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Cahier Dun Retour Pays Natal Explication Lineaire

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Parcours : Alchimie poétique la boue et l’or

Groupement de textes : poésie et révolte


Explication linéaire 2 : Aimé Césaire, extrait du recueil Cahier d’un retour au pays natal (1939)

Introduction : auteur et recueil cf photocopie


Aimé Césaire (1913-2008)
Martiniquais issu de l’esclavage, homme noir lui-même, Césaire a été néanmoins adoubé par les institutions françaises et l’école
en particulier qui en a fait l’un des siens (rappelons que Césaire est agrégé de lettres et ancien élève de l’École normale supérieure).

Les mouvements

1- L’image que le poète avait de lui-même avant la rencontre du nègre l1 à 4


2- Description du nègre misérable l5 à 25
3- Prise de conscience de sa lâcheté réactivée par le récit du souvenir l26 à la fin

Problématique :
En quoi le récit d’un souvenir malheureux donne-t-elle l’occasion au poète de se racheter ?
En quoi ce poème se rapproche-t-il d’un apologue ?

Mouvement 1 : L’image que le poète avait de lui-même avant la rencontre du nègre l1 à 4


• Ouverture de l’extrait sur une opposition entre deux image du poète-narrateur : une première image L1 et 2 : image d’un
poète révolutionnaire qui défend des causes grâce à son art. Mise en valeur de la 1S formes atone et tonique répétée trois fois.
Le poète se met en scène avec une certaine outrecuidance* comme un personnage en lutte, sûr de lui.
* Présomption, confiance en soi-même excessive ou arrogante
L’indicatif imparfait laisse entendre qu’il s’agit d’un passé peut-être révolu.
Déconstruction immédiate de ce personnage plutôt héroïque par L3 : l’annonce du thème : un récit de lâcheté. Le poète évoque
à l’imparfait le contraste entre l’image qu’il avait de lui-même avant cet événement et ce que la rencontre avec cet homme lui a
révélé. « Il faut savoir » : la tournure impersonnelle jussive : Il faut savoir jusqu’où je poussai la lâcheté (l. 3). ce n’est pas un aveu
à demi-voix, c’est un engagement entier et public à reconnaître son manque de courage et de dignité. C’est un aveu entier souligné
par l’adverbe « jusqu’où » : l’acte lâche va être présenté jusqu’à son point extrême.
Le poème prend donc la forme d’un apologue voire d’une apologie* : valeur morale de ce texte, le poète va avouer son acte de
lâcheté afin de se racheter, de restaurer l’image de lui qui s’est dégradée dans cet événement.
*Discours ou écrit ayant pour objet de défendre, de justifier, contre des attaques publiques.

• Le récit d’une anecdote : marqueurs du récit, temps « un soir », lieu « dans un tramway », personnage : « un nègre » et « je ».
Désignation péjorative du personnage noir, le substantif nègre renvoie à la colonisation, à la déconsidération des populations
noires. Paradoxe d’autant plus fort quand on sait que l’auteur est martiniquais.

Mouvement 2 : Description du nègre misérable l5 à 25


• Un événement traumatisant : l’obsession du poète qui dresse un portrait caricatural du personnage noir laisse à penser que
cette image l’a marquée et qu’il n’a vu que les traits qui soulignent sinon sa laideur, tout au moins ce qui sert les clichés racistes :
le noir grand, maigre, dégingandé*, sans prestance, valorisé seulement par le sport mais ses mains tremblent.
* Se laisser aller maladroitement, notamment en raison de sa grande taille étirée, manquer de tenue.
Les adjectifs soulignent ce mal-être physique : « grand comme un pongo » comparaison dévalorisante, « se faire tout petit »,
« jambes gigantesques » l6, « mains tremblantes » l6, « affamé » l7
Obsession du mot « nègre » : anaphore l4-5-14-15-16 comme si le fait de le répéter accentuait la « faute » du narrateur-poète.
Le rôle « contre-nature » de la misère : L7 référent du pronom « elle » non explicite : cataphore* la misère l8. Le polyptote
« l’avait laissé » « laissait » au sens d’abandonner, rien ne peut sauver cette créature laide : ni le décor« tramway crasseux » l6, ni
la plume du poète qui amplifie les détails physiques peu avenants* : comparaison « son nez qui semblait une péninsule en
dérade » cf Cyrano de Bergerac Edmond Rostand, héros éponyme moqué à cause de son physique.
* la cataphore est l'utilisation d'un pronom en amont du référent auquel il fait appel.
Polyptote n. masc : Figure consistant à employer dans une phrase plusieurs formes grammaticales d'un même mot (genre,
nombre, personnes, modes, temps).

