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Lena Clarke - Piegées en Mer

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Piégées en mer

Lena Clarke

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CHAPITRE 1

Emily allait me le payer. Cette fête n’était qu’un traquenard, un


gigantesque piège qui était en train de se refermer sur moi. Le pire
était que je ne pouvais même pas me permettre de me plaindre. Il
s’agissait de ses fiançailles. Croire qu’elle avait fait exprès de les
célébrer sur un yacht rien que pour me coincer aurait fait de moi
une personne très nombriliste. Mesquine aussi. Sans parler de
tout le chapelet d’adjectifs qui allait de pair avec paranoïaque et
égocentrique.

Heureusement, j’étais une professionnelle. Feindre la joie et le


bonheur n’avait plus de secret pour moi. Qu’importait que son cousin
au troisième degré se soit permis de me peloter les fesses au moins
trois fois, qu’importait que le serveur soit en train de me tourner
autour comme un vautour prêt à fondre sur sa proie, et qu’importait
que ma mâchoire soit presque bloquée à force de servir des sourires
forcés à tous les gens venus s’attrouper autour de moi. J’étais capable
de me montrer sous mon meilleur jour quoiqu’il arrive.

Après tout, ce n’était que la routine pour la grande actrice Katelyn


Mitchell. Que représentaient une dizaine de personnes à divertir
quand plateaux télés et soirées people rythmaient votre quotidien ?
En théorie, j’aurais même dû adorer ce bain de foule. Tous ces
compliments venus d’illustres inconnus, tous ces gens avec le regard
rivé sur moi... Je n’avais vraiment aucune raison de jeter de fréquents
coups d’œil vers le large, et encore moins de me demander si je
serais en mesure de rejoindre la côte à bord de l’un des canaux de
sauvetage. N’était-ce pas le rêve absolu d’être connue, reconnue, et
même surconnue ?

— Excusez-moi, j’ai encore quelques petites choses à superviser


pour la surprise de tout à l’heure.
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Un sourire de circonstance plus tard, je faisais demi-tour pour me
diriger vers les cabines. J’étais tellement lassée de tout ce cirque que
j’avais presque envie de m’enfermer dans la première pièce venue et
de m’y terrer pour les heures restantes. À leurs yeux, je n’avais même
plus l’impression d’être une personne humaine. Je m’étais transformée
en phénomène de foire. Ce bateau entier était un gigantesque zoo et
j’étais l’une des attractions principales. Je m’étonnais même qu’on ne
m’ait pas encore lancé des cacahuètes. Quoique c’était une fête plutôt
classe. À la place des cacahuètes, il y avait des chances que ce soit des
canapés au saumon. Question de standing.

Il n’aurait plus manqué que j’aie le mal de mer pour compléter le


tableau. D’ailleurs, pourquoi est-ce que l’embarcation avait eu besoin
de s’éloigner autant des côtes de Miami ? Si on était restés amarrés
au port, j’aurais pu tenter une fuite discrète juste après le sabrage du
champagne. Au lieu de ça, j’étais coincée ici, visiblement pour toute
la nuit, avec un mal de crâne qui augmentait proportionnellement au
nombre d’invités qui venait me parler.

J’en venais même à penser que la situation n’aurait pas pu être plus
terrible, jusqu’à ce que mon regard se pose sur une jeune femme
brune accoudée nonchalamment au bastingage du navire. Pendant
une seconde, je crus à une hallucination, sauf qu’un mirage n’aurait
pas été en mesure de me faire un tel effet. J’eus l’impression d’être
projetée dix ans en arrière, à l’époque de mes seize ans. Tous les
souvenirs que j’avais tenté de refouler me revinrent en pleine figure,
plus intenses et douloureux que jamais. Ma gorge se resserra sous le
poids des émotions qui comprimaient mon cœur, mais il était hors de
question que je verse une seule larme. Je n’avais même aucune raison
de le faire.

Alexis était un amour de jeunesse. Elle ne représentait rien pour


moi. Si mon cœur battait plus vite, c’était seulement à cause du
ressentiment qu’elle m’inspirait. Rien à voir avec le profil de son

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visage qui baignait dans la lumière du clair de lune, ou avec le charisme
qu’elle dégageait. Elle appartenait au passé, et j’étais tournée vers
l’avenir. Un avenir que je visualisais très bien dans l’une des cabines
après avoir fait une razzia du côté des plateaux-repas. Seule oui, mais
affamée, certainement pas.

Forte de ce plan, je m’apprêtais à tourner les talons et à coincer le


serveur de tout à l’heure pour qu’il me cède les victuailles en sa
possession, sauf que, bien sûr, rien ne se passa comme prévu. Au lieu
de me soustraire au regard de la jeune femme, je réussis juste à capter
son attention au moment où mes talons émirent un claquement
sonore. Pour une tentative de fuite discrète, c’était raté. C’était
bien ma veine de m’être retirée à l’arrière du navire. La majorité
des convives se trouvait sur le pont avant, et, avec eux, le brouhaha
caractéristique de ce genre de fête.

Ici, le seul son présent résidait dans le léger ronronnement du moteur.


De temps en temps, une bourrasque de vent venait siffler à mon
oreille, mais niveau intensité sonore, ce n’était qu’un tintement de
clochette comparé à ma paire de Jimmy Choo sur ce parquet lustré.
Comme prise en faute, je relevais les yeux vers elle. Nous étions
séparées par plusieurs mètres, mais même à distance, l’intensité
contenue dans ses prunelles sombres suffit à me déstabiliser. Ah, elle
était belle la grande star quand il s’agissait d’affronter un fantôme de
son adolescence.

Il n’y avait rien de pire pour moi que de me sentir vulnérable. Je


n’étais plus une gamine, j’étais capable de lui faire face et de me
montrer totalement indifférente. Je n’avais qu’à m’imaginer que
c’était une scène dans un film. Les mèches mi longues de ses cheveux
qui voletaient librement au gré du vent, le tissu de sa chemise blanche
qui venait épouser ses formes à chaque brise, tout ça, c’était juste
pour me mettre à l’épreuve.

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Pourquoi fallait-il qu’elle soit encore plus belle qu’avant ? Après
avoir fait l’armée, elle aurait dû, je ne sais pas, revenir couverte de
cicatrices. Or, là, les seules que j’apercevais se trouvaient à proximité
de son arcade sourcilière gauche et ne faisaient que lui conférer
encore plus de magnétisme. Injuste, la vie était injuste.

Après quelques secondes à nous détailler du regard, Alexis fit un


pas en avant. Ses lèvres s’étirèrent en un léger sourire, à peine
perceptible, mais suffisant pour faire retentir une alarme en moi.
J’étais courageuse, pas suicidaire. Ce fut donc très vaillamment que
je pris la décision de tourner les talons pour rejoindre la foule que
j’avais fuie à peine deux minutes plus tôt. Entre deux maux, mieux
valait choisir le moindre.

Je cherchais des yeux mon agent. Il était censé être mon cavalier, et
accessoirement mon bouclier en cas de marée humaine, sauf que
pour l’instant il répondait aux abonnés absents. Si j’avais su qu’il
me serait d’une telle utilité, j’y aurais réfléchi à deux fois avant de
l’amener. J’étais pratiquement certaine qu’il avait dû profiter de cette
soirée pour se faire de nouveaux contacts, et que demain, une pile
absolument ahurissante de scénarii m’attendrait sur mon bureau. À
croire que lui et moi n’avions pas du tout la même définition de ce
que voulait dire prendre une pause.

— Kate ! Enfin ! Je te cherche partout depuis cinq minutes.

Essoufflée comme si elle venait de parcourir un cinq cents mètres,


Emily se dirigea vers moi avec toute la discrétion qui la caractérisait.
À cause de sa robe fourreau rose clair, elle avançait à vitesse
réduite. J’étais même certaine que si j’avais voulu, j’aurais eu tout
le temps de faire le tour du bateau avant qu’elle n’arrive à ma
hauteur. J’aurais même pu disparaître sans qu’elle ne le remarque,
tellement le vent avait tendance à rejeter ses cheveux bruns sur
son visage. Je me félicitais d’ailleurs d’avoir opté pour un chignon.
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Aucun risque d’aveuglement à signaler, et, avec cette robe violette
qui m’arrivait au-dessus des genoux, j’étais parfaitement libre de
mes mouvements. C’était la tenue idéale pour qui avait besoin de se
déplacer rapidement. Par exemple, et au hasard, si je voulais éviter
quelqu’un c’était parfaitement possible. La preuve, j’étais là, sur le
ponton avant, et aucune trace d’Alexis.

— Félicitations, tu m’as trouvée. Tu m’excuseras, mais je n’ai pas


pensé à prendre mon stock de médailles avec moi, mon téléphone
occupait déjà toute la place dans ma pochette, déclarai-je.

— Très drôle, vraiment très spirituel. On va bientôt couper le gâteau,


et je te rappelle que tu es ma demoiselle d’honneur. Ce serait du plus
mauvais effet que tu n’apparaisses pas sur les photos.

— Pourquoi ? Parce qu’elles se vendraient moins cher ?

Légèrement agacée, je me mordillais la lèvre inférieure en réalisant


que ce genre de réponse ne ferait que mettre le feu aux poudres. Que
j’aie mauvais caractère était un fait, seulement je m’étais vraiment
promis de me contenir aujourd’hui. Je ne pouvais pas blâmer Emily
de vouloir se faire un peu de publicité. Elle était styliste, son fiancé
réalisateur. Apparaître dans les magazines ne pouvait que leur être
bénéfique. Mais, pour ma part, je m’en passais très bien. Je n’en
pouvais plus de tout ce cirque médiatique, d’être scrutée à la loupe en
permanence. J’en étais même arrivée à faire des crises d’angoisse, et
cela malgré le nombre hallucinant de médicaments que je m’enfilais
jour après jour. C’était passage direct par la case cure de désintox
si quelqu’un l’apprenait, et franchement j’avais autre chose à faire
que de finir dans un groupe de paroles à m’épancher sur mes petits
problèmes existentiels.

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— Mais c’est qu’elle mordrait ! s’exclama Emily. Quelqu’un t’a fait des
misères ? Ou c’est juste l’air marin qui te rend encore plus aimable
que d’habitude ?

Avec un petit sourire, elle attrapa une coupe de champagne au


moment où un serveur passait à proximité. Pour ma part, je préférais
décliner. L’alcool et les pilules faisaient rarement bon ménage, je me
voyais même déjà passer par-dessus bord sous l’objectif bienveillant
d’une des sangsues présentes à cette fête.

— La responsable se trouve juste devant moi. Tu avais dit que ce serait


une soirée en comité réduit, pas plus d’une dizaine de personnes.

— Je te jure que c’était le cas, enfin au début... Et puis petit à petit...


poursuivit-elle, mal à l’aise.

— Et pour ta sœur alors ? Tu t’es bien gardée de me prévenir que je


risquais de tomber sur elle.

— Oh, alors c’est ça le problème ! Tu avais envie de lui sauter dans


les bras, mais ta fierté t’en a empêchée. Du coup, t’es frustrée et tu
passes tes nerfs sur moi. Oui, bien sûr, c’est très compréhensible.

Elle se mit à hocher la tête, comme si elle détenait la vérité absolue,


et vraiment il n’y avait rien de plus agaçant au monde.

— Mais pas du tout ! Au contraire, plus je suis loin d’elle, mieux je me


porte, figure-toi, lançai-je.

— T’es trop mignonne à essayer de te convaincre toi-même. Allez,


comme je suis une excellente amie, je vais te donner un petit coup
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de pouce. Elle occupe la cabine trente-sept et tu sais quoi ? Je ne me
mettrai pas à votre recherche avant demain matin... chuchota Emily
avec un sourire entendu.

— Ça y est, mon mal de tête atteint un point critique.

À ce niveau-là, c’était même la migraine qui se profilait doucement à


l’horizon. Je tentais de calmer la douleur en frottant doucement ma
tempe droite, seulement c’était peine perdue vu la personne qui me
faisait face.

— Raison de plus ! Rien de tel qu’une petite partie de jambes en l’air


pour te soulager, insista mon interlocutrice sans aucun tact.

— Tu sais quoi ? Je préférerais encore que tu m’achèves à coup de


rame plutôt que de replonger dans ses bras. D’ailleurs j’ai cru en voir
une dans l’un des canots de sauvetage, je vais te la chercher ?

— Oh allez, laisse-lui une petite chance au moins. Tu sais, elle a quitté


l’armée et elle vit à Chicago maintenant. Ça ne vous ferait pas de mal
de renouer, vous pourriez évoquer le bon vieux temps, peut-être
rattraper le temps perdu...

Le bon vieux temps... répétai-je en faisant mine de réfléchir. Ah, tu


parles du moment où elle a rompu pour partir une semaine plus
tard ? Ou peut-être de ses non-réponses à toutes mes lettres ?

Bien consciente que je devais avoir l’air très amère, surtout pour
quelque chose qui avait eu lieu il y a si longtemps, je préférai couper
court à cette conversation. De toute façon, il n’y avait rien de plus
à dire. Après cette soirée, il n’y avait aucune chance que je recroise
Alexis de nouveau. Ce n’était pas parce qu’on habitait la même ville
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qu’on risquait de se rencontrer à un coin de rue. Et quand bien même,
j’étais bien décidée à l’ignorer. Elle avait sa vie, j’avais la mienne et
elles étaient diamétralement opposées.

***

— J’ai dit non, Ethan. Je ne le ferai pas.

— Tu ne peux pas refuser ce rôle. Cette adaptation promet d’être un


véritable succès et ils ont tout de suite pensé à toi.

— Ils trouveront quelqu’un d’autre. Ce ne sont pas les actrices qui


manquent à Los Angeles.

Comme si la soirée n’était pas assez pénible, il fallait qu’Ethan


remette ça. Une semaine qu’il me bassinait avec ce film, ou plutôt
cette trilogie. Une histoire d’amour sulfureuse entre un vampire et
une sorcière qui avait fait un carton dans sa version papier. Je n’avais
rien contre les romans, la preuve je les avais même lus en entier, mais
m’engager dans un projet pareil c’était accepter de me retrouver sur
le devant de la scène pour minimum les cinq prochaines années.
C’était dire adieu à ma vie privée et surtout adieu à la tranquillité à
laquelle j’aspirais tant.

Bien sûr, je comprenais pourquoi mon agent insistait autant pour


me faire changer d’avis. Le cachet promis était astronomique, et
dans la mesure où il percevait un pourcentage dessus, il devait avoir
l’impression que la poule aux œufs d’or était en train de lui filer entre
les doigts. Au début de ma carrière, j’y aurais sûrement réfléchi à deux
fois avant de passer à côté d’un blockbuster pareil, seulement, là,
j’avais plus d’argent qu’il n’en fallait pour mener une vie confortable.

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À vrai dire, mon compte en banque pouvait même suffire à faire vivre
mes éventuels enfants et petits-enfants sans qu’ils n’aient jamais
besoin de lever le petit doigt.

— Est-ce que tu as lu le scénario au moins ? s’entêta Ethan.

— Je l’ai lu.

— Et ? Si des passages te dérangent, on peut demander des


modifications. Tu auras même voix au chapitre pour le choix du
rôle masculin. C’est une opportunité unique, après ça, libre à toi de
souffler autant qu’il te plaira. Tu auras le temps de te trouver un
fiancé, de reprendre l’écriture, ou même de te mettre au surf si ça te
chante.

Je faillis me mettre à rire doucement suite à sa dernière proposition.


Je ne savais même pas nager, un élément que j’avais toujours réussi à
garder sous silence et à cause duquel je me sentais nerveuse à chaque
fois que je me retrouvais sur un bateau. Les hommes n’étaient pas
des poissons, de mon avis tout le monde aurait même dû être équipé
d’un gilet de sauvetage en cas de balade sur les flots. Seulement voilà,
ça manquait sacrément de style, et ça se mariait difficilement avec
une robe haute couture.

— Je ne tournerai pas ce film, répondis-je calmement en portant mon


regard sur la mer.

— Mais pourquoi ? Donne-moi une seule bonne raison.

— Très bien, ce film regorge de scènes dénudées et tu connais mon


avis sur la question.

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Comme tout à l’heure, les voix des autres invités n’étaient plus
qu’un souvenir. Ethan m’avait conduite à l’arrière pour qu’on puisse
discuter à l’abri des oreilles indiscrètes.

Je me demandais, l’espace d’un instant, à combien nous nous


trouvions des côtes. Le yacht ne s’était pas immobilisé depuis notre
départ du port, à croire que nous partions pour une croisière et non
pour une simple excursion de quelques heures.

— Je ferai rajouter une clause de non-nudité sur ton contrat. Ta


doublure se chargera des plans concernés, ce n’est pas un problème,
expliqua mon interlocuteur qui refusait d’en démordre.

— Désolée, mais ça reste non. Je n’en peux plus de tout ce cirque


médiatique, et ce n’est pas en apparaissant dans ce genre de film que
j’arriverai à calmer le jeu, rétorquai-je, sûre de moi.

— Tu dis ça à cause du fan qui s’est introduit chez toi le mois dernier ?
La sécurité a été renforcée, tu ne risques plus rien Katelyn.

— Un fan ? Ce type me suivait partout depuis un an ! Il m’envoyait


une cinquantaine de lettres par jour, des colis, sans parler des appels
et du piratage de mon ordinateur.

— Je comprends que tu aies pu être perturbée, mais...

— Mais rien du tout, le coupai-je. Des malades comme lui, il y en


a au moins une dizaine à mes trousses. Je n’ose même plus sortir
de chez moi toute seule et j’en viens à avoir peur pour mes amis.
La semaine dernière, quelqu’un a explosé la voiture de Daniel après
qu’on nous ait vus tous les deux dans la presse. Qu’est-ce que ce sera
la prochaine fois ? Son crâne ?
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Le pire dans cette histoire résidait dans le fait que Daniel était le
fiancé d’Emily. Les journaux s’étaient fait une joie de déformer notre
après-midi shopping passé à trouver une bague pour ma meilleure
amie. De toute façon c’était simple, dès qu’on me voyait avec un
homme, ils en arrivaient automatiquement à la conclusion que j’avais
une liaison avec l’heureux élu. C’était risible, surtout quand on savait
que je n’avais jamais eu aucun intérêt pour le sexe masculin. Peut-
être que la solution se trouvait là, faire mon coming-out et ainsi me
tirer une balle dans le pied professionnellement parlant.

— Mais enfin c’est ridicule, tu ne vas pas laisser passer cette occasion
pour un peu de tôle froissée.

L’agacement commençait à filtrer dans sa voix, et vraiment, même


si j’essayais de rester calme, cela devenait de plus en plus difficile. Il
était clair qu’il ne faisait aucun effort pour comprendre mon point de
vue. Quant à moi je ne comptais pas modifier ma décision juste pour
lui faire plaisir.

— Peu importe ce que tu en penses, j’ai déjà fait mon choix. Libre
à toi de l’accepter ou non, mais tu ne me feras pas changer d’avis !
m’exclamai-je, perdant patience.

Tout en posant une main sur le bas de ma robe pour éviter que celle-
ci ne se soulève à cause du vent, je tournai les talons, prête à rejoindre
Emily que je n’aurais jamais dû quitter. Le feu d’artifice était pour
bientôt, et après ça j’espérais bien que nous allions enfin faire demi-
tour. Quoique connaissant ma meilleure amie, rien n’était moins sûr.
Je trouvais vraiment étrange qu’on s’éloigne autant pour une simple
virée nocturne. Sans compter qu’elle avait toujours eu un penchant
pour les surprises de mauvais goût. Si j’allais me reposer quelques
heures, j’étais pratiquement certaine de me réveiller partout sauf à
Miami.

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— Reste ici, on n’a pas fini de discuter !

Les sourcils froncés, je jetai un œil à la main d’Ethan qui venait de se


saisir de mon poignet. C’était la première fois qu’il se permettait un
geste pareil, et après ce soir ce serait la dernière.

— J’ai dit tout ce que j’avais à dire, maintenant lâche-moi. Il est clair
que tu as trop bu, rétorquai-je.

— Après tout ce que j’ai fait pour toi, tu le prends comme ça ?


Sérieusement ?

— Ce que tu as fait pour moi ? C’est la meilleure celle-là ! Tu ne


travailles pas à titre gracieux. Ce que tu as fait, c’était surtout dans
ton propre intérêt ! criai-je, exaspérée.

Je fis un geste pour me dégager, mais, loin de lâcher prise, Ethan me


projeta tout simplement contre le bastingage du navire. Mon dos
heurta la rambarde avec violence. Je crus même que j’allais basculer
en arrière à cause de mes chaussures qui glissaient sur le parquet
lustré. La frayeur que je ressentis m’énerva alors comme jamais.

— Très bien, tu as gagné. Tu es viré ! Je ne veux plus entendre parler


de toi après ce soir !

Loin d’être perturbé par cette menace, Ethan se mit au contraire


à ricaner. De ce genre de rire qui sonnait très psychopathe. Bon, je
retirai ce que j’avais dit plus tôt, je ne souhaitais absolument plus
être seule. C’était bien connu, le nombre faisait la force et là tout de
suite, un peu de compagnie n’aurait pas été de refus.

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— Redescends sur terre Kate. Sans moi tu ne serais rien. Tu serais
encore en train de végéter dans ta ville de naze, à servir des
hamburgers et à te faire culbuter par cette moins que rien.

— Je t’interdis de l’insulter ! Et... attends, tu étais au courant ?


demandai-je soudain, choquée.

— Pour cette pauvre fille ? Bien sûr. Tout comme je savais que c’était à
cause d’elle que tu hésitais à intégrer le casting de Cold Heart. C’était
tellement pathétique, être prête à refuser un rôle simplement parce
que le plateau du tournage se trouvait à l’autre bout du pays. Si je ne
m’en étais pas mêlé, tu aurais pu faire une croix sur toute ta carrière.
Rien que pour ça, tu devrais me remercier. Le contrat pour A witch’s
soul est d’ailleurs posé sur ton bureau, et je te garantis que tu vas le
signer.

Le bon sens aurait voulu que j’acquiesce, juste pour pouvoir détaler
au plus vite. Malheureusement, je fis tout le contraire, me moquant
totalement des conséquences. Mes oreilles bourdonnaient, ses
paroles repassaient en boucle dans mon esprit, faisant se refermer
mes poings sur eux-mêmes.

— Comment ça, tu t’en es mêlé ? Qu’est-ce que tu as fait au juste ?


questionnai-je méchamment.

— Ne sois pas si dramatique, j’ai juste eu une discussion avec elle.


Heureusement, elle s’est révélée plus intelligente que toi. Elle a
vite compris que votre pseudo couple ne tenait pas la route et qu’il
était préférable de couper court tout de suite à cette amourette
d’adolescence, m’expliqua Ethan avec un regard terrifiant.

