Histoire Culturelle de La Musique Rock V
Histoire Culturelle de La Musique Rock V
Histoire Culturelle de La Musique Rock V
IV i
Du 15 au 18 août 1969, la Woodstock Music and Arts Fair, un évènement mieux connu sous le
nom de Woodstock Festival, se tint sur le terrain de la ferme de Max Yasgur, dans le village de
Bethel, Etat de New York, (voir 7.1.2.3).1 Trente-deux groupes et artistes s’y produisirent devant
un public de 400.000 personnes. Le festival, organisé par les entrepreneurs musicaux Michael
Lang et John P. Roberts, était censé être un événement payant. L’affluence dépassa largement le
nombre initialement prévu (50.000) et il devint par la force des choses un concert gratuit.
Woodstock acquit une renommée planétaire grâce au film documentaire dont il fut l’objet—un
reportage de quatre heures, réalisé par Michael Wadleigh, diffusé à partir de mars 1970. Le film
permet de voir des performances mémorables de Richie Havens ; Joan Baez ; Crosby, Stills, and
Nash ; Joe Cocker ; Country Joe McDonald ; Janis Joplin ; Santana ; The Who ; Jefferson
Airplane ; et Jimi Hendrix.
Figures 8.1.a, b et c : Richie Havens, Country Joe McDonald et Joan Baez à Woodstock. Les excellentes
prestations de ces artistes lors du festival ne laissaient pas pressentir que leur musique politiquement engagée
se verrait progressivement marginalisée dans la scène de la première moitié des années 1970.
Dans la mémoire des fans et de la presse rock, Woodstock incarne l’expression la plus
pure du mouvement hippie—l’aboutissement de la dynamique du Summer of Love de 1967 (voir
7.1.2.3). Le festival représente dans cette optique une gigantesque expérience spontanée de vie
communautaire, portée par les accents de la musique psychédélique. Cependant, il est possible
rétrospectivement de percevoir Woodstock non pas comme l’apogée d’un mouvement, mais plutôt
comme une bifurcation—un moment de transition et de divergence. Une certaine conception du
rock—l’expérimentalisme spontané du psychédélisme—y arrive à son terme : la période Sturm
1
Le festival fut baptisé d’après la localité de Woodstock, NY, car c’est dans cette petite ville qu’habitaient certains
des promoteurs de l’évènement. Woodstock était devenue depuis le milieu des années 1960 un point de rencontre pour
les musiciens de folk-rock. Le plus célèbre d’entre eux, Bob Dylan, y passa l’été 1967 pour enregistrer, à l’écart de
l’effervescence du Summer of Love, les morceaux qui furent publiés plus tard sous le titre The Basement Tapes—un
recueil qui acquit le statut d’album culte. La Woodstock Music and Arts Fair ne put cependant être organisée à
Woodstock, vu son ampleur. De nombreuses localités furent pressenties, et les organisateurs essuyèrent de nombreux
refus. Bethel, la localité où le festival eu réellement lieu, se trouve à plus de 100 km de Woodstock.
VOL. IV 2
und Drang de la deuxième génération du rock s’estompe.2 Simultanément, une autre musique
émerge—le rock des années 1970, dédié à une pratique professionnelle aboutie.
Figures 8.1.d, e et f : The Who ; Crosby, Stills, and Nash ; Sly and the Family Stone à Woodstock. Ces artistes
présentèrent au public des prestations de grande qualité, anticipant le processus de professionnalisation qui
allait dominer le rock classique et le funk des années 1970. Ils éclipsèrent ainsi des musicien.ne.s tels que
Jefferson Airplane et Janis Joplin, défendant l’esthétique plus spontanée du flower power.
On peut ainsi distinguer parmi les prestations, souvent remarquables, des artistes de
Woodstock celles qui s’inscrivent dans les mouvements en sursis et celles qui présagent la musique
de la décennie à venir. Le folk politisé de Joan Baez, Richie Havens et Country Joe McDonald
est ancré dans une dynamique politique qui prendra bientôt fin avec l’arrêt de l’intervention
américaine au Viêt Nam. Il s’oppose donc au folk-rock techniquement très accompli, mais moins
politisé de Crosby, Stills, & Nash, qui jette les bases de la musique des chanteurs-compositeurs
folk/country-rock des années 1970—les singer songwriters tels que Joni Mitchell, James Taylor,
et Linda Ronstadt. De même, Janis Joplin et Jefferson Airplane revendiquent encore la
spontanéité du psychédélisme. On peut leur opposer Santana et The Who, qui satisfont déjà aux
impératifs de virtuosité technique caractérisant la première moitié de la future décennie. Sly and
the Family Stone, pour leur part, incarnent une nouvelle esthétique scénique de la musique noire,
au-delà du style de Motown du milieu des années 1960. Ils s’inscrivent déjà dans le périmètre du
funk, qui dominera la musique noire des dix années ultérieures—un style très élaboré
techniquement lui aussi (voir 9).
Figure 8.1.g : Jimi Hendrix à Woodstock, un an
avant son décès. En clôture du festival, devant un
public clairsemé, Hendrix offrit un concert qui
peut être perçu comme un geste d’adieu au rock
psychédélique.
2
Le terme Sturm und Drang (« Tempête et Passion ») désigne originellement le mouvement préromantique allemand,
dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle. C’est au sein de ce mouvement que Johann Wolfgang von Goethe
publia Les souffrances du jeune Werther, l’ouvrage littéraire le plus célèbre de cette période. Le terme désigne plus
généralement les débuts tempêtueux d’un mouvement culturel qui évolue ensuite vers une esthétique moins radicale.
VOL. IV 3
sur la scène de Woodstock. Il joua à un moment où plus de la moitié du public avait déjà quitté le
site. Pendant son set, qui inclut la mémorable version électrique de “The Star-Spangled Banner”
(voir 7.1.1.3 ; 7.2.2.3), on discerne derrière le public des volontaires ramassant les ordures
abandonnées par la foule. Si on accepte d’interpréter ceci métaphoriquement, on peut y lire
l’aboutissement du modernisme psychédélique, mais aussi, paradoxalement, l’adieu à ce style—
un adieu émanant d’un artiste qui, tout comme Janis Joplin, était voué à disparaître peu de temps
après le festival.
Figure 8.1.h : autocollant promotionnel de
la station de radio M105 Cleveland’s
Classic Rock. Cette radio fut une des
premières à utiliser le terme classic rock
comme label désignant un genre musical.
Le sens que je donne au terme rock classique dans ces notes de cours n’est pas
fondamentalement différent de la définition radiophonique évoquée ci-dessus, même s’il peut
sembler plus restrictif d’un point de vue chronologique. Dans la périodisation utilisée ici, le rock
classique désigne un moment bien délimité de la production musicale, caractérisé par certains
3
En Belgique francophone, le terme « rock classique » a bien évidemment été popularisé par la chaîne radiophonique
de la RTBF baptisée Classic 21. Cette chaîne fut fondée sous sa forme actuelle en 2004, mais existait déjà sous une
forme antérieure depuis le début des années 1980. Notons que Classic 21 interprète le label rock classique de manière
très large, puisque la chaîne diffuse toutes les variantes des musiques issues du rock and roll, sans exclure le punk, le
post-punk, et le rhythm and blues. Classic 21 n’est donc pas une copie conforme des stations de classic rock
américaines, dont elle s’inspirait d’autre part à ses débuts.
VOL. IV 4
critères stylistiques et avant tout par un certain mode de production. Il s’agit de la période qui
succède au moment expérimental du psychédélisme et qui précède la cassure provoquée par le
mouvement punk. En pratique, le terme vise donc la musique produite entre l’extrême fin des
années 1960 et le milieu des années 1970—de 1969 à 1976, si l’on exige des repères précis. Nous
pouvons aussi y inclure la musique produite au-delà de cette limite par les artistes ayant émergé
au début des années 1970 et restés fidèles à l’esthétique de cette décennie. Notons que la pertinence
de cette définition se vérifie par le fait que la majeure partie des morceaux repris dans les playlists
de classic rock disponibles en ligne s’inscrivent dans le créneau chronologique décrit ci-dessus.
Figures 8.1.i, j et k : Janis Joplin, Brian Jones et Jim Morrison. Au tournant de la nouvelle décennie, le décès
de plusieurs figures majeures des années 1960 marqua sinon une rupture, du moins un virage culturel.
Le rock classique n’est ni le produit d’une cassure abrupte dans l’évolution de la musique
ni le fruit de l’émergence d’une génération musicale intégralement nouvelle. Les documents de
l’époque ne suggèrent pas que les acteurs de la scène musicale aient eu pleinement conscience du
fait que la musique rock entrait dans une nouvelle phase au tournant des années 1970. Certains
évènements indiquaient pourtant bien qu’un cycle créatif était arrivé, sinon à son terme, du moins
à un point d’inflexion significatif. Tout comme en 1959-60, certaines figures clés de la scène
musicales étaient décédées : Otis Redding était mort en 1967 dans un accident d’avion ; Brian
Jones, le guitariste fondateur des Rolling Stones (1969), Jimi Hendrix (1970), Janis Joplin
(1970) et Jim Morrison (1971), le chanteur des Doors, avaient succombé aux conséquences de
leurs addictions. Dans un registre moins dramatique, mais tout aussi significatif, The Beatles, les
principaux acteurs de la révolution musicale des années 1960, avaient annoncé leur séparation en
avril 1970.4 De même, après l’euphorie de Woodstock, certains évènements témoignaient de
l’essoufflement du mouvement hippie. A la fin de 1969, le mini-festival d’Altamont, organisé
hâtivement par les Rolling Stones, avait tourné au désastre (voir 7.1.2.3).5 L’évènement semblait
4
Dès septembre 1969, John Lennon avait déjà confidentiellement signalé son départ du groupe aux autres musiciens.
5
Quatre personnes ont trouvé la mort à Altamont. Une des victimes, un jeune homme noir nommé Meredith Hunter,
fut poignardé par les motard des Hell’s Angels qui, en dépit de tout bon sens, avaient été engagés par les Rolling
Stones comme service d’ordre.
VOL. IV 5
Figures 8.1.l et m : Pink Floyd en 1967 et 1971 (pochette intérieure de Meddle). Le projet musical de Pink Floyd
avait changé entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, même si les membres du groupe
n’interprétaient pas cette évolution comme une rupture.
Malgré cela, les conditions n’étaient pas réunies pour donner au public et aux musiciens
l’impression qu’ils et elles assistaient à un changement de génération comparable au passage des
années 1950 aux années 1960. Le rock classique reste dans les limites de la deuxième génération
du rock (voir 3.1). Une bonne part des musiciens du début des années 1970 étaient issus de la
décennie de la British Invasion et du psychédélisme. Ils et elles y avaient gagné leur notoriété,
ou, au minimum, y avaient accompli leur apprentissage musical. De même, l’épuisement du
mouvement culturel et social qui avait porté le psychédélisme n’avait pas érodé la confiance en les
possibilités de développement de la musique. Celle-ci semblait engagée dans un processus
d’évolution continue. Ainsi, les membres de Pink Floyd, décrivant le parcours du groupe depuis
ses débuts jusqu’au milieu des années 1970, déclarèrent que l’album The Dark Side of the Moon
(1973)—une des oeuvres majeures du rock classique post-psychédélique—n’était que
l’aboutissement de la démarche entamée six ans plus tôt avec The Piper at the Gates of Dawn
(1967). Une écoute rétrospective révèle cependant des différences esthétiques majeures entre ces
deux disques—le passage d’une musique rebelle et exubérante vers des compositions
soigneusement calibrées. De même, dans un des tous premiers ouvrages académiques consacrés
au rock—Sound Affects de Simon Frith—l’auteur mentionne que le rock n’avait fait que
“progresser” au cours des années 1970. Ce jugement ne prend donc pas en considération
l’hypothèse d’une rupture entre les années 1960 et 1970.
Led Zeppelin. Nous verrons plus bas que, de 1969 à 1971, ce groupe anglais élabora une oeuvre
qui fut non seulement extraordinairement populaire à l’époque, mais jouit depuis d’un respect
presque universel auprès des fans de rock (voir 8.2.2.2.2.1). Il est donc logique de prendre comme
point d’origine du rock classique la sortie en janvier 1969 du premier album du groupe, Led
Zeppelin I. Les journalistes rock de l’époque étaient cependant dubitatifs vis-à-vis de ce nouveau
phénomène musical, quelles que soient la maîtrise dont ces musiciens faisaient preuve et les
qualités de production de leurs albums. Ils reprochaient au groupe son manque de spontanéité et,
pire, l’utilisation de stratégies de promotion axées exclusivement sur la maximalisation des
profits. Ainsi, Led Zeppelin fut jugé selon les critères de la période qui venait de s’achever : on
attendait d’eux qu’ils se comportent comme des rebelles du psychédélisme alors qu’ils incarnaient
déjà une scène rock professionnalisée.
