount chief, redeemer, and living god. However, by the mid-
1960s the African politician had fallen from grace and in many parts of the
continent turned into a villain. Otherwise, the coming of the black rule has
been viewed by Africans as the end of the white man’s power and the
beginning of a new social order. Unfortunately with regard to the evil
practices of the ruling class this expectation has turned into a lure and as a
result the Africans feel disillusioned.
The aim of this study is to analyze some of the aspects of facts and
political realism in Chinua Achebe’s Anthills of the Savannah. However,
before dealing with the subject-matter, it would be opportune to clarify
the notions of fact and political realism. Oxford Advanced Learner’s
Dictionary (1995:893) defines a fact as a thing that is known or can be
proved to have happened, to be true or to exist; a situation or set of
circumstances that exists. Whereas, politics as the science of governing
public affairs. Therefore, politics is what concerns the governing of public
affairs. This concept of politics has been enlightened by Clement Mbom
(1986:113) in an article devoted to Frantz Fanon’s work. He certifies that :

« Il ne s’agit pas de la politique politicienne, encore


moins de la ligne d’action d’un parti défendant à tort ou
à raison, librement ou à baïonnettes certains intérêts
souvent mal définis, parce qu’obscurs et ignobles selon
une idéologie ou sans elle. Politique ici a son sens
étymologique politikos, lui-même issu de ‘polis’ qui veut
dire cité, politique signifie dans cette phrase qui a
rapport à la cité, c’est-à-dire à un groupe d’hommes
vivant sous les même lois et partageant en général le
même destin. »

The word realism however can be defined as the picturing in art and
literature of people and things, as they really appear to be without any
attempt at idealization; with a purpose of creating a picture of a world that
closely resembles our own. Hence, by political realism, we allude to a social
satire or criticism. In literary works produced by African writers in the fifties
and sixties, one frequently finds sketches and sometimes full-length
portraits of real or fictional African politicians, and these representations,
whether drawn from real life or imagination, are worth studying as
reflections of popular attitudes towards politicians in Africa. Generally,
English-language fiction falls into the categories of romance or realism.
Romances tend to represent life as one might think it to be, and create a
relatively heroic, adventurous, or picturesque world. In contrast, works of
realism portray the world as it really appears. Books by realists such as

170
Defoe tend to use a reportorial manner, presenting material in a
circumstantial, matter-of-fact kind of way, and create for the reader an
illusion of actual experience. Abrams (1971: 141) noted that the term
‘realistic novel’ “is more usefully applied to works which are realistic both
in subject and manner ... throughout the whole rather in parts ....”
Additionally, Gray (1992: 241) has noted that realism “is best used for
writers who show explicit concern to convey an authentic impression of
actuality, either in their narrative style, or by their serious approach to
their subject matter”.
Among English-speaking African novelists, Chinua Achebe has been
particularly successful in creating a realistic representation of an African
environment. He is one of the major writers from the African subcontinent
who have given a new direction to English-language African literature by
representing, realistically an African environment and giving expression to
a sense of increasing disgust and unrest within its population.In connection
with his writings, a great number of African and non-African critics come
about them. Few among the well-known are G. D. Killam, David Caroll,
Simon Gikandi, Nnyagu Emmanuel Uche, WurrotaA’yunin, Norah
MbaloseMumba, Isaac Nuokyaa Ire Mwinlaaru. Thus, in order to achieve
the expected results, we intend to work through six sections known as
violence, terror, arbitraries, assassination, tribalism, and snobbery and
megalomania resorting to the sociological and psychological approaches.

I- VIOLENCE.

Considered as one of the main features of a dictatorial regime,


violence is established in Africa as well as beyond.Oxford Advanced
Learner’s Dictionary defines it as a violent behavior intended to hurt or kill
somebody. Most of African novelists’ works devoted to post-colonial
period make mention of violence and Chinua Achebe’s Anthills of the
Savannah is not an exception for in it he unveils some manifestations of
violence.
Ikem, the editor of the ‘NationalGazette’ is for instance victim of
violence for daring criticized the evils of the government as the following
passage better illustrates :

“There were two jeeps standing in the yard and that time
the people were banding on our neighbour’s front door.
Then after some time we could hear the door open (…).
They were here exactly one fifteen or so (…). And they
left at around two-thirty. That was when they came out
with our neighbor. Ikem’s hand has been inside hand-
cuff” (1967:165).

Truly, the above passage demonstrates the brutality, the abuse of


power and the intolerance which characterized African politicians.
Ikemembodies a sense and justice and his arrest is linked to his burning
desire to reform the society. Many other forms of violence have also been

171
reported. Because they wanted to know the truth about Ikem’s death, a
group of students were ill-treated and beaten by the police. They require a
judicial inquiry and the dismissal of Colonel Ossaf who is, according to
them responsible for the murder of Ikem. The testimony below gives
evidence:
“With Kobokoand truncheons they fell upon their feeling
victims chasing them into classrooms, the library, and
the chapel and into dormitories. In the women’s hostel,
which some of the attackers had originally gained in the
blind accident of hot pursuit they all finally congregated
and settled into a fearful orgy of revenge compounding
an ancient sex-feud with today’s war of the classes”.
(1967:173).

Assuredly, human beings were born free and equal and even need to
live in peace everywhere. However, the above passage unveils the brutality
of the police who refuse the masses the right to be informed about some
political exactions. As ambulances screamed in later to collect the
wounded and move them to hospital an announcement was made on the
radio closing the university indefinitely and ordering all students out of the
campus by six o’clock that every evening. This climate also denotes the
disorder caused by the police. The above passage also denounces the
obscurantism politicians busy themselves to put the masses in. As a result
of this repressive campaign, many students are wounded and taken to
hospital and the university closed. It matters to notice that the scenes of
violence reach their peak when Christ Orikoescapes after he has also been
charged of involvement in the recent coup. Additionally, the soldiers sent
to investigate Beatrice’s house resorting to threats so as to intimidate her
and Elewa, Ikem’s girlfriend, saying:

“Miss Okoh. This is the State Security. Open up at


once!She put on her dressing gown, helped Elewa into
hers and ordered her back into the spare bedroom with
hand-and head gestures.Miss Okoh. This is the last
warning. Open the door now. State Security.” (1967:175-
176).

The implication at this stage is that if you do not obey, you will
jeopardize your life. And as it was to be expected, on the same page the
narrator adds:

“Then a huge soldier rushed in pushing the two women


aside so powerfully to his right and left in a dry breast-
stroke movement that sent Elewa, slight as a reed, down
on the floor on her bottom. ‘Easy, Sergeant!’ This from
an officer who followed less dramatically. Three soldiers
came in after the officer while the rest stayed at the
door. Miss Okoh? Yes! I am sorry to disturb you at this
hour. But I have instructions to search your flat. May I

172
proceed? ‘Anything in particular you are looking for?
‘What kind nonsense question be dat’. ‘Ok, Sergeant. I
will do the talking. So keep quiet! Well, yes, Miss Okoh,
there are certain things we are looking for but it is not
our practice to discuss them first. Incidentally I advice
that anybody in the flat should come out right away. All
the exists are guarded and anyone trying to escape will
be shot. Is that clear?...he deployed his men to different
locations in the flat with the silent gestures of a field
commander. Thereafter, he went from one sector to
another supervising the operations”.

Violence is also experienced in Achebe’s A Man of the People where


the author stigmatizes this practice through the existence of Nangavanga, a
private organization created by Chief Nanga’s fans, with the sole aim to
secure their leader and eliminate any opponent likely to oppose his
ideology. No wonder in this novel, Odili and his friends who are pictured as
Chief Nanga’s challengers are constantly victim of repression. The following
testimony made by Odili serves as evidence:

“He slapped me again and again. The roar of the crowd


was now like a thick forest all around. By this time blows
were falling as fast as rain on my head and body until
something heavier than the rest seemed to split my
kull”.(1966:140).

As it can be seen, this above passage reveals the atmosphere of


violence prevailing during the election campaign in Nigeria and elsewhere
in Africa. As a result, Odili has been taken to hospital to be cured; his car, it
is reported, has been burnt out by Chief Nanga’s thugs. On top of this, he
has been charged of a so-called conspiracy in order to prevent him from
running for election as stipulated by this excerpt:

“The thugs had ransacked my car, overturned it and set


it on fire, then after I had been brought to hospital I
was placed under arrest ostensibly for having weapons
in my car but really to prevent me from signing my
nomination paper” (1966:141).

In the light of what has been stated above, we confess that violence
prevails in Achebe’s Anthills of the Savannah. As we earlier recognized it,
this is one the characteristics of African novelists’ works set in pre-colonial
and post-colonial periods.
Additionally, the exploration of African fiction reveals the existence
of some acts of violence. Thus, in Devil on the Cross for instance, the
Kenyan writer NgugiWaThiong’o denounces this evil of practice through
the character of KihaahuWaGatheeca. As a matter of fact, like chief Nanga,
this bourgeois comprador doesn’t hesitate to eliminate his opponents; to
achieve his purpose he usually hires a group of thugs to threaten them

173
during the canvass as evidenced in the following passage: I employed a
youth wing, whose task was to destroy the property of my opponents and
beat those who murmured complaints about me. (1978:114). In Le Cercle
de Tropiques, AlioumFantouré also stigmatizes the manipulation of the
police by political leaders to perpetuate uncontrolled exactions against
peasant masses. This canbeunderstoodthrough the excerptbelow:

« Sans aucune explication précise, nous fumes transférés


à la prison par des militaires de la gendarmerie
territoriale. Contrairement au juge d’instructions, les
enquêtes exigeaient des aveux de Manchon pendant que
Halouma et ses acolytes continuaient à l’accuser comme
le seul chef responsable des incidents sanglants de la
‘folie des marches ». (1972:168).

Moreover, talking about the African politician’s changing image,


LindforsBernth (1994:107-108) sees something different. Thus, he
contends:

“Turning now to the literature produced by African


writers in west and central Africa since independence, we
see an entirely different image of the African politician.
He is no longer a hero but instead a rogue. He gives and
takes bribes, siphons off government funds for his own
personal use, rigs elections, imprisons his opponents, and
does everything he can, legal and illegal, to ensure that
he retains or improves his position. He is an elected
representative of the people who is concerned almost
exclusively with his own welfare. Such an image of the
African politician is found in writings from Sierra Leone,
Ghana, Malawi, and notably, Nigeria”.

It is, of course, tempting to regard every politician in African fiction as


a real person masked and to search for the faces that best fit the masks,
but such lines of inquiry seldom lead very far. It would be more profitable
to think of the fictional politician as representing not a particular person
but a particular type of person, and to search not for individual
correspondences with reality but for typological differences in the images
presented. In African literature written before independence, it happens
that he is usually pictured as a leading nationalist, a man of courage,
integrity, and high moral character. Since then, violence appears to be for a
great many politicians a weapon for the conquest of power using terror to
achieve their aim.

II- TERROR

The term terror can granted more than one meaning. Oxford
Advanced Learner’s Dictionary (1995:1233) defines terror as an extreme
fear or the use of illegal force and brutality to frighten. Put another way, it

174
is the quality of causing fear in the perspective of silencing people.
Accordingly, CharlesTilly(on line) considers terror as

“A political strategy defined as “asymmetrical


deployment of threats and violence against enemies
using means that fall outside the forms of political
struggle routinely operating within some current
regime,” and therefore ranges from”.

Indeed, regarding these acceptations on terror, we can assert that all


along Anthills of the Savannah, cases of terror are perpetuated. The
military junta in power resorts to terror as means of preserving their social
position. This practice is here led by Sam, His Excellency. The novel reveals
that he is intolerant and has no patience with the members of his cabinet.
This accounts for his fury and brutality against any sort of insubordination.
As evidence, he loses his temper in his relationship with Chris Oriko, the
Commissioner for Information when the latter declines his order to go to
Abazon in order to persuade his people to vote for the referendum:

“ut me nobuts, MrOriko! The matter is closed, I said.


How many times, for God sake, am I expected to repeat
it? Why do you find it so difficult to swallow my ruling on
anything?” (1967:1).

Obviously, this excerpt unveils the president’s dictatorial attitude


where his orders had to be executed. Oriko, being wize, his reaction didn’t
delay when he said: ‘I’m sorry, Your Excellency. But I have no difficulty
swallowing and digesting your rulings.’ Assuredly, Oriko’s answer appears
like a challenge, a revolt against His Excellency Sam’s behavior. According
to the narrator, this attitude justifies Sam’s fury against Oriko when
he(1967:1) explains: ‘For a few minute or so the fury of his eyes lay on me.
Briefly our eyes had been locked in combat then I lowered mine to the shiny
table-top in ceremonial capitulation long silence’.
From this passage one can read Sam’s state of mind with regard to
what he considers as a case of humiliation perpetuated by one of the
members of his cabinet. His Excellency, through this behavior threatens or
frightens the other members of the cabinet who would be tempted to
behave like Oriko.MrOriko, is taken as a symbol of resistance against
oppression as he could say ‘no’ where everybody would say ‘yes’. It is this
behavior that altered his relation with His Excellency. Thus, this attitude
considered as revolutionary brings about his destruction.
Another instance of terror is experienced by Ikem. In fact, after being
arrested by Sam, he had been killed for denouncing the ruling class evil
practices. Furthermore, in search of Chris Oriko known as inopportune for
Sam’s power, BeatriceOkoh’s house was investigated by the police. It
happens to believe that Anthills of the Savannah is characterized by
violence and terror but some cases of arbitraries are also perpetuated.

175
III- ARBITRARIES

If we have defined violence as a behavior related to hurt somebody,


arbitrary is not so far from it. Indeed, arbitrary is the fact of using power
without restriction and without considering others. Anthills of the
savannah is also a sphere where prevails the state of arbitrariness. Here
again this practice is embodied by Sam, His Excellency. The vivid case is
where he ordered to prevent Abazonfrom water despite the drought
severing in the country since the village refused to participate to the
national referendum he organized in the perspective of making him a
president - of - life. The reason for this arbitrariness is given by himself as
the narrator puts:

“Because you said no to the Big Chief he is very angry


and has ordered all the water bores-holes they are
digging in your area to be closed so that you will know
what it means to offend the sun. you will suffer so much
that in your next reincarnation you will need no one to
tell you to say yes whether the matter is clear to you or
not.” (1967:127)

As a matter of fact, this passage expresses Sam’s angriness vis-à-vis


the people of Abazon. In so doing, Sam His Excellency is leading himself to
a destruction. IkemOsodi, the editor of the Government Controlled
Newspaper’The National Gazette’ also experiences a case of arbitrariness
as he denounces the evils of the ruling class in his different issues.
Consequently, he was arrested and killed afterwards because of his
subversive attitude revealed through his meetings and lectures at the
University of Bassa. We may be tempted to say that IkemOsodi is victim of
political intolerance in Africa where such cases of matters are
notified.Being aware of his incompetence, His Excellency is suspicious
about all the people he considers as a threat for his power. That is why he
resorts to arrests and repression so as to silence them. Students of Bassa
University were not an exception. Since they protested against the
assassination of IkemOsodi, their representatives were victim as evidenced
by the following passage:

“Two jeeploads of mobile police sent to apprehend the


President and Secretary of the Union of bungled the
arrest; the young men gave them the slip. As if that was
not dangerous enough other students began to taunt
them as brainless morons”. (p.173)

One can notice the real image of dictatorial regime embodied by the
junta in power. And the rage that characterizes the President grows up
when Chris Oriko has unveiled through an interview on B.B.C, the
government’s conspiracy about Ikem’s death. The probing of this novel
reveals that Chris Oriko was involved in Ikem’s regicide and for that he is

176
wanted. It is that accusation that led him to leave Bassa. Sam, being
obsessed by power expresses the desire to eliminate all his opponents and
then become alone in the political scene in Bassa. It appears now obvious
that such practices in Africa and even elsewhere usually end in
assassination.
In front of such circumstances voices are raised in order to smooth
the pains of victims under suffering. Like Achebe, Ngugi also sorts out from
his silence. Indeed, the situation on the abuse of human rights is well
illustrated by Matigari‘s experience at the prison cells where we are given
series of reports of oppression of human freedom. Among the inmates is a
student who has also been arrested for asking the provincial commissioner
about the running of the country since independence while a teacher is
accused of teaching maxism in school. The drunkard has also been arrested
for simply being drunk; and of course Matigari has been incarcerated for
his search of truth and justice. Indeed all the prison inmates have a
common disgust for the situation in which they find themselves and they
blame no one but their African leaders. According to them: Our leaders
have hearts as cold as that of pharaoh or even colder than those of the
colonialists. They cannot hear the cry of the people (p.53). The peasant
farmer agrees with all these and also says: It is true that our present leaders
have no mercy. First they arrest us for no reason at all, then they bring us to
a cell with no toilet facilities (p.55).
As such, for an African identity, the African intellectuals should align
themselves with the struggle of the African masses for a meaningful
national ideal, striving for a form of societal organization that will free the
manacled spirit and energy of Africansin order to build a new country and
sing a new song.

IV- ASSASSINATION

The term assassination can be conceived as a murder of any citizen


be him a civilian, a military, or a leader. This evil practice can be considered
as politicians’ cup of tea aiming unquestionably to silence opponents and
other citizens in order to maintain or assure the stability of their power.
This practice is widely noticed in Chinua Achebe’s works in general and in
Anthills of the Savannah in particular whereIkemOsodi serves as an
example.
In fact, as an intellectual Ikem fights to bring change in the country
but unfortunately this wasn’t appreciated by some other people. That is
why he has been assassinated; information reported by Chris Oriko,
Commissioner for Information through an interview in B.B.C with their
Bassa correspondent as this passage better illustrates:

“By the third morning the B.B.C which had already


broadcast news of Ikem’s death carried an interview
between their Bassa correspondent and Chris who was
described as a key member of the Kangan government

177
and friend of the highly admired and talented poet,
IkemOsodi, whose reported death while in police custody
had plunged the Military Government of this troubled
West African State into deep crisis. In a voice full of
emotion but sready and without shrillness Chris had
described the official account of Ikem’s death as
‘patiently false’. How could he be sure of that? Because
Ikem was taken from his flat in handcuffs and couldn’t
have wrenched a gun from his captors. So, you are
saying in effect that he was murdered? I am saying that
IkemOsodi was brutally murdered in a cold blood by the
security officers of this government.” (1987:172-173)

As a matter of fact, this revelation of truth about Ikem’s death


couldn’t be without consequences. It naturally jeopardized his life as the
narrator affirms in the following lines:

“Chris could no longer move freelt from one hide out to


another because of a large number of army and police
road-blocks springing up all over the city.’ Furthermore,
on page 189 he adds: ‘… the need for him to move out of
Bassa entirely became suddenly urgent.” (1967:174)

Obviously, the dictatorial regime is to eliminate Chris Oriko as the


police statement illustrates:

“Then at six o’clock came a police statement declaring


Mr Christopher Oriko, Commissioner for Information
wanted by the security officers in connection with the
recent coup plot and calling on anyone who had
information concerning his whereabouts to contact the
nearest police station and warned citizens that
concealing information about a coup plotter as serious
as failing to report a coup plot or taking part of in a coup
plot; and the penalty for each was death.”

We can see from the above passage how Nigerian ruling class
manages its conspiracy and intimidates the masses not to hide the wanted.
But, as political tensions still grow up in the country, President Sam, like all
the dictators will be overthrown by a military coup. He is first kidnapped
and killed afterwards. The passage belowserves as evidence:

Anyways, the President done disappear. They no fit find


am again. They say unknown persons enter the palace
and kidnap Sam (…). Except it appears his Excellency was
kidnapped last night and the Chief of Staff has sworn to
find him but as meanwhile taken over the reins of the
government. (P. 213.)

178
Truly, Sam pays the price of the anti-social regime. And the analysis
of Nigerian history reveals cases of military as well as civilian regimes
overthrown as a result of a coup d’Etat. As an example, the case of General
President Murtala Mohamed is enlightening. However, when Chris is
informed about the death of His Excellency Sam, he decides to go back to
Bassa. Unfortunately, he will be shot and killed while defending a girl ill-
treated by a soldier as the following extract tells:

“Na you de craze,’ said Chris. A police officer stealing a


lorry-load of bear and then abducting a school girl: ‘You
are a disgrace to the force’. The other said nothing more.
He unsung his gun cocked it, narrowed his eyes while
confused voices went up all around some asking Chris to
run, others the policeman to put gun away. Chris stood
his ground looking straight into man’s face daring him to
shoot. And he did, point-blank into the chest presented
to him. My friend, do you realize you have just shot the
Commissioner for Information? Asked a man unsteady
on his feet.” (P. 215.)

Actually, with the death of Chris, Sam’s vision is fulfilled. Thus,


Anthills of theSavannah is such a novel rich in cases of assassinations as we
have just demonstrated. Above all, there exits also some anti-values such
as tribalism that needs to be examined soon.

V- TRIBALISM

Tribalism has a very adaptive effect in human evolution. Humans are


social animals and ill-equipped to live on their own. Thus, tribalism and
social bonding help to keep individuals committed to the group, even when
personal relations may fray. Socially, divisions between groups fosters
specialized interactions with others, based on association: altruism
(positive interactions with unrelated members), kin-selectivity (positive
interactions with related members) and violence (negative interactions).
Thus, groups with a strong sense of unity and identity can benefit from kin
selectionbehaviour such as common property and shared resources. In this
connection, the term tribalism can admit several connotations depending
on the context.
While some scholars define tribalism as an attitude of associating the
members of one’s ethnic group and rejecting the members of the other
groups, the others believe it to be the state of being organized by, or
advocating for, tribes or tribal lifestyles;an extended kin group or clan with
a common ancestor, or can also be described as a group with shared
interests, lifestyles and habits. The proverb "birds of a feather flock
together" describes homophily, the human tendency to form friendship
networks with people of similar occupations, interests, and habits.
This practice is frequent in Africa and often viewed as a real scourge,
a tool politicians use for the conquest and the consolidation of power. In

179
Achebe’s novels this practice is widely noticed. So, how is tribalism
experienced in Anthills of the Savannah?
The author denounces the tribal instinct which affects professor
Okong, chiefly through the hatred he feels for the members of the
delegation of Abazon who want to meet Excellency Sam in order to seek
for reconciliation after he has decided to cut water supply in that part of
the country. The following passagemakes no secret of Okong’s tribal
attitude:

“But your Excellency, you are too generous (…). Too


generous by half! Why does every bad thing in this
country start in Abazon province? The rebellion was
there. They were the only ones whose Leaders of
Thought failed to return a clear mandate to your
Excellency. I don’t want to be seen as tribalist but
MrIkemOsodi is causing all this trouble because he is a
typical Abazonian”. (P. 18.)

Truly, the above extract unveils Okong’s tribal instinct. Through this
behavior, Okong wants to gain Sam’s sympathy, so that only his people
may benefit from Sam’s privileges. Furthermore, we come to understand
that the people of Abazon’s refusal to vote Sam the president-for-life is due
to a tribal reason, that is Sam is not a son of Abazon as the following
passage illustrates:

“When we were told two years ago that all kinds of


people we had never seen before came running in and
out of our villages asking us to say yes. I told my people:
we have Osodi in Bassa. If he comes home and tells us
that we would say yes, we will do so because he is there
as our eye and hear. I said: if what these strange people
are telling us is true, Osodi will come or he will write in
his paper and our sons will read it and know that it is
true. But he did not come to tell us and he did not write
in his paper. So we knew that cunning had entered that
talk.” (1987:126).

In the above passage Chinua Achebe denounces the election process


which according to him, is rooted in tribalism. In the end, Sam his
Excellency was not elected president-for-life by Abazonians because
tribalism has become a widely spread practice not only in Nigeria but also
in other African countries.Moreover, the practice of tribalism is apparent in
Chinua Achebe’s A Man of the People where political leaders do not
hesitate to resort to their respective tribes to retrace historical events
opposing two different villages or tribes in the perspective of winning
elections. After all, the orientations given by Chief Nanga to his
constituents during the vote, in this respect, confirm our statement:

180
“The elders and councilors of Uria and the whole people,
he said, had decided that in the present political fight
ranging in the land, they should make it know that they
knew one man and one man alone – Chief Nanga. Every
man and every woman in Uria and every adult would
throw his or her paper for him on the day of election.”
(1966:134).

As a matter of fact, the tribal orientation reflected by the above


passage ratifies the intensification, by political leaders, of tribalism doubled
with hatred in the collective conscience of the citizens. No wonder, the
thousands of people lost their lives during the civilian war in Biafra; this
even accounts for the tribal antagonism existing between the Ibo, the
Haoussa and the Yoruba. There is no doubt that the practice of tribalism
has become a continental scourge for it is mentioned here and there. In
Petals of Blood for instance, NgugiWaThiong’o also stigmatizes this
corrosive practice in Kenya through the character of NderiWa Reina and his
managing consortium of German and Greek proprietors. In fact, it is
established that these politicians encourage tribalism in order to prevent
the other members of different ethnic groups from getting jobs as the
following passage better portrays:

“He observed how the workers disunited: in their talk he


could see that they were proud of their linguistic
enclaves and clans and regions and tended to see any
emergent leadership in terms of how it would help or
hinder the allocation of jobs to people of their own clan
and language”. (1977:304).

It is proved true that many African leaders resort to tribalism as the


best way to preserve power and therefore to enrich themselves, what
leads them to snobbery and megalomania, our next concern in this part of
work.

VI- SNOBBERY AND MEGALOMANIA

The term snobbery comes from snob, meaning a person who pays
too much respect to social status and wealth, or who shows contempt for
people of lower social position. Snobbery is therefore the attitudes or
behavior that are characteristic of a snob; that is attitudes of a person who
pays too much respect to social position and wealth, admires and initiates
blindly overseas’ way of living, eating, to distinguish himself from those he
considers inferior. On the other word, ‘megalomania’ can be conceived as a
mental disorder, characterized by delusion of grandeur, power and so
forth. These evil practices are experienced in African countries
andtherefore widely criticized by the Achebe inhis novels, mainly Anthills of
the Savannah. We can read it through the character of Sam His Excellency
when orders the Central Bank of Kangan to put his image on the nation’s

181
currency: ‘The Bank of Kanga was completing plans to put the president’s
image on the nation’s currency’. This leads us to think that Sam was not at
the service of his people helping himself and running after honours.
Additionally, we learn from the novel that he was enchanted by the
British style as the following passage confirms: ‘he was fascinated by the
customs of the English, especially their well-to-do and enjoyed playing at
their foibles’. It is unquestionably true that this extract denotes the
snobbery, an attitude mostly found in political leaders. His Excellency Sam
busies himself to refurbish his retreat in Abichi since he cherishes living like
white men. This can be read from the observation puts by Beatricein these
terms:

“We got to Abichi village and then the lake at about


seven-thirty. Although I had been to the Presidential
Retreat twice before it was both in daytime. Going up to
it now with the great shimmering expanse of the
artificial lake waters stretching eastwards into the
advancing darkness on your left and the brightly lit
avenue taking you slowly skywards in gigantic circles
round and up the ill, on top of which the Presidential
Retreat perches like a lighthouse, was a movingly
beautiful experience even to a mood as frayed and
soured as mine that evening. The rumoured twenty
million spent on its refurbishment by the present
administration since the overthrow of the civilians who
had built it at a cost of forty-five million may still be
considered irresponsibly extravagant in our
circumstances but …” (1987:73)

Although called Excellency, this pseudonym was highly contested by


many people qualifying him ‘arrogant’. Among them we note John Kent
and Mad Medico, a white man who finds Sam ridiculous in his behavior
when he writes:

“Yes and I’ll be damned if I should ever join your


ridiculous Excellency charade. I would sooner be
deported!
Sam is even more ridiculous, you know. It’s a name that
no longer fits the object. But then you have never been a
good judge of what fits or doesn’t … which is your great
attraction” (1987:59).

Chinua Achebe is not the only African writer to espouse this notion of
snobbery in his literary work. Next to him we can count the Kenyan writer
NgugiWaThiog’o who snipes the ethos of ruling class in his country. Indeed,
in Devil on the Cross, Ngugi (1978:100) evidences this attitude through the
character of GitutuWaGataanguru in the following witness:

182
“As far as my address, my real home (…) is here at the
Gojden Heights, Limorog. I call it my real home (…). It’s
like my H.Q. but I’ve got many other houses in Nairobi,
Nakuru and Mambassa (…). And as for my car, I normally
go about in a chauffeur driven Mercedes Benz 280. But in
addition I have a Peugeot 604 and a Range Rover.”

Otherfashion practices exercised by African political leaders are


corruption, financial embezzlement, moral depravation and so forth. The
probing of Anthills of the Savannahreveals the existence of these evils.
Financial embezzlement for instance which refers to the money of the state
placed in care of an individual, wrongly used to his benefit is largely spread
in Nigeria. In Anthills of the Savannah Chinua Achebe denounces this
practice through the character of His Excellency who wrongly uses the
national funds to refurbish his retreat in Abichi village. On page seventy-
three the author unfolds the unconcern of Sam to the real problems of the
people, he rather prefer to grant important sums of money for the
refurbishment of his retreat than solve the problem of water in Abazon
province.
Moreover, in A Man of the People, the narrator reports the being of
this practice through the cabinet members and denounces a financial
scandal in these terms:

“The first thing critics tell you about our ministers’ official
residences is that each has seven bedrooms and seven
bathrooms for every day of the week. All I can say is that
on that first night there was no room in my mind for
criticism. I was simply hypnotized by the luxury of the
great suit assigned to me.” (p. 36-37.)

Corruption on its side stands for a dishonest practice and a willing to


use his position of power to his own advantage. It is also a bribery which
derives from bribe, meaning anything, especially money given to a person
or a group of persons in order to get a favour in return. Talking of Nigeria,
OladeleTaiwo (1967:141) contends: ‘bribery takes different forms ranging
from a cigarette to hundreds of pounds, depending on what is wanted. The
servant is involved in it as his master.InNigeria, political leaders resort to
corruption since they have a slogan that this practice is not only the
apanage of Africans. This leads Professor Thomas Melone towrite:

« La corruption dissent-ils, ce ne sont pas les africains


qui l’ont inventée. Elle est aussi vieille que
l’administration coloniale. C’est désormais aux africains
de se servir à ceux qui sont au pouvoir d’abord ; à
chacun son tour ». (1973 :296)

The ruling class uses this practice in order to perpetuate their power
and keep the masses under their control. ChinuaAchebe denounces
another practice known as moral depravation. In Anthills of the Savannah,

183
it is practiced by intellectual elite as well as the military junta. The vivid
case is that of DrOfe who conditions hissurgical intervention on a sick
family as the following passage stipulates:

“All witnesses spoke of the man’s screams which filled


the men’s ward and could be heard as far as away as the
Emergency Room at the hospital gate. They spoke of the
nurses unable to shut him up and leaving the ward for
hours on end to get a little peace somewhere else. Three
nurses spoke of their efforts to call DrOfe on the
telephone and his threats of disciplinary action against
them if they continued disturbing him at home and of his
instructions to give the man yet another shot of morpia.”
(1987:51)

This extract truly unveils the moral depravation doctors bathe in, in
Nigeria and elsewhere as Anthills of the Savannah is about post-colonial
Africa. DrOfe’s attitude resembles the behavior doctors and nurses show in
today African hospital institutes. Indeed, DrOfe epitomizes sadism since he
threatens the three nurses who call him of disciplinary sanctions. Indeed,
this practice has been the common point of many characters all along
Anthills of the Savannah. His Excellency is counted among them and this
appetence is noticed when he expresses the longing to go to bed with
Beatrice, the Commissioner of Information’s girlfriend as she herself puts:

“Then suddenly I hear my name. Beatrice, come and sit


here by me, he ordered patting the sofa on the other side
of him. African Chiefs are always polygamists. Naturally,
this was greeted with an explosion of laughter. He
seemed a little tipsy to me. Polygamy is for Africa what
monotony is for Europe.” (1987:79).

Arguably, post-colonialism is sometimes assumed to refer to ‘’after


colonialism’’ or ‘’after-independence’’ describing the wide range of social,
cultural and political events arising specifically from the decline or fall of
European colonialism that took place after World War II. It expresses the
opposite idea of colonialism. Hence, post-colonialism literature is a
consequence of literature, and post-colonial writers usually write about
how their rich native cultures were destroyed under the power of
imperialism. Chinua Achebe’s Anthills of the Savannah is not an exception.
As a matter of fact, this analysis has revealed that Achebe is talking about
the issue of power in the novel. Andit should be noted that power without
a responsibility is an abuse of power. It is this abuse of power Achebe is
much concerned about.

184
CONCLUSION

It would make sense to confess that Anthills of the Savannah is a


chronicle of continuous struggle by the people to overcome a history of
suffering brought about by bad government. A typical confirmation of this
fact is that the novel begins with a coup and ends with another coup.
However, the sad reality is that every regime in Africa, military or civilian
comes with its own oppressive mechanism and the people continue to
suffer. Therefore the struggle to overcome a history of suffering is a
continuous process.
Definitely, the deaths of Major Sam, Ikem and Chris in Anthills of the
Savannah will not change anything. From this, we can also deduce that the
death or exit of one oppressive military dictator in Africa does not in any
way eradicate or assuage suffering but rather, it is an entrance of another
dictator who comes with his cohorts to perpetrate more sufferings. And,
the exploration of this novel through dictatorship and ethos of the ruling
class has unveiled the evils committed by leaders in the exercise of their
power.

REFERENCES

Abrams, M. H. 1971. A Glossary of Literature Terms. Macmillan, New-York.


Achebe, Chinua. 1958. Things Fall Apart. Heinemann, London.
- 1960. No Longer at Ease. Heinemann Educational,
London.
- 1964. Arrow of God. Anchor Books, New-York.
- 1967. A Man of the People. Anchor Pub, New-York.
- 1987. Anthills of the Savannah. Doubleday, New-York
Alioun, Fantouré. 1972. Cercle de tropiques. Présence africaine.
Crowther, Jonathan. 1995. Oxford Advanced Learner’s Dictionary. Oxford:
Oxford University Press.
Lindfors, Bernth. 1994. Comparative Approaches to African Literature.
Amsterdam, Atlanta, GA.
Melone, Thomas.1973. Chinua Achebe et la tragédie de l’histoire. Paris,
Présenceafricaine.
NgugiWaThiong’o. 1977.Petals of Blood. London, Heinemann.
- 1987. Matigari. London, Heinemann.
- 1998. Devil on the Cross. London, Heinemann.
Oladele, Taiwo. 1967. An Introduction to West African Literature. London,
Thomas Nelson.
Tilly, Charles. 2004. Social Boundary Mechanisms. (on line)
Ulogu, Ngozi Dora. ‘’Conflict of interests: Beatrice playing the role of a
mediator in Chinua Achebe’s Anthills of the Savannah’’.
Vol.8 No.1, April 2018; p.44 – 51, (ISSN: 2276-8645).

185
Psychologie

186
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.187-215 ISSN : 2226-5503

ETUDE DES FACTEURS DE STRESS EN INSTITUTION HOSPITALIERE ET


LEURS EFFETS SUR LA MOTIVATION AU TRAVAIL DU PERSONNEL

Jean-Baptiste BOULINGUI,
Maitre de Recherche au Département
de Sociologie-Anthropologie-Psychologie
Institut de Recherche en Sciences Humaines
(IRSH)/Cenarest/Libreville-Gabon

RESUME
Cette étude se situe dans le prolongement des travaux menés sur le stress, en milieu
médical, notamment chez les infirmiers (Verquerre & Rusinek-Nisot, 1998) et chez les
médecins généralistes (Van Daele, 2000 ; Vidal, Gleizes & Rasavet, 2000) et s’appuie sur la
problématique suivant laquelle les personnels de santé en milieu hospitalier, notamment
les personnels soignants, dans l’exercice de leur fonction, sont confrontés souvent à de
contraintes multiples dans leur lutte sans répit contre la souffrance et la maladie chez les
patients dont ils ont la charge.
L’objectif ici est donc de montrer que le stress ressenti, en milieu hospitalier, est
susceptible d’influencer négativement l’organisation de la vie hors travail du personnel
féminin, notamment les sages-femmes (n= 36), exerçant dans les hôpitaux publics. Les
résultats obtenus grâce aux diverses techniques statistiques utilisées (statistique
descriptive, analyse corrélationnelle, régression multiple), indiquent que ces dernières,
dans leur vie hors travail, focalisent leur satisfaction principalement autour des relations
amicales. Par contre, elles paraissent très stressées, dans le cadre de leur travail. Mais, cet
état de stress a peu d’influence sur le déroulement des activités extra-professionnelles.
Cela peut s’expliquer par l’organisation sociale de notre environnement basée sur la
solidarité, l’entraide, l’esprit de communauté, etc. ; ce qui peut avoir pour conséquence,
l’atténuation du stress ressenti au travail.
En définitive, cette étude suggère que, dans sa prévention ou sa thérapie, le stress ne peut
être traité de manière isolée et que c’est l’ensemble de la personnalité de l’individu qu’il
faut prendre en compte et préconise ainsi la nécessité de mêler des méthodes cliniques
d'intervention orientées vers des individus, avec des mesures ergonomiques et
organisationnelles orientées vers la situation de travail où l'hôpital est vu comme un
système.
Mots-clés : stress professionnel, vie hors travail, sages-femmes, hôpitaux publics.