• L’irruption du registre fantastique accentue la monstruosité du personnage : sa noirceur serait imparfaite et en train de se
« décolorer » l8. (négritude l7 : couleur noire ici). La Misère est assimilée à « un oreillard » : allégorie animale qui renforce l’état
de souffrance du personnage : il aurait été griffé, torturé, par un animal fantastique (chauve-souris). Métaphores qui déforment

1
le visage du personnage : à la laideur naturelle, s’ajoutent les stigmates** de l’oppression coloniale qui a conduit à la misère du
peuple noir.
*attirant par des traits physiques agréables
**marque durable sur la peau.
Allégories multiples de la misère : l8« Le mégissier était la Misère » soulignée par la majuscule, « un gros oreillard », l9-10
« ouvrier infatigable ». Celles-ci soulignent la cruauté, le caractère interminable et monstrueux de celle-ci.
Description du travail du mégissier (la misère) sur le visage du nègre : volonté malfaisante de détruire ce qui dans la nature est
harmonieux « la plus minuscule mignonne petite oreille de la création » 3 adj plus superlatif d’infériorité.

• Le rôle destructeur de la misère qui vient dégrader l’œuvre de la nature créatrice :


L10-11 « le pouce » : gros-plan sur ce doigt chargé d’une intention « malveillante » qui a déformé le visage du Noir, il est
responsable des narines énormes : « deux tunnels « deux tunnels parallèles et inquiétants » l11, « la démesure de la lippe », « chef
d’œuvre caricatural » : la misère a accentué les traits disgracieux, selon l’auteur, du Noir.
Verbes d’action : « modelé » « percé » « allongé » « raboté, poli, verni », rôle actif de la misère.
Constat final l14-15-16 : portrait extrêmement dégradant du personnage mis en évidence par trois retours à la ligne adj
« dégingandé » et négation et préposition privatives « sans rythme ni mesure », l15 les yeux, rayonnement de la personne
« lassitude sanguinolente » : effet de la misère, l16 : les pieds parachèvent ce portrait dégradant « puanteur », « sans pudeur »,
métaphore animale : les souliers sont qualifiés de « tanière », « entrebâillée » laisse penser que les souliers sont troués ou non
fermés.
La description quasi fantastique du nègre qui devient une créature pétrie par la Misère (Et le mégissier était la Misère, l. 10 ; la
misère […] s’était donné un mal fou pour l’achever, l. 18. L19 à 22 : même action négative de la misère qui a sculpté le visage de la
manière la plus horrible possible. Id verbes d’action, adj péjoratifs.
Même constat final : quadruple répétitions l23 traits physiques et psychologiques repoussants.
L24 « un nègre enseveli dans une vieille veste élimée» : image de sa mort projetée sur lui, la veste est son suaire.
*Pièce d'étoffe dans laquelle on ensevelit un mort.
La chute de l’anecdote l25 : le narrateur-poète, lui-même Noir, s’est fait complice du rire des femmes. Il n’a pas eu le courage de
rétablir le voyageur du tramway dans sa dignité. La force de la caricature de l’écriture de Césaire amplifie la trahison et l’ignominie*
du comportement du narrateur-poète.
*Caractère de bassesse extrême, de vilenie morale (d'une personne ou d'un acte).

Mouvement 3 : Prise de conscience de sa lâcheté (réactivée par le récit du souvenir) l26 à la fin
• L’intertextualité baudelairienne L26 à 29 : Réécriture du vers de « L’albatros » « Qu’il est comique et laid », majuscules et
répétition des termes de Baudelaire trois fois. Cette référence explicite relie le Noir à « L’albatros » mais aussi au poète déchu et
moqué du poème de Baudelaire : « Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule ! / Lui naguère si beau, qu’il est comique et laid
! ». Césaire rapproche dans un même texte les mots du colonisateur avec ceux du colonisé, faisant ressortir ici la fraternité
poétique davantage que l’opposition noir/blanc. On se souvient que, dans le poème de Baudelaire, l’albatros est rapproché de la
figure du poète malmené par le commun des mortels incapable de saisir la dimension supérieure de son art. Césaire décrit le
nègre comme un être difforme, puant et pitoyable ; cependant le caractère fantastique de la description donne au personnage
une dimension mythique. La citation baudelairienne a ici plusieurs fonctions : par effet de proximité avec le poème de Baudelaire,
le caractère sublime (témoin d’une réalité supérieure) du poète est transmis au nègre qui devient une figure déformée par la
Misère mais qui porte aussi en lui-même la dignité de son peuple.

