La Pipe de Maigret SimenonGeorges
La Pipe de Maigret SimenonGeorges
La Pipe de Maigret SimenonGeorges
La pipe de
Maigret
Maigret XLVIII
Gallimard
Chapitre 1
Il était sept heures et demie. Dans le bureau du chef, avec un soupir d’aise et
de fatigue à la fois, un soupir de gros homme à la fin d’une chaude journée de
juillet, Maigret avait machinalement tiré sa montre de son gousset. Puis il avait
tendu la main, ramassé ses dossiers sur le bureau d’acajou. La porte matelassée
s’était refermée derrière lui et il avait traversé l’antichambre. Personne sur les
fauteuils rouges. Le vieux garçon de bureau était dans sa cage vitrée. Le couloir
de la Police Judiciaire était vide, une longue perspective à la fois grise et
ensoleillée.
Des gestes de tous les jours. Il rentrait dans son bureau. Une odeur de tabac
qui persistait toujours, malgré la fenêtre large ouverte sur le quai des Orfèvres. Il
déposait ses dossiers sur un coin du bureau, frappait le fourneau de sa pipe
encore chaude sur le rebord de la fenêtre, revenait s’asseoir, et sa main,
machinalement, cherchait une autre pipe là où elle aurait dû être, à sa droite.
Elle ne s’y trouvait pas. Il y avait bien trois pipes, dont une en écume, près
du cendrier, mais la bonne, celle qu’il cherchait, celle à laquelle il revenait le
plus volontiers, qu’il emportait toujours avec lui, une grosse pipe en bruyère,
légèrement courbe, que sa femme lui avait offerte dix ans plus tôt lors d’un
anniversaire, celle qu’il appelait sa bonne vieille pipe, enfin, n’était pas là.
Il tâta ses poches, surpris, y enfonça les mains. Il regarda sur la cheminée de
marbre noir. À vrai dire, il ne pensait pas. Il n’y a rien d’extraordinaire à ne pas
retrouver sur-le-champ une de ses pipes. Il fit deux ou trois fois le tour du
bureau, ouvrit le placard où il y avait une fontaine d’émail pour se laver les
mains.
Il cherchait comme tous les hommes, assez stupidement, puisqu’il n’avait
pas ouvert ce placard de tout l’après-midi et que, quelques instants après six
heures, quand le juge Coméliau lui avait téléphoné, il avait précisément cette
pipe-là à la bouche.
Alors il sonna le garçon de bureau.
— Dites-moi, Émile, personne n’est entré ici pendant que j’étais chez le
chef ?
— Personne, monsieur le commissaire.
Il fouillait à nouveau ses poches, celles de son veston, celles de son pantalon.
Il avait l’air d’un gros homme contrarié et, de tourner ainsi en rond, cela lui
donnait chaud.
Il entra dans le bureau des inspecteurs, où il n’y avait personne. Cela lui
arrivait d’y laisser une de ses pipes. C’était curieux et agréable de trouver aussi
vides, dans une atmosphère comme de vacances, les locaux du quai des
Orfèvres. Pas de pipe. Il frappa chez le chef. Celui-ci venait de sortir. Il entra,
mais il savait d’avance que sa pipe n’était pas là, qu’il en fumait une autre quand
il était venu vers six heures et demie bavarder des affaires en cours et aussi de
son prochain départ pour la campagne.
Huit heures moins vingt. Il avait promis d’être rentré à huit heures boulevard
Richard-Lenoir, où sa belle-sœur et son mari étaient invités. Qu’avait-il promis
aussi de rapporter ? Des fruits. C’était cela. Sa femme lui avait recommandé
d’acheter des pêches.
Mais, chemin faisant, dans l’atmosphère lourde du soir, il continuait à penser
à sa pipe. Cela le tracassait, un peu à son insu, comme nous tracasse un incident
minime mais inexplicable.
Il acheta les pêches, rentra chez lui, embrassa sa belle-sœur qui avait encore
grossi. Il servit les apéritifs. Or, à ce moment-là, c’était la bonne pipe qu’il aurait
dû avoir à la bouche.
— Beaucoup de travail ?
— Non. C’est calme.
Il y a des périodes comme ça. Deux de ses collègues étaient en vacances. Le
troisième avait téléphoné le matin pour annoncer que de la famille venait de lui
arriver de province et qu’il prenait deux jours de congé.
— Tu as l’air préoccupé, Maigret, remarqua sa femme pendant le dîner.
Et il n’osa pas avouer que c’était sa pipe qui le tarabustait. Il n’en faisait pas
un drame, certes. Cela ne l’empêchait pas moins d’être en train.
À deux heures. Oui, il s’était assis à son bureau à deux heures et quelques
minutes. Lucas était venu lui parler d’une affaire de carambouillage, puis de
l’inspecteur Janvier, qui attendait un nouvel enfant.
Ensuite, paisiblement, ayant retiré son veston et desserré un peu sa cravate, il
avait rédigé un rapport sur un suicide qu’on avait pris un instant pour un crime.
Il fumait sa grosse pipe.
Ensuite Gégène. Un petit maquereau de Montmartre qui avait donné un coup
de couteau à sa gagneuse. Qui l’« avait un peu piquée », comme il disait. Mais
Gégène ne s’était pas approché du bureau. En outre, il avait les menottes.
On servait les liqueurs. Les deux femmes parlaient cuisine. Le beau-frère
écoutait vaguement en fumant un cigare, et les bruits du boulevard Richard-
Lenoir montaient jusqu’à la fenêtre ouverte.