ABSTRACT
This study is an extension of the work done on stress, in medical settings, particularly
among nurses (Verquerre & Rusinek-Nisot, 1998) and for general practitioners (Van Daele,
2000; Vidal, Gleizes & Rasavet, 2000) and relies on the following issues which hospital
health workers, including health care workers, in the exercise of their function, are often
faced with many constraints in their constant struggle against suffering and disease in
patients they are responsible.
The aim here is therefore to show that the perceived stress, hospital, is likely to affect the
organization of life outside work of female staff, including midwives (n = 36), working in
hospitals public. The results achieved through the various techniques used statistics
(descriptive statistics, correlational analysis, multiple regression) indicate that these, in
their lives outside work, focus their satisfaction mainly around friendly relations. By cons,

187
they seem very stressed, as part of their work. But this state of stress has little influence
on the conduct of non-work activities. This can be explained by the social organization of
our environment based on solidarity, mutual aid, community spirit, etc. ; which may result
in the attenuation of stress experienced at work.
Ultimately, this study suggests that in its prevention or its therapy, stress can not be
treated in isolation and that's the whole personality of the individual to be taken into
account and thus advocates need to mix clinical intervention methods geared towards
individuals, with ergonomic and organizational measures oriented work situation where
the hospital is seen as a system.
Keywords: work stress, life outside work, midwives, public hospitals

INTRODUCTION

L’étude du stress professionnel et son incidence sur la vie des


employés suscite un intérêt particulier dans le domaine des sciences
sociales. Dans cette optique, notons que si en psychologie, le stress est
utilisé pour évoquer les multiples difficultés auxquelles l’individu a du mal à
faire face et les moyens dont il dispose pour gérer ses problèmes, il semble
par contre que le stress au travail désigne le stress provoqué par des
agents stressants qui appartiennent au monde du travail (Kahn & Byosiere,
1992 ; Ponnelle & Vaxvanoghou, 2000).
En effet, le stress au travail est reconnu partout dans le monde
comme un problème majeur pour la santé des travailleurs et celle de
l’organisation qui les emploie. De ce fait, il est indéniable que les
travailleurs stressés sont plus exposés que d’autres aux risques d’être en
mauvaise santé, peu motivés, moins productifs, etc. (Gaussin, Karnas &
Sporcq, 1998). Les employeurs ne peuvent généralement pas protéger les
travailleurs contre le stress extra-professionnel, mais ils peuvent les
protéger contre le stress qui survient au travail.
Dans cet ordre d’idées, Renaud (1996, cité par Lancry & Ponnelle,
2004, p. 285), insiste sur l’idée qu’on croit généralement que le travail ne
présente pas de danger pour la santé de l’homme, à l’exception
évidemment de l’exposition à des agents pathogènes, aux cadences
excessives ou encore aux accidents. C’est ce qui, du reste, justifie ce
proverbe : « le travail, c’est la santé ». Mais, avec l’avancement de la
recherche on commence à introduire des nuances. Car, d’après cet auteur,
nous pouvons saisir aujourd’hui des problèmes de santé au travail qui ne se
posent plus seulement en termes d’accidents ou d’expositions aux agents
pathogènes mettant en danger la santé physique de l’opérateur, mais
plutôt en termes de maux psychologiques. Notons que par maux
psychologiques, il faut entendre toute maladie occasionnée par la situation
de travail susceptible d’affecter la santé mentale et physique de l’employé
à court ou long terme. Partant de cette définition, il est donc possible
d’envisager le stress professionnel comme l’un de ces maux (Loiselle,
Roger, Dussault & Deaudelin, 2000).

188
Pour leur part, des auteurs tels que Selye (1979), Lazarus et
Folkman (1984), Thoits (1991) considèrent le stress comme un processus
d’adaptation tant biologique que psychologique de l’individu à son
environnement, quand ce dernier devient contraignant. De ce point de vue,
le stress serait une réaction de l’organisme en vue de s’adapter aux
menaces et aux contraintes de notre environnement. A cet égard, il
importe de noter toutefois que le stress peut devenir nocif, s’il est activé à
un niveau très élevé et aussi s’il est répété sans possibilité de récupération.
Cet aspect de réaction de stress provoque un épuisement professionnel ou
burn-out chez l’individu (Canoui, 1996).
En considérant ce qui précède, nous étudions ce phénomène de
stress chez les sages-femmes gabonaises des hôpitaux publics qui sont
soumises à un travail assez délicat : celui de prendre en charge les femmes
enceintes jusqu’à leur accouchement. Cela, bien-entendu, entraîne une
charge de travail très élevée.
L’objectif de cette étude est donc de montrer que le stress ressenti,
en milieu hospitalier par les De même, en parlant des conséquences du
stress, elles affectent la motivation au travail et peuvent également altérer
la santé des travailleurs à travers les maladies professionnelles. Nous avons
pu observer chez ce personnel des symptômes de pathologie organique
(fatigue, les troubles du sommeil, une perte de concentration, les douleurs
de dos et une faible implication dans leur travail). Ensuite, les
conséquences du stress peuvent aussi agir sur l’organisation de
l’Institution, puisqu’on a également observé chez le même personnel, une
élévation du taux d’absentéisme, des demandes d’affectation, une
augmentation du taux d’accident, des plaintes des patients, une mauvaise
image de l’Institution, une dégradation de la qualité de la prise en charge
et du travail en général.
De ce fait, il revient aux responsables de l’Institution hospitalière de
mettre un accent sur l’étude de la problématique du stress au travail et
d’élaborer des stratégies de prévention des risques psychosociaux, des
risques physiques, chimiques et biologiques qui peuvent avoir un effet sur
la santé et le bien-être du personnel. La prévention du stress ne peut se
réaliser sans faire au préalable un état des lieux au niveau de l’institution,
afin d’identifier les facteurs susceptibles de générer le stress.
Notre étude s’inscrit dans ce contexte. L’objectif ici sera donc
d’identifier et de décrire les facteurs générateurs de stress, de manière à
voir si leurs effets sont susceptibles d’influencer significativement la
motivation du personnel du Centre National de Gérontologie/Gériatrie
(CNGG).
Dans cette optique, soulignons que le stress a fait l’objet de
plusieurs études, à l’instar de celle réalisée par El Hassan Belarif (2004) qui
se propose de faire un état des lieux des facteurs organisationnels du stress
professionnel des infirmiers et infirmières du Centre Hospitalier Provincial
de Béni Mellal, au Maroc. Ainsi, une enquête menée par questionnaire
auto-administré, auprès de 105 infirmières et infirmiers au niveau des
services cliniques dudit Centre Hospitalier, à été élaboré. Le taux de

189
réponses est de 70%. Un entretien a également eu lieu avec 14 personnes
impliquées dans la gestion au niveau de ce centre comme complément à
cette enquête. 65% des infirmiers(ères) ont déclaré qu’ils sont stressés par
leur travail. Les résultats de cette étude ont confirmé l’existence, à des
proportions variables, des facteurs de stress professionnel chez les
infirmières et infirmiers. La plupart de ces facteurs sont liés au
management. On peut citer entre autres : les mauvaises conditions de
travail, l’insuffisance de matériel, La surcharge de travail, la mauvaise
répartition des tâches, l’insuffisance d’autonomie dans le travail, la faible
implication des infirmiers (ères) à la prise de décision, l’inexistence de
formation continue au niveau de l’hôpital, le climat social tendu, le faible
soutien de la part de la hiérarchie.
Au regard de cette étude, il est sans contexte que le stress
professionnel en milieu médical est une réalité ; le malaise ressenti et
exprimé par les professionnels de santé suscite l’intérêt de mener
nécessairement des études épidémiologiques dans ce domaine et
d’institutionnaliser une stratégie nationale de prévention.
En considérant ce qui précède, le but de notre travail est d’étudier
le lien entre les facteurs de stress et la motivation au travail. Nous allons
ainsi de l’hypothèse générale selon laquelle les facteurs de stress vont
varier en fonction des différentes formes de motivation au travail.
Cette étude se situe donc dans le prolongement des travaux menés sur le
stress, en milieu médical, notamment chez les infirmiers (Verquerre &
Rusinek-Nisot, 1998) et chez les médecins généralistes (Van Daele, 2000 ;
Vidal, Gleizes & Rasavet, 2000). Quant à sa structuration, nous allons
d’abord présenter la revue de la littérature et la problématique. Ensuite,
nous indiquerons la méthodologie, les résultats et une discussion de notre
analyse, avant de conclure.

I- REVUE DE LA LITTERATURE

Le stress a d’abord été considéré comme une réponse


physiologique de l’organisme à divers agents stressants (Selye, 1974 ;
1979) ; mais, ce modèle mécaniste et linéaire du stress est apparu
rapidement insuffisant pour expliquer l’ensemble des phénomènes
observés. Progressivement, les processus mis en jeu dans le stress sont
apparus comporter non seulement des aspects physiologiques, mais aussi
des aspects affectifs et cognitifs (Boussougou-Moussavou, 1997 ;
Hellemans & Karnas, 2000). En effet, le stress est aujourd’hui défini comme
une transaction individu-environnement dans laquelle l’activité du sujet
dans le domaine perceptivo-cognitif devient essentielle (Lazarus &
Folkman, 1984 ; Peltezer, 1997). Envisagé dans les premières définitions du
stress comme l’objet passif d’une agression, l’individu est aujourd’hui
considéré comme un sujet actif qui joue un rôle dans l’évaluation cognitive
de la situation génératrice de stress tout comme les stratégies qu’il va
mettre en œuvre pour s’adapter à la situation rencontrée (Dianne-Proulx &
Boulard, 1998).

190
A ce titre, il est important de noter que l’approche du thème stress
a fait l’objet d’un nombre impressionnant de textes dans la littérature qui
ont permis de le cerner sous ses multiples facettes (cf. par exemple
Gaussin, Karnas & Sporcq, 1998 ; Caruso, 2000 ; Davezies, 2001 ; De Keyser
& Hansez, 2002). Mais, nous nous plaçons ici du point de vue de stress au
travail ou stress professionnel. Pour ce faire, nous partons de l’idée qu’il
est généralement admis que l’activité professionnelle et le monde du
travail peuvent être générateurs de stress et il existe probablement des
professions qui, plus que d’autres, le suscitent. Le stress professionnel est
donc une réalité à laquelle les travailleurs sont de plus en plus souvent
confrontés (cf. par exemple Vallée, 2003). Le milieu médical n’échappe pas
à ce constat. Ainsi, dans ce milieu qui intéresse la présente étude, de
nombreux travaux ont souligné l’existence de différentes sources de
stress : la surcharge de travail, les relations avec les patients, la
confrontation à la mort et à la souffrance, les prises de décision sous
incertitude, etc. (Gadbois, 1981 ; Orozco, 1993 ; Van Daele, 2000). Il faut,
par ailleurs, signaler que la plupart des études se focalisent surtout sur les
causes du stress dans la pratique médicale, parfois sur les conséquences :
irritabilité, dépression, consommation d’alcool et de drogue, suicide, etc.
(Ponnelle & Vaxvanoghou, 2000 ; Van Daele, 2000). Les variables qui
médiatisent la relation entre le personnel médical et les situations
génératrices de stress, ont été moins souvent abordées (Myerson, 1990 ;
Hobbs, 1994). Or, nous savons aujourd’hui que le stress ne peut être
dissocié de ces variables.
Par ailleurs, il faut noter que la relation patient-malade et la
responsabilité du personnel soignant face aux malades, l’incertitude des
situations à affronter et leur caractère imprévisible sont évidemment des
sources de stress (Stora, 1991 ; Verquerre & Rusinek-Nisot, 1998). D’autre
part, la nature des horaires peut accentuer l’influence de ces éléments,
tout comme la surcharge de travail. De ce point de vue, il semble qu’en
milieu hospitalier, la prédisposition du personnel soignant et des autres
professionnels au stress est omniprésente du fait de la spécificité de
l’organisation hospitalière, notamment : l’existence de plusieurs
intervenants dans la mission de soins (médecins, infirmiers, techniciens,
etc.) obligés de travailler en équipe, afin d’accomplir convenablement
ladite mission ; l’imprévisibilité : on ne peut pas prédire le genre de
patients qu’on va recevoir et peut-être même l’évolution de leur état (le
risque zéro n’existe pas) ; l’obligation d’assurer la permanence 24 heures
sur 24 ; la responsabilité des vies humaines nécessitant toujours un esprit
éveillé, une concentration et une parfaite maîtrise des actes techniques ; la
confrontation avec la souffrance et la mort et ce qu’elles posent comme
difficultés de réponses psychologiques chez les soignants (Dionne-Prouls &
Boulard, 1998)
Donc, dans la genèse du stress, l’activité professionnelle peut jouer
un rôle important et c’est la raison pour laquelle cette étude se réalise sur
des sages-femmes qui exercent une profession considérée comme exposée
au stress. En effet, le contact permanent avec la souffrance, la maladie, la

191
mort des mères et nouveaux-nés pendant ou après l’accouchement, etc.
constituent le plus grand facteur de stress pour ces sages-femmes.
Etant donné que cette étude s’inscrit dans le prolongement des
recherches réalisées en milieu médical, comme nous l’avons souligné plus
haut, nous allons de ce fait résumer l’essentiel de quelques-unes de ces
recherches.
C’est ainsi que Verquerre et Rusinek-Nisot (1998) ont mené une
étude sur le stress chez les infirmiers, en France. L’hypothèse générale qui
a guidé la réalisation de cette étude est que les individus éprouvent le
besoin de contrôler leur environnement et l’absence de ce contrôle
provoquent des conséquences néfastes pour le sujet dans la transaction
individu-environnement et peut être générateur de stress. Donc, la
perception de perdre le contrôle de son environnement est fortement
associée au stress. La population était composée de 97 sujets : 81
infirmières et 16 infirmiers appartenant à différents services du Centre
Hospitalier universitaire de Lille. Deux mesures du stress ont été
effectuées : une mesure des manifestations physiologiques du stress
comportant 13 énoncés notés en quatre points (alpha de Cronbach= 0,78)
et une mesure du stress perçu (Echelle de stress perçu de Cohen, Kamarket
& Mermelstein, 1983, cité par Verquerre et Rusinek-Nisot, 1998, p. 63)
concernant 10 énoncés évalués sur une échelle en cinq points. Deux
mesures en rapport avec le sentiment de contrôle ont été réalisées, l’une
concernant la dimension externalité-internalité (Echelle française de locus
de contrôle de Dubois, 1985 cité par Verquerre et Rusinek-Nisot, 1998, p.
64) avec 28 énoncés et l’autre la perception du contrôle des situations
professionnelles (Questionnaire de Perception de Contrôle en Situation de
Travail de Pittersen, 1980 cité par Verquerre et Rusinek-Nisot, 1998, p. 64)
avec 27 énoncés ; le format des réponses est en cinq points. Deux autres
mesures concernent l’estime de soi (Echelle de Harttley, 1980 cité par
Verquerre et Rusinek-Nisot, 1998, p. 66) avec 50 énoncés et la satisfaction
au travail (Minnesota Questionnaire Satisfaction) comportant 20 aspects de
l’emploi. Les résultats auxquels sont parvenus les auteurs confirment les
hypothèses opérationnelles émises. En effet, les manifestations
physiologiques du stress et le stress subjectif (ou perçu) sont liés de
manière négative à l’internalité, tout comme les manifestations
physiologiques du stress au sentiment de contrôler son environnement
professionnel. La satisfaction au travail est fortement liée au sentiment de
contrôler son environnement de travail. L’estime de soi est fortement
associée aux manifestations physiologiques du stress, au stress subjectif, à
l’internalité et de manière plus faible à la satisfaction au travail.
Donc, conformément à la problématique générale de cette étude, le
sentiment de ne pouvoir contrôler son environnement est associé au
stress. Cependant, les auteurs font observer, à cet égard, que les résultats
ne peuvent pourtant être généralisés à d’autres professions et des études
comparatives paraissent nécessaires. Car, selon eux, même si l’hypothèse
d’une somatisation des difficultés rencontrées dans le monde du travail
peut être formulée, le stress psychologique des sujets ne semble pas lié de

192
manière majeure aux événements de la vie professionnelle. Néanmoins
dans les résultats observés, le caractère particulier de la profession
d’infirmier est peut-être à prendre en compte, car elle implique de manière
particulière l’engagement personnel des sujets et favorise peut-être ainsi le
rôle des variables psychologiques dans la genèse du stress. Autrement dit,
le stress, aussi bien en ce qui concerne ses manifestations physiologiques
que sa perception psychologique, serait surtout lié à des variables
psychologiques comme l’internalité et l’estime de soi. Ce phénomène peut
être lié à la nature de l’activité professionnelle de l’infirmier qui oblige à
une forte implication et à un engagement personnel important mobilisant
l’ensemble de la personnalité du sujet. Il peut être aussi causé par la
mesure du stress réalisée qui envisagerait le stress sur un plan général et
non pas le stress lié de manière directe à l’activité professionnelle. Rien
n’indique que les processus soient identiques d’une profession à l’autre et
les résultats observés seront comparés avec ceux observés auprès d’autres
professions.
Dans le même esprit, Van Daele (2000) a, pour sa part, utilisé
l’approche transactionnelle de Lazarus et Folkman (1984) pour étudier le
stress dans le contexte médical. Dans ce modèle, le stress apparaît comme
le résultat de la relation entre l’individu et l’environnement. Deux
médiateurs interviennent dans cette relation : le processus d’évaluation
cognitive (perception) et les stratégies d’ajustement. En adoptant ce
modèle, Van Daele a étudié le stress chez les médecins généralistes. Deux
questions principales ont sous-tendues cette étude : quelles sont les
variables issues du modèle qui président le mieux au niveau de stress des
médecins généralistes ? Et quelles sont les relations entre ces variables ?
Les objectifs visés dans cette étude consistent à scruter chez les médecins
généralistes l’influence des caractéristiques des situations et des
perceptions individuelles qui y sont attachées sur la mise en œuvre des
différentes stratégies d’ajustement et finalement, sur le niveau de stress
ressenti. Plusieurs questions ont orienté cette étude : les médecins
généralistes sont-ils stressés ? De quelle manière ? Quelles sont les
situations qu’ils perçoivent comme stressantes ? Quelles sont les variables
qui président le mieux au niveau de stress ressenti chez les médecins
généralistes issues du modèle transactionnel ? Quelles sont les relations
que ces variables entretiennent entre elles ? Le recueil des données s’est
effectué à l’aide d’un questionnaire auprès de 500 médecins généralistes
dont 110 hommes et 32 femmes. La moyenne d’âge est de 42 ans. Le
questionnaire a été envoyé à 500 médecins généralistes : 172 renvoyés,
142 exploitables dont 110 hommes et 32 femmes, d'une moyenne d'âge de
42 ans. Les résultats auxquels est parvenu l’auteur montrent clairement
une configuration des variables différentes pour les hauts et bas niveaux de
stress. En d’autres termes, il semble exister des profils particuliers des
médecins, selon le niveau de stress qui les caractérise. Par ailleurs, sur la
base des notes brutes obtenues au Ministère de la santé publique (M.S.P.),
on constate une grande variabilité interindividuelle. Autrement dit, certains
médecins s’auto-évaluent comme très stressés, les situations que les

193
médecins généralistes considèrent comme stressantes sont également très
variées.
En conclusion, cette étude a montré qu’il existe dans l’échantillon
des profils particuliers des médecins, selon le niveau de stress qui les
caractérise. Ces profils sont liés à des variables personnelles et
environnementales différentes, ainsi qu’à un processus d’évaluation
cognitive et à des stratégies d’ajustements différentes. Les médecins les
plus stressés sont ceux qui font le plus des gardes. Les raisons pour
lesquelles les gardes contribuent à élever le niveau de stress, c’est le fait
qu’ils se confrontent avec des patients exigeants et agressifs. Par ailleurs,
les femmes sont plus stressées que les hommes. Elles sont plus jeunes et
donc moins expérimentées et vivent plus seules (en dehors du couple).
Ceci peut engendrer une plus grande vulnérabilité aux situations
stressantes.
L’étude réalisée par Vidal, Gleizes et Rasavet (2000) s’inscrit dans le
même registre. En effet, cette étude a pour objectif de faire le point sur
les sources de stress professionnel du médecin généraliste français et de
dégager quelques pistes de réflexion pour y faire face. Du point de vue
méthodologique, l’étude s’appuie sur une revue de la littérature étrangère
et sur le travail de thèse entrepris sous la direction de Vidal, Gleizes et
Rasavet, cherchant à évaluer le stress professionnel perçu chez le médecin
généraliste et d’en préciser les causes, en Haute Garonne et à Paris, au
printemps (2000).
Les résultats de cette étude montrent que 10% des médecins
rapportent un stress important, 50% notent des réactions de stress
fréquentes ou très fréquentes liées au travail. Le score moyen de stress des
médecins généralistes, que ce soit en France ou à l’étranger est
significativement plus important que celui de la population générale. Trois
causes essentielles ont été identifiées à cet effet : 1) la perturbation de la
vie privée par le travail est la première cause de stress. La surcharge de
travail ne peut se faire qu’au détriment de la vie personnelle du médecin.
La disponibilité permanente attendue du médecin peut amener à un
sentiment de culpabilité à "dire non". Refuser des demandes cependant
excessives ou mal venues, est vécu comme un échec. Ce sentiment de
culpabilité peut s’étendre à la famille et en particulier aux enfants dont les
demandes sont parfois, sinon souvent, négligées au détriment de l’action
professionnelle ; 2) les contraintes administratives et financières en
deuxième lieu, sont des notions peu abordées au cours des études
médicales : les médecins ont mal intégré ces aspects dans leur bagage
professionnel. Ces contraintes sont vécues comme très perturbatrices de la
vie professionnelle ; ce que corroborent les études étrangères. Les
médecins sont mal préparés et peu disposés vis-à-vis de la gestion
administrative, perçue comme trop consommatrice d’un temps qui serait
mieux utilisé au soin et à la disponibilité due aux patients. Dans ce
domaine, l’arrivée de l’informatique ne semble pas avoir allégé la charge
administrative et paperassière de l’entreprise médicale. De même, le
niveau faible de rémunération comparé aux autres professions libérales,

194
l’augmentation des charges d’exploitation des cabinets médicaux, la
stagnation des rémunérations et donc la baisse des revenus des médecins,
sont une source de préoccupation, en particulier pour les médecins les plus
anciens. La rémunération du médecin est symbolique de sa valorisation par
la société, mais le lien entre l’argent et la pratique médicale est parfois
vécu comme problématique ; 3) les demandes de l’entourage du patient
viennent en troisième position dans les causes de stress alléguées par les
médecins généralistes. Intervient aussi la notion de temps consacré à
d’autres personnes qu’au malade lui-même, avec la crainte de trahir le
secret professionnel, alors que des explications sont légitimes pour la prise
en charge par l’entourage proche des patients. Cette contrainte n’est pas
retrouvée dans la littérature étrangère et peut sembler spécifique à la
médecine française.
Selon ces auteurs, sur le plan familial, 19% des médecins déclarent
des désordres dans leur couple et 18% des perturbations émotionnelles. Il
y a peu d’études portant sur la répercussion du stress sur les enfants des
médecins, mais elle n’est pas négligeable. Sur le plan individuel, nous avons
les conséquences pathologiques du stress qui sont connues : suicides,
perturbations mentales, utilisation de drogue, d’alcool, mais aussi fatigue
importante, irritabilité, colère, sentiment d’être débordé ou accablé,
manque de concentration et de résistance aux changements. Prés de la
moitié des médecins souffrent d’anxiété modérée ou sévère. Le niveau de
stress est peu différent, selon les régions d’exercice bien que les conditions
de travail soient très dissemblables. Les causes de stress apparaissent
comparables.

II- PROBLEMATIQUE

La revue de la littérature qui vient d’être présentée montre que les


personnels de santé en milieu hospitalier, notamment les personnels
soignants, sont confrontés souvent à de contraintes multiples dans leur
lutte sans répit contre la souffrance et la maladie chez les patients dont ils
ont la charge. Ils peuvent ainsi être soumis à des contraintes physiques de
travail importantes et aussi à des contraintes mentales croissantes dans
l’exercice de leur fonction. Toutes ces contraintes peuvent entraîner une
atteinte à leur santé physique et mentale, lorsque les conditions de travail
sont défavorables et mener au stress au travail dont la manifestation
extrême est le syndrome d’épuisement professionnel ou Burn-out (Canoui,
1996 ; Dionne-Proulx & Boulard, 1998 ; Verquerre & Rusinek-Nisot, 1998 ;
Van Daele, 2000 ; Vidal, Gleizes & Rasavet, 2000 ; Lancry & Ponnelle,
2004).
Outre les conséquences sur la santé des individus, le stress en
milieu de travail entraînerait aussi des conséquences sur l’organisation des
activités liées à la vie hors travail (tâches ménagères, soins et éducation
des enfants, vie de couple, affiliation à des associations diverses,
fréquentations familiales et amicales, loisirs, etc.). Une évaluation a
d’ailleurs été faite par Gadbois (1981) dans une étude sur le travail de nuit

195
et les modes de gestion des contraintes de ce travail au plan de la famille
chez le personnel soignant féminin des hôpitaux. En effet, l'analyse de qui
est vécu par ce personnel, en dehors du temps de travail, montre que les
exigences sociales des activités extra-professionnelles tendent à prendre
partiellement le pas sur les conditions optimales de récupération du déficit
du sommeil ; le sommeil diurne qui suit la nuit de travail est comprimé (4
heures 30 en moyenne dans un système de nuit de travail, 6 heures 20
dans un système de 4 nuits de repos). Ce sommeil est quelque fois pris en
deux fois, afin de permettre à la femme de faire face à certaines
contraintes familiales (repas de midi, par exemple) ; son début est pour les
mêmes raisons retardé : la femme rentrée à 7 heures 30 chez elle, se
couche seulement à 8 heures 30, une fois ses enfants partis à l'école.
L'étude montre également que la vie sociale de ces femmes
(invitations familiales ou amicales, vie associative, sorties...) est plus
restreinte si on la compare à un groupe de référence du personnel de jour.
Les effets du travail de nuit se répercutent, par ailleurs, sur les autres
membres de la cellule familiale : « le père, obligé d'assumer un certain
nombre de fonctions classiquement remplies par la mère (repas du soir,
coucher des enfants) voit aussi sa vie sociale diminuée (p. 451) ». Il y a
aussi le fait que les travailleurs de nuit tendent à solliciter de leurs enfants
un apprentissage plus précoce de l'autonomie, amenés à supporter les
effets des contraintes qui empêchent leurs mères de leur fournir certains
types d'aide habituellement reçus par les enfants de leur âge.
La présente étude s’inscrit dans ce contexte et se propose, dans une
optique de relation vie au travail-vie hors travail, de mettre en exergue
l’influence du stress professionnel sur l’organisation des activités extra-
professionnelles, chez les sages-femmes au niveau des hôpitaux publics,
étant donné qu’au Gabon aucune recherche n’a été jusqu’à présent
effectuée sur cette thématique. En d’autres termes, il s’agit de comprendre
le risque qu’induit le stress professionnel des sages-femmes des hôpitaux
publics, quant à l’organisation de leur vie hors travail.
En effet, nous pensons que la profession de sage-femme est
particulièrement exposée au stress. Bien entendu cette profession
recouvre des réalités diverses, mais il semble néanmoins possible de
recenser un certain nombre de facteurs qui la caractérisent et qui sont
susceptibles de générer le stress. La sage-femme prescrit et effectue les
examens nécessaires à la surveillance de la grossesse normale. Elle anime
des séances de préparation à la naissance : relaxation, sophrologie, yoga.
Responsable du déroulement de l'accouchement, elle pose le diagnostic du
début du travail, dont elle suit l'évolution, et aide la future mère jusqu'à sa
délivrance. Son activité ne se limite pas à des gestes techniques, son rôle
est également d'ordre relationnel. Elle doit savoir expliquer ce qui va se
passer, rassurer la mère, associer le père à ce moment important ; aidée
des technologies de pointe (monitoring, échographies), elle assure toute
seule les trois quarts des accouchements. Lorsque des complications
surviennent, elle doit savoir apprécier la situation et agir très vite, en
faisant appel au gynécologue obstétricien ou au chirurgien. Après

196
l'accouchement, la sage-femme s'occupe du nouveau-né, vérifie qu'il est en
bonne santé et accomplit des gestes de réanimation si nécessaire. Elle
surveille également le rétablissement de la mère et lui donne des
indications sur l'allaitement et l'hygiène du bébé. Il s'agit d'une profession
médicale à part entière, qui comporte de lourdes responsabilités. Les
conditions de travail sont souvent très dures : horaires irréguliers, gardes
de nuit, stress, etc. Une grande résistance à la fatigue physique et nerveuse
est nécessaire pour exercer ce métier.
Soulignons par ailleurs que la plupart des sages-femmes travaillent
dans les hôpitaux ou les cliniques privées. Quelques-unes d’entre elles
exercent en libéral, ou bien dans des centres de protection maternelle et
infantile (PMI) ou des centres de planification familiale ; elles ont alors un
rôle axé davantage sur la prévention et la pédagogie.
Au terme de l’énoncé de cette problématique, on peut retenir que le
risque de stress professionnel chez les infirmiers résulte de la combinaison
de multiples facteurs défavorables dont les conditions de travail. Quels
peuvent alors être les répercussions de ce stress professionnel sur la leur
motivation au travail ? Aussi, le stress généré par les contraintes du travail
hospitalier n’affecte-t-il pas négativement la motivation au travail du
personnel hospitalier ?
Dans cette optique, étant donné que notre étude porte sur les sages-
femmes qui ont un double statut, celui d’être à la fois salariées et femmes
au foyer, il est indéniable qu’elles aient parfois du mal à gérer ce double
statut (Boussougou-Moussavou, 2004) ; ce qui peut déboucher sur le
conflit travail-famille (Cinamon et Rich, 2002 ; Duxbury et Higgins, 2003).
Rappelons à cet effet qu’autrefois, un homme pouvait essentiellement
compter sur la présence de sa femme à la maison pour prendre soin des
enfants, des personnes malades ou âgées et, lui, évitait toutes les
préoccupations domestiques. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, car les
femmes peuvent maintenant travailler et même occuper des postes de
responsabilités importants. C’est l’addition des charges professionnelles
aux charges extra-professionnelles qui rend difficile la conciliation entre le
travail et la famille. Plus la femme a des responsabilités à son travail, plus
elle a des difficultés familiales ; d’où le problème du stress au travail et
dans la vie privée.
Ainsi, conformément à la problématique développée, nous nous
proposons de tester les hypothèses suivantes :
- H.1 : le niveau de latitude décisionnelle perçu va influencer
différemment les formes de motivation au travail. Ainsi, lorsque ce niveau
est fort, on s’attend à ce que la latitude décisionnelle soit plus en
corrélation positive avec la motivation intrinsèque à la connaissance, la
motivation intrinsèque à l’accomplissement et la motivation extrinsèque -
régulation externe qu’avec la motivation extrinsèque introjectée, et vice-
versa.
- H.2 : le niveau de la demande psychologique perçu va influencer
différemment les formes de motivation au travail. Ainsi, lorsque ce niveau
est élevé, on s’attend à ce que la demande psychologique soit en

197
corrélation négative avec toutes les formes de motivation au travail
(motivation intrinsèque à la connaissance, motivation intrinsèque à
l’accomplissement, motivation extrinsèque - régulation externe, motivation
extrinsèque introjectée), et vice-versa.
- H.3 : le niveau de soutien social perçu va influencer différemment les
formes de motivation au travail. Ainsi, lorsque ce niveau est élevé, on
s’attend à ce que le soutien social soit en corrélation positive avec toutes les
formes de motivation au travail (motivation intrinsèque à la connaissance,
motivation intrinsèque à l’accomplissement, motivation extrinsèque -
régulation externe, motivation extrinsèque introjectée), et vice-versa.
- H.4 : le niveau de reconnaissance perçu va influencer différemment les
formes de motivation au travail. Ainsi, lorsque ce niveau est fort, on
s’attend à ce que la reconnaissance soit en corrélation positive avec toutes
les formes de motivation au travail (motivation intrinsèque à la
connaissance, motivation intrinsèque à l’accomplissement, motivation
extrinsèque - régulation externe, motivation extrinsèque introjectée), et
vice-versa.
L’idée directrice qui sous-tend ces hypothèses est que les indicateurs de
stress perçus (latitude décisionnelle, demande psychologique, soutien
social, reconnaissance au travail) vont influencer différemment les formes
de motivation au travail (motivation intrinsèque à la connaissance,
motivation intrinsèque à l’accomplissement, motivation extrinsèque
introjectée, motivation extrinsèque - régulation externe).

III- METHODOLOGIE

2- Sujets
L’enquête a été réalisée au Gabon au Centre National de
Gérontologie / Gériatrie situé à l’Hôpital Régional de l’Estuaire Mélen. Ce
service fonctionne24/24 h et 7/7 jours grâce à des rotations entre les
sages-femmes qui assurent les gardes.
Les données ont été recueillies sur le lieu de travail auprès de 31
infirmiers qui, en fonction de leur disponibilité, ont accepté de participer à
notre enquête ; c’est donc un échantillon tout-venant. Ils sont âgés de 30 à
56 ans, soit une moyenne de 41,93 ans et leur ancienneté est comprise
entre 1 et 34 ans, soit une moyenne de 5,41 ans.

3- Instruments de collecte de données


Pour évaluer le stress professionnel, nous avons eu recours à un
questionnaire de type Likert sur la mesure du stress professionnel du
sociologue et psychologue américain Robert karasek qui a été conçu en
1979. Ce questionnaire est devenu le principal outil d’évaluation des
facteurs psychosociaux au travail, considérés comme des facteurs de risque
reconnus pour la santé. La version du questionnaire utilisé dans l’enquête
Sumer en 2003 comporte 26 questions qui évaluent l'intensité de la
demande psychologique à laquelle est soumis un salarié, la latitude
décisionnelle qui lui est accordée et le soutien social qu'il reçoit et 6

198
questions supplémentaires issues du questionnaire de Siegrest (2000)
peuvent le compléter pour explorer la reconnaissance au travail.
De même, une étude a évalué les qualités psychométriques de cette
version française du questionnaire et l’a validée d’un point de vue
statistique. En 2006, une étude qui s’est appuyée sur l’enquête SUMER a
validé les propriétés psychométriques du questionnaire de Karasek, de
nombreuses études internationales témoignent de la validité prédictive du
modèle de Karasek pour les maladies cardio-vasculaires, les pathologies
mentales, mais également les indicateurs globaux de santé, tels que la
santé, la qualité de vie ou l’absentéisme pour raison de santé.
Pour apprécier le phénomène de la motivation au travail, nous avons
une échelle de type Likert, mise au point par Blais, Lachance, Vallerand,
Brière et Riddle, (1993). Le questionnaire EMT-31 comprend 31 items. On
demande aux sujets d’indiquer dans quelle mesure chacun des énoncés
correspond actuellement à l’une des raisons pour lesquelles ils font ce
genre de travail. Le questionnaire comporte 7 modalités de réponses : « Ne
correspond pas du tout » (1) ; « Correspond très peu » (2) ; « Correspond
peu » (3) ; « Correspond moyennement » (4) ; « Correspond assez » (5);
« Correspond fortement » (6) et « Correspond très fortement » (7).
Le questionnaire comprend trois principaux cadrans : la motivation
intrinsèque (composée de la motivation intrinsèque à la connaissance, à
l’accomplissement et à la stimulation), la motivation extrinsèque
(motivation extrinsèque - identifiée, motivation extrinsèque - introjectée,
motivation extrinsèque - régulation externe), et l’amotivation (amotivation
externe et amotivation interne).
Les items 7, 14, 22, et 29 correspondent au cadran motivation
intrinsèque à la connaissance, les items 4, 12, 19, et 27 correspondent au
cadran motivation intrinsèque à l’accomplissement et les items 1, 9, 16 et
24 correspondent au cadran motivation intrinsèque à la stimulation. Les
items 3, 11, 18, et 26 correspondent à la motivation extrinsèque –
identifiée, les items 8, 15, 23 et 30 à la motivation extrinsèque - introjectée
et les items 5, 13, 20 et 28 à la motivation extrinsèque – régulation
externe. Le cadran amotivation est composé des items 2, 6 et 25 et
l’amotivation interne est composée des items 10, 17, 21, et 31. Mais, nous
n’allons pas nous intéresser à ces dernières dimensions.
Soulignons ici que nous n’avons utilisé que quatre niveaux de
motivation : Motivation intrinsèque à la connaissance ; motivation
intrinsèque à l’accomplissement ; motivation extrinsèque-introjectée ; et la
motivation extrinsèque-régulation externe.

IV- RESULTATS
Les données recueillies ont été traitées à l’aide du logiciel
STATISTICA grâce auquel nous avons réalisé les analyses suivantes : la
statistique descriptive, l’analyse corrélationnelle et la régression multiple.

199
1- Statistique descriptive
La statistique descriptive qui a été effectuée, nous a permis de
comparer les scores moyens des différentes variables mesurées, afin
d’évaluer leur contribution dans la variance expliquée, par rapport à la
problématique développée. Le tableau 1 donne un aperçu des résultats
obtenus à cet égard.

Tableau 1: Moyenne et Ecart-type ainsi que les valeurs moyennes des


variables mesurées (n= 31)

Variables Moyenne Ecart- Valeur Valeur


type minimum maximum

1- Latitude décisionnelle 23,41 4,80 12,00 32,00


2- Demande psychologique 23,58 4,52 12,00 32,00
3- Soutien social 23,61 4,77 18,00 32,00
4- Reconnaissance au travail 13,80 4,31 8,00 20,00
5- Motivation int.* - 10,74 5,07 4,00 16,00
connaissance
6- Motvation int.* - 10,25 4,83 4,00 16,00
accomplissement
7- Motivation ext.*- introjectée 12,51 2,58 6,00 16,00
8- Motivation ext.* - régulation 9,45 4,66 4,00 16,00
externe

Légende :
Motivation int*. - connaissance : Motivation intrinsèque à la
connaissance;
Motivation int*. - accomplissement : Motivation intrinsèque
à l’accomplissement;
Motivation ext*. - introjectée : Motivation extrinsèque
introjectée;
Motivation ext*. – régulation externe : Motivation
extrinsèque - régulation externe.