— Mais pour qui tu te prends ? Tu n’avais pas à intervenir dans ma


vie privée !
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— Je n’aurais pas eu à le faire si tu t’étais montrée plus mature. Même
maintenant, tu continues à te conduire en gamine pourrie gâtée. Il
est temps de grandir Kate, les paparazzis, les fans, les sacrifices, ça
fait partie du job. Plus tôt tu l’accepteras, mieux ce sera pour toi.

Cette fois, ce fut à mon tour de rire doucement. Comment est-ce


qu’il pouvait croire qu’après tout cela, les choses allaient revenir à
la normale ? J’avais même du mal à comprendre comment j’avais pu
lui faire confiance ces dix dernières années. Notre bonne entente
résultait sûrement du fait que jusque-là je ne m’étais jamais rebellée.
Je l’avais suivi aveuglément, en me disant qu’il était le mieux placé
pour faire évoluer ma carrière, mais maintenant il était grand temps
que je commence à voler de mes propres ailes.

— Merci pour tes conseils. Je tâcherai de m’en souvenir quand


j’engagerai ton successeur. Ce qui est sûr, par contre, c’est que tu rêves
si tu penses que je vais faire ton film. Notre collaboration prend fin
aujourd’hui, essaie encore de m’approcher et je te le ferai regretter.

Loin de continuer à sourire, je redevins très sérieuse. Cette soirée était


un vrai désastre, mais au moins elle avait le mérite de me faire ouvrir
les yeux. Peut-être qu’un verre ne me ferait pas de mal finalement.
J’hésitais entre le champagne et quelque chose de plus fort, quand
mon attention fut détournée par le bruit d’une explosion. Je sursautai
et penchai la tête sur le côté de peur, avant de me rendre compte qu’il
s’agissait uniquement du son produit par les feux d’artifice.

Dans le ciel, des lumières rouges et bleues défiaient l’obscurité.


J’entendais vaguement des voix féminines s’extasier sur le spectacle,
quand mon corps bascula brusquement en arrière. À nouveau, le choc
fut douloureux. Bien plus encore que la première fois. Ses mains sur
mes épaules se chargeaient de me maintenir en place et, en contrebas
je pouvais apercevoir la mer. Si Ethan me lâchait maintenant, j’étais
bonne pour le grand plongeon. Mon cœur s’emballait déjà à cette idée.
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J’aurais dû protester, essayer de me débattre, mais j’étais paralysée.
Mon corps ne semblait plus vouloir me répondre. La panique avait
pris le dessus, si bien que même respirer devenait difficile.

— Ne te fous pas de moi. Tu te prends pour qui pour me menacer ?


Si je te dis de faire quelque chose, tu t’exécutes ! C’est comme ça que
ça a toujours marché, n’espère même pas pouvoir me doubler. T’as
compris ou je dois rendre ça plus clair ? insista mon agent, menaçant.

Je grimaçai en sentant ses doigts raffermir leur prise sur moi. C’était
douloureux, tout autant que la barre du parapet qui me rentrait dans
le bas du dos. Pourquoi est-ce que j’avais mis ces fichus talons ? Sans
eux, j’aurais été bien trop petite pour craindre de passer par-dessus
bord. Tandis que là, il suffisait d’un mouvement un peu trop violent
pour précipiter ma chute.

— J’ai compris, murmurai-je dans un souffle.

— Vraiment ? Alors tu ne vas pas essayer de faire la maligne dès


qu’on aura quitté ce navire ?

Bien sûr, j’ai fait non de la tête. Je n’étais pas stupide au point de
lui exprimer le fond de ma pensée. En plus, j’avais toujours été une
excellente menteuse. C’était le moment ou jamais de mettre ce talent
à profit.

— Tu vas donc signer ce contrat bien gentiment et on ne reparlera


plus jamais de cette soirée ?

— Oui...

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— Quelle gentille fille, dommage que je ne puisse pas croire un seul
mot provenant de cette jolie bouche.

En un instant, et alors que jusque-là j’avais toujours eu l’espoir de


pouvoir retrouver Emily, ma liberté, la terre ferme, tout s’effondra.
Le bateau tangua soudainement, Ethan glissa en avant, et moi je
basculai en arrière. J’ignore s’il fit exprès de me lâcher, honnêtement
je ne crois pas, mais le résultat fut le même. Comme au ralenti, mon
corps passa par-dessus la rambarde. Il n’y avait que quelques mètres
qui me séparaient de l’eau et, pourtant, ce moment parut durer une
éternité.

La main d’Ethan fendit l’air. Je le vis se pencher. Cependant, très


rapidement, mon regard fut attiré plus haut. Dans le ciel, le feu
d’artifice était plus éclatant que jamais. C’était un beau spectacle,
sûrement le dernier que je verrais. J’aurais dû être terrifiée et j’avais
toutes les raisons du monde de paniquer, mais j’étais étrangement
calme.

Je ne criai même pas, comme si mon cerveau refusait d’imprimer


la réalité de ce qui se produisait. C’était comme un rêve éveillé, un
rêve duquel je me réveillai brusquement en frappant de plein fouet
l’étendue glacée.

Le souffle coupé, je commençai à couler. Je savais qu’il fallait que je


bouge pour ne pas me noyer, mais le temps que cette information
trouve résonance dans mon corps, j’étais déjà totalement immergée.
L’obscurité m’entourait. Je voyais vaguement les lumières scintiller à
la surface à cause de l’intensité du feu d’artifice, mais plus j’essayais
de me débattre pour les atteindre, plus j’avais l’impression de
m’enfoncer rapidement.

17
À cause du mouvement du bateau, et des ondes produites par
celui-ci, je me retrouvais entraînée plus loin, toujours plus loin.
L’eau commençait à s’infiltrer dans mes poumons et j’y voyais flou.
Contrairement à la croyance populaire, aucune scène de mon passé
ne me revint en mémoire. Ma vie ne défila pas devant mes yeux, je
n’aperçus aucun long tunnel blanc. Rien de tout cela. Juste le néant.
Le trou noir. Les ténèbres m’engloutissaient, me faisant me sentir
plus seule que jamais.

J’aurais tellement aimé qu’il s’agisse d’un film. Quelqu’un serait


venu me sauver, sûrement mon grand amour. On serait remontées
à la surface et une musique romantique aurait retenti pendant
notre baiser. C’était un scénario parfait, malheureusement il n’était
vraiment que cela. Une pure fiction. Dans la réalité, j’étais en train
de mourir. Personne ne s’inquiéterait de ma disparition avant un
moment, et rien ne garantissait qu’on retrouve mon corps. Tout était
fini, et j’avais tellement de regrets que je sombrai avant même de
pouvoir tous les énumérer.

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CHAPITRE 2

Passer du temps à la foire était l’une de mes activités d’été préférées.


En particulier parce que ça signifiait passer du temps avec Alexis. Cela
faisait bien trente bonnes minutes que nous avions perdu de vue Emily,
et en la retrouvant ce fut loin d’être avec un grand sourire qu’elle nous
accueillit.

— Mais qu’est-ce que c’est que ce gros machin rose dans tes bras ?
m’interrogea ma meilleure amie.

— Un lapin, ça se voit non ? Alex l’a gagné pour moi au stand de


carabine, répondis-je tout sourire.

Un air indéfinissable sur le visage, le regard d’Emily passa de moi, à sa


sœur, avant de bifurquer sur mon bras qui entourait celui d’Alexis. Elle
marqua une pause, puis, sans raison apparente, elle se mit à ricaner.

— Je vois. Très jolie prise grande sœur, depuis le temps que tu lui
tournais autour...

— Vraiment ? Tu le voulais pour toi ? demandai-je avec surprise à


Alexis.

Je jetai un coup d’œil à la peluche, tout en ayant du mal à croire qu’elle


puisse être à son goût. Ma chambre était littéralement remplie de
tous les lots que la jeune femme avait pu gagner au cours des années
passées. Toutes les babioles, tous les trucs de fille qu’elle m’avait refilés
sous prétexte qu’elle n’allait quand même pas les jeter. Aller à la fête
foraine ensemble pendant l’été était une tradition. De mes huit ans à

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maintenant, il n’y avait eu aucune exception. C’était juste Emily, sa
sœur et moi. Enfin sauf cette fois. Cette fois il y avait un nuisible qui
portait le doux nom de Kyle. Il était en train d’éclater des ballons de
baudruche avec des fléchettes, et vraiment je ne comprenais pas ce que
ma meilleure amie pouvait lui trouver.

En règle générale, leur seule activité commune consistait à s’échanger


de la salive. C’était pratiquement comme si leurs lèvres étaient soudées
en permanence. Et contrairement à ce que prétendait Emily, je n’étais
pas jalouse. Loin de là même. Rien que de m’imaginer à sa place, j’en
étais répugnée. Plutôt que perdre mon temps dans des explorations
buccales avec un membre de l’équipe de foot, je préférais nettement
me retrouver avec Alexis. Bientôt elle repartirait à la fac, pendant que
moi je resterais coincée ici, à tirer encore deux ans de lycée dans cette
ville où il ne se passait jamais rien.

— C’est quelque chose de nettement plus gros qui intéresse Alexis.


Beaucoup plus mignon aussi, mais inaccessible aux poules mouillées,
ricana Emily sans que je comprenne à quoi elle faisait allusion.

— La ferme Emi. Viens Kate, on va faire un tour dans la grande roue.


Avec un peu de chance, le feu d’artifice débutera quand on y sera,
répliqua sa sœur visiblement de mauvaise humeur.

— Très bon plan la grande roue ! Hey, Kate, appelle-moi dès que tu
seras chez toi. Peu importe l’heure, j’ai trop hâte d’entendre ton récit
de cette soirée !

Excédée pour une raison que j’ignorais, Alexis se saisit de ma main


pour nous éloigner. Elles agissaient vraiment étrangement toutes les
deux aujourd’hui. En plus, je n’avais absolument rien compris à ce que
m’avait raconté Emily. Peut-être que passer tout son temps pendue au
cou du quaterback lui avait ramolli le cerveau. C’était ça ou alors le
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soleil lui avait trop tapé sur la tête durant notre après-midi au lac.

— Tu es sûre que c’est une bonne idée la grande roue ? Je veux dire,
tu sais, j’ai le vertige. Imagine qu’on reste coincées en haut... Ou qu’il
y ait un problème et que le mécanisme ne veuille plus s’arrêter. On
continuerait à faire des tours pour l’éternité dans cette minuscule
cabine… fis-je remarquer.

Même s’il y avait une queue assez conséquente devant le manège, ce


fut sans hésitation aucune que mon amie d’enfance passa devant tout
le monde pour me faire grimper dans la première nacelle venue. Le
garçon qui s’occupait de l’attraction sourit. Ils se firent un signe et je
fus quasiment certaine de le reconnaître et de l’avoir déjà vu quelque
part. Peut-être dans l’équipe de basket quand Alexis allait encore au
lycée, et qu’elle m’emmenait assister aux matchs.

— Est-ce que ce serait si terrible d’être coincée avec moi ? me demanda-


t-elle soudain.

Après avoir pris place à côté de moi, elle retira sa casquette et passa
sa main dans ses cheveux bruns qu’elle venait tout juste de couper.
La roue commença à se remettre en marche, et loin de regarder à
l’extérieur, je me focalisais au contraire sur Alexis. Sous son short en
jean, et son débardeur à l’effigie des Red Sox, elle portait encore son
maillot de bain. Celui-là même que j’avais eu l’occasion d’apercevoir
plus tôt dans la journée et qui lui allait particulièrement bien. Je ne
pouvais pas m’empêcher de repenser à ses courbes, et quelque part je
savais que ça n’avait rien de normal.

Pourquoi est-ce que j’étais aussi troublée quand ça la concernait ?


Dans les vestiaires je voyais un tas de filles en sous-vêtements sans
que cela ne me fasse quoi que ce soit… Mais, quand il s’agissait d’elle,
ma température corporelle avait tendance à grandement augmenter.
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Peut-être que c’était moi qui était sujette aux insolations finalement.
Cela aurait expliqué pourquoi mon cœur était actuellement en train de
battre plus rapidement, et pourquoi je me sentais si bizarre quand on
se retrouvait si proche l’une de l’autre.

— Non, ce serait même plutôt bien... répondis-je avant de rougir en


la voyant relever la tête vers moi. Enfin, tu vois, il vaut mieux toi que
quelqu’un d’autre.

— Donc... Je suis la personne dont la compagnie t’est la plus agréable ?

— Je... Ah, on voit toute la ville d’ici ! m’exclamai-je en changeant


subitement de sujet.

Bien sûr que j’avais fait exprès de ne pas répondre à cette question.
Je ne voulais pas qu’elle me trouve étrange. Parce que c’était étrange
de lui avouer qu’à mes yeux elle était la personne la plus importante,
non ? Surtout que je n’arrivais même pas à comprendre pourquoi.
Emily était ma meilleure amie, ça aurait dû être elle, ou même mon
père, sauf qu’il n’en était rien. À chaque fois que je pensais à Alexis, et
qu’elle était loin, mon cœur se serrait au point de me faire mal. Quand
elle était entrée à la fac l’an dernier, cela m’avait vraiment affectée.
Nous étions voisines, je la voyais tous les jours et ne plus en avoir la
possibilité m’avait attristée comme jamais.

Tournée vers la vitre qui était de son côté, je me rapprochai d’elle au


point que nos bras soient collés l’un à l’autre. Ma main se posa sur
la sienne et même si c’était loin d’être la première fois, dans cette
configuration précise cela ne m’aida pas du tout à me calmer. J’eus le
malheur de tourner la tête vers elle, et réalisai que son regard sombre
était fixé sur moi. Cela me paralysa totalement. Je savais que je me
faisais des films, qu’au fond il n’y avait rien de plus que d’habitude,
pourtant quelque part je continuais à espérer. Encore plus quand avec
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un léger sourire, son autre main se saisit doucement d’une mèche de
mes cheveux châtains pour la repasser derrière mon oreille.

— J’ai une meilleure vue ici.

Au moment de s’arrêter en haut de la grande roue, la nacelle vacilla


légèrement. Je glissai alors un peu plus contre elle. Ma jambe frôla la
sienne, juste au moment où, dans le ciel, le feu d’artifice éclata en une
myriade de couleurs. La lumière m’éblouit et par réflexe je fermai les
yeux. Une seconde plus tard, ce fut dans mon cœur que l’explosion se
produisit. Alexis avait comblé la distance qui persistait entre nous. Ses
lèvres avaient un goût de barbe à papa. Son souffle chaud était sucré, et
je savais déjà que je ne pourrais plus m’en passer. Mes sentiments pour
elle étaient en train de me submerger, je ne voulais pas être son amie, je
voulais... je voulais... Je la voulais elle et c’était tout ce qui m’importait.

***

N’étant pas croyante, j’avais toujours trouvé absurde cette idée de


finir au purgatoire après son décès. Le paradis et l’enfer ne m’avaient
jamais rien inspiré. Si j’avais dû me prononcer, j’aurais opté pour
la réincarnation ou pour tout simplement un rien du tout. Dans les
deux cas, la finalité était la même. Plus de souvenirs, plus aucune
conscience de la vie qu’on avait pu mener auparavant. Tout cela était
logique.

Alors comment pouvais-je expliquer que je venais de revivre cette


scène de mon adolescence dans les moindres détails ?

Je venais de me noyer. Pourtant, au lieu de l’obscurité qui m’entourait


jusque-là, ce fut une vive lumière qui se refléta soudainement sur

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mes paupières. Je sentis quelque chose appuyer sur ma poitrine,
puis, et même si cela était impossible, de l’air commença à filtrer
à travers mes lèvres entrouvertes. J’essayai de respirer. La grande
inspiration que je pris me valut de me mettre brusquement à tousser.
Sans contrôle de ma part, de l’eau jaillit de ma bouche pour s’échouer
sur le sol juste à côté de moi. Ma gorge me brûlait, tout comme mes
poumons, et je ne parlais même pas de mon corps qui semblait s’être
transformé en hématome géant.

C’était simple, j’avais mal partout. Tellement que je n’arrivais même


pas à définir quel endroit était le plus douloureux. Mes doigts
s’enfoncèrent dans une surface que je définis comme du sable. Je
tentai d’ouvrir les yeux, mais la clarté environnante était telle que je
les avais refermés aussitôt. Où est-ce que j’étais ? Non, plus important,
est-ce que j’étais toujours vivante ? J’essayai de comprendre ce qui
avait bien pu se produire quand j’eus soudainement conscience que
quelqu’un se tenait juste à côté de moi.

Des flashs de ce qui s’était passé entre le moment où j’étais tombée


et maintenant me traversèrent l’esprit. Je me souvins vaguement
d’avoir repris conscience durant plusieurs brèves secondes. À la
surface, maintenue à flot par un bras ceinturant le dessus de ma
poitrine, je n’avais pas eu la force de bouger. J’avais resombré presque
aussitôt. Cela était arrivé à plusieurs reprises, si bien que je n’avais
strictement aucune idée du temps passé dans l’eau. Un long moment
apparemment puisqu’il faisait déjà jour.

Je ne savais pas non plus depuis combien de temps j’étais échouée


sur cette plage, mais à l’instant actuel, ça ne me parut pas être le
plus important. En tournant la tête, et après avoir cligné des yeux
plusieurs fois, j’aperçus Alexis qui se tenait à genoux à mes côtés. Des
gouttes d’eau glissaient depuis ses cheveux jusque sur son chemisier
devenu transparent, mais ce fut surtout son regard inquiet qui me
marqua le plus. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Et pour en revenir à ma

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première question, où est-ce qu’on pouvait bien se trouver pour être
réunies de cette façon ?

— Ah, je sais. Je suis dans le coma, et c’est un rêve, murmurai-je


doucement.

Parler était difficile. Je toussai une nouvelle fois, puis avec le peu de
force qu’il me restait, j’entrepris de me redresser pour m’asseoir. Je
maudis mon subconscient. Pourquoi avait-il besoin de m’envoyer
une projection d’Alexis pour me tenir compagnie. Quitte à choisir, je
préférais encore être seule. À chaque fois que je la voyais, même si
c’était seulement en photo, ça ravivait de vieilles blessures. Et cette
fois était loin de déroger à la règle.

— Désolée de te décevoir, mais c’est bien la réalité, répondit la jeune


femme à mes côtés.

Avec un air neutre, elle essuya ses mains sur son pantalon aussi
mouillé que le reste de ses vêtements. J’en profitai pour jeter un
coup d’œil aux alentours, et ce que je vis me fis paniquer. Je me
décomposai en moins d’une seconde. La mer se trouvait droit devant,
immense. Sans fin. Derrière, une forêt peu accueillante s’étendait à
perte de vue. Nous nous étions visiblement échouées sur une plage
de sable fin. Quoique non, c’était impossible. Bien sûr, il y avait la
mince possibilité que les courants m’aient entraînée jusqu’ici, mais
que faisait-elle là, elle ?

— Si c’est la réalité comme tu dis, pourquoi tu es là et pas sur le


bateau ? questionnai-je.

— J’ai plongé pour tenter de sauver une certaine idiote qui s’était
mise en danger, rétorqua la jeune femme.

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— Tu as du culot de me traiter d’idiote. Moi au moins je n’ai pas sauté
volontairement. On m’a poussée ! Toi, tu t’es jetée à l’eau en dépit de
toute règle de survie élémentaire.

— Remercie mon côté casse-cou. Sans ça, tu serais en train de servir


de nourriture aux poissons, répliqua-t-elle en se remettant sur pied.

— Je ne t’ai rien demandé ! J’aurais très bien pu me débrouiller toute


seule figure-toi.

Je fus presque étonnée que mon nez ne s’allonge pas, tellement je


venais de faire preuve de mauvaise foi. Je me souvenais encore
parfaitement du moment où j’avais sombré, à tel point que j’étais
vraiment étonnée d’en avoir réchappé. Sans rien dire, elle me tendit
la main, mais l’expression de son visage parlait pour elle. Loin d’être
dupe, j’étais quasiment certaine qu’elle était encore en train de me
traiter d’idiote dans sa tête. De manière très mature, je détournai le
visage pour me relever par mes propres moyens. À cet instant, je me
rendis compte de mon état général.

J’avais perdu mes chaussures dans la bataille. Ma robe, trempée, me


collait désagréablement à la peau et le passage par le fond de l’océan ne
l’avait pas épargnée. De multiples entailles étaient visibles au niveau
de mon ventre et de mes cuisses. C’était presque un miracle que le
tissu ne soit pas tombé en lambeaux. Dans la mesure où mes cheveux
dégringolaient jusque sur ma poitrine, je ne pouvais qu’imaginer
la vision d’horreur que je devais offrir. À mon avis, j’avais tout de
la rescapée d’un film d’horreur, pendant qu’Alexis, elle, se la jouait
Robinson Crusoé version féminine. Même dans cette situation, elle
restait classe. Son allure donnait plutôt l’impression qu’elle venait
de faire une petite baignade tout habillée, alors qu’en réalité on avait
dû dériver pendant plusieurs heures dans des flots peu accueillants.

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En toute décontraction, elle se délesta de sa veste pour la poser sur
la branche d’un arbre juste derrière. Puis, sans aucune gêne, elle
commença à déboutonner sa chemise. Elle n’avait certes jamais été
pudique, et l’état de son vêtement ne cachait plus grand-chose, mais
quand même, ce n’était pas une raison !

— Je peux savoir ce que tu fabriques ? demandai-je subitement en


l’observant.

— J’évite la pneumonie. Je doute qu’il y ait un hôpital dans le coin,


ironisa-t-elle.

— Il fait au moins trente degrés ! Ça séchera tout aussi vite sur toi.

— S’il faisait réellement trente degrés, tu ne serais pas en train de


t’agiter et de gaspiller ton énergie en parole inutile.

— Oh désolée, j’ignorais que je parlais à un thermomètre ambulant.


Tu donnes la vitesse du vent et les prévisions météorologiques aussi ?
m’agaçai-je.

Depuis qu’on avait rompu, ou plutôt qu’elle m’avait laissée tomber


sans un regard en arrière, les occasions où on s’était revues pouvaient
se compter sur les doigts d’une main. À chaque fois, Emily était la
responsable, et à chaque fois l’ambiance était électrique. C’était en
partie ma faute puisque je m’énervais à chaque parole prononcée,
seulement elle n’était pas beaucoup mieux. C’était presque comme si
elle faisait exprès de m’agacer jusqu’à ce que je finisse par craquer et
par m’en aller. Cette femme était devenue invivable. Elle n’avait rien
à voir avec la Alexis dont je me souvenais, mais peut-être qu’au fond
je m’étais juste voilé la face. Après tout, elle m’avait abandonnée du
jour au lendemain, c’était bien le signe que ses déclarations d’amour
ne valaient rien.
27
— Tu devrais aussi te déshabiller. Pour ce que cache ta robe, ça ne
changera pas grand-chose de toute façon, poursuivit-elle sans faire
attention à ma réplique précédente.

— Tu rêves si tu penses que je vais t’obéir ! m’exclamai-je en croisant


les bras sur ma poitrine.