Il n’avait même pas quitté son bureau, cet après-midi-là, pour aller boire un
demi à la Brasserie Dauphine.
Voyons, il y avait eu la femme… Comment s’appelait-elle encore ? Roy ou
Leroy. Elle n’avait pas de rendez-vous. Émile était venu annoncer :
— Une dame et son fils.
— De quoi s’agit-il ?
— Elle ne veut pas le dire. Elle insiste pour parler au chef.
— Faites-la entrer.
Un pur hasard qu’il y eût du battement dans son emploi du temps, car
autrement il ne l’aurait pas reçue. Il avait attaché si peu d’importance à cette
visite qu’il avait peine, maintenant, à se souvenir des détails.
Sa belle-sœur et son beau-frère s’en allaient. Sa femme lui faisait remarquer,
en remettant de l’ordre dans l’appartement :
— Tu n’as pas été loquace, ce soir. Il y a quelque chose qui ne va pas.
Non. Tout allait fort bien, au contraire, sauf la pipe. La nuit commençait à
tomber et Maigret, en manche de chemise, s’accouda à la fenêtre, comme des
milliers de gens, à la même heure, prenaient le frais en fumant leur pipe ou leur
cigarette à des fenêtres de Paris.
La femme – c’était plutôt Mme Leroy – s’était assise juste en face du
commissaire. Avec cette allure un peu raide des gens qui se sont promis d’être
dignes. Une femme dans les quarante-cinq ans, de celles qui, sur le retour,
commencent à se dessécher. Maigret, pour sa part, préférait celles que les années
empâtent.
— Je suis venue vous voir, monsieur le directeur…
— Le directeur est absent. Je suis le commissaire Maigret.
Tiens ! Un détail qui lui revenait. La femme n’avait pas bronché. Elle ne
devait pas lire les journaux et, sans doute, n’avait-elle pas entendu parler de lui ?
Elle avait paru plutôt vexée de n’être pas mise en présence du directeur de la
Police judiciaire en personne et elle avait eu un petit geste de la main comme
pour dire :
« Tant pis ! Il faudra bien que je m’en arrange. »
Le jeune homme, au contraire, à qui Maigret n’avait pas encore fait attention,
avait eu une sorte de haut-le-corps, et son regard s’était porté vivement,
avidement, sur le commissaire.
— Tu ne te couches pas, Maigret ? questionnait Mme Maigret, qui venait de
faire la couverture et qui commençait à se dévêtir.
— Tout à l’heure.
Maintenant, qu’est-ce que cette femme lui avait raconté au juste ? Elle avait
tant parlé ! Avec volubilité, avec insistance, à la façon des gens qui donnent une
importance considérable à leurs moindres paroles et qui craignent toujours qu’on
ne les prenne pas au sérieux. Une manie de femmes, d’ailleurs, surtout de
femmes qui approchent de la cinquantaine.
— Nous habitons, mon fils et moi…
Elle n’avait pas tellement tort, au fond, car Maigret ne lui prêtait qu’une
oreille distraite.
Elle était veuve, bon ! Elle avait dit qu’elle était veuve depuis quelques
années, cinq ou dix, il l’avait oublié. Assez longtemps puisqu’elle se plaignait
d’avoir eu du mal à élever son fils.
— J’ai tout fait pour lui, monsieur le commissaire.
Comment accorder son attention à des phrases que répètent toutes les
femmes du même âge et dans la même situation, avec une fierté identique, et une
pareille moue douloureuse ? Il y avait d’ailleurs eu un incident au sujet de ce
veuvage. Lequel ? Ah ! oui…
Elle avait dit :
— Mon mari était officier de carrière.
Et son fils avait rectifié :
— Adjudant, maman. Dans l’Intendance, à Vincennes.
— Pardon… Quand je dis officier, je sais ce que je dis. S’il n’était pas mort,
s’il ne s’était tué au travail pour des chefs qui ne le valaient pas et qui lui
laissaient toute la besogne, il serait officier à l’heure qu’il est… Donc…
Maigret n’oubliait pas sa pipe. Il serrait la question, au contraire. La preuve,
c’est que ce mot Vincennes était rattaché à la pipe. Il la fumait, il en était sûr, au
moment où il avait été prononcé. Or, après, il n’avait plus été question de
Vincennes.
— Pardon. Où habitez-vous ?
Il avait oublié le nom du quai, mais c’était tout de suite après le quai de
Bercy, à Charenton. Il retrouvait dans sa mémoire l’image d’un quai très large,
avec des dépôts, des péniches en déchargement.
— Une petite maison à un étage, entre un café qui fait l’angle et un grand
immeuble de rapport.
Le jeune homme était assis au coin du bureau, son chapeau de paille sur les
genoux, car il avait un chapeau de paille.
— Mon fils ne voulait pas que je vienne vous trouver, monsieur le directeur.
Pardon, monsieur le commissaire. Mais je lui ai dit :
« — Si tu n’as rien à te reprocher, il n’y a pas de raison pour que…
De quelle couleur était sa robe ? Dans les noirs, avec du mauve. Une de ces
robes que portent les femmes mûres qui visent la distinction. Un chapeau assez
compliqué, probablement transformé maintes fois. Des gants en fil sombre. Elle
s’écoutait parler. Elle commençait ses phrases par des :
— Figurez-vous que…
Ou encore :
— Tout le monde vous dira…
Maigret, qui, pour la recevoir, avait passé son veston, avait chaud et
somnolait. Une corvée. Il regrettait de ne pas l’avoir envoyée tout de suite au
bureau des inspecteurs.