Figure 8.1.n : Led Zeppelin en 1968.
L’attitude réservée de la presse rock vis-
à-vis du groupe, contrastant avec leur
énorme succès auprès des fans, suggère
que les journalistes n’avaient pas
immédiatement pris la mesure du
changement de sensibilité caractérisant le
virage vers le rock classique.
6
Pour une analyse des pratiques culturelles de la période classique du cinéma hollywoodien, voir Robert Sklar, Movie-
Made America ; David Bordwell and Kristin Thompson, The Classical Hollywood Cinema ; et Tino Balio, The
Hollywood Film Industry.
VOL. IV 8
Le cinéma classique hollywoodien constitue pour nous point de repère qui nous aidera à
rendre justice à la fois aux qualités et aux limites du rock classique. L’industrie de la musique en
général, et la période du rock classique en particulier, présentent plusieurs similarités concrètes
avec l’âge d’or hollywoodien : il s’agit, d’un côté comme de l’autre, de domaines culturels
nécessitant une base technologique très onéreuse, à la fois pour la création des oeuvres et pour
leur diffusion. Donc, il n’est possible ni en cinéma ni en musique populaire d’envisager un mode
de création offrant un degré d’autonomie créatrice absolue. Mais on peut en revanche souligner
que les créateurs au sein de l’industrie capitaliste de la culture jouissent d’un degré d’autonomie
résiduelle bénéficiant de certaines des prérogatives que Pierre Bourdieu attribue à la sphère de
production restreinte de l’art moderne (voir 1.4.5.2.1).
Figure 8.1.q : pochette arrière d’Ummagumma de Pink
Floyd (1969). L’étalage du matériel musical exprime la
fierté de musiciens voués à une esthétique de la
professionnalisation. Cette image est par là-même
emblématique de l’esprit du rock classique.
En l’absence d’une rupture nette, la production musicale au tournant des années 1970 suivit une
évolution caractérisée à la fois par la discontinuité et la continuité. D’une part, nous avons vu que
certains acteurs majeurs de la période psychédélique disparurent : des groupes se séparèrent et,
plus tristement, certains artistes ne survécurent pas à la décennie. A l’inverse, certains acteurs clés
du rock classique étaient des nouveaux venus—des groupes formés à l’extrême fin des années
1960. Enfin, certains acteurs majeurs des années 1960 s’adaptèrent à la nouvelle période en
renouvelant leur style musical, souvent sous la forme d’un recentrage. C’est à eux que nous nous
intéresserons en premier lieu.
Figure 8.2.1.1.a : « Jumpin’ Jack Flash” des Rolling Stones (1968).
Par ce morceau, les Stones renouèrent avec le rock dur après une
parenthèse psychédélique convenant mal à leur image. Célèbre
par son riff, le morceau contient encore quelques traces
d’instrumentation psychédélique (mellotron, boucles de guitare
rappelant le raga rock). Ces éléments complémentaires en font un
des meilleurs singles de l’histoire du rock.
constituent la contribution majeure des Stones au corpus du rock classique. Ils définirent
le style pratiqué par les Stones pendant toutes les décennies ultérieures.
Figure 8.2.1.1.b : Pochette intérieure de Beggars Banquet (1968), le premier des grands albums de la matûrité
des Rolling Stones. Decca, la maison de disque du groupe, refusa de faire figurer en couverture ce design
considéré comme trop vulgaire. L’album sortit avec une pochette blanche affichant uniquement le nom du
groupe et le titre.
La reconfiguration musicale que l’on décèle dans ces albums est en partie dûe à une
série d’évènements traumatisants affectant les Stones—des poursuites judiciaires pour
obscénité et consommation de drogue, le fiasco du festival d’Altamont (voir 7.1.2.3), et,
avant tout, le décès de leur membre fondateur, Brian Jones (juin et juillet 1969). Ce dernier
avait essayé d’orienter le son du groupe vers le psychédélisme en y intégrant des
instruments tels que le sitar, l’Appalachian dulcimer, ou la flute. Jones fut remplacé par
Mick Taylor, un excellent guitariste, formé dans la tradition du British rhythm and blues
au sein du groupe John Mayall and the Bluesbreakers. Sa présence au sein des Stones
contribua donc au recentrage du son du groupe vers leurs influences afro-américaines.
Cette réorientation répondait aux désirs de Keith Richards, fan de blues, devenu
maintenant compositeur principal. Dans cette nouvelle formation, le groupe produisit une
musique remarquable par sa capacité à évoquer le passé de la musique populaire
américaine, sans pour autant pratiquer un revival explicite. Les styles ainsi revisités étaient
non seulement les différents courants du rhythm and blues mais aussi, dans de nombreuses
balades, la country and western (« You Can’t Always Get What You Want » ; « Wild
Horses » ; « You’ve Got the Silver » ; « Sweet Virginia »). Alors qu’au début de leur
carrière les Stones produisaient parfois des imitations un peu scolaires des styles dont ils
s’inspiraient, ils étaient maintenant capables d’enrichir ces traditions par des compositions
alliant respect du passé et contributions originales. On pourrait donc caractériser la musique
pratiquée qu’ils produisirent à partir de cette époque de roots rock. Nous verrons plus bas
VOL. IV 12
7
Bizarrement, cette balade pessimiste a été choisie comme bande son de la campagne présidentielle de Donald Trump
en 2016, contre les objections des musiciens eux-mêmes.
VOL. IV 13
Alors que ces deux albums résonnent encore de l’agitation de la décennie écoulée,
Sticky Fingers s’affirme comme une tentative de stabiliser la carrière du groupe. Les
Stones y offrent une musique très accomplie, faisant preuve de leur maîtrise des différents
styles qu’ils pratiqueront jusqu’à la fin de sa carrière—rock/rhythm and blues dur (« Brown
Sugar »), blues traditionnel (« You Got to Move ») et balades country (le splendide « Wild
Horses »). « Brown Sugar », le hit single tiré de l’album, illustre à la fois le potentiel et les
limites de ce choix musical. D’une part, ce morceau met superbement en valeur le talent
de guitariste rythmique de Keith Richards : son arrangement se base sur plusieurs riffs
entrelacés, étroitement arrimés à batterie de Charlie Watts et soulignés de guitares
acoustiques et de cuivres. Le chant de Mick Jagger est expertement entouré de deuxièmes
voix qui donnent à l’ensemble l’intensité d’un choeur de gospel. Le texte, en revanche, se
veut extrêmement provocant, mais neutralise prudemment ses audaces. Le titre du
morceau, « Brown Sugar », évoque le sexe et la drogue. Il s’agit d’un terme servant à
interpeler les jeunes afro-américaines—typiquement une invitation d’ordre sexuel. Dans
un autre usage, il désigne une drogue dure—une variété d’héroïne. La chanson évoque les
exploits d’un jeune anglais dans un bordel de la Nouvelle Orléans à l’époque de
l’esclavage. Cette thématique en apparence scandaleuse est cependant distanciée par le ton
ironique de Mick Jagger : il n’y a ici aucun commentaire sur une situation sociale
spécifique, mais plutôt la tentative de se construire une personnalité d’agitateur médiatique.
Dans une visée négative, on peut en conclure que la rébellion est devenue une pose, même
une marchandise.
Figure 8.2.1.1.f : pochette avant d’Exile on Main Street
(1972). Ce double album, encensé par la critique,
répond aux attentes des fans-experts.
Angel”). Exile on Main Street est donc l’exemple même d’un album destinés aux fans
experts. Symptomatiquement, il eut au départ moins de succès commercial que son
prédécesseur, mais fut au fil du temps l’objet de critiques de plus en plus élogieuses. Il est
parfois décrit comme le meilleur
album des Stones—un jugement un
peu excessif vu les qualités des trois
précédents—et comme le meilleur
double album de l’histoire du rock.
Figure 8.2.1.1.g et h : Mick Taylor et Ron Wood,
les successeurs de Brian Jones.
après plus de six mois d’enregistrement, ce double album retrace la vie d’un jeune homme
devenu aveugle, sourd et muet après de multiples traumatismes, mais capable de devenir
champion de billard électrique, de recouvrer ses facultés et de devenir gourou d’une
communauté hippie. L’intrigue de Tommy mélange donc les préoccupations adolescentes
de la culture mod—le billard électrique, attraction familière des cités balnéaires
anglaises—avec les thématiques du flower power.
Le succès de Tommy incita Towshend et les Who à se lancer dans un nouveau projet
du même ordre—un spectacle multimédia intitulé Lifehouse. Cet ambitieux opéra de
science-fiction ne vit cependant jamais le jour. En 1971, faute de pouvoir présenter l’oeuvre
complète, le groupe se résolut à publier une partie des chansons composées jusqu’alors
sous forme d’un album, intitulé Who’s Next (avril 1971). Ce disque prolonge, avec encore
plus de maîtrise technique, la musique introduite dans Tommy. On y trouve une des
premières utilisations des synthétiseurs programmés en séquence (« Baba O’ Riley »).
Who’s Next fut immédiatement extrêmement populaire et est maintenant considéré comme
un des meilleurs albums de musique rock de tous les temps. Certains de ses morceaux—
« Baba O’ Riley », « Won’t Get Fooled Again »—sont restés très présents dans les médias
des années 2000 notamment parce qu’ils ont servi de générique au feuilleton CSI. Citons
VOL. IV 16
prestations scéniques, immortalisées sur l’album Live at Leeds (mai 1970), considéré
comme un des meilleurs albums live en musique rock.
Meddle annonce Dark Side of the Moon de la même manière que Revolver des
Beatles mène à Sgt. Pepper’s et Bringing It All Back Home de Dylan anticipe Highway 61 :
la plupart des qualités attribuées au second apparaissent déjà dans le premier. Meddle
contient deux morceaux majeurs—“One of these Days” et “Echoes”. Le premier est un
instrumental de hard rock post-psychédélique d’une texture émotionnelle comparable à
celle d’un film d’horreur. Son riff de guitare basse, démultiplié par de l’écho (effet delay),
est ponctué par des éclairs d’orgue électrique et soutenu par une piste de batterie
particulièrement puissante. Les paroles se réduisent à une seule phrase de récitatif traitée
par un effet électronique anticipant la distorsion vocale que l’on retrouvera dans le heavy
metal des années 1990. Le deuxième—une suite musicale couvrant l’intégralité de la face
B de l’édition vinyle—est un chef d’oeuvre du rock classique. Ses segments s’enchaînent
à la perfection. L’intro, immédiatement reconnaissable, fait entendre une note de piano
traitée par un effet Leslie,8 répétée en ostinato. On peut y reconnaître le ping d’un sonar de
sous-marin. Les parties chantées, majestueuses, débouchent sur un bridge bruitiste
angoissé qui se résout dans un final où domine l’harmonie des voix. Les fans et journalistes
de rock francophones parlent de musique planante pour qualifier ce style—un terme
emprunté au vocabulaire des hallucinogènes qui, dans cet usage musical, n’a pas
d’équivalent en anglais. On pourrait parler plus techniquement de rock post-psychédélique
contemplatif. Des versions de concert du répertoire de Meddle apparaissent dans le film
Pink Floyd at Pompeii (sept. 1972, nov. 1973), un documentaire qui contribua d’autant
plus à assurer la réputation du groupe.
8
L’effet Leslie (ou Leslie rotary speaker) fut un des premiers dispositifs permettant de moduler la fréquence d’une
source sonore. Ce résultat était atteint par un dispositif mécanique assez encombrant faisant passer le son dans un
haut-parleur rotatif. Un micro statique réamplifiait le son ainsi modulé. Le Leslie faisait partie de l’équipement des
orgues électriques haut de gamme (les orgues Hammond, notamment) (voir 7.3.2.1.3).