— Fais comme tu veux princesse, mais ne viens pas te plaindre après.

Je n’avais qu’une envie, c’était lui faire ravaler son petit nom.
Cependant, je restais réaliste. Si, comme je le soupçonnais, on se
trouvait bien sur une île déserte, je ne donnais pas cher de ma peau
si je me mettais à dos le seul autre être humain présent. Du coup, je
fulminais, mais en silence. De son côté par contre, cela semblait être
tout le contraire. Elle était plus calme que jamais.

Elle fit glisser son pantalon le long de ses hanches pour se retrouver
en shorty noir tout simple. Mon regard se porta sur la cicatrice qui
serpentait depuis le milieu de sa cuisse jusqu’à son tibia, mais très
rapidement ce fut autre chose qui capta mon attention. Fixé à son
mollet trônait un magnifique étui à couteau. Si Alexis semblait elle
aussi avoir perdu ses chaussures durant notre plongée sous-marine,
le poignard, lui, n’avait pas bougé d’un centimètre.

— Tu caches beaucoup d’armes comme ça ?

— Malheureusement c’est la seule. J’ai dû me débarrasser de mon


pistolet en arrivant à la fête.

Elle paraissait presque ennuyée, comme si venir équipée d’un


véritable arsenal lui semblait parfaitement naturel.

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— T’es une grande malade. On ne va pas à la soirée de fiançailles de
sa sœur armée jusqu’aux dents !

— Je préfère être trop que pas assez préparée, répondit-elle avec


flegme.

— C’est pas toi l’experte en close-combat ? Que veux-tu qu’il t’arrive


au juste, te faire asperger de champagne ? Tu aurais pu mettre au
tapis n’importe lequel des invités présents en un clin d’œil.

— Je te remercie pour ta confiance et pour la haute opinion que tu


as de moi, mais je préfère parer à toute éventualité. D’ailleurs, laisse-
moi te dire qu’accepter de faire un séjour en mer alors qu’on ne sait
pas nager c’est totalement inconscient. Tout comme s’approcher du
bord en compagnie d’un homme ivre…

Piquée au vif par ses réflexions, j’inspirai bruyamment tout en


tentant tant bien que mal de me contenir. C’était le moment ou
jamais pour que tous ces cours de yoga me servent enfin à quelque
chose. Je n’allais pas m’énerver, j’étais zen, parfaitement capable de
lui répondre sans hausser le ton.

— Alors, selon toi, j’aurais dû refuser d’assister aux fiançailles de ma


meilleure amie juste parce que le lieu n’était pas à ma convenance ?
Ou peut-être que j’aurais dû m’équiper de brassards et d’une bouée
de sauvetage comme un enfant de cinq ans ?

— Quoi, ils n’en font pas en modèle de luxe ? Lance la mode, d’ici une
semaine tout le monde en portera, se moqua-t-elle.

— Très drôle, vraiment très spirituel, je suis morte de rire.

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Avec un léger sourire en coin, elle se débarrassa de sa chemise, pour
se retrouver en brassière de sport noir. Je l’apercevais de profil. Tant
bien que mal, j’essayais de masquer mon trouble en lui réservant une
petite réplique dans la continuité des précédentes.

— Tu prévoyais un footing à la sortie du bateau ? osai-je pour la


déstabiliser.

— Pour quelqu’un qui ne veut pas se déshabiller, je te trouve bien


intéressée par les sous-vêtements des autres.

— Je n’en ai rien à faire de ce que tu peux porter. Tu pourrais même


te balader toute nue que ce serait la dernière de mes préoccupations.

Le problème de parler avec Alexis, c’était qu’elle avait le don de me


mettre hors de moi en un rien de temps. Pire, en sa présence j’avais
tendance à rougir alors qu’en temps normal cela ne m’arrivait jamais.
J’étais actrice, j’aurais dû être capable de masquer mes émotions !
Malheureusement, avec elle, cela se révélait absolument impossible.

— On fait l’essai ?

Amusée, elle laissa volontairement ses mains remonter jusque sur


les côtés de sa brassière, tout en se tournant vers moi. J’eus l’occasion
d’apercevoir le tatouage en forme de plume sur le haut de ses côtes
gauche, et instantanément, je me demandai si elle en possédait
d’autres. Si j’avais pu, je me serais collé des baffes. Il fallait que j’arrête
de fantasmer sur elle, non il fallait que j’arrête de la regarder tout
court. Elle était dangereuse pour mon équilibre personnel, encore
plus depuis qu’elle semblait trouver très drôle de me taquiner.

— Tu ne crois pas qu’il y a plus important à faire que de te la jouer


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exhibitionniste ? fis-je remarquer en détournant les yeux.

— À cette heure-ci, les secours doivent déjà être en route. Ton... fiancé
aura sûrement remué ciel et terre pour venir te repêcher.

Les sourcils froncés, j’eus l’impression de la voir faire une légère


grimace à la mention de ce fameux inconnu. J’ignorais ce qu’on avait
pu lui raconter, mais ce qui était certain c’était qu’elle n’avait vraiment
aucune jugeote pour y avoir cru. On me prêtait des aventures avec
tellement de monde qu’à ce rythme, si tout était vrai, la moitié des
États-Unis me serait déjà passée dessus.

— Je crois que tu as avalé trop d’eau, elle a dû te monter direct au


cerveau pour que tu me sortes une ineptie pareille. Juste pour savoir,
qui est censé être mon miraculeux sauveur ?

— Il y a tellement d’hommes dans ta vie qu’une précision s’impose ?


ironisa-t-elle.

— Tellement que je n’arrive plus à les compter oui. Je claque des


doigts et il en sort une douzaine de mon placard.

Franchement excédée, je finis par me retourner pour regarder en


direction de la mer. Contrairement à elle, je n’étais pas persuadée de
l’arrivée imminente de l’équipe de sauvetage. Rien ne garantissait
que quelqu’un ait assisté à notre plongeon. Et puis je doutais fort
qu’Ethan se soit précipité pour prévenir quelqu’un. Quant à Emily,
en ne nous voyant plus, elle était bien capable de s’être fait sa propre
idée de la situation. Une idée qui loin de nous situer à cet endroit
désert, aurait plutôt eu tendance à nous localiser dans l’une des
cabines.

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— Est-ce que tu étais venue accompagnée, toi ? demandai-je soudain
en réalisant qu’il ne valait mieux pas compter sur mes connaissances
pour avoir donné l’alerte.

— Malheureusement non. Mais si j’avais su qu’il y avait possibilité de


faire des câlins dans un coin isolé, j’y aurais peut-être réfléchi à deux
fois avant de venir seule…

— Épargne-moi ce genre de détails, mon estomac a été assez secoué


comme ça, l’interrompis-je.

— Tout comme tu m’as épargnée ? Je te croyais plus intelligente


Katelyn. Se faire son agent ce n’est vraiment pas très malin. Encore
plus au vu et au su de tout le monde.

En l’entendant me balancer ça, je faillis m’étouffer avec ma propre


salive. Elle était complètement folle, et encore l’adjectif était faible.
Le pire était peut-être qu’elle avait l’air très sérieuse. Elle venait de
croiser ses bras sous sa poitrine, et malgré la chaleur étouffante, je
ne pus m’empêcher de frissonner. Quand elle arrêtait de sourire et de
parler, elle était légèrement terrifiante. Je pouvais presque apercevoir
des ondes glacées se dégager d’elle. Parfait pour qui aurait eu un petit
coup de chaud. Malheureusement, ce n’était pas mon cas.

— C’est toi qui es vraiment stupide si tu as cru qu’il y avait quelque


chose entre nous, fis-je remarquer sans cérémonie.

— Ah excuse-moi, il s’agissait juste d’un câlin parfaitement innocent,


c’est ça ? Tu avais le mal de mer et il t’a proposé une épaule
réconfortante.

— Tu devrais te mettre à l’ombre, je crois que tu délires.


32
— Ça doit être de te repêcher qui m’a mise dans cet état. Crois bien
que je voulais laisser son moment de gloire à ton nouveau prince
charmant, mais celui-ci n’avait pas l’air de vouloir se mouiller. À
propos, de rien. C’était un véritable plaisir de venir te secourir,
surtout pour les remerciements que j’en ai tirés.

Des deux, elle était sans aucun doute la plus énervée, même si je la
talonnais de près. C’était l’une des premières fois où je la voyais perdre
son sang-froid, et je ne comprenais même pas comment les choses
avaient pu tourner ainsi. Il était clair qu’elle s’était complètement
méprise quant à la proximité entre Ethan et moi. Par contre, cela
n’expliquait pas pourquoi imaginer une relation entre nous la mettait
dans un tel état de fureur.

— Quoi, tu aurais préféré que je te saute au cou et que je me mette à


pleurnicher ? Si tu avais réfléchi un peu plus, tu aurais été chercher
de l’aide au lieu de jouer les héroïnes. À quoi ça servait de risquer ta
vie pour moi ? Tu es suicidaire ou juste complètement inconsciente ?
m’écriai-je en perdant toute retenue.

— Ça t’écorcherait vraiment la bouche de dire merci ? Juste merci, et


rien d’autre, s’emporta-t-elle en retour.

— Et toi ça te tuerait de comprendre qu’à l’idée que tu aurais pu


mourir pour moi.... Ah, tu m’énerves ! Tu m’énerves vraiment ! Je
vais explorer les environs, tu n’as qu’à rester là à bronzer puisque
apparemment je te dois déjà tellement.

L’adrénaline provoquée par la dispute bloqua totalement le million de


raisons qui auraient dû m’empêcher de m’aventurer dans cette forêt.
Je ne pensais qu’à m’éloigner d’elle, et accessoirement à trouver une
trace de civilisation. Sauf qu’au bout de cinq minutes à déambuler au
hasard, et une fois la colère retombée, je commençai vite à regretter
33
mon impulsivité. Chaque petit bruit me faisait sursauter. J’avais
l’impression que des bestioles inconnues au bataillon étaient en
train de me grimper dessus. Et surtout, j’avais peur de tomber nez à
nez avec une créature féroce.

Qu’est-ce qui pouvait bien vivre par ici ? Des ours ? Des pumas ?
Je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait faire en cas de rencontre
impromptue avec un animal sauvage. Est-ce qu’il valait mieux faire
la morte, prendre mes jambes à mon cou ou lui tenir tête en faisant
mine d’être courageuse ? Je jetai un coup d’œil en arrière, puis tout
autour de moi. Dans la mesure où il n’y avait aucun chemin de tracé
au sol, j’avais avancé sans faire attention où je marchais. Je devais
maintenant me rendre à l’évidence : j’étais perdue. Complètement
paumée au milieu d’une jungle luxuriante, entourée de plantes qui
auraient très bien pu être carnivores. Sur le moment je regrettais
presque de ne pas m’être noyée.

34
CHAPITRE 3

C’était officiel, j’étais une idiote. La plus grosse de tout l’univers même.
Qu’est-ce qui m’avait pris de m’enfoncer dans cette forêt hostile alors
que j’aurais pu rester bien tranquillement sur la plage. J’avais sans
doute été trop pessimiste de croire que les secours n’arriveraient pas
de sitôt. Peut-être même qu’ils étaient déjà là alors que moi j’essayais
tant bien que mal de me repérer. Je regrettais de ne pas avoir semé
de cailloux sur mon passage façon petit poucet. Les arbres étaient
tellement hauts qu’ils cachaient en partie le soleil. Cependant, loin
de rendre l’atmosphère plus tempérée, cette configuration faisait
paraître l’endroit encore plus étouffant.

J’avais trop chaud. De la sueur perlait sur mes tempes et je ne comptais


plus le nombre de fois où j’avais failli tomber à cause des racines qui
jonchaient le sol. Je tentai de me rafraîchir en ramenant mes cheveux
sur le sommet de ma tête. Malheureusement, n’ayant rien pour les
attacher, je fus obligée de les laisser retomber le long de mon dos
à peine quelques secondes plus tard. Le contact était désagréable,
mais quand même moins que la sensation du tissu mouillé de ma
robe sur ma peau.

Je mourrais d’envie de la retirer. Mais je n’allais quand même pas


déambuler en sous-vêtements sans rien connaître de l’endroit où
je me trouvais. Contrairement à ceux d’Alexis, les miens n’avaient
rien de décontracté. Comme quoi, ça me servirait de leçon. Toujours
privilégier le confort à la superficialité en cas de balade en mer.
Quoique je n’étais pas près de remonter sur un bateau de sitôt. Si
par miracle les secours finissaient par arriver, de préférence en
hélicoptère, il n’y avait pas moyen qu’ensuite j’accepte de remettre
les pieds sur le moindre navire.

35
Je soufflai et posai machinalement ma main sur un tronc d’arbre pour
prendre une petite pause. Mes vagues espoirs de tomber sur un autre
être humain se réduisaient de seconde en seconde. Qui aurait eu
envie de vivre dans une telle fournaise ? À moins d’être un lézard, les
températures étaient beaucoup trop extrêmes. Peut-être qu’en hiver,
le climat était plus favorable, mais en plein mois de juillet c’était juste
insoutenable.

Au moment de passer mon autre main sur mon front pour en retirer
la sueur, quelque chose se mit à siffler à mon oreille. Un léger courant
d’air fit virevolter quelques mèches de mes cheveux, juste avant
que mon cœur ne s’emballe brusquement. Un couteau venait de se
planter à quelques centimètres à peine du haut de mes doigts. Pas
directement dans le tronc d’arbre cependant. Il avait d’abord traversé
la tête d’un serpent presque aussi grand que mon bras.

Sous le coup de la surprise, je me mis à crier. Je fis un pas en arrière


avant de tomber sur les fesses quand mon pied dérapa sur une petite
pierre.

— Tu n’es vraiment qu’une idiote ! Tu sais ce qu’il se serait passé s’il


t’avait mordue ?!

Je sursautai en entendant la voix d’Alexis. Elle était furieuse. En la


voyant déloger le couteau du tronc d’arbre pour le replacer dans
son étui, les larmes me montèrent automatiquement aux yeux.
Le cadavre du serpent tomba au sol dans un bruissement sonore
et je me mis à renifler. Je ne me souciai plus aucunement de mon
apparence ou de ce qu’elle pouvait penser de moi. J’avais vraiment
eu trop peur. Encore plus quand je me mis à imaginer que sans elle,
je serais probablement déjà morte, ou en train d’agoniser à cause du
venin du reptile.

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— Bon, ce n’est pas si grave. Je n’aurais pas dû crier, désolée, déclara
Alexis d’un ton plus posé.

En relevant les yeux vers elle, je constatai que, loin de l’air froid
qu’elle affichait précédemment, elle paraissait tout à coup un peu
gênée. Elle se mit à genoux pour être à ma hauteur avant de se saisir
de ma main pour l’examiner, puis avec un petit sourire rassurant elle
la plaça au niveau de mon visage.

— Tu vois, tu n’as rien. Allez viens, on retourne sur la plage. Il faut


qu’on fasse quelque chose pour indiquer notre position, m’expliqua-
t-elle d’une voix douce et apaisante.

Encore sous le choc, je me contentai d’acquiescer. Je tremblais


légèrement, et au moment où elle m’aida à me redresser, je lui
tombai littéralement dans les bras. Ma cheville était douloureuse.
La souffrance m’avait déséquilibrée sauf que, honnêtement, je ne le
regrettais pas le moins du monde. Pendant un instant je restai sans
bouger, blottie contre elle. Alexis ne fit rien pour me repousser. Cette
étreinte, aussi brève fut-elle, eut le don de me rappeler toutes les
autres qui l’avaient précédée dans le passé.

Il faisait trop chaud et j’étais toute collante. Pourtant, je me sentais


bien plus à l’aise dans ses bras que n’importe où ailleurs. Avec Alexis,
il était si facile de se sentir en sécurité. Le fait qu’elle manie le lancer
de couteau comme Lara Croft aidait beaucoup, mais ce n’était pas
l’essentiel.

— Ne pars plus toute seule comme ça, même si tu es fâchée,


d’accord ? me murmura-t-elle à l’oreille en passant doucement une
main derrière ma tête.

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— Ne t’inquiète pas, à partir de maintenant je resterai accrochée à toi
comme à une bouée de sauvetage.

— On n’est plus en mer tu sais, tu ne risques plus de mourir noyée,


s’amusa-t-elle avec un tendre sourire.

— C’est vrai. Ici, il y a une centaine d’autres possibilités.


Empoisonnement, maladie inconnue, chute dans un ravin,
intoxication... Sans parler des bêtes féroces qui peuvent me dévorer,
ou même des sables mouvants dans lesquels je peux m’enfoncer... Si
je veux survivre, j’ai tout intérêt à ne pas m’éloigner de toi.

Après m’être détachée légèrement, je la vis sourire. Sa main glissa


jusqu’à mon épaule. Son contact était brûlant. Pourtant, la sensation
ne m’empêcha pas de rester parfaitement immobile.

— Quand on sera rentrées, je t’enverrai mes honoraires de garde du


corps. Je préfère te prévenir, la note risque d’être salée, se moqua
Alexis.

— Tu ne sais même pas où j’habite. Mon compte en banque ne risque


pas grand-chose.

— Tu sembles oublier quelle grande star tu es. Cette info doit bien
se trouver sur internet. Au pire, j’emprunterai le carnet d’adresses
d’Emily.

Entourées par la végétation luxuriante, nous étions assaillies par de


nombreux bruits d’insectes. Soudain, un rayon de soleil filtra depuis la
cime des arbres pour venir s’échouer dans ses cheveux. Son visage fut
illuminé et, pendant un instant, je ne pus que rester silencieuse. Mon
cœur s’emballa. Être si proche d’elle était dangereux, précisément
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parce que cela me semblait un peu trop naturel.

À ses côtés, j’avais du mal à croire que dix années s’étaient réellement
écoulées. En un claquement de doigts, tout ce temps devint poussière
et je fus ramenée directement en arrière. Je voulais lui être indifférente
et que mes sentiments s’estompent. Cependant, malgré tous mes
efforts, je n’avais jamais réussi à l’oublier. Quelques fois j’en venais
même à me dire que j’aurais préféré ne jamais l’avoir rencontrée.
Comment aurais-je pu tomber amoureuse de quelqu’un d’autre
alors qu’elle n’avait jamais quitté mon cœur ? J’étais pathétique,
juste bonne à simuler telle ou telle émotion dans mes films, mais
totalement incapable de les éprouver pour de vrai.

— Est-ce que tu viendras vraiment ? Si je te donne l’adresse, tu


comptes vraiment débarquer sur mon pas de porte ?

— Après avoir escaladé le grillage, passé la sécurité, les caméras et


les chiens de garde ? plaisanta-t-elle.

— Pourquoi pas. Si j’avais un chien, ce serait drôle de le voir te courir


après. Grâce à mes caméras, ce moment serait immortalisé pour
l’éternité. Je transmettrais la vidéo à ta sœur, et vous pourriez la
visionner en famille, répondis-je avec un sourire.

— Tu es vraiment une petite peste, si j’avais su, j’aurais laissé le


serpent te dévorer.

En riant, elle m’ébouriffa les cheveux comme si j’étais encore une


gamine. Je fronçai les sourcils avant de lever le bras pour l’empêcher
de continuer. Mais, loin de l’arrêter, ce geste sembla l’encourager
davantage. Alexis utilisa son autre main pour m’atteindre, ce qui
nous conduisit à nous chamailler comme des enfants. J’essayais de

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lui échapper, sauf que mes protestations eurent pour résultat de me
faire atterrir dos à elle. Elle me tenait avec possessivité, un bras passé
en travers du haut de mon corps, pendant que l’autre lui servait à
poursuivre son œuvre diabolique.

— Ah mais arrête ! C’est de la triche ! m’agaçai-je en tâchant de me


libérer.

— Pourquoi, parce que tu es celle qui est coincée ? demanda-t-elle.

— Je te rappelle que tu as trente ans ! Tu n’as pas l’impression de te


comporter de manière un peu trop puérile ?

— Je te laisse être mature pour deux. Tu adores râler et commander,


non ?

— Je n’aurais pas besoin de râler si tu te comportais décemment !

Avec une petite moue, je tentai de me dégager. Malgré son look de


femme fatale qui en imposait, elle avait approximativement cinq ans
d’âge mental. Je ne comprenais même pas qu’ils aient pu l’accepter
dans l’armée. Elle avait peut-être la carrure, mais ça s’arrêtait là.

— Tu as toujours ta robe, non ? Si je te l’enlevais, oui tu pourrais me


traiter d’indécente, mais d’ici là, j’estime que je n’ai absolument rien
à me reprocher, me lança Alexis.

— Comment ça d’ici là ? Si tu crois que je vais te laisser me la retirer, tu


te trompes lourdement. Même si on reste coincées ici pour toujours,
ce bout de tissu me servira de seconde peau jusque dans la tombe.

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— Pourtant tu es celle à m’avoir invitée chez toi il y a quelques
minutes. À se demander laquelle de nous est la plus indécente.

Contre mes cheveux, je la sentais sourire. La situation semblait


l’amuser au plus haut point alors que de mon côté, mes joues étaient
en train de prendre des couleurs de plus en plus vives. Pourquoi est-ce
que j’étais la seule à être gênée ? J’aurais aimé avoir sa décontraction,
mais il fallait se rendre à l’évidence, j’étais condamnée à ramer
pendant qu’elle était comme un poisson dans l’eau.

— Ce n’est pas pour faire ça que je t’ai invitée ! m’exclamai-je.

— Ça... C’est un peu vague comme concept, j’aurais besoin de plus de


détails.

— Oh ça suffit, tu sais très bien ce que je voulais dire ! En plus je


croyais qu’on devait retourner à la plage, pourquoi est-ce qu’on reste
plantées là ?

— Très bien, tu as raison, allons poursuivre cette discussion sur le


rivage. Le cadre sera plus agréable.

Sans se départir de son sourire, elle desserra son emprise pour me


prendre simplement par la main. Ma cheville était toujours un peu
douloureuse, mais dans la mesure où j’arrivais à avancer seule, elle
ne devait pas être cassée. Je boitais un peu, ce qui nous obligea à
marcher plus lentement. Pourtant, à aucun moment Alexis ne fit de
commentaire. Elle calqua simplement son rythme sur le mien, et nous
retrouvâmes sans aucune difficulté le chemin du retour. Enfin nous...
Alexis guidait clairement la marche. Pour ma part, je me contentais
de la suivre bien sagement, espérant qu’elle ait renoncé à son projet
de m’embarrasser davantage.

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— Qu’est-ce qu’on fera si les secours tardent à arriver ? questionnai-
je soudain.

— Du camping à la belle étoile, me répondit-elle en retenant une


branche avec son bras le temps que je passe.

— Quand on fait du camping, on pense à ramener de la nourriture,


et de l’eau potable. Généralement on prévoit aussi un abri en cas de
pluie. On est équipés de chaussures, de vêtements chauds pour les
nuits plus fraîches, de lampes torches...