Le tableau 1 portant sur la statistique descriptive présente les


scores moyens des variables mesurées. Ainsi, sur quatre indicateurs de
stress professionnel évaluées, on observe que la distribution des cotations
sur ces indicateurs semble presque homogène, notamment en ce qui
concerne les trois premiers ; par ordre d’importance, nous avons : le
soutien social (moyenne= 23,61 et écart-type= 4,77 ; valeur minimum=
18,00 et valeur maximum= 32,00), la demande psychologique (moyenne=
23,58 et écart-type= 4,52 ; valeur minimum= 12,00 et valeur maximum=
32,00) et la latitude décisionnelle (moyenne= 23,41 et écart-type= 4,80 ;
valeur minimum= 12,00 et valeur maximum= 32,00). Par contre, la
reconnaissance au travail a le score le plus bas (moyenne= 12,80 et écart-
type= 4,31 ; valeur minimum= 8,00 et valeur maximum= 20,00).

200
Le même constat a été fait au sujet des mesures en rapport avec la
motivation. En effet, sur les quatre dimensions mesurées, il ressort qu’il y a
très peu de variations de scores au niveau des trois premières mesures, il
s’agit de : la motivation extrinsèque introjectée (moyenne= 12,51 et écart-
type= 2,58 ; valeur minimum= 6,00 et valeur maximum= 16,00), la
motivation intrinsèque à la connaissance (moyenne= 10,74 et écart-type=
5,07 ; valeur minimum= 4,00 et valeur maximum= 16,00) et la motivation
intrinsèque à l’accomplissement (moyenne= 10,25 et écart-type= 4,83 ;
valeur minimum= 4,00 et valeur maximum= 16,00). En revanche, la
motivation extrinsèque – régulation externe enregistre le score moyen le
plus faible (moyenne= 9,45 et écart-type= 4,66 ; valeur minimum= 4,00 et
valeur maximum= 16,00).

2- Analyse corrélationnelle
Dans cette analyse, nous avons, d’abord, testé en termes de corrélations
les liens que les différents indicateurs de stress professionnel (variable
indépendante) et les mesures en rapport avec la motivation (variable
indépendante) entretiennent entre eux (matrice d’intercorrélations).
Ensuite, il a été question d’apprécier les relations que ces indicateurs ont
avec les mesures de la motivation (matrice de corrélations). Les tableaux 2
(matrice d’intercorrélations des indicateurs de stress), 3 (matrice
d’intercorrélations des mesures de la motivation) et 4 (matrice de
corrélations entre les indicateurs de stress et les mesures de la motivation)
donnent un aperçu des résultats obtenus dans ce sens.

Tableau 2 : Matrice d’intercorrélations des indicateurs de stress (n= 31)

Indicateurs de stress 1 2 3 4
1- Latitude décisionnelle 1,00
2- Demande psychologique -0,11 1,00
3- Soutien social 0,44* 0,03 1,00
4- Reconnaissance au travail 0,34 0,34 0,61* 1,00

*Corrélation significative à p<0,05.

Ce tableau 2 synthétise les intercorrélations entre les indicateurs de


stress : sur 6 corrélations testées, 2 présentent des saturations
significatives. Les autres sont, soit faibles, soit nulles et rendent, de ce fait,
leur interprétation difficile. Il est intéressant de constater que toutes ces
corrélations sont positives et assez élevées. A cet égard, on note que le
soutien social est corrélée de manière positive avec, d’une part, la latitude
décisionnelle (r= 0,44, p<0,05) et, d’autre part, la reconnaissance au travail
(r= 0,44, p<0,05).

201
Tableau 3 : Matrice d’intercorrélations des mesures de la motivation (n=
31)

Mesures de la motivation 1 2 3 4
1- Motivation int. - connaissance 1,00
2- Motvation int. - 1,00
0,99*
accomplissement
3- Motivation ext.- introjectée 0,80* 0,84* 1,00
4- Motivation ext. – régulation 1,00
0,80* 0,82* 0,68*
externe

*Corrélation significative à p<0,05.

De ce tableau 3 portant sur les mesures de la motivation, il ressort


que sur 6 corrélations testées, toutes présentent des valeurs positives et
élevées. Ainsi, la motivation intrinsèque à la connaissance est très
fortement reliée aux autres mesures de la motivation, à savoir : la
motivation intrinsèque à l’accomplissement (r= 0,99, p<0,05), la motivation
extrinsèque introjectée (r= 0,80, p<0,05) et la motivation extrinsèque -
régulation externe (r= 0,80, p<0,05).
Dans le même ordre d’idées, la motivation intrinsèque à
l’accomplissement est en très forte corrélation positive avec la motivation
extrinsèque introjectée (r= 0,84, p<0,05) et la motivation extrinsèque -
régulation externe (r= 0,82, p<0,05). Alors que la motivation extrinsèque
introjectée et la motivation extrinsèque - régulation externe présentent
également une corrélation positive assez élevée (r= 0,68, p<0,05).
Nous avons, par la suite testé, les liens entre les indicateurs de stress et
les mesures de la motivation. Les résultats auxquels nous avons abouti sont
résumés dans le tableau 5.

Tableau 4 : Corrélations entre les indicateurs de stress (VI) et les mesures


de la motivation
(V.D.)

Mesures de la motivation (VD)


Indicateurs de Motivation int. Motvation int. Motivation Motivation
stress (VI) - connaissance - accomplisse- ext. ext.
ment - introjectée -régulation
externe
1-Latitude
0,64* 0,62* 0,33 0,49*
décisionnelle
2-Demande
-0,12 -0,10 -0,29 -0,04
psychologique
3- Soutien social 0,63* 0,64* 0,58* 0,65*
4-Reconnaissance
0,67* 0,68* 0,45* 0,68*
au travail
*Corrélation significative à p<0,05.

202
De ce tableau 5 relatif aux corrélations entre les indicateurs de
stress (VI) et les mesures de la motivation au travail (VD), il apparaît que la
latitude décisionnelle est corrélée positivement avec trois mesures de la
motivation, à savoir : la motivation intrinsèque à la connaissance (r= 0,64,
p<0,05), la motivation intrinsèque à l’accomplissement (r= 0,62, p<0,05) et
de la motivation extrinsèque - régulation externe (r= 0,49, p<0,05). Ceci
valide notre hypothèse opérationnelle 1, d’après laquelle le niveau de
latitude décisionnelle perçu va influencer différemment les formes de
motivation au travail. Ainsi, lorsque ce niveau est fort, on s’attend à ce que
la latitude décisionnelle soit plus en corrélation positive avec la motivation
intrinsèque à la connaissance, la motivation intrinsèque à
l’accomplissement et la motivation extrinsèque - régulation externe qu’avec
la motivation extrinsèque introjectée, et vice-versa.
Quant à la demande psychologique, les résultats obtenus montrent
qu’elle n’a aucune corrélation significative avec les quatre formes de
motivation mesurées ; c’est ce qui contredit notre hypothèse 2
opérationnelle, à savoir que le niveau de la demande psychologique perçu
va influencer différemment les formes de motivation au travail. Ainsi,
lorsque ce niveau est élevé, on s’attend à ce que la demande psychologique
soit en corrélation négative avec toutes les formes de motivation au travail
(motivation intrinsèque à la connaissance, motivation intrinsèque à
l’accomplissement, motivation extrinsèque - régulation externe, motivation
extrinsèque introjectée), et vice-versa. En effet, on remarque ici que toutes
les formes de motivation testées n’ont pas de liens significatifs avec la
demande psychologique.
Par ailleurs, le soutien social perçu est en corrélation positive avec les
quatre formes de motivation, à savoir : motivation intrinsèque à la
connaissance (r= 0,63, p<0,05), motivation intrinsèque à l’accomplissement
(r= 0,64, p<0,05), motivation extrinsèque introjectée (r= 0,58, p<0,05),
motivation extrinsèque - régulation externe (r= 0,65, p<0,05). Ce résultat
conforte donc l’orientation de notre hypothèse 3, selon laquelle le niveau
de soutien social perçu va influencer différemment les formes de motivation
au travail. Ainsi, lorsque ce niveau est élevé, on s’attend à ce que le soutien
social soit en corrélation positive avec toutes les formes de motivation au
travail (motivation intrinsèque à la connaissance, motivation intrinsèque à
l’accomplissement, motivation extrinsèque - régulation externe, motivation
extrinsèque introjectée), et vice-versa.
Le même constat est fait avec la reconnaissance au travail qui est reliée
positivement à toutes les formes de motivation : motivation intrinsèque à
la connaissance (r= 0,67, p<0,05), motivation intrinsèque à
l’accomplissement (r= 0,68, p<0,05), motivation extrinsèque introjectée (r=
0,45, p<0,05), motivation extrinsèque - régulation externe (r= 0,68, p<0,05).
C’est ce qui permet de valider notre hypothèse opérationnelle 2, à savoir
que le niveau de reconnaissance perçu va influencer différemment les
formes de motivation au travail. Ainsi, lorsque ce niveau est fort, on
s’attend à ce que la reconnaissance soit en corrélation positive avec toutes

203
les formes de motivation au travail (motivation intrinsèque à la
connaissance, motivation intrinsèque à l’accomplissement, motivation
extrinsèque - régulation externe, motivation extrinsèque introjectée), et
vice-versa.

3- Analyse de la régression multiple


L’analyse de la régression multiple que nous avons réalisée, nous a
permis de tester l’effet des variables individuelles (âge et statut marital)
sur la relation entre les indicateurs de stress professionnel (VI) et les
mesures de la motivation au travail (VD). Autrement dit, nous avons voulu
savoir si la prise en compte de ces variables individuelles pouvait moduler
de façon significative l’influence que les indicateurs de stress professionnel
exercent sur la motivation au travail. Pour ce faire, nous avons calculé un
indice de motivation au travail. Au niveau de l’âge, nous avons utilisé la
moyenne arithmétique (moy.= 41,93). Les résultats de cette analyse sont
résumés dans les tableaux 5 (âge) et 6 (statut marital).

Tableau 5: Relations entre les indicateurs de stress et l’indice de


motivation en prenant en
compte l’effet de la moyenne d’âge

Indice de motivation Indice de motivation

Age : Age :
-41 ans (n= 17) 41 ans et + (n= 14)

Valeur statistique Valeur statistique


Indicateurs de stress Bêta F(1,15) P< Bêta F(1,12) P<
1- Latitude décisionnelle 0,59* 8,21 0,01 0,56* 5,53 0,03
2- Demande psychologique -0,52* 5,57 0,03 0,29 ns 1,14 0,30
3- Soutien social 0,65* 11,25 0,00 0,66* 9,42 0,00
4- Reconnaissance au travail 0,71* 15,69 0,00 0,58* 6,32 0,02

ns : valeur Bêta non significative


*Valeur Bêta significative

De ce tableau 4, il ressort que l’âge a un effet assez considérable sur la


relation entre les quatre indicateurs de stress et l’indice de motivation au
travail, à savoir : latitude décisionnelle (Bêta= 0,59, f(1,15)= 8,21, p<0,01),
demande psychologique (Bêta= -0,52, f(1,15)= 5,57, p<0,03), soutien social
(Bêta= 0,65, f(1,15)= 11,25, p<0,00) et reconnaissance au travail (Bêta=
0,71, f(1,15)= 15,69, p<0,00), chez le personnel le personnel du Centre
National de Gérontologie /Gériatrie de l’hôpital de Mélen ayant en
moyenne moins de 41 ans (-41 ans).
En revanche, lorsqu’on a en moyenne 41 ans et plus d’âge, on a
tendance à avoir une perception positive de la latitude décisionnelle (Bêta=
0,56, f(1,12)= 5,53, p<0,03), du soutien social (Bêta= 0,66, f(1,12)= 9,42,
p<0,00) et de la reconnaissance au travail (Bêta= 0,58, f(1,12)= 6,32,

204
p<0,02) ; ce qui permet de réduire le stress au travail et de développer ainsi
la motivation. A contrario, lorsque la demande psychologique est d’un
niveau faible, la relation entre le stress et la motivation paraît moins
importante (Bêta= 0,29, f(1,12)= 1,14, p>0,30).

Tableau 6: Relations entre les indicateurs de stress et l’indice de


motivation en prenant en
compte l’effet de la moyenne du statut marital

Indice de motivation Indice de motivation

Célibataires Mariés
(n= 20) (n= 11)

Valeur statistique Valeur statistique


Indicateurs de stress Bêta F(1,18) P< Bêta F(1,9) P<
1- Latitude décisionnelle 0,30 ns 1,81 0,19 0,81* 18,22 0,00
2- Demande psychologique -0,15 ns 0,41 0,52 -0,10 ns 0,09 0,76
3- Soutien social 0,58* 9,22 0,00 0,94* 70,41 0,00
4- Reconnaissance au travail 0,35 ns 2,57 0,12 0,98* 369,41 0,00

ns : valeur Bêta non significative


*Valeur Bêta significative

La synthèse de la régression multiple relative au statut marital, du


tableau 6, fait apparaître les résultats suivants : lorsqu’on est célibataire,
on perçoit le soutien social comme facteur de réduction de stress et cela
influence positivement la motivation au travail (Bêta= 0,58, f(1,18)= 9,22,
p<0,00).
En revanche, lorsqu’on est marié, la motivation est influencée
fortement et de manière positive par la perception qu’on a de la latitude
décisionnelle (Bêta= 0,81, f(1,9)= 18,22, p<0,00), du soutien social (Bêta=
0,94, f(1,9)= 70,41, p<0,00) et de la reconnaissance au travail (Bêta= 0,98,
f(1,9)= 369,41, p<0,00) ; ce qui agit sur la réduction du stress au travail. En
d’autres termes, chez le personnel marié, les niveaux de perception très
élevés qu’il a du contrôle sur son travail (latitude décisionnelle), du soutien
social et de la reconnaissance au travail réduisent considérablement le
stress et influent fortement sur la motivation au travail.

V- DISCUSSION DES RESULTATS


Les résultats obtenus dans cette recherche amènent plusieurs
éléments de discussion. Une première série de commentaires peut être
faite en rapport avec l’analyse descriptive réalisée. Tout d’abord en ce qui
concerne les indicateurs de stress, nos résultats montrent que le personnel
du Centre National de Gérontologie /Gériatrie de l’hôpital de Mélen a une
perception positive du soutien social (moyenne= 23,61 ; écart-type= 4,77),
de la demande psychologique (moyenne= 23,58 ; écart-type= 4,52) et de la
latitude décisionnelle (moyenne= 23,41 ; écart-type= 4,80).

205
Cela signifie que le soutien social apporté par les collègues et la
hiérarchie, la demande psychologique moins contraignante, notamment en
ce qui concerne l’organisation des horaires de travail et la possibilité qu’a
ce personnel d’apprendre et de participer aux décisions, contribuent à
atténuer le stress au travail. Néanmoins, il a le sentiment de ne pas être
reconnu. Or, nous savons, comme l’ont souligné bon nombre d’auteurs
(Bruns & Dugos, 2002), que la reconnaissance est un levier fort de
l’engagement au travail. A contrario, la faible reconnaissance des efforts, le
déni des difficultés, sont autant de causes de démobilisation, de mal-être,
et de contre-performance productive. Des atteintes à la santé sont même
possibles. Donc, la question de la reconnaissance au travail est importante,
notamment en milieu hospitalier, chez le personnel soignant. Car, dans ce
milieu, la surcharge de travail, les relations avec les patients, la
confrontation à la mort et à la souffrance, les prises de décision sous
incertitude, etc. sont considérées comme des sources de stress (Gadbois,
1981 ; Orozco, 1993 ; Van Daele, 2000).
Donc, le manque d’appréciation des efforts au travail peut conduire
à des frustrations, à une faible implication dans l’exécution des tâches,
d’autant plus que l’hôpital est vu comme un lieu de contrainte et de
souffrance (Abord de Chatillon, 2004).
L’analyse descriptive a ensuite révélé, en ce qui concerne la
motivation, que parmi les quatre dimensions mesurées, trois bénéficient
d’une bonne perception de la part du personnel du Centre National de
Gérontologie / Gériatrie de l’hôpital de Mélen ; il s’agit en l’occurrence de :
la motivation extrinsèque introjectée (moyenne= 12,51 ; écart-type= 2,58),
la motivation intrinsèque à la connaissance (moyenne= 10,74 ; écart-type=
5,07) et la motivation intrinsèque à l’accomplissement (moyenne= 10,25 ;
écart-type= 4,83). Par contre, la motivation extrinsèque – régulation
externe est faiblement perçue (moyenne= 9,45 ; écart-type= 4,66).
Ces résultats laissent à penser que bien que ce personnel travaille
dans un lieu de contrainte et de souffrance (motivation extrinsèque
introjectée), il développe tout de même un sentiment de plaisir d’accomplir
des tâches dont l’objectif est d’apprendre des choses nouvelles (motivation
intrinsèque à la connaissance), en vue d’être efficace et compétent
(motivation intrinsèque à l’accomplissement). Ces derniers résultats
s’inscrivent dans la théorie de l’autodétermination de Deci et Ryan (1985)
qui stipule que la motivation intrinsèque serait suscitée par des besoins
que chaque individu a plus ou moins, ceux de se sentir compétent et
autodéterminé. Soulignons qu’on parle de motivation intrinsèque
lorsqu’une activité est réalisée uniquement pour le plaisir et pour la
satisfaction. Elle est associée au plaisir, à la stimulation, et à
l’accomplissement de l’activité.
Cependant, nous devons faire remarquer que ce personnel a le
sentiment que ses efforts ne sont pas récompensés, dans le cadre du
travail (motivation extrinsèque - régulation externe).
Une deuxième série de commentaires concerne l’analyse
corrélationnelle réalisée, en vue de tester les liens entre les différentes

206
variables mesurées. Concernant tout d’abord les indicateurs de stress, les
résultats de cette analyse ont permis de mettre en évidence une
corrélation significative et positive entre le soutien social avec, d’une part,
la latitude décisionnelle (r= 0,44, p<0,05) et, d’autre part, la reconnaissance
au travail (r= 0,44, p<0,05).
Cela laisse à penser que le contrôle que l'on a sur son travail, grâce
à l'utilisation de ses compétences nécessite un soutien social aussi bien de
la part des collègues que des chefs hiérarchiques. Autrement dit, lorsqu’on
bénéficie d’un soutien social, on a tendance à avoir plus de contrôle sur
son travail et mieux on utilise ses compétences. Par ailleurs, la
reconnaissance au travail peut être interprétée comme une conséquence
de soutien social. En d’autres termes, la reconnaissance au travail est une
forme de soutien social. Ainsi, plus on est reconnu à son travail comme
faisant un travail de qualité, plus on se sent soutenu par ses collègues et
ses supérieurs hiérarchiques.
Soulignons par ailleurs, avec des auteurs tels que Brun, Dugas et
Tison (2002), et Brun et Dugas (2005), que la reconnaissance au travail est
fondée sur l’appréciation de la personne comme un être authentique qui
mérite respect et qui possède des besoins ainsi qu’une expertise unique. Il
s’agit en fait d’une considération de l’être humain dans sa globalité en
milieu de travail, et elle constitue un jugement posé sur la contribution du
travailleur, tant en ce qui touche le procédé de travail que l’investissement
personnel et l’engagement. Elle consiste aussi à évaluer les résultats de ce
travail et à les souligner.
En définitive, au regard de ces résultats, on note qu’une grande
autonomie dont dispose le personnel du Centre National de
Gérontologie /Gériatrie de l’hôpital de Mélen dans l'organisation des
tâches et la participation aux décisions, l’utilisation de ses compétences,
ainsi que la reconnaissance au travail dont on lui manifeste sont perçus
comme un fort soutien social, chez ce personnel, qui atténue le stress au
travail.
Dans le même ordre d’idées, l’analyse des intercorrélations des
mesures de la motivation a fait apparaître que la motivation intrinsèque à
la connaissance est très fortement reliée et de manière positive aux autres
mesures de la motivation, à savoir : la motivation intrinsèque à
l’accomplissement (r= 0,99, p<0,05), la motivation extrinsèque introjectée
(r= 0,80, p<0,05) et la motivation extrinsèque - régulation externe (r= 0,80,
p<0,05).
Il est donc visible, eu égard à ces résultats, que le personnel du Centre
National de Gérontologie /Gériatrie de l’hôpital de Mélen manifeste un
grand engouement pour apprendre des choses nouvelles dans le métier,
afin de se parfaire, d’être efficace et compétent. L’objectif visé, c’est
d’arriver à obtenir des récompenses de toutes sortes (promotions, primes,
postes de responsabilité, etc.). C’est ce qui les motive.
Dans le même registre, la motivation intrinsèque à l’accomplissement
est en très forte corrélation positive avec la motivation extrinsèque
introjectée (r= 0,84, p<0,05) et la motivation extrinsèque - régulation

207
externe (r= 0,82, p<0,05). Il en est de même pour ce qui est de la
motivation extrinsèque introjectée et la motivation extrinsèque - régulation
externe. En effet, ces deux mesures présentent une corrélation positive
assez élevée (r= 0,68, p<0,05).
Ces résultats indiquent que lorsqu’on fait montre de son efficacité et
de sa compétence dans l’exécution d’une tâche, c’est parce qu’on s’attend
à être récompensé. D’autre part, la récompense attendue peut être
interprétée comme une source de motivation.
Ensuite, l’analyse des liens entre les indicateurs de stress et les
mesures de la motivation a montré que la latitude décisionnelle est
corrélée positivement avec trois mesures de la motivation, à savoir : la
motivation intrinsèque à la connaissance (r= 0,64, p<0,05), la motivation
intrinsèque à l’accomplissement (r= 0,62, p<0,05) et la motivation
extrinsèque - régulation externe (r= 0,49, p<0,05).
Ces résultats indiquent que la perception que le personnel du Centre
National de Gérontologie /Gériatrie de l’hôpital de Mélen a de l’autonomie
dans l'organisation des tâches et sa participation aux décisions, d’une part,
ainsi que l'utilisation de ses compétences dans l’exécution de ces tâches,
d’autre part, affecte positivement le sentiment de plaisir qu’il éprouve en
effectuant ces tâches, en vue d’apprendre des choses nouvelles
(motivation intrinsèque à la connaissance) dont le but visé est d’être
efficace et compétent (motivation intrinsèque à l’accomplissement), afin
d’aboutir finalement à des récompenses dans le cadre du travail
(motivation extrinsèque - régulation externe).
Quant à la demande psychologique, les résultats obtenus montrent
qu’elle n’a aucune corrélation significative avec les quatre formes de
motivation mesurées. Par contre, le soutien social perçu est en corrélation
positive avec les quatre formes de motivation, à savoir : motivation
intrinsèque à la connaissance (r= 0,63, p<0,05), motivation intrinsèque à
l’accomplissement (r= 0,64, p<0,05), motivation extrinsèque introjectée (r=
0,58, p<0,05), motivation extrinsèque - régulation externe (r= 0,65, p<0,05).
En considérant, ces résultats, il est possible de penser que le
soutien social demeure un bon prédicteur de la motivation au travail. En
effet, lorsque l’individu bénéficie d’un soutien social de la part de ses
supérieurs et de ses collègues, il aura tendance à être plus impliqué dans
son travail et, donc, plus motivé dans l’accomplissement de ses tâches. Le
soutien social est, de ce fait, un facteur de prévention important de la
motivation au travail. En effet, selon le modèle de Karasek (1980) le
soutien social au travail (soutien socio-émotionnel et technique) de la part
des collègues et des supérieurs hiérarchiques, le travail surchargé est
mieux supporté si la personne est soutenue par son entourage
professionnel.
Le soutien social peut donc conduire l’individu à se sentir
compétent, capable d’arriver à ses fins et de se sentir autonome, selon
Déci et Ryan (1985).
La même observation est faite au niveau de la reconnaissance au
travail qui est reliée positivement à toutes les formes de motivation :

208
motivation intrinsèque à la connaissance (r= 0,67, p<0,05), motivation
intrinsèque à l’accomplissement (r= 0,68, p<0,05), motivation extrinsèque
introjectée (r= 0,45, p<0,05), motivation extrinsèque - régulation externe
(r= 0,68, p<0,05).
Ces résultats nous amènent à constater que la reconnaissance au
travail est perçue par les sujets de notre échantillon comme un facteur de
motivation très puissant. Car, il ne suffit pas que l’employé soit rémunéré,
il doit aussi être reconnu d’autres manières pour sa contribution aux
objectifs de l’organisation.
En somme, la reconnaissance, comme le soulignent Bourcier et
Palobart (1997), s’intéresse à la contribution unique de chaque travailleur,
et valorise son expertise et son expérience professionnelles. Elle s’exprime
dans les rapports humains et elle se pratique sur une base quotidienne,
régulière ou ponctuelle. Par ailleurs, elle est de préférence personnalisée
et spécifique, et doit être à l’image de la personne à qui elle s’adresse et
porteuse de sens pour celle-ci. La reconnaissance en milieu de travail peut
donc prendre plusieurs formes : la parole, l’écrit, l’objet ou le symbole.
Enfin, une troisième série de commentaires est en rapport avec les
analyses de régression effectuées sur la base de la prise en compte des
variables individuelles, à savoir : l’âge et le statut marital. De ces analyses, il
ressort que l’âge a un effet très net sur la relation entre les quatre
indicateurs de stress et l’indice de motivation au travail, à savoir : latitude
décisionnelle (Bêta= 0,59, f(1,15)= 8,21, p<0,01), demande psychologique
(Bêta= -0,52, f(1,15)= 5,57, p<0,03), soutien social (Bêta= 0,65, f(1,15)=
11,25, p<0,00) et reconnaissance au travail (Bêta= 0,71, f(1,15)= 15,69,
p<0,00), chez le personnel du Centre National de Gérontologie /Gériatrie
de l’hôpital de Mélen ayant en moyenne moins de 41 ans (-41 ans).
Ces résultats montrent que lorsqu’on a en moyenne moins de 41 ans,
la perception qu’on a de l’autonomie dont on dispose dans l'organisation
des tâches, l'utilisation de ses compétences et la participation aux
décisions (latitude décisionnelle) régule favorablement le stress au travail
et affecte, par conséquent, positivement la motivation. Il en est de même
en ce qui concerne le soutien social et la reconnaissance au travail. En
effet, lorsqu’on bénéficie d’un fort soutien social de la part des collègues et
de la hiérarchie et d’une reconnaissance au travail avérée, on arrive à
apaiser son stress et cela a des répercussions positives sur la motivation au
travail. Par contre, lorsque les contraintes liées à l’exécution de la tâche
sont perçues comme élevées (demande psychologique), cela expose le
personnel au stress et affecte négativement la motivation au travail.
En revanche, lorsqu’on a en moyenne 41 ans et plus d’âge, on a
tendance à avoir une perception positive de la latitude décisionnelle (Bêta=
0,56, f(1,12)= 5,53, p<0,03), du soutien social (Bêta= 0,66, f(1,12)= 9,42,
p<0,00) et de la reconnaissance au travail (Bêta= 0,58, f(1,12)= 6,32,
p<0,02) ; ce qui permet de réduire le stress au travail et de développer ainsi
la motivation. Par conte, lorsque la demande psychologique est d’un niveau
faible, la relation entre le stress et la motivation paraît moins importante
(Bêta= 0,29, f(1,12)= 1,14, p>0,30).

209
D’autre part, concernant le statut marital, les résultats font
apparaître que lorsqu’on est célibataire, on perçoit le soutien social comme
un facteur de réduction de stress et cela influence positivement la
motivation au travail (Bêta= 0,58, f(1,18)= 9,22, p<0,00). En revanche,
lorsqu’on est marié, la motivation est influencée fortement et de manière
positive par la perception qu’on a de la latitude décisionnelle (Bêta= 0,81,
f(1,9)= 18,22, p<0,00), du soutien social (Bêta= 0,94, f(1,9)= 70,41, p<0,00)
et de la reconnaissance au travail (Bêta= 0,98, f(1,9)= 369,41, p<0,00) ; ce
qui agit sur la réduction du stress au travail. En d’autres termes, chez le
personnel marié, les niveaux de perception très élevés qu’il a du contrôle
sur son travail (latitude décisionnelle), du soutien social et de la
reconnaissance au travail réduisent considérablement le stress et influent
fortement sur la motivation au travail.

CONCLUSION

Au terme de cette enquête, nous sommes parvenue au constat


selon lequel le personnel du Centre National de Gérontologie /Gériatrie de
l’hôpital de (qui nous a servie de cadre de recherche), a une perception
positive du soutien social, de la demande psychologique et de la latitude
décisionnelle. Cela signifie que le soutien social apporté par les collègues et
la hiérarchie, la demande psychologique moins contraignante, notamment
en ce qui concerne l’organisation des horaires de travail et la possibilité
qu’a ce personnel d’apprendre et de participer aux décisions, contribuent à
atténuer le stress au travail. Néanmoins, ce personnel a le sentiment de ne
pas être reconnu dans le cadre du travail.
En outre, les résultats de l’analyse descriptive ont révélé, du point
de vue de la motivation, que le personnel du Centre National de
Gérontologie / Gériatrie de l’hôpital de Mélen avait une perception
positive de la motivation extrinsèque introjectée, de la motivation
intrinsèque à la connaissance et de la motivation intrinsèque à
l’accomplissement. Ce qui amène à penser que ce personnel, bien que
travaillant dans un lieu de contrainte et de souffrance (motivation
extrinsèque introjectée), il développe tout de même un sentiment de plaisir
d’accomplir des tâches dont l’objectif est d’apprendre des choses nouvelles
(motivation intrinsèque à la connaissance), en vue d’être efficace et
compétent (motivation intrinsèque à l’accomplissement).
Par ailleurs, l’étude des liens réalisée entre les différentes variables
mesurées, à l’aide de l’analyse corrélationnelle, a montré, au niveau des
indicateurs de stress, que le soutien social était en corrélation positive
avec, d’une part, la latitude décisionnelle et, d’autre part, la reconnaissance
au travail. Cela signifie que le contrôle que l'on a sur son travail, grâce à
l'utilisation de ses compétences nécessite un soutien social aussi bien de la
part des collègues que des chefs hiérarchiques. Autrement dit, lorsqu’on
bénéficie d’un soutien social, on a tendance à avoir plus de contrôle sur
son travail et mieux on utilise ses compétences. Dans le même ordre

210
d’idées, la reconnaissance au travail peut être interprétée comme une
conséquence de soutien social. En d’autres termes, la reconnaissance au
travail est une forme de soutien social. Ainsi, plus on est reconnu dans son
travail, plus on se sent soutenu par ses collègues et ses supérieurs
hiérarchiques.
En définitive, on note qu’une grande autonomie dont dispose le
personnel du Centre National de Gérontologie / Gériatrie de l’hôpital de
Mélen dans l'organisation des tâches et la participation aux décisions,
l’utilisation de ses compétences, ainsi que la reconnaissance au travail dont
on lui manifeste sont perçus comme un fort soutien social, chez ce
personnel ; ce qui atténue le stress au travail.
Quant aux liens entre les mesures de la motivation, les résultats ont
fait apparaître que la motivation intrinsèque à la connaissance était très
fortement reliée et de manière positive aux autres mesures de la
motivation, à savoir : la motivation intrinsèque à l’accomplissement (r=
0,99, p<0,05), la motivation extrinsèque introjectée (r= 0,80, p<0,05) et la
motivation extrinsèque - régulation externe (r= 0,80, p<0,05). Ainsi, on peut
penser que le personnel du Centre National de Gérontologie /Gériatrie de
l’hôpital de Mélen manifeste un grand engouement pour apprendre des
choses nouvelles dans le métier, afin de se parfaire, d’être efficace et
compétent. L’objectif visé, c’est d’arriver à obtenir des récompenses de
toutes sortes (promotions, primes, postes de responsabilité, etc.). C’est ce
qui, semble-t-il, les motive.
Dans ce même registre, la motivation intrinsèque à l’accomplissement
est en très forte corrélation positive avec la motivation extrinsèque
introjectée (r= 0,84, p<0,05) et la motivation extrinsèque - régulation
externe (r= 0,82, p<0,05). Il en est de même pour ce qui est de la
motivation extrinsèque introjectée et la motivation extrinsèque - régulation
externe (r= 0,68, p<0,05). Cela signifie que lorsqu’on fait montre de son
efficacité et de sa compétence dans l’exécution d’une tâche, c’est parce
qu’on s’attend à être récompensé. D’autre part, la récompense attendue
peut être interprétée comme une source de motivation.
Ensuite, l’analyse des liens entre les indicateurs de stress et les
mesures de la motivation a montré que la latitude décisionnelle est
corrélée positivement avec trois mesures de la motivation, à savoir : la
motivation intrinsèque à la connaissance (r= 0,64, p<0,05), la motivation
intrinsèque à l’accomplissement (r= 0,62, p<0,05) et la motivation
extrinsèque - régulation externe (r= 0,49, p<0,05). Donc, la perception que
le personnel du Centre National de Gérontologie /Gériatrie de l’hôpital de
Mélen a de l’autonomie dans l'organisation des tâches et sa participation
aux décisions, d’une part, ainsi que l'utilisation de ses compétences dans
l’exécution de ces tâches, d’autre part, affecte positivement le sentiment
de plaisir qu’il éprouve en effectuant ces tâches, en vue d’apprendre des
choses nouvelles (motivation intrinsèque à la connaissance) dont le but visé
est d’être efficace et compétent (motivation intrinsèque à
l’accomplissement), afin d’aboutir au bout du compte à des récompenses
dans le travail (motivation extrinsèque - régulation externe).

211
Quant à la demande psychologique, les résultats obtenus montrent
qu’elle n’a aucun lien significatif avec les quatre formes de motivation
mesurées. En revanche, le soutien social perçu est en corrélation positive
avec les quatre formes de motivation, à savoir : motivation intrinsèque à la
connaissance (r= 0,63, p<0,05), motivation intrinsèque à l’accomplissement
(r= 0,64, p<0,05), motivation extrinsèque introjectée (r= 0,58, p<0,05),
motivation extrinsèque - régulation externe (r= 0,65, p<0,05). Il est donc
possible de penser ici que le soutien social constitue un bon prédicteur de
la motivation au travail. En ce sens que, lorsque l’individu bénéficie d’un
soutien social de la part de ses supérieurs et de ses collègues, il aura
tendance à être plus impliqué dans son travail et, donc, plus motivé dans
l’accomplissement de ses tâches. Le soutien social est, de ce fait, un facteur
de prévention important de la motivation au travail.
Le même constat a été fait au niveau de la reconnaissance au travail
qui est reliée positivement à toutes les formes de motivation : motivation
intrinsèque à la connaissance (r= 0,67, p<0,05), motivation intrinsèque à
l’accomplissement (r= 0,68, p<0,05), motivation extrinsèque introjectée (r=
0,45, p<0,05), motivation extrinsèque - régulation externe (r= 0,68, p<0,05).
A ce titre, la reconnaissance au travail est perçue par nos sujets comme un
facteur de motivation très puissant. Car, il ne suffit pas que l’employé soit
rémunéré, il doit aussi être reconnu d’autres manières pour sa contribution
aux objectifs de l’organisation.
En outre, l’analyse de la régression multiple effectuée en vue de tester
l’effet des variables individuelles (âge et statut marital) sur les indicateurs
de stress et l’indice de motivation, a révélé que lorsqu’on a en moyenne
moins de 41 ans, la perception qu’on a de l’autonomie dont on dispose
dans l'organisation des tâches, l'utilisation de ses compétences et la
participation aux décisions (latitude décisionnelle) régule favorablement le
stress au travail et affecte, par conséquent, positivement la motivation. Il
en est de même en ce qui concerne le soutien social et la reconnaissance
au travail. En effet, lorsqu’on bénéficie d’un fort soutien social de la part
des collègues et de la hiérarchie et d’une reconnaissance au travail avérée,
on arrive à atténuer son stress et cela se répercute positivement sur la
motivation au travail. En revanche, lorsque les contraintes liées à
l’exécution de la tâche sont perçues comme élevées (demande
psychologique), cela expose le personnel au stress et affecte négativement
la motivation au travail.
Par contre, lorsqu’on a en moyenne 41 ans et plus d’âge, on a
tendance à avoir une perception positive de la latitude décisionnelle, du
soutien social et de la reconnaissance au travail ; ce qui permet de réduire
le stress au travail et de développer ainsi la motivation. Par contre, lorsque
la demande psychologique est d’un niveau faible, la relation entre le stress
et la motivation paraît moins importante.
D’autre part, concernant le statut marital, les résultats font
apparaître que lorsqu’on est célibataire, on perçoit le soutien social comme
un facteur de réduction de stress et cela influence positivement la
motivation au travail. En revanche, lorsqu’on est marié, la motivation est

212
influencée fortement et de manière positive par la perception qu’on a de la
latitude décisionnelle, du soutien social et de la reconnaissance au travail ;
ce qui agit sur la réduction du stress au travail. En d’autres termes, chez le
personnel marié, les niveaux de perception très élevés qu’il a du contrôle
sur son travail (latitude décisionnelle), du soutien social et de la
reconnaissance au travail réduisent considérablement le stress et influent
fortement sur la motivation au travail.
Pour ce qui est des limites de cette étude, il importe de souligner
que la taille de l’échantillon réduite à 31 sujets limite quelque peu la portée
de nos résultats. En outre, il aurait été plus intéressant, pour une richesse
d’informations, de combiner les questionnaires avec les entretiens
individuels.
Quant aux perspectives de la recherche, nous pensons qu’il serait
judicieux dans ce genre d’étude de prendre en compte les référents
culturels de notre société (organisation sociale basée sur l’esprit
communautaire, l’entraide, la solidarité, l’appartenance au groupe, la
famille, etc.) qui peuvent atténuer l’influence du stress professionnel sur la
motivation au travail. En effet, comme l’a souligné Boussougou-Moussavou
(2004), c’est à travers la réalité sociale et culturelle que l’homme va
attribuer une signification à la relation travail/hors travail, aux éléments de
son environnement.