VOL. IV 20
avant tout, Dark Side se distingue par l’intégration réussie de ses composantes en un
ensemble organique requérant une écoute d’une traite. Contrairement aux albums
précédents, il ne comporte aucune longue composition : ses morceaux, de longueur
traditionnelle, s’enchaînent les uns aux autres à la manière de Sgt Pepper’s. Il en résulte
une oeuvre sans faiblesse ni extravagance, qui réalise l’idéal de l’album-concept introduit
au milieu des années 1960 (voir 7.3.3.3). De prime abord, Dark Side se profile comme
une oeuvre de rock progressif contemplatif, traitant des thématiques de l’aliénation
mentale, du passage du temps, et de la désillusion. Une écoute plus détaillée suggère qu’il
tient aussi en équilibre les styles assez variés avec lesquels le groupe avait expérimenté
dans les années précédentes. La tonalité néo-classique développée déjà dans Meddle y est
dominante, un choix souligné par l’utilisation (peut-être un peu trop) généreuse de chœurs
pour soutenir les refrains chantés. Mais les morceaux s’appuient aussi sur des montages
sonores hérités des albums plus expérimentaux du début de la décennie. L’un d’entre eux—
« On the Run »—est une composition électronique au synthétiseur séquencé. De manière
étonnante, on discerne au fil de l’album des accents funk—la rythmique de « Time », ainsi
que celle du très populaire single « Money »—ou même des emprunts à la country and
western : dans « Breathe » et « The Great Gig », Gilmour utilise la pedal steel guitar, un
instrument emblématique de la musique américaine, afin de produire des glissandos
rêveurs. Au-delà de ses qualités musicales, Dark Side illustre le statut paradoxal du rock
classique vis-à-vis de l’industrie du disque : cet album, d’un grand sérieux esthétique, fut
aussi un succès commercial gigantesque. Figurant dans les hit-parades pendant plus d’une
décennie, il se vendit à plus de 45 millions d’exemplaires.
Figures 8.2.1.3.f et g : housse et
pochette de Wish You Were Here
(1975). Il était difficile de préserver
la fine housse en plastique noir dès
que l’on ouvrait l’album.
la reprise de « Shine On » sur la face B. Thématiquement, Wish You Were Here fait preuve
d’une nostalgie plus sincère que le pessimisme un peu abstrait de Dark Side. Boudé par la
presse rock au moment de sa sortie, il rencontra cependant les attentes des fans et bénéficia
depuis lors d’une réhabilitation critique. Ironiquement, le morceau le plus souvent revisité
aujourd’hui est la balade titulaire, « Wish You Were Here », une chanson à l’arrangement
presque acoustique, souvent reprise par les musiciens de rue. Notons aussi le très beau
travail graphique accompli pour la pochette par le studio de design Hipgnosis, qui avait
déjà pris en charge plusieurs albums de Pink Floyd.9
Figure 8.2.1.3.h : la superbe pochette
d’Animals (1977) renferme un album qui
témoigne cependant de l’essoufflement
musical du groupe au milieu de la décennie.
9
L’édition originale de Wish you Were Here était emballée dans un mince film de plastique noir du type utilisé pour
les envois postaux de magazines pornographiques. Storm Thorgerson, un des graphistes d’Hipgnosis, avait emprunté
cette idée à un album de Roxy Music, Country Life (nov. 1974), dont la photo de couverture avait été jugée trop
obscène pour être affichée. Thorgerson jugeait le résultat non seulement beau, mais, par sa connotation d’anonymat,
adapté à la thématique de Wish You Were Here. Sous cette housse, l’album de Pink Floyd laisse découvrir une photo
de deux hommes habillés en cadres d’entreprise, se serrant la main. L’un d’entre eux est en flamme, symbolisant la
fragilité et l’aliénation. Ironiquement, la housse noire était tellement fragile qu’il était impossible de la préserver si
l’on désirait découvrir la photo de pochette ou même simplement écouter l’album.
10
La pochette d’Animals montre le paysage industriel de la centrale électrique de Battersea à Londres. La photo grand
angle est sous-exposée, faisant ressortir les contrastes entre ombre et zones ensoleillées. Entre les cheminées de la
centrale, on distingue une baudruche en forme de porc. Il ne s’agit pas d’un montage : les graphistes avaient bien lancé
une baudruche porcine dans le ciel de Londres. Celle-ci échappa à leur contrôle et fut aperçue par des pilotes en
approche de l’aéroport d’Heathrow. Pendant la tournée qui suivit le lancement d’Animals le groupe utilisait une
baudruche similaire, la faisant planer au-dessus du public. Certains fans accueillirent ce gimmick avec dérision.
VOL. IV 22
ceux des Who, s’avère inégal en raison de la nécessité de maintenir une intrigue narrative
aux dépens de la musique. Il comporte cependant des moments forts—les deux parties de
« Another Brick in the Wall », ainsi que « Comfortably Numb », doté d’un des plus beaux
solos de Gilmour. The Wall devint rapidement l’album le plus rentable du groupe après
Dark Side. Des tensions entre Wright, Gilmour, et Waters lors de son enregistrement
menèrent à une séparation partielle. Le groupe cessa de fonctionner sous forme de quatuor.
Wright décéda en 2008. Rétrospectivement, les critiques souvent adressées au style post-
psychédélique de Pink Floyd—sa grandiloquence, son esprit de sérieux—ont laissé place
à l’admiration pour les qualités musicales du groupe et sa capacité à exprimer—parfois de
manière un peu caricaturale, il est vrai—des sentiments d’aliénation existentielle partagés
par une grande partie du public rock.
proches d’Andy Warhol à l’époque de la Factory, mettant l’accent sur leur sexualité
transgressive—prostitution, transvestisme. (Etonnamment, le morceau échappa à la
censure, peut-être parce que Reed y utilisait des termes argotiques encore non répertoriés.)
Reed confirmait ainsi son statut de poète de la scène urbaine. A part « Walk on the Wild
Side », « Perfect Day »—une splendide balade dans le style du Velvet—conquit une
popularité durable et fut l’objet de multiples reprises. De manière surprenante, plusieurs
morceaux de Transformer sont dotés
d’arrangements de musique de cabaret ou même
de jazz traditionnel—« Satellite of Love » ;
« New York Telephone Conversation » ;
« Goodnight Ladies ». « Vicious », très
populaire en tant que single, déploie en revanche
un arrangement de rock dur qui paraît
rétrospectivement un peu cliché.
Figure 8.2.1.4.b : pochette de Berlin (1973). Cet album concept,
publié plus tard que les œuvres comparables d’autres artistes
de l’époque, ne bénéficia pas au départ d’une réception critique
très élogieuse. Rétrospectivement, il s’est imposé comme un des
chefs-d’œuvre de Lou Reed.
La désillusion causée par la réception négative de Berlin poussa Reed à recruter des
musiciens de qualité—les guitaristes Steve Hunter et Dick Wagner—afin d’enregistrer
en public des extraits de Berlin ainsi que quelques morceaux du Velvet. L’album qui en
résulta, Rock ’n’ Roll Animal (fév. 1974), fut particulièrement bien accueilli par les fans,
pour qui il représentait l’aboutissement de la musique rock en live, au même titre que Live
at Leeds des Who ou Get Yer Ya-Ya’s Out des Stones (sept. 1970). Cependant, malgré la
qualité du chant et de la musique, cet album révèle les contradictions caractérisant la
carrière solo du chanteur au début des années 1970. Alors que Reed avait pratiqué au sein
du Velvet soit un radicalisme bruitiste, soit un minimalisme élégant, il reprend ici ses
morceaux dans des arrangements extrêmement professionnels, même maniéristes. Au vu
des originaux, ces nouvelles versions ressemblent à un travestissement : « Rock & Roll »,
dans la version du Velvet, faisait la satire des fans cherchant la rédemption dans la
musique ; cette ironie se perd intégralement sous le jeu de guitare élaboré, même
grandiloquent, de Hunter et Wagner.
L’album révèle que Reed eut du mal
à mettre en avant une texture
musicale cohérente : les points
d’appui de ses prestations étaient
avant tout la qualité de ses textes et
la tonalité de son chant.
Figure 8.2.1.4.d : pochette de Coney Island Baby
(1976). Publié à un moment de fléchissement du
rock classique, cet album contient cependant de
superbes morceaux laid-back.
11
Le terme laid-back (« décontracté ») est utilisé, plus souvent en français qu’en anglais, pour désigner un style
musical sans aspérités, tirant souvent son origine du country rock et du folk rock. Son représentant principal est le
guitariste J. J. Cale, auteur de « Around Midnight ».
VOL. IV 25
Figures 8.2.2.1.a et b : Fans de Lady Gaga [à gauche] et de heavy metal [à droite]. La différentiation entre les
genres musicaux correspond souvent à des distinctions entre des habitus incompatibles.
12
Nous utilisons ici le terme dans le sens qu’il a dans des expressions telles que « genre tragique », « genre lyrique »
ou « genres du discours » et non dans le sens de la « théorie du genre » et de l’étude de « l’identité genrée », qui
concerne la construction de profils psychologiques et de comportements liés à la différenciation sexuelle.
VOL. IV 27
les catégories établies. A part le terme musique pop dans le sens très imprécis utilisé à l’époque,
on voit mal quel label pouvait être accolé aux albums de Bob Dylan, de Jimi Hendrix, et des
Beatles entre 1965 et 1970. Le refus de la catégorisation ou le désintérêt à son égard était une
composante prévisible de l’esthétique moderniste du psychédélisme. Cependant, à partir du
moment où la musique rock consolida ses assises, le besoin d’un système de catégories industrielle
se fit à nouveau sentir.
Figure 8.2.2.1.c : affiche d’un festival de « musique pop », avec en
vedette The Jimi Hendrix Experience et The Tangerine Zoo (1968).
Dans la deuxième moitié des années 1960, les groupes psychédéliques
étaient régulièrement catégorisés comme des artistes pop. Ceci suggère
que le marché musical de l’époque ne disposait pas d’un système de
genres bien calibré pour le rock.
genres que l’on peut qualifier d’historiques ou empiriques—les catégories dont l’existence est
explicitement attestée dans l’histoire de la culture et l’industrie des loisirs—sont souvent le fruit
de classifications hétérogènes, même bricolées, regroupant des styles, pratiques, et individualités
parfois peu compatibles (nous verrons plus bas qu’il en va de même pour les mouvements
musicaux [voir 10]). Les théoriciens de la culture ont donc depuis longtemps émis des doutes quant
à la possibilité même de définir de telles catégories de manière rigoureuse.13 De même, les acteurs
de terrains—fans, musicien.ne.s, journalistes—s’accordent rarement sur les classifications
génériques : celles-ci sont par nature sujettes à contestation, car, au lieu d’être des repères objectifs,
elles sont des pions symboliques dans le jeu de positionnement de l’habitus. Lorsque des fans ou
des musiciens confèrent un label générique à un
type de musique, ils ou elles ne se limitent pas à en
fournir une caractérisation neutre : ce geste
exprime leur adhésion ou leur rejet du genre en
question et il signale par là même leur aspiration à
une position dans le champ culturel—le plus
souvent une position de supériorité.14
Figure 8.2.2.1.e : liste des catégories des Grammy
Awards. Les genres musicaux sont en partie (mais pas
exclusivement) définis par l’industrie de la musique. Il
s’agit alors de genres « historiques », dont l’existence est
attestée dans les structures mêmes de production et de
distribution. Cependant, ces catégories ne répondent pas
nécessairement à une définition esthétique cohérente.
13
La notion de genre (de catégorie) suscite une controverse entre, d’une part, une attitude nominaliste refusant toute
catégorisation au-delà du recensement empirique et, d’autre part, une perspective idéaliste faisant confiance à la
possibilité de définir des genres théoriques sur base de principes raisonnés définissant les différents types de création
artistique. Le nominalisme met l’accent sur le manque de cohérence des genres historico-empiriques, rendant toute
classification illusoire. L’idéalisme essaie de circonscrire les invariants thématiques et structurels de chaque genre
artistique—l’essence de la tragédie, de la comédie, de la poésie lyrique. Cependant, l’approche idéaliste ne peut que
produire des entités abstraites qui ne trouvent aucune réalisation parfaite dans l’histoire de la culture.
14
De manière générale, les labels génériques interviennent dans la construction de l’habitus dans la mesure où, pour
un.e fan ou un.e musicien.ne, accoler un label à un certain type de musique est aussi un geste par lequel ces acteurs
s’attribuent une position dans l’échelle du capital culturel. Un.e fan qui prétendrait de manière provocante que
Coldplay—ou, de manière encore plus irrévérencieuse, The Beatles—jouent de la pop et non du rock défierait non
seulement les classifications établies, mais conforterait aussi son prestige culturel. En revanche, nous avons vu que
les chercheur.euse.s doivent s’arroger—de manière peut-être optimiste—la prérogative d’élaborer une terminologie
générique échappant à ces considérations d’habitus et de capital culturel (voir 2.1.2.3).