— Tu as l’air très calée en la matière. Je suis impressionnée.

— Arrête de plaisanter. En plus c’est de toi que je tiens tout ça. Quand
tu me forçais à t’accompagner dans ces bois sordides en guise de
week-end ro... Enfin peu importe, le fait est qu’on n’a rien de tout ça
et que cette île n’a rien d’accueillant.

J’étais vraiment stupide. Pourquoi est-ce que j’avais besoin de parler


de ça maintenant ? Le mot « romantique» avait failli m’échapper.
Pour couronner le tout, c’était durant l’une de ces fameuses sorties
que notre relation avait pris un tournant beaucoup plus intime pour
la première fois. Dans un sac de couchage, avec le bruit du vent sur la
toile de tente, les grillons en fond sonore, le sol dur comme la pierre en
guise de matelas... Et ce n’était absolument pas le moment de penser
à ça. Ça aurait même été parfait si j’avais pu éliminer ce souvenir à
jamais. Malheureusement, il n’existait aucun bouton « effacer » relié
à mon esprit.

— J’irai chercher une source d’eau après t’avoir raccompagnée à la


plage. Il y a pas mal de fruits, et je suis quasiment certaine de réussir
à pêcher du poisson. En revenant, je récolterai du bois pour faire du

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feu, et si malgré ça tu as froid, j’accepterai de me sacrifier pour te
réchauffer.

Je levai les yeux au ciel devant sa répartie. Elle était intenable.


Cependant, je ne pouvais nier qu’avec elle mes chances de survie
venaient d’augmenter de manière exponentielle.

— Et pendant que tu accomplis toutes ces prouesses, qu’est-ce


que je suis censée faire au juste ? Attendre ton retour et t’accueillir
triomphalement ?

— Oh, je ne demande pas grand-chose, tu sais. Tu peux te contenter


d’une petite danse de la joie, voire de chanter mes louanges à mon
arrivée.

— Mais oui, et pourquoi je n’irais pas me fabriquer des pompons en


me servant de petits buissons pendant que j’y suis.

— Quelle excellente idée ! J’apprécie ton sens de l’initiative. En plus,


je suis sûre que ça te manque de ne plus sautiller joyeusement en
tenue de pom-pom girl.

— Dis plutôt que ça te manque à toi de ne plus me voir dans cette


jupette ridiculement trop courte.

Rien que d’y repenser, j’en avais limite des boutons. Emily m’avait
entraînée là-dedans sans mon consentement. Avec le recul, je me
demandais encore comment j’avais pu supporter de me donner
en spectacle durant trois longues années. L’avantage c’était que ça
m’avait endurcie. Quand on était capable de faire des pirouettes
devant un stade plein à craquer, être entourée d’une équipe technique
pendant les tournages se révélait être une partie de plaisir.
43
— Je me demande si tu rentres encore dedans, déclara brusquement
Alexis.

— Quel tact ! Dis que je suis grosse pendant que tu y es, ironisai-je.

— C’est plutôt que je ne crois que ce que je vois. Tu la remettrais pour


moi ?

À ce stade, je n’arrivais même plus à savoir si elle était sérieuse ou si


elle me taquinait. L’orée de la forêt se dessinait à l’horizon. Même si en
sa présence j’avais tendance à m’énerver deux fois plus rapidement,
je n’étais pas pressée de me retrouver seule à nouveau.

— C’est souvent que tu exposes tes goûts particuliers au grand jour ?


Laisse-moi te dire que normalement les gens essaient de cacher
qu’ils sont de gros fétichistes, lui fis-je remarquer.

— Ce n’est pas pour les uniformes que j’ai une préférence.

Surprise par sa réponse, j’arrêtai d’avancer. Dans la mesure où elle


tenait ma main, elle s’immobilisa à son tour un pas plus tard. Elle
se tourna vers moi et plongea son regard dans le mien. Est-ce que
je me faisais des idées ou est-ce que sa phrase était réellement
ambiguë ? Depuis tout à l’heure, j’avais presque l’impression qu’elle
flirtait même si c’était sur le ton de la plaisanterie. Normalement,
vu la situation, j’aurais dû avoir autre chose en tête que de futiles
considérations sentimentales. Seulement, mon esprit était en boucle
sur les paroles qu’on avait échangées.

— Pourquoi tu fais ça ? Tu es au courant qu’on ne va pas finir nos


jours ici. Ce ne seront pas les occasions de draguer d’autres femmes
qui manqueront en rentrant ! m’exclamai-je.
44
— Je ne te drague pas, Kate.

— Non ? Alors c’est seulement dans ma tête ? Tu n’arrêtes pas de


faire des sous-entendus et je ne comprends pas du tout où tu veux
en venir. Ça t’amuse c’est ça ? Ça te fait bien rire de jouer avec moi ?

Elle resta silencieuse. En l’absence de réponse, j’ôtai ma main de la


sienne pour me retourner et me soustraire à son regard. J’aurais sans
doute mieux fait de me taire. Quelle importance après tout de flirter ?
C’était juste le temps que les secours arrivent et qu’on reprenne nos
vies chacune de notre côté. Ça n’avait rien de sérieux, et c’était sans
doute mieux que de se disputer sans arrêt. Sauf qu’au final, cela ne
faisait que me blesser davantage.

— Je vais rester par ici et récolter du bois. Si tu veux toujours aller


chercher de l’eau, tu peux partir tout de suite. Je saurai me débrouiller,
lançai-je en m’éloignant.

J’ignore à quoi je m’attendais. Je savais très bien qu’elle n’allait pas


soudainement me faire de déclaration. Il y avait encore moins de
chance pour qu’elle s’approche et qu’elle m’embrasse en guise de
réponse. Pourtant, quand elle tourna les talons pour s’enfoncer dans
la forêt, je ne pus m’empêcher de ressentir de la déception. J’étais
trop bête, même en sachant pertinemment qu’elle n’éprouvait plus
rien pour moi, j’arrivais encore à la laisser m’atteindre.

Il fallait définitivement que j’arrête de répondre à ses provocations.


Je me contenterai dorénavant du strict minimum : oui, non, et des
réponses courtes aux questions qui en nécessitaient vraiment. C’était
comme ça que j’aurais dû agir depuis le départ, et c’était comme ça
que j’agirai à partir de maintenant.

45
***

Agenouillée devant le tas de bois que j’avais créé au beau milieu de


la plage, je me demandais comment j’étais censée créer l’étincelle
qui l’enflammerait. Quand on ne possédait pas d’allumettes, c’était
tout de suite plus difficile. Il me restait toujours la solution de frotter
deux pierres ensemble, ou de faire rouler une brindille entre mes
doigts sauf que je craignais fort d’y être encore dans une heure. Le
plus simple aurait été d’avoir un bout de verre pour y faire refléter
le soleil, mais il fallait croire que cette plage était la plus propre
du monde ! Il n’y avait absolument aucune trace de déchet. Pas de
bouteille, pas de récipient dont on aurait pu se servir pour stocker
l’eau potable, rien. Si Alexis trouvait un endroit où s’abreuver, il allait
falloir s’y déplacer en personne à chaque fois.

Je passai une main sur mon front pour en éponger la sueur, tout en
jetant un œil critique à mes épaules qui avaient viré au rouge vif. Une
semaine ici et j’étais certaine qu’on me confondrait avec une écrevisse.
De la crème solaire n’aurait pas été de refus, une boisson glacée non
plus, et tant qu’on y était, je n’aurais pas dit non à un maillot de bain.
Je n’en pouvais plus de cette robe, et j’avais presque envie de me
couper les cheveux pour ne plus les sentir collés à ma peau. Un petit
coup de couteau et ce serait réglé. Qui se souciait de son style dans un
moment pareil ? Sans compter qu’il serait toujours possible d’user
d’extensions à mon retour. C’était décidé, dès qu’Alexis reviendrait, je
lui emprunterai son arme pour jouer les coiffeuses.

D’ailleurs, en parlant d’elle, ça faisait déjà un moment qu’elle était


partie. J’avais eu le temps de préparer ce tas de bois, de rassembler
quelques noix de coco au pied d’un arbre, et de faire la liste mentale
de tout ce qu’il aurait été utile d’avoir sur moi au moment de tomber
du bateau. Le canot pneumatique arrivait en pole position. Ça aurait
d’ailleurs été très amusant de déambuler au milieu de la jet-set parée
de cet accessoire encombrant. Si j’en étais réduite à imaginer une
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chose pareille, c’était que j’avais passé bien trop de temps au soleil.

Je soupirai, puis, avec fatigue, je me traînai à l’ombre des arbres


présents en bordure de forêt. Ce n’était pas le moment de faire une
insolation. D’ailleurs, le fait que je commence à voir légèrement
flou n’était pas bon signe. Je jetais un coup d’œil à l’une des noix
de coco, puis à une grosse pierre présente juste à côté. Deux choix
s’offraient à moi. Soit j’attendais sagement Alexis en me desséchant
progressivement jusqu’à atteindre le seuil de vieux pruneau rabougri.
Soit je me chargeais moi-même d’exploser ce fruit avec toute l’énergie
qu’il me restait encore. Le tout c’était d’avoir le bon état d’esprit, par
exemple me représenter le visage de ce bon vieux Ethan en lieu et
place de ladite noix de coco ne pouvait que m’aider. Peut-être même
que j’allais en garder une pour le moment où j’aurais à le recroiser. Il
m’avait bien balancée d’un bateau, ce n’était que justice que sa tête
serve de cible durant nos retrouvailles.

— Donne-moi ça, tu vas encore réussir à te blesser, déclara Alexis,


sortie de nulle part.

Mon cœur s’emballa à l’entente de cette voix. Puis, sans que j’aie mon
mot à dire, Alexis se saisit du « projectile » pour le placer hors de ma
portée. Je comptais lui exprimer mon point de vue sur la question,
mais en levant les yeux dans sa direction, toute volonté de me
disputer avec elle fut tuée dans l’œuf.

Le teint pâle, les traits tirés, elle paraissait vraiment fatiguée. En même
temps, à bien y réfléchir, ça n’avait rien de très étonnant. C’était à elle
qu’on devait d’avoir atterri sur cette île, et après la marche qu’elle
venait de faire sous cette chaleur écrasante, je m’étonnais même
qu’elle soit encore capable de tenir debout.

— Tu devrais te reposer un peu, tu n’as pas l’air très bien, dis-je, plus
47
doucement que je ne l’avais imaginé.

— Ça va. J’ai trouvé un plan d’eau, je t’y emmène.

— Et si les secours arrivent ? On devrait allumer un feu, non ? Ou


peut-être, tracer un message géant sur le sable...

Pendant un instant, elle considéra le tas de bois que j’avais accumulé


sur la plage. Puis, tout en se massant le front, elle prit une grande
inspiration.

— Je m’en charge. Reste là, lança Alexis en avançant.

— Tu rigoles, tu as l’air sur le point de t’écrouler. Pour le feu je ne peux


pas t’aider, mais pour le message, je suis capable de m’en charger.

— Ne discute pas Kate. Je n’ai pas besoin que tu interviennes, ça ne


fera que me ralentir.

— Merci de m’apprendre que je suis un tel boulet. Ne t’inquiète pas,


je ne te dérangerai plus.

Vexée, je détournai la tête. Je l’entendis soupirer alors que c’était moi


qui aurais dû être excédée. Je n’étais pas en porcelaine, ni impotente.
Même si je n’avais pas toutes ses capacités, j’étais quand même en
mesure de m’occuper d’un tout petit message. Il ne s’agissait que
de tracer un SOS au sol. Soit avec un bâton sur le sable, soit plus
efficace en utilisant de grandes feuilles pour former les lettres. Ça
ne demandait pas de force particulière ni de talent hors norme. Mais
apparemment, à ses yeux, je n’étais même pas fichue de me charger
de cette minuscule tâche.
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Je l’observais allumer le feu avec un professionnalisme que lui aurait
envié un chef scout. Déjà à l’époque où nous campions, elle n’avait
jamais eu besoin de se servir d’un briquet. C’était un talent comme
un autre, un talent que je n’avais malheureusement jamais possédé.
Elle s’était saisie de deux bouts de bois et en avait taillé un en forme
de planchette. Puis, avec l’autre elle avait commencé à initier un
mouvement de friction. Quelques étincelles se formèrent, suffisantes
pour faire partir le brasier.

Pendant que des volutes de fumée épaisses s’envolaient vers le ciel,


elle se redressa pour récupérer sa chemise qui n’avait pas bougé
de la branche d’arbre. Je savais d’avance qu’elle ne risquait pas de
s’excuser. Elle ne l’avait jamais fait. Ce n’était pas maintenant qu’elle
allait commencer. Vu nos caractères respectifs, ce serait un miracle
si on ne finissait pas par s’étriper. Cette constatation m’énervait
d’autant plus que je savais qu’en cas d’altercation, elle aurait le
dessus quoiqu’il arrive. La seule solution pour avoir le dernier mot
aurait été de la ligoter et de la bâillonner. Malheureusement, à moins
de l’assommer par surprise, je voyais difficilement comment j’aurais
pu accomplir une telle prouesse.

— On y va. Ce n’est pas très loin d’ici, cinq à dix minutes, déclara
Alexis en revenant vers moi.

— Comment on fait ? J’utilise mes pieds ou tu te charges de me


transporter ? Je pose la question parce que tu sais, je ne voudrais pas
commettre d’impair en osant me débrouiller par moi-même.

Très fière de ma répartie sur le moment, je le fus beaucoup moins


quand elle se baissa à mon niveau pour me présenter son dos.

— Grimpe, m’ordonna-t-elle sans ménagement.

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— Quoi ? Non, mais je plaisantais. Je peux marcher toute seule.

— Il y a du sang sous tes pieds. Maintenant soit tu montes, soit je


viens te chercher, mais je te préviens, ça ne se fera pas de manière
agréable.

Je ne l’avais pas remarqué, mais mes empreintes se dessinaient


clairement depuis la plage jusqu’ici. Ça piquait légèrement, cependant
je n’y avais pas fait attention avant qu’elle ne le mentionne. Quand
est-ce que je m’étais coupée au juste ? Quoi que non, vu que le sol était
constellé de petites pierres tranchantes comme des lames de rasoir
et de branchages à bout pointu, la question était plutôt de savoir
comment j’avais pu ne pas réaliser mes blessures jusqu’à présent.

— Même si tu dis ça... commençai-je en tentant de la défier.

Elle fit mine de se redresser, ce qui suffit à sonner le signal d’alerte.


Sans me faire prier, je comblai la distance entre nous. Je vins enrouler
mes bras autour de son cou et m’installai contre elle. Je m’en voulais
presque d’avoir obéi sans protester plus que cela. C’était gênant
d’être si proche d’elle, encore plus lorsque ses mains atterrirent sur
mes cuisses. Elle se redressa et, dans un silence presque religieux,
emprunta une sorte de sentier sinueux. Ce dernier serpentait à
travers une partie de la forêt encore plus sombre que celle de tout à
l’heure.

De là où j’étais, ses cheveux me chatouillaient la joue. Le tissu de sa


chemise était doux contre ma peau. Mais surtout, cette scène avait
tendance à m’en rappeler bien d’autres. Est-ce qu’elle y pensait elle
aussi ? Je n’en savais rien et il était bien sûr hors de question que je
l’interroge sur le sujet. Plus je restais en sa compagnie, plus j’avais
l’impression de retrouver la Alexis du passé. Pourtant, je savais que
ce n’était qu’une illusion. Elle avait changé. J’avais changé. Malgré
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tout, je n’arrivais pas à la considérer comme une étrangère. Je
n’arrivais pas non plus à lui être indifférente, ou à la détester. J’étais
juste capable de ressasser nos souvenirs. Encore et encore jusqu’à
épuisement.

— Pourquoi est-ce que tu n’as jamais répondu à mes lettres ?


demandai-je soudain.

Accompagnée des bruits de la forêt, ma voix me paraissait étrange.


Peut-être était-ce lié au fait que ma gorge était si serrée. Je lui en
voulais pour son silence, et encore plus d’avoir disparu de ma vie
du jour au lendemain. Pour autant, il n’y avait aucun reproche dans
ma question. J’étais juste curieuse. Fermant les yeux une seconde, je
laissais reposer ma tête contre son épaule.

— Tu n’avais pas besoin de moi, Kate, chuchota-t-elle.

— J’ai toujours eu besoin de toi. Les derniers événements en sont


même la preuve flagrante.

— Il fallait que tu avances. Si je t’avais répondu, ça n’aurait fait que te


maintenir dans le passé.

— Cette réplique vient de toi ou d’Ethan ? osai-je finalement.

Quand elle s’arrêta brusquement, je me rendis compte que j’aurais


peut-être dû réserver cette discussion à plus tard. On avait chaud,
j’avais soif, et forcément ça ne pouvait qu’accentuer les tensions.

— Tu es au courant ? questionna-t-elle, interloquée.

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— De votre discussion sur mon avenir ? Oui. C’est d’ailleurs de ça
qu’on parlait avant qu’il ne me fasse tomber de ce maudit bateau.

Si je n’avais pas été aussi bien accrochée à son cou, je me serais


probablement retrouvée sur les fesses quand elle me lâcha
brusquement. Mes pieds rejoignirent le sol et, le temps que je trouve
mon équilibre, elle me faisait déjà face. Elle avait les sourcils froncés
et les traits encore plus tirés que tout à l’heure.

— « Tomber » ? « Tomber » comme dans « pousser » ? répéta-t-elle,


visiblement incapable d’y croire.

— Tu vois un autre sens, toi ? C’est répugnant que tu aies pu croire


que lui et moi on était ensemble.

— Vous étiez soudés l’un à l’autre dans un endroit désert, c’était la


conclusion la plus logique ! D’ailleurs tu n’as pas démenti quand je
t’en ai parlé il y a une heure ! s’exclama-t-elle.

— Encore aurait-il fallu que je puisse en placer une ! Tu n’as pas


arrêté de m’accuser de je ne sais quoi ! Désolée de te décevoir, mais
non, je n’étais pas en train de le câliner en douce quand tu nous as
surpris !

— Qu’est-ce que vous fabriquiez alors ? Et pourquoi est-ce qu’il aurait


voulu te balancer à l’eau ?

— Il n’a pas trop apprécié que je veuille faire une pause dans ma
carrière et... Non, mais ce n’est pas du tout le sujet ! On était en train
de parler de toi et de ta tendance très nette à vouloir tout contrôler
sans jamais me demander mon avis ! m’écriai-je après avoir recentré
la conversation sur le sujet qui m’intéressait.
52
Et voilà, c’était reparti pour un tour. À croire qu’on ne pouvait pas se
parler sans que cela ne se termine en altercation. Alexis croisa les
bras sous sa poitrine, et vu l’air qu’elle arbora, je sentis qu’il ne fallait
pas compter sur elle pour désamorcer la situation.

— Jamais je n’ai fait ça, lâcha-t-elle.

— Tu rigoles ! Tu veux toujours tout prendre en charge, et encore s’il


n’y avait que ça... Je ne suis pas un bébé. Je suis capable de décider de
ce qui est le mieux pour moi.

— Je suis la plus âgée, c’est normal que je prenne soin de toi.

— Tu as rompu avec moi ! Sur quelle planète c’est synonyme de


prendre soin de quelqu’un !? hurlai-je alors.

Excédée, je n’en revenais même pas qu’elle ose m’exposer ce genre


d’arguments. Une petite voix me soufflait que ce n’était pas trop le
moment de hausser le ton, surtout sans savoir quel genre de bête
féroce pouvait rôder dans les environs, mais j’étais trop énervée
pour en tenir compte.

— Nous avions chacune un but dans la vie et malheureusement il s’est


trouvé qu’ils n’étaient pas compatibles l’un avec l’autre, expliqua-t-
elle pour me convaincre.

Quand elle détourna les yeux pour me servir ce prétexte préfabriqué,


je compris qu’elle était vraiment en train de me baratiner. Elle n’avait
jamais su mentir et cela ne s’était pas arrangé avec l’âge. Ou alors
elle avait juste honte de me regarder. Elle venait quand même de
m’avouer qu’elle m’avait préféré sa carrière. Ce n’était pas quelque
chose d’incompréhensible, mais personne ne s’en serait vanté.
53
— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’as même pas essayé de les faire
concorder. Tu as préféré te débarrasser de moi à la première
difficulté. À croire que ça t’arrangeait bien que les choses tournent
ainsi, grinçai-je froidement.

— C’est vraiment ce que tu crois ? Que ça m’a fait plaisir de m’éloigner


et de te rayer de mon quotidien ?

— Comment je pourrais le savoir ? Tu ne m’as laissé aucune chance


de le découvrir ! Tu as juste disparu du jour au lendemain sans
explications.

— Bordel Kate ! Je t’aimais comme une folle, j’aurais tout fait pour
toi. Et c’est exactement pour ça que je ne pouvais pas me permettre
d’être égoïste. Jamais tu ne serais devenue célèbre en restant avec
moi, tout comme jamais tu n’aurais pu réaliser ton rêve. Alors non, ça
ne m’arrangeait pas, non, ça ne me faisait pas plaisir, loin de là même.
C’était horrible comme tu me manquais, et si j’avais répondu à tes
lettres jamais je n’aurais réussi à me tenir à cette ligne de conduite.
J’aurais forcément voulu te récupérer, même en sachant que j’allais
te gâcher la vie.

Quand Alexis s’énervait, c’était tout de suite beaucoup plus


impressionnant que quand c’était moi. J’en sursautai même avant de
sentir les larmes me monter aux yeux. De colère, de frustration, de
tristesse aussi... Une combinaison explosive qui pardonnait rarement.

— Tu n’es qu’une idiote ! Tu n’arrêtes pas de me parler de mes rêves,


de mon avenir, mais est-ce qu’à un seul moment tu es venue me
demander ce que je voulais vraiment ? Tu as tout décidé toute seule.
Ethan et toi vous êtes vraiment les pires. À croire que tout le monde
me pense trop stupide pour prendre mes propres décisions.

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L’émotion prenant le pas sur tout le reste, je passai rapidement les
paumes de mes mains sur mes yeux pour les essuyer. J’avais voulu
savoir. Depuis dix ans je me triturais le cerveau pour comprendre ce
qui avait pu se passer. Maintenant j’avais ma réponse et je n’arrivais
pas à l’accepter. C’était trop stupide. Si j’avais eu le courage d’aller la
confronter dès le départ tout aurait été différent. En bien, en mal, je
n’en savais rien, mais au moins ça aurait été mon choix. Il n’y aurait
rien eu à regretter, tandis que là, cette situation ne me laissait qu’un
goût amer dans la bouche.

— Je ne pouvais pas te le demander, me répondit-elle le regard


toujours fuyant.

— Bien sûr que tu ne pouvais pas ! Tu savais très bien ce que je


t’aurais répondu.

— Tu aurais fini par regretter d’avoir sacrifié tes ambitions à mon


profit.