BIBLIOGRAPHIE

Blais, M.R., Lachance, L., Vallerand, R.J., Brière, N.M. & Riddle, A. (1993).
Echelle de motivation au travail (EMT-31). Revue
Québécoise de psychologie 14(3), 185-215.
Bourcier, C. & Palobart, Y. (1997). La reconnaissance: Un outil de
motivation pour vos salariés. Paris : Les Editions
d’Organisation.
Boussougou-Moussavou, J.A. (2004). Analyse socio-affective du travail,
conséquences et concomitants hors de la vie de travail.
Habilitation à diriger des recherches (H.D.R.) : Université
de Rouen.
Brun, J.P. & Dugas, N. & Tison, M. (2002). La reconnaissance au travail :
Une pratique riche de sens. Centre d’expertise en Gestion
des Ressources Humaines, p. 20.
Brun, J.P. & Dugas, N. (2005). La reconnaissance au travail : Analyse d’un
concept riche de Sens. Revue de Gestion, Vol., N°2, 79-88.
Deci, E.L. & Ryan, R.M. (1985). Intrinsic motivation and self-determination
in human behavior. New York: Plenum Press.
Deci, E.L. & Ryan, R.M. (2000). The what and why of goals pursuits: human
needs and the self-determination of behavior.
Psychological inquiry, vol. 11, n°4, 227-268.

213
Dolan, S.L., Gosselin, E., Carrière, J., Lamoureux, G. (2002). Psychologie du
travail et comportement organisationnel. Québec :
Gaëtan Morin Editeur.
Dionne-Proulx, J. & Boulard, R. (1998). Les stratégies de gestion du stress,
niveaux de stress et leurs conséquences : résultats d’une
enquête menée auprès de personnes âgées du réseau de
la santé. In R. Jacob & R. Laflamme (Eds.), Stress, santé et
intervention au travail (33-40). Québec : Presses Inter
Universitaires.
El Hassan Belarif. (2004). Facteurs liés au stress professionnel en milieu
hospitalier (le cas des infirmiers du Centre Hospitalier
Provincial de BENI MELLA). Mémoire de fin d’étude pour
l’obtention du diplôme de Maitrise en Administration
Sanitaire et Santé Publique.
Gadbois, C. (1981). Aides-soignantes et infirmières de nuit, conditions de
travail et vie quotidienne. Paris : Etudes et Recherches.
Hobbs, R. (1994). General practionners’changes to practice due to
agressions at work. Family Practice, 11, 1, 75-79.
Karasek R.A. (1979). Job demands, job latitude, and mental strain:
Implication for job Redesign. Administrative Science
Quarterly, Vol. 24, p. 285-308.
Kahn, R.L. & Byosiere, P. (1992). Stress in organizations. In M. Dunnette, et
L. Hough (Eds.). Handbook of industrial and
organizational Psychology (571-650). Palo Alto, CA :
Consulting Psychologist Press.
Légeron, P. (2008). Le stress au travail. Paris: Odile Jacob.
Lemoine, C. (2004). Motivation, satisfaction au travail et implication au
travail. In E. Brangier, A. Lancry & C.Louche (Eds.), Les
dimensions humaines du travail : Théories et pratiques de
la psychologie du travail et des organisations (389-414).
Paris : Presses universitaires de Nancy.
Lemoine, C. (2012). Psychologie du travail et des organisations : domaines
de recherches et d’intervention. Paris : Dunod.
Maslow, A.M. (1964). Motivation and Personality. New York: Harper and
Prow.
Myerson, S. (1990). Under stress? The practionner, 234, 973-976.
Orozco, M. (1993). The influence of workload on the mental state of the
primary health care physician. Family Practice, 10, 3,277-
282.
Ponnelle, S. & Vaxvanoghou, X. (2000). Ajustement au stress et usure au
travail : le cas des sapeurs-pompiers. Psychologie du
travail et des organisations, vol. 9, n°3 /4, 107-127.
Selye, H. (1979). The stress concept and some of its implications. In V.
Hamilton & D.M. Warburton (Eds.), Human stress and
cognition in an information processing approach (11-32).
New-York: Wiley.
Stora, J.B. (1991). Le stress. Que sais-je ? Paris: PUF.

214
Vallerand, R.J & Thill, E.E. (1993). Introduction à la psychologie de la
motivation. Laval : Editions Etudes vivantes.
Van Daele, A. (2000). Le stress chez les médecins généralistes : une
approche transactionnelle. In B. Gangloff (Ed.).
Satisfactions et Souffrances au travail (60-67). Paris :
L’Harmattan.
Verquerre, R., & Rusinek-Nisot (1998). Etude du stress chez des infirmiers.
In R. Jacob & R. Laflamme (Eds.). Stress, santé et
intervention au travail (61-71). Québec : Presses Inter
Universitaires.

Sources orales

Madame Annette PRADEAU, Neuropsychologue Clinicienne au Centre


National de Gérontologie/ Gériatrie de Melen ;
Melle Paulette Marcelle MOUVANGUI, Psychologue du Développement au
Centre National de Gérontologie/ Gériatrie.

215
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.216-231 ISSN : 2226-5503

ETUDE DE L'EFFET DE L'INIQUITE PERÇUE DANS LE TRAVAIL ET DU PLAN


DE CARRIERE SUR L'ABSENTEISME PROFESSIONNEL CHEZ LES
FONCTIONNAIRES D’ABIDJAN

Elisabeth YEO
Maître-Assistante
Département de Psychologie
Université Félix Houphouët-Boigny
(Abidjan-Côte d'Ivoire)
BPV 34 Abidjan
ellisa@yahoo.fr

Résumé
La présente étude vise à expliquer l’absentéisme chez les fonctionnaires d’Abidjan à partir
de l’iniquité perçue dans le traitement reçu au travail et du profil de carrière. Elle porte
sur un échantillon de 352 agents du service public dont l’âge moyen est de 37 ans, du
genre masculin, de 6 ans d’ancienneté, mariés et de niveau d’études supérieures. Les
sujets sont soumis à un questionnaire. Les données collectées sont traitées à l’aide du
test du Khi-carré.
Deux résultats se dégagent de l’étude. L’un indique que l’absentéisme est plus fréquent
chez les fonctionnaires qui perçoivent une iniquité de traitement dans leur travail que
chez leurs collègues qui éprouvent un sentiment d’équité. L’autre établit que les
fonctionnaires qui ne disposent pas, dans leur fonction, d’un profil de carrière ou qui
perçoivent celui qui existe comme étant non satisfaisant s’absentent plus fréquemment
que leurs collègues chez qui un profil de carrière est vu ou perçu comme étant
satisfaisant.
Mots clés : Absentéisme, iniquité, profil de carrière, fonctionnaires.

Abstract
This study aims at explaining absenteeism among Abidjan civil servants based on the
perceived inequity in treatment at work and career profile. It involved a sample of 352
public service workers with an average age of 37, males, with 6 years of seniority, married
and with a higher education level. The subjects are submitted to a questionnaire. The
collected data are processed using the Chi-square test.
Two results emerge from the study. One indicates that absenteeism is more common
among civil servants who perceive inequity in their treatment at work than among their
colleagues who have a feeling of equity. The other states that civil servants who do not
have a career profile in their occupation or who consider the existing one unsatisfactory
are absent more frequently than their colleagues among whom a career profile is seen or
considered as satisfactory.
Keywords: Absenteeism, inequity, career profile, civil servants.

216
INTRODUCTION

L’absentéisme professionnel est un phénomène connu dans le


monde du travail. Il constitue une préoccupation pour les gouvernants, les
gestionnaires des organisations et les chercheurs.
Les études relatives à l’examen des facteurs de l’absentéisme
indiquent que celui-ci est souvent lié aux facteurs individuels tels que l’âge,
le sexe, la satisfaction au travail (Jardillier, 1962 ; Steers et Rhodes, 1978)
et organisationnels comme le salaire, les conditions de travail, le profil de
carrière (Black, 1970 ; Herzberg, John 1997). Ces études rapportent que
l’absentéisme est présent dans toutes les Administrations. Comment peut-
on expliquer ce comportement de plus en plus manifeste qui n’est pas sans
conséquence néfaste sur le fonctionnement de l’Administration Publique
ivoirienne ?
Aussi, importe-t-il d’examiner quelques uns des facteurs qui
pourraient déterminer l’absentéisme des fonctionnaires de
l’Administration ivoirienne.
A cet effet, seront successivement envisagés le problème à l’étude,
la méthodologie employée pour le recueil d’informations de terrain,
l’analyse et la discussion des résultats obtenus.

I- PROBLEMATIQUE
L’absentéisme au travail connait une augmentation inquiétante
dans les Administrations Africaines en général et, en particulier, dans
l’Administration ivoirienne. Une enquête de Pognon (2008) révèle que, sur
38,5% des fonctionnaires ivoiriens qui abandonnent leur poste de travail
une fois sur les lieux de service, 2,8% retournent travailler. La persistance
de ce phénomène est à l’origine de nombreux problèmes dans la Fonction
Publique ivoirienne. Ceux-ci sont de deux ordres. Certains sont relatifs au
fonctionnement des services publics et d’autres font référence aux couts
humains.
Au niveau des services publics, l’absentéisme provoque des
désagréments tels que la perturbation du travail, les dysfonctionnements
des services, l'allongement du délai de traitement des dossiers ou la
lenteur dans la délivrance des documents administratifs.
L’absentéisme coûte cher à l’Etat. Celui-ci verse régulièrement les
salaires des fonctionnaires qui ne font pas convenablement le travail.
Amankou (1993) rapporte que la perte financière est de l’ordre de
530 440 000 FCFA par an.
Sur le plan du coût humain, le stress est l’un des problèmes
psychologiques causés par l’absentéisme chez les fonctionnaires en ce sens
que l’absence de certains agents de l’Etat occasionne une surcharge de
travail pour leurs collègues. Le stress vécu par les fonctionnaires modifie
profondément leur personnalité. Kouamé (2008) soutient que les ouvriers
vivent régulièrement un stress professionnel dont les signes manifestes
sont la fatigue chronique, l’anxiété, la perte de confiance en soi et des
difficultés de concentration.

217
Témoin de l’ampleur du phénomène dans l’Administration, le
Ministre de la Fonction Publique en 2012 instaure, selon les autorités
administratives, le pointage à l’arrivée le matin et à la descente.
Cependant, cette mesure est sans effet déterminant à cause de la solidarité
et la complicité entre les fonctionnaires. Quoi qu’arrivant largement en
retard au service, les fonctionnaires indélicats astucieux ajustent leur
heure d’arrivée par rapport à celle de leur prédécesseur sur la liste de
pointage.
Malgré les nombreuses tentatives de solutions apportées,
l’absentéisme professionnel persiste et même gagne du terrain surtout
avec le développement des loisirs. Cet état de faits laisse entrevoir la
complexité du phénomène dont la recherche des déterminants est
indispensable pour le réduire.
La présente recherche s’inscrit dans cette perspective. Elle entend
l’expliquer à partir de la perception de l’iniquité dans le traitement reçu au
travail et du profil de carrière.
En effet, dans l’Administration ivoirienne, la perception d’iniquité
dans le traitement reçu au travail nous semble jouer un rôle non
négligeable dans l’absentéisme chez les fonctionnaires. Ceux-ci ne sont pas
équitablement traités par rapport à d’autres agents de l’Etat ayant un
régime particulier. Par exemple, les enseignants sont relativement mieux
rémunérés que les autres corps. Les seconds perçoivent des salaires
inferieurs à ceux des premiers à diplôme égal. Le tableau ci-dessous
s’avère instructif à cet égard.

Tableau I : Comparaison des salaires d’enseignants et d’autres


agents de l’Administration
Catégorie Enseignants Autres fonctionnaires Différence
A3 285 976 F CFA 165 176 F CFA 120800 F CFA
A4 310 485 F CFA 176 254 F CFA 134231 F CFA
B 232 080 F CFA 126 063 F CFA 106017 F CFA

L’analyse de ce tableau indique que l’enseignant est mieux rétribué


que d’autres agents de l’Etat, De même, depuis plusieurs années, les
agents des services administratifs n’ont pas connu d’augmentation de
leurs traitements salariaux. Le blocage volontaire décidé par l’Etat à cause
des différentes crises économiques et financières est une injustice de plus
à leur égard. Dès lors, ces travailleurs considèrent le rapport entre efforts
consentis (contribution) et leurs salaires (rétribution) comme injuste.
Plus grave, les agents estiment que leur employeur leur verse de
faibles salaires et bloque leur avancement financier pendant que le secteur
privé consent de gros salaires avec des avantages conséquents à son
personnel.
A partir de cette comparaison sociale, ils se sentent marginalisés et
considèrent défavorablement leur rétribution. En ce sens, dans la Fonction

218
Publique ivoirienne, la perception d’iniquité dans le traitement reçu au
travail pourrait être l’un des facteurs susceptibles d’expliquer
l’absentéisme des agents du service public.
Si l’on se réfère à la théorie des deux facteurs de Herzberg (1971),
l’emploi englobe deux séries de facteurs. La première fait référence aux
facteurs intrinsèques : promotion, intérêt du travail proprement dit,
sentiment de s’accomplir dans le travail, reconnaissance accordée par le
supérieur, possibilité d’avoir des responsabilités. La seconde, quant à elle,
a trait aux facteurs extrinsèques liés à l’environnement du travail :
politique administrative, conditions de travail, rémunération, relations
entre les personnes, relations avec le supérieur hiérarchique.
L’analyse d’un élément de la première série de facteurs, le profil de
carrière, nous renseigne qu’il joue un rôle primordial dans l’élaboration et
le développement de l’absentéisme chez des agents du service public. Le
choix de ce facteur se justifie par le fait que, depuis des années, les
fonctionnaires ivoiriens revendiquent la mise en place d’un profil de
carrière incitatif dans tous les emplois. Le caractère démotivant de celui qui
existe, d’une part, et, d’autre part, l’absence de celui-ci dans certains
emplois est l’objet de conflits permanents entre l’Etat et ses agents. Ces
derniers manifestent leur mécontentement à travers des arrêts de travail,
voyant leur avenir incertain. N’est-ce pas ce qui fait dire à Herzberg (1971)
que la promotion fait partie des facteurs de satisfaction au travail ? Si les
Administrations ne créent pas en leur sein les conditions de sa réalisation,
ne préparent-elles pas leurs agents à des réactions négatives (grèves,
retraite psychologique de travail) à leur égard ?
La théorie de la justice organisationnelle initiée par Greenberg
(1987) conforte aussi notre analyse. En nous nous y référent, nous pouvons
supposer que l’absentéisme des fonctionnaires ivoiriens dépend de
l’iniquité perçue dans le traitement reçu au travail. D’après cette théorie,
l’individu tend donc à évaluer ses contributions en faveur de son
organisation de travail (performance, niveau de formation, de compétence,
ancienneté, efforts, etc.). Il évalue aussi les avantages qu’il retire de son
emploi (salaire, promotion, etc.) puis, il compare les deux séries
d'éléments : « avantages tirés de l’emploi (Ap) » sur « contributions en
faveur de l’entreprise (Cp) ». Si à l’issue de cette comparaison, le
fonctionnaire a le sentiment qu’il apporte à son entreprise (son diplôme,
son ancienneté, sa compétence…) plus qu’il n’en reçoit (salaire, promotion,
autonomie…), il peut éprouver une iniquité consécutive à ce décalage.
l’injustice ainsi perçue est susceptible de le frustrer ; elle sera d’autant plus
forte que le déséquilibre résultant du ratio est très marqué.
Outre la dimension distributive de la justice organisationnelle axée
sur le sentiment d’équité, Greenberg (1987) propose de joindre à ce
construit, la justice procédurale. Celle-ci concerne les processus mis en
place pour prendre les décisions d’attribution de récompenses tels que le
système d’évaluation des performances, les processus d’avancement, les
processus d’appel des décisions et de participations aux prises de
décisions. Selon la place réservée à l’individu dans le processus, il se sentira

219
équitablement ou inéquitablement traité. Les processus dans lesquels
l’individu est associé à la prise de décisions, bénéficie des informations,
peut se justifier, donner ses opinions, faire des réclamations,
influenceraient positivement l’équité, d’une part. La façon dont les
processus sont mis en œuvre (l’arbitraire, la morale et l’éthique) peut
impacter le sentiment d’équité, d’autre part.
Ainsi, le sujet peut considérer que les décisions :
- s’appliquent à tous de la même façon ;
- n’ont pas recours à des préjugés ou à des buts personnels ;
- sont basées sur des informations exactes ;
- peuvent être corrigées en fonction de nouvelles informations ;
- prennent en compte tous les critères pertinents basés sur
l’éthique d’étude de la société.
Dans ces conditions, lorsque le sujet a le sentiment qu’il est en
présence de procédures justes, c’est-à-dire que les règles sont respectées,
il éprouvera un sentiment d’équité.
A l’opposé, le sujet sera animé d’un sentiment d’iniquité si les
décisions prises sont violées.
La théorie de l’équité procédurale est aussi d’un intérêt capital
pour notre travail. Elle rend compte de la réaction professionnelle des
agents du service public. Si nous nous y référons, nous dirons que les agent
de l'Etat évaluent la manière dont les procédures sont mises en place pour
leur ascension professionnelle. Ils peuvent parvenir à la conclusion que les
procédures sont injustes puisque ne s’appliquant pas à tous de la même
façon car certains ne disposent pas, dans leur fonction, d’un profil de
carrière ou jugent celui qui existe comme étant démotivant alors que
d’autres jouissent d’un profil de carrière satisfaisant.
En s’appuyant sur cette théorie, nous pouvons soutenir que le
niveau d’absentéisme peut résulter du résultat du processus de
comparaison par rapport au traitement reçu et au profil de carrière. Aussi,
sommes nous conduit à formuler les deux hypothèses de travail suivantes :
a. Les fonctionnaires qui perçoivent une iniquité dans le traitement
reçu au travail s’absentent plus fréquemment que ceux qui
éprouvent un sentiment d’équité.
b. Les fonctionnaires qui ne disposent pas, dans leur fonction, d’un
profil de carrière ou qui perçoivent celui qui existe comme étant
non satisfaisant s’absentent plus fréquemment que ceux qui
bénéficient d’un profil de carrière satisfaisant.
La vérification de ces hypothèses implique la collecte des données.
Une telle option repose sur une démarche méthodologique appropriée.

II- METHODOLOGIE
Les procédures employées pour la collecte des données sont de
divers types. Elles concernent la définition opérationnelle des variables en
jeu, la constitution de l’échantillon d’étude, l’élaboration et
l’administration du matériel utilisé sur le terrain.

220
1- Description des variables
Les hypothèses précédemment émises mettent en évidence deux
types de variables. Il s’agit, d’une part, de deux variables indépendantes,
l’iniquité perçue dans le traitement reçu au travail et le profil de carrière,
d’une variable dépendante, l’absentéisme professionnelle, d’autre part.
La perception d’iniquité dans le traitement reçu au travail fait
référence au processus par lequel les fonctionnaires se comparent aux
travailleurs du secteur privé ou à leurs homologues des autres ministères
tels que le ministère de l’économie et des finances. Cette variable est de
nature qualitative avec deux modalités :
- les fonctionnaires qui se considèrent injustement traités par
rapport aux salariés du secteur privé ou à leurs homologues du
service public ;
- les fonctionnaires qui s’estiment mieux ou équitablement traités
comparés à leurs collègues du privé ou du public.
La deuxième variable indépendante de cette étude est le profil de
carrière. Celui-ci fait référence au dispositif technique mis en place par
l’entreprise pour assurer en son sein la mobilité professionnelle de ses
fonctionnaires relativement à leur ascension dans la hiérarchie
socioprofessionnelle de l’entreprise. Il précise les différentes positions
qu’un fonctionnaire occupe. Il définit les règles et les procédures de
passage d’un niveau hiérarchique à l’autre.
Cette variable est envisagée sous une forme qualitative revêtant
deux modalités :
- l’absence d’un profil de carrière ou le fait, pour le fonctionnaire,
de percevoir celui qui existe comme étant non satisfaisant, parce
que trop exigeant en raison de ses critères hyper-sélectifs, de ses
conditions extrêmement difficiles à remplir, de ses principes
arbitraires ;
- la présence d’un plan de carrière satisfaisant en ce sens qu’il fixe
des conditions acceptables, des principes clairs, des règles
objectives et équitables de promotion.
La variable dépendante de cette recherche est l’absentéisme. Celui-
ci est défini comme étant la tendance du fonctionnaire à s’absenter de son
poste sans raison valable et, ce, avec une certaine fréquence. Il correspond
aux absences imprévisibles et injustifiées. Et, il est évalué par sa
fréquence. C’est une variable de nature qualitative. Elle admet deux
modalités :

- un absentéisme moins fréquent, occasionnel ou rare, ici, le sujet


ne s’absente jamais ou s’absente exceptionnellement ;
- un absentéisme fréquent qui est le fait, pour le sujet, de se livrer
aux absences injustifiées d’une manière répétitive.

2- Échantillon
Pour vérifier l’influence de l’iniquité perçue dans le traitement reçu
au travail et du profil de carrière sur l'absentéisme, nous avons choisi les

221
fonctionnaires d’Abidjan. Le manque de base de sondage dans les
structures chargées de la question nous contraint à abandonner la
méthode d'échantillonnage probabiliste pour recourir à une technique des
méthodes d’échantillonnages quasi-expérimentaux, le plan factoriel. Celui-
ci consiste à faire ressortir toutes les combinaisons des modalités des
variables indépendantes pour aboutir aux quatre groupes expérimentaux
consignés dans le tableau suivant.

Tableau II : Définition des groupes expérimentaux de l’échantillon

Profil de carrière Profil de carrière


Perception
disponible ou absent ou présent Total
d’iniquité
insatisfaisant mais non satisfaisant
G1 G2
Iniquité perçue 176
N1=88 N2=88
G3 G4
Non perception
176
d'iniquité
N3=88 N4=88
Total 176 176 352

Les groupes du tableau sont ainsi caractérisés :


G1 : fonctionnaires percevant une iniquité dans le traitement reçu
au travail et bénéficiant d’un profil de carrière ou jugeant celui comme
étant satisfaisant.
G2 : fonctionnaires percevant une iniquité dans le traitement reçu
au travail et ne bénéficiant pas de profil de carrière ou qui perçoivent celui
qui existe comme étant non satisfaisant.
G3 : fonctionnaires ne percevant pas une iniquité dans le traitement
reçu au travail et jouissant d’un profil de carrière ou pour qui celui-ci est
satisfaisant.
G4 : fonctionnaires ne percevant pas une iniquité dans le traitement
reçu au travail et ne disposant pas de profil de carrière ou considérant celui
qui existe comme étant non satisfaisant.
L’échantillon est composé de 352 sujets repartis en 4 groupes
équivalents deux à deux par rapport à l’âge, au sexe, à l’ancienneté, à la
catégorie socio – professionnelle et au niveau d’études. Les sujets de
chaque groupe sont au nombre de 88, âgés d'environ 37 ans, du genre
masculin, mariés, ayant 6 ans d’ancienneté et de niveau d’études
supérieures.

3- Questionnaire
L’évaluation des variables impliquées dans cette recherche s’est
faite au moyen d’un questionnaire. Celui-ci a été conçu sur la base de
plusieurs informations recueillies lors d’un entretien non dirigé dans
l’Administration Publique. Il a porté sur les déterminants qui peuvent

222
expliquer le désintérêt, la démotivation, les retards de plus de dix (10)
minutes au travail. Il a été soumis à un pré-test auprès de 30 travailleurs
présentant les mêmes caractéristiques que les unités de la population.
Cette épreuve a permis d’obtenir la version finale de l’instrument
qui comporte au total 33 items. Celui-ci s’articule autour de 3 axes. Le
premier axe récence des données individuelles (âge, ancienneté, situation
familiale, catégorie socio- professionnelle…) destinées, les unes, à
caractériser l’échantillon du sujet retenu, les autres, à contrôler les
variables parasites de l’étude. Le second axe se rapporte aux items relatifs
aux variables indépendantes : l’iniquité perçue dans le traitement reçu au
travail et le profil de carrière dont les modalités de réponse sont « oui » et
« non ». Le troisième axe concerne la variable dépendante, l’absentéisme
compressible. Il propose, pour chaque item, les quatre modalités de
réponses suivantes : très fréquemment, fréquemment, occasionnellement,
jamais.
Le questionnaire est soumis à un échantillon de 352 fonctionnaires
de l’Administration Publique d’Abidjan, capitale économique de la Côte
d’Ivoire. Chaque enquêté reçoit un exemplaire du questionnaire qu’il
remplit sur place pour nous le remettre aussitôt.
Les données recueillies sont dépouillées afin d’en tirer les
enseignements.

III- RESULTATS
La technique du Khi carré est utilisée pour le traitement des
données recueillies. Elle permet d’obtenir deux types de résultats :
l’iniquité perçue dans le traitement reçu au travail et l’absentéisme, le
profil de carrière et ce phénomène.

1- Absentéisme au travail et iniquité de traitement.


L’effet de la perception de l’iniquité de traitement sur l’absentéisme
chez les fonctionnaires d’Abidjan est testé à l’aide de l’épreuve statistique
du Khi-carré. Ce test statistique est employé sur les données condensées
dans ce tableau :

Tableau III : Distribution des fréquences d’agents de l’Etat en


fonction de l’iniquité ressentie et de
l’absentéisme.
Perception d’iniquité Absentéisme
Absentéisme
dans le traitement occasionnel ou Total
fréquent
reçu inexistant
Sujets percevant une
164 12 176
iniquité
Sujets ne percevant
47 129 176
pas d’iniquité

Total 211 141 352

223
La valeur du Khi-carré calculée s’établit à 192,39. Elle est
significative au seuil de probabilité .01. Elle traduit une différence
significative entre les fréquences comparées.
Le tableau précédent indique que, parmi les agents du service
public percevant une iniquité dans le traitement reçu, une majorité se
caractérise par un absentéisme élevé (164 agents sur 176 soit 93,19%)
alors qu’une minorité éprouvant une équité de traitement ne s’absente
qu’occasionnellement (12 sujets sur 176 soit 6,81%).
En revanche, chez les fonctionnaires vivant un sentiment d’équité,
les proportions s’inversent. Une majorité d’entre eux manifeste un
absentéisme occasionnel ou inexistant (129 sujets sur 176 soit 76,30%)
contre une qui développe un absentéisme élevé (47 sujets sur 176 soit
26,70%).
Par conséquent, notre première hypothèse de travail qui soutient
que les fonctionnaires qui perçoivent une iniquité dans le traitement reçu
au travail s’absentent plus fréquemment que ceux percevant un traitement
équitable est confirmée.
D’après le modèle de la justice distributive, le fonctionnaire qui a le
sentiment d’apporter à son Administration (son diplôme, sa qualification,
son ancienneté, son temps …) plus qu’il n’en reçoit (salaire, promotion,
avantages sociaux, autonomie …) éprouve une iniquité. Dès lors, il n’hésite
pas à quitter momentanément son poste de travail pour ses propres
activités (absentéisme). Et, pour cause, c’est un fait unanimement admis en
Côte d’Ivoire que la Fonction Publique octroie de faibles salaires. A titre
illustratif, un adjoint administratif, un chef de service et un directeur de
service reçoivent un salaire nominal respectivement de 126 065 F, 165 080
F et 176 254 F. Or, ces agents savent quels efforts ils déploient pour se
rendre à leur travail (transport en commun ou dépenses en carburant)
dans des rues généralement embouteillées. Ils évaluent quel temps ils
consacrent à leur tâche (7h30 à 16h30 soit 8 heures au quotidien), quels
sacrifices ils consentent (humeur d’un chef au management autoritaire,
désagréments causés par des usagers du système public).Il s’en suit qu’une
injustice vécue peut les conduire à la révolte au point de pencher pour
l’absentéisme dans leur travail.
L’injustice ressentie peut également résulter d’un schéma de
comparaison sociale mis en œuvre par ces fonctionnaires. Ici, ils ne se
comparent plus à eux-mêmes mais à autrui pris comme référence. Ils
établissent un rapport entre leurs apports (ancienneté, temps, compétence
…) à leur Organisation et les récompenses reçues de celle-ci (salaire,
prestige, autonomie …), d’une part, aux contributions qu’autrui exerçant
dans le secteur privé à son organisation (sur les mêmes qualités) et aux
récompenses reçues par celui-là de la part de celle-ci (sur les mêmes
plans), d’autre part. S’ils constatent un déséquilibre de traitement à leur
détriment, ils en seront frustrés au point de s’absenter sans retenue.
Dans ces conditions, certains fonctionnaires se sentent lésés. Ils ne
« récoltent » de leur travail que frustration et révolte intérieure.

224
L’absentéisme se présente alors à eux comme un moyen de réduire leur
dissonance et d’exprimer à leur hiérarchie leur mécontentement.
Il n’en va pas ainsi des fonctionnaires qui considèrent comme
équitable le traitement dont ils sont l’objet de la part de l’Etat de Côte
d’Ivoire. Le sentiment d’équité qui anime certains d’entre eux notamment
ceux des régies financières résulte du fait qu’ils bénéficient de primes
faramineuses contrairement à leurs homologues des autres ministères.
Les seules primes perçues par les uns sont supérieures aux salaires
mensuels reçus par les autres. Aussi, les agents de l’Etat des ministères
techniques vivent-ils un sentiment d’iniquité intense qu’ils peuvent
traduire dans leur comportement professionnel par un absentéisme
fréquent à leur poste de travail. Leurs pairs mieux traités financièrement
ressentiraient une équité due au fait que les récompenses sont à la hauteur
des sacrifices consentis à celui-ci.
Ainsi, les agents de l’Etat qui se sentent équitablement traités
s’engagent pleinement dans leur travail et éviteront de s’absenter d’une
manière injustifiée.

2- Absentéisme au travail et profil de carrière


L’évaluation de l’influence du profil de carrière sur l’absentéisme
professionnel chez les fonctionnaires d’Abidjan s’effectue au moyen de
l’épreuve statistique du Khi carré. L’application de ce test a abouti au
tableau ci-dessous :

Tableau IV : Fréquences d’agents de l’Etat selon le profil de


carrière et l’absentéisme

Absentéisme Absentéisme rare


Profil de carrière Total
fréquent ou inexistant
Inexistant ou non
149 27 176
satisfaisant
Disponible ou
39 137 176
satisfaisant

Total 188 164 352

Le test statistique du Khi carré indique une valeur de 138,14. Ce


résultat est significatif au seuil de probabilité .01.
Chez les sujets ne disposant pas d’un profil de carrière ou pour qui
ce système est non satisfaisant, une forte proportion (149 sujets sur 176
soit 84,66%) s’absente régulièrement de leur service contre un petit
nombre (27 fonctionnaires sur 176 soit 15,34%) qui le fait rarement ou
jamais. A l’inverse, chez les fonctionnaires jouissant d’un plan de carrière
ou qui le considèrent comme étant satisfaisant, la majorité des sujets (137
sujets sur 176 soit 77,85%) enregistre un niveau d’absentéisme insignifiant
contre une minorité (39 agents sur 176 soit 22,15%) qui s’absente
fréquemment de leur service..

225
Ce résultat vérifie notre deuxième hypothèse de recherche qui
postule que l’absentéisme est fréquent chez les fonctionnaires sans profil
de carrière ou considérant celui-ci comme non satisfaisant mais
occasionnel ou inexistant chez ceux disposant d’un profil de carrière
satisfaisant.
La théorie de la justice organisationnelle de Greenberg (1987)
éclaire cette conclusion. En nous appuyant sur cette théorie, nous pouvons
soutenir que les fonctionnaires qui ne bénéficient pas dans l’exercice de
leur fonction, d’un profil de carrière ou qui le jugent non satisfaisant sont
enclins à un absentéisme fréquent. Sans doute, éprouvent-ils une injustice
à l’idée que leurs efforts au service de l’Etat ne sont pas récompensés à
leur juste mesure. Ils peuvent même ressentir l’absence d’un système de
promotion ou le caractère inadéquat de celui qui s’applique à eux comme
une ingratitude de la part de leur employeur. Ils se convainquent que leur
investissement à leur poste n’a pas de contrepartie satisfaisante puisque
l’Etat s’occupe peu de leur carrière. Ce sentiment d’iniquité peut susciter
chez eux une révolte si le système de promotion existant leur parait
subjectif puisque fondé sur des critères dont la pertinence et le caractère
impartial sont sujets à caution.
Plusieurs cas d’injustice illustrent notre analyse. Par exemple, les
fonctionnaires occupant les emplois tels que magistrats, impôts, trésor, le
corps préfectoral…bénéficient d’un profil de carrière souple, clair, objectif
et incitatif. En effet, dans ces corps, les agents de l’Etat évoluent soit par
nomination sur proposition du ministre, soit après 5 ou 10 ans de service
sans aucun test.
A l’opposé, certains emplois tels que secrétaire de direction,
ingénieur pour qui il n’est aucun profil de carrière. Les fonctionnaires de
ces professions rentrent entant que secrétaire, ingénieur et partent à la
retraite sans changer de grade. D’autres corps comme adjoint
administratif, Administrateur civil bénéficient d’un profil de carrière mais
celui-ci est opaque, arbitraire, hyper-sélectif en ce sens qu’il se fait par
voie de concours. Or, en Côte d’Ivoire, le nombre de places réservé à ces
tests est très limité. De plus, les concours sont très coûteux et selon ces
agents, ils peuvent passer 3, 4, 5 fois voire plus le même test sans succès.
Cet état de faits les décourage à aller compétir. Alors, se sentant
marginalisés, ces agents sont en colère contre leur supérieur hiérarchique.
Cet état psychologique négatif qui habite ces fonctionnaires est
susceptible de les incliner à des absences fréquentes de leur poste de
travail. Les absences apparaissent, alors, comme les manifestations de leur
frustration.
Vues sous cet angle, les absences apparaissent comme des
conduites pernicieuses dont le but est de les rendre peu efficace au travail.
Elles participent à baisser le rendement du personnel qui leur rend en
monnaie de singe leur plein engagement à son service. En agissant de la
sorte, ils se convainquent probablement qu’il s’agit là de la seule manière
de traduire à leur supérieur hiérarchique l’iniquité au travail afin de

226
susciter chez ces derniers une prise de conscience destinée à obtenir
réparation.
A l’opposé, leurs homologues disposant d’un système de promotion
ou étant satisfait de celui qui existe s’absentent rarement ou pas du tout.
Ces derniers sont motivés à travailler puisque la possibilité leur est
offerte de s’élever dans leur hiérarchie professionnelle. Ils perçoivent leur
plan de carrière comme un moyen d’améliorer continuellement leur
position et de s’épanouir professionnellement. Ils se savent prise en
compte par leur hiérarchie à laquelle ils manifestent subtilement leur
gratitude en étant toujours présent à leur poste de travail. En se
comparant à leurs homologues ne bénéficiant pas d’un tel avantage dans
leur fonction, ils ont l’impression d’être les privilégiés car mieux traités
dans leur fonction qu’eux. Pour maintenir leur avantage envié, ils
n’adoptent pas de comportements de retrait momentanés du travail. Ceci
est d’autant plus probable qu’ils savent qu’ils risquent de perdre une telle
position avantageuse s’ils étaient éconduis de leur poste actuel pour fait
d’absentéisme.
En somme, le système ou profil de carrière agit comme un
déterminant majeur de l’absentéisme professionnel chez les agents de
l’Etat d’Abidjan. Selon qu’il existe ou non, perçu comme étant convenable
ou non, il incitera le fonctionnaire à être constamment à son poste de
travail ou à amoindrir son enthousiasme au travail avec son corolaire, une
baisse de la présence au travail pouvant apparaitre comme une réaction
soumise d’hostilité à sa condition de travail.

IV- DISCUSSION
Le premier résultat de notre étude établit l’effet significatif de la
perception d’iniquité dans le travail sur l’absentéisme professionnel. Il
indique que les fonctionnaires qui se sentent injustement traités dans leur
fonction développent des absences fréquentes tandis que leurs
homologues qui n’ont pas une telle perception manifestent des absences
occasionnelles ou rares.
Cette conclusion rejoint celle de Patchen (1960). Examinant l’effet
du niveau de salaire perçu sur le taux d’absentéisme des travailleurs dans
une entreprise américaine, l’auteur conclut que les salariés qui se
perçoivent inéquitablement payés optent davantage pour un
comportement d’absence que ceux qui au contraire bénéficient d’un
traitement équitable.
Klaric (1982) ne s’éloigne pas de ce point de vue. Pour lui, si
l’individu a le sentiment d’être mal payé (insuffisamment payé)
comparativement aux autres, il aura tendance à s’absenter fréquemment
du travail pour chercher des compensations ailleurs. Cette réaction
devient, pour le sujet, un mécanisme pour rééquilibrer l’injustice perçue.
Cela permet de soutenir, qu’en s’absentant, les individus qui souffrent d’un
état de dissonance dû à l’iniquité perçue restaurent systématiquement leur
consonance.