— Voilà plusieurs fois déjà que, quand je rentre chez moi je constate que
quelqu’un y est venu en mon absence.
— Pardon. Vous vivez seule avec votre fils ?
— Oui. Et j’ai d’abord pensé que c’était lui. Mais c’était pendant ses heures
de travail.
Maigret regarda le jeune homme qui paraissait contrarié. Encore un type
qu’il connaissait bien. Dix-sept ans sans doute. Maigre et long. Des boutons dans
la figure, des cheveux tirant sur le roux et des taches de rousseur autour du nez.
Sournois ? Peut-être. Sa mère devait le déclarer un peu plus tard, car il y a
des gens qui aiment dire du mal des leurs. Timide en tout cas. Renfermé. Il fixait
le tapis, ou n’importe quel objet dans le bureau et, quand il croyait qu’on ne le
regardait pas, il jetait vite à Maigret un coup d’œil aigu.
Il n’était pas content d’être là, c’était évident. Il n’était pas d’accord avec sa
mère sur l’utilité de cette démarche. Peut-être avait-il un peu honte d’elle, de sa
prétention, de son bavardage ?
— Que fait votre fils ?
— Garçon coiffeur.
Et le jeune homme de déclarer avec amertume :
— Parce que j’ai un oncle qui a un salon de coiffure à Niort, ma mère s’est
mis en tête de…
— Il n’y a pas de honte à être coiffeur. C’est pour vous dire, monsieur le
commissaire, qu’il ne peut pas quitter le salon où il travaille, près de la
République. D’ailleurs, je m’en suis assurée.
— Pardon. Vous avez soupçonné votre fils de rentrer chez vous en votre
absence et vous l’avez surveillé ?
— Oui, monsieur le commissaire. Je ne soupçonne personne en particulier,
mais je sais que les hommes sont capables de tout.
— Qu’est-ce que votre fils serait allé faire chez vous à votre insu ?
— Je ne sais pas.
Puis, après un silence :
— Peut-être amener des femmes ! Il y a trois mois, j’ai bien trouvé une lettre
de gamine dans sa poche. Si son père…
— Comment avez-vous la certitude qu’on est entré chez vous ?
— D’abord, cela se sent tout de suite. Rien qu’en ouvrant la porte, je
pourrais dire…
Pas très scientifique, mais assez vrai, assez humain, en somme. Maigret avait
déjà eu de ces impressions-là.
— Ensuite ?
— Ensuite, de menus détails. Par exemple, la porte de l’armoire à glace, que
je ne ferme jamais à clef, et que je retrouvais fermée d’un tour de clef.
— Votre armoire à glace contient des objets précieux ?
— Nos vêtements et notre linge, plus quelques souvenirs de famille, mais
rien n’a disparu, si c’est cela que vous voulez dire. Dans la cave aussi une caisse
qui avait changé de place.
— Et qui contenait ?…
— Des bocaux vides.
— En somme, rien n’a disparu de chez vous ?
— Je ne crois pas.
— Depuis combien de temps avez-vous l’impression qu’on visite votre
domicile ?
— Ce n’est pas une impression. C’est une certitude. Environ trois mois.
— Combien de fois, à votre avis, est-on venu ?
— Peut-être dix en tout. Après la première fois, on est resté longtemps, peut-
être trois semaines sans venir. Ou, alors, je ne l’ai pas remarqué. Puis deux fois
coup sur coup. Puis encore trois semaines ou plus. Depuis quelques jours, les
visites se suivent et, avant-hier, quand il y a eu le terrible orage, j’ai trouvé des
traces de pas et du mouillé.
— Vous ne savez pas si ce sont des traces d’homme ou de femme ?
— Plutôt d’homme, mais je ne suis pas sûre.
Elle avait bien dit d’autres choses. Elle avait tant parlé, sans avoir besoin d’y
être poussée ! Le lundi précèdent, par exemple, elle avait emmené exprès son fils
au cinéma, parce que les coiffeurs ne travaillent pas le lundi. Comme cela, il était
bien surveillé. Il ne l’avait pas quittée de l’après-midi. Ils étaient rentrés
ensemble.
— Or, on était venu.
— Et pourtant votre fils ne voulait pas que vous en parliez à la police ?
— Justement, monsieur le commissaire. C’est ça que je ne comprends pas. Il
a vu les traces comme moi.
— Vous avez vu les traces, jeune homme ?
Il préférait ne pas répondre, prendre un air buté. Cela signifiait-il que sa mère
exagérait, qu’elle n’était pas dans son bon sens ?
— Savez-vous par quelle voie le ou les visiteurs pénétrèrent dans la maison ?
— Je suppose que c’est par la porte. Je ne laisse jamais les fenêtres ouvertes.
Pour entrer par la cour, le mur est trop haut et il faudrait traverser les cours des
maisons voisines.
— Vous n’avez pas vu de traces sur la serrure ?
— Pas une égratignure. J’ai même regardé avec la loupe de feu mon mari.
— Et personne n’a la clef de votre maison ?
— Personne. Il y aurait bien ma fille (léger mouvement du jeune homme),
mais elle habite Orléans avec son mari et ses deux enfants.
— Vous vous entendez bien avec elle ?