— Alors tu as préféré te sacrifier toi-même ? Quelle grandeur d’âme,


quelle noblesse, merci vraiment, je suis comblée, ironisai-je.

— Est-ce que maintenant tu n’as pas tout ce que tu as toujours


voulu ? Tu es une star Katelyn, tout le monde connaît ton prénom, tu
peux choisir tes rôles, ça ne te rend pas heureuse ? questionna Alexis,
certaine de sa décision.

Face à son regard sombre, je restai silencieuse un instant. Loin de


redescendre, la pression étreignit mon cœur. Les larmes étaient
redescendues dans ma gorge, mais menaçaient de déborder d’un
instant à l’autre. En sa présence, mes émotions, bonnes comme
mauvaises, étaient décuplées. J’arrivais à passer du rire aux larmes

55
en une seconde et, rien que là, je devais user de tout mon self-control
pour maîtriser les intonations de ma voix.

— À toi de me le dire. Est-ce que j’ai l’air de l’être ?

— Pourquoi tu ne le serais pas ? Tous tes désirs ont été comblés,


non ? osa-t-elle.

— Sans toi, ça n’avait aucun sens, murmurai-je.

Je déglutis. Depuis combien de temps n’avais-je pas été honnête ?


Jouer la comédie était tellement plus facile, pourtant je ne pouvais
pas continuer. Pas maintenant, alors que la discussion était lancée.
C’était le moment ou jamais d’exprimer tout ce que j’avais sur le cœur.

— C’est évident que j’aime mon métier, que je suis heureuse d’avoir
percé, mais si tu crois que c’est tout ce que je voulais, alors c’est que
vraiment tu me connaissais très mal. Quand je faisais du théâtre, la
personne que je cherchais toujours dans le public c’était toi. Quand
je me rendais à une audition, la première que j’appelais en revenant
c’était toi. Quand j’ai eu mon premier rôle, quand j’ai décroché mon
premier contrat publicitaire, quand j’ai commencé à recevoir des
lettres de fans, tout ça, c’est avec toi que je voulais le partager. Tu
étais la personne la plus importante de ma vie. Et toi, tu m’as juste
abandonnée sans me fournir la moindre explication. Qu’est-ce que tu
croyais ? Qu’en une semaine j’allais t’oublier et me mettre à irradier
de bonheur juste parce que j’avais été retenue dans cette série
débile ? Tu prétends t’être sacrifiée, mais pour moi tu es juste une
grosse égoïste.

Ayant appris de mes erreurs passées, je ne cherchai pas à détaler.


Je restai parfaitement immobile. En face de moi, Alexis n’esquissa

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pas le moindre mouvement. Coincée sur cette île, je n’avais aucun
endroit où me réfugier. J’étais juste condamnée à la côtoyer jusqu’à
ce que quelqu’un vienne nous chercher. À bien y réfléchir, lancer les
hostilités si tôt n’avait rien de malin. Après tout ce que nous venions
de nous dire, l’ambiance allait forcément être tendue. Et encore, le
mot était faible.

— Est-ce que tu me détestes ? m’interrogea-t-elle calmement.

Ne m’attendant pas à une question pareille, mon cœur se mit à battre


un peu plus rapidement. Comme quoi je me trompais lourdement en
pensant que mon rythme cardiaque était déjà au maximum de ses
capacités.

— Pourquoi tu me demandes ça ?

— Réponds-moi s’il te plaît.

— On a mieux à faire. De toute façon, une fois qu’on aura quitté cette
île, nos chemins se sépareront. Alors quelle importance ?

Pour ponctuer mes paroles, je passai à côté d’elle en espérant très fort
qu’elle allait me suivre. Je n’avais aucune idée du chemin à emprunter,
mais en m’aventurant tout droit, je ne pensais pas prendre trop de
risques. De toute façon en étant sur une île, tout ce que je risquais
c’était de finir par tomber sur la mer. Même sans en avoir fait le tour, il
me paraissait évident qu’on ne se trouvait pas sur le continent. Alexis
n’était pas superwoman, elle n’avait pas pu parcourir des centaines
de kilomètres à la nage.

57
CHAPITRE 4

Encore maintenant, je me demandai comment les choses avaient pu


tourner ainsi. J’étais adossée contre un tronc d’arbre, la tête d’Alexis
avait atterri sur mes genoux et au vu de son air paisible, il était clair
qu’elle dormait profondément. Je me souvenais qu’on avait parlé de
faire une pause en arrivant au point d’eau. Je m’étais assise, puis ce
fut le trou noir. Concrètement, que je me sois assoupie n’avait rien
d’étonnant, surtout compte tenu de l’environnement. Loin de la mare
verdâtre à laquelle je m’attendais, un petit lac avait élu domicile au
beau milieu de la forêt. Éclairée par les rayons du soleil et balayée
par une légère brise, la surface scintillait et ondulait joliment.

Les températures étaient moins extrêmes. Le paysage tenait plus du


paradis que du film d’horreur, si bien qu’il était facile de se relaxer.
La preuve, je me réveillai avec Alexis sur moi et je ne cherchai même
pas à la déloger. Je doutais fort qu’elle se soit retrouvée là par hasard.
À coup sûr, elle avait dû se dire que mes cuisses feraient un excellent
oreiller. Et, après tous les efforts qu’elle avait fournis, ça aurait été
vraiment mesquin de ma part de lui en vouloir pour si peu.

Je n’avais aucune idée de l’heure qu’il pouvait être. Le soleil brillait


haut dans le ciel, mais je me doutais qu’on passerait la nuit ici. Le
mieux aurait été de trouver une petite grotte où s’abriter, même si
ça n’avait rien d’indispensable. Il ne pleuvait pas, aucune tempête
ne s’annonçait à l’horizon et avec un feu à proximité les animaux
n’oseraient sans doute pas s’approcher. Sur le chemin, j’avais aperçu
plusieurs arbres fruitiers, si bien qu’il n’y avait pas vraiment d’activité
qui nécessitait notre attention immédiate.

Je baissai les yeux sur Alexis. En la sentant remuer légèrement, ma


main alla caresser doucement les mèches qui recouvraient son front.

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J’hésitai un quart de seconde, mais au final, si elle s’était permis de
s’allonger sur moi, je ne voyais aucune raison de renoncer à ce geste
innocent. Du bout de l’index, j’effleurai la cicatrice présente sur son
sourcil gauche, tout en me demandant comment c’était arrivé. Quand
elle dormait comme ça, elle avait vraiment l’air délicate, très loin de
l’image de la grosse dure qu’elle affichait au grand jour. Sa peau était
légèrement hâlée, douce. Réalisant brusquement que j’avais glissé
sur sa joue, les battements de mon cœur se firent plus irréguliers.

Le plus logique était de retirer ma main. Alexis n’était plus rien pour
moi. Je n’avais pas à la caresser. Pourtant, les petits picotements
que je ressentais au bout des doigts ne trompaient pas. J’aimais son
contact. Je l’aimais tellement que malgré l’engourdissement de mes
jambes, je n’osais bouger d’un millimètre. Quand elle se réveillerait,
tout serait à nouveau comme d’habitude. Nous n’étions même plus
amies, et après la discussion qu’on avait eue, je doutais qu’on puisse
le devenir. De toute façon, je n’en avais même pas envie. Être amies
impliquait de se parler de nos aventures sentimentales. D’avance,
je savais que loin de me réjouir pour elle, j’allais juste avoir envie
d’étrangler toutes ses conquêtes.

Avec un très léger soupir, je voulus laisser retomber ma main sur le


sol. Mais soudain, la sienne se posa sur mes doigts pour les maintenir
en place. Je sursautai, principalement parce que cela signifiait qu’elle
ne dormait pas du tout. Je me mis alors à rougir intensément.

— Tu es réveillée depuis quand ? demandai-je, la voix tremblante.

Elle ouvrit les yeux. Ces derniers me semblèrent encore plus noirs que
d’habitude. J’agis alors par réflexe et utilisai ma deuxième main pour
les couvrir. J’étais gênée, aussi bien à cause de mon comportement
qu’à cause de mes joues qui s’étaient échauffées.

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— Rendors-toi. Tu as encore l’air très fatiguée, ajoutai-je, mal à l’aise.

En raison de sa tête appuyée contre moi, ma cuisse était brûlante.


Pourtant, je préférais mille fois qu’elle continue à reposer là. Je ne
voulais pas l’entendre ricaner ni la voir me lancer un regard lourd de
sous-entendus. J’étais tellement embarrassée qu’à aucun moment je
ne pensai à lui faire remarquer que s’installer sur moi de cette façon
était totalement inapproprié. En même temps, m’en plaindre aurait
été peu crédible compte tenu des circonstances.

— Tu comptes m’assommer si je refuse ? questionna-t-elle.

Tout en faisant la moue, j’observai sa seconde main se saisir de la


mienne. Je vis ensuite Alexis se redresser lentement. J’avais des
fourmis dans la cuisse. J’essayai de bouger les jambes pour les dissiper,
mais elles étaient tellement raides d’inactivité que de simplement
plier les genoux me demanda un courage énorme.

— Je te trouve vraiment trop mignonne quand tu rougis, ajouta Alexis.

Sa voix s’était faite plus basse. Et, comme si ce geste était parfaitement
calculé pour que je ne puisse plus jamais retrouver des couleurs
normales, je sentis subitement ses lèvres se poser sur ma joue. J’avais
envie de me mettre des baffes à réagir aussi intensément face à un
geste aussi innocent. Cependant je ne le fis pas, trop occupée à la
regarder se relever et se débarrasser de sa chemise.

Elle la laissa tomber dans l’herbe sans s’en soucier. Puis, comme si
elle cherchait à mettre mes nerfs au défi, elle commença à s’étirer.
J’avais un très bon aperçu de chaque muscle de son dos et de ses
cuisses. En la détaillant, j’eus l’impression d’être la plus perverse de
nous deux. Après tout ce que je lui avais balancé plus tôt, elle n’aurait

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pas dû être capable d’agir aussi naturellement. Pourtant, force était
de constater qu’elle n’avait pas l’air gênée le moins du monde.

— Tu viens, on va nager.

Comme sur le bateau, la légère brise faisait virevolter ses cheveux


bruns autour de son visage. Je n’arrivais pas à comprendre comment
elle pouvait être aussi séduisante dans des circonstances pareilles.
Il fallait croire que la vie sauvage réussissait mieux à certaines qu’à
d’autres.

— Parce que tu n’as pas assez bu la tasse pour aujourd’hui ? ironisai-


je. Personnellement un plongeon dans la journée, ça me suffit
amplement.

— L’eau salée, ce n’est pas très bon pour la peau. J’ai même entendu
dire que ça avait tendance à attirer les moustiques. Tu es sûre de
ne pas vouloir faire un petit tour rapide dans le lac pour éviter tout
risque ?

— Je suis sûre que tu viens juste d’inventer cette histoire de


moustique, répondis-je méfiante.

— On en reparlera quand tu serviras de buffet à une horde d’insectes


non identifiés. Enfin comme tu veux. Je ne te force pas.

Même si j’étais certaine à plus de quatre-vingt-quinze pour cent de


me faire mener en bateau, le doute s’installa dans mon esprit. Alexis
savait très bien que j’avais horreur de toutes ces petites bêtes. Les
mentionner faisait automatiquement pencher la balance en sa faveur.
Maintenant, restait à savoir ce qu’elle gagnerait à me mentir.

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— De toute façon, au cas où tu l’aurais oublié, je ne sais pas nager.
J’ai conscience que tu adores jouer les superwomen, mais il faudra te
trouver une autre victime à sauver, fis-je remarquer.

— Je pourrais t’apprendre. C’est même l’occasion ou jamais, me


proposa-t-elle en se baissant pour passer sa main dans l’eau.

— Ici ? Sur cette île déserte ? Alors qu’il pourrait très bien y avoir
un monstre caché dans ce lac ? rajoutai-je en jetant un coup d’œil à
l’étendue bleu turquoise.

— Un cousin de Nessie ? Tu me donnes encore plus envie d’y aller,


plaisanta-t-elle.

Je secouai la tête en l’entendant parler du monstre du Loch Ness de


cette façon. Qu’est-ce qu’elle croyait ? Qu’il s’agissait d’un mignon
petit animal à dorloter ? S’il existait vraiment, il l’aurait croquée
toute crue, et ça sans un remord.

— Si ça peut te rassurer, je vais aller faire un tour de reconnaissance.


Profites-en pour te débarrasser de ta robe. Je te garantis que ce n’est
pas ça qui te servira d’armure contre les gros monstres imaginaires.

Avant que j’aie le temps de protester, elle se jeta à l’eau dans un grand
éclat de rire. Personnellement, je ne trouvais pas cela drôle du tout.
Cependant, l’intérêt qu’elle pouvait trouver dans cette histoire me
sauta aux yeux. Je baissai la tête vers ma tenue. Après tout, quelle
importance qu’elle me voit en sous-vêtements ! Ce ne serait pas une
première, et je devais avouer qu’un peu d’eau fraîche ne pouvait pas
me faire de mal.

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Profitant du fait qu’elle était en train de s’exercer à la plongée sous-
marine, je fis passer lentement le tissu par-dessus mes épaules. Cela
n’avait rien d’une partie de plaisir, il était encore un peu humide. Il
épousait tellement mes formes qu’au fond, ça ou rien, c’était presque
du pareil au même. Mes cheveux retombèrent devant mes yeux
quand je m’en débarrassai enfin. Je réajustai automatiquement les
bretelles de mon soutien-gorge qui avaient glissé, avant de vérifier
que le tissu n’était pas devenu transparent. Compte tenu du fait que
l’ensemble était violet, cela aurait été étonnant. Mais après tout, on
ne savait jamais. Avec ma malchance, il était possible que cela arrive.

J’en étais à passer mes cheveux sur une seule épaule quand j’eus une
drôle de sensation. Cette dernière s’intensifia quand, en relevant
la tête, je me rendis compte qu’Alexis en avait eu assez de jouer les
poissons et était remontée à la surface. Sans aucune gêne, son regard
parcourait lentement mon corps. Elle ne rigolait plus du tout, elle avait
même l’air extrêmement sérieuse. Forcément, dans ces conditions, il
était difficile de la jouer décontractée. J’eus l’impression de faire un
bond dans le passé et d’être aussi complexée qu’à mes seize ans. Cela
me conduisit à essayer de me cacher tant bien que mal avec mes bras.

— Ça va, je ne te gêne pas trop ? demandai-je, embarrassée.

Je me maudissais moi-même de réagir de façon aussi puérile. En


plus, je n’avais aucune raison d’avoir honte. Je faisais du sport
quotidiennement et, avec le régime imposé lors de mon dernier film,
j’étais plus mince que jamais. Sans compter que ce n’était pas comme
si elle ne m’avait jamais vue presque nue. Je n’avais pas changé de
façon spectaculaire et, à l’époque, elle ne s’était jamais plainte de
mon physique.

— Maintenant que tu en parles, si tu pouvais arrêter de bouger, ça


m’arrangerait bien, répondit-elle.

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Si j’avais eu un oreiller à proximité, je le lui aurais balancé sur le visage.
Malheureusement, là, à part des pierres, je n’avais rien à disposition.
Lui envoyer un caillou au visage parce qu’elle était en train de me
regarder semblait un peu trop radical. Surtout que ce n’était pas moi
qui risquai d’aller la repêcher si elle se mettait à couler.

— Désolée, mais le spectacle est terminé.

Avec le peu de dignité qu’il me restait, je m’avançai pour tremper


mon pied dans l’eau. Sans être tiède, elle n’était pas non plus glacée.
C’était un problème en moins mais dans la mesure où je ne savais
pas nager, je me voyais difficilement plonger. Le bord était trop raide
pour que je puisse simplement me laisser glisser et rejoindre Alexis.
Quant au lac, il me paraissait trop profond pour que j’aie une chance
d’avoir pied.

— Tu as besoin d’aide ?

Avec un sourire, et après quelques mouvements de brasse, Alexis se


retrouva juste en face de moi. Quelque chose me disait que donner
mon aval à cette proposition ne serait pas sans conséquences.
Seulement, au point où j’en étais, il était trop tard pour faire marche
arrière.

— Que les choses soient claires, tu n’as pas le droit de te moquer, de


ricaner, ou même d’arborer ce fameux sourire en coin lourd de sens,
énumérai-je avant d’accepter son offre.

— Bien sûr que non. Je servirai Votre Altesse avec dévotion et ceci
avec le plus grand sérieux, rétorqua-t-elle.

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Assise sur le bord, je l’éclaboussai en donnant un petit coup de pied
dans l’eau. Je m’attendais à ce qu’elle se venge, mais à la place elle
plongea sous l’eau. Une seconde, deux secondes s’écoulèrent avant
qu’elle ne réapparaisse brusquement juste devant moi. Ses mains se
saisirent automatiquement de ma taille et, avant que j’aie vraiment
le temps de comprendre ce qui se passait, je me retrouvai dans le
lac. Dans la manœuvre, comme un réflexe de survie, mes jambes
s’enroulèrent autour de sa taille. Je m’accrochai alors à elle comme à
une bouée de sauvetage. Mes bras entouraient son cou, alors que les
siens s’étaient glissés dans le bas de mon dos.

— Tu te crois maligne ? demandai-je en réaffirmant ma prise.

Même si je ne risquais pas de l’avouer, j’étais loin d’être indifférente


au fait que nos corps soient autant en contact l’un avec l’autre. Il ne
subsistait plus aucun espace entre nous. J’étais maintenant en mesure
de percevoir chacune de ses respirations, chacun de ses mouvements
destinés à nous maintenir à la surface.

— Tu as conscience que tu as tout intérêt à te montrer très gentille


avec moi dans la situation actuelle ? me fit-elle remarquer.

Prétendre que je ne m’attendais pas à ce genre de réplique aurait


été mentir. Bien sûr qu’Alexis allait se faire un plaisir de m’embêter
autant qu’elle le pouvait. Pourquoi se serait-elle privée ? Je m’étais
limite livrée sur un plateau d’argent.

— Si je coule, je t’entraîne avec moi. Du coup, ce n’est pas plutôt toi


qui devrais faire attention ?

— J’aurais eu une belle vision avant ma mort. Je n’aurais rien à


regretter, répliqua-t-elle en se servant de ses bras pour nous éloigner
de la berge.
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Il ne fallait pas que son commentaire me touche, elle ne faisait
que jouer comme à son habitude. De toute façon avec elle, il était
impossible de savoir ce qui était dit sérieusement ou sur le ton de la
plaisanterie.

— Tu as vraiment besoin d’aller aussi loin ? questionnai-je, inquiète.

La tête enfouie dans ses cheveux, j’avais l’impression que, si je serrais


ne serait-ce qu’un peu plus, j’allais l’étouffer. Je sentis ses mains
revenir sur moi, directement sous mes cuisses. Cela aurait dû me
gêner, sauf que l’effet contraire se produisit. Je fus immédiatement
rassurée. Je me refusais cependant à penser aux frissons que ses
doigts déclenchaient sur ma peau, et aux sentiments que sa proximité
réveillait chez moi. On était juste en train de se baigner. Une petite
baignade innocente qui avait pour seule finalité de nous rafraîchir.

— Tu es bien accrochée ? m’interrogea Alexis.

— Pourquoi ? demandai-je en appréhendant sa réponse.

— Parce qu’il est temps d’aller dire bonjour à la fiancée de Nessie.

Sans que je puisse protester, elle arrêta soudain de battre des pieds.
Cela nous mena à nous enfoncer brusquement dans l’eau. Je retins
mon souffle, fermant les yeux pendant que mon cœur faisait des
embardées dangereuses dans ma poitrine. J’étais folle d’avoir accepté
de m’approcher de ce lac. Folle et totalement inconsciente. J’avais
déjà risqué ma vie une fois ces dernières vingt-quatre heures. Deux
si on comptabilisait l’épisode du serpent. C’était bien la preuve que
je n’apprenais jamais de mes erreurs car malgré ça, je me retrouvais
là, dans l’eau, avec le corps d’Alexis comme seul rempart se dressant
entre moi et une mort certaine.

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Quand Alexis se décida à remonter à la surface, je ne pus m’empêcher
de tousser légèrement. Elle glissa une de ses mains dans mes cheveux
et les plaqua doucement en arrière. Il était clair que je lui faisais
bien trop confiance. Je n’aurais accepté de me mettre dans une telle
situation avec personne d’autre. Encore moins au milieu de nulle
part, vêtue uniquement de sous-vêtements en dentelle.

— Si c’est ta méthode pour m’apprendre à nager, je la trouve un peu


trop radicale, grognai-je en reprenant mon souffle.

Je secouai légèrement la tête pour me débarrasser de l’eau qui s’était


infiltrée dans mes oreilles. Une fois cela fait, je me rendis compte
qu’Alexis avait l’air étrangement calme.

— J’ai menti, c’était juste un prétexte pour te coincer quelque part


sans possibilité pour toi de t’enfuir, déclara-t-elle en me fixant de son
regard profond.

— Tu prévois de faire quelque chose qui me donnera envie de fuir ?

— Je voudrais une réponse à ma question de tout à l’heure. Est-ce


que tu me détestes Kate ?

Dire que je ne m’y attendais pas était bien en dessous de la réalité. Son
air sérieux me fit comprendre qu’elle ne comptait pas abandonner.
Et, à moins de me découvrir un talent inné pour la nage, mon sort
dépendait entièrement de son bon vouloir.

— Je suis agrippée à toi comme un koala à sa branche d’arbre...


commençai-je.

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— Un oui ou un non suffira.

Avec délicatesse, ses doigts effleurèrent ma joue. De légers frissons


parcoururent alors mon épiderme. Je faillis en fermer les yeux, encore
plus quand ses caresses se poursuivirent dans mon cou.

— Le koala n’a jamais détesté la branche d’arbre, expliquai-je en


jouant sur la comparaison.

— C’est un non alors ?

— Ne m’oblige pas à le dire. Laisse-moi juste m’en sortir avec cette


métaphore animalière.

Lui avouer que je ne la détestais pas n’équivalait pas à lui déclarer


mon amour infini et inconditionnel. Cependant, quelque part, les
deux étaient reliés dans mon esprit. Commencer par l’un, c’était finir
par l’autre un jour prochain. Cette réalité était vraiment bien plus
terrifiante que d’être entourée d’eau alors qu’on ne savait pas nager.

— 313 Union Avenue, murmura-t-elle.

— Quoi ? demandai-je, intriguée.

— C’est mon adresse. Il n’y a ni chien ni caméra à l’entrée.

Je ne comprenais pas où elle voulait en venir. Était-elle en train de


m’inviter ? Ses yeux ne quittaient plus les miens et son pouce effleurait
ma mâchoire. Heureusement que je n’avais pas à rester à la surface
par mes propres moyens, sinon je me serais retrouvée au fond du lac

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depuis longtemps. En théorie, réfléchir et battre des jambes étaient
deux choses conciliables, mais dans mon cas, avec Alexis en face, ça
se révélait mission impossible.

