Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Histoire Culturelle de La Musique Rock V

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 77

VOL.

IV i

Prof. Christophe Den Tandt


Université Libre de Bruxelles

MUSI-B-425 Méthodologie de la culture et de la musique populaires

Histoire culturelle du rock et du rhythm and blues anglo-américains, Volume


IV

Les années 1970 : le rock classique


VOL. IV i

Table des matières

Méthodologie de la culture et de la musique populaires

Histoire culturelle du rock et du rhythm and blues

VOLUME IV : Les années 1970 : le rock classique

8 1970-1976 : le rock classique, ou l’ère de la consolidation industrielle ................................................. 1


8.1 Le virage discret de la professionnalisation .......................................................................................... 1
8.2 La production musicale du rock classique............................................................................................ 10
8.2.1 La réorientation musicale de la génération des années 1960 ........................................................... 10
1. La maturité des Rolling Stones (1968-1972) ................................................................................... 10
2. The Who, de Tommy à Quadrophenia............................................................................................. 14
3. Pink Floyd : le chemin du post-psychédélisme ............................................................................... 17
4. La starification problématique de Lou Reed ................................................................................... 22
8.2.2 Les genres musicaux du rock classique .............................................................................................. 26
8.2.2.1 Genres musicaux, normes professionnelles et construction de l’habitus ..................................... 26
8.2.2.2 Genres musicaux du début des années 1970 : aperçu général ...................................................... 29
8.2.2.3 Le heavy metal classique .................................................................................................................. 33
8.2.2.3.1 Origines et traits spécifiques du heavy metal classique .............................................................. 33
1. Une rythmique implacable .............................................................................................................. 37
2.L’utilisation systématique de riffs .................................................................................................... 38
3. La distorsion ................................................................................................................................... 38
4. La virtuosité ostentatoire ................................................................................................................. 38
5. Des tessitures vocales aigües. .......................................................................................................... 38
8.2.2.3.2 Figures majeures du heavy metal classique ................................................................................. 39
1. Led Zeppelin ................................................................................................................................... 39
2. Deep Purple ..................................................................................................................................... 44
3. Black Sabbath .................................................................................................................................. 47
8.2.2.3.3 Au-delà du heavy metal classique ................................................................................................. 49
8.2.2.4 L’art rock : le rock progressif post-psychédélique ........................................................................ 52
8.2.2.4.1 Les règles de l’art : traits spécifiques de l’art rock post-psychédélisque .................................. 52
1. La marginalisation du carnavalesque psychédélique ....................................................................... 53
2. La virtuosité ..................................................................................................................................... 54
3. La musique classique comme modèle de pratique musicale ........................................................... 54
4. Une rupture partielle avec la musique noire .................................................................................... 56
5. Un dispositif d’enregistrement et de performances scéniques très développés. .............................. 57
6. Un univers lyrique escapiste ............................................................................................................ 59
7. Le belletrisme post-psychédélique .................................................................................................. 60
8.2.2.4.2 Figures majeures de l’art rock post-psychédélique .................................................................... 62
1. King Crimson .................................................................................................................................. 62
2. Yes................................................................................................................................................... 64
3. Genesis ............................................................................................................................................ 66
4. Emerson, Lake & Palmer ................................................................................................................ 69
5. Van der Graaf Generator ................................................................................................................. 70
6. Le rock progressif électronique : Tangerine Dream, Klaus Schulze, Kraftwerk ............................. 71
7. Autres figures de l’art rock post-psychédélique .............................................................................. 72
8.2.2.4.3 L’art rock au-delà des années du rock classique ........................................................................ 73
VOL. IV 1

8 1970-1976 : Le rock classique : l’ère de la consolidation industrielle

8.1 Au-delà de la rébellion : le virage discret de la professionnalisation

Du 15 au 18 août 1969, la Woodstock Music and Arts Fair, un évènement mieux connu sous le
nom de Woodstock Festival, se tint sur le terrain de la ferme de Max Yasgur, dans le village de
Bethel, Etat de New York, (voir 7.1.2.3).1 Trente-deux groupes et artistes s’y produisirent devant
un public de 400.000 personnes. Le festival, organisé par les entrepreneurs musicaux Michael
Lang et John P. Roberts, était censé être un événement payant. L’affluence dépassa largement le
nombre initialement prévu (50.000) et il devint par la force des choses un concert gratuit.
Woodstock acquit une renommée planétaire grâce au film documentaire dont il fut l’objet—un
reportage de quatre heures, réalisé par Michael Wadleigh, diffusé à partir de mars 1970. Le film
permet de voir des performances mémorables de Richie Havens ; Joan Baez ; Crosby, Stills, and
Nash ; Joe Cocker ; Country Joe McDonald ; Janis Joplin ; Santana ; The Who ; Jefferson
Airplane ; et Jimi Hendrix.

Figures 8.1.a, b et c : Richie Havens, Country Joe McDonald et Joan Baez à Woodstock. Les excellentes
prestations de ces artistes lors du festival ne laissaient pas pressentir que leur musique politiquement engagée
se verrait progressivement marginalisée dans la scène de la première moitié des années 1970.

Dans la mémoire des fans et de la presse rock, Woodstock incarne l’expression la plus
pure du mouvement hippie—l’aboutissement de la dynamique du Summer of Love de 1967 (voir
7.1.2.3). Le festival représente dans cette optique une gigantesque expérience spontanée de vie
communautaire, portée par les accents de la musique psychédélique. Cependant, il est possible
rétrospectivement de percevoir Woodstock non pas comme l’apogée d’un mouvement, mais plutôt
comme une bifurcation—un moment de transition et de divergence. Une certaine conception du
rock—l’expérimentalisme spontané du psychédélisme—y arrive à son terme : la période Sturm

1
Le festival fut baptisé d’après la localité de Woodstock, NY, car c’est dans cette petite ville qu’habitaient certains
des promoteurs de l’évènement. Woodstock était devenue depuis le milieu des années 1960 un point de rencontre pour
les musiciens de folk-rock. Le plus célèbre d’entre eux, Bob Dylan, y passa l’été 1967 pour enregistrer, à l’écart de
l’effervescence du Summer of Love, les morceaux qui furent publiés plus tard sous le titre The Basement Tapes—un
recueil qui acquit le statut d’album culte. La Woodstock Music and Arts Fair ne put cependant être organisée à
Woodstock, vu son ampleur. De nombreuses localités furent pressenties, et les organisateurs essuyèrent de nombreux
refus. Bethel, la localité où le festival eu réellement lieu, se trouve à plus de 100 km de Woodstock.
VOL. IV 2

und Drang de la deuxième génération du rock s’estompe.2 Simultanément, une autre musique
émerge—le rock des années 1970, dédié à une pratique professionnelle aboutie.

Figures 8.1.d, e et f : The Who ; Crosby, Stills, and Nash ; Sly and the Family Stone à Woodstock. Ces artistes
présentèrent au public des prestations de grande qualité, anticipant le processus de professionnalisation qui
allait dominer le rock classique et le funk des années 1970. Ils éclipsèrent ainsi des musicien.ne.s tels que
Jefferson Airplane et Janis Joplin, défendant l’esthétique plus spontanée du flower power.

On peut ainsi distinguer parmi les prestations, souvent remarquables, des artistes de
Woodstock celles qui s’inscrivent dans les mouvements en sursis et celles qui présagent la musique
de la décennie à venir. Le folk politisé de Joan Baez, Richie Havens et Country Joe McDonald
est ancré dans une dynamique politique qui prendra bientôt fin avec l’arrêt de l’intervention
américaine au Viêt Nam. Il s’oppose donc au folk-rock techniquement très accompli, mais moins
politisé de Crosby, Stills, & Nash, qui jette les bases de la musique des chanteurs-compositeurs
folk/country-rock des années 1970—les singer songwriters tels que Joni Mitchell, James Taylor,
et Linda Ronstadt. De même, Janis Joplin et Jefferson Airplane revendiquent encore la
spontanéité du psychédélisme. On peut leur opposer Santana et The Who, qui satisfont déjà aux
impératifs de virtuosité technique caractérisant la première moitié de la future décennie. Sly and
the Family Stone, pour leur part, incarnent une nouvelle esthétique scénique de la musique noire,
au-delà du style de Motown du milieu des années 1960. Ils s’inscrivent déjà dans le périmètre du
funk, qui dominera la musique noire des dix années ultérieures—un style très élaboré
techniquement lui aussi (voir 9).
Figure 8.1.g : Jimi Hendrix à Woodstock, un an
avant son décès. En clôture du festival, devant un
public clairsemé, Hendrix offrit un concert qui
peut être perçu comme un geste d’adieu au rock
psychédélique.

Enfin, il est tentant d’interpréter la


prestation de Jimi Hendrix comme le chant
du cygne du psychédélisme révolutionnaire.
Hendrix fut le dernier artiste à se produire

2
Le terme Sturm und Drang (« Tempête et Passion ») désigne originellement le mouvement préromantique allemand,
dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle. C’est au sein de ce mouvement que Johann Wolfgang von Goethe
publia Les souffrances du jeune Werther, l’ouvrage littéraire le plus célèbre de cette période. Le terme désigne plus
généralement les débuts tempêtueux d’un mouvement culturel qui évolue ensuite vers une esthétique moins radicale.
VOL. IV 3

sur la scène de Woodstock. Il joua à un moment où plus de la moitié du public avait déjà quitté le
site. Pendant son set, qui inclut la mémorable version électrique de “The Star-Spangled Banner”
(voir 7.1.1.3 ; 7.2.2.3), on discerne derrière le public des volontaires ramassant les ordures
abandonnées par la foule. Si on accepte d’interpréter ceci métaphoriquement, on peut y lire
l’aboutissement du modernisme psychédélique, mais aussi, paradoxalement, l’adieu à ce style—
un adieu émanant d’un artiste qui, tout comme Janis Joplin, était voué à disparaître peu de temps
après le festival.
Figure 8.1.h : autocollant promotionnel de
la station de radio M105 Cleveland’s
Classic Rock. Cette radio fut une des
premières à utiliser le terme classic rock
comme label désignant un genre musical.

Selon la chronologie du rock


adoptée dans ce volume, j’ai choisi
d’appeler rock classique le style
dominant la première moitié des
années 1970, style que l’on voit déjà
poindre à la fin des années 1960 (voir
3.1). Ce terme tire son origine de la
programmation des chaînes radio FM
américaines du début des années 1980—Radio M105 “Cleveland Classic Rock”, par exemple. Il
désignait un répertoire qui avait déjà à l’époque valeur de patrimoine—la musique rock s’étendant
du milieu des années 1960 au début des années 1980. Selon cette définition radiophonique, le
terme rock classique n’inclut pas le rock and roll des années 1950, considéré comme la préhistoire
du genre. De manière plus négative, le rock classique rejette le punk et le post-punk, considérés
comme des dissidences malhabiles ne répondant pas aux critères d’expertise musicale de ce qui
est censé être le meilleur du rock. Le choix du terme “classique” exprime donc une exigence de
qualité et de technicité.3 Le rock classique exclut également les styles musicaux identifiés comme
étant destinés spécifiquement au public noir—le rhythm and blues et le rap. L’électro n’en fait pas
non plus partie, partiellement pour des raisons chronologiques—il s’agit d’un mouvement plus
tardif—et pour des raisons technologiques—la base instrumentale de l’électro est considérée
comme incompatible avec le rock.

Le sens que je donne au terme rock classique dans ces notes de cours n’est pas
fondamentalement différent de la définition radiophonique évoquée ci-dessus, même s’il peut
sembler plus restrictif d’un point de vue chronologique. Dans la périodisation utilisée ici, le rock
classique désigne un moment bien délimité de la production musicale, caractérisé par certains

3
En Belgique francophone, le terme « rock classique » a bien évidemment été popularisé par la chaîne radiophonique
de la RTBF baptisée Classic 21. Cette chaîne fut fondée sous sa forme actuelle en 2004, mais existait déjà sous une
forme antérieure depuis le début des années 1980. Notons que Classic 21 interprète le label rock classique de manière
très large, puisque la chaîne diffuse toutes les variantes des musiques issues du rock and roll, sans exclure le punk, le
post-punk, et le rhythm and blues. Classic 21 n’est donc pas une copie conforme des stations de classic rock
américaines, dont elle s’inspirait d’autre part à ses débuts.
VOL. IV 4

critères stylistiques et avant tout par un certain mode de production. Il s’agit de la période qui
succède au moment expérimental du psychédélisme et qui précède la cassure provoquée par le
mouvement punk. En pratique, le terme vise donc la musique produite entre l’extrême fin des
années 1960 et le milieu des années 1970—de 1969 à 1976, si l’on exige des repères précis. Nous
pouvons aussi y inclure la musique produite au-delà de cette limite par les artistes ayant émergé
au début des années 1970 et restés fidèles à l’esthétique de cette décennie. Notons que la pertinence
de cette définition se vérifie par le fait que la majeure partie des morceaux repris dans les playlists
de classic rock disponibles en ligne s’inscrivent dans le créneau chronologique décrit ci-dessus.

Figures 8.1.i, j et k : Janis Joplin, Brian Jones et Jim Morrison. Au tournant de la nouvelle décennie, le décès
de plusieurs figures majeures des années 1960 marqua sinon une rupture, du moins un virage culturel.

Le rock classique n’est ni le produit d’une cassure abrupte dans l’évolution de la musique
ni le fruit de l’émergence d’une génération musicale intégralement nouvelle. Les documents de
l’époque ne suggèrent pas que les acteurs de la scène musicale aient eu pleinement conscience du
fait que la musique rock entrait dans une nouvelle phase au tournant des années 1970. Certains
évènements indiquaient pourtant bien qu’un cycle créatif était arrivé, sinon à son terme, du moins
à un point d’inflexion significatif. Tout comme en 1959-60, certaines figures clés de la scène
musicales étaient décédées : Otis Redding était mort en 1967 dans un accident d’avion ; Brian
Jones, le guitariste fondateur des Rolling Stones (1969), Jimi Hendrix (1970), Janis Joplin
(1970) et Jim Morrison (1971), le chanteur des Doors, avaient succombé aux conséquences de
leurs addictions. Dans un registre moins dramatique, mais tout aussi significatif, The Beatles, les
principaux acteurs de la révolution musicale des années 1960, avaient annoncé leur séparation en
avril 1970.4 De même, après l’euphorie de Woodstock, certains évènements témoignaient de
l’essoufflement du mouvement hippie. A la fin de 1969, le mini-festival d’Altamont, organisé
hâtivement par les Rolling Stones, avait tourné au désastre (voir 7.1.2.3).5 L’évènement semblait

4
Dès septembre 1969, John Lennon avait déjà confidentiellement signalé son départ du groupe aux autres musiciens.
5
Quatre personnes ont trouvé la mort à Altamont. Une des victimes, un jeune homme noir nommé Meredith Hunter,
fut poignardé par les motard des Hell’s Angels qui, en dépit de tout bon sens, avaient été engagés par les Rolling
Stones comme service d’ordre.
VOL. IV 5

compromettre l’avenir de la contre-culture. Les meurtres perpétrés par la secte pseudo-hippie de


Charles Manson pendant l’été 1969 eurent un effet comparable (voir 7.1.2.3). Dans ce contexte,
lorsque John Lennon vint s’installer à New York avec Yoko Ono en 1971, il se sentit obligé de
déclarer, de manière un peu défensive, que la contre-culture hippie était encore une force vive.
Cette déclaration était cependant contredite par les faits.

Figures 8.1.l et m : Pink Floyd en 1967 et 1971 (pochette intérieure de Meddle). Le projet musical de Pink Floyd
avait changé entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, même si les membres du groupe
n’interprétaient pas cette évolution comme une rupture.

Malgré cela, les conditions n’étaient pas réunies pour donner au public et aux musiciens
l’impression qu’ils et elles assistaient à un changement de génération comparable au passage des
années 1950 aux années 1960. Le rock classique reste dans les limites de la deuxième génération
du rock (voir 3.1). Une bonne part des musiciens du début des années 1970 étaient issus de la
décennie de la British Invasion et du psychédélisme. Ils et elles y avaient gagné leur notoriété,
ou, au minimum, y avaient accompli leur apprentissage musical. De même, l’épuisement du
mouvement culturel et social qui avait porté le psychédélisme n’avait pas érodé la confiance en les
possibilités de développement de la musique. Celle-ci semblait engagée dans un processus
d’évolution continue. Ainsi, les membres de Pink Floyd, décrivant le parcours du groupe depuis
ses débuts jusqu’au milieu des années 1970, déclarèrent que l’album The Dark Side of the Moon
(1973)—une des oeuvres majeures du rock classique post-psychédélique—n’était que
l’aboutissement de la démarche entamée six ans plus tôt avec The Piper at the Gates of Dawn
(1967). Une écoute rétrospective révèle cependant des différences esthétiques majeures entre ces
deux disques—le passage d’une musique rebelle et exubérante vers des compositions
soigneusement calibrées. De même, dans un des tous premiers ouvrages académiques consacrés
au rock—Sound Affects de Simon Frith—l’auteur mentionne que le rock n’avait fait que
“progresser” au cours des années 1970. Ce jugement ne prend donc pas en considération
l’hypothèse d’une rupture entre les années 1960 et 1970.

Le refus des milieux musicaux de prendre au sérieux la possibilité d’une métamorphose


artistique dans la scène des années 1970 peut s’illustrer par la réception étonnamment tiède
réservée au départ par la presse rock anglo-américaine à un des groupes majeurs du rock classique,
VOL. IV 6

Led Zeppelin. Nous verrons plus bas que, de 1969 à 1971, ce groupe anglais élabora une oeuvre
qui fut non seulement extraordinairement populaire à l’époque, mais jouit depuis d’un respect
presque universel auprès des fans de rock (voir 8.2.2.2.2.1). Il est donc logique de prendre comme
point d’origine du rock classique la sortie en janvier 1969 du premier album du groupe, Led
Zeppelin I. Les journalistes rock de l’époque étaient cependant dubitatifs vis-à-vis de ce nouveau
phénomène musical, quelles que soient la maîtrise dont ces musiciens faisaient preuve et les
qualités de production de leurs albums. Ils reprochaient au groupe son manque de spontanéité et,
pire, l’utilisation de stratégies de promotion axées exclusivement sur la maximalisation des
profits. Ainsi, Led Zeppelin fut jugé selon les critères de la période qui venait de s’achever : on
attendait d’eux qu’ils se comportent comme des rebelles du psychédélisme alors qu’ils incarnaient
déjà une scène rock professionnalisée.
Figure 8.1.n : Led Zeppelin en 1968.
L’attitude réservée de la presse rock vis-
à-vis du groupe, contrastant avec leur
énorme succès auprès des fans, suggère
que les journalistes n’avaient pas
immédiatement pris la mesure du
changement de sensibilité caractérisant le
virage vers le rock classique.

Le malentendu opposant Led


Zeppelin à certains journalistes
révèle le statut culturel paradoxal du
rock classique. Celui-ci nous oblige
en effet à réévaluer les rapports liant
la créativité musicale et, d’autre part,
ce que j’ai appellé dans les chapitres
précédents le recentrage stylistique,
la professionnalisation et même la standardisation (voir 1.3.4.2). La période du début des années
1970 semble battre en brèche tout discours d’authenticité et d’autonomie. D’une part, elle a généré
une très large part du patrimoine le plus respecté du rock—les albums de la maturité de Pink
Floyd, des Rolling Stones, des Who ; la musique de Crosby, Stills, Nash & Young, des Eagles,
de Led Zeppelin, de Deep Purple, de Genesis (période Peter Gabriel) ou de Yes. Mais en
revanche, elle ne peut être décrite comme un moment de bouleversement révolutionnaire. Le
psychédélisme, nous l’avons vu, avait été caractérisée par le décalage entre une énorme vague de
créativité et les normes de l’industrie musicale, devenues obsolètes. Mais au contraire, à partir du
début des années 1970, l’industrie musicale se réorganisa d’une manière à intégrer ou même
coopter les nouvelles musiques. De nouvelles structures furent créées, à la fois pour la diffusion
de la musique enregistrée et pour les pratiques scéniques. Leur but était de répondre aux besoins
d’une scène rock visant un degré maximal de professionnalisation et, dans une logique capitaliste,
la rentabilité maximale.
VOL. IV 7

Figure 8.1.o : photo de plateau de


Stagecoach de John Ford (1939). Le
cinéma hollywoodien produisit des
chefs-d’œuvre dans le contexte d’une
industrie profondément standardisée.

Si nous voulions nous


laisser aller à ce que j’ai appelé la
surenchère de l’authenticité (voir
2.2.3), nous devrions conclure que
la production de la période du rock
classique est de moindre valeur que
celle de la deuxième moitié des
années 1960. Ce jugement irait cependant à l’encontre du sentiment d’une grande majorité du
public rock. Il trahirait aussi l’optimisme méthodologique des cultural studies : celui-ci nous incite
à discerner des désirs d’utopie même dans des contextes où les stratégies d’endiguement
idéologique semblent irrésistibles (voir 1.4.5.3.2). Or, il existe dans l’histoire de la culture
populaire américaine un précédent prestigieux nous permettant d’évaluer les potentialités
créatrices d’une époque de recentrage culturel—l’époque classique du cinéma hollywoodien.
Les historiens du cinéma américain ont en effet remarqué que la production la plus aboutie du
cinéma américain des années 1920 aux années 1960 s’est déployée dans un contexte industriel
oligopolistique dédié principalement au profit et soumis à des règles de censure très strictes.6 Selon
les critères du marxisme classique, un tel contexte n’aurait pu produire que de l’art aliéné. Or, ces
décennies ont généré de nombreux chefs-d’œuvre—les films Charlie Chaplin, Frank Capra,
Orson Welles, John Ford, John Huston, Howard Hawkes ou Billy Wilder. Déjà dans les
années 1950, des critiques de cinéma français—André Bazin, en particulier—soulignèrent que de
véritables identités créatrices—des auteur.e.s—étaient parvenu.e.s à s’exprimer malgré les
contraintes de l’industrie hollywoodienne.

Figure 8.1.p : photogramme de Citizen Kane d’Orson


Welles (1941). La standardisation industrielle
hollywoodienne tolérait un certain degré
d’expérimentalisme.

6
Pour une analyse des pratiques culturelles de la période classique du cinéma hollywoodien, voir Robert Sklar, Movie-
Made America ; David Bordwell and Kristin Thompson, The Classical Hollywood Cinema ; et Tino Balio, The
Hollywood Film Industry.
VOL. IV 8

Le cinéma classique hollywoodien constitue pour nous point de repère qui nous aidera à
rendre justice à la fois aux qualités et aux limites du rock classique. L’industrie de la musique en
général, et la période du rock classique en particulier, présentent plusieurs similarités concrètes
avec l’âge d’or hollywoodien : il s’agit, d’un côté comme de l’autre, de domaines culturels
nécessitant une base technologique très onéreuse, à la fois pour la création des oeuvres et pour
leur diffusion. Donc, il n’est possible ni en cinéma ni en musique populaire d’envisager un mode
de création offrant un degré d’autonomie créatrice absolue. Mais on peut en revanche souligner
que les créateurs au sein de l’industrie capitaliste de la culture jouissent d’un degré d’autonomie
résiduelle bénéficiant de certaines des prérogatives que Pierre Bourdieu attribue à la sphère de
production restreinte de l’art moderne (voir 1.4.5.2.1).
Figure 8.1.q : pochette arrière d’Ummagumma de Pink
Floyd (1969). L’étalage du matériel musical exprime la
fierté de musiciens voués à une esthétique de la
professionnalisation. Cette image est par là-même
emblématique de l’esprit du rock classique.

Dans les sections qui suivent, nous passons


en revue les phénomènes musicaux et paramusicaux
symptomatiques du recentrage du rock pendant sa
période dite classique. Nous nous nous penchons
dans l’ordre sur les points suivants.

 Une production musicale caractérisée


par un idéal de professionnalisation
visant la maîtrise technique et même
le culte de la virtuosité. Ceci
implique que le rock classique se
détourne en général de la dimension carnavalesque du psychédélisme. Un certain
esprit de sérieux se substitue à la satire libertaire. Il faudra attendre l’émergence du
punk rock pour voir réapparaître l’esprit du Sturm und Drang au sein de la scène
rock.

 Une pratique musicale se détachant des thématiques culturelles et sociales de la


contre-culture.

 La restructuration de l’offre musicale selon une division en genre musicaux


permettant la rationalisation du marché.

 La consolidation d’un dispositif de technologie musicale visant à optimiser les


procédures d’enregistrement et les prestations scéniques.