— Je lui ai toujours dit qu’elle avait tort d’épouser un propre à rien. À part
ça, comme nous ne nous voyons pas…
— Vous êtes souvent absente de chez vous ? Vous m’avez dit que vous étiez
veuve. La pension que vous touchez de l’armée est vraisemblablement
insuffisante.
Elle prit un air à la fois digne et modeste.
— Je travaille. Enfin ! Au début, je veux dire après la mort de mon mari, j’ai
pris des pensionnaires, deux. Mais les hommes sont trop sales. Si vous aviez vu
l’état dans lequel ils laissaient leur chambre !
À ce moment-là, Maigret ne se rendait pas compte qu’il écoutait et pourtant,
à présent, il retrouvait non seulement les mots, mais les intonations.
— Depuis un an, je suis dame de compagnie chez Mme Lallemant. Une
personne très bien. La mère d’un médecin. Elle vit seule, près de l’écluse de
Charenton, juste en face, et tous les après-midi je… C’est plutôt une amie,
comprenez-vous ?
À la vérité, Maigret n’y avait attaché aucune importance. Une maniaque ?
Peut-être. Cela ne l’intéressait pas. C’était le type même de la visite qui vous fait
perdre une demi-heure. Le chef, justement, était entré dans le bureau, ou plutôt
en avait poussé la porte, comme il le faisait souvent. Il avait jeté un coup d’œil
sur les visiteurs, s’était rendu compte, lui aussi, rien qu’à leur allure, que c’était
du banal.
— Vous pouvez venir un instant, Maigret ?
Ils étaient restés un moment debout tous les deux, dans le bureau voisin, à
discuter d’un mandat d’arrêt qui venait d’arriver télégraphiquement de Dijon.
— Torrence s’en chargera, avait dit Maigret.
Il n’avait pas sa bonne pipe, mais une autre. Sa bonne pipe, il avait dû,
logiquement, la déposer sur le bureau au moment où, un peu plus tôt, le juge
Coméliau lui avait téléphoné. Mais, alors, il n’y pensait pas encore.
Il rentrait, restait debout devant la fenêtre, les mains derrière le dos.
— En somme, madame, on ne vous a rien volé ?
— Je le suppose.
— Je veux dire que vous ne portez pas plainte pour vol ?
— Je ne le peux pas, étant donné que…
— Vous avez simplement l’impression qu’en votre absence quelqu’un, ces
derniers mois, ces derniers jours surtout, a pris l’habitude de pénétrer chez
vous ?
— Et même une fois la nuit.
— Vous avez vu quelqu’un ?
— J’ai entendu.
— Qu’est-ce que vous avez entendu ?
— Une tasse est tombée, dans la cuisine, et s’est brisée. Je suis descendue
aussitôt.
— Vous étiez armée ?
— Non. Je n’ai pas peur.
— Et il n’y avait personne ?
— Il n’y avait plus personne. Les morceaux de la tasse étaient par terre.
— Et vous n’avez pas de chat ?
— Non. Ni chat, ni chien. Les bêtes font trop de saletés.
— Un chat n’aurait pas pu s’introduire chez vous ?
Et le jeune homme, sur sa chaise, paraissait de plus en plus au supplice.
— Tu abuses de la patience du commissaire Maigret, maman.
— Bref, madame, vous ne savez pas qui s’introduit chez vous et vous n’avez
aucune idée de ce qu’on pourrait y chercher ?
— Aucune. Nous avons toujours été d’honnêtes gens, et…
— Si je puis vous donner un conseil, c’est de faire changer votre serrure. On
verra bien si les mystérieuses visites continuent.
— La police ne fera rien ?
Il les poussait vers la porte. C’était bientôt l’heure où le chef l’attendait dans
son bureau.
— À tout hasard, je vous enverrai demain un de mes hommes. Mais, à moins
de surveiller la maison du matin au soir et du soir au matin, je ne vois pas bien…
— Quand viendra-t-il ?
— Vous m’avez dit que vous étiez chez vous le matin.
— Sauf pendant que je fais mon marché.
— Voulez-vous dix heures ?… Demain à dix heures. Au revoir, madame. Au
revoir, jeune homme.
Un coup de timbre. Lucas entra.
— C’est toi ?… Tu iras demain dix heures à cette adresse. Tu verras de quoi
il s’agit.
Sans conviction aucune. La préfecture de police partage avec les rédactions
de journaux le privilège d’attirer tous les fous et tous les maniaques.
Or, maintenant, à sa fenêtre où la fraîcheur de la nuit commençait à le
pénétrer, Maigret grognait :
— Sacré gamin !
Car c’était lui, sans aucun doute, qui avait chipé la pipe sur le bureau.
— Tu ne te couches pas ?
Il se coucha. Il était maussade, grognon. Le lit était déjà chaud et moite. Il
grogna encore avant de s’endormir. Et, le matin, il s’éveilla sans entrain, comme
quand on s’est endormi sur une impression désagréable. Ce n’était pas un
pressentiment et pourtant il sentait bien – sa femme le sentait aussi, mais n’osait
rien dire – qu’il commençait la journée du mauvais pied. En plus, le ciel était
orageux, l’air déjà lourd.
Il gagna le Quai des Orfèvres à pied, par les quais, et deux fois il lui arriva de
chercher machinalement sa bonne pipe dans sa poche. Il gravit en soufflant
l’escalier poussiéreux. Émile l’accueillit par :
— Il y a quelqu’un pour vous, monsieur le commissaire.