— Tu veux que je passe chez toi ? osai-je.

— Pas tout de suite évidemment. Après deux ou trois rendez-vous


peut-être. Je connais un excellent restaurant italien. On pourrait aller
pique-niquer au Lincoln Park aussi. Ils ont un zoo, on te trouvera
bien un ou deux poneys à caresser.

— Je ne suis pas une enfant ! J’ai grandi, les poneys ne m’intéressent


absolument plus figure-toi, affirmai-je sans sourciller.

— Vraiment ? Et qu’en est-il des petits lapins ? Dire que tu pourrais


les prendre dans tes bras... Mais je comprends, ça ne t’intéresse pas.
Je ne vais pas insister.

Plus que jamais, je la trouvais particulièrement fourbe. Non, pire


que ça, machiavélique. Je détournai légèrement les yeux tout en
réfléchissant. Ce fut en essayant de paraître aussi crédible que
possible que je me décidai à lui répondre.

— Si on est sur place, je suppose que ce serait malvenu que je ne


leur jette même pas un petit coup d’œil. C’est vrai, je suis une star
après tout. Si je me montre trop dédaigneuse, de mauvais articles
paraîtront sur moi...

Je n’étais pas fière de me servir des torchons que j’avais tant méprisés
par le passé pour me donner une excuse. J’en rougis d’ailleurs
légèrement avant de réaliser quelque chose d’important. Je fronçai
les sourcils en tournant précipitamment la tête vers elle.
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— Attends, comment ça deux ou trois rendez-vous ? m’étranglai-je.

— C’est maintenant que tu percutes ? Je me disais aussi que c’était


étonnant que tu n’aies pas râlé avant, plaisanta-t-elle.

— T’es en train de m’inviter à... sortir ? demandai-je surprise.

— Mieux, je t’ai invitée et tu as accepté. Maintenant, il faudra juste


se mettre d’accord sur une date. Je me doute que tu as un agenda de
ministre, mais ce serait bien qu’on se fasse ça avant l’automne.

Sidérée par son naturel, j’essayai de me détourner quand ses lèvres


reprirent possession de ma joue. Si elle croyait que ça allait être aussi
simple, elle se trompait lourdement.

— Tu as des hallucinations auditives, je n’ai jamais dit oui ! En plus,


tu crois vraiment que c’est le lieu et le moment pour parler de ça ?
m’exclamai-je.

— On est que toutes les deux. Tu es coincée, obligée de t’accrocher à


moi. Donc je dirais que oui, c’est le moment idéal.

— T’es vraiment... Je veux sortir de l’eau. Ramène-nous sur la terre


ferme.

— Bien sûr, dès que tu auras promis de me donner une seconde


chance. Je suis désolée d’avoir été une telle imbécile et encore plus
de t’avoir fait souffrir. Sache qu’il n’y a pas un moment où je n’ai
pas pensé à toi. J’ai conservé tes lettres, tes films sont tous dans ma
bibliothèque, même si j’avoue avoir une préférence très nette pour
celui où tu incarnes une pompom girl coincée dans une maison
70
démoniaque. Ton jeu d’actrice y est époustouflant, surtout la partie
où tu décapites le beau gosse du groupe à coup de hachette...

— Si c’est pour te moquer de moi, tu peux très bien le faire sur la


plage.

Gênée, j’évitai soigneusement son regard. J’en avais assez de tout


ça. Je ne voulais pas entendre sa déclaration parce que j’étais
certaine de craquer si elle en disait plus. On n’allait quand même pas
recommencer à se fréquenter après tout ce temps. Trop d’années
étaient passées et puis surtout... Comment j’étais censée me remettre
quand elle déciderait de s’éloigner à nouveau ? Pour l’avoir déjà vécu,
je savais d’avance que je ne serais pas capable de le supporter une
seconde fois.

— Je ne me moque pas. Je n’ai même jamais été aussi sérieuse. Si tu


n’acceptes pas, je serais obligée de prier pour qu’on reste à vie sur
cette île. Et crois-moi, on risque vite de se lasser du poisson à tous
les repas.

— Juste parce que d’un coup tu te rends compte que je t’ai manqué,
je devrais te faire confiance ? Sans compter que tu as déjà une petite
amie, non ? Emily m’a dit que tu vivais avec une certaine Mia... lançai-
je sans flancher.

Il y eut un long silence. Je risquai un coup d’œil dans sa direction pour


me rendre compte qu’elle se retenait à grand-peine de rire. Ses lèvres
étaient pincées et ses mains étaient redescendues dans mon dos. Je
n’avais qu’une envie, me défaire de son emprise quitte à essayer de
flotter seule jusqu’à la rive.

— Qu’est-ce qu’il y a de drôle là-dedans ? Mia est une invention peut-


être ? questionnai-je, troublée.
71
— Non, elle existe. Elle a de beaux yeux verts, presque le même vert
que les tiens d’ailleurs, une silhouette athlétique...

— Je me passerai de sa description, merci.

— Tu as l’air jalouse. Tu me voudrais pour toi toute seule, peut-être ?

— Je ne suis pas jalouse ! Absolument pas, même. Pourquoi je le


serais ? Il n’y a rien du tout entre toi et moi ! Tu es libre ! Enfin non,
tu ne l’es pas, tu es avec cette Mia, mais je n’en ai strictement rien à
faire.

— Notre relation n’a rien d’exclusive, je suis même certaine qu’elle


serait ravie de te rencontrer.

— Sans façon, je passe mon tour.

De mauvaise humeur, je déroulai mes jambes pour me contenter de


me retenir à ses épaules. Finalement, peut-être que ce n’était pas si
compliqué de nager. Nous n’étions qu’à quelques mètres du bord,
je pouvais toujours tenter ma chance. Ce serait toujours mieux que
d’entendre parler de sa copine, que j’imaginais d’ailleurs très bien
victime des coups de hachette mentionnés auparavant.

— Tu es sûre ? Pourtant elle a tout pour te plaire. Une petite taille,


de longs poils doux et blancs, un miaulement à te déchirer le cœur...
poursuivit Alexis comme si je n’avais pas mis fin à la discussion.

— Mia c’est...

72
— Un chat, oui. Tu en dis quoi, tu n’as pas envie de venir lui faire un
gros câlin ?

Choquée, je fus incapable de prononcer la moindre parole. À cause


d’Emily, je venais de me ridiculiser et pas qu’un peu. J’avais envie de
disparaître. Cependant, après la sensation d’humiliation cuisante, ce
fut la colère qui prit le dessus.

— Fais-le toi-même ! J’en ai assez que tu te moques de moi. Je retourne


sur la berge ! m’écriai-je.

Mon mauvais caractère aidant, j’entrepris de faire volte-face pour


me diriger vers la terre ferme. En théorie, cela paraissait facile. En
théorie seulement. À peine avais-je lâché Alexis que mon corps parut
soudain peser une tonne. J’eus beau m’échiner à battre des pieds
cela ne changea rien. Dépitée, je me préparai à couler, mais ma tête
ne passa finalement pas sous l’eau. À la place, je sentis l’un des bras
d’Alexis s’enrouler autour de ma taille pour m’attirer contre elle.

— Je ne t’ai pas sauvée d’une noyade dans l’Atlantique pour que tu


finisses au fond d’un lac, fit-elle remarquer.

Comme un poisson dans l’eau, elle repassa devant moi. Sans me


laisser le choix, elle attrapa mes mains pour les glisser contre sa
nuque. À nouveau, mon corps se retrouva pressé contre le sien. Cette
configuration suffit à alimenter la soudaine rougeur qui avait pris
place sur mon visage. Quand Alexis me regardait comme ça, j’étais
incapable de lui résister. C’était comme si mon cerveau était parti en
vacances pour me laisser me débrouiller seule.

— Tu m’as traitée d’égoïste tout à l’heure, tu t’en souviens ?


m’interrogea-t-elle.

73
— Je ne le pensais pas réellement... C’était sous le coup de l’émotion...

— Tu avais raison pourtant. Je suis égoïste, tellement que je ne te


laisserai plus jamais sortir de ma vie. Tu n’es peut-être pas jalouse,
tu ne me veux peut-être pas pour toi seule, mais moi c’est tout le
contraire. Je veux retrouver la place que j’avais avant dans ton cœur,
je ferai tout pour y parvenir.

— Et qu’est-ce qui se passera quand tu l’auras obtenu ? Tu vas encore


disparaître en te rendant compte que nos modes de vie sont trop
opposés ?

— Je ne suis pas assez bête pour faire la même erreur deux fois. Tu as
juste à me faire confiance, Katelyn.

— Juste ? Tu ne crois pas que c’est beaucoup demander ?

Avec le temps, j’avais appris à avoir une réponse pour presque tout.
Par moment, j’arrivais même à me fatiguer moi-même. Sauf qu’à
l’instant où je sentis sa main se faufiler dans le bas de mon dos pour
me rapprocher au maximum de son corps, toute ma répartie s’envola
subitement. Ses doigts vinrent effleurer ma joue et elle se pencha
pour m’embrasser sur le bout du nez. Sous l’afflux de sensations, je
fermai rapidement les yeux. Quelques secondes plus tard, je sentis
ses lèvres se glisser sur les miennes avec douceur.

J’aurais pu la repousser. J’aurais même sans doute dû. Seulement, ce


contact familier eut le don de réveiller toutes les émotions que j’avais
enfouies au cours des années passées. Dans ma poitrine, mon cœur
sembla se resserrer. Il battait plus vite, plus fort aussi. Tellement
que j’avais l’impression qu’Alexis était en mesure de l’entendre.
Constatant que je ne réagissais pas, ni en bien ni en mal, elle se

74
recula de quelques millimètres. Cet éloignement fut suffisant pour
me frustrer au plus haut point. Après avoir goûté à la douceur de ses
lèvres, son souffle sur moi était une torture. Il était trop difficile de
prétendre ne rien ressentir.

Son pouce sur ma joue décrivait un petit mouvement rassurant. Elle


déposait un nouveau baiser sur mon nez quand je perdis patience. Je
me servis de mon appui sur sa nuque pour la ramener contre moi et
l’embrasser de mon propre chef. Tant pis pour les conséquences. Si je
ratais cette opportunité, j’étais certaine de le regretter pour le reste
de ma vie. À mon contact, Alexis laissa échapper un petit soupir. Un
autre suivit quand la réserve du départ se mua en quelque chose de
beaucoup plus intense.

Mes bras se resserrèrent autour de son cou. Comme en réponse, les


mains d’Alexis se glissèrent sous mes cuisses pour m’inciter à enrouler
à nouveau mes jambes autour d’elle. Les frissons étaient en train de
se multiplier le long de ma colonne vertébrale, puis encore davantage
quand elle prit l’initiative d’approfondir le baiser. Sa langue vint à la
rencontre de la mienne. Les effleurements se transformèrent en jeu
bien réel jusqu’à ce que l’on se retrouve à nouveau sous l’eau.

J’ignorais si elle l’avait fait exprès, ou si tout simplement elle n’avait


pas réussi à nous maintenir à la surface. Mais même ainsi, je n’avais
pas peur. Nous restâmes dans la même position pendant quelques
secondes, à profiter de cet échange inédit. Puis les doigts d’Alexis
quittèrent mes cuisses pour s’aventurer sur mes hanches. Elle ne se
priva pas de faire un détour par mes fesses, mais j’aurais menti en
prétendant que cela était désagréable.

Quand elle nous fit remonter à la surface, je me détachai pour


reprendre mon souffle. Un léger sourire flottait sur son visage. Il ne
fit que se renforcer lorsque je commençai à me mordiller les lèvres
tout en tâchant d’éviter son regard. Je pouvais difficilement prétendre
75
qu’elle m’avait forcée. J’avais été plus que consentante, sans compter
que je ne m’étais pas fait prier pour participer.

— Ne t’imagine pas n’importe quoi, ça ne voulait absolument rien


dire, prétendis-je, mal à l’aise.

— Donc, tant que ça ne veut rien dire, on peut recommencer sans que
tu aies d’objection à formuler ?

Joignant le geste à la parole, ses lèvres atterrirent au coin des


miennes. Le contrôle de la situation était en train de m’échapper.
À chaque fois qu’Alexis m’embrassait, j’avais le plus grand mal à lui
résister. Principalement parce que je n’avais aucune envie de lutter
contre elle.

— Juste des baisers alors. Rien de plus, murmurai-je.

Il était un peu illusoire de croire que si on continuait, les choses


allaient en rester là. J’essayai cependant de me rassurer comme je le
pouvais. J’avais du mal à réaliser que quelques heures auparavant,
j’avais cherché à l’éviter comme la peste et que maintenant je me
trouvais là, dans ses bras, à me pendre à son cou comme si ma vie en
dépendait.

— Rien de plus tant qu’on sera dans l’eau, d’accord, accepta-t-elle.

Pour la faire taire, je me contentai de sceller mes lèvres aux siennes,


tout en évitant soigneusement de penser à l’après. Pour l’instant,
nous nous trouvions sur cette île déserte et rien ne garantissait
que les secours arriveraient bientôt. Quel mal y avait-il à passer le
temps agréablement ? Je ne souffrirai pas plus parce que je la laissais
m’embrasser. De toute façon, il me semblait illusoire d’essayer de la
repousser. 76
Quand j’étais avec elle, plus rien d’autre ne comptait. J’étais amoureuse
d’Alexis. Même après tout ce temps, mes sentiments étaient toujours
les mêmes. Lui résister revenait presque à devoir lutter contre
moi-même. J’avais envie de tout ce qu’elle avait mentionné : la
retrouver, retrouver notre complicité, le bonheur qui m’envahissait
en sa compagnie. Malheureusement, j’avais du mal à croire que cela
pouvait être aussi simple. Dans ma tête, lui céder était synonyme de
catastrophe, comme si cela risquait forcément d’entraîner quelque
chose de négatif. J’étais heureuse de toutes les déclarations qu’elle
avait pu me faire, seulement elles ne suffisaient pas à effacer tout le
reste, et encore moins la peur de la voir disparaître une seconde fois.

77
CHAPITRE 5

Contrairement à ce que j’avais pu croire au départ, le problème


majeur d’être coincée sur une île tropicale, ce n’était pas de trouver
de la nourriture. Il ne s’agissait pas non plus des animaux sauvages ou
du risque que l’eau potable s’épuise. Non. Le souci principal résidait
dans les aléas de la météo. Depuis quarante-huit heures que nous
étions ici, nous avions tout eu. Le soleil infernal qui transformait
l’atmosphère en fournaise, les orages apocalyptiques durant la nuit
et les brusques changements de température dès que nous nous
retrouvions plongées dans l’obscurité. En cet instant, comme pour
couronner le tout, une averse nous était tombée dessus. Elle avait été
si soudaine qu’elle nous avait obligées à courir de la plage jusqu’à la
petite grotte que nous avions dénichée la veille.

Je pouvais dire adieu à mon message de SOS créé avec des branches,
ainsi qu’au tas de bois que nous avions amassé pour alimenter le
bûcher sur le sable. Il allait falloir tout refaire. En même temps, ce
n’était pas comme s’il y avait urgence. Par ce temps, aucun bateau
ou hélicoptère ne s’aventurerait par ici. J’avais comme l’impression
que la journée était bel et bien terminée. Le soleil avait disparu et je
n’avais aucune idée de l’heure qu’il pouvait être. Seule, je ne me serais
jamais aventurée dans cette forêt sans un minimum de luminosité.

Sans Alexis, je me serais même probablement contentée de rester à me


faire tremper sur la plage. Au lieu de cela, je crapahutais maintenant à
travers ce dédale d’arbres et de ronces qui avaient déjà eu la peau de
mes jambes. Je commençais sérieusement à croire qu’elle avait une
boussole, voir un GPS intégré, tellement il était surprenant qu’elle
retrouve toujours son chemin sans la moindre difficulté. Peut-être
qu’on lui avait implanté une puce lors de son passage dans l’armée.
Quoi que non. Si cela avait été le cas, il y aurait déjà longtemps que
quelqu’un nous aurait repérées puis sauvées.
78
Pour éviter de me perdre, elle m’avait agrippée par la main. Étant
donné sa vitesse de course, elle avait bien fait et je ne le regrettais
pas. Je me sentais comme un boulet qui se faisait traîner sans aucune
possibilité de se défiler. Mon cœur allait lâcher d’un instant à l’autre,
ou alors mon bras allait finir par se déboîter. Quoi qu’il en soit, c’était
une sacrée désillusion pour moi qui me croyait en forme. À côté de la
jeune femme, même un sprinteur olympique aurait eu du souci à se
faire. Quand j’aperçus la grotte, je faillis lâcher un petit « alléluia ». Mes
souffrances allaient bientôt prendre fin. Heureusement d’ailleurs, car
je n’étais vraiment pas certaine que mes jambes m’auraient portée
plus longtemps.

— Je vais faire un feu. Enlève ta chemise, elle est trempée.

À peine étions-nous arrivées que déjà Alexis se dirigeait vers les


bouts de bois qu’elle avait amenés la veille. Après s’être agenouillée,
elle passa sa main dans ses cheveux pour les plaquer en arrière. Au
lieu de m’exécuter, je restai plantée là. Je suivis des yeux les gouttes
d’eau qui serpentaient le long de son dos pour venir s’échouer sur
la cambrure de ses reins. Elle ne portait rien d’autre que ses sous-
vêtements depuis que j’avais réquisitionné sa chemise. Cette simple
vision suffit à m’enlever toute idée de râler.

J’avais encore le souffle court à cause de notre course, mais ce n’était


pas l’unique raison qui conduisait mon cœur à s’emballer. Peut-être
que je faisais de la tachycardie. Seulement dans ma situation, avec
elle sous les yeux, j’étais certaine que ça aurait été le cas de tout le
monde.

— On va dormir ici cette nuit. Si tu as faim, il y a des fruits dans le


coin là-bas. Et si tu as soif, et bien, il te suffit de mettre la tête dehors.

Son petit trait d’humour m’échappa complètement. Et pour cause,


79
Alexis venait de tourner la tête dans ma direction et de me prendre
en flagrant délit de reluquage avancé. Sans doute que, si je m’étais
contentée de soutenir son regard sans la moindre trace de culpabilité,
elle aurait pu croire à une coïncidence. Malheureusement, ma réaction
fut tout à l’inverse et mon rougissement me trahit. Elle comprit
immédiatement ce à quoi j’avais occupé la minute précédente.

Gênée, je fis mine de m’intéresser aux parois de la grotte pendant


que ma main droite se posait sur le haut de mon bras gauche pour
le frotter doucement. Je savais qu’elle allait me faire une remarque,
j’y étais préparée. Cependant, plus les secondes défilaient, plus le
silence s’installait. Du coin de l’œil, je l’aperçus approcher. Une fois
à ma hauteur, et au lieu de la moquerie à laquelle je m’attendais, elle
se contenta de me déposer un baiser sur le front tout en glissant ses
mains sur mes épaules.

— Tu vas attraper froid avec cette chemise, ma chérie, chuchota-t-


elle.

— On avait dit que...

— Je t’aime. Libre à toi de prétendre que nous deux ça ne signifie


rien, mais je ne jouerai plus la comédie. C’est terminé.

En une phrase, une toute petite phrase, elle venait de réduire à néant
toutes mes résistances. J’avais passé beaucoup de temps à essayer de
ne pas m’attacher à elle. Enfin beaucoup, à mon échelle... Quarante-
huit heures c’était beaucoup quand vous étiez coupée de toute
civilisation avec votre premier amour, non ?

Seulement, à aucun moment je n’avais réfléchi à ce qui se passerait si


je me mettais à craquer. Tant qu’on était ici, je n’avais pas grand-chose

80
à craindre. Elle ne risquait pas d’aller loin, et même si j’étais inutile
sur notre camp de fortune, j’avais au moins le mérite de l’empêcher
de se sentir trop seule.

— Tu crois vraiment que quelqu’un viendra nous chercher ?


demandai-je, les yeux fixés dans les siens.

— Bien sûr que oui ! Même s’ils décident d’arrêter les recherches,
je suis sûre que tes fans lanceront une pétition et un appel aux dons
pour les reprendre de manière officieuse. Tant que je t’ai avec moi,
je suis assurée que quelqu’un se déplacera, me répondit-elle avec un
sourire.

— Je ne suis pas si pressée de rentrer. Des choses me manquent,


en particulier ma baignoire et mon lit, mais en dehors de ça, ça
ressemblerait presque à des vacances. Surtout que tu fais toutes les
corvées et que ma seule activité personnelle consiste à récolter des
bulots.

— Mais c’est que de princesse, tu te transformes en véritable petite


aventurière. Continue comme ça et bientôt tu pourras prétendre
à la plus grande collection de coquillages du monde, me taquina
Alexis. En attendant, que dirais-tu que je me charge de ce vêtement
indésirable ? C’est une tâche que je serais heureuse de réaliser pour
toi.

Loin d’être surprise, je fus au contraire étonnée qu’Alexis n’ait pas


manifesté la volonté de s’en occuper avant. Ses doigts se glissèrent
sur le premier bouton de la chemise. Dans la mesure où je n’avais
pas pris la peine de l’attacher jusqu’en haut, son geste eut le don de
dévoiler la base de mon soutien-gorge. Ce n’était pas grand-chose.
Ce n’était même rien compte tenu du fait que je m’étais baladée avec
ces mêmes sous-vêtements à plusieurs reprises. Cependant cela
81
n’empêcha pas mon trouble quand elle rompit le contact visuel.

À cause de la pluie, la chemise me collait à la peau. Elle était même


probablement devenue transparente. D’après ce que ses yeux
exprimaient, cela ne la laissait pas indifférente. Plus Alexis continuait
sur sa lancée, plus ses gestes devenaient fébriles. J’aperçus ses doigts
trembler légèrement lorsqu’elle se débarrassa du dernier bouton. Le
tressaillement s’intensifia encore un peu plus quand, sans dire un
mot, elle fit glisser le tissu le long de mes épaules.

Mon souffle se calqua sur le rythme de ses mouvements. Un


bruissement sonore accompagna la descente, puis l’arrivée de la
chemise sur le sol. Les mains d’Alexis remontèrent lentement le
long de mes bras jusqu’à mes épaules, rendant ma respiration plus
chaotique que jamais. L’atmosphère s’était alourdie. J’entendais
vaguement le tonnerre gronder au loin et la pluie s’échouer sur les
parois extérieures de la grotte. Pourtant, plus que tout, il me semblait
que le son de mes battements cardiaques se mêlait au crépitement
du feu naissant.

Je n’osais plus dire quoi que ce soit de peur de gâcher l’instant.


Ce devait être la même chose pour elle, car au lieu de ses sourires
habituels, un air grave avait pris place sur son visage. La chaleur
des flammes me réchauffait les jambes, mais son regard suffisait à
m’embraser de l’intérieur. Vaguement, très vaguement, je repensai à
cette histoire de résolution. Je lui avais expressément demandé de ne
pas dépasser le stade des baisers. Cependant, comme tout le reste, il
était totalement illusoire de croire que cela était possible.