La prise de conscience au présent l30-31 : « Je salue les trois siècles qui soutiennent mes droits civiques et mon sang minimisé »
(l. 30-31). Les trois siècles sont ceux qui séparent l’esclavage de l’acquisition des droits civiques, le « sang minimisé » est celui des
hommes noirs longtemps considérés comme des citoyens de seconde zone.
L31 : le narrateur-poète fait son auto-critique, l’héroïsme affiché l1-2 est totalement ravalé.

Martiniquais issu de l’esclavage, homme noir lui-même, Césaire a été néanmoins adoubé par les institutions françaises et l’école
en particulier qui en a fait l’un des siens (Césaire est agrégé de lettres et ancien élève de l’École normale supérieure). Le texte se
veut le témoignage de la lâcheté du poète qui n’a pas réagi quand des femmes (dont on peut aisément deviner qu’elles sont
blanches) se sont moquées du nègre (des femmes derrière moi ricanaient en le regardant, l. 25) mais qui se souvient au contraire
d’avoir arbor[é] un grand sourire complice (l. 28). Le texte porte le témoignage de ce moment où le poète a eu le sentiment
d’être un traître face à un frère de couleur en se rangeant du côté des dominants, c’est-à-dire d’être un traître face à sa propre
négritude.

Le rachat final du poète : Dans le recueil Cahier d’un retour au pays natal, l’île de la Martinique, berceau du poète, est
assimilée à une ville, marquée par la fange de l’esclavage « ma face de boue, l. 34 ; « crasse », l. 33 car elle n’a pas réussi à
s’affranchir de son passé colonial et à affronter son propre destin. La fin du poème signe une possible rédemption et plus

2
encore d’une apothéose à venir : il s’agit d’associer au « crachat » l35 de l’histoire qu’a été l’esclavage une « louange éclatante »
de façon à se réapproprier sa propre histoire et à la sublimer dans une lutte à venir.

« nous » : passage à la 1P, du « moi » initial, le poète a retrouvé sa juste place au sein de la communauté noire, non plus en
héros, mais en acteur solidaire de l’émancipation de son peuple. L36 les expressions soulignent la force du peuple noir qui se
relève de son passé : « genou vainqueur », « élan viril » « motte de l’avenir ».

L37 : retour sur l’aveu d’un faux pas que contient ce poème : état de confusion du corps et de l’esprit. « Tiens » : formule
familière, oralité, complicité avec le lecteur susceptible lui aussi de faire des faux pas. Le poète se méfie de tout triomphalisme cf
point d’interrogation l36, il préfère terminer sur une attitude humble mais néanmoins confiante dans un avenir meilleur.

Conclusion

Ce récit fonctionne comme un apologue : le récit de l’anecdote dans le tramway est l’occasion pour le poète d’avouer sa lâcheté
face au peuple noir. Sa « faute » est renforcée par son statut d’écrivain reconnu comme pionnier de la « négritude ».

Ce texte déconstruit la figure du poète triomphant, au-dessus des hommes, en avant de leur lutte (cf « Fonction du poète » V.
Hugo). L’outrecuidance annoncée dans les lignes 1 et 2 est rabaissée à la fin du poème où le poète se présente dans une posture
d’humilité l37 à l’image de « L’albatros », poète princier déchu de son statut. Néanmoins, il défend son ardent désir de travailler
à la reconnaissance de son peuple dans l’espoir d’un avenir meilleur. Ce poème témoigne de son rachat.

Ouverture : lien avec le poème « Comprenne qui pourra » extrait de Au rendez-vous allemand d’Eluard. Le poète réhabilite les
femmes châtiées pendant la guerre parce qu’elles ont été séduites par des officiers allemands, il leur redonne une dignité.
Césaire réhabilite aussi la grandeur du peuple noir à la fin du poème.

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