Il alla jeter un coup d’œil à la salle d’attente vitrée et aperçut Mme Leroy qui
se tenait assise sur l’extrême bord d’une chaise recouverte de velours vert,
comme prête à bondir. Elle l’aperçut, se précipita effectivement vers lui, crispée,
furieuse, angoissée, en proie à mille sentiments différents et, lui saisissant les
revers du veston, elle cria :
— Qu’est-ce que je vous avais dit ? Ils sont venus cette nuit. Mon fils a
disparu. Vous me croyez, maintenant ? Oh ! j’ai bien senti que vous me preniez
pour une folle. Je ne suis pas si bête. Et tenez, tenez…
Elle fouillait fébrilement dans son sac, en tirait un mouchoir à bordure bleue
qu’elle brandissait triomphalement.
— Ça… Oui, ça, est-ce une preuve ? Nous n’avons pas de mouchoir avec du
bleu dans la maison. N’empêche que je l’ai trouvé au pied de la table de la
cuisine. Et ce n’est pas tout.
Maigret regarda d’un œil morne le long couloir où régnait l’animation
matinale et où on se retournait sur eux.
— Venez avec moi, madame, soupira-t-il.
La tuile, évidemment. Il l’avait sentie venir. Il poussa la porte de son bureau,
accrocha son chapeau à la place habituelle.
— Asseyez-vous. Je vous écoute. Vous dites que votre fils ?…
— Je dis que mon fils a disparu cette nuit et qu’à l’heure qu’il est Dieu sait
ce qu’il est devenu.
Chapitre 2
***
***
***
— Excusez-moi, mademoiselle…
— Non, monsieur.
— Un mot seulement…
— Veuillez passer votre chemin.
Une petite bonne femme, assez jolie, d’ailleurs, qui s’imaginait que
Maigret… Tant pis !
— Police.
— Comment ? Et c’est à moi que… ?
— Je voudrais vous dire deux mots, oui. Au sujet de votre amoureux.
— Joseph ?… Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Je l’ignore, mademoiselle. Mais j’aimerais savoir où il se trouve en ce
moment.
À cet instant précis, il pensa :
« Zut ! La gaffe… »
Il l’avait faite, comme un débutant. Il s’en rendait compte en la voyant
regarder autour d’elle avec inquiétude. Quel besoin avait-il éprouvé de lui parler
au lieu de la suivre ? Est-ce qu’elle n’avait pas rendez-vous avec lui près du
métro ? Est-ce qu’elle ne s’attendait pas à l’y trouver ? Pourquoi ralentissait-elle
le pas au lieu de continuer son chemin ?
— Je suppose qu’il est à son travail, comme d’habitude ?
— Non, mademoiselle. Et sans doute le savez-vous aussi bien et même
mieux que moi.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
C’était l’heure de la cohue sur les Grands Boulevards. De véritables
processions se dirigeaient vers les entrées de métro dans lesquelles la foule
s’enfournait.
— Restons un moment ici, voulez-vous ? disait-il en l’obligeant à demeurer
à proximité de la station.
Et elle s’énervait, c’était visible. Elle tournait la tête en tous sens. Elle avait
la fraîcheur de ses dix-huit ans, un petit visage rond, un aplomb de petite
Parisienne.
— Qui est-ce qui vous a parlé de moi ?
— Peu importe. Qu’est-ce que vous savez de Joseph ?
— Qu’est-ce que vous lui voulez, que je sache ?
Le commissaire aussi épiait la foule, en se disant que, si Joseph l’apercevait
avec Mathilde, il s’empresserait sans doute de disparaître.
— Est-ce que votre amoureux vous a jamais parlé d’un prochain changement
dans sa situation ? Allons ! Vous allez mentir, je le sens.
— Pourquoi mentirais-je ?
Elle s’était mordu la lèvre.
— Vous voyez bien ! Vous questionnez pour avoir le temps de trouver un
mensonge.
Elle frappa le trottoir de son talon.
— Et d’abord qui me prouve que vous êtes vraiment de la police ?
Il lui montra sa carte.
— Avouez que Joseph souffrait de sa médiocrité.
— Et après ?
— Il en souffrait terriblement, exagérément.
— Il n’avait peut-être pas envie de rester garçon coiffeur. Est-ce un crime ?
— Vous savez bien que ce n’est pas ce que je veux dire. Il avait horreur de la
maison qu’il habitait, de la vie qu’il menait. Il avait même honte de sa mère,
n’est-ce pas ?
— Il ne me l’a jamais dit.
— Mais vous le sentiez. Alors, ces derniers temps, il a dû vous parler d’un
changement d’existence.
— Non.
— Depuis combien de temps vous connaissez-vous ?
— Un peu plus de six mois. C’était en hiver. Il est entré dans le magasin pour
acheter un portefeuille. J’ai compris qu’il les trouvait trop chers, mais il n’a pas
osé me le dire et il en a acheté un. Le soir, je l’ai aperçu sur le trottoir. Il m’a
suivie plusieurs jours avant d’oser me parler.
— Où alliez-vous ensemble ?
— La plupart du temps, on ne se voyait que quelques minutes dehors.
Parfois, il m’accompagnait en métro jusqu’à la station Championnet, où j’habite.
Il nous est arrivé d’aller ensemble au cinéma le dimanche, mais c’était difficile, à
cause de mes parents.