 L’adaptation des structures de production, distribution et diffusion selon une


logique permettant la maximalisation des profits.
VOL. IV 9

Indubitablement, chacun de ces points représente un aspect spécifique d’une procédure de


standardisation. Après la période révolutionnaire de la deuxième moitié des années 1960, le rock
semble être rentrée à nouveau dans une logique compatible avec le modèle critique de l’Ecole de
Francfort (voir 1.3.4). Nous avons indiqué plus haut que la période psychédélique, par son aspect
moderniste, contredisait le pessimisme de Theodor Adorno et de Max Horkheimer (voir 7.4).
Le rock classique, au contraire, semble en partie leur donner raison—du moins si l’on refuse
l’hypothèse qu’une musique de qualité puisse être produite dans un contexte de consolidation
industrielle.
VOL. IV 10

8.2 La production musicale du rock classique

8.2.1 La réorientation musicale de la génération des années 1960

En l’absence d’une rupture nette, la production musicale au tournant des années 1970 suivit une
évolution caractérisée à la fois par la discontinuité et la continuité. D’une part, nous avons vu que
certains acteurs majeurs de la période psychédélique disparurent : des groupes se séparèrent et,
plus tristement, certains artistes ne survécurent pas à la décennie. A l’inverse, certains acteurs clés
du rock classique étaient des nouveaux venus—des groupes formés à l’extrême fin des années
1960. Enfin, certains acteurs majeurs des années 1960 s’adaptèrent à la nouvelle période en
renouvelant leur style musical, souvent sous la forme d’un recentrage. C’est à eux que nous nous
intéresserons en premier lieu.
Figure 8.2.1.1.a : « Jumpin’ Jack Flash” des Rolling Stones (1968).
Par ce morceau, les Stones renouèrent avec le rock dur après une
parenthèse psychédélique convenant mal à leur image. Célèbre
par son riff, le morceau contient encore quelques traces
d’instrumentation psychédélique (mellotron, boucles de guitare
rappelant le raga rock). Ces éléments complémentaires en font un
des meilleurs singles de l’histoire du rock.

1. La maturité des Rolling Stones (1968-1972)


Les Rolling Stones, nous l’avons indiqué, eurent
du mal à s’intégrer au psychédélisme (voir 6.4.2.2).
L’album censé marquer leur pleine adhésion à ce
mouvement—Their Satanic Majesties Request
(déc. 1967)—apparut tardivement par rapport aux
oeuvres correspondantes de leurs rivaux. Il fut
rejeté à la fois par la critique et les fans. Ce
jugement semble excessivement sévère aujourd’hui : les singles parus dans le sillage de
l’album (« She’s a Rainbow » ; « 2000 Light Years from Home » ; « We Love You ») font
bonne figure parmi leur répertoire des années 1960. De même, presqu’un an avant Satanic
Majesties, le groupe avait sorti un album pré-psychédélique, Between the Buttons (janv
1967), méritant plus d’attention qu’il n’en a traditionnellement reçu. La plupart des fans,
ainsi que certains membres du groupe eux-mêmes, pensaient cependant que ces
enregistrements démontraient que les Stones s’étaient fourvoyés par effet de mode,
trahissant leur image et leurs compétences musicales. En mai 1968, le groupe sortit donc
un single—« Jumpin’ Jack Flash »—qui marquait leur retour au versant dur de la British
Invasion. Ce morceau—un des plus célèbres du corpus des Stones—fut suivi par quatre
albums remarquables—Beggars Banquet (déc. 1968), Let It Bleed (déc. 1969), Sticky
Fingers (avril 1971) et le double album Exile on Main Street (mai 1972). Ces disques
VOL. IV 11

constituent la contribution majeure des Stones au corpus du rock classique. Ils définirent
le style pratiqué par les Stones pendant toutes les décennies ultérieures.

Figure 8.2.1.1.b : Pochette intérieure de Beggars Banquet (1968), le premier des grands albums de la matûrité
des Rolling Stones. Decca, la maison de disque du groupe, refusa de faire figurer en couverture ce design
considéré comme trop vulgaire. L’album sortit avec une pochette blanche affichant uniquement le nom du
groupe et le titre.

La reconfiguration musicale que l’on décèle dans ces albums est en partie dûe à une
série d’évènements traumatisants affectant les Stones—des poursuites judiciaires pour
obscénité et consommation de drogue, le fiasco du festival d’Altamont (voir 7.1.2.3), et,
avant tout, le décès de leur membre fondateur, Brian Jones (juin et juillet 1969). Ce dernier
avait essayé d’orienter le son du groupe vers le psychédélisme en y intégrant des
instruments tels que le sitar, l’Appalachian dulcimer, ou la flute. Jones fut remplacé par
Mick Taylor, un excellent guitariste, formé dans la tradition du British rhythm and blues
au sein du groupe John Mayall and the Bluesbreakers. Sa présence au sein des Stones
contribua donc au recentrage du son du groupe vers leurs influences afro-américaines.
Cette réorientation répondait aux désirs de Keith Richards, fan de blues, devenu
maintenant compositeur principal. Dans cette nouvelle formation, le groupe produisit une
musique remarquable par sa capacité à évoquer le passé de la musique populaire
américaine, sans pour autant pratiquer un revival explicite. Les styles ainsi revisités étaient
non seulement les différents courants du rhythm and blues mais aussi, dans de nombreuses
balades, la country and western (« You Can’t Always Get What You Want » ; « Wild
Horses » ; « You’ve Got the Silver » ; « Sweet Virginia »). Alors qu’au début de leur
carrière les Stones produisaient parfois des imitations un peu scolaires des styles dont ils
s’inspiraient, ils étaient maintenant capables d’enrichir ces traditions par des compositions
alliant respect du passé et contributions originales. On pourrait donc caractériser la musique
pratiquée qu’ils produisirent à partir de cette époque de roots rock. Nous verrons plus bas
VOL. IV 12

que ce terme, peu souvent employé en référence aux


Stones, désigne le genre musical du rock classique
projetant l’image d’une tradition évitant
l’expérimentalisme (voir 8.2.2.6).
Figure 8.2.1.1.c : pochette avant de Let It Bleed (1969). La
pochette arrière montre le gâteau entamé, en partie écrasé,
ainsi que le disque et le tourne-disques brisés.

Les qualités musicales de la production des Stones à


l’époque n’occultent pas le fait que le groupe
s’engageait dans le sens d’une standardisation.
Beggars Banquet, en 1968, intégrait encore des
éléments d’expérimentation et de véritables
provocations. « Sympathy for the Devil » se déploie sur
un riff de percussions afro-cubaines—un style nouveau
dans le vocabulaire musical du groupe. « Street Fighting Men » inclut dans son
arrangement une piste de percussion enregistrée sur une batterie jouet, ainsi que des pistes
mélodiques (guitare, sitar) si aigues qu’elles frisent l’accrochage (le larsen). De même, la
thématique des chansons était encore susceptible de créer un véritable choc—satire
politique sur le mode du satanisme dans « Sympathy for the Devil » ; évocation des
émeutes de 1968 dans « Street Fighting Men » ; ou description complaisante de relations
sexuelles avec des adolescentes dans « Stray Cat Blues ». Beggars Banquet introduit
également une thématique développée plus explicitement dans Let It Bleed : l’évaluation
désabusée de l’élan révolutionnaire des années 1960. Sur Let It Bleed, les somptueux
« Gimme Shelter » et « You Can’t Always Get What You Want »7 expriment la peur de la
violence suscitée par ce moment insurrectionnel, ainsi que le sentiment d’épuisement causé
par le mode de vie la contre-culture, en particulier les addictions.
Figures 8.2.1.1.d et e : Pochette avant de
Sticky Fingers (1971), le premier album
sorti sur Rolling Stones Records. Ce
design d’Andy Warhol incluait une
véritable fermeture éclair en métal,
capable de rayer les pochettes des
disques entre lesquels il était rangé. La
pochette intérieure montre le mannequin
en slip, et la pochette arrière son
postérieur en jeans. Ces images firent
scandale à l’époque, à tel point qu’une
pochette spécifique—non moins
choquante [fig. 395]—fut créée pour le
marché espagnol, encore soumis à la
censure du régime castriste.

7
Bizarrement, cette balade pessimiste a été choisie comme bande son de la campagne présidentielle de Donald Trump
en 2016, contre les objections des musiciens eux-mêmes.
VOL. IV 13

Alors que ces deux albums résonnent encore de l’agitation de la décennie écoulée,
Sticky Fingers s’affirme comme une tentative de stabiliser la carrière du groupe. Les
Stones y offrent une musique très accomplie, faisant preuve de leur maîtrise des différents
styles qu’ils pratiqueront jusqu’à la fin de sa carrière—rock/rhythm and blues dur (« Brown
Sugar »), blues traditionnel (« You Got to Move ») et balades country (le splendide « Wild
Horses »). « Brown Sugar », le hit single tiré de l’album, illustre à la fois le potentiel et les
limites de ce choix musical. D’une part, ce morceau met superbement en valeur le talent
de guitariste rythmique de Keith Richards : son arrangement se base sur plusieurs riffs
entrelacés, étroitement arrimés à batterie de Charlie Watts et soulignés de guitares
acoustiques et de cuivres. Le chant de Mick Jagger est expertement entouré de deuxièmes
voix qui donnent à l’ensemble l’intensité d’un choeur de gospel. Le texte, en revanche, se
veut extrêmement provocant, mais neutralise prudemment ses audaces. Le titre du
morceau, « Brown Sugar », évoque le sexe et la drogue. Il s’agit d’un terme servant à
interpeler les jeunes afro-américaines—typiquement une invitation d’ordre sexuel. Dans
un autre usage, il désigne une drogue dure—une variété d’héroïne. La chanson évoque les
exploits d’un jeune anglais dans un bordel de la Nouvelle Orléans à l’époque de
l’esclavage. Cette thématique en apparence scandaleuse est cependant distanciée par le ton
ironique de Mick Jagger : il n’y a ici aucun commentaire sur une situation sociale
spécifique, mais plutôt la tentative de se construire une personnalité d’agitateur médiatique.
Dans une visée négative, on peut en conclure que la rébellion est devenue une pose, même
une marchandise.
Figure 8.2.1.1.f : pochette avant d’Exile on Main Street
(1972). Ce double album, encensé par la critique,
répond aux attentes des fans-experts.

Exile on Main Street, un double album


dans sa version vinyle, s’inscrit en décalage par
rapport au recentrage accompli par Sticky
Fingers. Ceci n’implique pas qu’on y trouve un
retour à la contestation sociale : l’album fait
plutôt valoir un traditionalisme musical militant.
Les morceaux de rock dur—“Rocks Off”; “All
Down the Line”; “Tumbling Dice”—restent
dans le sillage de “Brown Sugar”, sans pourtant
l’égaler. Ils sont éclipsés par de nombreux titres
s’inscrivant dans des genres moins attendus.
L’échantillon musical est très large—blues
(“Casino Boogie”); balades country (“Sweet
Virginia”; “Torn and Frayed”); balades soul (“Let It Loose”); gospel (“Shine a Light”) ;
ainsi qu’un style que l’on pourrait qualifier de gospel psychédélique (“I Just Want to See
His Face”). Les sources d’inspiration et la texture sonore semblent parfois remonter à la
période d’avant la Deuxième Guerre Mondiale (“Shake Your Hips”; “Sweet Black
VOL. IV 14

Angel”). Exile on Main Street est donc l’exemple même d’un album destinés aux fans
experts. Symptomatiquement, il eut au départ moins de succès commercial que son
prédécesseur, mais fut au fil du temps l’objet de critiques de plus en plus élogieuses. Il est
parfois décrit comme le meilleur
album des Stones—un jugement un
peu excessif vu les qualités des trois
précédents—et comme le meilleur
double album de l’histoire du rock.
Figure 8.2.1.1.g et h : Mick Taylor et Ron Wood,
les successeurs de Brian Jones.

La suite de la carrière des


Stones, comme nous l’avons indiqué,
ne connut plus d’innovations
stylistiques notables. En 1975, le
remplacement de Mick Taylor par Ron Wood, un vétéran du British rhythm and blues, ne
fit qu’accentuer la fidélité du groupe au blues-rock. Parmi les meilleurs de ces albums
tardifs, citons Some Girls (1978) et Voodoo Lounge (1994). Après avoir frôlé la séparation
au milieu des années 1980, les Stones se constituèrent un groupe d’accompagnateurs de
scène de grande qualité et consacrèrent la majeure partie de leur énergie à des tournées
mondiales extrêmement lucratives, offrant ainsi à leur public la possibilité de voir en direct
des musiciens dont l’activité n’a pas connu d’interruption depuis les années 1960.

2. The Who, de Tommy à Quadrophenia

Figure 8.2.1.2.a : pochette du double


album Tommy (1969)

Jusqu’en 1968, la popularité des


Who avait été assurée par la qualité
de leurs singles et leurs prestations
scéniques spectaculaires (voir
6.4.2.4). Ils avaient également
produit un album concept
satirique—The Who Sell Out (déc.
1967). Celui-ci, bien qu’encensé
par la critique, ne pouvait cependant pas rivaliser avec les productions des Beatles et des
Stones. Ceci amena Pete Townshend à envisager des compositions plus ambitieuses,
dépassant le format du single vinyle. Le deuxième album du groupe comportait déjà une
suite musicale de plus de neuf minutes en six parties—« A Quick One, While He’s Away »
(déc. 1966). Poursuivant son intérêt pour ce type de projet, Townshend convainquit le
groupe de s’atteler à la composition d’un opéra rock. Sorti sous le titre Tommy en mai 1969
VOL. IV 15

après plus de six mois d’enregistrement, ce double album retrace la vie d’un jeune homme
devenu aveugle, sourd et muet après de multiples traumatismes, mais capable de devenir
champion de billard électrique, de recouvrer ses facultés et de devenir gourou d’une
communauté hippie. L’intrigue de Tommy mélange donc les préoccupations adolescentes
de la culture mod—le billard électrique, attraction familière des cités balnéaires
anglaises—avec les thématiques du flower power.

Inévitablement, Tommy ne peut échapper aux problèmes affectant la musique


développant un programme narratif : certains morceaux servent principalement à faire
avancer l’intrigue (c’est un phénomène que l’on retrouvera plus tard dans The Wall de Pink
Floyd). Mais dans l’ensemble, Tommy est un album remarquable révélant que les Who
étaient un des seuls groupes des années 1960 à pouvoir rivaliser en virtuosité avec les
musiciens légèrement plus jeunes des
nouveaux groupes du rock classique—Led
Zeppelin, Deep Purple, Yes, ou Genesis. Les
morceaux les plus réussis—« Amazing
Journey », « Pinball Wizard », « I’m Free »—
mettent en valeur les qualités intrinsèques du
groupe—des compositions puissantes et
mélodiques sur base d’une rythmique
complexe et imaginative. Ils offrent un espace
idéal à Roger Daltrey, dont le chant se
rapproche des performances d’un chanteur
d’opéra.
Figure 8.2.1.2.b : pochette de Who’s Next (1971), un album
remarquable, comprenant certains des morceaux les plus
connus du groupe.

Le succès de Tommy incita Towshend et les Who à se lancer dans un nouveau projet
du même ordre—un spectacle multimédia intitulé Lifehouse. Cet ambitieux opéra de
science-fiction ne vit cependant jamais le jour. En 1971, faute de pouvoir présenter l’oeuvre
complète, le groupe se résolut à publier une partie des chansons composées jusqu’alors
sous forme d’un album, intitulé Who’s Next (avril 1971). Ce disque prolonge, avec encore
plus de maîtrise technique, la musique introduite dans Tommy. On y trouve une des
premières utilisations des synthétiseurs programmés en séquence (« Baba O’ Riley »).
Who’s Next fut immédiatement extrêmement populaire et est maintenant considéré comme
un des meilleurs albums de musique rock de tous les temps. Certains de ses morceaux—
« Baba O’ Riley », « Won’t Get Fooled Again »—sont restés très présents dans les médias
des années 2000 notamment parce qu’ils ont servi de générique au feuilleton CSI. Citons
VOL. IV 16

également « Behind Blue Eyes », un


morceau oscillant entre balade et heavy
metal, qui met en valeur au plus haut
point les qualités des quatre interprètes.
Figure 8.2.1.2.d : The Who au début des années 1970

Avec le double album


Quadrophenia (oct. 1973), The Who
revinrent au format de l’opéra rock. Le
récit développé ici se déroule à Londres
et dans la ville balnéaire de Brighton. Il
se focalise sur l’éducation affective
d’un jeune homme marginalisé par sa
famille, cherchant refuge dans sa participation au mouvement mod, jusqu’à prendre part
aux affrontements entre les mods et leurs rivaux, les rockers. Au terme du récit, le
protagoniste se trouve en proie à une désillusion suicidaire. La musique de Quadrophenia
est tout aussi brillante que celle de Who’s Next et Tommy, et des morceaux tels que « The
Real Me », « The Punk and the Godfather », « Bellboy » et « Love, Reign O’er Me »
figurent parmi les meilleures productions du groupe. Ces chansons font appel de manière
encore plus généreuse aux synthétiseurs, séquenceurs et effets sonores—un choix qui
rendit initialement Quadrophenia difficile à représenter sur scène. A ce stade, cependant,
la musique des Who commençait à perdre l’attrait de la nouveauté et elle s’inscrivait dans
un contexte où l’élan des années 1960 avait régressé.
Figure 8.2.1.2.e : pochette du double album Quadrophenia
(1973)

Au total, le tournant des années 1970 n’entraîna pas


pour The Who une métamorphose musicale aussi
marquée que pour les Stones ou, comme nous le verrons
plus bas, pour Pink Floyd. La musique de Tommy, Who’s
Next et Quadrophenia prolongeait ce que le groupe avait
déjà accompli dans des morceaux comme l’excellent « I
Can See for Miles » (sept. 1967) sur The Who Sell Out,
tout en faisant appel à des moyens d’enregistrement
magnifiant leur son. Le glissement vers la
standardisation provint du choix du format opératique
lui-même. Celui-ci impose en effet un carcan limitant la
libre expérimentation : la nécessité de déployer une
séquence narrative crée un cadre prévisible au niveau thématique et favorise l’homogénéité
musicale, déjà renforcée par l’optimalisation des procédures d’enregistrement. Les
capacités d’improvisation des Who étaient en revanche bien mises en valeur dans leurs
VOL. IV 17

prestations scéniques, immortalisées sur l’album Live at Leeds (mai 1970), considéré
comme un des meilleurs albums live en musique rock.

Figure 8.2.1.3.a : David Gilmour au moment où il rejoignit Pink Floyd (1968)

3. Pink Floyd : le chemin du post-psychédélisme


L’évolution de Pink Floyd au tournant de la décennie fut,
comme pour les Stones, liée à un changement de personnel.
En décembre 1967, Syd Barrett plongea dans l’addiction et
la psychose. Il fut remplacé par David Gilmour—un
membre de l’entourage du groupe. En quelques années,
Gilmour s’imposa comme l’un des plus grands guitaristes de
la scène rock. Son jeu, ancré dans la tradition du blues, se
caractérise par une pleine maîtrise des inflexions de la
guitare électrique. Cependant, la sensibilité de Gilmour visait
la maîtrise technique et la discipline ; elle était donc à
l’opposé de l’esthétique carnavalesque de son prédécesseur.
Le recentrage musical qui en résulta fut aussi favorisé par le
fait que le bassiste Roger Waters devint le parolier principal du groupe. Ses thématiques
de prédilection—l’aliénation, la nostalgie et l’angoisse—supplantèrent l’esprit
pychédélique festif du premier album et des premiers singles.
Figure 8.2.1.3.b : la bande son du film More du réalisateur
Barbet Schroeder (1970). On voit poindre sur cet album la
plupart des caractéristiques musicales du style post-
psychédélique de Pink Floyd.

Dans cette nouvelle configuration, le groupe


s’engagea dans une transition vers le post-
psychédélisme qui assura le succès d’albums tels que
The Dark Side of the Moon (mars 1973) et The Wall
(nov. 1979). Cette évolution connut toutefois certains
errements. Les fans qui ont découvert Pink Floyd sur
base de ses albums les plus célèbres pourraient être
surpris par la variété stylistique du groupe au tournant
des années 1970 : les musiciens explorèrent alors tout
le spectre musical du rock progressif britannique. De
très bonne facture, l’album A Saucerful of Secrets
(juin 1968) mérite encore le label space rock : il fait la part belle à l’improvisation
psychédélique et à la recherche de sons nouveaux—une expérimentation qui tire le meilleur
parti des moyens instrumentaux limités de l’époque. More (juin 1969)—la bande-son d’un
film de Barbet Schroeder—préfigure l’évolution ultérieure du groupe : il présente des
balades post-psychédéliques (« Cirrus Minor ») et des morceaux de rock dur (« The Nile
Song ») tels que Pink Floyd en produira pendant le reste de sa carrière. Mais il contient
VOL. IV 18

aussi un morceau de jazz fusion (« Up the Khyber ») et une composition anticipant la


musique électronique sur base de synthétiseurs (« Main Theme »). Cette diversité musicale
atteignit son sommet sur le double album Ummagumma (nov. 1969), qui se compose d’un
album live et d’un album studio. Le premier témoigne de la puissance du groupe dans
l’exécution scénique de son répertoire initial. Les morceaux du deuxième furent écrits par
chaque musicien individuellement. « Sysyphus », du claviériste Richard Wright, est
proche de la musique classique contemporaine.
« The Grand Vizier’s Garden Party », du batteur
Nick Mason, se rattache au free jazz ou au jazz
fusion pratiqué à l’époque par Soft Machine.
Roger Waters développe des expérimentations
bruitistes (« Several Species of Furry Animals »).
L’ensemble ne vise pas la cohérence mais fait
preuve d’une expertise musicale considérable. La
maîtrise du son atteinte ici témoigne des progrès
des techniques d’enregistrement accomplis
depuis le milieu des années 1960.
Figure 8.2.1.3.c : pochette d’Ummagumma (1969). Cet album
très varié permet à Pink Floyd d’explorer avec virtuosité tous les
styles du rock progressif du tournant des années 1970.

Au moment d’aborder la période centrale de sa carrière, Pink Floyd était déjà


célébré pour avoir élevé le rock au niveau de la musique classique. Nous avons vu que le
rock psychédélique britannique avait, depuis ses débuts, revendiqué ce lien à la musique
dite sérieuse (voir 7.3.3.3). Pink Floyd prit cette ambition trop littéralement dans Atom
Heart Mother (oct. 1970) où, comme plusieurs de ses contemporains, il succomba à la
tentation des arrangements symphoniques : le morceau titulaire est une suite orchestrale
pompeuse de plus de vingt minutes rappelant la musique des bandes-son de western. Les
albums Meddle (oct. 1971), The Dark Side of the Moon et
Wish You Were Here (sept. 1975) démontrent que cette
orientation néo-classique pouvait bien mieux se réaliser
grâce à l’instrumentation électrique et électronique du
rock progressif. Ces trois albums illustrent l’essence du
post-psychédélisme : les éléments expérimentaux qui,
dans les albums précédents, étaient de l’ordre de la
spontanéité, se trouvent intégrés dans des compositions à
la structure bien déterminée, dont la texture sonore évite
ce que nous avons appelé les effets de rupture du son
psychédélique (voir 7.3.2.1.4).
Figure 8.2.1.3.d : pochette de Meddle (1971), l’album
introduisant la période de matûrité de Pink Floyd
VOL. IV 19

Meddle annonce Dark Side of the Moon de la même manière que Revolver des
Beatles mène à Sgt. Pepper’s et Bringing It All Back Home de Dylan anticipe Highway 61 :
la plupart des qualités attribuées au second apparaissent déjà dans le premier. Meddle
contient deux morceaux majeurs—“One of these Days” et “Echoes”. Le premier est un
instrumental de hard rock post-psychédélique d’une texture émotionnelle comparable à
celle d’un film d’horreur. Son riff de guitare basse, démultiplié par de l’écho (effet delay),
est ponctué par des éclairs d’orgue électrique et soutenu par une piste de batterie
particulièrement puissante. Les paroles se réduisent à une seule phrase de récitatif traitée
par un effet électronique anticipant la distorsion vocale que l’on retrouvera dans le heavy
metal des années 1990. Le deuxième—une suite musicale couvrant l’intégralité de la face
B de l’édition vinyle—est un chef d’oeuvre du rock classique. Ses segments s’enchaînent
à la perfection. L’intro, immédiatement reconnaissable, fait entendre une note de piano
traitée par un effet Leslie,8 répétée en ostinato. On peut y reconnaître le ping d’un sonar de
sous-marin. Les parties chantées, majestueuses, débouchent sur un bridge bruitiste
angoissé qui se résout dans un final où domine l’harmonie des voix. Les fans et journalistes
de rock francophones parlent de musique planante pour qualifier ce style—un terme
emprunté au vocabulaire des hallucinogènes qui, dans cet usage musical, n’a pas
d’équivalent en anglais. On pourrait parler plus techniquement de rock post-psychédélique
contemplatif. Des versions de concert du répertoire de Meddle apparaissent dans le film
Pink Floyd at Pompeii (sept. 1972, nov. 1973), un documentaire qui contribua d’autant
plus à assurer la réputation du groupe.