227
Toutefois, notre résultat sur l’impact significatif de la perception
d’iniquité dans le travail sur l’absentéisme professionnel est à relativiser. Si,
cet effet est une réalité indéniable, il ne s’exerce pas toujours dans le
même sens que celui que nous soutenons. Manon (2005) rapporte que
l’iniquité distributive n’influence pas le niveau d’absentéisme des
travailleurs d’une entreprise privée au Canada. Selon l’auteur, l’hypothèse
qui stipule que l’équité distributive a un effet direct et négatif sur
l’absentéisme n’est pas toujours confirmée. Autrement dit, les employés
qui se savent équitablement traités et ceux percevant l’iniquité dans le
traitement reçu au travail enregistrent parfois le même taux d’absence. Ce
résultat indique que l’évaluation des contributions apportées par le salarié
et des rétributions accordées en retour par l’entreprise repose, bien
entendu, sur une part subjective. Chaque salarié n’a pas la même
perception des retours qui lui sont alloués. Certains seront plus sensibles à
une prime tandis que d’autres seront plus attachés aux responsabilités qui
leur seront confiées.
Comme on le voit, l’évaluation du ratio rétribution et contribution
est subjective et teintée de biais égocentriques, c’est-à-dire que des
travailleurs d’une même entreprise peuvent apprécier différemment le
même ratio. Cette différence individuelle peut être à l’origine des
comportements inattendus chez les salariés surpayés, payés normalement
et sous-payés.
Le deuxième résultat de notre étude indique que les fonctionnaires
qui ne disposent pas dans leur fonction, d’un profil de carrière ou qui
perçoivent celui qui existe comme étant non satisfaisant s’absentent plus
fréquemment que ceux qui bénéficient d’un profil de carrière satisfaisant.
Bouville (2006) constate que les éboueurs de l’Administration
Publique française jugent leur profil de carrière difficile et très sélectif
parce qu’il les empêche d’achever leur carrière en tant que chef sont
favorables à l’absentéisme que ceux percevant ce système comme étant
satisfaisant.
Au cours de notre enquête, nous avons été confronté à un arrêt de
travail chez des agents du service public dont l’un des motifs est l’absence
d’un profil de carrière incitatif. Ce fait est confirmé part l’étude de Loba
(2007). Ce dernier indique que les sujets exerçant dans les entreprises où
existe un plan de carrière sont moins favorables à la grève que ceux qui ne
jouissent pas d’un tel dispositif dans leur fonction. C’est l’explication de
l’auteur quand il soutient que tout travailleur aspire à gravir des échelons
de la hiérarchie professionnelle. Le refus de répondre à cette aspiration
peut conduire l’employé à la grève et à l’absentéisme.
Dans une étude antérieure, M'bra (1984) montre que l’ambition
professionnelle récurrente est présente chez les cadres ivoiriens de
l’Administration. Celle-ci est source d’instabilité dans l’emploi chez les
cadres. Le fait, pour ces derniers, d’éprouver des difficultés dans leur
ascension professionnelle est susceptible de les porter vers des
comportements négatifs dont l’absentéisme. En clair, toute Administration
ou Organisation qui ne met pas en place un plan de carrière pour

228
l’ascension professionnelle des salariés, expose ceux-ci à une profonde
insatisfaction pouvant se traduire par des absences fréquentes. La quasi
certitude qu’ils n’ont pas de possibilité de gravir les échelons finit par les
démotiver et occasionner des conduites professionnelles négatives comme
l’absentéisme.
L’insatisfaction ressentie peut s’approfondir à l’idée qu’ils
plafonnent. Le plafonnement, écrivent Roger et Tremblay (2004) est le fait
qu’un individu considère être arrivé à un niveau où ses chances d’évolution
professionnelle future sont inexistantes. Alors, un autre collègue d’une
autre entreprise auquel il se compare passe d’un échelon à un autre quand
bien même il a la même qualité que lui (même niveau d’instruction, même
catégorie professionnelle, même ancienneté).
Il résulte, de ce qui précède, qu’un emploi bien aménagé, et
harmonisé assure l’épanouissement des salariés en garantissant la
prospérité économique à leur entreprise. A l’opposé, si le travailleur exerce
dans des conditions épouvantables, il peut développer des comportements
comme le retrait psychologique momentané du poste de travail dont nul
n’ignore qu’il affecte négativement les projets financiers de l’entreprise.

CONCLUSION

Les conséquences néfastes de l’absentéisme dans l’Administration


Publique ivoirienne ont motivé cette étude. Celle-ci vise à montrer que les
absences injustifiées des agents du service public sont déterminées par
l’iniquité perçue dans le traitement reçu au travail et le profil de carrière en
vigueur.
Les hypothèses découlant de cet objectif sont toutes confirmées.
Les conclusions de notre étude suggèrent quelques propositions en vue de
réduire l’absentéisme dans l’Administration. Pour atteindre cet objectif,
l’Etat doit procéder à l’application de l’équité organisationnelle introduite
par Adam (1965). Cette équité se subdivise en deux sous-catégories : la
justice distributive et procédurale. Dans la justice distributive, l’Etat doit
traiter équitablement ses fonctionnaires. Par exemple, à diplôme égal ou à
catégorie égale, traitement égal (salaire, avantages sociaux). Dans cette
justice, l’Etat doit se conformer à la transaction de référence, c’est-à-dire
les salaires fixés par le marché de travail. En versant aux fonctionnaires les
salaires fixés par le marché, ceux-ci seront animés par des sentiments
d’équité. Ils éviteront de former des jugements d’iniquité car la transaction
de référence est plus proche de ce qui est normal que de ce qui est juste.
Pour mettre en exergue le caractère équitable de cette transaction de
référence, Kanheman, Kactsch et Tilaler (1989) indiquent que le marché est
le garant de l’équité des grilles de classification. L’Etat doit aussi mettre en
place dans l’Administration de justice procédurale ou d’équité de
processus ou de décisions pour les promotions, les récompenses des
fonctionnaires.

229
Par ailleurs, l’Etat doit réduire l’iniquité présente dans
l’Administration actuellement, l’iniquité perçue dans les avantages
notamment. Par exemple, selon les fonctionnaires, les agents du ministère
de l’économie et des finances perçoivent de grosses primes, ce qui n’est
pas le cas des agents des autres ministères où certains perçoivent des
primes insignifiantes, d’autres pas du tout (fonction publique, ministère de
la construction, du commerce etc.). Il doit donc rééquilibrer ou réduire la
disparité des avantages sociaux dans les services publics.
En outre, les gouvernants doivent octroyer des primes à tous les
fonctionnaires en fixant un même taux selon les grades tout en réduisant
l’écart entre les différents Ministères.
Au niveau du profil de carrière, les autorités doivent élaborer une
politique qui permettrait aux fonctionnaires de gravir les échelons de la
hiérarchie socioprofessionnelle. Par exemple, cela peut être expérimenté
chez les secrétaires qui jusque-là ne bénéficient pas de profil de carrière.
L’Etat doit fixer des conditions acceptables, des principes clairs, des règles
objectives en adéquation avec le plan de carrière. Les gouvernants doivent
aussi favoriser les promotions internes de façon à motiver les
fonctionnaires en leur offrant des passerelles professionnelles motivantes.
Par exemple, après 5 ans de service, un agent du service public doit être
promu. .
De toute évidence, des règles de gestion claires et transparentes
pour tous sont nécessaires. La valorisation des salaires, la réduction de
l’iniquité dans le traitement reçu au travail et la mise en place d’un profil
de carrière motivant constituent des critères de mobilisation au travail
pour une bonne exécution du contrat moral. Prioritairement, le respect des
textes régissant le fonctionnement de l’Administration et des contrats de
travail s’imposent entre l’Administration Publique et ses fonctionnaires.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Adams, J. S. (1965). Inequity in social exchange, in Advances Experimental


Social Psychology, 2, 267-299.
Amankou, K. G. (1993). Bilan et perspective de l’opération de contrôle de
présence dans l’administration publique. Mémoire de fin de
cycle, ENA. Abidjan (Côte d’Ivoire).
Black, J. M. (1970). Positive discipline. New-York, AMA.
Bouville, G. (2006). Absentéisme. Age et manque d’implication au travail :
l’exemple des Eboueurs. Article, Rennes, Université Rennes I.
Greenberg, J. (1987). A Taxonomy of Organizational Justice Theories.
Academy of Management Review, 12, 9-22.
Herzberg, F. (1971). Le travail et la nature de l’homme. Paris, E.M.E.
Jardillier,P. (1962). Etudes de 14 facteurs influant sur l’absentéisme
industriel. .Le travail Humain, XXV, 1-2, 107,116.

230
Johns, G. (1997). Contempory Research on absence from work correlates,
causes and consequences. International Review of Industrial and
Organizational Psychology, 12, 115-173.
Kanheman, D., Knetsch, J., & Thaler, R. (1989). Les observations empiriques
sur les rôles dumarché dans l’identification de l’équité, in
Reynaud, B. (1993). Les théories de l’équité, fondements d’une
approche cognitive du salaire d’efficience. Revue économique, 1,
5-22.
Klarie, D. (1982). Les raisons de l’absentéisme dans l’industrie. Bruxelles,
Université de Bruxelles.
Kouamé, K. F. (2008). Type de tâche, responsabilités familiales, pressions
sociales et stress au travail chez des ouvriers des entreprises
industrielles abidjanaises. Thèse de Doctorat Unique, Université
Cocody-Abidjan, Département de Psychologie.
Loba, S. B. (2007). Système de promotion et implication dans le travail
comme déterminant d’attitude des salariés à l’égard de conflits
de travail. Mémoire de Maîtrise de psychopathologie de la vie
sociale, Université de Cocody-Abidjan, Département de
psychologie.
Manon, A. (2005). Absentéisme au travail : l’absence comme moyen de
rétablir l’équité au travail lors d’iniquités perçues. Mémoire de
Maîtrise en sciences de gestion, Université du Québec
Achicoutimi.
Mbra, K. F. (1984). Satisfaction de l’emploi, ambition professionnelle et
mobilité en cours de carrier chez les cadres ivoiriens de
l’Administration d’Abidjan. Thèse de doctorat de 3e cycle,
Université Paris X- Nanterre.
Patchen, M. (1960). Théorie de l’équité d’Adams, in Pognon, L.A. (2008).
Valeur du travail et Absentéisme en Afrique. Paris, L’Harmattan.
Rhodes, S. & Steers, R.M. (1978). Major Influences on employee
attendance: A process model. Journal of Applied psychology. 66,
391-407.
Roger, A. & Tremblay, M.(2004). Le plafonnement des carrières, in
Guerrero, S., Cerdin, J. L. & Roger, A. (2004). La gestion des
carrières : enjeux et perspectives. Paris, Vuibert.

231
Théâtre

232
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.233-243 ISSN : 2226-5503

LA PLACE DU PERSONNAGE FEMININ DANS LE THEATRE DE GIRAUDOUX :


CAS DE JUDITH, ELECTRE ET POUR LUCRECE

Assey Félicie KOUA


Enseignant-chercheur
au Département de Lettres Modernes
de l’Université Félix Houphouët-Boigny

RESUME
Le personnage féminin, très représenté dans la dramaturgie giralducienne, reste
incontournable, vu les rôles éminemment essentiels qu’il tient. Femme d’abord, la figure
féminine assume aussi la non moins difficile fonction maternelle qui lui vaut d’être non
seulement au cœur de l’évolution sociale mais d’être l’agent salvateur de l’humanité.

Mots-clés : maternité, féminité, humanité, héroïsme, libération.

ABSTRACT
The female character, very represented in the dramaturgy giralducian, remains impossible
to circumvent, considering the eminently essential roles that it holds. Woman initially, the
female figure takes up also the not less difficult maternal duty which is worth to him to be
not only in the heart of the social evolution but to be the saving agent of humanity.

Key words: maternity, femininity, humanity, heroism, release.

INTRODUCTION

Le théâtre giralducien est l’un des théâtres ou la femme est fortement


représentée. Antérieurement traitée et présentée comme le sexe faible,
inférieur à l’homme elle découvre peu à peu son importance et se bat pour
trouver la place qui lui sied dans la société pour accomplir ses taches aussi
bien que le font les hommes.
Giraudoux, féministe affirmé, fustige la société et les institutions qui la
régentent, mais surtout les hommes par qui tous les maux arrivent.
Condamnant la suprématie masculine il donne une place de choix à la
femme dans ses œuvres théâtrales où il en fait le centre autour duquel
gravite la société des hommes. Tout en remettant en question l’ordre du
monde traduit par la gestion masculine, Giraudoux célèbre la modernité à
travers les mutations sociales profondes. Par la dénonciation de l’humanité
mâle, il s’attelle dans ses pièces, à montrer des personnages féminins qui
s’affirment et se valorisent aux yeux du sexe opposé. Il reconnaît l’utilité de

233
la femme, ses capacités intellectuelles, physiques et morales. Giraudoux se
révolte contre l’enfermement idéel imposé à la créature féminine, la
conception impérialiste de la société par l’homme et veut rompre, selon
l’expression de Pierre-louis Rey « la routine d’une histoire par le
patriarcat »11. Il prend conscience du rôle des femmes dans la société et
proclame leur engagement. Aussi, peint-il l’image de la femme
profondément évoluée, des figures féminines exceptionnelles, des
modèles.
Mais comment envisage – t-il le rôle des femmes dans le monde à
travers ses œuvres dramatiques ? L’analyse qui suivra sera le lieu de
montrer la fonction féminine, la fonction maternelle et la fonction sociale
de la femme dans le théâtre de Giraudoux.

I- LA FONCTION FEMININE

La féminité, qualité propre à la femme est beaucoup présente dans le


théâtre giralducien. Elle se voit sous plusieurs aspects. La femme se
montre à la fois pleine d’assurance, froide, fidèle, habile, ce qui fait d’elle
un être aux nombreuses contradictions.
Dans les pièces giralduciennes la femme ne manque pas d’assurance. Ce
trait caractéristique pousse Electre à mener une véritable enquête policière
en ce qui concerne la mort tragique de son père. La certitude avec laquelle
elle vit, la conviction qui l’habite conduit ses pas à la vérité. C’est cette
conviction, cette assurance qui fait douter la jeune fille de la
transfiguration, de la conversion d’Egisthe le fourbe en un roi patriotique
désireux de sauver sa ville de l’invasion étrangère. En effet, la fille
d’Agamemnon pressent une trahison chez le nouvel Egisthe qui pour elle
n’est point digne de confiance du moment où il a trahi son cousin pour être
avec son épouse et s’emparer du trône. Electre n’a aucune foi en sa
surprenante conversion.
L’assurance qu’a la femme dans le théâtre de Giraudoux la rend
indifférente, froide et dure. Ces traits se découvrent dans le comportement
d’Electre. Dure et froide, elle refuse de pardonner à sa mère et encore
moins à Egisthe avec lequel elle ne veut conclure aucun marché. C’est
d’ailleurs cette indifférence, cette froideur qui amène le mendiant à dire
d’elle qu’elle est cette fleur qui ne croit pas au soleil.
Ce sentiment est propre à Clytemnestre aussi la reine éprouve à l’égard
de son mari beaucoup de ressentiment, du dégout puisque lui ayant été
imposé. Clytemnestre animée de ressentiment a commis le meurtre de son
époux par le dépit certes, mais surtout avec froideur, rigidité.
En dehors de Clytemnestre et de sa fille, la froideur est remarquable
chez Paola et Lucile dans Pour Lucrèce, et Judith, dans la pièce éponyme.
Paola manifeste énormément de froideur dans l’ardeur avec laquelle elle
se venge de Lucile qui pourtant ne lui a fait aucun mal physiquement. C’est
sans pitié, sans compassion, sans regret et remords mais bien au contraire

1
Pierre-Louis Rey, la femme : de la belle Hélène au mouvement de libération des femmes,
Paris-Bruxelles – Montréal, Bordas 1972, P.148.

234
avec plaisir et délectation que la belle Paola cherche à nuire à la
procureuse, à détruire sa quiétude, à briser son couple, à gâcher son
bonheur. Mais il faut le dire, ‘’cette intention criminelle’’ comme le dit
Charles Mauron n’est rien d’autre que la réponse sinon la réaction à
l’attitude méprisante de Lucile Blanchard ayant coûté à Paola la rupture de
son couple. Ici, se perçoit l’application de la loi du Talion. Les deux femmes
se rendent coup pour coup même si leurs manières diffèrent. On le voit,
Paola se montre beaucoup plus habile et intelligente que Lucile son
adversaire. Elle la frappe là où elle aura le plus mal. En fait, elle décide de
toucher sa pureté, ce qui fait sa fierté et l’amène à montrer peu d’égard à
ses semblables sur le visage desquels elle découvre la fausseté.
La froideur et l’indifférence du personnage féminin sont accentuées par
un autre sentiment émotionnel semblable : l’endurcissement. Il conduit
Judith l’héroïne à commettre le meurtre d’Holopherne son amant d’une
nuit. Ce sentiment est éprouvé par Lucile aussi dont le silence affiché en
présence des êtres coupables fait d’elle un personnage hostile. Ce trait de
caractère entraîne la femme dans une sorte de persécution des autres, en
raison de ce qu’elle les fait passer en jugement. Par son durcissement, sa
raideur, la femme fait découvrir sans doute aux autres leurs erreurs, leurs
fautes et les transforme parfois. Cela transparait dans Electre aussi bien
que dans Pour Lucrèce. La première pièce donne au lecteur-spectateur de
voir un Egisthe si dur, si imbu de lui-même, un régent sans pitié « si les
dieux depuis dix ans, n’arrivent point à se mêler de notre vie, c’est que j’ai
veillé à ce que les promontoires soient vides et les champs de foire
combles… pas d’exil. Je tue….moi je crucifie au fond des vallées…. » (Electre,
I, III, P59) devenir tendre du coup, par l’action, le comportement d’Electre
dont l’indifférence, la froideur et l’inflexibilité parviennent à
métamorphoser. Le manque de pitié de la jeune fille a fini par faire du
régent criminel du début de l’œuvre un véritable roi, soucieux du bien-être,
du devenir de son peuple. Cette subite métamorphose de l’assassin
d’Agamemnon est sans nul doute l’effet de l’inflexibilité d’Electre. La
seconde pièce nous donne aussi de voir que par l’action de Lucile, Armand
apprend l’adultère de sa femme. L’ignorant d’autrefois dont les yeux
s’ouvrent par la procureuse impériale met fin à sa relation avec son
épouse.
Outre Lucile, Judith, Electre qui sont l’incarnation de la rigidité, Paola
n’est pas à négliger. Cette femme adultère, par son durcissement arrive
également à culpabiliser Lucile la vertueuse, à la convaincre d’un péché
non commis. Ici, la figure féminine semble sans cœur, animé de mauvais
sentiments. Elle agit avec exaltation. Qu’il s’agisse de Judith, d’Electre, de
Clytemnestre, de Lucile, de Paola, de Suzanne, une curieuse et certaine
exaltation enveloppe leurs actions. La femme apparait certes rigide et
froide mais elle est animée de fidélité. S’il y a dans le théâtre de Giraudoux
un être fidèle, c’est évidemment le personnage féminin. En effet, la femme
manifeste de la haine, de la répugnance face aux laideurs, aux lourdeurs,
aux méchancetés humaines pour prôner le bien, la justice, la vérité qui
représente des données imprescriptibles. Judith, par fidélité à son peuple

235
revient vers lui avec la tête d’Holopherne malgré le sentiment d’amour
éprouvé pour ce dernier. Paola qui ne veut rompre avec le mal reste égale
à elle-même et assouvit sa vengeance contre la procureuse impériale en
l’induisant en erreur. En planifiant le viol de Lucile, en le mettant en scène,
Paola respecte son engagement de faire subir la déchéance à celle qui s’est
déclarée comme sa rivale. S’étant jurée de faire payer à Lucile la rupture de
son couple, elle y est parvenue. Et l’humiliation infligée à la procureuse est
l’expression de la fidélité dans les actes et la parole chez Paola.
Hormis la fidélité à soi, celle de l’être aimé reste un principe chez la
figure féminine giralducienne qui y reste attachée dans Pour Lucrèce, Lucile
est une épouse fidèle jouissant d’un bonheur, d’une paix conjugale, d’un
équilibre.
Par ailleurs, la malice, la ruse, l’habileté et la subtilité caractérisent le
personnage féminin. Ces traits marquants de la féminité connaissent un
développement chez les personnages giralduciens qui s’en servent pour
atteindre leurs objectifs.
Judith, très habile et subtile use de charme, de séduction pour parvenir
à ses fins. Comme on peut le comprendre, dans Judith, c’est par pure
habileté que la jeune juive séduit le général Holopherne et tranche sa tête
non sans avoir partagé son lit et être entrée dans ses grâces. Certes, Judith
a perdu sa virginité qui est à l’origine de son élection par Dieu, mais elle a
accompli la mission pour laquelle elle s’est rendue au camp ennemi :
vaincre l’Holopherne le persécuteur de son peuple. Pour aller en guerre
contre Holopherne, Judith a fait montre d’intelligence et de ruse. Ainsi elle
a pu tromper son oncle Joseph réticent parce qu’inquiet quant au succès
de sa nièce là où la véritable armée a essuyé un cuisant échec. Electre, de
son côté, a su arracher des aveux à sa mère par ruse par finesse d’esprit, la
fille d’Agamemnon a pu découvrir le mobile de l’assassinat de son père, le
meurtre et les meurtriers. Par habileté et finesse, Paola a précipité Lucile
dans les abîmes. Elle a amené la procureuse à douter de soi, à croire au
mensonge c'est-à-dire au supposé viol dont elle serait victime pour tout
simplement bafouer son orgueil de femme pure, de femme fidèle et
incorruptible, de femme modèle de la société.
L’habileté, la finesse et la ruse, mais surtout le charme, l’attrait
physique, la beauté don de la nature reste un atout considérable pour la
femme et constitue une véritable arme susceptible de lui assurer bien de
succès. La femme possède le pouvoir de la beauté qui lui donne une force
certaine face aux évènements et même de la considération, faisant d’elle
une sorte d’élite. C’est sous le charme de Judith qu’Holopherne est tombé
pour perdre sa vie après. La beauté demeure une parfaite arme. Et Judith
qui en était certaine a su en profiter, car sachant d’avance ce qu’elle en
ferait. Ne dit-elle pas : « toutes les armes découvertes et cachées je les
aurai. La plus dangereuse pour Holopherne, je l’ai déjà » faisant allusion à
sa voix, à son sourire ? (Judith, I, VIII, P217). Sa beauté a été une précieuse
aide dans l’accomplissement du meurtre d’Holopherne, le principal
adjuvant.

236
II- LA FONCTION MATERNELLE

La fonction maternelle est un rôle difficile qui vise à protéger et à faire


évoluer. Elle est empreinte de sagesse, de bon sens et d’intuition. Dans le
théâtre giralducien, les actions de la femme sont guidées par ces qualités
et concepts.
Dans Electre la fonction maternelle est assurée par Clytemnestre qui
montre sa maternité dans le refus de la mésalliance voulue et décidée par
Egisthe. Bien que consentante à l’idée de marier sa fille à un homme de
condition inferieure à la sienne, au départ ; Clytemnestre se ressaisit et
s’oppose. Ce revirement d’opinion marque sans aucun doute l’amour
certain de la reine pour sa fille. Celle qui pour des raisons strictement
personnelles, pour son propre bonheur, pour des projets mesquins a
accepté l’union d’Electre au jardinier revient sur sa position par amour
pour elle. Clytemnestre veut sauver sa fille de l’indigence matérielle et
protéger en même temps son rang social. Elle se sent le devoir moral de
protéger sa fille et de vouloir son bonheur. Par sagesse et bon sens, la reine
s’oppose au mariage de son sang à un être sans classe, un pauvre.
Agissant ainsi, Clytemnestre veut éviter à sa fille de mener une vie faite
de mensonge comme la sienne. Elle sait qu’une union sans amour
« étouffe la vie personnelle, coupe la femme du monde et l’enferme dans
une solitude complète »1 ayant pour conséquence l’adultère.
La maternité implique une intuition raisonnable. Et c’est guidée par
cette intuition , ce grand pouvoir du pressentiment que la reine se rend
compte de la bêtise qu’elle commet en suivant Egisthe dans sa volonté
coûte que coûte de marier Electre au-dessous de son rang. La reine réalise
la souffrance de sa fille dans un foyer fondé sans amour, un foyer imposé,
un mariage sans consentement mutuel à l’image du sien dont la résultante
est l’adultère et le meurtre. Clytemnestre cherche à éviter la répétition de
l’histoire. Alors elle se montre soucieuse du destin de sa fille.
Outre Clytemnestre qui traduit son amour pour sa fille en dépit de leur
confrontation, il y a la femme Narses qui se comporte comme une
véritable mère pour Electre. Douce et tendre avec la fille d’Agamemnon,
la femme Narsès devient pour la fille d’Agamemnon, une mère, qu’elle n’a
jamais eue. En effet la femme Narsès, une pauvre mendiante aime Electre
comme sa propre fille. L’amour éprouve pour la jeune fille la pousse à
secourir Electre et son frère lorsqu’ils seront liés par Euménides : «nous
arrivons tous, les mendiants, pour sauver Electre et son frère, les infirmes,
les aveugles, les boiteux » (Electre, II, IX, P. 662) et à appeler
affectueusement Electre ‘’ma fille’’. L’attitude de la femme Narsès est tout
empreinte de maternité dans la mesure ou aucune mère ne peut laisser ou
voir son enfant souffrir et être indifférente lorsqu’elle à la possibilité de lui
venir en aide.
La maternité vue sous l’angle de la protection est traduite par ailleurs
par le comportement d’Electre se substituant à sa mère. La fille
d’Agamemnon demandant à son frère de prendre d’elle sa vie et non de sa
1
Franck Evrard, Electre de Sophocle à Giraudoux, Paris Bertrand Lacoste

237
mère veut le façonner à sa guise. Elle veut laver, selon les termes de Pierre
d’Almeida, « Oreste de l’empreinte maternelle »1. Electre n’a eu de cesse
de « l’enchaîner à elle, et de s’enchaîner à lui »2.
La jeune fille veut libérer Oreste de Clytemnestre. Le faisant, elle agit
comme une mère, elle s’identifie à la figure maternelle. Electre agit en
protectrice de son frère comme si le prince courait un danger avec sa
mère. En fait, la fille d’Agamemnon agit ainsi puisqu’elle juge sa mère
d’indigne, incapable de sentiment de tendresse et d’amour, insensible, se
souvenant de la chute d’Oreste petit, mais aussi parce qu’elle la
soupçonne d’être coupable de la mort de leur géniteur. Electre voudrait
être la mère de son frère pour qu’il ne doive rien à Clytemnestre.
La maternité est vécue également dans Pour Lucrèce. Ici c’est Barbette
la ventouseuse qui assume la fonction maternelle. La vieille maquerelle,
complice de Paola dans le prétendu viol de Lucile admire la procureuse et
s’inquiète de ce qui lui est arrivé. Prise de compassion et regrettant d’avoir
participé à un tel crime, Barbette s’exclame : « Qu’est ce qui t’a pris, ma
fille ! Tu ne risquais rien des hommes, Je t’ai vue !...» (Pour Lucrèce, III, VI,
P.1076), après sa consommation de poison pour mettre fin à sa vie. Elle va
même jusqu’à faire une confession, à dire la vérité sur le viol de Lucile
quand bien même il soit trop tard : « tu as bien été violée .Pas par
Marcellus, cela on en guérit … Mais par la bêtise des hommes, la
grossièreté des hommes, la méchanceté des hommes… » (Pour Lucrèce, III,
VI, P.1076) et à décider de la venger. Barbette s’engage à venger Lucile,
mais sa vengeance sera dirigée contre les hommes pour lesquels elle
réserve un châtiment infernal. D’où cette expression : « Dis-lui… qu’elle
s’engage , elle et ses sœurs de ville , à ne laisser de répit aux hommes…
pour te venger , mon petit ange , et les mener tout droit à la damnation
éternelle » dans l’oraison qu’elle fait à Lucile. Comme une mère qui vient
de perdre son enfant, Barbette se veut la vengeresse de la procureuse pour
qui elle éprouve une affection sans contexte réelle. Elle sait que Lucile est
victime de sa pureté et est morte aussi par la faute des hommes,
principalement de son époux qui n’a pas su lui être attentif.
On peut se rendre compte de la fonction maternelle aussi dans Judith où
dans le camp ennemi, Daria la sourde-muette tombe en admiration devant
la jeune juive et devient sa mère de circonstance. Sans parent, sans ami,
seule sous la tente d’Holopherne, Judith se confie à la femme pour qui elle
ressent de la compassion et en fait sa mère. Daria répond favorablement
à la demande de Judith dans la mesure où elle va lui prodiguer des conseils.
Judith : … pauvre Daria…. Donne-moi encore tes conseils muets… (Judith, II,
VIII, P.244).

1
Pierre d’Almeida, Lire Electre de Giraudoux, paris, dunod, 1994, P.68
2
Ibidem

238
III- LA FONCTION SOCIALE

Le théâtre giralducien offre des personnages féminins qui se distinguent


de bien d’autres par leur manière d’agir, par la mission noble qu’ils
accomplissent. Actant social, le personnage féminin bien souvent élu par
un ordre supérieur joue plusieurs rôles. Il a une fonction sociale multiple.
Dans le théâtre de Giraudoux, la femme assume un rôle de restauration
sociale et d’éclairage. Dans Electre, Electre dont le nom même la
prédestine à la recherche de la vérité, à la mise en lumière, à l’éclairage de
choses obscures s’engage à faire la lumière sur la mort de son père
Agamemnon mort dans des conditions non élucidées. Mue par son désir de
vérité, la fille d’Agamemnon s’employera à traquer sa propre mère comme
un chasseur traque un gibier ou comme un policier le fait avec les
malfaiteurs. Dans le cas d’Electre, elle agit à l’image du policier dont la
mission est de protéger la cité. Electre en justicière, développe dans la
société l’esprit de vérité, de justice et veille au respect de la morale. Ses
préoccupations dominantes d’ordre social, rejoint Lucile Blanchard dans
Pour Lucrèce. Cette dernière, tout comme Electre assure la correction de
déviations sociales par le respect des valeurs morales et sociales. Face à
une crise civilisationnelle, le personnage féminin dont la visée est
révolutionnaire s’élève contre l’indifférence caractérisée des hommes qui
font planer sur l’humanité de réels dangers. Protectrice et gardienne de la
morale, avocate de la justice, la femme cherche le mieux- être collectif. Elle
corrige les dysfonctionnements sociaux, redresseur sans conteste de la
sphère humanitaire.
Conscience morale de la société, la femme est l’agent restaurateur de la
valeur de l’être humain. Dans le théâtre giralducien, les femmes jouent un
rôle essentiel. Gardiennes de la moralité et de la vérité, elles dominent
toute l’humanité. C’est sans doute ce qui explique l’expression de Franck
Evrard pour qui elles « réveillent les hommes assoupis, aveugles, enfermés
passivement dans la torpeur d’une réalité… »1. À travers leurs exigences
morales et spirituelles, les personnages de Lucile et d’Electre préfèrent la
mort au déshonneur et à la résorption des crimes, au mensonge, au
camouflage qui sapent la vie. Et les mots d’Electre : « Il est des regards de
peuple mort qui pour toujours étincellent… » (Electre, II, VIII, P 657) qu’elle
prononce fièrement lorsqu’Egisthe la supplie de surseoir à sa lutte qui
risque de mettre Argos en péril sont révélateurs. Si Lucile préfère la mort à
la vie, c’est parce qu’elle refuse le vice, le mal. Amoureux de la vertu, la
jeune femme met un terme à sa vie pour se tenir loin de la perversité bien
qu’elle soit victime des machinations du libertin Comte Marcellus et de la
belle frivole Paola, une amoureuse insatiable. La mort de la procureuse
dans Pour Lucrèce est chargée de signification. Elle se comprend comme le
fait que les véritables âmes pures sont incorruptibles et que la mort elle-
même ne peut rien contre elles. Elle peut se comprendre également
comme le fait que la vie ne vaut rien et ne mérite pas d’être vécue si l’on
venait à perdre à son âme. Ici, dans la pièce giralducienne l’âme est
1
Franck Evrard, Electre de Sophocle à Giraudoux, Paris Bertrand Lacoste, 1997, P.45

239
représentée par la morale, la vertu, le bien. La mort de Lucile semble
sanctifiante. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle même mourante, la
procureuse impériale dira à Paola qu’elle a gagné la bataille vaincu le mal
incarné par la femme d’Armand quand cette dernière lui fera savoir ceci, la
narguant « la lutte est finie… Il n y a au monde qu’une vertu, la victoire… »
en ces termes : « le monde est pur, Paola, le monde est beauté et
lumière !... » . (Pour Lucrèce, III, VII, P.1075)
Sa mort est une manière d’échapper au mal. Comme le dit Charles
Mauron : « Ce suicide a pour elle et pour Giraudoux, le sens d’une
affirmation suprême de pureté, d’une grâce de martyre »1.
A Lucile et Electre qui sont à première vue les personnages par qui
éclate la vérité, les gens qui mettent à jour ou à découvert ce qui est caché,
il faut ajouter Agathe. La femme du président du tribunal, dans Electre,
d’une certaine manière est ménagère de la vérité car c’est par elle que la
jeune princesse Electre découvre l’infidélité de sa mère, « à la lampe
d’Agathe » selon ses propres termes. Et en décidant de quitter sa vie faite
de mensonges, de tromperie, de trahison par l’aveu de son fidélité opte
pour une vie de vérité.
La conversion à la vérité d’Agathe la conduit à la pureté aussi, à
l’attachement à la morale. Elle se range désormais du côté de la vérité en
s’affranchissant définitivement de la confrérie des femmes.
Electre, par son obstination, libère tout son entourage du mensonge et fait
éclore la vérité. Agathe est libérée la première, Egisthe et Clytemnestre
ensuite et enfin tout Argos qui va certainement renaître de ses cendres
après la destruction. Par la justice qu’elle veut intégrale, Electre a projeté la
lumière sur sa patrie. L’incendie d’Argos est une destruction lumineuse.
C’est un sacrifice expiatoire. Electre est devenue le soleil qui donne de son
éclat au peuple dont elle est issue. La clarté du personnage d’Electre, la
lumière qu’elle projette se voit aussi chez la procureuse. Dans Pour
Lucrèce, Lucile ‘’ouvre les yeux des aveuglés par la sentence du silence, de
l’indifférence qu’elle inflige autour d’elle. Par elle Armand découvre que
son épouse est adultère et rompt avec elle. Et Charles Mauron d’affirmer
qu’avec Lucile « le mari dont les yeux se dessillent, est doté, à son tour, de
seconde vue »2
Lucile et Electre sont l’incarnation de la vérité, de la pureté, de l’absolu
avec tous les risques d’intransigeance et de rigidité. Leur action est
marquée par une exaltation certaine et curieuse. Ces personnages exaltés,
dans la rigueur et la sévérité parviennent à mettre fin à la complaisance, à
la légèreté. Par leur intransigeance, leur désir d’absolu en toute chose
Electre et Lucile combattent efficacement l’injustice, l’immoralité, les maux
sociaux sans parti-pris. C’est avec impartialité que la fille d’Agamemnon
traque le mal, et punit les coupables du meurtre de son père. Elle châtie
celle qui lui a donné la vie sans regret par attachement à ses principes

1
Charles Mauron, Le théâtre de Giraudoux : étude psychocritique, Paris, l’Harmattan,
2002, P. 231
2
Charles Mauron, le théâtre de Giraudoux : étude psychocritique, Paris l’Harmattan, 2002,
P.235

240
moraux. Et bien avant que Oreste passe à l’action, Electre demande à
Egisthe de tuer Clytemnestre s’il souhaite être pardonné : Electre : Tuez-la,
Egisthe. Et je vous pardonne. (Electre, II, VUI, P.661).
Lucile lisant la fausseté et l’adultère sur le visage des personnages et
refusant de leur adresser la parole, révèle comme Electre, la vérité. A
l’instar de la fille d’Agamemnon, elle dévoile le crime et force l’aveu du
coupable. Du coup elle devient la vérité, la pureté et la justice comme
Electre. La femme du procureur, en brisant l’union de Paola et Armand par
la révélation de la vraie nature de son épouse, une femme adultère à
Armand, se montre justicière à l’image de la fille d’Agamemnon. Elle rend
justice à Armand le mari cocu qui a pourtant toujours eu confiance en sa
femme et cru en sa fidélité.
Outre la protection de la pureté, de la lumière la femme, chez
Giraudoux, a une mission rédemptrice. En effet, le salut vient par elle. Son
sacerdoce de libération de l’humanité est perceptible dans Judith par
l’acte héroïque qu’a posé Judith tuant l’ennemi redoutable de son peuple,
donc de Dieu. Dans cette œuvre où le sort de tout un peuple dépend de la
jeune vierge, car à elle confié, Judith prend la résolution d’aller se risquer
dans le camp ennemi après la défaite soldatesque juive. Mesurant à cet
instant l’importance de la mission qui lui est assignée. La jeune juive, toute
confiante part en guerre sans préparation et sans arme Judith compte
certainement sure les armes naturelles en sa possession, à savoir le
charme, le sourire, le langage, la ruse, en un mot sa féminité. D’ailleurs,
elle le dira à Sarah inquiète de l’horreur qui l’attend au camp
d’Holopherne :
Judith : Ne croyez pas que j’irai là-bas en victime
consentante … Toutes les armes découvertes et cachées,
je les aurai. La plus dangereuse pour Holopherne, je l’ai
déjà… Mon langage… je ne me suis guère préparée à
une offre de mon corps, mais à une espèce de concours
d’éloquence… » (Judith, I, VIII, PP.216-217).
Le salut du peuple, sa rédemption se voit dans le théâtre giralducien à
travers la décapitation d’Holopherne par Judith, mais se manifeste aussi
par l’attitude intransigeante de la fille d’Agamemnon dans Electre, qui
exposant sa patrie à l’invasion corinthienne la fait renaître. Son attitude
est, à première vue, jugée absurde, mais au-delà de cette vision, il faut
comprendre le changement positif que connaîtra la ville, dépouillée du
mal coupé à la racine, car dans les flammes d’Argos brûlent à jamais les
auteurs des crimes.
La rédemption par la créature féminine se dessine sous l’attitude
d’Agathe Théocathoclés également qui, par l’aveu inattendu de son péché
d’infidélité la sauve, mais sauve aussi la reine Clytemnestre qui, en se
confessant se sauve, libérant son esprit alourdi par le crime crapuleux de
son époux.
Electre, Judith, Agathe et Clytemnestre, d’une manière ou d’une autre,
libèrent le peuple par leur propre rachat aspirent à une vie nouvelle. De par
leurs différents actes, le bien est sorti. Judith est parvenue à ramener la
paix dans sa cité, elle a réussi à redonner espoir à son peuple déçu, abattu

241
qui a mis tout son espoir et toute sa confiance en elle. La jeune fille sauve
da la fatalité, de la douleur, de la souffrance morale le peuple sien.
Agathe, elle, en prenant la résolution de confesser son inconstance se
rachète non seulement, mais affranchit aussi Clytemnestre qu’elle ramène
au bien. La jeune épouse Théocathoclès, sans le vouloir, inconsciemment
donne le nœud du problème d’Electre, le mobile de sa haine viscérale pour
sa mère. Là aussi, il y a rédemption, car la jeune Electre torturée par la
mort de son père dont elle n’arrive pas à trouver l’explication, va tout
comprendre. Son acte de vengeance marquant le triomphe de la vérité et
l’instauration de la justice sans compromis ni partialité sera un acte
libérateur.
Ces femmes sans puissance militaire, sans pouvoir politique, mais à
travers leur langage, leur finesse d’esprit, leur habilité, leurs actes
bouleversent la société, modifient le monde de l’intérieur et transforment
même les cœurs en y introduisant de nouvelles valeurs.
Le personnage féminin dans le théâtre giralducien est la clé de voûte de
la société. C’est lui qui donne autorité ou puissance à ou sur l’évolution, la
marche du monde. La femme agit sur le cours des évènements. Si Argos
doit brûler, c’est parce que Electre a influé les faits. Par son insoumission
accentuée par sa quête effrénée de la vérité, elle ne se laisse pas agir. La
fille d’Agamemnon n’écoutera pas Egisthe, bien que ce dernier soit
transfiguré. Et les propos de sa mère, ceux des Euménides qui essaient de
la dissuader en prenant son frère en otage n’auront pas d’écho favorable
auprès d’elle.
La femme, chez Giraudoux, est une combattante, une missionnaire en
accord avec les forces profondes de la vie et de la nature, selon Alain
Dureau.