VOL. IV 29
Face à ces difficultés, nous adoptons une attitude pragmatique reconnaissant la nécessité
des classifications génériques, sans pour autant leur attribuer une parfaite cohérence. Ce choix
prudent trouve sa justification, dans la théorie des processus cognitifs développées par Eleanor
Rosch. La théorie des prototypes de Rosch suggère que les acteurs culturels élaborent des
catégorisations selon une logique approximative (fuzzy logic)15: ils ou elles construisent des
catégories en déterminant quels éléments semblent pleinement leur appartenir, quels autres ne
remplissent qu’une partie des conditions d’appartenance et enfin quels éléments s’avèrent
marginaux pour la classification. Le travail de classification n’est donc pas intégralement
aléatoire, mais il ne mène jamais à des unités ou des classes parfaitement homogènes. La théorie
du dialogisme de Mikhaïl Bakhtine mène à des conclusions similaires (voir 1.4.5.3.1). Le
dialogisme implique en effet qu’il n’existe aucun discours parfaitement homogène : toute oeuvre
concrète est polygénérique. Au sein de chaque oeuvre—ou dans le profil de carrière de chaque
artiste—on assiste à une interaction, un dialogue entre plusieurs genres distincts. Ces interactions
sont révélatrices : elles indiquent le jeu de positionnement culturel que les artistes mettent en jeu
à travers leurs œuvres. Malgré ce pluralisme stylistique, la plupart des oeuvres ou artistes se
rattachent à une catégorie générique dominante qui détermine leur identité en tant qu’oeuvre ou,
s’il s’agit d’artistes, leur position principale dans le marché. Sans cette dominante générique, toute
catégorisation deviendrait impossible faute de repères.16
15
Vyvyan Evans and Melanie Green, Cognitive Linguistics: An Introduction (Edinburgh: Edinburgh University Press,
2006), p. 249.
16
L’existence d’une catégorie générique dominante conditionne parfois la structure des morceaux. Un groupe reconnu
comme appartenant à un genre donné fait souvent en sorte que ce genre dominant puisse être perçu même au sein de
morceaux qui ne semblent pas s’y inscrire. Ainsi, quand les membres Led Zeppelin, catégorisés comme groupe de
hard rock/heavy metal, composent des morceaux folk, ils font souvent en sorte que le morceau comporte au moins
une partie fidèle à l’esthétique du hard rock (cf. « Ramble On », « Babe, I’m Gonna Leave You »). « Child in Time »
de Deep Purple est structuré de manière similaire: la première moitié douce et contemplative mène à un crescendo
“heavy”.
VOL. IV 30
- Le hard rock/heavy metal, pratiqué par des groupes tels que Led Zeppelin, Deep Purple,
et Black Sabbath
- L’art rock (le rock progressif post-psychédélique) pratiqué par des groupes comme Pink
Floyd, Genesis, Yes et Emerson, Lake and Palmer.
- Le jazz fusion (ou jazz rock) pratiqué par Weather Report, Chick Corea, Herbie
Hancock, Jeff Beck, et Stanley Clarke.
- Le glam rock, pratiqué, dans sa version populaire, par des artistes comme Elton John et
T. Rex et, dans sa version plus élitiste (le high glam), par David Bowie, Roxy Music, et
Queen.
- Le roots rock et le le rock sudiste, pratiqués respectivement par Creedence Clearwater
Revival, Crosby, Stills, Nash and Young, The Band et Bruce Springsteen et, d’autre
part, Lynyrd Skynyrd et The Allman Brothers.
- La musique des singers-songwriters tels que Joni Mitchell et James Taylor.
Cette liste présente deux problèmes principaux. Tout d’abord, elle soulève une question de
terminologie : les labels génériques utilisés ici sont en effet en partie anachroniques. Les
observateurs du 21ème siècle qui y ont recours ne se rendent pas toujours compte du fait que ces
termes n’étaient pas tous utilisés par les fans, musiciens et journalistes du début des années 1970.
Or, si nous nous nous servons d’un cadre terminologique différent de celui de l’époque en question,
nous risquons de projeter une image faussée de son système culturel. Nous devons prendre en
compte plusieurs cas de figures :
Dans le cas le plus simple, les genres dont nous constatons rétrospectivement l’existence
furent bien identifiés dès le départ sous le nom que nous utilisons encore aujourd’hui. C’est
le cas du glam rock, du rock sudiste et des singers-songwriters.
Certains genres des années 1970 dont l’existence nous semble aller de soi furent identifiés
à postériori, des années ou des décennies au-delà du moment où ils se sont supposément
déployés. Ces catégories génériques furent créées de manière rétrospective. Définir de
tels repères rétroactivement peut sembler contestable. Nous avons vu ci-dessus qu’une des
fonctions des genres musicaux est de permettre un jeu de positionnement culturel. Or, des
acteurs culturels peuvent difficilement se positionner—construire leur habitus—sur base
de catégories inexistantes à leur époque. Malgré tout, des définitions génériques
rétrospective peuvent se justifier sur base de notre perception de l’évolution de la musique :
nous pouvons être amené.e.s à constater qu’un ensemble générique doté d’une certaine
cohérence esthétique et sociale—par exemple le rock and roll noir de la fin des années
1940 (voir 4.3.2)—a bien existé sans pourtant être nommé.17 Ces décisions rétrospectives
sont souvent justifiées par la configuration des genres dans l’état présent du champ culturel:
nous constatons qu’un genre existant de manière explicite à notre époque tire ses racines
d’un ensemble mal identifié dans le passé. Il faut donc conférer un label à ces précurseurs.
C’est ainsi que l’on parle aujourd’hui de roots rock—un terme introduit à partir des années
1980 pour désigner une musique apparue à la fin des années 1960. De même, le goth rock
des années 2000 s’est créé une généalogie remontant à des artistes post-punk du début des
années 1980—The Damned, The Cure ; Siouxsee and the Banshees. Ces musiciens
n’étaient pourtant pas qualifiés de goth à l’époque (ni même d’ailleurs de post-punk) : ils
et elles étaient décrits comme des artistes new wave.
Figure 8.2.2.2.c : Black Sabbath au début des
années 1970. Le groupe représentait le pôle le plus
dur du paysage musical du début de la décennie.
De gauche à droite : Geezer Butler, Tony Iommi,
Bill Ward et Ozzy Osbourne.
17
L’histoire culturelle présente d’assez nombreux exemples de genres ou de mouvements qui furent nommés
rétrospectivement. C’est le cas de la poésie métaphysique du 17ème siècle en Angleterre ou du film noir
hollywoodien—les thrillers pessimistes des années 1940 et 1950. Le terme « film noir » existait en France depuis les
années 1930 mais il ne fut introduit aux Etats-Unis que dans les années 1960 alors que la première génération du film
noir avait déjà pris fin.
VOL. IV 32
Enfin il faut tenir compte également d’un classement des genres en fonction des
distinctions sociales et de capital culturel. Il s’agit d’un point délicat dans toute discussion du
rock, car nous avons vu que cette dernière prétend offrir à ses fans un espace au-delà ou dans les
interstices des groupes sociaux traditionnellement définis (voir 4.3.3). Ce facteur était pourtant
bien un des enjeux du déploiement des différentes catégories de la scène rock. Sans établir de lien
simpliste entre origine sociale et choix musical, nous verrons par exemple que l’art rock avait un
lien privilégié avec la classe moyenne et la classe moyenne supérieure (voir 8.2.2.3). La même
remarque vaut pour les singer-songwriters aux Etats Unis. La liste ci-dessus suggère également
qu’une distinction de capital culturel et économique séparait le high glam de son versant populaire.
De même, au sein du heavy metal, un certain différentiel de capital culturel séparait Led Zeppelin
de Black Sabbath.
VOL. IV 33
18
L’influence de William Burroughs sur la culture rock se remarque aux nombreuses expressions empruntées par des
musiciens aux oeuvres du romancier. Le nom du groupe Soft Machine est évidemment emprunté à Burroughs. D’autre
part, les écrits littéraires de Bob Dylan et de John Lennon dans les années 1960 furent considérablement influencés
par le romancier beat.
19
Notes de pochettes Grand Funk Railroad, Vol II
20
The NME Book of Rock. 1975.
VOL. IV 34
21
Le terme apparaît dans le magazine rock Creem sous la plume du journaliste Mike Saunders dans la critique
d’albums du groupe britannique Humble Pie et du groupe américain Sir Lord Baltimore.
VOL. IV 35
Le heavy metal classique fut un phénomène à dominante britannique : les groupes phares
du hard rock—Led Zeppelin, Deep Purple, Black Sabbath—provenaient du Royaume Uni. On
trouve donc ses origines principalement dans la scène musicale anglaise des années 1960—en
particulier dans le British rhythm and blues et dans le mouvement psychédélique associé au
Swinging London. La contribution du rhythm and blues britannique fut substantielle. A certains
égards, les groupes de heavy metal classique ne faisaient que prolonger, dans un style plus appuyé
et dans de meilleures conditions de professionnalisme, ce qu’avaient accompli des musiciens
comme The Yardbirds, The Jeff Beck Group et Cream. De même, des musiciens de la scène
britannique qui ne sont habituellement pas catégorisés comme des figures du hard rock ont produit
des morceaux qui ont eu une influence décisive sur ce genre—The Kinks (« You Really Got Me »
[1964]) ; The Who (« My Generation » [1965], « I’m Free » [1969]) ; The Beatles (« Helter
Skelter »[1968] ; « I Want You (She’s So Heavy) [sept. 1969] ); The Rolling Stones (« Jumpin’
Jack Flash » [1968]) ; et, avant tout, Jimi Hendrix (« Purple Haze » [1967] ; « Voodoo Chile
(Slight Return) » [1968]).22 Le rôle de Hendrix dans la genèse du hard rock indique, à l’encontre
de ce que l’on pourrait croire, qu’il existait une interface entre le psychédélisme et le heavy metal.
Ce lien s’illustre dans des morceaux comme « 21st Century Schizoid Man » de King Crimson
(1969), ou, à un niveau moindre de célébrité, dans l’album Sea Chanties du groupe High Tide
(juil. 1969). La continuité entre les années 1960 et les années 1970
se remarque également dans le personnel musical. A l’origine, Led
Zeppelin aurait dû s’appeler The New Yardbirds : Jimmy Page,
le guitariste de Led Zep, avait été un des derniers membres des
Yardbirds et pouvait disposer de leur nom. Il avait donc été formé
dans la scène du rhythm and blues londonien.
Figure 8.2.2.3.1.d : article annonçant la volonté de Jimmy Page de
poursuivre l’aventure des Yardbirds. Ces nouveaux Yardbirds furent
renommés Led Zeppelin. Ceci témoigne de la continuité entre le British
rhythm and blues et le hard rock.
22
Hendrix était évidemment américain, mais il produisit ses compositions les plus marquantes dans le cadre de la
scène musicale londonienne (voir 7.2.2.3).
VOL. IV 36
sous le nom de Leslie West) ; Iron Butterfly (avec le très célèbre In-A-Gadda-Da-Vida [juin
1968]) ; et Steppenwolf (« Born to Be Wild » [janv. 1968] ; « The Pusher » [janv. 1968]).23
Figure 8.2.2.3.1.e et f : The Troggs. Sous des dehors inoffensifs, ce
groupe de la British Invasion pratiquait un rock brut, anticipant le
hard rock de la décennie ultérieure et même le punk.
Figures 8.2.2.3.1.g, h et i : Blue Cheer, Vanilla Fudge, Grand Funk Railroad—pionniers du hard rock.
23
Ces morceaux de Steppenwolf furent très populaires ; ils apparaissent dans la bande son du film Easy Rider (1969),
lié au mouvement hippie.
24
Dans l’industrie du disque et la presse musicale, le terme novelty songs désigne des morceaux basés sur un gimmick
(un truc ; une nouveauté passagère), souvent d’ordre comique, conférant aux morceaux en question un succès
spectaculaire, même planétaire, mais passager. Citons parmi les novelty songs de nombreuses chanson introduisant
une nouvelle danse ou une nouveau style musical : « The Twist » de Chubby Checker ; « Ça plane pour moi » de
Plastic Bertrand (déc. 1977) ; « Y.M.C.A. » de The Village People (nov. 1978) ; « Lambada (Chorando Se Foi) » de
Kaoma (juil. 1989) ; « Macarena » de Los del Rio (août 1995) ; ou, plus proche de nous, « Gangnam style » de Psy
(juil. 2012). Les deux derniers exemples illustre l’aspect comique des novelty songs : leur vidéo servait à populariser
une chorégraphie comique imitée par un public très nombreux.
VOL. IV 37
Le heavy metal classique se distinguait des autres musiques du rock classique par les traits
caractéristiques énumérés ci-dessous. Notons que nous décrivons ici le genre dans sa première
période, jusqu’à la fin des années 1970. Le profil du metal changea à partir des années 1980—une
reconfiguration que nous esquissons brièvement plus bas. Notons aussi que les principes de
plurigénéricité et de fuzzy logic mentionnés plus haut (voir 8.2.2.1) s’appliquent à ce catalogue de
techniques musicales : les traits distinctifs repris ci-dessous forment la dominante du metal
classique, ce qui implique qu’ils n’apparaissent pas nécessairement chez tous les groupes
concernés et encore moins dans tous les morceaux de leur répertoire.
25
L’augmentation vertigineuse du tempo est une caractéristique du heavy metal des années 1990—speed metal ;
thrash metal.