Figure 8.2.1.3.e : la pochette iconique de The Dark


Side of the Moon (1973)

The Dark Side of the Moon,


l’opus central de la maturité de Pink
Floyd, est un album clé de l’histoire du
rock tous genres confondus. Sa
réputation est évidemment dûe à la
qualité des compositions et aux
excellentes prestations musicales qui y
figurent—pensons au solo de guitare
électrique de Dave Gilmour dans
« Time », aux percussions de Nick
Mason dans le même morceau ou
encore à la performance vocale de la
chanteuse de gospel Clare Torry dans
« The Great Gig in the Sky ». Mais

8
L’effet Leslie (ou Leslie rotary speaker) fut un des premiers dispositifs permettant de moduler la fréquence d’une
source sonore. Ce résultat était atteint par un dispositif mécanique assez encombrant faisant passer le son dans un
haut-parleur rotatif. Un micro statique réamplifiait le son ainsi modulé. Le Leslie faisait partie de l’équipement des
orgues électriques haut de gamme (les orgues Hammond, notamment) (voir 7.3.2.1.3).
VOL. IV 20

avant tout, Dark Side se distingue par l’intégration réussie de ses composantes en un
ensemble organique requérant une écoute d’une traite. Contrairement aux albums
précédents, il ne comporte aucune longue composition : ses morceaux, de longueur
traditionnelle, s’enchaînent les uns aux autres à la manière de Sgt Pepper’s. Il en résulte
une oeuvre sans faiblesse ni extravagance, qui réalise l’idéal de l’album-concept introduit
au milieu des années 1960 (voir 7.3.3.3). De prime abord, Dark Side se profile comme
une oeuvre de rock progressif contemplatif, traitant des thématiques de l’aliénation
mentale, du passage du temps, et de la désillusion. Une écoute plus détaillée suggère qu’il
tient aussi en équilibre les styles assez variés avec lesquels le groupe avait expérimenté
dans les années précédentes. La tonalité néo-classique développée déjà dans Meddle y est
dominante, un choix souligné par l’utilisation (peut-être un peu trop) généreuse de chœurs
pour soutenir les refrains chantés. Mais les morceaux s’appuient aussi sur des montages
sonores hérités des albums plus expérimentaux du début de la décennie. L’un d’entre eux—
« On the Run »—est une composition électronique au synthétiseur séquencé. De manière
étonnante, on discerne au fil de l’album des accents funk—la rythmique de « Time », ainsi
que celle du très populaire single « Money »—ou même des emprunts à la country and
western : dans « Breathe » et « The Great Gig », Gilmour utilise la pedal steel guitar, un
instrument emblématique de la musique américaine, afin de produire des glissandos
rêveurs. Au-delà de ses qualités musicales, Dark Side illustre le statut paradoxal du rock
classique vis-à-vis de l’industrie du disque : cet album, d’un grand sérieux esthétique, fut
aussi un succès commercial gigantesque. Figurant dans les hit-parades pendant plus d’une
décennie, il se vendit à plus de 45 millions d’exemplaires.
Figures 8.2.1.3.f et g : housse et
pochette de Wish You Were Here
(1975). Il était difficile de préserver
la fine housse en plastique noir dès
que l’on ouvrait l’album.

Pink Floyd peina à


rééditer le succès de Dark Side.
L’enregistrement de Wish You
Were Here (sept. 1975) fut
laborieux. Le disque comporte
une longue composition—
« Shine On You Crazy Diamond »—ouvrant et fermant l’album, enchâssant trois
morceaux plus courts. Tous font référence à la tragédie de Syd Barrett, présenté ici comme
une victime de l’industrie du disque. On ne trouve pas sur Wish You Were Here la densité
d’inspiration de Dark Side ou l’enthousiasme de Meddle : l’album cède occasionnellement
au remplissage. Mais il comporte aussi des moments musicaux magnifiques—les célèbres
arpèges de guitare en réverbération introduisant la batterie dans « Shine On » ; le
saxophone de Dick Parry dans le même morceau. Le jeu de guitare de Gilmour est
admirable d’un bout à l’autre, conférant au disque une dignité apaisée. Richard Wright
introduit une nouvelle texture sonore grâce à l’utilisation des synthétiseurs en
remplacement de l’orgue électrique. Ses synthés interviennent de manière brillante lors de
VOL. IV 21

la reprise de « Shine On » sur la face B. Thématiquement, Wish You Were Here fait preuve
d’une nostalgie plus sincère que le pessimisme un peu abstrait de Dark Side. Boudé par la
presse rock au moment de sa sortie, il rencontra cependant les attentes des fans et bénéficia
depuis lors d’une réhabilitation critique. Ironiquement, le morceau le plus souvent revisité
aujourd’hui est la balade titulaire, « Wish You Were Here », une chanson à l’arrangement
presque acoustique, souvent reprise par les musiciens de rue. Notons aussi le très beau
travail graphique accompli pour la pochette par le studio de design Hipgnosis, qui avait
déjà pris en charge plusieurs albums de Pink Floyd.9
Figure 8.2.1.3.h : la superbe pochette
d’Animals (1977) renferme un album qui
témoigne cependant de l’essoufflement
musical du groupe au milieu de la décennie.

Succédant à Wish You


Were Here, Animals (janv.
1977) s’inspire d’Animal
Farm, la fable anti-totalitaire
de George Orwell (1945).
Sous une pochette magnifique
d’Hipgnosis,10 cet album
marque malheureusement
l’épuisement créatif du groupe,
à un moment où son style post-
psychédélique était sévèrement
remis en question par le
mouvement punk et post-punk
(voir 2.9). Le groupe retrouva
le succès auprès d’une nouvelle
génération de fans avec le
double album The Wall (nov.
1979). Cet opéra rock, comme

9
L’édition originale de Wish you Were Here était emballée dans un mince film de plastique noir du type utilisé pour
les envois postaux de magazines pornographiques. Storm Thorgerson, un des graphistes d’Hipgnosis, avait emprunté
cette idée à un album de Roxy Music, Country Life (nov. 1974), dont la photo de couverture avait été jugée trop
obscène pour être affichée. Thorgerson jugeait le résultat non seulement beau, mais, par sa connotation d’anonymat,
adapté à la thématique de Wish You Were Here. Sous cette housse, l’album de Pink Floyd laisse découvrir une photo
de deux hommes habillés en cadres d’entreprise, se serrant la main. L’un d’entre eux est en flamme, symbolisant la
fragilité et l’aliénation. Ironiquement, la housse noire était tellement fragile qu’il était impossible de la préserver si
l’on désirait découvrir la photo de pochette ou même simplement écouter l’album.
10
La pochette d’Animals montre le paysage industriel de la centrale électrique de Battersea à Londres. La photo grand
angle est sous-exposée, faisant ressortir les contrastes entre ombre et zones ensoleillées. Entre les cheminées de la
centrale, on distingue une baudruche en forme de porc. Il ne s’agit pas d’un montage : les graphistes avaient bien lancé
une baudruche porcine dans le ciel de Londres. Celle-ci échappa à leur contrôle et fut aperçue par des pilotes en
approche de l’aéroport d’Heathrow. Pendant la tournée qui suivit le lancement d’Animals le groupe utilisait une
baudruche similaire, la faisant planer au-dessus du public. Certains fans accueillirent ce gimmick avec dérision.
VOL. IV 22

ceux des Who, s’avère inégal en raison de la nécessité de maintenir une intrigue narrative
aux dépens de la musique. Il comporte cependant des moments forts—les deux parties de
« Another Brick in the Wall », ainsi que « Comfortably Numb », doté d’un des plus beaux
solos de Gilmour. The Wall devint rapidement l’album le plus rentable du groupe après
Dark Side. Des tensions entre Wright, Gilmour, et Waters lors de son enregistrement
menèrent à une séparation partielle. Le groupe cessa de fonctionner sous forme de quatuor.
Wright décéda en 2008. Rétrospectivement, les critiques souvent adressées au style post-
psychédélique de Pink Floyd—sa grandiloquence, son esprit de sérieux—ont laissé place
à l’admiration pour les qualités musicales du groupe et sa capacité à exprimer—parfois de
manière un peu caricaturale, il est vrai—des sentiments d’aliénation existentielle partagés
par une grande partie du public rock.

4. La starification problématique de Lou Reed


Le recentrage à l’époque du rock classique affecta Lou Reed de manière plus complexe
que les artistes mentionnés ci-dessus. Reed quitta le Velvet Underground en août 1970
(voir 7.2.3.2.8). La réputation du groupe n’avait alors atteint qu’un public spécialisé. Il eut
été impossible d’imaginer le respect dont le Velvet jouirait quelques années plus tard
auprès des musiciens et fans punk et post-punk. Reed dut donc reconstruire sa carrière
pour attirer un public qui connaissait mal son passé musical. Son premier album solo, Lou
Reed (avril 1972), contient majoritairement des morceaux préalablement composés au sein
du Velvet—« Lisa Says » ; « Wild Child »—, ici interprétés par des musiciens de session
(dont Rick Wakeman et Steve Howe de Yes). L’album fut un échec commercial malgré
ses qualités—la force des compositions et des textes, ainsi que le chant talentueux de Reed.
Figure 8.2.1.4.a : pochette de Transformer (1972).
Après l’insuccès du premier album solo de Lou
Reed, Transformer, produit par David Bowie, fit
du chanteur new yorkais une star de la scène rock.

Le deuxième album solo—


Transformer (nov. 1972)—permit au
contraire à Reed d’accéder au statut de rock
star. L’album, produit par David Bowie et
Mick Ronson, s’inscrivait dans un genre
identifiable—le glam rock—, dont Bowie
était depuis peu la figure de proue (voir
8.2.2.5). Le premier single qui en fut tiré—
« Walk on the Wild Side »—fut un énorme
succès ; il constitue un morceau clé du
corpus de la musique rock. Reed y déploie
de manière experte le chant en semi-récitatif
aux accents désabusés qui devint sa marque
de fabrique. Le texte fait le portrait des
VOL. IV 23

proches d’Andy Warhol à l’époque de la Factory, mettant l’accent sur leur sexualité
transgressive—prostitution, transvestisme. (Etonnamment, le morceau échappa à la
censure, peut-être parce que Reed y utilisait des termes argotiques encore non répertoriés.)
Reed confirmait ainsi son statut de poète de la scène urbaine. A part « Walk on the Wild
Side », « Perfect Day »—une splendide balade dans le style du Velvet—conquit une
popularité durable et fut l’objet de multiples reprises. De manière surprenante, plusieurs
morceaux de Transformer sont dotés
d’arrangements de musique de cabaret ou même
de jazz traditionnel—« Satellite of Love » ;
« New York Telephone Conversation » ;
« Goodnight Ladies ». « Vicious », très
populaire en tant que single, déploie en revanche
un arrangement de rock dur qui paraît
rétrospectivement un peu cliché.
Figure 8.2.1.4.b : pochette de Berlin (1973). Cet album concept,
publié plus tard que les œuvres comparables d’autres artistes
de l’époque, ne bénéficia pas au départ d’une réception critique
très élogieuse. Rétrospectivement, il s’est imposé comme un des
chefs-d’œuvre de Lou Reed.

Avec Berlin (juillet 1973), sa troisième


oeuvre en solo, Reed comptait composer un
album concept égalant les projets ambitieux de
ses prédécesseurs et rivaux. Les morceaux de Berlin sont donc liés par une continuité
narrative—l’histoire d’un couple que les addictions et la violence domestique mènent au
suicide. Le résultat est magnifique, malgré d’occasionnels dérapages vers le mélodrame.
Le chant récitatif de Reed fait ici merveille, conférant à l’album un ton d’une grande
intimité. Il se développe sur fond d’arrangements allant de la balade acoustique—« Men of
Good Fortune » ; « The Bed »—aux orchestrations
symphoniques—« Lady Day » ; « Sad Song »—en
passant par le cabaret—« Berlin ». La qualité de la
production est admirable d’un bout à l’autre, créant un
son d’une grande profondeur. La presse rock de
l’époque, cédant à la surenchère d’authenticité, ne se
laissa pourtant pas séduire : Rolling Stone Magazine
qualifia Berlin de « désastre ». Il lui fallut évidemment
réviser ce jugement plus tard.
Figure 8.2.1.4.c : pochette de Rock ’n’ Roll Animal (1974). Cet
album live eut un énorme succès à sa sortie, même si l’on peut
rétrospectivement lui reprocher de trahir l’esprit de certains
morceaux du Velvet Underground qui y figurent.
VOL. IV 24

La désillusion causée par la réception négative de Berlin poussa Reed à recruter des
musiciens de qualité—les guitaristes Steve Hunter et Dick Wagner—afin d’enregistrer
en public des extraits de Berlin ainsi que quelques morceaux du Velvet. L’album qui en
résulta, Rock ’n’ Roll Animal (fév. 1974), fut particulièrement bien accueilli par les fans,
pour qui il représentait l’aboutissement de la musique rock en live, au même titre que Live
at Leeds des Who ou Get Yer Ya-Ya’s Out des Stones (sept. 1970). Cependant, malgré la
qualité du chant et de la musique, cet album révèle les contradictions caractérisant la
carrière solo du chanteur au début des années 1970. Alors que Reed avait pratiqué au sein
du Velvet soit un radicalisme bruitiste, soit un minimalisme élégant, il reprend ici ses
morceaux dans des arrangements extrêmement professionnels, même maniéristes. Au vu
des originaux, ces nouvelles versions ressemblent à un travestissement : « Rock & Roll »,
dans la version du Velvet, faisait la satire des fans cherchant la rédemption dans la
musique ; cette ironie se perd intégralement sous le jeu de guitare élaboré, même
grandiloquent, de Hunter et Wagner.
L’album révèle que Reed eut du mal
à mettre en avant une texture
musicale cohérente : les points
d’appui de ses prestations étaient
avant tout la qualité de ses textes et
la tonalité de son chant.
Figure 8.2.1.4.d : pochette de Coney Island Baby
(1976). Publié à un moment de fléchissement du
rock classique, cet album contient cependant de
superbes morceaux laid-back.

La carrière de Reed au-delà


de Rock ’n’ Roll Animal fut en partie
contrecarrée par sa lutte contre les
addictions. Elle fut en revanche
confortée par la reconnaissance dont
il bénéficia de la part du public
(post)-punk et grunge qui voyait en
lui un précurseur musical et une rock star incontournable. Parmi ses albums ultérieurs
citons les très beaux Coney Island Baby (janv. 1976) et New York (janv. 1989). Le premier
comporte des morceaux laid-back subtils—« Coney Island Baby » ; « Kicks ».11 Il est
dédié à la transgenre Rachel Humphreys, amante de Reed à l’époque. Le second est un
chef d’oeuvre de poésie urbaine, soutenu par des arrangements musicaux directs et
efficaces. Il se démarque résolument du pop-rock des années 1980 et anticipe le
développement du grunge. Mentionnons aussi le fait étonnant que Reed, alors qu’il venait

11
Le terme laid-back (« décontracté ») est utilisé, plus souvent en français qu’en anglais, pour désigner un style
musical sans aspérités, tirant souvent son origine du country rock et du folk rock. Son représentant principal est le
guitariste J. J. Cale, auteur de « Around Midnight ».
VOL. IV 25

d’accéder au statut de star, publia un double album avant-gardiste—Metal Machine Music


(juillet 1975)—composé uniquement de bruits électroniques en distorsion. Cette oeuvre
continue à diviser les commentateurs : est-ce
une pure provocation vis-à-vis de l’industrie du
disque ou une expérimentation authentique ?
Elle révèle en tous cas que Reed, même à
l’époque de sa starification, n’avait pas brisé les
liens avec l’avant-garde. Dans la même optique,
Reed composa avec son ancien comparse John
Cale un album d’hommage à Andy Warhol,
Songs for Drella (avril 1990).
Figure 8.2.1.4.e : Pochette de New York (1989). Cet
album magistral permit à Lou Reed de relancer sa
carrière à l’aube du mouvement grunge, plus de vingt
ans après ses débuts.
VOL. IV 26

8.2.2 Les genres musicaux du rock classique

8.2.2.1 Genres musicaux, normes professionnelles et construction de l’habitus

Une des manifestations importantes du processus de consolidation industrielle du rock classique


fut la reconstitution du paysage des genres musicaux au tournant des années 1970. Un tel système
de classification représente en effet un atout important pour l’industrie du disque : les genres
agissent comme des mécanismes régulateurs du marché, capables de canaliser le comportement
des consommateurs et de définir de manière prévisible la manière dont l’offre culturelle doit être
développée et structurée. Un genre représente un ensemble de pratiques culturelles identifiables
par certaines caractéristiques communes, attirant ainsi un public spécifique.12 L’existence d’une
constellation de genres à une époque donnée permet aux artistes et à leurs diffuseurs de calibrer
leur production et de l’orienter vers des canaux adéquats—circuits de concerts, média spécialisés,
disposition de la distribution en magasin. Il s’agit donc d’un outil industriel et commercial
précieux.

Figures 8.2.2.1.a et b : Fans de Lady Gaga [à gauche] et de heavy metal [à droite]. La différentiation entre les
genres musicaux correspond souvent à des distinctions entre des habitus incompatibles.

Faire allusion à une reconstitution de la constellation des genres musicaux à l’époque du


rock classique implique que ce système de catégorisation avait été partiellement suspendu
pendant les années de rupture de la période psychédélique. D’une part, le rock était encore un
phénomène relativement récent dans les années 1960. Il ne disposait pas d’une tradition bien stable
de catégorisation commerciale, ce qui se reflétait dans l’apparition de catégorisations fugaces
(le bop, le surf rock ; les beat bands) (voir 4.1 ; 5.3 ; 6.4.2.1). Mais avant tout, le renouveau
artistique de cette période se manifesta par l’apparition d’artistes et de musiques qui refusaient

12
Nous utilisons ici le terme dans le sens qu’il a dans des expressions telles que « genre tragique », « genre lyrique »
ou « genres du discours » et non dans le sens de la « théorie du genre » et de l’étude de « l’identité genrée », qui
concerne la construction de profils psychologiques et de comportements liés à la différenciation sexuelle.
VOL. IV 27

les catégories établies. A part le terme musique pop dans le sens très imprécis utilisé à l’époque,
on voit mal quel label pouvait être accolé aux albums de Bob Dylan, de Jimi Hendrix, et des
Beatles entre 1965 et 1970. Le refus de la catégorisation ou le désintérêt à son égard était une
composante prévisible de l’esthétique moderniste du psychédélisme. Cependant, à partir du
moment où la musique rock consolida ses assises, le besoin d’un système de catégories industrielle
se fit à nouveau sentir.
Figure 8.2.2.1.c : affiche d’un festival de « musique pop », avec en
vedette The Jimi Hendrix Experience et The Tangerine Zoo (1968).
Dans la deuxième moitié des années 1960, les groupes psychédéliques
étaient régulièrement catégorisés comme des artistes pop. Ceci suggère
que le marché musical de l’époque ne disposait pas d’un système de
genres bien calibré pour le rock.

Le système des genres ne se réduit cependant pas à une


stratégie commerciale définie exclusivement par l’industrie
de la culture. Cette catégorisation répond aussi aux besoins et
attentes du public et des artistes. Imaginons le choc
qu’éprouveraient des fans de musique classique en découvrant
que le CD de musique ancienne qu’ils ou elles ont acheté est
en fait un album de thrash metal. De même, les spectateurs
d’une comédie romantique seraient peu agréablement surpris
de se voir projeter un thriller gore tel que Saw ou Hostel. Ces
exemples, aussi caricaturaux soient-ils, suggèrent que les
genres artistiques participent à la construction du profil
psycho-social des acteurs culturels. Ils sont un des principaux
éléments contribuant à la construction de ce que Pierre
Bourdieu appelle l’habitus (voir 1.4.5.2.1.2) : les fans (et les
musiciens) définissent leur position dans le paysage culturel
et social par leur capacité à souscrire à un genre ou à s’en distancier. L’identification à un
habitus spécifique—et, inévitablement, le rejet d’autres habitus supposément antithétiques—
engage un investissement identitaire profond. Donc, au lieu de considérer le système des genres
d’une époque donnée comme le simple effet d’un conditionnement consumériste, il faut plutôt
l’envisager comme un processus réciproque de négociation entre producteurs et consommateurs.
Le système des genres est un processus dialogique, une négociation dans laquelle interviennent
conjointement l’industrie, les artistes, et les fans eux-mêmes. La capacité du rock à déployer un tel
système de catégories génériques est un des pivots de son utilité culturelle : les fans s’intéressent
au rock en partie parce qu’il permet ce jeu de positionnement. Les moments de crise du système
des genres—la rupture du psychédélisme, par exemple, ou encore les débuts du (post)-punk—sont
donc plutôt l’exception que la règle.

L’existence de ce jeu de positionnement n’implique cependant pas que le système des


genres se laisse décrire de manière aisée : nous avons vu dans le chapitre consacré à la
périodisation et à la définition du rock que les classifications génériques sont rarement basées
sur des critères simples et cohérents et qu’elles font rarement consensus (voir 3.1 et 3.2). Les
VOL. IV 28

genres que l’on peut qualifier d’historiques ou empiriques—les catégories dont l’existence est
explicitement attestée dans l’histoire de la culture et l’industrie des loisirs—sont souvent le fruit
de classifications hétérogènes, même bricolées, regroupant des styles, pratiques, et individualités
parfois peu compatibles (nous verrons plus bas qu’il en va de même pour les mouvements
musicaux [voir 10]). Les théoriciens de la culture ont donc depuis longtemps émis des doutes quant
à la possibilité même de définir de telles catégories de manière rigoureuse.13 De même, les acteurs
de terrains—fans, musicien.ne.s, journalistes—s’accordent rarement sur les classifications
génériques : celles-ci sont par nature sujettes à contestation, car, au lieu d’être des repères objectifs,
elles sont des pions symboliques dans le jeu de positionnement de l’habitus. Lorsque des fans ou
des musiciens confèrent un label générique à un
type de musique, ils ou elles ne se limitent pas à en
fournir une caractérisation neutre : ce geste
exprime leur adhésion ou leur rejet du genre en
question et il signale par là même leur aspiration à
une position dans le champ culturel—le plus
souvent une position de supériorité.14
Figure 8.2.2.1.e : liste des catégories des Grammy
Awards. Les genres musicaux sont en partie (mais pas
exclusivement) définis par l’industrie de la musique. Il
s’agit alors de genres « historiques », dont l’existence est
attestée dans les structures mêmes de production et de
distribution. Cependant, ces catégories ne répondent pas
nécessairement à une définition esthétique cohérente.

Le paysage générique d’une époque est


donc tiraillé entre deux logiques antagonistes. Les
genres historiques ou empiriques, nous l’avons vu,
pourraient n’être que des labels attribués sans
aucune cohérence. En revanche, si la configuration
des genres permet aux acteurs du champ culturel de se positionner selon un calcul d’habitus, elle
ne peut échapper à un certain degré de structuration significative, de systématicité.