CONCLUSION

Giraudoux, dans son théâtre, octroie au personnage féminin une place


de choix. Jouant des rôles manifestement essentiels dans l’évolution de
l’humanité, la figure féminine giralducienne est d’abord marquée par sa
féminité qui fait d’elle un individu aux caractéristiques multiples et
contradictoires. La féminité laisse voir ensuite sa maternité qu’elle assume
pleinement bien que difficile. Enfin la femme assure une fonction sociale
qui englobe toutes les autres. Elle mène des actions allant dans les sens de
la révolution des mentalités. Gardienne de la pureté et de la morale, son
combat politique et social interpelle les humains sur le fait que la forçe
physique ne suffit pas à résoudre les problèmes de société. Giraudoux,
plaçant le personnage féminin au cœur des actions salvatrices de
l’humanité, traduit son utilité absolue dans son devenir. La femme,
connaissant nul doute mieux le monde dans lequel elle évolue du fait de sa
féminité et de sa maternité, demeure le moteur incontesté et
incontestable du développement social. Le monde ne peut pas ne pas
compter avec elle.

242
BIBLIOGRAPHIE

ALMEIDA Pierre, Lire Electre de Giraudoux, Paris Dunod, 1994.


EVRARD Franck, Electre de Sophacle à Giraudoux, Paris, Bertrand Lacoste,
1997.
JACQUOT Jean, Le théâtre moderne : Hommes et tendances, Paris, Centre
National de la recherche scientifique, 1978.
MAURON Charles, Le théâtre de Giraudoux : Etude psychocritique, Paris, L’
Harmattan, 2002.
REY Pierre- Louis, la femme : de la belle Hélène au mouvement de libération
des femmes, Paris- Bruxelles-Montréal, Bordas, 1972.

243
Sciences du langage

244
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.245-255 ISSN : 2226-5503

ANALYSE DU DERIVE NOMINAL PARASYNTHETIQUE DANDJI

Assouan Pierre ANDREDOU


Enseignant-chercheur,
Département des Sciences du Langage,
UFR LLC de Université Félix Houphouët-Boigny
Côte d’Ivoire
E-mail : pierreandredou@yahoo.fr
&
Serge Yannick ALLOU
Enseignant-chercheur,
Département des Sciences du Langage,
UFR LLC de Université Félix Houphouët-Boigny
Côte d’Ivoire
E-mail : allousy@yahoo.f

RESUME :
Cet article explique le processus de formation du dérivé nominal et les différents
1
changements morphophonologiques. Dans ce parler , il est établi que tout nom dérivé de
verbe est une base parasynthétique obéissant à la forme suivante :
[pre + X + Suf].
Pour former un nom à partir d’un verbe, nous devons donc nous conformer à la règle qui
suit : /V/ N / Pre + V + Suf.
Cette règle signifie que c’est le préfixe et le suffixe entourant le verbe qui permettent au
verbe de changer de catégorie syntaxique. Autrement dire, pour la formation d’un nom
déverbal, il faut nécessairement la présence conjointe d’un préfixe et d’un suffixe. Les
affixes entrant dans la dérivation parasynthétique entrainent des changements de la base
verbale au niveau segmental et supra- segmental.

Mots clés : parasynthétique, segmental, suprasegmental, lénition et spirantisation.

ABSTRACT:
This article attempts to explain the formation process of the parasitic derivative and the
different morphophonological changes. This type of derivation proceeds by the
simultaneous attachment of a prefix and a suffix to the base thus giving a form as follows:
[pre + X + Suf].
In dandji, it is clearly established that any name derived from the verb is a parasitic basis
insofar as this name obeys the aforementioned form. To form a noun derived from verb
we must therefore comply with the following rule:
/V/ N / Pre + V + Suf.

1
Le dandji est un parler sanwi pratiqué à l’Est du pays, plus précisément dans la zone forestière qui s’étend tout
au long de la rive ouest du fleuve Bia à partir du Nord d’Aboisso, dans les Sous- préfectures d’Ayamé et de

Bianouan .

245
This rule means that it is the prefix and the suffix surrounding the verb that allows the
verb to change syntactic category. Thus, for the formation of a deverbal name, it is
necessary to have the joint presence of a prefix and a suffix. Affixes entering the parasitic
derivation cause changes from the verbal base to the supra segmental and segmental
level.

Keywords : parasitic, segmental, suprasegmental, lenition et spirantization.

INTRODUCTION

Parmi les procédés morphologiques permettant la formation des


nominaux en dandji figure la dérivation parasynthétique. Ce procédé de
création lexicale est une opération qui permet la création d’une nouvelle
unité linguistique, et ce, par l’attachement simultané d’un affixe à gauche
(un préfixe) et d’un affixe à droite (un suffixe) de la base. « Les affixes sont
des morphèmes qui n’ont pas d’existence en tant que termes libres dans la
langue et ne peuvent constituer une expansion. » (Kossonou 2007 :276). Ce
type de dérivation est un moyen de changement de catégorie
grammaticale « qui contribue à l’enrichissement du vocabulaire »
soutiennent, Alberti et Lavoine (2012 :20). Sur le plan
morphophonologique, les morphèmes affixaux, au contact de la base
verbale, engendrent des variations consonantiques, vocaliques et tonales
intéressantes à analyser. Ce travail s’inscrit dans le domaine de la
morphologie lexicale. Notre préoccupation majeure, en épousant ce sujet,
est de mettre en évidence le processus de création lexicale en dandji,
principalement la dérivation parasynthétique, et les modifications
morphophonologiques par le biais de la théorie de Kaye , Lowenstamm et
VERGNAUD ou KLV (1985 et 1988). À cet effet, les interrogations qui
découlent de cette analyse sont : quelles sont les couples affixaux
intervenant dans la dérivation parasynthétique en dandji ? Quelles sont les
transformations morphophonologiques qui s’y déroulent?

I- LES DIFFERENTES FORMATIONS PARASYNTHETIQUES

Il n’y a qu’à constater les constructions qui vont suivre pour se rendre
compte de la manifestation de la dérivation parasynthétiques dans ce
parler agni sanwi.

1- Adjonction du morphème couplé E … ton [B]


Le préfixe E renvoie soit à la voyelle e, soit à la voyelle. Il porte le
ton bas. Le choix de l’une ou l’autre des formes est fait en fonction de
l’harmonie +/ - ATR de la voyelle de la base verbale. Ainsi, le préfixe e
apparaît lorsque la / les voyelles sont de types [+ATR]. Le préfixe 
intervient dans le contexte opposé, c’est- à-dire avec la / les voyelles -
ATR. La présence de l’une dans un contexte et l’absence de l’autre
s’explique par l’effet de l’harmonie vocalique en vigueur dans la langue.

246
L’affixation conjointe du préfixe [E] et du suffixe de ton [B] aux différentes
structures verbales se manifeste par les constructions que voici :
(1)

Verbe Préf. Verbe suf. Déverbatif Glose


a.
dé è dé B = è-lê « le fait de récupérer »
/ récupérer /

dá + dá + B = -lâ « le fait de dormir »


/ dormir /

b.

cé è cé B = è-ê « le fait de partager »


/ partager /

c + c + B = - « le fait de durer »


/ durer /

c.

kùl è kùl B = è-hùlô « le fait d’aimer »


/ aimer /

k lé è k lé B = è-h lê « le fait de montrer »

/ montrer /

kàl kàlá + B = -hàlâ « le fait de couvrir »


/ couvrir /
d
b t + b t +B = -b t « le fait d’écraser »
/ écraser /

+ +B = - « le fait de parler »
/ parler /

L’observation de ce corpus met en évidence l’apparition de divers


changements phonologiques au niveau consonantique et tonal :
(i) Au niveau consonantique, l’on constate une mutation des consonnes
d, k et c au contact du préfixe e / . En effet, l’adjonction du préfixe
E aux structures syllabiques CVd; c; k met ces consonnes en position
intervocalique. Cet environnement favorise la lénition ou adoucissement

247
(modification phonétique qui consiste en un affaiblissement de
l'articulation des consonnes, à savoir le passage d'une série dite « forte » à
une série dite « douce ») de ces consonnes. Ainsi,
- la consonne occlusive [d] change de forme et devient la latérale [l]
concernant les monosyllabiques dont les voyelles sont  e, a  (cf, 7a) ;
-la consonne c à l’initiale d’un monosyllabique se transforme en la
fricative palatale  lorsque celle-ci précède les voyelles  e, (cf. 7b)
- et la consonne occlusive k à l’initial du verbe dissyllabique alterne
avec la consonne fricative vélaire h. La spirantisation a lieu
lorsque l’occlusive précède les voyelles,o,a, u  (cf. 7c et 7d). Cette
alternance se fait aussi avec les verbes dissyllabiques ayant la consonne
latérale l en position C2 ;

(ii) Le ton bas B suffixé au ton haut de la voyelle finale de la base verbale
transforme cette dernière en une modulation tonale HB représentée
comme suit :
(2)
H B H B B HB

X X X + X X + X X X X

d e e d e e l e

Le cas de dérivation analysé en 2.1 obéit à la structuration suivante :


(3)
E Pre (e ; ) + V + Suf B]

Un autre suffixe peut s’associer au préfixe E dans le cas de la


dérivation parasynthétique : le suffixe E

2- La dérivation en E … E
Le morphème suffixal E obéit au même critère d’harmonie énoncé en
2.1 concernant le préfixe vocalique. Cela peut être élucidé par les exemples
qui suivent :
(4)
Verbe Pref. Verbe suff. Nominalisation Glose

a. d é d è = èlwê « le fait de noircir »


/ noircir /
b. bùt è bùt + è = bùtwê « le fait de percer »
/ percer /
c. s +s + = -s « le fait de savoir »
/ savoir /
d. nad nad + = nad « le fait de marcher »

248
/ marcher /
e. k t k t + = k tw « le fait de
s’agenouiller »
/ s’agenouiller /
f. sí é + sí + è = -sê « le fait de savoir »

Le suffixe dérivatif E est à l’origine de plusieurs transformations


phonologiques répertoriées comme suit :
(i) Le suffixe vocalique E, au contact de la voyelle finale, déclenche un
phénomène de palatalisation ou de labialisation dans les contextes
suivants :
- les voyelles antérieures fermées [ı ;] se palatalisent en 
lorsqu’elles précèdent le suffixe e (cf. 4c et 4f) ;
- en revanche, les voyelles finales postérieures fermées (u ; ) du
verbe suivies du suffixe   se muent systématiquement en la semi-voyelle
w (cf. 4b et 4e).

La transformation de ces voyelles se résume en ceci :


(5)
a.
[ı ;]  - e

b. [u ; ] w -
Ce processus soulève l’interrogation suivante : comment élucider ce
phénomène de palatalisation ou de labialisation ?
A priori, il est facile de répondre à cette interrogation en ayant recours
à la phonologie non linéaire. Pour une explication claire de ce phénomène,
focalisons-nous sur l’exemple nad « le fait de marcher » en (4d). La
suite [d- ] peut être analysée comme étant un élément dissyllabique à
l’intérieur de la suite nominale dérivée. Le dilemme qui se situait au niveau
de la morphologie se transforme ainsi en un problème phonologique
illustré en (6) :

(6)
a. Représentation lexicale

B H B

X- X X X X- X

ε n a d ι ɛ

249
b. palatalisation de [ı] en []

X X X X X X

ε n a d  ɛ

Le sanwi fait partie des langues kwa admettant l’existence des


diphtongues légères. C’est certainement cette théorie qui est à l’origine de
l’acceptation de la séquence de segments [CC] comme associés à un même
point de squelette. Dans le cas échéant, le cluster [CC] serait inadmissible
en attaque branchante. En voici l’illustration :
(7)
A N

x x

c c v

La structure en (6) peut être reconsidérée comme suit :


(8)
a.
*
B H B

X- X X X X -X

ε n a d 

L’item nad est rejeté par la langue compte tenu du flottement du ton
H. Il est donc indispensable de le réassocier à un phonème porteur de ton
en l’occurrence l’élément se situant le plus à droite.
b
B HB

X- X X X -X

ε n a d  ɛ

250
3- La dérivation en E … à
Le dérivatif E … à se greffe aux verbes ayant les voyelles fermées nasales
u, i , , en finale. Les exemples en (9) obéissent à ce cas de figure.
(9)

Verbe Préf. Verbe suf. Nominalisation Glose

a. è + fí a = èfa « le fait de taper »


/ taper /

b. su è su a = èswa « le fait de pleurer »


/ pleurer /

c. t  è + t  a = ètwa « le fait de préparer »


/ préparer /

d. b è + b a = èba « le fait de cuire »


/ cuire /

La voyelle nasale suffixée au verbe favorise la palatalisation en 


ou la labialisation en w en fonction de l’antériorité ou à la postériorité de
la voyelle finale du verbe.

4- La dériva on en … l
Le couple … l est capable de s’adjoindre à la racine verbale CV
pour favoriser la création nominale. Voici les données qui entérinent la
possibilité d’obtenir des noms en joignant le dérivatif … l :
(10)
Verbe Préf. Verbe suf. Nominalisation Glose

a. k + k + l = -h - l « le fait de départ »
/ partir /

b. bá + bá + l = - wá-l « le fait de venir »


/ venir /

La consonne b sous l’influence du préfixe [ ] subit une


transformation et devient la semi-voyelle w dans un déverbatif si et
seulement si cette consonne est +lenis. Seuls les verbes traduisant un
déplacement font appel aux affixes
… l . La représentation dérivationnelle de ces verbes se présente comme
suit :
(11)
N   + V +  l 

251
Les diverses transformations provoquées par la présence du préfixe E
permettent d’établir les règles qui suivent :

5- Adjonction du morphème couplé N... E


Voici les données justificatives de l’obtention des noms par adjonction du
dérivatif N…E aux verbes :
(12)
Verbe Préf. Verbe suf. Nominalisation Glose

a. kàcı N kàcı è = - àc -ê « le fait d’échanger »


/ changer /

b. kàc N kàc è = -gàc- « souvenir »


/ se souvenir /

c. kpac N + kpac è = -gbàc- « le fait de fendre »


/ fendre /

Le dérivatif N…E semble faire appel de façon spécifique aux items


ayant pour base dissyllabique les structures de type C[k ; kp] V[a] C[c] V[i ;].Les
consonnes occlusives sourdes k et kp, lorsqu’elles sont positionnées à
l’initiale de mot, se sonorisent quand elles sont précédées d’une nasale
syllabique qui leur est homorganique dans un contexte de préfixation.
1.6. La dérivation en à … B
S’agissant de la dérivation en à … B, la mise en pratique de ce mécanisme
génère les déverbaux ci-dessous :
(13)
Verbe Préf. Verbe suf. Déverbatif Glose
a. á à + á + B = à- â « mariage »
/ marier /

b. Ј à á + B = à-ɲâ « réunion »
/ se réunir /

c. t à t B = à-tô « achat »
/ acheter /

Le préfixe à entraine une nasalisation de la palatale Ј en ɲ et peut être


représentée comme suit :

(14)

/Ј/ [ɲ] / à –

Le couple à … ton B semble préférer les verbes monosyllabiques CV.


En d’autres termes, il sert essentiellement à la construction des déverbatifs
dissyllabiques VCV.

252
II- DISCUSSION

Dans la perspective du traitement de la formation de chaque mot par


le moyen de règles morphologiques agissant à l’intérieur de la composante
morphologique, Scalise (1984) s’intéresse aux règles de formation de mots
à partir de la dérivation couplée ou la double adjonction, la double
postposition et la double antéposition.
Cette démarche est empruntée de la morphologie lexicaliste de Halle
(1973). Le principe de base est que si une grammaire est une
représentation formelle de la connaissance de la langue par un locuteur
natif, il doit alors y avoir une place dans la grammaire qui prend en compte
la connaissance lexicale de ce dernier. L’analyse de la structure interne du
dérivé par adjonction couplée telle que décrite par Scalise (1984) est
rendue possible grâce à deux hypothèses :
- la première stipule que les mots dérivés sont formés par l’adjonction
successive du préfixe et du suffixe. Le suffixe est donc rattaché directement
au nœud principal ;
- et dans la deuxième, le verbe et le suffixe constituent le noyau, c’est-à-
dire la tête nominale ; tandis que le préfixe apparaît en position de
complément.
Ces deux hypothèses peuvent être schématisées comme suit :
(15)
a. X b. X

Y Y

PREF Z SUFF PREF Z SUFF

La figure (15a) « Prédis que si un couple de morphèmes PREF


(préfixe)... SUFF (suffixe) est affixé à un radical Z, la tête du dérivé généré
est l’élément Y à gauche, dominant la position PREF et la position Z » E.
Kouame (2004 :22).
Dans la deuxième hypothèse représentée par la figure (15b.), la tête
du mot dérivé incombe à l’élément positionné à droite (Y) qui domine à la
fois la position Z et la position SUFF.
Décrivant la structure interne des dérivés, la proposition de Scalise
prédit que si un suffixe et un préfixe sont joints simultanément à une base
verbale pour former un nom, la forme nominale se crée originellement, par

253
l’effet conjugué du verbe et du suffixe avant que ne soit ajouté le préfixe.
Ce mode de formation morphologique est envisagé par l’exemple qui suit:

(16)
à- sě -l « cimetière »
/ Préf. / enterrer / Suff. /

Ce déverbatif met en exergue deux hypothèses (cf.17). Laquelle de ces


deux hypothèses est idéale pour décrire la structure interne de ce mot ?
(17)
a N b N

* N Suff. * Pref. N

Pref. V
V SUFF

[à- sjě ] -lj


à- [sjě - lj ]
« cimetière»
« cimetière »

Les graphes (17a) et (17b) inspirés de la proposition de Scalise


(opt.cit) indiquent que les items *àsj et *sj lj sont agrammaticaux. Par
conséquent, la proposition de Scalise est battue en brèche par la langue
danji. Nous postulons plutôt pour les bases parasynthétiques.
Ce type de dérivé consiste à créer un nom à partir d’une base (le plus
souvent on a affaire à une base verbale) à laquelle l’on ajoute deux
éléments affixaux à savoir un préfixe et un suffixe de façon concomitante
formant ainsi un mot parasynthétique. C’est à juste titre qu’Ehire (2009
:146) écrit ceci : « La base parasynthétique est définie comme un mot
complexe dérivé par l’attachement simultané d’un préfixe et d’un suffixe à
la base. »

CONCLUSION

Cette étude portant sur la dérivation parasynthétique permet


d’affirmer sans ambiguïté que le dandji a un système dérivationnel
parasynthétique productif. Les couples dérivatifs ( E… ton B, E … E, E… à,
E… l , …E, à… l , B… a) répertoriés apparaissent comme des
morphèmes d’adjonction. Ils se présentent sous une forme discontinue.
L’élément de gauche est un préfixe et celui de droite est un suffixe. Le
modèle dérivatif analysé dans cet article est « exocentrique », car

254
l’affixation change la catégorie grammaticale de l’élément de départ. Les
affixes ont une valeur grammaticale qui détermine la classe morphologique
du mot dérivé. En outre, ils ont une fonction sémantique parce qu’ils
permettent un changement de sens.

BIBLIOGRAPHIE

Alberti, M. et Lavoine, E., 2012. Les Amiffixes création d'un matériel


orthophonique visant l'enrichissement lexical grâce à la
morphologie dérivationnelle pour les retards de langage ou
leurs séquelles à l'école élémentaire. Mémoire en vue de
l’obtention du certificat de capacité d’orthophonie,
,Dainville, Université de Lille 2, 116 p.
ANDREDOU Assouan Pierre, 2008, Morphologie nominale et verbale du
daɟ : parler sanwi de la Sous-préfecture de Bianouan,
Mémoire de maitrise, Université de Cocody, 132 p.
BACH Emmon, 1983, « A Framework for Syntax and Semantics», in
Developments in Semantics, Haven, p. 2-166.
CHOMSKY Noam, 1970, « Remark on Nominalization », In A. Jacobs and
P.S. Rosembaum (eds.) Readings in english
transformational grammar, Ginn and Co, Walthan (Mass.),
p.184-221.
EHIRE Laurent, 2009, L’afma (parler agni de la S/P de Maféré) :
étude phonologique et grammaticale, Thèse de doctorat,
Université de Cocody, 432p.
HALLE Morris, 1973, « Prologomena to a Theory of Word Formation », In
Linguistic Inquiry 4, p.3-18.
KAYE, Jonathan., LOWENSTAMM, Jean. et VERGNAUD, Jean-Roger. 1988. «
Constituent structure and government in phonology ».
Phonology 7. pp193-231.
KAYE, Jonathan., LOWENSTAMM, Jean., et VERGNAUD, Jean-Roger.1985.
«The Internal Structure of Phonological Element; A theory
of Charm and Government». Phonology Yearbook 2. pp
305-328.
KOSSONOU, Kouabéna Théodore. 2007. Description systématique d’un
parler kwa : abron mêrêzo. Thèse de doctorat, Université
de Cocody, 395p.
KOUAME Yao Emmanuel, 2004, Morphologie nominale et verbale du
n’zikpli, parler baoule de la sous-prefecture de Didievi,
Thèse de doctorat, Université de Cocody, 414p.
SCALISE Sergio, 1986, Generative morphology, Foris Publication, Dordrecht
Holland/Riverton-USA, 237p.
SELKIRK Elisabeth, 1982, The syntax of words, Cambridge Mass, MIT Press,
148p.
TROUBETZKOY et Cantineau. 1949 Principes de Phonologie (Tradition de
L'Humanisme) Paris, Klincksieck, Volume 7, 394p.

255
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.256-267 ISSN : 2226-5503

REFLECTIVE TEACHING: A STRATEGY FOR THE IMPROVEMENT OF ENGLISH


TEACHERS’ PROFESSIONAL DEVELOPMENT

Paulin SOME,
Ecole Normale Supérieure,
Université Norbert Zongo de Koudougou,
P.O. Box 376 Koudougou, Burkina Faso

Pascaline BAMOGO,
trainee inspector at Ecole Normale Supérieure,
Université Norbert Zongo de Koudougou,
P.O. Box 376 Koudougou, Burkina Faso
E-mail: paulinsome@yahoo.fr

ABSTRACT
This study explores reflective teaching as a strategy to help teachers of English as a
Foreign Language (EFL) move toward professional development. The main goal of this
exploratory work is to contribute to the improvement of the teaching and learning of
English. The study is carried out in the Region of “Centre-Ouest”. Data are collected
through questionnaire, interviews and classroom observations. The study involves ninety-
six (96) teachers (the teachers observed also received the questionnaire). Eight (8)
pedagogic supervisors from the region and two (2) teacher trainers from the Teacher
Training College have been interviewed.
The findings reveal that EFL teachers are willing to grow professionally and strive to reach
this goal. The majority of the teachers involved assert that they reflect on their classroom
practices. But the findings from the post-observation conferences and interviews reveal
that the teachers do not reflect systematically on their classroom practices, that is, they
do not display critical assessment skills.
Key words: professional development, reflective teaching, teaching practices, classroom
practices, self-assessment.

RESUME
Cette étude explore l’enseignement réflectif comme une stratégie visant à aider les
enseignants d’Anglais, langue étrangère à se développer professionnellement. Le but
principal de ce travail exploratoire de type qualitatif est de contribuer à l’amélioration de
l’enseignement/apprentissage de l’Anglais. L’enquête terrain a été conduite dans la
direction régionale du Centre-Ouest à travers des questionnaires, des entretiens et des
observations de classe. L’étude a concerné 96 enseignants (les enseignants observés ont
aussi reçu les questionnaires). Des entretiens ont été menés avec 8 encadreurs
pédagogiques de la Direction Régionale et 2 enseignants formateurs de l’Ecole normale
supérieure de l’Université Norbert Zongo.
Les résultats révèlent que la majorité des enseignants impliqués dans l’étude réfléchissent
à leurs pratiques d’enseignement. Toutefois, les résultats des entretiens et des sessions de
remédiation révèlent que ces enseignants ne réfléchissent pas systématiquement à leurs
pratiques de classe. Quand bien même ils le feraient, ils n’ont pas la capacité d’apprécier
de façon critique leurs enseignements.
Mots clés: développement professionnel, enseignement réflectif, pratiques
d’enseignement, pratiques de classe, auto-évaluation.

256
INTRODUCTION

Teaching is a noble job which permits to help learners acquire the


necessary knowledge for them to be good citizens. English is taught in
Burkina Faso as a foreign language. The objectives of its teaching and
learning are as stated in the circular letter n°105/MENA/ICESD to enable
learners to use the language to communicate and learn the culture of the
nations where English is spoken. To achieve these objectives, teachers in
Burkina Faso need to be well trained which action is mainly the
responsibility of the state. This state of affairs brings Kaboré (2015) to
contend that achieving the goal of education in Burkina Faso is demanding
because it requires the state to offer the educational system qualified
teaching staff and better working and success conditions. Better teaching
staff means teachers who are well-trained to cope with the job they have
to do. But training cannot be done once for all. Teachers themselves can
and must contribute to their professional development as it is a long-life
enterprise.
The main objective of this study on “reflective teaching: a strategy
for the improvement of English teachers’ professional development” is to
draw teachers’ awareness on their own responsibility for their professional
development. This responsibility is expressed through helping them be
reflective so as to anticipate problems and find solutions to them.
The study is carried out in a context where students see little
interest in learning English. It aims at contributing to help teachers improve
their teaching practices and make learning more accessible for students.

I- STATEMENT OF THE PROBLEM

Teachers’ continuous professional development is an imperative for


the improvement of the quality of teaching. There are various ways for
professional development to take place. Teachers themselves can
contribute to this development if they are able to assess their teaching
practices. During my career as a teacher supervisor however, I noticed that
most of the teachers I have observed had serious difficulties to analyze
their lessons for their self-assessment. The fact is that many of them were
generally unable to point out significant strengths and weaknesses of their
lessons during the feedback conferences. Most of the aspects they point
out are related to the learners’ participation without being able to justify
their good or poor performances. This situation may be due to their
ignorance of reflecting on their lessons with the view of improving their
classroom practices. Yet, as Savolainen (2009: 16) notes, teachers play an
essential role in quality education. He quotes McKinsey and Company who
say: “the quality of an education system cannot exceed the quality of its
teachers.”
But, what I observed is that teachers generally complain about the
students’ level despite the great efforts they undertake to teach them.
Teachers rarely try to see if the learners have actually understood their

257
lessons. Yet as Dewey (1993) argues, operating reflectively could prevent
teachers from basing their practices on prejudice and uninformed or
outdated thinking. And Larrivee highlights the importance of reflection and
believes that:

“when teachers become reflective practitioners, they


move beyond a knowledge base of discrete skills to a
stage where they integrate and modify skills to fit
specific contexts and eventually to a point where the
skills are internalized enabling them to invent new
strategies.” (2000: 294)

This means that the lack of reflection on teaching practices affects


the quality of the teaching and in turn the quality of the learning. Thus,
teachers need to reflect on their classroom practices in order to improve
their teaching practices and reach better learning outcomes.

1- Objectives
The main objective of this study is to help EFL teachers for their
professional development. Thus, the following objectives have guided this
study:
- to explore strategies EFL teachers use for their professional
development;
- to identify the difficulties EFL teachers encounter in their
professional development;
- to suggest effective reflection strategies that can help teachers
improve their teaching practices.

2- Research questions
To achieve these objectives I set the following questions:
- Are EFL teachers concerned with their professional development?
- Do EFL teachers face difficulties when reflecting on their teaching
practices?
- Can any suggestions help for the teachers’ professional
development?

3- Hypotheses
To explain the facts and answer the above questions, I have designed
the following main and secondary hypotheses. These hypotheses will be
checked through the data I will collect on the field:
- EFL teachers are not concerned with their professional
development.
- EFL teachers face some difficulties to assess their classroom
practices.
- Proposing reflection strategies can help EFL teachers grow
professionally.

258
II- THEORETICAL PERSPECTIVE
I have conducted this study under the perspective of the theory of
constructivism, the teacher change theory and the reflective teaching
theory.

1- The theory of Constructivism,


Constructivism as an educational theory develops approaches to
thinking about teaching and learning. For Taber (2011), constructivism can
offer a basis for learner-centered teaching. The constructivist approach to
teaching and learning encourages metacognition and self-evaluation
instead of the rote memorization of facts.
The term constructivism has been defined differently according to
the authors, thus it means many things to many people (Taber, 2011). It
has philosophical and psychological origins (Jia, 2010). Constructivism is a
learning theory but I link it to my study because, teachers can construct
their knowledge by reflecting upon their experience, and this reflecting
practice leads to an improvement of their classroom practices. This
reflective practice eventually contributes to the teacher’s professional
development.

2- The theory of teacher change


The notion of teacher change includes personal factors and the
professional contexts in which they work. For Evans (2002), teacher change
has become an area of study very recently. It has various definitions but it
is obvious that it nourishes the discussions about the future of the teaching
profession. One definition we can give to teacher change is to consider it as
all that is undertaken to bring something new to the teacher’s knowledge,
teaching skills and practices. Teacher change can be motivated by various
factors. Bailey identifies six catalysts including:

“dissatisfaction with the current situation; the connection of a


new idea with the teacher’s own situation; a change in the
teaching context; life changes and personal growth which led
to professional development; a realization of something
based on his/her experience as a learner; a conflict between
the teachers’ new beliefs and their practices.” (1992: 271)

One or more than one of these reasons can lead the teacher to
undertake initiatives for change in his/her teaching practices.
We can therefore assume that reflection is an important step for
teacher professional development since it permits to go ahead by learning
through your experience. Schön (1983) suggested that the capacity to
reflect on action so as to engage in a process of continuous learning was
one of the defining characteristics of professional practice. And according
to Somé (2015: 51). “The function of teacher reflection is to ensure the
processing of any input, regardless of where it comes from, by the
individual teacher, so that the knowledge becomes personally significant to
him or her.” Therefore, reflective teaching can be considered as

259
fundamental for teachers’ professional development. A teacher who wants
to grow professionally must be aware of this practice and try to practice it
systematically.

2. Methodological approach
We used a mixed methods approach, that is, both qualitative and
quantitative methods. The reason for this choice is motivated by what
Johnson & al. (2007:123) said: “Mixed methods research is the type of
research in which a researcher or team of researchers combines elements
of qualitative and quantitative research approaches (e.g., use of qualitative
and quantitative viewpoints, data collection, analysis, inference techniques)
for the broad purposes of breadth and depth of understanding and
corroboration.” Thus, using a mixed methods design permits to use data
collected by one method to complete those collected by the other method.
The qualitative method deals with meaning in context. For Willig
(2001), cited by Hossain (2011: 145), “Qualitative researchers are
interested in how people make sense of the world and how they experience
events.” And paraphrasing Creswell (1998), Hossain (2011) describes it as a
process that permits to build a holistic complex picture, analyze words and
report detailed views of information. This approach has the advantage of
giving richer answers to questions. The interviews conducted after the class
visits allowed to collect qualitative data about the teachers’ reflection
abilities. In addition, interviews conducted with teacher-trainers provided
important information regarding the issue of reflecting on teaching
practices.
The quantitative research is described by Creswell (1994) as “a type
of research that is explaining phenomena by collecting numerical data that
are analyzed using mathematically based methods.” This approach has
some advantages: it provides estimates of population at large, results
which can be condensed to statistics, and allows for statistic comparison
between various groups. In this purpose, I used a questionnaire addressed
to teachers to get the numerical data on teachers who know about
reflection and its importance for the improvement of their teaching
practices.

2.1. Research site


One Regional Directorate is concerned by this study: the “Centre-
Ouest”. It takes into account both the urban and rural areas. We carried
out the study in this region because we have worked for twelve years as an
EFL teacher and three years as a supervisor. We know the region and many
of the teachers. In addition, it is the place where our training takes place
and it is easier to get into touch with the teacher-trainers and teachers. We
also limit ourselves to one region because of time constrains; and we think
that teachers’ reflection ability does not vary according to the regions, but
may depend on the teachers’ profiles and/or experiences. The region of
‘Centre-Ouest’ has many schools and a lot of teachers, and we are sure to

260
reach teachers with all the possible profiles, beginners as well as very
experienced ones.

2.2. Research population


The research population is made of EFL teachers, pedagogic supervisors
and teacher-trainers.

 EFL teachers:
In order to be able to help the teachers in the framework of their
professional development, it is important to involve them in the process. In
other words, the research will be incomplete if teachers themselves do not
express their views, and if I do not seek information from them and
understand what is the current situation as far as their training is
concerned. It is also important to know what their needs are in terms of
their professional development. The focus is to help them be autonomous,
acquire systematic reflection abilities for a better teaching/learning
outcome. So, I need to know how they are concerned with their
professional development, and how they know about the strategies to be
used to grow professionally.

 Pedagogic supervisors:
For the improvement of teaching, the government recruits every year,
among certified teachers, pedagogic supervisors through competitive tests
for two years training at ENS/UK. Their role is to bring support to the
teachers for the improvement of teaching and learning quality. They
participate in the teachers’ pre-service and in-service training through class
visits and the planning and implementation of workshops and seminars for
teachers. This is why their contribution is very important. They have a sum
of experience on classroom practices and also the class visits they conduct
are followed by feedback conferences during which teachers are required
to reflect on their classroom practices for their self-assessment.

 Teacher-trainers of ENS/UK:
ENS/UK is the Teacher Training College in which English teachers
receive their pre-service training. The trainers know exactly what is taught
to the trainees and they also have the opportunity during class visits to see
how former trainees conduct their lessons on the field. Involving them in
my study, helps get more insight about the issue of reflection. In effect,
they can help understand how they expect the trainee-teachers to conduct
and assess their practices basing themselves on the main aspects of a
lesson.

2.3. Sampling procedure


There are nine pedagogic supervisors in the region concerned with
my study, but I interviewed those with at least two years of supervisory
experience. The reason that accounts for this choice is that, for the
supervisor to be objective in his/her analysis of teachers’ reflection

261
abilities, it is necessary to have observed a certain number of teachers. As
for the teacher-trainers, I involved two of them who are posted at the
training college.
In order to collect qualitative data about teachers’ reflection
abilities, I observed lessons with five teachers and held post observation
interviews with them. The choice of these teachers took into account their
profile and teaching experience. The rationale behind this is to check if
experience or pre-service training has an impact on the teacher’s reflection
ability. Each teacher was observed twice. This is to allow more objectivity
in my conclusions about the teachers’ ways of analyzing their lessons.

2.4. Data collection instruments


To collect data, I used three instruments. The use of multiple sources is,
according to Somé (2012:60) explained by the fact that each method has its
strengths and limitations that might affect the quality of the data collected.
So, combining these three instruments permits to minimize the limitations
and increases the validity of the data collected.

2.4.1. Classroom observations


A classroom observation can comprise two stages. First, attend the
class and collect data, then meet the teacher to analyze with him/her the
data collected. A researcher can limit the classroom observation to the first
stage if his objective is to see what occurs in the classroom. But as I wanted
to see how teachers reflect on their classroom practices, I had to include
the second stage. I observed lessons presented by EFL teachers and then
had interviews with them.

2.4.2. The interviews


The interview is a data collection instrument that permits to have a direct
contact with the person concerned, and talking to people allows to get a
great deal of qualitative data for analysis. The interviews, according to
Patton (2002), cited by Somé (2012: 57-58) permit “the observer to go
beyond the external behavior to explore the internal state of persons who
have been observed.” With this instrument, I collected data with teacher-
trainers at ENS/UK and supervisors at the Regional Directorate.

2.4.3. The questionnaire


The questionnaire is a data collection instrument which consists of a series
of questions and other prompts for the purpose of gathering information
from respondents. The questionnaire permits to reach a great number of
people at the same time. Filling in questionnaires is less demanding for the
respondents. In addition, for Marshall and Rossman (2006), it increases
respondents’ availability to answer the questions because it allows
anonymity.

262
2.4.4. Research procedure
To make sure the teachers have a clear understanding of the questions and
what is expected from them, the questionnaire was pre-tested with five
teachers. This pre-testing allowed me to reformulate some questions and
propose options for others to facilitate the completion. The interview
protocols with pedagogic supervisors and teacher-trainers were also pre-
tested and corrections were made.