26
Breaks et fills sont les ornements rythmiques que les batteurs rajoutent au rythme de base d’un morceau. En français,
on parle plutôt de roulements de batterie, car ces ornements prennent souvent la forme de suites rythmiques rapides
joués sur la caisse claire et les toms.
VOL. IV 38
4. La virtuosité ostentatoire
Les guitaristes de heavy metal sont censés être capable de produire des solos d’une
grande virtuosité. Le metal est donc le domaine des guitar heroes—Jimmy Page de
Led Zeppelin, Ritchie Blackmore de Deep Purple et Tony Iommi de Black
Sabbath. Un nombre minoritaire de groupes ont utilisé l’orgue électrique comme
instrument soliste—notamment Deep Purple, avec son claviériste Jon Lord. Notons
que cet impératif de virtuosité est un trait qui lie le heavy metal à l’art rock (voir
8.2.2.3).
Figure 8.2.2.3.1.k : Bon Scott, le chanteur originel
d’AC/DC. Comme un grand nombre de chanteurs de
hard rock des années 1970, Bon Scott chantait dans l’aigu,
et même en voix de tête.
pourrait s’étonner de cette prédilection pour le chant haut placé, alors que le metal,
comme nous l’indiquons plus bas, cherche à projeter une image masculine (voir 8.3)
La voix aigüe, au bord de la rupture, servait en fait d’indice d’intensité et de
puissance : elle devait être capable de rivaliser avec les solos de guitare électrique.
1. Led Zeppelin
Led Zeppelin fut fondé en 1968 par le guitariste londonien Jimmy Page. Ce dernier avait
joué de la guitare en tant qu’adolescent dans un groupe de skiffle (voir 6.4.1). Il avait
ensuite acquis une expérience considérable en tant que musicien de studio, jouant
notamment avec The Who, The Kinks, et Donovan. Page devint ainsi une figure familière
de la scène du British rhythm and blues. Il était un ami proche des plus grands guitaristes
de l’époque, Eric Clapton et Jeff Beck. En 1966, il succéda à Clapton et Beck en tant que
guitariste des Yardbirds (voir 6.4.2.8). Lors de la séparation des Yardbirds en 1968, Page
hérita provisoirement du nom du groupe. Il fonda donc The New Yardbirds avec le
bassiste/claviériste londonien John Paul Jones et deux musiciens de la région de
Birmingham, le chanteur Robert Plant et le batteur John Bonham. Afin d’éviter un conflit
juridique avec les ex-membres des
Yardbirds, le nouveau groupe
changea de nom. Sur la suggestion
du batteur des Who, Keith Moon,
les quatre musiciens rebaptisèrent
leur formation Led Zeppelin.27
Figure 8.2.2.3.2.1.a : Led Zeppelin à leurs
débuts : de g. à dr., John Paul Jones,
Jimmy Page, Robert Plant, John Bonham
27
Avant de former Led Zeppelin, Jimmy Page avait essayé de mettre sur pied un supergroup comportant plusieurs de
ses amis. John Entwistle, le bassiste des Who avait prédit avec pessimisme que cette formation « s’écraserait comme
un ballon en plomb » («crash like a lead balloon »). Keith Moon avait fait remarquer que cette formule ferait un nom
de groupe très accrocheur. Page avait donc reprise le terme avec de légères modifications.
VOL. IV 40
Figures 8.2.2.3.2.1.b, c, d et e : Led Zeppelin I, II, III et le quatrième album sans titre. Les quatre premiers
albums de Led Zeppelin figurent parmi les oeuvres les plus puissantes, cohérentes et techniquement abouties
du rock classique.
De 1969 à 1971, Led Zeppelin produisit quatre albums qui comptent parmi les plus
prestigieux du corpus du rock classique. Les trois premiers sont intitulés respectivement
Led Zeppelin I (janv. 1969), II (oct. 1969) et III (oct. 1970). Le quatrième (nov. 1971) ne
porte officiellement pas de titre, mais il est souvent appelé par facilité Led Zeppelin IV
(c’est ainsi que nous le désignerons ici). Parmi ces quatre albums, la préférence des fans et
des journalistes se porte en général sur le quatrième. Ils sont cependant tellement cohérents
stylistiquement qu’il est judicieux de les traiter comme une tétralogie. Dès le départ, le
groupe propose une musique dont la dominante générique est le hard rock ancré dans le
blues, dans la tradition de Cream et du Jeff Beck Group. Les morceaux principaux
répondant à cette définition sont respectivement « Dazed and Confused » (I) ; « Whole
Lotta Love » (II) ; « Heartbreaker »
(II) ; « Immigrant Song » (III) ; le
somptueux slow blues « Since I’ve
Been Loving You » (III) ; ainsi que
« Black Dog » (IV) et « When the Levee
Breaks » (IV).
Figure 8.2.2.3.2.1.f : Led Zeppelin sur scène. Jimmy
Page est l’exemple même du guitar hero du rock
classique. On le voit ici avec une guitare Gibson
customisée à double manche (6 cordes/12 cordes). Il
l’utilise à merveille sur des morceaux tels que
« Stairway to Heaven » et « When the Levee Breaks ».
28
Si Led Zeppelin est avant tout un groupe de guitariste, ses arrangements comportent aussi de nombreuses parties de
clavier—orgue, mellotron, synthétiseur. La piste d’orgue de « Since I’ve Been Loving You » (III) témoigne de sa
maîtrise du clavier.
VOL. IV 41
Cependant, Led Zeppelin s’est déployé également au moins dans deux autres styles.
D’une part, les albums comportent de nombreux morceaux semi-acoustiques. Certains sont
proches du folk (« Babe, I’m Gonna Leave You » et « Black Mountain Side » sur I ) ;
d’autres sont proches du Delta blues (« Ramble On » sur II). Les morceaux folk sont
souvent teintés de consonances celtiques (les magnifiques « Going to California » et « The
Battle of Evermore » sur IV). D’autre part, Led Zeppelin, malgré son orientation heavy
metal, propose également des morceaux mélodieux dans un format proche de la pop
(« Good Times, Bad Times » sur I ; « Thank You » sur II ; et « Tangerine » sur III). Notons
aussi que, dans les morceaux de blues/hard rock, les solos—très impressionnants, comme
on peut s’y attendre—ont parfois des consonances orientales (« Dazed and Confused » ;
« Whole Lotta Love »). Led Zeppelin perpétue ainsi la tradition du raga rock
psychédélique (voir 7.3.3.2). Au-delà de ces composantes majeures, le groupe aborda
occasionnellement quelques autres styles—notamment le funk (« Royal Orleans » sur
Presence) et le reggae (« D’Yer Mak’er » sur Houses of the Holy).
Figure 8.2.2.3.2.1.g : Led Zeppelin sur scène,
jouant un morceau acoustique. Les albums de
Led Zeppelin contiennent des morceaux
proches du folk. Les concerts du groupe
comportaient donc des moments acoustiques.
29
Musicalement, le côté énigmatique de « Kashmir » tient à l’utilisation inhabituelle d’un polyrythme en cycle lent :
la guitare joue un riff en 3/4 alors que la batterie s’en tient à un groove classique en 4/4 dans un tempo modéré mais
à très haut volume. Guitare et batterie se rejoignent donc toute les trois mesures (tous les 12 temps). Ce riff
polyrythmique a impressionné de nombreux musiciens : il a été notamment samplé par des rappeurs.
VOL. IV 42
30
Notons que ni les Rolling Stones, ni les Who n’eurent la même délicatesse lors du décès de Brian Jones (1969),
Keith Moon (1978) et John Entwistle (2002).
VOL. IV 43
Led Zeppelin, nous l’avons indiqué, offre une des meilleures illustrations des
paradoxes du rock classique : le groupe développa un corpus d’une qualité exceptionnelle
tout en s’engageant dans des stratégies de consolidation industrielle et de maximalisation
des profits. D’une part, la musique de Led Zeppelin présente encore une dimension
expérimentale compatible avec le psychédélisme. Nous avons vu que Led Zeppelin I posa
un jalon dans l’évolution de la musique de la fin des années 1960 non seulement par la
virtuosité musicale, mais aussi par la qualité de la production : le son est à la fois
remarquablement puissant et extrêmement clair ; il crée une image audiospatiale très
ample. Une telle recherche sonore prolongeait les recherches esthétiques du milieu de la
décennie. De même, certains choix d’instrumentation donnaient au groupe une tonalité
inédite—l’utilisation d’un archet pour les solos de guitare électrique (« Dazed and
Confused ») ; la mandoline bluegrass31 pour certaines parties acoustiques (« The Battle of
Evermore ») ; la guitare électrique à douze cordes (« When the Levee Breaks » ; « Stairway
to Heaven »). Enfin, le mode de diffusion privilégié par le groupe pouvait donner
l’impression d’une rupture avec la standardisation commerciale. Plus encore que Pink
Floyd dans leur maturité, Led Zeppelin refusait d’assurer la promotion de leur musique par
les moyens qui, auparavant, avaient fait le succès des Beatles et des Stones—la
commercialisation de hit singles. Le groupe considérait leurs albums comme des unités
indivisibles ne permettant pas de privilégier certains morceaux au détriment des autres.32
Le contact entre le groupe et leurs fans s’établissait donc exclusivement par la vente
d’albums et les concerts. Très rapidement d’ailleurs, le groupe devint une des attractions
scéniques les plus importantes du circuit rock, en particulier grâce à ses nombreuses
tournées américaines. Ces prestations apparaissent sur leur seul album live officiel sorti
dans les années 1970—le double LP The Song Remains the Same (sept. 1976), servant de
bande son à un film du même titre—ainsi que sur les sorties CD
plus tardives, The BBC Sessions (1997) et How the West Was
Won (2003). Sans aucune surprise, ces albums sont parmi les
meilleurs enregistrements live du rock des années 1970.33
Figure 8.2.2.3.2.1.j : The Led Zeppelin Remasters (1990), une compilation
des morceaux majeurs du groupe. D’une grande qualité technique, ces
rééditions remasterisées par Jimmy Page lui-même, parfois
commercialisées sous la forme de coffrets de luxe, ont été des produits
très rentables. Elles font donc partie d’une politique de marketing bien
pensée, ciblant les fans experts et le public mature du rock classique.
31
La mandoline bluegrass est une mandoline à douze cordes utilisée originellement dans certains styles de musiques
folk américaines—notamment la musique bluegrass de la région des Appalaches (la chaîne de montagne longeant la
côte est des USA).
32
Atlantic Records, la maison de disque de Led Zeppelin, ne commercialisa des singles du groupe que sur le marché
américain—une décision allant à l’encontre des vœux des musiciens.
33
Cet album live démontre que les membres de Led Zeppelin étaient capables de jouer en direct des morceaux qui, en
studio, faisaient généreusement appel à l’enregistrement multipiste et semblaient donc requérir bien plus que quatre
musiciens. Cet exploit du direct était dû en grande partie au talent de Jimmy Page, capable d’occuper un vaste espace
sonore.
VOL. IV 44
En revanche, tout comme nous l’avons constaté avec Pink Floyd, ce dispositif en
apparence éloigné des considérations commerciales s’est révélé extraordinairement
rentable, permettant à Led Zeppelin de vendre près de 300 millions d’albums. Il faut donc
constater que la musique de Led Zeppelin fut diffusée grâce à des canaux qui construisaient
un nouveau modèle industriel assurant le succès massif d’une variété de musique rock
dotée d’un niveau de capital culturel élevé. L’ambiguïté de la démarche commerciale de
Led Zeppelin s’exprime d’ailleurs dans leur décision, au milieu des années 1970, de
diffuser leur musique sous leur propre label—Swan Song Records. Ce geste semble au
premier abord exprimer un désir d’autonomie, conférant aux musiciens une maîtrise directe
de leur création. Mais il peut aussi s’expliquer par la volonté de contrôler au plus près les
revenus du groupe.34 Au total, nous pouvons comparer les stratégies de marketing de
groupes de rock classique comme Led Zeppelin à la démarche d’une firme informatique
comme Apple Computers : le dispositif industriel créé par le groupe s’adressait à des fans
exigeants, soucieux d’authenticité, désirant se démarquer du marché populaire. Ce que l’on
pourrait qualifier de merchandising haut de gamme s’avéra extrêmement profitable. La
décision de Jimmy Page de commercialiser dans
les années 2000 des rééditions méticuleusement
remastérisées des albums du groupe s’inscrit
aussi dans cette logique.
Figure 8.2.2.3.2.1.k : « No Stairway to Heaven ». Une scène de la
comédie Wayne’s World de Penelope Spheeris (1992) décrit un
magasin d’instruments interdisant aux client.e.s de jouer
« Stairway to Heaven » lorsqu’ils ou elles essayent les guitares.