13
La notion de genre (de catégorie) suscite une controverse entre, d’une part, une attitude nominaliste refusant toute
catégorisation au-delà du recensement empirique et, d’autre part, une perspective idéaliste faisant confiance à la
possibilité de définir des genres théoriques sur base de principes raisonnés définissant les différents types de création
artistique. Le nominalisme met l’accent sur le manque de cohérence des genres historico-empiriques, rendant toute
classification illusoire. L’idéalisme essaie de circonscrire les invariants thématiques et structurels de chaque genre
artistique—l’essence de la tragédie, de la comédie, de la poésie lyrique. Cependant, l’approche idéaliste ne peut que
produire des entités abstraites qui ne trouvent aucune réalisation parfaite dans l’histoire de la culture.
14
De manière générale, les labels génériques interviennent dans la construction de l’habitus dans la mesure où, pour
un.e fan ou un.e musicien.ne, accoler un label à un certain type de musique est aussi un geste par lequel ces acteurs
s’attribuent une position dans l’échelle du capital culturel. Un.e fan qui prétendrait de manière provocante que
Coldplay—ou, de manière encore plus irrévérencieuse, The Beatles—jouent de la pop et non du rock défierait non
seulement les classifications établies, mais conforterait aussi son prestige culturel. En revanche, nous avons vu que
les chercheur.euse.s doivent s’arroger—de manière peut-être optimiste—la prérogative d’élaborer une terminologie
générique échappant à ces considérations d’habitus et de capital culturel (voir 2.1.2.3).
VOL. IV 29

Face à ces difficultés, nous adoptons une attitude pragmatique reconnaissant la nécessité
des classifications génériques, sans pour autant leur attribuer une parfaite cohérence. Ce choix
prudent trouve sa justification, dans la théorie des processus cognitifs développées par Eleanor
Rosch. La théorie des prototypes de Rosch suggère que les acteurs culturels élaborent des
catégorisations selon une logique approximative (fuzzy logic)15: ils ou elles construisent des
catégories en déterminant quels éléments semblent pleinement leur appartenir, quels autres ne
remplissent qu’une partie des conditions d’appartenance et enfin quels éléments s’avèrent
marginaux pour la classification. Le travail de classification n’est donc pas intégralement
aléatoire, mais il ne mène jamais à des unités ou des classes parfaitement homogènes. La théorie
du dialogisme de Mikhaïl Bakhtine mène à des conclusions similaires (voir 1.4.5.3.1). Le
dialogisme implique en effet qu’il n’existe aucun discours parfaitement homogène : toute oeuvre
concrète est polygénérique. Au sein de chaque oeuvre—ou dans le profil de carrière de chaque
artiste—on assiste à une interaction, un dialogue entre plusieurs genres distincts. Ces interactions
sont révélatrices : elles indiquent le jeu de positionnement culturel que les artistes mettent en jeu
à travers leurs œuvres. Malgré ce pluralisme stylistique, la plupart des oeuvres ou artistes se
rattachent à une catégorie générique dominante qui détermine leur identité en tant qu’oeuvre ou,
s’il s’agit d’artistes, leur position principale dans le marché. Sans cette dominante générique, toute
catégorisation deviendrait impossible faute de repères.16

8.2.2.2 Genres musicaux du début des années 1970 : aperçu général

Les réflexions ci-dessus pourraient nous décourager


de toute tentative de reconstituer le paysage musical
du rock du début des années 1970. Cependant, nous
pouvons prendre comme point de départ les genres
historiques attestés dans le discours de la presse rock,
des fans et des maisons de disques, et nous pouvons
compléter cette esquisse sur base de nos constatations
rétrospectives—l’expérience de quarante années
d’évolution de la musique. Nous pouvons ainsi
proposer la liste suivante:
Figure 8.2.2.2.a : sur cette pochette d’un CD bootleg live, Led Zeppelin est catégorisé comme un groupe de hard
rock, conformément à la terminologie du début des années 1970.

15
Vyvyan Evans and Melanie Green, Cognitive Linguistics: An Introduction (Edinburgh: Edinburgh University Press,
2006), p. 249.
16
L’existence d’une catégorie générique dominante conditionne parfois la structure des morceaux. Un groupe reconnu
comme appartenant à un genre donné fait souvent en sorte que ce genre dominant puisse être perçu même au sein de
morceaux qui ne semblent pas s’y inscrire. Ainsi, quand les membres Led Zeppelin, catégorisés comme groupe de
hard rock/heavy metal, composent des morceaux folk, ils font souvent en sorte que le morceau comporte au moins
une partie fidèle à l’esthétique du hard rock (cf. « Ramble On », « Babe, I’m Gonna Leave You »). « Child in Time »
de Deep Purple est structuré de manière similaire: la première moitié douce et contemplative mène à un crescendo
“heavy”.
VOL. IV 30

- Le hard rock/heavy metal, pratiqué par des groupes tels que Led Zeppelin, Deep Purple,
et Black Sabbath
- L’art rock (le rock progressif post-psychédélique) pratiqué par des groupes comme Pink
Floyd, Genesis, Yes et Emerson, Lake and Palmer.
- Le jazz fusion (ou jazz rock) pratiqué par Weather Report, Chick Corea, Herbie
Hancock, Jeff Beck, et Stanley Clarke.
- Le glam rock, pratiqué, dans sa version populaire, par des artistes comme Elton John et
T. Rex et, dans sa version plus élitiste (le high glam), par David Bowie, Roxy Music, et
Queen.
- Le roots rock et le le rock sudiste, pratiqués respectivement par Creedence Clearwater
Revival, Crosby, Stills, Nash and Young, The Band et Bruce Springsteen et, d’autre
part, Lynyrd Skynyrd et The Allman Brothers.
- La musique des singers-songwriters tels que Joni Mitchell et James Taylor.

Cette liste présente deux problèmes principaux. Tout d’abord, elle soulève une question de
terminologie : les labels génériques utilisés ici sont en effet en partie anachroniques. Les
observateurs du 21ème siècle qui y ont recours ne se rendent pas toujours compte du fait que ces
termes n’étaient pas tous utilisés par les fans, musiciens et journalistes du début des années 1970.
Or, si nous nous nous servons d’un cadre terminologique différent de celui de l’époque en question,
nous risquons de projeter une image faussée de son système culturel. Nous devons prendre en
compte plusieurs cas de figures :

 Dans le cas le plus simple, les genres dont nous constatons rétrospectivement l’existence
furent bien identifiés dès le départ sous le nom que nous utilisons encore aujourd’hui. C’est
le cas du glam rock, du rock sudiste et des singers-songwriters.

 Certains genres ont bien été identifiés lors de leur


déploiement initial, mais sous un autre label que
celui utilisé aujourd’hui. C’est le cas du heavy metal,
appelé au départ hard rock, du jazz fusion, appelé
anciennement jazz rock, et de l’art rock, identifié
autrefois de manière plus vague sous le label
progressive rock et, en français, sous le terme
musique planante. Plus tard, les mêmes remarques
vaudront pour le post-punk, initialement désigné sous
le terme new wave.
Figure 8.2.2.2.b : ce magazine de 1977 révèle à quel point la
terminologie des genres musicaux a évolué avec le temps. « New
Wave » désigne ici le punk. Rapidement, le terme en vint à désigner
ce que nous appelons maintenant le post-punk. Plus tard encore, il
fut réservé à la frange plus commerciale de la musique produite au
tournant des années 1980.
VOL. IV 31

 Certains genres des années 1970 dont l’existence nous semble aller de soi furent identifiés
à postériori, des années ou des décennies au-delà du moment où ils se sont supposément
déployés. Ces catégories génériques furent créées de manière rétrospective. Définir de
tels repères rétroactivement peut sembler contestable. Nous avons vu ci-dessus qu’une des
fonctions des genres musicaux est de permettre un jeu de positionnement culturel. Or, des
acteurs culturels peuvent difficilement se positionner—construire leur habitus—sur base
de catégories inexistantes à leur époque. Malgré tout, des définitions génériques
rétrospective peuvent se justifier sur base de notre perception de l’évolution de la musique :
nous pouvons être amené.e.s à constater qu’un ensemble générique doté d’une certaine
cohérence esthétique et sociale—par exemple le rock and roll noir de la fin des années
1940 (voir 4.3.2)—a bien existé sans pourtant être nommé.17 Ces décisions rétrospectives
sont souvent justifiées par la configuration des genres dans l’état présent du champ culturel:
nous constatons qu’un genre existant de manière explicite à notre époque tire ses racines
d’un ensemble mal identifié dans le passé. Il faut donc conférer un label à ces précurseurs.
C’est ainsi que l’on parle aujourd’hui de roots rock—un terme introduit à partir des années
1980 pour désigner une musique apparue à la fin des années 1960. De même, le goth rock
des années 2000 s’est créé une généalogie remontant à des artistes post-punk du début des
années 1980—The Damned, The Cure ; Siouxsee and the Banshees. Ces musiciens
n’étaient pourtant pas qualifiés de goth à l’époque (ni même d’ailleurs de post-punk) : ils
et elles étaient décrits comme des artistes new wave.
Figure 8.2.2.2.c : Black Sabbath au début des
années 1970. Le groupe représentait le pôle le plus
dur du paysage musical du début de la décennie.
De gauche à droite : Geezer Butler, Tony Iommi,
Bill Ward et Ozzy Osbourne.

Deuxièmement, nous avons suggéré


qu’il faut déterminer dans quelle mesure les
genres musicaux d’une époque
s’organisent en système, aussi fuzzy soit-il.
Pour les années 1970, à défaut d’un schéma
parfaitement ordonné, nous pouvons du

17
L’histoire culturelle présente d’assez nombreux exemples de genres ou de mouvements qui furent nommés
rétrospectivement. C’est le cas de la poésie métaphysique du 17ème siècle en Angleterre ou du film noir
hollywoodien—les thrillers pessimistes des années 1940 et 1950. Le terme « film noir » existait en France depuis les
années 1930 mais il ne fut introduit aux Etats-Unis que dans les années 1960 alors que la première génération du film
noir avait déjà pris fin.
VOL. IV 32

moins y esquisser une structuration selon plusieurs axes


significatifs. En premier lieu, la liste des genres ci-dessus est
organisée selon une logique géographique : le hard rock, le
glam, et l’art rock étaient les composantes majeures de la scène
britannique ; le roots rock et les singer-songwriters étaient des
genres à dominante américaine. Nous avons d’autre part
associé le jazz fusion à l’art rock non pour des raisons
géographiques—la plupart des musiciens majeurs de jazz
fusion étaient américains—, mais en raison de la proximité
stylistique des deux genres : il y eut de nombreuses
collaborations musicales entre jazzmen et pratiquants du rock
progressif post-psychédélique.
Figure 8.2.2.2.d : affiche du film Pink Floyd Live at Pompeii. Pink
Floyd, au contraire, représentait le pôle de la musique rock pouvant
aspirer à la dignité de l’art—d’où le terme « art rock » .

Deuxièmement, si nous désirions tracer un axe de


nature stylistique dans ce champ, il opposerait les genres selon
leur texture sonore—selon un spectre allant du son le plus dur
au son le plus lisse. Il s’agit sans doute du principe de
distinction dont les fans avaient le mieux conscience. Leur
adhésion à un genre était souvent motivée par le désir de se rallier à une musique plus ou moins
rude. Cet axe structure chaque champ géographique : en Grande Bretagne, le hard rock représentait
le pôle radical de ce spectre et l’art rock le pôle plus apaisé, le glam occupant une position médiane.
Aux Etats-Unis, le roots rock incarnait la musique vigoureuse, tandis que les singer-songwriters
produisaient des chansons beaucoup moins rugueuses, souvent semi-acoustiques. Notons encore
que, comme nous l’avions signalé déjà pour les années 1950 (voir 4.3.1), l’axe de la texture sonore
traverse la production de chaque groupe et artiste : aucun.e d’entre eux ou elles n’a produit une
musique uniforme ; leur répertoire contient à la fois des morceaux plus durs ou plus calmes.

Enfin il faut tenir compte également d’un classement des genres en fonction des
distinctions sociales et de capital culturel. Il s’agit d’un point délicat dans toute discussion du
rock, car nous avons vu que cette dernière prétend offrir à ses fans un espace au-delà ou dans les
interstices des groupes sociaux traditionnellement définis (voir 4.3.3). Ce facteur était pourtant
bien un des enjeux du déploiement des différentes catégories de la scène rock. Sans établir de lien
simpliste entre origine sociale et choix musical, nous verrons par exemple que l’art rock avait un
lien privilégié avec la classe moyenne et la classe moyenne supérieure (voir 8.2.2.3). La même
remarque vaut pour les singer-songwriters aux Etats Unis. La liste ci-dessus suggère également
qu’une distinction de capital culturel et économique séparait le high glam de son versant populaire.
De même, au sein du heavy metal, un certain différentiel de capital culturel séparait Led Zeppelin
de Black Sabbath.
VOL. IV 33

8.2.2.3 Le heavy metal classique

8.2.2.3.1 Origines et traits spécifiques du heavy metal classique


Figure 8.2.2.3.1.a : couverture de Nova Express de William Burroughs
(1964). Le romancier y fait intervenir un personnage surnommé « the
Heavy Metal Kid ». Il n’est cependant pas possible de déterminer si le
nom du genre musical remonte bien à cette source, même si Burroughs
était bien connu des musiciens des années 1960.

“Heavy metal,” dans son sens littéral, est un terme de chimie


désignant une classe d’éléments atomiques à la densité
élevée—les « métaux lourds » du tableau périodique de
Mendeleïev. Dans le domaine des arts et lettres, l’expression
« heavy metal » fut utilisée pour la première fois par William
Burroughs, le romancier proche à la fois du mouvement beat
et de l’esthétique postmoderne, dont l’oeuvre influença de
nombreux artistes rock des années 1960 et 70.18 Dans son
roman Nova Express (1964), Burroughs fait intervenir un
personnage surnommé « the Heavy Metal Kid ». D’autre part,
dans les années 1960, le terme « heavy » avait acquis un sens
imagé en anglais afro-américain, en particulier dans l’idiome
du blues. Le mot servait à qualifier non seulement tout ce qui
pouvait être un fardeau psychologique et existentiel, mais aussi, par inversion ironique, tout ce
qui est important, impressionnant, intéressant, même admirable—tout ce qui est en fait lourd de
sens. Les poètes beats et, après eux, le mouvement hippie s’approprièrent cet usage afro-
américain. Ainsi redéfini, le terme « heavy » fut utilisé, à la fin des années 1960 par des musiciens
voulant créer, comme le dit le guitariste de Grand Funk Railroad, « a heavier kind of sound »19—
un son plus puissant et authentique. De même, des journalistes rock des années 1970 affirmaient
que la musique de Jimi Hendrix était « the heaviest rock ever heard at the time »20—une
caractérisation évidemment laudative. Dans la même logique, « Born to Be Wild » (1968), le
morceau très célèbre du groupe de hard rock Steppenwolf, fait allusion au « heavy metal
thunder »--le merveilleux bruit des grosses motos. Si l’on tient compte de ce renversement de
connotations, le heavy metal est une musique ayant la puissance et la dureté du métal, mais aussi
dotée de profondeur existentielle. Au total, heavy metal en vint à désigner un des genres les plus

18
L’influence de William Burroughs sur la culture rock se remarque aux nombreuses expressions empruntées par des
musiciens aux oeuvres du romancier. Le nom du groupe Soft Machine est évidemment emprunté à Burroughs. D’autre
part, les écrits littéraires de Bob Dylan et de John Lennon dans les années 1960 furent considérablement influencés
par le romancier beat.
19
Notes de pochettes Grand Funk Railroad, Vol II
20
The NME Book of Rock. 1975.
VOL. IV 34

résilients du rock. Apparu à la fin des années 1960, le


courant musical que l’on qualifie maintenant par ce
terme n’a fait que se développer et se diversifier au
cours des décennies. Il est encore très bien représenté
au début du 21ème siècle, à un moment où la part du
rock dans l’ensemble de la scène musicale est en
régression.
Figure 8.2.2.3.1.b : playlist Napster consacrée au « heavy
blues ». Dans la tradition afro-américaine, le terme « heavy »
a souvent des connotations positives.

Nous avons vu plus haut que le terme heavy


metal lui-même n’était pas d’usage courant lors du
premier stade de développement de ce genre—lors de
ce que l’on pourrait appeler sa période classique. A
ses débuts, cette musique était désignée sous le label hard rock. Les premières occurrences de
heavy metal dans le sens qui nous est aujourd’hui familier datent de 1970 et 1971, à un moment
où un bon nombre d’albums majeurs du genre avaient déjà été commercialisés. 21 Le terme devint
d’usage courant seulement à partir de la deuxième moitié des années 1970. Cette évolution
terminologique était plus qu’une simple substitution lexicale. Le label hard rock, que nous
utilisons ici comme synonyme de heavy metal classique, s’appliquait à un champ musical
relativement large : il servait à l’époque à distinguer dans le champ du rock une variété de musique
relativement dure s’opposant à des genres moins rudes—en particulier l’art rock, le glam, le folk-
rock et la musique des singers-songwriters. Cette distinction était cependant encore poreuse et
n’impliquait pas l’existence de publics strictement différenciés, n’écoutant qu’une musique à
l’exclusion des autres. Il était donc possible au début des années 1970 d’être à la fois fan de Led
Zeppelin et de Deep Purple et, d’autre part, de Pink Floyd. Le terme heavy metal, au contraire,
suggère un genre aux contours bien délimités. Ce n’est pas une coïncidence si ce label s’imposa
vers le milieu de la décennie, au moment où l’ancien hard rock entrait en concurrence avec un
autre type de rock dur—le punk rock. Lors de l’apparition du mouvement punk, le hard rock et le
punk s’adressaient à des publics distincts, même hostiles. L’utilisation d’une catégorie plus
exclusive—le heavy metal—répondait donc à
un besoin de distinction qui n’existait pas
auparavant. Notons que cet antagonisme s’est
estompé au moment de l’émergence du grunge
à la fin des années 1980.
Figure 8.2.2.3.1.c : le Black Sabbath Bridge à
Birmingham, la ville dont le groupe est issu. Le heavy
metal classique était un phénomène à dominante
britannique.

21
Le terme apparaît dans le magazine rock Creem sous la plume du journaliste Mike Saunders dans la critique
d’albums du groupe britannique Humble Pie et du groupe américain Sir Lord Baltimore.
VOL. IV 35

Le heavy metal classique fut un phénomène à dominante britannique : les groupes phares
du hard rock—Led Zeppelin, Deep Purple, Black Sabbath—provenaient du Royaume Uni. On
trouve donc ses origines principalement dans la scène musicale anglaise des années 1960—en
particulier dans le British rhythm and blues et dans le mouvement psychédélique associé au
Swinging London. La contribution du rhythm and blues britannique fut substantielle. A certains
égards, les groupes de heavy metal classique ne faisaient que prolonger, dans un style plus appuyé
et dans de meilleures conditions de professionnalisme, ce qu’avaient accompli des musiciens
comme The Yardbirds, The Jeff Beck Group et Cream. De même, des musiciens de la scène
britannique qui ne sont habituellement pas catégorisés comme des figures du hard rock ont produit
des morceaux qui ont eu une influence décisive sur ce genre—The Kinks (« You Really Got Me »
[1964]) ; The Who (« My Generation » [1965], « I’m Free » [1969]) ; The Beatles (« Helter
Skelter »[1968] ; « I Want You (She’s So Heavy) [sept. 1969] ); The Rolling Stones (« Jumpin’
Jack Flash » [1968]) ; et, avant tout, Jimi Hendrix (« Purple Haze » [1967] ; « Voodoo Chile
(Slight Return) » [1968]).22 Le rôle de Hendrix dans la genèse du hard rock indique, à l’encontre
de ce que l’on pourrait croire, qu’il existait une interface entre le psychédélisme et le heavy metal.
Ce lien s’illustre dans des morceaux comme « 21st Century Schizoid Man » de King Crimson
(1969), ou, à un niveau moindre de célébrité, dans l’album Sea Chanties du groupe High Tide
(juil. 1969). La continuité entre les années 1960 et les années 1970
se remarque également dans le personnel musical. A l’origine, Led
Zeppelin aurait dû s’appeler The New Yardbirds : Jimmy Page,
le guitariste de Led Zep, avait été un des derniers membres des
Yardbirds et pouvait disposer de leur nom. Il avait donc été formé
dans la scène du rhythm and blues londonien.
Figure 8.2.2.3.1.d : article annonçant la volonté de Jimmy Page de
poursuivre l’aventure des Yardbirds. Ces nouveaux Yardbirds furent
renommés Led Zeppelin. Ceci témoigne de la continuité entre le British
rhythm and blues et le hard rock.

Il existe également certains antécédents nord-américains du


heavy metal. Les garage bands états-uniens sont parfois cités à ce
titre. Il s’agissait de musiciens d’outre-Atlantique du milieu des
années 1960—Question Mark and the Mysterians ; The
Standells ; Paul Revere and the Raiders, The Pleasure Seekers—imitant les groupes de la
British Invasion. Il est cependant plus avisé de les considérer comme des précurseurs du punk
rock—un statut qu’ils partagent avec d’autres groupes américains à la réputation mieux établie
comme le Velvet Underground, The Stooges et MC5 (voir 10). En revanche, certains groupes
nord-américains de la deuxième moitié des années 1960 pratiquaient une musique proche du blues
psychédélique de Cream et du Jeff Beck Group et se profilèrent donc comme des précurseurs
significatifs du metal. Citons à cet égard Grand Funk Railroad ; Mountain (initialement connus

22
Hendrix était évidemment américain, mais il produisit ses compositions les plus marquantes dans le cadre de la
scène musicale londonienne (voir 7.2.2.3).
VOL. IV 36

sous le nom de Leslie West) ; Iron Butterfly (avec le très célèbre In-A-Gadda-Da-Vida [juin
1968]) ; et Steppenwolf (« Born to Be Wild » [janv. 1968] ; « The Pusher » [janv. 1968]).23
Figure 8.2.2.3.1.e et f : The Troggs. Sous des dehors inoffensifs, ce
groupe de la British Invasion pratiquait un rock brut, anticipant le
hard rock de la décennie ultérieure et même le punk.

Enfin, dans les années 1960, certains groupes anglais


et américains à la carrière très brève prirent place dans la
généalogie du heavy metal par le caractère extravagant de
leur son et de leurs prestations. Parmi eux, citons les
britanniques The Troggs (« Wild Thing » [avril 1966]) et les
américains Blue Cheer (“Summertime Blues” [janv. 1968])
et Vanilla Fudge (“You Keep Me Hanging On” [1967]). Les
Troggs et Blue Cheer se distinguaient par leur jeu brut et
sauvage, Vanilla Fudge par leurs arrangements de clavier à
l’esthétique baroque. Ils bénéficièrent tous trois d’une
popularité météorique, sans lendemain. Leurs singles avaient
donc valeur de novelty songs, mais furent capables cependant
de donner une impulsion significative à la genèse du metal.24

Figures 8.2.2.3.1.g, h et i : Blue Cheer, Vanilla Fudge, Grand Funk Railroad—pionniers du hard rock.

23
Ces morceaux de Steppenwolf furent très populaires ; ils apparaissent dans la bande son du film Easy Rider (1969),
lié au mouvement hippie.
24
Dans l’industrie du disque et la presse musicale, le terme novelty songs désigne des morceaux basés sur un gimmick
(un truc ; une nouveauté passagère), souvent d’ordre comique, conférant aux morceaux en question un succès
spectaculaire, même planétaire, mais passager. Citons parmi les novelty songs de nombreuses chanson introduisant
une nouvelle danse ou une nouveau style musical : « The Twist » de Chubby Checker ; « Ça plane pour moi » de
Plastic Bertrand (déc. 1977) ; « Y.M.C.A. » de The Village People (nov. 1978) ; « Lambada (Chorando Se Foi) » de
Kaoma (juil. 1989) ; « Macarena » de Los del Rio (août 1995) ; ou, plus proche de nous, « Gangnam style » de Psy
(juil. 2012). Les deux derniers exemples illustre l’aspect comique des novelty songs : leur vidéo servait à populariser
une chorégraphie comique imitée par un public très nombreux.
VOL. IV 37

Le heavy metal classique se distinguait des autres musiques du rock classique par les traits
caractéristiques énumérés ci-dessous. Notons que nous décrivons ici le genre dans sa première
période, jusqu’à la fin des années 1970. Le profil du metal changea à partir des années 1980—une
reconfiguration que nous esquissons brièvement plus bas. Notons aussi que les principes de
plurigénéricité et de fuzzy logic mentionnés plus haut (voir 8.2.2.1) s’appliquent à ce catalogue de
techniques musicales : les traits distinctifs repris ci-dessous forment la dominante du metal
classique, ce qui implique qu’ils n’apparaissent pas nécessairement chez tous les groupes
concernés et encore moins dans tous les morceaux de leur répertoire.