Je crus qu’Alexis allait prendre l’initiative. Ses yeux faisaient de


fréquents allers retours entre les miens et mes lèvres. Je savais
qu’elle rêvait de m’embrasser. Pourtant, contre toute attente, ce fut
elle qui rompit le contact visuel en se détournant brusquement. Ses
mains quittèrent mon corps créant un étrange sentiment de perte. À
82
nouveau, je n’apercevais plus que son dos alors qu’elle s’intéressait
au matelas fait de feuilles de palmier qu’elle avait constitué le matin
même. Cela n’enlevait rien à la dureté de la pierre au sol, mais le
contact était moins rugueux. La veille, nous avions dormi sur la plage.
Elle s’était servie de sa veste comme oreiller et je m’étais assoupie sur
son épaule. Mais maintenant, alors que nous étions aussi proches, ce
n’était pas l’envie de me reposer qui m’occupait l’esprit.

— Je vais surveiller le feu, tu devrais dormir un peu, déclara Alexis


sur un ton neutre.

À genoux par terre, et après s’être tournée à nouveau vers moi, elle
finit par s’asseoir en tailleur et par tendre les mains en direction du
petit bûcher. Difficile de faire plus naturel comme comportement.
Un instant je crus même que j’avais été la seule à m’enflammer pour
trois fois rien. Pendant qu’elle semblait obnubilée par le feu, moi
c’était par elle que je l’étais.

Les gouttes d’eau avaient commencé à se dissiper. Les plus résistantes


se trouvaient dans ses cheveux et continuaient à s’écouler sur ses
épaules. De mon côté je n’étais guère mieux. À cause de cette averse,
le contact de mon soutien-gorge était désagréable. Je me demandai
d’ailleurs comment Alexis réagirait si je venais à m’en débarrasser.
Peut-être qu’au fond, elle n’aurait aucune réaction. La plupart du
temps elle se montrait extrêmement calme. En y repensant, elle l’était
même en continu à l’exception des moments où l’on se chamaillait.
Mon caractère aurait dû lui donner des envies de meurtre et
pourtant j’avais le sentiment qu’elle cherchait volontairement à me
provoquer en permanence. À croire qu’elle attendait que je la fasse
systématiquement sortir de ses gonds.

— Je ne suis pas fatiguée, répondis-je.

83
— Tu prends le premier quart alors. Si les braises commencent à
s’éteindre, tu peux rajouter les bûches qui sont à droite.

Je suivis des yeux la direction qu’elle m’indiquait de la main, avant


de la voir s’allonger sur la paillasse. Son bras gauche vint recouvrir
son visage et j’aperçus sa poitrine se soulever lentement au rythme
de sa respiration. Je compris que la suite dépendait entièrement de
moi. Soit je la laissais s’endormir, soit je prenais l’initiative. Dans les
deux cas, que je reste debout était proscrit. Je ne faisais pas partie de
l’armée, je n’allais pas m’occuper du feu en restant à le surveiller tel
un agent de sécurité.

— Tu prends toute la place, fis-je remarquer après m’être déplacée


aux côtés de la jeune femme pour profiter de la chaleur des flammes.

Sans chercher à opposer de résistance, Alexis fit mine de se décaler


vers le coin le plus éloigné du petit bûcher. Ce n’était pas du tout
ce que j’avais en tête. Je comblai rapidement la distance qui nous
séparait. Une fois à sa hauteur, je me penchai doucement jusqu’à me
retrouver à quatre pattes au-dessus d’elle. Sa cuisse vint buter sur
mon genou au moment où elle chercha à bouger. Ses cheveux humides
vinrent alors effleurer ma main droite. Si jusque-là j’en étais encore
à douter du bien-fondé de ma démarche, mes craintes s’envolèrent
quand elle ouvrit les yeux. Même si elle était douée pour masquer
son trouble, elle ne l’était pas encore suffisamment pour que celui-
ci ne s’affiche pas dans ses prunelles sombres. Elle ne me semblait
pas particulièrement fatiguée, et encore moins indifférente. J’avais le
sentiment que c’était même tout le contraire.

— Tu ne devrais pas faire ça, prononça-t-elle lentement.

— Je ne fais rien. Du moins, pas encore...

84
D’un geste mécanique, je portai ma main dans mes cheveux pour les
faire repasser sur une épaule. Puis je me penchai un peu plus jusqu’à
atteindre ses lèvres. Elles étaient tentantes, très tentantes. Encore
plus maintenant que de minuscules particules humides y avaient
élu domicile suite à mon mouvement précédent. Pourtant, ce n’était
pas ce que j’avais en tête. Au prix d’un effort surhumain, je résistai à
l’attraction qu’elles exerçaient sur moi pour me contenter de sa joue
et de dévier progressivement vers son cou.

Un parfum d’interdit régnait dans l’air. J’étais en train de briser mes


propres règles. Loin de me faire hésiter, cela ne faisait que renforcer
ma volonté d’aller plus loin. Je n’avais plus le courage de réfléchir,
d’autant que j’avais l’impression que c’était inutile. Le passé était le
passé. Et si je ne suivais pas mes envies du moment, je ne risquais
certainement pas de réussir à me tourner vers l’avenir.

— Tu as conscience que tu surestimes grandement ma capacité à me


contrôler ? souffla-t-elle en penchant légèrement la tête sur le côté.

— Personne ne te demande une telle chose. D’ailleurs, après que j’en


aurai fini avec toi, tu auras même tout le loisir d’agir à ta guise.

Murmurées à son oreille, mes paroles semblèrent remplir leur


fonction. L’instant d’après, je sentis ses mains se poser brusquement
sur ma taille. Moi qui avais voulu la faire réagir, c’était réussi. Un
peu trop même. Sans la moindre difficulté, elle me fit tomber sur
elle. Cette chute lui permit, dans la seconde suivante, d’inverser nos
positions. Elle se retrouva ainsi au-dessus de moi.

Appuyée sur un de ses avant-bras, elle me lança un regard brûlant


qui me fit comprendre qu’il était trop tard pour que je me défile.
Déjà à l’époque, il était le précurseur d’activités bien particulières.
Le genre qu’il me tardait de redécouvrir dans ses bras. La tension
85
dans mon corps était telle que, quand ses doigts vinrent décrire un
arc ascendant depuis ma hanche jusque sur le tissu de mon soutien-
gorge, je frissonnai longuement. Les souvenirs des sensations
passées se mélangèrent alors à celles actuelles. Alexis n’avait fait
que m’effleurer et pourtant son geste avait eu le don de m’électriser.
J’aurais pu la laisser continuer, j’aurais été loin de le regretter.
Cependant, ce n’était pas comme cela que je voyais les choses.

— Qu’est-ce que tu n’as pas compris dans la phrase « après que j’en
aurai fini avec toi » ? lui demandai-je en passant lentement mes mains
sur ses épaules.

— Je ne suis plus soldat, je n’ai plus à obéir aux ordres.

— Fais une exception pour ce soir.

Tout en laissant mon pied longer délicatement son mollet, je resserrai


ma prise sur elle. Puis, tirant parti de la confusion qui se peignit sur
son visage, j’en profitai pour reprendre le dessus. Je savais que cette
stratégie ne pouvait fonctionner qu’une seule fois. Elle détestait
trop perdre le contrôle. En plus, il était clair qu’elle préparait déjà sa
prochaine stratégie d’attaque.

Heureusement que nous nous trouvions dans une grotte et non


en pleine nature. Si cela avait été le cas, notre petit jeu aurait vite
dégénéré en véritable affrontement dans la boue. On était déjà en
sous-vêtements. Tout pour plaire en somme. Je songeai à cet instant
que c’était peut-être une idée à exploiter. Avec un peu de chance,
un satellite se retrouverait peut-être accidentellement pointé dans
notre direction, et à nous les secours. Bon, en contrepartie les images
avaient de grandes chances de finir sur internet, mais on n’avait rien
sans rien.

86
— Dis-moi ma chérie, tu n’aurais pas oublié que j’étais spécialisée en
close-combat ?

J’étais celle qui, en théorie, était en position de supériorité. Pourtant,


quand l’une de ses mains remonta lentement le long de ma colonne
vertébrale pour venir se poser sur le haut de mon dos, je n’en menais
pas large. Ses lèvres se glissèrent dans mon cou et commencèrent à
me déconcentrer. Elles possédaient un pouvoir très distractif quand
elles se pressaient ainsi en de multiples points sur ma peau. J’aurais
voulu être moins faible, ou au moins ne pas lui faciliter autant la
tâche en me penchant davantage. Le problème était que ma volonté
se faisait la malle à chaque fois que la jeune femme opérait le moindre
petit mouvement.

— J’espère qu’il ne s’agit pas d’une technique inscrite dans le manuel,


répliquai-je en me mordillant la lèvre inférieure.

— Rassure-toi, elle n’a rien d’officiel. On la réserve aux assaillants un


peu trop sexy pour leur propre bien.

Au moment précis où le bout de ses dents vint effleurer ma carotide,


je compris pourquoi les filles acceptaient de se faire mordre dans
les romans de vampires. La sensation était purement délicieuse. Au
même instant, la pression exercée par mon soutien-gorge sur ma
poitrine disparut brusquement. Avec une seule main, Alexis venait de
le décrocher alors que son autre paume s’aventurait dangereusement
du côté de mes fesses. Je réalisai que j’avais peut-être fait une erreur
tactique en choisissant cette position. Pour ne pas l’écraser, j’étais
obligée de me soutenir, tandis que dans son cas, elle bénéficiait d’une
totale liberté de mouvement.

— Ça aussi ça fait partie de la stratégie ? Déshabiller son adversaire


pour qu’il se sente vulnérable ? questionnai-je.
87
— Non, ça, c’est juste parce que j’ai très envie de te voir nue.

La voix rauque, elle déposa un long baiser à proximité de ma clavicule.


Alexis m’incita ensuite à me redresser. Ses doigts s’étaient retrouvés
sur ma taille, ils s’évertuaient à rester sages, mais ses yeux, eux, ne
mentaient pas. Elle n’avait même pas besoin de parler pour que je
sache ce qu’elle attendait. Ce fut en prenant tout mon temps que je
consentis à répondre à sa demande silencieuse.

À califourchon sur elle, et enhardie par son regard sur moi, je fis
glisser lentement le tissu en dentelle le long de mes bras. Avant j’en
aurais été gênée. Mais là, en voyant à quel point cela lui faisait de
l’effet, j’éprouvais juste davantage de confiance en moi. Suivant le
chemin du soutien-gorge, ses yeux ne me quittaient plus. Ses doigts
avaient tendance à accentuer la pression sur mon bassin et ce fut
encore pire quand le tissu devint un simple souvenir relégué au fin
fond de la grotte.

Mon épiderme s’était couvert de chair de poule. Un léger courant


d’air filtrait depuis l’extérieur, faisant vaciller les flammes ainsi que
les ombres projetées sur les parois. Celles-ci venaient s’échouer sur
nos corps par intermittence, créant un jeu de clair-obscur fascinant
sur la peau nue d’Alexis. Du bout des doigts, je suivis l’une d’entre
elles le long de son flanc droit jusqu’à me retrouver bloquée par sa
brassière.

Le souffle court sous l’effet de l’excitation, je laissai mon index décrire


les contours de ce tissu gênant. Cette caresse eut le don de la faire
réagir. Son ventre se creusa légèrement et elle se redressa en s’aidant
de ses abdominaux. Elle leva ensuite les bras et je me saisis de son
sous-vêtement pour le faire disparaître de la même manière que je
l’avais fait pour le mien.

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Sa peau nue contre la mienne déclencha une nouvelle salve de
frissons encore plus intense que la précédente. Mes lèvres vinrent
automatiquement chercher les siennes alors que déjà ses mains
repartaient à l’assaut de mon corps. C’était trop et pas assez à la fois. Je
voulais prendre mon temps, profiter de chaque seconde, seulement à
chaque fois qu’elle m’embrassait, qu’elle me touchait, cela avait pour
résultat d’attiser toujours un peu plus l’envie brûlante qui grondait
au creux de mes reins.

Elle avait une telle emprise sur moi que je m’étonnais même d’avoir
réussi à résister tout ce temps. Il s’agissait d’un petit miracle en soi. Il
était également surprenant que j’arrive à garder le silence alors que
ses lèvres s’aventuraient sur ma poitrine. J’arrivais encore à sentir leur
présence sur le chemin qu’elles avaient emprunté pour y parvenir.
Un chemin qui s’étendait depuis ma gorge jusqu’à l’extrémité de mon
sein droit, et que je ne demandais qu’à voir s’étendre au reste de mon
corps.

— Tu triches, tu ne m’as même pas laissé le temps de te regarder...


protestai-je faiblement.

— Je veillerai à réparer cette injustice plus tard, mais d’ici là...

Une main posée dans mon dos pour me soutenir, sa bouche retourna
s’attarder sur ma poitrine. Sous la vague de plaisir que la perception
déchaîna, je me cambrai davantage de seconde en seconde. Elle
savait très bien ce qu’elle faisait. Trop bien même. Chaque nouvelle
initiative de sa part me faisait gémir légèrement. Comme marquée
au fer rouge, ma peau irradiait de chaleur. C’était insoutenable et
délicieux à la fois. Je renonçai à prendre le contrôle, de toute façon à
quoi bon ? C’était une cause perdue d’avance.

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D’instinct, mes bras étaient venus s’enrouler autour de sa nuque. Au
même moment, je la sentis faire glisser son autre main le long de
mon ventre. Puis, sans s’arrêter, celle-ci s’aventura lentement plus
bas. Le tissu de mon sous-vêtement faisant barrage, elle se contenta
de l’effleurer. Cependant, cela ne m’empêcha pas de ressentir tout
un panel de sensations cent fois plus fortes qu’auparavant. J’avais
chaud, définitivement trop chaud. Et ce sentiment ne fit qu’empirer.

Mon bassin semblait soudainement animé d’une volonté propre.


J’essayai vainement d’imposer plus de contact entre nous, mais par
pur sadisme, elle s’échinait à jouer avec moi sans me donner ce que je
voulais. La frustration me rendait folle. J’enfouis ma tête dans son cou
pour contenir mes soupirs qui se faisaient de plus en plus nombreux.
J’avais l’impression très nette que mon cœur pouvait vraiment finir
par exploser si elle continuait comme ça.

— S’il te plaît... Alexis... murmurai-je.

Être totalement à sa merci ne faisait que renforcer mon excitation.


La supplier m’avait coûté. Je m’étais même déjà promis de le lui faire
payer. Mais, quand ma demande porta ses fruits, je cessai subitement
de penser au reste. Lorsque ses doigts vinrent se glisser sous le tissu
en dentelle, je relevai la tête pour l’embrasser sur les lèvres. Un long
baiser passionné qui fut suivi par un autre, puis encore un autre.
Plus elle me caressait, plus je cherchais à maximiser les zones de
rencontre entre nos corps. La position ne me permettait pas de lui
rendre la pareille immédiatement. Cependant, je n’étais même pas
sûre que j’y serais parvenue, et ça peu importe notre configuration.

Je n’arrivais plus à me concentrer. Ses mouvements se faisaient


plus rapides en réponse au balancement plus exigeant de mes
hanches. Mon souffle faiblissait à mesure que les ondes de plaisir
se rapprochaient. Soudain, l’une d’entre elles finit par m’engloutir
complètement. Mon visage vint alors se fondre dans le creux de
90
son cou. Nous étions seules, j’aurais pu faire autant de bruit que je
voulais. Pourtant, une sorte de réflexe primaire me poussa à étouffer
les sons qui s’échappaient de mes lèvres entrouvertes.

Mon cœur battait tellement vite que j’avais l’impression qu’il tapait
jusque dans mes tempes. La main d’Alexis passa de mon dos à ma
nuque. Je sentais le mouvement rassurant de ses doigts contre ma
peau se prolonger, même après que mes spasmes eurent cessé et
que mon corps se soit relâché contre le sien. Du bout des lèvres,
elle déposa quelques baisers dans mes cheveux. À nouveau, elle se
montrait tendre et attentionnée.

Une fois mes esprits retrouvés, je me rendis compte que ce n’était pas
ce dont j’avais envie.

On aurait tout le temps pour les petits câlins innocents après. Pour
le moment, une seule chose m’obnubilait, m’occuper d’elle comme
je l’avais prévu depuis le départ. Je me détachai légèrement et vit
qu’elle me lançait un petit sourire suffisant. Ce même sourire qui, en
général, avait le don de m’agacer instantanément.

— Quelque chose ne va pas mon ange ? Tu donnes l’impression d’être


insatisfaite, je peux y remédier si tu veux, me lança-t-elle en passant
ses mains dans le bas de mon dos.

— Tu ne me touche plus !

Sans faiblir, je posai la paume de ma main sur le haut de sa poitrine


pour la faire tomber en arrière. Elle n’émit pas la moindre résistance,
mais le son de son rire ne tarda pas à envahir l’intérieur de la grotte. Il
était clair qu’elle ne me prenait pas du tout au sérieux. Peu importait.
J’aurais tout le loisir de lui faire passer le désir de plaisanter.

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— Sauvage, j’adore, me taquina-t-elle.

— Continue à te moquer et je découpe ta chemise pour pouvoir


t’attacher. Tu feras moins la maligne une fois saucissonnée.

— Encore faudrait-il que je te laisse faire. Tu as prévu de m’assommer


sur ta lancée ?

— Ne me tente pas. Surtout que j’ai remarqué un rondin qui ferait


parfaitement l’affaire.

— Parce que tu penses pouvoir le soulever ? C’est bien de rêver,


s’amusa-t-elle.

Je savais qu’Alexis le faisait exprès pour m’énerver, seulement j’étais


plus intelligente que ça. Sans perdre de vue mon objectif, au sens
propre comme au figuré, je me penchai au-dessus d’elle. Cette fois-ci,
ce fut à mon tour de sourire.

— Dis ce que tu veux, ça ne change rien au fait que tu es ma prisonnière


à partir de maintenant, grondai-je.

— Sauvage et dominatrice, mais comment vais-je m’en sortir ? Est-ce


que je suis censée crier pour rendre ça plus vrai ou peut-être que tu
préfères que je fasse mine de me débattre ?

— C’est drôle comme tu tournes tout en dérision. Tu es gênée peut-


être ?

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— Continue à me provoquer et je te garantis que moi, je vais te faire
quelque chose qui t’embarrassera jusqu’à la fin de tes jours.

— Tu as raison, c’est mieux de passer tout de suite aux choses


sérieuses.

Sans perdre plus de temps, je posai mes lèvres sur les siennes pour
être certaine qu’elle ne répliquerait pas. Cette petite pause n’avait
fait que renforcer mon envie de lui faire plaisir. J’avais enfin le loisir
d’apercevoir son corps, de pouvoir la toucher, la caresser, et il était
hors de question que je m’en prive. Le grain de sa peau m’avait
manqué, la voir réagir sous mes attentions encore plus.

De sa bouche, je descendis jusqu’à son ventre. Une lente traversée que


je pris plaisir à faire durer. Sa poitrine se soulevait plus rapidement,
confirmant que je me débrouillais très bien. Arrivée à son nombril,
je vis que ses abdominaux étaient plus contractés que jamais. J’étais
fière de moi même si j’étais loin d’en avoir fini avec elle. Elle me
paraissait toujours un peu trop calme, surtout compte tenu du fait
que je venais de glisser une jambe entre les siennes.

— Je te l’enlève, tu n’en auras plus besoin.

De ses côtes, je laissai mes doigts glisser sur les bords de son
shorty. Je crus que, peut-être, elle allait protester, juste par esprit de
contraction. Il n’en fut rien. À la place, ses hanches se soulevèrent pour
me faciliter la tâche. Le morceau de tissu rejoignit ses prédécesseurs
et j’effleurai doucement la cicatrice présente sur sa jambe, tout en me
promettant de lui demander plus tard une explication.

— Qu’est-ce que tu m’avais promis déjà ? Quelque chose de super


embarrassant ? questionnai-je.

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— Arrête de jouer, Kate.

Si Alexis ne s’était jamais privée de me torturer, elle avait toujours été


très impatiente. Plus je laissais mes doigts traîner sur ses cuisses, plus
celles-ci avaient tendance à s’écarter. Elle plia les jambes et je déposai
quelques baisers sur ses genoux tout en me demandant si j’allais
vraiment oser m’aventurer plus loin. À l’époque, je n’avais jamais eu
le courage, et encore moins l’aplomb nécessaire pour esquisser un
tel geste. Seulement, aujourd’hui c’était différent. Je n’étais plus aussi
réservée et voir ses doigts se resserrer progressivement autour des
feuilles de palmier était une excellente motivation.

Peu importait ce qui se passerait dans le futur, je savais que je ne


regretterais jamais cette nuit. Être si proche d’elle me semblait
être la plus chose naturelle au monde. Même si ce n’était que pour
quelques heures, j’étais prête à prendre ce risque. Tant pis si je
souffrais après. Pour le moment elle était là, avec moi, et c’était
tout ce que je demandais. L’orage au-dehors était la dernière de
mes préoccupations. Le feu qui nous éclairait n’était plus qu’un
élément du décor dont je me moquais totalement. La seule chose qui
m’intéressait était d’être avec elle et quelque chose me disait qu’on ne
risquait pas de s’éloigner beaucoup durant les prochaines heures…

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ÉPILOGUE

— Venons-en aux questions que tout le monde se pose. Dans


quelques mois sortira le premier volet de l’adaptation du best-seller
A witch’s soul. Vous y incarnez Cassiopée Johns, une jeune sorcière
qui en même temps que ses pouvoirs, découvre l’existence d’un
monde surnaturel qui jusque-là lui était totalement inconnu. Dans
votre premier film également, il était question de magie et d’amour
interdit. Doit-on comprendre que c’est le genre de scénario que vous
appréciez ?

— Pas du tout, je les déteste. Franchement qui aimerait incarner


une fille qui peut voler et faire apparaître des billets de banque à
volonté ? plaisantai-je. Sans parler de sa relation avec Radcliff. Quelle
horreur, vraiment, d’avoir un prince vampire à ses pieds, je ne l’envie
pas le moins du monde !

Des rires s’élevèrent depuis le public. Je m’efforçai de conserver


mon sourire alors qu’en face, le présentateur semblait déjà prêt à
enchaîner. Même s’il avait reçu une liste très stricte sur ce qu’il avait
le droit de me demander ou non, j’étais pratiquement certaine qu’il
n’allait en faire qu’à sa tête. Voilà pourquoi je détestais autant ce show
stupide. Je savais bien que ce n’était pas le film qui les intéressait.
Pourtant, j’étais obligée de rester courtoise et souriante quoiqu’il
arrive.

— Justement, parlons de Radcliff. Les rumeurs les plus folles ont


couru sur l’acteur qui allait l’incarner. C’est finalement Julian Davis
qui a été retenu. Un choix qui n’a malheureusement pas convaincu
tous les fans. Peut-on connaître votre sentiment à ce sujet, Katelyn ?
reprit l’homme face à moi.