Les arpèges de la partie folk du morceau sont effectivement à la
portée des musicien.ne.s amateur.e.s. On imagine la lassitude des
vendeurs entendant de multiples versions malhabiles de ces
quelques mesures. Le film offre une bonne indication de
l’énorme respect dont jouit Led Zeppelin, ainsi que du statut
iconique de cette chanson.
2. Deep Purple
Alors que la musique de Led Zeppelin était ancrée dans le blues de la British Invasion, le
son de Deep Purple fut façonné par le courant du psychédélisme britannique s’inspirant de
la musique classique (voir 7.3.3.3). Le groupe se forma dès 1967 autour du guitariste
Ritchie Blackmore et du claviériste Jon Lord. Ces deux musiciens furent les piliers d’une
formation qui connut de nombreux changements de personnel. Nous nous intéresserons
principalement à ce que l’on appelle la deuxième configuration de Deep Purple (« Deep
Purple Mark II »). Il s’agit de l’époque où Blackmore et Lord furent rejoint par le batteur
Ian Paice, le chanteur Ian Gillan et le bassiste Roger Glover—le moment où le groupe
contribua à poser les bases du hard/rock heavy metal.
34
Le même raisonnement peut s’appliquer à la création de Apple Records par The Beatles et Rolling Stones Records
par les Rolling Stones.
VOL. IV 45
morceau lent accompagné à l’orgue, se terminant par un crescendo heavy metal. Ian Gillan
y déploie une voix opératique dont la maîtrise des aigus est comparable au style de Robert
Plant. Tout au long de l’album, Deep Purple développe un son immédiatement
reconnaissable basé sur l’alternance entre orgue et guitare ou sur leur superposition.
L’orgue de Lord est fréquemment coloré de distorsion, ce qui rend le mélange avec la
guitare de Blackmore d’autant plus aisé.
Figure 8.2.2.3.2.2.c : Deep Purple in Rock, le premier album de Deep
Purple qui souscrit à l’esthétique du hard rock/heavy metal.
35
Comme le racontent les paroles de « Smoke on the Water », le groupe ne put enregistrer au Casino de Montreux
comme prévu, car celui-ci fut détruit par un incendie déclenché lors d’une prestation de Frank Zappa. Deep Purple dut
donc utiliser le bâtiment désaffecté du Grand Hotel de Montreux pour son enregistrement.
VOL. IV 47
Deep Purple ne parvinrent pas par la suite à reproduire le niveau de créativité qui
caractérisa leur production du début des années 1970. En revanche, leur carrière connut
une longévité remarquable : malgré de nombreux changements de personnel, une
interruption de plusieurs années au tournant des années 1980 et la mort de Jon Lord en
2012, le groupe est encore en activité à la fin de la deuxième
décennie du 21ème siècle. Ils ont à ce jour produit plus de
vingt albums. Après avoir été boudés pendant de longues
années par le Rock and Roll Hall of Fame, ils furent
couronnés par cette institution en 2016 sous la pression de
nombreux musiciens de heavy metal qui reconnaissent en
eux—ainsi qu’en Led Zeppelin et en Black Sabbath—des
précurseurs incontournables.
Figure 8.2.2.3.2.2.e : Made in Japan. Ce double album live,
reprenant des morceaux d’In Rock et de Machine Head, fut
extrêmement populaire et confirma le statut de Deep Purple comme
pilier du hard rock/heavy metal.
3. Black Sabbath
Black Sabbath se forma en 1968 à Birmingham à l’initiative du guitariste/compositeur
Tony Iommi. Il comptait dans sa formation initiale le guitariste/auteur Geezer Butler, le
batteur Bill Ward et le chanteur Ozzy Osbourne. Le groupe changea plusieurs fois de
nom dans la première année de son existence. Le nom Black Sabbath fut adopté en été
1969 en référence à un film d’horreur de 1963 avec en vedette l’acteur Boris Karloff.
L’allusion au monde de l’horreur est révélatrice : dès son premier album, Black Sabbath
(févr. 1970), le groupe produisit une musique inspirée du blues-rock lourd dans le style de
Cream, mais aussi délibérément infléchie vers des tonalités évoquant des ambiances
sépulcrales. De manière symptomatique, la plage titulaire de l’album utilise l’intervalle
dissonant de fausse quinte (le triton), qui était banni de la musique du Moyen Age et fut
plus tard surnommé l’accord du diable. Les autres titres de l’album—« Wizard », « Evil
Woman », « Behind the Wall of Sleep »—confirment cette orientation vers l’occultisme.
Ce premier album s’avère remarquablement cohérent, imposant avec confiance un projet
musical bien défini. Les membres de Black Sabbath s’affirment comme des instrumentistes
très compétents (ceci vaut pour les deux guitaristes, ainsi que pour le batteur Bill Ward,
dont le jeu se place à mi-chemin entre les styles de John Bonham et Ian Paice). Black
Sabbath ne recherchait cependant pas le degré de virtuosité de Led Zep et de Deep Purple.
Une telle technicité aurait d’ailleurs nui aux ambiances sombres qu’il essayait de créer. Le
groupe se distingue de ses contemporains par l’utilisation particulièrement généreuse de la
distorsion à la guitare et même à la basse, produisant un son que l’on peut
métaphoriquement qualifier de « sale ».
VOL. IV 48
La scène du heavy metal classique ne se limite évidemment pas aux trois grands noms
mentionnés ci-dessus. Parmi les autres groupes britanniques du début des années 1970, nous
pouvons aussi citer Uriah Heep (...Very ’Easy Very ’Umble ... [juin 1970]) ; Humble Pie (Humble
VOL. IV 49
Pie [juillet 1970]) ; UFO (UFO [oct. 1970]) ; et Budgie (Budgie [juin 1971]). Aux Etats-Unis,
nous avons noté que le hard rock/heavy metal se développa de manière moins dominante. Des
groupes de précurseurs tels que Grand Funk Railroad illustrent bien cette situation : ils furent
actifs pendant toutes les années 1970 et continuèrent à tourner jusqu’au début du 21ème siècle sans
atteindre la notoriété des britanniques. Parmi les autres groupes de hard rock états-uniens citons
Sir Lord Baltimore (Kingdom Come [déc. 1970]), Bloodrock
(Bloodrock 2 [oct. 1972]) ; Blue Öyster Cult (Blue Öyster Cult
[janv. 1972]) ; et Alice Cooper (School’s Out [juin 1972]),
célèbre pour ses prestations très théâtrales. Le développement
plus discret du heavy metal aux Etats Unis au début des années
1970 est en partie dû au fait que ce genre était en concurrence
avec la musique que nous pouvons rétrospectivement qualifier
de roots rock (voir 8.2.2.6). Cette dernière présentait un profil
sonore moins radical que le heavy metal et elle était plus
explicite dans sa volonté de prolonger la tradition de la musique
(afro)-américaine. Mais dans le paysage musical états-unien,
elle pouvait en partie remplir l’espace occupé en Grande
Bretagne par le hard rock.
Figure 8.2.2.3.3.a : Alice Cooper [Vincent Damon Furnier] en 1973.
Alice Cooper jouait une musique proche du hard rock avec un jeu de
scène extrêmement théâtral, anticipant le goth rock. Le nom « Alice
Cooper » faisait initialement référence au groupe et non au chanteur
lui-même.
Au milieu des années 1970, le heavy metal britannique connut une éclipse partielle en raison de
l’émergence du mouvement punk. Cette nouvelle génération de musiciens et de fans affectait un
rejet presque absolu des courants du rock encensés par leurs aînés (voir 10). Cette
excommunication culturelle visait également le heavy metal, même si dans certains cas le son des
groupes punk ne différaient pas intégralement du metal du début de la décennie.36 Aux Etats-Unis,
en revanche, le heavy metal gagna à partir du milieu de la décennie des parts de marché importantes
grâce à des groupes à très grand succès tels qu’Aerosmith (Aerosmith [janv. 1973]) et Kiss (Kiss
[févr. 1974]). Ces américains furent rejoints par les australiens d’AC/DC (Let There Be Rock [mars
1977]), dont le succès devint spectaculaire au tournant des années 1980. Ces groupes établirent
leur réputation en partie par un jeu de scène à la fois très extraverti et très construit, faisant appel
à du grimage spectaculaire (les membres de Kiss apparaissent systématiquement maquillés dans
un style inspiré du théâtre japonais) ou des déguisements (la tenue d’écolier du guitariste Angus
36
Cette similarité est particulièrement audible dans la musique du groupe phare du mouvement punk—The Sex
Pistols—dont le son reste assez proche de celui de Black Sabbath, par exemple. D’autres groupes punk—The Clash,
Buzzcocks—sont moins directement liés au heavy metal.
VOL. IV 50
Young dans AC/DC). Notons que ces techniques de théâtralisation avaient déjà été développées
dès le début des années 1970 par Alice Cooper. 37
Figure 8.2.2.3.3.b : la relève du heavy metal dans la deuxième moitié des années 1970—AC/DC, Kiss et
Aerosmith
Dans la scène musicale de l’extrême fin des années 1970 on assista à une fusion partielle
des publics du punk et du heavy metal sous l’influence de groupe tels que Motörhead (Motörhead
[août 1977]), dont la musique et les codes vestimentaires mêlaient des éléments des deux
mouvements. Ceci favorisa le développement de la New Wave of British Heavy Metal avec des
groupes tels que Saxon, Iron Maiden et Def Leppard. Vers la fin des années 1980 et dans les
années 1990, le heavy metal connut une expansion considérable dans de nombreux pays (US ;
Europe, en particulier l’Allemagne et la Scandinavie ; Amérique Latine). De manière remarquable,
il s’engagea dans une voie de développement séparé par rapport au courants mieux médiatisés du
rock—une évolution qui fit du metal une planète musicale à part entière. Cette évolution fut
marquée, d’une part, par la diversification du heavy metal en un grand nombre de catégories
concurrentes—glam metal, sleaze metal, speed metal, neoclassical metal, thrash metal, death
metal, ou black metal. On discernait d’ailleurs déjà l’apparition d’un tel éventail stylistique dans
la scène du début des années 1970 : un contraste s’y dessinait entre la virtuosité quelque peu élitiste
de Led Zeppelin et Deep Purple et, d’autre part, les accents plus sombres et plus directs de Black
Sabbath (voir 8.2.2.2.3). Cette
divergence musicale impliquait aussi un
certain degré de différenciation entre les
différents segments du public.
Figures 8.2.2.3.3.c et d : les nouveaux
virtuoses du heavy metal des années 1980-
90—les guitaristes Eddie Van Halen et
Yngwie Malmsteen.
37
Vincent Damon Furnier, le chanteur d’Alice Cooper, utilisait des animaux—notamment un boa—comme
accessoires de scène, et privilégiait les mises en scènes évoquant des scènes d’horreur. Une rumeur, fausse, circula à
l’époque selon laquelle il avait décapité un poulet avec les dents lors d’un de ses concerts.
VOL. IV 51
D’autre part, à partir des années 1980, les spécificités de la culture du heavy metal se
manifestèrent de manière de plus en plus explicite au niveau des codes vestimentaires et visuels.
Au début des années 1970, les groupes de hard rock/heavy metal ainsi que leur public se
différenciaient assez peu du reste de la scène rock : dans l’iconographie du début de la décennie,
les musiciens adoptaient encore les codes visuels de la scène hippie. A partir de la deuxième moitié
des années 1970, une imagerie spécifique se développa, privilégiant les vêtements sombres, les
tatouages, les piercings ainsi que dans certains cas les accessoires liés à la culture du satanisme et
du wicca. Au niveau musical, le metal des années 1990 mit en avant de nouveaux traits distinctifs
tels la prédilection pour les tempos extrêmement rapides ; l’utilisation de signatures rythmiques
plus variées et plus complexes que le 4/4 habituel (oscillation entre plusieurs signatures impaires—
7/4, 5/4—au sein des mêmes morceaux) ; et le choix de timbre vocaux très profonds, produits par
traitement électronique (distorsion, harmonizer). Cette scène du heavy metal tardif produisit ses
propre guitaristes virtuoses—Eddie Van Halen de Van Halen ; Slash de Gun N’ Roses ; et
Yngwie Malmsteen—ainsi qu’un grand nombre de batteurs très brillants.
VOL. IV 52
Dans les commentaires consacrés à l’évolution de Pink Floyd au début des années 1970, nous
avons mentionné que le rock progressif était le domaine où les musiciens avaient le moins
conscience d’avoir amorcé un virage musical au passage de la nouvelle décennie (voir 8.2.1.3).
Au contraire de la frange la plus dure du rock des années 1960, qui avait donné naissance au hard
rock/heavy metal, le rock progressif s’était engagé dans le rock classique sans se profiler comme
un nouveau genre identifiable par les fans et les journalistes. Le rock psychédélique était encore
un phénomène récent, en phase ascendante, et donc peu susceptible de remettre en question ses
choix esthétiques. De même, il n’y avait pas eu non plus de rupture quant au personnel musical.