1. Une rythmique implacable, même lourde.


Le jeu en puissance à la batterie, soutenu par une basse tout aussi vigoureuse, est un
élément stylistique clé du metal. John Bonham, le batteur de Led Zeppelin, est
considéré comme un des maîtres de ce style de percussions. Son style se démarque
spectaculairement de celui des batteurs de beat bands britanniques du milieu des années
1960—Ringo Starr dans la première période des Beatles—ou de celui des batteurs des
années 1950, qui affectionnaient la vitesse et le
swing léger. La recherche de l’effet de lourdeur
incitèrent les groupes de heavy metal classique à
privilégier les morceaux de tempo moyen, même lent
(« Whole Lotta Love » de Led Zeppelin ; « Smoke
on the Water » de Deep Purple)—un phénomène qui
caractérise également la musique funk de la même
période (voir 2.8). Ceci n’exclut pas l’existence de
morceaux au tempo très rapide (« Communication
Breakdown » de Led Zeppelin ; « Speed King » de
Deep Purple ; « Paranoid » de Black Sabbath),
mais, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer,
ils ne sont pas majoritaires.25 Dans le jeu de batterie,
la rythmique lourde et régulière alterne avec des
breaks et des fills requérant parfois une grande
virtuosité (« Highway Star » de Deep Purple).26
Figure 8.2.2.3.1.j : John « Bonzo » Bonham, le très puissant
batteur de Led Zeppelin, avec le bassiste John Paul Jones.
Bonham définit la norme du jeu de batterie pour le hard
rock des années 1970.

25
L’augmentation vertigineuse du tempo est une caractéristique du heavy metal des années 1990—speed metal ;
thrash metal.
26
Breaks et fills sont les ornements rythmiques que les batteurs rajoutent au rythme de base d’un morceau. En français,
on parle plutôt de roulements de batterie, car ces ornements prennent souvent la forme de suites rythmiques rapides
joués sur la caisse claire et les toms.
VOL. IV 38

2. Des compositions basées sur l’utilisation systématique de riffs.


Le heavy metal emprunte au blues afro-américain et au British rhythm and blues la
technique du jeu basée sur des riffs—des cellules rythmico-mélodiques répétitives (voir
2.5.4.3.1). Ce n’est pas un hasard si les premiers albums de heavy metal classique—les
disques de Led Zeppelin, par exemple—incluent des reprises de blues. Dans leurs
formes classiques, les riffs de heavy metal font appel à deux techniques guitaristiques
simples : dans certains cas, ils sont composés de séquences de notes simples jouées à
l’unisson à la guitare et à la basse (« Dazed and Confused » ou « Heartbreaker » de Led
Zeppelin ; « Behind the Wall of Sleep » de Black Sabbath); dans d’autres cas, ils
comprennent des suites de power chords (accords de puissance). Il s’agit d’accords de
quinte joués à la guitare, dont les harmoniques sont renforcées par la distorsion
électronique, étendant le registre de l’accord une octave vers le bas (« Communication
Breakdown » de Led Zeppelin ; « Smoke on the Water » de Deep Purple). Dans chaque
cas, les riffs sont fermement alignés sur la batterie.

3. La guitare électrique en distorsion : La guitare démultipliée par les effets de distorsion


constitue une des caractéristiques les plus reconnaissables du heavy metal. On la
retrouve à tous les stades de développement du genre.

4. La virtuosité ostentatoire
Les guitaristes de heavy metal sont censés être capable de produire des solos d’une
grande virtuosité. Le metal est donc le domaine des guitar heroes—Jimmy Page de
Led Zeppelin, Ritchie Blackmore de Deep Purple et Tony Iommi de Black
Sabbath. Un nombre minoritaire de groupes ont utilisé l’orgue électrique comme
instrument soliste—notamment Deep Purple, avec son claviériste Jon Lord. Notons
que cet impératif de virtuosité est un trait qui lie le heavy metal à l’art rock (voir
8.2.2.3).
Figure 8.2.2.3.1.k : Bon Scott, le chanteur originel
d’AC/DC. Comme un grand nombre de chanteurs de
hard rock des années 1970, Bon Scott chantait dans l’aigu,
et même en voix de tête.

5. Des performances vocales privilégiant


les tessitures aigües. Un bon nombre de
chanteur de heavy metal classique—
Robert Plant de Led Zeppelin, Ian
Gillan de Deep Purple, Bon Scott et
Brian Johnson d’AC/DC—chantaient
en voix de tête : leur tessiture
correspondait à celle d’un contre-ténor
en musique classique ou, par
comparaison au registre des chanteuses
d’opéra, à celle d’un contralto. On
VOL. IV 39

pourrait s’étonner de cette prédilection pour le chant haut placé, alors que le metal,
comme nous l’indiquons plus bas, cherche à projeter une image masculine (voir 8.3)
La voix aigüe, au bord de la rupture, servait en fait d’indice d’intensité et de
puissance : elle devait être capable de rivaliser avec les solos de guitare électrique.

8.2.2.3.2 Figures majeures du heavy metal classique

1. Led Zeppelin
Led Zeppelin fut fondé en 1968 par le guitariste londonien Jimmy Page. Ce dernier avait
joué de la guitare en tant qu’adolescent dans un groupe de skiffle (voir 6.4.1). Il avait
ensuite acquis une expérience considérable en tant que musicien de studio, jouant
notamment avec The Who, The Kinks, et Donovan. Page devint ainsi une figure familière
de la scène du British rhythm and blues. Il était un ami proche des plus grands guitaristes
de l’époque, Eric Clapton et Jeff Beck. En 1966, il succéda à Clapton et Beck en tant que
guitariste des Yardbirds (voir 6.4.2.8). Lors de la séparation des Yardbirds en 1968, Page
hérita provisoirement du nom du groupe. Il fonda donc The New Yardbirds avec le
bassiste/claviériste londonien John Paul Jones et deux musiciens de la région de
Birmingham, le chanteur Robert Plant et le batteur John Bonham. Afin d’éviter un conflit
juridique avec les ex-membres des
Yardbirds, le nouveau groupe
changea de nom. Sur la suggestion
du batteur des Who, Keith Moon,
les quatre musiciens rebaptisèrent
leur formation Led Zeppelin.27
Figure 8.2.2.3.2.1.a : Led Zeppelin à leurs
débuts : de g. à dr., John Paul Jones,
Jimmy Page, Robert Plant, John Bonham

Page, Plant, Jones et Bonham


comprirent très vite qu’ils avaient la
capacité d’allier virtuosité
individuelle et complémentarité
musicale. Page était un guitariste exceptionnel à la fois dans ses parties solos et dans son
jeu rythmique : il est l’auteur à la fois de riffs mémorables et de solos prestigieux. Avec
Jimi Hendrix et Chuck Berry, il est souvent cité comme un des trois guitaristes les plus
importants de l’histoire du rock. Plant était un chanteur extrêmement doué. Il maîtrisait
parfaitement le chant en voix de tête—une technique qui, nous l’avons indiqué plus haut,
devint un des traits distinctifs du hard rock/heavy metal. Bonham déployait un jeu

27
Avant de former Led Zeppelin, Jimmy Page avait essayé de mettre sur pied un supergroup comportant plusieurs de
ses amis. John Entwistle, le bassiste des Who avait prédit avec pessimisme que cette formation « s’écraserait comme
un ballon en plomb » («crash like a lead balloon »). Keith Moon avait fait remarquer que cette formule ferait un nom
de groupe très accrocheur. Page avait donc reprise le terme avec de légères modifications.
VOL. IV 40

extrêmement puissant, mais, paradoxalement, il était aussi capable de créer un liant


rythmique—un groove—très souple. Il devint rapidement un modèle pour l’ensemble des
batteurs de rock des années 1970. John Paul Jones, plus discret que les trois autres, était
cependant un bassiste fiable, ainsi qu’un multi-instrumentiste—en particulier, un
claviériste—doué.28

Figures 8.2.2.3.2.1.b, c, d et e : Led Zeppelin I, II, III et le quatrième album sans titre. Les quatre premiers
albums de Led Zeppelin figurent parmi les oeuvres les plus puissantes, cohérentes et techniquement abouties
du rock classique.

De 1969 à 1971, Led Zeppelin produisit quatre albums qui comptent parmi les plus
prestigieux du corpus du rock classique. Les trois premiers sont intitulés respectivement
Led Zeppelin I (janv. 1969), II (oct. 1969) et III (oct. 1970). Le quatrième (nov. 1971) ne
porte officiellement pas de titre, mais il est souvent appelé par facilité Led Zeppelin IV
(c’est ainsi que nous le désignerons ici). Parmi ces quatre albums, la préférence des fans et
des journalistes se porte en général sur le quatrième. Ils sont cependant tellement cohérents
stylistiquement qu’il est judicieux de les traiter comme une tétralogie. Dès le départ, le
groupe propose une musique dont la dominante générique est le hard rock ancré dans le
blues, dans la tradition de Cream et du Jeff Beck Group. Les morceaux principaux
répondant à cette définition sont respectivement « Dazed and Confused » (I) ; « Whole
Lotta Love » (II) ; « Heartbreaker »
(II) ; « Immigrant Song » (III) ; le
somptueux slow blues « Since I’ve
Been Loving You » (III) ; ainsi que
« Black Dog » (IV) et « When the Levee
Breaks » (IV).
Figure 8.2.2.3.2.1.f : Led Zeppelin sur scène. Jimmy
Page est l’exemple même du guitar hero du rock
classique. On le voit ici avec une guitare Gibson
customisée à double manche (6 cordes/12 cordes). Il
l’utilise à merveille sur des morceaux tels que
« Stairway to Heaven » et « When the Levee Breaks ».

28
Si Led Zeppelin est avant tout un groupe de guitariste, ses arrangements comportent aussi de nombreuses parties de
clavier—orgue, mellotron, synthétiseur. La piste d’orgue de « Since I’ve Been Loving You » (III) témoigne de sa
maîtrise du clavier.
VOL. IV 41

Cependant, Led Zeppelin s’est déployé également au moins dans deux autres styles.
D’une part, les albums comportent de nombreux morceaux semi-acoustiques. Certains sont
proches du folk (« Babe, I’m Gonna Leave You » et « Black Mountain Side » sur I ) ;
d’autres sont proches du Delta blues (« Ramble On » sur II). Les morceaux folk sont
souvent teintés de consonances celtiques (les magnifiques « Going to California » et « The
Battle of Evermore » sur IV). D’autre part, Led Zeppelin, malgré son orientation heavy
metal, propose également des morceaux mélodieux dans un format proche de la pop
(« Good Times, Bad Times » sur I ; « Thank You » sur II ; et « Tangerine » sur III). Notons
aussi que, dans les morceaux de blues/hard rock, les solos—très impressionnants, comme
on peut s’y attendre—ont parfois des consonances orientales (« Dazed and Confused » ;
« Whole Lotta Love »). Led Zeppelin perpétue ainsi la tradition du raga rock
psychédélique (voir 7.3.3.2). Au-delà de ces composantes majeures, le groupe aborda
occasionnellement quelques autres styles—notamment le funk (« Royal Orleans » sur
Presence) et le reggae (« D’Yer Mak’er » sur Houses of the Holy).
Figure 8.2.2.3.2.1.g : Led Zeppelin sur scène,
jouant un morceau acoustique. Les albums de
Led Zeppelin contiennent des morceaux
proches du folk. Les concerts du groupe
comportaient donc des moments acoustiques.

Deux morceaux particulièrement


significatifs font la synthèse des
différentes influences qui ont façonné la
musique du groupe : « Stairway to
Heaven » (IV) et « Kashmir » (Physical
Graffiti). « Stairway » est dans ses deux
premiers tiers une balade folk-rock
extrêmement mélodieuse, accompagnée
de mellotron produisant des sons de flûtes aux consonances celtiques. Dans son dernier
tiers, au terme d’un crescendo remarquable joué à la guitare électrique à douze cordes, le
morceau glisse vers le hard rock et déploie un des solos les plus célèbres de Jimmy Page.
« Kashmir », de son côté, mélange dès le départ les éléments distinctifs du heavy metal et
du raga rock. D’une part, sa rythmique monumentale soutient un riff de guitare subtil mais
très puissant ;29 d’autre part, Plant dépose une ligne de chant orientalisante sur des riffs de
mellotron joués par John Paul Jones. Ces deux chansons sont considérées comme des
chefs-d’œuvre de la musique des années 1970. Pour les fans, ils ont valeur de morceaux-
culte.

29
Musicalement, le côté énigmatique de « Kashmir » tient à l’utilisation inhabituelle d’un polyrythme en cycle lent :
la guitare joue un riff en 3/4 alors que la batterie s’en tient à un groove classique en 4/4 dans un tempo modéré mais
à très haut volume. Guitare et batterie se rejoignent donc toute les trois mesures (tous les 12 temps). Ce riff
polyrythmique a impressionné de nombreux musiciens : il a été notamment samplé par des rappeurs.
VOL. IV 42

Figure 8.2.2.3.2.1.h : John Paul Jones,


bassiste de Led Zeppelin, au clavier. Les
arrangements du groupe bénéficièrent des
talents de multi-instrumentistes de Jones.
Celui-ci ajouta des pistes de clavier à de
nombreux morceaux, notamment la
brillante partie d’orgue de « Since I’ve
Been Loving You ».

Led Zeppelin ne put cependant


maintenir la qualité de leur production
au-delà de leurs quatre premiers
albums. Houses of the Holy (mars
1973) contient quelques excellents
morceaux (« The Song Remains the
Same » ; « The Rain Song » ; « No Quarter »), mais souffre de choix de production
déforçant le son du groupe, comme si les musiciens s’étaient fatigués de la formule qui
avait fait leur succès. Sur le double album Physical Graffiti (févr. 1975), ils renouent avec
leur son originel mais l’utilisent avec un succès inégal selon les morceaux. Les titres hard
rock/heavy metal semblent routiniers. En revanche, les morceaux lents—« In the Light » ;
« Ten Years Gone »—sont encore magnifiques. Enfin, comme nous l’avons indiqué plus
haut, Physical Graffiti contient un véritable chef-d’œuvre—« Kashmir ». L’album
suivant—Presence (mars 1976)—fut à quelques exceptions près (« Achilles Last Stand » ;
« Royal Orleans ») une déception. Le dernier album—In Through the Out Door (août
1979)—accentue l’impression d’hésitation stylistique : face à la montée du (post)-punk, le
groupe, semblait s’orienter vers un style plus commercial, proche de la future pop des
années 1980. A ce stade, le groupe dût payer le prix du style de vie que ses membres avaient
adopté à travers les années 1970. Le jeu de Page était affaibli par son addiction à l’héroïne.
En septembre 1980, John Bonham décéda à 32 ans
dans des circonstances faisant penser à une
overdose. Les autres musiciens décidèrent que Led
Zeppelin ne pouvait exister sans lui.30 Ils se
consacrèrent à leur carrière solo avec, dans les
années 2000, quelques réunions occasionnelles des
survivants du groupe originel.
Figure 8.2.2.3.2.1.i : pochette de Physical Graffiti (1975). Ce double
album, doté d’un très beau graphisme, est musicalement très varié.
Extrêmement bien reçu par la critique et par les fans, il laisse
cependant percevoir la fragmentation du projet musical poursuivi
au départ par le groupe.

30
Notons que ni les Rolling Stones, ni les Who n’eurent la même délicatesse lors du décès de Brian Jones (1969),
Keith Moon (1978) et John Entwistle (2002).
VOL. IV 43

Led Zeppelin, nous l’avons indiqué, offre une des meilleures illustrations des
paradoxes du rock classique : le groupe développa un corpus d’une qualité exceptionnelle
tout en s’engageant dans des stratégies de consolidation industrielle et de maximalisation
des profits. D’une part, la musique de Led Zeppelin présente encore une dimension
expérimentale compatible avec le psychédélisme. Nous avons vu que Led Zeppelin I posa
un jalon dans l’évolution de la musique de la fin des années 1960 non seulement par la
virtuosité musicale, mais aussi par la qualité de la production : le son est à la fois
remarquablement puissant et extrêmement clair ; il crée une image audiospatiale très
ample. Une telle recherche sonore prolongeait les recherches esthétiques du milieu de la
décennie. De même, certains choix d’instrumentation donnaient au groupe une tonalité
inédite—l’utilisation d’un archet pour les solos de guitare électrique (« Dazed and
Confused ») ; la mandoline bluegrass31 pour certaines parties acoustiques (« The Battle of
Evermore ») ; la guitare électrique à douze cordes (« When the Levee Breaks » ; « Stairway
to Heaven »). Enfin, le mode de diffusion privilégié par le groupe pouvait donner
l’impression d’une rupture avec la standardisation commerciale. Plus encore que Pink
Floyd dans leur maturité, Led Zeppelin refusait d’assurer la promotion de leur musique par
les moyens qui, auparavant, avaient fait le succès des Beatles et des Stones—la
commercialisation de hit singles. Le groupe considérait leurs albums comme des unités
indivisibles ne permettant pas de privilégier certains morceaux au détriment des autres.32
Le contact entre le groupe et leurs fans s’établissait donc exclusivement par la vente
d’albums et les concerts. Très rapidement d’ailleurs, le groupe devint une des attractions
scéniques les plus importantes du circuit rock, en particulier grâce à ses nombreuses
tournées américaines. Ces prestations apparaissent sur leur seul album live officiel sorti
dans les années 1970—le double LP The Song Remains the Same (sept. 1976), servant de
bande son à un film du même titre—ainsi que sur les sorties CD
plus tardives, The BBC Sessions (1997) et How the West Was
Won (2003). Sans aucune surprise, ces albums sont parmi les
meilleurs enregistrements live du rock des années 1970.33
Figure 8.2.2.3.2.1.j : The Led Zeppelin Remasters (1990), une compilation
des morceaux majeurs du groupe. D’une grande qualité technique, ces
rééditions remasterisées par Jimmy Page lui-même, parfois
commercialisées sous la forme de coffrets de luxe, ont été des produits
très rentables. Elles font donc partie d’une politique de marketing bien
pensée, ciblant les fans experts et le public mature du rock classique.

31
La mandoline bluegrass est une mandoline à douze cordes utilisée originellement dans certains styles de musiques
folk américaines—notamment la musique bluegrass de la région des Appalaches (la chaîne de montagne longeant la
côte est des USA).
32
Atlantic Records, la maison de disque de Led Zeppelin, ne commercialisa des singles du groupe que sur le marché
américain—une décision allant à l’encontre des vœux des musiciens.
33
Cet album live démontre que les membres de Led Zeppelin étaient capables de jouer en direct des morceaux qui, en
studio, faisaient généreusement appel à l’enregistrement multipiste et semblaient donc requérir bien plus que quatre
musiciens. Cet exploit du direct était dû en grande partie au talent de Jimmy Page, capable d’occuper un vaste espace
sonore.
VOL. IV 44

En revanche, tout comme nous l’avons constaté avec Pink Floyd, ce dispositif en
apparence éloigné des considérations commerciales s’est révélé extraordinairement
rentable, permettant à Led Zeppelin de vendre près de 300 millions d’albums. Il faut donc
constater que la musique de Led Zeppelin fut diffusée grâce à des canaux qui construisaient
un nouveau modèle industriel assurant le succès massif d’une variété de musique rock
dotée d’un niveau de capital culturel élevé. L’ambiguïté de la démarche commerciale de
Led Zeppelin s’exprime d’ailleurs dans leur décision, au milieu des années 1970, de
diffuser leur musique sous leur propre label—Swan Song Records. Ce geste semble au
premier abord exprimer un désir d’autonomie, conférant aux musiciens une maîtrise directe
de leur création. Mais il peut aussi s’expliquer par la volonté de contrôler au plus près les
revenus du groupe.34 Au total, nous pouvons comparer les stratégies de marketing de
groupes de rock classique comme Led Zeppelin à la démarche d’une firme informatique
comme Apple Computers : le dispositif industriel créé par le groupe s’adressait à des fans
exigeants, soucieux d’authenticité, désirant se démarquer du marché populaire. Ce que l’on
pourrait qualifier de merchandising haut de gamme s’avéra extrêmement profitable. La
décision de Jimmy Page de commercialiser dans
les années 2000 des rééditions méticuleusement
remastérisées des albums du groupe s’inscrit
aussi dans cette logique.
Figure 8.2.2.3.2.1.k : « No Stairway to Heaven ». Une scène de la
comédie Wayne’s World de Penelope Spheeris (1992) décrit un
magasin d’instruments interdisant aux client.e.s de jouer
« Stairway to Heaven » lorsqu’ils ou elles essayent les guitares.
Les arpèges de la partie folk du morceau sont effectivement à la
portée des musicien.ne.s amateur.e.s. On imagine la lassitude des
vendeurs entendant de multiples versions malhabiles de ces
quelques mesures. Le film offre une bonne indication de
l’énorme respect dont jouit Led Zeppelin, ainsi que du statut
iconique de cette chanson.

2. Deep Purple
Alors que la musique de Led Zeppelin était ancrée dans le blues de la British Invasion, le
son de Deep Purple fut façonné par le courant du psychédélisme britannique s’inspirant de
la musique classique (voir 7.3.3.3). Le groupe se forma dès 1967 autour du guitariste
Ritchie Blackmore et du claviériste Jon Lord. Ces deux musiciens furent les piliers d’une
formation qui connut de nombreux changements de personnel. Nous nous intéresserons
principalement à ce que l’on appelle la deuxième configuration de Deep Purple (« Deep
Purple Mark II »). Il s’agit de l’époque où Blackmore et Lord furent rejoint par le batteur
Ian Paice, le chanteur Ian Gillan et le bassiste Roger Glover—le moment où le groupe
contribua à poser les bases du hard/rock heavy metal.

34
Le même raisonnement peut s’appliquer à la création de Apple Records par The Beatles et Rolling Stones Records
par les Rolling Stones.
VOL. IV 45

Figure 8.2.2.3.2.2.a : The Book of Taliesyn de Deep Purple


(1968). Sur cet album, la musique du groupe est encore
influencée par Vanilla Fudge, avec des arrangements où
dominent les claviers. Taliesyn est un barde gallois médiéval ;
cette référence est donc typique du (post)-psychédélisme.

Dans sa première formation, Deep Purple enregistra


trois albums psychédéliques —Shades of Deep Purple
(juillet 1968), The Book of Taliesyn (oct. 1968) et
Deep Purple (juin 1969)—dont la direction esthétique
et même les choix de composition et de mixage
manquaient de cohérence. Une de leurs influences
majeures à l’époque était Vanilla Fudge—le groupe
américains aux arrangements d’orgue grandiloquents.
L’attirance du premier Deep Purple pour une certaine
pomposité néoclassique s’exprima aussi par le fait que le groupe engrangea son premier
succès commercial avec un album live accompagné d’un orchestre de musique classique—
Concerto for Group and Orchestra (sept. 1969). Ce disque peut donc se comparer aux
expérimentations symphoniques des Moody Blues, Procol Harum et Pink Floyd—des
tentatives qui ne furent pas toujours couronnées de succès (voir 7.3.3.3 ; 8.2.1.3).
Figure 8.2.2.3.2.2.b : Deep Purple, Mark II. De haut en bas et de
gauche à droite: Ritchie Blackmore, Roger Glover, Ian Paice, Ian
Gillan et Jon Lord.

A ce stade, à la demande de Blackmore, le


groupe adopta un son plus « heavy », selon la
connotation positive que peut avoir ce terme dans
le contexte de la culture blues et rock (voir
8.2.2.2.1). Ceci revenait en pratique à mieux
mettre en valeur la guitare par rapport aux
claviers, forts présents dans les premiers albums.
Le résultat de cette reconfiguration fut
l’enregistrement de Deep Purple in Rock (juin
1970)—un album qui, avec Machine Head (mars
1972), représente la contribution majeure de Deep
Purple au rock classique. In Rock révèle un groupe qui, tout comme Led Zeppelin, ne
comporte que des virtuoses. La technicité de la musique de Deep Purple se fait d’ailleurs
souvent plus exubérante que dans le groupe de Jimmy Page, en raison du jeu de batterie
étourdissant de Ian Paice et de la prédilection de Jon Lord pour les suites d’arpèges inspirés
de la musique baroque. Cette virtuosité s’exprime aussi par la présence d’une plus forte
proportion de morceaux au tempo rapide—« Speed King » et « Flight of the Rat » sur In
Rock ; « Highway Star » sur Machine Head—contrastant avec le groove led zeppelinien
plus posé, dérivé du blues. Les morceaux les plus représentatifs de In Rock sont « Speed
King », dont le titre reflète bien le tempo effréné, et « Child in Time », un très beau
VOL. IV 46

morceau lent accompagné à l’orgue, se terminant par un crescendo heavy metal. Ian Gillan
y déploie une voix opératique dont la maîtrise des aigus est comparable au style de Robert
Plant. Tout au long de l’album, Deep Purple développe un son immédiatement
reconnaissable basé sur l’alternance entre orgue et guitare ou sur leur superposition.
L’orgue de Lord est fréquemment coloré de distorsion, ce qui rend le mélange avec la
guitare de Blackmore d’autant plus aisé.
Figure 8.2.2.3.2.2.c : Deep Purple in Rock, le premier album de Deep
Purple qui souscrit à l’esthétique du hard rock/heavy metal.