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— Julian est un fantastique acteur. Le problème vient surtout du fait
qu’il débute tout juste dans le métier. Il n’est pas encore très connu,
mais après le premier opus, croyez-moi, plus personne n’aura de
doute sur sa légitimité.

Qu’est-ce que j’étais censée dire d’autre, franchement ? Que j’aurais


préféré un acteur différent pour que les réseaux sociaux se retrouvent
inondés de messages visant à le changer dans le second volet ? Non,
certainement pas. Le premier film n’était même pas encore sorti qu’il
y avait déjà les pro et les anti Julian. Il était hors de question que
j’aille jeter de l’huile sur le feu.

— On vous sait très proche de lui sur les plateaux, mais aussi en dehors.
Vous seriez partis en France ensemble ? continua le présentateur.

— Tout à fait, accompagnés du réalisateur, de plusieurs cameramans


et d’une bonne moitié du staff, précisai-je en croisant les jambes.

J’avais l’impression que ma mâchoire allait se décrocher à force de


sourire. Le verre d’eau plein placé sur la table basse à côté semblait
me narguer. Il aurait été tellement facile de m’en saisir et de ruiner
son costume à plusieurs milliers de dollars. Le problème résidait dans
le fait que les images se seraient ensuite retrouvées sur internet. Et
je ne souhaitais pas devenir le sujet de conversation numéro un sur
les réseaux sociaux, juste parce que j’avais pété les plombs en direct.

— Et une fois dans la ville des amoureux, rien, pas même un petit
frisson à son égard ? poursuivit-il sur sa lancée.

— J’ai pour règle de ne jamais mélanger travail et vie privée. Donc


désolée, mais non, j’essaie d’éviter les acteurs au maximum.

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— Dans ce cas-là, aidez-nous à y voir plus clair. Quel genre d’homme
trouverait grâce aux yeux de Katelyn Mitchell ?

— À vrai dire, aucun.

En prononçant cette phrase, je savais que mon nouvel agent devait


être actuellement en train de faire une crise cardiaque. Le pauvre,
depuis neuf mois qu’il travaillait pour moi, je ne lui avais vraiment
pas mené la vie facile. Il allait falloir que je pense à lui envoyer
une corbeille de fruits, les vitamines seraient sans aucun doute
essentielles à sa survie.

— La place dans mon cœur est déjà prise, et ce depuis un moment,


expliquai-je.

— Quelle nouvelle surprenante ! Peut-on connaître l’identité de


l’heureux élu ?

— Je vais devoir vous décevoir. Cette personne ne souhaite pas être


médiatisée et je ne peux que respecter son choix.

Faire mon coming-out en prime time était une idée tentante, cependant
les producteurs de A witch’s soul risquaient de ne pas apprécier. Sans
compter qu’il était hors de question que le présentateur en face de
moi en récolte la moindre gloire. Tant pis, ce serait pour plus tard.
Rien ne pressait de toute façon. Il y avait même un petit côté excitant
à voir Alexis en cachette. Quoique, dans la mesure où l’on vivait
ensemble, je n’étais pas sûre qu’on puisse encore parler de relation
clandestine.

— S’il change d’avis, notre plateau télé vous est grand ouvert,
plaisanta-t-il.
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L’idée d’Alexis, assise sur le fauteuil à côté du mien, en train de suer
sous d’épaisses couches de maquillage me fit sourire. Elle avait
toujours détesté être sous les projecteurs. La preuve quand il y a un
an, on était venu nous secourir sur cette île au bout de cinq jours,
c’était à peine si les caméras avaient réussi à obtenir une image d’elle.
J’avais eu le grand plaisir de relater cette histoire auprès de plusieurs
médias, de manière très édulcorée et en mettant de côté tout le côté
romanesque. De son côté, elle se l’était coulée douce, bien planquée
dans son appartement douillet.

— Maintenant, avant que nous ne concluions cette entrevue, une


dernière question. J’ai entendu dire que la mésaventure dont vous avez
été victime l’année dernière avait de grandes chances d’être adaptée
sur grand écran. Vous pourriez nous donner plus d’informations ?

Par mésaventure, il parlait bien sûr de mon plongeon dans l’Atlantique.


C’était presque effrayant qu’il le mentionne alors que je venais juste
d’y penser, mais j’étais une professionnelle. J’étais tellement habituée
à ces shows télévisés que je ne sourcillai même pas. À la place, je
répondis aussi calmement que durant les minutes précédentes.

— Je crains que vous n’en sachiez plus que moi Baëron. Et


honnêtement, je ne verrais pas l’intérêt de décrire le séjour sur une
île déserte d’une fille qui a passé son temps à éviter les piqûres de
moustiques et à cueillir des fruits pour survivre.

— Quand vous étiez là-bas, il y a beaucoup de choses que vous deviez


regretter. Si vous aviez pu emmener quelque chose avec vous, qu’est-
ce que ça aurait été ?

Je dus m’empêcher de toutes mes forces de soupirer. Juste avant,


il avait mentionné une toute dernière question, alors d’où sortait
celle-ci ? Sans compter que comme la plupart des autres, elle n’était
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absolument pas dans la liste qu’on m’avait remise la veille. Voilà
pourquoi je détestais les émissions en prime time, aucun moyen de
se défiler, ou de couper quand le présentateur décidait de n’en faire
qu’à sa tête.

— En dehors d’un bateau pour repartir vous voulez dire ? plaisantai-


je. Je ne sais pas, peut-être un briquet, ou du matériel de pêche. Rien
de bien original en somme.

Plutôt que quelque chose, il était clair que j’aurais opté pour le
quelqu’un. Avec Alexis comme compagne de naufrage, nul besoin
de tout l’attirail du parfait Robinson Crusoé. Elle était capable de
capturer le poisson à coup de bouts de bois taillés en pointe, de
faire du feu, de construire un abri, et tellement d’autres choses que
ça aurait été trop long à énumérer. Définitivement c’était elle que
j’aurais placée dans ma valise, mais ce n’était pas vraiment quelque
chose que je pouvais avouer.

En quittant le plateau, je fis un détour par ma loge pour échanger


cette robe bleue contre une jupe en jean et un haut plus confortable.
Je passai ensuite un coup de fil à Glenn pour lui demander où il
était passé. Après ma révélation sur ma vie sentimentale, je m’étais
attendue à le voir débouler pour me réprimander. Pourtant il n’en
était rien. Il semblait avoir disparu de la circulation. Il ne répondit pas
au téléphone et dans la mesure où il était celui qui m’avait amenée, je
me voyais difficilement partir sans lui.

Pendant un quart de milliseconde, je commençai à croire que c’était


une punition pour avoir trop parlé. Puis je réalisai qu’il n’aurait
jamais eu le courage. Alors que j’arrivais dans le hall d’entrée et
que je commençai à penser à l’éventualité d’appeler un taxi, mon
téléphone sonna. Ce n’était pas mon agent, mais une personne que
j’aimais encore plus entendre.

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— Ça y est, tu as fait les valises ? prononçai-je en guise d’introduction.

— Bonjour à toi aussi princesse, ton émission s’est bien passée ?

— Un vrai bonheur. Ça te dérangerait de venir me chercher ? Glenn


s’est volatilisé et ça nous permettrait de partir directement.

— Justement, à ce propos...

— Ah non, ne me dis pas qu’ils t’ont encore appelée à la rescousse !


Tu es en congés, tant pis si une banque est en train de se faire braquer
ou si le président des États-Unis a été kidnappé. Tu ne te défileras
pas. Ce soir, on aura dit adieu à Chicago et bonjour à la ville de notre
enfance. Demain, on assiste au mariage d’Emily et après-demain on
s’envole pour le Vermont.

— J’ignorais que tu étais si pressée de partir en randonnée.


Malheureusement, j’ai oublié les marshmallows à faire griller au coin
du feu. Ça ira, tu crois, ou on reporte à l’été prochain ? plaisanta-t-elle.

Après avoir passé les grandes portes vitrées qui donnaient sur l’une
des artères principales de la ville, je changeai mon téléphone de
main avant de balayer la rue des yeux. Même si Alexis était l’une des
premières femmes à avoir intégré le SWAT et qu’elle se sentait le
devoir sacré d’en faire trois fois plus que ses collègues masculins, ce
n’était pas une raison pour que moi j’en fasse les frais. J’étais égoïste,
mais ça, tout le monde le savait déjà. En plus, à ma connaissance, ce
n’était pas un crime de vouloir passer un peu de temps avec sa petite
amie. Pour une fois qu’on pouvait être seules toutes les deux plus
d’une nuit, je n’allais certainement pas laisser passer l’occasion.

— Très drôle. Rien que pour ça j’irai en acheter un gros paquet, et


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on verra combien tu peux en avaler avant d’étouffer, déclarai-je en
souriant.

— C’est moi que tu menaces jeune fille ?

Je faillis lâcher mon téléphone quand j’entendis la voix d’Alexis


résonner dans mon oreille libre de tout appareil. Surprise, voire
choquée, je tournai la tête pour l’apercevoir, un grand sourire aux
lèvres. Un air définitivement moqueur était tatoué sur son visage.

— Qu’est-ce que tu fais là ? demandai-je, interloquée.

— Tu avais demandé un chauffeur, alors me voici, répondit-elle en


faisant tourner ses clés autour de son index.

— Tu maîtrises la téléportation et je ne suis pas au courant ? ironisai-


je.

Le short kaki et le débardeur blanc qu’elle portait faisaient ressortir


son bronzage. Après, peut-être que j’étais parano, mais j’avais vraiment
l’impression que les gens avaient plutôt tendance à la regarder elle
quand ils passaient à proximité. D’un côté c’était relaxant, mais
d’un autre, ma jalousie ne pouvait s’empêcher de s’exprimer. Même
si pratiquement personne n’était au courant, Alexis était ma petite
amie. De mon point de vue, il n’y avait donc que moi qui aurais dû
bénéficier du privilège de pouvoir la fixer ainsi.

— Si tu m’avais laissé parler au lieu de m’interrompre, tu saurais que


je me suis arrangée avec Glenn pour passer te prendre.

À nouveau, j’eus droit à un sourire. Elle leva la main comme si


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elle s’apprêtait à la passer dans mon dos avant de se reprendre
brusquement.

— Je suis garée par là.

Même si je ne les avais pas repérés, j’étais certaine que des paparazzis
traînaient dans le coin. De toute façon ce n’était pas compliqué, il y
en avait toujours. Et quand, par miracle, j’arrivais à les éviter, c’était
le citoyen lambda qui s’improvisait photographe amateur. Nous
marchâmes sur quelques mètres et elle m’ouvrit la portière une fois
devant la voiture. Au moment de m’installer, je laissai échapper un
petit soupir de soulagement. Fini les émissions télévisées. Fini les
événements mondains. Une semaine de tranquillité s’offrait à moi
avant de reprendre le chemin des studios.

— Rappelle-moi pourquoi tu m’as forcée à accepter ce rôle déjà ?


demandai-je.

— Il était fait sur mesure pour toi. Une sorcière avec un mauvais
caractère, et désireuse de mener son monde à la baguette. C’est toi
tout craché.

— Laisse-moi te dire que si j’avais vraiment des pouvoirs, il y a


longtemps que je t’aurais lancé un maléfice. Que dirais-tu de te
retrouver avec une flopée de furoncles sur le visage ? Ou, non, de
gonfler tel un ballon de baudruche !

— Belle imagination ma chérie, malheureusement c’est toi que


tu desservirais avec ce genre de sort, répondit-elle en s’installant
derrière le volant.

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Les vitres étant teintées, elle se pencha pour me déposer un rapide
baiser sur les lèvres avant de démarrer. Vu la direction qu’elle prenait,
on s’apprêtait visiblement à quitter la ville. Cela signifiait que nous
ne passerions pas par la villa.

— Tu n’as rien oublié au moins ? Parce que je connais ta manière de


faire les valises et elle est assez minimaliste. J’espère aussi que tu as
pensé à fermer à clé, oh, et quelqu’un passera bien nourrir Mia tous
les jours ? questionnai-je rapidement.

— Dire qu’on pense les actrices insouciantes. C’est un miracle que


tu aies laissé Emily organiser elle-même son mariage. Je suis encore
surprise que tu ne l’aies pas inondée de mails pour lui rappeler quoi
faire et à quel moment.

— J’étais trop occupée à jouer les gentilles sorcières devant les


caméras. Crois bien que sinon, je me serais déplacée en personne.
Son wedding planner a l’air totalement incompétent.

— Ne t’en fais pas, je suis sûre que l’occasion te sera donnée d’en
prévoir un par toi-même. Tu pourras te montrer aussi tyrannique
que tu le souhaites, terrifier les pauvres employés, et faire un tas de
petites listes pleines de couleur.

— C’est ça moque-toi, en attendant moi je n’oublie jamais rien. Ce


n’est pas comme une certaine autre personne...

Du coin de l’œil, je la vis sourire. Au premier stop, elle se pencha


légèrement pour atteindre la boîte à gants. Elle l’ouvrit et en sortit
un petit sachet surmonté d’un ruban bleu qu’elle me posa sur les
genoux.

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— Tu voulais dire, comme oublier que ça fait un an depuis la nuit dans
cette grotte ? Je n’étais pas trop sûre que ce soit à partir de cette date
qu’il fallait calculer, du coup je gardais ce cadeau pour le moment où
tu commencerais à râler, déclara Alexis en se reconcentrant sur la
route.

— À t’entendre, je suis vraiment terrible comme petite amie. On se


demande pourquoi tu restes avec moi.

J’étais partagée entre l’envie de bouder, et celle de découvrir


mon cadeau. Le problème était que si je l’ouvrais, je perdrais
instantanément toute crédibilité. On pouvait difficilement se plaindre
et avoir un air ravi sur le visage en même temps.

— C’est drôle, c’est exactement la question que je me suis posée ce


matin quand je me suis levée et que j’ai découvert l’état du dressing.
J’ai presque cru qu’on s’était fait cambrioler, mais non, tout était en
réalité sur le sol, s’amusa-t-elle.

— J’avais du mal à me décider, répondis-je, évasive.

Tant pis pour mes protestations, je n’avais jamais été patiente. En


plus, cet emballage semblait me narguer davantage de seconde en
seconde. Je dénouai le ruban, et découvris un petit écrin à l’intérieur
du sachet. À partir de cet instant, il me parut clair qu’il s’agissait
d’un bijou. J’étais déjà en train de sourire comme une bienheureuse.
Cependant, au lieu de sauter de joie, ce fut une vague de perplexité
qui m’envahit en découvrant que le bijou en question était une bague.

Elle était vraiment belle. D’ailleurs, elle ressemblait à s’y méprendre


à celle que j’avais aperçue dans une bijouterie il y avait un petit mois.
Elle était en argent. Deux branches s’entremêlaient pour venir se

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rejoindre en un petit diamant translucide. Pendant une seconde, je
me demandai s’il s’agissait juste d’un cadeau pour fêter nos un an.
Mon cœur se mit à battre un peu plus rapidement.

Le silence avait envahi l’habitacle de la voiture. Vu mon état d’esprit,


il était impossible que ce soit moi qui arrive à le combler.

— Ce n’est pas une demande en mariage, clarifia soudain Alexis.

— Pas la peine de préciser, j’étais au courant, répliquai-je de mauvaise


foi.

— Ce n’est pas une demande, parce que ce serait vraiment pathétique


de faire ça dans une voiture. Mais je compte bien te la faire, bientôt,
quand le cadre sera plus approprié.

— Tu... Quoi ? Attends, mais ça voudrait dire que m’offrir ça


maintenant, c’est une sorte de... prédemande ?

— Ça te laisse le temps de réfléchir, et de me dire oui en me sautant


au cou quand le moment viendra, répondit-elle avec un sourire.

Choquée, je laissai passer mon regard du bijou à Alexis, puis


inversement. C’était la première fois que j’entendais parler d’une
telle chose. Non, j’étais même quasiment certaine qu’elle devait être
la seule personne au monde à avoir eu une telle idée.

— T’es bien sûre de toi quand même. Qu’est-ce que tu ferais si je te


disais maintenant que le mariage est hors de question ? l’interrogeai-
je.

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— Tu ne veux pas ? D’accord, rends-moi cette bague alors.

Elle fit mine de tendre le bras dans ma direction. Je l’esquivai


rapidement en cachant l’écrin avec mes deux mains.

— Un cadeau, ça ne se reprend pas ! Et puis je n’ai pas dit que je


refusais ! m’exclamai-je.

— Il n’y a aucun problème alors, répondit-elle en souriant.

— Et dans ton plan génialissime, tu vois ça comment ? Je mets la bague


tout de suite ou j’attends que tu me fasses la demande officielle ?

— Je ne veux pas t’oppresser ma chérie, tu fais comme tu en as envie.

Pour la forme, je levai tout de même les yeux au ciel. Puis, je me saisis
de la bague pour la passer à mon annulaire. C’était juste pour voir
ce que ça donnait. Je n’avais aucun désir de la garder. Cependant,
en levant la main pour l’examiner sous toutes les coutures, je dus
quand même reconnaître qu’elle m’allait particulièrement bien. Je
m’imaginais la conserver à vie, et loin de m’horrifier, l’idée me plut.
Je laissai échapper un sourire satisfait. Un sourire fugace que je
m’empressai aussitôt de cacher en tournant la tête vers la vitre.

— Je pense que je devrais la laisser. C’est censé être un cadeau pour


nos un an après tout. Ce serait malpoli que je la remette dans son
sachet, expliquai-je.

— Tout comme il serait malpoli de me dire non le jour J ?

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— En effet, à ce niveau-là ce serait même la quintessence de
l’impolitesse.

Sa main se posa sur ma cuisse dans un geste affectueux. Je risquai


un coup d’œil vers elle pour me rendre compte qu’elle avait l’air
vraiment heureuse. C’était peut-être stupide, mais qu’elle le soit
jouait directement sur ma propre humeur. Je me penchai et — après
avoir déposé un baiser sur sa joue — mes pensées se mirent à
divaguer. Quand je songeais qu’il avait fallu que je sois à deux doigts
de me noyer pour nous retrouver, j’avais presque l’impression que
ma vie entière était le scénario d’un gigantesque film. Évidemment
j’en étais le personnage principal, mais une certitude m’étreignait, je
voulais qu’Alexis en fasse partie jusqu’au clap final.

FIN

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Romance

6h22 Place 108 de Clémence Albérie 9,70 Euros

Gaëlle, jeune femme active de 30 ans un brin têtue, prend le train


de 6h22 tous les jours pour se rendre à son travail. Un matin, alors
qu’elle s’apprête à s’installer à sa place habituelle, la 108, elle y
découvre une parfaite inconnue. Plutôt que de choisir un autre siège
dans le wagon presque vide, Gaëlle va se confronter à celle qui en
prenant sa place ose briser sa routine matinale. Une conversation
houleuse aux conséquences inattendues s’engage alors entre les
deux intéressées…

6h22 Place 108 est le premier roman de Clémence Albérie. Original


par sa forme, il permet de découvrir des femmes fortes qui malgré
les souffrances passées sont prêtes à se battre pour connaître le
bonheur.

Seconde Chance de Marie Parson 9,70 Euros

Alexia Tyler, actrice américaine de renommée internationale, a


fait un coming out marquant il y a quelques années. Nouvellement
célibataire, elle est sous les feux des projecteurs depuis sa récente
rupture, qui a fait le bonheur des paparrazzi. Quoi de mieux pour la
presse à scandale qu’une actrice trompée par sa compagne lors d’un
tournage à l’étranger ?

Lors d’une soirée de charité en l’honneur d’une association LGBT, elle


fait la rencontre d’une étrange jeune femme. Quand, par un heureux

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hasard, elles se retrouvent sur un terrain de football quelques jours
plus tard, leur vie prend une nouvelle tournure…

Mais sont-elles toutes les deux prêtes à aimer à nouveau ?

Seconde Chance est le premier roman lesbien écrit par Marie Parson.
Elle y dresse avec finesse et humour le portrait de femmes à la fois
fortes et maladroites.

Journal d’Une Confidente de Virginie Rousseau 9,70 Euros

Lors d’une soirée pluvieuse, Abigail Gaylord arrive sur la petite île de
Genova. La jeune citadine originaire de Seattle se rend au manoir des
Sullivan où elle vient d’être engagée. Elle y découvre la lugubre bâtisse
qui semble tout droit sortie d’une autre époque, comme son emploi
de dame de compagnie. Quand elle découvre la demeure en ruine, la
jeune femme se demande si elle a fait le bon choix en acceptant ce
travail. Mais une telle opportunité ne se refuse pas surtout lorsque
l’on souhaite tirer un trait sur son passé.

Abigail réalise vite que la maîtresse de maison ne compte pas changer


d’attitude puisqu’elle continue à se terrer dans sa chambre. Livrée
à elle-même et peu soucieuse des conventions, la jeune femme va
peu à peu bouleverser les habitudes du manoir et de sa mystérieuse
propriétaire.

C’était sans compter sur les rumeurs courant dans le village qui
vont mettre à rude épreuve la relation naissante entre Abigail et sa
patronne. La dame de compagnie va rapidement prendre conscience
que chacune de ses actions a des conséquences…

Journal d’une Confidente est le premier roman de Virginie Rousseau.


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Librement inspiré du conte de La Belle et la Bête, il propose la
rencontre étonnante de deux femmes, l’une dynamique et lumineuse,
l’autre mystérieuse et isolée.

À Petit Feu [Nouvelle] d’Axelle Law 3,49 Euros

Désirant s’isoler du monde, Claire décide de louer un chalet à la


montagne en pleine période de Noël. Malheureusement, une erreur
dans les réservations l’oblige à partager l’habitation avec une parfaite
étrangère.

L’autre cliente mécontente, Sasha, fait tout pour que la cohabitation


se déroule au mieux. Seulement plus les heures et les jours passent,
plus Claire est intriguée et irritée par cette femme taciturne. La
colocation s’annonce tout aussi explosive qu’inattendue.

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Romance par Reines de Coeur est une collection déposée par les
éditions Reines de Coeur

© 2016 Reines de Coeur

Conception graphique : Christelle Mozzati

Crédit Photo : Iakov Kalinin / Shutterstock.com

Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou


partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit. Cette œuvre
est une oeuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les
lieux et les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination des auteurs,
soit utilisés dans le cadre d’une oeuvre de fiction pour construire
le décor, mais ne prétendent en aucun cas refléter une réalité
existante. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes
ou décédées, des entreprises, des évènements ou des lieux, serait
une pure coïncidence.

www.reinesdecoeur.com

ISBN : 979-10-95349-51-8

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Table des matières

CHAPITRE 1 2

CHAPITRE 2 19

CHAPITRE 3 35

CHAPITRE 4 58

CHAPITRE 5  78

ÉPILOGUE95

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