2.5. The field work


The field work started with the classroom observations in order not
to let the teachers discover in advance what I was expecting from them
during the interview. I supposed that if they read my questionnaires, they
would be influenced and it would bias the interviews conducted after the
classroom observations. I observed the lessons with five teachers and twice
with each teacher. The teachers were selected according to their profile
and teaching experience. The observations went from the 6th to the 24th
February, 2017. All the teachers I contacted for the observations gave their
consent. I observed three teachers with pre-service training and two
teachers without pre-service training. The teachers’ teaching experiences
vary from two (2) to ten (10) years. After the observation of each lesson, I
had a post observation interview with the teacher. I also invited two
teachers from the same place to observe their colleague’s lessons and
make the analysis. Because of time constraints, one of the teachers was
observed once. To allow confidentiality the teachers are referred to by
numbers.
One hundred and ten (110) questionnaires were sent to EFL
teachers without any distinction of profile and teaching experience. The
reason is that the study concerns all the EFL teachers whatever their
profile. Ninety-eight (98) questionnaires were returned and ninety-six were
analysed.

III- DISCUSSION AND CONCLUSION

As a reminder, I set the following hypotheses to conduct the study:


hypothesis 1: EFL teachers are not concerned with their professional
development.
To assess this hypothesis, I asked questions about whether teachers
try to improve their teaching practices. From the teachers’ questionnaire,
98.95% of the respondents recognized that they do something to update
their knowledge and improve their teaching, hence think in terms of
professional development.
All the supervisors interviewed admitted that the teachers
somehow try to grow professionally either by collaborating with peers,
reading pedagogical documents or attending seminars or workshops. Some
teachers also said that they meet pedagogic supervisors to discuss their
profession. Even if this rarely occurs according to the supervisors, some do
consult them to talk about their profession.

263
On the basis of these results, I can say that teachers are willing to improve
their teaching practices, thus the hypothesis n°1 is confirmed.
Hypothesis n°2: EFL teachers face some difficulties to assess their
classroom practices.
For the assessment of this hypothesis, I mainly relied on classroom
observations and the questions asked to pedagogic supervisors and
teacher trainers. During the post-observations, the aspects which were
mentioned by the teachers were aspects about the lesson content, time
management and the achievement of objectives. When teachers were
asked to point out the positive aspects and aspects to be improved, they
say “as positive I have the lesson content”, “time management”, “the
methodology” or “students’ participation”. They cannot say in what these
aspects were positive or weak. Yet, being able to assess one’s practices
refers to the capability of pointing out the aspects and measuring their
effectiveness.
Supervisors and teacher trainers also recognized that from what they have
observed during feedback conferences, most teachers have serious
difficulties to assess their performances. I can infer that Hypothesis n°2 is
then confirmed.
Hypothesis n°3 Proposing reflection strategies help EFL teachers grow
professionally.
Do you think reflecting on your teaching can help you grow
professionally?
A total of 94 respondents acknowledged that reflection can help them
improve their teaching practices. This figure shows that teachers are aware
that reflection on classroom practices is an important step in the teaching
process. The same question was asked to supervisors and teacher trainers.
They all recognized that if a teacher is able to reflect on his/her classroom
practices, he/she will be able to improve his/her teaching. Supervisor B
even said that “during pre-service training, they must know that good
teaching should be based on reflection.” The main reason is that when
teachers are able to identify by themselves the strengths and weaknesses
of their lessons, they can find ways to improve professionally.
Reflection and professional development
Reflection is another stage in teaching. Teachers need to know the
techniques, the aspects on which to reflect and what sources to use for an
efficient reflection. Teachers were asked if they think reflection can help
them improve their teaching practices. A percentage of 96.87% answered
positively. This answer means that teachers know the importance of
reflection on teaching.
How useful is reflection on teaching practices

264
Graph 11: The usefulness of reflection on teaching practices

In fact, 70.83% said that it is very useful, 25% said it is useful and only
4.17% did not give any answer.
When the same question was asked to pedagogic supervisors and teacher
trainers, they unanimously said that reflection is very important for the
quality of teaching. Supervisor B insisted on the fact that reflection is a
must to be a good teacher. If you cannot identify your strengths and
weaknesses, it will be difficult to think of improving your teaching. This is
why some teachers keep on teaching in the same way for years.

CONCLUSION

By the time of writing the conclusion of this study, I realized how


ambitious I have been in addressing the issue of reflective teaching. The
feeling I have is that I have not explored the concept enough. This is why I
would invite the readers of this document to consider just as an invitation
to investigate on the issue and find out how it addressed in order to help
teachers in their professional development.
The present study was meant to examine EFL teachers’ professional
development strategies and encourage reflection as a strategy. We wanted
to answer the following questions: Are EFL teachers concerned with their
professional development? Do EFL teachers face some difficulties when
reflecting on their teaching practices? Can the proposal of reflection
strategies help EFL teachers grow professionally?
Data were collected through different instruments which are:
questionnaire for teachers, interviews with pedagogic supervisors and
teacher trainers, and classroom observations followed by post-observation
conferences. The data were analyzed and interesting results were
generated.

265
The research findings revealed that EFL teachers are concerned with their
professional development and despite the lack of learning opportunities
and the limited resources, they try as much as they can to improve their
teaching practices. It also appeared that they try to reflect on their
classroom practices but face some difficulties to assess themselves
appropriately.
The study makes suggestions mainly to the Teacher Training College
(ENS/UK) to consider giving an entire course on reflective teaching so as to
prepare the trainees to be able to reflect and assess efficiently their
teaching practices. Pedagogic supervisors are also required to plan and
execute workshops and regular class visits in order to train teachers on
how to reflect and assess their practices for a better teaching. Teachers are
also encouraged to devote time to reflect on their practices in order to
develop their self-awareness and autonomy.
The scope of the study is limited to teachers reflecting on their own
practices and does not take into account making students reflect on their
learning. In addition, it is limited to one regional directorate. I do
acknowledge that some other aspects of reflective practice have not been
dealt with. For example, I only focused the research on reflecting upon the
lessons instead of the whole teaching process. I dare hope that my work
will contribute to draw teachers and trainers’ awareness on the
importance of reflection for professional development and that further
studies could help come over these shortcomings.

REFERENCES

Bailey, K.M. (1992). The processes of innovation in language teacher


development. Hong Kong: city polytechnic of Hong Kong
Creswell, J. W. (1998). Qualitative Inquiry and Research Design. Choosing
among Five Traditions. Sage publications, London.
Creswell, J.W. (1994). Research Design: Qualitative and quantitative
Approaches. SAGE Publications. London.
Dewey, J. (1993). How we think: a restatement of the relation of reflective
thinking to the educative process. Chicago IL: Henry
Regney Co.
Evans, L. (2002 in the document). Examining Teacher Development:
University of Warwick
Hossain, D. M. (2011). Qualitative Research Process. Postmodern Openings
year2 vol. 7 Sept. 2011 pp: 143 - 156
Jia, Q. (2010). A brief study: International Education vol.3 N°2
Johnson, R. B., Onwuegbuzie, A.J., & Turner, L.A. (2007). Toward a
Definition of Mixed Methods Research.
doi1177/1558689806298224:10. Journal of Mixed
Methods Research. Vol. 1/2. PP. 112-133.

266
Kaboré, E. (2015). Classroom interaction in a context of English as a Foreign
Language: An analysis of teaching practices in secondary
schools in the district of Koudougou.
Larrivee, B. (2000). Tranforming training practice: Becoming the critical
reflective teacher – reflective practice (a completer)
Marshall, C. & Rossman, G. B., (2006). Designing Qualitative Research. 4 th
edition. California: Sage Publications.
Savolainen, H., (2009). Responding to diversity & striving for excellence:
The case for Finland. In acedo C. (ed.). Quarterly Review
of Comparative Education, 39 (3) September 2009.
Schön, D. (1983). The Reflective Practitioner: How Professionals Think in
Action. Basic Books
Schön, D. (1987). Educating the Reflective Practitioner: Toward a New
Design for Teaching and Learning in the Professions.
London, Jossey-Bass Publishers
Somé, P. (2015). English didactics in initial teacher training with a particular
reference to Communicative Language Teaching. (Thesis
submitted in partial fulfillment of the requirements for
the Doctor of Philosophy degree in English Didactics).
University of Koudougou
Somé-Guiébré, W.-Y. E. (2012). Mainstreaming Second Language Learners:
Teachers’ Instructional Strategies in the Classroom.
Urbana
Taber, K.S. (2011). Constructivism as educational theory: contingency in
learning and optimally guided instruction. Educational
Theory, pp. 39 – 61.
Willig, C. (2001). Introducing qualitative Research in Psychology, Open
University Press. Buckingham.

267
Anthropologie

268
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.269-281 ISSN : 2226-5503

ESCLAVAGE ET MOBILITE SOCIALE AU MALI : L’EXEMPLE DE LA


COMMUNE RURALE DE SOKOLO AU MALI

Kawélé TOGOLA,
Maître-Assistant-
Université des Lettres et des Sciences Humaines
de Bamako (ULSHB).

RESUME
L’esclavage est un phénomène universel, mais les mécanismes sociaux d’asservissement
se sont révélés multiples et divers. Cet article a traité des mécanismes spécifiques qui ont
prévalu dans la commune rurale de Sokolo. Ainsi, le don de personne humaine en
contrepartie de prestations magico-maraboutiques ou animistes, le mariage avec une
descendante d’esclave et l’achat sont apparus comme les principaux canaux conduisant
dans les liens d’asservissement.
A travers l’école et le commerce, les descendants d’esclaves sont parvenus à conquérir
des positions sociales dominantes. Ils exercent dans la haute administration d’Etat, ou
sont fortunés. Il en résulté de plus en plus un changement de regard, d’attitude et de
discours, donc une déconstruction des représentations dont ils faisaient l’objet auprès de
leurs maitres dans la communauté.
Mots-clés : Esclavage, Mobilite Sociale, Deconstruction

269
INTRODUCTION

Comme les différentes catégories du genre, à savoir l’homme et la


femme, l’esclave est une catégorie sociale. A ce titre, il renvoie à une
identité sociale. Comme phénomène social investi de représentations
sociales et auquel s’attachent des usages sociaux, l’esclavage semble
plonger ses racines dans un passé lointain, notamment dans la période
antique.
L’histoire de l’esclavage s’entend comme l’histoire des différentes
formes de privation de toutes libertés et de stigmatisation de certains
individus par d’autres pour des motifs et justifications divers. En tout état
de cause, le phénomène de l’esclavage est induit de la mise en œuvre de
mécanismes et de principes variant selon les sociétés et les époques.
L’esclavage est une histoire de la condition humaine. La
stigmatisation sociale, à travers la définition d’un statut d’esclave auquel
correspondent des rôles sociaux spécifiques, offre à l’anthropologie un
angle d’analyse du phénomène de l’esclavage. D’où la justification de cette
recherche et son intérêt dans la compréhension de l’esclavage comme un
phénomène social qui défie le droit.
Institution commune d’envergure dans l’antiquité, l’esclavage n’a
été pour autant que peu évoqué par les historiens. Les premières
civilisations écrites ne manquent pas de le signaler sans toutefois en livrer
les conditions d’apparition. Tel ne semble pas avoir été le cas de la Grèce
antique. Les philosophes grecs de l’antiquité ont en effet tenté de fournir
une explication en ce qui concerne les conditions de l’avènement de
l’esclavage. Ainsi, ont-ils construit et développé une théorie de l’esclavage
naturel. L’esclave porterait donc en lui-même les conditions de son
asservissement.
Les discours des philosophes grecs de l’antiquité portant sur la
structure sociale et les normes et règles de circulation du pouvoir, dans la
Grèce de l’époque, restent largement emprunts d’usages généralisés et
récurrents du concept d’esclave.
De ce fait, l’esclavage y acquérait déjà de fait le statut de concept
d’analyse central. Platon et Aristote constituent deux figures
emblématiques de ces philosophes, qui, pour élaborer leurs conceptions
sociales et politiques, ont surtout recouru à ce concept, lui conférant ainsi
toute sa centralité en matière d’analyse sociale.
On peut dès lors penser que la société grecque de cette époque est
bien celle qui a connu une pratique de l’esclavage relativement
documentée ou mieux documentée tant les conditions de l’émergence de
l’esclavage y ont soulignées. Ce serait donc par emprunt à la philosophie
grecque que les multiples et diverses disciplines des sciences sociales et
humaines se sont aujourd’hui approprié le concept d’esclave. Aussi, serait-
ce par métastase que la pratique de l’esclavage, entant que mode
d’organisation sociale, s’est trouvée largement répandue au sein de bien
d’autres sociétés aux différentes époques historiques.

270
En Grèce comme ailleurs, la question de l’origine et de la
justification de l’esclavage a été posée à un moment donné de l’histoire.
Les réponses formulées par les philosophes de ce pays, bien qu’empruntes
d’idéologie de classe, sont, à bien des égards, riches d’informations. Parmi
les réponses que la littérature philosophique a relayées le plus, on peut
noter celles formulées par Platon et son disciple Aristote.
D’une manière ou d’une autre, tous les deux évoquent la nature
comme l’origine de l’esclavage. Ainsi, l’esclave est esclave rien que par la
qualité et la nature de son âme (Platon) ou simplement par la volonté de la
nature (Aristote).
En réalité, sans production matérielle, aucune société ne peut
exister. Et tout indique que dans le cas de la Grèce antique, les esclaves
constituaient les « outils » de cette production. L’analyse du rôle et de la
place des esclaves dans le procès de production matérielle dans la société
grecque permet de penser que ce sont les besoins sociaux de production
qui justifient la pratique de l’esclavage.
La conception qu’ont Platon et Aristote de l’esclave n’est pas sans
susciter des interrogations. L’une des questions sous-jacentes à une telle
approche de l’esclavage et qui semble a priori trouver sa réponse est bien
de savoir si on naît esclave, ou si plutôt on le devient. Selon les anciens
grecs, on naît esclave.
Cette perception de l’esclavage n’exclut pas pour autant l’existence
de mesures d’affranchissement. Tocqueville rappelle à ce propos l’exemple
d’Esope, célèbre artiste grec et d’Epictète, célèbre philosophe grec, des
exemples d’esclaves supérieurs en éducation et en lumière à leurs maitres,
qui ont été affranchis. Les recherches actuelles, menées sur la question
dans le cadre des sciences sociales comme l’histoire, l’anthropologie et la
sociologie, ont contribué à identifier et à décrire les mécanismes sociaux de
l’esclavage et à en appréhender les motifs, les justifications et les raisons
de sa perdurance dans certaines sociétés, en dépit de la modernité.
Toutefois, ni l’usage du concept, ni les attributs de position comme
les assignations statutaires et identitaires qu’il recouvre, ne sauraient être
tenus pour propres qu’à la société grecque antique et à ses penseurs,
encore moins à la période antique.

I- CADRE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE

En écrivant que «l’esclavage est la pratique la mieux partagée de la


planète, c’est un fait humain universel » (Chebel 2007 : avant-propos),
Chebel affirme clairement deux choses. La première est la nature de
l’esclavage, et la deuxième, son rapport à l’espace. Ainsi, les travaux de
Kéita (2012) signalent la pratique de l’esclavage dans tout le Sahel
Occidental malien. « Toutes les sociétés du Sahel Occidental malien ont
connu ou vécu l’esclavage avec des particularismes dus aux spécificités
socioculturelles (organisation sociopolitique, formes et pratiques du
commerce et de l’islam entre autres) » (Keita, 2012 : 32).

271
Comme dans les sociétés grecque et romaine, Chebel décrit les
mécanismes courants par lesquels l’on devient esclave dans les sociétés
musulmanes. Habituellement, les esclaves sont des prises de guerre, lors
de razzias, de l’arraisonnement des navires, ou de victoires
militaires. Comme moyens d’acquisition courants des esclaves dans le
Sahel Occidental malien, Keita (ibidem 2012) évoque, à l’instar de Chebel,
la razzia, l’enlèvement fréquent, mais en plus le troc. Bonifacio et al (1963)
ont identifié l’achat de prisonniers de guerre au marché et la dette comme
principes d’asservissement. Autant, le prisonnier de guerre devenait
l’esclave de celui qui l’achetait, autant « le débiteur devenait l’esclave du
créancier » (Bonifacio et al 1963 : 123).
Chebel montre comment l’esclavage est devenu un fait central dans
les sociétés musulmanes, et pointe du doigt la stratégie que continuent
d’adopter certaines sociétés en cette ère d’abolition officielle de
l’esclavage pour perpétuer ce phénomène : l’esclavage de « traine ».
L’esclavage de « traine » affecte, dit-il, les descendants, qui, obligés de
porter le fardeau de leur hérédité, sont de ce fait, disqualifiés pour épouser
une femme de classe supérieure : une noble. L’esclave est alors porteur de
patrimoine social, qu’il transmettra à ses descendants. Ce dispositif
d’asservissement par transfert mécanique à la fois de statut social et de
condition, que l’on peut qualifier d’hérédité sociale, est à la base de
l’avènement d’esclaves coutumiers dans toutes les sociétés où la pratique
de l’esclavage est encore d’actualité.
Tout le sens d’une telle mesure de censure sociale est de rappeler à
l’esclave son ascendance, tout est conçu et mis en œuvre pour le
dépersonnaliser (Keita, ibidem : 42). Toutefois, comme l’a souligné un
interlocuteur, vu qu’ « aujourd’hui tout le monde se prend en charge, que
l’on soit noble (au sens de maître) ou esclave donc dans cet état de fait
personne ne peut imposer quoi que ce soit à personne, même si certaines
pratiques existent jusqu’ à présent et celles-ci ont cours pendant les
différentes cérémonies sociales(…)» (Keita, ibidem : 42).
Perçu comme aliénant, dégradant et surtout contraire aux droits de
l’homme, c’est à coups de lois que l’on a assisté à l’élaboration et à
l’application de dispositifs juridiques, notamment les décrets abolissant
l’esclavage.
Le 19ème siècle apparait surtout comme une période de la
généralisation de l’abolition de l’esclavage en Europe et en Amérique,
même si le 18ème siècle peut-être cité comme une période pionnière en la
matière. Le cas de la France est à cet égard intéressant. L’esclavage, après
avoir y été aboli dans les colonies françaises par le Vote de la Convention le
4 février 1794, a été rétabli en 1802 avant d’être définitivement aboli le 27
avril 1848 par Napoléon 1er.
L’antinomie de l’esclavage et des droits de l’homme n’échappait
peut-être pas déjà à Aristote lorsqu’il affirmait que l’esclavage est un mal
nécessaire, mais qu’il faille une évolution technique pour remplacer les
esclaves dans les champs et espérer se passer ainsi d’esclaves. Cette
boutade d’Aristote est à ce titre assez significative. En effet, en écrivant

272
que : « le jour où les navettes marcheront seules, on pourrait se passer
d’esclaves » (Aristote -325), Aristote semble annoncer deux millénaires en
avant sur l’évolution technique contemporaine. L’état de l’évolution
technique du monde après la fin de l’esclavage, autorise à dire que ce
phénomène empêchait l’éclosion du génie humain, spécifiquement grec.
Une sorte de rapport de contradiction, du moins d’incompatibilité
s’appréhende entre l’esclavage et le développement technique.
En dépit de son abolition et de l’avènement de machines presque
substituables aux esclaves aujourd’hui dans le procès de production,
comment comprendre et expliquer le maintien de l’esclavage encore ?
Dans une perspective de construction des identités sociales, il faut dire que
notre milieu d’enquêtes : Sokolo, à l’instar de bien d’autres sociétés
maliennes, a également eu recours à l’esclave, mais à la différence de la
plupart d’entre elles, continue de le pratiquer de nos jours. Les esclaves y
forment une catégorie sociale s’astreignent à un certain nombre
d’attitudes et de comportements typiques en regard de leur statut
d’esclaves. L’exercice de rôles et de taches sociaux spécifiques leur est
légitimement requis. C’est ainsi qu’ils vivent leur condition d’esclaves.
Le présent article entend rendre compte d’un certain nombre de faits
historiques. Il s’agit de l’avènement de l’esclavage, de ses modalités
pratiques d’expression sur le terrain et aussi des raisons de sa persistance à
Sokolo.
Dans cette perspective, les approches théoriques que nous avons
adoptées sont l’explication et l’herméneutique. Ainsi, avons-nous réalisé
des enquêtes qualitatives en septembre 2017 à Sokolo auprès
d’interlocuteurs concernés directement par le phénomène de l’esclavage, y
compris ceux qui luttent contre l’esclavage. Ce sont les magistrats, les
associations de lutte contre l’esclavage, les maîtres d’esclaves, les esclaves
et autres personnes ressources, en l’occurrence les « djélis », reconnus
pour être la mémoire vivante des évènements sociaux. Vu qu’il s’agit d’une
recherche qualitative, la technique d’analyse utilisée a été l’analyse de
contenu.
Comme tout autre phénomène social, l’esclavage se rattache à un
contexte macro social, relève d’un système d’action, et revêt un sens du
point de vue des acteurs qui le portent comme ceux qui le subissent. Afin
de rétablir le lien entre l’esclavage et la structure dont il dérive, et aussi
d’en dégager les motifs et le sens par interprétation, nous avons adopté
comme approches théoriques l’explication et l’herméneutique.
Cet article décrit les différents mécanismes d’asservissement qui
ont prévalu ailleurs et à Sokolo, il tente d’appréhender les raisons et les
motifs de la persistance du phénomène de l’esclavage. Enfin, s’attache-t-il
à identifier les conditions d’une fin réelle de l’esclavage dans notre milieu
d’enquêtes.
L’intérêt d’une attention accordée aux mécanismes
d’asservissement tient à l’idée que l’analyse de ces processus permettra de
saisir le fondement et le point de départ des rapports inégalitaires entre les
maîtres et les esclaves.

273
L’esclavage semble toujours rimer avec le déracinement. Il s’accomplit par
un processus psychologique de dépossession de la personne de tout ce qui
fait son humanité, au premier chef la liberté : son essence d’homme. Telle
est la dimension psychologique du déracinement que nous avons évoqué.
Une autre dimension de ce déracinement est la dimension géographique.
Celle-ci s’exprime par le déplacement forcé, en tout cas pas consenti des
personnes en vue d’être asservies ailleurs sur un territoire qui n’est pas le
leurre.
On voit bien que cette dernière dimension offre les conditions
idéales d’une aliénation, d’une déshumanisation, bref d’une réduction à
l’esclavage. Il est clair que ces esclaves primaires qu’on peut aussi appeler
esclaves de la première génération, par le principe de l’esclavage par
ascendance, transmettront leur statut et leur condition d’esclaves à leurs
progénitures pour prolonger et perpétuer le phénomène de même que
l’identité sociale qu’il incarne.
La profondeur et l’ancienneté de l’institution d’une culture et d’une
idéologie esclavagistes qu’esclaves primaires, esclaves par ascendance ont
fini par s’approprier, semblent avoir tué en eux tout désir de combat pour
la liberté. D’où l’état de passivité des esclaves dont certains disent qu’ils s’y
complaisent. Ces interprétations font penser très rapidement à la théorie
de la domination de Bourdieu, qui affirme en substance que par leur
manque d’action, les dominés participent à la reproduction des conditions
de leur domination. L’homme qui se définit par la liberté, peut-il préférer la
domination à la liberté ?
Si un individu reste maintenu dans un état de privation de liberté,
c’est qu’il n’y peut rien contre. L’individu est un élément d’un système de
quelque ordre ou de quelque nature dans la société. Et comme le dit
Spinoza, il n’est pas un empire dans un empire. Par conséquent, il subit
l’empire-nature, ou l’empire-société dont il n’est en réalité qu’une des
multiples déterminations concrètes, un élément du système. Tout ça pour
dire que si l’esclave n’envisage pas de se battre pour recouvrer sa liberté,
ce n’est guère faute de volonté, mais simplement du fait de la puissance du
système qui le soumet.
Dans certaines sociétés, comme en Mauritanie l’esclave qui exprime
des velléités de libération est d’abord battu par son maître et ensuite par le
quartier, voire tout le village. Chacun croit agir pour que force reste à la
parole, aux injonctions de Dieu et s’attirer ainsi la grâce divine. Un esclave
en quête de liberté est un individu égaré qu’il faille ramener sur le droit
chemin, et rien de tel que le fouet pour cela.
Le combat pour la libération est le fait non pas des esclaves
primaires, vu qu’il n’en existe presque plus, mais des esclaves coutumiers,
ceux auxquels les parents ont transmis leur patrimoine social (statut et
condition d’esclave). Ces derniers n’ont jamais connu la liberté, alors
peuvent-ils savoir réellement ce que c’est la liberté. Kant ne disait-il pas
que pour être libre, encore faut-il être mis en liberté ?

274
II- DE LA NOBLESSE A L’ESCLAVAGE

L’esclavage est reconnu comme un phénomène universel. Les


mécanismes par lesquels des personnes sont transformées en esclaves ne
le sont pas moins. Il n’en demeure pas moins vrai que dans les faits,
certaines sociétés ont pu adopter des processus de transformation
spécifiques, corrélativement à leur mode de vie culturelle. Ainsi, à Sokolo,
comme dans la plupart des sociétés qui ont connu l’esclavage, la guerre et
l’achat de personnes sont constitutifs des modalités courantes
d’asservissement.
Toutefois, d’autres formes d’asservissement ont de toute évidence
prévalu à Sokolo. Il s’agit du don de personne humaine en contre partie des
prestations occultes d’ordre magico-religieux, précisément maraboutique
et animiste. A ce principe s’ajoute un troisième, cette fois plus sournois et
dissimulé tant il ressemble à un piège tendu par un tuteur à son étranger,
venu au village pour des raisons diverses.
En effet, Sokolo est réputé pour être un haut lieu d’érudits et de
grands marabouts à la maitrise du Coran avérée et indiscutée. Fort de cette
connaissance du Coran, et en vue de répandre davantage la culture et les
idées islamiques, de sorte à contribuer au rayonnement de l’Islam, ceux-ci
sont amenés à recruter et à former des jeunes disciples. Des individus, de
leur propre chef, ou à la demande de leurs parents, sont alors amenés à
être placés auprès de ces maîtres (Dembélé 2014) coraniques pour
bénéficier de leur enseignement.
Une fois la formation terminée et que le disciple envisage de se
marier, il peut, à cet effet solliciter l’implication du maître. Au regard des
logiques sociales, celui-ci ne peut que lui proposer la main d’une fille de ses
esclaves prioritairement, à défaut celle d’autres propriétaires d’esclaves du
village. Généralement, l’intéressé n’est prévenu de rien en ce qui concerne
le statut ou la condition de sa future épouse. Il ne le découvre que dans le
foyer et parfois après qu’il est père. Les occasions pour ce faire sont
surtout les cérémonies sociales et les dispute impliquant ses enfants et
ceux de familles nobles.
Cet exemple se rapportant aux disputes entre enfants, que nous a
raconté M.T., un chef griot de Sokolo, un sexagénaire, installé dans un
quartier périphérique de Bamako, est à ce propos intéressant. Selon lui :
« lorsqu’un Monsieur Samaké, venu de Dioïla,
pour suivre la formation auprès d’un maître coranique à
Sokolo, a décidé de s’installer dans le village à la fin de sa
formation. A sa demande, son maître lui a proposé une
fille de ses esclaves en mariage. A l’occasion d’une
dispute entre son fils et celui d’un autre, il avait entendu
des propos qu’il n’a pas pu supporter. On reprochait à
son fils, un fils d’esclave d’avoir levé la main sur le fils
d’un noble, et lui de demander, en quoi mon fils est-il un
fils d’esclave. La réponse qu’il avait reçue, le lui avait
appris. Pas lui, mais c’est sa femme qui était une fille
d’esclave. Par ce seul fait, elle ne mettra au monde que

275
des enfants esclaves. Déçu d’apprendre cela surtout
après avoir fait un enfant, qui plus est un garçon, il s’est
séparé définitivement de sa famille et est parti du
village sans jamais y revenir».

Cette règle qui encadre la circulation des femmes prévaut toujours


à Sokolo. Elle s’applique non pas seulement aux disciples en fin de
formation, mais à tout autre étranger célibataire qui, après un séjour, sous
la tutelle d’un maître, décide d’y prendre femme et d’y s’installer. Elle
s’inscrit en droite ligne de la logique de pensée selon laquelle personne,
dans le village d’accueil, ne saurait être suffisamment informé pour savoir
le statut de l’étranger qui arrive célibataire. Pour éviter tout quiproquo,
donc par mesure de prudence, on lui attribue un statut : celui de l’esclave,
et on lui trouve une femme en regard de ce statut. Toutefois, dans le cas
où l’étranger arrive déjà en couple, la règle ne s’applique pas, même en cas
de seconde noce.
En plus de l’achat et de la guerre comme moyens de transformation
des personnes en esclaves, ces formes d’asservissement, pratiquées dans
notre milieu d’enquêtes peuvent être qualifiées d’ « esclavage de
contrepartie » et d’ « esclavage de correspondance de statuts ».
Le recours aux esclaves coutumiers constitue aujourd’hui le
principal mécanisme par lequel l’esclavage se perpétue dans les sociétés
qui vivent encore ce phénomène, à l’instar de notre milieu d’enquêtes. La
pratique semble avoir des vertus, elle s’avère encore tout autant utile aux
maîtres qu’aux esclaves. C’est cette utilité, qui se pose en termes de
services et prestations en faveur du maître et de libéralités au profit de
l’esclave, qui motive les différents acteurs et alimente la pratique à Sokolo.

III- LE STATUT ET LA CONDITION D’ESCLAVE : LES CADRES SOCIAUX


D’EXPRESSION DE L’ESCLAVAGE

Les cérémonies sociales, notamment les évènements heureux ou


malheureux, comme les mariages, baptêmes ou enterrements, constituent
également pour les esclaves les cadres de l’expression de leur statut. C’est
en pareilles occasions que ceux-ci vivent véritablement la condition
d’esclave.
D’abord, pour s’asseoir dans un groupe où les nobles sont présents,
ils se doivent d’avoir les jambes allongées, mais jamais croisées, car cette
position est réservée aux nobles, leurs maîtres. Avoir les jambes allongées
est une déclaration de disponibilité et de corvéabilité à tout moment. Cette
position assure à l’esclave une facilité de mouvement pour se lever très
rapidement et exécuter au plus vite au profit du maître une tâche qui le
requiert. Avoir les jambes croisées, dénote d’une attitude de maître. L’on
restera assis tout le temps qu’on voudra, par conséquent point besoin de
prendre les dispositions en vue d’un quelconque mouvement de sursaut.
Telle est la signification qui s’attache à cette position assise.
S’agissant des activités proprement dites, il faut remarquer que les
tâches du genre abattre un animal, le dépecer, creuser une tombe,

276
transporter les charges (sacs de riz et de mil), ou toutes autres formes
d’organisation matérielle des cérémonies, sont celles qui incombent aux
esclaves. Ne pas les y commettre et le faire soi-même, peut se révéler un
réel motif de plainte des esclaves contre le maître.
Cette plainte est d’autant plus fondée que le comportement dont
aura fait preuve le maître, s’apparente à un déni de statut et de condition
de l’esclave. Aussi, peut-il s’interpréter comme une stratégie du maître,
qui, dans une sorte de fuite en avant, vise à se dérober de l’obligation de
contrepartie de la prestation des esclaves: les libéralités dont il doit
témoigner au quotidien vis-à-vis de ses esclaves.
En tout état de cause, cela n’est guère à son honneur, cependant
préjudiciable à l’intérêt des esclaves. Ces libéralités concernent le
financement de mariage, de baptême et autres évènements sociaux, voire
le don de vivres aux familles des esclaves. Sans doute, ces différents cas de
figure tels que décrits ici, constituent des cadres d’interactions aux allures,
selon les catégories de Caillé, de don et de contre don (Caillé 2007).
Ces interactions sociales, selon notre interlocuteur : S.M.T.,
membre d’une famille maraboutique de Sokolo, propriétaire d’esclaves, un
trentenaire, maçon de profession, domicilié à Yirimadio, en périphérie de
Bamako « empêchent les uns et les autres de s’oublier d’une part. D’autre
part, elles permettent de préserver la cohésion sociale, de cultiver des
valeurs comme l’entraide et la compassion, toutes choses qui rendent la vie
d’une communauté agréable ».
Le salut de l’humanité serait-il dans l’esclavage dont les vertus sont
ici dépeintes par notre interlocuteur ? Faut-il en conclure que l’esclavage, à
travers les pratiques sociales qu’il a inspirées, s’est révélé un espace
d’humanités, porteur de modèle social, tel que posé en objectif de toutes
les transformations sociales et politiques de nos jours ?
Les danses auxquelles les esclaves se livrent au cours des
cérémonies sociales permettent elles aussi de renseigner sur leur statut
d’esclave et leur degré d’asservissement.
La condition des esclaves qui ont été achetés ou donnés en
contrepartie de prestations magico-religieuses est d’autant plus
rigoureuse, du moins moralement, que tous leurs descendants seront
frappés de leur statut et de leur condition de manière ‘’éternelle’’. Car,
ceux-ci constitueront le lot de ce que Chebel (2007) appelle les esclaves
coutumiers. Quand bien même qu’ils parviennent à réussir
économiquement et qu’ils veuillent s’affranchir, en rachetant leur liberté,
le prix de cette reconversion est toujours fixé par le maître. Dans la
conscience collective, l’importance économique d’un esclave ne lui confère
pas davantage de valeur sociale au point de provoquer une inversion de
positions sociales, où le maître s’en trouvera déclassé.
En tout état de cause, celui-là n’en demeure pas moins, en dépit de
sa faible importance économique, celui dont la propriété est toujours
établie sur le riche esclave et qui, en dernière instance, est socialement
qualifié pour fixer le prix du rachat de sa liberté.

277
De génération en génération, les captifs de guerre voient leur statut
évoluer et leur condition s’adoucir. La génération de parents en ligne
directe constitue en quelque sorte les esclaves primaires. Lors des danses
cérémoniales, ces esclaves primaires et ceux achetés ou donnés en
contrepartie, ainsi que leurs descendants, doivent lever les deux bras au
ciel, ce qui permet de déterminer leur statut. La deuxième génération
d’esclaves captifs de guerre forme un sous-groupe social d’esclaves que la
sémiologie locale désigne par le terme de « Wolosso ». Lever un bras au
ciel en dansant en est le signe de reconnaissance. La troisième génération
est consacrée, toujours selon la sémiologie locale, par le vocable :
« Tinkérékègnèn ». Ceux-ci sont des esclaves affranchis.
Ailleurs, cela leur vaut de ne pas vivre la condition d’esclave, ce qui
n’est pas le cas de ceux de Sokolo. En effet, à Sokolo, les esclaves
affranchis, alors même qu’ils n’y sont en rien contraints, lors des
cérémonies sociales, ne manquent pas l’occasion de replonger et de vivre
la condition d’esclave. Pour dévoiler leur statut d’esclaves affranchis,
contrairement aux esclaves primaires et aux « Wolosso », ces
« Tinkérékègnèn », esclaves affranchis grâce à l’effet du temps et à la
succession des générations, ne font aucun signe de bras vers le ciel en
dansant.
On peut observer l’existence d’une échelle de statuts des esclaves.
Tous les esclaves ne sont pas esclaves du même ordre, ni du même degré.
Ils n’occupent pas dans la conscience collective exactement le même
statut. Selon le principe d’asservissement qui a prévalu, les esclaves ont un
statut plus ou moins rigide ou solide, les conditions de leur libération plus
ou moins accessibles. Ces différences de statut n’engendrent guère de
différences de traitement, en termes de libéralités de la part du maître.
Dans les faits, les esclaves de tout degré, de tout ordre et même les
affranchis, reçoivent des maîtres des libéralités lorsqu’ils ont à affronter
des charges liées à des évènements majeurs de la vie sociale du genre :
mariage, baptême, funérailles, fêtes religieuses.
Le chapitre suivant décrira les canaux et dynamiques sociales à
partir desquelles les acteurs, en dépit et à partir de leur état de captivité,
s’emploient à s’arracher à leur condition et statut d’esclave.