La plupart des groupes progressifs appelés à dominer la scène des années 1970—Genesis, Yes,
King Crimson—s’étaient déjà formés, parfois de manière discrète, pendant les premières années
du psychédélisme. Certains musiciens majeurs des années 1970—Rick Wakeman, Keith
Emerson, Greg Lake, Chris Squire—avaient débuté dans des groupes apparus dès le milieu des
années 1960 (voir 7.2.4.2.6). Enfin, le groupe progressif le plus prestigieux et populaire de la
première moitié des années 1970—Pink Floyd—avait été la figure de proue du psychédélisme
originel (voir 8.2.1.3). Par conséquent, un bon nombre de traits définitionnels du rock
psychédélique dont nous avons fait l’inventaire dans le chapitre consacré aux années 1960 (voir
7.3) se perpétuèrent dans l’esthétique des années 1970—le rapport à la musique classique et au
jazz, les développements technologiques dans le domaine de l’enregistrement.
Figure 8.2.2.4.1.1.a : affiche de concert des Yardbirds, Richie Havens et The Doors au Fillmore West à San
Francisco (1967). Figure 8.2.2.4.1.1.b : pochette intérieure de Close to the Edge de Yes par Roger Dean (1972).
Le graphisme du psychédélisme classique est fluide et extroverti. Le style graphique du post-psychédélisme est
plus discipliné et délibérément escapiste : il évoque des mondes parallèles sur un mode surréaliste.
Cependant, une inflexion significative eut bien lieu au sein du rock progressif dès la fin de
la décennie. Ce changement nous amène à recourir au terme post-psychédélisme afin de distinguer
la musique expérimentale des années 1970 de ce que nous appellerons dorénavant le
VOL. IV 53
- 1. La marginalisation du carnavalesque
psychédélique
L’art rock, par son désir de produire une musique
structurée et complexe, abandonna pour l’essentiel
l’esprit de dérision carnavalesque qui constituait
une composante significative du psychédélisme
classique. Nous avons vu que le psychédélisme
originel, s’inspirant de l’esprit du carnaval et des
traditions du cirque, favorisait des pratiques
d’improvisation, de parodie grotesque, ou même,
au niveau musical, la dissonance et le bruitisme
(7.3.3.5). Ces pratiques ne disparurent pas
complètement de l’art rock post-psychédélique.
Elles persistèrent dans la musique des groupes à
l’esthétique la plus radicale, qui ne visaient pas la popularité (voir 8.2.2.4.2.7). Mais les
grands noms du post-psychédélisme les reléguèrent dans les marges de leur créativité. On
peut prendre pour exemple les montages sonores apparaissant dans les premiers albums de
Pink Floyd. Ces derniers constituaient une composante majeure d’un certain nombre de
morceaux des deux premiers albums du groupe (voir 7.2.4.2.2 ; 8.2.1.3). Au contraire, dans
les albums post-psychédéliques—The Dark Side of the Moon, Wish You Were Here,
Animals—, ces techniques n’eurent plus qu’un statut secondaire, comparable à des effets
spéciaux à valeur décorative. La régression du carnavalesque se manifesta aussi dans le
style graphique du post-psychédélisme. Les pochettes et affiches du psychédélisme
classique présentaient des dessins fluides et dynamiques évoquant l’expansion de l’esprit
VOL. IV 54
sous hallucinogènes (voir figures 8.2.2.4.1.1 a et b). Le graphisme de l’art rock, au contraire
favorise un imaginaire à la fois plus discipliné et plus explicitement escapiste : il
privilégie un surréalisme populaire inspiré des récits fantastiques et de la science-fiction.
- 2. La virtuosité
La recherche de la virtuosité musicale, nous l’avons indiqué, est une caractéristique
partagée par la plupart des genres du rock classique. Elle fait notamment partie des traits
distinctifs du hard rock/heavy metal (voir 8.2.2.3.1). De manière prévisible, l’art rock post-
psychédélique en fait un impératif incontournable—un véritable trait définitionnel.
Certains des groupes majeurs du genre—Yes, Genesis, Emerson, Lake and Palmer—
étaient composés intégralement de musiciens considérés comme les praticiens les plus
accomplis de leurs instruments. L’art rock a produit des virtuoses tels que les guitaristes
David Gilmour (Pink Floyd), Steve Howe (Yes), Steve Hackett (Genesis) et Robert
Fripp (King Crimson) ; les bassistes Chris Squire (Yes) et Greg Lake (King Crimson ;
Emerson Lake and Palmer) ; les claviéristes Rick Wakeman (Yes), Tony Banks
(Genesis) et Keith Emerson (Emerson, Lake and Palmer) ; les batteurs Bill Bruford
(Yes ; King Crimson), Alan White (Yes) et Phil Collins (Genesis), ainsi que les
chanteurs Peter Gabriel (Genesis) et Jon Anderson (Yes). Tous apparaissent encore dans
les palmarès des meilleurs instrumentistes de l’histoire du rock.
Figures 8.2.2.4.1.2.b, c et d : Steve Hackett ; Bill Bruford ; Keith Emerson : virtuoses du post-psychédélisme
Debussy et Igor Stravinsky.38 Ceci veut dire en particulier que les groupes post-
psychédéliques offrirent à leur public une musique qui semblait novatrice sur le plan
mélodique, harmonique et rythmique sans pourtant déployer les dissonances extrêmes
cultivées par les musiciens modernistes plus radicaux—les membres de l’Ecole de Vienne
(Arnold Schönberg, Anton Webern) et leurs disciples d’après la Deuxième Guerre
Mondiale (Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen). De même, comme nous y avons fait
allusion ci-dessus, le post-psychédélisme fut moins réceptif que le psychédélisme
carnavalesque à l’esthétique de l’improvisation de la musique postmoderne (John Cage).
Dans le chapitre portant sur le psychédélisme, nous avons déjà mentionné que
l’impact de la musique classique sur le rock progressif s’est fait sentir dans les techniques
de composition des morceaux (7.3.3.3) : l’art rock a souvent produit des compositions
longues comme « Echoes » de Pink Floyd, « Close to the Edge » de Yes, « Supper’s
Ready » de Genesis ou « Lark’s Tongue in the Aspic » de King Crimson. Le double album
Tales from Topographic Oceans de Yes (1973) pousse cette logique à son comble en
offrant seulement quatre morceaux d’environ 20 minutes, correspondant à chacune des
faces de l’édition vinyle. De même, l’album Tubular Bells de Mike Oldfield (mai 1973)
ne comporte qu’un seul titre instrumental réparti sur deux faces. De telles suites musicales
sont composées de plusieurs parties distinctes, différenciées parfois non seulement par le
thème mélodique et les suites d’accords, mais aussi par la signature rythmique (« The
Cinema Show » de Genesis passe du 4/4 au 7/8 ; « Starless » de King Crimson du 4/4 au
13/4 et au 13/8). Dans certains morceaux de Yes—sur
l’album Relayer (1974), notamment, l’oscillation entre de
multiples signatures crée une impression d’arythmicité.
Figure 8.2.2.4.1.3.c : Tony Banks sur scène avec Genesis, au
centre d’une véritable citadelle de claviers. L’utilisation de
claviers dans les arrangements post-psychédéliques marquait un
rapprochement avec la musique classique. Plusieurs instruments
étaient nécessaires pour varier la palette sonore, car les claviers
des années 1970 n’étaient pas très polyvalents.
38
De manière symptomatique, YesSongs (1973), le triple album live de Yes, débute par une retransmission de L’oiseau
de feu de Stravinsky, diffusé dans la sonorisation du concert.
VOL. IV 56
lignes mélodiques peu infléchies. Ils utilisent le sustain (la rémanence du son) en notes
tenues, donnant à la guitare post-psychédélique un son comparable au violon ou aux
instruments à vent.
Figure 8.2.2.4.1.4.a : Les batteurs Chester
Thompson et Phil Collins (Genesis).
Thompson jouait de la batterie dans le
groupe de jazz fusion Weather Report. Il
rejoignit les tournées de Genesis lorsque
Collins dut y assurer le rôle de chanteur.
un des premiers exemples d’une telle utilisation du studio. Elle se généralisa au début des
années 1970, du moins pour les groupes qui pouvaient financer de telles expériences. D’un
point de vue technologique, l’art rock imposa l’utilisation de consoles et d’enregistreurs
analogiques 24 pistes comme standard professionnel en studio.
Figure 8.2.2.4.1.5.a : Pink Floyd lors de la tournée de promotion d’Animals (1977). Le dispositif de scène incluait
une énorme baudruche en forme de porc traversant la salle suspendue à un câble. Cette démesure fut l’objet
de moqueries à l’époque.
Les groupes d’art rock s’attachèrent aussi à bâtir des dispositifs scénographiques
imposants. Ce choix correspondait, d’une part, à l’orientation esthétique de leur musique,
qui évoque des univers oniriques et fantastiques. D’autre part, il était requis par la
dynamique de leurs performances scéniques. Les longues compositions post-
psychédéliques, avec leurs passages instrumentaux, ne se prêtaient pas à des concerts
privilégiant l’interaction spontanée entre musiciens et public. Elles exigeaient plutôt
l’écoute attentive que pouvait leur accorder un public discipliné. Par compensation, des
groupes comme Pink Floyd, Genesis et Yes offrirent à leur public un spectacle visuel
construit, faisant appel à un dispositif de scène incluant des déguisements et des accessoires
de scène. Il en résulta une scénographie virant à la grandiloquence. L’accumulation de
l’équipement musical contribuait déjà à cette démesure—kits de batterie aux nombreux
accessoires, claviéristes entourés d’une multiplicité de claviers. Vers le milieu des années
1970, Robert Fripp, le guitariste de King Crimson, exprima son scepticisme quant à la
surenchère post-psychédélique : il craignait de voir les groupes se transformer en
« dinosaures » musicaux.
VOL. IV 59
Figure 8.2.2.4.1.6.a : pochette de Nursery Cryme de Genesis ; figure 8.2.2.4.1.6.b : label central de Foxtrot de
Genesis, affichant le logo de la maison de disque Charisma. Ces deux images s’inspirent du fantastique
victorien, en particulier de l’univers de Lewis Carroll. Le logo de Charisma reprend littéralement des figurines
tirées des illustrations célèbres créées par John Tenniel pour Alice in Wonderland de Carroll.
VOL. IV 60
Le mode de diffusion de l’art rock était à la mesure des ambitions artistiques des
musiciens. Les compositions longues du post-psychédélisme ne se prêtaient pas au format
habituel du rock populaire—la commercialisation de hit singles et la programmation dans
des émissions radiophoniques et télévisuelles de grande audience (par exemple Top of the
Pops, le très populaire hit-parade télévisuel de la BBC). Le refus de ce mode de diffusion
VOL. IV 61
8.2.2.4.1.7.a : pochette intérieure de l’album solo Beginnings de Steve Howe (1979). Howe, le guitariste virtuose
de Yes, privilégie des notes de pochettes qui mettent non seulement en valeur sa collection de guitares, mais
présentent aussi une valeur didactique bien dans l’esprit du bellettrisme psychédélique.
Il n’est pas simple, nous l’avons vu, de tracer une limite claire entre groupes psychédéliques et
post-psychédéliques (voir 8.2.2.4.1). Comme la carrière de Pink Floyd le suggère, ces deux
moments du rock progressif sont étroitement imbriqués. La plupart des musiciens qui devinrent
célèbres après 1970 étaient déjà actifs, souvent en tant que débutants, pendant le psychédélisme
classique. Dans ce qui suit, nous offrons un survol des grands noms de l’art rock post-
psychédélique. Notons qu’aucun artiste mentionné n’est américain : pour des raisons évoquées ci-
dessus, l’art-rock fut un phénomène très majoritairement britannique, avec quelques
prolongements en Europe continentale (Allemagne, France) (voir 8.2.2.4.1.6). Les musiciens d’art
rock britannique formaient une scène musicale assez homogène: il y eut un bon nombre de
collaborations entre groupes, et certains musiciens passèrent d’un groupe à l’autre. Il fallut attendre
la fin des années 1970 pour voir se développer un mouvement comparable aux USA et au Canada.
1. King Crimson
Ce groupe se forma en 1968 à Londres à
l’initiative de trois musiciens originaires
du Dorset. Parmi eux se trouvait le
guitariste Robert Fripp qui devint
rapidement la figure dominante du
groupe et reste aujourd’hui le seul
musicien à avoir fait partie de chacune de
ses multiples reconfigurations. Fripp et
King Crimson jouissent d’un statut remarquable, car ils ont fait le lien non seulement
entre le psychédélisme classique et l’art rock, mais aussi, plus tard, avec le post-punk
(voir 10). Par son jeu de guitare moderniste mêlant le rock parfois très dur, le jazz et
la musique classique contemporaine, Fripp s’est imposé comme un des musiciens les
plus originaux de l’histoire du rock.