Après Deep Purple in Rock, le groupe composa


Fireball (juin 1971), qui reprend avec un peu moins
d’inspiration les éléments déjà introduits dans l’album
précédent. En revanche, Machine Head (mars 1972), bien
qu’enregistré dans des circonstances difficiles,35 a valeur de
consécration. Le groupe y déploie sa puissance et sa
virtuosité dans des morceaux devenus culte comme
« Highway Star » et « Smoke on the Water ». « Highway
Star », très rapide, débute par un crescendo spectaculaire à
la voix. S’ensuit un morceau au tempo implacable pourvu
de deux solos éblouissants : dans le premier, Jon Lord fait
valoir sa maîtrise du jeu en arpèges néo-classiques ; dans le deuxième, Ritchie Blackmore
déroule un phrasé aux inflexions magnifiquement maîtrisées. « Smoke on the Water », de
son côté, est un des morceaux les plus célèbres du rock classique. Son riff, instantanément
reconnaissable, illustre de manière éloquente l’efficacité des séquences de power chords.
Par sa simplicité, il a fait le bonheur de nombreux guitaristes débutants. Cependant, la
subtilité paradoxale du morceau provient du fait que cette rythmique de guitare brute est
entourée d’un entrelacs musical complexe construit par toutes les autres pistes—batterie,
basse, orgue, voix. Ce mélange de puissance et de
technicité capture l’essence de l’esthétique du heavy
metal classique. Le répertoire de Deep Purple in
Rock et Machine Head forme la base de l’album live
Made in Japan (déc. 1972), figurant parmi les
meilleurs enregistrements live de la période. Ce
disque contribua tout autant que les albums studio à
consolider la réputation du groupe.
Figure 8.2.2.3.2.2.d : Machine Head, un des albums de référence du
hard rock/heavy metal classique. La qualité technique des
compositions et de la production ne laissent pas transparaître le fait
qu’il fut enregistré dans des conditions difficiles.

35
Comme le racontent les paroles de « Smoke on the Water », le groupe ne put enregistrer au Casino de Montreux
comme prévu, car celui-ci fut détruit par un incendie déclenché lors d’une prestation de Frank Zappa. Deep Purple dut
donc utiliser le bâtiment désaffecté du Grand Hotel de Montreux pour son enregistrement.
VOL. IV 47

Deep Purple ne parvinrent pas par la suite à reproduire le niveau de créativité qui
caractérisa leur production du début des années 1970. En revanche, leur carrière connut
une longévité remarquable : malgré de nombreux changements de personnel, une
interruption de plusieurs années au tournant des années 1980 et la mort de Jon Lord en
2012, le groupe est encore en activité à la fin de la deuxième
décennie du 21ème siècle. Ils ont à ce jour produit plus de
vingt albums. Après avoir été boudés pendant de longues
années par le Rock and Roll Hall of Fame, ils furent
couronnés par cette institution en 2016 sous la pression de
nombreux musiciens de heavy metal qui reconnaissent en
eux—ainsi qu’en Led Zeppelin et en Black Sabbath—des
précurseurs incontournables.
Figure 8.2.2.3.2.2.e : Made in Japan. Ce double album live,
reprenant des morceaux d’In Rock et de Machine Head, fut
extrêmement populaire et confirma le statut de Deep Purple comme
pilier du hard rock/heavy metal.

3. Black Sabbath
Black Sabbath se forma en 1968 à Birmingham à l’initiative du guitariste/compositeur
Tony Iommi. Il comptait dans sa formation initiale le guitariste/auteur Geezer Butler, le
batteur Bill Ward et le chanteur Ozzy Osbourne. Le groupe changea plusieurs fois de
nom dans la première année de son existence. Le nom Black Sabbath fut adopté en été
1969 en référence à un film d’horreur de 1963 avec en vedette l’acteur Boris Karloff.
L’allusion au monde de l’horreur est révélatrice : dès son premier album, Black Sabbath
(févr. 1970), le groupe produisit une musique inspirée du blues-rock lourd dans le style de
Cream, mais aussi délibérément infléchie vers des tonalités évoquant des ambiances
sépulcrales. De manière symptomatique, la plage titulaire de l’album utilise l’intervalle
dissonant de fausse quinte (le triton), qui était banni de la musique du Moyen Age et fut
plus tard surnommé l’accord du diable. Les autres titres de l’album—« Wizard », « Evil
Woman », « Behind the Wall of Sleep »—confirment cette orientation vers l’occultisme.
Ce premier album s’avère remarquablement cohérent, imposant avec confiance un projet
musical bien défini. Les membres de Black Sabbath s’affirment comme des instrumentistes
très compétents (ceci vaut pour les deux guitaristes, ainsi que pour le batteur Bill Ward,
dont le jeu se place à mi-chemin entre les styles de John Bonham et Ian Paice). Black
Sabbath ne recherchait cependant pas le degré de virtuosité de Led Zep et de Deep Purple.
Une telle technicité aurait d’ailleurs nui aux ambiances sombres qu’il essayait de créer. Le
groupe se distingue de ses contemporains par l’utilisation particulièrement généreuse de la
distorsion à la guitare et même à la basse, produisant un son que l’on peut
métaphoriquement qualifier de « sale ».
VOL. IV 48

Figure 8.2.2.3.2.3.a : pochette de Black Sabbath. Ce premier album


déploie avec grande confiance un son qui anticipe des mouvements
ultérieurs tels que le punk, le goth rock et le grunge.

Dès son premier album, Black Sabbath connut un


succès appréciable auprès des fans de hard rock les plus
radicaux. Il dût toutefois affronter une réception critique
négative. Ce schéma se reproduisit avec la sortie du
deuxième album, Paranoid (sept. 1970), qui bénéficia
d’un engouement populaire encore plus important. La
plage titulaire devint au fil du temps un des morceaux les
plus célèbres du heavy metal. A partir du troisième et du
quatrième album—respectivement Master of Reality
(juillet 1971) et Black Sabbath Vol. 4 (mai 1972)—la musique du groupe devint plus
complexe non seulement par la diversification des arrangements—l’ajout occasionnel de
claviers—, mais surtout par la complexité rythmique : les morceaux multiplient les
changements de rythmes abrupts—une technique qui deviendra une des bases du heavy
metal des années 1990. Vers la fin des années 1970, le groupe connut un moment
d’épuisement menant à de nombreux changements de personnel. Il poursuivit ses activités
sous différentes configurations jusqu’à la fin des années 2010.
Figure 8.2.2.3.2.3.b : pochette de Paranoid. Cet album,
maintenant considéré comme un classique, fut plébiscité par les
fans du groupe, mais fut accueilli avec indifférence ou hostilité
par la presse rock de l’époque.

L’influence de Black Sabbath sur les mouvements


musicaux ultérieurs fut considérable, tant par sa musique
que par son positionnement dans le paysage médiatique.
Sa texture musicale fut un point de repère essentiel pour
le grunge, le goth rock et le punk—même si, nous l’avons
mentionné plus haut, les punks récusaient initialement
cette filiation (voir 10). Simultanément, Black Sabbath
prouva qu’il était possible pour un groupe d’acquérir un
succès massif contre l’avis de la critique et sans grand
soutien des médias. A ce titre, le groupe préfigura le statut alternatif de la nouvelle scène
du heavy metal d’après la fin des années 1980. Au fil des décennies, les critiques ont bien
sûr dû réévaluer la contribution de Black Sabbath au rock classique. Le groupe est
maintenant considéré comme un des piliers du heavy metal—un des membres de la
« Sainte Trinité » du genre. Il fut accueilli au Rock and Roll Hall of Fame avant même
Deep Purple.

La scène du heavy metal classique ne se limite évidemment pas aux trois grands noms
mentionnés ci-dessus. Parmi les autres groupes britanniques du début des années 1970, nous
pouvons aussi citer Uriah Heep (...Very ’Easy Very ’Umble ... [juin 1970]) ; Humble Pie (Humble
VOL. IV 49

Pie [juillet 1970]) ; UFO (UFO [oct. 1970]) ; et Budgie (Budgie [juin 1971]). Aux Etats-Unis,
nous avons noté que le hard rock/heavy metal se développa de manière moins dominante. Des
groupes de précurseurs tels que Grand Funk Railroad illustrent bien cette situation : ils furent
actifs pendant toutes les années 1970 et continuèrent à tourner jusqu’au début du 21ème siècle sans
atteindre la notoriété des britanniques. Parmi les autres groupes de hard rock états-uniens citons
Sir Lord Baltimore (Kingdom Come [déc. 1970]), Bloodrock
(Bloodrock 2 [oct. 1972]) ; Blue Öyster Cult (Blue Öyster Cult
[janv. 1972]) ; et Alice Cooper (School’s Out [juin 1972]),
célèbre pour ses prestations très théâtrales. Le développement
plus discret du heavy metal aux Etats Unis au début des années
1970 est en partie dû au fait que ce genre était en concurrence
avec la musique que nous pouvons rétrospectivement qualifier
de roots rock (voir 8.2.2.6). Cette dernière présentait un profil
sonore moins radical que le heavy metal et elle était plus
explicite dans sa volonté de prolonger la tradition de la musique
(afro)-américaine. Mais dans le paysage musical états-unien,
elle pouvait en partie remplir l’espace occupé en Grande
Bretagne par le hard rock.
Figure 8.2.2.3.3.a : Alice Cooper [Vincent Damon Furnier] en 1973.
Alice Cooper jouait une musique proche du hard rock avec un jeu de
scène extrêmement théâtral, anticipant le goth rock. Le nom « Alice
Cooper » faisait initialement référence au groupe et non au chanteur
lui-même.

8.2.2.3.3 Au-delà du heavy metal classique

Au milieu des années 1970, le heavy metal britannique connut une éclipse partielle en raison de
l’émergence du mouvement punk. Cette nouvelle génération de musiciens et de fans affectait un
rejet presque absolu des courants du rock encensés par leurs aînés (voir 10). Cette
excommunication culturelle visait également le heavy metal, même si dans certains cas le son des
groupes punk ne différaient pas intégralement du metal du début de la décennie.36 Aux Etats-Unis,
en revanche, le heavy metal gagna à partir du milieu de la décennie des parts de marché importantes
grâce à des groupes à très grand succès tels qu’Aerosmith (Aerosmith [janv. 1973]) et Kiss (Kiss
[févr. 1974]). Ces américains furent rejoints par les australiens d’AC/DC (Let There Be Rock [mars
1977]), dont le succès devint spectaculaire au tournant des années 1980. Ces groupes établirent
leur réputation en partie par un jeu de scène à la fois très extraverti et très construit, faisant appel
à du grimage spectaculaire (les membres de Kiss apparaissent systématiquement maquillés dans
un style inspiré du théâtre japonais) ou des déguisements (la tenue d’écolier du guitariste Angus

36
Cette similarité est particulièrement audible dans la musique du groupe phare du mouvement punk—The Sex
Pistols—dont le son reste assez proche de celui de Black Sabbath, par exemple. D’autres groupes punk—The Clash,
Buzzcocks—sont moins directement liés au heavy metal.
VOL. IV 50

Young dans AC/DC). Notons que ces techniques de théâtralisation avaient déjà été développées
dès le début des années 1970 par Alice Cooper. 37

Figure 8.2.2.3.3.b : la relève du heavy metal dans la deuxième moitié des années 1970—AC/DC, Kiss et
Aerosmith

Dans la scène musicale de l’extrême fin des années 1970 on assista à une fusion partielle
des publics du punk et du heavy metal sous l’influence de groupe tels que Motörhead (Motörhead
[août 1977]), dont la musique et les codes vestimentaires mêlaient des éléments des deux
mouvements. Ceci favorisa le développement de la New Wave of British Heavy Metal avec des
groupes tels que Saxon, Iron Maiden et Def Leppard. Vers la fin des années 1980 et dans les
années 1990, le heavy metal connut une expansion considérable dans de nombreux pays (US ;
Europe, en particulier l’Allemagne et la Scandinavie ; Amérique Latine). De manière remarquable,
il s’engagea dans une voie de développement séparé par rapport au courants mieux médiatisés du
rock—une évolution qui fit du metal une planète musicale à part entière. Cette évolution fut
marquée, d’une part, par la diversification du heavy metal en un grand nombre de catégories
concurrentes—glam metal, sleaze metal, speed metal, neoclassical metal, thrash metal, death
metal, ou black metal. On discernait d’ailleurs déjà l’apparition d’un tel éventail stylistique dans
la scène du début des années 1970 : un contraste s’y dessinait entre la virtuosité quelque peu élitiste
de Led Zeppelin et Deep Purple et, d’autre part, les accents plus sombres et plus directs de Black
Sabbath (voir 8.2.2.2.3). Cette
divergence musicale impliquait aussi un
certain degré de différenciation entre les
différents segments du public.
Figures 8.2.2.3.3.c et d : les nouveaux
virtuoses du heavy metal des années 1980-
90—les guitaristes Eddie Van Halen et
Yngwie Malmsteen.

37
Vincent Damon Furnier, le chanteur d’Alice Cooper, utilisait des animaux—notamment un boa—comme
accessoires de scène, et privilégiait les mises en scènes évoquant des scènes d’horreur. Une rumeur, fausse, circula à
l’époque selon laquelle il avait décapité un poulet avec les dents lors d’un de ses concerts.
VOL. IV 51

D’autre part, à partir des années 1980, les spécificités de la culture du heavy metal se
manifestèrent de manière de plus en plus explicite au niveau des codes vestimentaires et visuels.
Au début des années 1970, les groupes de hard rock/heavy metal ainsi que leur public se
différenciaient assez peu du reste de la scène rock : dans l’iconographie du début de la décennie,
les musiciens adoptaient encore les codes visuels de la scène hippie. A partir de la deuxième moitié
des années 1970, une imagerie spécifique se développa, privilégiant les vêtements sombres, les
tatouages, les piercings ainsi que dans certains cas les accessoires liés à la culture du satanisme et
du wicca. Au niveau musical, le metal des années 1990 mit en avant de nouveaux traits distinctifs
tels la prédilection pour les tempos extrêmement rapides ; l’utilisation de signatures rythmiques
plus variées et plus complexes que le 4/4 habituel (oscillation entre plusieurs signatures impaires—
7/4, 5/4—au sein des mêmes morceaux) ; et le choix de timbre vocaux très profonds, produits par
traitement électronique (distorsion, harmonizer). Cette scène du heavy metal tardif produisit ses
propre guitaristes virtuoses—Eddie Van Halen de Van Halen ; Slash de Gun N’ Roses ; et
Yngwie Malmsteen—ainsi qu’un grand nombre de batteurs très brillants.
VOL. IV 52

8.2.2.4 L’art rock : le rock progressif post-psychédélique

8.2.2.4.1 Les règles de l’art : traits spécifiques du post-psychédélisme

Dans les commentaires consacrés à l’évolution de Pink Floyd au début des années 1970, nous
avons mentionné que le rock progressif était le domaine où les musiciens avaient le moins
conscience d’avoir amorcé un virage musical au passage de la nouvelle décennie (voir 8.2.1.3).
Au contraire de la frange la plus dure du rock des années 1960, qui avait donné naissance au hard
rock/heavy metal, le rock progressif s’était engagé dans le rock classique sans se profiler comme
un nouveau genre identifiable par les fans et les journalistes. Le rock psychédélique était encore
un phénomène récent, en phase ascendante, et donc peu susceptible de remettre en question ses
choix esthétiques. De même, il n’y avait pas eu non plus de rupture quant au personnel musical.
La plupart des groupes progressifs appelés à dominer la scène des années 1970—Genesis, Yes,
King Crimson—s’étaient déjà formés, parfois de manière discrète, pendant les premières années
du psychédélisme. Certains musiciens majeurs des années 1970—Rick Wakeman, Keith
Emerson, Greg Lake, Chris Squire—avaient débuté dans des groupes apparus dès le milieu des
années 1960 (voir 7.2.4.2.6). Enfin, le groupe progressif le plus prestigieux et populaire de la
première moitié des années 1970—Pink Floyd—avait été la figure de proue du psychédélisme
originel (voir 8.2.1.3). Par conséquent, un bon nombre de traits définitionnels du rock
psychédélique dont nous avons fait l’inventaire dans le chapitre consacré aux années 1960 (voir
7.3) se perpétuèrent dans l’esthétique des années 1970—le rapport à la musique classique et au
jazz, les développements technologiques dans le domaine de l’enregistrement.

Figure 8.2.2.4.1.1.a : affiche de concert des Yardbirds, Richie Havens et The Doors au Fillmore West à San
Francisco (1967). Figure 8.2.2.4.1.1.b : pochette intérieure de Close to the Edge de Yes par Roger Dean (1972).
Le graphisme du psychédélisme classique est fluide et extroverti. Le style graphique du post-psychédélisme est
plus discipliné et délibérément escapiste : il évoque des mondes parallèles sur un mode surréaliste.

Cependant, une inflexion significative eut bien lieu au sein du rock progressif dès la fin de
la décennie. Ce changement nous amène à recourir au terme post-psychédélisme afin de distinguer
la musique expérimentale des années 1970 de ce que nous appellerons dorénavant le
VOL. IV 53

psychédélisme classique. A l’origine, le psychédélisme classique était censé simuler une


expérience—le dérèglement des sens sous l’effet des hallucinogènes (voir 7.3.2.1.1). Ce projet se
manifestait par une esthétique laissant une part importante à la spontanéité, la rupture et la
subversion. Par son côté transgressif, le rock psychédélique originel exprimait aussi la dynamique
d’un mouvement social—la contre-culture des années 1960. Les musiciens post-psychédéliques,
au contraire, firent le choix de mesurer la valeur de la musique à leur capacité de produire des
compositions à la fois complexes et bien structurées, faisant appel à une virtuosité considérable.
Le rock post-psychédélique se caractérisa au niveau musical par un certain esprit de sérieux. C’est
pourquoi on le désigne aujourd’hui par le terme art-rock. Comme la plupart des genres du rock
classique, l’art rock abandonna en partie l’ambition de relayer des revendications sociales—un
changement dû à l’affaiblissement de la contre-culture au tournant des années 1970. Les traits
distinctifs du rock progressif post-psychédélique sont donc pour la plupart liés à l’ambition de
produire une musique mettant en avant une discipline artistique de type belle-lettriste (voir 1.2.1).

Figure 8.2.2.4.1.2.a : Partition de l’intro de « Roundabout » de


Yes (1972). Le culte de la virtuosité musicale post-psychédélique
rend d’autant plus utile la commercialisation de partitions.
Celles-ci sont, toutefois, dans la plupart des cas des versions
simplifiées.

- 1. La marginalisation du carnavalesque
psychédélique
L’art rock, par son désir de produire une musique
structurée et complexe, abandonna pour l’essentiel
l’esprit de dérision carnavalesque qui constituait
une composante significative du psychédélisme
classique. Nous avons vu que le psychédélisme
originel, s’inspirant de l’esprit du carnaval et des
traditions du cirque, favorisait des pratiques
d’improvisation, de parodie grotesque, ou même,
au niveau musical, la dissonance et le bruitisme
(7.3.3.5). Ces pratiques ne disparurent pas
complètement de l’art rock post-psychédélique.
Elles persistèrent dans la musique des groupes à
l’esthétique la plus radicale, qui ne visaient pas la popularité (voir 8.2.2.4.2.7). Mais les
grands noms du post-psychédélisme les reléguèrent dans les marges de leur créativité. On
peut prendre pour exemple les montages sonores apparaissant dans les premiers albums de
Pink Floyd. Ces derniers constituaient une composante majeure d’un certain nombre de
morceaux des deux premiers albums du groupe (voir 7.2.4.2.2 ; 8.2.1.3). Au contraire, dans
les albums post-psychédéliques—The Dark Side of the Moon, Wish You Were Here,
Animals—, ces techniques n’eurent plus qu’un statut secondaire, comparable à des effets
spéciaux à valeur décorative. La régression du carnavalesque se manifesta aussi dans le
style graphique du post-psychédélisme. Les pochettes et affiches du psychédélisme
classique présentaient des dessins fluides et dynamiques évoquant l’expansion de l’esprit
VOL. IV 54

sous hallucinogènes (voir figures 8.2.2.4.1.1 a et b). Le graphisme de l’art rock, au contraire
favorise un imaginaire à la fois plus discipliné et plus explicitement escapiste : il
privilégie un surréalisme populaire inspiré des récits fantastiques et de la science-fiction.

- 2. La virtuosité
La recherche de la virtuosité musicale, nous l’avons indiqué, est une caractéristique
partagée par la plupart des genres du rock classique. Elle fait notamment partie des traits
distinctifs du hard rock/heavy metal (voir 8.2.2.3.1). De manière prévisible, l’art rock post-
psychédélique en fait un impératif incontournable—un véritable trait définitionnel.
Certains des groupes majeurs du genre—Yes, Genesis, Emerson, Lake and Palmer—
étaient composés intégralement de musiciens considérés comme les praticiens les plus
accomplis de leurs instruments. L’art rock a produit des virtuoses tels que les guitaristes
David Gilmour (Pink Floyd), Steve Howe (Yes), Steve Hackett (Genesis) et Robert
Fripp (King Crimson) ; les bassistes Chris Squire (Yes) et Greg Lake (King Crimson ;
Emerson Lake and Palmer) ; les claviéristes Rick Wakeman (Yes), Tony Banks
(Genesis) et Keith Emerson (Emerson, Lake and Palmer) ; les batteurs Bill Bruford
(Yes ; King Crimson), Alan White (Yes) et Phil Collins (Genesis), ainsi que les
chanteurs Peter Gabriel (Genesis) et Jon Anderson (Yes). Tous apparaissent encore dans
les palmarès des meilleurs instrumentistes de l’histoire du rock.

Figures 8.2.2.4.1.2.b, c et d : Steve Hackett ; Bill Bruford ; Keith Emerson : virtuoses du post-psychédélisme

- 3. La musique classique comme modèle


Déjà à l’époque du psychédélisme classique, le rock britannique s’était distingué de la
scène américaine par ses emprunts à la musique classique (voir 7.3.3.3). Ce choix
esthétique imprégna de manière encore plus profonde l’art rock du début des années 1970.
A quelques exceptions près—notamment les adaptations rock de morceaux classiques
jouées par Emerson, Lake & Palmer (voir 8.2.2.4.2.4)—, il n’est pas aisé de déceler des
correspondances précises entre les morceaux post-psychédéliques et des œuvres
spécifiques de compositeurs du passé. Cependant, il existe une affinité générale entre l’art
rock et la musique classique pré-moderniste—l’époque de compositeurs tels que Claude
VOL. IV 55

Debussy et Igor Stravinsky.38 Ceci veut dire en particulier que les groupes post-
psychédéliques offrirent à leur public une musique qui semblait novatrice sur le plan
mélodique, harmonique et rythmique sans pourtant déployer les dissonances extrêmes
cultivées par les musiciens modernistes plus radicaux—les membres de l’Ecole de Vienne
(Arnold Schönberg, Anton Webern) et leurs disciples d’après la Deuxième Guerre
Mondiale (Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen). De même, comme nous y avons fait
allusion ci-dessus, le post-psychédélisme fut moins réceptif que le psychédélisme
carnavalesque à l’esthétique de l’improvisation de la musique postmoderne (John Cage).

Figures 8.2.2.4.1.3.a et b : Claude Debussy ; Igor


Stravinsky. Le rock psychédélique présente certaines
affinités avec la musique classique prémoderniste.

Dans le chapitre portant sur le psychédélisme, nous avons déjà mentionné que
l’impact de la musique classique sur le rock progressif s’est fait sentir dans les techniques
de composition des morceaux (7.3.3.3) : l’art rock a souvent produit des compositions
longues comme « Echoes » de Pink Floyd, « Close to the Edge » de Yes, « Supper’s
Ready » de Genesis ou « Lark’s Tongue in the Aspic » de King Crimson. Le double album
Tales from Topographic Oceans de Yes (1973) pousse cette logique à son comble en
offrant seulement quatre morceaux d’environ 20 minutes, correspondant à chacune des
faces de l’édition vinyle. De même, l’album Tubular Bells de Mike Oldfield (mai 1973)
ne comporte qu’un seul titre instrumental réparti sur deux faces. De telles suites musicales
sont composées de plusieurs parties distinctes, différenciées parfois non seulement par le
thème mélodique et les suites d’accords, mais aussi par la signature rythmique (« The
Cinema Show » de Genesis passe du 4/4 au 7/8 ; « Starless » de King Crimson du 4/4 au
13/4 et au 13/8). Dans certains morceaux de Yes—sur
l’album Relayer (1974), notamment, l’oscillation entre de
multiples signatures crée une impression d’arythmicité.
Figure 8.2.2.4.1.3.c : Tony Banks sur scène avec Genesis, au
centre d’une véritable citadelle de claviers. L’utilisation de
claviers dans les arrangements post-psychédéliques marquait un
rapprochement avec la musique classique. Plusieurs instruments
étaient nécessaires pour varier la palette sonore, car les claviers
des années 1970 n’étaient pas très polyvalents.