— Vous n’êtes jamais allée chez lui en l’absence de sa mère ?
— Jamais, je le jure. Une fois, il a voulu me montrer sa maison, de loin, pour
m’expliquer.
— Qu’il était très malheureux… Vous voyez ?
— Il a fait quelque chose de mal ?
— Mais non, petite demoiselle. Il a simplement disparu. Et je compte un peu
sur vous, pas beaucoup, je l’avoue, pour le retrouver. Inutile de vous demander
s’il avait une chambre en ville.
— On voit bien que vous ne le connaissez pas. D’ailleurs, il n’avait pas assez
d’argent. Il remettait tout ce qu’il gagnait à sa mère. Elle lui laissait à peine assez
pour acheter quelques cigarettes.
Elle rougit.
— Quand nous allions au cinéma, nous payions chacun notre place et une
fois que…
— Continuez…
— Mon Dieu, pourquoi pas… Il n’y a pas de mal à cela… Une fois, il y a un
mois, que nous sommes allés ensemble à la campagne, il n’avait pas assez pour
payer le déjeuner.
— De quel côté êtes-vous allés ?
— Sur la Marne. Nous sommes descendus du train à Chelles et nous nous
sommes promenés entre la Marne et le canal.
— Je vous remercie, mademoiselle.
Était-elle soulagée de n’avoir pas aperçu Joseph dans la foule ? Dépitée ?
Les deux, sans doute.
— Pourquoi est-ce la police qui le recherche ?
— Parce que sa mère nous l’a demandé. Ne vous inquiétez pas
mademoiselle. Et croyez-moi : si vous aviez de ses nouvelles avant nous
avertissez-nous immédiatement.
Quand il se retourna, il la vit qui, hésitante, descendait les marches du métro.
Une fiche l’attendait, sur son bureau du Quai des Orfèvres.
Un nommé Bleustein Stéphane, âgé de trente-sept ans, a été tué le 15 février
1919, dans son appartement de l’hôtel Negresco, à Nice, où il était descendu
quelques jours auparavant. Bleustein recevait d’assez fréquentes visites souvent
tard dans la nuit. Le crime a été commis à l’aide d’un revolver calibre 6 mm 35
qui n’a pas été retrouvé.
L’enquête menée à l’époque n’a pas permis de découvrir le coupable. Les
bagages de la victime ont été fouillés de fond en comble par l’assassin et, le
matin, la chambre était dans un désordre indescriptible.
Quant à Bleustein lui-même, sa personnalité est restée assez mystérieuse et
c’est en vain qu’on a fait des recherches pour savoir d’où il venait. Lors de son
arrivée à Nice, il débarquait du rapide de Paris.
La brigade mobile de Nice possède sans doute de plus amples
renseignements.
La date de l’assassinat correspondait avec celle de la disparition du Bleustein
du quai de Bercy, et Maigret, cherchant une fois de plus sa pipe absente et ne la
trouvant pas, grogna avec humeur :
— Sacré petit idiot !
Chapitre 3
***
Recherches dans l’intérêt des familles. Il était assis dans le fond de la voiture
avec Mathilde, qui avait tendance à se laisser glisser contre lui. De grosses
gouttes d’eau perçaient le toit délabré et lui tombaient sur le genou gauche. En
face de lui, il voyait le bout incandescent de la cigarette de Lucas.
— Vous vous souvenez bien de Chelles, mademoiselle ?
— Oh ! oui.
Parbleu ! est-ce que ce n’était pas son plus beau souvenir d’amour ? La seule
fois qu’ils s’étaient échappés de Paris, qu’ils avaient couru ensemble parmi les
hautes herbes, le long de la rivière !
— Vous croyez que, malgré l’obscurité, vous pourrez nous conduire ?
— Je crois. À condition que nous partions de la gare. Parce que nous y
sommes allés par le train.
— Vous m’avez dit que vous aviez déjeuné dans une auberge ?
— Une auberge délabrée, oui, tellement sale, tellement sinistre, que nous
avions presque peur. Nous avons pris un chemin qui longeait la Marne. À certain
moment, le chemin n’a plus été qu’un sentier. Attendez… Il y a, sur la gauche,
un four à chaux abandonné. Puis, peut-être à cinq cents mètres, une maisonnette
à un seul étage. Nous avons été tout surpris de la trouver là.
« … Nous sommes entrés. Un comptoir de zinc, à droite… des murs passés à
la chaux, avec quelques chromos et seulement deux tables de fer et quelques
chaises… Le type…
— Vous parlez du patron ?
— Oui. Un petit brun qui avait plutôt l’air d’autre chose. Je ne sais pas
comment vous dire. On se fait des idées. Nous avons demandé si on pouvait
manger et il nous a servi du pâté, du saucisson, puis du lapin qu’il avait fait
réchauffer. C’était très bon. Le patron a bavardé avec nous, nous a parlé des
pêcheurs à la ligne qui forment sa clientèle. D’ailleurs, il y avait tout un tas de
cannes à pêche dans un coin. Quand on ne sait pas, on se fait des idées.
— C’est ici ? questionna Maigret à travers la vitre, car le chauffeur s’était
arrêté.
Une petite gare. Quelques lumières dans le noir.
— À droite, dit la jeune fille. Puis encore la seconde à droite. C’est là que
nous avons demandé notre chemin. Mais pourquoi pensez-vous que Joseph est
venu par ici ?
Pour rien ! Ou plutôt à cause de la pipe, mais ça, il n’osait pas le dire.