Le premier album de King Crimson, In the Court of the Crimson King (oct. 1969)
fut enregistré avec, en plus de Fripp, le chanteur et bassiste Greg Lake, le claviériste
et saxophoniste Ian McDonald et le batteur Michael Giles. Les textes des morceaux
sont l’oeuvre de Peter Sinfield. La texture sonore de l’album marque la transition entre
le psychédélisme classique et l’art-rock. On y distingue deux orientations musicales
qui caractériseront durablement l’histoire du groupe. « Twenty-First-Century Schizoid
Man » déploie un son rude et dissonant, produit notamment par l’application de
distorsion sur la voix.39 Les guitares de Fripp y alternent entre le rock dur et le jazz :
39
Ce procédé, inédit à l’époque, sera popularisé plus tard par les musiciens de heavy metal des années 1980 et 90.
VOL. IV 63
le morceau contient un long bridge en mesure de 5/4 qui rappelle les compositions de
Frank Zappa de la même époque (voir 7.2.3.1.7). A l’opposé de cette esthétique de
rupture, plusieurs morceaux—« Epitaph », « The Court of the Crimson King »—
développent une musique ancrée dans la tradition du classique. Ce style plus
mélodieux jette les bases du son post-psychédélique adopté par de nombreux groupes
anglais au tournant des années 1970. L’instrument qui y domine est le mellotron—un
clavier déjà utilisé dans les grands succès des Moody Blues et dans certains morceaux
des Beatles. Le mellotron produit des arrangements de cordes sur base de bandes
magnétiques (c’est l’ancêtre analogique du sampler et des synthétiseurs numériques).
Il confère donc au son de King Crimson une texture symphonique. L’utilisation du
mellotron est parfois critiquée comme un procédé facile et doucereux. Cependant, dans
« Epitaph » et « The Court of the Crimson King », les multiples pistes de cet
instrument produisent un son acide et fluctuant aux effets somptueux. Ces
arrangements mettent en valeur le talent vocal remarquable de Greg Lake.
Figure 8.2.2.4.2.1.b : King Crimson dans les années 1970, avec
John Wetton (à gauche) et Bill Bruford (à droite)
2. Yes
Ce groupe post-psychédélique se
forma à Londres à l’initiative de
musiciens déjà actifs dans la scène
psychédélique londonienne—Jon
Anderson (chant), Chris Squire
(basse) et Bill Bruford (batterie).
La formation initiale incluait
également Peter Banks (guitare) et
Tony Kaye (claviers). Sous cette
forme, le groupe enregistra ses deux premiers album—Yes (juil. 1969) et Time and a
Word (juil. 1970). En 1970, Banks fut remplacé par le guitariste Steve Howe. Avec
lui, le groupe enregistra The Yes Album (févr. 1971). La même année, Kaye fut
remplacé par Rick Wakeman, un claviériste de formation classique, bénéficiant d’une
expérience substantielle de musicien de studio. C’est sous cette formation que Yes
produisit ses albums majeurs des années 1970—Fragile (nov. 1971) et Close to the
Edge (sept. 1972). Bruford quitta le groupe pour King Crimson en 1972 et fut
remplacé par Alan White.
Dans un genre musical où la virtuosité était la norme, Yes se distingua par le désir
de mettre systématiquement en avant les prouesses techniques de ses membres. Le son
spécifique de Yes tel qu’il se déploie dans Fragile et Close to the Edge se reconnaît
aux nombreux passages où tous les musiciens jouent simultanément au sommet de
leurs capacités. Le désir de l’exploit technique se fait déjà sentir dans les premiers
albums, où s’affirme notamment la section rythmique fournie par Chris Squire et Bill
Bruford. Celle-ci est un modèle de puissance et de complexité, alliant un son de basse
rauque, proche du funk, à un jeu de batterie à la précision chirurgicale. Le chant de
Jon Anderson, en voix de tête, fait transparaître l’influence des Beatles. Souvent
démultiplié sur plusieurs pistes pour produire des harmonies vocales, il constitue une
des marques distinctives les plus reconnaissables du son du groupe. Avec l’arrivée de
Rick Wakeman, la part des claviers dans les arrangements s’accrut : Wakeman ajouta
au son du groupe l’utilisation du synthétiseur Minimoog. Cet instrument lui permettait
de rivaliser en volume avec la guitare de Steve Howe, produisant ainsi des entrelacs
de guitare et de synthétiseur.
Figure 8.2.2.4.2.2.d : pochette de Relayer,
par Roger Dean
Figure 8.2.2.4.2.3.a : Genesis, dans sa formation du milieu des années 1970. De gauche à droite : Steve Hackett,
Peter Gabriel, Michael Rutherford, Phil Collins et Tony Banks.
3. Genesis
Avec Pink Floyd, Genesis est le groupe progressif qui a atteint le plus large succès
commercial. Cette renommée fut cependant obtenue au terme de mutations musicales
spectaculaires. Les journalistes et fans vont parfois jusqu’à considérer que deux
groupes distincts ont porté le nom de Genesis : le groupe progressif post-psychédélique
né à la fin des années 1960 avec Peter Gabriel comme chanteur charismatique, et le
groupe pop-rock des années 1980 dans lequel Phil Collins assurait à la fois la batterie
et le chant. Le groupe a bénéficié d’un mode de popularité très variable selon les
différents moments de son développement. A ses débuts, il a connu un vif succès dans
certains pays européen—la Belgique et l’Italie, en particulier—, mais seulement un
enthousiasme limité de la part de la presse rock britannique et américaine. Après le
départ de Peter Gabriel, Genesis a vu son succès croître dans les pays anglophones et,
après sa conversion au pop-rock dans les années 1980, il est devenu une superstar du
marché américain. Il faut donc imaginer que de nombreux fans, notamment aux Etats-
Unis, ne connaissent Genesis que sous sa forme la plus commerciale.
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Ce succès permit à Genesis de donner son premier concert à Bruxelles en janvier 1972 (Ferme V, Woluwe Saint
Lambert). Cette prestation, jugée marquante par les fans de rock belges, assura le succès du groupe en Belgique à
travers toutes les années 1970.
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Au terme de la tournée de The Lamb Lies Down on Broadway (très appréciée par
les fans), Peter Gabriel annonça son départ de Genesis et son intention de poursuivre
une carrière solo. Cette séparation faisait suite aux tensions provoquées au sein du
groupe par la médiatisation croissante de la personnalité de Gabriel. Depuis les
tournées de FoxTrot, le chanteur avait pris l’habitude d’endosser des déguisements
spectaculaires, mettant ainsi en scène de manière théâtrale des morceaux qui, sans cela,
auraient pu lasser le public des concerts rock. Cette pratique attira immédiatement
l’attention de la presse musicale : une photo de Gabriel en tenue de renard apparut en
une du Melody Maker. Les performances théâtralisées de Gabriel atteignirent leur
apogée lors de la tournée de The Lamb, donnant l’impression au reste du groupe qu’ils
n’étaient plus que les accompagnateurs d’une vedette solo. Après le départ de Gabriel,
Phil Collins releva; avec talent, le défi de remplacer Gabriel au chant. Le batteur de
Weather Report, Chester Thompson, fut recruté pour les tournées. S’ensuivit une
période de transition pendant laquelle le groupe continua à produire des albums post-
psychédéliques, dotés cependant de textes moins inspirés que ceux de Gabriel.
Ironiquement, ces albums—Trick of the Tail (1976), Wind and Wuthering (1977)—
furent très bien accueillis par la presse rock. Steve Hackett quitta le groupe en 1977 et
Genesis poursuivit sa carrière en trio. A ce stade, leur style post-psychédélique avait
été sévèrement remis en question par le punk et le post-punk. Alors que Peter Gabriel,
à l’instar de David Bowie et Robert Fripp, avait choisi de se rapprocher du post-punk,
le nouveau Genesis choisit la direction du pop-rock, engrangeant des succès
considérables avec les albums Duke (mars 1980) et Abacab (sept. 1981). Les trois
musiciens virtuoses y jouent une musique simplifiée, beaucoup plus accessible qu’à
leurs débuts.
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Alors que le public des années 1970 plébiscita ELP (ils vendirent plus de 40
millions d’album), la presse rock ne fut jamais tendre à leur égard, leur reprochant
d’être une incarnation embarrassante de la démesure post-psychédélique. Plus tard, ils
furent l’exemple le plus décrié de la pratique musicale dont les musiciens (post)-punk
se détournèrent. Cependant, les deux premiers albums, ainsi que Brain Salad Surgery
(nov. 1973), présentent des qualités musicales indéniables. Dans ses meilleurs
moments, Emerson parvient à offrir une synthèse vigoureuse du classique et du jazz.
Il convient aussi de saluer la qualité de la production de ces albums au son très clair et
très puissant, tirant le meilleur parti des possibilités des claviers de l’époque. Enfin,
Keith Emerson a joué un rôle de pionnier dans l’utilisation du synthétiseur.
La musique électronique des années 1970 déborde, il est vrai, du périmètre du rock
tel que nous l’avons défini dans notre introduction (voir 3.2) : elle est composée
majoritairement de longs instrumentaux développant des cellules rythmiques
répétitives, sans aucun recours à l’instrumentation rock traditionnelle (guitare,
batterie). On y discerne de nombreux éléments musicaux—à la fois au niveau du son
et des techniques de composition—qui sont encore utilisés non pas en rock, mais dans
les formes actuelles d’électro. Cette musique est cependant liée à la scène rock en
raison du passé musical de ses créateurs et, d’autant plus, parce qu’elle s’adressait au
même public que celui de l’art-rock. Pour les fans francophones, la musique
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Dans les décennies ultérieures, cette scène musicale électronique donna naissance,
d’une part, à un courant expérimental—le post-rock et l’ambient, pratiqué en
Angleterre notamment par Brian Eno (voir 3.2.3)—et, d’autre part, à un versant plus
commercial—l’électro-rock lié au post-punk et l’électro. En Allemagne, Kraftwerk
joua un rôle décisif dans l’élaboration du rock électronique populaire. Le groupe obtint
un grand succès avec Autobahn (nov. 1974), qui
contient, en plus de la longue composition titulaire,
des morceaux électroniques courts, comportant des
parties chantées. En 1978, l’album de Kraftwerk
The Man-Machine entérina la jonction de la
musique électronique avec le post-punk. En
France, la musique électronique commerciale fut
défendue avec un énorme succès populaire par
Jean-Michel Jarre : son album Oxygène (déc.
1976) se vendit à 18 millions d’exemplaires.
Nous pouvons sommairement classer ces musiciens un peu moins connus selon un
axe évaluant leur radicalisme esthétique. Le pôle le plus apaisé de ce spectre
correspond aux groupes et artistes dont le son, à l’instar de Jethro Tull et Genesis,
s’inspire principalement de la musique classique et du folklore. On trouve dans cette
catégorie Mike Oldfield, Gentle Giant, Camel et Renaissance. Tubular Bells (mai
1973), la suite instrumentale d’inspiration classique de Mike Olfield, bénéficia d’un
succès considérable en partie grâce au fait que son célèbre thème initial au piano
apparait dans la bande son du film The Exorcist de William Friedkin (déc. 1973).
Gentle Giant, auteurs de l’album Octopus (déc. 1972), pratiquaient une musique
d’une grande sophistication instrumentale et vocale, s’inspirant notamment de la
musique baroque. Renaissance compta initialement parmi ses membres des anciens
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Nous avons déjà indiqué que l’esthétique de l’art rock fut sévèrement remise en question par les
mouvements punk et post-punk dans la deuxième moitié des années 1970. Simultanément, la
créativité de certains grands groupes d’art rock s’essouffla : ces derniers étaient entrés dans ce que
nous appellerons l’ère du rock classique tardif. Le rock progressif post-psychédélique subit ainsi,
pour le moins, une perte de prestige : la nouvelle génération de musiciens se détournèrent d’eux,
ainsi qu’une partie de la presse musicale—en particulier le très influent magazine britannique The
New Musical Express. Il n’y eut cependant pas de déroute intégrale du rock progressif à la fin des
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années 1970. D’une part, le punk et le post-punk, malgré l’intérêt médiatique qu’ils suscitèrent, ne
parvinrent pas à se tailler de larges parts de marché. Paradoxalement, le punk, alors qu’il tirait ses
origines musicales de la scène américaine, ne représenta jamais un enjeu commercial significatif
aux Etats Unis. Du point de vue de l’industrie de la musique, le rock classique constituait donc
encore un pilier essentiel du business de la musique au tournant des années 1980.