38
De manière symptomatique, YesSongs (1973), le triple album live de Yes, débute par une retransmission de L’oiseau
de feu de Stravinsky, diffusé dans la sonorisation du concert.
VOL. IV 56

Dans les compositions longues du post-psychédélisme, la part du chant est souvent


proportionnellement plus réduite que dans les morceaux de rock traditionnels : les passages
instrumentaux occupent la majorité de la durée d’écoute. Dans « Heart of the Sunrise » de
Yes (1971) et « Shine On You Crazy Diamond » de Pink Floyd (1975), il faut attendre
respectivement plus de trois minutes trente et plus de huit minutes avant l’apparition du
chant. Chez Emerson, Lake and Palmer il s’intercale timidement entre les longs
développements de clavier. Tubular Bells de
Mike Oldfield ne comprend que quelques
commentaires parlés et des chœurs. Enfin, le
post-psychédélisme se rapproche aussi du
classique par la texture sonore : les claviers—
orgue électrique, synthétiseurs, mellotron—y
sont souvent très présents, réduisant le rôle
traditionnellement dominant des guitares
électriques. Le mellotron introduit dans les
morceaux des sons d’ensembles à corde ou de
chœurs, ce qui rend la référence au classique
d’autant plus perceptible (voir 8.2.2.4.2.1).
Figure 8.2.2.4.1.3.d : Rick Wakeman (Yes) entouré d’un piano, d’un orgue, de plusieurs synthétiseurs et d’une
table de mixage.

- 4. La rupture partielle avec la musique noire


De prime abord, l’art rock rompt avec la tradition qui veut que le rock s’alimente à la
musique noire. Plus précisément, le rock post-psychédélique se détourne des codes du
rhythm and blues. Il rompt ainsi avec le rock and roll de première génération, avec la
majeure partie du rock des années 1960 et même, au sein du rock classique, avec le hard-
rock/heavy metal et le roots rock. Cette réorientation concerne tous les paramètres
musicaux. Les morceaux post-psychédéliques ont une structure harmonique beaucoup
plus complexe que le rock inspiré du rhythm and blues, qui se satisfait souvent de
séquences de trois accord (tonique, sous dominante, dominante ; voir 4.3.4.2.3, n30). De
même, de nombreuses compositions post-psychédéliques ne se basent pas sur des
séquences de riffs—la technique de composition du (rhythm and) blues dont les musiciens
de la British Invasion s’étaient appropriés avec enthousiasme. Ceci implique qu’au
contraire des styles de rock dérivés du rhythm and blues, le rock post-psychédélique n’est
pas une musique de danse : les séquences de riffs se prêtent à la danse, alors que les
signatures rythmiques variables du post-psychédélisme la contrecarrent. De même, les
mélodies du rock post-psychédélique se détournent des gammes de blues, qui avaient été
jusque-là un outil essentiel du vocabulaire musical du rock and roll. De manière plus
générale, le chant et le jeu de guitare du post-psychédélisme font peu appel aux inflexions
mélodiques caractéristiques du rhythm and blues (voir 4.3.4.2.3). Les guitaristes d’art
rock—Steve Howe, Steve Hackett—se distinguent de leurs collègues en privilégiant des
VOL. IV 57

lignes mélodiques peu infléchies. Ils utilisent le sustain (la rémanence du son) en notes
tenues, donnant à la guitare post-psychédélique un son comparable au violon ou aux
instruments à vent.
Figure 8.2.2.4.1.4.a : Les batteurs Chester
Thompson et Phil Collins (Genesis).
Thompson jouait de la batterie dans le
groupe de jazz fusion Weather Report. Il
rejoignit les tournées de Genesis lorsque
Collins dut y assurer le rôle de chanteur.

Figure 8.2.2.4.1.4.b : le saxophoniste Ian


McDonald (King Crimson). Les instruments
à vents joués par McDonald sur les premiers
albums de King Crimson rajoutaient une
coloration de jazz aux arrangements post-
psychédéliques du groupe.

Ces remarques méritent cependant d’être nuancées. Il y a tout d’abord une


exception importante à ce désintérêt pour la musique noire : David Gilmour, le guitariste
de Pink Floyd, n’a jamais renié la tradition du rhythm and blues britannique. Dans de
nombreux solos remarquables (« Time » ; « Shine On You Crazy Diamond » ;
« Comfortably Numb »), il utilise les gammes de blues et le jeu d’inflexions associé à ce
style. C’est d’ailleurs ce qui fait de Pink Floyd un groupe post-psychédélique plus
traditionaliste que, par exemple, Genesis et Yes. D’autre part, on ne peut évaluer le statut
de l’art rock vis-à-vis de la musique noire uniquement sur base de son rapport au rhythm
and blues, même si les conventions du rock and roll nous incitent à le faire (voir 4.3.4 ;
6.4.2.2). Les courants de la musique noire qui ont influencés les musiciens de rock
progressif de la première moitié des années 1970 sont plutôt le free jazz et le jazz fusion.
Le post-psychédélisme trouva dans le premier une esthétique qui encourage une virtuosité
très libre (voir 7.3.3.4). Il trouva dans le deuxième un vocabulaire musical différent du
blues, lui permettant donc de se différencier des courants majoritaires du rock (voir
8.2.2.5).

- 5. Un dispositif d’enregistrement et de performances scéniques très développé


L’art rock fut, à l’époque du rock classique, le genre qui contribua le plus au
développement de la technologie d’enregistrement et à la mise sur pied de dispositifs de
scène de grande ampleur. L’impératif d’excellence musicale poussa les musiciens post-
psychédéliques à s’engager dans des sessions d’enregistrement longues parfois de plusieurs
mois, faisant appel à du matériel multipiste et des processeurs d’effets de plus en plus
performants. Au début des années 1960 l’enregistrement d’un album s’accomplissait en
quelques jours, entre deux tournées. Les enregistrements d’art rock, au contraire, s’étalaient
sur plusieurs semaines, parfois des mois, et prenaient l’apparence de retraites spirituelles :
l’enregistrement était un moment créatif privilégié, censé produire un album aspirant au
statut d’une oeuvre d’art. Les sessions d’Electric Ladyland de Jimi Hendrix en 1968 furent
VOL. IV 58

un des premiers exemples d’une telle utilisation du studio. Elle se généralisa au début des
années 1970, du moins pour les groupes qui pouvaient financer de telles expériences. D’un
point de vue technologique, l’art rock imposa l’utilisation de consoles et d’enregistreurs
analogiques 24 pistes comme standard professionnel en studio.

Figure 8.2.2.4.1.5.a : Pink Floyd lors de la tournée de promotion d’Animals (1977). Le dispositif de scène incluait
une énorme baudruche en forme de porc traversant la salle suspendue à un câble. Cette démesure fut l’objet
de moqueries à l’époque.

Les groupes d’art rock s’attachèrent aussi à bâtir des dispositifs scénographiques
imposants. Ce choix correspondait, d’une part, à l’orientation esthétique de leur musique,
qui évoque des univers oniriques et fantastiques. D’autre part, il était requis par la
dynamique de leurs performances scéniques. Les longues compositions post-
psychédéliques, avec leurs passages instrumentaux, ne se prêtaient pas à des concerts
privilégiant l’interaction spontanée entre musiciens et public. Elles exigeaient plutôt
l’écoute attentive que pouvait leur accorder un public discipliné. Par compensation, des
groupes comme Pink Floyd, Genesis et Yes offrirent à leur public un spectacle visuel
construit, faisant appel à un dispositif de scène incluant des déguisements et des accessoires
de scène. Il en résulta une scénographie virant à la grandiloquence. L’accumulation de
l’équipement musical contribuait déjà à cette démesure—kits de batterie aux nombreux
accessoires, claviéristes entourés d’une multiplicité de claviers. Vers le milieu des années
1970, Robert Fripp, le guitariste de King Crimson, exprima son scepticisme quant à la
surenchère post-psychédélique : il craignait de voir les groupes se transformer en
« dinosaures » musicaux.
VOL. IV 59

- 6. Un univers lyrique escapiste s’appuyant sur la mythologie, le folklore et le fantastique


Les textes de l’art rock se singularisent par leur capacité à déployer un lyrisme existentiel
évoquant des univers mythiques éloignés de la vie quotidienne. Ces arrières-mondes sont
empruntés à plusieurs champs de références culturelles. Il s’agit souvent d’un passé
indéterminé aux connotations médiévales (« In the Court of the Crimson King » de King
Crimson), d’univers exotiques orientalisants, proches de ceux du psychédélisme classique
(« Siberian Kathru » de Yes), du fantastique victorien (Nursery Cryme et Selling England
by the Pound de Genesis) ou encore de la science-fiction (« Welcome to the Machine » de
Pink Floyd). Dans ces textes, les états d’âmes du sujet incarné par le chanteur du groupe
s’expriment à travers des récits mythologisés, contenant de nombreuses références à la
culture du passé. Les textes de Peter Gabriel au sein de Genesis représentent les exemples
les plus aboutis de ce lyrisme post-psychédélique. Il en ressort que l’art-rock se
désintéresse des thématiques sociales qui avaient souvent alimenté le rock des années
1960. Le rock post-psychédélique n’est plus porté par un mouvement de contestation : son
lyrisme se positionne à l’opposé des protest songs. Même si les auteurs des groupes d’art
rock abordent occasionnellement des situations contemporaines—« Dancing with the
Moonlight Knight » et The Lamb Lies Down on Broadway de Genesis évoquent
respectivement la crise des années 1970 en Grande Bretagne et les conditions de vie d’un
jeune new-yorkais—, ils le font au moyen d’un discours mythologique. Ici encore, Pink
Floyd fait en partie exception à l’orientation majoritaire de l’art rock : la thématique de
l’aliénation des artistes face à l’industrie des loisirs, souvent explorée par le groupe,
confèrent à leurs morceaux une dimension sociale résiduelle.

Figure 8.2.2.4.1.6.a : pochette de Nursery Cryme de Genesis ; figure 8.2.2.4.1.6.b : label central de Foxtrot de
Genesis, affichant le logo de la maison de disque Charisma. Ces deux images s’inspirent du fantastique
victorien, en particulier de l’univers de Lewis Carroll. Le logo de Charisma reprend littéralement des figurines
tirées des illustrations célèbres créées par John Tenniel pour Alice in Wonderland de Carroll.
VOL. IV 60

Figure 8.2.2.4.1.5.b : Rick Wakeman (Yes), en toge de


mage au centre de sa citadelle de claviers. De telles tenues
de scènes représentaient une image familière de la
démesure scénographique du post-psychédélisme.

- 7. Le bellettrisme post-psychédélique : une


musique visant un public éduqué
Dans le paysage du rock classique, l’art rock
représentait ce que nous pourrions appeler le
mieux-disant musical—un genre aspirant à
un degré de capital culturel plus élevé que
celui des autres courants du rock. Ce
positionnement se manifesta à la fois par l’ancrage social des musiciens et du public, et par
les canaux médiatiques assurant la diffusion du post-psychédélisme. Nous avons indiqué à
plusieurs reprises qu’il est souvent difficile de lier le rock à des groupes sociaux
spécifiques : dès les années 1950, cette musique avait prétendu ignorer les barrières
ethniques et sociales. Cependant, si l’on prend en compte l’origine sociale des musiciens
de groupes tels que Pink Floyd et Genesis, il apparaît que l’art rock post-psychédélique
fut élaboré par des artistes issus de la classe moyenne et de la classe moyenne supérieure.
La présence de musiciens bénéficiant d’un ancrage social relativement aisé ne faisait que
confirmer une des caractéristiques de la scène rock britannique des années 1960. Nous
avons vu qu’un grand nombre de musiciens britanniques étaient issus d’écoles d’art (art
schools), où les élèves de la petite classe moyenne (The Rolling Stones ; The Yardbirds)
pouvaient côtoyer des élèves d’un milieu plus aisé (voir 6.4.3.4). L’existence d’un tel
contexte éducationnel explique en partie pourquoi l’art rock, encore plus que le hard
rock/heavy metal, se développa principalement en Grande Bretagne.

Faute de recensement, il est évidemment plus difficile d’évaluer la composition du


public post-psychédélique que l’origine sociale des musiciens. Il est cependant raisonnable
de penser que ce public incluait un bon nombre de fans issus du même contexte social que
les artistes. Au minimum, l’art rock permettait aux fans de la classe moyenne
(supérieure) de légitimer leur intérêt pour le rock dans son ensemble. A une époque où
cette musique était encore l’objet de suspicion ou de condescendance, l’existence d’un
courant au sein du rock aspirant à une complexité musicale comparable à la musique
classique avait donc un caractère rassurant. On ne peut exclure, d’autre part, que des fans
de rock d’origine plus modeste aient vu leur horizon musical s’élargir à partir du moment
où ils ou elles suivaient l’évolution artistique des groupes post-psychédéliques.

Le mode de diffusion de l’art rock était à la mesure des ambitions artistiques des
musiciens. Les compositions longues du post-psychédélisme ne se prêtaient pas au format
habituel du rock populaire—la commercialisation de hit singles et la programmation dans
des émissions radiophoniques et télévisuelles de grande audience (par exemple Top of the
Pops, le très populaire hit-parade télévisuel de la BBC). Le refus de ce mode de diffusion
VOL. IV 61

représentait un choix de positionnement assumé par les musiciens : il marquait leur


distance vis-à-vis des variantes commerciales du rock. Les canaux par lesquels l’art rock
pouvait atteindre ses fans se réduisaient donc aux albums, aux concerts et à la couverture
médiatique (souvent élogieuse) dans la presse spécialisée.

8.2.2.4.1.7.a : pochette intérieure de l’album solo Beginnings de Steve Howe (1979). Howe, le guitariste virtuose
de Yes, privilégie des notes de pochettes qui mettent non seulement en valeur sa collection de guitares, mais
présentent aussi une valeur didactique bien dans l’esprit du bellettrisme psychédélique.

De manière prévisible, à partir du milieu des années 1970, le bellettrisme post-


psychédélique fut la cible principale des critiques exprimées envers la deuxième génération
du rock par les musiciens de la troisième génération—les membres du mouvement punk
et post-punk. Ces derniers reprochaient à leur prédécesseurs un élitisme qui, selon eux,
représentait une trahison de l’esprit originel du rock and roll. De même, les partisans du
punk affirmaient que les thématiques oniriques et escapistes de l’art rock le coupaient des
réalités sociales. De plus, les exigences de virtuosité de professionnalisme du post-
psychédélisme érigeaient une barrière presque infranchissable au sein même de la scène
musicale. Seuls des groupes ayant atteint un degré avancé de professionnalisme pouvaient
offrir, avec l’aide financière de leur maison de disque, des spectacles aussi coûteux que
ceux de Pink Floyd, Genesis, Emerson, Lake and Palmer et Yes. A cet égard, la
rébellion musicale portée par la troisième génération de la musique rock exprimait une
revendication de démocratisation de la fonction de musicien (voir 10).
VOL. IV 62

8.2.2.4.2 Figures majeures de l’art rock post-psychédélique

Il n’est pas simple, nous l’avons vu, de tracer une limite claire entre groupes psychédéliques et
post-psychédéliques (voir 8.2.2.4.1). Comme la carrière de Pink Floyd le suggère, ces deux
moments du rock progressif sont étroitement imbriqués. La plupart des musiciens qui devinrent
célèbres après 1970 étaient déjà actifs, souvent en tant que débutants, pendant le psychédélisme
classique. Dans ce qui suit, nous offrons un survol des grands noms de l’art rock post-
psychédélique. Notons qu’aucun artiste mentionné n’est américain : pour des raisons évoquées ci-
dessus, l’art-rock fut un phénomène très majoritairement britannique, avec quelques
prolongements en Europe continentale (Allemagne, France) (voir 8.2.2.4.1.6). Les musiciens d’art
rock britannique formaient une scène musicale assez homogène: il y eut un bon nombre de
collaborations entre groupes, et certains musiciens passèrent d’un groupe à l’autre. Il fallut attendre
la fin des années 1970 pour voir se développer un mouvement comparable aux USA et au Canada.

Figure 8.2.2.4.2.1.a : montage photographique montrant la


pochette de In the Court of the Crimson King, ainsi que les
membres de la première formation de King Crimson (en
haut à gauche : Robert Fripp)

1. King Crimson
Ce groupe se forma en 1968 à Londres à
l’initiative de trois musiciens originaires
du Dorset. Parmi eux se trouvait le
guitariste Robert Fripp qui devint
rapidement la figure dominante du
groupe et reste aujourd’hui le seul
musicien à avoir fait partie de chacune de
ses multiples reconfigurations. Fripp et
King Crimson jouissent d’un statut remarquable, car ils ont fait le lien non seulement
entre le psychédélisme classique et l’art rock, mais aussi, plus tard, avec le post-punk
(voir 10). Par son jeu de guitare moderniste mêlant le rock parfois très dur, le jazz et
la musique classique contemporaine, Fripp s’est imposé comme un des musiciens les
plus originaux de l’histoire du rock.

Le premier album de King Crimson, In the Court of the Crimson King (oct. 1969)
fut enregistré avec, en plus de Fripp, le chanteur et bassiste Greg Lake, le claviériste
et saxophoniste Ian McDonald et le batteur Michael Giles. Les textes des morceaux
sont l’oeuvre de Peter Sinfield. La texture sonore de l’album marque la transition entre
le psychédélisme classique et l’art-rock. On y distingue deux orientations musicales
qui caractériseront durablement l’histoire du groupe. « Twenty-First-Century Schizoid
Man » déploie un son rude et dissonant, produit notamment par l’application de
distorsion sur la voix.39 Les guitares de Fripp y alternent entre le rock dur et le jazz :
39
Ce procédé, inédit à l’époque, sera popularisé plus tard par les musiciens de heavy metal des années 1980 et 90.
VOL. IV 63

le morceau contient un long bridge en mesure de 5/4 qui rappelle les compositions de
Frank Zappa de la même époque (voir 7.2.3.1.7). A l’opposé de cette esthétique de
rupture, plusieurs morceaux—« Epitaph », « The Court of the Crimson King »—
développent une musique ancrée dans la tradition du classique. Ce style plus
mélodieux jette les bases du son post-psychédélique adopté par de nombreux groupes
anglais au tournant des années 1970. L’instrument qui y domine est le mellotron—un
clavier déjà utilisé dans les grands succès des Moody Blues et dans certains morceaux
des Beatles. Le mellotron produit des arrangements de cordes sur base de bandes
magnétiques (c’est l’ancêtre analogique du sampler et des synthétiseurs numériques).
Il confère donc au son de King Crimson une texture symphonique. L’utilisation du
mellotron est parfois critiquée comme un procédé facile et doucereux. Cependant, dans
« Epitaph » et « The Court of the Crimson King », les multiples pistes de cet
instrument produisent un son acide et fluctuant aux effets somptueux. Ces
arrangements mettent en valeur le talent vocal remarquable de Greg Lake.
Figure 8.2.2.4.2.1.b : King Crimson dans les années 1970, avec
John Wetton (à gauche) et Bill Bruford (à droite)

Malgré quelques réserves initiales de la presse rock,


In the Court of the Crimson King connut un succès
appréciable à sa sortie et parvint à se classer
honorablement dans les charts. Il est maintenant
considéré comme un jalon incontournable du rock
progressif et peut en fait être considéré comme l’acte de naissance de l’art rock (de la
même manière que Led Zeppelin I marque le début du heavy metal). Les albums qui
lui succédèrent immédiatement—In the Wake of Poseidon (1970) ; Lizard (1970)—
répétèrent sous une forme moins imaginative le style des premiers enregistrements.
Vers le milieu des années 1970, à un moment où la scène post-psychédélique montrait
déjà des signes d’essoufflement, Fripp renouvela intégralement la composition de son
groupe en y joignant le bassiste et chanteur John Wetton et le batteur virtuose Bill
Bruford. Sous cette nouvelle formation, King Crimson produisit deux albums
remarquables—Lark’s Tongue in the Aspic (1973) et Red (1974)—, qui mettent en
avant la dimension dure et moderniste de King Crimson. Ultérieurement, Fripp
s’engagea dans de nombreuses collaborations musicales, en particulier avec David
Bowie—il joue la guitare solo sur Heroes (1977)—, Peter Gabriel et Brian Eno. King
Crimson se reforma au début des années 1980, s’adjoignant la collaboration d’un
deuxième guitariste virtuose, Adrian Belew. Sous diverses formations, le groupe
poursuivit ses activités dans les premières décennies du vingt-et-unième siècle. Au
total, l’impact de King Crimson s’est fait ressentir non seulement sur l’ensemble du
rock progressif mais, par son modernisme radical, aussi sur le post-punk et le grunge
(Kurt Cobain a cité King Crimson parmi les sources de Nirvana).
VOL. IV 64

Figure 8.2.2.4.2.2.a : Yes, dans sa formation originelle.


De gauche à droite : Peter Banks, Bill Bruford, Jon
Anderson, Chris Squire et Tony Kaye.

2. Yes
Ce groupe post-psychédélique se
forma à Londres à l’initiative de
musiciens déjà actifs dans la scène
psychédélique londonienne—Jon
Anderson (chant), Chris Squire
(basse) et Bill Bruford (batterie).
La formation initiale incluait
également Peter Banks (guitare) et
Tony Kaye (claviers). Sous cette
forme, le groupe enregistra ses deux premiers album—Yes (juil. 1969) et Time and a
Word (juil. 1970). En 1970, Banks fut remplacé par le guitariste Steve Howe. Avec
lui, le groupe enregistra The Yes Album (févr. 1971). La même année, Kaye fut
remplacé par Rick Wakeman, un claviériste de formation classique, bénéficiant d’une
expérience substantielle de musicien de studio. C’est sous cette formation que Yes
produisit ses albums majeurs des années 1970—Fragile (nov. 1971) et Close to the
Edge (sept. 1972). Bruford quitta le groupe pour King Crimson en 1972 et fut
remplacé par Alan White.

A ce stade, Yes était devenu un nom incontournable du rock classique : leurs


albums étaient bien classés dans les charts et leurs prestations scéniques, caractérisées
par la démesure scénographique du post-psychédélisme, comptaient parmi les
attractions majeures de la scène rock du début des années 1970. Le triple album live
Yessongs (Mai 1973) témoigne de leur capacité à jouer en direct un répertoire d’une
grande complexité technique. Le double album Tales from Topographic Oceans (déc.
1973), avec ses quatre longues compositions, poussa l’esthétique post-psychédélique
de Yes vers ses limites. Le groupe dut faire face à des critiques leur reprochant de se
complaire dans l’excès. Rick Wakeman,
déçu de l’orientation musicale du groupe,
le quitta après la tournée assurant la
promotion du double album. Il fut
remplacé par le claviériste suisse Patrick
Moraz pour l’enregistrement de Relayer
(nov. 1974), un album qui marque un
retour à une musique dotée d’une
dimension expérimentale plus abrupte,
intégrant l’influence du jazz fusion.
Figure 8.2.2.4.2.2.b : Yes au milieu des années
1970, avec Rick Wakeman (en haut à droite) et
Alan White (en bas à gauche).
VOL. IV 65

La carrière ultérieure de Yes fut caractérisée par de nombreux changements de


formation, incluant le retour de certains des anciens membres du groupe—Rick
Wakeman, Tony Kaye. Au tournant des années 1980, Yes amorça un virage
surprenant vers le pop-rock, avec l’aide du producteur
multi-instrumentiste Trevor Horn, qui s’était fait
connaître au sein du duo pop The Buggles. Tout comme
Genesis à la même époque, Yes connut donc ses succès
commerciaux les plus importants—l’album 90125, un hit
mondial (nov. 1983)—dans un style très éloigné de ses
expérimentations post-psychédéliques.
Figure 8.2.2.4.2.2.c : pochette de Fragile (1971). Le graphisme post-
psychédélique de cet album est dû à Roger Dean. Il exprime bien l’univers de
Yes, évoquant la science-fiction et les univers parallèles.