Recherches dans l’intérêt des familles ! De quoi faire bien rire de lui. Et
pourtant…
— Tout droit maintenant, chauffeur, intervenait Mathilde. Jusqu’à ce que
vous trouviez la rivière. Il y a un pont, mais, au lieu de le passer, vous tournerez
à gauche. Attention, la route n’est pas large.
— Avouez, mon petit, que votre Joseph, ces derniers temps, vous a parlé
d’un changement possible et même probable dans sa situation.
Plus tard, peut-être deviendrait-elle aussi coriace que la mère Leroy. Est-ce
que la mère Leroy n’avait pas été une jeune fille, elle aussi, et tendre, et sans
doute jolie ?
— Il avait de l’ambition.
— Je ne parle pas de l’avenir. Je parle de tout de suite.
— Il voulait être autre chose que coiffeur.
— Et il s’attendait à avoir de l’argent, n’est-ce pas ?
Elle était à la torture. Elle avait une telle peur de trahir son Joseph !
La voiture, au ralenti, suivait un mauvais chemin le long de la Marne, et on
voyait, à gauche, quelques pavillons miteux, de rares villas plus prétentieuses.
Une lumière, par-ci par-là, ou un chien qui aboyait. Puis, soudain, à un kilomètre
du pont environ, les ornières s’approfondissaient, le taxi s’arrêtait, le chauffeur
annonçait :
— Je ne peux pas aller plus loin.
Il pleuvait de plus belle. Quand ils sortirent de l’auto, l’averse les inonda et
tout était mouillé, visqueux, le sol qui glissait sous leurs pieds, les buissons qui
les caressaient au passage. Un peu plus loin, il leur fallut marcher à la file
indienne, tandis que le chauffeur s’asseyait en grommelant dans sa voiture et se
préparait sans doute à faire un somme.
— C’est drôle. Je croyais que c’était plus près. Vous ne voyez pas encore de
maison ?
La Marne coulait tout près d’eux. Leurs pieds faisaient éclater des flaques
d’eau. Maigret marchait devant, écartait les branches. Mathilde le serrait de près
et Lucas fermait la marche avec l’indifférence d’un chien de Terre-Neuve.
La jeune fille commençait à avoir peur.
— J’ai pourtant reconnu le pont et le four à chaux. Ce n’est pas possible que
nous nous soyons trompés.
— Il y a de bonnes raisons, grogna Maigret, pour que le temps vous semble
plus long aujourd’hui que quand vous êtes venue avec Joseph… Tenez… On
voit une lumière, à gauche.
— C’est sûrement là.
— Chut ! Tâchez de ne pas faire de bruit.
— Vous croyez que… ?
Et lui, soudain tranchant :
— Je ne crois rien du tout. Je ne crois jamais rien, mademoiselle.
Il les laissa arriver à sa hauteur, parla bas à Lucas.
— Tu vas attendre ici avec la petite. Ne bougez que si j’appelle. Penchez-
vous, Mathilde. D’ici, on aperçoit la façade. La reconnaissez-vous ?
— Oui. Je jurerais.
Déjà le large dos de Maigret formait écran entre elle et la petite lumière.
Et elle se trouva seule, les vêtements trempés, en pleine nuit, sous la pluie, au
bord de l’eau, avec un petit homme qu’elle ne connaissait pas et qui fumait
tranquillement cigarette sur cigarette.
Chapitre 4
Mathilde n’avait pas exagéré en affirmant que l’endroit était inquiétant, sinon
sinistre. Une sorte de tonnelle délabrée flanquait la maisonnette aux vitres grises
dont les volets étaient fermés. La porte était ouverte, car l’orage commençait
seulement à rafraîchir l’air.
Une lumière jaunâtre éclairait un plancher sale. Maigret jaillit brusquement
de l’obscurité, s’encadra, plus grand que nature, dans la porte et, la pipe aux
lèvres, toucha le bord de son chapeau en murmurant :
— Bonsoir, messieurs.
Il y avait là deux hommes qui bavardaient à une table de fer sur laquelle on
voyait une bouteille de marc et deux verres épais. L’un d’eux, un petit brun en
manches de chemise, dressa tranquillement la tête, montra un regard un peu
étonné, se leva en remontant son pantalon sur ses hanches et murmura :
— Bonsoir…
L’autre tournait le dos, mais ce n’était évidemment pas Joseph Leroy. Sa
carrure était imposante. Il portait un complet gris très clair. Chose curieuse,
malgré ce qu’il y avait d’un peu intempestif dans cette irruption tardive, il ne
bougeait pas : on eût même dit qu’il s’efforçait de ne pas tressaillir. Une horloge
réclame, en faïence, accrochée au mur, marquait minuit dix, mais il devait être
plus tard. Était-il naturel que l’homme n’eût même pas la curiosité de se
retourner pour voir qui entrait ?
Maigret restait debout à proximité du comptoir, tandis que l’eau dégoulinait
de ses vêtements et faisait des taches sombres sur le plancher gris.
— Vous aurez une chambre pour moi, patron ?
Et l’autre, pour gagner du temps, prenait place derrière son comptoir où il
n’y avait que trois ou quatre bouteilles douteuses sur l’étagère, questionnait à
son tour :
— Je vous sers quelque chose ?
— Si vous y tenez. Je vous ai demandé si vous aviez une chambre.
— Malheureusement non. Vous êtes venu à pied ?