IV- EN FINIR AVEC L’ESCLAVAGE

Il convient de souligner qu’au fil du temps et de la domination


subie, l’esclave a fini par acquérir des réflexes de subordination et se
dispenser de toute réflexion autonome et individuelle. C’est désormais par
le maître qu’il réfléchit. Ce qui a contribué à plonger, tout en l’y
maintenant, l’esclave dans une sorte de minorité intellectuelle. Il est clair
que cette minorité intellectuelle ne découle guère d’une incapacité
intellectuelle intrinsèque qui caractériserait le patrimoine génétique d’un
groupe social. Entant qu’effet d’une action sociale et d’un système social,
cette minorité intellectuelle est de l’ordre de l’historique. La lutte contre
l’esclavage, qui passe par la sortie de cet état d’incapacité intellectuelle,

278
trouve ses origines intellectuelles précisément philosophiques chez
Emmanuel Kant. Kant à l’époque des lumières écrivait ceci : Sapere Aude,
ce qui est une invite pour les hommes à avoir le courage de penser par eux-
mêmes.
Cette approche de la conquête ou reconquête de la liberté humaine
implique nécessairement un rapport à soi et aux autres. C’est que la liberté
de l’individu passe par un investissement individuel. Les autres ne sont pas
au premier chef l’outil de ma liberté. Voilà une approche de la liberté qui
convient dans le cas de la lutte contre l’esclavage de nos jours. Processus
de désaliénation, cette lutte vise à une déconstruction des effets résultatifs
de la domination établie sur les esclaves sur les plans culturel,
psychologique et intellectuel.
Sur un tout autre plan, l’évolution du monde qui a vu certaines
pratiques s’introduire dans les sociétés esclavagistes, n’a pas manqué de
provoquer des bouleversements tout aussi multiples que profonds dans le
fonctionnement habituel de ces sociétés. Au cœur de ces pratiques l’école
française et le commerce.
L’école principalement a permis aux fils d’esclaves de conquérir de
nouvelles positions sociales, ce qui a entrainé à titre d’exemple un
infléchissement des règles et logiques en matière de circulation de femmes
à Sokolo. Contre l’avis de ses parents au départ, une fille de maître
d’esclave épouse de nos jours un descendant d’esclave. Les choses
finissent toujours par s’arranger.
En effet, la réussite scolaire qu’ont connue les fils d’esclaves, inscrits
prioritairement et de force à l’école française comme pour s’en
débarrasser ou les aliéner, et l’esprit critique qui en a résulté ont placé
ceux-ci dans une posture de mise en cause et de rejet des logiques sociales
qui avaient toujours prévalu.
Du fait de leurs positions dans l’appareil d’Etat, des fonctions qu’ils
exercent et des responsabilités qu’ils assument, comme nous l’a confié
M.T. « les fils d’esclaves ont pris du pouvoir de nos jours. Et cela y est pour
beaucoup dans l’affaiblissement de l’esclavage chez nous. Les mentalités
des fils d’esclaves comme des maîtres ont, de nos jours, profondément
changé. Ces fils d’esclaves instruits à l’école française ne se disposent plus à
exécuter les rôles sociaux ou à observer les interdictions qui s’associent à
leur statut ». Il faut également souligner, ainsi que cela est ressorti de nos
entretiens, la richesse comme un facteur de déstructuration de la société.
Car, en dehors de l’école, nombre de fils d’esclaves ont pu bâtir une
fortune, surtout par le truchement du commerce.
Ces deux facteurs relativement plus récents de déstructuration de
la société que constituent l’école et la richesse s’ajoutent au processus
naturel d’affranchissement d’esclaves descendants de captifs de guerre.
L’ensemble de ces facteurs joue pour davantage éprouver les logiques
sociales esclavagistes d’essence inégalitaire.
Le droit a codifié l’abolition de la pratique de l’esclavage dans
certains pays africains, comme la Mauritanie, sans jamais parvenir à
l’enrayer de fait. Cela pose clairement les limites du droit dans la lutte

279
contre un phénomène d’envergure aussi longtemps et si profondément
ancré dans le subconscient collectif comme l’esclavage au point d’en
oublier l’historicité. L’acquis parait si bien intériorisé qu’il prend des allures
de naturel.
En effet, le droit est un outil de lutte contre l’esclavage qui s’énonce
sous la forme d’un texte. Il y a certes le texte, mais aussi et surtout le
contexte. Ce contexte revêt plusieurs dimensions. Il est surtout d’ordre
d’esprit, mais également de logiques sociales, culturelles, économiques et
mêmes politiques. Toute lutte contre l’esclavage, pour se réserver des
chances d’aboutir, doit intégrer cet environnement social dans lequel
existe ou survit l’esclavage. C’est bien aussi dans cet esprit que
Montesquieu a écrit ‘’L’esprit des lois’’. Il s’agit de faire que l’outil de lutte
contre le phénomène, au regard de sa nature, se conçoive, s’élabore, se
formule et s’énonce à partir de l’intérieur. Et l’intérieur ici c’est moins l’Etat
entant que tel que le corps social, où se nouent et se jouent les rapports
sociaux d’asservissement.
Cela requiert un travail de préparation des esprits auquel la société
civile principalement doit s’employer. Les organisations de la société civile,
en l’occurrence celles vouées à assister les esclaves et à lutter contre
l’esclavage, qui disposent d’expertise avérée en la manière, doivent inscrire
leurs actions dans ce sens. Au sein de ces organisations militent esclaves de
statut et de condition et esclaves de statut mais pas de condition. Ceci est
le signe de l’attachement des esclaves à la liberté.
Une telle stratégie de lutte contre l’esclavage ne s’accepte certes
pas comme lettre à la poste. Les explications existent. Il faut remarquer
que dans la plupart des cas, l’Etat auquel on demande de prendre des
textes pour condamner, voire criminaliser l’esclavage, est lui-même, dans
l’esprit et de fait, un Etat esclavagiste. Il s’agit d’un Etat entant
qu’émanation d’esclavagistes ou tout au moins acquis et inféodés aux
esclavagistes desquels il tient ses ordres. Ce qui ne garantit aucun
aboutissement d’actions de justice, du point de vue des textes légaux, le
système judiciaire subissant à son tour l’entendement et la volonté de
l’Etat esclavagiste. Cette interconnexion rend complexe toute initiative de
lutte de la société civile contre le phénomène de l’esclavage. Le combat
contre l’esclavage est d’autant plus complexe que l’esclavage est érigé en
système social et économique.
Esclavagistes et esclaves ont en effet besoin de s’approprier
l’antinomie de la pratique de l’esclavage avec l’édification d’une société
juste, démocratique, véritablement humaniste et avec les droits naturels
inaliénables de la personne humaine, dont les plus fondamentaux sont la
liberté et la disposition par l’individu de sa personne.
La prise de conscience mutuelle des méfaits et surtout des risques
d’instabilité et d’insécurité chroniques que la pratique de l’esclavage fait
courir à la société, milite en faveur d’un rejet du phénomène par les
consciences individuelles et la conscience collective.
Avec le principe d’affranchissement qui s’applique aux descendants des
captifs de guerre, l’esclavage semble renfermer les germes de sa propre

280
disparition. Les dysfonctionnements induits par l’école française et la
réussite économique des esclaves aujourd’hui ne militent guère en faveur
d’une restauration du phénomène.
Au regard des dynamiques sociales en cours à Sokolo, dont les
effets de déstructuration de système sont déjà observables, on peut faire
l’hypothèse suivante : à un moment donné, ni les maîtres, ni les esclaves
ne percevront plus aucun besoin d’entretenir ou de se faire entretenir. Ce
faisant, les consciences s’épureront, en éjectant un phénomène devenu
aussi inutile que l’esclavage.

CONCLUSION

Toutes les sociétés ont connu le phénomène de l’esclavage.


L’esclavage est un principe de privation de libertés, de déshumanisation et
d’exploitation de certains individus par d’autres. Les situations sociales
dans lesquelles ce phénomène advient et s’accomplit sont diverses et les
arguments tendant à le justifier et à le légitimer multiples.
En tout état de cause, les nombreuses et profondes transformations
auxquelles toutes les sociétés sont aujourd’hui de fait confrontées, militent
en faveur d’un affaiblissement de l’esclavage. L’école et le commerce, ainsi
que la lutte en vue du respect des droits de l’homme et de la dignité
humaine participent des mécanismes de ces transformations. Comme tels,
ils jouent comme de véritables outils de conquête de positions sociales
pour les descendants d’esclaves. Aussi, sont-ils constitutifs des facteurs de
déconstruction des mentalités et des représentations sociales liées à
l’origine sociale des acteurs.
A terme, ces transformations établiront l’inutilité de l’esclavage et,
par là même, contribueront à l’extirper de la conscience collective et des
consciences individuelles.

BIBLIOGRAPHIE

Aristote (vers-325). La Politique. Trad. Paris, Vrin(1982).


Bonifacio A. et al (1963). Histoire Orient-Grèce, Paris Classiques Hachettes.
Caillé A. (2007). Anthropologie du don, Paris, La Découverte.
Chebel M. (2007). L’esclavage en terre d’Islam, Paris, Fayard.
Dembélé M. (2014). Placement et devenir social à l’âge adulte : analyse des
trajectoires de réinsertion sociale des jeunes dans la
région de Dakar et district de Bamako, Thèse de
doctorat-UCAD.
Keita N. (dr). (2012). L’esclavage au Mali, Bamako, L’Harmattan-Mali.
Platon (vers-347). La République. Trad. Paris.

281
Culture et documentation

282
SANKOFA N° 14, juin 2018, pp.283-294 ISSN : 2226-5503

REFERENCEMENT DES BIBLIOTHEQUES UNIVERSITAIRES PUBLIQUES DANS


LES DECRETS DE CREATION DES UNIVERSITES DE COTE D’IVOIRE

COULIBALY Amadou Nanguin,


Enseignant à l’ecole Supérieure
de Tourisme d’Artisanat et
d’Action Culturelle (ESTAAC) de
l’INSAAC,
Département des Sciences de
l’Information Documentaire

RÉSUMÉ :
Une analyse des décrets de création des universités de Côte d’Ivoire a permis de
mettre en évidence la controverse sur la notion de bibliothèque universitaire. Il
s’avère ainsi que l’institutionnalisation des bibliothèques universitaires reste
confus et sa matérialisation dans l’espace universitaire est laborieuse. Pour pallier
cette confusion, il incombe aux autorités exécutives d’ôter dans les écrits
statutaires cette ambiguïté dont fait montre la notion de bibliothèque
universitaire dans les décrets de création des universités.
Mots-clés : Bibliothèque-Bibliothèque universitaire-Décrets de création.

ABSTRACT:
An analysis of the decrees creation of the universities of Côte d'Ivoire has made it
possible to highlight the controversy over the notion of university library. It thus
appears that the institutionalization of university libraries remains confused and
its materialization in the university space is laborious. To compensate for this
confusion, it is incumbent on the executive authorities to remove from the
statutory writings this ambiguity which the notion of the university library shows
in the decrees establishing universities.
Keywords: Library- University Library- Decrees of creation.

INTRODUCTION

La Côte d’Ivoire, à l’image de tous les pays de l’espace ouest africain


appartenant au Réseau d’Excellence de l’Enseignement Supérieur
d’Afrique de l’Ouest (REESAO), va prendre des dispositions juridiques pour
faciliter le basculement de l’ancien Système d’Enseignement Supérieur au
Système Licence Master Doctorat. Le décret de 2009 : décret n° 2009 du 30
octobre 2009, institue l’organisation du système LMD en trois (03) grades,

283
signifiés en son article 2 du même décret à savoir : Licence trois(O3) ans,
Master cinq(05) ans et Doctorat huit (08) ans.
L’architecture du Système d’Enseignement Supérieur se trouve
repensée et subdivise l’application du système LMD en trois (03) portions
qui se tiennent les unes les autres et dont le défaut de l’un provoque une
conséquence dramatique sur l’évolution des autres. Ainsi, la structure du
système LMD prend trois (03) volets en compte : enseigner et évaluer
autrement, étudier autrement, gérer autrement.
En ce qui concerne la dimension « étudier autrement » les
dispositions réglementaires du décret de 2009, l’étudiant devient un
apprenant actif. Les TIC, le travail personnel de l’apprenant est valorisé. Il
s’agit de sa participation active et continue à la recherche documentaire et
à l’investigation scientifique en bibliothèque numérique et virtuelle. Il
ressort que l’époque du « super enseignant » est révolue. L’enseignant
n’est plus le seul à détenir la connaissance. Il est perçu désormais comme
un animateur du groupe classe.
Pour assurer la réalité de ce deuxième volet, les bibliothèques
universitaires constituent le socle de cette approche. Malheureusement, ce
n’est pas toujours le cas, vu les constats observés au niveau des
bibliothèques universitaires publiques. En effet, le travail de terrain a
montré que les bibliothèques universitaires ont du mal à remplir
correctement cette fonction d’accompagnement de la recherche
universitaire. Le Décret de 2009, concernant le Système LMD, demande
l’usage des bibliothèques numériques. C’est-à-dire des bibliothèques
faisant usage de dispositifs télématiques attelés à des dispositifs de
télécommunication. En d’autres termes l’usage de l’outil informatique dans
la gestion de ces bibliothèques universitaires. Cependant, le constat
montre que les bibliothèques universitaires sont encore à la gestion
manuelle. L’outil informatique est absent de la gestion de ces
bibliothèques universitaires.
Il est donc rationnel de se poser la question de savoir pourquoi les
bibliothèques universitaires nommément citées dans le décret de 2009,
instaurant le système LMD, manque d’outil informatique pour jouer
pleinement leur partition dans la mise en œuvre du système LMD.
Pour répondre à cette question, nous estimons que les dispositions
règlementaires des universités publiques ne favorisent pas une gestion
rationnelle des bibliothèques universitaires en Côte d’Ivoire par ce que ces
bibliothèques sont en déphasage avec l’environnement universitaire. Ainsi
selon Jacques VERGES :
« Chaque époque a dû résoudre le dilemme renaissant de la
préservation du savoir passé et de l’intégration de l’innovation,
de l’évaluation des compétences et du changement des
critères d’appréciation … Les universités ont du faire face
depuis le Moyen-âge. La loi relative aux libertés et aux
responsabilités des universités (LRU) du 1er août 2007
renouvèle ce dilemme en introduisant également une vision
spécifique de l’université fondée sur la performance. Elle
constitue ainsi une nouvelle inflexion dans l’histoire de

284
l’université française » (CHARLE, Christophe, VERGER,
Jacques ; 2007, P 5).
Ainsi, selon VERGES, l’innovation et la performance doivent être de
mise dans la gestion d’une université. L’objectif est ainsi de faire un
diagnostic de cet environnement réglementaire, matérialisé par les décrets
de créations, afin d’établir les raisons expliquant la gestion manuelle
observée au niveau des bibliothèques universitaires.
Les Résultats sur le référencement des bibliothèques universitaires
publiques, dans une démarche de constructivisme et d’analyse de contenu,
des décrets de création des universités, pourraient aider à comprendre le
délaissement des bibliothèques universitaires, et surtout de créer les
conditions favorables à l’informatisation pour mieux accompagner la
recherche scientifique dans les universités.
« Les bibliothèques sont en effet amenées à s’adapter à un cadre
universitaire en pleine reconfiguration tout en intégrant de nombreuses
modifications organisationnelles » (Isabelle Gras ; 2010, p12.)

Pour mieux appréhender la rationalité de la démarche, une analyse


du titre concerné des décrets est un impératif, suivi d’un diagnostic et enfin
une proposition de solution se fera forte d’achever la présente réflexion.

I- ANALYSE DES DECRETS DE CREATION DES BIBLIOTHEQUES


UNIVERSITAIRES PUBLIQUES
Pour procéder au diagnostic des bibliothèques universitaires des
universités publiques, une analyse des articles de leur décret de création,
surtout les articles relatifs aux bibliothèques universitaires s’imposent.
L’analyse des décrets de création, en leur titre trois ne mettent en
évidence que des similitudes à l’exception du décret de création de
l’Université de Man qui date du 09 décembre 2015. Ces similitudes
résident dans les aspects suivants :
- la date de signature des décrets1 ;
- le titre et les articles concernés dans les décrets.

1- La date de signature
La date de signature concernant les cinq décrets de création des
universités de Côte d’Ivoire se libelle comme suit : « décret n° 2012-982 DU
10 OCTOBRE 2012 » pour l’Université Félix Houphouët Boigny ; pour
l’Université Nangui ABROGOUA on a : « décret n° 2012-983 DU 10
OCTOBRE 2012 » ; le décret de création de l’université Alassane Ouattara :
« décret n° 2012-984 du 10 octobre 2012 »; le décret de création de
l’université Péléforo Gon Coulibaly : « décret n° 2012-985 du 10 octobre
2012 » ; le décret de création de l’université Jean Lorougnon Guédé :
« décret n° 2012-986 du 10 octobre 2012 ».
Les Universités de Côte d’Ivoire citées ci-dessus (05), à l’exception de
l’Université de Man, qui est plus récente (décembre 2015) ont donc été
créées le même jour, le 10 octobre de l’année 2012. Les destins des
1
Cf les décrets de création des universités de Côte d’Ivoire.

285
universités publiques de Côte d’Ivoire semblent être liés aux lendemains
d’une crise poste électorale qui a endeuillé profondément la Côte d’Ivoire.
En outre, dans le programme présidentiel d’urgence, les universités sont la
cheville ouvrière de la république au lendemain de la crise. Toute
l’attention est portée sur les universités pour témoigner d’une normalité
de la situation sociopolitique de ce pays majeur pour la région ouest-
africaine. Les universités bénéficient ainsi de l’attention particulaire de la
présidence. Tout est mis en place pour une reprise universitaire plausible
avec le slogan « départ nouveau ». C’est ainsi que mus par cette volonté,
les nouveaux dirigeants de la Côte d’ Ivoire lient l’acte à la réalité en
signant le même jour les décrets de création qui vont déclencher un ordre
institutionnel dans le fonctionnement des cinq (05) universités de Côte d’
Ivoire. Cette volonté d’un départ nouveau au sein des universités de Côte
d’ Ivoire ne laisse pas en reste les bibliothèques universitaires. Un titre des
décrets de création sera constitué dans les décrets de création pour le
renouvellement et les attributions des bibliothèques universitaires
publiques. Le titre qui sera consacré aux bibliothèques universitaires, dans
leurs nouvelles attributions fait l’objet du point suivant de notre analyse.

2- Le titre et les articles concernés dans les décrets


Le titre concerné dans les différents décrets de création des cinq (05)
universités de Côte d’Ivoire, est le titre 3 de chaque décret, en son article
15 pour les universités Félix Houphouët Boigny, NanguiAbrogoua, Alassane
Ouattara et Jean Lorougnon Guédé. Pour l’université Péléforo Gon
Coulibaly de Korhogo, il s’agit du titre 3 de l’article 16 et pour l’Université
de Man, il s’agit du titre 3 de l’article 22. Ce titre 3, uniforme aux six (06),
met en évidence l’administration des Universités en ce qui concerne : la
Présidence, le Secrétariat Général, la Direction du Contrôle des Gestions
des Gouvernances, la Direction des Affaires Financières et des Moyens
Généraux, la Direction des Ressources Humaines, la Direction de la
Scolarité Centrale et le Conseil d’Université.
De toute cette organisation, les bibliothèques universitaires sont
rattachées à la présidence des universités, dont la tutelle administrative
incombe au vice-président chargé de la pédagogie, de la recherche et de
l’innovation technologique. Sous la coordination de ce vice-président, les
Services de la Documentation de l’Information Scientifique et Technique
sont chargés de :
- la coordination des bibliothèques et des centres de documentation ;
- l’organisation de la formation du personnel des bibliothèques et des
centres documentaires ;
- l’accès à la documentation nécessaire aux activités pédagogiques et
scientifiques des enseignants-chercheurs, des chercheurs et des
étudiants ;
- la veille scientifique en s’appuyant sur différentes ressources telles
que les revues scientifiques, les ouvrages, les bases de données
bibliographiques et les sites Internet ;

286
- la diffusion de l'information scientifique et technique auprès de la
communauté universitaire et de la société.
Le premier constat, au regard du contenu de cet article 15 ou 16 ou
encore 22, selon les universités, du titre 3 des décrets, les bibliothèques
universitaires sont des entités qui font partie d’un service. Autrement dit,
les bibliothèques universitaires ne sont pas des services encore moins des
directions, ce ne sont que des outils dont le fonctionnement est tributaire
d’un service qui a plusieurs autres entités à gérer. Les bibliothèques
universitaires, de par cette position, dans l’organigramme de
l’administration universitaire, sont reléguées au second plan et ne peuvent
en aucun cas être une priorité pour les autorités universitaires. Sur le
terrain cette réalité est dépeinte et laisse désolant le constat. Les
bibliothèques universitaires fonctionnent de façon rudimentaire, faisant
avec les moyens de bord.
Le deuxième constat qui ressort de l’analyse de ces décrets en leur
titre 3 articles 15 ou16 ou 22, selon les dispositions des différents décrets
de création des universités publiques, les différentes attributions du
Service de la Documentation de l’Information Scientifique et Technique,
sont en réalité, les attributions d’une bibliothèque universitaire. Autrement
dit, le Service de la Documentation de l’Information Scientifique et
Technique, est en réalité la bibliothèque universitaire. En effet, selon Le
Métier de Bibliothécaire (1994) les bibliothèques universitaires se
définissent désormais, dans un contexte marqué par l’inflation
documentaire et par des changements technologiques considérables,
comme un service public qui prend une double forme : celle d’un système
d’information qui permet à chacun de ses utilisateurs d’accéder depuis
n’importe quel poste de travail à l’ensemble des ressources électroniques
produites et sélectionnées par l’établissement et celle d’un espace dédié à
la documentation, qui permet de proposer à tous les membres de
l’université, quels que soient leur statut ou leur discipline, des fonctions de
consultation, de conservation et de formation à la recherche
documentaire. Cette conception de la bibliothèque universitaire, à la fois
réseau d’information et espace de consultation, amène à considérer que
l’on doit définir désormais deux niveaux de service distincts : d’une part,
des services « de masse » destinés notamment aux étudiants de premier et
deuxième cycles, pour lesquels les prestations doivent reposer sur des
horaires élargis, des documents acquis en nombreux exemplaires, un libre
accès aux collections et un système développé de prêts à domicile ; d’autre
part, des services dédiés à la recherche universitaire, pour laquelle les
prestations doivent reposer sur l’exhaustivité des documents plus que sur
le nombre des exemplaires, sur des collections complètes de périodiques,
sur des services d’aide à la recherche documentaire, sur des bases de
données en accès direct et sur des prêts entre bibliothèques. La distinction
entre ces deux approches implique par ailleurs des modalités différentes
d’organisation : la première ne peut en effet être menée que par un service
public de proximité, ce qui n’est pas le cas de la seconde qui peut être
assurée par des prestations à distance. Une bonne gestion suppose dans le

287
premier cas, afin de diminuer les coûts, une intégration maximale des
bibliothèques des composantes universitaires dans les services communs
de documentation, et dans le deuxième cas un développement des
organismes publics qui relient d’ores et déjà les bibliothèques
universitaires.
Qu’en est-il du diagnostique des titres et des articles concernés dans
ces décrets ?

II- DIAGNOSTIC DES DECRETS DE CREATION DES BIBLIOTHEQUES


UNIVERSITAIRES PUBLIQUES
L’analyse des décrets de création en ce qui concerne les six (06)
universités de Côte d’Ivoire, a montré une uniformisation des écrits au
niveau de la conception des titres et des articles, à quelques nuances près.
En effet, les six (06) décrets consacrant la création des six (06) universités
en 2012 et en 2015 comportent les mêmes titres et les mêmes articles.
C’est une mutualisation des missions et cela est de même pour la vision
que ces décrets préétablissent sur la notion de bibliothèque universitaire.
La notion de bibliothèque universitaire est perçue comme un Service de la
Documentation et de l’Information Scientifique et Technique (SDIST). C’est
un service qui est rattaché à la présidence dont la responsabilité
administrative incombe au vice-président chargé de la Pédagogie, de la
Recherche et de l’Innovation. Ce vice-président a en charge les services
suivants :
- le Service de la Pédagogie et de la vie universitaire;
- le Service de la Recherche;
- le Service de la Valorisation de la recherche et de l’Innovation
Technologique ;
- le Service de la Documentation et de l’Information Scientifique et
Technique.
Il ressort clairement que l’article 15 du titre 3, l’article 16 du titre 3 et
l’article 22 du titre 3, selon les différents décrets mettent en évidence la
position administrative des bibliothèques universitaires et la notion de
bibliothèque universitaire au sein des décrets. La bibliothèque universitaire
est ainsi perçue comme l’un des services dont le vice-président chargé de
la Pédagogie, de la Recherche et de l’Innovation coordonne les activités.
Mais en quoi consistent la mission du Service de la Documentation et de
l’Information Scientifique et Technique ?
Selon toujours les décrets de création des six (06) universités
publiques de Côte d’Ivoire, le Service de la Documentation et de
l’Information Scientifique et Technique est chargé de la conduite de la
politique documentaire. Il assure à cet effet :
- la coordination des bibliothèques et des centres de documentation;
- l’organisation de la formation du personnel des bibliothèques et des
centres documentaires ;
- l’accès à la documentation nécessaire aux activités pédagogiques et
scientifiques, des enseignants-chercheurs, des chercheurs et des
étudiants ;

288
- la veille scientifique en s’appuyant sur différentes ressources telles
que les revues scientifiques, les ouvrages, les bases de données
bibliographiques et les sites Internet ;
- la diffusion de l'information scientifique et technique auprès de la
communauté universitaire et de la société.
L’analyse de contenu de ces alinéas, concernant les missions du
Service de la Documentation de l’Information Scientifique et Technique,
donne une certaine assurance quant à la présence de la notion de
bibliothèque universitaire dans ces différents décrets de création. Mais
selon la bibliothéconomie, les missions qui se dégagent à travers ces
alinéas, sont les missions dévolues à une bibliothèque universitaire. Il
ressort également de l’analyse de contenu de ces décrets que l’une des
missions du Service de la Documentation de l’Information Scientifiques et
Technique est la coordination des bibliothèques et des centres de
documentation sur l’espace universitaire. En d’autre terme les autres
missions du Service de la Documentation de l’Information Scientifiques et
Technique ne sont nullement les missions des bibliothèques et centre de
documentation présents sur l’espace universitaire. C’est donc une
disposition qui laisse planer un doute et qui crée la confusion lorsqu’il s’agit
de l’appliqué. Cela est d’autant plus clair que les responsables des
bibliothèques universitaires ne se comportent pas comme s’ils sont sous la
coupole administrative du SDIST. Mais ils se considèrent comme étant les
seuls et uniques responsables du SDIST, qu’ils confondent à la bibliothèque
universitaire. Or dans l’entendement du législateur, il doit exister un
service dont le rôle est de prendre en compte un certain nombre d’élément
concernant la documentation, y compris la coordination des activités des
bibliothèques et centre de documentation de l’université. Une telle
incompréhension s’installe et constitue une réelle entrave à l’action
documentaire, que les responsables des bibliothèques universitaires
procèdent à la gestion des bibliothèques sans véritablement un plan
d’action managériale requis.
En effet, la réalité du terrain démontre clairement que le Service de
la Documentation et de l’Information Scientifique et Technique, n’existe
pas, tel que prévu par la réalité institutionnelle du législateur. Les
observations sur le terrain ont démontré qu’en réalité, le Service de la
Documentation et de l’Information Scientifique et Technique (SDIST) et la
bibliothèque universitaire ne font qu’une seule et unique entité. En
d’autres termes, toutes les missions attribuées au SDIST dans les décrets de
création des universités, sont en réalité, selon les données du terrain,
censées être exercées par les bibliothèques universitaires. Les responsables
des bibliothèques universitaires ignorent parfois qu’ils sont en réalité une
entité d’un service nommé SDIST selon les décrets de création. Or selon les
décrets de création, le Service de la Documentation et de l’Information
Scientifique et Technique, est l’entité institutionnalisée qui abrite les
bibliothèques et les centres de documentations présents sur le site des
universités.

289
La bibliothèque universitaire est donc le Service de la Documentation
de l’Information Scientifique et de Technique. A ce niveau de
compréhension du décret, une contradiction semble s’être infiltrée dans
les écrits des auteurs, car le SDIST est la bibliothèque universitaire et le
SDIST doit gérer les bibliothèques et les centres de documentation sur
l’espace universitaire… Cette contradiction impacte négativement le
fonctionnement et la gestion des bibliothèques universitaires publiques.

III- PROPOSITIONS DE SOLUTION AUX DEFAILLANCES DES DECRETS


La proposition de solution est axée sur le réaménagement des
décrets portant fonctionnement organisation et attribution des institutions
universitaires qui hébergent les bibliothèques universitaires publiques de
Côte d’Ivoire.
Pourquoi faut-il réaménager les décrets de création en leur titre III,
article 15 ou 16, ou encore 22, selon les différents décrets des institutions
universitaires enquêtées pour que les bibliothèques qu’elles hébergent
puissent être légales et statutaires vis-à-vis des autorités en charge de ces
institutions ?
Dans une république, une institution ne peut avoir de la valeur, ou
encore ne peut être prise en compte dans les projets de développement
que si elle est légalement établie et reconnue par le législatif, le judiciaire
et l’exécutif. Pour obtenir ce statut légal, l’exécutif, sous le regard du
législatif et du judiciaire, fait usage d’outils juridiques tels que la loi
fondamentale, l’ordonnance, le décret, les arrêtés et les circulaires. En
effet, pour une cohésion sociale politique et économique, les outils
judiciaires jouent un grand rôle dans la réglementation et dans la création
d’institutions fortes pour le bien-être des citoyens. Dans le cadre de notre
esquisse de solution, l’outil judiciaire qui sied est le décret.
L’analyse et le diagnostic des décrets de création des bibliothèques
universitaires publiques ont montré que la notion de bibliothèque
universitaire est controversée. Au vu de cette défaillance, nous proposons
que les décrets de toutes les entités que nous avons enquêtées, soient
élaborés selon le modèle de celui de l’Institut National Polytechnique
Houphouët Boigny (INP-HB) de Yamoussoukro. Ce modèle est le suivant :
«Le décret concernant l’Institut National Polytechnique Houphouët Boigny
est libellé comme suit : DECRET n° 96-678 du 04 septembre 1996 portant
création de l’Institut National Polytechnique Félix Houphouët Boigny et
déterminant les attributions, l’organisation et le fonctionnement de cet
institut. Ce décret comporte les visas, 06 titres et 69 articles. Le décret de
l’INP-HB reste le plus explicite concernant la présence de la notion de
Bibliothèque universitaire dans son décret de création. Cela est
explicitement mentionné dans les articles 16, 17 et 23. En effet, le titre 3
portant sur l’administration de l’Institut National Polytechnique Félix
Houphouët Boigny en son article 16 dit ceci :
Le directeur dispose des directions et des sous directions suivantes :
- la direction des finances ;
- la direction des ressources humaines ;

290
- la sous-direction du patrimoine et de la maintenance ;
- la sous-direction de l’informatique ;
- la sous-direction de la documentation, de l’information scientifique
et de l’édition ;
- la sous-direction de la scolarité, de l’accueil et de l’information ;
- la sous-direction de l’extrascolaire ;
- la sous-direction des relations extérieures et de l’antenne
d’Abidjan ».
Cet article est très explicite, il fait de la bibliothèque une sous-
direction, sous la dénomination de sous-direction de la documentation, de
l’information scientifique et de l’édition.
L’article 17 dit ceci :
« Le Directeur adjoint coordonne les activités des sous directions suivantes :
- la sous-direction de l’informatique ;
- la sous-direction de la documentation, de l’information scientifique
et de l’édition ».
Pour terminer, l’article 23 dit ceci :
« La sous-direction de la documentation, de l’information scientifique et de
l’édition offre aux enseignants, aux chercheurs et aux étudiants, l’accès à la
documentation nécessaire à leur activités pédagogiques et scientifiques, de
favoriser le bon déroulement des actions menées par les structures de
formation et de recherche. Elle assure notamment :
- la gestion des bibliothèques et des centres de documentation ;
- l’accès aux réseaux nationaux et internationaux de l’information ;
- la gestion des équipements audio-visuels ;
- la reprographie ;
- l’édition ».
Au regard de ces trois articles, la notion de bibliothèque est une réalité dans
le dispositif de formation de l’INP-HB. C’est une sous-direction, donc bien
positionné dans l’organigramme de l’INP-HB. Une sous-direction qui est
sous la responsabilité administrative du directeur adjoint de l’Institut. Les
articles sont très explicites et ne prêtent pas à interprétation. Ce décret de
création en ces articles 16, 17 et 23, traduisent exactement la notion de
bibliothèque universitaire avec des missions clairement définies qui sont en
conformité avec les réalités de la Science Bibliothéconomique»1.
Nous proposons comme solution le contenu de ce décret par ce qu’il
institutionnalise clairement la notion de bibliothèques universitaire. A cet
effet, il est légal que les ressources des bibliothèques soit légalement
constituées et vues comme une priorité pour les institutions universitaires.
L’institutionnalisation statutaire des bibliothèques universitaires est ainsi la
clef d’une gestion managériale rationalisée, comme le dit clairement
« La gestion des ressources humaines est désormais
recentrée autour du président de l’université. Dans ce nouveau
contexte, le rôle du directeur de la bibliothèque, est amené à
devenir d’autant plus stratégique notamment lors des
négociations budgétaires. Il lui appartiendra également de

1
Voir le décret de l’INP-HB.

291
veiller à ce que l’intégration des bibliothèques résulte d’une
association plus étroite entre la politique documentaire et le
projet de l’établissement. Par ailleurs, la mise en place d’un
nouvel organigramme au sein du ministère de l’Enseignement
supérieur et de la Recherche traduit la redéfinition des
rapports unissant les bibliothèques à l’administration centrale
C’est donc dans cet environnement rénové que les
bibliothèques universitaires devront affirmer leur place et leur
rôle au sein de l’université. » ((Isabelle Gras ; 2010,
p12.).

CONCLUSION

Selon le métier de bibliothécaire de l’Association des Bibliothécaire


Français (ABF ; 1996), les missions d’une bibliothèque universitaire sont
d’accompagner les activités pédagogiques et scientifiques d’une institution
universitaire. Il s’agit d’apporter aide et assistance au monde universitaire
sur le plan informationnel, en organisant des activités d’animation
culturelle en vue d’une exploitation efficiente des données scientifiques. Le
système LMD demande à ce que les bibliothèques universitaires soient
sous la forme numérique et virtuelle, facilitant ainsi l’accès des ressources
documentaires, aux usagers du monde universitaire. Cependant, le constat
fait sur le terrain montre que les bibliothèques universitaires publiques de
Côte d’Ivoire fonctionnent de façon rudimentaire, se trouvant ainsi dans
l’incapacité d’assurer correctement la mission qui leur est dévolue. En
quête de solution pour remédier à cet état de fait, une analyse des décrets
de création de ces institutions universitaires a permis de mettre en
évidence la controverse sur la notion de bibliothèque universitaire dans ces
décrets de création. Il s’avère ainsi que l’institutionnalisation des
bibliothèques universitaires reste confus et sa matérialisation dans l’espace
universitaire est laborieuse. Pour pallier cette confusion, il incombe aux
autorités exécutives d’ôter dans les écrits statutaires cette ambiguïté dont
fait montre la notion de bibliothèque universitaire dans les décrets de
création des universités. Comme modèle d’écrit pour clarifier les articles
15, 16 ou 22 selon les différents décrets, nous proposons les écrits issues
du décret de création de l’Institut National Poly Technique Houphouët
Boigny de Yamoussoukro. Les écrits de ce décret explicitent clairement la
notion de bibliothèque universitaire. Une fois la notion de bibliothèque
universitaire institutionnalisée de façon explicite, les bibliothèques
universitaires pourront fonctionner correctement et être en phase avec
l’usage de l’outil informatique. Ainsi, leur mission de soutien et
d’accompagnement de la recherche universitaire sera pleinement une
réalité dans nos universités publiques.

292
BIBLIOGRAPHIE

AFDBS, 1983 : L’informatisation documentaire, Paris, ADBS, 143p.


AFNOR, 2007 : Management par la valeur, Expression Fonctionnelle du
Besoin et cahier des charges fonctionnel : Exigences pour
l’expression et la validation du besoin à satisfaire dans le
processus d’acquisition ou d'obtention, Paris, La Défense,
AFNOR, 35 p.
BERTRAND A. M, 1999 Les villes et leurs bibliothèques : légitimer et décider,
Paris, Cercle de la Librairie, 130p.
BERTRAND A. M., 1996 : Bibliothécaires face au public, Paris, BPI, 127p.
BERTRAND A. M., 2002 : Les bibliothèques municipales. Enjeux culturels,
sociaux, politiques, Paris, Cercle de la librairie, 127p.
BERTRAND A. M., 2008 : Quel modèle de bibliothèque ?, Villeurbanne,
Presses de l’ENSSIB, 125p.
BERTRAND A. M., 2010 : Bibliothèque publique et Public Library. Essai de
généalogie comparée, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB,
129p.
BERTRAND, A. M., 1998 : Les bibliothèques, Paris, La découverte, 132p.
BRIGITTE G., 2000 :Les dynamiques informationnelles, Paris, INTD/CNAM,
123p.
CHARLE, Christophe, VERGER, Jacques, 2007 Histoire des universités. Paris :
Presses universitaires de France, 352p.
COHEN-ADAD F., 2006 : « Exploitation et usages de l’information par les
étudiants avancés : logiciel de gestion bibliographique »,
Disponible sur
http://www.enssib.fr/bibliothequenumerique/notice-
1664, consulté le 25 mars 2016 à 10h.
DA SYLVA L., 2004 : «Les traitements documentaires automatiques et le
passage du temps », Document disponible sur
http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/, consulté
le 16 avril 2015 à 16h30.
Décret n° 2012-982 du 10 octobre 2012 déterminant les attributions,
l’organisation et le fonctionnement de l’université de
Cocody dénommée Université Félix Houphouët Boigny
(UFHB).
Décret n° 2012-983 du 10 octobre 2012 déterminant les attributions,
l’organisation et le fonctionnement de l’université
d’Abobo-Adjamé dénommée Université Nangui Abrogoua
(UNA).
Décret n° 2012-984 du 10 octobre 2012 déterminant les attributions,
l’organisation et le fonctionnement de l’université de
Daloa dénommée Université Jean Lorougnon Guédé
(UJLOG).
Décret n° 2012-985 du 10 octobre 2012 déterminant les attributions,
l’organisation et le fonctionnement de l’université de

293
Korhogo dénommée Université Péléforo Gon Coulibaly
(UPGC).
Décret n° 2012-986 du 10 octobre 2012 déterminant les attributions,
l’organisation et le fonctionnement de l’université de
Bouaké dénommée université Alassane Ouattara (UAO).
Décret n°2009-164 du 30 AVRIL 2009 Portant adoption, application et
organisation du système Licence, Master, Doctorat (LMD).
FAYET-SCRIBE S., 1999 : « Chronologie des supports, des dispositifs
spatiaux, des outils de repérage de l'information »,
disponible sur http://biblio-
fr.info.unicaen.fr/bnum/jelec/Solaris/d04/4fayet_0intro.h
tml, consulté le 29 juillet 2015 à 15h.
GHEERAERT M.-A.; BILLOUD B., 2012 : « Le travail de recherche
documentaire : Un guide pour la documentation
scientifique », Disponible surhttp://webdoc.snv.jussieu.fr,
consulté le 15 juin 2015 à 16h.
GRAS Isabelle, 2010, La loi LRU et les bibliothèques universitaires, Lion
ENSIB, 112p.
LE COADIC Y., 2004 : Usages et usagers de l'information. Nouvelle
impression Paris, ADBS, Armand Colin, 127 p.
POISSENOT C., 2009 : La nouvelle bibliothèque : Contribution pour la
bibliothèquededemain, Paris, Territorial éditions, 140p.

294

Vous aimerez peut-être aussi