Dans un genre musical où la virtuosité était la norme, Yes se distingua par le désir
de mettre systématiquement en avant les prouesses techniques de ses membres. Le son
spécifique de Yes tel qu’il se déploie dans Fragile et Close to the Edge se reconnaît
aux nombreux passages où tous les musiciens jouent simultanément au sommet de
leurs capacités. Le désir de l’exploit technique se fait déjà sentir dans les premiers
albums, où s’affirme notamment la section rythmique fournie par Chris Squire et Bill
Bruford. Celle-ci est un modèle de puissance et de complexité, alliant un son de basse
rauque, proche du funk, à un jeu de batterie à la précision chirurgicale. Le chant de
Jon Anderson, en voix de tête, fait transparaître l’influence des Beatles. Souvent
démultiplié sur plusieurs pistes pour produire des harmonies vocales, il constitue une
des marques distinctives les plus reconnaissables du son du groupe. Avec l’arrivée de
Rick Wakeman, la part des claviers dans les arrangements s’accrut : Wakeman ajouta
au son du groupe l’utilisation du synthétiseur Minimoog. Cet instrument lui permettait
de rivaliser en volume avec la guitare de Steve Howe, produisant ainsi des entrelacs
de guitare et de synthétiseur.
Figure 8.2.2.4.2.2.d : pochette de Relayer,
par Roger Dean

Dès l’enregistrement du Yes Album,


le groupe adopta une technique de
composition consistant à assembler des
fragments de morceaux de nature
parfois très différente. C’est sur cette
base qu’ils développèrent les longues
compositions de Fragile, Close to the
Edge, Tales from Topographic Oceans
et Relayer. Il en résulte des morceaux qui souffrent parfois d’un manque de cohérence.
En particulier, la musique de Yes présente un contraste déstabilisant entre
VOL. IV 66

l’expérimentalisme exubérant de ses moments instrumentaux et le profil plus


conventionnel de ses parties chantées, dont le caractère mélodieux est parfois proche
de la pop. Au contraire de textes de Peter Gabriel dans Genesis, les paroles de Yes—
souvent gorgées de clichés post-hippie—ne retiennent pas l’attention des auditeurs et,
dans le pire des cas, déforcent les morceaux.

Figure 8.2.2.4.2.3.a : Genesis, dans sa formation du milieu des années 1970. De gauche à droite : Steve Hackett,
Peter Gabriel, Michael Rutherford, Phil Collins et Tony Banks.

3. Genesis
Avec Pink Floyd, Genesis est le groupe progressif qui a atteint le plus large succès
commercial. Cette renommée fut cependant obtenue au terme de mutations musicales
spectaculaires. Les journalistes et fans vont parfois jusqu’à considérer que deux
groupes distincts ont porté le nom de Genesis : le groupe progressif post-psychédélique
né à la fin des années 1960 avec Peter Gabriel comme chanteur charismatique, et le
groupe pop-rock des années 1980 dans lequel Phil Collins assurait à la fois la batterie
et le chant. Le groupe a bénéficié d’un mode de popularité très variable selon les
différents moments de son développement. A ses débuts, il a connu un vif succès dans
certains pays européen—la Belgique et l’Italie, en particulier—, mais seulement un
enthousiasme limité de la part de la presse rock britannique et américaine. Après le
départ de Peter Gabriel, Genesis a vu son succès croître dans les pays anglophones et,
après sa conversion au pop-rock dans les années 1980, il est devenu une superstar du
marché américain. Il faut donc imaginer que de nombreux fans, notamment aux Etats-
Unis, ne connaissent Genesis que sous sa forme la plus commerciale.
VOL. IV 67

Figure 8.2.2.4.2.3.b : Peter Gabriel portant sa tête de renard pendant la


tournée de promotion de Foxtrot (1972). Ce déguisement fut le premier
d’une longue série de costumes spectaculaires endossés par le chanteur
pour mettre en scène les longues compositions de Genesis.

A l’origine, Genesis fut formé par cinq


musiciens—Tony Banks (claviers), Michael
Rutherford (guitare et basse), Peter Gabriel
(chant), Anthony Phillips (guitare) et Chris Stewart
(batterie)—, élèves d’une école secondaire privée
dans le sud-est de l’Angleterre. Sous cette forme,
Genesis sortit un premier album—From Genesis to
Revelation (mars 1969)—qui fut un échec
commercial. Doté d’une production brouillonne, cet
album se situe entre la pop et le folk-rock
psychédélique. Sur certains morceaux, les lignes
mélodiques délicates et le chant expressif de Peter Gabriel anticipent cependant les
points forts des productions futures du groupe. Après cet insuccès, Gabriel, Rutherford
et Banks orientèrent leur musique vers le rock progressif et enregistrèrent Trespass
(oct. 1970). L’album n’eut qu’un retentissement limité en Grande Bretagne, mais fut
classé numéro un dans les charts d’albums en Belgique.40 Il présente une musique déjà
complexe, jouée avec une confiance considérable. Les morceaux, composés de
nombreuses parties distinctes à l’instar de la musique classique, font penser à certaines
des compositions les plus mélodieuses d’In the Court of the Crimson King. L’album
comporte un morceau de neuf minutes—« The Knife »—qui devint un des points forts
des concerts de Genesis.

Pour l’enregistrement de leur troisième album—Nursery Cryme (nov. 1971)—le


groupe fut rejoint par Phil Collins (batterie) et Steve Hackett (guitare) en
remplacement de Stewart et Phillips. C’est sous cette formation que Genesis enregistra
ses albums post-psychédéliques les plus importants. Nursery Cryme et l’album qui lui
succéda, Foxtrot (Oct 1972), fixent la formule musicale caractérisant cette période du
groupe : des parties douces et mélodieuses au tempo lent alternent avec des parties
rapides aux arrangements de claviers et de guitare exubérants, dotées de parties
chantées vigoureuses. Chaque album comporte une composition longue—« Musical
Box » (10 min) sur Nursery Cryme et, sur Foxtrot, « Supper’s Ready » (23 min).
Foxtrot permit à Genesis de capter l’intérêt du public et de la presse anglophone. Les
deux albums qui lui succédèrent—Selling England by the Pound (oct. 1973) et The
Lamb Lies Down on Broadway (nov. 1974)—portent le rock post-psychédélique de

40
Ce succès permit à Genesis de donner son premier concert à Bruxelles en janvier 1972 (Ferme V, Woluwe Saint
Lambert). Cette prestation, jugée marquante par les fans de rock belges, assura le succès du groupe en Belgique à
travers toutes les années 1970.
VOL. IV 68

Genesis à sa perfection, même si, comme par le


passé, leur réception critique fut tiède au départ.
Selling comporte plusieurs compositions
splendides—« Dancing with the Moonlight
Knight », « Firth of Firth », « The Cinema
Show »—témoignant du talent qu’avait Genesis de
maintenir une cohérence mélodique à travers des
compositions composites complexes. The Lamb, un
double album concept composé majoritairement
par Peter Gabriel, est comparable à un opéra rock.
Il raconte les aventures existentielles d’un jeune
grafitero new-yorkais. Selling et Lamb bénéficient
d’un mixage plus clair et puissant que les albums
précédents, portant ainsi le profil sonore de Genesis
à un niveau proche de Yes ou de Pink Floyd.
Figure 8.2.2.4.2.3.c : Peter Gabriel en costume de
Slipperman, un monstre des ghettos, pendant la
performance de The Lamb Lies Down on Broadway (1974).

Au terme de la tournée de The Lamb Lies Down on Broadway (très appréciée par
les fans), Peter Gabriel annonça son départ de Genesis et son intention de poursuivre
une carrière solo. Cette séparation faisait suite aux tensions provoquées au sein du
groupe par la médiatisation croissante de la personnalité de Gabriel. Depuis les
tournées de FoxTrot, le chanteur avait pris l’habitude d’endosser des déguisements
spectaculaires, mettant ainsi en scène de manière théâtrale des morceaux qui, sans cela,
auraient pu lasser le public des concerts rock. Cette pratique attira immédiatement
l’attention de la presse musicale : une photo de Gabriel en tenue de renard apparut en
une du Melody Maker. Les performances théâtralisées de Gabriel atteignirent leur
apogée lors de la tournée de The Lamb, donnant l’impression au reste du groupe qu’ils
n’étaient plus que les accompagnateurs d’une vedette solo. Après le départ de Gabriel,
Phil Collins releva; avec talent, le défi de remplacer Gabriel au chant. Le batteur de
Weather Report, Chester Thompson, fut recruté pour les tournées. S’ensuivit une
période de transition pendant laquelle le groupe continua à produire des albums post-
psychédéliques, dotés cependant de textes moins inspirés que ceux de Gabriel.
Ironiquement, ces albums—Trick of the Tail (1976), Wind and Wuthering (1977)—
furent très bien accueillis par la presse rock. Steve Hackett quitta le groupe en 1977 et
Genesis poursuivit sa carrière en trio. A ce stade, leur style post-psychédélique avait
été sévèrement remis en question par le punk et le post-punk. Alors que Peter Gabriel,
à l’instar de David Bowie et Robert Fripp, avait choisi de se rapprocher du post-punk,
le nouveau Genesis choisit la direction du pop-rock, engrangeant des succès
considérables avec les albums Duke (mars 1980) et Abacab (sept. 1981). Les trois
musiciens virtuoses y jouent une musique simplifiée, beaucoup plus accessible qu’à
leurs débuts.
VOL. IV 69

Figure 8.2.2.4.2.4.a : Keith Emerson sur scène,


devant son synthétiseur Moog.

4. Emerson, Lake & Palmer.


Ce supergroupe londonien se
forma en 1969 à l’initiative de
Keith Emerson, claviériste du
groupe psychédélique The
Nice, et Greg Lake, le chanteur
et bassiste intial de King
Crimson. Emerson et Lake
furent rejoint par le batteur Carl
Palmer. Le groupe obtint un succès rapide grâce à ses prestations scéniques,
notamment au festival de l’Ile de Wight (Isle of Wight Festival) en août 1970. Leurs
deux premiers albums—Emerson, Lake & Palmer (nov. 1970) et Tarkus (juin 1971)—
furent des succès commerciaux appréciables et le groupe devint rapidement une des
attractions de scène les plus populaires de l’art rock. La musique d’ELP repose
majoritairement sur la virtuosité de Keith Emerson, qui était déjà bien mise en valeur
dans The Nice. Les claviers—orgues, piano et synthétiseur Moog—dominent la
plupart des arrangements, produisant une musique qui ressemble à une version plus
complexe et plus maîtrisée de ce qu’offrait Vanilla Fudge quelques années
auparavant. Au-delà des longues compositions au clavier, les albums d’ELP présentent
également des morceaux semi-acoustiques de Greg Lake, splendidement chantés.

Le répertoire d’Emerson, Lake & Palmer inclut des adaptations de morceaux de


musiciens classiques—Béla Bartók, Modest Mussorgsky, Leoš Janáček, Jean
Sébastien Bach, Sergei Prokofiev, Aaron Copland—mélangées à des éléments de
jazz moderne. Le double album public Pictures at an Exhibition (nov. 1971), une
version rock de l’oeuvre du même titre de Modest Mussorgsky, en est un des meilleurs
exemples. Au fil des années 1970, la musique d’ELP devint de plus en plus
ambitieuse—ou, sous une autre perspective, grandiloquente—et leurs prestations
scéniques firent de plus en plus appel à des procédés que certains observateurs
jugeaient démagogiques—claviers et batterie
tournoyants, feux d’artifices. Le double album
Works I (mars 1977) est pourvu d’arrangements
orchestraux et s’avéra ruineux à exécuter en
public, malgré le succès populaire qu’il obtint. Le
groupe se sépara à la fin des années 1970 et
connut une période de reformation dans les
années 1990.

Figure 8.2.2.4.2.4.b : Carl Palmer derrière un kit de


batterie comprenant deux gongs. Onéreux mais peu
souvent utilisé, le gong était avant tout un status symbol
pour les batteurs de rock.
VOL. IV 70

Alors que le public des années 1970 plébiscita ELP (ils vendirent plus de 40
millions d’album), la presse rock ne fut jamais tendre à leur égard, leur reprochant
d’être une incarnation embarrassante de la démesure post-psychédélique. Plus tard, ils
furent l’exemple le plus décrié de la pratique musicale dont les musiciens (post)-punk
se détournèrent. Cependant, les deux premiers albums, ainsi que Brain Salad Surgery
(nov. 1973), présentent des qualités musicales indéniables. Dans ses meilleurs
moments, Emerson parvient à offrir une synthèse vigoureuse du classique et du jazz.
Il convient aussi de saluer la qualité de la production de ces albums au son très clair et
très puissant, tirant le meilleur parti des possibilités des claviers de l’époque. Enfin,
Keith Emerson a joué un rôle de pionnier dans l’utilisation du synthétiseur.

Figure 8.2.2.4.2.5.a: Van der Graaf Generator au début des


années 1970. De gauche à droite : Peter Hammill, Guy Evans ;
David Jackson et Hugh Banton.

5. Van der Graaf Generator


En marge des groupes post-psychédéliques
qui visèrent le succès populaire, d’autres
musiciens perpétuèrent à l’ère du rock
classique les expérimentations radicales du
psychédélisme britannique. Van der Graaf
Generator incarne ce positionnement plus
discret.41 Le groupe se forma en 1967 à l’initiative d’étudiants de l’Université de
Manchester, notamment le chanteur Peter Hammill. Après quelques années, il
atteignit sa composition standard des années 1970 avec, en plus de Hammill, Hugh
Banton aux claviers, David Jackson au saxophone et Guy Evans à la batterie. Leur
premier album, Aerosol Grey Machine (sept. 1969), sortit de manière confidentielle.
Le deuxième, The Least We Can Do Is Wave to Each Other (fév. 1970), obtint un
succès modeste au Royaume Uni. On y découvre une musique expérimentale dure,
comparable à certains morceaux de King Crimson et de Soft Machine. Le son de Van
der Graaf est dominé par le chant déclamatoire, très expressif de Hammill, les claviers
modifiés par des effets électroniques de Banton, et les instruments à vent électriques
de Jackson. (Sur scène, Jackson jouait simultanément de deux saxophones.) Leurs
albums des années 1970—H to He, Who Am the Only One (déc. 1970), Pawn Hearts
(oct. 1971), World Record (oct. 1976)—se situent à la limite du rock, du classique
contemporain et du jazz. Cette musique n’était pas vouée au succès commercial. Seul
le public italien leurs conféra le statut de grande vedette. Pour les fans de rock
progressif, Van der Graaf garda cependant le statut de groupe culte, à l’opposé de la
démesure scénique de groupes comme Pink Floyd, Genesis ou, d’autant plus,
Emerson, Lake & Palmer.
41
Le groupe tirait son nom d’un générateur de courant électrostatique inventé par Robert Van de Graaff en 1930.
VOL. IV 71

6. Le rock progressif électronique : Tangerine Dream, Klaus Schulze, Kraftwerk


La scène du rock progressif de la première moitié des années 1970 vit aussi se
développer les premières manifestations de la musique purement électronique
commercialisée par les canaux de distribution de la musique rock. Déjà depuis les
années 1950, une certaine forme de musique électronique avait été élaborée par des
compositeurs classiques contemporains tels que Pierre Schaeffer et Pierre Henry
(voir 7.3.3.4). Sa transposition vers le domaine du rock post-psychédélique fut en
grande partie le fait de musiciens allemands—Edgar Froese dans Tangerine Dream,
Klaus Schulze, ainsi que Ralf Hütter et Florian Schneider dans Kraftwerk. Tous
avaient initialement participé à la scène rock psychédélique allemande de la fin de
années 1960—un genre musical appelé péjorativement krautrock par la presse
musicale britannique. Ils trouvèrent dans la musique électronique un style qui leur
permettait de déployer leur créativité dans une niche du marché où les groupes
britanniques ne pouvaient pas leur faire concurrence.
Figure 8.2.2.4.2.6.a : Pochette de Rubycon par
Tangerine Dream (mars 1975)

La musique électronique allemande joua un


rôle de pionnière en ce qui concerne la
technologie musicale. Des albums tels que
Cyborg de Klaus Schulze (oct. 1973) ou Phaedra
de Tangerine Dream (févr. 1974) présentent de
longues compositions instrumentales produites
exclusivement par des synthétiseurs, y compris
des synthétiseurs programmés en séquences. Les
instruments de l’époque fonctionnaient sur base
de la technologie électronique analogique. Les
musiciens eux-mêmes contribuèrent de manière
significative à leur élaboration. Le son de ces
synthés analogiques est encore fort prisé
aujourd’hui en raison de sa puissance et de sa clarté. Malheureusement, les machines
des années 1970 présentaient certains inconvénients : elles étaient massives, coûteuses
et technologiquement peu fiables.

La musique électronique des années 1970 déborde, il est vrai, du périmètre du rock
tel que nous l’avons défini dans notre introduction (voir 3.2) : elle est composée
majoritairement de longs instrumentaux développant des cellules rythmiques
répétitives, sans aucun recours à l’instrumentation rock traditionnelle (guitare,
batterie). On y discerne de nombreux éléments musicaux—à la fois au niveau du son
et des techniques de composition—qui sont encore utilisés non pas en rock, mais dans
les formes actuelles d’électro. Cette musique est cependant liée à la scène rock en
raison du passé musical de ses créateurs et, d’autant plus, parce qu’elle s’adressait au
même public que celui de l’art-rock. Pour les fans francophones, la musique
VOL. IV 72

allemande était perçue comme le versant électronique de ce que l’on appelait à


l’époque la musique planante—un terme qui incluait l’ensemble du rock progressif
post-psychédélique.

Dans les décennies ultérieures, cette scène musicale électronique donna naissance,
d’une part, à un courant expérimental—le post-rock et l’ambient, pratiqué en
Angleterre notamment par Brian Eno (voir 3.2.3)—et, d’autre part, à un versant plus
commercial—l’électro-rock lié au post-punk et l’électro. En Allemagne, Kraftwerk
joua un rôle décisif dans l’élaboration du rock électronique populaire. Le groupe obtint
un grand succès avec Autobahn (nov. 1974), qui
contient, en plus de la longue composition titulaire,
des morceaux électroniques courts, comportant des
parties chantées. En 1978, l’album de Kraftwerk
The Man-Machine entérina la jonction de la
musique électronique avec le post-punk. En
France, la musique électronique commerciale fut
défendue avec un énorme succès populaire par
Jean-Michel Jarre : son album Oxygène (déc.
1976) se vendit à 18 millions d’exemplaires.

Figure 8.2.2.4.2.6.b : pochette originelle d’Autobahn de Krafwerk

7. Autres figures de l’art rock post-psychédélique


Le paysage du post-psychédélisme ne se limite évidemment pas aux noms cités plus
haut. Rappelons d’abord que les groupes que nous avons passé en revue dans le
chapitre consacré au psychédélisme classique—Soft Machine, Jethro Tull, Caravan,
Procol Harum (voir 7.2)—étaient encore actifs pendant la période post-
psychédélique. D’autre part, un bon nombre d’artistes post-psychédéliques moins
médiatisés que les grands noms de l’art rock firent carrière tout au long des années
1970.

Nous pouvons sommairement classer ces musiciens un peu moins connus selon un
axe évaluant leur radicalisme esthétique. Le pôle le plus apaisé de ce spectre
correspond aux groupes et artistes dont le son, à l’instar de Jethro Tull et Genesis,
s’inspire principalement de la musique classique et du folklore. On trouve dans cette
catégorie Mike Oldfield, Gentle Giant, Camel et Renaissance. Tubular Bells (mai
1973), la suite instrumentale d’inspiration classique de Mike Olfield, bénéficia d’un
succès considérable en partie grâce au fait que son célèbre thème initial au piano
apparait dans la bande son du film The Exorcist de William Friedkin (déc. 1973).
Gentle Giant, auteurs de l’album Octopus (déc. 1972), pratiquaient une musique
d’une grande sophistication instrumentale et vocale, s’inspirant notamment de la
musique baroque. Renaissance compta initialement parmi ses membres des anciens
VOL. IV 73

musiciens des Yardbirds, Keith Relf et Jim McCarthy, et bénéficia ensuite de la


participation de la chanteuse Annie Haslam. Leur musique—par exemple sur l’album
Ashes Are Burning (oct. 1973)—mélange le folk-rock, le classique et le jazz. Sur base
d’influences similaires, Camel produisit un prog rock mélodieux, caractérisé par une
virtuosité fluide.
Figure 8.2.2.4.2.7.a : pochette d’Ashes Are
Burning de Renaissance

Le versant le plus expérimental de ce


paysage musical rassemble les groupes qui
n’avaient pas renoncé à la dimension
carnavalesque du rock progressif originel
et qui se situent donc en marge de
l’esthétique de virtuosité disciplinée de
l’art rock. On peut les décrire comme des
disciples de Frank Zappa et de Captain
Beefheart : leur musique d’avant-garde se déploie à l’intersection du rock, de la
musique classique contemporaine, du free jazz et de l’art brut. Van der Graaf
Generator, cités plus haut, en font partie, ainsi que Gong, Magma, et Amon Düül II.
Gong, auteurs de Camembert électrique (oct. 1971), rassemblait des musiciens
britanniques, français et australiens. Ils produisirent une musique libertaire où l’on
reconnaît l’influence de Zappa et du Pink Floyd de Syd Barrett. Le groupe français
Magma fut créé par le batteur Christian Vander, et jouait une variété de rock
progressif que Vander lui-même avait baptisée le Zeuhl. L’album concept de Magma
Mekanik Destruktìŵ Kommandöh (déc. 1973) contient des textes écrits dans une
langue imaginaire, le kobaïan, déclamés de manière incantatoire. L’album développe
un récit de science-fiction décrivant un avenir post-apocalyptique. Amon Düül II,
auteurs de Yeti (avril 1970), était un groupe allemand issu d’une commune hippie de
Münich. Leurs improvisations psychédéliques étaient pourvues de parties chantées
déformées par des effets électroniques. Ces groupes libertaires se posent en
précurseurs des musiciens de rock avant-gardistes qui furent actifs en marge du post-
punk—The Residents, Père Ubu—et dans la scène alternative des années 1980.

8.2.2.4.3 L’art rock au-delà des années du rock classique

Nous avons déjà indiqué que l’esthétique de l’art rock fut sévèrement remise en question par les
mouvements punk et post-punk dans la deuxième moitié des années 1970. Simultanément, la
créativité de certains grands groupes d’art rock s’essouffla : ces derniers étaient entrés dans ce que
nous appellerons l’ère du rock classique tardif. Le rock progressif post-psychédélique subit ainsi,
pour le moins, une perte de prestige : la nouvelle génération de musiciens se détournèrent d’eux,
ainsi qu’une partie de la presse musicale—en particulier le très influent magazine britannique The
New Musical Express. Il n’y eut cependant pas de déroute intégrale du rock progressif à la fin des
VOL. IV 74

années 1970. D’une part, le punk et le post-punk, malgré l’intérêt médiatique qu’ils suscitèrent, ne
parvinrent pas à se tailler de larges parts de marché. Paradoxalement, le punk, alors qu’il tirait ses
origines musicales de la scène américaine, ne représenta jamais un enjeu commercial significatif
aux Etats Unis. Du point de vue de l’industrie de la musique, le rock classique constituait donc
encore un pilier essentiel du business de la musique au tournant des années 1980.

Figure 8.2.2.4.3.a : pochette de Script for a Jester’s Tear (mars 1983),


premier album de Marilion. Le design de la pochette rappelle le premier
album de King Crimson.

Trois stratégies s’offraient aux artistes d’art rock


cherchant à s’adapter au contexte de la fin de la décennie.
Certains groupes continuèrent à sortir des albums post-
psychédéliques, souvent dans un style légèrement allégé. C’est
ce que firent Genesis juste après le départ de Peter Gabriel,
Yes avant le milieu des années 1980, ainsi que Pink Floyd. Ces
derniers engrangèrent même un de leurs succès majeurs avec le
double album concept The Wall en 1979, considéré comme une
oeuvre clé de leur corpus (voir 8.2.2.1.3) Ces grands noms furent rejoints dans cette démarche par
des groupes plus jeunes—Supertramp, le groupe canadien Rush, Asia (un supergroupe avec Carl
Palmer et John Wetton) et Marillion. D’autres musiciens, au contraire, se rapprochèrent de
l’avant-garde post-punk : c’est le cas de Peter Gabriel à partir de son troisième album solo et de
Robert Fripp, à travers son projet intitulé The League of Gentlemen. Enfin, certains groupes
d’art-rock se rallièrent au pop-rock des années 1980. Ce fut le cas de Genesis et Yes après le
tournant de la décennie. Echappant à l’extinction, l’art rock connut même un regain d’intérêt au
début du vingt-et-unième siècle sous la forme d’un revival du rock néo-progressif.
VOL. IV 75

Vous aimerez peut-être aussi