Au tour de Maigret de ne pas répondre et de dire :
— Un marc.
— Il me semblait avoir entendu un moteur d’auto.
— C’est bien possible. Vous avez une chambre ou non ?
Toujours ce dos à quelques mètres de lui, un dos si immobile qu’on l’aurait
cru taillé dans la pierre. Il n’y avait pas l’électricité. La pièce n’était éclairée que
par une méchante lampe à pétrole.
Si l’homme ne s’était pas retourné… S’il conservait une immobilité si
rigoureuse et si pénible…
Maigret se sentait inquiet. Il venait de calculer rapidement qu’étant donné la
dimension du café et de la cuisine, qu’on apercevait derrière, il devait y avoir au
moins trois chambres à l’étage. Il aurait juré, à voir le patron, à l’aspect miteux
des lieux, à une certaine qualité de désordre, d’abandon, qu’il n’y avait pas de
femme dans la maison.
Or on venait de marcher au-dessus de sa tête, à pas furtifs. Cela devait avoir
une certaine importance, puisque le patron levait machinalement la tête et
paraissait contrarié.
— Vous avez beaucoup de locataires en ce moment ?
— Personne. À part…
Il désignait l’homme, ou plutôt le dos immuable, et, soudain, Maigret eut
l’intuition d’un danger sérieux, il comprit qu’il fallait agir très vite, sans un faux
mouvement. Il eut le temps de voir la main de l’homme, sur la table, se
rapprocher de la lampe et il fit un bond en avant.
Il arriva trop tard. La lampe s’était écrasée sur le sol avec un bruit de verre
brisé, tandis qu’une odeur de pétrole envahissait la pièce.
— Je me doutais bien que je te connaissais, salaud.
Il était parvenu à saisir l’homme par son veston. Il tentait d’avoir une
meilleure prise, mais l’autre frappait pour se dégager. Ils étaient dans l’obscurité
totale. À peine si le rectangle de la porte se dessinait dans une vague lueur de
nuit. Que faisait le patron ? Allait-il venir à la rescousse de son client ?
Maigret frappa à son tour. Puis il sentit qu’on lui mordait la main et alors il
se jeta de tout son poids sur son adversaire et tous deux roulèrent sur le plancher,
parmi les débris de verre.
— Lucas ! cria Maigret de toutes ses forces. Lucas…
L’homme était armé, Maigret sentait la forme dure d’un revolver dans la
poche du veston et il s’efforçait d’empêcher une main de se glisser dans cette
poche.
Non, le patron ne bougeait pas. On ne l’entendait pas. Il devait rester
immobile, peut-être indifférent, derrière son comptoir.
— Lucas !…
— J’arrive, patron.
Lucas courait, dehors, dans les flaques d’eau, dans les ornières, et répétait :
— Je vous dis de rester là. Vous entendez ? Je vous défends de me suivre.
À Mathilde, sans doute, qui devait être blême de frayeur.
— Si tu as encore le malheur de mordre, sale bête, je t’écrase la gueule.
Compris ?
Et le coude de Maigret empêchait le revolver de sortir de la poche. L’homme
était aussi vigoureux que lui. Dans l’obscurité, tout seul, le commissaire n’en
aurait peut-être pas eu raison. Ils avaient heurté la table, qui s’était renversée sur
eux.
— Ici Lucas. Ta lampe électrique.
— Voilà, patron.
Et soudain un faisceau de lumière blême éclairait les deux hommes aux
membres emmêlés.
— Sacrebleu ! Nicolas ! Comme on se retrouve, hein !
— Si vous croyez que je ne vous avais pas reconnu, moi, rien qu’à votre
voix.
— Un coup de main, Lucas. L’animal est dangereux. Tape un bon coup
dessus pour le calmer. Tape. N’aie pas peur. C’est un dur…
Et Lucas frappa aussi fort qu’il put, avec sa petite matraque de caoutchouc,
sur le crâne de l’homme.
— Tes menottes. Passe. Si je m’attendais à retrouver cette sale bête ici. Là,
ça y est. Tu peux te relever, Nicolas. Pas la peine de faire croire que t’es évanoui.
Tu as la tête plus solide que ça. Patron !
Il dut appeler une seconde fois, et ce fut assez étrange d’entendre la voix
paisible du tenancier qui s’élevait de l’obscurité, du côté du zinc :
— Messieurs…
— Il n’y a pas une autre lampe, ou une bougie dans la maison ?
— Je vais vous chercher une bougie. Si vous voulez bien éclairer la cuisine.
Maigret étanchait de son mouchoir son poignet que l’autre avait
vigoureusement mordu. On entendait sangloter près de la porte. Mathilde sans
doute, qui ne savait pas ce qui se passait et qui croyait peut-être que c’était avec
Joseph que le commissaire…
— Entrez, mon petit. N’ayez pas peur. Je crois que c’est bientôt fini. Toi,
Nicolas, assieds-toi ici et, si tu as le malheur de bouger…
Il posa son revolver et celui de son adversaire sur une table à portée de sa
main. Le patron revenait avec une bougie, aussi calme que si rien ne s’était
passé.
— Maintenant, lui dit Maigret, va me chercher le jeune homme.
Un temps d’hésitation. Est-ce qu’il allait nier ?
— Je te dis d’aller me chercher le jeune homme, compris ?
Et, tandis qu’il faisait quelques pas vers la porte :
— Est-ce qu’il a une pipe, au moins ?
***
FIN